IV. Exposition universelle 1855 — Beaux-arts
Il est peu d’occupations aussi intéressantes, aussi attachantes, aussi pleines de
surprises et de révélations pour un critique, pour un rêveur dont l’esprit est tourné à
la généralisation aussi bien qu’à l’étude des détails, et, pour mieux dire encore, à
l’idée d’ordre et de hiérarchie universelle, que la comparaison des nations et de leurs
produits respectifs. Quand je dis hiérarchie, je ne veux pas affirmer la suprématie de
telle nation sur telle autre. Quoiqu’il y ait dans la nature des plantes plus ou moins
saintes, des formes plus ou moins spirituelles, des animaux plus ou moins sacrés, et
qu’il soit légitime de conclure, d’après les
instigations de l’immense
analogie universelle, que certaines nations — vastes animaux dont l’organisme est
adéquat à leur milieu, — aient été préparées et éduquées par la Providence pour un but
déterminé, but plus ou moins élevé, plus ou moins rapproché du ciel, — je ne veux pas
faire ici autre chose qu’affirmer leur égale utilité aux yeux de CELUI
qui est indéfinissable, et le miraculeux secours qu’elles se prêtent dans l’harmonie de
l’univers.
Un lecteur, quelque peu familiarisé par la solitude (bien mieux que par les livres) à
ces vastes contemplations, peut déjà deviner où j’en veux venir ; — et, pour trancher
court aux ambages et aux hésitations du style par une question presque équivalente à une
formule, — je le demande à tout homme de bonne foi, pourvu qu’il ait un peu pensé et un
peu voyagé, — que ferait, que dirait un Winckelmann moderne (nous en sommes pleins, la
nation en regorge, les paresseux en raffolent), que dirait-il en face d’un produit
chinois, produit étrange, bizarre, contourné dans sa forme, intense par sa couleur, et
quelquefois délicat jusqu’à l’évanouissement ? Cependant c’est un échantillon de la
beauté universelle ; mais il faut, pour qu’il soit compris, que le critique, le
spectateur opère en lui-même une transformation qui tient du mystère, et que, par un
phénomène de la volonté agissant sur l’imagination, il apprenne de lui-même à participer
au milieu qui a donné naissance à cette floraison insolite. Peu d’hommes ont, — au
complet, — cette grâce divine du cosmopolitisme
; mais tous peuvent
l’acquérir à des degrés divers. Les mieux doués à cet égard sont ces voyageurs
solitaires qui ont vécu pendant des années au fond des bois, au milieu des vertigineuses
prairies, sans autre compagnon que leur fusil, contemplant, disséquant, écrivant. Aucun
voile scolaire, aucun paradoxe universitaire, aucune utopie pédagogique, ne se sont
interposés entre eux et la complexe vérité. Ils savent l’admirable, l’immortel,
l’inévitable rapport entre la forme et la fonction. Ils ne critiquent pas, ceux-là : ils
contemplent, ils étudient.
Si, au lieu d’un pédagogue, je prends un homme du monde, un intelligent, et si je le
transporte dans une contrée lointaine, je suis sûr que, si les étonnements du
débarquement sont grands, si l’accoutumance est plus ou moins longue, plus ou moins
laborieuse, la sympathie sera tôt ou tard si vive, si pénétrante, qu’elle créera en lui
un monde nouveau d’idées, monde qui fera partie intégrante de lui-même, et qui
l’accompagnera, sous la forme de souvenirs, jusqu’à la mort. Ces formes de bâtiments,
qui contrariaient d’abord son œil académique (tout peuple est académique en jugeant les
autres, tout peuple est barbare quand il est jugé), ces végétaux inquiétants pour sa
mémoire chargée des souvenirs natals, ces femmes et ces hommes dont les muscles ne
vibrent pas suivant l’allure classique de son pays, dont la démarche n’est pas cadencée
selon le rythme accoutumé, dont le regard n’est pas projeté avec le même magnétisme, ces
odeurs qui ne sont
plus celles du boudoir maternel, ces fleurs mystérieuses
dont la couleur profonde entre dans l’œil despotiquement, pendant que leur forme taquine
le regard, ces fruits dont le goût trompe et déplace les sens, et révèle au palais des
idées qui appartiennent à l’odorat, tout ce monde d’harmonies nouvelles entrera
lentement en lui, le pénétrera patiemment, comme la vapeur d’une étuve aromatisée ;
toute cette vitalité inconnue sera ajoutée à sa vitalité propre ; quelques milliers
d’idées et de sensations enrichiront son dictionnaire de mortel, et même il est possible
que, dépassant la mesure et transformant la justice en révolte, il fasse comme le
Sicambre converti, qu’il brûle ce qu’il avait adoré, et qu’il adore ce qu’il avait
brûlé.
Que dirait, qu’écrirait, — je le répète, — en face de phénomènes insolites, un de ces
modernes professeurs-jurés d’esthétique, comme les appelle Henri
Heine, ce charmant esprit, qui serait un génie s’il se tournait plus souvent vers le
divin ? L’insensé doctrinaire du Beau déraisonnerait, sans doute ; enfermé dans
l’aveuglante forteresse de son système, il blasphémerait la vie et la nature, et son
fanatisme grec, italien ou parisien, lui persuaderait de défendre à ce peuple insolent
de jouir, de rêver ou de penser par d’autres procédés que les siens propres ; — science
barbouillée d’encre, goût bâtard, plus barbare que les barbares, qui a oublié la couleur
du ciel, la forme du végétal, le mouvement et l’odeur de l’animalité, et dont les doigts
crispés, paralysés par la plume, ne peuvent plus courir
avec agilité sur
l’immense clavier des correspondances !
J’ai essayé plus d’une fois, comme tous mes amis, de m’enfermer dans un système pour y
prêcher à mon aise. Mais un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une
abjuration perpétuelle ; il en faut toujours inventer un autre, et cette fatigue est un
cruel châtiment. Et toujours mon système était beau, vaste, spacieux, commode, propre et
lisse surtout ; du moins il me paraissait tel. Et toujours un produit spontané,
inattendu, de la vitalité universelle venait donner un démenti à ma science enfantine et
vieillotte, fille déplorable de l’utopie. J’avais beau déplacer ou étendre le criterium,
il était toujours en retard sur l’homme universel, et courait sans cesse après le beau
multiforme et versicolore, qui se meut dans les spirales infinies de la vie. Condamné
sans cesse à l’humiliation d’une conversion nouvelle, j’ai pris un grand parti. Pour
échapper à l’horreur de ces apostasies philosophiques, je me suis orgueilleusement
résigné à la modestie : je me suis contenté de sentir ; je suis revenu chercher un asile
dans l’impeccable naïveté. J’en demande humblement pardon aux esprits académiques de
tout genre qui habitent les différents ateliers de notre fabrique artistique. C’est là
que ma conscience philosophique a trouvé le repos ; et, au moins, je puis affirmer,
autant qu’un homme peut répondre de ses vertus, que mon esprit jouit maintenant d’une
plus abondante impartialité.
Tout le monde conçoit sans peine que, si les hommes
chargés d’exprimer le
beau se conformaient aux règles des professeurs-jurés, le beau lui-même disparaîtrait de
la terre, puisque tous les types, toutes les idées, toutes les sensations se
confondraient dans une vaste unité, monotone et impersonnelle, immense comme l’ennui et
le néant. La variété, condition sine qua non de la vie, serait effacée
de la vie. Tant il est vrai qu’il y a dans les productions multiples de l’art quelque
chose de toujours nouveau qui échapper éternellement à la règle et aux analyses de
l’école ! L’étonnement, qui est une des grandes jouissances causées par l’art et la
littérature, tient à cette variété même des types et des sensations. — Le professeur-juré, espèce de tyran-mandarin, me fait toujours l’effet d’un impie
qui se substitue à Dieu.
J’irai encore plus loin, n’en déplaise aux sophistes trop fiers qui ont pris leur
science dans les livres, et, quelque délicate et difficile à exprimer que soit mon idée,
je ne désespère pas d’y réussir. Le beau est toujours bizarre. Je ne
veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait
un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de
bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie
qui le fait être particulièrement le Beau. C’est son immatriculation, sa
caractéristique. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau
banal ! Or, comment cette bizarrerie, nécessaire, incompressible, variée à
l’infini, dépendante des milieux, des climats,
des mœurs, de la race, de la
religion et du tempérament de l’artiste, pourra-t-elle jamais être gouvernée, amendée,
redressée, par les règles utopiques conçues dans un petit temple scientifique quelconque
de la planète, sans danger de mort pour l’art lui-même ? Cette dose de bizarrerie qui
constitue et définit l’individualité, sans laquelle il n’y a pas de beau, joue dans
l’art (que l’exactitude de cette comparaison en fasse pardonner la trivialité) le rôle
du goût ou de l’assaisonnement dans les mets, les mets ne différant les uns des autres,
abstraction faite de leur utilité ou de la quantité de substance nutritive qu’ils
contiennent, que par l’idée qu’ils révèlent à la langue.
Je m’appliquerai donc, dans la glorieuse analyse de cette belle Exposition, si variée
dans ses éléments, si inquiétante par sa variété, si déroutante pour la pédagogie, à me
dégager de toute espèce de pédanterie. Assez d’autres parleront le jargon de l’atelier
et se feront valoir au détriment des artistes. L’érudition me paraît dans beaucoup de
cas puérile et peu démonstrative de sa nature. Il me serait trop facile de disserter
subtilement sur la composition symétrique ou équilibrée, sur la pondération des tons,
sur le ton chaud et le ton froid, etc. Ô vanité ! je préfère parler au nom du sentiment
de la morale et du plaisir. J’espère que quelques personnes, savantes sans pédantisme,
trouveront mon ignorance de bon goût.
On raconte que Balzac (qui n’écouterait avec respect toutes les anecdotes, si petites
qu’elles soient, qui se
rapportent à ce grand génie ?), se trouvant un jour
en face d’un beau tableau, un tableau d’hiver, tout mélancolique et chargé de frimas,
clair-semé de cabanes et de paysans chétifs, — après avoir contemplé une maisonnette
d’où montait une maigre fumée, s’écria : « Que c’est beau ! Mais que font-ils
dans cette cabane ? à quoi pensent-ils ? quels sont leurs chagrins ? les récoltes
ont-elles été bonnes ? ils ont sans doute des échéances à
payer ? »
Rira qui voudra de M. de Balzac. J’ignore quel est le peintre qui a eu l’honneur de
faire vibrer, conjecturer et s’inquiéter l’âme du grand romancier, mais je pense qu’il
nous a donné ainsi, avec son adorable naïveté, une excellente leçon de critique. Il
m’arrivera souvent d’apprécier un tableau uniquement par la somme d’idées ou de rêveries
qu’il apportera dans mon esprit.
La peinture est une évocation, une opération magique (si nous pouvions consulter
là-dessus l’âme des enfants !), et quand le personnage évoqué, quand l’idée ressuscitée,
se sont dressés et nous ont regardés face à face, nous n’avons pas le droit, — du moins
ce serait le comble de la puérilité, — de discuter les formules évocatoires du sorcier.
Je ne connais pas de problème plus confondant pour le pédantisme et le philosophisme,
que de savoir en vertu de quelle loi les artistes les plus opposés par leur méthode
évoquent les mêmes idées et agitent en nous des sentiments analogues.
Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de
l’enfer. — Je veux parler
de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention
du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette
lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté
s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant
tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri
de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa
responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau :
et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur
l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation
est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.
Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans
son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur,
l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces
découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est
fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de
l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement
américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des
différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du
naturel et du surnaturel.
Si une nation entend aujourd’hui la question morale
dans un sens plus
délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair.
Si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force
imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si
les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles
n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je
vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes
de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît
que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je,
que dans votre crédulité et votre fatuité.
Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des
jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus
ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de
lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé
dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se
perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui
fait son éternel désespoir ?
Transportée dans l’ordre de l’imagination, l’idée du progrès (il y a eu des audacieux
et des enragés de logique qui ont tenté de le faire) se dresse avec une absurdité
gigantesque, une grotesquerie qui monte jusqu’à l’épouvantable. La thèse n’est plus
soutenable.
Les faits sont trop palpables, trop connus. Ils se raillent du
sophisme et l’affrontent avec imperturbabilité. Dans l’ordre poétique et artistique,
tout révélateur a rarement un précurseur. Toute floraison est spontanée, individuelle.
Signorelli était-il vraiment le générateur de Michel-Ange ? Est-ce que Pérugin contenait
Raphaël ? L’artiste ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses
propres œuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu. C’est dans de tels phénomènes que la
célèbre et orageuse formule de Pierre Leroux trouve sa véritable application.
Il en est de même des nations qui cultivent les arts de l’imagination avec joie et
succès. La prospérité actuelle n’est garantie que pour un temps, hélas ! bien court.
L’aurore fut jadis à l’orient, la lumière a marché vers le sud, et maintenant elle
jaillit de l’occident. La France, il est vrai, par sa situation centrale dans le monde
civilisé, semble être appelée à recueillir toutes les notions et toutes les poésies
environnantes, et à les rendre aux autres peuples merveilleusement ouvrées et façonnées.
Mais il ne faut jamais oublier que les nations, vastes êtres collectifs, sont soumises
aux mêmes lois que les individus. Comme l’enfance, elles vagissent, balbutient,
grossissent, grandissent. Comme la jeunesse et la maturité, elles produisent des œuvres
sages et hardies. Comme la vieillesse, elles s’endorment sur une richesse acquise.
Souvent il arrive que c’est le principe même qui a fait leur force et leur développement
qui amène leur décadence, surtout quand ce principe, vivifié jadis par
une ardeur conquérante, est devenu pour la majorité une espèce de routine. Alors, comme
je le faisais entrevoir tout à l’heure, la vitalité se déplace, elle va visiter d’autres
territoires et d’autres races ; et il ne faut pas croire que les nouveaux venus héritent
intégralement des anciens, et qu’ils reçoivent d’eux une doctrine toute faite. Il arrive
souvent (cela est arrivé au moyen âge) que, tout étant perdu, tout est à refaire.
Celui qui visiterait l’Exposition universelle avec l’idée préconçue de trouver en
Italie les enfants de Vinci, de Raphaël et de Michel-Ange, en Allemagne l’esprit
d’Albert Dürer, en Espagne l’âme de Zurbaran et de Velasquez, se préparerait un inutile
étonnement. Je n’ai ni le temps, ni la science suffisante peut-être, pour rechercher
quelles sont les lois qui déplacent la vitalité artistique, et pourquoi Dieu dépouille
les nations quelquefois pour un temps, quelquefois pour toujours ; je me contente de
constater un fait très-fréquent dans l’histoire. Nous vivons dans un siècle où il faut
répéter certaines banalités, dans un siècle orgueilleux qui se croit au-dessus des
mésaventures de la Grèce et de Rome.
*
L’Exposition des peintres anglais est très-belle, très-singulièrement belle, et digne
d’une longue et patiente étude. Je voulais commencer par la glorification de nos
voisins, de ce peuple si admirablement riche en poëtes et en romanciers, du
peuple de Shakspeare, de Crabbe et de Byron, de Maturin et de Godwin ; des concitoyens
de Reynolds, de Hogarth et de Gainsborough. Mais je veux les étudier encore ; mon excuse
est excellente ; c’est par une politesse extrême que je renvoie cette besogne si
agréable. Je retarde pour mieux faire.
Je commence donc par une tâche plus facile : je vais étudier rapidement les principaux
maîtres de l’école française, et analyser les éléments de progrès ou les ferments de
ruine qu’elle contient en elle.
Cette Exposition française est à la fois si vaste et généralement composée de morceaux
si connus, déjà suffisamment déflorés par la curiosité parisienne, que la critique doit
chercher plutôt à pénétrer intimement le tempérament de chaque artiste et les mobiles
qui le font agir qu’à analyser, à raconter chaque œuvre minutieusement.
Quand David, cet astre froid, et Guérin et Girodet, ses satellites historiques, espèces
d’abstracteurs de quintessence dans leur genre, se levèrent sur l’horizon
de l’art, il se fit une grande révolution. Sans analyser ici le but qu’ils
poursuivirent, sans en vérifier la légitimité, sans examiner s’ils ne l’ont pas
outrepassé, constatons simplement qu’ils avaient un but, un grand but de réaction contre
de trop vives et de trop aimables frivolités que je ne veux pas non plus apprécier ni
caractériser ; — que ce but ils le visèrent avec persévérance, et qu’ils marchèrent à la
lumière de leur soleil artificiel avec une franchise, une décision et un ensemble dignes
de véritables hommes de parti. Quand l’âpre idée s’adoucit et se fit caressante sous le
pinceau de Gros, elle était déjà perdue.
Je me rappelle fort distinctement le respect prodigieux qui environnait au temps de
notre enfance toutes ces figures, fantastiques sans le vouloir, tous ces spectres
académiques ; et moi-même je ne pouvais contempler sans une espèce de terreur religieuse
tous ces grands flandrins hétéroclites, tous ces beaux hommes minces
et solennels, toutes ces femmes bégueulement chastes, classiquement voluptueuses, les
uns sauvant leur pudeur sous des sabres antiques, les autres derrière des draperies
pédantesquement transparentes. Tout ce monde, véritablement hors nature, s’agitait, ou
plutôt posait sous une lumière verdâtre, traduction bizarre du vrai soleil. Mais ces
maîtres, trop célébrés jadis, trop méprisés aujourd’hui, eurent le grand mérite, si l’on
ne veut pas trop se préoccuper de leurs procédés et de leurs systèmes bizarres, de
ramener le caractère français vers le goût de l’héroïsme. Cette
contemplation perpétuelle de l’histoire grecque et romaine ne pouvait, après tout,
qu’avoir une influence stoïcienne salutaire ; mais ils ne furent pas toujours aussi
Grecs et Romains qu’ils voulurent le paraître. David, il est vrai, ne cessa jamais
d’être héroïque, l’inflexible David, le révélateur despote. Quant à Guérin et Girodet,
il ne serait pas difficile de découvrir en eux, d’ailleurs très-préoccupés, comme le
prophète, de l’esprit de mélodrame, quelques légers grains corrupteurs, quelques
sinistres et amusants symptômes du futur Romantisme. Ne vous semble-t-il pas que cette
Didon, avec sa toilette si précieuse et si théâtrale,
langoureusement étalée au soleil couchant, comme une créole aux nerfs détendus, a plus
de parenté avec les premières visions de Chateaubriand qu’avec les conceptions de
Virgile, et que son œil humide, noyé dans les vapeurs du keepsake, annonce presque
certaines Parisiennes de Balzac ? L’Atala de Girodet est, quoi qu’en
pensent certains farceurs qui seront tout à l’heure bien vieux, un drame de beaucoup
supérieur à une foule de fadaises modernes innommables.
Mais aujourd’hui nous sommes en face d’un homme d’une immense, d’une incontestable
renommée, et dont l’œuvre est bien autrement difficile à comprendre et à expliquer. J’ai
osé tout à l’heure, à propos de ces malheureux peintres illustres, prononcer
irrespectueusement le mot : hétéroclites. On ne peut donc pas trouver
mauvais que, pour expliquer la sensation de certains tempéraments artistiques mis en
contact avec
les œuvres de M. Ingres, je dise qu’ils se sentent en face
d’un hétéroclitisme bien plus mystérieux et complexe que celui des
maîtres de l’école républicaine et impériale, où cependant il a pris son point de
départ.
Avant d’entrer plus décidément en matière, je tiens à constater une impression première
sentie par beaucoup de personnes, et qu’elles se rappelleront inévitablement, sitôt
qu’elles seront entrées dans le sanctuaire attribué aux œuvres de M. Ingres. Cette
impression, difficile à caractériser, qui tient, dans des proportions inconnues, du
malaise, de l’ennui et de la peur, fait penser vaguement, involontairement, aux
défaillances causées par l’air raréfié, par l’atmosphère d’un laboratoire de chimie, ou
par la conscience d’un milieu fantasmatique, je dirai plutôt d’un milieu qui imite le
fantasmatique ; d’une population automatique et qui troublerait nos sens par sa trop
visible et palpable . Ce n’est plus là ce respect enfantin dont je parlais
tout à l’heure, qui nous saisit devant les Sabines, devant le Marat dans sa baignoire, devant le Déluge, devant le
mélodramatique Brutus. C’est une sensation puissante, il est vrai,
— pourquoi nier la puissance de M. Ingres ? — mais d’un ordre inférieur, d’un ordre
quasi maladif. C’est presque une sensation négative, si cela pouvait se dire. En effet,
il faut l’avouer tout de suite, le célèbre peintre, révolutionnaire à sa manière, a des
mérites, des charmes même tellement incontestables et dont j’analyserai tout à l’heure
la source, qu’il serait puéril de ne pas constater ici une
lacune, une
privation, un amoindrissement dans le jeu des facultés spirituelles. L’imagination qui
soutenait ces grands maîtres, dévoyés dans leur gymnastique académique, l’imagination,
cette reine des facultés, a disparu.
Plus d’imagination, partant plus de mouvement. Je ne pousserai pas l’irrévérence et la
mauvaise volonté jusqu’à dire que c’est chez M. Ingres une résignation ; je devine assez
son caractère pour croire plutôt que c’est de sa part une immolation héroïque, un
sacrifice sur l’autel des facultés qu’il considère sincèrement comme plus grandioses et
plus importantes.
C’est en quoi il se rapproche, quelque énorme que paraisse ce paradoxe, d’un jeune
peintre dont les débuts remarquables se sont produits récemment avec l’allure d’une
insurrection. M. Courbet, lui aussi, est un puissant ouvrier, une sauvage et patiente
volonté ; et les résultats qu’il a obtenus, résultats qui ont déjà pour quelques esprits
plus de charme que ceux du grand maître de la tradition raphaélesque, à cause sans doute
de leur solidité positive et de leur amoureux cynisme, ont, comme ces derniers, ceci de
singulier qu’ils manifestent un esprit de sectaire, un massacreur de facultés. La
politique, la littérature produisent, elles aussi, de ces vigoureux tempéraments, de ces
protestants, de ces anti-surnaturalistes, dont la seule légitimation est un esprit de
réaction quelquefois salutaire. La providence qui préside aux affaires de la peinture
leur donne pour complices tous ceux que
l’idée adverse prédominante avait
lassés ou opprimés. Mais la différence est que le sacrifice héroïque que M. Ingres fait
en l’honneur de la tradition et de l’idée du beau raphaélesque, M. Courbet l’accomplit
au profit de la nature extérieure, positive, immédiate. Dans leur guerre à
l’imagination, ils obéissent à des mobiles différents ; et deux fanatismes inverses les
conduisent à la même immolation.
Maintenant, pour reprendre le cours régulier de notre analyse, quel est le but de
M. Ingres ? Ce n’est pas, à coup sûr, la traduction des sentiments, des passions, des
variantes de ces passions et de ces sentiments ; ce n’est pas non plus la représentation
de grandes scènes historiques (malgré ses beautés italiennes, trop italiennes, le
tableau du Saint Symphorien, italianisé jusqu’à l’empilement des
figures, ne révèle certainement pas la sublimité d’une victime chrétienne, ni la
bestialité féroce et indifférente à la fois des païens conservateurs). Que cherche donc,
que rêve donc M. Ingres ? Qu’est-il venu dire en ce monde ? Quel appendice nouveau
apporte-t-il à l’évangile de la peinture ?
Je croirais volontiers que son idéal est une espèce d’idéal fait moitié de santé,
moitié de calme, presque d’indifférence, quelque chose d’analogue à l’idéal antique,
auquel il a ajouté les curiosités et les minuties de l’art moderne. C’est cet
accouplement qui donne souvent à ses œuvres leur charme bizarre. Épris ainsi d’un idéal
qui mêle dans un adultère agaçant la solidité
calme de Raphaël avec les
recherches de la petite-maîtresse, M. Ingres devait surtout réussir dans les portraits ;
et c’est en effet dans ce genre qu’il a trouvé ses plus grands, ses plus légitimes
succès. Mais il n’est point un de ces peintres à l’heure, un de ces fabricants banals de
portraits auxquels un homme vulgaire peut aller, la bourse à la main, demander la
reproduction de sa malséante personne. M. Ingres choisit ses modèles, et il choisit, il
faut le reconnaître, avec un tact merveilleux, les modèles les plus propres à faire
valoir son genre de talent. Les belles femmes, les natures riches, les santés calmes et
florissantes, voilà son triomphe et sa joie !
Ici cependant se présente une question discutée cent fois, et sur laquelle il est
toujours bon de revenir. Quelle est la qualité du dessin de M. Ingres ? Est-il d’une
qualité supérieure ? Est-il absolument intelligent ? Je serai compris de tous les gens
qui ont comparé entre elles les manières de dessiner des principaux maîtres en disant
que le dessin de M. Ingres est le dessin d’un homme à système. Il croit que la nature
doit être corrigée, amendée ; que la tricherie heureuse, agréable, faite en vue du
plaisir des yeux, est non seulement un droit, mais un devoir. On avait dit jusqu’ici que
la nature devait être interprétée, traduite dans son ensemble et avec toute sa logique ;
mais dans les œuvres du maître en question il y a souvent dol, ruse, violence,
quelquefois tricherie et croc-en-jambe. Voici une armée de doigts trop uniformément
allongés en
fuseaux et dont les extrémités étroites oppriment les ongles,
que Lavater, à l’inspection de cette poitrine large, de cet avant-bras musculeux, de cet
ensemble un peu viril, aurait jugés devoir être carrés, symptôme d’un esprit porté aux
occupations masculines, à la symétrie et aux ordonnances de l’art. Voici des figures
délicates et des épaules simplement élégantes associées à des bras trop robustes, trop
pleins d’une succulence raphaélique. Mais Raphaël aimait les gros bras, il fallait avant
tout obéir et plaire au maître. Ici nous trouverons un nombril qui s’égare vers les
côtes, là un sein qui pointe trop vers l’aisselle ; ici, — chose moins excusable (car
généralement ces différentes tricheries ont une excuse plus ou moins plausible et
toujours facilement devinable dans le goût immodéré du style), — ici,
dis-je, nous sommes tout à fait déconcertés par une jambe sans nom, toute maigre, sans
muscles, sans formes, et sans pli au jarret (Jupiter et Antiope).
Remarquons aussi qu’emporté par cette préoccupation presque maladive du style, le
peintre supprime souvent le modelé ou l’amoindrit jusqu’à l’invisible, espérant ainsi
donner plus de valeur au contour, si bien que ses figures ont l’air de patrons d’une
forme très-correcte, gonflés d’une matière molle et non vivante, étrangère à l’organisme
humain. Il arrive quelquefois que l’œil tombe sur des morceaux charmants,
irréprochablement vivants ; mais cette méchante pensée traverse alors l’esprit, que ce
n’est pas M. Ingres qui a
cherché la nature, mais la nature qui a violé le
peintre, et que cette haute et puissante dame l’a dompté par son ascendant
irrésistible.
D’après tout ce qui précède, on comprendra facilement que M. Ingres peut être considéré
comme un homme doué de hautes qualités, un amateur éloquent de la beauté, mais dénué de
ce tempérament énergique qui fait la fatalité du génie. Ses préoccupations dominantes
sont le goût de l’antique et le respect de l’école. Il a, en somme, l’admiration assez
facile, le caractère assez éclectique, comme tous les hommes qui manquent de fatalité.
Aussi le voyons-nous errer d’archaïsme en archaïsme ; Titien (Pie VII
tenant chapelle), les émailleurs de la Renaissance (Vénus
anadyomène), Poussin et Carrache (Vénus et Antiope), Raphaël
(Saint Symphorien), les primitifs Allemands (tous les petits
tableaux du genre imagier et anecdotique), les curiosités et le bariolage persan et
chinois (la petite Odalisque) ; se disputent ses préférences. L’amour
et l’influence de l’antiquité se sentent partout ; mais M. Ingres me paraît souvent être
à l’antiquité ce que le bon ton, dans ses caprices transitoires, est aux bonnes manières
naturelles qui viennent de la dignité et de la charité de l’individu.
C’est surtout dans l’Apothéose de l’Empereur Napoléon Ier
, tableau venu de l’Hôtel de ville, que M. Ingres a laissé voir son
goût pour les Etrusques. Cependant les Etrusques, grands simplificateurs, n’ont pas
poussé la simplification jusqu’à ne pas atteler les chevaux aux
chariots.
Ces chevaux surnaturels (en quoi sont-ils, ces chevaux qui semblent d’une matière polie,
solide, comme le cheval de bois qui prit la ville de Troie ?) possèdent-ils donc la
force de l’aimant pour entraîner le char derrière eux sans traits et sans harnais ? De
l’empereur Napoléon j’aurais bien envie de dire que je n’ai point retrouvé en lui cette
beauté épique et destinale dont le dotent généralement ses contemporains et ses
historiens ; qu’il m’est pénible de ne pas voir conserver le caractère extérieur et
légendaire des grands hommes, et que le peuple, d’accord avec moi en ceci, ne conçoit
guère son héros de prédilection que dans les costumes officiels des cérémonies ou sous
cette historique capote gris de fer, qui, n’en déplaise aux amateurs forcenés du style,
ne déparerait nullement une apothéose moderne.
Mais on pourrait faire à cette œuvre un reproche plus grave. Le caractère principal
d’une apothéose doit être le sentiment surnaturel, la puissance d’ascension vers les
régions supérieures, un entraînement, un vol irrésistible vers le ciel, but de toutes
les aspirations humaines et habitacle classique de tous les grands hommes. Or, cette
apothéose ou plutôt cet attelage tombe, tombe avec une vitesse proportionnée à sa
pesanteur. Les chevaux entraînent le char vers la terre. Le tout, comme un ballon sans
gaz, qui aurait gardé tout son lest, va inévitablement se briser sur la surface de la
planète.
Quant à la Jeanne d’Arc qui se dénonce par une
pédanterie outrée de moyens, je n’ose en parler. Quelque peu de sympathie que j’aie
montré pour M. Ingres au gré de ses fanatiques, je préfère croire que le talent le plus
élevé conserve toujours des droits à l’erreur. Ici, comme dans l’Apothéose, absence totale de sentiment et de surnaturalisme. Où donc est-elle,
cette noble pucelle, qui, selon la promesse de ce bon M. Délécluze, devait se venger et
nous venger des polissonneries de Voltaire ? Pour me résumer, je crois qu’abstraction
faite de son érudition, de son goût intolérant et presque libertin de la beauté, la
faculté qui a fait de M. Ingres ce qu’il est, le puissant, l’indiscutable,
l’incontrôlable dominateur, c’est la volonté, ou plutôt un immense abus de la volonté.
En somme, ce qu’il est, il le fut dès le principe. Grâce à cette énergie qui est en lui,
il restera tel jusqu’à la fin. Comme il n’a pas progressé, il ne vieillira pas. Ses
admirateurs trop passionnés seront toujours ce qu’ils furent, amoureux jusqu’à
l’aveuglement ; et rien ne sera changé en France, pas même la manie de prendre à un
grand artiste des qualités bizarres qui ne peuvent être qu’à lui, et d’imiter
l’inimitable.
Mille circonstances, heureuses d’ailleurs, ont concouru à la solidification de cette
puissante renommée. Aux gens du monde M. Ingres s’imposait par un emphatique amour de
l’antiquité et de la tradition. Aux excentriques, aux blasés, à mille esprits délicats
toujours en quête de nouveautés, même de nouveautés amères, il plaisait par la
bizarrerie. Mais ce qui fut
bon, ou tout au moins séduisant en lui, eut un
effet déplorable dans la foule des imitateurs ; c’est ce que j’aurai plus d’une fois
l’occasion de démontrer.
MM. Eugène Delacroix et Ingres se partagent la faveur et la haine publiques. Depuis
longtemps l’opinion a fait un cercle autour d’eux comme autour de deux lutteurs. Sans
donner notre acquiescement à cet amour commun et puéril de l’antithèse, il nous faut
commencer par l’examen de ces deux maîtres français, puisque autour d’eux, au-dessous
d’eux, se sont groupées et échelonnées presque toutes les individualités qui composent
notre personnel artistique.
En face des trente-cinq tableaux de M. Delacroix, la première idée qui s’empare du
spectateur est l’idée d’une vie bien remplie, d’un amour opiniâtre, incessant de l’art.
Quel est le meilleur tableau ? on ne saurait le trouver ; le plus intéressant ? on
hésite. On croit découvrir par-ci par-là des échantillons de progrès ; mais si de
certains tableaux plus récents témoignent que certaines importantes qualités ont été
poussées à outrance, l’esprit impartial perçoit avec confusion que dès ses premières
productions, dès sa jeunesse (Dante et Virgile aux enfers
est de 1822), M. Delacroix fut grand. Quelquefois il a été plus délicat, quelquefois
plus singulier, quelquefois plus peintre, mais toujours il a été grand.
Devant une destinée si noblement, si heureusement remplie, une destinée bénie par la
nature et menée à bonne fin par la plus admirable volonté, je sens flotter incessamment
dans mon esprit les vers du grand poëte :
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Théophile Gautier appelle cela une Compensation. M. Delacroix ne
pouvait-il pas, à lui seul, combler les vides d’un siècle ?
Jamais artiste ne fut plus attaqué, plus ridiculisé, plus entravé. Mais que nous font
les hésitations des gouvernements (je parle d’autrefois), les criailleries de quelques
salons bourgeois, les dissertations haineuses de quelques académies d’estaminet et le
pédantisme des joueurs de dominos ? La preuve est faite, la question est à jamais vidée,
le résultat est là, visible, immense, flamboyant.
M. Delacroix a traité tous les genres ; son imagination et son savoir se sont promenés
dans toutes les parties du domaine pittoresque. Il a fait (avec quel amour, avec quelle
délicatesse !) de charmants petits tableaux, pleins d’intimité et de profondeur ; il a
illustré les murailles de nos palais, il a rempli nos musées de
vastes compositions.
Cette année, il a profité très-légitimement de l’occasion de montrer une partie assez
considérable du travail de sa vie, et de nous faire, pour ainsi dire, réviser les pièces
du procès. Cette collection a été choisie avec beaucoup de tact, de manière à nous
fournir des échantillons concluants et variés de son esprit et de son talent.
Voici Dante et Virgile, ce tableau d’un jeune homme, qui
fut une révolution, et dont on a longtemps attribué faussement une figure à Géricault
(le torse de l’homme renversé). Parmi les grands tableaux, il est permis d’hésiter entre
la Justice de Trajan et la Prise de Constantinople par
les Croisés. La Justice de Trajan est un tableau si
prodigieusement lumineux, si aéré, si rempli de tumulte et de pompe ! L’empereur est si
beau, la foule, tortillée autour des colonnes ou circulant avec le cortège, si
tumultueuse, la veuve éplorée, si dramatique ! Ce tableau est celui qui fut illustré jadis par les petites plaisanteries de M. Karr, l’homme au bon sens de
travers, sur le cheval rose ; comme s’il n’existait pas des chevaux légèrement rosés, et
comme si, en tout cas, le peintre n’avait pas le droit d’en faire.
Mais le tableau des Croisés est si profondément pénétrant,
abstraction faite du sujet, par son harmonie orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle
mer ! Tout y est tumultueux et tranquille, comme la suite d’un grand événement. La
ville, échelonnée derrière les Croisés qui viennent de la traverser,
s’allonge avec une prestigieuse vérité. Et toujours ces drapeaux miroitants, ondoyants,
faisant se dérouler et claquer leurs plis lumineux dans l’atmosphère transparente !
Toujours la foule agissante, inquiète, le tumulte des armes, la pompe des vêtements, la
vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie ! Ces deux tableaux
sont d’une beauté essentiellement shakspearienne. Car nul, après Shakspeare, n’excelle
comme Delacroix à fondre
dans une unité mystérieuse le drame et la
rêverie.
Le public retrouvera tous ces tableaux d’orageuse mémoire qui furent des insurrections,
des luttes et des triomphes : le Doge Marino Faliero (salon de 1827.
— Il est curieux de remarquer que Justinien composant ses lois et le
Christ au jardin des Oliviers sont de la même année), l’Évêque de Liège, cette admirable traduction de Walter Scott, pleine de foule,
d’agitation et de lumière, les Massacres de Scio, le Prisonnier de Chillon, le Tasse en prison, la Noce juive, les Convulsionnaires de Tanger, etc., etc. Mais
comment définir cet ordre de tableaux charmants, tels que Hamlet, dans
la scène du crâne, et les Adieux de Roméo et Juliette, si profondément
pénétrants et attachants, que l’œil qui a trempé son regard dans leurs petits mondes
mélancoliques ne peut plus les fuir, que l’esprit ne peut plus les éviter ?
Et le tableau quitté nous tourmente et nous
suit.
Ce n’est pas là le Hamlet tel que nous l’a fait voir Rouvière, tout
récemment encore et avec tant d’éclat, âcre, malheureux et violent, poussant
l’inquiétude jusqu’à la turbulence. C’est bien la bizarrerie romantique du grand
tragédien ; mais Delacroix, plus fidèle peut-être, nous a montré un Hamlet tout délicat et pâlot, aux mains blanches et féminines, une nature
exquise, mais molle, légèrement indécise, avec un œil presque atone.
Voici la fameuse tête de la Madeleine renversée, au sourire bizarre
et mystérieux, et si surnaturellement
belle qu’on ne sait si elle est
auréolée par la mort, ou embellie par les pâmoisons de l’amour divin.
A propos des Adieux de Roméo et Juliette, j’ai une remarque à faire
que je crois fort importante. J’ai tant entendu plaisanter de la laideur des femmes de
Delacroix, sans pouvoir comprendre ce genre de plaisanterie, que je saisis l’occasion
pour protester contre ce préjugé. M. Victor Hugo le partageait, à ce qu’on m’a dit. Il
déplorait, — c’était dans les beaux temps du Romantisme, — que celui à qui l’opinion
publique faisait une gloire parallèle à la sienne commît de si monstrueuses erreurs à
l’endroit de la beauté. Il lui est arrivé d’appeler les femmes de Delacroix des
grenouilles. Mais M. Victor Hugo est un grand poëte sculptural qui a l’œil fermé à la
spiritualité.
Je suis fâché que le Sardanapale n’ait pas reparu cette année. On y
aurait vu de très-belles femmes, claires, lumineuses, roses, autant qu’il m’en souvient
du moins. Sardanapale lui-même était beau comme une femme. Généralement les femmes de
Delacroix peuvent se diviser en deux classes : les unes, faciles à comprendre, souvent
mythologiques, sont nécessairement belles (la Nymphe couchée et vue de dos, dans le
plafond de la galerie d’Apollon). Elles sont riches, très-fortes, plantureuses,
abondantes, et jouissent d’une transparence de chair merveilleuse et de chevelures
admirables.
Quant aux autres, quelquefois des femmes historiques (la Cléopâtre
regardant l’aspic), plus souvent des femmes de caprice, de tableaux de genre, tantôt des
Marguerite, tantôt des Ophélia, des Desdémone, des Sainte Vierge même,
des Madeleine, je les appellerais volontiers des femmes d’intimité. On dirait qu’elles
portent dans les yeux un secret douloureux, impossible à enfouir dans les profondeurs de
la dissimulation. Leur pâleur est comme une révélation des batailles intérieures.
Qu’elles se distinguent par le charme du crime ou par l’odeur de la sainteté, que leurs
gestes soient alanguis ou violents, ces femmes malades du cœur ou de l’esprit ont dans
les yeux le plombé de la fièvre ou la nitescence anormale et bizarre de leur mal, dans
le regard, l’intensité du surnaturalisme.
Mais toujours, et quand même, ce sont des femmes distinguées,
essentiellement distinguées ; et enfin, pour tout dire en un seul mot,
M. Delacroix me paraît être l’artiste le mieux doué pour exprimer la femme moderne,
surtout la femme moderne dans sa manifestation héroïque, dans le sens infernal ou divin.
Ces femmes ont même la beauté physique moderne, l’air de rêverie, mais la gorge
abondante, avec une poitrine un peu étroite, le bassin ample, et des bras et des jambes
charmants.
Les tableaux nouveaux et inconnus du public sont les Deux Foscari, la
Famille arabe, la Chasse aux Lions, une Tête de vieille femme (un portrait par M. Delacroix est une rareté). Ces
différentes peintures servent à constater la prodigieuse certitude à laquelle le maître
est arrivé. La Chasse aux Lions est une véritable explosion de couleur
(que ce mot soit pris dans le bon sens). Jamais
couleurs plus belles, plus
intenses, ne pénétrèrent jusqu’à l’âme par le canal des yeux.
Par le premier et rapide coup d’œil jeté sur l’ensemble de ces tableaux, et par leur
examen minutieux et attentif, sont constatées plusieurs vérités irréfutables. D’abord il
faut remarquer, et c’est très-important, que, vu à une distance trop grande pour
analyser ou même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l’âme
une impression riche, heureuse ou mélancolique. On dirait que cette peinture, comme les
sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance. Ce singulier phénomène
tient à la puissance du coloriste, à l’accord parfait des tons, et à l’harmonie
(préétablie dans le cerveau du peintre) entre la couleur et le sujet. Il semble que
cette couleur, qu’on me pardonne ces subterfuges de langage pour exprimer des idées fort
délicates, pense par elle-même, indépendamment des objets qu’elle habille. Puis ces
admirables accords de sa couleur font souvent rêver d’harmonie et de mélodie, et
l’impression qu’on emporte de ses tableaux est souvent quasi musicale. Un poëte a essayé
d’exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la
bizarrerie :
Lac de sang : le rouge ; — hanté des
mauvais anges : surnaturalisme ; — un bois toujours vert : le
vert, complémentaire du rouge ; — un ciel chagrin : les fonds
tumultueux et orageux de ses tableaux ; — les fanfares et Weber :
idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur.
Du dessin de Delacroix, si absurdement, si niaisement critiqué, que faut-il dire, si ce
n’est qu’il est des vérités élémentaires complètement méconnues ; qu’un bon dessin n’est
pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une
camisole de force ; que le dessin doit être comme la nature, vivant et agité ; que la
simplification dans le dessin est une monstruosité, comme la tragédie dans le monde
dramatique ; que la nature nous présente une série infinie de lignes courbes, fuyantes,
brisées, suivant une loi de génération impeccable, où le parallélisme est toujours
indécis et sinueux, où les concavités et les convexités se correspondent et se
poursuivent ; que M. Delacroix satisfait admirablement à toutes ces conditions et que,
quand même son dessin laisserait percer quelquefois des défaillances ou des outrances,
il a au moins cet immense mérite d’être une protestation perpétuelle et efficace contre
la barbare invasion de la ligne droite, cette ligne tragique et systématique, dont
actuellement les ravages sont déjà immenses dans la peinture et dans la sculpture ?
Une autre qualité, très-grande, très-vaste, du talent de M. Delacroix, et qui fait de
lui le peintre aimé des
poëtes, c’est qu’il est essentiellement littéraire.
Non seulement sa peinture a parcouru, toujours avec succès, le champ des hautes
littératures, non seulement elle a traduit, elle a fréquenté Arioste, Byron, Dante,
Walter Scott, Shakspeare, mais elle sait révéler des idées d’un ordre plus élevé, plus
fines, plus profondes que la plupart des peintures modernes. Et remarquez bien que ce
n’est jamais par la grimace, par la minutie, par la tricherie de moyens, que
M. Delacroix arrive à ce prodigieux résultat ; mais par l’ensemble, par l’accord
profond, complet, entre sa couleur, son sujet, son dessin, et par la dramatique
gesticulation de ses figures.
Edgar Poe dit, je ne sais plus où, que le résultat de l’opium pour les sens est
de revêtir la nature entière d’un intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens
plus profond, plus volontaire, plus despotique.
Sans avoir recours à l’opium,
qui n’a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus
attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d’un azur plus
transparent s’enfonce comme un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où
les couleurs parlent, où les parfums racontent des mondes d’idées ? Eh bien, la peinture
de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux jours de l’esprit. Elle est revêtue
d’intensité et sa splendeur est privilégiée. Comme la nature perçue par des nerfs
ultra-sensibles, elle révèle le surnaturalisme.
Que sera M. Delacroix pour la postérité ? Que dira de lui cette redresseuse de torts ?
Il est déjà facile, au point
de sa carrière où il est parvenu, de
l’affirmer sans trouver trop de contradicteurs. Elle dira, comme nous, qu’il fut un
accord unique des facultés les plus étonnantes ; qu’il eut comme Rembrandt le sens de
l’intimité et la magie profonde, l’esprit de combinaison et de décoration comme Rubens
et Lebrun, la couleur féerique comme Véronèse, etc. ; mais qu’il eut aussi une qualité
sui generis, indéfinissable et définissant la partie mélancolique et
ardente du siècle, quelque chose de tout à fait nouveau, qui a fait de lui un artiste
unique, sans générateur, sans précédent, probablement sans successeur, un anneau si
précieux qu’il n’en est point de rechange, et qu’en le supprimant, si une pareille chose
était possible, on supprimerait un monde d’idées et de sensations, on ferait une lacune
trop grande dans la chaîne historique.
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