(1691) Journal du voyage des Indes orientales (à monsieur Raymond)
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(1691) Journal du voyage des Indes orientales (à monsieur Raymond)

Journal
du voyage des indes orientales

A Monsieur Raymond
Conseiller Secrétaire du Roy
Receveur général des finances du Bourbonnois

Monsieur,

Après toutes les obligations que je vous ai, et desquelles je ne puis avoir d’autre reconnaissance que mes remerciements, je ne vois aucun moyen qui puisse m’acquitter envers vous. Tout ce que je puis est de vous témoigner ma juste reconnaissance et mon zèle dans mon obéissance et ma ponctualité. Vous avez souhaité de moi une relation sincère et véritable de mon voyage aux Indes, je la commence dès aujourd’hui que nous partons de Groye, et vous promets que, si Dieu me conserve et me continue la santé, je ne me coucherai point que je ne vous aie écrit tout ce qui me sera arrivé de remarquable dans la journée.

N’attendez point de moi de ce style pompeux et fleuri qui rend recommandables toutes sortes de relations, car outre que me proposant d’écrire au jour la journée, ce sera un style sans correction, mon plus grand talent est celui de ne savoir dire que ce que je sais et de ne rien écrire dont je ne sois sûr moi-même. Ainsi, Monsieur, vous pourrez avec assurance croire tout ce que vous lirez dans la suite, et être bien certain que le proverbe est faux à mon égard qui dit qu’il fait bon mentir à qui vient de loin. Je vous abandonne cette relation, à vous, Monsieur, et à vos particuliers amis, mais je vous supplie très humblement qu’elle ne passe pas outre, et ne devienne point publique. J’espère que vous me répondrez du succès puisque je ne la fais que pour vous, et pour satisfaire en partie à l’inclination que j’ai de vous prouver combien je suis pénétré des bontés que vous avez toujours eues pour moi sans discontinuer, quoique je vous aie plusieurs fois donné, par ma mauvaise conduite, toutes sortes de sujets de ne me regarder que comme un homme qui en était indigne. A présent, Dieu merci :

Ces temps-là sont changés, aussi bien que les lieux.

[Février 1690]

Du vendredi 24e février 1690

Il y a fort longtemps que nous sommes prêts, mais les ordres de la Cour et de la Compagnie que nous attendions, et ensuite les vents contraires qu’il a fait, nous ont retenus à Groye jusques à ce jour. Enfin nous avons appareillé cette après-midi sur les cinq heures par un assez bon vent de Nord-Est. C’est avec beaucoup de chagrin que je pars sans vous avoir écrit pour prendre congé de vous. Nous sommes six navires, qui sont le Gaillard, commandé par Monsieur du Quesne-Guitton qui est le général de la flotte. Il est neveu du grand Monsieur du Quesne, et on joint à son nom celui de Guitton, qui est le nom de Madame sa femme, petite-fille du grand Guitton, maire de La Rochelle, qui défendit si bien et si longtemps cette ville lorsque Louis XIII y mit le siège et la prit en 1628. Il a déjà fait deux voyages aux Indes ; outre cela, il a été pris une fois des Hollandais desquels il a été assez maltraité, et dont il conserve du ressentiment ; ainsi nous avons lieu d’espérer que s’il en tombe quelqu’un sous sa main ou sous la nôtre, on ne leur fera pas trop bon parti. Il était l’année passée au combat que Monsieur de Châteauregnault gagna sur les Anglais en Irlande. C’est un fort honnête homme, fort brave, bon soldat, bon matelot, et de beaucoup de conduite. Tout le monde en dit du bien, et c’est une joie très grande d’avoir à obéir à un homme dont la réputation est si bien établie. Les autres navires sont l’Oiseau, qui est commandé par Monsieur le chevalier d’Haire ; le Florissant par Monsieur Le Joyeux qui a aussi été aux Indes, et qui commandait la Maligne qui accompagnait Monsieur le chevalier de Chaumont que le Roi envoyait ambassadeur à Siam en 1685 ; l’Ecueil, commandé par Monsieur Hurtain ; le Lion, par Monsieur de Chamoreau et le Dragon par Monsieur de Quistilly. Tous ces navires sont assez forts : le Gaillard a 50 pièces de canon et 230 hommes ; l’Oiseau, le Florissant et l’Ecueil, chacun 38 pièces de canon et 170 hommes, et le Lion et le Dragon chacun 26 pièces de canon et 100 hommes d’équipage, non compris les passagers dispersés sur toute l’escadre.

Du samedi 25. [février]

Le vent a tourné cette nuit bout pour bout, tout à fait contraire à notre route. Nous retournons à Groye, et si je puis trouver quelqu’occasion de vous envoyer de mes nouvelles vous en aurez, car mes lettres sont prêtes dès cette après-midi, tant pour vous que messieurs vos frères et ma mère, outre ce que vous trouverez dans la vôtre, que j’espère que vous ferez tenir à son adresse.

Du dimanche 26 février à 5h du matin

Je l’ai bien prévu, nous ne sommes pas partis ; je vais à Lorient, j’emporte mes lettres avec moi : vous aurez la vôtre qui vous dira adieu de ma part.

Du lundi 27. [février]

J’allai hier à Lorient ; je ne parlai point à Monsieur Céberet, il était allé à Quimperlay. Mais puisque je parle de lui, il est à propos d’en dire un mot. Vous savez les faussetés qu’on avait dit de moi l’année passée ; je vous avoue que je craignais sa vue en arrivant ici, parce qu’il pouvait être prévenu contre moi ; et comme je songeais à l’abord que je lui ferais, je tombai par hasard sur un passage des Fastes d’Ovide, Livre 4, qui dit :

Conscia mens recti. famae mendacia ridet.
Sed nos ad vitium credula lurba sumus.

J’ai voulu voir si je me souviendrais à la mer de faire des vers ; cette pensée-là m’a paru si belle et si chrétienne que j’étais presque fâché qu’elle se trouvât dans un poète païen. Je l’ai habillée à la française le mieux que j’ai pu. Je ne crois pas avoir réussi, n’importe, la voilà telle qu’elle est :

Quand on a bonne conscience
On se rit de la médisance,
On en méprise le venin ;
Mais malheureusement, c ’est le destin du monde
De jamais n examiner rien.
Et sur quelque bon droit qu ’un innocent se fonde
Quand il est accusé, l’on n’en croit point de bien.

Si le premier vers d’Ovide me consolait, le second me faisait appréhender. Quoi qu’il en soit, je me résolus, d’autant plus que le tout gissait en fait. J’en suis bien sorti, Dieu merci, vous le savez. Vous connaissez Monsieur Gouault : je le regrettais, je n’espérais pas trouver en Monsieur Céberet ce que j’avais perdu, j’ai été agréablement trompé. C’est sans contredit un des plus honnêtes hommes du monde, expéditif, qui va droit au but, qui écoute tout le monde, finit tout et rend raison de tout sur le champ sans rien remettre au lendemain, enfin, un homme tel que je le voudrais pour maître le reste de mes jours. Je suis sûr que rien de ceci ne vous apprendra rien de nouveau, car je suis persuadé que vous l’aurez remercié pour moi de ses bontés, comme je vous en ai prié, et qu’ainsi vous le connaîtrez avant que de lire ce que je vous écris à présent. A propos de Monsieur Gouault, vous avez une lettre pour lui, je ne m’en mets point en peine : elle est entre vos mains, ainsi elle est bien ; je suis sûr qu’elle sera rendue. Faites-lui bien mes compliments, je vous supplie.

Au retour de Lorient j’ai passé au Port-Louis, où j’ ai trouvé de mes amis qui m’ont obligé de souper avec eux pour prendre congé l’un de l’autre, espérant tous nous embarquer le lendemain, qui est aujourd’hui. Nous avons soupé en bons amis, c’est à dire que nous avons bu tant de santés que la mienne en était encore fort incommodée ce matin. Je me suis levé avant jour, malgré l’envie de dormir qui me tenait, et j’ai justement trouvé Monsieur Du Quesne que je ne cherchais pas, qui m’a demandé si je n’embarquais pas, que le vent était bon, qu’il allait s’embarquer et n’attendrait personne. Il n’y a point de raillerie avec lui : il est homme à le faire comme il le dit. Quel malheur ! notre déjeuner nous attendait : il a fallu le quitter. Je me suis vite jeté dans la première chaloupe que j’ai trouvée, qui était celle de l’Oiseau, laquelle m’a mis à bord avec Messieurs Charmot et Guisain, tous deux missionnaires, qui passent aux Indes dans notre navire. Nous avons trouvé ici tout le monde qui travaillait. Le vent est bon, nous allons partir, il est trois heures après midi.

Avant que de me coucher, je reprends la plume pour vous dire qu’à quatre heures après midi, nous étions par delà l’île de Groye, que le vent est toujours Nord-Est, c’est à dire qu’il vient du levant d’été, et que nous allons au Sud-Ouest, qui est le couchant d’hiver et que nous faisons plus de deux lieues par heure.

Du mardi 28 et dernier [février]

C’en est fait nous sommes assurément partis, le vent continue, nous allons bien. Dieu nous donne un pareil vent pendant dix jours, nous serons dans les vents alizés. Je vous dirai ce que ce sera quand nous y serons.

Mars 1690

Du mercredi Premier mars

Le vent s’est jeté cette nuit à l’Est : nous avons bien roulé et par conséquent avons bien été, car ordinairement tout vaisseau qui roule beaucoup avance de même. Les pilotes disaient à midi que nous étions par le travers du Cap de Finisterre. Le vent est revenu Nord-Est après avoir calmé ; le ciel se couvre et a remis le vent à l’Est ; Dieu veuille qu’il ne vienne pas plus Sud.

Du jeudi 2e. [mars]

Le vent s’est remis au Nord et bon frais. Mon cornet est tombé à minuit par le roulis. Mon justacorps est tout plein d’encre car il est tombé dessus ; la perte n’est pas grande, et dans un navire, on n’est pas sur le qui-vive pour les habits.

Du vendredi 3e. [mars]

Toujours bon vent : nous allons bien, le Cap de Finisterre est dépassé, nous allons chercher les Canaries.

Du samedi 4e [mars]

Toujours vent à souhait. Dieu veuille que je ne change point de style.

Du dimanche 5e. [mars]

Le vent a un peu varié aujourd’hui, mais enfin il s’est remis au Nord et nous allons bien. La hauteur de Lisbonne est dépassée.

Du lundi 6e. [mars]

Le vent est toujours bon et nous allons bien. Je vous écris sur les neuf heures du matin, les voiles carguées sans avancer. Nous ne savions pas quelle manœuvre voulait faire notre amiral de venir vent devant, mais son canot, qu’on vient de mettre à l’eau, nous fait connaître qu’il faut que quelqu’un de son bord, matelot ou autre, soit tombé à la mer. Dieu veuille qu’on puisse le sauver. Nous allions d’une si grande force que tout le monde doute ici qu’on puisse le retrouver et qu’on ne l’ait point perdu de vue, ou que lui-même ne manque de force. Nous avons cependant parlé à Messieurs du Dragon : Monsieur Du Quesne est homme de parole, et bien m’en prend de l’avoir cru tel. Il n’a attendu personne, comme il me l’a dit au Port-Louis : l’écrivain du Roi du Dragon et un lieutenant d’infanterie nommé Monsieur de Rançonne sont restés à terre et ne feront point le voyage. Le peu de temps que nous avons perdu et que le canot du Gaillard a été à sa quête nous fait croire que son homme est sauvé. On s’est remis en route et nous allons bien.

Du mardi 7e [mars]

Toujours bon vent. Tous ne sommes plus dans les mers d’Europe puisque la hauteur de Gibraltar est dépassée, nous sommes dans les mers d’Afrique. Si ce temps-ci continue huit jours, je vous donne rendez-vous à Saint-Iago pour boire du vin d’Espagne. Nous commençons à quitter les climats froids et à entrer dans les pays chauds. Nous avons vu ce matin trois tortues qui ont passé le long de bord, on en aurait pris quelqu’une si nos arpons avaient été prêts. Tout le monde dit ici que c’est mauvais signe de les voir de même : tout le monde a raison, car, pour un bon signe, il faudrait qu’elles fussent entre les mains de notre cuisinier.

Du mercredi 8e. [mars]

Toujours bon vent ; quand nous le ferions nous-mêmes, il ne serait pas meilleur qu’il est. Dieu nous protège assurément. Il n’est que sept heures du matin : nos pilotes disent que nous voirons aujourd’hui les terres de Madère.

Du jeudi 9e [mars]

Nous ne vîmes point hier la terre de Madère comme nous l’espérions, mais nous avons vu aujourd’hui à midi deux îles qu’on dit être inhabitées, qui sont dans le nord des Canaries. Ainsi toujours bon vent et nous voirions demain le Pic que nous pourrions voir dès aujourd’hui si le temps était fin et clair, car on dit qu’on le voit de plus de quarante lieues.

Du vendredi 10e [mars]

Nous n’avons pas vu le Pic des Canaries, cependant nous n’en sommes pas à quinze lieues : il est vrai que le temps n’est pas fin et qu’il s’élève sur l’horizon un certain brouillard qui empêche les yeux de pénétrer. Notre apothicaire est mort cette nuit ; nous l’avons jeté ce matin à la mer, c’est dommage, c’était un bon garçon ; il s’appelait Jacques Vinent ; il avait été aux Indes avec Monsieur le marquis de La [R**] Lubère et Monsieur Céberet. Je crois qu’il est lui-même l’auteur de sa mort et qu’il aurait vécu davantage s’il avait fait comme les médecins de Rabelais et de Molière, qui donnaient leurs drogues aux autres et ne s’en servaient jamais. Le vent a calmé ce matin, mais ce soir il a rafraîchi et toujours bon.

Du samedi 11e. [mars]

Ce matin, une heure et plus avant soleil levé, nous avons vu le Pic des Canaries : c’est une montagne qui s’élève au milieu de l’île de Ténérif ; elle nous paraissait dans le Sud-Est, nous l’avons vue toute la journée. Je croyais avoir vu des montagnes aussi hautes qu’il y en puisse avoir dans le monde, ayant vu dans le Canada les montagnes de Notre-Dame dans mon voyage de Chedabouctou à Québec par terre, mais ce n’est rien en comparaison de celle-ci. Elle paraît élevée trois fois plus que les nues, qui semblent n’être qu’à son pied. On dit ici que qui que soit n’y a jamais pu monter. Pour moi, si j’y étais, je tenterais l’aventure ; du moins ai-je quelque idée d’avoir lu autrefois dans quelque relation, et je crois que c’est celle de Jean Hugues de Linschot Hollandais, que quelqu’un en était venu à bout, et que l’on voyait de son sommet une île nommée San Porandon, laquelle de temps en temps paraît et dans d’autres temps ne paraît plus ; et c’est de celle-là assurément que Mons. [Des Marets] de Comberville a tiré le sujet de son roman de Polexandre. Quoi qu’il en soit, si j’étais à terre, quelque peine et quelque hasard qu’il y ait je ferais mes efforts pour y monter. On dit que nous n’en sommes qu’à six lieues, pour moi tout bien observé je crois que nous en sommes à plus de douze. Le sommet en est blanc, toujours couvert de neiges : on m’a voulu soutenir ici que cette blancheur n’est autre chose que du gravier dont cette roche est couverte, ou bien que c’est la roche même blanchie par l’ardeur du soleil. Il est vrai qu’on n’a pas soutenu longtemps cette opinion, et qu’enfin on est tombé d’accord avec moi que c’est de la neige, on l’a même prouvé par les exemples du mont Etna ou Gibel, des Alpes et des Pyrénées. Je voudrais bien savoir à mon tour pourquoi il se conserve toujours de la neige sur une montagne beaucoup plus haute que les nues. Je dis là-dessus : La neige n’est aussi bien que la pluie qu’une simple exhalaison de la terre ou de la mer, qui ne s’élève pas plus haut que la moyenne région de l’air, comment donc a-t-elle pu monter deux fois plus haut que ne sont les nues ? On répond à cela que le soleil par sa chaleur raréfiant ces exhalaisons, elles s’élèvent plus que celles qui se distillent en pluie, et s’attachent au premier endroit qui leur font (sic) obstacle, où elles se congèlent et condensent. Je réplique là-dessus que le soleil par sa chaleur raréfiant les exhalaisons peut en attirer à lui les vapeurs les plus subtiles, mais qu’il les tire perpendiculairement et en ligne directe ; qu’ainsi, elles ne doivent point trouver aucun endroit qui leur fasse obstacle et où elles puissent s’attacher puisqu’elles doivent aller droit au soleil suivant leur attraction. On me répond là-dessus que c’est l’impulsion des vents qui pousse ces vapeurs tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Je demeure muet là-dessus, mais non pas sur la congélation perpétuelle de ces vapeurs, et demande pourquoi ce sommet de montagne qui est beaucoup plus proche du soleil que nous conserve-t-il assez de fraîcheur pour entretenir cette neige et l’empêcher de se fondre à la chaleur de cet astre, vu que nous, qui en sommes bien plus éloignés, sentons une chaleur excessive ? On me répond là-dessus que le soleil ressemble au feu élémentaire qui ne garde sa chaleur qu’autant qu’il a d’aliment pour l’entretenir, et que ces vapeurs ou exhalaisons ne montant pas plus haut que la moyenne région de l’air, et par conséquent ne lui servant plus d’aliment, il n’a plus la même force depuis la moyenne région de l’air jusques à lui, qu’il a depuis la moyenne région de l’air jusques à nous. Mais si il n’a plus cette même force, répliqué-je, et s’il est vrai que tout ce grand espace soit froid qui est entre lui et la moyenne région de l’air, où prend-il cette nouvelle chaleur pour raréfier ces vapeurs et en couvrir cette montagne, vu que c’est le propre du froid de tout conglober et de tout resserrer ? Et pourquoi, si le soleil a assez de force pour attirer à lui toutes ces exhalaisons, n’en a-t-il pas assez pour les empêcher de se geler sur une montagne directement opposée à ses rayons et à sa chaleur, car c’est un axiome généralement reçu en philosophie que Qui potest instituere, potest destituere, c’est-à-dire que « qui peut élever, peut abattre » ? On demeure court à son tour, ou on me donne des raisons qui ne me satisfont point du tout. J’ai remarqué que toutes les îles qui sont ici sont toutes embrumées et que le temps paraît fin à la mer quoiqu’il ne le soit pas beaucoup. Je crois que c’est que la mer étant un corps fluide donne des vapeurs beaucoup plus subtiles que celles de la terre qui étant un corps grossier n’en peut envoyer que de grossières, et c’est pourquoi ces dernières paraissent bien plus que les premières. Vous vous ferez dire et expliquer tout par quelqu’un qui l’entende mieux que moi ; vous avez chez vous la source des sciences, et n’aurez pas beaucoup de peine à trouver une solution juste sans sortir de votre maison.

Du dimanche 12e. [mars]

Nous avons encore vu ce matin le Pic des Canaries quoique nous en soyons à plus de trente lieues, nous le laissons derrière nous. Nous avançons bien, le vent est bon. Nous sommes dans les vents alizés il y a fort longtemps. On appelle vent alizé, un certain vent d’Est-Nord-Est qui souffle toujours ici, et qui conduit souvent par-delà la Ligne. Je ne me suis point aperçu du temps ni du jour que nous y sommes entrés, car grâce à Dieu nous avons toujours eu même vent et ainsi toujours bon et frais. Quel plaisir, la mer n’est pas plus grosse que la Seine l’est en été. Jamais voyage ne m’a semblé si heureux. Nous allons mieux que qui que ce soit de l’escadre, et quoique nous ne soyons que le quatrième navire de l’escadre en ordre, et que nous portions moins de voiles que les autres, nous tenons pourtant toujours la tête. Tant mieux, il vaut mieux que nous les attendions que d’en être attendus, et outre cela c’est une espèce de préjugé pour nous que nous serons détachés de l’escadre pour donner cache à quelque Anglais ou Hollandais. Les mains me démangent, je serais si aise d’avoir du drap d’Angleterre ou de la toile de Hollande qui ne me coûtât rien.

Du lundi 13e.[mars]

Toujours bon vent et si Dieu nous le continue dans quatre jours je boirai du vin d’Espagne à Saint-Iago à votre santé. Nous passons le tropique à l’heure que je vous écris : il est sept heures du soir. C’est bien aller depuis que nous sommes partis de France, mais Dieu nous protège ; en effet la Compagnie a trop perdu l’année passée pour que sa justice ne nous donne pas tout à souhait pendant le voyage que nous faisons pour elle.

Du mardi 14e. [mars]

Toujours bon vent. Le tropique est passé, nous allons à Saint-Iago. Le vent a un peu calmé cette nuit, mais il est bon frais à présent.

Du mercredi 15e. [mars]

La hauteur est de 20 degrés quelque[s] 12 ou 13 minutes. La chaleur commence à être grande, mais Dieu merci le vent est assez bon frais, et nous rafraîchit. Nous sommes dans l’Est des îles du Cap Vert ; nous allons à l’Ouest, ainsi nous espérons les trouver bientôt. Nous croyions être beaucoup plus à Ouest que nous ne sommes, mais les courants nous ont été contraires.

Du jeudi 16e.[mars]

Que j’ai souffert cette nuit ! Je ne crois pas en avoir jamais passé une si mauvaise pour le corps, mais le vent qui est bon me console de tout. Nous allions vent arrière, et pour attendre les autres nous étions obligés de ne porter que nos quatre grandes voiles. Nous avons roulé et nous roulons encore tellement, que je ne puis écrire que par intervalle. Notre amiral a tiré ce matin cinq coups de canon : trois coup sur coup et deux autres à un peu de distance. Il était derrière nous ; il n’a point fait de signal pour nous faire attendre, ainsi nous avons cru que c’était un officier major qui s’était laissé mourir, et qu’on avait jeté à la mer. Nous nous sommes trompés ; nous lui avons parlé sur les deux heures après midi, c’est un mandarin à qui on a donné sépulture qui était mort le soir auparavant. Cinq coups de canon pour un mandarin, c’est beaucoup, mais Monsieur Du Quesne leur fait autant d’honneur qu’il veut en recevoir d’eux, et outre cela, on croit ici que la présence du Père Tachard lui en a valu plus de deux.

Du vendredi 17e. [mars]

Nous sommes encore par la hauteur des îles du Cap Vert, nous les cherchons toujours. On espérait arriver à Saint-Iago aujourd’hui, et nous en verions les terres, à ce qu’on dit, si le temps était fin. Le Lion est allé devant, à la découverte.

Du samedi 18e [mars]

C’est ce matin que nous avons vu l’île de Mai, et sur le midi ou une heure, nous avons mouillé devant Saint-Iague. Nous conduisions tout parce que notre premier pilote, qui s’appelle Jean Lenard de La Barque, et qui est fort habile homme, était seul de l’escadre qui y eût été sur lequel on pût faire fond ; Monsieur Du Quesne ainsi nous avait fait signal d’aller le premier. C’était une confusion de voix enragée, on ne savait à qui obéir ; notre pilote en était étourdi, et quelque chose qu’on dise des navires du Roi pour lesquels nous passons, je me suis aperçu que la subordination n’est pas observée comme elle était l’année passée que nous avions ici Monsieur le commandeur de Combes pour capitaine, et que nous étions dans l’armée du Roi. Tout le monde ici se mêlait aujourd’hui de commander et personne n’obéissait.

Pour moi si j’avais été pilote j’aurais tout abandonné aux risques de ceux qui auraient voulu faire mon emploi. Cette confusion a fait qu’il s’est mépris et que nous avons été jusques à une portée de fusil de terre, dans une anse qui est dans le Sud-Sud-Est de l’île, quoiqu’il soutînt fortement que le véritable mouillage présentait un îlot dans l’ouest. Si la terre n’était pas saine, si le navire n’avait pas bien gouverné, ou si le vent n’eût pas été bon pour nous relever, il est très constant que nous étions perdus et que l’Ecueil aurait achevé là son voyage des Indes. Enfin nous sommes mouillés : la terre me paraît remplie de montagnes et de roches. Si je mets demain pied à terre comme je l’espère, je vous dirai ce qui en est. Je trouve notre pilote fort habile, et que tout autre à sa place se serait mépris, y ayant ici des maisons, une anse et des cocotiers, comme à l’endroit où il voulait aller. Il est vrai que les maisons sont ici dans l’Est et les cocotiers dans l’Ouest, et que là les maisons sont dans l’Ouest et les cocotiers dans l’Est, mais la confusion qu’il y avait pouvait faire perdre la tramontane à tout|[e] autre, et il est encore vrai que ceux qui sont ici d’un caractère à pouvoir imposer silence aux autres, étaient les premiers à leur montrer l’exemple de crier par cent sortes de commandements qui se contredisaient les uns les autres.

Du dimanche 19e. [mars], jour de Pâques fleuries

Je vais à terre. J’écris le matin, je vous dirai demain ce qui en est ou ce qui m’en aura paru.

Du lundi 20 [mars]

L’île de Saint Iague ou Saint Iago est une de celles qu’on appelle ordinairement les îles du Cap Vert, parce qu’elles sont par sa même latitude. Elle est située à 14 degrés 40 minutes latitude Nord, et 353 degrés 12 minutes de longitude. Les vaisseaux qui vont ou qui viennent des Indes et qui veulent y faire de l’eau mouillent dans le sud-ouest de l’île, dans l’Est d’un îlot qu’on ne peut distinguer de la terre à moins qu’on en soit fort proche. Ce mouillage est dans une anse appelée La Vinate, qui forme une espèce de port dont la tenue n’est pas fort bonne, ce que nous avons connu au Gaillard, qui a chassé sur son ancre et a été obligé d’affourcher. Le fond est de petit gravier et de coquillage. L’île appartient aux Portugais, qui y entretiennent deux gouverneurs, l’un à la ville qui porte le nom de l’île, et l’autre à cette anse. Celui-ci dont je ne sais point le nom peut être âgé de 22 à 23 ans au plus, assez bien fait de sa personne, et fort civil. Il n’est point Portugais de naissance, car ils ne sont pas ordinairement si basanés : il a le teint olivâtre et le regard mal assuré. Il y a une manière de fort, si on peut appeler ainsi une simple élévation de terre où il y a quatre pièces de canon de fer de 8 à 12 livres de balle. On descend à terre sur le dos d’un matelot, qui vous porte environ douze ou quinze pas, depuis la chaloupe jusques sur la grave, parce que les chaloupes ne peuvent point approcher de terre qu’à cette distance, à cause du peu de fond. Cette grave n’est que sable fort fin à peu près comme celui d’Etampes. Vous marchez sur ce sablon environ 80 pas du côté du soleil levant, ayant à main droite la mer, et à gauche un parc de cocotiers plantés dans un juste alignement en échiquier, si bien que cette vue vous présente une assez agréable perspective. Ce chemin vous conduit jusques au pied d’une montagne fort escarpée, haute de cent pas ou environ, sur laquelle est bâti le village et une église dont je parlerai bientôt. En allant à gauche, vous passez devant un des deux puits où l’on fait de l’eau, qui est environ à six-vingt pas de la rive. Ce premier puits-là ne vaut rien, outre qu’il avait été tari par l’eau que trois navires hollandais y avaient faite deux ou trois jours avant notre arrivée ; par parenthèse ces navires-là sont bien heureux d’avoir échappé nos griffes. Environ à 200 pas de là on trouve le second puits qui est le meilleur ou plutôt le moins méchant, l’eau n’en valant rien ou peu de chose, et qui donne beaucoup de peine à conduire jusques à la rive, à cause du chemin qui est étroit, tortu et sans uniformité. A 200 autres pas, on trouve la maison du gouverneur, qui est sur une petite colline. Ce n’est à proprement parler qu’une masure blanchie de chaux. Il n’y a qu’une seule salle, point d’étage au-dessus. Elle est couverte de feuilles de cocos ou palmes, assez bien jointes l’une à l’autre ; et quand cela ne serait pas, ne pleuvant que fort peu dans cette île, ils ne doivent pas craindre l’humidité la chaleur y étant excessive. Cette salle est pavée de gros gravier ou cailloux, d’un pouce de diamètre par échiquier, étant coupée en carré par des lignes de cailloux blancs, remplis de cailloux noirs. Cette salle ou maison n’a qu’une porte et une fenêtre, percée à l’opposite afin d’y donner de l’air lorsqu’il fait du vent. Elle peut avoir trois toises de long sur deux de large, et c’est dans ce trou qu’est le lit du seignor gubernador. Lorsque je le vis, il était habillé à la française mais contraint dans son harnois. Il avait des bas gris de perle, un escarpin long d’un demi-pied plus qu’il ne fallait, couleur de noisette, un justacorps de drap gris de souris, une veste de satin brodée de fleurs de soie de toutes sortes de couleurs mais fort fanées, une culotte de damas cramoisi, une épée de six pieds de lame, et une canne fort belle avec une chaîne d’argent, si bien que dans un besoin, en y ajoutant une rhingrave, il aurait assez bien représenté le marquis de Mascarille de Molière. Il y a devant le superbe palais que je viens de dépeindre une autre maison aussi somptueuse où sont les cuisines. Je ne sais ce qu’ils y font cuire n’y ayant rien vu, ni feu ni bête morte ou vivante, mais oui bien des négresses, qui m’ont présenté aux yeux Tisiphone,

Alecto et Erennis. Il y a là une espèce de hangar ouvert de tous côtés, seulement pour se mettre à couvert du soleil ; il ressemble à nos remises de carrosse excepté qu’il est élevé de deux marches, et qu’il y a des bancs de terre et de pierre. Revenons au village : j’ai satisfait à la civilité en parlant du gouverneur le premier. Il est sur une hauteur comme j’ai déjà dit. Les maisons sont séparées les unes des autres sans aucun alignement, très mal bâties, et ressemblent plutôt à des casemates de soldats bâties pour deux ou trois jours qu’à des demeures permanentes ; cependant c’en est assez pour les gens qui y demeurent. Ce sont tous noirs dont nous parlerons par la suite ; il y a seulement un fidalgue ou gentilhomme portugais qui est blanc, duquel la femme que j’ai entrevue est blanche aussi : c’est je crois le plus honnête homme qui soit dans cette île, du moins ses manières n’ont rien de barbare. Il a quatre enfants, deux garçons et deux filles de six à dix ans : j’en ai vu deux beaux en perfection, les cheveux du plus beau blond qu’on puisse voir. Il nous donna des goyaves, qui est un fruit qui croît dans l’île, gros comme une petite orange, mais plein d’une graine et d’une chair vermeille fort agréable au goût quand il est mûr ; et de belle eau claire dans une grande tasse avec une soucoupe d’argent, l’un et l’autre armoriés. Je crois qu’il est major de l’île et se nomme Dom Francisco de Valesco. L’église est fort éloignée de ces maisons ; il n’y a qu’un seul prêtre entretenu ; elle m’a paru pauvre. Le prêtre est noir aussi bien que tous les autres de l’île, n’y ayant vu d’ecclésiastique blanc que l’Evêque dont je parlerai en parlant de la ville. Le tableau de l’autel représente une Assomption, aussi bien que celui de la cathédrale. La sacristie est du côté de l’Epître, en dehors du chœur, et n’est qu’une salle détachée de l’église, et a une sortie sur une grande lande du côté des maisons. On voit de là tout le port, la vue étant libre du côté de la mer à cause de la hauteur de cet endroit. J’avais entendu la messe à bord, ainsi je me contentai de voir et d’assister à la procession, car c’était hier le dimanche des Rameaux. Les palmes qu’ils avaient dans les mains me firent souvenir du proverbe qui dit de trois Portugais, deux Juifs, car c’était avec des palmes que les Juifs allèrent au devant du Messie, lorsqu’il entra dans Jérusalem, dont l’Eglise célébrait hier la commémoration. Vous saurez de plus que si le respect que j’ai pour ma religion ne m’en avait empêché, je me serais éclaté de rire deux ou trois fois, étant un assez plaisant spectacle de voir un prêtre et deux paysans qui lui servaient d’acolytes, tous trois noirs comme beaux diables aussi bien que le porte-croix, revêtus d’aubes blanches comme neige. Il me semblait voir quatre figures comme le Maure de l’horloge du Marché-Neuf, à qui on aurait mis des chemises blanches. Raillerie à part l’office s’y fait bien dévotement, et il serait à souhaiter que l’intérieur répondît à l’extérieur. C’est assez là-dessus, il est temps d’aller à la ville.

Comme j’avais envie de la voir et que je ne pus trouver de chevaux, je fus obligé de me servir d’un âne : ce n’est pas qu’ils n’en aient de très beaux, mais en petite quantité. Celui que le P. Tachard montait était un cheval d’Espagne qui vaudrait en France soixante pistoles au moins ; il appartenait au gouverneur. Le P. Tachard avait si bien fait qu’il l’avait eu ; en effet un Espagnol ou un Portugais refuser quelque chose à un Jésuite ! surtout à un Jésuite ambassadeur du Roi de Siam ! cela serait inouï. On dit pourtant qu’il n’a pas eu de l’Evêque ce qu’il en espérait. Mais on n’a pas tout ce qu’on demande dans le monde, et outre cela ce ne sont point mes affaires. Il partit et alla bien monté. Pour moi j’eus mille pensées bouffonnes sur le hasard qui me donnait un âne pour monture le propre jour des Rameaux pour aller dans une ville pleine de Juifs. Il y a trois grandes lieues de ce village à la ville ; les terres ici ne valant rien, les habitants ont raison de ne les pas mesurer juste. Nous avons été cinq heures en chemin ; ajoutez à cela la chaleur qu’il faisait qui nous mettait tout en eau, et le mauvais chemin, et vous avouerez que nous n’avions pas tout le tort de le trouver long et ennuyeux. Ce ne sont que montagnes et précipices, pas cent pas de chemin uni. On voit toujours la mer à gauche en allant, un pays aride et stérile où je n’ai rien trouvé de vert, ni arbre ni herbe, si ce ne sont quelques calebasses et pommes de coloquinte qui rampent à terre sans feuilles et quelques cocotiers ; étant obligés de mettre pied à terre de quart d’heure en quart d’heure pour monter ou descendre les roches, étant impossible que ni cheval ni âne y monte ou en descende chargé, et faisant ainsi à pied les deux tiers presque du chemin le plus difficile et le plus tuant. Il y a, à un quart de lieue du village en allant à la ville, un champ qui peut avoir un quart de lieue en carré, par un coin duquel on passe, lequel paraît avoir autrefois été labouré et semé de seigle, mais il n’a point été cultivé depuis trois ans qu’ils disent qu’il n’a plu dans l’île. A côté de ce champ que l’on laisse à droite, et à votre gauche en allant à la ville, il y a une espèce de lit de rivière qui est tout tari et sec, parce que n’ayant point plu depuis si longtemps l’eau a cessé de courir, n’étant autre chose qu’un torrent formé des eaux qui s’épandent après la pluie des montagnes dont cette île est pleine, et qui ne coulent qu’après qu’il a plu. A moitié chemin, on trouve un ruisseau qui peut avoir trois pieds de large sur deux de haut, dont l’eau est très bonne, qui vient de source et par conséquent qui ne tarit jamais, et afin que cette eau ne se perdît pas, les noirs y ont fait des levées qui la font courir dans un lit droit et uni. Elle coule avec rapidité et se décharge dans la mer, qui n’est pas éloignée de cent pas au plus d’où j’ai passé. Je ne sais point pourquoi ce n’est pas là que les navires vont faire de l’eau : on en ferait tant que l’on voudrait en peu de temps, et fort bonne. Il faut apparemment que cette anse dans laquelle cette eau se joint à la mer soit pleine de roches qui en empêchent l’abord : je n’en ai pourtant point vu ; il est vrai qu’il faisait calme tout plat et qu’il n’y avait point du tout de vent, cependant la mer brise toujours proche de terre. C’est peut-être plutôt qu’il n’y a point de fond, ou qu’il est si haut qu’on ne peut y mouiller. Le soleil se coucha plus de trois heures avant que nous fussions arrivés à la ville ; je voyais de temps en temps du feu paraître et s’éteindre en tombant, et qui ne paraissait que la longueur de trois pater au plus. Je crus que c’était quelque météore comme on en voit assez souvent dans les pays chauds, mais je me trompais : c’est un feu effectif que vomit une montagne qui est dans l’Ouest-Sud-Ouest à quinze lieues d’ici que l’on appelle à cause de cela l’Ile de Feu. Enfin nous arrivâmes à la ville, fort fatigués de la chaleur et du chemin, et après l’avoir cent fois donnée au diable ; et vîmes en entrant une muraille de moellons et de gros cailloux forte et bien faite, revêtue de cinq bastions réguliers et de quelques pièces de canon. Elle entoure toute la ville depuis une extrémité de la mer jusques à l’autre, du Nord au Sud du côté de l’Est, le côté de l’Ouest étant en partie fortifié naturellement par les roches qui bordent la mer et par une petite muraille dont je parlerai dans la suite. Je ne vis point cela hier au soir, ne voyant que peu, quoique la lune fût belle, mais ce matin que je me suis promené partout j’ai tout observé. On ne voit point la ville qu’on n’ait passé la seule porte qu’il y a à cette muraille du côté de terre, n’y en ayant que deux, celle-ci et une autre qui donne sur le quai faite à une muraille qui prend depuis le palais de l’Evêque dans le Sud-Ouest jusques au rocher dans le Nord-Est. Après avoir passé cette porte la ville paraît à peu près comme Suresnes au sortir de l’église du Mont Valérien, mais plus bas. Elle est ou paraît être toute neuve ; les rues sont dans un juste alignement, les maisons bien percées, et presque toutes d’un ou de deux étages, couvertes de tuiles comme celles de Paris. Le chemin qui conduit de cette porte à la ville est brut[e] sans aucun travail, mais seulement pratiqué dans le rocher. Le palais de l’Evêque, qui est la maison la plus proche de la mer, est le lieu le plus élevé de la ville et le plus beau. Le château du Gouverneur est en haut environ à cent pas dans le nord de la porte par laquelle on entre ; il n’y a rien de beau que les quatre murs qui sont bien blanchis, mais il est logeable tant pour lui que la garnison. Je ne sais point pourquoi on a bâti la ville dans l’endroit où elle est, le havre n’étant pas capable de grands vaisseaux, mais seulement de barques qui amarrent proche de terre, et qui seraient bientôt emportées par le vent si elles étaient au large. La ville s’étend du Sud au Nord, mais bien plus habitée du côté du Sud et plus belle qu’au Nord. Il peut y avoir en tout six cents hommes au plus, assez bien faits de leurs personnes, mais remplis d’une certaine férocité barbare qui ne cadre point avec les manières honnêtes de notre Europe. Ils sont remplis de présomption et de vanité. Ils ne se connaissent point. Je n’ai jamais vu de peuples plus malheureux que ces gens-là sans en excepter même les sauvages du Canada. Pour les femmes blanches on ne les voit point suivant la manière des Portugais ; à l’égard des femmes noires, j’en ai vu de parfaitement bien faites. Celle chez qui nous logions à la ville est de ce nombre : elle a les traits fort beaux et même délicats, l’humeur fort agréable et douce. Son mari est blanc, Portugais européan ; il ne l’a pas quittée de vue. Elle a toute la peine, elle distribue tout pendant que le seignor, assis sur son cul, une pipe de tabac à la gueule, est à la regarder faire et à observer tout le monde. Ce qui m’en semble, c’est que les Portugais qui sont misérables chez eux viennent ici ou ailleurs, et à coup sûr y épousent des femmes qui leur gagnent leur vie et qu’ils rossent bien. Ces femmes n’ont rien au-dessus de la tête, mais seulement autour un bandeau qui leur ceint le front. Les unes l’ont blanc, les autres l’ont noir, et les autres d’une autre couleur ; elles ont une espèce de petit corset qui ne leur va qu’à moitié du sein, ainsi toute la gorge et la moitié du sein est découverte. Elles ont une manière de jupe qui leur descend jusques à mi-jambe ; pour des bas et des souliers, elles n’en connaissent point l’usage ; et avec ce bizarre attirail elles ne laissent pas d’être assez agréables. Il y en a comme j’ai dit qui sont assez bien faites et d’autres aussi qui sont de véritables remèdes d’amour, surtout les vieilles, dont le sein ou tétasses n’étant point soutenu et noir et ridé ressemble assez à une vieille besace de capucin renversée. Les deux tiers des soldats de la garnison que j’ai vus sont noir[e] s ou maures (ce sont deux mots synonymes), et les officiers au nombre de dix sont blancs. On ne trouve rien dans les cabarets, et on est obligé d’envoyer ailleurs chercher ce qu’on mange ; je ne dis pas ce qu’on veut manger, mais ce qu’on peut trouver. Le vin de Madère qu’ils ont ici est fort bon et bien cher, et ressemble assez pour le goût à notre vin de Reims. J’en ai bu de bon cœur et de très grand appétit, et soit dit en passant votre santé n’a pas été oubliée, et je l’ai fait boire à tel qui ne vous sera jamais connu. Pour éviter les querelles qui viennent dans le vin il y a toujours un sergent de la garnison qui vous observe à table. Il n’empêche point de boire, au contraire il vous y anime, parce qu’il y profite doublement, car outre quelque coup de vin qu’il attrape de temps en temps l’hôte ou l’hôtesse lui doivent le quart de tout, c’est à dire que si on dépense vingt sols il en a cinq. Quoiqu’il soit rude de se voir examiner de si près, il est pourtant vrai que la police en est très louable et qu’elle empêche bien des noises, car sans façon on campe ici les gens in tenebris, quand la bouteille se ressent de la liqueur qui l’emplit ; cela se pratiquait de même en France, il n’y aurait ni tant de meurtres ni tant d’ivrognes. Je vous dirai à la fin le régal que nous avons fait.

L’église parochiale qui est l’Evêché, assez éloignée du palais épiscopal, est assez belle, le chœur séparé de la nef par une balustrade élevée de trois degrés. J’y ai vu quatre fort beaux chandeliers d’argent, une tapisserie ployée dans la sacristie qui me paraissait de Bruges, surtout j’y ai vu un soleil d’or ou de vermeil doré enrichi de pierreries qui sont d’un grand prix si elles sont fines. L’Evêque est blanc, de l’ordre de saint François, et cordelier, du moins son habit le dit ainsi, âgé environ de quarante ans, parlant fort bon latin, bien fait de sa personne et d’un abord fort agréable. Il m’a fait la grâce de me donner sa bénédiction, que je lui ai demandée en particulier. Les autres ecclésiastiques sont tous noirs. J’ai parlé à trois ou quatre qui parlent un latin très mauvais quoique bien articulé, peu poli, point élégant ; je crois que c’est qu’ils suivent plutôt les phrases et élocutions des nègres avec qui ils sont toujours que la phrase latine qu’on leur enseigne en classe. Quoi qu’il soit vous pouvez juger de leur latin puisque le sacristain à qui je citai Cicéron me demanda quel homme c’était. Pour ce qui est du gouvernement, je ne puis dire au juste ce qui en est ne m’en étant point informé ; cependant si l’on peut juger sur les apparences, le gouverneur est ici absolu, n’ayant affaire qu’aux Européens qui sont en fort petit nombre, et à qui par conséquent il importe de maintenir son autorité puisque c’est elle qui fait leur sûreté contre les noirs, qui sont bien plus de monde qu’eux, mais à la vérité d’un esprit abject et servile, et qui ainsi sont peu à craindre. Il semble que ces noirs n’ont que la figure humaine qui les distingue de la bête, une férocité dans leurs actions qu’on ne peut exprimer. Le gain fait sur eux ce que fait un morceau de pain sur un chien affamé. Quand ils ont affaire de vous ils vous flattent ; ont-ils ce qu’ils demandaient ils disparaissent. J’ai eu pendant près de deux jours un nègre à moi pour demi-quart de patate, qui font sept sols et demi de notre monnaie : il s’est nourri, a eu soin de mon âne et m’a suivi comme un barbet. Si je lui avais donné son argent lorsqu’il me le demanda, j’aurais couru risque de revenir à pied ; du moins on me l’avait fait craindre, et je crois qu’il en eût été ainsi, car je ne l’ai point vu depuis le moment que je l’ai payé. Je ne sais quelle est la vie de tous ces gens-là, tant Européens que noirs : point de pain, point de poisson faute de chaloupe, car la mer autour de l’île en est pleine les navires en ayant péché beaucoup, peu de viande, point de fruits, si ce ne sont des oranges, des limons, des cocos et des goyaves, encore ne sais-je où ils les prennent car je n’ai vu ni dans la route ni autre pan aucun arbre vert tel soit-il, si ce ne sont des cocotiers et cotonniers et palmiers. Ils vivent misérablement ; leur nourriture ordinaire est une espèce de fayolles ou fèves noires qui croissent sans culture, et dont la vue seule suffit pour rassasier ; et il est très vrai que ceux qui sont venus nous voir, je ne dis pas nègres seulement, mais même Européens, ne demandaient point à boire ni à manger, leur orgueil naturel ne le permet pas, mais dévoraient des yeux ce que nous avions, et lorsqu’on leur en présentait ils le prenaient non seulement sans civilité, mais avec une avidité féroce dont j’étais confus moi-même. La religion de ces peuples est la nôtre, catholique romaine ; mais l’intérieur ne répond point à l’extérieur, et preuve de cela, c’est que celui qui portait la croix à la procession avait déjeuné avec nous avant la messe ; malgré la solennité du jour et l’édification qu’il devait à des étrangers étant dans les ordres sacrés et à demi prêtre, après le déjeuner il alla à ses nécessités, et ne se lava pas même les mains avant que de toucher ce sacré mémorial de notre rédemption, et aima mieux s’amuser à jaser avec moi qui ne le quittai pas d’un pas quoi qu’il y eût plus d’une grande demi-heure de distance. La misère est ici fort grande, il faut y être accoutumé pour y résister. Nous étions quatre Français ensemble, fatigués, brûlés du soleil, lassés du chemin, altérés par la chaleur et affamés comme des chasseurs, nous espérions bien faire un bon repas pour nous remettre mais nous comptions sans notre hôte : en effet nous ne trouvâmes rien. Le plus chétif cabaret de France aurait eu de quoi donner à souper et à coucher à quatre hommes : ce n’est pas de même ici, on ne trouve que du vin, pour du pain ce n’est pas l’usage du pays. Nous en avons eu pourtant à trente sols la livre, et c’était le gouverneur qui le vendait, n’y ayant que lui qui en eût. Pour souper et rafraîchissements, nous avons mangé un morceau de pain, une fricassée de sardines salées dont l’huile sortait de la boutique d’un cardeur, car on ne connaît pas le beurre dans ce pays-ci, un morceau de fromage que j’avais porté et puis c’est tout. Je ne parle point de linge, il n’y en a pas. Il y avait sur le coffre qui nous servait de table un pouce de crasse d’épaisseur, mais ventre affamé n’a ni yeux ni oreilles. Nous avons couché dans notre fourreau* sur une natte qui nous servait de matelas et de paillasse ; nous avions pour couverture celle de la maison, qui n’est pas la même que celle où nous avons soupé, les Portugais sont trop jaloux pour cela. Peut-être aussi que notre hôte n’avait pas tout le tort de l’être, il y en avait parmi nous à qui l’hôtesse ne déplaisait pas, et qui lui plaisait assez. Il n’y avait que le vin qui nous conviât, et comme il était bon, nous fîmes comme dit le proverbe à petit manger bien boire. Ce n’est qu’après l’écot qu’on est comptable, dit la chanson, nous l’avons éprouvé, mais c’était le diable à confesser que le quart* d’heure de Rabelais. Vingt-huit francs en vin, un écu en pain, trente sols en sardines, et autant pour la bonne chère et le coucher ; avions-nous beau jeu ? Rendez-moi Paris, c’est un paradis auprès de ceci. Nous bûmes bien effectivement et ne mangeâmes guière, la chère qu’on nous faisait nous rassasiant. C’était pourtant cela qui faisait envie à nos Portugais et qu’ils dévoraient en gens mangeant aux dépens d’autrui. Je le répète encore : je n’ai jamais vu de peuples plus misérables, quoique j’aie vu huit nations de sauvages dans le Canada. Et avec cela ceux-ci se traitent entre eux et nous les traitions nous-mêmes de seignors gros comme le bras. Voilà je crois Saint-Iago et ses dignes habitants naturellement peints. Il ne me reste qu’à vous dire qu’ils sont plus intéressés que peuple du monde et qu’ils dameraient le pion, même aux fripiers de Paris, si ce qu’on en dit est vrai, quoiqu’ils passent pour la quintessence de l’usure et de la juiverie.

Du Mardi 21. [mars]

Nous avons en vain attendu tout le jour des rafraîchissements. Mrs. Hurtain et Charmot m’ont même dit qu’on s’en prenait à moi, et que Monsieur Du Quesne croyait sur le rapport du Commissaire que j’étais allé pour en acheter. J’avais assuré le Commissaire du contraire, il ne l’a pas dit de même à Monsieur Du Quesne ; je n’en sais point la raison, mais je crois que c’est qu’étant bon serviteur de la Compagnie il n’a rien voulu acheter au prix excessif que les Portugais voulaient vendre, d’autant plus que les vaisseaux ne manquent encore de rien. Il a raison, je l’aurais fait de même à sa place. Monsieur Hurtain a pourtant acheté six cabris et des oranges. Le vent est toujours bon et nous venons de mettre à la voile ce soir sur les sept heures.

Du Mercredi 22e [mars]

Toujours bon vent. Nous voyons du poisson, nous n’en prenons point, ce n’est pas notre faute, il ne tient pas à nous de lui faire voir notre cuisine.

Du Jeudi 23e [mars]

Toujours bon vent. On vient de prendre un thon, nous saurons demain s’il est bon car nous dînerons ensemble.

Du vendredi saint 24e [mars]

Il a fallu jeûner aujourd’hui, et jeûner à la mer et dans la chaleur, c’est se tuer. J’en suis revenu, le Vendredi saint est passé. Il n’est sauce que d’appétit : le thon frais est un pauvre manger, mais nous étions à jeun à dîner, il n’a pas tenu contre nos dents. Il fait calme presque tout plat et une chaleur excessive. Il ne nous faudrait presque rien pour nous faire passer la Ligne. On dit qu’on trouve ici quelquefois des calmes qui durent des trente et quarante jours : Dieu nous en veuille préserver.

Du samedi 25e [mars]

Toujours calme. Messieurs de l’Oiseau sont venus ici à confesse à notre aumônier pour faire demain leurs Pâques. Ils disent que n’ayant chez eux que des jésuites, ils ne peuvent pas par une répugnance naturelle se découvrir à des gens avec qui ils sont tous les jours. Je les en crois pieusement, car venant de confesse, ils ne voudraient pas mentir.

Du dimanche, jour de Pâques 26. [mars]

Calme tout plat, messe de couvent, bon déjeuner, bon vin, bon appétit. Il ne nous manque que du vent. Il a fait si chaud que la fièvre chaude a saisi un de nos matelots qui s’est lui-même jeté à la mer ; il s’est noyé. Il se nommait René Canevet. Une chose m’a surpris, on l’a vu sur l’eau, on l’a rattrapé, il était mort, et n’allait point à fond.

Du lundi 27 [mars]

Chaleur excessive, la tête tourne, point de vent.

Du mardi 28 [mars]

Même chose, tant pis.

Du mercredi 29e [mars]

Même chose. Il a plu pour la première fois depuis notre départ de France. La chaleur nous tue, Monsieur Hurtain s’en trouve incommodé.

Du jeudi 30e. [mars]

Encore calme. Le vent est mort, chaleur enragée ; nous ne voyons point notre ombre, Nous avons le soleil à pic, c’est-à-dire qu’il est directement à notre zénith.

Du vendredi 31 [mars]

Du poisson à toute ligne mais point de vent. La chaleur du pont brûle les pieds à travers souliers et bas.

Avril 1690

Du samedi premier avril

Que cette Ligne est difficile à écorcher ! Point de vent, nous sommes toujours en même endroit.

Du dimanche 2e. [avril]

Le vent ne vient point. Que ce calme-ci m’ennuie ! Mr Hurtain a gardé le lit aujourd’hui.

Du lundi 3e. [avril]

Même chose : point de vent, beaucoup de poisson. Je voudrais bien beaucoup de vent et point de poisson.

Du mardi 4e. [avril]

Pluie très forte, un peu de vent qui n’a pas duré. La tête tourne pour peu qu’on travaille dans ces chaleurs-ci. Je n’ose m’appliquer à rien ; moi qu’on n’a jamais accusé d’avoir beaucoup de génie, j’ai peur de perdre si peu que j’en ai. Mon plus grand travail est celui des chanoines de Boileau, boire, manger, et dormir. Ces pluies-ci ne sont autre chose que ce qu’on appelle à Paris guillées de mars. Monsieur Hurtain a la fièvre bien fort.

Du mercredi 5e [avril]

Les gens ne peuvent s’aider dans ces chaleurs-ci, on n’a pas la force de se remuer. Il vient de mourir un matelot à qui j’ai parlé il n’y a pas une heure. Le pauvre garçon vint hier au gouvernail. Le chaud est si étouffant qu’on ne peut respirer. Monsieur Hurtain est bien mal ; on ne lui a pas parlé de cette mort crainte de lui donner de mauvais pressentiments sur sa fièvre.

Du jeudi 6. [avril]

Point de vent, chaleur de diable.

Du vendredi 7 [avril]

Il a beaucoup plu cette nuit et il fait un petit vent qui nous mène petit à petit.

Du samedi 8e. [avril]

Même vent, chaleur très grande. Je ne puis presque respirer. Je ne sais comment peuvent faire les autres qui sont ici, ils sont pétris d’autre pâte que moi : ils portent des habits, ma chemise m’est de trop. Si je pouvais ou si j’osais j’irais tout nu. Nous avons toujours un peu de poisson. Nos pilotes disent que si le petit vent qu’il fait continue, nous passerons demain la Ligne. Il y a longtemps que nous voyons le soleil à l’envers sans pouvoir attraper le milieu de ses maisons.

Du dimanche 9e. [avril]

Toujours bon petit vent, beaucoup de poisson. Nous avons passé la Ligne enfin à deux heures après midi. Le soleil va vous voir et nous nous en éloignons. S’il plaît à Dieu la chaleur ne continuera pas et je vous écrirai plus au long. Mais puisque nous sommes sous la Ligne, il n’est pas mal à propos de vous dire que le Sr. des Brosses, secrétaire de Monsieur le chevalier de Chaumont, ambassadeur du Roi à Siam, s’est fort blousé en disant dès le commencement de son livre (qui est imprimé et donné au public sous le titre de Relation de l’ambassade de monsieur le chevalier de Chaumont à la Cour du Roi de Siam) que l’eau du fond de cale était aussi fraîche que si on fût venu de la tirer de la fontaine. La nôtre est tiède et notre fond de cale est si échauffé qu’il est presque impossible d’y rester un quart d’heure. Je me suis informé de notre maître d’hôtel si cela était vrai, il a été maître d’hôtel de Monsieur de Vaudricourt dans 1’Oiseau qui était le navire dans lequel Monsieur de Chaumont a été à Siam, et a fait la même campagne que lui. Il m’a répondu qu’elle était comme celle que nous buvons présentement, qui comme je vous ai dit est tiède ; et que si Monsieur le chevalier de Chaumont quitta l’eau des jarres pour boire de celle de fond de cale, c’est que celle des jarres était trouble et que l’autre était claire. Il est certain que ce secrétaire qui écrit au nom de son maître lui fait dire beaucoup de choses que son maître aurait supprimées, et en passe sous silence beaucoup dont Monsieur de Chaumont se serait souvenu. Par exemple il lui fait prendre dans un endroit les Jésuites pour les Missionnaires lorsqu’il lui fait dire : « Je ne dirai rien des grandes qualités de Monsieur l’évêque de Metellopolis, non plus que des progrès de Messieurs des Missions Etrangères dans l’Orient, puisque suivant leur coutume ils ne manqueront pas de donner au public une relation exacte touchant ce qui concerne la religion dans ce pays-là. » J’ai demeuré fort longtemps à Paris sans autre occupation que la lecture. Je crois avoir lu toutes les relations qui ont été imprimées, tant sur les terres que sur la religion, mais je ne me souviens point d’en avoir jamais lu de Messieurs des Missions Etrangères, mais oui bien des R. P.Jésuites qui en donnent toutes les années de très exactes et circonstanciées. Le silence des premiers et la publication des derniers sont également bons, les uns se contentent de faire de bonnes actions sans se mettre en peine d’en informer le monde, les autres en font de bonnes aussi, et les publient pour l’édification du prochain. Il n’y a rien de si chrétien que l’un et l’autre. Mais pour revenir à cette Relation, l’auteur fait oublier à son maître la réception qui lui fut faite à Siam, au séminaire établi par Messieurs les missionnaires, et qui en aurait fait un des plus beaux articles. En effet y aurait-il rien eu de plus beau dans cette relation, qu’une exacte description d’une quantité de quatre-vingts Siamois au moins qui vinrent au-devant de lui en procession tous vêtus comme des ecclésiastiques dans un chœur, et qui sont tous étudiants, les uns en philosophie, les autres en théologie, et dont partie même sont dans les ordres sacrés, mais tous destinés à l’Eglise, convertis, élevés, enseignés et instruits par les Missionnaires, y en ayant même un d’entre eux qui soutint devant Monsieur de Chaumont une thèse en théologie, et qui depuis étant venu en France en a soutenu une en Sorbonne à Paris qu’il avait dédiée au Roi, avec l’approbation de plus de trente prélats qui se trouvèrent présents à l’action ? Ce sont là des endroits que Monsieur le chevalier de Chaumont n’aurait point oubliés s’il avait écrit lui-même, mais il s’en est Fié à son secrétaire qui au commencement de son écriture s’est donné carrière, et qui a épargné le papier à la fin. Mais je m’aperçois que je fais plutôt une critique qu’un journal, j’y retourne. Monsieur Hurtain est plus mal que jamais, et le malheur est qu’il ne veut point croire notre chirurgien qui lui prêche la diète. Il a toujours faim et veut toujours manger. On vient de prendre un marsouin, je vous dirai une autre fois ce que c’est. La chaleur est si forte que je ne puis plus écrire, l’encre même sèche au bout de ma plume.

Du lundi 10e. [avril]

Monsieur Hurtain se portant toujours de plus mal en plus mal a envoyé aujourd’hui à bord de l’Amiral et du Florissant afin d’avoir le sentiment des chirurgiens sur les accès de sa fièvre et qu’ils consultassent avec le nôtre des remèdes qui lui sont propres. Non seulement les chirurgiens mais aussi Messieurs Du Quesne et Joyeux sont venus à bord. On dit ici que ce ne sera rien ; Dieu veuille que cela soit ! Pour moi, je n’en espère rien de bon. C’est peut-être l’amitié particulière que j’ai pour lui qui me donne cette crainte ; ainsi soit-il ! Je souhaite être trompé dans mes conjectures mais la violence de sa fièvre, la chaleur qu’il fait qui seule abat les plus robustes, et outre cela son âge de plus de soixante ans ne me donne guère lieu d’espérer rien que de funeste. Messieurs du Quesne et Joyeux sont sortis fort affligés de sa maladie. Monsr. Blondel, commissaire, est resté à dîner ; on a fait ce qu’on a pu pour le régaler. Il en a paru fort content. C’est un fort honnête homme, point façonnier, bon serviteur de la Compagnie, c’est un plaisir d’avoir affaire avec des gens de cette humeur, les choses s’en font mieux et à moins de bruit. Quoique j’en dise du bien, j’ai pourtant sujet de m’en plaindre. Il n’y a que l’intérêt de la Compagnie qui puisse m’empêcher de lui vouloir du mal, il m’a enlevé le sieur Du Hamel, le plus intime ami que j’eusse ici, pour le mettre sur le Dragon, à la place de l’écrivain du Roi de ce navire, qui comme je vous ai dit est resté à terre. J’ai tant ouï faire de louange de Monsieur de Quistilly qui en est capitaine que je suis en quelque sorte consolé de sa perte parce qu’il sera bien. Cependant la présence d’un bon ami dans le sein duquel on décharge son cœur est beaucoup. Notre R. P.aumônier à qui je n’ai jamais rien caché aura seul la confidence qu’ils partageaient. C’est un honnête homme : vous l’aimeriez si vous le connaissiez et cela sera, car il ira à Paris au retour du voyage, et je l’accompagnerai ou lui donnerai ce journal-ci pour vous le mettre entre les mains.

Du mardi 11e. [avril]

Je vous promis avant-hier la description d’un marsouin : je vais vous tenir parole car je viens d’en manger. C’est un animal amphibie, si on peut appeler de même un poisson ; il est vrai qu’il n’en a que la figure. Il y a autant de chair qu’au plus gros poisson de France. Il a donné à souper à tout notre équipage, c’est-à-dire à 180 hommes, et 180 matelots, ou soldats à la mer, mangent plus que 300 hommes à terre. Vous ne le croirez peut-être pas ; il est pourtant vrai, on mange plus ici qu’ailleurs, et les matelots ont toujours faim. Ce poisson n’a point d’écailles mais bien une espèce de peau, qui si elle était velue, pourrait passer pour de la couenne de lard. Elle est fort dure, et lorsqu’elle est cuite, il est impossible d’y mettre la dent. Il a les testicules en dehors du corps comme les animaux de terre, séparées et longues. Il a entre cuir et chair un bon doigt d’épaisseur de lard plus ferme que celui de nos cochons. Il n’est point composé comme les autres poissons, ce ne sont point des érêtes, ce sont des os effectifs. Le dedans du corps est composé de même que celui d’un cochon, mais plus long trois fois ; il a des veines qui portent le sang par tout le corps et qui répondent au cœur. Ce sang est chaud et caille en froidissant. Il a la chair fort vermeille lorsqu’elle est crue, mais noirâtre lorsqu’elle est cuite. Nos matelots disent qu’il fait de fort bonne soupe. Ils en ont mangé. Je ne me fie point à leur goût ; il est dépravé ; tout leur est bon, ce sont des gouffres que leurs ventres. Pour nous, nous en avons mangé en pâté et je puis vous dire que c’est un très méchant régal. Il a le goût d’un cochon qui commence à sentir et qui n’a point été salé. La chair en est, comme je vous l’ai dit, noirâtre et désagréable à la vue et très sèche sous la dent malgré l’assaisonnement du pâté. Enfin ce serait un régal pour le diable et qui conviendrait à sa couleur, que du marsouin pour manger, du café pour boisson et une pipe de tabac pour dessert. Monsieur Hurtain se porte toujours mal et nous n’allons guère.

Du mercredi 12e. [avril]

Il a plu extrêmement cette nuit et le vent a calmé tout plat ; je crois que nos matelots veulent prendre toutes les bonites de la mer ; ils en attrapent autant qu’ils en souhaitent, c’est-à-dire beaucoup, et malgré cela vivent au jour la journée, faisant tout cuire et jetant ce qui leur en reste, religieux observateurs de la coutume. J’ai demandé à un matelot pourquoi il n’en gardait pas pour le lendemain que peut-être il n’en pourrait point prendre, j’ai eu pour réponse que ce n’était pas la mode. Chez eux vie de cochon, bonne et courte.

Aussi tant de prudence entraîne trop de soin
Il ne faut point prévoir les malheurs de si loin.

C’est ce que dit Pyrrhus dans 1’Andromaque de Monsr. Racine, c’est le moyen de vivre content. Ce poisson est gros pour sa longueur, il pèse environ dix livres plus ou moins ; on le pêche de dessus une vergue en faisant sauter un hameçon où il y a pour appât une représentation de poisson volant. Comme il en est friand, il s’élance hors de l’eau pour le dévorer, et l’hameçon l’arrête. Il est bon à en manger une fois ou deux frais, mais après cela on s’en dégoûte, car il est extrêmement sec, mais lorsqu’il est mariné il est excellent. Pour ce qui est de la pluie qu’il fait ici, il semble que Dieu pour tempérer l’ardeur du soleil, et pour éteindre la soif de ceux qui viennent dans ces chaleurs-ci, ait de toute éternité par un ordre immuable de sa providence destiné de leur donner de l’eau pour se rafraîchir. En effet les pluies ici sont fort fréquentes et si grosses qu’en moins de trois heures nous avons fait, de notre dunette, quatre tonneaux d’eau qui sont seize feuillettes de Paris et plus. Cette eau est fort bonne excepté qu’elle sent un peu d’amertume à cause du goudron sur lequel elle tombe et passe avant que d’être recueillie. Cela ne diminue guère la chaleur, mais cela étanche la soif. On garde cette eau pour les bestiaux et on donne à l’équipage de celle du fond de cale. Si j’en étais cru, la Compagnie ferait la dépense d’une trentaine d’aunes de toile cirée sur chacun de ses navires pour la recueillir, la cire ne contractant aucun mauvais goût et ainsi n’en donnant point, cette eau serait parfaitement bonne. J’en ai fait remplir trois bouteilles de celle qui tombait sur de la toile blanche, je l’ai trouvée très bonne ; elle est aussi claire que celle de roche, aussi saine que celle de rivière, elle blanchit fort bien, et tout le monde a savonné ou fait savonner son linge. Je me suis baigné, c’est-à-dire que j’ai été en chemise et en caleçon une bonne heure sur le pont. Je m’en trouve fort bien, cela réveille l’appétit que ces chaleurs-ci diminuent. La mer est toute couverte de poissons volants, qui est un animal fait à peu près comme un hareng, excepté qu’il est camus et qu’au-dessous des ouïes il a deux nageoires presque aussi longues que lui, qui lui servent d’ailes pour échapper aux bonites qui en sont fort friandes. Ce poisson est fort malheureux, et il n’a pas plus de sûreté dans l’air que dans l’eau, car il y a des oiseaux que les matelots nomment frégates légères, lesquels fondent sur lui lorsqu’il paraît avec autant d’impétuosité que les faucons sur les perdrix. Cela nous a divertis pendant quelque temps. J’en ai parlé à un de nos missionnaires qui m’a dit qu’il regardait cet animal que Dieu faisait naître pour la nourriture des autres du même œil qu’il regardait les insectes des campagnes qui servent aussi à la nourriture des oiseaux. J’ai fait une réflexion là-dessus qu’il faut que je vous dise. Je crois que c’est un avertissement que Dieu donne aux voyageurs pour les faire sérieusement songer à eux et leur faire connaître que sur mer ils sont toujours près du péril soit du côté du monde soit du côté de Dieu, et ainsi les obliger à se préparer à tout événement.

Du jeudi 13e. [avril]

Il vient de se lever un petit vent Sud variable. Il n’importe, nous irons un peu.

Du vendredi 14. [avril]

Même vent. Monsieur Hurtain empire à vue d’œil. Ces chaleurs-ci sont plus tuantes que sous la Ligne et sous le soleil : elles étouffent quand on respire. Je crois que c’est que le soleil a laissé l’air d’ici échauffé lors de son passage, et non pas ce qu’on dit communément que la chaleur du soleil est plus forte lorsqu’elle darde ses rayons obliquement, que lorsqu’il les darde perpendiculairement, car si cela était ainsi nous aurions trouvé la chaleur aussi forte il y a un mois que nous la trouvons à présent.

Du samedi 15. [avril]

Le vent s’est rafraîchi, nous allons assez bien, pas tout à fait à la route, nous tirons au court bâton avec lui. Monsieur Hurtain est fort mal.

Du dimanche 16. [avril]

Même chose pour le vent, mais je viens d’en voir une qui contredit la nature. On dit ordinairement qu’il n’y a point d’animal qui ne tende à la propagation de son espèce et qui n’aime ses petits. On a raison pour le premier, mais la règle n’est pas générale pour le dernier. Une truie que nous avons ici et qui avait mis bas il y a un mois dix petits cochons, en a tué trois et mangé cinq autres grandelets, dont elle a ce matin mangé le dernier, c’était le plus gras des trois qui lui restaient. Nous ferons en sorte qu’elle ne mangera pas les deux autres, nous lui en épargnerons la peine. Mr. D.P. ne savait pas comme les bêtes en usent entre elles quand il a écrit :

Jamais contre un renard chicanant un poulet
Du sac de son procès fut-il charger Rollet ?

Il a raison, il n’y a point de tribunal, et sans formalité le plus fort dévore le plus faible, car sans parler de la truie d’ici, le lapin ne mange-t-il pas ses petits lorsqu’il peut les trouver où la femelle les cache ? Les poissons ne se mangent-ils pas l’un l’autre, non seulement ceux de différente, mais aussi ceux de même espèce ? Telle est la morue. La guerre est-elle pas aussi grande entre les animaux de terre, je ne dis pas seulement les plus féroces mais même les plus doux ? Il ne se passe point de jour qu’il n’y ait quelqu’une de nos poules tuée et mangée par les autres. Après cela, qu’il traite l’homme de bête et le mette en parallèle avec un âne parce qu’il se fait la guerre ! Il faut le lui pardonner, il n’avait encore rien vu que le clocher de sa paroisse et la chicane en fureur, et puis, ce n’est pas la seule chose qu’il ait dite en bonne rime mais sans raison. Vous allez dire que je décharge ma bile sur Boileau comme s’il était cause de la mort du goret, je vous répondrai que cela me chagrine. C’est une race de cochons des Indes, qui sont meilleurs et plus délicats que le marcassin, et perdre un bon repas n’est pas peu de chose à la mer, où n’ayant pas tout à souhait on regrette très amèrement les choses sur lesquelles on comptait.

Du lundi 17 [avril]

Nous allons un peu ; le vent s’est rangé du côté qu’il nous le faut, mais Monsieur Hurtain empire toujours.

Du mardi 18 [avril]

Même vent. Monsieur Hurtain est plus mal, j’aurai deviné malheureusement : je ne crois pas qu’il en réchappe On avait pris un requin, on n’a pas pu l’embarquer parce qu’on s’y est mal pris. Il a cassé la ligne et emporté l’appât et l’hameçon. Nous en avons pris d’autre, ainsi je vais vous dire ce que c’est. C’est un poisson d’environ huit pieds de longueur, dont la peau sans écailles et les nageoires sont comme ce qu’on appelle à Paris le chien de mer dont les tourneurs se servent à polir leurs ouvrages. Nous n’en avons point mangé parce qu’il ne vaut rien, mais les matelots ne leur font point de quartier. Je crois qu’ils mangeraient le diable s’il tombait entre leurs mains. Cet animal a la tête plate, les yeux aux deux côtés de la tête et aux extrémités, en sorte qu’il voit haut et bas, la gueule fort avancée en dessous, et pour avaler, il faut qu’ il se tourne presque sur le dos ou qu’il s’élève en haut. Il a quatre rangées de dents en haut et autant en bas ; elles sont plates et pointues et coupent comme un couteau, de sorte qu’après l’avoir examiné, je ne suis plus surpris de ce que Mr. Bergier de La Rochelle me dit une fois qu’un pareil animal avait coupé la cuisse d’un chirurgien qu’il avait et qui était tombé hors de bord. Je crois que cela est vrai parce que je suis persuadé que cela se peut. C’est le plus terrible poisson de la mer, qui seul ose prêter le collet aux caïmans ou crocodiles.

Du mercredi 19 [avril]

Toujours même vent d’Est. Nous allons à la route, guière effectivement, mais c’est toujours autant de pris. Monsieur Hurtain décline. Messieurs Du Quesne et Joyeux sont venus le voir : le premier s’en est retourné aussitôt, l’autre a dîné ici. Nos rafraîchissements s’en vont bien vite, la maladie de Monsieur Hurtain a mis la mortalité sur nos moutons et nos poules. Il y a ordre d’une flamme au bâton d’enseigne en cas que Monsieur Hurtain empire et d’un pavillon au beaupré s’il se porte mieux. Je crains fort que nous ne fassions jamais le dernier signal.

Du jeudi 20e. [avril]

Nous avons dès le matin fait le signal de l’augmentation de la maladie de Monsieur Hurtain. Monsr. Joyeux est venu à bord et y a dîné. Il s’en est retourné bien affligé du péril manifeste où il laisse son ami. Nous avons dit peu après les prières des agonisants ; il n’y a point d’apparence qu’il en revienne, les chaleurs et sa fièvre ne promettent rien que de funeste. On lui a donné ce soir l’extrême-onction qu’il a reçue avec beaucoup de zèle pour la religion catholique apostolique et romaine, qu’il avait embrassée depuis l’Edit du mois d’octobre 1685.

Du vendredi 21 [avril]

Toujours de même pour le vent et le chemin. Monsieur Hurtain est à l’agonie.

Du samedi 22e. [avril]

On m’a réveillé cette nuit qu’il n’était pas encore une heure, Monsr. Hurtain venait de rendre l’âme. J’en suis plus affligé que je ne puis l’exprimer, c’était un fort honnête homme, qui me faisait la grâce de m’aimer. Je le connaissais il y a plus de six ans.

Je perds en lui non seulement un bon ami, mais un homme que j’honorais comme mon père. J’ai scellé ses coffres et armoires, la fenêtre et la porte de sa chambre, et Monsr. de Bouchetière lieutenant les a contrescellés. Nous avons fait connaître sa mort au reste de l’escadre par le pavillon à poupe, à mi-mât, et par onze coups de canon tirés à demi-heure de distance l’un de l’autre depuis le point du jour jusques à l’heure qu’il a été jeté à la mer. Monsr. du Quesne et Monsieur Blondel commissaire sont venus à bord. Ils seront présents à l’inventaire. Ils ont jeté de l’eau bénite sur le corps et ensuite sont retournés ensemble. Après leur sortie on a chanté une grande messe des morts, le corps présent dans une bière, une croix dessus, l’épée hors du fourreau, attachés ensemble en croix de saint André ou en sautoir. A la fin de la messe notre aumônier le R. P.Querduff, religieux dominicain, a fait un sermon qui était une espèce d’oraison funèbre. Il avait pris pour texte ces paroles de saint Luc : Ecce mortuus afferebatur. Il a dit entre autres choses que Dieu avait deux fois tiré le défunt d’esclavage, la première en le tirant de la main des Turcs où il languissait depuis quatre ans, et la seconde en le tirant de l’esclavage du démon par une conversion sincère, ayant jusques au dernier moment de sa vie persisté dans la religion catholique apostolique et romaine qu’il avait embrassée depuis environ quatre ans, ayant abjuré les erreurs de Calvin. Il a fini en le recommandant aux prières des assistants dont partie avaient les yeux mouillés. Il a fort bien fait et tout le monde en a été fort content. Après cela l’aumônier du Florissant son frère, qui était venu à bord avec le commissaire et qui y était resté, a fait la sépulture. Nos soldats étaient en haie sur le pont quand le corps a passé, tenant leurs mousquets la gueule en bas, et le tambour frappant un seul coup de temps en temps. Ils se sont mis ensuite le long de bord, et après les prières et aspersions ordinaires ont fait trois décharges de mousqueterie à la dernière desquelles on a laissé tomber le corps à la mer. Après cela chacun s’est retiré ; je suis entré dans ma chambre où je vous écris dans une fort grande douleur et les larmes aux yeux.

Du dimanche 23 [avril ]

Monsieur du Quesne et Monsieur Blondel sont venus ce matin à bord, et y ont amené Monsieur le commandeur De Porrières. Ils ont fait assembler tout l’équipage à qui Monsieur Du Quesne a parlé ainsi : Je suis fâché, mes enfants, de la mort de Monsieur Hurtain. Vous avez fait une grande perte. Mais Monsieur, que je vous donne pour remplir sa place la réparera, a-t-il poursuivi en présentant Monsieur de Porrières. Ne promettez-vous pas à Monsieur, a-t-il ajouté, la même obéissance que vous aviez pour le défunt ? A quoi tout l’équipage a répondu à haute voix Oui ! Levez-en la main a repris Monsieur Du Quesne, ce que l’équipage a fait, avec un grand cri de Vive le Roi. Après quoi, Monsieur du Quesne se retournant devers les officiers qui étions derrière lui : Je ne vous dis point Messieurs, nous a-t-il dit, la considération que vous devez avoir pour Monsieur, vous devez la savoir. A quoi nous n’avons répondu que par une grande révérence à l’un et à l’autre. J’avais cru qu’un lieutenant succédait de plein droit à son capitaine, mais venant de voir le contraire je suis persuadé que Monsieur de Porrières n’était dans le Gaillard que jusques à ce qu’il se présentât une place vacante. Cependant c’est une espèce d’injustice qu’on fait à Monsieur de Bouchetière qui est un fort honnête homme. Un de mes amis du Gaillard m’écrit que je ne perdrai point au change : ainsi soit-il ! Nous avons fait l’inventaire de Monsieur Hurtain, et cela m’a occupé toute la journée. Les inventaires à la mer ne se font pas avec tout le tracas de Paris et que la chicane a inventé ; mais en récompense, l’équité et le bon droit y sont observés avec une intégrité admirable. En effet tout le monde est dans le même cas, on se tient à la mer dévoués à la mort, et qui voudrait, sur ce pied-là, intéresser sa conscience pour une chose dont peut-être on ne jouirait pas à terre ? Monsieur de Porrières me paraît fort honnête homme, et c’est une consolation pour moi, après avoir perdu un capitaine que j’aimais et qui m’aimait, d’en trouver un avec qui vraisemblablement je vivrai bien. Le vent est bon, nous n’allons pas mal.

Du lundi 24e. [avril]

Monsieur de Porrières me paraît aimer la paix et la concorde entre ses officiers, et a l’air de se faire bien obéir. Tant mieux, cela empêchera mille petites brouilleries qui arrivaient tous les jours à bord du temps de Monsieur Hurtain. Ce n’était pas effectivement des querelles, mais des semences qui dans la suite auraient pu produire quelque mauvais fruit. Monsieur Hurtain se contentait de les pallier ; il était trop bon, c’était son défaut, prêtant l’oreille aux flatteurs, et ainsi sans nulle résolution fixe, et n’avait pas comme notre nouveau capitaine cet air d’autorité et de commandement qui sied si bien à un homme qui commande à tant d’autres. Nous allons fort peu car il n’y a presque point de vent.

Du mardi 25. [avril] jour de saint Marc

La maladie de Monsieur Hurtain avait fait différer la cérémonie qui se fait sous la Ligne et que les matelots nomment baptême. On demanda hier à Monsieur le Commandeur la permission de la faire. Il l’a accordée pour aujourd’hui, à l’issue du dîner, et on l’a faite ainsi. Premièrement les matelots avaient préparé dès le matin des baquets pleins d’eau pour y plonger les nouveaux catéchumènes, ou ceux qui n’avaient point encore passé la Ligne et qui ne donneraient rien pour leur passage. Comme ils étaient persuadés que les officiers étaient honnêtes et généreux, aussi bien que les passagers qui sont de la Chambre, nous avons été mouillés sur la dunette, c’est-à-dire qu’une goutte d’eau dans la main, une promesse de faire observer la même cérémonie par ceux qui ne seraient jamais venus ici et un écu chacun dans le bassin nous en ont acquittés. Pour l’équipage chacun a fait ce qu’il a pu et donné selon ses forces. Il n’y a eu que quatre matelots mouillés, tout le reste a payé son passage, jusques aux mousses ou valets qui ainsi n’ont point été fouettés comme on dit que c’est une coutume incontestablement établie et que par là finit la fête. Le bassin s’est trouvé riche de vingt-cinq écus et de deux barils d’eau-de-vie, outre le baptême du navire qui n’était jamais venu sous la Ligne. C’est là ce qu’on peut appeler les épingles des matelots, et ce qui est à leur égard comme le cure-dent d’un cocher ou messager en route. Ceux qui avaient été sous la Ligne et qui ont fait cette bizarre cérémonie, étaient vêtus le plus grotesquement qu’ils avaient pu pour faire rire les autres et rire eux-mêmes. Les ustensiles de la cuisine leur servaient d’armes ; ils s’étaient barbouillés avec le noir du cul d’une poêle. Il y en avait un qui marquait au front les nouveaux baptisés afin que personne n’en fût exempt. Il aurait assez bien servi de prêtre de Bacchus dans une bacchanale, et selon le plus ou le moins de bonne volonté qu’il avait pour celui qui lui tombait entre les mains, il le marquait et le confirmait en même temps, c’est-à-dire qu’il le noircissait tant et plus. Notre contremaître était vêtu en pèlerin de Saint Jacques, ayant pour chapelet un racage de perroquet autour du col dont les grains sont plus gros que les deux poings. Celui qui écrivait ce qu’on promettait avait une toile noire cirée qu’il avait accommodée en bonnet à corne le mieux qu’il avait pu, un rabat de papier, un capot brun le long du corps, deux planches pour bureau, un bassin devant lui pour recevoir les offrandes et enfin ne ressemblait pas mal à un paysan marguillier de quelque confrérie gravement assis dans son œuvre le jour de son saint, et c’est celui qui a le mieux fait son rôle. Après le baptême fini, il faut songer à se cacher, car sans distinction on mouille tout le monde, c’est un plaisir de voir les matelots se coiffer l’un l’autre de seilleaux d’eau : cela nous a divertis plus de trois heures. Tout le monde profite de cet argent car on en achète des rafraîchissements pour les gens à la première terre où on descend, et l’eau-de-vie sert pour faire boire un coup de temps en temps après le travail. Nous avons bien été toute la journée, le vent s’est rafraîchi mais la pluie qu’il a fait ce soir l’a fait calmer. J’ai appris qu’il y a quarante malades au Gaillard, Dieu merci nous n’en avons que cinq. Mais aussi il y a bien de la différence. Il y a tant d’hommes sur ce navire, volontaires, matelots et soldats, qu’il est impossible que l’air de l’entre-deux-ponts ne se corrompe par tant d’haleines différentes, jointes à la chaleur qu’il a fait et qu’il fait encore, joint qu’il ne faut qu’un seul malade pour infecter ceux qui couchent auprès de lui dans un air renfermé.

Du mercredi 26. [avril] jour de ma fête.

Personne ne l’a su, tant mieux autant d’épargné. Nous allons bien. Le vent s’est remis, nous sommes à 18 degrés 50 minutes au sud de la Ligne, nous serons bientôt sous le Tropique du Capricorne. Les chaleurs diminuent, elles sont comme à Paris au mois de juillet ; peut-être que le vent y contribue. Quoi qu’il en soit nous serons bientôt dans la zone tempérée, où nous trouverons de la fraîcheur. Le maître et les pilotes sont au désespoir de n’avoir pas pris garde de plus près à leur almanach pour savoir le saint d’aujourd’hui. C’est leur faute, je ne les empêche pas de le regarder tous les jours.

Du jeudi 27. [avril]

Nous allons fort bien, le vent est bon et frais, et la chaleur n’est pas trop forte ; l’air est fort grossier ici, et donne des maux de cœur et d’estomac qui m’étaient jusques ici inconnus. Il est venu un grain ce soir, nous l’avons salué de nos huniers. Notre civilité l’a satisfait mais il a emmené le vent, ainsi calme depuis cinq jusques à sept heures que le vent est revenu.

Du vendredi 28. [avril]

Le tropique du Capricorne est passé, le vent est bon et s’est rafraîchi depuis hier. Vous écrirai-je toujours quelque chose de funeste ? Comme il ventait trop ce matin sur les huit heures, on a voulu serrer nos perroquets. Un de nos matelots qui montait aux haubans pour cette manœuvre s’est malheureusement laissé tomber à la mer : on lui a jeté un banc, il l’a pris, on a mis un canot à l’eau avec toute la diligence possible, Monsieur de Porrières faisant lui-même tout faire, et montrant par son ardeur qu’il est le père de son équipage. Mais comme il faut du temps, que le vent était fort et la mer un peu agitée, le pauvre garçon été englouti avant que le canot ait pu le joindre. C’était un des plus hardis de notre équipage ; il était de Saint-Malo, âgé de 18 à 19 ans, et se nommait François Nicole. Cela m’a donné occasion de demander au valet de chambre de Monsieur le Commandeur, qui est venu du Gaillard avec lui, si le matelot qui tomba à la merle six mars dernier fut sauvé : j’ai appris que non. Quel désespoir de voir son navire, de voir venir à son secours et, faute d’être aperçu et faute peut-être de deux pater de vie ou de force davantage, mourir par la plus cruelle de toutes les morts, d’autant plus horrible qu’on la combat longtemps avant que d’en être la victime. Car enfin, comme dit Ovide (Libro I De Tristibus) :

Est aliquid fatoque suo, ferroque cadentem,
In solida moriens ponere corpus humo !
Et mandare suis aliqua, et sperare sepulchrum,
Et non aequoreis piscibus esse cibum..

Voilà la traduction ou plutôt la paraphrase que j’en ai faite :

C’est quelque chose au moins à qui finit son sort
Suivant les lois de la nature ;
C’est quelque chose au moins à qui trouve la mort
Dans une guerrière aventure
D’espérer une sépulture.
On parle à ses amis, on parle à ses parents.
Cela console en quelque sorte
Mais se voir dévorer par des gouffres vivants !
Hélas ! dans ces cruels moments
Pour bien mourir en Dieu, l’âme est-elle assez forte ?

En effet plus j’envisage cette sorte de mort et plus je la trouve horrible. Chausson avant que d’être brûlé vif disait à ses juges qu’ils le damnaient par avance et qu’il n’y avait point de constance ni d’âme à l’épreuve du feu. Je ne crois pas qu’il y en puisse avoir à l’épreuve de cette mort-ci : on la voit venir sans y être préparé, on voit les autres s’intéresser pour sa vie, on en conçoit quelque espérance qui peut-être se convertit en désespoir, Dieu seul sait ce qui en réussit.

Du samedi 29. [avril]

Le vent est toujours Sud-Est avec qui nous tirons au court bâton, et nous portons au Sud-Sud-Ouest. Cela commence à nous chagriner, car nous allons à l’Ouest plus que nous ne voudrions. Mais nos pilotes disent qu’il ne nous faut que huit jours pour nous faire trouver les vents d’Ouest qui nous mèneront à Amzuam en six semaines. Nous n’allons pas trouver le Cap de Bonne-Espérance : les Hollandais ne sont pas assez de nos amis pour leur faire la civilité d’aller les voir chez eux. Nous ne cherchons point leurs maisons, mais seulement quelques-uns de leurs bâtiments.

Du dimanche 30e. [avril]

Le vent est venu à l’Est, ainsi nous allons au Sud-Sud-Est, qui est notre droite route. On ne m’a point trompé, Monsieur le commandeur de Porrières est un fort honnête homme avec lequel on a toutes sortes de libertés honnêtes. Chacun fait son emploi. Il a mis un si bon ordre à tout que personne ne se mêle plus de la fonction d’autrui. Tout le monde en est mieux, les choses se font avec plus d’économie et de vigilance, la tranquillité en est plus grande, et le plaisir règne ici plus qu’il n’a jamais fait. Nous avons à bord un certain Monsieur de La Chassée capitaine d’infanterie qui toute sa vie a été dans le service : il entend raillerie mieux qu’homme du monde. Nous sommes lui et moi les deux antagonistes, et le champ de bataille est ordinairement la table à dîner et à souper. Nous faisons rire les autres, et nous rions aussi. Nous parlons quelquefois d’affaires sérieuses : il me fait la grâce de m’en entretenir. Il a de l’esprit beaucoup et parle des affaires du monde en politique raffiné, enfin c’est un homme au poil et à la plume. Quand le sérieux nous ennuie nous avons bientôt trouvé matière comique, et tout se termine par un petit coup d’eau-de-vie ou d’autre liqueur, car soit dit en passant, nous en avons qui n’est pas mauvaise. Enfin il n’y a personne ici de mélancolique, car personne n’a sujet de mélancolie. Nous nous divertissons plus que jamais, et j’espère que cela sera toujours de même, car je compte sur le proverbe de Virgile qui dit :

Regis ad exemplum lotus componitur orbis

c’est-à-dire en bon français

Qu’à l’exemple du Commandant
Chacun se forme un train de vie.

En effet Monsieur le Commandeur met les autres en train. Notre R. P.Aumônier et nos Missionnaires sont de fort honnêtes gens qui n’empêchent point de rire, et outre cela, nous ne disons rien qui puisse choquer la vertu même par une équivoque sale et basse, mais seulement de ces railleries innocentes qui sont le sel des conversations.

Mai 1690

Du Lundi Premier de Mai

Il me remet en mémoire la mort de défunt mon père qui est mort à pareil jour, devant Dieu soit son âme. Monsr. le Commandeur a été donner le mai à Monsieur Du Quesne et a bien voulu que j’y allasse avec lui. Notre réputation n’était pas trop bien établie chez le commandant à ce que j’ai pu voir, mais la vérité témoignée par un homme aussi digne de foi que Monsieur le Commandeur l’a pleinement rétablie. Il a dit sans façon qu’il ne croyait pas trouver dans l’Ecueil des gens aussi honnêtes qui sussent aussi bien vivre et avec tant de concorde que nous ; que nous ne demandions tous qu’amour, joie et simplesse, et dit enfin à Monsieur Du Quesne qu’il était très content de ses officiers ; j’en suis très aise et j’espère qu’il le sera toujours. La conversation avait été en partie sur mon chapitre, du moins j’en ai vu quelques effets qui me le font croire. Lorsque je suis passé devant Monsieur Du Quesne, je l’ai trouvé à table avec Monsieur le Commandeur faisant ensemble le prélude du dîner. D’abord que Monsieur Du Quesne m’a aperçu, il m’a appelé et m’a dit avec un air jovial et enjoué : Monsr. C., Monsieur le Commandeur que voilà se plaint fort de vous, mais j’ai fait votre paix avec lui, et à ma considération il veut bien tout oublier pourvu que vous buviez à sa santé, a-t-il poursuivi en me présentant un grand verre plein de vin. Je l’ai pris de sa main sans façon et lui ai dit : Mais Monsieur, afin que la réconciliation soit sincère, ne serait-il pas à propos que Monsieur bût aussi à ma santé ? Très volontiers, a repris Monsieur le Commandeur en riant, et en même temps s’est fait apporter un verre, sur quoi Monsieur du Quesne a ajouté : Parbleu je veux faire le troisième, et s’est aussi fait donner à boire. Ils m’ont fait l’honneur, l’un et l’autre, de boire à ma santé et moi j’ai salué la leur. Mais comme nous voulions nous divertir aussi de notre côté l’écrivain du Gaillard et moi, nous avons fait table à part afin d’être plus libres. Il n’y avait avec nous qu’un enseigne, deux mandarins siamois et un marchand. Monsieur Du Quesne m’a fait la grâce de m’envoyer pour dessert des figues confites fort excellentes dont je l’ai remercié. Vous voyez bien par tout ce que je vous écris que je ne suis pas tout à fait mal : je ne m’aperçois point d’avoir d’ennemis, et je tâche à me faire aimer de tout le monde l’intérêt de mon emploi à part. Nous allons toujours un peu, le vent nous chicane, mais s’il plaît à Dieu nous en aurons d’autre ; la chaleur n’est pas bien forte.

Du mardi 2e. [mai]

Il a calmé tout plat ce matin et toute la journée, la mer est encore unie comme une feuille de papier, n’y ayant point eu de vent la chaleur a été très grande aujourd’hui. Il vient une petite fraîcheur du côté de l’Ouest qui nous donne bonne espérance. Nous avons vu ce soir à l’issue du chapelet c’est-à-dire vers les huit heures un phénomène dans la moyenne région de l’air. Il a éclairé environ deux pater, ensuite a fondu dans une nuée qu’il a toute illuminée. Il paraissait gros comme une lune et a laissé sa trace marquée de feu pendant tout son cours, qui a duré depuis le Sud-Sud-Ouest jusques à l’Ouest. Sa dernière illumination a été d’environ cinq pater, et ensuite a disparu tout à fait.

Du mercredi 3e. [mai]

Il a encore fait calme toute la nuit, mais vers le lever du soleil, le vent est venu Ouest, bien faible, mais s’est rafraîchi sur les neuf heures du matin ; nous avons bien été toute la journée et en bonne route.

Du jeudi 4e l’Ascension [mai]

Il a plu beaucoup cette nuit et toute la matinée. Le vent s’est calmé et enfin s’est rejeté à l’Est, assez bon frais pour nous faire trouver la mer dure. Nous commençons à sentir les mers du Cap de Bonne-Espérance où on dit qu’elles sont furieuses : nous les trouvons plus rudes qu’aucune de celles que nous avons passées depuis France. La chaleur s’évanouit, le froid se fait sentir.

Du vendredi 5e [mai]

Le vent s’est remis à Ouest bon frais, c’est ce qu’il nous faut, nous allons fort bien. Le vent est en poupe et nous faisons plus de deux lieues par heure, mais nous roulons tellement que je ne puis presque écrire.

Le vent s’est rafraîchi, nous faisons plus de trois lieues par heure, la mer est haute et rude, mais vent arrière la fait trouver belle au roulis près.

Du dimanche 7 [mai]

Même vent, même route, même chemin.

Du lundi 8 [mai]

Le vent s’est encore renforcé. Nous n’avons que deux pafis ou basses voiles, et nous faisons quatre lieues par heure : on roule que cela n’est pas concevable, on ne peut se tenir debout. Il est arrivé au Florissant le même malheur qui est arrivé au Gaillard et à nous : un de ses hommes est tombé à la mer. Il a donné vent devant, mais n’a point mis de canot dehors, il eût été inutile. Avant qu’un vaisseau de la force dont le vent nous chasse ail perdu son erre, il est à plus d’une lieue, et la mer est trop agitée pour que son homme n’ait pas été englouti d’abord.

Du mardi 9e. [mai]

Même chose pour le vent, on ne peut dormir on roule trop. Le vent fait ce que les poètes disent du violon d’Orphée, il fait danser les choses inanimées ; tout saute ici, et les plats sur notre table donnent de la sauce à tel qui voudrait bien manger sec, on fait en buvant les plus plaisantes contorsions du monde.

Du mercredi 10e. [mai]

Le vent a changé cette nuit, il s’est jeté au Sud-Sud-Est, gros vent ; tant pis il nous est contraire.

Du jeudi 11e [mai]

Même vent, nous reculons au lieu d’avancer. Ce vent commença hier qui était le premier de la lune, il pourrait bien nous chagriner.

Du vendredi 12e. [mai]

Vent variable toute la nuit et toute la journée. Il est venu ce soir Sud-Ouest, c’est ce qu’il nous faut s’il continue.

Du samedi 13 [mai]

Même vent, mais Sud ce soir. On a retranché l’eau du matin à l’équipage : il fait froid, on ne leur donne que de l’eau-de-vie.

Du dimanche 14. La Pentecôte [mai]

Même chose, le vent commence à calmer, tant mieux il en viendra de meilleur. Nous sommes à la hauteur du Cap de Bonne-Espérance, quatre ou cinq jours de bon vent nous mettraient dans les mers des Indes. On a raison de dire que les vents sont ici fort variables et qu’on ne doit compter sur aucun qui soit certain.

Du lundi 15 [mai]

La mer a été fort agitée toute la journée des vents qui ont soufflé ci-devant, et comme il a fait calme tout plat et qu’aucun vent ne nous soutenait, le navire a autant et plus travaillé que dans une tempête.

Du mardi 16. [mai]

Le vent s’est jeté au Nord-Ouest : Dieu veuille qu’il y reste c’est ce qu’il nous faut.

Du mercredi 17. [mai]

Le vent a changé cette nuit et s’est jeté au Sud-Est, justement contraire à la route. Le froid qu’il fait tue si peu qu’il nous reste de volailles et nous jeûnerons assurément sans aucun mérite devant Dieu si le vent continue à nous chagriner. C’est aujourd’hui les Quatre-Temps, les jours maigres nous tuent à la mer, nous ne voyons pas un poisson bien loin d’en prendre. Je ne vous ai point dit que nous voyions des oiseaux ni où ni quand, car sauf le respect que je dois à ceux qui ont fait des relations avant moi, ce n’est point une chose assez rare pour en parler, on en voit par toute la mer tant dans celle d’Afrique que celle de l’Amérique. Ces oiseaux sont de différentes espèces. Si j’en tenais quelqu’un je vous le décrirais, et je ne crois pas que personne en puisse faire une bonne et juste description à la mer, n’étant pas assez privés pour venir nous voir, à moins que ce ne soit quelque oiseau de terre que le vent pousse à la mer et qui fatigués se viennent poser sur les haubans ou autre part, où on les prend à la main. Mais n’y ayant rien d’extraordinaire je n’en parlerai pas.

Du jeudi 18 [mai]

Toujours même vent ; cela nous ennuie, nous sommes à la porte et ne pouvons pas entrer.

Du vendredi 19. [mai]

Le vent a calmé Dieu merci, peut-être viendra-t-il bon. En tous cas de quelque part qu’il vienne il ne peut pas nous être plus contraire qu’il était.

Du samedi 20 [mai]

Le vent est Nord, par conséquent bon ; quand il prendrait un peu de l’Ouest il serait meilleur. Nous n’allons pas mal.

Du dimanche de la Trinité 21 [mai]

Le vent est toujours Nord et s’est rafraîchi hier au soir d’une telle force que personne n’a pu clore l’œil ; à peine avons-nous eu la messe ce matin, et si ce n’avait pas été aujourd’hui une très grande fête on ne l’aurait point dite crainte des inconvénients. Elle n’a point été célébrée au lieu où elle se célèbre tous les jours qui est tout à découvert, mais dans la chambre de Monsieur Charmot un de nos missionnaires, lequel soutenait notre aumônier célébrant, à peu près je crois comme Aaron soutenait les mains de Moïse pendant que Josué combattait les Philistins. Le temps a été couvert toute la nuit et presque tout aujourd’hui, et nous a donné de la pluie de temps en temps. Nous avons tellement roulé que notre marmite sur le feu a jeté la viande et le bouillon à tous les diables, ainsi très pauvre dîner. Ce n’est pas que la mer fût extrêmement grosse, mais c’est que comme nous allons mieux qu’aucun de l’escadre et que nous étions fort loin devant eux, nous avons été obligés de nous mettre sous nos deux basses voiles pour attendre les autres et leur donner moyen de nous joindre en ne portant pas tant de voiles qu’eux, et c’est ce qui a fait que nous avons tant roulé n’ayant point de voiles hautes pour nous soutenir contre le vent. Il a calmé ce soir et le vent s’est jeté à Ouest-Nord-Ouest bon petit frais ; c’est ce qu’il nous faut.

Du lundi 22. [mai]

Même vent d’Ouest-Nord-Ouest jusques sur les six heures du soir qu’il a renforcé, la pluie est venue qui n’a pas duré longtemps mais elle a fait changer le vent qui n’est plus que Sud : il n’est pas tout à fait mauvais mais n’est pas trop bon. Ce que nous avons eu ce soir est une bourrasque, qui, comme je crois l’avoir déjà dit, n’est autre chose que ce que nous appelons à Paris guillées de mars, et qui ne dure pas plus longtemps.

Du mardi 23. [mai]

Le vent est toujours Sud. Le froid se fait sentir, nous avons trouvé ce matin, dans le parc des bestiaux, deux cochons morts : nos rafraîchissements s’en vont bien vite, et quoique nous n’ayons que peu de malades à bord grâce à Dieu, comme il peut y en avoir dans la suite surtout si nous avons quelque rencontre d’Anglais ou de Hollandais, on ne mange plus à la chambre ni moutons ni poules, parce que nous n’en avons plus que fort peu, et que Monsieur le Commandeur, qui est effectivement le père des matelots, aime mieux se priver de son nécessaire que de voir son équipage manquer de quelque chose. Nous faisons donc très pauvre chère. Il nous est mort encore aujourd’hui un matelot du Port-Louis. Le changement de climat dévoie le tempérament, je vous assure qu’il faut l’avoir bien robuste pour soutenir tant de différentes températures sans en être incommodé.

Du mercredi 24. [mai]

Toujours même vent de Sud variable vers l’Est, et ainsi contraire à la route : nous lauvayons bord sur bord.

Du jeudi de la Fête-Dieu 25 [mai]

Toujours même vent, tant pis, Dieu nous en veuille donner d’autre. Les vents sont bien inconstants, nous ne sommes point à cent lieues du Cap et nous ne pouvons y arriver.

Du vendredi 26. [mai]

Vent toujours variable. La mortalité s’est mise sur nos cochons : il en est encore mort deux cette nuit, et les malades consomment bien des poules. Nous jeûnerons assurément d’aussi bon cœur que les paysans paient la taille si ce vent-ci continue. Messieurs Du Quesne, de Quistilly et de Chamoreau sont venus dîner ici et y ont amené plusieurs officiers et de mes amis en partie. Nous avons tous mis le vent dans nos bouteilles : c’est un grand secret à la mer pour faire changer le vent que d’enfermer celui qui souffle dans des bouteilles vidées de bon cœur. Dieu veuille qu’il réussisse !

Du samedi 27. [mai]

Parbleu si l’on veut me croire, quand le vent ne sera pas bon nous boirons quatre coups de chaque main pour hausser le temps. Nous fourrâmes hier le vent de Sud dans nos bouteilles, il en est venu d’autre cette nuit, mais bon, c’est du Nord-Ouest. Nous allons à merveille depuis deux heures du matin.

Du dimanche 28. [mai]

Le vent est bon. Nos pilotes disent que nous passerons le cap de Bonne-Espérance cette nuit s’il vente toujours aussi bon frais qu’il fait. Messieurs du Gaillard ont sondé et se font apparemment à plus de soixante lieues de l’avant que nous ne sommes. Ils n’ont point trouvé de fond. Si notre maître-pilote a tiré juste, il sondera demain matin sur le banc des Aiguilles ; en tous cas, il faut qu’il soit bien sûr de son fait puisqu’il se déclare hautement contre la coutume des pilotes qui ne disent jamais qu’à leur capitaine l’endroit où ils croient être, et encore cette déclaration se fait-elle en secret.

Du lundi 29. [mai]

Nos pilotes sont habiles gens : nous avons passé cette nuit le Cap de Bonne-Espérance environ à dix lieues au large. Nous n’avons pourtant point vu terre. Nous avons sondé ce matin et on a trouvé six-vingts brasses d’eau, ainsi nous sommes sûrs d’être sur les accores du banc des Aiguilles, environ vingt lieues du Cap de Bonne-Espérance dans l’Est. Le vent est toujours Nord-Ouest, très bon frais vent arrière. Nous allons mieux que qui que ce soit, et quoique nous ayons perdu plus d’une heure ou trois lieues ce matin à sonder, nous avons bientôt eu rattrapé les autres et étions à la tête avant midi. Nous voici enfin dans les mers des Indes et nous sommes assurément bien favorisés de Dieu de passer ce cap-ci avec un bon vent car assurément la mer y est fort haute et cruelle, et s’est rendue fameuse par quantité de naufrages qu’y ont faits des vaisseaux de toutes sortes de nations, la description d’une partie desquels fait horreur dans la relation des voyages de Jean Hugues de Linschot Hollandais. Je reprends la plume pour vous dire que comme j’achevais d’écrire à soleil couchant on m’est venu dire qu’on voyait la terre. J’en viens, elle nous paraît dans le Nord jusques au Nord-Est, à dix lieues de nous ou environ. Le banc est dépassé et la mer n’est pas si grosse qu’elle a été toute la journée. Comme cette terre appartient aux Hollandais qui y ont un fort nous n’y allons pas ; ainsi je ne vous en dirai rien, sinon que les trois navires qui étaient partis de Saint-Iago trois jours avant que nous y arrivassions, sont bien heureux de n’être point tombés entre nos mains. Si les autres vaisseaux de l’escadre étaient aussi bons voiliers que l’Ecueil, peut-être n’en auraient-ils pas été si bons marchands mais ce qui est différé n’est pas perdu. Quoique le vent soit bon et que la mer soit belle, nous ne portons que nos basses voiles, parce que le Dragon a démâté de son mât de hune aujourd’hui ; ainsi nous sommes obligés de l’attendre et de ne point aller plus vite l’un que l’autre, afin de nous tenir comme dit la chanson bonne et douce compagnie.

Du mardi 30 [mai]

Toujours bon vent cause du Dragon qui ne peut remâter que d’un temps plus calme et d’une mer plus tranquille. Nous roulons plus que jamais.

Du jeudi 31 et dernier mai 1690.

Toujours même vent. On ne peut se tenir tant le navire roule et fatigue. Il craque d’une telle force que si nous n’étions pas accoutumés à une pareille musique nous ne saurions qu’en penser. Le Dragon nous a déjà fait perdre plus de cent lieues, et est cause que nous roulons si fort. Le navire a tant fatigué cette nuit qu’il a fait de l’eau à stribord en avant de l’artimon, de laquelle le pain de notre grande soute est tout mouillé et n’est plus propre qu’aux bestiaux : c’est là le pis de l’aventure que le pain perdu. Nous jeûnerons avant que d’être de retour en France ou me je trompe bien fort, ainsi soit-il. Aussi est-il vrai qu’il faudrait que le navire fût plus fort que du fer pour ne pas larguer dans les fatigues qu’il a souffertes depuis deux jours, et surtout cette nuit que ne se voyant pas l’un l’autre, et que l’amiral qui portait le feu faisait peu de voiles de peur de laisser le Dragon derrière, nous oui le suivions et qui allons mieux qu’eux tous, étions obligés crainte de les abandonner de porter encore moins de voiles que le Gaillard, et ainsi d’avoir moins de quoi nous soutenir contre le vent et la mer ; aussi avons-nous roulé d’une telle force que quand tous les diables eussent été au bout de nos vergues pour se brandiller ils n’auraient pas fait un autre opéra. Notre pain gâté me désole ; encore sommes-nous bien heureux de passer ces mers-ci vent arrière.

Juin 1690

Du jeudi premier. jour de juin 1690 octave de la Fête-Dieu.

Le vent a varié toute la journée et a fait presque tout le tour du compas, ainsi nous avons toujours roulé et fatigué la mer étant fort émue.

Du vendredi 2e. [juin]

Toujours même vent. Nous commençons à être à plaindre, Nous passons les jours maigres pitoyablement comme les matelots aux fèves et aux pois ; plus de poisson, beaucoup de vin a coulé, notre beurre est puant, nous faisons un triste carême ; nos jours maigres ressemblent aux vendredis-saints qu’on fait à Paris dans les bonnes maisons, si ce n’est que nous n’avons point de légumes fraîches ; nous ne mangeons rien qui ait eu vie faute d’en avoir.

Du samedi 3e. [juin]

Vent Sud-Ouest fort bon Dieu merci. Nous arriverons s’il plaît à Dieu à Amzuam à la fin de nos rafraîchissements. Nos volailles se meurent d’elles-mêmes : je dirais volontiers que c’est le scorbut qui les tue, plusieurs de nos gens en sont attaqués. Nous avons parlé à Messieurs du Gaillard qui disent qu’ils viendront dîner d’aujourd’hui en huit jours avec nous : le terme est long. Que leur donnerons-nous, nous qui n’avons rien pour nous-mêmes ? Ils se vengeront sur le vin de la méchante chère qu’on leur fera, tant pis. Il s’en va assez vite sans leur aide.

Du dimanche 4e. [juin]

Le vent s’est jeté ce matin à l’Est-Nord-Est et par conséquent contraire. Dieu veuille qu’il ne dure pas ! C’est le dernier quartier de la lune, il pourrait bien continuer jusques à la nouvelle et cela ne nous accommoderait pas.

Du lundi 5e [juin]

Le vent a changé ce matin et est venu au Nord et a pris de l’Ouest petit à petit si bien qu’il est Nord-Ouest à présent, c’est ce qu’il nous faut. Quinze jours au plus de ce temps-ci nous mettront à Amzuam. Nous avons besoin de voir terre, le nombre des malades augmente, nous avons plusieurs soldats attaqués du scorbut qui pourraient bien infecter les matelots ; nous n’avons que peu de rafraîchissements, notre beurre ne vaut rien, beaucoup de notre vin s’est perdu dans le fond de cale soit par les roulis soit que les fûts ne valussent rien. Les jambes faute d’exercice s’engourdissent ; quatre ou cinq jours à terre nous remettraient. Enfin tout bien et dûment considéré nous sommes mal si le vent ne continue. J’oubliais à vous dire que notre eau est fort rousse, qu’elle sent, et qu’il y a des vers dedans.

Du mardi 6. [juin]

Toujours bon vent. Il avait un peu calmé la nuit, mais ce matin il est revenu meilleur. Pour ne pas aller plus vite que les autres nous avons serré les ris de nos huniers. Si nous avions été seuls, nous serions bien loin d’où nous sommes. Ce n’est point à moi à trouver à redire aux navires que la Compagnie envoie aux Indes mais il me semble qu’il eût été de son honneur et de son intérêt de n’y envoyer que des vaisseaux bons voiliers.

Du mercredi 7. [juin]

Le vent a encore calmé cette nuit et est revenu bon Sud ce matin, ainsi vent largue qui vaut mieux que vent arrière. Nous allons droit à Madagascar autrement à l’île de Saint-Laurent, afin de pouvoir connaître juste où nous serons et aller ensuite en droite route à Amzuam.

Du jeudi 8 [juin]

Le vent est bon Sud-Ouest vent arrière bon chemin. Si ce vent-ci continue nous voirons lundi Madagascar, en cas que les courants ne nous aient point été contraires. On dit qu’ils sont ici terribles et qu’ils emportent les navires avec tant de rapidité que quelquefois on croit avoir fait cent lieues qu’on n’en a pas fait vingt, et que quelquefois aussi, on croit n’avoir fait que vingt lieues, qu’on en a fait plus de cent. Tout cela fait bien connaître que la navigation est établie sur des principes bien incertains, puisque les marées étant inconnues, les pilotes qui ont le malheur de se perdre et leurs vaisseaux trouvent leur excuse prête sur les courants qui les auront portés d’un côté dans le temps qu’ils voulaient aller de l’autre. Malheureux ceux à qui pareille aventure est arrivée. Dieu nous en veuille préserver : ce qu’il garde est bien gardé.

Du vendredi 9e, [juin]

Le vent est toujours le même, mais bien petit : nous allons toujours un peu. Nous commençons à sentir le chaud, le froid s’évanouit petit à petit et nous retournons trouver le soleil. Nous commençons à voir du poisson qui passe la nuit le long de bord mais nous n’en prenons point quoique nous en ayons bon besoin, car les jours maigres sont ici fort rudes. Ajoutez à cela que nous nous conformons à nos bons missionnaires, et n’osons rien manger de gras les jours maigres crainte de scandale. Pour moi franchement, si j’en étais cru, nous n’observerions point tant de dehors, et le dedans s’en trouverait mieux. Il est bon d’être catholique romain par toute terre, le salut éternel y est attaché, mais je crois qu’à la mer nous n’offenserions point Dieu si, avec une âme toute romaine, nous avions le corps un peu calviniste. Le vent vient de calmer ce soir.

Du samedi 10. [juin]

Il a fait calme toute la nuit, mais vers le jour il s’est levé un petit vent Sud qui n’est pas mauvais. Nous étions embarrassés de ce que nous donnerions à dîner à Monsieur Du Quesne s’il venait dîner ici comme il nous le dit il y a huit jours, Dieu y a pourvu, on a pris ce matin une dorade qui leur a donné à manger quoiqu’ils fussent bonne compagnie. Ce poisson est fort beau à voir et encore meilleur à manger. Il est doré, plat à peu près comme nos brêmes en France, mais plus camus et beaucoup plus long, ayant trois pieds et demi ; c’est le meilleur poisson de la mer. Messieurs Du Quesne, de Chamoreau, de Quistilly et les autres de la grande table l’ont trouvé si bon qu’à peine en puis-je dire des nouvelles. Sa nageoire du dos qui s’étend depuis la tête jusques à la queue à un pouce près, est marquetée de diverses couleurs, plus belles et plus vives que celles de nos truites saumonées. Il est bon et délicat à quelque sauce qu’on le mette et sa tête a fait de fort bonne soupe. Nous allons bien peu.

Du dimanche 11. [juin]

Le vent est revenu Sud-Est, nous n’allons pas mal. Il nous est aussi revenu un quartier de vache qui avait été porté par mégarde à bord du Lion et que Monsieur Du Quesne nous envoyait. Ne croyez que ce soit une reconnaissance ni un présent gratis pour la bonne chère qu’on lui a faite, ou qu’on a tâché de lui faire. Quelque générosité que l’on ait, on n’est point à la mer si libéral. Le proverbe de Primo mihi secundo tibi n’y est point infâme. C’est le second quartier de vache qu’il nous devait pour la restitution d’une moitié que nous lui avions donnée tout d’un coup, ainsi nous voilà quittes.

Du lundi 12 [juin]

Nous allons toujours un peu. Monsieur le commandeur de Porrières a été dîner chez Monsieur Du Quesne qui régale aujourd’hui, et m’a fait la grâce de me rapporter des papiers que Monsieur Du Quesne avait emportés de ma chambre samedi dernier sans m’en avertir l’ayant trouvée ouverte, seulement pour me mettre en peine, et c’était le brouillon de ce journal-ci sur lequel j’écris lorsque la mer est trop agitée pour pouvoir écrire une écriture lisible à tout autre qu’à moi. Le vent s’est fait Sud-Ouest, Dieu le fasse augmenter car il est bien faible.

Du mardi 13 [juin]

Le vent est mort. Il a calmé dès hier au soir, point de vent ni cette nuit ni toute la journée. L’air s’est couvert cette après-midi et il y avait apparence de mauvais temps, mais tout s’est évanoui par une petite pluie d’un demi quart d’heure et sans vent. Nous ne sommes pas à quarante lieues de Madagascar, douze heures de bon vent nous feraient voir terre mais nous ne les avons pas, Dieu sur tout ! Nous commençons à sentir le chaud bien fort, ce sont ces calmes-ci qui en sont cause. Les grands jours sont en France à présent, et nous en avons de petits.

Du mercredi 14. [juin]

Calme tout plat, point de vent, ces calmes-ci chagrinent tout le monde. Nous avons été dîner à bord du Gaillard, au sortir de là nous avons été à 1’Oiseau où nos capitaines ont dîné, Monsieur le chevalier d’Aire les ayant régalés aujourd’hui. Il s’est levé sur les trois heures un petit vent de Sud ; s’il continue cette nuit, nos pilotes disent que nous voirons demain Madagascar.

Du jeudi 15 [juin]

Le vent a rafraîchi cette nuit, et ce matin à la pointe du jour nous avons vu terre et c’est celle de Madagascar, qui est dit-on la plus grande île du monde et la plus peuplée. Messieurs de la Compagnie y ont eu autrefois une habitation et un fort qu’on appelait le Fort Dauphin. Ils l’ont abandonné à cause des guerres continuelles qu’on avait contre ces insulaires, de leur cruauté et de leurs trahisons. Monsieur de Flacourt qui y a été longtemps gouverneur pour Messieurs de l’ancienne Compagnie et pour Monsieur le Maréchal de La Meilleraye en a fait une relation fort exacte et se plaint fort de leur peu de bonne foi. Il croit que ces peuples sont venus des anciens Juifs, et que depuis environ trois cents ans il y est aussi abordé des Mahométans qui s’y sont habités et la raison qu’il en donne c’est qu’ils retiennent quelques noms juifs et beaucoup de cérémonies de l’ancienne loi, mais mêlées de mahométismes. Monsieur de Choisy semble être du même sentiment dans la Vie de Salomon qu’il a donnée au public depuis son retour de Siam, avec Monsieur le chevalier de Chaumont ambassadeur du Roi, fondé sur le plus court chemin que cette nation prenait pour aller aux Indes chercher ces bois odoriférants, ces parfums, et ce précieux métal de cuivre plus recherché que l’or dont on se servait à l’édification du temple que Salomon faisait bâtir à Hiérusalem, et à l’entretien des sacrifices qui s’y faisaient journellement, et dit que ce n’est que dans les Indes que se fait ce métail que les Siamois appellent encore aujourd’hui tembach, et duquel le Roi de Siam a envoyé de si beaux vases au Roi. Et là-dessus Monsieur l’abbé de Choisy trace à ces navires des Juifs une route par la mer d’Ormuz, par laquelle il les fait courir toutes les Indes en homme non seulement très savant dans la géographie mais aussi en navigateur expérimenté, et croit que c’est quelques-uns de leurs vaisseaux qui ont fait naufrage, et dont les matelots et autres faute de commodité pour retourner dans leur patrie ont été obligés de s’y établir. Mais sans entrer dans un détail ennuyeux pour savoir d’où sont venues les femmes qui ont multiplié leur espèce, et si les Juifs en menaient avec eux dans des voyages de long cours - car à l’égard des bestiaux à corne qui y sont en très grande quantité, les Juifs en pouvaient avoir dans leurs vaisseaux puisque nous, qui venons de bien plus loin, en avons bien -, je trouve une raison qui, malgré le respect et la déférence que je dois avoir et que j’ai pour un homme si savant et de si grande qualité, me laisse une difficulté qui me paraît très forte pour prouver le contraire, et c’est qu’au rapport de tous les Européens qui ont été dans cette île et au rapport même de Monsieur de Flacourt, ces insulaires exposent à la fureur des bêtes fauves et laissent mourir misérablement leurs enfants d’abord qu’ils sont nés lorsque l’horoscope qu’ils en ont fait tirer dès le moment de leur naissance ne leur est pas favorable. Ce qui est une cruauté horrible particulière à ces peuples, les autres nations si barbares soient-elles ayant un très grand soin de nourrir et d’élever leurs enfants, ce qui particulièrement était observé en Judée, où la femme stérile passait pour impure et maudite, et où la multiplicité des enfants faisait honneur. Et si cela avait été autrement, la postérité serait privée de ce jugement si équitable et qu’on appelle encore aujourd’hui le jugement de Salomon, qui est le même prince sous le règne duquel Monsieur l’abbé de Choisy prétend que ces naufrages ont été faits. Les Juifs n’ont donc pas pu apporter de leur patrie cette exécrable coutume, non plus que celle de consulter les devins, ce qui leur est expressément défendu par leur loi ; d’autant plus qu’ils avaient encore devant les yeux la mort malheureuse de leur roi Saül auquel David père de Salomon avait succédé, lequel Saül avait été abandonné de Dieu et sa postérité exterminée non seulement pour avoir épargné les dépouilles des ennemis et deux de leurs rois vaincus, mais aussi pour avoir osé, contre les défenses de la loi, évoquer des Enfers par le ministère d’une pythonienne ou devineresse l’ombre du prophète Samuel. Il ne sert de rien de dire que le long temps qu’il y a a pu les porter à ce dérèglement, car outre que cette maudite coutume est établie parmi eux de temps immémorial, c’est une maxime constante que, quelque changement qui arrive dans les mœurs, il ne va jamais contre les lois de la nature, quoiqu’il puisse par une volupté criminelle aller contre celles de la religion et de la loi : et la raison en est que la dépravation des mœurs n’est jamais causée que par le plaisir ou l’utilité qu’on en tire, et ni l’un ni l’autre ne se rencontre dans l’exposition de ces enfants. Nous voyons en France et partout ailleurs en Europe des mères exposer et quelques-unes tuer même leurs enfants pour cacher leur déshonneur, parce que c’en est un à une fille d’avoir eu des enfants avant son mariage. L’infidélité ou la bassesse d’un amant, l’indignation des parents, la crainte de passer pour infâmes peuvent pousser ces malheureuses à une si criminelle extrémité, laquelle est punie de mort lorsque les coupables sont découvertes ; mais ici cela n’est pratiqué que par une cruauté inouïe et qui est publiquement avouée, tolérée et suivie. Car bien loin qu’une fille y ait honte d’avoir eu des enfants avant son mariage, elle s’en glorifie, et la plus abandonnée est la plus estimée. Bien plus, ce ne sont pas seulement les filles qui en viennent à ces excès, ce sont les femmes mariées du consentement de leurs maris qui s’en font un point de religion. Mais pour revenir à leur origine, ne serait-ce point plutôt une race de ces Amalécites qui comme dit Flavius Josèphe ayant été vaincus par les Juifs furent obligés d’accepter la circoncision pour sauver leur vie, et qui s’étant ensuite rebellés furent encore vaincus et obligés par le peuple d’Israël d’abandonner leur pays et de se disperser par tout le monde à peu près comme les Juifs le sont présentement ? Ce qui me persuaderait que je vise assez juste, c’est que j’ai quelque idée d’avoir lu autrefois que ces ennemis du peuple de Dieu immolaient à leurs idoles des victimes humaines, et qu’ainsi ils auraient pu apporter dans cette île une religion mixte des cérémonies de l’ancienne loi et de leurs sanglants sacrifices, qui par succession de temps et par l’instigation du diable qui pousse toujours du mal au pis, et par la persuasion de leurs prêtres, qui, dans un peuple au commencement si peu nombreux, auraient voulu éviter les querelles qui se seraient infailliblement élevées entre les pères pour savoir lequel des enfants serait sacrifié le premier, un chacun voulant défendre le sien, leur auraient persuadé que c’était une action pieuse et méritoire d’immoler des enfants ; laquelle cruauté leur serait tournée en coutume et en loi. En quoi l’intention de leurs premiers prêtres n’aurait point été suivie parce qu’ils auraient seulement voulu empêcher les pères de se tuer les uns les autres afin de multiplier et conserver la colonie, et c’est aussi peut-être par la même raison qu’afin de multiplier promptement il a été permis aux filles de s’abandonner, coutume qu’elles gardent encore inviolablement, la maxime étant certaine :

Que la mère qui fut facile
Ne fit jamais cruelle fille

Et ce que je vous dis du libertinage de ces filles est tellement certain qu’il faudrait donner un démenti à Monsieur de Flacourt et à tous les Français qui y ont été pour ne pas croire que ce sont elles-mêmes qui s’offrent à quiconque leur paraît leur fait, et qu’outre cela, plaise ou non, on n’en est jamais refusé. Bien plus, les pères et mères se font un divertissement de voir leurs enfants de huit, neuf et dix ans s’accoupler ensemble et les y animent. C’est assez sur Madagascar, finissons par une matière tout[e] opposée. Nous avons chanté le Te Deum pour remercier Dieu de notre heureuse navigation et Le prier de vouloir bénir le reste de notre voyage. Le vent est bon et s’il continue quatre jours nous serons à Amzuam. Nous faisons plus de trois lieues par heure, le Tropique est doublé. Nous avons vu Madagascar toute la journée et la laissons à droite.

Du vendredi 16 [juin]

Le vent a continué toute la nuit et si fort qu’il nous a crevé[s] deux huniers. Nous avons été et nous allons encore à merveille. Je me console de la mauvaise chère que nous faisons parce que j’espère manger bientôt de la salade, du gibier, de bon bœuf, de bon poisson, des oranges, des citrons et d’autres fruits que vous ne connaissez point en France et que je ne connais point encore. J’oubliais à vous dire que par un vent fort comme celui-ci la vue de la terre fait craindre quelque roche au large, ainsi cette nuit nous avons fait route au Nord-Nord-Ouest, et que nous avons perdu la terre de vue.

Du samedi 17. [juin]

Nous avons eu toujours même vent, mais comme on appréhende d’aller donner sur les écueils de Juida, ou sur l’île de Jean de Nove, nous ne portons que peu de voiles la nuit afin d’aller toujours bride en main. Ces endroits-ci sont connus par de vilains endroits qui sont les fréquents naufrages qui s’y sont faits. Il y a ici des matelots et d’autres qui sont déjà venus où nous sommes dans le navire Le Coche, appartenant aussi à Messieurs de la Compagnie, qui disent qu’ils ont fait ce qu’ils ont pu pour trouver cette île de Jean de Nove, sans pouvoir la voir. C’est qu’ils ne naviguaient pas juste, car il n’est pas vraisemblable qu’il y ait une île flottante fameuse par des naufrages seulement. Si le vent continue nous serons mardi à Moali ou à Amzuam : ce sont deux îles à neuf lieues de distance l’une de l’autre.

Du dimanche 18. [juin]

Peu de voiles cette nuit, le vent est bon, Jean de Nove est dépassé, nous porterons cette nuit toutes nos voiles.

Du lundi 19. [juin]

Le vent a calmé beaucoup mais nous ne laissons pas d’aller un peu. Le chaud se fait sentir bien fort, les chaleurs de la Ligne m’épouvantent. J’ai eu deux jours de fièvre, je n’en ai point aujourd’hui grâce à Dieu.

Du mardi 20 [juin]

Il a calmé ce matin, mais le vent est revenu sur le midi. Nous avons vu ce soir l’île de Moali, et s’il plaît à Dieu nous y arriverons demain de bonne heure.

Du mercredi 21. [juin]

Nous sommes arrivés aujourd’hui sur les dix heures à Moali. Nous sommes mouillés par les 45 brasses. La terre me paraît fort montueuse et hachée ; comme notre pilote était seul qui y eût été, il pilotait Monsieur Du Quesne et nous le suivions. Mais comme nous n’avons point trouvé de fond lorsqu’il a mouillé, nous avons approché de terre beaucoup plus que lui.

Du jeudi 22. [juin]

Il est venu aujourd’hui aussi bien qu’hier des Noirs à bord, qui ont apporté des cabris et des poules. Cette terre me paraît beaucoup plus belle que Saint-Iago. J’irai aujourd’hui pour y faire nos rafraîchissements, et au retour vous saurez ce qui m’en aura paru. Nous allons mouiller autre part, l’endroit où nous sommes n’étant pas bon.

Juillet 1690

Du samedi premier. juillet

Je revins hier au soir de terre où j’ai resté depuis jeudi 22e du dernier, et dont j’ai rapporté une fort grosse fièvre avec un si grand mal de côté qu’à peine puis-je me soutenir, j’espère que ce ne sera rien. Cette île est marquée sur les cartes par onze degrés quarante-cinq minutes de latitude Sud, et par les soixante-trois degrés trente minutes de longitude, et comme j’ai resté dix jours à terre, je vais vous dire ce que j’en ai pu connaître. Il est déjà très certain que l’endroit où on fait de l’eau n’est pas commode si ce n’est pour un navire seul ou deux au plus, parce qu’étant impossible de monter les barriques dans la montagne dont cette eau descend, et étant obligés de la recueillir dans un endroit où la mer monte quand elle est pleine, elle contracte un goût saumate fort désagréable à ceux qui n’y sont point accoutumés. Ajoutez à cela qu’on ne peut y aller que de marée à demi haute, et encore faut-il faire un grand circuit parce qu’il y a un lit de roche qui en empêche presque toute l’entrée, et où la mer brise tellement qu’il serait absolument impossible de se sauver si on donnait dessus. Pour ce qui est de la terre elle est pleine de montagnes fort hautes, mais toutes couvertes de bois de différentes espèces et d’arbres fruitiers. Un perpétuel printemps, été et automne règnent ici, l’hiver seul y est inconnu. Cette île abonde en toutes sortes de fruits : oranges, citrons, limons, bananes, cerises sauvages, cocos, grenades, et mille autres qui me sont inconnus. Beaucoup d’herbes et simples aromatiques y croissent, et nos chirurgiens en ont fait leurs provisions pour leurs scorbutiques. Le sucre, le safran, le gingembre, l’esquine, l’iris et mille autres y sont fort communs. La terre y est très bonne et très grasse. Ils y cultivent du riz, et je suis persuadé que le froment et la vigne y viendraient à merveille, puisque j’y ai vu non seulement ce qu’on appelle en France des épis bâtards, mais aussi des pampres sauvages plus beaux que ceux de Canada. Le gibier y est en quantité de toutes sortes : pigeons, ramiers, tourtres, tourterelles, poules pintades, perdrix rouges, perroquets, et d’autres dont je ne sais point les noms, seulement sais-je qu’ils sont fort beaux et fort bons à manger. Mais comme les noirs ne les peuvent point avoir, n’ayant pas d’armes à feu, ils ne s’en soucient point et les montrent volontiers à ceux qui sont avec eux, ce qui m’est arrivé lorsque j’ai voulu aller à la ville. Les bestiaux y sont en abondance, ils ne connaissent point l’argent de France, ils ne veulent que de celui d’Espagne, et donnent leurs bœufs pour un écu, un écu et demi, et deux écus les plus beaux. Il est vrai qu’ils sont petits, mais en récompense ils sont gras, dodus et fort bons, et d’un goût plus savoureux que ceux de France. Il est impossible de les garder morts du jour au lendemain, cette viande se corrompt d’abord à cause, je crois, qu’étant nourris dans un pays fort gras et ne mangeant que des herbes fort spongieuses, ils contractent une fort grande humidité, qui se corrompt facilement à la chaleur qui est ici fort grande ; et c’est peut-être à cause de la même chaleur qu’ils ne font point de beurre, le lait ne pouvant y crémer, ni cailler, leurs œufs même étant corrompus en très peu de jours. Leurs cabris sont fort beaux et bons, et leurs poules et poulets tout de même qu’en France. Au commencement que nous y sommes arrivés, ils nous donnaient des cabris pour un couteau et des poules pour des aiguilles ou des feuilles de papier en nombre égal. Mais comme il est vrai que les Français ne sont bons qu’à ruiner un pays parce qu’ils vont tous à l’enchère l’un sur l’autre, à peine donnaient-ils à la fin un cabri pour une chemise et trois poules pour demi-piastre ou demi-écu. Nous leur avons traité beaucoup de bagatelles, surtout des morceaux de fer pour plusieurs drogues absolument nécessaires, comme citrouilles, potirons, riz, oranges, citrons, bananes, lait et autres menues nécessités, qui tous les jours enchérissaient. Nos matelots et tous les autres de l’escadre ont fait leurs provisions de cabris : il y en a présentement plus de quatre-vingts sur notre pont tant à nous qu’à eux, et je suis persuadé que Monsieur Du Quesne aimant l’ordre comme il l’aime, s’il avait prévu les enchères que les Français ont mises l’un sur l’autre, aurait fait défense à tout le monde de rien traiter, et aurait commis le commissaire pour acheter tout lui seul et fournir tant à chaque navire. Cela aurait empêché les matelots de se défaire de leur linge, et chacun aurait eu son nécessaire à moins de frais. Les noirs de ce pays-ci me paraissent fort à leur aise : ils ont un Roi et il y en a plusieurs qui ont des esclaves. Je ne m’aperçois pas qu’il leur manque rien, ayant de la viande, des légumes, et du poisson de mer et d’eau douce en abondance, nous ayant apporté vendre de l’un et de l’autre. Ils étaient dans un temps de jeûne pour eux, c’est-à-dire qu’ils ne mangeaient ni ne buvaient tant que le soleil était sur l’horizon, ne sortaient de chez eux qu’à soleil levé et y rentraient avant soleil couché. Ils sont superstitieux là-dessus, m’ayant été absolument impossible de leur faire rien ni boire ni manger, de quelque manière que je m’y sois pris. Un Français m’avait dit qu’il les avait vus à leurs prières et m’avait assuré qu’ils adoraient une tête de bœuf en squelette. Je ne l’ai pas cru d’abord, mais je l’ai vu, et voici ce qui en est. Ils ont une espèce de grange bâtie de pierres assez bien liées revêtues de chaux, à l’entrée de laquelle sont étendus des tapis de nattes fort propres, à côté de laquelle [sic] il y a une grosse coquille pleine d’eau de laquelle ils se lavent ou se frottent les doigts et le front. Au fond de cette grange est un creux qui a tout l’air d’un four et je crois que c’en a été un autrefois. Au côté droit de ce creux il y a une coquille pareille à celle qui est à la porte, dans le fond de ce creux il y a une pierre laquelle ne tient à rien sur laquelle ils mettent une tête de bœuf ou de vache lorsqu’ils font leurs prières en commun. Je les ai vus assis sur leurs talons marmottant je ne sais quoi, et de temps en temps parlaient haut tous ensemble. Ils ne se retournent point, quelque bruit qu’on fasse, mais ce qui m’a paru d’assez plaisant c’est que pendant leurs prières j’ai vu des souris qui se promenaient sur leur tête de bœuf et qui buvaient de l’eau de la coquille : tout cela ne les distrait point. Après une demi-heure ou environ de pareille cérémonie, ils s’en vont et un d’eux emporte la tête de bœuf, et verse à terre l’eau qui reste tant dans la coquille du trou que dans celle de la porte. Voilà tout ce que je sais de leur religion, n’ayant pu en apprendre davantage. Je ne sais ni leurs cérémonies de mariage ni aucune autre. Ils sont bien faits de leur personne, forts et robustes, les traits du visage assez beaux, le nez fort élevé ; quelques-uns même l’ont aquilin, mais peu l’ont plat, et ils ne sont séparés des Européens que par la couleur seulement, ayant les cheveux longs et non pas crépus comme les Cafres qu’on mène en France. On m’a dit qu’ils ne se font point de tort les uns aux autres, et qu’ils ne prennent rien sur les terres qui ne leur appartiennent pas ; si cela est, ils ont tort de ne point observer cette loi de nature envers les étrangers comme ils l’observent entre eux car il est très certain que leurs mains ne sont pas sûres. Il y en a eu un entre autres qui est venu à la cabane pendant que j’y étais seul d’officier. Il m’a fait dire qu’il voulait venir en France avec nous et qu’il me demandait passage ; et m’a dit même que l’heure étant indue pour retourner à sa cabane il me priait de le faire embarquer aussitôt, parce que si il était attrapé, les noirs qui se douteraient de son dessein le tueraient comme déserteur, d’autant plus qu’il leur est défendu de demeurer dehors la nuit et qu’il avait exprès choisi ce temps-là pour me parler sans témoin. J’avais avec moi le coq de notre navire natif de Goa, noir aussi, qui entend assez bien leur langue, et qui me servait d’interprète. Il m’avait averti de ne me Fier à ces gens-là que de bonne sorte, mais, quoiqu’il ne fît que rire des protestations de mon fripon, je fus crédule, et fus la dupe d’une crainte et d’une sincérité apparente. C’était un drôle de trente ans ou environ, bien fait, et qui me paraissait fort propre à travailler. Ainsi je lui fis dire que n’étant pas officier assez considérable sur le navire pour l’y faire embarquer de mon autorité, tout ce que je pouvais faire était d’en écrire à notre capitaine ; que je ne doutais pas d’obtenir sa permission, et que jusqu’à ce que je l’eusse il pouvait rester à la cabane, et que je saurais bien empêcher que les autres Noirs ne lui fissent insulte. C’était ce que le coquin demandait : il s’y accorda. Un moment après, Monsr. de Bouchetière notre lieutenant allait s’embarquer. Il tomba dans mon sens quand je lui eus parlé et me promit d’en parler à Monsieur de Porrières. Enfin je pris pour être friponné toutes les mesures qu’un autre aurait prises pour ne l’être pas. En effet le lendemain matin le coquin ne se trouva plus et je fus convaincu que je n’étais qu’une bête de m’être fié à lui malgré les avis de mon nègre, et je ne doutais plus que ce ne fût un tour de souplesse quand on me dit qu’on trouvait une hache à dire, et que moi-même ne trouvai plus quelque chose que j’avais le soir dont il est inutile de parler, et que je ne doute pas qu’il n’ait emportée. Une autre manière de friponner dont ces coquins se servent et qui pour être plus visible n’en est pas moins subtile, c’est que lorsqu’ils vendent du bétail, ils le vendent dans le bois, et lorsqu’on l’a acheté ils le conduisent eux-mêmes aux lieux qu’on leur montre où ils l’attachent avec des cordes de bois les plus faibles qu’ils ont, afin que ces animaux extrêmement sauvages et méchants se délient plus facilement, et retournent à leurs pacages ordinaires et ainsi qu’ils aient l’argent et retrouvent leurs bestiaux. Comme mon nègre m’avait informé de cette subtilité, je n’ai point été leur dupe de ce côté-là mais d’autres l’ont été et ont perdu des bœufs beaux et bons faute de les avoir fait bien lier. Pour ce qui est des femmes et des filles il est impossible d’en parler parce qu’ils ne souffrent point qu’on les voie, et afin que les Français, qui sont assez familiers d’eux-mêmes ne les vissent point, ils ont déserté le village le plus proche de nos cabanes, fort habité lorsque nous y sommes arrivés. J’ai eu envie de voir la ville qui est la demeure de leur Roi. Je me mis en chemin pour y aller jeudi dernier jour de la Saint-Pierre accompagné de mon nègre et de deux Français. J’allai une bonne lieue dans le bois sans rencontrer personne, enfin je rencontrai une troupe de Noirs qui me demandèrent où j’allais ; le nègre leur dit que j’allais à la ville, que mon dessein n’était pas de leur faire du mal mais seulement de trouver des bœufs et des poules dont j’avais besoin. Ils me firent dire que si j’y allais les Noirs fuiraient dans le bois et n’apporteraient plus rien au camp et qu’ils me priaient de retourner. Je poursuivis mon chemin, l’un d’eux coupa à travers le bois et un demi-quart d’heure après amena avec lui plus de quarante Noirs armés de longs bâtons pour me boucher le chemin. J’avais avec moi un caporal brave garçon qui aurait bien voulu passer outre. Je ne savais quel parti prendre, car je n’étais point d’humeur à cédera une poignée de gens de même. D’en venir à la violence, j’aurais assurément été blâmé de Monsieur Du Quesne, cependant ne voulant qu’ils pussent dire qu’ils avaient de force fait retourner des Français en arrière je poursuivis mon chemin. Mais voyant qu’après m’avoir côtoyé ils approchaient de moi, j’en couchai un en joue, qui était le plus apparent de la troupe, pour lui faire peur mon fusil n’étant pas chargé, venant de tuer une tourtre. Il se jeta promptement derrière un arbre, et les autres aussi. Ils me Firent signe et crièrent à mon nègre qu’ils voulaient me parler. Je les écoutai. Ils me dirent que si j’allais à leur ville tout le monde gagnerait le bois, qu’ils me priaient de n’y point aller et qu’ils me promettaient de m’amener tout ce que je voudrais. Ainsi je trouvai moyen de sortir à ma satisfaction d’un si vilain pas où ma curiosité m’avait engagé. Je leur fis dire que s’ils m’amenaient des bœufs le soir même je n’irais point à leur ville, mais que s’ils ne m’en amenaient pas, j’irais le lendemain si bien accompagné que j’emmènerais malgré eux ce qu’ils me refuseraient de bon gré. Ils me promirent tout ce que je voulus, et me tinrent parole, car le soir même ils m’amenèrent sept bœufs qu’ils ne voulurent point vendre au commissaire, et je les eus pour un écu et demi l’un portant l’autre quoique très beaux. Vous pouvez voir par là combien ces gens craignent les armes à feu. Il n’y avait que moi qui en eût, et comme j’avais tiré trois coups justes devant eux, ceux qui revinrent avec moi se faisaient un plaisir de me montrer du gibier, ce qui me servit fort bien à dîner et souper le vendredi, n’ayant point de poisson parce qu’on l’avait envoyé aux navires et qu’outre cela j’avais une grosse fièvre. C’est la jalousie qu’ils ont de leurs filles et de leurs femmes qui ne leur permet pas de souffrir qu’on les voie. Cette île qui n’a pas plus de huit lieues de tour, est fort peuplée : les habitants assez agréables, du moins point hideux. Ils n’ont pour tout habit qu’un linge qui leur ceintre le corps depuis le nombril jusques aux genoux ; les esclaves n’ont qu’un simple brayer qui leur couvre les parties. Il y en a quelques-uns qui ont des vestes des Indes, mais peu. Je n’ai vu que le fils du Roi couvert d’un turban, tous les autres vont nu[e] -tête. Ce fils du Roi écrivit devant moi à ses gens pour me faire amener ce que je demandais. Ils estiment fort le papier et ne le prodiguent pas. Nous écrivons de gauche à droite, eux de droite à gauche, mais fort vite et plus que nos clercs de procureurs à Paris. Leurs plumes sont un morceau de bois coupé au couteau et leur encre le noir du cul de leur pot délayé assez bien pour s’en servir. J’en ai écrit moi-même un brouillon de ce que j’avais acheté pendant la journée pour m’en souvenir, je n’ai trouvé ni l’un ni l’autre de difficile usage. Cette terre a été autrefois habitée par des Européens : ce qui me le persuade, c’est l’endroit où ils font leurs prières, et plusieurs autres masures qui sont autour bâties de pierres à chaux et à ciment, leurs logements ordinaires n’étant que des cabanes fort propres séparées en plusieurs petites chambres assez commodes, car ces gens-ci ne couchent point à plat de terre comme les autres sauvages que j’ai vus, leurs lits sont élevés d’un bon pied et couverts d’une natte fort fine et fort belle : cela est fort propre et fort frais. J’en ai acheté une sur laquelle je coucherai désormais tant que je serai dans les chaleurs. L’île est coupée par plusieurs canaux, ruisseaux et étangs d’eau douce très bonne ; j’y vu de fort belles plaines. Les habitants sont Arabes d’origine, et ainsi mahométans ; il y en a pourtant d’idolâtres desquels je vous ai parlé au sujet de la tête de bœuf ; il y en a aussi qui font leurs prières à une espèce de chapelle à vingt pas de la masure dont je vous ai parlé, laquelle sert de tombeau à un Anglais qui y est mort et que l’idolâtrie de ces peuples a sanctifié à peu de frais, et selon toutes les apparences c’était dans cette chapelle que les Européens chrétiens ou hérétiques faisaient leurs assemblées pour louer Dieu. Notre premier pilote qui est déjà venu ici m’a dit qu’il avait vu un de leurs mariages, où, dit-il, ils ne font d’autres cérémonies que de conduire le marié et la mariée qui ne se sont jamais vus à un lit élevé de trois pieds de terre et couvert de cannes de sucre fort propre à ce qu’on dit où ils se voient pour la première fois, et où on les couche l’un auprès de l’autre et d’où ils se relèvent sans se toucher, et se frottent le visage l’un à l’autre de quelque couleur pour se reconnaître, et c’est le marié qui se lève le premier et relève sa mariée, peut-être, dit notre pilote, pour lui faire connaître qu’une femme ne doit point s’élever aussi haut que son mari si lui-même ne la relève de son abaissement. Après quoi ils vont faire leurs festins qui durent trois jours. Comme je n’ai point vu ceci, vous en croirez ce qu’il vous plaira : notre pilote est habile et capable d’examiner les choses. Voilà tout ce que je puis dire sur l’île de Moali, puisque c’est tout ce que j’en sais, seulement ajouterai-je qu’ils ont du vin de palme qu’ils appellent tary, de couleur du petit lait, d’un goût piquant, agréable, fort rafraîchissant et fort sain. J’ajouterai aussi qu’un des R. P. jésuites de l’Oiseau a cassé à coups de pierres un grand pot de terre de Bordeaux qui était dans une niche au-dessus de la porte de la chapelle ou tombeau de l’Anglais dont je vous ai parlé. Je ne sais pour quel usage il y était, mais les Arabes n’ont pas trouvé cette action de leur goût. En effet, comme dit Bérénice dans Corneille le Jeune :

Aux zélés indiscrets tout paraît légitime

Peut-être si les autres avaient été en état de s’en venger le R. P. n’en serait pas bien sorti. En effet, ce n’est pas le lieu de sa mission et outre cela, c’est très mal se prendre à convertir les païens que de les brusquer d’abord, j’y étais et j’en peux répondre. Nous avions mis ce matin à la voile, mais faute de vent nous sommes obligés de mouiller à trois lieues ou environ d’où nous sommes partis, crainte que les courants ne nous jouent quelque mauvais tour.

Du dimanche 2e. ou du lundi 3e, [juillet]

Je n’écrivis point hier, et quand vous aurez lu ce qui suit, vous voirez bien que mon empêchement était légitime. Nous [nous] partîmes hier matin de Moali où nous avions remouillé. Le vent était petit, mais sur le midi il affraîcha ; nous faisions route pour Amzuam où nous avions appris qu’il y avait trois Anglais. Nous arrivâmes au mouillage sur les cinq heures du soir, et aperçûmes un navire qui ne nous parut pas gros quoiqu’il le fût beaucoup : la terre le mangeait. Le vent cessait petit à petit. Notre amiral mit pavillon hollandais au grand mât et nous, nous mîmes même pavillon à poupe afin de ne point épouvanter les oiseaux. Les quatre autres navires de notre escadre étaient à plus de deux grandes lieues de nous. Pendant que nous avancions, nous voyions aller et venir de terre des chaloupes, mais il était impossible de les joindre. Notre amiral avait trop arrivé au vent, et nous nous l’avions tenu : ainsi nous v[în] mes tomber au vent du vaisseau anglais qui nous parut grand pour lors. Nous mouillâmes sur sa bouée d’ancre et lui demandâmes d’où était le navire. Il nous répondit de Londres. Nous lui criâmes d’envoyer à bord sa chaloupe, il répondit qu’il allait l’envoyer, mais n’en faisant rien nous lui tirâmes notre bordée de canon. Nous n’étions pas éloignés l’un de l’autre de la portée d’un pistolet, ainsi je vous donne à penser le fracas que nous lui fîmes. Tout son monde se mit à crier Miséricorde et Nous nous rendons. Nous criâmes Vive le Roi, mais nous nous trompions aussi bien que son équipage : nous n’avions ni l’un ni l’autre consulté le capitaine qui commandait ce navire. En effet si nous l’avions attaqué vigoureusement il nous répondit de même. La mousqueterie cependant faisait feu de part et d’autre, et nous n’entendions dans l’air que le sifflage des boulets de canon et des balles de mousquet, nous fîmes feu continuellement sur lui et lui sur nous La mer était calme et unie comme une feuille de papier, et à tirer de si près à près, il est certain que l’un de nous aurait coulé l’autre à fond sur son ancre s’il n’avait pas coupé son câble. Il passa auprès de nous et notre feu continuait toujours, aussi bien que le sien. Nous ne pouvions nous distinguer à cause de la fumée que par le feu que nous faisions mutuellement l’un sur l’autre. Nous coupâmes notre câble comme lui ne voulant pas le quitter, mais comme il avait coupé le sien avant nous nous ne pûmes plus le rejoindre parce que les courants l’avaient tellement drivé qu’il passa tout proche du Gaillard, et si proche que [que] leurs vergues se touchèrent. Notre amiral avait mis trois feux à poupe et un au beaupré, et nous afin de nous faire connaître en mîmes un aussi à poupe et l’autre au beaupré. Ils tirèrent l’un sur l’autre fort vigoureusement et tandis que nous tâchions à rejoindre l’ennemi, nous entendîmes crier du côté de terre A moi. Français, à moi ! Monsieur de Porrières sachant que c’était un Français qui s’échappait du bord de l’Anglais et qui s’était jeté à la nage envoya sa chaloupe au plus vite, et on le sauva à la voix. Nous apprîmes de lui lorsqu’il fut à bord que c’était un vaisseau anglais parti de Londres depuis plus de six mois ; qu’il allait de la part du prince d’Orange porter des nouvelles et des soldats à Bombay ; qu’il avait deux cent cinquante hommes dans son navire outre les malades qui étaient à terre et ceux qui étaient morts ; qu’il portait soixante pièces de canon, dont il y en avait cinquante-quatre de montées. Qu’il était chargé de draps d’écarlate, d’argent, de fer et de clous, et de vin qu’il avait pris aux Canaries ; que c’était un homme fort résolu qui le commandait dont il ignorait le nom, les Anglais n’appelant jamais leur capitaine par son nom, mais seulement Ser Capitan ; que ce capitaine avait dit que si nous étions français, il se ferait plutôt brûler que de se rendre ; et que le navire se nommait le Philippe Harbert. Monsieur Charmot qui a été dedans dit que c’était un navire de neuf cents tonneaux, et plus beau que le Florissant. Mais retournons trouver le Gaillard qui est aux mains avec lui. Ils se battaient, comme j’ai dit, fort vigoureusement à leur tour : nous y fûmes bientôt aussi. Je ne sais s’il nous craignait plus qu’aucun ou si c’était à cause que nous avions eu affaire avec lui le premier qu’il nous en voulait, mais il lira sur nous autant qu’il put, et nous sur lui. Cette seconde charge-ci fut aussi vivement poussée et soutenue que la première. Se voyant attaqué de deux navires en même temps, il fit la manœuvre d’un homme habile, qui était de se mettre entre le Gaillard et nous, afin de nous empêcher de tirer, crainte de nous offenser l’un l’autre, et lui cependant faire feu de tous côtés. Cette manière de combattre tantôt contre le Gaillard et tantôt contre nous, qui dura environ deux heures, avec une bonne heure et demie que nous avions été attachés seul à seul, donna temps aux autres navires de nous joindre, lesquels comme je vous ai dit étaient au commencement de notre combat à plus de deux grandes lieues derrière nous, et le Florissant fut le premier qui parut sur la scène. Pour nous, nous ne fûmes plus alors que spectateurs du combat, et entendions les balles qui frappaient les navires de part et d’autre d’une cruelle force. Tout le monde admirait l’opiniâtreté de cet homme qui avait reçu tant de coups sans être coulé à fond. Le vent était presque tout calme, la mer fort unie et personne ne tirait à coup perdu. Les courants les séparèrent et il alla tomber sous le feu du Lion qui se battit fort bien, mais de loin, n’étant pas assez fort pour l’aller affronter de près. L’Oiseau parut ensuite, qui ne pouvant aller faute de vent, se faisait touer par sa chaloupe. A tous venants beau jeu il fut reçu aussi gaillardement que les autres et chauffé à bouche que veux-tu. Nous tâchions à rejoindre l’ennemi et allions le plus vite qu’il nous était possible lorsqu’il arriva à bord une chaloupe de la part de Monsieur Du Quesne pour nous dire de ne plus tirer ; que dans l’obscurité qu’il faisait nous nous incommodions les uns les autres ; et qu’il fallait remettre la partie à la pointe du jour, et cependant observer l’ennemi. On ne tira donc plus et on se contenta de le garder à vue. Soit dit en passant. le Gaillard raison car il s’était mépris et nous avait envoyé une bordée de canon et nous allions essuyer la seconde si Monsieur d’Auberville lieutenant n’eût reconnu que nous n’étions pas l’Anglais, lequel employa terriblement les deux heures de repos qu’on lui donna, comme vous allez voir. Environ sur les deux heures après minuit il s’éleva un petit vent de Sud : il mit toutes voiles dehors afin de lâcher d’échapper. Mais Monsieur de Porrières qui voulait lui donner l’aubade le premier comme il lui avait donné la sérénade fit donner dessus, et comme l’Ecueil va fort bien, nous l’eûmes bientôt joint. Nous avions déjà cargué nos voiles pour faire jouer nos violons lorsqu’il tira sur nous et nous sur lui, nous entendîmes un grand bruit comme de mousqueterie dans son entre-deux-ponts dont il lut tout éclairé, et vîmes en un moment ce navire en feu. Le désespoir de se pouvoir défendre l’avait obligé à se brûler lui-même ; nous vîmes éloigner la chaloupe dans laquelle il se sauvait, mais nous la perdîmes bientôt de vue. Nous nous éloignâmes de son vaisseau le plus vite qu’il nous fut possible crainte de quelque éclat qui aurait pu mettre le feu au nôtre. Quelle horreur de voir un navire en feu, en un moment ce ne fut que flamme. Quelle horreur d’entendre les cris du reste de son équipage que ce malheureux avait abandonné à une mort certaine, quelle horreur d’entendre le meuglement des bestiaux consommés tout en vie ! Ce navire fut plus de trois heures qu’il semblait un charbon ardent, le fer qui sort de la fournaise n’est pas plus éclatant. Je ne crois pas qu’on puisse voir au monde un spectacle plus horrible surtout lorsque le feu cul pris aux poudres ; il semblait un enfer vomissant feu et flamme contre le ciel, l’air en fut tout en feu pendant plus d’un quart d’heure, ensuite succéda une épaisse et noire fumée qui fut plus de demi-heure à se dissiper, après quoi nous ne vîmes plus rien le reste du navire étant coulé à fond. C’est ainsi qu’a péri le Philippe Harbert de Londres, un des plus beaux et des plus forts navires qui fussent à la mer, et cela par l’intrépidité de son capitaine, digne assurément d’une meilleure fortune s’il avait suivi le parti de son prince légitime, mais homme à jamais condamnable non seulement par sa rébellion, mais aussi par la cruauté qu’il a eue d’abandonner aux flammes les mêmes hommes qui venaient de si bien seconder son courage ou son désespoir. Quelque peine qu’il puisse souffrir à Amzuam où il s’est retiré, il n’est point encore tant à plaindre que la femme d’un de ses officiers qu’il avait laissée à terre avec deux enfants à elle, dont il y en a un à la mamelle. Je ne compte plus les matelots morts, mais ceux qui restent ne sont pas moins à plaindre et peut-être plus. Cette perte est fort considérable, ce navire était tout neuf et ce n’était ici que son second voyage : le corps seul du navire agréé et armé valait plus de deux cent mille écus, et il portait pour plus de quinze cent mille livres de marchandises outre ses provisions. Quoique le Roi ni la Compagnie ne profitent pas de sa perte, et qu’au contraire il nous ait fait beaucoup de mal, c’est toujours un très grand avantage pour nous non seulement de nous être défaits d’un si rude ennemi qui dans les Indes nous aurait pu faire bien du mal s’il avait été secondé, mais aussi de ce que les Anglais ne recevront par cette voie ni secours ni nouvelles. Si les coups qu’il a reçus de nous l’ont obligé à se brûler, ceux que nous avons reçus de lui donnent à présent du travail à nos charpentiers ; notre mât de civadière est percé de part en part, notre mât d’artimon est coupé au tiers, toute notre mâture de rechange qui était élongée par les porte-haubans est absolument hors de service ; nous avons reçu trois coups à fleur d’eau. L’endroit où le navire est le plus incommodé est notre derrière. Les boulets de 18 livres de balle[s] qu’il nous a envoyés nous ont percé de part en part. Notre grande chambre est toute crevée aussi bien que celle de Monsieur Charmot. Nous avions mis dans la première tous nos bestiaux, bœufs, vaches, cabris et moutons au nombre de plus de six-vingts ; la boucherie en a été horrible, les entrailles percées et crevées ont envoyé le sang et le fien de tous côtés : c’était une puanteur horrible et un spectacle affreux. Grâce à Dieu nos seuls bestiaux ont payé de leur vie, et c’est un miracle tout particulier, de ce que dans un feu aussi rude que celui que nous avons essuyé nous n’ayons eu personne de tué. Bien est vrai que nous avons des blessés : Monsieur de Bouchetière notre lieutenant a reçu trois balles dans la jambe qui lui découvrent l’os, un éclat au genouil, un autre au col et au visage, mais cela ne sera rien Dieu aidant. Le même caporal qui est venu avec moi à Moaly a deux doigts de la main droite coupés, voilà les plus blessés, les autres n’ont eu que quelques contusions d’éclats de canon, moi-même en ai eu un au coude gauche. Tout le monde ici a bien fait son devoir : Monsieur Du Quesne nous a fait la grâce de dire à Monsieur de Porrières qu’il était content de nous et effectivement nous avons fait tout ce que nous pouvions humainement faire, et nous ne pouvions pas manquer en suivant les ordres de Monsieur de Porrières à qui est assurément dû tout l’honneur que notre navire a pu acquérir de l’action d’aujourd’hui ; les officiers ayant pour eux celui de la ponctualité de l’exécution. Entre ceux qui se sont ici le plus signalés après notre digne capitaine, il faut mettre Monsieur de Bouchetière notre lieutenant qui tout blessé qu’il était n’a pas voulu quitter son poste et a toujours fait sa fonction s’étant fait panser à trois reprises, et ayant plutôt obéi à la faiblesse que ses blessures lui causaient qu’à la nécessité qu’il avait de remèdes. Le petit Monsieur Le Mayer, fils de Monsieur Le Mayer directeur des affaires de Messieurs de la Compagnie à l’Orient, qui n’a pas plus de treize ans et demi, n’a pas branlé de son poste, et a fait feu continuellement avec un fusil aussi lourd que lui, sans s’étonner du sifflement des balles et boulets. C’est un jeune homme de beaucoup de cœur, et quelque chose qu’on ait pu lui dire, se faisant une conscience d’exposer un enfant de cet âge-là, on n’a jamais pu gagner sur son esprit d’aller se mettre en sûreté dans la fosse du chirurgien. Vous vous étonnerez peut-être de ce que je vous rapporte tant de particularités, moi dont le poste naturel était dans la soute aux poudres, mais le maître-canonnier et moi étions d’intelligence et Monsieur de Porrières a bien voulu que je visse pour la première fois tirer du canon à la mer autrement que pour les saluts. Il faut que l’occasion ait été vigoureuse, puisque Monsieur le Commandeur lui-même qui n’en est pas à son apprentissage dit que nous nous sommes fort bien chauffés. Pour moi je n’avais jamais ouï pareille musique. Le Gaillard a eu sept hommes de tués et trois blessés ; le contre-maître du Florissant a été tué ; Monsieur du Quesne lui-même a été blessé ; c’est tout ce que je sais, et que Monsieur le chevalier d’Haire élevant le bras pour faire quelque commandement a eu la manche de son justacorps emportée d’un coup de canon. Nous avons tâché ce matin de rattraper le mouillage pour en retirer notre ancre, mais l’armée étant à plus de trois lieues de nous sous le vent qui est bon, nous avons mieux aimé laisser notre ancre que de nous exposer à perdre l’escadre. Nous avons tiré de notre seul navire quatre cent quatre-vingts coups de canon et avons été attachés avec l’ennemi seul à seul plus de trois heures et demie, à deux reprises. Nous allons chercher les Maldives. Le vent est Sud et bon frais.

Du mardi 4e. [juillet]

Toujours même vent et nous n’allons pas mal. L’agitation du combat, et le travail d’hier, m’ont fait si bien dormir cette nuit que ma fièvre est fort diminuée et que je ne me sens plus de mon mal de côté. On tient ici pour constant que si ce navire avait pu se défendre plus longtemps et n’eût pas coulé bas, il ne se serait point brûlé.

Du mercredi 5e. [juillet]

Toujours même vent de Sud mais bien faible, nous étions à midi par onze degrés et demi, au sud de la Ligne.

Du jeudi 6. [juillet]

Toujours même vent de Sud, nous allons bien car il fait bon petit frais. Nous commençons à être faits à la chaleur, nous ne la trouvons plus si forte. Je n’ai point eu de fièvre aujourd’hui

Du vendredi 7 [juillet]

Monsieur Du Quesne a donné aujourd’hui à dîner, on en est retourné de bonne heure parce que le vent est bon. Il a reçu trente coups de canon mais moins dangereux que les nôtres. Il a sept hommes tués. La chambre du R. P Tachard a été sacrée aux boulets, aucun n’y a donné. Il n’en est pas de même de celle de Monsieur Charmot notre missionnaire, la sienne a été crevée. Je voudrais bien savoir pourquoi il a été plutôt incommodé que le Père Tachard ce n’est pas la sainteté qui en est cause, mais c’est que Dieu éprouve les siens quelquefois, et que le feu n’épargne rien.

Du samedi 8e. [juillet]

Toujours bon vent, nous allons bien grâce à Dieu. Nous ne sommes qu’à quatre degrés de la Ligne, deux jours de même nous la doublerons.

Du dimanche 9. [juillet]

Toujours bon vent : nous allons trouver quelque Anglais qui ne sera pas si diable que l’autre et qui souffrira que les chrétiens lui mettent la main dessus.

Du lundi 10. [juillet]

Toujours bon vent. La Ligne est doublée et nous ne voirons plus guière le soleil à l’envers.

Du mardi XI. [juillet]

Toujours vent arrière : dans douze ou quinze jours au plus nous serons à Pondichéry lieu de notre destination si ce vent-ci continue à moins que nous ne trouvions sur la route de quoi jouer de la griffe, bien résolus de nous venger à la première occasion du point-n’en-tâte d’Amzuam.

Du mercredi 12e. [juillet]

Bon vent. Nous étions à midi à soixante lieues de la Ligne vers Paris, mais il faudra retourner d’où nous venons avant que de voir les clochers de Notre-Dame. En tout cas ce ne sera pas les mains vides, car j’ai appris que Monsieur Du Quesne est fort résolu de rester ici plutôt deux ans que de s’en retourner sans proie. Tant mieux chacun y aura part, et je ne suis pas assez sot pour m’oublier.

Du jeudi 13e. [juillet]

Que nous sommes heureux d’avoir toujours bon vent, car outre qu’il nous avance, il modère la chaleur qui sans lui serait excessive. Nos matelots ne peuvent revenir ici de l’Anglais d’Amzuam : ils se mettent dans la tête que c’est un vol public qu’il leur a fait de ne s’être pas laissé prendre. Malheur à l’Anglais qui leur tombera entre les mains il payera pour tout.

Du vendredi 14e. [juillet]

Toujours bon vent, nous sommes à cinq degrés de la Ligne et plus, nous allons à merveille. On dit ici et je crois qu’il est vrai que chemin faisant nous irons visiter les comptoirs que les Hollandais ont à l’île de Ceylan : tant mieux si nous y trouvons quelque chose.

Du samedi 15. [juillet]

Toujours vent arrière. C’est un plaisir d’aller comme nous allons au roulis près. Il achève de tuer nos bestiaux de Moaly que l’Anglais avait épargnés et qui ne sont point accoutumés à être bercés.

Du dimanche 16. [juillet]

Nous étions à midi par six degrés 54 minutes au Nord de la Ligne et par 74 degrés 20 minutes de longitude : c’est-à-dire que nous allons toujours bien. J’avais résolu de ne vous point parler pilote, mais je ne m’en suis point souvenu. En effet à quoi sert à ceux qui lisent des relations de savoir où les navigateurs étaient en mer un tel jour, après que le voyage est achevé ?

Du lundi 17. [juillet]

Le vent est toujours bon, nous allons à souhait, vers le passage des Maldives le plus au Nord ; il y en a un autre au Sud, un navire seul pourrait hasarder d’y aller, mais Monsieur Du Quesne ne donne rien à la fortune. Il a raison : pour nous qui allons sous ses auspices, nous sommes en repos sur sa prudence et sa bonne conduite qui nous assurent.

Du mardi 18 [juillet]

Toujours bon vent la battologie m’en plaît. Nous roulons terriblement, mais nous allons bien.

Du mercredi 19e, [juillet]

Même vent et bon. Il a plu un peu cette nuit ; dans la chaleur où nous sommes quand le soleil donne sur nos cordages mouillés de la pluie, c’est autant de pourri.

Du jeudi 20e. [juillet]

Même chose excepté que nous n’allons pas si bien, car ces pluies-ci font calmer le vent.

Du vendredi 21. [juillet]

Il nous est mort cette nuit un matelot : la chaleur ne donne pas le temps de respirer, et lorsque la fièvre s’en mêle, la maladie ne dure guière. Afin de n’être point si incommodés au premier combat que nous rendrons que nous l’avons été à Moaly et afin que notre entre-deux-ponts soit plus libre, on a fait jeter à bas les coffres de nos matelots. Il est inutile de nous prêcher l’obéissance qui se pratique dans les couvents, elle n’est pas plus grande que celle qui s’observe à la mer, nos matelots ont eux-mêmes au premier commandement mis la hache dans leurs coffres. Les pauvres sont toujours à plaindre, la perte n’est jamais que pour eux, dans quelque état qu’on soit quand on est riche on se tire d’affaires ; cela me fait dire avec Ovide :

Pauper ubique jacet

En effet ceux d’ici qui pourraient perdre avec le moins d’incommodité ont tout conservé, on n’en dit pas même un mot. Il nous est mort un matelot comme je vous ai dit, et il en est tombé un autre du Gaillard à la mer. Ils travaillent beaucoup au hasard de leur vie, mal nourris en comparaison des ouvriers à terre, peu soignés et avec cela quelquefois bien battus. Sont-ils moins hommes que ceux qui leur commandent ? leur âme aussi bien que la leur est-elle pas un élixir de la divinité ? Que ceux qui sont nés bien pourvus des biens de fortune ont de grâces à rendre à Dieu ! Non fecit taliter omni nationi.

Du samedi 22e [juillet]

Il a un peu calmé ce matin, mais heureusement est revenu ce soir. L’habitude est une seconde nature, je commence à être fait à la chaleur, je ne m’en trouve plus tant incommodé.

Du dimanche 23e, [juillet]

Monsieur Joyeux a régalé aujourd’hui. Tout y a été propre et magnifique surtout le dessert, tout le monde en est fort content.

Du lundi 24e. [juillet]

Toujours en joie, point de chagrin. Nous avons dîné chez Monsieur Du Quesne, dont la vue seule est un régal, ne témoignant que de la joie. C’est un très honnête homme, et qui fait fort bien tout ce qu’il fait. Comme le vent est bon, nous en sommes revenus de bonne heure. Nous avons vu ce soir six îles, et ce sont celles du nord des Maldives. Nous croyions en être fort éloignés dans l’Est, mais les courants nous ont été apparemment contraires. Quoique nos pilotes soient aussi habiles qu’il puisse y en avoir au reste du monde, ils ont été surpris de ce revers qu’ils n’attendaient pas ; et en effet, ils ont donné assez de preuves de leur savoir pour qu’on soit sûr que ce ne soit pas une méprise faite par négligence ou par ignorance. Sur qui donc en faut-il rejeter la faute ? Il faut convenir que la navigation est établie sur des principes bien incertains, ou plutôt bien faux puisque les plus expérimentés en sont la dupe.

Du mardi 25. [juillet]

Toujours bon vent. Autre diable à confesser, nous avons vu une île ce matin, laquelle est-ce ? Les courants sont extraordinaires ou les cartes sont fausses, car il est certain que suivant la roule où nous avons présenté cette nuit, nous ne devions point en trouver de si proche sur le chemin. Où sommes-nous ? On n’ en sait rien, les pilotes sont partagés.

Du mercredi 26. [juillet]

Nous allons toujours vent arrière pendant le jour, mais bride en main la nuit, crainte de trouver en chemin ce que nous ne cherchons pas. Car ç’a été effectivement un grand bonheur de ce que nous vîmes lundi les Maldives de jour, car assurément deux heures plus tard nous donnions dessus à pleines voiles par la roule que nous tenions. J’en reviens toujours à mon avis, la prudence est plus nécessaire dans la navigation que la science. Nous faisons route pour aller trouver la pointe de l’île de Ceylon qui regarde le plus le Sud.

Du jeudi 27. [juillet]

Nous avons fort bien été toute la journée, et nous allons fort bien encore, mais cette nuit nous n’irons pas si vite.

Du vendredi 28. [juillet]

Notre premier pilote jurait ce matin contre les courants et jurait en homme de mer, et se donnait à plus de diables qu’il n’y a de pommes en Normandie que sans les courants on voirait terre. Sa colère a tenu bon contre les pieuses exhortations de nos missionnaires, c’était de l’huile sur le feu. Il avait raison, car sur les huit heures du matin, l’Oiseau a mis pavillon à poupe qui est le signal de terre, et nous l’avons vue un moment après ; l’horizon était embrumé. C’est l’île de Ceylon. Il est venu de terre deux chaloupes pour nous reconnaître, nous avons mis pavillon anglais pour les faire venir à bord. L’appât était trop grossier, elles n’ont pas voulu y mordre, au contraire elles ont retourné à voile et à rames, on leur a donné cache, mais inutilement. Ils ont des signaux, desquels ils sont convenus, pour se reconnaître, et comme nous ne les savons pas, nous passerons toujours pour ce que nous sommes, et nos finesses seront cousues de fil blanc. On dit qu’on voit un navire mais bien loin. Tant pis, car on ne voit presque goutte. Il vaudrait mieux qu’il parût le matin, on aurait la journée à soi.

Du samedi 29. [juillet]

Grande joie à bord dès le matin. A la première pointe du jour, nous avons aperçu le même navire que nous vîmes hier au soir il ne se méfiait point de nous, car il aurait pu s’échapper parce que nous avons resté toute la nuit à l’ancre. Nous lui avons donne cache : il a été mouiller dans une anse à une portée de fusil de terre. Il nous avait paru grand, il l’était aussi ; on le croyait fort mais quand nous en avons été proche, nous avons vu que ce n’était qu’une flûte de peu de défense. Nous avons mouillé auprès à la portée du canon. Monsieur de Porrières y a envoyé son canot, et un moment après sa chaloupe, tous deux pour en prendre possession et empêcher sa chaloupe de gagner terre. Le canot y a été, mais lorsqu’il a été près de bord [sic] on a aperçu que Monsieur Du Quesne lui faisait signal pour l’appeler. Il a été à bord de l’amiral, et pendant ce temps la chaloupe de l’Ecueil, commandée par Monsieur de La Chassée dont je vous ai parle ci-devant a enlevé celle de ce navire. Tous les Hollandais étaient fuis à terre où ils espéraient mettre en sûreté l’argent qu’ils emportaient, mais se voyant vivement poursuivis, ils en avaient jeté une partie à la mer et abandonné le reste, qui a tout été pillé. Lorsque le canot a été à bord de l’amiral, il a été commandé pour suivre Monsieur d’Auberville lieutenant de Monsieur Du Quesne. Ils sont arrivés à la flûte sans nulle résistance. Chacun s’est mis à piller : on ne voyait que coffres cassés, que porcelaine rompue, enfin toute la confusion et le désordre que l’avarice et l’avidité peuvent causer dans un navire pris de force. Je ne veux point parler des autres ; pour moi, la confusion même m’a rendu confus, et je n’y ai rien profité qu’un couteau et un mirouer qui peuvent bien valoir trente sols chacun au plus, et du reste je me suis fait un plaisir de regarder les autres. Cette flûte est de plus de quatre cents tonneaux et a douze petites pièces de canon : elle a été bâtie à Cerdam à une lieue d’Amsterdam en Europe. Elle n’a que cinq ans, ayant été faite en 1684. Celui qui la commandait est un Hollandais, nommé Hiérosme Ricouart qui avait quatre-vingt-dix hommes d’équipage, dont douze sont aux fers c’est-à-dire gens esclaves pour toute leur vie, lesquels ont gagné la corde à Batavie, et qu’on ne punit pas de mort afin d’avoir toujours des gens prêts pour servir les autres. Elle s’appelle le Monfort de Batavie, elle était chargée de riz qui est la provision qu’elle portait aux comptoirs ou habitations que les Hollandais ont à cette île de Ceylon à la vue de partie desquels elle a été prise. Elle avait quelques coffres d’armes, beaucoup de médicaments pour les mêmes endroits, et beaucoup d’argent pour payer les gens que la compagnie hollandaise y emploie. Je ne vous dit mot de ses richesses, le commissaire en a fait l’inventaire sauf le droit de présence.

Du dimanche 30e. [juillet]

Nous avons resté toute la journée à l’ancre et je n’ai point sorti de 1’Ecueil, Dieu merci.

Du lundi 31 [juillet]

Nous avons appareillé ce matin : on emmène la flûte à Pondichéry qui est le lieu où nous allons et où il n’y a que pour peu de temps de chemin. Nous avons ici trois Hollandais, dont l’un servait de ministre dans la flûte prise avant-hier. Il ne sait pas un mot de latin, cela me surprend, car les Hollandais sont naturellement studieux et surtout ceux qui sont destinés à la prédication de l’évangile de Calvin. Il me paraît aussi beaucoup ivrogne, tant pis pour lui, il faudra qu’il soit sobre. Les autres sont ouvriers qui nous serviront, et gagneront leur pain. Nous avons donné trois Français pour faire partie de l’équipage de cette flûte que nous emmenons. Dieu nous veuille donner des prises, J’en tirerai ma part, car assurément je n’aurai plus ni la tranquillité ni l’obéissance hors d’œuvre que j’ai eue pour le commissaire pendant que les autres faisaient leurs mains. Il m’avait promis un présent ; il ne l’a pas fait, bien au contraire il m’a retenu avec lui et m’a fait travailler gratis. J’étais novice, je tâcherai à ne plus l’être.

Août 1690

Du mardi premier août

Nous avons assez bien été toute la journée, et nous avons mouillé ce soir.

Du mercredi 2e[août]

Nous nous apercevons que les courants nous sont tout à fait contraires, et de peur qu’ils ne nous mènent où nous n’avons que faire nous avons encore mouillé ce soir.

Du jeudi 3e. [août]

Nous ne mouillerons plus parce que ceci est plein de roches ou de mauvaise tenue. Les courants nous ont emmenés à plus d’une demi-lieue du reste de l’escadre, et le Lion a perdu un ancre, son câble ayant été coupé sur les roches. Nous ne quittons point Ceilon de vue. Ce pays doit être bien malsain car il paraît toujours couvert de nuages et ainsi il doit y pleuvoir beaucoup. On dit communément que quand le vent vient de cette île on sent à plus de dix lieues au large l’odeur de la cannelle dont elle abonde, pour nous nous n’en sentons rien moins. Il a calmé tout ce matin et le vent est revenu cette après-midi. Ce qui est bon à prendre est bon à rendre dit le proverbe. J’ai été à bord de l’amiral où j’ai appris que Monsieur du Quesne avait ôté à son écrivain ce qu’il avait pris à la flûte. C’est bien fait car bien loin de piller un écrivain doit empêcher le pillage. Je suis à couvert d’un pareil réméré, mais Monsieur Du Quesne dit que si je n’ai pas pillé j’ai fait autre chose ; il veut parler de son capitaine d’armes sur qui j’ai mis la main. J’en suis fâché mais je n’en suis pas cause, s’il avait été moins insolent il ne porterait pas de mes marques.

Du vendredi 4e. [août]

Calme tout le jour, un peu de vent ce soir. Nous faisons très pauvre chère les jours maigres, et notre vin est aigre.

Du samedi 5e. [août]

C’est l’ordinaire dans ces endroits-ci de calmer le matin et que le vent revienne le soir. Nous voyons des éclairs de tous côtés, le ciel est tout en feu. Nous aurons de la pluie, tant mieux elle adoucira l’air étouffant que nous respirons.

Du dimanche 6e. [août]

Il a plu cette nuit pendant six heures au moins, les éclairs éclataient de tous les côtés. Je me suis baigné étant resté plus d’une heure à la pluie ; je m’en étais bien trouvé je m’en trouve bien encore. Nous avons vu ce matin un navire, mais comme nous en étions fort éloignés, nous l’avons cru gros et quand nous l’avons eu approché nous avons connu que ce n’était qu’un engin de trente-cinq tonneaux. Monsieur Du Quesne lui a tiré un coup de canon, il a amené son pavillon hollandais et on l’a emmené sans coup férir. C’est un des petits bâtiments qui servent aux Hollandais à aller de comptoir en comptoir le long de la côte porter et rapporter des marchandises et des nouvelles. Celui-ci venait de Trinquemalé à dix lieues d’ici et venait à Capello qui est justement l’endroit où nous l’avons pris à une lieue de terre ou environ. Il venait chercher du riz et du bois et était chargé de roches ; ils n’étaient que douze hommes dedans deux desquels sont à présent à bord, et nous avons donné deux Français à leur place pour emmener cet engin avec nous. Il va bien à la voile, et ces petits bâtiments-ci sont d’un grand secours quand ce ne serait que pour porter et rapporter des nouvelles. Je vous écris ceci plutôt par ponctualité que pour la conséquence, ne valant pas la peine qu’on en parle. Ce qu’il y a de bon c’est que nous avons appris que le long de la côte de Coromandel où nous allons et où nous sommes presque il y a six gros navires hollandais bien chargés. Tant mieux nous donnerons des lettres de naturalité à quelques-uns ; Monsieur Du Quesne entend fort bien à franciser les étrangers et nous ne l’en dédirons pas. Voici le plus vilain pays du monde, il pleut de l’heure que je vous écris d’une force extraordinaire, et la pluie n’est pas prête à finir suivant toutes les apparences. Il vente avec cela beau frais, mais Dieu merci, le vent est bon.

Du lundi 7. [août]

Nocte pluit tota, redeunt spectacula mane.

Il a fait toute la nuit un temps de diable mais vers la pointe du jour il s’est éclairci. Les courants nous ont été absolument contraires, nous avons reculé au lieu d’avancer, et comme le vent n’est point assez fort pour nous soutenir contre leur violence, nous avons mouillé cette nuit devant un endroit où l’on voit de loin un grand bâtiment qui paraît neuf. On dit ici que c’est une pagode ou si vous voulez un temple des idolâtres, mais moi après l’avoir observé autant que la distance des lieux le peut permettre, je crois que c’est un magasin hollandais nouvellement bâti.

Du mardi 8. [août]

Nous avons remis ce matin à la voile deux heures avant soleil levé, nous avons été toute la journée à une lieue de terre au plus, par le plus beau temps et le meilleur vent du monde. Nous avons passé devant une forteresse hollandaise nommée Trinquemalle Elle est sur le bord de la mer dans une péninsule, à ce qui m’a paru ; elle borde toute la terre qui forme l’isthme, et bouche du côté de terre le chemin de la montagne qui la couvre du côté de la mer. L’ouvrage m’en paraît régulier et neuf, bien flanqué et les bastions bien placés. Il faut passer sous son feu pour aller au mouillage, qui est l’embouchure de la rivière qui vient de Candy, capitale de cette île de Ceilon et la résidence du Roi du pays. Monsieur Du Quesne dit que s’il était dans ce mouillage avec un vaisseau de cinquante pièces il en empêcherait l’entrée à une armée royale ; aussi cela paraît-il extrêmement fort. Il y a été et je l’en crois ; cependant les Français ont autrefois possédé cette terre et n’ont pu s’y conserver. Ils ont été obligés de l’abandonner avec cinquante pièces de canon. Les Hollandais n’ont pas laissé échapper une si belle proie quand ils ont su que les Français l’avaient quittée, ils s’y sont établis et y sont en état de s’y maintenir. Effectivement j’ai toujours ouï dire à la honte de la nation qu’elle est bonne pour tout entreprendre, mais a trop de volubilité pour rien achever. La terre est belle et unie, et on dit qu’elle est fort saine.

Du mercredi 9e, [août]

Si nous n’attrapons rien ce n’est pas notre faute car nous sommes fort bien intentionnés. Nous mouillâmes hier au soir afin de ne pas aller plus loin que de besoin. On disait, et cela peut être, qu’il y a une flûte à l’entrée de la côte de Coromandel, et comme Monsieur Du Quesne voudrait l’avoir, cela nous a empêché d’aller cette nuit. Nous avons bien été toute la journée et sommes à présent mouillés à la vue de la côte, et si le temps était fin au lieu qu’il est embrumé, nous verrions cette flûte si elle y est effectivement et laquelle est cause que nous n’avançons pas. Nous ne sommes qu’à douze heures de chemin de Pondichéry, ainsi nous comptons y être demain. Il y a si longtemps que nous devons arriver que je n’ose plus rien assurer, Dieu veuille que notre retard nous soit profitable. J’ai à vous dire que Monsieur le Commandeur m’a fait un présent pour me dédommager du profit que je devais faire et que je n’ai pas fait à la flûte prise, non pas tel qu’il aurait voulu mais tel qu’il a pu, et j’estime infiniment plus la manière dont il me l’a donné que le présent même. Je tâcherai à la première occasion de me rendre digne d’un plus considérable. Ce n’est pourtant pas ma faute de n’avoir rien profité par moi-même.

Du jeudi 10e. [août]

Nous avons remis ce matin à la voile de fort bonne heure, et dès que le jour a été grand nous avons vu sept navires à l’ancre.

Nous avons donné dessus, et nous espérions bien en prendre quelqu’un, nous nous trompions. En voici la raison. Ces navires étaient mouillés devant Négapatan, qui est le premier fort que les Hollandais ont sur cette côte, et étaient en sûreté sous son canon, excepté une flûte seule qui s’y est allé mettre lorsqu’elle a vu que nous tâchions de l’approcher. Nous avons cru qu’elle s’était échouée, mais un quart d’heure après elle a reparu dans son mouvement ; elle avait simplement touché. Monsieur Du Quesne a fait venir à son bord tous les capitaines. Ils ont tenu conseil ensemble dont le résultat a été de poursuivre la route, et cela par plusieurs bonnes raisons qui sont que nous n’avons point de pilotes qui connaissent le havre ; que ces navires étaient mouillés sous le feu du fort, qui nous choisirait si nous approchions de la portée de son canon dont il a soixante-dix pièces ; et enfin que pour y aller, il fallait passer sur des basses où nous pourrions échouer ou toucher aussi bien que la flûte ; que si cela arrivait nous ne pourrions pas nous en relever comme elle parce que nos navires étant beaucoup plus forts et plus lourds tirent beaucoup plus d’eau, outre que nous ne pourrions que très difficilement manœuvrer parce que les ennemis qui nous verraient dans l’embarras ne manqueraient pas de nous fatiguer. En effet la terre est tellement basse ici que, quoique nous fussions fort éloignés de terre, nous n’avions sous nous que quatre brasses et demie d’eau. Ce fort des Hollandais me paraît fort beau, et c’est un carré irrégulier, mais bien fortifié et bien situé. Nous avons vu autour de là plusieurs barques de noirs qui trafiquent le long de la côte, mais comme ce n’est point à eux que nous en voulons nous ne leur avons rien dit. Nous avons donc poursuivi notre route, et à cinq lieues de là au plus nous avons passé devant un autre fort grand et beau qui se nomme Trinquebar et qui appartient aux Danois. Il y avait trois de leurs navires mouillés devant, mais n’ayant rien à démêler avec eux nous ne nous sommes point arrêtés. Ce fort me paraît un pentagone régulier. De nos gens qui y ont été disent que les Danois y ont plus de cent pièces de canon et plus de huit cents hommes. Environ sur les cinq heures du soir nous avons découvert à terre un pavillon blanc qui nous a fait connaître qu’il y avait des Français. Pour lors nous avons serré le pavillon anglais que nous avions eu à poupe toute la journée, et leur avons montré même pavillon. Il est venu à bord un Français, nommé Monsr. Cordier par lequel nous avons appris que l’endroit où nous sommes mouillés à présent, et où il est établi, se nomme Gigeripatan ; que c’est un nouvel établissement fait par Monsieur Martin directeur général du commerce de la Compagnie dans les Indes ; et qu’il n’y avait plus que seize lieues d’ici à Pondichéry. Nous avons appris aussi que les Français qui étaient à Siam sont heureusement revenus à Pondichéry et qu’il y avait à présent beaucoup de monde. Quand j’y serai, je vous en écrirai plus amplement. Cependant vous saurez toujours que l’usurpateur du royaume de Siam qui avait fait mourir le Roi notre allié a été poignardé par l’ambassadeur que celui-ci avait envoyé en France et qui était revenu, lequel s’est mis la couronne sur la tête. Cette nouvelle-ci nous réjouit tous parce que ce nouveau Roi qui a reçu en France plus d’honneurs qu’il n’en était légitimement dû à son caractère traite favorablement les Français, ayant fait mettre en liberté dès le commencement de son règne tous les ecclésiastiques et Français qui avaient été mis aux fers et dont les prisons étaient pleines à son avènement à la couronne. Si sur ce pied-là Dieu lui donne un bon et heureux règne on peut justement espérer que la Religion et les Français y auront le même établissement qui leur avait été promis. Si tous les usurpateurs étaient aussi promptement punis que celui de Siam, la Chrétienté jouirait d’une paix profonde et toute la terre ne serait pas partagée, comme elle l’a été du temps de César et de Pompée, sur les intérêts du beau-père et du gendre. Nous avons encore appris que les Hollandais n’ont pas en tout deux cents Européans sur tous les navires qu’ils ont dans ces mers-ci : tant mieux nous en aurons meilleur marché.

Tempora labuntur tacitisque scenescimus annis
Le temps insensiblement fuit
Le nombre de nos ans augmente
Malheureux que je suis, j’en compte déjà trente
Dont je ne puis montrer le fruit !

En effet c’est à pareil jour que je suis né, et que ma mère à ce qu’elle m’a dit plusieurs fois souffrit beaucoup pour rien qui vaille. Dieu me fasse plus honnête homme que par le passé.

Du vendredi 11e. [août]

Nous avons remis ce matin à la voile et sur le midi nous sommes passés à la vue d’un endroit où il y a quatre pagodes l’une proche de l’autre. Nous avons vu Portenove où les Portugais ont un fort. Il y avait trois navires à l’ancre qui ont arboré pavillon danois : nous les avons crus tels et avons poursuivi notre chemin sans leur faire plus au long décliner leur nom. Peut-être ce sont des ennemis. Quoi qu’il en soit, il n’y a guière d’apparence qu’ils osassent se dire Danois à la vue des Portugais si ils en étaient connus pour anglais ou hollandais : ce serait une lâcheté dont l’une et l’autre nation est incapable ; outre que nous avons ici assez d’ennemis sur les bras sans en aller encore chercher d’autres, étant une insulte que nous eussions faite aux Portugais d’aller enlever à leur barbe des gens qui se seraient retirés dans leur rade. Cette terre-ci me paraît parfaitement belle, unie et plate et pleine de verdure. On ne voit de tous côtés que des pagodes ou temples d’idoles. Ce malheureux peuple-ci est bien à plaindre et le diable y est bien puissant puisqu’il se fait adorer en plus d’endroits que ne l’est le vrai Dieu dans les endroits mêmes où la véritable religion est établie. Nous avons mouillé ce soir parce que le vent a calmé et la nuit est proche. Nous voyons Pondichéry et n’en sommes qu’à deux lieues.

Du samedi 12e. [août]

J’écris sur les dix heures du matin pour vous dire que nous sommes à l’ancre devant Pondichéry. L’endroit me paraît beau, mais je n’y vois point de fort. Quand j’aurai été à terre vous saurez comme celui qui y est fait, car si j’ai quelque temps à moi, j’en lèverai le plan. J’irai voir les pagodes et j’obéirai à ma curiosité le plus qu’il me sera possible. On nous a salué de neuf coups de canon, et Monsieur Du Quesne a rendu coup pour coup Nous avons chanté le Te Deum à l’issue de la messe, Dieu veuille que nous en fassions autant en France avec autant de joie. La mer est couverte de nègres qui pèchent sur des rats-d’eau, n’étant que trois bûches jointes ensemble avec des cordes de bois. Ils nous apportent du poisson qu’on leur paye. Le premier qui est venu à bord avait amarré son rat à un anneau et était monté en haut. Soit par la malice de quelque matelot, soit que la corde ne valût rien, elle a cassé et le rat allait à vau-l’eau ; un Français aurait été étonné, mais le noir a pris son parti à l’instant même. Il s’est jeté à la nage la pipe à la bouche, laquelle ne s’est point éteinte, il a rejoint son rat et est revenu à bord. La manière délibérée dont il s’y est pris me fait déjà connaître que ce sont ici aussi bien que les sauvages de l’Acadie des animaux qu’on peut nommer amphibies, c’est-à-dire moitié chair et moitié poisson.

Du jeudi 24e. [août]

Je ne vous ai point écrit depuis le 12e. du courant parce que j’ai toujours resté à terre, ou tellement occupé à bord que je n’ai pas eu un moment à moi, mais à présent que nous sommes à la voile, je vais vous écrire d’un seul article tout ce qui me paraît et que j’ai appris de ce pays-ci.

Premièrement je vous ai dit vrai en vous disant que cette terre-ci est fort basse : les vaisseaux, faute de fond, mouillent à une demi-lieue, et les chaloupes ne peuvent point approcher de terre plus près qu’à une grande portée de fusil, parce que la mer brise tellement que ce serait vouloir se perdre absolument que d’en approcher davantage. Les noirs du pays viennent prendre ceux qui y vont et les marchandises qu’on y porte dans de grands bateaux plats qu’on appelle chelingues qui sont faits de planches non pas clouées mais cousues ensemble avec des cordes de bois, et qui par conséquent font de l’eau de toutes parts en si grande quantité, que j’ai pensé deux fois y être noyé étant une fois tombé à la mer. Je ne sais pas pourquoi la Compagnie n’y fait pas faire un quai, cela épargnerait le coût de ces chelingues et assurerait la vie des Français, et empêcherait que les marchandises ne fussent mouillées comme elles le sont presque toujours, ces chelingues étant si peu sûres qu’il faut qu’il y ait toujours deux hommes occupés à jeter l’eau avec des seilleaux de cuir, un au gouvernail et six à nager, ainsi neuf hommes dans chacune dont la dépense serait épargnée. C’est ici du sable mouvant. On dit vulgairement qu’il est impossible de bâtir sur un fondement si peu solide, cependant la digue que le cardinal de Richelieu a fait faire à La Rochelle subsiste encore et il est certain que la chose n’est point impossible et qu’on réussirait si on l’entreprenait, le pays fournissant tout ce qui serait nécessaire ; la dépense ne serait pas fort grande. C’est sur le bord de la mer qu’on met les barriques pour faire de l’eau, et ce sont les femmes qui les emplissent. Elles vont quérir cette eau à deux puits qui sont à cent pas ou environ de la mer, et l’apportent sur leur tête dans des pots de terre de même que les laitières apportent leur lait à Paris. Le fort est bâti à deux cents pas de la mer, des maisons et cabanes entre deux, qui empêchent qu’on ne puisse le discerner de la rade. Ce n’est qu’un carré barlong irrégulier, n’y ayant que quatre tours rondes, et qui par conséquent n’est point flanqué que du côté du jardin où il y a un bastion régulier. Il n’y a en tout que trente-deux pièces de canon de 4, de 6 et de 8 livres de balles, et ainsi de peu de défense et qui ne peuvent incommoder les vaisseaux qui seraient en rade. Il est seulement bâti pour mettre à couvert des entreprises que les ennemis pourraient faire du côté de terre. Mais ils n’ont rien à craindre, ni du côté de la mer les vaisseaux ne pouvant approcher, ni même les chaloupes aborder, ni du côté de terre étant sous la protection du roi du pays qui a défendu aux Anglaise aux Hollandais de leur faire aucun tort ni insulte. Ce fort parait neuf et l’est aussi ; il est bâti de brique couverte d’une espèce de chaux plus belle que celle que nous avons en France, et qui en vieillissant contracte une couleur vive et un éclat uniforme qui la ferait prendre pour du marbre blanc, ce que j’ai connu à de vieux réservoirs qui sont dans des maisons particulières de Français qui y sont établis. Le jardin est derrière le fort, bordé d’un marais qui lui conserve son humidité. C’est proprement un potager bien entretenu, fort propre pour le pays mais une gueuserie pour l’Europe. Le directeur et les principaux officiers logent dans le fort dont tous les bâtiments ne sont pas achevés, particulièrement l’église des Capucins, qui y sont établis, et qui y font les cures parochiales. Les Capucins ont une autre église en dehors du fort, qui est fort propre mais basse et ressemble assez à l’église de Sainte-Geneviève dessous terre qui est à Pans. Ces Pères ont fait bâtir cette église à la place d’une maison qui leur avait été donnée par un nommé Mazeron, Maure de la côte de Malabar, lequel ces Pères avaient converti, et qui était marchand de la Compagnie. Comme elle est fort à la bienséance des Jésuites ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour s’en emparer, d’autant plus qu’ils n’ont aucun établissement à Pondichéry. Mais les premiers se sont maintenus dans leur droit et ont fait faire une muraille tout autour qui enferme cette église, et ce n’est que par leur permission que les derniers y célèbrent la messe. Il y a quelques maisons françaises en dehors du fort, assez commodément bâties, mais d’un seul étage, toutes enduites de la chaux dont je vous ai parlé, ce qui fait une vue assez agréable. Les maisons ou plutôt les cahutes des Noirs sont éparses ça et là sans aucun alignement, et ne sont autre chose que de la terre soutenue par des branches d’arbres. Les Français y sont environ deux cents personnes officiers et soldats. On y fait garde ponctuelle comme en Europe. Ils y vivent fort chrétiennement, du moins ont-ils devant les yeux quantité de bons exemples, y ayant outre les Capucins, des Missionnaires et des Jésuites, et un frère Cordelier, enfin, autant ou plus de pasteurs qu’il n’en faut pour un si petit troupeau. Tous les officiers que j’ai vus me paraissent choisis, tous gens d’esprit, ponctuels et intelligents. C’est d’eux que nous avons appris qu’une partie de ce que le Sr. Cordier nous dit le dix du courant est faux ; que ce bruit avait couru, mais que la vérité est que l’usurpateur Oprapitrachard est roi absolu, que le roi de Siam, notre allié, est mort d’un genre de mort inconnu, que Monsieur Constance est mort dans les tourments aussi bien que sa femme et ses enfants qui ne lui ont survécu que huit jours. Que les catholiques sont toujours persécutés particulièrement les Missionnaires qui sont toujours aux fers, et qui souffrent des tourments que Phalaris et Busiris son ingénieur n’auraient jamais inventés, surtout un nommé Monsieur Poquet qui est forcé toutes les nuits plus de vingt fois à lécher avec la langue les parties d’un infâme bourreau que la bienséance défend de nommer. Les autres au nombre de quatorze ne sont pas traités plus favorablement, leurs écoliers et leurs élèves dispersés, enfin toute la religion en pitoyable état et véritablement militante. Monsieur de l’Estrille capitaine de vaisseau du Roi en a porté la relation en France, et ne doutant pas que vous ne l’ayez vue je ne vous en ferai pas un plus ample détail. Les Anglais n’y ont pas mieux été traités que les Français. Les R. P. Jésuites seuls y ont été à couvert de la persécution, et leur politique y a si bien réussi que bien loin d’y avoir été tourmentés on leur a donné à chacun cinquante écus pour se retirer ; sur quoi on dit assez, plaisamment que ce nouveau roi de Siam ne connaît guère son monde, de prétendre se défaire des missionnaires à force de tourments, et des Jésuites par de l’argent ; que c’est bien plutôt le véritable moyen de les y attirer les uns et les autres, puisque chacun y trouvera ce qu’il cherche. Encore dit-on qu’il pourrait réussir à l’égard des Jésuites si l’argent de Siam portait la croix, mais il ne représente que des figures de diables, et c’est justement ce que les Jésuites cherchent et dont ils veulent défaire les idolâtres. On en fait cent petits contes de pareille nature qui valent mieux dans le discours que sur le papier. Quoi qu’il en soit le R. P.Tachard ne veut point aller demander au roi régnant la confirmation du caractère d’ambassadeur de Siam en France dont le défunt l’avait revêtu, et son voyage de Siam est fait et sa légation imparfaite si les choses ne changent de nature. Monsieur Channot revient avec nous, mais il est certain que le regret d’abandonner aux tourments de nouveaux convertis sans pouvoir les secourir ni les fortifier dans leur foi, peut-être encore chancelante, lui a tiré et lui tire encore des larmes des yeux. En effet si son zèle le portait à tout braver pour l’amour de Dieu, l’intérêt de la Mission le rappelle en France, et c’est à quoi il obéit.

Il est temps de retourner à Pondichéry et de vous dire ce qui reste. Il y a des Français qui y sont mariés avec des filles portugaises qui ne sont pas tout à fait noires, mais qui sont ce que nous appelons à Paris mulâtres et qu’on nomme ici métis. Il ne me paraît pas qu’il croisse rien du tout dans ce pays que du riz et des herbes potagères. Ils ont des poules comme celles de France, mais il y en a aussi d’une certaine espèce dont le sang, les os et la chair sont noirs comme de l’encre, et ce sont celles qui sont de meilleur goût, les autres étant insipides et couriaces. Leurs canards sont assez bons et gras, leurs cochons sont fort petits et d’assez bon goût, et c’est ce qu’ils ont de meilleur. Leur mouton n’y vaut rien du tout, et n’est pas même fait comme les nôtres si ce n’est par la tête et les jambes ; le poil de tonsure en est comme celle des chèvres de France ; on jette le tête de cet animal parce qu’elle est pleine de vers, le reste est bon pour des matelots à qui tout est propre ; la chair en est longue, mollasse et sans goût. J’y ai vu des bœufs, mais je n’en y ai point mangé et je crois qu’ils n’en abattent que rarement. J’ai vu de fort beaux chevaux qui appartiennent à la Compagnie, petits effectivement mais bien faits et portant le feu à toutes les extrémités, l’étoile nette, la tête haute et petite, et bien courjointés. J’ai vu aussi des bœufs qui servent à traîner le carrosse du Directeur et en font l’attelage : ils sont de Surate côte de Malbare. Vous ne sauriez vous imaginer leur grosseur ; ils ont neuf pieds et demi de haut jusques à la croupe, leur tête élevée de dix pieds et plus, les cornes grandes, larges et plates, et pour leur servir de bride on leur passe une corde entre les deux narines et ce sont des Noirs qui les gouvernent. Ces sortes d’attelage sont communs dam cette côte et celle de Malbare, et je crois que cela pare un carrosse beaucoup plus que des chevaux. Quand le Directeur va quelque part en pompe, il ne va qu’avec un nombreux cortège de pions, ou si vous voulez de valets noirs, qui lui servent de gardes et d’estafiers, outre les Français qui l’accompagnent, et quand même il ne sortirait pas du tort, il y a toujours plusieurs Noirs à sa suite dont il y en a un qui lui tient un parasol élevé d’abord qu’il se présente à l’air et au soleil. Le seul Directeur n’a pas ce train, les autres officiers en ont aussi à proportion de leur rang, et il est de la dignité de la Compagnie de l’augmenter bien loin de le diminuer, les Orientaux ne jugeant de tout que sur l’éclat et l’apparence. Il y avait table ouverte à la loge ou maison du Directeur : j’y ai mangé plusieurs fois. Tout y est très proprement servi en vaisselle d’argent, mais avec une grande frugalité. Le directeur se nomme Monsieur Martin, Parisien à ce qu’on m’a dit, je ne sais de quelle famille. Il peut avoir quelque cinquante-six ou cinquante-huit ans, homme d’ordre, bon sujet de la Compagnie, honnête, affable, tenant tout son monde dans le devoir, sachant se faire obéir, et aussi bon soldat que bon marchand. Tout le monde s’en loue, et personne n’en dit de mal. Madame la directrice sa femme nie paraît avoir été une très belle femme. Elle sait son monde, et deux conversations particulières que j’ai eues avec elle m’ont fait connaître qu’elle a infiniment d’esprit. Elle peut avoir quelque quarante-cinq à quarante-huit ans, elle est bien faite et d’une très grande blancheur, et a encore la gorge fort belle et le port fort majestueux.

Le trafic d’ici consiste en toile, poivre et autres marchandises qui viennent de Bengale où nous allons. La mer y est pleine de poissons, et la terre ne produit point ou peu de bêtes venimeuses, mais bien des animaux inconnus dans notre Europe. Lorsque nous étions au fort on y avait apporté une espèce d’insecte dont on n’avait jamais vu de pareil. Il était attaché au milieu de la cour en vie. Il avait la tête faite comme un lézard, les pieds comme ceux d’un crocodile, le corps couvert d’écailles dures, larges de deux pouces, la queue comme celle d’une écrevisse, et lorsqu’il était retiré en lui il ressemblait parfaitement à un escargot dont on aurait cassé la coque. Il pouvait avoir environ trois pieds et demi ou quatre pieds de longueur. Je ne me souviens plus du nom qu’on lui donnait ; avant que de sortir du fort je vous dirai qu’outre le corps de garde qui est à la grande porte, il y en a un autre à la maison du Directeur et des sentinelles posées à la maison du trésorier, et aux magasins. Enfin tout est réglé et si bien exécuté qu’il n’y manque rien de ce qui se pratique dans une place de guerre. Monsieur Martin directeur qui est lui-même gouverneur a mis les choses sur le pied qu’elles sont et par là vous pouvez voir que c’est un homme de mérite et propre aux armes comme à la plume.

Pour les habitants naturels du pays il faut les diviser en trois classes. La première des Gentils qui commandent aux autres, la seconde des Maures qui sont mahométans et sont circoncis, la troisième des Noirs ou esclaves qui sont circoncis aussi et qui suivent pourtant la religion des Gentils qui leur commandent à baguette. Mais parlons de tout séparément.

[Gentils rubrique marginale] Pour ce qui est des Gentils on ne fait point d’autre mystère, lorsqu’ils sont nés, que de les porter dans une pagode ou temple d’idoles où on les lave dans de l’eau telle qu’on la trouve. Pour leur mariage les pères et mères amènent chacun de son côté les accordés qui ne se connaissent point, les filles ne sortant jamais de la case. On les fait toucher dans la main l’un de l’autre, ils se donnent du riz mutuellement, après quoi un bramène leur fait quelque discours et les reconduit jusques à la porte de la pagode. Le marié prend la mariée sous le bras comme pour la soutenir, l’emmène chez lui et y régale les parents et amis pendant trois jours. Il faut savoir que par parents et amis j’entends les gens de même famille qu’ils appellent castes* ne leur étant pas permis de s’allier dans une autre ; et ainsi ils sont distingués entre eux par familles de même que les Juifs par tribus. Le cours de la vie de ces gens-ci est assez aisé ne faisant que commander, et c’est avec eux que les Européens font leur négoce. Ils ne travaillent point car ils dégénéreraient, ils font seulement travailler les autres. C’est dans cette première classe qu’il y a des bramènes ou prêtres de leurs idoles. Quand ils meurent on les brûle. J’ai vu un corps brûlé à cinq ou six cents pas du fort. Il y avait deux pots de terre auprès du feu dont l’un était plein de riz et l’autre d’eau : Je les ai cassés tous deux ; ces misérables s’imaginent que les morts y viennent manger et boire, et c’est pour cela qu’ils y laissent cette provision. Le corps était tout à fait consommé, si ce n’était un reste de l’épine du dos et le crâne qui ne l’étaient point encore ; le feu était fort ardent, fait dans une fosse d’un bon pied de profondeur, et il n’y avait qui que ce soit auprès, de peur sans doute d’empêcher le défunt de venir souper. Pour leurs filles ou femmes on ne les voit point. Les femmes du commun peuvent se remarier, ou vivre dans le célibat après la mort de leurs maris, mais les femmes des bramènes, à moins que de vouloir perdre leur réputation, sont obligées de se brûler dans le même feu qui consomme le cadavre. Je n’ai point vu celui-ci, mais l’ayant oui dire par plusieurs Français qui l’ont vu, je ne fais point de difficulté de vous le donner pour vrai, et voici la manière dont cela se pratique.

Premièrement il ne faut pas que la femme pleure, car si elle versait une larme, elle serait indigne d’aller se joindre à un esprit bienheureux. Secondement il faut que, dès le moment de la mort de son mari, elle déclare qu’elle veut se brûler avec lui, et qu’elle en avertisse un des bramènes des plus anciens qui est celui qui fait ou doit faire la cérémonie. Troisièmement il faut qu’elle persévère, lui étant libre de se dédire quand elle le veut. Pour le reste je vais vous rapporter mot pour mot le récit qu’un Français, qui en a été spectateur, m’en a fait.

Il y a environ quatre mois au plus, m’a-t-il dit, que quatre Français officiers que nous étions sans notre suite, arrivâmes à un village où nous apprîmes qu’il y avait un bramène mort qui devait être brûlé le jour même, et que sa femme devait se brûler avec lui. L’envie nous prit de voir cette cérémonie, et voici comme elle se fit. L’on porta le corps dans un champ environ à cent pas de la maison où il était mort. Il était assis dans une espèce de chaire fort bien couvert ; on lui fit faire trois tours autour d’un amas ou foyer de bois élevé environ de deux pieds de terre, on l’y coucha de son long. Les bramènes firent ensuite trois autres tours en jetant des heurlements effroyables, et enfin se rangèrent autour du corps. La femme parut ensuite vêtue de ses plus beaux ornements, pleine de colliers et de bracelets et enfin parée comme si elle allait à sa noce, et non pas à ses funérailles. Elle était âgée de vingt-six ou vingt-sept ans ; elle avait le visage riant, la démarche assurée, et rien ne témoignait dans sa personne que le supplice qu’elle allait endurer lui fit aucune horreur. Elle était accompagnée de plusieurs femmes et filles et suivie de plusieurs bramènes qui tous l’exhortaient à braver une mort passagère pour aller retrouver un homme au bonheur duquel elle devait participer ; on lui fit faire trois toursautour de ce lit funeste où le corps de son mari était étendu. On lui demanda autant de fois si elle voulait effectivement se brûler avec lui : elle répondit toujours oui avec beaucoup de résolution Nous à qui un pareil spectacle faisait horreur, lui dîmes que si c’était la pauvreté qui l’obligeait à se faire mourir, nous lui promettions de l’en mettre à couvert ; nous lui promîmes d’avoir soin d’elle, et de la mettre dans un état à ne rien désirer pour sa vie et à ne rien craindre pour sa réputation, nous fîmes enfin tout ce que nous pûmes pour lui faire changer de résolution, car effectivement, elle nous faisait pitié. Elle était fort belle, blanche comme les Françaises, parfaitement bien faite et jeune, mais notre peine fut inutile, sa constance alla jusques au bout ; elle monta sur le bûcher, baisa et embrassa le cadavre de son mari, se releva, donna aux filles et aux femmes qui l’avaient accompagnée ses vêtements, ses colliers, ses bracelets et enfin tout ce qu’elle avait, excepté une paigne ou pièce de toile qui la couvrait depuis le nombril jusques aux genouils ; ensuite elle s’assit auprès du corps du mort, le prit par la tête, qu’elle nul dans son giron ; ensuite de quoi, un bramène, funeste exécuteur d’une si cruelle exécution, lui lia le bras droit avec celui du mort, et se retira ; après quoi, on les couvrit tous deux de bois, sur lequel on jeta de l’huile et d’autre matière combustible, en laissant toutefois une ouverture du côté du soleil couchant, par laquelle on pouvait voir tout le corps de cette femme et la tête de son mari dans son giron, elle étant assise sur son séant, après quoi les bramènes mirent le feu au bûcher. Mais ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que quoique le feu fût plus d’un gros quart d’heure avant que d’être assez fort pour étouffer cette femme, et qu’elle fût tout ce temps-là dans les douleurs qu’un petit feu peut causer et qu’il est facile de s’imaginer, elle ne changea jamais de situation, et ne donna jamais la moindre marque d’impatience. Voilà Monsieur ce qui m’a été bien certifié, et si l’on obligeait en Europe les femmes à se brûler après la mort de leurs maris on n’entendrait point tant parler de morts subites. Il est pourtant faux ce que disent toutes les relations des voyageurs, que c’est un roi qui ordonna que les femmes se brûleraient avec le cadavre, et cela, disent-ils, parce que les femmes empoisonnaient leurs maris. Je m’en suis informé à fond comme vous verrez bientôt, et cela est absolument faux, car outre que cette loi n’aurait pas été faite pour les femmes des bramènes seules, les autres hommes mourant aussi dru, si j’ose me servir de ce terme, c’est qu’il n’y a que les bramènes seuls que ces malheureux-ci croient saints, et qu’il n’y a que leurs femmes seules qui se font un point d’honneur et de religion d’aller prendre part à leur béatitude, après avoir partagé ensemble les malheurs qui accompagnent la vie mortelle.

[Mores rubrique marginale] Pour ce qui est des Maures, ils suivent la religion de Mahomet et autant que j’en ai pu savoir c’est la secte de Hali, sans doute à cause de la proximité de la Perse. Ils brûlent aussi les corps morts, et leur religion est tellement confuse qu’ils ne peuvent pas la débrouiller eux-mêmes.

[Noirs ou esclaves rubrique marginale] Pour ce qui est des noirs ou esclaves, le terme porte leur condition ; en effet il n’y a qui que ce soit au monde plus malheureux qu’eux. Ils obéissent aux autres avec une humiliation inconcevable, ce sont eux qui servent de pions ou de valets, tant aux autres noirs qu’aux Européens. Pour une roupie qui est trente sols de notre monnaie, on en a un pour un mois qui s’entretient, se nourrit, et sert avec une fidélité exacte. Ceux qui travaillent au fort sont payés, les uns plus et les autres moins, et il y en a tel qui ne gagne que deux doudous ou deux liards de notre monnaie par jour, et qui ne laissent pas de se nourrir. Ces malheureux vendent leurs enfants à qui les veut acheter. Dieu permet sans doute ce peu d’attachement pour leur sang afin que ces enfants en passant par les mains des chrétiens soient éclairés de la lumière de son Evangile ; peut-être est-ce aussi qu’ils ne sont pas sûrs que ces enfants soient à eux, car leurs femmes sont communes à tous les autres Gentils ou Maures, et c’est dans leur ordre que se prennent les filles de mauvaise vie dès l’âge de douze ans. Par toute l’Europe, ce sont les femmes qui sont marchandes en gros de filles faciles ; ici ce sont les hommes qui font cet infâme commerce, et il n’y a aucun d’eux qui pour une roupie ne prostitue sa fille, sa femme ou sa sœur, qui de leur côté se donnent très volontiers aux blancs ou Européens. Je ne croyais pas que cet abandon allât jusques à cet excès, mais je l’ai vu et je le crois, et si je n’appréhendais de vous offenser, je vous dirais des choses que vous ne croiriez pas. Ne me soupçonnez pas surtout, vous feriez un jugement téméraire, la seule curiosité m’y a porté, mes yeux ont vu, mes mains ont touché, mon esprit s’est contenté et c’est tout. Si elles avaient été blanches peut-être y en eût-il eu davantage, mais elles sont noires et trop emportées, et ainsi n’ont aucun agrément pour un homme de bon sens et aussi rebuté des femmes que je le suis, de qui vous savez que je n’ai pas lieu d’être content. Pardonnez-moi cette digression, et revenons à nos Noirs, qui sont plus malheureux qu’on ne peut le dire, et ce sont eux qui véritablement se ressentent encore de la malédiction que Noé donna à Cham, l’un de ses enfants, duquel on tient qu’ils sont descendus. Ils n’ont pour tout vêtement qu’une corde qui leur ceintre le ventre, où est attaché un méchant morceau de linge qui cache simplement ce que la pudeur défend de laisser voir et qui se retrousse sur le derrière. Les Gentils et Maures sont couverts de fort belles toiles indiennes et ont comme des jupes qui leur descendent jusques aux talons ; la tête couverte de bonnets, et des agrafes ou boucles d’or à leurs oreilles. Pour souliers une simple semelle qui n’a qu’une courroie qui passe sur le cou du pied et s’attache au derrière, et au devant un bouton qui passe entre le gros doigt du pied et le second. Cette chaussure est commune aux Portugaises qui sont ici avec les Français qu’elles ont épousés, mais puisque l’occasion revient d’en parler, je ne puis m’empêcher de vous dire que ce sont de très dégoûtantes madames : il semble qu’elles aient toujours une dent cassée et la bouche pleine de sang, à cause de leur bétel et arec qu’elles mâchent incessamment et crachent à tout moment. Faut avoir bien envie de se marier pour l’être ici. Si je restais seul dans le monde avec des salopes de même Dieu n’aurait que faire de Déluge pour faire périr la race humaine, j’en ferais assurément l’épitaphe, et l’épitome. Mais retournons à Pondichéry.

La religion des Gentils et des Noirs est la même, excepté la circoncision que ces derniers n’ont pas et que les autres gardent. Leur mariage se fait de même, si ce n’est que les Noirs ou esclaves après avoir donné du riz à leurs épousées leur en versent trois fois sur la tête et en jettent sur le chemin par où ils doivent passer l’un et l’autre en sortant de la pagode. L’adultère est puni de mort parmi les Gentils et les Maures, mais parmi les Noirs ou esclaves on n’en tient point de compte. La fornication chez les premiers est suivie du mariage, chez les derniers passe pour une bagatelle ; une femme qui après la mort de son mari convole en seconde noce perd sa renommée, mais ne la perd pas pour être simplement entretenue et avoir un amant, pourvu qu’il soit plus que n’était son mari. Cette coutume-ci n’étend point son indulgence jusques sur les femmes des bramènes qui quelquefois et le plus souvent sont accordées dès l’âge de deux ou trois ans, et dont le mariage se consomme lorsque le mari et la femme sont tous deux en âge de se joindre. Que les femmes de ceux-ci meurent avant ou après la consommation du mariage, les maris cherchent parti ailleurs ; mais il n’en est pas ainsi des femmes, car si le mariage est consommé, elles sont obligées de se brûler comme je vous ai dit, à moins que de vouloir passer pour infâmes ; mais si le mariage n’est point consommé elles sont obligées de vivre dans un perpétuel célibat, la fréquentation des hommes leur étant absolument défendue. On m’a dit et assuré qu’à cinq lieues de la mer les Maures et Gentils sont blancs comme les Européens, et que j’en verrais à Bengale. Surtout je suis certain par mes yeux que ceux qu’on appelle esclaves sont noirs comme noir à noircir, et que les Maures ou Gentils que j’ai vus sont seulement basanés et ont les traits fort beaux et les cheveux longs et plats, ce que n’ont pas les autres dont la tête ressemble plutôt à la toison d’un mouton noir qu’à la chevelure d’un homme, et lesquels ont outre cela le nez plat et camus, le front petit et étroit, et les lèvres fort grosses. Vous voyez bien par cette remarque-ci que qui dit more ou maure, car je ne sais comme il s’écrit, ne dit pas un homme de couleur noire, mais seulement un gentil ou mahométan, car il y en a de l’une et de l’autre secte.

J’avais envie de voir une pagode, et je me mis en chemin pour cela avec trois autres Français dont un qui nous servait de guide me trompa, et me fit inutilement marcher presque toute la nuit. Je crois quelque raillerie qu’on en ait faite qu’il ne nous conduisit pas plutôt parce qu’il n’aurait pas eu le pouvoir de nous y faire entrer, que par envie de me jouer un tour de Normand, car enfin il marcha autant que moi et en fut du moins aussi fatigué, ou il devait l’être, car j’ai les jambes bonnes grâce à Dieu, et lui est boiteux.

En tous cas je ne perdis pas tout à fait ma peine puisque c’est dans ce pèlerinage nocturne que je vis le corps mort brûlé dont je vous ai parlé ci-dessus, et dont je jetai au feu la provision après avoir cassé les plats. A l’égard des pagodes, les idolâtres ne souffrent point qu’on y entre que le moins qu’ils peuvent ; encore dit-on qu’il y faut entrer nu-pieds, et c’est dit-on ce qu’un chrétien ne doit pas faire. Pour moi, je me serais conformé à l’exemple que nous en ont laissé Messieurs Crusius et Brugman, ambassadeurs de Monsieur le duc de Holstein en Perse, qui suivant la relation du Sr Olearius, secrétaire de cette ambassade, ne firent aucune difficulté de se déchausser et désarmer pour entrer dans le tombeau de Sich Sephy, roi de Perse, que les gens du pays regardent comme un saint, et pour contenter ma curiosité, j’aurais ôté non seulement mes souliers mais ma chemise aussi, et j’y aurais entré très volontiers en état de pure nature

Justement comme on peint nos deux premiers parents et je ne croirais point par celte démarche avoir fait aucun tort à ma religion. Quoique je n’y aie point entré, je ne laisserai pas de vous dire ce qui en est le tenant de bonne main. C’est un grand bâtiment de belle pierre, bien unie et bien jointe, fort élevé, bâti en rond, qui finit en pointe par le haut, à peu près comme un pain de sucre. L’idole qu’ils y adorent a le corps d’un homme, assis comme les tailleurs sont en France. Il a plus de quatre toises de hauteur et est posé sur un cube de trois toises en carré. Cet idole a deux bras et deux mains, la tête d’un éléphant, et sur la poitrine une Figure de diable pareille à celle que les peintres font pour faire peur aux femmes et aux petits enfants. Il a à côté de lui quatre-vingts figures semblables de la hauteur d’un homme chacune, et ce sont là comme ses garde-corps. C’est devant cet idole que les Gentils et esclaves se prosternent et c’est cette belle figure que je voudrais bien avoir vue. La raison que les idolâtres donnent de ce que cet idole-ci a une tête d’éléphant (car toutes leurs idoles en ont de différentes, les unes d’hommes, les autres de bêtes), c’est disent-ils que Coinda et Mado étants tous les deux sur terre vivants, Coinda revenant de la chasse et rentrant chez lui trouva que Mado baisait sa femme, sur quoi le dépit lui prit de voir qu’un autre faisait sa besogne. Il lui coupa la tête et l’alla jeter dans la rivière. Sa colère étant passée et sa vengeance assouvie, il revint chez lui sans montrer de ressentiment à sa femme. Elle, le voyant d’un esprit tranquille et rassis, lui représenta qu’il avait tort d’avoir tué un dieu comme lui. Coinda à cette remontrance sort et trouve un éléphant à qui il coupa la tête et la vint mettre sur le corps de Mado, qui depuis ce temps-là n’en a point eu d’autre, la sienne n’ayant pu être trouvée où Coinda l’avait jetée. Voilà leur croyance sur cet idole, et qui est sûre me l’ayant fait expliquer par un esclave idolâtre. Accordez cela, si vous pouvez, avec leur coutume de punir l’adultère de mort, et voyez la patience de Coinda de n’avoir pas puni sa femme plutôt que le galant, car pour moi je vous avoue que je n’y vois goutte. Leur religion est pleine de pareilles sottises, et ils donnent à tous leurs idoles des histoires différentes. Rendons-leur pourtant justice : il est très vrai qu’ils ne regardent point leurs idoles comme un Dieu premier être de tout, et que ce sont seulement des hommes d’une vertu éminente, qu’ils prétendent avoir été déifiés par leurs belles actions, et positivement ce que dit Virgile :

Quos ardens evexit ad aethera virtus

A peu près comme les anciens Romains déifiaient leurs Empereurs ; sur quoi la réflexion de Sévère dans le Polieucte de Monsr. Corneille me paraît fort juste :

Nos ayeux à leur gré faisaient un Dieu d’un homme
Et le sang parmi nous conservant leurs erreurs
Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs ?

L’oserais-je dire sans impiété ? Il me paraît que leurs idoles sont parmi eux ce que les saints sont parmi nous. En effet ne reconnaissons-nous pas pour sanctifiés les martyrs et les autres grands personnages chrétiens dont la vie nous paraît avoir été toute sainte ? ne leur rendons-nous pas un culte tout religieux, et cela sur la bonne foi des procès-verbaux de leur vie dont bien souvent on ne voit que le dehors, Dieu seul s’étant réservé la connaissance du secret des cœurs, et sur la foi des miracles souvent mal avérés ? Il est inutile d’entrer dans le détail des abus qui y ont été reconnus, par lesquels on abusait de la bonne foi des peuples. Je poursuis avec Monsr. Corneille :

Mais à parler sans fard de tant d’apothéoses
L’effet est bien douteux de ces métamorphoses.

Si je n’étais pas né catholique, apostolique et romain par la bonté de Dieu, si je n’étais pas connu pour aussi zélé pour ma religion que je le suis, vous pourriez croire que ceci sent un peu le libertinage et le calvinisme, mais ce n’est qu’une simple comparaison que je fais, sans y prétendre de conséquence et seulement pour faire connaître que, puisque nous, qui sommes éclairés sur la religion et la divinité plus que peuple du monde, reconnaissons dans le ciel des esprits bienheureux qui ont été hommes comme nous, nous ne devons pas nous étonner si des peuples abîmés dans les ténèbres de l’ignorance adorent des figures d’hommes qu’ils disent avoir été parmi leurs ancêtres d’une vertu toute héroïque. Bien est vrai que parmi nous la moindre faute apparente ou soupçonnée, empêche la sanctification, et que l’adultère de Mado nous aurait fait détester sa mémoire surtout mourant flagrante delicto ; mais ce qui est un crime parmi nous, et qui en est un présentement parmi eux, peut n’avoir été autrefois chez leurs ancêtres qu’une chose blâmable mais tolérable. Je le répète encore, dans tout ce discours, je n’ai prétendu que vous faire comprendre quel est le sentiment des idolâtres sur leurs idoles et cela par une comparaison que je n’attends pas tirer à conséquence et qui selon mon sens ne renferme aucun venin. Je vous la donne dans cet esprit et vous prie de la prendre de même.

Il faut absolument que ces peuples-ci aient eu autrefois quelque teinture du christianisme et de la naissance de Jésus-Christ, et c’est sans doute saint Thomas, comme dit Monsieur Godeau dans son Histoire de l’Eglise, qui est venu dans ce pays-ci, qui leur en avait donné connaissance en y prêchant l’Evangile, mais dont il ne leur reste plus qu’une idée fort confuse. Je fonde cela sur ce que vers Surate sur la côte de Malabare ils adorent une autre idole qu’ils appellent Cita Maria, qui tient un enfant dans ses bras, qu’ils nomment Christon. Notez s’il vous plaît que le mot de Cita dans leur langue signifie vierge ou pucelle ; voici ce qu’ils en disent : Que cette Cita Maria devint grosse ; qu’elle accoucha d’un enfant qui fut nommé Christon ; qu’on disait que cet enfant devait être le Roi des Rois ; que les rois voisins en prirent l’alarme ; qu’ils firent mourir beaucoup d’enfants, et que Cita Maria pour sauver le sien fut obligée de sortir de son pays et de l’emporter. Cela tient fort de la naissance du Messie et de la persécution d’Hérode. J’aurais bien voulu en savoir davantage, mais le noir ou esclave, que je faisais interroger par un Portugais qui m’expliquait tout en latin, n’en savait pas davantage, n’étant pas de cette côte de Malabare mais de celle de Coromandel où nous sommes. C’est de lui que je sais ce que je vous ai dit de Coinda, Mado, de leurs coutumes et de leur pagode et de l’idole ; et comme il est lui-même idolâtre, et qu’il doit être instruit de tout ce qui regarde l’idolâtrie, je ne fais point de difficulté de croire ce qu’il m’en a dit et que je vous ai écrit.

Ces gens-ci sont fort adonnés à leurs malheureuses superstitions et y sont entretenus par des scélérats qui profitent de leur faiblesse ; et à qui le diable même donne le pouvoir de faire des choses surnaturelles. Il faut vous dire ce qu’un Français a vu et qui s’est fait en sa présence, à Pondichéry même.

Il y avait fort longtemps qu’il n’avait plu et les gentils et esclaves avaient besoin de pluie pour leur riz. Leurs prêtres ou bramènes les Firent assembler. Un Français, dont je sais ceci, nommé Monsr. de Saint-Paul officier de la Compagnie, s’y trouva ; sa présence ne les empêcha pas de poursuivre. Ils prirent un poulet noir, en coupèrent la tête, jetèrent le corps, mirent cette tête sur une pierre, au pied d’un arbre, se prosternèrent tous devant cette tête, et, après plus d’un gros quart d’heure de heurlements et d’imprécations pour lui demander de la pluie, ils la prièrent de leur faire signe qu’elle en envoierait. La tête remua trois fois, et dans les vingt-quatre heures la pluie vint. Il est inutile de dire que c’était les esprits vitaux qui s’exhalaient, un si long espace de temps devait les avoir assoupis, et pour moi je n’en puis rien dire sinon que le diable y avait part et s’en mêlait.

Ces peuples sont charitables et hospitaliers : ils entretiennent sur les chemins des hôpitaux qu’ils appellent chandrys, où les passants et pèlerins trouvent ce qui leur est nécessaire suivant leurs fondations, c’est-à-dire qu’il y en a qui donnent du riz et de l’eau, d’autres du bois, d’autres des œufs, d’autres des poules, d’autres le couvert et enfin ce qu’ils doivent donner suivant l’intention de leurs fondateurs.

Les Maures et les Gentils surtout donnent à l’apparence, et lorsqu’ils régalent quelques étrangers ils le font avec le plus de magnificence qu’il leur est possible. La chair et le poisson n’y sont point épargnés, la boisson non plus, telle qu’ils l’ont. Pour dessert ils font entrer des courtisanes tantôt plus tantôt moins, toutes blanches. Ces infâmes n’ont pour tout habillement que des pagnes ou pièces de toile qui leur couvrent depuis le nombril jusques à moitié de la cuisse, ont les bras pleins de colliers et le col aussi, et les doigts et les oreilles chargés d’anneaux et de bagues d’argent, d’or ou de cuivre, et du reste elles sont toutes nues. Elles portent à la main gauche une espèce de tambour de basque, et dansent tant que les conviés veulent. Si un des conviés veut faire à son hôte toute sorte d’honneur il faut qu’il prenne une de ces infâmes, qu’il la mène dans un endroit retiré, et que là il en fasse à sa volonté ; ensuite de quoi il revient comme s’il venait de faire une bonne action. Ces sortes de régals se pratiquent presque par tout l’Orient, les peuples étant ici les plus impurs et les plus corrompus qu’ il y ait dans le monde. Voilà tout ce que j’ai pu apprendre de ces peuples-ci, et j’ai vu quelque chose qui va vous surprendre, et que je ne sais de quelle manière je pourrai exprimer en termes honnêtes*. C’est qu’au coin d’un étang qui n’est pas à deux cents pas du fort, il y a un morceau de bois élevé de deux pieds et demi ou environ, qui représente au naturel la racine du genre humain, auquel ces peuples obligent les femmes qui sont stériles d’aller se frotter jusques à la pollution certain endroit de leur corps que la bienséance défend de nommer, parce, disent-ils, que cela les rend fécondes. Ce ne sont point les femmes seules qui vont rendre hommage à ce priape, ils y mènent aussi leurs bestiaux pour les faire multiplier. J’ai vu ce digne instrument ; j’aurais bien voulu voir aussi quelque femme après, je suis persuadé que les figures d’Arétin n’ont rien de plus infâme.

Les esclaves qui travaillent ici sont fort adroits à quelque chose qu’ils s’adonnent. Ils cousent bien et font des habits aussi justes pour la personne que peut faire le meilleur tailleur de la Cour. Pour leurs toiles et étoffes la France en est pleine, et nos tisserands et nos férandiniers de Tours ne réussissent pas mieux. Ils font tout, jusques aux ouvrages même les plus délicats. J’ai une garniture de boutons d’argent de filagrame qu’ils ont faite, que nos meilleurs orfèvres auraient bien de la peine à imiter, et j’ai vu entre les mains d’un Français un vase ou boîte de filagrame d’argent qui est assurément le mieux et le plus délicatement travaillé que j’aie vu de ma vie, et si j’en ai vu de très beaux. Ce pays-ci dépendait autrefois du Grand Mogol, et a été usurpé sur lui par un nommé Sauvagy dont le fils nommé Rem-raja règne à présent, mais dont l’autorité n’est pas tout à fait absolue à cause de sa jeunesse, et qu’il ne vient pas d’une longue suite de rois. Les princes de ce pays-ci obligent assez souvent les Européens de faire des dépenses excessives quoique ridicules et inutiles, mais dont on ne peut pas se dispenser quand ce ne serait que l’honneur de la nation qui y oblige. Un des principaux officiers de la Compagnie dans ce pays-ci m’a dit que son devoir et l’intérêt de ses maîtres l’ayant obligé d’aller à la Cour du roi de Golconde, il y était arrivé dans le temps qu’il y était deux capitaines étrangers, l’un anglais, l’autre hollandais. Que le roi de Golconde leur avait donné à manger à sa table, où le Français qui m’a conté ceci fut aussi convié. Qu’à l’issue du repas entre la poire et le fromage ce prince avait piqué d’honneur ces deux capitaines sur les prérogatives de l’une et l’autre nation et les richesses de leurs maîtres, et leur avait dit enfin qu’il en jugerait par un achat qu’il voulait leur faire faire, et voir celui qui y mettrait le plus d’argent. Sur quoi il avait fait entrer une fille fort jeune et parfaitement belle, et leur avait déclaré que la marchandise dont il s’agissait était le pucelage de la personne qu’ils voyaient. L’endroit était tentatif ; il s’en fallait tirer à quelque prix que ce fût. L’Anglais promit mille écus, le Hollandais deux mille, et ils se piquèrent si bien l’un l’autre que le pucelage fut vendu à l’encan sept mille écus dont le Hollandais demeura adjudicataire son concurrent ayant quitté la partie. Mais le Hollandais sage et prudent et qui craignait d’être blâmé de ses maîtres si son plaisir leur coûtait si cher, se contenta de donner l’argent, et comme le pucelage en question était à lui, l’ayant payé tout ce qu’il pouvait valoir, et qu’il était en droit d’en disposer, il mit la fille entre les mains d’un commis qu’il avait avec lui qui ne fut point si scrupuleux que lui. Ceci est un peu d’un roi barbare, mais ce sont des fossés qu’il faut franchir quand on s’y trouve. Je vous ai écrit ceci pour vous faire connaître le génie des nations orientales et de leurs rois, qui malgré leurs richesses et leur faste ne se font pas une affaire de passer pour accoupleurs. Mahomet le connaissait bien ce génie quand il a fait consister son paradis dans le plaisir des sens. Je ne vous parle point de la monnaie du pays : je vous en porte et la vue vous fera mieux connaître ce que c’est que tout le discours que je pourrais vous en faire. Voilà tout ce que je sais et que j’ai appris des Indes : à nouvelle connaissance, écriture nouvelle.

Nous avons remis à la voile sur le midi par un petit vent qui est bon ; nous allons à Madras, à dix lieues d’ici. On dit que nous y trouverons des ennemis, et que comme c’est demain la Saint-Louis, nous tirerons du canon sous les auspices de ce saint protecteur de la France, et à l’honneur de notre grand Roi qui en est l’âme.

Du vendredi 25e. [août]

On nous dit hier que nous tirerions du canon, on ne nous a pas trompés. Nous sommes arrivés à la vue de Madras sur le matin, mais comme le vent était faible nous n’avons pu en approcher que sur le midi. Nous y avons vu quatorze navires tant gros que petits partie anglais partie hollandais. Ils étaient tous mouillés sous le canon de la forteresse qui est la plus belle et la plus forte que les Anglais aient aux Indes. Elle a six-vingt pièces de canon de 36 et 40 livres de balle. Monsieur Du Quesne les voyant avantageusement mouillés a mis pavillon de conseil pour faire venir tous les capitaines à son bord. Ils y ont été et ont tenu conseil dans lequel Monsieur Du Quesne a proposé que si nous allions les attaquer par le vent qu’il faisait, nous nous mettrions en proie au feu du fort qui nous incommoderait beaucoup, outre que nous ne pourrions prendre ces navires que par le travers, qui étant aussi grands que nous et en bien plus grand nombre, nous donneraient autant de peine que nous pourrions leur en donner sans compter le feu du fort, et que pour obvier à tout cela, son sentiment était d’attendre le vent de la mer qui nous serait bon pour les prendre par le derrière, qu’ainsi ils ne pourraient pas faire feu sur nous, ou que s’ils voulaient en faire ils seraient obligés de couper leurs câbles et de se mettre à la voile ; qu’en ce cas le vent les pousserait à terre infailliblement, et où ils échoueraient, et même dans leur manœuvre s’incommoderaient l’un l’autre par la quantité qu’ils étaient ; que pour gagner le large, le vent qui leur serait debout et nous qui leur boucherions le passage les empêcheraient d’y songer ; qu’ainsi c’était un coup sûr et qu’assurément par un vent de mer nous les coulerions à fond sur leurs ancres, ou nous les ferions échouer sous les voiles. Il n’y avait rien de si sage et de si prudent que cet avis, et s’il avait été suivi il est constant que ces navires étaient perdus pour les ennemis. Mais la bravoure des Français et leur impatience les empêchera toujours de prendre leurs avantages. Un des capitaines qui devait opiner le second, à qui les mains démangeaient et qui aurait déjà voulu être aux coups, dit qu’en attendant ce vent de la mer nous leur donnerions le temps de prendre leurs mesures pour se touer, et de se mettre en état de nous recevoir également de tous côtés ; que ces navires, étant des navires marchands, n’avaient que peu de canons et peu d’hommes ; que par conséquent leur nombre n’était pas considérable ; qu’à l’égard du feu de la forteresse, nous serions si peu de temps à nous emparer de ces navires qu’il ne pourrait pas nous faire grand tort ; et qu’enfin si on ne voulait pas y aller en corps il offrait d’y aller seul ; qu’il avait vu d’autres périls en sa vie et que celui-là ne l’épouvantait pas. Ni moi non plus a repris Monsieur Du Quesne, je ne crains pas plus pour ma peau qu’un autre. Allons Monsieur, a-t-il poursuivi, mon sentiment était selon moi le plus sage, mais le vôtre est le plus brave, suivons-le, et allons au nom de Dieu. Et là-dessus, il a été résolu qu’on irait à eux à l’issue du dîner et que le Lion et le Dragon iraient les premiers pour attacher la partie. La résolution était française pour ne la pas baptiser autrement. Voici comme nous nous en sommes tirés.

Le Dragon a été le premier le plus proche de terre qu’il a pu, le Lion le suivait, et cependant qu’ils ont été à la voile, on leur a tiré du fort quantité de volées dont les houlets donnaient souvent plus loin que nous, et ne les touchaient pas, parce que les navires étant[s] à la voile et dans un mouvement continuel, le coup ne pouvait pas porter juste. Ils n’ont point tiré sur les ennemis qu’après avoir été mouillés fort proche d’eux. Nous allions nous cependant à petite voile, et la première chose que Monsieur de Porrières a faite, ç’a été de défendre aux canonniers de tirer que nous ne fussions tout proches des ennemis, et de ne tirer qu’à coup sûr. C’est une maxime certaine que l’on fait toujours feu sur les plus gros navires afin de les désemparer et d’en venir à bout les premiers, parce qu’après cela on a bon marché des autres. Les Anglais et les Hollandais ne l’ont point oubliée. D’abord que l’Ecueil a été à la portée de leur canon, nous avons essuyé tout leur feu et ils n’ont tiré que sur nous, qui avons demeuré pacifiques jusques à ce que nous ayons été à l’ancre. Alors, à beau jeu, beau retour, nous les avons chauffés le mieux qu’il nous a été possible. Le Florissant nous a suivis et s’est battu assez bien pendant quelque temps. Le Gaillard est venu ensuite, et 1’Oiseau a tenu la queue. Nous avons resté ainsi une bonne heure à nous canonner d’une furie tout extraordinaire. Mais comme nous avons aperçu que les courants nous avaient jetés sur le Lion et que nous le prenions par le derrière, nous avons filé de notre grélin afin de nous parer de lui et qu’il n’incommodât plus notre feu, et dans ce même moment-là, les courants jetèrent le Florissant sur nous, lequel nous prit tout à fait par le travers et nous mit justement entre lui et les ennemis ; ainsi nous lui faisions plastron de notre corps, et quoiqu’il fût par notre travers, il ne laissait pas de tirer sur les ennemis par nos entre-mâts et ainsi à coup perdu. Il nous a incommodés beaucoup et de telle sorte que nous lui avons crié de ne plus tirer. Il s’est remis le mieux qu’il a pu, mais non pas dans son ordre de combat, car il ne l’a point observé du tout. Nous avons resté ainsi entre le Florissant et les ennemis environ deux horloges ou une heure, et nous en avons bien encore resté deux autres à toujours nous canonner avec les ennemis, dont il y avait sept gros vaisseaux et un autre plus petit qui faisaient un feu tout extraordinaire en sorte qu’un coup n’attendait pas l’autre, particulièrement l’amiral hollandais qui paraissait tout en feu tant son canon était promptement servi. Pendant que nous étions dans le feu, Monsieur Du Quesne a fait signal au brûlot d’aller s’attacher à cet amiral hollandais (c’était le même petit bâtiment que nous avions pris le six, du courant, qu’on avait accommodé en brûlot à Pondichéry). Monsieur d’Auberville lieutenant de Monsieur Du Quesne le commandait, et a fait là l’action la plus intrépide qu’on puisse jamais faire à la mer. Il y a été malgré les coups de canon qu’il a fallu essuyer sur la route, il a abordé le navire hollandais, et n’a point mis le feu à son brûlot qu’il n’ait été bord à bord, car c’est l’ordinaire de tirer sur un brûlot lorsqu’on le voit avancer préférablement aux autres navires afin de tâcher de le couler à fond avant qu’il puisse faire son effet ; ainsi on faisait feu sur lui de tous côtés. Mais tout cela ne l’a point empêché d’aborder et le brûlot aurait assurément brûlé le Hollandais si les grappins eussent été grappins de brûlot et d’abordage, lesquels auraient eu plus de force et de tenue ; mais ce n’étaient que des cercles de fer de barriques attachés ensemble lesquels ont largué et le brûlot a été inutilement consommé. Il serait à souhaiter pour lui d’avoir fait cette belle action à la vue d’une armée royale, elle serait bientôt récompensée ; mais tout le monde au moins ici l’a admirée, et Monsieur Du Quesne est bon pour en porter témoignage et lui procurer la justice qui lui en est due. Il est certain que de l’effet de ce brûlot dépendait la réussite de l’entreprise et la perte totale des Anglais et des Hollandais, parce que s’il avait mis le feu au Hollandais, les autres navires auraient été obligés de s’en éloigner crainte de se brûler, et pour lors c’eût été pour eux une nécessité ou de s’échouer ou de gagner le large, et par conséquent de nous tomber entre les mains, ou de se perdre eux-mêmes.

Après quatre bonnes heures de combat, où tout le monde fit assurément de son mieux, Monsieur Du Quesne, voyant que nous ne pouvions rien gagner avec ces gens-ci et qu’ils nous rendaient poids pour poids, a fait signal de faire cesser le combat et s’est retiré. Nous étions tellement acharnés que nous n’avons point pris garde à ce signal et ne l’avons reconnu que lorsque le Gaillard a été sous les voiles. Nous l’avons suivi et le Florissant dans le même temps, le Lion et le Dragon sont venus ensuite, et l’Oiseau a été le dernier qui a quitté la partie. Les ennemis nous ont reconduits tant qu’ils ont pu, et sitôt que nous avons été hors de la portée de leur canon, ils ont mis à la voile. Je croyais qu’ils venaient nous trouver à leur tour, mais je me trompais : ils se sont approchés plus près de terre et se sont mis plus à couvert qu’ils n’étaient, sous le feu de leur fort. Nous avons mouillé environ à un quart de lieue d’eux, chacun sous notre pavillon. Voilà le combat que nous venons de rendre. Il est très vrai que tout l’avantage nous en serait demeuré et que ces vaisseaux étaient perdus si le sentiment de Monsieur Du Quesne avait été suivi. Nous avons pourtant battu les ennemis, et la marque de cela, c’est la retraite qu’ils ont faite sous leur fort crainte que nous n’allions une seconde fois les visiter. Tout le monde ici dit qu’on ne s’est jamais si bien ni si opiniâtrement battu : il est constant que les coups de canon passaient sur notre tête comme la grêle. Nous étions trop éloignés l’un de l’autre pour en venir à la mousqueterie, ainsi j’étais simplement spectateur, et n’étant occupé à rien, cette inutilité où j’étais m’a fait regarder le péril dans toute son étendue. J’étais bien où j’étais puisque j’en suis revenu, mais je ne m’en cache pas, les boulets passaient si près à près au-dessus de ma tête et à côté de moi que je me suis recommandé à Dieu d’aussi bon cœur que j’aie fait de ma vie. Cependant la peur que j’avais n’a été connue qu’à moi seul, et je puis dire qu’on ne m’en a vu changer de couleur ni de place, dont bien m’a pris, car l’endroit où j’étais a été le seul qui n’ait point été incommodé. Je suis persuadé que qui que ce soit au monde ne pourrait se voir dans une pareille occasion sans songer qu’il est mortel, et que tout ce que la plus belle générosité puisse faire dans de pareils moments est de cacher aux yeux des autres ce que le cœur en pense, surtout ayant vu devant soi ce que vous lirez dans la suite. Si j’avais été occupé à quelque chose, la dissipation que ce que j’aurais fait m’aurait causée, m’eût fait regarder le tout avec moins d’attention, et je puis dire que la crainte que j’ai eue a été la crainte d’un honnête homme qui a toute été renfermée dans moi et dont aucune action extérieure n’a donné de marque ; et que si je me suis recommandé à Dieu de bon cœur, ç’a été en bon chrétien qui ne regarde point la mort brutalement, et pour le salut de mon âme et non pas pour la conservation de mon corps, que je serai toujours prêt de sacrifier lorsque ma religion, le service de mon Roi et de ma patrie le désireront. Le style même dont je vous écris peut vous faire connaître que l’esprit n’était pas fort préoccupé : il n’y a pourtant pas plus d’une heure que nous sommes hors des coups. Il est temps de finir mon apologie et de vous dire...

Que j’ai vu dans ce combat-ci non pas seulement une fois mais plusieurs, ce que je ne croyais pas possible. On dit qu’avant que le coup de canon éclate, la balle est rendue où elle doit aller : cela est faux. J’ai vu des balles passer par-dessus ma tête dont le coup avait éclaté avant qu’elles fussent à notre bord. Monsieur le chevalier d’Haire l’a échappé belle à Amzuam, j’ai eu ici un coup plus favorable : j’ai vu venir un boulet à moi, j’ai baissé la tête bien vite comme vous pouvez croire, le boulet a frisé la forme de mon chapeau, et emporté un morceau du bord derrière la tête. Monsieur le commandeur de Porrières a été blessé à la joue et à l’épaule, mais légèrement grâce à Dieu ; j’étais auprès de lui lorsqu’il a été frappé, et c’étaient des éclats qui sont toujours plus dangereux que la balle. Nous avons eu trois matelots tués, nommés Jacques Le Roux, Olivier Le Quartier et Pierre Roué. Le premier d’une balle qui lui a emporté la tête et ne lui a laissé que le corps ; le second d’un éclat de canon qui l’a crevé ; et l’autre d’un éclat aussi qui lui a coupé tout le ventre et la cuisse. C’était une horreur de voir les entrailles des deux derniers sortir de leurs corps. Nous avons eu beaucoup de blessés mais s’il plaît à Dieu ce ne sera rien. Monsieur de Porrières est toujours lui-même, c’est-à-dire intrépide, et ses officiers l’ont fort bien secondé.

Notre navire nous fait pitié, toutes nos manœuvres sont coupées, nos voiles et nos pavillons percés comme des cribles, et le pis de tout, notre mâture hachée. Nous avons trente-un coups de canon portant dans le corps du navire et neuf dans notre mâture. Il n’y a que notre seul mât d’avant qui n’a point été incommodé, les autres sont très mal. Monsieur d’Auberville a eu la main brûlée dans son brûlot en y mettant le feu, et plusieurs matelots des autres navires ont été tués et blessés. Tout le monde a fort bien fait, mais tous conviennent que c’est nous qui sommes les plus incommodés et qui avons essuyé le plus grand feu des ennemis parce qu’excepté le Lion et le Dragon, nous en étions le plus proche, et qu’on ne tirait pas sur eux mais oui bien sur un gros navire comme nous.

Personne ne pouvait comprendre comment des navires, qu’on dit marchands et qu’on disait n’avoir pas beaucoup d’équipage, pouvaient faire un feu si beau et si prompt ; mais on a cessé de s’étonner quand on a appris (par les matelots français qui étaient dans le brûlot, deux desquels étaient des nôtres) que ces navires avaient toute leur batterie du même côté et qu’ils avaient transporté leur batterie de stribord à bâbord, et que pour être servis promptement, ils avaient pris sur leurs navires des soldats du fort de Madras.

Nous sommes présentement à l’ancre où nous avustons nos manœuvres qui sont toutes coupées, et où nous remettons d’autres voiles que celles que nous avions, parce qu’elles sont toutes crevées, jusques à ce que le temps nous permette de les raccommoder. Nous ne savons point encore ce que nous deviendrons, c’est-à-dire si nous recommencerons demain le branle ou si nous poursuivrons notre route. Le fort nous a beaucoup incommodés et je ne vois pas d’apparence qu’en l’état où nous sommes nous retournions l’affronter de plus près. Il a été tiré aujourd’hui tant de notre côté que de celui des ennemis plus de sept mille coups de canon, à ne mettre les navires qu’à cinq cents coups chacun, l’un portant l’autre, qui est le moins qu’il ait été assurément tiré. Pour nous, nous n’en avons tiré que trois cent quatre-vingt-dix-sept, parce que dès le commencement nous avons eu deux canons démontés et mis hors de service. Nous voyons d’ici un navire justement sur le chemin que nous devons tenir : si nous ne retournons pas voir Messieurs de Madras et que ce navire reste où il est il pourrait bien changer de maître.

Du samedi 26. [août]

Nous avons resté toute la nuit à l’ancre, et ce matin Messieurs les capitaines ont été à l’amiral tenir conseil, où il a été résolu que nous poursuivrions notre route, parce que ces navires sont hors de prise et que nous n’y aurions gagné que des coups. Nous avons donc appareillé sur les dix heures par un vent qui est bon et qui nous mène fort bien. Il n’est plus question de Pondichéry ni de Madras, c’est la côte de Bengale que nous allons chercher. Il est certain que les ennemis furent hier battus. Ce qui nous le persuade c’est qu’ils ont souffert sans branler que nous ayons pris à leur vue le navire que je vous dis hier que nous voyions, et lequel était sur notre route. C’est un bâtiment anglais dans lequel on n’a trouvé qui que ce soit, tous ses gens s’étant enfuis à terre où ils ont eu le temps de porter toutes leurs marchandises, si ils en avaient, car on n’y a rien trouvé du tout. Ces scélérats avaient laissé dans la soute un baril de poudre de deux cents livres avec deux mèches croisées par-dessus, allumées par les quatre bouts, afin de le faire sauter et faire périr quelques Français, et même mettre le feu à quelque navire qui s’en serait trop approché. Dieu merci ni l’un ni l’autre n’a réussi.

Du dimanche 27e. [août]

Toujours bon vent nous allons bien grâce à Dieu. Le navire anglais que nous prîmes hier aurait été métamorphosé en brûlot si il avait été bon voilier, mais n’allant point du tout on y a mis le feu aujourd’hui.

Du lundi 28 [août]

Toujours bon vent nous allons bien. J’ai vu dans le bord des balles de canon qui y sont engravées de notre combat de Madras et qui servent d’emplâtre aux trous qu’elles avaient faits en nous frappant.

Du mardi 29e. [août]

Toujours bon vent, nous allons bien, tout ceci nous avance.

Du mercredi 30 [août]

Nous avons vu ce matin un navire, nous avons donné dessus, il a été impossible de le joindre. Il a donné à terre où il s’est échoué. Il y avait dans le même endroit trois autres bâtiments échoués et fort élevés sur la grave ; on croit ici que ce sont des

Anglais, mais ces bâtiments ne me paraissant pas mâtés, je crois que ce sont des navires maures.

Du jeudi 31. [août]

Nous avons bien été toute la journée : nous avons vu ce soir un navire, nous lui avons donné cache, Il s’est rallié à terre. Nous sommes à l’ancre et le gardons pour voir demain ce qu’il en sera.

Septembre 1690

Du vendredi Premier septembre.

Nous ne sommes point heureux de n’avoir pas pris le navire que nous vîmes hier et que nous voyons encore. On a envoyé les chaloupes armées pour le prendre : qui que ce soit n’a paru, mais la mer brise tellement ceci étant une terre basse, que les chaloupes n’ont pu aller jusques à lui qui s’est échoué sans apparence de s’en relever jamais. Il s’en est sauvé trois esclaves ou Lascaris sur un rat, lesquels ont été menés à bord de l’amiral, et qui ont été renvoyés à bord du Lion où j’étais lorsqu’ils y sont arrivés. Ils ont dit que ce navire appartenait à un Anglais marchand particulier ; qu’il était chargé d’argent, de draps et de cuivre ; qu’il avait mis à terre toute la nuit le plus de ballots qu’il avait pu s’étant servi de ses vergues pour faire des rats ; que les noirs de la côte avaient pillé le reste et pillaient encore. Ils étaient vêtus comme ceux de Pondichéry, c’est-à-dire tout nus, et la première chose qu’ils ont demandée en portugais qu’ils parlent fort bien et que Monsieur de Pressac lieutenant du Lion expliquait, c’est qu’ils priaient qu’aucun Français ni autre chrétien ne touchât à leur manger ni à leurs plats. Je me suis fait expliquer pourquoi : ces misérables nous tiennent impurs, et se laisseraient plutôt mourir de faim que de manger de ce que des chrétiens auraient touché et ne vivent que de légumes et jamais de viandes. Nous en avons trois à bord, qui viennent de la flûte qui ne mangent que du riz et ne boivent que de l’eau.

Du samedi 2e. [septembre]

Nous avons remis à la voile dès hier au soir, et avons remouillé aujourd’hui parce que les courants nous ont reculés plus de trois lieues quoique le vent fût bon.

Du dimanche 3e. [septembre]

Nous avons remis ce matin à la voile, nous avons assez bien été et avons encore vu le même navire d’avant-hier, grand signe que nous n’avançons guère.

Du lundi 4e. [septembre]

Nous avons vu un navire ce matin, on l’a joint ; mais il n’est pas de prise, c’est un navire qui appartient au Grand Mogol, on l’a laissé aller.

Du mardi 5e. [septembre]

Douze heures de bon vent et de bon temps nous mettront à Bengale, mais comme il fait de la brume, nous avons mouillé ce soir. Ce pays-ci ne me plaît guère, car il y pleut presque toujours, et le navire est tellement ébranlé tant par les coups qu’il a reçus que par ceux que nous avons tirés, qu’il fait de l’eau par tout son haut.

Du mercredi 6e. [septembre]

Nous avons resté toute la journée à l’ancre à cause du temps embrumé et du vent qui ne vaut rien.

Du jeudi 7e. [septembre]

Nous avons remis ce matin à la voile, nous avons assez bien été toute la journée le vent étant revenu bon, et nous avons mouillé ce soir devant Balassor qui est la première terre de Bengale où les Français aient un établissement. Cette terre-ci est encore plus basse que celle de la côte de Coromandel quoiqu’elle nous paraisse pleine de montagnes. Nous sommes à plus de six lieues de terre, et n’avons sous nous que six brasses d’eau. Monsieur du Quesne a tiré trois coups de canon, ce qui est apparemment un signal pour faire venir des Français ; ils ont meilleure oreille que moi si ils les ont entendus de six lieues.

Du vendredi 8e. [septembre]

Nous sommes toujours à l’ancre. Monsieur du Quesne a envoyé sa chaloupe à terre ; celles du Florissant, de l’Oiseau et du Lion l’ont suivie. Les maringouins nous mangent, il ne fait point de vent, c’est une chaleur insupportable. Le soleil est couvert dont bien nous prend, car s’il nous donnait sur la tête, Encore un tour de broche, nous serions cuits...

Du samedi 9e, [septembre]

Toujours à l’ancre en attendant la bénédiction du Seigneur. Même temps.

Du dimanche 10. [septembre]

Toujours même temps et resté en rade. Ce diable de pays-ci me déplaît bien fort, il est bien vilain aussi.

Du lundi 11e. [septembre]

Le sieur Pellé directeur de la Compagnie à Balassor est arrivé ici à midi avec les chaloupes et nous a apporté quelques légumes comme concombres et limons, qui sont fort petits mais fort bons. Les bestiaux sont dans une barque et un bot qui sont restés a deux grandes lieues d’ici n’ayant pu venir à cause du vent et des courants contraires.

Du mardi 12 [septembre]

Nous avons appareillé ce matin et avons été joindre la barque et le bot. La barque est comme celles d’Europe, et le bot comme les chelingues de Pondichéry, mais plus grand et plus élevé de bord. Les gens qui commandent cette barque nous ont un peu scandalisés sur la civilité : ils ont salué Monsieur Du Quesne et sa flamme de sept coups de canon, cela était bien ; mais ils ont salué le commissaire de trois quand il en est sorti, et c’est ce qu’ils ne devaient pas faire. Nous y avons eu des bestiaux comme cochons, quelques cabris, quelques canards, et entre autres des vaches qui disent par leur vieillesse, leur poil blanc et leurs tétines pendantes qu’elles pourraient bien compter chacune cinq cents animaux de leur espèce provenant de leur estoc.

Du mercredi 13e. [septembre]

Nous avons aujourd’hui déchargé toute la marchandise que nous avions à bord de l’Ecueil, et sommes à présent en véritable vaisseau de guerre. Dieu nous envoie quelque Anglais qui nous charge, de bons ballots j’entends, non pas de coups. Nous resterons deux mois à la mer plus que Messieurs de la Compagnie ne croyaient. Du moins les écrivains ont donné au commissaire, par l’ordre de Monsieur Du Quesne, un état des vivres nécessaires à leurs équipages pendant ce temps-là, lesquels vivres Messieurs de Balassor ont promis de fournir. Ils sont à présent sous les voiles pour retourner chez eux, et nous nous venons d’appareiller pour aller attendre au passage quatre navires hollandais qui viennent de Batavia, et que leurs compatriotes attendent ici depuis longtemps de jour en jour. Dieu nous les fasse tomber entre les mains :

Irus erit subito, qui modo Croesus erat

Nous rendrons pauvre comme un esclave, celui qui, peu de temps auparavant était riche comme Crésus.

Du jeudi 14e. [septembre]

Nous avons été toute la journée sous les voiles inutilement, il ne fait point de vent, nous avons mouillé ce soir à six heures, nous avons remis à la voile à neuf par un petit vent. On dit que nous irons à Mergui : qu’y faire ? Peut-être chercher des coups, n’importe, nous en donnerons aussi.

Du vendredi 15. [septembre]

Nous avons encore remouillé cette nuit. Il ne fait point de vent du tout, la mer est unie comme une feuille de papier, et la chaleur est insupportable ; nous avons resté sur notre ancre.

Du samedi 16 [septembre]

Toujours à l’ancre, pas un souffle de vent, chaleur excessive. Nous faisons maigre, et par conséquent très mauvaise chère, malgré nous, car il y a autour de notre navire une très grande quantité de poissons dont nous ne prenons aucun parce qu’il ne mord point à l’hameçon, et nous ne ressemblons pas mal à Tantale que les poètes représentent dans l’eau jusques au col sans pouvoir étancher sa soif. Les maringouins me désespèrent, et je voudrais être tout autre part qu’ici.

Du dimanche 17 [septembre]

Même chose, point de vent, chaleur excessive.

Du lundi 18 [septembre]

Nous avons mis cette nuit à la voile, mais le vent a calmé, nous voyons encore la maudite terre de Balassor.

Du mardi 19e. [septembre]

Nous mouillâmes hier au soir parce qu’il n’y avait point de vent. La lune était dans son plein ; elle a souffert une éclipse jusques à la moitié de son disque, et cette éclipse a duré depuis son levé jusques à ce qu’elle ait attrapé le Sud-Est, c’est-à-dire environ trois heures. Cela ne peut point avoir paru chez vous, parce que suivant la supputation que j’en ai faite par les degrés de longitude, il n’était qu’environ midi lorsqu’elle a commencé, et trois heures lorsqu’elle a fini de la même journée d’hier, y ayant entre vous et nous environ six heures de différence au méridien. Je ne sais si cette éclipse nous a amené le mauvais temps que nous avons eu toute la journée et qui dure encore. Nous étions à l’ancre, nous y sommes encore et y serons jusques à minuit, qu’on espère que le vent calmera. Il a fait tout le jour tourmente de vent de Sud-Est. L’Oiseau a fait voile sur le midi, apparemment parce qu’il dérivait ; le Gaillard a fait la même chose parce que son câble a cassé. Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour les suivre mais le vent et la marée sont trop forts, il nous a été impossible de lever notre ancre. Avec le vent il pleut beaucoup. Nos matelots fatigués et mouillés comme des barbets ne peuvent plus travailler, et le pis de tout cela, c’est que nous ne voyons pas à un quart de lieue de nous tant le temps est sombre, et que le vent nous est tout à fait contraire et qu’il nous pousse à terre dont nous sommes fort proches. Enfin, nous sommes mal, Dieu veuille nous en tirer.

Du mercredi 20e. [septembre]

Toujours même vent et même temps. Nous avons mis à la voile à minuit que le vent avait un peu calmé comme on l’espérait. Nous avons été toute la journée la sonde à la main à cause du vent contraire et que nous sommes proche de terre. Nous étions six navires hier de compagnie ; nous ne sommes plus que deux, le Florissant et nous. Nous savons le rendez-vous en cas de séparation, mais entre ci et là nous pourrions bien trouver des loups qui dévorassent le troupeau dispersé : ce ne serait pas sans coup férir, mais nous n’en serions pas mieux.

Du jeudi 21 [septembre]

Le vent a calmé, le temps est toujours sombre et pluvieux. Nous ne voyons point encore d’autre navire que le Florissant. Nous lui avons parlé ce soir. Le vent est toujours contraire à la route, et ainsi nous n’avons pas beau jeu.

Du vendredi 22. [septembre]

Le vent a toujours été contraire jusques à ce matin dix heures qu’il est venu assez favorable mais inconstant, le ciel toujours couvert, et de la pluie de temps en temps. Le mauvais temps que nous avons eu depuis cinq jours nous a coûté du vin en dames-jeannes, qui ont été cassées et accablées par un quartaut de vin d’Espagne que le roulis a jeté dessus. Nous avons aussi trouvé du pain gâté dans une soute toute mouillée. Je ne m’en étonne point, le navire fait de l’eau de toutes parts.

Du samedi 23. [septembre]

Le vent est toujours contraire à notre route ; nous le tenons le plus que nous pouvons, et tirons avec lui au court bâton. Notre vin est aigre, notre eau est puante et pleine de petits vers, enfin nous commençons à être à plaindre.

Du dimanche 24e. [septembre]

On m’a réveillé cette nuit sur les onze heures pour me dire qu’on voyait deux navires, mais ayant appris qu’on se contenterait de les suivre et de les garder jusques au jour, je me suis tenu dans mon lit et me suis rendormi tranquillement. Sur les deux heures après minuit, le Florissant a viré de bord pour venir à nous et nous a demandé si nous voyions ces deux navires, on lui a répondu que oui. Poursuivez votre route, a-t-il dit, je vais revirer de bord. C’est notre commandant, nous avons obéi et suivi notre route, qui nous portait sur ces deux navires. Pour lui il s’en est éloigné plus d’une grande demi-lieue, et a laissé l’Ecueil seul à tout hasard à démêler la fusée. Nous avons donc donné sur ces deux navires, qui après s’être parlé l’un à l’autre, se sont séparés à dessein de nous mettre entre eux deux. On voyait passer du feu dans leur entre-deux-ponts, grand signe qu’ils se préparaient au combat. On voyait deux navires qui ne paraissaient point craindre le choc, et avec cela, on voyait le Florissant nous quitter : c’était assez pour faire penser à soi. Monsieur de Porrières n’en a point été étonné : il a tout fait préparer pour le combat et s’est allé jeter vigoureusement entre les deux, bien résolu de montrer au Florissant de quelle manière il fallait s’y prendre. Il est certain que nous nous fussions battus en braves gens si c’eussent été des ennemis, et que nous étions prêts de leur répondre en même temps bâbord et stribord. Mais en ayant approché de la voix et ayant demandé d’où est le navire ? le Dragon a répondu De Rouen, et nous, De Versailles, ainsi on a rengainé.

Ces deux navires sont le Dragon et le Lion, que nous avons rejoints grâce à Dieu. Plaise à sa bonté que nous rejoignions bientôt le Gaillard et l’Oiseau. Tout le monde est fort scandalisé du procédé du Florissant. On croyait que la fausse manœuvre qu’il avait faite à Madras avait été un effet du hasard, mais l’action de cette nuit la fait baptiser d’un autre nom. Monsieur de Porrières le voyant s’éloigner à une si grande distance, et par conséquent sinon éviter tout à fait le choc, du moins échapper aux premiers coups qui sont toujours les plus à craindre, dit en plaisantant : J’ai envie d’aller sur lui et de lui crier que nous avons revu ces deux navires. Et il est certain qu’il est homme à lui avoir fait ce tour si il avait su que ces deux navires eussent été des nôtres ; mais croyant que c’étaient des ennemis, et outre cela ne voulant pas qu’on puisse donner à ses actions un autre visage que celui que l’apparence montre, il a poursuivi sa route et a donné au Lion et au Dragon, quoique seul, autant de peur que s’il avait été bien accompagné. Après la reconnaissance faite, un des officiers d’ici a crié au Dragon qu’ils paraissaient bien méchants la nuit puisqu’ils faisaient fuir le Florissant. J’ai été dîner aujourd’hui à bord de ce navire ; on m’a dit que l’air résolu et hardi dont l’Ecueil avait été cette nuit se jeter entre lui et le Lion leur avait donné bien à penser. S’il y a eu de la crainte de côté ou d’autre j’en ai été exempt car comme je vous ai dit je dormais fort tranquillement. Le vent n’est pas bon, mais il n’est pas fort ; il n’a point plu aujourd’hui, miracle !

Du lundi 25e. [septembre]

Pendant tout le jour fort beau temps, peu de vent, et fort chaud. Nous avons vu ce soir beaucoup de gros poissons, thons, marsouins et dorades. Nous n’en avons point pris, et cela par l’incivilité de Messieurs de Madras, qui nous ont cassé à coups de canon nos fouesnes et nos arpons. Il ne plut point hier, mais le ciel vient de nous payer pour hier et pour aujourd’hui. Cette pluie nous fait plaisir, car elle a changé le vent qui est bon à présent. Les vaches que nous avons eues de Bengale, qui sont assurément les doyennes du pays, sont plus dures que nos dents, on les donne aux matelots ; c’est un plaisir de les voir tirer après. La chair de ces animaux fait ce qu’elle peut pour n’être pas dévorée et se défend durement, mais inutilement. Le diable même rôti ou bouli, passerait le pas. Je me souviens d’avoir entendu une pauvre femme se plaindre à ma mère du trop d’appétit de son mari. Madame, lui disait-elle, ce malheureux heume le pain comme le vent. Je me sers de ses propres termes. Il en est de même de nos matelots, ils avalent en morceaux ce que leurs dents ne peuvent pas mâcher.

Du mardi 26e. [septembre]

Bon petit vent toute la nuit et toute la journée, nous allons bien. Monsieur de Porrières a été dîner à bord du Lion ; je n’y ai point été, n’y connaissant personne. Leur aumônier qui est un missionnaire est venu dîner ici et voir Monsieur Charmot. Il me paraît fort pieux, tel qu’ils sont tous. On peut lui donner ces six petits vers-ci de Monsieur Scarron :

Il porte une barbe en crépine.
Dieu la préserve de vermine.
Car si vermine s’y fourrait
Trop souvent il se gratterait,
Dont pourrait souffrir du dommage
La gravité du personnage.

Effectivement il a une barbe crépue qui lui descend jusques à l’estomac, et quelque chose de vénérable qu’ait une barbe, c’est pour moi un objet fort peu ragoûtant à moins qu’elle ne soit aussi blanche que l’était celle de Monsieur L’Empereur à Paris.

Du mercredi 27. [septembre]

J’avais clos l’article d’hier, mais je n’avais pas songé que l’heure de la pluie n’était pas passée, il a plu beaucoup. D’où peuvent venir les pluies qu’il fait ici tous les soirs, car il pleut encore à l’heure que je vous écris ? Je n’en sais rien, si ce n’est que la chaleur du soleil dissipe elle-même les exhalaisons qu’elle attire pendant la journée, mais que le soir le soleil qui s’éloigne n’ayant plus tant de force ne laisse pas d’en attirer quantité, mais ne peut les dissiper, ce qui fait qu’elles sont résolues ou dissoutes en pluies par la chaleur dont la moyenne région de l’air est échauffée. Il a fait presque calme toute la journée, et quoique si peu de vent qu’il a fait nous ait été bon, nous n’avons guère avancé. Monsieur Joyeux a envoyé cet après-midi son lieutenant à bord pour prier Monsieur de Porrières d’aller demain dîner chez lui. Mais comme Messieurs de Quistilly et de Chamoreau doivent venir ici, Monsieur de Porrières l’a remercié, et lui a fait dire que s’il voulait venir ici il serait le bienvenu, et cela d’un certain air qui nous a fait connaître qu’il se souvient de la nuit de samedi à dimanche.

Du jeudi 28e. [septembre]

Calme presque tout plat. Tous ces messieurs sont venus dîner ici aujourd’hui, et j’ai été au Florissant où ils doivent aller dimanche prochain. Il faut que la discorde ait soufflé de son venin dans ce navire, car ils sont toujours en guerre intestine. Je ne veux pas dire que ce soit par la faiblesse de leur capitaine, mais il est constant qu’un homme qui sait bien se faire obéir tient tous ses gens dans le respect et l’union.

Si licet exemplis. in parvo grandibus uti

S’il est permis de se servir d’un grand exemple dans une chose de peu de conséquence, la France ne serait pas au point de grandeur où elle est, les factions n’auraient point été assoupies, l’hérésie n’en aurait pas été extirpée, et la tranquillité ne régnerait pas dans toutes les provinces comme elle y règne si le Roi n’avait su se faire obéir par tout le monde sans distinction.

Du vendredi 29e. [septembre]

Vent tout à fait contraire mais faible Dieu merci, chaleur très forte.

Du samedi 30e. et dernier [septembre]

Il ne vente que très peu et tout à fait contraire pour aller à Mergui ; nous lauvoyons bord sur bord pour tâcher de ne nous point éloigner puisque nous ne pouvons avancer.

Ceci nous vaut autant que si nous croisions exprès, parce que s’il nous tombait quelque navire entre les mains, nous lui ferions décliner son nom. Nous en avons vu deux ce soir, mais à une très grande distance ; nous avons reviré de bord pour aller à eux, mais le vent quoique bon est bien faible.

Octobre 1690

Du dimanche premier. octobre

Toujours même vent. Nous n’avons point revu les deux navires d’hier.

Du lundi 2 [octobre]

Le vent continuant toujours contraire pour Merguy ; et les vaisseaux commençant à manquer d’eau, et ne voyant point d’apparence de pouvoir y arriver de longtemps ; et que même nous ne savons si nous y serions bien reçus, Messieurs les capitaines ont tenu conseil ce matin à bord du Florissant, où tout bien pesé, la nécessité de rejoindre le Gaillard et l’Oiseau, le besoin que nous avons d’eau, la quantité de malades qui sont dans les navires qui ont besoin de repos et de rafraîchissements, et l’incertitude où nous sommes si nous serions bien reçus à Merguy ; et outre cela, que les vents ayant toujours été contraires pour y aller, le Gaillard et l’Oiseau n’auraient pas pu y atteindre non plus que nous, et qu’ainsi ils pouvaient s’être rendus à Négrades, qui est le rendez-vous en cas qu’on ne pût aller à Mergui ou qu’on y fût mal reçu, il a été résolu d’aller à Négrades, dont nous ne sommes qu’à soixante lieues. La guerre civile est plus allumée que jamais dans le Florissant. Pour nous, grâce à Dieu, et au bon ordre établi par Monsieur de Porrières, nous vivons dans une paix profonde. Comme il s’est rendu seul maître de tout, chacun n’ayant à répondre qu’à lui fait ce qu’il doit faire. Effectivement la qualité la plus requise dans un commandant après le bon sens et la prudence est celle de savoir bien se faire obéir.

Du mardi 3e. [octobre]

Calme tout plat et chaleur très forte.

Du mercredi 4e. [octobre]

Encore calme tout plat, chaleur excessive. Il a plu ce soir et la pluie nous a amené un petit vent de Nord-Est qui nous était bon, mais qui n’a pas duré.

Du jeudi 5e. [octobre]

Calme presque toute la journée ; il vient de se lever un vent de Sud qui ne vaut rien.

Du vendredi 6e. [octobre]

Ce matin nous avons vu proche de nous à deux portées de canon un petit navire. Le Florissant n’a fait aucun signal pour lui donner cache, et nous avons poursuivi notre route fort longtemps, et ainsi il a eu celui de se tirer de nos mains. Enfin le Florissant a donné dessus, mais trop tard car il était trop loin. Nous nous sommes tous remis en route ; ce bâtiment est revenu sur nous pour nous reconnaître ; on croit ici avec toute sorte d’apparence que c’est un espion que les ennemis ont envoyé pour découvrir notre route, et savoir où nous sommes et où nous allons. Il est certain que nous l’aurions pris si nous avions donné dessus sitôt qu’on l’a vu. L’obscurité qu’il a fait cette nuit nous l’avait donné, notre négligence nous l’a ôté. On est fort étonné du procédé de Monsieur Joyeux, et sur ce pied-là on regrette le Gaillard et l’Oiseau qui l’auraient enlevé assurément s’ils avaient été ici. Monsieur de Porrières ne dit pas ce qu’il en pense, mais je crois que s’il avait été le maître, et que le Florissant ne fût pas notre amiral, ce petit navire aurait décliné son nom et celui de ses maîtres. Je ne veux point dire que Monsieur Joyeux fasse ces sortes de contretemps de lui-même, j’aime mieux en rejeter la faute sur le peu de concorde qu’il y a dans son navire. Cependant il me semble qu’il devrait être le maître dans son bord comme Monsieur de Porrières l’est ici, et outre cela quoique je sois certain qu’il fait cette campagne-ci malgré lui puisqu’il ne s’en est point caché à Lorient, je ne hésiterai point de dire qu’il devait ne la pas faire, ou que puisqu’il y est engagé et qu’il la fait, il serait de son honneur de s’en acquitter comme la faisant de bon cœur. Car enfin, pour dire les choses comme elles sont, tout ceci le perd de réputation, et il ne se lavera jamais des accusations qu’on lui pourra faire d’une négligence volontaire, ou d’une lâcheté dont on ne l’a jamais cru capable.

Je vous ai dit que nous faisions très pauvre chère les jours maigres. J’ai tant fait qu’il a été résolu aujourd’hui que dorénavant nous ferions gras le samedi, et qu’il n’y aurait plus que le vendredi qui serait pour nous un jour de carême.

Du samedi 7 [octobre]

Toujours temps couvert et toujours vent près. Il a extrêmement plu ce soir et le vent est venu bon, mais comme nous croyons être proche des îles qui avoisinent Merguy, nous ne ferons point de voiles cette nuit.

Du dimanche 8. [octobre]

Nous avons resté toute la nuit à la cape, c’est-à-dire que nous n’avons point été du tout quoique le vent fût bon, crainte de trouver ce que nous ne cherchons pas. Le vent s’est remis ce matin à son trou ordinaire, c’est-à-dire contraire pour Négrades. Cette obstination du vent nous fait changer de dessein, et nous allons à Merguy, qui est le premier rendez-vous. Dieu veuille que nous y trouvions le Gaillard et l’Oiseau.

Du Lundi 9e.[octobre]

Toujours même vent c’est-à-dire bien près. La brume est si épaisse que nous ne voyons pas cent pas devant nous ; il pleut presque toujours et le temps ne s’éclaircit point.

Du mardi 10. [octobre]

Calme tout plat toute la journée, pas un souffle de vent, pas une nuée en l’air, et chaleur excessive.

Du mercredi 11e. [octobre]

Le ciel se couvrit hier au soir ; il a plu toute la nuit, et aujourd’hui jusques sur les trois heures après-midi que le temps a éclairci. Nous n’avons point vu terre, et cependant nous en sommes très proches. Le temps a été si sombre et si couvert que des oiseaux de terre qui avaient été apparemment poussés au large par le vent n’ont pu la retrouver, et se sont venus percher sur nos vergues et nos manœuvres. Nos matelots en ont pris plusieurs à la main, entre autres de petits faits comme nos terrains de France excepté qu’ils ont le bec comme celui d’une fauvette, un autre comme une bergeronnette, et une tourterelle et une bécasse, semblables à celles de France. La tourterelle était bonne, j’en viens de goûter ; nous mangerons demain au soir la bécasse. Bien des gens qui sont déjà venus ici et qui sont avec nous disent que cela est extraordinaire pour la tourterelle et pour la bécasse, mais non pas pour les autres oiseaux, et il est constant qu’on trouve fort souvent à la mer des oiseaux de terre égarés qui sont tellement fatigués qu’ils ne peuvent se soutenir, et se laissent facilement prendre. Cela nous est un signe certain de la proximité de la terre, nous nous en défierons. Il a calmé ce soir et le temps est beau.

Du jeudi 12 [octobre]

Il a venté cette nuit un petit vent qui nous a servis. Le temps était sombre et couvert, heureusement il a éclairci. Je dis heureusement, car nous donnions à pleines voiles sur une île nommée Priparis, qui est sur les côtes de Siam, de laquelle nous croyions être bien loin dans l’Est, tous les pilotes se faisant proches de Merguy. A qui en est la faute ? On dit que les courants nous ont été contraires ; ces courants ont bon dos, ils portent tout. Cette île de Priparis est marquée mal sur les cartes hollandaises qui la mettent à 16 degrés de latitude Nord. Les cartes françaises, qui la mettent à 15 sont plus justes. Quelle soit où elle voudra, nous avons bien des grâces à rendre à Dieu de nous l’avoir fait découvrir, car nous ne nous y attendions point du tout, la croyant derrière nous.

Les navires n’ayant plus d’eau ni de bois, et notre gouvernail étant fort incommodé, et le vent étant bon pour aller à Négrades et ne valant rien pour aller à Merguy, nous faisons route pour le premier dont nous ne sommes qu’à vingt lieues.

Du vendredi 13e. [octobre]

Nous avons vu terre ce matin sur les dix heures. Nous en avons fait le signal ; le Florissant a poursuivi sa route jusques à midi, que nous lui avons fait une seconde fois le signal et que nous avons mis en panne pour l’attendre. Il était à plus de deux lieues au vent à nous ; enfin il a arrivé, nous lui avons parlé. Monsieur de Porrières lui a dit que son gouvernail étant en pitoyable état, c’était son sentiment d’aller à Négrades. Qu’en deux jours de travail il serait en état d’aller à Merguy, et que Monsieur du Quesne pourrait être aussi bien au premier qu’au dernier. Monsieur Joyeux lui a dit d’aller, que pour lui il allait encore croiser deux jours, et que s’il ne trouvait point Monsr. du Quesne, il viendrait nous rejoindre. l’Ecueil a donc fait route pour Négrades, qui est la terre que nous voyons, mais Monsr. de Joyeux nous a suivis contre notre attente. Nous en avons été tout proches, et lorsque nous allions mouiller, le Florissant a viré de bord, et ne nous faisant aucun signal pour nous faire rester, nous avons été obligés de le suivre parce qu’il est notre commandant. Ainsi contre vent et marée nous reprenons la route de Merguy.

Du samedi 14e. [octobre]

Nous fîmes mal hier de ne point mouiller : nous aurions été à l’abri des terres pendant le vent de cette nuit, et nous serions dès midi en lieu où nous pourrions raccommoder notre gouvernail et faire de l’eau, au lieu que nous sommes très mal présentement. Un vent d’Est-Sud-Est qui a soufflé épouvantablement toute la nuit nous rejette au large. Il faisait une pluie et des grains si forts que nous n’osions porter que nos pafis, et ce même vent qui souffle encore très bon frais nous empêche d’attraper ni Merguy ni Négrades, et voilà à quoi nous sommes réduits par le peu de solidité qu’a notre amiral dans ses résolutions. Nous avions été tellement dispersés cette nuit que nous avons été obligés de mettre ce matin à la cape et d’y rester plus de deux heures pour attendre les autres.

On a fait aujourd’hui justice à bord, mais comme on la doit faire encore demain, je remets à vous dire tout quand tout sera fait.

Du dimanche 15e. [octobre]

Toujours vent contraire et il pleut de temps en temps. Je vous promis hier de vous dire ce que c’est que la justice des navires et comme elle s’y exécute. Il en faut savoir le sujet. Deux de nos soldats avaient volé deux de nos matelots, l’un en lui coupant la poche de son haut-de-chausse en dormant, et l’autre en fouillant dans son coffre. Quoique le crime fût pareil, ils n’étaient point pourtant de part ni de société. L’un avait attrapé huit écus, l’autre vingt-cinq. Nos matelots savaient et connaissaient les voleurs ; ils leur ont demandé plusieurs fois leur argent, offrant même d’y perdre et de n’en point parler s’ils voulaient leur rendre de bonne foi ce qu’ils en avaient de reste. Point de nouvelles. Ils ont toujours dénié. Enfin le sergent qui est un fort honnête garçon et que j’aime à cause de cela, a fait en sorte de découvrir toute la mèche, d’autant plus facilement que ces misérables jouaient cet argent aux cartes, et qu’on savait bien qu’ils n’en avaient point - ou n’en devaient point avoir. Sur la plainte des matelots et la découverte du sergent, ils furent mis aux fers il y a environ quinze jours. Comme ils avaient joué cet argent et qu’ils en avaient perdu, ils n’en ont rendu environ que la cinquième partie, ainsi le reste a été perdu pour ceux à qui il appartenait, mais qui s’en sont rudement payés par leurs mains. On n’a point fait d’autre cérémonie que de les amarrer ou lier l’un hier et l’autre aujourd’hui, le ventre sur un canon, les bras bien étendus, et en cet état les abandonner chacun à la miséricorde de celui qu’il avait volé, lesquels avec une corde grosse comme la moitié du bras leur ont chatouillé le corps à trois reprises, toutes les trois fois à perte d’haleine, et les ont tapés en matelots volés et perdants. Ce sont de terribles frappeurs que les matelots, surtout lorsqu’ils sont piqués au jeu et qu’ils se vengent. Le dos de ces deux soldats se souviendra longtemps de la méchante action de leurs mains, surtout celui de ce matin, car il avait affaire malheureusement pour lui, à un matelot qui sait mieux et plus vigoureusement frapper que celui d’hier, et qui. outre cela, avait fait la plus grande perte : aussi l’a-t-il accommodé en chien renfermé. Il n’en est pourtant pas quitte car il ne veut pas avouer comment il a pris cet argent, et il n’y a que la confession qui puisse l’en tirer. On l’a remis aux fers. Je ne sais comment le corps d’un homme peut souffrir tant de coups, si bien et si vigoureusement appliqués, sans être écrasé ; apparemment que le corps d’un fripon est plus dur que celui d’un honnête homme, et Monsieur Racine n’a pas mal rencontré dans ses Plaideurs quand il fait dire à l’Intimé métamorphosé en sergent :

Je ne sais, mais enfin
Je me trouve le dos plus dur que ce matin.

Pour moi, qui regarde les fripons avec des yeux pitoyables et qui les aime de tout mon cœur, j’ai donné au matelot qui a si bien épousseté celui-ci un bon coup d’eau-de-vie pour le remettre de la fatigue qu’il venait de prendre, car il a bien fait son devoir à ma fantaisie. C’est un plaisir pour moi qu’une pareille exécution ; s’il y a à bord d’autres gens capables de jouer de la griffe, l’exemple est pathétique et palpable.

Du lundi 16e. [octobre]

Le vent a calmé mais il est toujours contraire, et nous commençons à manquer d’eau.

Du mardi 17. [octobre]

Il a fait calme tout le jour et ainsi une chaleur excessive. Le vent est venu Nord-Ouest ce soir, et est bon pour rattraper Négrades. Que le Florissant vienne ou non, c’est une nécessité pour nous d’y aller ; nous ne pouvons nous en dispenser et nous en tenons la route.

Du mercredi 18. [octobre]

Toujours bon vent. Nous sommes mouillés à la vue de Négrades, où nous n’avons pas pu entrer à cause des courants qui sont extrêmement forts ici. Demain, Dieu aidant, nous irons.

Du jeudi 19. [octobre]

Nous sommes aujourd’hui entrés à Négrades tous les quatre navires ensemble. Nous avons salué le Pégu en touchant, parce que nous avons voulu éviter de tomber sur le Florissant qui a fait une méchante manœuvre en revirant trop tôt dans le canal, et qui nous a obligés d’en faire une aussi, crainte de nous incommoder l’un l’autre. Nous voyons des cerfs courir à terre, tant mieux nous en voirons quelqu’un dans le plat.

Novembre 1690

Du mardi 14e.novembre

N’ayant rien presque à vous dire jour par jour, j’ai remis à vous écrire tout ce que je sais de ce pays-ci lorsque nous en serions partis, et comme nous avons mis ce soir à la voile, je vais vous dire ce qui en est ou qui m’en a paru.

Négrades ou Négerades est par cent seize degrés de longitude, et seize degrés de latitude Nord. Ce sont deux îles qui peuvent avoir l’une douze lieues et l’autre trois de tour. Elles sont contiguës au Royaume de Pégu et en sont les dernières terres dans le Sud-Ouest, et n’en sont séparées que par un bras de mer qui n’a pas plus de demi-lieue de large au plus, du moins du côté que j’ai vu et où j’ai été. Nous avons mis nos malades à terre dans la petite, et je n’ai été que deux fois dans la grande. Ce pays est très malsain, inculte, inhabité, tout couvert de bois d’espèces qui me sont inconnues, et toujours humide par la grande quantité de pluies qui y tombent, et qui y sont si fréquentes que quoique le soleil ait ici une chaleur excessive et brûlante la terre n’y est jamais sèche ; elle est grasse et me paraît bonne si elle était cultivée. On dit qu’autrefois des Portugais s’y étaient établis, mais qu’ils ont été massacrés par les Pégouans. Ces îles-ci sont pleines d’étangs et ruisseaux qui nourrissent du canage et du poisson à prendre à la main comme quelques-uns de nos gens en ont pris. Ils nourrissent aussi quantité d’insectes et de monstres qui ne sont point connus dans notre Europe, et qui sont produits ici par l’humidité de la terre et la chaleur du soleil. La terre est pleine de couleuvres et de serpents d’une grandeur prodigieuse, et les eaux de caïmans, qui est un animal long de 20 à 24 pieds, fait comme les crocodiles, excepté qu’il n’a point de petites cornes aux deux côtés de la tête, et qu’il a la queue coupée par intervalles à peu près comme une crémaillère ; et qu’il a la langue en fer de lance, ce que n’a pas le crocodile qui a la sienne large et plate. Cet animal est fort beau à voir, mais dangereux à approcher. Il a le corps, la tête et la queue couverte d’écailles larges d’un pouce et demi[e] en carré relevées comme un diamant à facettes. Ces écailles sont marquetées de noir, de blanc et de jaune, mais d’un fort bel éclat. La tête est faite comme celle d’un lézard, et remue comme le crocodile et le perroquet la mâchoire supérieure aussi bien que l’inférieure. Il a trente-deux dents en bas et trente-six en haut, fort pointues et plates. Le dessous du corps est couvert d’écailles larges d’un pouce en carré, plates et blanches, et qui se replient l’une dans l’autre. Il a quatre pattes griffées dont il se sert dans l’eau pour nager, et dont il rampe à terre assez lentement, ce qui fait qu’on l’évite avec assez de facilité. Elles sont couvertes de petites écailles noires et blanches qui font un très bel effet aux yeux. Nos matelots en ont pris un qu’ils avaient écorché, l’avaient fait cuire et 1’allaient manger sans Monsieur de Porrières qui le fit jeter à la mer. Soit dit en passant, le diable ne se tirerait pas bragues nettes de leurs mains s’il y tombait sous quelque figure que ce fût.

Je me souviens d’avoir vu et lu quelque part que le lion fait fuir le tigre, et que l’antipathie est si grande entre ces animaux qu’ils ne se rencontrent jamais ensemble dans le même pays. Je ne me suis point aperçu que cela fût vrai, car il y en a ici en quantité de l’une et de l’autre espèce. Il y a des éléphants et des buffles faits comme ceux d’Italie. J’ai été à la chasse avec un matelot seul ; nous en rencontrâmes une troupe, il voulait que je tirasse dessus, mais je jugeai à propos de les laisser passer sans leur rien dire, d’autant plus qu’il n’y avait que moi qui eût un fusil, et sachant que les buffles d’Italie sont animaux insociables, j’appréhendai que ceux-ci leur ressemblant tout à fait de corps ne fussent aussi de même humeur. Nos chasseurs en ont tué, nous en avons mangé, et je puis vous dire que c’est un très excellent manger à quelque sauce qu’on le mette, et qu’il fait de la soupe excellente. Les sangliers, les cerfs et les biches y vont par troupeaux de cent et deux cents, et pendant vingt-quatre jours que nous y avons été nos chasseurs nous en ont amplement fourni, tant pour nous que pour nos malades, et même pour partie de notre équipage. Le sanglier est bon quand il a été salé quelque temps. Pour le cerf, il est assez délicat mais maigre et on s’en dégoûte facilement ; et il s’en faut de beaucoup qu’il ne vaille le cerf de France. Nous en avons mangé en toutes sauces, au pot, à la broche et en pâte, et je commençais à en être dégoûté de toutes. Cette viande veut être promptement mangée parce qu’elle se corrompt d’un jour à l’autre ; peut-être comme on le dit à cause que ne perdant pas tout son sang par les trous des balles, ce qui en reste dans le corps s’empuantit facilement à la chaleur qu’il fait ici. Si cela est ainsi, les bestiaux que nous avons eus de Moali, qui étaient bien saignés, se fussent gardés plus longtemps n’y faisant pas plus chaud qu’ici : ils ne se gardaient pourtant pas davantage. Un mouton de France qui avait été blessé il y a trois jours, et qu’on tua aussitôt s’est gardé bon jusques à aujourd’hui que l’on l’a mangé ce soir. Ce n’est donc ni le sang qui peut rester dans le corps ni la chaleur qui en est la seule cause, quoiqu’elle y contribue : c’est donc l’humidité que ces animaux contractent par leur nourriture dans une terre grasse et humide où ils ne vivent que d’herbes fort spongieuses.

Il y a dans une petite île à une lieue d’où nous étions mouillés une quantité prodigieuse de tortues. Ce ne sont pas de celles dont on fait des couvertures, des peignes et d’autres ouvrages lorsque nos artisans les mettent en œuvre ; c’est une autre espèce de tortue qu’on nomme caret et dont la maison n’est que d’une seule pièce, qui n’est propre à rien. Le corps est adhérent à cette maison et en fait partie. Il y en a qui pèsent quatre et cinq cents livres. Ce ne sont que les femelles qui viennent à terre, le mâle restant toujours à l’eau. Cet animal ne fait que se traîner assez lentement parce que ses pattes ou plutôt ses nageoires sont extrêmement faibles pour un si grand faix, et lorsqu’il est sur le dos, il est impossible qu’il se retourne sur le ventre, et par conséquent qu’il marche. Il ne vient à terre que pour se décharger de ses œufs qu’il porte en très grande quantité jusques au nombre de quatre et cinq cents. Ces œufs sont parfaitement ronds et faits comme une bille à jouer au billard. Ils ne sont point séparés les uns des autres dans le corps de la mère par une séparation particulière, mais tous à côté les uns des autres dans un boyau de leur grosseur fort mince et tendre, à peu près comme des crottes de mouton dans le corps de l’animal avant que d’être jetées dehors. Le jaune n’est point séparé du blanc quoiqu’il en soit distingué, et ce blanc ne durcit jamais quelque temps qu’il reste sur le feu. Ces œufs ne valent rien du tout quoique les matelots les mangent, mais que ne mangent-ils pas ? Ils sont couverts non pas d’une coque mais d’une pellicule blanche et tendre comme du parchemin mouillé, en sorte qu’on peut les laisser tomber sans qu’ils se cassent, parce que cette peau obéit sans se crever. Il semble que Dieu ait donné à cet animal la connaissance de l’impossibilité où il est de faire éclore ses œufs par lui-même, et qu’il connaisse qu’outre qu’un fardeau aussi lourd que son corps portant sur ces œufs les écraserait, la chaleur naturelle qu’il leur pourrait communiquer à travers sa maison ou son plastron ne serait pas assez forte pour les faire éclore. Et la nature pour ne point tromper l’ardeur de cet animal dans la propagation de son espèce, lui a donné l’instinct de faire un trou dans le sable sur le bord de la mer et où elle ne monte point, et de s’y décharger de son fardeau au nombre de cinq ou six cents œufs, de recouvrir le tout de sable, et de les confier ainsi à la chaleur du soleil qui par son influence bénigne achève ce que la nature a commencé, en donnant la vie à ces œufs, et les faisant éclore. Et à peine les petits sont-ils hors de la coque qu’ils cherchent naturellement l’eau. Et c’est lorsque les mères viennent à terre pour y mettre bas que les matelots les prennent. Cet animal a encore une autre propriété, c’est qu’il reste en vie tourné sur le dos vingt et vingt-cinq jours sans manger, en le lavant tous les matins d’eau de la mer. La chair en est assez bonne mais longue, de couleur de celle du bœuf ; elle fait de bonne soupe, et d’assez bonnes fricassées lorsque les épices y dominent. Elle est purgative, et par conséquent excellente pour un équipage qui a été longtemps nourri de bœuf et de lard salés ; mais il ne faut point en manger ni trop à la fois ni trop longtemps, parce qu’elle incommode. En effet, nous avons beaucoup plus de malades à présent que nous n’en avions avant que d’arriver à Négrades et j’en rejette la cause sur la tortue qu’ils ont mangée avec trop d’avidité, outre qu’effectivement la fatigue que tout le monde a eue ici y peut beaucoup contribuer.

Je vous ai dit que ces îles-ci sont inhabitées, cependant nous y avons trouvé des têtes et des os d’hommes morts qui étaient hors de terre. Mais je ne crois point que ce soit des corps d’hommes originaires du pays, oui bien de quelques matelots ou autres des navires européens qui y sont venus hiverner comme nous, et qui y ont enterré comme nous ceux des leurs qui y sont morts, et que les bêtes féroces, tigres, lions ou autres ont déterrés. Les navires de l’escadre y ont laissé plusieurs de leurs gens, entre autres l’Oiseau (car grâce à Dieu nous sommes tous réunis à présent) y a laissé Monsieur de La Ville-aux-Clercs, son lieutenant. On dit ici qu’il était fils naturel d’un prince français qu’on m’a nommé, mais je n’y vois point d’apparence, car il faudrait qu’il l’eût eu dès le berceau, étant à peu près de même âge ; pour son frère naturel, cela se peut, car défunt Monsieur le duc de Nemours a été un des plus galants hommes de son temps, et si on en croit la chronique scandaleuse, il a eu plusieurs bonnes fortunes et amourettes dont celui-ci pourrait bien avoir été une échappée. Quoi qu’il en soit pour revenir aux morts l’Ecueil n’en a point laissé.

Mais avant que de sortir du Pégu, il faut que je vous en dise une chose que j’en ai apprise par Monsieur de Quemener missionnaire qui revient en France après dix ans de séjour dans ce pays-ci. C’est qu’un roi du Pégu, voyant que son royaume se dépeuplait par le peu de commerce que les hommes avaient avec les femmes qu’ils méprisaient pour s’adonner au crime qui attira le feu du ciel sur Sodome et Gomorrhe, ordonna que les femmes pour les inciter à la lubricité iraient désormais nues, excepté une écharpe qui leur prendrait de l’épaule gauche sous l’épaule droite, et qu’elles ne porteraient pour tout autre vêtement qu’un linge qui les couvrirait depuis le dessous du nombril jusques à la moitié de la cuisse, lequel s’ouvrirait sur le devant au mouvement que ces femmes feraient en marchant, afin que la vue de l’objet pût réveiller, dans ces hommes infâmes, les sentiments que la nature seule inspire. Cela se pratique encore aujourd’hui ; ainsi les femmes et les filles y sont communes, et ressemblent à des troncs publics, toujours prêtes à recevoir les offrandes du premier venu. Cela me fait souvenir de l’axiome du droit qui dit :

Omnis justicia habet in se aliquid ex iniquo, quod utilitate publicarependitur.

C’est-à-dire que toute sorte d’action de justice a en soi quelque chose d’injuste qui est récompensé par l’utilité publique. En effet depuis l’exécution de cet ordre le pays se repeuple, et le crime contre nature s’abolit insensiblement. Pour cette communauté des femmes elle ne doit point étonner, puisqu’elle était autrefois établie dans plusieurs parties de l’Europe avant qu’elles eussent été disciplinées par les lois, et éclairées par les lumières de l’Evangile. Jules César dans ses Commentaires dit que les femmes étaient communes de son temps dans la Grande-Bretagne qui est aujourd’hui l’Angleterre, et qu’ils n’en avaient point de particulières, lorsqu’il y alla.

Je ne finirais jamais si je vous écrivais tout ce que je sais par ouï-dire de l’Asie. Je ne puis pourtant me dispenser de vous parler du royaume d’Achem dont nous sommes proches. Les peuples ne souffrent point que le fils succède au père, à moins que ce ne soit d’une reine qu’il l’ait eu, et la couronne n’y est jamais possédée par deux hommes de suite ; ils sont si jaloux du sang auquel ils obéissent qu’afin d’être sûrs qu’ils ne s’abusent point ils n’ont recours qu’à celui des femmes, c’est-à-dire qu’une reine d’Achem ayant du mari qu’elle aura épousé un garçon et une fille, ce garçon lui succède, mais non pas ses enfants à lui, et ce sont ceux de sa sœur, et toujours ainsi. Et ce que je trouve d’assez étonnant dans cette coutume, c’est que ce sexe doit la couronne au peu de confiance que ses propres sujets ont en sa continence et à sa chasteté conjugale. Voilà tout ce que je crois vous devoir dire de ces pays-ci, ne jugeant pas à propos de vous rien écrire sur des ouï-dire. Je vous dirai seulement que notre hivernement a été plus fatigant que la campagne même, et que nos matelots étaient presque tous sur les dents par le travail continuel de l’eau, du bois et du navire. Dieu merci nous en sommes dehors, et chaque pas que nous ferons désormais nous rapprochera de notre patrie.

Je vous ai dit que grâce à Dieu nos vaisseaux étaient tous rejoints. Le Gaillard et l’Oiseau arrivèrent à Négrades le mercredi 25e du passé, et vinrent le lendemain mouiller proche de nous. Ils étaient accompagnés d’un petit navire portugais, qui partit le 28 qui fut le même jour que Monsieur Du Quesne envoya nos chaloupes armées pour prendre un Anglais qui était à deux lieues de nous. Elles revinrent le trente, n’ayant point pris ce navire et ne l’ayant pas même approché de la portée de son canon dont il avait dix-huit pièces. Le huit du courant nous avons vu au large un autre navire, le Lion a donné dessus ; le Dragon y alla le dix, et sont revenus le douze avec un petit bâtiment qui était à Madras lors de notre combat ; c’est un Portugais. Nous avons appris par lui que les ennemis ont perdu beaucoup de monde dont ils ne veulent pas dire le nombre. Que le capitaine de l’amiral hollandais a eu la tête emportée d’un boulet de canon, et que celui de l’amiral anglais a eu le nez coupé d’un éclat. Que ces Messieurs ont fait courir le bruit que nous y avions perdu plus de cent hommes dont on avait trouvé partie des corps sur le bord de la mer, et que nous avions été à Saint-Thomé à deux lieues de là faire enterrer le reste, et faire les obsèques de Monsieur Du Quesne qu’ils assurent avoir été tué, et qui Dieu merci n’y a seulement pas été blessé, qui est en très bonne santé et en état de leur faire voir qu’il est en vie et toujours lui-même. Le Portugais, qui vint avec lui le 25 du passé assura qu’on avait trouvé sur la côte plusieurs cadavres que la mer y avait jetés. Je ne fais point de difficulté de le croire, mais je crois aussi que ce sont les gens du bâtiment anglais que nous prîmes le lendemain de notre combat, dans lequel il ne s’était trouvé personne. Ces gens crainte de tomber entre nos mains auront voulu se sauver la nuit, et dans leur fuite ne conservant pas tout le jugement nécessaire, auront donné sur quelque rocher où leur chaloupe se sera brisée, ou même auront été coulés à fond par les brisants qui sont là tels qu’à Pondichéry, et par conséquent auront bu plus que leur soif, et auront été poussés à terre par la mer. Cela me paraît si vraisemblable que je le crois.

Il y a un marchand aux Iles de l’Amérique, nommé Monsieur Roy qui est présentement riche de plus d’un million, lequel a autrefois été troqué pour un âne. Pendant que nous avons été à Négrades, il y a eu un des capitaines d’infanterie qui a été troqué pour une barrique de vin. Il faut en savoir le sujet. Je vous ai dit ci-devant que la discorde était fort grande dans le Florissant ; on disait que cela était produit par un nommé Monsr. de La Ragotterie dont on dit que l’esprit est incompatible avec qui que ce soit. Monsieur Joyeux désirant d’ôter de son bord cette pierre d’achoppement, si je puis nommer ainsi un obstacle à la tranquillité publique, s’est accommodé avec Monsieur le chevalier d’Aire pour lui donner sur son navire ce Monsieur de La Ragotterie et prendre de lui M. Du Mont. Mais comme Monsieur Daire a perdu beaucoup de vin, il n’a pas voulu faire le troc sans y gagner, et pour cela a demandé une barrique de vin de retour, ce que Monsieur Joyeux lui a facilement accordé. Cela ne fait aucun tort à Mr. Dumont qui est un fort honnête homme, mais oui bien à ce M r. de La Ragotterie qui voit qu’on n’a cherché qu’à se défaire de lui à quelque prix que ç’ait été du côté du Florissant, et que du côté de l’Oiseau, on n’a pas jugé qu’il en valût un autre à une barrique de vin près, qui est beaucoup dans ce pays-ci puisqu’on l’y vend cent écus. Pour Monsr. Dumont, il est plus honnêtement qu’il n’était, car il n’a point embarqué sur le Florissant, et Monsieur Du Quesne a voulu l’avoir, parce qu’il est un fort brave homme et un bon officier. Ce troc-là nous a fait rire, et il y en a assurément du sujet car le Florissant perd en même temps un bon officier en la personne de ce Monsieur Dumont et une barrique de vin ; mais aussi il a une bouche de moins, et plus que tout cela, il n’a plus personne pour brouiller les cartes. Nous verrons s’ils vivront plus tranquillement à l’avenir que par le passé.

Du mercredi 15. [novembre]

Nous mîmes hier à la voile par un assez bon vent, mais qui s’est mis contraire ce matin. Le peu de rafraîchissements que notre équipage a eu à Négrades fait que nous tâcherons d’attraper une île qui n’est qu’à trente lieues d’ici, où le pilote côtier qui est à bord du Gaillard dit que nous trouverons de tout ce qu’il nous faut. J’ai appris aujourd’hui que j’ai fort bien fait à Négrades de ne rien dire aux buffles que je trouvai à la chasse : un seul de ces animaux a terrassé le maître et le capitaine d’armes de l’Oiseau, dont le dernier a le ventre crevé à coups de cornes et est fort en danger de sa vie.

Du jeudi 16e. [novembre]

Toujours vent bien près. Nous côtoyons la terre du Royaume d’Aracan.

Du vendredi 17e. [novembre]

Nous faisons route pour Balassor, le vent n’est ni bon ni mauvais. Nous avons plus de cinquante hommes hors de service qui sont tombés malades depuis mardi. Le capitaine de la flûte hollandaise qui est ici dit que c’est l’ordinaire, et que ceux même qui sont accoutumés à ce climat-ci évitent rarement les fièvres chaudes qui y sont fort communes dans la saison où nous sommes.

Du samedi 18e. [novembre]

Calme tout plat et grande chaleur.

Du dimanche 19e. [novembre]

Même chose, il nous tombe toujours des malades, et les autres navires n’en manquent pas.

Du lundi 20e. [novembre]

Il s’est levé cette nuit un petit vent qui est bien près ; nous tirons avec lui au court bâton. Nous avons à présent plus de soixante de nos gens malades, et presque tous de fièvres chaudes, lesquels font des discours dans leurs accès dont on ne se peut empêcher de rire, malgré la compassion qu’on en a.

Du mardi 21e. [novembre]

Il fait peu de vent, mais il n’est pas mauvais. On tâche d’attraper cette île, qui sera pour nous l’Ile Fortunée, si nous y trouvons les rafraîchissements que nous en espérons, car en vérité nous sommes fort mal. Notre navire ressemble plutôt à un hôpital qu’à un vaisseau de guerre : lieutenant, sous-lieutenant, aumônier, missionnaire, maître-canonnier, maître-pilote, tout est malade ; il n’y a pas la moitié de nos gens en parfaite santé.

Du mercredi 22e. [novembre]

Nous avons vu terre ce matin, et c’est l’île de Chadube que nous cherchons. Monsieur Du Quesne y a envoyé trois chaloupes, Dieu veuille qu’elles en reviennent bien chargées car toute l’escadre a besoin de viande fraîche, tous les vaisseaux ayant autant de malades que nous au moins. Il y a assurément sur l’escadre outre les morts plus de trois cents hommes hors de service.

Du jeudi 23e. [novembre]

Les chaloupes sont revenues ce soir sans rien apporter, malgré le besoin qu’on en a, et cela par une bonté dont les Français seuls sont capables. Les habitants de l’île ont été maltraités des Anglais, et la crainte d’un pareil traitement les a fait fuir dans les bois à la vue de nos chaloupes. Ils ont abandonné leurs maisons ou cabanes, dans lesquelles nos gens ont trouvé quantité de bœufs, de cabris, de cochons, de poules, d’œufs et de légumes.

Plusieurs de nos gens qui y étaient voulaient qu’on en emportât ce qu’on pourrait, ou du moins le nécessaire, en laissant grassement et en bonne conscience la valeur en argent. Mais les gens de l’amiral ont craint d’être blâmés de Monsieur Du Quesne s’ils en enlevaient rien que de gré à gré, et ainsi leur avis a prévalu sur celui des autres, et les chaloupes sont revenues vides comme elles étaient allées.

Du vendredi 24e. [novembre]

Nous poursuivîmes dès hier au soir notre route pour Balassor. Il tombe tous les jours de nos gens malades. Pour moi qui ai eu quatre petits accès de fièvre, et qui en suis plus que content, pour obvier au cinquième, je me suis réduit au cangé. C’est un bouillon seulement composé de riz et d’eau qu’on fait cuire ensemble fort clair, sans sel, sans sucre et sans autre chose.

Du samedi 25e. [novembre]

Toujours bon petit vent. Nous ne sommes qu’à quatre-vingts lieues de Balassor, nous avons aujourd’hui quitté de vue les dernières terres du Royaume d’Aracan. C’était peu d’avoir des malades, la mort s’en mêle à la fin. Nous avons jeté à la mer un de nos charpentiers. Les autres malades sont accablés de fièvres chaudes, lesquelles sont en partie accompagnées d’espèce de charbons de peste qui me donnent plus à penser que je n’en dis. Il y a un de nos vaisseaux, qui pourtant devrait être le mieux de tous, qui n’a plus de rafraîchissements du tout, et qui est aux emprunts. Grâce à Dieu nous ne sommes point au pareil état, Monsieur de Porrières ayant mieux aimé faire pauvre chère que d’exposer son équipage à manquer de quelque chose dans la suite. Les Hollandais qui sont ici, et qui nous viennent des bâtiments que nous avons pris, souhaitent fort que leurs compatriotes viennent, et se disent les uns aux autres : Les voilà tous malades, si nos gens pouvaient venir ils en auraient bon marché. Je vous jure pourtant qu’ils ne connaissent pas les Français et que dans un combat le cœur surmonte bientôt l’abattement du corps.

Du dimanche 26e [novembre]

Pour achever le nombre de nos malades notre chirurgien l’est à son tour, et il est mort ce matin encore un de nos charpentiers.

Du lundi 27. [novembre]

Le nombre de nos malades et le genre de la maladie augmentant, et notre aumônier et Monsieur Charmot étant l’un et l’autre hors d’état d’agir, Monsieur de Porrières a envoyé à bord du Lion quérir Monsieur de Quemener qui est le missionnaire dont je vous ai parlé au sujet du Pégu, afin de donner à nos matelots le salut de l’âme si on ne peut leur donner la santé du corps. Sitôt qu’il a été à bord, il n’a point manqué d’occupation. La confession d’un côté, l’extrême-onction de l’autre, l’ont employé tout le jour et l’occupent encore. En vérité l’état où nous sommes nous fait pitié à nous-mêmes. Tout le monde est triste soit pour soi-même, soit pour l’intérêt des autres. Je ne sais sur qui rejeter la faute et la cause de tant de malades : ce ne doit point être sur les vivres, car ils sont très bons. Le climat peut y contribuer, mais la tortue me revient en tête, d’autant plus qu’il est constant que les gens de ce pays-ci n’en mangent point et aiment mieux se passer de riz et de poisson sec, que d’user d’une viande qu’ils ont apparemment reconnue malsaine. Les matelots mangent tout, et si on peut le dire sans insulter à leurs souffrances, les malheureux avalent leur mort en s’emplissant le ventre.

Du mardi 28 [novembre]

Nous avons eu ici aujourd’hui beaucoup de communiants tant malades que convalescents et sains, et Monsieur de Quemener qui ne nous a point quittés a fait ici une petite mission. Il est encore mort cette nuit un de nos matelots qui reçut hier l’extrême-onction. Le cangé est bon, il a emporté ma fièvre, Dieu veuille qu’elle ne revienne pas. Le vent est assez bon mais nous n’allons que peu, parce que le ciel qui est couvert ne permet pas de distinguer fort loin devant nous, et qu’il y a des écueils sur notre route que nous appréhendons, d’autant plus que nous ne savons pas positivement par quel degré nous sommes, n’ayant point pris hauteur depuis longtemps et les courants ayant pu nous porter tout aussi bien au Sud qu’au Nord. Nous avons sondé ce soir et avons trouvé 45 brasses d’eau.

Du mercredi 29e [novembre]

Nous avons été toute cette nuit à la cape à cause des écueils dont je vous parlai hier. Monsieur de Quemener est retourné à bord du Lion, bien édifié de la dévotion de notre équipage, et nous a laissés fort édifiés aussi de la sienne. Nous sommes à l’ancre à présent, mais sans voir aucune terre quoique nous en soyons fort proches.

Du jeudi jour de saint André 30e. [novembre]

Nous avons été toute la journée et avons vu terre ce soir, c’est la pointe des Palmiers. Si le temps était bien clair, nous verrions Balassor, qui n’est qu’à dix lieues d’ici, et où ne serons peut-être pas sitôt, car le vent nous est justement contraire et bon frais, et les marées sont ici bien fortes. J’ai été ce soir au Florissant où j’ai soupé en partie, me réservant pour chez nous. Ils n’ont plus du tout de viande fraîche telle soit-elle, et les officiers se nourrissent de bœuf et de lard salés faute d’autre chose. Ils se sont fait des mardis gras le plus qu’ils ont pu, ils sont présentement aux mercredis des Cendres. Je ne sais comment ils traitent leurs malades, mais il ne me paraît pas qu’ils soient bien ; du moins la demande que le commissaire m’a faite m’en fait très mal augurer, et me fait connaître qu’ils manquent de tout.

Décembre 1690

Du vendredi 1er [décembre]

Nous mîmes hier soir à l’ancre et y avons resté toute la journée parce que le vent a toujours été contraire et trop fort pour nous laisser dériver au courant.

Du samedi 2e. [décembre]

Nous avons mis ce matin à la voile à la pointe du jour pour avancer en nous laissant entraîner au flot ou à la marée montante ; le vent était fort calme. Nous avons mouillé sur les onze heures, à cause du jusant ou reflux.

Du dimanche 3e. [décembre]

Même manœuvre qu’hier : à la voile ce matin et à l’ancre à midi. Nous avons aujourd’hui perdu deux hommes qui sont morts : ce matin, un Lascaris ou esclave de ceux que nous avions eus de la flûte, et ce soir un de nos matelots, nommé Henri Couriou ; Monsieur Du Quesne a envoyé à Balassor.

Du lundi 4e. [décembre]

Nous sommes à présent mouillés en rade, ayant fait encore aujourd’hui la même chose qu’hier et avant-hier, et nous attendons des rafraîchissements en ayant bon besoin.

Du mardi 5e. [décembre]

Il nous est aujourd’hui venu des rafraîchissements, peu de chose effectivement ; mais le meilleur est qu’il y a ordre d’envoyer les malades à terre, ils y recouvreront leur santé mieux qu’à bord.

Du mercredi 6e. [décembre]

Nous avons envoyé nos malades à terre, et nous allons prendre des marchandises ; comme il faut absolument que j’aille à terre je ne vous écrirai plus que je n’en sois de retour.

Du samedi 30e [décembre]

Je ne vous ai rien écrit depuis le 6e du courant parce que j’ai toujours été extrêmement occupé tant à terre qu’à bord, à terre pour demander ce qui nous était nécessaire, et à bord pour recevoir les marchandises que nous devons porter en France. Mais ayant mis à la voile ce matin dès devant jour je vais vous dire ce que je sais d’ici, après vous avoir dit qu’un emploi d’écrivain est une bagatelle à la mer où il ne faut que deux lignes d’écriture et de la ponctualité, mais qu’à terre c’est l’emploi le plus tuant et le plus fatigant qu’un homme puisse avoir lorsqu’il est d’humeur à s’en acquitter par lui-même sans s’en reposer sur personne.

Je commencerai par ce qui nous regarde et vous dirai que le 19e notre second canonnier, Mathurin Le Cocq est mort à terre où il avait été envoyé pour sa maladie. C’est dommage, il était brave homme et de service et s’était trouvé dans plusieurs occasions et on pouvait se reposer sur lui. Je l’ai vu deux fois dans l’action, et je puis vous dire qu’il agissait avec autant de sang-froid et de tranquillité que s’il n’avait été simplement que spectateur d’un orage de coups de poing. Monsieur Le Vasseur notre sous-lieutenant ne lui a survécu que quatre jours étant mort le 23e. J’avais reçu son testament et j’ai fait son inventaire, c’était un bon garçon. Il était frère de Monsieur Le Vasseur avocat au Conseil à Paris. Il est mort tout à fait chrétiennement et a donné tout ce qu’il avait à bord aux pauvres et pour faire prier Dieu pour lui.

L’endroit où nous étions mouillés et les terres qui l’environnent font partie du royaume de Bengala ou Bengale, c’est une grande anse dans laquelle se viennent décharger plusieurs rivières entre autres le Gange si fameux par les conquêtes d’Alexandre, et la rivière de Bengale qui donne son nom au royaume qu’elle lave et traverse ; mais n’y ayant point été, je n’en dirai rien. Il y a une rivière dont l’eau est douce à un quart de lieue de son embouchure qui se nomme Balassor laquelle donne son nom à la ville qui est à deux bonnes lieues dans les terres. On ne peut y aller que de flux ou de marée montante parce que le courant est trop fort pour pouvoir le vaincre. Cette rivière ne fait que serpenter ; elle est creuse et profonde mais son eau est malsaine, pesante et de méchant goût. Les navires de sept et huit cents tonneaux peuvent y monter jusques à la ville. Cette ville n’est autre chose qu’un assemblage confus de maisonnettes de nègres, bâties de terre glaise déliée avec de la paille hachée et enduite de même terre brune, et comme ils ont soin d’en laver tous les jours les dehors, cela rend ces maisonnettes fort propres à la vue. Les Maures sont fort nombreux ici et dépendent du Mogol. Le trafic y est grand et riche, y ayant par l’industrie des Bengalais toutes sortes d’étoffes et de toiles d’or, d’argent, de soie et de coton. A l’impureté près ils vivent sous des lois, policés et civilisés comme les Européens, les criminels y sont punis et la vertu reconnue. L’or ni l’argent n’y manquent point. Ils ont à souhait tout ce qu’il faut pour la vie ; leurs bœufs sont durs aussi bien que toutes les autres viandes, mais n’ont point de mauvais goût. Ils ont des moutons à peu près faits comme ceux d’Europe, plus petits, pas si bons, mais meilleurs que ceux de Pondichéry ; les oies, les poules, les canards, les pigeons y sont en très grande quantité. Un bœuf pour deux roupies, quinze poules pour une, cinquante pigeons pour une, et la roupie vingt-huit sols de notre monnaie : je ne vois pas qu’on doive se plaindre de la cherté. Ils ont de la cire et du miel en quantité, et c’est d’eux que nous vient la laque dont on fait en Europe ce que nous appelons cire d’Espagne. Leurs légumes sont très bonnes, leur riz excellent, leur blé pas tout à fait si nourrissant ni si savoureux que le nôtre, mais en récompense plus léger, et le pain est d’assez bon goût. Leur boisson ordinaire est de la raque, qu’ils font avec du tary ou vin de palmier ; elle a la force de l’eau-de-vie de France, mais de mauvais goût et pas si saine. Enfin à cela près tout y est bon et à bon prix et je ne vois pas qu’ils manquent de rien. Cependant comme ceci est éloigné de plus de trois cents lieues d’Agra demeure ordinaire du Mogol, les gouverneurs qu’il y envoie le regardent comme un lieu d’exil quoiqu’ils y fassent fort bien leurs affaires. Lorsque nous y étions, il y était arrivé depuis peu un gouverneur qui avait envoyé son prédécesseur au Grand Mogol sous bonne garde attendu qu’il lui devait plus de deux cent mille piastres et qu’il avait fait quelques malversations. Ce gouverneur est fort bien accompagné et peut mettre sous les armes autant de monde que bon lui semble ou qu’il y a d’hommes capables de les porter. Il y a dans cette ville plusieurs maisons bâties par des Européens fort belles, une entre autres qu’on dit appartenir aux Anglais, qui ressemble plutôt à un palais qu’à une maison ou comptoir de compagnie ; mais elle commence à tomber en ruine faute d’être entretenue à cause de la guerre dont je vous parlerai dans la suite. Les habitants sont affables mais intéressés. Ils sont bien faits et fort industrieux. Leur religion est mahométane et idolâtre. Il y a une église catholique dont un augustin a la direction : il se nomme Padre Bernard et est portugais. Il y a plusieurs Bengalais catholiques qui y viennent entendre la messe. J’y ai assisté. Ils sont fort dévots mais adonnés à la superstition ; on n’en fera jamais de bons catholiques si ce que dit Corneille Tacite est vrai : Gens superstitioni obnoxia, religionibus adversa. Qu’une nation attachée à la superstition est contraire à toute religion. Leurs signes de croix avec les deux mains jointes qu’ils lèvent par dessus leur tête, qu’ils conduisent jusques au bas du ventre et aux épaules, ressemblent bien plutôt à une bénédiction qu’ils donnent aux autres, que non pas à eux-mêmes en particulier, et me paraît encore tenir de leur manière d’adorer leurs idoles.

Mais enfin il est impossible de les défaire tout d’un coup de leur coutume, et il faut de nécessité leur en souffrir quelque reste de peu de conséquence pour gagner sur eux le principal et l’essentiel, et cela paraît d’autant plus nécessaire et permis que partie des Apôtres même consentaient d’observer quelques-unes des cérémonies légales des Juifs afin de les attirer plus facilement au christianisme. Et qui voudrait tout d’un [coup] défaire les idolâtres de leurs superstitions ne pourrait jamais rien gagner sur leur esprit, c’est leur génie comme Plutarque l’a remarqué :

Inclinant nalura ad superstitionem Barbari.

Il y a parmi eux des danseurs et des sauteurs qui font des tours si surprenants qu’il faudrait que les nôtres missent pavillon bas devant eux si ce qu’on m’en a dit est vrai. On m’en a rapporté des choses si peu vraisemblables que je me dispenserai de vous en parler, étant impossible de les croire à moins que de les voir soi-même.

La terre est ici belle et bonne, et bien arrousée, unie et d’un grand rapport. Elle fournit abondamment non seulement aux nécessités de la vie, mais même à la délicatesse. Le sucre, le gingembre, le tamarin, la casse, la réglisse, l’oseille, la laitue, le pourpier, la chicorée, les choux, le persil, les raves, les navets, l’oignon, l’ail, la ciboulette, les pois, les fèves, les citrouilles, les concombres, les melons, les oranges, les citrons, la banane, l’ananas, le coco et mille autres fruits et légumes y viennent en abondance. Je vous ai parlé de la viande, le poisson y est bon et en très grande quantité, faisant presque lui seul la nourriture des deux tiers du peuple. Ce qu’il y a de fâcheux c’est que leurs rivières sont pleines de crocodiles et malheur à ceux qui s’y baignent ou qui s’y laissent tomber. Il ne fait pas sûr non plus d’aller par terre que bien accompagné, parce qu’il y a des tigres, des buffles et des éléphants qui ne sont point privés et qui ne font aucun quartier à ceux qui sont assez malheureux pour se rencontrer sur leur chemin sans être en état de leur résister ; les tigres font bien plus, ils viennent jusques au cœur de la ville en enlever des enfants, ce qui est arrivé encore il n’y a pas plus de trois mois. Si on en croit ce qu’on en dit, ces animaux sont ici plus grands que deux veaux de six mois. Pour achever de parler des bêtes malfaisantes de ce pays-ci, le pauvre capitaine d’armes de l’Oiseau qui fut abattu à Négrades par un buffle en restera eunuque toute sa vie.

Les Français, Anglais et Hollandais ont là des établissements qu’on appelle loges ou comptoirs ; il y a même des Portugais qui y sont habitués*. La guerre d’Europe empêche la Compagnie française de faire à présent aucun négoce par mer, parce qu’elle n’est pas si forte dans les Indes que les autres nations à beaucoup près ; elle ne commerce que par terre ou sous pavillon et passeport portugais. Il y a dans la rivière devant la loge un navire qui a été bâti à Siam et qu’on appelle Le Siam. Il est plus grand et plus fort qu’aucun de notre escadre ; il paraît de huit cents tonneaux au moins, mais on n’ose l’exposer à la mer crainte d’accident. C’est dommage qu’un aussi beau navire que celui-là reste à pourrir dans l’eau douce. Les autres nations y en ont aussi et ont autant de peur de nous présentement malgré toutes leurs forces qu’ils en peuvent donner à un navire seul dans un autre temps. Les loges des Anglais et Hollandais ne sont pas éloignées de celle des Français que d’une petite portée de canon, cependant ils ne se visitent plus. Pendant la paix d’Europe ils étaient toujours ensemble bons amis et se régalaient tous les jours, à présent chacun se tient chez soi et il n’y a plus de visites. Ils voudraient bien se faire pièce les uns aux autres et ne manquent pas de bonne volonté, mais s’ils en venaient à quelque excès ils ne s’en trouveraient pas bien, car outre que le Grand Mogol donnerait congé à celle des nations qui aurait tort, son commerce serait interrompu sur le reste des terres qui dépendent de ce prince, lequel obligerait les infracteurs de la paix de restituer à ceux qui auraient été vexés le centuple de ce qu’on leur aurait pris, ce qui est déjà arrivé ; étant son intention que les Européens ne venant chez lui que pour le commerce, ils observent exactement entre eux la paix et la tranquillité que demande le négoce sans se faire aucun tort les uns aux autres par voie de fait.

Je n’ai point vu les loges des nations étrangères, j’ai seulement vu celle des Français qui est aussi bien que les autres à un quart de lieue de la ville où se tient le bazar ou marché. C’est un bâtiment carré sans force, sans canon que celui du Siam qui est devant la porte mais qui n’est point monté, sans garnison. Il y a cinq ou six Français et c’est tout, le principal comptoir étant à Ougly à soixante lieues dans les terres, qui est une ville où les Français ont le plus bel établissement sur les terres du Mogol, n’y ayant que fort peu de temps que celui-ci est établi. Il est inutile qu’il soit fortifié, car outre comme je vous l’ai dit que le Mogol prétend que les étrangers vivent en paix chez lui, il ne trouve pas bon qu’ils fassent des bâtiments assez forts pour se mettre en état de lui tenir tête ainsi qu’il l’a fait voir à l’égard des Anglais, lesquels sont à présent en pourparler de paix avec lui, ayant perdu un fort qu’ils avaient fait fortifier et munir de canon et de garnison, lequel le Mogol a jeté par terre à coups de canon après une très vigoureuse défense de la part des Anglais. C’est un nommé Monsr. Pellé qui est directeur à Balassor, et Monsieur Des Landes, gendre de Monsieur Martin directeur général aux Indes, est directeur à Ougly qui est comme je vous l’ai dit le plus bel endroit des terres du Mogol.

Pendant que nous avons été ici on y a reçu des nouvelles de Pondichéry par terre qui disent que le Grand Mogol est en guerre avec Remraja et que son armée est de plus de quatre-vingt mille hommes. Comme nous retournons à Pondichéry je ne vous dirai rien à présent de cette guerre, me remettant à vous dire tout ce que j’en apprendrai sur les lieux étant persuadé que j’en saurai là plus qu’ici et que je ferai mieux de n’en faire qu’un seul article. Nous sommes à la voile dès le matin comme je vous l’ai dit mais nous n’allons presque pas à cause du peu de vent.

Du dimanche 31 [décembre]

Il a fait de la brume ce matin, à midi le temps est revenu beau, mais point de vent.

Année 1691,
Janvier

Du lundi premier [janvier]

Je viens d’entendre la messe et après avoir donné à Dieu les premiers moments de l’année, je vous donne les seconds à vous, Monsieur, et à toute votre famille et à la mienne. Je souhaite que tout le monde s’y porte aussi bien que moi ; et marque que je suis en bonne santé c’est que je vais déjeuner et boire à la vôtre.

Il n’a point fait de vent du tout aujourd’hui, le calme nous a pris ; méchant commencement d’année, Dieu nous veuille conserver celle-ci comme les précédentes.

Du mardi 2e. [janvier]

Toujours même temps, calme tout plat.

Du mercredi 3e. [janvier]

Même chose, toujours calme.

Du jeudi 4e. [janvier]

Même temps, le calme commence à nous ennuyer.

Du vendredi 5e. [janvier]

Même chose encore, tant pis.

Du samedi 6. [janvier]

Calme encore. L’Oiseau est tellement éloigné de nous que nous ne le voyons qu’à peine, les courants l’ont entraîné, Dieu veuille que nous ne nous séparions point.

Du dimanche 7 [janvier]

Le vent est venu cette nuit bon et bon frais, mais nous ne portons point toutes nos voiles parce qu’il vient avec nous un bot qui porte à Pondichéry des canons et des boulets, nous lui servons d’escorte et il ne pourrait pas nous suivre si nous forcions de voiles, cela a donné le temps à l’Oiseau de nous rejoindre. Ce navire est le plus méchant voilier de toute l’escadre et va moins qu’aucun des autres de quelque vent que ce soit.

Du lundi 8e. [janvier]

Même chose, toujours bon vent et rafraîchi.

Du mardi 9e. [janvier]

Même chose encore.

Du mercredi 10e. [janvier]

Même vent et bon frais mais nous avons mis à la cape ce soir afin de ne point tant avancer, parce que nous ne sommes pas à quarante lieues de Pondichéry et qu’il vaut mieux être sous les voiles à la mer d’un gros vent, qu’à l’ancre dans un lieu tel que Pondichéry où il n’y a aucun abri.

Du jeudi xie. [janvier]

Nous avons remis ce matin en route et nous avons passé devant Madras à qui nous avons montré nos pavillons. Ils nous ont aussi montré le leur sans nous faire d’autre mal les uns aux autres. Nous avons vu un navire sous le vent à nous, nous lui avons donné chasse de notre mieux. C’était un Anglais qui voyant qu’il ne pouvait pas nous échapper est allé mouiller dans un port nommé Sadraspatan entre Pondichéry et Madras. L’Ecueil lui bouchait le chemin de la mer, le Lion et le Dragon le suivaient et en étaient fort proche. Nous couvions ce navire des yeux et comptions dessus comme sur un acquis[t] certain, mais Monsieur Du Quesne n’a point fait de signal pour faire donner dessus, et cela par la crainte d’offenser le Mogol qui aurait pu se scandaliser si à la vue de ses troupes qui bordent la terre on avait pris un navire qui s’était retiré dans une de ses rades. Nous l’aurions pris sous les voiles, mais à l’ancre non. Autant que nous étions joyeux d’une prise que nous croyions sûre, autant sommes-nous étonnés de ne l’avoir pas faite. C’est un plaisir de voir nos matelots se regarder l’un l’autre, la bouche ouverte sans rien dire. Les pauvres diables mâchent à vide, cela les fait enrager et moi aussi qui espérais bien me récompenser ici de la flûte. Nous avons mis ce soir à l’ancre afin de ne point arriver la nuit à Pondichéry.

Du vendredi 12e. [janvier]

Nous avons remis ce matin à la voile, et sommes arrivés à Pondichéry sur le midi. Il paraît plus de trois mille âmes sur la rive. J’irai demain à terre, vous saurez tout à mon retour.

mercredi 24e. [janvier]

Nous venons de remettre ce matin à la voile pour notre retour en France ; Dieu nous l’accorde bon s’il lui plaît ! Nous avons entendu la messe bien dévotieusement et chanté le Te Deum et le Miserere pour remercier Dieu de nous avoir conservés jusques au retour et nous recommander à sa bonté pour le reste du voyage d’ici en France.

Le vent est bon mais n’est pas fort. Voici ce que j’ai vu ou appris à Pondichéry pendant que j’y ai resté, tant de la guerre du Mogol et de Remraja que d’autres choses.

Pour ce qui est de la guerre du Mogol et de Remraja il faut la prendre de plus haut, et savoir qu’il y a environ vingt ans que le gouverneur des royaumes de Marsingue et de Visapour qui dépendaient du Mogol se révolta contre lui. Le Mogol pour le remettre dans le devoir y envoya un général avec une fort belle armée. Ce général nommé Sauvagy battit le rebelle, reprit sur lui tout ce qu’il avait pris sur le Mogol, et l’obligea à se tuer lui-même ou à se cacher, car sans savoir ce qu’il est devenu on n’en a point entendu parler depuis. Sauvagy ne reçut pas du Mogol les récompenses que méritait un si grand service, et soit qu’il prît cela pour prétexte de sa rébellion ou soit que la dignité de roi flattât son ambition, il se rebella ouvertement, et fit rebeller avec lui la même armée qui l’avait servi à reprendre sur le premier rebelle les royaumes dont il s’était mis en possession, depuis la côte de Malbare vers Surate jusques à la côte de Coromandel vers Pondichéry. Le Mogol vint en personne pour le punir de sa trahison, mais Sauvagy qui était soldat et expérimenté et qui en même temps faisait la guerre en lion et en regnard, a toujours ruiné les armées du Mogol soit qu’il les ait commandées en personne ou qu’il les ait fait commander par ses lieutenants ; et lorsqu’on croyait Sauvagy éloigné de plus de trente lieues, c’était lors qu’il venait donner la chemise blanche à l’armée du Mogol. Il a plusieurs fois ruiné Surate, qui est la ville la plus marchande des Etats du Mogol. Lorsqu’il y venait il obligeait tout le peuple d’en sortir, et il y restait quatre ou cinq jours lui et son armée à piller à discrétion sans avoir jamais fait aucun tort aux Européens, après quoi il se retirait dans le fond de son pays et attendait que Surate se fût remise de son pillage pour y en venir faire un autre. Enfin il a tant fait que le Mogol désespérant de tirer rien de ses mains pendant sa vie, l’a laissé en repos. Il est mort roi paisible et tranquille, aimé de ses sujets, craint et redouté du Mogol qui était son ennemi seul, et a changé le nom des terres de son obéissance qu’on n’appelait plus que les terres de Sauvagy. Après sa mort son fils aîné, nommé Sombagy, est monté sur le trône, prince faible et jeune. Le Mogol sachant la mort de Sauvagy a voulu rentrer dans ses anciens droits et a envoyé dans le royaume de Visapour une nouvelle armée. La faiblesse de ce jeune Roi lui donnait beau jeu : il a repris sur Sombagy tout ce que Sauvagy avait pris sur lui à la côte de Malbare, pendant que Sombagy passait son temps à se divertir avec des courtisanes sans faire beaucoup d’état de sa perte et sans se mettre en peine de s’opposer aux conquêtes du Mogol. Il est mort enfin il y a environ dix-huit mois. Son jeune frère nommé Remraja a pris tout le contre-pied et sans vouloir goûter les premiers plaisirs de la royauté, il s’est mis en état de faire tête à son ennemi et se montre digne fils de Sauvagy. Il a levé environ trente mille chevaux et s’est allé opposer à l’armée victorieuse du Mogol, qui ravageait le royaume de Visapour, que Sombagy son frère avait laissé prendre sans tirer l’épée. Le Mogol sachant la mort de Sombagy, a cru qu’il aurait aussi bon marché de Remraja qu’il avait eu de son frère, et pour le ruiner tout à fait il a envoyé dans ce pays-ci une armée de quarante mille chevaux et de cinquante mille hommes de pied avec l’attirail de canon nécessaire à une si grande armée pour faire une expédition considérable. Il semblait que Remraja allait succomber sous une puissance si grande, d’autant plus qu’étant jeune et sans expérience, il ne pouvait pas encore être fort autorisé ni avoir gagné l’affection des peuples. Cependant, jusques ici, il a soutenu sans perte les efforts des troupes du Mogol. Son frère avait laissé prendre le Royaume de Visapour : il a été sur les frontières de ce qui lui reste vers les confins de ce Royaume pour empêcher son ennemi d’entrer plus avant dans ses terres ; il a couvert la campagne d’un nombre innombrable de partis, tant pour être instruit de la contenance et des mouvements de l’armée ennemie que pour faire tête aux partis que le général du Mogol envoie de tous côtés à la guerre. Il a défendu longtemps l’entrée de son pays, mais n’étant pas assez fort pour tenir tête à une armée victorieuse et forte comme celle du Mogol, il a été obligé de se retirer après être venu plusieurs fois aux mains avec les ennemis sans perte considérable, la fortune étant tantôt pour lui tantôt contre. Enfin l’armée du Mogol est allée se jeter devant Gingy qu’elle a assiégé. C’est une ville bien fortifiée et bien munie pour les Indes, et imprenable aux Orientaux, mais qui ne tiendrait pas longtemps devant des Européens. Elle est bâtie sur le haut d’une montagne et une forteresse au milieu, et ne peut être prise que l’épée à la main ou faute de munitions. Mais Remraja n’étant pas en état de hasarder une bataille décisive dans son pays, il a fait en capitaine sage la même chose qu’a fait le Grand Scanderberg lorsque le Sultan Amurat assiégeait Croye, capitale d’Epire : il ne s’est point renfermé dedans sachant qu’elle était commandée par un gouverneur fidèle, il est resté aux écoutes dehors et a toujours tenu avec trente mille chevaux l’armée de son ennemi en suspens de ses desseins et l’a perpétuellement fatiguée et harassée par des attaques imprévues, et afin que cette armée se ruinât d’elle-même tant sur sa marche que dans le siège, il a fait faire un dégât général de plus de trente lieues le long de la côte et de plus de quatre-vingts lieues dans les terres, a fait tuer les bestiaux, coupé et brûlé le riz, et enfin tout ce qui pouvait servir à la nourriture afin que son ennemi fût obligé de quitter le pays faute d’y pouvoir subsister. Il a défendu Gingy si vigoureusement, quoique l’armée de son ennemi soit formidable en comparaison de la sienne et que le Mogol ait plus de quatre-vingts pièces de canon de fonte de cent et six-vingt livres de balle, qu’il l’a obligé de quitter ses lignes et ses retranchements et enfin l’a contraint de lever le siège et de l’abandonner tout à fait. Le dégât que Remraja a fait faire partout a fait renchérir les vivres à Pondichéry. Les partis dont lui et le général du Mogol ont couvert la campagne rendent les chemins mal sûrs, et leurs naires ou cavaliers viennent jusques aux portes de Pondichéry et traitent assez mal tout ce qu’ils rencontrent. C’est la raison qu’on m’a donnée et qui m’a empêché d’aller cette fois-ci à la pagode de Villenove, quelqu’envie que j’eusse d’y aller, crainte de tomber entre les mains de l’un ou de l’autre parti. Comme Pondichéry est des dépendances de Remraja, mais que les gens de guerre du Mogol venaient jusques à ses portes et massacraient et pillaient les noirs qui en sont proches, Monsieur Martin directeur général a si bien fait tant par les négociations que par les lettres qu’il a écrites à l’un et à l’autre, que les Français et les noirs d’autour du fort sont dans une espèce de neutralité et sont à couvert de leurs insultes. Cependant comme ces noirs sont extrêmement craintifs, ils se sont retirés auprès du fort le plus qu’ils ont pu, et c’est la cause pourquoi en arrivant ici nous avons vu tant de monde sur la rive. Il serait étonnant en Europe qu’une armée de près de cent mille hommes et de tant de canons fût obligée de lever honteusement le siège de devant une ville et ne fît rien de considérable pendant toute une campagne, mais il faut savoir aussi que les Asiatiques ne se battent pas comme les Européens : d’abord qu’ils voient un des leurs tué, ils prennent la fuite et ne savent ce que c’est que de se battre de pied ferme. Ils sont pourtant capables de discipline s’ils étaient bien commandés, et on tient pour constant que si les officiers ne quittaient pas la partie les premiers, les soldats ne la quitteraient pas non plus et qu’ils n’abandonneraient pas un homme qui se batt[e] rait résolument à leur tête. Cependant il est constant que les Asiatiques ne sont pas braves, et que si leurs ancêtres ne l’étaient pas plus qu’eux, Alexandre le Grand n’a pas eu beaucoup de peine pour s’acquérir une réputation qui ne finira jamais. Je ne suis pas assez versé dans la géographie ancienne pour savoir où était positivement situé le royaume de Porus, à qui Monsieur Racine fait dire en parlant des Persans et d’Alexandre :

Un seul rocher ici lui coûte plus de temps
Que n’en coûte à son bras l’Empire des Persans ;
Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,
L’or qui naît sous nos pieds n’orgueillit point nos âmes &c.

Mais j’ai assez entendu parler de la bravoure des peuples d’Orient pour assurer qu’ils ne sont pas difficiles à vaincre et qu’ils sont tous abâtardis par leur propre mollesse, et par une bassesse servile qui semble leur être naturelle. Pour revenir à la guerre du Mogol et de Remraja, on disait que le Mogol lui-même en personne commandait son armée. Il n’en est rien, c’est un de ses généraux qui la commande. Un de ses partis était venu jusques aux portes de Pondichéry, et en se retirant en emmenait avec lui quelques hommes et femmes et plus de trois mille bestiaux tant bœufs que cochons. Les noirs des environs se vinrent plaindre à Monsieur Martin, qui leur avait moyenné une neutralité et les avait pris sous sa protection. Il envoya au plus vite un lieutenant avec dix soldats français et quelques lascaris ou maquois courir après les pillards, lesquels d’abord qu’ils les virent se mirent à fuir à toute bride sans oser les attendre, quoique, incomparablement plus forts en nombre étant cinquante cavaliers. Et ce lieutenant nommé Monsieur de La Touche eut l’honneur de ramener tout sans que les autres osassent lui faire tête ni se défendre quoiqu’en état d’attaquer, étant armés de sabres, de zagaies ou flèches, de carquois et d’écus ou de boucliers. Il fut reçu par les noirs et autres comme le Messie le serait des Juifs s’il revenait dans toute sa gloire une seconde fois au monde pour l’amour d’eux. Voilà tout ce que je sais de la guerre du Mogol et de Remraja, et que Gingy qui est la ville qui a été assiégée par le Mogol n’est qu’à trente lieues de Pondichéry.

Un peu avant que nous en partissions on y avait reçu des lettres de Surate venues par terre, par lesquelles on a appris que notre combat d’Amzuam avait jeté les Anglais dans une très grande consternation, et que celui de Madras avait causé partout une telle épouvante que des marchands arméniens et autres, qui voulaient passer de Surate et de Bombay en Perse avec beaucoup de marchandises, avaient fait tout débarquer de dessus les navires anglais et hollandais, et n’avaient pas osé s’exposer au trajet, ne les voyant pas en état de résister à six navires de guerre français qu’on fait passer là pour six diables. Il est constant que nous avons jeté partout la terreur et l’épouvante et que si nous restions deux ans aux Indes en guerre, nous ruinerions absolument le commerce des Anglais et des Hollandais et les perdrions tous de réputation. On a encore appris qu’ils équipent quatorze navires pour venir nous trouver. Si cela est, nous le saurons et nous nous voirons de près, mais on ne le croit pas. On ne doute pas qu’ils n’en fassent courir le bruit, plus pour conserver leur réputation, que pour aucune envie de se venir faire chauffer.

On a aussi reçu des nouvelles de Siam par la voie des Portugais, et on a appris que le roi est devenu plus traitable envers les ecclésiastiques, et c’est tout ce que j’en ai appris. En tous cas Monsieur Charmot en est bien sûr puisqu’il reste à Pondichéry en attendant l’occasion de passer dans ce royaume, car il n’est point homme à s’exposer à la mort par un zèle indiscret. J’ai aussi appris par des officiers qui sont revenus de Siam à Pondichéry que ni la femme ni les enfants de Monsieur Constance ne sont point morts, mais sont seulement esclaves du roi régnant, étant la coutume de ce pays que les parents d’un criminel d’Etat sont faits esclaves du prince après que leur parent a payé de sa vie, si ce n’est qu’ils soient impliqués dans son crime, auquel cas ils perdent aussi la vie.

J’ai aussi appris par les mêmes officiers qu’il se contracte à Siam des mariages fort aisés : c’est que le père et la mère ne donnent point de dot à leurs filles, au contraire ils les vendent à qui leur plaît pour un prix dont on convient, et les filles autorisées de la volonté de leurs parents se tiennent bien mariées et sont fidèles ; et si elles ne l’étaient pas elles ne seraient plus les femmes, mais seulement les esclaves de ceux qui les auraient achetées, et outre cela les parents seraient obligés de rendre à leur prétendu gendre l’argent qu’ils en auraient reçu. Et un homme qui est marié de cette manière-là, peut, quand bon lui semble, rendre sa femme à ses parents qui la reprennent sans difficulté, et avec elle les filles qu’elle aurait pu avoir, les garçons restant au père. Ce n’est pas le simple peuple qui fait ces sortes de mariage, ce sont aussi les plus considérables du Royaume. J’en trouve la manière fort commode, et si cette coutume était établie en France, je me marierais deux jours après mon arrivée, car je crois qu’une femme ressemble au poisson qui n’est bon que frais et qui pue et dégoûte quand on le garde plus de deux-jours.

J’ai aussi appris que Monsieur Godeau dit vrai dans son troisième siècle de l’Histoire de l’Eglise, quand il dit au sujet du différend qui était entre saint Cyprien et le pape saint Etienne, que les saints qui sont encore sur la terre sont hommes et que le zèle fait souvent faillir les plus sages. En effet l’amour de Dieu est assez fort pour brouiller ensemble Messieurs des Missions Etrangères et les R. P. jésuites. Les conquêtes que les uns font sur l’ennemi du genre humain en convertissant des idolâtres, déplaisent aux autres : chacun voudrait se réserver tout pour soi, être le seul métayer dans une si ample moisson, et pour cela ils sont ici dans une perpétuelle mésintelligence. Les R. R jésuites ont fait exiler les missionnaires de la Chine, ceux-ci les autres du Tonquin ; et les jésuites qui ne sont à Siam que depuis les missionnaires ont si bien fait que loin d’y être maltraités, leur maison a été un lieu de refuge et d’asile, et on leur a même donné de l’argent dans le temps qu’on persécutait les autres. Cette cruelle distinction ne plaît guère à Messieurs les missionnaires ; ils sont trop discrets pour dire ce qu’ils en pensent, mais pour peu qu’on sache connaître les secrets du cœur par le mouvement des yeux et du visage on le connaît assez. Ce n’est pas depuis peu que cette brouillerie subsiste, et voici ce que Monsieur de Chaumont en dit dans sa relation, p. 110 :

Dans une audience que le Roi me donna, je lui dis que j’avais amené avec moi six Pères Jésuites qui s’en allaient à la Chine faire des observations de mathématique et qu’ils avaient été choisis par le Roi mon maître comme les plus capables en cette science. Il me dit qu’il les verrait et qu’il était bien aise qu’ils se fussent accommodés avec Monsieur l’Evêque de Metellopolis. Il m’a parlé plus d’une fois sur cette matière.

Cet accommodement des jésuites avec Monsieur de Metellopolis chef des missionnaires suppose une brouillerie précédente, et il est fâcheux qu’un Roi idolâtre (qu’on veut éclairer des lumières d’un Evangile qui n’est que douceur et qui ordonne non seulement de pardonner à ses ennemis mais aussi de les aller chercher quand même on n’aurait rien contre eux sur le cœur) soit informé des mésintelligences qui sont entre les prédicateurs de ce même Evangile, et il est même à craindre que les idolâtres n’augurent mal du reste de ce même Evangile, et qu’ils ne soient mal édifiés d’en voir les ministres exécuter si mal eux-mêmes ce qu’au péril de leurs vies, sans compter les fatigues du voyage, ils disent qu’ils viennent enseigner aux autres. Il serait à souhaiter pour lever tout sujet de dispute entre eux et de scandale aux idolâtres, qu’ils eussent chacun leurs départements et qu’ils n’allassent plus sur les brisées les uns des autres, car assurément leurs brouilleries font un mauvais effet non seulement auprès des gentils, mais même scandalisent les catholiques et leur font lâcher plusieurs railleries piquantes qui donnent lieu de croire que l’intérêt temporel a du moins autant de part à leurs missions que le zèle de la propagation en la foi ; et si cela était autrement dit-on, sans aller chercher si loin dans la Chine, dans le Tonquin et dans le Japon, qui sont des pays abondants en or et en pierreries, et si il est vrai comme ils le disent qu’ils ne cherchent que le salut des âmes, ils peuvent sans sortir de Pondichéry même trouver un champ propre à être défriché, l’impiété et l’idolâtrie étant assez grande pour mériter leur attention s’il est vrai que le seul amour de Dieu les inspire. Au moins ils auraient la consolation d’avoir leurs compatriotes mêmes pour témoins de leur zèle et de leurs travaux, et d’en recevoir toutes les assistances dont ils auraient besoin. Il est vrai qu’ils ne seraient point élevés aux dignités temporelles ; mais la pureté de leurs intentions en paraîtrait mieux. Le R. P.Tachard est aussi resté à Pondichéry et a été salué par Monsieur Du Quesne à sa sortie du Gaillard de cinq coups de canon, et les mandarins d’autant lorsqu’ils ont été mis à terre à Bengale.

Je n’ai rien à vous dire de nouveau sur les mœurs des Noirs d’ici n’en ayant rien appris autre chose que la première fois. Mais sur leur religion et leur coutume j’ai appris le comble de l’impureté et de l’idolâtrie que j’ai horreur d’écrire. C’est que les Gentils, d’abord qu’ils sont mariés avant que de toucher à leurs femmes les obligent d’aller sacrifier leur virginité aux idoles des pagodes. L’idole de Villenove qui est Coinda dont je vous ai parlé au sujet de sa tête d’éléphant, a une nature d’homme d’une grosseur et d’une longueur plus qu’humaine : c’est à cela que les nouvelles mariées sont obligées de s’attacher jusques à la pollution, de même qu’au priape de Pondichéry pour devenir fécondes, malgré les douleurs qu’elles souffrent tant par la grande ouverture que cela leur cause que par l’agitation de leur corps l’idole étant immobile. Il y a bien plus : c’est que les filles des bramènes qui passent dix-huit ans sans être mariées sont mises dans une pagode et servent au divertissement de l’idole que ces misérables y adorent, et qu’ils croient trouver dans l’attouchement de ces malheureuses un plaisir digne d’un dieu ; et elles sont obligées pour le divertir de s’y joindre tant de fois par jour ou tant de fois par semaine selon leur âge, et c’est là toute l’occupation de leur vie. Il y a présentement plus de cinquante filles renfermées dans la pagode de Villenove et autant dans les autres à proportion. Je me serais bien empêché de vous écrire ces saletés, qui me font horreur à moi-même, si je n’avais résolu de vous informer de tout ce que j’apprendrais de certain. Si vous dites qu’on n’a jamais entendu parler d’une chose si étonnante que celle-ci, je vous donnerai la même raison qu’on m’en a donnée, qui est que la chose ne paraissant pas croyable, personne ne s’était donné la peine de l’écrire, non plus que plusieurs autres choses, qui quoique vraies sont encore moins vraisemblables, de crainte de passer pour imposteur. Et moi-même si je vous disais tout ce que j’en sais, vous seriez plus scandalisé de la chose même que du style dont je vous l’écrirais quelque impur qu’il pût être. Voilà ce que je crois à propos de vous dire, et voici ce que j’ai vu. C’est le brûlement d’un noir.

Il était expiré environ sur les six heures du soir précédent. Pendant toute la nuit ce n’avait été que cris et hurlements effroyables. J’y allai le matin sur les dix heures et vis dans une cabane un corps mort couché de son long sur une natte et couvert de toile de coton belle et bien blanche, le visage découvert. Sa femme était au chevet, ses enfants à ses pieds et ses parents à ses côtés, tous assis sur leurs talons sans dire une seule parole, et dans un silence morne et lugubre qu’ils avaient observé depuis le levé du soleil. Un quart d’heure après que j’y fus arrivé la femme se leva la première, les parents ensuite et les enfants après. Ils firent leurs harangues au corps lesquelles on m’a expliquées ainsi. Celle de la femme était telle en substance : Pourquoi m’as-tu voulu quitter mon cher mari ? Réponds-moi, ai-je pas fait pour toi tout ce que j’ai pu et dû faire ? Qu’est-ce qu’il te manquait ? Ton négoce n’allait-il pas bien ? N’avais-tu pas assez de riz pour vivre ? Et mille autres demandes de pareille nature, après quoi elle sortit. Le fils aîné lui fit sa harangue à son tour, et après presque les mêmes interrogations, il le pria de lui dire dans quel corps son âme allait passer ; et si elle quittait sa famille. Notez, s’il vous plaît, qu’ils croient la métempsycose de Pilagore et qu’ils tiennent pour certain que la même âme qui est sortie d’un corps mort va animer celui d’un enfant naissant. Mais retournons trouver le fils qui questionne son père mort. Après quantité de demandes impertinentes, il se laisse tomber à terre et demeure avec les parents dans un silence et un repos qui les ferait plutôt prendre pour des figures de sculpture que pour des hommes vivants. Ils restent ainsi environ un quart d’heure après lequel temps ils se lèvent tous, présentent à manger au corps et ensuite le conduisent à son bûcher, ce qui se fait ainsi.

Pendant les regrets et les pleurs de la nuit et du matin on prépare une espèce de brancard qui est porté par huit hommes, deux devant, deux derrière, et deux à chaque côté. Il y a au milieu du brancard une niche qui ressemble fort bien à ce qu’on appelle à Paris un soufflet ou une brouette qu’un homme tire. Cela est couvert de beau linges et de pagnes et de rameaux verts et finit en dôme. Ils mettent là-dedans le corps assis comme leurs pagodes et comme sont nos tailleurs en France, et pendant qu’on l’y met il y a un vieillard qui est apparemment un bramène qui semble marmotter quelque chose. Cela dure environ un quart d’heure, après quoi on marche. Premièrement deux hommes qui portent deux espèces de clairons ou trompettes droites et longues de plus de quinze pieds qu’ils sonnent de temps en temps avec un fort grand bruit ; après ceux-là d’autres avec des tambours de Basques et autres instruments qui font un charivari de diable. Après ceux-ci les parents, après les parents le corps porté comme je vous ai dit par huit hommes et suivi du vieillard ou bramène qui fait la cérémonie, après lui quelques femmes et enfants. Ils marchent ainsi, le corps ayant le visage tourné vers le chemin, jusques à environ vingt ou trente pas du foyer, où ils s’arrêtent. Là le bramène, le visage tourné vers celui du mort, récite quelques prières, fait trois tours autour du brancard et y jette un peu de riz. Cela fait on fait faire volte-face au brancard, et pour lors le corps va à reculons et est précédé par le vieillard au lieu qu’auparavant il en était suivi. Lorsqu’ils sont arrivés au bûcher ils posent le corps à terre, cassent le brancard et couvrent le corps des mêmes toiles et pagnes dont le brancard était orné. Pendant ce temps le bramène continue toujours ses prières à voix basse, et fait trois tours autour du corps en jetant un peu de riz dessus. Ensuite on relève le corps de terre et on le pose sur le foyer étendu tout de son long sur le dos, ôtent les pagnes et le couvre (sic) tout de toile blanche, les pagnes étant de couleur. Le bramène fait encore trois autres tours autour du foyer et recommence ses prières. On lui apporte alors deux pots de terre, l’un plein de riz cru et l’autre d’eau. On lui jette de l’eau sur les mains, et c’est un Noir qui le sert, lui et les autres qui viennent ensuite. Ce Noir pose les pots à terre, prend de l’eau avec ses deux mains et la laisse tomber sur celle des autres. Le vieillard, ayant les doigts lavés, prend avec les trois premiers doigts de ses deux mains du riz à trois reprises, qu’il jette aussi à trois fois sur le corps mort justement au droit de la bouche, un linge entre deux ; après quoi pour lui laver les mains le même Noir lui jette encore de l’eau dessus comme la première fois. Tous les assistants tant parents qu’autres font la même chose que le vieillard et sont servis de même, et le dernier qui vient jeter le riz sert à son tour celui qui a servi tous les autres. Le bramène cependant se retire et va allumer du feu à un petit monceau de bois proche du foyer. Lorsque cela est fini ils ôtent de dessus le corps le linge qui y était et le riz, et retournent le corps sur le ventre. Ils lui élongent les deux bras le long du corps et lui accommodent les cuisses et les jambes tout de même que nos cuisiniers accommodent celles d’un lièvre qu’ils mettent en pâte. Ils couvrent ce corps de linge et y jettent du bois aromatique, et même quelques-uns de l’argent et de l’or. Ils couvrent le tout de bousées de vache sèches, et par-dessus cette bousée de vache ils font un lit de terre glaise toute mouillée, en sorte qu’on peut dire que le corps est là comme en pâte. Pendant que cela se fait le bramène continue toujours ses prières. On apporte ensuite du feu allumé : ce sont trois petits bâtons qui brûlent comme des chandelles. C’est le fils qui les met au bûcher ; après lui y porte du feu qui veut pour faire prendre le bois plus vite, et fourrent dans le bûcher de petits morceaux de bois de senteur tel qu’ils l’ont. D’abord que le feu est pris, un des parents prend le pot à l’eau, y fait trois trous par où cette eau coule comme par trois robinets, et versant le reste de l’eau par ces trois trous il fait trois tours autour du foyer ; après quoi il élève ce pot au-dessus de sa tête et le jette à terre de toute sa force où il se casse en mille pièces, il en fait autant du pot de riz, et s’il reste de ces pots quelque morceau un peu grand lui et les autres les cassent à coups de pied en marchant dessus. Ils mettent ensuite au bûcher le reste du petit monceau de bois allumé, pour augmenter le feu qui est déjà pris. Cela fait le bramène s’en va, et les autres restent quelque temps auprès du feu à déplorer leurs malheurs et à se jeter dans les bras les uns des autres et à s’embrasser les larmes aux yeux comme des gens accablés de tristesse. Ensuite chacun s’en retourne, et on porte ce même riz, qu’on a ôté de dessus le corps du mort, à la femme du défunt ou à sa plus proche parente, qui le fait cuire et le renvoie avec de l’eau dans deux pots neufs auprès du foyer, afin que l’âme du mort y vienne prendre sa réfection, comme je vous ai dit que j’en avais vu et que j’avais cassé ces pots la première fois que je vins à Pondichéry, en voulant aller voir la pagode et l’idole de Villenove.

Voilà tout ce que j’ai vu de nouveau à Pondichéry, et plus de dix mille Noirs tout d’un coup, qui fut le seize du courant, au bazar ou marché qu’ils tiennent derrière le fort tous les mardis. On trouve là avec abondance de tout ce que le pays produit et même de ce qui vient d’ailleurs. Ils se vendent comme parmi nous argent comptant ou à crédit ou par troc. L’or et l’argent y roulent comme dans nos foires et nos marchés. Ceux qui vendent à crédit savent écrire. Je ne vous parlerai point de leur encre ni de leur papier, je vous en porte : ce sont de simples feuilles de canne sèches, qu’ils gravent avec la pointe d’une aiguille de fer longue de demi pied qu’ils manient de la main droite et leur passe entre le trois et quatrième doigt, le pouce appuyé sur l’extrémité qui donne le mouvement à la pointe, laquelle est appuyée contre l’ongle du pouce de la main gauche, leur feuille de canne étant élongée sur le second doigt de la même main, sans autre appui, écrivant debout mais d’une si grande vitesse et si juste que cela surprend. Voilà tout ce que je puis vous dire de Pondichéry, si ce n’est qu’ils ont fait faire sur le bord de la mer une batterie de six pièces de canon de chasse[s] qui peut battre en rade, et qu’ils vont y faire encore d’autres fortifications et d’autres travaux ayant à présent plusieurs pièces d’artillerie qu’on leur a apportées tant de France que de Bengale.

Nous sommes à la voile de ce matin, comme je vous ai dit. Il ne fait que fort peu de vent, mais il n’importe le plus fort est fait, nous avons, grâce à Dieu, pris congé de la terre des Indes, nous ne respirons plus que les Iles de l’Amérique pour de là nous rendre en France. On compte ici cinq mois avant que d’être à la Martinique, c’est beaucoup de temps sans voir terre, Dieu nous le donne beau et bon. Nous n’avons pas besoin de trouver d’ennemis, car nous ne sommes guère en état de nous battre étant chargés de marchandises comme de roches, et toute notre batterie de bas étant hors d’état de service par la quantité de ballots que nous avons tant dans l’entre-deux-ponts que dans la sainte-barbe. Ainsi notre fortune est faite du côté de la guerre pour cette année et votre neveu n’en reviendra pas plus riche.

Du jeudi 25e. [janvier]

Le vent a tout à fait calmé, il n’en a pas fait un souffle aujourd’hui.

Du vendredi 26e. [janvier]

Calme encore tout plat, méchant commencement de voyage ! On a réglé l’eau aujourd’hui à cause de la longueur du voyage et de la quantité de bestiaux que nous avons, notre pont étant une véritable basse-cour : bœufs, cabris, moutons, cochons, canards, oies et poules. Tout cela en consomme plus qu’on ne peut croire.

Du samedi 27. [janvier]

Le vent est revenu du bon côté mais il est bien petit. Il n’est que Nord et nous portons au Sud-Est pour parer les terres ; nous passerons dans l’est de Madagascar fort au large crainte d’accident. On ne sait point si nous irons à Mascaray qui est une île dans l’Est à vingt-cinq lieues de l’autre, laquelle appartient à la Compagnie et dans laquelle le Roi entretient un gouverneur.

Du dimanche 28 [janvier]

Le vent s’est rafraîchi et nous allons bien, grâce à Dieu.

Du lundi 29 [janvier]

Toujours bon vent. Nous avons aujourd’hui mangé la dernière vache de celles que nous avons apportées de France et c’est celle qui nous a donné plus des deux tiers de la campagne du lait.

Du mardi 30e [janvier]

Toujours bon vent.

Du mercredi 31 [janvier]

Toujours bon vent. Nous commençons à retrouver les pluies de la Ligne, il a plu beaucoup ce soir et nous avons recueilli beaucoup d’eau pour nos bestiaux.

Février 1691

Du jeudi premier. [février]

Beau temps bon vent arrière, nous commençons à sentir les chaleurs de la Ligne ; nous n’en sommes pas loin mais ce sera bien pis sous le soleil.

Du vendredi 2e. La Chandeleur [février]

Toujours beau temps et bon vent.

Du samedi 3e. [février]

Toujours bon vent de Nord et nous allons au Sud. Il pleut beaucoup, nous recueillons toujours de l’eau. Je ne sais si je m’accoutume à la chaleur mais celle-ci me paraît assez supportable au prix de celle de l’année passée.

Du dimanche 4e. [février]

Fort peu de vent, je ne m’accoutume point à la chaleur car celle d’aujourd’hui me paraît fort étouffante ; si ce n’était pas de même hier c’est qu’il y avait du vent et qu’il n’en a point fait aujourd’hui. Nous sommes presque sous la Ligne.

Du lundi 5e. [février]

Il ne fait presque point de vent et une chaleur excessive. Nous avons doublé la Ligne aujourd’hui sur les cinq heures du soir ; le soleil n’est pourtant pas encore entre vous et nous.

Du mardi 6e. [février]

Peu de vent, beaucoup de pluie, et chaleur immodérée et étouffante ; on ne peut presque pas respirer et on sue toujours, cela affaiblit beaucoup.

Du mercredi 7e. [février]

Même temps.

Du jeudi 8. [février]

Toujours même temps.

Du vendredi 9e. [février]

Point de changement, même temps.

Du samedi 10e. [février]

Le vent est revenu bon mais bien faible ; il y a apparence qu’il affraîchera. Il a fait beau toute la journée, mais beaucoup de pluie ce soir.

Du dimanche 11e. [février]

Il a plu toute cette nuit et ce matin, mais cette après-midi le temps est devenu beau, le vent est toujours bon et bon frais, et nous allons parfaitement bien Dieu merci.

Du lundi 12 [février]

Encore de la pluie qui a fait calmer le vent.

Du mardi 13e. [février]

Le vent n’est point mauvais, mais il n’est pas trop bon. Nous avons viré de bord pour la première fois depuis notre départ, nous allons au Sud. Il pleut presque toujours.

Du mercredi 14. [février]

Calme tout plat pas un nuage en l’air, et chaleur excessive.

Du jeudi 15. [février]

Fort beau temps mais peu de vent.

Du vendredi 16. [février]

J’ai remarqué une chose cette nuit, qui est que la lune étant justement à notre zénith ne nous éclairait que d’une lumière fusque et sombre ; et lorsqu’elle était à l’Est et qu’elle a été à l’Ouest de nous, sa lumière était belle et claire. Je voudrais bien savoir pourquoi les rais de la lune sont plus clairs obliques que perpendiculaires ? Le temps est beau, le vent bon frais et nous allons fort bien. Nous ne sommes qu’à quarante-cinq lieues du soleil.

Du samedi 17 [février]

Le soleil est entre vous et nous, nous l’avons dépassé aujourd’hui. Il a plu beaucoup et le vent a été bien fort.

Du dimanche 18 [février]

Toujours bon vent mais calmé ce soir, tant pis.

Du lundi 19e. [février]

Calmé toute la journée, le vent est revenu ce soir grâce à Dieu, s’il affraîchait nous en serions mieux car il est bien faible et nous n’avançons que fort peu.

Du mardi 20e. [février]

Notre hunier a crevé cette nuit, non pas par la force du vent qui était bien faible, mais par vieillesse. Le vent a rafraîchi ce matin. Les courants ont été pour nous car nous avons avancé plus qu’on ne croyait, nous étions à midi à seize degrés au sud de la Ligne.

Du mercredi 21 [février]

Toujours beau temps et bon vent. Nous sommes à dix-sept degrés et demi[e] au sud de la Ligne. Nous n’allons point à Mascaray, les premières terres que nous voirons seront les Iles.

Du jeudi 22e [février]

Toujours beau temps et bon vent. La fièvre commence à me tenir à mon tour ; j’en ai été accablé toute cette nuit, et toute la journée j’ai eu un si grand mal de tête que je ne vois goutte. Nous étions à midi à dix-neuf degrés justes au sud de la Ligne et nous faisons le Sud-Ouest.

Du vendredi 23e. [février]

Toujours bon vent et beau temps. Je suis si faible que je ne puis écrire ; ces changements de climats-ci tuent le corps. J’ai eu du frisson, mais point de fièvre Dieu merci.

Du samedi 24e. [février]

Toujours bon vent. Nous sommes à 21 degrés de la Ligne ; nous allons à merveille. La diète m’a tiré d’affaires, je n’ai eu aujourd’hui ni frisson ni fièvre.

Du dimanche 25e. [février]

Le vent est toujours bon ; nous passerons demain le Tropique, car nous étions à midi à 22 degrés au sud de la Ligne.

Du lundi gras 26 [février]

Le Tropique est doublé et passé. Le vent est toujours fort bon, et sans être au bal comme on est à présent en France nous dansons au roulis à merveille.

Du mardi gras 27. [février]

Le vent nous donne toujours le bal et si fort qu’on ne se peut tenir, on est toujours en cadence. Nous avançons Dieu merci bien vite et bien fort.

Du mercredi des Cendres 28 [février]

Le vent est toujours bon et malgré le Carême le vent nous donne toujours le bal. Le soleil a paru éclipsé ce matin sur les sept heures environ de la moitié de son disque, mais comme le temps était couvert, on n’a pas pu l’observer. Cette éclipse n’a point paru à Paris parce que le soleil n’y était point encore levé, y ayant environ 73 degrés de longitude de différence, qui sont près de cinq heures qu’il est ici plus qu’en France ; ainsi il n’était que deux heures du matin chez vous.

Mars 1691

Du jeudi premier [mars]

Je ne sais si l’éclipse d’hier a fait renforcer le vent, mais c’est un vent de diable : notre misaine a été toute emportée. L’éclipse de lune qui arriva le 18e septembre de l’année passée nous amena un très mauvais temps, celui-ci commence à lui damer le pion.

Du dimanche 4e. [mars]

Je n’écrivis point ni hier ni avant-hier parce que je ne l’ai pas pu. Nous avons essuyé jeudi, vendredi et samedi ce qu’on appelle un ouragan, c’est-à-dire un coup de vent terrible accompagné d’une très grosse pluie et d’une brume fort épaisse. Je me souviens d’avoir lu dans le Journal du règne de Henri trois que les huguenots disaient qu’il avait fait bon mourir la nuit que mourut le Cardinal de Lorraine, qu’il fit le plus vilain temps qu’on eût vu de mémoire d’homme, parce disaient-ils que tous les diables étaient en l’air qui attendaient l’âme de ce prélat, et ne songeaient point à celles des autres agonisants. Si cela est ainsi, il a fait bon mourir en Europe ces trois derniers jours-ci, car assurément ce n’était pas le vent qui soufflait, c’étaient tous les diables d’enfer qui étaient venus tenir leur assemblée générale aux extrémités des Indes et de l’Afrique. On n’a jamais vu de vent si furieux. Nous nous sommes vus cinq fois en deux jours dans un péril éminent, notre barre de gouvernail s’étant cassée autant de fois, et notre gouvernail ne tenant à rien, donnant de si furieux coups dans notre étambot que nous avons cru cent fois que le derrière de notre navire allait être emporté. Une de nos soutes a toute été gâtée et nous avons perdu plus de trois milliers de pain, ce qui me fait fort craindre que nous serons obligés d’en retrancher un tiers par repas. Ajoutez à cela notre riz et nos légumes pourries, le tiers de nos poudres mouillé et en boue, les deux tiers de nos bestiaux morts et emportés par les coups de mer qui entraient et sortaient à tout moment de dessus le tillac du navire, nos galeries crevées et emportées par la mer dont les vagues éclataient plus haut que notre dunette notre fanal en ayant été emporté et tout le derrière du navire ébranlé. Notre gouvernail n’est point encore raccommodé et ne peut l’être de longtemps, et nous sommes assurément très mal si Dieu n’a pitié de nous. Nous faisions de l’eau de toutes parts par notre haut pendant le mauvais temps ; Dieu veuille que notre salpêtre n’en ait point été gâté, mais nous avons des ballots de marchandises qui sont tout à fait mouillés. Grâce à Dieu, le vent a calmé cette nuit et le temps s’est éclairci dès le matin. Nous vîmes hier un mât d’hune à l’eau : Dieu veuille qu’il ne soit point arrivé de malheur à qui que ce soit, et que ce ne soit qu’un mât de rechange qu’on ait volontairement jeté à la mer pour soulager le côté d’un navire. Nous en avons vu quatre ce matin, qui sont l’Oiseau, le Florissant, le Lion et le Dragon : nous n’avons point vu le Gaillard. Notre commandant, qui est à présent Monsieur le chevalier d’Haire, a fait signal pour faire approcher les navires du sien ; on y a été. L’Oiseau est encore à ce qu’ils disent plus mal que nous ; il a perdu du pain, son gouvernail a fait comme le nôtre, ses bestiaux aussi, et plus que tout cela, c’est que l’eau ne tarit point chez lui et qu’il est obligé de pomper à quatre pompes, et que son navire a tant souffert pendant le mauvais temps qu’il a été obligé pour le soulager de jeter à la mer quatre pièces de canon. Nous avons parlé ce soir à Messieurs du Lion qui sont comme par gageure dans le même état que nous et qui comme nous ont fait un vœu de bien bon cœur. Leur éperon a été emporté outre cela, et ils ont comme vous pouvez croire extrêmement souffert. Je ne sais dans quel état sont le Florissant et le Dragon, car nous ne leur avons pas parlé. Le vent est faible et contraire et la mer fort émue, elle était trop agitée pour se calmer si promptement.

Du lundi cinqe, [mars]

Toujours même vent, faible et contraire et la mer unie. Le navire est déguisé en friperie, chacun ayant mis ses hardes à l’air parce que tout a été mouillé dans l’entre-deux-ponts où les coffres nageaient comme s’ils avaient été dans la mer même. Nous n’avons pas encore tout essuyé le mauvais temps : le cap de Bonne-Espérance est encore à passer, et je désespère presque de retourner en France s’il en faut autant souffrir là que nous en avons souffert ici.

Du mardi sixe. [mars]

Même temps et même vent.

Du mercredi 7e [mars]

Calme tout plat tant mieux, le vent changera et redeviendra bon s’il plaît à Dieu.

Du jeudi 8e. [mars]

Bon vent, mais bien faible. Le temps est toujours couvert et embrumé et il fait une petite pluie fort incommode, on ne voit pas à une lieue.

Du vendredi 9e. [mars]

Le vent s’est renforcé mais toujours contraire à la route. Le temps embrumé qu’il a fait hier et l’obscurité de cette nuit, nous ont fait perdre le Lion de vue : nous ne voyons que l’Oiseau, le Florissant et le Dragon.

Du samedi 10e. [mars]

Le vent est venu contraire tout à fait, et bien gros vent dès cette nuit et si fort que nous avons extrêmement fatigué et que notre soute au pain a encore fait de l’eau, notre grand mât a couru risque de casser, et enfin si on pouvait se parler en esprit je me recommanderais à vos prières.

Du dimanche onze [mars]

Le vent calma dès hier au soir, et ce matin il est revenu assez bon ou du moins point mauvais. Le temps a un peu éclairci cette après-midi mais nous ne voyons toujours que trois navires avec nous, Dieu veuille nous conserver ! Si le troupeau se disperse ainsi, gare du loup.

Du lundi 12e. [mars]

Il a fait aujourd’hui fort beau temps, et nous avons revu le Lion que la brume nous cachait. Il fait calme tout plat.

Du mardi 13e. [mars]

Le vent est venu bon mais bien faible, le ciel s’est couvert.

Du mercredi 14e, 2[mars]

Toujours petit vent et toujours temps couvert. Monsieur de Porrières à l’issue de son dîner a été à bord de l’Oiseau et m’y a mené avec les principaux de ses officiers mariniers. Il m’a fait lire devant Monsr. d’Haire le procès-verbal qu’il m’a fait faire de l’état dans lequel le mauvais temps nous a mis, après quoi il lui a dit qu’attendu le mauvais état où nous sommes, toutes nos légumes généralement et beaucoup de pain pourris et jetés à la mer, la disette de vivres dont nous sommes menacés, le peu d’eau que nous avons, en ayant déjà consommé le tiers, et plus que tout cela notre gouvernail étant en très mauvais état, son dessein était de se séparer du reste de l’escadre pour gagner les devants, lui étant impossible de tenir longtemps la mer sans se raccommoder et qu’un navire seul fait beaucoup plus de chemin que lorsqu’il est en corps, parce qu’il suit toujours sa route sans attendre qui que ce soit. A cela Monsieur d’Haire a répondu que M. de Porrières ne devait pas douter qu’il n’eût aussi bien que lui beaucoup de choses gâtées, qu’il avait même beaucoup plus souffert ayant été obligé de jeter quatre grosses pièces de canon à la mer pour soulager son navire dans le fond de cale duquel il y avait cinq pieds d’eau et trois dans l’entre-deux-ponts. Que son gouvernail n’était pas en meilleur état que le nôtre. Après quoi il a ajouté, en parlant à M. de Porrières : Vous êtes le maître Monsieur de faire ce qu’il vous plaira, mais ce ne sera point de mon consentement que nous nous séparerons ; il est encore à présent de la dernière conséquence de ne nous point quitter et plus même qu’en venant. Nous pouvons trouver vers le Cap une escadre de vaisseaux anglais ou hollandais venant d’Europe qui feraient un méchant parti à un navire seul, mais qui auront ] es trois quarts de la peur s’ils nous rencontrent tous ensemble. Pour ce qui est de votre gouvernail, prenez mes charpentiers si vous en avez besoin, comme je prendrais les vôtres si je n’avais pas fait faire au mien tout ce qu’on y peut faire à la mer. Pour vos vivres, pourvu que nous en ayons assez pour gagner les Iles de l’Amérique, nous en trouverons là pour nous conduire en France. Pour votre eau si vous en manquez avant moi je vous en donnerai autant que je le pourrai faire, car il n’est plus question de dire que c’est de l’eau d’un tel navire, il est question seulement que celui qui en a en aide celui qui en manque Ce n’est pas seulement par le travers du Cap que nous devons craindre de trouver des ennemis, c’est bien plus que tout cela à notre atterrage des îles de l’Amérique. En y allant nous passerons devant l’Ile de l’Ascension, nous y trouverons une bouteille que Monsr. Du Quesne y aura laissée en cas qu’il y ait passé avant nous. Nous saurons là où il sera et nous pourrons l’aller joindre. Si au contraire nous y passons les premiers, nous y en laisserons une qui l’instruira de la route que nous prendrons et du lieu où il pourra nous retrouver. En tous cas Monsieur a-t-il poursuivi, je compte sur vous comme je suis persuadé que vous me rendez la justice de compter sur moi, et je suis certain que vous me défendrez bien, soyez certain aussi qu’il ne vous arrivera aucun mal que je ne le partage avec vous. Enfin, M. d’Haire a parlé Evangile et a dit tout ce qu’un honnête homme doit et peut dire à un autre. Cela a tempéré l’humeur pétulante de M. de Porrières, et le résultat de la conférence a été que notre maître-charpentier qui était présent a promis d’accommoder notre gouvernail assez bien pour pouvoir servir ; que nous ne nous quitterons point et que nous nous secour[e] rons mutuellement La quantité d’eau que ce navire a fait a fondu tout leur salpêtre, et par leur propre confession, ils ont fait aussi bien que nous un vœu de bien bon cœur.

Du jeudi 15e. [mars]

Le ciel est toujours couvert et nous donne de la pluie de temps en temps, le vent est venu bon cet après-midi. Mr d’Haire a tiré un coup de canon pour faire arriver sur lui le Lion qui était fort éloigné : cela marque qu’il ne veut pas qu’on le quitte, il a raison.

Du vendredi 16e. [mars]

Calme tout plat dès hier au soir et toute la journée, il a fait fort beau temps.

Du samedi 17. [mars]

Le vent vint hier au soir bien petit et variable, nous avançons un peu et nous espérons avec la grâce de Dieu passer le Cap avant la fin du mois.

Du dimanche 18e. [mars]

Peu de vent et contraire, et beau temps.

Du lundi 19e. [mars]

Toujours beau temps et méchant vent. Le chirurgien du Florissant est venu à bord voir le nôtre qui est fort mal. Je vous ai tant parlé des affaires de Siam que je suis honteux de vous en parler encore, mais je ne puis m’en dispenser. Il repasse avec nous en France un nommé M. de La Touche lieutenant qui était dans ce royaume pendant tous les troubles, et qui même a été fait prisonnier. Il a fait une Relation de tout et j’ai fait en sorte de l’avoir : vous la trouverez à la fin de ce Journal-ci. J’en avais vu d’autres que je vous destinais, mais celle-ci étant selon moi la plus régulière, je la préfère à toutes les autres sans y avoir changé un seul mot. Vous saurez seulement pour son intelligence que opra est une qualité qui répond à celle de connétable de France, jointe à celle de grand-maître de la maison du Roi. Pitrachard est le nom particulier de l’usurpateur. Cangue est une fourche qu’on met au col traversée par le devant ; en sorte que cela fait comme un triangle équilatéral ; qu’à l’angle du devant il y comme une mortaise de charpentier, dans laquelle on passe les deux mains, et ainsi un patient est comme s’il était au pilori mais bien plus gêné. Rotin sont des cannes fort menues dont les Siamois se servent au lieu de verges. Bras peints sont leurs bourreaux, qui ont effectivement les bras peints de diverses couleurs et de diverses figures. J’ai été surpris de ce que dans aucune relation de celles que j’ai lues, on ne parlait point de la princesse de Siam. Je m’en suis informé à ce M. de La Touche qui m’a dit qu’il ne savait pas positivement ce qu’elle était devenue, mais que le bruit était que Pitrachard avait voulu l’épouser et qu’elle l’avait refusé ; que cependant il faudra qu’elle prenne le parti de l’épouser lui, son fils, ou la mort, car ce n’est pas la coutume des Orientaux de garder des vestales, et Pitrachard est trop politique pour souffrir que cette princesse épouse un homme capable de faire valoir ses droits.

Du mardi 20e. [mars]

Calme tout plat, la mer est unie comme une feuille de papier.

Du mercredi 21e. [mars]

Le vent est revenu ce matin variable, qui n’est pas tout à fait bon mais qui n’est pas mauvais aussi.

Du jeudi 22e [mars]

Calme tout plat pendant toute la journée Ce n’est pas là le moyen de passer le Cap dans ce mois-ci. Le vent est venu ce soir, pas mauvais mais bien faible.

Du vendredi 23e. [mars]

Le vent est bon et bon frais, nous allons bien et en bonne route, dix jours de même le Cap sera dépassé. C’est le seul endroit qui nous reste à craindre pour le mauvais temps. Le ciel est embrumé et il tombe un peu de pluie par intervalle, on ne peut avoir de vent ici sans qu’il pleuve.

Du samedi 24e. [mars]

Il a fait beau toute la journée cette après-midi surtout. Le vent a un peu calmé, mais nous allons bien.

Du dimanche 25 [mars] jour de l’Annonciation

Il a encore un peu calmé, mais nous allons encore assez bien vent arrière, la mer belle et unie et le plus beau temps du monde.

Du lundi 26e. [mars]

Il a tout à fait calmé cette nuit et le vent est venu contraire.

Du mardi 27. [mars]

Encore vent contraire si peu qu’il en fait, car il a calmé, on n’avance point.

Du mercredi 28 [mars]

Le vent a presque toujours été calme, ou il a si peu fait de vent que rien. Enfin il est venu bon ce matin et a rafraîchi cette après-midi et nous allons fort bien, vent en poupe. Si le vent était plus fort, nous irions encore mieux. Nous ne sommes qu’à deux cent cinquante lieues du Cap, et c’est le seul pas qui nous reste à franchir pour être assurés de notre retour en France.

Du jeudi 29e [mars]

C’était hier le premier de la lune, le vent a rafraîchi, c’était bon signe. Il a encore augmenté et nous avons fort bien été.

Quatre jours de même, le Cap sera derrière nous. Je vous avoue que ce trajet m’épouvante, car enfin tant de gens qui en ont écrit et qui en ont fait des relations si horribles, ne se sont pas tous donné parole de mentir sur le même sujet.

Du vendredi 30e. [mars]

Dès cette nuit vers une heure du matin le vent a changé bout pour bout, ainsi contraire tout à fait. Il n’est que Ouest et si bon frais que nous avons mis à la cape. Il a plu, brumé, venté, et tonné bien fort. Les navires se sont encore dispersés, nous ne sommes plus que trois, on ne sait où sont les deux autres. Pour ceux que nous voyons, ils sont trop loin de nous pour dire quels ils sont.

Du samedi 31e. [mars]

Le vent est venu bon cette nuit, on a fait bonne route. De dessein ou autrement nous nous sommes séparés du reste de l’escadre. Je ne sais si on a bien fait, mais je sais bien qu’il n’a tenu qu’à nous de nous rallier aux autres parce que les deux navires que nous vîmes hier qui sont l’Oiseau et le Florissant paraissaient encore ce matin au vent à nous, et qu’au lieu de les attendre, nous avons forcé de voile pour avancer malgré la résolution prise avec Monsieur d’Haire de ne nous point séparer, Dieu veuille qu’il ne nous en arrive pas de mal, à mon égard je suis résolu à tout événement. Si nous sommes assez malheureux pour tomber entre les mains de quelque escadre ennemie, nous tâcherons de nous vendre tout ce que nous pouvons valoir, et peut-être même que comme l’Anglais d’Amzuam nous nous ensevelirons sous nos propres ruines. Dieu nous en préserve.

Avril 1691

Du dimanche premier [avril]

Le vent est encore revenu contraire dès minuit et a été toujours de même depuis, on voit encore l’Oiseau et le Florissant.

Du lundi 2e. [avril]

Toujours vent contraire jusques à midi qu’il a calmé tout à fait. Nous avons encore vu les deux mêmes navires d’hier Les courants nous en ont éloignés durant le calme, en sorte que ce soir on ne les voyait plus. Le vent est revenu bon sur les six heures, on pourrait les attendre car ils sont au vent et on sait où ils sont, mais nous faisons route pour avancer sans nous mettre en peine d’eux. Le vent est bon mais bien faible.

Du mardi 3e. [avril]

Le vent a été bon jusques à neuf heures du matin, après cela, il est venu tout à fait contraire, et il a calmé ce soir.

Du mercredi 4e. [avril]

Toujours méchant vent. L’Oiseau et le Florissant sont absolument perdus pour nous et suivant toutes les apparences nous ne les reverrons qu’au rendez-vous. Le temps est sombre et couvert et il pleut par intervalle. Les vents sont toujours variables ici et inconstants. Il fait un froid fort grand et que nous trouvons d’autant plus sensible que nous ne faisons que sortir des chaleurs. Cette diversité de climats et de température nous cause des malades. Il nous est mort même ce soir un matelot.

Du jeudi 5e. [avril]

Toujours mauvais vent ou du moins bien près. Cependant nos pilotes ayant assuré que nous étions sur le banc des Aiguilles, on a sondé ce soir et on a trouvé quatre-vingt-cinq brasses d’eau. Ainsi nous ne sommes qu’à quatorze lieues de terre et environ à trente du cap de Bonne-Espérance. J’admire l’habilité de nos pilotes, lesquels après le gros vent du mois passé, la contrariété et la diversité perpétuelle des vents qui ont soufflé depuis ce temps-là, sans avoir vu terre depuis Pondichéry se trouvent justes dans l’endroit où ils se font.

Du vendredi 6e. [avril]

On a encore sondé ce matin et on a trouvé soixante-quinze brasses d’eau. Il n’a point venté cette nuit, et fort peu ce matin. On a vu terre dès midi, mais on n’en était pas sûr parce qu’elle était tellement confondue dans l’horizon qu’on ne pouvait pas bien la distinguer. Elle a paru fort distinctement ce soir à soleil couché. Ce sont les terres du cap des Aiguilles, dont nous sommes encore fort loin.

Du samedi 7e. [avril]

Le vent est venu bon cette nuit. On voyait encore la terre ce matin et nous ne nous en sommes point éloignés : on l’a toujours côtoyée et si le vent continue, demain matin le Cap sera dépassé. Nous ne sommes qu’à cinq lieues de terre au plus.

Du dimanche 8e. [avril]

Le vent a calmé, cependant nous avons toujours avancé sans nous éloigner de terre : nous l’avons toujours vue, et le Cap de Bonne-Espérance que nous voyons n’est pas à plus de sept ou huit lieues de nous. Si le vent était un peu plus fort ce serait du chemin pour jusques à minuit, mais j’espère que demain matin nous chanterons le Te Deum à l’issue de la messe. Du calme au Cap de Bonne-Espérance ! Cela me paraît si peu vraisemblable que j’accuserais volontiers de vanité et de mensonge tous ceux qui nous en ont écrit des choses si horribles. Les Hollandais savent que nous sommes ici car ils ont des gens sur trois différentes montagnes qui font du feu lorsqu’il paraît quelque navire. Que pensent-ils ? Je crois qu’ils enragent de n’être pas en état de venir au-devant de nous ou de nous couper le chemin, surtout les scélérats qui après avoir dit Credo en France se sont retirés parmi eux où ils ont en même temps renié Dieu, la véritable religion et leur patrie. On dit qu’il y en a là plus de trois cents.

Du lundi 9e. [avril]

C’est ce matin, grâce à Dieu, que nous avons doublé et dépassé le cap de Bonne-Espérance, d’une belle mer et d’un bon vent arrière. Nous l’avons perdu de vue sur le midi, mais le vent, qui est venu contraire sur les deux heures nous empêche de quitter de vue les terres d’Afrique. S’il plaît à Dieu il redeviendra bon. En tous cas le plus fort est fait puisque nous ne sommes plus dans les mers des Indes et que nous sommes sûrs de ne point relâcher. Nous avons chanté le Te Deum à gorge déployée ; Dieu nous conserve jusqu’en France nous l’y chanterons encore de meilleur cœur.

Du mardi xe. [avril]

Il a calmé tout plat cette nuit, et pas un souffle de vent pendant toute la journée. Nous voyons encore les terres d’Afrique.

Du mercredi xie , [avril]

Nous avons enfin perdu de vue les terres d’Afrique ; le vent qui est venu bon cette nuit nous a fort avancés et nous avance encore à merveille. Quinze jours de même nous serons à l’île de l’Ascension, que nous allons chercher. Nous sommes seuls, et un vaisseau seul fait beaucoup plus de chemin que lorsqu’il est en compagnie car il fait route directe sans attendre personne. Et avec cela nous allions mieux que pas un de l’escadre.

Du jeudi 12e. [ avril]

Toujours bon vent, nous allons à plaisir.

Du vendredi saint 13e. [avril]

Toujours bon vent et nous allons bien. Dieu sait ce qu’il nous faut, car assurément nous avons besoin d’être bientôt à quelque bon endroit, car nous commençons à être bientôt près de nos pièces.

Du samedi 14. [avril]

Le vent s’est mis justement contraire cette nuit, il n’est plus que Nord-Ouest. Tant pis, mais comme la bordée est longue il ne laissera pas de nous servir.

Du jour de Pâques 15e. [avril]

Il a fait calme toute la journée et le vent a un peu changé. Il fait aussi beau et pas plus chaud ni froid qu’il fait en France.

Du lundi 16e. [avril]

Toujours calme. Il faut dire à la louange des Bretons qu’ils sont fort dévots, presque tout notre équipage a fait ses Pâques. C’est dommage que les Bretons soient ivrognes, leur dévotion m’édifie. Tous nos matelots et soldats sont gens ramassés d’un côté et d’autre ; il y a parmi eux beaucoup de voleurs et de fripons. Je vois quantité de communiants et pas une restitution.

Du mardi 17 [avril]

Calme tout plat, cet après-midi : un petit vent bien près.

Du mercredi 18e. [avril]

Toujours calme, point de vent, la chaleur commence à se faire sentir. On dit que les courants sont pour nous : tant mieux si cela est car autrement nous serions toujours au même état. Il se lève pourtant ce soir un petit vent qui me donne bonne espérance.

Du jeudi 19e. [avril]

Mon espérance ne m’a point trompé, le vent a rafraîchi et nous avons fort bien été aujourd’hui.

Du vendredi 20e[avril]

Toujours bon vent et nous allons bien, nous sommes mal pour le reste et notre pain est bien court.

Du samedi 21 [avril]

Le vent a fort calmé et nous n’avons que fort peu avancé, nous sommes à moitié chemin du Cap de Bonne-Espérance à l’Ile de l’Ascension.

Du dimanche 22e. [avril]

Toujours même vent et beau temps. Nous allons bien car grâce à Dieu le vent a rafraîchi.

Du lundi 23e. [avril]

Toujours même temps. On a fait aujourd’hui l’anniversaire de M. Hurtain notre défunt capitaine, que la solennité du jour d’hier dimanche de Quasimodo ne permit pas de faire. Le chaud nous accable et nous donne des malades.

Du mardi 24e. [avril]

Toujours bon petit vent.

Du mercredi 25. [avril]

Toujours de même, un peu plus calme, mais nous allons bien, et notre pain s’en va bien vite.

Du jeudi 26. [avril]

Toujours de même.

Du vendredi 27. [avril]

Le vent s’est rafraîchi et s’il continue tel qu’il est on espère que nous serons mercredi à l’Ascension.

Du samedi 28. [avril]

Le vent a un peu calmé mais nous avons toujours été. La chaleur commence à être insupportable.

Du dimanche 29e. [avril]

Toujours bon vent et on va fort bien.

Du lundi 30e [avril]

Toujours de même pour le vent et la chaleur qui commence à être excessive. Nous sommes par la hauteur de l’Ile de l’Ascension, nous faisons l’Ouest pour l’atteindre ; nous voyons beaucoup d’oiseaux qui nous donnent bonne espérance car c’est un signe certain que nous n’en sommes pas fort éloignés.

Mai 1691

Du mardi premier [mai]

Toujours même chose.

Du mercredi 2e. [mai]

On ne voit point encore l’Ile de l’Ascension : elle est différemment marquée sur les cartes pour sa longitude, car dans toutes elle est par huit degrés de latitude Sud.

Du jeudi 3e [mai]

Notre équipage commence à désespérer de voir l’île de l’Ascension. Deux de nos pilotes s’en font dépassés, et l’autre se fait dessus. Ces sortes d’erreurs-là à des pilotes aussi habiles que les nôtres, ne sont-elles pas capables de faire accuser de vanité ceux qui nous assurent que la navigation est établie sur des principes certains ? Et n’est-il pas plus raisonnable de dire que la prudence est le plus assuré fondement d’une longue navigation ? Nos pilotes cependant ne perdent point courage et assurent qu’ils trouveront cette île, et que l’erreur de leur estime vient de ce que les courants nous ont été contraires ; et c’est là leur unique excuse, ayant tous trois dépassé de bien loin tous les degrés de longitude par lesquels cette île est marquée sur les différentes cartes qu’ils ont.

Du vendredi 4e [mai]

On a cargué des voiles cette nuit pour ne point trop avancer, crainte d’aller donner debout au corps sur cette île. Notre équipage est au désespoir n’ayant aucun rafraîchissement à espérer de ce côté-là. Les officiers sont dans un chagrin mortel, parce qu’on ne saura presque quel parti prendre, ni où dresser la route pour rejoindre notre escadre si nous manquerons cette île qui est notre rendez-vous et où nous devons trouver l’indication d’un autre pour nous rassembler, en cas comme on le croit que Monsieur Du Quesne y ait passé. Les pilotes cependant ne perdent point encore espérance, et ont obtenu que nous poursuivrons la route jusques à demain midi. Ils sont dans sa véritable latitude, Dieu veuille qu’ils ne soient pas dans l’Ouest de sa longitude.

Du samedi 5e. [mai]

Nos pilotes ont eu raison de rejeter leur erreur sur les courants, car nous avons vu ce matin l’Ile de l’Ascension et y avons mouillé vers le midi. Je vous dirai ce qui m’en aura paru quand nous en serons sortis, mais je ne puis m’empêcher de dire encore que ces courants, contre lesquels le meilleur vent ne peut pas prévaloir, me font toujours revenir à mon sentiment que la prudence fait à la mer autant que la science.

Du lundi 7e. [mai]

Nous avons mis ce soir à la voile pour aller aux îles de l’Amérique et avons quitté l’Ascension où nous avions mouillé samedi vers le midi. Elle est par huit degrés justes de latitude Sud, et marquée sur différentes cartes par cinq, six, sept et huit degrés de longitude du méridien. Elle n’a au plus que cinq lieues de tour ; elle est inculte et inhabitée, et ce n’est qu’un rocher coupé en montagnes, brûlé par l’ardeur du soleil et miné par la mer. Il n’y a aucune eau de source mais seulement de pluie, laquelle coule avec rapidité lorsqu’il a plu, mais qui est bientôt tarie tant par sa propre violence que par la chaleur et l’altération du rocher. J’y en ai trouvé qui s’était arrêtée dans des creux, et soit que la soif me la rendît plus précieuse, ou soit qu’elle soit effectivement bonne, je l’ai trouvée très excellente. Ce n’est comme je vous ai dit qu’une roche hachée, il n’y a pas cent pas de chemin droit et uni. C’est dans le lit où coule l’eau qui s’épand des montagnes après la pluie que l’on trouve du pourpier abondamment, tout pareil à celui de France, mais plus sain et de meilleur goût parce qu’il est plus naturel. Cette herbe est un très grand rafraîchissement pour des gens qui n’ont point vu terre depuis près de quatre mois. Cette île est couverte d’un nombre infini d’oiseaux que les matelots nomment fous et frégates. Ils ont le corps gros comme une macreuse et ne sentent point tant l’huile et sont meilleurs à mon goût. Ces animaux sont si familiers qu’ils viennent à bord, se perchent sur les vergues et les matelots les prennent à la main. A terre on les tue à coups de pierre et de bâton, ce qui m’est arrivé à moi-même en ayant tué plusieurs à coups de canne, fatigué de les voir passer devant mon nez si proches. Lorsqu’il y en a un d’abattu, les autres ne fuient point, au contraire ils viennent autour en si grande quantité qu’ils dérobent la lumière du soleil et c’est là qu’on en fait boucherie. Il est impossible de dire la quantité que nos matelots en ont pris et tué, et la plus grande preuve que je puisse vous donner pour vous faire connaître que le nombre en est infini, c’est qu’ils en ont encore de reste qu’ils ont salés et qu’ils font sécher contre leur coutume de ne rien garder pour le lendemain et de vivre au jour la journée. Il en est de même du poisson, qui y est en très grande abondance et très bon ; nous en avons fait d’excellents repas et nos matelots en ont encore de salé. Le meilleur que j’y aie vu et mangé est fait comme une petite carpe, l’écaille, la peau et la tête rouge, et sa chair ressemble pour sa blancheur, sa coupe et le goût à celle de nos brochets d’Europe, mais plus exquise. Tout cela n’est pourtant point encore le meilleur rafraîchissement que l’on trouve à cette île. C’est la tortue qui y vient, dit-on, en très grande quantité. Nous n’en avons pris que quatorze mais la moindre pèse pour le moins cinq cents livres. Elle n’est pas faite comme celle de Négerades (sic), sa maison n’est pas tout d’une pièce, mais par écailles, maillée et marbrée comme celle que nos artisans travaillent ; cependant elle n’est pas propre à être travaillée car elle blanchit en vieillissant, et ce n’est que la maison du mâle qui ne perd point sa beauté et son lustre, n’étant que les femelles qu’on prend lorsqu’elles viennent à terre confier leurs œufs à la chaleur du soleil tout de même que celles de Négerades. La chair de cet animal est très bonne, bienfaisante, et semblable pour le goût et la couleur à celle d’un jeune bœuf ; elle fait de très bonne soupe, de très excellentes fricassées et est fort saine, ce que n’est pas celle de Négerades ; du reste il n’y a point de différence. On mouille devant l’anse où l’on prend cette tortue, ce n’est que du sable fort blanc et fort fin, et pour en reconnaître l’endroit les Portugais ont élevé une croix sur une montagne fort haute, et c’est cela qui indique le véritable mouillage. Excepté cette anse qui n’a pas plus d’une demi-lieue, tout le reste de l’île est bordé de roches minées et mangées par la mer lesquelles jointes au reste de l’île brûlé par le soleil représentent à vos yeux partout un champêtre naturel et des grottes sauvages que l’art ne peut point imiter, et qui m’ont rappelé dans l’idée la décoration de l’opéra de Bellerophon, dans la scène où Amisodar chante :

Que ce jardin se change en un désert affreux,
Noirs habitants du séjour ténébreux &c...

En effet cela n’en approche pas mal. Je vous ai dit que cette île est inhabitée. Beaucoup de nos gens disent y avoir vu des bœufs et des chèvres, pour moi, je n’y en ai point vu, mais oui bien des crottes et de la fiente de ces sortes d’animaux ; ainsi je suis assuré qu’il y en a, contre ce qu’en disent tous les navigateurs qui assurent qu’il n’y a aucun autre animal que des oiseaux. J’ai été jusques au milieu de cette île pour voir d’où pouvait provenir l’eau qui me paraissait y courir, et c’est comme je vous ai dit un torrent qui se précipite des montagnes après la pluie. La plus haute de ces montagnes qui est au milieu de l’île et qui paraît de la mer toujours couverte de nuées, est couverte de verdure ; mais le peu de temps qui me restait ne m’a pas permis d’en approcher d’assez près pour distinguer ce que c’était que cette verdure. J’en suis revenu très satisfait de ma curiosité, mais sensiblement convaincu par ma lassitude que les plaisirs des yeux sont toujours des plaisirs fatigants.

Nous n’y avons trouvé aucune lettre, comme nous l’espérions, mais seulement une seule bouteille entière, entre plus de deux cents autres flacons et bouteilles cassées, sur laquelle il y a un I et un B gravés au couteau. Cette bouteille a été apportée à bord, et je crois que c’est quelque Anglais qui a passé ici qui donne avis à quelqu’autre qu’il va à l’Ile Barboude qui appartient à cette nation ; ce ne peut pourtant être de cette année, car aucun Anglais ni Hollandais n’a osé partir des Indes crainte de nous rencontrer dans le chemin. Monsieur de Porrières n’y a laissé ni lettre ni adresse, je n’en sais point la raison. Il est fort en peine du Gaillard et croit qu’il lui est arrivé quelque accident, puisqu’il n’est point arrivé à l’Ascension avant nous. Beaucoup de gens qui sont ici et qui pour lui complaire donnent très mal à propos dans son sens, font semblant de le croire comme lui et l’attristent encore davantage. Ils le font même souvenir que les gens du Dragon nous ont dit que le Gaillard avait pensé les aborder dans le mauvais temps du commencement de mars, et que lorsqu’il démâta à leur vue de son hunier, ils avaient entendu un grand cri de tout l’équipage. Que la brume les avait empêchés de pouvoir voir ce qui lui était arrivé de plus et qu’ils ne l’avaient pas vu depuis. Tout cela qui est très vrai chagrine extrêmement Monsieur de Porrières, et je suis presque seul ici qui soit d’opinion contraire et qui soutiens qu’assurément le Gaillard est derrière nous et même derrière tous les autres navires. Dieu veuille que cela soit ! En tous cas, je ne vois pas comment il aurait pu arriver à l’Ascension avant nous ; car premièrement il lui a fallu beaucoup de temps pour étancher ses voies d’eau et surtout pour se remâter, ce qui nous aura donné le temps de le devancer ; secondement parce que, outre que nous n’avons pas perdu beaucoup de temps nous allons bien mieux que lui et que nous l’aurions rattrapé quand même il eût été devant nous, nous étant toujours servi du vent le mieux qu’il nous a été possible depuis le mauvais temps, ce qu’il n’aura pas pu faire, attendu la perte de ses mâts qui l’aura retardé beaucoup. Et cette diligence que nous avons faite depuis notre séparation du reste de l’escadre est assurément la raison qui nous a fait arriver ici le premier ; et c’est celle-là même qui nous a fait devancer les autres navires tout aussi bien que le Gaillard, car je vous avoue que je ne puis me mettre dans la tête qu’il soit arrivé aucun malheur au Gaillard qui l’ait fait périr. La perte en serait assurément très cruelle, non seulement pour les richesses qu’il rapporte, mais plus que tout le reste pour les hommes, Monsieur du Quesne et les autres étant tous de très honnêtes gens et de mérite distingué. Nous faisons route à présent pour les îles de l’Amérique, et vraisemblablement nous trouverons à qui parler avant que d’être en terre française ; et si je puis dire mon sentiment sur ce qui me paraît ici, je m’aperçois qu’on commence à se repentir d’avoir quitté le reste de l’escadre. Quoi qu’il en soit c’est une faute sans remède, chacun est ici pour son compte et s’il faut périr, il est certain que nous boirons tous au même gobelet, car notre capitaine est d’humeur à se faire couler à fond ou à ramener le navire en France.

Du mardi 8e. [mai]

Toujours bon vent, nous allons parfaitement bien ; nos tortues et notre pourpier sont d’un très grand secours et fort excellents.

Du mercredi 9e. [mai]

Toujours parfaitement bon vent, mais chaleur excessive.

Du jeudi Xe. [mai]

Toujours même chose.

Du vendredi xie. [mai]

La chaleur qu’il fait nous tue. Il nous est mort encore ce matin un matelot, et un canonnier qui mourut dimanche dernier à l’Ascension. Toujours bon vent.

Du samedi 12e. [mai]

Toujours bon vent et nous allons bien.

Du dimanche 13e. [mai]

Toujours bon petit vent, nous ne sommes qu’à douze lieues Sud de la Ligne.

Du lundi 14e. [mai]

C’est cette nuit grâce à Dieu que nous avons passé la Ligne pour la quatrième et dernière fois depuis notre départ jusques à notre retour en France. Nous ne respirons plus que les îles de l’Amérique. Le vent est toujours bon, et nous étions à midi à quinze lieues Nord de la Ligne.

Du mardi 15e. [mai]

Chaleur excessive, le vent a fort calmé, mais nous avons toujours un peu avancé : nous étions à midi à 35 lieues de la Ligne vers Paris.

Du mercredi 16e. [mai]

Toujours bon petit vent, nous espérons être aux Iles dans quinze jours. Il fait extrêmement chaud, mais l’espérance de respirer bientôt notre air natal nous donne des forces.

Du jeudi 17. [mai]

Toujours bon vent, temps couvert et nous allons bien.

Du vendredi 18 [mai]

Chaleur étouffante, pluie et calme. Il nous est mort ce soir un soldat.

Du samedi 19e. [mai]

Toujours même temps calme, pluie, et vent par intervalle.

Du dimanche 20e. [mai]

Même chose.

Du lundi 21e. [mai]

Toujours même temps.

Du mardi 22. [mai]

Toujours de même.

Du mercredi 23e. [mai]

Point de changement, pluie, calme et vent par intervalle.

Du jeudi 24. [mai]

Le vent s’est renforcé et nous allons bien.

Du vendredi 25e. [mai]

Toujours bon vent, s’il continue six jours tel qu’il est, nous serons aux Iles.

Du samedi 26. [mai]

Toujours bon vent et beau temps. Il nous est encore mort cette nuit un de nos matelots.

Du dimanche 27. [mai]

Toujours bon vent et beau temps.

Du lundi 28. [mai]

Toujours bon vent. Nous avons vu ce soir toute nuit [sic] vers les huit à neuf heures un feu, et entendu tirer un coup de canon. Ce sont apparemment des navires qui viennent de Guinée et qui vont aux Iles, ou bien une escadre ennemie qui croise, ou peut-être des nôtres. Quoi qu’il en soit, n’étant point en état seul avec beaucoup de malades, chargé et sale comme nous sommes d’aller affronter plusieurs navires dont nous ignorons la force, nous poursuivons notre route.

Du mardi 29e. [mai]

Toujours bon vent ; nous sommes par la latitude de La Martinique, nous cinglons dessus. Le ministre hollandais, ou ser prédicant comme ils l’appellent que nous avions ici il y a près d’un an et un Lascaris ou esclave qui nous venaient de la flûte prise à Ceylon, sont allés cette après-midi de compagnie à l’autre monde, l’un hérétique, l’autre idolâtre, belles âmes devant Dieu !

Du mercredi 30e. [mai]

Toujours bon vent et bonne route. Il nous est encore mort un matelot cette après-midi.

Du jeudi 31e. et dernier [mai]

Toujours bon vent.

Juin 1691

Du vendredi premier juin 1691

Toujours bon vent.

Toujours bon vent et cargué cette nuit nous faisant proche de La Martinique.

Du dimanche 3e. [juin]

Toujours bon vent et cargué, on se fait à terre.

Du lundi 4e. [juin]

Nous avons vu terre à la pointe du jour, et c’est celle de La Martinique. Nous l’avons côtoyée toute la journée, et nous avons mouillé bien avant dans la nuit devant le Fort-Royal par un beau clair de lune. Monsieur de Porrières vient d’aller au fort.

Du mardi 5e. [juin]

Nous nous sommes encore plus rapprochés de terre que nous n’étions. Je vais au fort Saint-Pierre à sept lieues d’ici où sont Monsieur le Général et Monsieur l’Intendant. Monsieur le général est Monsieur le marquis d’Eragny, le même que le Roi avait destiné pour capitaine des Gardes du Corps du roi de Siam et pour général des troupes françaises dans ce royaume. Je l’ai vu à Lorient prêt à s’embarquer, mais les nouvelles certaines de la mort du Roi de Siam et des révolutions arrivées dans ce royaume l’ayant rappelé à Paris, le Roi l’a envoyé ici général des Iles à la place de Monsieur le comte de Blénac qui y a été fort longtemps, et qui a demandé au Roi son congé pour passer dans le repos le reste de ses jours étant à ce qu’on dit dans un âge fort avancé. Il a laissé ici une réputation très glorieuse d’être aussi bon guerrier et bon justicier, que bon serviteur du Roi ; tout le monde en parle avec une estime et une vénération particulière. Monsieur d’Eragny qui lui a succédé dans le généralat, a déjà la réputation d’aimer la justice et le peuple confié à son gouvernement, c’est déjà beaucoup. Pour guerrier il a été capitaine aux gardes et on n’en voit point que de fort braves dans cet illustre corps. Il a toujours passé pour tel, et il n’a pas tenu à lui qu’il n’ait fait voir ce qu’il sait faire : la force et les moyens lui ont

Juillet 1691

Du mardi 3e. [juillet]

Quand j’aurais voulu vous écrire jour par jour, je ne l’aurais pas pu, non seulement à cause de l’occupation que j’avais, mais aussi parce que j’ai été fort mal. Je suis à présent grâce à Dieu en bonne santé à une grande faiblesse près. Nous sommes arrivés au Fort-Royal le 4e du mois passé, et les cinq autres vaisseaux de notre escadre des Indes arrivèrent au Fort Saint-Pierre à la même île de La Martinique le 8e du même mois, quatre jours après nous. Ils s’étaient tous rejoints vers le cap de Bonne-Espérance et sont venus jusques ici de compagnie. Il faut être ce que nous sommes les uns aux autres pour bien comprendre la joie que nous avons tous de nous être enfin rassemblés. Ils ont passé à l’île de l’Ascension le lendemain que nous en partîmes ; ils ont trouvé à leur atterrage une flotte anglaise, et c’est apparemment la même dont le commandant tira un coup de canon et dont nous vîmes le feu le lundi vingt-huit de mai dernier la nuit. Il y a eu quelque difficulté au Fort Saint-Pierre pour la flamme. Monsieur le chevalier d’Herbouville capitaine de vaisseau du Roi qui commande le Mignon, voyant venir dans la rade où il était mouillé cinq navires qu’il ne connaissait pas dont un portait la flamme, fit tirer un coup de canon à balle. Monsieur du Quesne envoya son canot qui déclina son nom, et comme chef d’escadre et capitaine plus ancien il l’a emporté et c’est lui qui a eu ici les honneurs du commandement. Nous avons parti de devant le Fort-Royal le 20e du dernier, et avons rejoint le même jour sur les deux heures après midi les autres vaisseaux venant des Indes, tous mouillés devant le Fort Saint-Pierre.

Les Iles de l’Amérique ou les Antilles sont si connues et on en a tant fait de relations que n’ayant rien de nouveau à vous en dire je ne vous en parlerai point du tout si ce n’est de ce qui leur est arrivé depuis la guerre.

Les Anglais ont fait ici des ravages inouïs. La plus belle et la plus florissante des îles françaises qui est Saint-Christophle a été prise et pillée, et toute ruinée ; les habitants dispersés de côté et d’autre, et on dit ici que c’est en partie par leur faute, et que s’ils s’étaient défendus comme ils ont fait du temps de Monsieur de La Barre, lorsqu’ils avaient pour gouverneur Monsieur de Saint-Laurent, les Anglais n’y auraient encore gagné que des coups, mais que la discorde qui était entre eux a donné moyen aux ennemis de s’en rendre les maîtres, parce que les sucriers qui tiraient tout le profit et le gain de l’île traitaient avec tant de dureté les gens qui dépendaient d’eux que cela leur a ôté toute volonté de se défendre. Vous croirez de ceci ce qu’il vous plaira, mais je crois qu’on peut dire là-dessus avec le proverbe que le malheureux a toujours tort.

Les Anglais ne peuvent pourtant pas s’établir tranquillement dans cette île parce que les noirs plus fidèles à leurs maîtres que les Français mêmes les harassent perpétuellement et en assomment autant qu’ils en trouvent. La fidélité de ces noirs est très considérable : ils ne veulent point reconnaître les Anglais, ils font plus, ils s’embarquent avec joie dans des barques qui y vont et qui leur font voir un pavillon blanc, et cela dans l’espérance de venir retrouver leurs anciens maîtres comme on le leur promet. Des barques de marchands qui y ont été en ont tiré un très grand nombre, sous la parole qu’ils leur donnaient de les amener à La Martinique ou ailleurs où les Français de cette île se sont retirés. Mais ces scélérats par une bassesse indigne du nom français, et par une infidélité criminelle et punissable, ont été vendre ces malheureux qui à Saint-Domingue qui ailleurs, et leurs maîtres légitimes ont en même temps perdu et leurs noirs et l’espérance de les retrouver jamais. Ces habitants de Saint-Christophle sont encore bien plus mal traités : il y en a plusieurs qui ont reconnu ici des noirs qui leur appartenaient et qui y avaient été amenés par ces marchands, ils les ont redemandés mais inutilement : les autres prétendent que ce soit une prise justement faite sur les ennemis, et ces mêmes maîtres sont obligés d’acheter des mains de leurs compatriotes un bien qui leur appartient légitimement. Ainsi on peut dire que leur malheur enrichit non seulement les ennemis de l’Etat, mais aussi des gens qui loin d’en profiter devraient leur aider de tout leur pouvoir à se rétablir. Monsieur d’Eragny ayant enfin eu avis d’un commerce si infâme s’y est enfin opposé, et si on le continue ce n’est plus de sa connaissance.

Les Anglais ont encore pris sur nous les îles de Saint-Martin, Saint-Eustache et Marie-Galante, dans la dernière desquelles, contre le droit de la guerre, ils ont pendu beaucoup de Français. Ils ont assiégé la Gadelouppe (sic) et l’ont presque toute ruinée, mais cette île ayant été secourue par huit vaisseaux, savoir quatre du Roi et quatre marchands armés en guerre par les habitants de La Martinique, ils ont levé le siège, quoiqu’ils fussent quatorze navires de guerre.

C’est dommage de la perte de Saint-Christophle, c’était celle de toutes les îles qui faisait le plus beau sucre et le meilleur, et où il y avait les établissements les plus considérables. Les habitants ne s’en relèveront jamais, car, quand bien même on leur rendrait leurs terres comme ils l’espèrent à la paix, la guerre ne pouvant pas être immortelle, leur rendra-t-on leurs maisons bien meublées garnies comme elles l’étaient ? leurs sucreries en état de service ? et leurs noirs qu’ils ont perdus ? Ce sera encore pour eux un nouvel établissement à faire.

Les habitants de La Martinique n’espèrent pas un plus heureux sort qu’eux, mais ils ont un refuge que n’ont pas eu les autres, c’est que cette île-ci est toute couverte de bois et de montagnes où ils espèrent se retirer en cas qu’ils ne se puissent pas défendre, étant tous résolus de se faire plutôt hacher en pièces que de tomber vifs entre les mains d’ennemis si cruels. Il semble même que leur crainte ait un fondement légitime parce qu’ils ont trois sortes d’ennemis domestiques, qui sont les noirs des sucriers qui n’étant pas bien traités ne se soucient point de changer de maîtres, plusieurs nouveaux convertis et des Anglais habitués lesquels ayant toujours entretenu commerce avec les Anglais malgré les défenses, continuent encore à présent à leur faire savoir des nouvelles de tout ce qui se passe, sans qu’on ait encore jusques ici pu découvrir ceux qui sont coupables d’une pareille trahison, et cela parce que de terre à terre et de pointe en pointe il n’y a pas plus de sept lieues d’une île à l’autre, et que des canots en font facilement le trajet.

Il avait été résolu dans le conseil que les six navires des Indes et trois navires de guerre qui sont ici iraient trouver les Anglais où ils sont. On dit que c’est à Nièves à six lieues de Saint-Christophle. Il est impossible de comprendre la joie qu’en avaient les habitants et surtout les réfugiés de Saint-Christophle. Chacun voulait être du détachement qui devait venir avec nous ; ils espéraient se venger des Anglais et les ruiner de fond en comble. Mais leur espérance a été vaine, et n’a servi qu’à faire voir leur émulation pour la gloire et la vengeance. Une résolution prise depuis a cassé la première. Je n’en sais point la raison, si ce n’est que nos navires sont trop maltraités pour se jeter dans le feu de gaieté de cœur, qu’ils sont trop sales par-dessous pour aller à la voile aussi bien que les ennemis, et qu’ils sont trop chargés pour se servir librement de leur batterie de bas, et que si on avait voulu les décharger il y aurait eu une perte de salpêtre très considérable, outre la longueur du temps qu’il aurait fallu employer tant à la décharge qu’à la recharge. Pour du monde, nous en eussions pris ici autant et plus qu’il ne nous en eût fallu, et bons enfants, bien faits, et qui paraissent bien résolus et bons soldats.

Tant qu’on a espéré que nous irions voir les Anglais tout le monde nous faisait bonne mine, mais sitôt qu’on a su le contraire chacun s’est plaint que nous n’étions venus que pour les affamer sans leur rendre aucun service (effectivement nous avons pris beaucoup de leurs vivres) ; que les Anglais sachant que nous étions venus ici sans aller à eux se mettront dans la tête qu’on les craignait, et en deviendront plus insolents et plus cruels ; que nous abandonnions les Iles à une perte certaine, et qu’enfin ils prévoyaient qu’ils seraient réduits en peu de temps à courir les bois comme les bêtes pour sauver leurs vies, ne comptant le reste pour rien.

On m’a fait remarquer à La Martinique une chose assez particulière, c’est que toutes les femmes et les filles qui sont revenues de Saint-Christophe et qui en sont créoles ou natives ont toutes les dents belles et bien blanches, et que toutes celles de La Martinique ont la bouche gâtée par des dents qui leur manquent.

Les Caraÿbes sont les sauvages ou les anciens habitants du pays. Ils vont tout nus excepté un brayer qui leur cache les parties comme aux Noirs des Indes. Ils ne sont pas noirs comme eux, mais rouges, bien faits et charnus. Il n’y en a plus qu’une famille à La Martinique, les autres sont retirés à la Dominique et autres îles inhabitées. Ils ont guerre perpétuelle avec les Anglais et les mangent. Il n’y a pas longtemps qu’un de leurs canots qui avait été à Monsarrat appartenant aux Anglais, en avait amené une petite Anglaise de sept à huit ans qu’ils avaient prise et qu’ils destinaient pour en faire un festin. Monsieur Du Casse, capitaine de vaisseau du Roi qui était à La Martinique lorsque ce même canot y arriva et qui y est encore, en eut avis et fit en sorte de retirer cet enfant de leurs mains pour de l’eau-de-vie et d’autres denrées, et ainsi lui sauva la vie. Cette petite fille est à La Martinique et je l’ai vue. Ils font bien plus que de manger les Anglais, ils les distinguent au fleuré de toute autre nation. Ils nous mangeaient aussi autrefois, mais leur appétit s’est jeté sur les Anglais, qu’ils trouvent de meilleur goût que les Français, qui sont salés, à ce qu’ils disent. Ils ont une joie inexprimable de ce que nous avons guerre avec leurs ennemis. Ces gens n’ont pour armes que la zaguaye ou flèche, et un coup de fusil les fait fuir comme des étourneaux. Il est pourtant fort difficile de se sauver de leurs mains quand ils sont piqués au jeu parce qu’ils font la guerre comme les sauvages du Canada, c’est-à-dire qu’ils restent des trois à quatre jours dans un buisson plutôt que de manquer leur coup.

Je ne sais si ce pays-ci n’est pas sain, mais je me suis aperçu qu’on ne s’y ruine pas à mourir dans les formes, car plus de vingt personnes de ma connaissance, officiers, matelots et autres, qui semblaient avoir une santé capable d’enterrer le genre humain, n’y ont été malades que trois ou quatre jours, et pas un n’y a passé le cinquième. Ainsi on fait peu de dépense en remèdes.

Nous sommes partis du Fort Saint-Pierre vers les dix heures du matin vingt-trois bâtiments de compagnie tant gros que petits. Il y en a huit de guerre, qui sont les six des Indes, Monsieur le chevalier d’Herbouville et un corsaire malouin nommé Le Saint Esprit commandé par le capitaine Lajona. Les autres quinze sont des marchands qui viennent jusques au Tropique sous notre escorte, et des prises que Lajona a faites. Ce capitaine n’a que vingt-six canons et si il a fort bien fait ses affaires à croiser ici. Nous avons vu ce soir la Dominique et le vent a calmé. Voilà tout ce que je puis vous dire des îles de l’Amérique, et que tous les Français que j’y ai vus, créoles ou natifs de l’un et de l’autre sexe, sont fort résolus et braves, et d’un teint fort uni, et tous en général sont honnêtes ; et que suivant toutes les apparences les Anglais n’auront pas si bon marché de La Martinique si ils y viennent, qu’ils ont eu de Saint-Christophle.

Du mercredi 4e. [juillet]

Nous sommes toujours à la vue de La Dominique, nous voyons la Guadeloupe. Nous avons ce soir changé de bord. Il a calmé toute la journée. Notre second pilote André Chavitteau est mort aujourd’hui ; il paraissait encore il n’y a que quatre jours avoir une santé parfaite. C’était un gros garçon vermeil, rougeaud et de joie, capable et savant, âgé de 28 ans au plus, habile et bon matelot. Le Gaillard et le Lion ont eu aussi des morts, que nous avons vu jeter à la mer. J’en rejette la faute sur la limonade qui ne vaut rien du tout dans un pays chaud ; pour moi j’en suis à couvert car je n’aime ni douceur ni sucrerie. Monsr. Ranché, secrétaire de Monsieur Du Maïst de Goimpy intendant aux Iles, nous avait avertis que les citrons, les oranges et la limonade ne valaient rien pour la santé, tant pis pour ceux qui en ont pris avec trop d’avidité.

Du jeudi 5e. [juillet]

Toujours calme.

Du vendredi 6e. [juillet]

Presque calme tout plat. Nous sommes à la vue de Monsarat île anglaise.

Du samedi 7e. [juillet]

Nous allons un peu, pas beaucoup. Notre second contremaître est mort ; il se nommait Pierre Hervé, il y avait longtemps qu’il était malade.

Du dimanche 8e. [juillet]

Bon vent. Nous avons passé sous le vent d’Antibe autre île anglaise. Il y avait un navire à l’ancre qui a mis au plus vite à la voile. L’Ecueil, le Lion et le Saint Esprit lui ont donné cache, il va mieux que nous et s’est sauvé.

Du lundi 9e. [juillet]

Nous sommes débouqués enfin, c’est-à-dire que nous sommes sous le vent des îles, et comme il n’y a plus rien à craindre des ennemis, nous nous sommes séparés des autres vaisseaux, c’est-à-dire que nous ne sommes plus que huit, savoir notre escadre, un Provençal et une quèche qui vont aussi bien que nous. Monsieur d’Herbouville convoie les autres. Monsieur de Quistillic, capitaine du Dragon, est fort mal ; notre chirurgien l’a été voir.

Du mardi 10e [juillet]

Nous avons eu aujourd’hui le soleil qu’il était justement au-dessus de nous. Nous l’avons dépassé et s’il plaît à Dieu nous aurons bientôt de la fraîcheur.

Du mercredi xie , [juillet]

Le Tropique du Cancer est aussi dépassé aujourd’hui et nous sommes enfin dans la zone tempérée. Mais le soleil est bien près de nous. Il nous est mort un passager qui était malade dès Pondichéry ; je ne sais comment il a subsisté si longtemps.

Du jeudi 12 [juillet]

Nous allons toujours assez bien. Monsieur de Quistillic est mort. On l’a jeté à la mer ce soir, et Monsieur d’Auberville lieutenant de Monsieur Du Quesne a été remplir sa place de capitaine du Dragon ; c’est le même qui commandait le brûlot à Madras.

Du vendredi 13e. [juillet]

Toujours bon petit vent bien près, mais nous ne laissons pas d’avancer et la chaleur diminue.

Du samedi 14e. [juillet]

Toujours même vent et la chaleur se tempère.

Du dimanche 15e. [juillet]

Toujours même vent et la chaleur est fort diminuée.

Du lundi 16. [juillet]

Même chose.

Du mardi 17. [juillet]

Toujours même chose jusques à midi qu’il a calmé tout plat, la chaleur est excessive. Je perds un bon ami nommé Monsr. Desquadrelle lieutenant d’infanterie qui était sur le Dragon et qui est mort aujourd’hui. Je le regrette parce qu’outre qu’il m’aimait il était fort honnête homme.

Du mercredi 18. [juillet]

Toujours calme et très grande chaleur, ce n’était que le vent qui la tempérait.

Du jeudi 19e. [juillet]

Toujours calme ; il s’est levé ce soir un petit vent qui est bon, mais qui est bien faible.

Du vendredi 20e. [juillet]

Le vent a un peu augmenté, nous allons assez bien mais nous sommes mal d’ailleurs, car on dit que la peste est à bord. Il nous est effectivement mort cette après-midi un matelot qui en avait trois charbons, et dont le corps dans un demi-quart d’heure de temps est devenu verdâtre et plombé. J’ai lu grâce à Dieu les Mémoires de Monsieur de Bassompierre, et me sers très volontiers de son remède allemand, c’est-à-dire que je me mets sur le cœur deux ou trois verres de bon vin pour empêcher le mauvais air.

Du samedi 21 [juillet]

Le vent s’est renforcé, et nous allons à merveille. Nous avons encore quantité de matelots attaqués à ce qu’on dit du même mal dont il en mourut un hier. On ne dit pas cela publiquement de crainte que personne ne s’en alarme car il est constant comme disent les Essais de Montaigne et la Sagesse de Charron que la plus grande partie du mal consiste dans l’opinion. Pour moi à qui les maladies des autres sont fort indifférentes, et qui ne suis pas d’humeur à fatiguer mon esprit d’une ridicule appréhension aux dépens de ma santé, j’espère m’en bien tirer par mon remède ordinaire, ayant beaucoup plus de confiance à Bacus qu’à Hipocrate, Gallien et les autres insectes du genre humain.

Du dimanche 22e. [juillet]

Le vent a tellement renforcé cette nuit que la barque qui nous suivait a démâté. Monsieur Du Quesne, qui apparemment l’a prise en sa protection, lui a donné tout le secours imaginable ; il la mène présentement en toue c’est-à-dire qu’il la traîne après lui. Cela nous a empêchés et nous empêche encore de faire bien plus de chemin que nous ne faisons. Ceux qui ont impatience de voir bientôt leur patrie en ont murmuré et en murmurent encore, et il est certain que si cette barque était où on la souhaite nous ne la voirions de longtemps. Mais Monsieur Du Quesne est le commandant, et comme dit Garreau, C’est à li à faire et à nous à nous taire.

Du lundi 23e. [juillet]

Le vent a encore renforcé cette nuit d’une telle force que le grélin du Gaillard, qui touait la barque qui démâta hier, a cassé et cette barque est restée derrière, et n’ayant présentement plus rien qui nous retarde, nous allons parfaitement bien.

Du mardi 24e. [juillet]

Toujours bon vent presque tourmente et nous allons autant bien qu’on puisse aller, quinze jours de même je me compte en France.

Du mercredi 25e. [juillet]

Toujours de même et nous allons à plaisir.

Du jeudi 26 [juillet]

Toujours bon vent, beau temps, chaleur tempérée, et bon appétit.

Du vendredi 27. [juillet]

Toujours de même.

Du samedi 28 [juillet]

Le vent a un peu changé et ne vient que par bouillarts. Cela a donné lieu à des gageures qui se sont faites ; les uns ont parié que nous serions à La Rochelle où nous allons dans le quinze du prochain, les autres que non.

Du dimanche 29. [juillet]

Le vent varie et s’affaiblit ; tant pis, nous n’allons plus ni si bien ni si vite que nous allions.

Du lundi 30e. [juillet]

Le vent n’est pas mauvais mais il pourrait être meilleur.

Du mardi 31e. [juillet]

Le vent n’est que Sud et a changé, mais quoiqu’il ne soit pas fort bon, il n’est pas tout à fait mauvais aussi.

Août 1691

Du mercredi per.

Le vent a calmé beaucoup et s’est jeté au Sud-Est, tant pis car il n’est pas bon.

Du jeudi 2e. [août]

Petit vent pas trop bon, mais pas mauvais.

Du vendredi 3e. [août]

Même temps, nous ne sommes pas à plus de quatre cents lieues de France, et j’espère si bien y arriver dans le quinze du courant que j’ai gagé à mon tour. Il me semble que je commence à respirer l’air de ma patrie.

Du samedi 4e. [août]

Nous allons assez bien et nous approchons des endroits où nous devons trouver des navires. Nous en avons vu un à midi et un autre ce soir : on leur a donné cache* mais inutilement, nos navires ont contracté tant de saleté que nous n’allons pas.

Du dimanche 5e. [août]

Le vent a changé cette nuit bout pour bout, il est venu au Nord-Ouest fort bon et nous allons à merveille.

Du lundi 6e. [août]

Le vent a calmé ce matin et s’est [jeté] enfin rejeté au Ouest-Sud-Ouest, bon frais et meilleur qu’hier, nous allons fort bien et j’espère gagner la gageure.

Du mardi 7e. [août]

Le vent continue toujours et nous allons bien. Notre vergue de hunier d’avant s’est cassée par la force du vent.

Du mercredi 8e. [août]

Toujours beau temps et bon vent, notre vergue est remise. Il semblait par l’activité de nos charpentiers qu’ils étaient intéressé[s] dans ma gageure ; nous allons à merveille et quatre jours de même nous serons en France.

Du jeudi 9e. [août]

Toujours bon vent. Il est venu ce matin un corsaire nous tâter, nous avons donné dessus. Il est venu proche de nous, mais il n’y avait rien à gagner ni pour nous ni pour lui, c’est un Algérien avec qui nous avons paix et qui cherche des Espagnols et non pas des Français.

Du vendredi 10e. [août]

Le vent a changé bout pour bout et ne vaut rien à présent.

Du samedi xie. [août]

Le vent est toujours contraire, nous avons vu ce matin le cap de Finisterre, et nous avons parlé ce soir à un Portugais qui s’en retourne à Lisbonne. Il nous a appris des nouvelles qui nous réjouissent fort, entre autres la prise de Mons par Monseigneur, et la terreur que notre armée navale, composée de cent quarante voiles, donne à celle des ennemis qui n’osent sortir de leurs havres.

Du dimanche 12 [août]

Le vent calma hier au soir et est revenu bon ce matin, mais j’augure mal de ma gageure car il est bien faible et je n’ai plus que trois jours.

Du lundi 13 [août]

J’ai assurément perdu, le vent est calme et les courants nous sont contraires. L’Oiseau en a été dérivé à plus de deux lieues derrière nous, nous l’avons attendu jusques à près de trois heures après midi que nous avons remis en route. Nous sommes toujours à la vue des terres d’Espagne.

Du mardi 14e. [août]

Point de vent, brume fort épaisse, proche de terre et courants contraires.

Du mercredi 15e jour de Notre-Dame [août]

Le vent a rafraîchi, il est bon, et beau temps, nous ne voyons plus les terres d’Espagne, et j’ai perdu ma gageure.

Du jeudi 16. [août]

Bon vent et bon frais on ne sait si on doit aller à Groix, à Belle-Ile ou à La Rochelle. Nous ne sommes qu’à quarante-cinq lieues de France, et ces parages-ci sont toujours remplis de corsaires. Nous avons vu deux navires ce matin, nous leur avons donné chasse, mais inutilement, ils vont mieux que nous. Un des deux qui a bien vu qu’il nous échapperait si nous n’étions pas ce qu’il cherchait et qui se fiait sur ses jambes, est revenu à nous. Notre amiral a tiré un coup de canon sans balle, sous pavillon français. Nous lui avons parlé, c’est un corsaire de Provence qui rôde par ici depuis peu de temps. Il a pris trois Anglais et un Hollandais, et le navire qui suit est une de ses prises.

Du vendredi 17e. [août]

Toujours bon petit vent, mais calmé. Le corsaire provençal a 42 canons, et fait route avec nous. Nous voyons trois navires fort éloignés, le corsaire donne dessus. Il va fort bien et nous fort mal, étant fort sales et chargés. Nous ne sommes qu’à 16 ou 17 lieues de Belle-Ile et nous donnons dessus.

Du samedi 18. [août]

Nous ne voyons plus les navires que nous vîmes hier. Le Provençal nous a rejoints, les ayant perdus de vue dans la brume ; nous faisons route pour Belle-Ile par un vent bien faible.

Du dimanche 19e [août]

Nous avons vu ce matin Belle-Ile et Groye, et [157] après quelques mouvements pour aller vers La Rochelle, enfin le commandant a viré de bord et a fait route pour Groye, où par la grâce de Dieu nous avons mouillé sur les deux heures après midi. Nous avons chanté ce soir un Te Deum de bien bon cœur.

Du lundi 20e. [août]

C’est aujourd’hui Dieu merci que mon Journal finit. Nous sommes en rade, mouillés devant l’Orient. Je vais à terre fort réjoui d’être de retour d’un si long voyage en aussi bonne santé que je suis.

Voilà, Monsieur, ce que je vous avais promis. D’autres peuvent être plus élégants et mieux dictés, mais ils ne peuvent pas être plus ponctuels. Je me réfère à vous écrire sur ceci lorsque je vous l’envoyerai. Ce n’est que pour vous que ce journal-ci est fait et dans la seule intention de vous prouver que je suis très véritablement,

Monsieur,

Votre très humble très obéissant et très affectionné serviteur.

[Paul Lucas]