La vocation littéraire est une disposition générale pour l’art d’écrire, qui se développe
par la lecture et qui peut s’appliquer à tous les genres de productions, romans, histoire,
érudition, critique… On se trompe très souvent sur sa propre tournure d’esprit ; tel
débute par des essais philosophiques qui excelle plus tard dans la peinture des réalités
vivantes. Il est difficile de bien connaître les premières raisons de nos goûts, et de
démêler les influences qui déterminent le choix d’un sujet ou d’un livre. La plupart du
temps, au lieu de se recueillir et de mûrir son talent, on est pressé d’écrire, on publie
à la hâte, au hasard, sans réflexion et sans but.
Pour éviter les fâcheuses conséquences qu’entraîne cette précipitation, il m’a paru utile
de donner quelques conseils de conduite et de travail à ceux qu’un goût invincible pousse
vers la carrière littéraire.
On nous dira : « Vous voulez nous enseigner à faire du roman et de l’histoire ? Quelle
est votre compétence ? Quels sont vos titres ? Voyons vos œuvres. »
L’objection est nulle. Si je dénonce dans ces pages la médiocrité du roman contemporain,
je ne conserve personnellement aucune illusion sur la valeur des quelques romans que j’aie
pu écrire. Je crois voir nettement ce qui m’a manqué, et non moins clairement ce qui
manque aux autres ; et voilà pourquoi je suis persuadé que mes conseils peuvent être
profitables, n’eussent-ils pour résultat que de mettre mes lecteurs en garde contre les
défauts que je n’ai pas su ou pas eu le temps d’éviter. Trente ans de labeur et de
lectures me semblent une expérience suffisante pour guider et conseiller ceux qui sont aux
prises avec la difficulté d’écrire. La plupart des Cours et des Manuels ont été rédigés
par des professeurs qui ne passent pas pour des prosateurs de génie, et je ne sache pas
qu’on leur en ait fait un reproche. Qu’on ait publié des livres passables, qu’on en ait
publié d’excellents, qu’on n’en ait point publié du tout, chacun peut enseigner la
littérature et le style, s’il a du jugement, du sens critique, de la lecture, — et surtout
s’il croit avoir quelque chose à dire.
Écrire est une noble ambition, mais pour écrire il faut avoir du talent. Êtes-vous sûr
d’avoir du talent ? La nature donne souvent la vocation sans donner le talent. Un poète
médiocre a autant de prétention qu’un grand poète. Les fausses vocations ressemblent aux
vocations véritables : elles ont les mêmes exigences, elles procurent les mêmes joies,
elles inspirent le même orgueil. Je connais un auteur qui n’a aucune espèce de talent, qui
a déjà publié bien des volumes et qui s’indigne à l’idée qu’on veuille enseigner à écrire.
« Non, dit-il, mille fois non, ça ne s’enseigne pas. On est écrivain ou on ne l’est pas. »
Le malheureux est lui-même, sans le savoir, le pire des écrivains. On refait ses phrases à
mesure qu’on les lit. Il écrit naturellement mal, comme d’autres écrivent naturellement
bien. Sa vanité et son mauvais goût lui ont fait une sorte de réputation à rebours. Il a
le verbe haut, il dit : « Mes livres, mes œuvres, mon métier… » Il est fier d’être homme
de lettres.
La nature n’accorde pas à tout le monde les mêmes dons. Vous êtes peut-être né pour être
un écrivain de troisième ordre, comme tel autre est peut-être né pour être un écrivain de
premier ordre. Il existe un exemple célèbre de la fausse vocation : c’est Chapelain. Sa
famille, chose rare, le destinait à la poésie ; il passa pour un grand poète pendant les
vingt années qu’il mit à composer la Pucelle. Dès que l’ouvrage parut,
Chapelain eut la réputation du plus mauvais poète de son temps.
La poésie est la première des tentations ; très peu y échappent. Quel littérateur ne
s’est pas cru poète ? Sainte-Beuve même, esprit critique s’il en fut, débuta par la
poésie. Chateaubriand ne consentit jamais à avouer qu’il faisait de mauvais vers ; il en
appelait timidement à M. de Fontanes : « M. de Fontanes, disait-il, prétendait que j’avais
les deux instruments. » Méry, débutant en littérature, fit ses offres de services à un
directeur de journal, qui lui demanda : « Que savez-vous faire ? — Tout ! dit Méry,
jusqu’à un poème épique » et c’était vrai. Les hommes les plus prosaïques ont d’abord
commencé par faire des vers, s’il faut en croire le vieux dicton : « Grattez le financier,
vous trouvez le poète. » « Il n’y a rien de plus intéressant, disait Chateaubriand, dans
son style sérieux, qu’un jeune homme qui cultive les Muses. » Nous avons tous connu des
camarades de collège qui écrivaient leurs dissertations philosophiques aussi facilement en
vers qu’en prose ; et des esprits distingués ont mis en alexandrins le Code et la
géométrie, tout comme Benserade mettait l’histoire romaine en rondeaux.
L’ambition d’écrire fait partie de ce fond de vanité qui est le propre de tous les
mortels. On veut écrire, non pas parce qu’on croit avoir quelque chose à dire, mais pour
le plaisir de faire parler de soi. Rien n’est plus commun que la vocation littéraire ;
rien n’est plus rare que le talent. Parmi nos centaines d’auteurs contemporains, à peine
quelques noms originaux méritent-ils de survivre. Le reste constitue l’innombrable armée
des assimilateurs qui vivent du talent d’autrui.
Le choix d’une carrière a dans la vie une importance que les natures positives
comprennent de bonne heure et que les rêveurs de la plume entrevoient toujours trop tard.
L’effort très moyen de discipline et de recherche qu’exigent la plupart des positions
libérales est presque toujours assez rapidement récompensé par le gain d’une situation
pratique. On peut devenir un bon avocat ou un bon médecin sans avoir une très forte
vocation. La vocation littéraire est bien différente. Elle est irrésistible, rien n’en
garantit le succès. Un bon avocat eût pu être un bon médecin ; un mauvais littérateur ne
fera jamais un bon avoué.
Si la littérature est difficilement une carrière pour un homme, c’est encore pire pour
une femme. Les femmes s’imaginent avoir la vocation parce qu’elles écrivent plus
naturellement que les hommes, quand elles écrivent pour elles. Mais autre chose est de
rédiger son journal ou des lettres d’amies, autre chose est d’écrire pour le public. Même
si l’on s’obstine, même si la vocation est véritable, à quoi arrive-t-on ?
« Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, dit Néera, on perd un peu plus de temps, un peu
plus de force, un peu plus d’argent, un peu plus d’illusions. La proportion de la réussite
étant de un sur cent (je la mets à ce taux pour ne pas décourager les néophytes, mais en
réalité elle est bien moindre), il est fatal que les quatre-vingt-dix-neuf autres ont
espéré, lutté, travaillé en vain. »
Ce sera toujours une grosse question que de savoir si l’on a vraiment les qualités
nécessaires pour être un bon écrivain. Lorsqu’on voit Flaubert, à la lecture des essais de
Maupassant, se contenter de dire : « Je ne sais pas si vous aurez du talent ; pour le
moment, vous avez des dispositions », il est permis d’excuser les parents qui ne croient
pas aveuglément à l’avenir littéraire de leur fils. D’incontestables écrivains n’ont pas
montré dans leur jeunesse des aptitudes bien décisives. On sait après quels tâtonnements
Balzac a fini par trouver sa voie. Pierre Loti ne fit pas preuve dans ses classes d’un
bien précoce talent1…
On ne réfléchit pas ; on se dit : « Pourquoi ne tenterais-je pas la fortune littéraire ?
Ce n’est pas par le talent qu’on arrive, mais par la camaraderie et les relations. L’homme
de génie reste à la porte d’un journal où trône une rédaction médiocre. Un quart d’heure
de recommandation vaut dix années de travail. Librairies, théâtre ou journaux, la
littérature est une organisation commerciale dont les débouchés industriels se multiplient
tous les jours. Pourquoi n’y aurait-il pas une place pour moi, quand il y en a pour tant
d’autres ? »
Et on se lance.
L’avenir seul dira si l’on a eu tort ou raison…
En attendant, puisque le choix est fait et que le sort en est jeté, prenez la plume et
écrivez, à condition toutefois d’assurer d’abord votre vie matérielle. Soyez
fonctionnaire, ayez une situation ou des rentes, et vous pourrez vous permettre de « faire
de la littérature ». Flaubert prétendait que les Lettres sont un luxe et
Buffon déclarait qu’il faut mettre des manchettes pour écrire. On dit que la misère est un
stimulant. Je n’en crois rien. La misère tue l’inspiration ; elle a fait un révolté de
Vallès.
Béranger disait aux jeunes gens : « Ne comptez pas sur les Lettres pour
vivre. La littérature doit être une canne à la main, jamais une béquille. Si vous n’avez
aucune autre ressource pour vivre, la profession des lettres vous tiendra incessamment
dans de telles incertitudes sur les moyens d’exister, que vous ne pourrez sans imprudence
ni fonder une famille, ni être assuré d’échapper à la pauvreté dans votre
vieillesse. »
Qu’on ait du talent ou non, l’enjeu est terrible : on est un raté, si on échoue. Daudet a
été dur pour les ratés. La vie est si injuste ; le succès si incertain ; tant de méchants
auteurs réussissent, que le mot raté ne devrait plus être un terme de mépris. Où commence
le raté et où finit-il ? Un écrivain connu, et qui meurt pauvre, est-il plus raté qu’un
écrivain riche mais ignoré ? On peut avoir de la réputation et ne pas avoir de succès.
Barbey d’Aurevilly, Gilbert, Hégésippe Moreau, Verlaine, Glatigny, Villiers de
l’Isle-Adam, Gérard de Nerval furent des bohèmes ; peut-on dire qu’ils ont été des
ratés ?
En somme, on joue sa vie pour savoir si on aura du talent. Évidemment la confiance en soi
est nécessaire ; mais qui peut se croire capable d’écrire pendant des années des ouvrages
intéressants ? Je connais des malheureux qui ont eu ce courage et auxquels un beau jour le
souffle a manqué. Libraires et revues ont fini par refuser leurs œuvres, et ils se sont
trouvés au seuil de la vieillesse à peu près sans notoriété et sans fortune. Ils ont eu du
talent ; ils n’avaient pas prévu qu’ils n’en auraient plus.
Il y a deux sortes de vocations : les vocations précoces et les vocations tardives. La
plupart des débutants ont le tort de débuter trop tôt. La démangeaison d’écrire les pousse
à barbouiller du papier à un âge où l’on ne peut faire que de l’imitation et du pastiche.
Les enfants sublimes sont rares, Victor Hugo célèbre à dix-huit ans, Flaubert bon
prosateur au sortir du collège, Bossuet prêchant à quinze ans à l’hôtel de
Rambouillet…
Il y a aussi les vocations tardives, celles qui hésitent, qui se cherchent, les
tâtonnements de Balzac, Rousseau écrivain à quarante ans, Lamartine imitant Parny. Par
contre, des jeunes gens qui n’annonçaient que de faibles dispositions se mettent tout à
coup à avoir du talent.
D’autres ont non seulement la production facile, mais possèdent surtout l’art de la faire
valoir. Perpétuels geignards, quémandeurs infatigables, on les rencontre dans tous les
cabinets de rédaction. Aucune humiliation ne les rebute. A force de démarches et
d’intrigues, ils réussissent à placer dans les journaux leur inlassable manuscrit,
article, nouvelle ou roman, en attendant l’occasion de se présenter à l’Académie. Leur
méthode n’est pas à la portée de tout le monde.
La lecture est la grande créatrice des vocations littéraires. On lit et, à force de lire,
l’envie vous prend aussi d’écrire.
« La plupart des enfances littéraires, dit Marcel Prévost, sont caractérisées par cette
boulimie qui fait absorber pêle-mêle les classiques, les vieux feuilletons, les bouquins
religieux, les préfaces des dictionnaires, la collection du Conservateur et Jean-Nicolas
Bouilly… L’enfant qui a envie de lire n’importe quoi a l’étoffe d’un intellectuel, voire
d’un écrivain et d’un savant2. »
La vocation littéraire consiste essentiellement dans ce don d’imitation et d’assimilation
qui vous pousse à écrire à votre tour un livre, un roman, des pensées ou des impressions
personnelles.
Il ne faudrait pas s’imaginer que les écrivains les plus précoces sont ceux qui se
débrouillent le mieux et arrivent le plus vite. Ce sont quelquefois les moins doués qui
montrent le plus d’ambition.
Il y a une autre catégorie d’auteurs, mais beaucoup plus rares. Ce sont les « modestes ».
Ceux-là ne demandent rien à personne, passent leur vie à l’écart et, n’ayant, comme dit
George Sand, « d’autres richesses que leur encrier », se considèrent comme arrivés, dès
qu’ils ont conquis un peu d’indépendance et trouvé quelque débouché.
On trouve cependant des gens qui sont rebelles à leur propre vocation. Nous avons tous
connu l’amateur qui n’écrit pas et qui pourrait écrire. On a beau le solliciter :
« Pourquoi ne publiez-vous rien ? » Il sourit : « A quoi bon augmenter la quantité des
mauvais ouvrages ? » Ce dilettante, bon juge des autres et de lui-même, est extrêmement
rare.
Mais à quoi bon les exemples ? Il faut se décider. Si la vocation est indomptable, si
l’inspiration est irrésistible, alors, encore une fois, n’hésitez pas, entrez dans la
mêlée, acharnez-vous à vaincre l’indifférence du public et combattez sans illusion. La
lutte sera dure, l’encombrernent est inouï.
On est épouvanté, quand on suit d’un peu près le mouvement littéraire de notre époque.
Jamais on n’a vu se déchaîner une telle frénésie de production, de publicité, d’argent, de
réclame. Certes, de tout temps les écrivains ont cherché le succès, mais jamais avec cette
soif de réalisation cynique et immédiate.
Qu’est-ce donc que le succès ?
Dans un livre très intéressant, M. Gaston Rageot définit le succès : « Le fait que
l’œuvre d’une personnalité a été adoptée par une collectivité. » La définition est un peu
vague. Tout dépend du sens qu’on donne au mot adopté. En disant « adopté par le public »,
M. Rageot a certainement voulu dire : qui plaît au public. Même avec ce sens-là,
l’affirmation garde encore quelque chose de trop absolu. Un livre comme Nana ou la Terre de Zola peut avoir un succès de scandale, sans
qu’on puisse dire qu’il ait plu ou qu’il ait été adopté par le public. On dit quelquefois
d’une pièce de théâtre « C’est un succès » et la pièce ne va pas loin. Il y a des succès
passagers et il y a des succès durables. Au fond qu’est-ce qui prouve le succès ? Le
tirage même d’un volume n’est pas une présomption. Il y a de faux tirages, des affiches
menteuses, des ouvrages dont on parle peu et qui se vendent, et des ouvrages dont on parle
beaucoup et qui ne se vendent pas.
« La richesse et la réussite, dit M. Alfred Mortier, ont un pouvoir si enivrant que j’ai
vu de grands écrivains ne faire état que de cela, et raisonner sur ce point comme le
dernier des librettistes de music-hall. Je me rappelle à ces propos une phrase d’Émile
Zola. Un jour qu’on vantait devant lui le talent d’un de ses rivaux : « Peuh ! fit-il
dédaigneusement, il ne tire qu’à 50 000 ! » Ne croirait-on pas entendre quelque Félix
Potin raillant le petit chiffre d’affaires d’un épicier concurrent ?
« Mais que prouve le succès ?
Raisonnons. Est-ce le suffrage de mille, de dix mille, de cent mille, de cinq cent mille
personnes ? Est-il fonction du nombre, les romans-cinéma ont bien plus de lecteurs
qu’Anatole France ; s’il est fonction de la partie cultivée de la nation, il y a encore
une élite dans cette élite ; les avocats, professeurs, médecins, bref « les humanistes »
ne sont-ils pas mieux qualifiés pour juger que les négociants, les financiers, les gens de
cercle, les sportsmen ?
Il y aurait donc plusieurs espèces de publics ! Il semblerait. Un auteur applaudi
cinquante fois à la Comédie-Française estimera bien plus son succès que celui d’un de ses
confrères joué trois cents fois à l’ancien Ambigu.
En vérité, je vous le dis, le succès est une énigme singulière. Peut-être, pour la
résoudre, faudrait-il tenir compte de l’épreuve du temps3. »
Voyez, en effet, la destinée des œuvres célèbres. La publication des Odes et
ballades de Victor Hugo n’eut pas grand retentissement. Vigny vendit peu ses
premiers poèmes. On préférait Frédéric Soulié à Balzac. D’Arlincourt fut aussi illustre
que Chateaubriand. Stendhal n’a été compris que quarante ans après sa mort4…
« Il suffit, dit Rosny aîné, de fréquenter divers milieux littéraires pour se rendre
compte de l’instabilité et de la cocasserie de la gloire. Il fut un temps où Alfred de
Musset était tombé dans le troisième dessous parmi la génération alors nouvelle (hélas !).
On entend de nos jours couramment dire dans les milieux jeunes : « Hugo ? Ça n’existe pas.
Loti n’offre aucun intérêt. Flaubert, il faut le « déboulonner. » Mais c’est dans le grand
public, loin de Paris et des villes importantes, que la gloire révèle toute sa misère. On
peut à peine se figurer le nombre de gens qui ignorent totalement Rabelais, Molière,
Racine, Lamartine, Baudelaire — ou Ampère, Berthelot, Lavoisier, Lamarck…
Depuis plus de vingt ans, je m’amuse à interroger, sur ce sujet, au cours de mes voyages
ou de mes villégiatures, des gens très simples. J’obtiens les réponses les plus
ahurissantes.
Dans les milieux simples, la gloire apparaît comme une balançoire. Les plus grands des
humains n’y laissent qu’un sillage très indistinct, et le plus souvent rien du tout…
Même dans les milieux moins simples, la renommée est fréquemment une chose ridicule et
désordonnée. Personne à peu près ne connaît les plus grands savants, ceux qui ont
contribué à nous faire pénétrer dans le mystère du monde. La gloire des écrivains et des
artistes va au petit bonheur.
Une jeune dame, grande lectrice, me disait, il y a trois ans, sur une plage :
— Le livre de vous que j’aime le plus, c’est Fromont jeune et Risler
aîné.
Pauvre Daudet ! »
Comment expliquer le succès ? Le fabrique-t-on ? Peut-on lancer un livre comme on lance
un produit commercial ? On a prétendu que le succès dépendait d’un bon éditeur. « L’argent
est là pour activer les choses, dit Albert Cim… Et soyez tranquille, si inepte, si piètre
et pitoyable que soit ce fruit de votre veine, il se vendra, atteindra même un mirobolant
chiffre de tirage, pourvu seulement que vous ne lésiniez pas, que la réclame soit copieuse
et variée, incessante, étourdissante et infatigable5. »
La prédiction est exagérée. La réclame seule n’a jamais fait réussir un livre ; on
n’impose pas au public un ouvrage insignifiant… Qu’un bon lancement pousse les lecteurs,
c’est possible, mais ce n’est pas tout. Quand le succès de Kœnisgmark,
le premier livre de Pierre Benoit, s’est déclaré en librairie, on avait déjà lu le roman
en revue, on en parlait, la rumeur montait. L’éditeur n’eut qu’à activer le mouvement. De
même pour Maria Chapdelaine d’Hémon. Le public donna le signal ; la
réclame ne vint qu’après. On a vu des éditeurs dépenser beaucoup d’argent sans pouvoir
lancer un livre. Si l’ouvrage ne plaît pas, les plus belles annonces du monde,
« chef-d’œuvre du jour… cent mille exemplaires vendus »… rien ne soulève l’indifférence du
public. Qui pouvait prévoir la vogue de Georges Ohnet ? Son premier volume, Serge Panine, ne se vendait pas ; tout à coup sans bruit, sans réclame, le roman
s’enlève, on en charge des wagons…
Les trois quarts du temps, le succès se fait de vive voix, de bouche à bouche, par les
femmes, les conversations et les salons. Comme pour la calomnie, la rumeur se ,
désigne l’œuvre. On redoutait, au dix-huitième siècle, les arrêts de Mme Geoffrin. C’est
Mme de Tencin qui fit lire l’Esprit des lois. Toutes les dames voulurent
avoir cet ouvrage, qui n’est pourtant pas folâtre. L’influence même des salons n’est pas
toujours infaillible. On sait comment Paul et Virginie fut accueilli
chez Mme Necker. M. de Buffon regarda sa montre et demanda ses chevaux.
En réalité, le succès ne vient pas du dehors, mais du dedans d’un livre. Pour que le
bruit éclate, il faut que le livre plaise, qu’il réponde à ce qu’attend le public.
Tout livre est susceptible de donner une sensation ; cette sensation diffère suivant les
lecteurs. C’est nous qui faisons la signification d’un ouvrage. Un volume ne contient
jamais que ce que nous y mettons, et ne nous plaît que si nous y trouvons l’écho de nos
sentiments et de nos idées. C’est en partant de ce principe que le docteur Roubakine a
écrit son Introduction à la psychologie bibliographique
6, où il examine la possibilité d’une
enquête à faire sur l’influence intellectuelle et morale des livres. Le docteur Roubakine
voudrait établir cette enquête en demandant directement aux lecteurs comment ils lisent,
ce qui les frappe, ce qu’ils cherchent, ce qu’ils aiment, ce qui les froisse… Le résultat
de ce referendum pourrait être curieux.
Le succès d’un volume se fait surtout sous forme de conversations, de relations sociales.
L’admiration est contagieuse. « La gloire d’un écrivain, dit Flaubert, ne relève pas du
suffrage universel, mais d’un petit nombre d’intelligences qui, à la longue, impose son
jugement. » Il suffît même parfois d’une seule personne pieusement obstinée. Mlle Read a
plus fait pour Barbey d’Aurevilly que cent réclames d’éditeurs. En continuant à publier
ses œuvres posthumes, elle a donné à la mémoire de Barbey une survivance de gloire que le
grandiloquent romantique n’eût peut-être pas obtenue après sa mort.
La critique littéraire crée quelquefois la renommée et le succès. Goethe fit connaître
Manzoni ; Balzac signala Stendhal ; La Boétie fut mis en lumière par Montaigne ; Lamartine
lança Mistral ; Mirbeau découvrit Maeterlinck ; Scherer inventa Amiel. Dominique de
Fromentin n’a commencé à être lu que depuis l’article de Paul Bourget en 1882, et c’est
l’étude de Taine qui a définitivement établi la réputation de Stendhal. Le nom est lancé,
l’œuvre s’impose, le public suit. C’est en ce sens qu’on peut dire très justement que les
critiques sont des créateurs de valeur.
Les auteurs les plus célèbres n’ont pas toujours conquis la gloire du premier coup.
Balzac avait contre lui la critique et le journalisme. « Personne ne prononçait le nom de
la Chartreuse de Parme dans le Paris lettré de 1838. » Le livre de l’Amour eut une vente dérisoire. Les Goncourt ne connurent jamais les
grands tirages. Les livres de Jules Vallès, ces monographies si vivantes d’un homme « qui
avait de l’inouï plein ses poches », n’ont eu que très peu d’éditions. M. d’Alméras a
publié deux volumes d’interviews où nos contemporains les plus notoires ont raconté les
difficultés de leurs débuts. Un premier ouvrage n’est pas toujours une réussite, mais une
amorce, un commencement de capital, les premiers cent sous d’un livret de caisse
d’épargne.
Aujourd’hui, pour lancer un ouvrage, ce n’est plus à la critique qu’on s’adresse. On
exploite des moyens plus violents, exorbitantes réclames, fausses éditions, surenchères de
publicité, insertions à prix d’or. Le moindre volume est présenté comme un événement :
« Œuvre magistrale… Chef-d’œuvre attendu… Immense retentissement… » Cette débauche de
réclame a pris des proportions qui dépassent tout ce qu’ont pu faire nos aïeux dans l’art
d’exploiter la vente et d’attirer les lecteurs. « En Afrique, disait Henri Heine, cité par
Stapfer, quand le roi du Darfour sort en public, un panégyriste va criant devant lui de sa
voix la plus éclatante : « Voici le buffle, le vrai buffle, le seul « buffle ! » Ainsi
Sainte-Beuve, chaque fois que Victor Hugo se présentait au public avec un nouvel ouvrage,
courait jadis devant lui, embouchait la trompette et célébrait le buffle de la poésie. Le
doux Lamartine lui-même répondait aux amis qui lui reprochaient d’utiliser la réclame :
« Dieu lui-même a besoin qu’on le sonne. » Quant à Victor Hugo, il s’entendait comme pas
un à se mettre en valeur. La veille de la publication du Roi s’amuse, il
fit annoncer que mille exemplaires étaient retenus d’avance. La huitième édition de Notre-Dame de Paris n’était, en réalité, que la seconde, et Victor Hugo
accuse quinze éditions des Orientales en trois mois, ce qui est un
colossal mensonge. »
Très souvent, c’est le scandale qui pousse un livre. 55 000 exemplaires de Nana se vendirent en un jour, après l’Assommoir, il est vrai.
Sans le procès intenté à l’auteur, Madame Bovary eût-elle si bien
réussi ? Le manuscrit avait été vendu 400 francs à l’éditeur.
Il y a des succès spontanés, que rien ne fait prévoir. Personne n’a lancé Pierre Loti.
Célèbre le lendemain de la publication de Rarahu, Loti ne fréquentait ni
les journaux ni les salons et n’habitait même pas Paris. Il a conservé sa réputation
jusqu’au bout ; on n’a jamais cessé de la lire.
Par contre, certains auteurs n’arrivent pas à prolonger leur vogue. Georges Ohnet a
toujours gardé son dialogue dramatique, sa séduction romanesque, le même art de camper ses
personnages, la même artificielle supériorité d’exécution ; et pourtant le succès est
toujours allé décroissant. Essayez de relire le Maître de forges ou la Comtesse Sarah, vous vous demanderez ce qui a bien pu causer un tel
engouement.
Les auteurs peu lus s’indignent de voir le succès de certains confrères qui ne leur sont
pas sensiblement supérieurs. Ils ont raison de s’étonner. On n’arrivera jamais à
comprendre pourquoi tel auteur se vend et pourquoi tel autre auteur no se vend pas. Je
m’explique très bien la réputation des romans d’Henry Bordeaux ; je m’explique beaucoup
moins que les romans de Barracand soient si peu connus. Parmi les auteurs qui ne se
vendent pas, beaucoup méritent leur sort ; parmi ceux qui se vendent, en trouverez-vous
beaucoup qui méritent leur vogue ?
On croit quelquefois tenir le succès, et c’est la déroute qui arrive, comme pour la
publication du Député d’Arcis de Balzac. Imitant l’exemple du Journal des Débats et du Constitutionnel, qui s’étaient
très bien trouvés d’avoir publié l’un les Mystères de Paris, l’autre le
Juif errant, un grand journal royaliste de l’époque voulut, pour
refaire sa prospérité, donner en feuilleton la nouvelle œuvre de Balzac, le Député d’Arcis. La chose fut annoncée bruyamment et on comptait sur un triomphe.
Le roman souleva de telles protestations chez les abonnés, qu’on dut en suspendre la
publication. Balzac consentit à ne recevoir que 5 000 francs, au lieu des 15 000 qu’on lui
devait, ce qui prouve qu’il n’était pas toujours un homme d’argent7.
Si la Critique n’est plus capable aujourd’hui de créer le succès, elle peut encore
l’arrêter, comme on l’a vu pour Georges Ohnet, après l’article de Jules Lemaître.
Les romanciers tiennent à l’estime de la Critique, mais ils tiennent encore plus à vendre
leurs livres. Ceux qui écrivent bien et ne se vendent pas, méprisent ceux qui se vendent
bien et écrivent mal. Le succès et le talent seront toujours deux choses distinctes et qui
quelquefois se nuisent. Certains romans ne réussissent pas, uniquement parce qu’ils sont
trop bien écrits. « Le style gêne le public », disait Girardin à Théophile Gautier, chargé
de continuer dans la Presse un roman d’Alexandre Dumas.
Un bon procès est souvent le meilleur des lancements. Il éclate parfois sans qu’on le
cherche, comme pour les Fleurs du mal et Madame
Bovary, et c’est alors une chance que de mériter par son talent la notoriété que
donne le scandale.
« Cependant aucun de nos écrivains, dit Paul Acker8, n’a encore tenté ce que tenta
dernièrement un journaliste américain. Il avait publié un roman dont personne ne parlait.
Afin d’attirer l’attention sur lui, il tua un Chinois. Le jour du jugement, il avoua avec
une grande aisance qu’il avait tué ce Chinois afin qu’on connût le meurtrier et qu’on
achetât son roman. Je ne sais si on acheta le livre, mais lui fut condamné à mort. Je
voudrais qu’on l’eût condamné à mort, moins encore, pour avoir voulu tuer un Chinois, que
pour s’être formé de la réussite littéraire une idée si méprisable. »
De nos jours, les grands dispensateurs de gloire, ce sont les prix littéraires (prix
Goncourt, prix Balzac, Vie heureuse). Le public n’a plus confiance dans
la critique, mais il éprouve toujours le besoin d’être guidé dans ses lectures.
Malheureusement il y a trop de prix. Un prix ne prouve qu’une chose : c’est qu’un livre,
comme dit Musset, a plu à une dizaine de personnes, ce qui peut arriver à bien des livres.
La conséquence des prix officiels, c’est de frapper d’une présomption d’infériorité tous
les ouvrages qui ne portent pas l’estampille d’une récompense. Il ne serait pourtant pas
difficile de trouver chaque année vingt volumes qui méritent le prix qu’on accorde à un
seul.
« Il nous fallait, dit Maurice Prax, cinq ou six prix littéraires pour couronner les cinq
ou six beaux livres qui peuvent paraître chaque année. Nous les avons. C’est très bien… Il
faut couronner les beaux livres…
Mais s’il y a cent, deux cents, trois cents prix littéraires, ces prix, fatalement, ne
peuvent aller à de bons livres — car il n’y a pas trois cents bons livres dans une année…
Ces prix vont forcément à des œuvres sans mérite, à des œuvres nulles… Or, dans un pays où
il y a des malheureux, des familles nombreuses écrasées de charges, des malades, des
infirmes, c’est un gros péché d’aller pécuniairement encourager la nullité, le non-talent,
le temps perdu… »
Le public n’est qu’à moitié dupe de cette comédie : il achète le volume couronné, mais il
ne se croit pas tenu de suivre l’auteur. L’année d’après, c’est le nouveau prix qu’il
achètera. Encore ne lit-on pas ces ouvrages pour le plaisir de les lire, mais pour pouvoir
dire qu’on les a lus. Un auteur couronné est oublié le lendemain ; les plus beaux débuts
restent les trois quarts du temps stériles.
« Si je réprouve l’institution de ces innombrables jurys où mes maîtres et mes cadets
s’unissent pour juger mes confrères, dit Binet-Valmer, c’est que le retentissement de leur
verdict entraîne une confusion regrettable entre le talent d’un auteur et la valeur
commerciale de son livre. Je sais des romans vendus à 300 000 exemplaires l’an dernier,
qui ne se vendront plus l’an prochain. Je sais des romans vendus à 2 ou 3 000 exemplaires,
il y a moins d’un siècle, et que des millions de Français ont lus aujourd’hui. Les prix
littéraires procurent la vente immédiate, mais nuisent au développement du jeune homme
qu’ils mettent en vedette. En effet, le public n’achète plus que les livres primés, et
comme le lauréat ne peut espérer que chacun de ses volumes recevra chaque année une
récompense quasi officielle, il se trouvera bientôt victime de ces mœurs qui lui parurent
si belles. »
Les prix sont une obsession pour les débutants. On ne travaille plus pour faire une
œuvre, mais pour toucher l’argent qui en assure la vente. Les éditeurs s’en mêlent ; des
auteurs riches se les font attribuer ; et, comme il n’y a de prix que pour le roman, tout
le monde fait du roman.
On cherche à atteindre le succès par tous les moyens possibles, et ce succès, on le veut
complet, gloire et argent. « Nous ne nous vendrons jamais », disait Alphonse Daudet à
Zola ; et cependant tous les deux connurent les grands tirages. Peu d’auteurs se résignent
à n’être appréciés que d’une élite, quoi qu’en dise Flaubert : « Que ferai-je maintenant
que mon pauvre Bouilhet est mort ? Je n’écrivais que pour lui. » On se vante de n’écrire
que pour un seul, mais on ne se console pas de n’être pas lu des autres, et la chute de
l’Education sentimentale fut pour Flaubert une grosse déception.
« Expliquez-moi, répétait-il, pourquoi ce bouquin ne s’est pas vendu. » Flaubert lui-même,
dit Stappfer, « entendait aussi l’art de soigner sa gloire, puisqu’il donnait à Louis
Bouilhet des conseils très pratiques sur ce point capital. Il avait aisément consenti à
servir Madame Bovary par tranches, dans une feuille périodique, et c’est
une voie de publicité autrement rapide et large que le livre ».
Qu’est-ce, en effet, qu’un chef-d’œuvre qui n’est pas lu, ou une pièce de théâtre qu’on
ne joue pas ? et de quoi Flaubert se plaignait-il ? S’il est vrai, comme il le disait, que
ce qu’il y a de meilleur dans l’art ne sera jamais compris du public, pourquoi
s’étonnait-il que son livre n’eût pas réussi ? Mais Flaubert avait trop d’esprit pour ne
pas se consoler. Il savait mieux que personne, par l’exemple de ses confrères, que le
succès ne signifie rien et n’est que la constatation d’un fait. On peut être à la fois
illustre et inconnu. Mistral se vantait de ne chanter que pour les bergers et les paysans,
et on ne trouverait pas un cultivateur dans tout le département du Var qui ait lu Mireille ou sache à peu près ce que c’était que Mistral.
Devant les incertitudes et les mécomptes du succès, le mieux est de s’en tenir aux grands
principes, et de mettre le plus de chances de son côté, en écrivant des œuvres de bonne
exécution littéraire et où il y ait le plus de talent possible.
M. Gaston Rageot se demandait, il y a une vingtaine d’années, « si le public français
avait jamais eu le goût du roman. Le bourgeois français, dit-il, l’ancien voltairien, a
l’esprit plus positif que romanesque9 ».
Voltairien ou non, je crois, au contraire, que le public français a toujours lu beaucoup
de romans.
Claveau raconte à ce sujet une anecdote caractéristique. « Lorsque Bonaparte s’embarqua
sur l’Orient pour son expédition d’Égypte, il eut soin d’emporter à bord
toute une bibliothèque, d’ailleurs composée à l’impromptu et au hasard, et il comptait
sérieusement sur cette littérature pour tromper les ennuis de la traversée. Il s’aperçut
bientôt qu’il n’y avait pas compté en vain, car il trouva un jour tous les personnages,
déjà illustres, qu’il emmenait avec lui, plongés dans leurs lectures au point de ne pas
même remarquer sa présence. Et alors, avec ce curieux besoin d’inquisition qui était en
lui : « Que lisez-vous là, Muiron ? « — Un roman, général ! — Et vous, Berthollet ? « — Un
roman ! — Et vous, Desaix ? — Un roman ! — Et vous, Monge ? — Un roman ! Tous, et même
Monge, des romans ! » Bonaparte les plaisanta un peu sur ce goût ; mais que lisait-il donc
lui-même ? Homère et Ossian, c’est-à-dire les deux plus grands romanciers connus, qui ont
sur tous les rivaux cet avantage inappréciable, cette supériorité et
essentiellement romanesque de n’avoir peut-être jamais existé ni l’un ni l’autre !10. »
La vérité, c’est qu’à toutes les époques on a dû lire des romans en France ; je crois
cependant qu’on n’en a jamais autant lu ni autant publié qu’aujourd’hui.
Cette surproduction a fini par tromper quelques esprits optimistes, qui entrevoient déjà
l’éclosion d’une prochaine renaissance littéraire. Examinant notre école de romans
contemporains, Rosny, Benoit, Hamp, Colette, Bourget, Hermant, Duvernois, etc.,
M. Strowski est d’avis que « la littérature contemporaine s’est épanouie comme un jardin
au soleil de mai ; que des talents nouveaux se sont révélés, et que nous allons voir des
Chateaubriand, des Hugo et des Lamartine, ou plutôt que nous les avons déjà sans savoir
encore les reconnaître11 ».
Je n’aperçois pas encore très bien, pour ma part, ces nouveaux Chateaubriand et ces
futurs Lamartine qui vont régénérer les lettres françaises. Je suis seulement frappé par
le monstrueux débordement de tant d’œuvres d’imagination insignifiantes et médiocres.
« Il est actuellement impossible, dit un programme de la Chronique des
lettres, de suivre le mouvement littéraire. Le nombre des livres nouveaux augmente
sans cesse. C’est ainsi que le bulletin d’un éditeur annonçait dernièrement la publication
imminente de plusieurs milliers de volumes, à raison de dix à vingt par jour ! Même en
tenant compte d’une exagération évidente, il n’est pas moins certain que ceux des lecteurs
qui cherchent dans les livres autre chose que la distraction d’une heure, ne peuvent plus
s’y reconnaître. »
Le roman, il faut bien le dire, forme le fond de cette effroyable production, que la
bourgeoisie française ne suffît pas à dévorer et qui va alimenter le public européen.
Pannes de librairies, psychologies pédantes, livres licencieux ou ennuyeux, c’est sur ces
milliers de spécimens au rebut que l’étranger nous connaît, nous juge, — et nous
méprise.
Le roman a tout envahi. On fait des romans avec n’importe quoi, sur n’importe quoi. « Le
roman, dit Lucien Delpech (Revue de Paris, 15 juillet 1923), n’est plus
un genre, c’est un dépotoir. Il n’a pas plus d’existence littéraire que le journal,
puisqu’on y trouve tout… Non seulement on est en train de tuer le roman, mais on le
déshonore. »
Sur dix volumes qui paraissent, on compte bien neuf romans, de tout format et de tout
prix, populaires ou illustrés, célèbres ou inconnus, fignolés ou bâclés, passionnés ou
douceâtres. Le roman pullule, comme l’herbe pousse, comme le blé mûrit. On réédite les
ancêtres, les Gaboriau, Frédéric Soulié, Paul Féval, Eugène Sue, Ponson du Terrail,
Richebourg, Paul de Kock, Alexis Bouvier, Ulbach, Champfleury… Les auteurs tombés dans le
domaine public sont ramassés et remis à neuf. Et on ne s’arrêtera pas là : on rééditera la
comtesse Dash, Émile Souvestre, Clémence Robert, Louis Énault, Alexandre Lavergne, Charles
Deslys, Alfred de Bréhat, Roger de Beauvoir, Octave Féré, Amédée Achard…
Devant ces torrentielles résurrections, le public s’affole et finit par tout accepter.
« J’ai entendu un petit bourgeois me dire ; Monsieur, nous prenons ce qu’on nous donne ;
nous aimerions mieux des choses plus belles. Mais, quand on a l’habitude d’aller au
théâtre, il faut bien écouter ce qu’on a mis sur l’affiche12. »
D’après la Bibliographie de la France, notre confrère M. André Billy a
établi la statistique comparative des ouvrages littéraires publiés au cours des deux
dernières années :
En 1923 ont paru 1 579 volumes ressortissant à la littérature d’imagination ; 1009
romans, 284 pièces de théâtre, 286 volumes de vers. En 1922, on avait publié 976 volumes,
366 pièces de théâtre, 395 volumes de vers.
« Il est curieux de noter qu’en 1913 il avait paru 860 romans et 457 volumes de vers, et
qu’en 1875 on éditait 707 romans et 680 volumes de vers. En somme, on éditerait de moins
en moins de vers et de plus en plus de romans. »
Le roman est devenu un commerce comme celui de la betterave ou de la pomme de terre. Les
Revues payent le manuscrit, l’éditeur lance le volume, il se vend, et on recommence.
L’écrivain ne travaille que pour gagner de l’argent.
Le mal n’est pas nouveau, dira-t-on. De tous temps, les romanciers ont recherché
l’argent. Qui fut plus intéressé que Balzac ? A en croire Veuillot, qui raconte le trait
dans Çà et là, quelqu’un ayant demandé à l’auteur du Père
Goriot quel but il se proposait en écrivant tant de volumes, le grand romancier
répondit : « Mon but est tout simplement de me faire 50 000 francs de rente. » Le mot
est-il exact ? Balzac n’a-t-il pas voulu mystifier son auditeur ? Traqué par ses
créanciers, renonçant au luxe de ses débuts, qui blâmerait Balzac d’avoir voulu gagner de
l’argent pour payer ses dettes ? L’auteur d’Eugénie Grandet rêva toute
sa vie la fortune ; mais ses besoins d’argent n’influencèrent jamais sa conscience
d’artiste. Fidèle historien des mœurs de son temps, il poursuivit son œuvre sans sacrifier
son idéal, et il n’eût pas retranché une description de ses livres pour plaire à des
lecteurs qu’il se proposait non pas d’exploiter, mais de conquérir. Il fut harcelé, non
dominé par ses dettes, et il sauva du naufrage l’honneur du talent. Balzac écrivait vite
et expiait sa hâte sur les épreuves ; mais il ne bâclait ni son sujet, ni ses personnages,
ni l’observation, ni la vérité humaine. Stendhal aussi produisait fiévreusement, et
celui-là non plus n’a pas travaillé pour le succès. Il acheva sans faiblesse une œuvre
qu’on ne devait lire qu’après sa mort, à une date qu’il fixait lui-même.
Ce type d’écrivain est aujourd’hui introuvable. Seul Marcel Proust a donné cet exemple de
désintéressement et de patience. On n’écrit plus des livres ; on en fabrique. Je connais
des auteurs qui refont chaque année l’ouvrage à la mode. Ils écriraient un poème épique,
si on en publiait encore.
La question d’argent ravage la littérature. On ne parle plus que traités, droits
d’auteurs, tirages. Les commerçants ne sont pas plus âprement hypnotisés par le problème
des débouchés et des ventes. Les prix littéraires n’ont fait qu’exaspérer cette soif de
rémunération immédiate. C’est ce qui explique la mauvaise qualité du roman à notre époque.
Sauf quelques exceptions, trois ou quatre noms peut-être, il n’y a plus ni écrivains, ni
créateurs, ni artistes. Il n’y a que des improvisateurs. On n’est écrivain, artiste et
créateur que par la persévérance et le travail. Victor. Hugo travaillait avec la
régularité d’un fonctionnaire, utilisant tout ce qui lui tombait sous la main,
dictionnaires, vieilles rimes de Delille, anciennes épopées, articles de magazines. Musset
aimait mieux attendre la seconde inspiration, et refaire, au lieu de corriger ; et on voit
bien, en effet, tout ce qui traîne de négligences et de lambeaux de prose dans ses
meilleurs poèmes. Les romantiques se donnèrent d’abord comme des inspirés et commencèrent
par monter sur un trépied. Lamartine croyait à l’inspiration spontanée. « Créer est beau,
disait-il, mais corriger, changer, gâter est pauvre et plat. C’est l’œuvre des maçons et
non pas des artistes. » Les manuscrits de Lamartine portent pourtant de nombreuses traces
de tâtonnements, variantes, essais plus ou moins heureux, et même pas mal de surcharges.
« Tout doit se faire à froid », disait Flaubert, qui ne cachait pas son admiration pour
Buffon et le Discours sur le style. On connaît la facilité de Théophile
Gautier. L’auteur du Roman de la momie soutenait les deux théories,
celle de l’inspiration et celle du labeur13. S’il faut en croire
Goncourt, Gautier était de ceux qui prenaient la plume sans songer à ce qu’il allait
écrire. En réalité Gautier a toujours été partisan du travail. Les romantiques avaient, au
fond, les mêmes doctrines que les classiques, parce qu’il n’y en a pas d’autres.
Champfleury lui-même mettait deux ou trois ans à faire un livre, à lire, étudier,
compulser. « J’ai écrit longuement, goutte à goutte, le livre qui paraîtra en deux mois à
la Presse et qui, en volume, demandera à peine huit heures de lecture14. »
Parlant « du labeur qu’exige la poésie », Baudelaire, qui fut un admirateur de Buffon, ne
se gênait pas pour déclarer que « l’inspiration consistait à travailler tous les jours ».
« L’orgie, disait-il, n’est plus la sœur de l’inspiration… Une nourriture substantielle,
mais régulière, est la seule chose nécessaire aux écrivains féconds. L’inspiration est
décidément la sœur du travail journalier. Ces deux contraires ne s’excluent pas plus que
tous les contraires qui constituent la nature. L’inspiration obéit, comme la faim, comme
la digestion, comme le sommeil15. »
Certains écrivains comme Stendhal et George Sand, furent radicalement incapables de
refaire et de corriger. Le cas de George Sand est déconcertant. Elle était de la grande
race des prosateurs classiques. Très liée avec Flaubert, George Sand s’ébahissait de voir
le malheureux auteur de Madame Bovary suer sang et eau, crier jour et
nuit son martyre, « tourner et retourner deux jours entiers un paragraphe sans en venir à
bout », et presser sa malheureuse cervelle pour trouver un mot. Devant de pareilles
souffrances, George Sand en arrivait à douter d’elle-même et à se demander si sa propre
facilité n’était pas un signe d’infériorité. « Quand je vois, disait-elle, le mal qu’il se
donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la
littérature de savetier17. »
Il est intéressant de constater cette inquiétude chez un auteur qui a publié près de cent
volumes et dont la fécondité troublait même Buloz. L’incomparable diction de George Sand
ne compense pas toujours, en effet, son absence de relief et sa timidité descriptive, bien
que son sens de la nature lui ait souvent inspiré des descriptions très vivantes,
notamment dans ses Lettres d’un voyageur. On peut dire de ses meilleurs
romans champêtres ce que Gœthe disait de Claude Lorrain : « Il a atteint la vérité, mais
non la réalité. » En tous cas, le style et le dialogue de George Sand ont quelque chose de
divinement contagieux. Ouvrez ses livres : c’est la vie même. Fermez le volume,
réfléchissez, vous avez l’impression qu’il manque à cette prose je ne sais quelle
résistance, l’épaisseur, la solidité de couches seules capables de braver le temps. George
Sand n’avait pas besoin de cultiver son champ, tandis que d’autres terrains demandent à
être travaillés pour donner toute leur récolte.
On est surpris quand on lit sa correspondance avec Flaubert. On aperçoit bien ce qui
devait les séparer ; on ne voit pas très bien ce qui pouvait les rapprocher. Ils
représentent deux méthodes inconciliables. L’un incarnait la rature laborieuse ; l’autre
la facilité ¡intarissable. Tous deux, par des procédés différents, font figure de grands
écrivains. Avec trois ou quatre volumes, Flaubert a atteint la réputation des cent volumes
de George Sand.
Villiers de l’Isle-Adam est un autre exemple des inconvénients qui résultent du manque de
travail. Avec du travail il eût fait une œuvre de premier ordre ; faute d’effort et de
labeur, son Axel, par exemple, quoique plus dramatique, n’a pas dépassé
l’Ahasvérus de Quinet. Le dialogue entre Axel et maître Janua, qui
ouvre la troisième partie, le début de la scène I de la première partie, les deux longues
tirades de l’archidiacre, à la prise de voile (scène VI, partie), les adjurations
amoureuses et tentatrices de Sara dans la salle des tombeaux, sa logique invitation aux
voyages exotiques, tout cela est du pur Ahasvérus… Même prose sans
plasticité, même déclamation sans relief, même rhétorique inexpressive. Ahasvérus, c’est Axel, avec beaucoup de la première Tentation de saint Antoine de Flaubert. Quinet fait parler le Sphinx, la reine de
Saba, les mages, les fées, Attila, les cathédrales, Charlemagne, Babylone, Béatrix,
Héloïse, Rome, l’Océan, Athènes, le Vatican, le Christ17.
On ne peut pas dire pourtant que Villiers ne travaillait pas. « Il éprouvait, dit
M. Bersaucourt, une peur presque maladive du mot impropre ou de la locution vicieuse. »
« Il n’y a pas en cette matière de petites choses, confiait-il à Adrien Remacle, le
directeur de la Revue contemporaine. On écrit : l’heure s’avance. Soit.
L’heure féminine, personnification du temps, peut s’avancer ; mais croyez-vous qu’il
m’était arrivé dans un conte, de laisser écrit : l’Heure était avancée,
comme le coupé de la marquise ou un fromage18 ? » Delacroix s’était très bien rendu compte
des difficultés que présente l’art d’écrire, supérieures, selon lui, aux difficultés de
l’art de peindre. Il semble parfois avoir pressenti le terrible labeur de Flaubert :
« Pour le peu que j’aie fait de littérature, dit-il, j’ai toujours éprouvé que,
contrairement à l’opinion reçue et accréditée, il entrait véritablement plus de mécanique
dans la composition et l’exécution littéraire que dans la composition et l’exécution en
peinture. Il est bien entendu qu’ici mécanisme ne veut pas dire ouvrage de la main, mais
affaire de métier, dans laquelle n’entre pour rien l’inspiration. J’ajouterai même, mais
pour ce qui me concerne et eu égard au peu d’essais que j’ai faits en littérature, que,
dans les difficultés matérielles que présente la peinture, je ne connais rien qui réponde
au labeur ingrat de tourner et retourner des phrases et des mots, pour éviter soit une
consonance, soit une répétition. J’ai entendu dire à tous les gens de lettres que leur
métier était diabolique, et qu’il y avait une partie ingrate dont aucune facilité ne
pouvait dispenser19. »
Tous les écrivains n’ont pas également compris la nécessité du labeur littéraire.
Sainte-Beuve avait de la peine à se persuader que La Fontaine « fabriquait du naturel avec
du travail ». L’effort est pourtant sensible chez le fabuliste. Sa naïveté est réelle ; on
sent seulement qu’elle vient de loin, qu’elle est d’une qualité réfléchie. Même
trompe-l’œil pour les contes de Paul Arène, merveilles de simplicité familière. On
jurerait que celui-là non plus ne travaillait pas. On se tromperait :
« A cette écriture qui nous semble si facile, nous dit son ami Léopold Dauphin, Arène ne
parvenait qu’à force de soins, récrivant des feuillets entiers, raturant sans cesse des
mots, des passages, jusqu’à ce qu’il fût complètement satisfait. Personne ne soupçonnait
la peine infinie dont il souffrait. Ainsi un jour nous nous trouvions ensemble chez
Ferdinand Fabre. L’auteur des Courbezon avait une crise de goutte qui le
clouait dans son fauteuil, la jambe allongée sur une chaise basse. Fabre se plaignait des
difficultés qu’il éprouvait à mettre d’aplomb une bonne page et enviait Paul Arène
d’arriver si aisément à la perfection du style : « Vous êtes bien heureux, dit-il,
d’écrire sans effort. Arène ne répondit que par un haussement d’épaules, que Fabre
n’aperçut pas20. »
Il y a dans le travail, refontes et ratures, une vertu intérieure, une ressource de
résistance qui n’ont pas échappé à des écrivains comme Malherbe, Boileau, Buffon et
Flaubert. L’auteur de Salammbô se méfiait de tout ce qui était trop
facilement écrit. Une femme d’esprit, Mme de Charrière, disait avec beaucoup d’à-propos :
« Quand la plume ne va pas comme d’elle-même, il n’en faut pas moins qu’elle aille. On
s’imagine qu’elle ira mal, mais point du tout : les plumes qu’on gouverne sont à la longue
les seules qui aillent bien. On attend qu’on soit en train, tandis qu’il ne tient qu’à
nous de nous y mettre… Je ne recommence que pour faire plus mal, disent beaucoup de gens.
Qu’en savent-ils ? Ont-ils jamais bien obstinément recommencé ? L’esprit est comme la
main, comme le pied, la jambe, et l’on devient capable de penser, de parler, d’écrire,
comme de danser et de jouer du clavecin, à force d’exercice… Vouloir fortement, décidément
et obstinément vouloir, fait venir à bout de tout ; mais vouloir ainsi est déjà un don du
ciel, un talent très rare. »
Ces questions de travail et de métier sont très importantes. Quand Alphonse Daudet publia
l’Histoire de mes livres et raconta comment il composait ses romans,
Jules Lemaître signala l’intérêt que présentait ce genre de confidences ; et, à ce propos,
dans la Revue bleue du 25 février 1888, M. Henri Berr recommandait aux
auteurs « de nous faire connaître par le le tempérament, l’origine de leur vocation,
la formation intérieure de leurs œuvres, les influences qu’ils ont subies », et il
ajoutait judicieusement que cela pouvait rendre possible « la création d’une esthétique
expérimentale et historique21 ».
Baudelaire a insisté sur l’utilité pratique de ces confidences de travail et de
métier :
« Bien souvent, dit-il, j’ai pensé combien serait intéressant un article écrit par un
auteur qui voudrait, c’est-à-dire qui pourrait raconter pas à pas la marche progressive
qu’a suivie une quelconque de ses compositions, pour arriver au terme définitif de son
accomplissement. Pourquoi un pareil travail n’a-t-il jamais été livré au public, il me
serait difficile de l’expliquer ; mais peut-être la vanité des auteurs a-t-elle été, pour
cette lacune littéraire, plus puissante qu’aucune autre cause. Beaucoup d’écrivains,
particulièrement les poètes, aiment mieux laisser entendre qu’ils composent grâce à une
espèce de frénésie subtile ou d’intuition extatique, et ils auraient positivement le
frisson, s’il leur fallait autoriser le public à jeter un coup d’œil derrière la scène et
à contempler les laborieux et indécis embryons de pensées, la vraie décision prise au
dernier moment, l’idée si souvent entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps
de se laisser voir en pleine lumière, la pensée pleinement mûrie et rejetée de désespoir
comme étant d’une nature intraitable, le choix prudent et les rebuts, les douloureuses
ratures et les interpolations, — en un mot, les rouages et les chaînes, les trucs pour les
changements de décor, les échelles et les trappes, — les plumes de coq, le rouge, les
mouches et tout le maquillage qui, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, constituent
l’apanage et le naturel de l’histrion littéraire22. » Les débutants
s’imaginent qu’il suffît, pour être écrivain, d’avoir de la facilité et du naturel. Ils ne
se doutent pas qu’il y a une fausse facilité et un faux naturel, et ils croient avoir un
style à eux, quand leur style est tout simplement celui de tout le monde. On est dupe de
sa verve, la phrase coule, le dialogue pétille ; on ne prend pas garde que le fond et la
forme sont du déjà lu, et que tout cela ne peut faire qu’une œuvre insignifiante.
Balzac signalait ce genre de style, dans sa Revue parisienne, à propos
d’Eugène Sue :
« M. Sue écrit comme il mange et boit, par l’effet d’un mécanisme naturel ; il n’y a là
ni travail ni effort. La phrase est d’une désespérante uniformité. Pas une idée, pas une
réflexion, pas un seul de ces traits incisifs, concis, qui doivent distinguer l’écrivain
français entre les écrivains, ne relève cette prose molle et lâche. La forme que M. Sue a
trouvée une fois est comme le moule qui sert à une cuisinière pour toutes ses crèmes23. » Encore s’agit-il ici d’une prose banale, très reconnaissable, dont on
peut se méfier. Il est une autre prose plus dangereuse, que j’appellerais l’émail du bon
style, les jolis clichés de ceux qui écrivent bien. Je connais des jeunes gens qui ont
attrapé ce ton et s’imaginent avoir un style, alors qu’ils écrivent, non pas cette fois
avec le style de tout le monde, mais avec le style d’un autre. Ils diront par exemple :
« Exquises, ces figues cueillies dans la rosée matinale, aux premiers feux du soleil
montant », sans voir qu’ils refont la phrase d’Alphonse Daudet : « Délicieuse, cette
soirée passée dans le jardin du presbytère, au parfum des roses finissantes, etc. » Les
naïfs adoptent un gaufrier qui leur permet d’avoir du talent ; seulement ce talent n’est
pas à eux, et ceux qui savent ne sont pas dupes.
Parmi les défauts à éviter, en voici un très répandu, que je trouve indiqué dans le
précieux Jacques Amyot de M. Sturel (p. 235). Il s’agit du redoublement
inutile de la même idée ou des mêmes expressions synonymes, comme dans ce passage d’un
traducteur de Plutarque, Jehan Lodé : « Après la couple et lien nuptial par lequel le prestre et le ministre de la noble déesse Cérès vous a
accouplés et conjoincts par mariage, selon la teneur et autorité de la loi du païs, mon
jugement et réputation est que le doux parler et amoureux langage, entre vous deux commun
et mutuel, vous est moult profitable et nécessaire aussi, pareillement à vostre loy très
convenable et correspondant. »
Remarquons qu’aucun de ces termes n’est répété dans le texte grec. Ce redoublement
symétrique a été exploité en grand par Massillon24.
Du temps d’Arlincourt, on s’imaginait bien écrire en écrivant « comme
M. de Chateaubriand », c’est-à-dire en imitant ses défauts, comme dans cette phrase, où
M. de Marcellus multipliait les épithètes banales :
« Lorsqu’on admire à loisir la fierté de ces roches sauvages et la grâce de ces vallons
ombragés ; qu’on a tour à tour promené ses regards sur le mont escarpé et sur la prairie
émaillée, sur l’humble violette et sur l’orgueilleux sapin, il reste dans l’âme, etc. Nous
contemplâmes avec effroi un profond et vaste gouffre, dont les bords revêtus d’un gazon
glissant étaient parsemés d’œillets embaumés et de fraises vermeilles ; mais nous
résistâmes avec courage à ces appas trompeurs, emblème funeste des plaisirs perfides d’un
monde trop séduisant25 »
Alexis de Tocqueville, qui fut un grand travailleur, avait signalé cette manie
d’amplification cette tendance à renfermer toutes sortes de nuances d’idées dans la même
phrase, de façon que, tout en complétant et en étendant la pensée, on énerve et on
affaiblit l’expression ».
Il avait raison. Il ne faut mettre dans une phrase ni trop de choses semblables ni trop
de choses différentes. Les phrases de Pascal, Rousseau, Montesquieu, Buffon, Voltaire ne
contiennent pas énormément de choses à la fois. Bossuet lui-même, dans ses belles
périodes, ne verse ses idées ni à droite ni à gauche : il va droit son chemin.
Tocqueville savait mieux que personne ce que le labeur peut ajouter à une première
rédaction : « Le premier jet, dit-il, est souvent, comme forme, très préférable à tout ce
que la réflexion ajoute après. Mais la pensée elle-même gagne à être longuement creusée,
remaniée et reprise, tournée et retournée par mon esprit dans tous les sens. L’expérience
m’a appris qu’elle obtenait souvent ainsi
sa valeur véritable. Le difficile est de combler une rédaction primesautière avec une
pensée très mûrie. Je ne sais si j’y parviendrai jamais. Ce serait déjà beaucoup que de
voir clairement ce qu’il faut faire pour cela26. »
Certains écrivains voient très bien ce qui leur manque et éprouvent cependant une
difficulté invincible à se corriger.
« Je suis le premier, dit Ovide, à voir le côté faible de mes ouvrages, quoique un poète
s’aveugle souvent sur le mérite de ses vers. Pourquoi donc faire des fautes, puisque
aucune ne m’échappe, pourquoi en souffrir dans mes écrits ? C’est que sentir sa maladie et
la guérir sont deux choses bien différentes. Souvent je voudrais changer un mot, et
pourtant je le laisse, la puissance d’exécution ne répondant pas à mon goût. Souvent (car
pourquoi n’avouerai-je pas la vérité?) j’ai peine à corriger et à supporter le poids d’un
long travail : l’enthousiasme soutient, le poète qui écrit y prend goût, l’écrivain oublie
la fatigue, et son cœur s’échauffe à mesure que son poème grandit. Mais la difficulté de
corriger est à l’invention ce qu’était l’esprit d’Aristarque au génie d’Homère. Par les
soins pénibles qu’elle exige, la correction déprime les facultés de l’esprit. C’est comme
le cavalier qui serre la bride à son ardent coursier27. »
La nécessité du travail doit donc être considérée comme un principe au-dessus de toute
contestation. Une prose n’est parfaite que si elle a été travaillée. Le travail contient
toutes les possibilités de perfection.
Il y a des centaines de manières de mal écrire ; toutes sont le résultat du manque de
travail.
« On pourrait, dit Philarète Chasles, composer un bon livre et très utile sur les
diverses maladies du style en France. Je serais heureux d’y essayer mes forces, si je
n’avais entrepris une œuvre que je continue modestement et assidûment, œuvre que les plus
superbes de mes contemporains daignent alimenter avec constance. Cette cacographie
illustre, ou ces exemples de mauvais style tirés des œuvres de nos grands hommes, me dònne
fort à faire, et le choix m’embarrasse. Les grands hommes qui basent leurs opinions et qui
ne tarderont pas sans doute à les chapitonner ou à les archivolter, sont devenus nombreux. Quand on parle d’une maison, l’on dit en
général que son toit est pointu ; en parlant d’une femme, au contraire, on n’est plus
amoureux d’elle, on en est amoureux (en, d’une chose). Nos meilleurs écrivains aujourd’hui
ne s’expriment guère autrement. Près de mourir devient prêt à mourir, chose très
différente. Quand on a l’intention de rendre un service, on est près (voisin) de le
rendre, ce qui n’est pas du tout le même sens. Pourquoi y regarder de si près, ou de si
prêt ? Un t, un s, la précision est inutile. Un peu de vague fait grand bien… Quant à la
particule y, ses droits se sont étendus comme ceux de la particule en ; des autorités très
considérables prouvent que l’on peut très bien écrire : Dans cette maison où l’on y danse.
Je lisais récemment avec satisfaction cette phrase de M. Cousin, qui eût épouvanté
Vaugelas :
Dans ce portrait gravé on y sent des yeux très attendris. Sentir des yeux ! Et sentir des
yeux attendris ! Ô Voltaire ! Ô Bossuet ! Ô Molière…28 »
Que dirait aujourd’hui Philarète Chasles ? Le style français est en pleine décadence. Il
n’y a plus de style ; il n’y a que des styles. Le barreau, la finance, la politique, la
philosophie, le sport sont en train de faire de notre langue un prétentieux charabia qui
n’est presque plus du français. M. Jacques Boulenger a relevé au Journal
officiel les locutions favorites de nos députés et de nos ministres. Le mot propre
est presque toujours rejeté par les orateurs comme indigne de la majesté de la
tribune.
Le Journal des Débats (3 avril 1924) cite quelques-unes de ces formules
toutes faites : « Une idée, en style parlementaire, se nomme une conception, une vue, une
vision qui ne manque presque jamais d’être une claire vision. La Chambre ne résout pas,
elle solutionne ses désirs ou ceux des électeurs ne sont point des désirs, ils prennent le
nom auguste de desiderata ; les propositions qu’on lui fait s’appellent
des suggestions. Elle ne finit pas, elle met fin (sauf au vote du budget). Ses actes — et
ceci est sans doute un aveu — se nomment des altitudes ou encore des gestes ; ils n’ont
pas de conséquences ni d’effets, mais des répercussions. Au lieu de l’inviter à choisir ou
à fixer la date de sa prochaine séance, on la prie de « statuer en ce qui concerne la
fixation de la date ». Veut-on lui proposer un classement des incorporés selon leur santé
ou leur force, on proposera « pour les incorporés un classement par catégories d’après le
coefficient de leur robusticité réelle », sans se demander si, par hasard, le mot
« robustesse » ne serait pas suffisant. Voulant obtenir la construction d’usines
frigorifiques, on sollicitera d’elle « un effort à faire sous forme de construction
d’usines frigorifiques », ce qui est une forme bien étrange d’effort. On ne dit point à la
Chambre : « Nous tiendrons compte de vos propositions quand nous réglerons
l’administration de ceci ou de cela », mais : « Nous aurons égard à vos suggestions dans
« l’élaboration du règlement d’administration de… ». Une secrète malchance oblige les
orateurs à prendre toujours par le plus long, à moins toutefois qu’ils ne considèrent
quelque chose comme étant de leur devoir, auquel cas ils diront : « Je considère de mon
devoir », ce qui n’est pas français. »
Appliquée au roman, la question du style soulève une objection qui mérite d’être
examinée. Balzac, Soulié, Eugène Sue, Dumas père, Charles de Bernard et même Stendhal
n’ont pas eu besoin, dit-on, d’être de grands écrivains pour être de grands romanciers. De
nos jours, un puissant créateur de spectacles psychologiques, Marcel Proust, emploie un
style à faire frémir. Entre la prose de Flaubert et celle de Balzac il y a un abîme. En
d’autres termes, il existe une langue que l’on parle et une langue que l’on écrit, une
prose ordinaire et une prose d’art. Laquelle faut-il choisir ? demande M. Henri Massis,
dans un excellent article29.
Au point de vue perfection, l’hésitation n’est pas permise : faites deux ou trois volumes
comme Flaubert, votre réputation est assurée. Si, au contraire, vous vous sentez de taille
à publier de vastes œuvres, à embrasser tout un ensemble d’observations humaines,
n’hésitez pas non plus, écrivez, créez, amassez. Ce qui arrivera, nul ne le sait, par la
bonne raison eue personne ne peut savoir s’il peut avoir assez de génie pour se passer de
talent.
Le principe indiscutable, c’est que le style domine tout, consacre tout. Ce qui sauve une
œuvre et l’immortalise, Chateaubriand a raison de le proclamer, c’est le style. C’est
parce qu’Homère est un grand écrivain que ses poèmes sont arrivés jusqu’à nous. Ils
eussent péri, s’ils n’eussent été écrits en beaux vers. Certaines œuvres ne survivent que
par le style, comme le Second Faust de Gœthe et la Tentation de Flaubert. D’autres, au contraire, mais plus rarement, comme Balzac et
Stendhal, arrivent à s’imposer par leur seul fond de vérité et l’analyse des
passions.
« Malheur à qui méprise la forme, dit Anatole France. On ne dure que par elle. Une idée
ne vaut que par la forme, et donner une forme nouvelle à une vieille idée, c’est tout
l’art et la seule création possible à l’humanité30. »
Le docteur Toulouse me fit un jour cette objection : « Pourquoi, me dit-il, attachez-vous
tant d’importance à la forme et au style, puisque la forme et le style changent comme la
langue ? La durée d’une œuvre doit être indépendante de ces conditions périssables. »
Oui, sans doute, les styles changent, mais la nécessité du style subsiste. Les façons
d’écrire se modifient, mais l’art d’écrire demeure. La peinture aussi change ; on ne peint
plus comme Raphaël ou Rembrandt ; mais chaque peintre continue à chercher la forme et la
perfection.
Pour le moment, retenons bien ceci : c’est que le style, quel qu’il soit, doit être
vivant. Le travail est nécessaire, mais trop de travail stérilise. La perfection sent
souvent le pastiche. La spirituelle prose qu’Anatole France doit à Renan semble elle-même
avoir déjà pris quelque chose d’artificiel, un air de pastiche délicieusement suranné,
parce qu’Anatole France n’a écrit que pour le jeu des idées, au lieu de chercher la vie et
l’observation humaines.
Bien écrire, en somme, c’est avoir un style à soi, un style original. Tout le monde
n’atteint pas l’originalité. Il n’y a point de recette pour devenir grand écrivain. A
peine peut-on proposer des méthodes et des conseils pour développer les qualités que nous
octroie la nature. On n’apprend à écrire que si on a la vocation d’écrire, de même qu’on
n’enseigne la peinture qu’à ceux qui ont le goût de peindre, la musique à ceux qui aiment
la musique, les mathématiques aux esprits portés vers les mathématiques. Le difficile,
c’est l’originalité.
En réponse à une enquête sur la crise de l’intelligence, M. Pierre Lasserre a raison de
dire : « Je refuse ma sympathie intellectuelle et mon admiration aux écrivains dont la
forme n’est pas originale ; mais je voue mon exécration à ceux qui sont préoccupés de leur
originalité. Ceux-là surtout la ratent, et nous n’avons à en espérer que des grimaces
laborieuses. » C’est fort bien dit. Nous avons toujours signalé nous-mêmes (notamment dans
notre dernier livre) les ravages qu’exerce la recherche de l’originalité à tout prix.
Quand on dit : « Ayez un style original », cela signifie : « Ayez un style vivant, un
style en relief, qui frappe, qui attache. Ce besoin d’originalité a rendu les romantiques
injustes envers nos classiques. On reprochait aux classiques leur imitation des Anciens.
« Dans la vieille école, disait Raynaud en 1839, on se faisait un titre de gloire de
l’absence d’originalité, on se disait nourri de la lecture des Anciens, quand on les avait
imités : de là toutes ces copies de batailles, de tempêtes, cette imitation des épisodes
des épopées grecques et latines dans les essais qui ont été tentés chez nous. Boileau
copiait Horace et Juvénal ; Fénelon puisait dans l’Iliade et l’Odyssée ; ces facilités que se procurait l’écrivain tournaient à sa
gloire ; et, nourri
comme on le disait alors, de la lecture des Anciens, sa mémoire pouvait en toute sûreté
venir au secours de son génie. Aujourd’hui il faut de l’originalité ; aujourd’hui que
toutes les idées et toutes les images ont été importées dans nos livres, si l’on se
bornait à ressasser ce qui a été imprimé, autant vaudrait-il ne pas prendre la plume31. »
Il n’y a peut-être pas plus de trois ou quatre écrivains par siècle qui ont vraiment ce
qu’on peut appeler un talent original : les autres en vivent et l’exploitent. Dieu sait la
quantité de romans épistolaires qui suivirent l’Héloïse de Rousseau, et
ce qu’on a publié après Montesquieu de lettres persanes, turques ou péruviennes ! Un poète
anglais a dit : « Nous naissons tous originaux et nous mourons tous copistes. » — « Ce
poète, ajoute Villemain, est dépité de ce que tous et lui-même nous ne pouvons échapper à
l’action des hommes de génie qui nous ont précédés, et secouer le joug de leur idée32. »
Ce serait une grosse erreur de croire que le travail et l’étude des procédés suffisent à
créer l’originalité. L’originalité consiste surtout dans la façon personnelle de sentir.
C’est la force de la sensation qui crée la force de l’expression.
La soif d’originalité engendre la bizarrerie ; et cependant la nouveauté sera toujours la
première condition de l’art. « Lorsqu’une technique a produit son chef-d’œuvre, dit très
justement M. Cocteau, elle est épuisée et il faut chercher autre chose. » C’est ainsi que
l’art se transforme : classiques, romantiques, réalisme, symbolisme, cénacles et petites
chapelles, tout passe, tout se renouvelle.
Ce serait une autre erreur de s’imaginer que, pour rester personnel et éviter les
réminiscences, il faut s’abstenir de lire. On doit, au contraire, se tenir très au
courant. Tout connaître est le meilleur moyen, non seulement de tout éviter, mais de tout
apprendre. On ne diminue pas l’originalité de Montaigne, quand on constate qu’il s’est
formé par l’étude d’Amyot et de Sénèque, comme Bossuet par Tertullien et la Bible. Le Socrate chrétien de Balzac a précédé les Pensées de
Pascal, et Chateaubriand sort de Bernardin de Saint-Pierre.
« Certes, dit un bon critique d’art, si un peintre doit à un autre peintre, on peut dire
que Van Dyck doit à Rubens. Ajoutez à cela que les Italiens marquèrent sur lui d’une façon
formidable, et que Samuel Cooper lui donnera peut-être la clef de sa dernière manière,
dite manière anglaise. Van Dyck est-il pour cela un plagiaire, ou l’un des maîtres du
portrait, au génie le plus pur, à la plus aristocratique personnalité ? Titien a-t-il
moins de grandeur parce que Giorgione, en quelques œuvres, a exprimé une forme d’art par
lui reprise durant une longue vie ? Pater et Lancret n’ont-ils pas une personnalité, bien
qu’ils ne soient sortis ni du genre ni de la technique de Watteau ? Fragonard aussi a
emprunté à Watteau, comme Delacroix à Rubens et Prudhon à Corrège, et ils ont une grande
personnalité33. »
Rien de plus vrai.
Il n’en reste pas moins certain qu’un artiste doit toujours avoir le souci de dégager sa
personnalité et de ne pas ressembler aux autres. C’est par la nouveauté des procédés que
l’art évolue et qu’on arrive à Cézanne. Il y a en art et en littérature une part
d’inspiration et une part de volonté.
« La principale cause des changements esthétiques est un simple jeu d’action et de
réaction. Il s’agit de faire autre chose que ses prédécesseurs immédiats, et une école
artistique et littéraire se définit surtout par opposition à une autre école, celle qui
régnait jusqu’alors, celle qui triomphait et dont on juge qu’elle a trop duré34. »
« Edgard Poë, dit Baudelaire, répétait volontiers, lui, un original achevé, que
l’originalité était chose d’apprentissage35. » Dans sa Philosophie de la composition, Poë ajoute textuellement ces paroles : « Le fait
est que l’originalité… n’est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire
d’instinct ou d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher
laborieusement, et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins
l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous fournit les moyens de
l’atteindre. »
Nous avions, dans nos premiers livres, essayé de démontrer qu’à force d’assimilation et
de volonté, Taine était parvenu à modifier son style. Remy de Gourmont contesta le fait,
en disant qu’on ne change pas son style, et que si Taine
était devenu un descriptif, c’est qu’il avait sans le savoir la vocation descriptive. A
l’époque où Gourmont écrivait ceci, le tome II de la Correspondance de
Taine n’avait pas encore paru. Or, c’est Taine lui-même, cette fois, qui s’est chargé de
nous donner raison, en racontant dans ce volume par quel travail il a réussi à changer
toutes les allures de sa pensée et à apprendre le style descriptif. Taine était persuadé
qu’on peut apprendre à écrire36.
Répétons-le donc en finissant : Rien n’est plus nécessaire que l’originalité, et rien
n’est plus périlleux que la recherche de l’originalité. On dépasse le but, le bizarre vous
séduit, et l’on tombe dans le Cubisme, l’Orphéisme, Naturisme, Simultanéisme, Futurisme et
jusqu’au récent Dadaïsme, c’est-à-dire, d’après Nicolas Bauduin, à « une phonétique
personnelle proche des tressaillements de la subconscience ». Les symbolistes
s’efforçaient de traduire les infinies nuances de l’émotion ou de la sensation. Les
dadaïstes veulent exprimer l’inexprimable, traduire jusqu’au bégaiement et au silence. On
prend le cerveau pour une lanterne magique ; on y rassemble des sensations et des images.
On obtient ainsi de singulières descriptions. Un homme se promène sur le boulevard, on
note le bruit des pieds que font les passants, les affiches qu’il voit, les bouts de
conversations entendues, le ronflement des voitures, les feuilles qui tombent, les cris
des camelots, les mots échangés devant les kiosques, la poussière sur les cils, le
claquement d’un fouet, une mouche qui passe… On peut évidemment avec cela faire quelque
chose de très neuf ; mais est-on bien sûr que ce sera encore de la littérature ? Outrer
l’originalité n’est pas une esthétique. Il faut sentir les choses, les attirer à soi, et
non pas aller artificiellement à elles.
« Ce n’est point nécessairement, dit Jules Lemaître, une marque de génie ni même de grand
talent que d’inventer une formé d’art. Je dirai presque que c’est à la portée de tout le
monde, et que les inventions de cette sorte ont été souvent le fait d’esprits médiocres,
car les formes anciennes suffisent presque toujours aux grands écrivains, ou, s’ils les
modifient, c’est sans trop s’en apercevoir. Boursault a inventé un genre ; Beauchamps dans
les Amants réunis a inventé un genre. Inventer une forme, ce n’est
donc rien. Il faut voir ce que vaut l’invention37. »
C’est souvent pour forcer l’attention et faire du nouveau que l’on fonde une école.
L’éclosion du roman réaliste au commencement du dix-septième siècle en France est
certainement due à un mouvement de réaction contre le roman chevaleresque. « Il faut
compter avec cette perpétuelle démangeaison du changement qui agite les hommes en des âges
trop civilisés, avec le besoin enfin de frapper violemment l’attention. Il n’y a d’abord
que l’ordinaire bouleversement d’une technique. Puis le rationalisme doctrinal et le culte
de l’intelligence sont venus à point pour donner de la cohésion au mouvement et lui
fournir une belle théorie, chose essentielle, comme on sait38. »
On croit quelquefois qu’il suffît d’être sincère pour atteindre l’originalité ; on peut
être pourtant parfaitement sincère et écrire quelque chose de très banal. C’est très
sincèrement qu’on croit avoir du talent, même quand on n’en a pas. La sincérité d’auteur
n’a rien à voir avec la sincérité d’homme. L’athéisme du Pérugin ne l’empêchait pas de
peindre de beaux sujets religieux. Léonard de Vinci, qui a donné le même sourire équivoque
à saint Jean-Baptiste, à Bacchus, à Léda et à la Joconde, n’en a pas moins réalisé dans la
Cène la plus idéale figure de Christ qui existe peut-être en peinture. En littérature et
en art, être sincère, c’est arriver à sentir ce qu’on veut se faire sentir. Une page est
sincère, quand elle est sentie, et c’est la qualité de l’expression qui révèle si elle est
sentie.
Ne confondons pas surtout la sincérité avec la naïveté. « Ce qui est insupportable, dit
Sayous, c’est la naïveté contrefaite, la naïveté singée, celle par exemple qu’à une
certaine époque on s’évertuait à produire en imitant les vieux auteurs français, en
supprimant les articles et en usant puérilement d’inversions réputées naïves. Il semblait
à Rivarol voir un poltron dans la cuirasse de Bayard. »
Cette naïveté singée exerce encore aujourd’hui ses ravages sous le masque du style
archaïque, que nous avons dénoncé dans notre dernier livre : Comment il ne
faut pas écrire.
On arrive quelquefois par l’imitation à se faire une fausse réputation d’originalité ;
c’est le cas de Lamennais. Le style de l’Essai sur l’indifférence, qui
fit tant de bruit, n’est qu’un naïf pastiche de l’Emile. Lamennais
venait de lire l’Emile et les Lettres de la montagne,
quand il écrivit son fameux ouvrage. « On voit, dit Villemain, que Lamennais s’est formé
d’abord à cette école bien plus qu’à celle des Pères. L’imitation du style est parfois si
marquée, qu’elle rappelle ces ouvrages de la Renaissance où un moderne s’appropriait sous
un cadre chrétien soit Florus, soit Térence39. »
On n’imagine pas à quel point Lamennais a poussé le pastiche de Rousseau. On retrouve
dans l’Essai sur l’indifférence les tours de phrases de Rousseau, ses
antithèses, sa dialectique, ses interjections, son éloquence insolente, la même emphase et
jusqu’à ce ton romanesque que le philosophe de Genève conservait dans ses discussions les
plus abstraites. C’est du Rousseau, moins le charme et l’harmonie. Lamennais ne fut jamais
qu’un imitateur. Après Rousseau, c’est la Bible qu’il a imitée dans les Paroles d’un croyant.
On a raison, certes, de chercher l’originalité ; mais l’originalité qu’il faut éviter à
tout prix, c’est celle qui résulte de l’imitation étroite et servile40.
Malgré leur soif du nouveau et leurs efforts d’originalité, nos romanciers contemporains
ne sont pas parvenus à renouveler le roman. Les surenchérisseurs ont beau se démener, tous
nos romans se ressemblent ; quand on en a lu un, on les a tous lus ; ils n’ont qu’un
thème : l’amour ; qu’un héros : l’amant ; qu’un type de femme : la maîtresse. On n’écrit
des romans que pour exalter l’amour, pour déshonorer l’amour, pour peindre l’amour dans
tous ses gestes, sous toutes ses formes. Quelques auteurs gardent bien encore le culte du
mariage et des bonnes mœurs (Maria Chapdelaine, etc) ; la majorité ne
voit dans un roman qu’une histoire sexuelle. On dédaigne les sentiments et les
caractères ; le but, l’idéal, c’est l’alcôve.
« Voilà pourquoi, dit Claveau, le roman paraît souvent faux et fade aux hommes mûrs, qui
ont généralement sous les yeux des réalités toutes différentes de ces chimères. Voilà
pourquoi le rôle que l’amour y joue, et, je le répète, la place qu’il y tient se
présentent à leurs yeux désabusés comme un rôle et une place de convention, une sorte
d’usurpation sentimentale et littéraire où la vérité n’a rien à voir, un mensonge pour les
dames. Entre nous, est-ce que l’amour, tel qu’on le rencontre dans les romans, gouverne
notre existence aussi complètement que les romanciers veulent bien le dire ? Est-ce que
vraiment il l’accapare et l’absorbe, d’un bout à l’autre, au point où ils le prétendent ?
Et surtout est-ce qu’il y fait autant de bruit qu’il en fait chez eux ? Les vrais héros de
roman, les agités, les emballés, les romantiques d’autrefois, les Antonys qui poussent des
cris et commettent des crimes, sont des exceptions. Nous ne voyons rien de pareil autour
de nous. »
On s’explique très bien, au fond, que les trois quarts des écrivains écrivent des romans
d’amour. Tout le monde n’est pas capable de créer des personnages vrais, mais chacun se
croit compétent en amour, parce que l’amour est la passion la plus générale, la plus
littéraire, bien qu’elle soit absente de pièces de théâtre comme Athalie et
Mérope. Un auteur de talent, Gaston Chérau, consacre deux volumes à décrire les
vertiges de la corruption la plus basse chez une malheureuse créature, qui parcourt toute
la carrière du vice, jusqu’au couronnement conjugal, offert par un idéaliste et peu
scrupuleux militaire. On n’a pas besoin d’expérience pour écrire des romans d’amour ;
l’imagination suffit. Voilà pourquoi les jeunes gens font des œuvres fausses. Ces brûlants
Eliacins sont peut-être de parfaits amants ; en littérature ce sont presque toujours de
mauvais auteurs.
Les femmes et les jeunes filles, quand elles se mêlent d’écrire, tombent dans le même
travers. On n’imagine pas la quantité de romans ultrapassionnés que ces sentimentales
bas-bleus viennent proposer aux grands journaux.
J’en connais une, la plus honnête créature du monde, qui, non seulement n’écrit que du
roman passionnel, mais à qui l’amour ordinaire ne suffît pas ; elle complique les crises
les plus raffinées par des efforts d’analyse qui n’arrivent pas à leur donner la vie,
parce qu’il n’y a rien de plus difficile que de donner la vie à ce qui est faux ou
exceptionnel. Son talent (car elle en a) cherche de préférence les terrains stériles où ne
pousse aucune fleur respirable ; si bien qu’après avoir fermé ses livres, on ne sait plus
trop ce qu’on a lu et qu’il n’en reste absolument rien. Et cette aimable personne s’étonne
de n’avoir pas de succès !
Et non seulement tous les romans se ressemblent, mais chaque auteur recommence le même
livre. Très peu éprouvent le besoin de se renouveler comme Flaubert. L’auteur de Madame Bovary, qui semblait destiné à publier toute une suite de romans
modernes, donne un roman antique, Salammbô ; puis, revenant au genre
contemporain, il écrit l’Education sentimentale, récit haché ,
traintrain du détail quotidien, qui devait servir de modèle à toute l’école réaliste.
Continuant son évolution, Flaubert produit la Tentation de saint
Antoine, un dialogue d’érudition historique, Trois contes, dont un
antique, et Bouvard et Pécuchet, œuvre d’une originalité déconcertante.
Ce besoin de renouvellement ne tourmente pas nos romanciers contemporains.
Mais la vraie et la grande cause de la décadence du roman français, ce qui l’empêche de
se renouveler, on ne le redira jamais assez, c’est son rabâchage autour du même et éternel
sujet : l’amour.
Les écrivains anglais ont, sous ce rapport, une compréhension bien plus large des
réalités qui peuvent entrer dans le roman.
La supériorité du roman anglais, c’est que l’adultère, la passion, l’amour, y sont choses
secondaires, qui n’accaparent ni toutes les situations du récit, ni toutes les
préoccupations de l’auteur. En France, un roman a toujours pour sujet l’idée d’une faute.
Le roman anglais, au contraire, vit d’honnêteté et tire des gens honnêtes l’intérêt que
les auteurs français tirent d’un coquin ou d’une femme équivoque.
En dehors des sujets à thèse, nos romanciers ne prennent au sérieux ni le mariage, ni la
famille, ni les enfants, ni la vie domestique, ni les caractères, ni les manies, ni les
types. C’est avec cela, au contraire, que les Anglais composent leurs livres. Ils savent
regarder autour d’eux, sans quitter leur salle à manger, sans sortir de leur maison. La
valeur qu’ils accordent à l’honnêteté et à la famille non seulement leur crée une
originalité, mais leur donne un ton que nous ne connaissons pas, un ton de naïveté et de
profondeur qui rend parfois leur dialogue d’une drôlerie inimitable. En France, nous nous
imaginons être profonds quand nous sommes ennuyeux, et nous jugeons toujours le vice plus
intéressant que l’honnêteté. Sauf de rares publications, dont l’audace dépasse alors notre
réalisme, la passion est presque toujours au second plan dans la production anglaise, et
elle est rarement cynique.
Sous peine de stérilité ou de rabâchage, il faut donc absolument réagir contre cette
tournure d’esprit qui consiste à ne concevoir le roman français que sous sa forme
passionnelle, et à croire que le roman honnête ne relève pas des procédés d’observation.
On a le plus grand tort de considérer comme des données invraisemblables les sentiments
nobles et supérieurs qui sont l’honneur de la nature humaine. Le sacrifice, l’héroïsme, le
devoir, le désintéressement, l’idéal sont des choses qui existent et qui peuvent devenir
des réalités vivantes, comme le prouve le succès du Rosaire de Mme
Barclay, de Maria Chapdelaine et des œuvres d’Henry Bordeaux.
Au surplus, quel qu’il soit, il faudra vous décider et savoir bien choisir, le genre de
romans que vous voulez écrire. Tout dépendra de votre tournure d’esprit. Si vous êtes un
homme sérieux, vous ferez du roman sérieux ; si vous avez de la verve et de l’esprit, vous
ferez du roman gai. Le roman gai est un genre spécial. Il n’est pas facile d’émouvoir le
lecteur ; il est encore plus difficile de le faire rire, bien que le rire « soit le propre
de l’homme ». Le roman d’observation est généralement peu compatible avec le rire, « La
plaisanterie, dit Pierre Lasserre, ne va pas sans une certaine charge, qui est très vite
de la fiction et du mensonge. L’observation vraie n’est, au fond, ni spirituelle ni
bouffonne : elle est volontairement sérieuse41. »
Pour un Courteline, qui s’est fait un nom dans le genre comique, cent auteurs grimacent
et végètent. Rien ne vieillit comme l’esprit. Le persiflage ne survit pas à l’actualité.
On me dispensera de citer les noms des malheureux auteurs qui s’évertuent à être amusants
sans parvenir à dérider le public. L’inconvénient du comique est de forcer la note. La
plaisanterie est toujours déformatrice de vérité, et, quand elle n’est pas ennuyeuse, elle
est menteuse. Même à dose discrète, l’esprit fatigue. Voyez comme Sterne et Xavier de
Maistre paraissent aujourd’hui insignifiants. On se demande comment on a pu admirer des
livres comme le Voyage autour de ma chambre.
Évitez avant tout ce genre d’esprit facile, qui fait dire à un jeune auteur, à propos de
son chien et à la manière de Sterne : « Je résolus de lui faire observer que la vie qu’il
menait autour de nous ne convenait guère à un chien de bonne maison. Asseyez-vous, lui
dis-je. Il s’assit. Écoutez-moi bien. Il retourna la tête et affecta de ne pas m’entendre.
Je lui expliquai les raisons qui devaient le forcer à réfléchir et à se mieux conduire. Il
n’eut pas l’air de me comprendre et je commençai à suspecter sa bonne foi… etc. »
Ce ton est démodé.
Mais prenons garde de ne pas tomber dans l’outrance pour vouloir éviter la fadeur. La
drôlerie est à la mode ; on cu\tive le baroque et le pince-sans-rire. Laissons ces
clowneries à l’esprit anglais. Une caricature géniale comme Ubu roi
finit par n’être plus qu’une farce de collégien. On ne se maintient pas longtemps dans la
drôlerie. Le roman vit de vérité, non de déformation.
Signalons également le goût de la complication psychologique, qui séduit si souvent les
jeunes gens et les femmes. Nous avons dit dans notre dernier volume ce qu’il fallait
penser de la psychologie ; nous avons essayé de montrer par quelques exemples en quoi
consiste la mauvaise psychologie. Nous ne reviendrons pas là-dessus.
La vraie psychologie est une décomposition des mouvements de l’âme par petits faits réels
et précis. Elle consiste à montrer les sentiments en marche et en action. C’est la
psychologie de Marivaux dans Marianne, de Stendhal et de Tolstoï. Elle
ne vieillira pas.
La mauvaise psychologie n’est qu’un énoncé de motifs, le des dispositions
intérieures d’un personnage, un train-train narratif, un examen sur place d’hypothèses
monotones. Un personnage est-il en face d’une situation donnée, aussitôt le bavardage
commence ; on rôde autour, on pè3e le pour et le contre, on déduit les possibilités et les
conséquences. Qu’allait-il faire ? Où irait-il ? Qu’adviendrait-il ? Et ainsi pendant
trois cents pages. N’en eût-il que cent, un tel roman serait encore trop long. Avec Fumées de Tourgueneff et Notre cœur de Maupassant, qui
n’en font qu’un, le mauvais psychologue trouvera le moyen de faire un livre de radotages
qui n’aura plus l’apparence de la vie.
Il faut donc très sérieusement se méfier de ce qu’on appelle pompeusement la psychologie,
le point de vue psychologique. L’abbé Prévost se préoccupait très peu du point de vue
psychologique quand il écrivait Manon Lescaut, ni Richardson non plus,
ni Cervantès, ni même Balzac dans Eugénie Grandet et les Parents pauvres. Ils ont simplement créé des personnages vivants.
Il est des auteurs qui surenchérissent, à qui la psychologie ne suffît pas et qui ont la
prétention de mettre dans le roman de la philosophie et même de la sociologie. C’est le
comble. Un roman évidemment a toujours une portée philosophique ou sociale. Quelle œuvre
eut plus d’influence sociale que Werther et René ? Ni
Gœthe ni Chateaubriand n’ont pourtant voulu faire de la philosophie. Quant à écrire des
romans pour moraliser le peuple, c’est une chimère qui ne pouvait tenter que des esprits
généreux, comme Lamartine et George Sand42.
La philosophie n’est ni un but ni un programme. Balzac appelait Etudes
philosophiques des romans d’observation comme les autres. Celui qui porte le titre
le plus abstrait, la Recherche de l’absolu, est justement un de ses
récits les plus profondément humains, celui où il a dessiné quelques-unes de ses créations
les plus humaines, Balthazar Claës, Mlle et Mme Claës. Les romans proprement
philosophiques, comme Louis Lambert et Séraphita,
condamnent le genre par l’ennui qu’ils dégagent. Presque tous les romans philosophiques de
George Sand ont vieilli, tandis que Valentine, le Marquis
de Villemer, François le Champi, la Petite Fadette, la Mare au diable, conservent toute leur fraîcheur.
« George Sand, dit très justement Mazade, fait des ouvriers déclamateurs, des paysans
presque philosophes. Dans ses personnages on cherche des hommes ; on trouve des sophismes
qui marchent43. »
Laissons donc de côté la philosophie. Elle n’a rien de commun avec la littérature et ne
peut que lui nuire. Mieux vaudrait plutôt transporter dans le roman les mœurs électorales
de notre temps. Nous avons sur ce sujet quelques livres excellents, et le champ est loin
d’être épuisé. Le monde de la politique est un bon terrain pour la peinture des ambitions
et des caractères.
Le roman est la grande tentation des débutants. Aucun genre de production n’offre une
plus riche perspective de développements faciles. Et pourtant le roman ne s’est pas
beaucoup modifié depuis Balzac. Ce qu’on cherche encore, ce qu’on doit toujours chercher à
peindre, c’est la vérité, la vie, le réalisme, le vrai réalisme, celui qui admet ce que la
nature a de bon et non pas seulement ce qu’elle a de mauvais. Il faut bien se rendre
compte qu’il existe une autre réalité que celle de la Garçonne et du Journal d’une femme de chambre. Il faut arriver à comprendre le réalisme
comme le comprenait Balzac. L’auteur du Père Goriot a peint des êtres
bons et des êtres méchants, des gens dévoués et des coquins, les vertus et les vices, les
dévouements et les bassesses, d’abominables créatures comme Mme Marneffe, et d’idéales
jeunes filles comme Mlle Claës, Modeste Mignon, Ursule Mirouet, Eugénie Grandet. Balzac a
vu l’humanité complète, l’humanité de tous les temps. Il a incarné dans ses personnages
les éternelles passions humaines.
« Comme Eschyle, dit Théodore de Banville, comme Aristophane, comme Shakespeare, comme
Molière, comme tous les maîtres, Balzac a pris pour ses héros l’Avidité, la Luxure, la
Haine, l’Amour de l’or, l’Ambition, et il prête à ces démons toujours jeunes les oripeaux,
les modes et le langage de l’époque où il a vécu ; tout en les montrant terribles comme
ils sont, il a su les rendre comiques et amusants, Balzac seul a montré comment on peut
appliquer à la vie contemporaine les procédés éternels de la poésie, et créer des types
modernes, généraux et absolus, en ne tenant pas compte des petites circonstances par trop
frivoles et transitoires44. »
George Sand a indiqué avec finesse en quoi consiste le vrai réalisme.
« L’art, dit-elle, doit être la recherche de la vérité, et la vérité n’est pas la
peinture du mal. Elle doit être la peinture du mal et du bien. Un peintre qui ne voit que
l’un est aussi faux que celui qui no voit que l’autre. La vie n’est pas bourrée que de
monstres. La société n’est pas formée que de scélérats et de misérables45. »
Si le fond et la forme du roman sont à peu près restés les mêmes depuis Balzac, on peut
dire cependant que Flaubert a renouvelé le roman, en y ajoutant l’effort d’écrire, le
souci plastique, le parti pris d’en faire un objet d’art et de n’y mettre que de
l’observation pessimiste et des personnages médiocres. Malgré l’exemple de certains
écrivains scandaleusement dédaigneux du style, comme Marcel Proust, il est bien difficile
aujourd’hui de concevoir le roman sous une autre forme que Madame
Bovary, qui date de 1857, et de ne pas adopter l’esthétique de Flaubert, ses procédés
d’exécution, sa sensation descriptive, la vérité de ses personnages. Il existe
certainement d’autres héros qu’Emma Bovary ; on peut rêver un abbé Bournisien moins bête,
un Rodolphe moins grossier, un Léon moins nigaud, des caractères plus nobles, moins
d’automatisme psychologique ; en d’autres termes, je crois qu’il serait parfaitement
possible d’écrire, avec les procédés de Flaubert, un roman qui serait plus moral et tout
aussi vrai que Madame Bovary.
Mais Flaubert n’a pas suffi ; il a été dépassé ; on a outré sa manière, et nous avons vu
Zola, au nom d’un faux naturalisme, que Flaubert lui-même répudiait, ne plus peindre que
la bassesse et l’ignominie. C’est Zola et les Goncourt, dans Germinie
Lacerteux (1865), qui ont inauguré ce que Weiss appelait la littérature brutale,
ces interminables épopées de vice et d’ennui, qui ont fini par engendrer les œuvres à gros
numéros de notre temps.
Après « avoir cru découvrir le premier l’observation et la vérité humaine », Zola a fini
par remplir artificiellement des cadres épiques et industriels, comme les grands magasins,
la Terre, les chemins de fer, les mines. Avec un spiritualisme plus lyrique et des
préoccupations plus sociales, Paul Adam a continué la tradition de ces grandes fresques,
tandis que l’ancien fond de Zola inspirait Mirbeau et toute une école de nouveaux
romanciers, Chérau, Hirsch, Lapaire, Maran, Margueritte, etc. Si bien qu’aujourd’hui, si
l’on veut éviter l’excès réaliste, c’est encore à Flaubert qu’il faut revenir.
L’écrivain qui veut faire du roman ne doit donc perdre de vue ni les romans de Balzac ni
les romans de Flaubert.
On a dit beaucoup de bien et beaucoup de mal de Madame Bovary. Évitons
le dénigrement et l’idolâtrie. Ce qu’on reproche surtout à Flaubert, c’est sa conception
pessimiste des passions et des personnages. Comment expliquer ce goût de médiocrité morale
chez un homme qui n’a connu que des êtres d’une parfaite honnêteté ? C’est qu’au fond,
comme Baudelaire et Leconte de Lisle, Flaubert était un romantique, et un romantique qui
détestait le bourgeois. Sa haine le portait à prendre le contre-pied des opinions reçues
et, par conséquent, à faire des romans qui étaient la négation de l’idéal bourgeois. Ceci
est curieux à constater chez un artiste qui ne fut jamais lui-même qu’un bourgeois ayant
horreur de la vie de bohème. « La glorification de la libre et joyeuse bohème, dit Albert
Cassagne, n’est qu’un thème littéraire, un souvenir de 1830, époque où la bohème et l’art
pour l’art se confondirent quelque temps. Mais, pour la vraie bohème, celle du présent,
que l’on rencontre et que l’on coudoie dans la vie réelle, il en va autrement. C’est
justement au nom de l’art pur qu’on la rejette. Joignez-y, si vous voulez, un sentiment
que Flaubert ou les Goncourt ne se seraient pas avoué volontiers : le sentiment de la
distance qui sépare l’homme dont la vie matérielle est assurée, dont les affaires sont en
ordre, de l’irrégulier qui vit on ne sait trop comment, de besognes hâtives et de revenus
incertains. N’étaient-ils pas, eux, quant à la condition matérielle s’entend, des
bourgeois, de vrais bourgeois, vivant bourgeoisement ? »
C’est la vérité. Flaubert tremblait à l’idée de perdre la fortune qui lui assurait la
possibilité du travail régulier qu’il appréciait chez les autres, chez George Sand
notamment. A l’époque où ils se lièrent d’amitié, l’auteur d’Indiana
avait depuis longtemps dit adieu à la bohème des Musset et des Pagello, pour devenir la
bonne dame de Nohan, pacifiquement installée, comme Flaubert, dans ses chères habitudes de
travail. Cette vie laborieuse formait leur idéal commun. Quant à la littérature, ils
étaient tous deux aux antipodes, non seulement pour la forme, comme nous le disions plus
haut, mais pour le fond. Madame Bovary n’est qu’une effroyable satire de
tous les romans de George Sand, Indiana, Valentine,
Jacques ou Lelia. J.-J. Weiss a signalé cette contradiction dans
une étude injuste, mais originale47… Flaubert, direz-vous,
était bien pourtant un romantique ? Oui, mais un romantique désabusé. Il y a en lui une
Emma Bovary, mais une Emma Bovary qui n’est plus dupe, qui sait le néant de l’amour, et
dont la vie et la mort proclament la faillite de la passion. A chaque page du roman, à
travers les regrets d’un ancien croyant, on sent une foi qui blasphème et une désillusion
qui se venge. Les ravages de ce mensonge s’étendent à tous les personnages. Amour, rêves,
sentiments, conversations, tout s’exprime dans ce livre en clichés ironiques, en moquerie
sourde et féroce. Les femmes ne s’y trompent point ; elles n’aiment pas Madame Bovary
47.
Qu’il ait eu tort ou non de railler la passion et de scandaliser le bourgeois, Flaubert
n’en a pas moins fait une œuvre vivante, et créé un type de femme qui existe en province à
des milliers d’exemplaires. On peut répondre à J.-J. Weiss : « Y a-t-il en province des
femmes qui rêvent la passion ? Oui. L’adultère et la passion finissent-ils, les trois
quarts du temps, dans l’oubli et dans la boue ? Oui. Alors que reprocherez-vous à
Flaubert ? Son pessimisme n’est-il pas justifié ? En quoi a-t-il déshonoré l’amour ? »
Si Madame Bovary n’était qu’une œuvre de scandale, il y a longtemps
qu’elle serait oubliée. Deux autres romans eurent à cette époque l’honneur de partager son
succès, la Fanny de Feydau et l’Antoine Quérard de
Charles Bataille. Histoire à la fois sentimentale et brutale d’une épouse qui veut garder
le mari et l’amant, l’affection et la sensualité, Fanny n’est qu’une production d’amateur,
dont tout l’intérêt se réduit à une scène équivoque qu’on retrouve dans Sous
les tilleuls d’Alphonse Karr. Quant à Antoine Quérard, c’est tout simplement Madame Bovary à rebours ; un médecin de campagne intelligent, romanesque,
marié à une calme créature, a pour maîtresse sa jeune belle-sœur, une vraie Madame Bovary
qui, non seulement aime, le médecin, mais adore aussi un jeune homme à peine sorti du
collège. Henriette Quérard meurt empoisonnée par une drogue suspecte que le docteur lui
donne pour la deuxième fois. Tous les éléments de Madame Bovary semblent réunis dans ce
long roman, description, paysages, lyrisme d’amour, la passion sombrant dans la
platitude ; il y a même une sorte d’Homais plus provincial encore, une distribution de
prix et un grand enterrement ! Plus réalistes que le roman de Flaubert, ces deux livres
sont aujourd’hui aussi oubliés que Sous les tilleuls d’Alphonse
Karr.
Ce qui fait, au fond, de Madame Bovary un chef-d’œuvre, c’est qu’elle
est non seulement un modèle d’exécution, mais un modèle d’observation humaine.
M. Thibaudet a mis la question au point dans un excellent livre48. Le chapitre sur le style de Flaubert, ses
constructions, sa langue et ses phrases, est d’une démonstration définitive. M. Thibaudet
appelle Flaubert « un des plus grands créateurs de formes qu’il y ait dans les Lettres
françaises », et il se moque agréablement de ceux qui prétendent que Flaubert écrit mal.
« Madame Bovary, dit-il, reste une merveille de style français. » Le
livre de M. Thibaudet est un monument élevé à la gloire de Flaubert, un monument qui
écrase les ironies et les attaques, y compris les vaines négations de Pierre Gilbert, où
M. Thibaudet ne voit qu’un « jeu habile, mais un jeu »,
Jules Lemaître avait magistralement résumé ce qu’il faut penser sur ce sujet :
« Je crois, dit-il, que Gustave Flaubert a réalisé pleinement et dans toute sa pureté une
espèce de roman qui est tout simplement la peinture de la vie humaine telle qu’elle est
(qu’on appelle cela si l’on veut le roman réaliste). On dira que, si la réalité est laide,
il ne faut pas la peindre telle qu’elle est, parce que cette peinture ne saurait être
belle. En quoi l’on se trompe. D’abord, l’homme étant un être imitatif par nature, une
imitation exacte, même d’un vilain objet, lui fait plaisir, je ne sais comment, par la
surprise qu’elle lui cause, par la clairvoyance et l’habileté qu’elle suppose chez
l’imitateur ; et ce plaisir, ceux mêmes qui ne l’avouent pas le sentent toujours, à moins
que leur sincérité n’ait été altérée par l’affectation de dégoûts bien portés… La peinture
de la réalité non arrangée, mais complète, donne l’idée de la beauté, parce qu’elle nous
présente quelque chose de compliqué, un jeu de causes et d’effets, de forces subordonnées
les unes aux autres. La beauté naît encore de ce que les traits, tous copiés sur la
réalité, sont cependant choisis, sinon modifiés… La beauté est encore dans les forces
naturelles et fatales que le roman réaliste est toujours amené à peindre. Elle est aussi
dans le stylé, dès qu’il possède certaines qualités, force, concision, harmonie, couleur,
qui sont belles indépendamment des sujets où elles s’emploient. La beauté peut être enfin
dans l’attitude dédaigneuse, bienveillante ou impassibleMe l’écrivain, attitude que l’on
pressent aisément à travers son œuvre. Voilà à peu près pour quelles raisons la peinture
de la vie toute crue peut n’être pas si répugnante49. »
Répétons-le donc pour en finir : il faut étudier et adopter Madame
Bovary comme un modèle, non pas pour l’imiter servilement, mais pour faire des
romans différents, des romans honnêtes au besoin, où l’on peindra dans toute leur réalité
les êtres, les choses et les paysages. Il s’agit d’appliquer en littérature ce que le
grand pastelliste La Tour disait à Diderot. Il lui disait que « la fureur d’embellir et
d’exagérer la nature s’affaiblissait à mesure qu’on acquérait plus d’expérience et
d’habileté, et qu’il venait un temps où on la trouvait si belle, qu’on penchait à la
rendre telle qu’on la voyait ».
Suivez le conseil de La Tour : copiez la nature telle qu’elle est, telle que vous la
voyez, d’aussi près que vous le pourrez… Mais, direz-vous, ce sera de la photographie !…
Non, ce ne sera pas de la photographie, parce que la photographie est une reproduction
mécanique et sans interprétation, tandis que c’est avec vos yeux et votre cerveau que vous
copiez, c’est-à-dire avec une lentille qui interprète et transpose. Vous croirez copier,
vous interpréterez malgré vous. Mettez dix peintres devant le même paysage. Ils feront
tous un paysage différent. « Au musée de Montpellier, dit Alfred Mortier, j’ai vu une
dizaine de portraits d’un Mécène, que peignirent successivement Delacroix, Ricard, Courbet
et d’autres artistes éminents. Pas une de ces figures ne ressemble à l’autre. On dirait
parfois que ce n’est pas le même individu qui a posé. Et cependant, tous ces artistes
s’efforçaient de copier, de faire ressemblant50. » Ingres lui-même et ses disciples
s’illusionnaient, en croyant être « les très humbles serviteurs du modèle ». Ils copiaient
tout simplement dans le modèle la beauté qu’ils y voyaient ou croyaient y voir51. Un peintre ne peint jamais la réalité, mais sa
propre interprétation. De là, tant de façons de peindre. La couleur même ne signifie plus
rien ; on peut peindre en bleu ou en noir.
Il ne saurait donc y avoir, pour le peintre et l’écrivain, aucune espèce d’inconvénient à
copier la nature. Des fantaisistes, comme Théodore de Banville, peuvent seuls déconseiller
l’étude de la réalité. L’auteur des Odes funambulesques dit, à propos
d’une comédie : « On assure (ô triste infirmité de la réclame !) que le type de Mme
Calendel a été copié ou plutôt photographié sur nature. C’est donc pour cela qu’il est si
faux et si chimérique52. » Déplorable malentendu !… D’abord, il n’est pas vrai du tout qu’un
personnage soit faux parce qu’il est copié sur nature. Même servile, la copie n’est qu’une
adaptation involontaire. Théophile Gautier prétend qu’un acteur, qui parviendrait à imiter
parfaitement le langage et les gestes d’un savetier, ne l’amuserait pas plus qu’un
savetier. Ce n’est pas sûr. Une imitation est toujours amusante.
Il faut donc copier la vie, pour rendre la vie ; et copier vos personnages dans la vie,
si vous voulez que vos personnages vivent. On n’invente ni un personnage ni un caractère.
On doit ou las prendre tels qu’ils sont, ou les imaginer d’après ceux que l’on connaît. Et
ne dites pas qu’un portrait particulier n’est pas un type général. Un individu peut
parfaitement réprésenter un type général, puisque cet individu existe certainement à des
milliers d’exemplaires.
Des personnages inventés ne seront jamais que des fantoches. Faites, au contraire, une
liste de vos héros, donnez-leur le caractère, le langage, les manies de telle ou telle
personne que vous connaissez. Celui-ci sera Mlle X…, celui-là M. Z… Vous verrez alors le
relief que prendra votre récit et comme il vous sera facile de savoir ce que vos
personnages devront dire et penser dans telle ou telle circonstance. Nous rencontrons tous
les jours des types ; chacun de nous est un type ; pourquoi en met-on si peu dans les
livres ? C’est qu’en art, le difficile, c’est de voir. Un romancier doit, comme un
peintre, prendre des notes et écrire d’après l’esquisse. Don Juan, Faust,
Hamlet, Tartuffe, Othello ont certainement existé53.
« Je tiens de M. Paul Bourget, dit Edmond Jaloux, ce détail, que Tourguenieff écrivait la
biographie complète de ses personnages, même des moindres. C’est là, justement, ce qui
fait leur vérité ; ils ne prononcent jamais ces paroles vaines, ni ne font
ces gestes hasardeux que nous voyons accomplir dans la majorité des romans… Tourguenieff
poussa si loin ce scrupule, que, lorsqu’il écrivit Pères et Enfants, il
fit plus encore : il tint un journal de Bazaroff (son principal personnage). Quand il
lisait un livre nouveau, quand il rencontrait un homme intéressant, ou
bien s’il arrivait un événement politique ou social important, il l’inscrivait aussitôt,
en le jugeant du point de vue de Bazaroff. Il en résulta un cahier volumineux, qu’il
finit, bien entendu, par perdre ; mais on se rend mieux compte maintenant des raisons
profondes qui donnent une telle vie aux créations de Tourguenieff… Quel que soit le don,
seul un travail de cette conscience et de cette subtilité donne aux œuvres cette solidité
que rien ne remplace54. »
La première condition d’un caractère ou d’un personnage (on l’oublie toujours et on ne
saurait trop le redire), c’est sa permanence, sa fidélité à lui-même. Harpagon et Othello
restent jusqu’au bout des avares et des jaloux. Alceste et le baron Hulot ne se démentent
jamais, ou, s’ils se démentent, c’est par certaines contradictions conformes à leur
nature. Ulysse est, sous ce rapport, une création étonnante, « le plus fort caractère de
l’antiquité », dit Flaubert. La dissimulation, qui résume les qualités de sa race, ne
l’abandonne pas un instant. « Ce que les Grecs estimaient surtout en lui, c’est la
souplesse et les ressources inépuisables de son génie. L’Avisé, le Sage, l’Ingénieux,
l’Artisan de ruses, le Patient, l’Éprouvé, l’Esprit aux mille nuances, l’Homme qui sait se
retourner, tels sont les surnoms que leur admiration lui prodigue, comme si, en le louant,
ils sentaient qu’ils font leur propre éloge. Tous les peuples apprécient la ruse presque à
l’égal du courage. Mais, pour un peuple fin et délié comme les Grecs, la ruse est un don
divin, qui se confond avec la sagesse55. »
Homère avait du génie. Le génie n’est pas donné à tout le monde. A défaut de génie, on
peut toujours, avec du talent, animer des fictions, inventer des êtres humains. Voyez par
quel effort Flaubert arrive à mettre en scène et à faire agir et parler deux insignifiants
personnages comme Bouvard et Pécuchet, destinés à supporter seuls le poids d’une érudition
ennuyeuse. Zola avait raison de répéter qu’un ouvrage n’est vivant qu’à la condition
d’être vrai, d’être vécu par un auteur original… « On gagne, dit-il, l’immortalité en
mettant debout des créatures vivantes, en créant un monde à son image. » Oui, sans doute ;
mais Zola avait tort d’ajouter que le style ne faisait rien à l’affaire, sous prétexte
« que nous ne pouvons pas aujourd’hui juger du style d’Homère et de Virgile ». C’est une
erreur de croire qu’on peut créer des œuvres durables sans le secours du style ; et,
précisément, répétons-le, Homère et Virgile ne sont parvenus jusqu’à nous que grâce à la
réputation de leur forme. Sans le style, ce qu’ils ont mis de vivant dans leurs œuvres
n’eût pas suffi à les immortaliser.
On dira : « Vous enfoncez une porte ouverte. On sait très bien qu’il faut écrire en bon
style et faire vivre ses personnages. » Oui, le conseil est vieux, mais on s’obstine à ne
pas le suivre, et la preuve qu’on l’oublie, ce sont les trois quarts des romans actuels. Y
a-t-il là, sauf exceptions, quelque souci des « types » ? Se préoccupe-t-on des
caractères ? Peint-on les choses d’après la vie ?
Il y a peu de personnages, même dans les œuvres célèbres, qui soient des figures vraiment
vivantes.
La comédie et la musique ont immortalisé le Figaro de Beaumarchais. Figaro n’est pourtant
pas un type, mais un rôle. Il ne reste pas dans la
mémoire, et, hors de la scène, il n’existe plus. Figaro, c’est Beaumarchais lui-même.
Relisez sa fameuse tirade : elle résume la vie de Beaumarchais. Intrigant, pamphlétaire,
frondeur, il a fait tous les métiers, se moque de tout, critique chacun, se rit du mépris
et, malgré ses vantardises et son persiflage, le moins qu’on puisse dire de lui, c’est que
c’est à peine un honnête homme.
Gil Blas aussi est moins un type qu’un porte-voix. On retient son nom ; on oublie le
personnage. Ce n’est pas lui, ce sont les autres qui nous intéressent, l’archevêque de
Grenade, les comédiens, le chanoine, Sangrado, etc.
Joseph Prudhomme, au contraire, est un type définitif. Henri Monnier l’avait trouvé en se
copiant lui-même. Faites de Prudhomme un anticlérical, vous avez M. Homais, l’inoubliable
Homais, un des personnages les plus réussis que le roman ait créés, et qui pourtant ne
sera jamais populaire, parce que le peuple et la politique ont aujourd’hui les idées de
M. Homais. Poussez-le : vous avez le Tribulat Bonhommet de Villiers de l’Isle-Adam,
Bonhommet, le Joseph Prudhomme macabre et bouffon, qui sourit de pitié en voyant des gens
croire encore à Dieu et à l’immortalité de l’âme.
Pour qu’un roman soit intéressant, il n’est pas absolument nécessaire que les personnages
soient nombreux. Un seul suffit pour l’intérêt, comme l’inoubliable beau-père de Fumées
dans la campagne d’Edmond Jaloux. Il n’a fallu que deux héros à Cervantès pour faire un
chef-d’œuvre. Avec une simple femme, directement prise sur la vie, un certain Pecméja a
écrit un livre admirable : l’aventure d’une pauvre fille du peuple qui va rejoindre à pied
son amant journaliste à Paris. Flaubert dit dans sa lettre-préface que c’est « une chose
exquise, à la fois simple et forte, une histoire émouvante comme celle de Manon Lescaut,
moins l’odieux Tiberge, bien entendu ».
On n’a plus réédité ce petit livre. Il devrait être entre toutes les mains56.
Balzac, dit-on, ne copiait pas ses modèles. Je n’en sais rien. C’est une question à
débattre. Balzac était évidemment avant tout un créateur et un intuitif ; mais le fond de
son intuition consistait surtout à incarner dans un type les traits observés chez
d’autres. On peut parfaitement peindre Eugénie Grandet, Modeste Mignon, Ursule Mirouet et
Mlle Claës d’après certaines jeunes filles de province. « Imaginer une composition, dit
Delacroix, c’est combiner les éléments d’objets qu’on connaît avec d’autres qui tiennent à
l’intérieur même, à l’âme de l’artiste. »
Est-il bien exact, d’ailleurs, que Balzac ait toujours inventé ? On ferait une belle
étude, si l’on voulait relever tout ce qu’il a vraiment pris dans la vie. Son mot sur Eugénie Grandet : « Puisque l’histoire est vraie, comment veux-tu que je
fasse mieux que la vérité ? » pourrait s’appliquer à beaucoup de ses romans. Le père
Grandet a existé à Saumur. Il s’appelait Niveleau. Balzac a profondément modifié son
modèle. En tous cas, il est allé écrire son roman sur les lieux et il « s’est inspiré de
plusieurs autres types que lui offrait la vie provinciale d’alors »57
Ce qui fait la valeur de certaines œuvres populaires, comme Manon
Lescaut ou la Dame aux camélias, c’est que ces livres sont vrais,
ont été vécus. « Si l’on savait, disait Dumas fils à Jules Claretie, ce que j’ai mis de
moi dans mon œuvre, ce que j’ai utilisé de ma vie dans mon théâtre, ce qu’il y a de
dessous dans mes pièces !… Je raconterai, autant que je le pourrai, ce passé ; je
montrerai ces sources d’émotion et d’études… Mais que voulez-vous ? On ne peut tout dire,
même à voix basse, et ce qu’on ne peut imprimer, c’est le plus curieux de la vie d’un
homme58. »
On a bien vu, pendant la guerre, les résultats saisissants qu’a donnés la peinture des
choses vécues. Il reste sur la guerre de 1914 une dizaine d’excellents livres, dont une
bonne moitié écrite par des personnes qui n’avaient encore rien publié. L’intensité du
vécu a inspiré à ces débutants des pages dignes de nos meilleurs écrivains.
La documentation sur nature, le roman-reportage, peindre la vie, regarder autour de soi,
transposer la réalité, copier des caractères, voilà la vraie méthode, la seule méthode à
suivre. Max Jacob a écrit deux curieux volumes, rien qu’avec les dialogues, manies et
mœurs locales d’une petite ville. A l’exemple d’Alphonse Daudet, M. Abel Hermant s’est
fait une réputation en nous donnant, sous forme de roman, des revues de fin d’année où
défilaient les derniers événements contemporains. Ces sortes d’évocations sont évidemment
délicates et demandent du tact. On tombe malheureusement très vite dans l’artificiel, un
volume sur les Inventaires, un volume sur les Congrégations, la politique, les procès
célèbres. C’est le défaut du genre. Une copie sur nature ne doit être ni longue ni
exagérée et donner la sensation exacte de la vie.
Cette illusion du vrai est indispensable, même pour le nom des personnages. Balzac les
copiait quelquefois sur les enseignes des magasins. Les noms heureux abondent dans la Comédie humaine : Modeste Mignon, Eugénie Grandet, Ursule Mirouet,
Vautrin, Rubempré, Rastignac, César Birotteau, Mme Marneffe… Flaubert suppliait un jour
Zola de lui céder le nom de Bouvard pour le mettre dans Bouvard et
Pécuchet. George Sand a toujours de jolis noms : les Beaux Messieurs
de Bois-Doré, la Dernière Aldini, Consuelo, Mauprat, le Marquis de
Villemer, Flamarande. Le nom du héros de Paul Féval, Lagardère, sonne comme une
fanfare, et Dumas père en a inventé d’harmonieux, comme le comte de Monte-Christo, Cavalcanti, le Vicomte de Bragelonne. Il est vrai
qu’Athos, Portos et Aramis n’ont rien de bien retentissant pour des noms de
mousquetaires.
Les noms propres ont leur physionomie et leur beauté. Il en est qui ne vieillissent pas.
D’autres marquent une époque. En 1840, tous les personnages s’appelaient Borval, Clairval,
Dorival, Blainville, Sainville, Meurville. D’Arlincourt avait popularisé les Ipsiboë,
Eulodie, Ismalie, Izèle, Dalguiza… Il est des noms éclatants, comme ceux du début de Ratbert, dans la Légende des siècles, et il y en a de
ridicules, comme Pascal Geffosses, Éparvier, Mitre, que je trouve chez Paul Margueritte et
qui rappellent ceux que je cueillais dernièrement dans un roman mondain : M. Mélissier,
M. Métardier, Mme Gilletard, M. Dégustai, M. Deprivière, etc.
« Quelques noms, dit Israëli, ont été regardés comme présentant des auspices plus
favorables que d’autres. Cicéron nous apprend que lorsque les Romains levaient des
troupes, ils montraient le plus grand désir que le nom du premier soldat porté sur la
liste fût d’un bon augure. Lorsque les censeurs faisaient le dénombrement des citoyens,
ils commençaient toujours par un nom fortuné, tels que celui de Salvius, Valérius.
« Un homme appelé Régillanus fut choisi pour être empereur, par la seule raison que son
nom avait une consonance royale ; et Jovien fut promu à la souveraineté, parce que son nom
approchait le plus de celui de Julien59. »
Les Annales du dix-septième siècle racontent que Molière, cherchant un
nom pour un des personnages du Malade imaginaire, celui qui est chargé
de donner des clystères, rencontra par hasard un garçon apothicaire, auquel il demanda :
« Comment vous nommez-vous ? — Fleurant. — Mon cher, dit Molière, que je vous embrasse. Je
cherchais un nom pour un personnage tel que vous ; vous me tirez d’embarras en m’apprenant
le vôtre. » Comme on sut l’histoire, tous les petits
maîtres allèrent à l’envi voir l’original du Fleurant de la comédie. La célébrité que
Molière lui donna, lui attira la plus grande vogue, dès qu’il devint maître apothicaire.
En le ridiculisant, Molière lui ouvrit la voie de la fortune. »
Le meilleur moyen de faire un bon roman d’observation, ce serait peut-être de raconter
tout simplement sa propre vie. Quelqu’un a réalisé ce programme et a été célèbre. C’est
Marcel Proust.
L’originalité de Marcel Proust n’est pas d’avoir beaucoup parlé de lui, mais de nous
présenter dans un vaste tableau d’ensemble les caractères et les personnages qu’il a
connus. Sa psychologie ne nous fait grâce de rien ; tout est haché, éparpillé, examiné,
classé. Si l’on surmonte l’ennui que dégagent ces compilations héroïques, on est largement
récompensé par la vision des êtres et des choses et l’humanité des milieux et des
sentiments. En tous cas, personne, sauf M. Pierre Hamp, n’avait encore affiché un pareil
mépris du style. On a comparé Proust à Saint-Simon. C’est une plaisanterie. Saint-Simon
était un prodigieux écrivain.
Ces réserves faites, on ne peut que louer Marcel Proust d’avoir songé à écrire sa vie.
Malheureusement son exemple a été funeste. Tout le monde s’est mis à publier des
souvenirs. Maurice Prax a raison de s’indigner contre tous « ces jeunes littérateurs qui
ne savent plus rien nous raconter, hormis leurs petites histoires. C’est tout juste s’ils
ont quelques poils au menton, et déjà ils veulent rédiger leurs mémoires. Il faut à tout
prix qu’ils nous disent les impressions qu’ils ont ressenties quand ils ont reçu leur
première fessée et quand, pour la première fois, ils ont mangé de la crème au chocolat.
Souvenirs de tartines… Souvenirs de bahut… Souvenirs de bachot… Souvenirs de cousines… Ces
jeunes gens, on le sent, n’ont pas d’autre souci que de s’admirer. »
Il y a abus, évidemment. Il est intéressant de raconter sa vie ; mais trop de gens la
racontent et la racontent mal. Ce n’est pas notre faute, si on ne sait pas se servir d’un
bon instrument. Même autrefois, quand nous signalions les ravages du mal d’écrire, nous
faisions une distinction capitale. « Gardons-nous, disions-nous en propres termes,
gardons-nous de confondre le vrai don d’écrire, qui a en lui quelque chose de divin, avec
le funeste mal d’écrire qui nous dévore. L’inspiration n’est ni une fièvre ni un
surmenage. C’est le résultat d’une application constante. » Les souvenirs personnels sont
à la portée de tout le monde ; ce n’est pas une raison pour que tout le monde y
excelle.
Il y a peut-être un moyen d’éviter l’inconvénient des souvenirs personnels : c’est de
supprimer le je et d’employer le il, comme s’il
s’agissait d’un héros fictif. L’emploi du je facilite la rédaction ; mais le moi est
toujours haïssable, et on doit s’en passer quand on le peut. Tâchez, du moins, d’y mettre
du tact, ne l’étalez pas, disparaissez le plus possible. Le je n’est
supportable que chez quelqu’un d’illustre qui mérite qu’on l’écoute.
L’emploi du : il, au lieu du : je, a son importance dans le style. Le mauvais usage du il
peut produire bien des équivoques. M. Moufllet signale, à ce propos, un curieux spécimen
de prose administrative : « M. le chef du personnel fait savoir à M. le directeur des
Constructions navales, en réponse de sa note du… transmettant son rapport relatif à… qu’il
sera prochainement statué sur la question dont il l’a entretenu, et qu’il ne manquera pas
de le tenir au courant de la suite qui sera donnée aux propositions qu’il lui a soumises
dans la mesure où il aura été possible de le faire ; il lui appartient du reste de, etc. »
Le chef du personnel n’avait qu’à écrire directement : « Je vous fais savoir, en réponse à
votre demande, etc. et il n’y avait plus d’équivoque, d’autant plus qu’on écrit
directement au ministre : « M. le ministre, vous…, etc. » (Revue
maritime, octobre 1922.)
Au surplus, qu’on emploie je ou il, le ton direct ou le ton indirect, il sera toujours
plus facile, comme nous le disions, de raconter ses souvenirs que de faire du roman
objectif et de traiter la grande comédie de la vie, des types et des sujets comme César Birotteau, Eugénie Grandet, le Nabab, les Rois en exil. »
Quand on dit : « Il faut peindre la vie », cela ne signifie pas qu’on peut traiter
n’importe quoi, comme le pensaient Tchékhov et Goncourt. Il y a dans la vie des choses
ennuyeuses, des gens insupportables, et rien n’est fatigant comme un dialogue d’Henri
Monnier.
L’important, pour faire un bon roman, c’est de choisir des sujets intéressants. Il y en a
de ridicules ; il y en a d’odieux. Si vous choisissez mal, ne vous étonnez pas de ne pas
avoir de succès.
Avez-vous quelquefois remarqué l’incroyable quantité d’aquarelles qui sont en vente dans
les grands magasins de gravures ? Tous ces peintres ont du talent ; aucun n’a de
personnalité. Pourquoi ? Parce qu’ils font tous le même tableau et traitent tous le même
sujet : chromos, chemins, rivières, sous-bois, moulins, clochers, vieilles rues,
sempiternels quais de la Seine, berges de la Cité, marché aux fleurs, place de la
Concorde, etc. Pourquoi ces peintres ne choisissent-ils pas un motif plus rare, un site
plus original ? Ils sont incapables de peindre autre chose, je le veux bien ; mais
pourquoi ne pas essayer au moins une fois ?
Les romanciers sont comme les peintres : ils traitent tous le même sujet, sous prétexte
que le sujet ne signifie rien et que tout dépend de la façon de le traiter. Mais qui donc
est sûr d’avoir assez do talent pour pouvoir rajeunir les vieux thèmes ?
N’allez pas, pour éviter un défaut, tomber dans un autre, et ne vous croyez pas obligé de
compliquer vos sujets. On peut écrire de beaux récits sur une donnée très simple, comme
Adolphe, Werther, René, Paul et Virginie. Faire quelque chose avec peu
de chose fut toujours le rêve des grands artistes. « Toute l’invention, dit Racine
(préface de Bérénice), consiste à faire quelque chose avec rien. » « Ce
que je voudrais, disait Flaubert, c’est un livre sur rien, un livre sans attache
extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force intense de son style, comme la
terre, sans être soutenue, se tient en l’air. » Goncourt, dans la préface de Chérie, déclarait « qu’il voulait du roman sans péripéties, sans intrigues, sans
bas amusement »… Le conseil n’est pas bon pour les débutants. Écrire des monographies
documentaires ou des descriptions psychologiques, c’est aller au-devant d’un insuccès, et
il faut être bien sûr de soi pour en courir le risque. Il est très vrai qu’il n’y a
presque rien dans des livres comme René, Werther et Adolphe ; ce sont cependant des œuvres substantielles, lourdes de drame intérieur
et qui contiennent, comme un fort parfum dans un coffret, d’énormes portions de
sensibilité humaine, tandis qu’il n’y a guère que de l’ennui dans des livres comme Chérie,
où l’auteur se vantait de ne vouloir mettre à peu près rien.
Quel que soit votre sujet, d’ailleurs, l’essentiel est de le prendre dans la vie. Faguet
conseillait d’aller les chercher dans l’Histoire de France et de les habiller ensuite à la
moderne. On peut très bien, en effet, emprunter au passé une intrigue, des aventures, et
même des personnages qui représentent le vrai cœur humain et sont de tous les temps,
précisément parce qu’ils ont existé.
Un roman n’est pas toujours nécessairement composé de situations dramatiques. On peut
parfaitement traiter un cas de conscience, une crise d’âme, l’étude d’un caractère comme
René ou Adolphe. Le désenchantement de René était quelque chose de très nouveau pour l’époque. L’histoire de la satiété
en amour, qui fait le fond d’Adolphe, était également un thème très
original. Werther lui-même n’est qu’un fait-divers transfiguré par la passion. L’émotion
de Julia de Trécœur vient de sa seule simplicité, et de ce qu’on ne nous
dit pas, bien plus que de ce qu’on nous dit. Quelques pages suffisent à Duclos pour fixer
dans ses Amours de Madame de Selves (Mémoires du comte de
…), un cas de fine psychologie féminine. Depuis nos classiques jusqu’au Lion amoureux de Soulié et à la Sylvie de Gérard de
Nerval, bien des œuvres ont été écrites sur une donnée très simple.
L’exemple d’Edgard Poë et de Villiers de l’Isle-Adam pousse trop souvent les jeunes
écrivains à choisir des cas bizarres, à peindre le rebours des sentiments ordinaires. Ils
ne soupçonnent pas tout ce qu’il faut de talent pour donner quelque apparence de vérité à
des choses qui n’ont pas le sens commun. Voyez les Diaboliques de Barbey
d’Aurevilly. L’éblouissement du style arrive à peine à faire supporter l’invraisemblance
de ces histoires.
Il faut se demander avant tout si ce qu’on se propose d’écrire plaira au public. Ceci est
capital, et c’est malheureusement la dernière chose dont on se préoccupe. Voyez Balzac.
Ses prétentions philosophiques ne lui font jamais perdre de vue l’intérêt et le récit. Ses
descriptions sont ennuyeuses, sa psychologie vous rebute ; mais avec quel art il développe
ses sujets les plus simples, comme Eugénie Grandet, où il n’y a pourtant
ni situation ni intrigue.
On ne vous dit pas de chercher le succès par tous les moyens possibles, y compris le
roman-feuilleton. On vous conseille d’écrire des choses qui plaisent : « Souvenez-nous,
dit Hector Malot, que vous écrivez pour le public. Si vous voulez vous l’attacher,
racontez-lui des histoires comme à un enfant, charpentez solidement votre drame, corsez
vos intrigues. Le public n’a pas le temps de s’intéresser à vos rêves60. » Le conseil était bon, à condition toutefois d’ajouter que le public
n’aime pas seulement le drame et les histoires, mais l’étude de mœurs et le roman
d’observation. Hector Malot le savait bien, lui qui n’avait pas seulement écrit Sans famille et le Docteur Claude, mais les Victimes d’amour, peinture implacable de la passion rassasiée et déçue.
Voltaire dit dans sa préface de Marianne :
« C’est contre mon goût que j’ai mis la mort de Marianne en récit, au lieu de la mettre
en action. Mais je n’ai pas voulu combattre en rien le goût du public. C’est pour lui et
non pour moi que j’écris. »
Mais, dira-t-on, pourquoi chercher la faveur du public ? Si l’on veut vraiment écrire
quelque chose de bon, c’est pour soi-même qu’il faut écrire et non pour le public. L’art
et le public n’ont rien de commun. « L’art ne sera jamais que l’apanage d’une élite. »
« Ce n’est que par une rencontre tout à fait singulière et rare, dit Jules Lemaître, que
de belles œuvres ont pu de notre temps contenter à la fois le peuple et les habiles (tels
les drames de Dumas fils, les romans de Daudet et de Zola). Et il n’en est pas moins vrai
que les œuvres qui jusqu’ici et sans comparaison possible ont eu le plus de lecteurs et de
spectateurs, c’est encore tel roman du Petit Journal, tel mélodrame et
telle opérette, et que, d’autre part, les choses les plus fortes, les plus originales et
les plus belles qui aient été écrites en ce siècle, n’ont été et ne devaient être connues
et aimées que d’un public excessivement restreint. Il serait puéril de s’en étonner ou de
s’en fâcher. Plus l’art se vulgarise en bas, plus il s’affine en haut, par dédain de la
foule61. »
C’était l’avis de Flaubert, qui pensait lui aussi que ce qu’il y a « de meilleur dans
l’art échappera toujours au grand public ». Le grand public, c’est entendu, est incapable
de comprendre intégralement un chef-d’œuvre. Est-ce une raison pour ne pas écrire des
œuvres qui lui plaisent ? Don Quichotte s’adresse à tout le monde et
passionne même les enfants.
Théophile Gautier lui-même, sur les supplications de son éditeur Charpentier, consentit à
changer la fin de son Capitaine Fracasse et à donner au public un
dénouement heureux, au lieu d’un dénouement malheureux. On sait comment se termine son
célèbre roman :
Sigognac s’est battu avec Vallombreuse, et il l’a grièvement blessé ; mais Vallombreuse
guérit de sa blessure, Sigognac épouse Isabelle et rentre triomphalement dans son château
restauré, qui a été le château de la misère et qui est devenu le château du bonheur.
« Cette fin satisfaisante, dit Arnold Mortier, à qui j’emprunte ces lignes, n’est point
celle qu’avait primitivement conçue Théophile Gautier. Dans la pensée première de
l’illustre écrivain, Vallombreuse ne guérissait pas, Sigognac ne pouvait épouser la sœur
de celui qu’il avait tué, et le triste capitaine Fracasse rentrait seul dans le château de
la misère, où il retrouvait plus mornes, plus maigres le vieux chien Miraut, le vieux chat
Belzébuth, le vieux maître d’armes Pierre. Sûr de son admirable palette, le poète-peintre
reprenait la description déjà si désolée du château de la misère. Il mettait plus de
toiles d’araignée dans les angles, plus de poussière sur les meubles rompus, plus de
tristesse dans les yeux des ancêtres peints. Les jours passaient. Le chien mourait, le
chat mourait ; un matin, le vieux serviteur ne se relevait plus de son grabat dans la
salle basse, et Sigognac pauvre, délaissé, oublié par Isabelle elle-même, se mourait
d’inanition dans le Château de la misère, devenu le Château
de la famine. »
« Pourquoi Gautier a-t-il changé son dénouement primitif ? A-t-il été vaincu par le
préjugé des dénouements heureux ? A-t-il cédé à quelques conseils ? Je l’ignore. »
Judith Gautier nous a donné l’explication de ce changement, il a voulu plaire au
public :
Au surplus, vous avez parfaitement le droit de dédaigner le public et le succès immédiats
et, comme Stendhal, de n’écrire que pour la postérité. Se consoler d’être inconnu pendant
sa vie, en se disant qu’on sera célèbre après sa mort, c’est un noble idéal, à condition
de ne pas se tromper sur la valeur de son propre talent.
En attendant, le mieux est de donner aux lecteurs les romans qui leur plaisent62.
Une des premières conditions d’un bon roman, c’est un bon plan. Un bon plan est
nécessaire, aussi bien pour un roman d’action que pour un roman psychologique. Les crises
passionnelles sont des choses qui s’enchaînent comme des événements
matériels. Tout cela doit être rigoureusement déduit.
Faites d’abord un plan complet, un plan détaillé de chaque scène, de chaque chapitre. Il
vous restera toujours assez de jeu pour les fantaisies de l’exécution.
Nous n’insisterons pas là-dessus. Chacun a sa méthode, et les meilleurs conseils n’ont
rien d’absolu. George Sand ne faisait jamais de plan. Quand elle avait fini un livre, elle
prenait du papier et en commençait un autre. Stendhal non plus ne se préoccupait pas
beaucoup de la composition. Il se contentait souvent de dicter et ne se rappelait plus le
lendemain ce qu’il avait écrit la veille.
Les auteurs qui ont le travail facile n’ont pas le temps de soigner leur plan. Comment un
producteur comme Lope de Vega se fût-il imposé cette discipline ? A cinq ans, il lisait le
latin et, avant de savoir tenir une plume, il dictait des vers. A treize ans, il composait
des comédies en quatre actes. Il a publié cent vingt volumes, soit mille deux cents pièces
de théâtre. Il en écrivait en moyenne trente par an !
Cervantès l’appelle le « prodige de la nature ». « Le nombre de ses pièces, dit-il,
serait incroyable, si je ne pouvais attester que je les ai vu représenter toutes, ou que
je parle de leur existence d’après des témoins oculaires. Tous ses concurrents ensemble
n’ont pas donné autant d’ouvrages que lui seul. » Il lui arriva de composer une comédie de
trois mille vers en vingt-quatre heures ; et un témoin affirme qu’il écrivit quinze actes
en quinze jours ! Lope de Vega travaillait même à bord d’un navire pendant la tempête.
Une telle fécondité tient du miracle. Il est vrai que la poésie espagnole est la chose la
plus facile du monde. En Espagne, tout le monde est poète, et l’on fait des vers comme on
fait de la prose. Lope de Vega avait une mémoire exceptionnelle. Il composait souvent ses
pièces de tête, les apprenait par cœur et les écrivait ensuite. Crébillon père possédait
aussi ce don merveilleux. Point de plan ; il n’écrivait pas un mot. Il savait sa pièce par
cœur, et c’est ainsi qu’il récita un jour aux comédiens sa tragédie de Catilina, qu’il transcrivit ensuite. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que,
lorsqu’on lui proposait une critique, il faisait les rat ures dans sa tête et oubliait
ensuite totalement ce qu’il avait voulu effacer.
Le peu de succès des trois quarts des romans contemporains s’explique non seulement par
une fécondité déplorable, mais par le manque de plan, le défaut de composition, la
disproportion des développements, la longueur de la mise en train.
« Un des axiomes favoris d’Edgard Poë, dit Baudelaire, était celui-ci : « Tout, dans un
poème comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au
dénouement. Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit la première. »
Grâce à cette admirable méthode, le compositeur peut commencer son œuvre par la fin et
travailler, quand il lui plaît, à n’importe quelle partie. Les amateurs du délire seront
peut-être révoltés par ces cyniques maximes, mais chacun peut en prendre ce qu’il voudra.
Il sera toujours utile de leur montrer quels bénéfices l’art peut tirer de la
délibération, et de faire voir aux gens du monde quel labeur exige cet objet de luxe,
qu’on nomme Poésie. »
C’est toujours faute d’un bon plan qu’on fait des romans trop longs. « Trop de papier »,
écrivait Flaubert à Alphonse Daudet, après avoir lu les deux volumes de Jack, un beau livre tout frémissant de pitié et de souffrance, mais un peu
encombré d’épisodes. Un autre roman remarquable, l’Epithalame, aurait
certainement gagné à n’avoir qu’un volume. Ce qu’on raconte en deux volumes peut très bien
se dire en un seul. La Chaussée des géants, de Pierre Benoit, eût
également demandé une mise au point plus rapide. Les œuvres de longue haleine sont
devenues à la mode : les Thibaut, trois volumes ; les Rabevel, trois volumes, etc.
Il faut avoir un genre de talent très spécial pour pouvoir se passer de composition.
Edmond Jaloux, par exemple, ne s’est jamais soucié de suivre un plan. Il écrit à bâtons
rompus ; les histoires qu’il raconte commencent au milieu du livre, comme dans Fumées dans
la campagne ; et avec cela, il vous prend et vous mène jusqu’au bout. Son Escalier d’or, qui n’a rien encore d’un roman, relate les aventures de quelques
personnes, de quelques amis, types d’hommes et de jeunes filles, scènes et choses vécues,
beaucoup de dialogues, de la vie qui passe à travers un fond de mélancolie maladive.
Marcel Proust méprise également la composition. C’est le maquis psychologique, l’analyse
insatiable, qui ne dégage la vie qu’à force de répétitions et d’ennui.
S’il est malaisé de faire, à soi tout seul, un bon plan, il est encore plus difficile de
le faire en collaboration avec deux ou trois personnes. On l’a tenté. La
Croix de Berny fut écrite par Gautier, Méry, Sandeau et Mme de Girardin, et le
livre n’en fut pas meilleur. La même tentative a été renouvelée de nos jours. Le Roman des
quatre, on le sait, a pour auteurs Paul Bourget, Gérard d’Houville, Duvernois et Pierre
Benoit. Ces écrivains établirent un plan d’ensemble, puis, convenant qu’ils
représenteraient chacun l’un des personnages du drame, ils s’écrivirent des lettres, et
Gérard d’Houville raconte dans une interview que les lettres de ses collaborateurs étaient
toujours par elle impatiemment attendues.
Cette collaboration piquante n’a pas produit un chef-d’œuvre. Le plan avait été pourtant
minutieusement fixé et scrupuleusement suivi par le noble quatuor. Quatre, c’était trop.
« On ne voit pas bien, me disait Jean Giraudoux, un roman écrit par les quatre frères Tharaud. »
Gœthe, qui s’y connaissait, disait que tout dépendait du plan, et Flaubert répétait le
mot avec enthousiasme. Gœthe n’a pas toujours suivi le conseil qu’il donnait aux autres.
Wilhem Meister et les Affinités électives restent
des œuvres à peu près fermées à des tournures d’esprit françaises ; mais Gœthe a fait
Werther. Les rêveries qui encombrent certaines lettres de ce court récit sont là pour
montrer le caractère du héros et justifier sa fin tragique. Cette part faite à la
psychologie, l’histoire est un chef-d’œuvre d’émotion et d’intérêt.
Et maintenant une question se pose, une question très discutée et qui a son importance.
Quel ton faut-il prendre quand on écrit un roman ? L’auteur doit-il intervenir, juger ses
personnages, leurs actes, ou garder la froideur d’un procès-verbal,
l’indifférence d’un historien qui enregistre des faits ? Flaubert voulait que l’auteur fût
absent de son œuvre, comme Dieu est absent de l’univers, qu’on sente partout sa main, sans
qu’on la voie nulle part. « Les grandes œuvres, disait-il, sont impassibles. L’art est la
peinture des choses éternelles. » Flaubert voulait donner aux lecteurs une impression de
stupeur, et qu’on se demandât en fermant le livre comment cela s’était fait.
Cette doctrine de l’impassibilité, Flaubert ne l’a pas inventée. Barbey d’Aurevilly
croyait qu’il la tenait de Gœthe : « Théophile Gautier, dit-il, Sainte-Beuve, Leconte de
Lisle, Flaubert, tous ces petits soldats de plomb de la littérature réaliste d’hier et
naturaliste d’aujourd’hui, les impassibles, relèvent tous plus ou moins de Gœthe, qui est
naturellement le dieu des secs et des pédants64. »
Non, ce n’est pas chez Gœthe que Flaubert a pris sa théorie de l’impassibilité ; c’est
dans l’Odyssée et l’Iliade. Il n’avait même pas besoin
d’aller si loin. La vie de Jésus-Christ, ses souffrances, la passion, le Calvaire, tout
cela est raconté dans les Évangiles sans intervention d’auteur, sans un
mot de pitié pour la victime, sans un mot d’indignation contre les bourreaux.
L’impassibilité des Évangiles est plus frappante encore que celle
d’Homère, qui a, du moins, de temps à autre, une approbation, un compliment pour le
prudent Ulysse.
Madame Bovary a inauguré le premier modèle de ce genre de roman
automatique, dont l’Assommoir et Germinie Lacerteux
sont le plus brutal exemple. L’inconvénient de cette impassibilité, qui s’est continuée
avec Maupassant jusqu’à Charles-Louis Philippe et Marguerite Audoux, c’est que le public,
n’étant plus en communication avec l’auteur, reste froid comme lui et résiste à l’émotion
qu’on veut lui donner sans être ému.
Je crois qu’il y a tout profit pour un romancier à ne pas se désintéresser de ses
personnages, à juger et à partager leurs souffrances. Alphonse Daudet et Dickens ont
toujours été en étroite communion avec leurs lecteurs.
Il ne faut pas, bien entendu, pousser cette intervention jusqu’à l’analyse des moindres
actes de son héros ; mais que l’auteur soit juge, qu’il condamne, qu’il s’apitoie, qu’il
prenne parti, je ne vois à cela que des avantages pour le récit.
On exagérait autrefois ces familiarités. Un auteur se croyait obligé d’accompagner son
héros pour ainsi dire par la main. On excitait la curiosité par le titre des chapitres :
« Chapitre III : Où notre héros va subir une grande épreuve… Chapitre
IV : Où l’on fait une mauvaise rencontre… Chapitre V : Où
le lecteur fait la connaissance d’un personnage inattendu…, etc. »
Balzac a toujours éprouvé le besoin d’être en tiers avec ses héros. Il s’improvise leur
témoin et leur biographe ; il fait de l’histoire et de la politique, ce qui ne l’empêche
pas de savoir se taire quand il le faut, et de tirer grand effet de son silence, comme
dans son admirable Curé de village, tout imprégné de mystère et
d’émotion.
Barbey d’Aurevilly blâme cette rage d’intervention dans les Misérables,
ouvrage plein de vaticinations et de hors-d’œuvre. « Hugo, dit-il, qui ne veut plus de
l’art pour l’art, n’en a aucun dans sa manière de conter. Il y intervient incessamment de
sa personne. Or, l’intervention personnelle d’un conteur dans ses récits donne à ces
récits éternellement l’air de préfaces. Il faut qu’ils soient impersonnels dans le roman,
ou faits par un personnage du roman même. Le reste est inférieur, parce que le reste est
commode. Hugo interrompt son récit, l’arrête, le coupe de réflexions, de contemplations,
qui durent parfois tout un chapitre, puis il le reprend… »
Parmi les éléments indispensables à la composition d’un bon roman, il ne faut pas oublier
non plus la couleur locale. On ne conçoit plus aujourd’hui un roman sans couleur locale,
c’est-à-dire sans une peinture fidèle du milieu, des circonstances et de l’époque où se
passe le récit.
Jules Lemaître a spirituellement raillé la couleur locale des romantiques, telle que la
comprenaient Victor Hugo et le grand « teinturier » Théophile Gautier, Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo a surtout décrit l’architecture et les cloches de
la vieille cathédrale. Vous ne trouverez pas un mot sur les chants, les offices et les
orgues, qui sont pourtant l’âme d’une église. Sa cathédrale n’est habitée que par
Quasimodo.
Les Idylles de Théocrite peuvent passer pour le modèle de cette couleur
de mœurs et de langage que nous demandons à l’antique. Lisez ses idylles dans la
traduction Leconte de Lisle et comparez-les avec celles de Virgile. Le poète latin a beau
imiter servilement Théocrite, il n’a fait que des bergers philosophes, tandis que ceux de
Théocrite sont des êtres réels, qui ont des âmes de bergers, la préoccupation de leurs
travaux, le dialogue de leur profession.
N’abusez pas cependant de la couleur locale ; prenez bien garde surtout qu’elle ne sente
le plaqué, et tâchez de la mêler constamment à la trame du récit.
Au fond, la couleur locale n’est pas autre chose que la description qui, appliquée aux
contrées lointaines, a pris le nom d’exotisme. Faire l’histoire de la couleur locale, ce
serait faire l’histoire de l’exotisme, depuis les Incas jusqu’à
Chateaubriand et Loti. C’est le contraste et l’éloignement qui créent l’exotisme. Une
dame, qui a longtemps habité Beyrouth, me disait un jour : « Ah ! votre couleur d’Orient !
Si vous la voyiez de près ! Si vous saviez à quel point c’est sale et répugnant ! »
« L’exotisme, dit Joseph Aynard, est aussi vieux que le monde. Toujours, l’étrange et le
lointain aura eu un attrait ; on se sera raconté avec émerveillement des récits fabuleux
sur les joyaux, les royaumes, les capitales de rêve des pays inconnus. Vers la fin de la
civilisation antique comme à son commencement, les récits des navigateurs, les
importations de cultes mystérieux venaient flatter l’espoir d’un merveilleux nouveau,
comme dans Baudelaire. L’ignorance augmente le charme et la puissance de cette illusion ;
les traités de géographie s’intitulent Abrégé des merveilles ; les
récits de Marco Polo, de Mandeville, enchantent le moyen âge, qui distingue mal entre les
réalités et les fables. »
L’attrait de l’exotisme remonte à Robinson Crusoé et aux Mille et une nuits. Au dix-huitième siècle, on en mettait déjà partout, et je ne
suis pas sûr que les Lettres persanes, si artificiellement persanes,
n’aient pas exercé un certain mirage exotique. Le public parisien devait garder longtemps
ce goût du mystère « persan ». Un siècle plus tard, en 1845, Gustave Claudin nous dit dans
ses Mémoires qu’il y avait au passage de l’Opéra un Persan légendaire,
qui intriguait aussi étrangement son quartier « et que tout Paris connaissait ». Il vivait
riche, seul, sans parler à personne, sans fréquenter personne. Il mourut sous le second
Empire. Après les Persans, ce sont les Turcs qui furent à la mode. On écrivit des Lettres turques. Après les Incas et les Lettres péruviennes, vint le tour de l’Ile de France avec Bernardin de
Saint-Pierre, et les sauvages d’Amérique avec Chateaubriand. L’Egypte fut à la mode après
le Roman de la momie, et le Sahara après Fromentin ;
et il n’y a pas si longtemps que Loti nous a bouleversés avec l’Océanie et l’Islam.
Aujourd’hui, c’est le Maroc qui triomphe dans les livres des Farrère, Tharaud, Bertrand,
Adès, Elissa Rhaïs, Naudeau, Daguerches, etc.
L’exotisme offre d’inépuisables ressources. Chacun ayant sa façon de sentir, il est
toujours possible d’écrire quelque chose de nouveau sur l’Orient.
La première condition pour faire de la bonne description exotique, c’est de voyager, de
prendre des notes, d’utiliser ses souvenirs. Paul et Virginie a été fait
avec le Voyage à l’Ile de France, de Bernardin de Saint-Pierre. La forte
sensation de Pierre Loti provient des notes de voyages dont il composait parfois tout un
livre, comme Mon frère Yves et le Désert. Atala fut
d’un manuscrit de notes. Si l’on ne décrit pas sur place et d’après la chose vue,
on fait du mauvais exotisme, l’exotisme livresque de Séthos, Aménophis, les
Incas, la Guerre du Nizam…
On a poussé si loin la manie de l’exotisme à notre époque, qu’un certain mouvement de
réaction s’est produit contre la description de Bernardin et de Chateaubriand. MM. Cario
et Régismanset ont pris la peine de publier un livre pour la discréditer. Chateaubriand
ayant fait beaucoup de descriptions emphatiques, ou simplement banales et féneloniennes,
ces messieurs ne veulent plus distinguer entre lui et Marchangy, et se moquent de
Sainte-Beuve qui, avec toute la critique française, admire le talent des deux plus grands
peintres de notre littérature. MM. Cario et Régismanset citent une des belles descriptions
d’Atala, la nuit dans les solitudes d’Amérique, et trouvent que c’est
du « fatras », et qu’elle est aussi « insipide que celle de Bernardin ». Cela prouve qu’il
y a encore des gens qui ne savent pas reconnaître les bonnes et les mauvaises
descriptions. Le phénomène n’est pas nouveau. Morellet et Ginguené se sont rendus célèbres
par leur critique d’Atala. Les vieux classiques voltairiens critiquèrent
Chateaubriand, non pas tant à cause de ses descriptions (puisqu’ils admettaient Rousseau,
Delille et Saint-Lambert) qu’en haine du christianisme présenté comme une thèse. Plus
tard, on continua à attaquer Chateaubriand, mais ses ennemis littéraires furent presque
toujours des adversaires politiques.
Persuadés que le romantisme a défiguré le style français et que la prose n’est pas faite
pour la couleur, mais pour l’exactitude, MM. Cario et Régismanset ont voulu rajeunir ces
attaques surannées. Toute l’école qui nous vient de Bernardin et de Chateaubriand serait
du « faux exotisme », Mais alors où est le « vrai exotisme » ? Il en existerait très peu,
ou même pas du tout, puisque toute notre littérature descriptive procède de Chateaubriand.
Comment donc faut-il écrire, et qui faut-il admirer ? C’est bien simple. Les modèles sont
Stendhal, Mérimée, les écrivains secs et précis, les voyageurs comme Charlevoix. Dix
lignes de Charlevoix, paraît-il, sont supérieures au « style gonflé et prétentieux de
Chateaubriand ». Stendhal allait plus loin. Il ne se contentait pas de railler le style de
Chateaubriand, qu’il confondait avec Marchangy et d’Arlincourt ; il déclarait qu’il
préférait les mémoires du maréchal Gouvion de Saint-Cyr à Homère !
Voilà où on en arrive, quand on n’aime ni la description, ni la couleur locale, et qu’on
ne veut voir partout que de la rhétorique.
Résumons-nous. Voulez-vous faire du roman ? Prenez des notes, copiez la vie et les
personnages, choisissez bien votre sujet, soignez le plan, la composition, la couleur et
le style. C’est quelque chose ; mais ce n’est pas tout. Pendant votre travail de
rédaction, pendant l’élaboration de votre œuvre, il est profitable, il est nécessaire
d’entretenir vos facultés d’écrivain, de tenir en éveil votre inspiration ; et, par
conséquent, vous ferez bien de lire, de temps à autre, quelques romans, quelques bons
romans. Quels sont les meilleurs romans à lire ? Pour la description vivante, je
conseillerai d’abord Paul et Virginie.
Il y a quelques années, un grand journal parisien demandait à ses lecteurs de vouloir
bien indiquer quel était, à leur avis, le faux chef-d’œuvre de la littérature française.
La majorité dénonça Paul et Virginie.
Je ne sais si ce petit livre est réellement un chef-d’œuvre ; mais c’est certainement une
œuvre de réalité et de vérité. Vous ne retrouverez ce ton nulle part.
Paul et Virginie s’égarent dans la forêt. Paul, désespéré, monte au sommet d’un arbre et
crie au milieu de la solitude : « Venez, venez au secours de Virginie ! » comme si tout le
monde connaissait Virginie. « Mais les seuls échos de la forêt répondirent à sa voix et
répétèrent à plusieurs reprises : « Virginie ! Virginie ! » La négresse marronne, le corps
tout rouge des coups de fouet qu’elle a reçus, vient implorer Virginie, qui lui dit :
« Pauvre misérable, j’ai envie d’aller demander votre grâce à votre maître. En vous
voyant, il sera touché de pitié », comme si ce n’était pas son maître qui l’avait mise
dans cet état… Après les imprécations romanesques de Paul apprenant le prochain départ de
Virginie, avec quel art l’auteur reprend le ton des détails domestiques : « Je n’y puis
tenir, dit Mme de La Tour. Mon âme est déchirée. Ce malheureux voyage n’aura pas lieu. Mon
voisin, tâchez d’amener mon fils. Il y a huit jours que personne ici n’a dormi. » Relisez
la lettre de Virginie à ses parents. Il faut faire effort pour se persuader que c’est une
lettre inventée. C’est l’illusion même, cette petite sauvage inconsolable, qui envoie des
semences et des noyaux dans son pays natal, et à qui on apprend à monter à cheval à
Paris : « J’ai de si faibles dispositions pour toutes ces sciences, et je crois que je ne
profiterai pas beaucoup avec ces messieurs… » On comprend que le vieux Flaubert, qui s’y
connaissait, n’ait jamais pu lire cette lettre sans « fondre en larmes ». Quant au célèbre
naufrage, il est traité comme un fait-divers, avec les particularités d’un
procès-verbal…
Parmi les anciens romans dont on peut encore recommander la lecture, le plus intéressant
est peut-être celui qui n’a qu’un seul personnage : Robinson Crusoé.
Voilà une histoire où il ne se passe rien, où on voit seulement un homme vivre dans une
île déserte, avec sa chèvre, son chien et son perroquet ; et la force du détail est telle,
la précision si vivante, que ce simple récit est aussi émouvant que n’importe quel roman
d’aventures.
Les imitations de Robinson n’ont pas manqué. On a doublé les personnages, on a mis des
enfants, une famille, le Robinson suisse, le Robinson de
douze ans, etc. Rien ne vaut le monologue de Daniel de Foë.
Il y a un autre ouvrage qui devrait être le livre de chevet de tous les futurs
écrivains : c’est Don Quichotte, l’histoire la plus impersonnelle et la
plus illusionnante que nous ayons depuis l’Odyssée, Jamais auteur n’a si
étonnamment disparu de son
œuvre. Don Quichotte et Sancho ont une sorte « d’existence historique, comme César », dit
Flaubert. « Quel gigantesque bouquin ! ajoute-t-il. Y en a-t-il un plus beau ? » Le
peintre Delacroix l’appelle « le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre »65. Une pareille création
dépasse les possibilités du talent humain. Nous ne connaîtrions pas mieux les deux héros
de cette aventure, eussent-ils été nos contemporains et les eût-on fréquentés pendant des
années. Scènes, dialogues, ton, milieu, tout est génial. Voilà le grand modèle qu’il faut
étudier pour apprendre à créer de la vie.
Un livre d’un autre genre et qui passe pour ennuyeux, la Nouvelle
Héloïse, mérite pourtant d’être lu, pour la sincérité, la passion et le style.
Emile Faguet a hautement rendu justice à cette œuvre trop oubliée et dont Nisard s’est
complu à relever les défauts. J.-J. Weiss reproche à Nisard d’avoir le goût triste.
« Avoir le goût triste, dit-il, c’est, quand on arrive à une œuvre aussi mêlée que la Nouvelle Héloïse, s’arrêter à ce qui n’est que sentiment faux, style
impropre, expression déplacée, absence de tact et de délicatesse ; ne lire que les
lettres, fort nombreuses, il est vrai, « où les mots sont brûlants et les choses sont
froides » ; s’étendre à l’aise sur les déclamations consciencieuses et à la Prudhomme en
l’honneur de la « vertu et du sexe » ; et c’est, alors qu’on a subi tout ce dégoût, ne pas
se donner la peine de tourner le feuillet pour arriver enfin à ce qui est de l’inventeur
de génie. Oh ! que j’aurais bien envie de venger Claire d’Orbe et Julie d’Etanges des
mépris de M. Nisard ! Ce sont des chefs-d’œuvre que la plupart des lettres de Claire, et
presque rien après cent ans n’en paraît fané. C’est tout un roman, d’une simplicité et
d’une passion admirable que la première lettre écrite par Julie à Saint-Preux, après son
mariage avec M. de Wolmar. Viendra-t-il jamais un temps où elle cessera d’être trempée des
larmes de ceux qui aiment ! A peine Werther est-il au-dessus. Dans cette lettre, comme
dans les riants tableaux de vie intime que retrace Claire, comme dans les pages les plus
pénétrantes des Confessions, on sent naître et se développer un monde
qui n’existait pas encore66. »
Le grand tort de la Nouvelle Héloise, c’est d’être un interminable
roman épistolaire. En dehors du roman-feuilleton, qui est un genre spécial, le public, en
général, n’aime pas les romans trop longs. La plupart des grands romans qui ont enchanté
nos pères, comme Clarisse Harlowe et Gil Blas, ont mis
longtemps à paraître. Les quatre volumes de Gil Blas furent publiés de
1715 à 1735, et les dix volumes de Clarisse Harlowe de 1734 à 1741. On
attendait la suite. Richardson recevait des lettres où on le suppliait de ne pas faire
succomber son héroïne. Gil Blas et Clarisse n’eussent
peut-être pas eu le même succès, si on avait dû les lire d’un trait, comme nous les lisons
aujourd’hui. Les redites et les longueurs encombrent les dix volumes de Richardson. Jules
Janin a eu l’heureuse idée de réduire l’ouvrage en deux volumes parfaitement
lisibles.
Avec un peu de persévérance, on s’aperçoit vite que Clarisse Harlowe
est une œuvre de premier ordre, et qu’il fallait avoir du génie pour faire vivre jusqu’à
l’obsession un sujet aussi invraisemblablement romanesque et qui se résume à une situation
unique, toujours la même, la poursuite, le péril de la chute, situation que Clarisse peut
dénouer d’un moment à l’autre, en allant trouver un pasteur, un prêtre, ou tout simplement
son amie miss Howe.
Il ne s’agit pas de lire beaucoup de romans, il s’agit d’en lire d’excellents et qui
soient de bons excitateurs d’idées. Pour tout le monde, la lecture est une agréable
distraction. Pour un écrivain, elle doit être un moyen de fécondation perpétuel. Ce que
vous devez rechercher dans un livre, c’est le talent et l’exécution.
: Il est bien entendu qu’un romancier doit avoir lu Tolstoï, Stendhal et leur source
commune, la fameuse Marianne, de Marivaux. Nous n’en reparlerons pas.
Mais il y a un auteur russe qu’il faut particulièrement recommander : c’est
Tourguéneff.
Vous ne saurez vraiment ce que c’est que la vie et l’observation, que le jour où vous
aurez lu les Eaux printanières, Fumées, une Nichée de
gentilshommes, Mémoires d’un chasseur, etc. Si vous n’admirez pas ces récits, si
vous ne trouvez pas avec Flaubert que l’Abandonnée est un chef-d’œuvre ;
si vous ne vous écriez pas avec lui : « Ce Scythe est un immense bonhomme ! », la question
est jugée : vous n’êtes pas né pour le roman.
Faites de l’histoire ou de la critique, et laissez là le roman.
Mais le grand modèle, la lecture formatrice par excellence, c’est encore et toujours
Balzac. Quand vous serez las des surenchérisseurs et des raffinés, des Mirbeau et des
Goncourt, des pince-sans-rire et des fumistes, vous reviendrez à Balzac. Celui-là vous
délivrera des formules et vous enseignera vraiment l’art de faire un livre. Il faut lire
Eugénie Grandet, Pierrette, la Vieille Fille, les Parents
pauvres, le Curé de Tours, etc. Une création comme le père
Grandet suffit à immortaliser un homme.
On a critiqué le style de Balzac. Son intempérance descriptive, son mauvais goût même
prouvent pourtant qu’il savait écrire. S’il ne travaillait pas sa prose sur le papier, il
se rattrapait sur les épreuves et faisait toujours son profit des critiques qu’on lui
adressait. Sainte-Beuve se donna le malin plaisir de citer la phrase suivante, de
la première page d’Eugénie Grandet : « S’il y a de la poésie dans
l’atmosphère de Paris, où tourbillonne un simoun qui enlève les cœurs, n’y en a-t-il pas
aussi dans la lente action du siroco de l’atmosphère provinciale, qui détend les plus
fiers courages, relâche les fibres et désarme les passions de leur acutesse. »
Balzac supprima docilement cette phrase dans toutes les éditions postérieures.
Un roman qui n’a pas vieilli non plus et qu’il faut relire, c’est Manon
Lescaut.
Excepté Lamartine, tout le monde est d’accord sur Manon Lescaut, Des
Grieux et Manon sont deux petits escrocs si naïvement sincères, qu’on n’a pas la force de
les mépriser et que leur inconscience fait oublier leur indélicatesse. Tout le livre n’est
qu’un cri d’adoration éperdue. Des Grieux a des mots inoubliables. Il sait que sans argent
on ne peut pas compter sur Manon. Quand on lui vole sa fortune, il n’a qu’une pensée :
« Je vais perdre Manon. » Il parle d’elle comme d’une divinité. Manon lui est si
nécessaire, qu’il trouve lui-même naturel de vivre avec l’argent de ses adorateurs. Le
livre est écrit sur un ton d’exaltation qui oscille entre ces deux cris : « Cruelle,
perfide Manon ! » « Adorable, divine Manon ! » Le plus étonnant, c’est que Manon aussi est
sincère, et on avouera qu’il fallait quelque talent pour nous faire admettre la sincérité
d’une créature si ignominieusement infidèle. Manon n’a pas l’ombre de sens moral jusqu’à
sa mort. C’est seulement au moment de mourir que lui revient la conscience de son
indignité. Alors le sentiment de ses fautes, le pardon qu’elle demande, sa vie misérable,
sa suprême expiation arrachent la pitié et la sympathie du lecteur.
Ce roman est unique. On le relira toujours ; et le comble de l’art, c’est qu’avec un tel
sujet l’auteur ait fait une œuvre si chaste.
Manon Lescaut n’est pourtant pas compris de tout le monde. Qu’il ait déplu à des poètes
comme Lamartine, cela peut s’admettre ; mais que ce roman ait été méconnu par un homme
comme Barbey d’Aurevilly, voilà qui passe la vraisemblance. Transporté d’indignation
vertueuse, Barbey d’Aurevilly ne pardonne pas à Sainte-Beuve, Gustave Planche, Arsène
Houssaye, Jules Janin, Dumas fils, etc., d’avoir fait l’éloge d’un pareil ouvrage.
« Eh bien, moi dit-il, je demanderai la permission de rester assis, au beau milieu de
cette farandole universelle, et de ne pas me lever devant cette Hélène, cette ignoble
Hélène de Manon Lescaut… Alfred de Musset, qui a osé traiter de Sphinx cette fille, au
cœur ouvert comme la rue et dans lequel il est aussi facile de descendre, a dit là une
sottise de poète. Ne mettons pas une sottise de critique par-dessus… Ce n’est pas Manon
qui est un sphinx, c’est son succès ! Et c’est incroyable, car, ce succès, on le tuerait
peut-être en l’expliquant ; et certes, avec les mœurs et les idées de ce temps, il n’est
pas difficile de l’expliquer. »
Barbey d’Aurevilly accuse Manon Lescaut d’avoir produit les Dame aux
camélias, les Madame Bovary, les Fanny ; il
traite Dumas fils de « sauvage », Sainte-Beuve de « tricoteur », Gustave Planche
« d’ivrogne infiltré de madère ». « Il a fallu, dit-il, le dévergondage romantique
pourvoir dans ce livre, que je ne crains point d’appeler une pauvreté littéraire, des
beautés qui n’y étaient pas… Les benêts corrompus s’attendrissent sur l’histoire naturelle
de Manon… Il faut flétrir cette sale histoire qui révoltait le génial bon sens de Napoléon
et où, dit-il, le grotesque, l’incroyable et le ridicule s’ajoutent agréablement au
crapuleux. »
Quand on a lu les romans de Barbey d’Aurevilly, Une histoire sans nom, Ce
qui ne meurt pas, le Prêtre marié et la Vieille Maîtresse, on se
demande qui ce prétendu moraliste a voulu mystifier. Je crois qu’on trouverait peu
d’exemples d’une pareille inconscience.
Lire les romans anciens, remonter aux traditions classiques ne signifie pas qu’on doive
négliger la lecture des romanciers contemporains. Il faut suivre, au contraire, avec
attention le mouvement de notre époque, sa production, son effort d’originalité, tout en
gardant la conviction qu’aucun de nos conteurs n’est supérieur aux grands créateurs du
dix-neuvième siècle.
Quelques auteurs de notre temps nous ont apporté du nouveau et méritent leur réputation.
Lisez Estaunié, Jaloux, Vaudoyer, Boylesve, Duvernois, Henriot et bien d’autres encore ;
et, pour des qualités d’originalité plus aiguë, lisez aussi Giraudoux et la nouvelle école
humoristique et pince-sans-rire, Morand, Cocteau, Ramuz, Max Jacob, Soupault, etc. Il y a
là des écrivains sérieux, d’autres qui caricaturent la vie, font de l’observation comme on
fait du cubisme et continuent la tradition du roman rosse de Toulet, en supprimant toute
sentimentalité, toute poésie, tout paysage.
Ces nouveautés de procédés et de visions sont dignes de curiosité, d’étude et d’estime.
Mais ce sont des chemins de traverse, des sentiers dangereux, souvent des impasses. Ne
quittez jamais le grand chemin de l’observation humaine, la grande route des
chefs-d’œuvre, celle qu’ont suivie Marivaux, Prévost, Bernardin, Constant, Balzac et
Flaubert.
Quant aux auteurs réalistes actuels, Hirsch, Chérau et leur école, il n’est pas permis
non plus de les ignorer. Ils n’ont pas dépassé, d’ailleurs, la facture et l’esthétique de
Zola, qui sort lui-même de Germinie Lacerteux et de Madame
Bovary, et nous voilà de nouveau ramenés à Flaubert…
Deux livres, l’Assommoir et Germinal, peuvent suffire
à connaître Zola : ce sont ses deux grandes créations.
Il est des auteurs, comme Guy de Maupassant, qui résument à la fois le réalisme brutal
(Bel-Ami, la Maison Tellier) et la psychologie pénétrante (Fort comme la mort, Pierre et Jean). On sent un talent bien plus qu’une
âme dans l’œuvre de Maupassant, qui ne travaillait pourtant pas beaucoup sa prose. Il
avait commencé par écrire des vers, et Louis Bouilhet eût fait de lui un poète, si
Flaubert ne lui eût donné le goût du roman.
Mais ce n’est pas tout de lire les auteurs, les vieux et les jeunes, ceux d’autrefois et
ceux d’aujourd’hui ; il faut se décider et bien savoir quel genre de roman vous voulez
écrire, celui qui répond le mieux à votre tournure d’esprit.
Le roman d’aventures semble avoir reconquis la faveur publique. A vrai dire, le goût ne
s’en est jamais perdu ; il s’est même produit une sorte de surenchère, due à l’influence
de Wells et de Kipling et à l’introduction de nouveaux éléments modernes, torpillages,
aviation, découvertes scientifiques, etc. Les timides audaces des Robida et des Jules
Verne font aujourd’hui sourire les lecteurs des Wells, Farrère, Bizet, Mac Orlan, Arnoux
et autres amusants inventeurs de voyages dans la lune. D’autre part, Rosny, dans le genre
préhistorique, a montré que le roman d’aventures pouvait être aussi une œuvre littéraire ;
et qui sait si le roman feuilleton lui-même n’entrera pas dans la littérature, le jour où
un bon prosateur se donnera la peine de l’écrire ?
Le roman d’aventures, c’est le règne de la fantaisie et de l’invention. On peut tout
imaginer, explorations fantastiques, dernier jour de la terre, les espaces astronomiques,
cataclysmes, destruction du globe… Il faut du nouveau, « n’en fût-il plus au monde ». La
difficulté est de donner à l’ l’apparence du vrai.
Le défaut du roman d’aventures, c’est la digression. On bavarde, on éparpille l’intérêt,
on oublie que la valeur d’un récit est dans la sobriété des épisodes. Toute description
inutile doit être impitoyablement bannie. La rapidité du dialogue est également une chose
importante dans le roman d’aventures. On abuse du dialogue. Tout se
passe en conversations ; on impatiente le lecteur.
Pierre Benoit a donné au roman d’aventures un ton de distinction auquel nous n’étions pas
habitués et qui relève singulièrement l’intérêt des situations dramatiques. Le succès de
Pierre Benoit est une spirituelle réaction contre les lourds romans psychologiques dont on
a tant abusé et dont le public a si stoïquement supporté l’ennui.
Un autre genre de roman tente encore les débutants de province. C’est le roman
rustique.
Le roman rustique n’a jamais obtenu que des succès d’estime, et peu d’auteurs y
excellent, parce qu’il est très difficile de peindre les mœurs rurales. Le paysan garde le
mutisme de la terre. Il ne se livre pas ; il faut le deviner. Faites-le parler comme dans
la vie, vous choquez les lecteurs ; ennoblissez son langage, vous tombez dans les
délicieux mensonges de George Sand, François le Champi, la Petite Fadette, la Mare au Diable, où des paysannes disent
élégamment : « Germain, vous n’avez donc pas deviné que je vous aime ? » Il faut une façon
de parler qui ne soit ni artificielle ni triviale. Les dialogues de Maupassant
représentent assez bien la note juste.
Le vrai roman « paysan » est rare. Balzac lui-même raconte dans ses Paysans l’histoire d’une rivalité entre le château et une poignée de gredins et de
braconniers, mais il n’a pas fait la peinture des mœurs rurales. La vie des champs est
absente de son récit.
Quand Zola a voulu peindre les paysans, il a écrit un livre immonde : la
Terre ; et, par contre, l’idéalisme d’Henri Conscience n’a produit qu’une
insignifiante grisaille.
Quelques romanciers contemporains ont le tort de considérer les paysans comme des
monstres de dépravation. Le paysan n’est pas un être raffiné, mais il est foncièrement
honnête. Ne cherchez ni à l’idéaliser, ni à le rabaisser. Ne lui prêtez surtout ni
raisonnement, ni psychologie ; il ne discute pas, il va droit son chemin.
« On sait, dit Jacques Boulenger, que, depuis la Terre, depuis les nouvelles de
Maupassant, il s’est créé un type artificiel et littéraire de paysan avare, âpre, d’une
dureté inhumaine à l’égard des pauvres et des vieux qui ne peuvent plus travailler et
gagner leur vie, fussent-ils même le père et la mère. C’est là un poncif de l’école et qui
n’est pas moins conventionnel, dans son genre, que les bergers de l’Astrée et les pâtres de Gessner, les bons villageois du dix-huitième siècle et
les laboureurs de George Sand68. »
Je voudrais mettre en garde les débutants contre ce faux réalisme qui va jusqu’à peindre
l’inceste comme un vice particulier aux paysans. Non, quoi qu’on dise, il n’est pas encore
prouvé qu’on soit un être abominable parce qu’on habite la campagne, au lieu d’habiter la
ville.
Évitez cette brutalité mensongère. Tâchez de peindre chez le paysan les luttes de
conscience, les réactions passionnelles, les souffrances que dégagent les grands
sentiments naturels : l’amour, la maternité, le travail, l’esprit de famille. Ne quittez
pas les bons terrains où poussent les belles plantes humaines. Ferdinand Fabre se
contentait d’une donnée très simple et, sans rien déformer, il a fait des romans qui
méritent de franchir le cercle des lettrés et d’aller jusqu’au grand public.
Malheureusement Fabre a abusé de la description et, pour garder le ton paysan, tout en
évitant la grossièreté, il employait un dialogue hybride, faussement naïf, sorte de
bégaiement à phrases courtes, qui consiste surtout à supprimer les articles :
« Il me faudra travailler pour gagner pain…
« Point ne m’était arrivé de l’embrasser et désormais possible ne serait de la
rencontrer… »
« Poules picoraient sur la table, pintades sautelaient sur les chaises, lapins
grignotaient sous le bahut, dindonneaux becquetaient au long des murailles…
« Vrai est que Félice possédait mon âme…
« Après telles réflexions avec moi-même, me fut avis que je devais secouer mon
chagrin…
« Possible ne m’avait été de me débarrasser de ma charge…
« Oui, monsieur, le pays est triste, la culture misérable ; raison pourquoi Cévenols dès
le berceau s’endurcissent le corps… »
Ce dialogue rend la lecture du Chevrier insupportable. Par contre, le dialogue
ecclésiastique est admirable chez Fabre.
La plupart des paysans s’exprimant en patois, le plus simple serait de traduire leur
langue en français, en conservant le plus fidèlement possible les expressions
originales.
En tous cas, il y a une chose aussi dont on abuse : c’est la description rustique. Les
trois quarts des romanciers ne résistent pas à la tentation de décrire le milieu
champêtre, les travaux de la campagne, fêtes, saisons, récoltes, larges fresques, tableaux
plaqués qui paralysent le récit. L’art consiste, au contraire, à distribuer habilement la
description à travers les faits, l’épisode ou l’état d’âme que vous peignez. Tâchez que le
lecteur soit dupe et qu’il ne remarque pas le procédé. Rien n’est ennuyeux comme une
longue description rustique.
Évitez encore, dans les peintures villageoises, de prendre vous-même le ton de vos
personnages ; ne vous croyez pas obligé de parler en paysan, sous prétexte que vous faites
parler des paysans, et de dire à chaque instant, par exemple : « Ah ! elle était fière, la
Rosalie… Il ne fallait pas s’attaquer à elle… Ah ! mais non !… Ah ! pour un beau gars,
c’était un beau gars, etc. » Cette affectation est choquante. Gardez toujours le ton d’un
simple narrateur.
Voulez-vous faire de bons romans rustiques ? Allez au village ; écrivez-les sur place. On
ne sait pas toutes les ressources que peut offrir l’observation de la vie villageoise. Il
existe dans beaucoup de communes des amateurs archéologues, qui consacrent leurs loisirs à
écrire l’histoire de leur pays. C’est en groupant ces louables travaux qu’on arrivera
peut-être un jour à avoir un tableau complet de l’ancienne France. Mais pourquoi s’en
tenir au passé ? Le récit des mœurs d’aujourd’hui serait tout aussi intéressant que
l’histoire des mœurs d’autrefois. J’ai connu une jeune femme très intelligente, qui,
habitant un village avec sa famille, a écrit au jour le jour tout ce qui se passait dans
ce bourg perdu où il ne se passait rien. A la fin de l’année, cela faisait le journal le
plus curieux que j’aie jamais lu. Quel cadre pour un roman paysan !…
Quant à avoir la prétention d’être lu par les gens de la campagne, il faut y renoncer.
Mistral déclarait qu’il ne chantait que « pour les pâtres et les gens des bastides ».
J’ignore ce qui se passe dans le Comtat et à Arles ; mais dans tout le département du Var,
et sur tout le littoral, que je connais bien, on ne trouverait pas un paysan qui ait lu
Mireille ou qui sache à peu près ce que c’était que Mistral.
Si le roman rustique tente l’observateur de province, le roman mondain exerce encore plus
d’attraction sur les débutants qui viennent vivre à Paris.
Pour faire du roman mondain, il est absolument nécessaire d’aller dans le monde. Vous
aurez beau, si vous n’y allez pas, traiter les sujets les plus aristocratiques, il vous
manquera toujours ce ton d’autorité, d’élégance et de distinction qui doit caractériser le
roman mondain. Paul Hervieu avait vécu dans le monde et l’avait étudié de près, avant d’en
devenir le peintre impitoyable.
Balzac lui-même, malgré tout son génie, n’a pu réussir à écrire de vrais romans mondains.
Ses artificielles duchesses de Langeais et de Maufrigneuse ne donnent ni la sensation de
la haute élégance, ni le ton des conversations aristocratiques. Balzac excelle, au
contraire, dans la peinture de la vie bourgeoise, qui est à peu près le milieu naturel de
la moyenne des écrivains.
On a nié ces diverses nécessités de compétence, comme on a nié qu’il existe une vocation
spéciale d’auteur dramatique. Flaubert avait tort de les contester. On n’a qu’à relire l’Education sentimentale pour voir ce qui manque au salon de Mme
Dambreuse. Le ton humain y est ; le ton mondain n’y est pas.
Je ne défends pas ici les gens du monde. Je connais leur aimable néant, et je suis tout à
fait persuadé qu’ils n’ont jamais eu que l’esprit qu’on leur prête. Je dois reconnaître
cependant qu’il y a un ton de conversation et des manières qu’il faut absolument attraper, si l’on veut peindre les personnes du monde.
Les romans d’Octave Feuillet sont restés, dans ce genre, des modèles de romans
distingués.
On reproche à Octave Feuillet d’être romanesque. « C’est un étrange reproche, dit
justement Franc-Nohain. On a pu se mettre à écrire des livres, en racontant n’importe
comment n’importe quelles histoires arrivées à n’importe qui. Pourquoi ne
représenterait-on pas des personnages à qui il arrive quelque chose, des personnages
solidement établis, des aventures solidement construites69 ? »
On aurait tort de s’imaginer que tout est mensonge dans le roman romanesque. Il contient
certainement lui aussi une part de vérité humaine qui mérite d’être prise au sérieux et
qui l’a été, depuis la Princesse de Clèves jusqu’à Dominique et Julia de Trécœur. Peindre des sentiments héroïques,
c’est encore faire de l’art, et même du grand art. Corneille l’a prouvé, et Racine n’a pas
supprimé Corneille. Le roman romanesque et mondain a eu ses heures de légitime succès. Le
beau existe. Il s’agit de le rendre vraisemblable par les mêmes procédés d’observation
qu’on emploie à peindre le vrai. En d’autres termes, il faut ajuster le romanesque à la
vie. C’est une question de talent.
Ce qui est vraiment trop facile, c’est le mauvais roman mondain, le roman-snob, celui qui
continue à exploiter l’éternel vieux jeu, la femme fatale, la contessina, l’aventurière,
jalousies gantées, passions tragiques, adultères de balcon, lacs italiens, Florence,
Venise, voyages en sleeping, étrangères énigmatiques, la criarde Riviera, le Brésilien
exalté, byronisme de palace et de wagons-lits, défroque usée et rapiécée dont s’habille
encore de nos jours la néo-banalité romantique.
Il faut voir le ton idolâtrement prétentieux que prennent nos faiseuses de romans-snobs,
pour dire : « My dear… Dearest… Darling… chère petite chose. » Ou : « Smoking ? en tendant
une cigarette. Les amies s’appellent Daisy… On affecte l’esprit, le
laconisme : « Étrange, cette impression qu’elle m’a donnée… Inouïe, la figure qu’elle a
prise… Très curieux, ce paysage… Oh ! très. Pas très… Oh ! combien !… » C’est à grand
renfort de five o’clocks, , tennis et dancings qu’on excite l’admiration des
petits jeunes gens qui s’imaginent que c’est distingué de retrousser ses gants, et des
petites femmes qui affectent de porter une canne dont elles ne savent pas se servir.
Cela ne veut pas dire que ce genre de roman est faux en soi. Il est simplement ridicule
par sa prétention, et aussi parce qu’on n’y trouve jamais la moindre parcelle de vérité
humaine. Autrement le roman mondain pourrait très bien être une œuvre de talent, comme le
roman rustique ou le roman bourgeois.
En somme, le roman mondain demande des dispositions particulières et l’expérience
personnelle d’un genre de vie qui n’est pas à la portée de chacun.
Le roman historique non plus n’a rien perdu de sa vogue et peut rivaliser d’intérêt avec
le roman mondain. J’entends par roman historique un récit de faits accompagné d’une
reconstitution du passé.
Le roman historique peut fournir des thèmes d’inspiration très variée. Alexandre Dumas
voulait mettre en romans toute l’histoire de France, et il était parfaitement capable de
réaliser ce beau dessein, du moment qu’il ne cherchait que l’action et les aventures.
L’exemple de Salammbô nous a malheureusement donné d’autres exigences.
L’exécution d’un roman historique est devenu un travail auquel tout le monde n’est pas
disposé à consacrer, comme Flaubert, quatre années de sa vie. D’autre part, il n’est plus
possible de se soustraire aux nécessités de couleur et de vraisemblance qu’on demande
aujourd’hui à l’évocation d’une époque. Vous n’avez plus le droit de faire du roman
historique sans documentation archéologique.
« Tout, dit M. Marcel Prévost, prépare les générations actuelles au roman historique
documenté, respectueux de l’histoire : aussi bien le renouvellement des méthodes de nos
modernes historiens que les habitudes quasi scientifiques introduites dans le roman par
les naturalistes et les psychologues du dix-neuvième siècle. Il fallait donc s’attendre à
voir se dessiner une formule neuve du roman historique. Les caractéristiques en sont les
suivantes : une documentation aussi exacte et, s’il est possible, aussi nouvelle que pour
un ouvrage d’histoire proprement dite ; — toutes les facultés imaginables de l’auteur
concourant à ressusciter le milieu, les faits, les mœurs, les personnages qu’il raconte ;
exclusion de tout procédé théâtral. En somme, raconter ce que raconterait un témoin qui
aurait su voir. L’imagination, cette fois, s’interdit d’inventer : elle a assez affaire
d’évoquer, de reconstituer, de donner au passé la vie du présent.
« Il y a très peu d’exemples de tels romans historiques dans la littérature du siècle
dernier. Il y a Balzac, naturellement, qui, par fragments, dans sa Comédie
humaine, a tracé des scènes de la Restauration et du temps de Louis-Philippe que
nul historien ne fera oublier. (Relisez aussi : Sur Catherine de
Médicis.) »
Il est de mode aujourd’hui, dans une certaine école, de mépriser la documentation
historique. A propos d’une conversation de M. Paul Morand avec un banquier qu’il avait
consulté pour Lewis et Irène, un écrivain original,
M. t’Sterstevens, déclare que la documentation lui apparaît comme l’erreur la plus
manifeste de cette littérature indigente qui a rempli la seconde moitié
du dix-neuvième siècle ». Ce que M. t’Sterstevens appelle la littérature indigente, c’est
tout simplement Flaubert, Daudet, Zola, Goncourt, Leconte de Lisle, Renan, Taine,
Michelet… « C’est Flaubert » dit-il, qui a commencé. Il s’imaginait que, pour écrire un
livre, il fallait, au préalable, avaler trois cents bouquins sur la matière… Il y avait en
Flaubert bien plus de Bouvard qu’il ne le croyait lui-même, et j’ai quelquefois l’idée
qu’on pourrait intituler son dernier livre : Flaubert et Pécuchet, par
Bouvard. » « Cette honnête conscience le paralyse, il n’ose plus rien écrire sans être
appuyé sur un texte. » Il en résulte (pour Salammbô) « une antiquité
conventionnelle, livresque, évidemment, puisqu’elle est tout entière sortie des
livres. »
M. t’Sterstevens aurait pu se contenter de blâmer l’abus du document, et surtout du
document insignifiant ou encombrant. Pense-t-il sérieusement qu’un roman historique,
purement fantaisiste et sans documentation, sera moins livresque et plus vrai qu’un roman
documenté ?
À côté des nouvelles nécessités du roman historique, renseignements, exactitude et
couleur, la formule de Walter Scott, romancier pourtant très supérieur à Dumas, nous
paraît bien insuffisante. L’idéal serait le mélange des deux méthodes. On peut très bien
concevoir un roman genre Walter Scott, où l’on atténuerait le romantisme des personnages
et où l’on accorderait plus de place à la description plastique, tout en maintenant
l’intérêt, l’action et le dialogue, choses indispensables au succès d’un livre. Depuis
Maurice Maindron, qui a fait si voluptueusement revivre la sensualité violente du seizième
siècle, on a publié de nombreux romans historiques sur des époques diverses remontant
jusqu’aux plus vieux âges ; aucun ne fera oublier l’éclatante couleur de Maindron.
Il ne faut pas surtout, dans un roman historique, que le document et les tableaux de
mœurs étouffent la narration. Trop de description éloigne le public, qui demande avant
tout le drame et la vie.
Voyez l’exemple de Léon Cahun. Visionnaire du passé, sorte de Zola épique, Cahun a évoqué
avec une intensité la ruée des Barbares, les invasions mongoles, batailles
furieuses, migrations des peuples, incendies des villes et des châteaux… Ses livres sont
cependant restés ignorés du public. Le récit se perd dans des matériaux en fusion. La
virtuosité seule n’a pu faire vivre de pareilles œuvres, parce qu’elles ont été écrites,
non pour plaire au public, mais pour la satisfaction personnelle de brosser de truculents
tableaux de batailles. C’est un peu ce qui est arrivé à Judith Gautier. Les ruissellements
d’images, la splendeur féerique n’ont pas suffi à populariser ces fresques éblouissantes,
qui enthousiasmaient Heredia.
Rappelez-vous, au contraire, le succès de Quo Vadis. Loin de moi la
pensée de conseiller la froide imitation d’un roman qui compte déjà deux modèles : Fabiola, de Wisemau et Acté, d’Alexandre Dumas. Je ne
dis pas non plus que tout le roman historique consiste dans l’affabulation, l’intrigue et
le dialogue. Je dis seulement que la description archéologique, devenue désormais une
condition du roman historique, ne doit ni submerger l’action ni être plaquée ou distribuée
par morceaux.
Je connais un auteur qui s’est spécialisé dans l’évocation antique et qui n’a écrit que
des œuvres ennuyeuses. Il recommence les Quo Vadis, les Acté et les Fabiola, et il s’étonne de n’avoir pas de succès.
Avec un bon Dezobry, Flaubert nous eût donné une admirable reconstitution du monde romain.
Il a préféré choisir le monde carthaginois, qui était à peu près inconnu.
Faut-il classer dans le genre historique des livres comme le Capitaine
Fracasse, de Théophile Gautier, et certaines œuvres d’Henri de Régnier ? Pastiche
du Roman comique, le Capitaine Fracasse n’a évidemment
rien de commun avec les romans de Walter Scott, et ne rentre dans l’histoire que par la
peinture des mœurs et le ton du style. Le pastiche avoué, à la façon d’Henri de Régnier,
est intéressant. Ce sont les imitateurs des imitateurs qui sont haïssables. Pas un élève
de Pierre Loüys n’est parvenu à se faire un nom.
La couleur historique a ses adversaires. « Vos visions sont fausses ! disent-ils. La
Carthage de Flaubert n’est pas la vraie Carthage ; la Grèce de Pierre Loüys n’est pas la
vraie Grèce. » C’est possible, et on peut gloser là-dessus. Laissons dire ; tenons-nous-en
aux principes. La méthode est bonne, et on n’a pas le droit de supprimer l’effort, sous
prétexte que la réalisation est difficile.
Mais, encore une fois, l’exactitude seule ne donne pas la vie, et la couleur seule n’est
que la moitié de la vérité. Il faut réunir les deux choses, établir sa documentation
d’après des sources de première main, et se familiariser avec les mœurs d’une époque, de
façon à en être saturé. Alors seulement vous aurez quelque chance de rendre la vérité du
langage et des mœurs, telle qu’on la trouve, par exemple, dans les dialogues de Walter
Scott.
Ces questions sont très complexes ; tous les excès ont leurs inconvénients. A force
d’archéologie, Jean Lombard a sombré dans le peinturlurage criard. Évitez le bric-à-brac ;
n’oubliez jamais que le roman historique, comme les autres romans, n’a de valeur que par
la clarté, le plan, la composition, l’intérêt, et qu’il ne faut jamais écrire en style
byzantin, même pour raconter l’histoire de Byzance.
Le bibliophile Jacob avait raison de dire « qu’un auteur de romans historiques doit être
à la fois archéologue, alchimiste, philologue, linguiste, peintre, architecte, financier,
géographe, théologien, et qu’il doit avoir « une teinture de toutes sciences, suffisante
pour une appréciation vraie des choses »70.
Je crois utile de terminer ce chapitre par quelques réflexions sur le conte et la
nouvelle, qui sont, au fond, des romans en réduction.
La « nouvelle » exige de grandes qualités d’exécution. Certains auteurs de nouvelles,
comme Paul Arène, sont incapables de réussir un roman, témoin Domnine.
Par contre, quand Flaubert a fait des nouvelles, il nous a donné trois chefs-
d’œuvre : Saint Julien l’Hospitalier, Hérodias et Un Cœur
simple ; et quand un conteur de nouvelles comme Maupassant a abordé le roman, il a
réalisé des œuvres supérieures, comme Pierre et Jean et Fort comme la mort. Je crois donc qu’on aurait tort de dire : « Je puis écrire une
nouvelle ; je ne pourrais pas écrire un roman. » Si on a assez de talent pour faire court,
on doit avoir assez de talent pour faire long. Un conte n’est qu’un chapitre de roman, qui
a, comme lui, son plan, son début et son dénouement.
L’habitude de publier des contes dans les journaux remonte à la fondation du Gil Blas, il y a une quarantaine d’années. Ce qui fit leur succès, c’est qu’ils
furent d’abord licencieux. Peu à peu cependant le scandale s’apaisa et la nouvelle
continua à sévir. Le nombre des lecteurs qu’elle intéresse encore diminue de jour en jour.
Je suis convaincu qu’on pourrait la supprimer sans aucun inconvénient ; mais la routine
l’emporte et les journaux persistent à encombrer leurs colonnes de ces puérils et
monotones récits. La nouvelle est certainement en ce moment le genre de production
littéraire le plus médiocre. Comment en serait-il autrement ? Qui peut être sûr de
découvrir chaque semaine un sujet original ? Si encore ces fabricateurs à la grosse
étaient de pauvres débutants obligés de gagner leur vie ! Mais la plupart n’ont pas besoin
de ce superflu. Comment de vrais écrivains peuvent-ils accepter une pareille
besogne ?
Il est pitoyable de voir tant de contes insignifiants jetés en pâture à un public
rassasié qui ne les lit plus que par routine. Les trois quarts méritent à peine le nom de
littérature. « La littérature, dit très justement Pierre Veber, est en train de mourir
écrasée sous le poids de la nouvelle, ou plutôt des nouvelles. On range sous ce nom tous
les petits essais que chaque journal publie en troisième page : la longueur varie d’une
demi-colonne à deux colonnes. C’est, dans le quotidien, la part sacrifiée à la
littérature. Et rien n’est moins littéraire ! Et rien n’est moins séant au journalisme !…
L’effort quotidien du journaliste est fécond, parce qu’il se renouvelle sans cesse à même
la vie ; l’effort quotidien du conteur se stérilise peu à peu, parce qu’il s’exerce sur
des souvenirs, sur des impressions. Les Maupassants à la petite semaine travaillent à la
grosse ; ils fabriquent leurs nouvelles en quelque sorte au pochoir. Petites anecdotes,
petits récits vagues, petits étalages de sensibilité mesquins, petits fragments
d’autobiographie, petites imitations, petits plagiats, petites poussières d’énergies
paresseuses… Littérature au compte-gouttes, littérature de commerce, littérature
agonisante71. »
M. Pierre Veber a essayé d’établir une statistique de cette effroyable production. Il y
aurait à peu près quinze grands journaux parisiens et cinq grands journaux régionaux qui
insèrent régulièrement un conte par jour. Cela représente 7 200 nouvelles par an ; or,
comme cela dure depuis quarante ans, cela fait au total 288 000 nouvelles. « J’ai horreur
des personnalités, dit Pierre Veber ; je pourrais citer tel écrivain qui, depuis trente
ans, écrit au moins quatre nouvelles par semaine ; il donne, en conséquence, 208 nouvelles
par an ; il a donc à son compte 6 240 nouvelles, plus de 300 volumes. Et il continue, le
malheureux ! Il a une dizaine de concurrents de son âge ; voit-on ce que cela
représente ? »
C’est qu’au fond, rien n’est plus facile que de bâcler une nouvelle. Le difficile est de
réaliser quelque chose qui ait de l’unité, de l’intérêt, de l’émotion et de la facture.
Alphonse Daudet et Paul Arène nous ont laissé dans ce genre des modèles de grâce et de
naturel. Le grand point est d’éviter l’imitation. Je connais des écrivains qui, avec le
ton d’Arène et de Daudet, se sont fait une sorte de notoriété, comme d’autres pour avoir
attrapé le style d’Anatole France ou de Barrès. Il en est qui affectent, au contraire,
l’absence de procédés et continuent ainsi à leur façon l’école impassible de Maupassant.
C’est le cas de Charles-Louis Philippe, Marguerite Audoux, Jules Renard, Tristan Bernard,
etc. On dit que Daudet et Arène travaillaient ensemble et pouvaient échanger leurs
signatures sans que le public s’en aperçût. Leur facture est cependant très différente.
L’auteur des Lettres de mon moulin est bien plus parisien ; Paul Arène
est bien plus provençal. Daudet a la légèreté, la câlinerie, l’esprit français le plus
fin.
Arène a la bonhomie tranquille de la langue provençale transposée dans la prose
française. Le style de Paul Arène est calqué sur le provençal.
Pour apprendre à écrire des nouvelles, il faut en lire beaucoup. On relira toujours avec
plaisir celles de Maupassant, Arène et Daudet, et même celles de Mérimée. Très artiste
malgré sa sécheresse, l’auteur de Carmen emploie peut-être un peu trop
souvent, comme le lui reprochait Flaubert, le style cliché et l’expression banale, surtout
quand il fait du récit mondain ; mais c’est un beau conteur tout de même, et qui cherchait
avant tout la vie, le relief, la netteté. Carmen et Colomba sont des œuvres, et la Prise de la redoute un modèle à ne pas perdre de vue. Larroumet a bien
défini Mérimée quand il a dit : « Il était romantique par les sujets, classique par la
forme serrée, et réaliste par la vie et la crudité. » Philarète Charles appelle Mérimée :
« Un grand maître de la réticence et d’une justesse admirable. » (Mémoires, II, p. 97.) On pourrait de Carmen des descriptions d’une
concision homérique, comme ce duel au couteau, que j’ai déjà cité quelque part :
« Il se lança sur moi comme un trait ; je tournai le pied gauche et il ne trouva plus
rien devant lui ; mais je l’atteignis à la gorge, et le couteau entra si avant, que ma
main était sous son menton. Je retournai la lame si fort, qu’elle cassa. C’était fini. La
lame sortit de la plaie, lancée par un bouillon de sang gros comme le bras. Il tomba sur
le nez raide comme un pieu72. »
Ces lignes pourraient être signées Maupassant ou Flaubert…
Nous avons aujourd’hui quelques conteurs, comme Henri Duvernois, qui maintiennent la
réputation du genre et se sont fait une place distinguée dans la nouvelle. Un sonnet sans
défaut vaut un long poème. Une nouvelle parfaite vaut un long roman.
On a pu croire un moment, après la Grande Guerre, que la hausse du prix des livres
nuirait à la vente, sinon des romans, du moins des ouvrages d’histoire. Il n’en a rien
été. Les livres d’histoire ont gardé leur public et sont toujours très lus.
C’est qu’on s’aperçoit de jour en jour que l’histoire est mille fois plus passionnante
que le roman. « Si j’avais le talent d’écrire l’histoire, disait Mérimée, je ne ferais pas
de contes. » L’histoire abonde en situations dramatiques ; ses héros ont existé ; ils ont
leur psychologie ; on peut discuter leurs crimes, réviser les légendes, reprendre les
thèses et les problèmes. Les plus insignifiantes personnalités sont aujourd’hui l’objet
d’énormes études qui rappellent les agrandissements de Victor Cousin et de Louis Vitet,
contre lesquels protestait déjà Philarète Chasles. « Vitet, dit-il, a été de ceux qui ont
mis à la mode les immenses monographies ; un volume pour un atome ; Boisrobert trois
volumes ; Mlle de Soudéry cinq volumes. On emprunte à la science ce défaut de proportion.
Des moindres réputations du passé on fabrique des volumes sérieux ; les plus inconnus ou
les moins méritants du temps passé, d’Assoucy ou Trublet ou même La Calprenède deviennent
prétextes à documents, à dissertations infinies et à prix d’académie. Le mémoire à
consulter nous déborde. Dans un siècle on refera tous nos livres74. »
Philarète Chasles voyait juste. On n’a pas attendu un siècle pour refaire les anciens
livres. On publie aujourd’hui des volumes sur n’importe quelle personne ayant joué un bout
de rôle dans la tragédie du passé. On immortalise même les parents des grands hommes ;
nous avons un gros ouvrage sur le père de Richelieu !
L’exécution d’un livre d’histoire demande des qualités très spéciales de jugement, de
patience et de travail. Malgré l’abus qu’on a fait du renseignement et des papiers
d’archives, le public attache de plus en plus d’importance à la documentation de l’œuvre
historique. Il n’admet plus qu’on puisse écrire un travail un peu sérieux en dehors des
éléments d’informations paléographique, archéologique et épigraphique. L’histoire
présentée comme une simple suite de vulgarisations aimables n’a presque plus de partisans
et trouverait peu, de lecteurs. C’est la documentation seule qui maintient encore
l’autorité de certaines œuvres, comme celle de M. Thiers, par exemple, qui peut
certainement passer pour un des premiers modèles de l’histoire officiellement renseignée.
Le style prudhommesque de M. Thiers n’est pas parvenu à discréditer l’intérêt que
présente, par exemple, le grand tableau d’ensemble des campagnes militaires de
Napoléon Ier, établies sur les rapports du ministère de la guerre.
Des volumes comme ceux de Fustel de Coulanges supposent des années de labeur et de
lectures. Renan a inauguré dans ses Origines du christianisme une méthode d’exposition
dont il n’est plus possible de s’écarter et qu’ont suivie Camille Jullian et Gsell et, sur
un plan plus modeste, les orthodoxes Fouard et Le Camus.
Quoi qu’il en soit, qu’on le veuille ou non, faire de l’histoire, aujourd’hui, c’est
faire de l’érudition. Et alors la question se pose : Quel est le rôle de l’érudition dans
l’histoire ? Quel genre d’érudition faut-il avoir, et comment l’employer ?
Une érudition générale n’est évidemment pas nécessaire pour traiter un point d’histoire
particulier ; mais, sur un sujet donné, il est de toute nécessité d’être renseigné à fond,
de connaître les sources et les travaux qui se rapportent à ce sujet.
On croit généralement que l’érudition est une affaire de mémoire. La mémoire est une
faculté précieuse, plus précieuse peut-être que l’intelligence, puisqu’elle arrive
quelquefois à la suppléer. Nous connaissons tous des personnes dont la mémoire est une
sorte de bibliothèque qu’on peut toujours consulter. Mais tout le monde n’a pas le bonheur
d’avoir une excellente mémoire. On se dit à chaque instant : « Où donc ai-je lu cela ? »
La mémoire peut être considérée comme une faculté qui oublie ou, si l’on veut, qui ne
retient que pour oublier. Elle ne consiste pas à se rappeler, mais à retrouver es qu’on a
oublié. Or, pour retrouver ce qu’on a oublié, il n’y a qu’une ressource, qu’un moyen :
prendre des notes, faire des fiches.
Il existe des préjugés contre les fiches d’érudition. On a raison évidemment de railler
les maniaques, et M. Marcel Prévost n’a pas tort de penser que les fichards ont une
mentalité de clercs d’huissiers : « Vous savez, dit-il, ce que c’est que de faire des
fiches : c’est découper de petits cartons identiques, les numéroter, les classer dans une
boîte ad hoo et les couvrir de notes, de livres qu’on a lus74. » Et il ajoute : « L’erreur
du fichard, c’est de s’imaginer qu’on est un savant dès qu’on a constitué un répertoire…
La science puisée aux livres, ce n’est pas dans une boite à fiches qu’il importe de la
transférer, mais dans sa tête. Je sais un jeune docteur de lettres qui a noté ainsi tous
les couchers de soleil dans l’œuvre de J.-J. Rousseau ; il en a constitué de belles et
copieuses fiches ; après quoi il a de ses fiches élaboré sa thèse. On l’a reçu docteur
pour cela. Moi, la seule idée qu’on puisse lire Jean-Jacques dans cet esprit, me
consterne. »
Oui, il y aura toujours des Bouvard et des Pécuchet, des collectionneurs de bilboquets et
de manches à parapluies. Il n’en reste pas moins vrai qu’il n’existe pas d’autre moyen de
faire des travaux historiques sérieux, et qu’on ne devient un savant qu’avec des fiches.
C’est grâce à des milliers de fiches que Boislisle a préparé sa monumentale édition de
Saint-Simon, Regnier son Molière et Camille Jullian son Histoire de la
Gaule. J’ai vu, chez M. Camille Jullian, dans un grand tiroir, les fiches de son
dernier volume. « Vous voyez, me disait-il, le livre est fait. Je n’ai plus qu’à
l’écrire. »
Une fiche peut être très bête. Tout dépend de ce qu’on y inscrit. Elle est faite pour
retenir ce qu’on lit, pour fixer des documents et des citations. La première fois que j’ai
lu Balzac dans ma jeunesse, j’ai pris la peine de résumer le sujet de chaque roman, et je
m’en suis félicité. Il y a longtemps sans cela que j’aurais tout oublié.
J’ai sous les yeux les deux volumes des Mémoires de Gibbon. C’est un
bel exemple de fiches bien faites. Gibbon notait au jour le jour les impressions de
lectures qu’il se proposait d’utiliser pour son grand ouvrage sur la décadence de l’empire
romain.
M. Marcel Prévost admet cependant qu’on lise « la plume à la main » ; qu’on prenne « des
notes » ; qu’on résume ce qu’un livre contient, et qu’on réduise ce contenu à « quelques
pages, à une page » qui remplacera tout le livre. Eh bien, mais c’est cela, les fiches,
des notes, des résumés, citations justificatives, appréciations, renseignements,
éclaircissements, détails. Prendre ce genre de notes, c’est faire des fiches. M. Prévost
ajoute que, pour retenir, il faut écrire. « La chose qu’on a écrite remplace d’abord la
chose qu’on devrait se rappeler ; il suffît de se rappeler qu’on l’a écrite et de savoir
la retrouver75. » Et voilà les fiches justifiées… Alors pourquoi se moquer des
fichards ?
Évidemment, tant vaut l’homme, tant vaut la fiche ; mais, en soi, le procédé est bon et,
encore une fois, il n’y en a pas d’autres ; et si on enseignait aux élèves à faire des
fiches, ils retiendraient infiniment plus de choses, et beaucoup plus facilement, parce
que l’obligation seule de les écrire les leur graverait dans l’esprit, parce que relire
c’est continuer à apprendre, et parce qu’enfin il y a toujours quelque chance de mieux
retenir ce qu’on a pris la peine de ne pas perdre de vue.
Le travail des fiches est donc absolument nécessaire pour l’exécution d’un livre
d’histoire dont on doit préparer à l’avance les matériaux, les documents et les reports.
Ce labeur de documentation, dût-il n’être pas utilisé, est déjà en soi une occupation
attrayante, qui suffirait à vous passionner.
« Apprendre n’est pas une duperie, dit M. Marcel Prévost, même quand l’objet n’est pas de
gagner son pain ou de la gloire avec ce qu’on apprend.
Apprendre, c’est s’accroître ; apprendre, c’est agrandir sa vie. A chacun de nous de
choisir le bonheur de Gœthe ou le bonheur du lazzarone ; mais sachons qu’apprendre est
bien un outil de bonheur. »
On a raison de railler les mauvais faiseurs de fiches. Tous les documents, en effet, ne
sont pas intéressants. Il ne s’agit pas de compiler. On n’est ni un critique ni un savant
parce qu’on a secoué la poussière des vieux livres, des choses insignifiantes,
ressuscité des auteurs de cinquième ordre. Philarète Chasles signale avec indignation ces
maniaques de l’érudition, « pesant les syllabes, comptant les virgules, se claquemurant
dans le technique, amoureux d’une variante, pleins de scrupules sur la manière dont
s’écrit Pocquelin ou Poquelin, préférant Suétone à Tacite, Dangeau à Suétone et ne
pardonnant pas à Saint-Simon de s’être trompé sur la date de l’exil d’un courtisan. Mme de
Sévigné s’écrivait-elle Sévigny ? La cour de Blois avait-elle deux cent cinquante-six ou
deux cent cinquante et un pieds de large ? La belle affaire ! et les beaux problèmes à
résoudre ! Et comme cela importe à la littérature, à l’humanité, à l’histoire ! »
Philarète Chasles a mille fois raison de dénoncer ces grignoteurs d’écorces, qui
s’intéressent « à la chasse et non à la prise », qui font des travaux sur Racine et
Molière, sans s’occuper de leur talent, et qui ne recherchent que le document, la
bibliographie, l’édition, le …
Il faut aussi blâmer ceux qui, pour trop se documenter, s’encombrent ; ceux qui font leur
feu avec trop de broussailles, battent tous les sentiers, rabâchent ce qui a été dit,
répètent ce que chacun sait, et noient l’intérêt de leur livre en racontant l’histoire
d’une époque bien plus que celle d’un personnage.
D’autres font des inventaires, comme les Goncourt, cataloguent les meubles et les
chaussettes, comme Frédéric Masson.
D’autres pèchent par sécheresse, et, pour ne pas sortir de leur sujet, négligent des
détails intéressants. Il n’est pas admissible, par exemple, que, dans une grande histoire
du duc d’Epernon, on n’accorde que quelques lignes à la journée des barricades ou à
l’assassinat d’Henri III.
L’emploi de l’érudition exige du tact et de la modestie. On perd tout crédit à vouloir
éblouir le lecteur. Le public n’aime pas qu’on lui en impose. Il sait très bien que rien
n’est plus facile que de paraître érudit. Il suffit de quelques bons répertoires.
L’érudition aura toujours pour ennemis les faiseurs d’hypothèses, les pontifes et les
philosophes, ceux qui méprisent les faits et voudraient surtout enseigner l’histoire par
les idées générales. Certes l’historien a le devoir d’expliquer les causes et de dégager
les conséquences des événements ; mais on ne doit pas uniquement considérer l’histoire
comme un champ d’abstraction et de généralisation. Faire la synthèse de l’Europe, bâtir
des systèmes, suivre le développement des doctrines, ce sont de beaux programmes, mais
d’une application délicate, si l’on veut éviter le pédantisme et le paradoxe. Tout peut se
soutenir ; on peut tout justifier, la théorie des milieux, l’évolution des genres, les
dragonnades, le despotisme, l’inquisition. On ne prouve rien quand on prouve trop. Jules
Lemaître a bien vu le côté artificiel de ces explications paradoxales. « Vous savez,
dit-il, ce que c’est que la philosophie de l’histoire. Cela consiste à démontrer les
effets et les causes et toute la liaison des événements humains, à expliquer comme quoi
tout ce qui arrive ne pouvait arriver autrement. On y réussit toujours, car la matière de
l’histoire est infinie et d’ailleurs très malléable. On prend dans cette multitude de
faits ce qui se suit, ce qui s’enchaîne, ce qui peut être expliqué ; on néglige tout ce
qui ne peut pas l’être76. » Ce qui veut dire, au fond, que ceux qui
font de la philosophie de l’histoire ont toujours tort, — parce qu’ils ont toujours
raison.
Cet abus des idées générales rend certains sujets ridicules, parce qu’ils sont trop
faciles à traiter. Comment prendre au sérieux des ouvrages ayant pour titres : « Du
sentiment de l’honneur ou du sentiment du devoir dans la littérature française. La famille
dans le théâtre français… Le rôle de la jeune fille dans notre littérature… Histoire du
sentiment rationaliste à travers les lettres françaises… L’adultère au théâtre ou dans le
roman, etc. »
Documentaire, anecdotique ou philosophique, de quelque façon qu’on envisage l’histoire,
ce qu’il faut chercher, la première condition à réaliser, c’est la vie. Faire vivant,
voilà le grand point. Faire vivant, c’est-à-dire animer la documentation, imposer
l’illusion du vrai. Les historiens français ne perdent jamais tout à fait de vue cette
nécessité. Autant l’érudition allemande, est inorganique, autant l’érudition française
possède le sens de la réalité et le souci de la couleur. Taine est sous ce rapport un
excellent modèle. Quoi de plus vivant que la Jeanne d’Arc et les guerres d’Italie de Michelet ? De nos jours, M. Lenôtre a su, lui
aussi, rendre l’histoire séduisante comme un roman. Peut-être même arrange-t-il un peu
trop les choses et donne-t-il quelquefois à la vérité l’air d’une aimable fiction ? Ces
défauts seront toujours préférables à l’ennui que dégagent certaines compilations, et
mieux vaut écrire des récits pittoresques, comme le réveil du château après la fuite de
Louis XVI à Varennes, que d’empiler de mornes herbiers diplomatiques, destinés à la
poussière des bibliothèques administratives.
Voyez avec quel art Voltaire met en valeur ses sources d’information dans l’étonnante
Histoire de Charles XII. L’abondante documentation n’empêche pas les Sorel et les Vandal
d’avoir peint d’admirables tableaux, comme le passage du Niémen, notamment… Napoléon et Alexandre et l’Avènement de Bonaparte sont, sous ce
rapport, de purs chefs-d’œuvre.
Le Port-Royal de Sainte-Beuve (cinq gros volumes) peut encore passer
pour un modèle de mise en œuvre. « C’est, dit Brunetière, un tableau complet au-dessus
duquel on ne peut mettre aucun roman de Balzac, aucune histoire de Michelet, aucun drame
d’Hugo77. » C’est très juste. Avec des doctrines et des idées, avec des dévots et
des érudits, Sainte-Beuve a fait un roman passionnant. Il est intéressant de le constater,
quand on songe au violent article que publia Balzac dans sa Revue
parisienne contre le célèbre ouvrage de Sainte-Beuve. Celui-ci répondit en
signalant les incompétences et les sottises de Balzac, à qui il refusait surtout la
qualité de génie. Sainte-Beuve n’abuse jamais de sa documentation ; il n’a pas l’air de
s’y complaire ; on ne sent jamais chez lui, comme chez Brunetière, le lettré et le
pédant.
Mais le document n’est pas tout. On ne peut pas avoir la prétention de découvrir toujours
du nouveau. L’élévation des jugements, la noblesse des tableaux suffisent quelquefois à
établir la réputation d’un ouvrage. Nous avons dans ce genre de beaux livres, comme le Siècle de Louis XIV de Voltaire, le Discours de Bossuet,
les Etudes de Chateaubriand et Grandeur et décadence des
Romains. Par sa seule compréhension politique et sans le secours de l’archéologie,
Montesquieu a renouvelé l’histoire et fondé la sociologie en France. La magnificence du
style a fait de Chateaubriand un vulgarisateur de génie. Ferrero nous a montré dans Rome la crise économique et sociale, trop négligée chez Mommsen ; et
Saint-Évremond, par sa seule observation piquante, a mérité le titre de prédécesseur de
Montesquieu. Ces auteurs n’ont pas eu besoin de documents nouveaux pour être de bons
historiens, tandis que les Rollin et les Vertot, qui n’ont ni style ni document, ne seront
jamais que de funèbres compilateurs. Gibbon lui-même, si épris de renseignements et
d’érudition, avait énormément corrigé son style et faisait tous ses efforts pour
s’assimiler la prose de Pascal et de Montesquieu.
C’est que l’Histoire, encore une fois, n’est pas seulement un travail de recherches et de
découvertes, mais surtout une œuvre de littérature. Les grands historiens sont presque
toujours de grands écrivains, malgré l’exemple de M. Thiers et sa mauvaise réputation
littéraire. Bossuet et Montesquieu furent des prosateurs admirables. C’est par la vie du
style que Saint-Simon a conquis l’immortalité ; et Tacite, le plus grand des historiens,
est avant tout un artiste de mots et d’images.
Racine a appelé Tacite le plus grand peintre de l’antiquité. Les meilleurs écrivains ont
pris Tacite pour modèle. C’est par l’étude de Tacite que Mirabeau s’est formé, et c’est
chez lui qu’il a pris son irrésistible violence oratoire. On connaît la façon d’écrire de
Tacite. Quelques phrases peuvent la caractériser :
« La servitude, dit-il, était si grande, que nous eussions même perdu le souvenir avec la
parole, si l’homme pouvait oublier comme il peut se taire.
« Othon n’avait plus assez d’autorité pour empêcher les crimes, bien qu’il en eût assez
pour les commander. » Et ceci sur un jour d’émeute : « La journée se passa au milieu des
pillages et des crimes, et le pire des malheurs fut l’allégresse du soir… »
On retrouvé chez Louis Blanc ce procédé d’antithèses. Le style de Louis Blanc, dans son
Histoire de la Révolution, rappelle de très près le style de Tacite.
« Autrefois, dit Louis Blanc, on avait le pain sans la liberté ; aujourd’hui, on a la
liberté sans le pain.
« Le cardinal Dubois mourut entouré de quelques amis, car il eut des amis. »
Sur le régent soupçonné d’inceste : « L’histoire ne peut l’affirmer ; mais c’est son
arrêt qu’on en doute… »
Sur Marat : « Et maintenant, qu’on l’admire, si on l’ose ; et, si on l’ose, qu’on le
méprise… »
Le succès des Girondins de Lamartine n’est dû également qu’au style,
qui surpasse en énergie tout ce que ce grand poète a pu écrire en prose.
Un homme comme Michelet n’a dû sa gloire qu’à la magie de la forme. Ses débordements
d’inspiration, son anticléricalisme, sa sensibilité maladive, ont parfois fâcheusement
influencé ses jugements. A partir du règne de Louis XIV, il n’est peut-être pas toujours
un guide très sûr, mais quelle évocation ! Quelle vision du passé ! Quelles merveilleuses
fresques d’âmes, de faits et de couleurs !
Quelqu’un le dépasse pourtant : c’est Carlyle. Michelet est un volcan éteint, à côté de
Carlyle. Carlyle a donné le premier la sensation tumultueuse de la Révolution. C’est
quelqu’un de l’époque. Il prend parti, il interpelle, il accuse, il éclate en clameurs et
en blasphèmes. Tour à tour terroriste, royaliste, peuple, il se mêle au drame, on entend
ses cris, on voit ses gestes. C’est un convulsionnaire. Il a des pages d’hallucination
tragique, comme le procès de Louis XVI à la Convention et la journée du 9 Thermidor.
En résumé, la vie, le mouvement, la création et le style seront toujours les premières
qualités d’un bon historien. Quand elles s’ajoutent à la valeur documentaire, ces qualités
donnent de parfaits ouvrages, comme l’Ancien Régime de Tocqueville, ou des œuvres de
fiévreuse résurrection, comme les Origines de la France contemporaine de
Taine.
Dans son Traité sur la manière d’écrire l’histoire, Lucien a tort de
recommander aux historiens l’impassibilité absolue ; mais il a raison d’insister sur
l’importance de la forme, et de faire du style la condition essentielle de l’œuvre
historique. Un historien qui n’est pas écrivain n’aura jamais que la réputation d’un
chercheur de documents ignoré du public, comme l’incomparable et célèbre Tillemont.
Gibbon s’est beaucoup servi de Tillemont pour son grand ouvrage sur la décadence de
l’empire romain. Il dit qu’il le préfère aux originaux et que « son exactitude inimitable
prend le caractère du génie. » De Maistre le méprisait. Sainte-Beuve ne l’a pas oublié
dans son Port-Royal (III, liv. 4, V). Tillemont a publié une Vie de saint Athanase, saint Basile, saint Louis (6 vol.), seize volumes
d’Histoire ecclésiastique, une Histoire des
empereurs (6 vol.), etc. C’est le type du grand érudit. On pourrait aussi
mentionner Mabillon, le P. Pétau, Richard Simon et bien d’autres. Mais cela nous
entraînerait loin.
Rien n’est plus facile que de faire de la critique littéraire. Quand on dit : « Ce livre
est stupide. L’auteur n’a aucun talent », on fait de la critique littéraire. La critique
littéraire consiste à dire son opinion. Tout le monde a le droit d’exprimer une opinion.
Les personnes les plus incompétentes sont même quelquefois les plus affirmatives. Les
ignorants ne doutent jamais d’eux-mêmes… Je causais un jour avec un honorable commerçant,
grand liseur de romans et qui, comme Charles Bovary, « aimait à se rendre compte ». A
force de nous entendre parler d’Homère, il se décida à le lire. Le malheureux, malgré
toute sa bonne volonté, ne put achever l’Iliade ; et, sachant désormais
à quoi s’en tenir, il nous disait en riant, avec une condescendance amicale : « Allons,
allons, vous êtes des farceurs… Vous répétez ce qu’on vous a dit. » Évidemment, personne
ne pourra jamais démontrer à cet homme que l’Iliade est un chef-d’œuvre,
et l’Odyssée une histoire plus amusante que Simbad le
marin. Que de prétendus critiques pensent comme ce commerçant !
Pour faire de la bonne critique littéraire, il faut d’abord aimer la littérature, et ce
n’est pas un mince mérite. Aimer la littérature, cela ne consiste pas à être au courant de
l’actualité et à lire des romans ; aimer la littérature, c’est se passionner pour les
classiques, pour Montesquieu, Rousseau, Bossuet, Montaigne et tous les grands écrivains,
en dehors de toute préoccupation d’écoles. Or, il faut bien l’avouer, les trois quarts de
nos jeunes critiques ignorent les classiques, n’ont ni le temps ni le courage de les lire,
et ne connaissent de la littérature française que les jugements des Manuels et quelques
vagues d’auteurs. « L’ignorance des gens de lettres est monstrueuse, disait
Flaubert. Il n’y a pas huit hommes de lettres qui aient lu Voltaire. »
C’est une chose monstrueuse, en effet, qu’un pareil mépris des classiques. Se figure-t-on
un critique musical qui n’aurait entendu ni Bach, ni Beethoven, ni Gluck, ni Haendel ? La
différence d’opinions entre critiques littéraires scandalise le public. Le manque
d’instruction et de lectures explique très bien ce désaccord. La formation d’esprit étant
une chose personnelle qui varie pour chaque individu, il y a des chances pour qu’un homme
nourri des classiques n’ait ni les mêmes goûts ni les mêmes jugements que le journaliste
qui n’a lu que des romans contemporains ; de même qu’un jeune homme de province, qui vient
à Paris avec des traditions de vie familiale, n’aura pas la même mentalité qu’un enfant de
Paris ayant mené la vie de bohème au sortir du collège. Nous parlons, vous et moi, de
Montesquieu ; je sens très bien que vous n’avez lu ni les Considération sur
les Romains ni l’Esprit des lois. Comment voulez-vous que nous
discutions ? Nos opinions ne peuvent s’accorder, et c’est la vôtre qui est nulle.
Nous causions un jour avec des amis du sentiment de la nature dans la description
française. Selon eux, tout venait de Rousseau, tout remontait à Rousseau. Sans doute,
disais-je, mais si Rousseau a été personnellement très sensible à la nature, sa
description garde encore très souvent l’ancien vocabulaire inexpressif, « riants coteaux,
chastes plaisirs, frais ombrages », etc. (On a publié des livres là-dessus.) C’est
Bernardin de Saint-Pierre qui a inauguré le premier la description vivante, réelle,
particularisée et pittoresque. On me contestait ce point de vue. Je finis par demander :
« Avez-vous lu le Voyage à l’Ile de France ? — Non. — Alors, arrêtons la
conversation. La discussion n’est plus possible. »
L’éducation littéraire par la lecture est une chose si importante, qu’elle a presque pu
remplacer toutes les autres qualités critiques chez un homme comme Brunetière, qui ne fut
qu’un lettré et un liseur et n’eut jamais à sa disposition, comme disait Gourmont, que les
idées qu’on trouve dans les livres. A force de documentation et de travail, Brunetière a
créé la critique d’érudition, pressentie par Sainte-Beuve, ce qui est bien déjà quelque
chose. C’est grâce à la lecture que Brunetière est arrivé à se faire une personnalité et à
exercer une influence sur le public universitaire et féminin. A peine s’en cachait-il,
d’ailleurs. On sait avec quelle complaisance il accumulait les citations et les renvois de
notes ! A chaque page de son Evolution de la poésie lyrique, il veut
qu’on sache bien qu’il a lu les plus vieux livres, qu’il connaît les plus vieilles
éditions, Scaliger, d’Aubignac, Chapelain, etc.
Malgré l’abus qu’en font les pédants, la lecture restera donc toujours la première
condition de toute bonne critique, et c’est la différence ou l’insuffisance de lectures
qui produit entre juges littéraires cette divergence de goûts et d’opinions dont le public
n’a pas tort de se scandaliser.
Parmi les raisons qui aggravent encore ce conflit, il faut compter les antagonismes
d’écoles, le besoin qu’éprouve la jeunesse de réagir contre les opinions anciennes. C’est
intentionnellement que certains manuels se contentent d’accorder quelques lignes rapides à
Dumas fils et Émile Augier et consacrent de longues pages à des écrivains dont les noms
n’ont aucune chance de survivre. On prend au sérieux des poètes dadaïstes, et d’une
chiquenaude on efface Sully Prudhomme. Ces déplacements de valeurs font le plus grand tort
à la Critique. Il est toujours imprudent de vouloir faire entrer dans l’histoire des noms
qu’il n’appartient qu’à la postérité de choisir…
Ne nous étonnons pas que MM. les critiques ne soient pas toujours d’accord entre eux.
Comment s’entendrait-on avec autrui, quand on change si souvent d’opinion soi-même ? Nous
n’avons pas toujours les mêmes goûts ; nous n’aimons pas toujours les mêmes choses. Des
livres qui nous plaisaient autrefois nous deviennent insupportables. Alphonse Daudet me
disait qu’il avait adoré Montaigne et qu’il ne pouvait plus le souffrir. Passionné d’abord
pour Flaubert, M. Bourget pense aujourd’hui qu’il faut traverser ses romans sans s’y
attacher. Après une période d’oubli, qui s’étend jusqu’en 1882, l’œuvre de Chateaubriand,
que Zola croyait définitivement morte, a brillé d’une splendeur nouvelle. La religion
wagnérienne elle-même a perdu ses premiers adorateurs mystiques. Il est rare qu’un ouvrage
s’impose du premier coup ; on n’entre pas de plain-pied dans l’art, et il faudra toujours
une certaine culture pour sentir la beauté littéraire, artistique ou musicale. « La
première fois, dit Saint-Saëns, que j’entendis le célèbre quintette de Schumann, j’en
méconnus la haute valeur à un point qui m’étonne encore quand j’y pense. Plus tard, j’y
pris goût et ce fut pendant plusieurs années un enthousiasme débordant, furieux. Depuis,
cette belle fureur s’est calmée. A cette œuvre hors ligne, je trouve de graves défauts,
qui m’en rendent l’audition presque pénible. On devient amoureux des œuvres d’art.
Tant qu’on les aime, les défauts sont comme s’ils n’existaient pas, ou passent même pour
des qualités ; puis l’amour s’en va et les défauts restent78. »
On peut faire la même remarque en littérature. L’âge et l’expérience modifient nos
jugements. Rappelez-vous vos premières lectures de jeunesse, et essayez de relire un de
ces livres qui vous ont tant émus autrefois. L’intérêt s’est évanoui ; vous n’y retrouvez
plus votre âme d’enfant. C’est qu’au fond, comme nous le disions, un livre ne contient que
ce que nous y mettons et ne nous plaît que s’il répond à notre changeante sensibilité. Les
vrais chefs-d’œuvre eux-mêmes ont de la peine à se maintenir à la hauteur d’admiration où
les place la postérité. Il y a encore des gens qui n’aiment pas notre grand Molière. Son
naïf métier dramatique, le ton suranné de ses dialogues, empêchent bien des personnes de
voir sa profondeur d’humanité éternelle. Lamartine n’a jamais pu supporter La Fontaine.
L’auteur des Méditations n’avait pas tort, à la rigueur, de désapprouver
sa morale et d’en signaler les inconvénients pour les enfants, qui cependant n’y regardent
pas de si près. Mais que La Fontaine soit un grand poète, c’est une vérité qui domine même
la qualité inférieure de sa morale. On s’explique que Vacquerie ait nié Racine, que
Théophile Gautier n’ait pas eu le sens de Molière. Mais comment un poète comme Lamartine
n’a-t-il pas compris un poète comme La Fontaine ? Il s’agit bien de fable et de morale !
Il s’agit de littérature et de poésie.
Lamartine avait une autre lacune : il n’admettait pas Rabelais. Ceci se conçoit mieux. Il
est très naturel que l’auteur du Lac et du Crucifix
n’ait aimé ni l’énormité truculente ni l’ordure lyrique. « Dernièrement, disait Victor
Hugo, un cygne a traité Rabelais de porc. » On pardonne donc à Lamartine de n’avoir vu
dans Rabelais que le côté qui, d’après La Bruyère, fait le « charme de la canaille », et
de n’avoir pas senti « ce qui plaît aux plus délicats ». Tout le choquait dans le grand
créateur du rire gaulois, ses plaisanteries, sa scatologie, son impudeur bouffonne, sa
raillerie colossale, sa verve qui bafoue tout ce que respectait l’auteur des Méditations. Ces deux esprits n’avaient aucun point de contact.
Mais, si Lamartine a nié Rabelais, de grands écrivains n’ont pas aimé non plus Lamartine.
Flaubert ne lui reconnaissait aucun talent, et cette injustice est plus grave, parce
qu’elle est moins motivée. Ce que le romancier réaliste lui reprochait surtout, c’était le
mensonge de son idéal et la médiocrité de sa langue. Insensible à l’émotion intérieure de
ce style, Flaubert n’en voyait que la simplicité sans effort, qu’il jugeait incurablement
banale. Il signalait avec indignation les expressions clichées de Jocelyn, la faible prose de Graziella, et il soutenait que
Théophile Gautier avait cent fois plus de talent. Cependant Flaubert était lettré,
artiste, et d’un rare éclectisme d’intelligence. Il aimait même Boileau et adorait les
classiques. Il y a peu d’auteurs qu’il n’ait pas compris.
Parmi ces derniers, celui qu’il détestait le plus, c’est Alfred de Musset. Il l’appelait
ironiquement : « M. de Musset. » Il lui reprochait de ne jamais avoir aimé l’art, et de ne
chanter dans ses vers que ses passions et ses souffrances d’amour.
Flaubert n’admirait pas non plus la Divine Comédie de Dante, et en cela
il était d’accord avec Tolstoï, qui ne comprenait ni Shakespeare ni Dante. M. Ugo Arlotta
voulut un jour connaître les raisons de cette opinion. « Je vais, lui dit l’écrivain
russe, me faire des ennemis de tous les Italiens ; mais je dois vous dire exactement ce
que je sens et ce que je pense. Eh bien, je n’ai jamais rien compris dans l’œuvre de
Dante. Je n’ai jamais pu vaincre, en le lisant, un ennui terrible. Mais vous, dites-le-moi
franchement, y comprenez-vous quelque chose ? Qu’y trouvez-vous de beau ? » Tolstoï du
moins se contentait de déclarer qu’il ne comprenait pas. Il faut lui savoir gré de ne pas
avoir pris la plume pour démontrer que Dante est un poète inférieur.
Je me figure, l’étonnement de M. Ugo Arlotta en écoutant cette déclaration, et son
embarras pour expliquer ce qu’il pouvait bien trouver de beau dans la Divine
Comédie. Après un instant de réflexion, M. Arlotta renonça à cette entreprise. Il
se contenta de faire remarquer que c’était peut-être par ignorance de la langue italienne
que M. le comte Tolstoï n’était pas arrivé à saisir les beautés de Dante. Tolstoï admit
cette hypothèse optimiste, qui sauvait l’amour-propre de sa critique. Il est tout de même
étonnant qu’un Russe, qui a fait du latin, ignore l’italien au point de ne pouvoir lire
Dante en s’aidant d’une traduction. Mais, même au courant de la langue, il n’est peut-être
pas certain que Tolstoï eût aimé le grand évocateur italien, qui serait le Tacite de la
poésie, s’il ne dépassait pas Tacite de toute la hauteur du vers sur la prose. On peut ne
pas goûter le Paradis ; le Purgatoire est plus accessible ; mais, dans une traduction un
peu concise, l’Enfer est une chose admirable.
Chez les très grands écrivains, de pareilles incompréhensions sont dues, la plupart du
temps, à des différences radicales de tournures d’esprit. Chez les critiques ordinaires,
elles s’expliquent par le manque de lectures et, par conséquent, de comparaisons et de
points de vue. On ne lit plus, et on ne lit plus parce qu’on écrit trop. La multiplicité
des journaux et des revues a produit une maladie terrible, qui étend tous les jours ses
ravages : la polygraphie. L’ignorance juge tout et règne partout. Le monde intellectuel
est devenu la proie de l’incompétence. Au lieu des bons et sérieux articles d’autrefois,
qu’on savourait à loisir au coin du feu, le public se contente de comptes rendus bâclés,
ou même de simples annonces de librairie ; si bien que le lecteur, faute de guide, ne
prend plus la peine de choisir et n’achète plus que les « prix littéraires ».
« La critique n’existe pas, disait déjà George Sand en 1854, dans une lettre à
Champfleury. Il y a quelques critiques qui ont beaucoup de talent ; mais une école de
critique, il n’y en a pas. Ils ne s’entendent sur le pour et sur le contre d’aucune chose.
Ils vont sabrant ou édifiant sans raison, ils vont comme va le monde… Ils sont ingénieux,
ils ont du style. Mais de tout cela il ne sort pas l’ombre d’un enseignement. Rien ne se
tient dans leur dire, et ce n’est pas trop leur faute. Rien ne se tient plus dans
l’humanité. »
L’examen du rôle et des responsabilités de la critique soulève une question toujours
d’actualité qui, vers les derniers temps de sa vie, a beaucoup préoccupé Brunetière. Il
s’agit de savoir si la Critique a le droit de juger les œuvres littéraires sans se soucier
de leur valeur morale ni du bien ou du mal qu’elles peuvent causer.
En principe, évidemment, la Critique a le devoir de prendre très au sérieux les
conséquences morales d’une œuvre. La première condition de l’art, c’est d’être moral. Tout
le monde est d’accord là-dessus.
Il n’est cependant pas toujours facile de concilier le véritable esprit critique avec des
principes de moralité trop rigoureuses. Barbey d’Aurevilly, l’intraitable catholique, ne
croyait pas devoir s’interdire, comme romancier, la peinture des vices les plus
audacieusement équivoques, comme dans la Vieille Maîtresse, l’Histoire sans
nom et l’abominable Ce qui ne meurt pas, dont le héros a en même
temps pour maîtresse une mère et sa fille. Barbey d’Aurevilly n’hésitait pas non plus à se
ranger parmi les défenseurs de Baudelaire, lors du fameux procès intenté à l’auteur des
Fleurs du mal, sœurs bien authentiques des fleurs pestilentielles du
Cotentin.
A propos des obligations morales de la Critique, M. Alfred Mortier, dans sa remarquable
Dramaturgie de Paris, note cette observation faite par Corneille :
« Que les anciens se sont souvent contentés de la naïve peinture des vices et des vertus,
sans se mettre en peine de faire récompenser les bonnes actions et punir les mauvaises. »
Une moralité trop intransigeante engendre souvent le parti-pris. La foi religieuse empêche
certains catholiques de rendre justice à Renan, que Veuillot jugeait plus sommairement
encore, quand il disait : « Cet homme vous donne envie de lui courir sus. » Bossuet et
Veuillot n’aimaient ni Molière, ni Rabelais, ni Montaigne. Il y eut un moment où la
Critique catholique parut combattre le Réalisme comme un scandale religieux. Par contre,
des esprits réactionnaires semblent croire aujourd’hui qu’on ne peut aimer sincèrement les
classiques que si l’on est royaliste, et que la bonne poésie est inséparable de la bonne
politique.
Si la critique religieuse a des préjugés, la critique anticléricale est encore plus
insupportable, parce qu’on admet, à la rigueur, l’intolérance chez quelqu’un qui croit à
quelque chose, tandis que l’intolérance de celui qui ne croit à rien est toujours
choquante. Le croyant peut s’alarmer ; le sceptique a le devoir de comprendre. Le critique
anticlérical est un personnage ridicule. Il ne pardonne pas à Molière d’avoir été l’ami de
dévots tels que Boileau et Racine ; il voudrait faire expier à Bossuet son titre
d’évêque ; il aperçoit la main des jésuites même en littérature, et se sent offensé dès
qu’on touche à Rousseau ou à Voltaire.
Évitez ce parti pris. Rien n’est plus vain que de s’irriter contre les opinions qui ne
sont pas les vôtres. Auguste Vacquerie n’aimait pas Racine et le disait crûment. Tâchez de
comprendre cette aberration, au lieu de vous fâcher. Victor Hugo n’a pas vu la puérilité
de ses sujets dramatiques. Votre rôle est d’expliquer ce manque de goût chez un homme de
génie, et de montrer comment l’ambition d’être chef d’école et l’aveugle imitation de
Shakespeare ont achevé de déformer une imagination séduite de très bonne heure par
l’exceptionnel et l’énorme (Habibrah, Han d’Islande, le Géant)79.
Pour en finir avec cette question de moralité, constatons que tout le monde est d’accord
et sera toujours d’accord sur la nécessité de ne pas séparer l’art de la Morale. Mais
qu’il soit bien entendu, en principe, qu’en aucun cas, l’art ne peut avoir pour mission
d’enseigner la Morale ; chaque fois que l’art se donne une mission doctrinale, il produit
des œuvres inférieures (les romans philosophiques de George Sand) ou des théories
ridicules (les malédictions de Tolstoï et les pages prétentieuses de Proudhon sur l’art
social). On ne fait ni de l’art ni de la critique au nom de la Religion et de la Morale.
On fait de la critique au nom de la littérature.
« Sans doute, dit le peintre Delacroix, tout ce qui est beau doit faire naître des
sentiments généreux, et ces sentiments excitent à la vertu ; mais, dès qu’on a pour objet
de mettre en évidence un précepte de morale, la libre impression que produisent les
chefs-d’œuvre de l’art est nécessairement détruite ; car le but, quel qu’il soit, quand il
est connu, borne et gêne l’imagination80. »
Mais, dira-t-on, la littérature, précisément, s’est toujours proposé d’enseigner quelque
chose. Bossuet, Massillon, Bourdaloue, ont mis leur talent au service de la religion.
Rousseau des idées philosophiques. Le Génie du christianisme
était une démonstration apologétique. Buffon lui-même, Montesquieu, Diderot,
Voltaire…
Oui, évidemment, on n’écrit que pour prouver quelque chose, et personne ne peut vous
empêcher de mettre l’art au service d’une doctrine ; seulement, c’est à vos risques et
périls, et pour le résultat et pour la qualité de l’œuvre. En tous cas, si l’on veut
mettre de l’art dans ce qu’on écrit, il faut que ce soit vraiment de l’art, de l’art pour
lui-même, qui ait sa valeur propre et indépendante, car voyez ce qui arrive quand on veut
prouver : ce qui a passé le plus vite dans les Sermons de Bossuet, c’est
la chose à laquelle il attachait le plus de prix, la démonstration religieuse, qui est de
lui et qui pourrait être d’un autre, et ce qui est resté, c’est l’art et la forme, qu’il
méprisait. Ce qui a péri chez Rousseau, c’est la doctrine, et ce qui a survécu, c’est
encore l’art et la forme. Des romans comme Sibylle et Mademoiselle de la Quintinie sont justement oubliés parce que ce sont des
thèses.
Bonne ou mauvaise, il est incontestable que la littérature doit exercer et exerce une
influence dont, encore une fois, il faut sérieusement tenir compte. « Cette influence peut
être éducatrice ou corruptrice, dit M. Georges Renard, mais dans quelle mesure ? Le
problème ne pourrait être résolu qu’après une multitude d’enquêtes méthodiques, qui aurait
établi le bilan d’influence pour chacun des livres ayant remué une génération81. »
Il y a certainement des ouvrages qui ont bouleversé l’imagination des lecteurs, comme la
Femme de trente ans, Indiana, Werther, Lélia, Volupté,
Obermann, le Lys dans la vallée. Antonin Bunand en fait la
remarque, en signalant les dangers de l’analyse à propos de Chambige et de Paul Bourget ;
mais on peut se demander avec lui si la faute est imputable au livre ou au lecteur qui a
bu prématurément un breuvage trop capiteux. « Non, dit-il, ces chefs-d’œuvre sont
innocents du mal que les réquisitoires leur attribuent trop gratuitement. L’écrivain nous
donne dans une œuvre sa conception personnelle de la vie, sa façon de la voir et de la
sentir. Il n’a pas à se préoccuper des sillons et des trous que ses théories peuvent
creuser dans une âme dont le terreau n’est pas encore d’une essence préparée à recevoir
une telle semence. Malgré l’épidémie de suicide que Werther a fait éclater, au lendemain
de sa publication, il serait bien regrettable que Gœthe n’eût pas écrit ces pages de verve
délirante, Werther, noir flacon précieux, où le grand poète a scellé le plus pur de ses
larmes et de son sang81 ».
Quelles que soient vos opinions et votre esthétique, votre devoir de bon critique est
donc de juger sans colère les productions qui vous déplaisent. Si vous êtes classique, il
faut arriver à aimer le romantisme ; si vous êtes romantique, il faut vous efforcer
d’aimer les classiques. La littérature française doit vous apparaître comme un vaste
enchaînement logique d’œuvres et de procédés, se développant suivant les lois d’une
filiation qui reste à étudier, mais qui ne mérite ni indignation, ni colère. Filiation et
descendance, ces deux mots doivent résumer le programme de la Critique.
Jules Lemaître comprenait très bien l’importance que peut avoir en littérature l’étude
des lois et des causes ; il suspectait seulement les conclusions trop hâtives, et il ne
pensait pas que ce genre de diagnostic fût facile à établir.
« Nous ne pouvons, en ces matières, disait-il, tenir le vrai, mais seulement imaginer le
probable. Celui qui connaîtrait parfaitement l’état actuel de la littérature et des
esprits n’en serait pas moins incapable de prévoir ce que sera la littérature dans
cinquante ans, et même cette impossibilité où nous sommes de deviner l’avenir est, quand
on y songe, pleine d’angoisse. Or, si nous ne pouvons, bien qu’ayant dans le présent un
point de départ solide, enchaîner avec quelque certitude les effets aux causes dans
l’avenir, comment le pourrions-nous dans le passé, où tout est si confus et où nous manque
même l’appui de ce point de départ82 ? »
Jules Lemaître exagère. S’il est difficile, en effet, de préciser les causes et les
conséquences d’une évolution littéraire pour l’avenir, nous avons tout de même plus de
chance d’y parvenir pour le passé, parce que, pour le passé, nous connaissons les points
de départ et les points d’arrivée, et nous avons pour nous aider tout ce qui peut
éclaircir l’œuvre d’un écrivain, sa vie, ses lectures, sa correspondance, ses amis…
Il est un principe, en tous cas, qui domine toutes les théories, un principe sur lequel
nous devons tous être d’accord, c’est l’effort d’écrire, c’est le souci du style. On bâcle
aujourd’hui la critique comme on bâcle le roman. La critique n’est plus qu’une rubrique de
journal. On peut à la rigueur bâcler des articles de journaux ; mais la critique n’a
d’autorité que si elle est honnêtement écrite, c’est-à-dire écrite avec netteté, en toute
conscience, avec l’amour de la forme, le goût du travail, la volonté de dire quelque chose
de nouveau.
Évitez surtout la virtuosité facile. Le développement fantaisiste, si étincelant qu’il
soit chez un Barbey d’Aurevilly, fatigue à la longue. Voyez, au contraire, comme Jules
Lemaître vous étreint par sa sobriété et sa bonhomie.
Il y a en critique un mauvais style, le style contourné, qu’il faut fuir à tout prix, tel
qu’on le trouve, par exemple, dans les phrases suivantes :
« Il ne fallait pas voir dans cette méthode une raison de mépriser une culture qui avait
fait ses preuves intellectuelles et qu’avaient adoptée, à travers la vicissitude des
luttes et des partis, les hommes les plus éminents par leurs œuvres et leur position
sociale, auxquelles tout le monde, à quelque opinion qu’il appartint, rendait hautement
justice. »
Ou cette autre encore : « Cette théorie séduisit un certain nombre d’écrivains, qui
eussent cru manquer au respect des idées de progrès et de démocratie, en défendant les
doctrines d’un passé auquel ils devaient une renommée, qu’ils ont le dépit de voir
aujourd’hui mépriser par une élite ayant adopté des idées de plus en plus en faveur par la
jeunesse toujours avide de nouveautés.
Rien n’est pire que ce genre de phrases, qui manquent de point fixe et pivotent sur
elles-mêmes.
Un autre mauvais style est celui qui consiste à arrondir de beaux clichés prétentieux
comme ceux-ci :
« Aucune déclaration d’indépendance ne saurait davantage nous émouvoir. Qu’il nous
suffise, pour le moment, de dégager quelques aspects de cette fructueuse démonstration,
qui est pour nous d’un heureux augure et qui nous apporte, en quelque sorte, les prémices
d’un esprit à l’état naturel et éminemment primesautier. L’ouvrage, tel qu’il est, atteste
un vaste dessein, une œuvre totale où tout concourt à l’ensemble et qui, par sa
propre-vertu d’exécution, révèle une expérience consommée, une imagination débordante.
Rompu avec la familiarité des bons auteurs, il faut bien reconnaître l’incomparable
maîtrise avec laquelle M. X… est sorti victorieux de cette tâche malaisée et délicate.
Quand nous aurons loué, comme il sied, l’éminente dignité de cette conception magistrale,
nous pourrons dire de ce livre qu’il est une manière de chef-d’œuvre. »
Et encore :
« Dans le vaste dessein qu’il avait entrepris, ses idées s’alimentaient à la même source.
C’est dans ce creuset que se retrempait sa sensibilité intérieure et où s’affirmait le
plus fortement sa maîtrise. Ce dernier livre mit le sceau à sa réputation et, s’il faut
énumérer, en toute indépendance de jugement, le bilan de ses travaux, nous dirons qu’il
n’a pas démenti les espoirs qu’on avait fondés sur un talent qui se meut avec aisance dans
les plus hautes spéculations et qui s’apparente directement aux œuvres les plus
authentiques de notre patrimoine littéraire… Il sied donc de louer comme il convient cet
observateur sagace, rompu aux subtilités d’analyse et à la complexité des problèmes.
Esprit fougueux et enthousiaste, d’une indépendance irréductible, il a exercé sa méthode
d’investigation sur les sujets les plus vastes et les moins connus du domaine
intellectuel. Son exemple devait susciter de nombreux travaux, etc. etc. »
Mais, direz-vous, prendre le contre-pied, écrire tout bêtement, tout simplement, n’est-ce
pas tomber dans un autre genre de clichés prosaïques et plus terre à terre ? Certainement
non. Je prends au hasard quelques phrases d’un simple critique courriériste : « Dans ce
roman de mœurs parisiennes et sentimentales, l’auteur évoque de jolis croquis du Paris qui
s’amuse, et de délicates silhouettes de femmes un peu folles, aimées et même adorées avec
un élégant et conciliant scepticisme. » Ou encore : « Cet ouvrage, grand travail
d’érudition, ironiquement et spirituellement écrit, aura certainement beaucoup de
lecteurs. » Ou encore : « Livre étrange, d’allure mystérieuse, où une créature énigmatique
traîne sa passion et ses rêves dans les lassitudes de la vie parisienne… » Ou encore :
« M. X. nous transporte en plein désert, dans un poste avancé, dont le pauvre commandant,
affolé par la coquetterie d’une infernale Parisienne, perd la tête et se suicide.
M. de Maigret peint ardemment la vie passionnante du Sahara, dans la flamme de l’amour et
du soleil. » Ou ceci : « M. Géniaux se délasse cette fois dans le roman d’aventures. Il
nous raconte une pittoresque histoire de contrebandiers pyrénéens, haines et rivalités de
familles, l’amour triomphant au milieu des mœurs brutales d’une ancienne population qui
compte des ascendants arabes, récit plein de péripéties mystérieuses et romanesques,
brillamment écrites et dialoguées. »
Écrire ainsi, ce n’est pas faire du cliché. Dire, par exemple : « Il pleut. Je vais
prendre mon parapluie. Le temps sera mauvais. Je suis pressé », ce n’est pas du tout
parler par clichés, c’est employer, au contraire, le mot propre, le style simple. Le
cliché, c’est l’expression qui a servi, mais pompeuse et prétentieuse, et qu’on emploie au
lieu du mot propre83.
Le style-cliché prend parfois des apparences dogmatiques qui le rendent encore plus
ridicule. Je lis dans un volume sur l’art d’écrire les pensées suivantes :
« Corneille, c’est la vigueur et la sublimité ;
« Racine, c’est la pureté, la grâce, la profondeur et l’harmonie ;
« Molière, c’est la facilité, la souplesse, la vivacité et la profondeur ;
« Boileau, c’est la sobriété et la propriété ;
« La Fontaine, c’est l’esprit de détail et la naïveté ;
« Lamartine, c’est l’élévation, la facilité et l’harmonie ;
« Victor Hugo, c’est la recherche et l’invention du nouveau et de l’étonnant, l’ampleur,
l’énergie, le trait, la verve, le relief et le coloris ;
« Alfred de Musset, c’est la jeunesse désillusionnée, la facilité, la grâce et
l’envolée ;
« Béranger, c’est la finesse, l’esprit de détail et le calcul de l’effet ;
« Bossuet, c’est l’amplitude de l’envergure, la vigueur et la majesté ;
« Fénelon, c’est l’abondance, l’élégance et le calme ;
« Pascal, c’est l’exactitude, la concision et la clarté ;
« Montaigne, c’est la pénétration et le naturel. »
Ces jugements sont insignifiants, parce qu’ils font double emploi et s’appliquent aussi
bien à un auteur qu’à un autre. On peut tout aussi bien dire de Bossuet, comme de
Lamartine, qu’il a la facilité, l’élévation et l’harmonie ; Pascal a, comme Montaigne, de
la pénétration et du naturel, et Fénelon autant de pureté, de grâce et d’harmonie que
Racine, etc. Tout cela ne signifie rien. Il faudrait, au contraire, tout différencier et
ne dire que ce qui caractérise chaque auteur.
Mme de Staël faisait également de la mauvaise critique quand elle écrivait : « Fénelon
accorde ensemble les sentiments doux et purs avec les images qui doivent leur appartenir ;
Bossuet les pensées philosophiques avec les tableaux imposants qui leur conviennent ;
Rousseau les passions du cœur avec les effets de la nature qui les rappellent ;
Montesquieu est bien près, surtout dans le dialogue d’Eucrate et de Sylla, de réunir
toutes les qualités du style, L’enchaînement des idées, la profondeur des sentiments et la
force des images. On trouve dans ce dialogue ce que les grandes pensées ont d’autorité et
d’élévation, avec l’expression figurée nécessaire au développement complet de l’aperçu
philosophique ; et l’on éprouve, en lisant les belles pages de Montesquieu, non
l’attendrissement ou l’ivresse que l’éloquence passionnée doit faire naître, mais
l’émotion que cause ce qui est admirable en tout genre, l’émotion que les étrangers
ressentent quand ils entrent pour la première fois dans Saint-Pierre de Rome et qu’ils
découvrent à chaque instant une nouvelle beauté, qu’absorbaient pour ainsi dire la
perfection et l’effet imposant de l’ensemble84. » On voit l’insignifiance de pareils
jugements. Pourquoi louerait-on chez Montesquieu plutôt que chez Buffon, Bossuet ou
Rousseau, « l’enchaînement des idées, la profondeur des sentiments, la force des images,
l’autorité, l’élévation, l’éloquence passionnée » ? etc.
La vérité, c’est que la Critique est un art très difficile, qui exige non seulement une
tournure d’esprit spéciale, mais beaucoup de culture et de goût. On s’étonne que le
premier venu puisse se croire capable d’apprécier un roman ou une pièce de théâtre, sans
avoir jamais fait du roman ni du théâtre. Pour être réellement bon juge, ne faudrait-il
pas avoir mis soi-même la main à la pâte, comme le voulait Flaubert ?
Tout bien réfléchi, je ne le crois pas. La compétence technique a aussi ses
inconvénients. Les gens du métier sont injustes pour leurs rivaux. On se heurte aux
antagonismes d’écoles et de procédés. « Si on est soi-même producteur et artiste, dit
Sainte-Beuve, on a un goût décidé qui atteint vite la restriction ; on a son œuvre propre
derrière soi ; on ne perd jamais de vue ce clocher-là. » Et Sainte-Beuve conclut en
disant : « Pour être un grand critique, le plus sûr serait de n’avoir jamais concouru, en
aucune branche, sur aucune partie de l’art. » Les deux théories peuvent se défendre.
Sainte-Beuve n’a pas été plus mauvais critique pour avoir écrit Volupté
et Joseph Delorme, et Gœthe fut à la fois bon auteur et bon
critique.
Je crois qu’on peut être en même temps mauvais producteur et bon juge, et qu’un écrivain
ordinaire est parfaitement capable de comprendre le style et les procédés des grands
écrivains. Le don critique est très différent du don de production. L’idéal serait d’avoir
les deux vocations, comme Fromentin, qui fut également bon peintre et bon critique
d’art.
On nous trouvera peut-être un peu sévère pour la Critique et messieurs les critiques.
J’admire pourtant sincèrement ceux qui ont le courage de donner publiquement leur opinion.
C’est une mission délicate, qui n’aboutit trop souvent qu’à mécontenter tout le monde. Le
public reproche aux critiques de faire très mal leur métier, de louer des œuvres
insignifiantes, de ne pas mentionner les œuvres de valeur. On ne soupçonne pas les
angoisses du malheureux bibliographe chargé de mettre les lecteurs au courant de la
production contemporaine.
« Personnellement, dit M. de Pawlowski, je rends compte de dix volumes par mois, alors
que j’en reçois dix par jour. Le critique littéraire doit donc faire une formidable
sélection. Il choisit les œuvres intéressantes, il ne parle que de celles-là. Imaginez un
instant qu’il lui faille rendre compte indistinctement de tous les livres nouveaux qui
paraissent, qu’il soit contraint de parler un jour du nouvel indicateur d’été des chemins
de fer, le lendemain du guide des plaisirs nocturnes de Paris et le surlendemain d’un
recueil de calembours pour le jour de l’an, on aurait vite fait de parler de l’abaissement
inouï de la critique littéraire.
« C’est exactement ce qui se passe pour la critique dramatique. Nos journaux quotidiens
ont presque supprimé la critique littéraire, l’ouvrage le plus considérable passe
inaperçu ; quant à la critique d’art, c’est à peine si l’on consacre, dans le compte-rendu
des Salons, trois lignes à un tableau ou à une sculpture qui réclama de
son auteur dix ans de travail désintéressé. On se croit obligé, au contraire, par
habitude, de rendre compte du plus insignifiant vaudeville joué par un théâtre d’amateur,
qui prend pour la circonstance un nom ronflant d’avant-garde85. »
Il faut bien le dire aussi : Beaucoup de lecteurs de journaux ne lisent pas la critique
littéraire. « C’est pourquoi, à notre époque, où le journal est devenu un agent
d’information universelle, faisant voisiner dans ses colonnes les radiotélégrammes de
Tombouctou avec les questions d’hygiène scolaire et les derniers « tuyaux » de Chantilly,
la place de la critique littéraire s’y trouve calculée d’une façon tout empirique et
arbitraire, d’après l’importance relative qu’elle est censée avoir pour la moyenne des
lecteurs. Une colonne et demie ou deux colonnes par semaine, c’est la mesure adoptée un
peu partout.
« Au surplus, si les critiques dramatiques sont tous peu ou prou auteurs dramatiques, les
critiques littéraires font tous des livres, pour lesquels leurs conifères en critique ont
des égards, ce qui entraîne à des politesses réciproques, à toute une politique, à toute
une comptabilité. Il ne s’agit pas ici d’intérêts littéraires, mais d’intérêts sociaux,
d’intérêts mondains, car un livre peut très bien réussir sans la critique et même contre
elle, et la critique ne contribue guère à la formation des réputations. Elle ne peut que
les contrôler, ce qui est déjà beaucoup. La critique ne « lance » plus les livres86. »
Ne pouvant faire un choix dans l’avalanche des volumes qui se publient, le critique
littéraire est obligé de signaler d’abord les ouvrages qu’on lui recommande, ceux qui
portent un nom connu, ceux qui ont obtenu des prix littéraires. Il tâche ensuite de
parcourir les autres volumes, et il s’aperçoit, au bout de l’année, qu’il n’a pas lu le
quart des livres parus, et qu’il est, par conséquent, dans l’impossibilité matérielle de
découvrir le fameux chef-d’œuvre toujours si impatiemment attendu. Et les rancunes qui
poursuivent le malheureux rédacteur bibliographique ! Qu’un exemplaire dédicacé tombe
entre les mains d’un confrère qui le prête ou le vende, l’auteur le retrouve sur les
quais, et le lendemain un écho de l’Intransigeant vous reproche votre
indélicatesse. Si l’on faisait un ouvrage sur les critiques critiqués, on verrait qu’ils
reçoivent peut-être plus de coups qu’ils n’en donnent, et que les plus tolérants ne sont
pas toujours les plus épargnés…
Enfin, pour l’instant, le livre est là, entre vos mains. Vous l’avez lu et bien lu.
Qu’allez-vous faire ? Comment en parler ? Que faut-il dire ?… Il y en a qui font de
l’esprit et causent de toute autre chose. D’autres découragent les lecteurs par leur
cuistrerie fatigante.
Le mieux est de résumer d’abord le sujet. Résumez l’ouvrage, jugez-le en toute
simplicité ; dites en quoi et pourquoi il vous paraît bon ou mauvais. Le lecteur se méfie.
C’est à vous de gagner sa confiance.
Tous les auteurs n’aiment pas qu’on raconte à l’avance leur sujet. Le vicomte
d’Arlincourt écrivait au journaliste Charles Maurice, en lui envoyant son livre Les Ecorcheurs : « Veuillez constater le succès des Ecorcheurs dans une annonce pour demain, en attendant les grands articles.
Vous seriez bien aimable d’en faire plusieurs. Mais, je vous le demande en grâce, point
d’analyse.
Cela déflore mon roman et ôte l’envie de le lire. Quand les secrets du livre sont sus
d’avance, le charme est détruit. Traitez-moi en ami87. »
D’Arlincourt avait tort. Beaucoup de lecteurs, les femmes surtout, sont impatients de
connaître le sujet, et vont d’abord à la dernière page, pour savoir « comment ça finit »,
sans que cela leur ôte l’envie de lire le volume.
Les conseils qu’on peut donner, pour l’enseignement d’une bonne méthode critique, peuvent
se ramener à deux ou trois principes très simples.
Pour bien juger un livre, il faut se demander d’où il vient, à quelle école il se
rattache, en quoi consiste son originalité, ce qu’il apporte de nouveau, sa genèse, son
histoire, son but, ses idées et son art. Vous examinerez ensuite la valeur du sujet, la
vie des personnages, la vérité humaine, la qualité de la facture et du dialogue, les
rapprochements que dégage l’œuvre… Ces éléments d’examen suffisent pour un compte rendu
ordinaire ; mais on peut élargir les points de vue. Prenons un devoir qui a été donné
dernièrement à des élèves de seconde. On demandait d’indiquer le but que Bernardin s’était
proposé en écrivant Paul et Virginie. La réponse générale fut que
l’auteur aurait voulu démontrer que la vie champêtre était préférable à l’existence des
grandes villes. Que nous montre-t-on, en effet ? Une famille vivant heureuse dans un
lointain pays, tant qu’elle demeure hors des atteintes de la civilisation. Le bonheur de
cette famille est détruit le jour où on cède à la tentation d’envoyer Virginie faire
fortune en France. Cette résolution jette le trouble dans l’âme des parents et désespère
deux enfants, qu’un amour naissant rendait déjà inséparables. Virginie s’embarque pour
l’Europe. Douleurs de l’absence, attente du retour ; puis, le voyage, le naufrage et la
mort. L’auteur a atteint son but… Ce développement obtint de très bonnes notes. La thèse
n’était pas mauvaise.
Il y avait cependant quelque chose de plus à demander, même à des élèves. On pouvait
mettre en lumière des considérations aussi intéressantes qu’une étude sur les intentions
de l’écrivain. On eût pu, par exemple, essayer d’indiquer les origines de Bernardin de
Saint-Pierre, qui sort directement de Rousseau, étudier son style descriptif, fait de
sensations si vivantes ; signaler l’entrée en scène de la description exotique, le
sentiment de la nature, l’émotion si profondément humaine de cette idylle, admirée par des
réalistes comme Maupassant et Flaubert. Enfin, chaque élève pouvait noter les qualités
d’exécution qui l’avaient frappé. Ces questions valaient la peine d’être traitées, même
par de jeunes esprits critiques.
Il y aurait encore bien des conseils à proposer. Il faut nous borner.
En tous cas, retenez bien une chose, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir raison, de penser
justement, d’être dans la vérité littéraire. Vos opinions n’auront d’autorité que si vous
les exprimez noblement, impartialement, avec sévérité s’il le faut, mais sans méchanceté
et sans colère et, par conséquent, sans vous fâcher.
MM. les critiques sont, en général, des gens irritables. Il y en a qui s’énervent et ne
peuvent supporter la contradiction. Racine était très sensible à la critique et avouait
qu’elle lui donnait plus de chagrin que les louanges ne lui causaient de plaisir.
Montesquieu en souffrait aussi. Pellisson raconte qu’un jeune auteur fut si malheureux de
la façon dont on jugea sa pièce, qu’il s’en retourna de dépit dans sa province. Les jeunes
gens d’aujourd’hui se découragent moins vite.
On a dit que Le Batteux avait tenté de se suicider en voyant le peu de vogue de ses
ouvrages. Newton ne voulait pas publier son Traité sur l’optique, à
cause des objections qu’on lui faisait. « Je me reprocherais mon imprudence, disait-il, si
j’allais perdre une chose aussi réelle que mon repos pour courir après une ombre. » On dit
que Pythagore, ayant fait quelques remarques un peu rudes à un de ses disciples, celui-ci
alla se pendre, et depuis ce temps le grand philosophe ne reprit plus personne en public.
D’Israëli cite, dans son Recueil, un homme qui « était tombé dans une si
profonde tristesse, à cause de quelques vers qu’on avait faits contre lui, qu’il en
mourut ». Il ajoute que « George de Trébizonde mourut de chagrin après avoir vu les fautes
de sa traduction de Ptolémée censurées par Regiomontanus. » « L’histoire littéraire,
dit-il, fait connaître la destinée de beaucoup de personnes qui, à proprement parler, sont
mortes de la critique. »
Il faut avoir l’âme plus forte, ne tuer personne et ne pas se laisser mourir
soi-même.
Je crois qu’il serait peut-être utile, en terminant ce chapitre, d’indiquer les noms de
quelques auteurs dont la lecture nous paraît indispensable pour la bonne formation de
l’esprit critique. Rien n’est plus profitable que de connaître les jugements de ceux qui
furent par excellence des excitateurs littéraires. Il est important de savoir, par
exemple, ce que pensaient Faguet ou Jules Lemaître sur tel ou tel écrivain, d’abord pour
ne pas répéter ce qu’ils ont dit, ensuite pour l’éveil d’idées que vous donneront leur
tournure d’esprit et l’originalité de leurs appréciations. Les critiques se peignent en
critiquant ; on les lit pour leur talent ; ils nous intéressent autant que les auteurs
qu’ils expliquent. Nous ne sommes pas fâchés, par exemple, de savoir par quelles raisons
Veuillot et Barbey d’Aurevilly peuvent justifier leur violent éreintement des Contemplations et de la Légende des siècles.
Dire qu’il faut lire les critiques, c’est dire qu’il faut lire d’abord Sainte-Beuve.
Admirable pour l’étude des classiques, Sainte-Beuve ne fut pas un homme d’avant-garde ; il
n’a pas pressenti l’avenir ; il n’a compris ni Stendhal, ni Baudelaire, ni Balzac, et il
n’a pas soupçonné le mouvement littéraire qui s’annonçait, à tort ou à raison, avec
Flaubert et Goncourt. On ne peut pas dire non plus que Sainte-Beuve ait été un critique de
métier spécialement attiré par l’étude du style, bien qu’il ait quelquefois analysé de
très près les procédés d’écrire, et notamment, dans ses deux volumes sur Chateaubriand, le
mécanisme descriptif de la prose d’Atala et des Martyrs.
Malgré ces hésitations et ces flottements, Sainte-Beuve reste le seul juge qui fasse
encore autorité de nos jours. La lecture de ce vaste répertoire des lettres françaises,
comparable aux Mémoires de Saint-Simon, à la Comédie
humaine de Balzac ou au théâtre de Shakespeare, renouvellera votre inspiration et
entretiendra votre verve, car cette œuvre prend ses racines dans un champ de culture très
étendu, qui va des grandes idées classiques jusqu’au dernier renseignement
bibliographique. En général, Sainte-Beuve voit juste, en profondeur et en nuances.
Quelques-unes de ses sévérités, qui paraissaient choquantes, il y a cinquante ans, sont
aujourd’hui à peu près admises. Ainsi le Chateaubriand qu’il nous a légué a bien des
chances d’être définitivement celui de la postérité.
Je ne recommanderai pas longuement la lecture de Jules Lemaître, Émile Faguet et
Brunetière, encore trop proches de nous pour qu’on les ait oubliés.
Jules Lemaître est à lire, pour le ton de son style et sa forte simplicité
de diction. Personne n’a jamais écrit avec une étreinte si familière, tant de bonhomie
émue, tant de sensibilité contagieuse.
Pour Émile Faguet, ses Politiques et Moralistes et ses Etudes sur le dix-huitième et le dix-neuvième siècles sont des œuvres de tout
premier ordre. Nous n’avons pas eu, depuis Sainte-Beuve, un critique qui ait possédé à ce
suprême degré l’esprit d’assimilation et de filtration. On peut seulement regretter que
Faguet, vers la fin de sa vie, ait trop écrit d’articles sur un ton de conversation à la
portée de tous les mauvais imitateurs. On a effroyablement pastiché Faguet. J’en connais
qui croient s’être fait une originalité, en écrivant des phrases de ce genre :
« Il est intéressant, très intéressant, de lire ces petits auteurs du dix-huitième
siècle. Ils sont souvent prétentieux, quelquefois même ridicules ; mais enfin ils ont des
qualités, de très grandes qualités… Leur sommes-nous vraiment supérieurs ?
C’est une autre question. Je n’en suis pas très sûr. Je n’en suis pas très sûr, parce
qu’au fond, avec plus d’orgueil (c’est un fait), nous avons plus de vanité. »
Ou encore :
« Il y a beaucoup de poètes, il y a trop de poètes, il n’y a pas assez de poètes. Ceci
peut sembler un paradoxe ; mais regardez les choses d’un peu près, et vous tomberez
d’accord avec moi que nous avons certainement trop de poésies, et certainement aussi que
nous avons très peu de bons poètes. »
Ou encore ceci :
« Je disais dernièrement que les femmes ont l’esprit faux ou, si vous aimez mieux, une
sorte de faux esprit pratique. Je le disais, mais je n’en étais pas très sûr, et, n’en
étant pas très sûr, je suis heureux d’avoir lu le livre de M. X…, livre original, touffu,
ouvertement écrit en faveur des femmes. L’auteur expose des arguments qui confirment ma
thèse, et d’autres arguments aussi qui la détruisent, je le reconnais. Il est possible, il
est très possible que j’aie tort, et que j’aie tort même en ayant raison, etc. »
Voilà le pastiche-Faguet. Il est devenu une profession.
Quelqu’un qu’on ne songe pas à pasticher, c’est Brunetière. Celui-là n’eut d’autre mérite
que d’être un érudit qui a passé sa vie à étudier, non pas la littérature, mais l’histoire
de la littérature. En dehors de son attirail livresque, Brunetière représente assez bien
l’absence de toute espèce d’originalité. Il prenait pour des idées personnelles la manie
du classement, l’abus de la logique et certaines inventions stériles, comme sa théorie de
l’évolution des genres, qui n’avait pas l’ombre du sens commun et à laquelle il fut
promptement obligé de renoncer. Ses conférences à l’Odéon et son Manuel de
l’histoire de la littérature française restent néanmoins d’excellents guides de
travail.
Il y a un critique injustement oublié et qu’on a le tort de lire toujours trop tard.
C’est Philarète Chasles, un passionné d’histoire et d’érudition, qui a débroussaillé bien
des sentiers où l’on se promène aujourd’hui à l’aise, et qui fut un des premiers à
le goût des littératures étrangères et l’amour de nos vieux classiques. Philarète
Chasles avait un style fruste, pédant, mais sanguin et dont la forte allure éclate surtout
dans ses Mémoires trop peu lus.
Philarète Chasles n’est pas le seul critique oublié. On ne fréquente plus beaucoup
Villemain, qui a pourtant laissé une réputation respectable. Villemain a rôdé toute sa vie
autour de la littérature, et, s’il est vrai qu’il n’en a compris que les idées et les
doctrines, son goût, sa noblesse d’esprit, son éducation classique lui donnèrent pendant
très longtemps l’autorité d’un patriarche intellectuel. Son mérite (Philarète Chasles le
signale)88, c’est d’avoir fondé
en France l’Histoire littéraire, et « d’avoir ouvert la route des
littératures comparées », que Chasles lui-même devait encore exploiter et agrandir.
Villemain a fait rentrer la Critique dans l’Histoire, comme Buffon et Montesquieu ont fait
rentrer la Science et le Droit dans la Littérature.
Les vieux articles de Gustave Planche ne sont pas non plus à dédaigner et, bien que
froidement écrits, contiennent des enseignements du plus vif intérêt. Le recul du temps
permet aujourd’hui de ne plus trouver si injustes les sévérités avec
lesquelles ce négateur impitoyable a jugé l’œuvre de Victor Hugo, et particulièrement son
théâtre.
Nisard est lui aussi un homme à connaître. Auteur d’une Histoire de la
littérature française qui, malgré ses parti-pris et ses lacunes, demeure un
spécimen très séduisant de jansénisme littéraire, Nisard n’était pas du tout le cuistre
que nous dénoncent les boutades romantiques de Victor Hugo et de Vacquerie. C’était un
homme aimable et de beaucoup d’esprit, qui garda toujours quelque chose de sa première
jeunesse élégante. Même à l’époque où il dirigeait l’École normale, on le voyait au café
Voltaire, en « habit noir, lorgnon, pantalon gris-perle, bottes fines et luisantes », en
homme qui « a lu le Brummel de son ami secret, le romantique Barbey
d’Aurevilly ».
Il faudrait peut-être lire aussi un ouvrage qui eut du succès autrefois, les Profils et Grimaces d’Auguste Vacquerie, si l’on veut voir à quel excès de
violence l’École romantique a poussé le mépris de nos grands classiques. De pareilles
négations dépassent les bornes de la cécité et font aujourd’hui sourire ; il faut
cependant savoir les comprendre ; l’ouvrage de Vacquerie est à cet égard un document très
curieux.
Résumons-nous :
Ce n’est pas tout que de lire et de chercher du profit dans la lecture des autres. Il
faut soi-même apporter sa pierre à la construction commune. Le grand reproche qu’on fait à
la Critique, c’est d’être stérile. La critique explique, , mais n’enseigne rien ;
et, quand elle se pique d’enseigner, elle se noie dans l’idéologie ou le didactisme, comme
le prouvent l’Art d’écrire de Rondelet et l’Art
d’écrire de M. Payot.
Un vrai critique doit proposer une doctrine, dégager une démonstration. Taine eut des
théories ; Villemain faisait de l’histoire. Chasles comparait les valeurs. Jusqu’ici on
n’a rien bâti de solide, faute de tuf et de fondations.
« La Critique n’existe pas encore, dit George Sand, et fait généralement plus de bruit
que de besogne. Si vous pouviez mettre la main sur la vraie, vous feriez une fière
trouvaille et une révolution en littérature. Mais où la pêcher ? Je ne saurais vous dire.
Avec la réflexion pourtant, vous verriez pourquoi, avec tant de talent et de savoir, les
critiques ne font que donner des coups d’épée dans l’eau89. »
« La Critique est encore à créer, dit Flaubert ; on n’arrivera à rien tant qu’on n’aura
pas fait l’anatomie du style. J’ai frappé sur la poitrine de tous ces cocos-là, les
Villemain, les Cuvillier-Fleury, les Saint-Marc Girardin ; il n’y a rien là dedans. » Dans
sa correspondance avec Goethe, Schiller parle d’une « critique nouvelle » qu’il voulait
« fonder sur une méthode génésiaque, si toutefois cette méthode est possible, ce que je ne
sais pas encore ».
Je crois, pour ma part, qu’elle est possible, et que c’est même la seule bonne, la seule
vraie, celle qui permettra d’en finir avec les idées générales et les explications
abstraites. Étudions les ouvrages de style, non en dehors du style, mais par le style, non
par les idées, mais par la forme. La matière est sous nos yeux : interrogeons-la,
décomposons-la. Si l’on publiait une Histoire de la littérature
française d’après ces principes, on se convaincrait aisément qu’il n’y a jamais eu
chez nous qu’une seule école, et que depuis trois siècles tous nos auteurs se sont
engendrés les uns les autres par une unité de procédés qui s’est perpétuée jusqu’à
Flaubert. Il s’agirait, en somme, de fonder une sorte d’embryogénie des talents, qui
enseignerait comment ils se forment, quel est leur noyau constitutif, les éléments qu’y
ajoutent l’assimilation et les lectures, et peut-être alors arriverait-on à reconstituer
les procédés d’exécution d’une œuvre et l’originalité productrice d’un écrivain.
J’ai moi-même essayé, avec mes faibles moyens, de mettre en pratique cette méthode, en
expliquant dans mes ouvrages comment on peut se former soi-même et comment se sont formés
les grands écrivains. Malgré les railleries de certains confrères, qui persistent à ne
vouloir connaître que les titres de mes livres, je reste plus que jamais convaincu avec
Flaubert que l’anatomie du style doit être le grand principe des études littéraires, comme
l’anatomie humaine et la dissection sont le fondement des bonnes études médicales.
Les grands genres de production littéraire, comme le Roman, la Poésie et le Théâtre, se
sont développés en France selon une loi constante de transformation et de progrès. Seule
l’éloquence de la chaire, depuis le dix-septième siècle, est restée à peu près
stationnaire et médiocre. Aucun genre ne fut plus universellement exploité ; et cependant,
parmi les milliers de prêtres qui prêchent, vous n’en trouverez peut-être pas dix qui
sortent de l’ordinaire. Rien n’est plus déconcertant que cette immuable banalité de
l’éloquence religieuse, non seulement en France, mais dans presque tous les pays d’Europe.
Pourquoi n’y a-t-il pas de bons prédicateurs, comme il y a de bons critiques et de bons
romanciers ? Une pareille décadence est inexplicable. En dehors de Bossuet, Bourdaloue et
Massillon, quels noms peut-on citer au dix-huitième et même au dix-neuvième siècle, quand
on aura nommé le grisâtre Frayssinous et le romantique Lacordaire, qui fut célèbre à juste
titre par son audace et son magnifique romantisme ?
Née avec Du Perron au seizième siècle, l’éloquence de la chaire mit longtemps à
dépouiller la vulgarité qui déshonora les premières improvisations bouffonnes des
prédicateurs mendiants.
On cite un sermon de cette époque, qui est le comble de l’. L’orateur prend
pour texte l’exclamation du prophète Gérémie : « Ah ! Ah ! Ah !… » et ensuite il s’écrie :
« Telles sont les paroles, chrétiens, mes frères, que Marie entendit aujourd’hui dans le
ciel, lorsqu’elle y parut, habillée depuis la tête jusqu’aux pieds de toutes les vertus et
de toutes les grâces dont la puissance divine peut enrichir une âme d’un ordre tout
singulier : Ah ! Ah ! Ah ! Le père Éternel lui dit : Ah ! bonjour ma fille ! Jésus-Christ
lui dit : Ah ! bonjour ma mère. Le Saint-Esprit lui dit : Ah ! bonjour mon épouse… Ah ! Ah ! Ah ! seront les trois parties de ce discours. »
Les grands orateurs n’ont pas toujours évité ces puérilités. S’il faut en croire l’abbé
Ledieu, Bossuet lui-même aurait prêché à Jouarre, pour la Toussaint, un discours ayant
pour sujet : Amen et Alléluia.
L’éloquence de la chaire n’eut un peu d’éclat qu’au dix-septième siècle, avec Bossuet,
Bourdaloue, Massillon, Fléchier. Avant Bossuet, on bourrait les sermons de citations
profanes et latines ; la trivialité sévissait partout, malgré les efforts de Mgr Camus, du
père Coton, du père Senault et de Claude de Lingendes.
Dans son discours de réception à l’Académie française, Massillon eut le courage de
l’avouer : « La chaire, dit-il, semblait disputer ou de bouffonnerie avec le théâtre ou de
sécheresse avec l’école ; et le prédicateur croyait avoir rempli le ministère le plus
sérieux de la religion, quand il avait déshonoré la majesté de la parole sainte, en y
mêlant ou des termes barbares qu’on n’entendait pas, ou des plaisanteries qu’on n’aurait
pas dû entendre. »
Au dix-huitième siècle, d’Alembert signalait le mauvais style académique, « ce langage
poétique chargé de métaphores et d’antithèses et qu’on pourrait appeler avec bien plus de
raisons le style de la chaire. C’est, en effet, celui de la plupart de nos prédicateurs
modernes. Il fait ressembler leurs sermons, non à l’épanchement d’un cœur pénétré des
vérités qu’il doit persuader aux autres, mais à une espèce de représentation ennuyeuse et
monotone, où l’acteur s’applaudit sans être écouté… Voilà l’image de la foule des
prédicateurs. Leurs fades déclamations doivent paraître encore en dessous des pieuses
comédies de nos missionnaires, où les gens du monde vont rire et d’où le peuple sort en
pleurant. Ces missionnaires semblent du moins pénétrés de ce qu’ils annoncent ; et leur
élocution brusque et grossière produit son effet sur l’espèce d’hommes à laquelle elle est
destinée. Faut-il s’étonner, après cela, que l’éloquence de la chaire soit regardée comme
un mauvais genre par un grand nombre de gens d’esprit, qui confondent le genre avec
l’abus90. »
Ce n’est pas seulement chez nous que l’éloquence religieuse est en décadence, mais en
Angleterre, en Italie, et surtout en Espagne, où l’exagération méridionale se donne libre
carrière et où la grossièreté corrompt davantage un clergé moins instruit que le
nôtre.
Il faut lire dom Gerondio, dans le Journal étranger (t. VII, 1757).
« Cet ouvrage, dit l’auteur des Aménités littéraires, met sous les yeux
des lecteurs toutes les inepties et toutes les idées gigantesques de certains prédicateurs
espagnols… On y trouve un sermon sur l’Annonciation qu’on peut appeler le comble du
burlesque. Le prédicateur, après avoir débuté par l’exode le plus , peint
l’archange Gabriel comme une poupée que toutes les planètes et toutes les étoiles ont
habillée d’une manière ravissante. Il lui fait parcourir toutes les grandes villes du
monde, sans pouvoir y trouver une personne digne d’être la mère du Messie, jusqu’à ce
qu’enfin il arrive à Nazareth, où, loin de s’arrêter aux portes du palais, il va tout
droit à une petite chaumière où il se présente en faisant tic tac. A ce bruit, la très
sainte Vierge qui se trouvait en compagnie avec Mme Prudence, Mme Chasteté, Mme Oraison et
Mme Humilité, délibère si elle ouvrira sa porte ou si elle ne l’ouvrira pas. Les vertus
confèrent et enfin il est résolu qu’on verra de quoi il s’agit. Mais quelle surprise,
lorsqu’on aperçoit une figure radieuse comme le soleil ! Alors on tremble, on repousse la
porte avec précipitation et l’on s’approche de la cheminée. Cependant Gabriel est le
député du ciel même ; il l’annonce, il se fait entendre, de sorte que, pour s’en assurer,
on le prie de montrer ses ailes afin qu’on examine quel en est le tissu et la qualité. Ce
n’étaient ni des plumes de phénix, ni des plumes de faisan, mais un plumage qui n’avait
pas son pareil… Cela ne contente point encore, et il faut que l’archange montre ses
lettres-patentes qu’il tenait du père Éternel. Eh ! quelles lettres ! Elles étaient
écrites en caractères de lumière, scellées de quatre étoiles et paraphées de la Sainte
Trinité. A cet aspect, Marie ne peut plus douter de la vérité du grand événement dont
Gabriel est le porteur et le messager. Elle s’excuse, elle s’incline et s’humilie, et
prononce enfin le bon mot qui nous a tous sauvés. »
Il n’est pas bien sûr que ce conte du dix-huitième siècle n’obtiendrait pas aujourd’hui
le même succès dans une église de village espagnol.
Tel qu’il est, le sermon est un genre faux. Il faudrait avoir le courage de le remplacer
par une simple allocution familière, prise dans les choses de la religion ou l’expérience
de la vie.
« Je constate, dit le père Longhaye, qu’à la suite des pseudo-Lacordairiens, très
factices et très convenus, le factice et le convenu ont pénétré et règnent souvent dans la
chaire contemporaine… Je ne rejette de la chaire aucun ton, aucune nuance d’éloquence ; je
veux seulement y entendre un homme qui parle, une âme qui parle à mon âme, selon les très
vraies et très profondes lois de la légitime nature, et non d’après une pure forme
traditionnelle91. »
Ce qu’il faudrait peut-être supprimer, c’est la chaire, ce tremplin en bois qui n’est bon
qu’à dénaturer la voix humaine et à déformer le débit. Quittez le spectacle de la rue, où
tout est naturel, les rumeurs et les gestes, et entrez dans une église où l’on prêche.
Vous voilà immédiatement transporté dans l’artificiel. Ces déclamations menaçantes, ce ton
chromatique, cette emphase pédante, ce retentissement de mots vides, vous les retrouvez
dans toutes les églises, dans toutes les chaires de France.
Rien n’est plus facile à faire qu’un sermon. Bossuet prêchait à l’âge de douze ans dans
le salon de Mme Rambouillet. Diderot écrivait des sermons pour des prêtres qu’il
connaissait. Un missionnaire les lui payait cinquante écus pièce. « A ce prix, disait-il,
j’en ferais tant qu’on voudra. »
Avec un peu d’imagination et de style, on arrive aisément à rédiger un sermon à peu près
passable. Cette facilité explique qu’il y ait tant de mauvais sermons, mais n’explique pas
qu’il y en ait si peu de bons, et qu’un esprit mieux doué ne s’y montre pas tout à coup
supérieur. Il y a là des raisons de facture et de procédés qu’il serait intéressant
d’éclaircir.
Et d’abord, comment fait-on un sermon ? Rien de plus simple. On prend un texte ; de ce
texte on tire des développements, on fait sortir des idées, un plan, des divisions, des
subdivisions, premier point, deuxième point, troisième point ; on établit ses preuves, on
affirme, on démontre, on accumule les paraphrases, les interprétations, les allégories et
les clichés… Et cela s’appelle un sermon.
Il y a deux sortes de sermons : le sermon improvisé et le sermon écrit. Les partisans de
l’improvisation prétendent qu’elle est la pierre de touche de l’éloquence. « On n’est
orateur, disent-ils, que si l’on parle d’abondance. La véritable éloquence consiste dans
le don immédiat de la parole, et non pas dans une rédaction de phrases savamment et
longuement préparées. Un Lamartine soulevant l’enthousiasme, un avocat réfutant un
adversaire, voilà la vraie éloquence… L’éloquence est une inspiration spontanée et non un
ajustage laborieux qui calcule ses effets, ses arguments, ses exclamations. Sans cela,
avec du travail et de la patience, tout le monde pourrait être orateur. »
Certaines personnes croient, en effet, qu’avec de l’aplomb et en possédant bien son
sujet, tout le monde est capable de parler. C’était l’avis de Socrate.
« Socrate, dit un critique de bon sens, tenait ce langage après que l’étude, la
méditation, l’exercice, la connaissance de l’homme et des hommes, et tout ce que la
culture peut ajouter à un beau naturel, avaient fait de lui, non seulement le plus subtil
des dialecticiens, mais le plus éloquent des sages. Bon Socrate, aurait-on pu lui dire,
vous qui méprisez l’art dans l’éloquence, croyez-vous ne devoir qu’à la simple nature les
agréments, la variété, l’abondance, qu’on admire dans vos discours ? Vous êtes riche ;
laissez-nous travailler à le devenir92. »
Me Henri-Robert n’a pas grande confiance dans la facilité oratoire
que de fortes études n’ont point précédée et que le travail ne soutient pas. « Elle
pourra, dit-il, donner des premiers succès éclatants, gros de promesses en apparence.
Mais, grisé par ses débuts, l’avocat qui se fiera uniquement à sa facilité pour réussir
n’ira pas loin93. »
Quelques auteurs conseillent la demi-improvisation, c’est-à-dire la méthode qui consiste
à faire d’abord un plan, à noter les points de repère et les idées principales, en
laissant la porte ouverte aux développements possibles. Le conseil n’est pas non plus sans
danger ; on peut toujours se demander s’il ne vaut pas mieux se fier à sa mémoire plutôt
qu’à sa verve.
Ces questions seront encore longtemps discutées. Ce qui est sûr, c’est que les maîtres de
l’art oratoire, Démosthène, Cicéron, Bossuet, Bourdaloue, écrivaient d’avance leurs
discours et les apprenaient par cœur, et la plupart de ces discours restent encore très
séduisants, tandis que les plus célèbres improvisations de Vergniaud, Mirabeau ou Gambetta
ne supportent plus la lecture.
Bossuet écrivait toujours ses sermons. « Les manuscrits de Bossuet, dit l’abbé Vaillant,
démontrent un travail pénible, tandis que le texte imprimé ferait croire à une
improvisation où l’orateur, oubliant les règles de l’art, ne repousse aucun des termes,
aucune des images qu’il croit propres à rendre sa pensée. Il reproduisait des morceaux,
les mêmes dans plusieurs sermons ; il les répétait mot à mot ou quelquefois corrigés, tant
pour l’idée que pour la forme94. »
Le plus sûr est donc de ne pas se fier à l’inspiration, et, comme Démosthène et Bossuet,
d’écrire ses discours. Un jour qu’on lui demandait : « Quel est votre meilleur sermon ? »
Massillon répondit : « C’est celui que je sais le mieux. » J’ignore s’il disait vrai ;
mais, si le meilleur sermon n’est pas celui qu’on sait le mieux, c’est certainement celui
qui est le mieux écrit. L’art de bien parler n’est pas autre chose que l’art de bien
écrire, et c’est pour cela que nous avons voulu consacrer un chapitre aux sermons. L’idéal
serait le sermon bien écrit et bien appris par cœur.
C’est par l’exercice de la mémoire qu’un orateur acquiert l’autorité de la parole. Les
prédicateurs dominicains savent par cœur une série de sermons qu’ils adaptent à leurs
différents auditoires. Ce sont des spécialistes de l’éloquence religieuse.
Le débit d’un sermon est une chose très importante, aussi importante que le fond et la
forme. Le meilleur discours du monde, s’il est mal dit, ne produit aucun effet.
Un jeune abbé, neveu d’un prédicateur célèbre, étant venu saluer l’archevêque de …, ce
prélat lui demanda des nouvelles de son oncle et ce qu’il faisait. « Monseigneur, dit
l’abbé, il fait imprimer ses sermons. — Dites-lui de ma part, répliqua le prélat, qu’il
fasse aussi imprimer le prédicateur, car les meilleurs sermons sans le prédicateur ne
sauraient plaire à personne95. »
En général, messieurs les ecclésiastiques ne travaillent pas beaucoup leurs sermons. Ils
s’en débarrassent comme d’une corvée et ne sont pas difficiles sur les procédés
d’exécution. Au dix-septième siècle, un professeur de style nommé Richesource se fît une
réputation en enseignant l’art de transposer la prose des grands orateurs et de démarquer
leurs expressions et leurs tours de phrases. On dit que Fléchier prenait des leçons chez
ce charlatan d’éloquence. Fléchier n’était pas très regardant. D’Alembert dit qu’il
n’hésitait pas à prendre dans les vieux sermonnaires toutes les pensées heureuses qu’il y
trouvait et dont il ornait ses discours.
Il existe des manuels qui enseignent la manière de faire un sermon, qui donnent des
recettes pour bâtir un plan, organiser des divisions et des subdivisions, avec des modèles
sur les principaux sujets de morale et de dogme. Le patron n’a pas varié depuis le
dix-septième siècle. Un sermon se fait toujours de la même façon dans tous les diocèses de
France.
Ce qui n’a pas changé, non plus, c’est le mauvais style de ces discours, ce style
d’amplification facile, qui consiste à répéter, les mêmes idées, comme dans ce
morceau :
« Ce jour de ta justice, ce beau jour de lumière, qui éclairera, qui illuminera, qui
éblouira le monde, je l’attends, Seigneur, je l’espère, je le désire avec toute l’ardeur,
avec toute la fièvre de ma foi invincible et inébranlable. Oui, je le sais, j’en suis sûr,
nous en avons l’assurance, ce jour viendra confondre la folie humaine, assoupie dans son
indifférence, endormie dans sa volupté, engourdie dans l’oubli de Dieu. Réveil terrible,
inouï, imprévu… Que ferons-nous ? Que dirons-nous ? Que répondrons-nous à ce justicier
apparu sur les nuées avec la rapidité, la soudaineté, la violence de l’éclair ? Quelles
paroles aurons-nous sur les lèvres ? Quelle justification sortira de notre bouche ? »
Ou encore cet autre exemple pris dans un Sermonnaire :
« Mes très chers frères, je voudrais, en traitant ce magnifique sujet, chanter un hymne à
la gloire du Créateur, vous faire bien comprendre comme est belle et grande cette royauté
qu’il nous a donnée sur tout ce qui nous entoure… Ne parlons plus du corps humain, de ce
port noble et majestueux donné à l’homme, de cette tête élevée, de ces yeux appelés à
contempler le ciel… Non, je ne veux plus revenir sur ces bras, sur ces mains, instruments
de tout progrès, donnant au corps de l’homme une supériorité incomparable sur celui des
autres animaux. Jusques ici, ô mon Dieu, nous admirons les belles formes que vos mains
divines ont données à ce limon dont vous avez voulu former nos membres. Mais vous vous
inclinez de nouveau sur votre œuvre ; quelles paroles allez-vous donc prononcer, ô
Créateur à jamais adorable ? Qu’ai-je entendu ? Frères bien-aimés, écoutons et méditons
chacune de ces paroles ; faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Faciamus hominum ad imaginent et similitudinem nostram, etc. »
Le discours continue sur ce ton. Un pareil style suffirait à ridiculiser les sermons les
plus sérieux. Un prédicateur raillait certainement cet abus des énumérations et des
divisions, quand il disait : « Il y a, messieurs, trois têtes coupées dans les Écritures :
la première, tête en pique ou tête de Goliath, signifie l’orgueil ; la seconde, tête en
sac ou tête d’Holopherne, est le symbole de l’impureté ; la troisième, tête en plat ou
tête de saint Jean, est la figure de la sainteté. Je dis donc : plat, sac et pique ;
pique, sac et plat ; sac, pique et plat, et c’est ce qui va faire le partage de ce
discours. »
La parodie du sermon est aussi une chose très facile. Ce genre de charge avait même un
moment gagné le théâtre. Boursault considérait comme un vrai sermon, dans l’Ecole des femmes, le discours d’Arnolphe à Agnès, où il est question de l’enfer
et de chaudières bouillantes.
« Je ne me porterais pas garant, dit Jules Lemaître, de l’entière orthodoxie de la pensée
et des intentions de Molière. Si l’on met à part les chefs-d’œuvre de nos grands orateurs
chrétiens, il est certain que le « discours moral » d’Arnolphe ne ressemble pas mal à la
moyenne des sermons religieux, en reproduit avec un peu d’exagération scénique le tour et
le style, surtout le ton affirmatif et la grossièreté des arguments. Arnolphe prenant tout
à coup pour exécuter son abominable plan le langage de la chaire chrétienne, et ce langage
s’adaptant le mieux du monde à la pensée de l’ingénieux tyran et paraissant lui être
naturel, voilà qui donnait à songer. Nous comprenons que les « faux dévots » et peut-être
aussi quelques dévots sincères se soient scandalisés, et que les ennemis de Molière aient
exploité et traduit cette indignation96. »
C’est ce moule-cliché, ce sont ces procédés artificiels du sermon, avec ses divisions et
subdivisions arbitraires, qui continuent à maintenir l’éloquence de la chaire dans un état
d’incroyable décadence. Il faudrait avoir le courage de supprimer ces vieux gaufriers.
Tout le monde en demeure d’accord, et chacun reconnaît qu’une pareille réforme est une
chose impossible. L’habitude est prise. Hors de ces conditions de facture, un sermon ne
serait plus un sermon. Il faut donc en prendre son parti ; et, puisqu’on ne peut briser le
cadre, tâcher du moins de sauver le sermon par le style.
C’est ce qu’a fait Bossuet. Le grand orateur a beau conserver les anciennes formules,
rhétorique podagre, amplifications surannées, allégories, subtilités et , il a
vaincu l’artifice, et, à force de génie, il a eu la gloire d’être, dans le plus faux de
tous les genres, le plus grand créateur de style qui ait jamais paru. Sa phrase
foudroyante, la magnificence de sa diction, sa perpétuelle explosion d’images gardent une
modernité qui fait dire, par exemple, à des spécialistes de la langue comme M. Brunot, que
Bossuet a plus abusé du substantif que les romanciers réalistes de notre époque, La
splendeur de cette prose fait oublier la routine des démonstrations.
C’est donc Bossuet qui doit être le modèle des orateurs chrétiens, et ce n’est que par
l’éclat de la forme qu’ils arriveront comme lui à rajeunir le sermon. Pour cela, il faut
renoncer à tout prix au style banal, au style poétique, qui est le style obligatoire des
prédicateurs.
Entrez de plain-pied dans votre sujet, contentez-vous d’un plan très simple, et laissez
jaillir les pensées qui se presseront certainement sous votre plume, si votre sensibilité
et votre imagination ont été préparées et fécondées par les lectures avec lesquelles
Bossuet lui-même entretenait son propre génie. Suivez sa méthode. Bossuet était un grand
théologien qui affectait de ne voir dans la littérature qu’un moyen d’enseignement
doctrinal. Ce dédain de la beauté littéraire ne l’a pas empêché de travailler sans cesse à
perfectionner son style par la lecture assidue des Pères de l’Église, comme nous le
verrons plus loin, au chapitre de la Traduction.
On peut suivre pas à pas l’évolution des procédés oratoires de Bossuet, depuis les débuts
de sa carrière. Avant d’atteindre la pompeuse sécheresse des Oraisons funèbres, Bossuet
avait déjà parcouru toutes les étapes du réalisme. La trivialité de ses premiers discours,
celui sur saint Gorgon, par exemple, annonce l’audace et la verve des futurs sermons sur
la Passion, où l’orateur n’a pas peur des mots, les « coups de bâton », la « casaque »,
son « corps écorché », les « crachats de la canaille », etc.
Même plus tard, c’est-à-dire à partir de 1660, devenu plus sévère et plus délicat,
Bossuet ne renonce pas au réalisme. Il s’en excuse, mais il l’emploie. « L’éloquence, dit
l’abbé Maury, partage avec la poésie le privilège de revêtir d’expressions nobles des
objets et des images qui, sans cet artifice, ne sauraient appartenir au genre oratoire.
Bossuet excelle dans ce talent ou dans cette magie d’assortir les récits les plus
populaires à la majesté de ses discours. Le songe de la princesse palatine eût embarrassé,
sans doute, un autre orateur ; et il faut avouer que l’histoire d’un poussin enlevé par un
chien sous les ailes de sa mère n’était pas aisée à ennoblir dans une oraison funèbre, où
la narration d’un pareil songe ne semblait guère pouvoir être admise. Bossuet lutte avec
gloire contre la difficulté de son sujet ; et d’abord il se hâte d’imprimer un respect
religieux à son auditoire. « Écoutez, s’écrie-t-il, et prenez garde surtout « de n’écouter
point avec mépris l’ordre des avertissements divins et la conduite de la grâce. « Dieu,
qui fait entendre ses vérités sous telles « figures qu’il lui plaît, continue à instruire
la « princesse comme autrefois Joseph et Salomon ; « et durant l’assoupissement que
l’accablement lui causa, il lui mit dans l’esprit cette parabole, si semblable à celle de
l’Évangile : elle voit paraître ce que Jésus-Christ n’a pas dédaigné de nous donner comme
une image de sa tendresse, « une poule devenue mère, empressée autour de ses petits,
qu’elle conduisait. »
« Voyez avec quel art admirable l’orateur rapproche toutes ces allégories d’une
imagination riche et brillante, l’intervention de la Divinité, la préparation oratoire
d’un sommeil mystérieux, le songe de Joseph, celui de Salomon, la parabole de l’Evangile.
Il vous familiarise d’avance avec le merveilleux, en vous environnant d’un horizon qui
vous présente de tous les côtés de pareils prodiges ; et, par ses ornements accessoires,
il vous prépare, il vous amène à entendre sans surprise les détails d’un rêve où il n’est
question que d’une poule, dont il semblait impossible, ou, pour mieux dire, presque
ridicule de parler97. »
Une autre fois, dans le même discours, Bossuet n’hésite pas à employer les mots les plus
familiers. « On ne peut retenir ses larmes, dit-il, quand on voit cette princesse épancher
son cœur sur de vieilles femmes qu’elle nourrissait. Otons vitement, disait-elle, cette
bonne femme de l’étable où elle est, et mettons-la dans un de ces petits lits. Je me plais
à répéter ces paroles, malgré les oreilles délicates ; elles effacent les discours les
plus magnifiques, et je voudrais ne plus parler que ce langage. Malheur à moi, si dans
cette chaire j’aime mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je ne préfère à mes
invitations, quand elles pourraient vous plaire, les expériences de cette princesse qui
peuvent vous convertir ! Je n’ai regret qu’à ce que je laisse. »
En résumé, il n’existe qu’un modèle et qu’un Sermonnaire : c’est Bossuet. En dehors de
lui, toute imitation est inutile, tout enseignement est vain, Bossuet représente à lui
seul la langue oratoire, la forme souveraine, la leçon totale, le plus beau spectacle de
création parlée que nous offrent les Lettres françaises.
Quant aux autres orateurs classiques, je ne crois pas qu’on trouve beaucoup de profit à
lire des sermons comme ceux de Massillon, qui sont des modèles de banalité supérieure, ou
ceux de Bourdaloue, dont la belle éloquence laïque est essentiellement inféconde.
C’est à Bossuet qu’il faut toujours en revenir.
Quand on dit qu’il faut étudier Bossuet, il s’agit, bien entendu, de s’assimiler sa
tournure d’esprit, son effort d’écrire, son besoin d’originalité, la séduction de sa
forme, et non pas de copier des passages de ses sermons. Il existe des Répertoires qui contiennent des passages entiers de Bourdaloue ou de Bossuet,
destinés à être appris par cœur par MM. les ecclésiastiques. Le fait s’est produit, il y a
quelques années à Toulon ; un prédicateur étranger se fit pendant le Carême une réputation
de grand orateur dont tout le mérite revenait à Bossuet.
On peut étudier Bossuet sans tomber dans de pareils plagiats. Les sermons de Bossuet
devraient être le bréviaire de tous les prédicateurs. Ses sujets n’ont pas vieilli et ne
peuvent pas vieillir, parce que ce sont les thèmes éternels de l’éloquence chrétienne,
grandes fêtes, dogmes catholiques, la Pénitence, la Purification, la Rédemption, la
Passion, la Providence, l’Ëpiphanie, Noël, Pâques, nos péchés, nos repentirs, l’orgueil et
la misère de l’éternel cœur humain. L’Église n’a pas varié son enseignement. Ses sources
d’inspiration s’épanchent intarissablement par la voix immortelle de Bossuet. C’est là
qu’il faut aller se former, se retremper, se renouveler et se rajeunir, sans étoiles, sous
prétexte « qu’il n’y a pas association dans notre esprit entre air et étoiles j’aurais
fidèlement écrit : l’air sans étoiles. Je ne ferai pas dire non plus, comme Vertot à
Cicéron, s’adressant aux sénateurs romains : « Messieurs », mais : « Citoyens ». Prenons
comme exemple le passage de Françoise
Voici la traduction de Rivarol. Je souligne tout ce qu’il ajoute au texte :
« Nous lisions un jour dans un doux loisir comment l’amour vainquit Lancelot. J’étais
seul avec mon amant et nous étions sans défiance. Plus d’une fois nos visages pâlirent et
nos yeux troublés se rencontrèrent ; mais un seul instant nous perditi tous deux.
Lorsqu’enfin l’heureux Lancelot cueille le baiser désiré, alors celui qui ne me sera plus
ravi colla sur ma bouche ses lèvres tremblantes, et nous laissâmes échapper ce livre par
qui nous fut révélé le mystère d’amour. »
Voici maintenant la traduction que je proposerais comme la plus littérale possible :
« Nous lisions un jour par plaisir l’histoire de Lancelot et comment l’amour l’étreignit.
Nous étions seuls et sans aucun soupçon. Plusieurs fois cette lecture nous troubla les
yeux et nous décolora le visage ; mais un seul passage nous vainquit. Quand nous lûmes que
ce sourire désiré était baisé par un tel amant, celui-ci, qui ne sera jamais séparé de
moi, me baisa la bouche tout tremblant. Galeotti fut l’auteur et le livre. Ce jour-là nous
ne lûmes pas plus avant. Pendant que l’un des esprits disait cela, l’autre pleurait
tellement, que, de pitié, je perdis connaissance, comme si je mourais, et je tombai comme
tombe un corps mort. »
Le principe de la littéralité a des ennemis. Renan était du nombre. Voici ce qu’il dit à
propos de Tacite : « Quand vous traduirez Tacite, écrivez du français dans l’esprit de
Tacite, car tous les styles ont leur caractère dans toutes les langues. Seulement ce n’est
pas en traduisant mot par mot que vous aurez ce style. En un mot, que ce soit le style qui
corresponde en français à celui de Tacite, appliqué aux pensées de Tacite, présentées sous
le jour et dans l’ordré général de Tacite, voilà tout98. »
Oui, voilà tout. Seulement, je crois que c’est une erreur de s’imaginer qu’en s’éloignant
du mot à mot on aura plus de chance de reproduire le style de Tacite ; c’est, au
contraire, en se rapprochant le plus possible du mot à mot qu’on arrivera à rendre non
seulement la force de chaque expression de Tacite, mais même son tour de style, puisque le
style de tout écrivain, en fin de compte, se compose de mots.
Le style de Tacite est, d’ailleurs, si condensé et d’une telle énergie, qu’il faudrait
évidemment être déjà soi-même grand écrivain pour le bien traduire. « Sainte-Beuve, dit
Welschinger, fait observer que, pour obtenir une résurrection de cet auteur original, il
faudrait, entre le traducteur et lui, une égalité, une identité de talent ; et quand même
on l’obtiendrait par une sorte de métempsycose, le peu de ressemblance des idiomes
empêcherait le succès. »
Rousseau, qui n’était pourtant pas très bon latiniste, essaya ce tour de force. Il osa,
dit-il, traduire le premier livre des Histoires de Tacite, « pour
apprendre à écrire », suivant le conseil de Boileau, qui demandait que les traductions
fournissent des modèles pour bien écrire. « Entendant médiocrement le latin, j’ai dû
faire, dit-il, bien des contresens particuliers sur ses pensées ; mais, si je n’en ai
point fait en général sur son esprit, j’ai rempli mon but ; car je ne cherchais pas à
rendre les phrases de Tacite, mais son style, ni de dire ce qu’il a dit en |latin, mais ce
qu’il eût dit en français.
C’était très bien pour le but spécial que se proposait Rousseau. Il savait trop peu de
latin pour aborder la littéralité.
On dit : La traduction littérale est une illusion. On ne traduit rien adéquatement ; on
ne peut donner que des équivalents approximatifs. « Turannos, disait Péguy, ne signifie
pas roi ; iereus n’est pas prêtre ; polis n’est pas la ville d’aujourd’hui ; ni techna les
enfants de nos jours ; trophé non plus n’est pas nourriture. » Évidemment, les mots d’une
langue ancienne ne correspondent plus aux mots des langues modernes. Foyer, maison,
cirque, parents, clients, citoyens, n’ont plus en français le même sens qu’en latin. Rien
de plus vrai et, sans remonter jusqu’au latin, que de mots ont changé de sens dans notre
propre langue ! Gendarmes et sergents ne signifient plus ce qu’ils signifiaient il y a
trois cents ans… Et Péguy concluait : « C’est pour cela que toute opération de traduction
est essentiellement, irrévocablement, irrémissiblement, une opération misérable et vaine,
une opération condamnée. »
Il faudrait donc renoncer à toute espèce de traduction, et ce serait tomber dans une
autre absurdité. Efforçons-nous, au contraire, de rendre autant que possible les choses
identiquement, et n’employons les équivalents que lorsqu’on ne peut faire autrement. On a
beaucoup reproché à Amyot l’emploi des équivalents. M. Sturel l’en félicite. Il cite en
exemple le mot grec ipparkos. Traduisez-le par l’hipparque, vous ne serez pas compris du
public, qui ignore le grec. Amyot le traduit par capitaine de gendarmerie, et il a raison,
parce qu’au seizième siècle, les troupes à cheval s’appelaient la gendarmerie ; seulement
aujourd’hui gendarmerie n’a plus tout à fait le même sens que du temps d’Amyot.
On ne peut, même dans une traduction littérale, avoir la prétention de rendre les tours
do phrases et l’ordre des mots de son modèle. Tout ce qu’on demande est de s’en rapprocher
le plus possible. On ne doit employer deux mots pour un, ou recourir à la périphrase, que
si l’on y est matériellement obligé, et surtout ne rien déblayer, ne rien raccourcir, ne
pas imiter d’Ablancourt, qui supprimait tranquillement ce qu’il jugeait inutile.
Nous ne prétendons pas qu’un mot à mot de Platon ou d’Euripide soit l’idéal de la
traduction. Non. Il y faut encore autre chose : il faut tâcher de donner une idée
d’ensemble de la phrase écrite. Cela va de soi.
Nous recommandons l’effort vers la littéralité, parce que c’est la seule méthode qui
permette de faire passer dans une langue quelque chose de l’originalité d’une autre
langue, et de réaliser ce qui doit être pour vous le but de toute traduction : la
formation et l’enrichissement du style.
Quand Chateaubriand, dans son Paradis de Milton, écrit : « Le parfum de
la terre, après les molles pluies d’été », je ne sais si le mot est dans le texte ; s’il y
est, je dis que c’est une bonne acquisition de style, de même que ces expressions de
Dante : « Le soleil qui se tait… Un endroit muet de lumière… Une clarté enrouée… L’air
noir… Le marais livide » ; et de Milton : « Les ténèbres visibles… Le silence ravi… Les
ruisseaux fumants… » Comment ne pas savourer la traduction de Job par Chateaubriand : « La
pourriture est dans mes os et les vers du sépulcre sont entrés dans ma chair. Le poil de
mon corps s’est hérissé et j’ai senti passer sur ma face comme un petit souffle. »
« J’ai donné le plus souvent possible, dit M. Dauzat, des traductions personnelles dans
lesquelles je me suis efforcé de serrer les originaux de très près, pour conserver le
relief et la couleur, fût-ce au prix de quelque rudesse d’expression et d’alliances de
mots inhabituelles en français. Jamais je n’avais autant remarqué combien les traducteurs
sabotent et banalisent les textes99. » Chateaubriand déclare dans la préface du Paradis perdu (avertissement) :
« La traduction littérale me paraît toujours la meilleure : une traduction interlinéaire
serait la perfection du genre, si on lui pouvait ôter ce qu’elle a de sauvage. » Dans une
lettre qu’il écrivait à Hippolyte Lucas (29 août 1836), Chateaubriand déclare qu’il à
voulu faire « une traduction mot à mot, un ouvrage stéréotype »100. Il n’a peut-être pas tout à fait réalisé son rêve. Mais ceci est une autre
affaire.
Henri Heine poussait très loin le principe de la littéralité : « Il cherchait, dit Gohin,
à faire passer dans notre langue des audaces de mots, des « accouplements étranges que
l’allemand peut se permettre, mais que le français ne peut accepter à aucun prix. »
C’était là, prétendait l’auteur des Reisebilder, « un moyen de rajeunir
notre langue et d’étendre nos idées »101. Et M. Gohin cite à l’appui
ce que dit Edouard Grenier dans ses Souvenirs littéraires. « J’eus des
luttes à supporter, dit E. Grenier, avec l’auteur pour cette traduction comme pour les
autres. Il s’obstinait à vouloir faire passer dans le français des audaces de mots… Je ne
pouvais lui faire entendre raison sur ce chapitre-là. Il s’en était fait un système, qu’il
a exposé dans la préface de ses Reisebilder102. » Voici ce que
dit Heine dans cette préface103 : « Il sera toujours difficile de
déterminer comment on doit traduire un auteur allemand en français. Doit-on modifier les
images et les pensées, lorsqu’elles ne répondent pas au goût civilisé des Français, ou
qu’elles leur semblent exagérées, désagréables et même ridicules ? Ou bien doit-on
introduire dans le beau monde de Paris l’Allemagne mal léchée, avec toute son originalité
d’outre-Rhin, avec tous ses germanismes fantastiquement coloriés, chargés de parures
ultraromantiques ? Pour ma part, je ne pense pas qu’on doive traduire l’allemand mal léché
dans un français bien apprivoisé, et je me présente moi-même dans ma barbarie native. Le
style, l’enchaînement des idées, les transitions, les saillies burlesques, les expressions
inaccoutumées, tout le caractère de l’originalité allemande a été rendu mot à mot dans
cette traduction française des Reisebilder, avec une fidélité qu’il
était impossible de pousser plus loin. L’esthétique, l’élégance, le charme et la grâce ont
été sacrifiés partout impitoyablement à la fidélité littérale. C’est maintenant un livre
allemand en langue française, et ce livre n’a pas la prétention de plaire au public
français, mais bien de faire connaître à ce public une originalité étrangère. Bref, je
veux instruire et non pas seulement amuser. C’est de telle manière que nous autres,
Allemands, avons traduit les auteurs étrangers, et nous avons eu l’avantage d’acquérir
ainsi de nouveaux points de vue, de nouvelles formes de mots et des tournures nouvelles.
Une acquisition semblable ne saurait vous nuire. »
Henri Heine a raison : c’est par la traduction littérale qu’on obtient l’enrichissement
de la langue et du style.
Ce qui est certain, en tous cas, c’est que la traduction est un travail très difficile,
et la traduction des poètes plus encore que celle des prosateurs. Le talent poétique
consistant surtout dans l’expression, plus un poète est original, plus il semble difficile
à traduire. Je ne m’explique pas très bien, à ce propos, le mot de Gœthe, que cite
M. Maurevert104.
« Honneur sans doute au rythme et à la rime, caractères primitifs et essentiels de la
poésie. Mais ce qu’il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l’impression
la plus profonde, ce qui agit avec le plus d’efficacité sur notre moral, dans une œuvre
poétique, c’est ce qui reste du poète dans une traduction en prose ; car cela seul est la
valeur réelle de l’étoffe dans sa pureté, dans sa perfection. »
Je me demande ce qui resterait des Orientales et des Contemplations traduites en prose anglaise ou allemande, et si ce qui pourrait en
rester agirait avec « efficacité » sur le « moral » du lecteur et pourrait légitimement
représenter la « valeur réelle » de ces poèmes. Je crois que c’est tout le contraire ; et
Gœthe aurait dû dire : « Ce qui reste ordinairement d’un bon poète dans une traduction, ce
n’est rien ou presque rien, car le talent d’un grand poète réside surtout dans la magie
des mots et l’originalité de la forme. »
La France est un frappant exemple de l’influence que la traduction peut exercer sur la
littérature et sur l’art d’écrire. C’est dans nos traductions grecques et latines qu’il
faut chercher les origines et la formation de notre première grande renaissance littéraire
au seizième siècle.
Ce sont les traducteurs, les Amyot, les Saliat, Vigenère, Seyssel, Pressac, etc., qui, en
faisant passer dans leur style l’audace et l’originalité des textes, comme le
conseillaient Ronsard et la Pléiade, ont été, plus encore que Rabelais et Calvin, les
véritables fondateurs de la prose française. Notre prose française a débuté par être
traductrice, et ce mouvement s’est continué longtemps encore au dix-septième siècle, avec
la vogue de Machiavel, des Italiens et des Espagnols. Montaigne lui-même ne vient qu’après
Amyot ; c’est un Amyot de génie, un Amyot supérieur, un Amyot rhétoricien et classique.
Dieu sait tout ce qu’il devait à l’auteur français des Œuvres morales de
Plutarque et plus étroitement encore à la langue latine, que Montaigne parlait depuis sa
jeunesse. Un volume ne suffirait pas à montrer l’influence des grands traducteurs sur
notre langue. Un spécialiste de Montaigne, M. Willey, a effleuré ce beau sujet d’étude
dans un petit livre qui contient de précieux d’auteurs.
La traduction est certainement le meilleur des exercices de style. Malheureusement tout
le monde n’est pas capable de traduire. En ce cas, on peut parfaitement se contenter de
lire de bonnes traductions. La lecture d’une bonne traduction est également un excellent
moyen d’apprendre les secrets de l’art d’écrire.
Il y a peu de très bonnes traductions. On cite le Faust de Gérard de
Nerval, qui, disait Gœthe à son secrétaire Eckermann, est un véritable prodige. Son auteur
deviendra l’un des plus purs écrivains de la France ». Gœthe devinait juste. Tous ceux qui
ont aimé et qui aiment encore le délicieux Virgile, liront avec plaisir la traduction des
Bucoliques de M. Gaston Armelin. Après avoir fait dans sa préface une
juste critique des mauvaises traductions de Virgile, bon français élégant, embellissements
ou travestissements du texte, M. Armelin nous présente une traduction qui a ceci
d’original qu’elle rend vers par vers le texte latin. M. Armelin a réussi ce tour de
force. Il a fait passer chaque vers latin dans un vers français.
Citons encore la traduction de Shakespeare par François Victor Hugo, la meilleure et la
plus fidèle. « J’ai simplement tâché, dit-il, d’être littéral et littéraire » et le Corbeau d’Edgard Poë par Baudelaire : « Ceux des Américains qui
connaissent bien notre langue, disent qu’ils préfèrent lire les contes d’Edgard Poë dans
la traduction de Baudelaire, et que c’est depuis cette lecture que leur compatriote leur
est apparu comme un grand styliste. »
Le plus célèbre de nos traducteurs français est notre vieil Amyot qui nous a donné la Vie des grands hommes et les Œuvres morales de
Plutarque. Il existe encore des préjugés contre Amyot. On dit : « C’est un autre
Plutarque ; il ne savait pas le grec ; il a fait deux mille contresens. » Reproches
injustes. Le fameux philologue Lambin disait qu’Amyot connaissait le grec mieux que tous
les savants de son époque. Huet, dont on sait la haute compétence, louait la fidélité de
cette traduction. Auteur d’un des meilleurs livres que nous ayons sur cette question,
M. René Sturel affirme qu’Amyot est bien réellement le meilleur traducteur de Plutarque.
C’est aussi l’opinion de Bli-gnières dans son remarquable ouvrage resté classique105. Sans doute Amyot
ne savait pas aussi bien le grec qu’Henri Estienne ; mais, quoique ne faisant pas
profession d’érudition, il avait une chaire de grec et il étudia Plutarque pendant des
années sur les manuscrits, avant de publier sa traduction de 1559.
Dire que cette traduction n’est pas bonne, parce qu’il y a des contre-sens, c’est comme
si on disait que Saint-Simon est un mauvais écrivain parce qu’il est incorrect. Sait-on à
quoi se réduit cette légende des contresens d’Amyot, qui fait sourire avec raison
M. Sturel ? Elle remonte à l’académicien Mériziac, écrivain obscur et lui-même auteur
d’une traduction qui ne vit jamais le jour. Ce Mériziac, pour préparer son propre succès,
ne trouva rien de mieux que de dénigrer Amyot ; et en 1635, dans un célèbre discours dont
Ménagiana nous a conservé le texte, il refusa tout crédit à Amyot et se fit une gloire de
signaler pompeusement ses prétendues faussetés, erreurs, additions et ignorances. Mériziac
affirmait avoir découvert chez Amyot plus de deux mille contresens. Ce chiffre augmenta ;
on le porta à huit mille, puis à dix mille. « Aucune critique, dit Blignières, n’avait
établi ce chiffre. C’était un compte qui grossissait, comme il arrive, sous la plume des
écrivains qui le rapportent (p. 202). « Et savez-vous, dit Blignières, à quoi se réduisent
ces contresens, ces « méprises », ces « injustices » ? A quelques erreurs de mythologie ou
d’histoire, traductions inexactes d’un mot sans valeur, altérations d’un obscur nom
propre, quelque inadvertance qui bien rarement intéresse gravement le sens : voilà à quoi
se réduisent ces fautes. » Blignières cite tout au long les erreurs et les bévues de
Mériziac, qui a « tout grossi et dénaturé » ; et, en bon helléniste qui a vu les textes,
il dit qu’il faut s’étonner, au contraire, qu’Amyot ait fait si peu de fautes.
Non seulement Amyot savait le grec ; mais, s’il faut en croire des juges compétents, son
style prolixe et diffus est celui qui se rapprocherait le plus du style de Plutarque.
« La langue dont Amyot faisait usage, dit Philarète Chasles, s’accordait avec le
caractère de l’écrivain original. La tournure d’esprit du traducteur se prêtait si bien à
l’expression des pensées, à la reproduction du style de Plutarque, que souvent l’aumônier
de Bellosane et l’écrivain de Cheronée semblent se confondre : vous êtes tenté de croire
qu’Amyot, devenu Plutarque, vous parle en son propre nom. Cette harmonie du style et des
idées, malgré l’inexactitude assez fréquente de la version et la prodigieuse abondance du
style d’Amyot, a fait et conservé sa renommée. Jamais traducteur ne s’est plus intimement
associé à son modèle : dans cette métamorphose, le génie national ne l’abandonne jamais…
Amyot invente avec goût et ce qu’il tire du grec est encore français ; ses tournures, ses
périodes ont toujours le caractère de notre idiome. Il fond si heureusement avec son
français les expressions helléniques, qu’il semble nous rendre ce qu’il nous donne et
retrouver ce qu’il emprunte106. »
C’est ce que dit Blignières : « Amyot imite et semble inventer ; il emprunte, et vous
diriez que c’est son bien qu’il retrouve ; lisez ce passage, voici le tour grec, voilà la
locution latine, et pourtant la phrase est toute française. C’est que ces nouvelles formes
de langage sont si bien naturalisées dans notre idiome, qu’elles paraissent y avoir pris
naissance107… »
Universelle au seizième siècle, la réputation d’Amyot s’est continuée jusqu’à nos jours.
Sa traduction, dit Vigneul-Marville, fera toujours « les délices des personnes qui
préfèrent la naïveté d’un style qui n’est plus en usage à l’exactitude d’un auteur plus
moderne ». Les vrais écrivains préféreront toujours Amyot à la traduction froide et
correcte de Ricard108.
Cette naïveté dont parle Vigneul-Marville, on ne la trouve pas seulement chez Amyot, mais
dans Montaigne, Rabelais et les auteurs du seizième siècle. Sainte-Beuve fait observer
(M. Sturel le rappelle) que toutes les langues vieillies paraissent naïves. Rabelais,
Montaigne, Amyot ne songeaient pas le moins du monde à être naïfs. Ils étaient naïfs sans
le savoir, comme les peintres primitifs qui, dans la campagne florentine, copiaient en
réalistes les paysages et les figures qu’ils voyaient.
Ce que nous disons de la traduction d’Amyot, nous pouvons le dire de la traduction de
Saliat.
L’Histoire d’Hérodote de Saliat est écrite dans une prose
merveilleusement souple, moins touffue peut-être, mais plus dense que la prose d’Amyot.
Saliat aussi a commis des contresens et il est peu fidèle, dit M. Villey ; mais son style,
comme celui d’Amyot, a gardé la naïveté du texte grec.
Il y a une autre traduction qu’il faut absolument connaître, si l’on veut apprendre à
écrire, ou même tout simplement si on veut se rendre compte de ce que c’est qu’une vraie
description : c’est la traduction d’Homère par Leconte de Lisle. Le manque d’une bonne
traduction a créé autour d’Homère une réputation d’ennui qui suffit à expliquer la
querelle des Anciens et des Modernes et les blasphèmes académiques de Perrault. C’est ce
qu’avait très bien compris Boileau, quand il précisait avec tant de compétence en quoi
consistait le génie d’Homère, et quand il affirmait que, si on en donnait une belle
traduction, il ferait certainement « l’effet qu’il doit faire et qu’il a toujours fait ».
(Lettre à Brossette, 10 novembre 1699.)
Il n’existe qu’une traduction d’Homère qui soit réellement vivante : c’est celle de
Leconte de Lisle. Les autres traducteurs (de Mme Dacier à Bitaubé) ne se sont jamais
préoccupés de rendre ce qu’il y a de personnel et de réaliste dans Homère, ce qui
constitue vraiment Homère, la vie, le relief, car il ne faut pas oublier qu’Homère est un
réaliste à la façon de Gautier et de Flaubert. Homère détaille le fait, décompose le
mouvement humain, isole la sensation, s’y complaît en peintre impassible. On a même
signalé la vérité anatomique des blessures décrites dans l’Iliade. Ne
reprochons donc pas à Leconte de Lisle une brutalité qui se trouve dans Homère. Qu’il
manque à cette traduction la fluide douceur de la plus belle des langues, c’est
incontestable ; mais il manque bien autre chose aux traductions classiques dont on vante
la platitude blafarde et la niaiserie élégante.
On blâme chez Leconte de Lisle l’emploi excessif de la préposition et.
Or, ces et sont presque tous dans le texte. On raille sa dureté,
l’archaïsme de ses noms propres, Zeus pour Jupiter, Akhilleus pour Achille, Poséidon
(Neptune), Athéné (Minerve), Andromakè (Andromaque), Akhaïen (grec), Arès (Mercure),
Aïneias (Enée), Aidès (Enfer), Heré (Junon), Ouranos (le Ciel), Okeanos (Océan), Aias
(Ajax), Peleus (Pelée), Menelaos (Ménélas), etc. Ces vieux noms sont évidemment inutiles
et le traducteur eût très bien pu dire : Vénus, au lieu d’Aphrodite, Vulcain pour
Hephaïstos, Saturne pour Kronos. Il ne faut voir dans ce parti-pris, auquel on s’habitue
très vite, qu’un excès de réaction un peu puéril contre les fades appellations des
mythologistes à la Desmoustiers.
On reproche encore à Leconte de Lisle ses infidélités et ses contresens. Il est possible,
en effet, qu’il n’ait pas très bien su le grec, et cela n’a pas beaucoup d’importance109.
Valait-il mieux ne point faire de contre-sens et être illisible ? Ce qui est sûr, c’est
que, malgré tous ses défauts, sa traduction est certainement celle qui donne avec le plus
d’intensité la sensation d’Homère. Grâce à Leconte de Lisle, nous avons enfin une
traduction faite par un écrivain et un artiste, comme le demandait Taine, qui regrettait
qu’on n’ait eu jusqu’alors que des traductions signées par des érudits et des hommes de
cabinet.
Le grand mérite de Leconte de Lisle, c’est son effort de littéralité. Il a osé faire ce
que ses devanciers n’avaient pas fait. Il l’explique dans son avertissement. « Le temps
des traductions infidèles est passé, dit-il. Il se fait un retour manifeste vers
l’exactitude du sens et la littéralité. Ce qui n’était, il y a quelques années, qu’une
tentative périlleuse, est devenu un besoin réfléchi de toutes les intelligences élevées.
La traduction de l’Iliade que nous publions aujourd’hui offrira, ce nous semble, une idée
plus nette et plus vraie de l’œuvre homérique, que celle qu’en ont donnée les versions
élégantes de tant d’écrivains, remarquables et savants, sans doute, mais qui n’ont pas cru
devoir reproduire dans son caractère héroïque et rude la poésie des vieux rapsodes connue
sous le nom collectif d’Homère. »
Leconte de Lisle a été fidèle à son programme. Sa traduction est celle qui se rapproche
le plus du mot à mot original. On peut s’en convaincre en la comparant aux traductions
interlinéaires d’Hachette à l’usage des lycées. Prenons au hasard dans l’Odyssée (ch. xxii) le passage de la mort des prétendants :
Traduction littérale et
juxta-linéaire
|
Traduction Leconte de Lisle
|
Il dit, et dirigea contre Antinoüs une flèche amère. Or celui-ci allait
enlever une belle coupe d’or à deux anses ; et déjà il la maniait entre ses mains,
afin qu’il bût du vin ; et le meurtre n’était pas à souci à lui dans son cœur. Qui
aurait pensé qu’un (homme), seul au milieu de plusieurs parmi des hommes convives,
même s’il était tout à fait fort, devoir apprêter à lui et la mort mauvaise et la
Parque Noire ?
|
Il parla ainsi et il dirigea la flèche amère contre Antinoüs. Et celui-ci
allait soulever à deux mains une belle coupe d’or à deux anses, afin de boire du
vin, et la mort n’était point présente à son esprit ; et, en effet, qui eût pensé
qu’un homme, seul au milieu de convives nombreux, eût osé, quelle que fût sa
force, lui envoyer la mort et la Ker noire ?
|
Et Ulysse ayant atteint frappa lui d’une flèche au gosier, et la pointe alla
d’outre en outre à travers le cou tendre. Et il fut penché de l’autre côté, et la
coupe tomba à lui de la main, (lui) ayant été frappé ; et aussitôt un jet épais de
sang humain vint à travers les narines, et promptement (l’) ayant frappée du pied,
il écarta de lui la table et renversa les mets à terre ; et le pain et les viandes
grillées furent souillées. Et les prétendants firent du tumulte dans le palais,
quand ils eurent vu l’homme tombé ; et ils se levèrent des sièges, s’étant élancés
dans la salle, cherchant des yeux de tous côtés vers les murailles bien
construites ; et ni bouclier n’était quelque part ni lance solide pour
prendre…
|
Mais Odysseus le frappa de sa flèche à la gorge, et la pointe traversa le cou
délicat. Il tomba à la renverse et la coupe s’échappa de sa main inerte, et un jet
de sang sortit de sa narine et il repoussa des pieds la table, et les mets
roulèrent épars sur la terre, et le pain et la chair rôtie furent souillés. Les
prétendants frémirent dans la demeure quand ils virent l’homme tomber. Et, se
levant en tumulte de leurs sièges, ils regardaient de tous les côtés sur les murs
sculptés, cherchant à saisir des boucliers et des lances…
|
Eurymachos tira (son) glaive acéré d’airain, aiguisé des deux côtés ; et il
s’élança sur lui en criant d’une façon terrible ; mais en même temps le divin
Ulysse, envoyant une flèche, (lui) frappa la poitrine auprès de la mamelle et
enfonça dans le foie à lui le trait rapide, et donc il laissa tomber (son) glaive
de (sa) main à terre et, se renversant en arrière, il tomba sur la table en
tournant ; et il répandit à terre les mets et la coupe double, et celui-ci frappa
la terre de (son) front étant affligé en (son) cœur et ruant de (ses) deux pieds,
il ébranla (son) siège et l’obscurité se répandit sur ses yeux.
|
Eurymakos tira son épée aiguë à deux tranchants, et se rua sur Odysseus, en
criant horriblement, mais le divin Odysseus, le prévenant, lança une flèche et le
perça dans la poitrine, auprès de la mamelle, et le trait rapide s’enfonça dans le
foie. Et l’épée tomba de sa main contre terre et il tournoya près d’une table,
dispersant les mets et les coupes pleines ; et lui-même se renversa en se tordant
et en gémissant, et il frappa du front la terre, repoussant un thrône de ses deux
pieds et l’obscurité se répandit sur ses yeux.
|
Et Amphinome fondit sur le glorieux Ulysse, s’étant élancé en face ; et il
tira (son) glaive acéré, (pour voir) si de quelque façon (Ulysse) se retirerait à
lui de la porte. Mais donc Télémaque prévint lui et, frappant par derrière, avec
une lance garnie d’airain, entre les épaules, et fit passer (la lance) à travers
la poitrine et, étant tombé, il retentit et frappa la terre de tout son front.
Mais Télémaque s’élança loin (de lui) ayant laissé là même des Amphinome la lance
à la longue ombre, car il craignait grandement que quelqu’un des Achéens ou,
s’étant élancé, ne frappât de (son) glaive ou ne blessât (du glaive) penché en
avant (lui) retirant la longue lance.
|
Alors Amphinomos se rua sur le magnanime Odysseus, après avoir tiré son épée
aiguë, afin de l’écarter des portes ; mais Telemakos le prévint en le frappant
dans le dos entre les épaules, et la lance d’airain traversa la poitrine, et le
Prétendant tomba avec bruit et frappa la terre du front. Et Telemakos revint à la
hâte, ayant laissé sa longue lance dans le corps d’Amphinomos, car il craignait
qu’un des Achaïens l’atteignît, tandis qu’il l’approcherait et le frappât de
l’épée sur sa tête penchée.
|
|
|
Citons encore le passage qui suit la mort des prétendants :
Traduction juxta-linéaire par E.
Sommer.
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Traduction Leconte de Lisle
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Ulysse dit ces paroles ailées :
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Ulysse dit ces paroles ailées :
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« Commencez à emporter les cadavres et donnez des ordres aux femmes. Puis
avec de l’eau et des éponges poreuses purifiez les beaux thrônes et les tables.
Après que vous aurez tout rangé dans la salle, conduisez les femmes hors de la
demeure, entre le dôme et le mur de la cour, et frappez-les de vos longues épées
aiguës, jusqu’à ce qu’elles aient toutes rendu l’âme, et oublié Aphrodite,
qu’elles goûtaient en se livrant en secret aux prétendants. »
|
« Commencez maintenant à emporter les cadavres et ordonnez aux femmes de les
emporter ; puis ensuite songez à purifier les sièges très beaux et les tables avec
de l’eau et des éponges aux-trous-nombreux. Mais après que déjà vous aurez
mis-en-ordre toute la maison, ayant emmené les servantes du palais solidement
établi, entre et le pavillon et l’enceinte irréprochable de la cour songez à les
frapper avec des épées à longues pointes, jusqu’à ce que vous ayez enlevé la vie à
toutes et qu’elles aient oublié Vénus (les plaisirs) que donc elles offraient aux
prétendants et s’unissaient avec eux en cachette. »
|
Il parla ainsi et toutes les femmes arrivèrent en gémissant lamentablement et
en versant des larmes. D’abord, s’aidant les unes les autres, elles emportèrent
les cadavres, qu’elles déposèrent sous le portique de la cour. Et Odysseus leur
commandait et les pressait et les forçait d’obéir.
|
Il dit ainsi ; et les femmes vinrent toutes serrées, se lamentant
terriblement, versant des larmes abondantes. D’abord donc elles emportaient les
corps morts, et les déposaient donc sous le portique de la cour
à-la-belle-enceinte, s’appuyant les unes sur les autres ; et Ulysse leur
commandait, les pressant lui-même ; et celles-ci les emportaient aussi par
nécessité.
|
Puis elles purifièrent les beaux thrônes et les tables avec de l’eau et des
éponges poreuses. Et Telemakhos, le bouvier et le porcher nettoyaient avec des
balais le pavé de la salle, et les servantes emportaient les souillures et les
déposaient hors des portes. Puis, ayant tout rangé dans la salle, ils conduisirent
les servantes hors de la demeure, entre le dôme et le mur de la cour, les
renfermant dans ce lieu étroit d’où on ne pouvait s’enfuir. Et alors le prudent
Telemakhos parla ainsi le premier :
|
Puis ensuite elles purifiaient les sièges très-beaux et les tables avec de
l’eau et des éponges aux-trous-nombreux. Cependant Télémaque et le bouvier et le
porcher raclaient avec des pelles le sol de la demeure construite solidement ; et
les servantes enlevaient (les ordures) et les déposaient dehors. Mais après que
ils eurent mis-en-ordre tout le palais, ayant fait-sortir alors les servantes du
palais solidement établi entre et le pavillon et l’enceinte irréprochable de la
cour, ils les rassemblaient à l’étroit, (dans un endroit) d’où il n’était pas
possible de s’échapper. Et le sage Télémaque commença à eux à parler :
|
« Je n’arracherai point par une mort non honteuse l’âme de ces femmes qui
répandaient l’opprobre sur ma tête et sur celle de ma mère et couchaient avec les
prétendants. »
|
« Que donc je n’enlève pas la vie par une mort pure à celles qui donc ont
versé les opprobres sur ma tête et sur notre mère et qui dormaient auprès des
prétendants. »
|
Il parla ainsi et il suspendit le câble d’une nef noire, et il le tendit
autour du dôme, de façon à ce qu’aucune d’entre elles ne touchât du pied la
terre. »
|
Il dit donc ainsi ; et ayant attaché à la grande colonne du pavillon le câble
d’un vaisseau à-la-proue-azurée il le jeta autour d’elles, n’ayant tendu en haut,
de peur que quelqu’une n’arrivât jusqu’au sol avec ses pieds.
|
De même que les grives aux ailes déployées et les colombes se prennent dans
un filet au milieu des buissons de l’enclos où elles sont entrées et y trouvent un
lit funeste ; de même ces femmes avaient le cou serré dans les lacets afin de
mourir misérablement ; et leurs pieds ne s’agitèrent point longtemps.
|
Et comme lorsque ou des grives aux-larges-ailes ou des colombes ont donné
dans un filet, qui se trouvait sur un buisson, entrant (voulant entrer) dans leur
nid, et une couche odieuse les a reçues ; ainsi celles-ci avaient leurs têtes
à-la-file, et des nœuds étaient autour de tous les cous afin qu’elles mourussent
de-la-façon-la-plus-déplorable ; et elles se débattirent avec les pieds un moment,
non fort long temps.
|
On peut continuer ces citations. Partout la comparaison du texte montrera que le seul
reproche ou plutôt le plus bel éloge qu’on puisse faire de la traduction Leconte de Lisle,
c’est d’être la plus littérale, celle qui se rapproche le plus du mot à mot d’Homère.
Bossuet est encore un bel exemple du profit qu’on peut retirer du travail des
traductions. C’est par la lecture ou la traduction des textes étrangers que Bossuet a
trouvé ses hardiesses d’expressions, ses surprises d’images, ses audaces si personnelles,
ses transpositions de mots, ses intarissables ressources de style. L’originalité de
Bossuet s’est formée par l’étude familière des Pères de l’Église, Cyprien, Tertullien,
Chrysostome et surtout saint Augustin, comme il le dit lui-même dans sa Lettre au cardinal de Bouillon. C’est à cette source qu’il a, pendant la première
moitié de sa carrière, incessamment retrempé son imagination créatrice. Ce sont les Pères
de l’Église qui lui ont donné ces singularités de style dont s’étonnaient ses
contemporains, quand ils l’entendaient appeler Dieu, d’après Tertullien, le souverain
grand, Jésus l’Illuminateur des antiquités, le corps de la Vierge une chair angélisée.
« Il s’appuie sur la doctrine des Pères, dit Gandar ; il se sert même de leurs
expressions ; il les imite, il les traduit ou les paraphrase. Et il nous faut les
indications de l’orateur lui-même pour distinguer, dans la trame unie de son discours, ce
qu’il emprunte de ce qu’il a tiré de son propre fonds… tant Bossuet est dans son naturel,
lorsqu’il reprend la pensée des Pères. »
Mais ce que Bossuet doit aux Pères de l’Église n’est rien, à côté du travail de
transfusion auquel il s’est livré en lisant la Bible, pendant la seconde partie de sa
carrière d’orateur. Aucune littérature n’offre un tel exemple d’assimilation.
Et, notons-le tout de suite, Bossuet n’a pas hésité un instant entre les deux méthodes de
traduction. Comme Chateaubriand, Leconte de Lisle et Henri Heine, et malgré les partisans
du bon français, le père Bouhours, la Bible de Mons et les fades élégances de Sacy,
Bossuet a adopté le principe de la littéralité pour ses traductions de l’Apocalypse, du Cantique des cantiques, des versets bibliques et
celles des Evangiles faites au cours de ses Sermons.
Dans son remarquable ouvrage, la Bible et Bossuet, le père de La Broise montre par une
série d’exemples jusqu’à quel point le grand orateur a poussé cet effort de littéralité :
« Bossuet, dit-il, cherche à rendre fidèlement la phrase de l’auteur sacré, lors même
qu’elle est obscure et hardie. Loin d’ajouter quoi que ce soit, comme Bouhours et Sacy, le
grand orateur préfère rester obscur et bizarre, quitte à s’expliquer ensuite en marge ou
en notes. »
Ainsi il est dit dans l’Apocalypse (XIII, 10) : Hic est
patientia et fides sanctorum. La version de Mons traduit : « C’est ici que doit
paraître la patience et la foi des saints. » Le père Bouhours : « Voici le temps de la
constance et de la fidélité des saints. » Bossuet dit littéralement : « C’est ici la
patience et la foi des saints. »
Les traductions de Bossuet, dit La Broise, l’emportent presque toujours sur celles de ses
contemporains, parce qu’elles serrent davantage le texte, et qu’elles sont plus brèves et
plus fortes.
L’Apocalypse dit : Et stellae de cœlo ceciderunt super
ierram, sicut ficus emittit grossos suos, cum a venti magno movetur (VI, 13). Le P.
Amelotte traduit : « Les étoiles du ciel tombèrent en terre, comme les figues tombent d’un
figuier, lorsqu’il est agité par un grand vent. » Le P. Bouhours : « Les étoiles tombèrent
du ciel sur la terre, de même que les figues qui ne mûrissent point tombent d’un figuier
agité par un grand vent. » Richard Simon : « Les étoiles du ciel tombèrent sur la terre,
comme les figues encore vertes tombent d’un figuier lorsqu’il est agité par un grand
vent. » Godeau : « Et les étoiles tombèrent du ciel comme on voit tomber les figues-fleurs
du figuier, lorsqu’elles sont secouées par un grand vent. » Bossuet dit : « Les étoiles
tombèrent du ciel en terre, comme lorsque le figuier, agité par un grand vent, laisse
tomber ses figues vertes. » Évidemment, c’est Bossuet qui est le plus près du texte. Pour
ma part, j’aurais même dit, pour serrer de plus près les mots : « Et les étoiles tombèrent
du ciel sur la terre, comme le figuier laisse tomber ses figues vertes, quand il est agité
par un grand vent. »
Sacy atténuait les comparaisons trop imagées en ajoutant un : comme.
« Votre nom est comme une huile qu’on a répandue… Mon bien-aimé est pour moi comme un
bouquet de myrrhe… Vos yeux sont comme les yeux des colombes…, Bossuet traduit
exactement : « Votre nom est un parfum répandu… Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de
myrrhe… Vous avez des yeux de colombe… »
Le grand orateur ne recule jamais devant l’expression forte. On lit dans Jérémie (XXXI,
7) : Exsultate in laetitia Jacob, et hinnite contra caput gentium. Sacy
traduit : « Jacob tressaillez de joie, faites retentir des cris d’allégresse à la tête des
nations. » Bossuet ose écrire : Réjouissez-vous, ô Jacob, hennissez contre les gentils »,
comme il a dit ailleurs : « Les hennissements de la passion. »
Bossuet dit le P. de la Broise, semble prêt à faire violence à toute construction
française. Il va aussi loin qu’il peut et ne s’arrête que devant l’impossible. » En
signalant ses « hardiesses de mots ou de constructions », le P. de la Broise ne cesse de
louer le grand orateur « d’avoir été littéral, d’avoir enrichi par une heureuse audace
notre vocabulaire et notre syntaxe, d’avoir brisé les moules convenus »,
« Les traductions de Bossuet, dit-il, où les expressions de l’original sont si
scrupuleusement respectées, ont par là même une certaine couleur locale. Cette qualité
manquait souvent aux traducteurs du dix-septième siècle ; elle a été portée par ceux du
nôtre jusqu’à l’exagération. Au temps de Louis XIV, on habillait les auteurs anciens à la
française… De nos jours, on s’applique à conserver à Homère la barbarie de son époque, à
Eschyle l’énergie sauvage de son style, aux historiens la valeur exacte de leurs termes
militaires et administratifs ; et parfois, à force de traduire le latin par le latin et le
grec par le grec, on fait une version inintelligible à quiconque ignore la langue
originale. Bossuet est entre les deux, se ressentant parfois des défauts de son temps, ne
tombant jamais dans les excès du nôtre110… »
Bossuet, en effet, a souvent employé, lui aussi, pour son royal élève et devant son
auditoire de Versailles, des traductions banales en « style poli de la Cour » ; mais ce
n’est pas son habitude et il revient vite à ses règles ordinaires, qui sont, dit La
Broise : « Recherche de la précision, plus que de la correction, langue légèrement
archaïque, respect des traductions anciennes et traditionnelles. »
Bossuet va jusqu’à conserver le plus qu’il peut les hébraïsmes de son modèle. Vous
retrouvez chez lui : « Le sang de Jésus a inondé nos têtes, (Innundaverunt
aquae super caput meum) « Versez des larmes avec des prières (Effundo
orationem meam) et surtout l’incessant emploi des substantifs bibliques, que nous
avons souvent signalés :
« Nos ignorances (ignorantias meas), les profondeurs de Satan » (altitudines Satanae).
L’exemple de Bossuet suffirait seul à prouver que traduire, c’est apprendre à écrire, et
que les meilleurs traductions seront toujours les traductions littérales.
Un ensemble de conseils sur le métier de journaliste demanderait un volume. Jamais sujet
ne fut plus d’actualité. Le journalisme a tout envahi. C’est plus qu’une carrière : c’est
une immense réserve d’hommes, une salle d’attente où s’abritent, se préparent et
s’épuisent les trois quarts des jeunes écrivains contemporains. Non seulement les
débutants cherchent à gagner leur vie dans le journalisme ; mais des gens très arrivés,
poètes, romanciers, auteurs dramatiques ou simples fonctionnaires, sont enchantés de
remplir une rubrique dans un journal et d’aborder une carrière qui n’exige aucune
compétence et où « il y a de la place pour tout le monde ». Un journal comprend une
infinité de besognes, articles politiques, articles littéraires, grand et petit reportage,
interviews, chroniques, échos, informations, dépêches, tribunaux, correspondances,
théâtres. Celui qui a la vocation d’écrire ne demande qu’à entrer dans un journal pour
assurer son indépendance et attendre l’avenir.
Le talent d’un homme faisait autrefois la réputation d’un journal. Du temps de Timothée
Trimm, on achetait le journal, pour lire un article. Il y avait de grands journalistes,
comme Louis Veuillot, Carrel, Girardin, Hervé, John Lemoinne, qui furent la gloire de leur
profession et quelquefois les maîtres de la politique. Un volume entier n’aurait pas eu
plus de retentissement que le fameux article de Chateaubriand dans le
Mercure : « En vain Néron prospère, Tacite est né… » L’avènement des feuilles
d’information, la partie matérielle, publicité, dépêches, nouvelles, ont rejeté au second
plan l’importance de l’élément littéraire, et peu à peu supprimé le rôle du talent
personnel dans la presse. Le public a perdu l’habitude de penser et se contente d’être mis
au courant de ce qui se passe. Les dispositions intellectuelles les plus géniales ne
résistent pas aux déplorables conséquences de l’improvisation quotidienne. Les meilleurs
dons d’un écrivain sont à peu près inutilisés dans un journal. On fait simplement partie
d’un rouage qui fonctionne. Comme personne, pas même Emile de Girardin, n’est capable
d’avoir une idée par jour, on use inutilement ses forces à remonter l’éternel rocher de
Sisyphe, qui vous retombe sur les épaules.
Flaubert, dans sa Correspondance, parle des dures besognes auxquelles
le journalisme condamne aujourd’hui un poète qui ne veut pas mourir de faim. « Qu’est-ce
qu’ils vont encore nous faire faire ? » disait Gautier en arrivant à son journal.
Georges Duval conte, à propos des besognes journalistiques, une amusante anecdote :
« De retour à Paris, je trouvai un mot d’Émile de Girardin me priant de passer à la
Liberté, rue Montmartre. Il me demande s’il me conviendrait d’entrer dans sa rédaction.
J’accepte avec enthousiasme ; il me fait asseoir et me dit :
« — Écrivez de suite un article sur la marine du Brésil. Deux colonnes. Vite. Nous sommes
en retard.
Je n’oublierai jamais ma confusion. Je ne possédais sur la marine du Brésil aucun
renseignement. Girardin m’aurait proposé d’improviser un discours sur les dépôts
pélagiques de la Méditerranée, mon embarras n’eût pas été plus grand. Je lui avoue mon
ignorance en la matière ; il rajuste son binocle, fronce les sourcils, resserre son nœud
de cravate et, de sa petite voix grêle que j’entends encore : _
« — Si vous voulez réussir dans le métier, il faut vous habituer à traiter tous les
sujets, même ceux que vous ne connaissez pas. Le lecteur les connaissant encore moins, le
journaliste a toujours sur lui la supériorité d’un professeur, fût-il mauvais, sur des
élèves qui sont des cancres.
« J’avais, tout jeune, passé mes examens pour l’École navale, avant de préparer
Polytechnique ; je réunis mes souvenirs et entrai bravement dans le vif de mon sujet,
agrémenté d’expressions techniques qui me valurent les compliments de Girardin. L’article
ne souleva pos une protestation ; pas une rectification n’en détruisit l’heureux effet et,
pour que la honte fût complète, trois mois après, je recevais l’ordre du Christ du
Brésil ! Girardin m’en félicita111. »
Quelquefois, c’est le contraire qui arrive : on oblige un homme intelligent à écrire des
articles stupides.
« Si beaucoup de jeunes gens se croient destinés à briller dans la carrière, c’est qu’ils
n’ont aucune idée de ce qu’est le journalisme. Un jeune licencié ès lettres, candidat à
l’agrégation, fut admis un jour dans un journal. Il assista au premier « rapport ». Il lui
échut une enquête à faire sur un cambriolage dans une bijouterie. Le lendemain, il eut à
suivre un drame passionnel. Le surlendemain…
« Le surlendemain, il vint trouver son rédacteur en chef et lui expliqua naïvement :
— C’est que… je vais vous dire : mon affaire, à moi, c’est plutôt la politique.
Il s’était figuré, de bonne foi, qu’on l’avait engagé pour écrire « des articles » et
donner son opinion sur la situation européenne. Notez qu’il y serait peut-être parvenu :
il suffisait d’une interview ou d’un reportage politique réussi pour le mettre tout de
suite sur un autre plan. Mais il n’avait pas la patience d’attendre. Il se sentait humilié
de travailler dans le « fait-divers ». Il ne comprenait pas le métier. Il n’avait donc, et
c’était justice, aucune chance d’y réussir112. »
Émile Zola considérait le journalisme comme un excellent exercice d’assouplissement. Il
est possible que le journalisme enseigne àécrire vite ; je crois qu’il enseigne surtout
àécrire mal.
L’article de journal est, par sa nature, voué à l’oubli. Henri Fouquier gagna une fortune
à publier plusieurs articles par jour, pendant des années. Qui le lit aujourd’hui ? Et qui
se souvient de Timothée Trimm ?
Voyez Rivarol. Celui-là fut un maître et méritait de survivre. Esprit léger et profond,
espèce de Joseph de Maistre du journalisme, comme dit à peu près Sainte-Beuve, causeur
étincelant, auteur d’une sérieuse étude sur la langue française, Rivarol n’a brillé que
par la conversation et l’esprit journalistique. Presque rien de ce qu’il a écrit
n’intéresse aujourd’hui le public. Son AImanach des grands hommes n’est
plus qu’une lecture d’érudition.
On est effrayé quand on songe à l’énorme production que peut fournir une carrière de
journaliste. Louis Veuillot a laissé plus de vingt volumes de Mélanges.
M. de Sacy a écrit aux Débats, pendant trente ans, à peu près la valeur
de trente volumes in-folio, à deux colonnes. « Dans cette vie laborieuse et dévorante qui
use les plus forts, dit Labiche, M. de Sacy a trouvé le temps de dépenser, en mille sujets
divers, et comme un prodigue, des trésors de talent qui, concentrés en une œuvre unique,
eussent été peut-être un monument parmi les chefs-d’œuvre de notre littérature… Au nom des
Lettres, regrettons, ce n’est pas assez, gémissons de voir tant de
grands et beaux esprits ne pas faire le livre qu’ils nous doivent, éparpiller, émietter
leur talent, leur verve, leur bon sens, leurs passions même, dans des œuvres que le soleil
d’un jour doit seul éclairer, et qui vont aussitôt s’ensevelir dans ce que M. de Sacy
appelait tristement « les catacombes du journalisme »113.
Voilà les inconvénients du journalisme ; voilà les dangers contre lesquels il faudra vous
défendre.
Mais si vous avez réellement la vocation ; si vous aimez le journalisme pour lui-même ;
si vous voulez à tout prix suivre cette carrière, alors la question change. Il s’agit de
tirer parti d’une inclination impérieuse et de vous créer une notoriété dans un monde
composé de personnes profondément indifférentes aux questions d’art et de perfection. Or,
cette notoriété, vous ne l’obtiendrez que par le style, l’expression, la forme,
l’originalité, l’esprit, autant de choses, comme nous le disions, qui n’ont pas, en
général, une grande valeur d’utilité dans un journal d’informations.
Il est difficile de bien écrire, quand on est forcé d’écrire tous les jours, à la hâte,
presque sans retouches. A première vue, la plupart des articles de journaux semblent
parfaitement bien écrits. Le lendemain, ils ont perdu leur saveur ; un an après, ils sont
illisibles. Aucun article d’actualité ne survit à l’actualité. L’intérêt cesse avec
l’intérêt du moment. Je ne connais que Veuillot qui supporte l’épreuve d’une seconde
lecture.
Il faut donc, de toute nécessité, si vous choisissez la carrière journalistique, soigner
votre improvisation, écrire lentement, ne rien laisser au hasard, se maîtriser, se
condenser, ne pas craindre de refaire ses phrases et surtout (ceci est essentiel pour bien
se juger) ne jamais livrer un article avec des ratures et des corrections, mais le
recopier soigneusement, afin de pouvoir le relire sur page propre ; sans cela vous serez
étonné, ayant cru bien écrire, de n’avoir produit qu’un style plein de négligences, un
style à escaliers et à régimes indirects, contourné, bistourné, qui choquera ceux qui ont
encore quelque souci de la diction et de la grammaire.
Le grand vice de l’article de journal est sa rapidité. On le fait toujours trop long,
parce qu’on n’a pas le temps de le faire plus court. Que de choses pourraient être dites
en moins de mots ! Un article ne porte que s’il fait balle, s’il va droit au but, si c’est
un tout bien construit. M. Gauvain publie dans les Débats des modèles de
ce genre.
Parmi les conditions essentielles à la rédaction d’un bon style de journal, le respect de
la langue s’impose par-dessus tout. L’influence des journaux est désastreuse pour la
langue française. Au nom des pures traditions classiques, par patriotisme autant que par
goût, on doit réagir contre ce mouvement de décadence et de corruption qui déshonore l’art
d’écrire. L’américanisme, les sports, l’automobile, l’aviation, la politique ont fait de
la prose de journal une espèce de jargon, argot de courses et d’industries, anglicismes
ridicules, néologismes barbares, imbécillités verbales, dont un collectionneur
d’aberrations formerait un recueil scandaleusement drolatique. Jamais la langue française
ne subit de tels ravages.
Ces habitudes de style nous ont fait oublier les spirituels articles des bons
journalistes d’autrefois, car il y en a eu d’excellents et qui ont enchanté nos pères. Se
rappelle-t-on le succès de Jules Lecomte dans le Monde illustré ? Qui
relit Emile de Girardin ou Albert Wolf ? On s’est moqué des causeries anecdotiques que
Jules Claretie alimentait par un intelligent système de fiches. Aurélien Scholl est mort
tout entier. Qui lit Henri Fouquier et Armand Silvestre ? Rochefort lui-même est déjà bien
loin de nous. Le journalisme ne laisse après lui que quelques rares noms, qui surnagent,
comme les naufragés de Virgile, dans un océan d’oubli.
Encore une fois (ce sera la conclusion de ces courtes lignes), les écrivains de journaux
doivent bien se persuader qu’on ne peut se faire un nom que par le talent, le souci du
style, la facture, la forme. C’est toujours par la littérature qu’on arrive, même dans le
journalisme, qu’on écrive ou qu’on parle, qu’on fasse des articles, des sermons ou des
conférences.
Rarement improvisées, presque toujours écrites, les conférences sont un genre de
littérature comme un autre et qui relève, par conséquent, lui aussi, de l’enseignement du
style et de l’art d’écrire.
La manie des conférences nous vient d’Angleterre. Le sermon et le speech laïque furent
toujours à la mode dans ce pays de discussion en plein air. La conversation publique y fut
d’abord religieuse, et prit très vite une tournure politique qui élargit son champ
d’action et son auditoire. Firmin Maillard nous a laissé là-dessus d’intéressants
renseignements114. Dickens parcourut l’Amérique en lisant ses œuvres, comme plus tard Jean
Aicard récitant chez nous sa Chanson de l’enfant et ses Poèmes de Provence. La mode des conférences commença sous le second Empire, avec
Weiss, Philarète Chasles, Louis Ulbach, Élisée Reclus, Pelletan, Deschanel, Hébrard,
Prévost-Paradol, Vallès, Méry, Weill, Baudelaire… Legouvé et Sarcey furent de célèbres
conférenciers. Sarcey s’était fait une popularité avec sa brusquerie bon enfant, qui
allait jusqu’à s’interrompre pour se plaindre d’un courant d’air. Mais le type du
conférencier pour dames, celui que nul ne surpassera, c’est Caro. Qui n’a pas vu les
pâmoisons qui accueillaient le cours de M. Caro, ignorera toujours la gloire que peut
donner un public féminin. M. Caro enseignait la morale, la philosophie, la métaphysique.
C’était du délire. M. Bergson lui-même n’a pas connu de pareils transports.
Tout le monde n’est pas destiné à devenir l’idole des dames. Il y a des conférenciers
sérieux qui cherchent le succès sans l’atteindre et il y a des conférenciers folâtres qui
sont cependant très écoutés. On sait l’histoire de ce plaisantin, qui, commençant une
conférence sur la littérature lapone, arrive sur l’estrade, une gorgée d’eau et prononce
cette phrase : « Mesdames et Messieurs, il n’y a pas de littérature lapone. »
Un jour, un de nos amis essaya de démontrer devant un public mondain que Cyrano de Bergerac n’était pas un chef-d’œuvre. Il choisit et lut les vers les
plus ridicules. Tous furent applaudis, et le succès de la conférence fut pour
Rostand.
Depuis 1890, avec Faguet, Brunetière et Jules Lemaître, le fléau des conférences s’est
scandaleusement . La conférence est devenue aujourd’hui une profession
internationale. Le conférencier boucle sa valise, touche des cachets, fait partie d’une
troupe et, tout rayonnant de projections cinématographiques, parcourt la France et
l’étranger, Hollande, Belgique, République Argentine ou Côte d’azur. Il existe des
sociétés de conférences musicales, philosophiques, historiques, archéologiques,
littéraires, pour dames, pour jeunes filles, pour enfants, pour rien du tout, pour le
plaisir de débiter des anecdotes qui traînent dans tous les livres. Modes, chapeaux,
toilettes, cuisine, érudition, grammaire, tous les sujets sont bons. Le temps d’ouvrir un
volume et de prendre des notes, et on court se faire applaudir.
La conférence a un avantage : elle supprime l’effort. C’est à peine si l’on s’aperçoit
qu’on vous enseigne quelque chose. Ce n’est pas apprendre, ce n’est pas s’instruire :
c’est aller au théâtre ou dans le monde. On y retrouve l’atmosphère d’un salon où l’on
cause. On ne prendrait pas la peine de lire une conférence dans une revue ; on va
l’écouter parce que c’est la mode, parce qu’on y rencontre Mme X… ou Mme Z… et qu’on peut
en parler chez ses amies : « Ah ! ma chère, vous y étiez ? C’était exquis ! »
La conférence est à la portée de tout le monde. On n’a même pas besoin d’être orateur. Il
suffît de savoir lire. Jules Lemaître lisait admirablement et avait toujours l’air
d’improviser. Il faut que la lecture donne cette illusion ; sans cela les auditeurs
restent froids. On l’a bien vu pour Alexandre Dumas père. Ce fut une joie dans Paris,
quand on apprit que le célèbre écrivain, l’intarissable causeur, allait probablement
raconter de vive voix les pittoresques souvenirs de sa vie ! Au lieu de cela, qu’on se
figure la déception de l’auditoire, lorsqu’on entendit l’auteur de Monte-Cristo parler
tranquillement de Jules César, Virgile, Cicéron, Delacroix, etc. Ces amplifications furent
froidement accueillies. « Dumas file sur la province, dit Firmin Maillard, le froid le
suit à Valenciennes, à Lille où les ouvriers typographes l’ont prié de faire une
conférence à leur bénéfice et auxquels il répond : « Mes enfants, vous êtes les mains avec
lesquelles je mange depuis quarante ans ; il est bien naturel que la tête vienne au
secours des mains. » Malgré cela, le froid persiste, Dumas gagne l’étranger ; Venise et
Vienne ont pour lui le même climat, il ne retrouve un peu de chaleur qu’en Hongrie, où il
a l’heureuse idée d’apparaître costumé en Hongrois. Cette attention lui concilie tous les
cœurs, Pourquoi cet insuccès, lorsque tant d’autres… Tout simplement parce qu’au contraire
de ce qu’on attendait de lui, il ne parle point, il lit, à la papa, sans lever les yeux,
le nez dans ses papiers, trébuchant à travers les lignes et ne sortant des endroits
difficiles qu’après un silence mortel pour celui qui lit et pour celui qui l’écoute…115. »
« Les conférences, disait Mme Ancelot en 1860, c’est le monologue installé sur les ruines
de la conversation. » Les radoteurs ont remplacé la conversation, en racontant ce que tout
le monde sait. « Je ne connais pas ce sujet. Je vais écrire un livre là-dessus », disait
un plaisant auteur.
On est stupéfait de songer qu’il y a des jeunes filles qui entendent quelquefois deux
conférences par jour ! Dans quelle confusion doivent se débattre ces pauvres cervelles
féminines qui croient pouvoir retenir quelque chose ! Si encore on prenait des notes !
Mais qui a le courage de prendre des notes ? Et puis, noter quoi ? L’histoire de France,
l’histoire de la littérature ? A quoi bon ? On trouve tout cela dans les livres.
« Il ne faut pas s’imaginer, dit Marcel Prévost, que les conférences vont remplacer
l’étude chez les auditeurs. Il ne faut pas même s’imaginer qu’elles peuvent remplacer des
cours. Elles sont, sans plus, un studieux plaisir : ce qui est bien quelque chose. Même
les parcelles de savoir qu’elles sèment dans telles têtes de linottes empanachées ne sont
pas entièrement perdues ; snobisme pour snobisme, j’aime mieux celui d’Armande que le
snobisme du bridge ou du tango. Vive la mode du savoir, de l’intelligence, de la culture,
ne fût-ce qu’une mode pour quelques-uns et quelques-unes ! Le côté dangereux de la mode
conférencière, c’est que, sous ce nom de conférences, on puisse abriter des denrées si
diverses — quelques-unes nuisibles. Le choix des sujets n’exclut pas les pires
niaiseries : on a conférencié sur la matchiche. Le choix des conférenciers est souvent
quelconque, guidé surtout par le désir d’allécher le public en l’étonnant. Beaucoup de
conférences sont préparées à la hâte, débitées au petit bonheur par des façons de
bègues116. »
Tout cela n’est que trop vrai ; et que de choses il y aurait encore à dire !
Mais à quoi bon récriminer ? Prenons la conférence pour ce qu’elle est. Bonne ou
mauvaise, c’est une œuvre littéraire. Tâchons donc de la bien écrire. Étudiez votre
sujet ; efforcez-vous d’être original ; soignez le fond et la forme, et ne vous contentez
pas de répéter ce que vos auditeurs peuvent lire dans n’importe quel ouvrage. Il est
scandaleux de voir des conférenciers résumer tranquillement l’histoire grecque ou romaine,
ou de simples manuels de littérature française.
Les conférences sont ordinairement fort mal écrites. Elles font illusion sur le moment ;
en réalité, elles ne supportent pas la lecture.
On doit écrire une conférence comme on écrit un livre, et appliquer à ce genre de
discours ce que nous disions des Sermons : « Ce sont les bons écrivains
qui font les bons orateurs117. »
Je voudrais, en terminant ce livre, présenter quelques réflexions sur l’utilité qu’il y
aurait pour les débutants de lettres à s’assurer un guide dévoué et clairvoyant.
En général, on s’imagine avoir du talent, parce qu’on prend pour du talent le don
d’assimilation et la facilité d’écrire.
Comment peut-on arriver à savoir si l’on a vraiment du talent et si ce qu’on écrit vaut
quelque chose ? Il n’y a qu’un moyen : c’est de le demander aux autres.
Peu de gens sont capables de juger leurs propres ouvrages. Qu’on se loue ou qu’on se
critique, on se trompe presque toujours : ou on est indulgent ou on est injuste. Lord
Lytton, par exemple, se trompait, quand il écrivait à lady Blessington, à propos des Derniers jours de Pompéi : « Je crains que cet ouvrage ne plaise pas aux
femmes. Elles n’aiment que les intrigues bien conduites ; elles demandent du sentiment et
de l’esprit, et Pompéi n’a ni l’un ni l’autre. » Les auteurs, il faut bien l’avouer, n’ont
pas l’habitude d’avoir si mauvaise opinion d’eux-mêmes.
Littérairement, personne ne se connaît, personne ne se voit. Pour se connaître et pour se
voir, il faut faire appel aux lumières d’autrui. « Les Romains, dit Vigneult-Marville,
avaient une coutume fort louable et très utile, tant qu’on sut bien en user : c’était de
réciter les ouvrages de leur composition en la présence de leurs amis, avant que de le
donner au public. Ils avaient en cela deux fins : la première de recevoir les avis et les
corrections, dont les plus habiles gens ont toujours besoin ; et la seconde, qui était une
suite de la première, de ne publier rien qui ne fût fort accompli… On envoyait des billets
pour inviter les gens à ces sortes de récits. Les empereurs honoraient quelquefois de leur
présence ces assemblées118. »
Les plus grands maîtres ont éprouvé le besoin de soumettre leurs œuvres à des personnes
éclairées. Il n’y a que les esprits médiocres qui sont toujours sûrs d’eux-mêmes. Avant de
les offrir au public, Fontenelle voulut lire ses comédies dans le salon de Mme de Tencin ;
on les jugea indignes de sa réputation, et c’est Mme de Tencin qui fut chargée de lui dire
la vérité. Fontenelle s’inclina.
Quand Montesquieu eut terminé Arsace et Isménie, il se demanda si cette
publication aurait du succès. « Tout bien pesé, écrit-il, à l’abbé de Guasco, je ne puis
encore me déterminer à lire mon roman d’Arsace à l’imprimeur. Le triomphe de l’amour
conjugal de l’Orient est peut-être trop éloigné de nos mœurs pour croire qu’il serait bien
reçu en France. Je vous apporterai le manuscrit ; nous le lirons ensemble, et je le
donnerai à lire à quelques amis. »
Roman, dialogue, poésie, nouvelles, on ne peut juger son œuvre qu’après l’avoir laissé
refroidir pendant quelque temps. Il faudrait la relire six mois au moins après qu’on l’a
écrite. Comme on ne peut attendre indéfiniment, le mieux est de soumettre sa production à
des personnes de confiance.
On sait l’histoire de Flaubert. Le futur auteur de Madame Bovary réunit
un soir ses amis, Bouilhet et Ducamp, pour leur lire la première version de la Tentation de saint Antoine. Le résultat de cette lecture fut désastreux.
On jugea que c’était de la pure rhétorique et qu’il fallait tout recommencer. Le bon
Flaubert n’accepta pas ce verdict sans résistance. Il se soumit cependant, et c’est alors
qu’il se décida à écrire Madame Bovary, sujet réaliste qui devait
refréner son tempérament lyrique.
La vie de Flaubert est le plus bel exemple de modestie et de travail que nous offre
l’histoire des Lettres françaises. Il avait une confiance absolue dans
les conseils de Bouilhet et lui soumettait tout ce qu’il écrivait.
Flaubert et Bouilhet se complétaient l’un l’autre, « Il est avéré, dit Cassagne, que le
bon sens de Bouilhet a souvent tempéré les outrances d’imagination de Flaubert. Madame Bovary et Salammbô furent écrits sous les yeux et
sous le contrôle de Bouilhet ; et, quand son ami mourut, Flaubert put dire avec raison
qu’il « avait perdu sa conscience littéraire119 ».
En revanche, Bouilhet, de Maelenis aux Dernières
Chansons, ne composa rien sans consulter Flaubert ; et, aux heures de découragement
et de lassitude, c’est Flaubert qui lui rendait confiance et le réconfortait.
« Pendant trente ans, dit Etienne Frère, Flaubert n’a rien écrit sans le soumettre à
Bouilhet, se conformant toujours à son avis. C’est Bouilhet qui lui trouva le sujet de Madame Bovary. Son influence a été énorme sur le talent de Flaubert : il
l’a discipliné, il l’a émondé, châtié ; il en a fait ce qu’il est. Quand il mourut,
Flaubert disait : « J’ai enterré ma conscience littéraire, mon cerveau et ma boussole120. »
L’auteur de Maelenis n’a peut-être pas laissé la réputation d’un poète
de tout premier ordre ; mais on peut n’être pas un parfait exécutant et être cependant un
excellent conseiller.
Maupassant, à ses débuts, soumettait à Flaubert tout ce qu’il écrivait. L’auteur de Madame Bovary lui faisait un véritable cours de style, supprimait les
épithètes, enlevait les banalités, retranchait les verbes, et surtout l’empêchait de rien
publier avant qu’il ne fût tout à fait mûr. C’est en écoutant docilement ces conseils que
l’auteur de Boule-de-Suif se forma ce style d’une si admirable netteté,
ce style vigoureux et sain, que les jeunes gens d’aujourd’hui ne connaissent plus.
Maupassant a raconté, avec sa modestie ordinaire, tout ce qu’il devait à Flaubert :
« Je travaillais, dit-il, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui plaisais,
car il s’était mis à m’appeler en riant son disciple. Pendant sept ans je fis des vers, je
fis des contes, je fis des nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n’en est rien
resté. Le maître lisait tout, puis, le dimanche suivant, en déjeunant, développait ses
critiques et enfonçait en moi peu à peu deux ou trois principes qui sont le résumé de ses
longs et patients enseignements. Si l’on a une originalité, disait-il, il faut avant tout
la dégager ; si l’on n’en a pas, il faut en acquérir une. Ayant posé cette vérité qu’il
n’y a pas, de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux
nez absolument pareils, il me forçait à exprimer en quelques phrases un être ou un objet,
de manière à le particulariser nettement, à le distinguer de tous les autres objets de
même race ou de même espèce. « Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis
sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres,
montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique,
contenant aussi, indiquée par l’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon à
ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier, ou avec aucun autre concierge, et
faites-moi voir par un seul mot en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante
autres qui le suivent et le précèdent. »
Imitez l’exemple de Flaubert, Bouilhet et Maupassant : imposez-vous l’obligation de lire
à quelqu’un ce que vous écrivez, dussiez-vous, comme Molière, recourir à votre servante.
Molière ne lui lisait pas les vers d’Alceste ; Musset a raison de dire qu’à sa place il
les lui aurait lus.
La Fontaine, Racine et Molière entretenaient leur amitié par un perpétuel échange de
conseils et de lectures. C’est Boileau qui apprit à Racine à faire de beaux vers et à
rompre la banalité de Quinault. L’auteur d’Andromaque ne publiait rien
sans l’approbation de Boileau, qui applaudissait à ses triomphes et le consolait dans ses
défaites, dont la dernière fut Athalie. La gloire de Racine ne fut pas
du tout ce qu’on croit. Les contemporains lui préférèrent toujours Pradon.
Ces échanges de bons conseils étaient réciproques121. Racine, « qui a poussé
le goût jusqu’au génie », dit Heredia, obligea Boileau à supprimer de sa Satire des femmes tout un passage réaliste qui ne figure pas dans la première
édition. Le voici :
La Rochefoucauld montrait ses brouillons à tous ses amis et rédigeait avec eux ses Maximes. Chateaubriand suivait aveuglément les conseils de Fontanes et de
Joubert. Fontanes lui fit refaire des chapitres entiers, notamment l’épisode de Velléda et
le discours du père Aubry.
« Je n’arrive à quelque chose, dit Chateaubriand, qu’après de longs efforts ; je refais
vingt fois la même page et j’en suis toujours mécontent. Je n’ai pas la moindre confiance
en moi ; peut-être même ai-je trop de facilité à recevoir les avis qu’on veut bien me
donner ; il dépend presque du premier venu de me faire changer ou supprimer tout un
passage : je crois toujours que l’on juge ou que l’on voit mieux que moi. »
Et il ajoute, à propos de sa traduction de Milton : « J’ai quelques amis, que depuis
trente ans je suis accoutumé à consulter : je leur ai encore proposé mes doutes sur ce
dernier travail ; j’ai reçu leurs notes et leurs observations ; j’ai discuté avec eux les
points difficiles ; souvent je me suis rendu à leur opinion, quelquefois ils sont revenus
à la mienne. »
Mme de Staël, toujours si sûre d’elle-même, non seulement consultait ses amis, mais elle
les interviewait pour utiliser ensuite leur avis en écrivant ses chapitres. On eût rendu
un immense service à Victor Hugo en lui montrant l’absurdité de ses conceptions
dramatiques, les longueurs descriptives de l’Homme qui rit et des Travailleurs de la mer. Il eût fallu à ce torrentiel poète un conseiller
toujours prêt à lui crier la vérité, comme ces esclaves antiques chargés d’insulter
l’orgueil des triomphateurs romains. Il a manqué à beaucoup d’écrivains un gardien
vigilant de leur production et de leur gloire.
L’incommensurable vanité des auteurs empêche, la plupart du temps, cet échange de
directions et de bons conseils. Et pourtant les meilleurs écrivains ne font pas tous les
jours des chefs-d’œuvre. Vous lisez un roman ; les cent premières pages sont parfaites, le
ton excellent ; tout à coup, sans raison, c’est brutal, c’est faux ; on est consterné, on
se dit : « Ah ! si l’auteur avait consulté quelqu’un qui l’eût remis dans le bon
chemin ! » On connaît la légendaire vanité de Victor Hugo, Dumas père, Lamartine et
Chateaubriand. Ceux-là, du moins, eurent du talent et même du génie ; mais, en général, ce
sont les auteurs les plus médiocres qui sont les plus orgueilleux. J’en sais qui parlent
d’eux-mêmes comme ils parleraient de Byron ou de Shakespeare. Personne n’est dupe des
compliments qu’ils recherchent ; seuls à prendre au sérieux la fausse monnaie qu’on leur
donne, ils passent leur vie superbement ridicules, sans le savoir, sans qu’on le leur
dise, et « ils mourront sans que les honnêtes gens soient vengés ».
L’orgueil d’écrire et l’amour de la gloire développent singulièrement ce mépris des
conseils, ces sentiments de vanité et de suffisance si naturelles au cœur de l’homme et
qui donnent aux âmes les plus hautes des faiblesses parfois étranges. Édouard Grenier
raconte « qu’en se promenant avec Lamartine dans le petit jardin du Chalet, il le voyait
s’approcher de la grille, sous prétexte d’admirer le mont Valérien ou les cimes du bois de
Boulogne, et c’était, visiblement, pour s’exposer à la curiosité et à l’admiration des
promeneurs qui passaient ».
Aucun compliment, dit-on, ne fit plus de plaisir à Bourdaloue que ce qu’il entendit dire
à une poissarde qui le vit sortir de Notre-Dame, au milieu d’une foule de monde qui venait
l’entendre : « Ce b… là, dit-elle, remue tout Paris quand il prêche. »
Je connais des écrivains qui se font gloire de leur orgueil. Il n’y a vraiment pas de
quoi. Rien n’est plus ridicule que l’orgueil. C’est un sentiment qui ne va jamais sans
envie et qui n’est que l’hypertrophie puérile de la vanité.
Les concours littéraires, les réclames, la concurrence exaspèrent l’amour-propre des
écrivains — grands ou petits. On ne rencontre plus des modestes comme Berryer,
« uniquement préoccupé de faire briller ses amis… et qui possédait au plus haut degré
cette vertu si rare : le détachement de soi. Plus qu’à aucun des autres hommes de son
temps, on peut lui appliquer ce mot de Bossuet : « L’Univers n’a rien de plus grand que
les grands hommes modestes122 ».
Le fameux d’Arlincourt, l’auteur du Solitaire, a passé sa vie dans
l’admiration de lui-même. « Ce qu’il disait et faisait imprimer sur ses œuvres, traduites
dans toutes les langues, sur l’incalculable débit qu’elles obtenaient, il l’avait répété
tant de fois, qu’il avait probablement fini par le croire. Les compliments, si renforcée
que fût la dose d’encens, ne lui étaient jamais suspects de malicieuse hyperbole ; mais il
était toujours prêt à vous en rendre ; il vous louait presque aussi volontiers qu’il se
louait lui-même123. »
C’est encore une forme de vanité très commune, celle qui consiste à louer les autres pour
mieux se louer soi-même.
Les écrivains, depuis Horace, ont toujours été des personnes très susceptibles qui ne
demandent jamais de conseils et sont même humiliés d’en recevoir. On regimbe à l’idée de
retrancher un chapitre, de corriger une phrase. On cite le mot de Boileau : « Aimez qu’on
vous conseille et non pas qu’on vous loue », mais on ne le met guère en pratique. Rien ne
coûte plus à un homme de lettres que de demander l’avis d’un confrère. Chacun croit avoir
plus de talent que le voisin.
Un auteur vint un jour me soumettre un manuscrit. Je me permis, après l’avoir lu., de lui
faire remarquer que cela avait peut-être été un peu trop rapidement écrit et qu’une
seconde rédaction me paraissait nécessaire. L’auteur indigné sortit en faisant claquer la
porte : « C’est la première fois, cria-t-il, que quelqu’un se permet de me dire que
j’écris mal. »
J’entends l’objection : « Les conseillers ne sont pas infaillibles, ils peuvent se
tromper, eux aussi, comme tout le monde. » Oui, sans doute, les conseillers peuvent se
tromper, mais moins souvent que vous, qui êtes ébloui par votre œuvre. On ne saura jamais
tous les défauts qu’on peut éviter en écoutant des juges qui n’ont aucune raison de
s’illusionner, qui représentent la majorité des lecteurs et dont il vous reste, en somme,
le droit de contrôler vous-même l’arrêt. Il est de votre intérêt que le public ne soit pas
trompé, et, pour ne pas tromper les autres, il faut d’abord ne pas se tromper
soi-même.
Donc choisissez un juge. C’est de toute nécessité, Mais qui choisir ? Un professionnel ou
un simple amateur ? L’un ou l’autre, tous les deux même, si c’est possible. L’essentiel
est de choisir quelqu’un d’intelligent, qui ait sincèrement le souci de votre réputation
et de votre avenir. Je ne crois pas qu’il soit absolument nécessaire d’être du métier pour
bien juger une œuvre littéraire, la qualité d’un récit, la vie des personnages. Un simple
dilettante aura peut-être quelque difficulté à s’expliquer ; mais, en l’aidant de vos
questions, vous arriverez facilement à lui faire dire ce que vous voulez savoir. Par
certains côtés, cependant, l’avis d’un professionnel pourrait être plus profitable, parce
qu’un professionnel mêle à ses conseils d’intéressantes raisons techniques d’exécution et
de facture.
C’est un grand bonheur, pour un homme de lettres de rencontrer un pareil guide. Il faut
tout faire pour le trouver.
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