(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Sainte-Beuve » pp. 43-79

Sainte-Beuve

I

Quand, au début de sa vie littéraire, Sainte-Beuve, grand poète à la manière moderne, écrivait les Rayons jaunes dans cette inspiration singulière, morbide et profonde, qui produisit les Poésies de Joseph Delorme, aurait-on pu prévoir qu’un jour viendrait où le même homme publierait le livre calme, lumineux et pur, sur Virgile, que nous devons à cette plume infatigablement féconde ?… Individuel comme les plus individuels de ce temps romantique, pour parler comme parlera l’histoire, bien plus près, par sa nature de talent, de Crabbe et de Wordsworth que d’André Chénier, Sainte-Beuve ne semblait pas alors avoir été créé pour faire étude de la muse antique, car c’est à elle qu’il devait revenir un jour, avec une intelligence qui est un hommage. Un tel fait doit-il nous étonner ?… Le goût d’un homme n’est pas toujours d’accord avec son genre de génie. Byron plaçait Pope plus haut que Shakespeare. Était-ce parce qu’il lui ressemblait moins et que nous admirons surtout ce dont nous sommes incapables ? Quelques rares esprits dans lesquels le génie exaspéré du Romantisme vit encore, appelleront peut-être le nouveau livre de Sainte-Beuve une capucinade littéraire, et ce mot, tout choquant qu’il veuille être, ne nous choque point, nous qui aimons les capucinades en toutes choses, parce qu’elles impliquent à nos yeux la reconnaissance de la vérité et le repentir de l’erreur ; Seulement, si ce mot veut dire conversion, appliqué à Sainte-Beuve c’est un mot faux et nous le repoussons. Il n’y a pas de conversion dans le critique, il y a de l’élargissement, de la franchise d’ailes, de l’élan par en haut, enfin tout le bénéfice des années, naturel dans un homme qui n’a pas la métaphysique de sa critique, mais qui s’en passe quelquefois, à force d’instinct sûr et de vive sensibilité.

C’est cette sensibilité qui a ramené Sainte-Beuve à Virgile, et on peut dire presque à l’Antiquité tout entière. Virgile, l’initiateur du Dante, ne laisse plus ceux qu’il a guidés une fois. Par lui, lorsqu’on le comprend bien, on remonte à Homère, et par Homère, le magnus parens, on tient l’origine de cette civilisation gréco-romaine dont Virgile et Auguste datent et résument le développement harmonieux et final, car le Christianisme va naître. Avec cette sensibilité qui ne fut pas toujours en lui une force saine et gouvernée, mais qui est une force puisqu’elle n’a pas péri dans son excès même, Sainte-Beuve, fatigué probablement de l’esprit raffiné des décadences, sybarite blessé par plus que le pli de ces monceaux de roses dans le calice desquelles nous avons écrasé tant de cantharides pour qu’elles pussent mieux nous enivrer, Sainte-Beuve, en un temps donné, devait par sensualité intellectuelle revenir aux suavités vraies, et, de cette plume qui a écrit Volupté, analyser aussi le plaisir divin que nous donne le premier des grands génies chastes.

D’un autre côté, après avoir peint tant d’esprits dont les proportions ne font du peintre qui les reproduit qu’un faiseur de pastels ou de miniatures, quelle que soit d’ailleurs la supériorité de son art, l’auteur des Portraits littéraires était digne de nous dérouler quelque grande toile où le génie épique de Virgile se fût dressé dans toute sa stature et eût respiré de vie dans sa tranquille immortalité. L’occasion de ce portrait, grand comme un tableau,  car il devait renfermer plus que Virgile, il devait renfermer l’Énéide,  avait été un cours public, malheureusement interrompu. Sainte-Beuve ne nous a offert en volume que les premières masses d’une œuvre inachevée. Si, aux yeux des rêveurs et des poètes, les torses retrouvés sont plus beaux que les statues terminées et entières., ils valent infiniment moins sans doute aux yeux de la Critique qui, comme la Politique, ne voit que les faits accomplis ; mais les masses du travail de Sainte-Beuve sont si bien liées entre elles dans l’unité d’un même dessin que, quoiqu’elles ne soient pas toutes sorties, l’imagination de la Critique poursuit et discerne sans peine le contour de leur achèvement.

II

Pour tout autre que Sainte-Beuve, ce dessein avait de la hardiesse, car il avait sa difficulté. Il était plus difficile qu’on ne croit de parler de Virgile en l’an de grâce 1857, et d’intéresser en en parlant. Mais Sainte-Beuve n’a pas éprouvé cette défiance de son sujet. Il a pris ses affections pour celles du monde, et il a écrit d’une main assurée, à la première ligne de son ouvrage : « Virgile est un poète qui n’a pas cessé d’être en France dans l’usage et l’affection de tous. » Ceci n’est pas exact. S’il avait dit de quelques-uns,  mais de tous ! Quoique nous pliions sous l’influence de Goethe qui a replacé, prétend-on, les anciens dans leur vraie lumière, nous, c’est-à-dire tous, n’avons ni pour Virgile, ni pour aucun ancien, excepté Tacite qui se rapproche de nous par la haine éternelle du pouvoir chez l’homme et l’insultante manière de juger nos maîtres, l’intérêt animé et sincère qui répond par un frémissement ou une palpitation à chaque coup de scalpel porté dans l’œuvre du grand écrivain-Les raisons de cette indifférence sont nombreuses. D’abord l’imagination, qui garde longtemps, peut-être toujours, la fatigue ou la flétrissure de ce boulet des rhétoriques que nous avons traîné dans nos jeunesses, n’a plus de ferveur pour ces esprits avec lesquels elle a vécu dans des conditions souvent ineptes et douloureuses. D’autre part, nous sommes devenus trop individuels, trop ce qu’était Sainte-Beuve, pour nous préoccuper beaucoup des manières de voir et de sentir de l’antiquité, si loin de nous par le fond et la forme des choses, et encore plus loin par les choses que par les années ! Des gens qui, comme nous, s’américanisent chaque jour davantage de ton, d’intérêts et de mœurs, répugnent naturellement à la simplicité du génie antique, à ce génie statuaire, c’est-à-dire nu, même en vers. Enfin, nous avons si peu la tête épique, comme on l’a dit un jour avec justesse, que du temps de Racine, par exemple, et c’est Sainte-Beuve qui en fait la remarque, les esprits choisis qui goûtaient Virgile l’estimaient plus pour ce qu’il avait de poli et de suprêmement élégant que pour sa manière et ses qualités véritablement originales et grandioses. Il y a plus : dans l’admiration d’école qu’on avait pour Homère et Virgile, la gloire du premier offusquait le second et le jetait dans l’ombre ; car il faut être le premier en France pour être quelque chose. Si vous n’êtes que le second, on ne vous voit plus !

Mais Virgile n’était pas le second. Il n’est pas un imitateur, du moins ce qu’on entend ordinairement par là en littérature. Il avait en Homère un prédécesseur, mais il était et il est demeuré sans aucun rival et sans maître. La méprise qu’on faisait prouvait bien que l’on n’étudiait pas assez, que l’on ne pénétrait pas son génie. Homère, que nous ne connaîtrions peut-être pas sans Virgile, car l’Énéide a fait lire l’Iliade à tout ce qui n’était pas grec, Homère n’a pas été le modèle de Virgile. Cimes d’égale hauteur qui forment un sommet unique, ils sont tous les deux d’une originalité transcendante et première. Ils sont différents comme l’homme et la femme, qui, séparés et unis pourtant, font ce prodigieux Androgyne que l’on appelle l’humanité. Couple littéraire sans analogue dans la poésie du monde, car la Bible est l’esprit de Dieu et les poèmes de l’Orient ne sont guère que de l’opium fumé qui rêve et se tord au soleil, Homère et Virgile sont l’Adam et l’Ève de la poésie telle que l’homme, en possession de toutes ses puissances, la conçoit et la réalise. Homère est l’homme et Virgile est la femme Idée bien simple, mais que, pour cette raison sans doute, tous les parallèles entre Virgile et Homère ont oubliée Sainte-Beuve lui-même, qui darde si bien sa lancette dans la veine des sujets dont il veut nous faire voir le sang, Sainte-Beuve a omis comme les autres cette différence de sexe, dans la même nature de génie, qui pose d’un trait le rapport à établir entre Homère et Virgile et que la Critique a toujours manqué ! Il a parlé de l’originalité relative de Virgile, et cette originalité n’est pas que relative : elle est absolue. Il nous a dénombré en Virgile une foule de qualités d’un ordre élevé, mais littérairement secondaires : l’amour de la campagne et le talent spécial de décrire les choses de la nature, l’érudition, même celle des livres, cette triste poussière dont l’abeille romaine sut faire un miel d’or, le patriotisme tempéré par un esprit déjà moderne d’humanité universelle, etc., s’attachant avec raison à ces nuances qu’on ne pouvait pas oublier, mais n’allant pas plus loin que ces détails, extérieurs au génie, qui le parent, mais qui ne le constituent pas. Évidemment le critique, à son tour femme aussi, mais trop femme, a pris les perles pour le front. Ce qu’il aurait fallu et ce qu’il eût mieux fait que personne s’il l’avait soupçonné, c’était de nous révéler le génie-femme qui palpitait au fond de Virgile, de nous en donner l’anatomie, et par là de nous expliquer et de nous rendre tangible ce phénomène de la beauté d’un poète qui ne ressemble pas à Homère, qui est différent, mais aussi beau. Alors il l’aurait entièrement compris. Il n’en eût pas fait quelque chose d’énervé dans sa fusion et dans son harmonie, quelque chose de plus anthropomorphite que divin, comme cet Apollon du Belvédère auquel il le compare. Il l’aurait comparé plutôt à une Niobé féconde et puissante, mais restée pieuse et sauvant ses magnifiques enfants de la flèche irritée des Dieux. Il nous aurait fait sentir que ce génie-femme ne l’est pas seulement par les formes de sa beauté, par la placidité, par la tendresse, par la rêverie, par le rythme du sein sous le mouvement du cœur, mais qu’il l’est encore par son amour pour le vieil Homère et par tout ce qu’une longue intimité laisse après elle, par la pudeur discrète des plaisirs qu’il en a reçus. L’auteur de l’Étude sur Virgile aurait du coup, et pour la dernière fois, effacé et rendu désormais impossibles toutes ces comparaisons du plus au moins, éternisées entre Virgile et Homère. Génies bilatéraux, groupe indivisible, faces d’un même fait, œuvres inséparables que les années qui tombent entre elles ne peuvent séparer.

En effet, malgré l’intervalle chronologique, Homère et Virgile font bon ménage sur le même terrain d’histoire, et, là comme partout, ils se complètent. Nous avons dit que l’Énéide avait appris l’Iliade à tout ce qui n’était pas grec, mais ce n’est pas là assez dire : l’Énéide a fait de Rome le foyer du testament grec, et nous pouvons affirmer, nous autres modernes, que nous ne connaissons l’Archipel, qui ne fut rien, que par le Capitole, qui fut tout ! Pour Virgile, puisque l’on ose parler d’imitation, l’inspiration de l’Iliade était forcée. Dans l’Épopée romaine, Virgile n’avait pas le choix des matériaux. C’étaient, à la distance de quelques siècles, les mêmes hommes, les mêmes institutions, les mêmes temps, les mêmes mœurs qu’il avait à peindre. Il y a tout au plus un laps de sept siècles entre Virgile et Romulus. Or, à présent, nous avons à peu près tous les monuments du siècle de saint Louis sous les yeux. Palais, fondations populaires, chapelles, lois, arbres consacrés, dictons, portraits, reliques de toute espèce. Virgile, sous le coup de la tradition, n’inventait donc pas et ne pouvait pas inventer. Voltaire invente davantage, et sur un temps moins éloigné. En lisant Virgile, on voit ou l’on croit voir Homère mourir sur le calvaire de Troie dont il a raconté les écroulements, et ressusciter, adolescent, ombre élyséenne et prophétique, pour préluder à la splendeur de Rome en se transfigurant à son berceau !

Eh bien ! cette unité du génie épique de l’antiquité qui s’appelle tour à tour Homère et Virgile, non seulement l’auteur de l’Étude que voici ne l’a pas assez déterminée dans ce que ses éléments ont d’identique et de différent, de commun et de particulier, de contrastant et de sympathique, mais il l’a méconnue encore de fait comme d’essence,  aussi bien sur le terrain de l’histoire que dans l’intelligence des poètes qu’il avait à juger. Toujours et à propos de tout, Sainte-Beuve a trop pris Homère et Virgile à part l’un de l’autre. Lorsqu’après avoir caractérisé plus ou moins heureusement le génie de Virgile il met l’Énéide à son tour en face de l’Iliade et s’efforce de prononcer, il recommence la séparation qui lui a porté malheur une première fois, et il établit entre les deux poèmes des distinctions très subtiles et très spirituelles, mais plus spécieuses que concluantes aux yeux d’une critique large et de bon sens. « Virgile n’a voulu faire  nous dit-il  ni une Théséide, ni une Thébaïde, ni une Iliade purement grecque, en beau style latin ; il n’a pas voulu purement et simplement faire un poème à la Pharsale, tout latin, en l’honneur de César, où il célébrerait avec plus d’éloquence que de poésie la victoire d’Actium et ce qui a précédé chronologiquement et suivi ; il est trop poète par l’imagination pour revenir aux chroniques métriques d’Ennius et de Nævius, mais il a fait un poème qui est l’union et la fusion savante et vivante de l’une et de l’autre manière, une Odyssée pour les six premiers livres et une Iliade pour les six autres une Iliade julienne et romaine » Ainsi, on le voit, le critique revient sans cesse à cette idée de fusion qui calomnie Virgile et qu’il a eue déjà en voulant caractériser son génie, mais il nous est impossible, à nous, d’admettre un tel procédé dans le poète, il nous est impossible de croire à cette ingénieuse, trop ingénieuse fusion des deux poèmes d’Homère en un seul. L’Énéide n’est point une mosaïque et Virgile un génie de l’ordre composite. C’est, au contraire, un génie sui generis,  simple, spontané et profond, il a trop le cachet de la sibylle antique pour s’arranger aussi petitement que Sainte-Beuve semble le croire. Pour bien le comprendre, il faut l’élever. Virgile, est saisi, comme Homère l’avait été, par la plus grande tradition héroïque et religieuse de son temps. Cette tradition, qui pesait sur le monde romain, comme l’indique l’archéologie de son langage (le mot exil, à Rome, ne voulait-il pas dire ex ilium ?), cette tradition, en saisissant la pensée de Virgile, a l’air de cette main de Dieu qui prenait par les cheveux les prophètes et les portait au bout du monde. Comme Homère, qui, poésie à part, ne serait encore que son chef de file historique, Virgile a été l’écho de cette tradition, mais un écho avec une voix ! On trouve en lui des vibrations qui ne furent jamais dans Homère. Il a l’enthousiasme des choses placides. Son front porte la rêverie auguste de l’hiérophante, alors que l’auditoire se tait, et ses lèvres le sourire de la paix qui régnait dans le monde lorsque Jésus-Christ y parut. Jamais nulle part, dans l’antiquité, on n’avait vu un tel visage. C’est pour lui-même que Virgile semble avoir écrit l’ incessu patuit dea ! qu’il écrivit de sa déesse, et de tels signes, oui, même en face de l’énorme Homère, ont quelque chose de si surnaturel et de si nouveau dans le poète de cette mystérieuse heure d’histoirechantait Virgile, qu’on ne l’explique pas entièrement avec de l’analyse littéraire et le trotte-menu des petites lois qui régissent ordinairement les biographies.

III

Mais, à part cette grande réserve que nous osons maintenir, par admiration pour Virgile, contre Sainte-Beuve lui-même, nous n’avons plus qu’à louer l’Étude qu’il a consacrée à l’immortel poète. Toutes les questions que l’immense nom de Virgile soulève ont été touchées et résolues avec le renseignement et l’art d’un connaisseur habile. Ces questions, dont plusieurs ont été tant de fois stérilement agitées,  par exemple s’il faut que le poète épique soit plus ou moins de son temps ; s’il est vrai que le poème épique ne soit pas le premier des genres, etc., etc. ;  toutes ces questions d’enfant passent aujourd’hui à l’état d’homme, et sous cette plume, qui grandit ce qu’elle touche, s’élèvent des grêles proportions de la rhétorique à la hauteur d’une critique ample et perçante tout à la fois. Elles sont précédées d’une biographie de Virgile que nous ne craignons pas d’appeler un chef-d’œuvre de difficulté vaincue, car ce portrait, fait ressemblant à la distance de tant de siècles, a été composé avec des nuances qu’on croyait à jamais évanouies. Sainte-Beuve a été plus que le Cuvier de Virgile. Il nous l’a reconstruit avec des riens. Pour cet esprit divinateur en tant de choses, le génie qu’il a essayé de pénétrer, quoique mollement éclairé dans sa partie centrale et profonde, a cependant des côtés mis heureusement en plus vive lumière, et l’un des plus frappants c’est le vieux Latin dans le doux Virgile, que Sainte-Beuve a très bien su voir. L’auteur de l’Étude a donné, de sa fine main, ce petit soufflet aux idées fausses. Pendant que la philosophie de notre temps ne connaît en tout que la force individuelle de l’homme, pendant qu’en politique elle efface sur la carte du monde les lignes bleues et rouges des frontières et en littérature proclame l’invention et la fantaisie comme les supériorités incontestables et souveraines, on aime à voir une fois de plus la preuve faite de l’insuffisance de l’homme et de la nature lorsqu’il s’agit de marquer le génie de son trait le plus solide et le plus beau. On aime que l’histoire s’y ajoute et doive s’y ajouter,  l’histoire, c’est-à-dire la patrie, la sainte nationalité ! Le meilleur du génie du chantre d’Énée, dont la conception a été du reste très bien comprise par Sainte-Beuve, c’est d’être un Latin, le génie latin dans une organisation divine. Virgile est avant tout un génie historique, comme tous les grands génies, du reste, car dans les siècles il est peu d’exception à cette loi. Montez-les, redescendez-les, vous trouverez presque toujours le génie des grands poètes plus ou moins imbibé d’histoire, comme notre cœur est imbibé de sang. Même dans les temps actuels où l’influence de la patrie et de la race paraît de plus en plus défaillir, le génie n’est pas encore devenu le prolem sine matre creatam que ses bâtards s’imaginent nous faire croire. Les esprits qui honorent le plus la pensée moderne ont gardé le goût du terroir, l’accent inaliénable de la patrie. Au moyen âge, Dante est Italien deux fois, car il est catholique, et à notre époque ce que nous avons de plus grand, Burns et Walter Scott, sont Écossais, et Byron lui-même, l’enfant magnanime sous ses bouderies et ses colères, est toujours Anglais dans la partie immortelle de ses œuvres. Si la partie qui ne durera pas est, hélas ! plus considérable que cette partie immortelle, c’est qu’il n’y est plus que Byron !

Encore une fois, voilà ce qu’à propos de Virgile Sainte-Beuve nous a montré avec une rare faculté d’observation et des accents qui montent jusqu’à l’éloquence. Encore n’a-t-il pas enfermé sa pensée dans un aperçu si heureux. Après avoir expliqué l’influence de la race et de la patrie sur le génie de Virgile, il nous a fait voir la même influence sur sa gloire, sur cette spontanéité d’applaudissement qui porta si haut et si vite le nom de ce poétique Phidias qui avait, pour sculpter sa statue, pris son marbre dans l’orgueil national et la mémoire de tous. Toute cette partie du travail de Sainte-Beuve est empreinte d’une grandeur morale qu’on est moins accoutumé à rencontrer en cet écrivain que ses qualités d’un autre ordre, précieuses aussi, mais moins relevées, et elles prouvent merveilleusement à quel point cette organisation, qu’on ne croyait que fine, pourrait devenir large et forte quand elle touche à des sujets grands. L’Étude sur Virgile, qui ne contient encore que le premier livre de l’Énéide, aurait pu devenir pour Sainte-Beuve, s’il l’avait continué, non pas l’Exegi de son monument littéraire, mais un monument nouveau à côté. Le poète à la bouche saignante et au front bilieux de Joseph Delorme, l’auteur de ces intailles si fouillées qu’on appelle les Portraits littéraires, peuvent s’y révéler par des qualités inattendues, par des renouvellements de manière comme il a commencé de le faire aujourd’hui, Phénix éclos d’un autre phénix, sans que le premier soit en cendres ! Pour un poète et pour un critique qui a l’expérience de la vie et qui jette sur les œuvres de la pensée le regard serein d’une maturité pleine et contenue, quelle plus belle place et quelle plus noble attitude que de faire asseoir sa renommée, en lui reployant ses longues ailes, aux pieds d’Homère et de Virgile,  de ce groupe souverain qui couronne le sommet de l’Histoire ; d’être à Virgile à son tour, par l’interprétation de son génie, ce que fut Virgile à Homère, et d’éclairer pieusement d’un flambeau le radieux guide qui conduit à travers les siècles le grand aveugle dans la nuit !

IV

Malheureusement, comme on vient de le dire, ce livre de l’Étude sur Virgile n’a pas été achevé. Sainte-Beuve, l’abeille de la critique qui en eut souvent la grâce et le dard, et le vol ondoyant, Sainte-Beuve, obéissant à ses facultés mobiles d’insecte ailé, a laissé là un sujet qui eût été, s’il l’avait traité à fond, le meilleur de sa gloire. Venu après Villemain, et supérieur dans son Étude sur Virgile à ce qu’est Villemain dans son Étude sur Pindare, Sainte-Beuve retourna bientôt à la Critique, pour laquelle il n’était pas fait, car il faut à cette Critique les facultés qu’il n’a pas, la solidité, la profondeur, l’impartialité et la justice. Dans sa critique, sans principe d’ailleurs, sans métaphysique, sans absolu, toute de goût et de sensation comme celle de Villemain, Sainte-Beuve, il faut le reconnaître, est encore supérieur à Villemain, qui ne fut jamais qu’un humaniste plus ou moins vernissé par l’Université, tandis que lui, Sainte-Beuve, est un talent qui existait par lui-même, et ce talent nous allons le juger à distance des tapages d’une mort qui, si on se le rappelle, fut un événement.

V

L’ensemble de ses Œuvres [V-VIII].

Il n’est plus question aujourd’hui de faire les dernières politesses à un cercueil qui passe. Tout le monde les a faites. Tout le monde a salué. Que dis-je, salué ? On a versé sur Sainte-Beuve et sur sa mémoire les tombereaux d’articles, de phrases, d’anecdotes et de détails de toute espèce qu’on a l’habitude de verser sur un homme célèbre fraîchement décédé, avant de l’oublier tout à fait Des journaux, matassins d’enterrement, qui vivent de ces cérémonies, ont envoyé leurs commissionnaires en roulage et en publicité fureter la maison mortuaire, regarder sous le nez du défunt pour le photographier dans leurs feuilles, décrire son appartement et son ameublement, et pouvoir parler en connaissance de cause jusque de ses chattes et de ses oiseaux et plaire ainsi à la Curiosité publique, cette affreuse portière à laquelle nous faisons tous la cour Nous en avons pour quelques jours encore de ce brocantage, et puis après ?… Puis après, plus rien ! Demandez-vous ce qu’on dit maintenant de l’adorable Lamartine ? Le moindre goujat littéraire debout vaut mieux que cet empereur de poésie enterré. Il en sera de même de Sainte-Beuve,  à cinq cents pieds de Lamartine,  à cinq cents pieds en descendant ! Seulement, pendant que l’on trifouille encore de partout la vie, le testament, les petits papiers de ce Tallemant des Réaux de la Critique, qui a mis au monde et à la mode les critiquaillons à petits faits et à petites histoires qui vont le montrer à la pointe de leurs aiguilles comme un insecte des plus curieux, nous voulons placer ici un mot définitif et littéraire et un jugement d’ensemble sur son esprit et ses travaux.

VI

Il n’a jamais, lui, dit de ces mots-là, et même il ne s’en souciait guère. Le définitif, l’arrêté, le stable, le solide, tout ce qui touche à l’irrévocable dans l’ordre de la pensée, l’émeuvait peu. Il n’y croyait point. Il n’en riait point. Rire, c’était trop franc pour lui et trop appuyé, mais il en souriait. Sur quels hommes et sur quelles œuvres a-t-il conservé sans inconséquence, sans titubation, une opinion indéfectible et écrite avec la pointe du diamant, le ne varietur du critique ?… C’est qu’il n’était critique que de pure description et d’infatigable analyse niant les principes tout aussi bien en esthétique qu’en morale et en gouvernement, cet homme que des esprits qui ne connaissant pas plus Goethe que lui, appelaient hier le plus grand critique qui ait existé depuis Goethe Sainte-Beuve a toujours repris toutes ses idées en sous-œuvre pour y ajouter ou y retrancher, tant elles lui semblaient incertaines ! refaisant, raturant, savetant, ajoutant de nouvelles impressions aux anciennes, à ses notes d’autres notes, fourmi de travail entassant fétus sur fétus, grains de poussière sur grains de poussière Cela peut être intéressant à voir faire, mais assurément ce n’est pas là de la Critique, cette grande chose de mesure et de poids, de principes et de certitude. Les derniers Portraits qu’il ait retouchés sont presque des contradictions avec ce qu’ils étaient d’abord. Il aurait vieilli vingt ans encore qu’il les eût retouchés à nouveau. Composée surtout de notes ajoutées à des notes, son Œuvre critique me fait l’effet d’un interminable obélisque de notes sur notules et de notules, sur notes, sur la pointe duquel il y aura toujours de la place pour d’autres notulettes qui viendront Sûr de rien et curieux de tout, comment voulez-vous qu’un homme puisse être jamais un critique,  un juge intellectuel de ce qui fait la beauté ou la laideur des œuvres humaines ? Comment voulez-vous que ce regardeur de près les englobe d’un regard et les voie de haut ? Comment voulez-vous que ce qui n’est pas la Force soit la Justice ? Il faut du biceps pour tenir droite cette balance. Les plus fines mains n’y suffiraient pas.

Et voilà la première quille que j’abats dans le jeu de ce joueur heureux avec la Gloire ! Il a fait toute sa vie ou voulu faire de la critique, mais ce n’était pas un critique. C’était, si vous le voulez, un homme d’esprit, une intelligence très sensible aux choses littéraires, qui les dégustait avec un goût plein de finesse, mais qui les dégustait comme on déguste avec sa propre sensation. Or, la Critique est placée plus haut Elle n’est pas qu’une sensation, elle est une idée Dormez-moi donc sur quoi que ce soit les idées générales de Sainte-Beuve ? Il n’en avait que de particulières. Tous ses procédés consistaient,  et je l’ai vu s’en vanter avec la naïveté impayable qui croit se taper agréablement sur la joue et qui s’administre d’abominables soufflets !  tous ses procédés consistaient à décrire l’objet, c’est-à-dire le livre, c’est-à-dire l’œuvre quelconque dont il avait à rendre compte, et cela identiquement de la même façon qu’un naturaliste étudie une plante ou un animal. C’était un descripteur et un analyseur et un disséqueur, à loupe, à pincettes et à scalpel,  et qui mettait au bout de sa description, de son analyse, de sa dissection, sa petite impression personnelle et la couleur de son esprit. Mais il n’était rien de plus, et quoique cela fût, cela n’était pas le critique, car le critique conclut d’après une idée supérieure à ce qu’il vient de décrire, d’analyser, de disséquer Et puis, je l’ai dit déjà, le critique est le Stator suprême S’il revient sur son jugement, ce n’est plus un juge : c’est un pauvre homme qui s’est trompé. Sainte-Beuve le sceptique, l’ondoyant, le divers, le nuancé, n’est et ne peut pas être un critique, et c’est critique ces livres donnés qu’il prétend le plus être ! Il est bien moins dans l’opinion générale un poète, un romancier, un historien qu’un critique, et c’est sur le pied du plus grand critique du dix-neuvième siècle que la Postérité l’acceptera, si les rares esprits qui la devancent et quelquefois la font, ne prennent pas la peine de l’avertir.

VII

Rien d’étonnant, du reste, à ce qu’elle y fût prise. Sainte-Beuve a des qualités, je ne veux pas le nier, qui servent beaucoup à la critique, mais qui à elles seules sont impuissantes à la constituer. Ces qualités ont séduit le dix-neuvième siècle Et elles l’ont séduit d’autant plus que dans une certaine mesure  la mesure d’un homme à un siècle  le dix-neuvième siècle qui se croit aussi un siècle critique, les partage. Ces qualités, c’est la vivacité d’impression, l’imagination coloriante, la sensibilité nerveuse, la subtilité de l’analyse, la finesse déliée jusqu’à ce qu’elle arrive au rien, la science corrompue des décadences, que, d’ailleurs, même le critique le plus pur est obligé d’avoir dans les siècles de décadence, et enfin et surtout l’anecdote, l’amusette, la bagatelle de la porte, le cancan cher à mon joli siècle, voilà ce qui l’a fait proclamer si facilement et si universellement un grand critique par ceux qui ne se doutent pas de quelle pureté, de quelle fermeté et de quelle profondeur de marbre la notion de la critique est faite. Sainte-Beuve, lui, n’est qu’un critique de cire Comment ne serait-on pas flexible lorsqu’on n’a pas d’os, quand on n’a que des cartilages ?… Comment ne se plierait-on pas à toutes les œuvres, pour en prendre souplement l’empreinte, quand on n’a ni idéal ni conviction qui vous arrêtent, et qu’on s’en va promenant sa curiosité flâneuse autour des œuvres et des hommes ?… Dans cette ferveur d’oraison funèbre qui nous transporta et dura encore quelques jours, ne transforma-t-on pas cette flexibilité que j’accorde à Sainte-Beuve, mais aux conditions où elle lui a été donnée, en une faculté qui n’est pas nécessaire au critique, la faculté d’entrer dans une autre personnalité que la sienne ?… « Entrer dans la peau du bonhomme » est une expression à la mode dans laquelle les hommes trouvent charmant d’empailler leur pensée ; mais je demande dans la peau de quel bonhomme Sainte-Beuve, qui n’en était pas un, est entré pour en sortir et rentrer dans la peau d’un autre ? Cette faculté prodigieuse qui n’est pas l’impersonnalité, mais la personnalité multiple, cette faculté de l’inventeur dramatique, quand a-t-on vu que l’ait eue Sainte-Beuve ? Pour être toujours prêt à faire le décompte des misères de position et des faiblesses de toute nature qui se mêlent à nos œuvres comme des pailles à l’acier, pour avoir été casuiste à ses heures et avoir entendu les formulaires de Port-Royal, Sainte-Beuve méritait-il pour cela d’être accablé, par des ours aux regrets, de cet immense pavé qu’on lui jette à la tête d’une faculté inouïe qui fut la gloire spéciale de Shakespeare, de Walter Scott et de Balzac ?… Sainte-Beuve, comme les femmes, et comme les actrices, deux fois femmes, porte le reflet des personnalités qu’il avoisine ; ne voilà-t-il pas un grand miracle ? Il est le caméléon des œuvres qu’il étudie et qu’il scrute, mais c’est tout Il n’outrepasse jamais cette nuance. Il s’imprègne, et c’est par là que je veux finir la liste de toutes les qualités intellectuelles du critique aimé du xixe  siècle Les qualités intellectuelles ! je n’ai pas parlé des morales, dont les qualités intellectuelles doivent être doublées pour qu’il y ait un grand critique La sincérité, la sécurité, l’autorité Sainte-Beuve y tenait peu, et son siècle peut-être y tient encore bien moins que lui !

VIII

Il n’est donc pas un grand critique,  il faut bien le conclure. Et s’il est le plus grand du xixe  siècle, tant pis pour les autres ! Ses Portraits contemporains, qui furent d’abord de jolis ouvrages, des dessus de boîtes agréables, des chefs-d’œuvre de bonbonnières qu’il a depuis prosaïsés et embourgeoisés, ses Portraits contemporains n’attestent nulle part que les qualités que je viens de lui reconnaître. Il n’en est pas un seul où il se soit montré le critique, dans toute la portée et la plénitude de ce mot. Il n’en est pas un seul où il ait été, fût-ce une fois, ce qu’il a été par exemple une fois comme poète. Et de fait, il a été une fois poète. Mystère des organisations humaines ! On peut donc l’être une fois et la flamme bleue ne revenir jamais lécher le morne front abandonné ! Sainte-Beuve a fait Joseph Delorme, la poésie la plus profonde du siècle, la plus malade, la plus saignante, la plus magnifique de laideur et de réalité. Ce jour-là, il fut poète comme Lamennais fut un jour aussi écrivain de génie. Hélas ! après le premier volume de l’Essai sur l’indifférence, il y en eut un second qui n’était plus que du talent, un troisième qui n’était même plus du talent, et tout ce qui suivit fut marqué du signe vengeur de la Bête, depuis la singerie biblique des Paroles d’un Croyant jusqu’au gâchis d’une Esquisse de philosophie ! Après Joseph Delorme, après ce cri jeté de Philoctète moderne à la plaie empoisonnée et qui empoisonne tout Lemnos, nous n’eûmes plus que le Trissotin des Consolations et des Pensées d’août, où le poète creva sous une langue qui n’était même plus du français. Selon moi, le petit livre de Joseph Delorme, malgré des parties qui, ici et là, ont vieilli et qui puent l’école du temps,  l’école, qui tacherait à mes yeux le plus pur chef-d’œuvre,  le petit livre de Joseph Delorme est peut-être ce qui sauvera Sainte-Beuve, quand on rangera la bibliothèque, éparse et pêle-mêle en ce moment, du xixe  siècle ! Assurément, si je trouvais dans ses Œuvres critiques un livre de la valeur de celui-là en sentiment et en poésie, je ne lui refuserais pas aussi nettement que je le fais le titre de critique, à cet explorateur et à cet explanateur littéraire qui rôde et bouquine et nous fait faire toutes sortes de connaissances dont l’esprit humain pouvait se passer, comme M. Vinet, par exemple, qu’il nous a apporté de Suisse comme un fromage de Gruyère. Nous avions déjà le fromage de Marolles. Il nous en a donné l’Abbé !

Mais, s’il n’est pas critique, ce qu’il est bien, ce qu’il est comme personne ne le fut avant lui, c’est un individu parfaitement de son temps, car avant son temps nous ne connaissions pas ce genre d’homme et de talent sans nom spécial auquel je me risque à donner celui-ci : un articlier. L’article de journal est devenu la grande chose de cette petite,  la littérature du xixe  siècle. L’article de journal a remplacé le livre, la brochure, toutes les manifestations de la pensée qui demandaient de la largeur et de l’espace, de la réflexion et de l’exposition plus ou moins savante. L’article de journal, c’est le lingot tombé en menue monnaie ; c’est la pièce de dix sous littéraire. Eh bien, le monnayeur Sainte-Beuve, au trébuchet méticuleux, n’a pas eu d’autre occupation dans sa vie que d’arrondir et de timbrer ses pièces de dix sous. L’article, son article a concentré tous ses efforts, toutes ses heures ; j’allais dire tout son cœur, mais je me suis arrêté à temps. Toujours est-il qu’aucune mort que la sienne n’interrompit jamais son article. Il est sublime comme articlier ! C’était Mme de la Sablière qui appelait La Fontaine son fablier. Il porte des fables, disait-elle, comme le prunier porte des prunes. Mais ce n’est pas ainsi que Sainte-Beuve portait des articles. Il se démenait pour en produire, comme le prunier ne se démène pas Il fleurit, lui, le prunier, et puis il bourgeonne Sainte-Beuve se renseignait et notait, et notait, et notait pour faire son article, comme Trublet compilait, compilait, compilait. S’il sortait de chez lui ou s’il y rentrait, c’était pour son article. Sobre, s’il dînait en ville c’était pour son article. C’était pour son article qu’il conversait, cet homme qui n’aimait pas tant la conversation qu’on l’a dit, si ce n’est dans les intérêts de son article. C’est encore pour son article qu’il allait à l’Académie, et qu’il lâchait ses secrétaires, comme des rats furieux, dans les bibliothèques publiques pour y fureter dans les coins et recoins et rapporter à la maison de petites notes pour son article. Il avait poussé l’amour de son article si loin, qu’il avait pris un professeur de grec, vrai grec, pour la beauté de son article ! Enfin, il aurait gratté la terre avec ses ongles pour son article. Il en eût fait sur n’importe quoi. Il n’était pas spécialiste ; il n’était pas seulement littéraire : il était encyclopédiste ; il était tout pour son article. Son dernier article n’est-il pas sur le général Jomini ?… Il en aurait fait sur le diable, et même sur Dieu auquel il ne croyait pas. Depuis qu’il avait écrit, dans sa jeunesse, ce livre sans composition, ce roman de Volupté, la sœur aînée des dames Bovary et des demoiselles de Maupin, l’article l’avait saisi comme une pince et l’articlier avait poind, et il n’avait plus été qu’articlier, car Port-Royal, avec son titre et malgré son titre d’histoire, n’est pas autre chose qu’une succession d’articles, enfilés comme des cerfs-volants. Je serai juste, pourtant. Il y a deux ou trois excellents articles (puisque articles il y a) dans le Port-Royal, entre autres celui-là, que je suis tenu à citer, où l’auteur compulse tous les maux que les Provinciales, ce livre plus grand par le résultat que par le talent, firent aux Jésuites et au catholicisme, par cela même C’est presque tout un volume sur les conséquences historiques du livre de Pascal, que je ne crains pas d’appeler le chef-d’œuvre de Sainte-Beuve, et qu’il faudrait publier à part du Port Royal et tirer de cette chiffonnière aux tiroirs brouillés En effet, la haine a eu là le regard aussi profond que l’amour., le lynx a remplacé l’aigle qui n’est point, qui ne fut jamais dans Sainte-Beuve. Seulement, prenez bien garde que cette partie supérieure du Port-Royal n’est nullement de la critique, mais une étude d’histoire très bien faite dans un espace de temps assez étroit. Supposez que le point d’histoire aperçu eût été plus vaste, son cadre moins déterminé et moins circonscrit, Sainte-Beuve l’eût manqué ; il se serait perdu dans un grand horizon. Comme le rat, dont il a beaucoup, mais de l’espèce de ceux qui les livres rongeant, se font savants jusques aux dents :

La moindre taupinée était mont à ses yeux !

Il était fait pour tout ce qui est petit et il n’agrandissait pas ce qu’il touchait. Chose même particulière à sa nature, c’est ce que nous avons de plus petit en nous qui était le plus grand en lui : l’amour-propre. L’amour-propre de Sainte-Beuve ! Encore un écueil au critique pour ceux qui l’en croient un et l’appellent de ce nom. L’amour-propre de Sainte-Beuve, soit qu’il eût été blessé, soit qu’il eût été flatté, était la grande raison en permanence pour qu’il ne pût pas être juste. Il aimait les lettres, même dans ses ennemis ; parce qu’il était avant tout un voluptueux de lettres ; mais, comme tous les voluptueux, écorchés par le pli de la rose du sybarite, il était cruel ; et au meilleur endroit, c’est-à-dire à celui qu’il présumait le plus sensible, il donnait son coup de dent de rat, et il attendait trente ans, s’il le fallait, pour mieux l’enfoncer. Quoiqu’il fût de la race de ces esprits sensuels, égoïstes, mais faciles et qui recouvraient de formes aimables leur égoïsme et leur absence de sens moral ; quoiqu’il fût bien de la lignée des Saint-Évremond, des Fontenelle, des Prieur de Vendôme, des Chaulieu, etc., il n’avait pas leur rondeur ou la grâce de leur négligence, à ces égoïstes spirituels ; il restait pointu et à l’affût, toujours rat, toujours un brin féroce

Voluptueux qui ne lâchait jamais sa ceinture, mais qui, au contraire, la rebouclait sans cesse pour l’article, vous n’étiez jamais pour lui que l’intérêt d’un renseignement à deux pattes. Quelle que fût sa bienveillance, allez ! il avait la prudence longue et il cartonnait contre vous. Soyez sûr que vous vous trouviez, dans ces notes, poire sur la planche pour l’occasion Il avait gardé dans son ancienne trousse de carabin le bistouri du chirurgien, et il y mettait aussi de petites flèches qui, comme celle de Pâris, se tiraient au tendon d’Achille quand on avait le dos tourné. C’était là que la fourmi du travail aimait à piquer, mais pas pour sauver des colombes ! Son amour-propre, qui a dégradé les derniers moments de sa vie, lui fit tendre la main aux gros sous de la popularité, ces gros sous qu’un mépris public immérité lui jeta un jour au visage ; mais j’abaisserai moi-même un voile sur ces abaissements. C’est l’intelligence, le talent, l’aptitude qui restera ici jugée. Fantaisiste de la Critique, bénédictin de l’anecdote, Mabillon de babioles, aiguiseur de notes en épigrammes pour les placer plus tard, commère comme trente-six langues de femmes pour en faire parler une trente-septième, le petit homme de la rue Montparnasse restera dans la mémoire des contemporains comme le touche-à-tout le plus curieux, le plus acharné et parfois le plus puéril de son siècle. Ayant vécu toute sa vie dans la poche de tout le monde, mêlé à toutes les sociétés d’une société qui en est tout à l’heure au galop de Gustave à trois heures après minuit, ce qu’il aurait pu nous donner comme personne, c’étaient des Mémoires. Mais ceci montre, par un dernier trait, à quel point des curiosités sans grandeur avaient réduit son esprit en miettes. Des Mémoires étaient le seul livre qu’il pouvait complètement bien faire :

Et il n’en aura pas laissé !

IX

Mais il nous a laissé des lettres. Words, words, words ! Des lettres, des lettres, des lettres ! car la littérature s’en va en lettres maintenant. Dans le vide universel qui se fait, je ne vois plus que cela à l’horizon. Les lettres, ces espèces de photographies dans lesquelles on est aussi laid et aussi manqué que dans l’autre, les lettres, voilà ce qui va incessamment remplacer les livres à cette époque, vouée aux moi les plus drôles et qui fait plus cas d’un autographe que de la plus belle page, car une belle page, cela est écrit pour tout le monde, et un autographe, c’est personnel !… Ô égoïsme des sots, que je vous adore ! Les lettres, ces autographes, à leur manière, qu’on imprime en attendant qu’on les lithographie ou qu’on les grave, sont, en littérature, ce que sont, en journalisme, les commérages des reporteurs. Inondation du bavardage humain ! À l’exception de quelques piètres romans, écrits uniquement pour ce que la copie rapporte aux faiseurs, il n’y a pas une œuvre d’haleine dans la littérature actuelle, et jamais le dessèchement cérébral n’a été plus complet que sous cette République qui n’est ni celle de Périclès, ni celle d’Auguste, ni celle des Médicis Les lettres donc, la correspondance, cette littérature de tout le monde, est le seul intérêt d’esprit qui reste à ce monde de portiers qu’est devenue, la société française. Oui, des lettres dans lesquelles une grande célébrité, par exemple, dira comme la première venue : « Je prie Mme Feray de m’apporter mes bottines », mais c’est palpitant et c’est exquis ! et il faut tout de suite imprimer et publier cela.

Et on le publie ! Les éditeurs patentés, les légataires universels, les nièces ou les parentes quelconques, se mettent à l’ouvrage et vident exaspérément les vieux tiroirs. Tous ces braves gens tirent autant de moutures qu’ils peuvent de leurs sacs de correspondances. Ils sucent le citron jusqu’au zest. Ils font rendre sans pitié au nom qu’ils exploitent tout ce qu’il peut rendre. Ils lui font suer jusqu’au dernier sou, après lui avoir fait suer jusqu’au dernier écu ; mais ce n’est pas comme dans la gaillarde chanson de Beaumarchais :

              Je lui tordis le bec,
              Je le croyais à sec
Il est toujours,  il est toujours le même !

Après toutes ces torsions, lui, il n’est plus le même ! Le Sainte-Beuve publié aujourd’hui par M. Troubat, qui vend le nom de Sainte-Beuve sous toutes les formes parce qu’il ne peut pas vendre son cadavre (cela viendra peut-être sous la prochaine Commune !), n’est plus le même Sainte-Beuve d’esprit et de talent que nous avons connu de son vivant ou dans ses écrits. Il est diminué, rapetissé jusqu’à n’être plus qu’un pauvre diseur de platitudes. Mais des platitudes du nom de Sainte-Beuve, c’est, avec ce benêt de public, de l’écoulement et du placement encore ! Aussi le légataire qui met Sainte-Beuve lui-même dans son legs, et qui avait gratté déjà le vieux tiroir et publié une série de premières lettres, l’a-t-il raclé pour le coup et a-t-il publié les Lettres à la Princesse, lesquelles ne sont pas seulement l’exploitation du nom de Sainte-Beuve qui les a signées, mais l’exploitation d’un autre nom qui n’y est pas ?… Ainsi Mme Lenormand, qui n’est pas Troubat, troubatise ; et elle, la nièce par le sang de Mme Récamier,  qui avait déjà publié un volume sur cette femme dans lequel cette Légende de Beauté et de Bonté, cette Séduction en perpétuel exercice ne semble plus rien du tout dans les riens qu’on nous donne d’elle,  Mme Lenormand a republié d’autres chiffons de sa belle tante et elle en republiera tout le temps qu’elle en aura de quoi faire, seulement, une papillote !

X

Eh bien ! c’est contre ce procédé-là,  c’est contre cette immoralité littéraire : l’exploitation déshonorante, intellectuellement déshonorante des noms célèbres qui n’ont pas toujours été dans les détails de la vie privée au niveau de leur mérite et de leur célébrité, que je veux aujourd’hui réagir. Quand on tient par l’affection ou par l’admiration à la gloire d’un homme ou au charme incontesté d’une femme, il n’est permis, sous aucun prétexte, de publier des choses si évidemment, si manifestement inférieures que cette gloire et ce charme en reçoivent une profonde atteinte. À moins d’imbécillité absolue, cela est même incompréhensible. Si c’étaient des valets de chambre qui publiassent ces fonds de tiroir, je le concevrais. On n’est jamais un héros pour son valet de chambre, disait-on, même au temps où les valets de chambre pouvaient être de bons domestiques ; mais dans une société qui est rongée par l’affreux cancer de l’envie, je comprendrais encore mieux que ces êtres, pour qui on ne peut jamais être un héros, voulussent descendre leurs maîtres ou leurs maîtresses en mettant en lumière leurs misères et, après leur mort, leurs petits papiers.

Seulement, ici ce n’est point le cas. Ici, ce n’est pas un valet de chambre qui publie ces Lettres à la Princesse, qu’il fallait supprimer comme la Princesse a supprimé ses réponses, c’est un légataire universel qui n’a d’existence au soleil que parce que Sainte-Beuve lui a légué son parapluie. Et, pour les lettres de madame Récamier, c’est une nièce à qui sa tante a laissé dans les cheveux, pour qu’elle fût désormais remarquée dans la vie, une feuille de rose prise à ce bouquet immortel qui a parfumé le xixe  siècle à son aurore ; et en effet, s’il s’agit de notoriété et de renommée, qu’on se demande ce que sans madame Récamier serait madame Lenormand ?

Et, encore ici, pas d’excuse ! Il n’y a point l’aveugle sentiment d’amour-propre qu’on passerait à peine à l’auteur. L’amour-propre a les yeux crevés comme l’autre amour, mais l’amitié doit être clairvoyante. Et d’ailleurs l’illusion même était-elle possible pour ces deuxièmes publications ?… Quand madame Lenormand publia le premier volume : Souvenirs et Correspondances tirés des papiers de Madame Récamier, il y a déjà quelques années, elle pouvait encore rêver à ces lettres une valeur qu’elles n’avaient pas Elle pouvait encore être fascinée par la femme récemment perdue, qui avait étendu si longtemps surtout le voile enchanté de son charme. Mais l’accueil fait à ce premier volume, mais la Critique d’alors, qui dit tristement et avec regret : « N’est-ce que cela ? » n’auraient-ils pas dû l’avertir et la faire songer quand elle a voulu publier le second ? De même, aussi, peut-on se méprendre sur le pauvre la que donnèrent les premières lettres de Sainte-Beuve, qui devait toujours chanter sur ce ton ; de Sainte-Beuve, cet homme de lettres qui ne l’était que dans ses livres, ou plutôt qui l’était hors de ses livres pédantesquement toujours, et, pour parler franc, qui en dehors de leur laborieuse confection n’était plus personne. Je l’ai dit un jour dans un journal, et je ne me déjugerai point. Les Lettres à la Princesse devaient être ce qu’elles sont, insignifiantes de fond et, de forme, pénibles. Sainte-Beuve, qui pour travailler, ne mettait pas de manchettes comme Buffon, n’en est pas moins de l’école de Buffon, de la patience, de la rature, de l’accouchement à l’aide des secrétaires ; Sainte-Beuve n’avait pas le génie facile de la lettre, cet abandon dans le sentiment qui insinue dans la lettre une langueur divine, ou cette impétuosité dans la sensation du moment qui la fait jaillir de la plume, comme un oiseau s’échappe de la main !

Dans ces conditions-là, on ne saurait écrire le moindre billet. Sainte-Beuve l’a bien prouvé dans ces Lettres à la Princesse. Ses plus courtes lettres y paraissent les plus longues, les plus lourdes, les plus enchevêtrées de respect embarrassé, de grandes révérences maladroites qui se cognent aux meubles. Il y est fin quelquefois, mais sa finesse y est mal à l’aise. Comme on dit vulgairement, il est gêné dans ses entournures, et n’a pas de tournure. Il lui est resté je ne sais quoi du grimaud de collège, malgré la barbe faite et le linge blanc. Rien n’a pu corriger le manque de race et la gaucherie première. C’est un Trissotin supérieur, oui ! mais c’est un Trissotin ; et de fait, Sainte-Beuve l’était de nature, à travers son esprit et son goût, et il l’était tellement qu’un jour il disait devant moi à une pâtissière, chez laquelle il était entré pour manger des gâteaux : « Madame, aimez-vous les vers ?… » Il faut avoir entendu cela ! Si elle avait dit : « oui », il en disait ! Galanterie à la Trissotin plus forte en lui que son tact de critique qu’il avait pénétrant, mais bien plus dans ses livres que sur place et dans la vie. Après cela, il n’est pas besoin d’insister pour qu’on soit bien sûr qu’il n’avait pas ce qu’il faut de grâce et de légèreté et de souplesse pour enlever une lettre à une femme,  cette chose ailée qui se pose surtout et qui n’y pèse pas. Après cela, il est bien certain, pour qui connaît la loi spéciale qui gouverne chaque esprit, que qui dit à brûle-pourpoint : « Madame, aimez-vous les vers ? » à une pâtissière en fonctions, n’a pas été créé et mis au monde pour écrire comme il faudrait à des princesses.

Il ne l’était pas. C’est un malheur, mais pourquoi étaler cette indigence d’esprit épistolaire dans une publication intempestive, au-devant de laquelle personne ne courait ? Si on est vraiment désintéressé dans cette question pourquoi cette cruelle mise en lumière de pauvretés qui n’ajoutent rien à la richesse qu’on a ? Certainement, on a du talent, mais ce n’est pas ce talent naturel qui fait écrire une jolie lettre et que les études les plus attentives et les plus profondes ne peuvent donner. Tant pis si vous ne l’avez pas ! vous ne l’aurez jamais. Avec les Lettres à la Princesse, il reste acquis que Sainte-Beuve n’avait pas ce talent. On n’en trouve aucune trace en ces Lettres, qu’un ami eût dû avoir pudeur de publier Et remarquez, par-dessus le marché, l’inconséquence ! Le légataire de Sainte-Beuve, qui administre son testateur lui-même comme sa fortune,  comme une propriété dont on a, aux termes de la loi, le droit d’user et d’abuser, crierait comme une oie du Capitole (il a déjà crié) si on touchait un peu rudement à son illustre maître, et qu’on discutât son talent en le réduisant à ce qu’il est, sans exagération et sans ambages. Mais lui qui fait le tendre, lui, le très humble et reconnaissant serviteur de ce maître qui l’a comblé, va bien plus loin que nous quand nous jaugeons les puissances et les impuissances de Sainte-Beuve. Nous, nous pouvons dire de simple intuition et par le fait de notre connaissance présumée du genre d’esprit de Sainte-Beuve, de cet esprit si travaillé, si tortillé, à trompe déliée d’insecte, mais d’insecte empâté souvent dans des viscosités sucrées, qu’un tel esprit n’était pas troussé lui-même pour trousser une lettre. Oui, nous pouvions le deviner, mais avec sa publication des Lettres à la Princesse, M. Troubat l’a prouvé pour nous ! Voilà ce que j’avais à dire sur ces fameuses lettres dans lesquelles on croyait trouver presque du scandale, et où l’on ne trouve que quelques petites malices qui ne sont pas bien méchantes, et cette déclaration naïve, dans laquelle le finaud d’habitude a oublié pour une fois la couarde hypocrisie de son esprit et qui le peint d’un trait : « Je me suis fait plus d’ennemis avec mes éloges qu’avec mes critiques. » Tout Sainte-Beuve est là, en effet. Je n’avais pas à entrer dans l’examen du fond du livre, des affirmations ou des insinuations qu’il contient. Les gens qu’il attaque, ses confrères d’institut, les ministres, auxquels il met des épingles  son seul genre de poignard  dans le dos, me sont de la plus mortelle indifférence. Je n’ai vu et n’ai voulu voir que la seule question de forme et de talent littéraire, et j’ai dit nettement : ce n’est là qu’un mauvais recueil de lettres sans agrément, sans verve, sans distinction d’élégance, n’ayant aucune des qualités que doit avoir ce genre très particulier de littérature. Vous pouviez le brûler, vous n’auriez pas brûlé l’Énéide. Vous avez mieux aimé le publier chez Lévy. Je doute que ce soit là une bien triomphante affaire. Mais moi, j’aurais jeté au feu ce paquet par intérêt pour Sainte-Beuve, dont je comprends la réputation mieux que vous !