(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « ChapitreLII. Le mari prudent »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « ChapitreLII. Le mari prudent »

ChapitreLII.
Le mari prudent

Histoire

Cléon fut un des premiers d’une des plus riches provinces de France ; son bien égalait sa naissance, et ses emplois étaient dignes de l’un et de l’autre. Il a passé pour un des plus beaux génies de son temps, d’une sagesse et d’une prudence consommée. Il avait épousé une fille fort riche qui mourut trois ans après son mariage, et ne lui laissa qu’une petite fille que je nommerai Silvie. Pénétré du regret de la mort d’une épouse qu’il avait parfaitement aimée, il ne voulut plus se marier et borna son plaisir à élever l’enfant qu’il avait eu d’elle. Cette petite fille se vit croître, et en même temps les honneurs de son père et son bien qui était déjà fort ample. Elle devint une puissante héritière, et son père qui l’aimait autant qu’elle était aimable, songea sérieusement à l’établir sitôt qu’elle eut atteint sa quinzième année. Elle était grande pour son âge, parfaitement bien faite et très belle. Son esprit cultivé par tout ce qui peut former celui d’une fille de naissance, éclatait à se faire admirer et enchantait tous ceux qui l’écoutaient ; en un mot c’eût été une fille parfaite si elle eût été plus maîtresse de son cœur.

Un homme de qualité entreprit de lui plaire, et y réussit ; mais comme il était d’une Maison que Cléon n’aimait pas, ou plutôt parce qu’il n’avait pas un bien égal à celui de Silvie, on ne lui conseilla pas d’en faire la demande de crainte d’être refusé, comme le fut un autre de sa famille et de son nom, quoiqu’il fût plus riche et plus établi qu’il n’était. Verville, c’était le nom du cavalier, soupira donc inutilement pour Silvie, et Silvie soupira inutilement pour lui, n’étant pas nés pour être joints par les nœuds de l’hyménée, quoique l’amour les unît. Cléon trouva pour sa fille un parti qu’il crut mieux son fait. Il ne l’aurait cependant pas obligée à l’accepter, si elle lui eût déclaré qu’elle ne pouvait vivre heureuse qu’avec Verville ; mais outre la pudeur qui s’opposait à une telle déclaration, elle craignit que son père n’approuvât pas d’autres vues que les siennes. Elle savait que parmi les gens de sa qualité, ce sont ordinairement le bien et les dignités qui règlent les alliances, sans aucun égard aux inclinations des gens qu’on lie ensemble, qui à proprement parler ne sont que les victimes de l’ambition de leurs parents ; ainsi elle regrettait Verville dans le fond de son cœur ; mais elle laissait à son père le pouvoir de disposer de sa main. Il la destina à un des plus honnêtes hommes du monde, parfaitement bien fait et d’un vrai mérite, en un mot à un homme capable de se faire aimer de tout autre que d’un cœur prévenu.

L’amour dont Silvie était prévenue pour Verville ne l’empêcha pas de rendre justice à Justin, c’était le nom de son mari, parce qu’elle vit en lui un homme tout aimable. Les fréquentes conversations qu’elle eut avec lui, lui découvrirent tout son mérite ; mais son cœur était trop rempli pour lui accorder autre chose que de l’estime. Cependant bien persuadée qu’il était digne d’elle, elle obéit à Cléon, sinon avec plaisir, du moins sans répugnance. Elle fit ses efforts pour lui livrer son cœur, mais elle n’en eut pas le pouvoir, parce que Verville en était trop le maître.

L’amour se nourrit et s’augmente par l’espérance, mais il ne meurt pas par le désespoir. Verville pensa mourir de douleur et de rage, lorsqu’il ne put plus douter de ce fatal mariage. Il justifiait Silvie, sachant qu’elle n’avait pas pu se dispenser d’obéir à son père ; et comme il était entièrement persuadé que tout son cœur était à lui, qu’il en était aimé, mais qu’elle n’en était pas moins perdue pour lui, ces pensées firent dans son esprit une telle impression qu’il en tomba malade. Silvie apprit sa maladie avec une douleur d’autant plus violente qu’elle fut obligée de la cacher. Elle lui envoya dire qu’elle prenait part à sa santé, et qu’elle le priait de faire ses efforts pour la rétablir. Il fut ponctuel à exécuter cet ordre, et parut peu de temps après aux yeux de Silvie, qui voyant avec étonnement un si prodigieux changement dans sa personne pour une si courte maladie, ne put s’empêcher d’en avoir pitié. Dans le temps qu’elle tâchait d’étouffer dans son cœur les tendres sentiments qu’elle sentait pour lui, elle reçut une lettre de sa part, par laquelle il lui mandait, que ne voyant que des objets de douleur et de rage, il était résolu de quitter le pays et le royaume pour aller chercher une mort qui le délivrât tout d’un coup des supplices éternels où il était exposé dans le lieu de sa naissance, et la suppliait de lui donner un moment d’entretien particulier pour prendre congé d’elle ; après quoi, disait-il, il n’aurait plus de regret à sa vie.

A quoi s’expose une femme lorsqu’elle écoute ses sentiments, ou qu’elle n’est pas en garde contre les premiers mouvements de son cœur ? Silvie fit réponse à Verville, et ne fit aucune difficulté de lui accorder l’entretien qu’il lui demandait ; et sans prévoir quelle en serait la réussite, elle le pria elle-même que ce fût dans un endroit qui ne lui fût point suspect ; parce que son dessein n’était pas d’en venir aussi avant qu’elle en vint. La peur de faire connaître à son époux qu’elle avait eu quelque considération pour Verville, ni même qu’elle connaissait sa personne, lui fit faire la plus grande faute qu’une femme puisse faire, qui est d’accepter un rendez-vous dans un lieu où un amant peut être le maître. Verville prévit tout d’un coup ce qu’il en pouvait espérer, et ne se crut pas malheureux. Il lui indiqua une maison écartée, où elle se rendit sans en prévoir la conséquence, et seulement dans l’intention de recevoir ses adieux et de lui faire les siens ; mais sa faiblesse la trompa aisément. Elle trouva Verville au commencement respectueux, et peu à peu entreprenant ; ce qu’il lui avait dit l’avait attendrie, l’ardeur qu’il lui témoigna l’anima, elle changea de couleur, il s’en aperçut, il la poussa, et enfin après quelque résistance qu’elle fit pour honorer sa défaite, elle succomba. Elle avait dû le prévoir, mais son peu d’expérience, et la droiture de ses intentions ne lui avaient pas permis de rien craindre sur sa démarche, ni de faire réflexion qu’une femme présume trop de sa vertu, lorsqu’elle compte de se retirer entière d’un rendez-vous qu’un amant lui a donné dans un lieu où rien ne s’oppose à ses vœux, et où au contraire le silence et la solitude le favorisent et donnent tout lieu à ses entreprises.

Une femme qui accorde les dernières faveurs devient esclave de son amant favorisé. Silvie s’en aperçut, en ce que Verville ne parla plus de partir, et qu’au contraire il voulut rester pour jouir de sa conquête. Leurs entrevues néanmoins furent rares, mais elles furent tendres.

Justin s’apercevant enfin des dissipations de son épouse, résolut d’en découvrir le sujet, et la surprit un jour qu’elle écrivait une lettre. C’est encore ce qu’une femme ne doit pas faire, parce que ce sont des témoins convaincants qui ne meurent jamais, et qui ne peuvent être récusés. Il la prit, mais n’y ayant point de nom, elle eut la présence d’esprit de prendre tout d’un coup son parti, et de dire qu’elle écrivait à un parent. Cette lettre n’avait rien d’essentiel, n’étant pas achevée, ainsi il ne put faire dessus aucun fondement, mais il l’éclaira ensuite de si près, qu’il apprit qu’elle allait dans une maison empruntée où il se trouvait un homme parfaitement bien fait, qu’on ne connaissait pas. Il y alla, et les surprit tous deux tête à tête ; mais ne voyant aucun vestige de ce qui se passait entre eux, et cet époux sage et prudent voulant bien lui-même ne pas s’apercevoir du tour, il leur fut facile de justifier leur surprise sur l’étonnement où sa présence les mettait. Justin le crut, ou fit semblant de le croire, et sans se hausser ni se baisser, il n’en fit pas plus mauvais visage à sa femme, et se contenta de la prier de n’entretenir plus de commerce avec Verville, et de cesser de le voir. Elle le promit, et n’en fit rien. Justin en fit ses plaintes à Cléon, qui bien loin de donner dans le sens de son gendre, lui dit que sa fille était sage, qu’il la certifiait telle, qu’elle avait été trop bien élevée pour rien faire d’indigne de sa naissance, et qu’il ne la croirait jamais criminelle qu’il ne le vît de ses propres yeux. Il ajouta en parlant à Justin, que dans la figure qu’il faisait dans le monde, il devait se mettre au-dessus de ces faiblesses ; qu’il prît garde à ce qu’il allait faire, afin de ne se pas donner lui-même en spectacle à toute la France ; que sans doute la jeunesse de Silvie était cause qu’elle s’engageait dans des parties dont elle ne prévoyait pas les conséquences ; mais qu’il était très certain que ses actions étaient innocentes ; et il finit son discours en lui citant ces vers :

Les éclats que l’on fait sur un semblable point,
Sont toujours des éclats dont on ne revient point.
Sur la foi d’un mari le monde s’abandonne
A taxer la pudeur de celle qu’il soupçonne,
Et ne peut présumer s’il a trop éclaté,
Qu’elle ait de la vertu puisqu’il en a douté.

Justin était trop persuadé de la vérité de cette morale pour ne s’y pas rendre, et outre cela il souhaitait trop que sa femme fût sage, ou du moins qu’elle parût telle, pour contredire son beau-père. Il se rendit ou plutôt feignit de se rendre à ses raisons ; il eut même la prudence de le prier de ne point parler à Silvie de ce qu’il lui avait dit, et cependant continua d’examiner et de faire examiner ses actions, et le hasard lui en fit connaître plus que ses soins n’auraient découvert.

Il revenait un jour avec un de ses amis où il avait été dîner, et d’où il sortait avec lui dans son carrosse ; en passant dans une rue détournée, et dans laquelle il ne demeurait que du menu peuple, il vit entrer sa femme déguisée dans une maison de peu d’apparence, il eût eu de la peine à la reconnaître, et aurait cru s’être trompé, s’il n’avait pas vu sa femme de chambre avec elle. Ce déguisement lui étant suspect, il retourna dès le lendemain matin dans cette rue déguisé lui-même, et s’informa des gens qui demeuraient dans la maison où il avait vu entrer Silvie, et en apprit des choses qui redoublèrent ses soupçons. Il sut que c’était un fripier qui l’avait louée et meublée, qu’il la remplissait de gens qu’on ne connaissait pas ; et que pour la garde des meubles, il y faisait loger une femme âgée, qui nettoyait tout. Il alla trouver cette femme, et s’informa d’elle si elle avait quelque chambre vide ; et comme elle lui dit que la seconde était à louer, le marché en fut bientôt fait ; il pria cette femme de lui dire quels étaient les autres gens qui logeaient chez elle, parce que, poursuivit-il, comme j’ai beaucoup de nippes et d’argent que j’ai apportés de la campagne, je suis fort aise de savoir avec qui je demeurerai ; et si ce sont d’honnêtes gens. — Vous n’avez rien à craindre, lui dit cette femme, je loge dans la salle en bas, la porte ferme toujours, et personne ne sort ni ne monte que je ne le voie ; outre cela, il n’y a pas grand monde ici. La première chambre est occupée par un homme de qualité, qui s’est marié en secret, et qui ne vient ici que deux ou trois fois la semaine ; et la femme, qui n’est qu’une simple demoiselle, n’y vient jamais qu’il n’y soit, et ils sont environ une heure ou deux ensemble. Pour les autres, ce sont des gens qui sortent dès le matin, et qui ne reviennent que le soir. — Je ferai tout au contraire, reprit Justin, lorsque je serai dans cette ville. Je viendrai ici le matin et en ressortirai le soir, parce que j’ai quelques affaires qui ne me permettent pas de paraître pendant le jour, ni de rester chez un parent où je couche ; ainsi, dit-il, je ne vous incommoderai pas beaucoup, que pour aller me faire apporter à manger, et dès demain matin je viendrai prendre possession de votre chambre ; et en même temps il lui donna de l’argent pour arrhes. Il ne manqua pas dès le lendemain d’aller seul dans ce nouveau logis. Il avait dit chez lui qu’il ne reviendrait que le soir, qu’on ne l’attendît pas à dîner. Il s’était déguisé comme la veille, et avait renvoyé ses gens en entrant chez un ami. Sitôt qu’il fut arrivé, il chercha le moyen de voir ce qui se passerait dans la chambre qui était sous la sienne, et n’en trouva point d’autre que de lever un carreau le plus proprement qu’il put. Après cela, en s’amusant à lire pour soulager son inquiétude, il attendit l’arrivée de sa femme et de son amant jusque vers les cinq heures du soir ; il les vit faire collation seul à seul, et tout ce qu’un homme et une femme peuvent faire ensemble.

Messieurs qui m’écoutez, je suis certaine qu’il n’y en a pas un parmi vous qui n’eût joué ici des couteaux, et qui ne fût venu poignarder dans le moment la dame et le monsieur. Justin fut plus sage que vous n’auriez été, et s’il ne s’en mit pas en fait, ce ne fut pas faute de courage ; car ses actions ont témoigné en d’autres occasions, que le fer et le feu ne l’épouvantaient pas ; mais ce fut uniquement par prudence, que sans paraître, ni faire aucun bruit, il vit tout ce qu’un homme trahi peut voir de plus injurieux et de plus accablant ; il les entendit se donner un rendez-vous à deux jours de là pour aller se promener ensemble à une maison de plaisance qui était à deux lieues.

Il ne sortit de cette maison que fort tard et longtemps après eux ; et ayant rêvé longtemps au parti qu’il avait à prendre, il commença, sous prétexte d’incommodité, à faire lit à part ; mais sa plus grande mortification fut les caresses dont sa femme l’accabla. Il lui laissa la liberté d’aller à son rendez-vous, où il l’y suivit encore déguisé ; et comme les amants n’avaient aucune défiance de lui, ni de qui que ce soit, il lui fut facile de remarquer toutes leurs actions ; il entra même dans l’endroit où ils firent collation, et remarqua tout ce qui s’y passait, qui n’était qu’une suite de leur intelligence.

Il revint chez lui où elle arriva peu après ; ils se mirent à table et soupèrent sans qu’il lui dît rien du tout qui pût lui donner matière de soupçon devant les domestiques ; mais après qu’ils furent retirés, il lui demanda où elle avait passé l’après-midi. Elle ne lui répondit pas juste ; c’est pourquoi il se fit un plaisir de la faire couper derechef dans ses défaites. Ne continuez pas vos impostures davantage, Madame, lui dit-il avec un ris moqueur, elles me font peine à moi-même ; que n’avouez-vous tout d’un coup que vous avez été seule avec Verville vous promener à tel endroit. Après cela il lui particularisa si bien tout, qu’elle connut bien qu’il en était parfaitement instruit. Il ne lui parla nullement de la chambre, ayant ses raisons pour se taire sur cet article ; mais du reste il la mit dans l’impossibilité de rien nier. Elle se jeta aux pieds de son mari, et lui fit toutes les protestations imaginables. Il se contenta de l’écouter, et de lui dire qu’il ne s’y fiait plus après avoir été une fois trompé ; que désormais elle pouvait agir à sa manière, et qu’il ne la considérait plus assez pour prendre part par la suite à ses actions ; que tout ce qu’il lui demandait était de faire l’amour sans conséquence, et de sauver sa conduite par les apparences ; qu’en son particulier pour éviter l’éclat et le scandale, il ne prendrait point d’autre vengeance d’elle que de la mépriser comme une malheureuse. Il ne parla pas même de l’aventure à son beau-père, et depuis ce temps-là il n’eut rien de commun avec Silvie que la table, et peu à peu, sans affectation et sur des sujets qu’il fit naître, il lui changea tout son domestique.

Jamais femme n’a été plus mortifiée que celle-là le fut du mépris que son mari faisait d’elle ; elle se jeta vingt fois à ses pieds, mais inutilement, pour obtenir son pardon ; il ne voulut jamais revenir, afin, lui disait-il d’un air dédaigneux, de ne pas servir de manteau à autrui. Verville s’était éloigné, et elle paraissait n’avoir plus de commerce avec lui ; mais son époux n’en fut pas plus indulgent, et soutint plus de six mois son rôle d’époux implacable et sans retour. Il avait d’autant plus de sujet de ne se point démentir, qu’il savait que la chambre qu’ils avaient louée dans la même maison où il en avait loué une autre, était toujours payée par les gens prétendus secrètement mariés ; ce qui avait été cause qu’il avait aussi toujours retenu la sienne.

Après plus de six mois d’absence Verville revint, et Justin qui le sut, observa de si près sa femme, qu’il apprit qu’elle allait dans la maison en question. Il ne fut plus maître de lui ; cette intrigue soutenue si longtemps par sa femme, lui fit connaître qu’elle ne méritait plus ses ménagements. Il alla trouver Cléon, lui fit un rapport sincère de toute la conduite de sa fille, de ce qu’il en avait vu lui-même, et de tout ce qu’il en avait souffert, et conclut par offrir à son beau-père de lui faire voir les choses à lui-même de ses propres yeux, et le pria que cela fût ; faute de quoi il lui protesta de le faire voir à d’autres, pour s’en faire rendre justice malgré tout l’éclat que cela pourrait faire, au lieu que s’il voulait en être convaincu seul, et servir de juge à sa fille, cet odieux secret ne passerait pas sa famille, et n’en serait point diffamée.

Ce parti était trop juste et trop prudent pour n’être pas suivi. Cléon connaissait son gendre pour homme incapable d’ajouter une syllabe à la vérité ; cependant tout certain par là du désordre de sa fille, il ne laissa pas de lui dire qu’il voulait tout voir de ses yeux, et qu’il n’en croirait point d’autres témoins. C’était ce que son gendre demandait, et ne le remit pas plus tard qu’au jour même, de peur d’accident. Il résolut de ne point du tout quitter son beau-père, et écrivit chez lui qu’on ne l’attendît point à dîner, ni même à souper, ayant des affaires qui le retiendraient chez Cléon toute la journée.

Sitôt qu’ils eurent dîné ils allèrent ensemble dans cette chambre ; où ils ne furent pas longtemps sans entendre ouvrir celle de dessous. Ce fut Verville qui entra le premier enveloppé dans un gros manteau gris, sous lequel il y avait un panier rempli de tout ce qu’il fallait pour faire collation ; il couvrit lui-même la table, et tout étant fait, il but un coup et se mit auprès du feu un livre à la main. Une demi-heure ou environ après, Silvie entra enveloppée dans une cape telle qu’on en portait en ce temps-là, une jupe retroussée, et enfin si bien déguisée, que Cléon ne put la reconnaître que lorsqu’elle eut ôté sa cape, et laissé tomber sa jupe. Il ne put pour lors en douter. Elle était coiffée en cheveux, et n’avait qu’une simple robe sans corps. Cléon vit les caresses qu’ils se firent en s’abordant, et enfin voyant qu’ils se joignaient de fort près, il descendit promptement en tirant son gendre après lui ; ils entrèrent tous deux dans la chambre en même temps, et surprirent les deux amants.

Justin qui s’était armé leur porta à chacun un pistolet à l’estomac, en menaçant de tuer le premier des deux qui branlerait. Je suis au désespoir, Monsieur, dit-il à Cléon, de vous faire voir un objet aussi désagréable et pour vous et pour moi que celui que je vous présente ; mais ayez la bonté de vous souvenir que vous m’avez dit que vous ne croiriez jamais rien au désavantage de la vertu de votre fille que vous ne le vissiez de vos propres yeux ; il a fallu vous convaincre, et je n’ai pu me dispenser de le faire. Le bonheur qu’elle a d’être votre fille lui a sauvé la vie, que je pouvais me sacrifier sans en craindre les suites ; je vous la remets pour en faire tout ce qu’il vous plaira, vous assurant que je n’y prends plus aucune part. Pour son amant, je lui pardonne de tout mon cœur, et ne lui demande pour toute reconnaissance de la vie que je lui laisse, qu’un secret inviolable sur ce qui s’est passé. Monsieur, ajouta-t-il en adressant la parole à Verville, retirez-vous ; mais comptez que la première indiscrétion vous coûtera la vie.

Verville, qui aurait voulu être bien loin, gagna la porte ; mais il ne sortit pas sitôt qu’il l’aurait voulu, parce qu’il fut arrêté par Cléon qui était resté immobile sur un siège les larmes aux yeux, tant l’état où il avait vu sa fille lui avait été sensible. Monsieur, lui dit-il en le retenant, et en lui montrant Justin, rendez grâces à Monsieur de la vie qu’il vous sauve ; car si vous aviez eu affaire à moi, ou qu’il ne vous eût pas accordé votre pardon, vous ne sortiriez d’ici que par la fenêtre avec cent coups de poignard dans le cœur. Il vous a demandé le secret, et moi je vous ordonne de plus de sortir de la province dans vingt-quatre heures, et de n’y jamais remettre le pied ; sinon comptez que vous êtes perdu ; je n’ai rien à vous dire davantage, retirez-vous.

Après cela Verville sortit, et dans la crainte où il était que Cléon et Justin ne changeassent de sentiment, il ne passa chez lui que pour prendre de l’argent et monter à cheval ; et depuis ce temps-là il n’a pas remis le pied dans la province, et n’a eu garde de l’y remettre tant qu’il a vécu. Pour vous, malheureuse, poursuivit Cléon en parlant à Silvie, je me réserve votre punition ; j’aurai soin de vous faire faire pénitence. Je vous rends grâces, Monsieur, continua-t-il en s’adressant à son gendre, de la bonté que vous avez eue de l’épargner et de sauver l’honneur de toute ma famille, et le mien en particulier. Vous avez raison de croire que le vôtre y était intéressé ; mais que ce soit à lui que je doive le mien, je vous promets de n’être point ingrat de votre discrétion. Je vous regarde toujours comme mon fils, et n’ayant pour tous enfants que cette misérable indigne d’être ma fille, et que je destine à une prison éternelle, vous pouvez compter sur tout mon bien, dont je vous fais présent dès maintenant, et dès demain je vous en passerai la donation.

Après cela il voulut sortir, et conduire Silvie dans le moment même entre quatre murailles. Non, Monsieur, lui dit Justin en l’arrêtant, nous n’avons jusqu’ici fait aucun éclat, n’en faisons point encore ; si vous la meniez présentement, on chercherait le sujet d’une absence si prompte, et cela donnerait matière à soupçon. Prétextons son éloignement, et reculons-le du moins jusqu’à demain ; vous pourrez d’un esprit rassis me demander en présence de mes domestiques la permission pour elle d’aller passer quelque temps à la campagne ; j’y consentirai, et vous la mènerez où il vous plaira.

Pendant tout ce temps-là Silvie resta aux pieds tantôt de son époux, tantôt de son père, dans un état digne de compassion. Ils ne jetèrent seulement pas les yeux sur elle ; enfin elle tomba en faiblesse sur le carreau. Le père qui sentit à cette vue les mouvements de la nature, tomba comme elle ; de sorte que c’était un triste spectacle que cette scène. Justin en fut attendri, mais il eut assez de force sur lui-même pour cacher son trouble et son émotion ; il secourut Cléon, et le voyant remis il le laissa avec sa fille qu’il renvoya chez elle, en lui défendant de rien faire voir de sa tristesse, et lui ordonnant de se contraindre si bien que qui que ce soit ne pût s’apercevoir qu’il lui fût rien arrivé d’extraordinaire.

Le lendemain étant à table tous trois avec encore d’autres gens de leur connaissance, elle demanda elle-même à Justin la permission d’aller passer quelque temps à une terre de son père, à plus de vingt lieues de là. Elle lui fut accordée, et Cléon se chargea de l’y conduire. Ils partirent en effet le lendemain dans une chaise de poste avec deux domestiques, que Cléon congédia avant son retour, afin que personne ne sût où elle était. Il la mit dans un couvent où elle est restée plus de dix-huit mois à demander pardon au ciel des désordres de sa vie, et à le prier de fléchir l’esprit de son mari, à qui elle écrivait très souvent.

Ses prières furent enfin exaucées. Justin peu de temps après alla trouver Cléon, et le pria de lui rendre Silvie. Le pauvre vieillard ne put cacher la joie que cette demande lui donnait. Eh bien, Monsieur, lui dit-il en l’embrassant, vous êtes-vous bien consulté ? Je suis prêt à vous la rendre, et j’espère que dans la suite elle vous donnera tous les sujets du monde de vous louer d’elle. Je suis charmé de la demande que vous m’en faites. Je ne vous cache pas que c’est la joie la plus sensible que j’aie ressentie de ma vie ; je mourrai content si je vous vois réunis ; comme au contraire je mourrai de douleur si la réunion n’est pas parfaite. Pardonnez, Monsieur, à sa jeunesse les injures qu’elle vous a faites ; oubliez tout ce qui s’est passé, et la regardez comme une autre femme, puisqu’en effet vous la retrouverez toute autre. Promettez-moi cela, Monsieur, et nous irons la requérir ensemble.

Justin le lui ayant promis, ils montèrent tous deux en carrosse pour aller au couvent où elle était. Cléon ne prit que le temps d’écrire à la Supérieure de ce couvent qu’ils partaient, et de quelle manière elle devait la faire sortir pour qu’elle vînt les trouver dans l’hôtellerie qu’il leur indiqua. Il fit partir un homme exprès avec ordre d’aller plus loin, afin qu’il ne se doutât de rien, et ne les rencontrât pas comme il aurait fait s’il était revenu sur ses pas ; après quoi ils partirent. Pendant le chemin, le beau-père félicita son gendre d’avoir eu la prudence de ne point faire éclater ses chagrins domestiques, et blâma ceux qui le faisaient, parce qu’outre qu’ils se rendaient la risée du public, ils se mettaient hors d’état eux-mêmes de suivre des sentiments plus doux lorsque leur cœur était changé. Ce fut là le sujet de leur conversation, qui ne finit que lorsqu’ils arrivèrent à l’hôtellerie. Ils n’y furent pas longtemps, que Silvie y arriva aussi dans un carrosse de voiture, comme si elle venait de plus loin, et ce carrosse fut renvoyé sitôt qu’elle eut mis pied à terre.

Ils descendirent, et allèrent au-devant d’elle, pour toujours sauver les apparences, et défendirent à leurs gens de remonter qu’on ne les appelât ; de sorte qu’ils n’entrèrent qu’eux trois dans la chambre. Sitôt qu’elle y fut, elle se jeta aux pieds de son époux, qui la releva ; elle en fit autant à son père, qui la laissa à ses pieds tout le temps qu’il fut à lui faire une fort sévère réprimande, qu’il finit par lui dire de demander pardon à Dieu pendant toute sa vie des fautes qu’elle avait faites, et de supplier son époux de les oublier, et d’y contribuer elle-même par une conduite toute opposée à celle qu’elle avait tenue. Tenez, Monsieur, continua ce bon vieillard en la relevant, et en la présentant à son gendre, voilà votre femme que je vous rends, et quoique vous ne la repreniez qu’à ma prière, oubliez que je suis son père, et n’ayez pour elle aucune considération qu’elle ne s’en rende digne.

Et vous, misérable, lui dit-il, comptez qu’après avoir trouvé dans moi un père trop bon et trop facile, vous n’y trouverez qu’un ennemi irréconciliable et un juge sévère, si vous donnez jamais le moindre soupçon ou le moindre sujet de plainte. Enfin il la remit entre les mains de Justin, aux pieds de qui s’étant jetée une seconde fois, il la releva les larmes aux yeux, et l’embrassa. Le beau-père se mit de la partie, si bien qu’ils restèrent tous trois quelque temps dans les bras l’un de l’autre. Je vous reprends, Madame, lui dit enfin son époux, je consens d’oublier tout ce qui s’est passé, et je l’oublie bien sincèrement, oubliez-le de même, et tâchons vous et moi, de ne nous donner jamais l’un à l’autre sujet de nous en souvenir. Elle ne répondit que par ses larmes, et son père qui n’en attendit pas d’autre réponse, la tira de l’embarras où elle était en s’adressant à Justin : C’est une nouvelle femme que vous prenez, lui dit-il, il est juste qu’elle vous apporte une nouvelle dot ; et puisque vous n’avez point voulu accepter le don de tout mon bien pendant ma vie, il sera à vous après ma mort ; cependant en voici des arrhes que je vous donne, vous m’offenseriez de les rebuter, je vous supplie de les accepter comme le gage d’une réconciliation sincère. Justin qui connaissait le génie de Cléon, accepta ce qu’il lui présentait ; et enfin ils revinrent de compagnie dans leur demeure ordinaire. Le beau-père les obligea peu de temps après à venir demeurer avec lui, tant pour avoir la consolation de les voir, que pour être toujours à portée d’examiner les actions de sa fille. Comme elle était véritablement changée, elle fut ravie de demeurer dans un endroit qui pût lui servir auprès son époux de caution de sa conduite ; elle n’avait pas plus de dix-neuf ans lorsque cette réconciliation se fit ; ainsi on ne peut pas dire que ce fût l’âge qui l’eût retirée ; on ne peut pas dire non plus que ce fût le regret de la mort de son amant, puisqu’il ne fut tué à l’armée que dix ans après, et depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis plus de vingt-cinq ans, elle a vécu et vit encore d’une manière toute sainte ; en sorte qu’on la regarde comme un modèle de perfection ; tous les gens qui la connaissent la regardent avec admiration. Elle est une des plus honnêtes et des plus vertueuses femmes qu’il y ait en France ; du moins elle est la plus retirée dans son domestique.

Voilà, Messieurs, continua la marquise, l’histoire que je vous avais promise, et à laquelle je n’ai ajouté aucune circonstance de mon invention. La morale qu’on peut en tirer est qu’un honnête homme qui a le malheur d’avoir une femme infidèle, doit se contenter de la mépriser, et sauver les apparences, supposé que le désordre de cette femme soit secret ; mais s’il est public, il doit la quitter pour toujours. On en peut inférer encore que les pères et les mères devraient consulter l’inclination de leurs enfants avant que de les engager pour toute leur vie dans un état tel que celui du mariage ; mais la meilleure instruction qu’on en peut retirer, c’est qu’une femme ne doit jamais mettre sa vertu à l’épreuve.

Vous m’avouerez, s’il vous plaît, Messieurs les Espagnols, que cette modération de Justin est bien plus chrétienne et bien plus à louer que cet usage du poignard et du poison, si familier en Italie et parmi vous.

Puisque Madame et ces Messieurs, reprit le duc de Médoc après que la marquise eut cessé de parler, nous ont avoué avec sincérité le génie de leur nation, il est juste de leur rendre le change, et d’avouer qu’il est bien plus chrétien de pardonner que de se venger, et qu’ainsi leurs maximes sont préférables aux nôtres ; cependant nous ne sommes pas les seuls qui nous servions du poignard lorsque nous surprenons nos femmes en flagrant délit, les Français aussi bien que nous s’en servent assez souvent, et quoique cela soit absolument condamnable, il semble qu’il soit permis de le faire, parce qu’on suppose qu’un homme n’a pas pu résister aux mouvements impétueux de la nature, ni à la rage qu’un pareil objet lui a inspiré. Il est vrai que quand ce meurtre est prémédité, il est sans excuse. Cependant l’usage s’en est introduit parmi nous, et s’est rendu non seulement tolérable, mais encore familier, et cette vengeance odieuse semble être autorisée par l’impunité. La maxime des Français me paraît bien plus sage que la nôtre ; elle pardonne le meurtre dans le moment en faveur des premiers mouvements de colère ; mais elle punit le poison et le poignard comme un assassinat, puisque c’en est un en effet.