(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XXXVIII. De l’arrivée du duc de Médoc, et de la mort touchante de Deshayes. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XXXVIII. De l’arrivée du duc de Médoc, et de la mort touchante de Deshayes. »

Chapitre XXXVIII.
De l’arrivée du duc de Médoc, et de la mort touchante de Deshayes.

Le lendemain matin Eugénie envoya prier le duc et la duchesse d’Albuquerque et Don Quichotte de passer dans le jardin du château où elle les attendait. Ils y allèrent, et elle leur représenta de nouveau l’étrange situation où elle était, à cause des entreprises et de la mort de ses beaux-frères. Elle continua par leur dire qu’elle ne savait de quelle manière s’y prendre pour en instruire Valerio, qui ne pouvait pas l’ignorer longtemps, à cause du prodigieux éclat que cela allait faire dans le monde, et elle leur demanda conseil sur ce qu’elle avait à faire. Le duc d’Albuquerque lui dit qu’il y avait pourvu ; que l’histoire que la Française leur avait racontée le soir, lui avait donné l’idée de ce qu’il avait à faire ; c’est-à-dire de mander au duc de Médoc qui était son parent, l’état de toutes choses, et le prier de venir lui-même sur les lieux mettre ordre à tout par son autorité ; ce qu’il pouvait facilement, étant gouverneur de la province ; qu’il ne doutait pas qu’il ne lui accordât sa demande, et que quand il y serait, on prendrait avec lui des mesures pour faire en même temps tout savoir à Valerio, et ne rendre public que ce qu’on voudrait bien qui fût su pour mettre l’honneur d’Octavio et de Don Pedre à couvert, et que jusqu’à son arrivée, on ne devait faire autre chose que tâcher de divertir le comte Valerio, et avoir soin des Français qui étaient dans le château.

A peine y furent-ils retournés qu’on vint les prier de monter promptement dans la chambre d’un des Français, qui se mourait. C’était Deshayes, qui se sentant proche de sa fin, avait voulu se réconcilier avec Silvie, et lui demander pardon de tout ce qu’il avait fait contre elle ; en un mot, lui faire une réparation entière. Il l’avait demandée avec tant d’instance, qu’elle n’avait pu se dispenser d’y aller ; et afin que ce qu’il allait dire fût public, il pria qu’on fît entrer dans sa chambre tous ceux qui pouvaient rendre témoignage de ses dernières volontés, et surtout les gens de distinction. Il demanda au maître d’hôtel de Valerio, qui parlait bon français, s’il écrivait, et ayant appris que oui, il le pria d’écrire ce qu’il allait lui dicter. La maîtresse de l’hôtellerie, qui avait été charmée du récit que Mademoiselle de la Bastide avait commencé à faire devant elle, était venue pour s’informer de sa santé, et lui offrir ses services ; et comme elle apprit qu’elle était dans la chambre d’un Français qui se mourait, elle y monta, et fut présente au récit que fit Deshayes devant plus de vingt personnes.

Il parla fort longtemps pour un homme aussi bas qu’il paraissait être ; il avoua toutes les fourberies qu’il avait faites à Silvie et à Sainville, et leur en demanda pardon, aussi bien qu’à la tante de Silvie, qu’il pria d’obtenir son pardon de ses deux autres soeurs, qu’il avait trompées les premières ; il confessa que la baronne n’avait rien dit contre elles en leur présence dont il ne fût l’inventeur, et non pas Sainville, qui n’avait jamais parlé qu’avec vénération de Silvie et de sa famille ; il avoua son commerce criminel avec cette femme, et fit entendre en termes obscurs qu’il l’avait empoisonnée. En un mot, il déclara toute sa vie, au grand étonnement de tous ses auditeurs, surtout de la tante de Silvie, qui en fut extrêmement surprise. Il finit en ordonnant à sa femme par tout le pouvoir qu’il avait sur elle, d’épouser Sainville aussitôt qu’il serait mort, et il fit écrire cette volonté avec le don qu’il leur faisait à tous deux de tout son bien, pour en quelque façon les dédommager des peines qu’il leur avait causées. Il dit qu’il mourrait content s’il pouvait embrasser Sainville, et le demanda avec tant d’empressement, qu’on fut obligé de le faire apporter. Celui-ci y vint de bon cœur, et lui pardonna de même ; et enfin Deshayes s’étant réconcilié avec tout le monde, et après avoir fait signer son testament par tous les assistants comme témoins, et l’avoir mis entre les mains de Silvie, qui fondait en larmes, pria tout le monde de sortir, et de le laisser seul avec un confesseur qui ne l’avait point quitté depuis le soir du jour précédent.

La duchesse et Eugénie emmenèrent la marquise et Silvie dîner avec le reste de la compagnie auprès du lit de Valerio. Le duc d’Albuquerque assura la marquise qu’elle n’avait rien à craindre pour la vie de son époux, le Conseil d’Espagne ayant trop de lenteur pour décider rien sur une première lettre, et sans avoir fait des informations exactes, surtout s’agissant d’un homme de qualité, avoué de son roi ; et qu’avant qu’on pût en rien résoudre, il se faisait fort que le duc de Médoc écrirait en sa faveur au marquis de Pécaire, vice-roi de Naples, son beau-frère ; qu’il l’attendait le jour même, et que ce serait par là qu’il l’obligerait de commencer aussitôt qu’il serait arrivé, et que dans le moment on ferait partir un courrier pour Naples.

La marquise tout à fait remise par des assurances si obligeantes, reprit sa gaieté ordinaire ; insensiblement la conversation tomba sur Silvie et Deshayes. Valerio dit à la marquise qu’il avait trop d’obligation à Sainville pour l’abandonner ; qu’il avait beaucoup d’amis en France, et qu’il les ferait joindre aux siens, pour faire connaître qu’il était faux qu’il eût enlevé Silvie, et pour faire exécuter le testament de Deshayes.

On alla dans la chambre de Sainville, auprès de qui on se mit, et où les civilités qui recommencèrent, ne furent interrompues que par l’arrivée du duc de Médoc. Il vint seul, n’ayant pas voulu dire à son épouse où il allait, de peur de l’exposer, au cas qu’elle eût voulu le suivre dans un lieu qu’il se figurait plein de troubles et de confusion. Il était suivi de ses gardes et de plusieurs hommes de main en cas de besoin. On eut toute la joie possible de le voir, et après les premiers compliments, avant que de se mettre à table, le duc d’Albuquerque s’acquitta de la promesse qu’il avait faite à la marquise. Il dit au duc de Médoc ce qu’elle lui avait confié, et le pria de lui rendre service. Dorothée, Valerio et Eugénie se joignirent à lui, et le duc qui avait l’âme toute généreuse, et qui se faisait un plaisir de rendre service aux gens de qualité, fit non seulement ce que le duc avait promis qu’il ferait en écrivant à son beau-frère, mais il écrivit encore aux premiers du Conseil de Madrid. Il montra ses lettres avant que de les cacheter, qui étaient écrites avec tant de zèle, qu’il n’aurait pas pu se servir de termes plus pressants quand il aurait été question de la vie de son propre fils ; et enfin il acheva de mettre en repos l’esprit de la marquise, qui fit partir deux courriers dans le moment même, pour les porter à leur adresse.

Ils se mirent à table où ils soupèrent fort bien, et ne furent interrompus que par la prière qu’on vint leur faire de remonter dans la chambre de Deshayes qui demandait à voir Silvie pour la dernière fois. Mademoiselle de la Bastide avait dit au duc de Médoc ce que c’était que ce Français et lui en avait succinctement raconté l’histoire. Il alla le voir aussi bien que les autres, et fut aussi témoin des pardons qu’il demanda derechef à Sainville et à son épouse, de l’ordre qu’il leur donna de s’épouser, et du don de son bien qu’il leur réitéra ; après quoi ayant prié sa femme qu’elle l’embrassât pour la dernière fois, il mourut entre ses bras avec toutes les dispositions d’un bon chrétien, et un repentir sincère.

Les sentiments qu’il marqua dans ses derniers moments le firent regretter surtout de Sainville et de Silvie, dont le cœur était bon et bien placé. Il fallut l’arracher d’auprès de lui, et la duchesse Dorothée l’emmena avec les deux autres Françaises dans son appartement. Elle fut bientôt consolée ; et en effet elle ne faisait pas une assez grande perte pour la regretter longtemps. Sa tante lui avoua que croyant bien faire, et ignorant les sujets qu’elle avait de fuir Deshayes, c’était elle qui l’avait averti du chemin qu’elle prenait, et qu’elle lui avait écrit pendant qu’elle parlait à l’abbesse du couvent où elle avait voulu entrer, qu’enfin elle lui avait écrit de Toulouse même qu’elles partaient pour Madrid ; mais qu’elle ne s’en repentait point, puisqu’en cela elle n’avait fait que lui procurer le moyen de faire une fin plus belle que celle que ses actions pouvaient lui attirer. Pour ne plus parler davantage de Deshayes, il fut enterré le lendemain matin avec peu de faste, mais pourtant le plus honnêtement qu’il se put.

Silvie n’ayant plus sujet d’observer ses démarches dont elle ne devait plus rendre compte à personne, écrivit à sa mère tout ce qui lui était arrivé, et surtout la mort de Deshayes et ce qui l’avait précédée, et s’engagea d’accompagner la marquise pendant qu’elle serait en Espagne : ce qu’elle fit non seulement pour lui témoigner le ressentiment qu’elle avait des retraites qu’elle lui avait données, mais encore pour ne plus s’éloigner de Sainville, qu’elle savait bien ne la devoir plus abandonner.