(1690) Journal d’un voyage fait aux Indes Orientales (tome 1)
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(1690) Journal d’un voyage fait aux Indes Orientales (tome 1)

Avertissement

L’ouvrage dont on fait part au public dans ces trois volume a été trouvé en manuscrit dans le cabinet de son auteur, après sa mort ; et, comme il est tout rempli de vérités extrêmement intéressantes pour certaines gens au ressentiment desquels on ne s’expose pas d’ordinaire impunément, il y a tout lieu de croire qu’il n’aurait jamais vu le jour si un des intimes amis de l’auteur ne s’en était adroitement emparé à l’insu de sa famille, et n’avait pris soin d’en procurer l’impression.

On y verra un journal fort exact et très circonstancié d’un voyage fait aux Indes orientales, pour le compte et par ordre de la Compagnie des Indes orientales de France, et sous la conduite de M. du Quesne, chef d’une escadre de six vaisseaux, depuis le 24 février 1690 jusqu’au 20 août 1691.

L’auteur ne se renferme pas tellement dans le simple détail de ce qui regarde son escadre en général, et son vaisseau en particulier, qu’il ne s’égaie de temps en temps sur divers sujets, tantôt de théologie, tantôt de philosophie, tantôt d’histoire, et même assez souvent de galanterie et de chronique médisante. Il aurait sans doute été plus à propos de faire main basse sur quelques-uns de ces derniers endroits que de les publier, parce que la pudeur n’y est pas toujours assez ménagée : mais, on n’en a point été le maître ; et la personne de qui l’on tenait le manuscrit n’a jamais voulu consentir qu’on en retranchât aucune des choses auxquelles l’auteur avait trouvé à propos d’y donner place.

Il les a toujours traitées d’une manière également agréable et intéressante ; et, chemin faisant, il débite sur tous ces sujets ses propres opinions, qui sont quelquefois assez singulières, et assez dignes de la curiosité des lecteurs.

Il paraît que c’était un homme fort dégagé des préjugés vulgaires ; à qui les noms n’en imposaient point ; qui voulait voir par ses propres yeux, et ne juger que par ses lumières ; en un mot, assez désintéressé pour rendre le plus souvent justice à toutes les nations, et même à toutes les communions, si l’on en excepte les Anglais et les réformés, contre lesquels il est quelquefois d’un peu trop mauvaise humeur. Tout catholique romain qu’il était, il ne pouvait souffrir la persécution : il voulait qu’on laissât à chacun la liberté de suivre les lumières de sa conscience ; et ce seul point le fera sans doute regarder avec estime par les honnêtes gens. Il était, d’ailleurs, vrai, franc, sincère, et si naturel, qu ’il ne pouvait se gêner pour qui que ce fût : il disait sans façon tout ce qui se présentait à son esprit ; et, comme il le dit lui-même en plus d’un endroit de cet ouvrage, il laissait aller sa plume tout comme elle le voulait.

Cela convient tout aussi bien à son style qu’à ses pensées. En effet, quoiqu’il soit très agréable et très engageant, on ne laissera pas d’y remarquer, mais rarement, certaines négligences qui lui sont sans doute échappées ; et c’est là, comme on le sait, le sort ordinaire des ouvrages posthumes. L’auteur aurait apparemment corrigé ces endroits s’il avait écrit son ouvrage pour le donner au public ; mais l’on n’a point cru que la même chose fût permise à d’autres. On s’est donc contenté de suivre exactement son manuscrit, et d’y joindre ce petit mot d’avertissement.

À Rouen, le 15 mars 1721

À Monsieur***

Monsieur,

Quoiqu’il y ait plus de dix-sept ans que ce voyage soit fait, je ne laisse pas de vous l’adresser, premièrement, parce qu’il m’a paru que vous ne seriez pas fâché d’être instruit par une plume sincère de la manière dont se passent les choses dans un pays si éloigné ; secondement enfin, parce que le journal ou les mémoires que j’avais faits pour feu M. de Seignelay, secrétaire d’État de la Marine, et par son ordre, m’étant restés par sa mort, et y ayant quantité de choses qui me paraissent très sérieuses, dont il aurait fait usage, comme il a fait de ceux du Canada que je lui ai donnés, j’ai cru que vous ne seriez pas fâché de les savoir. Ce que je vous envoie est la compilation de trois journaux que j’avais faits, l’un pour M. de Seignelay, le second pour M. ***, et l’autre pour moi. Il les comprend tous, et ne contient rien que de très vrai ; et il n’y a que les gens qui y sont attaqués qui puissent avoir le front de démentir des vérités connues par tout ce qu’il y a d’honnêtes gens dans l’Orient, et que je suis prêt d’affirmer par tout ce qu’il y a pour moi de plus vénérable. Mon dessein n’a nullement été de leur faire ma cour, je n’ai eu en vue que la sincérité, et j’écrivais pour un secrétaire d’État auquel la plus affreuse vérité ne faisait aucune peine, et auquel il aurait été très dangereux d’en imposer.

Nous sommes partis ce matin vendredi 24 février 1690 de l’Orient de Port-Louis en Bretagne, et avons mouillé devant l’île de Croix, non pour y rester longtemps, mais pour y recevoir des marchandises et des canons, qui auraient trop chargé les vaisseaux en rade et auraient pu nous empêcher d’en sortir.

Nous sommes six vaisseaux de compagnie, tous équipés moitié guerre et moitié marchandise, bien fournis de munitions et d’équipages, commandés par des officiers qui ont donné des preuves certaines de leur conduite et de leur valeur : Et ces six vaisseaux sont pour le compte de la Compagnie royale des grandes Indes orientales.

Le Gaillard, qui porte flamme et pavillon d’Amiral, est commandé par M. du Quesne, capitaine de vaisseau. Il est neveu du grand et fameux M. du Quesne, lieutenant général, qui a mieux aimé renoncer au service et aux honneurs du bâton de maréchal de France que d’abjurer les erreurs de Calvin. On ajoute à son nom celui de Guiton, pour le distinguer des autres MM. du Quesne, et parce que sa mère était fille du fameux Guiton, maire de La Rochelle, qui défendit si bien cette ville contre Louis XIII en 1628. Il a déjà été aux Indes, et y a été pris prisonnier par les Hollandais, qui ne l’ont pas assez bien traité pour s’en faire un ami : au contraire, il paraît qu’il en conserve un vif ressentiment et qu’il ne fera pas un trop bon parti à ceux qui lui tomberont entre les mains. Tant mieux ; toute l’escadre en profitera. Son vaisseau est monté de quatre cent cinquante hommes et de quarante-huit canons.

L’Oiseau est commandé par M. le chevalier d’Aire, fils de M. d’Aire, qui a été intendant à Rouen. Il est capitaine de frégate. Il s’est fort distingué dans toutes les occasions où il s’est trouvé. Il est normand : par conséquent ennemi mortel des Anglais ; et malheur à ceux de cette nation qui tomberont sous sa coupe. Il n’est nullement pitoyable, ou je suis fort trompé, et je ne crois pas l’être ; du moins je lui ai ouï dire à lui-même qu’il se ferait assurément sauter en mettant le feu à son vaisseau, comme fit l’année dernière M. le marquis du Méné, plutôt que de se laisser prendre. Je suis persuadé qu’il en ferait autant, quoique le roi ait dit au sujet de ce marquis qu’il était très aise que ses officiers fissent voir leur bravoure et leur intrépidité, mais qu’il n’approuvait point cette férocité qui tenait du désespoir. M.d’Aire dit, là-dessus, que ces paroles sont dignes du roi ; mais qu’elles ne doivent point empêcher un officier de mer de faire son devoir, et de périr avec son vaisseau s’il ne le peut pas ramener où il l’a pris. Ce qui me donne encore lieu de croire qu’il le ferait comme il le dit, c’est qu’il était de la société de MM. les chevaliers de Grancey et de Lévi, de M. de Bagneux, et d’autres, dont peut-être je parlerai dans la suite, qui tous se faisaient un honneur ridicule de ne croire que faiblement les vérités évangéliques, de donner tout à la prédestination, et d’approuver ce que dit Juvénal :

Summum crede nefas animam praeferre Pudori,
Et propter vitam vivendi perdere causas.

Ce qui, à ce qu’on croit, n’a pas servi à l’avancement de leur fortune ; parce que le roi n’a jamais aimé les gens de ce caractère, et qu’il a toujours voulu que la crainte de Dieu marchât avant toute chose : ce qui est digne, non seulement d’un roi très-chrétien, mais d’un simple particulier honnête homme. L’Oiseau est monté comme le Gaillard de quatre cent cinquante hommes et de quarante-huit canons.

Le Florissant est le troisième vaisseau en ordre. Il a été bâti à l’Orient du Port-Louis. Voici son troisième voyage aux Indes. C’est le plus beau de l’escadre. M. du Quesne avait envie de le monter, mais il en a été dégoûté, ayant appris qu’il est lourd, et pas bon voilier. Il est monté de trois cent cinquante hommes et de trente-huit canons. Il est commandé par M. de Joyeux, capitaine de frégate, qui ne fait pas le voyage de bon cœur, c’est lui-même qui le dit, peut-être parce qu’il a un supérieur, et qu’il aurait voulu commander en chef ; peut-être aussi parce qu’il aurait voulu avoir plus de témoins de sa bravoure. Le bruit secret est qu’il est remarié depuis peu à une Normande, dont il connaît la vivacité ; qui, dit-on, n’a point eu de fleurs depuis le sacrement, et qui n’a pas laissé de lui faire un ouvrage naturel au bout de six mois, et qu’il craint que pendant le voyage elle ne se console de son absence avec un autre. Qu’il en soit ce qu’il plaira à dame Fortune, ses manières sont assez sèches, et ne tiennent en rien de celles de M. du Quesne, dont l’abord est tout gracieux, et qui fait civilité et amitié à tout le monde. Il passe cependant pour très bon officier, très bon matelot, et fort brave homme : qualités plus nécessaires ici que toute autre. Il a été aux Indes, et a été pris par les Hollandais au cap de Bonne-Espérance : il était sur la Maligne, qu’il commandait ; les ennemis le prirent en même temps que le Coche. J’en rapporterai l’histoire lorsque nous serons au Cap : elle sera mieux qu’ici.

L'Écueil, sur lequel je suis, est commandé par M. Hurtain, lieutenant de vaisseau. C’est un vieux matelot, natif de La Tremblade près Brouage, lieu qu’on peut appeler la pépinière des matelots. Il a servi toute sa vie ; il a été pris prisonnier plusieurs fois, et a été quatre ans esclave à Alger. Le grand du Quesne, sous lequel il a servi très longtemps, et qui connaissait sa bravoure, l’avait poussé jusqu’à la qualité de lieutenant de frégate ; mais sa fortune en était restée là. C’est sa faute : il ne doit s’en prendre qu’à son entêtement pour l’hérésie de Calvin ; n’y ayant que quatre ans qu’il s’est converti, et plus d’un an après la suppression de l’édit de Nantes. Il a pour lors été fait lieutenant de vaisseau et capitaine de frégate ; et c’est ce qu’il est aujourd’hui. Je le connais dès il y a longtemps, ayant été ensemble en Canada. C’est un très honnête homme, bien de mes amis, et avec lequel j’espère bien vivre. Il y a, sur notre même vaisseau, un nommé M. de La Chassée, qui commande une compagnie franche, et qui a été dans toutes les guerres de Hollande : il a de l’esprit infiniment, beaucoup de service, et bonne mémoire. Il aime aussi bien que M. Hurtain à boire le petit coup : et je ne le hais pas ; tout cela me fit demander dès l’année passée d’être mis sur l’Écueil. Je ne m’y suis point ennuyé et j’espère bien ne m’y point ennuyer encore. On dit que nous sommes tous trois faits l’un pour l’autre, et trois têtes dans un bonnet. Tant mieux : nous en vivrons mieux ; et si la concorde est troublée, ce ne pourra être que par un nommé M. de Bouchetière, qui se fait nommer le chevalier. Je ne sais de quel ordre, ne lui voyant ni croix de par Dieu, ni de par le diable. Il n’y a que huit jours qu’il est revenu au Port-Louis, et qu’il a trouvé le secret de se faire universellement haïr. Il est tout frais émoulu d’Espagne, où il a demeuré fort longtemps, et d’où il nous paraît avoir apporté toutes les mauvaises qualités du pays, sans en avoir contracté aucune bonne. Une taciturnité et une gravité inexprimables, une barbe en forme de garde de poignard, un orgueil et une morgue à faire peur aux vaches ou tout au plus aux petits enfants, un esprit de primatie qui ne lui permet pas de se communiquer à personne, et un amour-propre qui ne souffre aucun égal, et qui l’autorise à préférer son sentiment particulier à celui de tous les autres. Voilà son caractère, dont il a donné et donne encore journellement des marques ; et caractère qui ne convient nullement aux Français. Tant pis pour lui : il faudra, vousît ou non, qu’il se réforme, ou qu’il se brouille avec tout le monde ; car certainement je ne vois ici personne d’humeur à en souffrir quoi que ce soit ; il semble même qu’il se forme une espèce de conjuration pour le contrarier en tout, le service à part. Notre vaisseau est monté comme le Florissant de trente-huit canons et de trois cent cinquante hommes.

Le Dragon, petit vaisseau, n’a que cinquante hommes et vingt-quatre canons. C’est une frégate qui appartient au roi. Elle est commandée par M. de Quistillic, gentilhomme breton, capitaine de frégate. C’est un homme d’environ trente-trois à trente-quatre ans, parfaitement bien fait. Il passe pour bon officier et très brave. Je le crois d’autant plus que ce que je lui ai vu faire au Port-Louis, en ma présence, dans une occasion que le hasard seul avait fait naître, m’indique un homme également sage et vigoureux. M.du Quesne, sous lequel il a servi l’année passée, à la descente que M. le comte d’Estrées fit en Irlande, l’estime beaucoup, et l’aime. Cela seul fait son éloge. Notre commandant n’est pas d’humeur à prodiguer son encens au faux mérite.

Le Lion, autre frégate, appartenant au roi, montée, armée et équipée comme le Dragon, est commandée par M. de Chamoreau. Il m’est impossible de le caractériser, parce qu’il y a peu de temps qu’il est arrivé et que je n’ai eu aucune relation avec lui. Tout ce que j’en sais, c’est qu’il est comme M. de Quistillic capitaine de frégate, et qu’il paraît vif, ardent et résolu : du reste, très bien fait de sa personne. Il était enseigne sur l’Oiseau avec M. de Vaudricourt, lorsque M. le chevalier de Chaumont alla ambassadeur à Siam et que M. l’abbé de Choisy l’accompagnait.

Outre le nombre d’hommes qui composent les équipages des six vaisseaux, nous avons encore sur l’escadre quantité de passagers, tels que sont les marchands et commis que la Compagnie envoie dans les Indes, d’autres qui y vont pour leur compte, des prêtres de la congrégation des Missions étrangères, dont nous avons deux sur notre bord, qui sont MM. Charmot et Guisain, ennemis mortels de Confucius et des cérémonies chinoises. Il y a des pères jésuites répandus sur les trois autres gros vaisseaux de l’escadre, entre autres le révérend père Tachard, qui a déjà fait bien du bruit dans le monde et qui, suivant toutes les apparences, en fera encore bien davantage dans la suite du temps, s’il continue ses ambassades pour les têtes couronnées. Il est sur le Gaillard avec M. du Quesne notre amiral, et avec lui plusieurs Siamois, mandarins et autres, qui repassent dans leur patrie. Mais, à propos d’eux, comment vont-ils faire lorsqu’ils seront retournés chez eux où il ne croît point de vin, eux qui l’avalaient de si bonne grâce à Paris, et avec qui j’en ai bu copieusement au Port-Louis ? Comment se passeront-ils de nos vins de Bourgogne et de Grave ? Je n’en sais rien. Mais l’amour du prochain m’oblige à les plaindre, parce que je serais à plaindre en leur place : ils ne pourront plus dire,

Capaciores affer huc puer scyphos.

On aurait beau me prêcher le proverbe ordinaire,

Cum fueris Romae, Romano vivito more,
Cum fueris alibi, vivito sicut ibi,

cela ne satisferait point mon oreille, et ne rafraîchirait point mon gosier, que je n’aime point à sentir altéré.

Me proposant d’écrire tous les soirs ce qui sera arrivé dans la journée, on ne doit pas espérer de trouver un de ces styles fleuris qui rendent recommandables toutes sortes de relations ; mais on peut être certain, qu’outre l’exactitude, la pure et simple vérité s’y trouvera. Je suis naturellement sincère, et incapable d’imposer : ainsi, on pourra croire avec assurance ce qu’on lira dans la suite ; étant fortement résolu de donner pour mon compte un démenti au proverbe vulgaire qui dit qu’il fait bon mentir à qui vient de loin. Je n’écrirai rien que je n’aie vu moi-même, ou du moins qui ne m’ait été assuré par des gens dignes de foi, et dont la fidélité ne me paraîtra point suspecte ; et je distinguerai ce que j’aurai vu d’avec ce que j’aurai appris afin qu’on puisse distinguer l’un d’avec l’autre.

N’écrivant que pour vous, monsieur, je vous prie par avance de ne montrer mon journal à qui que ce soit pendant ma vie. Cette prière ne doit point vous surprendre puisque la méfiance qui me la suggère n’a rapport qu’à la crainte que j’ai moi-même de ma propre fragilité ; et que ma sincérité, l’enchaînement du discours, la matière et d’autres occurrences me poussent à écrire quelques vérités dont quelques-unes pourraient m’attirer des ennemis que je ne cherche point, et même scandaliser des gens imbus d’une espèce de dévotion scrupuleuse, pour ne pas dire superstitieuse, qui croient qu’on attaque les vérités de la religion lorsqu’on rend aux ministres de l’Évangile la justice qui leur est due. Tels sont les dévots d’une compagnie que j’introduirai souvent sur la scène ; gens qui ne veulent être ni éclaircis, ni désabusés ; gens qui regardent les vérités de ce côté, et sur ce sujet, comme des médisances ; gens idolâtres de leur prévention ; et gens avec lesquels je ne veux avoir rien de commun, ni à démêler. En un mot, c’est contre moi-même, monsieur, que je me mets en garde par la prière que je vous fais, et nullement contre votre bon cœur, et votre probité. Cela posé pour fondement, je laisserai aller ma plume.

Ce que nous attendons de l’Orient du Port-Louis arrive à tous moments ; et si cela continue, tout sera embarqué demain avant midi.

Février 1690

Du samedi 25 février 1690

Les canons, les grosses marchandises, le reste des agrès et apparaux, arrivent à la file. Notre vaisseau est entouré de barques et de chaloupes, dont l’équipage travaille et est en mouvement ; et, suivant toutes les apparences, je retournerai cette nuit à l’Orient pour donner mon dernier reçu et signer le rôle et l’inventaire, parce que demain matin à la pointe du jour nous serons prêts de mettre à la voile. J’ai un paquet de lettres : je vous les envoie, et vous supplie de les faire tenir.

Vous savez que dès l’année passée je devais faire le voyage des Indes. Vous savez que l’escadre qui y était destinée était déjà mouillée à Groix, au même lieu d’où je vous écris à présent. Vous savez que sur le point de partir nous eûmes ordre de la cour de nous rendre à Brest, pour nous joindre à l’armée navale commandée par M. de Tourville ; mais vous ne savez pas le reste, et ce qui donna lieu à la foudroyante lettre que je reçus de vous au Port-Louis au retour de la campagne, qui ne fut pas longue, puisqu’elle se borna à garder les côtes de Bretagne Belle-Île, et qu’il n’y eut que M. le marquis du Méné qui se fit sauter de peur de tomber entre les mains des Anglais qui ne voulurent pas attacher une action générale. Ce marquis était allé les reconnaître ; mais la nuit et la brume le firent trop avancer, puisqu’à la pointe du jour il se trouva dans leur centre hors d’état de leur échapper. Il se battit en brave homme ; et se sentant blessé à mort, il fit sauver tout son monde et mit le feu à son vaisseau.

Voici ce qui me regarde, et que ne savez point, quoique ç’ait été à vous que j’ai envoyé mes comptes, et que ç’ait été vous qui les avez présentés au bureau, et que vous m’ayez écrit vous-même qu’ils y avaient été approuvés et que tous messieurs de la Compagnie étaient contents de ma conduite, et vous en avaient complimenté. Soit dit par parenthèse, au nom de Dieu ne m’écrivez plus de pareilles lettres, à moins que vous ne soyez convaincu que j’aurai mérité la dureté de vos réprimandes. Voici le fait.

Ç’avait été M. Gouault, qui avait fait l’armement comme directeur et intéressé dans la Compagnie. Rien n’y manquait ; et, comme j’ai dit et que vous le savez, nous étions prêts à partir lorsque nous reçûmes ordre de nous rendre à Brest. Cet ordre était si précis et si pressé qu’à peine eûmes-nous le temps de mettre à terre les plus grosses et les plus embarrassantes marchandises. Tous les vivres généralement nous restèrent et entre autres le pain, qui fut cause de ce qui arriva.

Sitôt que nous fûmes mouillés en rade à Brest, j’allai trouver le sieur Albus, directeur des vivres pour M. du Pile, entrepreneur général. Je le priai, suivant les ordres que j’avais, de le distribuer sur les vaisseaux du roi qui en manquaient, sauf à lui à en tenir compte à la Compagnie, et lui en portai quatre galettes. Notre biscuit, ou notre pain, valait infiniment mieux que celui qu’il fournissait aux vaisseaux du roi, et il est très facile à comprendre qu’une compagnie telle que celle des Indes, qui fait ses provisions elle-même sans le secours d’un entrepreneur.

et qui fait boulanger son biscuit pour un voyage de deux ans, se sert de meilleur froment et de farine plus épurée que ne fait un munitionnaire, qui est toujours friponné par ses commis, outre le gain qu’il y fait lui-même. Quoi qu’il en soit, Albus me répondit brutalement qu’il avait plus de pain qu’il ne lui en fallait pour fournir tous les vaisseaux du roi et qu’il ne prendrait pas celui de la Compagnie, parce qu’il n’en avait pas besoin. Je sortis d’avec lui sans en tirer aucune réponse ni civilité, quoique je l’en accablasse. Je connus par ses manières qu’il n’y a point d’animal plus intraitable qu’un faquin de Gascon en place.

D’un autre côté, le commandeur de Combes, qui avait pris possession du vaisseau en qualité de capitaine, et dont M. Hurtain n’était plus que lieutenant, me pressait sans quartier de faire ôter ce pain répandu dans les coursiers, les doublures, les couroirs et la sainte-barbe, où il incommodait le service du canon, le travail des charpentiers, des calfats et des canonniers. La quantité en était très considérable, et montait à plus de cinquante milliers. Je retournai trouver Albus et le priai que du moins il prêtât à la Compagnie un de ses magasins vides, pour y serrer ce pain, puisqu’il refusait de le prendre. Autre brutalité. Il me refusa tout plat, me disant pour toutes raisons que les ustensiles de la boulangerie y étaient renfermés, qu’il ne les dérangerait pas, et que je pouvais, comme M. de Combes me l’avait dit, jeter tout le pain à la mer ; qu’en le faisant ainsi, je ferais mon profit à moi-même, puisqu’un simple procès-verbal m’acquitterait de tout, et me mettrait de l’argent en bourse par la vente que je pourrais faire aux paysans d’une partie de ce pain.

Je veux pieusement croire qu’il ne me donnait ce conseil qu’en plaisantant ; mais je ne laisse pas, très justement, d’être persuadé qu’il s’en serait utilement servi s’il avait été en ma place. Je dirai plus : c’est que M. du Pile croyait, peut-être, n’employer que d’honnêtes gens ; et que M. Albus est un très ardent fripon. La suite le prouvera. Il est encore en place, après en avoir été chassé ; et si M. du Pile est de votre connaissance, vous pouvez l’en assurer sur ma parole.

Me voyant tout à fait rebuté par le seigneur Albus, non sans quelque parole peu honnête, je me concertai avec M. Hurtain, et j’écrivis à M. Le Mayer, directeur pour la Compagnie à l’Orient, et à M. Chevallier, contrôleur et trésorier. Je leur envoyai un exprès, par lequel je leur mandai sur quel pied étaient les choses ; et leur demandai leurs ordres précis par le même courrier, n’y ayant aucun temps à perdre, l’armée se disposant à faire voile, et M. de Combes, qui avait déjà fait embarquer les gros canons de fonte, étant résolu de faire jeter le pain avant que de démarrer, malgré les prières de M. Hurtain et les miennes, parce qu’il n’y avait rien à espérer de la dureté d’Albus, auquel lui-même et M. Champi Des Clouzeaux, intendant, en avaient parlé. Je leur écrivis que le même M. de Combes nous avait dit, à M. Hurtain et à moi, qu’Albus voulait obliger les vaisseaux armés par la Compagnie à jeter leur pain, ou à le lui vendre à son prix. Apparemment pour le prendre comme pain moisi, et en faire son profit seul.

Je reçus leur réponse dans les vingt-quatre heures, qui m’autorisait à faire ce que je jugerais à propos ; qu’ils me conseillaient pourtant de chercher quelque endroit pour mettre ce pain à couvert jusqu’au retour ; sinon, que je le vendisse à qui voudrait l’acheter ; qu’il revenait à la Compagnie à sept livres dix sols le quintal ; et qu’ils m’autorisaient à le livrer à cent sols, ce qui était un tiers de perte.

Voyant de ma part qu’il n’y avait point de plus prompt et de plus sage parti à prendre, je me résolus à chercher quelques endroits pour serrer ce pain, ou au pis-aller de le faire afficher. J’en parlai à M. l’intendant, qui me parut approuver l’alternative, mais sans me donner d’ordre sur le choix. Etant donc abandonné à ma bonne foi et à ma propre conduite, je cherchai des endroits vagues pour y mettre ce pain, jusqu’à ce que des barques du Port-Louis, ou nous, à notre retour, pussions le prendre. J’en trouvai ; mais je n’arrêtai point le prix du louage, parce que M. Hurtain n’y était pas présent, et que je ne voulais rien faire sans son avis, et sans un témoin comme lui.

Justement comme j’allais dans le passager du Rocher à Recouvrance, pour aller à bord pour en amener M. Hurtain, je trouvai deux capitaines ou maîtres de vaisseaux marchands de La Rochelle, que je connaissais il y avait plus de six ans. Nous renouvelâmes notre ancienne connaissance en nous embrassant. J’étais à jeun. Je leur offris bouteille ; la bouteille ne nuit pas toujours : ils l’acceptèrent, et nous allâmes à l’Image Saint-André. En déjeunant, ils me dirent ce qui les retenait à Brest ; autre friponnerie d’Albus ; qu’ils étaient venus chargés de vin pour le compte du munitionnaire, qu’ils l’avaient livré au magasin, et qu’ils ne pouvaient pas s’en retourner qu’après le départ de l’armée faute de pain, Albus leur ayant dit qu’il n’en avait pas assez pour l’armée, où il s’en faisait tous les jours une si forte consommation que tous les fours n’y pouvaient pas subvenir, quoiqu’ils travaillassent partout, tant dans la boulangerie que dans la ville ; que cela les mettait au désespoir, par la perte terrible qu’ils y faisaient, ayant fait leur marché par voyage et non au mois ; qu’ainsi ce retard leur causait la nourriture et le paiement de leurs équipages et le dépérissement de leurs vaisseaux, et de leurs agrès et apparaux.

Ils m’en dirent tout ce que des matelots en colère peuvent dire contre un homme qui les ruinait. Je crus devoir profiter de l’aventure. Je leur dis que je voulais leur donner à dîner : ils répondirent que c’était eux qui me le voulaient donner. Je répliquai que l’endroit où nous étions n’était pas assez propre pour y recevoir un quatrième que je voulais envoyer quérir. Ils me demandèrent qui c’était : je leur nommai M. Hurtain. Ils ne se sentirent pas d’aise, et voulaient tous deux aller le quérir dans leur chaloupe, et je les vis prêts à tirer à la courte paille à qui irait ; mais ne voulant pas qu’aucun des deux lui parlât avant moi, je les mis d’accord en leur disant que j’allais y envoyer la chaloupe du vaisseau, et en effet je ne lui écrivis qu’un mot qui ne lui donnait qu’un simple rendez-vous au Pavillon pour y dîner avec les capitaines Chaviteau et Des Herbiers, et que nous ne serions que quatre.

Il vint tout aussitôt et sous le faux prétexte de lui dire ce que M. l’intendant m’avait dit, je le tirai en particulier et lui dis la facilité que je trouvais à me défaire du pain qui nous embarrassait, et le priai de me seconder. Il est très bon serviteur de la Compagnie, et après avoir concerté ensemble ce que nous ferions, il rentra comme en colère. Morbieu, dit-il, je ne peux pas être partout : que M. de Tourville, M. de Combes et l’intendant fassent plus s’ils peuvent : pour moi, je ne peux pas faire autre chose, et je ne serais pas venu si je m’étais attendu d’être grondé. Pourquoi te charges-tu d’un pareil compliment ? De quoi te mêles-tu ? Sont-ce tes affaires ? Ha ! mon capitaine, lui répondis-je, je ne vous ai pas envoyé quérir pour être grondé moi-même : c’est pour dîner avec vos amis et les miens. Eh bien ! dînons donc, dit-il : et nous nous mîmes tous quatre à table.

J’avais fait apprêter un dîner le plus propre que j’avais pu, bien certain que je ne le paierais pas. NiM. Hurtain ni moi, comme nous en étions convenus, ne dîmes pas un mot qui eût aucun rapport ni à Albus, ni au pain ; et ce ne fut que la suite de la conversation qui les obligea d’en parler les premiers et de dire le sujet de leur séjour à Brest. Tiens, l’écrivain du roi, me dit M. Hurtain, il ne tient qu’à toi de tirer ces pauvres diables-là d’intrigue ; donne-leur une centaine de quintaux de pain. Moi ! repris-je. Suis-je le maître du bien de la Compagnie ? et comptez-vous pour rien cent quintaux de pain ? Je voudrais en avoir six cents quintaux, reprit Chaviteau : c’en serait tout autant qu’il nous en faudrait pour notre voyage de Canada. Écoute, Chaviteau, lui dit M. Hurtain, va toi-même sur la rive, demande le canot ou la chaloupe de l’Écueil, et dis à un des matelots qu’il vienne ici et m’apporte du pain, et que j’en veux manger une galette avec du beurre. Chaviteau y alla. Le matelot vint et apporta du pain, dont lui et des Herbiers furent charmés. Il est inutile de rapporter la conversation, dont le résultat fut que je leur livrerais incessamment soixante milliers de pain biscuit pareil à ce qu’ils en emportaient, au prix de sept livres dix sols le quintal. (C’est le même prix que MM. Le Mayer et Chevallier m’avaient mandé qu’il revenait à la Compagnie ; et m’ayant donné pouvoir de le donner à cent sols, c’eût été cinq cents écus de profit pour M. Hurtain et moi, si nous avions été de la côte ou tribu d’Albus). Ils donnèrent des arrhes, payèrent le dîner et allèrent chercher des sacs.

M. Hurtain et moi allâmes chez M. l’intendant, à qui nous ne dîmes rien du marché, parce que cela ne le regardait pas. Il n’en lut pas de même de M. de Combes, que nous trouvâmes chez lui, où il avait dîné, et où il jouait. Nous lui dîmes ce que nous avions fait. Il en eut une joie d’autant plus sensible qu’il n’aimait point le seigneur Albus, parce qu’il le regardait de son véritable point de vue. Ils se parlèrent ensemble lui et M. Hurtain, et celui-ci me donna ordre d’aller au magasin du roi prendre des Iléaux et des poids. Je les portai à bord à six heures du soir. Je trouvai déjà plus de cent sacs pleins, et nos voiliers occupés à en faire encore d’autres avec de la toile de voile de rechange. On travailla toute la nuit, et le pain fut pesé, livré et emporté qu’il n’était pas plus de sept heures du matin. Je reportai au magasin du roi les fléaux et les poids, et l’esprit content j’allai joindre les acheteurs au Pavillon, où le marché s’était fait, et où nous avions dîné la veille. Je les trouvai tous assemblés, et les apprêts d’un déjeuner magnifique et dans l’ordre ; et pour surcroît de plaisir, j’y trouvai MM. de Combes et Hurtain avec deux autres capitaines de vaisseau, qui sont M. de Ferville et M. de Beaujeu le Jeune. Ils ne sont point amis d’Albus : ils burent pourtant à sa santé, mais à la poitevine, c’est-à-dire, rancune tenant, comme à celle d’un maraud et d’un faquin. Ils promirent le secret sur le pain, et promirent de soutenir la gageure.

Il faut savoir que M. de Ferville commandait le vaisseau le Sans-Pareil, et qu’en sortant du Pavillon, où nous avions tous amplement déjeuné, il avait été chez M. Des Clouzeaux, intendant, et lui avait demandé du pain pour son équipage en rade. Albus employait en effet les fours pour la subsistance journalière de l’armée ; mais le pain, ou le biscuit, pour la campagne, n’était pas tout à fait fourni au navire le Sans-Pareil, qui pourtant subsistait sur son armement, parce que M. de Ferville aimait mieux que ses matelots et le reste mangeassent de bon biscuit que du pain boulangé, qui ordinairement n’est fait que du rebut de la farine qui n’est pas propre à faire du biscuit. Ainsi, il insista à en demander, tant pour la consommation journalière que pour le remplacement de celui qui avait été consommé, et en demanda à prendre sur l’Écueil, où le commandeur de Combes présent l’avait encore assuré le matin qu’il y en avait trop, qu’on serait obligé de jeter à la mer, quoiqu’il fût excellent.

Pour augmenter l’embarras d’Albus, qu’on avait envoyé quérir, ils firent tous deux semblant d’ignorer que ce pain avait été vendu et livré ; et qu’ainsi il n’était plus à bord : ils firent plus, puisqu’ils montrèrent à l’intendant de ce pain, et lui demandèrent à lui pourquoi celui qu’il fournissait n’était pas si beau, puisque le roi en payait bien plus que la Compagnie ? Ils ne le traitèrent véritablement pas de fripon ; mais l’équivalent ne fut pas épargné. Albus, n’ayant point de raison valable de refus, fut obligé, en présence de l’intendant, d’en tirer sur moi dix milliers. Son billet était conçu comme d’un supérieur à un valet, et me fut rendu dans le vaisseau où je m’étais retiré. Le coup était fait à la main, et j’eus le plaisir d’humilier l’orgueil du Gascon. Quand ce billet aurait été le plus honnête du monde, il m’aurait été impossible d’y déférer ; mais sa teneur ouvrit le chemin à ce que je méditais. Il commençait par ces mots impératifs : L’écrivain du roi de l’Ecueil délivrera pour le vaisseau du roi le Sans-Pareil dix milliers de pain biscuit, etc. Le tout sans Monsieur ni Madame.

Ce billet me fut rendu par un commis des vivres à la boulangerie, qui devait voir peser le pain, et par le commis des vivres du Sans-Pareil. Ils avaient apporté des sacs, des poids, et le reste. Je commençai par leur demander quels ils étaient, et de quelle part ils venaient ? Ils me le dirent. Hé bien, repris-je, remportez tout votre étalage : dites à Albus que je suis bien Monsieur pour un homme comme lui. Ajoutez-lui qu’il n’y a plus de pain à bord, puisqu’il est cause que je l’ai fait jeter à la mer. Ajoutez encore que quand il y en aurait, ce ne serait pas pour lui ; qu’il devait le prendre quand je le lui ai offert : rendez-lui son honnête billet de change ; et l’avertissez de ma part d’apprendre la civilité, s’il ne la sait pas : dites-lui que voilà l’état que j’en fais, ajoutai-je en le déchirant, et en le jetant sur le pont ; et en même temps je leur tournai le dos et rentrai dans la grand-chambre. où j’écrivis à MM. Le Mayer et Chevallier, en leur envoyant les lettres de change que Chaviteau et Des Herbiers m’avaient données en paiement.

Tout cela était de concert, entre MM. de Combes, de Beaujeu, de Ferville, Hurtain et moi ; ainsi, ils savaient ce qui devait réussir de la demande d’Albus. Ils se promenaient tous quatre ensemble, lorsque celui-ci y arriva avec ses deux commis, et son billet déchiré à la main, il fut assez bête pour les prier de venir avec lui chez M. l’intendant, et M. de Ferville plus que les autres, qui faisait le tâché à merveille. Ne cherchant qu’à se divertir aux dépens du cousi, ils l’accompagnèrent avec plaisir. Il m’y peignit comme un autre lui-même et se servit pour faire mon portrait de toutes les noires et vilaines couleurs qu’il trouvait dans lui, et qui lui convenaient, ce qui est assurément beaucoup dire, mais pourtant sans exagérer. M.de Combes prit la parole et dit à M. l’intendant que, quoiqu’il y eût très peu de temps qu’il me connût, il ne me reconnaissait nullement dans le portrait qu’Albus faisait de moi ; qu’au surplus il n’était pas juste de me condamner sans m’entendre ; qu’il le priait de m’envoyer quérir ; et qu’il était fort trompé si je ne me justifiais pas à la confusion d Albus.

Comme il n’y avait rien de plus raisonnable, cela fut fait, et M. l’intendant m’envoya ordre de me rendre chez lui dans le moment. Le commis de la boulangerie fut chargé du soin de me le faire tenir ; et sans prévoir qu’Albus en aurait le démenti, il remit cet ordre à un exempt de la prévôté de la Marine, qui, accompagné de quatre archers, vint à bord. M.Hurtain, qui non plus que moi ne s’attendait pas que j’aurais un si gros cortège, prit les devants, me réveilla, car j’étais sur mon lit, et me dit de venir avec lui. Il me prit en sa garde envers l’exempt, et fut prêt de faire jeter à la mer ces messieurs commis, qui jugèrent à propos de ne pas monter et de s’en retourner avec les archers dans la même chaloupe qui les avait apportés. Depuis le vaisseau jusqu’au Rocher, ces commis essuyèrent toutes les injures que nos matelots purent leur dire, et toute l’eau qu’ils purent leur jeter. Du Rocher jusqu’à l’intendance, ce fut encore pis ; et mon arrêt, qui fut su dans le moment, ne fut nullement du goût des écrivains du roi, qui se sentaient outragés dans moi. Je leur ai l’obligation de m’avoir vengé.

M. Hurtain et moi arrivâmes enfin à l’intendance. Il faut observer qu’il est très considéré de M. Des Clouzeaux, aussi bien que des officiers présents. Il commença son plaidoyer sans aucun préambule par Un « mort D… » tout à la matelote. Vous avez, dit-il à M. l’intendant, envoyé quérir l’écrivain du roi, que voilà, par des archers, comme si c’était un b… à prendre ; et le tout à la considération d’un franc fripon. J’entreprends la querelle de notre écrivain ; et s’il y a de la faute, je m’en charge, puisqu’il n’a rien fait que par mes ordres. Est-il pas vrai, monsieur, poursuivit-il parlant au commandeur de Combes, que quand vous vîntes prendre possession du vaisseau, vous y trouvâtes une quantité prodigieuse de pain, dont vous dites qu’il fallait absolument se défaire, parce qu’il incommodait le service ? Est-il pas vrai que je vous priai de m’accompagner chez Albus, que vous y vîntes avec l’écrivain et moi, et qu’il refusa de prendre ce pain ? Est-il pas vrai qu’il vous a dit, à vous-même, qu’il prétendait l’avoir pour rien ? Est-il pas vrai, continua-t-il, parlant à Albus, que vous nous avez refusé un magasin vide, et que vous lui avez dit de le jeter ? Conclusion, dit-il, en se radressant à M. l’intendant, ne vous en avons-nous pas parlé à vous-même ? Et toute votre autorité a -t-elle pu rien gagner sur lui ? En un mot, notre écrivain n’a rien fait que par mon ordre ; et s’il y a de l’iniquité dans ce qui s’est fait, je m’en charge, et en rendrai bon compte à la Compagnie. Il a écrit par mon ordre aux directeurs et contrôleur à l’Orient, il en a reçu réponse, et me suis chargé de l’exécuter. Peut-être ai-je jeté le pain, peut-être l’ai-je vendu ; mais je n’en dois compte à qui que ce soit d’ici, pas même à vous, le vaisseau n’y ayant pas été armé. Je n’en dois aucun compte à M. de Combes, lui étant indifférent par qui les vivres ont été fournis, pourvu qu’ils soient bons, et qu’il n’en manque pas. Pour Albus, je me serais trop abaissé, si j’avais pris son conseil. Il demande présentement le même pain, qu’il voulait qu’on jetât. Quand il y en aurait, je ne lui en donnerais pas une once, et j’aimerais mieux le faire effectivement jeter ; quoique ce que nous en donnons à nos cochons vaille mieux que celui qu’il donne aux équipages des vaisseaux du roi.

Il est aisé, dit M. de Ferville en interrompant M. Hurtain, de voir que votre écrivain est honnête homme, et Albus un faquin, à qui je promets d’écrire toute cette histoire-ci à M. de Seignelay si le pain qui m’est nécessaire n’est pas embarqué dans le Sans-Pareil demain avant midi. Prenez notre écrivain pour secrétaire, lui a dit M. de Combes : je suis certain qu’il n’en oubliera aucune circonstance, d’autant plus que sa conduite et son honneur y paraissent intéressés. Du moins, a ajouté M. Hurtain, je suis certain qu’il n’écrira point de sottises, et qu’il gardera le respect à qui il est dû. Il m’a dit les termes énergiques dont Albus s’est servi en lui écrivant. Les commis qui lui ont apporté ce billet sont bien heureux de ce que je n’étais pas à bord lorsqu’ils y sont venus : quelques coups de canne, pour porter à leur directeur, les auraient payés de leur peine, et l’auraient fait souvenir que ce n’est pas à un laquais revêtu comme lui d’écrire à un homme comme à son valet : et je ne réponds pas encore de ce qui en sera ; quand ce ne serait que pour venger l’insulte qui vient d’être faite à notre écrivain, et la fichue figure que je fais ici.

Point de mainmise ni de violence, monsieur Hurtain, je vous en prie, lui a dit M. l’intendant. Votre écrivain sera satisfait de la réparation que je lui ferai faire. N’écrivez point non plus, monsieur, a-t-il dit à M. de Ferville : vous ne me feriez pas plaisir ; il semblerait en cour que je ne saurais pas exécuter les ordres du roi. Monsieur Albus, a-t-il poursuivi, parlant à lui, vous voyez le ridicule où vous vous êtes précipité vous-même. Croyez-moi ; que M. de Ferville ait demain satisfaction, autrement je prendrai des mesures qui ne vous plairont pas. Chassez votre commis tout à l’heure, et qu’il n’entre jamais à la boulangerie que M. Hurtain et l’écrivain du roi ne le ramènent, qu’ils ne vous en prient, et qu’il ne leur ait demandé pardon à l’un et à l’autre. Allez voir M. Hurtain dans son vaisseau, faites-lui excuse et satisfaction, et engagez-le d’aller demain dîner chez vous, et d’y mener MM. de Combes et de Ferville, et priez l’écrivain du roi de les accompagner, et priez-le d’oublier tout ce qui s’est passé. Je tâcherai d’être des vôtres ; et je crois que tous ces messieurs voudront bien s’y trouver à ma prière. Vous avez de bon vin ; c’est le principal. Tous ces messieurs topèrent au parti, et Albus les remercia d’avance de l’honneur qu’ils lui feraient le lendemain, et nous sortîmes sans que j’eusse ouvert la bouche.

Ce fut ainsi que l’affaire fut terminée avec Albus, qui fut moqué par une infinité d’écrivains du roi, qui en attendaient la décision. Le commis de la boulangerie se retira les larmes aux yeux, et M. de Ferville défendit à son commis des vivres de mettre jamais le pied dans son vaisseau, à moins que de vouloir être jeté à l’eau. M.Hurtain, ne doutant point d’avoir le lendemain matin compagnie, fit préparer un déjeuner fort propre. MM. de Combes et de Ferville vinrent les premiers. Les deux commis d’Albus arrivèrent un moment après demander pardon. M.Hurtain et moi fîmes les choses en honnêtes gens, et intercédâmes auprès de M. de Ferville pour celui du Sans-Pareil. Albus arriva dans le moment et fit plus de satisfactions qu’on n’en espérait. Les deux commis furent renvoyés à leurs fonctions : nous déjeunâmes ; ensuite, nous nous mîmes dans les canots de l’Écueil et du Sans-Pareil, et allâmes dîner chez lui. Nous y fûmes régalés magnifiquement en chair et en poisson, et y bûmes des vins de tous pays, et tous d’une sève exquise. M.Des Clouzeaux y vint, et ne but que deux coups au dessert, et seulement pour saluer la compagnie qui était en bon train.

Je ne sais ce qu’Albus fit deux jours après au commandeur de Combes ; mais celui-ci se fit un plaisir de le chagriner. Ils avaient tous ensemble dîné chez M. l’intendant. Le lendemain, j’y allai avec M. de Combes et M. Hurtain, pour avoir des pavois. Je me disposais à me retirer, parce qu’on servait, quand le commandeur me retint. Mon écrivain du roi, lui dit-il, vaut mieux que mille parasites qui piquent ta table, je veux qu’il dîne avec nous : sinon, je m’en vas avec lui ; et nous emmènerons M. Hurtain. Je ne croyais pas, dit l’intendant, qu’il fallût la croix et et la bannière pour le retenir. Qui diable lui dit de s’en aller ? Je restai donc. Il y avait un repas d’intendant ; c’est tout dire. Je me mis proche de lui, et fis tomber la conversation sur M. Champi son oncle. Il me demanda si je le connaissais. J’avais sur moi le dernier paquet que j’avais reçu de vous au Port-Louis, où celle de M. Champi était renfermée ; et par là il apprit que M. Champi me faisait l’honneur de me considérer, et que j’avais celui de vous appartenir. Il me fit mille offres de service, qui redoublèrent à la vue d’une lettre de M. de Seignelay, que je fis semblant d’ouvrir sans dessein, et dont il reconnut tout d’un coup l’écriture et la signature. Il la lut toute entière, me félicita d’une si puissante protection et me demanda d’où je le connaissais. Je lui répondis que nous avions été pensionnaires ensemble. Il m’en félicita de nouveau, jusqu’à me dire que les connaissances de jeunesse étaient les plus fortes, et celles qu’on n’oubliait jamais. Il m’offrit tout ce qui pouvait dépendre de lui, et même sa bourse. Ne manquant de rien, je le remerciai de ses offres, et m’en tins à sa bonne volonté.

Tout cet éclaircissement s’était fait en présence de M. de Combes, qui voulait, comme j’ai dit, chagriner Albus. Il demanda à M. l’intendant deux quintaux de fromage de Grière. Nous n’en avions aucun besoin, en ayant, et de Hollande aussi, beaucoup plus qu’il ne nous en fallait. M.Des Clouzeaux lui donna son ordre ; et M. de Combes m’obligea de mettre mon reçu au dos, en ces termes : Reçu du sieur Albus, étapier, la quantité de, etc. Il fut terriblement choqué de l’incivilité de ce reçu, et du nom d’étapier. Le commandeur n’avait pas voulu que j’y allasse, et l’avait envoyé porter par son valet de chambre. Albus obéit à l’ordre, ne jugeant pas à propos de se brouiller avec lui ; comme je l’avais prévu, ne s’en prit qu’à moi.

Il porta ce reçu à M. l’intendant, et se plaignit fort de mon procédé ; voulant faire entendre que cela seul autoriserait tous les autres écrivains du roi à le traiter du haut en bas comme un Bohême ; que mon exemple seul suffirait pour le jeter dans le mépris ; et conclut sa quérimonie par prier M. Des Clouzeaux de m’obliger à corriger moi-même ce refus de civilité, en refaisant le reçu. M.l’intendant le laissa dire tout ce qu’il voulut, et lui conseilla de ne se brouiller pas avec les écrivains du roi, desquels les commis des vivres dépendaient ; que pour ce qui regardait l’écrivain du roi de l’Écueil, qui était moi, il l’avertissait que, s’il se gendarmait contre moi, il pouvait compter sur sa révocation certaine ; qu’en bon ami, il lui conseillait de souffrir quelques dégoûts sans les faire éclater, et de dévorer son chagrin sans m’en témoigner aucun ; parce que je pourrais le perdre, et que, se jouant à moi, ce serait un pot de terre contre un pot de fer ; qu’après cela, il pouvait faire tout ce que bon lui semblerait ; qu’il ne lui répondait pas du futur ; mais que pour me parler de réformer ou de refaire mon reçu, c’était ce qu’il ne ferait assurément pas.

Ce refus chagrina encore Albus, autant, pour le moins, que tout le reste. Je le sus par M. de Montigni, secrétaire de M. l’intendant. J’en ris, et rencontrant Albus en sortant, il me convia à boire bouteille. Je l’acceptai. Nous étions du côté du Rocher, et il demeure de celui de Recouvrance : ainsi, nous fûmes obligés d’entrer dans un cabaret, où MM. Hurtain et La Chassée étaient ; et au lieu d’une bouteille nous en bûmes six. Le vin était bon ; mais pas si délicat que le sien. Il me parut qu’elles furent vidées de bonne amitié ; du moins ce fut sans rancune de la part de M. Hurtain et de la mienne, mais je ne connaissais pas le génie gascon. Il voulut payer ; et tout l’était.

L’armée navale mit à la voile deux jours après ; et vers la fin de la campagne, environ un mois avant notre retour, M. Céberet arriva à Brest, et alla loger chez Albus. Celui-ci, qui ne savait point ce qu’était devenu le pain de la Compagnie, et qui croyait que M. Hurtain et moi en avions fait notre profit, lui parla de nous deux comme de deux fripons qui s’entendaient. M.Céberet le crut, d’autant plus que, n’ayant pas passé à l’Orient, il n’était pas instruit que M. Chevallier, contrôleur et trésorier, avait reçu quatre mille cinq cents livres pour la valeur de ce pain. Il fut encore d’autant plus persuadé que j’avais malversé qu’Albus lui fit valoir les deux quintaux de fromage fournis à un vaisseau qui ne manquait de rien, et lui faisait remarquer l’orgueil du reçu que j’en avais donné, concluant de tout cela que M. Hurtain et moi, de concert, avions vendu celui de Hollande. M.Céberet, pénétré qu’Albus ne lui disait rien que de vrai, écrivit contre moi à la Compagnie.

Je n’en fus informé que par votre violente lettre que je trouvai à Brest, au retour de l’armée. Je fus outré des termes dont vous vous étiez servi, où entre autres choses vous me mandiez de ne me jamais renommer de vous, si j’avais fait quelque lâcheté ou quelque bassesse, avec défense d’en rien écrire à ma mère, à laquelle cela mettrait la mort au cœur.

J’étais trop en colère pour vous répondre : je craignis de manquer au respect que je vous dois ; et je fis tomber tout mon ressentiment sur Albus. Je mandai à M. de Seignelay tout ce qui en était : et ma lettre, qui était une espèce de procès-verbal et d’apologie, fut signée par MM. de Combes et Hurtain. M.de Seignelay, suivant sa prudence ordinaire, renvoya ma lettre à M. Céberet, avec ordre d’entrer dans le détail des faits. Il était pour lors à l’Orient, instruit de la destinée du pain, et par là convaincu qu’Albus était un imposteur ; ce qui était déjà le plus gros article : et il l’écrivit à M. de Seignelay.

Pendant ce temps j’étais à Brest, fort impatient de savoir ce que ma lettre opérerait. Albus et moi, nous nous accablions de civilités lorsque nous nous rencontrions, sans nous dire l’un à l’autre que nous aurions été ravis de nous égratigner. Il nous convia à dîner MM. Hurtain, de La Chassée, et moi. Nous y allâmes, fortement résolus de bien boire à ses dépens, et de lui jouer pièce, puisqu’il avait voulu nous perdre, M. Hurtain et moi. Il parla des rations fournies pendant la campagne. Je fis semblant d’ignorer comment on en dressait les états. Lui, dans l’intention de faire croire que les employés de la Compagnie étaient d’aussi grands fripons que ceux dont le munitionnaire se sert, s’offrit de m’envoyer un commis pour le dresser. J’acceptai l’offre : ce commis vint dès le lendemain. Je le reçus le mieux qu’il me fut possible. Je lui remis mon rôle et le priai de dresser l’état lui-même, comme il le jugerait à propos, que je le copierais ensuite et le ferais viser. Il le fit, et y comprit une infinité de rations qui n’avaient point été distribuées, qui montaient à plus de douze cents francs, et qu’il nommait, lui, extraordinaires, qui formaient le revenant-bon du commis, du directeur, et du garde-magasin des vivres, auquel les restants étaient rendus ; et qu’il en venait un tiers à l’écrivain du roi, à qui sur le rôle arrêté par le commissaire, on payait ce tiers en argent comptant à quatre sols huit deniers la ration des gens qu’on disait avoir mangé à sa table, et non des vivres du fond de cale. Je ne lui témoignai point l’indignation que son discours me causait, et fis deux choses.

La première, de dresser mon rôle très sincère, de le faire certifier par le commandeur de Combes ; et de le faire viser et arrêter par M. de Saint-Sulpice, commissaire, et en même temps, l’état des consommations. Nous allâmes ensemble chez M. Des Clouzeaux, et tous deux me dirent que si tous les écrivains du roi tenaient un journal et un grand livre aussi exacts que les miens, et ne remettaient pas au bout du mois à prendre sur un seul feuillet les consommations des officiers mariniers, et qu’ils écrivissent jour par jour la qualité des rations fournies, le roi épargnerait plus de deux millions, année commune, parce que les faux extraordinaires n’y pourraient pas entrer à la fin de l’armement. Je puis me vanter qu’ils louèrent fort mon journal, dans lequel ils virent jour par jour les procès-verbaux, les inventaires, et les consommations de guerre et de bouche. M.Des Clouzeaux ajouta qu’il faudrait obliger tous les écrivains du roi à tenir leur régître comme j’avais tenu le mien, et acheva, à leur déshonneur, par dire que de trente, il n’y en avait pas six qui en fussent capables. Je soupai avec eux, et me retirai à bord.

M. de Combes n’y était plus. M.Hurtain était rentré en place dès notre retour. Je lui dis ce qui s’était passé sur les rations. Il me demanda si j’avais encore le projet du commis d’Albus ; et lui ayant dit que oui, et que même je n’en avais point parlé, ni à M. l’intendant, ni à M. de Saint-Sulpice, il jugea à propos que j’écrivisse de nouveau à M. de Seignelay, et lui envoyasse ce projet, pour lui prouver les vols qu’Albus et ses commis faisaient au roi. Cela cadrait trop à mon ressentiment pour ne le pas faire, et c’est la seconde chose que je fis. Albus ne m’avait point ménagé auprès de M. Céberet : je ne l’épargnai point, ni les siens, auprès du ministre ; et six semaines après, j’appris au Port-Louis qu’il avait été révoqué avec quatorze autres fripons. On m’a dit qu’il est rentré en place, parce que M. du Pile, qui ne peut se passer de lui, a fait agir toutes sortes de ressorts auprès de M. de Seignelay. J’ignore ce qui en est : je sais seulement que c’est un des plus scélérats fripons qui soient jamais venus de Gascogne infecter le reste du royaume. Il faut pourtant que je lui rende justice : il a beaucoup d’esprit, et est très entendu à ce qu’il fait ; mais il n’emploie point ces bonnes qualités suivant l’Évangile.

Pendant notre retour de Brest au Port-Louis, je songeai à ce que j’avais à taire pour me justifier auprès de vous, comme je comptais d’être bientôt auprès de MM. de Seignelay et Céberet. Votre lettre m’offrait à tout moment un nouveau chagrin. Elle ne m’empêchait pas de lire Ovide, le plus à mon goût de tous les poètes latins. Je tombai sur l’aventure de Claudia Quinta du troisième des Fastes. C’est certainement un parfait miracle. Ovide dit : certificata loquor. Si cela est, les miracles ne sont pas les preuves les plus fortes de la véritable religion, puisque, pour sauver la simple réputation d’une païenne, Dieu en permet un plus grand, à mon sens, que celui qui sauva la vie à Suzanne. Ovide y fait une réflexion toute belle et toute consolante pour un innocent faussement accusé. La voici.

Conscia mens recti, Famae mendacia ridet,
Sed nos ad vitium credula turba sumus.

J’étais fâché qu’une pensée si belle, si morale et si chrétienne se trouvât dans un poète païen. Elle m’entra vivement dans l’esprit, et de telle sorte que je l’ai habillée à la française le mieux que j’ai pu.

Lorsqu’on a bonne conscience
On se rit de la médisance,
On en méprise le venin ;
Mais malheureusement, c’est le destin du Monde
De jamais n’examiner rien ;
Et sur quelque bon droit qu’un innocent se fonde,
Dès qu’il est accusé, l’on n’en croit point de bien.

Je prenais très volontiers pour moi le premier vers d’Ovide ; il me convenait : mais, vous l’avouerai-je ? Oui : je ferais tort à ma sincérité si je me déguisais. Je vous confondis dans le second, et me dis à moi-même que le seul parti à prendre était de vous envoyer mes comptes.

J’en fis trois copies ; une, que vous avez fait arrêter au bureau ; une autre pour M. de Seignelay, auquel MM. Des Clouzeaux et de Saint-Sulpice avaient écrit à mon sujet ; et la troisième à M. Céberet. M.de Seignelay me fit l’honneur de m’écrire qu’il était content : vous m’écrivîtes une lettre aussi gracieuse que l’autre était fulminante ; et M. Céberet me laissa pour gratification environ vingt-cinq pistoles, que j’avais encore appartenantes à la Compagnie, et dont il me fit don en son nom et par son ordre : et me témoigna bien du regret de m’avoir attiré de votre part une lettre aussi chagrinante que celle que vous m’aviez écrite, et que je lui avais montrée dès mon arrivée au Port-Louis, en lui demandant de quelle manière on me convaincrait d’avoir malversé.

Ce fut lui qui m’apprit, peu de temps après, qu’Albus et quatorze autres commis des vivres étaient révoqués. Tales sunt subditi quales sunt in Republicâ Principes, dit Cicéron. Qu’Albus devienne ce qu’il plaira à sa noire ou blanche destinée, cela m’est indifférent ; mais voilà le sujet et la fin de la dispute que j’ai eue avec lui, et dont je crois qu’il était de mon honneur de vous faire le détail en entier.

Du lundi 21 février 1690

Je partis de Groix, ou du vaisseau, samedi, avant-hier, à huit heures du soir et n’y suis revenu que ce matin à trois heures, par le plus beau clair de lune qu’on puisse voir, et par un froid de tous les diables. Nous mettons à la voile pour les Indes. J’en ai bien du chagrin, parce qu’hier dimanche il s’est passé à bord une chose dont je voudrais que la Compagnie fût informée. Je vas travailler à mon paquet.

Nous ne sommes pas partis : le vent d’Est-Nord-Est, qui soufflait bon frais ce matin, a calmé pendant deux heures, et a été suivi d’un vent de Sud-Ouest qui nous a fait revenir sur nos pas. Nous sommes arrivés à cinq heures du soir d’où nous sommes partis ce matin. Je vas à l’Amiral avec M. Hurtain, au sujet de ce qui s’est hier passé ici. Mon paquet pour Paris est prêt à votre adresse.

Du mardi 28 et dernier février 1690 en rade à Groix

Nous soupâmes hier à l’Amiral, où M. du Quesne nous a reçus le mieux du monde, et nous allons tous aller à l’Orient pour la même affaire de dimanche, dont M. Hurtain est outré aussi bien que moi, quoiqu’elle ne le regarde pas tant. J’y porte le paquet que vous recevrez par la poste, avec une lettre pour vous ; et tout étant à cachet volant, il vous sera facile de savoir de quoi il s’agit. M.de Bouchetière, notre lieutenant, dont j’ai fait le portrait, page 99, vient avec nous. Je ne sais s’il sera plus content de ce qui va se passer devant M. Céberet que de ce qui s’est passé hier matin sur l’Écueil notre vaisseau. et hier au soir sur notre Amiral.

Mais, puisqu’il revient à propos de parler de M. Céberet, je crois devoir dire qu’il est fils de feu M. Céberet secrétaire du Roi, l’un des premiers intéressés dans la Compagnie de Guinée, qu’il a toujours aime la marine, qu’il a fait plusieurs voyages de long cours, et a épousé à la Martinique une parente de Mme la marquise de Maintenon. C’est un bel endroit pour ne manquer ni d’appui ni de protection. Il est cependant très vrai que ce n’est point là en quoi gît son mérite : c’est certainement dans sa probité, dans un zèle inexprimable pour le service et les intérêts du roi, dans un travail infatigable, dans une application continuelle à ses devoirs ; n’étant nullement homme de demain, et décidant tout dans le moment ; d’un esprit intelligent, vif, ardent, et pourtant toujours tranquille ; tellement judicieux, que jusqu’ici qui que ce soit ne s’est plaint de ses décisions ; en un mot, un homme tel que je voudrais l’avoir pour supérieur le reste de mes jours. Affable et accessible à tout le monde, compatissant aux faiblesses humaines, en riant lorsqu’elles sont publiques, n’en disant mot lorsqu’elles sont secrètes, mais en l’un et en l’autre cas, très sévère prédicateur, seul à seul. Parfaitement bien fait de sa personne, très bel homme, et d’une physionomie prévenante et heureuse. Il a été ambassadeur à Siam : c’est lui qui y a établi les comptoirs de la Compagnie, lesquels ont été ruinés en 1688, par la révolution qui y est arrivée. Il était ami et très considéré de M. Constance, premier ministre de ce royaume, et est fort touché de sa mort, et de celle du roi notre allié.

Je croyais avoir tout perdu par le retour de M. Gouault à Paris. Il m’a rendu tous les services qui ont dépendu de lui. J’en conserverai toute ma vie une sincère reconnaissance. Il est sans contredit un des plus honnêtes hommes du monde, et des mieux faisants. Sa probité égale celle de M. Céberet ; je ne puis rien dire de plus fort pour en faire l’apologie. Mais les fréquents voyages que M. Céberet a faits sur mer lui ont acquis une parfaite et profonde connaissance de la marine, dont M. Gouault ne possède que la superficie ; parce qu’en effet la marine est un art, qui, de quelque côté qu’on le puisse prendre, s’apprend toujours beaucoup mieux par la pratique que par la théorie : et je crois qu’il en est ainsi de tous les autres arts où il faut du mouvement.

M. du Quesne arrive. Nous allons déjeuner et partir pour le Port-Louis ; le vent du Sud-Ouest continue toujours bien fort, et il fait une petite pluie bien froide. Il n’importe ; mon capot est bon, et l’occasion est de trop de conséquence pour appréhender de se mouiller : outre cela, par le vent qu’il fait, le trajet ne sera pas long. Je m’aperçois que Bouchetière ne vient pas de bon cœur ; tant pis pour lui : il a fait la faute, et la boira ; ou bien MM. Hurtain, de La Chassée, ni moi ne ferons assurément pas le voyage. Je vas boire un coup de vin d’Espagne sur le déjeuner et adieu.

Mars 1690

Du mercredi 1er mars 1690

À mon retour de l’Orient au Port-Louis, hier au soir, je mis à la poste un paquet pour vous, dans lequel sont des lettres que je suis certain que vous ferez rendre. Il y a aussi un procès-verbal, à cachet volant, que je suis également certain que vous rendrez vous-même à la Compagnie. Vous savez ce qu’il contient ; mais comme vos amis, auxquels vous pouvez prêter mon journal, ignorent le sujet de ce procès-verbal, et que ce sujet peut influer sur le reste du voyage, je crois devoir en rendre raison, à pour cela rappeler ce qui s’est passé à bord dimanche dernier 26 février, puisque c’est ce qui y a donné lieu. Voici le fait.

Il faut savoir qu’un écrivain de la Compagnie est également chargé des marchandises et des vivres qui sont embarqués dans le vaisseau, et que c’est pour cela qu’il a toujours en possession les clefs des cadenas qui ferment les barres de fer qui traversent et tiennent assujetties les écoutilles, par lesquelles seules on peut descendre dans le fond de cale, dans lequel on ne met rien et dont on ne retire rien non plus sans son ordre, ou du moins sans sa connaissance. Il donne son reçu de tout. et en effet en est chargé, savoir des marchandises, jusqu’au lieu de leur destination, où il les remet au garde-magasin, ou au directeur, suivant ce qui leur est adressé par la facture, dont il leur remet un double, avec son certificat de n’avoir rien livré autre chose ; et eux mettent leur reçu sur la facture qui lui reste pour sa décharge à son retour : à l’égard des vivres et des munitions, il en compte par consommation au capitaine du vaisseau toutes les fois qu’il plaît à celui-ci. Cela posé pour fondement certain, comme il l’est en effet, le chevalier de Bouchetière jugea à propos de se servir du temps de mon absence et de celle de M. Hurtain pour faire une entreprise de laquelle je ne sais comment il se tirera, si quelque chose manque aux vivres ou aux marchandises.

Nous étions allés à l’Orient le samedi 25, M. Hurtain et moi : il était venu avec nous, et resta au Port-Louis. Ce fut apparemment là qu’il apprit que l’eau-de-vie était la marchandise la meilleure et la plus lucrative qu’il pût porter aux Indes ; mais le lendemain 26, dès la pointe du jour, il revint à bord sous Groix, où nous sommes encore, avec deux tierçons et une cave de seize gros flacons, pleins de cette liqueur. Il savait que M. Hurtain ni moi n’y étions point ; il ne s’était pas même servi du canot ni de la chaloupe du vaisseau. Il mit sa cave dans sa chambre. Passe ; il n’y a point encore de mal. Il fit cercler ses tierçons de fer en feuillard, appartenant à la Compagnie, et obligea nos tonneliers de faire malgré eux le travail. Cela commence à sentir mauvais.

Il fallut mettre en sûreté ces tierçons cerclés : sa chambre est trop petite. Il demanda au maître valet les clefs de fond de cale. Celui-ci lui dit qu’il ne les avait point : en effet, je ne les lui ai jamais confiées ; non que je doute de sa fidélité : M. Quérat, garde-magasin de la Compagnie, m’en a assuré, il a servi assez de temps sous lui pour le connaître, et je lui dois la justice de dire qu’il a fait avec moi la campagne dernière avec une économie dont messieurs de la Compagnie et moi avons tout lieu de nous louer.

Sur la réponse du maître valet, Bouchetière s’adressa à mon valet, nommé Landais, il y a dix ans qu’il est avec moi ; c’est un enfant de Nantes, en Bretagne, tout aussi brutal que fidèle ; c’est-à-dire souverainement. La vérité est que je les lui avais laissées ; mais, n’étant pas de son devoir de les donner à d’autres qu’à moi, il lui répondit brusquement qu’il ne les avait pas, que je les avais emportées avec moi, ne remplissant pas mes fonctions par autrui ; et ajouta brutalement que, quand il les aurait, il ne les donnerait pas. Cela acheva d’animer Bouchetière : il leva la canne, et vint à Landais ; mais celui-ci qui mesurait le respect qu’il lui devait sur celui que MM. Hurtain de La Chassée, d’autres, et moi, avions pour lui, bien loin de fuir, prit une barre de capestan, et Bouchetière ne l’aurait assurément pas frappé avec impunité. M.de La Chassée fit retirer mon valet ; et toutes choses en seraient restées là si son avarice lui avait permis de laisser son eau-de-vie sur le pont, jusqu’à ce que M. Hurtain ou moi fussions de retour.

M. de La Chassée lui dit qu’il n’y avait qu’à la consigner à une garde, et pour cela lui indiqua un soldat fidèle. Il devait accepter le parti ; c’était le plus sage qu’il pouvait prendre ; je puis même dire qu’il le devait, puisque étant lieutenant du vaisseau, il pouvait commander les soldats en l’absence de M. Hurtain. Il ne le fit pourtant pas ; et présupposant que les soldats sont aussi avides d’eau-de-vie que les matelots, il ne tabla que sur son autorité. Voici le diable. Sans savoir si M. Hurtain et moi le trouverions bon. il fit enlever par l’armurier du vaisseau, avec les pinces de fer qui servent au canon, les anneaux des cadenas qui fermaient les barres des écoutilles ; fit descendre de sa propre autorité dans le fond de cale des soldats et des matelots, aucun officier marinier ne lui ayant voulu prêter son ministère ; et y fit embarquer ses deux tierçons d’eau-de-vie, qu’il fit bien amarrer stribord et bâbord, c’est-à-dire à droit et à gauche. Après cela, il remonta triomphant sur le tillac, et fit du haut en bas refermer les barres d écoutilles avec des clous, qu’il obligea le charpentier de lui donner.

Il croyait en être quitte ; mais M. Hurtain et moi étant revenus à bord le lundi matin, et ayant été instruits de tout par M. de La Chassée et par tout l’équipage ne crûmes pas devoir laisser les choses dans un état si tranquille ; d’autant moins qu’une pareille entreprise pouvait influer sur tout le voyage, et donner lieu à des friponneries qu’il était nécessaire de prévenir.

Je fis un procès-verbal de tout ce qui s’était passé ; je me déchargeai de toute la cargaison du vaisseau ; je protestai contre lui, tant en mon propre et privé nom qu’en celui de la Compagnie, de tout le dommage et dépérissement des marchandises et des vivres ; attendu que par son entreprise il avait violé la bonne foi du fond de cale, dans lequel le tout était renfermé. Je fis signer et certifier ce procès-verbal par M. Le Vasseur, sous-lieutenant, M. de La Chassée, le premier pilote, le maître ou capitaine des matelots, le maître tonnelier, l’armurier, le maître charpentier, le maître valet, et plusieurs autres, dont aucun ne l’avertit, tant il est aimé ; et on ne parla de rien pendant la journée ; et comme nous revirâmes de bord et que nous relâchâmes lundi 27 avant-hier, je fis une copie de ce procès-verbal ; et, sitôt que nous fûmes sur les ancres, je le lui signifiai, parlant à lui-même, avec assignation devant l’Amiral, pour rendre compte de ses actions.

Je m’interromps ici, parce qu’il faut que je retourne au Port-Louis. Je dirai le reste à mon retour.

Du jeudi 2 mars 1690

Je dirai ce qui m’est arrivé au Port-Louis, hier au soir et ce matin, après avoir achevé ce qui regarde les tierçons d’eau-de-vie de Bouchetière. Je dirai, en attendant, que je suis revenu à bord sur les sept à huit heures, et que nous remettons à la voile pour les Indes : Dieu veuille que nous ne relâchions pas. Le temps est beau, le vent Nord-Est bon frais, et la mer belle unie. Tout le monde travaille ; et cela ne me regardant point, et étant las de voir les côtes de Bretagne, je me suis retiré dans ma chambre, où j’écris. Je suis autant fatigué que je l’aie jamais été. J’ai une envie de dormir qui m’accable, ou plutôt je suis accablé de sommeil. Il n’importe ; j’en dormirai mieux cette nuit. Pour la journée, je la sacrifie à Bouchetière, qui fit encore hier au soir une autre sottise : je dirai tout.

Jamais homme ne fut plus étonné qu’il le fut à la vue de mon procès-verbal, et à l’assignation ; mais il fut terrassé au compliment de M. Hurtain, qui lui dit platement qu’il ne savait ni commander ni obéir ; que s’il avait suivi son premier sentiment, il l’aurait mis aux arrêts dès le premier moment de notre arrivée le matin ; qu’il ne se repentait point de ne l’avoir pas fait, parce qu’il espérait que le conseil de guerre lui en rendrait une justice plus sévère ; qu’il eût à s’embarquer dans le moment, pour venir à bord du Général ; et que pendant le chemin il aurait le temps de songer à sa conscience, et d’arranger ce qu’il pourrait répondre aux raisons que l’écrivain du roi et lui-même avaient à dire contre lui. Il n’y avait pas là le mot pour rire, ni à retrousser sa moustache. Il fit des excuses à M. Hurtain et lui demanda même pardon. Non, non, monsieur, lui dit notre capitaine, c’était à vous à prévoir les suites que pouvait avoir votre entreprise avant que de la faire ; mais, puisqu’elle est faite, elle est de trop forte conséquence pour la suite, pour être à présent tolérée sans que le Conseil en décide. Ainsi, monsieur, embarquez-vous de bonne grâce : sinon je prendrai mon parti. Il s’est donc embarqué malgré lui, et nous avons été à l’Amiral, où tous les capitaines de l’escadre s’étaient rendus pour souper avec M. du Quesne.

Ils comptaient bien que M. Hurtain serait des leurs ; mais ils ne comptaient pas sur MM. Bouchetière, de La Chassée, ni moi. Ç a été moi qui ai commencé d’entrer en matière comme y étant le plus intéressé. Je suis bien aise, monsieur, ai-je dit à M. du Quesne, d’avoir encore l’honneur de vous assurer de mes respects avant notre départ de France : je vous avoue pourtant que j’aurais fort souhaité devoir cet honneur à un autre sujet que celui qui m’amène. Prenez la peine de lire ; ou souffrez, monsieur, que je vous lise le procès-verbal que voilà. Quoi ! dit M. du Quesne en m’interrompant, nous ne sommes pas encore ensemble et voilà déjà les procès qui s’en mêlent ? Celui-ci, monsieur, lui répondis-je, est d’une telle nature qu’il doit vous être connu. Si M. de Bouchetière s’était donné la patience d’attendre l’arrivée de M Hurtain ou la mienne, on aurait, sans doute, eu pour lui la complaisance d’ouvrir le fond de cale ; et j’aurais été. avec joie, obligé d’avoir recours à une occasion plus favorable pour vous souhaiter un bon et heureux voyage, et une santé parfaite. Comment diable ! reprit-il, après avoir lu le procès-verbal tout bas, un fond de cale forcé : ce ne sont pas là des jeux d’enfants ; je n’en voudrais pas avoir autant sur mon compte.

Bouchetière, pendant ce temps-là, était plus mort que vif, tant il est vrai qu’il n’y a rien de plus formidable à un homme qui s’est attribué de lui-même une autorité indue que d’être obligé d’en rendre compte devant une autorité légitime et suprême. Je lus le procès-verbal tout haut. M.de La Chassée, comme témoin oculaire, circonstancia les faits, et finit par dire que lui-même avait prédit à M. de Bouchetière ce qui en réussirait. A-t-on enlevé des vivres ? demanda M. du Quesne. Non, répondit M. de La Chassée, on n’y a pas même touché, à moins que les matelots n’aient donné quelque coup de guimble aux futailles qui sont sur le derrière du vaisseau, et hors de vue. Ah ! monsieur, reprit Bouchetière, je puis jurer qu’on n’a touché à rien. Les matelots sont plus subtils que vous ne pensez, lui repartit M. du Quesne, et surtout les matelots bretons, qui se donneraient au Diable pour boire, et qui sans façon laissent les vaisseaux couler après qu’ils ont bu, de crainte que le temps qu’ils mettraient à les reboucher ne donnât celui de les prendre sur le fait.

Soupons, ajouta-t-il avec son air jovial, et quand cinq ou six verres de vin nous auront purgé l’esprit du chagrin d’avoir relâché aujourd’hui, nous jugerons le procès d’un esprit tranquille et rassis. Nous nous mîmes donc à table et soupâmes tous de bon cœur, excepté Bouchetière, qui ne nous parut pas faire de bon sang, et qui me regardait comme Amphitryon regarde Mercure dans la comédie, lorsque sous la figure de Sosie il lui chante pouille ; c’est-à-dire.

Que si des yeux on pouvait mordre
Il m’eût sans doute dévoré.

Cela m’est très fort indifférent puisque le bon droit est de mon côté. À l’issue du souper, ces messieurs nous ont dit de sortir à MM. de Bouchetière, de La Chassée et moi ; et un quart d’heure après, nous ont fait rentrer. Voici la décision. Puisque les matelots et soldats qui sont descendus dans le fond de cale de l’Écueil, sans que le capitaine ou l’écrivain du roi tussent présents, n’ont point touché aux vivres secs, et qu’ils peuvent aussi avoir percé les liqueurs ; et que c’est le sieur chevalier de Bouchetière qui, suivant qu’il en convient, a tait ouvrir de force les écoutilles pour y renfermer deux tierçons d’eau-de-vie à lui appartenant ; le Conseil juge à propos que le capitaine et l’écrivain du roi retournent promptement à leur bord et descendent dans le fond de cale pour y connaître le dommage qui a pu y être fait : et comme cette eau-de-vie est cause de tout, le Conseil en ôte la propriété audit sieur de Bouchetière, et en fait un don irrévocable à l’équipage du vaisseau, auquel elle sera distribuée par forme d’augmentations et pour bordage d’artimon dans les mauvais temps, sur la conscience de M. Hurtain. capitaine, et celle de son écrivain du roi ; lesquelles consciences le Conseil en a expressément chargé et charge, sans qu’elle soit convertie à autre usage qu’à charge de remplacement, et sans qu’il soit permis audit sieur de Bouchetière d’y prétendre d’autre droit que celui de la voir boire à sa santé ; avec défense à lui de se mêler en aucune manière du fond de cale, ni de ce qui y est renfermé de quelque espèce ou nature que ce soit : et à l’égard des marchandises qui appartiennent à la Compagnie, le Conseil en a renvoyé et renvoie la connaissance à M. Céberet, auquel la chose touche de près, et est de sa compétence, et nullement du conseil de guerre quant à présent. Pour quoi l’assignation est remise chez lui à demain matin à l’issue du déjeuner, où les parties ont dès à présent ordre de se trouver.

Je ne crois pas, poursuivit M. du Quesne, que jamais Arlequin ait fait un jugement plus digne de sa gravité. Mais, vous êtes bien heureux, a-t-il ajouté d’un air sévère s’adressant à Bouchetière, qu’il ne vous en coûte que votre eau-de-vie. Je vous avertis de ne jamais vous mêler de ce qui ne vous regardera point, et de remercier M. Hurtain d’avoir intercédé pour vous ; car sans lui, tout le Conseil, moi-même le premier, allions de pleine voix à vous casser, et à défendre aux soldats et aux matelots d’avoir pour vous aucune obéissance, ni respect, que celui qu’on a pour les passagers, qui sont obligés de faire civilité à ceux dont ils veulent en recevoir. Le reste se décidera demain devant M. Céberet. Prenez la peine de vous trouver tous, messieurs, a-t-il ajouté parlant aux capitaines, demain matin à bord de l’Écueil, où j’irai vous prendre sur les neuf heures, et où monsieur nous donnera en passant à déjeuner.

M. du Quesne n’a pas manqué de nous venir prendre à bord mardi matin. Tous ces messieurs y étaient arrivés, ou s’y rendirent un moment après lui. Nous déjeunâmes tous de bon appétit, et ensuite nous primes tous de compagnie le chemin de l’Orient, où nous trouvâmes M. Céberet. Le chevalier de Bouchetière ne peut pas dire qu’il fût prévenu, puisque nous entrâmes tous en même temps.

Après les premières civilités, M. Hurtain entra en matière, et présenta à M. Céberet l’original de mon procès-verbal, qui en disait assez sans que j’ouvrisse la bouche. M.Céberet le lut avec son froid ordinaire, mais il ne le garda pas longtemps. Il traita le pauvre de Bouchetière d’une hauteur qui me faisait pitié à moi-même. Il lui dit qu’il ne savait à quoi il tenait qu’il ne l’envoyât pourrir en prison, et que si les vaisseaux n’étaient pas sur le point de partir, il l’y enverrait, du moins, jusqu’à ce qu’il eût eu réponse de Mme la marquise de Maintenon. Qu’il savait fort bien qu’elle était sa protectrice ; mais qu’il savait bien aussi que cette dame était ennemie du désordre et des violences. Qu’il était bien heureux que le conseil de guerre eût décidé du châtiment, parce que sans doute lui qui parlait n’aurait pas eu tant d’indulgence. Qu’il voudrait bien savoir où il avait appris que la Compagnie prêtât ses vaisseaux pour faire un commerce contraire au sien. En un mot, il le traita du haut en bas, en ma présence. Après quoi il me fil signe de sortir.

M. de La Chassée m’a dit depuis que ç’avait été bien pis après ma sortie ; qu’il lui avait dit que, si j’avais passé sous silence un lait si sérieux, et que j’eusse eu la complaisance de ne m’en pas plaindre, la Compagnie se serait prise à moi de tout le mal, même de la pourriture qui pouvait s’engendrer dans les marchandises qu’ elle envoyait, parce qu’il ne fallait qu’une seule goutte de liqueur pour gâter un ballot ; qu’elle s’en serait prise à lui et à moi, parce qu elle aurait supposé que nous étions de concert ; qu’ainsi elle n’avait plus pour garant que ma probité, et qu’il lui ordonnait de se bien entretenir avec moi, crainte que je ne fisse pourrir quelque ballot, pour l’en rendre responsable. Qu’il était ravi de savoir que j’entendais mon métier et que j’avais assez de fermeté pour lui tenir tête ; que cela m’attirait son estime, et à lui toute l’indignation qu’il méritait.

À peine M. de La Chassée m’eut fait ce rapport que Bouchetière sortit avec M. de Quistillic : il me convia d’aller boire bouteille ; et les autres me faisant signe de ne la pas refuser, je l’acceptai. MM. Joyeux et Hurtain se joignirent à nous. Il me dit devant eux que j’avais poussé mon ressentiment dans toute son étendue ; que j’avais vu moi-même qu’il avait été assez bien savonné pour n’avoir pas besoin d’être mis à la lessive ; qu’il voudrait que l’eau-de-vie fût à tous les diables, et qu’il me priait d’oublier tout ce qui s’était passé à ce sujet ; comme de sa part il l’oubliait de tout son cœur. Cette manière honnête attira mes honnêtetés, et dans ces sentiments pacifiques nous allâmes diner chez M. Céberet. Je vins ensuite au Port-Louis, et pour prévenir toute aventure je mis à la poste le paquet que vous devez recevoir. Après cela, nous nous rembarquâmes tous, et revînmes à bord sur les sept heures du soir par un petit vent Est-Nord-Est bien faible, mais qui peut affraîchir. Si cela eût été, c’eût été un vent fait, et nous serions partis dès mardi dernier du mois passé ; mais le vent s étant mis Ouest dès la nuit du mardi au mercredi, et ayant continué tout le jour d’hier, a donné lieu à ce qui m’arriva hier au soir avec le même Bouchetière. Voici ce que c’est.

Comme j’écrivais hier dans ma chambre à l’issue du dîner, les écrivains du roi du Gaillard et du Florissant me sont venus prendre à bord pour aller tous ensemble avec les chirurgiens arrêter chez. Foulquier, apothicaire, l’état des médicaments donnés à nos trois vaisseaux. Je ne m’en sers nullement, et les ai laissés faire comme ils ont voulu, n’y connaissant rien du tout. Je me suis seulement aperçu que les autres n’y connaissent pas plus que moi. et que tous, jusqu’aux chirurgiens entre eux, Foulquier compris, se traitaient de bêtes et d’ignorants. Peut-être qu’aucun ne mentait : je ne m’en soucie point ; cela ne me regarde pas.

Pendant que ces excréments d’Esculape ont parlé emplastrum, nous nous sommes mis à table : le vin de Foulquier est bon ; et nous nous y sommes d’autant moins ennuyés que deux demoiselles du Port-Louis étaient venues tenir compagnie à l’apothicaresse. Quand vous devriez dire que je ne vaux pas mieux que ce que j’ai valu, vous ne m’empêcherez, pas d’ajouter que je m’accommoderais fort bien de la femme de l’apothicaire et du vin de sa cave ; et que je jetterais dans la rue très volontiers toutes les drogues de sa boutique. Nous avons fait une partie pour souper, l’apothicaresse a voulu être du jeu, quoiqu’elle se fût taxée à fournir le bois et le service. Nous nous sommes mis à la triomphe en deux parties liées ; et ne pouvant y jouer six, nous avons fait un roi et une reine. La dame de cœur est tombée à Mlle Foulquier, et à moi le roi de même couleur. Ayant gagné, nous nous sommes elle et moi mis dans le coin du feu, et les avons laissés jouer en patience. Imaginez-vous tout ce qu’un effronté peut dire sur une semblable rencontre ; cette couleur de cœur me donnait beau champ, et j’entrai en lice avec une femme vive et éveillée qui ne passe pas pour être parfaitement cruelle. Je ne la ménageai point ; et lui parlai avec tant de feu que je ne sais à quoi le tout se serait terminé si nous avions été seul à seul. Les gens qui étaient dans la salle avec nous étaient trop attachés à leur jeu pour prêter l’oreille à ce que nous disions ; ils ne m’empêchaient pas même de mettre mes mains en course, et d’aller au pillage, mais ils auraient vu le reste ; et le tout étant animé par une pointe de vin. j’aurais assurément fait mes efforts pour pousser l’aventure à bout, si nous avions été dans un endroit commode. Je ne dis point que j’aurais réussi : je dis seulement que j’aurais fait mon possible pour réussir, au hasard d’être battu, ou du moins égratigné. Le jeu finit, et ç’a été le sieur Mercier, écrivain du Florissant, que les cartes ont obligé d’aller chez le traiteur faire apprêter à souper pour douze personnes. Nous étions déjà six ; et en attendant l’heure de nous mettre à table nous avons été nous promener sur la rive, en compagnie. Le temps le permettait, et nous n’avions envie d’y rester que pour donner le temps de servir. Je marchais à la tête, tenant la charmante Foulquier sous le bras. Le soleil était couché, il n’y avait pas plus de demi-heure ; et le sieur de Bouchetière, qui était venu avec la chaloupe pour faire embarquer les matelots dispersés dans les cabarets, m’est venu brutalement joindre : Allons, monsieur, m’a-t-il dit. il faut s’embarquer. le vent est bon, et je n’attendrai personne.

J’avoue que cet air d’autorité m’a mis en colère. Je lui ai répondu encore plus brutalement qu’il ne m’avait parlé. Qui diable vous retient ? lui ai-je dit Votre compagnie ni votre figure ne sont point assez ragoûtantes pour être recherchées ; et ne cherchant que querelle, je me suis mis à lui chanter au nez :

Allez, partez, belle Hermione :
Allez exécuter ce qu’un rat vous ordonne ;
Et que le diable aille avec vous

Mais pour moi, laissez-moi en repos. Je comptais qu’il allait faire le mauvais ; apparemment qu’il a craint que la pointe de mon épée ne piquât mieux que la sienne. Très certainement je ne l’aurais point épargné. En effet, n’était-ce pas m’insulter devant des femmes ? et n’aurais-je pas passé pour le dernier des faquins si je m’étais embarqué ? Il m’a tourné le dos, en bougonnant entre cuir et chair. Je me suis embarqué ce matin, fort résolu de lui tenir tête, mon dessein n’étant ni de le trahir, ni de le surprendre, je l’en ai averti dès en arrivant.

Après son départ, nous avons trouvé M de La Chassée avec un de nos passagers. Ils étaient venus trop tard pour s’embarquer ; notre chaloupe était partie ; ils sont venus souper avec nous. C’est là qu’ils ont appris le compliment du civil Bouchetière, et mon honnête réplique. C’est l’apothicaresse qui en a fait le conte ; tout le monde en a ri de bon cœur. Nous avons cependant bien résolu de n’en rien souffrir du tout : pour moi, je me promets bien de l’humilier à la première occasion ; et je crains bien fort qu’il ne me fasse pas attendre. Pendant le souper, notre passager a fait venir une chaloupe de Croix, qu’il a arrêtée pour nous porter tous aux vaisseaux, à telle heure que nous voudrions ; car il n’y en avait plus pas une de l’escadre de Port-Louis, M du Quesne y a pourtant soupé avec M. Céberet, chez M. de Boisangis, fermier des droits du roi, où ils s’étaient donné rendez-vous. Il en est reparti à deux heures du matin ; et comme nous retournions de notre auberge vers les cinq heures et demie pour aller chez Foulquier manger le reste de notre souper, nous avons justement trouvé M. Céberet, que nous ne cherchions pas, qui nous a dit que nous n’avions point de temps à perdre si nous avions dessein de faire le voyage ; parce que M. du Quesne n’attendrait personne, et qu’au quatrième horloge du quart de l’aube, l’escadre serait sous les voiles. Est-il possible qu’il fût parti sans chirurgien ? Quoi qu’il en soit, entendant bien ce que M. Céberet voulait nous dire, nous nous sommes promptement embarqués, avec un seul grand coup de vin d’Espagne. À peine avons-nous été hors de la rive, que nous avons entendu le coup de partance.

Sitôt que l’escadre a été sous les voiles, on a halé en dedans des vaisseaux les chaloupes et les canots, c’est-à-dire que la grand-planche est tirée, et qu’à midi nous ne voyions plus aucune terre. Il fait un vent de Nord-Est, bien bon et bien frais. Nous portons à Ouest-quart de Sud-Ouest, vent largue, qui nous fait faire en une heure plus de cinq lieues monnaie de France.

Le Port-Louis, ou Blavet, lieu de notre départ, est marqué sur les cartes par quarante-sept degrés, trente minutes, latitude Nord, et par quinze degrés trente minutes du méridien ; et, afin que l’on ait plus d’intelligence de ce que je dirai, lorsque je parlerai matelot, je joindrai à mon journal une petite carte marine, que j’ai emportée exprès, où je marquerai à petits points le chemin que notre vaisseau aura suivi ; et avec cela je joindrai aussi une figure de boussole, que les pilotes nomment rose, ou compas de mer, avec les noms des trente-deux vents, afin qu’on puisse voir aussi quel vent soufflait, et où le vaisseau portait le cap. J’avoue que cela est de très peu d’utilité, et qui cela est de même assez indifférent à ceux qui lisent un journal. parce qu’il y a peu de lecteurs qui se soucient de savoir quel vent régnait. et où était un vaisseau un tel jour, après que le voyage est fait : mais il y en a aussi qui sont curieux de le savoir ; et cela peut avoir son utilité pour ceux qui dans la suite font le même voyage : cela marque du moins la ponctualité du voyageur.

Du vendredi 3 mars 1690

Oh ! ma foi, pour le coup le voyage est en train, et nous sommes partis ; le vent de Nord-Est continue. Nous avons porté jusqu’à midi à Ouest, à la vue des terres d’Espagne ; et sur les trois à quatre heures après-midi, nous avons porté franc Sud-Ouest, et avions vent arrière, n’ayant que notre grand papfi, et notre misaine à l’air. Le vaisseau roule d’une force qu’on ne peut se soutenir, et l’Écueil étant le vaisseau de toute l’escadre qui va le mieux, nous sommes obligés pour attendre les autres de ne pas porter tant de voiles qu’eux. Tant mieux : ce nous est déjà un préjugé certain que nous serons les premiers aux prises, et je tâcherai de ne me pas oublier ; et je serais ravi d’avoir du drap d’Angleterre, ou du drap d’écarlate de Hollande, et de belle toile qui ne me coûtât rien. L’eau m’en vient à la bouche. Je dis à nos messieurs de la table, qui comme moi respirent le rapiamus, ce que Teucer disait à ses gens, suivant ce que rapporte Horace.

Quo nos cumque feret melior fortuna...
Ibimus ô socii comitesque.
Nunc vino pellite curas.

Ils me croient, et nous buvons le petit coup, en attendant la bonne aventure ô gai !

Notre vaisseau est une véritable basse-cour, cinq cents poules en cages, huit bœufs, deux vaches à lait, quatre truies, un verrat, douze autres cochons, vingt-quatre dindes, quarante-huit canards, vingt-quatre moutons, douze oies, six veaux, trente-six pigeons ; ou se mettre pour respirer ? tout est plein de cages et de parcs. Si ces animaux ne se consommaient pas, nous serions trop heureux ; mais douze personnes à table et tous de bon appétit, et les malades qui peuvent venir, feront tomber sur eux la mortalité. Il n’importe ; nous faisons bonne chère, nous buvons de même, et il ne me paraît pas que personne s’embarrasse du futur. En effet, sufficit diei malicia sua. C’est profaner l’Écriture sainte que de l’employer ici ; mais je n’y entends aucun mal : s’il faut jeûner, nous jeûnerons ; c’est tout.

Puisque le voyage est en train, et qu’on ne peut plus nous ôter le fruit de l’économie de M. Hurtain. de M. de La Chassée, du distributeur des vivres, et de la mienne, je vais dire quelque chose qui certainement ne chagrinerait point messieurs de la Compagnie, quand ils sauraient ce que c’est, puisque cela ne regarde que la santé de l’équipage, et par conséquent leur service. C’est que nous avons fait une friponnerie de concert, dont pourtant le distributeur des vivres ignore le fin. Pendant l’armement, j’ai toujours eu l’œil sur les démarches des autres écrivains de la Compagnie. Le vin coulait incessamment chez eux, parce qu’à tout venant beau jeu. C’est-à-dire, que lorsque des amis d’un soldat ou d’un matelot venaient le voir, le vin lui était prodigué. La Compagnie se soucie peu de ce vin, parce qu’en effet, elle ne consomme, pendant ses armements, que de petits vins de Nantes ou d’Anjou qui ne lui reviennent pas à dix francs le tonneau ; n’y ayant que la table qui consomme du vin de Grave ou de Bourdeaux. La pensée me vint dans l’esprit de ce que j’avais à faire. Je la communiquai à MM. Hurtain et de La Chassée qui l’approuvèrent ; et sur ce pied, au lieu de six à sept barriques de consommation effective par semaine, j’en demandai comme les autres douze à quinze. Cela me lut accordé, et Guillaume, distributeur, ayant eu ordre de M. Hurtain de tenir la main à la distribution, sans pourtant faire crier l’équipage, nous nous trouvons présentement vingt-quatre barriques de vin d’Anjou blanc et bon, dont il n’y a que nous qui ayons connaissance. Voilà le fruit de la concorde ; et on n’a pas tout le tort de dire que nous sommes trois têtes dans un bonnet. Ce vin nous met tout à fait au large ; et notre équipage s’en trouvera infiniment mieux, parce que nous ne toucherons aux vins de Bourdeaux que plus d’un mois plus tard que nous ne devrions y toucher ; ainsi autant de gagné sur le voyage.

Mais n’étant pas juste que nous avons fait le profit de l’équipage sans que le nôtre s’y trouve, et que nous ne jugeons pas à propos d’avoir de confidents, il a été résolu ce matin entre nous trois que notre maître d’hôtel tirerait au fin une barrique de vin de Grave en bouteille ; et que ces bouteilles seraient apportées sans bruit, et en secret, dans ma chambre, ou dans celle de M. de La Chassée, qui me les rapporterait dans la mienne à mesure que les miennes se videraient. Duval, maître d’hôtel, est chargé de tirer ces bouteilles ; et Landais, aussi subtil qu’un Bohême, s’est chargé du transport. Ils travaillent actuellement après, et il y en a déjà plus de quatre-vingts sous mon lit.

La chambre de M. de La Chassée est à côté de la mienne, plus reculée vers la poupe ; ainsi la communication en est facile. Il y a encore plus. C’est qu’il a été résolu que j’aurais toujours trois verres dans ma chambre, de l’eau pour les rincer, du pain, et quelque chose pour mettre sous les dents, jambon, pâté, langue, tel que je pourrais ; et que pour nous avertir, quand nous voudrions nous laver le col, c’est-à-dire boire bouteille, le plus altéré de nous trois ferait signe aux deux autres en se frottant le gosier, ce qui marquerait qu’il serait altéré ; et que pour lors je me retirerais dans ma chambre, où ils viendraient me trouver pour y faire la petite joie.

Nous aurions bien pris la chambre de M. Hurtain pour en faire notre champ de bataille ; mais nous aurions été entendus du corps de garde, ou de ceux qui vont à tout moment dans les lanternes, et qui passent par la chambre du Conseil. Nous aurions bien pris aussi celle de M. de La Chassée ; mais elle n’est séparée de celle du chevalier de Bouchetière que par une simple cloison de planches fort minces de sapin rescié, et nous ne voulons point de commerce avec lui, ni qu’il sache rien du nôtre : et la mienne n’est sujette à aucun de ces inconvénients, parce qu’elle tient à celle de M. de La Chassée d’un côté, que de l’autre elle donne sur la dunette, où il n’y a que les pilotes ou d’autres toujours en mouvement, hors d’état de songer à ce qu’on dit ou à ce qu’on fait ailleurs. Ainsi, je suis déjà certain que ma chambre sera celle du vaisseau la plus fréquentée.

Nous venons tout présentement de vider une grosse bouteille ; et M. de La Chassée et moi avons fait comprendre à M. Hurtain qu’il fallait mettre la table à bord au niveau de celle de M. du Quesne, notre amiral ; c’est-à-dire, qu’il ne fût distribué que chopine par repas aux gens de la table, et demi-setier à déjeuner, excepté aux officiers qui font le quart, auxquels il serait donné chopine à l’ordinaire. Que sur ce pied, personne, ni missionnaires, ni passagers, n’auraient lieu de se plaindre, puisque cela était ainsi pratiqué à bord du Général, et que d’un autre côté notre vin en durerait plus longtemps. M. Hurtain goûte fort ce conseil ; et comme je suis chargé de la consommation, et que c’est à moi de porter à l’épargne, je suis chargé aussi de faire le compliment. Je dirai demain de quelle manière il aura été reçu.

Du samedi 4 mars 1690

Avant que de dire ce qui se passa hier au soir à table, il faut dire que jusqu’aujourd’hui midi nous avons porté au Ouest-quart de Sud-Ouest et à Ouest-Sud-Ouest, et que depuis midi nous portons plein Sud-Ouest, c’est-à-dire vent tout à fait largue ; et quoique nous fassions plus de cinq lieues par heure, il ne nous parait pas que notre vaisseau branle plus que les tours de Notre-Dame. Nous avons dépassé cette nuit sur les onze heures le cap de Finistère, toujours à la vue des côtes d’Espagne. Les cartes ne s’accordent point du tout, à moins qu’elles ne soient tirées sur les mêmes planches. Il serait à souhaiter que les fières jésuites voulussent faire graver les leurs. Les observations qu’ils ont faites sur les latitudes et les longitudes rectifieraient sans doute la navigation, et feraient un extrême plaisir aux pilotes à aux géographes. Quoi qu’il en soit, ma carte met ce cap sous le neuvième degré vingt-sept minutes, dans l’est du méridien, et sous le quarante-troisième degré quarante-cinq minutes de latitude Nord. Ainsi, en trois jours, voilà plus de deux cent cinquante lieues enlevées. Nous portons présentement au Sud, demi-quart au Sud-Ouest, pour aller reconnaître les îles Canaries, d’où vient le vin que tous les Européens aiment tant, et dont les dames françaises font de si bonnes rôties.

Je fis hier au soir mon compliment à M. Hurtain ; nous étions tous à table. Je lui dis que nous avions des vivres pour deux ans, tant pour boire que pour manger, mais que nous n’étions pas dans la situation de les prodiguer. Que nous devions songer que le terme était long ; que nos vivres pouvaient pourrir, et ainsi devenir plutôt propres à empester qu’à nourrir le corps humain. Que ce n’était pas cela, pourtant, qui me faisait le plus de peine ; parce que de quelque côté que nous pussions prendre terre, nous y trouverions des bœufs et des autres vivres que je paierais, l’argent de la Compagnie y étant destiné ; et que je n’épargnerais pas cet argent sous ses yeux, et sur son certificat. Qu à l’égard de notre pain, je croyais pouvoir assurer qu’il ne nous manquerait pas, par les soins que lui-même avait pris de faire calfater nos soutes et de les faire revêtir de fer blanc en dedans et au dehors.

Ainsi, monsieur, poursuivis-je, nous sommes à couvert du côté du plat ; mais il n’en est pas ainsi de la bouteille : nous avons juste ce qu’il nous faut, et pas plus ; par conséquent, nous avons tous intérêt de vous prier de la faire économiser : car, qui vous mettra à couvert d’un coulage, soit qu’il vienne par un roulis, ou que les doubles barriques et les bottes même aient quelque mauvaise douve pourrie, ou qui lâchera, tant pour le vin que pour l’eau-de-vie ? Vous-même, monsieur, et les autres qui sont ici, qui ont déjà fait le voyage des Indes, savent que ces malheurs ne sont que trop ordinaires. Je vous avoue que je voudrais bien n’en point courir les risques ; et sur ce fondement. je crois qu’il serait nécessaire de se conformer à l’exemple de M. du Quesne, et de mettre votre table sur le pied de la sienne : c’est-à-dire de faire donner à messieurs les lieutenants et sous-lieutenants chopine par repas, à déjeuner, dîner et souper ; à l’égard de tous les autres chacun demi-chopine à déjeuner, et chopine aux deux autres repas. Je crois que c’en est assez, puisqu’on n’en donne pas plus à l’Amiral. En observant cette économie, vous aurez de quoi subvenir aux extraordinaires, et votre table sera toujours également servie ; au lieu qu’en laissant à discrétion le vin comme il est à présent, vous êtes en risque de faire des croix de Malle au retour : en un mot, ayant à faire la campagne ensemble, il faut agir d’économie et par ordre, et ne pas faire vie de cochon, courte et bonne. Le papa La Chassée a dit que j’avais parlé Évangile, et que M. Hurtain ne pouvait pas mieux faire que de le suivre.

Les passagers, qui ne s’embarrassent nullement du retour, n’ont point du tout approuvé mon compliment ; mais ils n’ont osé rien dire. Il n’y a eu d’eux tous que MM. Channot et Guisain qui l’ont trouvé à propos. Le lieutenant, le sous-lieutenant, l’aumônier ni le chirurgien n’ont pas eu la hardiesse d’en dire leur sentiment ; ces deux derniers-ci savent bien où se rédimer ; et l’exemple de l’Amiral clôt le bec aux autres : ainsi, j’ai eu gain de cause, et comme dit M. de La Chassée, après vendanges le fausset est coupé.

Il n’y a eu d’eux tous que M. Le Vasseur, notre sous-lieutenant, frère de M. Le Vasseur, avocat au Conseil, qui a connu mon dessein, et ma malice. Vous voilà vengé, m’a-t-il dit : vous allez faire crever de soif le pauvre diable de Bouchetière. Les Espagnols sont sobres, lui ai-je répondu ; celui-là n’aura pas de peine à s’accoutumer au tiers ordre de saint François Portioncule. Le diablezot a repris Le Vasseur, il boit et mange comme un porc, pourvu qu’il ne lui en coûte rien. Tant pis pour lui, ai-je dit ; il n’y a rien ici à donner. Mais moi, a-t-il repris, me feras-tu jeûner aussi ? Va m’attendre dans la chambre, lui ai-je dit, tu verras que non.

J’y suis entré avec un gros flacon de cinq chopines à la main, une langue de bœuf dans une basque, et un pain dans l’autre, car soit dit une fois pour toutes, nous avons et aurons tous les jours du pain frais : notre boulanger fait cuire les pâtes que le cuisinier tait ; eux, le maître d’hôtel et Landais s’entendent tous quatre comme larrons en foire. J’ai trouvé M. de La Chassée sur la dunette : je lui ai dit où j’allais ; il m’a suivi, et M. Hurtain qui nous cherchait est entré un moment après. Je lui ai dit que c’était un flacon de ma cave que j’avais apporté, crainte que lui-même n’éventât la mèche. Nous avons vidé le flacon, et nous sommes quittés tous quatre, fort résolus de faire enrager Bouchetière. qui vit seul comme une bête fauve, sans société avec qui que ce soit ; et moi en mon particulier, fortement déterminé à le faire repentir de la brutalité qu’il m’a faite au Port-Louis devant des femmes, sans la soutenir par aucune action de vigueur.

Du dimanche 5 mars 1690

Nous avons pris hauteur à midi, nous ne sommes plus qu’à trente-huit degrés quatorze minutes de latitude Nord, et environ six degrés de longitude, à la hauteur de Lisbonne en Portugal. Sur ce pied, nous faisons plus de cent lieues en vingt-quatre heures ; et si notre vaisseau était seul nous serions à plus de cent cinquante lieues plus de l’avant que nous ne sommes : mais le Florissant ne va qu’à force de voiles, le Gaillard ne va guère mieux, et l’Oiseau encore moins qu’eux ; malgré ce qu’en a écrit M. l’abbé de Choisy qui par une turlupinade aussi basse que fausse, dit dans son journal de Siam que l’Oiseau va comme un oiseau : rencontre et jeu de mots plus digne d’un pédant et d’un mauvais plaisant que d’un honnête homme. L’Écueil allant le mieux de tous, nous sommes obligés de porter un tiers moins de voiles qu’eux, afin de ne les point quitter ; et cependant nous ne laissons pas d’être toujours à la tête.

Il commence à faire chaud. Le soleil vient à nous, et nous allons à lui : c’est le moyen de nous rencontrer bientôt ; et si le vent continue pendant quinze jours, nous boirons à Saint-Yago, capitale des îles du Cap-Vert, du vin de Madère ou des Canaries, qu’on dit y être excellent. Le navire ne branle point du tout : on joue aux cartes, aux dames et aux échecs ; on lit et on écrit avec autant de tranquillité que dans une chambre. Pour moi, qui n’aime point le jeu, M. Hurtain et M. de La Chassée me viennent tenir compagnie de temps en temps. Du reste, saint Augustin, saint Bernard, a Kempis, m’entretiennent sérieusement ; ou je me divertis avec Pétrone, Ovide, Horace, Juvénal. Corneille, Racine, Molière ou d’autres, qui ne me laissent pas seul.

Du lundi 6 mars 1690

Toujours même vent, et beau temps. Nous étions à midi à trente-trois degrés quarante-huit minutes latitude Nord, et cinq degrés cinquante minutes de longitude ; cela prouve que nous allons bien.

Il est venu ce matin au-devant de nous deux brigantins de Salé, qui sortaient du détroit : peut-être sont-ce des algériens. M. Hurtain aurait bien voulu les avoir ; mais lorsqu’ils nous ont vu porter le cap à eux, ils se sont au plus vite retirés. Ne nettoiera-t-on jamais la Méditerranée ni l’Océan de ces barbares ? Nous étions à plus de six lieues de l’avant de l’armée : nous l’avons attendue, nous sommes remis en route.

Du mardi 7 mars 1690

Dès la pointe du jour nous avons vu le pic des Canaries, ou plutôt la pointe ou sommet. On dit qu’on le voit de quarante lieues lorsque le temps est fin et clair ; il ne peut pas l’être plus qu’il l’est. Nous étions dans le Nord-Nord-Ouest à lui, et nous courons le Sud ; c’est le moyen de le voir demain à pleine vue. Le même vent de Nord-Est continue ; nous allons à souhait. La chaleur se fait sentir bien fort et est cause que MM. Hurtain, de La Chassée et moi nous frottons souvent le gosier.

La hauteur à midi nous a indiqué vingt-neuf degrés quarante-cinq minutes latitude Nord, et nous faisons notre estime sur trois cent cinquante-neuf degrés trente minutes de longitude.

Du mercredi 8 mars 1690

Nous avons vu toute la journée le pic des Canaries. Je ne sais si c’est à cause que cette montagne est isolée, et que sa hauteur n’est ni confondue ni mangée par celle d’aucune autre, qu’elle m’a paru la plus haute montagne que j’aie jamais vue ; cependant, j’ai traversé les Alpes et les Pyrénées, qui certainement ne sont rien en comparaison des montagnes que les Français ont nommées monts Sainte-Marie, qui séparent le Canada d’avec l’Acadie, et ou j’ai passé dans mon voyage de Canceau par terre à Quebec, avec deux sauvages pour toute compagnie. Je me souviens bien que nous fûmes huit jours à monter, et cinq à descendre ; et qu’il ne se peut rien de plus affreux dans le monde. Un printemps, ou plutôt un été admirable, en bas : une brume ou un brouillard fort épais, ou de la pluie fort menue et bien froide ensuite ; et un froid de tous les diables en haut, et si violent que des poissons étaient pris et enchâssés dans la glace, et de la neige de tous côtés, en sorte qu’à tous moments mes deux sauvages et moi courions risque d’être abîmés. J’y étais, et j’en peux répondre, maudissant de tout mon cœur l’ordre de M. Bergier, qui m’y envoyait, et le sieur de La Vallière, qui en était cause. Je trouvais cependant dans mon voyage de bonne viande et de bon poisson ; tout en est plein, malgré le froid et le chaud : nous y trouvions aussi de bonne eau ; car pour du vin, ou de l’eau-de-vie, néant. Mes sauvages y avaient mis bon ordre, aussi bien qu’au pain. Cependant, ces montagnes ne m’ont point paru si hautes que le pic des Canaries. Je le répète encore ; je ne sais si c’est à cause qu’il est isolé : quoi qu’il en soit, nous en avons passé environ à dix lieues dans l’Ouest, lorsque j’en ai pris la hauteur avec mes instruments de mathématique, et suivant la distance estimée à dix lieues, je puis assurer qu’il a du niveau de la mer deux mille sept cent trente toises de hauteur ou d’élévation jusqu’à son sommet. Ce qui ferait près de trois lieues françaises. Si cette observation est juste, on m’avouera que c’est une terrible hauteur pour une montagne au milieu de la mer, et détachée de tout continent.

J’ai déjà observé que les cartes sont fausses, et ne se rapportent point les unes aux autres. Le pape Alexandre VI a fixé le premier méridien au pic des Canaries, par une ligne qui coupe le monde du Nord au Sud et du Sud au Nord ; c’est-à-dire qui en fait le tour. Clément VII a confirmé celte fixation. Elle fut faite au sujet des conquêtes des Espagnols dans l’Amérique, ou dans le Nouveau Monde, et des conquêtes que les Portugais faisaient par leurs fréquentes découvertes dans les Indes orientales. Le pape Clément Vil prétendait accorder les deux nations en adjugeant aux Espagnols tout ce qui est sur tout l’hémisphère au-delà du méridien du côté de l’Ouest, autrement du soleil couchant ; et laisser aux Portugais toute l’autre moitié du monde, qui est en deçà du méridien, du côté de l’Est, autrement du soleil levant. Cette vaine décision a donné lieu à une infinité de disputes entre les deux nations ; et la cour de Rome, qui ne les voit pas d’humeur à se rendre justice l’une à l’autre conformément à sa décision, et qui ne se voit pas en étal de les contraindre ni l’une ni l’autre à y acquiescer, a laissé jusqu’ici ces disputes indécises. En effet, les îles du Cap-Vert devraient, suivant ce partage, appartenir aux Espagnols, puisqu’elles sont dans l’ouest du méridien : cependant, elles appartiennent aux Portugais. Réciproquement, la Nouvelle-Guinée. qui n’est qu’à cent septante-sept degrés dans l’Est, devrait appartenir aux Portugais ; et elle appartient aux Espagnols, quoique suivant ce partage elle dût, pour leur appartenir, être du moins au cent quatre-vingtième degré, qui serait justement la moitié du monde, par rapport au premier méridien ; puisque le tour du globe est divisé en trois cent soixante degrés, dont cent quatre-vingts font justement la moitié. Que dire là-dessus, si ce n’est que chez les têtes couronnées possessio valet ? Rendons-leur justice : elles font des traités pour le bien de leurs affaires : elles y suivent le droit civil ; mais le plus fort les explique par le droit canon.

Comme nous avons été toute la journée à la vue de ce pic des Cananes, qui dans lui-même est fait en pain de sucre, il nous a donné matière à parler. Le bas offre à la vue un paysage très beau, rempli de verdure, et des maisons, répandues de tous côtés sans symétrie ou sans alignement. Nos longues-vues nous ont fait voir un très agréable éloignement et un paysage d’une perspective à faire plaisir. Le pic nous a paru couvert de verdure jusqu’à cent cinquante toises d’élévation ou plus, suivant mon rapporteur. A cette verdure succède en montant un amas de brouillards ou de nuées, qui paraissent fort épaisses et assez noires du côté de la terre, et assez claires du côté du ciel. Elles semblent n’être qu’au pied de la montagne. Ces nuées, brouillard ou vapeurs, n’occupent tout au plus qu’environ trente toises de hauteur, le tout suivant mes instruments de mathématique ; si bien que le reste du pic parait clair et net jusqu’à son sommet, qui s’élève encore à plus d’une lieue et demie de France. J’avertis, cependant, de ne prendre pas mes observations pour démonstrations certaines de mathématique : il est impossible d’en taire de justes sur mer ; le mouvement perpétuel du vaisseau ne le permet pas : ainsi, je donne ces observations à la manière de M. de Montagne, non pour bonnes, mais pour miennes.

Ce reste de pic est tout blanc ; et on le prendrait pour un bloc de marbre si la nature pouvait en lor-mer de si énorme. Nous avons parlé Aristote et Descartes sur cette blancheur, qui n’est en effet que de la neige dont cette montagne est toujours couverte. Mais, ai-je demandé à M. Charmot, l’un de nos missionnaires, d’où vient que toutes les montagnes qui sont hautes sont toutes couvertes de neiges en tout temps ?

N’y en a-t-il pas dans les Pyrénées, a interrompu le civil Bouchetière ; puisque cela est en Europe, pourquoi cela ne serait-il pas ici ? Ce ne sont point des comparaisons que je demande, lui ai-je brusquement répondu : ce sont les effets de la nature dont je demande l’explication, parce que je n’en comprends pas la cause. Prenez la peine de ne nous point interrompre par des comparaisons et des interrogations inutiles, qui n’expliquent ni les difficultés ni la matière. Écoulez seulement ce qui va être dit : je vous assure par avance qu’il vaudra mieux que ce que vous pouvez penser. Je parle à M. Charmot, aussi bon philosophe que bon théologien : et ces sciences ne sont nullement de votre compétence ; pas même de votre connaissance.

Faites-moi la grâce, monsieur, ai-je continué, en parlant à M Charmot, de me dire d’où vient cette neige sur le sommet des montagnes, et ce qui l’y entretient. Vous savez, m’a-t-il répondu, vous qui avez fait votre philosophie que le soleil a cela de commun avec le feu élémentaire qu’il ne conserve sa chaleur qu’autant qu’il trouve d’aliment pour l’entretenir : ainsi, ne trouvant pas au-delà de la moyenne région de l’air rien qui puisse entretenir cette chaleur que nous sentons de la moyenne région de l’air jusqu’à nous, il n’en peut avoir assez pour dissoudre ou fondre la neige qui est entre cette moyenne région de l’air à lui : et c’est ce qui fait que le froid est si grand et si sensible sur le sommet des montagnes, qui sont plus élevées que la moyenne région de l’air. Vous ne m’apprenez rien de nouveau, lui ai-je dit : je savais cela dès mes classes ; mais, ce que je n’y ai point appris, c’est d’où provient cette neige : si elle y est ab incunabulis mundi, ou si elle y est par un pur effet de la nature ; en un mot, ce que je veux savoir est si c’est Dieu qui a créé cette neige en créant le monde, ou si elle y a été amassée par accident ? Ce sont, m’a-t-il répondu, les plus subtiles des exhalaisons qui, attirées par le soleil, s’élèvent plus haut que les autres, et s’attachent au premier endroit qui fait obstacle à leur course. Ce n’est point là votre premier système, lui ai-je dit : reprenons-le. Vous avez dit que cet espace immense qui est entre le soleil et la moyenne région de l’air est froid. Donc le soleil n’a pas pu par sa chaleur élever les exhalaisons qui forment cette neige plus haut que les autres, qui se dissolvent en pluie. La subtilité de ces exhalaisons, que j’appellerai si vous voulez élixir, n’y fait rien ; il suffit que le soleil les ait attirées : mais en suivant cette attraction elles auraient dû aller directement à lui, et par conséquent ne trouver aucun obstacle dans leur chemin ; mais où le soleil aurait-il pris cette chaleur pour les attirer dans une hauteur prodigieuse, dans une espace qui n’en soutire point ? et s’il a eu a encore assez de force pour en attirer de nouvelles, pourquoi n’en a-t-il pas assez pour les empêcher de se congeler ; et pourquoi cette même chaleur du soleil, qui les a élevées, ne les fait-elle pas fondre sur une montagne directement exposée à ses rayons ? Un des axiomes de philosophie le plus universellement reçu est que qui potest naturaliter instituere potest naturaliter destituere. De plus, le vent, qui n’est suivant les philosophes qu’un pur souffle, ou une impulsion qui sort des entrailles de la terre, ne porte pas sa force plus haut que la sphère des nues : comment donc ce vent aurait-il pu pousser ces vapeurs plus haut qu’il ne va lui-même ?

On m’a donné là-dessus des raisons qui paraissent revêtues de beaucoup de science, mais vagues et peu convaincantes pour un esprit aussi sceptique que le mien, qui ne se repaît point de vaine spéculation, et qui voudrait voir sans énigme et sans emblème tous les secrets de la nature à découvert.

Notre conversation se faisait à table après le dîner. Bouchetière et les autres nous écoutaient et ne comprenaient rien à ce que nous disions, par la quantité de latin que nous lâchions. Notre aumônier s’y est fourré : c’est un bon religieux dominicain du couvent de Morlaix. Il me parait avoir plus étudié les théologiens scolastiques sur la conception de la Vierge que tout autre livre. Il n’importe, c’est un bon homme ; et si Luther avait été comme lui les indulgences n’auraient point été attaquées.

Notre petite dispute de physique a été terminée par deux bouteilles de surcroît : non de ma chambre ; nous ne voulons que des ignorants de ce côté-là. Nous avons plaisanté en les vidant. Notre aumônier a dit avec une espèce d’enthousiasme, soupirant, levant les yeux au ciel, et d’un ton qui nous a tous fait rire,

Felix qui potuit rerum cognoscere causas !

J’aurais bien pu ajouter la suite. Ille metus omnes strepitumque Achérontis avari subjecit pedibus, mais il s’en serait choqué, parce que je lui dis vendredi dernier qu’il ne me paraissait pas avoir l’esprit fort tranquille pendant que nous allions vent arrière : c’est que le vaisseau roulait que rien n’y manquait et que le pauvre prêtre poussait des nausées qui me faisaient rire. Il payait tribut à monsieur Neptune : ce qui arrive à tout le monde ; et effectivement, il faut avoir le pied marin pour en être exempt.

La suite de la conversation m’engagea à dire à M. Charmot que l’homme était bien malheureux, et en même temps bien orgueilleux de vouloir avec de faibles lumières, et aussi bornées que les siennes, monter et s’élever jusqu’à la connaissance de Dieu, qui est un Etre incompréhensible ; lui, qui ne se connaît pas lui-même, et qui ne peut rendre aucune raison solide et convaincante des simples opérations de la nature, qui se passent dans lui-même et sous ses yeux, qui ne sont cependant que les moindres œuvres de la divinité. Telles sont dans lui-même, sa formation, ses cinq sens, la fièvre et le reste : hors de lui, le flux et le reflux de la mer, les feux qui sortent des montagnes et la neige du pic qui était à nos yeux et qui avait donné matière à notre conversation. Il en tomba d’accord et me cita ces vers de Lucain, qui fait dire à Pompée, tout païen qu’il était :

Flammiger, an Titan, ut alentes hauriat undas
Engit Oceanum, fluctusque ad sidera tollit,
Quœrite ; quos agitas Mundi labor : at mihi semper
Tu. quoecumque moves tam crebros causa meatus
Ut Superi voluere, late.

Que Brébeuf a si bien traduit, dans sa Pharsale par ceux-ci :

Mais un juste respect m’empêche de chercher
Un secret que le ciel a voulu me cacher.

Cela nous donna beau champ pour nous étendre sur les misères l’orgueil de l’homme ; et y ayant peu de temps que j’étais revenu d’Angleterre, où les Anglais m’avaient amené de Baston après m’avoir ruiné, blessé et pris sur les côtes de l’Acadie à la Hève, je leur dis ce sonnet, qui m’avait été donné à Londres, et que quatre Français m’ont assuré être de M. de Saint-Évremond.

Tout le monde sait que ce M. de Saint-Évremond est un officier exilé depuis plus de trente ans, pour une lettre satirique contre le cardinal Mazarin. J’ai bu mangé avec lui, et son esprit, dans un corps bien vieux, conserve toute la vivacité de la jeunesse : son corps est robuste pour son âge ; il n’y a qu’une calotte qu’il porte toujours qui déplaise dans lui. Il est le tenant de la cour de la duchesse Mazarin ; peu persuadé de l’Évangile, et moins de l’Alcoran ; grand sectateur de la tranquillité d’Epicure ; véritablement honnête homme ; de mœurs simples ; et tenant deux maximes, de faire du bien à tout le monde de ne point faire de mal à personne. Je me suis ressenti de la première ; et c’est le moins que je lui doive que d’en conserver de la reconnaissance. On ne s’aperçoit point qu’il s’éloigne ni de l’une ni de l’autre maxime. En un mot, c’est un bon vieux Romain, qui semble avoir formé son caractère sur les Offices de Cicéron, et la Sagesse de Charron. Il est effectivement vrai que les mangeurs du crucifix sont ceux qui compatissent le moins aux malheurs d’autrui. Ce sont eux aussi que La Fontaine a tirés d’original dans son Rat. Tant de morale m’entraînerait trop loin : je reviens au sonnet que je crois qu’on ne sera pas fâché de voir. Le voici.

Sur l’ignorance de l’Homme

Nature, enseigne-nous par quel bizarre effort
Notre âme quelquefois hors de nous est ravie :
Dis-nous comme à nos corps elle-même asservie
S’agite, s’assoupit, se réveille, et s’endort.
Les plus vils animaux, plus heureux dans leur sort,
Vivent tranquillement sans crainte et sans envie,
Exempts de mille maux qui troublent notre vie,
Et des mille terreurs que nous donne la mort.
Assemblage confus d’esprit et de matière,
L’homme vit avec trop, ou trop peu de lumière,
Pour distinguer ses biens, ou connaître ses maux.
Change l’état obscur où toi-même nous ranges,
Nature, abaisse-nous aux sens des animaux,
Ou bien élève-nous à la clarté des anges.

Comme il ne faut qu’un bon exemple pour se faire suivre, à peine eus-je dicté ce sonnet à M. Charmot que chacun voulut en prendre copie : et tel, qui n’y entendait pas plus que moi au bas-breton, se montra le plus échauffé : ce qui nous a bien fait rire, MM. de La Chassée, Hurtain et moi. Entre autres Bouchetière, que par un effort d’estime et de considération nous nommons entre nous la massue de Caïn.

Je donne essor à ma plume ; peut-être verra-t-on encore pis : je ne réponds de rien ; car en vérité je ne le sais pas moi-même. Je suis là-dessus comme notre curé, M. de Montmignon, qui monte en chaire sans savoir ce qu’il va dire à ses paroissiens : il est cependant un saint homme ; mais il lâche bien des pauvretés. J’en suis de même : je ne sais combien j’en écrirai par la suite ; toujours suis-je certain que je n’écrirai rien dont je ne sois persuadé.

C’est dans ces îles de Canaries que Gomberville a posé la scène de son roman de Polexandre : roman d’une très édifiante lecture pour un ecclésiastique tel que M. l’abbé de Choisy, qui dit dans son Journal du voyage de Siam que s’il avait mis pied à terre, il aurait été saluer la belle Alcidiane. Est-ce à un homme de son caractère de lire ces sortes de livres ? et s’il a lu celui-là étant jeune, est-il de son honneur de faire connaître qu’il s’en souvient ? Il a donné au public son journal de Siam ; je conviens qu’il a voulu plaisanter partout ; mais ses plaisanteries ne sont pas du goût de tout le monde. Ce qui pouvait convenir à un homme du siècle ne convient nullement à un homme de sa robe, et d’un ministère aussi saint que le sien. J’ai son livre ; et je suis fort trompé si avant la fin du voyage et de mon journal nous n’avons lui et moi quelque dispute ensemble, malgré le respect sincère que j’ai pour lui.

Gomberville a pu poser ici la scène de son ridicule roman, et il l’a pu avec d’autant plus de fondement que plusieurs navigateurs et nos pilotes eux-mêmes assurent que, parmi ces îles Canaries, il y en a une qu’ils nomment San-Porandon, qui paraît dans des temps, et dans d’autres est invisible. Ils assurent même que cette île change de situation, paraissant quelquefois au Nord, ensuite au Sud, et qu’enfin elle fait le tour des autres. Si cela est, c’est une île flottante ; ce que je ne crois nullement, et que je ne croirai point que je ne l’aie vu, ou du moins parlé à quelqu’un qui y ait été. Cependant tous les pilotes et les navigateurs l’affirment. On en croira ce qu’on voudra. Pour moi, je n’en crois rien.

On dit que personne n’a jamais monté au sommet du pic, à cause qu’il est inaccessible par les neiges et le froid. J’avoue qu’outre la longueur la rapidité du chemin, voilà de terribles obstacles ; mais, si j’en étais le maître, j’y enverrais des malheureux condamnés à mort et ferais grâce à ceux qui réussiraient.

Du jeudi 9 mars 1690

Nous avons encore vu le pic presque tout le matin dans le Nord-Nord-Est de nous. Notre hauteur à midi nous a mis à vingt-cinq degrés quarante-cinq minutes de latitude Nord ; mais pour la longitude, qui se prend par estime, il est impossible d’en rien dire de certain, cette longitude étant toujours incertaine : outre cela, les cartes ne s’accordent point. La décision d’Alexandre VI, confirmée par Clément VII, met le premier méridien directement par le travers du pic ; et il y a des cartes qui le mettent à deux degrés plus Ouest ; ce qui ferait une différence de quarante lieues, à n’estimer le degré que vingt lieues. On en jugera ce qu’on voudra : j’ai déjà dit que les Espagnols ni les Portugais ne conviennent point là-dessus de l’infaillibilité du pape. Ils auraient tort d’en convenir. Alexandre VI ni Clément VII n’étaient certainement point infaillibles. S’ils l’avaient été, le premier ne se serait pas empoisonné avec César Borgia son bâtard, en buvant l’un et l’autre le même vin qu’ils avaient empoisonné pour en empoisonner un cardinal ; et Clément VII ne se serait pas laissé prendre dans Rome par les troupes de Charles Quint, qui ne lui rendit la liberté qu’à bonnes enseignes, et argent comptant. C’en est assez pour prouver que ces papes n’étaient point infaillibles. Je dirai plus : c’est que jamais pape mortel n’a été et ne sera jamais infaillible. Je regarde comme des impies ceux qui ont le front d’attribuer à un mortel, qui a besoin d’un confesseur, l’infaillibilité, qui après la bonté est le plus bel attribut de Dieu qui seul est infaillible.

Le pape pouvait fixer pour le bien de la paix entre les princes chrétiens le premier méridien où bon lui semblait : chaque point de la terre a le sien, suivant le cours journalier du soleil. Ainsi, il est assez indifférent par quel endroit on commence le nombre des degrés. Le pape pouvait le fixer aussi bien à Rome qu’au pic ; comme tout autre peut le fixer où bon lui semble : cela ne choquerait en rien ni la raison, ni la religion ; mais de couper le monde en deux, pour en donner la moitié aux Espagnols et l’autre aux Portugais, c’est là ce qui choque la raison, la justice et le droit d’autrui.

C’est cependant sur cette donation du pape que les Espagnols ont fait des cruautés inouïes, jusqu’à faire étrangler et brûler les souverains du Nouveau Monde. Il est impossible de lire sans horreur les barbaries qu’ils y ont exercées, rapportées par leurs propres historiens ; ni à quel comble d’impureté ils ont porté leur infâme lubricité. Et on ne peut pas lire non plus, sans adorer la juste vengeance de Dieu, la mort funeste de leurs premiers conquérants. Les autres, qui en sont revenus, ont effectivement rapporté beaucoup de richesses ; mais aussi, ils ont rapporté les maux infâmes dont depuis ces découvertes des Indes tant orientales qu’occidentales toute l’Europe a été infectée : maux dont les peuples septentrionaux d’Europe chez lesquels il reste encore quelque pudeur ont honte et se cachent ; tout au contraire des Espagnols et des Portugais, parmi lesquels on parle de ces maux avec autant de liberté que nous parlons de la fièvre : maux terribles cependant, qui énervent et pourrissent un homme avant sa mort. Ceux que j’en ai vu attaqués m’ont paru si hideux qu’ils m’ont servi de remède contre la tentation. Lorsque j’allai à Lisbonne et à Cadix en 1683 et 1684 livrer le poisson de la pêche sédentaire de l’Acadie, dans laquelle, pour mon malheur, j’étais intéressé, j’y fus sage, quoique tenté : et j’y manquai des occasions uniquement parce que je voulus bien les manquer.

Je reviens aux conquêtes des Espagnols, qui ont trouvé par ces découvertes le secret d’enrichir leurs voisins et de faire de l’Espagne un vaste désert. Les rois de ces pays pouvaient dire d’eux, à bon droit, ce que Racine fait dire des Romains à Mithridate :

Avides ravisseurs des richesses des autres,
Ils quittent leur pays pour inonder les nôtres

En effet, ils y ont été en telle quantité que l’Espagne, autrefois le pays du monde le plus peuplé, est aujourd’hui le plus désert. Lors qu’Abderame en sortit pour se jeter en France, où il fut si bien battu à la journée de Tours, par Charles, maire du palais, qui en acquit le surnom de Martel, il était suivi de dix-huit cent mille hommes ; et l’Espagne, qui les avait fournis, serait tout à fait épuisée si elle en fournissait présentement trente mille ; ce qui n’en ferait pourtant que la soixantième partie. Il n’y a qu’à lire Mézeray, le plus exact des historiens.

Je retourne à cette donation du pape, où le droit d’autrui est si peu ménagé. À quel titre ces vastes pays appartenaient-ils au pape, pour les donner à des nations qui y avaient plus de droit que lui, puisqu’il était fondé sur la force : droit pourtant exécrable parmi les chrétiens ? Que de choses à dire là-dessus ! Cicéron, quoique païen, avait sur le droit d’autrui la conscience bien plus timorée ; il voulait que nous eussions un droit acquis et légitime sur ce que nous donnons. César, dit-il, dans ses Offices, non liberalis erat, dum bona civium militibus dabat, nam bona civium illi non contingebant. Voilà parler en chrétien ; et les chrétiens agissent en païens : supposé, cependant, que ces païens fussent abîmés dans toutes sortes de crimes, comme le croit le vulgaire, instruit par des gens qui avaient intérêt de les décrier. C’est ce dont les honnêtes gens, dépouillés de toutes passions, ne conviennent pas, parce qu’ils ne remarquent dans un Aristote, un Socrate, un Platon, un Cicéron, un Sénèque, et une infinité d’autres païens, qu’une morale pure et naturelle, et, si je l’ose dire, conforme à l’Évangile ; au lieu qu’ils remarquent dans une infinité de chrétiens les mœurs corrompues qu’on attribue aux païens, et des détours et duplicités dans le cœur qui tiennent infiniment plus de la doctrine de Satan que de celle de Jésus-Christ. Ce n’est pas d’aujourd’hui que saint Augustin a dit, que Verbo christiani, moribus autem pagani sumus. Le paganisme n’a point produit un scélérat de Machiavel. La direction d’intention, la restriction mentale et d’autres inventions diaboliques lui étaient absolument inconnues. Il paraît que Cicéron en avait pourtant connaissance, puisqu’il veut que quand nous donnons notre parole ou notre promesse à quelqu’un, ce soit à quelqu’un qui ait droit d’interpréter ce qu’il en attendait, et non pas nous.

Puisque je suis en train, et que je n’ai rien à faire qu’à m’entretenir moi-même, il faut que je dise mon sentiment sur la grâce. Mon sentiment n’est nullement d’entrer dans les disputes de M. Arnauld avec M. Claude, ni dans celles du même M. Arnauld avec les jésuites au sujet de la grâce, du libre arbitre, ou de la prédestination. La quantité de libelles ou petits livres que j’ai lus et que j’ai sur cette matière me donne l’idée de l’alternative, et je dis : ou nous sommes prédestinés, ou nous jouissons purement et simplement de notre libre arbitre ; c’est-à-dire que nos actions sont purement volontaires et que nous n’agissons que parce que nous voulons agir.

Au premier cas de prédestination, nous ne sommes tous ni innocents ni criminels, parce que nous ne faisons rien de nous-mêmes : pas plus que le comédien qui représente Burrhus dans le Britannicus de Racine, ne mérite aucune récompense pour sa droiture dame et la candeur des conseils qu’il donne à Agrippine et à Néron : et que le comédien qui représente Narcisse parfait scélérat, ne mérite aucun châtiment ; parce que ni l’un ni l’autre n’ont rien dit ni rien fait qui ne fût de leur rôle, et pour parvenir à la catastrophe que Racine s’était proposée.

Il en est ainsi du reste. Si cette prédestination a lieu, notre rôle est forcé et nous ne sommes tous, sans exception, que des comédiens que Dieu introduit sur le théâtre du monde, et qu’il en retire quant il veut, après que nous y avons joué le rôle qu’il nous avait destiné. Cela reviendrait au Fatum des Latins ; mais cela ne convient nullement à notre religion.

Si cela était ainsi, il n’y aurait ni saints ni damnés et ni anges ni diables, si j’ose me servir d’un terme si outré. Il faudrait supprimer, ou du moins on serait en droit de traiter de chimères toutes les religions ; particulièrement celles qui, comme la nôtre, ont l’éternité en vue. Chacun pourrait au gré de son mauvais penchant voler, assassiner, empoisonner son prochain, et s’abandonner à toutes les horreurs les plus abominables. Tous ces crimes ne seraient plus les crimes des acteurs : ce seraient ceux de la nécessité ; et toutes les plus damnables actions ne rendraient pas un homme coupable devant Dieu, parce qu’il n’aurait fait que ce qu’il ne pouvait se dispenser de faire.

Quelle horrible impiété que cette croyance, qui ferait Dieu l’auteur des crimes les plus abominables ! Peut-elle entrer dans l’esprit d’un homme, quand il n’aurait qu’un simple rayon de lumière naturelle ? Je rejette absolument cette prédestination à l’égard de la vie mortelle. À l’égard de l’éternité, je ne la rejette ni ne l’admets absolument. Je vois un larron au gibet, auquel le Sauveur dit qu’il sera le même jour avec lui dans le paradis : ces paroles me convainquent du salut étemel de ce larron ; elles me convainquent en même temps qu’il ne faut qu’un aveu sincère de ses péchés, accompagné d’un vrai repentir de les avoir commis, pour effacer tous les crimes de la vie, et me convainquent aussi que ce repentir est un effet de la prédestination à la grâce gratuitement accordée à l’un, dans le même moment qu’elle est refusée à l’autre. Cela me convainc de la prédestination à la vie éternelle : j’y suis confirmé par saint Augustin, ce grand docteur de la grâce, dont il avait ressenti les effets dans lui-même. Je trouve dans le 28e chapitre de ses Soliloques, n. 3 où il parle des élus à salut, qui nequaquam perire possunt, quibus omnia coöperantur in bonum, etiam ipsa peccata. Je trouve aussi n. 4 du même chapitre, où il parle des prédestinés à damnation, quos praescivisti ad mortem aeternam, dit-il, parlant toujours à Dieu quibus omnia coöperantur in malum, et ipsa etiam oratio vertitur in peccatum.

Il ne se peut rien de plus fort sur la prédestination ; le mot elegisti, dont saint Augustin se sert, l’emporte : cependant, tout cela peut s’accorder avec le libre arbitre, et ce même libre arbitre peut encore s’accorder avec le même saint Augustin, qui lui semble contraire, au 38e des Méditations n. 2 : Scio, dit-il, et certus sum quod vita nostra temerariis mortibus agitur, sed a te disponitur et gubernatur, qui semblent encore assurer que nous ne sommes pas les maîtres des actions de notre vie, puisque c’est Dieu qui la dispose et qui la gouverne.

Voici comme je raisonne pour accorder ensemble cette prétendue prédestination, que je rejette absolument, en tant que pure et simple prédestination, et en la rejetant j’admets et établis la libre disposition de nos actions sur terre, ce qui est en effet le libre arbitre qui nous laisse le choix volontaire et ne détermine point notre volonté entre le bien et le mal. J’admets avec saint Pierre la prescience de Dieu : secundum praescientiam Dei Patris, dit-il dans sa première, chapitre I, vers 2. La prédestination serait un effet de l’autorité de Dieu qui nous forcerait, et nous empêcherait de mériter ni récompense ni châtiment : c’est ce que je rejette, et en la rejetant j’admets la prescience de Dieu, parce qu’elle est véritablement du ressort de sa divinité à qui rien n’est caché, ni passé, ni présent, ni futur ; mais en admettant cette prescience, je ne lui attribue aucune vertu ni force qui nous oblige d’agir, ni qui nous en empêche. Dieu, à qui rien n’est caché, sait ce que nous ferons ; mais il ne nous impose pas la nécessité de le faire, il n’empêche point un homme d’agir en honnête homme, et ne l’empêche point non plus d’agir en scélérat, il lui laisse son libre arbitre et le choix et le pouvoir de faire bien ou mal, mais il ne lui impose point la nécessité de faire bien ou mal. Sa providence se sert du premier qui fait bien, pour manifester sa bonté ; et de celui qui fait mal, pour manifester sa justice. Le même saint Augustin me paraît convaincu de cette vérité, lorsqu’il dit dans sa 64e Homélie, Ne putetis esse in vanum malos in hoc mundo nam malus ita vivit ut corripiatur, vel ut per ipsum boni exerceantur. Que de choses encore à dire là-dessus ? Je m’en tais, et reviens à la grâce, dont je vas, selon mon sens, donner une comparaison non pour bonne, mais pour mienne.

Je regarde la grâce comme le soleil, qui éclaire également tout le monde. Le jour est composé de vingt-quatre heures : la zone torride où nous allons entrer ne jouit que pendant douze heures de la vue de cet astre, peu plus, peu moins, suivant son éloignement ou son approche d’un tropique à l’autre. On a des jours de seize heures de soleil à Paris, ainsi de quatre heures plus que sous la zone torride ; mais en hiver, on y a des jours qui ne sont que de huit heures du soleil et de seize heures de nuit. Seize et huit, ou huit et seize, font toujours vingt-quatre : ainsi le soleil, en s’en retournant l’hiver, ôte peu à peu ce que son approche avait donné peu à peu en été. Les peuples qui habitent sous les pôles sont privés de la présence du soleil pendant six mois de l’année ; mais, pendant les autres six mois, ils jouissent de son aspect sans interruption. Ainsi, de quelque côté qu’on prenne le globe de la terre, et les peuples qui en habitent la superficie, chacun jouit également pendant une année, un jour portant l’autre, de douze heures de soleil visible et de douze heures de nuit, qui font les vingt-quatre dont le jour est composé.

Je regarde la grâce du même point de vue que je regarde le soleil (qu’on ne croie pas que je prétende me donner pour docteur). Les peuples sur lesquels cet astre darde ses rayons les font valoir pour leur utilité, soit pour leurs labours, leurs semences ou autres œuvres de leurs mains, selon son approche ou son éloignement ; mais à l’égard de sa présence elle est toujours également partagée dans différents temps.

Ne puis-je pas dire la même chose de la grâce ? Dieu ne la donne-t-il pas à tout le monde, quelquefois plus et quelquefois moins, de même que le soleil dispense ses rayons ? Je sais bien que c’est sa bonté qui nous donne le pouvoir et le faire, et que sans lui nous ne pouvons rien faire qui ne soit mauvais ; mais il veut que nous concourions avec lui à notre salut. Qu’un laboureur, par exemple, perde le temps de labourer à propos et de semer dans le temps convenable. sa récolte ne vaudra rien. N’en est-il pas de même d’un pécheur, qui ne remue pas par un sévère examen les mauvaises inclinations de son cœur, qui ne les déracine pas, comme ce laboureur arrache les chardons de sa terre par son labour ? Dieu nous fait connaître ces chardons de notre cœur : n’est-ce pas là le soleil de la grâce, qui commence à vouloir fondre notre glace ? La raison instruit ce laboureur qu’il fait mal s’il perd la saison. Le Saint-Esprit ne nous dit-il pas que nous allons mal faire ? Car je pose en fait certain que, quelque endurci que soit un homme, il lui vient une secrète horreur de son péché avant que de le commettre. Cette horreur de son péché lui impose-t-elle la nécessité de ne le pas commettre ? Nullement : cette grâce lui laisse son libre arbitre et ne le détermine à aucun choix ; mais il en devient plus coupable lorsqu’il se détermine au mal. Ce laboureur a cultivé sa terre ; cultivons la grâce ; il donne le temps à son grain de prendre racine et le laisse fructifier ; laissons la grâce prendre racine dans nos cœurs et l’y laissons fructifier, elle rapportera de bon fruit. Ce laboureur confie son grain à la chaleur du soleil, il ne le trouble en rien et arrache seulement les mauvaises herbes ; confions-nous au soleil de la grâce, il nous échauffera d’autant plus promptement que nous déracinerons nos mauvaises habitudes et nos inclinations. Quand le temps de la moisson est venu, ce laboureur voit avec plaisir ce qu’il a pris sur lui multiplié au centuple ; confions-nous à la grâce, nos mauvaises habitudes diminueront, nos vertus augmenteront, et nous ferons comme ce laboureur une abondante moisson.

Voilà comme je conçois la grâce, et j’aime beaucoup mieux être sauvé par la grâce de Dieu que de savoir définir cette grâce. Je suis là-dessus comme Thomas a Kempis ou Jean Gerson (on croit que c’est le même) est sur la componction : Malo sentire compunctionem quam illius scire definitionem. Les disputes qui sont agitées depuis très longtemps n’ont servi qu’à embrouiller la matière sur la grâce efficace, suffisante, et une infinité de termes de l’Ecole, que peu de gens entendent, et scandalisent bien du monde par l’aigreur des disputants, et paraissent bien puériles à d’autres.

Ces jeux de mots et de paroles
Scandalisent tout vrai chrétien :
Disputes d’autant plus frivoles,
Qu’au salut elles ne font rien.
Pourquoi troubler la conscience
D’un chrétien, qu’une humble ignorance
De tout orgueil a préservé ?
Et qu’a-t-il besoin de connaître Par quelle grâce il est sauvé,
Quand Dieu lui fait celle de l’être ?

Quoiqu’il semble que j’aie voulu ici théologiser, je n’ai certainement songé à rien moins qu’à faire le théologien ni le docteur. Je n’ai jamais étudié cette sublime science ; et outre cela, je ne me flatte d’aucune science : je me tiens heureux de recevoir avec humilité les dogmes de la foi ; plus heureux encore de les croire et de m’y soumettre. Mais toute la Sorbonne ensemble, MM. de Port-Royal, les jésuites, ne m’ôteront pas de l’esprit que Jésus-Christ ne soit mort pour sauver tous les hommes, que sa grâce ne se soit répandue avec son sang pour tout le genre humain, et que comparant cette grâce surnaturelle avec les opérations journalières du soleil, tous les hommes n’en aient été partagés : et tant pis pour ceux qui en auront fait un mauvais usage, d’autant plus criminels qu’ils connaissent eux-mêmes, ou du moins qu’ils doivent connaître par le seul rapport de leur intelligence, l’abus qu’ils font journellement des inspirations du Saint-Esprit, qui ne sont autre chose que la grâce qui parle intérieurement à leur cœur, et à laquelle ils résistent.

Ne nous attendons point à cette grâce efficace, qui nous impose la nécessité de notre conversion, et à laquelle il est impossible de résister. Tant pis pour ceux qui comptent qu’elle descendra sur eux à l’heure de la mort. Je ne conseille à personne de s’y fier ; et je ne vois pas que Dieu ait jamais prodigué cette grâce efficace nécessitante et impérative, puisqu’il ne l’a accordée que deux fois. Je n’ignore pas qu’on ne mette la Madeleine, la Samaritaine, et quantité d’autres au nombre de ceux qui ont été convertis par la grâce efficace. Je regarde ces conversions comme des effets des remontrances du Sauveur, et non pas comme des coups de la grâce efficace comme je l’entends ; et je répète qu’il ne me paraît pas que Dieu s’en soit servi que deux fois. La première, à l’égard du larron. Je regarde là-dessus le Sauveur comme un roi qui rentre triomphant dans un royaume qui lui appartient, et qu’il a pourtant été obligé de conquérir. Pour marquer son autorité souveraine, il traîne à sa suite un criminel repentant, et en laisse un autre endurci. Ce criminel repentant me paraît un coup de la grâce efficace qui détruit tout ce qui s’oppose à son effet ; et la réprobation me paraît dans le mépris que l’autre larron en fait. Voilà mon système établi sur la grâce : le bon larron s’y soumet et jouit de son fruit ; l’autre la méprise, nonobstant la voix du Saint-Esprit qui s’expliquait par la bouche de son camarade, et est privé de la vie éternelle.

N’est-ce pas là un exemple vif et pénétrant que la grâce descend sur tous les hommes, mais qu’elle ne les contraint point, puisque de deux larrons, l’un s’y soumit, et l’autre la rejeta ? Je tonde là-dessus le bon ou le mauvais usage que nous faisons, ou que nous pouvons faire, de la grâce. Elle devint efficace pour l’un, parce qu’il s’y soumit et qu’il ne lui put résister, ou ne lui résista pas ; et devint infructueuse à l’autre, qui la méprisa.

À l’égard de l’efficacité de cette grâce, c’est un effet de la bonté du Sauveur de l’avoir accordée telle. C’est un exemple qu’il laisse aux pêcheurs pour ne se point désespérer ; mais très malheureux qui s’y fie ! Dieu ne s’est point obligé d’accorder cette grâce à tout le monde : son Evangile, et surtout les Paraboles qui y sont contenues, n’annoncent rien plus précisément que de se tenir toujours prêt à la mort, et prononcent des malédictions contre ceux qui n’en préviendront pas le moment. La plupart des hommes vivent-ils comme prêts à mourir ? Tanquam semper victuri vivimus… S. Aug..

La seconde occasion où Dieu a fait voir sa grâce efficace, c’est dans saint Paul, que du plus ardent persécuteur des chrétiens il rendit un vase d’élection, et l’apôtre des gentils ; mais, si j’ose le dire, Dieu ne venait que de monter au ciel, il avait laissé son Église tremblante, et non que les Apôtres, chefs de l’Église, tremblassent ; ce serait une impiété de le croire, et même de le penser. Le Sauveur avait prié pour eux tous, et pour elle, en priant pour saint Pierre, et tous avaient reçu le Saint-Esprit, et en étaient remplis. La foi de l’Église était vive ; et quand j’ai dit que cette Église était tremblante, j’ai seulement prétendu dire que les nouveaux convertis, et ceux qui étaient prêts à se convertir, pouvaient trembler à l’aspect des supplices horribles auxquels l’Église naissante a été assujettie. Ainsi, pour affermir les uns et les autres, Dieu eut la bonté de convertir saint Paul. Il cherchait les chrétiens pour les livrer à leurs tyrans et leurs bourreaux. Dieu le frappe d’un coup de sa grâce efficace et impérative, jusqu’à lui dire, Il t’est dur de regimber contre l’éperon ; et le réduit enfin à dire : Seigneur, que vous plaît-il que je fasse ? Voilà l’effet de la grâce efficace, elle impose la nécessité d’agir. Ce n’est plus l’homme qui agit : c’est Dieu qui agit dans lui, et par lui ; et il ne se sert de l’homme que comme d’un instrument pour glorifier sa puissance.

C’est ainsi que je conçois la grâce efficace et triomphante par elle-même sans le secours de l’homme ; mais Dieu ne la prodigue pas, et ne la verse pas sur tout le monde. Il veut le salut de tous les hommes en général, et de chacun en particulier ; mais il ne le veut pas d’une volonté absolue : il veut aussi que chacun y contribue de sa part ; et c’est dans ce sens que le même saint Augustin dit que Dieu qui nous a faits sans nous ne peut pas nous sauver sans nous. Il nous partage à tous sa grâce ; mais il nous laisse les maîtres d’en faire un bon ou un mauvais usage, il nous en laisse le choix : il meut notre volonté par les inspirations que le Saint-Esprit nous donne, mais il ne la détermine pas. Il n’y a que la grâce efficace qui la force ; mais Dieu s’est-il engagé de la verser sur tous les hommes ? Serait-il même de sa justice de la verser ? Quoi ! un homme qui aura toujours vécu en scélérat complet, qui aura sacrifié à sa fortune et à son ambition une infinité de peuples, qui aura écrasé la veuve et l’orphelin, qui n’aura point connu d’autre Dieu que lui-même, qui par ses avis et ses exactions aura arraché le pain de la main et précipité dans la misère des provinces entières, qui aura résisté à la grâce qui lui faisait intérieurement connaître ses iniquités, sera assez heureux pour être frappé à la mort d’un coup impératif de la grâce efficace ? Certainement, cette grâce est un pur don de Dieu ; mais on ne voit plus de Pierre Allais : Dieu peut accorder cette grâce aux autres ; mais la confiance que les pécheurs y mettraient ferait tort à sa justice, et cette confiance lui serait injurieuse.

Voilà le point de vue dont je regarde la grâce : c’est à nous à nous servir des premiers avertissements qu’elle donne intérieurement à nos cœurs et à notre conscience ; mais, si nous les négligeons, songeons d’en prévoir les suites : quod si neglixerimus ad emendationem, tarditatem pœnae supplicii gravitate compensaba, dit encore saint Augustin. Cela me fait souvenir des beaux vers que dit Néarque à Polyeucte, lorsqu’il veut reculer son baptême au jour suivant :

Ce Dieu, qui tient votre âme et vos jours dans sa main,
Vous a-t-il répondu de le pouvoir demain ?
Il est toujours tout juste et tout bon ; mais sa grâce
Ne descend pas toujours avec même efficace ;
Ces moments précieux, que perdent nos longueurs,
Amollissent ces traits qui pénètrent nos cœurs,
Le bras qui la lançait se lasse, et se courrouce,
La force en diminue, et leur pointe s’émousse ;
Et ces traits fortunés, qui nous portaient au bien,
Tombent sur un rocher, et n’opèrent plus rien.

J’ignore si M. Corneille, lorsqu’il a fait ces vers, songeait lui-même à définir la grâce ; mais je sais que c’est la plus belle, et à mon sens la plus juste définition que j’en aie jamais vue. Après cela, je ne me donne pas pour un grand connaisseur, et encore moins pour docteur.

Si ce journal-ci continue comme il commence, je ne suis pas au bout de mes écritures, ni ceux qui le liront au bout de leur lecture, supposé qu’ils se donnent la peine de tout lire. Si on s’ennuie, il n’y a qu’à le laisser ; mais je ne m’ennuie point à m’entretenir moi-même. Je pourrais pour ma justification apporter des raisons qui prouveraient qu’il est nécessaire que je m’occupe à quelque chose. Je jette mes idées sur le papier : je pourrais peut-être faire pis ; du moins jusqu’à ce que le voyage plus avancé m’offre des occasions pour entretenir autrui. Je me fais une nécessité de consommer le temps ; et comment en remplirais-je les moments, sans plume ou sans livre ? Je ne fume ni ne joue. C’est l’occupation des marins, à ce qu’on dit : j’en conviens pour les autres ; mais ce n’est pas la mienne. Combien passerais-je de moments inutiles, si ma plume et mon papier n’en remplissaient pas le vide ? Compte-t-on pour rien les idées tumultueuses et confuses qui frappent l’esprit, lorsqu’il est livré à lui-même ? Je cesse d’écrire, parce que je vas souper, et que je ne vois plus goutte. Demain, j’en dirai d’autres qui peut-être ne vaudront pas mieux que ce qu’on a lu. Ex eadem fonte pares aquae. C’est Quintilien qui le dit, ce n’est pas moi, et je trouve qu’il a raison.

Du vendredi 10 mars 1690

Avant que d’entrer en matière dont je laissai hier le canevas tout propre à être brodé, je dirai que cette nuit nous avons dépassé le tropique du Cancer. (Ce mot de dépasser est matelot ; je m’en sers parce qu’il me paraît très expressif). Combien de gens par toute terre voudraient être quittes de leurs cancers ? Je les y laisse : cela m’offre une idée trop infâme pour m’y arrêter. Les cartes mettent ce tropique à vingt-trois degrés et demi Nord ; mais elles ne disent pas que, quoique le soleil soit encore aujourd’hui par-delà la

Ligne, nous n’en sommes éloignés que de vingt-quatre degrés, et que nous sentons une chaleur très forte. Je n’ai point cette année senti aucune douceur du printemps : j’ai senti un froid terrible à la rade de Groix : en trois jours nous sommes passés dans une zone tempérée ; et trois autres jours ensuite, dans une température si chaude que, si je m’en étais cru, je me serais mis tout nu ; et cette chaleur augmente de jour en jour.

La longitude est toujours la même à quatorze minutes plus Ouest. Nous allons chercher la hauteur du Cap-Vert, pour aller ensuite le plein Ouest à Saint-Yago. Le vent toujours bon.

Ce matin l’Amiral a mis en panne, c’est-à-dire vent devant. On ne savait ce qu’il voulait faire ; mais six coups de canon lâchés de demi-quart d’heure en demi-quart d’heure nous ont indiqué la mort d’un mandarin. Vent devant, et six coups pour un mandarin ! Que ferait-on pour un général ? Deux coups de canon suffiraient ; et on croit que la présence du père Tachard a été cause des quatre autres, qui ont honoré la sépulture que le mandarin s’est faite lui-même deux boulets aux pieds, à la Marine.

Ces sortes de retardements nous chagrinent, parce que nous sommes toujours obligés d’attendre les autres et de porter bien moins de voiles qu’eux. Notre vaisseau étant le meilleur voilier de l’escadre, s’il était seul, nous serions à plus de cinq cents lieues de l’avant. M. Hurtain, M. de La Chassée et moi venons de boire à la santé de l’âme du défunt mandarin. Le rendez-vous est repris à l’issue du quart de l’aube du soir, c’est-à-dire une bonne demi-heure après souper, pour boire chacun la mienne. Je me sers des termes de frère Jean des Entommeures, à ce que dit M. de La Chassée ; car pour moi, je ne me souviens point de l’avoir ni vu, ni lu dans mon Rabelais. Il n’importe, nous boirons chacun la mienne, ou chacun la nôtre, ou si le lecteur veut, chacun la sienne. Votre santé y sera mêlée ; et j’ai un quartier de dinde à la daube, qui ne fera point de déshonneur à la compagnie, et qui au contraire y tiendra appétissamment sa place.

Que de bagatelles j’offre à un homme comme vous, dont les moments sont si précieux ! Chargez-en l’inutilité où je suis, l’activité de mon esprit qui veut être occupé ; mais pardonnez-les à mon cœur. Il me suffit de me mettre dans la grande chambre du vaisseau à une fenêtre, ou au haut de la dunette, ou à un des sabords de l’arrière dans la sainte-barbe, et de regarder le gouvernail du navire, pour me jeter dans une méditation profonde et pour m’inspirer une espèce de mélancolie qui jusqu’ici m’a été inconnue. Je me suis plusieurs fois arrêté sur cet objet dans mes voyages au Canada, aux îles de l’Amérique, dans le Nord et dans l’Archipel ; mais jamais mon esprit n’a été frappé des idées dont il est présentement accablé. Je regardais les mouvements de l’eau autour du gouvernail comme de simples effets naturels d’une eau repoussée ou retenue ; mon esprit n’allait pas plus loin et se bornait à une petite rêverie qui ne prenait rien sur sa tranquillité. Présentement, je regarde ces mêmes agitations de l’eau comme une peinture et une image de la vie. Plus j’y fais de réflexion, plus j’y reconnais de rapport. D’où vient que ce qui me paraissait autrefois très indifférent ne m’offre à présent qu’une matière de réflexions sérieuses ? Suis-je changé ? Mon esprit n’est-il plus le même ? Et pourquoi ce qui faisait autrefois un de mes plaisirs fait-il présentement le sujet de ma tristesse ? Est-ce un effet de l’âge ? Non : je suis dans la force de cet âge, et n’ai point encore atteint celui de maturité. Est-ce un effet de la débilité de mon corps ? Non : je suis plus robuste que jamais. Est-ce un effet de quelque maladie ? Non : je n’ai jamais été malade que de blessures, dont le mal a cessé avec la douleur ; et je jouis d’une santé parfaite. D’où vient donc ce changement que je remarque en moi ? J’ai beau y chercher une cause extérieure, je n’y en trouve point : il faut donc que la cause de ce changement soit en moi-même ; mais d’où vient-elle ? À l’égard de mon corps, je puis dire comme Jodelet prince de Scarron,

...Je me tâte et retâte,
Sous différents habits je sens la même pâte.

Ne serait-ce point que mon esprit se rappelle à lui-même, et que, fatigué des dissipations qui l’ont jusqu’ici vainement occupé, il use du repos où il se trouve pour découvrir ce qu’il était avant que d’animer mon corps où il est à présent ; pour réfléchir sur ce qu’il fait dans ce même corps, et ce qu’il fera quand il ne l’animera plus ? Je ne distingue point ici l’esprit d’avec l’âme ; je les confonds ensemble ; et lorsque je parle de l’un, j’entends aussi parler de l’autre. Notre âme est un élixir de la divinité, ou, si l’on veut, une émanation : Dieu l’a formée et créée de toute éternité, et l’a mise en place lorsqu’il l’a voulu. Qu’a fait cette âme depuis sa création jusqu’à ma formation, qu’elle est venue animer ma matière ? Où était-elle, et où ira-t-elle, lorsqu’elle sortira de ce corps qu’elle anime, et quod gesto, pour me servir des termes de saint Bernard ? Tout ce furieux espace du passé, cet espace immense de l’avenir, qui ne sont réunis ensemble à l’égard de mon âme que par le peu de jours que je suis, très inutilement, sur terre, me plongent également dans une obscurité dont je ne puis pénétrer ni le principe, ni le progrès, ni la fin. Saint Bernard dit, chapitre IX de ses Méditations : Nihil est in me, corde meo fugacius, in se ipso non potest consistere, hac et illac discurrit. J’éprouve dans moi cette vérité, et me convaincs moi-même que Jésus-Christ a donné de l’homme la peinture la plus frappante lorsqu’il dit Vae soli. En effet, l’homme n’a point de plus grand ennemi que lui-même lorsqu’il se livre aux divagations de son esprit. L’Espagnol a trouvé très juste le point et la définition de l’esprit humain, lorsqu’il dit, Guarda me Dios de me. Mon Dieu, gardez-moi de moi-même. Je le répète : l’homme est à lui-même son plus cruel ennemi dans une solitude. L’exemple des chartreux me le prouve. Ceux de Paris disent que l’année n’est pas mauvaise quand il n’y en a que douze d’entre eux qui s’étranglent. Cet ordre, les Camaldules, Notre-Dame de la Trappe, de Saint-Bernard, et les autres ordres solitaires, attirent mon admiration, mais non mon approbation : ils passent l’homme de trop loin.

La vue du gouvernail du vaisseau me présente une infinité de sujets de réflexions : mon esprit s’y attache et suit celle dont il est le plus frappé ; et si je n’étais distrait par leur propre confusion ou par quelque secours étranger, j’approfondirais la matière autant que ma faible lumière pourrait s’étendre : mais je ne me persuaderais pas que la fin et le terme de mes réflexions fussent des conclusions certaines. Telle est sur la nature la faible connaissance de l’homme. Sa plus forte et sa plus profonde spéculation ou méditation le ramène malgré lui à ce que disait M. Grandin, doyen de Sorbonne, et l’un des plus savants hommes du monde, Unum scio, quod nihil scio. Aristote, que l’École reconnaît pour le prince des philosophes, n’est-il pas mort dans ces sentiments ? Ne dit-il pas en mourant, nudus veni, incertus vixi, dubius morior, Ens Entium miserere mei ? C’était un païen qui parlait, uniquement conduit par la lumière naturelle.

Un chrétien qui présentement raisonnerait de même passerait pour un athée. Aristote ne l’était pourtant pas puisqu’il reconnaissait un Être des êtres ; et cet Être des êtres n’est autre chose que Dieu. Je me souviens même d’avoir lu que ce fut lui qui érigea dans Athènes cet autel au Dieu inconnu, que saint Paul annonça dans la synagogue être le Messie, Act., chap. XVII. Depuis Aristote, ce Dieu qui lui était inconnu a pris chair humaine, et a opéré notre salut. Sa divine morale suffit pour régler nos mœurs : notre raison renonce à elle-même pour se soumettre à la foi des mystères ; mais notre esprit reste toujours dans l’incertitude sur ce qui regarde la nature : et plus il y a de gens qui l’étudient et qui écrivent leurs observations et plus l’obscurité s’épaissit.

Je remets à demain à faire part de ce que j’ai entendu à Amsterdam en 1682, lorsque j’y allai avec M. Bergier acheter le navire le Regnard, pour la Compagnie de l’Acadie. Je dois m’en souvenir puisque tout mon bien y fut employé, et que j’ai tout perdu depuis par la guerre où nous sommes encore engagés ; les Anglais ayant pris nos vaisseaux, nos marchandises et notre fort. Que le diable les puisse tous emporter ! Que m’importe à moi et aux autres commerçants que leur roi s’appelle Jacques ou Guillaume ? Je finis avec le jour, bien persuadé qu’après le souper j’aurai visite ; MM. Hurtain et La Chassée ne sont pas gens à manquer au rendez-vous.

Du samedi 11 mars 1690

Je donnai hier au soir parole, je vas la tenir ; mais je dirai auparavant que mes convives m’ont tenu la leur, et qu’hier au soir au lieu de trois bouteilles nous en vidâmes quatre, dont la dernière fut bue à votre intention. Le soleil n’est pas levé, je sacrifie toute la journée, bien persuadé qu’elle m’est nécessaire pour écrire ce qu’on va lire.

Pour savoir à quelle occasion ce discours fut prononcé, il faut savoir que celui qui le fit était d’une société de gens de lettres et d’esprit, qui s’assemblaient deux fois la semaine, et qu’après avoir tiré au sort les thèmes de leurs conférences, chacun faisait un discours sur le sujet qui lui était échu, sans pouvoir le changer avec un autre. Il avait un temps fixe pour s’y préparer, tantôt huit, tantôt quinze jours et trois semaines ; mais cela ne passait pas le mois.

Celui de l’éternité tomba à un abbé de ma connaissance, avec qui j’avais fait mes études et suivi les mêmes classes au collège de la Marche. Il me mena à leurs assemblées et j’y fus honnêtement reçu, non seulement comme Français, mais aussi parce qu’un autre d’entre eux m’aimait. On va voir comment cet abbé s’acquitta de son discours, autant que la mémoire a pu me le rappeler ; car ces messieurs n’écrivaient rien, et n’ont jamais voulu donner rien au public : en quoi ils ont certainement fait bien du tort aux curieux et à la république des lettres ; ce que je puis dire avec d’autant plus d’assurance que j’ai été présent à quatre de leurs assemblées.

Ce qu’on va lire n’est qu’une simple idée du discours qui fut fait, qui me parut si beau, si juste, et si je puis le dire si pathétique que je crus ne pas perdre mon temps d’écrire le soir en mon particulier l’idée de ce discours que j’avais entendu prononcer l’après-midi. Voici donc copie du brouillon que j’en fis ; brouillon, que je vas déchirer après que je l’aurai remis plus en ordre et mieux suivi.

Messieurs,

En m’imposant la nécessité de parler sur l’éternité, vous avez trouvé le secret de me plonger dans un abîme sans rive, ni superficie, ni fond : en effet, si nous avions une notion ou même une simple idée du commencement de cette éternité, elle pourrait nous donner aussi une idée de sa fin ; mais si nous en concevions le commencement et que nous pussions porter nos idées jusqu’à sa fin, elle ne serait plus éternité pour nous ; parce que cette éternité n’est susceptible d’aucune extrémité : et c’est pour cela que la plus juste comparaison que nous en pouvons faire est celle d’un cercle parfaitement rond, qui paraît toujours dans son milieu de quelque côté qu’on l’incline, mais dont aussi on ne peut distinguer ni le commencement ni la fin.

Je crois, messieurs, que ce mot d’éternité est un mot qui, quoique usité parmi les hommes, ne peut pas être défini ; que tous les termes les plus expressifs et les plus énergiques, la raison, ni l’esprit le plus abstrait, ne peuvent comprendre, bien loin de pouvoir l’exprimer : en un mot, je crois que ce terme, ou ce mot d’éternité, est bien plus propre à embarrasser nos spéculations que d’en déterminer l’objet ; et je le crois d’autant plus que pour le faire comprendre nous sommes, comme j’ai dit, obligés d’avoir recours à nos sens extérieurs dans l’exemple d’un cercle et nous servir pour l’exprimer des termes vulgaires, que c’est un temps qui n’a ni commencement ni fin. C’est ainsi que nous nous formons l’idée confuse de l’éternité : mais l’esprit n’en est point satisfait, parce qu’il n’y trouve pas la définition de l’essence de cette éternité, et que cette manière de l’exprimer lui paraît trop vague et trop populaire pour lever ni résoudre les obscurités dont elle est enveloppée, ni pour lui donner à lui-même de quoi se remplir, ne trouvant rien dans lui qui puisse remplir cet espace immense de temps qu’il ne comprend pas.

Nous sommes convenus, messieurs, de rejeter absolument de nos conférences tous les préjugés tels qu’ils puissent être, soit qu’ils proviennent de notre enfance, de notre éducation, de nos études tant sur les Écritures que sur la religion, et de nous en tenir seulement aux simples connaissances que la nature, notre existence, ou autres objets visibles, nous donnent.

Cela posé, je ne prétends point, par ce que je vas dire, donner aucune atteinte aux vérités du christianisme. À Dieu ne plaise qu’une pensée si impie me touche, je révère les Livres sacrés, et je suis convaincu que le Sauveur en a rempli et accompli les prophéties. Ainsi, ne parlons que physiquement. Je ne feindrai point de dire que Pythagore seul entre tous les philosophes a bien connu et exprimé l’immensité et l’existence de Dieu par les nombres innombrables. Par quel terme le définissons-nous dans les Écoles si ce n’est par son immensité ? (Ce que je dis n’a aucun rapport à ses attributs de suprêmement bon et juste ; j’y reviendrai dans la suite. ) Certainement, si nous pouvions définir Dieu et son essence, nous définirions aussi cette éternité qui est l’objet de nos recherches ; mais les lumières de l’homme sont trop bornées pour y parvenir. Nous ne sommes tous que des êtres finis, et par conséquent incapables de monter à la parfaite connaissance de l’Être infini. Cet Être infini n’est connaissable qu’à lui-même ; et nous ne pouvons, sans un orgueil téméraire, nous flatter de connaître, ni même entreprendre de connaître, ce que sa sagesse et sa bonté pour nous ont voulu nous cacher. Non est vestrum noscere tempora, vel momenta : quae Pater posuit in sua potestate, dit Jésus-Christ à ses apôtres, Act., I. 7.

Avant que de poursuivre sur Pythagore, je crois devoir vous faire souvenir, messieurs, de nos nouveaux philosophes et astronomes. Je me contente de les nommer ici ; je les introduirai dans la suite. Pythagore donne tout à fait dans la métempsycose ; c’est-à-dire qu’il croit que l’âme d’un homme mourant va animer le corps d’un enfant naissant. Tous les peuples idolâtres des Indes suivent encore cette opinion. Ce que Lucain dit, dans son premier livre de la Pharsale, prouve que les druides anciens prêtres des Gaules la suivaient, et fait entendre que c’était sur cette croyance que nos anciens Gaulois tenaient pour infâme ou pour lâche celui qui ne méprisait pas la mort, puisque la vie lui devait être rendue. Ce n’était point par la résurrection que ces druides et leurs sectateurs espéraient le retour à la vie ; et ce ne pouvait être que par la transmigration d’une âme dans un autre corps. Les vers de Lucain sont trop exprès pour n’être pas rapportés. Il parle des druides.

Vobis auctoribus, umbrae
Non tacitas Erebi Sedes, Ditisque profundi
Pallida regna petunt : régit idem spiritus artus
Orbe alio ; longae (canitis si cognita) vitae
Mors media est. Certè Populi, quos despicit Arctos,
Felices errore suo, quos ille timorum
Maximus haud urget Leti metus. Inde ruendi
In ferrum mens prona viris, animaeque capaces
Mortis : et ignavum rediturae parcere vitae.

Cela prouve l’antiquité de cette métempsycose, et que plusieurs peuples l’ont crue. Pythagore n’en est point l’auteur, mais il la croyait et prétendait avoir été au siège de Troie, sous le nom d’Euphorbe.

Tous les peuples du monde croient l’âme immortelle, qu’elle a toujours existé et qu’elle existera toujours. Nous le croyons comme eux ; mais où placer cette immortalité ? Sera-ce dans le sang ? Sera-ce dans le corps ? Non : tout y est corruptible. Pulvis sunt et in pulverem revertentur ; et, par conséquent n’ont rien de commun avec l’âme quant à l’essence. Elle est un simple souffle, ou une émanation d’un être incorruptible, qui ne peut avoir rien d’homogène avec ce qui peut être et est en effet corrompu ; deux contraires pouvant bien former un composé, mais non une même essence.

Où mettre donc cette immortalité de l’âme, si ce n’est dans l’âme même ? Mais où a-t-elle existé pendant tout l’espace de l’éternité passée ; et où existera-t-elle pendant l’éternité future ? Je reviens encore à Pythagore, et vas me servir des nouveaux systèmes des astronomes. Pythagore croyait l’immortalité de l’âme : il ajoute son passage du corps d’un mourant dans celui d’un naissant. Lucain s’en explique assez sans que je le commente ; et c’est ce qu’on appelle métempsycose. Je ne m’arrêterai point sur les disputes des écoles au sujet de l’état où cette âme reste comme morte, ou du moins assoupie avec le corps, jusqu’au jugement final. Je ne parlerai pas même de l’opinion du pape Jean XXII, parce qu’il s’en rétracta comme pape, disant qu’il ne l’avait proposée que comme docteur particulier. J’en reviens à Pythagore, qui met cette âme dans un état de mouvement perpétuel en la faisant passer d’un corps dans un autre. Joignons à ce sentiment du plus grand philosophe de l’Antiquité celui des astronomes modernes, qui prétendent que toutes les étoiles qui sont au ciel, même celles qui composent le fleuve Héridan, ou la voie lactée, que le bas-peuple nomme le chemin de Saint-Jacques, sont tout autant de mondes différents et distingués l’un de l’autre ; et tâchons en même temps de concilier tous ces sentiments ensemble, et même avec notre religion, quoique tout lui paraisse opposé.

Cette éternité, que toute notre spéculation ne peut pas comprendre, doit être réunie dans Dieu. C’est lui seul qui est éternel ; mais il a créé et mis en œuvre toutes choses dans les temps différents que sa sagesse l’a voulu. L’Éternité attribuée au monde par Épicure, son concours d’atomes pour la formation des individus, sont des visions si ridicules qu’il ne faut aucun raisonnement pour les détruire : le seul sens commun y suffit ; et en effet est-il vraisemblable que le hasard seul eût fait un assemblage d’atomes assez nombreux et assez bien rangés pour composer tout d’un coup l’économie du corps humain mâle ; et que dans le même temps, et le même lieu, il s’en fût fait un autre pour la composition du corps d’une femme ? Que ces atomes eussent été animés par leur propre chaleur, que cette chaleur eût atteint ce degré juste qui convient au cœur, au sang et aux parties propres à la génération, et que ces parties eussent été assez bien arrangées pour former leur semblable ? Ce système est tellement éloigné de la raison qu’il en est absurde. J’écoute avec plaisir Épicure, lorsqu’il parle de la vraie volupté, de la tranquillité et des richesses : il parle en bon philosophe et en honnête homme ; mais je ne le reconnais point dans sa logique ni sa physique ; je n’approuve que sa morale.

Tout ce qu’il y a eu de savants, et même les athées, conviennent que le monde a eu son commencement. Je cite les athées, quoique je sois convaincu qu’il n’y en a point : je dirais même qu’il ne peut pas y en avoir ; et je crois que je ne me tromperais pas. Je regarde ceux qui ont assez peu d’honneur pour se donner pour tels, comme gens qui veulent ridiculement passer pour esprits forts, et rien plus : en un mot, comme gens qu’Ésope a figurés dans son apologue du Faucon ; lequel, après avoir méprisé les Dieux pendant sa vie en santé, les réclamait à sa mort. Boursault, dans sa comédie d’Ésope à la cour, vient de traiter en peu de mots cette matière d’un style solide, dont tout le monde est charmé. Ces prétendus athées s’y reconnaissent. J’en ai vu mourir deux de ce caractère ; et je n’ai jamais vu de mourants plus agités de remords, ni plus timides. Leurs confesseurs, quoique rigides, ne leur prêchaient que la miséricorde infinie de Dieu pour les arracher à leur désespoir, et ne leur parlaient point de pénitence, comme ils auraient fait si le temps avait été moins précieux. En effet, tout nous montre si bien un Dieu, et la seule raison naturelle nous le prouve si bien qu’il est impossible de démentir tant de témoignages extérieurs, qui frappent notre entendement dans l’intérieur.

Sans entrer dans un plus ample détail, je poursuivrai à dire que généralement tous les hommes conviennent que le monde a eu son commencement : mais d’où vient-il, si ce n’est de Dieu ? Remontons donc à lui, et en parlant de l’éternité parlons de Dieu lui-même ; puisqu’en effet Dieu étant éternel, l’éternité n’a pu commencer que par lui, et avec lui.

Je sais qu’il y a toujours eu des libertins et des impies : j’ajouterai qu’il y en aura toujours, surtout tant qu’on tolérera la secte de Socini. Ces gens conviennent de l’existence d’un Dieu mais ils nient l’immortalité de l’âme ; et, la confondant dans la matière qu’elle anime, ils prétendent qu’elle est organique et qu’elle meurt avec les organes naturels qui forment nos sens. Ils donnent, pour raison de cette identité, ce que, disent-ils, l’expérience nous montre ; par exemple, que dans un corps mourant de vieillesse, l’âme retourne avec lui dans l’enfance et n’a plus cette vigueur et cette fermeté qu’elle avait lorsque le corps était fort et robuste et jouissait d’une santé parfaite. Ils ajoutent que les maladies et les accidents affaiblissent l’âme aussi bien que le corps, et que c’est ce qui fait qu’un homme frappé à la tête perd la mémoire, le raisonnement, le jugement, et devient comme abruti, suivant l’endroit de la tête où le coup est porté et suivant aussi la violence du coup ; et en concluent que tous les organes du corps étant périssables, et l’âme se ressentant de leur altération, périt avec eux, et que ce n’est que l’amour-propre qui nous persuade que l’âme est immortelle, parce qu’il nous inspire le désir de survivre à notre destruction. C’est l’erreur d’une partie des médecins et ce qui a donné lieu au proverbe : Ubi tres medici, duo athei.

Si mon intention était de réfuter un pareil système, je crois qu’il ne me serait pas difficile de réussir : mais ce n’est pas de quoi il s’agit ; et cela m’écarterait trop. J’opposerais les membres aux organes, et leur demanderais si un chirurgien retranche d’un corps une partie de son âme lorsqu’il fait l’amputation d’une jambe ou d’un bras ? Je leur demanderais si un enfant qui vient au monde sourd ou aveugle a laissé une partie de son âme dans les entrailles de sa mère ? Je leur demanderais si l’âme est divisible, ou si elle est une ? Je les obligerais de me prouver sa divisibilité ; et leur étant absolument impossible de le faire, et étant au contraire obligés de convenir qu’elle est une, je leur prouverais qu’ils confondent mal à propos l’âme avec ses opérations dans la machine, lesquelles opérations l’École de Médecine a semblé vouloir exprimer sous le nom d’esprits vitaux, qui ne conviennent qu’au corps organique et qui n’ont, quant à l’essence, rien du tout de commun avec l’âme surnaturelle ; et je leur prouverais aussi que cette âme indépendante de la matière est un être simple, et conséquemment une émanation de la divinité.

Mais, ce n’est point là notre sujet, quoiqu’il en approche. L’un de vous, messieurs, doit expliquer la différence de l’âme de l’homme et celle des bêtes, ou de ce qui les anime ; un autre doit montrer la différence qui se trouve entre la raison de l’homme et ce que nous appelons instinct dans les bêtes. Il aurait été à souhaiter pour moi que leurs discours eussent précédé le mien : ils m’auraient été d’un grand secours ; et en effet, en parlant de la différence de l’âme et de la raison de l’homme d’avec celle des bêtes et leur instinct, c’est positivement prouver la destruction de celle-ci en même temps que la matière se dissout, et prouver l’éternité de la première indépendamment de la matière.

A mon égard, messieurs, étant persuadé que vous êtes tous convaincus que notre âme est immortelle et une, je n’irai pas plus avant ; et suivant mon thème que je poursuis, je dirai que la vie de l’homme sur terre est bornée dans le terme que la volonté de Dieu lui a prescrit, et qu’elle a sa fin comme elle a eu son commencement. Le corps de l’homme prend son existence, mais non pas son être, dans les entrailles de sa mère ; après quoi il paraît au monde. Il est lui-même son anthropophage, puisque les aliments qui lui entrent dans le corps et que son estomac digère donnent l’extension à ce même corps ; et que quand cette extension est remplie, ces mêmes aliments qui servaient dans son enfance à lui donner sa perfection servent à l’entretenir : mais ce corps, petit ou grand, et les aliments dont il est augmenté, ne sont que des matières corruptibles qui par conséquent n’ont, et ne peuvent avoir, rien de commun avec l’âme, absolument indépendante de la matière.

L’expérience nous apprend qu’on trouve dans les vaisseaux ombilicaux d’un homme mort, lorsqu’on en exprime l’humeur, une infinité de corps d’enfants. Un Français, très bon artiste, passant ici il y a peu de jours, nous dit à tous, messieurs, et je vous prie de vous en souvenir, qu’à l’aide d’un microscope que lui-même avait fait, on avait distingué dans l’humeur qui avait été exprimée de ces vaisseaux d’un cadavre dont on faisait la dissection dans le Jardin des Simples à Paris, une infinité de corps formés. Il ajouta que cette surprenante découverte avait poussé à en faire une autre dès le lendemain, et qu’à force d’argent on avait obligé un malheureux à se polluer sur un morceau de salin noir. Que sitôt l’éjection faite on avait eu recours au microscope, par le moyen duquel on avait vu dans cette semence toute chaude innumerabilia corpuscula tanquam in aqua natantia et tous dans le mouvement et l’agitation, tant que cette semence avait conservé sa chaleur. Ce seul témoignage oculaire me fortifie dans mon sentiment sur l’éternité. J’y vois déjà ces nombres innombrables de Pythagore ; et vous verrez bientôt, messieurs, l’usage que j’en ferai dans la suite, et la conclusion de mon discours.

Sur ce pied on ne doit pas regarder comme un miracle, et comme un châtiment de Dieu, ce qui est arrivé à une Marguerite, comtesse de Hainault, qui d’une seule grossesse mit au monde autant d’enfants qu’il y a de jours dans l’année ; et cela, dit l’histoire de Flandres, par l’imprécation d’une femme mendiante, qui réclamait sa charité pour cinq petits enfants présents. J’avoue qu’il y a dans cet accouchement quelque chose de surprenant ; mais, suivant mon hypothèse et l’expérience dont je viens de parler, il n’y a rien ni de surnaturel ni d’impossible.

Mais, pourquoi de tant d’enfants qu’un homme lance dans l’utérus d’une femme n’y en a-t-il ordinairement qu’un qui subsiste, quelquefois deux, rarement trois, et que les autres parts qui passent ce nombre sont regardés comme des prodiges ? C’est par là, messieurs, que la parabole de l’Évangile est vérifiée : multi vocati, pauci electi. L’autre parabole du laboureur, qui sème et dont tout le grain ne fructifie pas, y est éclaircie. Les raisons qu’en rapporte le Sauveur peuvent facilement, et très naturellement, s’adapter aux parties du corps de la femme destinées à la génération et à la propagation de l’espèce.

Je reviens à mon texte : j’ai dit que les astronomes prétendent que toutes les étoiles sont autant de mondes différents et distingués : j’ai dit que Pythagore n’a connu et défini la divinité que par les nombres innombrables : j’ai dit que nous ne pouvons la comprendre que par son immensité ; j’ai ajouté que notre âme en est une émanation, que par conséquent elle est immortelle ; et cependant j’ai encore ajouté que nos corps périssent. Concilions tout, messieurs ; et je crois que, toute religion à part, ce que je vas dire paraîtra sensible, ou du moins vraisemblable, pour nous convaincre, que quoique notre corps n’ait qu’un temps, notre âme est certainement éternelle et immortelle.

Ce grand nombre de corps qui sont dans les reins d’un seul homme tombe déjà dans les nombres innombrables de Pythagore, puisqu’un seul de ces corps porte dans lui-même un nombre innombrable d’autres corps qui successivement en renferment aussi d’autres ; et c’est par cette voie que la propagation du genre humain s’entretient et qu’elle sera continuée jusqu’au temps que Dieu en a déterminé la fin. Tout ce qu’il y a d’habiles gens sont présentement revenus des ovaires ; ils ne regardent plus les femmes comme des poules ; ils regardent dans elles ce que l’École nomme utérus, et que nous appelons matrice, comme une terre féconde, à laquelle l’homme confie sa semence ; et véritablement nous ne devons à nos mères que la seule excroissance de nos corps, jusqu’à ce que le sang qui leur est superflu, et qui même leur causerait des maladies, nous ait mis en état de nous servir d’aliments plus solides ; mais nous ne leur devons ni la création ni la forme de nos corps. Nous ne devons non plus ni l’un ni l’autre à nos pères : nous ne sommes redevables de tout qu’à Dieu seul, qui nous a tous créés et formés dans le sein du premier homme. Moïse a bien connu cette vérité. Il l’a mise dans la bouche de Job, auquel il fait dire, parlant à Dieu même, Manus tuae plasmaverunt me totum in circuita ; et véritablement il n’y a que Dieu seul qui puisse arranger et former tous les ressorts d’une si admirable machine.

C’est donc à Dieu seul que nous devons notre création, puisqu’il nous a tous créés et formés dans le premier homme : et c’est par ce nombre innombrable d’enfants renfermés les uns dans les autres, et tous créés et formés en même temps, que nous devons à Dieu seul ce corps matériel avec lequel nous agissons, et qui n’est, comme le dit saint Bernard après Origène, que l’étui ou le fourreau de notre âme ; mais qui n’a rien de commun avec elle que pendant qu’elle y est renfermée. Je n’entre point dans le détail du péché originel : je poursuis avec saint Bernard au sujet de nos pères et mères, Peccatores peccatorem peccato suo genuerunt, et de peccato suo nutriverunt ; et en effet, ils n’ont fait que nous engendrer, mais ils ne nous ont pas créés. La différence qui est entre la création et l’engendrement est infinie : l’engendrement n’est qu’une suite de la création. La pourriture s’engendre par le mélange des matières fomenté par les éléments : mais la création de ces matières, et des corpuscules dont elles sont composées est un effet de la toute-puissance de Dieu, indépendamment des causes secondes ; puisque tout au contraire ces causes secondes ne sont qu’une suite de la création.

À l’égard du péché originel, quoiqu’il ne fasse rien à mon sujet, je ne laisserai pas de dire qu’il me semble que frère Paul, dans son Histoire du concile de Trente, veut faire entendre qu’il n’est qu’un effet de la concupiscence et de l’appétit d’un sexe de se joindre à l’autre. Le saint homme Idiota le dit nettement dans ses Contemplations, chap. 34, Contra amorem perversum Mulierum. Voici ses paroles : Nam Adam et Evam de Paradisi delitiis ejectis, caelestes terrenos fecit, humanum genus in Infemum demersit. Mais, si cette jonction était dénuée de toute volupté, un homme voudrait-il se charger du soin d’élever des enfants, et une femme essuyer les douleurs de les mettre au jour ? et tous deux essuyer les embarras que traîne après soi une famille, qui très souvent est à charge à l’un et à l’autre par la mauvaise conduite des enfants et le déshonneur qui en rejaillit sur les pères et mères ?

Si Dieu, par sa toute-puissance, a renfermé tant d’enfants dans le sein d’un seul, pouvons-nous douter qu’il n’ait pu y renfermer aussi les âmes dont ces corps devaient être animés ? Nous ne le devons pas sans doute ; et ce serait borner sa puissance infinie. Deux raisons qui me paraissent sensibles et palpables me convainquent que Dieu, en formant ces corps, les a en même temps enrichis de leurs âmes. Tous ces corps d’enfants imperceptibles à nos yeux ont leur dimension, si petite puisse-t-elle être, puisqu’ils sont composés de matière : mais l’âme, qui n’est qu’un pur souffle de la divinité, n’en a aucune : ainsi, ces âmes peuvent être renfermées dans ces corps, sans en augmenter l’étendue.

Je sais bien que ce système est contraire à l’École de médecine, qui prétend que l’âme n’anime l’embryon que vers le quarantième jour de sa conception et de sa formation ; mais cette science de médecine est fondée sur des principes tellement incertains, ou même tellement faux, qu’ils sont presque tous contraires les uns aux autres, et tous généralement parlant démentis par l’expérience.

Les anciens Romains, qui avaient banni de leur république tous les médecins et la médecine, connaissaient bien la vanité de cette homicide science ; et ce qui est de surprenant et de bouffon, c’est que ceux qui l’exercent et qui en vivent ne s’y fient pas eux-mêmes. En effet, lorsqu’un médecin est malade, il ne se fie nullement sur la théorie de son art, puisqu’il espère trouver dans l’expérience de ses confrères, qu’il envoie chercher, ce que sa science et son expérience lui refusent ; c’est-à-dire la connaissance des remèdes propres à rétablir sa santé. Cela seul prouve qu’il n’y a aucun fond à faire sur cette théorie ; puisque si elle était certaine, elle indiquerait à ce médecin le genre certain de sa maladie, et en même temps le remède spécifique à sa guérison.

En voyons-nous vivre plus longtemps que le commun des autres hommes ? Sont-ils plus exempts de maladies ? Nullement. Ils devraient pourtant l’être ; puisque eux qui s’osent flatter de connaître le tempérament d’un malade en lui tâtant simplement le pouls, en faisant les autres momeries de leur art et en lui ordonnant des remèdes qui décident souverainement et sans appel de sa vie ou de sa mort, quoiqu’ils ne l’aient vu qu’un moment, devraient du moins connaître leur propre tempérament puisqu’ils sont toujours avec eux-mêmes ; et que par conséquent ils devraient prévenir les maladies dont leur propre tempérament les menace, sans attendre qu’ils en soient attaqués pour en chercher la guérison.

Le Sauveur a fait connaître lui-même la vanité de cette science lorsqu’il dit par ironie, Medice cura te ipsum ; et c’est ce qu’il leur est impossible de faire. Il y a plus pour prouver la vanité et le ridicule de cette science : c’est que, quoique leur théorie soit la même, ils ne sont jamais d’un pareil avis dans une consultation. Je ne rapporte point ce que M. de Montagne, Rabelais, tout médecin qu’il était, Molière, et quantité d’autres, ont dit sur ce sujet : il parle de lui-même, et me convainc parfaitement que cette science n’est qu’une chimère et une vanité ; et qu’il n’y a que la seule crainte de la mort qui met les médecins en vogue, et qui oblige les hommes d’avoir par faiblesse recours à eux. On veut éviter la mort, et très souvent, au lieu d’être reculée, elle est précipitée par leur secours, soit par leur ignorance, soit par leurs mortels remèdes mal à propos donnés ; ce qui vient de la même source d’ignorance. Combien de gens seraient en bonne santé s’ils n’avaient eu recours à leur art ! Mais, comme dit Molière, on n’a jamais vu qui que ce soit revenir de l’autre monde se plaindre du médecin qui l’a tué dans celui-ci. Les morts sont trop discrets.

Je vois, messieurs, quelqu’un de vous sourire, et qui sans doute est en peine de savoir quel usage je veux faire d’une si longue digression sur les médecins, qui ne tend en apparence qu’à décrier la médecine ; et ce qu’un tel discours peut avoir de commun avec l’éternité ? J’y reviens, messieurs : ce que je viens de dire prouve le peu de fondement qu’on doit faire sur une science qui se contredit ; et j’en tire la conclusion que, puisque la médecine se trompe si souvent et si grossièrement sur des espèces qui frappent les sens, elle a pu se tromper, et se trompe en effet, sur la jonction de l’âme à l’embryon, qu’elle regarde pendant quarante jours comme une masse informe et inanimée, en un mot comme un être inconcevable, ou imaginaire, et pourtant composé en même temps de l’être, de la matière, et du néant, faute d’âme qui lui donne sa forme. Mais, pendant ces quarante jours, qui est-ce qui prépare un domicile à cette âme ? C’est la nature. Par qui cette nature est-elle conduite ? N’est-ce pas Dieu, qui continue sa création ?

Supposant ce système pour vérité, que nous sommes tous créés et formés par Dieu lui-même dans le sein du premier homme, et que depuis lui jusqu’à notre naissance dans ce monde nous avons été transmis par nos ancêtres successivement de l’un à l’autre, nous aurons trouvé où était notre âme pendant toute l’éternité passée, ce qu’elle est présentement, et il ne nous restera plus qu’à savoir ce qu’elle deviendra pendant l’éternité future.

Ne se pourrait-il pas que Dieu, qui a tout tiré du néant, eût en effet créé autant de mondes différents qu’il y a d’étoiles ; que ces étoiles fussent autant de mondes que tous les hommes allassent successivement habiter l’un après l’autre ; qu’ils y fissent dans tous des figures différentes, c’est-à-dire que celui qui aura été grand seigneur dans l’un devienne un pauvre et un misérable dans l’autre ; et qu’enfin chaque homme vécût seul, dans tous ces mondes, et dans différents états, autant que tous les hommes ensemble ont vécu, vivent et vivront dans le monde que nous habitons ?

Cette pensée, qui d’abord paraît absurde et ridicule, aura pourtant une apparence de raison lorsque nous nous dépouillerons de tous nos préjugés. Je le répète encore : je ne prétends point toucher à la religion ; je parle simplement en philosophe spéculatif, mais non en chrétien. Certainement, je ne crois nullement ce que j’avance ; mais, en admettant cette circulation ou transmigration de notre âme d’un monde dans l’autre, j’accorde la métempsycose de Pythagore avec ce que dit Sénèque, Dii nos sicut Pilas habent, nous ne sommes que des jetons, et ce n’est que suivant la place où nous sommes mis que nous valons plus ou moins, non par rapport à nous, mais par rapport à ceux qui nous précèdent ou qui nous suivent. Et pour revenir à l’éternité dont je suis chargé de parler, quoique ce nombre d’années qu’un seul homme vivrait en représentant dans tous ces mondes différents tous les hommes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront, offre à l’idée un objet inconcevable d’années, il est pourtant certain que tout cela ne serait encore qu’un point dans l’éternité, puisqu’elle n’aura jamais de fin, et ne sera jamais terminée. Mais, de quelle manière faire passer cette âme dans un autre monde pour y animer un nouveau corps ? Je mettrais bien ici la puissance de Dieu en œuvre ; mais ce serait la prodiguer que de la mettre de part dans une simple vision. J’ai dit qu’il a créé cette âme, et je supposerai que de toute éternité il a pu ordonner ses diverses mutations et ses passages.

Supposons que le monde que nous habitons soit celui où Dieu créa le premier homme, et dans lui toute sa postérité. Leurs corps à tous s’y réduisent en poudre, et y restent ; mais l’âme, plus subtile, peut prendre un vol plus rapide et être arrêtée dans un corps qui se forme dans un autre monde, et passer ainsi successivement de l’un dans l’autre. Sur quoi je vous prie, messieurs, de me permettre une réflexion, qui est que l’éternité heureuse nous est accordée à trop bon prix, si nous l’obtenons pour une vie aussi courte que la nôtre ; et qu’il est juste de la payer par des peines et des travaux continués longtemps, tels qu’ils peuvent être dans cette longue circulation de plusieurs vies, dans lesquelles nous n’aurions aucune idée de ce qui nous serait ci-devant arrivé, ce qui serait le fleuve de Léthé.

Si tous les hommes vivants étaient moralement convaincus de ce système, que je ne donne pas pour une vérité mais pour une simple idée de physique, il est certain qu’il en réussirait une très grande utilité pour tout le monde en général, et pour chacun en particulier ; que cette utilité cadrerait avec le christianisme, parce qu’elle réveillerait la charité tellement assoupie qu’il semble qu’elle soit morte dans le cœur ; parce que chaque homme vivant, se mettant dans l’esprit qu’il ira faire dans un autre monde la même figure qu’il voit faire dans celui-ci à un malheureux, en aurait compassion, et l’assisterait dans l’espérance d’être assisté à son tour.

Nous ne verrions point tant de perfidies ni de voracité, et très certainement l’Évangile serait mieux suivi. Nous ne ferions point à notre prochain ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît. On n’entendrait point tant de médisances : on ne jugerait pas si témérairement des actions de son prochain ; et nous regardant comme devant être tous les hommes ensemble, nous aurions pour chaque homme en particulier les mêmes égards que nous voudrions que tous les hommes en général eussent pour nous.

J’ai dit que Pythagore me paraît seul d’entre les philosophes qui a le mieux défini la divinité par ses œuvres innombrables. Pouvons-nous nombrer les cieux que par l’idée incertaine que notre faible raison s’en forme ? Pouvons-nous nombrer les étoiles ? Dieu seul sait leur nombre et leurs noms, dit saint Augustin. Pouvons-nous nombrer les espèces qui frappent nos sens ? Tels sont les animaux. Nous ne savons pas même combien il y en a de différentes, puisqu’il y en a une infinité que l’air, la terre, et l’eau renferment, qui ne croissent point dans le même climat, et dont le genre et l’espèce nous sont également inconnus. C’est en cela que l’éternité et l’immensité de Dieu éclatent, et par cette immensité nous pouvons, par nos sens, nous former une idée de l’éternité. Je dis une idée, parce que notre spéculation la plus abstraite ne peut pas parfaitement la comprendre, bien loin de la pouvoir exprimer.

Cette renaissance dans plusieurs mondes me paraît encore cadrer avec l’Évangile. Ex ore tuo te judico serve nequam, dit Jésus-Christ. Nous condamnons les actions de notre prochain sans en connaître les motifs. Homo considerat actus, Deus vero pensat intentiones, dit a Kempis. Ne semble-t-il pas qu’il est de la justice divine de nous mettre dans la même situation et les mêmes circonstances où notre prochain s’est trouvé, pour connaître par nous-mêmes que nous avons témérairement condamné sa conduite, puisque nous faisons comme lui et peut-être pis que lui, et nous rendre ainsi nos propres juges ? Afin que sa justice nous mesurât de la même mesure dont nous aurions mesuré autrui, ou qu’elle nous récompensât de ne nous être point écartés des devoirs réciproques que la nature seule nous inspire. Cette pensée me semble d’autant plus juste, qu’elle supprime absolument la prédestination et établit parfaitement le libre arbitre.

Je sais qu’on peut tirer de mon système de très mauvaises et de très cruelles conséquences, parce qu’il semblerait qu’en représentant successivement tous les hommes nous pourrions dans les mondes différents devenir criminels à notre tour, et peut-être de ces malheureuses victimes que la justice humaine s’immole, ce qui ruinerait le libre arbitre, et établirait la prédestination. Non, messieurs, ce n’est point là mon idée : elle irait contre la bonté de Dieu, de faire commettre à chaque homme tous les crimes des autres ; ce serait vouloir s’en faire un prétexte de les damner tous, lui qui veut au contraire les sauver tous, et qui est mort pour leur salut. Je soutiens et je prétends que nous n’agissons que par notre propre volonté, et par notre propre mouvement ; et qu’ainsi nous ne sommes criminels que parce que nous voulons l’être.

Mais, laissant les châtiments humains qui ne sont que la suite des mauvaises actions et du scandale qui en résulte, convenons qu’il n’y a point d’homme qui soit impeccable, ni qui puisse parfaitement connaître les péchés qu’il a commis, ou dont il est la cause. Delicta quis intelligit ? dit le prophète royal : ab ignotis meis munda me, et ab alienis parce servo tuo. Ajoutons avec saint Bernard, Justitia etiam Dei aliud judicare non potest, nisi quod merentur opera nostra et sur ce fondement, ne se peut-il pas que Dieu, transférant un pécheur dans un monde nouveau, l’y fasse naître et vivre dans un état qui lui fasse faire pénitence des péchés qu’il aura commis dans le monde dont il sort ? Je m’explique, un homme opulent, qui n’aura pas été charitable, ne peut-il pas à son tour être réduit à la mendicité, et souffrir dans lui-même les mêmes peines de l’indigence dans lesquelles son avarice aura laissé languir, et peut-être réduit, son prochain ?

Un homme qui aura abusé de son pouvoir et de son autorité ne peut-il pas être réduit à son tour à servir les autres, et à souffrir dans lui-même les mauvais traitements que traînent à leur suite l’esclavage et la servitude que son mauvais cœur et sa dureté auront fait sentir aux autres hommes ses semblables ? Et n’en peut-il pas arriver de même de tous les états de la vie ?

C’est par cette révolution de vies différentes que l’éternité paraît avec le plus de jour ; c’est par cette immensité que se peut le plus sentir l’éternité : et ce terme de différentes vissicitudes de vies accompli, Dieu par sa justice pourra condamner les mauvais, et par sa bonté faire jouir les autres d’un bonheur éternel, et faire en même temps admirer et adorer sa justice par les malheureux qui en seront foudroyés. Quadam namque vi divinâ fiet, dit le même saint Bernard, ut cuique sua opera bona aut mala, in memoriam revocentur, et mentis intuitu mira celeritate cemantur, ut accuset, vel excuset scientia conscientiam ; atque ità simul et singuli et omnes judicentur.

Judicium faciet factorum quisque suorum
Cunctaque cunctorum cunctis arcana patebunt

Que ce que je viens de dire, messieurs, ne fasse aucune impression sur vos esprits, qu’autant que la morale que j’en ai tirée est conforme au christianisme, et que la charité l’exige. Je n’ai point dit le reste par aucun mauvais principe, puisque je ne le crois pas. Je l’ai dit uniquement pour prouver trois vérités : la première, l’éternité de Dieu, créateur de toutes choses ; la seconde, l’immortalité de l’âme ; et la dernière, qu’une bonne action, faite par un esprit de charité, n’est jamais perdue ; et ce sont trois vérités dont je suis parfaitement convaincu.

Du dimanche 12 mars 1690

Je n’écrivis pas hier en entier tout ce que l’on vient de lire ; je ne l’ai achevé que ce matin. Peut-être que ce discours n’a pas paru au lecteur aussi beau qu’il me parut dans la déclamation ; mais il est comme impossible d’arranger, par le seul secours de la mémoire, ce qu’un homme compose avec étude. Outre cela, j’en ai beaucoup omis ; mais ce n’est pas l’endroit qui regarde Jean XXII, qui se dédit comme pape de ce qu’il avait avancé comme docteur. L’histoire dit pourtant qu’il était pape lorsqu’il proposa son erreur ; qu’il fit comme pape tous ses efforts pour la faire recevoir ; quelle causa bien du trouble dans l’Église ; que la Sorbonne s’y opposa ; et que Jean XXII, pour lors séant à Avignon, ne se rétracta que quand Philippe le Bel le menaça de le faire ardre (c’est le mot dont le roi se servit) s’il ne se rétractait. Apparemment les papes ne se croyaient pas infaillibles. Ce pape était cependant l’homme du monde le plus orgueilleux, puisqu’il se qualifiait de Dominator caelestium, terrestrium, et infernorum, et sur cet humble fondement inventa la triple couronne, que ses successeurs gardent encore. En tout cas, voilà deux personnes dans le pape, suivant les docteurs modernes ultramontains : l’une est faillible, comme homme, et même comme docteur ; et l’autre infaillible, comme pape. J’en demanderais volontiers autant que le paysan de Cologne. Si le pape, comme homme pécheur, va à tous les diables, que deviendra le pape infaillible ? Franchement, cette infaillibilité me choque, et me paraît pure sottise. Si de nos jours Innocent XI, moralement parlant très honnête homme, avait été infaillible, aurait-il donné au prince d’Orange l’argent dont il s’est servi pour détrôner Jacques II, son beau-père, prince catholique s’il en fut jamais ? Je m’écarte trop d’un journal.

La hauteur d’aujourd’hui par dix-neuf degrés quarante-huit minutes Nord.

Du lundi 13 mars 1690

Que M. l’abbé de Choisy dise ce qu’il voudra de l’Oiseau, il ne va qu’en tortue, aussi bien que le Florissant  ils sont cause que l’Écueil n’avance pas du quart qu’il devrait avancer. Ils ont toutes voiles au vent, jusqu’aux bonnettes en étui : cependant, nous les devançons avec notre seule misaine, et notre hunier les ris pris. La hauteur est de dix-sept degrés huit minutes. Nous courrons demain l’Ouest quart de Sud-Ouest.

Du mardi 14 mars 1690

La hauteur était à midi par quinze degrés vingt-huit minutes latitude Nord, et les pilotes se font à trois cent cinquante-huit degrés quarante-cinq minutes longitude estimée.

M. Hurtain nous a dit cet après-midi dans ma chambre, à M. de La Chassée et à moi, en nous lavant la gorge, une chose assez curieuse pour être rapportée, et qui je crois n’ennuiera pas quoiqu’il y ait environ seize ans qu’elle se soit passée. J’ai dit que M. Hurtain avait servi fort longtemps avec le grand du Quesne : il était avec lui au combat de Famagouste, où Ruyter reçut une blessure au talon, dont il mourut peu après en 1674 à Palerme. Ces deux chefs des armées de France et de Hollande, que leur seul mérite avait élevés, et que la fortune n’avait jamais abandonnés, et qu’on pouvait à bon droit nommer les deux premiers hommes de la mer, s’estimaient, s’aimaient et se craignaient l’un l’autre, fortement convaincus que celui des deux qui serait vaincu par l’autre verrait pour la première fois sa réputation ternie. Ainsi, ils appréhendaient réciproquement d’être obligés d’en venir aux prises ; et, pour en éluder l’occasion, ils entretenaient entre eux une correspondance secrète, et s’avertissaient des lieux où ils allaient et de ceux qu’ils quittaient, afin de ne se point rencontrer, quoiqu’ils fissent semblant de se chercher. Mais enfin, le vent, et le malheur de Ruyter, triomphèrent de leur prudence.

Celui-ci était à Ivique, île espagnole, sur les côtes d’Espagne, dans la Méditerranée. Il y reçut des nouvelles de M. du Quesne, qui l’avertissait qu’il était en

Sicile et qu’il se préparait à en partir pour aller sur les côtes de Naples. Le vent de tramontana maestro, ou de Nord-Nord-Ouest, calma tout d’un coup, et ne permit pas à M. du Quesne de sortir de Sicile. Ruyter, de sa part, eut un vent de mijor, ou Sud, qui l’amena à Messine, d’où M. du Quesne n’avait pas pu se relever, parce que ce même vent de mijor lui bouchait la sortie : si bien qu’il était encore sur les ancres lorsque le premier parut ; et à l’instant, à la faveur d’un petit vent de Ponente, ou d’Ouest, il mit à la voile, et joignit Ruyter, qui ne le fuyait pas.

C’eût été une lâcheté au premier de ne pas aller au-devant de l’autre, et une à Ruyter de l’éviter. Tous deux étaient trop gens d’honneur pour faire une bassesse ; surtout après avoir paru se chercher et avoir envie de se trouver, depuis quatre mois. Ils en vinrent donc aux mains, et firent l’un sur l’autre un feu terrible pendant plus de deux heures, qui donnèrent le temps de faire admirer leur expérience mutuelle à ne pas perdre un point de vent et à ne faire aucune fausse manœuvre. Enfin, le vaisseau de Ruyter en fil une, qui fit connaître à M. du Quesne que ce général était mort, ou du moins bien blessé, puisque, s’il avait commandé, il aurait tenu le vent et prêté le côté, sans montrer la poupe en arrivant trop, comme il avait fait. A cette vue, M. du Quesne ne put assez se commander pour ne pas faire éclater sa joie. Courage, enfants, s’écria-t-il, Ruyter est tué, donnons dessus. A ce mot, les Français redoublèrent leur feu, et voulaient en venir aux mains à l’abordage. Les Hollandais se retirèrent ; et M. du Quesne, très content de l’action et de la journée, et fort incommodé dans son vaisseau percé en plusieurs endroits de part en part, sa mâture hachée, ses manœuvres courantes coupées, et en état d’avoir besoin de se remettre, ne les poursuivit pas fort loin. Il revint à Messine, et Ruyter alla mourir à Palerme, moins de sa blessure que du chagrin d’avoir été battu, quoiqu’il n’y eût point de sa faute, ayant fait tout ce qu’on pouvait attendre d’un bon général, d’un bon soldat, et d’un très habile matelot.

Du mercredi 15 mars 1690

Toujours bon vent et beau temps. La hauteur était à midi par quatorze degrés vingt-deux minutes Nord, et trois cent cinquante-six degrés trente minutes longitude. Nous allons bien, mais toujours quelque retardement. Le mât d’hune du Gaillard est tombé sur les dix heures : cela nous en a fait perdre plus de six, et la nuit on ne va qu’à petites voiles ; crainte de trouver quelque rocher, dont les îles du Cap-Vert sont environnées. Nous courons l’Ouest pur, étant justement par la hauteur de ses îles.

Du jeudi 16 mars 1690

Toujours même vent et bon, et même manœuvre : toutes voiles dehors pendant le jour, et fort doucement la nuit. La hauteur était à midi par treize degrés douze minutes Nord. Pour la longitude, je n’en sais rien ; nos pilotes ne le savent pas eux-mêmes. Il faut que nous n’ayons pas été si vite qu’ils le croyaient, puisqu’ils se faisaient à Saint-Yago. C’est leur coutume ; et ils ont raison : il vaut beaucoup mieux s’estimer plus proche que plus loin, parce qu’on se défie davantage de l’atterrage. La navigation demande pour le moins autant de prudence que de science.

Du vendredi 17 mars 1690

Toujours même vent et même temps, la hauteur à midi était à treize degrés trente minutes Nord, qui est celle de Saint-Yago. Nous avons vu cette île sur le soir, et Dieu aidant nous y mouillerons demain. Quand j’y aurai été, je dirai ce qu’il m’en aura paru. Nous ne porterons point de voiles cette nuit, que notre seule misaine. Le Lion est allé à la découverte.

Du samedi 18 mars 1690

C’est ce matin que nous avons parfaitement vu l’île de Mai, et sur le midi ou une heure nous avons mouillé devant Saint-Yago. Nous conduisions toute l’escadre, non seulement parce que nous allons mieux que les autres, mais aussi parce que Jean Lénard, dit la Barque, notre premier pilote, très habile homme, était le seul de ceux qui y ont été sur lequel on pût faire fond : par cette raison, le Général nous avait fait signal de tenir la tête. C’était une confusion de voix ; on ne savait à laquelle entendre : il en était étourdi ; et quelque chose qu’on dise des vaisseaux du roi, pour qui nous passons, je me suis aperçu que la subordination n’a point été observée comme l’année dernière, que nous avions M. de Combes pour capitaine. M. Hurtain est trop facile ; et si M. de La Chassée ne l’aidait pas de ses conseils en ami et sans flatterie, il se précipiterait. Aujourd’hui tout le monde commandait, et personne n’obéissait ; et moi, j’aurais tout abandonné, si j’avais été pilote, aux risques de ceux qui auraient voulu faire mon emploi. Cela a fait qu’il s’est mépris, et que nous étions à une portée de fusil de terre dans une anse au Sud-Sud-Est, quoiqu’il soutînt que le mouillage présentait un îlot dans l’Ouest.

Si le vent n’avait pas été bon pour nous relever, que le navire n’eût pas bien gouverné, ou que l’atterrage ne fût pas sain, nous étions perdus, et l’Écueil aurait fini là son voyage des Indes. Nous sommes sur le fer. La terre me paraît remplie de montagnes et de rochers : j’irai demain et verrai ce qui m’en aura paru. Je trouve notre pilote habile ; tout autre se serait mépris. Il y a à la première des maisons et des cocotiers comme ici : il est vrai que les maisons sont ici dans l’Est et les cocotiers dans l’Ouest, au lieu que là les maisons sont dans l’Ouest et les cocotiers dans l’Est. On voit par là que la côte est rangée Est et Ouest ; cela est facile à distinguer, surtout par l’îlot qui est ici dans l’Ouest : et il n’y en a aucun à l’autre ancre, mais notre pilote n’était point écouté, et la confusion qui régnait sur le vaisseau pouvait faire perdre la tramontane à tout autre. Il est encore vrai que ceux qui sont ici d’un caractère à pouvoir imposer silence aux autres, étaient les premiers à leur montrer l’exemple de crier par cent sortes de commandements qui se contredisaient l’un l’autre. Je n’en excepterai point M. Hurtain, à qui M. de La Chassée et moi avons bien résolu de faire connaître, quand nous serons renfermés dans ma chambre, le peu de cas qu’on a fait de son autorité. J’en excepte le même M. de La Chassée et moi, qui pendant le tintamarre avons mis dans notre corps chacun une grosse bouteille de vin, afin qu’en cas que nous fussions tous obligés de boire au même tonneau, nous ne bussions pas tant d’eau salée. Certainement, il n’y avait aucun péril pour la vie ; mais tout était à craindre pour le vaisseau.

Du dimanche des Rameaux, 19 mars 1690

J’écris le matin, je vais à terre, et demain je dirai ce que c’est que Saint-Yago, ou du moins ce qu’il m’en aura paru.

Du lundi 20 mars 1690

L’île de Saint-Yago, ou de Saint-Jacques, est celle qui est le plus dans le Sud des îles du Cap-Vert. On les nomme îles du Cap-Vert parce qu’elles sont par la même latitude de ce cap qui est en Afrique. Elle est située par quatorze degrés quarante minutes de latitude Nord. Sa longitude est incertaine à cause de la différence qui se trouve entre les cartes françaises, hollandaises, espagnoles et portugaises ; chaque nation mettant à son choix le premier méridien, au Pic, ou à l’île de Fer, et ne s’en rapportant point aux décisions d’Alexandre VI, ni de Clément VII, qui véritablement n’étaient rien moins qu’infaillibles. J’en ai parlé ci-dessus. Il faut lire ce qu’en disent le scélérat Machiavel, Mézeray, Maimbourg, Varillas et les autres, qui ont écrit l’histoire du temps de ces papes.

Les vaisseaux qui vont aux Indes, ou qui en reviennent (peu de ceux-ci, parce qu’ils prennent une autre route) et qui veulent y faire de l’eau, mouillent dans le Sud-Ouest de cette île de Saint-Yago, à l’est d’une île qu’on ne peut distinguer de la terre à moins que d’en être fort proche. Ce mouillage est dans une anse appelée la Vinate, qui forme une espèce de port dont la tenue n’est pas fort bonne ; ce que nous avons connu au Gaillard qui a chassé sur son ancre et a été obligé d’affourcher. Le fond est de petit gravier et de coquillages. L’île appartient aux Portugais, qui y entretiennent deux gouverneurs, l’un à la ville qui porte le nom de l’île, et l’autre à cette anse.

Celui qui est ici, dont je ne sais le nom que sous celui de seigneur gouvernador, est âgé de vingt-deux à vingt-trois ans au plus. Il est tort civil, et est assez bien fait de sa personne ; et le paraîtrait encore plus s’il ne se remuait pas. Il n’est point portugais de naissance ; car ordinairement ils ne sont pas si basanés.

Il a le teint olivâtre, et d’un regard mal assuré. Il commande à une manière de fort, si je puis donner ce nom à une simple élévation de terre sur laquelle sont posées sans affûts quatre pièces de canon de huit et douze livres de balle.

Il faut se faire porter sur le dos d’un matelot la longueur de douze ou quinze pas, les chaloupes ne pouvant pas approcher de terre qu’à cette distance, à cause du peu de fond. Cette grave où l’on met pied à terre est un sable fort fin, à peu près comme celui d’Étampes. On marche sur ce sablon environ quatre-vingts ou cent pas du côté du soleil levant, ayant la mer à la main droite, et à gauche un parc de cocotiers, plantés en échiquier dans un juste alignement ; si bien que cette vue présente aux yeux une très agréable perspective, bornée par la mer et par quelques petites maisonnettes ou cabanes. Ce chemin conduit jusqu’au pied d’une montagne fort escarpée, mais peu haute, n’ayant qu’environ cent pas, sur laquelle sont bâtis l’église et le village dont je parlerai bientôt, après avoir achevé le chemin.

En allant, on laisse à gauche un des deux puits où l’on fait de l’eau, il est environ à six vingts pas de la rive. Ce premier puits ne valait rien pour nous. Il avait été depuis quatre à cinq jours tari par l’eau que trois navires hollandais y avaient faite avant notre arrivée, et qui ne sont partis d’ici que mercredi dernier, c’est-à-dire trois jours avant que nous ayons paru. (Par parenthèse, ces navires hollandais sont bien heureux d’avoir échappé nos griffes : ils y seraient assurément tombés si tous les vaisseaux de l’escadre allaient aussi bien que l’Écueil). A deux cents autres pas de ce premier puits, on trouve le second qui est le meilleur, ou pour mieux dire le moins méchant, l’eau en étant un peu saumâtre et ainsi ne valant rien et donnant d’ailleurs beaucoup de peine à faire, à cause de sa profondeur, et plus encore à conduire jusqu’à la rive, par un chemin tordu, étroit et plein de cailloux.

À cent cinquante pas de ce dernier puits, on trouve le superbe palais du seignor goubernador. Ce n’est qu’une très chétive masure, blanchie de chaux, qui ne consiste qu’en une salle, et la chambre du gouverneur, qui lui sert de cabinet, est au niveau ; et le tout sans aucun étage au-dessus. Le tout est couvert de feuilles de palmes et de cocos, assez bien et proprement jointes ; et quand cela ne serait pas, ne pleuvant que rarement dans cette île, ils ne doivent point craindre l’humidité, mais seulement la chaleur, qui y est excessive. Cette salle est pavée de cailloux ou gravier, d’un pouce et demi de diamètre, posés bruts en échiquier barlong, ou en losanges, coupés en carrés par des lignes de cailloux blancs, remplis et appuyés de cailloux noirs ; et tout brut et informe que cela est, l’aspect de cette salle n’est point désagréable. Elle n’a qu’une porte et une fenêtre percées à l’opposite l’une de l’autre, afin d’y respirer le peu de fraîcheur que Dieu leur envoie. Cette salle peut avoir quatre ou cinq toises de long sur moitié de large ; et c’est, comme j’ai dit, dans l’enfoncement de ce trou qu’est le lit du seigneur goubernador, une simple cloison faisant la séparation de la salle et du cabinet où il couche. Les tapisseries sont si fines qu’on ne les voit pas : l’usage des miroirs, des tables et des sièges y est inconnu ; et le reste est aussi promptement meublé qu’un jeu de paume.

Lorsque je le vis, il était vêtu à la française. Je ne sais s’il avait sué de l’encre, mais son linge était bien noir. Il avait des bas gris de perle, un escarpin couleur de noisette d’un demi-pied plus long qu’il ne fallait, un justaucorps de drap gris de souris, une veste de satin de même couleur, tous deux brodés de fleurs de soie de toutes couleurs, très délicatement mises en œuvre, à présent fort fanées et autrefois vives, et c’est ce qu’il avait de plus beau. Une culotte de damas cramoisi serrée à l’espagnole était dessous avec une épée au moins de six pieds de lame, avec une canne très belle, garnie d’argent, et surtout d’une chaîne très bien travaillée. Si bien qu’en ajoutant une rhingrave à sa parure, il aurait fort bien représenté l’original du marquis de Mascarille des Précieuses de Molière.

On voit devant le superbe trou que je viens de dépeindre une autre maison tout aussi magnifique, où sont les cuisines. Je ne puis dire ce qu’on y fait cuire, n’y ayant vu ni feu ni bête vive ou morte, de terre, ni d’eau, pas même légumes ni œufs, mais seulement des femmes nègres ou noires comme beaux diables. Ovide en avait vu de pareilles, qui lui ont donné l’idée des furies d’Enfer. Quand leurs tourments ne seraient pas cruels, leur seul aspect offre un supplice. Dans cette maison est une manière de hangar ouvert de tous côtés, pour se mettre à couvert du soleil. Il ressemble à nos remises de carrosses, excepté qu’il est élevé de deux marches et garni de bancs de terre ou de rochers bruts.

Je viens au village. J’ai rempli les devoirs de la civilité, en parlant en premier item du gouverneur et de la magnificence de sa masure. Ce village est comme j’ai dit sur une hauteur. Les maisons en sont séparées les unes des autres, bâties de terre, et très mal, sans jambages, poutres ni solives, et le tout sans alignement ; et ressemblent bien plutôt à des campements de caravanes ambulantes de bohémiens qu’à des demeures permanentes. Cependant, c’en est assez pour les misérables Noirs qui les habitent. Il y a seulement un hidalgo, ou gentilhomme portugais qui est blanc, et dont la femme que j’ai vue, à peu près âgée de trente-cinq ans, est blanche aussi. C’est je crois le plus honnête homme de l’île ; du moins ses manières n’ont rien que de très poli. Il a quatre enfants, deux garçons et deux filles, de six à dix ans. J’en ai vu deux, les garçons, beaux comme des anges, les cheveux du plus beau blond argenté qu’on puisse voir, pendant par anneaux jusqu’à la ceinture. Ce gentilhomme nous donna un régal de goyaves, fruit qui croît dans l’île, gros comme une petite orange, rempli d’une graine et d’une chair vermeille fort belle aux yeux et très agréable au goût. Pour boisson, on nous servit de belle eau claire dans des gobelets d’argent, sur des soucoupes de même métal, l’un et l’autre armoriés. Ce régal, à l’issue de la messe, ne nous aurait nullement plu à M. de Pressac, lieutenant du Lion, qui parle portugais, à M. de La Chassée et à moi, si je n’avais pas eu la précaution de faire apporter quatre bouteilles de vin. Ils m’en surent bon gré, aussi bien que le Portugais. Je crois que cet hidalgo est major de l’île, et se nomme dom Francisco de Velasco.

L’église est assez éloignée de ces maisons ; elle m’a paru fort pauvre. Il n’y a qu’un seul prêtre entretenu : il est noir, aussi bien que les autres prêtres de l’île, à l’exception de l’évêque et du curé de la ville, qui sont les seuls ecclésiastiques blancs que j’y ai vus. J’en parlerai en parlant de la ville. Le tableau de la paroisse de la Vinate représente une Assomption : il est assez bon. La sacristie est du côté de l’Épître en dehors de l’église, et n’est qu’un petit salon détaché. Cette église a sa sortie sur une grande lande du côté des maisons : on voit de là toute la mer et le port, la vue étant libre à cause de la hauteur de cet endroit ; et à l’autre côté à gauche, on ne voit que des rochers.

J’avais entendu la messe à bord, je ne laissai pourtant pas d’assister à l’office. C’était hier le dimanche des Rameaux. Les palmes que tous ces gens portaient dans leurs mains à la procession me firent souvenir de l’entrée triomphante de Jésus-Christ dans Jérusalem : et en effet ce fut avec des palmes qu’ils allèrent au-devant de lui ; c’est-à-dire les Juifs, lors de son triomphe, dont l’église célébrait hier la commémoration. Au reste, si le respect que j’ai pour ma religion ne m’en avait empêché, je me serais éclaté de rire deux ou trois fois. Je ne doute pas même que mon confesseur ne me tienne compte de ma retenue, quand ce ne serait que parce que mon sérieux a obligé d’autres à m’imiter, et qui me regardaient à tout moment pour moduler leur contenance sur la mienne. Notre aumônier m’en donnerait bien son certificat si j’en avais besoin. Certainement, j’ai beaucoup pris sur moi ; et en effet, où est l’Européen le plus grave qui eût pu tenir son sérieux sur un si plaisant spectacle ? Figurez-vous un prêtre et deux paysans qui lui servaient d’acolytes, tous trois noirs comme beaux diables, aussi bien que le porte-croix ; tous quatre revêtus d’aubes blanches comme neige. Il me semblait voir quatre figures pareilles à celle du More du Marché-Neuf, à qui on aurait mis des chemises blanches. Raillerie à part, l’office s’y fait bien, et dévotement même ; et il serait à souhaiter que l’intérieur répondît à l’extérieur. C’en est assez sur ce sujet : il est temps d’aller à la ville. Étant plusieurs qui avions envie de la voir, et ne trouvant point de chevaux, nous fûmes obligés de nous servir d’ânes : ce n’est pas qu’il n’y en ait de très beaux ; mais en petite quantité. Celui que le père Tachard montait était un genêt d’Espagne, qui vaudrait en France plus de quatre-vingts pistoles : il appartient au gouverneur de la Vinate et le révérend père avait si bien fait qu’il l’avait eu. Cela ne m’a point surpris ; au contraire, je l’aurais été qu’il le lui eût refusé : en effet, un Portugais aussi bien qu’un Espagnol refuser quelque chose à un jésuite, surtout à un jésuite ambassadeur du roi de Siam, cela serait inouï. Il n’a pourtant pas obtenu de l’évêque ce qu’il en espérait. Mais, outre qu’il lui demandait une chose que l’évêque ne lui devait point accorder, c’est qu’on n’a pas dans le monde tout ce qu’on demande. D’ailleurs, ce ne sont point mes affaires : je sais ce que c’est ; mais je ne dois pas m’en mêler.

M. du Quesne et le jésuite partirent ensemble, tous deux fort bien montés : le commissaire les suivit. Pour moi, j’eus mille pensées bouffonnes sur le hasard qui me donnait un âne pour monture, le propre jour des Rameaux, pour aller dans une ville pleine de Juifs. Il y a trois lieues de la Vinate à la ville : les terres ne valant rien, les Noirs sont excusables de ne les pas mesurer juste. Nous avons été cinq heures en chemin : ajoutez la chaleur qu’il faisait, qui nous mettait en eau, et on avouera qu’il ne devait nous paraître ni court ni agréable. Ce ne sont que montagnes et précipices, pas cent pas de chemin uni. On voit toujours la mer à gauche en allant, et à droite un pays aride et stérile, où je n’ai vu de vert ni arbres ni herbes, si ce ne sont quelques petites calebasses et pommes de coloquinte, qui rampent à terre sans feuilles : on voit aussi quelques cocotiers, mais peu. Au reste, nous étions obligés de mettre pied à terre de quart d’heure en quart d’heure pour monter ou descendre les rochers, parce qu’il est impossible que ni cheval ni âne en descende chargé : ainsi, nous avons fait à pied plus du tiers du chemin le plus difficile et le plus tuant. Il y en a un autre uni, mais plus long, et c’est celui par lequel je suis revenu. On trouve à un quart de lieue de la Vinate, en allant à la ville, un champ, qui a un bon quart de lieue en carré, par un coin duquel on passe. Ce champ paraît avoir été autrefois cultivé et semé de seigle ; mais qui n’a point été cultivé depuis trois ans que les Noirs disent qu’il n’a point plu dans l’île. Peu après ce champ, qu’on laisse à droite, on voit sur la gauche un lit de rivière entièrement à sec, parce que, n’ayant point plu depuis longtemps, l’eau a cessé de courir ; cette manière de rivière n’étant qu’un torrent formé des eaux qui tombent des montagnes après qu’il a plu.

A moitié chemin on trouve un ruisseau de trois pieds de largeur sur deux de hauteur, dont l’eau coule sur un gravier comme celui de la Seine. Cette eau est très pure, très claire et très bonne : c’est là que l’évêque, le gouverneur et les autres gens distingués de la ville envoient quérir sur des ânes celle qu’ils consomment pour leur usage de bouche ; le commun peuple ne se servant que d’eau de puits. Celle-ci vient de source, et par conséquent ne tarit jamais ; et afin qu’elle ne se perde pas, les Noirs ont fait des levées qui la font courir dans un lit droit et uni. Elle coule avec rapidité, et se précipite dans la mer à un endroit qui n’est pas à plus de cent pas de celui où j’ai passé. Je ne sais pourquoi les vaisseaux ne vont pas là, ou n’y envoient pas faire de l’eau : on en ferait tant qu’on voudrait et en peu de temps, et très bonne. Il faut apparemment que l’anse dans laquelle cette eau se perd soit pleine de rochers qui en empêchent l’abord. Je n’y en ai cependant point vu ; il est vrai qu’il faisait calme tout plat ; cependant la mer brisait proche de terre, ce qui me fait croire que ces rochers sont à fort peu de fond : peut-être aussi est-ce qu’il n’y en a point, ou qu’il est si haut qu’on ne peut y mouiller.

Le soleil se coucha plus de trois heures avant que nous arrivassions à la ville : je voyais de temps en temps du feu paraître et s’éteindre en tombant ; il ne paraissait que la longueur de trois pater au plus. Je crus d’abord que c’était quelque météore, comme on en voit assez souvent dans les climats chauds. Je me trompais : c’est un feu effectif, que vomit une montagne qui est dans l’Ouest-Sud-Ouest, à quinze lieues d’ici, qui pour cette raison est appelée l’île de Feu. Quoique ce feu paraisse peu de chose, il est pourtant véhément et fort puisqu’on le voit de si loin. Enfin, nous arrivâmes à la ville, fort fatigués du chemin ; et la première chose que nous aperçûmes au clair de la lune fut une longue muraille de moellon et de gros cailloux, assez forte et bien faite, revêtue de trois bastions et de quelques pièces de canon. Cette muraille fait un circuit quatre fois plus grand que la ville, d’une extrémité de la mer jusqu’à l’autre, du Nord au Sud dans l’Est, le côté de l’Ouest étant en partie naturellement fortifié par les rochers qui bordent la mer, et par une petite muraille dont je parlerai dans la suite. Je n’aperçus pas cela hier au soir, quoique la lune fût belle ; mais ce matin je me suis promené partout et ai tout observé. On ne voit point la ville qu’on n’ait passé la seule porte qu’il y a à cette muraille du côté de terre, par laquelle nous sommes entrés et sortis. La ville n’a que deux portes, celle-ci et une autre qui donne sur le quai, faite à la muraille qui prend du palais épiscopal dans le Sud-Ouest, jusqu’aux rochers qui bordent la mer dans le Nord-Est. Dès que l’on a passé cette porte, la ville ressemble à peu près à la perspective de Suresnes, au sortir de l’église du mont Valérien ; mais pas si éloignée, moins basse. Elle paraît être toute neuve ; les rues sont dans un juste alignement, les maisons bien percées et claires, et presque toutes de deux étages, couvertes de tuiles. Je n’y ai point vu d’ardoise, pas même à l’église cathédrale. Le chemin qui conduit de cette porte à la ville est brut sans aucun travail, et seulement pratiqué dans le rocher.

Le palais de l’évêque, qui est le bâtiment le plus proche de la mer, est le lieu le plus élevé et le plus beau de la ville. On m’a dit que c’est où est mort Alphonse VI, roi de Portugal, frère aîné de dom Pierre, aujourd’hui roi, qui l’avait relégué dans cette île, comme hébété et impuissant, et s’était emparé du royaume et de sa femme, qu’il a épousée ; et le tout sans violence : il est vrai que dom Pedro n’a pris la qualité de roi qu’après la mort de son frère.

Le château du gouverneur est bâti environ à cent pas de la porte par laquelle on entre et sur la même hauteur à droite ou dans le Nord. Il n’est pas mal bâti, n’ayant pourtant rien de beau en dehors que les quatre murs, parce qu’ils sont bien blanchis. Le dedans est logeable : M. du Quesne, le père Tachard et le commissaire y ont été commodément logés. Le gouverneur, d’environ cinquante ans, est fort bien fait, et porte une barbe devant laquelle celle de Bouchetière doit mettre pavillon bas. J’ai été tenté cinq ou six fois d’en arracher cinq ou six poils.

Je ne sais pourquoi on a bâti la ville dans l’endroit où elle est, le havre n’étant pas capable de gros vaisseaux, mais seulement de barques, qui amarrent proche de terre, et qui seraient bientôt emportées par le vent si elles étaient au large. La ville s’étend du Sud au Nord, plus belle et plus peuplée dans le Sud ; elle peut contenir deux à trois cents familles. Les hommes y sont assez bien faits, remplis d’une férocité fort éloignée de la politesse de notre France, pleins de présomption, et d’une vanité ridicule. Ils s’appellent entre eux señores cavalieros ; et c’est ce qu’ils sont le moins. Ils ne se connaissent pas : je n’ai jamais vu de peuples plus malheureux qu’eux, sans en excepter les sauvages du Canada. Pour les femmes blanches, on ne les voit point. J’ai vu des femmes noires ou mulâtres, parfaitement bien faites. Celle chez qui nous avons soupe est de ce nombre : elle a les traits fort beaux et même délicats, l’humeur agréable, et paraît fort douce et honnête. Son mari est de Lisbonne, aussi vilain mâtin que sa femme est aimable. Il ne la perdit pas de vue ; je ne sais si ce fut par jalousie. Il n’aurait pas eu tout le tort ; il y avait avec nous un Parisien, nommé Loyer de Renaucourt, lieutenant d’infanterie, qui la regardait d’un air à mettre martel en tête à tout autre qu’à un Portugais. Elle eut toute la peine ; elle distribua tout pendant que le magot, assis sur son cul comme un singe, une pipe de tabac à la gueule, et retroussant gravement sa rousse moustache, la regarda faire en observant tout le monde. Ce que j’en peux juger, c’est que les Portugais, qui sont malheureux dans leur patrie, viennent ici chercher fortune et y épousent des femmes laborieuses, qui les nourrissent, entretiennent leur paresse naturelle, et qu’ils rossent encore bien par-dessus le marché.

Ces femmes n’ont pour coiffure qu’un simple bandeau qui leur ceint le front et retient leurs cheveux : ce bandeau est de couleur à leur choix. Un petit corset, qui ne prend que vers le nombril et ne monte pas à la moitié du sein ; ainsi, le reste à découvert. Elles n’ont qu’un petit jupon, qui prend du bas de ce corset et ne passe pas la moitié de la jambe. Pour des bas et des souliers, elles n’en connaissent point l’usage ; et malgré ce bizarre attirail, elles ne laissent pas d’être agréables : j’entends les jeunes et non les autres ; car, quoique, généralement parlant, elles soient toutes bien faites et appétissantes, il s’en trouve quantité qui sont de véritables remèdes d’amour, et avec lesquelles qui que ce soit ne voudrait entrer en commerce, à moins que le diable ne fût le maquereau de l’aventure. Telles sont celles qui ont eu des enfants, et surtout les vieilles, dont les tétasses noires et ridées, n’étant point soutenues, ont tout l’air de deux vieilles besaces de capucin vides et renversées.

On ne trouve ici rien dans les cabarets : on est obligé d’envoyer chercher ailleurs, non ce qu’on voudrait manger, mais ce qu’on peut trouver. Le vin de Madère qu’ils ont est très bon et très cher : il ressemble pour la couleur à nos vins du Rhône ou de Côte-Rôtie, et pour le goût à nos meilleurs muscats. J’en ai bu de bon coeur et en ai acheté deux petits quartauts, à condition de me les rendre à la Vinate. Ils ont aussi du vin des Algarves, province de Portugal : il n’a pas tout à fait la délicatesse de nos vins de Reims, mais il en approche : c’est de celui dont nous avons bu le plus, celui de Madère étant un vin de liqueur, mais infiniment meilleur que celui qu’on vend à Paris. C’est qu’il est tel que la nature le produit.

Pour éviter les querelles qui naissent dans le vin, il y a toujours un sergent de la garnison qui observe les buveurs, tant qu’ils sont à table : les soldats restent à la porte et n’entrent point qu’on ne les appelle. Ni lui ni les cavaleros n’empêchent point de boire : au contraire, ils y animent, parce que le sergent y gagne doublement ; car, outre quelque coup de vin que lui et les autres attrapent de temps en temps, il lui revient le quart du gain que l’hôte fait sur le vin, le reste allant se quérir par les buveurs ou leurs gens. Quoiqu’il soit rude d’être examiné de si près, il est pourtant vrai que cette police est très louable et qu’elle empêche bien des noises ; car on met ici, sans façon, les gens in tenebris quand la bouteille se ressent de la liqueur qui l’emplit, et le lendemain on en est quitte pour payer son gîte. Je ne sais s’ils exercent parmi eux cette police ; car, pour rendre justice à tout le monde, le Portugais est trop sobre pour boire jusqu’à perdre la raison : mais, je sais bien qu’ils l’exercent envers toutes les autres nations indistinctement ;

et je sais bien encore que si on pratiquait la même chose en France il n’y aurait assurément ni tant de meurtres, ni tant d’ivrognes. On peut voir par là que, quoique je ne haïsse pas le fruit de Noé, je n’aime ni n’estime ceux qui en prennent avec trop d’excès. Je dirai dans la suite le magnifique repas que nous avons fait.

L’église cathédrale, qui est la paroisse, n’est pas éloignée du palais épiscopal, plus beau, plus magnifique, et sans comparaison mieux meublé que le château du gouverneur : on ne s’en doit pas étonner après ce que j’en viens de dire ci-dessus. Cette église est assez belle, le chœur est séparé de la nef par une balustrade élevée de trois degrés. Le tableau du maître-autel représente une Assomption, comme celui de la Vinate, mais incomparablement plus beau et mieux fini. C’est un ouvrage d’Italie, dont je crois avoir vu l’original à Rome à Sainte-Marie-de-la-Minerve. Je ne sais de qui est le tableau qui est ici, non plus que trois autres qui représentent une Madeleine, un saint Jacques et un saint François, qui me paraissent des morceaux achevés. Le crucifix est d’argent, d’environ trois pieds de hauteur ; quatre fort beaux chandeliers et une lampe de même métal, et un soleil d’or ou de vermeil doré, enrichi de pierreries, qui sont de grand prix si elles sont fines. Je n’y ai point vu de reliques, quoique ce soit ce qui coûte le moins à cette nation.

L’évêque est blanc, de l’ordre de Saint-François, et cordelier ; du moins son habit le dit : il est âgé d’environ quarante ans, d’un abord très affable, bien fait de sa personne, et parlant bon latin : meilleur théologien que le révérend père Tachard, puisqu’il lui a prouvé par un sec refus que ce que celui-ci lui demandait était contraire aux préceptes de Jésus-Christ et aux saints canons. Il m’a donné sa bénédiction, que je lui ai demandée en particulier. Le curé et le vicaire sont blancs aussi ; les autres ecclésiastiques sont noirs. Je me suis entretenu avec trois, dont le sacristain était un, tous prêtres. Ils parlent tous un latin très mauvais, peu poli, point élégant : cela vient de ce qu’ils suivent plutôt les phrases plates des nègres avec lesquels ils sont toujours que la phrase latine qu’on leur enseigne en classe. Ils y sont assurément plaisamment élevés et instruits : on peut en juger par la demande que me fit le sacristain, quel homme était Cicéron, que je lui avais cité.

À l’égard du gouvernement, je ne puis en rendre aucun compte, ne m’ayant pas été possible de m’en informer ; mais, si j’en peux juger sur l’apparence, le gouverneur est ici absolu, n’ayant à faire qu’aux Européens, qui sont en fort petit nombre, n’étant au plus que quarante, tant officiers de justice que d’ épée, les créoles ou métis étant presque tous soldats et les autres de métier ; auxquels tous il importe de maintenir l’autorité du gouverneur, puisque c’est elle qui fait leur sûreté contre les noirs, qui sont en bien plus grand nombre, mais à la vérité d’un esprit si servile et si abject qu’ils ne sont pas à craindre. Il semble que ces noirs n’ont que la figure humaine, qui les distingue de la brute, une bassesse d’âme dans toutes leurs actions que je ne puis exprimer. Le gain fait sur eux ce qu’un morceau de pain fait sur un chien affamé. Ils sont flatteurs, en demandant, Ils disparaissent quand ils ont ce qu’ils demandaient. J’ai eu un nègre à moi pendant près de deux jours, pour demi-quart de patate qui vaut sept sols et demi de notre monnaie. Il s’est nourri, a eu soin de mon âne, et m’a suivi comme un barbet. Si je lui avais donné son argent lorsqu’il me le demanda, je serais revenu à pied, du moins on me l’avait fait craindre ; et je crois que cela eût été, ne l’ayant point vu depuis que je l’ai payé.

Je ne sais quelle est la vie de tous ces gens-là, tant européens que créoles, ou métis ou noirs : point de pain, point de poisson, faute de canots ou chaloupes, la mer autour de l’île en étant pleine, les navires en ayant péché beaucoup. Peu de viandes, peu de fruits, peu de légumes de jardinage, il n’y a que quelques oranges, cocos, limons et goyaves : encore ne sais-je où ils les prennent ; car ni les autres Français, ni moi, qui avons été à la ville par différents chemins, n’avons vu aucun arbre vert, tel soit-il, que ceux qui nous ont paru en arrivant. Ils vivent misérablement. Leur nourriture ordinaire est une espèce de petites fayolles, ou fèves noires, qui croissent sans culture, et dont la vue suffit seule pour rassasier ; et il est très vrai que ceux qui sont venus nous voir souper (je ne parle point des noirs, il n’y en vint aucun ; je ne parle que des Européens et des créoles, qui sont les natifs de l’île, enfants de Portugais et de noires, et qui en effet ne sont que très peu plus basanés que les Portugais d’Europe), ne demandaient point à boire ni à manger, leur orgueil naturel ne le permet pas, mais dévoraient des yeux ce que nous avions, qui pourtant ne valait pas le diable ; et lorsqu’on leur en présentait, ils le prenaient, non seulement sans civilité mais avec une avidité canine dont nous-mêmes étions confus.

La religion de ces peuples est la nôtre, catholique, apostolique, et romaine ; mais certainement l’intérieur ne répond point à l’extérieur : en voici la preuve. J’avais entendu la messe à bord, avant que de descendre à terre. Je joignis dans l’église de la Vinate un homme qui me parut ecclésiastique ; mais il ne l’était que par l’habit qu’il portait : c’était le sacristain, bedeau, chasse-chien, comme on voudra l’appeler. M.de Pressac, lieutenant, nous joignit ; et cet homme aima mieux s’amuser à jaser avec nous, et boire un coup d’eau-de-vie que j’avais apportée sur moi que de remplir ses devoirs. Je ne le quittai pas d’un pas,

et quoiqu’il eût été à ses nécessités naturelles en ma présence, il ne se lava pas les mains pour prendre la croix, ce sacré mémorial de notre rédemption. Il le porta à la procession avec un respect dont je fus fort édifié, mais pourtant surpris, après son action indécente, malgré l’édification qu’il devait à un étranger.

Je ne sais si c’est la malignité de l’homme qui le pousse à juger de son prochain en général, et de chaque nation en particulier, par les objets extérieurs dont il est frappé ; mais, à parler de la nation portugaise sur ce qui m’en a paru à Lisbonne, à l’Atto da Fe que j’ai vu, à la procession d’hier, et à la ville aujourd’hui, je puis conjecturer que la religion de Jésus-Christ est ce qu’ils suivent le moins, et que le vénérable extérieur des moines y prime.

Ce n’est qu’après l’écot qu’on est comptable, dit la chanson : nous l’avons éprouvé ici. Nous étions six de compagnie, altérés et affamés, et tous espérant faire un bon repas, Hoymé ! Nous avons tous été trompés. Le temps de carême ne permet pas à ces gens-ci de vendre ni viande ni œufs, et point de poisson. Il a fallu nous contenter de sardines très puantes mangées avec de l’ail et de l’huile qui sortait de la foulerie d’un cardeur, tant elle infectait. C’est pourtant là le superbe et succulent régal que los cavaleros dévoraient des yeux. Je le répète encore, je ne sais qui que ce soit plus malheureux que ces gens-ci. A mangé de ce régal qui a voulu, sur un coffre qui servait de table, où la crasse était d’un bon doigt d’épaisseur ; car ils ne savent ce que c’est que de nappes ni serviettes. Point de pain dans toute la ville : nous en avons eu pourtant, à trente sols la livre ; et c’est le senor Goubernador qui nous en a fourni, comme monsieur Jourdain donnait ses marchandises argent comptant ; encore a-t-il fallu que quelqu’un de nous y allât. Ayant envie de voir le château, j’y ai été,

Landais a pris le pain, et j’ai payé le Juif. C’est là que j’ai été tenté de lui arracher un côté de moustache. Si Landais n’avait pas eu la précaution d’apporter six galettes de bord, nous aurions payé pour plus de vingt francs de pain. Nous en avons été quittes pour soixante-douze francs en tout ; savoir, le calcul en est curieux : douze francs pour huit livres de pain, huit pour les sardines, six pour notre coucher, quarante sols au sergent pour sa garde, et quarante-quatre pour le vin. Avions-nous beau jeu ? Rendez-moi Paris ou Québec : ce sont des paradis, au lieu de ceci. Effectivement, nous bûmes bien, et ne mangeâmes guère : la bonne chère nous rassasiait.

Il n’y a point en France de si chétif cabaret, qui ne donnât à souper et le couvert à huit hommes, six maîtres et deux valets. Ce n’est pas cela ici ; il a fallu aller passer la nuit à vingt pas. Je ne sais si c’est la jalousie qui en est cause. Je le répète, Renaucourt guignait l’hôtesse d’un œil de concupiscence qui nous faisait de la peine. et nous obligea de lui en faire à son tour. Il était assis justement devant moi, et avait en pleine vue cette femme à qui je tournais le dos. Le sergent arriva avec ses soldats et je lui fis entendre que c’était l’hôte qui l’avait envoyé quérir : il me pria de changer de place ; ce que je fis avec plaisir, bien content que ma petite malice eût réussi. Effectivement, cette femme est toute aimable, faite au tour ; et je doute que toute l’Europe pût présenter une femme plus agréable dénuée de toute parure et dans son simple naturel. Il n’y a que le teint ; mais il n’a rien de dégoûtant dans elle. Pour Renaucourt, il fit comme Ragotin dans la maison de l’hôte mort ; il en fit moins de bruit, et en but davantage. Nous avons couché sur des nattes très fines, à la manière des Portugais : cela est frais, et très propre ; et dans la chaleur cela est très commode. J’en ai acheté une qui me servira dans les chaleurs.

Voilà Saint-Yago et ses dignes habitants naturellement peints. Il ne me reste qu’à dire qu’ils sont plus intéressés que les Juifs leurs ancêtres, et qu’ils dameraient le pion aux fripiers de Paris et aux maltôtiers qui écorchent la France ; quoique ceux-ci aient le bruit d’être si bons alchimistes qu’ils ont mis l’usure et la mauvaise foi dans l’alambic, pour en tirer la quintessence, et le sublimé.

Je suis revenu vers le midi, n’ayant ni bu ni mangé que chez l’évêque, conduisant mon vin. J’ai trouvé M. de La Chassée qui venait au-devant de moi avec un soldat qui le sert qui portait un flacon de vin : cela m’a fait plaisir. Il m’a instruit de ce que je devais répondre au procès qu’on m’allait faire : il agissait de concert avec M. Hurtain ; et tous deux avaient jugé à propos de me prévenir : voici le fait.

M. Blondel était venu à la ville avec M. du Quesne : ils ne m’avaient rien dit. De tous les jésuites qui sont sur l’escadre le seul Père Tachard y était venu. Je n’avais que faire à lui : il est sur l’Amiral ; mais M. Joyeux et quatre jésuites qui sont sur son bord étaient restés à la Vinate. Tous ces gens-là n’aiment point à jeûner : tout au contraire, ils se fient tellement sur la Providence qu’ils mangeraient volontiers dans un repas ce qui servirait à d’autres pendant une semaine. M. Blondel, bien monté, était arrivé une heure avant moi, et M. Joyeux et les jésuites affamés ont tablé par lui demander quels rafraîchissements il avait achetés. Il a répondu qu’il n’en avait acheté aucun, ce qui est vrai ; mais il a ajouté que j’en devais avoir pour toute l’escadre, ce qui était faux. Cependant, comme il est honnête homme, il a été fâché de m’avoir commis, prévoyant bien que je lui en donnerais le démenti, si je n’étais pas prévenu ; et comme il sait l’union qui règne entre MM. Hurtain, de La Chassée et moi, il les avait priés de venir au-devant de moi afin de me prévenir, et que je pusse me tirer d’intrigue sans le dédire ni le brouiller avec des gens avec lesquels il était obligé de vivre. C’est le sujet qui avait amené M. de La Chassée.

Cette relation ne m’a nullement plu, et j’aurais refusé de m’en mêler sans lui, qui m’a fait réfléchir qu’il n’était point de notre intérêt de nous brouiller avec un officier auquel nous sommes comptables, lui du détail de ses soldats, et moi de celui du vaisseau ; qu’il l’avait prié de me tranquilliser, ne m’ayant mis en jeu que pour se ménager avec M. Joyeux et les jésuites, qui comme lui étaient embarqués sur le Florissant ; et qu’il m’assurait de la part de M. Hurtain qu’il approuverait tel parti que je prendrais, quand même je l’y mêlerais. Sur cette assurance, je me suis résolu de sauter le fossé de bonne grâce. Nous avons vidé le flacon : il a pris un autre chemin avec le vin, et je suis venu seul avec Landais.

J’ai trouvé tous ces messieurs assemblés, et avec eux M. Hurtain, qui avait voulu se donner la comédie. M.Joyeux a commencé à me demander où était ce que j’avais acheté. Je lui ai sèchement répondu que je n’avais rien acheté ; et lui ai demandé, à mon tour, depuis quand il me prenait pour son pourvoyeur. Que quand j’aurais acheté des rafraîchissements, c’eût été pour l’Écueil et non pas pour le Florissant, qui ne me regardait en rien. M’aviez-vous ordonné d’acheter quelque chose ? ai-je demandé à M. Hurtain. Non, m’a-t-il répondu : le vaisseau n’a besoin de rien. Ergo, ai-je repris, tant pis pour ceux qui ont fait le carnaval en carême : et de plus, ai-je ajouté d’un ton ironique, j’ai vu à la ville M. Blondel, et je n’ai pas dû aller sur ses droits ; j’aurais été blâmable de faire quelque chose en sa présence sans ordre par écrit. Je vous l’ai dit, a repris M. Blondel, qui a bien vu que par ce mot d’écrit je lui laissais le champ libre. Il est vrai que vous me l’avez dit, lui ai-je répondu ; mais, c’était à la ville : si vous me l’aviez dit avant que de partir d’ici, j’aurais emporté de l’argent ; mais ces gens-ci ne font point de crédit aux chrétiens.

Que diable as-tu donc été faire à la ville ? m’a demandé M. Hurtain. Ne le voyez-vous pas bien, lui ai-je répondu : j’y ai mené un âne, et nous sommes revenus deux. Là-dessus tout le monde s’est mis à rire, et messieurs du Florissant, réguliers et séculiers, voyant bien qu’on les jouait, m’ont laissé en repos. En effet, le commissaire lui-même aurait eu tort d’acheter quelque chose pour le Florissant seul, les autres vaisseaux ne manquant de rien, au prix excessif que les Portugais voulaient vendre. C’eût été montrer à jeu trop découvert la gourmandise des uns et l’économie des autres ; et je trouve qu’il a bien fait.

Je ne dois pas clore l’article de Saint-Yago sans remarquer le bonheur de notre navigation. Nous n’avons mis que dix-sept jours de France ici, et on compte près de deux mille lieues. Il est encore pourtant très vrai que, si notre vaisseau eût été seul, nous serions à plus de six cents lieues de l’avant ; terme matelot, mais énergique.

Nous avons mis à la voile sur les deux heures. Messieurs du Florissant se sont rabattus sur les cabris, dont ils ont acheté plus de quarante : M. Hurtain en a acheté deux. Un cabri est l’enfant d’un bouc et d’une chèvre. Je parlerai de son goût quand j’en aurai mangé ; je ne le crois pas meilleur que celui de Provence, qui ne vaut rien.

Du mardi 21 mars 1690

Il nous est arrivé aujourd’hui un malheur très grand, et dont tous les gens du vaisseau sont très fâchés. Voici ce que c’est. Le vent est toujours

Est-Nord-Est, et bon frais : nous présentons au Sud ; ainsi vent large, qui nous pousse plus de cinq lieues par heure. Nous étions à perte de vue de l’avant du reste de l’escadre ; et, pour l’attendre, on a serré les perroquets et on a voulu prendre les ris des huniers et du grand pafi. François Nicole, le plus ardent de nos matelots, est monté aux haubans à stribord, sous le vent. Une enfléchure a rompu, et le pauvre garçon est tombé à la mer. On a promptement mis vent devant, et le canot à l’eau : malgré tous nos soins il a été noyé. Quelle mort ! Voici ce qu’en dit Ovide :

Est aliquid fatoque suo, ferroque cadentem,
In solida moriens ponere corpus humo !
Et mandare suis aliqua, et sperare sepulchrum,
Et non aequoreis piscibus esse cibum.

Voici la paraphrase que j’en ai faite ; car je me mêle quelquefois de versifier, quoiqu’on m’ait plusieurs fois dit ce que le père d’Ovide lui disait :

Studium quid inutile tentas ?
Maeonides nullas ipse reliquit opes.

L’exemple d’autrui ne corrige point l’étoile. Homère, Virgile, Ovide, Horace, Juvénal, Martial ; Si de nos jours, Ronsard, Régnier, Tristan l’Hermite, Mairet, Saint-Amant, Faret, Théophile, Corneille, Racine, Boileau, et une infinité d’autres, n’ont point fait fortune par les muses :

Champmêlé en carrosse éclabousse Corneille,

en est une preuve. Quinault, qui n’avait pas sujet de s’en plaindre, ne laissait pas de dire :

Mais à suivre Apollon on ne s’enrichit guère,

Je ne sais que MM. Capistron et Palaprat qui soient bien dans leurs affaires ; mais ils le doivent à leur patrimoine et à la libéralité des princes de Vendôme, duc et Grand Prieur. Eh ! où diable me porte la digression sur les poètes ? C’est que je laisse aller ma plume. Je reviens à ma version, ou paraphrase.

C’est quelque chose au moins à qui finit son sort
Suivant les lois de la nature,
C’est quelque chose au moins à qui trouve la mort
Dans une guerrière aventure,
D’espérer une sépulture !
On parle à ses amis, on parle à ses parents :
Cela console en quelque sorte ;
Mais se voir dévorer par des gouffres vivants,
Mon Dieu, dans ces cruels moments,
Pour bien mourir en vous, l’âme est-elle assez forte ?

Chausson, condamné à être brûlé vif, dit à ses juges qu’il n’y avait point d’âme à l’épreuve du feu. Y en a-t-il à l’épreuve de cette mort-ci ? On fait ce qu’on peut pour se sauver : cela est naturel ; la nature abhorre sa destruction. On voit les autres s’intéresser à notre secours ; on en conçoit quelque espérance : cependant, on succombe à son malheur, Dieu seul sait ce qui en réussit.

Cela m’inspire une idée de la vie qui va jusqu’au mépris, et me force de dire comme Job : Quare me de vulva eduxisti, qui utinam consumptus essem, translatus ex utero ad tumulum ? Qu’un homme fasse sur lui-même une sérieuse réflexion ; qu’il se demande ce qu’il est venu faire au monde ? Je parle de tous les hommes, sans en excepter un seul, de telle qualité qu’il soit : et il se dira ce que dit Benserade dans sa paraphrase de Job ; livre très rare, puisqu’il ne se trouve plus. Je ne me souviens pas bien de toute la strophe : ce que j’en puis dire, c’est que j’ai été frappé du rapport de la paraphrase avec le texte sacré, que j’ai rapporté. Si on a ce livre, on peut rajuster la strophe. Voici ce dont je me souviens, y ayant, pour la liaison, ajouté du mien les trois vers qui sont en caractère romain.

Souverain auteur de mon être,
Grand Dieu, pourquoi m’as-tu fait naître,
Ayant à ressentir des maux si furieux ?
Pourquoi m’avoir tiré du ventre de ma mère ?
Pourquoi m’avoir mis sous les cieux ?
A quoi étais-je nécessaire ?
Toujours également nature eût travaillé,
La terre aurait produit ses œillets et ses roses,
Toujours également le soleil eût brillé,
Quand on ne m’eût point mis dedans l’ordre des choses,
Ou que l’on m’eût de mon berceau
Transporté dedans le tombeau

Examinons-nous nous-mêmes, dépouillons-nous de notre amour-propre, mettons bas nos orgueilleux préjugés ; et nous nous convaincrons que l’homme est le plus malheureux et le plus disgracié de tous les animaux. J’en pourrais dans la suite faire une dissertation plus conforme à Pline, tout menteur qu’il est, qu’à René Descartes, qui, ridiculement, prétend que l’homme seul jouit de sa raison, et que les autres êtres animés ne sont que des machines. Quid prosunt haec scripta, lecta, et intellecta, nisi temetipsum legas et intelligas ? dit saint Bernard, chapitre XVII de ses Méditations. Je me souviens qu’étant un jour à dîner avec M. Pirot, docteur de Sorbonne, il prouva, par deux actions faites à nos yeux, que le chien du cocher du maître chez lequel nous mangions avait plus de raison qu’un homme qui venait de sortir, et ajouta plaisamment qu’il en connaissait plusieurs qui n’avaient rien d’humain que la figure, et auxquels il semblait que la nature n’avait mis une âme dans le corps, que comme un chaircuitier met du sel dans celui d’un cochon, uniquement pour l’empêcher de pourrir.

M. Hurtain est inconsolable de la mort du pauvre François Nicole. Il est généralement regretté : il était serviable, ardent et bon enfant, et ne faisait la campagne qu’à cause de M. Hurtain, qui l’aimait et voulait en faire un bon pilote. Il s’attachait à cette science avec application. Notre premier pilote, qui la lui montrait, est au désespoir de sa mort. Je suis fâché de ma longue digression ; mais c’est le moins que je doive à un bon matelot que nous regrettons tous. Si les autres vaisseaux allaient aussi bien que nous, ce malheur ne nous fût pas arrivé.

Le vent s’est encore rafraîchi sur les deux heures après midi, il s’est jeté au Nord. Nous allons vent arrière avec notre seule civadière et notre petit hunier, étant obligés de porter le moins de voiles que nous pouvons pour ne nous pas écarter des autres qui sont toujours derrière nous.

Le vaisseau a roulé d’une si grande force que mon cornet, quoique de plomb, a sauté de ma table sur mon lit et s’est répandu sur l’habit gris de souris que vous m’aviez vu à Paris. J’en vas faire ôter le galon : du reste, la perte n’est pas grande ; car, outre qu’il y a près de quinze mois qu’il me sert, on n’est pas à la mer sur le quant-à-moi pour les habits, et je ne l’avais mis qu’à cause de Saint-Yago.

Ce vent de Nord nous fait connaître que nous ne sommes plus dans les vents alizés. Ces vents alizés sont des vents qui tirent toujours entre le Nord-Nord-Est, et l’Est-Nord-Est, et qui soufflent à la hauteur des Canaries et qui quelquefois conduisent jusque sous la Ligne. Je ne me suis point aperçu ni quand nous y sommes entrés, ni quand nous en sommes sortis ; car grâce à Dieu ce vent a continué depuis notre départ de Croix jusqu’ici, et n’a changé qu’à l’issue de notre dîner ; en sorte que depuis notre départ de Croix et de France jusqu’à notre mouillage devant Saint-Yago, on n’a point touché du tout ni aux écoutes, ni à aucune autre manœuvre courante, et ce n’a été qu’aujourd’hui qu’on y a touché pour la première fois. Je regarde cela comme une vraie bénédiction du Seigneur, qui veut cette année faire regagner à la Compagnie ce qu’elle a perdu il y a deux ans, en 1688, par la prise que les Hollandais firent du navire le Coche et de la frégate la Maligne. Je dirai comment cela arriva quand notre escadre sera au cap de Bonne-Espérance ; car ce fut là qu’ils furent pris : et je crois que cette aventure fera meilleure figure dans l’endroit où elle est arrivée qu’elle ne la ferait ici. On peut pourtant aller la chercher à cet endroit.

La prise du Coche me fait souvenir de celle que nous aurions pu faire des Anglais et Hollandais, qui étaient partis de Saint-Yago peu avant que nous y arrivassions, et où ils avaient fait de l’eau ; et très assurément nous aurions fait ces prises, et peut-être les ferions-nous encore si tous les navires allaient aussi bien que l’Ecueil. Nous voudrions tous que le Florissant et l’Oiseau fussent restés en Europe, et avoir deux autres vaisseaux à leur place : ce sont eux qui nous retardent, et qui par conséquent nous portent guignon.

Du mercredi 22 mars 1690

Je connais à présent que nous avons fort bien fait de croire M. Céberet au Port-Louis, et de nous embarquer promptement. J’ai dit ci-dessus, que nous l’avions rencontré lorsque nous allions déjeuner chez Foulquier, et qu’il nous avait dit que M. du Quesne n’attendrait personne. Il n’a en effet attendu qui que ce soit, M. de Rançonne, lieutenant d’infanterie, et l’écrivain du roi du Dragon sont restés. Pour remplacer celui-ci, il m’a aujourd’hui ôté le sieur du Hamel qui était mon second. Il est neveu de M. Hardancourt, secrétaire de la Compagnie. Nous nous sommes quittés avec bien du chagrin ; et quoique sa dignité et ses appointements soient augmentés, ce n’a pas été sans peine qu’il a accepté l’emploi ; et quoique M. de Quistillic soit un très honnête homme, j’appréhende bien fort que du Hamel ne trouve pas dans lui un M. Hurtain, un père de La Chassée, ni des amis tels que ceux qu’il laisse ici. Ce changement pourtant n’a pas dû le surprendre, puisqu’il y devait être préparé, puisque dès Saint-Yago, M. de Quistillic lui en avait fait compliment, et que M. Blondel lui en avait parlé. Quoi qu’il en soit, il nous a quittés les larmes aux yeux, en nous faisant voir le meilleur cœur du monde. Cela ne lui sera pas infructueux, et lui a déjà valu du raisiné, des noix confites, des anchois, des figues et de très bon vin d’Espagne, que MM. Hurtain, de La Chassée et moi lui avons donné, avec promesse de ne le laisser manquer de rien de ce qui est à bord. Après son départ, nous avons été boire à sa santé dans ma chambre ; mais M. Hurtain, qui est un des meilleurs humains du monde, n’a pas paru dans sa gaieté ordinaire : la perte du matelot d’hier lui tient au cœur.

La latitude était aujourd’hui de douze degrés vingt-quatre minutes Nord ; le vent a calmé ce matin, à présentement que le soleil se couche, le temps se met à la pluie. Il fait une chaleur très forte.

Du jeudi saint, 23 mars 1690

Calme tout plat, mer tout unie, pas un souffle de vent, et l’air très chaud, une pluie épouvantable, et le navire par son roulis fatigue plus que s’il ventait tourmente.

Du vendredi saint, 24 mars 1690

Il s’est levé ce matin un petit vent de Sud-Est : il n’est pas tout à fait bon ; mais la bordée étant longue, il n’est pas tout à fait mauvais non plus.

Tous les gens de la table, capitaine, officiers, missionnaires et autres passagers, avons jeûné comme des anachorètes, au pain et à l’eau. Ce sera encore demain la même chose ; et, pour consoler les affamés, M. Charmot a promis, au nom de M. Hurtain, que le jour de Pâques, et les deux autres jours suivants, tout le monde aurait double portion en vin, le reste étant toujours à discrétion. Que de gens vont ici trouver la journée de demain longue aussi bien que celle d’aujourd’hui ! Il en faudra cependant passer par là ; car M. Hurtain est venu dès la pointe du jour dans ma chambre et y a pris les clefs de fond de cale : il a compté lui-même les bouteilles pleines qui y sont, et prétend que je les lui représenterai toutes le jour de Pâques. Il a même porté sa précaution jusqu’à faire remporter celles qui sont vides, crainte que je ne gagne sur la mesure. Tout cela s’est fait en riant ; et M. de La Chassée, qui a vu tout ce badinage, a caché deux bouteilles pleines sous sa robe de chambre, sans qu’il s’en soit aperçu. Après cela, il lui a dit que les brebis du bon Dieu avaient beau être comptées, que le diable avait le secret d’en tondre toujours quelqu’une, supposé qu’il ne l’emportât pas.

Notre aumônier nous a fait cet après-midi un sermon sur la Passion, et nous a tous menacés de nous en faire encore un autre le jour de Pâques, sur la Résurrection du Sauveur. Tant pis s’il tient parole et qu’il soit aussi long que celui d’aujourd’hui ; car quoiqu’il soit bon religieux, bon ecclésiastique et savant, il n’est certainement pas bon orateur, et je ne suis pas le seul qu’il ait ennuyé : il pense fort juste ; mais son élocution ne répond point à son zèle :

Tout sent la gasconnade en un auteur gascon ;
Calprenède et Juba parlent le même ton.

Il n’a satisfait que les Bretons ; ce qui n’est pas difficile. Qu’un prédicateur parle beaucoup des anges, des saints et du diable ; qu’il les mêle ensemble en fricassée, ou en salade (termes de M. de La Chassée), il a toujours fort bien rempli son action. Que le lecteur laisse les comparaisons de fricassée et de salade, qui ne sont point de mon cru, le reste est très sérieux, et d’une vérité constante. Tel est le génie du Breton ; et tous ceux qui le connaissent en conviennent.

Du samedi saint, 25 mars 1690

Encore calme tout plat, et petite pluie bien chaude. Le ciel a été tout le matin couvert de nuages ; et cet après-midi l’air a été et est encore tout en feu, par le tonnerre et les éclairs. Les éclats que vous en entendez en France ne sont que des coups de pistolets, et ceux-ci des coups de canon. Je ne me souviens pas d’en avoir jamais entendu de plus fort que celui qui gronde encore, si ce n’est dans les Pyrénées, à mon retour d’Espagne. Il tomba à deux pas de moi. Mon cheval en fut renversé et je pensai être tué. Je restai plus d’une grosse heure à terre, sans sentiment, empesté par l’odeur du soufre, qui m’étouffait. Je restai très longtemps ébloui sans pouvoir rien distinguer. Heureux d’avoir compagnie ! Mon cheval, sur le côté, eut bien de la peine à se relever. On me remit dessus, et enfin j’arrivai à Fontarabie. On m’y raccommoda le bras droit, qui s’était démis par ma chute ; et c’est par cet accident que je me souviendrai toute ma vie que le vingt-deux octobre 1684 était un dimanche.

Nous avons tous jeûné aujourd’hui comme hier ; et dès le matin M. de La Chassée m’a rapporté les deux bouteilles pleines qu’il avait emportées ; et cela, dit-il, crainte de succomber à la tentation. Je suis très édifié de cette pieuse restitution, que, certainement, je n’attendais pas d’un Poitevin, nation toujours altérée.

Du dimanche de Pâques, 26 mars 1690

Notre jeûne a opéré, à ce que disent nos missionnaires et l’aumônier qui les seconde pour le décorum. Cela nous fait craindre, à M. de La Chassée et à moi, que l’envie ne leur prenne de nous faire encore jeûner lorsque le vent ne sera pas bon. Ils feront à l’égard des autres tout ce que bon leur semblera ; mais pour nous, ils n’en seront assurément pas les maîtres. Nous y avons mis ordre, et nous aurons toujours douze grosses bouteilles, bien pleines, et inconnues à M. Hurtain aussi bien qu’à tous les autres. Landais a de bons ordres, et j’ai ressenti des maux de cœur auxquels je ne veux plus m’exposer.

Le vent s’est jeté au Nord-Est dès les deux heures du matin : assez bon petit frais ; et le ciel fort clair. Ainsi, beau temps, bon vent, messe de couvent, bon et ample déjeuner, et l’esprit content. Après cela, un mot de réflexion.

Les Bretons paraissent dévots : le sont-ils ? Presque tout l’équipage a fait aujourd’hui son bon jour, ou ses Pâques. M.Charmot et l’aumônier n’ont point manqué d’occupation depuis quatre heures du matin jusqu’à huit, que la messe a commencé. Tout cela m’a donné beaucoup d’édification et m’en aurait donné bien davantage si j’avais vu quelque restitution, et qu’on m’en eût fait une à moi-même. On m’a volé vingt-cinq écus sur mon lit, lorsque je fis le dernier paiement aux matelots, avant que la revue en fût faite, et que leur temps courût par mois. Tout le monde le sait. Je suis très certain que ce n’est point Landais ; je l’ai éprouvé toujours le même, et je répondrais de lui comme de moi ; il n’était pas même à bord. Je répondrais encore que ce ne peut être qu’un des six que j’ai soupçonnés, et que je soupçonne encore. Cependant, je les ai vus tous six à confesse, et communier. Je compte mon argent perdu. Il ne se passe presque point de jour que quelqu’un ne se plaigne d’avoir été volé. Tout le monde va à confesse, et personne ne restitue ! Est-ce que les Bretons sont en même temps ivrognes, larrons, et dévots ? Je n’y connais rien, sinon qu’ils devraient opter.

Nous étions à midi à onze degrés quarante-deux minutes, latitude Nord. Encore six jours de pareil vent, nous passerons la Ligne.

Du lundi 21 mars 1690

Calme tout plat, pas un souffle de vent, et une chaleur si forte qu’il me semble être dans une forge en feu. Le pont, ou le tillac, brûle à travers les souliers.

Nous sommes remplis de poissons volants, qui se jettent dans nos voiles. Ils tombent sur le pont en telle quantité que l’équipage en a presque autant qu’il lui en faut pour un repas toutes les vingt-quatre heures.

Ce poisson reste ordinairement entre les deux tropiques, c’est-à-dire sous la zone torride. Plus on est proche de la Ligne, plus il s’en trouve, et beaucoup plus la nuit que le jour. On ne le pêche point, il vient de lui-même se jeter dans les voiles, d’où il tombe, et meurt dans le moment, comme tout autre poisson de la mer, sitôt qu’il en est dehors. Quoiqu’on l’appelle poisson volant, ce ne sont pas des ailes qui le soutiennent en l’air : ce sont ses nageoires, qui sont longues et revêtues d’un cartilage fort mince, qui portent tant qu’elles sont humides : mais il retombe à l’eau, sitôt que cette humidité est dissipée. Son vol n’est au plus que de deux cents pas : et il fuit devant un autre poisson nommé bonite, qui en est fort friand. Je parlerai tout à l’heure de celui-ci : je reviens au poisson volant, qui n’est pas plus grand qu’un petit hareng. Son corps est tout couvert d’une écaille grise-brune, aussi petite que celle de la tanche : sa chair est blanche, mais sèche ; il est bon lorsqu’on le mange à quelque sauce grasse, comme à l’huile et au vinaigre. Il m’a paru presque aussi bon que le hareng frais ; ce qui est beaucoup dire. Ce petit animal n’a aucun repos, ni dans l’eau, ni dans l’air ; dans l’eau, à cause des bonites ; et dans l’air, à cause des oiseaux (dont la mer est partout couverte, surtout dans les climats chauds) qui fondent sur lui avec plus de rapidité qu’un faucon ne fond sur une perdrix. Leur vol est si rapide qu’ils ne laissent dans l’air qu’une lueur blanche de leur passage, sans que l’œil puisse distinguer l’oiseau.

Cette chasse est assez divertissante ; mais elle ennuie à la continue, surtout ceux qui ont une espèce de compassion des petits de tous genres, qui sont toujours la proie des plus forts. Elle donne même des sujets de méditations sur le monde et l’éternité. Sur le monde, par rapport à la manière dure et barbare dont les hommes en usent entre eux, quoiqu’ils soient de même espèce. Nous avons parlé là-dessus M. Guisain, l’un de nos missionnaires, et moi. Il m’a dit qu’il regardait ce poisson, que Dieu faisait naître pour la nourriture des autres, du même point de vue que les insectes qui naissaient dans les campagnes et les bois, pour la nourriture des oiseaux. J’ai là-dessus fait une autre réflexion. Je lui ai répondu que je croyais bien plutôt que ce poisson nous présentait par son infortune une vive image de nous-mêmes, par rapport à la vie et à l’éternité, en nous instruisant que tant que nous jouissons de la vie nous sommes toujours en danger de la perdre. Ce qui nous est figuré par ce petit animal, qui est toujours en risque dans l’eau et dans l’air : que l’eau nous indique le monde et l’air l’éternité, qui peut ne nous être pas plus favorable. Voilà ma réflexion : chaque navigateur fasse la sienne. Pour moi, je crois que c’est un avertissement que Dieu leur donne.

La bonite est faite comme le maquereau, la tête, la queue, et le reste ; mais il est trois à quatre fois plus gros et plus long, et n’a pas le corps marbré comme lui. Il est extrêmement gourmand, et à peine les lignes sont à l’eau qu’il se jette dessus. Nos matelots en ont pris une si grande quantité, toutes les fois qu’ils ont voulu pêcher, qu’ils ont été obligés d’en donner plus de la moitié aux cochons. Ce poisson est très bon à quelque sauce qu’on le mette. Je leur ai demandé pourquoi ils n’en salaient pas, puisqu’ils n’en auraient pas toujours de frais ? Louis Queraron du Port-Louis, qui fait son troisième voyage aux Indes, ma répondu pour tous que ce n’était pas la coutume. Jugez là-dessus du génie du matelot breton.

Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin,
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.

C’est ce que dit Pyrrhus à Oreste, dans l’Andromaque de Racine.

Pour moi, qui ne me module pas à la conduite du matelot, j’en ai fait mariner une cinquantaine, comme on marine le thon de la Méditerranée, c’est-à-dire que je les ai fait couper par tranches d’un bon pouce d’épaisseur, frire à l’huile dans la poêle, et mis en baril, que j’ai fait remplir de vinaigre, avec du sel et du poivre. Si je réussis, toute la table s’en trouvera bien. Nous en saurons des nouvelles dans douze ou quinze jours, voulant leur donner ce temps pour prendre le goût du marinage : la friture n’en sera perdue ni diminuée ; au contraire, elle n’en sera que meilleure pour mettre le soir dans les fèves de l’équipage : elle est mêlée avec la graisse, ou si l’on veut, l’huile de la bonite, qui lui donne un fort bon goût et qui est un poisson si gras que, loin que la friture ait diminué, elle en a fort considérablement augmenté.

On a vu ce soir proche de bord une grosse tortue : on a fait inutilement ce qu’on a pu pour la prendre. Nos matelots disent que c’est mauvais signe. Ils ont raison : si elle était entre les mains du cuisinier, ce serait signe qu’on la tiendrait.

Nous avons mangé ce soir du cabri à la broche. Il a paru bon à quelques-uns : pour moi, je l’ai trouvé encore pis que celui d’Italie et de Provence. Son goût fade, bouquin, et en même temps sauvageon ne me convient nullement. J’en laisse ma part à qui la voudra.

Du mardi 28 mars 1690

Toujours calme, pas un souffle de vent, et chaleur à brûler. On a pris ce soir un marsouin : voici comme il est fait.

C’est un poisson long d’environ cinq pieds : il vient tout proche du vaisseau, d’où on lui lance un dard, armé d’un fer fait en langue de serpent. Si on le darde bien, on l’enlève de l’eau, et les autres ne s’écartent pas pour cela ; car ces poissons vont toujours à très grande bande. Si on ne fait que le blesser, ils vont tous à la trace du sang, et ne le quittent point qu’ils ne l’aient dévoré.

Ce poisson est gros à proportion de sa longueur : il a la tête fort grosse, la gueule large et garnie de petites dents bien pointues aux deux côtés ; la langue large, courte et épaisse. Il a les testicules en dehors du corps. On n’y remarque pourtant pas ce que les Latins nomment Inguen, et que l’honnêteté défend de nommer en français. Le dedans du corps est composé comme celui d’un porc, sans aucune différence sensible. Son sang se fige et se congèle de même. Il n’a point d’écailles et est revêtu d’une peau qui serait bonne à corroyer, tant elle est dure. Il a, entre cette peau et sa chair, environ l’épaisseur du petit doigt, une espèce de lard dur, et si ferme qu’il fond dans la bouche comme un clou, et devient par le broiement des dents comme une pelote de coton. Nous en avons eu à la broche et en ragoût ; et M. l’abbé de Choisy a, pour le coup, raison de dire que le goût des marins est dépravé ; du moins de ceux qui le trouvent bon : car certainement ce poisson ne vaut rien du tout à telle sauce qu’on l’accommode ; et selon moi, du marsouin pour manger, du café pour boisson, et une pipe de tabac pour dessert, serait un véritable régal du diable, et convenable à sa couleur.

M. Hurtain ne nous a point tenu compagnie cet après-midi, à M. de La Chassée et à moi ; il n’a pas même dîné : il se trouve dans un de ces états qui ne sont ni santé ni maladie. La chaleur est si forte qu’il faut à présent cinquante hommes pour le même travail auquel huit suffiraient en Europe. Point de hauteur.

Du mercredi 29 mars 1690

Toujours même temps, du calme, et pluie : cela commence à nous chagriner, car nous n’avançons point.

On a pris hauteur aujourd’hui ; nous étions à midi à dix degrés huit minutes Nord : il n’y a que deux cents lieues d’ici à la Ligne : mais c’est le plus difficile du voyage que d’en approcher, ou de s’en éloigner, à cause des calmes fréquents qui y régnent : outre qu’on va en montant contre la situation du monde.

Jacques Vinent notre apothicaire est mort ce matin, après avoir longtemps traîné d’une fièvre maligne qui s’est tournée en chaude et pourprée, et l’a emporté le troisième jour. Il avait déjà été aux Indes et à Siam, avec MM. le marquis de La Lubère et Céberet. Il n’avait que vingt-trois ans, natif de Lyon. Il aimait à boire : mais je ne crois pas que ce soit le vin qui l’ait tué : je suis persuadé que c’est la quantité d’eau-de-vie qu’il avalait, dont il était assez souvent comme hébété ; et aussi la quantité de drogues et médicaments dont il usait. Il aurait sans doute vécu davantage s’il s’était moins rempli des uns et des autres ; et c’est en effet vouloir chasser le diable au nom du démon que de vouloir, par des remèdes froids, éteindre dans les entrailles un feu qui y est allumé par de l’eau-de-vie. Il est mort tout à fait décharné.

Du jeudi 30 mars 1690

Toujours calme. J’ai été au Florissant parler à M. Blondel. J’y ai dîné : il me paraît de la discorde dans ce navire ; cela ne me regarde point. Nous avons été, le commissaire et moi, au Gaillard, parler à M. du Quesne. Là, sans être autorisé, mais aussi sans craindre d’être dédit, j’ai convié notre amiral à dîner lundi à bord, avec M. d’Auberville, son lieutenant. Ils m’ont promis d’y venir ; j’ai fait l’honneur à M. Hurtain de dire que c’était de sa part ; et lorsque je le lui ai dit à mon retour, bien loin d’en être fâché, il m’en a remercié et est monté dans ma chambre, où il n’a bu qu’un coup. M.de La Chassée et moi avons achevé la bouteille ; et tous trois ensemble avons prémédité la réception de lundi, où nous ne doutons point qu’il ne s’y trouve bien du monde sans en avoir été convié.

Elle sera magnifique, pour un vaisseau en pleine mer. Douze pigeons à la compote, quatre langues de bœuf ou porc et un jambon en feront l’entrée, en attendant la soupe. Cette soupe sera composée de bœuf frais, de mouton, de deux chapons et d’un morceau de lard, avec du riz pour légumes. Tout cela fera le bouilli. Il sera suivi de deux pièces de four, d’abatis et de tripes de cochon de lait ; après quoi paraîtra le cochon de lait, accompagné de deux dindes, une oie et six poulets à la broche, et six autres poulets en fricassée. Ensuite, feront figure pour le dessert douze biscuits, un jambon, un pâté de canard, du fromage de Grière et de Hollande, et deux salades, l’une de cornichons et l’autre de casse-pierre. Le vin de Cahors à discrétion, mais pourtant l’œil dessus, n’étant pas fait pour tout venant. Nous tâcherons de faire une table où nous ne serons que huit à boire de ce vin-là ; et pour les autres, du vin de Grave et de Bordeaux en bouteilles. La couleur est semblable ; et il n’y aura que Duval, notre maître d’hôtel, et Landais qui nous servira, qui pourront en faire la différence.

Il y a bien des festins de noces qui n’approchent point d’un pareil repas : il est pourtant vrai que nous sommes en état de soutenir la gageure ; et, dans l’intérieur du vaisseau, ne donnant rien au superflu, on peut avec facilité soutenir l’extraordinaire. Ajoutez que douze veaux, que M. Hurtain a achetés à Groix, et qui ont été nourris à bord, nous ont empêchés de rien dire à nos volailles pendant près de six semaines. Joignons-y encore six douzaines de pigeons, que M. de La Chassée a perdues contre moi au piquet, avec la nourriture de tous pour trois mois, et qui sont encore tous en vie, et on conviendra que nous pouvons nous régaler sans craindre ni la faim ni la soif. Je dirai lundi au soir comme le tout se sera passé : je me contente de dire, à présent, que les ordres viennent d’être donnés pour que tout aille bien et dans l’ordre. Il est inutile de dire que j’ai reconduit le commissaire au Florissant, où j’ai fait collation. Nous ne doutons point que lui et M. Joyeux ne soient lundi des nôtres ; et sans doute d’autres de l’escadre.

Du vendredi 31 et dernier mars 1690

Il s’est levé vers les six heures du matin un petit vent d’Est, qui est ce qu’il nous faut, pourvu qu’il continue. Il a plu toute cette nuit d’une si grande force qu’il a fallu fermer toutes les écoutilles qui donnent du tillac dans l’entre-deux ponts, parce que l’eau y était à la hauteur des sabords du canon de la grande batterie, et que les écubiers ou égouts du vaisseau ne suffisaient pas pour la vider, tant la pluie était forte.

On a pris ce matin une dorade : c’est à mes yeux et à mon goût le plus beau et le meilleur poisson de la mer. On l’appelle dorade parce que ses écailles sont toutes dorées ; et lorsque, dans une nuit sombre, telle qu’a été la dernière, ce poisson passe proche d’un vaisseau, on dirait d’une lame d’or. Il a deux pieds de long : sa figure est celle d’une brème d’étang, plus large qu’épaisse. Son épaisseur est de trois à quatre doigts, et sa largeur du dos au ventre est environ de dix : son écaille est rude comme celle d’une perche, pas plus grande et toute dorée. Sa tête, quatre doigts du corps, et ses entrailles, nous ont fait une très bonne soupe. Nous avons mangé le reste sur le gril, à l’huile et au vinaigre, et tout excellent.

avril 1690

Du samedi 1er avril 1690

Il nous est venu un petit vent de Nord-Ouest. Nous allons un peu, pas beaucoup : c’est toujours autant d’avancé. Nous étions à midi par sept degrés dix minutes de latitude Nord, et la chaleur me paraît insupportable.

Le vin a été aujourd’hui retranché à notre équipage. Il y a près d’un mois que les matelots des autres vaisseaux n’en boivent plus, et sont à l’eau-de-vie ; parce que les autres écrivains n’ont pas eu la même précaution que moi. Ainsi, outre nos boissons de retour, auxquelles on n’a point touché, et qu’on conserve, nous avons encore trois gros fûts d’eau-de-vie d’excédent pour notre consommation journalière. J’ai fait percer une botte de vin, pour les malades et les gens qui servent le fond de cale, avec défenses très expresses, très expresses défenses à tous de toucher à quoi que ce soit de boisson sans m’en rendre compte et sans mon ordre. MM. Hurtain et de La Chassée, auxquels je dis tout, ont très fort approuvé ma conduite ; et par leur calcul et le mien, qui se rapportent, nous avons présentement pour plus de six semaines de liqueurs que le temps fixé pour le voyage ; non compris trois barriques pour nos petits rendez-vous.

Du dimanche 2 avril 1690

Il a fait beau toute la journée, et bon petit vent. M. Hurtain a pris à l’astrolabe hauteur dans le fond de cale, au niveau de la mer, parce que nous sommes trop proches du soleil, qui est directement à pic, ou au zénith, pour la pouvoir prendre à la flèche, les marteaux ne marquant plus. Le soleil va vous trouver, et nous allons lui tourner le dos. La hauteur était à midi à dix degrés trente minutes ; ainsi, nous avançons toujours un peu.

La mer a paru presque toute la nuit éclatante en beaucoup d’endroits, et lumineuse partout, sans interruption, jusqu’à ce que le vent soit venu. On dit que cela arrive très souvent sous la Ligne, c’est-à-dire, sous le soleil. J’ai demandé la raison de ce phénomène ; car je ne puis le nommer autrement. Voici celle que nos missionnaires et notre premier pilote m’ont donnée. Que cela n’avait rien que de naturel, en ce que la mer était pleine de sels volatils et de nitre, que le soleil subtilisait par sa chaleur, et en attirait les parties les plus légères jusque sur la superficie de l’eau ; qu’il les y blanchissait, de même qu’il blanchit le sel dans les marais salants, comme à Brouage et ailleurs ; qu’il pouvait les rendre assez légères pour se soutenir sur cette superficie, étant tellement raréfiées que n’ayant aucun poids, elles ne pouvaient être obligées d’aller au fond : surtout dans un calme qui laissait la mer sans aucune agitation. Qu’il n’en était pas de même, lorsque le moindre vent soufflait (il faisait en effet un calme profond), parce que les flots agités confondaient ces vapeurs avec eux : ce qui était tellement vrai que cette illumination ne paraissait qu’à plus de trente pas du vaisseau ; parce que la mer, jusqu’à cette distance, émue et agitée par le mouvement, le roulis, ou le branle du navire, mêlait et confondait ces vapeurs avec ses eaux. Cette raison m’a paru si juste que je m’y suis rendu ; d’autant plus que le poisson de mer, comme la sole, le merlan, et les autres, jettent dans la nuit la plus obscure une lueur qui leur est propre et adhérente, qui sans doute est un effet du nitre de la mer. Il n’y a ni cuisinier, ni servante, qui ne sache cela ; et peut-être pas un qui pût en dire la raison. J’avais moi-même plusieurs fois admiré cet effet de la nature, sans en comprendre la cause ; parce que je n’ai vu que cette nuit cette illumination, et qu’ainsi il m’avait été impossible d’en demander la cause. Celle-ci me paraît vraisemblable ; bien persuadé qu’il faut que le faible esprit de l’homme se contente de la vraisemblance, dans l’impossibilité où il est de connaître par les effets naturels l’Être suprême qui les produit.

Cette conversation a été poussée loin sur les effets de la nature et les prodiges qu’on y remarque. Je les ai fait souvenir qu’en quittant de vue les îles Canaries et celles du Cap-Vert, nous avions remarqué qu’elles nous paraissaient, et sont en effet, toujours embrumées, quoique l’air fût fin et clair à la mer. La raison en est naturelle et palpable, m’ont-ils dit : c’est que la terre, qui est un corps grossier, ne peut envoyer que des vapeurs grossières. Au contraire de la mer, qui étant un corps fluide et toujours en mouvement, n’en peut envoyer que de tellement subtiles qu’elles sont presque imperceptibles. On le dit ainsi en classe, ai-je répondu ; mais l’expérience le dément : du moins il me paraît que les pluies d’ici sont très grossières et très pesantes. Il en est ainsi de toutes les rivières, a repris M. Guisain : elles sont souvent couvertes de brouillards, pendant que leurs bords paraissent clairs et lucides. Ajoutez-y, lui ai-je répliqué, les marais, les étangs, les bois, les forêts et les autres lieux humides ; mais distinguez-les d’avec la mer. Elle est naturellement pure, et les exhalaisons qu’elle produit tenant d’elle peuvent être copieuses, mais n’ont aucun mauvais goût, du moins elles ne choquent pas l’odorat. Il n’en est pas ainsi des autres : les vapeurs des rivières et des autres lieux humides se ressentent aussi de leur origine. Elles sont produites par le mélange de l’eau douce et de la terre : cette terre peut être corrompue par les pourritures qui s’y engendrent ; ces rivières peuvent l’être aussi par les immondices que d’autres rivières et les ruisseaux qui s’y déchargent leur apportent, surtout après la pluie. Je n’en veux pour témoin que vous-même, ai-je continué. Combien avez-vous vu de ces exhalaisons se distiller en pluies, pleines de grenouilles, de crapauds et d’autres insectes ; et combien de fois avez-vous trouvé que ces exhalaisons grossières sentaient mauvais ? Ils m’ont dit que cela arrivait lorsqu’un puisard, que les matelots nomment pompe, desséchait un marais. Ces puisards sont très communs dans les mers ; surtout dans la Méditerranée. J’y en ai vu trois dans un seul voyage, et n’en ai vu jamais que deux sur l’Océan. Si nous en voyons, j’en parlerai ; mais jusqu’ici je n’ai rien appris de certain de leur cause, non plus que des brumes qui ont donné matière à la conversation ; n’étant que ce qu’on en dit en physique, qui ne me satisfait point.

Nous avons ensuite parlé de l’eau qui vient de source sur les montagnes les plus élevées : tel est le Canicut dans les Pyrénées, le Mont-Cenis dans les Alpes, et d’autres. M.Charmot m’a répondu que tout ce qu’il y avait de gens savants convenaient que la mer est plus haute que la terre : que c’était son eau qui se conduisait par des canaux naturels et souterrains dans tout le globe terrestre, laquelle par sa circulation, comme le sang dans le corps humain, entretenait cette humidité si nécessaire à la conservation des végétaux et autres êtres sublunaires ; que le cœur dans le corps de l’homme envoyait le plus pur et le plus léger du sang à la tête, et aux autres parties qui paraissent plus élevées que lui ; qu’il en était de même de la mer, laquelle inondait et rafraîchissait la terre, par les eaux qu’elle dispersait dans ces canaux souterrains, qu’on pouvait appeler les veines de la terre ; que cette eau s’y purgeait de son sel et de son âcreté, ce qui formait les sources, qui par leur jonction avec celles qu’elles trouvaient dans leur cours composaient enfin des rivières ; que plus cette eau s’élevait, plus elle se purifiait, et plus par conséquent elle devenait légère et raréfiée ; que c’était à cause de cela que les eaux des montagnes et de source étaient plus délicates et plus légères, mais aussi bien plus crues que les autres, qui, passant dans des lieux découverts, contractaient dans leur cours un limon ou sédiment qui leur faisait perdre leur légèreté et leur pureté, mais aussi les rendait plus saines, parce qu’elles étaient cuites par l’air et le soleil, qui, en dissipant les corpuscules les plus subtils, les rendaient plus salubres au corps humain, ce qui n’arrivait pas aux eaux prises à leurs sources, parce que les rochers par où elles passaient ne contractant ni corruption ni limon, entretenaient véritablement leur pureté et leur fraîcheur, mais entretenaient aussi cette crudité si contraire à l’estomac ; que par ces conduits souterrains, la mer envoyait de l’eau par toute la terre, ce qui se vérifiait par les puits qu’on trouvait partout, et qu’on avait creusés jusque dans l’Arabie déserte ; que cette eau de la mer circulait par toute la terre ; que sans l’humidité qu’elle y laissait, la terre ne serait que cendre, et ne rapporterait rien ; et que l’amertume, l’acreté, le nitre et le sel qu’elle y laissait à son passage, étaient les véritables pères des végétaux, et ce qui donnait à chacun le goût et le fruit, juxta genus suum qu’ainsi, cette eau de mer était la conservatrice de la terre, le principe et la nourriture de tout, et la cause féconde de la génération et de l’accroissement de toutes substances tant animées qu’inanimées.

J’avais appris quelque chose d’approchant en physique : j’en trouve le fondement bon, et la conséquence juste. Cependant, quoique cela me paraisse satisfaire la raison, mon esprit sceptique n’est point convaincu : il est toujours dans le doute.

Nous avons ensuite parlé des feux qui sortent des montagnes ; dans toutes les parties et les climats du monde ; sous la zone torride, l’île de Feu, et dans le Mexique ; en Sicile, dans la zone tempérée ; et Hécla, dans le fond du Nord en Islande. J’ai dit que ces feux, que plusieurs gens croient être des gueules de l’enfer, ne me paraissaient en ce sens que propres à épouvanter des femmes et des enfants : que Pline me paraissait ridicule, avec son feu concentrai, par lequel il semblait admettre un feu élémentaire dans le centre du globe ; et faire produire ce feu par la friction des matières ensemble : que je n’entreprenais pas de détruire l’opinion de ceux qui placent l’enfer dans ce centre ; mais que ce feu élémentaire me semblait chimérique, en ce qu’on n’en imaginait qu’un, auquel on donnait des soupiraux si éloignés l’un de l’autre ; et que je croyais, moi, qu’autant qu’il y avait de volcans, c’était autant de foyers différents, et qui n’étaient pas tous réunis dans un seul au centre du monde ; que pour en trouver l’éclaircissement, je n’étais pas d’humeur à imiter Empédocle, qui s’alla précipiter dedans, disant, quia te comprehendere non possum, me comprehendes ; que je regardais cette mort comme celle d’un fou furieux, et nullement d’un philosophe ; que c’était pourquoi j’avais recours à eux pour m’en donner la solution. Ils ne m’ont tous rien dit que ce que je savais déjà, et m’ont laissé dans une plus grande incertitude que celle où j’étais. Chacun est resté dans son opinion ; et ceci n’étant pas un point de religion, je suis resté dans la mienne, que voici.

Qu’on fasse une meule ou un amas de quatre à cinq cents milliers de bottes de foin ; qu’on ne la remue point (cela arrive assez souvent aux entrepreneurs des fourrages, qui font de gros amas, et dont les commis ou eux-mêmes par épargne n’entretiennent point assez d’ouvriers journaliers pour éventer ces foins de temps en temps, en les mettant à l’air), l’humidité qui reste dans ce foin se retire au centre : elle s’y échauffe, malgré les cheminées d’osier qu’on y met ; elle pourrit ce foin, le réduit en fumier ; et sa chaleur interne, ne trouvant plus assez d’humidité pour s’entretenir elle-même, se convertit en feu effectif ; et se consumant, la flamme qu’elle produit consume tout ce qu’elle trouve sur son passage, et se prend à tout ce qui lui est homogène. Les exemples le prouvent ; et je raisonne ainsi en conséquence de l’hypothèse.

Le dedans de la terre est plus froid que chaud : cela se prouve par les caves et autres lieux souterrains, où la fraîcheur, en été, surpasse le degré de chaleur qu’on y sent en hiver. Un thermomètre peut en décider. Je parle par l’expérience de trois années dans la même cave, où rien n’était renfermé : cela semble contredire mon système ; au contraire, cela le fortifie. Ce ne peut donc pas être la terre qui par elle-même engendre cette chaleur qui se convertit en feu effectif ; mais il y a dans cette terre quantité de matières humides, qui se corrompent et se réduisent en matières combustibles comme ce foin dont je viens de parler : et la flamme, que ces matières brûlantes produisent, se fait une sortie par ces soupiraux, que le bas peuple appelle gueules d’enfer.

Je suis d’autant plus confirmé dans mon sentiment qu’on a souvent vu, et qu’on voit encore, des flammes sortir des entrailles de la terre dans des endroits où il n’en avait jamais paru : l’Afrique et le Mexique, pays chauds et humides, y sont fort sujets. Ces flammes ne durent pas longtemps : c’est que les feux qui les exhalent sont bientôt éteints, ne trouvant point d’aliment qui les entretienne ; et que les autres qui sont permanents en trouvent par les canaux que la nature s’est faits, et par lesquels elle leur porte ce qui contribue à leur conservation.

J’ose encore hasarder une idée. Lorsque le mont Vésuve jette beaucoup de flammes, et porte l’inondation de ses feux plus loin qu’à l’ordinaire, c’est un signe, disent les Siciliens, que l’année ne sera pas bonne. Qu’y a-t-il là de surprenant ? Rien du tout. C’est que l’humidité, qui devait servir à la nourriture et à l’entretien des végétaux, a servi de pâture et d’aliment au feu souterrain, et a redoublé son ardeur et sa violence.

Ces soupiraux, ou cheminées, que la flamme s’est faits, sont toujours des rochers. Rien de plus naturel. La terre toujours humectée se défend par son humidité des attaques du feu ; et ainsi elle est moins susceptible de ses atteintes que des rochers, dont la masse toujours sèche se réduit facilement en cendre, et est peu à peu mangée jusqu’à son sommet, étant le propre de la flamme de monter toujours en ligne directe : et quand une fois cette flamme a fait son passage à travers le rocher, ce n’est plus pour elle qu’une cheminée ordinaire, pareille à celle d’une forge, où le feu ni la flamme ne s’attachent plus, parce qu’ils n’y trouvent plus d’obstacle.

Pour les pierres que ces volcans jettent, et que la flamme entraîne et enlève avec elle de temps en temps, je n’y vois rien de surprenant : l’ardeur et la chaleur du feu détachent ces pierres de la masse du rocher ; et la véhémence et la rapidité de la flamme les emporte avec elle : ce qu’elle peut d’autant plus facilement que ces morceaux de rocher, ou ces cailloux, sont devenus très légers ; et c’est ce que nous nommons pierres de ponce. On en trouve sur les bords de la mer dans le Nord, et toutes viennent du mont Hécla. Voilà mon sentiment sur cet article, qui me paraît tout aussi juste que celui de plusieurs philosophes, qui peuvent aussi bien que moi avoir été visionnaires sur ce sujet. Ils ont dit leur pensée : je dis la mienne ; et je ne m’en écarterai point qu’on ne me donne des raisons tellement solides que je n’y puisse répondre, et que la mienne en soit tout à fait convaincue.

Ce discours nous a donné lieu de parler du monde et de sa forme, et me donne sujet de parler d’une remarque que j’ai faite il y a longtemps. On est convaincu que le globe de la terre est parfaitement rond ; que les plus hautes montagnes qui paraissent sur sa superficie ne sont à son égard que des grains de sable qui s’attachent à la boule d’un joueur ; et tout le monde est convaincu, aussi, que ce globe tourne sur ses deux pôles, du soleil couchant au soleil levant, autrement de l’Ouest à l’Est. Cela est si vrai, et si sensible, qu’il n’y a aucun navigateur qui ne sache qu’un navire est ordinairement deux ou trois fois plus de temps à aller de l’Europe à l’Amérique qu’à revenir de l’Amérique en Europe. La raison en est toute naturelle ; c’est qu’en allant d’Europe à l’Amérique, il va contre le mouvement du globe, et ainsi est toujours obligé de monter ; au lieu qu’à son retour de l’Amérique en Europe, il est secondé et même entraîné par ce même mouvement de la terre qui lui est favorable à son retour ; au lieu qu’il lui était contraire en montant, ou, pour mieux m’expliquer, en allant d’Europe à l’Amérique ; par exemple :

Ceux qui naviguent de France en Canada, sous même élévation de pôle, peuvent regarder leurs journaux, ils seront convaincus de cette vérité : que lorsqu’ils sont pris des calmes en allant, leur nouvelle hauteur, ou plutôt leur estime, les éloigne du lieu où ils croyaient être et les ramène du côté de l’Est d’où ils sont partis ; et qu’au contraire, lorsqu’ils sont pris des calmes à leur retour, ils se trouvent avancés dans l’Est par la hauteur, et en avant de leur estime, et qu’enfin à pareilles voiles, et à pareil vent, ils avancent à leur retour d’un tiers au moins plus qu’en allant. J’ai examiné celui-ci dans mes trois derniers voyages du Canada ; j’avoue que les vents y règnent presque toujours de la bande d’Ouest, et que cela y fait beaucoup ; mais je ne parle que d’un vent égal, soit d’Ouest, soit de la bande de l’Est, ou d’un temps calme. Les pilotes ont coutume de rejeter ceci sur les courants, qui à leur dire ont dérivé les vaisseaux ; il est certain qu’ils se trompent et que la chose est comme je l’écris. Je n’ai vu aucun livre de pilotage qui fasse cette remarque ; c’est aux pilotes d’en faire leur profit : elle mérite leur réflexion, puisqu’elle peut contribuer à la perfection de leur art. Je ne la mets ici que par comparaison, à cause de la longueur du temps que nous employons à doubler ou passer la Ligne parce qu’il faut toujours monter jusqu’à ce que nous ayons attrapé ce sommet du globe.

Du lundi 3 avril 1690

Toujours même temps, et petit vent de Nord-Ouest. Il est variable du Nord-Ouest, ou Nord-Nord-Est. Nous avançons, mais bien faiblement : nous n’étions à midi que par quatre degrés quarante-cinq minutes de latitude Nord, c’est à quatre-vingt-quinze lieues de la Ligne.

M. du Quesne n’a pas manqué de venir dîner à bord, avec quatre de ses officiers, et le père Tachard. Messieurs du Florissant et de l’Oiseau, conviés, sont venus aussi en bonne compagnie. Les capitaines du Lion et du Dragon sont venus au pavillon d’Amiral et de Conseil, qu’on a salué de trois coups de canon ; et quoique M. Hurtain n’attendît pas seize personnes, on a si bien fait qu’ils ont tous été, non seulement très contents, mais encore agréablement surpris d’un régal si propre et si bien ordonné, et où rien n’a manqué. Au dessert, tous ces messieurs se sont concertés sans affectation : je n’y ai pas pris garde moi-même. M.de La Chassée m’a fait un clin d’œil : je ne savais ce qu’il voulait me faire entendre ; mais j’en ai été bientôt éclairci.

Je tenais un verre, j’allais le vider, M. de Quistillic me l’a ôté de la main, M. de Chamoreau m’a enlevé mon assiette et le diable de La Chassée m’a ôté ma chaise : le maître d’hôtel est venu pour prendre ma serviette ; et le père Tachard, notre aumônier, et Landais, riaient de toute leur force. M.du Quesne a pris un air sévère et m’a dit que je ne l’entendais pas mal, de ne pas exécuter les ordres du Conseil. En quoi y ai-je manqué, monsieur ? lui ai-je demandé. Faisons-lui son procès, puisqu’il est mutin, a repris M. Joyeux. Faites, messieurs, a dit M. Hurtain : je ne dois point avoir de voix. N’allons pas si vite, messieurs, a repris M. le chevalier d’Aire ; je demande grâce pour lui : contentons-nous de le condamner à l’amende de boire trois rasades coup sur coup, et changeons le reste de sa punition en la peine d’aller en notre présence faire distribuer aux six chaloupes des vaisseaux chacune deux pintes d’eau-de-vie, une aux matelots du canot font treize, deux aux canonniers de l’Ecueil font quinze, et huit au restant de l’équipage, pour boire à la santé du roi : et que ces vingt-trois pintes d’eau-de-vie soient prises sur le tierçon confisqué et adjugé dès Croix.

Soit fait, a dit M. du Quesne, si le Conseil y consent. On a répondu, en chantant en chœur bene, bene, respondere ; et le malheureux Bouchetière a donné encore matière à rire à ses dépens en se retirant de la table, en grondant entre ses dents, et en se retirant dans sa chambre, d’où il n’est pas sorti depuis. Il a servi de fable à tout le monde, et cela m’a parfaitement convaincu qu’il n’y a rien de si dangereux pour un homme que de ne se pas connaître et de vouloir ridiculement faufiler son esprit mal bâti et à l’envers avec des supérieurs et des égaux qui l’ont bien fait. Je crois qu’il fait à l’heure qu’il est de belles réflexions, et qu’il médite de sanglantes vengeances. Ce seront celles de Ragotin contre la servante qui l’avait campé dans un coffre, et l’Olive qui l’avait fouetté. Qu’il en soit ce qu’il voudra : il a vu boire son eau-de-vie sans en tâter ; et il m’est expressément défendu de lui en donner goutte : à quoi je me trouve un très grand penchant d’obéir.

On s’est parfaitement bien diverti. La santé du roi a été saluée au canon, et aux acclamations de tout l’équipage. Pour achever le plaisir, un requien, s’est laissé prendre : voici comme les matelots l’ont traité. On ne lui a point coupé la queue, comme on la lui coupe ordinairement : au contraire, on a soutenu cette queue, avec une corde. On y a attaché un baril vide, d’environ seize à dix-huit pintes, bien bouché et bien lié. On en a attaché deux autres plus petits sous ses nageoires de l’avant, proche de la tête : tous bien tenant et hors d’état de lâcher. Ensuite, on l’a enlevé au bout de la grande vergue, on a coupé la corde, et il est tombé à la mer. Il a fait inutilement ce qu’il a pu pour plonger ; les barils le retenaient sur l’eau. Il a fait une infinité de sauts et de tours, qui sont assurément divertissants pour qui ne les a jamais vus ; et enfin, au bout d’une bonne demi-heure, il est allé à son tour servir de pâture à d’autres monstres comme lui. Ce spectacle a encore coûté douze bouteilles de vin : nous ne les regrettons point ; et Bouchetière enrage de son eau-de-vie.

Du mardi 4 avril 1690

Parbleu, quand le vent ne sera pas bon, serviteur aux jeûnes et aux missionnaires, il n’y aura qu’à le renfermer dans des bouteilles vidées de bon cœur. Nous avons eu depuis minuit jusqu’à sept heures de ce soir un petit vent d’Est-Nord-Est à souhait : seulement quarante heures de même et nous serons sous la Ligne, dont nous n’étions éloignés à midi que de trois degrés vingt minutes dans le Nord. Le temps est beau ; mais le soleil nous brûle. Le trio, c’est-à-dire, MM. Hurtain, La Chassée et moi, nous sommes félicités dans ma chambre du régal d’hier : le premier n’a bu que deux coups ; il ne nous paraît pas jouir d’une santé parfaite : la mort de Jacques Nicole, dont j’ai parlé ci-dessus, le chagrine encore.

Du mercredi 5 avril 1690

Il a plu toute la nuit et toute la journée, d’une très grande force : cependant, le vent a continué, et nous avons bien avancé, puisque suivant l’estime des pilotes nous n’étions plus à midi qu’à deux degrés quinze minutes dans le Nord de la Ligne.

M. Hurtain, qui paraissait se bien porter hier, ou du moins fort peu incommodé, a été pris sur les trois heures après-midi d’une très grande faiblesse, qui tenait beaucoup de l’évanouissement. Ce ne peut pas être la petite débauche d avant-hier qui en soit cause ; car certainement on ne peut pas se divertir plus sobrement qu’il fit. Il ne mangea que fort peu de potage et rien autre chose ; et ne but qu’un demi-setier du vin, mesure de Paris, trempé dans une chopine d’eau. Il m’avait choisi pour son champion, et comme j’ai la tête bonne et forte, j’ai fait les honneurs contre tous venants. M.du Quesne m’avait lâché un officier du Florissant, nommé M. Dumont, pour me désarçonner. Ce M. Dumont, bien loin de réussir, fut bientôt frappé à la tête ; et ne pouvant soutenir mes vives et fréquentes estocades, il me céda galamment le champ de bataille. M.de Quistillic, capitaine du Dragon, voulut prendre sa revanche ; et, tout Breton qu’il est, il ne s’en est pas bien trouvé, puisqu’il a été le premier à demander quartier. M.Hurtain ne s’en mêla point, et ne but pas.

J’impute sa maladie, premièrement à son âge, de plus de soixante ans ; au cruel chagrin que son fils lui a donné, dont j’ai parlé ci-dessus ; à la mort de Nicole ; et à la chaleur excessive du climat, qui seule est capable d’abattre les tempéraments les plus robustes.

Du jeudi 6 avril 1690

Nous allons toujours notre chemin, et n’étions à midi qu’à quinze lieues ou quarante-cinq minutes de la Ligne. Il est arrivé ce matin au Gaillard ce qui nous arriva le 22 du mois passé ; c’est-à-dire qu’un de ses matelots est tombé à la mer. Ce vaisseau a mis comme nous vent devant : j’ignore s’il l’a sauvé ; car avant qu’un navire ait perdu son erre, et que son canot soit à l’eau, un malheureux est bien loin, surtout dans des parages pleins de requins.

Puisque l’occasion s’offre de parler de ces animaux, je crois devoir faire leur description, d’autant plus que celui qui fut pris lundi était le sixième qui nous soit tombé entre les mains, que ce poisson est assez curieux pour mériter son article. Il est long de huit pieds de Roi, couvert d’une peau pareille à celle dont nos ouvriers en bois, menuisiers, tourneurs et autres, se servent à polir leurs ouvrages, et qu’ils appellent chien de mer. Ce n’en est pourtant pas ; et la peau du requin ne pourrait tout au plus servir qu’à polir les roues, tant elle a le grain grossier. Cet animal s’attache à la suite des vaisseaux d’un temps calme, et d’une mer unie : il fait plusieurs promenades autour du navire, et autant autour de l’appât ou de la boitte qu’on lui jette. C’est un émerillon, ou autrement un hameçon de la grosseur du doigt, couvert d’un morceau de lard de la grosseur des deux poings. Après qu’il l’a bien fleuré et senti, il l’avale, et y reste pris : on le tire à bord le plus vite qu’on peut, car ses dents couperaient le fer. Dès qu’il est suspendu le nez hors de l’eau, on lui passe des drisses, qui sont des cordages gros comme le doigt, par-dessous ses nageoires ; et on l’élève à force d’hommes, ou à la poulie, tant il est pesant. Sitôt qu’il est sur le pont, on commence par lui couper la queue à coups de hache, parce qu’il en donne de tels coups qu’il fait trembler le tillac.

Il a le museau long, et la gueule au-dessous : en sorte qu’il faut qu’il s’élance au-dessus de sa proie ou qu’il se tourne pour l’engloutir ; et s’il pouvait mordre à son niveau, ce serait le plus terrible des monstres de la mer. Il a huit rangées de dents, quatre en haut et quatre en bas ; et je ne peux mieux comparer sa gueule qu’à celle d’une raie. Toutes les dents du requin sont grosses à la mâchoire, et plates et pointues à leur extrémité, et finissent entre elles de haut en bas comme celles de deux scies à différentes tranches. Il ne mâche point ce qu’il dévore : il ne fait que le passer d’un côté de sa mâchoire à l’autre ; et d’un seul coup, ses dents dures, pointues et plates, le réduisent en farine : en sorte, qu’après l’avoir examiné, je ne suis plus surpris de ce que

M. Bergier, lieutenant du roi dans l’Acadie, m’a dit qu’un pareil animal avait coupé d’un seul coup la cuisse de son chirurgien, qui était tombé hors de la chaloupe en venant d’un autre vaisseau ; qu’il l’aurait englouti tout vivant, s’il pouvait avaler devant lui ; et qu’il l’avait pris avec une promptitude tout à fait surprenante, lorsqu’on tirait cet homme à bord, à la poulie, afin de l’enlever tout d’un coup ; et cela, malgré le feu qu’on faisait sur lui du vaisseau, et les gaffes ou crocs de la chaloupe.

Cet animal est toujours accompagné de deux, ou du moins d’un petit poisson, pas plus long que le doigt. Il est beau, coupé tout le long du corps en travers par des barres noires, brunes et blanchâtres. Il a la gueule en sucet : on tient qu’il se nourrit des excréments du requin ; et parce qu’il va devant lui, comme à la découverte, les matelots le nomment son pilote. Il y en a toujours un qui nage devant lui et un autre qui lui est attaché lorsqu’il en a deux. Les matelots disent que ces petits poissons font le quart, c’est-à-dire qu’il y en a toujours un éveillé pendant que l’autre dort. Le requin ne les engloutit point : savoir si c’est par discrétion, par instinct, ou par impuissance, c’est ce que je ne sais pas. Je sais seulement que ces petits animaux ne le quittent point et s’attachent sous son ventre. Les deux de celui de lundi furent pris avec lui. Les matelots ont mangé les autres, et que ne mangeraient-ils pas. Il ne vaut rien du tout : j’en ai goûté. Sa chair est blanche, très fade et très longue, ou filasseuse.

M. Hurtain a beaucoup vomi cette nuit, et a reposé tranquillement toute la journée : nous espérons que sa maladie ne sera rien. Je me suis baigné ce soir, c’est-à-dire que j’ai resté plus d’une grosse heure et demie à la pluie sur la dunette : cela m’a rafraîchi, et rappelé l’appétit que ces chaleurs-ci diminuent ; et le père de La Chassée et moi avons mangé chacun deux tranches de langues de bœuf, et vidé trois bouteilles pour hausser le temps qui est fort couvert.

M. du Quesne a envoyé M. d’Auberville son lieutenant à bord, pour savoir comment se porte M. Hurtain, qui, comme j’ai dit, ne but, ni mangea lundi dernier, et le prier à dîner dimanche prochain. Il l’a vu, l’a trouvé très changé, et d’une santé fort faible. Il a dîné avec nous, et a été régalé sans apprêt : il a cependant trouvé notre ordinaire propre et honnête. Je ne sais qui diable lui a parlé de la bonite ; mais il a si bien fait son compte qu’il m’en a fait ouvrir un baril : il l’a trouvée très belle et de bonne odeur, et en a emporté six grosses tranches. Pour nous, qui ne la croyons pas assez faite, nous n’en mangerons que de demain en huit ; et j’en fais toujours accommoder dans l’espérance que j’ai qu’elle sera bonne. Il est reparti fort mortifié de la maladie de M. Hurtain.

Du vendredi 7 avril 1690

M. Hurtain a été saigné ce matin, et est alité. Le sang qu’on lui a tiré ne plaît nullement à notre chirurgien. Il a été le regarder dans la chambre du Conseil. Il croyait être seul ; mais M. de La Chassée et moi l’avions suivi, et lui avons vu secouer la tête. Cette action ne nous a point plu. Nous doutons du sujet : nous avons voulu savoir ce que cela signifiait ; il n’a point répondu et est sorti. M.de La Chassée l’a mené dans sa chambre ; j’ai été les joindre. Il nous a dit qu’il ne voyait point encore de péril ; mais aussi qu’il ne répondait de rien ; que la lune, qui était toute nouvelle, lui donnait espérance que ses forces se rétabliraient : ce qui était bien incertain, parce qu’il était bien faible Ce rapport nous attriste cruellement, M. de La Chassée et moi ; surtout parce que La Fargue, qui est notre chirurgien-major, passe pour très habile dans son art.

La pluie a été terrible toute la nuit et toute la journée : elle n’est point encore finie et il y a plus de trente heures qu’il n’y a pas un souffle de vent.

Du samedi 8 avril 1690

Toujours calme tout plat : le vaisseau roule tellement qu’on ne peut se soutenir ; avec cela il fait une chaleur qui étouffe. Le pauvre M. Hurtain pâtit de tout cela. Nous espérions tous que sa maladie ne serait rien ; mais le malheur est qu’elle augmente avec sa faiblesse.

Il n’y a point de hauteur, le temps est tellement couvert, les nues sont si proches de nous, qu’il semble que la girouette du grand perroquet les touche.

Du dimanche 9 avril 1690

Toujours calme tout plat, et même temps de pluie à lavasse. La chaleur empêche de respirer ; la respiration brûle les entrailles : c’est le plus fort grief de M. Hurtain, dont les forces diminuent de moment en moment. Le vent est mort ; nous n’en sentons pas la moindre risée : cependant, nous roulons fort peu, parce qu’y ayant très longtemps qu’il n’a venté, et le vaisseau étant à sa juste charge, il est aussi immobile que la mer.

Du lundi 10 avril 1690

Toute la nuit beaucoup de pluie et de tonnerre, sans vent, assez beau le matin, et le reste du jour couvert. Chanson d’almanach : continuation de chaleur.

M. du Quesne est venu voir M. Hurtain. La Fargue l’a prié de faire avertir les autres chirurgiens pour les consulter sur la maladie. Il l’a promis et a demandé avec un air de général pourquoi cela n’avait point été fait. Notre chirurgien a naïvement répondu, en s’excusant, qu’il n’était pas le maître du canot ; qu’il l’avait demandé à M. de Bouchetière, lieutenant, et que c’était tout ce qu’il avait pu faire. La Barque, premier pilote, a ajouté qu’il avait voulu mettre pavillon en berne, pour appeler du secours, et que M. de Bouchetière l’avait empêché. M. du Quesne s’est mis tout de bon en colère contre lui, jusqu’à le menacer avec fureur de l’emmener avec lui, et de le mettre mousse ou valet des matelots de son vaisseau ; et lui a ordonné de donner non seulement le canot, mais la chaloupe au chirurgien, quand il les lui demanderait : et nous a ordonné, à M. de La Chassée et à moi, d’y tenir la main ; ajoutant fort obligeamment qu’il se reposait de cela sur l’amitié que nous avons l’un et l’autre pour le malade. Nous l’avons tous deux remercié de sa confiance et de la justice qu’il nous rendait ; et l’avons assuré que nos soins n’y seraient point épargnés. Il n’a voulu ni boire, ni manger, et est parti en nous disant de ne point obéir au signal qu’il allait faire, parce qu’il ne nous regarderait pas.

A peine a-t-il été arrivé au Gaillard qu’il a arboré pavillon de Conseil, et nous avons vu les canots des quatre autres vaisseaux aller à son bord, et retourner environ demi-heure après. Dès qu’ils ont été retournés chacun à son navire, il s’est levé un vent de Sud si fort et si contraire que tous les vaisseaux ont été obligés de se mettre à sec et d’amener les mâts de perroquet et de hune ; et ainsi nous laisser conduire au gré du vent, qui nous a si bien écartés l’un de l’autre qu’à l’aube du soir, que j’écris, le plus proche de nous est à plus de quatre bonnes lieues.

Du mardi 11 avril 1690

Le vent a calmé sur les deux heures du matin ; sur les six, le temps s’est éclairci, et il s’est levé un petit vent d’Est qui nous a rapprochés l’un de l’autre. On a pris hauteur, et depuis cinq jours de calme, et le vent d’hier, nous sommes considérablement reculés, puisque nous sommes aujourd’hui à près de trente-cinq lieues de la Ligne, au lieu qu’on comptait n’en être qu’à quatorze ou quinze. Ceci est une preuve de ce que j’ai dit ci-dessus. Cependant, si ce vent-ci continue, nous espérons encore passer la Ligne dans demain.

Tous les vaisseaux s’étant rejoints, et l’Amiral ayant fait signal de marche, nous avons vu tous les canots déborder et prendre la route d’ici. Ils y ont apporté tous les chirurgiens de l’escadre. Ils ont tous vu M. Hurtain, et La Fargue leur a fait son rapport. Ils ont tous six été plus de deux heures seuls ensemble. Au bout de ce temps, La Fargue est monté dans ma chambre, où M. de La Chassée et moi étions avec Mercier et du Hamel. Il nous a trouvés en bonne disposition. Il m’a dit qu’il avait convié ses confrères d’en faire autant. Je lui ai fait donner deux langues de bœuf et six bouteilles de notre vin de réserve. Il m’a prié de lui faire présent de deux tranches de bonite. Je l’ai fait avec plaisir, du même baril qui a été entamé pour M. d’Auberville ; car nous n’en avons pas encore mangé ici. Un quart d’heure après il est remonté avec les langues, et m’a dit qu’il venait les changer contre quatre tranches de bonite. M.de La Chassée et moi nous sommes mis à rire, en nous regardant. Je les lui ai fait donner, et il les a emportées, aussi content qu’un abbé commandataire nouvellement nommé. Tes bonites vont faire du bruit sur l’escadre, m’a dit M. de La Chassée, puisque des Provençaux et des Gascons les trouvent bonnes. Mais ne donne pas tout. Ils sont effectivement tous gascons ; et je crois que cette province est faite pour inonder toute la France de fraters ; comme la Normandie pour infecter Paris de porteurs d’eau, de pauvres prêtres, et de putains, auxquelles se joignent celles qui viennent de Picardie. Nous ne savons point quel est le résultat de la consultation des lanciers de Saint-Côme. Peut-être ne le savent-ils pas eux-mêmes.

Du mercredi 12 avril 1690

Le vent a beaucoup calmé, et nous avons très peu avancé, puisque depuis hier nous n’avons fait qu’environ trois lieues : nous sommes à un degré trente minutes Nord.

Il nous est mort ce matin un matelot, nommé Jean Canevette : la fièvre chaude l’a emporté en trente-six heures. On n’a point parlé de ceci à M. Hurtain, crainte de lui donner de mauvais pressentiments sur sa maladie. Une chose jusqu’ici inouïe nous a étonnés dans ce mort. Après les prières ordinaires, on a laissé tomber le corps à la mer, enseveli suivant la coutume avec deux boulets de canon aux pieds, pour faire lui-même sa fosse. Il n’a cependant point été à fond ; et s’étant tourné du côté du derrière du vaisseau, il s’est engouffré dans le revolis ou ressac du gouvenail, où il est resté plus de quatre grosses heures, et nous ne l’avons perdu de vue que vers les six heures du soir. Les boulets de canon ne sont point échappés, puisque le corps paraissait tout droit. D’où vient ce prodige ? Qui que ce soit d’ici n’a jamais entendu dire que pareille chose soit jamais arrivée à la mer. Quoique M. de La Chassée, ni moi, ne soyons nullement ni superstitieux ni visionnaires, j’avoue que cela nous passe. Ce corps en attend-il un autre ?

Du jeudi 13 avril 1690

Toujours même temps, et point de vent que par grains. Je n’ai point encore dit ce que c’est que ces grains, très fréquents entre les tropiques, et plus encore sous la Ligne. Ce n’est autre chose que ce qu’on appelle à Paris guilées de mars, et giboulées ailleurs. C’est un coup de vent véhément du Sud-Ouest, qui souffle tout d’un coup d’un temps clair et fin, et qui chasse des nuées fort épaisses qui se distillent en pluie très forte ; après quoi le soleil reparaît, et le ciel devient serein, et l’air calme : le tout ne durant qu’un quart d’heure. Ce vent de Sud-Ouest ne peut pas nous être plus contraire. Nous espérons qu’il changera : le ciel est couvert depuis les deux heures. Nous ne sommes qu’à vingt-trois lieues dans le Nord de la Ligne bien difficile à écorcher. Il y a longtemps que nous avons passé le soleil, et que nous ne pouvons attraper le milieu de ses maisons.

M. Hurtain s’affaiblit beaucoup. Il a encore été saigné ce matin ; et réduit à la tisane, lui qui n’en but jamais !

Du vendredi 14 avril 1690

M. Hurtain décline toujours : sa faiblesse augmente ; et l’assoupissement s’en mêle. Le temps tel qu’hier, quelques grains, et depuis midi de la pluie qui tombe encore.

Nous avons aujourd’hui mangé publiquement pour la première fois de la bonite marinée. Elle est excellente en salade ; elle vaut infiniment mieux que lorsqu’elle est fraîche ; et, au dire des connaisseurs, elle l’emporte sur le thon de la Méditerranée. J’en vais faire encore mariner deux autres barils, avec les trois pleins que nous avons déjà. Cela ne coûtera rien à la Compagnie et épargnera nos bestiaux et nos volailles, pendant les jours maigres. M.Le Vasseur s’est chargé de les faire pêcher, notre cuisinier de les faire frire, et le fond de cale de fournir l’huile, le vinaigre, le poivre et le sel. Si la Compagnie faisait bien, elle ferait donner aux matelots un pot d’eau-de-vie par cent, et la table et l’équipage s’en trouveraient beaucoup mieux. Je n’en parlerai plus : je dirai pourtant que nos missionnaires sont fort réjouis de cette bonite, et que tant que nous en aurons on ne mangera rien autre chose pendant les jours maigres. Le temps s’est couvert, comme j’ai dit ; mais on avait pris hauteur, et nous n’étions à midi qu’à un degré juste, à vingt lieues de la Ligne dans le Nord. J’ai parlé du tonnerre qui gronde dans ces climats : je n’en parlerai plus ; ce serait tous les jours à recommencer.

Du samedi 15 avril 1690

M. Le Vasseur tient parole : nous avons aujourd’hui achevé un gros baril de bonites. Il a fait toute la journée une chaleur excessive, et il n’a plu que ce soir. La hauteur était à midi à quarante-cinq minutes Nord. Un peu de vent de la bande du Nord nous ferait passer la Ligne. M.Hurtain est toujours très mal : il a encore été saigné ce matin. Ces saignées ne font que l’affaiblir et me donnent de bien tristes pressentiments de la fin de sa maladie. Saignées redoublées à un corps affaibli ! Au lieu de vin, de la tisane à un corps aviné ! Les chirurgiens sont des ânes. Il faut être assidu auprès d’un malade pour être guéri de la médecine, maladie plus cruelle que toute autre.

Du dimanche 16 avril 1690

Il a fait tout le jour un calme insupportable. Nous avons passé le soleil il y a longtemps : cependant la chaleur est plus forte que celle que nous ressentions lorsqu’il était sur notre tête, et si les pluies ne la tempéraient pas un peu, nous sécherions sur les pieds. Nous ne sommes plus qu’à quinze minutes, c’est-à-dire cinq lieues de la Ligne : deux heures de temps nous la feraient passer.

M. Hurtain baisse toujours, et le pis de tout, à ce qu’on dit, c’est qu’il veut toujours manger contre le sentiment des missionnaires, de l’aumônier et du chirurgien, qui se tuent à lui prêcher la diète ; en quoi ils sont secondés par le savant et sublime Bouchetière, qui y vient mêler sa barbe et sa mâchoire d’âne. Les choses iraient autrement, et peut-être iraient mieux, si M. de La Chassée, ou moi, en était le maître.

Du lundi 17 avril 1690

Enfin, nous avons ce matin passé et doublé la Ligne sur les trois heures ; et sommes présentement dans les mers du Sud. Nous étions à midi par trente-deux minutes de latitude Sud, et suivant l’estime par dix-sept degrés vingt minutes de longitude. J’ai déjà dit qu’on ne doit pas trop se fier à cette longitude estimée. Elle n’est point certaine. S’il y avait dans l’Est ou dans l’Ouest une étoile fixe, comme il y en a dans le Nord, on connaîtrait positivement cette longitude ; mais elle pourrait endormir la prudence et la vigilance des pilotes : il y aurait, à ce qu’on dit, beaucoup plus de vaisseaux perdus qu’il ne s’en perd. Dieu a bien su ce qu’il faisait lorsqu’il a tiré le monde du néant.

Tous les chirurgiens de l’escadre sont encore venus ce matin à bord pour y faire une nouvelle consultation sur la maladie de M. Hurtain. Faut-il tant d’ignorants pour tuer un homme âgé et malade ; surtout dans ce climat ? M. de La Chassée, ni moi, ne sommes nullement contents de ces ridicules consultations : bien persuadés que la nature seule en sait plus que tous les animaux qu’elle produit, et que tous leurs remèdes ne serviront qu’à l’envoyer plus promptement en l’autre monde. Nous sommes persuadés encore que s’il pouvait vivre jusqu’à ce que nous attrapions une zone plus tempérée, ou un climat moins brûlant, la bonté de son tempérament le tirerait d’intrigue sans leur secours. Faire tant de fois saigner un homme de son âge sous un climat de feu ! Réduire à la tisane, qui ne vaut pas le diable, et interdire le vin, qui est sain, à un homme qui n’a jamais bu autre chose, et qui en est pétri et confit ! Oter la nourriture à un estomac chaud, ce qui est la marque d’une bonne constitution ! N’est-ce pas là vouloir le tuer ? Cela nous fait enrager tous deux, mais nous ne sommes pas les maîtres. Plus un homme est élevé, plus les médecins, les chirurgiens et les infâmes apothicaires sont à craindre. Je voudrais que le diable les emportât tous : je lui donnerais encore pour sa peine quiconque serait assez fou pour crier au voleur.

Landais a été travaillé d’une grosse fièvre, accompagnée de transports au cerveau. La Fargue voulait à toute force le saigner, et le réduire à une tisane qu’il appelle royale ; mais, pour lui montrer le peu de cas que nous faisons l’un et l’autre de son art meurtrier, j’ai fait coucher Landais dans ma chambre, je n’ai point voulu qu’il le saignât malgré lui, et au lieu de tisane qu’il voulait lui donner, Landais n’a bu le soir que de bon vin d’Espagne, pendant la journée du vin de Tursan avec moitié d’eau, et tous les matins du vin de Bordeaux brûlé avec de la cannelle, du girofle et du sucre, ce qu’on appelle chaudeau en Flandre, et point d’autre nourriture qu’un bouillon à midi. Il a sué naturellement, et copieusement : il a fort bien dormi, s’est tiré d’intrigue en huit jours, et me sert à son ordinaire.

Je conviens que les âges sont différents, mais on ne me désabusera jamais que tous ces remèdes de pharmacie n’usent et ne ruinent le corps. Je me trouve fort bien de la manière des sauvages de Canada, qui disent que pour les blessures il faut des remèdes extérieurs, mais que nous portons dans nous-mêmes les remèdes qui conviennent à nos maladies naturelles. C’est la sueur et la diète. Cela me fait souvenir du discours de M. l’abbé de Moussi, que j’ai rapporté ci-devant page 182. Surtout cela me fait souvenir de ce qu’il y dit des médecins, et que j’ai mis à la page 196 et suivantes, que je prie de relire. Je suis persuadé qu’il n’y a rien que de vrai, et que l’expérience ne soutienne.

Je suis au désespoir de voir M. Hurtain comme il est, et M. de La Chassée en est enragé ; fort résolus tous deux qu’en cas que nous tombions malades, pourvu que ce ne soit pas en même temps, celui de nous deux qui sera en santé empêchera tel chirurgien que ce soit d’entrer dans la chambre de l’autre : et, afin qu’ils ne s’y présentent pas, nous leur avons brusquement et sans façon annoncé à table en bonne compagnie nos méprisantes et véritables intentions. Ils ont dîné à bord, où ils ont eu la fortune du pot, et rien plus. Landais, malin et railleur, a démonté le nôtre, en me remerciant de n’avoir pas souffert qu’il mît la main sur lui.

M. Hurtain a encore été aujourd’hui recommandé à la messe ; il décline à tout moment. Le vent a toujours été pur Sud ; il ne peut pas être plus contraire : il est bien faible, et le ciel a toujours été couvert.

Du mercredi 19 avril 1690

Toujours brume, pluie, et vent Sud-Ouest, qui ne vaut guère mieux ; point de hauteur.

MM. du Quesne et Joyeux sont venus à bord ce matin voir M. Hurtain. Ils ont donné ordre d’une flamme blanche au grand mât, s’il se porte mieux ; et d’une flamme rouge, s’il se porte plus mal. J’ai bien peur que nous ne fassions jamais le premier signal, et que le dernier une fois à l’air n’en sorte plus. M.du Quesne n’a bu qu’un coup sur la dunette, et est retourné. M.Joyeux est resté à dîner : il a été traité proprement, mais avec fort peu d’extraordinaire ; et en effet, excepté une figure d’homme insensible à tout, tout le monde est ici trop triste pour se mettre sur le pied de faire éclater la moindre joie : au contraire, il semble à chacun qu’il va perdre son père ; et le travail du vaisseau se fait avec si peu de bruit, et même avec un silence si morne, que la tendresse que généralement tout l’équipage a pour lui se fait remarquer partout.

Du jeudi 20 avril 1690

Nous avons encore eu du calme toute la nuit, et ce matin un vent de Sud-Ouest, qui est revenu. On a mis flamme rouge, pour marquer qu’il n’y a point de diminution à la maladie de M. Hurtain. Le ciel a encore été couvert toute la journée ; ainsi, on n’a point pris de hauteur. M.de La Chassée, l’aumônier et moi tâchons de nous consoler l’un l’autre ; mais nous perdons également notre temps : nous ne faisons que nous attrister. Il n’a point plu : miracle !

Du vendredi 21 avril 1690

Le vent s’est jeté au Nord-Est vers les trois heures du matin. Il ne peut pas être meilleur : s’il affraîchissait, encore mieux. Il a fait fort beau toute la journée, et nous avons pris hauteur pour la première fois depuis que nous avons passé la Ligne. Nous sommes à deux degrés dix minutes Sud.

M. Hurtain a reçu le viatique à la messe : on le lui a porté pendant que tout l’équipage était en prières pour lui. Il a écouté avec beaucoup d’attention et de fermeté l’exhortation que M. Charmot lui a faite, et a fait paraître une entière résignation à la volonté de Dieu. Nous sommes sortis quatre ensemble, parce qu’il nous a été impossible de voir d’un œil tranquille un spectacle si touchant. Plusieurs personnes ont fait à la messe leurs dévotions à son intention. Après qu’elle a été célébrée, M. Charmot a repris son exhortation, et l’a tournée en peu de mots, justes à pathétiques, sur le néant et le mépris qu’un chrétien doit faire des grandeurs du monde ; sur le peu de fond qu’il doit faire sur la vie ; sur la nécessité de la perdre ; et sur l’usage qu’on devait faire de cette vie, pour se préparer à une mort inévitable. Son discours n’a pas été de plus d’une demi-heure, et les gens de bon goût l’ont trouvé trop court : tout y a été énergique et bien placé, et à la portée de tous les auditeurs. Imaginez-vous ce que peut dire un pieux et savant missionnaire, qui, à la sainteté de ses mœurs, joint beaucoup d’éloquence, et le bonheur d’être lui-même persuadé des vérités qu’il expose aux autres, avec un zèle vraiment apostolique, et vous vous formerez une idée de ce qu’il a dit. Il est certain que qui que ce soit ne le croyait si éloquent. Il n’y a pas jusqu’aux matelots, qui en ont été frappés, et qui se regardaient. Lorsqu’il a eu fini, il y en a eu un, qui a dit à son camarade : morgué, notre curé ne prêche pas si bien. Ho ! que non, a répondu l’autre ; il ne m’a jamais fait pleurer comme celui-ci. Il a été résolu entre lui et notre aumônier que l’un d’eux resterait toujours auprès du malade, et que M. Guisain, notre autre missionnaire, mais non prêtre, remplirait le vide de leur absence.

Du samedi 22 avril 1690

Il a plu tout le jour. M.Hurtain a reçu ce soir l’extrême-onction : la douleur ne me permet pas d’en dire plus.

Du dimanche 23 avril 1690

Nous ne nous sommes point couchés cette nuit : missionnaires, aumônier, trois passagers, M. de La Chassée et moi l’avons passée dans la chambre de M. Hurtain, celle du Conseil, ou la mienne. Il a conservé son bon sens jusqu’à son dernier soupir : il m’a dit tout haut ce qu’il voulait que je fisse pour son valet ; et après avoir ordonné quelque chose, il a prié tout le monde de sortir et n’a retenu auprès de lui que M. Charmot et notre aumônier. Au bout d’une bonne heure, il nous a fait tous rentrer, et nous a demandé pardon, comme s’il nous avait offensés ; et sur les deux heures du matin, il a lâché son dernier soupir, en se recommandant à nos prières. I| est plus facile de comprendre que d’exprimer nos sentiments.

Cependant, comme il faut que je remplisse mes devoirs, j’ai fait transporter le corps, avec les matelas et la paillasse dans la chambre du Conseil. J’ai fermé et scellé ses coffres, son armoire et ses caves. J’ai fermé la fenêtre de la chambre et la porte : j’en ai pris la clef et ai scellé la serrure ; et, ayant posé en sentinelle un soldat que M. de La Chassée m’avait donné, et que le sergent devait relever, lui et moi sommes montés dans ma chambre. J’avais fait ce que j’avais dû faire, et je ne comptais pas qu’âme qui vive du vaisseau osât entreprendre sur mes fonctions : mais je n’avais pas consulté Bouchetière.

Tout cela s’était fait vers les deux heures et demie du matin, pendant le quart de minuit à quatre heures. Il dormait, n’étant point son quart, qui ne devait commencer qu’à cette même heure de quatre, jusqu’à sept et demie que la prière se fait. Cet homme dort d’un sommeil si profond qu’il faut que le pilote de quart l’éveille pour remplir son poste ; et, signe qu’en homme d’esprit il dort tout d’une pièce, et que tout doit dans lui, c’est qu’il ne s’est point réveillé aux six coups de canon qui ont été tirés de quart d’heure en quart d’heure, dont le premier a été lâché à deux heures et le dernier à trois et demie, une demi-heure seulement avant que son quart commençât. Ces six coups de canon sont tirés à la mort du capitaine : c’est l’usage de la mer.

Tout l’équipage généralement, de quart ou non, jusqu’au dernier mousse, était sur pied, et avait déjà jeté de l’eau bénite sur le corps, lorsque le seigneur de Bouchetière, réveillé par le pilote pour venir à son poste, a été instruit de la mort de son capitaine. J’ignore si c’est par bêtise ou par esprit de vengeance contre moi qu’il a fait ce qu’il a fait. Je sais seulement qu’il connaissait bien peu ma fermeté et mon humeur. Landais m’est venu avertir qu’il avait cacheté la porte de la chambre du défunt, et qu’il en demandait la clef. J’étais à travailler au procès-verbal d’apposition de scellé : je n’avais pas besoin de voir les objets ; je savais comme était la chambre et ce qui y était renfermé. Hé quoi ! ai-je dit tout haut, trouverai-je toujours ce brutal dans mon chemin ? Je suis promptement descendu, et M. de La Chassée qui s’était jeté sur mon lit m’a suivi. Morbieu, monsieur, lui ai-je dit avec fureur et en déchirant son cachet, ne vous lasserez-vous jamais d’entasser sottise sur sottise ? La grande moustache que vous portez est-elle celle d’un bouc, qui n’est qu’une bête ? Je n’entreprends point sur vos fonctions ; mais, n’entreprenez point sur les miennes. Votre cachet n’est qu’une f... ; mais le mien est sacré : c’est celui du roi. Mettez tous les soldats en sentinelle : restez-y vous-même, si bon vous semble ; je ne vous en empêche point : au contraire, vous me ferez plaisir ; mais prenez garde à ma plume, elle serait pour vous pis que le fond de cale. Celui-ci vous coûte votre eau-de-vie ; l’autre vous perdrait : prenez garde même que je ne demande justice au conseil de guerre de votre impertinente entreprise. Vous le prenez bien haut, m’a-t-il dit. C’est que vous le prenez bien bas, lui ai-je vivement répondu. Je crois pourtant, a-t-il ajouté, que puisque M. Hurtain est mort, je dois être le maître ici. Vous ! lui ai-je répondu, en le regardant avec mépris des pieds à la tête : rayez cela de vos papiers. M.du Quesne et le Conseil en décideront ; et ils sont trop sages pour laisser l’Écueil à la discrétion d’un fou. Il a voulu s’emporter ; mais les ecclésiastiques, et les gens qui sont venus au bruit, n’étant pas de son côté, il a jugé à propos de se tranquilliser.

Il est sorti pis qu’enragé et a été sur le pont, où il a grondé le charpentier, qui travaillait au coffre ou à la bière du défunt ; et lui en a tant dit que ce charpentier lui a brusquement dit qu’il le priait de le laisser en repos, et qu’ils ne seraient pas longtemps bons amis s’il lui en disait la vingtième partie d’autant à terre. Je suis remonté dans ma chambre, où j’ai achevé ce que j’avais commencé. Je l’ai fait signer par ceux qui y étaient présents, sans faire la civilité à Bouchetière de le lui présenter ; ce qui l’a encore plus choqué, voyant que je méprisais tout de lui.

Nous avons bu un coup dans ma chambre, MM. de La Chassée, Le Vasseur et moi : après cela, nous avons assisté à la messe des Morts, qui a été hautement célébrée, et n’a fini qu’à onze heures. Nous avons dîné ensuite avec une simple grillade de lard et de la bonite. Au sixième horloge de l’après-midi, on a mis le corps dans son coffre, qu’on a posé dans l’avant du mât d’artimon sur la dunette, et on a chanté hautement et en chœur le grand office des Morts. Ceux qui savent le latin ont lu chacun une leçon, et les trois ecclésiastiques ont dit les trois dernières. Ceux qui veulent prier Dieu pour lui, et lui jeter de l’eau bénite, montent. Le nombre n’en est pas petit.

Du lundi 24 avril 1690

L’aumônier du Florissant, dom Louis Querduff, frère de François Querduff, religieux dominicain, qui est le nôtre, est venu dès le point du jour pour faire la sépulture du cadavre, qui a resté toute la nuit sur la dunette. Il est curé, autrement recteur en Bretagne, et sait comme il faut officier en pareille occasion. M. Charmot, lui, notre aumônier, je nomme les prêtres les premiers par vénération pour leur caractère, et M. Guisain, ont dit leur office en psalmodie à côté du corps. Sur les huit heures, tous les soldats étant en haie, on a enlevé le corps de la dunette, porté par MM. de Bouchetière, Le Vasseur, de La Chassée et moi ; l’épée et le fourreau attachés ensemble en sautoir sur la bière, qui était couverte de deux nappes traînantes. Dans cet état, il a fait tout le tour du pont, et nous l’avons reporté sur la dunette et remis au même endroit où il avait été mis dès hier après-midi, posé sur deux chaises mises exprès : ensuite les ecclésiastiques se sont habillés pour célébrer.

J’oubliais de dire que notre aumônier conduisait le deuil, que MM. Charmot et Guisain le suivaient, que le corps marchait après ; que dom Louis Querduff, qui officiait, suivait le corps, et était suivi par tout l’équipage, chacun selon son rang, réglé par le capitaine des matelots, et les soldats en haie. La bière étant posée, chacun a jeté dessus de l’eau bénite, passant en son ordre, de la droite à la gauche, et le tout en grand silence, avec de l’édification etdu respect. M.de La Chassée s’était mis à la tête des soldats, une demi-pique à la main. Il l’a changée de main passant près du corps, et la traînant de sa main gauche la pointe en bas en arrière : le capitaine d’armes et le sergent en ont fait autant de leurs hallebardes, et les soldats de leurs fusils ; pendant que le tambour frappait un seul coup de temps en temps. Pendant cette funeste marche, chacun avait les larmes aux yeux, entre autres notre aumônier, qui certainement a bien fait d’envoyer quérir son frère pour faire l’office : il était trop plongé dans la faiblesse humaine pour avoir l’esprit tranquille. Il a cependant rappelé ses esprits, et sa constance, comme on verra par l’oraison funèbre dont je parlerai bientôt.

Les ecclésiastiques étant vêtus, on a célébré une grande messe des Morts. Dom Louis Querduff a officié : M. Charmot et notre aumônier, qui avaient dit leurs messes dès le matin proche du corps, lui ont servi de diacre et de sous-diacre, et M. Guisain a servi de chantre. Tout l’équipage a entendu la messe avec beaucoup de dévotion et de recueillement. Après le dernier Évangile, les ecclésiastiques s’étant dépouillés de leurs vêtements sacerdotaux ont pris des chaises : les officiers et les passagers en ont fait autant ; et l’équipage assis sur des bancs, ou debout tout autour, notre aumônier, adressant la parole à tout son auditoire, a fait l’oraison funèbre du défunt.

Je ne suis pas seul à qui cette oraison funèbre a paru étudiée, et que M. Charmot s’en est mêlé : non que le père Querduff n’ait beaucoup d’esprit, cultivé par une science dégagée de la pédanterie, et même par la théologie ; mais, parce que nous avons trouvé dans son discours une élocution fine et délicate, et des phrases que nous ne croyons pas provenir de son fonds, et qui nous sentent beaucoup la Charmote. Quoi qu’il en soit, je voudrais avoir ce discours pour le mettre ici ; mais je ne compte plus dessus, puisqu’on me l’a refusé. On y verrait une naïveté des premiers siècles, une pureté évangélique, sans flatterie ni ménagement ; des louanges sincères, sans flatteries et sans excès ; et une sincérité capable de rappeler l’homme dans lui-même.

Il a dit, entre autres choses, que le défunt, par son mérite personnel et sa bravoure, avait comme forcé la fortune à lui rendre une partie de la justice qui lui était légitimement due, et que la bassesse de sa naissance lui avait déniée, en l’élevant de l’état le plus vil et le plus obscur de la Marine, dans un poste qui l’approchait et le faisait participer au souverain commandement ; qu’il n’y était parvenu que par degrés, et tous ces degrés successifs étaient autant de preuves convaincantes de son courage et de son application à remplir ses devoirs ; n’ayant jamais eu d’autre protecteur que lui-même.

Qu’il avait été plusieurs fois pris et blessé par les ennemis de l’État, son bon cœur et sa sagesse l’ayant toujours empêché d’en faire de particuliers ni de personnels. Qu’il avait été pris par les Algériens : que la vigoureuse résistance qu’il avait faite à quatre frégates, dont la moindre était aussi forte que celle qu’il montait, avait forcé ces barbares à respecter sa conduite, son intrépidité et sa valeur, dans un combat si inégal ; ne s’étant rendu qu’au troisième abordage, blessé à quatre endroits, et hors d’état de se défendre davantage, ayant perdu quarante-deux hommes de soixante-quinze dont son équipage était composé en sortant de La Rochelle. Que dans ce triste état il ne doutait point que ces barbares ne le jetassent à la mer ; qu’il y était préparé ; mais que Dieu, qui avait étendu sa miséricorde sur lui et voulait lui procurer le salut éternel, lui avait pour lors sauvé la vie. Que huit de ces malheureux s’étaient jetés à lui dans le dessein de la lui ôter ; que même il y en avait eu un qui avait levé le sabre pour lui couper la tête, mais qu’il fut arrêté par les autres. Que le corsaire qui le prit lui avait fait rendre son chirurgien, qui l’avait pansé et guéri, et qu’il s’était toujours flatté qu’à sa considération le reste de son équipage avait été traité avec plus d’humanité et de douceur, ou du moins avec moins de dureté que ces barbares n’en ont ordinairement pour leurs esclaves.

Qu’il l’avait été quatre ans ; que son patron, qui paraissait l’aimer n’avait jamais voulu le vendre ; et que lui avait mieux aimé souffrir les peines d’une longue et dure servitude que d’accepter les offres qu’il lui faisait pour renoncer à sa religion et se rendre mahométan, et qu’il avait méprisé les exemples qu’on lui présentait, même de ses compatriotes. Que dans son esclavage il avait trouvé un prêtre, saint homme, qui souffrait encore plus que lui, et qui supportait ses peines avec une constance que le seul amour de Dieu peut inspirer ; qu’il avait avoué que cette fermeté dans ce pieux ecclésiastique l’avait tellement touché, qu’il s’était résolu à la mort la plus cruelle plutôt que de renier sa religion ; que ce saint prêtre avait poussé son zèle jusqu’à lui faire connaître les erreurs de Calvin et de ses sectateurs ; qu’il avait goûté ses exhortations, mais n’en avait pas été parfaitement convaincu, et qu’il avait fallu que Dieu eût fait en sa faveur une espèce de miracle pour déraciner de son cœur des préjugés qu’il avait sucés avec le lait.

Qu’après quatre ans de souffrance et d’esclavage il avait trouvé le secret de mettre dans son parti huit hommes de son ancien équipage, tous également résolus à la mort, et de vendre chèrement leur vie aux barbares plutôt que de languir plus longtemps dans les fers. Que Dieu avait béni leur entreprise puisque dans une simple chaloupe, avec pour un jour de pain seulement, et une calebasse pleine d’eau, ils avaient attrapé les côtes d’Espagne, où ils avaient été reçus avec bien de l’humanité : et qu’ils avaient traversé ce vaste royaume depuis les premières terres qui donnent dans la Méditerranée jusque en France, par la charité des habitants.

Que ce que cet ecclésiastique lui avait dit à Alger lui revenait assez souvent dans l’esprit, mais n’y faisait qu’une légère impression. Qu’il avait vu avec tant de douleur la suppression de ledit de Nantes, par celui d’octobre 1685, qu’il s’était résolu de quitter sa patrie et de se retirer en Angleterre, où il ne doutait point d’être bien reçu. Qu’il n’en avait été empêché que par une maladie qui lui était tout à coup survenue. Qu’il s’était retiré hors de sa province, pour éviter les contraintes qui s’y pratiquaient contre les obstinés, et que le même endroit qu’il avait choisi pour asile, tant pour l’âme que le corps et les biens temporels, était le lieu où la bonté de Dieu lui réservait le grand coup de sa grâce efficace pour sauver son âme.

Que l’ami chez lequel il s’était retiré était véritablement converti depuis six ans, sans qu’il le sût ; que cet ami, connaissant le caractère du défunt incapable de plier sous la force, avait fait en sorte que le même père de l’Oratoire qui l’avait converti vînt travailler aussi à sa conversion ; que ce père y était venu sous l’apparence d’un médecin ; et qu’au bout de quelques jours, après l’avoir entretenu de sa maladie corporelle, il lui avait enfin parlé de celle de son âme, bien plus précieuse à sauver, et pourtant plus facile à guérir dans un homme raisonnable. Qu’il avait pris goût aux conférences de ce pieux et habile missionnaire ; qu’il s’était enfin laissé convaincre qu’il était dans la mauvaise voie ; et qu’aussi bien que son ami il avait abjuré entre ses mains ; que depuis cet heureux temps il n’avait plus été agité d’aucun trouble de conscience et avait vécu dans une foi si vive et une si grande pureté de mœurs que lui qui parlait osait assurer, ou du moins était lui-même moralement persuadé, que Dieu lui avait fait miséricorde.

Qui de vous, messieurs, qui m’entendez, l’a jamais vu en colère ? Qui de vous l’a entendu jurer et blasphémer ? À qui, depuis que nous sommes ensemble, a-t-il dit une parole désobligeante ? Qui de vous n’a pas été édifié de son application et de son zèle à remplir ses devoirs de chrétien ? Qui de vous n’a pas admiré sa douceur et sa bonté ? Qui de nous n’a pas ressenti les effets de son bon cœur, lorsqu’il y a eu recours ? Il nous regardait tous comme ses enfants ; qui de nous ne le regardait pas avec la vénération qu’un bon fils doit à son père ? Et qui enfin de nous ne le regrette pas avec amertume ?

Il est mort, a-t-il poursuivi tout en larmes qui ont été secondées très sincèrement de presque tous les auditeurs ; il n’est plus rien, nous venons de le perdre ; et ce même homme, à qui nous obéissions avec joie, n’exige plus notre obéissance : au contraire, il nous prie de prier Dieu pour lui. Imitons sa droiture, sa bonté, sa candeur et sa foi. Prions Dieu qu’il nous l’accorde, comme à lui, vive et ardente, et un véritable repentir de nos péchés, et que nous mourrions comme lui dans une parfaite résignation à sa sainte volonté, afin que nous puissions nous rejoindre tous dans la vie éternelle.

Il s’est étendu beaucoup davantage, et mieux ; mais je ne m’en souviens point. Après cela, on a chanté le De Profundis en faux bourdon, et d’autres prières. Nous avons relevé la bière au Libéra ; et, marchant dans le même ordre, on a fait encore le tour du pont, et on a posé le corps sur une planche à stribord sous le vent ou à la droite du vaisseau. L’extrémité de cette planche répondait à la mer. Vers la fin du Libéra, les soldats ont fait trois décharges à un Miserere l’une de l’autre ; à la dernière desquelles, et au dernier des onze coups de canon, on a laissé tomber le corps. M.de Bouchetière, comme lieutenant, a eu pour lui l’épée, qui vaut plus que son eau-de-vie, ayant coûté au défunt à Hennebont en ma présence quinze louis d’or au retour d’une autre d’argent. Après cela, chacun s’est retiré où il a voulu.

M. de La Chassée et moi sommes montés dans sa chambre, où pendant plus d’une heure nous avons pleuré comme deux enfants, sans nous dire une seule parole ; et n’avons été retirés de notre tristesse que lorsqu’on est venu nous dire qu’on avait servi. Il ne s’est jamais fait de repas plus triste.

Bouchetière se donne déjà des airs de commandant, qui nous effarouchent tous, et ce n’est pas sans raison. Mme de Maintenon est sa protectrice, et la Compagnie l’a nommé lieutenant sur l’Écueil, qui est un vaisseau à elle : on craindrait à moins. Il a pris à table la première place, sans l’offrir aux étrangers qui étaient venus à bord voir la cérémonie. Nous étions tous de mauvaise humeur, et il a trouvé le secret de nous achever. Il a dit à M. de La Chassée que les armes des soldats n’étaient pas propres, et qu’il fallait les faire nettoyer. Celui-ci lui a sèchement répondu que les fusils étaient bons, et tiraient juste ; et que s’il en doutait il le lui ferait voir. Il n’a pas entendu, ou n’a pas voulu entendre la malignité de la réponse et la menace qu’elle renfermait.

Il a dit à M. Le Vasseur qu’il fallait changer les quarts. Il lui a été répondu que les matelots avaient pris la coutume de reposer à certaine heure réglée ; et que de vouloir les changer c’était bouleverser l’ordre. On peut dire ici, à sotte demande, sotte réponse ; puisque la bande des matelots, qui fait le quart de minuit, fait le lendemain le quart de l’aube. Il n’a rien dit cependant, et a envoyé quérir le premier pilote, auquel il a dit de lui montrer son point. Celui-ci, brutal en matelot, lui a répondu en se moquant de lui qu’il ne savait pas le métier de capitaine ; que ce point ne se montrait qu’à lui ; encore était-ce seul à seul ; et qu’il ne lui montrerait pas le sien, que M. du Quesne ne le lui eût ordonné ; et lui a tourné le dos.

Il me gardait apparemment pour le dernier. Il m’a demandé mon régître, et mon état de consommation. C’est ici qu’il a été relancé. Je lui ai dit que je le priais, pour son bien propre, de me laisser en repos : que je n’étais obligé de rien montrer qu’au capitaine, ou au commissaire ; qu’il n’était ni l’un, ni l’autre, et qu’il ne verrait rien. Je suis capitaine pourtant, a-t-il ajouté, puisque M. Hurtain est mort. Vous ! a repris M. de La Chassée avec fureur, je ne vous reconnais pas pour tel : vous n’en savez pas le métier ; et je ne vous conseille pas d’exiger ici d’obéissance, car vous seriez assurément mal servi.

Doucement, monsieur, ai-je dit à M. de La Chassée : nous suivrons ce que le Conseil en décidera ; et, lorsque monsieur nous montrera l’ordre de M. du Quesne, Ai celui de M. Blondel, je serai le premier à me rendre à mes devoirs. Jusque-là, monsieur, lui ai-je dit, n’espérez de moi ni obéissance, ni complaisance. Nos fonctions sont différentes ; remplissez les vôtres ; et ne vous mêlez point des miennes, dont je ne vous dois nul compte.

Après cela, nous nous sommes levés. Il est allé en avant de la dunette et s’est gravement planté dans un fauteuil, en retroussant sa moustache. Il me semblait voir dom Quichotte profondément enseveli dans ses imaginations. Il a eu pour spectateurs de cette belle scène les lieutenants du Florissant, de l’Oiseau et du Dragon ; les écrivains de ces trois vaisseaux ; le second lieutenant de l’Amiral, et l’aumônier du Florissant, qui venait d’officier, et les autres d’assister à la cérémonie. Ils n’auront pas manqué de rapporter à leurs bords le ridicule orgueil de Bouchetière, qui semble n’être venu au monde que pour y donner la comédie. Ils sont tous très édifiés de notre dévotion, et plus encore de la véritable douleur que nous avons de la perte de notre capitaine. Mercier, écrivain du roi du Florissant, m’a dit que tous les capitaines et les commissaires étaient à dîner chez M. du Quesne, où on allait les prendre pour les ramener aux vaisseaux, et a ajouté que M. Blondel viendrait le lendemain faire l’inventaire, et que lui qui me parlait l’accompagnerait.

Après le départ de ces trois canots, qui en débordant ont pris le chemin de l’Amiral, je suis monté dans ma chambre. M.de La Chassée y est venu deux heures après ; et comme le quart était changé, et que Bouchetière dormait, nous avons fait venir sans bruit M. Le Vasseur et le premier pilote. Nous avons tenu tous quatre un petit Conseil ; et leur ayant parlé du dîner à l’Amiral, notre opinion à tous est que c’est un Conseil exprès assemblé pour nous donner un capitaine. Le résultat du nôtre est que nous nous sommes juré l’un à l’autre que si Bouchetière reste en place, ou que ce nouveau capitaine soit tel que lui (ce qui est absolument impossible, étant un original dont le diable seul pourrait être la copie) ou que ce capitaine donne dans son sens, d’abandonner tous quatre le vaisseau à la première terre que nous trouverons, de quelque nation que ce soit. Il faudrait pourtant que le diable s’en mêlât pour que nous fussions réduits à cette extrémité ; et, sur une si bonne et unanime résolution, attendu que c’est aujourd’hui ma fête, que Lénard n’a point oubliée, et dont l’arrosement du bouquet est remis à un jour moins triste, nous avons fait collation, et avons bu chacun notre bouteille, et attendons l’événement de tout avec impatience.

Nous étions à midi par deux degrés huit minutes Sud. Le vent est fort faible ; mais il est bon : c’est toujours du Nord-Est. Le temps est clair et beau.

Du mardi 25 avril 1690

M. Blondel, commissaire, est venu ce matin à bord. Il y a entendu la messe, et à l’issue du déjeuner nous avons travaillé à l’inventaire du défunt. Ces sortes d’actes ne se font pas, à la mer, avec toutes les formalités que la chicane a introduites sur terre ; mais le droit d’autrui y est conservé, et la bonne foi y est sans doute infiniment mieux observée. M.de La Chassée, qui s’était chargé de la garde des scellés, en a été déchargé par la reconnaissance que j’en ai faite. Le valet du défunt a eu dans l’instant ce qu’il avait ordonné que je lui donnasse : ce ne sont que des hardes et du linge de peu de valeur, et tout au plus de quarante écus. Nous avons ensuite fait l’ouverture de l’armoire et des coffres. Les instruments de mathématiques appartiennent au pilote, aussi bien que les cartes marines, flèche, marteaux et autres ustensiles de pilotage et d’hydrographie ; il les a eus. J’ai pris l’écritoire, plumes, papier et canif, qui ne valent pas vingt sols. Tout le reste a été inventorié. M. Blondel a pris l’argent comptant, et la valeur du reste qui a été vendu dans la bonne foi. Eh ! qui en effet voudrait s’emparer d’un bien dont peut-être il ne jouirait pas à terre ? Il n’y a que la crapule bretonne qui en soit capable. Cela nous a occupé du temps et nous en aurait encore occupé davantage si le sieur Mercier, qui était venu avec le commissaire, comme il me l’avait promis hier, n’eût tenu la plume pour lui. Tout a été fait double, sur l’un desquels il m’a donné son reçu général ; et le tout a été signé par les officiers. L’orgueil de Bouchetière a triomphé de la préférence ; et, pendant que le sieur Mercier et moi achevions d’écrire, M. de La Chassée a instruit le commissaire des airs ridicules du jour d’hier. Ce M. Blondel est fils du défunt payeur des rentes de l’Hôtel de Ville, neveu de M. Frémont, garde du Trésor royal ; et ainsi cousin germain de Mme la maréchale de Lorges. Ayant appris ce que Bouchetière avait fait la veille, et sa sottise d’entreprendre sur mon emploi par son ridicule scellé, il s’est résolu de l’humilier ; dont Bouchetière lui a fourni deux sujets fort à propos.

Il était sorti de la chambre du Conseille premier, après avoir signé, et s’était comme hier placé à table à la place d’honneur. On avait servi la soupe. Tous les gens de la table et les missionnaires attendaient debout que le commissaire fût venu, et qu’il prit place, pour se mettre à la leur. Enfin, M. Blondel a paru. C’est savoir bien peu vivre, lui a-t-il dit : je ne sais à quoi il tient que je ne vous fasse manger avec les valets. Ôtez-vous de là ; et sachez qu’un homme tel que vous n’a point de rang devant moi. Quel chagrin ! quelle rage ! Il s’est levé, et le commissaire a obligé M. Charmot de prendre la place qu’il venait de quitter, et s’est mis à sa gauche, et notre aumônier à droite, après un combat de civilités respectives, qui avait son mérite entre des honnêtes gens. Bouchetière n’en a pas perdu un coup de dent : au contraire, il a mangé de colère, et ne s’est levé qu’au dessert, que le commissaire a ordonné au valet du défunt, et au maître d’hôtel, de bien nettoyer la chambre, et d’y brûler du vinaigre, afin que le commandeur de Porrières, que M. du Quesne nous amènera demain, puisse s’y loger tout d’un coup. Le pauvre diable, à ces douces paroles, a perdu contenance ; et, s’étant brusquement levé, s’est allé promener sur le pont. Sa retraite, qui a scandalisé M. Blondel, ne nous a point surpris : nous sommes faits à ses travers. S’il avait la moindre bluette de bon sens, il aurait fait sa cour à M. de Porrières ; mais ce n’est qu’une bête féroce : on va le voir.

M. Blondel nous a parlé du commandeur comme d’un très honnête homme, qui nous empêchera de regretter M. Hurtain. Amen. Nous avons tous bu d’avance à sa santé, et avons prié le commissaire de l’assurer de nos respects. Il nous a dit qu’il allait y souper, et qu’il ne manquerait pas de lui faire notre cour, et surtout de lui vanter le respect que nous conservons pour le défunt ; et en même temps notre union, qui n’est dérangée que par les brutalités de Bouchetière : lequel n’avait trouvé au Conseil ni ami, ni protecteur : que cependant, sans que M. du Quesne s’explique, le Conseil avait balancé longtemps avant d’en nommer un autre, parce que le vaisseau étant à la Compagnie, qui y avait nommé ses officiers, c’était dédire son choix que d’en déplacer un. Qu’à tout cela, le général avait répondu que le défunt n’était point officier de la Compagnie, ni nommé par elle ; que c’était le roi ; que tous les vaisseaux de l’escadre étaient sans exception commandés par des officiers du roi ; que c’était une preuve certaine qu’ils devaient être préférés, et plus sur l’Ecueil que sur tout autre, parce que Bouchetière était haï de l’équipage, qui n’obéit jamais bien à un chef qu’il n’aime pas, et qu’il n’estime point : qu’il ne connaissait rien à la marine, n’étant qu’un bâtard du cotillon (c’est ainsi que les marins baptisent les officiers que produit la faveur de Mme de Maintenon) sans mérite, et peut-être sans bravoure ; que du moins, ce qui lui était jusqu’ici arrivé n’en donnait pas une bonne idée. Que l’Ecueil était un bon vaisseau, bon voilier, bien armé, bien équipé, et ainsi très utile à l’escadre, à laquelle il pouvait devenir à charge sous le commandement d’un homme en qui on n’eût pas une pleine confiance ; qu’au surplus, il avait des ordres du roi, qu’il fallait exécuter ; que sur tant de raisons, l’avis de M. du Quesne avait prévalu, et le commandeur son capitaine en second nommé.

Il descendait pour s’en retourner lorsqu’il a été arrêté par un nouveau spectacle. Je ne sais si sa vue a rappelé la fureur de Bouchetière ; mais en sa présence il a frappé un matelot d’une grosse canne qu’il porte toujours, contre les Ordonnances du roi, qui la défendent sur ses vaisseaux. M. Blondel a été à lui avec colère : il la lui a ôtée de la main, et voulait la jeter à la mer ; mais elle a été retenue par la garde de son épée, où la chaîne de cette canne s’était prise. Vous êtes bien insolent, lui a-t-il dit, de vous servir de canne sur un navire, et d’en frapper en ma présence. Savez-vous bien qu’il ne tient qu’à moi de vous casser comme un navet ? Mord..., a-t-il poursuivi en lui rejetant sa canne, je vois bien que tout ce qu’on dit de vous est vrai, et que vous n’êtes qu’un faquin, et qu’un brutal. Et vous, m’a-t-il dit, est-ce ainsi que vous faites exécuter les Ordonnances de la Marine ? Comptez sur votre révocation, si pareille chose arrive, et que vous ne m’en avertissiez pas. Je lui ai répondu, pour mon compte, que je m’en étais plusieurs fois plaint au défunt, qui la lui avait laissée, sous prétexte d’un mal à la jambe, qui la lui rendait nécessaire. Je vous défends de la porter, lui a-t-il dit ; je vas à bord de M. du Quesne, et lui ferai votre portrait : et en même temps, s’est rembarqué dans le même canot qui l’a apporté ce matin. Bouchetière a voulu lui parler : il lui a tourné le dos sans le regarder, et est parti. Que de mortifications, que de chagrins sa folie lui attire ! Il est, je crois, le seul homme du monde qui puisse les supporter sans mourir.

Il a calmé pendant deux à trois heures : après cela, il s’est levé un vent de Sud-Sud-Est ; assez bon petit frais et nous n’allons pas mal, et en bonne route, puisque nous présentons au Sud-Ouest. Nous étions à midi par deux degrés cinquante-quatre minutes Sud.

Nous ne nous écarterons pas du Gaillard : au contraire, nous nous en approcherons le plus que nous pourrons ; afin que MM. du Quesne et de Porrières aient moins de peine à nous joindre. Si le commissaire l’avait trouvé à propos, on aurait été au-devant d’eux : on aurait été même dès aujourd’hui à bord de l’Amiral ; mais, il nous a dit que cela ne serait pas dans l’ordre, parce que tout commandement devait paraître mort ici, jusqu’à ce que le capitaine fût reçu.

Du mercredi 26 avril 1690

M. du Quesne n’a pas manqué de venir ce matin de fort bonne heure, puisque la messe n’était point encore dite : il est vrai que nous l’attendions. Il a amené avec lui M. le commandeur de Porrières. Après les premières civilités, il a fait assembler tout l’équipage sur le pont. Mes enfants, a-t-il dit, vous avez perdu un bon capitaine et un bon père. Je crois que M. le commandeur de Porrières, que le roi vous donne et que je vous présente pour remplir sa place, s’en acquittera de même. Je vous le recommande, comme je vous recommande tous à lui. Jurez-lui obéissance comme vous l’avez jurée au défunt, et respectez dans lui la personne du roi, puisqu’il va le représenter. Tout l’équipage a levé la main, en criant trois fois Vive le roi. Après cela, il s’est tourné vers nous et nous a dit qu’il croyait inutile de nous convier à remplir nos devoirs ; qu’il savait que nous étions tous gens d’honneur, et instruits ; qu’il ne nous recommandait point l’obéissance, bien persuadé que nous n’y manquerions pas ; et qu’il laissait au temps à faire le reste. Nous n’avons tous répondu que par une profonde révérence, à l’un et à l’autre.

Le commissaire a parlé à son tour, et s’adressant à M. du Quesne : Je vous ai instruit, monsieur, lui a-t-il dit, de la belle scène qui se passa hier ici en ma présence ; et présentement, je vous en demande justice à tous deux : à vous, monsieur, comme au général, et à monsieur, comme au capitaine. Nous sommes, monsieur, lui a dit M. du Quesne, dans un jour de réjouissance pour l’Écueil : n’y contristons personne. Écoutez, monsieur de Bouchetière, a-t-il poursuivi en s’adressant à lui, il y a fort longtemps que vous faites parler de vous, et toujours en mauvaise part. M.Hurtain était trop bon ; c’était son unique défaut. Il faut l’être ; et on ne peut pas l’être trop pour ceux qui le méritent ; mais il y a de certaines gens, aussi, pour qui on ne peut pas être trop sévère ni trop ferme ; et je vous avertis que je vous laisse un capitaine qui n’entendra pas raillerie. Vous, monsieur, a-t-il ajouté, parlant à M. de Porrières, faites vos honnêtetés. En même temps, M. de Porrières nous a tous salués, et présenté la main. Il nous a dit qu’il était informé de notre union et de la concorde qui régnait entre nous ; et que son dessein était de la nouer encore plus forte.

Après cela, l’aumônier a chanté la messe, qui a commencé à l’ordinaire par le Veni Creator ; et, après le dernier évangile, et la prière pour le roi, il a entonné le Te Deum, qui a été poursuivi par l’équipage. Nous avons ensuite fort bien déjeuné, parce que le déjeuner avait été préparé. Entre autres choses, nous avions un cochon de lait qui n’a jamais vu terre, puisqu’il est né à bord : il avait été farci de deux gros chapons désossés et en hachis, avec des anchois. (C’est le premier que nous avons mangé à la mer ; mais il était excellent. Il y en a encore huit de la même portée, et douze autres qu’une truie n’a mis bas que le dix du courant : ils grandiront pendant que les autres feront figure). Des petits pâtés et un dinde à la daube lui ont tenu compagnie. M.du Quesne a paru très content. Pendant que nous déjeunions, notre nouveau capitaine a fait distribuer à l’équipage une cave de douze flacons d’eau-de-vie, qu’il avait amenée avec lui ; ce qui a fait redoubler les cris de Vive le roi, en buvant à sa santé. MM. du Quesne et de Porrières ont bu à la santé de l’équipage, qui leur a répondu au bruit d’un coup de canon, et de toute la mousqueterie. Après cela, le commandeur a ordonné trois coups de canon, pour saluer la santé du roi. Nous l’avons tous bue debout, le chapeau à la main, en criant Vive le roi : à quoi l’équipage a répondu ; et la fête a fini par là.

M. du Quesne, en s’en allant, m’a demandé une douzaine de tranches de bonite. Ce que je devais faire m’est venu tout d’un coup dans l’esprit. Je lui ai dit en riant que je n’en étais plus le maître, et qu’il fallait qu’il les demandât à notre nouveau capitaine. Ils se sont mis à rire. On me l’a bien dit, m’a dit notre général, que tu ne vaux pas grand-chose : donne-moi seulement de la bonite ; et ne me mets pas en colère. Qu’on vous ait dit ce qu’on a voulu, lui ai-je répondu, peu m’en chaut ; mais je sois pendu si vous avez de la bonite, à moins que M. le commandeur ne l’ordonne : il est le maître ici, non pas vous. Dis-lui donc qu’il m’en donne, lui a-t-il dit ; car je vois bien que ce diable-là est obstiné. Donnez-lui-en, monsieur C..., m’a-t-il dit, toujours en riant. Oh, cela va être promptement fait, ai-je dit ; mais, messieurs, un peu de réflexion, s’il vous plaît, ai-je continué. Notre général a eu l’honnêteté de vous en demander : cela mérite déjà ce qu’il demande ; bien certain que vous êtes trop généreux pour le refuser. Mais son humiliation de m’en avoir demandé, son abaissement, qui flatte si agréablement ma vanité et mon amour-propre, tout cela ne mérite-t-il pas d’entrer en compte, et de faire doubler la dose ? Ils se sont encore mis à rire, et M. du Quesne a voulu me donner quelque tape.

Je me suis échappé et ai été lui chercher trois douzaines des plus belles tranches et les lui ai apportées dans un grand plat, qu’il avait apporté exprès. Il m’en a remercié et m’a dit qu’il en voulait manger qu’il n’y eût que nous trois. Je lui ai dit que M. de La Chassée ne serait pas de trop. J’aime à voir que tu te souviens de tes amis, m’a-t-il dit : avertis-le, et envoie-le dans la chambre du Conseil, et fais-y apporter bouteille et quatre verres. Je l’ai fait, et tous deux m’ont fait plus d’honnêtetés que je n’en espérais, et ont bu bien gracieusement à ma santé. M.de La Chassée n’a pas nui aux civilités qu’ils m’ont faites. Il avait apporté avec lui une bouteille du vin que j’ai acheté à Saint-Yago. M.du Quesne l’a trouvé très bon. Il y a sa moitié ; et m’ayant fait un signe auquel j’ai répondu, il en a fait porter douze bouteilles dans le canot du général, qui nous en a fort aimablement remerciés.

Après son départ, le commandeur a été dans sa chambre achever de faire ranger ses hardes : il y est resté jusqu’au dîner. Il a paru surpris du service : une bonne soupe avec du mouton, une poule dessus, du lard et des choux ; un dinde à la daube et un pâté à la godiveau ; une salade de passe-pierre, des olives, des anchois, et du fromage de Hollande et de Gruyère. M.de La Chassée et moi avons vu avec plaisir sa surprise ; et, pendant qu’il avait été dans sa chambre, nous avions seul à seul concerté ce que nous lui dirions quand nous ne serions que nous trois.

Ensuite du dîner, il a été visiter le vaisseau d’un bout à l’autre : il est descendu dans les soutes au pain et aux poudres, et même dans la fosse au lion : il a visité les canons, les armes ; en un mot, rien ne lui est échappé. Tous les officiers l’accompagnaient ; et comme cela ne me regarde point, et que je n’ai vue que sur la consommation, j’ai employé le temps à écrire une partie de sa réception. Je suis sorti de ma chambre sitôt que je l’ai entendu revenir : vous avez tout visité, monsieur, lui ai-je dit, et quand il vous plaira je vous rendrai compte de tout. Oh ! c’est assez travaillé pour un jour, m’a-t-il dit ; et ce n’est point votre article qui m’embarrassait. À demain ou après la partie, s’il vous plaît, a-t-il poursuivi, en me faisant en riant une révérence jusqu’à terre, le chapeau à la main : et en même temps est entré dans la chambre de M. Charmot, apparemment pour s’informer du caractère et du génie de tout son monde.

M. de La Chassée et moi sommes entrés dans la mienne, où, en vidant bouteille, nous avons parlé de lui. Il est provençal, de la maison de Glandêves de Porrières ; il a un frère capitaine de galère ; il est neveu de M. de Glandêves de Porrières, dernier grand-maître de Malte ; il est commandeur de l’Ordre, et en porte la croix. Il est très brave de sa personne et s’est trouvé dans quantité d’actions, tant contre les Turcs que contre les Anglais et les Hollandais. Il me paraît âgé de quarante-cinq ans. Il est blond, et très bel homme. Il est de ma taille, mais plus rempli. Il a l’accent et le son de la voix très agréables. Il a l’air de se faire obéir : tant mieux ; chacun se mêlera de son emploi, et personne n’entreprendra sur celui d’autrui, comme du temps de M. Hurtain. Il était trop bon, comme l’a dit ce matin M. du Quesne, et n’avait pas cette fermeté qui convient si bien à un homme qui commande à tant d’autres. La douceur était son partage, et la moindre soumission qu’on lui faisait exemptait d’un châtiment qu’on avait souvent bien mérité. En un mot, tout, jusqu’à son valet, abusait de sa bonté. Sa maxime était qu’on prenait plus de mouches avec un rayon de miel qu’avec un tonneau de vinaigre. La maxime est très chrétienne ; mais, on ne doit la pratiquer qu’à l’égard de gens d’un esprit assez bien fait pour n’en pas abuser.

Le bon vent et le beau temps ont continué jusque sur les trois heures que le ciel s’est couvert ; le calme nous prend, et il pleut à présent bien fort. Nous étions à midi à quatre degrés quarante-huit minutes de latitude Sud.

Du jeudi 21 avril 1690

Toujours temps couvert, pluie et calme. J’ai fait aujourd’hui la vie d’un des chanoines de Boileau, boire, manger et dormir. Le commandeur a écrit toute la journée. Il me paraît qu’il est très content de ce qu’il a vu. Je lui ai promis à demain de quoi se bien nourrir, puisqu’il a de quoi se bien battre.

Du vendredi 28 avril 1690

J’ai compté cet après-midi avec le commandeur : voici comment. J’ai apporté l’inventaire du vaisseau, avec mon régître ; et j’ai fait venir tous les officiers mariniers l’un après l’autre. Je leur ai lu à chacun l’article qui le regardait. M.de Porrières tenait mon régître, sur lequel tout est porté, espèce par espèce. Après qu’ils ont eu dit qu’ils avaient reçu du magasin de l’Orient ce que je venais de leur lire, je leur ai demandé leur consommation. Ceci vous regarde, monsieur, lui ai-je dit. Ils ont tiré de leurs poches leurs petits régîtres, et ont lu leur consommation, un tel jour employé telle chose pour telle chose. M.de Porrières a vu que tout était porté jour par jour sur mon régître, dans le blanc laissé à côté des espèces : c’est-à-dire le reçu au folio verso et la consommation au folio recto suivant, trois doigts de blanc entre les espèces ; en sorte que, sans tourner le régître, on pouvait, d’un seul coup d’œil, voir ce qui avait été reçu, soustraire ce qui avait été consommé et conséquemment savoir ce qu’il en restait.

Il a loué mon exactitude, et m’a dit que les autres écrivains du roi n’étaient pas si ponctuels et se contentaient de prendre tous les mois les consommations des officiers mariniers. C’est l’ordinaire, lui ai-je répondu : je le sais bien ; mais je sais bien aussi que ce n’est pas une règle pour moi, ayant été obligé de prendre des précautions qu’ils ne jugent pas dignes de leurs soins. A peine, ai-je continué, tel, tel, et tels officiers et passagers ont-ils été arrivés à bord que l’un a demandé de la toile pour doubler son matelas ; un autre autant pour empaqueter ses hardes, des pièces de linge pour les emballer ; d’autres pour renforcer leurs lits ; d’autres des planches et des clous pour faire des épicières, des armoires et des coffres, dont par avance ils avaient apporté avec eux les serrures et les clefs. Tout cela se doit faire aux dépens de ceux qui les demandent, qui doivent les apporter de terre ; et ces consommations, qui ne sont nullement nécessaires au service, et qui absorbent une grosse quantité de toile, de bois, de clous, dont on peut avoir besoin dans un voyage de long cours, n’ont été ni du goût de M. Hurtain ni du mien ; et il a trouvé à propos de les arrêter : si bien qu’afin que les officiers mariniers fussent autorisés à refuser tout, il les a fait venir à l’issue de la messe, et en présence de tout le monde, je leur ai expressément défendu de par le roi de rien mettre en consommation, ne fût-ce qu’une pomme de racage, sans le consentement de M. Hurtain, et sans que de ma part j’eusse fait sur leurs régîtres mention de la nécessité de cette consommation, à peine de la payer au triple, à compte de leurs gages et appointements. Depuis ce temps, il ne s’est fait aucune fausse consommation, et M. Hurtain, les officiers mariniers ni moi, n’avons plus eu la tête rompue de demandes inutiles.

Vous avez eu, et vous avez encore raison, m’a-t-il répondu. J’en ai encore eu une autre particulière, lui ai-je dit : c’est qu’on nous avait avertis, et il est vrai que nous avons à bord des gens qui changent avec plaisir les ustensiles les plus nécessaires d’un vaisseau contre de la mousseline. J’en ai entendu parler, m’a-t-il dit ; hé bien ! je vais vous le prouver, lui ai-je répliqué. Là-dessus, j’ai fait entrer Duval, notre maître d’hôtel, qui lui en a plus dit et plus prouvé que je n’en voulais : étant content, puisqu’il trouvait le vaisseau bien mieux équipé et pourvu qu’il ne croyait. Il ne restait plus que les vivres.

Pour cet article, lui ai-je dit, je ne peux pas vous en parler seul, il y a eu de la friponnerie de la part de MM. Hurtain, de La Chassée et de la mienne ; et puisque c’est moi qui l’ai suggérée, et que c’est M. de La Chassée qui m’a prêté la main, il est à propos que l’éclaircissement s’en fasse en sa présence, afin que nous soyons tous deux loués ou blâmés ; et comme c’est un secret qui ne doit pas être divulgué, donnez-vous la peine de monter avec moi dans ma chambre. Il y est monté, et M. de La Chassée y étant entré et ayant fermé la porte sur nous trois, nous sommes entrés en matière, tant sur le pain, le vin, bœuf et lard salés que le reste, et lui ai fait toucher, au doigt et à l’œil, que nous avions encore trois bottes de vin et une botte d’eau-de-vie plus que nous n’en devions avoir sur le pied de l’armement ; que nos quatre soutes étaient encore toutes pleines de pain, qu’on n’y avait point touché, puisqu’il y en avait encore dans les couroirs pour trois mois et plus ; qu’à l’égard des bestiaux et des volailles en vie, nous en avions encore près des deux tiers, quoique la maladie de M. Hurtain y eût mis la mortalité. Que le tout provenait de notre économie, n’ayant rien fait que de concert, et de ce que, grâce à Dieu, nous n’avions eu que peu de malades, non seulement par les bonnes nourritures, mais aussi parce que de temps en temps on leur faisait border l’artimon ; et que c’était afin qu’on n’emportât de bord ni pain, ni vin, ni eau-de-vie que j’avais toujours sur moi, ou sous la clef, celles de fond de cale, dans lequel qui que ce soit n’entrait qu’en ma présence, et toujours Landais présent en bas avec ceux qui y travaillaient ; que je me fiais sur lui, et que j’étais très certain que sa présence avait empêché bien du coulage ; qu’au surplus, il était le maître, mais que s’il voulait nous laisser poursuivre comme nous avions commencé, nous lui répondions, M. de La Chassée et moi, que non seulement il ne manquerait de rien mais qu’il serait encore en état de régaler ses amis, avec propreté et magnificence, lorsqu’ils viendraient le voir.

Après nous avoir écouté, il s’est levé, et en élevant et baissant les mains, comme le More de l’horloge du Marché-Neuf quand midi sonne : Vous êtes deux fripons ensemble, nous a-t-il dit en riant, faites comme vous l’entendrez ; je ne vous demanderai jamais de compte. Nous ne sommes point des fripons, a repris M. de La Chassée en riant, aussi ; mais nous ne voulons pas jeûner, ni que les autres manquent du nécessaire. J’entends bien, a ajouté le commandeur, vous usez de prévoyance, sans compter sur la Providence. Il a ensuite voulu ouvrir la porte pour sortir : doucement, lui a dit M. de La Chassée en le retenant, on ne sort pas d’ici comme d’une église. Fais les honneurs de ta chambre, a-t-il continué parlant à moi.

J’ai tiré de dessous mon lit une bouteille, et de mon armoire une serviette, du pain, une langue de bœuf, à laquelle nous n’avons point touché à cause que c’est aujourd’hui maigre, une assiette de bonite, du fromage, trois verres, et de l’eau. Nous avons fait collation tous trois ; pendant laquelle il nous a dit de ne point dire à M. du Quesne que nous sommes si bien, parce qu’il ne manquerait pas de nous demander l’aumône, ayant plus de trente malades qui consommaient ses bestiaux à poil et à plume. Le secret ne nous a point chargés, ni M. de La Chassée ni moi, lui ai-je répondu : qu’il ne vous charge point non plus, et gardez-le comme nous. Il nous l’a promis : et tant pis pour lui comme pour nous s’il y manque ; car à la mer, le proverbe de primo mihi, secundo tibi, n’a rien d’infâme.

Je lui ai dit qu’étant en liqueur aussi bien qu’il est, il pouvait pour sa bienvenue régaler tout son équipage ; qu’on abattrait un cochon dimanche prochain ; qu’on en mettrait la moitié dans la chaudière ; et qu’il pouvait m’ordonner de faire donner par homme chopine de vin à dîner et autant à souper, outre la ration d’eau-de-vie ; que j’avais encore une barrique de vin de Nantes qui s’était conservée, et que craignant qu’elle aigrit je serais très aise qu’elle fût consommée à ces deux repas. L’équipage, m’a-t-il répondu, verra bien que je n’ai pas apporté cette barrique avec moi, et croira que ce sera du vin de retour. Pour qui prenez-vous un équipage breton ? lui a demandé M. de La Chassée. Pourvu qu’il boive, il ne s’embarrasse point d’où cela vient ni ce que c’est. Il a donc été résolu que cela se ferait.

Le temps a été beau jusqu’à quatre heures, qu’il s’est mis à la pluie qui tombe encore : le vent a été bon, mais faible. Nous étions à midi à six degrés quinze minutes Sud.

Du samedi 29 avril 1690

La maladie de M. Hurtain, et l’occupation qu’on a eue depuis sa moi ! ont été cause que la plaisanterie qui se fait au passage de la Ligne avait été différée. Les matelots la nomment baptême ; j’avoue avec M. l’abbé de Choisy que c’est profaner un nom si saint. Mais on aurait tort de leur en faire un crime ; car, certainement, ils n’y entendent aucun mal. Ils avaient dès hier au soir demandé au commandeur la permission de le faire aujourd’hui ; cela est d’usage et ne se refuse pas : il la leur avait accordée ; et sitôt qu’on a eu dîné, voici comme ils s’y sont pris.

Premièrement, le maître ou capitaine des matelots, le contremaître, les charpentiers, et les autres officiers qui ont déjà passé la Ligne présidaient à la cérémonie. Ils s’étaient tous vêtus le plus grotesquement qu’ils avaient pu, pour rire et faire rire les autres. Le maître tenait le rôle de tout le monde qui est sur le vaisseau, tant officiers, soldats, que matelots, mousses, et valets. Lui et les autres s’étaient barbouillés et fait des barbes à faire peur : la digne moustache de Bouchetière avait été dessinée avec le noir du cul de la poêle. Ils étaient tous armés des ustensiles de la cuisine et du four. Celui qui tenait le livre de la carte du monde, que le pilote avait prêté, bien couvert afin qu’il ne fût point gâté, était couvert d’un capot de mer qui lui prenait, compris la capuche, depuis le sommet de la tête jusqu’aux pieds, et ressemblait un ermite par l’habit, et un diable par le visage. Il s’était fait un chapelet avec des pommes de racage de perroquet, dont la moindre est plus grosse que le poing ; et ce chapelet qui passait par le derrière du col lui descendait sur le devant jusqu’aux pieds. Trois brasses de corde faisaient sa ceinture, et deux cornes d’amorce qui traversaient la capuche faisaient l’ornement de sa tête, et une centaine de morceaux de vieille corde de ligne faisaient ses cheveux et sa barbe. Celui qui recevait les offrandes avait un bonnet carré de toile goudronnée, une robe de même, et un rabat de carton blanc. C’est celui qui a le mieux joué son rôle ; et, lorsqu’il a été assis sur un baril foncé, ayant devant lui pour bureau deux planches montées sur deux barriques, son cornet, son papier et une gamelle pour recevoir les présents, il ressemblait assez à un marguillier de village gravement assis dans son œuvre le jour de son saint ou de sa confrérie. Ils avaient rempli d’eau une grande baille ou baquet de trois pieds de profondeur sur quatre de diamètre, dont les bords étaient garnis de grosse garcette et d’étoupes, afin de ne point blesser ceux qui y allaient être saucés : c’est leur terme. Cette baille était traversée par une barre d’anspect tenue par deux matelots qui avaient fait le voyage, l’un d’un côté et l’autre de l’autre ; et le tout posé au pied du mât d’avant. Les hunes et les haubans étaient remplis de matelots qui avaient fait le voyage, et tous armés de seilleaux, pleins d’eau.

Dans ce grotesque équipage, ceux qui présidaient à la cérémonie ont trois fois fait le tour du pont ; et, ayant mis le marguillier en place, sont montés sur le château d’avant pour baptiser le vaisseau, qui n’est point encore venu dans ces mers. Les charpentiers ont mis la hache sur l’épaule, comme prêts à couper le mât de civadière. Le maître et les autres officiers mariniers se sont détachés pour me venir chercher, afin de le racheter, ou le voir couper : cela est essentiel à la cérémonie. J’y ai été, et ai promis pour le vaisseau qu’il resterait entre les tropiques, si on ne baptisait pas ceux qui n’auraient pas passé la Ligne, et j’ai racheté le mât de la moitié d’un cochon pour demain, et d’un bordage d’artimon. Après la cérémonie, ils ont crié Vive le roi à pleine tête, et m’ont reconduit.

Le vaisseau étant baptisé, ils ont fait un autre tour sur le pont et sont tous remontés avec le marguillier. Ils se sont adressés au commandeur ; mais il avait été baptisé sur le Gaillard. Leur triste mine nous a fait rire : nous nous sommes moqués d’eux, en leur criant il a chié au lit et en frappant de la main en cul de poule sur nos joues enflées, et en leur faisant un pied de nez. Les pauvres diables étaient démontés. Enfin, après avoir bien ri à leurs dépens, il leur a donné quatre piastres ; et le marguillier est venu recevoir l’offrande avec une gravité digne d’une action si sérieuse.

La vénération pour le caractère a fait passer les ecclésiastiques les premiers. M.Charmot était exempt ; M. Guisain et notre aumônier ont été baptisés sur la dunette ; tout le reste a été à la baille et a été assis sur la barre. Bouchetière voulait être baptisé sur la dunette, mais il y avait de bons ordres contraires : il a donc fallu qu’il ait fait la démarche. Il l’a faite ; mais d’un air qui n’a servi qu’à donner du relief à sa brutalité. J’ai passé après lui : M. de La Chassée m’a suivi ; et comme nous avons fait les choses avec générosité, ils nous ont reconduits, ce qu’ils n’avaient pas fait à Bouchetière, qui ne leur a donné qu’un écu, de fort mauvaise grâce.

Les passagers en ont agi fort honnêtement. Les soldats ont paru ensuite, et M. de La Chassée a payé six piastres pour tous ; un seul excepté, qui est celui qui le sert, et qui est le plus bouffon personnage de sa compagnie. Celui-ci, s’entendant exclure du rachat général, a compris que son capitaine avait la malice de vouloir le faire saucer : il ne se trompait pas, et a pris tout d’un coup son parti. Il a couru au pot au noir sans qu’on ait prévu ce qu’il voulait faire. Il a couru à la baille et a planté ses deux mains pleines de noir sur le visage du contremaître, et l’a achevé de noircir : les autres ne l’ont point épargné et l’ont barbouillé comme un More. Ils l’ont planté dans la baille, où ils l’ont, comme ils disent, tourné et retourné et dessus, et dessous, et de travers, et de côté : le tout à la merci des seilleaux d’eau qui leur tombaient sur le corps de tous côtés, aussi bien que sur lui.

Il s’est enfin relevé, et l’eau qu’on lui jetait ne le dérangeant point, il en a jeté avec ses deux mains partout où il a pu. On ne peut pas plus rire que nous avons ri d’un spectacle si bouffon. Il s’est ensuite joint aux matelots pour remplir la baille vide ; et, dégoûtant d’eau de tous côtés, et noir comme beau diable, il est monté sur la dunette : jarnidié, a-t-il dit à son capitaine, vous m’avez fait saucer, et je vous ai fait rire, donnez-moi donc à boire. M.de La Chassée lui a donné un bon coup d’eau-de-vie. et le commandeur lui a fait donner une bouteille de vin. Il l’a fourrée dans sa culotte : nous ne savions ce qu’il voulait faire, mais il le savait bien ; il a pris du pain et est monté à la hune, où il a lui seul vidé sa bouteille pendant le reste de la comédie.

Les matelots ne s’épargnent point ; et ceux qui tenaient les bouts de la barre d’anspect les laissaient tomber dans la baille et les sauçaient et noircissaient, selon le plus ou le moins de bonne volonté qu’ils avaient pour ceux qui leur tombaient sous la main. Ainsi finit la cérémonie, et non pas par fouetter les mousses, comme le dit M. l’abbé de Choisy. Il y a huit ans que je vas à la mer ; et je ne l’ai jamais vu pratiquer autrement qu’aujourd’hui.

M. de Choisy a omis une circonstance qui méritait bien d’être rapportée, puisque c’est ce qui mérite le plus d’attention dans cette comédie. C’est que ceux qui mettent la main sur la mappemonde sont nommés du nom d’un promontoire, d’un cap, d’un golfe, d’un port, d’une île, ou d’autre chose qui se trouve à la mer ; et cette imposition de nom exerce et excite la petite vengeance des matelots, qui en font une espèce de pasquinades, qui ne laissent pas d’avoir leur sel. Je n’en citerai que trois exemples. Un de nos passagers a une femme qui a fait parler d’elle, et qui ne passe pas encore pour une vestale. Ils l’ont nommé le cap Fourchu, qui est une pointe de l’île de Terre-Neuve. Nous avons un autre passager qui a de l’esprit comme un démon, mais qui ne paraît pas avoir beaucoup de religion. Ils l’ont nommé le ressac du diable, qui est un remous dans île de Saint-Domingue. Une dame un peu galante venait avec nous en Canada. Elle fut nommée la baie des Chaleurs ; et cette baie est à l’entrée du fleuve de Saint-Laurent. Aujourd’hui, Bouchetière a été nommé l’île aux Rats : cette île est dans l’est de Madagascar, proche Mascarey, où la Compagnie a un établissement.

J’ignore si quelqu’un, plus fin que des matelots ne devraient l’être, ne leur forme pas leurs litanies : toujours suis-je certain que qui que ce soit des officiers ne s’en est mêlé ; et Bouchetière en accuse tout le monde. Le matelot est malin ; et, malgré sa grossièreté, il ne laisse pas d’avoir assez de délicatesse pour caractériser les gens : mais tels que soient ces noms en bien ou en mal, il faut les recevoir en riant ; car on ne fait que se jeter dans le ridicule, si on s’en fâche.

Après cette cérémonie, si on ne veut pas être mouillé, il faut se bien cacher ; car pendant plus d’une heure on se bat à coups de seilleaux d’eau. M.de La Chassée en avait un plein dans sa chambre : il m’en a coiffé tout d’une pièce, et je lui ai rendu sa monnaie que rien n’y a manqué : trois matelots qui me servaient me fournissaient plus d’eau que tous ses soldats n’auraient pu faire ensemble. Tout le monde a été mouillé exprès, excepté les gens d’Église et le commandeur : mais ils étaient trop près du combat pour n’en pas sentir la fumée ; et ils ont été arrosés, ne pouvant se retirer qu’entre deux feux. Après ce combat, qui ne peut incommoder personne, parce qu’il fait extrêmement chaud, et qui a fini plutôt par lassitude qu’autrement, on a compté avec la gamelle, qui s’est trouvée riche de vingt-deux piastres et de vingt-deux pots d’eau-de-vie. C’est là comme le cure-dent d’un messager en route : l’argent sert à acheter des rafraîchissements à la première terre ; et l’eau-de-vie à border l’artimon, après quelque rude travail. Ainsi l’équipage profite de tout.

Après avoir changé de linge et d’habit, nous avons fait collation, le commandeur, M. de La Chassée, et moi. Le vin de Saint-Yago est délicieux, et si nous l’avions prévu, nous en aurions acheté un tonneau. J’ai payé le bordage d’artimon à double mesure : cela fait plaisir à tout le monde. Ensuite, on a tué le cochon, et le commandeur a pris ce temps pour aller se promener sur le pont, et faire son présent Cela a fait crier Vive le roi ; et on a ajouté cette fois-ci, et notre captaine (sic).

Nous avons toujours bien été : nous étions à midi à sept degrés quarante-cinq minutes Sud.

Du dimanche 30 avril 1690

Nous avons aujourd’hui fort bien déjeuné : boudin, saucisses et grillades n’ont point été épargnés. Les cochons nourris avec le reste des fèves des matelots font un lard ferme et bon. Nous en avons mangé à la broche : il est excellent ; et puisque je le trouve tel, je puis dire que d’autres le doivent trouver de même, puisque le cochon frais a un certain fade qui ne m’accommode point. L’équipage se porte bien : il n’y a qu’un seul malade ; et tout le monde est content, à l’exception de Bouchetière, qui a toujours l’île aux Rats dans la tête. Hors lui, tout le monde a le cœur en joie, et les soldats et les matelots, à leur dîner, se sont presque égosillés à crier Vive le roi et à boire à la santé du commandeur. Nous étions à midi à huit degrés trente minutes Sud.

Mai 1690

Du lundi 1er mai 1690

C’est aujourd’hui les Rogations, et sans la bonite nous ferions assurément mauvaise chère. Il y a aujourd’hui neuf ans que mon père est mort ; perte toujours nouvelle pour moi : je vous demande un De Profundis pour lui.

Le vent s’est calmé par la pluie qu’il a fait cette nuit. Mais d’où viennent ces pluies si fréquentes entre les tropiques, et surtout sous la Ligne ? Les raisons qu’on m’en donne ne me satisfont point. Ne serait-ce point que le soleil attire pendant la journée des vapeurs que sa chaleur dissipe, et consume ; et que le soir la chaleur qu’il a laissée dans son passage en attire aussi : mais que s’affaiblissant peu à peu par l’éloignement de cet astre, et n’étant pas assez forte pour les consumer, elles se dissolvent en pluie ? Je n’en sais rien.

N’en déplaise à M. l’abbé de Choisy, je ne lui passerai point ce qu’il dit dans son journal, que le fond de cale de l’Oiseau sur lequel il a fait le voyage de Siam était frais comme une cave, et conséquemment ne se ressentait point des chaleurs de la Ligne. C’est qu’il n’est point descendu dans ce fond de cale, qu’il a écrit comme bon lui a semblé, sans daigner seulement s’instruire s’il écrivait vrai. Duval, notre maître d’hôtel, qui a fait le même voyage que lui et sur le même vaisseau, et que je viens d’envoyer quérir et d’interroger, m’a répondu que le fond de cale de l’Oiseau était tout aussi chaud qu’est présentement le nôtre, où on ne peut respirer.

Il dit encore que la chaleur sous le soleil et sous la Ligne ne fut point assez forte pour les obliger à quitter leurs habits de drap. Que ne dit-il, comme Duval, que c était la gravité de leur ministère, à M. le chevalier de Chaumont et à lui, qui les empêchait de se dépouiller ; qu’ils aimaient mieux suer que de donner à connaître qu’ils étaient des hommes pétris de la même pâte que les autres : qui, par respect pour eux, n’osaient paraître en leur présence qu’en habit décent ; mais qui se mettaient en chemise sitôt qu’ils les perdaient de vue, et qui avaient posé comme des sentinelles pour être avertis du moment qu’ils allaient paraître, afin d’avoir le temps de reprendre, ou leurs vestes, ou leurs justaucorps. Cela aurait été conforme à la vérité, et ne donnerait pas lieu de croire qu’il a voulu faire entendre que le soleil et le climat se sont démentis, ou que Dieu a fait un miracle en leur faveur, soit en les tirant du niveau des autres ou en leur adressant les paroles du prophète royal : Sol per diem non uret te. Je n’accuse point M. de Choisy d’amour-propre : cette basse passion ne convient point à un homme d’honneur et de son caractère ; mais, il me permettra de dire qu’une petite pointe de vanité fait faire souvent des faux pas, quand nous voulons nous tirer de notre humanité et nous élever à l’héroïsme.

Nous étions à midi à neuf degrés dix minutes Sud.

Du mardi 2 mai 1690

Nous avançons toujours un peu, parce que le vent est bien faible. Il s’est jeté à l’Est-Sud-Est. C’est ce qu’il nous faut, parce que nous portons au Sud-Ouest, pour trouver les vents d’Ouest, qui seront largues pour nous faire passer le tropique du Capricorne, et le cap de Bonne-Espérance.

11 a plu beaucoup toute la journée ; et comme il n’y a aucune espérance pour nous de faire de longtemps de l’eau, qu’on épargne beaucoup la nôtre, et que la maladie de M. Hurtain en a beaucoup consommé, nous avons cherché un expédient, M. de La Chassée et moi ; et je crois que nous avons réussi pour en avoir de bonne, et en quantité, sans fatiguer l’équipage : les citernes nous en ont donné l’idée. La voici.

Il y a plus d’un mois qu’on ne donne plus aux bestiaux d’eau de fond de cale, mais seulement de celle qu’on recueille de la dunette pendant la pluie. Nos bestiaux n’en sont pas mieux, et l’équipage n’en est point soulagé. Nous avons pesé et goûté cette eau : elle est un peu plus légère que la nôtre, c’est déjà un grand point, d’une demi-once par pinte mesure de Paris. Nous l’avons trouvée fort amère et par conséquent non potable aux hommes et très dégoûtante aux animaux : mais aussi nous avons en même temps observé que cette amertume ne lui est nullement propre, et simplement accidentelle, parce qu’elle la contracte sur la poix ou le goudron et la rousine où elle tombe et par où elle passe, les toiles qui couvrent la dunette en étant tout imbibées. Une pinte d’eau de fond de cale jetée sur la dunette après la pluie, et recueillie également amère, nous a convaincus de cette vérité.

Nous avons une teugue, qui s’étend de la dunette en avant du mât d’artimon, pour nous mettre à couvert des rayons du soleil. Je viens d’y faire faire par notre voilier un trou d’un pouce de diamètre, bien ourlé tout autour, et dans le milieu de la teugue ou tente, qui est de toile blanche sans goudron ; et demain je verrai si j’aurai réussi ou non.

Nous étions à midi à dix degrés justes ; mais la hauteur n’est pas sûre à cause du temps un peu couvert.

Du mercredi 3 mai 1690

Le vent tel qu’hier : beau temps jusqu’à quatre heures ; après cela de la pluie. Nous avons plus avancé que nous ne croyions, puisque nous étions à midi à onze degrés quinze minutes. Cela prouve encore ce que j’ai dit aux pages 257-258 et que j’ai rappelé page 268. Nous montions, et ici nous descendons par rapport à la Ligne. Il faut relire tout.

Nous avons réussi, M. de La Chassée et moi. On a mis quatre petits sacs de gravier de fond de cale bien lavé à côté du trou qui a été fait à la teugue pour donner pente et cours à l’eau qui y tombait. On a laissé couler la pluie une bonne heure avant que d’en recueillir pour laver la teugue : elle nous a pour lors paru d’une once sur pinte plus légère que celle de fond de cale ; et la teugue ne lui ayant donné aucun mauvais goût, tout le monde en a bu avec plaisir, et les bestiaux avec avidité. Nous en avons ramassé seize barriques ou huit muids de Bourgogne en moins d’une heure et demie. Il est facile de voir par là que les pluies sont bien fortes ; la teugue n’ayant que cinq aunes de large sur sept de long. On a descendu cette eau dans le fond de cale, afin que les matelots ni les soldats n’en abusent pas en s’en remplissant : et le travail ayant été rude par un temps de pluie, on a fait un bordage d’artimon aux dépens de Bouchetière ; puisque c’est son eau-de-vie qui court les champs. Elle est très bonne : M. de La Chassée et moi n’en buvons point d’autre les matins depuis un mois. Il en enrage, et ne veut pas par orgueil en demander ; et nous ne sommes pas gens à lui en offrir.

Du jeudi 4 mai 1690

J’avais fait réserver hier au soir sur la dunette deux grandes bailles de cette eau de pluie : elle a achevé de s’épurer pendant la nuit ; et ce malin elle était belle et claire. Nous n’en avons point bu d’autre à table, et l’avons trouvée meilleure que celle des jarres. Nonobstant la solennité du jour de l’Ascension, que l’Église célèbre aujourd’hui, Landais a savonné tout mon linge. Elle a fort bien pris le savon, et mon linge est très blanc. Landais le passera demain dans l’autre baille ; et s’il réussit, comme il s’en vante, j’aurai très assurément des imitateurs, et lui de la pratique. Il y a déjà des gens qui lui font la cour ; mais je ne le crois pas d’humeur à travailler pour eux gratis.

Il a fait pendant toute la journée une chaleur excessive : il a plu ce soir et pleut encore bien fort. Nous avons toujours un petit vent qui nous avance. Nous étions à midi à douze degrés vingt minutes au sud de la Ligne. Le vent est bien faible.

Du vendredi 5 mai 1690

Mon linge est aussi blanc que s’il avait été blanchi à La Rochelle, qui est selon moi la ville de France où l’on blanchit le mieux. Il est serré, bien sec, et d’une bonne odeur. J’ai fait la guerre aux dépens de Bouchetière, étant de son eau-de-vie que j’ai donné quatre chopines à ceux qui l’ont gardé, tant à la baille qu’à l’air. Tout le monde de la table, à mon exemple, fait savonner le sien ; et Landais est occupé. Preuve que cette eau de pluie est très bonne, c’est que tous les gens de la table l’ont préférée à celle du fond de cale et des jarres ; et certainement, si je revenais jamais ici, j’apporterais d’Europe une cinquantaine d’aunes de toile cirée, et pour lors l’eau qui tomberait et coulerait dessus, ne contractant aucun goût, puisque la cire n’en contracte point avec une liqueur hétérogène, je suis persuadé que cette eau de pluie serait aussi bonne, aussi saine, et infiniment plus ragoûtante que celle de fond de cale, quoiqu’on la mette rafraîchir et épurer dans des jarres. Je crois devoir dire un mot de cette eau de fond de cale, puisque cela vient à propos.

Celle qu’on apporte d’Europe est ordinairement de l’eau de rivière ou de puits. La nôtre est d’un ruisseau qui passe à Hennebont, on l’appelle rivière quoiqu’elle ne porte point de bateau. Cela ne fait rien à l’essentiel, puisque toutes sortes d’eaux font la même chose, et sont sujettes aux mêmes accidents dans les climats chauds. Au bout de deux mois que cette eau est embarquée, et quelle entre sous les chaleurs d’entre les tropiques, ses humeurs se remuent, soit par l’agitation perpétuelle où elle est dans un vaisseau, soit par la chaleur qui la fait fermenter : je crois que l’un et l’autre y contribuent (ayant exactement examiné tous ces symptômes, je les donne pour vrais), elle devient rousse, et tellement puante qu’il faut se boucher le nez. Elle reste neuf à dix jours dans cet état ; après cela elle s’éclaircit peu à peu, mais en s’éclaircissant elle conserve un goût très fade qui reste huit ou six jours à se dissiper. Elle reste dans sa nouvelle pureté trois semaines ou vingt jours. Sa rousseur la reprend, mais moins forte que la première fois. Il s’y engendre pour lors des vers gros comme la plus grosse paille vers la racine du blé. Ces vers sont d’un blanc grisâtre, le nez noir, et ont de petites queues longues comme les deux tiers de leur corps, et le tout d’un bon travers de doigt. On passe cette eau et le linge les retient. Cela dure environ huit jours. Ces vers meurent dans l’eau, qui devient blanchâtre, à peu près comme du petit-lait. Cette eau se répure peu à peu, et redevient belle et claire, sans aucune mauvaise odeur ni dégoût que celui d’être remplie de petits vers un peu longs qu’on voit remuer comme des anguilles. Ils sont blancs, extrêmement vifs et si menus et déliés qu’ils passent à travers tout et ne sont pas retenus par la plus fine mousseline pliée en huit doubles, c’est-à-dire, seize lits l’un sur l’autre. Cependant, il est vrai que cette eau filtre à travers plus qu’elle n’y coule : nous l’avons expérimentée une infinité de fois. Telle est l’eau de fond de cale que nous avons présentement à bord ; et on a beau la mettre dans des jarres pour se répurer, les vers y restent toujours. Elle devient plus fraîche dans ces jarres, parce que la fraîcheur des nuits diminue la chaleur qu’elle avait apportée de ce fond de cale, et que pendant le jour on la couvre contre l’ardeur du soleil.

Voilà ce que les marins appellent les trois maladies de l’eau ; et il est assez naturel que nous lui préférions celle de pluie, qui vaut mieux que celle de fond de cale. Les jarres dans lesquelles on la met sont de grands pots de terre, de la forme d’un œuf : on met au fond du gravier bien net, qui en retient le sédiment ; on remplit le reste d’eau selon leur contenance. Celles de bord tiennent environ cent vingt pots, et on en vide une pendant que l’autre repose. On les couvre de grosses garcettes nattées, tant pour les garantir du soleil que du roulis, qui pourrait les casser. On les attache fortement contre le vaisseau entre deux canons. Leur couvercle est fermé avec un cadenas : non par crainte de manquer d’eau, mais pour que l’équipage n’en abuse dans les chaleurs, étant vrai que dans la zone torride le gosier toujours altéré en avale plus que l’estomac n’en peut digérer, ce qui cause une transpiration, qui non seulement affaiblit le corps, mais le tue ; et c’est l’unique cause de l’empêchement et des défenses qu’on fait aux matelots d’en boire beaucoup : l’expérience montrant qu’un coup d’eau-de-vie les rafraîchit et les fortifie plus que toute l’eau du monde ne pourrait faire ; et c’est à cause de cela qu’on leur fait border l’artimon de temps en temps ; c’est-à-dire qu’outre leur ordinaire, on leur donne à chacun un coup d’eau-de-vie.

Si je ne me rencontre pas avec M. de Choisy, je n’en suis pas cause : je dis les choses telles que je les vois. Si elles ont été autrement à son voyage, c’est qu’il a été assez heureux pour que la nature se soit dérangée ; ce que je ne crois pas : Duval m’a assuré que c’était dans l’Oiseau même chose qu’ici. J’en serai mieux informé : M. de Chamoreau, pour lors enseigne avec lui, et présentement capitaine du Lion avec nous, m’en dira des nouvelles à la première vue.

Puisque j’ai parlé des transpirations que le trop de boisson cause, je ne puis m’empêcher de dire que toute sorte de vermine meurt sous les tropiques. Cela est certain ; et je crois que ce sont les sueurs du corps qui les noient.

Il fait encore une chaleur excessive. Il y a longtemps que nous tournons le dos au soleil : cependant, on ne peut respirer ; et si les pluies ne tempéraient pas l’ardeur de ses rayons, chacun pourrait chanter :

Encore un tour de broche, et je suis cuit.

Je doute que notre chirurgien veuille encore faire blanchir son linge par Landais. Ils ont eu dispute ensemble sur la reconnaissance du travail : il nous en avait instruit M. de La Chassée et moi ; et La Fargue a été assez ridicule pour s’en plaindre à table en soupant. Landais me servait ; mais M. de La Chassée ne lui a pas donné le temps de se défendre. Il s’est adressé au plaignant : Ne voyez-vous pas bien, lui a-t-il dit, que Landais est un maraud, qui copie son maître ; et qu’il ne vous ménage pas, parce qu’il ne veut pas tomber entre vos mains ? Mordi, a-t-il poursuivi, si j’étais à votre place, je lui envoierais la fièvre. Tout le monde s’est mis à rire ; et, suivant toutes les apparences, La Fargue a eu pour ses six livres de savon.

L’eau de pluie paraît si bonne qu’on en a ce soir rempli trois bottes ; c’est environ six muids de Bourgogne : nos bestiaux s’en trouvent beaucoup mieux, aussi bien que l’équipage. Si elle ne se corrompt point, elle nous mènera loin : toujours épargnera-t-elle celle de fond de cale, parce qu’elle sera consommée la première. Nous allons toujours assez bien : le vent est bon, quoique bien faible. Point de hauteur.

Du vendredi 5 mai 1690 [suite]

Bon vent, et fort beau temps : nous sommes dix lieues plus Sud que les pilotes le croyaient. La hauteur était à midi par quatorze degrés dix minutes Sud : nous présentons toujours au Sud-Ouest. Cela prouve encore ce que j’ai dit ci-dessus. Nous descendons du haut de la Ligne : on ne doit pas s’étonner si le vaisseau fait plus de chemin qu’en la montant.

Du samedi 6 mai 1690

J’avais clos l’article d’hier ; mais je n’avais pas pris garde que l’heure de la pluie n’était pas passée. Il a plu toute la nuit, et le vent avait calmé : il est heureusement revenu très bon à la pointe du jour, et nous avons fort bien été toute la journée. La hauteur était à midi par quinze degrés huit minutes ; signe que nous avançons. Les chaleurs se modèrent, et ne sont plus si accablantes.

Du dimanche 7 mai 1690

Le vent a un peu renforcé et nous avons toujours fort bien été et allons bien encore. La longitude estimée à midi était par dix-huit degrés quatorze minutes, et la latitude certaine nous mettait à midi à seize degrés trente minutes Sud.

Du lundi 8 mai 1690

Le chevalier de Bouchetière, ou du diable, car son ordre est inconnu, me donnera-t-il toujours matière d’écrire, et toujours par ses brutalités ? Cet homme est un fou sans espérance de retour au bon sens, et par conséquent le sera toute sa vie.

Nos pilotes parlaient ensemble sur la navigation à l’issue du dîner. J’y étais, et m’informais sur la carte des routes des nations, et par quel chemin on avait abrégé le cours des voyages. Ils me les montraient sur la grande table de la dunette. Le même soldat qui nous a fait rire le jour de la cérémonie de la Ligne, et qui sert M. de La Chassée, venait de faire son lit. Il était environ trois heures, et c’était la bande de bâbord qui était de quart ; et ainsi, Bouchetière devait être dans sa chambre, ou à dormir, ou bâtir des châteaux en Espagne, et nous songions aussi peu à lui qu’à Jean de Wert. Ce soldat nous a regardés compasser la carte, et n’a certainement point ouvert la bouche. On a nommé plusieurs îles, et celle aux Rats comme les autres. Apparemment qu’il a cru qu’on voulait l’insulter : il est sorti de sa chambre en fureur ; mais, ne voyant que les deux premiers pilotes et moi, il n’a pas jugé à propos de se jouer à nous ; et demandant à ce soldat : Que fais-tu là, toi ? il lui a donné sur la tête un coup de canne si fort qu’il l’a jeté tout en sang les quatre fers en l’air. Ce soldat n’avait, en vérité, pas dit un mot. Chaviteau, second pilote, s’est jeté sur Bouchetière ; et, étant extrêmement fort et robuste, il l’a recogné dans sa chambre, où, s’il avait osé, il l’aurait accommodé en chien renfermé. On a envoyé chercher La Fargue ; et je suis descendu dans la chambre du Conseil, où le commandeur jouait aux échecs avec M. de La Chassée. Je leur ai dit ce qui venait d’arriver. Quand celui-ci a su que c’était son soldat favori, il est monté avec une fureur épouvantable et ç’a été un très grand bonheur que Bouchetière fût dans sa chambre et qu’on ait empêché l’autre d’y entrer. Le commandeur l’avait promptement suivi, et lui a expressément défendu les voies de fait, et lui a promis justice. M.de La Chassée, obligé de calmer en enrageant, a dit qu’il regardait ce coup comme donné à lui-même, et que si le Conseil ne le vengeait pas, il saurait bien de quelle manière s’y prendre. Je vous ferais mettre aux arrêts, lui a dit le commandeur, si je vous croyais capable de faire une extravagance : tranquillisez-vous. Celui-ci, qui connaît M. de Porrières pour homme à le faire comme il le dit, s’est tu. On a été au blessé, qui a la tête cassée, avec une contusion de quatre bons doigts : heureusement, le crâne qui est découvert n’est que peu offensé.

Le commandeur a envoyé demander à Bouchetière son épée, celle de feu M. Hurtain, sa canne, et lui a fait défendre de sortir de sa chambre, à la porte de laquelle le capitaine d’armes a posé une sentinelle, avec ordre de le percer s’il entreprend d’en sortir. J’ai eu ordre de dresser le procès-verbal, et de n’y point oublier la défense qui lui a été personnellement faite de porter canne. Comme j’étais présent à l’action, ce verbal a été promptement fait : je l’ai signé comme témoin ; les deux pilotes ont fait la même chose. J’ai ordre de garder l’original jusqu’à nouvel ordre, et d’en envoyer copie au commissaire. Voilà une belle affaire pour Bouchetière !

On a pris hauteur ; nous étions à midi à dix-sept degrés vingt minutes au sud de la Ligne. Le vent s’est jeté au Sud : nous allons à la bouline, c’est-à-dire que nous tirons avec lui au court bâton.

Du mardi 9 mai 1690

Le vent s’est remis cette nuit au Sud-Est : il est bon et largue. S’il était un peu plus frais, il n’en vaudrait que mieux. En tout cas, nous avons bien été puisque nous étions à midi par dix-neuf degrés quinze minutes au sud de la Ligne. Trois jours de même, le tropique sera passé, et nous serons dans une zone tempérée. Cependant, les chaleurs diminuent, les vents affraîchissent, et les pluies ne sont plus ni si fréquentes ni si chaudes que nous les avons trouvées.

Du mercredi 10 mai 1690

Toujours bon vent, et beau temps. Nous étions à midi par vingt et un degrés trente minutes au sud de la Ligne : nous ne sommes qu’à quarante lieues de la Ligne ou tropique ; si le vent continue, il sera passé demain.

Du jeudi 11 mai 1690

Le vent a continué. Nous n’étions à midi qu’à dix lieues du tropique ; et nous l’avons peut-être passé à l’heure que j’écris. Le commandeur, les autres capitaines et le général ont dîné au Florissant. Le commissaire est sur ce vaisseau : il a copie du procès-verbal de lundi dernier. Dimanche prochain, jour de la Pentecôte, ils viendront tous dîner ici : C’est là que l’affaire de Bouchetière sera décidée. M.de La Chassée en est dans une impatience terrible. Nous avons, lui et moi, dîné tête à tête dans ma chambre, et y avons fait, comme dit le Suisse, un petit régalement.

Du vendredi 12 mai 1690

Nous passâmes effectivement hier au soir le tropique du Capricorne sur les huit heures, comme Lénard me l’avait dit. Il faut que je fasse ici une petite digression, qui, je crois, ne sera pas hors-d’œuvre. Nous avons passé le tropique du Cancer la nuit du neuf au dix mars ; et nous n’avons passé la Ligne que le 17 avril : ainsi, nous avons été trente-neuf jours à venir de ce tropique à la Ligne. Cependant, depuis cette même Ligne jusqu’au tropique du Capricorne, qui est à une égale distance de vingt-trois degrés et demi, nous n’avons été que vingt-quatre jours ; ce qui fait une différence de quinze jours plus à s’en approcher qu’à s’en éloigner. Plus je réfléchis là-dessus, plus je me convaincs de la justesse de l’observation que j’ai faite dans mes voyages de Canada, et que j’ai écrite pages 257-258. Sur ce fondement, qui est toujours le même, puisqu’il est établi sur la forme du monde, je dis : les vaisseaux en venant à la Ligne ne font que monter au sommet du globe : mais, lorsqu’ils ont attrapé ce sommet, et qu’ils s’en éloignent, ils ne font plus que descendre ; et, sur ce pied, on ne doit pas imputer à autre cause que leur course dans leur éloignement soit plus rapide qu’à leur approche, puisqu’il est plus facile de descendre que de monter.

Je n’ignore pas qu’on peut, avec raison, m’objecter que mon raisonnement est captieux, en ce que les mêmes vaisseaux, qui descendent pendant douze heures, montent pendant les douze autres heures, qui font un jour complet. J’en conviens : mais quand, suivant leur route, les vents dont ils se servent ne les feraient pas avancer contre cette pente, du moins ils les soutiendraient ; et pendant les douze heures qu’ils sont aidés de la pente et des vents, on ne doit pas trouver étrange que l’éloignement de la Ligne soit plus prompt que son approche, ni qu’on emploie moins de temps à revenir du Canada qu’à y aller. J’observerai encore le temps qu’on sera des tropiques à elle, et d’elle aux tropiques. La hauteur était à midi de vingt-quatre degrés dix minutes Sud.

Du samedi 13 mai 1690

Le vent a beaucoup calmé : temps couvert, et point de pluie.

Du dimanche de la Pentecôte 14 mai 1690

Le vent est revenu meilleur ; c’est du Sud-Est : c’est ce qu’il nous faut, pour aller trouver les vents d’Ouest, qui, dit-on, nous conduiront bien avant dans l’est du cap de Bonne-Espérance. La hauteur était à midi de vingt-cinq degrés trente minutes Sud.

Tous ces messieurs sont venus dîner ici : M. du Quesne est venu avant les autres. Lui et le commandeur se sont amusés à jaser seul à seul, en faisant le prélude du dîner. Ils ont assurément parlé de moi ; car, en montant dans ma chambre pour prendre quelque chose dont j’avais besoin, le général m’a appelé. Écoutez, monsieur C..., m’a-t-il dit, le commandeur se plaint fort de vous ; je vous ai excusé ; il consent d’oublier tout pourvu que vous buviez à sa santé : et, en même temps, m’a présenté un verre. Mais, monsieur, lui ai-je dit en le prenant, puisque vous êtes notre médiateur, ne serait-il pas de l’ordre que vous vous joignissiez à moi pour boire à la santé de monsieur, et qu’en même temps il nous en fît raison ? Cela est vrai, a repris M. du Quesne en se faisant donner un autre verre ; car je tenais le sien. Dès que nous avons eu bu, j’ai pris la bouteille. Est-il pas encore dans l’ordre, ai-je dit, que le commandeur et moi vous remerciions de votre entremise ; et pour cela, que nous buvions à votre santé ? Je m’y attends bien, a repris M. du Quesne. J’ai donc rempli les trois verres, et nous les avons vidés en choquant. Après cela, j’ai voulu me retirer ; mais, M. du Quesne m’a retenu. Tu as bu à notre santé, m’a-t-il dit, et nous voulons boire à la tienne, et a fait remplir les trois verres qui sont fort petits, n’étant que des verres à liqueur, ceci n’étant aussi que pour peloter en attendant partie. J’avoue que je suis charmé des distinctions qu’on a pour moi, et que je fais le voyage avec bien de l’agrément.

Il y a eu trois tables à bord aujourd’hui. La première du général et capitaines : MM. Blondel, de La Chassée et Le Vasseur ont été des leurs. Ainsi, ils étaient douze, compris MM. d’Auberville, le lieutenant du Gaillard, et M. du Mont que M. du Quesne aime. Cela était sur la dunette. La seconde, dans la grande chambre, pour les missionnaires, l’aumônier, le chirurgien et les passagers : ils étaient dix ; et la troisième, la mienne, dans la chambre du commandeur, qui me l’avait prêtée. Nous n’étions que quatre ; savoir Hérault, Mercier, du Hamel, écrivains de l’Amiral, du Florissant, du Dragon, et moi. Ces trois tables ont été fort bien servies ; les vins français et espagnols ont été à discrétion tout le monde s’est diverti, mais fort sobrement.

La seconde table a levé le siège la première ; et M. de Porrières, qui ne voulait pas être vu, sachant qu’ils étaient sortis, m’a fait dire tout bas par Landais qu’il voulait me parler. J’ai été au plus vite le joindre. Combien avez-vous encore de barils de bonites ? m’a-t-il demandé. Ho ! vous avez parlé ! ai-je dit d’un air chagrin. Effectivement cela ne me plaisait pas. Non, m’a-t-il répondu. Hérault, qui dîne avec moi, m’a pourtant fait trois fois la même question, ai-je poursuivi ; mais, voyant à quoi il tendait, je lui ai dit que nous n’en avions plus que deux et qu’on n’osait y toucher sans votre ordre, parce que vous les conserviez comme la prunelle de l’œil. Il m’a dit, lui, qu’ils en ont quatre qui ne valent rien. Bon, m’a-t-il dit, ne faites semblant de rien. Je vais vous envoyer quérir ; faites encore semblant d’être fâché de ce que je vous dirai devant du Quesne ; il n’y aura que nous trois ; et quand vous reviendrez, faites encore plus semblant d’être fâché devant Hérault. Les jésuites du Gaillard ne sont pas honteux,

et se mettraient sur le pied de nous demander tous les jours l’aumône. Souvenez-vous seulement que du Quesne et eux ont de bonnes figues, et que la bonite a consommé bien du vinaigre. Je vous entends, ai-je dit ; mais, que voulez-vous que je fasse de La Chassée, qui me persécute sur son procès-verbal ? Il m’en a vingt fois parlé. Dites-lui, m’a répondu le commandeur, que son temps viendra après le dessert. Mais, surtout qu’Hérault ne sache point que je vous ai parlé, ni que je suis descendu.

Je suis rentré et une demi-heure après le valet de chambre du commandeur m’est venu dire que M. du Quesne me demandait. J’étais préparé. Je suis monté. Tu nous plantes là, m’a-t-il dit. Eh ! parbleu, fais-nous l’honneur, la grâce, l’amitié, la faveur, d’avoir la complaisance de boire un coup avec nous. J’en ai bu quatre bien pleins, et ensuite lui ai demandé de quoi il s’agissait pour son service. Il m’a dit d’ouvrir ma chambre, et qu’il m’y voulait parler. Je l’ai ouverte : elle est de plain-pied, et lui et le commandeur y sont entrés. Combien avons-nous encore de bonites ? m’a demandé celui-ci. Vous le savez bien, monsieur, lui ai-je froidement répondu. Je suis même surpris de la question, n’y ayant que huit jours que je vous ai rendu compte : il y en avait trois barils, dont il y en avait un à moitié. Vendredi et hier en ont consommé, et je doute qu’il y en ait assez pour les quatre-temps qui vont venir : ainsi, il vous en reste encore deux entiers ; et c’est tout. Il faut pourtant, mon pauvre monsieur C..., acquitter ma parole, a repris le commandeur : j’en ai promis un à M. du Quesne ; et je vous prie de le lui donner. Moi ! monsieur, le donner ! lui ai-je dit d’un air chagrin : je n’ai rien ici à moi ; tout est à vos ordres, vous n’avez qu’à commander, vous serez obéi. Il semble que tu ne le lâches qu’à contrecœur, m’a dit M. du Quesne. Ma foi, lui ai-je dit, si ces bonites étaient pour vous seul, je ne les regretterais pas ; mais je n’avais pas compté d’employer ma peine et mes soins pour les dents aiguës de votre tablée. Je l’en donnerai deux autres, m’a-t-il dit. Bon, ai-je repris : me voilà pas mal ! Hé que diable en ferais-je ? Si vos gens, qui ont la rage à la mâchoire, ne trouvent pas votre bonite bonne, les nôtres, accoutumés d’être nourris comme des chanoines, la trouveraient exécrable. Cela les a fait rire. Tenez, ai-je continué, il me vient dans l’esprit un expédient. Vous avez de bonnes figues de cabas : donnez-m’en ; et remplacez-moi un baril de vinaigre, dont je crains que nous manquions : et quitte à quitte et bons amis.

Combien veux-tu de figues ? m’a-t-il demandé. Je ne vous ressemble pas, lui ai-je répondu : je ne demande pas un partage égal par moitié ; je me fie sur votre générosité. Je vas faire embarquer votre bonite dans votre canot : que M. Hérault la conduise ; et qu’à son retour il m’apporte les figues. Il a fait monter son écrivain : il lui a donné ses ordres ; et à son retour j’ai eu satisfaction, deux cabas, qui pèsent huit livres chacun. Autant de pris : je ne comptais que sur un. Je les ai portés dans ma chambre ; et, lorsqu’il m’en a vu ressortir : Es-tu content ? m’a-t-il dit. Oui, Dieu merci, lui ai-je répondu d’un ton de tartuffe. Double diable, m’a-t-il dit, tu en sais plus long que moi : bois à ma santé sans rancune. Oh ! je n’y suis pas sujet, lui ai-je dit toujours d’un ton hypocrite, surtout quand je ne donne pas les choses pour rien.

Après avoir bu deux coups de chaque main, M. de Porrières m’a fait signe de donner à M. de La Chassée le procès-verbal qu’il m’avait vingt fois inutilement demandé. Je le lui ai donné, et ai été retrouver mes convives, qui m’attendaient. Un quart d’heure après, on m’a fait remonter, pour le lire tout haut : je l’ai dit, et suis redescendu dans l’instant. J’ai dit à mes convives de quoi il s’agissait et ce qu’on traitait en haut : ils n’ont pas jugé à propos d’y monter, non plus que moi d’y rester ; parce qu’il aurait paru que nous ne l’aurions fait uniquement que pour triompher de la confusion de Bouchetière, et que tant de curiosité ne ferait pas notre cour.

Ces messieurs avaient fait venir les pilotes, qui leur avaient certifié la même chose que moi. Ils avaient ensuite fait monter le chirurgien ; il leur avait dit que la blessure était plus dangereuse qu’il n’avait cru d’abord ; que ce matin même il avait été obligé de faire une nouvelle incision ; que le blessé avait une grosse fièvre ; que si nous étions encore dans les chaleurs, ce serait assurément un homme mort, parce que la gangrène se mettrait dans la plaie ; qu’il ne répondait pourtant pas de sa vie ; et que s’il empirait, il demanderait le secours de ses confrères, par un pavillon en berne, comme il avait voulu faire pour feu M. Hurtain. Ceci est très sérieux, a repris M. du Quesne ; et en même temps a fait retirer tout le monde, et M. de La Chassée comme les autres. Bouchetière avait pu tout entendre ; mais il n’a pas entendu le reste, parce que ces messieurs sont descendus dans la chambre du Conseil, et nous ont fait sortir de celle du commandeur, où nous sommes revenus, après que le Conseil a été tenu, qui a duré près d’une heure.

Le commissaire nous a dit qu’il y avait eu des voix suivant ses conclusions pour transporter Bouchetière sur l’Amiral et l’y retenir prisonnier ; pour lui faire son procès criminel dans les formes, si le blessé mourait ; et qu’il s’était porté partie formelle contre lui. Que ses conclusions lui auraient été adjugées si le Conseil n’avait sagement réfléchi que tous messieurs les lieutenants en auraient été au désespoir, et que Mme la marquise de Maintenon trouverait peut-être mauvais qu’on eût traité à la dernière rigueur une de ses créatures, tout indigne qu’elle était de sa protection ; que si le soldat mourait, on reconduirait Bouchetière en France, toujours aux arrêts, et qu’on le mettrait dans les prisons royales de la ville où on arriverait avec son procès, dont on envoierait copie en cour ; et que si ce soldat ne mourait pas, Bouchetière était assez puni par ce qui venait de se passer.

À l’issue du Conseil, ils ont fait venir Bouchetière, à qui le commissaire a lu le procès-verbal. Il n’est point disconvenu des faits. Après son aveu, M. du Quesne lui a fait une réprimande qui lui a tiré les larmes des yeux. Il s’est fait apporter l’épée de M. Hurtain et la canne de Bouchetière. Il a envoyé l’épée au blessé, pour le dédommager des douleurs de sa blessure : ç’a été le sergent qui la lui a portée.

Il a fait monter le tambour ; lui a fait mettre la canne en main. Il lui a ordonné de la casser et de la jeter à la mer, à l’exception de la poignée et de la chaîne d’argent, que le Conseil lui donnait pour sa peine de l’exécution. Cette canne était si grosse et si forte qu’il a fallu une hache pour la briser. Notez que sur les vaisseaux du roi le tambour est le maître des hautes œuvres. Tout cela s’est fait en présence de Bouchetière, qui, après une sévère réprimande, a encore eu la douleur de voir son bien dispersé, et de rester aux arrêts jusqu’à nouvel ordre. Quam male est extra leges viventibus ! dit Pétrone.

M. de La Chassée est vengé, et nous ne voyons plus ce qu’il faudra faire pour retenir Bouchetière, si ceci ne le rend pas sage. Tous ces messieurs sont retournés très contents : le commandeur l’est aussi. Il m’a dit en riant que j’étais fort bon comédien, ayant bien joué mon rôle, et qu’il avait ordre de nous mener jeudi, M. de La Chassée et moi, à bord de l’Amiral, où il n’y aurait que nous. Je lui ai fait présent d’un des deux cabas de figues : il s’y attendait ;et m’a recommandé de n’en point parler. Je n’ai garde, lui destinant l’autre.

Avant leur départ, j’ai prié M. de Chamoreau d’entrer dans ma chambre. Je lui ai montré ce qui me faisait peine dans le journal de M. l’abbé de Choisy. Il m’a répondu qu’on ne pouvait pas empêcher un homme d’écrire ; que cette pureté d’eau, cette fraîcheur, et le reste, étaient également imaginaires. Je lui ai lu ensuite les pages 310 et 311 de ce journal-ci, qui ne cadrent pas avec celui de cet abbé. Il les a approuvées, et a ajouté que peut-être il avait quelque raison secrète pour cacher les fatigues de ceux qui vont aux Indes ; qu’il avait écrit bien des inutilités, et omis bien des choses essentielles, telle que la quantité de jeunes Siamois élevés pour l’Église par messieurs des missions étrangères qui vinrent au-devant d’eux en procession avec la croix et la bannière ; qu’il ne l’accusait pas, pourtant, d’avoir eu aucune mauvaise vue dans ses écritures ; mais que du moins, quand on écrivait pour le public, on lui était comptable de ce qu’on écrivait ; et qu’en ce cas, on ne devait écrire que la pure et naïve vérité, dépouillée de toute passion. Quoi qu’il en soit, a-t-il ajouté en se levant, Duval a eu raison de vous dire que l’eau et la chaleur étaient comme cette année.

Du lundi 15 mai 1690

Bonne nouvelle ! notre troisième truie a mis bas cette nuit dix petits gorets : ils feront figure à leur tour. Les dimanches et les jeudis sont pour eux des jours mortels. C’est une manne, à la mer, que ces sortes d’animaux. Nous étions à midi par vingt-sept degrés quarante-cinq minutes au sud de la Ligne : il a toujours fait beau temps et bon vent. Les pluies ne se font plus sentir, et la chaleur est considérablement diminuée.

Du mardi 16 mai 1690

Le temps s’est couvert dès le matin : le vent a presque tout à fait calmé ; ce qui fait que nous avons peu avancé. Nos pilotes [se] faisaient à midi à vingt-huit degrés quinze minutes par-delà la Ligne, autrement de latitude Sud.

Du mercredi 17 mai 1690

Notre bonite subvient à nos jours maigres ; et chacun se trouve bien de mon zèle et de mon invention. C’est aujourd’hui les Quatre-Temps ; et il est très vrai que sans cette bonite nous jeûnerions malgré nous, ou que nous serions obligés de dégarnir nos cages ; et peut-être mangerions-nous les poules qui nous font des œufs tous les jours et qu’on ne peut pas distinguer des autres, avec qui elles sont confondues. C’est le grand ragoût du commandeur, aussi bien que le lait que donne la seule vache qui nous reste. Il ne laisse pas cependant de se priver de l’un et de l’autre, en faveur des malades. Toujours calme et temps couvert.

Du jeudi 18 mai 1690

Ce n’est pas le moyen d’aller dîner chez le général qu’un vent de Sud-Est contraire et bien fort : ainsi, partie remise. Le temps a toujours été fort couvert, et la mer fort haute. Il y a eu de la tempête ici autour. Tant mieux pour nous, puisqu’elle est passée.

Du vendredi 19 mai 1690

Il a fait toute la nuit une pluie bien froide. Elle a fait tout à fait calmer le vent : peut-être qu’il reviendra bon.

Du samedi 20 mai 1690

Même temps qu’hier. Il s’est éclairci ce soir. On voit un pied de vent dans le Nord-Ouest : ce serait ce qu’il nous faudrait.

Du dimanche de la trinité, 21 mai 1690

Le pied de vent ne nous a point trompés : il est venu Nord-Ouest, bon petit frais. Nous étions à midi par trente-un degrés dix minutes de latitude Sud. Le temps est beau à charmer.

Du lundi 22 mai 1690

Nous avons ce matin trouvé les vents d’Ouest pur, bon frais. Nous présentons au Sud-Est pour attraper le cap de Bonne-Espérance, et le vent étant largue, nous espérons avoir bientôt doublé ce cap et être dans les mers d’Afrique et des Indes ou d’Asie. Point de hauteur, le soleil n’étant pas clair à midi, étant couvert.

Du mardi 23 mai 1690

Toujours bon vent, nous étions à midi par trente-quatre degrés seize minutes latitude Sud, et trente degrés cinq minutes de longitude.

Du mercredi 24 mai 1690

Il a fait toute la nuit une pluie très forte : le temps est encore couvert. Le calme nous a pris, et la mer est très agitée. Nous ne pouvons nous tenir.

Du jeudi 25, jour de la Fête-Dieu

Sur les trois heures du matin, le vent d’Ouest est revenu bon frais : nous faisons plus de quatre lieues par heure. La hauteur à midi était de même : nous courons l’Est.

Du vendredi 26 mai 1690

Toujours beau temps, et bon vent : j’en aime la battologie. Le froid se fait sentir : on passe ici d’un climat à l’autre du jour au lendemain ; et quoique je sois peu sensible au froid, il est certain que je n’ai pas chaud. Cela est naturel ; mais ce que je vais ajouter ne me le paraît pas.

On dit communément qu’il n’y a point d’animal qui ne tende à la propagation de son espèce ; cela est vrai et naturel : mais il est contre nature que ce même animal tende à la détruire ; ce qui est pourtant arrivé. La même truie, qui mit bas la nuit du 14 au 15 du courant, a mangé ce matin le plus gros et le plus gras de ses gorets. Ce petit animal, dévoré par sa propre mère, a crié de toute la force que la nature lui a donnée. L’équipage de quart a couru au bruit ; et, comme la mère l’avait déjà presque tout englouti, on n’a pas pu lui arracher le reste. Son procès est fait : mais, jusqu’à ce que la sentence s’exécute, on l’empêchera d’en manger d’autres ; car on les lui ôtera lorsqu’ils l’auront sucée, et pendant qu’ils la téteront on lui nouera le groin. Ce n’est point la faim qui l’a poussée, car son auge était pleine : ce ne peut donc être qu’un appétit désordonné. Après cela, que le satirique dise,

Jamais contre un renard, chicanant un poulet,
Du sac de son procès fut-il charger Rollet ?

et qu’il plaigne la condition des hommes de se faire la guerre ! Ses vers sont très beaux et très harmonieux, mais il s’est souvent trompé. Non, sans doute, jamais un poulet ne plaida contre un renard, ni un agneau contre un loup ; et jamais animal n’a plaidé contre un autre : le plus fort dévore sans formalité le plus faible. Je ne dis pas seulement les animaux de différentes espèces, mais ceux aussi qui sont de même espèce. La truie d’aujourd’hui en est une preuve. Le lapin mange-t-il pas ses petits, lorsqu’il peut les trouver où la mère les cache ? Tous ceux qui ont été sur le grand banc de Terre-Neuve, ou sur les côtes du Canada et de l’Acadie à la pêche de la morue, savent qu’on en trouve très souvent de petites dans l’estomac des grosses qui les ont englouties. Nos poules se mangent les unes les autres : il n’y a pas de jour qu’il n’y en ait quelqu’une tuée, ou du moins dont le croupion ne soit mangé par ses voisines de cage. La guerre a été de tout temps : c’est un malheur attaché à la nature humaine, mais dont on ne doit pas lui faire un crime ; à moins que de vouloir blâmer les décrets éternels de la Providence, qui y a soumis tous les hommes. Ce sont les moyens dont on se sert qui sont blâmables.

Dès le commencement du monde, ils n’étaient que deux frères, peut-être l’un teigneux et l’autre galeux : je ne crois pas qu’ils eussent d’autre peigne que leurs doigts. Toute la terre était à eux ; ils ne purent pourtant pas vivre en paix ; et Caïn assomma Abel. Le genre humain descend d’eux, et se ressent de son origine. Ce n’est point la guerre qu’il faut blâmer, c’est la manière de la faire, et les mauvais prétextes dont on se sert pour couvrir son ambition. Je ne suis point en colère contre Despréaux ; mais on regrette à la mer, où on n’a pas ce qu’on voudrait, les choses sur lesquelles on comptait.

Du samedi 27 mai 1690

Beau temps, et bon vent. Nous étions à midi par trente-trois degrés latitude Sud, et par estime à trente-huit degrés cinquante minutes de longitude.

Du dimanche 28 mai 1690

Toujours même chose. Hauteur à midi trente-quatre degrés quarante minutes Sud, et trente-neuf degrés de longitude estimée.

Du lundi 29 mai 1690

Le temps a toujours été couvert : on n’a point pris de hauteur ; cependant, nous sommes proche de terre. Le Dragon est allé à la découverte, avec ordre de tirer un coup de canon s’il la voit, ou s’il la trouve à la sonde. Notre premier pilote dit que pour aujourd’hui il perdra assurément sa peine : mais que, pour demain, il compte de sonder lui-même à dix heures du matin sur le banc des Aiguilles, et de trouver terre à la sonde ; et qu’il compte bien aussi de voir sur les cinq heures du soir les terres du cap de Bonne-Espérance. Il faut qu’il soit bien sûr de son fait pour s’expliquer si hautement ; car, ordinairement, le point d’un pilote, c’est-à-dire l’endroit où il se fait, ne se dit qu’au seul capitaine ; et encore, comme je l’ai observé, cela ne se dit que tête à tête. Pour lui, il fait plus, c’est qu’il a gagé contre M. de La Chassée un atlas, qui vaut bien dix écus, contre une montre.

Du mardi 30 mai 1690

M. de Chamoreau a vainement sondé hier et ce matin. Nous avons forcé de voiles, dès la pointe du jour ; et, à dix heures juste, Lénard a trouvé fond à soixante-douze brasses. Il a eu l’honneur de mettre le premier le signal de terre, et, en même temps, tous les vaisseaux lui ont répondu par un pavillon français à poupe. À l’issue de la messe, M. de La Chassée a payé sa gageure avec plaisir ; je l’ai appuyée de trois bouteilles de vin ; et le commandeur nous en a envoyé deux autres et de quoi déjeuner. Nous admirons l’habileté de cet homme qui, après soixante-dix jours de navigation sans voir aucune terre, tant de routes différentes, et de différents vents, se trouve juste à son point. C’est là ce qu’on appelle un parfait navigateur. Nous avons vu dès les cinq heures les terres comme il l’avait dit ; et demain, Dieu aidant, nous passerons à la vue du cap de Bonne-Espérance.

Du mercredi 31 et dernier mai 1690

M. du Quesne a mis pavillon rouge au grand mât, et a conduit la bande. Nous avons côtoyé les terres du Cap, pavillon français à poupe. Nous avons vu à midi le fort des Hollandais, mais de trop loin pour dire comment il est fait. Nous ne cherchons point leurs maisons : nous voudrions seulement trouver quelques-uns de leurs bâtiments. Ils nous ont vus, et nous voient bien encore, ayant passé à cinq ou six lieues d’eux : et, outre cela, ils ont des sentinelles posées sur toutes les hauteurs, qui les avertissent des vaisseaux qui vont ou qui viennent ; de leur nombre, et de leur nation. S’ils osaient, ils viendraient à nous ; mais, ils ne prennent point de navires ici, à moins qu’ils n’aillent se jeter dans leur gueule, comme ont fait la Maligne et le Coche. C’est ici le lieu d’en parler comme j’ai promis ci-dessus.

Le Coche était commandé par un très brave homme, et très résolu. Il se nommait d’Armagnan, natif de Saint-Malo. Il revenait des Indes, et ne savait pas que la guerre, par l’invasion du prince d’Orange en Angleterre, avait été déclarée entre la France et les États Généraux ; et, pour son malheur, il avait sur son bord quatre jésuites mathématiciens qui ne le savaient pas non plus. Il prit envie à ceux-ci de faire des observations sur la longitude du Cap ; car, pour la latitude, elle est certaine. Par parenthèse, est-ce leur métier, ou devrait-ce l’être ? Cependant, ce n’est qu’à l’appui de ces sciences profanes qu’ils se sont introduits et qu’ils se maintiennent dans tous les royaumes de l’Asie ; qu’ils s’y sont élevés aux dignités ; et qu’ils y ont causé des révoltes des sujets contre les souverains, et des rébellions d’enfants contre leurs pères. Pour en être convaincu, il ne faut que lire Tavernier et une infinité d’autres relations qui parlent des Indes. Tant de gens de toutes nations et de religions différentes ne se sont pas concertés pour inventer les mêmes impostures.

Pour moi, qui ai suivi ces pères, et examiné leur conduite dans le Canada, je suis absolument persuadé que ce n’est que le commerce et le plaisir des sens qui les mènent si loin ; et nullement le zèle de la propagation de la Foi, ni l’envie d’attirer les ouailles dans le bercail du bon Pasteur. Je veux pieusement croire qu’il y en va quelques-uns par ce seul motif ; mais l’expérience m’a prouvé que cette vue de quelques particuliers ne forme pas l’esprit de la société en général. Et cela me paraît d’autant plus vrai que la même expérience me montre que ceux de leurs pères qui meurent dans ces pays sauvages d’une mort violente, mais pourtant bien méritée, et dont ils font toujours des saints en Europe, ne sont véritablement martyrs que de leur lubricité et de leur avarice. Aussi sont-ce des saints indignes de mes bougies. Pour savoir s’ils en méritent, je n’en citerai qu’un fait, dont je parle comme témoin oculaire. Il m’écarterait trop ici de mon sujet : je le rapporterai dans la suite, fort persuadé que j’aurai à parler d’eux dans les Indes ; et, dès à présent, je dis qu’on le trouvera au commencement du troisième volume.

Où le torrent de la vérité et de ma plume m’a-t-il porté ? Suis-je fou d’attaquer une société qui fait trembler les têtes couronnées, et qui tient leurs jours dans sa main ? Je reviens à ceux qui étaient sur le Coche. Le pauvre M. d’Armagnan avait des pressentiments de ce qui allait lui arriver. On ne peut vaincre son étoile ! Ils le rassurèrent, et le menacèrent de l’indignation de la société, et par conséquent de celle du roi et de Mme de Maintenon, s’il leur refusait ce qu’ils lui demandaient. Il eut beau leur apporter de bonnes raisons ; entre autres, qu’on ne savait si on était en paix ou en guerre : son malheur voulut qu’il se rendît. La Maligne alla devant, et il la suivit peu après. Il entra et ne vit rien qui lui donnât du soupçon. La Maligne avait toujours son pavillon français ; et il ne s’aperçut de son malheur que lorsqu’il vit trois vaisseaux en mouvement pour le prendre par ses côtés et son derrière : il lui était impossible de se défendre ; il voulut périr, et mettre le feu aux poudres. Il entra dans la sainte-barbe, le pistolet à la main ; et comme il levait l’écoutille des poudres, un coquin de canonnier, qui vit son dessein, lui donna par-derrière un coup de pertuisane dans le corps, qui lui perça le cœur et le tua. Le pistolet lâcha : les Hollandais entrèrent au coup et s’emparèrent du vaisseau, qui était chargé de marchandises de la valeur de deux à trois millions.

Ce fut ainsi que ces deux navires furent pris en 1688 ; et tout ce que les officiers purent faire fut de demander que le misérable qui avait tué son capitaine leur fut remis entre les mains. Les Hollandais le leur livrèrent sans difficulté. Cette petite satisfaction ne leur coûtait rien ; et ils faisaient un châtiment exemplaire, et honorable pour eux, d’un misérable qui était cause qu’ils avaient une si belle proie sans qu’il y allât du leur. Les officiers lui firent son procès, et il fut pendu. Cela ne rendit pas la vie à d’Armagnan, ni à la Compagnie son bien. Ces officiers furent honnêtement traités ; mais, les jésuites furent considérés comme gens auxquels la Compagnie hollandaise devait deux prises si riches. Aussi, le gouverneur qu’elle y entretient en agit à leur égard avec toute la gratitude possible.

C’est ici que commence la puissance formidable des Hollandais dans les Indes. Cette nation, la plus attachée au commerce, et qui connaît le mieux ses véritables intérêts, connut tout d’un coup de quelle importance était ce poste, pour en faire un entrepôt aussi nécessaire que commode pour ses vaisseaux, tant en allant qu’au retour ; et résolut de s’en emparer, de quelque manière que ce fût. Les Anglais s’en étaient saisis ; mais ils ne l’avaient pas assez fortifié pour le mettre à couvert d’insulte. La Compagnie hollandaise se servit d’un temps de guerre entre l’Angleterre et les États Généraux, du temps de Cromwell. Elle y envoya huit vaisseaux bien armés, et deux mille hommes de débarquement. Le chétif fort des Anglais fut emporté : la Compagnie en devint maîtresse et n’a jamais voulu entendre à restitution, quelque équivalent que la couronne d’Angleterre lui ait offert. L’entrée du port est à présent mieux défendue que celle de Constantinople ne l’est par les Dardanelles. J’ai été à celles-ci ; et, n’ayant point été au Cap, je m’en rapporte à notre premier pilote, qui a été à l’un et à l’autre.

La Compagnie hollandaise y entretient toujours douze cents hommes de troupes réglées. Elle se sert du temps d’une paix nouvellement faite, et d’une réforme, pour choisir les officiers et les soldats qui se sont distingués et qui n’ont point d’autre métier que celui des armes. Elle distribue ces troupes dans tous les endroits où elles peuvent lui être nécessaires ; et, comme elle les traite avec douceur et humanité et qu’elle n’a aucune acception, ni pour nation, ni pour religion, on ne doit pas s’étonner si elle est toujours bien servie et si ces troupes lui sont fidèles. Ceci est un des plus beaux endroits de sa politique ; et un autre, qui, à mon sens, l’égale, supposé qu’il ne le surpasse pas, c’est qu’elle a obtenu des Etats Généraux que tous ces officiers et ces soldats sont, aussi bien que les naturels hollandais, soumis à sa juridiction, et qu’elle a sur eux droit de vie et de mort, sans rendre compte de sa conduite aux États Généraux.

Si elle s’applique à punir les fautes, elle s’attache aussi à récompenser le mérite, dans quelque sujet qu’il se trouve, indépendamment de la nation et de la religion. (Le gouverneur du Cap est français, parisien, et se nomme M. Martin, nom pareil à celui du général des Français à Pondichéry, où nous allons ; et tous deux catholiques romains : je ne les connais ni l’un ni l’autre, quoique tous deux soient parisiens comme moi. ) Cela fait que chacun remplit exactement ses devoirs, tant par la crainte des châtiments que par l’espoir des récompenses ; et on n’en a point encore vu aucun qui ait trahi les intérêts de cette sage Compagnie.

Ce pouvoir sur ses sujets attribué à cette Compagnie semblerait former une double souveraineté en Hollande. On se tromperait de le croire : elle n’en jouit que dans les Indes ; et non en Europe, où la majesté et l’autorité des États est conservée. Il est de l’intérêt de la République que cette Compagnie jouisse de ce pouvoir partout où elle s’établit : elle y est plus crainte et respectée ; et la République s’en enrichit. On ne voit point dans ses colonies d’officiers qui y servent mal, comme on en voit dans les colonies françaises, parce qu’ils y servent à contrecœur. On n’y entend point murmurer de servir des marchands, pendant qu’ils sont, disent ces dignes officiers français, à se divertir avec leurs garces.

Ce n’est point à moi à trouver à redire à ce que le roi et le Conseil décident sur ces colonies : cela passe ma sphère d’activité ; mais, je crois pouvoir dire qu’un brevet de la cour n’augmente ni la bravoure ni l’habileté de celui qui en est honoré ; pas plus que la robe n’augmente la droiture d’un juge, ni un bonnet la science d’un avocat. Cet avocat reçoit le bonnet carré ce matin : en est-il plus savant qu’il n’était hier ? Non : il est seulement mis en place de faire éclater sa science ; mais, s’il était ignorant, ce bonnet ne détruit nullement son ignorance. L’extérieur note, ni n’ajoute, à l’intérieur.

Qu’on élève un faquin à la magistrature,
Son âme, malgré lui, sent toujours la roture.

Je reviens aux officiers de la Compagnie hollandaise, à la nomination desquels ni bonnet à trois cornes ni cotillon ne contribuent en rien, et qui ne doivent leur élévation qu’à leur propre mérite et à leurs services. Ils se soutiennent par les mêmes moyens qui les ont élevés, et inspirent à leurs inférieurs une noble émulation, parce que chacun espère par ses services parvenir comme eux à des postes dont aucun ne se donne à la faveur. J’ose le dire, instruit par ma malheureuse expérience : toutes les compagnies et les colonies françaises périront, à moins que le roi n’abandonne absolument le commerce aux marchands. Les Compagnies en seront plus respectées, le commerce fleurira plus que jamais, le royaume s’enrichira davantage, et le service en sera fait avec plus d’exactitude.

Le roi nous avait donné des troupes pour garder Chedabouctou, dans l’Acadie, où la Compagnie de la Pêche sédentaire, dans laquelle j’étais pour mon malheur intéressé, s’était fixée dans l’enfoncement du cap de Canceau. Les officiers, au lieu de retenir leurs soldats dans leur devoir, ne les employaient qu’à traiter les pelleteries des sauvages ; et eux à table, ou à la chasse toute la journée, consommaient notre poudre et notre plomb. Passe pour celui-ci : il faut être occupé ; mais nos liqueurs et marchandises de traite, qu’ils se faisaient donner de force ! Encore, disaient-ils en vivant à discrétion comme dans une ville prise d’assaut, qu’ils étaient bien malheureux de servir des b… de marchands qui étaient auprès de leur feu à se gratter les c… avec leurs maîtresses.

Je prie de me pardonner l’expression : elle me rappelle un cruel ressouvenir ; puisque je perdis tout ce que je possédais au monde. M.de Seignelay voulait mettre ordre à cette mauvaise conduite des officiers français, mais les Anglais ne lui en donnèrent pas le temps. Notre fort était bien garni de trente canons bien montés, avec toutes les munitions nécessaires, tant de guerre que de bouche. Il fut pourtant, grâce à la vigilante conduite du gouverneur et des officiers, pris d’emblée un beau matin, 23 juin 1687, par un seul détachement d’Anglais venu à travers les bois depuis la Hève, où ils m’avaient pris, moi, avec une barque chargée de pour plus de cinquante mille écus de castors, et parce que je m’étais fait tuer dix-neuf hommes, et que je ne m’étais rendu que blessé à quatre endroits, ils me conduisirent à Baston, où ils voulaient, disaient-ils, me faire pendre. Il n’est pas question ici de dire comment je fus traité. Je reviens à ce gouverneur du fort de Chedabouctou.

Il fut pris dans son lit, dormant entre des filles ou femmes sauvages, sans sentinelle, et sans tirer un seul coup de pistolet. Les autres officiers, sages imitateurs d’une si judicieuse conduite, furent tout pris comme lui, les portes du fort étant ouvertes. Les trois vaisseaux qui travaillaient à la pêche furent pris sans résistance. Le fort fut détruit rez-pied, rez-terre : le canon fut mis sur les vaisseaux ; et, un mois ou environ après, je les vis arriver à Baston, où j’étais, avec pour plus de cent mille francs de poisson, tant vert que sec, et pour plus de cinq cent mille francs de pelleteries. Beau spectacle pour moi ! Tout a été abandonné par notre Compagnie ; et je n’y ai pas retourné depuis, y ayant été ruiné de fond en comble.

Le nom de ce gouverneur mérite d’être su. Il s’appelait Louis-François Duret de La Boulaye, de bonne famille. Il avait du service, et avait fort bien défendu le pont d’Avendin en Flandre contre le prince d’Orange en 1677, et s’est laissé prendre comme un sot. Il est pourtant âgé au moins de cinquante ans. Deux femmes à cet âge ! était-ce pour le réchauffer en plein été ? ou avait-il le diable dans les reins ? J’ignore où il s’est retiré : M. de Seignelay l’a fait chercher partout. Il a été condamné à être pendu ; mais, quand il l’aurait été, que cela m’aurait-il fait ? y aurais-je rattrapé mon bien ?

Je crois que les choses sont à peu près de même dans les autres nouvelles colonies, où le roi envoie ses troupes ; et je crois aussi que les choses iraient mieux si les compagnies commandaient les troupes ; mais, malheureusement, les compagnies de commerce sont réduites en France aux remontrances et mémoires ; et les officiers font agir des belles qui remuent toutes pièces au bureau, et les informent de ceux qui ont écrit contre eux, ce qui leur attire des duretés. Cela m’est arrivé avec un officier gascon, nommé Lalanne. Il me brutalisa. Je fis en sorte de le trouver seul à seul en Canada. Il n’osa mettre la main à l’épée : je régalai sa poltronnerie. Il repassa en France : il y fit mille contes, dont le rapport me déplut. Il ne croyait pas me trouver à La Rochelle : il m’y trouva pourtant, et avec moi le plus qu’il me fut possible de coups de canne, dont je lui fis publiquement présent au canton des Flamands, endroit où s’assemblent tous les marchands. Il avait mis l’épée à la main : il me fit pitié ; je ne voulus seulement pas le blesser : il me la laissa, et se mit à fuir sous le gros horloge, comme un lièvre qui aurait eu trente chiens aux fesses. Je la cassai, et lui jetai la garde et le reste. Il me fit un beau procès : j’écrivis à M. de Seignelay ; il fut cassé, et le procès est resté là. Il peut le faire juger, si bon lui semble. Je ne m’en suis point remué, et ne m’en remuerai point encore. Il n’y a que deux ans et demi dont je parle : c’était au mois de janvier 1689, le surlendemain des Rois.

Qu’on lise l’histoire de Hollande, on verra que Philippe duc de Bourgogne, dit le Bon, auquel ces pays appartenaient, fournissait de ses deniers sans intérêts aux marchands qui se jetaient dans le commerce de mer, pour leur faciliter les moyens de faire des entreprises plus fortes. Ce prince prévoyait que ce commerce de mer ferait un jour la richesse de ses États, et leur apporterait incomparablement plus de lustre et de commodités que celui de terre ne pourrait faire. Il accorda de très grandes distinctions de toute espèce à ceux qui s’en mêlaient, et les honora de plusieurs titres et privilèges. Voilà certainement le fondement de la grandeur et des richesses de la République ; présentement plus opulente seule que plusieurs souverains ensemble.

Ce sage duc ne se mêla jamais du commerce que pour y maintenir la paix et l’union, et surtout la bonne foi. Il savait qu’il n’y avait que le marchand qui connaît la marchandise et le seul commerçant capable de soutenir et de gouverner le commerce ; qu’il fallait y être élevé dès son enfance, pour posséder l’un et l’autre. Je ne dis rien qui soit sujet à censure ; puisque tout est imprimé ; c’est de M. Le Noble. Je dis seulement que ce devrait être un exemple. Que le roi fasse la même chose, il verra le commerce fleurir de lui-même : ses sujets, et lui par conséquent, s’enrichir ; et le royaume ne sera plus obligé d’acheter à un prix excessif les denrées qui lui sont nécessaires, et qu’il ne produit pas, parce qu’elles y viendront de la première main.

Je retourne au Cap. M.de Choisy a raison de dire dans son journal, que le gouverneur a été à la découverte. Il y a été en effet, et a transporté huit colonies à différents endroits, à plus de cent lieues dans les terres dans le nord-nord-ouest du fort, peu éloignées l’une de l’autre, afin de s’entre-secourir. Elles sont avantageusement postées sur les bords d’une rivière qui se décharge dans la mer d’Afrique ; à l’embouchure de laquelle il entretient toujours un vaisseau, tant pour leur porter ce qui leur manque que pour rapporter les marchandises qu’ils traitent, et pour y retirer tout le monde, en cas que les gens du pays les obligent à se retirer : à quoi il y a peu d’apparence, parce qu’outre que les Hollandais ne sont pas naturellement querelleurs, ils s’y fortifient tous les jours. L’armurier que nous avons était sur le Coche, où d’Armagnan fut tué. Il m’a dit qu’un Français, avec lequel il a servi en Flandres, et qui est sergent au Cap, lui a dit que c’était là que les Etats allaient envoyer les vagabonds et les libertins dont la Hollande est infectée. On appelle cela mettre tout à profit.

On pourrait faire la même chose : Paris seul fournirait plus de cinquante mille canailles qui ne font que filer et friser leur corde. Cette vermine de la capitale du royaume trouverait son châtiment dans un travail nécessaire : leurs enfants ne seraient point infectés des crimes de leurs parents, et peu à peu il s’en formerait d’honnêtes gens. Cela s’est vu à la fondation de Rome, et se voit encore à Québec, dont les premiers habitants n’ont été qu’une poignée de bandits et de putains.

Le premier blé qui a été semé dans cette colonie hollandaise y est très bien venu. Les habitants du Cap y en recueillent, mais peu. Les terres sont plus propres au seigle. Ils ont tous les fruits que nous avons en France, mais moins succulents : ils en ont du pays, qui valent peu, verts ou mûrs, mais qui sont assez bons confits. Leur raisin est bon, savoir s’il fera de bon vin. On n’en a point encore pressé ; y en ayant trop peu. Leurs animaux domestiques sont comme les nôtres. Leur gibier est le même, mais en petite quantité, à cause des singes, qui ruinent tout, excepté la grosse venaison qui leur tient tête.

On m’a dit et assuré une chose que j’ai beaucoup de peine à croire : cependant, celui qui me l’a assuré, qui est encore notre armurier, n’a point d’intérêt à mentir, et me paraît trop simple pour inventer une fable. On en croira ce qu’on voudra : voici ce que c’est. Les singes du Cap sont fort grands, et fort amoureux des femmes et des filles. Cela est facile à croire : on en a vu à Paris des exemples. Les guenons de même taille sont aussi amoureuses des hommes : je le crois encore ; mais, ce que je ne crois point, c’est qu’il y ait des hommes et des femmes qui recherchent les embrassements de ces animaux. Lorsqu’un homme s’est joint à une guenon, ou une femme à un singe, ils ne doivent plus craindre de manquer d’aucun des fruits que le pays produit, ils leur en apportent, et distinguent le goût de leur amant, ou de leur maîtresse, en lui en voyant manger avec le plus d’appétit.

On ajoute que ces animaux ont l’esprit de former des rendez-vous, où ils se trouvent à heure précise, et y apportent leurs présents ; et que ce rendez-vous est toujours dans un endroit écarté, comme s’ils avaient honte eux-mêmes d’un si infâme accouplement. On dit encore plus ; c’est que celui, ou celle qui veut s’abandonner à eux, n’ont qu’à aller dans le bois, et montrer à découvert ce qui distingue l’homme d’avec la femme : que ces animaux y viennent en troupe et laissent le choix libre à celui ou celle qui se présente, et ne vont point sur les droits de celui ou celle qui est choisi ; que ces animaux aiment avec attache, et qu’un singe s’était fait tuer en défendant sa maîtresse d’une insulte que son mari lui faisait ; que ce mari et quatre autres furent si maltraités qu’ils en porteront des marques le reste de leur vie ; qu’ils furent obligés de quitter la place à une infinité de singes, accourus aux cris et au secours de leur camarade ; et qu’enfin ces singes les poursuivirent si longtemps et si vivement à coups de pierres et de bâtons, qu’il y en eut trois, entre autres le mari, qui eurent, l’un la tête, et les deux autres le bras cassé ; qu’on fut obligé de faire tirer le fusil pour les écarter ; qu’ils emmenèrent cette femme avec eux, qu’on n’en avait point entendu parler depuis, et que le lendemain on ne trouva ni herbe, ni légumes, ni fruit, dans le jardin, quoique très grand, les singes ayant tout ruiné pendant la nuit.

On m’a dit encore que, lorsqu’une femme porte les marques de sa brutalité, si son fruit a figure humaine et les cris d’un enfant, on le baptise ; sinon, on l’étouffe ; que, lorsqu’une guenon est accouchée (de quel autre terme puis-je me servir, puisqu’elle devient grosse, ou pleine, couchée sur le dos comme une femme ? ), si son fruit tient plus d’elle que de lui, elle le garde ; sinon, elle le remet au père, qui, pour cacher son crime, le tue et l’enterre, sans que la guenon en voie rien ; car elle l’étranglerait, comme cela est déjà arrivé.

Il y a des châtiments pour ceux qui sont convaincus. On oblige l’homme ou la femme à indiquer le rendez-vous ; et on y fusille le singe ou la guenon. L’homme est envoyé au travail du tabac, ou ailleurs, où il souffre un supplice d’autant plus cruel qu’il ne finit qu’avec sa vie. La femme est remise à son mari, et on ne s’informe point de quel genre de mort elle est expédiée. Si ce mari est assez bon pour lui pardonner, c’est à elle à ne le pas chagriner ; car il est toujours en pouvoir de se plaindre qu’elle a voulu le tuer : il en est cru, et elle est pendue. Les filles sont envoyées on ne sait où : apparemment dans des endroits où leur crime est inconnu. On cache ce crime le plus qu’on peut, pour conserver l’honneur de la nation, qui punit avec la dernière sévérité la bestialité et la sodomie, crimes en effet dignes du feu.

Je ne donne point ceci pour véritablement vrai, ne l’ayant ni vu, ni approfondi : on me l’a seulement assuré ; et je répète encore que celui qui me l’a dit n’a certainement pas assez d’esprit pour inventer une pareille fable, et m’a fortement assuré l’avoir appris par le sergent dont j’ai déjà parlé. Cela ne m’épouvanterait pas s’il s’agissait de quelque nation plus méridionale. Tout le monde sait qu’il n’y a point de Portugais qui n’ait sa chèvre favorite, et nos historiens n’ont pas jugé indigne de la gravité de l’Histoire de remarquer que les paysans de Provence avaient brûlé toutes les chèvres des lieux par lesquels les troupes de Charles Quint avaient passé. La nature anime tous les animaux : chaque mâle trouve sa femelle de même espèce que lui ; mais le surplus au-delà de son espèce doit être partout purifié par le feu.

Les cartes marquent le cap de Bonne-Espérance par trente-cinq degrés de latitude Sud, et quarante-trois degrés de longitude. Je l’ai déjà plusieurs fois dit, cette longitude est incertaine ; et je répète encore qu’il serait fort à souhaiter que les jésuites donnassent leurs observations. Elles coûtent assez à la Compagnie pour qu’ils lui en fassent part. Nous avons ce soir chanté le Te Deum. Le soldat blessé par le chevalier de Bouchetière le huit du courant étant hors de danger, il a été remis en liberté, et a bien promis de mieux vivre. Il a soupé ce soir avec nous, et fait à présent son quart.

Juin 1690

Du jeudi 1er juin 1690

L’été est à présent en France, ou peu s’en faut ; et nous sommes dans l’hiver. Nous avons vu toute la journée les terres d’Afrique. Le vent est bon et bien froid. Nous courons le Nord-Est, pour attraper l’île de Madagascar, ou de Bourbon, par la pointe du Sud. Si ce vent-ci continue, nous y serons dans huit jours.

Il semble que Bouchetière veut en effet changer : il a fait aujourd’hui civilité à tout le monde. Il a même fait plus : il a été voir le soldat qu’il a blessé et lui a fait présent d’un pot de noix confites. Cette action, qui a d’abord été sue, lui a attiré les applaudissements de tout le monde ; dont il ne se sent pas de joie. Cela lui a attiré, en soupant, un discours fort pathétique, de la part de M. Charmot, lequel, sans faire semblant de parler à lui, a fait fort bien la différence de l’union, et de la discorde, et de ce que devait penser de sa propre conduite un homme qui se faisait universellement haïr, lorsqu’il voyait la douceur dans laquelle vivait un homme qui se faisait aimer. Il a fort bien pris la chose : et, connaissant que la morale n’avait que lui pour objet, il a naïvement avoué qu’il avait tort.

Du vendredi 2 juin 1690

Les honnêtetés de Bouchetière continuent. Il a apporté ce matin, avant la prière, un flacon de fenouillette de Ré, et nous est venu quérir, M. de La Chassée et moi, pour en boire. Nous avons accepté le parti et en avons bu deux coups chacun : M. Le Vasseur nous tenait compagnie. Le commandeur, qui ne boit point de liqueur forte, en a pris un simple travers de doigt. Il en a fait boire aux pilotes et aux passagers, et voulait achever son flacon ; mais, il était de trop gros volume, et la messe qu’on a sonnée a mis fin à cette séance. Lorsqu’elle a été dite, MM. Charmot et Guisain, notre aumônier, et le chirurgien, en ont bu : nous autres premiers conviés en avons bu sur nouveaux frais. Conclusion, son flacon de cinq chopines a sauté, et il l’a remporté vide. Il nous a à tous fort amiablement demandé notre amitié, et nous l’en avons tous assuré, et l’avons tous embrassé de bon cœur. Dieu veuille que cela continue. Le commandeur est ravi de le voir revenu de ses égarements ; mais, comme il dit, il faudrait qu’un homme fût pire qu’un diable pour ne pas se convertir après tant de pénitences, de chagrins, de mortifications et de peur.

Nous ne primes point hier hauteur, parce que nous savions où nous étions ; et aujourd’hui nous n’avons pas pu la prendre, parce que le soleil a toujours été couvert. Nous présentons à l’Est-Nord-Est assez bon train. Le froid me paraît fort diminué.

Du samedi 3 juin 1690

Il semble que le vent veut calmer. Ce n’est cependant pas l’ordinaire dans ces mers-ci, où les vents sont toujours extrêmement violents, à ce que disent tous les navigateurs. On a pris hauteur. Nous étions à midi à trente-deux degrés huit minutes de latitude Sud, et quarante-huit degrés quatre minutes de longitude.

Du dimanche 4 juin 1690

Il a fait calme presque tout plat toute la journée : nous n’avons que très peu avancé. Les gentilshommes du vaisseau, qui sont nos cochons de lait, sont excellents, et si forts qu’un seul a suffi pour donner à souper à toute la table : et quatorze personnes à la mer ne sont pas faciles à rassasier, surtout lorsqu’elles ont notre appétit.

Du lundi 5 juin 1690

Ne voulant plus faire couvrir nos truies, on avait fait couper leur verrat : nos matelots l’ont mangé aujourd’hui à leurs deux repas. La hauteur d’aujourd’hui qui est de trente-un degrés cinquante-cinq minutes de latitude Sud, et de quarante-neuf degrés de longitude, nous a fait prendre la route à l’Est quart de Nord-Est. La chaleur revient.

Du mardi 6 juin 1690

Nos pilotes se font à trois degrés Sud de Madagascar, ou de l’île Bourbon. Nous n’avons point pris de hauteur, parce que le soleil a toujours été couvert ; mais, comme le vent est bon et assez faible, nous porterons toute la nuit au Nord-Nord-Est.

Du mercredi 7 juin 1690

Il a plu toute la nuit comme je crois qu’il pleuvait au déluge : le temps est encore couvert ; et point de vent.

Du jeudi 8 juin 1690

Le vent est revenu bon, et bon frais ; c’est du Sud-Ouest : nous irons toute cette nuit à petites voiles. La hauteur nous mettait à midi par vingt-huit degrés, seize minutes de latitude Sud, et cinquante-trois degrés douze minutes, de longitude.

Du vendredi 9 juin 1690

La chaleur commence à être forte, et peu de vent. Je ne parle point du peu de poissons que nous pêchons. Il est bon ; mais, il ne vaut pas notre bonite, toute marinée qu’elle est. On entamera demain le dernier baril.

Du samedi 10 juin 1690

Bien petit vent, mais bon ; le ciel embrumé ; ce qui nous empêche de voir Madagascar. Nous avons pris sur nos vergues des oiseaux de terre ; signe certain que nous sommes proches. Ils étaient si las et si fatigués qu’ils se sont laissé prendre à la main. Il y en a un emplumé comme un pivois avec sa coiffe noire,

et un autre comme un bréhan, et de la même grosseur. Les deux autres qui ne sont pas plus gros sont d’un gris blanc, comme le ventre d’une tourterelle, ou si on l’aime mieux gris de perle. Je ne les connais point, n’en ayant jamais vu de pareils. On leur a fait une cage ; je leur donnerai, peut-être, quelques grains de millet, pourvu que mes chardonnerets ne courent pas risque d’en manquer.

Du dimanche 11 juin 1690

Nous avons vu ce soir la pointe de l’île de Madagascar, du côté de Sud. et comme nous la côtoierons demain, je remets aussi à demain à en parler. Elle me paraît couverte de montagnes.

Du lundi 12 juin 1690

L’île de Madagascar est une des plus grandes que l’Océan renferme dans son sein. Elle est plus grande que l’Angleterre seule et détachée de l’Écosse et de l’Irlande. Elle est surnommée de Bourbon, parce que sous les auspices du cardinal de Richelieu et du maréchal de La Meilleraye, auquel Louis XIII en donna la propriété, les Français s’y établirent en 1635, sous le gouvernement de M. de Flavacourt, sous le nom duquel a été donnée au public une relation très circonstanciée des mœurs, des coutumes, et du génie des habitants de cette île. Ainsi, je n’en ferai aucune description ; d’autant moins que n’y ayant point été je ne peux la connaître que par ce qu’on m’en a dit, ou par la lecture : et je n’en parlerais point du tout, n’était que je crois pouvoir hasarder mes conjectures, comme M. l’abbé de Choisy, qui n’y a point été non plus, a hasardé les siennes.

Cette île peut avoir trois cent vingt lieues de long sur soixante-dix de large. Sa pointe dans le Sud est par vingt-six degrés, trente minutes de latitude Sud : et son extrémité dans le Nord-Est est à onze degrés ; ce qui, à raison de vingt lieues par degré, lui donne cette longueur de trois cent vingt lieues. Sa largeur du côté de l’Ouest commence, suivant ma carte, à soixante-onze degrés, trente minutes, de longitude du méridien, et finit dans l’Est au quatre-vingtième degré de la même longitude ; ce qui lui donnerait une largeur de cent quatre-vingt-dix lieues : mais, comme elle est située Nord-Est et Sud-Ouest, quatre fois plus longue que large, je ne lui donne que la largeur de son terrain, et non pas celle des degrés où ces deux extrémités sont situées ; et les trois degrés et demi que je lui donne de large dans toute sa longueur reviennent à cette largeur de soixante-dix lieues, à la même raison de vingt lieues par degré. Si on multiplie sa longueur par sa largeur, on trouvera qu’elle contient vingt-deux mille quatre cents lieues carrées, de quoi l’Angleterre n’approche pas. Je ne donne pas cette dimension pour juste : il faudrait pour cela que je l’eusse mesurée par les règles de géométrie.

Il y a dans cette île plusieurs havres bons et sûrs, tant dans l’Est que dans l’Ouest. Le meilleur n’est pas celui où les Français s’étaient établis ; ils étaient dans le Sud-Est de l’île, et le bon Est dans le Sud-Ouest. Toute la mer, qui borde cette île, est pleine de poissons de toutes sortes. Les rivières qui s’y déchargent en sont remplies : le saumon, la truite, le brochet, la carpe, la tanche, la perche, l’anguille d’eau douce et de mer, l’alose, et d’autres que les Européens ne connaissent pas, y sont communs et bons. Les eaux des rivières y sont salubres, et quantité de sources y forment des étangs naturels remplis de poissons, et des prairies toujours vertes fournissent largement le pacage à une infinité de bœufs ou taureaux, vaches, chevaux, ânes et autres animaux sauvages, mais non malfaisants.

Les bois y sont tels que ceux d’Europe, mais plus durs : ils sont liants et flexibles. Il y en a quantité qui rendent de la poix et de la rousine : ainsi, on y peut facilement construire des vaisseaux, et même les armer, puisqu’il y a des mines de fer et d’autres métaux. Les fruits de toutes sortes qui y viennent en abondance, et sans culture, y croissent meilleurs qu’en Europe. Ces bois sont remplis de toutes sortes de gibier, et de bêtes fauves, toutes bonnes à manger. Il n’y croît aucun animal malfaisant, ni lions, ni tigres, ni loups, ni ours, pas même des serpents, ni des lézards. Un printemps, un été, et un automne perpétuels règnent ici : l’hiver seul y est inconnu. Ils ne sont sujets pendant toute l’année qu’à un vent impétueux, qui dure trois ou quatre jours, et qu’on nomme ouragan1. Ce vent a son temps fixé ; c’est toujours à la fin de février, ou au commencement de mars : le reste de l’année est tranquille, et il n’y souffle de vent qu’autant qu’il en faut pour tempérer l’ardeur et la chaleur du soleil.

Ils ne cultivent que du maïs qui est ce que nous appelons en France blé de Turquie : le reste ne leur coûte que la peine de le ramasser à terre, ou de le cueillir aux arbres, où ils montent comme les chats. C’est de cette île d’où vient la tubéreuse, inconnue en France il n’y a pas plus de cinquante ans. La chasse et la pêche y sont abondantes. Ainsi, ils ont tout à souhait, et mènent suivant la nature une vie tout heureuse.

Après avoir dit ce qu’il y a de bon sur cette île, il faut dire aussi ce qu’il y a de mauvais. On peut en dire ce que les Italiens disent du royaume de Naples, que c’est le paradis terrestre ; mais qu’il est habité par des diables. Ce pays est sans contredit un des plus heureux que le soleil éclaire ; mais, les habitants sont les plus perfides, les plus traîtres et les plus cruels de tous les hommes ; supposé que le nom d’homme puisse et doive se donner à qui n’a rien d’humain que la figure. La charité et l’hospitalité leur sont absolument inconnues ; ne connaissant pas même l’humanité, se tuant de sang-froid pour rien. Leur plus grand plaisir est l’effusion du sang : aussi en voit-on très peu mourir d’une mort naturelle.

La justice, l’ombre même de la justice y est méprisée. Plus des trois quarts des Français et d’autres Européens qui y étaient passés ont été assassinés en trahison par ces peuples féroces : et le reste a été obligé de se retirer dans l’île de Mascarey, à deux cents lieues d’ici dans l’Est, pour éviter leur totale destruction ; ces peuples ne leur permettant ni de semer ni de recueillir, et tuant à la flèche ceux qui sortaient hors du fort, où ils étaient comme incessamment assiégés. Ils tracent dans les bois, comme les bêtes fauves, et grimpaient aux arbres comme des écureuils, sitôt qu’on allait à eux ; de sorte que, de l’aveu des Français, ils les ont forcés de tout abandonner, sans qu’on ait jamais tué qu’un seul homme : et, quelque paix qu’on ait faite avec eux, et quelque serment qu’ils eussent fait de l’entretenir, on n’a jamais pu fixer ni leur cruauté, ni leur mauvaise foi.

L’abbé de Choisy croit que ces peuples viennent de quelque vaisseau turc, qui se sera perdu au voyage de La Mecque ; et, pour faire échouer ce vaisseau sur cette île, il lui trace un chemin par la mer d’Ormus et la mer Rouge, en homme savant dans la mappemonde et très peu instruit des peuples qui habitent les bords de ces mers. Comme son sentiment n’est fondé que sur ses conjectures, et qu’il ne me paraît pas un docteur irréfragable, je crois pouvoir aussi donner les miennes suivant mon sentiment très contraire au sien.

Je ne parle point des bestiaux qui ont multiplié dans l’île, les vaisseaux qui y ont abordé pouvaient en avoir aussi bien que nous qui venons de bien plus loin. Je parle seulement des habitants pris in globo. Si ce sont gens qui viennent de la secte de Mahomet, ils n’ont pas pu y apporter l’usage des sacrifices sanglants, ni de victimes humaines, qui certainement sont abhorrés parmi les sectateurs de Mahomet, d’Ali, d’Omar, ou des autres qui ont interprété son Alcoran. Bien loin que ces sacrifices de victimes humaines soient établis dans cet Alcoran, ils y sont détestés ; et je ne me souviens pas que jamais Mahomet, dont j’ai lu la vie, aussi bien que son Alcoran, ait sacrifié qu’un mouton sur la même montagne où les Arabes tiennent par tradition qu’Abraham voulut sacrifier Isaac. Ainsi, de ce côté-là, ce ne peuvent point être des mahométans qui ont les premiers habité cette île.

De plus, d’où seraient venus ces vaisseaux ? Ce ne peut point être d’Afrique. Toute la côte de Mozambique, celle d’Ajan, ne connaissent aucune religion. L’Abyssinie n’est point mahométane. Seraient-ils venus du sein persique, ou de l’Arabie heureuse ? Ils se seraient éloignés de La Mecque. Seraient-ils venus de Turquie ? Les Turcs n’ont jamais rien possédé, et ne possèdent rien encore sur l’Océan. Seraient-ils venus de Perse ? Nullement : puisque les pèlerins de Perse à La Mecque viennent par les caravanes, et traversent les déserts de la Mésopotamie et de l’Arabie. Le Mogol, le Pégu, le royaume de Siam, celui de Tonkin et la Chine sont idolâtres, et ne connaissent de Mahomet que son nom. Ainsi, ce ne peut point avoir été des vaisseaux mahométans qui sont venus à Madagascar, dont les habitants ne connaissent nullement Mahomet, quoiqu’ils professent une espèce de religion qui semble tenir du mahométan ; mais le fondement de cette religion leur est absolument inconnu. D’où viennent donc ces premiers habitants ? Je ne sais ; et si la navigation avait jamais été en usage dans le Mozambique, c’est-à-dire depuis l’empire de Monomotapa jusqu’au Zanguébar compris, je croirais que ces peuples viendraient de là, et en auraient apporté la férocité ; mais, le trajet de l’un à l’autre est trop long pour avoir cette idée. J’en ai une autre que j’expliquerai bientôt.

Il me suffit de faire voir, contre le sentiment de M. de Choisy, que très certainement ce ne sont point des vaisseaux mahométans qui ont fondé la peuplade. J’ajouterai encore qu’il n’est pas vraisemblable que, depuis sept cents ans au plus que les mahométans vont de si loin en pèlerinage à La Mecque, leur faux prophète n’étant mort que vers le milieu du septième siècle, et les pèlerinages n’ayant commencé que vers le douze, le peu de femmes qu’ils avaient avec eux aient assez multiplié pour faire un peuple si nombreux : quand même on voudrait supposer, pour gagner du temps, que les vaisseaux qui ont abordé à cette île ont été les premiers, qui, dès le commencement de cette fureur de dévotion, se sont mis à la mer pour aller à La Mecque par un chemin plus prompt et plus aisé que celui des déserts. Les habitants de cette île sont en effet si nombreux, malgré leurs fréquents sacrifices humains et les enfants qu’ils laissent et font périr volontairement, comme je le dirai bientôt, que tous ceux qui y ont été, dont il y a deux à bord, et les Français qui en sont sortis pour se retirer à Mascarey, et M. de Flavacourt, ou Le Noir pour lui, assurent tous que ce nombre passe l’imagination.

Si, après ce que je viens de dire au sujet de M. de Choisy, je peux ajouter mes conjectures sur l’origine de ces insulaires, ne pourrait-ce pas être un essaim de ces Amalécites, qui après avoir été vaincus par le peuple d’Israël, furent obligés d’accepter la circoncision, et qui s’étant plusieurs fois révoltés, furent enfin contraints d’abandonner leur pays et de se disperser par toute la terre, comme les Juifs le font aujourd’hui ? Et qui se joignant aux Arabes, certainement descendus d’Ismaël, et maîtres de la mer Rouge, auront voulu chercher sur cet élément des retraites et des asiles plus tranquilles que leur pays natal ?

Ne pourrait-ce pas être encore quelqu’un de ces vaisseaux que Salomon envoyait lui chercher ce précieux or d’Ophir, qu’il destinait à la décoration et à l’enrichissement du temple qu’il édifiait à Jérusalem à l’honneur de Dieu, suivant le commandement de David son père ? Lequel or notre armurier, et un marchand natif de Lyon, versé dans la monnaie, et qui passe avec nous, croient être le même métal dont le roi de Siam a envoyé de si beaux vases au roi. Ne se peut-il pas que quelqu’un de ces vaisseaux, parti d’Egypte par la mer Rouge, ait été pris vers l’île de Zocotora par un vent de Nord-Est, et qu’il ait été poussé sur celle de Madagascar, où il aura fait naufrage ? Ne se peut-il pas qu’il y ait eu sur ces vaisseaux des Amalécites secrets et cachés, comme il y a présentement en France une infinité de calvinistes qui paraissent suivre la religion dominante, quoique dans le cœur ils en soient très éloignés ? Ne se peut-il pas que ces Amalécites fussent de même, et qu’ils se soient replongés dans leur idolâtrie lorsqu’ils se seront vus assez forts pour ne plus craindre les Juifs ? Ne se peut-il pas que la nécessité de vivre ensemble, et le besoin d’un secours mutuel, les aura obligés de se tolérer les uns les autres ? Ne se peut-il pas que leurs enfants, par une éducation commune et inculte, aient en même temps sucé les deux religions, et que par la suite des temps ils ne s’en soient fait qu’une (si je puis nommer religion un amas confus d’erreurs qu’ils n’entendent, ni les uns ni les autres) ; qu’ainsi ils aient retenu la circoncision des Juifs, l’idolâtrie etles sacrifices sanglants des Amalécites, et la perfidie, la cruauté, l’avarice et l’impureté des deux nations : vices qui leur sont familiers, et qui le sont encore en Syrie, en Palestine et en Judée, qui sont les pays d’où leurs ancêtres seraient venus ? Je consens à n’être point cru sur la Judée. Je m’en rapporte à ce qu’en diront ceux des cordeliers français qui ont été à JérusaleM. C’est leur ordre qui y a la garde du Saint Sépulcre. J’y ai été, et sais ce qui en est.

Au sujet des sacrifices sanglants, il ne faut pas m’objecter qu’ils étaient en usage parmi les Juifs : à l’égard des bêtes, j’en conviens ; mais je nie les victimes humaines. On ne doit pas tirer à conséquence l’exemple de Saül, qui voulut faire mourir Jonathas son fils pour avoir mangé un rayon de miel ; ou celui de Jephté, qui sacrifia sa fille. Les Juifs ne voulurent point consentir au sacrifice de Jonathas, et ils ne s’y seraient pas opposés si ç’avait été un point de leur religion. On sait que de tous les peuples du monde, les Juifs ont été, et sont encore, les plus attachés à leurs cérémonies. Saint Paul le dit : c’est assez pour n’en point douter. Ainsi, en s’opposant à Saül, ils empêchaient un filicide, méprisaient un vœu indiscret et ne faisaient rien de contraire à leur religion. A l’égard de Jephté, ils ne l’empêchèrent point de sacrifier sa fille ; non par un principe de religion, mais parce qu’ils ne regardaient point dans cette fille l’héritier présomptif de la couronne, Jepthé n’étant pas roi, comme ils le regardèrent depuis dans Jonathas, fils de leur roi. Ils le laissèrent sacrifier, et regardèrent ce sacrifice comme l’effet d’un vœu indiscret d’un père particulier, qui n’intéressait que lui et sa famille, et nullement la religion et la conscience de la nation. Jephté ne fut pas même pressé de l’accomplir : il ne faut que lire le texte sacré.

J’ignore dans quel endroit de l’écriture les descendants d’Aaron ont trouvé qu’il leur était permis de prêter leur ministère à de semblables sacrifices, quand Dieu ne les demandait pas par la bouche de ses prophètes. Je n’en trouve aucun vestige, ni dans l’Exode, ni dans le Deutéronome : je crois cependant que c’est là que cette permission devrait se trouver. Moïse n’y aurait pas omis cet article, s’il avait été de la Loi : il est entré dans le détail d’une infinité de faits bien moins graves.

Ce ne peut donc pas être des juifs, non plus que des mahométans, que ces insulaires ont eu l’usage de ces sacrifices humains, puisqu’ils ne sont point de la Loi ni de l’Alcoran, qu’ils ne les ont jamais pratiqués et ne les pratiquent point encore. Les Juifs dirent-ils pas à Pilate, qui voulait leur remettre le Sauveur, pour le juger suivant leur Loi, Nobis non licet interficere quemquam, en saint Jean chap. 18. v. 31 ? Ce ne peut donc être que des Amalécites, chez lesquels ces sacrifices étaient fréquents, surtout de leurs ennemis et de leurs propres enfants. Ces Amalécites pouvaient avoir avec eux de leurs sacrificateurs, aussi bien que les Juifs, comme nous avons des aumôniers ; et chacun aura voulu continuer son ministère. Gens de telle Église, de telle religion, et de tel culte que ce soit, n’ont jamais su se rien céder. Les prêtres amalécites auront voulu continuer leurs sacrifices d’enfants : chacun des pères aura voulu, au commencement, dans un peuple si peu nombreux, sauver le sien ; et le mélange des deux cultes s’étant insensiblement fait, le diable, qui pousse toujours du mal au pis, leur aura persuadé à tous que ces sacrifices d’enfants sont méritoires devant Dieu : et leurs prêtres leur en auront si bien fait un point fondamental de religion qu’insensiblement ils se seront accoutumés, non seulement à souffrir ces exécrables sacrifices, mais encore à porter leurs enfants eux-mêmes, pour être sacrifiés sur les lieux hauts, n’ayant véritablement ni temples ni idoles.

De là vient ce nombre prodigieux d’enfants qui meurent en sortant des entrailles de leur mère. Encore, s’il n’y avait que ces sacrifices qui fissent périr ces innocents, on pourrait trouver à leurs pères et à leurs mères une espèce d’excuse sur leur faux zèle et leur aveuglement ; mais où en trouver à ce que je vais ajouter ? C’est que les tilles se font publiquement avorter.

On voit partout de ces malheureuses, et on en a toujours vu. L’infidélité, la bassesse d’un amant, la honte, la peur de perdre sa réputation, et mille autres raisons humaines, les précipitent dans le désespoir et les portent à ces crimes horribles. Ces raisons n’ont ici aucun lieu. La théologie dit que, Nemo malus quoad malum, en effet, personne ne se porte au mal que pour l’utilité ou pour le plaisir qu’il y trouve. Les filles de Madagascar n’y trouvent ni l’un ni l’autre. Un amant ne leur fait point de honte : au contraire, plus une fille a eu à faire à d’hommes différents, plus elle est estimée, et plus tôt elle trouve un épouseur. (Ceci est encore une preuve qu’ils ne descendent point des mahométans, jaloux au suprême degré). Le nombre d’amants auxquels ces filles se sont prostituées se connaît par celui des houppes ou glands de coton qui pendent au bas d’un jupon qui ne va que jusqu’au genouil ; et, la première fois qu’un garçon se joint à elle, il lui en donne un qu’elle met en vue : ils sont tous de différentes couleurs ou façons, afin que chacun puisse reconnaître le sien. Lorsqu’un homme leur plaît, elles le convient ; et, plaise ou non, on n’en est jamais refusé. Les hommes mariés en approchent peu ; mais ils ont plusieurs femmes : lequel vaut le mieux ? Ces malheureuses, comme j’ai dit, se font avorter. Ce n’est ni la honte ni l’infidélité d’un amant qui en est la cause. Ce n’est point la peur d’être obligées de nourrir et d’élever leurs enfants : un peu de mousse fait leur lit, et la nourriture ne coûte rien.

Quae prima institua teneros avellere foetus
Digna fuit meretrix arte perire suâ.

Ovide a raison : j’en dis autant. Ce ne sont pas les seules filles, qui se défont de leurs enfants : les femmes mariées en font autant, mais d’une autre manière. Quand ces innocents sont nés, elles les portent à leurs prêtres, qui en tirent l’horoscope ; et le sort de ces innocents dépend de leur ignorance ou de leur caprice. Si cet horoscope est heureux, la mère garde son enfant ; s’il est sinistre, elle le met au pied d’un arbre, et l’abandonne à la voracité des corbeaux ou d’autres animaux carnassiers par qui ces innocents sont déchirés tout vivants. D’autres, plus pitoyables, les jettent à la rivière ou dans un étang : ils y souffrent moins ; mais, aussi bien que les autres, ils servent de pâture aux bêtes.

Ce n’est certainement point des Juifs, qu’ils ont pris cette damnable coutume de faire mourir leurs enfants, et de consulter les devins. Au premier cas, une femme passait pour maudite lorsqu’elle n’avait point d’enfants, ou que cet enfant mourait au berceau. Si cela avait été autrement, la postérité serait privée de ce fameux jugement que Salomon rendit entre deux femmes qui se disputaient un enfant vivant à la place d’un autre que sa mère avait innocemment étouffé. Ces deux femmes avaient donné des preuves de leur fécondité ; leur honneur de ce côté-là était hors d’atteinte : mais, c’était qu’une femme était déshonorée quand son enfant ne vivait pas. Je me souviens d’avoir lu un commentaire fait par un rabbin sur le Livre des Rois et traduit en latin, dans lequel le procès de ces deux femmes est rapporté dans le sens que je viens de dire : et roulait, non sur la mort de l’enfant, quoiqu’il s’agissait de découvrir celle qui avait étouffé le sien, mais sur le déshonneur qu’une mère souffrait par la mort, dans un sujet si jeune, et le mépris qu’on avait pour elle.

Puisque sans dessein je suis tombé sur ce rabbi, je ne puis m’empêcher de dire que son traducteur fait une remarque sur ce jugement, qui est que Salomon n’est louable que de l’invention qu’il trouva de discerner la véritable mère : que du reste, il ne fallait qu’un peu d’humanité pour adjuger cet enfant à celle qui voulait qu’on lui conservât la vie, préférablement à celle qui voulait qu’on le coupât en deux. J’en ai assez dit pour prouver que cette coutume ne vient ni des juifs ni des mahométans.

Celle de consulter les devins n’en peut pas venir non plus : les Turcs les abhorrent ; et la ferme croyance qu’ils ont dans la prédestination rend chez eux inutiles toutes les sciences qui regardent l’avenir. Ils ont toujours rejeté et rejettent encore toutes sortes de divinations, et même l’astrologie. Mahomet leur défend d’entreprendre de pénétrer le futur : ainsi, ces devins ne viennent point des mahométans.

Ils ne viennent point des juifs, quoiqu’ils en puissent venir, étant certain qu’il y en avait plusieurs en Judée, lesquels Saül dispersa si bien qu’il eut beaucoup de peine à en trouver lui-même, pour évoquer l’ombre du prophète Samuel. Je n’entrerai point dans la discussion de savoir si ce fut véritablement à l’ombre de Samuel ou à démon que Saül parla : il en a été fait plusieurs traités aussi pieux que savants.

Il ne s’agit point ici du pouvoir des sorciers : il s’agit, qu’en supposant le temps du règne de Salomon pour époque du naufrage de ces vaisseaux à Madagascar, et que ces vaisseaux s’y soient effectivement perdus, les juifs n’ont pas apporté avec eux ni des sorciers, ni la maudite coutume de les consulter ; d’autant moins qu’ils avaient encore devant les yeux la mort funeste et récente de leur roi Saül, qui avait été rejeté de Dieu, uniquement pour avoir osé, par le ministère d’une pythonienne, évoquer du tombeau l’âme de Samuel.

Il se peut que les Amalécites, qui étaient avec eux, et dont j’ai parlé, fussent adonnés à la vanité de ces sciences (les païens, les gentils, et les idolâtres, les ont toujours cultivées, et les cultivent encore), et que les Juifs se confondant avec ces idolâtres amalécites, leurs descendants à tous, s’y soient adonnés par un penchant naturel au mal.

Je n’ai dit tout ce que je viens de dire que sur de simples possibilités, et sur de simples et faibles conjectures : ainsi, on en croira tout ce qu’on voudra. Je ne le donne pas pour vrai. D’ailleurs, l’origine de ces peuples m’est trop indifférente pour en parler davantage.

C’est dans cette île que règne utraque Venus, qui, bien loin d’être réprimée, est augmentée par les pères et les mères qui se font un plaisir de voir leurs enfants de sept à huit ans se joindre ensemble, sans distinction de frère à frère, ou de frère à sœur ; pas plus qu’ils en font de père à fille, et de fils à mère ; et, pour douter de ceci, il faudrait donner le démenti à tous les Européens qui ont été dans cette île et à tous ceux qui en ont écrit, et entre autres aux mémoires de M. de Flavacourt. Nous allons bien, avec bon vent de Sud-Ouest, nous portons au Nord-Nord-Est, pour attraper les îles d’Amzuam.

Du mardi 13 juin 1690

Nous avons dîné aujourd’hui à l’Amiral, le commandeur, M. de La Chassée et moi. On ne peut pas plus rire, et plus boire. Il fait bien chaud ; mais nous avons beau temps. Nous étions à midi par vingt-trois degrés huit minutes : ainsi, le tropique du Capricorne est passé.

Du mercredi 14 juin 1690

Toujours beau temps et bon vent : nous allons bien ; point de hauteur.

Du jeudi 15 juin 1690

Le vent calma un peu hier au soir, et nous a donné une petite pluie qui a duré la nuit et ce matin. Le temps s’est éclairci sur les onze heures, et le vent est revenu, dont nous n’avons pas perdu un souille, parce que nos voiles mouillées l’ont retenu. Nous avons pris hauteur : nous étions à midi par vingt-un degrés douze minutes latitude Sud, et quatre-vingts degrés vingt minutes de longitude.

Du vendredi 16 juin 1690

Toujours vent bon : nous allons bien. Nous étions à midi par vingt degrés huit minutes de latitude Sud.

Du samedi 17 juin 1690

Le vent a un peu calmé : le soleil caché, et de la pluie, et chaleur.

Du dimanche 18 juin 1690

Il a plu beaucoup hier et aujourd’hui jusque vers les neuf heures du matin que le temps s’est éclairci : le vent s’est jeté au Nord-Est, directement contraire à notre route. La hauteur nous mettait à midi à dix-huit degrés cinq minutes de latitude Sud.

Du lundi 19 juin 1690

Calme tout plat. Le vaisseau a roulé et roule encore d’une force épouvantable ; parce que la mer est fort agitée, et qu’il ne fait pas un souffle de vent pour nous soutenir ; outre cela, nous avons reculé au lieu d’avancer. Nous étions hier à dix-huit degrés, cinq minutes latitude Sud. Je ne parle point de la longitude, parce qu’elle est toujours incertaine ; et aujourd’hui la hauteur nous renvoie à dix-neuf degrés, ce qui fait une différence de plus de dix-huit lieues. Les pilotes en rejettent la faute sur les courants, qui, disent-ils, nous ont été contraires. Je ne peux rien dire contre une prévention invétérée : ils me seraient favorables ici, pour mon opinion sur la forme du monde ; mais les pilotes les mettent à trop d’usages pour me persuader qu’ils soient tels qu’ils les entendent partout. Nous allons du côté de la Ligne, ou du sommet du monde : par conséquent nous montons. Le vent ne nous pousse pas vers cette Ligne, ou ce sommet : il n’a pas même la force de nous soutenir, et nous redescendons ; c’est que nous obéissons à la pente, et que toutes choses cherchent le centre.

Du mardi 20 juin 1690

Le vent est revenu Sud-Ouest vers les six heures du matin, assez frais pour nous avancer ; mais le ciel toujours pommelé n’a pas permis de prendre hauteur. Nos vaisseaux sont si proches qu’on se parle à la voix.

Du mercredi 21 juin 1690

Nous avons porté fort peu de voiles cette nuit, de crainte de donner sur les îles d’Amzuam, ou de Jean de Nove, dont on se croit proche. Il fait parfaitement beau et le vent est bon ; mais, ne voulant pas trouver ce que nous ne cherchons pas, nous n’en avons point profité, et avons été doucement.

Autre sottise des pilotes ; c’est une île flottante. Plusieurs vaisseaux se sont perdus dessus, y ayant été donner debout au corps, faute de s’en méfier ! C’est ce qu’ils disent :

Et moi j’enrage,
Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage.

Se peut-il qu’il y ait au monde une île flottante, seulement connue par des naufrages ? Je n’en crois, et je n’en croirai jamais rien, à moins qu’on ne me donne la même preuve convaincante que je demande sur San-Porandon des îles des Canaries, page 161. Cependant, comme il ne se faut rien reprocher, et que des vaisseaux tels que les nôtres ne doivent point être hasardés de gaîté de cœur, nous avons comme j’ai dit fait peu de voiles la nuit passée, et en ferons encore moins celle-ci.

On défère à l’avis et aux ridicules préventions des pilotes sur leurs îles flottantes ; et j’y trouve, moi, si peu de vraisemblance, ou plutôt un si grand ridicule, que je suis étonné comment des gens de bon sens, et qui se piquent d’esprit, peuvent donner dans des visions si romanesques et si enfantines. Je conviens qu’il y a des îles flottantes, supposé que ce qu’on va lire en soit.

La mer, par ses brisements, son flot et jusant, ou si l’on veut son flux et reflux, peut caver et miner sous terre des endroits dont le dessus ou la superficie est couverte d’arbres, qui, étant liés ensemble par leurs racines réciproques, peuvent être ensemble détachés de la terre et entraînés au large par les vents, qui, comme dans des voiles, s’engouffrent dans les branches et les feuilles de leur cime, et être poussés par un vent, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Cela peut arriver, et arrive en effet très souvent dans le nord-est du Canada, surtout à l’embouchure du fleuve de Saint-Laurent. J’en ai une fois trouvé sur le Grand Banc, à plus de six-vingts lieues de terre : mais, ces prétendues îles flottantes ne conservent leur consistance que jusqu’à ce que la mer ait dissous et séparé la terre qui raliait [sic] ces arbres dans leurs racines ; et, à mesure que cette terre se délie, les arbres, sans contrepoids au pied qui entretienne leur liaison, tombent comme des quilles : et ce qui paraissait une île n’est rien moins.

Cependant, cette île prétendue aura été aperçue le soir par tous les gens d’un vaisseau qui aura, à cause d’elle, retardé sa marche. La solution de cette île se sera faite la nuit, et ainsi, ne paraîtra plus le lendemain. La voilà baptisée île flottante : le pilote également timide et ignorant aura jeté sa ridicule vision sur son journal ; et ceux qui seront venus après lui auront, sur la foi de ce journal et le rapport des matelots, pris pour une vérité ce qui n’était qu’une chimère, et se seront figuré un corps réel au lieu d’un fantôme.

Les hommes la plupart sont étrangement faits !
Dans un juste milieu l’on ne les voit jamais :
La raison a pour eux des bornes trop petites...

En effet, l’homme cherche partout du merveilleux : il lui en faut, et tel est l’orgueil de l’esprit qu’il croit s’élever au-dessus de la nature dans le temps même qu’il s’abaisse à des puérilités, sans s’en apercevoir ! C’est ainsi que les erreurs se pullulent.

Fama loquax quae veris addere falsa
Gaudet, et e minimo sua per mendacia crescit.

Je ne trouve personne, qui ait vu cette île, non plus que l’autre ; et tout le monde veut qu’elles existent. J’ai tâché de faire comprendre l’impossibilité de cette existence. Je trouve pour objection la puissance de Dieu ; point qui sauve les ânes, et leur ignorance. Je n’ai pas fait vœu de désabuser des gens d’une erreur qu’ils idolâtrent.

Du jeudi 22 juin 1690

Le Dragon, qui était allé à la découverte, a fait signal de terre sur les trois heures, et nous avons vu Moali, à soleil couchant. Son atterrage et l’entrée étant pleins de roches, nous n’y entrerons que demain. Notre premier pilote, qui seul a été à cette baie, et seul sur qui on puisse faire fond, est allé coucher au Gaillard, et conduira toute l’escadre, qui le suivra le beaupré sur l’arcasse.

Du vendredi 23 juin 1690

Nous sommes entrés ce matin à Moali. Je vas à terre faire préparer une tente pour nos malades, au nombre de seize, presque tous attaqués du scorbut. Je n’écrirai plus que sous les voiles.

Juillet 1690

Du samedi 1er juillet 1690

Nous sommes tous rembarqués avec ample provision de bœufs, cabris, poules, fruits, légumes, bois, et eau. Plus de malades : il n’y est mort aucun homme de l’escadre ; signe évident que l’air de cette île est très pur et très salubre. On n’a remporté qu’un seul malade : c’est le premier enseigne de M. du Quesne, nommé M. de La Ville-aux-Clercs. On le fait fils naturel de M. le duc de Lédiguière : cela ne peut être, puisqu’il est plus vieux que lui. Pour son frère, passe ; car, M. de Lédiguière, mort en 1682, a été sur l’article un maître sire. Quoi qu’il en soit, celui-ci est très mal, attaqué d’une dysenterie depuis Saint-Yago, et qui provient, dit-on, d’avoir eu à Brest une maîtresse tigresse, moins pitoyable et moins humaine que sa mère. Il faut qu’un homme soit diablement fou pour se livrer jusqu’à intéresser sa santé. Le marquis du Misanthrope a raison.

Oh ! ma foi, tel que soit le mérite des belles,
Je suis persuadé qu’on vaut son prix comme elles.

Ces sortes d’amour à la Céladon me choquent comme le diable ; parce que je crois qu’un homme d’esprit ne doit regarder les dames que comme un simple amusement, et que c’est pure folie de s’y attacher jusqu’à en perdre le repos.

On ne doit regarder les belles,
Que comme on voit d’aimables fleurs.
J’aime les roses nouvelles :
J’aime à les voir s’embellir.
Sans leurs épines cruelles,
J’aimerais à les cueillir.

Quels écarts je fais ! J’en rougis. Nous comptons de mettre demain matin à la voile ; et je remets à demain ce que je sais de Moali.

Du dimanche 2 juillet 1690

Nous avons mis à la voile à la pointe du jour. L’île de Moali est une de celles qu’on nomme îles de Jean de Nove, ou d’Amzuam : elle est éloignée de celle-ci de dix à douze lieues dans le Sud. Elle a dans l’Est à environ sept ou huit lieues une autre île, nommée Gommore ; et ces îles sont toutes également saines et fertiles. Moali, qui est celle dont nous sortons, a environ neuf à dix lieues de tour, et contient beaucoup de peuple pour sa grandeur. Les géographes la mettent par quatre-vingt-six degrés trente minutes de longitude, et à huit degrés quarante-cinq minutes latitude Sud.

Les habitants en sont bien faits, et presque tous d’une taille au-dessus de la moyenne. Leur noir est olivâtre. Ils ont les cheveux noirs et longs ; plusieurs les ont ondés et annelés ; peu les ont plats : et je n’en ai vu aucun qui les ait en tonsure de mouton, comme les nègres de Guinée, qui ne sont pas rares à Paris. Mme de Lédiguière, la douairière, en a huit, qui lui servent de valets de pied.

Le havre ou mouillage est dans le sud-ouest de l’île, d’une très bonne tenue, sur un sable rempli de coquillages. On mouille par vingt-deux à vingt-quatre brasses d’eau. Ce havre est d’une entrée très difficile, d’une mer unie ; et du vent d’Ouest, tel qu’il en soufflait lorsque nous y entrâmes, il y eut vendredi huit jours, il n’offre à la vue qu’un passage et qu’un atterrage aisé. Cependant, ce n’est du côté du Nord que des rochers et des battures à fleur d’eau, qui ont fait périr bien des vaisseaux : et dans le Sud, c’est une barre de pareilles roches, aussi à fleur d’eau, qui continue près d’une lieue sans paraître, étant couverte de la mer à quatre ou cinq pieds de profondeur ; et un vaisseau qui aurait le malheur de donner dessus ne s’en relèverait assurément jamais. La véritable entrée est entre ces deux barres, et ne paraît pas avoir, à ce que dit Lénard, plus d’une bonne portée de fusil de large. C’est la difficulté de ce canal, ou entrée, qui empêche plusieurs vaisseaux d’y aller prendre des rafraîchissements, quoiqu’ils y soient à beaucoup meilleur compte qu’à Amzuam, où ils vont ordinairement, parce que l’entrée et la sortie du havre sont ouvertes et sans aucun risque.

Quand on a paré ces deux barres, on découvre une grande place de terre, grave, ou pelouse, dans le sud-est de l’entrée sur le bord de la mer : elle est bordée de bois, et son enfoncement paraît une forêt très épaisse. C’est sur cette grave que nous avons campé fort commodément. Le chirurgien et moi y avons toujours resté et couché, aussi bien que les autres écrivains et chirurgiens des vaisseaux, dont les capitaines ne sont que trois ou quatre fois descendus à terre, restant à bord pour faire embarquer l’eau, le bois, les bestiaux et les autres rafraîchissements qu’on y envoyait, et aussi pour être à portée de sortir, si quelque vaisseau ennemi avait paru.

L’endroit pour faire de l’eau est extrêmement difficile, parce que c’est une eau de source qu’il faut aller chercher dans le bois, comme à Saint-Yago, pas si loin effectivement, par un chemin infiniment plus rude, puisqu’il faut faire passer les barriques sur des roches brutes. On en vient pourtant à bout ; mais ce n’est pas sans bien de la peine. Certainement les matelots y fatiguent beaucoup ; mais, comme on les change à chaque chaloupée, c’est-à-dire à chaque voyage, leur fatigue est d’autant plus supportable qu’ils sont parfaitement bien nourris, ne manquant ni de viandes fraîches, à telle sauce qu’ils veulent les mettre, ni de légumes, de fruits, et d’autres rafraîchissements.

Le travail du bois est celui des soldats, qui sont également nourris, et qui n’ont d’autre fatigue que d’abattre et d’apporter ce qu’ils ont abattu jusque sur le bord de la mer, où les matelots l’embarquent. Comme le bois borde la mer, ces soldats n’ont au plus que vingt pas à apporter. Y ayant plusieurs de ces soldats qui tirent bien, ils allaient à la chasse pour les autres ; et, outre ce qu’ils réservaient pour leur plat, ils fournissaient les tables des navires. Je fournissais la mienne ; et M. de La Chassée, qui avait soin de ne me pas laisser manquer de vin, y a fait plusieurs bons repas : le commissaire, le chevalier de Bouchetière, et presque tous les autres officiers des vaisseaux, les ont trouvés bons. Landais et le soldat de M. de La Chassée étaient nos cuisiniers ; et le premier, effronté comme un comédien, disait à tous ceux qui venaient, d’apporter chacun leur bouteille, et les avait mis sur ce pied, et avait taxé les écrivains du roi à deux bouteilles chacun : sans cela, point d’assiettes ni de serviettes. J’avais du vin plus qu’il ne m’en fallait ; mais, c’était ce qu’il ne disait point. Le dedans de la terre est rempli de toutes sortes de gibier à plume. Ils leur donnent des noms qui me sont inconnus, mais tous excellents. Ceux que je connais sont la cigogne, le faisan, la poule pintade et de bruyère, la perdrix rouge, le pigeon ramier, la tourterelle, le perroquet d’une infinité de sortes, le becfigue qui est une espèce d’ortolan, la grive, et quantité d’autres, qui y sont très communs et qui ne coûtent que le plaisir de les tirer. Je n’y ai point vu, ni entendu dire, qu’il y eût du gibier à poil : le pays est trop humide pour en produire ; et tout ce que j’y ai vu qui vienne de terre, ce sont deux hérissons, pareils à ceux qu’on trouve dans les montagnes d’Auvergne. J’en ai envoyé un à bord, et mangé l’autre dans ma tente, avec d’autres, qui, comme moi, l’ont trouvé très délicat. Il est vrai que pour en dissiper le sauvageon, j’avais fait laver le dedans du corps avec du vinaigre, aussi bien que la fressure qui devait lui servir de farce, et l’avais fait saler et poivrer du jour au lendemain.

La mer fourmille de poisson de toutes espèces ; on en a pris à rompre les filets : la dorade remporte sur tout.

Il y a des chauves-souris, qui méritent leur article. Elles sont faites comme les nôtres, et sont grosses comme un gros pigeon de volière. Elles ne perchent point, ne se fourrent pas dans des trous, et ne descendent point à terre. Sitôt que le soleil est couché, elles vont chercher leur pâture par le vuide de l’air ; savoir ce qu’elles y trouvent, et de quoi elles se nourrissent, c’est ce que je ne sais point. Elles volent toute la nuit ; et le matin, environ un quart d’heure avant que le soleil se lève, elles se suspendent par la queue à des branches d’arbres : et, pendant la journée, quiconque les voit peut facilement croire, comme je l’ai cru d’abord, que ce sont de gros fruits prêts à tomber de l’arbre. Ces animaux sont si communs qu’on en voit par vingtaine sur la même branche. Je me suis assez souvent fait un plaisir de lâcher un coup de fusil sur la file. Celles qui n’étaient point blessées restaient où elles étaient ; celles qui étaient mortes tombaient ; et celles qui étaient seulement blessées, après quelques vols incertains dans l’air, tombaient aussi. Lorsqu’elles étaient à terre, elles se jetaient de tous côtés à l’aventure ; de sorte que je suis convaincu qu’elles sont aveugles pendant le jour et voient clair dans la nuit.

Je voudrais bien trouver un naturaliste qui me donnât une raison solide et convaincante pourquoi toutes les bêtes à quatre pieds : chevaux, ânes, bœufs, chiens, chats, rats, souris, lièvres, lapins, et tous les autres, voient clair la nuit aussi bien que le jour ? Pourquoi il y en a d’autres qui ne voient clair que le jour, et point la nuit : tels sont les oiseaux ; d’autres, qui ne voient clair que la nuit, et point le jour : chauves-souris, chats-huants, chouettes, et c. , le tout par un attribut que la nature a attaché à leur espèce sans aucun secours étranger, et hors d’eux-mêmes ; et pourquoi aussi il y en a, tel est l’homme, qui ne voient jamais clair par eux-mêmes, et ont besoin d’un secours étranger, du soleil, de la lune, des étoiles, ou d’un flambeau ? Preuve encore de la sotte vanité de l’homme, et du peu de préférence que la nature lui donne sur les autres animaux, auxquels elle est sans doute plus libérale qu’à lui. Trouvez-le-moi, ce naturaliste : il me ferait plaisir, et me tirerait de mon incertitude ; et je n’admirerais plus le sonnet de M. de Saint-Évremond, que j’ai rapporté à la page 160. Je laisse là la morale : je m’y abîme assez seul, sans vouloir faire entrer personne dans mes idées, qui n’opéreront jamais rien ; parce que l’homme ne s’étudie pas soi-même avec assez d’attention, et qu’entraîné par son ridicule amour-propre, il s’adjuge la prééminence sur toutes les autres espèces et s’en tient servilement à son jugement sans vouloir approfondir que les animaux qu’il nomme brutes ont droit d’en appeler au tribunal de leur commun Créateur. Quid prosunt haec scripta, lecta, et intellecta, dit saint Bernard, nisi temetipsum legas, et intelligas ? Da ergo operam, ut cognoscas te ipsum.

Outre le gibier, qui est ici très commun parce qu’il n’est point chassé, ils ont des bœufs en très grande quantité. Ces animaux sont bons, et d’un bon suc. Ils ont entre les épaules une loupe, ou espèce de loupe, que les matelots nomment graisse, mais qui n’est rien moins : elle donne à la soupe un fort bon goût, et c’est tout ; car du reste, elle est dure etcoriace : et, toute cuite qu’elle puisse être, il n’y a que les matelots capables de la manger ; et de quoi ne mangeraient-ils pas ? Les chauves-souris dont j’ai parlé leur sont-elles échappées ? N’en ai-je pas fait jeter ? Je crois que le diable rôti, bouilli, grillé, traîné par les cendres, laisserait ses grègues sous leurs dents.

Les insulaires ont outre cela des cabris qui valent beaucoup mieux que ceux de Saint-Yago, quantité de poules et de canes ; et c’est ce qu’ils vendent aux Européens pour de l’argent d’Espagne, car celui de France n’a point de cours ici. Ils ne le trouvent pas de bon aloi : aussi n’en est-il pas. Ceux qui veulent sauver l’honneur de nos monnaies, et couvrir les mauvaises matières qu’on met dans le métal, ou plutôt qu’on y mêle et qui en diminuent le carat, disent, tel est le Lyonnais dont j’ai parlé, que notre argent est uniquement refusé parce qu’il porte le portrait d’un homme, et que toute représentation d’homme est en horreur en Orient. Cela est faux : les louis de cinq sols, fabriqués par Varrin, étaient ce qu’on pouvait porter de plus courant en Turquie et en Perse. Et ici, ils prenaient de nos écus français à un tiers de perte ; c’est-à-dire trois pièces de trente sols pour une piastre ; et ils m’ont rendu à moi-même ces trois pièces de trente sols pour une piastre. C’est qu’ils fondent toutes les espèces et en font des lingots ; et qu’ils trouvent un tiers de perte sur les nôtres. À l’égard de l’altération de nos monnaies, je m’en rapporte à trois témoins irréprochables : aux Hollandais, à nos orfèvres et à la confrontation des espèces fabriquées du temps de Louis XIII, avec celles qu’on a fabriquées depuis.

Ce que ces insulaires prennent encore volontiers en paiement, c’est le fer, et surtout du papier à écrire, qu’ils ne prodiguent pas. Il n’y a point de matelot qui n’ait eu à notre arrivée une poule pour une feuille et un cabri pour six, et les légumes à proportion ; mais, les Français allant toujours à l’enchère l’un sur l’autre, le tout avait triplé de prix à notre départ. Toutes ces viandes sont bonnes ; mais il faut les manger sitôt qu’elles sont abattues, ou au plus tard dans le midi du lendemain parce qu’elles sont bientôt corrompues, étant nourries dans un pays extrêmement humide et ne mangeant que des herbages spongieux. Elles y contractent beaucoup d’humeurs, qui véritablement en augmentent le suc et le goût, mais aussi qui y causent une prompte corruption par la chaleur du climat. Ils ne vendent aucune vache, je dirai la raison qui m’en a paru lorsque je parlerai de leur religion.

Ce pays a cela de commun avec Madagascar et les autres îles et terres qui sont entre les tropiques, que l’hiver seul y est inconnu, et que les trois autres saisons y règnent. Il abonde en toutes sortes de fruits et de légumes que nous avons en Europe, et en produit une infinité d’autres que nous ne connaissons pas. L’orange, le citron, la grenade, la pomme, la poire, l’abricot, la pêche, le pavie, les prunes, en un mot tout ce que nous connaissons, mais moins bons, n’étant ni entés, ni éclaircis, ni cultivés ; la figue, comme en Italie et en Provence, plus grosse et de meilleur goût ; il y en a peu, les insulaires ne sachant pas les accommoder. Les olives y viennent aussi grosses qu’en Portugal : il yen a peu par la même raison. Leur raisin peu commun monte à la cime des arbres : la tige n’est ni taillée ni cultivée. Les grains en sont gros comme le pouce et sont couverts d’une peau tirant sur le violet et l’amarante. Ce raisin vaut du moins notre muscat : le grain est plus long que rond. Ils ont entre autres un fruit que les matelots nomment figue, mais qui n’en est pas : ce fruit vient sur un arbuste par grappes ou par régimes, comme nos groseilles rouges. Chaque fruit est gros comme le haut du pouce et long comme le doigt, séparé l’un de l’autre d’un travers de doigt, l’un d’un côté l’autre de l’autre, et chaque grappe en porte depuis douze jusqu’à vingt. On ne le mange que mûr ; car, lorsqu’il est vert, il est aigre et âcre : cependant, on le cueille vert et on pend la grappe. Les grains se mûrissent comme sur la tige, cependant moins délicats : on connaît qu’ils sont en maturité lorsque la peau est jaune. Cette peau est comme une petite écorce, aussi fine que celle d’une pêche un peu trop mûre : elle s’enlève de même, et laisse le fruit seul, propre et sans eau. C’est un des plus délicats mangers qui croissent dans tout le monde ; et, si je n’avais pas mangé de l’ananas, dont je parlerai bientôt, je dirais que ce fruit, l’un des plus savoureux qu’on puisse manger, l’emporte sur tous les autres ; mais, à mon goût, l’ananas l’emporte sur lui. Je ne puis mieux comparer ces figues qu’à la pâte d’abricot : celui-ci n’approche qu’imparfaitement du goût naturel et de la délicatesse des autres. Les melons de terre et d’eau ne leur manquent point. Les fraises et les framboises sont, je crois, les mauvaises ronces du pays ; mais il faut aller dans le bois pour les trouver : les insulaires n’en apportent point au camp. Si leur raisin était propre à faire du vin, et qu’ils en eussent une assez grande quantité, je dirais que ces îles seraient un petit paradis terrestre. Les palmiers qui y sont communs leur fournissent une espèce de vin, qu’ils appellent tari ; il est de la couleur du petit-lait et jaunit en vieillissant et en s’éventant. Son goût est piquant et agréable, mais, ce qu’il a de meilleur, c’est qu’il est très sain et très rafraîchissant, et excellent pour remettre des soldats et des matelots, dont le corps doit être bien échauffé par les salaisons et l’eau-de-vie, dont il a été nourri depuis longtemps. On tient qu’il est souverain contre le scorbut de mer. Nous n’avons effectivement plus de malades, et tout le monde de l’escadre s’en est bien trouvé, sans distinction d’officiers, matelots ou soldats.

Le coco mérite un moment d’attention. C’est le père nourricier de l’homme frugal, qui peut y trouver, et qui y trouve en effet, de quoi boire et de quoi manger, et de quoi se mettre à couvert des injures du temps par les cordes et la toile qu’il peut faire de l’écorce de l’arbre et du fruit. Je n’ai point vu de cocotier plus haut que quatorze ou quinze pieds ; il yen a pourtant, à ce qu’on dit, qui en ont plus de vingt. Le fruit et les feuilles forment ensemble un bouquet au haut de l’arbre. Quand ce fruit tombe de lui-même, il est meilleur que lorsqu’on rabat, parce qu’il est en parfaite maturité : lorsqu’on veut l’avoir, il ne faut que secouer l’arbre, ou y jeter une pierre. On coupe la queue du fruit et on le perce à deux des trois trous, qui ne sont bouchés que par une écorce fort tendre. L’un des deux sert à passer le vent, et l’autre à boire à même la liqueur qui y est renfermée. Elle est très bonne, et a un petit goût d’aigreur très agréable, comme de citron, mais moins âcre. Le dedans de ce fruit (ordinairement gros du contour des deux mains ; puisqu’il tient ordinairement et en maturité trois demi-setiers de liqueur, mesure de Paris) est rempli d’une pâte qui tient à son bois, et qui est épaisse de la moitié du petit doigt. Cette pâte est blanche et a le goût de nos noisettes : elle est bonne et nourrissante et je ne crois pas qu’un homme puisse en manger à un repas plus qu’un coco en contient. Ainsi, ce fruit assure la vie d’un homme frugal.

Cet homme peut trouver dans ce qui couvre le fruit une espèce de filasse qu’il peut façonner pour son usage corporel. Cette filasse est véritablement bien moins fine que notre chanvre ; et je ne doute point, sur le travail que j’en ai fait moi-même par curiosité, que ce qu’on nommait haires et cilices dans les anciens, anachorètes ou ermites de la Thébaïde, n’ait été des tuniques fabriquées et tissées de ces filaments ; et je le crois d’autant plus que, suivant les relations des voyageurs, les cocos sont encore très communs dans la Thébaïde. L’écorce de l’arbre en fournit de plus grossiers, qui peuvent servir à faire des lits et des cordes pour les suspendre ; et le tronc de l’arbre peut fournir les côtés et les quatre piliers.

Avant que de quitter l’article des arbres et des arbustes, il est juste que je parle de l’ananas. C’est sans contredit le roi des fruits ; aussi, la nature l’a-t-elle couronné. Il vient seul sur une tige, le gros en bas : sa figure est celle d’un ouf, ou plutôt d’une pomme de pin. De sa pointe, qui est en haut, sort une autre petite tige, qu’on coupe et qu’on remet en terre où elle prend racine et produit un autre ananas : ainsi successivement ce fruit renaît de lui-même. Cette petite tige, qui sort du fruit, est ornée de petites feuilles qui s’élèvent peu à peu comme celles d’une tulipe ; et du pied de chaque feuille sort une petite tige, qui porte une tulipe effective, mais bien moins grande que les communes. Elles sont au nombre de sept ou huit, au niveau l’une de l’autre, et tombant toutes en dehors, elles forment au fruit une couronne toute belle par la variété des couleurs des tulipes ; et cette couronne est surmontée d’une autre tulipe jaune-violet, plus grande que les autres, sur une tige droite qui, comme j’ai dit, s’élève du centre. Cela fait un très bel objet, et contraint les spéculatifs de dire avec le prophète royal, Mirabilis in operibus suis Dominus. Ce fruit est armé de petites feuilles pointues peu piquantes. On le pèle tout autour et on le coupe par tranches. Il faut bien essuyer le couteau et même le laver avec du vin après qu’on s’en est servi ; parce que ce fruit est tellement corrosif qu’il mange le fer et l’acier : mais, quand on corrige cette voracité avec un peu de vin et de sucre (je n’y mettais qu’un peu d’eau-de-vie), on ne peut rien manger de meilleur et de plus sain. Qu’on se figure tout ce que les plus habiles confiseurs pourraient faire de plus exquis de tous les fruits les plus délicats ramassés ensemble et on ne se formera qu’une idée très légère du goût de l’ananas.

Les légumes sont en très grande quantité et fort tendres, et n’ont point d’autre défaut que celui d’être bientôt fanées et flétries ; défaut universel dans les climats chauds : c’est pourquoi on n’en prend qu’au jour la journée. Les melons de terre et d’eau y sont communs. Ce dernier est le meilleur : il a la figure d’un concombre et la chair d’un blanc verdâtre. Il a un sucre très agréable et très rafraîchissant ; il vient sans culture sur le bord de la mer dont sa racine est abreuvée et lui presque couvert.

Les citrouilles, les potirons ou giromons, les concombres, les raves de plusieurs espèces, aussi bien que les navets, les salsifis et quantité d’autres racines, la chicorée des deux espèces, la laitue, le pourpier, les épinards, la vinette ou l’oseille, et d’autres dont j’ignore les noms, y croissent sans culture. Le gingenvre y est très bon et très commun ; plusieurs officiers, entre autres notre aumônier, en ont confit ou fait confire. Le riz y vient ; mais les insulaires n’en recueillent pas assez pour en vendre beaucoup. Les œufs de poules et de canes s’y donnent presque pour rien. Ils n’ont pas l’odorat fade comme ceux d’Europe, mais, il faut les manger frais, et ne s’en pas fier sur les Noirs ; autrement, on court risque de n’acheter qu’un poulet en coque. Les nègres disent qu’ils y sont trompés les premiers : je n’ai point de peine à le croire, à cause de la chaleur du climat. On sent dans le bois un peu de fraîcheur, le matin et le soir ; mais, pendant le jour, l’épaisseur des feuilles ne garantit point de l’ardeur du soleil. Cette chaleur est un peu tempérée sur le bord de la mer, par un petit vent d’Ouest-Sud-Ouest, qui y règne toujours. Cette île est sujette au même ouragan qui agite Madagascar, et dans le même temps. Revoyez les pages 356 et t. II, 274-275, où cet ouragan est décrit.

Après avoir parlé de l’île et de ce qu’elle produit, il faut parler de ceux qui l’habitent. J’ai déjà dit que les hommes y sont bien faits et n’ont rien de hideux. Pour les femmes, je n’en ai vu aucune au visage, parce qu’ils ne souffrent point qu’on les voie. Le hasard m’en a fait rencontrer six, qui allaient ensemble quérir de l’eau. J’étais à la chasse, accompagné du nègre qui est avec nous, en qualité de kock, autrement de cuisinier de l’équipage. Il est venu ici trois fois et en entend l’idiome : il est de Goa, marié au Port-Louis avec une Bretonne qui était servante lorsqu’il l’a épousée. Elle est assez jolie ; et je connais quantité de femmes, même de qualité, qui ne sont point si heureuses qu’elle. Il était avec moi, et me servait de truchement. Dès que ces six femmes parurent, il me dit de leur tourner le dos, et que c’était le vrai moyen d’acquérir l’amitié de ces peuples. Il y avait avec nous plusieurs nègres qui retournaient chez eux après avoir vendu au camp les bestiaux qu’ils y avaient conduits, et les autres rafraîchissements qu’ils y avaient apportés. Je suivis le conseil d’Alexandre mon nègre, et il me parut que ces gens m’en surent bon gré. Cela fut cause qu’ils me conduisirent dans un endroit où les perdrix et les poules pintades sont si épaisses et en si grande quantité que si le plomb ne m’avait pas manqué j’en aurais tué tant que j’en aurais voulu, puisque j’en remportai seize en moins d’une demi-heure. Je ne vis donc point ces femmes au visage : je ne les vis que par le dos. Il me parut qu’elles n’avaient quoi que ce soit sur le corps, et qu’elles étaient également nues partout. Toujours suis-je certain que leurs douze côtés et leurs six derrières étaient in puris naturalibus. Elles sont grandes et bien faites, de couleur olivâtre foncé, mais non pas noires. Leurs cheveux étaient retroussés au haut de leurs têtes, et formaient le bourrelet sur lequel leur pot était appuyé, le soutenant d’une main ; tout de même que dans les tapisseries sont représentées les filles de Laban, que Jacob défendit contre les bergers qui les empêchaient de puiser de l’eau.

Les hommes n’ont pour tout habillement qu’un morceau de toile de coton de la largeur de deux aunes de notre mesure, et d’une aune et un tiers de long. Ils s’en ceignent le corps depuis le nombril jusqu’aux genoux. II y en a quelques-uns qui ont des vestes des Indes. Je n’ai vu que le fils de leur roi qui eût un turban d’une mousseline blanche moyenne. Les autres vont tête nue : ce n’est pas par respect pour lui, puisque partout ailleurs ils vont tête découverte malgré la chaleur excessive du soleil.

Ce fils du roi n’a rien de barbare : au contraire, il m’a paru très civil. Il est âgé de vingt-trois à vingt-quatre ans. Je le rencontrai dans le bois : il venait au camp. Ce ne fut pas avec lui que m’arriva ce que je dirai par la suite. Je lui fis, et il me rendit, toutes les honnêtetés dont nous nous avisâmes.

J’ai dit qu’ils estiment fort le papier, et ne le prodiguent pas. Heureusement, j’en avais sur moi le quart d’une feuille à lettre. Je lui donnai et le priai d’écrire à ses gens pour me faire amener vingt bêtes à cornes dont j’avais besoin, et le priai de m’aider de son autorité. Il le fit fort gracieusement.

Je m’aperçus qu’il admirait la blancheur et la finesse de ce papier ; et Alexandre me dit qu’il disait que c’était profaner une chose si belle que l’employer à des bagatelles. Je suivis son conseil et envoyai au plus vite Landais, qui m’avait suivi, m’en quérir deux mains dans la tente, avec ordre d’apporter en même temps une bouteille de vin. Nous n’étions qu’à trois cents pas au plus dans le bois. M.de La Chassée vint avec lui. Je donnai ce papier à ce prince si je puis le nommer ainsi. Il le reçut de la meilleure grâce du monde et fit présent à Landais, qui avait été le quérir, des deux plus beaux bœufs qui aient été embarqués. On peut voir, par cet échantillon, que cette nation n’est pas tout à fait barbare. Il nous conduisit, M. de La Chassée et moi, dans un bourg, et nous y retint avec honnêteté jusqu’à ce que ce que je lui avais demandé fût arrivé, et nous accompagna à la chasse pendant tout le temps que ses gens furent à revenir.

Après environ une heure et demie de chasse, nous retournâmes à ce bourg et y fîmes collation des fruits du pays et de notre vin. Il ne voulut jamais ni boire ni manger ; et me fit prier par mon nègre de ne l’en pas presser, étant dans le Ramadan. Il avait vu que nous avions mangé avec plaisir de l’ananas : il envoya des Noirs en chercher et nous fit présent de trente de ces fruits, parfaitement mûrs. Il examina nos fusils, notre poudre, notre plomb, et tout ce que je lui avais demandé étant arrivé, nous le conduisîmes au camp, où il arriva comme en triomphe, et nous chargés de gibier ; et je trouvai en arrivant dans ma tente les ananas dont il nous avait fait présent et qui y avaient été apportés par deux nègres.

Leur manière d’écrire est chaldéenne, arabesque, et hébraïque. Nous écrivons, par rapport au papier, de la droite à la gauche ; et eux écrivent de la gauche à la droite, fort vite, et autant que le plus stylé Paul Grifonnet, ou clerc de procureur de Paris. Leurs plumes sont un morceau de bois dur, taillé au couteau ; et leur encre n’est, à ce que je crois, que le noir du cul de leur pot, assez bien délayé pour s’en servir. J’en ai écrit un brouillon de ce que j’avais acheté pendant la journée, et je n’ai trouvé ni l’un ni l’autre de difficile usage. Au reste, ce fils du roi, pour n’y plus revenir, a les traits du visage fort beaux, de grands yeux noirs bien fendus à fleur de tête, les dents d’une blancheur d’albâtre, très bien fait de sa personne, et avec cela la physionomie d’un honnête homme. Ses actions ne démentent point sa physionomie, étant affable, généreux et bienfaisant. Ce que je viens d’en dire ne doit en donner qu’une bonne impression. Reste à parler de leur religion et de leurs mœurs. Celles-ci sont une suite de la première : ainsi, l’honneur lui est dû. Voici ce que j’en sais.

La religion de ces peuples me paraît, et est en effet, composée du mahométisme arabe et de l’idolâtrie ; ou plutôt, comme je le crois, il y a des mahométans arabes, et en même temps des idolâtres. La suite me rendra plus intelligible. Ils admettent comme les Arabes la circoncision et le Ramadan : c’est-à-dire que pendant la treizième lune, dans quelque saison ou temps qu’elle vienne, ils ne mangent ni ne boivent depuis le soleil levant, jusqu’à ce que les étoiles luisent au ciel ; et que dans cet intervalle de nuit, ils boivent et mangent de tout, excepté les viandes qu’ils croient impures : telles sont pour eux le cochon, le lapin, les bêtes mal saignées, le poisson sans écaille, comme l’anguille, la bonite et autres, qui fourmillent sur leurs côtes ; en cela sévères observateurs des préceptes de Moïse et de Mahomet. Voilà pour ce qui regarde le mahométisme et le judaïsme, qui sont conformes sur ces points.

Ils tiennent de l’idolâtrie leurs adorations et prières à des choses inanimées et ridicules. J’ai entré dans un de leurs oratoires : ils y sont, tantôt debout, tantôt assis sur leurs talons, et tantôt prosternés devant un squelette de tête de bœuf ou de vache. Ils étaient plus de deux cents ensemble lorsque je vis cette cérémonie : je parlerai dans la suite du lieu où elle se fit. Cette tête était posée sur un cube isolé, à l’ouverture d’un grand creux, qui ressemble à nos fours ; et je crois que c’en a été autrefois un. Il y a au pied de ce cube une coquille de pétongle, plus grande que celles que les pèlerins de Saint-Jacques en Galice apportent en France à leur retour. Cette coquille était pleine d’eau ; et ce qui me parut de particulier, c’est que pendant leurs prières les rats et les souris qui vinrent en grand nombre se désaltérer à cette coquille ne les dérangèrent point, non plus que les éclats de rire de plusieurs Français, et surtout de quatre jésuites, qui les regardaient. Car, puisqu’il faut le dire à ma honte, j’avais eu l’indiscrétion de dire à plusieurs Européens que j’avais déjà vu cette cérémonie, qui se fait de deux jours l’un ; et c’est ce qui y attira un si grand concours de monde : mais je ne comptais pas qu’il serait si pétulant ni si scandaleux. En effet, leurs éclats de rire furent si forts que j’en étais confus, et me repentis d’y avoir mené une troupe de gens si peu maîtres de leurs mouvements. Les rats, ni les souris, ni le bruit et le vacarme que les Français faisaient à la porte de leur temple ou chapelle n’obligèrent jamais les noirs de tourner la tête. Ils restèrent dans un silence et un respect dont je fus en même temps très édifié et très mortifié. Je fus peut-être le seul des spectateurs qui prit les choses du bon côté.

Je fus mortifié de ce qu’une adoration si fervente et si attentive ne s’adressait pas au vrai Dieu et avait un autre objet de lui, et un objet si méprisable ; mais, si cela m’inspira une vraie douleur, l’édification que ces peuples me donnèrent par leur ferveur et leur recueillement m’en causa une bien plus vive, et me fit sérieusement réfléchir sur la manière dont vivent les chrétiens. Nous croyons, ou du moins nous faisons semblant de croire que le Saint des Saints, le Créateur de toutes choses, en un mot Dieu lui-même, repose dans nos tabernacles ; et nous avons infiniment moins de respect pour sa présence réelle et effective que des idolâtres plongés dans les ténèbres d’une ignorance crasse, et peut-être involontaire, n’en ont pour la tête d’un vil animal ! Nous ne croyons point cette présence réelle ; et nous nous trompons de croire que nous la croyons. Nous aurions plus de vénération pour cet auguste sacrement que nous n’en avons ; et sans doute ces peuples abîmés dans l’idolâtrie seront nos accusateurs au jour du Jugement. Que de sujets de méditation pour qui veut y réfléchir ! Je ne crois pas qu’aucun des spectateurs y fasse jamais d’attention ; et je le crois d’autant moins, qu’un des jésuites qui passent sur l’Oiseau pour aller à la Chine en mission, nommé le père de Châteauneuf, a cassé, à coups de pierre, un grand pot de terre de Bordeaux qui était dans une niche au-dessus de la porte de cet oratoire. Les idolâtres n’ont point du tout trouvé cette action de leur goût. J’y étais : j’en peux répondre ; et le jésuite s’en serait assurément mal trouvé, si les Français n’avaient pas été en état de le défendre.

Aux zélés indiscrets tout paraît légitime
Et la fausse vertu se fait honneur du crime.

C’est, je crois, s’y prendre mal pour convertir les idolâtres que de les brusquer d’abord. Il faut commencer par s’insinuer dans leur esprit, gagner leur conscience, et leur faire connaître peu à peu le ridicule de leur religion, et comme insensiblement leur inspirer la bonne. Je crois que voilà le chemin qu’on doit suivre ; du moins, c’est celui que la Société a suivi dans la Chine ; supposé qu’elle n’y porte pas trop loin sa complaisance. Ce n’est point ici le lieu de la mission de ce père de Châteauneuf ; il ne fait qu’y passer : qu’a donc opéré son zèle indiscret ? Il a scandalisé les spectateurs et inspiré de l’indignation aux gentils, qui se seraient vengés dans l’instant s’ils avaient osé. Voilà à quoi peut aboutir un zèle mal conduit. Il faut le dire : l’esprit de violence a toujours été celui de la Société, lorsqu’elle a eu la force en main : nos histoires en font foi ; semblable à Brontin [en fait, le « gras Évrard »] du Lutrin de Boileau,

Qu’importe qu’Abeli me condamne, ou m’approuve ?
J’abats ce qui me nuit partout où je le trouve.

Je laisse cela pour dire que ces peuples me paraissent très dociles sur la religion, et qu’outre le bruit qu’on faisait à la porte de leur oratoire, les huées des indiscrets ne leur firent jamais tourner la tête, ni changer de situation ; et que rien ne fut capable d’interrompre leurs prières. Voilà ce que je sais de leur religion.

Quand une femme est accouchée, elle est quarante-deux jours, c’est-à-dire jusqu’à ce que ses fleurs blanches soient passées, dans une maison séparée de celle de son mari, et n’a aucun commerce avec lui. Cela est conforme aux lois de Moïse, et s’observe encore aujourd’hui parmi les Juifs. Le mari ne doit point s’en soucier, ayant des femmes de rechange, la polygamie étant permise. Pendant qu’elle est ainsi recluse, son mari en a soin sans la voir, et lui envoie ce qui lui est nécessaire par d’autres femmes, dont il reste toujours quelqu’une avec elle. Aucun homme, garçon, ni fille, n’y entre. Si elle a eu une fille, elle la garde, Ai est encore réputée impure pendant quarante autres jours. Si c’est un garçon, il est circoncis le huitième. Tout cela est également conforme aux lois de Moïse et de Mahomet. Le quarante-deuxième jour, la mère est complimentée par toutes les femmes de sa connaissance auxquelles elle fait un régal, comme le père en a fait un aux hommes le jour que l’enfant a été circoncis. Après ce régal, ces femmes la reconduisent, en chantant et en dansant, à la maison de son mari, qui la reçoit comme une nouvelle épouse. Cela ne se pratique point à la naissance des filles, à laquelle on ne fait aucune cérémonie, la mère retournant seule avec son enfant au bout de quatre-vingt-deux jours, et le mari la recevant sans aucune fête. Lorsque ces enfants sont en âge nubile, leurs parents leur cherchent parti ; et ce sont ordinairement les femmes qui en nouent l’intrigue et qui la mènent à la conclusion. On n’y observe point d’autre cérémonie que de conduire le marié et la mariée, qui ne se sont jamais vus (les filles ne sortant point que le visage bien couvert) à un lit élevé de trois à quatre pieds de terre, couvert de cannes sèches, sur lesquelles il y a une natte fort fine et plus belle que celles de Saint-Yago. J’en parlerai dans la suite. On les couche sur ce lit l’un auprès de l’autre : ils s’y voient pour la première fois et se frottent le visage l’un à l’autre de quelque couleur pour se reconnaître. Ils se lèvent sans avoir consommé le mariage, qui, étant une cérémonie nocturne, est remise à la nuit.

Le mari se lève le premier ; et, après avoir embrassé et salué les parents et parentes de sa femme, il retourne relever sa mariée, restée sur le lit pour lui faire connaître qu’une femme doit rester basse devant son mari, si lui-même ne la relève de l’abaissement où elle doit être en sa présence. C’est ce que dit notre pilote, et ce que je crois volontiers ; parce que cela cadre tout à fait au génie des Orientaux, qui ne prétendent point épouser ni de compagnes, ni d’égales, et qui au contraire regardent leurs femmes comme leurs esclaves et leurs servantes, et comme des animaux immondes qu’ils n’admettent point dans leur paradis. Peu de femmes, dans le nord de notre Europe, s’accommoderaient de ces maximes. J’avoue qu’elles ont raison de les avoir en horreur ; mais c’est l’usage du pays, comme le dit Mompan, ambassadeur de Siam, à Mme de Montespan. Vous savez cette réponse également fine et maligne.

J’ai promis de dire la raison pour laquelle ils ne vendent point de vaches, c’est que leur origine est assurément arabesque, et qu’à l’exemple de cette nation vagabonde, ils tirent leur plus forte subsistance du lait de ces animaux. Ce qui me le persuade encore, c’est que, comme les Arabes, ils nomment leur roi ou chef cheik ; nom qui indique chez ces peuples le pouvoir souverain : outre cela, ils sont, comme les Arabes, grands observateurs du cours des étoiles et des planètes, menteurs et dissimulés comme eux, et sont comme les Arabes de francs voleurs et des fripons aussi subtils que l’univers puisse en produire.

Il est très certain que leurs mains ne sont pas sûres. Il y en a un entre autres qui est venu à la tente pendant que j’y étais seul d’officier. Il m’a fait dire qu’il voulait venir en France avec nous, et qu’il me demandait passage. Il a poussé son effronterie jusques à me faire dire que l’heure étant indue, il me priait de le faire embarquer aussitôt, parce que s’il était surpris dehors la nuit, les noirs, qui se douteraient de son dessein, ne manqueraient pas de le tuer comme déserteur, d’autant plus qu’il leur est expressément défendu de rester dehors après soleil couché, et qu’il avait exprès choisi ce temps-là pour me parler sans témoin. J’avais avec moi Alexandre, qui me servait d’interprète : il m’avait déjà plusieurs fois averti de ne me fier à ces gens-là que de bonne sorte ; mais, quoiqu’il ne fît que rire des protestations d’un pareil fripon, je fis la sottise d’être plus crédule que lui, et fus la dupe d’une crainte et d’une sincérité apparente et fort bien étudiée. C’était un drôle de trente ans, bien fait, et qui me paraissait très propre à travailler : ainsi, je lui fis dire que, n’étant pas officier assez considérable pour le faire embarquer de ma seule autorité, tout ce que je pouvais faire était d’en écrire à notre capitaine ; que je ne doutais point d’avoir sa permission, et que jusqu’à ce qu’elle fût venue il pouvait rester dans la tente, et que je saurais fort bien empêcher que les autres Noirs lui fissent insulte. C’était ce que le coquin demandait : il s’y accorda.

Le sieur Le Vasseur arriva un moment après. Il allait s’embarquer, et tomba dans mon sens quand il eut vu le personnage, et me promit d’en parler au commandeur. Autre bêtise de ma part, de ne le pas envoyer à bord dans le moment. Enfin, je pris, pour être volé, toutes les précautions qu’un autre, moins bête que moi, aurait prises pour ne l’être pas. En effet, le lendemain que la chaloupe retourna avec ordre de l’embarquer, le fripon ne se trouva plus ; et je fus convaincu que je n’étais qu’un sot de m’être fié à lui malgré les avertissements de mon nègre : et je ne doutai plus que c’était un tour de souplesse quand on me dit qu’on trouvait deux haches et trois couteaux de table à dire, et que moi-même j’avais perdu quelque chose dont il est inutile de parler et que je ne puis douter qu’il ait emporté. Il faut savoir les railleries que cette aventure m’attire. M.de La Chassée me désole : je ne lui ferai point de quartier si je puis avoir une fois ma bisque.

Une autre manière de friponner, dont ces coquins se servent, est plus visible, mais n’en est pas moins subtile. C’est que lorsqu’ils vendent du bétail, ils le vendent dans le bois proche du camp : et lorsqu’on l’a payé ils le conduisent eux-mêmes aux lieux qu’on leur montre, où ils l’attachent avec des cordes faites avec des filaments du coco, dont j’ai parlé ; et prennent ces cordes les plus faibles qu’ils peuvent afin que ces animaux, extrêmement farouches, sauvages et méchants, les cassent facilement et retournent d’eux-mêmes à leurs pâturages, et qu’ainsi ils profitent de l’argent des acheteurs, et retrouvent leurs bœufs. Comme Alexandre m’avait instruit de cette subtilité, je n’ai point été dupe de ce côté-là ; d’autres l’ont été et ont perdu, faute de les avoir bien fait lier, des bœufs fort beaux. Quoique je sois persuadé que ce journal-ci ne sera jamais public, du moins pendant ma vie, je ne puis m’empêcher de dire que ces insulaires ont tous généralement l’inclination portée au larcin, afin que moi mort, le secret m’étant pour lors indifférent, ceux entre les mains de qui mon journal pourra tomber et qui pourront venir dans ces îles d’Amzuam, puissent se défier de tous côtés de la mauvaise foi de ceux qui les habitent, en ayant été avertis.

L’envie de voir leur ville me prit : c’est la demeure de leur roi ou cheik. Je me mis en chemin jeudi dernier, et n’emmenai avec moi que mon nègre, un caporal, et Landais. Cette ville n’est qu’à deux lieues du camp dans les terres. Je fis environ la moitié du chemin par un sentier battu et étroit, sans rencontrer personne. Enfin, je trouvai une troupe de Noirs, qui me demandèrent où j’allais. Mon nègre leur répondit que j’allais à la ville, que mon dessein n’était pas de leur faire ni tort, ni insulte, mais seulement d’acheter des bœufs et des poules dont j’avais besoin. Ils me firent dire que si j’y allais les Noirs n’apporteraient plus rien au camp ; qu’ils déserteraient la ville comme ils avaient déserté le village proche du mouillage ; et qu’ils me priaient de retourner. Je suivis mon chemin. Un d’eux coupa à travers le bois, et un quart d’heure après revint accompagné de plus de quarante autres noirs armés de longs bâtons pour me boucher le passage. Le caporal qui était avec moi avait un fusil : et nous étions seuls qui en eussions, Landais et le nègre portant seulement de quoi faire collation. Ce caporal aurait bien voulu passer outre : je l’aurais bien voulu aussi ; l’inégalité du nombre ne m’épouvantait pas. Je ne savais quel parti prendre, n’étant point d’humeur à céder à une poignée de gens de même, qui ne sont rien moins que braves, et que la moindre menace fait fuir comme des étourneaux. Je ne craignais que M. du Quesne, si j’en venais à la moindre violence contre des gens qui ne nous avaient nullement offensés.

Cependant, voyant qu’ils approchaient toujours de moi avec leurs bâtons qu’ils élevaient en confusion et baissaient de même sans ordre ni discipline, je couchai en joue le plus apparent de la troupe, et qui me paraissait animer les autres à me charger. Il se jeta au plus vite derrière un arbre. En un moment tous les autres en firent autant et disparurent avec tant de promptitude que je ne pus m’empêcher d’en rire. Ils crièrent à Alexandre qu’ils voulaient me parler. Il était de mon intérêt de les écouter.

Ils me représentèrent ce que les premiers m’avaient déjà dit, qui est que tous leurs gens se retiraient dans les bois si je m’obstinais d’aller à leur ville ; et que si je voulais n’y point aller, ils m’amèneraient tout ce que je voudrais. Ainsi, ils me donnèrent le moyen de sortir honnêtement d’un mauvais pas où ma simple curiosité m’avait mal à propos engagé. Je leur fis répondre que c’était tout ce que je demandais ; qu’ils ne pouvaient pas me faire un plus grand plaisir que de m’épargner la peine d’aller plus loin : peine que je n’avais prise que parce que nous étions sur le point de nous rembarquer, et que j’avais en mon particulier besoin de bœufs et de poules, et que je les priais de m’en amener le plus qu’ils pourraient ; qu’en ce cas, je les assurais qu’aucun Français n’irait à leur ville, puisqu’ils ne le trouvaient pas bon ; mais qu’ils ne devaient point trouver mauvais non plus, s’ils me manquaient de parole, que j’y allasse le lendemain si bien accompagné que je serais en état d’emmener, malgré eux, ce qu’ils m’auraient refusé de bon gré ; qu’au surplus, je n’avais aucun dessein de les chagriner, n’étant pas du caractère des Français de faire peine à personne, à moins qu’on ne les attaque.

Ils reçurent fort bien mon compliment. Quatre les plus apparents, me touchèrent dans la main, en signe d’amitié. Plusieurs vinrent avec moi au camp, où ils apportaient des fruits et des légumes, et ceux qui étaient retournés me tinrent parole ; car dès le soir même ils m’amenèrent huit bœufs fort beaux et six-vingts poules, qu’ils ne voulurent point vendre au commissaire. J’eus les premiers pour une piastre et demie, l’un portant l’autre, et toutes les poules pour trois quarts de piastre. Les autres en donnaient toujours un quart plus que moi ; aussi disaient-ils qu’ils ne savaient comment je m’y prenais : il est vrai qu’Alexandre m’était d’un grand secours.

On peut voir par là combien ces insulaires craignent les armes à feu. J’avais un fusil ; et en revenant avec eux, ayant tiré trois coups justes, ils se faisaient un plaisir de me montrer du gibier ; ce qui me servit fort bien à dîner et à souper le vendredi, n’ayant point de poisson que très peu et fort petit, que les convalescents avaient péché à la ligne, aucune chaloupe ni canot n’ayant été à la pêche. Ce fut à ce retour que le caporal et moi tuâmes les deux porcs-épics ou hérissons dont j’ai parlé, et dont les Noirs, qui nous les montrèrent, ne voulurent pas plus approcher que le diable de l’eau bénite, étant pour eux l’animal le plus exécrable et le plus immonde que la nature produise. Ils lurent pourtant trouvés bons, l’un à bord, l’autre à ma table. Les chiens firent comme les nègres.

La raison pour laquelle on n’avait point envoyé à la pêche, c’est que M. du Quesne a eu nouvelle certaine qu’il y a un vaisseau anglais à Amzuam, à huit lieues d’ici ; car, ce matin, nous avons été obligés de revenir sur nos pas, à cause du vent contraire, et nous avons remis à l’ancre à quatre lieues, d’où nous sommes partis ce matin : et M. du Quesne, qui ne veut pas perdre ce navire, a fait employer au transport des vivres, du bois, de l’eau, des tentes et des matelots et soldats, qui étaient descendus malades à terre, et qui sont à présent en bonne santé, tous les canots et chaloupes de l’escadre, jusqu’au sien ; et n’a pas donné un moment de repos à qui que ce soit, ni le jeudi jour de la Saint-Pierre, grande fête des matelots, ni le vendredi, ni le samedi suivant : ainsi, point de pêche, et par conséquent point de poisson. Je ne sais si c’est à cause de l’honneur qu’il me fait d’avoir quelque confiance en moi et en mon activité, mais, je sais bien que je me serais fort bien passé de cet honneur, qui m’a attiré une fatigue enragée. Il m’a cependant procuré la satisfaction intérieure de pouvoir me flatter d’avoir fait seul les rafraîchissements de l’Écueil, et les trois quarts des vivres ou bestiaux du Gaillard et du Florissant. Les écrivains de ces vaisseaux m’ont rendu mes déboursés : j’en conviens ; mais savoir si la Compagnie n’en payera pas davantage. Je crois que, si elle envoyait encore quelques vaisseaux en corps, elle ne ferait pas mal de charger un seul écrivain de l’achat de tout ; et que les autres lui servissent de contrôleurs : ce sont ses affaires. Je retourne à Moaly achever ce qui m’en reste à dire.

Cette île a été autrefois habitée par des Européens. Ce qui me le persuade, ce sont les deux différents endroits où ils font leurs prières. Le premier, qui sert de mosquée aux Arabes mahométans, est une manière de temple assez mal bâti, mais pourtant de pierres plus dures que du moellon, jointes ensemble à chaux et à ciment, aussi bien que plusieurs masures qui sont répandues à l’entour, toutes bâties de même que ce prétendu temple, qui par dehors a tout l’air d’une grange ; car, on n’entre point dedans, étant toujours fermé, tant pour les chrétiens que pour les idolâtres, n’y ayant que les Arabes qui en ont l’accès libre. Il paraît au-dessus comme une espèce de tourelle ; mais, cela est tellement ruiné par les injures du temps qu’il est impossible de distinguer si c’était une cheminée, une tour, un clocher ou un minaret.

A six-vingts pas de ces masures, les idolâtres vont faire leurs prières dans une espèce de chapelle bâtie aussi à chaux et à ciment. Celle-ci est la même dont j’ai parlé au sujet de la tête de bœuf, ou de vache, que ces misérables y adorent ; et c’est celle aussi où l’indiscret et pétulant père de Châteauneuf cassa un pot à coups de pierre. Celle-ci n’est pas si détruite que l’autre, que je n’eus garde d’indiquer à des gens d’un génie si turbulent et si entreprenant. Je me suis contenté d’y mener nos deux missionnaires, et notre aumônier et celui du Florissant, qui, d’un esprit plus tranquille et plus rassis, ont plaint l’aveuglement de ces peuples, mais ne les ont pas scandalisés ni brusqués. Cette dernière chapelle n’est rien moins qu’une chapelle. Ce n’est autre chose que le tombeau de quelque Anglais considérable, que l’ignorance et l’idolâtrie des insulaires ont sanctifié à peu de frais. C’est ce que je crois de cet endroit où les idolâtres s’assemblent, et où ils font leurs prières.

À l’égard de l’autre endroit, qui sert de mosquée aux Arabes, les restes de maisons ou masures qui sont autour me font croire que cet endroit a été une colonie ou habitation d’Anglais, et que ce vaste lieu, qui ressemble à une grange, n’était autre chose qu’un magasin que les Arabes ont changé en mosquée après que les Anglais ont quitté l’île. La structure du bâtiment, sa forme, ses petites fenêtres et sa porte me le persuadent ; et que l’élévation qu’on y voit est le reste d’une guérite. Si j’avais entré dedans, j’en dirais des nouvelles plus certaines. Je sais seulement que c’étaient des Anglais qui étaient à cette île, parce que je l’ai fait demander par mon nègre ; mais, je ne sais ni quand, ni comment, ils en sont sortis : les nègres n’ayant point voulu me le dire, mais seulement que ce sont les Anglais, et non eux, qui ont construit ces bâtiments.

Leurs logements ordinaires ne sont que des cabanes faites de roseaux et de cannes de sucre, nattés ensemble fort adroitement et fort proprement. Ces cabanes contiennent plusieurs petites chambres assez commodes, et le tout est soutenu par des piliers de bois de coco, ou d’un autre bois à leur choix, embrassés ou croisés par les nattes. Tout cela n’offre rien de désagréable à la vue, ni par dehors, ni en dedans ; mais la maçonnerie n’y entre en rien. Nous avons parcouru, les missionnaires, les aumôniers et moi, tout le village que ces insulaires avaient déserté à notre arrivée : qui en voit une cabane voit tout le reste, le tout étant de pareille architecture. Ce village est à un bon quart de lieue de la mer. Cependant, cela ne tient rien des Arabes, qui n’ont aucune demeure permanente et qui changent de lieu suivant les saisons et les pâturages. Ce que je puis dire sur cet article, c’est que cette île est trop étroite pour y pouvoir mener une vie vagabonde.

Ces gens-ci ne couchent point à terre comme les autres Noirs de Saint-Yago, ni les sauvages du Canada ; leurs lits sont de bois, élevés d’un bon pied de terre, et couverts d’une natte très fine et incomparablement plus belle et plus douce que celles de Saint-Yago : du moins la mienne, que j’y ai achetée pour une des plus délicatement travaillées, n’approche pas de celles que j’ai vues ici. Celle qui fait le fond et le ciel du lit est un peu moins fine que celle qui le couvre ; mais elle est aussi douce que de grosse toile de chanvre à demi usée. Cela est propre et frais. Notre premier pilote en a acheté une fort belle et bien fine : je ne sais ce qu’elle lui coûte ; mais, si j’en avais trouvé une à vendre, je l’aurais achetée. Il n’a tenu qu’à moi d’en prendre dans ce village abandonné : peu d’autres auraient, comme moi, résisté à la tentation violente qui m’y poussait ; mais, en honnête homme, je n’ai cru devoir mettre à profil la terreur panique du propriétaire : outre cela, le bien d’autrui n’est point à moi.

Leurs cabanes ne ferment qu’à un simple loquet de bois. On dit aussi qu’ils ne se font point de tort les uns aux autres et qu’ils ne prennent jamais rien sur les terres qui ne leur appartiennent pas. Si cela est, ils font bien ; mais, ils ont tort de ne pas observer cette loi de nature à l’égard des étrangers comme ils l’observent entre eux : étant certain que leurs mains sont bien subtiles, et dans un besoin iraient de pair avec celles des plus adroits filous qui courent le Pont-Neuf, et qui bornent leur course en Grève.

On dit que l’impureté ne règne pas ici comme dans le reste des Indes, et que surtout on n’entend jamais parler d’adultère. Voilà deux grands points pour une religion aussi chaste que la catholique. Cela indique déjà une nation dont les mœurs ne sont pas tout à fait corrompues, et qui sucerait facilement le lait de l’Évangile s’il leur était annoncé par des gens qui n’eussent uniquement en vue, comme saint Paul, que Jésus-Christ, et icelui crucifié ; qui ne le représentassent pas sur le Tabor seulement, mais qui fissent éclater ses miséricordes sur le Calvaire. Quel fruit n’y ferait pas une mission de ce caractère ? Les âmes de ces insulaires sont-elles moins chères au Sauveur, pour n’avoir que ce qui contribue à la vie, que les âmes de ceux qui possèdent des dignités, de l’or, de l’argent et des pierreries, dont ils peuvent faire part ? La seule vue des richesses temporelles sera-t-elle toujours le premier motif des actions de tous les hommes, de quelque état qu’ils soient et quelque vœu qu’ils aient fait d’y renoncer ? Que de choses encore à dire là-dessus à qui voudrait l’entendre !

Du lundi 3 juillet 1690

Nous remîmes hier à la voile sur les deux heures après midi ; c’est-à-dire deux heures après avoir remouillé à la pointe de Moaly. Le vent était bon, quoique bien faible ; mais il affraîchit. Nous faisions route pour Amzuam, où nous avions appris qu’il y avait des vaisseaux anglais. Nous arrivâmes au mouillage sur les cinq heures du soir, et aperçûmes un navire, qui ne nous parut pas gros, quoiqu’il le fût beaucoup ; mais, pour parler matelot, la terre le mangeait. Le vent cessait peu à peu, et calma presque tout plat. Notre Amiral mit pavillon hollandais au grand mât, et nous mîmes même pavillon à poupe, pour ne point épouvanter les oiseaux. Les quatre autres navires de l’escadre étaient à plus de deux grandes lieues de l’arrière de nous. Pendant que nous avancions, nous voyions aller et venir des chaloupes de terre au vaisseau, et du vaisseau à terre ; mais il était impossible de les joindre. Notre Amiral avait trop arrivé au vent, et nous l’avions tenu. Nous vînmes tomber au vent du vaisseau anglais ; car c’en était un, qui nous parut grand pour lors. Nous mouillâmes sur sa bouée d’ancre, et demandâmes d’où était le navire. Il nous répondit de Londres. Nous lui criâmes d’envoyer sa chaloupe à bord : il répondit qu’il allait l’envoyer ; mais n’en faisant rien, et voyant au contraire des feux courir dans son entre-deux-ponts, nous lui lâchâmes toute notre bordée de canon.

Nous n’étions pas à une portée de pistolet de distance l’un de l’autre : ainsi, on peut s’imaginer le fracas que nous lui fîmes. Tout son monde de l’entre-deux-ponts, et surtout ceux qui viraient au capestan de l’arrière, se mirent à crier miséricorde, et nous nous rendons. Nous criâmes Vive le roi ; mais nous nous trompions : ni nous, ni son équipage n’avions consulté le capitaine qui commandait ce navire. En effet, si nous l’avions vivement attaqué, il nous répondit de même. La mousqueterie jouait cependant des deux côtés : on ne voyait que feu ; et l’on n’entendait dans l’air que le sifflage des boulets de canon et des balles de mousquet. Nous fîmes continuellement feu sur lui et lui sur nous. Il ne faisait pas un souffle de vent : la mer était unie comme une feuille de papier ; et [à] tirer de si près, et toujours sur nos derrières, qui est le plus dangereux endroit d’un navire, il est certain que l’un de nous deux aurait coulé l’autre à fond sur son ancre s’il n’avait pas coupé son câble.

Il passa tout proche de nous ; et notre feu et le sien continuaient toujours d’une égale vigueur, tant du canon que de la mousqueterie : aussi ne pouvions-nous nous distinguer que par le feu que nous faisions mutuellement l’un sur l’autre. Ne voulant pas le quitter, nous coupâmes notre câble comme lui ; mais, ayant coupé le sien longtemps devant nous, nous ne pûmes pas le joindre sitôt, et il alla tomber sous le feu du Gaillard. M. du Quesne avait mis trois feux à poupe et un sur son beaupré ou château d’avant ; et nous, pour nous faire connaître, en mîmes aussi un à poupe et un autre au beaupré. Ils tirèrent fort vigoureusement l’un sur l’autre ; et, tandis que nous tâchions de rejoindre l’ennemi, nous entendîmes crier du côté de terre, à moi, Français, à moi !

M. de Porrières, sachant que c’était un Français qui s’échappait du bord de l’anglais, et qui s’était jeté à la mer pour nous joindre à la nage, envoya au plus vite sa chaloupe au-devant de lui ; et on l’a sauvé à la voix. Nous avons appris de lui, lorsqu’il a été à bord, que ce vaisseau était anglais, parti de Londres depuis plus de six mois ; qu’il allait pour le prince d’Orange porter des ordres et des soldats à Bombay ; qu’outre ces soldats, au nombre de cent trente, reste de cent cinquante qui s’étaient embarqués, il avait dans son vaisseau deux cent cinquante hommes d’équipage, outre plus de soixante malades qui étaient à terre, et ceux qui étaient morts ; qu’il portait soixante canons, dont il y en avait cinquante-quatre de montés ; qu’il était chargé de draps d’écarlate, de fer, de clous, d’argent monnayé et en lingots, et de vin qu’il avait pris aux Canaries ; que le navire se nommait le Philip Harbert, que c’était un homme fort résolu qui le commandait, dont il ignorait le nom, les Anglais n’appelant jamais leur capitaine par son nom propre, mais seulement ser capitan [sir captain], que ce capitaine avait dit que, si nous étions français, il se ferait plutôt brûler et sauter que de se rendre. Voilà ce que nous avons appris.

M. Charmot, qui a été dans ce navire, dit que c’était un vaisseau de neuf cents tonneaux, et plus beau que le Florissant, qui est cependant un des plus beaux vaisseaux qui soient à la mer. Retournons trouver le Gaillard.

Ils se battaient, comme j’ai dit, fort vigoureusement à leur tour. Nous fûmes bientôt à eux. Je ne sais s’il nous craignait plus qu’il ne craignait les autres, ou si c’était à cause que nous l’avions attaqué le premier, qu’il nous en voulait : mais, sitôt que nous fûmes à portée, il tira sur nous, et nous sur lui, sans dessein de nous épargner l’un l’autre. Cette seconde charge-ci fut aussi vivement poussée et soutenue que la première, parce que nous l’avions approché à une petite portée de fusil. Se voyant attaqué de deux navires, il fit la manœuvre d’un habile matelot, qui fut de se mettre entre le Gaillard et le nôtre, afin de nous empêcher de tirer, crainte de nous offenser l’un l’autre ; et lui faire feu des deux côtés.

Cette manière de combattre, tantôt contre le Gaillard et tantôt contre nous, qui dura environ deux heures, avec un peu plus d’une heure et demie que nous avions été seul à seul, donna aux autres vaisseaux le temps de nous joindre : et le Florissant tomba sur lui avec beaucoup de résolution. Nous ne fûmes plus pour lors que spectateurs du combat, et entendions les boulets qui frappaient les navires de part et d’autre ; parce qu’ils se battaient de fort près, et que l’obscurité était si grande que nous ne pouvions distinguer le Florissant d’avec l’ennemi, qui avait eu la prudente malice de mettre comme nous un feu à poupe et l’autre au beaupré. Tout le monde admirait l’opiniâtreté de cet homme de ne se rendre pas à une force si supérieure à la sienne, et en même temps son bonheur de n’être pas coulé à fond, après avoir reçu tant de coups. Le vent était tout à fait calme : le Florissant, ni lui, ne perdaient pas un coup, tout portait. Enfin, après trois quarts d’heure de combat, qui nous parurent avoir été bien employés, les courants les séparèrent comme ils nous avaient séparés ; et l’ennemi tomba sous le feu du Lion, qui se battit fort bien, mais de loin, n’étant pas assez fort pour l’affronter de près.

L’Oiseau, le plus mauvais voilier de l’escadre, parut sur la scène ; et ne pouvant aller faute de vent, il se faisait mener en toue par sa chaloupe. A tout venant beau jeu. Il fut reçu aussi gaillardement que les autres. Jamais le canon ne fut plus promptement servi. Nous tâchions de rejoindre l’ennemi, et allions le plus vite qu’il nous était possible, lorsqu’il arriva une chaloupe de la part de M. du Quesne, pour nous dire de ne plus tirer ; que dans l’obscurité qu’il faisait, nous nous incommodions les uns les autres ; qu’il fallait remettre la partie à la pointe du jour, et cependant observer l’ennemi. On ne tira donc plus ; et on se contenta de le garder à vue. Ce repos qu’on lui donna fut terriblement employé par lui.

Sur les deux heures et demie après minuit, il se leva un petit vent de Sud, dont il fit son profit autant qu’il put. Il mit toutes voiles dehors pour tâcher de nous échapper ; mais, M. de Porrières, qui voulait lui donner ce matin le premier l’aubade, comme il lui avait donné la sérénade hier, a fait aventer ; et, comme l’Écueil va parfaitement bien, nous l’avons eu joint en peu de temps. Nous avions déjà cargué nos voiles, pour faire jouer nos violons, et attacher avec lui un combat réglé, et seul à seul, sous les voiles et à la mer, lorsqu’il a tiré le premier sur nous, et nous sur lui. À peine notre bordée a été lâchée que nous avons tout d’un coup entendu dans son entre-deux-ponts un bruit de mousqueterie lâchée comme d’un salut sans intermission. C’était un coffre plein d’artifice, qu’on nomme ordinairement coffre à feu.

Ce vaisseau parut tout d’un coup en feu et en flamme. Le désespoir de pouvoir le défendre avait obligé ce capitaine anglais à mettre lui-même le feu à son navire. Nous avons bien vu éloigner la chaloupe dans laquelle il s’est sauvé, mais nous l’avons bientôt perdue de vue. Nous nous sommes éloignés de ce navire le plus vite qu’il nous a été possible, crainte de quelque éclat qui aurait pu mettre le feu au nôtre.

Quelle horreur de voir un navire en feu ! En un moment ce ne fut que flamme. Quelle horreur d’entendre les cris du reste de son équipage, que ce malheureux avait abandonné à une mort certaine ! Quelle horreur d’entendre le mugissement des animaux, consumés tout en vie ! Ce navire fut plus d’une heure et demie qu’il semblait un charbon ardent. Le feu qui sort de la fournaise n’est pas plus éclatant. Je ne crois pas qu’on puisse voir au monde pendant la nuit un spectacle plus horrible : surtout lorsque le feu eut pris aux poudres, il semblait un enfer, qui vomissait feu et flamme contre le ciel. L’air en fut tout en feu pendant un demi-quart d’heure : ensuite succéda une noire et épaisse fumée, qui fut une grosse demi-heure à se dissiper.

C’est ainsi qu’a péri le Philip Harbert, de Londres, l’un des plus beaux et des plus forts navires qui fussent à la mer, et cela par l’intrépidité et l’inhumanité de son capitaine : digne assurément d’une meilleure fortune, s’il eût suivi le parti de son prince ; mais homme à jamais condamnable, non seulement par cette raison mais aussi par la cruauté qu’il a eue d’abandonner aux flammes et à une mort également certaine et horrible les mêmes hommes qui avaient si opiniâtrement secondé son courage et son désespoir.

Quelque peine qu’il puisse souffrir à Amzuam, où il s’est retiré, il n’est point encore tant à plaindre que la femme d’un de ses officiers qui est à terre avec deux enfants, dont il y en a un à la mamelle, en étant accouchée à bord depuis leur départ de la Tamise ; femme d’environ dix-neuf à vingt ans, qui a eu assez de résolution pour vouloir, malgré sa grossesse, suivre son mari, qui a été tué à la première bordée, et qui allait à Bombay remplir un poste de capitaine.

Je ne compte plus les soldats et les matelots qui ont été tués ; mais j’ai une vraie compassion de ceux qui ont été brûlés, ou du moins noyés en voulant se sauver. Ceux qui sont à terre sont encore à plaindre. Quelle confiance peuvent-ils prendre dans un homme assez barbare pour tout sacrifier à un honneur chimérique qu’il se fait à lui-même, et ceux mêmes auxquels il doit cet honneur qu’ils lui ont acquis par leur bravoure ? S’il s’était brûlé lui-même, son action aurait tenu de l’héroïsme : mais, il s’est sauvé ; et cela lui donne une autre face.

Cette perte pour les Anglais est très considérable, ce navire était tout neuf, et ce n’était ici que son second voyage. Le corps seul du navire armé et agréé valait plus de deux cent mille écus, et il portait pour plus de dix-huit cent mille livres de marchandises, outre ses provisions. Quoique le roi ni la Compagnie ne profitent pas de sa perte et qu’au contraire il nous ait fort maltraités, c’est toujours un très grand profit pour nous de nous être défait d’un si féroce et si rude ennemi, qui dans les Indes aurait pu nous faire bien du mal s’il avait été secondé ; mais aussi, de ce que les Anglais ne recevront par cette voie ni secours, ni nouvelles.

Si nous l’avons obligé de brûler son vaisseau, les coups que nous avons reçus de lui donnent à présent, et donneront plus de huit jours de l’occupation à nos charpentiers et à nos calfats. Notre mât de civadière est percé de part en part : notre mât d’artimon est coupé au tiers. Toute notre mâture de rechange, qui était élongée par nos porte-haubans, est presque hors de service. Nous avons reçu six coups à fleur d’eau, qui ont donné et donnent encore bien de l’occupation à nos pompes, à nos charpentiers et à nos calfats. Nous avons soixante-quatre coups dans le seul arrière du vaisseau, entre les pompes et l’arcasse et pas un dans la dunette ; ce qui nous paraît extraordinaire, puisque notre artimon est coupé. C’est dans ce derrière que nous sommes le plus endommagés : les boulets de vingt-quatre et de dix-huit livres de balle, qu’il nous a envoyés, nous ont percés de part en part. La chambre du commandeur, et celle du Conseil, autrement la grande chambre, sont toutes crevées. Nous avions mis dans celle-ci toutes nos provisions : bœufs, vaches, cabris et moutons, au nombre de plus de six-vingts : la boucherie en a été horrible ; les entrailles crevées et percées ont envoyé le sang, et le fien, de tous côtés : c’était une puanteur à étouffer, et un spectacle affreux. Grâce à Dieu, nos seuls bestiaux ont payé de leur vie ; et c’est un bonheur tout particulier de ce que dans un feu aussi rude que celui que nous avons essuyé cette nuit, nous n’ayons eu personne de tué : bien est vrai que nous avons des blessés. M. de Bouchetière, notre lieutenant, a reçu trois balles dans la jambe gauche, dont l’os est découvert ; un éclat au genou et un autre au col et au visage : mais ce ne sera rien. Le même caporal qui est venu avec moi à Moali a deux doigts coupés de la main droite. Voilà les plus blessés : les autres n’ont eu que quelques contusions d’éclats ; moi-même en ai reçu un au coude gauche. Tout le monde ici a fort bien fait son devoir. M. du Quesne nous a fait la grâce de dire à M. de Porrières qu’il était très content de nous ; et effectivement nous avons fait tout ce que nous pouvions humainement faire, et nous ne pouvions pas manquer en suivant les ordres du commandeur, à qui l’honneur est assurément dû : les autres ayant pour eux la ponctualité de l’exécution ce qui n’est pas peu.

La sincérité dont j’ai toujours fait profession m’oblige de rendre justice à tout le monde. J’ai assez parlé de fois en termes méprisants du chevalier de Bouchetière ; et c’est avec bien du plaisir pour moi que je trouve l’occasion de lui rendre mon estime, et même très sincère, et très bien méritée. Je ne le croyais ni brave, ni prévoyant. Je me trompais : il est certainement l’un et l’autre ; et je puis assurer, comme témoin irréprochable et oculaire, qu’il a fait paraître pendant l’action autant de sagesse que de bravoure. Il s’est signalé par celle-ci ; parce que, tout blessé qu’il était à trois endroits dès le commencement, il n’a pas voulu quitter son poste, et a toujours continué, s’étant fait panser à trois reprises, et ayant plutôt obéi à la faiblesse que la perte de son sang lui causait qu’à la douleur qu’il ressentait et à la nécessité qu’il avait de remèdes. Il ne se peut pas montrer plus de courage et plus de cœur. Tous les officiers et tout l’équipage en sont également charmés : aussi, n’en attendait-on pas tant de lui.

Son intelligence a paru en ce quêtant sur son lit, hors d’état de se lever, il a fait prier le commandeur d’entrer un moment dans sa chambre, et cela pendant le temps du relâche que l’ennemi a eu. Monsieur, lui a-t-il dit, le matelot qui s’est sauvé du bord de l’Anglais ne vous a rien dit que de très vrai lorsqu’il vous a dit qu’il se brûlerait plutôt que de se rendre. Je connais les Anglais : ce capitaine sacrifiera tout son monde, pourvu qu’il puisse se sauver ; mais, il ne se sacrifiera pas lui-même : et, pour lui en faire perdre toute espérance, vous devez vous mettre entre la terre et lui, pour l’empêcher de se brûler, ou pour couler à fond la chaloupe dans laquelle il voudra se sauver. Un coup de canon, chargé de grosses balles de plomb et de deux sacs de mitraille, en fera l’affaire ; c’est le seul parti que vous avez à prendre, et sans perdre de temps : à moins de cela, comptez que son vaisseau est perdu, aussi bien pour nous que pour lui ; que son équipage périra, et qu’il se sauvera malgré toute l’escadre.

M. de Porrières a rapporté aux officiers, en présence des pilotes, ce que le chevalier de Bouchetière venait de lui dire. Cela a été trouvé de très bon sens, et les pilotes ayant assuré que la terre était saine, ce conseil allait être suivi ; mais, l’Anglais n’en donna pas le temps. Un petit vent de Sud, qui se leva sur les deux heures, lui fit espérer de sauver son vaisseau : il mit, comme j’ai dit, toutes voiles dehors. Le commandeur crut qu’il ne songeait point à se brûler, puisqu’il tâchait d’échapper : il tomba sur lui, et ne suivit point le conseil du chevalier ; on a vu ce qui en est réussi. Il était effectivement trop tard pour empêcher l’Anglais d’exécuter son dessein ; il avait trop bien pris ses précautions : mais, si on avait fait cette manœuvre en cessant de tirer, c’eût été un, coup de partie. Cependant, on ne peut que louer M. de Bouchetière d’avoir seul prévu ce qui allait arriver, et du moyen qu’il ouvrait pour l’empêcher.

Le jeune Le Mayer, fils de M. Le Mayer, directeur pour messieurs de la Compagnie à l’Orient, dont j’ai parlé ci-dessus, qui n’a pas plus de douze ans et demi, n’a pas branlé de son poste et a toujours tiré avec un fusil plus lourd que lui, sans s’étonner du sifflement des balles et boulets de fusil et de canon. C’est un enfant qui témoigne beaucoup de cœur, et qui réussira sans doute, pourvu que la fortune le seconde : et, quelque chose que M. de Porrières, qui se faisait un scrupule d’exposer un enfant de cet âge, ait pu lui dire, il n’a jamais pu gagner sur lui d’aller se mettre en sûreté dans la fosse du chirurgien, et il a resté toujours auprès de lui sur la dunette.

On s’étonnera peut-être de ce que je rapporte tant de particularités ; moi, dont le poste naturel était dans la soute aux poudres ; mais, n’ayant encore point vu de combat sur mer qu’à ma propre défense, quand les Anglais me prirent à la Hève, côte de l’Acadie, qui n’était qu’un jeu, n’ayant point de canon mais seulement des pierriers, et étant naturellement curieux, j’avais prié M. de Porrières de souffrir que je lui tinsse compagnie. Il me l’avait accordé ; et Landais remplissait mon poste dans la distribution des gargousses : poste qui ne lui plaisait guère, parce qu’il aurait bien voulu être à l’air. J’avais vu quelques actions à terre ; puisque j’étais au combat de Mont-Cassel, le jour de Pâques fleuries 11 avril 1677, et au siège de Saint-Omer. J’avais vu encore quelque chose l’année passée, à la descente que M. du Quesne, qui est à présent notre général, lit en Irlande sous le commandement de M. le marquis de Cœuvres, fils de M. le maréchal d’Estrées ; mais, en vérité, tout cela n’était que des jeux de marionnettes en comparaison de ce qui s’est passé cette nuit. Il faut que l’occasion ait été vigoureuse, puisque le commandeur, qui n’en est pas à son apprentissage, dit que nous nous sommes bien chauffés.

Le Gaillard a eu sept hommes de tués, trois mortellement blessés, et douze autres moins grièvement. Le contremaître du Florissant a été tué avec cinq autres, et il a plus de trente hommes blessés. C’est tout ce que je sais pour ce qui regarde les autres navires, et que M. du Quesne a été légèrement blessé au bras. Ces vaisseaux n’ont pourtant pas approché l’ennemi si proche que nous ; puisque les vergues de notre vaisseau et du sien se sont touchées lorsqu’il a coupé son câble ; et que si ces vergues ne s’étaient pas sitôt débarrassées, M. de La Chassée aurait sauté à l’abordage, où je l’aurais suivi. Si j’apprends quelque chose de nouveau, je le dirai.

Nous avons tâché de rattraper le mouillage pour retirer notre ancre, dont nous avons coupé le câble aussi bien que l’Anglais, pour le suivre ; mais l’escadre étant à plus de trois lieues de nous sous le vent, nous avons mieux aimé abandonner notre ancre que notre armée. Nous sommes en route, et allons chercher les îles Maldives. Le vent est Sud, et bon petit frais.

Du mardi 4 juillet 1690

Toujours même vent, et nous n’allons pas mal. On a pris quatre bonites : elles ne sont pas ici si bonnes ni si fréquentes à beaucoup près que dans les mers de l’ouest de l’Afrique. La chaleur commence à être bien forte. Nous courons l’Est, pour parer des îles qui sont dans le nord d’Amzuam. On n’a point pris de hauteur, sachant où on est.

Du mercredi 5 juillet 1690

Toujours vent du Sud, mais bien faible ; nous étions à midi par onze degrés au sud de la Ligne. Il est certain que ces îles d’Amzuam sont mal placées sur les cartes. La mienne la met par neuf degrés de latitude Sud ; et, suivant la route que nous avons tenue et le chemin que nous avons fait, les cartes marines hollandaises ont raison de la mettre à douze degrés, ainsi soixante lieues plus sud que ma carte ne la marque. Je le répète encore ; il faut que les jésuites mettent ici la main, et donnent au public leurs observations : ce ne sera pas la moindre des obligations que tous les pilotes et les navigateurs leur pourront avoir.

Je viens de relire l’article de notre combat d’avant-hier. J’y ai omis le nombre des coups que nous avons tirés ; c’est que je ne l’ai su que ce matin, par ma visite dans la soute aux poudres. Il monte à quatre cent quatre-vingts coups de canon de tous calibres : du moins, ce nombre de gargousses pleines manquent à nos poudres. C’est beaucoup de consommation : mais, nous avons été attachés avec l’ennemi plus de trois heures et demie à deux reprises ; et, pendant ce temps, le feu a été continuel. Il faut que ce navire ait essuyé plus de mille coups de canon ; et je ne sais si l’avis du chevalier de Bouchetière donne lieu à l’opinion qu’on a : mais on tient pour constant que, s’il n’avait pas été percé comme un crible, qu’il n’eût pas coulé bas d’eau, ou que le capitaine n’eût pas pu se sauver, il n’aurait jamais mis le feu à son vaisseau, et aurait mieux aimé se rendre que de périr lui-même. La fortune nous avait donné ce navire ; le jour nous l’aurait conservé ; et la nuit nous l’a arraché.

Du jeudi 6 juillet 1690

Toujours même vent de Sud, bien petit, mais toujours toutes nos voiles portent, et nous n’allons pas mal. Nous courons l’Est-quart de Nord-Est, par la même raison que j’ai déjà dite. La hauteur était à midi par dix degrés quarante-sept minutes latitude Sud, et par quatre-vingt-quatorze degrés trente-deux minutes de longitude.

Du vendredi 7 juillet 1690

Toujours bon petit vent. Le plus éloigné de nos vaisseaux n’est pas à une portée de fusil du nôtre. Nous nous parlons à la voix, et courons à présent le Nord-Est quart-d’Est. M.du Quesne, en passant proche de nous, a demandé des nouvelles de M. le chevalier de Bouchetière, et ordonné qu’on lui fit ses compliments. M.de La Chassée s’est chargé de la commission, et s’en est acquitté avec plaisir. Le chevalier ne se sentait pas de joie et voulait se lever pour aller remercier le général ; mais on l’en a empêché ; et effectivement, il n’est point en état de sortir de son lit. M.du Quesne a donné à dîner à tous les capitaines de l’escadre, qui sont retournés à leurs navires de bonne heure à cause du vent qui a rafraîchi, et qu’on craint qui ne redouble, parce que c’est aujourd’hui le premier de la lune. Il avait un taot [thon] et l’ont mangé.

M. de La Chassée et moi, avons dîné dans la chambre du chevalier ; et nous sommes servis de sa potée : son lit nous a servi de table. Tel est le caractère de l’homme : il passe sans s’en apercevoir d’une extrémité à l’autre. Autant nous le méprisions, autant nous l’aimons : ou bien, plutôt, comme dit M. de La Chassée, c’est que le Français n’a point de fiel ; et qu’une bonne action, le dernier de décembre, lui fait oublier tout le mal de l’année.

Nous avons appris, par le retour de M. Porrières, qu’il était mort à bord du Général deux hommes blessés à Amzuam, et qu’il garde le matelot qui s’est sauvé du bord de l’Anglais. Il devrait être à nous, puisque c’est nous qui l’avons recueilli et à qui il doit la vie ; mais, notre général a perdu trop d’hommes pour lui disputer celui-là ; outre cela, il est le maître.

Nous avons appris aussi que la chambre du père Tachard a été sacrée aux boulets : aucun n’y a donné. Il n’en est pas de même de celle de M. de Charmot, l’un de nos missionnaires : la sienne fait pitié ; tout y était crevé et délabré. Ses livres et ses papiers n’ont point été épargnés, non plus que quantité de lettres qu’il avait pour plusieurs personnes qui sont aux Indes. Je voudrais bien savoir pourquoi il a été plutôt incommodé que le père Tachard. Ce n’est pas, à ce que je crois, le manque de sainteté qui en est cause, c’est que Dieu éprouve les siens, et que le feu n’épargne rien. Point de soleil, point de hauteur.

Du samedi 8 juillet 1690

Toujours bon vent de Sud : grâce à Dieu, nous allons bien, nous courons vent largue le Nord-Est. Les autres vaisseaux ont toutes voiles à l’air : l’Écueil n’a point de perroquets, et porte ses deux pafis en berne. Nous étions à midi par trois degrés cinquante minutes au sud de la Ligne, et à cent deux degrés douze minutes de longitude.

Du dimanche 9 juillet 1690

Toujours bon vent : nous allons trouver quelque Anglais, qui sera moins diable que celui d’Amzuam, et qui souffrira que les chrétiens lui mettent la main dessus. Nous n’étions, à midi, que par le premier degré et demi au sud de la Ligne, c’est-à-dire à trente lieues. C’est une affaire pour cette nuit, si le vent continue.

Du lundi 10 juillet 1690

Nous ne sommes plus dans le sud de la Ligne, nous l’avons passée pour la seconde fois ce matin, sur les cinq heures ; par cent quatre degrés de longitude, suivant l’estime des pilotes. Nous ne verrons plus guère le soleil à l’envers, puisque nous allons au-devant de lui tout aussi vite qu’il se recule de l’Europe pour venir à nous. Je ne dirai rien de la chaleur, sinon qu’elle étouffe, malgré le vent.

Lorsque nous avons passé la Ligne la première fois, la douleur que j’avais de l’état où je voyais M. Hurtain réduit, m’empêcha de faire une remarque de peu de conséquence pour d’honnêtes gens. C’est que les sueurs que cette chaleur excite, noie et fait mourir absolument toute la vermine qui s’engendre dans le corps humain. En disant toute, je n’excepte rien. Cela offre une trop basse idée, et un objet trop vilain, pour s’y arrêter plus longtemps.

Du mardi 11 juillet 1690

Toujours bon vent de Sud : nous portons plein Nord ; ainsi, vent arrière. Dans douze ou quinze jours, si ce vent continue, nous serons à Pondichéry, lieu de notre destination : à moins que nous ne trouvions sur la route de quoi jouer de la griffe ; bien résolus de nous venger du point n’en tâte d’Amzuam.

Du mercredi 12 juillet 1690

Toujours bon vent : nous étions à midi à soixante lieues de la Ligne vers Paris ; mais, il faudra retourner d’où nous venons avant que de voir la rue aux Oues, ou celle de la Huchette : en tout cas, ce ne sera pas les mains vides, car je viens d’apprendre à bord du Florissant, où j’ai dîné, que M. du Quesne est fort résolu de rester ici plutôt deux ans que de s’en retourner sans proie. Tant mieux : chacun y aura part.

Du jeudi 13 juillet 1690

Nous sommes très heureux d’avoir toujours bon vent ; car, outre qu’il nous avance, il modère la chaleur, qui sans lui serait insupportable. Qui que ce soit ne peut revenir de l’Anglais d’Amzuam : tout l’équipage se met en tête que c’est un vol public et pendable qu’il nous a fait, de ne s’être pas laissé prendre. Malheur à l’Anglais qui leur tombera entre les mains : il paiera pour tout.

Du vendredi 14 juillet 1690

Nous avons toujours bon vent : nous sommes à cinq degrés treize minutes au nord de la Ligne ; nous allons à merveille, et faisons l’Est-Nord-Est. On dit ici, et je crois que cela pourra être, que, chemin faisant, nous irons visiter les comptoirs de nos bons amis hollandais qui sont à Ceylon. Il y aura quelque chapeau à vendre ; mais, ce ne sera pas une affaire, pourvu que je rapporte le mien, et que ceux qui iront en retournent riches et bien chargés.

Du samedi 15 juillet 1690

Toujours vent arrière. Au roulis près, c’est un plaisir d’aller comme nous allons. Ce roulis achève de tuer nos bestiaux de Moaly, que l’Anglais avait épargnés, et qui ne sont point accoutumés à être bercés. Notre équipage ne s’en trouve pas plus mal ; parce qu’on est obligé d’abattre et de manger, plus tôt qu’on n’aurait fait, ceux qui s’estropient. Ces roulis font faire plus de contorsions que n’en font nos précieuses ridicules, que Molière a célébrées : ils donnent de la sauce à tel qui aurait bien voulu manger sec. M.de La Chassée en a été échaudé à dîner. Il lui est tombé plus de soupe et de bouillon dans ses grègues qu’il n’avait envie d’en mettre dans son ventre ; et, malheureusement pour lui, cette soupe sortait de la marmite. Il s’est mis à crier au feu, avec une mine qui nous a tous fait éclater de rire. Il a pris lui-même une potée d’eau et en a rafraîchi l’endroit qui lui cuisait. Autre éclat de rire. Il en a ri aussi ; mais, du bout des dents, comme saint Médard. Je laisse à penser les plaisanteries qu’il a fallu qu’il ait essuyées : il les prend bien, et en homme qui entend raillerie. Cela ne nous a pas empêchés de nous laver le col cet après-midi : il m’a fait exhibition de pièces. Le chirurgien y a mis un grand cataplasme : mais le moins qu’il puisse lui en coûter, c’est la perruque. Effectivement, il est brûlé dans un endroit bien sensible. Il ne me le pardonnerait jamais, s’il savait que j’en plaisante.

Du dimanche 16 juillet 1690

Nous étions à midi par six degrés cinquante-quatre minutes de latitude au nord de la Ligne, et par cent quatorze degrés de longitude ; c’est-à-dire que nous allons toujours bien. J’avais résolu de ne plus parler pilote ; mais je ne m’en suis pas souvenu. En effet, que sert à ceux qui lisent des relations de savoir positivement à quel endroit de la terre, ou de la mer, étaient les navigateurs, un tel jour, après que le voyage est achevé ? J’en ai déjà parlé ci-dessus.

Du lundi 17 juillet 1690

Le vent est toujours bon : nous allons à souhait. Nous allons chercher le passage des Maldives le plus au Nord. Il y en a un autre dans le Sud. Un navire seul pourrait hasarder d’y aller ; mais M. du Quesne n’est pas d’humeur à donner rien à la fortune. Il a raison. Nous allons sous ses auspices, et vivons en repos :

Nobis haec otia fecit.

Du mardi 18 juillet 1690

Toujours bon vent : la répétition m’en plaît. Nous roulons terriblement. M.de La Chassée est si bien échaudé qu’il lui en coûtera la peau : il entend raillerie ; et je ne l’épargne pas plus qu’il ne m’a épargné sur mon fripon de Moaly. Il donnerait de tout son cœur quelque chose de bon pour rire à mes dépens ; car, nous ne nous faisons aucun quartier l’un à l’autre. C’est ordinairement la table, qui nous sert de champ de bataille ; et, après y avoir bien querellé, et bien ri, un verre de vin d’Espagne fait notre paix : car, soit dit par parenthèse, nous en avons d’excellent.

C’est un vieux routier, qui en sait bien long, et qui pourrait faire de très curieuses anecdotes sur la guerre de 1672 contre la Hollande. Il m’en a plusieurs fois entretenu, et n’a jamais rien écrit : non pas qu’il manque de matière, ni de génie pour l’arranger ; mais c’est qu’il serait obligé de développer des mystères d’iniquité qui lui attireraient des ennemis si puissants qu’il s’en trouverai accablé : et si je n’en dis rien moi-même, c’est que je tomberais dans les mêmes inconvénients.

M. de Porrières, par bon conseil comique, avait ordonné au chirurgien de lui défendre l’usage du vin et de l’empêcher d’en boire à dîner : il a pensé le battre, et nous a donné une nouvelle comédie. Je ne suis pas mal, si je donne matière à rire : tout le monde sera contre moi, car je suis contre tout le monde. Effectivement, nous plaisantons les uns des autres : mais sans choquer, et ne nous servons que des railleries innocentes qui font l’agrément de la table, et qui que ce soit n’en est exempt.

Je me fais un plaisir par avance de manger des poulets à Pondichéry. On dit qu’ils y sont excellents ; surtout ceux dont la chair est noire. Je n’en ai jamais vu : je dirai ce que c’est quand j’en aurai mangé. Je les trouverais bien meilleurs si quelque Anglais, ou Hollandais, nous les donnait gratis.

Nous faisons ce que Molière tourne en ridicule : nous nous faisons saigner pour la maladie à venir ; c’est-à-dire que nous avons mis des gemelles à notre grand mât, qui à ce qu’on dit était encore ce matin dans le même état qu’il est sorti de Brest, lorsque messieurs de la Compagnie des Indes l’ont acheté du roi. Si cela est, c’est une consommation inutile : cependant l’équipage en sera plus assuré et, dans une occasion, nous pourrons sans risque forcer de voiles, quelque vent qu’il fasse. Nous avons ce soir parlé à M. du Quesne, qui s’est encore informé de la santé du chevalier de Bouchetière, qui ne s’en sent pas de joie.

Du mercredi 19 juillet 1690

Même vent toujours bon. Il a plu toute la nuit, et le temps est encore nébuleux.

Du jeudi 20 juillet 1690

Même chose, excepté que le vent a un peu calmé et que la pluie a augmenté. Ces pluies, en calmant le vent, nous livrent à des chaleurs qui nous étouffent. On ne peut presque pas respirer.

Du vendredi 21 juillet 1690

Il est mort cette nuit un de nos matelots. La chaleur tue ; et lorsque la fièvre s’en mêle, la maladie est courte.

Afin de n’être point tant incommodés à notre premier combat que nous l’avons été à Amzuam, et afin que l’entre-deux-ponts soit plus libre, on a fait jeter à bas les coffres des matelots. Il est inutile de leur prêcher l’obéissance qui s’observe dans les couvents ; elle n’est pas plus grande que celle qui s’observe à la mer. Nos matelots ont eux-mêmes, au premier commandement, mis la hache dans leurs coffres. Les pauvres sont toujours à plaindre ; la perte n’est jamais que pour eux : dans quelque étal qu’on soit, quand on est riche, on se tire d’affaire. Cela me fait dire avec mon Ovide,

Pauper ubique jacet

En effet, ceux d’ici qui pouvaient perdre avec le moins d’incommodité se sont tirés d’intrigue : on n’en dit pas même un mot. Il est mort un de nos matelots cette nuit, je l’ai déjà dit ; il en est tombé un ce matin de l’Amiral à la mer. Ils travaillent et fatiguent beaucoup nuit et jour, au hasard de leur vie : ils sont mal nourris, en comparaison de ce que les ouvriers mangent à terre ; peu soignés, et avec cela, quelquefois bien battus ! Sont-ils moins hommes que les autres ? Que ceux qui sont nés avec des biens de fortune ont de grâces à rendre à Dieu ! Non fecit taliter omni Nationi. Je regarde à présent la pauvreté avec bien plus de compassion que jamais ; quoique je puisse dire que je l’ai toujours regardée sans mépris.

Du samedi 22 juillet 1690

Il a encore calmé ce matin, et le vent est revenu à soleil couchant. L’habitude est une seconde nature : je me fais à la chaleur ; je ne m’en trouve plus tant incommodé.

Du dimanche 23 juillet 1690

M. Joyeux a régalé aujourd’hui. Tout y a été magnifique et propre, surtout le dessert. Nous en sommes revenus très contents, et bien remplis.

J’y ai appris, que j’ai assez bien tiré le caractère de M. le chevalier d’Aire, qui commande l’Oiseau : c’est page 96. On va voir que je ne me suis pas trompé en le représentant comme un homme dur. L’Anglais, qui commandait le Philip Harbert, a mis le feu à son vaisseau, la nuit du 2 au 3 du courant. Cela est rapporté ci-dessus.

Plusieurs Anglais se jetèrent à la mer, espérant de trouver dans les Français plus d’humanité qu’ils n’en avaient trouvé dans leur capitaine, de même nation qu’eux. Ils nagèrent à l’Oiseau, qui était le vaisseau le plus proche, et crièrent leur Kom French-man. Leurat, maître d’équipage, ou capitaine des matelots, eut pitié d’eux, quoique provençal, nation pourtant très peu pitoyable. Il dit à M. d’Aire que des Anglais appelaient à leur secours. As-tu de quoi leur donner à manger ? lui demanda froidement M. d’Aire. Ils vivront avec l’équipage, et pourront être dispersés sur l’escadre, répondit Leurat. Tu n’es qu’une bête, lui dit M. d’Aire : il vaut mieux les laisser boire, puisqu’ils sont à même ; et n’en a sauvé aucun. Je ne dis rien là-dessus : les plus grands approbateurs de cette action sont les jésuites.

Du lundi 24 juillet 1690

Toujours en joie, point de chagrin : nous avons été dîner chez M. du Quesne, qui m’a donné deux ou trois tapes pour me remercier de lui avoir fait gagner quinze pistoles d’Espagne en quatre parties de piquet qu’il a topé, massé, et paroli, tout de suite sur mon jeu ; pendant que je jouais hardiment une pièce de quatre sols. Il s’est moqué de M. de Quistillic, qui les a perdues, et l’a raillé sans pitié, et m’a rossé, moi, pour avoir, dit-il, violé les sacrés droits de l’hospitalité en ne me laissant pas perdre. Je me suis sauvé dans sa chambre : je m’y suis enfermé ; et j’ai fait l’inventaire de sa bibliothèque. J’y ai volé les cinq tomes de l’Histoire des Juifs de la traduction de M. Arnaud d’Andilli. Je les lui ai montrés, après que j’ai été embarqué pour revenir à bord : il a crié au voleur ; mais d’une manière qui me fait croire que ses livres ont changé de maître. Sa vue seule est un régal, ne montrant que de la joie.

Le vent étant bon, et faible, et faisant beau, nous ne sommes revenus que sur les cinq à six heures sans faim ni soif, surtout le seigneur de La Chassée, qui a défrayé la Compagnie aux dépens de sa brûlure, qu’on a rafraîchi le plus qu’on a pu. À peine avons-nous été à bord que nous avons vu six îlots ou petites îles : ce sont celles du nord des Maldives. Nous croyions en être fort loin dans l’Est ; mais apparemment les courants nous ont été contraires. Quoique nos pilotes soient aussi habiles qu’il puisse y en avoir au reste du monde, ils ont été surpris de ce revers qu’ils n’attendaient pas ; et, en effet, ils ont donné assez de preuves de leur savoir pour qu’on soit sûr que ce n’est pas une méprise faite par ignorance ni par négligence. Sur qui donc en rejeter la faute ? Il faut convenir que la navigation est établie sur des principes bien faux, ou du moins bien incertains, puisque les plus expérimentés en sont les dupes. J’aimerais mieux dire que les cartes sont fausses. Ne verra-t-on jamais celles des jésuites ?

Du mardi 25 juillet 1690

Toujours bon petit vent, et autre diable à confesser. Nous avons encore vu une autre île ce matin : laquelle est-ce ? Les courants sont terribles, ou les cartes sont fausses ; car il est certain que suivant l’aire de vent où nous avons porté toute la nuit, qui est l’Est-Sud-Est, nous ne devions point en trouver sur le chemin que Ceylon, où nous allons, et dont nous nous croyons encore fort éloignés dans l’Ouest-Nord-Ouest. Où sommes-nous ? Dieu le sait. Les pilotes ne le savent pas ; leurs sentiments sont partagés : je ne le sais point non plus. Nous courons au Sud-Est, pour trouver la pointe de Ceylon, qui regarde le plus le Sud.

Du mercredi 26 juillet 1690

Nous allons toujours vent arrière pendant le jour ; mais bride en main pendant la nuit, crainte de trouver ce que nous ne cherchons pas. Ç’a été effectivement un très grand bonheur pour nous, d’avoir vu de jour les Maldives, lundi avant-hier ; car, certainement, deux heures plus tard, par la route que nous tenions, et par le vent qu’il faisait, nous aurions donné dessus à pleines voiles, ou debout au corps, pour parler matelot.

Du jeudi 27 juillet 1690

Nous avons fort bien été toute la journée, et nous allons encore fort bien ; mais, cette nuit, nous n’irons pas si vite, par la même raison.

Du vendredi 28 juillet 1690

Notre premier pilote jurait ce matin contre les courants, et jurait en homme de mer, c’est-à-dire qu’il se donnait à plus de diables qu’il n’y a de pommes en Normandie, que sans les courants on verrait terre. Sa colère a tenu bon contre les pieuses remontrances de nos missionnaires, qu’il a envoyés dire leurs matines : c’était de l’huile sur du feu. Il avait tort de jurer ; mais il avait raison de soutenir son sentiment : car, sur les huit heures du matin, l’Oiseau a mis pavillon français, ce qui est le signal de terre ; et un quart d’heure après, nous l’avons vue : le brouillard nous la cachait. C’est l’île de Ceylon. Il est venu de terre deux chaloupes pour nous reconnaître. On a serré les pavillons blancs et on a arboré pavillon hollandais, pour les faire venir à bord. L’appât était trop grossier ; elles n’ont pas voulu y mordre : au contraire, elles sont retournées à voiles et à rame ; on leur a inutilement donné cache. Ils ont des signaux pour se reconnaître ; et, ne les sachant pas, nous passerons toujours pour ce que nous sommes.

On dit ordinairement qu’à quatre grandes lieues au large on sent la cannelle et le girofle dont cette île est pleine. J’ai l’odorat fin : je ne suis point enrhumé ; et je puis assurer que je ne sens ni l’un ni l’autre. Les matelots le sentent, à ce qu’ils disent : je regarde cela comme un simple effet de leur prévention ; puisque nos missionnaires avouent aussi bien que moi qu’ils ne sentent rien moins.

En voici une autre, que je crois, parce que M. du Quesne, qui a été dans cette île longtemps prisonnier des Hollandais, nous l’a assuré en dînant aujourd’hui ici. C’est que cette île produit une espèce de serpent, ayant de petites ailes, lequel s’élance de dessus un arbre sur un animal, bœuf, cheval, âne, et même éléphant ; qu’assez souvent même il s’attaque aux hommes, femmes et enfants ; et que tel animal que ce soit, lorsqu’il est piqué de cet insecte, meurt dans le moment ; et que le corps, la chair, le sang, les os, les entrailles, les nerfs, et le reste, se réduisent en poudre, en moins d’un Miserere ; et qu’il n’y a que la peau qui tombe à terre, sèche et aride. Je crois celui-là, parce que notre général l’assure. Il ajoute que ces serpents, fort longs, et pas si gros qu’un brin d’avoine en maturité proche du fruit, [sont ? ] à peu près de la grosseur d’une moyenne aiguille. J’ai lu quelque chose d’approchant dans une relation de Guinée ; mais j’avais cru que c’était un voyageur qui voulait grossir les objets. Je sais bien que Lucain en parle dans sa Pharsale, mais j’avais regardé cela comme un enthousiasme de poète, qui voulait donner l’essor à son imagination en exagérant les travaux des troupes de Caton et de Pompée dans la Libye. Je crois à présent que c’est une vérité ; mais j’avoue qu’il me fallait un pareil garant pour vaincre mon incrédulité.

On dit qu’on voit un navire bien loin ; tant pis, car on ne voit presque goutte. Il vaudrait mieux qu’il parût le matin : on aurait la journée à soi.

Du samedi 29 juillet 1690

Grande joie à bord dès le matin. Et moi j’écris la rage dans le cœur, non seulement par rapport au gain que je devais faire et que je n’ai point fait, mais, plus que cela, parce que j’ai eu part à la plus basse lâcheté qui s’est jamais faite.

Dès la pointe du jour, nous avons aperçu le même navire que l’on vit hier au soir. Il ne se méfiait point de nous ; car il aurait pu s’échapper, étant resté toute la nuit sur nos ancres. Nous lui avons donné cache : il a été mouiller dans une anse, à une portée de fusil de terre. Il nous avait paru grand, et de défense ; mais quand nous en avons été proches nous avons vu que ce n’était qu’une grosse flûte sans défense. M.de Porrières y a envoyé le canot pour s’en emparer et amener le capitaine, ou pour empêcher sa chaloupe de gagner terre, en allant lui couper le chemin, pendant que je resterais à la flûte à remplir les fonctions de mon emploi. L’Écueil aurait eu tout le butin si son intention avait été suivie ; mais il avait confié l’exécution de ses ordres à un indigne officier, incapable de les exécuter ni vigoureusement, ni prudemment. Son nom est trop précieux pour le cacher : c’est le sieur Le Vasseur, natif de Dieppe, frère de M. Le Vasseur, avocat au Conseil.

Nous n’avons ni arrêté la chaloupe ni le canot de la flûte, ni été jusqu’à elle. M.de Bouchetière était trop incommodé de la jambe ; et, quoiqu’il se fût levé malgré M. de Porrières, et qu’il voulût y aller, il n’était pas de la prudence ni de la charité du commandeur d’engager dans une grande fatigue un bon officier déjà fort blessé : ainsi, nous étions commandés par le second lieutenant. Le dirai-je ? Oui, il faut le dire : notre digne officier, et un quartier-maître aussi lâche que lui, se sont figurés qu’il paraissait plus de quarante hommes armés de mousquets et de grenades, qui nous attendaient pour nous choisir ; et, sur ce beau prétexte, ont retourné. On ne m’accusera pas d’avoir eu part à cette lâcheté quand on saura que je lui dis dans la rage qu’une si infâme poltronnerie me causait : Eh, morbieu, monsieur, où diable voyez-vous ni mousquets ni grenades ? Je ne vois que de pauvres diables, assis sur le cul, la pipe à la gueule. Donnons dessus : nous les enlèverons comme des corps saints, ou du moins exécutons nos ordres, et coupons chemin à la chaloupe qui fuit à terre. Eh, f..., monsieur, mêlez-vous de vos écritures, ai-je eu pour toute réponse. Vous avez raison, ai-je repris, nous en vivrons plus longtemps. Ensuite je me suis tu, en enrageant dans lame. On leur a crié à plus d’une portée de fusil de venir à bord. Eh, comment diable y viendront-ils ? ai-je répondu : leur chaloupe et leur canot fuient à terre ; y viendront-ils à pied ? Un beau « Mêlez-vous de vos affaires » a été la réponse. Je me suis appuyé sur le canot, dans un désespoir enragé d’avoir eu part, en quelque sorte, à une lâcheté qui s’est faite à la vue de toute l’escadre.

M. du Quesne, qui l’a vue, nous a fait signal d’aller à son bord. Comment, monsieur ? lui a-t-il dit. M.de Porrières se moque-t-il de vous exposer à la gueule du canon ? un bon officier et un brave homme comme vous ? Suivez M. d’Auberville, a-t-il poursuivi, et faites comme lui. La beauté du fait est que notre digne sous-lieutenant n’a pas distingué la raillerie ; qu’il a pris l’affirmative ; et, sur ce pied-là, voulait que j’applaudisse à son action. Mais il s’est trompé. J’ai vu l’action, ai-je crié à M. du Quesne ; mais, je n’y ai point de part. Tout le monde de l’Amiral s’est mis à rire. Il a pour lors commencé à ouvrir les yeux. Je dirai ce qui en a réussi. Nous avons suivi M. d’Auberville et sommes allés à la flûte. Je dirai ce qui s’y est passé après avoir dit ce qui était arrivé à notre chaloupe.

À peine avions-nous été partis de l’Écueil que le commandeur avait envoyé la chaloupe avec les mêmes ordres d’empêcher le canot et la chaloupe de la flûte de gagner terre. Elle était commandée par un brave homme, qui s’est fort bien acquitté de sa commission. C’est M. de La Chassée. Il a vu que la chaloupe de cette flûte tirait à terre, aussi bien que le canot : il a sagement jugé que le capitaine ne la défendrait point, puisqu’il se privait lui-même de tout ce qui pouvait le mettre en sûreté ; que peut-être lui-même fuyait dans sa chaloupe ; et qu’elle et le canot emportaient ce qu’il y avait de plus riche ; et qu’ainsi le plus sûr était de gagner terre, et de les empêcher d’y aborder. Sur ce sage fondement, il a fait jouer l’aviron le plus qu’il a pu ; et ses matelots, qui comptaient sur un butin certain, tirant de toute leur force, et quinze soldats animés par la même raison tirant aussi, et aidant les matelots, il ne faut pas s’étonner si des gens si bien intentionnés ont réussi. Il a enlevé chaloupe et canot. Tous les Hollandais étaient fuis à terre, où ils espéraient mettre à couvert ce qu’ils emportaient ; mais, étant vivement poursuivis, ils avaient tout abandonné. Presque tout a été pillé : ils en sont revenus riches ; et moi je n’ai rien eu, par la lâcheté du seigneur Le Vasseur.

Entre ceux qui fuyaient à terre, il y avait une jeune Hollandaise fort jolie2 à ce que M. de La Chassée m’a dit. Elle avait été aperçue par un Français, aussi amateur du beau sexe que de l’argent. J’en aurais peut-être fait autant.

Nec cor nec mores mutant qui trans mare currunt.

Celui-ci s’était mis à ses trousses ; et, comme c’est un égrillard qui va bien du pied et que cette fille chargée ne pouvait pas suivre les autres, qui fuyaient plus vite qu’elle, il l’a jointe à l’entrée du bois : il l’a déchargée de ses richesses, et lui a ôté jusqu’à un très beau fil de perles qu’elle avait au col, ses pendants d’oreilles et ses bracelets de diamants, sans que cette fille plus morte que vive ait dit un mot. Si, après cela, il l’eût laissée aller, toutes ces richesses lui seraient restées ; mais, le diable, qui se fourre partout, lui a inspiré de la tentation : il a voulu la satisfaire. Cela se passait à l’entrée du bois ; et cette fille, qui n’avait pas soufflé pendant le vol, s’est défendue de toutes ses forces, et s’est mise à crier au meurtre et au viol, à pleine tête. M.de La Chassée, qui entend le hollandais mieux que moi le français, y a couru : il a délivré cette fille de toute violence ; et le galant à sa seule vue avait lâché prise, et fuyait à son tour.

Notre père La Chassée est un sac à péchés mortels, fort ami de la joie et du beau sexe. Il a su d’elle ce qui s’était passé, et ce que le Français lui avait pris, qui valait plus de quinze cents pistoles. C’était un sac de deux cents coupans d’or, chaque coupan valant trente-sept livres dix sols de notre monnaie, un collier de perles de deux mille écus et les pendants d’oreilles, les bracelets, la rose et le reste à proportion. Il a cru devoir faire le généreux par une libéralité qui ne lui coûterait rien. Il a amené cette fille sur la rive. Il a retiré du matelot les bijoux : il les a rendus à cette fille, en lui disant que les Français sont trop honnêtes gens pour faire la guerre aux femmes et aux filles, surtout aux belles, pour lesquelles ils ont un fonds inépuisable de respect ; et ensuite l’a congédiée : et son monde étant rembarqué, il a pris le chemin du Général. Cela s’appelle-t-il des moineaux ? Vartigué ! y sont pu gros que des maries ! Ho Dame, je sommes queuques louas si galans, quoul nous en cuit ! Que cette aventure-ci, et sa brûlure, vont me donner beau jeu ! Je ne voudrais pas pour beaucoup que cela ne lui fût pas arrivé. Il a conduit à bord de l’Amiral et de l’Écueil, la chaloupe et le canot de la flûte, chargés de coffres et de barils : savoir ce qui était dedans ? Le tout ayant été promptement défoncé. Cela ne me regarde plus, quoique cela eût dû me regarder. J’ai rempli mes devoirs autant que je l’ai pu : c’en est assez pour moi ; le reste m’est très fort indifférent.

Nous étions cependant à bord de la flûte, où chacun pillait dans l’entre-deux-ponts à qui mieux mieux. On ne voyait que coffres brisés, porcelaines rompues, enfin toute la confusion et le désordre que l’avarice et l’avidité peuvent causer dans un bâtiment pris de force. Je ne parlerai point des autres : à mon égard, je me suis fait un plaisir de les regarder faire, et n’ai rien du tout emporté qu’un couteau et un miroir de la chambre de l’écrivain, qui pourtant m’aurait appartenu en entier si j’y avais entré le premier et que j’eusse apposé le cachet ; mais, par la lâcheté de Le Vasseur, l’écrivain du roi de l’Amiral, qui y était entré le premier, s’en était emparé. Il a donc fallu que je la lui cédasse ; mais j’avoue que ça bien été malgré moi. J’ai pourtant fait les choses de bonne grâce, et ai passé pour très désintéressé ; j’étais seul à savoir ce qui se passait dans moi, où nature souffrait d’une terrible manière : cependant, contre fortune bon cœur. Cet écrivain du roi, nommé Héros, n’a pas eu l’honnêteté de m’offrir rien du tout d’un butin qui aurait bien dû tout au moins nous être commun. Après cela, il est retourné à un nouveau pillage dans l’entre-deux-ponts ; et Le Vasseur, plus capable de piller que de toute autre chose, s’est jeté sur tout ce qu’il a pu, avec la férocité et l’avidité d’un Normand bien lâche et bon voleur.

Cette flûte est d’environ six cents tonneaux, et est armée de douze petites pièces de canon. Elle a été bâtie à Sardam, à une lieue d’Amsterdam, en Europe : elle n’a que cinq ans, ayant été faite en 1684. Elle était commandée par un Hollandais, nommé Jérôme Rikwart, qui avait quatre-vingt-dix hommes d’équipage, dont douze sont esclaves, c’est-à-dire aux fers pour toute leur vie, et qui ont gagné la corde en Europe ou aux Indes, et peut-être le feu avec les guenons du cap de Bonne-Espérance, comme je l’ai dit page 347, et qu’on ne punit pas de mort afin d’avoir toujours des gens pour servir les autres. Elle est nommée le Monfort de Batavia. Elle est chargée de riz, qui est la provision qu’elle portait aux comptoirs ou établissements que les Hollandais ont à cette île de Ceylon, à la vue de partie desquels elle a par conséquent été prise. Elle a des coffres pleins d’armes, beaucoup de médicaments pour les mêmes endroits, et de l’argent destiné à payer les ouvriers, commis et autres, que la Compagnie des Indes y emploie.

Pendant que nous avons été à son bord, il a fallu essuyer mille railleries et autant de grossières turlupinades. L’un demandait à quel dessein nous avions apporté des armes, puisque nous n’avions pas approché d’assez près pour nous en servir. Un autre disait, que le canot avait porté le gros canon à terre pour nous y assommer ; et que nous avions très sagement fait de n’y avoir pas été. Un autre ajoutait que nous aurions échoué. Un enseigne de l’Amiral ajoutait que nous nous étions rendu justice, connaissant bien que nous ne méritions pas seuls une si belle prise, et qu’il était de notre probité d’en avoir cédé la meilleure part à d’autres. Le Vasseur entendait tout cela. Car c’était pendant qu’il pillait qu’on le lui disait.

J’admirais la bassesse de sa tranquillité. Cela dans le fond me devait être indifférent, puisque ce n’était pas moi qui avais commandé ; et n’en aurais certainement pas branlé, si par une mauvaise plaisanterie le capitaine d’armes de M. du Quesne ne m’eût mis personnellement en jeu, en venant avec un air empressé me demander une plume, de l’encre, du papier, de la cire et un cachet, disant que j’en devais avoir de reste, puisque je ne m’en étais pas servi.

J’ai, outre cela, ce que vous ne savez pas, lui ai-je dit : c’est qu’il me reste de quoi payer un insolent et un mauvais plaisant ; et, en même temps, lui ai appliqué le coup de poing le plus rude et le mieux placé que j’aie donné de ma vie. Ma main laisse quelquefois des marques : il a dit, lui-même, qu’en plein jour je lui avais fait voir plus d’un million d’étoiles. Je n’en sais rien ; mais, je sais bien qu’il lui en coûte deux grosses dents de la mâchoire gauche, que je lui ai arrachées sans policant. J’ai retourné à la charge, et lui ai montré par sa propre expérience que tous les gens de l’Écueil ne sont pas également endurant. M. d’Auberville me l’a ôté des mains. Cela a calmé une partie de mon chagrin ; mais je craignais que cela ne me fît quelque mauvaise affaire avec M. du Quesne, qui est venu à l’issue du dîner avec le commissaire. Il n’en est rien : son neveu l’avait instruit de tout à mon avantage. Il m’a seulement renvoyé à bord de l’Ecueil, et m’a fait plaisir ; car je n’avais ni bu ni mangé de la journée, et il était près de trois heures.

À peine ai-je été arrivé que j’ai été instruit de la générosité de M. de La Chassée pour la belle Hollandaise : M. de Porrières, le Juif et moi, avons pensé le désespérer en lui prouvant par bonnes raisons que sa sagesse n’était point un fruit de sa vertu, ni de la crainte de Dieu, mais un effet de la brûlure, qui l’avait mis hors d’état de faire aucun péché ; que cette partie de lui-même qui avait senti la chaleur du pot n’était point en état de s’exposer à sentir celle de la chaudière des diables. Il a voulu faire exhibition de pièces. Autre matière à risée. Enfin, on lui en a tant dit qu’il a demandé quartier.

Nous allions nous mettre à table pour souper, lorsque Le Vasseur est venu. J’avais l’idée pleine de ce que je venais d’écrire : j’achevais ce qui regarde le capitaine d’armes de M. du Quesne. Le front de cet indigne sous-lieutenant m’a remis tout de bon en colère ; il n’y a rien de désobligeant et d’outrageant que je ne lui aie dit sur sa lâcheté, et sa tranquillité à souffrir les railleries qu’on lui en avait faites à sa barbe. Le commandeur a ajouté qu’il l’avait cru tout autre ; qu’ordinairement les gens de sa nation sont soldats ; qu’il ne devait pas se charger d’aucun ordre s’il ne s’était pas senti assez de cœur pour l’exécuter ; qu’il ne savait point comment cela serait pris en France, mais qu’il n’avait que faire de lui demander de certificat de bravoure, n’étant pas d’humeur à mentir. À ces beaux compliments, le guerrier s’est levé, les yeux plus rouges qu’écarlates. J’ai voulu voir ce qu’il allait faire, avec son air furibond. Il est descendu bravement sur le pont, a pris par les cheveux et a gourmé le quartier-maître son conseiller. L’éclat de rire que j’ai fait a obligé tout le monde à regarder, et tout le monde en a ri de bon cœur aussi bien que moi ; et au diable qui y a mis le hola. Quand il a été bien las, il a enfoncé son chapeau dans sa tête, a remonté fièrement sur la dunette, et à grands pas s’est allé claquemurer dans sa chambre, d’où il n’a pas sorti depuis, et n’a point soupé.

Du dimanche 30 juillet 1690

Nous avons resté ici à l’ancre toute la journée : je n’ai point sorti de bord, dont je suis très aise. Le pillage a continué, et M. du Quesne a dit à Le Vasseur, qui n’a pas perdu un voyage, qu’il le châtierait de tant prendre et de mériter si peu. Paroles très gracieuses.

Du lundi 31 juillet 1690

Nous avons appareillé ce matin, et emmenons la flûte à Pondichéry, qui est l’endroit où nous allons. Il n’y a que pour deux jours de chemin, si nous allions en droite route. Nous avons donné trois de nos matelots pour faire partie de son équipage. Dieu nous donne d’autres prises : j’y profiterai assurément ; car, quand je devrais me perdre en n’obéissant pas, je n’irai de ma vie avec un homme qui m’a fait rougir.

Nous avons ici trois Hollandais, dont l’un servait de ministre ou de prédicant sur la flûte. Il ne sait que le jargon de sa nourrice et pas un mot de latin. Cela me surprend, les Hollandais étant naturellement studieux, surtout ceux qui se destinent à la prédication de l’Évangile de Calvin. Il me paraît aussi beaucoup ivrogne ; tant pis pour lui. Les deux autres sont bons matelots, qui gagneront bien leur vie. Nous avons aussi deux lascaris, ou esclaves noirs, qui sont affreux. Ces malheureux se laisseraient plutôt mourir de faim que de toucher à ce qu’un chrétien aurait touché. On leur a donné un pot et du riz : qu’ils s’accommodent.

Août 1690

Du mardi 1er août 1690

Nous avons mouillé ce soir à deux portées de canon de terre.

Du mercredi 2 août 1690

Les courants nous sont contraires : nous avons mouillé ce soir.

Du jeudi 3 août 1690

Nous ne mouillerons plus, parce que ceci est plein de roches, ou de très mauvaise tenue. Les courants nous ont dérivé[s] plus d’une lieue du reste de l’escadre ; et le Lion a perdu une ancre, son câble ayant été coupé par les roches. Nous ne quittons point de vue l’île de Ceylon. Ce pays-ci doit être bien malsain ; toujours embrumé et couvert de nuages : ainsi, il y doit beaucoup pleuvoir, et la chaleur par conséquent doit y engendrer beaucoup de corruption et bien des insectes. Il a calmé toute la nuit, et une bonne partie de la journée ; et le vent n’est revenu que sur les deux heures après-midi.

Ce qui est bon à prendre est bon à rendre, dit le proverbe. MM. de Porrières et de La Chassée ont été dîner chez M. du Quesne. Ils y ont appris qu’il a ôté à Héros une partie de son pillage à la flûte. J’en suis ravi. Bien loin de piller, un écrivain du roi doit empêcher le pillage et le désordre. Je ne voudrais pas pour tout mon sang avoir été l’objet d’un pareil remeré. J’en suis à couvert ; mais le général dit que si je ne pille pas, je fais autre chose qui ne vaut pas mieux : il veut parler de son capitaine d’armes, qui a encore, comme dit Gareau, les badigoines écarbouillées. J’en suis fâché ; mais je n’en suis pas cause : s’il avait été moins insolent il ne porterait pas de mes marques.

Du vendredi 4 août 1690

Calme tout le jour, et un peu de vent sur le soir. Nous faisons très pauvre chère les jours maigres ; et sans la bonite marinée, nous ferions encore pis : mais, ma foi, il n’en reste plus qu’un tiers de baril, et il est temps que nous arrivions.

Du samedi 5 août 1690

C’est l’ordinaire de ces endroits-ci de calmer le matin, et que le vent revienne l’après-midi ou sur le soir. C’est le temps qu’il a fait aujourd’hui, avec une chaleur épouvantable. Le ciel brille d’éclairs de tous côtés et paraît tout en feu. Nous aurons de la pluie : tant mieux, pourvu qu’elle rafraîchisse un peu l’air étouffant que nous respirons.

Du dimanche 6 août 1690

Il a plu cette nuit pendant plus de six heures, d’une telle sorte

Qu’il semblait que le ciel qui fondait tout en eau
Voulait nous inonder d’un déluge nouveau.

Les éclairs éclataient de tous côtés, et quelques coups de tonnerre se sont fait entendre ; mais peu. Le vent était bon petit frais ; et je me suis baigné, étant exprès resté à la pluie. Je m’en étais déjà bien trouvé : je m’en trouve bien encore.

Nous avons vu dès le matin un navire, à plus de quatre lieues de nous. Nous l’avons cru gros, mais, l’ayant approché, nous avons vu que ce n’était qu’un engin de trente-cinq tonneaux. M. du Quesne lui a tiré un coup de canon : il a amené son pavillon hollandais ; et on l’a pris, sans coup férir. C’est un de ces petits bâtiments, qui servent à aller de comptoir en comptoir, le long de la côte, porter et rapporter des marchandises nouvelles. Il venait de Trinquemalé à dix lieues d’ici à Capello, qui est justement l’endroit où nous l’avons pris, à deux lieues de terre, ou environ. Il venait chercher du riz et du bois, et est chargé de roches. Ils n’étaient que douze hommes dedans, deux desquels sont à présent ici ; et nous avons donné deux Français en leur place pour emmener cet engin avec nous. Il va bien à la voile ; et ces petits bâtiments-ci sont d’un très grand secours. J’écris ceci plutôt pour la ponctualité que pour la conséquence, ne valant pas la peine qu’on en fasse mention. Ce qu’il y a de bon, c’est que nous avons appris que, le long de la côte de Coromandel, où nous allons, et où nous sommes presque, il y a six gros navires, bien chargés. Tant mieux ; nous pourrons en naturaliser quelqu’un.

Voici le plus vilain pays du monde. Il pleut à l’heure que j’écris, d’une force et d’une abondance toute extraordinaire ; et, suivant toute l’apparence, la pluie n’est pas prête à finir. Il vente beau frais, mais le vent est bon.

Du lundi 7 août 1690

Nocte pluit tota : redeunt spectacula mane.

Il a fait toute la nuit un temps de diable ; mais il s’est éclairci avec le jour. Les courants nous ont été absolument contraires : nous avons reculé au lieu d’avancer ; et le vent n’étant pas assez fort pour résister à leur violence, nous avons été obligés de mouiller, cette nuit, devant un endroit où l’on voit de loin un grand bâtiment, qui paraît neuf. On dit ici que c’est une pagode, ou, si l’on veut, un temple d’idolâtres ; mais, après l’avoir observé, autant que la distance du lieu me l’a pu permettre, je crois que c’est un magasin nouvellement bâti.

Du mardi 8 août 1690

Nous avons remis à la voile, deux heures avant soleil levé : nous avons été tout le jour à une lieue de terre, au plus, par le plus beau temps, et le meilleur vent du monde. Nous avons passé devant une forteresse hollandaise, nommée Trinquemalé : elle est, à ce qu’il m’a paru, bâtie dans une péninsule, ou langue de terre, qui s’avance dans la mer. Elle borde toute la terre, qui forme cette péninsule et l’isthme, et bouche du côté de terre le chemin de la montagne qui la couvre du côté de la terre et de la mer. Elle commande toute l’entrée du port, qui est étroite, mais bonne. L’ouvrage m’en paraît régulier et neuf, et, à ce que je puis en juger par mes longues vues, c’est un pentagone, bien flanqué, revêtu dans ses courtines, excepté du côté de l’entrée du port, où la courtine, qui lui est parallèle, paraît nue, défendue de plusieurs canons et de ceux des bastions, qui en sont bien garnis. Il faut passer sous leur feu pour aller au mouillage, qui est à l’embouchure de la rivière qui vient de Candi, capitale de l’île de Ceylon, et la demeure du roi du pays. M. du Quesne dit que, s’il était dans ce mouillage, avec un seul vaisseau de cinquante canons, il en empêcherait l’entrée à une armée royale. Cela paraît effectivement bien fort. Il y a été, et moi non. Cependant, les Français, qui ont possédé cette terre, n’ont pas pu s’y conserver et ont été obligés de l’abandonner avec cinquante pièces de canon. Effectivement, j’ai toujours ouï dire, à la honte de la nation, qu’elle est propre et bonne à tout entreprendre ; mais qu’elle est trop remuante pour rien achever.

Cette île est une des conquêtes que les Hollandais ont faites sur les Portugais dans les Indes. Les relations en sont entre les mains de tout le monde. Que ce que je vas ajouter ne paraisse pas un paradoxe.

Les anciens Romains tendirent à la conquête de tout le monde, par la force des armes. Ils réussirent par leur union, et ne furent détruits que par leurs divisions, leurs partialités et leurs guerres civiles, qui engendrèrent la monarchie. La République de Hollande tend à même fin : non à tout gouverner ; mais à donner le mouvement à tout et suit un autre chemin, plus subtil : c’est par le commerce universel. Il fleurit si bien chez cette nation qu’elle est en état de se mesurer avec les têtes couronnées, dont elle a été autrefois sujette, ou auxquelles elle doit sa souveraineté. Qu’on la mette si bas qu’on voudra en Europe, on ne la détruira jamais tant qu’elle restera unie : son commerce des Indes la soutiendra toujours. C’est par lui qu’elle a rendu quantité de rois, en Asie, ses tributaires et ses vassaux. Elle s’étend peu à peu dans les pays ; et sous prétexte du commerce, se rend grande terrienne. Qu’on relise ce que j’ai dit aux pages 339-341, on verra comme elle s’y prend ; et c’est partout de même.

Les souverains et les peuples d’Europe comptent pour rien les conquêtes et les établissements que cette nation fait ici. C’est qu’on n’est, en Europe, occupé que des objets qui frappent les yeux, et qu’on ne veut pas prendre garde au futur. Cependant, le passé devrait faire envisager l’avenir. Combien y a-t-il de choses, absolument nécessaires, ou dont on s’est fait des nécessités, que nous n’avons que par leur canal ? Et possédant tout le commerce, et par conséquent toutes les richesses du monde, manqueront-ils de quoi que ce soit ? Ne seront-ils pas en état d’avoir des souverains à leurs gages ? Cela ne s’est-il pas déjà vu ? Le traité de la Triple Alliance n’est-il pas encore tout récent ? Par qui se soutenait-il, si ce n’était par l’argent de la Hollande ? Que les almanachs, le cocher de M. de Vertamont et les autres qui font les sottes romances du Pont-Neuf, la traitent de banquière : ce nom, dans les esprits spéculatifs, lui fait honneur, et est une marque certaine de la sagesse de son gouvernement, et non pas un terme de mépris, comme le prétend la canaille et la vile populace. Que qui voudra traite ceci de visionnaire et de chimérique ; pour moi, je le crois très sérieux ; et, sur ce fondement, je ne ferai point de difficulté de dire qu’en bonne politique il est de l’intérêt de toute l’Europe d’avoir les yeux sur les démarches de cette nation en Asie.

Cette terre de Trinquemalé paraît belle, plaine, et unie. Elle est à ce qu’on dit, fort saine : c’est tout ce que j’en sais.

Du mercredi 9 août 1690

Nous sommes fort bien intentionnés ; et, si nous n’attrapons rien, ce n’est pas notre faute. On dit qu’il y a une flûte à l’entrée de la côte de Coromandel ; et, comme M. du Quesne voudrait l’avoir, nous avons mouillé cette nuit, pour ne la pas passer. Nous avons fort bien été toute la journée. Nous sommes à la vue de la côte ; et, si le temps était fin, nous verrions, supposé qu’elle y soit, cette flûte, qui est cause que nous sommes à l’ancre.

M. du Quesne est venu ce soir à bord, sitôt que nous avons été sur le fer. J’ai dit ci-dessus qu’il avait fait rendre gorge à Héros, son écrivain ; mais je ne comptais pas avoir part à la restitution. Je l’ai eue, pourtant ; puisque notre général m’a fait présent de cent piastres, et le commandeur de vingt-cinq, pour me dédommager du profit que je devais faire à la flûte prise, et que je n’ai pas fait : ainsi, avec la réputation de n’être point pillard, j’ai part au pillage, par un endroit qui me fait honneur. Je ne me soucie nullement de présents : je ne suis point assez intéressé pour les regarder par eux-mêmes ; mais je suis charmé de la manière qu’ils m’ont été faits. Elle était si honnête qu’elle vaut plus que les présents ; du moins, je l’estime davantage.

Je ne sais si tout le monde qui est dans l’Écueil est aussi content que moi de la visite de notre général. Je ne le crois pas, ayant ce soir vu à table un certain M. Le Vasseur qui m’a paru faire de très mauvais sang, et avoir le gosier aussi étroit que ses yeux étaient rouges et gros. M.du Quesne et le commandeur l’ont fait descendre dans la chambre du Conseil ; d’où, au bout d’un quart d’heure, il est remonte seul dans sa chambre, et en a emporté une poche de cuir qui n’était pas vuide : et cette poche est entrée, avec eux, sans lui. dans la chambre du chevalier de Bouchetière, où je crois qu’elle est bien restée. Y aurait-il eu quelque partage forcé ? L’apparence le dit ; et je ne la crois point trompeuse : je le saurai, car je ne crois pas que M. de Porrières me le cache. Effectivement, cette flûte était bien riche, et a été cruellement pillée. Il y a des matelots qui y ont fait fortune, dans leur état, s’ils savent se borner3. Il est inutile de dire que j’ai salué la santé de mes bienfaiteurs. J’ai donné au commandeur le second cabas de figues que j’avais eu de M. du Quesne, et dont je lui avais donné un. Il m’en a bien remercié et m’a dit sans façon que s’il avait cru que je l’eusse eu encore, il me l’aurait déjà demandé ; mais qu’il avait cru que j’avais fait comme lui, c’est-à-dire que je l’avais mangé en trahison, sans en faire part à personne.

Du jeudi 10 août 1690

Nous avons remis à la voile de grand matin ; et au lever du soleil, nous avons vu sept navires. Nous avons donné dessus et espérions bien en prendre quelqu’un ; mais non. En voici la raison. Ces navires sont mouillés devant Négrapatan, premier fort que les Hollandais ont sur la côte de Coromandel où nous sommes, en sûreté sous son canon, excepté une flûte, qui s’y est allée mettre sitôt qu’elle a vu que nous tâchions de l’approcher. Nous avons cru qu’elle s’était échouée ; mais, un quart d’heure après, elle a reparu un moment : elle avait simplement touché. M.du Quesne a mis pavillon de Conseil : les capitaines y ont été. Le résultat a été de poursuivre la route, par plusieurs bonnes raisons : entre autres, que nous n’avons point de pilotes qui connaissent Le Havre, ni son entrée ; que ces navires sont sous le feu du fort, qui nous choisirait si nous approchions de la portée de son canon, dont il a soixante-dix pièces ; et, qu’enfin, pour y aller, il fallait passer sur des basses, où nous pourrions toucher, aussi bien que la flûte ; que, si cela arrivait, nous ne pourrions pas nous en relever comme elle, parce que nos navires, beaucoup plus forts et plus lourds, tirent beaucoup plus d’eau : outre que nous ne pourrions que difficilement manœuvrer, parce que les ennemis, nous voyant dans l’embarras, ne manqueraient pas de nous fatiguer. En effet, la terre est ici tellement basse que, quoique nous fussions fort éloignés, nous n’avions sous nous que quatre brasses et demie d’eau. Ce fort des Hollandais nous paraît un carré régulier, bien situé, dont deux bastions commandent le port.

Nous avons vu autour de là plusieurs barques de Noirs, qui rôdent et trafiquent le long de la côte ; mais, n’étant point à eux que nous en voulions, on ne leur en a rien dit. Nous avons donc poursuivi notre route ; et, à cinq lieues de là, nous avons passé devant une autre forteresse, belle et grande, qui se nomme Trinquebar, qui appartient aux Danois : il y avait trois de leurs navires mouillés devant. Nous ne nous sommes point arrêtés, n’ayant rien à démêler avec eux. Ce fort me paraît un pentagone régulier. De nos matelots, qui y ont été, disent que les Danois y ont plus de cent pièces de canon montées et toujours huit cents hommes de garnison.

Sur les cinq heures du soir, nous avons vu à terre un pavillon blanc qui nous a fait connaître qu’il y avait là des Français établis. Pour lors, nous avons serré le pavillon anglais, que nous avons eu au vent toute la journée, et avons mis même pavillon. Il est venu à bord un Français, nommé M. Cordier, qui nous a dit que l’endroit où il est, et où nous sommes présentement mouillés, se nomme Gigeripatan ; que c’est un nouvel établissement, fait par M. Martin ; et qu’il n’y a plus que seize lieues d’ici à Pondichéry. Nous avons appris aussi que tous les Français qui étaient à Siam sont revenus à Pondichéry, où il y a présentement beaucoup de monde : que l’opra Pitrachard, qui avait usurpé le royaume, et avait fait mourir le roi notre allié, a été poignardé par Monpan, le même qui est venu ambassadeur en France, et qui s’est mis la couronne sur la tête4.

Cette nouvelle nous réjouit tous, parce que ce nouveau roi, qui a reçu en France plus d’honneur qu’il n’en était légitimement dû à son caractère, doit traiter favorablement tous les Français. On ajoute que dès le commencement de son règne, il a fait mettre en liberté tous les ecclésiastiques et les Français qui avaient été mis aux fers, et dont les prisons étaient pleines. Si, sur ce pied, Dieu lui accorde un long et heureux règne, on peut probablement espérer que la religion et les Français y auront le même établissement qui leur avait été promis.

Si les révolutions se succédaient et se terminaient aussi promptement partout que dans le royaume de Siam, la chrétienté, et toute l’Europe, jouiraient d’une paix profonde ; et le monde ne serait pas divisé comme il l’a été du temps de César et de Pompée, sur les intérêts du beau-père et du gendre. Mais, du moins, si cette guerre est funeste à la chrétienté, elle doit lui ouvrir les yeux sur l’infaillibilité que les docteurs ultramontains attribuent au pape. Si Innocent XI avait eu cette infaillibilité, qui ne se trouve qu’en Dieu, et nullement dans un homme mortel, pécheur comme un autre, il n’aurait pas fourni de l’argent au prince d’Orange, qu’il devait regarder comme un hérétique, avec qui, par conséquent, il ne devait avoir aucun commerce ; parce que cette divine infaillibilité lui aurait fait connaître qu’il s’en servait pour détrôner son beau-père, prince catholique s’il en fut jamais. Eh ! où m’égaré-je ? J’avoue que cette infaillibilité et cette sainteté attribuées à un mortel, qui trop souvent n’est rien moins que saint et infaillible, me choquent, et que je n’y vois ni rime, ni raison, ni ombre de bon sens.

Nous avons encore appris que les Hollandais n’ont pas en tout deux cents Européens sur tous les navires qu’ils ont dans ces mers. Tant mieux : nous en aurons meilleur marché.

Tempora vanescunt, tacilisque senescimus annis
Le temps insensiblement fuit,
Le nombre de nos ans augmente.
Malheureux que je suis !
J’en compte un avec trente,
Sans pouvoir en montrer le fruit.

C’est à pareil jour de Saint-Laurent, dimanche 10 août 1659, que je suis né, et que ma mère, à ce qu’elle m’a dit, souffrit beaucoup, pour rien qui vaille5. J’y étais ; mais j’ai beau rappeler mes idées, je ne m’en souviens plus. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais valu grand-chose. Cor mundum crea in me Deus, et spiritu principali confirma me etc. sont une bonne partie de mes prières.

Du vendredi 11 août 1690

Nous avons remis ce matin à la voile ; et, à midi, nous avons passé à la vue d’un endroit où il y a quatre pagodes, proches l’une de l’autre. Nous avons vu Porte-Nove, où les Portugais ont un fort. Il y avait trois navires, qui ont arboré pavillon danois. Nous avons continué notre chemin sans leur faire plus au long décliner leur nom. Peut-être, sont-ce des Anglais, ou des Hollandais. Quoi qu’il en soit, il n’y a guère d’apparence qu’ils osassent, à la vue des Portugais, se dire Danois. Outre cela, nous avons ici assez d’ennemis sans en faire d’autres de gaîté de cœur ; étant une insulte aux Portugais de prendre dans leur rade des gens qui s’y sont retirés.

Cette terre me paraît parfaitement belle, unie, plate et couverte de verdure. On ne voit, de tous côtés, que des pagodes, ou temples d’idoles. Ce peuple-ci est bien à plaindre ; et le diable y est bien puissant, puisqu’il se fait adorer en autant d’endroits, au moins, que l’est le vrai Dieu dans le pays où la véritable religion est établie. Nous avons encore mouillé ce soir parce que le vent a tout à fait calmé, et que la nuit approche. Nous voyons Pondichéry, et n’en sommes qu’à deux bonnes lieues.