(1691) Journal d’un voyage fait aux Indes Orientales (tome 2)
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(1691) Journal d’un voyage fait aux Indes Orientales (tome 2)

Août 1690 [suite]

Du samedi 12 août 1690

J’écris, sur les dix heures du matin, pour dire qu’après avoir bien chanté Noël, Noël est enfin venu ; c’est-à-dire que nous sommes à l’ancre devant Pondichéry. L’endroit me paraît beau ; mais je n’y vois point de fort. On dit pourtant qu’il y en a un. Quand j’aurai été à terre, je dirai comme il est fait. Car si j’ai quelque temps à moi, de quoi je ne doute point, j’en lèverai le plan, j’irai voir les pagodes, & j’obéirai à ma curiosité le plus qu’il me sera possible.

On nous a salués de neuf coups de canon, & M. du Quesne a rendu coup pour coup. Nous avons chanté le Te Deum, à l’issue d’une grande messe. Dieu veuille que nous en fassions autant en France avec autant de joie à notre retour, & en aussi bonne santé, que nous sommes tous. La mer est couverte de nègres, qui pèchent sur des radeaux. Ce ne sont que trois bûches, jointes ensemble avec des cordes. Ils ont apporté des fruits, & apportent le poisson qu’ils prennent, & les matelots paient l’un & l’autre. Le premier qui est venu à bord avait amarré son rat à un anneau, & était monté en haut. Soit par la malice de quelqu’un, ou que la corde ne valût rien, elle a cassé, & le rat allait à vau-l’eau. Un Français aurait été déconcerté, mais le nègre a dans le moment pris son parti. Il s’est jeté à la nage, la pipe allumée à la bouche. Il a rejoint son rat & est revenu sans que sa pipe lût éteinte. La manière dont il s’y est pris me fait déjà connaître que ces gens-ci sont, aussi bien que les sauvages du Canada & de l’Acadie, des animaux amphibies, moitié chair & moitié poisson.

J’irai à terre sitôt que j’aurai déjeuné. Le Messer Gaster de Rabelais veut être servi & rempli, & le mien est aussi vide qu’un tambour. Je ne sais quand je reprendrai la plume.

Du jeudi 24 août 1690

Je n’ai point écrit depuis le 12 du courant parce que j’ai presque toujours resté à terre, ou tellement occupé à bord que je n’ai pas eu un moment à moi ; mais, à présent que nous sommes sous les voiles, je vais écrire, en un seul article, tout ce qui me paraît de Pondichéry, ayant mes mémoires tout prêts.

Premièrement, cette terre-ci est fort basse : les vaisseaux mouillent à près d’une demi-lieue, & les chaloupes ni les canots ne peuvent approcher de terre qu’à une grande portée de fusil, parce que la mer brise tellement que ce serait vouloir absolument se perdre que d’en approcher davantage. Les Noirs du pays viennent prendre ceux qui y vont, les marchandises, & autres choses, dans de grands bateaux plats, qu’on appelle chelingues, dont les bords sont fort élevés. Ces bateaux sont faits de planches fort minces, non clouées, mais simplement cousues ensemble avec de la corde, sans bitume, goudron, rousine, poix, ni étoupe. Ainsi, l’eau y entre de toutes parts en si grande quantité qu’on est toujours en risque d’être noyé, & que les marchandises sont toujours mouillées.

Je ne sais pas pourquoi la Compagnie n’y fait pas faire un quai : il épargnerait le coût de ces chelingues, & assurerait la vie & les marchandises ; ces bateaux étant si peu sûrs qu’il faut qu’il y ait toujours deux hommes occupés à jeter l’eau avec des seaux de cuir, un autre au gouvernail, & six à nager, c’est-à-dire à tirer l’aviron : ainsi, neuf hommes dans chacune, dont la dépense serait épargnée. C’est, dit-on, du sable mouvant ; & il est impossible de bâtir sur un fondement si peu solide.

Si licet exemplis, in parvo, grandibus uti, la digue que Louis XIII & le cardinal de Richelieu firent faire à La Rochelle subsiste encore. On va dire, sans doute, que l’esprit m’a tourné, de mettre en parallèle la faible puissance d’une compagnie particulière avec la richesse du plus puissant prince du monde. Ce n’est point mon intention de faire une pareille comparaison : je sais bien qu’elle serait ridicule, par la distance des objets. Je veux simplement dire que la chose n’est point impossible ; & que, très assurément on réussirait, si on l’entreprenait ; &, avec la faible connaissance que j’ai des fortifications & de la géométrie, je me chargerais volontiers de l’exécution, au péril de ma vie.

C’est sur le bord de la mer qu’on met les barriques pour faire de l’eau ; « Si ce sont des femmes qui les emplissent. Elles vont quérir cette eau à deux puits, qui sont à cent pas, ou environ, du bord de la mer, & l’apportent sur leurs têtes, dans des cruches de terre, à peu près comme les laitières apportent leur lait à Paris. Ces puits ont de tout temps été en usage par tout l’Orient ; & de tout temps aussi les femmes & les filles ont eu le soin d’y aller puiser, & d’apporter à leurs maisons l’eau qui leur était nécessaire. Jacob défendit les filles de Laban, qui y étaient occupées. Le Sauveur y convertit la Samaritaine. Cela est trop connu pour s’y arrêter ; & j’en ai déjà parlé ci-dessus, au sujet de la femme de Moali.

Le fort est bâti à deux cents pas de la mer. Ce n’est qu’un carré barlong, très irrégulier, n’y ayant que trois mauvaises tours rondes ; & qui, par conséquent, n’est point flanqué que du côté du jardin, où il y a un bastion régulier, ou qu’on a voulu rendre tel, la gorge en étant très mal prise & trop étroite. J’ignore quel est celui qui en a fourni le plan, & le nom de celui qui a conduit la construction ; mais, certainement, ni l’un ni l’autre n’entendait ni les fortifications, ni l’ingénie. Il n’y a en tout que trente-deux petites pièces de canon, de quatre, de six & de huit livres de calibre, & ainsi n’est que de très peu de défense : mais on dit qu’ils n’ont rien à craindre, ni du côté de la mer, les vaisseaux ne pouvant approcher, ni du côté de terre, étant sous la protection du Mogol & de Remraja, roi du pays, qui ont défendu aux Anglais & aux Hollandais de leur faire aucune insulte. Je parlerai de ces princes, & de la guerre qui est entre eux.

Ce fort paraît neuf, & l’est aussi : il est bâti de brique couverte d’une espèce de chaux, infiniment plus belle que celle que nous avons en France, & qui en vieillissant contracte une couleur & un éclat uniforme qui la ferait prendre pour du marbre blanc ; ce que j’ai connu à des réservoirs, qui sont dans des maisons particulières que des Français habitent. Ce fort n’a en dehors ni fossé, ni par conséquent aucun glacis. Ce n’est qu’une muraille tombante, sans talus ni cordon ; en un mot, un fort très indigne d’en porter le noM. Le jardin est derrière dans l’Ouest : il est bordé d’un marais & d’un petit ruisseau, courant avec lenteur, qui lui conserve son humidité. C’est proprement un potager, & une gueuserie pour nous.

Le directeur & autres officiers logent dans ce fort, dont tous les bâtiments ne sont pas achevés, particulièrement l’église des capucins, qui y sont établis, & y font les cures parochiales. Il y a quelques maisons de Français en dehors du fort, assez proprement & commodément bâties, d’un seul étage, toutes enduites de la chaux dont j’ai parlé ; ce qui forme une vue assez agréable.

Les maisons ou cabanes des Noirs sont éparses çà et là sans ordre ni alignement, & ne sont faites que de terre détrempée, & soutenue en elle-même par des morceaux de branches d’arbres qui y sont mêlés. Les Français y sont environ deux cents personnes, compris les officiers & les soldats. Les trois quarts & demi de ceux-ci n’osent retourner en Europe : non qu’il leur soit défendu de revenir dans leur patrie, mais, c’est que les filles suivantes de Vénus les ont si bien salés & poivrés qu’ils crèveraient dans les froidures du cap de Bonne-Espérance, s’ils hasardaient de le repasser. Ils ne sont pas difficiles à distinguer. Ils sont si pâles, livides, maigres & hideux que si je ne les avais pas vus l’épée au côté, je les aurais pris pour de nouveaux Lazares, ou du moins des moines de Notre-Dame de la Trappe. Ils ont si peu de force que d’un souffle de vent on les jetterait à terre. Voilà des gens bien capables de faire résistance aux ennemis ! Ils sont tels pourtant ; & je n’impose pas d’un mot. Il faut que ce mal soit bien cruel, puisque

Intactis vorat ossibus medullas.

Je me ferais eunuquiser plutôt que d’en être frappé. Je ne vaux pourtant pas mieux qu’un autre, mais, quand j’ai vu ceux-ci, je me suis souvenu de mon Ovide, qui dit si bien,

Exemplo territus ejus
Palmite debueras abstinuisse, Caper.

Autant d’exemples pour moi. Qu’on revoie ce que j’ai dit au t. I, page 163 & suivantes, au sujet des Espagnols & des Portugais.

On fait garde perpétuelle dans ce fort, comme en Europe. Ils devraient y vivre chrétiennement, & surtout chastement, du moins pour leur santé. Ils ont devant les yeux quantité de bons exemples ; y ayant, outre les capucins, des missionnaires & des jésuites, qui y passent très souvent, & un frère cordelier, qui demeure avec les capucins ; en un mot, autant de pasteurs qu’il en faut pour un si petit troupeau. Tous les officiers que j’y ai vus, pourris ou non, me paraissent gens d’esprit, ponctuels, intelligents. C’est dommage des premiers.

C’est d’eux tous que nous avons appris que ce que le sieur Cordier nous a dit de Siam, & que j’ai rapporté ci-devant, est faux ; que ce bruit avait couru, mais que la vérité est que l’usurpateur Pitrachard est roi absolu ; que le roi de Siam, notre allié, est mort d’un genre de mort inconnu ; que M. Constance est mort dans les tourments huit jours après, & qu’on ne sait ce que sa femme & ses enfants, & la princesse de Siam sont devenus ; que les catholiques y sont toujours persécutés, particulièrement les missionnaires, qui sont toujours aux fers, & qui sont exposés à des supplices que Busiris, ni Phalaris, son ingénieur d’exécrable mémoire, n’auraient jamais inventés ; surtout un nommé M. Poquet, qui est forcé, toutes les nuits, de lécher plus de vingt fois, avec sa langue, les parties d’un infâme bourreau que la bienséance défend de nommer. Les autres, au nombre de quatorze, ne sont pas plus favorablement traités. M.de Lestrille, qui commande l’ Oriflamme, en a porté la relation en France. Elle y sera vue avant ce journal-ci : ainsi, je n’en ferai pas un plus ample détail ; mais, je me réserve d’en faire une autre, certain que celle-là ne sera pas sincère, ayant trop de gens intéressés qui y mettront la main ; qui déguiseront les faits. Les Anglais n’ont pas mieux été traités à Siam que les Français, & ont été comme ceux-ci obligés de tout quitter.

Les seuls jésuites ont été à couvert de la persécution ; & leur fine politique y a si bien réussi que bien loin d’avoir été vexés en quoi que ce soit, on leur a donné de l’argent pour s’en aller. On s’attend ici que suivant leur coutume de donner des soufflets à la vérité, ils donneront en Europe une histoire de la révolution de Siam, où ils chanteront les lamentations de Jérémie & canoniseront de leur autorité les pères de leur Société qui y étaient, & les inscriront dans leur martyrologe. Croyez-moi, ne leur offrez point de bougies : la cire & le coton en seraient perdus.

On dit ici assez plaisamment, sur cette différence de traitement, que ce nouveau roi de Siam ne connaît guère les gens, de prétendre congédier les missionnaires par les tourments, & les jésuites par de l’argent ; que c’est plutôt les vouloir attirer, puisque chacun trouvera ce qu’il cherche. Encore dit-on qu’il pourrait réussir à l’égard des jésuites, si l’argent de Siam portait la croix & la faisait sentir, ou qu’il brûlât les mains de ceux qui le touchent : mais, il ne représente que des diables sans chaleur ; & c’est justement ce que les jésuites recherchent, & dont ils veulent défaire les idolâtres.

On en fait une infinité de contes de pareille nature, meilleurs dans la conversation que sur le papier. Quoi qu’il en soit, le RP Tachard ne veut point demander à Pitrachard la confirmation du caractère d’ambassadeur dont le feu roi de Siam l’avait revêtu, & son voyage de Siam est fait, & sa légation imparfaite, si les choses ne changent de face. M.Charmot revient avec nous : il espère passer à

Siam, ou au Tonkin. Il est certain que la douleur d’abandonner de nouveaux convertis lui arrache tous les jours des larmes. Son zèle le portait à s’exposer à tout, pour la foi de Jésus-Christ : l’intérêt de la mission le rappelle en Europe, & c’est à quoi il obéit.

Je retourne à Pondichéry. Il y a plusieurs Français mariés à des filles portugaises, qui ne sont pas noires, mais métisses ou mulâtres, & dont les enfants sont blonds & d’une peau aussi blanche que les Européens les plus délicats. Il ne me paraît pas qu’il croisse ici rien du tout qu’un peu de riz & des herbes potagères. C’est l’endroit le plus stérile & le plus mauvais de la côte de Coromandel ; & je ne puis comprendre à quel dessein les premiers Français, qui sont venus ici, se sont fixés dans un endroit de si difficile accès du côté de la mer, si ouvert du côté de terre, & si incommode pour la vie. Je l’ai plusieurs fois demandé : on ne me l’a point dit, parce qu’on ne la sait pas ; & je ne puis la deviner.

Ils ont des oies, des canards & des poules, comme ceux d’Europe : il y en a une espèce de ce dernier genre, dont le sang, les os, la moelle, la chair & les yeux sont noirs tout à fait, lorsqu’ils sont crus, & dont la chair redevient assez belle lorsqu’ils cuisent. Ce sont celles qui sont de meilleur goût : les autres sont insipides & couriaces.

Leurs canes ou canards sont assez bons & gras ; meilleurs à faire une soupe aux navets qu’à la broche : ils ne sont pas mauvais en pâte.

Leurs cochons sont petits : on dit que c’est ce qu’ils ont de meilleur & de plus délicat. J’en suis persuadé, puisqu’il est ladre ; & c’est à cause de cela que je m’en repose sur le goût d’autrui, ayant naturellement horreur du grain dont ces animaux sont farcis. Ils le sont tous, sans aucune exception. Je n’y en ai point vu d’autres ; il n’y en a point non plus : la preuve est qu’on n’en mange point d’autres chez M. Martin, dont la table devrait être préférée.

Le mouton n’y vaut pas le diable ; il n’est pas même fait comme celui d’Europe, si ce n’est par la tête & les pieds. Le corps, au lieu d’une tonsure, est couvert d’un long poil, à peu près comme celui d’un bouc ou d’une chèvre. On en jette la tête, toujours pleine de vers, qui s’engendrent dans la cervelle de l’animal vivant ; la chair en est longue, mollasse & sans goût.

J’ai vu des bœufs, mais je n’y en ai point mangé, pas même chez le général des Français. Je ne crois pas qu’on en abatte ; ou, du moins, c’est bien rarement. J’y ai vu de fort beaux chevaux, au nombre de quatre : ils appartiennent à la Compagnie. Ils sont aussi fins que les plus beaux chevaux d’Espagne. Je ne les crois pas propres à la fatigue : leurs jambes & leurs gaulis trop menus me le font croire.

J’ai vu des bœufs qui servent à traîner le char ou le carrosse du directeur, & en font l’attelage : ils sont de Surate. Leur hauteur est difficile à croire. Ils ont neuf pieds & demi du rez-de-chaussée à la croupe : leur tête est élevée de onze pieds & demi. Leurs cornes sont larges & plates ; & pour bride, on leur passe une corde par les narines, & des Noirs les gouvernent.

Ces sortes d’attelages sont communs dans les Indes : & quand le directeur, ou le général des Français (M. Martin est à présent l’un & l’autre) va quelque part en pompe, il s’en sert, & est suivi, outre les Français qui l’accompagnent, d’un nombreux cortège de pions ou valets noirs, qui lui servent d’es-tafiers ; & quand même il ne sortirait pas du fort, il y a toujours douze ou quinze Noirs à sa suite, dont deux tiennent un parasol élevé sitôt qu’il se présente à l’air.

Le directeur seul n’a pas ce train : les autres officiers en ont aussi, à proportion de leur rang. Il y avait table ouverte à la maison de M. Martin, ou à la loge de la Compagnie : j’y ai plusieurs fois mangé ; on y est fort proprement servi, en vaisselle d’argent & en linge bien propre. La frugalité y règne ; & m’étant rendu juif ici, j’aurais fait très mauvaise chère, aussi bien que M. de La Chassée, si Landais n’eût point eu de fusil. Nous avions pain, vin & lard du vaisseau : du reste, il nous a nourris pendant que nous avons été à terre, & faisait notre cuisine chez un Français de coniiance.

Le trafic consiste en toiles, poivre, coton, soieries, salpêtre & autres marchandises, qui viennent de Bengale, où nous allons. Lorsque j’en serai mieux instruit, j’en parlerai plus amplement.

La côte est pleine de poisson, & c’était les jours maigres que je choisissais pour aller manger à la loge, parce qu’on n’y servait point de cochon ladre, ni rien qui en fût lardé.

La terre ne produit point ou peu de bêtes venimeuses, mais bien des animaux inconnus en Europe. On avait depuis peu de jours apporté au fort un insecte, dont on n’avait jamais vu de pareil. Il était attaché au milieu de la cour en vie, & ne mangeait que du fruit & des herbes. Il avait la tête d’un lézard, & quatre pieds griffés, extrêmement courts. Sa grosseur depuis la tête jusque après ses pattes de derrière était celle d’une anguille & amenuisait peu à peu, finissant à la grosseur du petit doigt, terminée comme celle d’une écrevisse. Le corps couvert d’ écailles grises, dures, larges de quatre lignes, & longues de huit ; plus faibles, plus petites & blanches sous le ventre. Lorsqu’il était ramassé dans lui, il ressemblait pour la figure à un limas cuit hors de sa coque. Sa longueur tout compris était de trois pieds huit pouces ; d’un naturel fort doux, & naturellement assoupi. Étant le premier qu’on eût vu de cette espèce, on ne lui donnait point de non.

Après avoir parlé du pays & de ce qu’il produit, il faut parler de ceux qui l’habitent, & les distinguer en trois classes. La première, des gentils, qui commandent aux autres ; ceux-ci ne sont ni circoncis, ni juifs, ni mahométans ; ils sont idolâtres. La seconde, des Mores, qui sont en même temps mahométans, circoncis, & idolâtres ; ou plutôt qui professent une religion ridicule, à laquelle eux-mêmes n’entendent rien. Il faut parler de tous séparément, & ne pas oublier les esclaves ou Lascaris, qui forment la troisième classe.

Pour ce qui est des gentils, on ne fait point d’autre cérémonie, lorsqu’ils sont nés, que de les porter dans une pagode & de les laver dans de l’eau, telle qu’on la trouve. Pour leurs mariages, les pères & mères conduisent chacun de leur côté les prétendus mariés, qui ne se sont jamais vus ; les filles restant toujours renfermées dans le derrière des maisons, ou dans des endroits d’où elles ne peuvent voir ni être vues de qui que ce soit de dehors. Ils se touchent dans la main, se donnent mutuellement du riz ; & les parents & amis sont régalés pendant trois jours. Ces parents & amis sont tous de la même famille, qu’ils appellent castes ; ne leur étant pas permis de s’allier dans une autre ; &, ainsi, ils sont distingués entre eux par familles, comme les Juifs le sont encore par tribus. Il ne leur est même pas permis de faire d’autre commerce, négoce ou métier, que celui de leur père. Si cela était de même en Europe, & surtout en France, l’exécrable maltôte ne tirerait pas de la charrue une infinité de paltoquets pour en faire de gros seigneurs ; & nous ne verrions pas tant de gens de qualité

Par un lâche contrat vendre tous leurs aïeux.

Le cours de la vie de ces gentils est aisé & heureux, ne faisant rien que commander ; & c’est avec eux que les Européens ont leur plus fort commerce. Il y a des banians, ou marchands, tellement riches qu’ils ne renferment ni leur or, ni leur argent : ils le tiennent en monceau & en tas, comme nous le blé ; ne le comptent point, & se contentent de le peser. Qu’on ne croie pas que ceci soit une exagération : c’est une vérité très constante. C’est parmi eux que se trouvent les neyres ou gentilshommes du pays. Ces gens-là ne travaillent point, ni banians, ni neyres, ni bramènes, dont je parlerai bientôt, parce qu’ils dégénéreraient : ils font seulement travailler les autres ; & c’est ce qui augmente tous les jours leurs trésors, qui d’ailleurs ne sont point altérés par la bonne chère, parce qu’ils croient tous la métempsycose de Pythagore, et croiraient manger l’âme, ou le vêtement de l’âme de leurs parents ou amis s’ils mangeaient quelque chose qui eût eu vie. On verra dans la suite le respect que tous ces peuples idolâtres ont pour tous les animaux vivants, & jusqu’où va leur zèle & leur superstition sur ce sujet, qui se répand sur les insectes les plus vils, les plus immondes & les plus méprisables, dont ils ne tuent aucun, & auxquels ils ont soin d’assurer la subsistance.

C’est cette caste qui fournit de bramènes ou prêtres de leurs idoles. Le démon de l’ambition suit partout sa même politique. Qu’un homme de qualité en Europe ait plusieurs enfants, l’aîné soutient la dignité de la famille, le second est destiné à l’épée, c’est un chevalier de Malte, & le troisième est monsieur l’abbé. Qu’un banian ici ait plusieurs enfants, l’aîné soutient le négoce & le trafic du père, le second se met parmi les neyres ou gens de guerre, & un autre se rend bramène, ou prêtre des idoles. Quand tous ces idolâtres meurent, on les brûle. J’ai vu à cinq ou six cents pas du fort un corps brûlé. Il y avait deux pots de terre du côté de la tête, l’un plein de riz cuit & l’autre d’eau. Je les cassai tous deux ; mais je ne scandalisai point les idolâtres, puisque nous n’étions que trois Français, dont un était notre conducteur. Ces misérables s’imaginent que les morts y viennent manger & boire pendant quarante jours ; & c’est pour cela qu’ils y laissent cette provision, & que pendant cet espace de temps ils y en apportent tous les jours de nouvelle. Le corps était tout à fait consommé : il n’y avait plus qu’un reste du crâne qui ne l’était pas ; & le feu était dans une fosse d’un bon pied de profondeur.

Je prie le lecteur de remarquer en passant que ce terme de quarante jours a toujours été consacré aux mânes ou esprits des morts, tant par les juifs que les païens. Il l’est encore parmi nous, malgré le précepte de Jésus-Christ, qui dit, Sinite mortuos sepelire mortuos suos. Nous conservons encore dans les gens de qualité cette cérémonie de l’ancien paganisme des Gaules. Croyons-nous, comme nos ancêtres païens le croyaient, que l’âme séparée de nos corps soit quarante jours errante ? Jésus-Christ nous enseigne que sitôt cette séparation faite, notre âme prend possession d’une éternité heureuse, ou est précipitée dans les enfers. Pourquoi ne pas abolir un pareil abus, dont le commun peuple est revenu ? Je n’entends point, par ce que je dis, parler ni du purgatoire ni des suffrages de l’Église pour les morts : je n’entends parler que de ce qui a du rapport au paganisme, & que l’Église primitive a jugé à propos de tolérer, pour ne pas scandaliser les nouveaux chrétiens qui y étaient accoutumés ; mais qu’on pourrait présentement abolir sans aucun risque.

Pour ce qui est de leurs femmes ou filles, à tous, il est impossible d’en parler avec assurance, parce qu’on ne les voit point ; & toutes les inventions & stratagèmes des Français pour avoir commerce avec quelqu’une ont échoué à leur confusion. Les femmes des banians ou marchands, celles des neyres ou gentilshommes, peuvent comme celles des Mores & des esclaves ou Lascaris, se remarier, ou rester veuves après la mort de leurs maris ; mais cette indulgence ne s’étend point sur les veuves des bramènes.

Que la femme meure la première, le monsieur bramène cherche parti ailleurs, & trouve dans les bras d’une épouse toute neuve de quoi se consoler de la mort de la première. Il n’en est pas ainsi d’elle ; qui, à moins que de vouloir perdre sa réputation, est obligée de se brûler dans le même feu qui consume le cadavre. Je n’ai point vu celui-là ; mais, m’ayant été assuré par plusieurs Français dignes de foi, qui l’ont vu, je ne fais nulle difficulté de le donner pour vrai. Voici la manière dont cela se pratique.

Premièrement, il ne faut pas que la veuve pleure ; car, si elle jetait une larme, elle serait réputée indigne d’aller se rejoindre à un esprit bienheureux. Secondement, il faut que dès le moment de la mort de son mari, elle déclare qu’elle veut se brûler avec lui, & qu’elle en avertisse tel ancien bramène que bon lui semble, qui est celui qu’elle destine à faire la cérémonie. Si elle mettait un intervalle d’un quart d’heure entre la mort de son mari & sa déclaration, elle n’y serait plus reçue ; parce que cette déclaration serait regardée comme un fruit de ses réflexions & non pas comme un effet d’un amour tendre & désintéressé, qui n’a pour objet que ce qu’il aime. Troisièmement, il faut qu’elle persévère ; lui étant toujours permis de se dédire, jusqu’à ce qu’elle soit liée au cadavre, comme on va voir. Je sais ces trois circonstances pour m’en être informé, comme je le dirai par la suite. Pour le reste, je vais rapporter mot pour mot la relation qui m’en a été faite par deux officiers français qui en ont été spectateurs, aussi bien que ceux qui étaient à leur suite. Il y a environ quatre mois, m’ont-ils dit, que quatre officiers que nous étions, arrivâmes dans un village, où nous apprîmes qu’il y avait un bramène mort, qui devait être brûlé le jour même, & que sa femme devait se brûler avec lui. Nous voulûmes en voir la cérémonie ; & voici comme elle se fit. L’on porta le corps dans un champ à quelque deux cents pas de la maison où il était mort. Il était comme assis dans une chaise : on lui fit faire trois fois le tour d’un foyer ou amas de bois dressé en lit, élevé environ de deux pieds de terre & d’un pied de profondeur ; on le coucha dessus. Les bramènes firent trois autres tours en jetant des cris et des hurlements effroyables, & se rangèrent autour du corps à droite & à gauche.

La femme parut ensuite, vêtue de ses plus beaux ornements, pleine de colliers & de bracelets, & enfin parée comme si elle avait été à sa noce. Elle avait le visage riant, la démarche assurée & rien ne témoignait dans sa personne que la mort cruelle qu’elle allait souffrir lui fît aucune horreur. Elle était environnée de femmes & de filles, & de plusieurs bramènes, qui tous l’exhortaient, & la félicitaient d’aller se rejoindre à un homme au bonheur duquel elle devait participer. On lui fit faire trois fois le tour du foyer, sur lequel le cadavre était étendu ; on lui demanda autant de fois si elle voulait effectivement être brûlée avec lui. Elle répondit toujours oui, avec beaucoup de résolution. Nous (je fais parler les Français), à qui un pareil spectacle faisait horreur, lui dîmes que si c’était la pauvreté qui la poussait à mourir, nous lui promettions de l’en mettre à couvert, & dans un état à ne rien désirer pour sa vie & à ne rien craindre pour sa réputation. Nous fîmes enfin notre possible pour lui faire changer de résolution. Véritablement, elle nous faisait pitié : elle était aimable, parfaitement bien faite, & toute jeune, n’ayant au plus que dix-sept à dix-huit ans.

Notre peine fut inutile : elle parut cependant nous en témoigner de la reconnaissance, par des regards gracieux qu’elle jeta sur nous, en nous saluant en riant. Sa constance alla jusqu’au bout. Elle monta résolument sur le bûcher toute seule, baisa & embrassa le cadavre, se releva, jeta aux femmes & aux filles qui l’avaient accompagnée ses vêtements, ses colliers, ses bracelets, & enfin tout ce qu’elle avait sur elle, ne se réservant qu’une pagne ou pièce de toile de coton, qui en forme de ceinture la couvrait depuis le dessus des hanches jusqu’aux genoux. Elle s’assit au chevet du mort, & lui mit la tête sur son estomac à elle. Jusqu’ici, il lui a été permis de se dédire ; mais, elle ne le peut plus sitôt que le bramène, funeste exécuteur d’une si terrible résolution, qui est monté avec elle sur le bûcher, lui a lié le bras droit avec celui du mort. Ce bramène se retire promptement, & promptement aussi les autres bramènes mettent le feu au bûcher de tous côtés. On y jette du bois & d’autres matières combustibles : & pendant ce temps, les bramènes, les femmes, & les assistants font un bruit & des cris de tous les diables ; sans doute pour empêcher de distinguer ceux de la patiente. Mais, ce qu’il y eut d’étonnant dans celle-ci, c’est que quoique le feu fût plus d’un Miserere avant que d’être assez fort pour l’étouffer, & qu’elle restât tout ce temps dans des douleurs plus faciles à imaginer qu’à décrire, elle ne donna aucune marque d’impatience, & ne changea point de situation.

Voilà ce qui m’a été bien assuré & certifié ; & si on obligeait en Europe les femmes à se brûler après la mort de leurs maris, les morts subites ne seraient pas si fréquentes ; & notre France n’aurait pas produit de mon temps des monstres tels qu’une Constantin, une Gorgibus, une Voisin, une Philbert, & une infinité d’autres dont la Chambre ardente nous a rendu justice.

Ce que disent plusieurs relations est certainement faux. Leurs auteurs assurent que les hommes mouraient si fréquemment que les empereurs du Mogol ordonnèrent que leurs veuves seraient brûlées dans le même feu ; & cela fondé sur ce qu’ils croyaient que ces hommes avaient été empoisonnés. Cela est absolument faux : en voici une raison, qui ne souffre point de contradictoire. C’est que les autres hommes mouraient aussi dru que les bramènes (si je puis me servir de ce terme de dru). Ainsi, cette loi aurait été universelle pour toutes les femmes, de quelque qualité qu’eussent été leurs maris, pendant leurs vies ; & qu’il n’y a que les seules femmes des bramènes qui s’en font une loi & un honneur, non seulement dans l’empire du Mogol mais dans tous les autres lieux des Indes où les bramènes sont établis sous quelque domination que ce soit.

Ainsi, ce n’est que par un honneur ridicule, & une vaine ostentation, que ces femmes se font mourir ; mais, la volonté du prince n’a aucune part à leur mort, & il n’y a jamais eu de loi à ce sujet. Leur mort est le fruit d’un zèle mal conduit ; mais cette mort est volontaire, puisqu’il ne dépend que de ces femmes de mourir ou de ne mourir pas. Aussi, ne se brûlent-elles pas toutes : il n’y a que celles qui sont assez bêtes pour croire qu’elles vont jouir, avec un saint, d’un bonheur éternel, après avoir partagé avec lui ses peines d’une vie mortelle. Il est cependant bien difficile que ces malheureuses veuves s’en dispensent, étant poussées par une infinité de bigotes (il n’y a point de religion qui n’ait les siennes) & par les fripons de bramènes, dont ces sacrifices volontaires de soi-même relèvent la prétendue sainteté, & flattent 1 amour-propre.

Tantum Relligio potuit suadere malorum 1 ? ...

Que le lecteur accorde, s’il peut, ce brûlement avec la métempsycose dans toutes sortes d’animaux, que les bramènes font profession de croire, & qu’ils enseignent aux autres : pour moi, j’avoue que je n’y comprends rien. J’espère cependant que le lecteur me rendra la justice d’ajouter foi à ce que j’écris lorsqu’il saura par qui j’ai été informé, non seulement de ce que je viens de dire, mais encore d’autre chose bien plus grave & incroyable, qui regarde encore les veuves & les filles de ces bramènes. Je citerai mon auteur, ou plutôt mes auteurs, lorsqu’il en sera temps.

Pour ce qui est des Mores, ils suivent la religion de Mahomet ; &, autant que j’en ai pu savoir, c’est la secte de Hali. Ils retiennent beaucoup de choses des Juifs : ils brûlent les morts comme les idolâtres. Leur religion est tellement confuse qu’ils ne peuvent ni la débrouiller, ni l’expliquer. Le capucin qui est à Pondichéry comme curé, m’a dit qu’il y avait apporté toute son application, & que tout ce qu’il avait pu y comprendre était qu’ils ne s’entendaient pas eux-mêmes & étaient divisés en une infinité d’opinions différentes, dont il avait déjà découvert jusqu’à soixante-quinze sur la Création, l’état de l’âme après & devant la mort, & l’éternité. Il fait ses remarques : s’il les donne au public, ce sera certainement un présent très curieux ; parce que la vérité & la simplicité en seront les fondements & les ornements. Il croit que ces Mores sont une de ces races vagabondes de Juifs, qui se sont dispersés par toute la terre après la destruction de Jérusalem par Tite. Il croit que leur religion a été insensiblement confondue avec la mahométane & l’idolâtre. Pour moi, je n’en sais rien davantage.

Pour ce qui est des esclaves, leur nom porte leur condition. Il n’y a qui que ce soit au monde plus malheureux & plus misérable qu’eux. Ils obéissent aux autres avec un abaissement & une humiliation qui tient plus du chien que de l’homme, & qui est inexprimable. Ce sont eux qu’on nomme ici Lascaris. Ils servent de pions ou de valets tant aux Européens qu’aux gentils & Mores. Pour une roupie, qui vaut vingt-huit sols de notre monnaie, on en a un qui se nourrit, s’entretient, & sert avec une fidélité exacte. Ceux qui travaillent au fort sont payés les uns plus & les autres moins : les plus chers sont à trois doudous. Il y en a qui n’en gagnent qu’un, & le doudou ne vaut qu’un liard de notre monnaie ; & si, avec ce doudou, ou ces trois deniers par jour, il s’entretient, lui, sa femme, & ses enfants. Il est vrai que leur nourriture ne coûte presque rien. Ils font cuire du riz à l’eau ; ils en avalent le cangé, ou le bouillon : voilà leur dîner, & à leur souper ils mangent ce riz qui s’est grossi & qui en froidissant forme une manière de pain qui est sain & rafraîchissant. Il m’a paru bon, mais je n’en voudrais pas faire ma nourriture ordinaire. Il est très facile de s’imaginer que des gens si frugalement nourris ne peuvent pas être ni forts ni robustes ; aussi ne le sont-ils pas : il en faut quatre, & quelquefois six, pour traîner avec peine un fardeau qu’un Européen seul porte avec facilité. Leurs charges ordinaires n’excèdent pas seize livres pesant. Il faut remarquer aussi que les maux infâmes dont les trois quarts au moins sont infectés achèvent de les énerver. Ils sont cependant fort lubriques.

Leurs femmes sont communes à tous les gentils & Mores ; & c’est dans leur ordre que se prennent les filles de mauvaise vie. Par toute l’Europe, ce sont ordinairement des femmes qui sont marchandes en gros & en détail de filles faciles. Ici, ce sont les hommes qui font cet infâme commerce ; & il n’y en a aucun qui. pour une roupie, ne vende sa sœur, sa fille ou sa femme, qui de leur côté s’abandonnent volontiers aux Blancs ou Européens. Qu’on ne s’étonne pas que je parle si savamment & si affirmativement sur ce sujet : qu’on ne fasse point non plus de jugement téméraire ; on aurait certainement tort. J’y ai été, mes yeux ont vu, mes mains ont touché : j’ai satisfait ma curiosité ; & c’est tout. Si je n’avais pas craint les suites, peut-être n’aurais-je pas été si sage. Je le dis naturellement, ce n’a point été la crainte de Dieu qui m’a retenu ; ç’a été, comme en Espagne, celle des chirurgiens. Belle confession ! digne pourtant d’absolution, puisqu’elle est également intègre & sincère. On ne peut pas s’imaginer jusqu’où va ici cette prostitution : la plus âgée de huit, qu’on nous amena à quatre Français que nous étions, n’avait pas douze ans ; & les deux sur lesquelles je mis la main n’en avaient pas dix, & étaient toutes deux imberbes.

Il y a plusieurs Européens qui en entretiennent, lesquelles pour cela ne leur sont guère plus fidèles. La dépense est comme celle des valets ou pions, une roupie par mois en fait l’affaire : &, quand l’amant va voir la nymphe, il faut qu’elle le régale d’une poule au riz ; & malgré cette dépense, si elle n’a pas une pagne neuve à la fin du mois, il est en droit de lui demander ce qu’elle a fait de son argent. En un mot, ces noirs de l’un & de l’autre sexe sont encore plus malheureux qu’on ne le peut dire ; & ce sont eux qui véritablement se ressentent de la malédiction que Noé lança sur Cham, l’un de ses enfants, duquel on tient par tradition qu’ils descendent. Ils n’ont, pour tout vêtement, qu’une corde, qui leur ceint le corps au-dessus des hanches, où est attaché un méchant morceau de toile de coton, qui couvre simplement ce que la pudeur veut qu’on cache. Et les filles que les Européens vont voir n’ont rien du tout sur le corps, & sont in puris naturalibus, excepté quelques bracelets aux bras & aux jambes.

La religion de ces esclaves est la même que celle des gentils, excepté la circoncision, que les esclaves ont prise des Mores, & que les gentils n’ont pas : ou, plutôt, ces esclaves n’ont aucune religion fixe, & s’accommodent de tout ce qu’ils voient pratiquer par ceux qui leur commandent. Leur mariage se fait de même que celui des gentils, si ce n’est que les Lascaris, après avoir donné du riz à leurs épousées, leur en versent trois fois sur la tête & en jettent sur le chemin par lequel ils doivent passer en sortant de la pagode pour retourner chez eux ; mais tous ensemble, gentils, Mores, & Lascaris ont cela de commun qu’ils ne mangent rien qui ait eu vie.

L’adultère est puni de mort parmi les gentils & les Mores ; mais, on n’en tient aucun compte parmi les Noirs. La fornication chez les premiers est suivie du mariage, & passe chez les Noirs pour une simple bagatelle. Cependant, l’adultère & la fornication sont très rares chez les gentils & les Mores : non par la vertu ni par la chasteté de leurs femmes & de leurs filles, mais par l’étroite clôture où ils ont très grand soin de les retenir.

Une femme qui après la mort de son mari, gentil ou More, en prend un autre, passe pour une dénaturée, & se perd de réputation ; mais elle ne la perd pas pour avoir un amant. On donne cette apparence de veuvage à la vénération qui est due à la mémoire du défunt & on accorde le reste aux nécessités de la nature. Ainsi, on voit très peu de secondes noces ; parce que ces femmes, jouissant de la liberté par la mort de leur mari, n’ont garde de se rejeter dans l’esclavage.

Cette coutume n’étend point son indulgence jusque sur les veuves des bramènes, qui le plus souvent sont promises dès l’âge de deux ou trois ans, & dont le mariage se consomme lorsque l’un & l’autre sont en âge de se joindre : c’est-à-dire, lui à onze ou douze ans, & elle à huit ou neuf ; car, la nature est ici précoce. Que la femme meure devant où après la consommation, le mari cherche parti ailleurs ; je l’ai déjà dit. Si c’est lui qui meurt le premier, & que le mariage ait été consommé, elle est obligée, comme je l’ai dit, de se brûler avec lui à moins que de vouloir passer pour une infâme & user le reste de ses jours dans un célibat dont les femmes d’ici s’accommodent encore moins que celles d’ailleurs ; car tout commerce avec un mâle leur est interdit. Les Européens ne souffrent ces adustions qu’avec peine. On a mis les bramènes sur le pied d’en demander la permission : les Hollandais n’ont jamais voulu l’accorder dans les endroits où ils sont les maîtres ; les autres nations les ont imités, à l’exception des Anglais & des Portugais qui l’accordent encore quelquefois, où plutôt qui la vendent.

Que si le mariage n’a point été consommé à cause de la jeunesse de l’épouse, elle est encore obligée de vivre dans un perpétuel célibat ; la fréquentation d’un homme, ou d’un garçon, de quelque âge qu’il puisse être, lui étant absolument défendue. Ordinairement, on la met au rang des filles des bramènes, qui ne sont pas mariées à l’âge de dix-huit ans. C’est ici le comble de l’idolâtrie & de l’impureté. Préparez-vous à lire quelque chose qui va vous étonner, par l’horreur & l’indignation qu’elle inspirera au lecteur. Il faut, avant que de l’expliquer, parler des pagodes & des idoles qu’elles renferment : cela donnera une intelligence plus facile de ce que j’ai à dire.

J’avais envie d’en voir une. Je me mis pour cela en chemin avec trois autres Français, dont un, qui nous conduisait, nous trompa, & nous lit inutilement marcher toute la nuit. Quelque raillerie qu’il en ait faite, il devait être aussi las que nous, puisqu’il est boiteux. C’est M. de Saint-Paul de la Héronne, frère de M. de Saint-Paul, contrôleur général de la Monnaie à Paris. La raison qui l’empêcha de nous y conduire, c’est qu’il n’aurait pas eu le crédit de nous y faire entrer ; les idolâtres ne le souffrant point. Celle qu’il en donne est que nous n’aurions pas voulu y entrer, parce qu’il aurait fallu nous mettre pieds nus ; ce qu’en bons chrétiens nous aurions refusé de faire. J’aurais laissé faire les autres comme ils auraient voulu ; mais pour moi, ne me piquant pas d’une dévotion scrupuleuse ni superstitieuse, j’aurais, pour satisfaire ma curiosité, ôté non seulement mes souliers mais mes habits, & ma chemise aussi. En un mot, j’y serais très volontiers entré En état de pure nature, justement comme on peint nos deux premiers parents :

Excepté, qu’au lieu d’une pomme,
J’aurais peut-être pris en main
Ce qui servit au premier homme
À conserver le genre humain ;

& même, par cette démarche, je n’aurais pas prétendu avoir rien fait qui fût contraire à ma religion : & j’aurais avec plaisir suivi l’exemple de MM. Crusius & Brugman, ambassadeurs de M. le duc de Holstein en Perse, qui ne firent nulle difficulté de se déchausser pour entrer dans le tombeau de Schah Séphi, que la nation persane regarde comme un saint. C’est ce qu’en dit la relation d’Oléarius, secrétaire de cette ambassade.

Quoique je n’aie point eu d’accès dans aucune de ces pagodes, je ne laisserai pas de dire ce qui en est, le tenant de bonne main. Il ne faut faire que la description d’une pour les connaître toutes, parce que toutes sont de pareille architecture. Celle qui est à Villenove est la plus proche du fort, & un grand bâtiment de belles pierres granités, & pourtant bien unies, & bien jointes. Il est fort élevé, bâti en rond, & finit en pointe par le haut, comme un pain de sucre. Elle est décorée, & renferme une idole que ces peuples y adorent. Elle a le corps d’un homme, assis comme les tailleurs sont en France, sur un piédestal, qui a environ deux toises en carré. Le corps de l’idole en a environ quatre de haut. Elle a deux bras & deux mains, la tête d’un éléphant, & sur la poitrine une figure de diable en relief, pareille à celles que les peintres & les sculpteurs représentent, pour faire peur aux femmes, & aux petits enfants. Elle a à côté d’elle quatre-vingts figures semblables, de la hauteur d’un homme chacune ; & ce sont comme ses garde-corps. C’est devant cette idole que les gentils & idolâtres se prosternent ; & c’est cette figure que je voudrais bien avoir vue.

La raison que les idolâtres donnent de ce que cette idole-ci a une tête d’éléphant (car toutes leurs idoles en ont de différentes, les unes d’hommes, & les autres de bêtes), c’est, disent-ils, que Coinda & Mado étant tous deux vivants sur terre, Coinda, revenant de la chasse & rentrant chez lui, trouva Mado aux prises avec sa femme, travaillant à faire un troisième ; sur quoi le dépit lui prit de voir qu’un autre faisait sa besogne : il lui coupa la tête & alla la jeter dans la rivière. Sa colère étant passée, & sa vengeance assouvie, il revint chez lui sans montrer de colère à sa femme. Elle, le voyant dans un esprit tranquille & rassis, lui remontra qu’il avait tort d’avoir tué un Dieu comme lui. Coinda, à cette parole, sortit, & trouva un éléphant, à qui il coupa la tête, & la mit sur le corps de Mado, qui l’a conservée depuis ; la sienne n’ayant pu être retrouvée où Coinda l’avait jetée. Voilà leur croyance sur cette idole, & qui est très sûre, me l’étant fait expliquer, comme j’ai déjà dit que je le dirai dans la suite. C’est le même Coinda qui a bâti cette pagode à l’honneur de Mado.

Accordez cela, si vous pouvez, avec leur coutume de punir de mort une femme adultère ; & voyez la patience de Coinda de n’avoir pas puni sa femme, aussi bien que son amant, & sa prompte réconciliation avec elle : car, pour moi, je n’y vois goutte, & je l’avoue. Leur religion est pleine de pareilles sottises & ils donnent à leurs idoles des histoires toutes différentes. Rendons-leur pourtant justice. Il est très vrai qu’ils ne regardent point leurs idoles comme un Dieu, premier Etre de tout & que ce sont seulement des hommes d’une vertu éminente, qu’ils prétendent avoir été déifiés par leurs belles actions ; & positivement ce que dit Virgile,

Quos ardens evexit ad Ælhera virtus de même que les anciens Romains plaçaient dans le ciel Romulus leur fondateur, & ensuite leurs empereurs. Sur quoi la réflexion de Sévère dans Polyeucte me paraît bien juste :

Nos aïeux, à leur gré, faisaient un Dieu d’un homme ;
Et le sang parmi nous conservant leurs erreurs,
Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs.

L’oserais-je dire sans impiété ? Il me paraît que leurs idoles sont parmi eux ce que les saints sont parmi nous. En effet, ne sanctifions-nous pas ceux dont la vie nous paraît avoir été toute sainte ? Le pape ne les met-il pas dans le ciel, sur les procès-verbaux de leurs vies, dont bien souvent on ne voit que le dehors, Dieu s’étant réservé le secret des cœurs ? Ne nous est-il pas ordonné de les révérer comme saints ? Ne les regardons-nous pas comme tels, & ne leur rendons-nous pas un culte tout religieux sur la foi de miracles quelquefois douteux, & souvent mal avérés ? Je n’entre point dans le détail des abus qui s’y sont glissés, qui ont donné lieu à ce dictum, qu’on dit être de saint Augustin, mais que je n’y ai point trouvé :

Multorum corpora veneramur in terris, quorum animæ cruciantur in infernis.

Les mêmes que la cour de Rome a canonisés, sont-ils regardés partout comme saints ? Le moine Hildebrand, & Mathilde, comtesse de Toscane, sont reconnus à Rome pour des saints : ils y ont été canonisés, celle-ci sous son nom, & celui-là sous le nom de Grégoire VII ; & l’Allemagne les regarde, lui comme un ambitieux & un fourbe complet, & elle comme sa garce & une putain. Je me contente de poursuivre avec Sévère :

Mais, à parler sans fard de tant d’apothéoses,
L’effet est bien douteux de ces métamorphoses.

Si je n’étais pas né catholique, apostolique, & romain, si je n’étais pas connu pour aussi zélé pour ma religion que je le suis par la grâce de Dieu, on pourrait dire que ceci sent le libertinage, ou du moins le calvinisme ; mais ce n’est qu’une simple comparaison que je fais, sans tirer à d’autre conséquence que, puisque nous, qui sommes éclairés sur la religion & la divinité plus que peuple du monde, reconnaissons dans le ciel des esprits bienheureux qui ont été hommes comme nous, nous ne devons pas nous étonner que des peuples abîmés dans les ténèbres de l’ignorance adorent des figures d’hommes, qu’ils disent avoir été parmi leurs ancêtres d’une vertu tout héroïque. Bien est vrai que parmi nous la moindre faute apparente empêche la canonisation & que sur ce pied l’adultère de Mado nous ferait détester sa mémoire, surtout mourant flagrante delicto ; mais, ce qui est à présent un crime sans pardon parmi ceux-ci peut n’avoir été parmi leurs ancêtres qu’une simple action blâmable, mais tolérable.

Je viens présentement à ce comble d’impureté & d’idolâtrie dont j’ai parlé. J’ai dit que les veuves des bramènes dont le mariage n’était point consommé étaient mises au rang de leurs filles, qui à l’âge de dix-huit ans n’étaient point mariées. Mado, dont je viens de parler au sujet de sa tête d’éléphant, a une représentation de nature d’homme, d’une grosseur & d’une longueur plus qu’humaine : & c’est à cela que ces malheureuses sont obligées de s’attacher jusqu’à pollution, & servent ainsi au divertissement de l’idole, que ces idolâtres croient trouver dans l’attouchement de ces femmes un plaisir digne d’un Dieu ; & ces véritables victimes du démon sont obligées de s’y joindre, malgré la douleur que doivent leur causer l’ouverture, la profondeur & le mouvement de leur corps, l’idole étant immobile, tant de fois par jour, par semaine, ou par mois, selon leur âge : & c’est là toute l’occupation de leur vie. Il y a présentement plus de cinquante de ces misérables dans la seule pagode de Villenove.

Il y a plus, c’est que d’abord que les gentils ou esclaves sont mariés, avant que de toucher à leurs épousées, ils les obligent d’aller sacrifier leur pucelage à ces idoles : ainsi, aucun n’a celui de sa femme.

J’ai lieu de soupçonner qu’en cette occasion c’est un bramène qui prend la place de l’idole ; du moins, l’idolâtre que j’interrogeais, & le Portugais mon truchement, rirent de la demande que je fis, si cette nouvelle mariée restait seule avec l’idole. Voilà en partie ce que j’ai appris, & qu’on peut croire, étant vrai, comme on le verra par la suite ; & voici ce que j’ai vu, que je ne sais comment exprimer.

C’est qu’au coin d’un étang, qui n’est pas à deux portées de canon du fort, il y a entre plusieurs arbres un morceau de bois élevé de huit pouces, qui représente au naturel la racine du genre humain. Il est posé sur un cube de deux pieds de hauteur, & s’en enlève avec la main ; &, puisqu’il faut le dire, c’est ce que les libertins nomment godemichi. Il est nu, & non pas couvert de satin ni d’autre chose douce à la friction, comme on dit que sont ceux dont se servent les filles & veuves chastes à contrecœur, & surtout les religieuses. Celui-ci est de bois, & rien dessus. Il est enchaîné à son cube & est posé sur ses testicules, qui lui servent de base. C’est à ce Priape que ces peuples obligent leurs femmes qui sont stériles de se frotter certain endroit du corps que je ne nomme pas, parce qu’on le comprend assez ; parce que, disent-ils, cela les rend fécondes. Nos Européennes ont plus d’esprit : l’original vaut toujours mieux que la copie.

Ce ne sont point les femmes seules qui vont rendre hommage à cette copie ; on y mène les bestiaux, pour les faire multiplier. J’ai vu ce digne instrument : j’aurais bien voulu aussi voir quelque femme le mettre en œuvre ; je suis persuadé que les figures de l’Arétin n’ont rien de plus infâme.

Je me serais bien dispensé d’écrire toutes ces saletés, qui me font horreur à moi-même ; mais j’ai résolu d’écrire tout ce que j’apprendrais de certain. Si on dit qu’on n’a jamais entendu parler de choses si étonnantes, je répondrai ce qu’on m’a répondu, qui est que cela ne paraissant pas vraisemblable, personne ne s’est donné la peine de l’écrire, crainte de passer pour imposteur. Mais nous, qui nous plaignons de n’avoir des pays étrangers que des relations mensongères ou imparfaites, savons-nous ce qui se passe sous nos yeux ? Savons-nous que ces peuples, dont nous nous moquons avec justice, auraient raison de se moquer de nous s’ils savaient ce que cette bizarre superstition fait chez nous ? Je suis certain que le lecteur ne prévoit point où j’en veux venir. Le voici : & si on en doute, on peut s’en éclaircir ; il n’y a pas si loin à Nantes en Bretagne.

Il y avait aux cordeliers, entre plusieurs autres saints de bois & de pierre : un saint René de pierre, que les femmes allaient réclamer pour devenir grosses. Leur zèle de fécondité les porta jusqu’à se figurer que leurs prières seraient plus efficacement exaucées si elles pouvaient manger ou avaler quelque morceau du saint. Il était trop dur pour leurs dents : elles se retranchèrent à le gratter, & à en avaler la poudre dans du vin blanc. Cela dura très longtemps, & jusqu’à ce que M. de La Beaume le Blanc, oncle de Mlle de La Vallière, évêque de Nantes, fît ôter le bon saint du couvent, au très grand regret & préjudice des bons pères, qui commençaient à le vendre en détail. On m’a dit celui-là ; & j’ai vu le saint aux chartreux de Nantes. Il n’a rien qui sente le mâle que la barbe : le bas du ventre est tout mangé, & bien plat. Le voit qui veut ; mais une grille de fer bien serrée & éloignée du saint le met à couvert des ongles du beau sexe. Quel est le Caton qui ne rirait pas d’une pareille impertinence ? Que le lecteur en fasse l’application. Testificata loquor.

Il faut absolument que ces peuples aient eu autrefois quelque teinture du christianisme & de la naissance de Jésus-Christ ; & c’est sans doute saint

Thomas l’apôtre qui est venu, & qui est mort dans les Indes. Ils tiennent par tradition qu’il est enterré dans un endroit qui s’appelle encore aujourd’hui Saint-Thomé, à huit lieues de Pondichéry, sur la côte, dans le Nord-Nord-Est. Cet apôtre leur avait donné connaissance du Messie, en y prêchant l’Évangile, ou plutôt les vérités évangéliques ; car l’Évangile n’était point encore écrit lorsqu’il partit pour sa mission ; & les quatre évangélistes n’ont même écrit que longtemps depuis. Quoi qu’il en soit, il ne leur reste plus qu’une idée très confuse des prédications de cet apôtre. Je fonde cela sur ce que, vers Surate, côte de Malabar, ils adorent une autre idole, sous le nom de Cita-Maria, qui tient un enfant dans ses bras, qu’ils nomment Christon. Il faut noter que ce mot de Cita, dans leur idiome, signifie une pucelle. Voici ce qu’ils en disent. Que Cita-Maria accoucha d’un enfant, qu’on disait devoir être Roi des Rois. Que les rois en prirent l’alarme ; qu’ils firent mourir beaucoup d’enfants ; & que, pour sauver le sien, Cita-Maria fut obligée de sortir de son pays, & de l’emporter. La conformité des noms & des circonstances m’oblige de reconnaître dans cette Cita-Maria la Sainte Vierge, & sa fuite en Égypte, pour sauver Jésus-Christ du massacre des Innocents par Hérode, ainsi que l’Ange l’avait ordonné à saint Joseph. J’aurais bien voulu en savoir davantage ; mais, le Noir que je faisais interroger par un Portugais, qui m’expliquait tout en latin, n’en savait pas plus, n’étant pas de cette côte de Malabar, mais de celle de Coromandel, où nous sommes : & comme c’est le même qui m’a instruit de l’histoire de Mado & de Coinda, des bramènes, de leurs veuves, tant femmes que pucelles, de leurs filles non mariées, & du reste, je ne fais aucune difficulté de croire son rapport en ses réponses, parce qu’étant idolâtre lui-même, il doit être instruit de l’idolâtrie. Quoi qu’il en soit, je ne regrette ni le temps ni l’argent qu’il m’en a coûté. Ne puis-je pas dire, au sujet de cette idole qui tient un enfant, que ces peuples ne seraient pas difficiles à convertir, si l’objet de leur culte était bien expliqué ? Au reste, on peut dire

Sunt Indi qui Varia colunt & corde sinistro
Relligiosa sibi sculpunt simulacra, suumque
Factorem fugiunt, & quae fecere verentur.

Ces gens sont adonnés à leurs superstitions. L’idolâtrie n’a jamais été sans de prétendus sorciers. Ce sont ici des scélérats de bramènes qui abusent de leur faiblesse, & à qui le démon, par la permission de Dieu, donne le pouvoir de faire des choses surnaturelles. Voici ce que deux Français ont vu à Pondichéry.

Il y avait fort longtemps qu’il n’avait plu : les Mores & les gentils avaient besoin d’eau pour leur riz & leurs légumes. Les bramènes les firent assembler. MM. Chalandra, garde-magasin, & du Sault, capitaine d’infanterie, de qui je tiens ceci, s’y trouvèrent par hasard. Leur présence n’empêcha point les bramènes de poursuivre leur cérémonie. Ils prirent un poulet noir en vie, de ceux dont j’ai parlé, qui ont les yeux, le sang, la chair & le reste comme encre. Ils arrachèrent la tête du corps, jetèrent le corps, & mirent la tête sur une pierre au pied d’un arbre. Ils se prosternèrent tous devant cette tête ; &, après une demi-heure de prières, de supplications ou d’imprécations pour lui demander de la pluie, ils la prièrent de leur faire signe qu’elle leur en enverrait. La tête remua trois fois, fit trois tours, & trois bonds ou sauts ; & le lendemain, il plut avec abondance. Il serait ridicule de me dire que c’étaient les esprits vitaux qui se dissipaient : un si long espace de temps devait les avoir assoupis ; & pour moi, je n’en puis rien dire, sinon que le diable s’en mêlait, ou que du moins la démonomachie y avait part.

Généralement parlant, tous les peuples de l’Orient sont très charitables ; &, sur cet article, font honte aux chrétiens. Ils entretiennent sur les chemins des hôpitaux, qu’ils appellent chandri, où les passants, pèlerins originaires ou étrangers, trouvent indifféremment ce qui leur est nécessaire, suivant l’esprit des fondateurs : c’est-à-dire qu’il y en a qui donnent du riz, d’autres du bois, d’autres de l’eau, d’autres des poules, d’autres des œufs, & d’autres le couvert, & les pots & plats nécessaires ; & que, dans tous ces chandri, qui, à proprement parler, n’en font qu’un, n’étant qu’un même bâtiment, la provision est bientôt faite, tant pour les hommes que pour les bêtes, qui y trouvent aussi leur subsistance, & le couvert.

Ce ne sont pas les hommes seuls qui profitent de la charité de ces peuples. Les insectes les plus immondes s’en ressentent aussi. Ceci va encore être traité de vision, quoique ce soit une vérité très constante. Il n’y a point d’homme, si propre soit-il, qui ne trouve sur lui quelquefois de la vermine : on la tue partout ; mais ici, on ne tue rien, crainte de tuer l’âme de père, mère, ou autre. Ils ont sur eux des boîtes faites exprès, où ils renferment toute cette vermine, & le deuxième jour au plus tard, ils la portent dans une espèce de grange fort basse ; &, par des trous qui sont en haut, & qui se bouchent par de petites planches qui servent de chute, ils y vident ce qu’ils ont renfermé dans leurs boîtes. Ces animaux sont encore vivants : ils leur assurent leur subsistance par l’exposition d’un Lascaris, qui se fait lui-même un point de religion & de dévotion de s’en laisser dévorer. Il entre le soir par un trou : il y passe la nuit ; & il en sort le matin, grossi, bouffi, ne voyant goutte, n’entendant rien, & ne pouvant se soutenir, en un mot, sans figure humaine : &, comme il reste quelquefois plus d’un mois sans pouvoir travailler, on lui donne une roupie pour récompenser sa charité. La curiosité m’a poussé à en aller voir un, qui avait été dans ce gouffre il y avait seize jours. Je sortis bien vite de sa cabane : je ne crois pas que le diable d’enfer soit plus hideux. Qu’est-ce que c’est donc que l’esprit de l’homme ? N’est-il pas plus abject que celui d’une bête quand il n’a que lui-même pour guide ? Que n’a-t-il point déifié ? Les Egyptiens ont adoré jusqu’à leurs légumes. Le vers railleur de Juvénal convient ici :

O sanctas gentes, quibus haec nascuntur in hortis Numina !

Les Noirs ou esclaves, qui travaillent, ne sont pas fort industrieux, ni inventifs ; mais ils imitent fort bien. Ils sont adroits, surtout en couture, & font des habits aussi justes pour la personne que le plus habile tailleur de la cour. La France est pleine de leurs toiles & de leurs étoffes ; nos tisserands & nos férandiniers ne réussissent pas mieux. Ils font tout, jusqu’aux ouvrages les plus délicats. J’ai une garniture de boutons de filagrame d’argent de leur façon, que nos meilleurs orfèvres n’imiteraient qu’avec peine. Il y a huit douzaines de boutons, tant gros que petits, & tout pour le prix & somme de vingt-huit sols, ou une roupie, de façon ; & j’ai vu, entre les mains de M. de Saint-Paul, un vase, ou boîte, de pareil filagrame, qu’il destine pour présent, qui est le mieux & le plus délicatement travaillé que j’ai vu de ma vie, et si j’en ai vu de très beaux.

Ce pays-ci appartenait autrefois au Mogol, & a été usurpé sur lui par un de ses généraux, nommé Sombagi, ou Sévahi, dont le fils règne à présent, mais dont l’autorité est chancelante, à cause de sa jeunesse, & qu’il ne descend point d’une longue suite de rois, tant l’Antiquité est partout respectée. On m’a promis de me faire, au retour de notre hiverne-ment, une relation de la guerre qui dure encore entre le Mogol & Remraja : celui-ci, pour conserver les conquêtes de son père ; & l ’autre, pour l’en chasser. Je dirai à notre retour ce qui en sera.

Les princes de ces pays obligent assez souvent les Européens à faire des dépenses aussi fortes que ridicules ; mais dont ils ne peuvent se dispenser, quand ce ne serait que l’honneur de la nation qui les y engage. M.de Saint-Paul, l’un des principaux officiers de la Compagnie, m’a dit que son devoir, & l’intérêt du commerce, l’ayant obligé d’aller à la cour du roi de Golconde, il y était arrivé, dans le temps qu’il y était, deux agents ou facteurs des compagnies anglaise & hollandaise : que ce prince leur avait donné à dîner à sa table, où lui-même fut convié : qu’à la fin du repas, ce roi les avait piqués d’honneur sur les richesses de l’une & l’autre nation, & leur avait enfin dit qu’il en jugerait par un achat qu’il voulait leur faire faire, & voir celui qui y mettrait le plus d’argent. Sur quoi il avait fait entrer une fille, fort jeune, blanche, & parfaitement belle ; & leur avait déclaré que la marchandise qu’il voulait leur faire acheter était le pucelage de l’aimable enfant qu’ils voyaient.

L’endroit était tentatif ; il fallait s’en tirer. L’Anglais offrit mille écus, le Hollandais deux mille ; & ils se piquèrent si bien l’un l’autre que le pucelage fut vendu à l’encan sept mille écus. Le Hollandais demeura adjudicataire, l’Anglais ayant quitté la partie ; mais le Hollandais, sage & prudent, craignant d’être blâmé de ses maîtres, si son plaisir leur coûtait si cher, se contenta de donner l’argent : &, comme le pucelage en question était à lui, l’ayant payé tout ce qu’il pouvait valoir, il remit la belle entre les mains d’un commis qu’il avait avec lui. Le commis ne fut pas scrupuleux, & la charmante gagna au change, étant un égrillard de vingt-trois à vingt-quatre ans, au lieu que le facteur en avait plus de cinquante. Ce commis avait raison de profiter de l’aventure : elle est rare, & je trouve que c’est pure sottise de la laisser échapper lorsqu’elle se présente de si bonne grâce, & sans risque, avec une jeune Persane telle qu’était celle-ci. Ceci est un peu d’un roi barbare. Ce sont cependant des fossés qu’il faut sauter de bonne grâce quand on a le malheur de les trouver sur son chemin.

J’ai écrit ceci pour faire connaître le génie des nations orientales & de leurs rois, qui ne se font pas une affaire de passer pour accoupleurs. On m’a dit, & même fortement assuré, qu’à cinq ou six lieues de la mer, en dedans des terres, les Mores & gentils sont aussi blancs que les Européens : & que j’en trouverais à Bengale. Je suis déjà certain, par mes yeux, que ceux qu’on appelle Lascaris ou esclaves, qui sont à Pondichéry, sont noirs comme noir à noircir, tel qu’est le noir de fumée : & que les Mores & gentils sont seulement fort basanés, mais ont les traits réguliers & les yeux bien fendus, plusieurs même ont le nez aquilin ; & que les Lascaris ont tous les lèvres grosses, le nez plat & camus, les yeux ronds & le front petit, étroit, rond, & avancé. Ainsi, le lecteur peut voir, que quand on dit un More, on n’entend pas absolument un homme de couleur noire, ni un nègre de Guinée, tel qu’un Ethiopien ni un cafre.

Voilà tout ce que je sais, & que j’ai appris des Indes à Pondichéry. À nouvelle connaissance nouvelle écriture. Nous avons remis à la voile sur le midi, par un petit vent de Sud, qui est bon. On m’a dit ce matin, en déjeunant au fort, que nous allons à Madras trouver des Hollandais qui y sont, & que nous y tirerons du canon, sous les auspices de saint Louis & du roi, dont c’est demain la fête. Dieu le veuille, pourvu que ce soit

ad majorem gloriam nominis sui, ad utilitatem quoque nostram.

Du vendredi 25 août 1690

L’on nous dit hier que nous tirerions du canon aujourd’hui : on ne m’a pas trompé. Nous sommes arrivés à la vue de Madras dès le matin ; mais le vent étant extrêmement faible, nous n’avons pu en approcher que sur le midi. Nous y avons compté quatorze navires, tant gros que petits, dont cinq anglais, & neuf hollandais, tous mouillés sous le canon de la forteresse, qui est la plus belle & la plus forte que les Anglais aient aux Indes. Elle a six-vingts pièces de canon, de trente-six & quarante-huit livres de balle ; ce que nous avons connu par la suite. La forteresse est un heptagone régulier, qui commande, de face & de revers, la mer, le canal pour entrer au mouillage, ce mouillage ou havre, & la terre : & n’y ayant que douze lieues de cet endroit à Pondichéry, on sait, de certitude, qu’il y a huit cents hommes de garnison. On appelle cela assurer son commerce : c’est qu’ils l’entendent, & que la France ne veut pas s’en donner la peine.

M. du Quesne, les voyant si avantageusement postés, a mis pavillon de Conseil. Il y a proposé que, si nous allions attaquer ces vaisseaux par le petit vent de Sud qu’il faisait, nous nous mettrions en proie au feu du fort, qui nous incommoderait beaucoup : outre que nous ne pourrions prendre ces navires que par leur travers ; & qu’étant aussi grands que nous, & en plus grand nombre, ils nous donneraient autant de peine que nous à eux, sans compter le feu de la forteresse : & que, pour obvier à tout cela, son sentiment était d’attendre le vent de mer, qui nous serait favorable, pour les prendre par leur derrière ; qu’ainsi, ils ne pourraient pas faire feu sur nous, ou que s’ils voulaient en faire ils seraient obligés de couper leurs câbles & de mettre à la voile ; qu’en ce cas, le vent les chasserait à terre, où ils échoueraient, & où on pourrait les brûler ; & qu’ils s’incommoderaient l’un l’autre par la quantité qu’ils étaient ; & qu’ainsi, c’était un coup sûr de les couler à fond sur les ancres par un vent de mer, ou de les faire échouer sous les voiles, & y mettre le feu, & de prendre ceux qui voudraient gagner le large.

 

Il n’y avait rien de si sage & de si prudent que cet avis, & si on l’avait suivi, il est certain que ces navires étaient perdus pour les ennemis : mais la bravoure des Français, jointe à leur impétuosité naturelle, les empêchera toujours de profiter de leur avantage. Un capitaine, c’est M. le chevalier d’Aire, à qui les mains démangeaient, & qui aurait déjà voulu être aux coups, a opiné autrement, & a dit qu’en attendant ce vent de mer, nous leur donnerions le temps de se touer & de se mettre en état de nous recevoir également de tous côtés ; que ces navires, n’étant que vaisseaux marchands, n’avaient que peu de canons & peu d’hommes d’équipage, ainsi que nous l’avaient dit les Hollandais que nous avions ; que par conséquent, le nombre, non plus que la grosseur de ces navires, n’était pas considérable ; qu’à l’égard du feu de la forteresse, nous serions si peu de temps à nous approcher de ces navires qu’il ne pourrait pas nous faire grand tort sur la route ; & que quand nous serions aux prises avec eux, il ne pourrait nous en faire aucun, lui étant impossible de pointer son canon la gueule en bas ; & qu’enfin, si on ne voulait pas y aller en corps, il offrait d’y aller seul, qu’il avait vu d’autres périls en sa vie, & que celui-là ne l’épouvantait pas.

Ni moi non plus, a repris M. du Quesne en se levant : je ne crains pas plus pour ma peau qu’un autre. Allons, au nom de Dieu & de saint Louis, a-t-il poursuivi : mon sentiment me paraissait le plus sage ; mais, le vôtre est le plus brave : suivons-le. Et, là-dessus, il a été résolu que nous irions à eux à l’issue du dîner, & que le Lion & le Dragon iraient les premiers pour attacher la partie. La résolution était française, pour ne la pas baptiser autrement. Voici comme nous en sommes sortis.

Le Dragon a été le premier, le plus proche de terre qu’il a pu ; le Lion l’a suivi, un peu plus au large ; &, pendant qu’ils ont été sous les voiles, on leur a tiré du fort quantité de volées, dont les boulets portaient plus loin que nous & ne les touchaient pas, parce que les navires étant dans un perpétuel mouvement, les canons ne pouvaient pas être braqués assez juste par des gens qui nous ont paru n’être rien moins que bons canonniers. Ces deux navires n’ont point tiré sur les ennemis qu’ils n’en aient été fort proche, & mouillés. L’Écueil allait cependant à petites voiles ; & la première chose qu’a faite le commandeur a été de défendre à nos canonniers de faire aucun feu sur les ennemis que nous n’en fussions tout proche, & à demi-portée, pour ne perdre pas un coup. C’est une maxime ordinaire de faire feu sur les plus gros vaisseaux, afin d’en venir à bout les premiers ; parce qu’après cela on a bon marché des autres. Le fort, ni les vaisseaux, ne l’ont point oubliée. Nous avons essuyé tout leur feu, sitôt que l’Ecueil a été à leur portée. Nous sommes restés pacifiques tant que nous avons été sur les voiles ; mais, sitôt que nous avons été sur une ancre, nous les avons chauffés le mieux que nous avons pu. Le Florissant nous a suivis & pendant quelque temps s’est assez bien battu : le Gaillard est venu ensuite, & l’Oiseau a tenu la queue. Nous sommes restés ainsi une heure & un quart à nous canonner très vivement ; &, comme nous nous sommes aperçus que le courant nous avait jetés sur le Lion, & que nous le prenions par son derrière, nous avons filé de notre grélin afin qu’il ne servît point de plastron aux ennemis & qu’il n’empêchât pas notre feu ; &, dans le même moment, le Florissant a fait une manœuvre toute contraire. Il s’est halé sur son câble, de sorte qu’il nous a pris tout à fait par notre travers & nous a mis justement entre lui & les ennemis ; ainsi, nous le couvrions : & malgré cela, tirant sur les ennemis à coup perdu, & par nos entre-mâts, il nous a beaucoup incommodés, surtout dans nos manœuvres courantes ; de sorte que nous avons été obligés de lui crier de ne tirer plus. Il s’est remis le mieux qu’il a pu, mais non dans son vrai rang ; car il ne l’a point du tout observé. Nous avons été ainsi entre le Florissant & les ennemis environ une heure, & en sommes encore bien restés deux autres à nous canonner. Ils avaient sept gros vaisseaux, & un autre plus petit, qui faisaient un feu tout extraordinaire ; en sorte qu’un coup n’attendait pas l’autre, particulièrement l’Amiral hollandais, qui semblait en feu, tant son canon était bien servi.

Pendant que nous étions dans le plus grand feu, M. du Quesne a fait signal au brûlot d’aller s’attacher à cet Amiral hollandais. C’était le même petit bâtiment que nous avions pris le six du courant, & qui avait été accommodé en brûlot à Pondichéry. M.d’Auberville, lieutenant de M. du Quesne, le commandait, & vient de faire une action aussi intrépide qu’on puisse en faire à la mer. Il a avancé au signal ; &, malgré les coups de canon qui lui ont été lâchés sur sa route, il a abordé le hollandais, & n’a point mis le feu à son brûlot qu’il n’ait été bord à bord. C’est l’ordinaire de tirer sur un brûlot sitôt qu’on le voit avancer, préférablement aux autres navires, afin de le couler à fond avant qu’il puisse faire son effet : ainsi, on faisait feu sur lui de tous les côtés. Mais, cela ne l’a point empêché d’aborder l’ennemi ; & le brûlot aurait assurément brûlé le hollandais, si les grappins qu’il avait au bout de ses vergues eussent été des grappins d’abordage, qui auraient eu de la tenue ; mais, ce n’étaient que des simples cercles de fer de barriques, qu’on avait ajustés ensemble le mieux qu’on avait pu. Ils ont largué, & le brûlot a été inutilement consumé. Il serait à souhaiter pour M. d’Auberville d’avoir fait cette belle action à la vue d’une armée royale : elle serait bientôt récompensée. Tout le monde ici l’a admirée ; & M. du Quesne est bon pour en porter témoignage & lui procurer la justice qui lui est due.

Après quatre heures & plus de combat, M. du Quesne, voyant qu’il n’y avait rien à gagner avec ces gens-ci, qui nous rendaient poids pour poids, & même avec usure, a fait signal de cesser le combat, & de se retirer ; & en même temps s’est retiré lui-même. Nous étions tellement acharnés que nous ne nous sommes aperçus de ce signal que lorsqu’il a été sous les voiles, & même assez éloigné. Nous l’avons suivi ; le Florissant a fait dans le même moment la même chose : le Lion & le Dragon sont venus ensuite, & l’Oiseau a quitté la partie le dernier. Les ennemis nous ont reconduits tant qu’ils ont pu ; &, sitôt que nous avons été hors de la portée de leur canon, ils ont tous mis à la voile. Je croyais qu’à leur tour ils venaient nous trouver : je me trompais ; ils se sont seulement retirés plus proche de terre qu’ils n’étaient, & se sont mis encore plus qu’ils n’étaient à couvert sous le feu de leur forteresse. Nous sommes mouillés à un quart de lieue d’eux, chacun sous son pavillon.

Voilà le combat que nous venons de rendre, dont certainement tout l’avantage nous serait resté, si l’intention de M. du Quesne avait été suivie. Nous avons pourtant battu les ennemis : preuve de cela, c’est la retraite qu’ils ont faite sous le canon de leur fort, crainte que nous ne retournions les visiter. Tout le monde dit qu’on ne s’est jamais si opiniâtrement battu.

Nous étions trop éloignés l’un de l’autre pour en venir à la mousqueterie : ainsi, j étais simple spectateur ; &, n’étant occupé en rien, cette inutilité m’a donné le temps de regarder le péril dans toute son étendue. J’étais bien sur la dunette, mais, je ne m’en cache pas, les boulets passaient si fréquemment au-dessus de ma tête & à côté de moi que je me suis recommandé à Dieu d’aussi bon cœur que j’aie fait de ma vie. Cependant, je puis dire que la peur que j’avais a été celle d’un honnête homme, & d’un bon chrétien qui ne regarde point la mort avec brutalité. Cette peur n’a été connue qu’à moi ; & je n’en ai changé ni de couleur, ni de place : dont bien m’a pris ; car, l’endroit de la dunette où j’étais a presque été le seul qui n’a point été incommodé. Elle ne m’a pas même fait perdre ni l’appétit ni la soif, puisque j’ai bu quatre coups pendant le combat, & que ç’a été pendant le plus grand feu que le commandeur a été blessé d’un éclat à la joue & à l’épaule droite, dans le temps que je lui donnais un verre de vin & d’eau. Je rappellerai bientôt cet endroit-ci. Je suis persuadé que qui que ce soit au monde ne pourrait se voir dans une pareille occasion sans songer qu’il est mortel ; & que tout ce que la plus belle générosité puisse faire, dans de pareils moments, est de cacher aux yeux des autres ce que le cœur en pense : surtout après avoir vu devant soi ce qu’on va lire, & que j’ai promis de rappeler. Nous avions entre nos matelots un nommé Jacques Le Roux : il était un de ceux qui servaient le canon sur la dunette avec les pilotes. Je ne buvais point que le commandeur ne bût aussi. Dans le temps que je lui en avais versé, & que j’attendais qu’il eût bu pour reprendre le verre qu’il portait à sa bouche, est venu tout d’un coup un boulet qui n’a fait qu’un article de la tête de Jacques Le Roux & n’a laissé que le tronc, qui est tombé sur ma jambe gauche. Le sang & la cervelle se sont répandus de tous côtés : le visage de M. de Porrières en a été couvert. Dans l’instant que je reprenais le verre de sa main pour le jeter à la mer suivant ses ordres, il s’est senti frappé à la joue & à l’épaule par un éclat de la lisse ; & le boulet, qui venait de briser cette lisse, est passé entre lui & moi à la hauteur de l’estomac, sans nous faire d’autre mal. Pendant qu’il s’essuyait, j’ai été chercher un autre verre : je l’ai rincé, & il a bu, & moi après lui ; & m’a dit que celui-là avait passé bien près. Le salpêtre échauffe & altère d’une si grande force qu’on voudrait toujours boire. Nos verres tiennent plus de chopine, mesure de Paris ; & nous les vuidions à rasade. La peur, comme on voit, ne m’avait pas démonté ; & la manière dont j’écris, & mon style, ne témoignent pas, je crois, que la passion m’ait beaucoup préoccupé. Il n’y a pourtant pas deux heures que nous sommes hors du feu.

J’ai vu dans ce combat, non seulement une fois, mais plusieurs, une chose dont j’ai une infinité de fois entendu soutenir le contraire. On dit qu’avant que le coup de canon éclate, le boulet est rendu où la violence de la poudre le chasse. Cela est très faux. J’ai vu des balles passer au-dessus de ma tête, dont il y a eu une qui a frisé mon chapeau, & emporté un peu de la forme & du bord, & dont le coup avait éclaté avant qu’elles fussent à nous ; & j’ai fait cette observation dans le temps qu’il n’y avait que la forteresse qui tirât sur nous, parce que nous étions encore trop éloignés des ennemis pour que les canons des vaisseaux pussent porter jusqu’à nous ; au lieu que ceux de la forteresse, qui sont canons de chasse, portaient beaucoup plus loin.

M. de Porrières est, comme j’ai dit, blessé à la joue & à l’épaule, mais légèrement : nous n’avons eu que trois matelots tués. L’un nommé Jacques Le Roux, qui a eu la tête emportée, je l’ai dit ; Olivier Le Quartier, qui a eu un boulet dans l’estomac ; & Pierre Roué, qui a été tué d’un éclat qui lui a coupé le ventre, & du boulet qui lui a brisé la cuisse. C’était une horreur de voir les entrailles sortir de ces deux corps. Nous avons trente-deux blessés de ces éclats ; mais, grâce à Dieu, légèrement. M.le chevalier d’Aire a eu un coup bien favorable. Un boulet a donné dans la manche droite de son justaucorps ; il étendait le bras pour donner quelque ordre : sa manche a été crevée, la violence du coup l’a jeté à bas, & il en a été quitte pour se relever. Notre navire nous fait pitié : toutes nos manœuvres courantes sont coupées, nos haubans s’en ressentent, les galhaubans presque détachés, nos voiles & nos pavillons percés comme des cribles, & le pis de tout c’est notre mâture hachée. Nous avons quarante coups portant dans le corps du vaisseau & la mâture, sans ceux qui donnent dans les cordages, les pavillons & les voiles ; mais, nous n’en avons aucun à l’eau, ni au-dessous de la préceinte. M.d’Auberville a eu la main brûlée dans son brûlot, & plusieurs matelots des autres navires ont été tués & blessés. Toute l’escadre a fait son devoir, à la fausse manœuvre près du Florissant ; & tous conviennent que l’Écueil a été en proie au plus grand feu des ennemis : parce qu’excepté le Lion & le Dragon, nous en avons été seul le plus proche pendant plus de trois quarts d’heure, & que les ennemis ne faisaient pas feu sur eux, mais oui bien sur un gros navire comme l’Ecueil.

Qui que ce soit ne pouvait concevoir comment des navires marchands, & qu’on disait n’avoir que peu d’équipage, pouvaient faire un feu si beau & si prompt : mais on a cessé de s’étonner quand on a su, par M. d’Auberville & les matelots de son brûlot, qu’ils avaient tous leurs canons à bâbord, y ayant transporté toute la batterie de stribord ; & que, pour être promptement servis, ils avaient pris sur leurs vaisseaux des soldats du fort.

Nous sommes à présent à l’ancre, où nous enverguons un jet de voiles neuves, à la place de celles qui sont crevées, & qu’on raccommodera. Nous avustons aussi nos manœuvres coupées, nos haubans & nos galhaubans, ne sachant encore ce que nous deviendrons, c’est-à-dire si nous recommencerons demain le branle, ou si nous continuerons notre route.

Le fort nous a beaucoup incommodés, & je ne vois pas beaucoup d’apparence que nous retournions l’affronter de plus près. Nous voyons d’ici un navire justement sur le chemin que nous devons tenir. Il a été tiré aujourd’hui, tant de notre côté que de celui des ennemis, plus de sept mille coups de canon, à ne mettre tous les navires qu’à quatre cent cinquante coups chacun l’un portant l’autre, ce qui est assurément le moins qu’il en ait été tiré. Pour nous, nous n’en avons tiré que trois cent quatre-vingt-dix-huit, parce que dès le commencement du combat nous avons eu deux canons mis hors de service par celui du fort.

Du samedi 26 août 1690

Nous avons resté toute la nuit à l’ancre ; & ce matin, le Conseil s’est tenu à bord de l’Amiral, où il a été résolu que nous poursuivrions notre route, parce que ces navires sont hors de prise, qu’il faudrait que nous approchassions encore de plus près qu’hier, que le fort nous donnerait trop d’embarras, & que pendant la nuit il pouvait avoir bordé la rive de canon.

Il est certain que les ennemis furent hier bien battus : ce qui nous le prouve, c est qu’ils ont souffert sans branler que nous ayons pris à leur vue le navire que j’ai dit que nous vîmes hier, & qui était encore sur notre route ce matin. C’est un anglais, dans lequel on n’a trouvé personne du tout. Tout le monde a fui à terre ; & ils ont eu toute la nuit pour y sauver les marchandises. J’y ai été, & puis me flatter d’avoir sauvé la vie à trente-deux homme que nous étions, dans la chaloupe de l’Amiral & la nôtre. En entrant dans l’entre-deux-ponts, j’ai senti le brûlé. M.d’Auberville & moi avons suivi l’odeur, qui sortait de la soute aux poudres. J’y suis promptement descendu, malgré le risque, & ai ôté d’un baril plein de poudre un bout de mèche allumée, que les Anglais y avaient mis à dessein de faire sauter le navire, & en même temps tous les Français qui s’y seraient trouvés. Ce baril est de deux cents livres pesant de poudre bien fine & de chasse. C’est tout ce qui y a été trouvé, outre huit petits canons & quatre pierriers, & pas un diable avec : ainsi, rien du tout à jouer de la griffe. Cette action, qui passe pour être assez hardie, m’a attiré quelques compliments de M. du Quesne & du commandeur. Je ne l’aurais pas rapportée si elle avait fait moins de bruit sur l’escadre.

Du dimanche 27 août 1690

Toujours bon vent, nous allons bien. Le navire anglais que nous prîmes hier, & qui était de quelque trois cents tonneaux, aurait été métamorphosé en brûlot s’il avait été voilier ; mais n’allant point du tout, on y a mis le feu aujourd’hui. La flamme n’a rien d’affreux le jour :

C’est dans l’obscurité, que la lumière est belle.

Du lundi 28 août 1690

Toujours bon vent, & nous allons bien. Le maître-charpentier, qui travaille avec les autres à raccommoder le désordre que nous avons de Madras, m’a fait appeler, & m’a fait voir dans le corps du navire un boulet à deux têtes, & deux boulets ronds qui y sont engravés, & qui servent d’emplâtre aux trous qu’ils ont faits en nous frappant. Le boulet à deux têtes est par le travers des pompes, les deux autres sous le château d’avant, & tous trois dans les balestons, ou solives, pour plus d’intelligence.

Du mardi 29 août 1690

Toujours bon vent : nous avançons. Le lecteur doit compter que n’y ayant aucun moyen de comparer dans les Indes le temps que nous avons mis à venir du tropique du Capricorne à la Ligne, & à aller du point de cette Ligne au tropique du Cancer, à cause des tours & détours, des séjours que nous avons faits, & des fréquents mouillages, n’ayant pas été & n’allant point encore le droit chemin ; que même nous ne passerons pas le tropique du Cancer parce qu’il donne sur la terre ferme de notre continent, je ne parlerai plus du tout pilote qu’après avoir repassé le cap de Bonne-Espérance, & que nous serons dans les mers d’Afrique.

Du mercredi 30 août 1690

Nous avons vu ce matin un navire, & avons donné dessus : il a été impossible de le joindre ; il a donné à terre, & s’est échoué. Il y a dans le même endroit trois autres bâtiments échoués aussi ; mais, étant sur la grave, je crois que ce sont des bâtiments mores, & non des anglais, comme on le dit.

Du jeudi 31 dernier août 1690

Nous avons assez bien été toute la journée. Nous sommes à l’ancre, pour voir demain quel est un navire à qui nous avons donné cache ce soir, & qui s’est rallié à terre.

Septembre 1690

Du vendredi 1er septembre 1690

Nous ne sommes point heureux de n’avoir pas pris le navire que nous vîmes hier, & que nous voyons encore. On a envoyé les chaloupes armées pour le prendre. Qui que ce soit n’a paru ; mais la mer brise tellement, & le fond est si bas, que les chaloupes n’ont pu aller jusqu’à lui. Il s’en est sauvé trois Lascaris, qui ont été menés à bord de l’Amiral, & conduits au Lion, où j’étais lorsqu’ils y sont arrivés. Ils ont dit que ce navire appartient à un Anglais, marchand particulier ; qu’il est chargé d’argent en saumon, de cuivre, & de draps ; qu’il a mis toute la nuit à terre le plus de ballots qu’il a pu, s’étant servi de ses vergues pour faire des rats & que les Noirs de la Côte avaient pillé & pillaient encore le tout. Ces trois Lascaris sont aussi magnifiquement vêtus que ceux de Pondichéry ; & la première chose qu’ils ont demandée en portugais, & que M. de Pressac, lieutenant du Lion expliquait, c’est qu’ils suppliaient que personne ne touchât à leur manger ni à leurs plats. Ces misérables nous tiennent impurs, & se laisseraient mourir de faim plutôt que de manger de ce qu’un chrétien aurait touché. Ils ne font pourtant point de difficulté de nous louer leurs femmes & leurs filles. Ne s’en servent-ils plus ?

Quid non mortalia pectora cogit
Auri sacra fames ?

Ils ne vivent que de légumes, & jamais de viande. Nous en avons deux à bord, qui nous viennent de la flûte. On leur donne du riz & de l’eau. Natura paucis contenta.

Du samedi 2 septembre 1690

Nous remîmes à la voile dès hier au soir, & avons remouillé aujourd’hui parce que les courants nous ont reculés quoique le vent fût bon.

Du dimanche 3 septembre 1690

Nous avons remis à la voile ce matin, & avons assez bien été pendant la journée. Nous avons encore vu le navire d’avant-hier.

Du lundi 4 septembre 1690

Nous avons vu un navire ce matin : on lui a donné cache, & on l’a joint ; mais il n’est pas de prise. Son gabarit, ou sa façon, est portugaise ; & il appartient au Grand Mogol, avec lequel nous n’avons rien à démêler. Il poursuit sa route, & nous la nôtre.

Du mardi 5 septembre 1690

Nous avançons : douze heures de bon vent & de beau temps nous mettront à Bengale ; mais la brume nous a obligés de mouiller ce soir. Ce pays-ci est bien vilain, & bien désagréable : ce sont presque toujours des pluies & des brouillards ; & notre navire est tellement ébranlé par les coups qu’il a reçus & qu’il a tirés qu’il fait de l’eau par tout son haut. Nos charpentiers & nos calfats ne manquent point d’occupation.

Du mercredi 6 septembre 1690

Nous avons resté toute la journée à l’ancre, à cause de la brume & du vent contraire.

Du jeudi 7 septembre 1690

Nous avons remis ce matin à la voile, & avons mouillé ce soir devant Balassor, qui est la première terre de Bengale, à l’embouchure du Gange, où les Français ont un établissement. Quoiqu’il y ait des montagnes sur cette côte, elle est encore plus basse que celle de Coromandel, qui est une terre unie. Nous sommes à plus de six grandes lieues au large : cependant, nous n’avons sous nous que six brasses d’eau, c’est-à-dire trente pieds. M.du Quesne a tiré trois coups de canon à un Miserere l’un de l’autre ; ce qui est apparemment un signal dont il est convenu pour faire venir des Français à bord. Nous sommes déjà mangés de maringouins, ou mouches de pré, qui font élever la chair qu’ils piquent de la grosseur d’une fève blanche, & y causent une démangeaison à s’écorcher soi-même. D’où diable viennent-ils de si loin, pour nous dévorer, ou du moins nous défigurer ? Nous sommes accablés de chaleur : pas un souffle de vent ; & le ciel toujours couvert. Il ne nous manquait plus que ces insectes.

Du vendredi 8 septembre 1690

M. du Quesne vient d’envoyer sa chaloupe à terre : celles des autres navires l’ont suivie, excepté la nôtre. D’où vient ? Craint-il que je ne lui rende ce qu’il nous a prêté à Pondichéry, & que je ne lui dise à mon tour que le proverbe de Primo mihi n’a rien d’infâme à la mer ?

Du samedi 9 septembre 1690

Toujours mouillés en attendant la bénédiction du Seigneur.

Du dimanche 10 septembre 1690

Toujours même temps de brume, de chaleur, de maringouins & autres circonstances qui nous désolent.

Du lundi 11 septembre 1690

Le sieur Pelé, directeur pour la Compagnie à Balassor, est arrivé ici à midi avec les chaloupes, & nous a apporté quelques légumes, comme concombres, citrouilles, potirons ou giromons, & limons, qui sont fort petits, mais fort bons. Les bestiaux sont dans une barque & un bot, restés à deux grandes lieues d’ici, n’ayant pu venir, à cause du vent & des courants contraires.

Du mardi 12 septembre 1690

Nous avons appareillé ce matin, & avons été joindre la barque & le bot. Nous y avons eu des bestiaux, entre autres des vaches, qui disent par leur poil blanc & leurs tétines pendantes quelles pourraient bien compter chacune cinq cents animaux de leur espèce, provenant de leur estoc.

Du mercredi 13 septembre 1690

Nous avons aujourd’hui déchargé toute la marchandise qui nous restait à bord, & nous sommes présentement en vaisseau de guerre. Nous resterons à la mer deux mois plus que messieurs de la Compagnie n’ont compté : du moins, par ordre de M. du Quesne, le commissaire a donné un état des vivres nécessaires à toute l’escadre pendant ce temps-là ; & le sieur Pelé a promis de les fournir. Soit dit par parenthèse, ce M. Pelé est un vilain pelé, & un aussi laid mâtin que le chien de votre cocher, que Madame trouve beau, parce qu’il est épouvantable.

Il ne faut point compter ici sur des bœufs ; on n’en donne aucun : les autres navires n’ont eu que des vaches, non plus que nous. Est-ce par épargne ? Je n’en sais rien. Le sieur Pelé retourne à Balassor ; & nous, nous venons d’appareiller pour aller attendre au passage quatre navires hollandais qui viennent de Batavia, & qui doivent arriver de jour en jour.

Du jeudi 14 septembre 1690

Nous avons inutilement été sous les voiles toute la journée : il n’a pas fait un souffle de vent. J’ai été souper à bord du Général : j’y ai appris que nous irons à Mergui. Avant que de continuer, il est bon qu’on sache ce que c’est que ce Mergui. C’est une place du royaume de Siam où les Français étaient établis & où, sous la protection du roi notre allié & de M. Constance son premier ministre, ils avaient bâti un fort, dont M. Du Bruant était gouverneur, brave homme, exact & fidèle. Pour aller de Bengale à Mergui, il ne faut point passer par le détroit de la Sonde, ni par celui qui est entre l’île de Sumatra & la péninsule de Malacca, parce que, quoique Mergui soit & fasse partie du royaume de Siam, il est bâti sur les terres qui font partie de cette presqu’île de Malacca, tout à fait dans l’ouest des terres & dans l’est de Bengale, par dix-sept degrés de latitude Nord. C’est de là que M. Du Bruant est sorti le dernier des Français ; & où, avant que d’être forcé d’en sortir, il a montré autant qu’il a pu qu’il ne participait point aux lâchetés que notre nation a faites à Louvo, par tout le royaume, & surtout à Bangkok, la principale de nos forteresses : lâchetés si grandes que le nom français en est en horreur. Je n’en dirai pas davantage ici : les principaux acteurs doivent être présentement en France. On en saura plus d’eux que je n’en pourrais dire, supposé qu’ils disent la vérité ; ce que je ne crois pas : elle ne leur ferait aucun honneur, & pourrait leur ôter un gros profit.

Je reviens à l’article de Mergui, où on dit que nous allons. Tout le monde ici le souhaite, tant pour venger les Français qui y ont été maltraités que pour y rétablir l’honneur de la nation, & pour piller leurs temples ou leurs pagodes, & remettre leurs idoles dans leur état naturel. On a dit en France que ces idoles sont d’or. C’est une pure vanité, & une flatteuse menterie. Elles en sont simplement incrustées ou couvertes d’une épaisseur inégale, dont la plus forte n’excède pas celle de nos pièces de trente sols, & la plus faible nos pièces de quatre. C’est toujours beaucoup. Nous jetterons les idoles au diable ; &, à bons coups de hache, nous leur ôterons leur habit. Leurs talapoins ou prêtres, gens lâches & efféminés, ne sont pas pour nous résister ; & tous les Siamois en général ne sont que de vile canaille sans cœur. Je connais déjà plus de trente Français sur le Gaillard, qui, tout aussi bien que moi, voudraient être en besogne.

Du vendredi 15 septembre 1690

Nous avons encore remouillé, faute de vent, & sommes à l’ancre à cause des courants.

Du samedi 16 septembre 1690

Nous avons resté à l’ancre toute la journée : il ne fait pas un souffle de vent ; & la mer est aussi unie qu’une feuille de papier, & très beau soleil : ainsi, chaleur épouvantable. À force de tuer, nous sommes défaits des maringouins ; & nous sommes trop au large pour qu’il en revienne d’autres. Nous faisons maigre ; &, par conséquent, très mauvaise chère. Il y a, autour de notre vaisseau, une très grande quantité de poisson, dont nous ne prenons aucun, parce qu’il ne mord point à l’hameçon, & que messieurs de Madras ont cassé nos fouenes et nos harpons. Nous ne ressemblons pas mal à Tantale, de quo Ovidius,

In medio Tantalus amne sitit :
Fructus, quos nullo tempore tangat, habet.

Du dimanche 17 septembre 1690

Même chose : point de vent, & chaleur excessive. Ce malheureux pays-ci chagrine tout le monde.

Du lundi 18 septembre 1690

Nous avons remis cette nuit à la voile.

In vanum laboraverunt gentes.
Populi meditati sunt inania.

Point de vent. Nous voyons encore la maudite terre de Balassor.

Du mardi 19 septembre 1690

Nous mouillâmes hier au soir, parce qu’il n’y avait point de vent. La lune était dans son plein : elle a souffert une éclipse jusqu’à la moitié de son disque ; & cette éclipse a duré depuis son lever sur notre horizon jusqu’à ce qu’elle ait été dans le Sud-Est-quart de Sud, c’est-à-dire un peu plus de trois heures. Cela ne peut point avoir paru en France, parce que par la supputation des degrés de longitude, il ne pouvait être que onze heures & demie ou midi, au plus, de la journée d’hier. Je ne sais si elle est cause du mauvais temps que nous avons eu. Nous étions, & sommes encore, à l’ancre. Il a fait toute la journée tourmente de vent. L’Oiseau a fait voile sur le midi, parce qu’il dérivait ; le Gaillard a fait la même chose, parce que son câble a cassé. Nous avons fait notre possible pour les suivre ; mais le vent & la marée sont trop forts : il nous a été impossible de lever notre ancre. Il fait beaucoup de vent d’Est-Nord-Est, une pluie très grande, & nos matelots mouillés comme des barbets ne peuvent plus travailler ; & le pis de tout, c’est que le temps est si sombre que nous ne voyons pas à un quart de lieue de nous, & que le vent nous est tout à fait contraire pour attraper Mergui. Il nous pousse sur les côtes du Mogol, contiguës au Pégu, dont nous sommes fort proches. En un mot, nous sommes très mal : Dieu veuille nous en tirer.

Du mercredi 20 septembre 1690

Toujours même temps & même vent. Nous avons mis à la voile à minuit, que le vent avait un peu calmé comme on l’espérait, & nous avons été toute la journée la sonde à la main. Nous sommes partis de France six vaisseaux de compagnie : nous ne nous étions encore point quittés, & nous ne sommes à présent que deux, le Florissant & nous. Nous savons le rendez-vous, en cas de séparation ; mais, entre ci & là, nous pourrions bien trouver des loups qui dévorassent le troupeau dispersé. Ce ne serait pas sans coup férir ; mais, nous n’en serions pas mieux. Le vent est toujours directement contraire, & nous ne voyons pas devant nous : ajoutez à cela que peut-être les courants nous dérivent du côté que nous ne voulons point aller, n’y ayant que faire ; que la chaleur est si étouffante que nous ne pouvons presque pas respirer, & le lecteur avouera que nous n’avons pas quinte & quatorze en main le point bon.

Du jeudi 21 septembre 1690

Le vent a calmé, le temps toujours sombre & pluvieux. Nous ne voyons point encore d’autres navires que le Florissant. Nous lui avons parlé ce soir. Le vent est toujours contraire pour aller à Mergui, & il pleut à présent bien fort. Si cette pluie faisait éclairer le temps, elle nous ferait bien plaisir ; car sans doute nous verrions le Gaillard & l’Oiseau, qui ne peuvent pas être fort éloignés.

Du vendredi 22 septembre 1690

Le vent nous a toujours été contraire jusqu’à ce matin dix heures qu’il a changé, mais inconstant. Le ciel est toujours couvert, & il pleut de temps en temps. Le mauvais temps & les calmes, qui ont causé un roulis très fort, nous a coûté du vin à tous, c’est-à-dire au commandeur, à M. de La Chassée & à moi ; &, en mon particulier, de très belles dames-jeannes de Perse, qui ont été brisées par un quartaut de vin d’Espagne, qu’un roulis a jeté dessus. On ne s’est aperçu qu’aujourd’hui de cette perte, parce qu’on n’a pas descendu plus tôt dans notre soute de réserve. C’est Landais qui en a la clef : c’est là où nos petites provisions secrètes sont renfermées. J’ai voulu le rosser, mais le commandeur & M. de La Chassée m’en ont empêché, & il n’a eu qu’un horion : &, pour toute consolation, ils m’ont dit qu’il en était plus fâché que moi ; c’est de quoi je ne doute point. Mais cela ne me rend ni ma fenouillette ni mon vin de réserve. Je n’en jeûnerai pas seul ; ils y auront bonne part tous trois, ou le diable s’en mêlera. Franchement, je ne suis point content.

J’ai aussi trouvé dans une autre soute du pain gâté & moisi. J’y ai fait descendre les officiers, & des gens de confiance travaillent à séparer le mauvais d’avec le bon. Cela ne mérite pas un procès-verbal, qui pourrait effaroucher l’équipage ; mais c’est un advertatur. Les calfats sont à travailler : on ne peut faire autre chose.

Du samedi 23 septembre 1690

Le vent s’est encore remis contraire pour notre route à Mergui : nous tirons avec lui au court bâton. Notre vin aigrit, notre eau est pleine de petits vers, & les vaches que nous avons eues à Bengale, qui sont assurément les doyennes du pays, sont plus dures que nos dents. On les donne aux matelots : c’est un plaisir de les voir tirer après. La chair de ces animaux fait ce qu’elle peut pour n’être pas dévorée, & se défend durement, mais inutilement : ils l’engloutissent par morceaux, ne leur étant pas permis de faire entrer leurs mâchoires dans un plus ample détail. Je l’ai, je crois, déjà dit : le diable bouilli, roussi, rôti, grillé, traîné par les cendres, laisserait ses grègues entre leurs dents, quand la peau serait assez bien corroyée pour faire des semelles de bottes.

Je me souviens d’avoir entendu une pauvre femme se plaindre à ma mère du trop d’appétit de son mari. Madame, lui disait-elle, le malheureux heume le pain comme le vent : il ne fait d’un gros morceau qu’une becquée. Je me sers de ses propres termes. Il en est de même de nos matelots : ils avalent en morceaux ce que leurs dents ne peuvent pas broyer.

Du dimanche 24 septembre 1690

Landais m’a réveillé cette nuit sur les onze heures pour me dire qu’on voyait deux navires ; mais ayant appris qu’on se contentait de les suivre, & qu’on les garderait jusqu’au jour, je me suis tranquillement recouché & rendormi. J’ai su ce matin que vers les deux heures après minuit le Florissant a viré de bord pour nous joindre, & nous a demandé si nous voyions deux vaisseaux sous le vent ; on lui a civilement répondu que la lune était trop belle pour ne les voir pas. Poursuivez votre route, a-t-il dit, je vais revirer de bord, & vous suivre. C’est à présent le commandant. L’Écueil a obéi & suivi sa route, qui portait sur ces deux navires. Pour lui, il s’en est éloigné de plus d’une grande demi-lieue ; &, à tout hasard, a laissé l’Écueil seul à démêler la fusée. Nous avons donc porté sur ces deux navires ; qui, après s’être parlé l’un à l’autre, se sont séparés, dans le dessein de nous mettre entre deux feux. On en voyait passer dans leurs entre-deux-ponts ; grand signe qu’ils se préparaient au combat : & M. de Porrières, qui ne voulait pas que l’action se passât sans que je la visse, a eu la bonté de me faire lever. Nous voyions deux navires, qui ne paraissaient point craindre le choc, & qui au contraire semblaient nous inviter, ayant mis vent devant pour nous attendre ; & avec cela le Florissant nous abandonnait : c’en était assez pour faire penser à soi.

Le commandeur n’en a point été étonné : il a fait tout préparer pour le combat, & s’est allé vigoureusement jeter entre les deux, bien résolu de montrer au Florissant de quelle manière il fallait s’y prendre : (c’est dans ce moment qu’il m’a fait lever). Il est certain que nous nous serions battus en braves gens si ç’eût été des ennemis, & que l’Ecueil était prêt à leur répondre en même temps bâbord & stribord ; mais, en ayant approché de la voix, & demandé d’où est le navire. Le Dragon a répondu : de Rouen ; & nous : de Versailles ; ainsi, on a rengainé. Ces deux navires sont le Lion & le Dragon, que nous avons rejoints, grâce à Dieu. Plaise à sa bonté que nous rejoignions bientôt le Gaillard & l’Oiseau.

Tout le monde est très scandalisé du procédé du Florissant. On croyait que la fausse manœuvre qu’il avait faite à Madras avait été un effet du hasard ; mais son éloignement cette nuit l’a fait baptiser d’un autre noM. M.de Porrières, le voyant s’éloigner d’une si forte distance, & par conséquent sinon se tirer des coups du moins échapper aux premiers, qui sont toujours le plus à craindre, nous a dit en plaisantant à M. de La Chassée & à moi : J’ai envie d’aller sur lui à mon tour, & de lui crier, dans le porte-voix, que j’ai revu ces deux navires : & il est très certain qu’il est homme à lui avoir joué le coup, s’il avait su que ces deux navires eussent été des nôtres ; mais les croyant ennemis, & outre cela ne voulant pas qu’on puisse donner à ses actions un autre sens que celui que l’apparence montre, il a poursuivi sa route & a donné au Lion & au Dragon, quoique seul, autant de peur que s’il avait été bien accompagné. Après la reconnaissance faite, M. de La Chassée a crié au Dragon qu’ils paraissaient bien méchants la nuit, puisqu’ils faisaient fuir le Florissant. J’ai été dîner à ce navire, où on m’a dit que l’air résolu & hardi dont l’Écueil avait été cette nuit se jeter entre le Lion & lui leur avait donné bien à penser. S’il y a eu de la crainte de côté ou d’autre, elle n’est pas parvenue jusqu’à moi, qui dormais fort tranquillement. M.de La Chassée en a fait coûter un bordage d’artimon à la Compagnie, & à moi un bon grand flacon de fenouillette : il a le diable au corps sur la lampée. Il n’a pas plu d’aujourd’hui : miracle !

Du lundi 25 septembre 1690

Pendant le jour beau temps, peu de vent, & fort chaud. Nous avons vu ce soir de très beaux poissons, taons, marsouins, dorades, & autres, sans en prendre un seul ; & cela, toujours par l’incivilité de messieurs de Madras. Notre armurier prétend bien que ce ne sera pas demain la même chose. Il ne plut point hier : le ciel vient de doubler les intérêts depuis sept heures du matin jusqu’à sept du soir ; ç’a été une pluie continuelle & très forte. Cette pluie nous a fait plaisir, car elle a fait changer le vent, qui est présentement Ouest-Nord-Ouest, très bon, mais bien faible.

Du mardi 26 septembre 1690

Bon petit vent, toute la nuit & toute la journée. Le commandeur a été seul dîner au Lion. L’aumônier de ce vaisseau est venu dîner ici : il a amené avec lui un missionnaire, nommé M. de Quermener, & sont venus ensemble voir M. Charmot. Ils se sont parlé dans la grande chambre pendant fort longtemps, & n’en sont sortis que lorsqu’on leur a été dire qu’on avait servi. Ce qu’ils se sont dit m’inquiète fort peu. Ce sont leurs affaires, de très grande conséquence pour eux, & sottise pour moi. Ce M. de Quermener me paraît fort pieux & homme d’esprit & d’étude. On peut lui donner ces six vers de M. Scarron :

Il porte une barbe en crépine :
Dieu la préserve de vermine ;
Car si vermine s’y fourrait,
Trop souvent il se gratterait :
Dont pourrait souffrir du dommage
La gravité du personnage.

Effectivement, il porte une barbe toute crépue, qui lui descend jusqu’à l’estomac ; &, quelque chose de vénérable qu’ait pour moi la barbe, je la trouve un objet très peu ragoûtant, à moins qu’elle ne soit aussi blanche que celle de feu M. Lempereur. que je me souviens d’avoir vu à Paris longtemps y a, plus connu au Marais par sa barbe que Barrabas dans la Passion. Ce n’est pas que barbe, telle soit-elle, barbe même de capucin, ne soit vénérable, malgré la vermine qui s’y promène, à ce qu’on dit ; mais chacun a son goût, & la barbe n’est pas du mien. Et dans quelle diable de digression la barbe m’a-t-elle jeté ? C’est que la mienne est de cinq jours. Je vas la raire : il ne me faut ni jour ni chandelle.

Du mercredi 21 septembre 1690

J’avais clos l’article d’hier ; mais, je n’avais pas songé que l’heure de la pluie netait pas passée. D’où peuvent provenir ces pluies si grosses, & si fréquentes ? Je n’en puis dire autre chose que ce que j’en ai déjà dit ci-dessus. Il a fait calme tout plat, ou, du moins, très peu de vent ; &, quoiqu’il ait été bon, nous n’avons guère avancé. Les diables, ou les idoles de Mergui, sont bien difficiles à déshabiller !

M. Joyeux a envoyé ce soir son lieutenant à bord pour convier le commandeur d’aller demain dîner chez lui ; mais M. de Quistillic, chez qui nous avons dîné aujourd’hui, & M. de Chamoreau devant venir demain dîner ici, il l’a remercié, & lui a fait dire que, si il voulait s’y trouver, il serait le bienvenu. Cette invitation a été faite d’un certain air, qui nous fait connaître qu’il se ressouvient de la nuit de samedi à dimanche. Il est certain qu’il a raison ; mais il n’est pas de la prudence du lieutenant de le dire de même à son capitaine.

Du jeudi 28 septembre 1690

Calme tout plat. Tous ces messieurs sont venus dîner ici, où tout a bien été. Ils doivent aller dîner dimanche au Florissant. J’y ai été dîner. Il faut que la discorde ait soufflé de son venin dans ce navire, car ils sont toujours en guerre intestine. Je ne veux pas dire que ce soit par la nonchalance ou la faiblesse du capitaine ; mais il est constant qu’un homme qui sait bien se faire obéir tient tous ses gens dans le respect & l’union.

Si licet exemplis in parvo grandibus uti,

(voilà, pour la seconde fois, que je me sers de ce vers d’Ovide ; mais il me paraît mieux convenir ici que ci-devant) la France serait-elle montée à ce point de grandeur où elle est, si le roi n’eût eu la fermeté de se iaire obéir par tout le monde, sans distinction ? Un capitaine sur un navire ne le représente-t-il pas ? Ne doit-il pas l’imiter suivant que sa sphère d’activité a d’étendue ? J’en ai dit mon sentiment à M. Blondel notre commissaire, qui est partie souffrante, plaignante, & à plaindre. Il est très constant que, si j’occupais un poste comme le sien, je ne me contenterais pas d’en remplir les fonctions & les devoirs ; mais, je saurais bien aussi me faire porter l’honneur & le respect qui me seraient dus, & j’exécuterais à la lettre le précepte de Sénèque, Age quod agis. Il m’a paru me savoir bon gré de ce que je lui ai dit, & a ajouté qu’il avait à vivre avec des esprits bien difficiles à gouverner. Je lui ai répondu que c’était à cause de cela qu’il devait se raidir contre, & montrer sa fermeté dans toute son étendue ; qu’il devait prévoir d’abord à quoi sa complaisance pouvait le conduire, & se ressouvenir de ce vers trivial,

Quidquid agas, prudenter agas, & respire finem ;

que mon exemple en était une preuve, en ce que je n’aurais jamais réduit le chevalier de Bouchetière à la raison si je ne lui avais pas montré les grosses dents dès sa première entreprise ; que j’avais pris tout d’un coup mon parti, prévoyant qu’avec un esprit impérieux comme lui ma condescendance hors-d’œuvre m’en aurait fait plus tard un ennemi ; au lieu qu’en ne lui cédant rien j’en avais fait un ami sincère & qu’il était lui-même le premier à avouer qu’il m’avait l’obligation de lui avoir appris à vivre ; qu’avec de certaines gens, il fallait de nécessité prendre d’abord son parti, & se souvenir de ce qu’exprime cet autre vers,

Principiis obsta, sero medicina paratur.

Vous avez raison, m’a-t-il dit ; mais vous étiez appuyé & je ne le suis pas. Mon emploi, lui ai-je répondu, est si bas, & si abject auprès du vôtre qu’il est vrai que j’avais besoin d’appui ; mais vous n’en avez que faire : c’est à vous d’en servir aux autres. Menacez seulement de votre plume ceux qui vous chagrinent : ils la craindront plus que l’épée des ennemis. Il est bien fâcheux pour un homme de bon sens d’avoir à vivre avec des brutaux, des fous & des bigots.

Du vendredi 29 septembre 1690

Vent tout à fait contraire ; mais bien faible. Nous louvoyons, pour tâcher de ne nous point éloigner de la route de Mergui. Cela vaut autant que si nous croisions exprès parce que s’il nous tombait quelque navire entre les mains, nous lui ferions décliner son noM. Nous en voyons deux fort éloignés : on a reviré de bord pour aller à eux ; mais le vent est trop faible & les voiles baisent le mât.

Du samedi 30 & dernier septembre 1690

Toujours calme ou si peu de vent qu’il ne peut servir à rien ; &, outre cela, notre premier pilote, qui est venu trois fois ici, dit que les courants y sont très violents & portent tantôt d’un côté & tantôt de l’autre. Nous voyons encore ces deux navires mais il nous est impossible d’aller à eux & à eux de venir à nous. Il paraît par mes longues-vues qu’ils nous présentent le cap : ce sont des matelots qui les ont regardés de la hune. Il est bien vrai que ce sont deux navires ; & c’est tout ce que j’en sais.

Octobre 1690

Du dimanche 1er octobre 1690

Toujours même temps de chaleur & pas un souille de vent. Au diable le dessert du Florissant : c’est toujours ce qu’il y a chez lui de plus magnifique ; on s’y est pourtant assez bien diverti à dîner. Le démon protège les idoles de Siam & ne veut pas qu’elles tombent entre nos mains. Nous n’avons point revu les deux navires que nous vîmes hier & avant-hier : nous en sommes d’autant plus fâchés que nous croyons, avec grande apparence de raison, que ce sont le Gaillard & l’Oiseau.

Du lundi 2 octobre 1690

Le vent continuant toujours contraire pour aller à Mergui, & les vaisseaux commençant à manquer d’eau (ce n’est pas le nôtre, toute la table ne boit que de l’eau de pluie & s’en trouve bien) & ne voyant nulle apparence de pouvoir arriver de longtemps, par la contrariété des vents, on a tenu conseil à bord du Florissant où, tout bien pesé, & la nécessité de rejoindre le Gaillard & l’Oiseau & autres bonnes & notables raisons, entre lesquelles tient son rang in petto le peu de plaisir qu’il y a d’obéir à M. Joyeux, dont les résolutions n’ont point de tenue (terme matelot fort expressif), il a été résolu d’aller à la terre la plus proche, & cette terre est l’île de Négrades, à soixante lieues dans le Nord-Est. C’est le rendez-vous, en cas que nous ne puissions pas attraper Mer-gui. Le vent est contraire pour le dernier, & assez bon pour l’autre. La guerre civile est allumée plus que jamais dans le Florissant. Pour nous, grâces à Dieu & au bon ordre établi & maintenu par le commandeur, nous vivons dans une paix profonde : chacun, n’ayant à faire qu’à lui, fait ce qu’il doit faire.

Du mardi 3 octobre 1690

Calme tout plat, beau soleil : miracle ! Chaleur à brûler.

Du mercredi 4 octobre 1690

Encore calme tout plat, & chaleur très forte. Il a plu ce soir. Cette pluie nous avait amené un petit vent de Nord-Est qui nous était bon pour aller à Mergui, mais qui n’a pas duré.

J’ai donné dès le matin matière à une dispute, qui n’est pas prête à finir ; car personne ne veut faire céder son sentiment à celui d’autrui. Voici le fait. Notre aumônier s’appelle François : je le savais bien ; mais, je ne savais pas que ce fût aujourd’hui sa fête : je ne regarde mon almanach que comme calendrier, & non comme martyrologe. M.Charmot, qui dit tous les jours son bréviaire, & qui par conséquent en était informé, m’a vu sortir avant soleil levé de la chambre de M. de La Chassée, où j’avais bu un coup d’eau-de-vie avec le chevalier de Bouchetière, car nous sommes à présent les meilleurs amis du monde. Il m’a demandé si j’avais préparé un bouquet. Pour qui, lui ai-je demandé. Pour l’aumônier, m’a-t-il répondu. Il s’appelle François, ai-je repris : est-ce aujourd’hui ? Comment vis-tu donc, animal ? m’a-t-il dit en ouvrant mes propres Heures : tiens, regarde. Oh ! ma foi, il est trop tard, ai-je dit. M.Saint-François n’aura point de bougie. Il m’a turlupiné, & m’a si bien poussé que j’ai voulu parier d’en faire un avant que notre aumônier dît sa messe. Il a parié, & a payé, qui plus est. Une bouteille de vin d’Espagne en a fait l’affaire. Je suis entré dans ma chambre : & voici ce que j’ai fait sans brouillon :

Admodum Reverendissimo Patri
Francisco Querduff,
Aelemosinario nostro navigatori,
Sertum.
Virtus Franciscos jam evexit ad Aethera quinque :
Progredere, exiguo tempore sextus eris.
Offerebat, etc.

Je suis ressorti tout aussitôt de ma chambre. Il m’a demandé si j’avais déjà fait. Je lui ai répondu que, de la journée, je ne ferais aucun vers, ni latin ni français. Notre aumônier est monté pour s’habiller & célébrer : je lui ai donné mon bouquet : il l’a lu en riant & m’a remercié. M.Charmot le lui a demandé : il le lui a donné, & celui-ci m’a fait jurer que je l’avais fait le matin même, depuis que je lui avais parlé. Comme c’était la vérité, j’ai juré sans difficulté : il a promis de s’acquitter après la messe ; &, ne pouvant démentir le fait, il s’est attaché à le critiquer & à me tourner en ridicule. Il a prétendu que cette épithète exiguo était un terme outrageant pour un homme vivant, & que c’était lui souhaiter la mort. Voilà le sujet de la dispute, & ce qui a partagé tout ce qu’il y a de rhéteurs, de grammairiens & d’humanistes sur le vaisseau, dont le nombre n’est pas petit. On a contrarié M. Charmot, & soutenu que ce terme était juste, par rapport à la brièveté de la vie d’un homme, quelque longue qu’elle pût être, en comparaison d’une éternité de bonheur que ce mot semblait lui prophétiser : ce qui était lui souhaiter en même temps la fin des troubles dont la vie mortelle est agitée & le commencement d’une félicité qui ne doit jamais finir ; & qu’en ce sens l’épithète exiguo, par rapport à tempore, était la plus juste qui pût être employée, surtout pour un religieux.

Je laisse la dispute pour revenir à son vin d’Espagne, que nous avons bu. Notre aumônier a été sommé de payer la fête. Il a prétendu s’en excuser sur sa pauvreté religieuse : mais M. de La Chassée ne s’est pas contenté de cette raison & lui a dit sans façon que les gens de sa robe n’allaient jamais les mains vides ; & l’a menacé d’ouvrir son coffre & d’en faire l’inventaire, si lui-même ne l’ouvrait pas de bonne grâce. Il a descendu avec lui, & un moment après est remonté seul criant vivat, & tenant à sa main un grand pot de noix confites de Rouen, d’un bon sucre, lardées de citrons, & d’un sirop de couleur d’ambre. Chacun en a mangé une, excepté moi, qui ne mange point de chatterie. Parbleu ! a dit M. de Pondères, celui qui a fait le bouquet n’en profite pas : j’en prends sa part ; &, comme cela n’est pas propre à déjeuner, je prends aussi celle de l’aumônier, & vas vous envoyer autre chose ; & en même temps a emporté le pot & a donné ordre qu’on nous apportât ce qu’il y avait de prêt. Heureusement, un dinde à la daube s’est trouvé : il a fait figure. Le commandeur a raillé M. de La Chassée d’avoir pillé pour les voleurs ; il lui a été répondu sur le même ton. M.Charmot s’en est mêlé ; tout le monde s’y est fourré. M.de Porrières est nanti & content ; &, suivant toutes les apparences, il n’y a que notre aumônier qui voudrait que le bouquet fût encore à faire. & retenir ses noix confites.

Du jeudi 5 octobre 1690

Nous avons eu calme tout plat presque toute la journée ; & ce soir, il s’est levé un petit vent de Sud qui est bien faible.

Du vendredi 6 octobre 1690

Ce matin, à la pointe du jour, nous avons vu à deux portées de canon un petit navire ; & le Florissant ne faisant aucun signal de lui donner cache, nous avons fort longtemps poursuivi notre route. Cela lui a donné le temps de se tirer de nos mains. Enfin, le Florissant a donné dessus ; mais trop tard. Nous nous sommes remis en route. Ce petit navire est revenu sur nous. On croit avec toute sorte d’apparence que le général des Hollandais à Batavia est instruit de notre arrivée aux Indes, & a envoyé ce petit bâtiment pour découvrir notre route, savoir où nous sommes & où nous allons. Il est certain qu’on l’aurait facilement pris si on avait donné dessus dès que nous l’avons vu : il était au milieu ou au centre des quatre. L’obscurité de la nuit nous l’avait donné, & notre négligence nous l’a ôté. On est tout scandalisé des manières de M. Joyeux. On regrette fort amèrement le Gaillard & l’Oiseau, qui l’auraient assurément enlevé s’ils avaient été ici. Le commandeur ne dit pas ce qu’il en pense, mais il n’est pas fort difficile de le deviner : & nous sommes tous persuadés que, s’il en eût été le maître & que M. Joyeux ne fût pas commandant, ce navire aurait décliné son noM. Je ne veux point dire qu’il fasse ces sortes de contretemps de lui-même : j’aime mieux en rejeter la faute sur le peu de concorde qu’il y a dans son vaisseau ; cependant, il devrait y être absolu, comme M. de Porrières l’est ici. Outre cela, quoique tout le monde sache qu’il fait ce voyage-ci malgré lui, puisqu’il ne s’en est point caché & qu’au contraire il l’a hautement dit au Port-Louis, je ne hésiterai point de dire qu’il ne devait point le faire, ou qu’il devrait agir comme s’il le faisait de bon cœur. Car enfin tout ceci le perd de réputation ; & il ne se lavera jamais des accusations qu’on peut lui faire, ou d’une négligence affectée, ou d’une lâcheté dont il n’a jamais été & n’est pas encore soupçonné.

Du samedi 7 octobre 1690

Toujours temps couvert, & mauvais vent. Il a plu beaucoup ce soir, & le vent est venu bon ; mais, comme nos pilotes croient être proches des îles qui avoisinent Mergui, nous ne ferons point de voiles cette nuit.

Du dimanche 8 octobre 1690

Nous avons été toute la nuit passée à la cape, c’est-à-dire que nous n’avons point été du tout, quoique le vent fût bon, crainte de trouver ce que nous ne cherchons pas. Le vent s’est remis ce matin à son trou ordinaire, bien près. Il pleut presque toujours : nous allons à Mergui où est le rendez-vous. Dieu veuille que nous y trouvions le Gaillard & l’Oiseau.

Du lundi 9 octobre 1690

Toujours même vent bien près. Nous ne voyons pas au plus qu’un quart de lieue devant nous, tant le temps est couvert & sombre : il pleut presque toujours. Le temps ne s’éclaircit point : ce sont les ténèbres d’Egypte.

Du mardi 10 octobre 1690

Le temps s’est éclairci vers les trois heures du matin : cependant, pas un souffle de vent, pas une nuée en l’air, & un soleil brûlant & vorace. C’en est trop à la fois : cela pourrit nos manœuvres & nos voiles, ce qui est le pis de l’aventure.

Du mercredi 11 octobre 1690

Le ciel s’est recouvert hier au soir : il a plu toute la nuit & la journée jusqu’à trois heures après midi, que le temps s’est éclairci. Nous n’avons point vu terre ; cependant, nous en sommes très proches. Le temps a été si sombre & si couvert que des oiseaux qui avaient quitté la terre n’ont pu la retrouver & sont venus se percher sur nos mâts, nos vergues & nos manœuvres. Nos matelots en ont pris plusieurs à la main, entre autres de petits, faits & coiffés comme nos terrains, excepté qu’ils ont le bec fait comme celui d’une fauvette, & jaune comme celui d’un merle ; un autre, semblable à une bergeronnette ; une tourterelle semblable à celles de France, & une bécasse. Ces deux dernières étaient bonnes ; j’en viens de manger ma petite part. Bien des gens qui sont venus ici disent que cela est extraordinaire pour la bécasse & la tourterelle, mais non pour les autres oiseaux. Il est certain que quand on est proche de terre & qu’il a fait de la brume, on trouve très souvent à la mer des oiseaux égarés, tellement fatigués qu’ils ne peuvent se soutenir & se laissent facilement prendre à la main. J’en ai très souvent vu, & nous en avons vu dans ce voyage-ci, avant que de voir Madagascar, comme je l’ai dit ci-dessus. Cela est un signe de la proximité de la terre, & on s’en défie. Il a calmé ce soir, & le temps est beau.

Du jeudi 12 octobre 1690

Il a venté cette nuit un petit vent qui nous a servi. Le temps était embrumé & couvert : heureusement il a éclairci. Je dis heureusement, car nous allions donner à pleines voiles sur une île, nommée Priparis, qui est sur les côtes de Siam, de laquelle on se croyait fort éloigné dans l’Est, tous les pilotes se faisant proches de Mergui. À qui en est la faute ? On dit que les courants nous ont été contraires : ces courants ont bon dos ! Toujours ma chanson : la science est bonne sur mer ; mais la prudence la vaut bien.

Cette île de Priparis est mal marquée sur les cartes hollandaises qui la placent à seize degrés. Les cartes françaises, qui ne la mettent qu’à quinze, sont plus justes. Nous avons bien des grâces à rendre à Dieu de nous l’avoir fait voir : on ne s’en défiait nullement ; & nous y aurions borné notre voyage.

Attendu que les navires n’ont plus ni eau ni bois, que les gonds de notre gouvernail chassent, que le vent ne vaut rien pour aller à Mergui & est bon pour Négrades dont nous ne sommes qu’à vingt lieues, nous faisons route pour cette dernière.

Du vendredi 13 octobre 1690

Nous avons vu terre, ce matin sur les dix heures. Nous en avons fait le signal : le Florissant n’y a point répondu, & a poursuivi son chemin jusqu’à midi, qu’on lui a fait un second signal. Il était à plus de deux lieues au vent & derrière nous. Enfin, il a arrivé & nous lui avons parlé. M.de Porrières lui a dit que notre gouvernail étant en pitoyable état, c’était son sentiment d’aller à Négrades pour le raccommoder ; qu’en deux jours de travail il serait en état d’aller à Mergui joindre M. du Quesne, qui pourtant pouvait être à Négrades aussi bien qu’à Mergui. M.Joyeux lui a dit d’aller ; que, pour lui, il allait encore croiser deux jours, & qu’il viendrait nous rejoindre s’il ne trouvait point M. du Quesne à la mer. Nous avons donc fait voile pour Négrades, mais, contre notre attente, le Florissant nous a suivis ; & lorsque nous avons été tout proche de Négrades, & que nous nous disposions à entrer dans le canal pour y mouiller, il a reviré de bord, & ne nous faisant aucun signe de rester, l’Écueil a été obligé de le suivre. D’où viennent tant de changements de volontés coup sur coup ? Aurait-il dans son vaisseau quelque Le Vasseur pour lui grossir les objets sur le péril ? Il ne faut qu’un lâche en autorité pour faire perdre cœur à mille braves gens.

Cette île de Négrades est la plus orientale, & à la pointe du sud du royaume de Pégu : nous reprenons la route de Mergui.

Du samedi 14 octobre 1690

Nous fîmes hier très mal de ne mouiller pas, nous serions à l’abri des terres, où nous pourrions en même temps faire de l’eau et du bois & raccommoder notre gouvernail ; au lieu que nous sommes à présent très mal. Un vent d’Est-Sud-Est qui a souillé épouvantablement toute la nuit nous a rejetés au large. Il était accompagné d’une très grosse pluie, & redoublait par des grains si forts que nous n’osions porter que nos pafis, encore avec les ris pris ; & ce même vent, qui souffle encore très bon frais, nous met hors d’état de pouvoir attraper ni Mergui ni Négrades. Le vent nous a tellement ballottés toute la nuit que nous avons été obligés de rester ce matin deux heures & demie à la cape pour attendre les autres.

C’est une peste qu’un voleur à la mer. On en avait découvert deux, depuis quinze jours : on les avait mis aux fers, où ils sont restés jusqu’à aujourd’hui. On a fait cette matinée justice d’un, qui est à présent libre : à demain l’autre. Ce sont deux soldats, qui ont cru que tout devait être commun dans ce monde, & qui sur ce fondement se sont emparés de l’argent de deux matelots. Ces coquins ont joué cet argent & n’en ont rendu que la cinquième partie, encore ce a été malgré eux : ainsi le reste est perdu pour ceux à qui il appartient, mais qui en sont payés par leurs mains. On n’a point fait d’autre cérémonie que d’en amarrer ou lier un le ventre sur le canon, & dans cet état de l’abandonner à la merci de celui qu’il avait volé ; lequel, d’une corde goudronnée grosse de la moitié du bras, lui a chatouillé le corps à trois reprises à perte d’haleine, & l’a tapé en matelot volé & perdant. C’est un fripon, dont le dos portera en écrit plus de six semaines la vengeance de la mauvaise action de ses mains & de son malheur aux cartes. C’est un plaisir qu’une pareille exécution : s’il y a à bord d’autres gens capables de jouer de la griffe, l’exemple est pathétique & palpable.

Du dimanche 15 octobre 1690

Toujours vent contraire, & il pleut de temps en temps. Ce matin à l’issue de la messe l’autre soldat a passé en revue. Il avait affaire, très malheureusement pour lui, à un matelot qui sait mieux frapper & qui est bien plus vigoureux que celui d’hier ; & qui, outre cela, a fait une bien plus grande perte : aussi l’a-t-il accommodé en chien renfermé. Je ne conçois pas comment, sans être écrasé, le corps d’un homme peut soutenir tant de coups, si bien & si vigoureusement appliqués. Il s’en sentira plus de deux mois. Cela me fait souvenir de ce que dit l’Intimité déguisé en sergent, dans Les Plaideurs de M. Racine.

Ai-je bien d’un sergent & l’air & la figure ?
Il me semble que oui : je ne sais, mais enfin,
Je me trouve le dos plus dur que ce matin.

Il faut assurément que le corps d’un fripon soit plus dur que celui d’un honnête homme : quoi qu’il en soit, le matelot qui a épousseté celui-ci a si bien fait son devoir à ma fantaisie, moi qui aime les voleurs de tout mon cœur, que je me suis cru obligé de lui donner un grand coup d’eau-de-vie pour le remettre de la fatigue qu’il venait de prendre. Ce sont de rudes frappeurs que les matelots, surtout lorsqu’ils sont piqués au jeu, & qu’ils se vengent. Ceux-ci sont honnêtes gens pourtant. Ils connaissaient les deux soldats qui les avaient volés ; & ne se sont plaints qu’après que ces deux soldats leur ont nié le fait pendant plus de huit jours, que ce fait a été découvert malgré eux ; & qu’ils ont déclaré qu’ils ne voulaient rien rendre du tout.

Du lundi 16 octobre 1690

Le vent n’est plus si fort mais il est toujours contraire, & nous commençons à manquer d’eau ; celle de pluie étant mauvaise, & sentant la fumée & le soufre.

Du mardi 17 octobre 1690

Il a fait calme tout le jour, ainsi une chaleur excessive. Le vent est venu ce soir, du Nord-Ouest, bon pour rattraper Négrades. Les idoles de Siam garderont leur surtout d’or : j’enrage, & ne suis pas le seul ; mais, le chagrin des autres ne diminue pas le mien, ni le mien le leur. Il faut entendre là-dessus les exclamations d’un des plus bouffons personnages du monde : on s’en tient les côtes de rire, d’autant plus qu’il ne passe pas pour avoir plus de religion qu’il y a de moelle dans la jambe d’une pie. C’est lui que les matelots ont nommé le ressac du Diable : j’en ai parlé dans le premier volume.

Du mercredi 18 octobre 1690

Toujours bon vent : nous avons fort bien été toute la journée, & nous avons mouillé ce soir à la proximité de Négrades, où on n’a pas hasardé d’entrer à cause des courants qui sont ici extrêmement violents & forts. Demain, Dieu aidant, nous y entrerons. Le Florissant est mouillé tout proche de nous : quelque rat pourrait peut-être le reprendre encore, suivant sa bonne & sainte coutume. Il fera tout comme il voudra : pour nous, nous entrerons. Il en est averti : qu’il prenne son parti ; le nôtre est pris.

Du jeudi 19 octobre 1690

Nous sommes aujourd’hui entrés à Négrades, que notre navire a salué en touchant, parce que nous avons évité de tomber sur le Florissant, qui a fait une mauvaise manœuvre & qui nous a obligés d’en faire une aussi, crainte de nous incommoder l’un l’autre. Nous en étions tout proches, & nous y avons entendu un bruit de tous les diables. Toutes les harengères de la halle jointes ensemble, en s’arrachant le tignon, en feraient assurément moins. C’était cent fois pis ici qu’à notre arrivée à Saint-Yago.

Novembre 1690

Du mardi 14 novembre 1690

Nous sommes sortis de Négrades ce soir ; &, n’ayant rien à écrire jour par jour, j’ai remis à dire ce que c’est que cette île, ce qui m’en a paru & ce que j’y ai appris, lorsque nous serions sous les voiles. A demain la partie ; il est aujourd’hui trop tard pour commencer : je dirai toujours par avance qu’il y a très peu de chose à dire sur un pays inhabité.

Du mercredi 15 novembre 1690

Nous sortîmes hier au soir de Négrades par un assez bon vent, qui s’est rendu contraire dès cette nuit, & qui continue. Tant pis.

Grâce à Dieu, nous sommes tous réunis. Le Gaillard & l’Oiseau arrivèrent ensemble à Négrades, le mercredi 25 du mois passé, & le lendemain mouillèrent proche de nous. Ils étaient accompagnés d’un petit navire portugais qui était parti de Madras le 28 août dernier, trois jours après notre combat, qui fut le même jour que M. du Quesne envoya les chaloupes armées pour prendre un anglais qui était à deux lieues de nous. Elles revinrent le trente, sans avoir pris ce navire, qui s’était échoué. Je l’ai dit à l’article du 1er septembre, page 54.

Le mercredi 8 du courant, il parut au large un autre navire. Le Lion adonné dessus, & le Dragon sortit le dix : ils revinrent le douze avec un autre petit vaisseau portugais, qui était aussi à Madras lors de notre combat, & qui n’en est parti que douze jours après. Nous avons su de lui que les ennemis ont perdu bien du monde, dont ils ne veulent pas dire le nombre : que l’amiral hollandais avait eu la tête emportée d’un boulet de canon ; que l’amiral anglais a eu le nez coupé d’un éclat ; que ces messieurs font courir le bruit que nous avons perdu plus de cent hommes, dont on avait trouvé partie des corps sur le bord de la mer ; & que nous avions été à Saint-Thomé, à deux lieues de là, faire enterrer le reste, entre autres. M.du Quesne, qu’ils assurent avoir été tué, & qui pourtant est en état de leur faire connaître qu’il est en vie.

 

Ce Portugais assure qu’on a trouvé sur la côte plusieurs cadavres, que la mer y a jetés. Je ne fais aucune difficulté de le croire ; mais je crois aussi que ce sont les gens de ce bâtiment anglais que nous prîmes le lendemain de notre combat, dans la soute duquel je descendis, & ôtai une mèche allumée d’un baril plein de poudre : j en ai parlé page 51. Je crois, dis-je, que l’équipage de ce bâtiment, ayant voulu se sauver la nuit, & ne conservant pas dans leur fuite toute la présence d’esprit nécessaire, auront donné sur quelque roche, où leur chaloupe se sera brisée, ou même ont été abîmés par les brisants qui sont là tels qu’ils sont à Pondichéry ; & qu’ayant été ainsi noyés, leurs corps auront été poussés à terre par la mer, qui charrie toujours sur ses bords tout ce qu’elle trouve d’impur & de mobile dans son sein. Il se peut encore que parmi ces cadavres aient été compris quelques gens de l’équipage de cet autre navire anglais dont j’ai parlé à l’article du 1er septembre, page 54, qui s’était échoué le jour précédent, auquel nos chaloupes allèrent vainement, & dont elles amenèrent simplement deux Lascaris ; il se peut, dis-je, que quelques-uns de ces gens aient couru même risque que les autres, & qu’ils ne s’en soient pas mieux tirés.

Cette pensée me paraît si vraisemblable, & même si juste, que je m’y arrête, avec d’autant plus de raison que la quantité de cadavres que le Portugais dit qui ont été trouvés sur la côte ne convient point au peu de monde que nous avons perdu, ayant tous été bien plus endommagés dans nos navires & nos manœuvres que dans les hommes, Dieu merci.

Négrades ou Négerades est située par seize degrés de latitude Nord : à l’égard de sa longitude, elle est tellement incertaine qu’il y a des cartes, qui la mettent à cent seize degrés, d’autres à cent vingt-quatre, & la mienne à cent trente-deux d’éloignement du méridien dans l’Est ; ce qui ferait une différence entre les premières cartes & la mienne de seize degrés, qui seraient, à vingt lieues par degré, trois cent vingt lieues. On peut voir par ce seul exemple l’incertitude de cette longitude. Je le répète encore, il faut que les RR. PP. jésuites aient la charité de donner au public leurs observations astronomiques & d’hydrographie : tous les navigateurs les en croiront, parce que leur habileté sur ces sciences est connue de toutes les nations.

Cette île, qui peut avoir deux à trois lieues de tour, est contiguë au royaume du Pégu, duquel elle n’est séparée que par un bras de mer qui n’a pas un quart de lieue de large, & qui est si bas qu’on le passe à pied sec de marée basse. Je prie le lecteur de remarquer en passant que, sur ce que l’examen m’a montré, ce que les pilotes nomment ici courants n’est autre chose que le flot & jusant, ou flux & reflux ; mais, comme ils ne connaissent pas ici les œuvres de marée comme ils les connaissent en Europe, & qu’ils n’ont point étudié l’heure du flot, ni celle du jusant, ils sont obligés de nommer courants ce qui, à ce que je crois, n’est en effet que l’arrivée ou le retour de la mer, qui monte peu dans son flux, & perd peu dans son jusant, en comparaison de ce qu’elle monte ou qu elle baisse en Europe. C’est ce qui m’a paru ici.

Je ne parle que de la petite île de Négrades seulement, dans laquelle nous avons campé, à cause de nos malades ; car pour l’autre, qui est grande, à ce qu’on dit, & qui me paraît l’être en effet, je n’y ai été que deux fois. On mouille entre ces deux îles par quatorze, quinze, ou seize brasses d’eau, d’une bonne tenue puisque les vaisseaux n’ont point dérivé, quoique les courants y soient très violents. Ce sont les dernières terres du Pégu, du côté de la bande du Sud.

Ce pays est inhabité, très malsain, couvert de bois, & très humide par la grande quantité de pluies qu’il y fait, qui sont si fortes & si fréquentes que quoique le soleil darde ici des rayons brûlants, & que la chaleur y soit excessive, la terre n’y est jamais sèche. Cette île est pleine d’étangs, qui nourrissent quelque poisson, & beaucoup de canage sauvage. Ils nourrissent aussi quantité d’insectes & de monstres inconnus dans notre Europe ; qui sont, à ce qu’on dit, produits ici par la corruption & l’humidité de la terre, fermentée par l’ardeur du soleil. J’avoue que, sans être nullement naturaliste, je ne crois point celui-là, étant persuadé que tous les animaux, tels soient-ils, viennent par la voie de la génération, & par l’accouplement du mâle & de la femelle de même espèce ; & que ce que le vulgaire appelle monstre n’est autre chose que la production de la conjonction monstrueuse d’une espèce avec une autre. L’île est pleine de couleuvres, qui frayent avec les anguilles ; du moins j’en ai vu se jeter à l’eau dans les étangs. Elle fourmille de serpents, qui ne sont point malfaisants, puisque tout aussitôt que paraît un homme, ils fuient & se cachent dans les trous ou dans les buissons.

Les eaux sont pleines de caïmans, qui est un furieux animal, long de dix pieds, fait tout de même qu’un crocodile, excepté qu’il n’a point de petites cornes aux côtés de la tête comme le crocodile en a. Il a la queue coupée par intervalles comme une crémaillère, & le crocodile a la sienne ronde, qui finit en s’amenuisant. La langue du caïman est coupée en fer de lance, & celle du crocodile est large & plate. Ces deux animaux n’ont du reste aucune différence essentielle. Ils sont tous deux très beaux à voir, mais très dangereux à approcher de près. Ils sont l’un & l’autre amphibies, c’est-à-dire qu’ils vivent se nourrissent sur terre & dans l’eau : où cependant le caïman vient bien moins fréquemment que le crocodile. Ils remuent tous deux la mâchoire supérieure, aussi bien que l’inférieure, comme le perroquet ; & si ces deux animaux ne se faisaient pas une guerre perpétuelle, on les prendrait pour être de la même espèce.

Ils ont tous deux le corps couvert d’écailles, larges d’un pouce environ en carré, relevées comme un diamant à facettes : ces écailles sont marquetées de blanc, de jaune, de rouge, de bleu, avec un peu de noir, taillées par échelons en octogones aussi polis & luisants que le cristal, & d’un éclat si vif que l’œil n’en peut soutenir la réverbération, lorsque le soleil donne dessus. Lorsque cet animal dort, on le prendrait au soleil pour une continuité de diamants, d’émeraude & de topazes. C’est dommage que cet éclat ternisse lorsque l’animal est mort, & que par la suite du temps ces écailles & ces peaux deviennent telles qu’on les voit chez les apothicaires, ardents rechercheurs de sottises.

Leur tête est faite comme celle d’un lézard : ils ont tous deux trente-deux dents en bas & trente-six en haut, fortes, plates, longues & pointues ; quatre pattes griffées, dont ils nagent dans l’eau, & dont ils rampent lentement à terre ; ce qui fait qu’on les évite avec facilité. On dit ordinairement que les crocodiles du Nil contrefont le cri d’un enfant : ceux d’ici sont aussi muets qu’une carpe. Nous avions de très bons poissons de mer, & plus qu’il n’en fallait, puisqu’on en péchait tous les jours, & la viande ne nous manquait point : ainsi, ce n’était pas par nécessité que nos matelots avaient écorché un caïman, qu’ils l’avaient fait cuire, & l’allaient manger si je n’en avais pas averti le commandeur, qui vint promptement & le fit jeter. Je crois que toute la mateloterie a le diable dans les dents. J’en dirais volontiers ce que le Poema Maccaronicum dit des reîtres,

Nil illis troppo calidum frigidumve diablis.

J’étais à chasser avec quatre autres Français de notre bord. Nous trouvâmes un caïman : n’appréhendant pas sa course, qui n’est pas plus vite que celle d’un enfant qui sort de la lisière, nous l’approchâmes, & le tirâmes tous cinq à balle seule de dix pas, & tous dans le même endroit du corps. Nous fîmes trois décharges sur lui : ce sont quinze balles, qui ne l’endommagèrent pas plus que quinze pommes cuites endommageraient un bloc de marbre. Je crois qu’un boulet de canon de quatre livres n’entamerait pas sa peau. J’équarris une balle de calibre, & lui lâchai mon coup dans le gosier, dans le temps qu’il avait la gueule ouverte. Il fit une infinité de bonds, & enfin la perte de son sang le fit tomber sur le dos. De nos matelots l’emportèrent, & c’était lui qu’ils voulaient manger.

Je me souviens d’avoir lu quelque part que le lion fait fuir le tigre, & que ces deux espèces d’animaux ne se trouvent point dans le même lieu. Cela est assurément très faux : il y en a ici quantité des uns & des autres. Nos chasseurs, & tous ceux qui ont été dans le bois, en ont vu ; mais, ces animaux ne font de mal à personne, & il avait été défendu de leur en faire.

On dit qu’on y a vu des éléphants : cela se peut, y en ayant dans la grande terre contiguë à l’île. Pour moi, je n’y en ai point vu, mais oui bien des buffles faits comme ceux d’Italie, et qui m’ont paru tout aussi féroces. J’ai été une fois à la chasse avec un matelot seul : je n’y allais ordinairement qu’en compagnie. Cette fois-là, j’allais sur une pelouse où j’avais vu des paons ; &, pour ne les pas effaroucher, je coupais par le bois. Je rencontrai une troupe de plus de trente buffles. Le matelot qui était avec moi voulaient que je tirasse dessus. Je n’en fis rien, bien persuadé qu’étant bâtis comme ceux d’Italie ils ne seraient pas plus civils. Si le matelot avait eu un fusil, il nous serait arrivé malheur. Je les laissai passer, & fis bien, puisque deux jours après un seul de ces animaux a terrassé le capitaine des matelots & le capitaine d’armes de l’Oiseau, deux grands hommes robustes & forts, dont le dernier, qui avait tiré son coup, a le ventre crevé d’un coup de corne & très en danger de la vie ; le moins qui lui en peut arriver étant de rester eunuque le reste de ses jours : l’autre en a été quitte pour une cabriole en l’air & un bras démis en tombant. Nos chasseurs en ayant tué & en ayant mangé, je puis assurer qu’il ne diffère en rien de celui de Ferrare, même goût & même couleur ; ainsi qu’il est parfaitement bon à quelque sauce qu’on le mette, bouilli, rôti, ou en pâté ; qu’il fait un potage excellent ; & qu’accommodé en bœuf à la mode, il vaut mieux, selon moi, qu’à toutes autres sauces.

L’île est pleine de sangliers, de cerfs & de biches : on les trouve par troupes de cent & deux cents. Nos chasseurs en ont fait une boucherie très grande, & en fournissaient une très grande quantité, tant à nous qu’à nos malades, auxquels on en faisait de la soupe & du bouillon parfaitement bon, avec des légumes que je ne connais point, & que les chirurgiens disent qu’ils connaissent, & auxquelles ils donnent des noms qui me guériraient de la fièvre tierce. On y ajoutait aussi du gibier à plume, tué dans le bois, tel qu’on l’avait.

Le sanglier n’est pas à beaucoup près si gros que celui de France : le plus fort qu’on y a tué ne pesait que cent quatorze livres. Il est assez bon, un peu fade lorsqu’il est frais tué, mais fort appétissant lorsqu’on le met au pot ou à la broche du jour au lendemain, & qu’il a été un peu salé la veille. J’en ai fait saler deux petits barils tout de poitrines. Le cerf & la biche sont assez délicats, mais maigres. C’est une viande dont on est dégoûté en peu de jours. Nous en avons mangé à toutes sauces, au pot, à la broche, en ragoût & au four ; mais au bout de quatre ou cinq jours cela ne convient plus qu’au pot, parce qu’on en est bientôt rebuté autrement. Ces animaux sont d’un très grand secours pour un équipage, & surtout pour des malades, quand ce ne serait qu’à cause du bouillon. Nos chasseurs ne nous en laissaient pas manquer ; & pendant vingt-quatre jours que nous sommes restés à Négrades, notre seul vaisseau a eu plus de deux cents, tant sangliers que cerfs & biches. La hure des premiers est bonne, fraîche à la broche ; mais elle vaut infiniment mieux au pot, lorsqu’elle a passé douze heures dans le sel.

Cette viande veut être promptement mangée, parce qu’elle se corrompt d’un jour à l’autre : peut-être, à ce qu’on dit, à cause que, ne perdant pas tout son sang par les trous des balles, ce qui en reste dans le corps est facile à s’empuantir ; peut-être aussi que la chaleur qu’il fait ici en est cause. Je crois que tout cela y contribue : cependant, j’ai remarqué que les bestiaux de Moali, qui étaient bien saignés, ne se conservaient pas plus longtemps & qu’un mouton de France, qui fut tué il y a trois jours, parce qu’il s’était cassé une jambe, s’est conservé jusqu’à aujourd’hui si pur & si sain qu’on ne le mangera que demain. J’en reviens à ce que j’en ai déjà dit ci-devant au sujet des bestiaux de Moali, que c’est l’humidité de leur nourriture, dans un pays toujours mouillé, qui en est cause.

Il y a dans une île, à une lieue de celle où nous étions mouillés, une quantité prodigieuse de tortues. Ce ne sont point de celles dont les écailles servent à faire des tabatières, des peignes & d’autres ouvrages, lorsque nos artisans les mettent en œuvre. C’est une autre espèce de tortue, qu’on nomme caret, & dont la maison qui n’est que d’une seule pièce n’est propre à rien. Il y en a qui pèsent quatre cent cinquante & cinq cents livres.

Le corps est adhérent à la maison, & en fait partie. Ce ne sont que les femelles qui viennent à terre, le mâle restant toujours à l’eau. Cet animal ne fait que se traîner fort lentement, parce que ses pattes ou ses nageoires sont extrêmement faibles & ne peuvent porter un si grand faix. Lorsqu’il est une fois tourné sur le dos, il est impossible qu’il se retourne sur le ventre, & par conséquent qu’il marche. Il ne vient à terre que pour se décharger de ses œufs, qu’il porte en très grande quantité, jusqu’au nombre d’un millier, dont il se décharge à plusieurs fois. Ces œufs sont parfaitement ronds & comme une bille à jouer au billard & de la même grosseur. Ils sont renfermés à la suite l’un de l’autre dans une espèce de boyau, à peu près comme le crottin de brebis dans le corps de l’animal, avant l’expulsion. Ils ne valent rien à manger, quoique les matelots les mangent ; mais que ne mangent-ils pas ? Ces œufs sont couverts, non d’une coque, mais seulement d’une pellicule fort blanche & fort mince, tendre comme du parchemin mouillé : en sorte qu’on peut les laisser tomber sans appréhender qu’ils se cassent, la peau obéissant sans se crever.

Il semble que Dieu ou la nature (l’un n’est pas ici autre chose que l’autre) ait donné à cet animal la connaissance de l’impossibilité où il est par lui-même de faire éclore ces œufs, & qu’il connaisse qu’outre qu’un fardeau aussi pesant que son corps écraserait ces œufs, s’il portait dessus, la chaleur qu’il pourrait leur communiquer à travers sa maison ou son plastron ne serait pas assez forte pour les faire éclore, & que pour ne point tromper l’ardeur de cet animal dans la propagation de son espèce, la nature lui a donné l’instinct de faire un trou dans le sable où la mer ne monte point, & de s’y décharger de ces œufs à plusieurs fois au nombre de mille au moins, qu’il confie à la chaleur bénigne du soleil, qui les fait éclore & leur donne la vie : & à peine sont-ils éclos qu’ils cherchent naturellement l’eau & leur mère, qui les y attend pour les défendre d’autres monstres de mer, qui les attendent aussi pour les dévorer ; en sorte que d’une portée si nombreuse à peine en réchappe-t-il la vingtième partie, quelque défense que puisse faire la mère, dont le bec crochu plus que celui d’un perroquet, & gros à proportion de son corps, coupe tout ce qu’on lui présente, même le fer.

C’est lorsque cet animal vient à terre pour y faire sa ponte que les matelots le prennent & le mettent sur le dos, d’où, comme j’ai dit, il lui est impossible de se retourner sur le ventre. Il a une propriété ; c’est qu’il reste en vie tourné sur le dos pendant vingt ou vingt-cinq jours, en lui jetant tous les matins pour tout aliment quatre ou cinq seaux d’eau sur la tête. Sa chair est d’assez bon goût ; elle fait d’assez bonne soupe & de bonnes fricassées ; elle est à mon sens trop purgative, car pour en avoir seulement mangé deux fois de suite, je me suis trouvé très affaibli par le cours de ventre qui me tient encore. Ajoutez à cela que les Portugais qui étaient à Négrades n’en ont point mangé du tout : cela me fait soupçonner que cette tortue n’est pas fort saine. Je la regarde à présent comme je regarde le cabri & le marsouin : il n’en entrera jamais dans mon corps, ou du moins rarement. Je la crois bonne & saine pour une fois en six mois, mais pas plus.

Il y a quantité de paons, mais tellement sauvages qu’il est presque impossible d’en approcher. Nos dindes en France ne sont que leurs avortons bâtards ; les paons sont deux fois aussi gros. J’en ai pesé un sans plume, mais non vidé : il pesait vingt-sept livres un quarteron. C’est un plaisir de les voir se paonnader au soleil sur un pré, où ils viennent pacager. Une queue de paon sauvage est un des plus beaux spectacles que la nature puisse faire voir : on pourrait dire que c’est son chef-d’œuvre ; mais les yeux sont en admiration d’en voir devant eux une trentaine à la fois se mirer dans la queue l’un de l’autre & étaler leur orgueil en se promenant, avec autant de morgue & de gravité qu’un hidalgue parmi des passants espagnols, pendant que les poules & les jeunes paons paissent l’herbe. Cet animal est extrêmement méfiant : il y en a toujours trois en sentinelle, un en tête, un en flanc & l’autre à la queue du troupeau ; &, au cri qu’ils font en s’élevant de terre, les autres avertis par le signal, prennent leur vol d’une rapidité surprenante & vont se percher sur les arbres les plus élevés. Il faut être bien subtil & bien patient pour en tuer & les tirer par le derrière, parce que quand on les tire par devant le plomb coule sur la plume sans les blesser. Leur goût est exquis ; & nos dindes, qui en ont une partie, n’en approchent pas. Leur nid est élevé à la cime des arbres & si bien suspendu que, quelque vent qu’il fasse, il n’en est point ébranlé. Aucun matelot n’a osé y monter, non plus que moi, crainte de se casser le cou.

Les autres animaux à plumes y sont les mêmes qu’à Moali, mais les perroquets de toutes couleurs, rouges, gris, verts, jaunes & mélangés sont meilleurs & les plus exquis de tous : leur chair est tendre, courte, & fond dans la bouche. Comme il y en a de toutes couleurs, il y en a aussi de toutes grosseurs, depuis la perruche, très commune en France, jusqu’à la poularde : tous bons, pourvu qu’ils ne soient pas vieux ; car, pour lors, leur goût est plat & insipide, ne valant qu’à faire du bouillon, & si durs qu’il n’y a que les dents des matelots qui puissent y mordre, & plutôt l’arracher.

On m’a dit qu’on y a vu des singes : je n’y en ai point vu ; mais je suis sûr qu’il y en a, puisqu’il y a des guenons. Un de nos chasseurs avait tiré sur une guenon d’un ordre ou d’un genre de singe qui se nomme sapajoux. Ils sont d’une couleur verte, & ne sont ni si mauvais ni si larrons que les autres singes.

Cette bête tenait son faon & lui donnait à téter lorsqu’elle avait été tirée. La violence du coup la fit tomber de la hauteur d’une seconde chambre. Celui qui l’avait blessé alla à elle, & resta surpris que loin qu’elle lui montrât les dents elle lui tendit la main, & lui montra son petit tombé à trois pas d’elle : il alla le ramasser & le lui rendit ; elle l’embrassa, & le mit sur son bras. Le chasseur les apporta à bord l’une & l’autre : cette bête se laissa emporter sans faire ni mal ni difficulté. M.de Porrières, touché des caresses que cet animal faisait à son faon, pria La Fargue, notre chirurgien, de voir l’endroit où elle était blessée, & de tâcher de la guérir. Il la sonda. Elle se laissa faire sans branler. Il lui tira trois grosses dragées : elle en parut soulagée & lui montra elle-même avec un doigt de sa main un endroit au-dessous de sa tétine gauche, & semblait lui demander un nouveau secours. Il la sonda de nouveau ; &, pendant cinq jours que cette bête vêquit, toutes les fois qu’il la pansait elle lui montrait toujours le même endroit au-dessous de sa tétine gauche : & du reste, se laissa trois fois saigner au bras avec une docilité toute raisonnable, & prenait un peu du bouillon qu’on lui présentait.

Son faon mourut le troisième jour entre ses bras, faute de nourriture, le lait de sa mère étant pourri. Tout mort qu’il était, elle l’embrassa & le baisa, & le mit à côté d’elle & non plus sur sa cuisse ou sur son bras, comme elle avait fait pendant qu’il avait été en vie. On la vit effectivement pleurer & on entendit dans son estomac comme des espèces de soupirs. Environ une heure après, M. de Porrières lui fit ôter son petit. Elle tendit les bras au matelot qui le prenait : elle le prit, le baisa de nouveau & le rendit. On lui vit encore les yeux pleins de larmes.

La Fargue vint un moment après pour la panser : elle lui baisa la main, lui montra encore avec son doigt le dessous de sa mamelle gauche ; & le regarda d’un air à attendrir tous les spectateurs. Je ne sais ce que M. de Porrières & d’autres n’auraient point donné pour sauver cette bête. La Fargue la sonda de nouveau, tout aussi inutilement que les autres fois. Enfin, elle mourut le matin du sixième jour de ses blessures entrant sur le sept. Elle avait été blessée le samedi quatre du courant sur les cinq heures du soir, & mourut le samedi à six heures du matin, dans le moment que La Fargue qui la pansait toutes les douze heures venait pour la panser.

Il pria le commandeur de souffrir qu’il l’ouvrît. Cela lui fut permis ; & notre chirurgien eut le chagrin de voir sa bêtise & son ignorance éclater aux yeux de tout le monde, curieux de voir l’endroit que cette bête avait toujours montré sous sa tétine gauche. C’était une dragée restée dans la chair entre deux côtes, justement dans le pli que faisait son corps en se mouvant. C’était là ce qui faisait tant de douleur à cette bête lorsqu’elle se dressait ou qu’elle se baissait ; ce qu’un habile homme aurait connu tout d’un coup. Notre chirurgien passe pour tel : mais, en voilà une vilaine preuve. Heureux les animaux de n’avoir ni médecins, ni chirurgiens de leur ordre ! & de ce que la nature, sans art, leur enseigne les simples qui conviennent à leur guérison, & de n’avoir point d’autre emplâtre que leur langue !

Que le lecteur raisonne là-dessus tant qu’il lui plaira : je laisse le champ libre à sa physique & à sa métaphysique. Qu’il mette d’accord s’il peut Aristote, Pline, Descartes, Rohault, Gassendi, La Chambre, & tous les autres qui ont donné sur les animaux leurs visions pour des vérités. Qu’il me donne, à moi, un système juste de leur instinct ; qu’il me montre une différence juste, sensible & palpable de cet instinct d’avec la raison de l’homme ; qu’il me prouve que les animaux ne sont que des êtres matériels & des machines ; qu’il me prouve qu’ils ne pensent pas, donc qu’ils ne sont pas ; en un mot, que le lecteur les définisse comme il lui plaira, je l’en laisse le maître ; mais, à mon égard, je n’en croirai ni plus ni moins que ce que j’en crois ; & je me contente de lui donner cet article de la guenon pour aussi vrai, dans toutes ses circonstances, qu’il est vrai que je suis chrétien baptisé & qu’il faut que je meure un jour.

Que ce lecteur me trouve parmi les femmes, j’entends les plus raisonnables, une mère qui agisse avec plus de constance, plus de tendresse & plus de fermeté pour son enfant, & en même temps plus de fermeté, plus de raison & de docilité pour elle, & plus de reconnaissance pour ses bienfaiteurs. J’avoue que cela me passe ; & j’en suis d’autant plus touché que j’en ai toujours été témoin oculaire. Que le lecteur y réfléchisse à son tour.

J étais à me promener sur le bord de la mer & lisais mon cher Ovide, & j’en étais à l’endroit des Fastes où il raconte en plaisantant pourquoi on immolait un âne à Silène : l’endroit est tout bouffon ; & j’y étais tellement attaché que je ne prenais pas garde où je mettais le pied. Je tombai dans un creux que les eaux de la prairie se sont fait par leur écoulement. Je me déshabillai pour laver mes hardes ; &, pendant qu’elles séchaient au soleil, j’entrai plus avant dans l’eau. Je trouvai des moules plus belles que celles de Charron, abbaye de filles proche de La Rochelle : la moindre était plus belle & plus longue que le doigt du milieu de ma main. Je vins quérir mon couteau & mon mouchoir ; &, voyant qu’elles étaient pleines, je l’en emplis. En avançant, je trouvai des huîtres, & entre autres plusieurs d’une grosseur si prodigieuse qu’à peine pouvais-je en porter une à chaque main. J’en ramassai environ une douzaine, que je mis dans le pré, & le lendemain au matin j’y menai MM. de Porrières, Charmot, Guisain, de La Chassée & notre aumônier. Je retrouvai les huîtres où je les avais mises : ils en admirèrent comme moi la grosseur. J’avais eu la précaution de porter du poivre, & Landais portait du pain & du vin.

Toutes les haches ni les couteaux du monde n’auraient pas ouvert ces huîtres : on fit du feu, & elles s’ouvrirent d’elles-mêmes. Le poisson qui y était renfermé avait, étant cuit, quatre pouces de diamètre, peu plus, peu moins, épais à proportion : & c’était tout ce qu’un homme pouvait taire que d’en manger une à lui seul ; &, comme elles étaient d’une bonté achevée, & qu’on craignait, avec raison, que si les matelots en avaient connaissance, le tond n’en fût bientôt tari, il fut résolu que nous n’en parlerions que deux ou trois jours avant le départ, & que tous les jours nous irions leur rendre visite, ou du moins quelqu’un de notre part. Notre raisonnement était juste ; car, à peine les matelots surent qu’il y avait des huîtres, qu’ils firent si bien qu’ils les trouvèrent, & ils négligeaient toute autre nourriture.

Ces îles sont inhabitées : cependant nous y avons trouvé des têtes & des os d’hommes morts exhumés, ou hors de terre. Il n’est pas croyable que ce soit des originaires du Pégu, qui brûlent leurs morts. Ce sont des gens des navires européens, qui y sont venus hiverner, comme nous, qui comme nous y auront enterré leurs morts ; et que les bêtes féroces, lions, tigres ou autres, ont déterrés. Les navires de l’escadre y ont laissé plusieurs de leurs gens, entre autres l’Oiseau y a laissé le même M. de La Ville aux Clercs dont j’ai parlé ci-dessus. Je souhaite à son inexorable le sort de la malgracieuse & inexorable Anaxarète. Que le lecteur relise l’article. J’y dis qu’il était premier enseigne de M. du Quesne, & je dis ici qu’il est mort lieutenant de M. d’Aire. Cela ne se contredit point : c’est qu’il a changé de poste à Pondichéry & a été élevé à celui où il est mort. Pour ne plus parler d’objets si funestes, l’Ecueil est le seul des navires qui n’y a laissé personne.

Avant que de quitter les terres du Pégu, il faut que je dise une chose que j’ai apprise de M. de Quermener, dont j’ai parlé ci-dessus page 67. Il revient en France après avoir été fort longtemps dans toutes les Indes, & dix ans entiers dans le Pégu, en qualité de missionnaire apostolique. C’est que le grand-père du roi qui y règne à présent, voyant que le royaume se dépeuplait par le peu de commerce que les hommes avaient avec les femmes, qu’ils méprisaient pour le crime qui attira le feu du ciel sur Sodome & Gomorrhe, ordonna que, pour les inciter a un autre usage, les femmes iraient désormais nues, excepté une pagne qui les prend comme une écharpe de dessus l’épaule droite sous l’épaule gauche, & pour tout autre vêtement qu’elles n’auraient qu’un linge, qui les couvrirait depuis le dessous du nombril, sur les hanches, jusqu’au milieu de la cuisse, à peu près comme les trousses de pages ; & que ce linge cacherait tout le derrière & s’ouvrirait sur le devant au mouvement du corps, à peu près comme pourrait faire un tablier de cuisine si le derrière était mis devant. Cela se pratique encore aujourd’hui, n’y ayant que le roi, sa maison, ses officiers & les autres gens de distinction auxquels il soit permis de se marier, & de renfermer leurs femmes & de faire boucler leurs filles, comme on boucle une cavale.

Ainsi, les autres filles ou femmes y sont publiques ; ce sont de véritables troncs ou égouts de lubricité, toujours prêts à recevoir l’offrande du premier venu. Depuis que cet ordre s’exécute, le pays se repeuple, & insensiblement le crime contre nature s’abolit. Cette prohibition de mariage, & l’utilité générale qui en provient, me font souvenir de ce que dit Corneille Tacite au sujet de trois cents esclaves qu’on fit mourir parce qu’ils n’avaient pas assez bien gardé le sénateur Papirius leur maître pour l’empêcher d’être assassiné.

Omnis justitia habet in se aliquid ex iniquo, quod
[utilitate publica rependitur.

À l’égard de cette communauté de femmes, elle ne doit point être étonnante, puisqu’elle était autrefois établie dans une bonne partie des endroits septentrionaux de notre Europe, avant qu’ils aient été disciplinés par les lois & éclairés des lumières de l’Évangile. Il n’y a qu’à lire ce que disent les commentaires qu’on attribue à Jules César d’une partie des Gaules & de la Grande-Bretagne, dans laquelle il a le premier porté les lois romaines & la guerre ; &, sans remonter si haut dans l’Antiquité, les Irlandais ne prêtent-ils pas encore à présent leurs filles, & quelquefois leurs femmes, aux passants ? Tant de Français l’assurent que je leur ferais tort d’en douter, & ceux qui y ont été ne sont pas rares.

Je ne finirais jamais si je disais tout ce que je sais par ouï-dire de ces pays-ci. Je ne puis cependant passer sous silence la coutume du royaume d’Achem ; la chose me paraît trop singulière. Ces peuples ne souffrent point que le fils succède au père à moins que ce père ne l’ait eu du sang de leur reine, auquel cas le fils règne pendant sa vie ; mais ce ne sont point ses enfants qui lui succèdent, c’est sa sœur, ou le fils ou la fille de sa sœur, en un mot, c’est le sang féminin qu’ils suivent, & non la tige masculine, comme on la suit partout ailleurs ; & cela, afin d’être sûrs qu’ils obéissent toujours au même sang, qui, sans doute, se perpétue & se continue de mère en fille, tel qu’ait été le père, dont la tige & la race peuvent être interrompues par l’impudicité d’une femme adonnée à l’amour ; & ce que je trouve de tout étonnant dans cette coutume, c’est que le beau sexe ne doit la couronne qu’au peu de confiance que ses propres sujets ont en sa chasteté.

Que de coutumes différentes dans le monde ! Je le regarde comme un véritable théâtre : & bien malheureux, à mon sens, ceux qui s’y attachent autrement que comme à une comédie ! Si j’étais né ladre, c’est-à-dire si j’étais insensible à la douleur du corps, qui effectivement m’est insupportable, je regarderais tout le reste, sinon avec mépris, du moins avec indifférence.

Il y a un marchand aux îles de l’Amérique, nommé M. Roi, à présent riche de plus de deux millions. Il y était passé comme un trente-six mois, c’est-à-dire un engagé pour trois ans. Celui à qui il tomba, ne connaissant pas son prix, le donna pour un âne, & donna encore douze écus de retour. C’était un âne bien chèrement acheté par un autre. Son second maître, au lieu de le faire travailler au sucre & à d’autres ouvrages pénibles, lui donna la direction des nègres ; &, peu à peu, connaissant sa bonne conduite, sa fidélité & son bon esprit, il en fit son facteur. M.Roi, ayant seul connaissance des affaires de son bon maître, a été assez heureux pour épouser sa veuve, jeune, belle & riche, & elle de sa part a été & est encore fort heureuse d’avoir fait la fortune d’un parfaitement honnête homme, qui ne lui a jamais donné lieu de se repentir de l’avoir préféré, quoiqu’il n’eût rien, à plusieurs autres fort riches, mais qui ne le valaient pas. Je sors de mon thème : j’y reviens.

Pendant que nous avons été à Négrades, il y a été fait un troc, à peu près dans les mêmes circonstances du troc de M. Roi, mais par une raison toute contraire. Il y a eu un capitaine d’infanterie qui a été troqué ; &, pour s’en défaire, on a encore donné avec sa personne une barrique de vin, qui n’est pas ici peu de chose puisqu’elle vaudrait bien deux cents piastres. Voici le fait.

J’ai dit ci-devant que la discorde était fort grande sur le Florissant. On dit que cela provenait d’un M. de La Ragoterie, capitaine d’infanterie dont on dit que l’esprit, autant & plus ragotin que le corps, est incompatible avec qui que ce soit. M.Joyeux, désirant ôter de son bord cette pierre d’achoppement, si je peux me servir de ce terme, s’est accommodé avec M. d’Aire pour lui donner sur son navire ce M. de La Ragoterie, & prendre sur le Florissant M. Dumont, autre capitaine d’infanterie ; mais M. d’Aire, ayant perdu beaucoup de vin, n’a pas voulu faire le troc sans y gagner : il a demandé une barrique de vin de retour, & elle lui a été très volontiers accordée.

Cela ne fait aucun tort à M. Dumont, qui est un parfaitement honnête homme & bon officier ; mais bien à ce M. de La Ragoterie, qui voit qu’on n’a cherché qu’à se défaire de lui à quelque prix que ç’ait été. M.Dumont est plus honnêtement qu’il n’était, & qu’il n’aurait été : M. du Quesne a voulu l’avoir, & il est sur le Gaillard. On ajoute, pourtant, que ce M. de La Ragoterie ne manque ni de cœur ni d’esprit ; & que, sans ses travers, son commerce serait assez agréable. Qu’il en soit ce qu’il voudra, il est avec un homme qui n’entend point raillerie, & qui pour sa réception lui a nettement dit qu’il lui conseillait d’être sage ; sinon, que la fosse au lion (c’est la prison d’un vaisseau) était aussi bien faite pour lui que pour les soldats. Ce troc-là nous a fait rire, & il y en a du sujet, car le Florissant perd en même temps un bon officier, & du vin : il est vrai qu’il a une bouche de moins qu’il n’avait.

Voilà tout ce que je sais de ce pays ; et ce qui s’est passé à l’île de Négrades, pendant le séjour que nous y avons fait ; & j’ai à ajouter que le quartier d’hiver a été incomparablement plus rude & plus fatigant que la campagne, & que nos matelots y étaient presque tous sur les dents, tant par le travail continuel de l’eau & du bois que du navire, où il y avait bien plus de travail à faire qu’on n’avait cru. Grâce à Dieu, nous en sommes dehors, & chaque pas que nous ferons désormais nous rapprochera de notre patrie.

Du vendredi 16 novembre 1690

Toujours vent près. Nous voyons les terres du royaume d’Aracan ; & le vent ne valant rien pour y aller, nous allons au large. Il est aujourd’hui tombé vingt-cinq de nos gens malades, tant matelots que soldats. Pluie & chaleur terrible. C’est ici le plus mauvais climat du monde, & le plus malsain. N’ayant eu aucuns rafraîchissements à Négrades, nous tâcherons d’attraper une île qui n’est qu’à trente lieues d’ici, qui se nomme Chadube, & où le Portugais qui vient avec nous dit que nous trouverons bœufs, vaches, cabris, poules & le reste. Amen.

Du vendredi 17 novembre 1690

Nous faisons route pour Bengale. Le vent n’est ni bon ni mauvais, mais il est bien faible. Vingt-cinq de nos gens sont encore tombés malades : en deux jours, en voilà cinquante. Le capitaine Rikwart, qui est ici, dit que c’est l’ordinaire, & que ceux qui sont le plus accoutumés au climat où nous sommes évitent très rarement les fièvres, fort communes dans cette saison. Puisque l’occasion vient de parler de ce Hollandais, qui commandait la flûte que nous avons prise, & qui est sur notre vaisseau depuis Pondichéry, je ne puis m’empêcher de dire qu’il est homme d’esprit & bon navigateur. M.de La Chassée, son interprète, lui & moi, avalons souvent le petit coup de brandevin.

Du samedi 18 novembre 1690

Calme tout plat, point du tout de vent, le ciel beau, le soleil tout à découvert, & par conséquent chaleur excessive. Le chevalier de Bouchetière n’est point heureux. Il était de quart ce matin, & était à genoux à la messe : le racage du perroquet d’artimon a cassé & une poulie est tombée sur sa jambe, justement au même endroit où il a été blessé, & dont il n’est pas parfaitement guéri. Le voilà encore au lit. Tout le monde en est fâché, car il est à présent autant aimé qu’il était autrefois haï. C’est beaucoup dire.

Du dimanche 19 novembre 1690

Toujours de même, & chaleur augmentée. La blessure du chevalier de Bouchetière ne sera rien, ce n’est qu’une contusion, mais il faut qu’il reste couché : c’est son plus grand mal.

Du lundi 20 novembre 1690

Il est venu cette nuit un petit vent de Nord-Est qui est bien près. Nous tirons avec lui au court bâton. Nous avons soixante-quatre malades, & presque tous de fièvres chaudes, qui font des contes, dans leurs accès, dont on ne peut s’empêcher de rire malgré la pitié qu’on en a.

Du mardi 21 novembre 1690

Il a fait fort peu de vent, mais il n’était pas mauvais. Nous tâchons d’attraper cette île qu’on appelle

Chadube, & qui sera pour nous l’île fortunée si nous y trouvons les rafraîchissements que nous espérons y trouver ; car, en vérité, nous sommes très mal.

Du mercredi 22 novembre 1690

Nous avons vu terre ce matin, & c’est heureusement cette île de Chadube que nous cherchions. M.du Quesne y a envoyé trois chaloupes. Dieu veuille quelles en reviennent bien chargées, car toute l’escadre a besoin de viandes fraîches, tous les vaisseaux ayant pour le moins autant de malades que nous. Je ne compte plus les morts ; mais, très assurément, il y a présentement sur l’escadre plus de quatre cents hommes hors de service. Notre navire ressemble plutôt à un hôpital qu’à un vaisseau de guerre. Lieutenant, sous-lieutenant, aumônier, missionnaire, maître-canonnier, premier pilote, tout est malade : nous n’avons pas la moitié de nos gens en bonne santé. Au diable le climat. Je consens d’y être pendu si j’y reviens. Je dis au pays ce qu’Ovide disait à Rome, mais dans un sens tout contraire :

Valete loca oculis nunquam visenda meis.

Du jeudi 23 novembre 1690

Les chaloupes sont revenues ce soir de Chadube, &, malgré le besoin que tout le monde a de rafraîchissements, elles n’ont rien apporté du tout ; & cela par une bonté ridicule dont les seuls Français sont capables. Les habitants de cette île ont été maltraités des Anglais, nation terrible lorsqu’elle est la plus forte. Ces pauvres insulaires ont craint que nous ne fussions de même humeur : ce qui a fait qu’à la vue de nos chaloupes ils se sont retirés dans les bois & ont abandonné leurs maisonnettes ou cabanes, dans lesquelles nos gens ont trouvé des bœufs, des cabris, des cochons, des poules, des canes, des oies, des œufs, des fruits, des légumes & tout ce que nous voudrions avoir. Plusieurs Français voulaient qu’on emportât ce qu’on pourrait, & qu’on laissât grassement la valeur en argent & en bonne conscience : les gens de l’Amiral ont été d’un autre sentiment. Ils ont appréhendé d’être blâmés de M. du Quesne s’ils prenaient rien que de gré à gré, & le commissaire, mol comme tripe, a consenti que leur avis prévalût au sien : & sur ce fondement, les trois chaloupes sont revenues aussi peu chargées qu’elles étaient en allant. Il y a bien des gens qui auraient fort souhaité que j’eusse été de la partie. En effet, j’aurais traité cette raison de vain scrupule : j’aurais pris sur moi le hasard du blâme & aurais espéré m’en bien tirer ; l’état pitoyable où sont tous les navires aurait été pour moi une raison suffisante.

Du vendredi 24 novembre 1690

Il se leva hier au soir un petit vent bon pour aller à Bengale : nous y allons. J’ai eu quatre accès de fièvre ; & en étant plus que très content, j’ai suivi le conseil de Rikwart & me suis servi de cangé : c’est un bouillon d’eau de pluie & de riz seulement. Notre chirurgien me vint voir avant-hier, très disposé à me saigner. Je le priai très honnêtement de rengainer son compliment & son étui, en lui disant que j’avais promis à ma famille, à mes amis & à moi-même de retourner en Europe ; & que voulant tenir parole il voyait bien lui-même qu’il ne m’était pas permis de mourir si tôt & que c’était cela seul qui m’empêchait de me mettre entre ses mains. Je laisse à penser ce que pensait lui-même un carabin de Saint-Côme d’un homme tant de fois coupable du crime de lèse-faculté.

Que le lecteur traite ce qu’il va lire comme une vision qui m’est passée par l’esprit dans un accès de fièvre chaude ; qu’il le traite, s’il veut, de mensonge ; qu’il n’y ajoute pas de foi ; qu’il le traite de conte ridicule & à dormir debout ; cela m’importera peu, & je ne dirai que ce que Sosie dit à Amphitryon :

C’est un fait à n’y rien connaître,
Un fait extravagant, ridicule, importun,
Un fait choquant le sens commun,
Qui pourtant ne laisse pas d’être.

À mon égard j’ajouterai avec le paysan de Poitou, Oh ! Dame, y croyïs qu’oul étoit vrai, parce qu’oul avis vu. Voici le fait.

Il y avait très longtemps que notre chirurgien accusait ses garçons de manger les œufs des malades : il avait beau les compter, il s’en trouvait toujours à dire le lendemain deux ou trois, & quelquefois quatre, quoiqu’il eût lui-même la clef du réduit qu’on lui avait fait dans le fond de cale en avant de l’eau, où il y a toujours une lampe allumée. Il alla jusqu’à les accuser d’avoir une fausse clef, & même en frappa un, qui ailleurs se serait défendu autrement que sur son innocence.

Celui-ci, peu accoutumé à de semblables caresses, s’est mis en tête de découvrir le voleur & en est venu à bout. Il a dit à La Fargue ce qu’il avait vu & celui-ci a encore pensé le battre. Il ne s’est pas rebuté & est revenu à la charge hier matin, comme nous déjeunions. Il a été traité de fou & de visionnaire : cependant, si son opiniâtreté ne nous a pas convaincus de la vérité de son rapport, elle nous a du moins inspiré l’envie de nous en éclaircir. Pour ce sujet, on a percé, avec une vrille de charpentier, à cinq endroits différents, la cloison de ce réduit du chirurgien, & nous sommes descendus dans le fond de cale, à la fin du premier horloge du quart de la nuit, c’est-à-dire à minuit & demi. Le garçon chirurgien, qui avait toujours été en sentinelle, nous a fait signe que les voleurs n’étaient pas encore venus. Nous n’avons fait aucun bruit & avons pris chacun possession de notre trou, au nombre de six spectateurs, qui sont le commandeur, M. de La Chassée, Boüy, capitaine des matelots, La Fargue, Bainville son garçon, & moi. Nous ne nous sommes point ennuyés : les voleurs sont venus presque aussitôt que nous. Que le lecteur, avant de poursuivre, tâche à deviner qui étaient ces voleurs : je veux devenir as de pique & lui donner un merle blanc s’il en vient à bout. Voici ce que nous avons vu.

Trois gros rats, qui sont arrivés en même temps, & qui se sont approchés du baril où étaient les œufs. Ce baril est à demi vide. L’un de ces rats est descendu dedans, un autre s’est mis sur le bord, & l’autre est resté en bas en dehors. Nous n’avons point vu ce que faisait celui qui était dans le baril, les bords en étaient trop hauts ; mais, un moment après, celui qui était au haut a paru tirer quelque chose en se retirant de dedans, où il s’était baissé. Celui qui était resté en dehors, en bas du baril, a monté sur les cercles, &, appuyé sur ses pattes de derrière, s’est élevé & a pris dans sa gueule ce quelque chose que celui qui était sur le bord en haut tenait. Celui-ci, après lui avoir lâché prise, a replongé dans le baril & a encore tiré à lui quelque chose qui a été aussi repris par celui qui était sur les cercles en dehors. On a pour lors reconnu que c’était la queue d’un rat ; & à la troisième tirade le rat voleur a paru, tenant entre ses quatre pattes un œuf, le dos appuyé contre le dedans du baril & la tête en bas. Ses deux camarades l’ont mis en équilibre sur le dos, appuyé sur le bord du baril. Celui qui était en bas l’a repris par la queue, & celui qui était en haut retenait le voleur par une oreille ; & l’un & l’autre le soutenant & le conduisant par les deux extrémités & descendant peu à peu, & de cercle en cercle ils l’ont doucement mis à bas, lui toujours sur le dos, l’œuf comme j’ai dit posé sur son ventre entre ses quatre pattes. Ils l’ont ainsi traîné jusque sous un vuide entre la cloison & la doublure du vaisseau, où nous les avons perdus de vue.

M. de Porrières nous a fait signe de ne faire aucun bruit & de rester. Les voleurs ont fait trois fois la même manœuvre & ont ainsi emporté trois œufs, c’est chacun le sien. Ils n’ont pas été plus d’un bon quart d’heure à leur travail ; &, en ayant encore resté autant pour les attendre, & voyant qu’ils ne revenaient pas, nous nous sommes retirés fort contents de notre curiosité.

Voilà ce que j’ai vu la nuit dernière du jeudi 23 à aujourd’hui 24 novembre 1690. Qu’on nomme cela raison, instinct ou mouvement nécessaire d’une machine ; qu’on dise que c’est une fable ; qu’on dise avec l’Italien : Non e vero, ma bene trovato ; je le répète encore, cela m’est très indifférent : il suffit pour moi que j’aie vu. Fides ex auditu, certitudo ex visu, dit l’Evangile. Je suis dans le cas : je l’ai vu ; par conséquent, je suis convaincu qu’il est vrai. Mais si les bêtes ne pensent point, et par conséquent qu’elles ne soient rien ? J’avoue que Descartes me choque, avec sa définition : Je pense, donc je suis. Il est certain que, si les bêtes avaient pu avoir connaissance de ce ridicule syllogisme & qu’elles eussent pu se faire entendre, elles lui auraient pu répondre : Nous pensons, donc nous sommes. Si ces bêtes ne sont que des machines, sans raison, sans aucun langage entre elles pour s’expliquer leurs pensées l’une à l’autre, comment ont fait ces rats pour convenir entre eux de la manière de voler ces œufs & de les emporter sans les casser ? Combien la justice humaine sacrifie-t-elle tous les jours de bandits & de voleurs, dont les vols ne sont ni si bien raisonnés ni si bien concertés ? La justice ne les punit pourtant pas comme bêtes, ni comme machines. L’homme ne reconnaîtra-t-il jamais son ridicule orgueil, assez vain pour le pousser à vouloir connaître Dieu lui-même ? Malheureux que nous sommes, nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, & plus malheureux encore, de ce que nous ne cherchons point à nous connaître.

Du samedi 25 novembre 1690

Toujours bon petit vent, qui nous approche de Bengale, dont nous ne sommes éloignés que de quatre-vingt-dix lieues ; & nous avons vu aujourd’hui les dernières terres d’Aracan.

C’était peu d’avoir des malades, la mort s’en mêle : il nous est mort un de nos charpentiers, nommé Louis Le Cudon. Les fièvres chaudes les accablent & sont accompagnées, en partie, de charbons de peste, qui m’en font plus penser que je n’ose en dire. Il y a des navires dans l’escadre (je ne veux pas nommer le Florissant, tant de sincérité ne convient point) qui n’ont plus du tout de rafraîchissements & qui sont réduits aux emprunts. Grâce à Dieu, nous ne sommes point dans un pareil état, parce que le commandeur, qui est un véritable père des matelots, a mieux aimé faire depuis longtemps très pauvre chère que d’exposer son équipage à manquer de rien ; &, depuis notre départ de Balassor, les malades n’ont point eu d’autre pot que celui de leur capitaine. Aussi, lui & ceux qui ont soin d’eux, en sont-ils bénis & aimés. En mon particulier, j’ai eu le malheur de tomber à la mer en sortant du navire à Négrades : il n’y avait aucun péril ; mais je ne laissai pas de me voir secouru par plus de trente hommes, qui s’étaient jetés à l’eau. Cela me fit un plaisir d’autant plus grand que deux autres, dans le même poste que moi, ont été fort heureux de savoir nager pour gagner terre. Les ennemis domestiques qui sont répandus sur l’escadre, qui sont les Hollandais venant des prises, souhaitent fort que leurs gens viennent, & se disent l’un à l’autre : Ils sont tous malades, on en aurait bon marché. J’assure pourtant qu’ils ne connaissent pas les Français, & que, dans une action, la vigueur du corps serait bientôt rappelée par celle du cœur.

L’aventure des rats voleurs ne nous a pas laissés manquer de conversation, ni hier, ni aujourd’hui. Le passager messin, que M. de La Chassée appelle Juif, s’est étendu sur cette matière d’une manière qui prouve qu’il a autant d’érudition & de lecture que d’esprit. Il a si bien relevé l’avantage des brutes & des connaissances infuses que la nature leur donne & qu’elle refuse à l’homme qui ne sait rien de lui-même, & a si bien exalté le bonheur des animaux de n’être point frappés des terreurs de la mort, terreurs si fortes & si pressantes qu’elles font souvent mourir dans le désespoir un homme prêt d’aller rendre compte de ce que la raison lui a fait faire ; il a si bien défini cette prétendue raison humaine & mondaine qui ne sert qu’à nous rendre plus criminels par la préférence que nous lui donnons & la supériorité que nous lui laissons prendre, non seulement sur la morale naturelle & la médiocrité que la nature nous inspire, mais aussi sur nos devoirs réciproques comme hommes, & sur les commandements du Sauveur, & de notre religion ; il a si bien fait connaître l’abus que nous faisons de notre raison, qui ne sert qu’à nous rendre malheureux dans nous-mêmes & à aggraver le malheur de ceux qui dépendent de nous, au contraire des animaux qui ne s’écartent jamais de l’instinct que la nature a attaché à leur espèce ; en un mot, il a tellement relevé les animaux au-dessus de l’homme par rapport à la vie présente, & tellement humilié & avili l’homme & sa prétendue raison par rapport à l’éternité, que j’en vois plusieurs ici qui voudraient être nés brutes, & qui disent comme le fameux Des Barreaux :

Je me dégrade de raison,
Je veux devenir un oison,
Je renonce à toute science,
En buvant toujours du meilleur.
Celui qui croît en connaissance,
Ne fait qu’accroître son malheur.

Franchement, ce vol des rats nous a mené bien loin : il a épuisé nos spéculations & a donné lieu à rapporter les actions de quantité de bêtes qui ont témoigné, dans une infinité d’occasions, plus de raison, plus de reconnaissance & plus d’esprit que quantité d’hommes n’auraient fait, ni pu faire.

Chacun a appuyé ce qu’il disait de quelque aventure qui lui était personnellement arrivée. J’y ai ajouté la mienne. Elle a des témoins très dignes de foi : ce sont MM. Colbert de Cinq-Mars, chef d’escadre ; de Sommery, neveu de M. de Sommery, gouverneur de Chambord, capitaine de vaisseau ; de Beau-Regard, autre capitaine ; quatre gardes de la marine, & leurs valets à tous. Nous venions tous de La Rochelle à Paris. Ces messieurs venaient sur leurs chevaux & ne faisaient pas des journées plus longues que celles du messager, par la voiture duquel je m’étais mis. Nous arrivâmes au Port-de-Pile vers onze heures avant midi. Les gens des gabelles vinrent à l’auberge de la Fontaine pour visiter mes hardes à l’ordinaire, parce qu’on est là en Poitou, pays de franc-salé ; &. que, passé une petite rivière, qu’on traverse dans un bac, on entre en Touraine, pays de gabelle. Le capitaine de ces gardes y vint : c’ était un nommé Malroi, que j’avais vu capitaine de la patache à La Rochelle, avec qui j’avais fait une espèce d’amitié. Nous nous embrassâmes, & j’allai dîner chez lui. Il en convia fort honnêtement ces messieurs, qui le remercièrent. Je n’en fus pas fâché, parce que j’eus tout d’un coup à lui dire quelque chose qui ne voulait point de témoin.

Nous dînâmes donc ensemble ; &, quoiqu’il n’attendît qui que ce fût, je vis sa table couverte d’une propreté si abondante que je suis convaincu que, si les abbés commendataires & les moines sont, comme on le dit, les cochons du pape, les gens de la maltôte sont ceux du diable. Après que Malroi & moi eûmes dit ce que nous avions à nous dire, nous nous mîmes à table, & y restâmes fort longtemps. Le messager, que par soubriquet on nommait Dur-à-cuire, vint m’avertir qu’on allait partir ; Malroi lui dit de laisser mon cheval, & ne se mît pas en peine du reste, parce qu’il me conduirait plus de deux lieues. Il partit donc, & tous ces messieurs avec lui ; & moi je restai à boire tant de santés que la mienne en était fort endommagée. Enfin, je montai à cheval, & Malroi me conduisit avec deux gardes, comme il me l’avait promis.

Il faut savoir que cela se passa à la fin de novembre, qu’il faisait bien vilain & que les quatre lieues qu’il y a du Port-de-Pile, où dîne le messager, jusqu’au Mantelan, où il couche, ne sont que landes sans chemin que ceux qu’on fait à travers à sa fantaisie. Malroi me quitta à moitié chemin, & me dit que je n’avais qu’à laisser aller mon cheval. La nuit était si obscure que je n’en voyais pas la tête, bien loin de pouvoir distinguer où il mettait le pied. Cela, joint à la longueur du chemin, sans trouver ni maison, ni masure, sans voir aucun feu, ni lumière, & au vin qui s’était dissipé, me fit croire que je m’étais égaré. Je fus confirmé dans cette pensée en tâtant l’aiguille de ma montre, qui m’indiquait huit heures, & plus ; &, crainte d’aller me précipiter dans quelque fondrière, je me résolus de passer la nuit à la belle étoile. Bêtise à moi, qui devais savoir que les chevaux des messagers savent leur chemin.

Je mis donc pied à terre, au pied d’un arbre. J’y attachai mon cheval par son licol ; &, ayant joint la bride au bout, je lui laissai la liberté de paître ; & moi, enveloppé dans mon capot de mer, & ma capuche sur ma tête, je m’assis sur l’herbe & m’appuyai contre l’arbre.

J’avais un chien barbet noir, d’une beauté à faire plaisir à voir : on m’en avait fait présent au Port-Royal, capitale place de l’Acadie. Il me vint flairer, & sans savoir ce qu’il était devenu, je l’entendis japper de loin, & tout aussitôt il vint me tirailler par mon capot & japper en s’élançant devant moi. J’eus beau l’appeler, il ne voulut jamais obéir, ni se laisser prendre ; &, en me tirant & jappant toujours, il s’élançait de l’autre côté de l’arbre. Cette obstination de mon chien, qui était très obéissant, me fit concevoir qu’il avait trouvé quelque chose ; je me levai, je détachai mon cheval, &, passant la bride dans mon bras, je suivis mon chien, qui sautait devant moi en jappant & en me tirant à lui. Je ne fis pas plus de cent pas que je vis les feux du Mantelan, où, si on l’aime mieux, les fenêtres éclairées de chandelles. Je remontai à cheval ; &, suivant toujours mon chien, j’arrivai à l’auberge, où tous ces messieurs étaient rassemblés.

Je fus grondé de m’être fait attendre ; & M. de

Cinq-Mars me dit qu’il y aurait longtemps qu’ils se seraient mis à table s’ils n’avaient pas vu Soliman, qui leur avait fait connaître que je n’étais pas loin, & qu’ils n’avaient pas voulu souper sans moi. Je leur dis à mon tour que sans mon chien, j’aurais passé la nuit à l’air ; & leur racontai de quelle manière il m était revenu quérir. Je fus raillé d’avoir moins d’esprit que lui ; & son attachement pour moi & son industrie furent admirés. Que le lecteur lui rende justice : quand Landais, qui était allé à Nantes, eût été avec moi, aurait-il pu faire autre chose ? Encore aurait-il fallu que je lui eusse dit. Mais mon chien prend son parti de lui-même. Est-ce là une opération de machine, d’instinct, de raison, ou de prudence ?

Du dimanche 26 novembre 1690

Pour achever le nombre des malades, notre chirurgien l’est aussi. A mon égard, peu m’en chaut : Medice, cura te ipsuM. C’est l’homme du navire qui m’est le moins nécessaire, & le monde ne finirait pas quand il ne serait pas inondé d’aucune semblable espèce de bourreaux. Il a fait toute la nuit brume fort épaisse, & on a mis à la cape, crainte d’aller donner sur quelqu’un des écueils qui sont proches. Il est mort encore ce matin un de nos charpentiers. Je crois que la mortalité est tombée sur eux. Il vaudrait bien mieux qu’elle se jetât sur les sectateurs d’Esculape.

Du lundi 27 novembre 1690

Le nombre de nos malades & le genre de la maladie augmentant, & notre aumônier & M. Charmot étant si bien hors d’état d’agir qu’il y a trois semaines qu’ils n’ont point célébré, & que nous n’avons point entendu de messes, depuis le dimanche douze du courant que nous y assistâmes à terre à Négrades, M. de Porrières m’a envoyé au Lion pour en amener M. de Quermener, aumônier & missionnaire, dont j’ai parlé, afin de donner à nos malades le salut de l’âme, si on ne peut leur procurer la santé du corps. Sitôt qu’il a été à bord, il n’a point manqué d’occupation : la confession d’un côté, l’extrême-onction de l’autre l’ont si bien employé qu’il y est encore. En vérité, on aurait pitié de nous si on savait comme nous sommes. Nous n’avons plus l’air de vaisseau du roi, ni de vaisseau de guerre, mais seulement d’hôpital.

Je ne sais sur quoi en rejeter la faute. Ce ne doit point être sur les vivres : ils sont très bons ; &, outre cela, notre équipage n’a point encore manqué de viande fraîche, ni les malades de volaille, & l’artimon a souvent été bordé. Peut-être le climat en est cause : mais la tortue de Négrades me revient en tête, avec d’autant plus de raison, ce me semble, que les Portugais n’en ont pris aucune & n’ont point voulu en manger, ayant mieux aimé se passer de riz & de poisson que d’user d’une viande que vraisemblablement ils connaissent n’être pas saine. J’ai dit l’effet que cette nourriture a fait sur moi, qui n’en ai mangé que deux fois, & que, malgré la bonté de mon tempérament, j’ai ressenti en effet plus de huit jours de suite. Mais les matelots français mangent tout ; &, si on peut le dire sans insulter à leurs souffrances, les malheureux avalent leur mort en se remplissant le ventre.

Du mardi 28 novembre 1690

Nous avons eu aujourd’hui beaucoup de communiants, malades, convalescents & en bonne santé ; & M. de Quermener, qui ne nous a point quittés, a fait ici une petite mission, avec autant de zèle que de charité. Il nous est mort cette nuit un matelot, nommé René Dérien.

Le cangé est bon & très salubre ; &, pour parler médecin, c’est un véritable fébrifuge. Je me trouve fort bien de m’en être servi ; &, si la fièvre me reprenait encore, soit ici, soit ailleurs, je ne me servirais pas d’autre chose. Je me trouve à présent en très bonne santé. M.de La Chassée s’en est servi comme moi pendant huit jours, & s’en trouve de même. Nous récompensons le temps perdu, & buvons gouttelette, de temps en temps avec Rikwart, notre médecin. Le vent est assez bon, mais nous n’allons que fort peu, parce que le ciel couvert ne permet pas de distinguer où l’on va. Il y a fort longtemps qu’on n’a pris hauteur : nous avons sondé ce soir, & avons trouvé fond par quarante-cinq brasses d’eau.

Du mercredi 29 novembre 1690

Nous avons été toute la nuit à la cape, à cause que nous craignons de donner sur des rochers qui sont sur notre route. M.de Quermener est retourné au Lion, à l’issue du souper, après nous avoir beaucoup édifiés par sa piété & sa charité depuis trois jours qu’il est avec nous. J’avais été le quérir : je l’ai reconduit.

Du jeudi 30 & dernier novembre 1690

Nous avons avancé un peu pendant toute la journée. Sur les deux heures cet après-midi, nous avons vu terre : c’est la pointe des Palmiers ; si le temps était fin, nous verrions Balassor, qui n’est qu’à dix lieues d’ici ; mais il fait de la brume & le vent est tout à fait contraire pour y aller, n’étant que Nord. Nous avons cependant bon besoin d’y être. J’ai soupé au Florissant. Il n’y a plus de viande fraîche ; officiers & malades sont réduits au bœuf salé & au lard. Ils se sont fait des mardi gras, & sont depuis longtemps, au mercredi des Cendres. La demande que m’a faite M. Blondel m’en fait très mal augurer, & me fait croire qu’ils manquent de tout. Je lui ai donné rendez-vous à demain matin. Landais travaille actuellement pour acquitter ma parole. Je serai grondé s’il est pris sur le fait.

Décembre 1690

Du vendredi 1er décembre 1690

La chaloupe du Florissant m’est venu quérir ce matin ; &, sans que personne s’en soit aperçu ici, j’ai porté au commissaire ce que je lui avais promis hier au soir, & que je n’ai pas cru devoir lui refuser dans le besoin qu’il en a, étant presque à terre & à la veille d’en avoir d’autres. Il est mort trente-deux hommes sur ce navire, tant à Négrades que depuis que nous en sommes partis.

Si le commandeur, qui n’aime guère ni M. Joyeux, ni les autres, s’était aperçu de ma manœuvre, j’aurais assurément été relance. Il n’aurait pas manqué de me dire qu’outre que nos poules sont accoutumées à la cage, il n’avait prétendu jeûner que pour nous & pour ses enfants. C’est ainsi qu’il appelle nos matelots ; aussi en est-il adoré ; &, quoique bien loin d’avoir frappe, il n’en ait jamais menacé aucun, il en est si bien obéi, que je crois qu’ils se jetteraient à la mer s’il le leur ordonnait. Nous mîmes hier au soir à l’ancre, & y avons été toute la journée, parce que le vent a toujours été contraire & trop fort pour nous abandonner au courant & nous laisser entraîner par lui ; surtout étant proche de terre.

Du samedi 2 décembre 1690

Ce matin, à la pointe du jour, nous avons remis à la voile, pour nous laisser entraîner au flot ou à la marée montante ; le vent était calme. Nous avons remouillé sur les onze heures, à cause du jusant ou reflux.

Du dimanche 3 décembre 1690

Même manœuvre qu’hier : à la voile le matin & à l’ancre à midi. Un lascaris est mort ce matin ; & cet après-midi, Henri Couriou, l’un de nos meilleurs matelots, l’a suivi. La chaloupe de l’Amiral est allée à Balassor, dont nous tâcherons de nous approcher.

Du lundi 4 décembre 1690

Nous sommes présentement mouillés en rade, ayant fait aujourd’hui la même chose qu’hier : c’est-à-dire en nous laissant dériver, ou entraîner au courant, tant qu’il est favorable, & en mouillant lorsqu’il devient contraire. Les pilotes appellent ceci des courants : c’est qu’ils ne connaissent pas les œuvres de marée dans les mers d’ici ; car ce sont certainement flot & jusant, comme je l’ai remarqué ci-dessus. Ce que j’ai vu depuis trois jours ne me laisse pas lieu d’en douter. Nous attendons des rafraîchissements, dont tous les vaisseaux ont très grand besoin.

Du mardi 5 décembre 1690

Il nous est venu aujourd’hui quelques rafraîchissements : peu de chose ; & le meilleur de tout, c’est l’ordre de mettre tous les malades à terre. Ils y seront mieux soignés & y recouvreront leur santé bien plus promptement qu’à bord. Ajoutez à cela que l’air qu’on respire à terre guérit seul le scorbut qu’on gagne en mer, sans autre médicament que la viande fraîche, des saignées & le régime de vivre.

Du mercredi 6 décembre 1690

Nous avons envoyé nos malades à terre, au nombre de cinquante-six, & comme il faudra absolument que j’y aille demain matin tant pour leur faire donner ce qui leur sera nécessaire que pour recevoir & faire embarquer les marchandises qui seront livrées au vaisseau pour reconduire en France, je n’écrirai plus que je ne sois de retour, & les vaisseaux sous les voiles pour retourner à Pondichéry.

Du samedi 30 décembre 1690

Je n’ai point écrit depuis le six du courant, parce que j’ai toujours été extrêmement occupé, tant à terre qu ’à bord : à terre, pour demander ce qui nous était nécessaire, & à bord pour recevoir les marchandises que nous devons porter en France ; mais, ayant mis à la voile ce matin avant le jour, & ayant mes mémoires prêts sur mes tablettes & du temps à moi, je vais dire ce que je sais & que j ’ai appris, après avoir dit qu’un emploi d’écrivain est très facile sous les voiles où il ne faut que deux lignes par jour avec de la ponctualité ; mais qu’à terre c’est l’emploi le plus tuant & le plus fatigant qu’un homme puisse avoir lorsqu’il est d’humeur à s’en acquitter par lui-même sans s’en reposer du tout sur autrui.

Je commencerai par ce qui nous regarde, & qui regarde aussi tous les navigateurs : c’est le scorbut, maladie très dangereuse. Quoique je n’aime ni la médecine ni la pharmacie, & encore moins à en parler, je ne puis m’empêcher d’entendre ce qu’on dit ; & comme il y a ici quantité d’officiers qui ont longtemps servi à terre, dans les armées, voici ce que j ’ai pu comprendre de leurs discours, & de ceux des chirurgiens auxquels ils parlaient. C’est qu’il y a de deux espèces, ou de deux genres de scorbut, qui, quoique différents entre eux, ont pourtant tous deux la même source, qui est dans les aliments & la paresse.

Que le scorbut de mer provient des salaisons dont le corps est nourri, ce qui fait que la guérison ne demande que des viandes rafraîchissantes & des légumes, qui par leur douceur dissolvent les coagulations que le sel forme dans la masse du sang, fomentées par les sels volatils, qui s’exhalent de la mer & qu’on respire sur les vaisseaux : coagulations qui rendent enfin le sang si épais, qu’il ne peut plus circuler, ni se raréfier par le cœur & le poumon ; ce qui fait que le corps d’un homme qui en est attaqué devient comme un morceau de cire dans lequel l’impression du doigt reste, & qui est partout si peu flexible qu’on est obligé souvent d’avoir recours à des espèces de crics pour lui ouvrir la bouche.

Que le scorbut de terre provient du mauvais pain que le munitionnaire général donne aux soldats ; si vrai que tant qu’ils ont mangé de bon pain, c’est-à-dire pendant tout le temps que feu M. de Louvois a été en état d’en faire les marchés, & de les faire exécuter, cette maladie de scorbut sur terre a été presque inconnue aux troupes du roi. Joint à cela, que les nourritures ordinaires de terre n’étant pas si bonnes, ni distribuées à des heures réglées comme celles de mer, cette maladie s’invétérait si bien dans le corps qu elle devenait insensiblement incurable, & par conséquent plus à craindre, que le scorbut de mer.

 

Que l’un & l’autre scorbut étaient encore fomentés par la paresse, où le soldat sans argent croupissait dans un camp, ou dans son branle sur un vaisseau ; ce qui était si vrai que les scorbutiques, sur nos navires, étaient presque tous soldats, cette maladie s’attaquant toujours à eux, & rarement aux matelots, qui sont toujours dans le mouvement & l’agitation : ce qui avait donné lieu au proverbe, Vieux matelot, vieux ignorant ; & vieux soldat, vieux fainéant.

Notre second maître canonnier est mort le mardi 19. Il se nommait Pierre Hervé. Il a été enterré, ayant été mis à terre à cause de sa maladie. C’est dommage : nous perdons dans lui un brave homme, & de service ; il s’était trouvé dans plusieurs occasions. Je l’ai vu deux fois dans l’action, & je puis dire qu’il agissait avec autant de sang-froid & de tranquillité que s’il avait été simplement spectateur d’un orage de coups de poing.

M. Le Vasseur, notre sous-lieutenant, ne lui a survécu que de quatre jours, étant mort le samedi 23. J’avais reçu son testament, & j’ai fait son inventaire, où je puis affirmer, en saine conscience, qu’il ne s’est pas trouvé la centième partie de ce que tout le monde savait qu’il avait. Il avait confié ses clefs à un homme que son caractère devait retenir dans la droiture ; & qui, je crois, n’a pas tout à fait rempli la confiance que le défunt avait eue en lui. Il ne s’est trouvé ni or, ni argent, ni monnaie, ni perles. Il est pourtant très vrai qu’il avait de tout cela. Je lui avais donné moi-même quarante pistoles d’Espagne à Moali pour des piastres : il en avait encore d’autres. Je me suis enquis de ce qu’il en avait fait. L’aumônier m’a répondu qu’apparemment il avait tout laissé à Pondichéry, pour lui acheter des marchandises. C’est ce que je ne crois point, lui-même m’ayant dit que tout est à meilleur compte à Bengale. Et, en effet, c’est de là qu’on envoie les marchandises à Pondichéry. Il y avait pris de très belles pièces de mousseline unies & brodées ; il y avait pris des courtepointes d’une finesse & d’une beauté exquises ; & on disait hautement qu’il avait eu le bonheur de trouver à la flûte, entre autres choses, une bourse pleine de perles & de coupans d’or. Rickwart m’a dit que, pour des coupans, cela se peut ; mais qu’à l’égard des perles il n’avait aucune connaissance qu’il y en eût d’autres que celles qui appartenaient à Mlle Spelman. J’en ai parlé t. I, page 431. Quoi qu’il en soit, rien de tout cela ne s’est trouvé ; &, pour dire naturellement ce que j’en pense, c’est que notre aumônier a profité de tout.

Je n’avais pas pu me dispenser de recevoir le testament de Le Vasseur, &, en faisant l’inventaire, j’ai fort bien connu que ce testament avait été exécuté par la prise de possession, avant la mort du testateur. Je n’ai pu m’empêcher d’en dire ma pensée, assez crûment, à notre aumônier : il m’a paru déferré et confus. Je l’ai dit aussi à MM. de Porrières & de La Chassée. Le dernier m’a répondu, pour tous deux, en me demandant d’où diable je venais, de ne pas connaître ce qu’un moine peut faire, & encore un moine bas-breton. Nous jurerions que tout est au Florissant, entre les mains de l’aumônier ou dans les soutes aux poudres de notre vaisseau, entre les mains du maître canonnier & de ses deux frères ; & que toute cette manœuvre s’est faite à plusieurs fois, & toutes avant la mort de Le Vasseur.

J’étais de ses amis avant sa lâcheté du samedi 29 juillet, que j’ai rapportée t. I, p. 428-429 ; mais les reproches publics que je lui fis, & que j’ai rapportés aussi page 435, l’ont tellement frappé, joints à la restitution dont j’ai parlé pages 443-444, qu’il n’a pas porté de santé depuis. Si cela est, je suis en partie cause de sa mort. On me l’a dit en riant. J’ai répondu sur le même ton que je n’en croyais rien & qu’au contraire j’étais persuadé que sa vie & sa mort avaient été des prodiges de la nature, qui l’avait fait vivre sans cœur & mourir sans rendre l’esprit.

C’était un assez bon garçon, rond de toute manière, à son avarice & à sa lâcheté près ; mais cela n’était que de menus grains de sable sur son globe matériel, qui en relevaient avantageusement la circonférence. Il est mort fort chrétiennement, à ce qu’on dit ; du moins, il a fini sa vie par une bonne action, mais qui, je crois, sera oubliée par son exécuteur testamentaire ; c’est qu’il a donné aux pauvres, & pour faire prier Dieu pour lui, tout ce qu’il avait à bord à l’heure de son décès, & a nommé l’aumônier pour son exécuteur testamentaire : & ce qui s’est trouvé dans sa chambre ne valant pas la peine d’être disputé, j’ai tout remis au père Querduff, qui m’en a donné ma décharge au pied de l’inventaire, & tous les officiers l’ont signé[e].

L’endroit où nous étions mouillés & les terres dont il est environné font partie de l’ancien royaume de Bengale. C’est une grande anse, ou, si on l’aime mieux, un golfe où se viennent perdre dans la mer plusieurs rivières, entre autres le fleuve du Gange, si fameux dans l’Antiquité & si renommé dans ce temps-ci, par les vertus que les païens & les idolâtres ont toujours attribuées & attribuent encore à ses eaux, qui se transportent encore aujourd’hui par toutes les terres du Mogol & jusque bien avant dans la Perse ; mais, n’y ayant point été, il m’est impossible d’en rien dire de nouveau. Il y a une rivière, dont l’eau est douce à un quart de lieue de son embouchure, qui se nomme Balaçor, ou Balassor : c’est elle qui donne son nom à la ville, qui est à deux bonnes lieues sur ses bords Nord & Sud. On ne peut y aller que pendant le flux ou marée montante, parce que le courant de cette rivière est trop fort & rapide pour pouvoir le vaincre à la rame, & qu’il est impossible de se servir de voiles, parce que cette rivière ne fait que serpenter par de forts petits contours. Elle est creuse, & peu large, & malsaine, & de mauvais goût. Les navires de sept & huit cents tonneaux montent jusque auprès des loges dont je parlerai, & en deçà de la ville. Cette ville n’est qu’un assemblage confus de maisonnettes de nègres, bâties de terre délayée avec de la paille hachée & enduite d’une autre terre glaise, ou argile, très fine & fort grasse ; &, comme ils ont soin de laver tous les jours cette terre & et la mouiller souvent, cela rend ces maisonnettes fort propres & fort agréables à la vue. Le dedans est le ménage de Fanchon la Vermine, un pot égueulé, un autre sans anse, des selles à trois pieds comme celles des savetiers. Un morceau de planche sur des roches leur sert de table ; & deux bottes de paille à terre, avec un méchant morceau de grosse toile de coton dessus, leur servent de lit. Voilà ce qui m’a paru de la magnificence de leurs meubles.

À l’impureté près, ils vivent policés & civilisés par des lois, comme les Européens. La volonté du prince y est absolue. C’est un point des plus essentiels de leur religion de ne point s’opposer à son autorité : ils en parlent pourtant avec toute sorte de liberté, mais n’en obéissent pas moins. Ceci est assez le caractère d’une bonne partie des Européens. Il semble que ces peuples aient pris de M. de Montagne, ou que M. de Montagne ait pris d’eux, cette belle & sage maxime : Nous devons notre obéissance à nos princes ; ils sont en droit de l’exiger, & il est de notre devoir de la leur accorder ; mais, pour notre estime, nous ne la devons qu’à leurs actions. C’est encore là le caractère de tous les Européens, surtout du côté du Nord.

La vertu est récompensée ici, & les criminels y sont punis, excepté les adultères, & même les incestes. On déserterait le pays si on les punissait de mort. Les lois les y condamnent, mais les magistrats, coupables eux-mêmes de ces crimes, se bouchent les yeux sur les déportements des autres & les laissent vivre là-dessus en pleine liberté, comme eux-mêmes y vivent.

Le trafic est ici très grand & très riche, y ayant par l’industrie des Bengalais tout ce que la nature produit à leur portée & que l’art perfectionne ; & c’est d’ici qu’on envoie à Pondichéry & par toute la côte de Coromandel les marchandises les plus belles qui s’en transportent en Europe. L’or & l’argent n’y manquent point, & ils ont à souhait tout ce qu’il faut pour la vie.

Je n’y ai vu ni mangé ni bœuf, ni veau : je ne sais ce que les Asiatiques d’ici en font ; mais enfin, je n’y en ai point vu, ni pu en savoir la raison. Leurs vaches sont dures, aussi bien que toute autre viande, mais sans mauvais goût. Leurs moutons sont à peu près faits comme ceux d’Europe, pas si bons, moins mauvais pourtant que ceux de Pondichéry ; les cabris, les oies, les poules, les canards & les pigeons, y sont faits comme ceux d’Europe & y sont en très grande quantité, & le tout à fort bon prix. Les vaches deux roupies, quinze poules une roupie, canards comme les poules, cinquante pigeons une roupie, huit oies une roupie, quatre cabris ou quatre moutons une roupie, & la roupie vingt-huit sols de notre monnaie. Je ne vois pas qu’ils doivent se plaindre de la valeur des viandes.

Leur blé n’est pas si nourrissant que le nôtre, mais il est plus léger : le pain en est assez bon, du moins sans dégoût. Leur riz est très bon, parce qu’il est nouveau & n’est point transporté. Le mil, l’orge, les pois, les fèves, la graine de moutarde & la navette, y sont comme en France. La citrouille, le poitiron, le concombre, l’oseille, la laitue, & toutes nos légumes y viennent en abondance : le melon même n’y est pas mauvais, mais il n’approche point de nos melons de Langeais. Ils ont tous les fruits à noyau que nous avons, meilleurs que les nôtres mais point de fruits à pépin. En un mot, tout y est bon, & à bon prix ; & je ne vois pas qu’ils manquent de rien pour la vie.

J ’ignore quelle est la boisson du peuple ; mais ceux qui sont aisés boivent du vin, extrêmement cher, parce qu’il vient de loin ; mais il n’est pas possible d’en boire de meilleur, parce que le monde n’en produit pas de plus exquis. J’en emporte environ deux cents pintes mesure de Paris. Il est dans de grosses bouteilles de Perse, claires comme notre cristal, qui tiennent trente-cinq pintes chacune ; dont de six je destine quatre à Versailles & deux à Paris : en un mot, c’est du vin de Chiras en Perse, si renommé par toute la terre, & si peu connu en Europe.

J’emporte aussi un cent de bâtons d’encre de la Chine, tant pour faire des présents que pour moi.

La laque, dont on fait la cire à cacheter, n’y revient qu’à un sol la livre.

Ils ont quantité de cire & de miel qui fait, à ce qu’on dit, d’excellentes confitures. Je n’y ai point vu de gibier ; du moins, je n’en ai ni tué ni mangé.

J’ai dit, ci-dessus page 89 que si le crocodile & le caïman ne se faisaient pas la guerre, on les prendrait pour animaux de même espèce. L’antipathie que la nature leur a inspirée est si forte que, d’abord que l’un voit l’autre, il faut qu’il en coûte la vie au plus faible. Je me promenais sur le bord de la rivière de Balassor lorsque je vis d’un coup s’élancer dans l’eau l’un de ces deux animaux : l’autre avait paru dans la rivière, & celui-ci se jeta à lui. Les deux commis du comptoir qui étaient avec moi me dirent que le combat de ces deux furieuses bêtes était assez ordinaire, mais était curieux. Je les regardais ; ils nagèrent quelque temps la tête hors de l’eau, comme pour s’animer ; &, tout d’un coup, se précipitèrent l’un à l’autre & se prirent gueule à gueule, en se secouant avec fureur. La rivière fut bientôt rougie de leur sang. Après s’être tenu à la gueule un bon quart d’heure, ils se lâchèrent, & plongèrent ; & ensuite s’élancèrent hors de l’eau l’un contre l’autre à plus de six pieds de haut. Il me parut qu’ils voulaient tous deux prendre son ennemi par l’extrémité de la tête, entre le corps, ou par-dessous le ventre. Après une infinité de sauts, l’un alla d’un côté & l’autre de l’autre, pour reprendre de nouvelles forces en se délassant, mais sans se quitter de vue. Ils recommencèrent trois fois leur combat, qui dura près d’une heure & demie ; & à la troisième, le crocodile fut vaincu & tué, eut le ventre déchiré, & la tête écrasée. Ce combat est également furieux & curieux.

Quoique le terroir de Bengale soit heureux & fertile, & que les gouverneurs que le Mogol y envoie s’y enrichissent, ils ne le regardent pourtant que comme un honorable exil, parce que ce gouvernement est éloigné de plus de trois cents lieues d’Agra, demeure ordinaire du Mogol : tant il est vrai que, par toute terre, les gens de distinction aiment à être proches de leurs princes. Il n’y a pas longtemps qu’il y est arrivé un nouveau gouverneur, qui a envoyé son prédécesseur à Agra sous bonne garde, parce qu’il doit au Mogol plus de deux millions de piastres ; qu’il a fait plusieurs concussions ; qu’il est accusé de s’être entendu avec Sévagi, & de vouloir se lier avec lui par le mariage de sa fille, parfaitement belle, avec Remraja, fils de Sévagi. Beau sujet de roman pour de Visé, digne auteur du Mercure galant, & de la ridicule histoire de Cara Mustapha. Ce gouverneur de Bengale est toujours fort bien accompagné, & peut mettre sous les armes autant d’hommes que bon lui semble ou qu’il y a de sujets du Mogol capables de les porter.

Il y a dans cette ville, ou plutôt à ses extrémités, plusieurs belles maisons bâties par les Européens ; entre autres une bâtie par les Anglais qui ressemble plutôt à un palais qu’à un comptoir de compagnie marchande. Je ne crois pas me tromper de dire que, pour en bâtir la face, on a pris le modèle de celle de Luxembourg, que Marie de Médicis, veuve de Henri le Grand, a fait bâtir à Paris : ces deux faces sont semblables. Le bâtiment des Anglais est fortifié d’un fossé à fond de cuve, & on y entrait par quatre ponts-levis. Il était muni de canon & fortifié par quelques ouvrages en dehors ; mais le Mogol, qui, avec raison, ne trouve pas bon que les Européens construisent chez lui des lieux assez forts pour lui résister, a fait jeter à bas à coups de canon ce comptoir, ce palais, ou cette citadelle, comme on voudra l’appeler, après une très vigoureuse défense de la part des Anglais, qui sont encore actuellement en guerre avec lui au sujet de ce fort. Ils demandent la paix avec instance & offrent d’achever de raser ou de ruiner ce fort, ou de le lui céder. Ils l’ont abandonné, il y a cinq ou six ans & il commence à tomber en ruine faute d’être entretenu, à cause de cette guerre. Il est fort bien placé sur une hauteur, qui n’est commandée de rien ; & l’eau qui remplit les fossés est une eau de source qui sort de la montagne où il est bâti : ainsi, c’est une eau qui ne tarit point, qui est très bonne, & qui en sortant du fossé retombe à la rivière par son ancien chemin. Le Mogol n’aurait jamais ruiné ce fort par ses propres forces seules. Ses sujets ne sont pas assez hardis pour en approcher ; mais les Hollandais, dont la politique est de ne pas souffrir dans les Indes des Européens aussi puissants qu’eux, lui ont par-dessous main fait avoir des canonniers portugais & hollandais, lesquels ont si bien servi son canon de cent & six-vingts livres de balle, & qui tirait de bien plus loin que celui des Anglais ne pouvait porter, qu’enfin le fort a été détruit. On croit même que les Anglais n’obtiendront pas la paix, à moins qu’ils ne l’achètent bien cher ; parce qu’on croit que les Hollandais ne la souhaitent pas, quoiqu’ils fassent semblant de la désirer, & qu’ils s’y opposent par-dessous main, par présents secrets, & autres intrigues du cabinet.

Plus on pénétrera la politique de cette République, moins on verra qu’elle s’en écarte, & que je n’ai pas eu tort de dire t. I, p. 339 & suivantes qu’elle tend au commerce universel. Ce tour, qu’elle a joué aux Anglais en fournissant des canonniers au Mogol, est le même qu’elle nous a joué depuis à Siam, en fournissant à Pitrachard des canonniers, pour chasser les Français de Bangkok ; mais, pas si secrètement, parce qu’elle a dans les Indes bien moins d’intérêt à nous ménager que toute autre nation d’Europe.

Les Bengalais sont assez affables, fort intéressés, mais pourtant d’assez bonne foi. Leur religion est généralement parlant idolâtre : c’est la dominante. II y a quelques juifs, & quelques mahométans ; mais ils n’ont ni temple ni mosquée. Les catholiques romains y ont une église assez propre, quoique pauvre. Elle est desservie par un religieux augustin, portugais de nation ; il se nomme padre Bernard, ou père Bernard. Je suis le plus trompé du monde si ce padre Bernard n’est pas un ouvrier aussi subtil & aussi rusé que le froc en puisse couvrir & faire éclore. Il n’arrive ici aucun vaisseau de sa nation qui ne lui apporte, à ce qu’il dit, des reliques qui lui viennent en droiture de la propre main de Sa Sainteté, & qu’elle a la bonté de lui envoyer tous les ans.

Aussi en a-t-il lui seul plus que tous les trésors de la chrétienté n’en ont ensemble. Que le lecteur ne prenne pas ce que je vas dire pour un conte fait à plaisir : je le donne pour une vérité : & tous les Européens qui ont été à Bengale peuvent m’en démentir. L’étoile des trois Rois ne lui a pas échappé : il en a du moins un rayon, qui, pour rendre le miracle plus étonnant, ne luit que pendant les nuits de Noël jusqu’à celle de l’Épiphanie comprise. C’est le temps que les Mages employèrent à venir de chez eux à Bethléem : ils voyaient clair le jour ; &, dans l’obscurité, l’étoile les éclairait & les conduisait. Ce rayon est enfermé dans une fiole de cristal, & n’est rien autre chose que de l’eau bien claire qu’il fait luire par le moyen d’une bougie qu’il met par-dessous, & hors de la vue des spectateurs. Je lui en ai parlé ; & sa réponse a été en riant, Ad populum phaleras.

Outre ces reliques, le pape lui envoie encore des indulgences pour des temps très considérables. Cinquante ou soixante mille ans par-delà l’éternité n’en troublent point le calcul. Cela ne fait rien au padre, pourvu qu’à la manière des Portugais il les vende argent comptant ; vente dont il tire un gros profit, aussi bien que de l’eau du Gange, qu’il bénit, qu’il distribue pour de l’argent à son troupeau, presque tout bengalais, qui croit encore que l’âme est nettoyée de tout péché quand le corps est lavé de cette eau.

O nimium faciles, qui tristia crimina caedis
Flumineâ tolli posse putatis aqua !

C’est un païen qui parle : c’est Ovide ; je ne le lui fais pas dire. Le pape souffrira-t-il longtemps que des fripons réveillent, pour leur utilité, les cérémonies ridicules des païens ; dont un poète, tout païen qu’il était, se moque ?

Il y a quelques Portugais dans ce troupeau. Ils viennent tous à la messe dans cette église : j’y ai assisté. Ils me paraissent tous également ignorants & dévots, & tous fort superstitieux ; &, si ce que Tacite dit est vrai, on n’en fera jamais de véritables catholiques. Gens Superstitioni obnoxia, Religionibus adversa. Mais le moyen de les défaire de leurs superstitions ? Les ecclésiastiques, qui devraient les en retirer, sont les premiers à les y plonger ; parce qu’ils y trouvent leur profit temporel. Cet excès frappe & scandalise tous les chrétiens. Est-ce ainsi qu’ils devraient vendre les âmes ?

Tous ceux qui, comme moi, ont été en Portugal, savent que ce n’est plus la religion de Jésus-Christ qui y prime ; mais seulement celle des moines, qui la font consister en indulgences, en reliques, en images, en confréries, en cordons, en chapelets & autres babioles condamnables par leur excès qui étouffe la parole du Sauveur. C’est l’indigne & exécrable tribunal de l’Inquisition qui entretient, multiplie & fomente ces abus. Il ne faut que lire ce qu’en écrit un savant capucin, qui a pensé y être grillé, & qui se plaint de l’ignorance des juges aussi bien que Dellon. L’un & l’autre ont donné leurs relations au public : on peut y voir la source de ce qui défigure dans le Portugal & l’Espagne la véritable religion & l’Église de Jésus-Christ. J’ai vu à Lisbonne leur Atto dà Fè, ou leur Acte de Foi : les exécrables inquisiteurs y représentent Eaque, Rhadamanthe & Minos ; & les Portugais sont les diables qui perfectionnent la vive peinture de l’Enfer des païens.

Je reviens aux catholiques de Bengale. Leurs signes de croix, avec leurs deux mains par-dessus leurs têtes jusqu’à leurs pieds semblent une bénédiction qu’ils donnent aux autres, & un reste de leur ancienne salutation aux idoles. Il est impossible de défaire tout d’un coup les païens & les idolâtres de leurs coutumes : il faut de nécessité leur en souffrir quelqu’une de peu de conséquence pour gagner l’essentiel. Les apôtres ont toléré quelques cérémonies des juifs pour les attirer plus facilement au christianisme ; & qui prétendrait défaire tout d’un coup les peuples d’ici de leurs vaines superstitions ne gagnerait rien sur eux : c’est leur génie, ainsi que Plutarque l’a remarqué ; Inclinant Naturâ ad Superstitionem Barbari. Mais c’est assez de tolérer une partie, la moins blâmable, de ces superstitions : on ne doit pas leur en inspirer d’autres. Saint Paul ne prêchait que Jésus-Christ, & icelui crucifié. Il a réussi. Pourquoi leur prêcher autre chose ?

Le poisson de mer & d’eau douce est bon, & en quantité, & fait presque seul la nourriture des deux tiers des habitants. Leur boisson est une espèce d’eau-de-vie qu’ils appellent raque, liqueur très brûlante & très malsaine. On a voulu nous en donner, mais nous l’avons refusée. Les autres écrivains auraient bien voulu que j’en eusse pris & m’ont demandé pourquoi je n’en prenais pas. M.de La Chassée, qui n’a aucun intérêt à les ménager, leur a répondu platement qu’il y avait assez d’eau-de-vie dans l’Écueil, parce qu’on n’en avait point vendu. Lui & moi avions goûté de cette raque à sept heures du matin. Nous n’en avions bu, à nous deux, que la moitié d’un demi-setier : nous en étions encore hébétés à midi & en restâmes le feu dans le corps deux jours de suite. C’est la fontaine d’Ovide :

Qui bibit inde furit. Procul hinc discedite queis est
Cura bonae mentis : qui bibit inde furit.

C’est par eux qu’on a du vin de Chiras. Ils ne trafiquent que très rarement avec d’autre nation que la leur : quelquefois avec les Français, & jamais avec les Anglais ni les Hollandais, parce qu’ils ont la prévention de les regarder comme des excommuniés, & par conséquent des damnés. Innocent XI n’était pas si scrupuleux. La guerre d’Europe préjudicie bien fort au commerce des Français dans les Indes, parce que la Compagnie, qui, à beaucoup près, n’est pas si forte que les autres nations, ne trafique à présent que par terre, ou sous pavillon & passeport portugais par mer. Quelle humiliation pour une nation aussi brave que la nôtre d’être obligée de céder le pas, & même de mendier l’assistance de gens qui sans nous languiraient encore dans les fers d’une nation étrangère & dure !

Je ne puis m’empêcher de faire ici une digression, & d’admirer les décrets de la providence. L’abattement où Henri le Grand & Louis XIII son fils ont précipité la Maison d’Autriche (effet de la politique la plus fine & la mieux suivie qu’on ait jamais vue, & qui fait toute la gloire du père & du fils), se tourne contre Louis XIV, leur fils & petit-fils : Il semble que ces princes n’ont travaillé qu’à lui préparer des ennemis. La Maison de Bragance & les Etats Généraux leur doivent leur souveraineté : Louis XIV y a contribué ; sans les troupes & l’argent de France, le Portugal & la Hollande appartiendraient encore à l’Espagne. Ces princes en ont fait des souverains & n’en ont fait que des ingrats, & des ennemis d’autant plus nécessaires qu’ils connaissent parfaitement leurs véritables intérêts. Ajoutez à cela que notre nonchalance sur le commerce, & le peu d’intelligence de ceux qui en ont eu la direction, depuis la mort du grand Colbert, & devant lui sous le cardinal Mazarin, a laissé prendre à la Hollande cette supériorité dont elle est tellement jalouse qu’elle ne peut souffrir que personne la partage ; parce qu’elle sait bien que c’est pour elle une source inépuisable de richesses qui l’égalera toujours aux plus fortes puissances, comme elle en fait déjà l’État du monde le plus riche.

Ce n’est pas seulement le commerce de la Hollande qui a abattu le nôtre : c’est nous-mêmes qui y avons le plus contribué, & y contribuons encore le plus par l’indulgence que les juges ont pour les banqueroutiers, auxquels, aux dépens d’un honneur que ces scélérats ont foulé aux pieds, la justice en France conserve la vie.

Un voleur de grand chemin est moins à craindre dans le public, & y fait sans comparaison moins de tort, qu’un marchand de mauvaise foi. Le voleur ne trompe pas la bonne foi, parce que personne ne s’y fie ; le marchand trompe la bonne foi, & ses amis les premiers. Il n’y a qu’un particulier qui se ressent du brigandage d’un voleur : encore en est-il quitte pour ce qu’il a sur lui ; tout le monde se ressent du brigandage du banqueroutier, qui très souvent entraîne après soi la perte de plusieurs malheureux qui lui ont confié tout leur bien, qui sont de leur part dans la bonne foi & véritablement honnêtes gens. Cependant, le voleur est mis sur la roue, & l’autre, sans doute plus criminel, en est quitte pour le pilori : & on croit le châtier assez en infligeant une honte publique à un fourbe, qui, comme dit le proverbe, a toute honte bue.

Ces banqueroutes ne seraient pas si fréquentes si on réveillait, & si on exécutait les lois portées dans les capitulaires de Charlemagne & de Louis le Débonnaire son fils, en ce qu’elles prononcent contre les banqueroutiers. Pasquier dit dans ses Recherches, que celle-là n’a jamais été exécutée. Je ne puis pas prouver l’affirmative ; mais je dis que, quand il serait vrai qu’elle n’eût point été exécutée, c’est une nécessité, dans un siècle aussi perverti que le nôtre, de l’observer à la rigueur. Qu’on mette le banqueroutier entre les mains de ses créanciers indignement volés, & que chacun pour son argent lui coupe un morceau de chair : telle est la loi. Que si personne n’en veut faire soi-même l’exécution, qu’on abandonne le scélérat, nu, & vivant, aux dents de dogues affamés : ils sauront, en le dévorant, le punir d’avoir dévoré les autres. Ces genres de mort sont cruels, j’en conviens : mais ils rétabliront la bonne foi, ou du moins,

Oderunt peccare mali formidine poenae.

Ce que je viens de dire n’est point un épisode mendié : il faut le mettre en œuvre. La Compagnie des Indes orientales de France a trouvé pendant longtemps tout ce qu’elle voulait sur son seul crédit. Les banians lui ouvraient leurs coffres & leurs magasins. Ce qui était arrivé à l’Arménien Rupli leur était un garant qui leur paraissait certain de la restitution de leur prêt, par la justice du roi ; &, de quelque côté que nos vaisseaux abordassent, soit à Ormus, Surate, Mazulipatan, Bengale, ou autres endroits des Indes, ils y trouvaient leurs charges en telles marchandises qu’ils voulaient ; tant ces peuples comptaient sur l’intégrité des Français la justice du roi, & tant ils étaient frappés de ce qui était arrivé à l’Arménien Rupli.

Comme peut-être on ne se souvient plus du procès qu’il eut à soutenir contre les fermiers généraux, j’en retracerai l’idée avec d’autant plus de plaisir que sa décision influe sur le commerce, & que le lecteur en pourra tirer les conséquences. Le factum en est entre les mains de tout le monde ; mais je puis y ajouter quelques faits qui n’y sont point imprimés parce qu’ils se sont passés depuis son impression, ou, pour parler plus juste, parce qu’on n’a pas voulu les rendre publics, & dont je puis parler savamment, étant pour lors clerc chez M. Monicault, avocat au Conseil, que je vas introduire.

Rupli était Arménien, natif d’ErzeruM. Il avait lié amitié & commerce avec Tavernier, baron d’Au-bonne, fameux voyageur. Le bien qu’il lui entendit dire de la nation, & la probité qu’il avait remarquée en lui, lui donnèrent envie de venir en France. Il prit beaucoup de pierreries, & son dessein étant de venir à la foire de Beaucaire, il débarqua à Marseille, & se rendit à Nîmes. Un nommé Martinon, très ardent fripon, y était directeur pour les fermiers généraux. Il vit les diamants de Rupli, & les garda : heureusement, il y avait des témoins, sans cela il aurait payé de négative. Rupli redemanda ses diamants. Martinon offrit de partager. L’Arménien n’y voulut pas entendre ; & Martinon, pour d’un côté n’en avoir pas le démenti, & sachant, de l’autre, que les fermiers généraux appuieraient ses friponneries à cause du gain, fit une saisie de ces diamants, sous prétexte qu’ils n’avaient pas été déclarés : saisie mal faite, puisque ce qui enrichit le royaume n’y doit aucun droit d’entrée. Il ne put antidater cette saisie, à cause du contrôle des exploits, que M. Colbert avait sagement établi peu d’années auparavant : elle fut faite seize jours après la rétention ; cependant, elle fut confirmée à l’élection. Il ne faut pas s’en étonner, M. Colbert dit lui-même dans son Testament politique, que ces tribunaux sont pensionnaires des gens d’affaires. Appel de cette sentence à la Cour des Aides de Montpellier ; mais les fermiers, ne comptant pas beaucoup sur leur crédit dans le Languedoc, évoquèrent l’affaire à Paris, où ils comptaient de l’emporter de haute lutte.

Rupli manquait d’argent, & outre cela, avait pour procureur un très affamé fripon : c’était Arouard, dont le fils était dans la dépendance & aux appointements des fermiers. Je l’ai vu receveur des douanes à La Rochelle en 1685, tout tel que son père, qui de sa part était, vraisemblablement, payé par les fermiers généraux, pour ne rien faire en faveur de Rupli & le laisser condamner par défaut, ou forclusion ; & l’Arménien l’aurait certainement été, si Dieu ne lui eût suscité une ressource à laquelle il ne s’attendait pas.

C’était M. Monicault, homme violent, savant, aimant la joie ; mais, vraiment chrétien, droit, de probité, & ennemi mortel des fourbes : en un mot, un génie gaulois de la vieille roche, actif & laborieux. Il entendit parler du procès, & fit en sorte de joindre Rupli au Palais. Il le mena déjeuner & s’informa de son affaire. L’Arménien la lui expliqua le mieux qu’il put : à peine entendait-il le français, bien loin de le parler. Monicault lui demanda ses papiers. Ce fut ici qu’il fut instruit de la friponnerie : Rupli lui dit qu’il ne les avait pas, qu’il les avait remis à Arouard, qui refusait de les lui rendre parce qu’il n’avait pas de quoi le payer de quelques écritures qu’il avait faites, à ce qu’il disait. Monicault, frappé d’horreur d’un tel brigandage sous les yeux de la justice, alla lui-même chez ce procureur, dont il ne retira les papiers qu’en le menaçant de M. de Harlay. Rupli lui jeta trente louis, & lui dit de se payer & de lui donner quittance. Arouard eut le front de lui demander où il avait pris cet argent. Monicault, qui n’entendait pas raillerie, lui demanda de quoi il se mêlait, le traita comme il méritait de l’être, prit les papiers, & sortit.

Il emmena son nouveau client dîner chez lui, & ayant examiné les papiers, il vit bien que Rupli était un homme perdu si la Cour des Aides décidait de son sort : non que les magistrats qui la composent ne soient très intègres ; mais parce que, par la malice d Arouard, très pendable en très bonne justice, la procédure était tellement vicieuse & insoutenable, que la forme aurait emporté le fond. Monicault prit son parti : il fit en peu de mots, mais expressifs, un narré de l’affaire ; &, pendant qu’un clerc le mettait au net, il mena Rupli chez M. le duc de Lédiguières, en faveur duquel il avait, il n’y avait que trois mois, gagné un procès contre MM. de Créqui, l’un maréchal de France, & l’autre gouverneur de Paris.

Il lui conta l’affaire de l’Arménien, lui fit connaître l’injustice criante qu’on voulait lui faire ; &, en même temps, qu’il n’y avait que la seule autorité du roi qui pût empêcher un vol si grand, si volontaire & si bien prémédité & soutenu ; & acheva, en le suppliant de présenter Rupli au roi. M.de Lédiguières le promit, & encore plus, puisqu’il promit de faire en sorte que M. de La Feuillade se joignît à lui. Monicault connaissait trop l’aversion que ce maréchal avait pour les gens d’affaires pour douter de son entremise. Le rendez-vous fut pris pour le lendemain matin, au lever du roi à Versailles, où M. de Lédiguières, autant bienfaisant que la France en ait jamais produit, alla coucher, pour disposer en soupant M. de La Feuillade. Monicault, accompagné de Rupli, revint chez lui, où il dressa un placet pour être présenté au roi, & le joindre au mémoire qu’il avait dressé.

À peine avait-il été sorti de chez Arouard le matin, que celui-ci avait été au bureau des Fermes, & avait instruit les fermiers généraux que cet avocat au Conseil entreprenait pour Rupli. Ces messieurs le connaissaient d’autant mieux qu’il avait refusé d’être leur avocat, ne les regardant tous que comme des gens sans foi ni probité. Ils connaissaient sa vivacité & son ardeur, & tâchèrent d’écarter de leur chemin une pierre si dure. Ce fut Batonneau, l’un d’eux, qui se chargea de négocier avec lui, & de lui porter parole. Il vint le trouver l’après-midi sur les cinq heures, accompagné de trois de ses confrères : j’y étais présent. Je ne sais comment Monicault, rouge comme feu, se donna la patience d’écouter sa harangue ; mais, je sais bien que, pour toute réponse, il jeta dans la cour une bourse de cuir pleine de mille louis, ne pouvant les jeter dans la rue parce que son cabinet était sur le derrière ; & le poussa lui & les autres hors de son cabinet, en les donnant à plus de charretées de diables que leurs louis ne valaient de deniers. Cet incident ne fut point oublié : le roi en fut informé, mais il n’a point été mis dans le factum, par des raisons faciles à deviner.

Dès la pointe du jour du lendemain, Monicault partit pour Versailles avec Rupli, bien instruit de ce qu’il devait faire. Ils trouvèrent MM. de Lédiguières & de La Feuillade dans le salon des peintures : celui-ci, capitaine des gardes, fit entrer l’Arménien & son avocat. Rupli se jeta aux pieds du roi & lui présenta le placet. Le roi le lut : il n’était pas long ; en voici la substance. Il y félicitait le roi de ses victoires & de sa grandeur dame & de la modération d’avoir mieux aimé accorder & prescrire la paix à ses ennemis que d’achever de les assujettir (la paix de Nimègue venait d’être faite). Il continuait par lui représenter que tout l’Orient était imbu de sa gloire, que tout en parlait, & que tout l’admirait ; mais qu’on n’avait point encore entendu parler de sa justice, parce qu’il n’y avait que ses heureux sujets qui en ressentissent les effets. Qu’un malheureux Arménien, prêt de retourner dans ces climats éloignés, était sûr de la faire éclater par lui-même, parce qu’il espérait que Sa Majesté voudrait bien être elle-même son juge d’un vol qu’on voulait lui faire, & des droits d’hospitalité violés dans lui ; que Sa Majesté partageait la gloire de ses exploits militaires avec ses généraux & ses soldats, mais qu’elle jouirait seule de celle que lui acquererait sa justice ; & que, si sa sacrée bouche condamnait le suppliant, il offrait, pour réparation de sa témérité, sa vie, qui était le seul bien que les scélérats qui l’avaient volé lui avaient laissé.

Après que le roi eut lu le placet, il s’informa de l’affaire, M. de Lédiguières lut le mémoire en entier ; & Monicault, à qui le roi permit de parler, expliqua ce qui aurait rendu ce mémoire trop long : il n’oublia pas la visite des fermiers généraux, & la tourna d’une manière si bouffonne que le roi, malgré son sérieux, ne se put empêcher d’en rire. Sa Majesté mit le mémoire dans sa basque ; &, dès le jour même, il y eut arrêt, qui évoquait au Conseil la connaissance du procès, & l’interdisait à tous autres. Cet arrêt fut signé & expédié le même jour, & dès le lendemain signifié aux fermiers généraux & au greffier de la Cour des Aides.

M. Colbert était chef du conseil des Finances ; il fallut le solliciter. L’affaire, du côté de l’Arménien, fut bientôt mise en état d’être jugée ; mais, les fermiers généraux, qui avaient fait instance sur instance à la Cour des Aides, ralentirent leur ardeur au Conseil ; & c’est ce qui donna lieu à un autre incident digne d’être su.

Rupli n’allait jamais chez M. Colbert que Monicault ne l’accompagnât : c’était celui qui portait la parole ; &, pendant qu’il parlait, l’Arménien reconnut au doigt du ministre un des diamants qui lui avaient été volés. Il le dit après l’audience à Monicault, qui prévoyant de quelle vertu serait le diamant, y reconduisit Rupli, avec ordre de bien l’examiner & de bien prendre garde à ne se pas méprendre, parce que la perte ou le gain de son procès en dépendait. Rupli le fit, & fut convaincu que c’était en effet un des siens Monicault ne demeurait qu’à un pas, puisque sa mai son est à côté de celle de M. de Charost, rue Montmartre.

Il y vint & dicta un placet très court adressé au ministre, auquel il représentait que quiconque lui avait vendu le diamant qu’il portait au doigt était un malheureux digne de la corde, puisqu’il lui avait vendu ce qui ne lui appartenait pas, étant un de ceux qui avaient été volés au suppliant Rupli ; que si c’était un présent qu’on lui eût fait, ce n’avait été qu’en vue de corrompre sa justice ; mais que lui, tout misérable qu’il était, lui en faisait un présent légitime, pour la solliciter d’agir dans toute sa rigueur.

Jamais M. Colbert n’avait été si surpris qu’il le fut à la lecture de ce placet. Il avoua que c’était un présent : il l’ôta de son doigt & voulut le rendre ; &, sur le refus de l’Arménien de le reprendre, il le jeta à ses pieds. Monicault le ramassa. Rupli, qui avait le mot, dit que celui-là n’était qu’un des moindres de ceux qu’on lui avait volés. L’avocat le posa sur le bureau de M. Colbert, & à un clin d’œil ils sortirent promptement tous deux & laissèrent le bijou. Cet incident alla encore au roi par le canal de M. de La Feuillade. Ce monarque en parla à M. Colbert dans des termes qui firent un effet admirable pour Rupli, ce ministre rejetant tous ses ressentiments sur les fermiers généraux.

Ceux-ci firent parler d’accommodement à l’Arménien, qui, fatigué & rebuté de tant de chicanes inconnues dans son pays, était en intention d’y prêter l’oreille ; mais Monicault lui fit comprendre qu’après avoir réclamé la justice du roi, ce serait l’offenser que de n’en pas attendre les effets ; &, faisant agir MM. de Lédiguières & de La Feuillade, il y eut arrêt, qui ne donnait que huitaine aux fermiers généraux pour tout délai pour achever leurs écritures, lequel temps expiré il serait passé outre : & M. Ponce, rapporteur, eut ordre pour ce jour fixé, si le roi se trouvait au Conseil ; sinon, d’en différer le rapport jusqu’à ce qu’il y fût, voulant être présent au jugement.

Les fermiers généraux redoublèrent vainement leurs instances d’accommodement. Le procès fut jugé à jour fixé : l’arrêt est à la suite du factuM. La restitution fut ordonnée à quatre cent cinquante mille livres à quoi Rupli avait apprécié ses diamants, cent vingt mille livres de dommages & intérêts ; les fermiers généraux condamnés aux dépens, & Martinon à une prison perpétuelle. Si le Conseil condamnait à mort, il aurait dansé en Grève. L’Arménien alla remercier le roi d’un jugement si favorable, & Sa Majesté lui fît présent de son portrait.

Cet arrêt, qui fut traduit en toutes les langues orientales, y fit regarder le roi comme un nouveau Salomon, & releva si bien le nom français que la Compagnie pouvait se vanter que tout y était à sa discrétion. Les Orientaux se figuraient que, si elle ne les payait point, ils n’auraient qu’à recourir à la justice du roi : mais ils ont bien changé de sentiment, parce que la Compagnie, ayant souffert des banqueroutes, a été obligée de reculer les paiements ; & les intérêts courant toujours, elle doit à présent à Surate environ six millions de livres, & y est tellement perdue de crédit que qui que ce soit ne lui veut rien avancer : ce qui concerte avec l’intérêt qu’ont les Hollandais, les Anglais, & les autres nations d’Europe de perdre la nôtre de réputation. Aussi, la nôtre y est regardée comme la plus fourbe & la plus indigne du monde ; & les lâchetés qui se sont faites à Siam nous vont faire regarder par toutes les Indes comme la plus vile canaille de la terre.

Ceci n’est nullement concerté avec de Visé, auteur du Mercure galant, ni avec celui de la Gazette de France. Ils peuvent être payés pour mentir ; mais moi, je ne prétends dire que la vérité. Amicus patriae, magis arnica veritas. Qu’on tire de ce que je viens de dire les inductions naturelles, on verra que la mauvaise foi qui règne en France influe ici ; & c’est où j’en voulais venir, pour faire finir à une potence tous les banqueroutiers, sans en excepter un seul, & du moins faire rouer vifs les frauduleux. C’est par là qu’il faut commencer pour rétablir le commerce intérieur du royaume ; &, à l’égard du commerce extérieur, que le roi fasse ce qu’a fait Philippe le Bon, duc de Bourgogne, & que j’ai rapporté t. I, p. 344 : j’y renvoie le lecteur.

Il y a dans la rivière, devant la loge des Français, un navire qui a été bâti à Siam, plus grand, plus fort & plus beau qu’aucun de notre escadre. Il paraît de huit à neuf cents tonneaux, & on l’appelle le Siam ; & on n’ose l’exposer à la mer, crainte d’accident. C’est certainement dommage qu’un si beau vaisseau reste inutile & à pourrir. Les autres nations y ont aussi des vaisseaux, & ont à présent autant de peur de nous que dans un autre temps ils peuvent en donner à un navire seul. Leurs vaisseaux naviguent, mais le Siam reste.

Les loges des Anglais & Hollandais sont proches de celle des Français. Pendant le temps de la paix d’Europe, ils étaient toujours ensemble bons amis, & se festinaient très souvent. À présent, chacun se tient clos dans sa chacunière. Ils voudraient bien se faire pièce l’un à l’autre, & ne manquent pas de bonne volonté ; mais, s’ils en venaient à quelque excès, ils ne s’en trouveraient pas bien ; car, outre que le Mogol donnerait congé à celle des nations qui aurait tort & qui aurait commencé la noise, son commerce serait interrompu sur toutes les terres qui sont dans la dépendance de ce prince, lequel obligerait les infracteurs de la paix à restituer à ceux qui auraient été vexés le centuple de ce qu’on leur aurait pris ; ce qui est déjà arrivé. L’intention très judicieuse de ce prince étant que les Européens ne venant ici que pour le commerce, ils observent exactement entre eux la paix & la tranquillité que le négoce demande, sans se faire entre eux aucun tort, ni violence.

Je n’ai point vu les loges des nations étrangères : j’ai seulement vu celle des Français, qui est aussi bien que les autres à un quart de lieue de la ville, où se tient le bazar ou marché. C’est un bâtiment carré, sans force, sans canon & sans garnison, & très assurément hors d’état de donner envie ni jalousie. Six Français & des pions ou valets y sont, & c’est tout. J’ai passé devant les autres loges, qui ne m’ont pas paru plus magnifiques.

J’ai vu dans celle des Français un oiseau de ramage très mélodieux, & fort beau. Il n’est pas plus gros que nos terrains, d’un plumage gris de maure, avec des plumes blanches mêlées qui marquent les angles d’un carré. Ce qu’il a de plus particulier c’est que le bec, fait comme celui d’une linotte, est d’un vermillon plus beau & plus vif que notre belle cire d’Espagne. J’en ai vu au Port-Louis ; & j’en emporte douze avec du mil, pour leur nourriture.

Le principal comptoir de la Compagnie est à Ougli, à soixante lieues plus haut sur le Gange ; les Français y ont un très bel établissement. Celui de Balassor est tout nouveau. C’est un nommé M. Pelé, très vilain monsieur mais aussi très honnête & très entendu, qui est directeur de Balassor. M.Bureau Des Landes, gendre de M. Martin, est directeur à Ougli, qui est, dit-on, le plus bel établissement que les Français ont sur les terres du Mogol. N’y ayant point été, je n’en parle que par ouï dire ; il n’est point fortifié, & il serait inutile qu’il le fût, le Mogol, comme j’ai dit, ne trouvant pas bon que les Européens construisent des bâtiments capables de lui résister : ce que j’ai dit des Anglais en est une preuve.

Pendant que nous avons été à Balassor, il est venu un exprès de Pondichéry, qui parle fort du Mogol. Comme nous y retournons, je ne dirai rien ici sur la guerre de ce prince contre Remraja, on m’en a promis la relation ; étant sûr d’en savoir là plus que je n’en ai appris à Balassor, je me prépare à écrire d’un seul article tout ce que j’aurai pu en apprendre.

Je dirai cependant que cette guerre du Mogol ne me paraît pas faire l’unique motif de cet envoi d’un exprès ; j’y soupçonne un autre sujet ; et cela avec d’autant plus de raison, que nous n’avons pas pris les vivres qui avaient été demandés pour deux mois d’augmentation de campagne. La suite me fera connaître si je me suis trompé ou si je suis juste ; mais je crois ne me pas tromper.

Nous sommes à la voile dès le matin, comme j’ai dit ; mais nous avons peu avancé, n’y ayant point eu de vent.

Du dimanche 31 & dernier décembre 1690

Il a fait beaucoup de brouillard ce matin : il est tombé, & à midi il faisait fort beau ; mais pas un souffle de vent.

Janvier 1691

Du lundi 1er janvier 1691

Je viens d’assister à la messe, et après avoir donné à Dieu les premiers moments de l’année, je donne les seconds à mes bienfaiteurs, à ma famille. Je voudrais que tous se portassent aussi bien que moi : personne n’y manquerait de bon appétit : et, marque que je suis en parfaite santé, c’est que je vas déjeuner, et envoyer in petto à Paris bien des santés à des gens que je souhaite qui jouissent d’une parfaite. C’est notre cuisinier qui nous donne nos étrennes, pour avoir les siennes. Il a fait à Balassor un plat de son métier : qui que ce soit ne sait ce que c’est ; nous allons le voir.

C’était un pâté d’un dinde, farci de poulets désossés, appuyé de six pigeonneaux & d’autant de poulets, avec des ris de vaches entre deux : le tout couvert d’huîtres marinées & de lard par-dessus, & une croûte bien fine & très délicate en surtout. Il était bon ; je ne suis pas le seul qui l’ait trouvé de même.

Il n’a point du tout fait de vent d’aujourd’hui. Le calme nous a pris. Très mauvais commencement d’année.

Du mardi 2 janvier 1691

Toujours même temps : calme tout plat.

Du mercredi 3 janvier 1691

Même chose : toujours calme.

Du jeudi 4 janvier 1691

Même temps : ce calme-ci commence à nous ennuyer.

Du vendredi 5 janvier 1691

Même chose : tant pis.

Du samedi 6 janvier 1691

Le vent est venu cette nuit assez frais & bon : mais nous ne portons pas toutes nos voiles, parce qu’il vient avec nous un bot, qui porte à Pondichéry des canons & des boulets du désarmement de SiaM. Nous lui servons d’escorte, & il ne pourrait pas nous suivre si nous forcions de voiles. Cela a donné le temps à l’Oiseau de nous rejoindre. Ce navire est le plus mauvais voilier de l’escadre. Il était encore tellement derrière nous hier au soir qu’à peine pouvions-nous l’apercevoir.

Du dimanche 7 janvier 1691

Le vent a un peu calmé ; mais il est toujours bon.

Du lundi 8 janvier 1691

Toujours bon vent : nous allons parfaitement bien ; & si l’Écueil était seul, nous serions à présent à Pondichéry.

Du mardi 9 janvier 1691

Toujours bon vent : il a même rafraîchi ; & nous n’en allons pas plus vite à cause du bot & des autres, qu’il faut attendre : ce qui ne nous permet pas de nous servir de toutes nos voiles.

Du mercredi 10 janvier 1691

Même vent & bien bon frais. Nous venons ce soir de mettre à la cape, afin de ne point tant avancer ; parce que nous ne sommes pas à quarante lieues de Pondichéry, & qu’il vaut beaucoup mieux rester à la mer d’un gros vent que d’être à l’ancre dans un lieu où il n’y a aucun abri & où le vent pourrait nous forcer à dérader & à prendre le large.

Du jeudi 11 janvier 1691

Nous avons ce matin remis en route & avons passé devant la forteresse de Madras, où nous livrâmes combat le vingt-cinq août dernier, que j’ai rapporté pages 42 & suivantes. Nous leur avons montré nos pavillons : ils nous ont montré les leurs. Nous avons continué notre chemin sans nous faire d’autre mal les uns aux autres que sans doute nous donner mutuellement à tous les diables. Si le diable prenait tout ce qu’on lui donne, que de femmes & d’hommes de toutes espèces ne feraient plus damner les autres !

Nous avons vu un navire sous le vent à nous : nous lui avons donné chasse toutes voiles dehors : bonnettes en étui, ralingues, perroquets, tout en était. C’était un anglais, lequel voyant qu’il ne pouvait pas nous échapper, parce que l’Écueil, qui va fort bien, était prêt de le joindre, est allé à notre barbe mouiller dans un port nommé Sadraspatan, entre Madras & Pondichéry. l’Écueil lui bouchait le chemin de la mer, & le Dragon & le Lion qui le suivaient en queue tâchaient de se jeter entre la terre & lui : & eux & nous n’étions pas à deux portées de canon de lui, lorsqu’il nous a joué le tour.

Nous dévorions déjà des yeux ce navire & sa charge, & comptions dessus comme sur un acquêt certain & de bonne prise : mais, il a fallu le laisser là, parce que M. du Quesne, qui a apparemment des ordres qui ne sont connus qu’aux seuls capitaines, & qu’il croit inconnus & secrets à tout le reste, n’a point fait de signal de donner dessus.

Cette manœuvre convertit en certitude dans mon esprit les soupçons que j’ai formés, dès Balassor, de l’envoi de cet exprès par terre de Pondichéry, & de l’augmentation de vivres pour deux mois, que nous n’avons pas pris ; & assurément nous n’avons pas pris ce navire, par la seule crainte d’offenser le Mogol, qui aurait pu se scandaliser & se venger sur Pondichéry si à la vue de ses troupes, qui bordent la terre, on lui avait fait l’insulte de prendre un navire qui se serait retiré dans un de ses ports. Ainsi, nous aurions pu le prendre à la mer, & sous les voiles ; mais à terre, & sur les ancres, non.

Autant que nos matelots étaient joyeux d’une prise qu’ils croyaient certaine, autant sont-ils étonnés de ne l’avoir pas faite. C’est un plaisir de les voir se regarder l’un l’autre, les yeux fixes sans se rien dire. Les pauvres diables mâchent à vuide ; & cela me fait rire. Nous sommes à l’ancre, pour ne point arriver de nuit.

Du vendredi 12 janvier 1691

Nous avons remis ce matin à la voile, & à midi avons mouillé devant Pondichéry. Il paraît un monde très grand sur la rive. Je dirai ce que c’est à mon retour.

Du mercredi 24 janvier 1691

Nous venons de mettre à la voile, pour notre retour en France. Le bon Dieu nous l’accorde bon. Il est environ huit heures du matin, le vent est bon, mais bien faible.

Avant que de dire ce que j’ai appris de nouveau de ce pays, je ne puis passer sous silence que le procès-verbal de la prise du Monfort, qui est cette flûte dont j’ai tant de fois parlé, & l’adjudication, n’étaient ni l’un ni l’autre dans l’ordre ; que ceux qui les avaient dressés n’ont certainement aucune connaissance ni notion des ordonnances de la Marine à ce sujet. Signe évident qu’il ne se fait ici aucune prise sur les ennemis, puisqu’ils sont tous également ignorants sur la matière. M.du Quesne a reconnu le premier le vice de ces écritures ; ce qui n’a point fait ni d’honneur, ni de plaisir au commissaire. Il était écrit que je m’en mêlerais. Ainsi, par l’ordre de MM. du Quesne & Martin, j’ai refait le tout ; c’est-à-dire le procès-verbal de prise, l’inventaire, l’adjudication & le reste : ce qui n’a nullement flatté, ni l’amour-propre, ni la vanité, de M. Blondel. L’inventaire, refait par moi, lui a surtout plus donné de chagrin que le reste, parce qu’il se doutait bien que je m’apercevrais facilement qu’il s’était payé par ses mains avec excès de ses droits de présence. Je n’en ai pourtant rien dit à personne, & me suis contenté de lui faire connaître à lui-même, en riant, que cela ne m’était point échappé. En effet, qu’est-ce qu’une plus grande explication aurait opéré, sinon m’en faire un ennemi ? Je n’en ai pas plus d’estime pour lui ; & c’est où je me borne. Je n’ai pris que les dates dont ils s’étaient servis, tout le reste est différent. Ce que j’ai fait a été transcrit & signé : c’est au greffier à faire le reste. Il me semble que ce ne serait pas un argent perdu pour la Compagnie que les appointements qu’elle donnerait à un légiste, quand ce ne serait que pour mettre les jugements en forme. Encore mieux, s’il avait séance au Conseil : du moins l’ignorance ne paraîtrait pas tant ; & on ne serait pas obligé d ’avoir recours à des gens auxquels ce travail est aussi ingrat qu’indifférent.

Je ne puis taire non plus que ces écritures refaites ont donné lieu à plusieurs entretiens sur mon chapitre, dans lesquels M. Martin a appris que je faisais un journal, d’une écriture menue, & qui pourtant paraissait assez gros pour un voyage chargé d’aussi peu d’événements que le nôtre. Il a voulu voir ce journal & me l’a demandé avec tant d’honnêteté & d’instance que je n’ai pu me dispenser de les lui prêter tous trois, sous le secret. Il en avait bien d’autres à me dire : je les rapporterai dans le récit de la conversation que nous eûmes ensemble, seul à seul, mardi dernier, jour d’hier, à l’issue de laquelle il me les a rendus tous trois. Il m’a paru bon français de la vieille roche & très bon sujet de la Compagnie. Je dirai demain sur quoi roulait notre conversation ; & dirai, pour aujourd’hui, au sujet de M. Martin, qu’il n’aurait jamais eu ni l’un ni l’autre de mes journaux s’ils avaient été chargés de sa propre histoire, que je donne ici pour très vraie.

Le long temps que j’ai été à Pondichéry m’a donné celui de m’informer de lui. Le nom de Martin est très commun : j’ignore s’ils sont parents ; mais j’ai trouvé des Martins partout ; et, comme ma famille est alliée à plusieurs MM. Martin, qui ne se sont de rien l’un à l’autre, j’ai tâché de savoir si ce M. Martin, général des Français aux Indes, touche à quelqu’un d’eux. Je n’en ai pu rien apprendre de certain à mon premier passage ; mais, à celui-ci, M. de Saint Paul de La Héronne, qui a été, & serait encore, s’il voulait, conseiller au Conseil souverain de Pondichéry, & qui revient en France avec nous, n’ayant plus d’intérêt à garder le secret, m’a appris ce que je voulais savoir, & que voici.

M. Martin est parisien, fils naturel d’un gros marchand épicier de la Halle. Son père, puissamment riche, lui a donné une très bonne éducation dans la marchandise, & voulait en faire un marchand ; mais, la mort subite dont il fut prévenu ne lui laissa pas le temps de faire aucun testament, ni de lui faire aucun bien ; & son frère de père, seul enfant légitime de l’épicier, ayant même du vivant de leur père commun acheté une charge de trésorier de l’Ordinaire des Guerres, le mit à la porte, ne se trouvant pas dans la volonté de lui faire aucune part d’uni très grosse succession, quoique peut-être moins légitime que lui, sa mère ayant eu de très mauvais bruits sur son compte, & l’on disait publiquement à la Halle qu’on chassait le fils du père pour faire hériter le bâtard de la mère. Si Mme S*** avait quelqu’un qui charitablement la remît sur les traces de son origine, peut-être rabaisserait-elle le vent de sa vanité. C’est moi qui affirme celui-ci, & non M. de La Héronne, qui n’en savait rien. Je reviens au bâtard, qui est celui dont je parle.

La mort de son père lui ôta toute espérance d’être établi & ne lui laissa, pour tout héritage, que le nom de Martin, qui lui appartenait, & qu’il partageait avec un autre à qui peut-être il n’appartenait pas. Quoi qu’il en soit, ne sachant que faire, & dénué de tout, ayant toujours été trop fidèle à son père & trop honnête homme pour faire sa main, il fut réduit à se mettre garçon de boutique chez un autre épicier ; & y était encore âgé de vingt-huit à vingt-neuf ans, lorsqu’il se maria, douze ans après la mort de son père.

Il s’était amouraché de la fille d’une maîtresse harengère, autrement marchande de poisson, qui de sa part s’était amourachée de lui. L’affaire alla bon train, le cotillon enfla, il l’épousa ; & sa mère à elle, le mariage fait, ne voulut plus entendre parler ni de sa fille ni de son gendre, & les mit tous deux à la porte ; &, d’un autre côté, le marchand chez lequel il était, ne voulant point de garçon de boutique marié, le congédia. Il vécut ainsi deux ans & plus avec sa femme, dans une union parfaite, mais dans une très grande nécessité de toutes choses ; d’autant plus que les gains qu’elle pouvait faire étaient forts petits, faute d’avance & non d’esprit ; qu’il ne faisait rien ; qu’il ne gagnait rien ; qu’il n’y avait qu’elle qui tirât la charrue ; & que la famille augmentait tous les jours.

Enfin, réduit au désespoir, & ne pouvant s’accommoder d’une vie si triste, il se présenta à messieurs de la Compagnie d’Orient ; & comme il a autant d’esprit qu’un homme en peut avoir & qu’il entend parfaitement le change & rechange, les calculs & les livres de marchandises, il fut retenu pour les tenir à parties doubles. Ce fut ainsi qu’il passa aux Indes. Les fameux Marcara & Caron se servirent utilement de son habileté à Surate, à Mazulipatan, à Bengale, & dans tous les autres endroits des Indes où pour lors le commerce de la Compagnie florissait & était établi sous les auspices de feu Jean-Baptiste Colbert, qui, comme je crois l’avoir déjà dit, était l’homme de France qui connaissait le mieux de quelle utilité le commerce était au royaume.

Les différents voyages que M. Martin fut obligé de faire par mer, & les actions où il s’est trouvé firent autant briller sa bravoure & son intrépidité que sa bonne conduite éclatait dans ses livres & dans le négoce. La Compagnie, très contente de ses services, l’a élevé par degrés ; &, enfin, le voilà général des Français dans les Indes. M.du Quesne lui en a donné les patentes, & il fut reconnu & salué pour tel au bruit du canon & de la mousqueterie le jeudi 17 août de l’année passée. Cette qualité de général n’a point augmenté son autorité, y ayant longtemps qu’il est chef de la nation dans toute la péninsule. Il ne serait pourtant encore que simple directeur si la mort du roi de Siam, notre allié, n’avait retenu le marquis d’Éragny en France.

M. Martin a plusieurs fois demandé à messieurs de la Compagnie un successeur & son rappel ; mais, lui étant trop nécessaire, il n’avait pu obtenir ni l’un ni l’autre. Il avait honte de découvrir sa naissance & son mariage ; mais enfin, l’amour qu’il conservait & qu’il conserve encore pour son épouse, & la tendresse d’un bon père pour ses enfants, l’ont forcé d’en venir à cet éclaircissement. Il espérait revenir dans sa patrie & dans le sein de sa famille jouir du fruit de ses travaux dans les Indes ; mais, voyant que c’était une chose impossible, il a lui-même écrit son histoire à la Compagnie, & demandé l’alternative : ou de lui permettre de retourner en Europe, ou de lui envoyer sa femme & ses enfants. Qu’on donne à cette démarche tel nom qu’on voudra. Pour moi, je lui donne celui d’action vraiment héroïque & vraiment chrétienne. La Compagnie a préféré le dernier parti au premier, mais ce n’a pas été sans peine qu’elle a réussi.

Il y avait vingt-deux ans & plus, qu’il était parti sans dire adieu à sa femme & sans lui dire où il allait, en un mot, qu’il l’avait abandonnée ; &, depuis ce temps, ils n’avaient eu aucune nouvelle l’un de l’autre. Il ne savait si elle était morte ou vive : il ne pouvait même indiquer aucune marque qui pût la faire reconnaître, que la rue & la maison où elle demeurait à son départ ; mais, dans un si long espace de temps, la maison avait changé de propriétaire, & de tant de différents locataires qu’on n’avait d’elle aucune idée : toutes les traces de ce qu’elle pouvait être devenue étaient perdues. Ceux même qu’une grosse récompense attachait à cette perquisition étaient rebutés de six semaines qu’ils y avaient inutilement employées, & étaient prêts de renoncer à l’entreprise lorsque le seul hasard leur fit trouver dans un moment ce qu’ils cherchaient inutilement depuis longtemps.

En passant dans une rue proche de la Halle, ils entendirent appeler « Madame Martin ». Ils se retournèrent, & virent que cette Mme Martin, qu’on appelait, avait un éventaire devant elle, dans lequel elle portait des carpes & des anguilles, comme ces petites revendeuses de poisson qui courent Paris. Les instructions qu’on leur avait données ne les laissèrent point douter que ce ne fût elle. Ils lui laissèrent faire son marché avec la marchande qui l’avait appelée, & achetèrent tout ce qu’elle avait, à condition de l’apporter dans un cabaret tout proche. Ils n’avaient pas jugé à propos de lui rien dire en pleine rue ; mais, dans le cabaret où elle les avait suivis, lui ayant demandé le nom de son mari, où il était & ce qu’il faisait, & elle ne leur répondant que les larmes aux yeux, & par là les convainquant qu’ils ne se trompaient pas, elle apprit enfin avec une joie inexprimable la fortune de son mari & ce qu’il était, & la tendresse qu’il lui avait conservée. Celui des deux qui avait une lettre pour elle, qui n’était point cachetée, la tira de sa basque comme un papier indifférent. & en cachant l’adresse ; mais, à peine vit-elle le caractère quelle sauta dessus en criant : Voilà son écriture ! & fut agréablement surprise de voir que c’était à elle-même que cette lettre était écrite.

Tant de témoins étaient croyables. Ils la prièrent d’envoyer chercher ses enfants. Autres pleurs : elle dit qu’il ne lui restait qu’une fille, & que ses deux autres enfants étaient morts ; que sa fille travaillait à nettoyer de la morue & à aller chercher de l’eau pour la faire dessaler. Elle est, à ce qu’on m’a dit, fort aimable : je ne l’ai point vue, étant à Ougli avec M. Bureau Des Landes son époux. J’ai vu la mère, qui est à Pondichéry avec M. Martin, femme d’environ cinquante ans, qui a des restes d’une fort belle personne, & qui ne ressent en rien la crasse & la crapule de la Halle, où elle a si longtemps roulé.

Ceux qui l’avaient trouvée lui donnèrent mille francs pour se faire habiller, elle & Mlle sa fille, afin de pouvoir se présenter avec décence à la Compagnie au premier jour qu’elle s’assemblerait, qu’ils lui indiquèrent. Elle ne manqua ni à l’un ni à l’autre, & mena sa fille avec elle. Elle y reçut tout ce qu’on la força de prendre, & qu’elle refusait, parce qu’elle ne se croyait pas si grande dame. Aujourd’hui. ce n’est plus cela : elle soutient fort bien son rang, & les perles & les diamants la couvrent avec plus d’éclat que les écailles n’en avaient sur les carpes qu’elle revendait. La mère & la fille partirent par les premiers vaisseaux, avec un train de princesses. Elles sont heureusement arrivées, il n’y a pas plus de cinq à six ans. La mère a beaucoup d’esprit, & ne parle nullement le jargon des harengères. On l’appelle ici Madame tout court, ou on y joint la générale ; & la fille est très avantageusement mariée & est très heureuse.

C’est ainsi que M. Martin est parvenu, & que Dieu a récompensé son bon cœur, sa probité 61 son bon naturel. Au contraire, son frère dénaturé a vu son ample succession mangée & dissipée par sa faute & sa mauvaise conduite au jeu, & celle de sa femme. J’en puis, je crois, parler savamment, puisque ce M. Martin, trésorier de l’Ordinaire des Guerres, monsieur R***, receveur général des Finances, & M. de Quirckpatrik, premier commis de M. de Louvois, ont épousé les trois sœurs, & que par conséquent ils étaient tous beaux-frères. C’est assez sur M. Martin.

Les conjectures que j’ai tirées de l’envoi d’un exprès de Pondichéry à Balassor sont justes, j’en suis à présent certain. Les Anglais & les Hollandais, épouvantés des deux combats d’Amzuam & Madras, ont eu recours au Mogol, & à force de présents ont fait en sorte que ce prince a envoyé ordre à son général de les prendre sous sa protection contre nous, si nous les attaquions sur ses terres & dans ses ports ; & de déclarer à M. Martin qu’il traiterait les Français qui sont à Bengale comme nous les traiterions, & ferait brûler tout ce qui appartenait à la nation à Ougli ; & qu’en effet, c était afin que M. du Quesne n’entreprît rien contre eux qu’à la mer, qu’il lui avait envoyé cet exprès par terre à Balassor, & que j’avais eu raison de soupçonner que c’était la cause qui nous avait empêché[s] de prendre ce navire anglais, qui. comme je l’ai dit, s’est retiré à Sadraspatan le jeudi onze du courant, veille de notre arrivée à Pondichéry. J’en dirai davantage par la suite, en rapportant la conversation que j’ai eue avec M. Martin, dont j’ai le mémoire sur mes tablettes, & dont par conséquent je n’oublierai pas un article. Je viens à la guerre du Mogol.

 

Il a voulu rentrer dans ses droits, & reprendre sur Remraja ce que Sévagi a usurpé sur lui. Dans ce dessein, sitôt que Sévagi a été mort, il a envoyé dans ce pays-ci une armée de cinquante mille hommes d’infanterie & de trente mille chevaux, avec soixante grosses pièces de canon & tout l’attirail & les munitions de guerre nécessaires pour une expédition considérable. Il semblait, au commencement, que Remraja allait succomber sous une puissance si grande ; d’autant plus qu’étant jeune & sans expérience, il ne pouvait pas avoir gagné la confiance ni l’affection des peuples. Cependant, quoiqu’il n’ait que dix-sept à dix-huit ans, il a soutenu & soutient encore avec beaucoup de constance & de vigueur tous les efforts du Mogol. Il lui a livré plusieurs combats qui n’ont rien décidé parce que la fortune a été chancelante. Mais, afin que l’armée du Mogol se ruinât d’elle-même dans sa marche, si elle voulait pénétrer jusque dans les terres que Sévagi a fait révolter, il a fait faire à plus de trente lieues de chez lui un dégât général dans les pays restés fidèles au Mogol, depuis la côte de Malabar jusqu’à la côte de Coromandel, à travers toute la péninsule ; & ce dégât est de plus de soixante lieues de large. Il y a fait tuer tous les bestiaux. (Il faut que le lecteur remarque ici en passant que Remraja n’est point de la secte de Pythagore ou que, s’il en est, comme il en est en effet, étant idolâtre, il s’imagine, aussi bien que quantité d’autres grands, que la religion doit céder à l’intérêt. Que de princes chrétiens, que de papes même ont été de ce sentiment ! ) Il a fait couper & brûler le riz ; &, enfin, a fait gâter & ruiner tout ce qui pouvait servir à son ennemi, & a fait couvrir la campagne d’un très grand nombre de partis, tant pour être instruits des mouvements de l’année du Mogol que pour résister aux partis que le général de cette armée envoie de tous côtés.

Les deux armées ont été fort longtemps en présence l’une de l’autre, au passage d’une petite rivière, sur les confins du royaume de Visapour. Remraja, quoique le plus faible, a passé à la vue de son ennemi, & les deux armées en sont enfin venues aux mains, il n’y a que six semaines, & n’ont encore rien décidé, ayant toutes deux décampé en même temps, & pris différentes routes. Celle du Mogol est allée se jeter devant Gingi, qu’elle tient encore assiégée. C’est une ville assez bien fortifiée pour le pays, & assez bien munie. Elle est bâtie sur le penchant d’une montagne : en un mot, elle est de défense contre des Asiatiques, mais une gueuserie pour l’Europe, & qui ne tiendrait pas contre trois cents pierrots, quoique tout le régiment ne soit bon qu’à faire peur aux vaches, aux poules, ou tout au plus aux petits enfants. Cependant, Remraja l’a défendue & la défend encore avec vigueur, quoique l’armée de son ennemi soit formidable, en comparaison de la sienne qui n’est composée que d’environ vingt mille hommes. Le général du Mogol a plus de quatre-vingts canons de fonte de cent & six-vingts livres de balle ; &, malgré cette supériorité de forces & d’artillerie, Remraja l’a forcé d’abandonner ses lignes & ses retranchements ; &, suivant toutes les apparences, le contraindra d’abandonner le siège & de le lever tout à fait avec honte, & peut-être le battra dans sa retraite. On disait, à Balassor, que le Mogol était lui-même à son armée, & qu’il la commandait en personne. Cela est faux : c’est un de ses généraux qui la commande, & qui n’y gagnera pas beaucoup d’honneur.

Le dégât que Remraja a fait faire a fait extrêmement renchérir les vivres à Pondichéry. Les partis dont le général du Mogol & lui ont couvert la campagne rendent les chemins mal surs ; & leurs neyres ou cavaliers viennent jusqu’aux portes de Pondichéry & traitent assez mal tout ce qu’ils rencontrent. C’est la raison qu’on m’a donnée, & qui m’a empêché, cette fois-ci, d’aller à la pagode de Ville-Nove, que j’avais bien envie de voir, crainte de tomber entre les mains de l’un ou de l’autre.

Pondichéry étant dans la terre qui fait partie de l’usurpation de Sévagi, les Français ont été obligés de suivre le parti de Remraja, son fils, & d’obtenir la neutralité de l un & de l’autre ; mais, parce que les neyres du Mogol venaient jusqu’aux portes du fort, & massacraient & pillaient les banians ou marchands & les noirs qui en sont proches, M. Martin s’est servi de la conjoncture de l’ordre du Mogol en faveur des Anglais & des Hollandais, & a obtenu du général de ce prince que les banians & les noirs qui sont autour du fort, & ceux qui s’y retireraient à une certaine distance, jouiraient de la même neutralité & seraient à couvert des insultes des troupes du Mogol ; ce qu’il a obtenu non sans peine après plusieurs négociations. Cependant, comme ces banians & ces noirs sont extrêmement craintifs, ils se sont tous retirés le plus près qu’ils ont pu du fort ; & c’est la cause pour laquelle en arrivant ici nous avons vu tant de peuple sur la rive.

Il serait étonnant, en Europe, qu’une armée de quatre-vingt mille hommes, & de tant de canons, fût obligée de lever honteusement le siège de devant une bicoque, & une vilenie plutôt qu’une ville, selon que des Français qui ont été à Gingi me l’ont représentée ; & qu’outre cela, elle ne fit rien de considérable pendant toute une campagne : mais il faut aussi savoir que les Asiatiques ou les Indiens ne se battent pas comme les Européens. Sitôt qu’ils voient un des leurs tué ou blessé, c’est-à-dire du sang, ils prennent la luite, & ne savent ce que c’est que de se battre de pied ferme. On tient cependant pour une chose constante qu’ils sont capables de discipline, & que s’ils étaient bien commandés, & que les officiers ne quittassent pas la partie les premiers en leur montrant l’exemple de fuir, ils ne la quitteraient pas non plus. Cette chose, qu’on tient pour constante, me parait très incertaine, puisque je puis assurer que les Asiatiques ne sont nullement braves ; & si leurs ancêtres ne l’étaient pas plus qu’eux, Alexandre roi de Macédoine, si chanté par Quinte-Curce, & surnommé le Grand, n’a pas eu beaucoup de peine, ni de périls à courir, pour se faire une réputation qui ne finira jamais.

Je n’ai point étudié la géographie ancienne : ainsi, je ne sais pas où était positivement situé le royaume de Porus, à qui Racine lait dire, en parlant d’Alexandre & des Perses, ou Persans, comme il les nomme pour la rime :

Un seul rocher ici lui coûte plus de temps
Que n’en coûte à son bras l’empire des Persans.
Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,
L’or qui naît sous nos pieds ne corrompt point nos âmes

Ces vers-là sont harmonieux, quoique très mauvais. Je n’entreprends pas d’en faire la critique, mais j’ai assez entendu parler de la bravoure des peuples d’Orient pour assurer qu’ils ne sont pas difficiles à vaincre, & qu’ils sont abâtardis par leur propre mollesse à par une bassesse servile qui ne se ressent nullement de leur origine, supposé que leurs ancêtres aient été braves.

Fortes creantur fortibus...
Nec imbellem feroces
Progenerant aquilae columbam

Je me suis un peu écarté de mon chemin ; & j’ai cru devoir le faire parce que les Indiens sont moins que des poules. Je reviens aux gens de guerre du Mogol. Un de ses partis était venu tout proche du fort de Pondichéry, & se retirait emmenant avec lui des hommes, des femmes & des enfants, & beaucoup de bestiaux. Les noirs coururent se plaindre à M. Martin, qui les avait pris sous sa protection. Il envoya au plus tôt un lieutenant avec douze soldats français courir après les fuyards : lesquels, d’abord qu’ils les virent, se mirent à fuir à toute bride, sans oser les attendre, quoique incomparablement plus forts en nombre, puisqu’ils étaient plus de soixante neyres ou cavaliers : & ce lieutenant, nommé La Touche, qui repasse avec nous en France, eut l’honneur de ramener les hommes, les femmes, les enfants & les bestiaux, sans que les ennemis osassent leur tenir tête, ni défendre leur proie, quoiqu’ils fussent en état d’attaquer, puisque, outre leur nombre, ils sont armés tous de sabres, de zagayes ou flèches, & quelques-uns de mousquets ou fusils. Voilà tout ce que je sais de la guerre du Mogol & du jeune Remraja.

Sévagi son père, pour ne se point rendre à charge aux peuples qui appuyaient sa révolte, ou qui se révoltaient avec lui, & trouver le moyen de faire subsister ses troupes & les enrichir les uns & les autres, avait trois fois pillé Surate, la plus riche ville des États du Mogol. parce que c’est le centre de presque tout le commerce des Indes. Il prenait son temps que le Mogol n’était point en état de le secourir. soit pour être trop éloigné, soit pour avoir été battu ; & prenait si bien son moment & ses mesures qu’il n’a jamais été surpris & a toujours surpris les autres en arrivant lorsqu’il était le moins attendu. Il ne disait rien du tout aux Européens : au contraire, leurs maisons, leurs magasins, leurs marchandises, leurs personnes & tout ce qui leur appartenait étaient pour lui des choses sacrées ; il leur vendait même les marchandises qu’il avait pillées aux sujets du Mogol ; &. n’ayant point de temps à perdre, & ne voulant que de l’argent comptant, il les donnait à bas prix. Il obligeait ces sujets du Mogol de lui montrer leur or, leur argent & leurs marchandises. Quand ils agissaient avec lui de bonne foi, il n’en prenait que la moitié & leur laissait le reste pour entretenir leur négoce ; &, quand on le trompait, il faisait rafle de dix-huit. Il était toujours bien instruit par ses espions : ainsi, après avoir pillé & volé d’ordre, & s’être rafraîchi lui & ses troupes pendant sept ou huit jours, il sortait de Surate, n’en emportant que de l’argent, & laissant aux marchands, sujets du Mogol, le temps de se remettre de son pillage pour en venir faire un autre. Par ce moyen, il consommait les denrées de ses nouveaux sujets & alliés, les enrichissait en payant ces denrées, enrichissait ses troupes, s’en faisait aimer, & n’était à charge qu’à son ennemi à à ses sujets, aux dépens desquels il subsistait, sans vexer les siens ; & Surate était sa ressource. On prétend qu’il était de concert avec le gouverneur de Bengale ; ce qui n’a pas peu contribué à la perte de celui-ci. J’en ai déjà parlé.

Je ne sais si Sévagi avait connaissance de la vie de Georges Castriol, dit Scanderberg, ce fameux ennemi des Turcs, et dernier bouclier de la chrétienté, mais il y a beaucoup de conformité dans leur manière de faire la guerre. Après ces pillages,

Sévagi se retirait & revenait assez souvent sur ses pas tomber sur les troupes du Mogol, qu’il surprenait toujours, & qui le croyaient bien éloigné. Il les a toujours battues : son nom seul les faisait trembler : & les courses fatigantes qu’il taisait faire aux siennes, les tenant toujours dans le mouvement, en ont fait les meilleurs soldats de la péninsule des Indes. Ce sont encore celles qui accompagnent Remraja son fils. Ces troupes sont formidables à celles du Mogol ; & il n’y a point d’apparence que ce prince rentre dans son ancienne possession, & ruine Remraja, si, comme on le croit, il est encore appuyé par-dessous main d’une nation européenne. Je dirai qui elle est, en rapportant la conversation que j’ai eue avec M. Martin : je dirai seulement ici, que Raja, dans l’empire du Mogol, est une qualité qui répond à celle de nos ducs-pairs, & non à nos ducs-pairs par brevet : ce n’est qu’une qualité passagère dans la personne de ceux-ci ; mais celle de ducs-pairs & de raja sont adhérentes & attachées au sang. Le Mogol peut en créer de nouveaux ; mais il ne peut pas en dépouiller les anciens. Ainsi, Raja Sévagi, ou Sévagi Raja ; & Rem Raja, ou Raja ReM. Rem est son nom, & Raja sa qualité : c’est ce que M. Martin m’a dit.

Il m’a dit encore que Sévagi, en se révoltant, n’avait point été poussé par un esprit d’ambition, mais oui bien de vengeance, en ce que Aureng-Zeb, au lieu de le récompenser d’une guerre heureuse qu’il avait faite pour lui, avait violé sa sœur & enlevé une jeune Circassienne qu il aimait & qu il voulait épouser ; qu’Aureng-Zeb avait forcé le palais où l’une & l’autre était renfermée ; & que Sévagi, pour se venger, avait fait le même outrage à la sœur du Mogol, & avait fait révolter contre lui les mêmes troupes qu’il avait commandées. Je le répète encore, ceci est un beau sujet de roman pour de Visé, ou tout au moins pour ses sots imitateurs.

Un peu avant que nous partissions de Pondichéry, on y avait reçu des nouvelles de Surate par terre, par lesquelles on a appris que ce qui s’est passé à Amzuam avait jeté les Anglais dans une très grande consternation, & que le combat de Madras avait causé partout une telle épouvante que des marchands arméniens autres, qui voulaient passer de Surate & de Bombay en Perse avec leurs marchandises, avaient tout tait débarquer de dessus les navires anglais & hollandais, & n’avaient pas osé s’exposer au trajet sur ces vaisseaux, ne les voyant pas en état de résister à six vaisseaux français, qu’on lait passer là pour six diables.

Il est constant que nous avons jeté la terreur & l’épouvante, & que si nous restions seulement aux Indes pendant deux ans, nous ruinerions absolument le commerce & la réputation des Anglais & des Hollandais. On a encore appris qu’ils vont équiper quatorze navires pour venir nous trouver. Si cela est, nous le saurons, & nous nous verrons de près. Ils ont eu le temps de s’équiper & de nous attendre au passage ; mais on ne le croit pas : on ne doute point qu’ils n’en fassent courir le bruit uniquement pour conserver leur réputation.

On a aussi reçu des nouvelles de Siam par la voie des Portugais, qui disent que Pitrachard, à présent roi, est devenu plus traitable envers les ecclésiastiques. C’est tout ce que j en ai appris. En tout cas, il faut que M. Charmot en ail appris des nouvelles bien certaines, puisqu’il reste à Pondichéry en attendant l’occasion de passer dans ce royaume ; car il n’est assurément pas homme à s’exposer au martyre par un zèle indiscret. Mais pourquoi cacher ces nouvelles qui nous auraient tous réjouis ? Les gens d’Église sont toujours mystérieux. Le Père Tachard, très digne jésuite, reste aussi. Quel est leur dessein à tous ? Peut-être de se barrer, & de se faire de la peine les uns aux autres. Quoi qu’il en soit, ils restent, & je ne vois âme qui vive qui les regrette. MM. Charmot & Guisain sont sortis de l’Ecueil sans cérémonies ; mais il n’en a pas été ainsi du très révérend Père Tachard : en partant du Gaillard pour rester à terre, son Excellence a été saluée de cinq coups de canon. Je veux pieusement croire que son humilité ne s’attendait point à cet honneur : que, même, il aurait empêché qu’on le lui rendît s’il avait prévu qu’on le lui rendrait ; car, dès son baptême, il a renoncé aux pompes du monde. Hélas ! sa modestie a été trompée ! Pour rendre compte de tous nos acteurs, notre Messin, ou Juif, est resté aussi à Pondichéry : nous en sommes fâchés, à cause de son mérite ; & les mandarins siamois sont restés à Bengale. Je ne l’ai su qu’à Pondichéry : sans cela, je l’aurais dit plus tôt.

J’y ai encore appris que M. Godeau dit vrai dans son troisième tome de l’Histoire de l’Église, quand il dit au sujet de la dispute de saint Cvprien et du pape saint Etienne, que les saints qui sont encore sur terre sont hommes, & que le zèle fait souvent faillir les plus sages.

Par occasion, ou parenthèse, saint Étienne était pape. Il voulait que les hérétiques lussent rebaptisés : saint Cyprien soutenait le contraire ; et un concile décida en faveur du sentiment de saint Cyprien. Donc les saints sur terre sont encore hommes, & peuvent se tromper. Le pape est homme : par conséquent il peut se tromper ; ergo, le pape n’est nullement infaillible. J’avoue que j’agis ici avec passion ; mais aussi j ’ai pour moi qu’on ne peut pas me prouver, ni à moi, ni à qui que ce soit qui ait l’ombre du sens commun, cette ridicule infaillibilité. J’ai assez lu l’Histoire de l’Église pour savoir, de certitude, que l’Église a donné seize démentis au pape ; à j’en conclus avec raison, je crois, que l’Église n’a jamais cru le pape infaillible. J’ajoute même qu’elle ne croit point encore qu’il le soit, & qu’il n’y a qu’une poignée de canaille, qu’on appelle les docteurs ultramontains, qui soient assez effrontés pour donner en public des sentiments qu’ils démentent dans eux-mêmes. Ce sont des moines : c est tout dire. Dans ce nom de moines, je ne comprends pas la Société de Jésus ; car, à son égard, tantôt le pape est infaillible & tantôt c’est un vieux pécheur : c’est leur intérêt qui règle ses qualités & ses attributs, & point du tout sa dignité.

J’en reviens à mon thème de la brouillerie des plus saints les uns contre les autres. L’amour de Dieu & leur zèle pour la foi, à ce qu’ils disent, font brouiller ensemble messieurs des Missions étrangères & les jésuites. Les conquêtes que les uns font sur l’ennemi du genre humain, en convertissant des idolâtres, déplaisant aux autres, chacun voudrait se réserver tout pour soi, & être le seul métayer dans une si ample moisson : plus délicats en cela que saint Paul, dont ils devraient en toutes choses suivre l’exemple, puisque, comme lui, ils vont, à ce qu’ils disent, uniquement pour convertir les gentils & les idolâtres. Ce grand apôtre ne cherchait que la gloire de Jésus-Christ & la propagation de la loi : il ne s’embarrassait point par qui le Sauveur lût annoncé, pourvu qu’il le fût ; Quid enim, écrit-il aux Philippiens, chap. 1, v. 18,

dum omni modo, sive per occasionem, sive per veritatem, Christus annuncietur, & in hoc gaudeo, sed & gaudebo.

Ces motifs d’occasion ou de vérité ouvrent aux missionnaires & aux jésuites les prétextes du monde les plus spécieux pour se déchirer les uns les autres avec charité ; & le tout, dans un esprit de fraternité, à de christianisme. Ils sont sur ce sujet dans une mésintelligence perpétuelle. Les jésuites ont fait chasser les missionnaires de la Chine : ceux-ci ont fait chasser les autres du Tonkin ; & les jésuites, qui ne sont à Siam que depuis les missionnaires ont si bien fait, & leur politique y a si bien prévalu que bien loin d être persécutés, leur maison a été un lieu d’asile & de refuge, & qu’on leur a donné de l’argent dans le temps même qu’on persécutait les autres. Cette cruelle distinction n’est nullement du goût des missionnaires : ils sont trop politiques & trop concertés pour dire naturellement ce qu ils en pensent ; mais on le connaît assez, pour peu qu’on sache lire, dans les yeux & l’altération du visage, les secrets du cœur.

Ce n’est pas depuis peu que cette brouillerie subsiste ; & voici ce que M. le chevalier de Chaumont, ambassadeur à Siam, en dit dans sa Relation, page 110.

« Dans une audience que le roi (de Siam) me donna, je lui dis que j’avais amené avec moi six pères jésuites, qui s’en allaient à la Chine faire des observations de mathématique ; & qu’ils avaient été choisis par le roi mon maître comme les plus capables en cette science. Il me dit qu’il les verrait, & qu’il était bien aise qu’ils se fussent accommodés avec M. l’évêque de Métellopolis. Il m a parlé plus d’une fois sur cette matière. *

Un accommodement suppose nécessairement une brouillerie précédente, & il est fâcheux qu’un roi idolâtre, qu’on veut éclairer des lumières d’un Évangile qui n’est que douceur, & qui ordonne, non seulement de pardonner à scs ennemis, mais encore d’aller les rechercher, quand même on n’aurait rien contre eux sur le cœur, soit informé des mésintelligences & des disputes qui sont entre les prédicateurs de ce même Évangile. Il est même à craindre qu’il ne soit mal édifié, & n’augure mal du reste de ce même Évangile, en en voyant les ministres exécuter & observer si mal entre eux ce qu’ils ordonnent & enseignent aux autres.

Il serait à souhaiter, pour lever tout sujet de dispute entre eux, & tout sujet de scandale aux idolâtres, qu’ils eussent chacun leur département & qu’ils n allassent plus sur les brisées les uns des autres ; car certainement leurs brouilleries font un très mauvais effet, non seulement auprès des gentils, mais scandalisent aussi les chrétiens & font lâcher à tous, sans en excepter les plus dévots catholiques, des railleries piquantes qui donnent lieu de croire que l’intérêt temporel a tout au moins autant de part à leurs travaux, que le zèle de la Foi.

En effet, il est certain que le salut de l’âme d’un simple particulier est aussi précieux, devant Dieu, que celui d’un gros seigneur : tous deux sont égaux devant lui ; c’est une vérité dont qui que ce soit ne doute. Cela étant, d’où vient qu’ils portent les uns & les autres leur zèle, dans le Japon, la Chine, le Tonkin, le Pégu, & d’autres pays où l’or, l’argent &les autres richesses mondaines abondent ? Pourquoi laissent-ils sans instruction toutes ces nations incultes & idolâtres qui sont sur leur chemin ? Pourquoi ne s’attachent-ils pas à Moali, peuples qui paraissent dociles, &parmi lesquels l’Evangile ferait un très grand progrès, s’il y était cultivé ? Pourquoi les brusquent-ils, au lieu de les instruire ? Revoyez les pages 389-391 du t. I.Pourquoi passent-ils Pondichéry, où l’idolâtrie règne si fort, & où il leur serait si facile de la détruire, puisqu’ils en connaissent parfaitement l’état & qu’ils savent si bien, pour la plupart, l’idiome des idolâtres, qu’il ne leur faudrait aucun truchement, & où, par conséquent, leurs convictions seraient sans retour ? Tous ces aveugles sont-ils indignes de leurs soins ? Ils ne pourraient, il est vrai, les combler ni de richesses ni de dignités ; mais aussi, le zèle de ces nouveaux apôtres ne serait plus soupçonné d’avoir une autre vue que Jésus-Christ, & icelui crucifié : ce saint zèle éclaterait dans toute sa pureté & ils auraient en même temps pour témoins de leurs travaux évangéliques & pour admirateurs, leurs compatriotes, desquels ils pourraient tirer tous les secours nécessaires à un si saint œuvre.

Malgré le tort que les Anglais m’ont fait, je leur rends avec plaisir la justice qui leur est due. Pendant que j’ai été leur prisonnier dans la Nouvelle Angleterre, j’ai trouvé des sauvages fort bien instruits des vérités catholiques. Ils ont des ministres, qui ne s’occupent qu’à leur instruction. Ce n’est certainement point en vue d’aucun gain, car ces sauvages ne possèdent quoi que ce soit au monde. Ces ministres s’y appliquent pourtant, & réussissent infiniment mieux que ne font les missionnaires, les pères de l’Oratoire, les jésuites, les récollets & les autres dans le Canada, qui est contigu. D’où vient cela ? Oserais-je le dire ? Oui. C’est que leur zèle est pur, ou que du moins il est dénué de l’esprit de primatie & de commandement, & surtout d avarice & de luxure. Que les jésuites le prennent comme ils voudront : c’est un fait certain que j’avance, & qui sera prouvé par la même histoire que j’ai déjà promise, & que je rapporterai dans la conférence avec M. Martin : elle en fait partie & on la trouvera ci-dessous.

Je reviens à ces ministres qui instruisent les sauvages. Ils ne leur donnent, il est vrai, qu’une instruction hérétique ; mais ils ne peuvent leur donner pour des vérités de foi ce qu’ils ne croient pas eux-mêmes. Ils leur donnent ce qu’ils ont : ils ne peuvent pas plus ; & leur intention n’en est pas moins remplie de charité.

Jésus-Christ ne dédaigna pas d’instruire la Samaritaine, qui, suivant toutes les apparences, était aussi gueuse que pécheresse, puisqu’elle était réduite à venir elle-même tirer de l’eau à un puits. C’est que le Sauveur était venu pour tout le monde, sans acception de qualité ; à que les apôtres d’aujourd’hui ne sont venus, ou du moins semblent n’être venus, que pour les riches, & négligent de suivre son exemple, quoiqu’il le leur ait expressément commandé. Que ne dirais-je point sur ce sujet, si j’y abandonnais ma plume ?

Les missionnaires donnent rarement des relations des progrès de leurs missions. On y voit du moins briller la vérité ; ils ne s’étudient point à surprendre la bonne foi ni la religion du public. Je leur rends la justice qui leur est due en affirmant que je n’y ai jamais rien lu qui ne soit conforme à la vérité. Leur style est simple & naturel, & semble avoir tout à lait renoncé aux embellissements de la rhétorique.

Les jésuites en donnent très souvent. Elles sont écrites d un style brillant, amusant, & même persuasif tant il est insinuant ; mais pourquoi y déguisent-ils la vérité ? Pourquoi écrivent-ils pour l’Europe tout le contraire de ce qu’on sait de certitude dans les Indes ? Pourquoi nous donnent-ils pour de saints martyrs les jésuites qui ont été punis dans le Japon, comme boutefeux de rébellion & de révolte contre la nature & contre le souverain ? Pourquoi écrivent-ils l’histoire de cette révolte comme un effet de leur zèle pour la religion, dans le même temps que tous les Européens qui sont aux Indes, Français, Anglais, Portugais, Danois, Hollandais, savent que cette révolte n’est que le fruit de leur avarice, & de l’envie qu’ils avaient de s’emparer d’un bien très considérable & d’une succession qui ne leur appartenait pas ?

Selon eux le vrai zèle a-t-il quelque maxime,
Qui tende à dépouiller l’héritier légitime ?

Croient-ils qu’il suffit pour eux de donner en France un démenti à Tavernier pour que dans les Indes on donne un démenti à ce qu on sait ? Croient-ils que leurs relations ne repassent pas la Ligne ? Que personne [ne] les envoyera ici, ou ne les y apportera pas ? Que qui que ce soit ne s’informera de la vérité des faits ? Espèrent-ils que tout le monde les en croira sur leur seule parole ? Et qu’il ne se trouvera personne assez sincère pour assurer que ce démenti, qu’ils donnent avec tant de confiance à Tavernier, est un véritable mensonge, digne des deux mots du père Valérien, Mentiris impudentissime ? À quoi s’expose leur orgueil, tant de fois réprimé ?

Rien ne les force à déclarer la vérité puisqu’elle leur est contraire ; mais, du moins, qu’ils se taisent plutôt que de mentir. Par exemple, on ne veut pas, & on ne peut pas exiger de leur sincérité, l’aveu qu’ils sont cause que le sacré nom de Jésus-Christ est en horreur dans le Japon, & que sa sainte religion y est en exécration. On leur passera volontiers que les Japonais disent que ce Jésus-Christ a un frère. On leur passera même, s’ils le veulent, que ce que ces Japonais croient & disent de ces deux frères, les aliène du christianisme. On avouera même que c’est une des principales causes de leur éloignement.

Mais qu’à leur tour ils avouent que, malgré cette prévention des Japonais, le nom de Jésus-Christ & l’Évangile y étaient annoncés & y faisaient de très grands progrès. S’ils le nient, pourquoi l’ont-ils avancé dans leurs relations imprimées. & qui sont encore entre les mains de tout le monde ? S’ils l’avouent, on en conviendra, parce que cela était ainsi. Or, qui a troublé ce progrès, si ce ne sont les révoltes des sujets contre le souverain ? Qui a soufflé & fomenté ces révoltes, si ce ne sont eux, pour s’assurer par la force la possession de ce que le droit leur refusait ? C’est là-dessus que le nom de Jésus-Christ a été proscrit, que la religion chrétienne a été absolument bannie, & si bien anéantie qu’on ne croit pas, humainement parlant, qu’elle s’en relève jamais. Les jésuites y sont en exécration, leur seul habit y porte leur arrêt de mort : ceux qui y étaient y ont été suppliciés, non comme chrétiens, la religion n’y entrait en rien, mais seulement uniquement comme perturbateurs de l’État. Leurs confrères en font des saints & des martyrs. Il n’y a rien de si touchant que leur style : c’est Rachel Ploratis filios suos pour inspirer de la compassion au pieux & pitoyable lecteur ; mais, de bonne foi, sont-ce des martyrs de Jésus-Christ, ou de l’avarice & de la cupidité ? Je le répète encore, la religion n’y entrait en rien. Sont-ce des innocents persécutés, ou des criminels punis ? Combattaient-ils pour l’héritage de Dieu, ou pour l’héritage d’un Japonais ? On ne va point en paradis par la révolte, ou bien l’Évangile est faux. Quel chemin ont-ils donc pris, & quel chemin prendront aussi leurs imitateurs, leurs apologistes, & leurs apothéotistes ?

Voilà pourtant, à ce qu’affirment universellement & unanimement toutes les nations européennes, la véritable cause de la persécution qu’y souffrent tous les chrétiens, tant romains que calvinistes. Voilà pourquoi qui que ce soit n’est reçu dans cette belle île que, pour montrer qu’il n’est pas chrétien il n’ait jeté à terre le crucifix, qu’il n’ait craché dessus. & ne lui ait donné un coup de pied. C’est cette horrible profanation qui fait que les Hollandais seuls sont reçus dans l’empire du Japon, & qu’ils ont une facturie à Nangasaki, port le plus fréquenté de l’île. Ils font cette cérémonie ; & lorsqu’on leur demande de quelle religion ils sont, ils répondent qu’ils sont hollandais. Je ne sais si cela est pardonnable à une nation dont le commerce est en effet l’unique divinité ; mais je crois que cela n’est pas supportable dans les jésuites, qui, ne pouvant se résoudre à lâcher prise, passent sur leurs vaisseaux, font la même cérémonie de jeter à terre un crucifix. de cracher dessus, & de lui donner un coup de pied, & prétendent ne faire insulte qu’au métal sans manquer ni s’écarter du respect dû à son prototype.

Hé quoi ! me voilà bien lourdement trompé ! Les disputes des missionnaires contre la Société m’avaient fait connaître que la fine direction d’intention & la maudite restriction mentale avaient passé dans la Chine ; mais je croyais quelles y avaient borné leurs courses, & je les trouve dans le Japon ! Ces bons pères ont-ils beaucoup d’auteurs graves pour rendre cette opinion probable ? Malheureux, par rapport au commerce, tous les autres peuples chrétiens, & surtout les Portugais & les Anglais, tout hérétiques que sont ceux-ci, qui ont mieux aimé abandonner leur négoce & les établissements qu’ils avaient dans ce riche & vaste empire que de se soumettre à cette maudite cérémonie, & ne la pas trouver archi-damnable, aussi bien que digne du tonnerre !

J’ai cru que ceci était une imposture qui n’existait que dans l’imagination des quelque[s] ennemi[s] de la Société, & n’ai pas voulu y ajouter foi sans avoir des témoins ; &, comme les jésuites n’en croiront rien non plus, ou plutôt feront semblant de ne le pas croire, pour empêcher tout le monde d’y ajouter foi. il est juste de leur donner les mêmes témoins qui m’ont assuré un fait si épouvantable. C’est tous les Européens qui sont aux Indes depuis quelques temps, soit Français, soit Hollandais. C’est le signor Antonio. Portugais, demeurant à Pondichéry chez son beau-frère : c’est le même qui m’a servi d’interprète lorsqu’à notre premier passage j’interrogeai un noir, comme je l’ai rapporté ci-devant page 36.

C est M. de Pressac, lieutenant du Lion, auquel les Portugais qui sont venus à Négrades l’ont certifié, l’ayant prié de le leur demander. Et c’est enfin Rickwart, qui revient en Europe avec nous, qui a assuré à table, en dînant, non seulement en présence de tous les officiers qui mangeons ensemble, mais aussi de ceux qui nous servent & des pilotes, qu’il avait lui-même passé l’année dernière quatre jésuites à Nangasaki, qui s’étaient conformés à la coutume sans difficulté. Et Jean Lénard, notre pilote, voyant que j’étais étonné d’une si horrible impiété, m’a assuré que cela n’était ignoré dans aucun port des Indes. A qui est-ce donc que l’Inquisition destine son bois ? A-t-elle jamais fait rien brûler qui sentît plus le fagot que cette cérémonie ?

Je suis encore surpris de deux choses. La première, c’est de ce que les missionnaires, en un mot tous les thomistes, qui les ont déférés à Rome à Sa Sainteté & à la congrégation de Propaganda, n’aient pas compris dans leurs délations un fait si grave, & qu’on dit être si public ? La seconde, c’est de ce que, suivant les mêmes relations des jésuites dont j’ai parlé, les pères de leur Compagnie qui passent dans les Indes y mènent tous, à ce que disent ces relations, une vie angélique, dépouillée de tous vices & de toute faiblesse humaine ; enfin, à chacun desquels en particulier on peut sans impiété adapter ces paroles de Jésus-Christ, Euge serve bone& fidelis, & celles-ci aussi, Nulla culpa inventa est in illo. En un mot, ces relations en font des saints faits, parfaits & à miracles. Cependant, les Européens ne s’aperçoivent point de cette sainteté, & ne voient dans eux que des hommes très communs, & assez souvent valant moins que le commun des autres hommes. Est-ce en entrant sur les terres de leur mission qu’ils prennent cette sainteté ? car on ne s’aperçoit pas qu’ils en apportent beaucoup d’Europe ; &, certainement, ils n’en amassent guère sur les vaisseaux. Et, en sortant des lieux de leur mission, laissent-ils dormir, dans un petit coin, cette même dévotion, jusqu’à ce qu’ils la reprennent & la réveillent à leur retour ? Car on m’a assuré qu’ils n’en rapportent point en Europe.

J’ai aussi appris qu’il se contracte à Siam des mariages fort aisés & très commodes. C’est que le père ni la mère ne donnent point de dot à leurs filles : au contraire, ils les vendent à qui il leur plaît, pour un prix dont on convient ; & ces filles, autorisées de la volonté de leurs parents, se tiennent bien mariées, & gardent la fidélité ; & si elles n’étaient pas sages, elles ne seraient plus les femmes, mais seulement les esclaves de ceux qui les auraient achetées, &, outre cela, ses parents seraient obligés de rendre à leur prétendu gendre l’argent qu’ils en auraient reçu, ou de lui donner encore une autre fille pour être sa femme : & un homme ainsi marié peut, en laissant son argent, rendre sa femme à ses parents, qui la reprennent sans difficulté. S’il y a des entants, lors de la séparation, les garçons restent au père, & les filles à la mère, qui ne manque pas de leur donner une éducation conforme à leur naissance.

Mère facile
Ne fit jamais cruelle fille.

C’est La Fontaine qui le dit, en quoi il a grandement raison. Je connais pourtant des filles & des femmes très sages, dont les mères ne l’étaient guère ; mais, Rara avis in terris.

Ce n’est pas le simple peuple qui fait de ces sortes de mariages & qui vend ses filles ; ce sont aussi les plus considérables du royaume. Ceci est du génie universel des Orientaux : les plaisirs de l’amour priment sur tout ; c’est leur passion dominante & favorite. Mahomet le connaissait bien, ce génie. S’il eût fait de son jardin d’Éden un paradis pur, & un lieu inaccessible à toutes passions, il aurait échoué & n’aurait assurément trouvé aucun sectateur ; mais, le faisant consister dans le plaisir des sens, il a entraîné tout l’Orient. Il ne m’importe, je trouve la manière de ces mariages à la siamoise très agréable & très facile, & si la mode en était établie en France, je me marierais & épouserais le lendemain de mon arrivée, & dès le jour même si je pouvais ; car je crois qu’une femme est un meuble qui ressemble au poisson d’étang, excellent lorsqu’il est frais, rassasiant le second jour, &dégoûtant le troisième.

Puisque je suis sur le sujet du mariage, je n’en sortirai point qu’après avoir raconté l’histoire d’un Parisien que j’ai trouvé à Pondichéry à ma seconde arrivée, & que j’y ai laissé. Il est parfaitement honnête homme, fort bien fait, ayant de la science & du bien ; &, pourtant, plus cocu que Vulcain. Cela n’est pas rare ; & celui-ci étant peu connu dans le monde, son nom doit être indifférent au lecteur. J’ai fait mes études avec lui, du moins jusqu’à la physique, qu’il alla faire au collège de Beauvais, sous M. Guenon ; & moi je restai au collège de la Marche, sous M. Le Barbier. Nous nous fréquentions très souvent. Il embrassa une profession où il se serait assurément enrichi, s’y faisant déjà distinguer, si un mariage mal à propos fait, & dont il se repent encore, n’avait pas fait évanouir toute sorte d’espérance.

On lui offrit à Paris plusieurs partis : il les refusa & fit mal. Il possédait un bien considérable : ce n’était pas cependant ce qui faisait le plus souhaiter son alliance ; les filles qu’on lui proposait en avaient autant que lui à proportion. Ce qui le faisait rechercher était un esprit toujours égal, tranquille & ferme : il en a eu besoin. Il avait de la complaisance sans bassesse, de la science sans orgueil : en un mot, il possède toutes sortes de bonnes qualités personnelles. Il y a certainement de la destinée dans le mariage. Son malheur voulut qu’il fut obligé d’aller en Normandie, où il avait une très belle terre. Il y vit une fille de très vile extraction, mais véritablement parfaite, si elle avait eu autant de sagesse & de vertu que de beauté & d’esprit. La voir, l’admirer, en être charmé, l’aimer, se déclarer, avoir son consentement, la demander, l’obtenir, passer un contrat & l’épouser sur une dispense, fut une affaire terminée le quinzième jour de son départ de Paris, où on apprit plus tôt son mariage, qu’on ne sut qu’il avait une maîtresse. C’est faire bien vite une sottise.

Ses parents ne furent nullement contents d’une alliance si prompte, & encore moins d’une si basse parenté ; mais, comme il ne dépendait que de lui, qu’il était le plus riche & comme le chef de sa famille, ils se crurent obligés de l’en féliciter. Elle véquit assez bien pendant trois mois ; du moins, son libertinage ne parut pas pendant cet intervalle de temps. Elle donna enfin connaissance de sa mauvaise conduite ; & lui-même la surprit sur le fait trois fois en moins de six semaines, & toutes les trois fois avec des acteurs différents. Il ne jugeait pas à propos d’éclater, crainte de passer pour la fable de tout le monde & surtout donner sujet de rire à sa propre famille ; mais, un des amants de sa femme n’ayant pas gardé le secret, il lui fit querelle, & le blessa ; & les informations ayant découvert la source de la querelle, tout devint public. Il ne voulut pas la faire enfermer, comme on le lui conseillait ; & fut assez bon pour se fier aux serments qu’elle lui fit de mieux vivre. Un homme si vigoureux écarta un peu les soupirants, mais ne détruisit pas les caquets. Il n’en aurait pourtant pas été autre chose, & il se serait contenté de l’emmener en province, si en un même jour il ne lui avait pas vu commettre un adultère nouveau, & un sacrilège.

Il avait pour voisin un jeune homme qu’on destinait à l’Eglise, & dont les mœurs ne convenaient nullement à la sainteté de l’état dont il portait l’habit. Mon ami s’était aperçu de quelque minauderie entre sa femme & lui, & voulut s’en éclaircir. Pour en venir à bout, il perça le mur qui répondait de son cabinet à la chambre où couchait sa Messaline ; & le soir, en soupant, il lui dit qu’il monterait à cheval le lendemain à trois heures du matin. Il laissa sa femme sur sa bonne foi tout le temps qu’il fut à aller chercher des chevaux. Elle l’employa à avertir l’abbé de ne pas manquer de venir sitôt qu’il serait parti. Il revint chez lui, se coucha, & se leva à deux heures & demie. Les chevaux vinrent précisément à trois heures : il fit semblant de monter sur un, & donna son manteau à un homme aposté, qui partit avec les chevaux & ferma la porte, qui fit enfin tout ce qu’il aurait dû faire lui-même.

Il remonta doucement dans son cabinet, dont il avait laissé la porte ouverte. Sa femme était déjà à la fenêtre, qui donnait à son amant le passe-partout de la maison, attaché au bout d’une corde. L’abbé monta doucement, sans que deux servantes & le laquais en vissent rien. Il prit la place que le mari venait de quitter : le reste est facile à s’imaginer. Mon ami (qu’on me permette de l’appeler ainsi, son cocuage n’y fait rien : il n’ôte rien à sa probité ; & je ne puis concevoir pourquoi on prétend que le front d’un honnête homme soit chargé des sottises de sa femme. Je suis là-dessus comme le paysan de Montfleury :

Je m’en soucie autant que de mon vieux pourpoint.
Notre honneur dépend-il de ceux qui n’en ont point ?

Mon ami donc, malgré son cocuage, content de ce qu’il avait vu, sortit sans bruit, alla rejoindre les chevaux, & alla effectivement à deux ou trois lieues de Paris où il avait à faire : & laissa en paix à sa gueuse et à l’abbé tout le temps qu’il leur fallait, pour lui forger & polir duo cornua fronti.

J’avoue qu’il y a dans cette conduite quelque chose d étonnant, & que quoique le Parisien ne soit pas naturellement ni sanguinaire ni jaloux, il y en a peu qui poussassent la patience si loin. Il le fit pourtant : mais la vérité est qu’il avait résolu sa vengeance ; & que, pour y parvenir, il avait besoin de se boucher les yeux.

Il revint chez lui sur les neuf heures. Elle sortit peu après : il la suivit ; & n’ayant point entendu la messe, il entra dans le même couvent où il l’avait vu[e] entrer. Un prêtre ne se trouva pas prêt si tôt : il alla se promener dans le cloître. Enfin, on en dit une : il y assista ; mais, quelle fut sa surprise quand il vit sa libertine communier à la fin de cette messe ! Il entra dans le cloître pour cacher son trouble, dont il fut assez de temps à se remettre, & revint chez lui en apparence tranquille : &, voulant voir jusqu’à quelle extrémité sa femme pousserait la scélératesse, il lui dit en dînant qu’il l’avait vue à la Sainte Table.

Quot scelerata gerit fœmina mente dolos !

Elle eut l’effronterie de lui dire qu’elle avait fait assez de mauvaises actions dans sa vie pour en demander éternellement pardon à Dieu, & à lui. La perfide disait cela les larmes aux yeux, & d’un ton si contrit qu’il fallait que son mari fût aussi bien instruit qu’il l’était pour n’être pas sa dupe davantage : & comme elle fourbait avec lui, il se résolut de la fourber aussi & de la punir en même temps de son damnable sacrilège & de sa lasciveté.

Il la traita pendant quinze jours en femme bien-aiméc & en maîtresse favorite ; & ce fut le temps qu’il employa à préparer tout pour sa vengeance. Il lui dit qu’il voulait acheter une charge pour se retirer en province, qu’il lui fallait encore beaucoup de comptant ; que malgré cela, il avait donné sa parole de payer en espèces, bien persuadé qu’elle-même lui faciliterait le moyen d’en trouver, en consentant qu’il vendît la terre qu’il avait en Normandie, une autre dans le Maine, quatre maisons qu’il avait à Paris, & ses rentes sur l’Hôtel de Ville ; qu’il trouvait des acheteurs, mais qu’ils voulaient tous qu’elle signât les contrats de vente, afin qu’elle ne pût leur faire aucun procès en restitution de dot & autres conventions matrimoniales ; qu’ils exigeaient tous cette précaution, parce qu’ils savaient qu’il l’avait fort avantagée, quoiqu’ils sussent bien aussi qu’elle ne lui avait rien apporté.

Dans le dessein où elle était de quitter Paris, où elle était trop connue, & peut-être pour faire de nouveaux amants, les siens étant ou usés ou rebutés, elle promit de signer, & en effet signa tout ce qu’il voulut. Il fit de fausses ventes, & ayant mis tout son bien& ses effets à couvert, il jugea à propos d’y mettre aussi ses meubles & sa vaisselle d’argent, qui valaient considérablement. Il vendit la vaisselle au même orfèvre de qui il l’avait achetée, s’accommoda du reste avec un fripier, & leur donna parole au lendemain matin pour tout enlever ; &, afin que rien ne fût su ni soupçonné de sa femme, & qu elle se doutât moins du tour, il avait fait apporter chez lui tout l’argent qu’il avait pu ramasser, & lui avait dit que c’était ce qui lui restait de la vente de ses effets, sa charge payée, & les frais acquittés.

Il la fit monter en carrosse à cinq heures du matin, sous prétexte d’aller dire adieu à une sœur qu’il avait, religieuse à dix lieues ; &, à deux lieues de Paris, il feignit d’avoir oublié dans son cabinet un petit paquet qu’il voulait, disait-il, donner à sa sœur en main propre. Il prit la poste, & laissa ordre à sa femme d’aller l’attendre à dîner à trois lieues par-delà ; ce quelle fit. Pour lui, il revint à Paris, livra tout à l’orfèvre & au fripier, mit son argent en sûreté, remonta en poste, & alla retrouver sa digne créature, qui l’attendait. Il était cette fois-là en véritables bottes de fatigue, n’ayant pas dessein de rentrer dans Paris ; comme en effet il n’y rentra pas. Il dîna avec elle, & lui dit qu’il avait changé de pensée ; qu’il ferait ses adieux à sa sœur aussi bien par écrit que de vive voix ; que même il s’exempterait par là d’entendre mille pauvretés qu’elle pourrait lui dire ; qu’ainsi, il était résolu de retourner à Paris. Elle trouva qu’il avait raison, & consentit avec plaisir à tout. Ils revinrent donc.

Il la fit mettre pied à terre à un quart de lieue, sous prétexte de gagner de l’appétit pour souper, & envoya le carrosse l’attendre à la tête du faubourg. Deux chevaux de main parurent : il monta sur celui qui était à vuide ; & celui qui montait l’autre piqua par un sentier détourné. Étant seul avec elle, & assez tard, il lui reprocha la vie infâme & débordée qu’elle avait menée avec lui, son sacrilège digne du feu, & finit par lui dire qu’il la quittait pour jamais, bien certain qu’elle ne manquerait de rien si tous ses amants favorisés avaient la charité de lui donner seulement chacun un sol par jour ; qu’après tout, il était juste que les cavaliers nourrissent leur voiture ; qu’il la recommandait à elle-même, bien persuadé qu’elle aurait soin par sa mauvaise conduite de le venger plus grièvement. Après ce compliment, il la quitta à toutes jambes, & ne l’a point vue depuis.

Il prit le chemin de La Rochelle, d’où il passa aux îles de l’Amérique, où il porta beaucoup de marchandises sous le même nom qu’il porte à Pondichéry. Étant repassé de la Martinique à La Rochelle sur un des vaisseaux de la Compagnie des Indes, l’envie de voir ces Indes & l’Asie lui prit ; &, ayant devant lui beaucoup de temps, il retourna incognito à Paris, dans le dessein d apprendre le sort de sa Messaline. Il s’y cacha à tout le monde, excepté à un seul ami. sur la discrétion & le secret duquel il avait toujours compté, & qui en effet ne l a point trahi.

Il apprit de lui que le désespoir de cette infâme avait été inexprimable à la vue du déménagement de sa maison, où elle avait passé la nuit sur le carreau ; que qui que ce soit d’honnêtes gens n’avait voulu ni la recevoir ni entretenir commerce avec elle ; qu’elle avait nettement refusé d entrer dans un couvent, où ses parents à lui s’étaient offert de l’entretenir pour sauver leur nom de l’infamie où elle le précipitait ; qu’ils avaient voulu agir d’autorité, & par assemblée de parents ; mais qu’ils n’avaient pas pu réussir, parce que, le mari ne s’étant pas plaint, ils n’avaient aucun droit de le faire, & qu’il leur en avait coûté des dommages & intérêts ; que sa beauté lui avait suscité des protecteurs, & qu’elle était actuellement publiquement entretenue par un homme tellement élevé qu’il doutait qu’il osât lui-même la redemander quand il serait assez fou & assez ridicule pour vouloir la reprendre & lui pardonner, après l’éclat que son affaire avait lait dans tout Paris.

Il me dit qu’il comptait de partir de Pondichéry avec le gendre de M. Martin, qui devait y venir peu de temps après que notre escadre serait repartie pour l’Europe ; qu’il l’accompagnerait jusqu’à Ougli ; que de là, il achèverait de voir les États du Mogol, ayant dessein de voir Agra ; qu’il en sortirait par la Perse, qu’il traverserait, voulant voir Ispahan, Tauris, Tiflis & ce qu’il y avait de plus curieux ; qu’il sortirait de Perse pour traverser le Pont-Euxin & se rendre à Constantinople ; que de Constantinople il viendrait à Smyrne ; qu’après avoir vu la Palestine & la Judée, & visité tous les lieux saints, si Dieu lui donnait assez de vie, il retournerait à Smyrne, où il s’embarquerait pour Marseille ou pour Venise ; d’où il écrirait à son ami, sur la réponse duquel il réglerait le reste de sa vie ; que. cependant, il me priait de me charger d’un paquet de plusieurs lettres, tant pour ses parents que pour cet ami. Je l ai fait : j’ai ce paquet ; & si je retourne à Paris après le voyage fini, comme je n’en doute point si Dieu me conserve, je rendrai le tout en main propre, particulièrement à cet ami, parce que c’est encore une de mes connaissances de classe. Dans quelles cruelles extrémités une mauvaise femme ne précipite-t-elle pas un mari ! Plus il est honnête homme, plus il est à plaindre. J’en connais tant qui ne sont malheureux qu’à cause de leurs femmes, que si ce qu’en dit Martial n’était trop outré, je dirais comme lui :

Fœmina nulla bona est, vel si bona contigit ulla,
Nescio quo fato, res mala Jacta bona est.

Puisque je suis sur les femmes, le moyen de s’en retirer si tôt ? J’ai dit qu’il y a plusieurs Français ici, qui ont épousé des filles de Portugais. Il y en a de très jolies, & peu cruelles. Je n’en sais rien que par ouï-dire : je sais seulement que le code dit : nulle terre sans seigneur, & que la glose ajoute : & sans cocus. Je sais encore que ces échappées de Portugais, que leur mariage a francisées, sont de très dégoûtantes madames. L’arrek et le bétel qu’elles ont toujours dans la bouche leur font une salive plus rouge que du sang, qui leur coule tout le long du menton & sur les lèvres. Tout cela n’offre ensemble, dans leurs personnes, que des salopes qui se sont à coups de poing cassé la gueule l’une à l’autre.

Autre incident, encore sur les femmes. J’avais apporté de France deux chardonnerets : c’est à mon goût le plus beau de tous les petits oiseaux, & dont le ramage est fort agréable. Je les avais laissés à la garde d un Français & d’une Portugaise sa femme, pour ne les pas exposer dans le climat du Pégu, d’où nous sortons, & où ils seraient infailliblement morts : on me l’avait lait craindre, & je n’en doute pas. La guerre du Mogol & de Remraja a, comme je l’ai dit, attiré proche & dedans Pondichéry une infinité de gens qui s’y sont retirés, entre autres un banian, qui vit ces chardonnerets, & entendit leur ramage. Il résolut de les avoir, à quelque prix que ce fût ; si bien, qu’à notre retour de Balassor, il vint me joindre & me demanda si mes deux petits oiseaux étaient à vendre. Le Parisien vulcanisé dont je viens de parler était avec lui, & nous servait d’interprète : il me parla latin, & me dit en deux mots ce que je devais faire. Il lui répondit, de concert avec moi, que mes chardonnerets n’étaient point à vendre ; que je les destinais à un parfaitement honnête homme, que j’estimais infiniment, & dont l’amitié m’était plus précieuse que tout l’or du monde ; & que j’étais certain que lui-même en conviendrait, lorsqu’il saurait qui était cet homme. Il me parut mortifié de ma réponse, qui sentait son refus ; mais, à son retour chez lui, il fut très agréablement surpris de les trouver dans sa maison, où je les avais envoyés par Landais. Il m’envoya dès le lendemain un présent qui valait tous les chardonnerets de France, quand on y comprendrait ceux de Picardie, qui sont les plus beaux & les meilleurs.

Le cocu était incessamment avec ce banian et m’avertit d’un régal qui devait se faire chez lui avec le commissaire et l’écrivain du roi du Florissant. Il me dit que lui & moi y étions conviés, & me demanda ma parole pour le lendemain midi, qui était l’heure prise. Je la lui donnai avec plaisir : il m’instruisit de ce que c’était que ces régals, & je résolus de profiter de ses avis. MM. Blondel & Le Mercier avaient pourvu à tout, c’est-à-dire qu’ils y avaient envoyé un cuisinier & du vin. La viande, le gibier, le poisson & leur accommodage tout cela fut aux dépens du banian, qui avait eu la précaution d’envoyer des Français à la chasse, et des Noirs à la pêche. Nous fîmes le repas le plus propre que j’aie fait de ma vie. À tout moment, des plats & des assiettes neuves, d’une très belle porcelaine, & des serviettes d’une si belle & si fine toile de coton que, quoiqu’elles aient plus de cinq quartiers de large, elles passent avec facilité à travers une bague à mettre au petit doigt.

Le banian ne se mit point à table : car, outre que ces gens ne mangent rien qui ait eu vie. c’est la coutume, par tout l’Orient, que celui qui régale n’ait point de part au festin, & ait seulement le soin de faire servir ses hôtes. Après chair & poisson parut le dessert, d’une propreté toute appétissante & d’un goût si exquis, à ce que disent les autres, que nos plus habiles confiseurs devraient aller apprendre leur métier dans la péninsule.

Au milieu de ce dessert parurent huit filles fort blanches, belles bien faites, couvertes de pagnes fort légères, ayant le col, les bras, & les jambes chargés de carcans, bracelets & chaînes d’or, & aux oreilles & aux doigts des bagues fort larges, enrichies de pierreries. Pour faire honneur au maître du logis, chacun de nous en devait prendre une à son choix, à en faire ce qu’Adam fit d’Ève lorsqu’il planta le genre humain. Jusqu’à ce qu’on se soit déterminé, ces filles dansent d’une manière à n’inspirer que..., ayant à leurs mains de petits tambours de basque & des castagnettes, dont elles jouent fort agréablement. Le commissaire sauta le fossé le premier : l’honneur lui était dû ; c’était à lui à montrer l’exemple de bien ou mal faire. Il se détermina en faveur d’une blonde, fort bien faite, & fort aimable. Elle le conduisit dans un salon, à côté de la salle ou nous mangions. Ils restèrent ensemble seuls près d’une demi-heure : il n’est pas difficile de deviner à quoi ils employèrent leur temps.

Mercier suivit son exemple, & s’empara d’une brune très aimable ; & moi je restai sage, malgré les tentations. Je n’en ai jamais guère senti de plus fortes : & de vérité je n’avais jamais tant vu à la lois de si belles & de si jeunes personnes à ma discrétion ; car la plus âgée ne pouvait avoir au plus que seize à dix-sept ans. Le commissaire & Mercier me poussaient à les imiter ; mais, j’avais pris ma résolution, fondé sur ce que mon cocu m’avait assuré que lui & moi y reviendrions seuls, quand je voudrais ; & sur le conseil qu’il m’avait donné d’être sage en présence des autres, quand ce ne serait que pour ma réputation : ne devant point douter que ceci ne fut su, y ayant trop de témoins pour n’y avoir point d’indiscret. Je résistai donc à leurs beaux discours, & à la nature, qui certainement n’avait jamais été mise à une épreuve si forte.

Il ne me parut pas que le banian fût content de mon indifférence ; mais je le payai d’une maladie de commande, dont il parut se contenter, puisqu’il me regarda en souriant, après que le cocu lui eut expliqué les causes de ma froideur. Les belles se retirèrent : j’achevai la bouteille que je m’étais retenue pour mon dessert ; & mon cocu & moi en sortîmes aussi sages que nous y étions entrés, dont par la suite je me suis fort bien trouvé : non par rapport au corps ; car ces filles, toutes persanes de naissance, sont saines & nettes ; mais par rapport à la réputation. Le lecteur n’admire-t-il pas où se terminent ici les régals ? M. Martin m’a dit lui-même que cette coutume était répandue parmi tout ce qu’il y a de gens aisés dans l’Orient, qui tous ont comme des sérails pour les étrangers ; et que c’était faire insulte à un homme que de ne s’y pas conformer & de ne faire aucun usage des belles qu’il offre. Le lecteur n’admire-t-il pas encore de quelle manière Mahomet s’est subtilement servi de ce génie universel des Orientaux pour y faire recevoir les impostures de son Alcoran ?

Dès le lendemain, mon cocu & moi retournâmes chez ce banian, où nous fûmes fort bien reçus, & où nous ne fûmes pas si sages que la veille. Il me tomba une petite brunette toute jeune, dont je tus tellement content que, pendant que nous sommes restés à Pondichéry, il ne s’est passé aucun jour que je n’aie été la voir ; et, si je suis content d’elle, je ne crois pas qu’elle se plaigne de moi : en tout cas, je crois que mon départ lui coûte quelques larmes à présent ; car elle en versa qui me parurent sincères, lorsqu’elle apprit que j’allais partir. Celle-ci, qui est mahométane, mangeait de la viande avec moi, et buvait aussi de mon vin et de mon eau-de-vie.

Après le dessert, & quand nous fûmes prêts de nous retirer de chez le banian, il nous dit de prendre tout ce qui nous avait servi à dîner. Ces gens croiraient être impurs s’ils se servaient de ce qui nous a servi. Sachant celui-là, je n’hésitai point d’être du partage. Nous avons eu chacun huit assiettes de porcelaine, douze nappes ou serviettes, & six tasses à thé : le cocu m’a fait présent de sa part. Les valets que nous avions menés ont eu tout le reste, pots à cuire, plats, thétière, bouilli, grande nappe, & le surplus du service. Quoiqu’on leur eût ordonné de garder le secret, tant à eux qu’au cuisinier, l’un des quatre a jasé, & tout a été su ; ce qui a attiré au commissaire & à Mercier une petite exultation à la turquoise, comme dit Gareau, qui ne m’aurait nullement plu, de la part de MM. du Quesne & Martin ; & à moi des compliments, que je prends pour des railleries, d une pudeur & d’une continence de Joseph : vertus dont je ne me suis jamais piqué dont certainement je ne me pique point encore.

J’aurais bien pu les désabuser, si j avais voulu ; mais je n’ai pas jugé à propos de le faire : au contraire, je les ai confirmés dans leur bonne opinion de ma sagesse autant que je l’ai pu, bien persuadé que mes actions ne seront seulement pas soupçonnées aux îles de l’Amérique où j’ai quantité de petites connaissances libidineuses. Si ce n’est pas là faire le Tartuffe, je n’y entends goutte. C’est lui qui dit que :

Le scandale du monde est ce qui fait l’offense ;
Que ce n ’est pas pécher, que pécher en silence.

Belle et chrétienne morale ! Au reste, pour ne plus parler de ces filles, ce sont des enfants qui sont arrachés des bras de leurs pères & mères pendant la guerre, ou par les Arabes : les juifs les achètent, et les revendent soit en Turquie, soit ailleurs ; & il n’y a que cette maudite race qui fasse cet infâme commerce de chair humaine. Il y a des banians, à Surate, qui en ont quantité, dont ils ne se servent point, à cause de la différence de religion ; car elles sont infiniment plus belles que les Mogolaises, et d’un sang plus pur & plus beau. La moins belle passerait dans notre Europe pour une beauté parfaite, tant pour le visage que pour la taille. Nos Languedociennes tiennent un peu de leur manière de porter leur corps droit, mais n’approchent point de leur agilité, ni de leur beauté. Le plus beau teint d’Angleterre & de Hollande paraîtrait fade auprès du leur.

Les habillements des banians sont uniformes pour la façon : il n’y a que la couleur qui diffère. Je ne puis mieux les peindre qu’ils le sont dans les tableaux qui sont à Notre-Dame & ailleurs, & dans les tapisseries où les apôtres sont représentés. Deux grandes simarres l’une sur l’autre, qui leur tombent depuis le col jusqu’aux pieds & qui relèvent la hauteur de leur corps, font leur habillement. Un turban fort gros & fort beau, de mousseline très fine & très blanche, avec une barbe bien longue, mais bien coupée & bien parfumée, font l’ornement de leur tête. Un sabre large & court, dont le fourreau est couvert de plaques d’or & la poignée enrichie de diamants, pare leur côté, où il est soutenu par une grosse chaîne d’or à deux endroits, à peu près comme les housards. Leurs souliers sont plats, pleins de courroies au talon & sur le coup du pied, & sur le devant un bouton d’or qui passe entre le gros & le second doigt les tient ferme. Tout cela est encore représenté dans les tapisseries. Cette manière de vêtement paraît d’abord étrange ; mais, plus on s’y accoutume, plus elle paraît majestueuse.

J’allai le mardi seize du courant au marché ou bazar qui se tient tous les mardis derrière le fort : j’y vis plus de dix mille noirs tout d’un coup. On trouve abondamment dans ce marché de tout ce que le pays produit, & même de ce qui vient d’ailleurs ; ils vendent & achètent les uns des autres, & l’or & l’argent courent comme dans nos foires & nos marchés. Ceux qui vendent à crédit savent écrire. Je ne parlerai point de leur papier : ce ne sont que des feuilles de cannes sèches, qu’ils attachent à une corde qui passe à travers, & les enfile toutes, comme si on enfilait un jeu de cartes par une extrémité seulement. Leur manière d écrire est pareille à celle des insulaires de Moali, de gauche à droite ; mais, au lieu de plumes & d’encre, c’est un morceau de fer, gros comme une plume, qui se termine en pointe, & qui grave sur ces feuilles plutôt qu’il n’y écrit. Ce fer est long de demi-pied : ils le manient de la main droite, & il est appuyé sur l’ongle du pouce gauche, & les feuilles sont élongées sur le second doigt de la même main. Il n’y a point d’Européen qui puisse les imiter : il faut y être élevé.

Quand j’aurai rapporté le brûlement d’un noir, que j’ai vu à Pondichéry, le lecteur saura tout ce que je sais moi-même du pays dont je sors. Il était mort environ sur les huit heures du soir précédent. Pendant toute la nuit ce n’avait été que pleurs & heurlements effroyables. J’y allai le vendredi dix-neuf du courant sur les dix heures du matin. Je vis dans une cabane un corps couché sur le dos tout de son long, sur une natte assez fine, couvert, à l’exception du visage, d’une toile de coton fort fine & fort blanche ; il me parut âgé de quelque cinquante-cinq ans. Sa veuve était au chevet, ses enfants à ses pieds, & ses parents à ses côtés, sans proférer une seule parole & dans un triste & lugubre silence, qu’ils observaient depuis le lever du soleil. Un bon quart d’heure après que je fus arrivé, la femme se leva la première, les enfants ensuite, & les parents après ; car ils étaient tous assis sur leurs talons, comme nos vieilles dans les églises, en marmottant leurs patenôtres. Ils firent tous leurs harangues l’un après l’autre : voici comme on me les a expliquées. Celle de la femme était telle en substance :

Pourquoi m’as-tu quittée, mon cher mari ? Ai-je pas fait pour te plaire tout ce qui m a été possible ? Te plains-tu de ma complaisance ? Qu’est-ce qui te manquait ? Ton négoce n’allait-il pas bien ? Avais-tu pas assez de riz pour vivre ? Et une infinité d’autres questions de pareille nature, après quoi elle sortit. Le fils aîné lui fit sa harangue à son tour ; &, après presque les mêmes demandes, il le pria de lui dire dans quel corps son âme était passée, & si elle avait quitté sa famille ou sa caste. Ceci est une preuve convaincante & certaine que ces peuples croient la métempsycose de Pythagore. Après quantité de ridicules demandes, ce fils se laissa tomber, & resta avec les parents, qui étaient debout dans un silence & un repos si profonds que je les aurais plutôt pris pour des mumies en différentes attitudes, ou pour des figures de Mores représentés en sculpture sur une épitaphe que pour des hommes vivants, si je n’avais pas été bien sûr qu’ils n’étaient pas morts. Ils restèrent dans cet état lugubre, qui m’inspirait une espèce d horreur, environ un gros quart d’heure. Après cet espace de temps, un des vieux parents, portant la parole au fils, lui dit : Ton père ne répond point ni à toi, ni à ta mère, ni à nous, c’est qu’il est fâché que ce reste impur de lui-même n’est pas réduit en matière plus subtile & plus épurée, pour aller rejoindre son âme. Brûlons ce reste impur, afin qu’il ne soit plus tâché, que tout jouisse dans lui du même bonheur.

Ce conseil, très essentiel à la cérémonie, fut aussitôt suivi ; & voici comme ils l’exécutèrent : mais un moment de réflexion. Le lecteur ne découvre-t-il pas là-dedans une infinité d’absurdités & des contrariétés qui se détruisent l’une l’autre ? Si l’âme est passée dans un nouveau corps, qu’a-t-elle besoin des restes subtils de celui qu’elle a laissé ? Ces restes subtils, sortant de la matière, sont de la matière aussi : comment donc s’incorporent-ils à l’âme, qui, selon eux aussi bien que selon nous, n’est qu’un esprit & un souffle ? J’ai dit dès notre première arrivée ici, page 24, que le capucin qui est ici curé a découvert jusqu’à soixante-quinze opinions que ces Asiatiques ont sur l’âme. Cela ne mériterait-il pas bien l’attention des missionnaires & des jésuites, si le seul zèle du salut des âmes les amenait dans ces régions éloignées ? Que le lecteur se ressouvienne de ce qu’il vient de lire dans les pages 172 et suivantes. Si j’avais omis ce qui y est, je le mettrais ici. Je retourne au brûlement du noir.

 

Pendant les pleurs & les heurlements de la nuit & du matin, les femmes préparent une manière de brancard, qui est apporté à la porte de la cabane du mort par huit hommes, deux devant, deux derrière & deux à chaque côte. Il y a au milieu de ce brancard une niche, qui ressemble parfaitement, je ne veux pas dire aux reposoirs des saints de villages, mais à ce qu’on appelle à Paris un soufflet, ou à une brouette qu’un homme tire, ou aux chaises à porteurs, excepté que cette niche est beaucoup moins profonde. Elle est couverte, en dehors, et revêtue, en dedans, de fort belle toile de coton, de pagnes de toutes couleurs, & de rameaux verts, finit en dôme, ou en arcade : la vue n’en est point désagréable. Ils mettent le corps dedans, assis comme sont leurs idoles, et nos tailleurs en France. Les membres de ces corps sont flexibles : les uns disent que la chaleur du climat en est cause, parce qu’elle empêche que ces corps ou leurs nerfs se raidissent en froidissant ; d’autres disent que c’est la vérole, dont ils sont bien farcis, qui les a pourris avant leur mort. Quoi qu’il en soit, les jointures des membres de ces corps sont flexibles. Pendant qu’on mit ce corps dans cette niche, un vieillard tout vêtu de blanc, & la tête nue, apparemment un bramène, me parut marmotter quelque chose tout bas, avec assez de recueillement & de modestie. Cela dura environ un bon gros quart d’heure ; après quoi chacun se mit à son rang, & on marcha.

Premièrement, deux hommes portant des clairons, ou espèces de trompettes droites & longues de quatorze pieds, dont ils firent un très grand bruit, non continuel, mais de temps en temps. J’ignore de quoi sont ces clairons : je sais seulement qu’ils sont fort légers, & qu’ils ressemblent parfaitement aux trompettes que Michel-Ange représente dans son Jugement & qu’il met à la bouche des anges, qui en sonnent le Vetute ad JudiciuM. Après ces deux-ci en vinrent six autres, qui faisaient un charivari de diable avec des tambours de basque & d autres instruments. Les parents suivirent, & ensuite vint le corps, porté, comme j’ai dit, par huit hommes & suivi du vieillard qui préside à la cérémonie ; après le vieillard, un bramène, une troupe de femmes & d’enfants, qui marchent sans garder d’ordre.

Tout le convoi marcha ainsi jusqu’à quelque trente pas du bûcher, le corps ayant le visage vers le chemin. Après quelque temps de pose, qui donne au bramène celui de réciter quelques prières, & de jeter du riz autour du corps, à terre & sur le chemin, on fait faire volte-face, ou demi-tour à gauche, au brancard ; & pour lors le corps marche à reculons & est précédé par le bramène, au lieu qu’il en était suivi. Lorsqu’ils furent arrivés au bûcher, ils posèrent le corps à terre & le couvrirent des mêmes toiles de coton & des pagnes qui avaient orné le brancard. Pendant le temps qui y fut employé, le bramène continua ses imprécations, ou ses prières, toujours à voix basse. Après cela, il fit fort posément trois tours autour du corps couché à terre ; à chaque tour, il jeta un peu de riz dessus, & recommença ses prières, étant aux pieds du corps, & tourné vers lui : cela dura environ deux Miserere. Après cela, on releva le corps de terre, on le posa sur le bûcher, étendu sur le dos tout de son long : on l’y couvrit de toile blanche sans couleur. Le bramène fait encore trois autres tours, en continuant toujours sa prière.

On apporte deux pots de terre, sans pieds, du reste faits comme nos marmites, l’un plein de riz cru & l’autre d’eau ; ces deux pots sont posés à terre ; & un noir qui sert tout le monde prend avec ses deux mains à trois reprises de l’eau, qu’il fait ou laisse tomber à trois fois aussi sur celles du bramène. Ce vieillard, ayant les mains lavées, prend sans les essuyer, avec les trois premiers doigts de chaque main, du riz, à trois reprises, qu’il jette à trois reprises aussi sur le mort, justement sur la bouche, un linge bien blanc entre deux, en sorte que le riz reste sur le linge.

Tous les assistants, jusqu’aux enfants, font la même cérémonie, et sont tous servis par le même noir qui a servi le bramène ; et le dernier qui vient jeter le riz sert à son tour le noir qui a servi tous les autres. Lorsque cela est fini, ils ôtent de dessus le corps le linge qui lui couvrait la tête et la bouche, et qui a retenu le riz qui a été jeté dessus. Ce riz est porté à la veuve du défunt, ou à sa plus proche parente, qui le lait cuire, et le renvoie ou l’apporte après soleil couché, avec un autre pot plein d’eau, qui sont mis tous deux proche du bûcher, après que le corps est consommé ; et cela se continue pendant quarante jours, afin que l’âme du défunt y vienne prendre sa réfection. J’ai dit que j’en avais cassé, et j’y ajoute une remarque que je prie le lecteur de relire : elle est à la page 19.

Je le prie de me permettre d’en faire encore deux ici. La première, c’est que cette nourriture, portée proche d’un cadavre mort, ne convient point chez des gens qui croient la métempsychose, parce qu’il faut qu’ils croient que l’âme soit matérielle et qu’il lui faille des aliments pendant quarante jours, le corps où elle a passé ne lui en fournissant pas assez. N’est-ce point de là que nos ridicules médecins d’aujourd’hui ont pris des premiers qui ont écrit de la médecine, & qui peut-être étaient imbus ou du moins avaient notion du pythagorisme, que l’embryon n’est animé que le quarantième jour de sa formation ? & que l’âme qui devait l’animer était pendant cet espace de temps vagabonde, & pourtant vivant toujours aux dépens des parents du dernier corps dont elle était sortie ? L’un me parait tout aussi absurde que l’autre.

Après que ce linge & ce riz sont emportés de dessus, le corps, ils le retournent sur le ventre, ils lui élongent les deux bras le long du corps, & lui accommodent les cuisses & les jambes tout de même que nos pâtissiers accommodent celles d’un lièvre qu’ils mettent en pâte. Ils couvrent le corps de toiles & de pagnes ; ils y jettent des bois aromatiques ; quelques-uns même y jettent de l or & de l’argent. Ils couvrent le tout de bousées sèches de vaches. & font sur le tout un lit de terre glaise toute mouillée qu’ils unissent avec la main, qu’ils trempent dans l’eau de temps en temps, afin que cette terre obéisse mieux & ne s’attache pas à leurs mains. Ainsi, on peut dire que le corps est véritablement comme un pâté.

Pendant tout ce temps-là, qui est assez long, le bramène continue toujours ses imprécations & ses prières. Enfin, on lui apporte du feu : ce sont trois bâtons allumés, qui brûlent comme des chandelles, mais dont la flamme est bien plus vive & bien plus étincelante. Sitôt qu’il les a en main, le plus proche parent prend le pot dans lequel l’eau avait été apportée ; il y fait trois trous avec un caillou fort pointu, en versant cette eau comme par trois robinets, ou trois fontaines. Il fait à grands pas trois fois le tour du bûcher : après quoi, il élève au-dessus de sa tête les deux pots de riz & d’eau & les jette à terre de toute sa force, où ils se brisent ; & lui & les autres du convoi achèvent de les écraser en marchant dessus & en les trépignant & broyant à coups de pieds. Ils les ont nus, &, par conséquent, il faut qu’ils les aient bien durs ; ou qu’ils soient insensibles. Je n’en ai vu aucun dont le pied saignât : ces morceaux de pots étaient pourtant bien pointus, & me paraissaient forts coupants. Pendant que cela se fait, plusieurs assistants fourrent dans le bois du bûcher des morceaux de bois de senteur, tels qu’ils les ont.

Après cela, le bramène, tenant de la main gauche ses trois petits bâtons allumés, en met un de la main droite au milieu du bûcher, du côté des pieds, & les deux autres aux deux coins. Dès que le feu est pris, ce qui est en moins d’un Ave, chacun tâche de l’augmenter en y jetant du bois sec ; & quand le feu a gagné jusqu’aux genoux, c’est-à-dire un moment après qu’il est pris, ils se jettent tous dans les bras les uns des autres, les larmes aux yeux, comme gens accablés de la dernière douleur ; après un bon gros quart d’heure de lamentations, chacun retourne chez soi ou à ses affaires ; mais tous disparaissent par différents chemins. Il y avait quelques femmes ; mais je ne me suis point aperçu qu’elles se soient mêlées de quoi que ce soit que de regarder.

Si ces gens sont si sensibles pour les morts, ils le sont bien peu pour les vivants ; & pas plus pour leur propre sang que pour celui d’autrui ; ils vendent sans difficulté leurs enfants, sans espérance de les revoir jamais. M.de Porrières a acheté une petite fille de sept ans. Il l a fait baptiser : elle a été nommée Séraphine. Elle a de l’esprit, & est active. Le père & la mère de cette entant la lui ont vendue. Il l’a eue pour quatre piastres. Dieu permet sans doute cette insensibilité pour leurs enfants afin que ces innocents, passant au christianisme, puissent n’être pas la proie du démon après leur mort, ni les tristes victimes de l’impureté pendant leur vie. Ce sont là les secrets de la Providence, qui d’un même limon forme des vases d honneur & d’autres d’opprobre.

J’ai dit qu’il venait avec nous un bot, qui apportait de Balassor du canon à Pondichéry. M.Martin en a fait faire une batterie de dix-huit pièces, qui battent la mer. Je ne l’ai point approuvée : j’en ai naturellement dit ma pensée à M. Martin, qui ne m’en a point su mauvais gré. J’ignore quel est celui qui se dit ingénieur dans le fort ; mais je sais bien qu’il n’y entendait quoi que ce soit. J’écrirai demain là-dessus : cela fait partie de notre conversation.

Il m’a fait présent de douze gargoulettes : c’est un présent de six liards pièce : on ne les paie pas plus au bazar. Ce sont des pots d’une terre sigillée & grasse, extrêmement fine & rouge. Ils sont de différentes capacités : les miens ne tiennent qu’un peu plus de pinte, mesure de Paris. Cette terre transpire, & par son ferment & son nitre attire toute la mauvaise odeur de la liqueur qu’on lui confie, & en même temps la purifie & l’éclaircit : ainsi, cela est bon pour mettre rafraîchir de l’eau. Les autres ne sont pas plus chères, mais je leur préfère celles-ci, parce que les Noirs qui les achètent pour M. Martin s’y connaissent mieux que les Européens. Elles m’ont pourtant coûté plus cher qu’au marché ; mais j’ai eu un autre présent qui m’a dédommagé, tant du prix de ces gargoulettes que d’un présent que je voulais faire de mon dédommagement : je dirai dans son temps ce que c’est.

Le lecteur va me blâmer : je mérite de l’être. Je n’écris point ceci pour m’attirer des louanges ; mais pour faire voir jusqu’où peut aller la force d’un homme, quand la colère l’anime. M.de Chalonge, ou Chalendra, garde-magasin, vint hier matin à bord pour me faire signer la facture des marchandises que nous portons en France. Nous avons chacun sur son état noté les ballots, lui ceux qu’il a envoyés, moi ceux que j’ai reçus, tous suivant leur numéro. Nous nous sommes trouvés justes à un ballot près, qu’il dit m’avoir envoyé, & que je n’ai certainement point reçu. Il voulait pourtant m’en faire signer la facture telle qu’il l’avait dressée : je n’ai pas cru devoir étendre ma complaisance pour lui jusque-là. J’étais certain de ne m’être point trompé : je recevais les ballots qui venaient du magasin, je les voyais embarquer dans les chelingues. & j’envoyais dans chaque chelingue l’état par numéro des ballots dont elle était chargée. M.de Bouchetière, ou M. de La Chassée, & toujours Landais qui écrit mieux que moi, les recevaient à bord sur ces états ; & M. de Porrières en prenait ou en faisait prendre le nota du nombre des ballots sans entrer dans le détail du numéro : ainsi, c’était trois receveurs pour un ; & nous nous trouvions conformes.

M. de Porrières était présent à notre dispute. Comptez, messieurs, a-t-il dit, combien il y a ici de ballots ; je suis sur qu’il y en est entré six cent treize, & pas plus. Landais & moi avons trouvé le même nombre de six cent treize ; le garde-magasin soutenait & voulait que nous en eussions six cent quatorze. Il fut lâché quelques paroles qui ne faisaient pas plaisir : nature pâtissait chez Chalonge & chez moi ; & si nous avions été à terre, la dispute aurait été écrite en rouge. M.de Porrières n’était pas content, M. de La Chassée encore moins, Landais rageait, & je n’étais pas mieux. Le commandeur dit au garde-magasin de se retirer sans se le faire redire ; que lui & moi allions trouver M. Martin ; & qu’il ferait plutôt décharger le vaisseau que d’en avoir le démenti.

Cet officier en se retirant avait laissé son portefeuille sur la table de la dunette. Un maraud de Lascaris qu’il avait amené venait le prendre, & un mol de gavadcho qu’il lâcha ne me plut pas. Je le pris par son braver, & le jetai à la mer par-dessus la lice, avec autant de facilité que j’aurais jeté un bâton de cotret. Ce seul coup de force me fait regarder comme l’homme du monde le plus robuste. Il est vrai que je suis dans toute ma force : mais, si la colère ne m’avait point animé, le maraud se serait brisé le corps sur un canon ou sur le vaisseau ; mais je l’avais jeté plus loin, & il en a été quitte pour nager. Au surplus, l’affaire a été décidée en ma faveur.

Nous sommes, comme j’ai dit, à la voile dès ce matin. Il ne fait que peu ou point de vent : il n’importe, le plus tort est fait, & nous ne respirons plus que la France. Nous n’avons aucun besoin de trouver les ennemis, n’étant point en état de nous battre, chargés de marchandises comme des coches, à toute notre batterie de bas hors de service, par la quantité de ballots qui sont dans l’entre-deux-ponts & la sainte-barbe.

Du jeudi 25 janvier 1691

CONFÉRENCE AVEC M MARTIN

M. Martin m’a paru content de mon journal, & encore plus de s’être aperçu que j’ai quelque accès auprès de M. de Seignelay ; & moi je me suis aperçu que c’est à ce seul accès que je dois l’empressement qu’il a eu d’avoir avec moi une conférence.

Il l’a commencée par me dire qu’il était ravi de voir qu’il se trouvait parmi les navigateurs des gens assez appliqués pour pénétrer, & même développer, dès leur premier voyage aux Indes, la politique que les Hollandais y observent ; qu’il était vrai que cette politique frappait. & qu’il ne fallait pas être fort pénétrant pour la connaître ; mais qu’il était étonnant que les puissances de l’Europe les laissassent jouir avec tant de tranquillité du fruit de cette politique si généralement connue. Que les Hollandais ne prenaient aucun soin de la cacher, pas même celui de la déguiser aux Européens, depuis que, par la supériorité de leurs forces & de leurs richesses dans les Indes, ils s’étaient mis à couvert des obstacles que toute l’Europe y pourrait former, à moins que tous les souverains ne joignissent ensemble leurs forces maritimes pour abaisser dans les Indes celles de cette République, & l’obliger de rendre aux souverains dans l’Asie les États qu’elle leur a enlevés : tels que le[s] royaumes de Ceylon, de Java, de Sumatra, & une infinité d autres, dont elle s’est emparée, & dont elle s’empare encore tous les jours.

Que cette idée avait cela de commun avec la République de Platon, que c’était un très beau projet dans la spéculation, mais absolument impossible de réduire en pratique : non seulement parce qu’une union si grande des souverains était impossible ; mais aussi parce que ce qui se passe dans les Indes est trop éloigné d’eux pour les frapper aussi vivement que les objets présents, & parce que l’argent des Hollandais leur fera toujours trouver des souverains dans l’Europe, auxquels leurs établissements dans les Indes étaient tout à lait indifférents, par rapport à leurs États ; tels que sont l’empereur, les ducs de Savoie, de Brandebourg, de Lorraine & d’autres, toujours prêts à se vendre, & qui, tirant des Hollandais les sommes immenses que celte République seule était en état de leur fournir, seraient toujours prêts, moyennant cet argent, de faire en sa faveur des diversions en Europe, comme ils l’avaient déjà tait non seulement pour empêcher sa ruine en Europe, mais pour empêcher aussi que ses établissements & son commerce dans les Indes soient troublés, bien loin de contribuer à leur anéantissement : & qu’ainsi les Hollandais n’avaient rien à craindre, parce qu’à cet égard, ils seraient toujours en état de dire,

Saepe premente Deo, fert Deus alter opem.

Que j’avais eu raison de remarquer que la Hollande voulait par son Commerce, & sans effusion de sang, faire plus finement ce que Rome avait fait sous ses consuls : que la Hollande avait déjà plusieurs rois tributaires, qu’elle tenait plus bas & plus humiliés que n’avait lait l’ancienne République romaine, ne leur laissant qu’un vain titre de roi. qu’ils traînaient plutôt qu’ils ne le portaient : que véritablement ils avaient droit de vie & de mort sur quelques-uns de leurs sujets, mais n’en avaient aucun sur ceux qui appartenaient aux Hollandais, ni sur ceux qui leur étaient alliés, pas même sur ceux qui se mettaient sous leur protection ; ce qui taisait que ces princes étaient abandonnés de ceux de leurs sujets qu’ils croyaient les plus fidèles & les plus attachés à leurs personnes, & qui relevait si hautement l’autorité de cette République, que ces princes ne pouvaient faire aucun traité de paix, ni aucune déclaration de guerre qu’autant qu’il plaisait aux Hollandais, qui, comme médiateurs, en réglaient toujours les articles conformément à leurs intérêts, sans égard à celui de ces princes.

Que ces princes connaissent fort bien qu’ils sont véritablement esclaves, que plusieurs avaient voulu secouer le joug, et que tous voudraient bien pouvoir le secouer, mais qu’il leur était impossible d’en venir à bout par eux-mêmes, et qu’ils avaient perdu toute espérance de secours, depuis que les Portugais avaient été honteusement chassés de Ceylon. Il est vrai que leur orgueil, leur dureté insupportable et leurs débordements impurs et bestiaux ont obligé le roi de Ceylon d’appeler les Hollandais à son secours, pour chasser une nation si perverse et si corrompue ; mais il en est devenu plus esclave : et par rapport au commerce, qui ne se ressent en rien des crimes de ceux qui l’exercent, il serait à souhaiter que les Portugais fussent encore à Trinquemalé et que les Hollandais ne fussent jamais venus à Ceylon.

Que les Hollandais ôtaient à ces princes la volonté de secouer le joug qu’ils leur imposaient, en les plongeant dans des guerres intestines les uns contre les autres et en suscitant des révoltes dans les Etats les mieux affermis afin de les affaiblir et de s’établir sur leurs débris et leurs ruines. Qu’on croyait avec beaucoup de vraisemblance qu’ils avaient fomenté et nourri la révolte de Sévagi. Que du moins les banians ou marchands croyaient que c’était eux qui l’avertissaient du temps propre à venir piller Surate ; que c’était par leur moyen qu’il savait quelles marchandises les banians avaient achetées ou vendues, à qui, combien, en quelles espèces ils avaient été payés, et ce qui leur en restait : et qu’enfin c’était eux qui avaient plus des trois quarts des marchandises que Sévagi avait prises aux sujets du Mogol ; que c’était eux encore qui soutenaient Remraja, son fils, contre toutes les forces du Mogol, en lui envoyant en cachette de bons canonniers déguisés, qu’ils disaient au Mogol être des déserteurs qui s’étaient luis d’entre eux pour échapper au châtiment de leurs crimes ; que ces canonniers hollandais infiniment plus habiles, plus adroits et plus braves que les Asiatiques du Mogol, ruinaient toutes leurs batteries, et les empêchaient de les approcher assez pour faire aucun effet ; et que c’était ce qui donnait lieu de croire que le Mogol ne ruinerait jamais Remraja.

Que les Hollandais trouvaient doublement leur intérêt à soutenir cette révolte, en ce qu’elle mettait le Mogol hors d’état d’empêcher les fortifications qu’ils faisaient dans son Empire sur les bords de la mer de la presqu’île, tant dans l’Est que dans l’Ouest ; fortifications qu’ils sauront bien défendre contre lui, si Remraja succombe, & qui serviront aussi à tenir Remraja en bride & dans leur dépendance, & l’empêcheraient de rien entreprendre contre eux, supposé que le Mogol fût enfin obligé de lui céder en propre la péninsule ; fortifications qu’ils poussaient à leur perfection avec tant d’ardeur & d’assiduité qu’il y avait actuellement huit places en état de se défendre & de se soutenir contre une armée royale venant d’Europe ; & fortifications, enfin, si utiles à la République, que non seulement elles mettaient son commerce en sûreté dans les Indes, mais aussi mettraient un jour également le Mogol, & Remraja. dans leur absolue dépendance, dans toute la grande péninsule des Indes, depuis Surate dans l’Ouest & Bengale dans l’Est jusqu’à la pointe la plus méridionale de l’île de Ceylon.

Que sur ce fondement, & l’apparence, il ne doutait point qu’avant peu de temps les Français, les Anglais, les Danois, peut-être même les Portugais & les autres nations européennes ne soient forcés d’abandonner leurs établissements. Qu’il ne savait aucun moyen de prévenir ce rude coup qu’en prenant les intérêts du Mogol, & en les chassant les premiers ; ce qu’il ne prévoyait pas devoir jamais arriver, pour plusieurs raisons, telles que les forces maritimes, la quantité de soldats à terre, les différences des mœurs, des vivres, des climats, de la religion, & surtout l’impatience des Français, trop grande pour achever une entreprise de longue haleine : que cependant, si on l’entreprenait, on pourrait faire fond sur tous les princes de l’Orient, n’y en ayant aucun qui ne gémisse dans les fers de cette avare & avide République, ou qui du moins ne craigne d’y être un jour assujetti.

Que la protection que le Mogol leur a accordée pour leurs vaisseaux retirés dans ses ports est un effet de deux causes : la première, de la crainte qu’il a qu’ils ne prennent hautement & sans ménagement les intérêts de Remraja contre lui, ne l’ayant jusqu’ici servi qu’à plat couvert & en cachette : & la seconde, des présents qu’eux & les Anglais ont laits aux gens du Conseil du Mogol. & à ceux qui approchent de sa personne ; n’y ayant rien de plus facile à corrompre que les Asiatiques, qui sont tellement avares & avides de présents qu’ils les demandent. sans honte ni pudeur : étant chez eux un compliment très usité. Quand j’irai te voir, que me donneras-tu ? Et quand tu viendras me voir, que m’apporteras-tu ?

Que les princes orientaux, aussi bien que leurs sujets, étaient tous sans exception frappés de cet esprit d intérêt sordide ; & qu’il n’y avait rien qui leur parût infâme, pourvu qu’ils y trouvassent leur profit. Que j’avais bien pu le voir, par l’endroit que j’avais rapporté moi-même du roi de Golconde, & des sept mille écus qu’il avait tirés d’un Hollandais pour un pucelage peut-être déjà vendu et revendu. Cette histoire est rapportée à la page 40. Et qu’à l’égard de leurs sujets, j’avais bien pu reconnaître leur génie dans le pillage d’un navire anglais, peu après notre combat de Madras. Ceci est mis au 1er septembre, page 54.

Que ma remarque était juste sur le fort de Pondichéry, qu’il en avait plusieurs lois écrit au ministre et à la Compagnie, qu’il me priait de les en faire souvenir ; qu’il leur avait toujours représenté que ce fort n’était point du tout en état de défense ; que tous les officiers s’étaient joints à lui, & avaient tous écrit la même chose, tant en commun qu’en particulier, & avaient détaillé les défauts qui sont à ce fort ; qu’ils avaient envoyé un nouveau plan du terrain & un modèle de tort qu’ils avaient dressé le mieux qu’ils avaient pu ; qu’ils avaient instamment & plusieurs fois demande un ingénieur entendu & versé dans les fortifications pour dresser sur les lieux le plan d’un nouveau fort régulier, qui fût de défense tant du côté de terre que de mer, & qu’il amenât avec lui des gens entendus pour conduire l’ouvrage sous lui, se trouvant sur les lieux tous les ouvriers dont on aurait besoin & les matériaux nécessaires ; qu’il ne savait pas pourquoi ni le ministre, ni la Compagnie, n’avaient eu aucun égard à tant de remontrances, ni à tant d’instances ; qu’il savait seulement qu’on ne leur avait répondu que par des remises sans effet, avec ordre de continuer le fort commencé ; qu’il avait été obligé d’obéir bien malgré lui ; & que ce fort ne pouvait pas être bien, puisque celui qui en avait tait le plan & la construction n’avait point d’autre notion des fortifications que celle qu’il avait pu tirer de Manesson Mallet, qui a longtemps servi en Espagne pour le Portugal, & qui a donné au public son Art militaire en trois tomes, ce qui ne pouvait fournir qu’une idée imparfaite de ce dont on avait besoin, parce que cet ingénieur, habile pour son temps, ne donne que quelques plans de lieux irréguliers, qu’il a mis en état de quelque défense : ce qui est ce dont il ne s’agissait pas, puisque c’était ici un terrain vuide, vague & inculte, sur lequel on pouvait élever telle fortification qu’on eût voulu, & dans tel endroit qu’on eût choisi pour avoir une bonne place tant du côté de la terre que de la mer.

Qu’il n’espérait pas non plus un grand secours des dix-huit canons que nous avions amenés de Balassor, & dont il avait fait une batterie sur le bord de la mer plutôt par ostentation que pour aucune utilité qu’il en prévît ; que j’avais moi-même bien remarqué que cette batterie était inutile, & même plus capable de faire du mal que du bien et que je lui en avais dit les raisons ; que je n’en avais pourtant pas les gants, puisqu’il y avait deux ans qu’il les avait écrites à M. de Seignelay et à la Compagnie, et qu’il me priait de les en faire souvenir.

Que cette batterie sur le bord de la mer serait plus dommageable au fort qu’avantageuse, en ce que, pour la servir, il faudrait dégarnir le fort d’autant d’hommes qu’il en faudrait pour la mettre en action & la défendre ; que ces hommes pourraient être utiles dans le fort, & ne serviraient de rien sur la rive, dont l’abordage était naturellement défendu par les brisants de la mer, seuls capables d’abîmer & de faire noyer ceux des ennemis qui seraient assez téméraires pour s’exposer à gagner la terre.

Que s ils l’entreprenaient, quatre embuscades de douze hommes chacune, le ventre à terre, ou cachés derrière un rideau ou une simple petite muraille, avec deux pierriers à mitraille, les obligeraient de se rembarquer plus vite qu’ils ne seraient descendus, ou les empêcheraient de descendre. Qu’il ne fallait pour cela que de bons fusiliers, dont on ne manquait point dans le fort, pour les mirer & les choisir à leur descente.

Que si les ennemis se contentaient de faire feu de leurs vaisseaux au large, ils ne feraient pas grand mal, puisque, le tort étant caché, ils ne pourraient tirer qu’à coup perdu ; qu’on pourrait même leur répondre avec utilité, & qu’une simple batterie élevée sur une plate-forme, en dedans du fort, les forcerait à se retirer.

Que tout cela était si palpable & si visible qu’il osait répondre, sur sa vie, que le fort ne courait aucun risque du côté de la mer : que par conséquent cette batterie de dix-huit pièces de canons qu’il avait fait élever était tout à fait inutile où elle était placée, & que c’était un ouvrage qu’il avait fait faire à contrecœur, & un pur effet de son obéissance.

Qu’il leur avait encore représenté que ce n’était que du côté de terre qu’il appréhendait les ennemis, auquel cas il était certain que, quelque vigoureuse défense qu’on pût faire, le fort ne pourrait pas résister longtemps. Que les Hollandais venant par terre, le long de la Côte, se joindraient aux Anglais, qui ne respiraient que vengeance. Que ces deux nations jointes ensemble pourraient conduire du canon, ou surprendre si bien les Français que ceux qui seraient à la garde de cette batterie de dix-huit pièces n’auraient pas le temps de la retirer dans le tort ; & qu’ainsi les ennemis trouveraient une batterie toute dressée, dont ils se serviraient utilement pour foudroyer le fort, qui, n’étant ni flanqué ni couvert, en un mot hors d’état de défense, serait réduit & forcé à succomber sous les armes que lui-même aurait préparées pour sa perte. Qu’à l’égard de cette surprise, il ne voyait pas comment la parer dans un pays dont presque tous les peuples n’avaient pour principale divinité que l’argent ; & que j’avais moi-même reconnu ce génie sordide dans ce que je disais de leurs prostitutions de leurs tilles, de leurs femmes & de leurs sœurs, & dans la vente de leurs enfants : M. de Porrières en ayant acheté une, il n’y avait que quatre jours ; & qu’ils vendraient tous les autres s’ils pouvaient.

Qu’il semblait que la Compagnie se reposait sur la foi des promesses du Mogol & sur l’alliance que les Français avaient contractée avec Remraja, dont ils avaient pris le parti. Que si la Compagnie dormait en repos sur cette confiance, elle pourrait bien être la dupe de sa bonne foi ; qu elle connaissait bien peu le génie & le caractère des princes orientaux, qui ne respectent jamais leurs serments, qu’autant qu’ils sont conformes à leurs intérêts présents ou futurs, mais que dans leur esprit le présent prévalait toujours sur l’avenir, & que pour n’être point trompé par leurs serments, c’est qu’il ne faut jamais s’y lier.

Les Anglais & les Hollandais, a poursuivi M. Martin, feront comprendre au Mogol que les vaisseaux français lui ont manqué de respect en allant attaquer Madras, qui est un port de sa dépendance ; ils offriront de le venger en nous attaquant à leur tour ; ils lui feront entendre qu’il ne doit rien craindre du ressentiment de la France, si faible & si abattue que pour se défendre en Europe l’année dernière, c’est-à-dire en 1689, elle a été obligée d abandonner l’Asie, & de joindre à ses forces de mer celles de la Compagnie ; que ce que nous avons fait n’est qu’un feu de paille sans suite, & un témoin des forces mourantes de la France, qui a voulu jouer de son reste sans rien risquer, en surprenant ses ennemis ; ce qui est si vrai, que les six navires, qui sont venus comme de simples aventuriers, s’en sont luis comme des poules au simple bruit d’un armement qu’on faisait contre eux à Surate. Voilà, m’a dit M. Martin, de quelle manière ils feront entendre votre course dans ces mers, & votre départ ; leurs présents, dont ils ne sont point avares dans les occasions, achèveront de les faire croire, & persuaderont : ils auront un désistement de protection, & la Compagnie & les Français qui restent ici, seront les tristes victimes de sa confiance en elle & de la vengeance des ennemis. C’est ainsi que je prévois que les choses tourneront du côté du Mogol : à l’égard de Remraja, ils lui feront entendre les mêmes choses ; & l’offre qu’ils lui feront de partager avec lui nos dépouilles, à ce qu’ils prendront dans le fort le persuadera mieux que tous les plus beaux discours du monde.

Vous voyez bien par là, qu’il vaudrait mieux que vous ne fussiez point venus ici, que de n’y pas rester. Vous l’avez fort bien remarqué vous-même quand vous avez dit qu’il était facile de ruiner le commerce des Hollandais. Oui, sans doute, il est facile, & je pose en lait (c’est toujours M. Martin qui parle) la vérité de ce que j’en ai plusieurs fois écrit à feu M. Colbert, à M. de Seignelay, & à la Compagnie ; que dans un temps de guerre six vaisseaux armes, & rôdant en armateurs & en corsaires dans ces mers des Indes, rétabliront en même temps la réputation de la France, la feront craindre & respecter de toutes les nations orientales, feront plus de tort aux Hollandais & aux Anglais dans leur commerce, en moins de quatre ans, que trente années de guerre en Europe, & soixante vaisseaux dans les mers de l’Europe ne sauraient taire. J’ai encore envoyé un mémoire exact & étendu sur ce sujet. J’y marque les endroits de rafraîchissement & d’hivernement, où on pourrait faire des entrepôts & des magasins utiles & nécessaires, & en empêcher l’accès aux Hollandais, comme ils nous bouchent celui du cap de Bonne-Espérance.

Je pose en fait certain que ces endroits étant fortifiés, & les armateurs pouvant s’y retirer en tout temps, les prises qu’ils feraient sur les ennemis les enrichiraient, par la part qu’ils y auraient, & qu’il faudrait leur donner, s’ils étaient équipés par la Compagnie ; & si la Compagnie n’était pas assez puissante pour faire des armements si considérables, il faudrait permettre à tous les corsaires français de venir en course dans les Indes ; auquel cas la Compagnie pourrait prendre des arrangements avec eux pour ses intérêts : mais du moins les prises que ces corsaires feraient des vaisseaux anglais & hollandais empêcheraient la France d’être obligée d’avoir recours à ces nations pour en tirer les épiceries & les autres marchandises des Indes, dont elle ne peut se passer, & qui font sortir du royaume un nombre infini d’espèces.

Car, monsieur, il faut que je vous fasse une observation qui me paraît assez juste. Que la France batte les Hollandais dans les mers d’Europe, qu’elle leur coule à fond tant de vaisseaux qu’elle voudra : je suppose qu’elle le puisse, qu’y gagnera-t-elle ? & les Hollandais, qu’y perdront-ils ? La France y gagnera de l’honneur sans profit, & c’est tout. Et les Hollandais n’y perdront pas grand-chose ; parce qu’outre que cette République a un nombre infini de vais seaux, les richesses qu’elle tire des Indes lui donneront toujours le moyen de remettre de nouvelles flottes à la mer. Annibal disait qu’on ne vaincrait jamais les Romains que dans Rome ; la suite des temps a montré la vérité de cette prédiction : & moi j’ose dire qu’on ne vaincra jamais la Hollande qu’à Batavia, c’est-à-dire dans les Indes, en y ruinant son commerce, à quoi les armateurs réussiront mieux que des armées réglées ; &, sur ce fondement, qui est vrai & indubitable, j’ose assurer qu’en quatre ans de pareille guerre, cette République ne serait plus en état d acheter des protecteurs, ni de se vouloir égaler aux souverains.

Je voudrais de bien bon cœur avoir les brouillons des mémoires que j’ai envoyés, qui contiennent tout au long ce que je viens de vous dire. Je vous en donnerais copie, pour l’emporter avec vous ; mais je les ai confiés à mon gendre, qui ne doit me les rapporter qu’à son retour ici. Quoi qu’il en soit, vous me faites un sensible plaisir de prendre sur vos tablettes les notes de ce que je vous confie. Je vous sais bon gré de votre application, qui m’est un garant certain que vous êtes assez instruit pour entretenir M. de Seignelay de tout ce que je viens de vous dire. Donnez-lui-en même un mémoire, & l’appuyez de vive voix : je m’en repose sur vos soins ; mais, je vous prie, avant que de le présenter, de le communiquer à MM. de Lagny, Soullet, & Gouault. Je n’attends pas beaucoup de secours du premier : non qu’il ne soit très honnête homme, & parfaitement bien intentionné ; mais c’est qu’il est intendant du commerce, & qu’étant intéressé dans la Compagnie, s’il parlait avec feu en sa faveur, il pourrait être soupçonné d’agir pour ses intérêts particuliers. À l’égard de MM. Soullet & Gouault, ce sont ceux qui me paraissent prendre le plus à cœur les intérêts de la Compagnie & du royaume, qui certainement sont ici confondus ensemble.

Je répète tout cela dans les dépêches que M. du Quesne emporte : j écris aussi à M. de Seignelay ; & je vous prie de ne pas oublier de lui taire connaître la nécessité qu’il y a de soutenir, par un nouvel armement, ce que celui de cette campagne a fait. Faute de quoi il peut compter aussi bien que la Compagnie, que les Anglais & les Hollandais se vengeront & se payeront, aux dépens des Français, du tort que vous avez fait aux premiers, & de la prise que vous avez faite sur ceux-ci. Je suis certain que M. de Seignelay vous donnera une audience favorable : non seulement par la confiance qu’il a en vous ; mais aussi parce que la matière le mérite, & qu’il aime le commerce ; persuadé, aussi bien que feu M. Colbert son père, que l’argent ne vient en France que par cette porte, & qu’il n’y a que ce seul canal qui y fasse entrer les richesses.

Vous pouvez recueillir de notre conférence qu’il est également de l’intérêt de la France de rétablir sa réputation dans les Indes : & de celui des Hollandais d’achever de perdre ce qui lui en reste : surtout auprès des souverains d’ici, qui, mal informés de l’état véritable de la supériorité de la France en Europe, n’en jugent ici que sur ce que leur montre l’apparence : &, comme ils voient que les Hollandais priment sur nous par leur faste, qui même surpasse celui de ces princes presque partout, par la beauté, la richesse, & les ornements de leurs loges ou comptoirs ; par la somptuosité du palais de leur général à Batavia, où vont leurs ambassadeurs ; par leur dépense ; par le nombre de leurs valets ; par celui de leurs soldats, tous toujours bien vêtus ; par la magnificence de leurs forts ; par la quantité de leurs établissements, tous bien munitionnés, & défendus par des soldats & des officiers braves & expérimentés, réglés dans leurs mœurs, & d’une discipline uniforme ; par la quantité de leurs vaisseaux, de leurs magasins, toujours remplis ; en un mot, qu’ils l’emportent sur nous en tout & par tout dans ces climats : ils croient avec facilité que les Hollandais sont en effet aussi puissants en Europe à notre égard qu’ils le sont en Asie, & qu’ainsi nous sommes obligés de leur céder partout.

Je n’ai jamais écrit qu’une faible partie de ce que je vas vous dire, me dit-il en poursuivant ; mais ce que vous dites sur la brusquerie d’un jésuite à Moali fait que je vas vous confier quelques secrets dont je n’ai parlé qu’à peu de gens, et écrit fort sobrement à peu d’autres : mais je me fie sur votre discrétion, pour l’usage que vous en pourrez faire, sans vous commettre ni vous ni moi ; parce que la vengeance des gens dont je vas vous parler est implacable, que leur colère est terrible, & qu’ils ne savent ce que c’est que de pardonner ni aux vivants, ni aux morts. Je ne pus m’empêcher de sourire à ce prélude. Vous riez, me dit-il en s’en apercevant : quel en est le sujet ? Poursuivez, monsieur, lui répondis-je ; votre pinceau me fait reconnaître les jésuites ; & je suis fort trompé si ce ne sont pas eux que vous avez voulu peindre, et dont vous voulez parler : vous les caractérisez trop bien pour les méconnaître. Il est vrai, me répliqua-t-il ; mais puis-je achever sans crainte ? Non seulement vous le pouvez, lui repartis-je, mais même je vous en conjure & vous assure de tout le secret d’un homme de probité & d’honneur, qui n’a jamais trahi la confiance de qui que ce soit ; & qui, peut-être, vous rendra secret pour secret. Cela étant, dit-il, je poursuis.

Je ne sais, dit-il, par quel charme ils ont surpris & surprennent encore tant de monde, sous le faux prétexte d’une dévotion & d’un zèle dont ils ne sont nullement animés, 61 qui ne leur sert que de manteau, & non pas d’objet. Ils font seuls autant de tort pour le moins au commerce de la Compagnie des

Indes que toutes les nations européennes ensemble. Joignez-y les missionnaires & vous trouverez dans ces deux espèces d’hommes la vraie source et l’origine de la haine & du mépris des Asiatiques pour les Français. Parlons des deux séparément : je les ramènerai ensuite ensemble ; & comme je les ai étudiés avec attention, je ne crois pas m’y être trompé.

Il est constant qu’après les Hollandais je ne connais que les jésuites qui fassent le plus fort commerce des Indes, & le plus riche : il surpasse celui des Anglais, des Danois & des autres nations ; & je ne sais s’il ne l’emporte point aussi sur celui des Portugais, qui les y ont les premiers amenés. J’avoue qu’il y en peut avoir quelques-uns parmi eux qui viennent dans l’Orient uniquement guidés par l’esprit & l’étoile de l’Évangile : c’est à ceux-là que la Société laisse le soin des conversions ; mais le nombre en est très rare, & ce ne sont pas ceux qui connaissent le secret de la Société : ce sont ceux qui sont véritablement jésuites séculiers & qui ne paraissent pas l’être parce qu’ils n’en portent pas l’habit ; & qui sont pris à Surate, à Goa, à Agra, & partout ailleurs où ils sont établis pour ce que l’apparence montre, c’est-à-dire pour marchands de la nation dont ils sont : car il est de fait qu’il y en a de toutes sortes de nations, même des Arméniens & des Turcs, & de toute autre qui peut être nécessaire à l’intérêt de la Société.

Ces jésuites déguisés s’intriguent partout & savent chez quel marchand & banian il y a le plus de telle ou telle marchandise. La secrète correspondance & la relation qu’ils entretiennent entre eux, & qui n’est point interrompue parce que le secret y est étroitement gardé, les instruit mutuellement des marchandises qu’ils doivent acheter ou vendre, & à quelle nation, pour y faire un plus gros gain ; en sorte que ces jésuites cachés font un profit immense à la

Société, & ne sont responsables qu’à elle, clans la personne des autres véritables jésuites, qui courent le monde sous un vénérable habit de saint Ignace, qui ont la confidence, le secret & l’ordre des supérieurs d’Europe, révérends pères des trois vœux, qui leur prescrivent ce qu’ils doivent faire ; & leur ordre est exécuté sans aucune contrariété, parce que ces jésuites déguisés, outre leur vœu d’obéissance aveugle, ont encore serment de garder le secret & de contribuer en tout & partout à l’avancement & à l’intérêt temporel de la Société.

Ces jésuites déguisés & dispersés par toute la terre, & qui se connaissent tous par des marques & des signaux circulaires, agissent tous sur le même plan. Ainsi, c’est chez eux que n’a point lieu le proverbe qui dit : autant d’hommes autant de sentiments : car l’esprit des jésuites est toujours le même, & ne change point, surtout pour le commerce.

Outre le gain qu’ils font dans les Indes, ils en font encore un autre sur les marchandises qu’ils en font passer en Europe, toujours sous le faux prétexte de leurs missions, dans lesquelles ils sont soutenus par les princes & les compagnies de la communion romaine ; ou desquelles ils payent les frais dans les États luthériens & calvinistes ; & qu’ils envoient en droiture à d’autres jésuites déguisés, qui y font un gros profit pour la Société, les ayant de la première main. Que cependant ce commerce, tout considérable qu’il était, était tellement caché, ou paraissait si peu de chose par l’adresse des jésuites, que personne ne s’en était encore publiquement plaint en Europe, parce que personne ne s’était vu en état de le prouver en France, à qui seul ce commerce faisait tort. Les autres nations, qui en tiraient du profit par le fret, se souciant fort peu du dommage qu’il causait à la Compagnie française.

Qu’il avait plusieurs fois écrit et prouvé ce qu’il venait de me dire. Que les mémoires qu’il en avait envoyés étaient également sincères et circonstanciés ; que c’était tout ce qu’il avait pu faire là-dessus ; mais que, bien loin que la Compagnie se fût mise en devoir d’empêcher des abus qui lui étaient si préjudiciables, il avait reçu d’elle des ordres très précis, et souvent réitérés, d’accorder et d’avancer à ces pères tout ce qu’ils lui demanderaient. Ce qu’ils avaient porté à un tel excès que le seul père Tachard, qui est venu de France avec nous, & qui reste à Pondichéry, doit actuellement à la Compagnie plus de cent cinquante mille piastres, qui, à trois livres chacune, monnaie de France, valent quatre cent cinquante mille livres, sans autre assurance de paiement que des comptes arrêtés.

Que j’avais bien pu voir par mes yeux à mon embarquement en Europe, & à notre débarquement ici, que les cinquante-huit ballots, dont le moindre était plus gros qu’aucun de ceux de la Compagnie, & qui avaient été distribués sur toute l’escadre, n’étaient pas remplis de reliquaires, de chapelets, d’Agnus Dei, ni d’autres armes de mission apostolique. Que c’était belles & bonnes marchandises d’Europe, qu’il m’en assurait, & qu’il en était de même à tous les armements, à proportion du nombre des navires. Qu’il en avait pris droit pour prouver le commerce indu que ces pères faisaient dans les Indes, & l’abus qu’ils faisaient de la condescendance & de la bonté de la Compagnie, qui ne voyait jamais, ou très rarement, et bien peu, le retour de la valeur de tant de marchandises, parce qu’ils se servaient d’autres canaux pour les faire passer en Europe. Qu’après tant de mémoires, & de remontrances inutilement envoyées, il s’était trouvé réduit à laisser les choses aller leur courant, ne pouvant les faire remonter à leur source.

Ceux des jésuites qui courent au diable de vauvert (ce sont les propres mots de M. Martin), c’est-à-dire ceux qui vont avec les banians, & d’autres à la recherche des diamants, & des perles, ne sont pas ceux qui font le moins de tort à la Compagnie française, & sont ceux qui ternissent le plus le nom chrétien, quoique pourtant ils ne fassent pas sur le théâtre du monde une figure si éclatante que les autres. Ils s’habillent comme les banians, parlent leur idiome aussi bien qu’eux, vivent & mangent avec eux & comme eux, font leurs mêmes cérémonies : en un mot, ceux qui ne les connaissent pas les prennent pour de vrais banians ; & toujours sous le faux mais spécieux prétexte de convertir ces banians, ils les suivent partout, et font avec eux un commerce d’autant plus riche qu’il est sourd, et, preuve que ce n’est nullement le zèle de la foi qui les conduit, c’est qu’on n’en a jamais vu aucun converti par leurs soins : & que le banian qui vous a donné à dîner m’a personnellement assuré que la religion était ce dont ils avaient parlé le moins, dans trois courses qu’ils avaient faites ensemble. Les jésuites dont j’entends vous parler sont venus ici de Porte-Nove, & en ont emporté avec eux trente ballots de cinquante-huit que l’escadre a apportés de France, &, après plusieurs entretiens particuliers avec le Père Tachard, sont partis avec les ballots pour aller à Madras, où ils sont encore. Cela seul ne prouve-t-il pas leur commerce, & en même temps leur criminelle intelligence avec les ennemis de la France ? J’avoue pourtant que ces deux jésuites sont portugais ; mais pourquoi le Père Tachard leur a-t-il donné ces ballots ? & eux, pourquoi les portent-ils dans une forteresse anglaise ? Tout cela ne crève-t-il pas les yeux ?

Ce sont ceux-ci qui vont à la recherche des diamants & d ’autres joyaux de grande valeur & de peu de volume, ou ceux qui ordonnent les achats des marchandises indiquées & demandées par les jésuites déguisés, qui disposent des marchandises qui viennent d’Europe, & qui les retirent des mains des autres, qui leur servent de facteurs, & qui sont répandus par toutes les Indes, afin de payer les raretés qu’ils ont achetées, soit en marchandises, soit en argent, aux choix des vendeurs : & ceux qui, comme le Père Tachard, vont & viennent d’Europe, sont comme les directeurs & les receveurs généraux ambulants de la banque et du trafic. Cependant, ils cachent ce trafic le plus qu’ils peuvent, parce qu’il est directement contraire aux préceptes de Jésus-Christ sur les missions ; qu’il est encore expressément opposé à l’esprit de leur institut ; & qu’outre cela, qui ne serait rien pour eux, l’honneur de leur Société en serait terni, qui est tout ce qu’ils craignent, préférant leur réputation temporelle au salut de l’âme.

Ils ont trouvé, pour dérober à tout le monde la connaissance de ce commerce de diamants, un secret, sur lequel je crois que le diable lui-même, tout subtil qu’il est, aurait été pris pour dupe, ou aurait pris le change : si ce secret n’avait pas été mal à propos découvert par un de leurs prosélytes, très dévot serviteur de la Société en général, & très humble admirateur de chacun de ses membres en particulier, qui certainement n’y entendait ni finesse, ni malice, je ne vous le révélerais peut-être pas, quoique l’histoire en soit toute risible. J’étais à Surate lorsqu’elle arriva.

Vous avez à vos pieds des souliers du pays. Nos nègres de Pondichéry travaillent aussi bien & aussi délicatement que les cordonniers de l’Europe, & de Paris même, qui est le centre du bon goût. Les talons en sont de bois, & ce bois est recouvert de cuir noir, ou d’autre couleur, au choix de celui qui se fait chausser. Les talons sont aussi de telle hauteur, grosseur & largeur qu’on les demande à l’ouvrier. Cette sorte de chaussure est commune par toutes les Indes : ce sont les Portugais, qui en ont apporté la mode de leurs pays ; &. c’est pour cela, qu’on les nomme souliers à la portugaise. (Par parenthèse, moi qui écris en ai vu & porté de semblables à Paris ; &, n’y ayant pas longtemps, ils n’y sont pas encore oubliés).

C’est sur ces talons, a poursuivi M. Martin, que ces bons & inventifs pères ont tablé. Ils ont ôté de ces souliers les talons de bois hauts & larges qu’ils y avaient fait mettre, & ont substitué à leur place des talons ou petits coffrets de fer, qu’ils avaient fait faire en Europe sur des modèles qu’ils avaient donnés apparemment à quelque serrurier ; & c’était dans ces coffres ou talons de fer, bien recouverts du même cuir noir qui avait été mis sur le bois, qu’ils renfermaient les diamants & autres joyaux riches qu’ils avaient achetés. Eh bien ! ai-je tort de dire que le diable aurait pris le change ? Se serait-il imaginé que les jésuites eussent été savetiers dans les Indes, & qu’ils se fussent humiliés jusqu’à raccommoder des souliers ? Si c’est ainsi qu’ils l’entendent, lorsqu’ils affirment avec tant de confiance aux chrétiens d’Europe, & à leurs crédules dévots, qu’ils foulent aux pieds les richesses des Indes, ils ont certainement raison ; & on ne peut pas mieux pratiquer leur morale pratique. Ô sainte restriction mentale ! bienheureux est le jésuite Escobar, qui vous a inventée ! C’est par votre moyen que les plus grands imposteurs ont le droit de se donner pour saints & de tromper les chrétiens sans faire que ce qui leur vient en tête, & qui plus est, sans commettre aucun péché.

Je ne sais s’ils se servent encore de ce secret : je sais seulement qu’il fut découvert lorsqu’eux mêmes y songeaient le moins. Un de leurs nouveaux convertis, qui les regardait comme des saints, s’humilia à Surate jusqu’à vouloir décrotter leurs souliers. La peine n’était pas grande ; on s’y crotte peu : n’importe, c’est toujours une humiliation pour un superstitieux. Celui-ci craignit que ces bons pères lui refusassent cette grâce. Il prit subtilement dans leur chambre deux paires de souliers, & s’éloigna, crainte d’être pris sur le fait. Il commença son ouvrage, & sentit remuer quelque chose dans le talon du soulier qu’il tenait.

Vanos sollicitis incitat umbra metus.

La peur le prit : il crut avoir fait un grand crime, & que le diable allait le saisir au collet pour le punir d ’avoir mis ses mains profanes sur les hardes de ces saints apôtres, qu’il ne devait regarder que comme des reliques. Il se mit à crier à son secours, comme si le diable l’avait en effet saisi. Par hasard un Portugais passait : je dis par hasard, parce que l’endroit où cela se passait est peu fréquenté, étant fort éloigné. Il alla au cri, & demanda au More ce qu’il avait à crier. Celui-ci lui conta son aventure avec autant de gémissements, que s’il y avait eu matière à Inquisition. Le Portugais, moins scrupuleux, ouvrit le talon, & y trouva six gros diamants bruts : il ouvrit les autres ; &, y ayant trouvé la même chose, il emporta toutes ces pierreries, & empêcha le More de les jeter comme il voulait le faire, croyant que ce n’était que des cailloux que le mauvais esprit y avait mis.

Il est impossible de s’imaginer à quel excès de fureur ces pacifiques pères se portèrent contre ce More, & son humilité mal placée. Ils restèrent tout le reste du jour & le lendemain à se résoudre à perdre leurs diamants pour sauver leur réputation, ou à perdre leur réputation pour sauver leurs pierreries. Ils se déterminèrent pourtant, & l’utile l’emporta sur l’honnête :

Gemmas impia gens Numinis instar habet.

Ils allèrent trouver le Portugais ; &, lui offrant d’une part un présent & leur appui, & de l’autre le menaçant de toute leur colère, & de leur ressentiment, & même de l’Inquisition de Goa, aussi terrible que celle de Lisbonne, ils retirèrent de ses mains les vingt-quatre diamants bruts, avec promesse du secret. Il le leur a gardé, n’ayant jamais rien dit de l’aventure ; mais le More s’étant hautement plaint des mauvais traitements des révérends pères au sujet de vingt-quatre petits cailloux qu’il avait trouvés dans les talons de leurs souliers, qui étaient autrement faits que les autres, étant de fer creux, on s’est douté de ce que c’était ; & leurs démarches envers le Portugais, jointes à un ballot d’écarlate qui avait été porté de chez eux chez lui, ont changé en certitude les soupçons qu’on avait conçus.

Que ces jésuites vagabonds meurent pendant leurs courses, ce sont toujours pour la crédule populace d’Europe, & les dévots de leur Société, des saints auxquels les travaux évangéliques ont coûté la vie. Qu’ils soient assommés, ou qu’ils meurent d’un autre genre de mort violente, ce sont des martyrs. Mais le malheur est pour tout le monde en général que, pour l’honneur de la Société, il ne meurt dans ces pays éloignés que les saints de la Compagnie ; & que ceux qui en reviennent sont tous, sans exception, gens capables de faire enrager leur prochain & ceux qui malheureusement ont affaire à eux, par leur avidité du gain temporel, & à déshonorer leur

Société, si on osait leur rendre justice. À l’égard de ceux qui viennent d’Europe ici pour aller en mission, à ce qu’ils disent, ils imposent à ceux qui ne les connaissent pas ; car si l’amour de Jésus-Christ était véritablement gravé dans leur cœur, ils ne feraient pas damner les chrétiens pendant le voyage, en se mêlant de tout, en suscitant des querelles, pour se donner le mérite de la réconciliation, & en jetant le divorce & la confusion partout ; étant très vrai que la paix & un jésuite sont aussi peu compatibles ensemble que le diable & l’eau bénite. Je ne veux pour témoin de ceci que tous les navigateurs, sans exception, qui ont eu le malheur d’avoir un jésuite dans leur compagnie. Tous les officiers de la Compagnie s’en sont plaints à moi, & ceux de votre escadre ne s’en louent point. Aussi, s’il y avait eu des jésuites du temps de Juvénal, je croirais qu’il aurait voulu parler d’eux dans ces deux vers de différents endroits de ses œuvres :

Impiger extremos currit mercator ad Indos...
Quis metus aut pudor est unquam properantis avari.

Cela ne fait rien au corps de la république des indignes enfants de saint Ignace. Ce corps ne prend aucune part aux fautes des particuliers, qui sont peccadilles personnelles, & sujettes à désaveu. La masse de la Société prise in globo se contente de s’approprier le fruit de ces fautes & de s’enrichir ; & il se trouve que ceux qu’elle charge du ménagement & de la direction de ses intérêts se livrent à tous les diables avec plaisir, pour faire son utilité, & vérifient par leur vie, leur conduite & leur mort, qu’une communauté n’est jamais riche à moins que les pères temporels ou les procureurs n’en soient les âmes damnées.

On m’a dit là-dessus à Goa une chose très particulière. Je suis en état de prouver qu’on me l’a dite, & que ç’a été un très bon religieux dominicain, officier de l’Inquisition, qui me l’a assurée. C’est que ceux qui vont à la recherche des pierreries, ceux qui sont déguisés en séculiers, & les autres qui, par leur travail, ou leur industrie, contribuent au profit de la Compagnie de Jésus, ne craignent ni enfer, ni diable, pas même le purgatoire, parce que les supérieurs les arment d’indulgences et d’absolutions bien signées et scellées, par lesquelles tous leurs péchés généralement, de quelque nature qu’ils soient, tant commis qu’à commettre, leur sont remis, et qu’au bas de ces indulgences & absolutions il y a un ordre de la glorieuse Vierge Mère de Dieu, adressé à saint Pierre, de les recevoir en paradis sans aucune information de vie ni de mœurs, attendu qu’ils sont morts au service & pour l’utilité de la sacro-sainte Compagnie de Jésus.

Je vous le répète encore, a poursuivi M. Martin, je ne vous donne pas celui-ci pour un fait véritablement certain, n’ayant jamais vu de ces sortes de pancartes qui sentent la superstition moscovite : mais je puis vous assurer qu’un dominicain, officier de l’Inquisition de Goa, me l’a assuré à moi-même ; que ce religieux, parfaitement honnête homme, n’avait ni sujet ni raison de me faire croire une fausseté ; & que je crois en mon particulier ce qu’il m’a dit, d’autant plutôt que la conduite de ces pères paraît cadrer, & même se fonder sur ces indulgences & ces absolutions. Mais, monsieur, êtes-vous pas saisi d’horreur de l’effroyable impiété de la Société, d’oser, si cela est, comme je n’en doute point, mêler dans ses horribles blasphèmes le nom auguste de la Sacrée Vierge ? Peut-on accorder cela, & leur entrée dans le Japon, avec la moindre ombre de christianisme ? J’ignore lequel est le plus criminel.

Il n’y a rien que ces pères ne soient prêts à faire & à entreprendre, lorsqu’il s’agit de l’intérêt temporel de leur Compagnie. C’est un capucin, qui remplit ici les fonctions curiales, très bon religieux, & très honnête homme ; vous le connaissez, & je vous ai vu parler avec lui. Outre la chapelle qu’il a dans le fort, il en a fait bâtir une autre sur un fonds qu’un banian lui a laissé, destiné à cet usage par ce banian, &, pour la faire construire, il s’est servi de l’argent que ce même banian lui avait mis en main avant sa mort, & qu’il avait aussi destiné à cette construction. Ce banian avait été converti par notre capucin, & c’était une espèce de reconnaissance qu’il faisait à Notre-Dame de sa conversion. Cette chapelle lui est en effet dédiée.

Le bon père Félix y a apporté tous ses soins ; &, pour qu’elle ne soit point profanée par les idolâtres, il l’a fait entourer d’une muraille : elle est située hors du fort. Le capucin y a fait transporter le corps du banian fondateur, qu’il avait empêché qu’on brûlât à la manière des idolâtres, & il garde les clefs des deux portes de la muraille & de la chapelle.

Cette chapelle est petite, mais elle est fort proprement bâtie, & il y a derrière & à côté une belle & grande pièce de terre qui en dépend, faisant partie de l’achat du fonds sur lequel la chapelle est construite. Les jésuites ont cru que cette chapelle pouvait leur être utile, & pourrait par la suite du temps leur procurer quelque établissement considérable. Ainsi, comme tout leur convient, jusqu’à un chapeau de paille dont ils se servent à la farce, s’ils ne peuvent s’en servir à la tragédie ; que le bâtiment de la chapelle était fait ; que cette chapelle est ornée & garnie ; que la distance de cette chapelle au mur qui l’enferme leur offrait assez de terrain pour y construire une maison pour eux & y faire deux jardins, ils crurent pouvoir en chasser le capucin & s’en emparer.

Dans ce dessein, ils le flattèrent sur sa dévotion à la Sainte Vierge, qui, disent-ils, est la première protectrice de leur sainte Société auprès de Jésus-Christ son fils ; & enfin, lui demandèrent les clefs de cette chapelle pour y célébrer une neuvaine. Le pauvre père Félix, qui n’y entendait aucune finesse, les leur donna avec plaisir, & leur mit entre les mains les vases sacrés, toute l’argenterie & les ornements d’église, pour célébrer. La neuvaine étant expirée, il leur redemanda les clefs, qu’ils ne voulurent pas rendre. Il fut plus de deux mois à ne se servir que de voix priantes ; mais, voyant qu’il n’avançait rien par la douceur, la patience lui échappa. Il prit un jour de dimanche, que tous les Français officiers du Conseil & autres commis & soldats étions à sa messe. Il se tourna devers nous avant que de dire le dernier Évangile & nous pria de ne point sortir, ayant quelque chose de conséquence à nous dire. Tout le monde resta ; &, sitôt qu’il eut ôté sa chasuble & son étole, il se retourna vers nous, revêtu de son aube ; &, après nous avoir fait une récapitulation de sa chapelle de Notre-Dame, que nous savions aussi bien que lui, il la termina par dire qu’il avait été assez simple pour en prêter les clefs aux pères tel & tel, qu’il nomma ; mais que c’était assurément des fripons, puisqu’ils refusaient de les lui rendre.

Vous riez, me dit-il en s’interrompant. Hé parbleu ! oui, je ris, lui dis-je. Eh ! de quoi ? me demanda-t-il. De ce que, répondis-je, les pères jésuites ne sont pas plus heureux ici en capucins, qu’ils l’ont été en Europe il y a trente-cinq ans. Votre bon père Félix les traite de fripons en Asie ; & le bon père Valerian les a traités d’imposteurs en Allemagne, à ce que disent les Lettres au Provincial. Ne plaisantons point, dit-il, en m’interrompant. Nous lui pardonnâmes le terme, poursuivit-il, bien persuadés que c’était plutôt un effet de son zèle que de sa mauvaise volonté. Il nous pria tous d’interposer nos offices pour les lui faire rendre par douceur ; sinon, d’user de l’autorité que le roi & la Compagnie nous avaient donnée.

Nous nous concertâmes en Conseil. La demande avait été faite devant trop de monde & était trop juste pour n’y point avoir d’égard. Nous en parlâmes aux quatre jésuites, qui ne nous payèrent que de défaites. On eut beau leur représenter le scandale que causait une semblable invasion du bien d’autrui, il est constant que toutes nos raisons n’avançaient rien, & n’auraient peut-être rien du tout opéré si les soldats, qui prenaient le parti du père Félix, ne leur avaient pas fait mille insultes ; ce qui me faisant craindre une espèce de soulèvement, je les envoyai quérir tous quatre, &, en présence des officiers, qui leur faisaient une infinité de reproches, je leur dis affirmativement que je n’empêcherais point les effets du zèle des soldats, & que les officiers ne s’y opposeraient point non plus ; que le père Félix voulait mettre ces soldats en œuvre pour repousser la force par la force ; qu’ils le regardaient tous comme leur pasteur, & que qui que ce soit n’entreprendrait de les arrêter de le suivre & de lui obéir. J’y ajoutai qu’outre que peut-être quelqu’un d’eux y serait assommé, dont je ne répondais pas, cela faisait croire que ce qu’on disait du Japon, de la Chine & de Siam, était vrai, & qu’ils portaient partout leur esprit de rapine.

Ils me remirent donc ces clefs. Je les rendis à notre capucin qui courut au plus vite à sa chapelle pour voir si on n’en avait rien emporté. Il trouva tout ce qu’il y avait laissé, & avec cela les deux côtés de la chapelle labourés ou bêchés & semés de fèves ; signe que les jésuites ne voulaient pas déguerpir. Il a fait changer les gardes des serrures ; &, depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis cinq à six mois, il n’a point voulu du tout qu’aucun jésuite y entrât, pas plus qu’un idolâtre.

Après vous avoir parlé des jésuites en particulier, joignons-y les missionnaires. Il est juste de vous instruire de tout, puisque vous faites un journal exact pour M. de Seignelay. Ces missionnaires ne sont certainement point si scandaleux que les jésuites. La doctrine de ceux-ci s’accommode avec tout le monde : à peine ont-ils baptisé un idolâtre qu’ils l’admettent à la participation des saints mystères, en un mot à la Sainte Table ; & c’est par cet endroit que tous ces idolâtres imparfaitement convertis forment en Europe le nombre prodigieux des âmes qu’ils se vantent d’avoir gagnées à Dieu dans les Indes. Si ceci vient à leur connaissance, & qu’ils le trouvent mauvais, je leur donne le conseil de M. Pascal : qu’ils n’écrivent plus que pour leurs dévots, s’ils veulent être crus, ou bien qu’ils empêchent qu’on leur réponde. A l’égard de ceci, les bons & véritables catholiques en sont scandalisés parce qu’ils sont persuadés que c’est profaner le Saint des Saints que d’en faire participants des gens qui certainement n’ont rempli, ni pu remplir les versets 27, 28, & 29 du chap. XI de la première aux Corinthiens, comme cela va vous être prouvé tout à l’heure :

27. Itaque qui cumque manducaverit panem hunc, vel biberit Calicem Domini indigne, Reus erit corporis & sanguinis Domini.
28. Probet autem seipsum homo, & sic de Pane illo edat, & de Calice bibat.
29. Qui enim manducat bibit indigne, judicium sibi manducat & bibit, non dijudicans Corpus Domini.

Les missionnaires, bien moins faciles & plus attachés à l’Évangile, ne font pas à beaucoup près tant de prosélytes, parce que leur morale est véritablement chrétienne, & ainsi bien plus resserrée ; qu’ils prêchent un Dieu mort en croix avec ignominie ; & non un Jésus-Christ sur le Tabor, rayonnant de gloire & de splendeur. Il semble que, dans leurs sermons & leurs exhortations, ils bornent toute leur science à prêcher avec saint Paul un Jésus-Christ, à icelui crucifié. Leurs prosélytes ne sont pas si nombreux ; mais en récompense ils sont bien plus constants dans la foi, parce qu’ils sont mieux & plus précisément instruits. Cette différence s’est remarquée dans la révolution de Siam, arrivée en 1688, il y a un peu plus de deux ans. Tous les officiers & soldats qui sont venus ici en sortant de ce royaume ont tous dit que M. Poquet, missionnaire, n’avait été, non plus que les autres persécutés, abandonné d’aucun Siamois converti par leurs soins : que le clergé avait redoublé son zèle à mesure que la persécution avait augmenté ; que le clergé très nombreux, quoique caché, avait secouru par ses aumônes & celles des fidèles Siamois, non seulement M. Poquet, mais aussi tous les nouveaux chrétiens persécutés ; qu’ils avaient tous ensemble, tant ecclésiastiques que séculiers, & tous Siamois, puissamment assisté Mme Constance & sa mère, auxquelles ils avaient donné tous les secours humains qu’ils avaient pu, non seulement par rapport à la vie présente, mais aussi par rapport à l’éternité ; qu’ils lui avaient abondamment fourni en espèces de quoi apaiser la fureur des bourreaux qui persécutaient sa mère & elle, & lui avaient même fourni de quoi les corrompre, jusqu’au point de souffrir son évasion de la prison où elle était retenue, d’emporter son fils avec elle, & de se retirer à Bangkok.

Vous savez comme elle y fut reçue, & avec quelle lâcheté elle & son fils furent rendus à l’opra Pitrachard. Il est certain que le clergé de Siam, presque tout siamois, & les nouveaux chrétiens y ont souffert avec une constance égale à celle des saints martyrs de la primitive Église, & sans se démentir, toute la fureur que peut inspirer dans des âmes barbares le zèle d’une idolâtrie inspirée par le père de l’erreur, soutenu & animé par la révolte, la rébellion, l’ambition & l’avarice : le tout fomenté par les talapoins, prêtres de leurs idoles, dont la fureur n’a rien épargné ; car, monsieur, il faut vous figurer à vous-même & vous convaincre que les plus affreuses cruautés n’ont rien d’horrible pour les gens qui se dévouent aux autels, de quelque culte que ce soit, pourvu qu’ils ne soient pas eux-mêmes les victimes de cette cruauté. Ils la condamnent dans les autres, lorsqu’ils y sont exposés, & qu’ils ne peuvent s’en sauver ; mais ils l’exercent eux-mêmes lorsqu’ils ont la force à la main. Nos histoires, tant anciennes que modernes, en sont des garants qu’on ne peut pas ni démentir ni récuser. Je me suis écarté de Siam ; le génie des talapoins m’a emporté : retournons trouver les missionnaires & les jésuites.

Il est très vrai que les jésuites n’ont pris aucune part aux tourments des autres chrétiens leurs frères. Il est très vrai qu’au lieu d’être persécutés ni maltraités à Siam, le parricide usurpateur Pitrachard leur a fait des présents très considérables, tant à eux tous en général qu’à chacun d’eux en particulier. Il est très vrai que qui que ce soit ne s’est ressenti de ces libéralités ; que les officiers & soldats français, réduits à la dernière misère, n’en ont tiré aucun secours, quoique tous en eussent besoin, puisque plus des deux tiers y sont morts, & qu’ils fussent tous à la portée des jésuites qui pouvaient les secourir. Il est encore très vrai que tous leurs nouveaux convertis, sans en excepter un seul, ont abandonné la religion de Jésus-Christ dès que la persécution a commencé ; signe évident du peu d’instruction que ces indignes enfants de Jésus leur avaient donné. Qu’ils en citent un seul qui ait résisté, qu’ils le prouvent, que les Français qui ont été à Siam en conviennent ; & je conviendrai que tous les officiers, M. Des Farges, ses enfants, & les autres, qui leur ont soutenu le contraire en ma présence & à ma table, sont des imposteurs, & que j’en suis un moi-même d’ajouter foi à des témoignages unanimes qui ont confondu leur orgueil & leur hardiesse sans les faire rougir, quoiqu’on parlât à eux-mêmes, & qu’on leur ait lâché le mot d’imposteurs & de visionnaires. Tous les Français qui sont retournés en France sur l’Oriflamme, il y a environ un an, m’ont assuré ce que je viens de vous dire ; et qu’il n’y a eu que les Siamois instruits par les missionnaires qui conservent et professent le christianisme en cachette pour les mystères, et publiquement pour la foi, sans commerce avec les idoles, c’est-à-dire sans mettre le pied dans leurs temples.

Voilà tout le bien qu’on peut dire des missionnaires ; ce qui n’est pas peu : & je le dis avec plaisir, parce qu’en effet c’est la pure vérité. Je rends justice à leur zèle, que je nommerais zèle vraiment apostolique, si, comme les apôtres, ils se contentaient, suivant l’ordre du Sauveur, de secouer la poudre de leurs pieds contre les villes qui ne les auraient pas bien reçus, & de les abandonner à la malédiction que le même Sauveur prononce contre elles dans le dixième chapitre de saint Matthieu. Mais ils s’y attachent trop ; & n’obéissant qu’à leur zèle, que dans plusieurs occasions on pourrait nommer indiscret, ce dont ils ne conviennent point & dont ils ne conviendront jamais, il semble qu’il leur suffit de trouver des obstacles pour leur inspirer une envie & une obstination nécessaires de les surmonter.

Ces obstacles viennent toujours, à ce qu’on dit, de la part des pères jésuites, qui les leur suscitent directement ou sourdement. Les missionnaires s’y opposent de tout leur pouvoir, mais bien faible en comparaison du pouvoir des jésuites : &, n’étant pas à beaucoup près si politiques que leurs antagonistes, & ne possédant pas comme eux un accès libre auprès des souverains, ils sont très souvent, ou bien plutôt ils sont toujours obligés de céder & de quitter le pays en entier, quelques établissements qu’ils y aient, & quelques saints fondements qu’ils y aient jetés du christianisme & de la foi ; & cela, parce qu’ils ne veulent point avoir les jésuites pour maîtres, leur morale étant trop corrompue, & que les jésuites de leur part ne veulent point d’égaux.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que, d’une cause qui certainement n’a eu que le point d’honneur, & peut-être quelque intérêt temporel pour objet dans son principe, ils en ont fait une cause de religion, qui intéresse tout le monde chrétien. Les missionnaires n’ont pas osé attaquer les jésuites dans leur trafic ou dans leur commerce : la Société est trop puissante & trop riche pour appréhender leurs atteintes de ce côté-là ; ils n’en ont pas même parlé ici, & il ne me paraît pas qu’ils s’en soient non plus ouvertement plaints en Europe. Deux raisons les en ont empêchés : ils disent eux-mêmes la première, & le bon sens dicte l’autre.

C’est, disent-ils, que ce serait donner un vrai sujet de scandale aux hérétiques, aussi bien qu’aux chrétiens, si des missionnaires qui se dévouent à l’apostolat montraient & prouvaient à jeu découvert l’abus que les jésuites, qui paraissent comme eux dévoués à la propagation de l’Evangile, font de leur sacré ministère, & en même temps l’indigne sacrifice qu’ils en font à un vil intérêt sordide & temporel ; que c’est ce qui les empêche de lever & découvrir le manteau de la charité dont ils ont toujours couvert & caché la honte et la turpitude de la Société.

Je veux pieusement croire qu’ils agissent dans cette vue, qui est certainement toute louable & toute chrétienne ; mais leur silence ne serait-il pas fondé sur une autre cause, qui est la seconde raison, que j’ai dit que le bon sens dictait ? Le commerce des jésuites est certain : on en connaît une bonne partie ; les missionnaires sont les seuls qui connaissent & puissent faire connaître le reste. Ne craignent-ils point que, s’ils instruisaient le public de cette découverte, & de l’usage qu’ils font si utilement dans les Indes du contrat mohatra, & surtout à Siam, les jésuites, pour se venger, ne découvrissent le leur, & ne leur rendissent la pareille ? Pour moi, je crois que c’est l’unique cause de leur silence sur ce chapitre, tant cette vindicative Société a trouvé le secret de se faire craindre.

Le commerce des missionnaires est très caché, supposé qu’ils en fassent ; c’est ce que je n’assurerai point, n’en étant ni instruit, ni informé ; mais je ne puis me persuader qu’ils n’en fassent point. Les fiacres ou carrosses de louage à Paris, sur lesquels on m’a dit qu’ils ont un droit fixé, ne sont point assez nombreux pour leur faire un revenu assez considérable, & si fort qu’il puisse seul nourrir & entretenir tant de bouches, & subvenir aux dépenses qu’ils sont indispensablement obligés de faire pour l’intérêt spirituel de tant de missions, pour acheter des protections auprès des souverains d’Asie, & pour soutenir les accusations qu’ils intentent journellement contre les jésuites, devant les tribunaux de Rome, principalement à celui nommé la Congrégation de Propaganda Fide : tribunaux, où l’on ne fait rien pour rien, & où, à ce que disent presque tous ceux qui y ont eu à faire, la brigue ou l’argent donnent gain de cause ; & où, à la honte du nom chrétien, la forme emporte le fond. Je n’ai jamais été à Rome : outre cela, mon dessein n’étant pas d’en contrôler les usages qui me sont inconnus, j’en reviens aux missionnaires, qui peut-être appréhendent que s’ils parlaient du commerce des jésuites, ceux-ci ne parlassent du leur, & que, grossissant les objets, suivant leur coutume, ils ne leur rendissent fèves pour pois.

Mais, monsieur, n’admirez-vous pas le pieux usage de ce vil impôt sur les carrosses de louage ? On est si convaincu de l’usage ordinaire de ces voitures que de mon temps on les nommait des bordels ambulants. Cependant, en voilà le produit sanctifié. Sont-ce là des offrandes à faire à un Dieu tout pur ? Elles pourraient convenir aux idoles d’ici : mais je ne conviendrai jamais que cela puisse convenir ni à la pureté de Jésus-Christ, ni à la sainteté de ses apôtres : parce que ce Divin Sauveur leur a ordonné, & qu’eux-mêmes ont ordonné aux chrétiens, dans le premier concile, de s’abstenir de ce qui avait été immolé aux idoles ; que la meilleure part de cet argent provenant des carrosses de louage a été sacrifiée, non seulement à des idoles, mais au démon de l’impureté lui-même ; que c’est un fruit du crime & du péché, & dont par conséquent l’usage ne peut attirer après soi la bénédiction de Dieu, parce qu’il ne lui peut pas plaire, ni être transformé en encens digne d’être brûlé devant sa face.

Les missionnaires, hors d’état de surmonter les jésuites en richesses en Asie, se sont retranchés à attaquer, ou plutôt se sont réduits à poursuivre l’accusation formée contre eux dès il y a longtemps d’être idolâtres dans la Chine ; &, par leurs écrits, ont chrétiennement & pieusement, mais à mon sens peu charitablement, prouvé à tout le monde chrétien, & aux jésuites eux-mêmes, s’ils étaient gens capables de se rendre à la vérité, qu’ils sont vraiment idolâtres. De très bonnes & de très savantes plumes s’en sont mêlées. À ces idolâtries bien prouvées, a été jointe la morale relâchée, mais très accommodante, de la Société, tant en Europe qu’ici. Bauni, Escobar, Sanchez, Jouvenci, & les autres casuistes de la Compagnie de Jésus, tous gens brûlables en bonne justice, ont été remis sur les rangs. Leurs saints favoris, qui sont, dit-on, saint Jacques Clément, saint Jean Châtel, saint Ravaillac, & d’autres scélérats de même farine, y ont reparu sur le théâtre du monde. En un mot, rien n’est échappé à ces esprits zélés, selon moi un peu inquiets.

Les jésuites ont toujours suivi leur même plan à l’égard de leurs saints ; c’est-à-dire qu’ils ont déclaré, & déclareront toujours, en France, que ces saints étaient d’exécrables scélérats, aux actions desquels la sainte Compagnie de Jésus ne prend aucune part, pas plus qu’au pendard Jean d’Alba. Ils mentent pourtant, puisque ces saints sont compris dans le martyrologe imprimé à Rome, & par leurs soins, & pour eux. Ils placent là ces trois saints maudits dans le paradis. J’ignore, n’en ayant point vu, si leurs bréviaires imprimés à Rome ne leur donnent pas une fête, ou un office double à neuf leçons, & s’ils ne leur accordent pas une place de distinction dans la gloire éternelle. En France, ils mettent ces saints de Rome avec Judas Iscariote, c’est-à-dire qu’ils les abandonnent publiquement à tous les diables. Ainsi, ils chantent la Palinodie, & par là se déclarent indignes de monter sur la Sainte Montagne, où n’est reçu que celui qui ne prête sa langue ni à tromperie, ni à mensonge. Quoi qu’il en soit, ils ont chanté, & chantent encore, & chanteront toujours la Palinodie.

Ces pères ont cela de bon : ils sont de tout pays : Italiens à Rome ; Français en France ; chrétiens avec les chrétiens ; mathématiciens, marchands et soldats partout ; et idolâtres avec les idolâtres.

À l’égard de leurs casuistes, & des idolâtries des Chinois, & des leurs, dans la Chine, ne pouvant démentir des faits si graves, & si bien prouvés, ils se sont mis sur le pied de vouloir les justifier. Cependant, malgré leurs équivoques, leur restriction mentale et leur direction d’intention, ils ont été provisionnellement condamnés à Rome, où l’on dit que les missionnaires poursuivent encore actuellement une condamnation décisive de tous les points qu’ils ont dénoncés dans leurs accusations.

Je suppose qu’ils l’obtiendront, du moins, qui que ce soit ne voit ce qui pourrait les empêcher de l’obtenir ; mais à quoi servira-t-elle dans les Indes, à la Chine, & ailleurs ? A rien. Les jésuites ne sont pas gens assez dociles pour céder ; &, quoiqu’ils disent & soutiennent, à Rome, que le pape est infaillible, ils ne feront ici aucun état de sa décision, & diront à leur ordinaire que le pape a été mal informé, ou que c’est un vieux fou qui ne fait que radoter. J’ai une infinité de livres pour & contre cette accusation. Ces livres sont assez publics puisque je les ai. Je conviens que presque tous ceux qui soutiennent l’accusation intentée contre les jésuites sont imprimés en Hollande : mais, certainement, ils ont été composés par des Français, qui sont assez bien & pertinemment instruits de ce qui se passe dans les Indes, où il est très vrai que les jésuites traitent le pape de fou, d’insensé, de radoteur, d’hébété, & d’autres termes infâmes, pour peu qu’il leur soit contraire ; au lieu qu’ils en font un saint, & un très digne successeur de saint Pierre, lorsqu’il décide conformément à leurs intentions. Ce que je vous dis est une chose si publiquement connue que tous les chrétiens orthodoxes qui sont aux Indes sont scandalisés & étonnés de l’effronterie de ces pères, & de ce que l’Inquisition de Goa ne venge pas Sa Sainteté & les archevêques & évêques, que ces jésuites n’épargnent pas plus, & dont ils méprisent également la sagesse, les remontrances, le caractère, & l’autorité.

De quoi servira donc, dans la Chine & ailleurs, où les jésuites priment, cette condamnation prononcée à Rome ? Je l’ai déjà dit. Elle ne servira de rien du tout, qu’à animer d’autant plus & de nouveau le ressentiment de la Société contre les missionnaires, & les jansénistes, qu’ils mettent dans la même classe, & qu’ils haïssent à la jésuite, je ne peux pas dire plus ; parce que les jansénistes, ou ceux qu’ils regardent comme tels, ont osé attaquer les premiers les relâchements de leurs casuistes & le poison de leur morale, & que les missionnaires prouvent, à jeu découvert, que la conduite de la Société est conforme dans les Indes aux erreurs de leurs casuistes, & à la corruption de leur morale impie. Je vous avoue que quoique j’aie lu & relu vingt fois les Lettres au Provincial, les Remontrances des curés de Parisde Normandie, Vendrok qui en est le Commentaire, la Morale des jésuites & leur Morale pratique, je ne puis m’empêcher de les relire, & que j’y trouve toujours quelque chose de nouveau & d’attachant, & rempli d’un certain sel qui charme & enlève, & qui agite & remue en même temps la mémoire, l’esprit, & la conscience.

C’est ce peu de concorde qui règne entre les missionnaires & les jésuites, & les disputes éternelles qu’on voit entre eux qui achèvent de perdre dans les Indes la réputation du nom français, & qui même l’y rend odieux. Les Hollandais, ardents à nuire de toute manière à notre nation, & à notre commerce, nous rendent suspects à tous les souverains d’ici, comme gens qui ne peuvent vivre en repos avec qui que ce soit, & qui aiment mieux se faire la guerre les uns aux autres que de rester en paix. Ils nous représentent comme gens partagés en une infinité de religions, que nous n’entendons pas nous-mêmes, & que nous voulons forcer les autres d’entendre. Là-dessus, l’Histoire de la révocation de l’édit de Nantes est citée avec tout le fiel que Jurieu a pu mêler dans les libelles manuscrits qui ont couru sur ce sujet, & dans ceux qui ont été imprimés en anglais, en allemand, & en flamand, translatés du français, & que les Hollandais ont grand soin de porter par toute la terre, & surtout aux Indes. Ils les distribuent à propos ; & cela donne très mauvaise impression de la douceur de notre nation.

Cette mauvaise impression est augmentée par l’acharnement que les missionnaires à les jésuites ont les uns contre les autres, & qu’ils portent & font éclater jusqu’aux extrémités de la terre. Cela aliène encore l’esprit des Indiens en général de notre religion, parce que naturellement l’homme aime à être prêché d’exemple, & qu’ils ne remarquent point dans la conduite ni des uns ni des autres cette charité fraternelle & cette mutuelle dilection qu’ils leur prêchent. Sur ce fondement, les souverains & les gens élevés regardent la religion comme une mômerie, & s’en rient ; & le peuple la méprise.

Pour donner encore plus d’horreur de notre nation, les Hollandais la font regarder comme la plus turbulente qui soit sous le soleil, uniquement propre à fomenter, à persuader & à entretenir les révoltes des sujets contre leurs souverains, dans tous les lieux où elle est établie. Ils la font passer pour une nation sanguinaire, & tellement attachée à ses intérêts, & si portée à la violence qu’elle est toujours prête à sacrifier, à une légère apparence de gain, l’honneur, la vertu, le sang, la bonne foi, en un mot tous les devoirs les plus sacrés, & que les peuples les plus féroces & les plus barbares respectent. Là-dessus, ce que la Compagnie doit à Surate, & ailleurs, est cité ; & les Hollandais ne manquent pas de lui donner l’air de banqueroute, & de brigandage. Les révoltes dans le Japon ne sont pas oubliées, & servent de témoins irréprochables d’avidité & de violence, parce qu elles sont connues dans tout l’Orient jusqu’à la moindre circonstance. Les Hollandais se donnent bien de garde de dire que les jésuites seuls ont eu part à ces révoltes : ils se servent du nom copulatif de Français, sans faire même mention des jésuites portugais qui étaient dans le Japon ; afin de rendre notre nation généralement odieuse, partout où elle pourrait s’établir dans les Indes, & faire tort à leur commerce, qu’ils portent partout.

Après tout, a continué M. Martin, voilà l’obligation que la France & son commerce ont aux jésuites ; mais n’en déplaise aux missionnaires, ils me paraissent avoir tort de les pousser avec tant de violence, & de les donner à tout le genre humain pour des idolâtres. Je ne suis point théologien, ce n’est point mon fait, je me contente d’être chrétien, le reste est au-dessus de moi pour ce qui regarde la religion. Je suis même certain, suivant les livres que j’ai, qu’aucun théologien thomiste ne m’octroiera la condescendance que je voudrais que les missionnaires eussent pour les jésuites, & réciproquement les jésuites pour les missionnaires : c’est-à-dire que pour vivre ensemble en paix, & ne plus scandaliser ni les chrétiens ni les idolâtres, ils se pardonnassent mutuellement les uns aux autres leur manière d’instruire les peuples ; sans être à l’affût pour se contrôler, avec une assiduité qui ne se ressent point de la charité que l’Évangile ordonne.

Je crois que la manière des jésuites s’accommode trop au goût des souverains & des peuples : j’avouerai même qu elle me paraît trop mondaine, & trop flatter les sens & la cupidité. Sur ce pied, je conviendrai que la manière des missionnaires est la plus pure, la plus sainte, & la plus conforme à l’esprit de l’Église, & à la sévérité des anciens canons : mais la nature est à présent tellement corrompue que ce serait vouloir absolument perdre son temps & sa peine, d’entreprendre de ranimer les hommes à la discipline & à la pureté de l’Église primitive ; à plus forte raison des idolâtres imbus de maximes toutes contraires.

Que les jésuites fassent de fausses conversions, que cela fait-il aux missionnaires ? Qu’ils s’en lavent les mains, & qu’ils les laissent. Qui que ce soit, je crois, ne les a établis leurs contrôleurs ni leurs pédagogues. Ils ont donné leurs délations des abus des jésuites. Qu’ils s’en tiennent là : que les jésuites agissent à leur guise, & eux à la leur. Ils répondront à Dieu de leurs actions, mais non de celles des jésuites, desquels ils peuvent ignorer les motifs. Ils devraient se souvenir, pour justifier leur silence là-dessus, que la Sainte Écriture dit que Dieu seul connaît le secret des cœurs ; & se souvenir aussi de ce que dit l’Imitation de Jésus-Christ, que l’homme ne considère que les actions, mais que Dieu pèse les intentions. S’ils en agissaient ainsi, ils vivraient en repos, & toute la terre ne serait pas abreuvée de leurs dissensions sur des sujets qui certainement sont capables de jeter le trouble dans les consciences délicates timorées ; d’autant plus qu’une plainte en attire une autre, & que toutes ensemble, tant en accusations qu’en justifications, dégénèrent dans une aigreur & une animosité très souvent personnelles, & toujours contraires à l’esprit de douceur, d’union & de paix que Jésus-Christ a tant recommandé. L’Évangile n’est qu’un ; cependant chacun prétend l’avoir de son côté ; ce qui peut enfin entraîner après soi des conséquences funestes, & dont l’État pourrait se ressentir.

L’Alcoran n’est qu’un informe composé d’absurdités ridicules & impertinentes : cependant, quoique une partie de ses sectateurs en connaissent la vanité, ils se tiennent dans le silence, & ne causent aucun trouble par leurs controverses. Les Constantinopolitains & les autres Grecs, dont l’esprit toujours porté aux disputes & aux ergoteries de l’École a engendré toutes ces erreurs & ces hérésies, qui ont déchiré la robe de Jésus-Christ, & ont presque causé la perte de l’Église naissante, sont obligés de se soumettre aux rêveries de l’Alcoran. Pourquoi cela ? C’est que Mahomet, qui voyait bien que les disputes qui approfondiraient son système le ruineraient de fond en comble, & confondraient son indigne doctrine, a trouvé d abord le secret de fixer les esprits inquiets en défendant de disputer des points de son Alcoran autrement qu’à coups de sabre.

Il savait bien que les faiseurs de livres ne s’accommoderaient pas de cette manière de disputer ; &, en effet, lorsqu’ils ont été subjugués, ils ont tous mieux aimé croire, ou faire semblant de croire, des impostures, que de s’exposer à une dispute que la force terminait, & non pas la raison. La religion n’en vaut rien ; mais la manière de la soutenir est admirable : & quand Mahomet n’aurait fait que ce seul coup de tête, je le prendrais pour un très habile & très fin politique ; & cela parce qu’il a mis les peuples en repos du côté de la conscience & de la religion, ce qui est le plus puissant lien de la société civile. En effet, toutes les hérésies qui ont déchiré l’Occident & ont tant fait verser de sang, seraient-elles arrivées, ou auraient-elles osé paraître sans les disputes à la plume & de la langue ? La maxime de

Mahomet les aurait d’abord éteintes dans le sang des hérésiarques ; & c’eût été sagement fait.

Le passage de l’Imitation, que je viens de citer, me donne une pensée qu’il faut que je vous dise. Il n’est pas à croire qu’il y ait personne au monde qui volontairement & de gaîté de cœur veuille se damner. Mahomet n’avait aucune légation : il s’en est attribué une ; & par la force & la violence d’un côté, & par des promesses d’un paradis conforme au génie des peuples de l’autre, il a établi ses impostures. Malheur à lui & à ses sectateurs. Il n’en est pas de même de nous. Le Sauveur avait reçu sa mission de Dieu son père : il l’a transmise à ses disciples ; &, de la main à la main, elle a été par eux transmise jusqu’à nous dans la personne du pape, des évêques, & des curés, qui sont à présent nos apôtres, nos pasteurs & nos docteurs, dans lesquels nous devons reconnaître Jésus-Christ, notre premier législateur. C’est à nous à croire ce qu’ils nous enseignent, & à régler nos mœurs en conformité de la doctrine qu’ils nous prêchent : &, pourvu que nos actions soient innocentes, & notre foi vive, Dieu, sans doute, du moins je le crois ainsi, jugera de notre croyance sur notre intention de nous sauver ; & ce sera sur ce plan qu’il examinera nos actions. Ainsi, les pasteurs ont le droit d’instruire les peuples, & les peuples ont le mérite de la foi. Il n’en faut pas davantage pour notre salut : par conséquent, les disputes de l’école sur Jansénius & sur les idolâtries chinoises nous doivent être indifférentes.

Pourquoi donc les missionnaires d’un côté, & les jésuites de l’autre, viennent-ils par leurs disputes éternelles nous inspirer des scrupules qui nous inquiètent & qui ne nous servent de rien ; puisque nous n’avons aucun droit d’y prendre part ; & que même il est de l’intérêt de notre conscience que nous n’y en prenions point ? Qu’ils disputent tant qu’ils voudront ; mais qu’il n’y ait qu’eux, & ceux qui peuvent les mettre d’accord, soit par voie d’accommodement, soit par autorité, qui connaissent qu’ils disputent, et qui sachent le sujet de cette dispute. Mais que les missionnaires & les jésuites s’épargnent la peine d’écrire tant de livres, qui nous instruisent seulement qu’ils disputent, puisque nous ne pouvons pas mettre ordre à leurs disputes : la matière de ces disputes étant au-dessus de notre portée, & n’étant point de notre compétence, n’y voulant rien comprendre, & n’y comprenant rien, si ce n’est que nous sommes vraiment scandalisés de les voir se déchirer les uns les autres, sans aucun respect du public ni d’eux-mêmes ; & le tout, à ce qu’ils disent, pour l’amour de Dieu.

Si les missionnaires veulent rendre les jésuites suspects & odieux en Europe, comme gens convaincus d’une mauvaise doctrine & d’une morale parfaitement relâchée, & même fort corrompue, ils le peuvent ; les jésuites leur en ont ouvert un champ très vaste & très fertile ; mais pour les perdre dans l’esprit des princes de l’Orient, c’est à quoi très certainement ils perdront absolument leur temps & leurs peines, par trois raisons, qui m’ont toujours paru & me paraissent encore convaincantes.

La première, c’est que les souverains des Indes ne prennent aucune part à la religion chrétienne, & qu’ils la laissent librement faire son chemin, pourvu qu’elle ne se porte pas aux excès qu’elle s’est permis dans le Japon, ou, pour parler plus juste, que les jésuites ont exercés sous son noM. Ainsi, ne considérant le christianisme que comme une pure fable, ils ne prennent dans les disputes d’entre les missionnaires & les jésuites que ce qui peut contribuer à leur divertissement ; &, ne faisant aucune attention à ces disputes, ni à leur sujet, ce ne sera jamais cela qui les obligera d’éloigner les jésuites.

La seconde raison, c’est qu’eux & les grands de leurs cours, mandarins, opras & autres, qui approchent ces princes, reçoivent très souvent de la main des jésuites des présents d’ouvrages très curieux, que ces pères font venir ou apportent d’Europe, ce que la pauvreté des missionnaires ne leur permet pas de faire.

La troisième enfin, c’est que les jésuites ne se présentent pas dans les cours des princes de l’Orient comme missionnaires ni prédicateurs, mais simplement comme gens entendus & versés dans les mathématiques & dans les autres sciences qui en dépendent ; c’est-à-dire, dans toutes les sciences profanes dont on peut faire usage, & dont les princes d’ici sont très curieux : & c’est par le moyen de ces sciences, qu’ils se sont introduits auprès des empereurs de la Chine & du Japon, & auprès du feu roi de SiaM. Il faut leur rendre la justice de dire qu’ils y excellent : aussi sont-ils très considérés ; &, on en a vu qui se sont élevés jusqu’au mandarinat du premier ordre, ce qui est la première dignité de cet empire. Ainsi, ce serait inutilement que les missionnaires prétendraient les en faire chasser sur des disputes très indifférentes à ces princes : & ce serait tout aussi inutilement qu’ils espéreraient que les jésuites s’en retirassent, quand même cinquante mille conciles œcuméniques le leur ordonneraient. Ils s’y tiendront malgré ciel & terre : en effet, ils auraient tort d’en sortir, puisqu’ils s’y trouvent bien.

Ils ne s’abaissent point à la conversation, ni par conséquent à la conversion du peuple ; c’est un objet trop bas & trop vil pour mériter leurs soins ; ils ne couchent en joue que les gros seigneurs & les riches veuves. Celles-ci, à ce qu’on dit, leur fournissent un peu plus que le nécessaire pour leur vie, leur logement & leur entretien. Il n’importe, le superflu trouve la place ; car ces pères économes font si bien qu’il n’y a rien de perdu.

La dame Hiu, dont leurs relations font une sainte, leur a laissé des biens immenses dans la Chine ; ainsi, des trésors dignes d’un prince souverain en Europe. Ils l’y feraient bien canoniser, si ce qu’ils en disent est vrai : tout le monde n’en convient pas ; mais il n’importe, cet obstacle serait bientôt surmonté, s’ils y voulaient employer seulement la sixième partie de ce qu’ils en ont eu. Ces bons pères ne sont pas cartésiens en tout : cependant, ils abhorrent le vuide dans leurs coffres ; & la dépense de la canonisation y en mettrait un, qui ne leur plairait pas. Ils font ici des saints à tas & à pile pour l’Europe, pourvu qu’il ne leur en coûte que l’écriture, & beaucoup d’amplification ; mais quand il y va de débourser de l’argent, ils laissent les saints pour ce qu’ils sont. Quoi qu’il en soit, bien des gens chrétiens européens n’ont pas tout à fait approuvé cette donation de Mme Hiu, ni l’ascendant que ces pères avaient pris sur son esprit & dans sa maison ; mais, les jésuites se sont moqués de ce qu’eux & les parents de la défunte, qui espéraient être ses héritiers, en ont pu dire. Us avaient si bien étudié les lois de l’Empire, & le testament était si bien dressé & si bien revêtu de toutes les formalités, qu’ils ont tout eu. Ils lui ont donné la vie éternelle, à elle leur a donné ses biens temporels. Le change est légitime : Sancta Sanctis, Profana Profanis.

Mista fuit flamma, flamma profana piae.

C’est dans cette maison qu’ils ont parfaitement exécuté l’ordre que le Sauveur donne à ses apôtres, en les envoyant en mission, rapporté par saint Luc vers. 7.du 10e chapitre. In eadem autem domo manete, edentes & bibentes quae apud illos sunt, dignus est enim operarius mercede suâ. Nolite transire de domo in domuM. Ils s’y sont fort bien trouvés ; ils n’en ont point déguerpi.

À l’égard du peuple & des pauvres, qui ne leur paraissent pas dignes de leurs soins, ils en laissent la conversion à ceux qui veulent s’en donner la peine, tels que sont les moineaux (c’est l’honnête soubriquet que ces humbles pères ont donné aux dominicains, aux cordeliers, aux capucins & aux autres religieux réguliers de quelque ordre que ce soit), qui passent aux Indes pour y vaquer à la conversion des idolâtres, qui tous y mènent une vie véritablement apostolique, & toute autre que celle des jésuites, qui comptent que, quand une fois ils auront attiré les grosses têtes & les chefs du troupeau, le reste viendra de lui-même se rendre au bercail du bon pasteur, sans qu’on se donne la peine d’aller lui chercher ses brebis égarées.

Que les missionnaires fassent de même, qu’ils portent des présents plus rares et plus riches que ceux des jésuites, qu’ils les distribuent à propos, ils s’attireront des protecteurs : qu’ils soient comme eux de tous états, de tous métiers, & de toutes professions. Saint Pierre n’était-il pas marinier ou pêcheur, saint Paul était-il pas tisserand, saint Yves était-il pas avocat, saint Matthieu était-il pas maltôtier, saint Éloi maréchal, saints Côme & Damien médecins, & saint Crépin & saint Crépinian savetiers ou cordonniers ? Ont-ils peur de s’égarer sur leurs traces ? Qu’ils contribuent, comme les jésuites, au divertissement du prince & des grands ; qu’ils se rendent nécessaires, comme eux, aux plaisirs & au cabinet ; qu’ils étudient bien comme les jésuites les almanachs, pour prévoir dans les Indes en prophète une éclipse, dont les almanachs de deux liards leur indiqueront le moment, l’évolution, & la fin ; qu’ils apprennent comme les jésuites la science des artifices, qui plongent cinq ou six fois dans l’eau sans s’éteindre ; qu’ils sachent l’usage du camphre & de quelle manière on représente toutes sortes d’animaux dans l’artifice en feu : cette science est de très grand mérite dans la Chine : elle élève aux dignités, les jésuites l’y ont cultivée, & y excellent. Que les missionnaires les surpassent dans cette science : elle est si digne de prédicateurs du nom de Jésus-Christ & si sérieuse, qu’elle paraît mériter leurs soins, aussi bien que ceux des jésuites.

Que, comme les jésuites, ils ne parlent de la religion que par manière de conversation, jusqu’à ce que la matière soit bien préparée. Qu’ils parlent avec respect de Confucius ; qu’ils le traitent même de saint, dont la morale est conforme à celle de Jésus-Christ. Ceci est un peu impie, & digne du fagot en Europe : n’importe, il passera. Qu’ils lui offrent des sacrifices, avec un petit crucifix sur eux bien caché ; qu’ils souffrent, du moins, que leurs prosélytes le fassent & par direction d’intention, qu’ils offrent au crucifix les prières & les cérémonies faites en l’honneur de ce saint Confucius. Qu’il en soit de même pour les sacrifices que font les Chinois aux esprits ou aux génies des fleuves, des montagnes, & des rivières : que, comme les jésuites, ils ne paraissent pas s’embarrasser du Créateur, en invoquant ses viles créatures ; &, par restriction mentale, qu’ils adressent toujours en cachette leurs adorations au Créateur. Je sais bien que tout cela est contraire au précepte & même au commandement de Jésus-Christ, qui dit qu’il reniera devant son Père ceux qui l’auront nié pendant leur vie : je sais bien que, dans le IVe chapitre des Actes des Apôtres, les apôtres demandèrent à Dieu la grâce de pouvoir annoncer sa parole avec confiance, que la maison trembla, & que cette grâce leur fut accordée par le Saint-Esprit. Mais que tout cela fait-il aux missionnaires ? Qu’ils fassent comme les jésuites : je les leur offre pour garants que tout cela passera partout, malgré l’Évangile, la Sorbonne, & la Congrégation de Propaganda ; & que même on ne voudra pas prendre garde à ces minuties, qui pourtant révoltent tellement d’abord une âme chrétienne qu’elle trouve ces impiétés horribles & dignes du feu.

Que les missionnaires ne se brouillent point avec les morts, nation autant terrible que respectable, dans la Chine : qu’ils leur fassent des révérences & des encensements au prorata de leur antiquité ; & surtout, qu’ils ne se faufilent point avec ce que les jésuites appellent vile crapule & canaille ignorante. En un mot, qu’ils imitent les jésuites, & même les surpassent, si faire se peut, par des casuistes & une morale plus relâchée que la leur : & j’assure qu’ils réussiront, qu’ils feront, comme eux, quantité de petits saints ; &, qui plus est, j’assure qu’ils deviendront bons amis, les jésuites étant prêts de s’accommoder avec eux pourvu qu’ils veuillent suivre leur exemple & leur doctrine. Mais tant qu’ils se mettront sur le pied de suivre l’Évangile à la lettre, d’imiter exactement saint Paul & les autres, qu’ils ne se dispenseront point de la sévérité de leur morale & qu’ils n’auront pas de casuistes faciles pour leurs guides, ou qu’ils ne voudront pas se servir des vingt-quatre vieillards de la Société, ou du moins de Caramuel leur bon ami, j’entends des pères jésuites, j’assure qu’ils resteront toujours tels qu’ils sont dans les Indes.

Je parle, comme vous voyez, monsieur, en homme instruit & porté pour le commerce, & en très ignorant théologien. Aussi, la théologie n’est-elle pas mon fait : je n’en sais que ce que j’en ai lu dans des livres, qui accusent les jésuites de n’en savoir pas beaucoup. Ils savent à mon sens la science du monde & du commerce. Ils connaissent parfaitement l’un & l’autre, & mettent leur science à profit. Ils ont passé dans l’alambic la science du monde & celle du commerce, & en ont tiré la quintessence. En voici la preuve.

Ils ont gardé fort longtemps en France les mandarins, qui sont revenus par votre escadre. Puisqu’ils ne pouvaient pas les emmener à Siam avec eux, il me semble qu’ils devaient les ramener à Pondichéry, & les y laisser ; je leur aurais fait tout l’honneur & le bon traitement qu’il m’aurait été possible, jusqu’à ce que j’eusse trouvé quelque vaisseau portugais, pour les reconduire à SiaM. J’aurais, ou plutôt la Compagnie aurait eu l’honneur de les faire conduire chez eux ; je m’en serais fait des amis ; & peut-être aurais-je lié avec eux quelque intelligence pour réveiller le commerce à SiaM. Du moins j’y aurais fait mes efforts, & cette intelligence aurait pu par la suite être utile à la Compagnie, & à notre nation ; ce qui est l’unique but où je tends ; & les jésuites, qui devraient me prêter la main dans cette intention, & me seconder, sont les premiers à me barrer. Est-ce là la reconnaissance qu’ils devraient avoir pour le roi, pour l’État & pour la Compagnie ? Ce n’est point là leur caractère. Ils ont laissé ces mandarins à Balassor, dans le dessein de leur rendre service, à eux jésuites en particulier, lorsqu’ils seront arrivés à Siam, & d’achever d’y perdre la réputation du nom français. Comme je sais leur politique sur le bout du doigt pour l’avoir attentivement étudiée, voici ce qu’ils vont faire.

Ils ont intérêt de se ménager avec les Hollandais & les Anglais, parce que c’est sur leurs vaisseaux qu’ils passent souvent d’Europe en Asie, ou d’Asie en Europe. Les missionnaires se servent aussi de cette voie, mais moins fréquemment ; & c’est toujours par l’une de ces deux nations que les jésuites font passer d’Asie en Europe les marchandises que leurs facteurs ou les jésuites déguisés ont trafiquées dans les Indes : ainsi, ils n’ont garde de se brouiller avec. Tout au contraire, ils leur font leur cour & leur rendent service en toutes occasions, particulièrement lorsqu’elles concertent avec leur profit.

Le passage de ces mandarins leur en offre une, & ils n’ont garde de la manquer. Ils leur ont confié ces mandarins à Balassor ; &, sans parler en aucune manière des efforts que votre escadre a faits pour attraper Mergui, afin de les remettre chez eux avec honneur, ils leur auront dit qu’ils ne devaient point s’attendre à retourner à Siam par les vaisseaux français ; & auront ajouté qu’en les remettant entre les mains des Hollandais, ils leur assuraient leur retour prompt & certain, soit à Mergui, soit à Bangkok, soit même à Louvau. Les Hollandais s’en chargeront avec plaisir : ils les reconduiront chez eux en triomphe ; & les autres diront que la peur des Hollandais aura fait fuir les navires de France. Sur ce pied, les mandarins croiront avoir obligation aux Hollandais de leur retour dans leur patrie, & aux jésuites celle de les avoir sauvés de nouveaux périls. Ils en redoubleront leur reconnaissance pour les uns à pour les autres ; & les discours uniformes de ces mandarins & des Hollandais achèveront de perdre la réputation des Français, à laquelle l’abandonne-ment de Mme Constance & de son fils, la reddition infâme & lâche de Bangkok, la sortie forcée de Mergui & du royaume après la mort tragique du roi de Siam & celle de M. Constance, qu’il n’a tenu qu’aux Français de sauver, ont déjà donné une cruelle atteinte. Ce qui me force à vous répéter qu’il vaudrait infiniment mieux que vous ne fussiez point venus ici que de n’y pas rester ; & qu’il serait très avantageux de toutes manières que les jésuites n’y fussent jamais venus, & n’y vinssent jamais ; puisque très assurément on peut les compter au nombre de nos plus mortels ennemis, ou du moins de nos plus dangereux espions & commerçants sans risque de se tromper.

Les missionnaires, le père Tachard, & les autres jésuites restent ici : qu’y vont-ils faire ? Je n’en sais rien. Je ne sais certainement point le dessein ni des uns ni des autres. Ils observent entre eux une civilité & une paix apparente, qui les ferait prendre pour les meilleurs amis du monde si on ne les connaissait pas. Quoi qu’il en soit, ils restent à Pondichéry : peut-être y vont-ils rêver & songer aux moyens de se faire mutuellement de la peine en Europe, où je voudrais de bien bon cœur qu’ils restassent tous ; & surtout les jésuites, qui sont ici haïs comme le diable, & cependant respectés de tout le monde parce que tout le monde les craint.

Voilà, monsieur, lui dis-je, voyant qu’il avait fini, leur caractère universel par toute la terre. Haïs, craints, & respectés : c’est leur définition ; mais ce ne sont pas les seuls particuliers qui les regardent de ce point de vue : ce sont aussi les plus puissants princes du monde ; &, lorsque vous m’avez vu rire au commencement de votre discours, & que je vous ai promis de vous rendre secret pour secret, c’est que j’ai bien vu que vous m’alliez parler des jésuites : & cela m’a fait souvenir d’une chose, qui va sans doute vous surprendre & que je tiens de M. de Seignelay lui-même, & en particulier.

J’étais à Montréal en Canada en 1682 lorsque M. de La Barre, vice-roi, fit la paix avec les Iroquois. Le Père Bêchefer, supérieur des jésuites, y était aussi. Un sauvage que les Français à cause de la longueur de sa bouche avaient surnommé Grand-Gula, & dont le nom sauvage était Aroüim-Tesche, portait la parole pour toutes les nations iroquoises. J’appris, ce jour-là, quantité de choses qui regardaient la Société de Jésus, qui faisaient enrager le père Bêchefer, & rire tous les auditeurs ; car le sauvage y parla en sauvage, c’est-à-dire sans flatterie ni déguisement. Les jésuites étaient démontés de l’effronterie de sa harangue, & perdirent tout à fait patience à la conclusion de leur article, qui fut, que tous les sauvages ne voulaient plus de jésuites chez eux. On lui en demanda la raison ; & il répondit, aussi brutalement qu’il avait commencé, que ces jaquettes noires n’iraient pas, s’ils n’y trouvaient ni femmes ni castors.

Le père Bêchefer prétendit que l’interprète de M. de La Barre se trompait. Celui-ci, voyant sa bonne foi suspecte, fit répéter la même chose, en illinois, en algonquin, en huron, & en tous les autres idiomes iroquois, que tous les Français présents entendaient parfaitement, aussi bien que les jésuites, auxquels la confusion en demeura en entier, en présence de plus de deux cent cinquante Français, outre tous les pères de l’Oratoire, qui ont à Montréal un établissement très beau. Je les prends tous pour témoins, & cet interprète, qui se nomme M. Denizy, à présent médecin à Compiègne, très recherché. Il avait été douze ans entiers avec les sauvages quand nous revînmes ensemble du Canada ; &, en 1713, je le trouvai à Compiègne, où j’étais allé voir une sœur religieuse, & lui parlai de cette aventure, qu’il répéta en présence de quantité de monde à moi inconnu, excepté un nommé M. Auvrai, directeur des Aides.

(Cette histoire est celle que j’avais promise, & qui m’a convaincu que les jésuites ne sont conduits dans le Canada, & ailleurs, que par le commerce & le plaisir des sens, & nullement par le zèle de la propagation de l’Évangile. )

Je contai cette histoire à M. de Seignelay, poursuivis-je en continuant de parler à M. Martin : il me dit qu’il la savait bien. Enfin, sur le point de partir au mois de janvier 1688 pour venir ici, j’allai prendre congé de lui. Je vis des jésuites sortir de son cabinet : je lui demandai s’il en passait aux Indes. Il me dit qu’il en venait six ; & m’ordonna de lui faire un journal avec des remarques sur tout ce que j’apprendrais. Je le tais. Vous en avez vu une bonne partie : notre conversation sera comprise dans le reste. Je lui reparlai encore des jésuites : &, donnant carrière à la raillerie, je ramenai l’histoire de ceux du Canada, & ajoutai brusquement que l’argent du roi était bien mal employé pour ces gens-là, plutôt capables de perdre la France de réputation chez les étrangers que de l’y mettre en bonne odeur.

Ceux qui ont connu M. de Seignelay savent que c’était le meilleur cœur d’homme qui fût au monde ; mais d’une vivacité & d’une promptitude inexprimables, & qui, dans son premier feu, rimait richement en Dieu. Il se mit en colère à son tour, & me dit, bien plus vivement que je ne lui avais parlé, à en jurant Mort-D..., nous savons tout cela mieux que toi, & nous en savons encore cent fois plus. Nous les haïssons plus que le diable : trouve le secret de mettre la vie du roi en sûreté contre le poison & le poignard ; & je te jure, sur ma damnation, qu’avant deux mois il n’y en aura pas un en France. Quoi ! lui dis-je, monsieur, il semble que vous voulez me faire entendre que le roi les craint ? Oui, il les craint, ajouta-t-il : il n’a que cette seule faiblesse. Il les hait au fond du cœur, & ne les estime point : cependant, lui, qui fait trembler tout le monde, tremble sous cette exécrable Société, toujours fertile en Cléments, en Châtels & en Ravaillac. Il tremble aux morts d’Henri III, & d’Henri IV ; & n’en veut point courir les risques. C’est la crainte qu’il a d’eux qui est la source de tous les biens qu’il leur fait, & qui est cause qu’il leur accorde tout ce qu’ils ont le front de lui demander, quelque injuste qu’il soit ; parce qu’il ne veut pas s’exposer au ressentiment que cette cruelle Compagnie aurait de ses refus : étant lui-même convaincu, par des lettres interceptées, que le plus grand & le plus juste prince du monde devient pour cette sanguinaire Société un homme commun & digne de mort, sitôt qu’il s’oppose à ses desseins. Table là-dessus ; tu ne te tromperas pas.

Je suis ravi, monsieur, me dit M. Martin, que vous ayez tant d’accès auprès de M. de Seignelay, & que cela aille jusqu’à une espèce de familiarité qui tire après soi une pareille confidence. J’ai bien vu, par la lecture du commencement de votre journal pour lui, que vous n’êtes pas mal dans son esprit : & c’est ce qui m’a obligé à m’expliquer nettement avec vous, afin qu’en cas que l’occasion s’en présente, comme j’espère que vous voudrez bien la rechercher, ainsi que je vous en prie, vous puissiez l’instruire à fond de tout ce qui se passe ici. Feu M. Colbert, son père était celui du commerce : &, s’il avait les mêmes inclinations, il aurait la satisfaction d’empêcher de sortir du royaume une quantité prodigieuse d’argent dont les Anglais & les Hollandais, nos ennemis, profitent. J’en écris dans ce sens, à lui & à messieurs de la Compagnie : M. du Quesne est chargé de mes paquets, & je lui ai parlé de ce qu’il devait dire pour appuyer ce que j’écris : mais, comme il m’a paru un peu jésuite, je ne lui ai rien dit qui regarde ces pères ; & vous êtes le seul à qui j’ai parlé sans réserve, espérant beaucoup plus du succès de votre conversation particulière avec M. de Seignelay que de ce qu’il pourra lui dire. On ne vous a fait aucun remerciement de votre peine d’avoir refait les écritures qui regardent la flûte, voici un présent que je vous fais, tant pour cet article que pour le mémoire que je vous ai prié & vous prie encore de faire pour M. de Seignelay : &, en achevant, il m’a donné la plus belle pièce de mousseline brodée que j’aie encore vue ; & nous nous sommes quittés très satisfaits l’un de l’autre.

Voilà le résultat de la conversation que j’ai eue avec M. Martin, sur laquelle le lecteur peut faire ses réflexions ; lui assurant, de ma part, que je n’y ai ajouté quoi que ce soit de mon invention, si ce n’est le latin, que M. Martin n’entend pas : mais, en cette occasion, je n’ai été que traducteur, & nullement inventeur ; n’ayant fait que rendre le sens de M. Martin, encore bien faiblement, ne possédant pas cette délicate ironie dont j’ai été charmé dans lui.

Comme il était encore assez bonne heure lorsque je le quittai, je crus devoir aller voir pour la dernière fois le banian & mon aimable Persane, & leur porter des marques de ma reconnaissance. J’y allai, & y fus reçu à mon ordinaire, & ni l’un ni l’autre ne voulut rien prendre de moi. J’en sortis assez tard, charmé de leur générosité, & très convaincu que, si je quittais avec peine la Persane, elle ne me vit pas partir sans chagrin. Je soupai avec le cocu, & ne les ai pas vus depuis ni les uns ni les autres.

Il a fait calme tout plat toute la journée, & il ne fait pas encore un souffle de vent : mauvais commencement de voyage. J’ai dit que nous sommes chargés comme de roches ; j’ajoute que notre pont est une véritable basse-cour. Dieu nous préserve de trouver des ennemis, n’étant point en état d’attaquer, & assez mal pour nous défendre.

Du vendredi 26 janvier 1691

Calme encore tout plat : tant pis ; le voyage devant être long avant que de prendre terre à l’île de l’Ascension, où est notre rendez-vous en cas de séparation, & où il y a plus de deux mille cinq cents lieues d’ici. On a réglé l’eau aujourd’hui, tant pour les hommes que pour les bestiaux, dont nous avons une quantité prodigieuse. Quand je n’en aurais pas les clefs, cela ne m’embarrasserait nullement, bien sûr que j’aurai plus d’eau de pluie que je n’ai envie d’en boire.

Du samedi 27 janvier 1691

Le vent est revenu, bien faible ; mais il est bon.

Du dimanche 28 janvier 1691

Le vent s’est rafraîchi, & nous allons à merveille. Le petit sanglier que j’ai fait saler à Négrades est excellent : je ne suis pas le seul qui le trouve de même. Nous n’avons plus avec nous ni missionnaires ni marchands ni passagers, ni autre bâtard du vaisseau. Nous sommes tous enfants légitimes, c’est-à-dire que nous n’avons plus que notre équipage, dont M. de La Touche, le même dont j’ai parlé ci-dessus, fait partie, remplissant la place de feu Le Vasseur. Nous portons au Sud-Est, pour parer les terres du royaume de Bisnagar dans la péninsule. On dit que nous passerons dans l’est de Madagascar fort au large, & que nous pourrons bien aller à Mascarey : je le souhaite ; mais, comme cela dépendra du vent, c’est une chose très incertaine.

Du lundi 29 janvier 1691

Nous avons aujourd’hui mangé la dernière vache de celles que nous avons apportées de France. C’est la même qui a donné du lait pendant toute la traversée. Son lait s’est tari, sa mort a été jurée : belle récompense, ou plutôt belle marque de l’ingratitude de l’homme !

Du mardi 30 janvier 1691

Toujours bon vent, & nous allons bien.

Du mercredi 31 dernier janvier 1691

Toujours bon vent ; nous commençons à retrouver les pluies de la Ligne.

Février 1691

Du jeudi 1er février 1691

Toujours bon vent : & fort beau temps. Quinze jours de même, je me compte à Mascarey. Le Père La Chassée & moi sommes également très fort mortifiés : nous n’avons plus du tout de vin de Cahors, ni de celui de Saint-Yago. Il n’en est pas content, ni moi non plus. Nous buvons de temps en temps bouteille du vin d’Espagne que nous avons acheté en commun en Europe ; mais, comme il nous coûte notre argent, il ne nous paraît pas si bon. Notre vin de Bordeaux ou de Grave, & de Tursan, n’est point mauvais ; mais, comme à force d’avoir été battus, l’un & l’autre tire sur l’aigre, & qu’il y faut mettre de l’eau, ce qui n’est nullement son goût ni le mien, il me désespère sur le vin de Chiras que j’ai acheté à Bengale : il me prédit qu’il se gâtera, à moins que je ne lui donne vent. Je ne trouve point bon ni sa prophétie, ni son gourmétage. Ma réponse est tirée du Poëma maccaronicum :

Ite, Ite, ad Rhenii fontes silibunda propago :
Ite nec in nostrum tam dulce recurrite vinum.

Son obstination & ses récidives me font rire, & mes refus le font enrager.

Du vendredi 2 février 1691

Le vent est toujours bon, & nous commençons à ressentir les chaleurs étouffantes de la Ligne.

C’est aujourd’hui le jour de la Purification, ou de la Chandeleur. Notre aumônier a prêché ce matin, & a pris son texte du premier verset de l’Évangile d’aujourd’hui, qui est le 22 du second chapitre de saint Luc. Je lui ai malicieusement dit, en soupant, que c’était pour tous les hommes une leçon de se purifier ; & lui ai demandé si la succession de Le Vasseur ne lui tenait pas un peu au cœur, & s’il ne s’en purifierait pas, du moins pour nous édifier ? M. de La Chassée, qui ne lui passe rien, s’est mis de la partie, autant a fait M. de Porrières : &, tout en riant, nous avons prêché le prédicateur : mais c’est un moine, & moine bas-breton. Une pomme cuite s’attacherait à du marbre ; & ici, il ne reste ni impression, ni vestige des Advertatur.

Du samedi 3 février 1691

Toujours fort bon vent, & nous portons au Sud, avec moins de voiles que les autres ; car, quoique nous soyons chargés à morte charge, nous allons toujours mieux que les autres beaucoup moins chargés que nous. Il a plu toute la journée, & la pluie redouble. Je ne sais si je m’accoutume à la chaleur ; mais celle-ci me paraît plus supportable que celle de l’année passée.

Du dimanche 4 février 1691

Il a calmé cette nuit, & il a fait fort peu de vent toute la journée. Je ne m’accoutume point à la chaleur ; car celle d’aujourd’hui m’a paru fort étouffante. Si ce n’était pas de même hier, c’est qu’il y avait du vent & qu’il n’en a point fait aujourd’hui. Nous sommes à trente-huit minutes de la Ligne.

Du lundi 5 février 1691

Il n’a presque point fait de vent. Nous avons cependant passé la Ligne sur les cinq heures du soir ; mais, le soleil n’est pas encore entre vous & nous : il est encore à onze degrés au Sud. Il fait une chaleur excessive : & c’est aujourd’hui le dernier jour de l’hiver pour vous, & pour tout ce qui est au nord de la Ligne ; comme c’est le dernier jour de l’été pour tous les climats qui en sont au sud.

Du mardi 6 février 1691

Je dis hier que tous les lieux de la terre qui sont au nord de la Ligne, c’est-à-dire la moitié du globe terrestre, entrait aujourd’hui dans le printemps. En voici l’explication, c’est notre premier pilote qui m’a donné ce système qui me paraît assez juste.

Nous savons tous que le calendrier réformé par Grégoire XIII en 1582, & qui à cause de ce pape porte le nom de calendrier grégorien, fixe ce premier jour de printemps au 21 mars, qui est le jour que le soleil entre dans le signe du Bélier, c’est-à-dire que le soleil est au milieu du monde d’un pôle à l’autre ; & que les jours sont égaux partout ; mais, nous savons aussi que cette fixation n’a été faite que par rapport à la fête de Pâques, & nous savons encore que cette fixation n’est pas toujours juste, puisque assez souvent cet équinoxe arrive dès la nuit du 18 au 19 mars, & qu’ainsi cette époque du 21 cadre rarement au cours du soleil.

Mais si, sans avoir égard à la religion, à laquelle les saisons de l’année ne font rien, on voulait donner une époque fixe & certaine à ces quatre saisons de l’année, ne pourrait-on pas les fixer sur le plus ou le moins d’éloignement du soleil ; & suivant cela, composer l’hiver des quatre-vingt-onze jours que le soleil serait le plus éloigné de nous, tant à se retirer qu’à revenir, ce qui tomberait du 5 novembre au 6 février de l’année suivante exclus ? Commencer le printemps le 6 février, & le finir le 5 mai, qui sont les quatre-vingt-onze jours que le soleil met à venir du onzième degré quarante-cinq minutes Sud, jusqu’au onzième degré quarante-cinq minutes Nord ou vers l’Europe, & composer notre été des quarante-cinq jours & demi qu’il est à venir de ce onzième degré quarante-cinq minutes Nord jusqu’au tropique du Cancer, que nous nommons solstice d’été, & des quarante-cinq autres jours & demi, qu’il emploie à retourner de ce tropique du Cancer à ce même onzième degré quarante-cinq minutes Nord, ce qui tomberait du 6 mai au 5 août inclus, ce qui formerait un espace de quatre-vingt-onze jours pour notre été d’Europe ; & laisser les quatre-vingt-onze autres jours pour notre automne, qui commencerait ce même jour six août & qui finirait le cinq novembre, ce qui est le temps que le soleil met à parcourir les vingt-trois degrés & demi qui sont depuis ce onzième degré quarante-cinq minutes Nord jusqu’à pareil degré quarante-cinq minutes Sud ?

Je ne parle point des deux jours & quelques heures pour remplir l’année bissextile : cela me mènerait trop loin ; & les astronomes les régleraient par leurs cartes astronomiques. Cette année bissextile aurait toujours son cours, & le jour de Pâques serait également fixé au dimanche d’après la pleine lune de l’équinoxe, & ceci ne regarderait uniquement que les saisons & nullement l’année chrétienne.

Ce système serait assez inutile de lui-même. Le calendrier grégorien est d’une justesse la plus recherchée qu’on a pu : du moins, j’ai ouï dire qu’il est naturellement impossible de le porter à un plus haut degré de perfection ; & il faut que cela soit, puisque les jésuites, sur lesquels je m’en reposerais volontiers comme de toutes autres sciences de mathématiques, en conviennent, eux qui ne sont pas prodigues d’encens pour les productions d’autrui. Cependant, celui-ci que notre pilote m’a donné ne dérangerait rien dans le ciel. Le soleil, la lune, les astres & les planètes auraient toujours le même cours que Dieu leur a fixé de toute éternité ; mais les saisons seraient mieux distinguées ; & si on les commençait quarante-cinq jours plus tôt qu’on ne les commence, elles cadreraient mieux avec le temps que la nature agit. Les fleurs paraîtraient avec le printemps ; l’été ferait croître les fruits & les mûrirait en partie ; l’automne les recueillirait [sic], & la terre se reposerait pendant l’hiver. Au lieu que nous avons des fleurs au milieu de l’hiver, & des fruits au printemps, & presque tout en cave & en grenier à la mi-automne.

Du mercredi 7 février 1691

Toujours très peu de vent & beaucoup de pluie, avec une chaleur excessive. Nous prenons des dorades et des bonites en quantité ; mais elles ne sont pas si bonnes, à beaucoup près, que celles des mers de l’ouest de l’Afrique.

Du jeudi 8 février 1691

Même chose.

Du vendredi 9 février 1691

Même chose pour le temps. Quoique les bonites ne soient ici ni si fréquentes, ni si grasses que celles que nous avons pêchées en venant, je n’ai pas laissé d’en faire mariner une cinquantaine. Si elles réussissent, tant mieux pour nous : sinon, d’autres auxquels tout est propre les mangeront : je veux dire nos matelots.

Du samedi 10 février 1691

Le vent est revenu bon ; il est faible : il y a apparence qu’il affraîchira. Il a fait beau pendant le jour ; il a beaucoup plu ce soir, & il pleut encore.

Du dimanche 11 février 1691

Il a plu toute la nuit & ce matin : cet après-midi le temps est revenu très beau. Le vent est bon & bon frais. Nous allons, grâce à Dieu, parfaitement bien.

J’ai entendu à l’issue du dîner une chose qui m’a fait rire, & qui je crois divertira le lecteur. Il y avait une baille ou un baquet plein d’eau de la pluie qui ne faisait que de cesser : elle était sous la ralingue de la grande voile, appuyée sur une barre d’anspect. Un matelot a voulu ôter cette barre, qui traversait le chemin ; &, ne prenant pas garde au baquet qui portait dessus, il a cru l’enlever tout d’un coup : il a tiré de toute sa force, & a perdu son temps. Un autre matelot s’en est mêlé ; &, en levant la barre, il a fait couler le baquet : & la barre étant libre, il en a fait ce qu’il a voulu. Après cela, il a accusé son camarade de peu d’esprit, & de moins de force. Ho ! je le crois bien, lui a dit celui-ci, tu ressembles à notre curé : tu porterais volontiers le bon Dieu à ta main, & tous les diables à ton cou. Je me suis informé de ce que cela voulait dire, après en avoir bien ri. C’est que ces deux matelots sont de Quimper, que le curé du même lieu a été obligé de plaider contre les habitants de sa paroisse, qu’il a gagné son procès, et que le père de celui qui a fait la réponse était pour lors marguillier, et qu’il a été exécuté pour les dépens, le curé n’ayant voulu faire ni quartier ni remise.

Le lecteur peut juger, là-dessus, du génie breton. Notre pilote, qui l’est, mais qui est revenu de ces bagatelles, dit qu’un paysan croit que la fortune de sa famille est solidement établie quand son fils aîné est procureur & le second prêtre : qu’ainsi il donne le cadet à Dieu & l’autre au diable ; mais que Belzébut fait si bien son compte que tous deux sont pour lui. Je sais bien que dans le bréviaire de Rennes, & celui de Vannes, dans l’Hymne de saint Yves, il y a cette strophe-ci :

Sanctus Ivo erat Britto,
Advocatus & non latro.
Res miranda !

C’en est assez pour caractériser les gens de la basse robe, &, puisqu’il faut rendre justice à la vérité, notre aumônier ne laisse aucun doute sur le bas clergé.

Du lundi 12 février 1691

Il a encore fait une très forte pluie toute la nuit, à toute la journée ; ce qui a fait tout à fait calmer le vent : &, comme nous allons au-devant du soleil, & que nous sommes presque sous lui, la chaleur nous étouffe.

Du mardi 13 février 1691

Le vent s’est jeté à Ouest-Sud-Ouest : ils n’est ni bon ni mauvais, parce que la bordée est longue. Nous avons viré de bord pour la première fois depuis notre départ de Pondichéry : nous portons au Sud. Il pleut presque toujours.

Du mercredi 14 février 1691

Calme tout plat, pas un nuage en l’air, & chaleur excessive. Ce n’est pas là le moyen d’aller à Mascarey.

Du jeudi 15 février 1691

Il a fait fort beau toute la journée, mais peu de vent : il n’a cependant pas laissé de nous avancer un peu : nous ne sommes qu’à trois degrés ou soixante lieues du soleil.

Du vendredi 16 février 1691

Le temps a été beau, il l’est encore. Le vent est venu bon, & nous allons fort bien.

J’ai remarqué une chose cette nuit, environ sur les onze heures & demie. La lune dans son plein était justement au-dessus de notre tête ; & quoique ses rayons fussent à plomb & perpendiculaires, il ne nous lançaient qu’une lumière fusque & sombre ; au lieu qu’avant qu’elle fût à notre zénith ou après qu’elle l’a eu passé, sa lumière était belle & claire. Je voudrais bien savoir pourquoi ces rayons de la lune sont plus clairs obliques que perpendiculaires ? Si la terre y faisait obstacle, la lune aurait souffert une éclipse en tout ou en partie : ce qui n’a point été. Si ce sont les exhalaisons de la mer, il y en a plus, entre cet astre & nous, lorsqu’il nous regarde de côté que lorsqu’il nous regarde en face. Que de choses l’homme ignore ! Ses sens sont frappés sans qu’il en comprenne la cause. Il se forme des raisons de tout : son amour-propre & son orgueil l’y clouent. Je crois l’avoir déjà dit, je pardonnerais à l’homme de ne croire point ce qu’il ne voit pas s’il pouvait rendre raison de ce qu’il voit.

Du samedi 17 février 1691

Nous étions hier au soir à quarante lieues du soleil ; nous l’avons passé aujourd’hui : imaginez-vous s’il fait chaud. Mes souliers ont deux semelles de gros cuir de pompe, & l’ardeur me brûle à travers. Le lecteur peut se figurer le reste. Il a plu tout le matin : l’après-midi, le vent est venu bien fort, mais il est bon.

Du dimanche 18 février 1691

Le vent a été bon toute la journée, & ce soir la pluie l’a fait tout à fait calmer.

Du lundi 19 février 1691

Calme tout plat, la nuit passée, & toute la journée ; mais ce soir le vent est revenu fort bon, & bon frais.

Du mardi 20 février 1691

Notre hunier a crevé cette nuit, non par la force du vent, qui était bien faible, mais par la vieillesse. Il ne faut pas lui plaindre son temps : c’est le même qui nous a conduits de France ici, & qui avait été raccommodé après notre combat de Madras. Le vent a rafraîchi ce matin. Nous étions à midi à seize degrés au sud de la Ligne. Il faut que les courants aient été pour nous, parce que nous avons avancé beaucoup plus que les pilotes ne croyaient : le plus de l’avant ne se faisait qu’à quatorze degrés & demi.

Du mercredi 21 février 1691

Toujours bon vent & beau temps, nous sommes à dix-sept degrés & demi au sud de la Ligne. Nous n’allons point à Mascarey. J’en suis fâché, par des raisons qu’il est inutile que je dise.

Du jeudi 22 février 1691

Toujours bon vent & beau temps. La fièvre commence à me tenir à mon tour. J’en ai été accablé depuis hier à midi : j’ai un si grand mal de tête que je ne vois goutte. Je dirai demain le remède que je vas prendre. Je prendrais bien du cangé, mais notre riz est échauffé & ne me convient pas par son odeur. Nous étions à midi à dix-neuf degrés juste au sud de la Ligne. Le vent de Sud-Est nous bouche le chemin de Mascarey. Nous courons le Sud-Ouest.

Du vendredi 23 février 1691

J’ai lu les Mémoires de M. de Bassompierre, et me suis servi de son remède allemand ; c’est-à-dire qu’hier au soir, sans en rien dire à qui que ce soit, je vuidai moi seul quatre bouteilles de vin de Grave, & en bus plus de cinq pintes mesure de Paris, sans rien manger du tout. J’ai sué, vomi & dormi comme un porc : je suis bien faible, & j’ai la tête entre deux marteaux ; mais je n’ai point eu de fièvre. Je donne ceci au changement de climats qui dérangent la machine. Toujours beau temps & bon vent.

Du samedi 24 février 1691

Toujours beau temps & bon vent. Mon remède allemand m’a tiré d’intrigue ; quelque soif qui m’ait brûlé, je n’ai point voulu boire. J’ai encore brusqué notre chirurgien, qui peut-être voudrait que je fusse crevé, pour l’honneur d’Esculape, mais malgré lui je suis hors d’affaire. Les dents commencent à me démanger : demain je les gratterai, & pas plus tôt.

Du dimanche 25 février 1691

Le vent est toujours bon, & s’il continue, nous passerons demain le tropique du Capricorne, & même de bon matin ; étant aujourd’hui à midi par vingt-deux degrés quinze minutes au Sud.

Il y avait trois jours entiers que je n’avais rien pris que du vin le jeudi au soir : il fallait me voir à déjeuner. Madame la Nature ne veut rien perdre. La Fargue dit que j’ai le corps d’acier. Je n’en sais rien ; ma chair est flexible : mais il est vrai que je me trouve fort bien de ne prendre pour médecin que moi-même, & que la sueur & la diète, qui ne coûtent rien, & valent incomparablement mieux que toutes les drogues d’un apothicaire.

Du lundi gras 26 février 1691

Nous avons en effet passé le tropique : le vent, qui est bon & qui s’est renforcé, nous fait faire plus de trois lieues par heure. La chaleur est modérée ; mais, sans être au bal comme on est en France, le roulis nous fait danser & sauter, qu’il ne nous manque que des violons.

Du mardi gras 27 février 1691

Le vent nous donne toujours le bal & nous fait faire des sauts & des caprioles dont certainement nous nous passerions fort bien. Nous avançons cependant bien vite & bien fort : & si l’Écueil était seul, nous avancerions encore davantage ; & cela, parce que nous porterions plus de voiles. Nous ne souffririons même pas tant, parce que ces voiles soutiendraient le vaisseau contre le vent, & que nous sommes obligés d’en porter peu pour attendre les autres.

Du mercredi des Cendres 28 & dernier février 1691

Nous avons vu ce matin une éclipse de soleil : elle a commencé vers les sept heures & demie, & a fini vers les neuf heures un quart, ou environ. Le soleil a paru couvert de la moitié de son disque ; mais le temps n’étant pas sans nuages, & n’y ayant point de jésuite avec nous, on n’a pas pu l’examiner. Cette éclipse n’a pas pu paraître à Paris, le soleil n’y étant pas encore levé & n’y pouvant être au plus que deux heures du matin, parce que de sa longitude à la nôtre il y a soixante-treize degrés de différence, qui à quinze degrés par heure en font cinq : ainsi, il est midi ici, lorsqu’il n’est que cinq heures du matin en France.

Mars 1691

Du jeudi 1er mars 1691

Le vent est encore devenu plus fort : on ne peut le tenir. C’est un vent de diable : notre misaine a été emportée.

Du dimanche 4 mars 1691

Je n’écrivis point hier ni avant-hier parce que je ne l’ai pas pu. Nous avons essuyé jeudi, vendredi, & hier samedi, ce qu’on appelle à la mer un ouragan, c’est-à-dire, un coup de vent terrible. Je me souviens d’avoir lu, dans le Journal du règne de Henri III, que les huguenots disaient qu’il avait fait bon mourir la nuit que mourut le cardinal de Lorraine, qu’il fit très mauvais temps, parce, disaient-ils, que tous les diables de l’enfer étaient en l’air à attendre l’âme de ce prélat, & ne songeaient point aux autres mourants. Si cela était ainsi, il a certainement fait bon mourir en Europe & dans l’Amérique ces trois derniers jours-ci ; car ce n’étaient pas les vents qui soufflaient, c’étaient tous les esprits aériens & infernaux qui étaient venus tenir leur assemblée générale, ou leur sabbat universel, dans l’extrémité des mers de l’Asie & de l’Afrique.

On n’a jamais vu de temps si furieux : tout le monde ici en convient ; &, quelque tempête où je me sois trouvé, sur le grand banc & les côtes de Terre-Neuve, & même dans le Nord aux voyages de Copenhague & de Stockholm, je n’ai rien vu qui puisse être mis en comparaison avec ce que nous venons de souffrir. Le vent, ou plutôt les vents, n’avaient aucune assiette, ni tenue : ils soufflaient de tous les côtés du monde ; & on pouvait justement dire comme Ovide,

Nescit cui vento pareat unda maris.

Nous nous sommes vus, cinq fois en deux jours, dans le péril imminent ; notre barre de gouvernail ayant cassé autant de fois, & notre gouvernail, qui n’était point retenu, donnant de si furieux coups dans notre arcasse que nous avons cru cent fois que le derrière de notre navire allait être emporté.

Quinault a raison de faire chanter dans un de ses opéras :

Quel bonheur d’échapper à l’orage,
Quel plaisir d’en retracer l’image,
Quand on est au port !

Oui, sans doute, c’est un plaisir ; mais, si grand puisse-t-il être, il ne vaut pas la peine d’être acheté. La nature fait de très mauvais sang, & certainement la différence est très grande entre en être instruit par les autres & le savoir par soi-même. Je ne sais si Ovide & Lucain parlaient par eux-mêmes ou pour l’avoir appris d’autrui ; mais, tout ce que le premier dit dans la seconde élégie du premier livre des Tristes, et celui-ci dans le cinquième de la Pharsale, m’a paru très exactement vrai. Peut-être qu’à la manière des poètes, ils ont grossi les objets sur la Méditerranée, où les flots ne sont point si gros que sur l’Océan, mais où aussi ils sont plus vils & plus serrés : c’est de quoi tous les navigateurs conviennent, & que l’un vaut l’autre ; mais il est impossible de les grossir sur ce qui vient de nous arriver, & s’ils avaient voulu nous peindre dans leurs descriptions de tempêtes, je dirais qu’on ne pouvait pas faire un tableau plus ressemblant.

Comme je viens de les relire, en attendant que la mer un peu plus calme me permît d’écrire, j’ai remarqué dans leurs descriptions une chose à laquelle je n’avais fait encore aucune réflexion.

C’est sur le dixième flot, qu’ils prétendent plus fort que les autres. Voici ce que dit Ovide :

Qui venit hic fluctus, fluctus supereminet omnes, Posterior nono est, undecimoque prior.

Lucain n’y cherche point de paraphrase ; &, parlant du flot qui enleva la chaloupe sur laquelle Jules César passa de Grèce en Italie, & qui était échouée, voici ce qu’il dit :

Ha fatum ! Decimus, dictu mirabile, fluctus
Invalidâ cum puppe levat : nec rursus ab alto
Aggere dejecit pelagi, sed pertulit unda,
Scruposisque, angusta vacant ubi litiora, saxis,
Imposuit terrae.

Y a-t-il du miraculeux, ou du merveilleux dans ce dixième flot ? Quoi qu’il en soit, c’est être d’un esprit bien tranquille que de compter les Ilots pendant une tempête. Le mien n’était pas dans cette situation toute heureuse : il était trop agité, aussi bien que celui de quantité d’autres. Je n’ai pourtant pas pu m’empêcher de rire d’une simplicité de notre aumônier. qui est venu bonnement dire à M. de Porrières, comme nous étions tous dans la sainte-barbe à travailler au gouvernail, où on n’avait laissé entrer que des gens nécessaires, & résolus. Il faudrait, monsieur, faire mettre tout le monde en prière. Je tenais un bout de grélin pour tenir le gouvernail assujetti : nous étions douze hommes dessus, entre autres M. de La Chassée, qui, sans rire comme moi, l’a envoyé prier Dieu lui seul, & songer à sa conscience ; que pour nous, qui l’avions nette, nous travaillions dans la nuit, & prierions Dieu demain. J’y ai ajouté, voyant sa confusion, ce qu’entre autres choses Didon dit à Ænée, ou qu’Ovide, que je sais presque par cœur, lui fait dire :

Perfïdiae paenas exigit iste locus.

Je reviens à lui, & à Lucain. J’ignore quelle vertu ils attribuaient à ce dixième Ilot ; mais ils m’ont tous paru égaux, & tous bien furieux. M.Pavillon dit dans une de ses odes :

On est roi, quand on se maîtrise,
Qu’on sait vaincre ses passions,
Que de folles affections
On ne se sent point l’âme éprise,
Et que dans un vaisseau que disputent les flots
On ne connaît la peur qu’au front des matelots.

Cela étant, il n’y a guère de gens ici qui soient capables de l’être ; car, je puis assurer que tous, sans exception, laissaient voir sur leur visage des marques de ce que souffrait le dedans. Ce n’est rien d’affronter, les armes à la main, une mort qu’on va chercher pour l’honneur, ou la gloire : l’ardeur d’attaquer, ou le soin de se défendre, laisse toujours l’espérance d’en revenir & dissipe une bonne partie de la peur. Bien plus, cette terreur ne surprend qu’au commencement d’un combat, étant très certain que l’animosité & la dissipation la fait évanouir dans un moment ; mais ce n’est pas la même chose dans un naufrage disputé. Notre gouvernail sans barre & ses coups doubles à droit & à gauche ne nous présentaient qu’une mort également horrible à certaine, & dont nous goûtions toute la cruauté avant que l’assouvir ; & je prenais pour moi ce que j’ai dit au sujet de Jacques Nicole & que le lecteur peut revoir, pages 230 & suivantes du t. I.

Cela me fait souvenir des beaux vers que M. Corneille fait dire à Andromède lorsqu’elle est attachée à un rocher, pour servir de proie à un monstre. Pour connaître toute la beauté de cette stance, il faut observer qu’elle vient de consoler son père & sa mère, avec une constance digne de l’élévation de génie du poète qui la fait parler.

Affreuse image du trépas,
Qu’un triste honneur m’avait fardée !
Surprenantes horreurs, épouvantable idée,
Qui tantôt ne m’ébranliez pas !
Que l’on vous conçoit mal, lorsqu’on vous envisage
Avec un peu d’éloignement !
Mais que la grandeur de courage
Devient d’un difficile usage,
Lorsqu’on touche au dernier moment !

Oui, sans doute, on conçoit bien mal ces horreurs de la mort lorsqu’on ne la voit que de loin : il faut avoir été aussi près d’en être la victime que nous l’avons été pendant plus de cinquante-quatre heures, pour les bien comprendre. MM. le commandeur, de Bouchetière, de La Chassée & tous les autres, oui l’ont affrontée au canon, au mousquet & à l’épée, n’en ont point été exempts ; & tel d’eux, qui passe pour être, & est en effet, intrépide, se battait la tête contre la lice, en levant les mains & les yeux au ciel.

Pour moi, qui ai toujours regardé la mort comme un mal nécessaire, & en stoïque, je l’ai regardée ici comme si certaine & immanquable que pour me la faire la plus prompte qu’il m’était possible, j’avais mis sur mon lit six pistolets chargés à balle de calibre, où j’aurais mis le feu si le navire eût coulé bas, comme j’y voyais apparence.

Une de nos soutes a été entièrement gâtée & nous avons perdu plus de trois milliers de pain, ce qui me fait fort craindre qu’on sera obligé d’en retrancher un quart par jour. Notre riz est pourri : les deux tiers de nos bestiaux sont morts, ou ont été emportés par les coups de mer, dont les vagues ou les flots étaient & montaient plus haut que notre fanal, qui en a aussi été emporté ; &, pour comble de malheur pour messieurs de la Compagnie, c’est que le navire faisait eau de toutes parts, & que plusieurs ballots de marchandises ont été mouillés, & par conséquent gâtés.

Notre gouvernail n’est point encore raccommodé, & ne peut pas l’être, que d’une mer plus unie & plus tranquille. Nos charpentiers préparent tout, & cependant nous gouvernons à la voile. Ils espèrent que demain tout sera raccommodé, pourvu que la mer le permette. En un mot nous sommes mal, si Dieu n’a pitié de nous. Grâce à sa bonté, le vent a calmé à la pointe de jour : au lever du soleil, le temps s’est éclairci, & ce soir il ne vente presque point du tout. Nous nous sommes rejoints cet après-midi vers les cinq heures ; mais, bien éloignés la plupart. Nous ne sommes plus que cinq navires, dont le Gaillard n’est point du nombre. Nous ne savons ce que peut être devenu M. du Quesne : Dieu veuille qu’il ne lui soit point arrivé de malheur ! Nous avons vu un mât de hune à l’eau ; il a passé proche de nous : plaise à la bonté divine que ce soit un mât de rechange, qu’il ait volontairement jeté à la mer pour soulager d’autant un des côtés de son navire. Nous le croyons & l’espérons ainsi ; d’autant plus que ce mât de hune n’entraînait après lui ni agrès ni cordage.

Les quatre autres vaisseaux que nous avons rejoints étaient aussi bien que nous à sec, c’est-à-dire sans voiles ; &, suivant toutes sortes d’apparences, ont été très mal traités de la tempête. Qu’ils soient tels que le vent a voulu les laisser, ils ne peuvent pas être plus mal que nous. Notre commandant, qui est à présent M. le chevalier d’Aire, a fait signal pour faire approcher les navires du sien. Nous y avons été : il est encore plus mal que nous. Il a perdu beaucoup de pain ; son gouvernail a fait comme le nôtre, ses bestiaux ont fait la même chose ; &, plus que tout cela, c’est que l’eau ne tarit point chez lui, qu’il en a eu jusqu’à six pieds dans son fond de cale, qu’il a une voie d’eau qu’on n’a point encore pu boucher parce qu’elle est presque sous la quille, & qu’il est obligé d’entretenir toujours quatre pompes. Si cela est, il est à plaindre, n’en fallant pas plus pour mettre un équipage sur les dents. Seize hommes — ce sont huit de chaque quart, qui se relèvent de. deux heures en deux heures, toujours occupés à un travail rude & pénible — font bien de la diminution sur le reste, outre ceux qui vont être occupés à son gouvernail. Les matelots gagnent-ils bien leur pain & leurs gages ? Ce navire a tant souffert pendant le mauvais temps que pour le soulager M. d’Aire a été obligé de faire jeter à la mer quatre grosses pièces de canon de trente-six livres de la batterie du tillac par le travers du mât d’artimon.

Nous avons parlé ce soir à messieurs du Lion, qui sont, comme par gageure, dans le même état que nous ; &, outre cela, leur éperon a été emporté. Ils ont fait, comme les gens de l’Oiseau & nous, un vœu de bien bon cœur à Notre-Dame & à sainte Anne d’Auraz. Mais zest : Passato pencolo, gabbato il Santo, dit l’Italien.

Nos périls tous les jours enrichiraient les saints,
Si nous nous souvenions des vœux qu’ils nous font faire.

La Fontaine, qui le dit, a raison aussi bien que l’Italien. Quelques officiers, par honneur ; quelques autres, mais en très petit nombre, pourront par dévotion faire le pèlerinage : & le reste, ne composant pas la plus saine & meilleure partie du troupeau, quoique la plus nombreuse, se souviendra du vœu comme de Jean de Wert, puisqu’ils l’ont si tôt oublié qu’ils se demandaient en dînant ce qu’on avait promis. Qu’on ajoute à cela la dévotion bretonne & on croira, tout aussi bien que moi, que sainte Anne d’Auraz n’en sera guère plus riche.

Nous ne savons dans quel état sont le Florissant & le Dragon, n’ayant pu leur parler, parce que le vent est faible & la mer fort émue.

Je garde le bon, ou plutôt le surprenant, pour dernier article. Samedi, hier, sur les deux heures après midi, un matelot travaillant avec les pilotes après le reste du fanal qui avait été emporté, est descendu de dessus les cages à poules sur la haute dunette ; &, dans ce moment, le gouvernail, qui avait brisé sa barre, a donné un si furieux coup dans l’arcasse ou étambot que tout le derrière du vaisseau en a été ébranlé. Ce matelot a été saisi d’une telle peur qu’il est tombé roide mort, blanc comme albâtre & froid comme glace. Le chirurgien ni l’aumônier n’avaient rien à faire après lui qu’à prier Dieu. On l’a porté dans la fosse du chirurgien, & le vent ayant un peu calmé au jour, il l’a ouvert. Je m’y suis trouvé. Tout le sang était retiré & figé autour du cœur, & les veines des quatre membres toutes vides.

Je n’aurais jamais cru, si je ne l’avais vu, que la peur pût faire une impression si vive, & qui nous a tous surpris, nous ayant toujours paru bon enfant, & brave garçon.

Du lundi 5 mars 1691

Toujours même vent bien faible & contraire, & la mer aussi unie que la Seine. Le navire est déguisé en friperie, chacun ayant mis ses hardes à l’air, parce que tout a été mouillé dans l’entre-deux-ponts, où les coffres nageaient comme ils auraient fait à la mer. Notre gouvernail n’est pas tout à fait raccommodé : & tout le mauvais temps n’est pas passé, puisqu’il nous reste le cap de Bonne-Espérance à passer ; & je désespère presque de retourner en France s’il en faut souffrir la centième partie de ce que nous avons souffert ici.

Du mardi 6 mars 1691

Dieu sur tout : ce qu’il garde est bien gardé. L’équipage a été régalé aujourd’hui pour le dédommager de ce qu’il a souffert pendant l’ouragan ; & un bordage d’artimon cet après-midi a achevé de le faire oublier. Chacun chante l’air d’opéra le mieux qu’il peut, & ne se souvient de la tempête qu’à cause des gros bestiaux qu’elle a tués ou emportés. Ce qui est pour chacun autant de rafraîchissement perdu. Il faut le dire à la louange, & à la honte de notre nation, rien de si prompt & de si vif au travail, rien de si entreprenant ; mais aussi rien de si sensible dans un péril où la défense est inutile, ou plutôt contre lequel il n’y en a point ; mais aussi rien de si tôt consolé, & si sujet à l’oubli. Je parierais cent contre un qu’il n’y a pas quatre hommes ici qui se souviennent du vœu, entre lesquels je ne mets point l’aumônier. Il a fait beau toute la journée : le vent est contraire, mais, grâce à Dieu, bien faible.

Du mercredi 7 mars 1691

Calme tout plat, & beau temps ; tant mieux : cela, s’il plaît à Dieu, nous amènera bon vent. La beauté du temps nous a conviés de mettre à l’air une partie du pain qui a été mouillé dans la soute, & on a proposé à l’équipage d’en retrancher un tiers par repas & de jeter celui-là. Parler à des matelots de jeûner, c’est comme si on parlait aux cardinaux à Rome de faire carême. Ils ont rejeté la proposition ; & ont dit que tant que ce pain-là durerait, ils en mangeraient le soir dans leur chaudière, recuit avec la graisse du dîner, & assaisonné de vinaigre. Le chirurgien a été consulté ; & ayant dit que cela ne pouvait faire aucun mal, M. de Porrières y a consenti : bien résolu pourtant de ne s’y pas tenir si cela nous donne des maladies.

Du jeudi 8 mars 1691

Le temps, dès les deux heures du matin, s’est tout a fait couvert : il fait une brume fort épaisse & une petite pluie bien froide ; ce qui, pour me servir du terme de Paris, nous a donné un temps bien maussade, & comme aucun vent ne dissipait ces vapeurs, on ne voyait pas à une demie-lieue devant soi.

Du vendredi 9 mars 1691

Le vent est revenu tel qu’il était mardi dernier Sud-Sud-Ouest ; ainsi contraire. Le temps est toujours couvert & embrumé : celui qu’il a fait hier, joint à l’obscurité de cette nuit, nous ont fait perdre le Lion de vue : nous ne voyons plus que le Florissant, l’Oiseau & le Dragon.

Du samedi 10 mars 1691

On acheva enfin hier au soir fort tard d’accommoder notre gouvernail, & cela très à propos pour nous ; car, s’il avait encore manqué, nous aurions été très embarrassés à soutenir le vent contraire & violent qui a soufflé cette nuit. Nous avons tous extrêmement fatigué. Notre grand mât a couru risque de casser ; &, pour nous achever, notre soute a fait de l’eau sur nouveaux frais. D’où diable vient-elle ? Car il n’a point fait de pluie. Les charpentiers & les calfats en cherchent la voie ; & moi, si l’on pouvait m’entendre d’Europe, je prierais la Compagnie & ma famille de faire prier Dieu pour nous

Du dimanche 11 mars 1691

Le vent a calmé à minuit, & ce matin est revenu, ni bon, ni mauvais. Le temps s’est éclairci cet après-midi. Nous ne voyons encore que trois navires avec nous. Où sont le Gaillard & le Lion ? Hon ! si le troupeau se disperse, gare des loups !

Du lundi 12 mars 1691

Point du tout de vent ; mais beau temps. Nous avons revu le Lion : il n’était pas à une lieue de nous ; mais la brume le cachait.

Du mardi 13 mars 1691

Le vent est venu bon sur le midi, mais bien faible : c’est du Sud-Est.

Du mercredi 14 mars 1691

Toujours bon petit vent, & temps couvert. Le commandeur, avec tous les officiers mariniers & moi, avons été à bord de l’Oiseau parler à M. d’Aire, à présent notre commandant. Je lui ai lu à haute voix le procès-verbal de l’état où nous sommes, & tous l’ont assuré très sincère. Ensuite M. de Porrières lui a dit qu’attendu le mauvais état du vaisseau, plus de trente hommes malades ou hors de service, toutes nos légumes, & beaucoup de pain pourris & jetés à la mer, la disette de vivres dont nous sommes menacés, le peu d’eau que nous avons en ayant déjà consommé plus de la moitié, & plus que tout cela notre gouvernail hors d’état de soutenir un gros temps, son dessein était de se séparer du reste de l’escadre pour gagner les devants, nous étant absolument impossible de tenir longtemps la mer sans nous raccommoder, & un navire faisant seul beaucoup plus de chemin que lorsqu’il est en compagnie obligé de retarder sa route.

À cela, M. le chevalier d’Aire a répondu que M. de Porrières ne devait pas douter qu’il n’eût aussi bien que lui quantité de malades, & quantité de vivres gâtés ; qu’il avait même bien plus souffert, ayant été obligé de jeter à la mer quatre grosses pièces de canon du travers de son artimon, pour alléger son navire, dans le fond de cale duquel il y avait eu jusqu’à cinq pieds & demi d’eau, & trois dans son entre-deux-ponts : ce qui avait duré pendant tout le temps de l’orage, à cause de deux voies d’eau ; & que son gouvernail n’était pas en meilleur état que le nôtre.

Après quoi il a ajouté : Vous êtes le maître, monsieur, de faire ce qu’il vous plaira ; mais, ce ne sera assurément pas de mon consentement que nous nous séparerons. Il est encore à présent de la dernière conséquence de ne nous point quitter, & même plus qu’en venant ; parce que nous pouvons trouver vers le Cap une escadre de vaisseaux anglais ou hollandais venant d’Europe, qui insulteront un navire seul, mais qui auront les trois quarts de la peur s’ils nous trouvent ensemble. Pour ce qui est de votre gouvernail, prenez mes charpentiers si vous en avez besoin, comme je prendrais les vôtres, si je n’avais pas fait faire au mien tout ce qu’on peut humainement y faire à la mer ; &, à cet égard, j’ai autant de besoin que vous de trouver terre pour le raccommoder sur les ancres.

Pour les vivres, pourvu que nous en ayons tous suffisamment pour gagner les îles de l’Amérique, nous en aurons assez, parce que nous y en trouverons pour nous conduire en France. Il en est de même de l’eau : si vous en manquez avant moi, je vous en donnerai autant que je le pourrai ; je ne crois pourtant pas en avoir plus que vous, mais il n’est pas temps de dire : c’est du pain ou de l’eau d’un tel navire ; il est seulement question, à présent, que celui qui en aura en aidera celui qui en manquera.

Ce n’est pas seulement par le travers du Cap que nous devons craindre de trouver des ennemis ; c’est, bien plus que tout cela, à notre abordage des îles de l’Amérique, où les câpres anglais & hollandais croisent incessamment, & où ils entretiennent aussi des escadres qui en bouchent l’atterrage. En y allant, nous passerons à l’île de l’Ascension, où nous trouverons une bouteille que M. du Quesne y aura laissée en cas qu’il y ait passé avant nous, ce que je ne crois pas ; puisque au contraire je crois, avec beaucoup d’apparence de raison, qu’il est de l’arrière & peu éloigné. Quoi qu’il en soit, s’il y a passé, il y aura laissé une bouteille. Nous saurons où il sera & nous pourrons aller le joindre. Si au contraire nous y passons les premiers, nous y en laisserons une qui l’instruira de la route que nous aurons prise, & du lieu où il pourra nous trouver, ou bien nous l’y attendrons, ce qui dépendra du conseil de guerre. En tout cas, monsieur, je compte sur vous, comme je suis persuadé que vous me rendez la justice de compter sur moi ; je suis persuadé que vous me défendrez bien si je suis attaqué : soyez persuadé aussi que je ne vous manquerai pas. Ainsi, faisons en sorte de partager ensemble la bonne ou mauvaise aventure ; &, pour cela, ne nous séparons point.

Enfin, M. d’Aire a parlé Évangile. Le résultat de la conférence a été que nous ne nous quitterons point & que nous nous secourerons mutuellement. Notre maître-charpentier a visité le gouvernail du vaisseau, & l’a trouvé tout de même que le nôtre. La quantité d’eau que ce navire a eu dans son fond de cale a fait fondre une très grande partie du salpêtre dont il était chargé ; ce qui est une bien grosse perte, surtout en temps de guerre : &, par leur propre confession, ils ont fait comme nous un vœu à sainte Anne d’Auraz, je crois en avoir déjà parlé.

Nous sommes revenus à bord après la conférence, suivie d’une collation assez frugale. Quelque mot, lâché à table en soupant, me fait croire que cette visite sera sans fruit ; ne m’apercevant pas que les intentions soient changées, ni que l’esprit de séparation nous ait tout à fait quittés. J’en dirai demain des nouvelles : pour aujourd’hui, je suis las d’écrire.

Du jeudi 15 mars 1691

On a vu ce qui se passa hier après-midi à bord de l’Oiseau. Le soir, en soupant, M. de Porrières en fit le rapport en pleine table ; &, sans dire ouvertement son dessein que nous prévoyons, il en dit plus qu’il n’en fallait pour se taire entendre. Il ne parla ni du manque des vivres, ni de celui de l’eau ; il savait bien que cet article aurait été contrarié : au contraire, il dit qu’il avait plus de crainte d’en donner aux autres que de peur d’être obligé de leur en demander. Il parla du gouvernail. Je lui dis que celui de l’Oiseau était dans le même état ; il me répondit qu’il était vrai, mais que le mal d’autrui ne guérissait point le sien. Il ajouta que ce vaisseau qui n’allait pas plus qu’une roche faisait perdre à l’Écueil & à toute l’escadre un temps précieux qu’un navire seul mettrait à profit. Il n’y avait rien à répondre là-dessus, étant très vrai qu’il va très mal, malgré tout ce que M. l’abbé de Choisy pouvait en dire dans sa relation, qui sur ce fait ne s’accorde point du tout avec la vérité. M.de Porrières ajouta que, pour ce qui était des vaisseaux ennemis venant d’Europe, il ne voyait aucune apparence d’en trouver vers le cap de Bonne-Espérance, puisqu’à peine pouvaient-ils être à présent sortis de la Tamise ou du Texel, la saison n’étant pas assez avancée. Qu’à l’égard de ceux qu’on pouvait trouver à l’atterrage des îles de l’Amérique, la France y en entretenait aussi ; & qu’on pourrait tout aussi bien trouver ceux-ci que ceux-là.

Il ne s’est pas plus expliqué : mais je ne crois pas qu’il faille être prophète ni sorcier pour tirer juste l’horoscope de son discours. J’avoue que cette séparation ne me plaît point, & que, si j’en étais le maître, je m’y opposerais de tout mon possible.

Le ciel est toujours couvert, & nous donne de la pluie de temps en temps. Cependant le vent est venu assez bon cet après-midi. Le Lion était fort éloigné devant nous & semblait vouloir s’écarter de la bande ; mais M. d’Aire a tiré un coup de canon sous le vent pour le faire approcher de lui. Cela marque qu’il ne veut pas qu’on le quitte. Je trouve qu’il a, comme dit le docteur Balouarde, raison vingt fois plus que davantage.

Du vendredi 16 mars 1691

Il a calmé tout plat dès hier au soir, & il n’a pas fait un souffle de vent ni cette nuit ni toute la journée. Du reste, le temps a été très beau ; & ce soir vers les sept heures, il s’est levé un petit vent d’Est-Sud-Est, c’est-à-dire du bon côté : s’il rafraîchissait, nous serions très heureux.

Du samedi 17 mars 1691

Nous avançons toujours un peu, quoique le petit vent qu’il fait soit très variable. Nous espérons pourtant, qu’avec la grâce de Dieu, nous passerons le cap de Bonne-Espérance avant la fin du mois.

Du dimanche 18 mars 1691

Notre aumônier n’est nullement content de la relation que M. de Porrières fit mercredi au soir à table, ni de la résolution qu’il semble avoir prise de se séparer du reste de l’escadre. Il en est très intrigué ; & M. de La Chassée, son fléau, homme autant railleur qu’il y en ait au monde, l’a turlupiné d’une terrible force. Ils étaient venus ensemble dans ma chambre, & le chevalier de Bouchetière y est entré. Nous y avons bu deux bouteilles de vin de Tursan, outre le déjeuner d’où nous sortions ; & y avons ri de bon cœur aux dépens de l’aumônier, qui ne savait à quel saint se vouer pour se tirer de nos brocards.

M. de La Chassée lui demandait s’il craignait que les Anglais ou les Hollandais profitassent de la succession de Le Vasseur, en nous prenant ? Bouchetière disait à La Chassée qu’il se trompait, que la prudence du pater avait été au-devant de ce coup-là, ayant fait transporter sur le Florissant & le Dragon les plus gros effets. Je disais, de ma part, que pour lui mettre la conscience en repos, j’offrais d’en refaire l’inventaire sous sa dictée ; que je lui laisserais tout en main, à condition de s’en rendre dépositaire comme de bien de Justice, sauf à le représenter à qui il appartiendrait, à condition de ne point parler de testament. Bon, disait La Chassée, tu ne l’entends pas mal : ne serait-ce pas là vouloir rendre ; & les moines rendent-ils rien ? Et où diable notre pater, s’il avait rendu, trouverait-il de quoi se faire recevoir docteur, afin d’avoir une cure de la dépendance de son ordre, & y vivre en papimane, après être sorti de l’île sonnante ! Qu’entendez-vous par là ? lui a demandé Bouchetière. Je veux dire, a repris La Chassée, que tous les religieux, ou moines, ou soi-disant tels, ont aussi peu de charité l’un pour l’autre que le diable en avait pour Job ; qu’ils ne se facilitent rien, et ne se pardonnent rien ; que Rabelais a raison de dire que l’île sonnante n’est habitée que par des gens du pays de trop d’iceux, et qu’ils sont dévorés d’ambition. Voici leur véritable définition : gens rassemblés sans se connaître… Vivant ensemble sans s’aimer… Se quittant sans se regretter… Se trahissant par charité & s’enterrant en chantant : du reste, aussi attirants que des éponges & aussi peu secourables que le rat de La Fontaine, qui les a peints dans cet apologue.

Par exemple, a-t-il poursuivi, voilà notre patriarche résolu d’aller à Paris pour se mettre sur les bancs & prendre le bonnet. Je me donne au diable s’il tire aucun secours de ses frères ; j’entends les religieux de son ordre. Il fait bien de se munir d’argent, car il faudra qu’il paie sa pension aux dominicains de la rue Saint-Jacques, qui ne lui feraient pas crédit d’un sou, & qui pourtant ne lui donneront le soir que deux onces de pain, un demi-setier de vin & six pruneaux. S’il ne s’en contente pas, les cabarets ne sont pas loin ; mais il faudra qu’il y aille bien secrètement, ou qu’il se fasse apporter bien secrètement aussi ce qu’il voudra avoir : encore faudra-t-il gagner le portier. Savez-vous, père, la chanson du portier du couvent, dans la comédie des Moines ? La voici.

Quoi qu’il entre ou quoi qu’il sorte,
J’ai droit de dîme à la porte.
Pon patapon, tarare ponpon.
Je me moque du cellier
Dont le prieur est portier ;
J’avale ce qu’on apporte...
Pon patapon, tarare ponpon.

Ai-je menti, père ? a-t-il continué en apostrophant l’aumônier. Celui-ci, en riant du bout des lèvres, a été obligé de convenir qu’une partie de ce qu’il disait était vrai, & qu’il était fort bien instruit.

J’avais lu une partie de ce caractère des moines dans M. l’évêque du Bellay, ai-je dit ; et je me souviens qu’il dit, entre autres choses, qu’ils ressemblent les cruches qui ne se baissent que pour se remplir ; et je me souviens bien encore que l’abbé Trithème dit qu’il faut les considérer, dans l’Église, comme on considère les rats et les souris dans une vieille maison, uniquement comme une marque certaine de sa prochaine destruction ; et, en effet, combien d’abus et de fraudes pieuses se sont introduits dans 1 ’Église depuis qu’ils ont été tirés de ce qu’on nommait autrefois monstiers !

Je ne sais ce que c’est que l’évêque du Balai, non plus que l’abbé Tiretaine, a dit Bouchetière : je ne m’amuse point à lire ; mais, je sais bien que les moines d’Espagne ne valent rien, & que j’aimerais mieux parler devant eux du diable, d’une putain ou d’un bardache que de Dieu, de la Vierge, des saints, du pape ou d’eux-mêmes. Les b… ont voulu me faire mettre à l’Inquisition, et si je veux que le diable m’étrangle, si je me souviens de ce que j’avais dit. Nous avons ri du balai, de la tiretaine, & de l’air naïf dont il parlait ; & comme le sujet a été mené fort loin par La Chassée, qui ne ménageait point les moines, notre aumônier, croyant le faire taire, a été chercher une petite bouteille de fenouillette de Ré. Bien loin de lui imposer silence, il n’a fait que l’animer. Morbleu, a-t-il dit après en avoir bu, celle-là vient de Le Vasseur (elle en venait en effet). Comptez, père, que je vas vous faire enrager si vous ne nous en donnez pas chacun un gros flacon : vous en avez eu dix-huit. Le père a voulu nier. Vous le voulez comme cela, lui a dit La Chassée : soit, il faut vous montrer que je suis de parole. Ferme ta porte & ôte ta clef, m’a-t-il dit : il faut qu’il entende malgré lui, dépêche-toi. Je l’ai fait malgré le père, qui voulait m’en empêcher, très impatient de savoir ce qu’il avait à dire.

Ho, ma foi, béat père, vous allez enrager, lui a-t-il dit, de n’avoir pas voulu nous donner à chacun notre flacon ; mais quand j’aurai une fois commencé, il ne sera plus temps de me demander quartier. Je parie, m’a-t-il dit, que tout subtil & examinant que tu es, tu n’as pas pris garde à la manière dont les dominicains ou jacobins communient en France ? Notre aumônier a voulu sortir ; mais la porte fermée l’en a empêché. Il m’a prié de la lui ouvrir : La Chassée me l’a défendu & m’a dit de lui jeter ma clef ; je la lui ai jetée. Ho ! Mon très cher révérend, lui a-t-il dit, vous êtes trop prompt & trop impatient : ne savez-vous pas bien qu’une comédie a cinq actes ? Et vous voulez quitter le théâtre dès le commencement du premier ! Vous écouterez pourtant, ou vous irez nous quérir chacun notre flacon ; auquel cas je me tairai : sinon, je me donne au diable si je n’introduis sur la scène votre aimable chanteuse de Morlaix, l’opposition de la tante, & la jalousie de votre prieur ; j’y mêlerai la surveillance de vos frères sur celle du portier ; j’y parlerai de la fouace. Cela composera les quatre premiers actes ; et, au cinquième, pour éviter tout le scandale, malgré parents et amis de la belle, malgré les jaloux et l’indiscrète vigilance des autres religieux, je vous marierai ensemble. Le pauvre pater, tout défait et confus, a mieux aimé qu’il lui en coûtât trois flacons de sa cave, que de laisser achever notre vieux reître, qui a, je crois, aussi bien que La Rancune du Roman comique de Scarron, des mémoires de l’histoire scandaleuse de tout le genre humain.

Pendant que notre aumônier a été sorti, j’ai demandé à La Chassée ce qu’il avait voulu dire sur la manière de communier des dominicains. C’est, m’a-t-il répondu, qu’ils ne touchent point en France dans cette action la Sainte Hostie de la main droite, & qu’ils ne se communient que de la gauche, en mémoire de Henri III, qui a été assassiné par Jacques Clément, moine de leur ordre ; mais taisons-nous, j’entends notre patriarche, parlons d’autre chose ; et en même temps changea de discours.

Il rentra en effet, & Bouchetière, continuant la conversation qui avait été commencée, dit que cette séparation de notre vaisseau du reste de l’escadre ne lui agréait pas non plus. Qu’il n’en savait point la cause, & que tout ce qu’il en pouvait dire n’était fondé que sur de simples soupçons, peut-être mal conçus. Nous l’avons prié de nous en faire part : il l’a fait, & voici ce qu’il nous a dit. Que le commandeur et M. d’Aire n’avaient jamais été bons amis, quoique jamais ils n’eussent eu de querelle ensemble ; que le commandeur avait espéré s’embarquer pour les Indes comme capitaine en chef & non comme capitaine en second. Que l’Oiseau avait été donné à M. d’Aire comme au plus ancien, & que c’était en cette qualité qu’il commandait l’escadre en chef en l’absence de M. du Quesne. Qu’il croyait que M. de Porrières, sur ce pied, aimerait mieux être commandé par tout autre que par M. d’Aire, qui n’était que simple chevalier de Malte, auquel il était obligé d’obéir sur les vaisseaux français, parce que les commandeurs & les chevaliers de l’Ordre n’y sont placés que par la volonté de la cour indistinctement des autres Français à son choix, ou suivant leur ancienneté de service ; au lieu que si les vaisseaux étaient navires de l’Ordre, M. d’Aire, comme simple chevalier, serait obligé de suivre les siens, comme venant d’un commandeur. Qu’il croyait que c’était cette jalousie du commandement qui le faisait éloigner de lui. Qu’elle avait fait perdre à l’Espagne une très grande quantité d’officiers braves & expérimentés ; & qu’il ne doutait pas qu’elle ne régnât en France aussi bien qu’en Espagne & ailleurs.

Cette réflexion du chevalier de Bouchetièrc nous a paru de très bons sens, & sa franchise nous a charmés ; car ce n’est plus le même homme qui s’est embarqué avec nous : il est redevenu français & a changé du noir au blanc. Il m’appelle quelquefois en riant son précepteur, & La Chassée son gouverneur ; & la concorde est entière. La conversation est insensiblement retombée sur les moines, & Bouchetière a demandé à La Chassée par quel endroit les moines lui étaient si bien connus, & qui l’en avait si bien instruit ; ajoutant que le calvinisme, dans lequel il avait été élevé, pouvait bien lui en avoir inspiré de la haine, mais n’avait pas pu lui donner une parfaite connaissance de leur intérieur domestique ou conventuel, qu’ils cachent le plus qu’il leur est possible, & surtout aux séculiers.

Ho ! mordi, a répondu La Chassée à qui la langue démangeait, ç’a été aussi un moine qui m’en a instruit. Il m’a volé, il m’a fait pâtir comme un chien, il est cause qu’on s’est moqué de moi ; &, malgré tout cela, nous sommes lui & moi les meilleurs amis du monde. Il m’en a payé l’intérêt avec usure ; & il y a environ quatre ans que, pour marque de réconciliation entière, je lui ai emprunté vingt-cinq pistoles d’Espagne, que je lui dois & que je lui devrai toujours : ayant bien résolu de les garder, quand ce ne serait que pour me souvenir de lui comme d’un fripon. Ecoutez, messieurs, a-t-il poursuivi, & vous allez savoir ce que vous voulez apprendre ; bien entendu, pourtant, que cela ne choquera pas notre patriarche, puisque l’homme en question n’était pas de son ordre, mais de celui de saint François.

Avant la guerre de Hollande, c’est-à-dire vers la lin de l’année 1671, je vins en France pour quelques affaires domestiques : je n’y restai que fort peu de temps & me mis en chemin pour retourner à Utrecht, où le régiment était en garnison, au service des Etats Généraux. Il y avait longtemps que j’étais dans ce régiment, duquel un oncle que j’avais était lieutenant-colonel. J’eus quelque peine à obtenir mon passeport, mais enfin je l’eus ; & ayant quelque connaissance à Béthune, j’en pris la route. Je trouvai à Péronne, au Grand Cerf, un cordelier nommé le père Germain : c’est mon homme. Nous dînâmes ensemble, & j’appris qu’il allait à Mons. Comme je n’étais pas pressé, je lui dis que s’il voulait venir avec moi jusqu’à Béthune je le conduirais jusqu’à Mons. Il en fit quelque difficulté, mais une bouteille de vin de champagne que je fis venir, & une bourse bien remplie que je lui montrai en lui disant qu’elle nous garantirait de la soif & de la faim, le firent résoudre ; car il manquait d’espèces sonnantes de passage.

Nous fîmes seuls le chemin avec plaisir : il n’avait point de compagnon. Sa conversation me plaisait, il n’était point façonnier, il avait le mot pour rire, il aimait à boire la gouttelette, en un mot j’étais fâché que nous serions bientôt obligés de nous quitter. Après ma tournée, et nous [être ? ] fort bien divertis à Arras, à Béthune & à Lens, nous arrivâmes à Douai, où je ne connaissais pas une âme. Nous allâmes loger au Loup sur la grand-place, & comme je comptais de le laisser à Mons, & que ce serait à Douai que se ferait notre dernier repas, je résolus de le solenniser bachiquement. Le cordelier buvait mieux que moi, cependant, après deux coups de bière & le vin de bourgogne, à la manière des Flamands, le vin de champagne, le ratafia & l’eau-de-vie eurent leur tour. Le cordelier se tuait de me dire devant les gens qui nous servaient que nous buvions trop, & que nous nous en sentirions le lendemain ; mais, en particulier, il me faisait boire comme une éponge, & s’excusait de boire sur ce que les Parisiens n’étaient pas grands buveurs.

Enfin, après bien des simagrées, le maître de l’auberge & une grosse servante étant dans notre chambre, il se laissa tomber comme ivre mort, rendit du vin & autre chose, joua la comédie en perfection, & nous eûmes tous trois bien de la peine à le mettre au lit, où un moment après il nous parut ronfler comme une pédale d’orgue. Je me mis au lit à mon tour, où je dormis jusqu’à plus de neuf heures du lendemain.

Je voulus m’habiller ; mais quel fut mon étonnement de ne trouver pour tout vêtement que de gros bas & des guêtres, de méchants souliers, des culottes de peau, & la jaquette d’un cordelier avec le capuchon ; & le tout attaché ensemble par une corde de crin ! J’appelai mon cordelier, qui ne pouvait pas m’entendre, devant être déjà à Mons. Je me mis à crier À moi ! L’hôte monta & me demanda, avec un froid de Flamand, si j’avais bien dormi ? Où est le cordelier ? lui demandai-je. Etes-vous encore saoul ? me répondit-il. Croyez-vous avoir changé d’état ? C’est vous qui êtes cordelier. L’officier avec qui vous avez soupé hier est parti ce matin à porte ouvrante : &, ma foi, c’est un brave homme, car, après avoir tout payé, il m’a ordonné de vous laisser dormir & de vous bien donner à déjeuner, & m’a encore laissé quatre escalins.

Je ne sais comment je lui laissai le temps d’achever ; mais je me mis à jurer d’une manière qui ne convenait point à l’habit qu’on voulait qui fût à moi. Le bruit que je fis fit monter des officiers de la garnison, & d’autres qui déjeunaient en bas. Ils rirent de mon aventure à gorge déployée ; entre autres un capitaine dans le régiment d’infanterie de la reine. Ce capitaine, nommé Cauvreville, très brave homme, est passé depuis peu en Hollande, à cause d’un duel où il a tué son homme. Celui-ci, aussi malin qu’un diable, fit semblant de me vouloir consoler, & fit l’inventaire des hardes du cordelier. Il y trouva un quart de bréviaire, dont l’oubli prouvait que celui auquel il appartenait ne voulait plus s’en servir. Il y trouva une obédience au nom de frère Étienne Germain, qui était son nom, pour aller régenter en théologie à Bruxelles, & une lettre, écriture de femme, qui nous instruisit que ce saint religieux avait débauché une fille nommée Marie Coignet qui lui promettait de le suivre partout.

Cette lettre était à l’adresse du RP Germain, cordelier, au grand couvent à Paris ; sans date ni nom du lieu d’où elle avait été écrite : mais ce nom de Germain cadrait à celui de son obédience, & qu’il portait. Il est très vrai que si j’avais su quelle était cette Marie Coignet j’aurais averti ses parents de prendre part à sa conduite, & leur aurais envoyé sa lettre. L’oubli de cette lettre était une marque du trouble de mon fripon & de son impatience. Il m’a avoué depuis que ni les autres, ni moi, qui l’avions cru ainsi, ne nous étions pas trompés, & que cette lettre l’avait mis dans une terrible inquiétude. Revenons à moi : je le retrouverai quand il en sera temps.

Tous ces officiers ajoutèrent foi à mon rapport & me promirent de me prêter un habit de ma taille. Cauvreville envoya m’en chercher un. Son valet vint dire que la doublure du justaucorps de son maître était décousue : qu’il allait chez le tailleur, à qui il l’avait donné pour la recoudre, & que je l’aurais dans une heure au plus tard. Je pris donc patience, dans l’espérance de jeter bientôt le froc aux orties, mais il me fallut essuyer deux scènes, dont la dernière fut très mortifiante, & la première toute risible.

Ils me firent lever pour dîner ; &, faute d’autre habit, il me fut force de prendre celui que le cordelier avait laissé ; mais je ne comptais pas de sortir de ma chambre où l ’on avait servi. Autre redoublement de rire, tant de la part de ces messieurs que de la mienne, de me voir si bien déguisé en mascarade papale : chacun en riait de tout son cœur, & moi-même le premier. Voilà la première scène ; & voici la seconde.

Les diables avec qui j’étais avaient fait avertir le gouverneur de Douai de mon aventure. Il voulut avoir sa part du divertissement. C’était un Seigneur wallon qui y commandait pour l’Espagne, & l’homme le plus railleur qu’on puisse voir. Il vint comme nous allions nous mettre à table ; & tabla, lui, par dire qu’il y avait de la trahison, & que sans cela six officiers français, qui se disaient tous bons catholiques, ne se trouveraient pas à point nommé avec un cordelier, qui se disait huguenot, dans une ville qui n’appartenait pas à la France. Il poursuivit par dire qu’il me voulait interroger lui-même, & me fit traverser à sa suite tout le chemin de la grande place au gouvernement.

Un religieux prisonnier dans une ville espagnole était un spectacle tout nouveau. Aussi fus-je regardé par tout le monde, & j’enrageais de toute mon âme, non seulement de servir de jouet aux regardants, mais aussi de me voir enguenillonné comme j’étais. Enfin, ma confusion cessa. Je fus présenté à la gouvernante, Flamande toute belle & toute jeune. On m’y prêta un habit complet, une perruque, du linge, & tout le reste qui convient à un officier français ; & ce fut Cauvreville qui m’accommoda de pied en cap. Je n’ai jamais pu savoir de lui ce qu’il faisait à Douai, quoique ce n’a été que fort longtemps depuis qu’il a quitté le service de France. Nous dînâmes tous chez le gouverneur, qui nous régala fort bien, & qui me dit qu’il savait tout ce qui m’était arrivé, & qu’il ne m’avait donné la confusion que j’avais eue que pour m’apprendre à ne me jamais fier à moine ; &, qu’en homme sincère, l’Espagnol avait raison ; qu’il y avait en effet trois choses dans le monde dont son proverbe avertissait de se défier : du devant d’une femme, du derrière d’une mule, & d’un moine de tous les côtés, parce que le tout n’est que tromperie & malice.

Ce gouverneur me donna un homme de confiance que j’envoyai à Utrecht. Cauvreville me prêta de l’argent, jusqu’à son retour ; &, quelque prière que je leur eusse faite à tous de tenir mon aventure secrète, elle y fut sue ; &, sitôt que je fus arrivé, l’officier de garde me salua du nom de Mon Révérend Père. Je vis bien que si je m’en fâchais il faudrait me résoudre à quereller avec tout le monde. Je pris le meilleur parti, qui fut d’en rire, & de garder ma rancune contre le Père Germain.

Je le trouvai à Amsterdam, six ans après, peu avant la paix de Nimègue. Un léger intérêt du régiment m’y avait mené ; &, malgré l’intervalle de temps, on s’y souvenait de mon aventure. Je parlai au trésorier des États, qui dit à son premier commis : dépêchez-le, car c’est un cordelier, & il ne faut qu’un moine pour nous faire enrager tous. Il est vrai, lui dis-je en riant, qu’on m’en a fait prendre l’habit mais je ne l’ai pas gardé : & tout le vœu que j’ai fait dedans, c’est de les bien battre, s’il en tombe quelqu’un entre mes mains.

Vous seriez bien surpris, me dit ce commis, si je vous offrais à dîner chez M. Germain & qu’il vous rendît avec usure tout ce qu’il vous a pris ? A ce nom de Germain, je vis tout d’un coup ce qui en était. Je le pris au mot, & nous y allâmes. Je vis une maison très propre & fort bien meublée ; une femme d’environ trente ans, belle, bien faite, & d’un air très vif & très animé. M.Germain, puisque Germain y a, me reconnut tout d’un coup, & m’embrassa. Je fus quelque temps à me le remettre. Il ne faut pas s’en étonner : je ne l’avais vu qu’en moine, & jamais en habit décent, ou du monde. Il me demanda mille pardons, m’obligea de prendre deux fois plus que la valeur de ce qu’il m’avait pris, m’accabla d’offres ; & voici son histoire telle qu’il me l’a contée.

Qu’il était confesseur dans son couvent, & qu’entre ses pénitentes il y avait une demoiselle qui lui parut d’une conscience autant délicate que la beauté de sa personne était charmante. Qu’il l’avait entretenue de mystères plus hauts que la capacité d’une fille ne doit monter : qu’il lui avait inspiré des scrupules sur sa religion ; & qu’enfin, toujours sous le sceau de la confession, voyant la matière bien disposée à la forme qu’il voulait lui faire prendre, il lui avait déclaré que la religion réformée de Calvin était la meilleure ; qu’il était résolu de la suivre, & pour cela, de quitter son couvent ; & que lui parlant toujours à son confessionnal, il lui avait dit qu’il était prêt d’exécuter son dessein ; qu’il s’était enfin déclaré plus ouvertement. Sans entrer dans le détail qu’il me fit de leurs conversations, poursuivit La Chassée, que je pris pour lors en véritable calviniste, & qui me paraissent à présent abominables, contentez-vous de savoir qu’il la pervertit, & la résolut à le suivre ; que la peur qu’il avait qu’elle ne lui échappât l’avait obligé à s’en assurer par des faveurs sensibles ; que pour cela, il lui avait donné rendez-vous dans une maison où il était le maître ; qu’il s’y était trouvé en habit de cavalier ; & qu’enfin, s’étant promis de s’épouser, ils y étaient devenus mari et femme.

Qu’après cela, il avait tout mis en œuvre pour partir ; qu’il avait pris des lettres de change à Paris sur Amsterdam, pour le plus d’argent qu’il avait pu, qui n’aurait pas été grand-chose sans sa maîtresse, & n’avait réservé sur lui que ce qu’il lui fallait de comptant tant pour faire le voyage & avoir un habit du monde. Qu’il avait postulé, auprès du provincial général, la chaire de théologie à Bruxelles ; qu’il l’avait obtenue avec bien de la peine ; & qu’il était en chemin, lorsque, malheureusement pour moi, il m’avait trouvé à Péronne. Qu’il y avait tout d’un coup formé la résolution qu’il avait exécutée à Douai ; & qu’en sortant de cette ville, il s’était servi de mes passeports, pour venir directement à Amsterdam.

Je sais tout ce qui vous est arrivé à Douai, monsieur, poursuivit-il ; mais vous ne pouvez comprendre quel fut mon désespoir de ne pas trouver la lettre que j’avais laissée dans la manche de l’habit que je vous avais laissé. Il fut tel que je fus prêt de retourner sur mes pas ; mais tout l’éclat ayant dû être fait, ne m’étant aperçu qu’à Rotterdam de la perte de cette lettre, que je croyais avoir mise avec mes billets de change, je craignis de me perdre inutilement en m’exposant aux pénitences du couvent, mille fois plus terribles que la roue & le feu. Enfin, j’arrivai ici quinze jours après vous avoir laissé à Douai. J’y reçus la valeur de mes billets, que j’avais toujours conservés dans une bourse pendue à mon cou ; & restai plus de trois semaines dans des inquiétudes mortelles dont je ne fus tiré que par des lettres que je reçus d’Anvers.

La demoiselle que j’avais laissée à Paris n’avait plus ni père ni mère, & peut en avoir hérité environ deux cent mille francs de bien. Elle était âgée de vingt-trois à vingt-quatre ans, & demeurait chez un homme de fortune, dont la femme était sa tante à la mode de Bretagne, c’est-à-dire qu’elle avait le germain sur elle. Cette femme avait six enfants & était seule & unique héritière de la demoiselle : & le mari & la femme, qui ne voulaient pas qu’elle se mariât, faisaient, par un esprit d’intérêt, tout leur possible pour l’engager à se faire religieuse. C’était dans ce dessein qu’ils souffraient son assiduité à l’église & à mon confessionnal, ne doutant point qu’un religieux qui avait acquis quelque réputation dans la chaire ne la fortifiât dans le mépris du monde & le goût de la retraite, si elle me découvrait qu’elle voulût quitter celui-là pour embrasser celle-ci. Ils m’avaient découvert eux-mêmes leur intention ; & ce ne fut pas une des moindres raisons dont je me servis pour la déterminer à me suivre. Ainsi, bien loin que je contribuasse à leur dessein, ils m’armèrent contre eux-mêmes pour faire plus facilement réussir le mien ; & c’est à quoi je ne m’endormis pas.

Je détruisis, après que je l’eus possédée, tous les scrupules qu’elle pouvait avoir, & dans l’Eglise, & au confessionnal même ; crime digne du feu si elle & moi n’avions pas été assurés l’un de l’autre : & ainsi, hors de toute crainte, je lui lis comprendre que ce qu’elle pouvait emporter appartenant à ses gens ne vaudrait jamais ce que sa fuite leur laisserait ; & que, n’étant engagée à personne, elle pourrait dire, si elle était arrêtée, qu elle se sauvait des mains de parents tyranniques ; qu’ainsi il n’y avait rien à craindre pour elle. Et, si je puis me flatter, l’amour qu’elle avait pour moi achevant de la résoudre, elle consentit à tout ce que je voulus qu’elle fit ; & un nouveau rendez-vous, que nous primes dans la même maison que la première fois, l’ayant mise pour moi dans la même ardeur que j’avais pour elle, elle fut la première à me presser de partir pour aller goûter ailleurs avec tranquillité des plaisirs qui nous paraissaient si doux. Je lui donnai un plan de ce qu’elle devait faire ; & elle l’a fort bien exécuté.

Son parent était un gros caissier, toujours fourni d’or, d’argent & de pierreries qu’il avait en gage : en un mot, un usurier, dans le cabinet duquel elle pouvait entrer quand bon lui semblait, en ayant une clef, parce que ce cabinet lui avait servi de chambre & que la porte se fermait par le dedans à un pêne qui obéissait à la chute. Elle y avait tait faire deux clefs sans que personne le sût, afin de n’être plus grondée quand il fallait qu’elle envoyât chercher un serrurier pour ouvrir sa porte ; & de ces deux clefs elle n’en avait rendu qu’une. Elle s’était accusée de garder l’autre ; &, ayant mon dessein, je lui avais, au contraire, ordonné de la garder, par des raisons convenables à un esprit aussi timide que le sien. Ainsi, c’était de ce côté-là une affaire immanquable.

Je m’étais assuré avant que de partir d’un zélé huguenot, à qui j’étais sûr que je pouvais me découvrir sans risque. Il ne manqua pas d’approuver mon dessein, & me promit de me seconder de tout son possible. Je les fis parler l’un à l’autre, & leur répétai le plan qu’ils devaient suivre. À peine fus-je hors de Paris qu’il sollicita un passeport pour lui & son fils. Il l’obtint. Il acheta une chaise de poste à deux personnes ; & le rendez-vous étant pris, elle sortit habillée en homme. Ils montèrent en chaise & ne se sont point arrêtés qu’ils n’aient été en sûreté, hors des terres de la domination de France. Elle a repris ses habits de femme à Anvers, où j’ai été la quérir sous un passeport de messieurs les Etats.

Je l’ai trouvée plus belle qu’elle ne m’avait jamais paru, & résolue à tout événement ; & dès le lendemain que nous avons été ici, je l’ai épousée. Je m’étais résolu à me borner ici à être simplement maître d’école, & à enseigner la jeunesse & les langues, comme font une infinité d’autres moines qui comme moi ont franchi les murs de leur couvent ; mais plus de cinquante mille écus qu’elle m’a mis en main m’ont fait jeter dans le commerce, où je fais assez bien mon compte pour ne point regretter le peu de bien que mes vœux ont laissé à mes frères.

Après ce que je viens de vous dire, monsieur, il est je crois inutile que j’ajoute que c’est avec ma femme que vous venez de dîner. Elle est présente & peut vous dire ce qu’elle pense ; mais, je ne crois pas qu’elle regrette, non plus que moi, ce qu’elle a laissé à Paris. Notre union est parfaite, quatre enfants vivants, & un cinquième dont elle est prête d’accoucher, en sont des preuves réelles. Je ne lui ai point caché le tour de fripon que je vous ai joué : je vous avoue qu’elle en a ri, mais pourtant sans blesser la charité chrétienne ; &, pour vous le faire oublier, elle & moi vous offrons, d’un cœur vraiment sincère, notre maison, notre table, notre bourse & tout ce qui nous appartient, qui sera toujours à votre service, de vous & de vos amis.

Voilà, messieurs, a continué La Chassée, l’histoire de mon cordelier & de sa femme, fort belle, fort aimable, &l pourtant, à ce que je crois, fort sage, quoique fort éveillée & fort libre. Caractère tout opposé à celui quelle avait à Paris : aussi était-elle la première à dire qu’il suffisait à une femme d’avoir quelque chose de commun avec un moine pour devenir aussi effrontée que lui.

Toutes les fois que j’ai été depuis à Amsterdam, je n’ai pas eu d’autre logement que chez eux, ni d’autre table que la leur, à laquelle tous mes amis étaient bienvenus, & où tout était en abondance, tant pour les plats que pour les vins & les liqueurs de tout pays. C’est là que j’ai été à fond instruit de l’histoire des couvents, des cruautés qui s’y pratiquent, & des tours d’une infinité de moines de tous ordres, qui ont jeté le froc au diable, qui en disent des choses horribles, & qui aiment mieux vivre malheureux & misérables en Angleterre, où ils se retirent ordinairement aussi bien qu’en Hollande, que de retourner dans leurs couvents, dont très souvent ils se repentent d’être sortis, parce qu’ils y seraient mis dans une pénitence éternelle, dont la seule idée les fait trembler & les force à persévérer dans leur apostasie.

Je veux croire que, pour leur honneur, & se rendre excusables, ils ont grossi les objets sur ces pénitences du couvent ; mais, quand il n’y aurait que le quart de vrai de ce qu’ils m’en ont dit, il faut que les moines soient plus durs, plus cruels & plus féroces que le plus mauvais de tous les diables de l’enfer. Nous en parlerons un de ces jours. Pour aujourd’hui allons dîner, a-t-il dit en se levant : nous l’avons suivi.

Il n’a fait que très peu de vent pendant la journée ; encore a-t-il été contraire.

Du lundi 19 mars 1691

Toujours beau temps & mauvais vent. Le chirurgien du Florissant est venu à bord voir le nôtre, qui est très mal. Je l’ai déjà dit, c’est l’homme du vaisseau qui m’est le moins nécessaire. Mais quelle sottise que cette chirurgie ; ou plutôt quelle impertinence que cette médecine ! Je l’ai dit au t. I, p. 139, que lorsque nous allâmes chez Foulquier apothicaire, il n’y a pas un seul chirurgien sur l’escadre qui ne traitât l’autre d’ignorant.

...Il n’est point de fou, qui par bonnes raisons
Ne mette son voisin aux Petites Maisons.

Peut-être devrais-je y être mis le premier, quand ce ne serait que parce que je m’arrête sur une folie. Malgré cela, ces dignes messieurs, gens habiles, sensés, experts, & véritables Esculapes sur les maladies d’autrui, sont en effet, & conviennent qu’ils ne sont en effet, que des ânes sur les leurs. Je désespère le nôtre : je ne lui cite pourtant que l’Évangile ; Medice, cura te ipsum.

Celui du Florissant, qui est venu, a dîné avec nous : il est latin ; & nous avons eu ensemble une conversation à être mise dans le Malade imaginaire. Je lui ai remontré que tous les remèdes ne sont que vanité. Il m’a cité, pour excuser la médecine, le vers que voici :

Non est in medico semper relevetur ut aeger.

Et moi, pour la confondre, j’y ai ajouté le suivant qui en est la suite :

Nam semper doctâ plus valet arte malum.

Et lui ai soutenu que l’épithète doctâ était ironique.

Le M. de La Touche qui repasse avec nous en France était à Siam lors de la révolution, & y a été pris prisonnier. Il a fait de tout une relation que j’ai fait en sorte d’avoir : on la trouvera à la fin de mon journal. Nous disputons ensemble fort & ferme sur le fruit de nos prisons. Il soutient qu’il a eu plus de coups de rotin des Siamois que je n’ai eu de coups de bâton des Anglais. Beau sujet de dispute ! M. de La Chassée, pour nous consoler, dit que les Siamois & les Anglais ont également tort ; qu’ils devaient nous assommer tous deux ; & qu’ils auraient délivré le monde de deux mauvaises bêtes.

J’ai encore d’autres relations, que je vous destinais ; mais celle de M. de La Touche m’a paru la plus sincère : c’est pourquoi je la préfère aux autres. Le lecteur saura seulement aussi que la qualité d’opra répond à celle des anciens connétables de France, parce qu’en l’absence du roi elle donne un commandement absolu sur tous les gens de guerre, & que Pitrachard en avait augmenté le lustre & l’autorité par celle de grand maître de la maison du roi, dont il était revêtu, & qu’il y avait réuni dans sa personne ; & qu’ainsi, le dedans du palais & le dehors étaient soumis à ses ordres.

Le lecteur saura encore que cangue est une fourche de la hauteur des pieds jusqu’au col, portant à son haut trois gros bâtons qui se croisent & forment entre eux un triangle équilatéral, soutenu par trois fourches, une chacune au milieu de la face de chaque triangle, c’est-à-dire entre deux de ces triangles ; qu’aux deux angles du devant & à côté de la fourche il y a une mortaise à droite & à gauche, ce qui fait deux, dans chacune desquelles on passe un bras du suppliant, qui est, à cet égard, comme au pilori à Paris, mais plus gêné, à peu près comme était l’exécrable Ravaillac dans son travail, qui se voit encore dans la tour de Montgomery à la Conciergerie.

Il saura encore que rotin sont des cannes fort menues & fort longues, dont les Siamois se servent au lieu de verges, & qui coupent comme des couteaux ; en sorte que la peau du corps est bientôt en lanières. Les sièges & les fauteuils de Siam, ou qu’on a fort bien imités, surtout dans le lacis, ne sont pas rares en France : les fonds ou les sièges & les dossiers sont de ces mêmes cannes. Il faut aussi qu’il sache que ce qu’on y nomme bras peints sont les bourreaux, qui ont effectivement les bras peints de diverses couleurs, & de figures ; & que dans ces couleurs, le noir & le rouge dominent par leur quantité.

J’ai été surpris que dans aucune des relations que j’ai lues on ne parlait point de ce que pouvait être devenue la princesse de SiaM. Je m’en suis informé à ce M. de La Touche, qui m’a dit que ni lui ni personne ne pouvait en rien dire de certain. Que tout ce qu’on en savait, par un bruit sourd, était que Pitrachard avait voulu l’épouser ; qu’elle l’avait rejeté avec mépris, ne pouvant se résoudre à voir le meurtrier de son père, & moins encore à se donner à lui, ou à son fils : à quoi Pitrachard prétend la réduire par les tourments ; sinon la faire mourir : étant trop bon politique pour la mettre entre les bras d’un autre, qui pourrait réveiller ses droits.

Du mardi 20 mars 1691

Il fait calme tout plat, & la mer est unie comme une table.

Du mercredi 21 mars 1691

Le vent est devenu variable, du Sud au Ouest : pas bon, mais pas tout à fait mauvais.

Du jeudi 22 mars 1691

Calme tout plat jusqu’à ce soir, que le vent est venu Nord-Ouest, bien faible. Ce n’est pas le moyen de passer le Cap dans le mois.

Du vendredi 23 mars 1691

Le vent est venu cette nuit Nord-Nord-Est, bon frais : c’est ce qu’il nous faut. Nous allons vent largue, en bonne route. Dix jours de même, le cap de Bonne-Espérance sera passé & repassé. C’est le seul endroit qui nous reste à craindre pour le mauvais temps. Le ciel est couvert & il pleut de temps en temps.

Du samedi 24 mars 1691

Il a fait beau tout le jour, & surtout cet après-midi. Le vent a un peu calmé ; mais nous allons bien.

Du dimanche 25 mars 1691

Encore un peu calmé ; mais nous allons bien, vent arrière. La mer est belle & unie, & un temps à charmer, & le vrai printemps.

Du lundi 26 mars 1691

Le vent cette nuit a achevé de calmer, & cet après-midi il est venu Ouest-Sud-Ouest, directement contraire.

Du mardi 21 mars 1691

Calme tout plat, quelques petites risées, ou souffles, de temps en temps, & contraires. On n’avance point.

Du mercredi 28 mars 1691

Le vent a presque toujours été calme, ou il a si peu venté que rien. Le vent est enfin revenu bon sur les huit heures du matin ; & cet après-midi, il a rafraîchi, & nous allons assez bien, vent arrière. Si le vent était un peu plus fort, nous irions encore mieux. On dit que nous ne sommes plus qu’à deux cent cinquante lieues du Cap & que, si ce vent-ci continue, tout faible qu’il est, c’est une affaire de huit jours. Avec un si, je ferais entrer un âne dans une bouteille.

Du jeudi 29 mars 1691

C’était hier le premier jour de la lune : le vent avait rafraîchi ; c’était bon signe. Il a encore augmenté & nous avons fort bien été. Quatre jours de même, le Cap sera derrière nous. C’est le seul trajet qui nous reste pour être sûrs de notre retour en France. J’avoue qu’il me donne de l’horreur, ne pouvant me figurer que tant de gens qui en ont écrit se soient concertés pour mentir.

Du vendredi 30 mars 1691

Le vent a changé sur les deux heures du matin & est devenu tout à fait contraire : il n’est que Ouest, mais si fort que nous avons été obligés de mettre à la cape. Il a plu, tonné, venté & brumé. Ceci est-il un avant-coureur du Cap ? Les navires se sont encore dispersés. Nous ne sommes plus que trois : je ne sais où sont les deux autres ; & ceux que nous voyons étant aussi à la cape, & fort éloignés, on ne peut dire lesquels ce sont.

Du samedi 31 & dernier mars 1691

Le vent est revenu bon sur le minuit, nous avons fait bonne route ; & de dessein formé, nous avons laissé l’escadre. Je ne sais si nous avons bien fait ; mais je sais bien qu’il n’a tenu qu’à nous de nous rallier aux autres, parce que l’Oiseau & le Florissant paraissaient encore ce matin au vent à nous. Ils

étaient à plus de six lieues de l’arrière : mes longues-vues en portent douze, & on a distingué par leur moyen ces deux vaisseaux de notre grande hune ; & au lieu de les attendre nous avons forcé de voiles pour avancer, malgré la résolution prise avec M. d’Aire le 14 du courant, de ne nous point quitter. Dieu veuille qu’il ne nous en arrive point de mal. À mon égard, je suis résolu à tout événement ; &, quand je devrais mettre seul le feu au vaisseau, les Anglais ne me régaleront plus. Si nous avons à faire à eux, mon parti est pris : si ce sont des Hollandais, nous tâcherons de nous vendre tout ce que nous pourrons valoir ; mais si ce sont des Anglais, je tâcherai de ne pas périr seul. J’aimerais mieux être vingt fois pris par les Algériens que de l’être encore une par les Anglais, nation cruelle, tigresse & traîtresse. J’ai été pris par les Turcs, vous le savez, & j’ai éprouvé dans ces barbares mille fois plus d’humanité & de charité que dans les Anglais, qui ne pratiquent pas l’ombre de ces vertus. Nous les prenons aussi bien qu’ils nous prennent ; &, quoiqu’ils exercent sur nous toute sorte de cruautés, nous n’avons pas le cœur assez mauvais, ou plutôt la barbarie de leur rendre le change : leurs humiliations nous désarment. Ce sont en effet de véritables chiens couchants ; & le proverbe de Pétrarque définit juste leur caractère :

Anglica Gens est optima flens, sed pessima ridens

Que le lecteur compare l’histoire de Henri VIII, de Marie et d’Elizabeth ses filles, & de Cromwell, qui y ont tous quatre fait couler des ruisseaux de sang. Il verra qu’ils en ont fait tout ce qu’ils ont voulu ; ayant trouvé, dans leur sévérité, le secret de se faire craindre & obéir : au lieu que la douceur & la bonté des Stuarts n’ont servi qu’à conduire Charles I sur un échafaud, & détrôner Jacques II, actuellement abandonné & retiré à Saint-Germain.

Puisque j’ai du temps & que je parle du génie des Anglais, je ne puis m’empêcher de dire une chose, que je sais d’original. J’ai parlé ci-dessus de M. de La Barre, vice-roi en Canada. Avant que de se jeter dans l’épée, il avait été maître des requêtes, & intendant en Bourbonnais. Il y avait eu une amourette, dont il était venu une fille, qu’il a mariée à un nommé M. de La Pommeraie, gentilhomme de la Marche ou Marchois. Ce M. de La Pommeraie était en Canada avec M. de La Barre son beau-père, & était, comme moi, présent à la confusion que les jésuites eurent à Montréal. C’est de lui que je sais ce que je vas dire.

Avant que d’être vice-roi en Canada, M. de La Barre avait été gouverneur des îles de l’Amérique ; &, pendant son temps, les Anglais, infiniment plus forts que les Français, ne leur faisaient aucun quartier & jetaient à la mer tous ceux qu’ils pouvaient prendre. M.de La Barre jugea à propos de passer de la Martinique à Saint-Christophle, île à laquelle les Anglais en ont toujours voulu, non seulement, parce qu’ils en possèdent une partie 61 qu’ils voudraient avoir le reste, mais parce que c’est celle de toutes les Antilles qui produit le meilleur sucre. Ils avaient des vaisseaux qui menaçaient descente, & M. de La Barre ne crut pas la devoir laisser prendre sans coup férir, & résolut d’y aller lui-même. La Pommeraie, son gendre, l’accompagna, & fut témoin de l’action.

Entre Nièves et Sainte-Alucie, ils trouvèrent une frégate anglaise de vingt-huit canons, d’égale force à celle que M. de La Barre montait, qui n’en avait que vingt-huit non plus mais qui avait bien moins d’équipage & d’hommes. Les officiers qui étaient sur cette frégate avec M. de La Barre voulurent lui persuader de mettre sa personne en sûreté & de se sauver à Nièves, qui était sous le vent ; &, pour cela, de se servir de la chaloupe, qui était en toue de la frégate. Pour toute réponse, M. de La Barre mit le sabre à la main & d’un seul revers coupa le cablot qui retenait cette chaloupe, qui ensuite alla au gré du vent & de la mer. Je viens, dit-il d’un visage riant aux officiers & à l’équipage, d’ôter toute occasion de tentation de se sauver : il faut vaincre ou périr, tous ensemble.

Una salus victis, nullam sperare salutem.

Allons, messieurs & mes enfants ; ne faisons pas les b… ; sautons de bonne grâce.

Il se fit apporter les deux orgues & les gouverna lui-même, & défendit de tirer qu’à l’abordage. Les Anglais en firent deux, & furent si vivement reçus qu’ils abandonnèrent l’entreprise. M.de La Barre qui avait gouverné les orgues leur avait tué plus de six-vingts hommes. Les Anglais rebutés se retiraient ; mais il ne crut pas devoir les laisser partir sans les attaquer à son tour. Il fit virer de bord sur eux, les aborda par le devant & sauta le premier, le sabre à la main & ses pistolets à sa ceinture, dans leur frégate sans être ébranlé par le feu qui se faisait à bout portant.

Il fut secondé ; & les Anglais, voyant sur leur vaisseau les Français dont ils craignent, ont toujours craint & craindront toujours la pointe & la fureur, n’eurent point d’autre parti à prendre que de mettre les armes bas & d’implorer à genoux la grâce du vainqueur ; mais ils avaient trop fait périr de Français pour en être dignes. M.de La Barre les fit tous jeter à la mer, au nombre de quatre-vingt-six. Ce qu’il y eut de surprenant dans ce combat, c’est que M. de La Barre n’avait que quatre-vingt-dix hommes en partant de la Martinique, dont il ne lui restait que cinquante-huit lorsqu’il se rendit maître des Anglais, encore plus forts que lui de vingt-huit hommes, & qui étaient partis la veille de Saint-Christophle au nombre de trois cents hommes effectifs, dans l’intention de faire une descente à la Martinique afin qu’on ne pût pas secourir Saint-Christophle, qu’ils voulaient prendre. Ce fut assurément l’usage des orgues qui les réduisit à si peu.

Comme le lecteur peut ne pas savoir ce que c’est qu’une orgue, je crois devoir l’en instruire. C’est un assemblage de quatre cent soixante-cinq canons de fusils posés les uns sur les autres. La base est de trente, le second rang de vingt-neuf, le troisième de vingt-huit ; ainsi du reste jusqu’au sommet, qui finit par un : en sorte que tous ces canons forment un triangle parfait. Ces canons sont assujettis par deux barres de fer pliées en triangle, & qui les embrassent à leur volée & à leur culasse.

On passe entre les rangs une corde d’amorce ; & celui qui gouverne l’orgue fait partir plus ou moins de coups ; & le tout étant posé sur un chandelier dont la vis est jouante, il peut mirer haut & bas, & de tel côté que bon lui semble. On peut voir que ceci est une arme bien meurtrière dans un abordage. Aussi, M. de La Barre employa-t-il utilement les 930 coups de ses deux orgues.

Il fit, comme j’ai dit, jeter à la mer les quatre-vingt-six Anglais qui restaient, où les Français eurent la bonté de les tuer à coups de fusil. Que le lecteur ne s’y méprenne pas : je dis la bonté de les tuer ; car cette nation diabolique n’en usait pas si humainement envers les Français. Ces chiens, plus cruels que leurs dogues, les liaient les mains derrière le dos & leur passaient des vessies ou des barils sous les aisselles, comme j’ai dit ci-dessus que nos matelots ont traité un requien & cela, afin de se divertir de leur mort & que l’horreur les en frappât davantage. Heureux, dans ce cruel temps, celui qui était promptement dévoré par quelque monstre !

Entre ceux qui furent jetés à la mer, il y eut un jeune homme de vingt-deux ou vingt-trois ans, qui se jeta aux pieds de M. de La Barre, & lui dit en bon français qu’il était véritablement anglais de naissance, mais bon catholique romain ; qu’il avait toujours été en France auprès d’un oncle établi à Rouen ; qu’ayant débarqué à Douvres pour aller à Londres voir son père, qu’il n’avait pas vu depuis quinze ans, il avait été pris & forcé de s’embarquer malgré lui. C’est fort bien plaider, lui répondit M. de La Barre. Tu n’avais qu’à rester à Rouen & t’y faire procureur : tu y aurais gagné la vie ; mais que diable allais-tu faire dans cette galère ? Ho bien, poursuivit-il en parlant à un des quartiers-maîtres qui jetaient les Anglais, sais-tu bien ce qu’il faut faire ? Tout le monde croyait qu’il allait lui donner la vie ; &, dans ce sens, cet officier marinier lui répondit que ce pauvre diable avait la mine de savoir bien gagner son pain. Eh ! il est Anglais ! lui répliqua M. de La Barre ; mais parce qu’il est bon catholique, jette-le plus doucement que les autres, & le fit effectivement jeter à la mer ; & toute la grâce qu’il lui fit fut de lui faire attacher au cou un boulet à deux têtes. Il poursuivit son chemin, sauva l’île de Saint-Christophle, où il fit mettre le feu à une sucrerie, dans laquelle il fit brûler quarante Anglais qui s’y étaient enfermés & qui refusaient de se rendre : ce qui épouvanta tellement les autres qu’ils furent les premiers à proposer un cartel, que M. de La Barre accepta avec plaisir, n’ayant fait ces cruautés que pour les empêcher de continuer les leurs. Je ne puis mieux achever leur portrait que par un vers du Poëma Maccaronicum.

Stellarum mala rassa virum, bona salsa Diabli.

Avril 1691

Du dimanche 1er avril 1691

Depuis minuit, vent contraire. L’Oiseau & le Florissant ne veulent point nous quitter. Mes longues-vues disent de la hunette qu’il y a un signal ; & on dit en bas qu’elles ne peuvent pas porter si loin. Si nous ne nous rallions pas à eux, c’est que nous ne le voulons pas.

Du lundi 2 avril 1691

Toujours vent contraire. Nous avons encore vu deux navires, mais si éloignés derrière nous qu’on ne peut les distinguer. Ce sont encore l’Oiseau & le Florissant : du moins, l’apparence le dit ; & ce soir, on ne les voyait plus du tout.

Du mardi 3 avril 1691

Après du vent assez bon depuis minuit jusqu’à neuf heures du matin, calme tout plat. On ne voit plus de navires que le nôtre.

Du mercredi 4 avril 1691

Nous ne verrons plus nos vaisseaux qu’au rendez-vous. Le froid nous saisit & nous paraît d’autant plus sensible que nous sortons des chaleurs. Un matelot, nommé René Le Penneven, vient de mourir.

Du jeudi 5 avril 1691

Toujours vent bien près, & presque contraire : cependant nos pilotes, ayant assuré que nous sommes sur le banc des Aiguilles, ont sondé ce soir, & ont trouvé terre à 85 brasses d’eau. Ainsi, nous ne sommes qu’à trente lieues d’Afrique. J’admire leur habileté, de se trouver si justes, après l’ouragan du mois passé.

Du vendredi 6 avril 1691

On a encore sondé ce matin, & on a trouvé terre à soixante-quinze brasses. Il n’a presque point fait de vent cette nuit, & fort peu pendant le jour. Nous avons vu ce soir à soleil couché les terres d’Afrique, qu’on appelle cap des Aiguilles, dont nous sommes encore fort éloignés dans l’Est.

Du samedi 7 avril 1691

Le vent est devenu bon vers les deux heures du matin. Nous avons toute la journée côtoyé la Cafrerie ou les terres de l’extrémité de l’Afrique, dans le Sud-Est : ce sont celles qui ceintrent du côté de la mer une partie de l’empire du Monomotapa. Si le vent continue, nous passerons cette nuit le cap de Bonne-Espérance ; &, demain matin, tout péril de navigation sera évité. Nous ne sommes au plus qu’à cinq lieues de terre. Je n’ai vu, par mes longues-vues, qu’une terre couverte de bois, & pas une seule habitation. On dit, cependant, que cet endroit est fort peuplé.

Du dimanche 8 avril 1691

Le vent a calmé : cependant, nous avons toujours été un peu. Nous avons toujours côtoyé la terre ; & le cap de Bonne-Espérance, que nous voyons, n’est pas à plus de neuf lieues de nous. Si le vent renforçait, ce serait du chemin jusqu’à minuit. J’espère cependant qu’à l’issue de la messe nous chanterons demain le Te DeuM. Du calme au cap de Bonne-Espérance ! Cela me paraît si peu vraisemblable que j’accuserais volontiers de vanité & de mensonge tous ceux qui en ont écrit des choses si horribles ; entre autres Maffée que je tiens ouvert sur le naufrage d’Eléonor. Ce que j’en peux croire, c’est qu’ils ont eu le malheur de s’y trouver à la fin de février ou au commencement de mars, qui est immanquablement le temps de l’ouragan : Rikwart nous l’a assuré en dînant. Les Hollandais savent que nous sommes ici, car ils ont des gens exprès sur trois différentes montagnes, qui font du feu, ou d’autres signaux, lorsqu’il paraît quelque navire. Je crois qu’ils voudraient bien nous couper chemin, surtout les scélérats qui, après avoir dit leur Credo en France, se sont retirés parmi eux, où ils ont en même temps renié leur religion, leur roi & leur patrie. Rikwart dit qu’il y en a plus de trois cents ; & que ce sont ceux que la Compagnie hollandaise envoie s’établir dans les terres nouvellement découvertes en Afrique, & dont j’ai parlé à la fin du premier volume.

Du lundi 9 avril 1691

C’est ce matin que, grâce à Dieu, nous avons doublé & dépassé le cap de Bonne-Espérance, d’une mer belle & unie, & d’un bon vent. Nous l’avons perdu de vue sur le midi ; mais le vent, qui est devenu contraire sur les deux heures, nous empêche de quitter de vue les terres d’Afrique. En tout cas le plus fort est fait, puisque nous ne sommes plus dans les mers des Indes & que nous sommes certains de ne point relâcher. Nous avons chanté le Te DeuM. Dieu nous conserve jusqu’en France : il y sera chanté encore de meilleur cœur.

Du mardi 10 avril 1691

Calme tout plat depuis hier au soir.

Du mercredi 11 avril 1691

Nous avons enfin perdu de vue les terres d’Afrique, parce que le vent est venu bon cette nuit & nous a avancés & nous avance encore. Quinze jours de même, nous serons à l’Ascension : notre rendez-vous y est. Nous sommes seuls à présent. & un vaisseau seul avance beaucoup plus que lorsqu’il est en compagnie, parce qu’il fait route directe, sans attendre personne. Ajoutez à cela que l’Écueil va parfaitement bien & est un des meilleurs voiliers de tous les vaisseaux qui sont à la mer. Dieu nous préserve de trouver des ennemis plus forts que nous : la résolution de se faire sauter ne plaît pas multis.

Du jeudi 12 avril 1691

Le vent continue toujours bon & nous allons à souhait. Dieu sait ce qu’il nous faut ; car, certainement, nous avons besoin d’être bientôt à quelque bon endroit, étant fort près de nos pièces sur le pain. Le reste ne nous manque point ; &, Dieu aidant, ne nous manquera pas.

Du vendredi saint 13 avril 1691

Toujours bon vent : tout le monde en est réjoui, & très peu content du jeûne austère d’aujourd’hui & de celui qui se fera demain. C’est comme l’année passée, mais par une autre raison : c’est que nous avons fait gras pendant tout le carême.

Du samedi 14 avril 1691

Le vent s’est jeté cette nuit au Nord-Ouest, justement contraire.

Du dimanche de Pâques 15 avril 1691

Il a fait calme toute la journée & le vent s’est jeté ce soir au Nord. Il a fait fort beau & pas plus chaud ni froid qu’il fait ordinairement en France à pareil jour : aussi sommes-nous à trois degrés près au même éloignement du soleil, de lui à Paris & de lui à nous.

Toujours même chose que l’année passée pour la conscience ; je n’ai rien à ajouter à ce que j’en ai déjà dit dans le tome I. Vols journaliers, dont on a la tête rompue : pas une restitution ; & tout le monde a communié. Cela a attiré une nouvelle persécution à notre aumônier de la part de M. de La Chassée, qui est son fléau, & qui ne lui passe rien. La nation basse-bretonne & le monachisme ont éclaté sur la scène. Il en souffrira pourtant une autre, dont La Chassée est inventeur : c’est un procès dans les formes, auquel il ne s’attend pas, & qui sera plaidé tout aussitôt que les avocats auront appris leur plaidoyer.

Du lundi 16 avril 1691

Calme tout plat, pendant toute la journée. Nous avons pris du poisson ; &, pendant la dernière semaine de carême, nous n’en avons pas vu un seul : en sorte que nous l’aurions fait fort triste si je n’avais fait servir gras. Personne n’a eu peine à se rendre à un si doux ramage. En effet, il faut avoir lame tournée du côté de Rome, ou de ses décisions (car aucun ecclésiastique considérable n’y fait maigre). Le salut éternel, à ce que le peuple croit, y est attaché ; mais, pour se bien porter, il est du bon naturel d’avoir l’estomac & les boyaux tournés du côté de Genève. Point de poisson, point de légumes, point de beurre, de l’huile puante. Hé ! comment diable aurions-nous fait ?

Du mardi 17 avril 1691

Encore calme tout plat, jusque sur les trois heures après-midi, qu’il vente Ouest-Sud-Ouest, pas bon.

Du mercredi 18 avril 1691

Calme tout plat, depuis minuit. La chaleur commence à se faire sentir. On dit que les courants sont pour nous : tant mieux.

Du jeudi 19 avril 1691

Jour des plaidoiries. Avant que d’en parler, je dirai que le vent est devenu fort bon sur les deux heures du matin : c’est de l’Est-Nord-Est ; nous avons bien été, & nous allons bien encore.

Le procès s’est mû en dînant, entre MM. de Bouchetière, de La Chassée, procureur général, & moi, demandeurs & accusateurs, d’une part.

Contre frère François Querduff, religieux dominicain, ou soi-disant tel, notre aumônier, d’autre part.

Nous lui gardions ce procès pour ses œufs de Pâques, & tous les acteurs étaient concertés ; Bouchetière, La Chassée & moi, lui avons rendu vuides les trois flacons de fenouillette qu’il nous avait donnés pleins le dimanche 18 du mois passé.

J’ai commencé ma plainte & le plaidoyer au dessert, fondé sur ce que j’avais travaillé pour le commun, & non pour moi seul, en faisant mariner de la bonite à la mer, & saler du sanglier à Négrades ; que notre aumônier ne pouvait pas disconvenir de cette vérité, puisqu’il en avait mangé sa bonne part ; que je l’avais donné à la table, sans en avoir rien réservé pour moi ; ce que j’avais fait dans la prévention où j’avais toujours été, & où j’étais encore, que les gens qui mangent ensemble à la mer ne devaient avoir qu’un même plat, auquel chacun devait contribuer de sa peine & de ses soins, pour l’utilité commune ; que, sur ce pied, j’étais surpris d’avoir appris qu’agissant sur un autre plan, notre aumônier, frère François Querduff, avait fait un vol & un brigandage public en retenant pour lui seul du gingembre confit ; que je requérais que ce gingembre lût apporté à l’office du dessert commun, sauf à la cour & à M. de La Chassée, procureur général en icelle, à prendre pour la vengeance publique telle conclusion qu’il aviserait bon être ; & ce, afin que la peine qui serait infligée au coupable empêchât que désormais pareil brigandage arrivât parmi les navigateurs mangeant[s] ensemble.

J’acquiesce aux conclusions prises par l’écrivain du roi, a repris Bouchetière, & demande à la cour d’être reçu partie intervenante. Je ne conçois pas par quel droit de friandise notre aumônier a prétendu s’approprier du gingembre, où il n’a rien apporté du sien que le seul soin d’ordonner la sauce. C’est moi qui lui ai donné le gingembre ; c’est moi qui lui ai fait avoir du sucre de notre maître d’hôtel : sucre très cher, sucre admirable, & sucre d’autant meilleur qu’il ne coûtait rien puisque c’était le reste de ce qui m’en avait été donné au Poil-Louis. Ç’a été moi encore qui lui ai donné un soldat pour aller chercher le bois propre à faire & entretenir le feu sous le pot : pot que je lui avais encore fait prêter par notre maître d’hôtel.

Il y a plus : c’est que le vin dont il s’est servi provient d’une menterie qu’il m’a obligé de faire. Ses adulations (eh ! qu’est-ce qu’un moine n’est pas capable de faire faire à son pénitent lorsqu’il y trouve l’utilité de son ventre & la délicatesse de son goût ? ), ses adulations, dis-je, m’ont persuadé que ce serait un si léger péché qu’il m’en donnerait l’absolution sans confession, si je demandais à l’écrivain du roi deux pots de bon vin vieux, sous tel prétexte que je voudrais, & que je lui remisse ce vin. Je l’ai fait, sous prétexte d’en faire présent à feu La Ville aux Clercs ; & 1 écrivain du roi, qui m’en offrit autant que j’en voudrais, a toujours cru que j’en avais aidé un malade. L’aumônier me promit de les employer au gingembre ; mais je crois qu’il les employa à déjeuner avec l’aumônier du Florissant & le maître canonnier d’ici, ses frères, en mangeant des perdrix que celui-ci avait tuées ; & qu’il s’est frauduleusement servi du vin des malades pour faire ses confitures.

Non, monsieur, repris-je, le vin que vous lui avez donné a été mis au gingembre ; & je lui en donnai trois autres bouteilles pour déjeuner avec ses frères, duquel déjeuner je devais être si je n’avais pas été retenu par M. Blondel. Tant mieux, a repris Bouchetière, puisqu’il n’y a point eu là-dessus de tricherie : les confitures n’en doivent être que meilleures. Je serais en droit de tout répéter en mon particulier, puisque le sucre, le gingembre, le pot dans lequel tout a été cuit, le vin qui en a fait la sauce, le bois & les soins du soldat qui a entretenu le feu ne sont dus qu’à moi ; mais le mensonge que j’ai fait m’en rendant indigne, j acquiesce aux premières conclusions.

Comptez-vous pour rien le gérofle, la cannelle & la muscade, qui sont entrés dans ces confitures ? a ajouté le maître d’hôtel. J’en avais confié les clefs à Landais, qui a eu la bonne foi de les remettre au révérend père, lequel a lait de ces aromates comme des choux de son jardin, & qui a laissé dans les boites un si grand vuide, que j’ai été prêt de m’en plaindre ; & m’en serais effectivement plaint si le même Landais ne m’avait apaisé en me faisant boire trois coups d’un ratafia admirable.

Vous m’allez brouiller, lui a dit Landais, avec notre aumônier, à qui j’avais promis le secret ; & cela sera cause que je ne dirai à personne que je lui ai encore donné deux autres livres de sucre, qu’il m’a prié de voler dans la dépense. Je ne dirai point non plus que le ratafia que je vous fis boire, & dont je bus aussi, était le reste d’un flacon de la petite cave de feu M. Le Vasseur, qu’il avait vuidé dans le gingenvre qu’il faisait dans un endroit caché fort éloigné du camp, dont lui seul, Francœur & moi avions connaissance ; &, quand tous les juges du monde s’en mêleraient, je ne dirai, de ma vie, qu’il y a trois grands pots renfermés dans le grand coffre de M. Le Vasseur, dont celui que j’ai vu ce matin est le plus petit, & que le gingembre est d’une odeur si délicieuse qu’elle embaume la sainte-barbe. Voilà ce que votre indiscrétion a attiré. J’aurais tout dit, si on me l’avait demandé ; & à présent, quand le diable s’en mêlerait, je n’en dirai pas un mot.

Que de crimes entassés l’un sur l’autre & découverts dans le même moment ! a dit La Chassée, avec un ton d’admiration qui nous a tous fait rire. Voilà, père, la confusion que votre avidité, votre gloutonie, votre peu de charité pour votre prochain & votre amour-propre vous causent. Gingembre surpris, sucre extorqué & volé, vin acheté par l’indigne prix d’une menterie, épiceries volées, corruption du dépositaire & de son facile mais sincère confident, travail caché comme celui d’un faux monnayeur ! Voilà, père, une partie des crimes dont Votre Révérence est prévenue & convaincue. Croyez-vous que la cour vous les pardonnera, & ne jettera pas sur votre compte les maux de poitrine & les indigestions d’estomac dont nous avons été travaillés, & dont, à ce qu’assure notre Esculape, nous aurions tous été exempts si nous avions eu part au gingembre confit ? Craignez la juste vengeance que la cour peut exercer contre vous.

Notre ministère nous obligerait de pencher vers la rigueur ; mais, donnant le plus que nous pouvons à la coutume monacale & basse-bretonne, nous nous contentons de requérir que celle de tout temps observée parmi les navigateurs sera gardée, sans qu’il y soit contrevenu ; ce faisant, que les soins seront par chaque particulier mangeant à la table employés à la rendre la plus abondante & délicate que faire se pourra : requérons en outre que les trois pots de gingembre confits en question seront présentement & actuellement transférés dans la dépense du maître d’hôtel, & là convertis en assiettes particulières, qui seront distribuées à chaque repas. Requérons encore que le ratafia étant l’instrument dont le coupable s’est servi pour corrompre lesdits maître d’hôtel & Landais, il en soit aussi actuellement & sans déport apporté trois flacons pleins, au lieu des trois flacons vuides présentement rendus, pour tenir lieu d’épices à la cour & de salaire aux avocats ; lesquels trois flacons seront journellement vuidés les matins par les gens de la table, avant la prière & la messe, & ce pour cause ; & qu’il en soit encore apporté un autre, qui sera présentement vuidé pour désaltérer les gosiers desséchés par une plaidoirie si longue, & que l’Arrêt qui interviendra sur les présentes conclusions sera exécuté, nonobstant l’appel & sans préjudice d’icelui.

Après cela, M. de La Touche & le chirurgien, qui avaient le mot, se sont approchés de Rickwart, qui avait le mot aussi. Ils ont fait comme s’ils avaient été aux opinions ; &, un moment après, ce Hollandais, qui ne parle pas tout à fait bon français quoiqu’il l’entende bien, a prononcé, Soit fait comme il est requis, sauf l’appel ; et par provision, dépens réservés. Qu’est-ce qu’il veut dire, a repris l’aumônier, avec ses dépens réservés ? C’est en cas que vous en appeliez, lui a répondu M. de Porrières. Hé ! à qui en appellerais-je ? a poursuivi l’aumônier en riant, & rouge comme une cerise mûre. Ne vois-je pas bien que vous êtes tous des fripons, conjurés & concertés contre ma fenouillette ?

Il a voulu se retirer. Doucement, beau père, lui a dit La Chassée en l’arrêtant. Vous êtes prisonnier ici, suivant l’Arrêt : payez comptant, pour vous éviter les frais de capture. Je n’ai pas ici de quoi, a repris l’aumônier. J’y ai pourvu, a dit La Chassée : un moine prisonnier ici ferait autant de scandale que j’en ai fait à Douai. On est allé tout quérir : &, en effet, le maître d’hôtel, le valet de M. de Porrières, celui de M. de La Chassée & Landais sont arrivés, apportant le coffre & la cave du pater. Il a ouvert l’un & l’autre, & prenait, je crois, les choses un peu à contrecœur, quoiqu’il fît bonne mine. Les trois pots & les trois flacons ont été portés à la dépense, & dans le moment nous avons vuidé le quatrième. La cave est de seize, dont il y a encore quatre pleins, dont nous tirerons encore notre part. Je laisse à penser si cela s’est fait sans rire. L’aumônier a pourtant pris les choses de meilleure grâce que nous ne l’espérions ; & cela est cause qu’on lui a renvoyé un pot du gingembre, qui est excellent, aussi bien que sa fenouillette. Notre père La Chassée lui garde pour une autre fois son histoire avec la chanteuse de Morlaix, qui nous a déjà valu trois flacons, et dont il l’a menacé ci-devant ; et c’est sur cette histoire que nous hypothéquons notre droit sur le reste de la cave.

Du vendredi 20 avril 1691

Le vent a toujours été bon, & nous avons fort bien été en bonne route. Notre aumônier a dit, en dînant, qu’il n’avait hier entamé un pot de gingembre que pour le goûter, & le donner à la table. M.de La Chassée lui a platement répondu qu’il aurait pu le donner s’il avait été mauvais, mais, qu’étant bon, il voulait le garder. Lequel a raison ? Je m’en rapporte au lecteur.

Du samedi 21 avril 1691

Le vent a fort calmé, & nous avons peu avancé. Nous sommes à moitié chemin du cap de Bonne-Espérance à l’Ascension.

Du dimanche 22 avril 1691

Le vent a rafraîchi, Si nous avons toujours été à merveille.

Du lundi 23 avril 1691

Il y a aujourd’hui un an, dimanche 23 avril 1690, que M. Hurtain mourut. Nous aurions dû faire hier son anniversaire, mais la célébrité de la Quasimodo l’empêcha. Nous l’avons fait aujourd’hui. Il y a encore eu des pleureurs : cela a fait plaisir au commandeur, qui a vu le respect que nous conservons pour la mémoire du défunt ; & cela me fait dire à moi qu’outre la qualité de larrons celle de bons comédiens, ou de gens de cœur assez tendre, est due aux Bretons.

Du mardi 24 avril 1691

Toujours bon vent : tant mieux. Les pilotes ni l’aumônier n’ont point oublié ma fête. Le diable de La Chassée, qui les en a fait souvenir, était à leur tête. Je ne connais point son saint ; mais le mien m’a coûté plus que l’année passée.

Du mercredi 25 avril 1691

Le vent a un peu calmé ; mais, nous allons bien.

Du jeudi 26 avril 1691

Tout de même.

Du vendredi 21 avril 1691

Le vent toujours bon a rafraîchi : on croit que nous serons mercredi à l’Ascension. Ce que Dieu garde est bien gardé : il sait le besoin où nous sommes, surtout de pain, à cause de celui que nous avons été obligés de jeter, & dont il se consomme tant que je dirais volontiers que, moins on en a & plus l’appétit augmente.

Du samedi 28 avril 1691

Nous avons toujours bien été. Je viens d’achever le mémoire pour M. de Seignelay, séparé du journal que je lui destine.

Du dimanche 29 avril 1691

Le vent toujours bon, & nous allons le mieux du monde.

Du lundi 30 & dernier avril 1691

Toujours de même pour le vent : nous sommes à la hauteur de l’Ascension ; nous faisons l’Ouest pour l’atteindre. La chaleur est bien forte.

Mai 1691

Du mardi 1er mai 1691

Toujours même vent, & nous avons bien été. Le premier de mai me remet toujours devant les yeux le jour funeste pour moi de la mort de mon père : perte toujours présente & nouvelle à mon esprit.

Du mercredi 2 mai 1691

Nous n’avons encore point vu l’île de l’Ascension, en ce que cette île est diversement marquée sur les cartes pour sa longitude du méridien : cependant, il faut que cette erreur des géographes soit bien forte, puisqu’elle va jusqu’à cinq degrés dans des mers connues.

Du jeudi 3 mai 1691

L’équipage commence à désespérer de voir cette île. Deux de nos pilotes s’en font dépassés dans l’Ouest, et l’autre se fait dessus. Ils ont trop fait paraître leur intelligence et leur habileté pour les soupçonner de méprise. Ces sortes d’erreurs, je crois l’avoir déjà dit, ne sont-elles pas plus que suffisantes pour convaincre de vanité ceux qui assurent que la navigation est établie sur des principes certains ? Cependant, Lénard ne perd point courage & prétend trouver cette île. Il assure que les courants nous ont été contraires. Ces courants sont d’un grand secours aux pilotes. Quoique le vent soit bon, & la lune forte, nous n’irons que fort doucement cette nuit, crainte d’aller donner dessus.

Du vendredi 4 mai 1691

Nous ne voyons point encore cette île, quoique nous ayons été parfaitement bien depuis trois heures du matin jusqu’à ce soir. Notre équipage est au désespoir, n’ayant aucun rafraîchissement à espérer de ce côté-là. M.de Porrières paraît être dans un très violent chagrin, parce qu’on ne saura quel parti prendre ni où dresser la route pour retrouver notre escadre, ou du moins M. du Quesne, si nous manquons cette île, qui est notre rendez-vous & où nous devons trouver l’indication d’un autre pour nous rassembler ; en cas, comme on le croit, ou plutôt comme plusieurs, dont je suis du nombre, font semblant de le croire par complaisance, que M. du Quesne y ait passé. Cependant les pilotes, ne perdant pas l’espérance, ont obtenu que nous poursuivrions la route jusqu’à demain midi.

Du samedi 5 mai 1691

Nos pilotes ont eu raison de rejeter leur erreur sur les courants. Nous n’avons point presque été cette nuit ; mais, à l’aube du jour, ayant forcé de voiles, nous avons à huit heures, avant la messe, vu l’île de l’Ascension, dont je parlerai quand nous serons partis, comptant d’être à terre vers les deux heures après midi. Nous allons dîner. Je ne puis m’empêcher d’ajouter que ces courants, contre lesquels le meilleur vent ne peut pas prévaloir, me font répéter que la prudence fait à la mer autant pour le moins que la science.

Du lundi 7 mai 1691

Nous avons remis à la voile pour aller aux Antilles, autrement aux îles de l’Amérique ; & c’est à la Martinique, l’une d’elles, que nous allons. Nous avons quitté l’Ascension, où nous avions mouillé avant-hier samedi, vers une heure & demie après midi. Elle est par huit degrés juste de latitude Sud ; & est marquée sur différentes cartes par cinq, six, sept & huit degrés de longitude du méridien : ce qui fait une différence de quatre-vingts lieues. C’est encore sur cette longitude, que les jésuites devraient donner leurs observations ; mais il semble qu’ils ne cultivent les sciences utiles que pour l’intérêt particulier de leur Société, & comptent pour rien le reste du monde.

Cette île n’a au plus que cinq lieues de tour. Elle n’a ni rivière ni source, n’étant lavée que de l’eau de pluie qui se précipite des rochers. J’ai bu de celle qui s’était arrêtée dans des creux : elle m’a paru très bonne. Cette île n’est qu’un amas brut de montagnes & de rochers : il n’y a pas cinquante pas de chemin droit & uni, infertile partout, excepté seulement le lit que s’est formé l’eau de pluie. C’est là qu’on trouve abondance de pourpier, tout pareil à celui de France, mais plus petit & de meilleur goût. On trouve aussi dans les rochers de très excellente passe ou casse-pierre, dont nous avons mangé de très bonnes salades, & confit deux petits barils.

Ces légumes font un très grand & très salubre rafraîchissement pour des gens qui n’ont point vu terre depuis près de quatre mois, & tout le monde s’en est bien trouvé.

L’île est couverte d’oiseaux, que les matelots nomment frégates & fous. Ils sont si familiers qu’ils viennent se percher sur les vergues, où on les prend à la main. À terre, on les tue à coups de bâton, tant ils approchent de près ; &, loin de fuir quand on en abat un, il semble que ce soit un appât pour faire approcher les autres en plus grand nombre. Il est impossible d’exprimer la quantité que nous en avons tué. Ces oiseaux sont blancs en tout, excepté que la frégate a une plume noire à l’extrémité de l’aile. Les fous sont les plus gros, & tous à peu près comme la macreuse. La frégate a une très grande envergure, pour parler matelot, c’est-à-dire, qu’elle a les ailes très longues ; y ayant ordinairement de l’extrémité de la plume noire d’une aile à l’extrémité de l’autre, compris le corps, cinq pieds huit pouces. Toutes ces plumes ont le tuyau long & me paraissent bonnes pour écrire : le reste des plumes est comme celui des canes, mais moins ferme & moins épais. Leur queue est courte en pigeon, leur bec est long & pointu, un peu créné. La frégate a le pied toilé comme le canard & le fou les a comme ceux du pigeon. Ils sont bons à toutes sauces, & la meilleure est à la broche. Après qu’ils sont plumés, il faut les piquer sur l’estomac, le croupion & les autres endroits gras, & leur faire faire un bouillon. Ils se refont dans l’eau, & y jettent l’huile qu’ils ont de trop. Après qu’ils sont refroidis, on les larde & on les met à la broche : on les mange ensuite au poivre, au sel & au vinaigre. Ils ne sont pas indifférents.

L’huile qu’ils rendent me fait souvenir de la nôtre, qui sent un peu. Rikwart, qui avait envie de manger de la salade de pourpier & de casse-pierre, m’a découvert le secret de lui faire perdre sa mauvaise odeur. Voici comment. Nous avons pris environ deux pintes d’huile dans un flacon & avons été à terre, emportant avec nous un grand coquemar de terre tout neuf. C’est le seul utancile de chirurgie dont je me suis servi. Nous l’avons rempli à moitié de cette eau de pluie dont j’ai parlé, la plus pure & la plus claire. On l’a mis bouillir avec du pourpier & de la casse-pierre bien lavés, & on a bien écumé le tout. On y a versé l’huile dans le temps du fort bouillon, en retirant le coquemar du feu. Ensuite, avec un bâton bien propre, pendant un bon demi quart d’heure, on a tout brouillé ensemble, légumes, huile & eau. Lorsque tout a été froid & bien reposé, on a retiré l’huile qui surnageait : on n’en a pas perdu la trentième partie. On l’a mise dans le même flacon où l’on l’avait apportée, & on l’a mise rafraîchir. Elle a paru un peu verdâtre, mais peu, & sans mauvaise odeur ; de sorte que M. de Porrières, quoique provençal, y a été trompé, & a cru que c’était un nouveau baril qui avait été percé, lequel s’était mieux conservé que les autres. Nous l’avons détrompé, & je viens de lui donner par écrit ce que nous avons fait.

Outre la quantité de pourpier dont je viens de parler, les bords de cette île abondent en poisson, & qui nous a fourni de bons plats. Nos matelots en ont salé, signe de leur quantité, contre la coutume des marins. L’équipage n’a eu pour toute nourriture, depuis samedi au soir compris, que des oiseaux & du poisson, & rien de fond de cale que du pain & du vin de retour. Le meilleur poisson que j’y ai mangé est fait comme une petite carpe de quatorze à dix-huit pouces, tête & queue comprises. Il est rouge en dehors : il a l’écaille fine & belle. Sa chair, pour sa blancheur & sa fermeté, ressemble à celle du brochet, moins entrecoupée d’arêtes ; mais le goût en est bien plus exquis. En disant que ce poisson est fait comme une carpe, c’est je crois dire assez que c’est le véritable rouget, qui n’a rien du tout de commun, que la couleur, avec ce que les harengères de la Halle appellent rougets, & que les Dieppois nomment souffleurs. Ce poisson que vous achetez est effectivement bon, mais il n’approche nullement de celui-ci, ni pour le goût, ni la délicatesse, ni la beauté. Les Dieppois que nous avons, & Rikwart, en font bien de la différence.

Tout cela n’est pourtant point encore le meilleur rafraîchissement que fournit cette île. C’est la tortue, qui y vient en très grande quantité, à commencer du mois de mai jusqu’à la fin de novembre : elle y vient aussi les autres mois, mais moins fréquemment. Nous n’en avons pris que quatorze : la moindre pèse cinq cents livres. La tortue d’ici n’est point faite comme celle de Négrades, dont j’ai parlé page 93. La maison de celle-ci est par écailles larges de sept pouces, & non tout d’une pièce comme celles de Négrades. Ces écailles sont transparentes & marbrées comme celles que nos artisans travaillent ; elles ne sont cependant pas propres à être mises en œuvre, parce qu’elles blanchissent en séchant : & ce ne sont que les écailles des tortues mâles qu’on prend à la mer, & celles des tortues de terre, qui ne perdent ni leur éclat ni leur beauté ; & on ne prend ici que des femelles de mer, lorsqu’elles viennent à terre confier leurs œufs à la chaleur du soleil, tout de même que celles de Négrades : & c’est tout ce que les tortues de l’Ascension ont de commun avec celles de Négrades, & de se conserver en vie. Du reste, je les crois différentes en espèces.

La chair de la tortue de l’Ascension est très bonne, & de même goût que celle d’un jeune bœuf, dont elle a la couleur. Elle fait de la soupe très succulente & de[s] fricassées. Elle est saine & purgative ; & les bénéfices de ventre quelle donne travaillent doucement, & non avec la violence de ceux que donne la tortue de Négrades.

Sur quoi Rikwart nous a assuré une chose très singulière. C’est que quelque invétérée, & de quelque espèce que soit une maladie vénérienne, elle est radicalement guérie en quarante jours par l’usage de cette viande seule, tant en bouillons qu’à la broche, sans autre remède ; celui-là étant éprouvé utilement une infinité de fois par les nations qui fréquentent ces mers.

On mouille dans une anse proche de la grave où on prend cette tortue. Cette grave est de sable fort fin & fort blanc : &, pour connaître le mouillage, les Portugais ont élevé une croix sur une montagne fort haute : & c’est sur cette croix qu’on se règle pour jeter l’ancre juste dans le Sud-Est, & elle reste dans le Nord-Ouest, à un demi-quart de lieue.

Excepté cette anse, tout le reste de l’île est bordée de rochers caves, minés & mangés par les coups de mer qui viennent incessamment s’y briser ; ce qui forme partout un champêtre sauvage & horrible, que tout l’art ne peut imiter, & qui cependant n’a pas laissé de me rappeler l’idée de la décoration qui succède à celle d’un jardin, lorsque, dans l’opéra de Bellérophon, Amisodar chante,

Que ce jardin se change en un désert affreux.

En effet, le désert du théâtre donne une légère idée de celui-ci ; mais la nature surpasse l’art.

J’ai dit que cette île est inhabitée. Cependant, notre pilote, & des matelots qui y sont venus, disent y avoir vu des traces d’hommes, des boeufs & des chèvres sauvages. Je n’y ai vu ni l’un ni l’autre ; mais oui bien quantité de fiente & de crottes de ces deux espèces d’animaux. Ainsi, je suis très sûr qu’il y en a. J’ai été jusqu’au milieu de l’île & ai trouvé dans mon chemin des restes de planches de sapin abattues, & un sentier qui m’a paru frayé, & qui m’a conduit à un grand creux plein d’eau de pluie. C’est un signe évident que quelqu’un y a demeuré. Peut-être est-ce le reste d’un naufrage : mais il est certain qu’il y a eu une cabane ; car ces planches ne se sont pas élevées jusque-là par les coups de mer, qui ne montent point si haut, & qui ne couvrent pas des rochers de plus de quinze cents pas d’élévation. Je suis revenu de mon voyage très satisfait de ma curiosité, & sensiblement convaincu, par ma lassitude, que les plaisirs des yeux sont toujours des plaisirs fatigants.

Nous n’avons trouvé aucune lettre, ni de M. du Quesne ni d’autre, ni aucune chose qui témoignât qu’aucun vaisseau des nôtres y eût passé ; &, en effet, ceux qui par flatterie faisaient semblant de croire que nous y en trouverions, étaient eux-mêmes persuadés que leur attente était une pure chimère. Nous y en avons laissé une, suivant le chiffre convenu avec M. du Quesne : chiffre aussi facile à déchiffrer que si la lettre était écrite en idiome vulgaire.

Les Mémoires du C. D.R. & un dictionnaire de Pajot que j’ai, m’ont fourni l’idée d’un chiffre que je crois que le diable ne comprendrait pas, à moins que d’en avoir l’intelligence, qui ne serait donnée que de vive voix. Voici comme je l’entends. Je veux mander, à celui à qui j’écris, les paroles que voici :

« Je me suis fait beaucoup d’ennemis cachés & découverts, en exprimant que mon dessein était d’étendre les frontières de l’empire. Je me voyais trahi ou abandonné, & je pris soudain résolution de partir & de joindre la douceur avec la gravité pour faire rentrer en soi les officiers de l’armée, & marcher à travers les champs et les lieux inhabités. »

Je me sers de Pajot pour écrire cette lettre, & mon correspondant, qui a un autre dictionnaire de Pajol de la même édition que le mien, s’en sert pour l’expliquer. Il sait que le nombre des livres indique la page, que le nombre des sols indique la ligne, & que celui des deniers indique la quantité des mots qu’il en doit tirer. Voici ce qu’il reçoit de moi que j’intitule bordereau, calcul, rôle, état, ou autrement.

1. s. d.
314 10 10
304 8 2
708 8 1
347 17 4
-401 12 5
847 14 7
340 1 1
751 6 6
340 1 1
476 7 6
675 5 1
363 11 1
743 13 3
496 7 1
588 10 4
675 5 1
527 8 9
8 902 8 3

Il ne s’arrête point à ce total de 8 902 livres 8 sols 3 deniers, parce qu’il sait qu’il ne sert à rien & n’y est mis que pour l’apparence : il ne s’arrête qu’aux sommes particulières. Il cherche dans son dictionnaire, sur la première somme de 314 livres 10 sols 10 deniers, la page 314. La dixième ligne lui est indiquée par les dix sols, & il en prend les dix premiers mots qui lui sont marqués par les dix deniers,

& ce sont ceux-ci… « Je me suis fait beaucoup d’ennemis, & cachés & découverts »

Il cherche ensuite la 304e page, & tire les deux premiers mots de la huitième ligne, qui sont ceux-ci… « en exprimant ».

Et ainsi, continuant jusqu’au dernier article du chiffre, qui est 527 livres 8 sols 9 deniers, où il trouvera, « marcher à travers les champs & les lieux inhabités », & prenant toujours le total des livres pour le numéro de la page, le total des sols pour la quantième ligne, & le total des deniers pour la quantité des premiers mots qu’il en doit tirer, il aura l’intelligence de ce que je veux lui mander.

Je crois m’être assez expliqué. Le dictionnaire de Pajot est entre les mains de tout le monde ; mais un ministre peut en faire faire à sa volonté, & s’en réserver les exemplaires. Faire prendre garde que le numéro des pages y soit bien suivi, & non interrompu comme dans le mien, où la troisième centaine est deux fois répétée. Ce qui est une erreur bien lourde pour Esclassant & la veuve Thibout, qui de mon temps fournissaient l’Université.

Il y a deux colonnes à chaque page : on pourrait les distinguer l’une d’avec l’autre en laissant la première en blanc & marquant la seconde d’un trait de plume, comme il est marqué à la cinquième ligne du chiffre ci-dessus de 401 livres 12 sols 5 deniers. Ce trait indiquerait que c’est à la douzième ligne de la seconde colonne de la page 401 qu’on doit chercher les cinq mots indiqués par les cinq deniers.

Le ministre pourrait ne confier ces exemplaires qu’a ceux qui sont dans sa confidence, ou dans le secret de l’État. Il pourrait lui-même écrire de sa main en peu de temps les dépêches dignes d’un secret impénétrable. Il est, à ce que je crois, certain qu’il serait impossible de déchiffrer ces lettres, & qu’on pourrait écrire à un ambassadeur, & autre, ce qu’on voudrait, sans autre énigme.

Ceux qui porteraient ces lettres ignoreraient eux-mêmes ce qu’ils porteraient : on pourrait même les déchirer, & les faire servir d’enveloppes à des babioles : pourvu que celui à qui on écrirait pût rassembler les morceaux, c’en serait autant qu’il en faudrait : en un mot, on pourrait se servir d’une infinité de moyens pour les faire rendre en sûreté ; mais, de quelque manière que ce fût, celui qui les porterait ne tremblerait plus pour sa vie, & ne serait plus obligé de les cacher puisqu’il pourrait les porter chiffonnées dans les basques de son justaucorps comme des papiers de rebut, & indifférents.

Dans les dictionnaires imprimés exprès, les chiffres qui indiqueraient les pages seraient portés à telle quantité qu’on voudrait : l’épaisseur d’un livre ne fait rien à l’essentiel. Cependant, il serait très rare qu’un dictionnaire imprimé en caractère menu allât jusqu’à mille pages, & on peut réserver ces mille pour le numéro de la vingtaine, où la ligne cherchée serait. Par exemple, suivant toujours Pajot, j’ai besoin de ces mots… « Il venge la mort cruelle qu’on a fait souffrir aux hommes les plus illustres de la République. » Ils sont à la soixante-dixième ligne de la seconde colonne de la page 867. J’écris mon chiffre ainsi : -4867. 10. 11 6

Le trait devant le chiffre indique la seconde colonne ; le 4 apprendra que c’est dans la quatrième vingtaine de lignes, & ligne 10, qu’il doit chercher les 17 mots 11 & 6 dont il a besoin. Ainsi du reste. J’ai mis exprès cet exemple de 17 mots ; mais il est presque impossible que ceux dont on aura besoin aillent jusqu’à onze, & plus encore qu’ils passent ce nombre.

Si les mots dont on aura besoin tombent à la vingtième ligne, on ne marquera point de sols.

Voilà le chiffre qui m’est tombé dans l’esprit : il est inutile que j’en fasse un plus ample commentaire, tant pour empêcher que pour prévenir les abus. Je retourne à l’Ascension, où nous n’avons trouvé ni lettre ni marque de passage. Nous y avons laissé une bouteille. Si nous n’y avions laissé que cela, je ne m’en soucierais pas ; mais nous y avons laissé quatre matelots, dont deux sont fort regrettés, à cause de leur hardiesse & de leur expérience ; un canonnier brave & de tête, & deux soldats. Ce sont sept hommes : & quantité de malades que nous avons.

Je vois ici quantité de gens qui font bonne mine à mauvais jeu. Je n’en suis ni cause, ni fauteur, ni complice. La planche est tirée ; il faut sauter le fossé. En un mot, le péril est ouvert : tel peut en souffrir, qui n’en peut mais. Pour moi & M. de La Chassée, qui avons pris notre parti, il ne nous reste qu’à l’attendre avec fermeté, & dire comme César dans Lucain.

Etiam si illabitur orbis Impavidum ferient ruinae.

Du mardi 8 mai 1691

Le vent est toujours bon ; mais tellement faible que nous n’avons presque point avancé. Nous avons le soleil à pic ou au zénith. On voit encore l’île de l’Ascension. Les fous & les frégates sont venus nous reconduire. On en a pris quatorze, dont six ont été trouvés bons à soupe ; les huit autres seront encore meilleurs demain, parce qu’ils passeront la nuit dans le vinaigre.

Du mercredi 9 mai 1691

Le vent a beaucoup rafraîchi cette nuit, & a fait donner dans nos voiles une volée de poissons volants : il en est tombé sur le pont une quantité incroyable. Nos matelots en ont ramassé plus de quatre milliers ; &, outre le dîné et le soupé que ces petits animaux leur ont fournis, ils en ont encore consommé une grande quantité à prendre plus de deux cents bonites. J’ai dit ce que c’était que ces poissons. Les fous & les frégates ont infiniment plus de goût que la macreuse.

Du jeudi 10 mai 1691

Nous avons encore fort bien été toute la journée ; &, sur le soir, nous avons été pendant une demi-heure le jouet d’un grain. J’ai dit ce que c’est qu’un grain au t. I, p. 270. Celui-ci s’est terminé par une pluie très forte qui a fait changer le vent, qui n’est plus que Nord-Ouest, justement contraire.

Du vendredi 11 mai 1691

Le vent a calmé sur le minuit ; & à deux heures il est revenu parfaitement bon : c’est du Sud-Sud-Ouest, en sorte que nous avons fort bien été, & allons bien encore. On s’était trop bien trouvé de la bonite que j’ai fait mariner en venant pour n’en pas faire mariner au retour. J’en ai fait accommoder deux barils : je crois que c’en sera assez.

Il nous est mort ce matin un matelot. Toutes ces morts me déplaisent terriblement, parce que cela affaiblit notre équipage & me donne de la peine fort infructueusement, parce qu’il faut faire l’inventaire & le procès-verbal de vente de ce qu’ils laissent & porter chaque article au compte particulier de chaque adjudicataire, afin que la Compagnie, qui est chargée de tout, trouve sur le grand livre le compte fait par débit & crédit de chacun de l’équipage, tant vivant que mort. Il est vrai que ces inventaires ne sont pas longs, parce qu’un matelot est toujours assez bien garni, au retour d’un voyage de long cours, lorsqu’il a deux chemises, une sur son corps & l’autre aux haubans, ou à la traîne. Enfin, ce n’est que de la peine pour moi ; mais il faut remplir ses devoirs. J’ai fait cet après-midi une vente générale de tout ce qui a été laissé par le canonnier & les quatre matelots morts à l’Ascension, & par celui d’aujourd’hui. Pour ce qui regarde les soldats, c’est l’affaire de M. de La Chassée & de son sergent.

Si l’équipage n’était presque pas tout composé de Bas-Bretons & de Normands, je serais surpris qu’aucun ne laissât ni argent, ni toile, ni autre marchandise des Indes. Il est certain que tous en ont acheté, les uns plus & les autres moins. Cependant, rien ne se trouve. Tout ce que j’en puis dire, après m’en être sourdement informé, c’est que les vivants ont bonne grippe, & que notre aumônier ne s’oublie pas.

Du samedi 12 mai 1691

Toujours bon vent, & nous allons bien. Je n’en parlerai plus de poisson, à moins qu’on en prenne quelqu’un qui soit extraordinaire. J’ai parlé ci-dessus de la dorade : on en a pris quatre aujourd’hui, qui nous ont donné à dîner & à souper.

Du dimanche 13 mai 1691

Toujours bon petit vent. Nous ne sommes qu’à douze lieues de la Ligne dans le Sud.

Du lundi 14 mai 1691

Nous avons, grâce à Dieu, passé la Ligne cette nuit pour la quatrième, &, Dieu aidant, la dernière fois de notre voyage. Nous ne respirons plus que la Martinique. Le vent est bon, quoique faible.

Du mardi 15 mai 1691

Le vent a presque tout à fait calmé dès le point du jour ; ce qui fait que depuis hier midi nous n’avons fait que trente lieues : &, faute de vent pour nous rafraîchir, nous avons senti toute la journée une chaleur excessive.

Du mercredi 16 mai 1691

Le vent a un peu rafraîchi ; mais il fait toujours bien chaud : cependant, l’espérance de respirer bientôt notre air natal nous a donné des forces. On dit que si ce petit vent-ci continue nous serons dans quinze jours à la Martinique ; & moi je réponds toujours sur les si, qu’avec un si je ferais entrer un âne dans une bouteille.

On ne perd jamais l’amour de la patrie ; &, quoique j’aie toujours été malheureux dans la mienne, je ne demande qu’à la revoir.

Nescio quâ natale solum dulcedine cunctos
Ducit, & immemores non sinit esse sui.
Quid melius Roma ? Scythico quid frigore pejus ?
Huc tamen ex illa
Barbarus urbe fugit.

Du jeudi 17 mai 1691

Toujours bon petit vent, temps chaud & couvert, & nous allons assez bien pour ne nous pas plaindre.

Du vendredi 18 mai 1691

Chaleur étouffante, pluie, & calme. Il nous est encore mort un matelot.

Du samedi 19 mai 1691

Toujours même temps, calme, pluie & vent par intervalle.

Du dimanche 20 mai 1691

Même chose.

Du lundi 21 mai 1691

Même chose encore. Cela m’ennuie.

Du mardi 22 mai 1691

Toujours de même ; point de changement ; pluie, calme, & vent par intervalle. Nous avons cinquante-deux malades, tant soldats que matelots, & le nombre en augmente tous les jours. Il court un bruit de charbons de peste qui ne me plaît point ; ce qui nous oblige, M. de La Chassée & moi, à boire tous les matins de l’eau-de-vie avec de l’ail pilé dedans, & de sabler ou avaler tout d’un coup cet ail pilé. Cela pue à ne se pouvoir pas souffrir l’un l’autre. Il appelle cela chasser le diable au nom de Belzébut.

Du mercredi 23 mai 1691

Toujours pluie, calme & vent. Ils jouent au lansquenet : chacun tient le bureau à son tour.

Du jeudi 24, jour de l’ascension 1691

Le vent s’est renforcé & nous allons bien.

Du vendredi 25 mai 1691

Toujours bon vent : six jours de même, on nous livre à la Martinique.

Du samedi 26 mai 1691

Toujours bon vent, & beau temps. Il est mort cette nuit deux matelots. À peine ont-ils été expirés que les mamelles, le dessous des aisselles & tout le tour du nombril sont devenus plombés & verdâtres. Ceux-ci ne coûteront point d’écriture : on a tout jeté, Propter causant gravem.

Du dimanche 27 mai 1691

Toujours de même, & la chaleur un peu modérée par le vent. On a trouvé aujourd’hui de gros vers blancs dans notre biscuit. On dit que c’est l’ordinaire, & qu’on ne doit pas s’en étonner. Ce n’est donc point cela qui me fait le plus de peine. C’est la mort fréquente de nos matelots, & le genre de la maladie dont ils meurent. J’ai dit ci-dessus que je crois que toute la mateloterie a le diable dans les dents. Nous avons ici un nommé René Le Gallic, qui mange les rats, & dit qu’ils valent mieux que les lapins : & les vers qui sont dans le pain sont pour lui du beurre & des confitures ; il les étend dessus, & croque tout ensemble.

Du lundi 28 mai 1691

Toujours bon vent, & nous allons bien.

Du mardi 29 mai 1691

Nous avons vu la nuit passée, vers les neuf à dix heures, un feu, & entendu tirer un coup de canon. Ce sont, assurément, des vaisseaux venant de Guinée, & qui vont aux îles comme nous, ou bien une escadre anglaise qui croise ; car il n’y a aucune apparence que ce soit des Français. Quoi qu’il en soit, n’étant nullement en état, seul, avec beaucoup de malades, chargé & sale, comme est l’Écueil, d’affronter, encore moins d’attendre des navires dont nous ignorons le nombre & la force, nous avons éteint tous les feux, même ceux des pipes, & avons forcé de voiles. Nous n’avons point revu ce matin ces navires, qui, très certainement, ont fait faire de mauvais sang à bien des gens, & qui en ont fait veiller bien d’autres. MM. de Porrières, de Bouchetière, de La Chassée, de La Touche, l’aumônier & moi, avons passé la nuit à jaser & à boire un flacon du pater, qui n’en a point tâté. Belle & ample était la matière du colloque.

Nous avons toujours eu bon vent. Nous sommes juste par la latitude de la Martinique, dont nous ne sommes pas à plus de cent soixante lieues. Le ministre, ou le prédicant hollandais, & un des Lascaris dont j’ai parlé ci-dessus, ont pris la peine de se laisser mourir cet après-midi. Les bonites, ni autres poissons dont ces mers sont pleines, n’en auront pas fait un repas fort succulent, car ils étaient si maigres que le diable, tout fin & tout subtil qu’il est, ne pouvait pas les tenter du côté de la chair.

Du mercredi 30 mai 1691

Toujours bon vent, & bonne route. Il nous est encore mort un matelot cet après-midi, & toujours de la même maladie. Le cadavre faisait horreur ; & ceux qui ne pouvaient ni ne voulaient le voir étaient malgré eux forcés de le sentir. Depuis notre départ de l’Ascension jusqu’ici, voilà près de deux barriques d’eau-de-vie consommées d’extraordinaire, à faire border l’artimon. Le moyen de faire autrement !

Du jeudi 31 & dernier mai 1691

Toujours bon vent, & nous allons bien. Après ce que j’ai dit ci-dessus page 93 au sujet de la tortue de Négrades, le lecteur est en droit de croire, aussi bien que moi, que celle de l’île de l’Ascension ne vaut pas mieux ; & qu’elle est bien plutôt propre à perdre un équipage que de contribuer à sa santé. J’étais encore ce matin tellement prévenu de cette pensée que j’ai voulu faire jeter à la mer les six qui nous restent ; & je l’aurais fait sans la défense absolue du commandeur, à qui notre chirurgien & Rickwart ont fait entendre qu’il n’y avait rien de si sain pour tout le monde : qu’il était vrai que nous avons grand nombre de malades ; mais qu’il fallait observer qu’aucun soldat, ni matelot, ne l’était devenu depuis le départ de cette île parce qu’on leur avait donné de la tortue avec du lard : qu’au contraire, plusieurs avaient recouvré leur santé. Qu’à l’égard des morts, il était surpris qu’il en fût mort si peu, puisqu’ordinairement les vaisseaux perdaient bien plus de monde que nous n’en avions perdu ; qu’il fallait encore observer que ceux qui étaient morts étaient malades avant que d’avoir passé le cap de Bonne-Espérance, & que les différents climats que nous avions traversés avaient fait dans leurs corps une compilation & un amas de mauvaises humeurs si forts que la tortue n’avait pu les dissoudre ; & qu’enfin les efforts que la nature, aidée de cette tortue, avait faits pour expulser ces mauvaises humeurs, avaient achevé de détruire le peu de forces qui restaient dans ces corps déjà ruinés. Je prie le lecteur de me pardonner le style dont je me sers. Ce n’est point ma coutume de parler Esculape : son jargon m’est étranger ; &, en vérité, je n’ai aucun dessein de l’apprendre.

Juin 1691

Du vendredi 1er juin 1691

Toujours bon vent, & bon poisson, incomparablement meilleur dans ces mers que dans celles d’Asie, des Indes & de l’est de l’Afrique.

Du samedi 2 juin 1691

Toujours bon vent : on a cargué cette nuit, parce que nos pilotes se font fort proches de la Martinique.

Du dimanche 3 juin 1691

Toujours bon vent, & cargué comme hier, par la même raison.

Du lundi 4 juin 1691

La lune à son dixième jour nous a fait voir terre à minuit ; & c’est la Martinique, que nous cherchions. Nous l’avons côtoyée tout le jour, & ce soir bien avant dans la nuit. Nous avons mouille devant le Fort-Royal, par un très beau clair de lune. Je ne sais pourquoi nous n’avons pas mouillé au Fort Saint-Pierre, puisque c’est là que nous aurions trouvé le général & l’intendant. M.de Porrières vient d’aller au fort.

Du mardi 5 juin 1691

J’ai mis pied à terre ce matin : j’y ai entendu la messe, & y ai trouvé déjà bonne connaissance. Nous allions la renouveler quand on m’est promptement venu quérir de la part du commandeur, qui m’envoie au Fort Saint-Pierre, à sept lieues d’ici, porter des lettres à M. le marquis d’Eragny, vice-roi, & à M. Du Metz de Goimpi, intendant. On m’a lu ces lettres, qui avaient été préparées dès hier. On me les a fortement recommandées, & on m’a fortement recommandé aussi de les appuyer de toute ma rhétorique, ...flexanimo sermone potenti, & surtout de les amplifier d’un beau & pathétique commentaire. Je connais, présentement, que c’est pour cela que nous n’avons pas mouillé au fort de Saint-Pierre, parce qu’on a voulu éviter les premières réprimandes.

Me voilà donc le Dépité de Saint-Ouen, qui va faire l’emblème. On n’avait pas prévu qu’il en faudrait venir aux bassesses, O ! quam malè est extra leges viventibus. Quod meruére semper timent ! dit Pétrone. Il n’y va pas moins ici que d’être cassé, & déclaré incapable d’avoir jamais de commandement sur les vaisseaux du roi. J’ai pensé y refuser mon ministère : &, sans M. de La Chassée, je ne me serais pas mis dans la nécessité de mentir pour justifier une séparation que je n’ai jamais approuvée. N’importe, j’y suis : soit à la nage, soit sur une planche, il faut m’en sauver. Eh ! combien y a-t-il d’avocats qui mourraient de faim s’ils ne plaidaient pas contre leur conscience ? Et combien y en a-t-il encore qui gagnent leur cause contre leur propre opinion ?

Juillet 1691

Du mardi 3 juillet 1691

Quand j’aurais voulu écrire jour pour jour, je ne l’aurais pas pu ; mais, à présent que nous sommes sous les voiles, je vas donner l’essor à ma plume.

Nous arrivâmes au Fort-Royal le quatre du mois passé. Le lendemain, notre vaisseau s’approcha plus près de terre qu’il n’était ; & moi, je vins au Fort Saint-Pierre, lieu le plus beau & le plus considérable de l’île & où est née Mme la marquise de Maintenon. J’y rendis les lettres dont j’étais chargé ; &, si j’ose le dire, je parlai si pathétiquement à M. le général, & à M. l’intendant, que j’en obtins tout ce que je voulus. Dieu veuille que M. du Quesne ne m’en veuille point de mal. Il est honnête homme, par conséquent point malfaisant.

M. d’Éragny, vice-roi à la Martinique, a été capitaine aux Gardes françaises, & a commandé le second bataillon de ce corps. Il est très honnête, & parfaitement bien fait de sa personne. Il faut qu’il soit aussi brave que sage, & aussi sage que brave, puisque le roi l’avait choisi il y a deux ans pour aller à Siam, en qualité de général des Français ; poste qui, dans la conjoncture des temps, exigeait un homme également de tête & de main. Sans doute, s’il avait été à la place de M. Des Farges, les choses n’auraient pas tourné malheureusement comme elles ont fait : parce qu’il n’aurait pas tant donné à une avarice crasse, à une indigne jalousie, à une confiance intéressée, & n’aurait pas lâchement trahi celle que le roi de Siam & M. Constance avaient en lui ; & que, sous sa conduite, les Français n’auraient pas fait malgré eux mille infâmes lâchetés, qui ont perdu dans ce royaume la réputation du nom français. Ses propres enfants ne s’en sont point cachés ici ; & voici ce que j’ai appris de certain sur ce sujet.

M. Des Farges est mort en deçà du cap de Bonne-Espérance ; & il y avait six semaines ou deux mois qu’il avait fait sa fosse avec ses pieds, lorsque le navire l’Oriflamme, commandé par M. de l’Estrille, arriva à la Martinique. Il s’était embarqué sur ce vaisseau en sortant de Bangkok, forteresse française, bâtie à l’embouchure du Menan qu’il aurait pu & dû défendre contre toutes les forces de Pitrachard. Ses deux fils, aussi braves que le père l’était peu, s’étaient embarqués avec lui. Il n’avait pas oublié quatre jésuites, ni les richesses immenses que M. Constance lui avait confiées ; richesses qu’eux & lui voulaient partager par moitié ; richesses, unique cause de la perte de Siam, de nos lâchetés, de la mort du roi de Siam, de celle de M. Constance & de quantité d’autres ; richesses, cause que la princesse de Siam a été abandonnée, quoique fille unique & héritière du royaume, qu’elle destinait au marquis Des Farges en l’épousant ; richesses, cause de la perte de la femme & du fils unique de M. Constance, rendus à Pitrachard avec la plus indigne lâcheté qui se soit jamais faite : uniquement parce que, si la mère ou le fils fussent passés en France, il aurait fallu que les vautours qui partageaient la proie l’eussent laissé échapper de leurs serres ; enfin, pour comble de malheurs, richesses, cause de la persécution que la religion & ses vrais & zélés ministres y ont souffert & y souffrent encore. La relation de ce qui s’est passé dans ce royaume fera le détail de tout : j’en reviens à messieurs Des Farges.

Sitôt qu’ils furent arrivés ici, leur premier soin fut d’y faire des connaissances. Cela leur lut aisé : tous deux bien laits d’esprit & de corps, tous deux dans la fleur de leur âge, & tous deux jetant l’or à pleines mains, trouvèrent ce qu’ils cherchaient. Ce ne fut, pendant deux mois de séjour, qu’une suite perpétuelle de festins, de danses & d’autres plaisirs ; & tous payés bien cher. Soit dit en passant, & sans nommer les masques, je connais quatre femelles qui ne se sont pas vendues fort cher à des gens de nos vaisseaux, & dont la moins belle & la plus vieille a pourtant fait payer ses faveurs jusqu’à quatre & cinq cents pistoles d’Espagne aux discrets & généreux marquis & chevalier Des Farges. J’en connais une entre les autres, dont je rapporterai bientôt l ’histoire sous le nom de Fanchon, qui est d’une beauté à charmer, âgée au plus de vingt-six ans, qui a vendu les siennes mille pistoles au chevalier ; outre pour plus de quatre cents pistoles de vases, de toile, d étoffes & d’autres curiosités des Indes, qu’elle en a tiré : ce qui a été le prix de quelques embrassades que les geôliers du Châtelet avaient eues gratis.

Puisque le cadet donnait tant à ses plaisirs, que ne devait pas faire le marquis son aîné ? Qu’il en soit tout ce qu’il voudra, on tient ici pour constant que les deux frères ont dépensé ici plus de cinquante mille écus chacun, à leurs seuls divertissements. Et, quand M. l’intendant, en présence de M. Clé, l’un des habitants & des capitaines de la colonie, leur dit, en dînant, qu’ils avaient mauvaise grâce de tant donner à leurs plaisirs sitôt après la mort de leur père, les deux frères, comme concertés, lui répondirent unanimement qu’ils ne pouvaient trop se réjouir de la mort d’un homme qui avait ôté la couronne de

Siam à l’aîné, & le généralat au cadet, & que toute la bonté du roi n’aurait pas sauvé de la corde en France, si ses lâchetés y avaient été connues. C’est M. Clé lui-même qui m’a dit celui-ci, comme témoin oculaire, de visu & auditu : le sieur Joubert, général des vivres au Fort Saint-Pierre, me l’a certifié ; & Fanchon m’a assuré que le chevalier Des Farges le lui avait plusieurs fois répété. Bel épitaphe, fait par des enfants, à la louange de leur père !

Pour finir leur catastrophe, ils se rembarquèrent pour retourner en France vers la fin du mois de mars dernier ; & l’Oriflamme trouva au débouquement des îles, vers l’endroit d’où j’écris, un navire anglais, capre ou autre, contre lequel il se battit. M.de l’Estrille ni MM. Des Farges, n’étaient pas gens à se rendre, ni à céder. Les vaisseaux s’abordèrent, & tous deux périrent à la mer. C’est ce qu’on a appris par des Caraïbes qui ont vu le combat, de l’île de Sainte-Alucie. Quoi qu’il en soit, on n’a point entendu parler d’eux depuis ; & je désespère qu’on ait en France des nouvelles de Siam par ce vaisseau, avec lequel sont péris les jésuites, leurs richesses, & leurs écrits. Male parla, male dilabuntur.

Puisque MM. Des Farges m’ont donné sujet de parler de Fanchon, il faut que je rapporte son histoire, telle qu’elle me l’a dite elle-même ; quand ce ne serait que pour montrer qu’il n’y a qu’heur & malheur dans le monde, & que la vertu & la sagesse d’une fille ne lui font pas une étoile plus heureuse que celle d’une belle & spirituelle libertine. Fanchon est née demoiselle, à ce qu’elle dit : elle n’a pas en effet les manières ni les sentiments d’une paysanne, & paraît même avoir eu une éducation cultivée. Elle est du fond de la Normandie, proche de Guines la Teinturière. Elle est parfaitement belle & parfaitement bien faite. Pour son esprit, on en jugera. Un enfant de Coutances, normand comme elle, en devint amoureux. Il la débaucha, & ils vinrent ensemble à Paris par la voiture des capucins. (Je voudrais me souvenir de ses bouffonnes expressions, & que l’écriture pût imiter le ton : je suis persuadé que le lecteur ne pourrait s’empêcher d’en rire. ) Environ six semaines après, il partit en bonne compagnie, enfilés les uns aux autres comme des grains de chapelet, pour aller à Marseille & y être incorporé dans une de ces académies de beaux esprits que le roi y entretient pour aller donner des soufflets aux soles & aux anchois de la Méditerranée. Ce départ avait été précédé d’une retraite au Châtelet, où elle n’avait pas jugé à propos d’aller interrompre ses pieuses méditations, & ne crut pas non plus devoir le suivre ; &, quelques connaissances qu’elle avait faites à Paris lui produisirent celle de la femme d’un procureur au Parlement, chez qui elle fut reçue simple servante.

Cette procureuse était normande aussi. Eh ! où diable trouvai-je tant de Normandes pour en faire mes Vénus ? N’importe : le pays n’y fait rien. Elle la prit, dans l’espérance qu’en faveur de la patrie Fan chon compatirait à ses faiblesses. Elle ne se trompa point : celle-ci l’a servie sur l’article avec discrétion & n’a jamais trahi sa confiance par sa langue. J’étais en commerce d’amourette avec la procureuse, assez belle & parfaitement bien faite : n’ayant, pour tout défaut, que celui d’être portée au plaisir jusqu’à l’effronterie ; ce qui dégoûte en peu de temps un honnête homme ; se donnant pourtant pour un modèle de vertu, en un mot pour une Cléanthis de l’Amphitryon ; & quoiqu’elle en fît porter à son mari vingt fois plus qu’il n’en avait à son bonnet, elle ne voulait pas qu’il lui rendît le change. Le mari était bien fait, & je crois qu’il l’est encore ; car c’est au plus qu’il ait cinq à six ans plus que moi : il n’avait au plus que vingt-six ans ; sa femme & moi en avions dix-neuf à vingt. Je le connaissais il y avait du temps ; mais il ne savait pas que je connusse sa femme : & en effet je ne montais jamais que lui & son clerc ne fussent au Palais, & que je ne visse dans un petit trou du papier que Fanchon avait soin d’y mettre ; &, pour m’autoriser à aller chez lui, j’avais si bien fait que je lui avais fait avoir deux causes.

Il devint amoureux de sa servante, qui était, pour son clerc &un externe, un diable en sagesse ; & qui, pourtant, s’en laissa donner pour neuf mois par le maître. Ce petit commerce dura dans le domestique jusqu’à ce que la poire fût tellement enflée que le cotillon en devint bossu ; &, afin que sa femme n’eût aucune aventure à lui reprocher, il mit sa maîtresse en chambre. Ce fut là que je découvris tout, par la prière qu’il me fit de lui porter quatorze francs, me disant que c’était la femme d’un de ses clients à laquelle il s’était chargé d’en donner autant toutes les semaines, jusqu’au retour de son mari, qui l’avait laissée grosse à Paris. Il ne croyait pas que j’eusse jamais vu la belle, bien loin que je la connusse ; mais sa prompte sortie de chez lui, sans sujet apparent, me fit tout d’un coup tout soupçonner, & je résolus de m’éclaircir.

Dans ce dessein, je me chargeai de la commission : j’allai chez Fanchon, à qui je fis valoir l’imprudence du procureur ; & une poularde, avec une bouteille de vin d’Espagne, rendant mes paroles persuasives, nous ne fûmes pas plus longtemps à devenir bons amis. Le coup était peu délicat, & même scélérat ; mais, à vingt ans, je n’y cherchais pas tant de finesse ; & je ne l’ai point vue depuis, qu’ici.

Près de quatre mois qu’elle resta dans cette chambre lui donnèrent un air de demoiselle ; & le procureur ne subvenant plus aux frais, elle fit d’autres parties, mais avec tant d’éclat qu’un commissaire en fut scandalisé, & M. Deffita, lieutenant criminel, ayant pris connaissance de tout, fulmina contre elle une lettre de cachet du Châtelet pour sortir de Paris & de la banlieue ; & elle ne jugea pas qu’il fût de son intérêt d’en appeler. Elle aurait peut-être fait son entrée pompeuse à Paris au cul d’une charrette ; & aurait été conduite en cortège jusqu’à la porte si elle n’avait pas eu l’esprit de faire avertir le procureur & sa femme qu’elle était gîtée & de les menacer tous deux de tout déclarer s’ils ne la tiraient d’intrigue ; & l’un & l’autre, ne voulant point courir les risques de l’éclat, avaient différemment sollicité pour elle : lui, par lui-même et ses amis ; & elle par des dévotes. Et eut encore l’adresse de tirer de l’argent de tous ; si bien qu’elle sortit du Châtelet sans scandale, & assez bien garnie d’espèces. Elle ne se donna que le temps d’aller à la friperie s’y raccommoder de son désordre ; & s’abandonnant à sa fortune, elle résolut de venir aux îles de l’Amérique y chercher son père & ses frères, le passage en Angleterre étant interdit. S’il est vrai qu’elle eut celte intention, de quoi je ne réponds pas, ce qu’elle disait de sa famille n’était pas tout à fait faux.

Elle prit le chemin d’Orléans un mercredi après-midi, et vint dans la charrette d ’un boulanger jusqu’à Châtres, où il retournait vuide ; et le lendemain partit avec des rouliers, qui pour peu de chose la conduisirent à Orléans. Elle voulut baisser jusqu’à Saumur pour gagner La Rochelle, lieu de l’embarquement ; & son étoile lui fit trouver un protecteur lorsqu’elle s’y attendait le moins. Ce fut un gros marchand de cette dernière ville, qui avait pris pour lui seul une cabane : il lui offrit une place ; elle l’accepta. Les bêtes ne sont pas ordinairement sujettes aux aventures : leur étoile les retient dans la petite sphère de son activité ; & l’expérience montre qu’il n’y a que les gens d’esprit exposés aux caprices de la Fortune. Fanchon en a, & du mieux tourné, pour faire figure dans le pays romanesque.

Elle accepta l’offre de bonne grâce. Le marchand fut charmé de ses manières, & plus encore de sa conversation. Il lui demanda plusieurs fois quelle elle était ; pourquoi elle voyageait seule ; quel était son dessein, & où elle allait. Elle ne se déclara pas sitôt, & observait toujours des airs de vestale & de novice. Le marchand devait prendre le messager à Saumur, & comptait de l’emmener avec lui. Elle se fit, sans qu’il le sût, chercher un âne. Il l’avait toujours défrayée, & la traitait avec toute sorte de respect : il sut le louage de cet âne & s’en plaignit à elle le plus honnêtement du monde. Il paya celui qui devait la conduire & acheta un cheval pour ne la pas quitter, & n’être point fixé aux journées du messager. Fanchon se récria au scandale d’une pareille compagnie, & fit semblant de vouloir lui rendre son argent. Elle consentit à la fin à ce qu’il faisait ; mais ne se rendit que les larmes aux yeux, donnant sa complaisance à la nécessité de sa fuite, qui ne lui avait pas laissé le temps de se garnir d’argent.

Ce mot de fuite intrigua le marchand, & quoiqu’elle ne l’eût lâché que dans le dessein d’exciter sa curiosité, elle fit semblant d’être au désespoir d’avoir lâché une parole qui pouvait naturellement donner d’elle des soupçons injurieux de sa conduite & de sa vertu. Il redoubla ses instances pour en savoir davantage : elle s’en fit plusieurs fois presser ; & enfin, étant arrivés à Fontenay-le-Comte & comptant d’être le lendemain à La Rochelle, elle lui fit une histoire de roman qui n’avait rien du tout de commun avec la sienne que sa naissance & sa religion, supposé qu’elle n’ait point imposé ni à moi ni à son marchand. C’est de quoi je ne réponds pas. Quoi qu’il en soit, elle dit à celui-ci :

Qu’elle était née de parents très nobles & de bonne maison, mais pauvre. Elle lui dit son nom & celui du lieu de sa naissance ; que ses parents & elle avaient toujours fait profession de la religion de Calvin, supprimée l’année précédente (c’était en 1686 qu’elle parlait) ; qu’elle avait été forcée d’obéir à la nécessité ; que son père & ses deux frères étaient passés en Angleterre ; que sa mère était morte de chagrin, & qu’elle était venue à Paris pour demander pour elle la confiscation de tout le bien de la famille. Qu’elle s’y était retirée par le moyen des connaissances qu’on lui avait données à Cou-tances chez des dévotes, qui, au moyen des charités qu’avaient eues pour elle des gens charitables, l’avaient mise dans un couvent, où elle s’était bientôt ennuyée. Qu’elle avait fait en sorte de tirer de leurs mains le montant d’une demi-année de sa pension ; & que, bien loin de la payer, elle était tout aussitôt partie de Paris & était venue toute seule, comme j’ai déjà dit, jusqu’à Orléans, où elle avait eu le bonheur de le trouver sur le port. Qu’il savait aussi bien qu’elle ce qui lui était arrivé depuis ; qu’à son égard, en partant de Paris, elle s’était résignée à la Providence ; qu’elle regrettait pourtant de n’avoir pas passé la nuit chez les dévotes, où elle aurait pu prendre le reste des aumônes qui leur avaient été faites pour elle, mais qu’elle reconnaissait que l’Éternel avait étendu sa miséricorde sur sa servante en lui faisant trouver un aussi honnête homme que lui, auquel elle se déclarait, parce qu’elle avait connu par leurs entretiens qu’il était de la même religion qu’elle, & qu’elle espérait qu’il lui produirait le moyen de passer en Angleterre pour y joindre son père & ses frères ; ou du moins celui d’aller à l’île de Saint-Christophle pleine d’Anglais, d’où elle pourrait leur faire avoir de ses nouvelles, & en tirer les secours dont elle aurait besoin ; qu’elle croyait avoir assez d’argent pour payer son passage à cette île, & qu’elle n’en avait pas assez pour y subsister ; jusqu’à ce qu’elle reçût des secours de ses parents, elle était résolue de s’humilier au travail le plus vil & le plus abject plutôt que de rien faire indigne de son sang, & de rester en France où sa conscience était violentée. Elle finit son triste récit toute couverte de larmes ; ces sortes de créatures en ont un réservoir ; & en se jetant aux pieds de son auditeur en extase, elle réclama sa protection & sa bonté avec les termes les plus tendres & les plus persuasifs.

Celui-ci, qui se serait donné à tous les diables qu’il avait à ses pieds une fille aussi sage que belle, & une sainte à illustrer le martyrologe de Calvin, la releva promptement & l’embrassa avec des larmes aussi sincères que les siennes l’étaient peu. Il lui fit les offres les plus obligeantes dont il put s’aviser, dont la conclusion fut qu’il l’obligea de prendre tout l’argent qu’il avait sur lui, & celui dont il lui ferait présent lorsqu’ils seraient arrivés à sa maison, où il la présenterait à sa femme comme une fille de grande qualité qui lui avait été recommandée ; qu’elle se ferait habiller suivant sa qualité, qu’elle prendrait une fille de chambre, & qu’incognito il lui fournirait tout l’argent qui lui serait nécessaire. Elle accepta tout, à condition de tout rembourser sitôt qu’elle le pourrait.

La marchande la reçut fort bien, & ayant pendant fort longtemps examiné & fait examiner ses actions, lui ayant même donné une fille de chambre de sa main, & ne voyant rien dans sa conduite que de très sage & de très vertueux, non seulement elle se défit de quelques soupçons qu’elle avait eus, mais elle l’aima jusqu’à en faire son bras droit. Elle ne passait rien au mari, qui au lieu d’avoir amené chez lui une maîtresse bienfaisante, n’y avait amené qu’une prédicatrice fort sévère. Toutes les fois qu’il lui donnait de l’argent qu’il feignait de recevoir pour elle, ou qu’il pouvait lui parler seul à seul, il lui parlait d’amour, & en était toujours reçu avec des airs si glacés, qu’il la croyait en effet telle qu’elle voulait qu’il la crût.

Enfin, au bout de quatre mois d’une vertu forcée qui la faisait admirer, ils prirent tous deux, sans s’en rien communiquer, une résolution tendant à même fin : elle, de ne plus le laisser languir, & lui, de brusquer l’aventure en petit maître, à la première occasion. Fanchon s’était aperçue qu’il était fort souvent venu à sa porte ; mais elle n’avait pas fait semblant de s’en apercevoir, parce qu’il n’était pas entré dans la chambre, en ayant trouvé la porte fermée & la clé en dedans, lorsque la fille qui la servait n’y était pas, ce qui l’avait obligé de retourner sans bruit.

Il avait une maison de campagne où ils allaient dîner tous les dimanches, & dont ils revenaient le soir. Fanchon fit semblant, un samedi au soir, d’avoir un fort grand mal de tête ; & la marchande étant montée le dimanche matin dans sa chambre pour la prendre, elle lui dit qu’elle avait passé la nuit sans reposer, que son mal de tête était presque dissipé, & qu’une heure de repos ferait le reste ; qu’elle la priait d’emmener sa fille de chambre avec son habit & son linge, qu’elle lui envoyât seulement un âne, dont le pas doux ne l’incommoderait pas & lui ferait prendre l’air sans fatigue ; qu’elle monterait dessus avec sa robe de chambre & une mante ; qu’elle y serait avant qu’il fût temps de dîner, en partant tout aussitôt que l’âne serait arrivé avec celui qui l’amènerait.

Cette marchande, qui, comme j’ai dit, l’avait étudiée & fait étudier par d’autres, avait si peu reconnu de particulier entre son mari & elle, & avait au contraire remarqué tant de retenue & tant d’apparence de vertu dans Fanchon, qu’elle ne la soupçonna jamais d’y entendre finesse. Elle monta dans sa charrette avec la fille de chambre qui emportait les habits, & le reste de sa famille ; &, sitôt qu’elle fut arrivée, elle envoya un âne à Fanchon, qui était restée dans son lit. Pour le mari, il allait toujours après les autres, en compagnie de ses amis, quelquefois à cheval, & le plus souvent à pied, n’y ayant pas loin.

Il s’était caché dans un cabaret, d’où il vit passer la charrette, & ne vit point Fanchon dedans : ainsi, certain qu’elle était restée, il rentra chez lui par son magasin & envoya le garçon chez un de ses facteurs, sous prétexte de compter du poisson qui devait être livré le lendemain, sortit avec lui, & au détour de la rue il revint chez lui, bien sûr qu’il n’y avait plus personne qui pût entendre le bruit qu’il croyait aller faire. Il se nantit d’une hache, qui lui fut inutile, ayant trouvé la clef à la porte de Fanchon. Dès qu’elle le vit, elle se jeta dans sa ruelle, où elle voulut prendre sa robe de chambre. Il ne lui en donna pas le temps : il la saisit au corps, & la remit au lit. Elle, qui voulait se vendre, employa toutes ses forces & fit en sorte de se jeter à ses pieds toute nue, & en pleurs. Cela ne servit qu’à l’animer : il la rejeta sur son lit, où, après bien des cris, des doléances, & un quart d’heure de résistance bien vive, la masque fit semblant de tomber en faiblesse, & lui laissa le champ libre. Il en usa en galant satyre, & elle avait si bien pris ses précautions qu’il en coûta du sang. La feinte faiblesse cessa au troisième assaut, & les pleurs recommencèrent accompagnés des plus sanglants reproches, & d’un désespoir si bien imité qu’il fut obligé de se jeter sur elle à corps perdu pour lui arracher un couteau dont elle s’était saisie. Elle pleurait surtout le ravissement de son honneur ; &, quelque protestation qu’il lui fît, elle ne se rendit que lorsqu’elle vit l’heure que sa monture allait arriver. Elle parut un peu plus traitable ; & un présent très fort pour un marchand, quelque riche qu’il soit, joint aux promesses qu’il lui lit, & qu’il lui a tenues, lui rendirent sa première tranquillité.

Les réponses d’Angleterre ne venant point, après plus de six mois d’attente, le marchand & la marchande l’ont très avantageusement mariée avec un très honnête homme, qui l’a amenée ici, où elle fut la première personne de ma connaissance que je trouvai au Fort-Royal à la messe, le lendemain de notre arrivée. Elle est venue encore me trouver au Fort Saint-Pierre, comme je le dirai plus bas. Son mari est bon catholique romain : elle la contrefait. Elle m’a conté toute sa fortune, & l’amour passager du chevalier Des Farges, avec qui elle a pris des précautions si justes qu’il n’y a rien du tout là-dessus sur son compte, & qu’elle passe pour très sage. Son mari en est idolâtre, & elle la plus heureuse de toutes les femmes. Il est actuellement à Bordeaux, où des affaires indispensables l’ont forcé d’aller, & elle l’attend de jour en jour. Elle a en or & en argent, sans que son mari en sache rien, plus de quarante mille francs d’argent comptant, qui proviennent des présents tant du marchand que du chevalier Des Farges, outre, comme j’ai dit, les raretés des Indes qu’elle en a tirées.

Ce que je trouve d’assez particulier dans son aventure, c’est qu’après avoir eu deux enfants, l’un de son Normand & l’autre de son procureur, un marchand, qui passe pour un homme d’esprit, & celui qui l’a épousée, l’aient prise tous deux pour une vestale & une pucelle, elle qui avait plus servi le public que le doyen des chevaux de poste ! Qu’est-ce que c’est donc que cornes, que des têtes mal faites portent de travers ? Arlequin dit que, quand on le sait, c’est peu de chose, & que quand on l’ignore ce n’est rien. Le roi de Garbe trouva-t-il sa fiancée autrement faite qu’une autre ? Y paraît-il plus qu’il ne paraît de trace d’un oiseau dans l’air, où d’un poisson dans l’eau ? Je laisse Fanchon, pour revenir aux messieurs Des Farges, qui faisaient, comme on voit, un bel emploi de leur argent. L’histoire que je viens d’en rapporter n’en est qu’un échantillon : si je voulais, j’en rapporterais d’autres ; mais ce n’est pas leur libertinage que j’ai entrepris d’écrire. Outre cela, ils sont morts, Dieu leur fasse miséricorde. Je laisse leur mémoire en paix.

J’ai dit que M. le marquis d’Éragny devait venir à Siam général des Français ; endroit où il fallait un homme choisi ; & son voyage étant rompu par la mort du roi notre allié, le roi, qui n’a pas coutume de se tromper en officiers qu’il emploie, l’a envoyé ici vice-roi. Il y est aimé & estimé des Français, & craint des ennemis ; c’est tout ce que peut souhaiter un homme dans son poste. Étant connu de lui dès le Port-Louis, j’ai tout lieu de me louer de sa réception.

M. Du Metz de Goimpi est intendant, neveu de Gédéon Du Metz, garde du Trésor royal, très entendu, bon légiste ; mais sujet à prévention, mauvaise qualité pour un magistrat. Il en revient pourtant ; mais ce n’est pas sans peine qu’on le désabuse. Outre que c’est la qualité que tout le monde lui donne, je m’en suis personnellement aperçu dans une affaire qui me regardait peu, puisque c’était au sujet de la séparation de notre navire du reste de l’escadre, sur laquelle séparation quelqu’un des autres vaisseaux qui ont accompagné M. du Quesne lui avait parlé de moi dans des termes qui pouvaient me faire honneur d’un côté, mais peu de l’autre. Quoiqu’il y eût déjà du temps que j’en eusse parlé à M. de Goimpi, & qu’il m’eût paru content, j’ai eu besoin de toute ma fermeté pour confondre la médisance & les médisants. J’en parlerai dans la suite.

Notre vaisseau arriva au Fort-Royal le 4 du passé, j’en partis le 5, & retournai le 7. Le reste de notre escadre arriva au Fort Saint-Pierre le 8, & l’Écueil partit du Fort-Royal le 20, & le même jour nous nous réunîmes aux cinq autres : ainsi, nous sommes tous rejoints dès le 20 du passé. Ils se sont ralliés vers le cap de Bonne-Espérance, & sont venus de compagnie, après avoir passé à l’île de l’Ascension le lendemain que nous en partîmes.

Il faut être ce que nous sommes les uns aux autres pour comprendre la joie que nous avons de nous voir rassemblés. Ils ont trouvé dans leur route une escadre anglaise à leur atterrage : c’est apparemment la même que nous avons trouvée la nuit du 28 au 29 mai, & que nous avons été très heureux d’éviter : sept contre un, la partie n’eût pas été égale. Il y eut ici quelque difficulté pour la flamme. M.d’Herbouville, qui montait le Mignon, étant mouillé au Fort Saint-Pierre, voyant venir vent arrière cinq vaisseaux, dont un portait flamme au grand mât, lui tira un coup à balle. M.du Quesne envoya son canot, qui déclina son nom, & il l ’a emporté, puisque M. d’Herbouville a mis sa flamme à bas, & que notre amiral a eu ici les honneurs du commandement, qui ont été célébrés aux dépens d’un matelot qui méritait bien la corde, & qui en a été quitte pour la cale. Si le crime avait été commis sur un vaisseau du roi, c’était un homme pendu ; mais c’est sur un vaisseau marchand, dont ce matelot a frappé le capitaine, qui est le sien.

Les îles de l’Amérique, autrement les Antilles, sont si connues & on en a tant fait de relations que, n’ayant rien de nouveau à en dire, je n’en parlerais point du tout s’il ne leur était rien arrivé depuis le commencement de cette guerre. Les Anglais y ont fait des cruautés plutôt dignes de démons que d’hommes. L’île de Saint-Christophle, la plus belle de toutes, & celle qui produit le meilleur sucre, a été prise, pillée & ruinée dans tout ce qui en appartient aux Français, le reste appartenant aux Anglais. On dit hautement ici que si les habitants de cette île s’étaient défendus aussi vigoureusement que du temps de M. de La Barre, dont j’ai parlé pages 313 et suivantes, qu’ils avaient M. de Saint-Laurent pour gouverneur particulier, les Anglais n’y auraient encore gagné que des coups ; mais que ceux-ci s’en sont rendus les maîtres par la discorde des habitants, en ce que les sucriers qui tiraient tout le profit de l’île traitaient avec tant de dureté les gens qui dépendaient d ’eux que cela leur a ôté toute volonté de se défendre.

Les Anglais ne peuvent pourtant pas s’établir tranquillement dans cette île, parce que les nègres, plus fidèles à leurs maîtres que les Français, les harassent perpétuellement, en assomment autant qu’ils en trouvent. Ces nègres ne veulent point du tout se donner aux Anglais : ils font encore plus, c’est qu’ils viennent volontairement se rendre aux Français, qui vont les quérir. Des marchands français y ont été avec des barques, & leur ont montré pavillon blanc : ces pauvres gens, espérant retrouver leurs anciens maîtres, se sont rangés à bord ; mais ces scélérats, par une perfidie indigne & punissable, ont été les vendre à Saint-Domingue ou ailleurs, & les maîtres légitimes ont en même temps perdu leurs nègres & l’espérance de jamais les revoir. Les habitants de Saint-Christophle sont encore plus maltraités. Ils reconnaissent, & sont reconnus de leurs nègres, qui sont venus sous la bonne foi du pavillon blanc, dans l’espérance de retrouver leurs anciens maîtres, & il faut cependant que ces mêmes maîtres rachètent de leurs compatriotes un bien qui leur appartient. Ainsi, on peut dire que leur malheur enrichit non seulement les ennemis de l’État, mais aussi des gens, qui, loin d’en profiter, devraient leur aider à se rétablir. M.d’Éragny s’est enfin opposé à un abus si digne de la corde.

Les Anglais ont encore pris sur nous Saint-Eustache, Saint-Martin, & Marie-Galante ; &, contre le droit de la guerre, ont dans cette dernière île pendu quantité de Français. On verra bientôt bien pis. Ils ont assiégé la Guadeloupe, & l’ont presque toute ruinée ; mais cette île ayant été secourue par huit vaisseaux français, savoir quatre du roi, & quatre armateurs de Saint-Malo & Dunkerque, armés par les habitants de la Martinique, les Anglais se sont retirés, quoiqu’ils fussent quatorze navires de guerre.

C’est dommage de la perte de Saint-Christophle : c’est celle des îles qui produit le meilleur sucre, & où les Français avaient leurs plus considérables établissements. On m’a fait remarquer sur ce sucre une chose assez particulière. C’est que toutes les femmes créoles ou natives de Saint-Christophle, ou qui y ont longtemps demeuré, & qui sont à présent à la Martinique, ont toutes les dents belles, bien blanches, bien rangées, & l’haleine fort douce ; & qu’au contraire celles de la Martinique ont la bouche gâtée par des dents pourries, ou qui leur manquent. Ces habitants de Saint-Christophle ne se relèveront jamais de leur perte ; car, quand on leur rendrait leurs terres, comme ils l’espèrent à la paix générale, leur rendra-t-on leurs maisons garnies, leurs sucreries en état, & les nègres qu’ils ont perdus ? Que leur importe que le roi d’Angleterre soit Jacques, ou Guillaume ?

Les habitants de la Martinique n’espèrent pas un sort plus heureux ; mais ils ont un refuge, qui a manqué à ceux de Saint-Christophle : c’est que cette île est toute couverte de bois & de montagnes, où ils comptent de se retirer s’ils ne peuvent pas se défendre, étant résolus de se faire hacher en pièces plutôt que de tomber vifs entre les mains d’ennemis si cruels. C’est ici le lieu de rapporter quelques-unes des barbaries qu’ils ont exercées à Saint-Christophle & aux autres îles.

Prendre & massacrer les hommes, après avoir violé leurs femmes & leurs filles à leurs yeux, n’est qu’une bagatelle. Les enterrer vifs, & comme les Espagnols ont fait dans le Nouveau Monde, les faire mourir peu à peu en leur cassant la tête avec des boulets de canon dont ils se servaient au lieu de boules, & les têtes de ces malheureux de but, c’est quelque chose. Mais le comble d’inhumanité, & dont la seule idée fait frémir, c’est d’avoir lié ensemble dos à dos le mari & la femme, renversé le mari sur le ventre, violé la femme sur son corps, & fourré dans la nature de celle-ci, & dans le fondement de celui-là, des gargousses remplies de poudre, la balle en dedans, y mettre le feu, les faire crever, & les laisser mourir dans cet état. Le diable est-il capable d’inventer une pareille cruauté ? C’est pourtant ce que les Anglais ont fait, & jeter & briser sur les rochers les enfants à la mamelle & les y laisser mourir d’eux-mêmes. Cela me donne trop d’horreur pour continuer : ma plume s’y refuse.

Il semble que les habitants de la Martinique ont une crainte fondée, parce qu’ils ont trois sortes d’ennemis domestiques, les trente-six mois & les nègres des sucreries, qui, n’étant pas bien, ne demandent qu’à changer de maîtres ; les nouveaux convertis, ou plutôt les pervertis ; & les Anglais qui sont habitués parmi eux, lesquels, malgré les défenses, ayant commerce avec leurs parents & leur nation, les informent de tout, sans qu’on puisse connaître les traîtres, parce que de pointe en pointe il n’y a que sept lieues d’une île à l’autre.

Il avait été résolu dans un conseil de guerre que nous irions avec trois navires & deux armateurs qui sont ici, trouver les Anglais à Nièves, où on dit qu’ils sont. Il est impossible de comprendre la joie que cette nouvelle avait répandue, surtout parmi les réfugiés de Saint-Christophle, qui ne respirent que vengeance : chacun voulait être de la partie, & tous espéraient ruiner de fond en comble les Anglais aux îles ; mais leur espérance a été vaine, une résolution prise dans un conseil postérieur a cassé l’autre. Je n’en sais point la raison, si ce n’est que nos vaisseaux sont trop sales & trop maltraités pour aller à la voile aussi bien que ceux des ennemis ; qu’ils sont trop chargés pour se servir de leur batterie de bas ; & que si on avait voulu les décharger, il y aurait eu une perte considérable de salpêtre & d’autres marchandises, outre la longueur du temps qui aurait été employé, tant à décharger qu’à rembarquer. À l’égard de gens de main, cette raison n’entre point en compte, parce qu’en effet nous en aurions pris ici tant que nous aurions voulu, tous gens bien faits, résolus, & soldats.

Tant qu’on a espéré que nous irions voir les ennemis, tout le monde nous caressait. Mais sitôt qu’on a su le contraire chacun s’est plaint que nous n’étions venus que pour leur apporter la peste & la famine. Ils n’ont pas tout le tort ; car, outre l’infection des malades, nous avons effectivement pris beaucoup de leurs vivres. Ils disaient encore que les Anglais, sachant que nous n’avons pas voulu aller à eux, s’imagineront que nous les craignons & en deviendront plus féroces & plus cruels ; que nous les abandonnons à une peine certaine ; & qu’enfin, ils prévoyaient qu’ils seraient réduits à courir les bois comme des bêtes fauves pour sauver leur vie, comptant tout le reste perdu. Quel est le souverain qui voudrait entreprendre une guerre, s’il était bien persuadé qu’il doit rendre compte à Dieu du sang qui y est répandu, & de tous les désordres qu’elle traîne à sa suite ?

Les habitants de l’une & l’autre île que j’ai vus sont parfaitement bien faits de leur personne, d’esprit, & laborieux ; les hommes y paraissent braves, les femmes bien faites & belles, d’un sang plus pur que nos Françaises d’Europe. J’ai vu toutes les provinces de France ; mais n’en déplaise à nos dames, celles des îles ont naturellement cette vivacité de teint que les autres tâchent de se faire avec leur fard. Je n’ai vu que les Grecques, les Circassiennes & les Géorgiennes, dont il y a plusieurs à Smyrne dans l’Archipel & à Alger, qui puissent le leur disputer. C’est, je crois, ce que je puis dire de plus avantageux pour les femmes des îles. Faut-il s’étonner si de si beaux objets émeuvent la nature !

Les Caraïbes sont les anciens sauvages du pays. Ils n’ont, comme les Noirs des Indes & les sauvages du Canada, qu’un brayer qui cache ce que la pudeur défend de montrer : ils ne sont pas noirs, mais rouges & charnus. Il n’y en a plus qu’une seule famille à la Martinique ; les autres s’étant retirés à la Dominique ou autres îles inhabitées. Ils ont guerre perpétuelle avec les Anglais & les mangent. Il n’y a pas longtemps qu’un de leurs canots avait été à l’île de Monsarrat, & en avait ravi une petite fille anglaise de sept à huit ans, & la destinaient pour en faire un festin. Je l’ai vue : elle est d’une beauté angélique. M.du Casse, capitaine de vaisseau du roi, était à la Martinique lorsque ce canot y arriva. Il eut avis de la destinée que ces anthropophages préparaient à cette enfant, & fit en sorte de la retirer de leurs mains pour de l’eau-de-vie. Ils n’ont pour armes que leurs flèches, dont ils se servent avec adresse. Un coup de fusil les fait fuir comme des étourneaux. Ils mangeaient autrefois les Français ; mais, depuis longtemps, leur appétit s’est jeté sur les Anglais (qu’il y reste), qui, disent-ils, sont de meilleur goût que nous, qui sommes salés. Ils ont une joie inexprimable de ce que nous avons guerre avec leurs ennemis ; & quatorze canots, chacun de douze guerriers, se promettaient bien de nous suivre, & de mettre tout à feu & à sang dans les îles anglaises, pendant que nous les attaquerions par mer. On peut juger de là combien cette nation est haïe partout.

Mais, puisque l’occasion vient d’en parler, d’où viennent ces Caraïbes ? d’où viennent tous les autres peuples qui habitent le monde, & d’où viennent ceux qui habitent les îles éloignées de tout continent ? Tous différents en mœurs & coutumes & en religions, les uns d’une vie policée & d’autres véritablement brutes ? Sommes-nous tous descendants d’Adam & d’Ève ? Où leurs enfants ont-ils pu s’étendre ? Ont-ils percé dans des terres qui étaient inconnues il n’y a pas encore deux cent cinquante ans ; terres dont des conciles & des décisions du Saint-Siège défendaient jusqu’à l’idée ? Qui m’expliquera, ou qui résoudra les doutes dont mon esprit est agité à ce sujet ? Je vois déjà que le pape n’est nullement infaillible, & que les conciles ne le sont pas non plus, sur ce qui ne regarde pas directement la foi. La quantité d’idiomes ou de langues me persuade de la confusion qui s’y glissa à Babel. Mais cette dispersion des enfants d’Adam, d’où vient-elle ? La placerai-je avant le Déluge ? L’Écriture me répondra qu’il fut universel, que tout animal vivant fut submergé, excepté ceux que Noé avait retirés dans l’arche. La placerai-je après le Déluge ? Il n’y avait que huit personnes dans l’arche que Noé construisit : lui, ses trois enfants, leur femme à chacun. Nous savons quels ont été les établissements de ces quatre hommes de leurs descendants, tous dans notre continent de l’Asie, de l’Europe & de l’Afrique. Nous n’avons aucune connaissance, que très moderne, du Nouveau Monde. Il est cependant aussi grand que notre continent, partout habité, aussi bien que les îles qui sont séparées de lui, de nous, par des espaces de mer que nous ne savons point que personne ait traversés avant Christophe Colomb. D’où viennent ces hommes ces femmes conformés comme nous, & dont la copulation avec nous forme une créature égale à l’un ou à l’autre ? Je laisse les animaux de toutes espèces. Par qui ces hommes & ces femmes ont-ils été produits & engendrés ; d’où venaient leurs ancêtres & leurs auteurs ? Croirai-je que, pendant le Déluge, la terre a été brisée, si je puis me servir de ce terme, & que chaque morceau se soit arrêté avec ce qui était sur sa surface aux endroits où ils sont à présent ? Dans quel temps juste fixer cette section ou solution de continuité de la terre ? Mes réflexions me mèneraient trop loin si j’entreprenais de les approfondir.

La Martinique est très saine : on n’y entend parler d’aucune maladie d’enfance, telles que rougeole, petite vérole, etc. Les autres malades ne s’y ruinent pas à mourir dans les formes. Plus de vingt personnes de notre escadre, officiers & autres, qui semblaient avoir une santé capable d’enterrer le genre humain, n’y ont été malades que trois ou quatre jours ; & aucun n’y a passé le cinquième jour. Aussi les médecins d’ici, parfaitement ignorants, jouent à quitte ou à double la vie d’autrui, qui ne leur est rien. Ils donnent des médecines qui feraient crever un diable, qui puisse tous les emporter.

J’ai dit ci-dessus que Rikwart m’a assuré que la tortue de l’île de l’Ascension est un remède souverain contre les maladies vénériennes les plus invétérées. Il en est de même de toutes les tortues qu’on prend aux îles de l’Amérique : elles sont toutes bienfaisantes & spécifiques pour ces sortes de maux. Les restes de cabane que j’ai trouvés à cette île sont de celle de deux Portugais, tellement infectés que leurs compatriotes revenant du Brésil, à leur retour des Indes, les avaient dégradés dans cette île, sans autre provision que du pain, & douze planches. Leurs corps étaient si pourris, qu’on ne pouvait en souffrir l’odeur : & ces misérables abandonnés, qui n’avaient, pour vivre, que de la tortue & du pourpier, qu’ils faisaient cuire ensemble, & se résignant à la mort, virent leur santé si bien rétablie au bout de quarante jours qu’ils se rembarquèrent sur un autre navire portugais qui passa deux mois après leur dégrat, dans un embonpoint si parfait que l’habitation de cette île n’a plus fait d’horreur à leurs compatriotes, ni à d’autres Européens, qui y ont recouvré leur santé ; & ce sont ces deux premiers qui y ont dressé la croix qui indique le mouillage.

Infandum scriptura jubes renovare dolorem !

La première nouvelle que j’appris en arrivant au Fort-Royal fut la mort de M. de Seignelay. Que devins-je ? Je ne puis encore l’exprimer. Je ne comptai pour rien l’espérance perdue de ma fortune, que j’avais fondée sur ses bontés pour moi. Je ne regrettai que lui, & la perte que la France faisait d’un homme qui commençait à suivre les traces du grand Colbert, son père, seul & unique ministre qui eût véritablement connu de quelle utilité le commerce était à la France. Je passe là-dessus, & ne pense à M. de Seignelay que les larmes aux yeux.

Cette perte, que j’attendais si peu, fut sue de tout le monde, & je m’aperçus qu’il y avait des gens qui n’avaient pas vu avec tranquillité les distinctions que j’avais sur l’escadre. Ils parlèrent contre moi à M. l’intendant, apparemment parce qu’ils ne craignaient plus ma sincérité auprès du ministre ; &, si j’avais été moins ferme à soutenir mes intérêts & ma droiture, il est certain que j’aurais fait une triste figure dans l’esprit de M. de Goimpi. Je me justifiai en sa présence, & à sa table, en présence de mes deux accusateurs, qui y étaient aussi ; que Bernard, un des commis de l’intendance, m’avait nommés, & que je feignis de ne pas connaître pour tels. Je les pris eux-mêmes à témoin, & ils n’osèrent disconvenir de la vérité. Je parlai ensuite à M. de Goimpi seul à seul, & lui fis connaître, au doigt & à l’œil, que je n’avais été accusé que par de la canaille, qui avait craint mon protecteur pendant le voyage, & qui n’avait osé me dédire en sa présence.

Le lendemain, l’un des deux m’insulta à l’embarquement de la chaloupe de l’Écueil, qu’il voulait commander quoiqu’il ne fût pas du vaisseau. Je ne le souffris pas. Il mit l’épée à la main, & moi aussi : il ne s’en est pas bien tiré puisque tout blessé qu’il est au bras il a été mis aux arrêts jusqu’à avant-hier au soir ; & n’en est sorti que parce qu’il a fallu partir. S’il n’est pas content, la corde est au puits. Mais, pour l’autre, quand je devrais me perdre, si je le trouve sur le pavé du Roi, il n’en sera pas quitte à si bon marché, ou il sera plus méchant que moi.

J’ai passé avec assez de plaisir les quinze jours que notre navire a resté au Fort-Royal, parce que Fanchon, que j’y avais trouvée, me recevait toujours table ouverte, peut-être crainte que je ne disse son histoire. Cependant, je ne crois pas que ce fût ce motif qui la fit agir ; car, si cela avait été, elle ne m’aurait pas fait confidence de ce qui lui est arrivé au Châtelet, sur le chemin, à La Rochelle & ici avec le chevalier Des Farges, puisque cela est ignoré de tout le monde, & que je n’en savais rien. Tel que soit le motif, je lui ai gardé, & lui garderai, le secret. Après notre départ du Fort-Royal, elle est venue d’elle-même au Fort Saint-Pierre, & y arriva le même jour que nous ; & c’est chez elle, tant dans l’un que dans l’autre endroit, que M. de La Chassée & moi avons appris une partie de l’histoire galante de la Martinique. J’en rapporterai quelques morceaux dans la suite. Nous avons passé des moments fort agréables & très innocents, que nous aurions plus mal passés ailleurs. Que le lecteur ne croie pas que je mente quand je dis que c’était des moments innocents. Je prends pour moi ce qu’Ovide fait écrire par Œnone à Paris, en parlant d’Hélène :

Quae toties rapta est, vetuit ipsa rapi.

Comme j’étais toujours fourré chez elle & que nous agissions ensemble d’un air assez familier, plusieurs gens, même assez considérables, qui peut-être en étaient férus, m’ont demandé d’où je la connaissais. Je leur ai fait à tous la même réponse, qui est que nous avions tenu un enfant ensemble ; & que je l’avais vue demoiselle d’honneur d’une des plus grandes dames de France. Mentais-je ?

Nous sommes partis du Fort Saint-Pierre vers les dix heures du matin, vingt-trois vaisseaux de compagnie, dont il y en a huit de guerre, qui sont nous six, le Mignon, qui doit nous quitter au débouquement des îles pour revenir à la Martinique, & un corsaire malouin. Les autres quinze sont des marchands qui viennent jusqu’au tropique sous notre escorte, & des prises que le Malouin a faites. Ce corsaire se nomme Lajona, & monte une frégate nommée le Saint-Esprit. Il n’a que vingt-six canons ; & il a bien fait ses affaires ici, ayant pris quatre navires anglais bien chargés & bien riches. Cela me fait ressouvenir de ce que M. Martin m’a dit à Pondichéry, & que j ’ai rapporté ci-devant, que vingt armateurs à la mer feraient plus de tort aux Anglais & aux Hollandais qu’une armée royale, fût-elle composée de quatre-vingts vaisseaux de ligne. Nous avons vu ce soir la Dominique, & la voyons encore. Le vent a beaucoup calmé, il n’en fait presque point.

Voilà tout ce que je puis dire des îles de l’Amérique ; & que ce doit être un vrai plaisir pour un esprit qui n’a ni inquiétude ni chagrin de se voir en régal avec une compagnie choisie, sous un berceau de vigne qui offre sur le même cep de vigne du raisin en fleur, dont on est embaumé, d’autre vert, pour faire les sauces, & d’autre mûr, d’un goût exquis, qui fournit le dessert. Cela dure pendant les douze mois de l’année, pour toutes sortes de fruits & de légumes. Le printemps, l’été & l’automne régnent partout : ce qu’il y a de fâcheux, c’est qu’il n’y croît ni pain ni vin. Le raisin y est excellent, mais tellement vert qu’il donne la dysenterie ; ce qui a obligé de défendre d’en faire. Il m’a paru encore, par la résolution des habitants, que les Anglais n’auront pas si bon marché de la Martinique qu’ils l’ont eu de Saint-Christophle.

Du mercredi 4 juillet 1691

Nous sommes toujours à la vue de la Dominique, & nous voyons la Guadeloupe. Il a fait calme toute la journée, & ce soir nous avons viré de bord.

 

Aujourd’hui, sur les deux heures, notre second pilote, André Chaviteau, de La Rochelle, est mort. Il était frère de celui à qui je vendis le pain de la Compagnie en 1689, qui eut les suites que j’ai rapportées au commencement du premier tome. Il n’y a que trois jours qu’il semblait jouir encore d’une santé parfaite. C’était un gros garçon, vermeil, rougeaud, & de joie. Il était très capable & savant, pour son âge de vingt-huit ans au plus, habile & bon matelot. On l’a jeté en la mer : on en a aussi jeté des vaisseaux le Gaillard & le Lion. Je rejette la cause de ces morts si promptes sur deux causes, & je ne crois pas me tromper. La première est la limonade, qui ne vaut rien du tout pour l’estomac dans un climat chaud ; surtout lorsque les entrailles sont échauffées par la nourriture de viandes salées, dont le corps a été nourri pendant longtemps, la limonade étant extrêmement froide & par là faisant, avec la chaleur intérieure, un contraste qui ruine ou dérange les opérations de la nature. Cette limonade flatte le goût, & est à bon marché : c’en est assez pour tuer bien du monde. J’en suis à couvert, n’aimant ni les douceurs, ni les sucreries. Je savais dès longtemps & M. Ranché, secrétaire de M. de Goimpi, & Fanchon, nous avaient avertis, M. de La Chassée & moi, que les oranges, les citrons & les limons dont la limonade est faite ne valent rien pour la santé. Tant pis pour ceux qui s’en sont rempli le ventre. M.de La Chassée & moi nous sommes toujours servi de notre boisson & rafraîchissement ordinaire. Le vin de Grave que nous avons trouvé à la Martinique, soutenu de mon vin de Chiras pour dessert, dont Fanchon et La Chassée ont chacun payé leur bonne part, nous ont désaltérés, elle & ses amies, lui & moi. Nous étions tous les soirs en frairie, & si je n’avais point eu de chagrin, je puis dire que la Martinique aurait été pour moi un petit paradis terrestre. Il ne me reste plus qu’une grosse bouteille de mon vin de Chiras : le reste a servi à nos plaisirs & à animer l’humeur bouffonne de Fanchon, toute sérieuse en public, & comédienne avec nous.

Je reviens à la limonade, dont, Dieu aidant, peu de nos gens mourront, parce qu’ils n’ont pas descendu à terre toutes les fois qu’ils l’auraient bien voulu ; & que ceux qui découchaient étaient mis aux fers. Cela était réglé partout : c’est le seul parti qu’il y ait à prendre avec le soldat & le matelot lorsqu’on ne veut pas leur mort ; mais il est impossible d’en faire autant pour les officiers, qu’on suppose raisonnables, & qui pourtant ne le sont pas tous : il s’en faut beaucoup.

L’autre cause à laquelle j’impute ces morts précipitées est l’excès où s’abandonnent, avec les nymphes des îles, des gens qui n’ont point vu de femmes depuis longtemps. Les trois quarts de celles d’ici se ressentent toujours de la sève de la Mère Eve, qui les y a conduites par autorité de justice, ou qui y a amené leurs mères, des inclinations desquelles elles ont hérité : virtus innata parentum ; c’est-à-dire qu’elles sont chaudes & amoureuses comme des chattes, & recherchent, quoique sourdement, des gens en rut, ou qui doivent y être par une longue abstinence, & encore plus volontiers lorsqu’ils ont de quoi payer leurs plaisirs mutuels. Ce sont pour ces femmes des nuits de noces. Je ne sais comment les maris prennent les choses dans l’intérieur de leur domestique ; mais il ne paraît pas, & Fanchon nous a dit qu’ils ne s’en haussent ni baissent : & on ne s’aperçoit point dans le public que le mari ni la femme en fassent plus mauvais ménage ensemble. Peut-être que de père en fils ils sont accoutumés d’être vulcanisés. En tout cas, excepté quelques familles de marchands, qui s’y sont établis & y ont mené leurs femmes, & un domestique, sage & réglé, on ne fait pas tort à tout le reste des îles en le comparant à Rome, dont les premiers fondateurs n’étaient qu’un ramassis confus de brigands & de putains, conduits par deux bâtards. Il y a pourtant ici des hypocrites de vertu, ce que nous appelons en France fausses prudes ; mais elles tiennent peu contre des marins,

Quibus vires dedit
Roburque longum tempus, atque error gravis...
Senec.

Je conviens qu’il y a des honnêtes femmes, & très sages, tant aux Iles qu’en Canada, qui a eu les mêmes fondements ; mais si elles seules avaient du pain bénit, il ne faudrait qu’un fort petit chanteau.

J’ai promis de rapporter quelques histoires de celles que Fanchon nous a racontées, & je ne puis mieux faire que de commencer par celle d’une fausse prude. Quoique cette aventure soit publique, je n’en nommerai point l’héroïne : c’est autant qu’elle doit exiger de ma discrétion ; & une amourette ne faisant point de tort à un homme, son amant le sera. Il se nomme Caumont, & y a gagné la seigneurie de la Planche, qui le distingue de ses parents, ou autres de même noM. Les rendez-vous journaliers ne parurent pas à l’amant & à la maîtresse assez fréquents, & pouvaient même ajouter un vernis sur la réputation de la belle, qui aurait pu ternir le lustre du tableau de sa vertu qu’elle exposait au public. Caumont couchait dans une chambre qui n’était séparée de celle de sa maîtresse & de son mari que par une simple cloison de sapin rescié & bien mince. Primi viditis Amantes, dit Ovide sur la fente du mur à travers lequel Pyrame & Thisbé se parlaient. Ceux-ci, dont on pouvait dire,

In furias ignemque ruunt, Amor omnibus idem, s’avisèrent qu’on pouvait lever une des planches de cette cloison. Ils la levaient en effet, & la remettaient sans bruit lorsqu’ils voulaient ; & le vuide ou le trou que cette planche laissait facilitait leurs plaisirs. La vertueuse épouse, dans la chambre de son mari, présentait ses postérieures au trou, & Caumont tirait le gibier de la sienne.

Ce petit commerce avait duré quelque temps : mais le diable qui se fourre partout, & qui quelquefois fait rire les mortels aux dépens les uns des autres, résolut de faire découvrir l’industrie par le mari ; & une nuit que la lune donnait droit au trou, il inspira à ce mari une tentation maritale qui lui fit avoir besoin de sa femme. Il ne la trouva pas proche de lui, mais, regardant dans sa chambre, il vit sa pudique matrone de son côté tournée, qui lui forgeait par le derrière

Duo comua fronti.

Belle & véritable vision cornue ! Il se leva, la battit en chien renfermé, & fit un bruit terrible ; & c’est ce qui a rendu l’aventure publique. Caumont prit une autre chambre, & laissa le trou & la planche, dont le surnom lui est pourtant resté, en sorte qu’on ne l’appelle plus que M. Caumont de La Planche. La charmante a été quelque temps sans oser paraître ; mais, en moins de quinze jours, sa honte a été passée. Nous avons eu envie de voir, La Chassée & moi, une femelle si effrontée. Nous nous sommes contentés ; &, quoiqu’il n’y eût au plus que trois semaines que cela se fût passé, elle eut le front de dédire en notre présence son mari d’un marché qu’il avait fait avec nous : & La Chassée, en colère, lui dit que nous avions le malheur de ne la voir qu’en plein jour ; mais qu’ils seraient bons amis s’ils se voyaient par un trou. Elle n’en fit que hocher la tête. Nous emmenâmes son mari déjeuner dans la même auberge où nous savions bien que Caumont était. Nous prétendions nous donner la comédie à leurs dépens ; mais nous fûmes trompés. Ils se parlèrent tous deux de très grand sang-froid, & avec autant de tranquillité que si rien ne s’était passé entre eux : au contraire, ils nous parurent bons amis, & aussi peu émus que la Vénus l’était dans sa boutique.

Puisque je suis en train, j’en vas encore rapporter une autre ; mais d’une héroïne bien moins effrontée, & plus subtile, quoique d’un rang bien plus bas. Je l’ai vue chez Fanchon, avec son amant, très bon enfant bien fait, & d’esprit. Elle est toute jeune, & du plus beau teint qu’on puisse voir, & d’un esprit tourné comme celui de Fanchon ; c’est ce qui fait que Fanchon l’aime : & elle la souffre chez elle, parce que sa réputation n’est point attaquée, & que son amourette est un secret pour tout le monde, ne sachant pas même que Fanchon la sait ; mais elle a tourné l’amant de tant de côtés que malgré lui elle lui a tiré les vers du nez.

Cet amant est un nommé M. Bernard, parisien, fils ou neveu du libraire. Il est à la Martinique, sous M. Ranché, premier secrétaire de M. de Goimpi, intendant. Il est bon ami du mari de Fanchon, auquel il a rendu & peut rendre encore bien des services : du reste, très honnête homme, & considéré de l’intendant. Dans le temps que celui-ci sortait un jour de son cabinet, & que Bernard en sortait aussi, il se présenta une jeune femme fort aimable, c’est mon héroïne, âgée au plus de vingt-deux ans, qui se plaignit à M. de Goimpi de la mauvaise conduite de son mari, un des principaux ouvriers entretenus par le roi dans la Marine, au Fort Saint-Pierre ; disant qu’il était très honnête homme, très entendu & bonne personne, mais qu’elle était à plaindre en ce qu’il avait le défaut d’être ivrogne, qu’il mangeait tout au cabaret & ne lui donnait seulement pas de quoi vivre : elle est créole & fort bien apparentée.

L’intendant envoya tout aussitôt quérir le mari ; &, après lui avoir fait une petite réprimande fort douce, & plutôt d’ami que de magistrat, il l’engagea avec douceur de consentir que sa femme reçût tous les jours de paiement ce qui lui serait dû, en lui donnant un argent modique tous les dimanches pour son divertissement pendant la semaine. Cet argent fut fixé, & Bernard présent fut chargé de cette distribution.

Ce fut par là qu’il se familiarisa avec cette femme, très jolie & très aimable. Elle ne manquait pas à jour nommé de venir dès le matin chercher son argent ;

& M. de Vallière, officier d’artillerie, qui pour son malheur couchait dans la même chambre de Bernard, devint amoureux de cette femme. Ils étaient intimes amis, Bernard et lui ; mais croyant que Bernard avait ses vues, comme de son côté il avait les siennes, il ne lui parla nullement ni de cette femme, ni de l’amour qu’il avait pour elle. Bernard eut de sa part beaucoup de peine à réduire cette femme ; mais enfin il en vint à bout ; &, comme il n’y a pour une maîtresse que la première chasse qui coûte, & que les embrassements d’un amant sont toujours plus vifs & plus ragoûtants que ceux d’un mari, elle aurait voulu le trouver souvent seul à seul, & pour cela allait très souvent dans sa chambre, toujours sous des prétextes plausibles ; mais l’assiduité & la présence de Vallière rompait ses mesures : &, comme naturellement on n’aime point ceux qui servent d’obstacle, elle vint à le haïr autant qu’elle aimait Bernard ; ce qui est beaucoup dire.

Leurs rendez-vous allaient toujours leur chemin & ils voulurent tous deux se tenir corps à corps, c’est-à-dire entre deux draps, nus & sans contrainte. Pour en venir à bout il fallait éloigner le mari. Bernard s’en chargea en l’envoyant porter un gros paquet de papiers du Fort Saint-Pierre au Fort-Royal, & ajouta qu’il fallait que ce fût lui qui y allât, pour choisir les utensiles dont l’état était contenu dans le paquet, & rapporter promptement la nouvelle de ce qu’il aurait fait.

Celui-ci, qui n’y entendait point de finesse, partit en bon Poitevin. Bernard lui donna de l’argent pour sa dépense, & lui promit qu’outre que son temps courrait comme présent, on lui accorderait une gratification pour sa peine & sa dépense. Après son départ Bernard alla souper & coucher avec sa maîtresse. Le lendemain, Vallière lui demanda où il avait passé la nuit. Bernard ne voulut pas le lui dire ; mais le garde-magasin du Fort-Royal, auquel le paquet était adressé, & qui n’était instruit de rien, pensa gâter le mystère. Il eut l’imprudence d’ouvrir le paquet devant le porteur ; &, n’y trouvant que de méchants papiers, inutiles & de rebut : Que diable est-ce que cela ? dit-il entre ses dents, mais pourtant assez haut pour que cet homme l’entendît. Cela lui donna un soupçon, qui fut augmenté par un éclat de rire que fit à contretemps ce garde-magasin à la lecture d’un billet très court & où il n’y avait en effet que ces mots :

« Si tu es autant mon ami que je le crois, empêche le porteur de revenir de deux jours au moins : je t’en dirai le sujet à la première vue. Je suis, etc. »

Ce garde-magasin connut son imprudence ; &, regardant tous ces papiers d’un grand sérieux, il raccommoda le mieux qu’il put ce qu’il avait gâté : mais le pauvre diable, qui avait martel en tête, revint chez lui dès le lendemain & ne resta que deux nuits dehors, pendant lesquelles Bernard & sa femme se donnèrent du bon temps ; & il n’y avait pas un demi-quart d’heure que Bernard était sorti avant jour lorsque le mari entra, ayant une double clef de la chambre, où il trouva sa femme, seule & endormie.

Le garde-magasin du Fort-Royal vint environ huit jours après au Fort Saint-Pierre, mandé par l’intendant. Ses affaires étant faites, il résolut de partir dès le lendemain matin ; & comme Bernard avait quelque expédition à achever qui ne lui permettait pas de sortir avec lui, il l’envoya joindre Vallière pour le mener chez un traiteur, où il promit d’aller les trouver pour souper tous trois ensemble. Il le fit ; & en vuidant bouteille en attendant Bernard, & ne croyant pas que Vallière y prît intérêt, & étant tous trois bons amis, il lui montra le billet que Bernard lui avait écrit ; & ajouta qu’il ne doutait point que celui qui lui avait apporté le billet n’eût pour femme une belle personne que Bernard avait baisée en son absence. Vallière connaît le mari aussi bien que la femme, & ne douta point que ce ne fût avec elle que Bernard avait passé les deux nuits dont il lui avait fait mystère, & voulut être aussi favorisé que lui. Il se découvrit à ce garde-magasin, qui ne trouva pas qu’il fût d’un honnête homme de vouloir courir sur les brisées d’un ami. Il ne lui en témoigna pourtant rien ; &, imaginant tout d’un coup un moyen de le punir de sa perfidie, il envoya quérir cet homme, auquel il fit une sévère réprimande d’être revenu si tôt du Fort-Royal sans ses ordres & sa réponse ; qu’il était cause qu’il avait été obligé de venir lui-même, & ajouta de ne pas manquer de retourner promptement, sitôt que M. l’intendant l’y enverrait. Après cela, il le fit boire deux coups, & le congédia.

Bernard vint peu après, & en soupant il fut raillé de ses amourettes. Il n’avoua rien ; au contraire, il leur dit une menterie qu’il avait préméditée pour donner un prétexte plausible à son billet & à l’absence de cet homme, sans aucun rapport à sa femme, dont il ne parla que fort sobrement & en honnête homme. Vallière, qui savait bien qu’en penser, ne prit pas le change, & résolut de pousser sa pointe. Il s’était découvert à Joubert qui est ce garde-magasin ; & celui-ci, qui est un de ces esprits froids, qui pourtant ne cherchent qu’à rire, en avertit Bernard, & de ce qu’il avait dit au mari. Celui-ci de sa part en avertit dès le lendemain la femme, qui vint chercher de l’argent, & pour lui parler sans témoin il l’envoya l’attendre chez l’intendant, ayant, disait-il, laissé sa paye dans le tiroir de son bureau. Ce fut là qu’il l’instruisit de tout & qu’il lui dit ce qu’elle devait faire. Comme elle n’aime pas Vallière, elle se fit par avance un plaisir de le sacrifier à la jalousie de son mari, & à sa réputation ; & Bernard son amant lui en donna les moyens, en agissant de concert. Deux jours après, il dit à Vallière, en dînant, en affectant un air chagrin, qu’il avait envoyé chercher le mari pour l’envoyer au Fort-Royal porter à Joubert un paquet de la part de M. l’intendant, & en ramener des bois & d’autres utensiles, mais qu’on ne l’avait point trouvé, & qu’apparemment il était quelque part à boire : & en même temps, tira de sa basque le prétendu paquet & le mit sur la table avec assez d’indifférence.

Vallière donna dedans : il prit ce paquet & promit de le rendre ; & le charpentier qui, se doutant du tour, & voulant régaler M. de la Sérénade, dit qu’il allait partir, quoique ce ne fût nullement son dessein. Et voulant voir si sa femme était de part de la tromperie, il vint chez lui, & lui dit qu’il allait au Fort-Royal. N’y allez pas, si vous m’en voulez croire, & faites semblant d’être parti, lui répondit la rusée femelle. D’où vient ? lui demanda-t-il. C’est, lui répliqua-t-elle, qu’il se brasse assurément quelque chose contre vous, ou contre moi ; car, pendant les deux nuits que vous avez été dehors, il est venu des gens qui ont frappé plus de cent fois à la porte ; & qui, d’une voix fort basse, me priaient d’ouvrir. Je ne vous en ai rien dit, parce que je ne les connais point & que je ne leur ai point ouvert : mais cela m’a empêchée de clore l’œil & je ne faisais que de m’assoupir quand vous êtes arrivé ; & ce second voyage-ci me déplaît par avance. Songez à ce que je vous dis & prenez vos précautions, d’autant plus que notre maison est écartée & que si ces gens en venaient à la violence je serais fort embarrassée toute seule.

Un pareil discours dissipa tous les soupçons que le charpentier avait conçus de la vertu de sa femme. Il lui avoua ingénument que son premier voyage avait été inutile, que même il lui avait paru qu’on s’était moqué de lui, qu’il soupçonnait Bernard, & qu’il était résolu de ne point partir sans frotter l’échine de l’acteur, fût-ce un diable. Sa femme parut ravie de sa résolution ; &, pour sauver Bernard de tout soupçon, elle ajouta qu’elle ne pouvait pas croire que ce fût lui, puisqu’elle allait le voir très souvent, qu’elle lui parlait presque toujours seul à seul, & qu’il ne lui avait jamais rien dit qui pût offenser ni alarmer une honnête femme ; que pourtant, si c’était lui, elle serait la première à frapper dessus & à s’aller plaindre à M. l’intendant.

Après ce petit conseil tenu entre le mari & la femme, ils sortirent tous deux & prirent le chemin du Fort-Royal. Elle le quitta à quelque distance du Fort Saint-Pierre, & revint sur ses pas, disant à tout le monde que son mari était parti. Elle alla trouver Bernard, auquel elle dit l’état des choses & ils rirent par avance du tour qui se préparait pour Vallière.

Celui-ci, aux écoutes, apprit que le charpentier était parti. Il ne le dit point à Bernard : au contraire, prétendant être seul tenant, il lui dit qu’il avait trouvé cet homme & lui avait remis le paquet ; mais qu’il était si tard qu’il avait refusé de partir à l’entrée d’une nuit fort obscure, & qu’il ne partirait que le lendemain deux heures avant jour. Bernard, qui voyait toute la perfidie de Vallière, & qui savait qu’il en serait bientôt puni, le remercia de sa peine, & ne fit pas semblant de s’en embarrasser davantage. Ce discours s’était fait en soupant ; &, comme il était près de dix heures, un laquais de M. de Goimpi, à qui Bernard avait donné le mot, vint lui dire que M. Ranché le demandait. Il sortit aussitôt ; & Vallière, qui crut que la fortune était de concert avec lui en le débarrassant de Bernard, dont la présence le gênait, & dont il ne savait comment se défaire, sortit aussi, & prit le chemin de la maison du charpentier.

Cet homme était revenu chez lui à l’entrée de la nuit, nanti d’une liane grosse comme le haut du pouce. Les lianes sont communes en France ; elles sont flexibles & pliantes ; & leurs coups sont d’autant plus sensibles qu’elles sont pleines de nœuds.

Une pinte de vin, qu’il avait mise sur chopine, aux dépens de l’argent que Vallière lui avait donné de la part de Bernard pour son voyage, l’avait mis dans la situation de s’en servir de bonne grâce ; & il attendait avec impatience l’arrivée du galant. Vallière arriva enfin, & frappa à la porte comme il croyait que Bernard y frappait. La belle demanda qui c’était, par la fenêtre. Ouvrez-moi, répondit-il, j’ai à vous parler ; & moi je n’ai rien à répondre, laissez-moi en repos, reprit-elle en refermant sa fenêtre. Vallière refrappa. On ouvrit : il voulut entrer, & fut repoussé par une gourmade que le charpentier lui porta à l’estomac, si vigoureuse qu’elle l’envoya tomber à six pas plus loin ; & ce fut encore pis quand le charpentier fit jouer la liane, à la voix de sa femme qui lui criait : frappez, frappez. Tout ce que Vallière put faire fut de se lever & de fuir à toutes jambes. Le charpentier le conduisit le plus qu’il put, avec les civilités du cocher de l’abbesse d’Estival à Ragotin ; & l’aurait encore conduit plus loin si lui-même ne fût pas tombé à son tour.

Bernard, qui avait voulu se donner la comédie, avait été chez un de ses amis proche de là, d’où il avait tout vu. Vallière avait eu, en brave & intrépide Gascon, la constance de ne pas ouvrir la bouche pendant & malgré l’orage : ainsi rien ne pouvait le faire connaître à l’ami de Bernard ; & lui, qui savait qui était si bien étrillé, ne jugea pas à propos de décliner son noM. Il revint dans sa chambre avec des papiers sous son bras, comme s’il fût sorti de l’intendance, & trouva Vallière dans son lit, qui, croyant n’être point connu, ne lui dit rien de son aventure. Un cousi est toujours très secret en pareil cas ; mais les marques de la liane n’eurent pas tant de discrétion : elles parurent très longtemps & il resta quinze jours sans pouvoir sortir de son lit. Il se consolait cependant de son malheur en faisant malgré lui pénitence de sa mauvaise intention ; mais il n’était pas au bout de cette pénitence. Le plus rude en était passé, mais non pas le plus mortifiant pour un homme de son pays. Il s’imaginait que personne ne savait rien de la grêle, quoique quatre personnes la sussent, et que le charpentier l’eût fort bien reconnu à la voix, & l’eût dit à sa femme. Il ne pouvait s’y tromper, ayant tous les jours affaire à lui.

Dès le lendemain, la charpentière alla tout dire à Bernard, qui le savait aussi bien qu’elle, & qui ne trouva pas la vengeance complète, à moins que Vallière n’en eût la confusion entière. Dans ce dessein, il obligea cette femme d’aller se plaindre à M. d’Éragny, de qui Vallière dépendait comme officier d’épée, de l’affront qu’il avait voulu lui faire, & d’en demander réparation ; &, pour cela, il lui indiqua une heure qu’il devait y être lui-même. Elle n’y manqua pas. Bernard tourna ces ordres prétendus donnés d’une manière toute apparente, & présenta la rétention de ces ordres d’un point de vue si malin que le vice-roi trouva Vallière très criminel, & très obstiné dans ses mauvais desseins ; & prit la belle pour une Suzanne, dans une île qui n’en produit point, ou bien peu. Il voulut envoyer quérir Vallière dans le moment même, & l’aurait fait si Bernard ne lui eût dit qu’il était sur son grabat roué de coups. La charpentière dit la manière dont son mari l’avait reçu, & régalé. M.d’Éragny en rit de bon cœur, & dit qu’il l’obligerait de la régaler à son tour. Bernard lui dit que Vallière était son ami, qu’ils mangeaient & couchaient ensemble ; & qu’en cette considération, il le suppliait d’obliger le mari & la femme de garder le secret, & s’offrit d’être médiateur de la réparation. Cela fut accepté ; &, à son retour, il jeta Vallière dans une surprise inexprimable en lui rapportant la plainte de la charpentière à M. d’Éragny, & le reste : & l’accabla de raillerie sur sa prétendue chute, & le poussa jusqu’à lui dire qu’il aurait fallu qu’une maison lui fût tombée en détail sur le corps pour le marquer comme il était. Il affecta encore malicieusement de ne lui parler en aucune manière de la sagesse de la charpentière ; & se contenta de lui dire qu’un honnête homme ne devait point courir sur le bien d’autrui, en lui laissant à deviner s’il voulait parler de lui-même ou du mari ; & Vallière, plus fâché de ce que le vice-roi savait son aventure que du reste, fut obligé d’avaler la mercuriale doux comme du miel.

Au bout de trois semaines, M. d’Eragny manda Vallière, lui fit une réprimande fort rude & fort sévère, & l’obligea de donner à la charpentière présente quatre milliers de sucre, pour réparation de l’insulte & le remerciement du secret : si bien que Vallière, battu & raillé, paya encore les frais. Cela serait demeuré secret sans la malice de M. d’Éragny, qui, malgré les pardons que Vallière avait demandés à cette femme en sa présence, & le sucre qu’il lui avait donné, lui dit, en pleine compagnie : Eh, à propos, M. de la Liane, êtes-vous remis ; vous souvenez-vous encore de vos amours nocturnes ? M. Caumont que voilà s’est fait distinguer par un bel endroit, & vous par un fort vilain. Croyez-moi l’un & l’autre. Ne tentez plus les femmes d’autrui, & vous ne vous rend[r] ez plus ridicules par des soubriquets. L’aventure étant secrète, elle n’a point éclaté ; mais Fanchon, qui la sait de Bernard et de la charpentière, nous l’a dite à M. de La Chassée & à moi : &, comme le mari ne manquera pas de parler dans le vin, on ne doute point qu’en peu de temps la seigneurie de la Liane ne devienne aussi fameuse que celle de la Planche.

Je n’aurais jamais fait si je me mettais sur le pied d’écrire ce que je sais de l’histoire scandaleuse de plusieurs nymphes de la Martinique. Et ne puis pourtant en taire une à qui son indiscrétion a coûté trois cents piastres. C’est une grande veuve, bien faite & assez belle, âgée d’environ trente ans. Un contremaître de notre escadre avait eu quatre cents écus, ou piastres, de la flûte prise le 29 juillet de l’année passée. Il les avait donnés à une nymphe d’ici, pour une seule nuit. C’était payer un péché trop cher. Comme cette femme veut se remarier, elle acheta un habit neuf complet & fort propre ; &, dès le lendemain, changea de figure : &, étant en bonne & grande compagnie, la soupe au perroquet la fit jaser & nommer un amant si libéral. M.du Quesne l’a su, & en même temps que cet homme avait en France une femme & six petits enfants, qui ne subsistaient que du travail de leur mère, c’est-à-dire bien pauvrement. Il a fait là-dessus une action très louable. Il a fait mettre aux fers le contremaître ; &, dans le même moment, a envoyé son capitaine d’armes avec six soldats chez la charmante, avec ordre de prendre tout ce qu’ils trouveraient d’argent chez elle & sur elle ; &, pour cela, de fouiller partout. Ils ne l’ont nullement ménagée & l’ont visitée, comme on dit, jusqu’au trou du cul. Ils ont trouvé trois cent seize piastres : ils ont eu les seize pour leur peine, & M. du Quesne destine les trois cents autres pour la femme & les enfants de ce contremaître. La nymphe a voulu faire du bruit & se récrier sur la violence ; mais M. du Quesne l’ayant envoyé quérir devant MM. d’Éragny & de Goimpi, & l’ayant tous menacée de la faire passer par les baguettes, elle a été obligée de se tranquilliser, et de prendre patience en enrageant : & au bout de huit jours, M. du Quesne a fait appliquer au contremaître vingt coups de corde sur les épaules & les reins, le ventre sur un canon, tout de même qu’aux voleurs dont j’ai rapporté ci-dessus le châtiment.

Du jeudi 5 juillet 1691

Calme encore toute la journée, temps fin & clair, soleil très ardent ; &, par conséquent, chaleur excessive.

Du vendredi 6 juillet 1691

Calme toujours presque tout plat. Nous sommes à la vue de Monsarrat, île appartenante aux Anglais. Ils nous voient bien, s’ils veulent nous voir, puisque nous n’en sommes qu’à trois petites lieues.

Du samedi 7 juillet 1691

Nous allons un peu. Un de nos deux contremaîtres est mort cet après-midi. Il se nommait Pierre Hervé : il était malade depuis fort longtemps.

Du dimanche 8 juillet 1691

Nous avons passé le vent d’Antibe, île qui appartient encore aux Anglais. Le vent a affraîchi à la pointe du jour. Il y avait un navire à l’ancre, qui a mis au plus vite à la voile. M.du Quesne a fait signal, au Lion & à nous, de lui donner chasse. Nous l’avons fait inutilement, aussi bien que le corsaire Lajona. Il va mieux que nous, & s’est sauvé.

Du lundi 9 juillet 1691

Nous sommes enfin débouqués, c’est-à-dire que nous avons dépassé le vent des îles de l’Amérique. Comme il n’y a plus rien à craindre des corsaires & armateurs ennemis qui croisent par le travers de ces îles, chaque vaisseau a fait dès cette nuit telle route qu’il a voulu, & tous les marchands se sont séparés de nous. Nous ne sommes plus que huit vaisseaux, c’est-à-dire notre escadre, le corsaire provençal, & une quèche ou yaque, qui viennent avec nous, & qui vont fort bien. M.de Quistillic, capitaine du Dragon, est très mal. Notre chirurgien, qui a été le voir avec ses autres confrères de l’escadre, assure qu’il n’en réchappera pas. Cela est bien affirmatif. Ce serait assurément dommage, car, outre qu’il est très brave homme & bon officier, c’est un des meilleurs humains qu’on puisse voir. Le trop de rafraîchissements le met où il est.

Du mardi 10 juillet 1691

Nous avons eu aujourd’hui le soleil à pic, autrement au zénith, justement au-dessus de notre tête. Nous l’avons dépassé ce soir ; & présentant au Nord, par un très bon vent de Sud-Ouest, nous aurons Dieu aidant bientôt de la fraîcheur.

Du mercredi 11 juillet 1691

Nous avons ce matin dépassé le tropique du Cancer, & nous sommes présentement dans la zone tempérée. Il nous est mort un passager, dont j’ignore le nom.

Du jeudi 12 juillet 1691

Nous allons toujours fort bien. M.de Quistillic est mort : on l’a jeté ce soir à la mer ; &, tout aussitôt, M. d’Auberville, lieutenant de M. du Quesne, duquel j’ai plusieurs fois parlé, est allé le remplacer.

Du vendredi 13 juillet 1691

Toujours bon vent : nous allons bien.

Du samedi 14 juillet 1691

Même chose.

Du dimanche 15 juillet 1691

Même chose. Tant mieux.

Du lundi 16 juillet 1691

Même chose encore, & la chaleur beaucoup diminuée. Le temps étant propre à écrire, j’ai commencé ce matin les copies de mon grand livre & de mon journal pour la Compagnie. Il y a de l’écriture, à cause des procès-verbaux. Mais je juge à propos de faire une copie, non que je craigne aucune dispute, mais je crois devoir garder des copies de tout.

Du mardi 17 juillet 1691

Même chose pour le vent, jusqu’à midi, qu’il a calmé tout plat. Le sieur Desquatrelles, lieutenant d’infanterie, qui était sur le Dragon, est mort, & a été jeté à la mer cet après-midi. J’en suis très fâché ; car, outre qu’il était mon ami, il était très honnête homme.

Du mercredi 18 juillet 1691

Calme, & chaleur bien forte.

Du jeudi 19 juillet 1691

Même chose. Tant pis.

Du vendredi 20 juillet 1691

Le vent est très bon dès hier au soir, & nous allons bien. Nous sommes d’ailleurs très mal, car on dit que la peste est à bord. Il est effectivement mort ce soir un matelot qui en avait trois charbons, & dont le corps en un demi-quart d’heure est devenu tout plombé & livide. M.de La Chassée & moi nous servons du remède de M. de Bassompierre, dont j’ai parlé page 271.

Du samedi 21 juillet 1691

Le vent s’est renforcé, & nous allons à merveille. Nous avons encore, à ce que dit notre chirurgien, plusieurs matelots attaqués du même mal dont Jacques Le Roux mourut hier. Cela ne se dit pas tout haut, ni publiquement, crainte d’alarmer personne ; étant très vrai ce que dit M. de Montagne que la plus grande partie du mal consiste dans l’opinion. Pour moi, à qui les maladies des autres ne touchent que par compassion, ou par pitié, & qui ne suis nullement d’humeur à fatiguer mon esprit d’une ridicule appréhension aux dépens de ma santé, je vas toujours mon chemin avec mes bouillons rouges à l’ordinaire.

Du dimanche 22 juillet 1691

Le vent a tellement renforcé cette nuit que la quèche qui nous suivait a démâté. M.du Quesne, qui l’a prise en sa protection, lui a donné tout le secours imaginable, & la mène présentement en toue. Cela nous a empêchés de faire bien du chemin, que nous eussions fait si rien ne nous avait retardés. Ceux qui ont impatience de voir bientôt leur patrie en ont très fort murmuré, & en murmurent encore ; mais il est commandant, c’est tout dire : &, comme dit Gareau, c’est à ly à faire, & à nous à nous taire. Outre cela, il mène sur son vaisseau une très belle dame, parente fort proche de Mme la marquise de Mainte-non. C’en est assez pour ne prendre pas garde à ce qui se dit d’une pareille manœuvre.

Du lundi 23 juillet 1691

Le vent a tellement renforcé cette nuit que le cablot du Gaillard, qui touait la quèche, a cassé : elle est derrière. Dieu la préserve de tomber entre les mains de ceux à qui on l’a donnée : plus de cent millions de charretées de diables en prendraient bientôt possession.

Du mardi 24 juillet 1691

Toujours bon vent, & presque tourmente ; & tout sales que sont les navires, n’étant retenus par rien, nous faisons plus de dix-vingts lieues en vingt-quatre heures. Dix jours au plus de pareil vent, nous serons en France.

Du mercredi 25 juillet 1691

Toujours bon vent largue de Nord-Ouest.

Du jeudi 26 juillet 1691

Toujours de même.

Du vendredi 21 juillet 1691

Encore de même. Il y a des gageures à bord sur l’arrivée en France : les uns gagent pour le huit du prochain, & d’autres pour le quinze.

Du samedi 28 juillet 1691

Le vent a calmé tout d’un coup cette nuit, & n’est venu que par bouillards, & fort près. Nous ne laissons pourtant pas d’avancer un peu.

Du dimanche 29 juillet 1691

Calme tout plat. Tant pis !

Du lundi 30 juillet 1691

Encore même chose. Mauvais temps pour messieurs les gageurs au huit. On a fait ce qu’on a pu pour engager notre pilote à gager, & on a perdu sa peine.

Du mardi 31 & dernier juillet 1691

Le vent s’est enfin jeté au Sud vers les cinq heures du matin : il prend même de l’Est ; ainsi, il n’est pas bon, & on tire avec lui à la bouline.

Août 1691

Du mercredi 1er août 1691

Le vent avait calmé, & nous espérions qu’il reviendrait bon ; mais il est revenu Est-Sud-Est, très mauvais.

Du jeudi 2 août 1691

Le vent s’est jeté au levé du soleil au Sud-Sud-Est. Il n’est ni bon ni mauvais : il est traversier. Nous ne sommes pas à plus de quatre cents lieues de France ; & M. de Bouchetière & moi espérons si bien y arriver dans le quinze que nous avons tous deux gagé contre M. de La Chassée, lui un soupé chair ou poisson, & moi un déjeuné d’huîtres en arrivant ; & point d’argent, seulement la bâfre : c’est son terme. Si nous perdons, nous le régalerons toute la journée, & si nous gagnons, ce sera lui qui nous régalera. Il me semble que je respire déjà l’air natal. On dit que nous irons à La Rochelle : tant mieux ; j’y connais tant de monde que j’y serai comme à Paris, & j’aurai le plaisir d’y voir le marchand de Fanchon, pour qui j’ai des lettres.

Du vendredi 3 août 1691

Le vent a tout d’un coup changé cet après-midi, bout pour bout, terme matelot ; c’est-à-dire qu’il est venu Nord-Nord-Ouest. Il est bien faible ; mais c’est celui qu’il nous faut. Dieu veuille qu’il affraîchisse.

Du samedi 4 août 1691

Le vent s’est jeté au Nord-Ouest, bon petit frais. Nous allons fort bien ; & le Seigneur La Chassée nous régalera, si ce vent-ci continue seulement six jours. Nous commençons à le regarder avec un ris un peu malin.

Du dimanche 5 août 1691

Toujours même chose pour le vent, & nous allons bien. Nous approchons des parages ou endroits où nous devons trouver des armateurs, & d’autres vaisseaux. Nous en avons vu deux : on leur a donné cache, ou chasse, l’un vaut l’autre ; mais fort inutilement. Nous sommes trop sales pour les attraper.

Du lundi 6 août 1691

Le vent a calmé cette nuit, & sur le midi s’est jeté au Ouest-Sud-Ouest, bon petit frais, & meilleur que Nord-Ouest, qui soufflait hier. Bouchetière & moi espérons gagner notre journée, & la passer sur la bourse de M. de La Chassée.

Du mardi 7 août 1691

Le vent continue toujours bon, & s’est même rafraîchi. Nous allons si bien que la vergue de notre hunier d’avant s’est cassée par la force du vent. Nous commençons à nous railler du papa La Chassée : il prend fort bien les choses ; ce serait bien le diable s’il se moquait de nous à son tour.

Du mercredi 8 août 1691

Vilain temps pour lui : le vent continue ; & nous allons bien. Notre vergue est remise : il semblait, par l’impatience des charpentiers, qu’ils eussent gagé contre lui. Nous le turlupinons que rien n’y manque.

Du jeudi 9 août 1691

Toujours de même. Il est venu ce matin un corsaire nous tâter. Nous avons donné dessus & tâché de l’envelopper. Il a meilleures jambes que nous. Voyant que nous cessions de le poursuivre, il est revenu à deux portées de canon ; mais, n’y ayant rien à gagner pour lui, il s’est retiré & a montré son pavillon. Il aurait chèrement payé cette bravade si nous avions pu mettre la main sur lui. C’est un algérien, auquel il aurait été très avantageux d’être quelque espagnol, ou quelque portugais.

Le beau temps qu’il fait nous autorise à persécuter le père de La Chassée, auquel nous formons le plan du déjeuner & du souper, comme le cuisinier d Harpagon. Après l’inventaire de la table, il s’est levé de sa place en nous disant pour toute réponse :

Je serai donc bien régalé ? Le diable s’en mêlerait-il assez pour que cela fût ?

Du vendredi 10 août 1691

Le vent est venu Est-Nord-Est cette nuit, directement contraire ; & il l’est encore. Nos matelots ont pris cette après-midi un poisson, qu’ils nomment spadon, assez curieux pour en dire un mot. Il a environ quatre pieds de long entre tête & queue, il a le corps presque rond, couvert d’une petite écaille grise & noire sur le dos, & grise sous le ventre. Il peut avoir un pied & demi de tour vers la queue, & deux pieds au défaut de l’ouïe. Il a la tête élongée à peu près comme celle d’un brochet, & la queue comme celle d’un maquereau. Il s’élève du milieu de son dos une arête d’un bon pied et demi. Cette arête ne tient à rien par les côtés, non plus que par le devant & le derrière. Elle est isolée, cependant flexible dans son pied puisque le poisson la hausse & la baisse quand bon lui semble. Elle est plate, large de deux pouces à son pied, & finit en pointe, comme une épée de Suisse. Son épaisseur au pied est d’un demi-travers de doigt, & diminue à mesure qu’elle approche de la pointe. Cette lame ou spadon est garnie des deux côtés de dents qui sortent en dehors par le devant & le derrière d’un travers de doigt par en bas, qui diminuent peu à peu, & se perdent à la pointe. C’est cette arme qui donne le nom à l’animal, qui, dit-on, a une haine si forte pour la baleine, le plus monstrueux poisson de la mer, que sitôt qu’il en sent une, il court après, se glisse sous son ventre, & levant tout d’un coup son espade, & s’élevant en même temps avec vigueur, elle lui perce le ventre, & la tue. Je ne crois pas que jamais personne ait vu celui-ci ; mais c’est la croyance de tous les matelots, qui ajoutent qu’on ne voit ce poisson que dans les parages que la baleine fréquente.

Du samedi 11 août 1691

Le vent a encore été contraire toute la journée. Le père La Chassée nous regarde en souriant, sans nous dire un mot, & s’explique plus que s’il parlait.

Nous avons parlé ce soir à un Portugais, qui retourne à Lisbonne, & dont la charge est de sel, qu’il a pris à La Rochelle. Il nous a appris des nouvelles qui nous réjouissent beaucoup, entre autres la prise de Mons par Monseigneur & la terreur que notre armée navale, composée de cent quarante voiles, donne à celle des ennemis, qui n’osent s’en approcher.

Du dimanche 12 août 1691

Le vent calma tout plat dès hier au soir, nous n’avons point été du tout, & le terme de la gageure avance.

Du lundi 13 août 1691

Toujours calme, & toujours au même état ; ce qui fait que M. de Bouchetière & moi craignons bien fort d’être obligés de régaler le diable de La Chassée, au lieu d’en être régalés. Il se donne déjà des airs de revanche, que nous méritons bien ; surtout moi, qui ne l’ai point épargné, & à son tour il ne m’épargne pas : je fais comme il a fait, je ne réponds rien. C’est peu que le calme pour nous faire perdre, les courants sont contre nous : ils ont dérivé l’Oiseau à plus de deux lieues ; il a fallu l’attendre. Nous sommes à huit lieues du cap de Finistère, dans le Nord-Est.

Du mardi 14 août 1691

Calme tout plat

Du mercredi 15 août 1691

Encore calme, accompagné d’une brume très épaisse. Le vent est venu assez bon sur le midi, & nous avons perdu de vue les terres d’Espagne. Le vent a dissipé le brouillard. Nous ne sommes qu’a soixante-dix lieues de France, & notre gageure est perdue. Je voudrais que le gagnant l’eût dans le ventre, & qu’il ne me fît pas désespérer avec ses railleries. Bouchetière voudrait qu’il lui en eût coûté quatre pistoles, & n’avoir point gagé : j’en donnerais un louis de bon cœur ; & si nous sommes tous deux très sûrs qu’il voudrait avoir perdu.

Du jeudi 16 août 1691

Bon vent dès le matin. On ne sait si on doit aller à La Rochelle, à Belle-Île, ou à Groix. Nous ne sommes qu’à quarante lieues, & ces parages-ci sont toujours remplis de corsaires. Nous avons vu deux vaisseaux ce matin, & leur avons inutilement donné cache : ils vont mieux que nous. Un des deux qui se fie sur ses jambes est revenu : on lui a lâché un coup de canon sans balle, sous pavillon français ; il est venu au coup d’assurance. C’est un autre corsaire provençal, qui a fait huit prises fort riches, & le navire qui fait route vers France en est une qui vaut plus d’un million : c’est un anglais venant comme nous des Indes. Je le répète pour la troisième fois, trente armateurs français feront mille fois plus de tort aux ennemis que toutes les armées navales.

Du vendredi 17 août 1691

Toujours bon vent, mais bien faible. La Chassée m’assomme, & je compte m’en venger, en le saoulant pour lui faire casser le cou. Le Provence a quarante-deux canons, & quatre cent cinquante hommes, de sept cents qu’il avait en partant, le reste est sur ses prises. Il fait route avec nous : il a donné sur trois navires fort éloignés. Il va fort bien, & nous fort peu. Nous ne sommes qu’à seize lieues de Belle-Île, & portons dessus.

Du samedi 18 août 1691

Nous ne voyons plus les navires d’hier : le Provençal nous a rejoints, & est venu dîner à bord. Il est ami de M. de La Chassée ; & ce diable, qui se moque de nous, nous a donné en sa présence un papier intitulé « Mémoire instructif des plats garnis, des viandes, gibier, dessert et vin, dus pour le déjeuner de La Chassée, & pour son souper ». Le diable n’a pas omis un seul article de ce que nous dîmes le 9 du courant, & a de son autorité convié le Provençal de boire & de manger sa part de la gageure. Nous voilà déjà cinq, compris M. de Porrières, & nous comptons sur cinq autres à moitié de frais.

Du dimanche 19 août 1691

Nous avons vu ce matin Belle-Île & Groix &, après quelque mouvement pour retourner vers La Rochelle, le commandant a viré de bord & fait route pour Groix, où par la grâce de Dieu nous avons mouillé sur les deux heures après-midi. Dès que nous avons été à l’ancre, j’ai été à terre dans l’île, j’y ai acheté quatre veaux à dix-huit sols pièce, & douze poulets, & après avoir chanté le Te Deum de meilleur cœur que tous les musiciens du monde, nous avons mangé à soupé deux poitrines de veau, & les ris des quatre en ragoût, une poitrine, une longe, & six poulets à la broche, & six autres en fricassée. L’équipage a eu le reste, & tout le monde a bu tant qu’il a voulu. Les deux corsaires étaient des nôtres.

Du lundi 20 août 1691

C’est aujourd’hui que mon journal finit. Nous avons mouillé en rade à l’Orient du Port-Louis, sur les dix à onze heures du matin. Je vas à terre désaltérer le diable de La Chassée qui me persécute. Heureux de me débarrasser de lui ; mais infiniment plus heureux d’être de retour d’un si long voyage, en bonne santé !

J’ai fait des remarques aux pages 257 et 258 du t. I sur la différence qu’il y a à monter jusqu’à la Ligne, & à en descendre. Cela m’y a fait parler du montant de l’Est à l’Ouest, & du descendant de l’Ouest à l’Est. Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit : au contraire, je suis fortifié dans mes remarques. Que le lecteur fasse attention aux tours, contours & séjours que nous avons faits : il verra que ces remarques sont justes.

Nous allons dîner au Port-Louis. J’aurai le plaisir de voir de quelle manière nos navigateurs se disposeront à s’acquitter du vœu qu’ils ont fait dans le temps de la tempête du premier au quatre mars dernier, dont j’ai parlé ci-dessus. Je remets mes compliments à ma lettre qui va partir, & me renferme à vous assurer que je suis, etc.