V. Salon de 1859
Lettres à M. le directeur de la Revue française
Mon cher M***, quand vous m’avez fait l’honneur de me demander l’analyse du Salon, vous m’avez dit : « Soyez bref ; ne faites pas un
catalogue, mais un aperçu général, quelque chose comme le récit d’une rapide promenade
philosophique à travers les peintures. »
Eh bien, vous serez servi à souhait ;
non pas parce que votre programme s’accorde (et il s’accorde en effet) avec ma manière
de concevoir ce genre d’article si ennuyeux qu’on appelle le Salon ;
non pas que cette méthode soit plus facile que l’autre, la brièveté réclamant toujours
plus d’efforts que la prolixité ; mais simplement parce que, surtout dans le cas
présent, il n’y en a pas d’autre possible. Certes, mon embarras
eût été
plus grave si je m’étais trouvé perdu dans une forêt d’originalités, si le tempérament
français moderne, soudainement modifié, purifié et rajeuni, avait donné des fleurs si
vigoureuses et d’un parfum si varié qu’elles eussent créé des étonnements
irrépressibles, provoqué des éloges abondants, une admiration bavarde, et nécessité dans
la langue critique des catégories nouvelles. Mais rien de tout cela, heureusement (pour
moi). Nulle explosion ; pas de génies inconnus. Les pensées suggérées par l’aspect de ce
Salon sont d’un ordre si simple, si ancien, si classique, que peu de pages me suffiront
sans doute pour les développer. Ne vous étonnez donc pas que la banalité dans le peintre
ait engendré le lieu commun dans l’écrivain. D’ailleurs, vous n’y
perdrez rien ; car existe-t-il (je me plais à constater que vous êtes en cela de mon
avis) quelque chose de plus charmant, de plus fertile et d’une nature plus positivement
excitante que le lieu commun ?
Avant de commencer, permettez-moi d’exprimer un regret, qui ne sera, je le crois, que
rarement exprimé. On nous avait annoncé que nous aurions des hôtes à recevoir, non pas
précisément des hôtes inconnus ; car l’exposition de l’avenue Montaigne a déjà fait
connaître au public parisien quelques-uns de ces charmants artistes qu’il avait trop
longtemps ignorés. Je m’étais donc fait une fête de renouer connaissance avec Leslie, ce
riche, naïf et noble humourist, expression des plus accentuées de
l’esprit britannique ; avec les deux Hunt,
l’un naturaliste opiniâtre,
l’autre ardent et volontaire créateur du préraphaélisme ; avec Maclise, l’audacieux
compositeur, aussi fougueux que sûr de lui-même ; avec Millais, ce poëte si minutieux ;
avec J. Chalon, ce Claude mêlé de Watteau, historien des belles fêtes d’après-midi dans
les grands parcs italiens ; avec Grant, cet héritier naturel de Reynolds ; avec Hook,
qui sait inonder d’une lumière magique ses Rêves vénitiens ; avec cet
étrange Paton, qui ramène l’esprit vers Fuseli et brode avec une patience d’un autre âge
de gracieux chaos panthéistiques ; avec Cattermole, l’aquarelliste peintre
d’histoire, et avec cet autre, si étonnant, dont le nom m’échappe, un architecte
songeur, qui bâtit sur le papier des villes dont les ponts ont des éléphants pour
piliers, et laissent passer entre leurs nombreuses jambes de colosses, toutes voiles
dehors, des trois-mâts gigantesques ! On avait même préparé le logement pour ces amis de
l’imagination et de la couleur singulière, pour ces favoris de la muse bizarre ; mais,
hélas ! pour des raisons que j’ignore, et dont l’exposé ne peut pas, je crois, prendre
place dans votre journal, mon espérance a été déçue. Ainsi, ardeurs tragiques,
gesticulations à la Kean et à la Macready, intimes gentillesses du home, splendeurs orientales réfléchies dans le poétique miroir de l’esprit
anglais, verdures écossaises, fraîcheurs enchanteresses, profondeurs fuyantes des
aquarelles grandes comme des décors, quoique si petites, nous ne vous contemplerons pas,
cette fois du moins. Représentants enthousiastes
de l’imagination et des
facultés les plus précieuses de l’âme, fûtes-vous donc si mal reçus la première fois, et
nous jugez-vous indignes de vous comprendre ?
Ainsi, mon cher M***, nous nous en tiendrons à la France, forcément ; et croyez que
j’éprouverais une immense jouissance à prendre le ton lyrique pour parler des artistes
de mon pays ; mais malheureusement, dans un esprit critique tant soit peu exercé, le
patriotisme ne joue pas un rôle absolument tyrannique, et nous avons à faire quelques
aveux humiliants. La première fois que je mis les pieds au Salon, je
fis, dans l’escalier même, la rencontre d’un de nos critiques les plus subtils et les
plus estimés, et, à la première question, à la question naturelle que je devais lui
adresser, il répondit : « Plat, médiocre ; j’ai rarement vu un Salon aussi maussade. »
Il avait à la fois tort et raison. Une
exposition qui possède de nombreux ouvrages de Delacroix, de Penguilly, de Fromentin, ne
peut pas être maussade ; mais, par un examen général, je vis qu’il était dans le vrai.
Que dans tous les temps la médiocrité ait dominé, cela est indubitable ; mais qu’elle
règne plus que jamais, qu’elle devienne absolument triomphante et encombrante, c’est ce
qui est aussi vrai qu’affligeant. Après avoir quelque temps promené mes yeux sur tant de
platitudes menées à bonne fin, tant de niaiseries soigneusement léchées, tant de bêtises
ou de faussetés habilement construites, je fus naturellement conduit par le cours de mes
réflexions à considérer l’artiste dans le passé, et à le
mettre en regard
avec l’artiste dans le présent ; et puis le terrible, l’éternel pourquoi se dressa,
comme d’habitude, inévitablement au bout de ces décourageantes réflexions. On dirait que
la petitesse, la puérilité, l’incuriosité, le calme plat de la fatuité ont succédé à
l’ardeur, à la noblesse et à la turbulente ambition, aussi bien dans les beaux-arts que
dans la littérature ; et que rien, pour le moment, ne nous donne lieu d’espérer des
floraisons spirituelles aussi abondantes que celles de la Restauration. Et je ne suis
pas le seul qu’oppriment ces amères réflexions, croyez-le bien ; et je vous le prouverai
tout à l’heure. Je me disais donc : Jadis, qu’était l’artiste (Lebrun ou David, par
exemple) ? Lebrun, érudition, imagination, connaissance du passé, amour du grand. David,
ce colosse injurié par des mirmidons, n’était-il pas aussi l’amour du passé, l’amour du
grand uni à l’érudition ? Et aujourd’hui, qu’est-il, l’artiste, ce frère antique du
poëte ? Pour bien répondre à cette question, mon cher M***, il ne faut pas craindre
d’être trop dur. Un scandaleux favoritisme appelle quelquefois une réaction équivalente.
L’artiste, aujourd’hui et depuis de nombreuses années, est, malgré son absence de
mérite, un simple enfant gâté. Que d’honneurs, que d’argent prodigués
à des hommes sans âme et sans instruction ! Certes, je ne suis pas partisan de
l’introduction dans un art de moyens qui lui sont étrangers ; cependant, pour citer un
exemple, je ne puis pas m’empêcher d’éprouver de la sympathie pour un artiste tel que
Chenavard, toujours
aimable, aimable comme les livres, et gracieux jusque
dans ses lourdeurs. Au moins avec celui-là (qu’il soit la cible des plaisanteries du
rapin, que m’importe ?) je suis sûr de pouvoir causer de Virgile ou de Platon. Préault a
un don charmant, c’est un goût instinctif qui le jette sur le beau comme l’animal
chasseur sur sa proie naturelle. Daumier est doué d’un bon sens lumineux qui colore
toute sa conversation. Ricard, malgré le papillotage et le bondissement de son discours,
laisse voir à chaque instant qu’il sait beaucoup et qu’il a beaucoup comparé. Il est
inutile, je pense, de parler de la conversation d’Eugène Delacroix, qui est un mélange
admirable de solidité philosophique, de légèreté spirituelle et d’enthousiasme brûlant.
Et après ceux-là, je ne me rappelle plus personne qui soit digne de converser avec un
philosophe ou un poëte. En dehors, vous ne trouverez guère que l’enfant
gâté. Je vous en supplie, je vous en conjure, dites-moi dans quel salon, dans
quel cabaret, dans quelle réunion mondaine ou intime vous avez entendu un mot spirituel
prononcé par l’enfant gâté, un mot profond, brillant, concentré, qui
fasse penser ou rêver, un mot suggestif enfin ! Si un tel mot a été lancé, ce n’a
peut-être pas été par un politique ou un philosophe, mais bien par quelque homme de
profession bizarre, un chasseur, un marin, un empailleur ; par un artiste, un enfant gâté, jamais.
L’enfant gâté a hérité du privilège, légitime alors, de ses
devanciers. L’enthousiasme qui a salué David, Guérin
, Girodet, Gros,
Delacroix, Bonington, illumine encore d’une lumière charitable sa chétive personne ; et,
pendant que de bons poëtes, de vigoureux historiens gagnent laborieusement leur vie, le
financier abêti paye magnifiquement les indécentes petites sottises de l’enfant gâté. Remarquez bien que, si cette faveur s’appliquait à des hommes
méritants, je ne me plaindrais pas. Je ne suis pas de ceux qui envient à une chanteuse
ou à une danseuse, parvenue au sommet de son art, une fortune acquise par un labeur et
un danger quotidiens. Je craindrais de tomber dans le vice de feu Girardin, de
sophistique mémoire, qui reprochait un jour à Théophile Gautier de faire payer son
imagination beaucoup plus cher que les services d’un sous-préfet. C’était, si vous vous
en souvenez bien, dans ces jours néfastes où le public épouvanté l’entendit parler
latin ; pecudesque locutæ ! Non, je ne suis pas injuste à ce point ;
mais il est bon de hausser la voix et de crier haro sur la bêtise contemporaine, quand,
à la même époque où un ravissant tableau de Delacroix trouvait difficilement acheteur à
mille francs, les figures imperceptibles de Meissonier se faisaient payer dix fois et
vingt fois plus. Mais ces beaux temps sont passés ; nous sommes tombés
plus bas, et M. Meissonier, qui, malgré tous ses mérites, eut le malheur d’introduire et
de populariser le goût du petit, est un véritable géant auprès des faiseurs de babioles
actuelles.
Discrédit de l’imagination, mépris du grand, amour
(non, ce mot est trop
beau), pratique exclusive du métier, telles sont, je crois, quant à l’artiste, les
raisons principales de son abaissement. Plus on possède d’imagination, mieux il faut
posséder le métier pour accompagner celle-ci dans ses aventures et surmonter les
difficultés qu’elle recherche avidement. Et mieux on possède son métier, moins il faut
s’en prévaloir et le montrer, pour laisser l’imagination briller de tout son éclat.
Voilà ce que dit la sagesse ; et la sagesse dit encore : Celui qui ne possède que de
l’habileté est une bête, et l’imagination qui veut s’en passer est une folle. Mais si
simples que soient ces choses, elles sont au-dessus ou au-dessous de l’artiste moderne.
Une fille de concierge se dit : « J’irai au Conservatoire, je débuterai à la
Comédie-Française, et je réciterai les vers de Corneille jusqu’à ce que j’obtienne les
droits de ceux qui les ont récités très-longtemps. » Et elle le fait comme elle l’a dit.
Elle est très-classiquement monotone et très-classiquement ennuyeuse et ignorante ; mais
elle a réussi à ce qui était très-facile, c’est-à-dire à obtenir par sa patience les
privilèges de sociétaire. Et l’enfant gâté, le peintre moderne se
dit : « Qu’est-ce que l’imagination ? Un danger et une fatigue. Qu’est-ce que la lecture
et la contemplation du passé ? Du temps perdu. Je serai classique, non pas comme Bertin
(car le classique change de place et de nom), mais comme… Troyon, par exemple. » Et il
le fait comme il l’a dit. Il peint, il peint ; et il bouche son âme, et il peint encore,
jusqu’à ce qu’il ressemble enfin à l’artiste à la mode,
et que par sa
bêtise et son habileté il mérite le suffrage et l’argent du public. L’imitateur de
l’imitateur trouve ses imitateurs, et chacun poursuit ainsi son rêve de grandeur,
bouchant de mieux en mieux son âme, et surtout ne lisant rien, pas
même le Parfait Cuisinier, qui pourtant aurait pu lui ouvrir une
carrière moins lucrative, mais plus glorieuse. Quand il possède bien l’art des sauces,
des patines, des glacis, des frottis, des jus, des ragoûts (je parle peinture), l’enfant gâté prend de fières attitudes, et se répète avec plus de
conviction que jamais que tout le reste est inutile.
Il y avait un paysan allemand qui vint trouver un peintre et qui lui dit : « —
Monsieur le peintre, je veux que vous fassiez mon portrait. Vous me
représenterez assis à l’entrée principale de ma ferme, dans le grand fauteuil qui me
vient de mon père. À côté de moi, vous peindrez ma femme avec sa quenouille ; derrière
nous, allant et venant, mes filles qui préparent notre souper de famille. Par la
grande avenue à gauche débouchent ceux de mes fils qui reviennent des champs, après
avoir ramené les bœufs à l’étable ; d’autres, avec mes petits-fils, font rentrer les
charrettes remplies de foin. Pendant que je contemple ce spectacle, n’oubliez pas, je
vous prie, les bouffées de ma pipe qui sont nuancées par le soleil couchant. Je veux
aussi qu’on entende les sons de l’Angelus qui sonne au clocher
voisin. C’est là que nous nous sommes tous mariés, les pères et les fils. Il est
important que vous peigniez l’air de satisfaction dont je jouis à
cet instant de la
journée, en contemplant à la fois ma
famille et ma richesse augmentée du labeur d’une journée ! »
Vive ce paysan ! Sans s’en douter, il comprenait la peinture. L’amour de sa profession
avait élevé son imagination. Quel est celui de nos artistes à la mode
qui serait digne d’exécuter ce portrait, et dont l’imagination peut se dire au niveau de
celle-là ?
Mon cher M***, si j’avais le temps de vous égayer, j’y réussirais facilement en
feuilletant le catalogue et en faisant un de tous les titres ridicules et de
tous les sujets cocasses qui ont l’ambition d’attirer les yeux. C’est là l’esprit
français. Chercher à étonner par des moyens d’étonnement étrangers à l’art en question
est la grande ressource des gens qui ne sont pas naturellement
peintres. Quelquefois même, mais toujours en France, ce vice entre dans des hommes qui
ne sont pas dénués de talent et qui le déshonorent ainsi par un mélange adultère. Je
pourrais faire défiler sous vos yeux le titre comique à la manière des vaudevillistes,
le titre sentimental auquel il ne manque que le point d’exclamation, le titre-calembour,
le titre
profond et philosophique, le titre trompeur, ou titre à piège,
dans le genre de Brutus, lâche César ! « Ô race incrédule et
dépravée ! dit Notre-Seigneur, jusques à quand serai-je avec vous ? jusques à quand
souffrirai-je ? »
Cette race, en effet, artistes et public, a si peu foi dans
la peinture, qu’elle cherche sans cesse à la déguiser et à l’envelopper comme une
médecine désagréable dans des capsules de sucre ; et quel sucre, grand Dieu ! Je vous
signalerai deux titres de tableaux que d’ailleurs je n’ai pas vus : Amour
et Gibelotte ! Comme la curiosité se trouve tout de suite en appétit, n’est-ce pas ? Je cherche à combiner intimement ces deux idées, l’idée
de l’amour et l’idée d’un lapin dépouillé et arrangé en ragoût. Je ne puis vraiment pas
supposer que l’imagination du peintre soit allée jusqu’à adapter un carquois, des ailes
et un bandeau sur le cadavre d’un animal domestique ; l’allégorie serait vraiment trop
obscure. Je crois plutôt que le titre a été composé suivant la recette de Misanthropie et Repentir. Le vrai titre serait donc : Personnes
amoureuses mangeant une gibelotte. Maintenant, sont-ils jeunes ou vieux, un
ouvrier et une grisette, ou bien un invalide et une vagabonde sous une tonnelle
poudreuse ? Il faudrait avoir vu le tableau. — Monarchique, catholique et
soldat ! Celui-ci est dans le genre noble, le genre paladin,
Itinéraire de Paris à Jérusalem (Chateaubriand, pardon ! les choses les plus
nobles peuvent devenir des moyens de caricature, et les paroles politiques d’un chef
d’empire des pétards de rapin). Ce tableau
ne peut représenter qu’un
personnage qui fait trois choses à la fois, se bat, communie et
assiste au petit lever de Louis XIV. Peut-être est-ce un guerrier tatoué de fleurs de
lys et d’images de dévotion. Mais à quoi bon s’égarer ? Disons simplement que c’est un
moyen, perfide et stérile, d’étonnement. Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que le
tableau, si singulier que cela puisse paraître, est peut-être bon. Amour et
Gibelotte aussi. N’ai-je pas remarqué un excellent petit groupe de sculpture dont
malheureusement je n’avais pas noté le numéro, et quand j’ai voulu connaître le sujet,
j’ai, à quatre reprises et infructueusement, relu le catalogue. Enfin vous m’avez
charitablement instruit que cela s’appelait Toujours et Jamais. Je me
suis senti sincèrement affligé de voir qu’un homme d’un vrai talent cultivât inutilement
le rébus.
Je vous demande pardon de m’être diverti quelques instants à la manière des petits
journaux. Mais, quelque frivole que vous paraisse la matière, vous y trouverez
cependant, en l’examinant bien, un symptôme déplorable. Pour me résumer d’une manière
paradoxale, je vous demanderai, à vous et à ceux de mes amis qui sont plus instruits que
moi dans l’histoire de l’art, si le goût du bête, le goût du spirituel (qui est la même
chose) ont existé de tout temps, si Appartement à louer et autres
conceptions alambiquées ont paru dans tous les âges pour soulever le même enthousiasme,
si la Venise de Véronèse et de Bassan a été affligée par ces logogriphes, si les yeux de
Jules Romain, de Michel-Ange
, de Bandinelli, ont été effarés par de
semblables monstruosités ; je demande, en un mot, si M. Biard est éternel et
omniprésent, comme Dieu. Je ne le crois pas, et je considère ces horreurs comme une
grâce spéciale attribuée à la race française. Que ses artistes lui en inoculent le goût,
cela est vrai ; qu’elle exige d’eux qu’ils satisfassent à ce besoin, cela est non moins
vrai ; car si l’artiste abêtit le public, celui-ci le lui rend bien. Ils sont deux
termes corrélatifs qui agissent l’un sur l’autre avec une égale puissance. Aussi
admirons avec quelle rapidité nous nous enfonçons dans la voie du progrès (j’entends par
progrès la domination progressive de la matière), et quelle diffusion merveilleuse se
fait tous les jours de l’habileté commune, de celle qui peut s’acquérir par la
patience.
Chez nous le peintre naturel, comme le poëte naturel, est presque un monstre. Le goût
exclusif du Vrai (si noble quand il est limité à ses véritables applications) opprime
ici et étouffe le goût du Beau. Où il faudrait ne voir que le Beau (je suppose une belle
peinture, et l’on peut aisément deviner celle que je me figure), notre public ne cherche
que le Vrai. Il n’est pas artiste, naturellement artiste ; philosophe peut-être,
moraliste, ingénieur, amateur d’anecdotes instructives, tout ce qu’on voudra, mais
jamais spontanément artiste. Il sent ou plutôt il juge successivement, analytiquement.
D’autres peuples, plus favorisés, sentent tout de suite, tout à la fois,
synthétiquement.
Je parlais tout à l’heure des artistes qui cherchent à étonner le public.
Le désir d’étonner et d’être étonné est très-légitime.
It is a happiness to wonder
, « c’est un bonheur d’être
étonné » ; mais aussi,
it is a happiness to
dream
, « c’est un bonheur de rêver ». Toute la question, si vous
exigez que je vous confère le titre d’artiste ou d’amateur des beaux-arts, est donc de
savoir par quels procédés vous voulez créer ou sentir l’étonnement. Parce que le Beau
est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est
étonnant est toujours beau. Or notre public, qui est singulièrement
impuissant à sentir le bonheur de la rêverie ou de l’admiration (signe des petites
âmes), veut être étonné par des moyens étrangers à l’art, et ses artistes obéissants se
conforment à son goût ; ils veulent le frapper, le surprendre, le stupéfier par des
stratagèmes indignes, parce qu’ils le savent incapable de s’extasier devant la tactique
naturelle de l’art véritable.
Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas
peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans
l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à
sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas
que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : « Je crois à la nature et
je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est
et ne peut
être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide
et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de
chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à
la nature serait l’art absolu. » Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude.
Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : « Puisque la photographie nous donne
toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art,
c’est la photographie. » A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul
Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme
s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D’étranges
abominations se produisirent. En associant et en groupant des drôles et des drôlesses,
attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de vouloir bien continuer, pour le temps nécessaire à l’opération,
leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou
gracieuses, de l’histoire ancienne. Quelque écrivain démocrate a dû voir là le moyen, à
bon marché, de répandre dans le peuple le goût de l’histoire et de la peinture,
commettant ainsi un double sacrilège et insultant à la fois la divine peinture et l’art
sublime du comédien. Peu de temps après, des milliers d’yeux avides se penchaient sur
les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l’infini. L’amour de l’obscénité, qui
est aussi vivace dans le cœur naturel de l’homme que
l’amour de soi-même,
ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire. Et qu’on ne dise pas que
les enfants qui reviennent de l’école prenaient seuls plaisir à ces sottises ; elles
furent l’engouement du monde. J’ai entendu une belle dame, une dame du beau monde, non
pas du mien, répondre à ceux qui lui cachaient discrètement de pareilles images, se
chargeant ainsi d’avoir de la pudeur pour elle : « Donnez toujours ; il n’y a
rien de trop fort pour moi. »
Je jure que j’ai entendu cela ; mais qui me
croira ? « Vous voyez bien que ce sont de grandes dames ! »
dit Alexandre
Dumas. « Il y en a de plus grandes encore ! »
dit Cazotte.
Comme l’industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal
doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universel engouement portait non
seulement le caractère de l’aveuglement et de l’imbécillité, mais avait aussi la couleur
d’une vengeance. Qu’une si stupide conspiration, dans laquelle on trouve, comme dans
toutes les autres, les méchants et les dupes, puisse réussir d’une manière absolue, je
ne le crois pas, ou du moins je ne veux pas le croire ; mais je suis convaincu que les
progrès mal appliqués de la photographie ont beaucoup contribué, comme d’ailleurs tous
les progrès purement matériels, à l’appauvrissement du génie artistique français, déjà
si rare. La Fatuité moderne aura beau rugir, éructer tous les borborygmes de sa ronde
personnalité, vomir tous les sophismes indigestes
dont une philosophie
récente l’a bourrée à gueule-que-veux-tu, cela tombe sous le sens que l’industrie,
faisant irruption dans l’art, en devient la plus mortelle ennemie, et que la confusion
des fonctions empêche qu’aucune soit bien remplie. La poésie et le progrès sont deux
ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le
même chemin, il faut que l’un des deux serve l’autre. S’il est permis à la photographie
de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou
corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de
la multitude. Il faut donc qu’elle rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la
servante des sciences et des arts, mais la très-humble servante, comme l’imprimerie et
la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature. Qu’elle enrichisse
rapidement l’album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa
mémoire, qu’elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux
microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l’astronome ;
qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa
profession d’une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. Qu’elle sauve
de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps
dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place
dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie. Mais
s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur
tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à
nous !
Je sais bien que plusieurs me diront : « La maladie que vous venez d’expliquer est
celle des imbéciles. Quel homme, digne du nom d’artiste, et quel amateur véritable a
jamais confondu l’art avec l’industrie ? » Je le sais, et cependant je leur demanderai à
mon tour s’ils croient à la contagion du bien et du mal, à l’action des foules sur les
individus et à l’obéissance involontaire, forcée, de l’individu à la foule. Que
l’artiste agisse sur le public, et que le public réagisse sur l’artiste, c’est une loi
incontestable et irrésistible ; d’ailleurs les faits, terribles témoins, sont faciles à
étudier ; on peut constater le désastre. De jour en jour l’art diminue le respect de
lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en
plus enclin à peindre, non pas ce qu’il rêve, mais ce qu’il voit. Cependant c’est un bonheur de rêver, et c’était une gloire d’exprimer ce qu’on rêvait ;
mais que dis-je ! connaît-il encore ce bonheur ?
L’observateur de bonne foi affirmera-t-il que l’invasion de la photographie et la
grande folie industrielle sont tout à fait étrangères à ce résultat déplorable ? Est-il
permis de supposer qu’un peuple dont les yeux s’accoutument à considérer les résultats
d’une science matérielle comme les produits du beau n’a pas singulièrement, au bout d’un
certain temps, diminué la
faculté de juger et de sentir ce qu’il y a de
plus éthéré et de plus immatériel ?
Dans ces derniers temps nous avons entendu dire de mille manières différentes :
« Copiez la nature ; ne copiez que la nature. Il n’y a pas de plus grande
jouissance ni de plus beau triomphe qu’une copie excellente de la nature. »
Et
cette doctrine, ennemie de l’art, prétendait être appliquée non seulement à la peinture,
mais à tous les arts, même au roman, même à la poésie. A ces doctrinaires si satisfaits
de la nature un homme imaginatif aurait certainement eu le droit de répondre : « Je
trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne
me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la
trivialité positive. » Cependant il eût été plus philosophique de demander aux
doctrinaires en question, d’abord s’ils sont bien certains de l’existence de la nature
extérieure, ou, si cette question eût paru trop bien faite pour réjouir leur causticité,
s’ils sont bien sûrs de connaître toute la nature, tout ce qui est
contenu dans la nature. Un oui eût été la
plus fanfaronne et la plus
des réponses. Autant que j’ai pu comprendre ces singulières et avilissantes
divagations, la doctrine voulait dire, je lui fais l’honneur de croire qu’elle voulait
dire : L’artiste, le vrai artiste, le vrai poëte, ne doit peindre que selon qu’il voit
et qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature. Il
doit éviter comme la mort d’emprunter les yeux et les sentiments d’un autre homme, si
grand qu’il soit ; car alors les productions qu’il nous donnerait seraient, relativement
à lui, des mensonges, et non des réalités. Or, si les pédants dont je
parle (il y a de pédanterie même dans la bassesse), et qui ont des représentants
partout, cette théorie flattant également l’impuissance et la paresse, ne voulaient pas
que la chose fût entendue ainsi, croyons simplement qu’ils voulaient dire :
« Nous n’avons pas d’imagination, et nous décrétons que personne n’en
aura. »
Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à toutes les autres ;
elle les excite, elle les envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au point de
se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-même, et les hommes
qu’elle n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle malédiction qui
dessèche leurs productions comme le figuier de l’Evangile.
Elle est l’analyse, elle est la synthèse ; et cependant des hommes habiles dans
l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination.
Elle est cela, et elle n’est pas tout à fait cela.
Elle est la sensibilité,
et pourtant il y a des personnes très-sensibles, trop sensibles peut-être, qui en sont
privées. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du
contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la
métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés
suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme,
elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a créé le
monde (on peut bien dire cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste
qu’elle le gouverne. Que dit-on d’un guerrier sans imagination ? Qu’il peut faire un
excellent soldat, mais que, s’il commande des armées, il ne fera pas de conquêtes. Le
cas peut se comparer à celui d’un poëte ou d’un romancier qui enlèverait à l’imagination
le commandement des facultés pour le donner, par exemple, à la connaissance de la langue
ou à l’observation des faits. Que dit-on d’un diplomate sans imagination ? Qu’il peut
très-bien connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais qu’il ne
devinera pas les traités et les alliances contenus dans l’avenir. D’un savant sans
imagination ? Qu’il a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait être appris, mais
qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées. L’imagination est la reine du vrai,
et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement
apparentée avec l’infini.
Sans elle, toutes les facultés, si solides ou si aiguisées
qu’elles
soient, sont comme si elles n’étaient pas, tandis que la faiblesse de quelques facultés
secondaires, excitées par une imagination vigoureuse, est un malheur secondaire. Aucune
ne peut se passer d’elle, et elle peut suppléer quelques-unes. Souvent ce que celles-ci
cherchent et ne trouvent qu’après les essais successifs de plusieurs méthodes non
adaptées à la nature des choses, fièrement et simplement elle le devine. Enfin elle joue
un rôle puissant même dans la morale ; car, permettez-moi d’aller jusque-là, qu’est-ce
que la vertu sans imagination ? Autant dire la vertu sans la pitié, la vertu sans le
ciel ; quelque chose de dur, de cruel, de stérilisant, qui, dans certains pays, est
devenu la bigoterie, et dans certains autres le protestantisme.
Malgré tous les magnifiques privilèges que j’attribue à l’imagination, je ne ferai pas
à vos lecteurs l’injure de leur expliquer que mieux elle est secourue et plus elle est
puissante, et, que ce qu’il y a de plus fort dans les batailles avec l’idéal, c’est une
belle imagination disposant d’un immense magasin d’observations. Cependant, pour revenir
à ce que je disais tout à l’heure relativement à cette permission de suppléer que doit
l’imagination à son origine divine, je veux vous citer un exemple, un tout petit
exemple, dont vous ne ferez pas mépris, je l’espère. Croyez-vous que l’auteur d’Antony, du Comte Hermann, de Monte-Cristo, soit un savant ? Non, n’est-ce pas ? Croyez-vous qu’il soit versé
dans la pratique des arts, qu’il en ait fait une étude patiente ? Pas davantage. Cela
serait même,
je crois, antipathique à sa nature. Eh bien, il est un exemple
qui prouve que l’imagination, quoique non servie par la pratique et la connaissance des
termes techniques, ne peut pas proférer de sottises hérétiques en une matière qui est,
pour la plus grande partie, de son ressort. Récemment je me trouvais dans un wagon, et
je rêvais à l’article que j’écris présentement ; je rêvais surtout à ce singulier
renversement des choses qui a permis, dans un siècle, il est vrai, où, pour le châtiment
de l’homme, tout lui a été permis, de mépriser la plus honorable et la plus utile des
facultés morales, quand je vis, traînant sur un coussin voisin, un numéro égaré de l’Indépendance belge. Alexandre Dumas s’était chargé d’y faire le compte
rendu des ouvrages du Salon. La circonstance me commandait la
curiosité. Vous pouvez deviner quelle fut ma joie quand je vis mes rêveries pleinement
vérifiées par un exemple que me fournissait le hasard. Que cet homme, qui a l’air de
représenter la vitalité universelle, louât magnifiquement une époque qui fut pleine de
vie, que le créateur du drame romantique chantât, sur un ton qui ne manquait pas de
grandeur, je vous assure, le temps heureux où, à côté de la nouvelle école littéraire,
florissait la nouvelle école de peinture : Delacroix, les Devéria, Boulanger, Poterlet,
Bonington, etc., le beau sujet d’étonnement ! direz-vous. C’est bien là son affaire !
Laudator temporis acti ! Mais qu’il louât spirituellement Delacroix,
qu’il expliquât nettement le genre de folie de ses adversaires, et qu’il allât plus loin
même, jusqu’à
montrer en quoi péchaient les plus forts parmi les peintres
de la plus récente célébrité ; que lui, Alexandre Dumas, si abandonné, si coulant,
montrât si bien, par exemple, que Troyon n’a pas de génie et ce qui lui manque même pour
simuler le génie, dites-moi, mon cher ami, trouvez-vous cela aussi simple ? Tout cela,
sans doute, était écrit avec ce lâché dramatique dont il a pris
l’habitude en causant avec son innombrable auditoire ; mais cependant que de grâce et de
soudaineté dans l’expression du vrai ! Vous avez fait déjà ma conclusion : Si Alexandre
Dumas, qui n’est pas un savant, ne possédait pas heureusement une riche imagination, il
n’aurait dit que des sottises ; il a dit des choses sensées et les a bien dites, parce
que… (il faut bien achever) parce que l’imagination, grâce à sa nature suppléante,
contient l’esprit critique.
Il reste, cependant, à mes contradicteurs une ressource, c’est d’affirmer qu’Alexandre
Dumas n’est pas l’auteur de son Salon. Mais cette insulte est si
vieille et cette ressource si banale qu’il faut l’abandonner aux amateurs de friperie,
aux faiseurs de courriers et de chroniques. S’ils ne
l’ont pas déjà ramassée, ils la ramasseront.
Nous allons entrer plus intimement dans l’examen des fonctions de cette faculté cardinale (sa richesse ne rappelle-t-elle pas des idées de pourpre ?).
Je vous raconterai simplement ce que j’ai appris de la bouche d’un maître homme, et, de
même qu’à cette époque je vérifiais, avec la joie d’un homme qui s’instruit, ses
préceptes si simples sur toutes les peintures qui tombaient sous mon regard,
nous pourrons les appliquer successivement, comme une pierre de touche, sur quelques-uns
de nos peintres.
Hier soir, après vous avoir envoyé les dernières pages de ma lettre, où j’avais écrit,
mais non sans une certaine timidité : Comme l’imagination a créé le monde,
elle le gouverne, je feuilletais la Face Nocturne de la Nature
et je tombai sur ces lignes, que je cite uniquement parce qu’elles sont la paraphrase
justificative de la ligne qui m’inquiétait : « By
imagination, I do not simply mean to convey the common notion implied by that much
abused word, which is only fancy, but the constructive imagination, which is a much
higher function, and which, in as much as man is made in the likeness of God, hears
a distant relation to that sublime power by which the Creator projects, creates, and
upholds his universe. »
— « Par imagination, je ne veux pas
seulement exprimer l’idée commune impliquée dans ce mot dont on fait si grand abus,
laquelle est simplement fantaisie, mais bien l’imagination créatrice, qui est une
fonction beaucoup plus élevée, et
qui, en tant que l’homme est fait à la ressemblance de Dieu, garde un rapport éloigné
avec cette puissance sublime par laquelle le Créateur conçoit, crée et entretient son
univers. »
Je ne suis pas du tout honteux, mais au contraire très-heureux de
m’être rencontré avec cette excellente Mme Crowe, de qui j’ai toujours admiré la faculté
de croire, aussi développée en elle que chez d’autres la défiance.
Je disais que j’avais entendu, il y a longtemps déjà, un homme vraiment savant et
profond dans son art exprimer sur ce sujet les idées les plus vastes et cependant les
plus simples. Quand je le vis pour la première fois, je n’avais pas d’autre expérience
que celle que donne un amour excessif ni d’autre raisonnement que l’instinct. Il est
vrai que cet amour et cet instinct étaient passablement vifs ; car, très-jeunes, mes
yeux remplis d’images peintes ou gravées n’avaient jamais pu se rassasier, et je crois
que les mondes pourraient finir,
impavidum
ferient
, avant que je devienne iconoclaste. Evidemment il voulut être
plein d’indulgence et de complaisance ; car nous causâmes tout d’abord de lieux communs,
c’est-à-dire des questions les plus vastes et les plus profondes. Ainsi, de la nature,
par exemple. « La nature n’est qu’un dictionnaire »
, répétait-il
fréquemment. Pour bien comprendre l’étendue du sens impliqué dans cette phrase, il faut
se figurer les usages nombreux et ordinaires du dictionnaire. On y cherche le sens des
mots, la génération des mots,
l’étymologie des mots ; enfin on en
tous les éléments qui composent une phrase et un récit ; mais personne n’a jamais
considéré le dictionnaire comme une composition dans le sens poétique du mot. Les
peintres qui obéissent à l’imagination cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui
s’accordent à leur conception ; encore, en les ajustant, avec un certain art, leur
donnent-ils une physionomie toute nouvelle. Ceux qui n’ont pas d’imagination copient le
dictionnaire. Il en résulte un très-grand vice, le vice de la banalité, qui est plus
particulièrement propre à ceux d’entre les peintres que leur spécialité rapproche
davantage de la nature extérieure, par exemple les paysagistes, qui généralement
considèrent comme un triomphe de ne pas montrer leur personnalité. À force de
contempler, ils oublient de sentir et de penser.
Pour ce grand peintre, toutes les parties de l’art, dont l’un prend celle-ci et l’autre
celle-là pour la principale, n’étaient, ne sont, veux-je dire, que les très-humbles
servantes d’une faculté unique et supérieure.
Si une exécution très-nette est nécessaire, c’est pour que le langage du rêve soit
très-nettement traduit ; qu’elle soit très-rapide, c’est pour que rien ne se perde de
l’impression qui accompagnait la conception ; que l’attention de
l’artiste se porte même sur la propreté matérielle des outils, cela se conçoit sans
peine, toutes les précautions devant être prises pour rendre l’exécution agile et
décisive.
Dans une pareille méthode, qui est essentiellement
logique, tous les
personnages, leur disposition relative, le paysage ou l’intérieur qui leur sert de fond
ou d’horizon, leurs vêtements, tout enfin doit servir à illuminer l’idée génératrice et
porter encore sa couleur originelle, sa livrée pour ainsi dire. Comme un rêve est placé
dans une atmosphère qui lui est propre, de même une conception, devenue composition, a
besoin de se mouvoir dans un milieu coloré qui lui soit particulier. Il y a évidemment
un ton particulier attribué à une partie quelconque du tableau qui devient clef et qui
gouverne les autres. Tout le monde sait que le jaune, l’orangé, le rouge, inspirent et
représentent des idées de joie, de richesse, de gloire et d’amour ; mais il y a des
milliers d’atmosphères jaunes ou rouges, et toutes les autres couleurs seront affectées
logiquement et dans une quantité proportionnelle par l’atmosphère dominante. L’art du
coloriste tient évidemment par de certains côtés aux mathématiques et à la musique.
Cependant ses opérations les plus délicates se font par un sentiment auquel un long
exercice a donné une sûreté inqualifiable. On voit que cette grande loi d’harmonie
générale condamne bien des papillotages et bien des crudités, même chez les peintres les
plus illustres. Il y a des tableaux de Rubens qui non seulement font penser à un feu
d’artifice coloré, mais même à plusieurs feux d’artifice tirés sur le même emplacement.
Plus un tableau est grand, plus la touche doit être large, cela va sans dire ; mais il
est bon que les touches ne soient pas matériellement
fondues ; elles se
fondent naturellement à une distance voulue par la loi sympathique qui les a associées.
La couleur obtient ainsi plus d’énergie et de fraîcheur.
Un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme un
monde. De même que la création, telle que nous la voyons, est le résultat de plusieurs
créations dont les précédentes sont toujours complétées par la suivante ; ainsi un
tableau conduit harmoniquement consiste en une série de tableaux superposés, chaque
nouvelle couche donnant au rêve plus de réalité et le faisant monter d’un degré vers la
perfection. Tout au contraire, je me rappelle avoir vu dans les ateliers de Paul
Delaroche et d’Horace Vernet de vastes tableaux, non pas ébauchés, mais commencés,
c’est-à-dire absolument finis dans de certaines parties, pendant que certaines autres
n’étaient encore indiquées que par un contour noir ou blanc. On pourrait comparer ce
genre d’ouvrage à un travail purement manuel qui doit couvrir une certaine quantité
d’espace en un temps déterminé, ou à une longue route divisée en un grand nombre
d’étapes. Quand une étape est faite, elle n’est plus à faire, et quand toute la route
est parcourue, l’artiste est délivré de son tableau.
Tous ces préceptes sont évidemment modifiés plus ou moins par le tempérament varié des
artistes. Cependant je suis convaincu que c’est là la méthode la plus sûre pour les
imaginations riches. Conséquemment, de trop grands écarts faits hors de la méthode en
question témoignent d’une importance anormale et
injuste donnée à quelque
partie secondaire de l’art.
Je ne crains pas qu’on dise qu’il y a absurdité à supposer une même éducation appliquée
à une foule d’individus différents. Car il est évident que les rhétoriques et les
prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de
règles réclamées par l’organisation même de l’être spirituel. Et jamais les prosodies et
les rhétoriques n’ont empêché l’originalité de se produire distinctement. Le contraire,
à savoir qu’elles ont aidé l’éclosion de l’originalité, serait infiniment plus vrai.
Pour être bref, je suis obligé d’omettre une foule de corollaires résultant de la forme
principale, où est, pour ainsi dire, contenu tout le formulaire de la véritable
esthétique, et qui peut être exprimée ainsi : Tout l’univers visible n’est qu’un magasin
d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative ;
c’est une espèce de pâture que l’imagination doit digérer et transformer. Toutes les
facultés de l’âme humaine doivent être subordonnées à l’imagination, qui les met en
réquisition toutes à la fois. De même que bien connaître le dictionnaire n’implique pas
nécessairement la connaissance de l’art de la composition, et que l’art de la
composition lui-même n’implique pas l’imagination universelle, ainsi un bon peintre peut
n’être pas un grand peintre. Mais un grand peintre est forcément un bon peintre, parce
que l’imagination universelle renferme l’intelligence de tous les moyens et le désir de
les acquérir.
Il est évident que, d’après les notions que je viens d’élucider tant bien
que mal (il y aurait encore tant de choses à dire, particulièrement sur les parties
concordantes de tous les arts et les ressemblances dans leurs méthodes !), l’immense
classe des artistes, c’est-à-dire des hommes qui se sont voués à l’expression de l’art,
peut se diviser en deux camps bien distincts : celui-ci, qui s’appelle lui-même réaliste, mot à double entente et dont le sens n’est pas bien déterminé,
et que nous appellerons, pour mieux caractériser son erreur, un positiviste, dit : « Je veux représenter les choses telles qu’elles sont, ou
bien qu’elles seraient, en supposant que je n’existe pas. » L’univers sans l’homme. Et
celui-là, l’imaginatif, dit : « Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en
projeter le reflet sur les autres esprits. » Bien que ces deux méthodes absolument
contraires puissent agrandir ou amoindrir tous les sujets, depuis la scène religieuse
jusqu’au plus modeste paysage, toutefois l’homme d’imagination a dû généralement se
produire dans la peinture religieuse et dans la fantaisie, tandis que la peinture dite
de genre et le paysage devaient offrir en apparence de vastes ressources aux esprits
paresseux et difficilement excitables.
Outre les imaginatifs et les soi disant réalistes, il y a encore une classe d’hommes,
timides et obéissants, qui mettent tout leur orgueil à obéir à un code de fausse
dignité. Pendant que ceux-ci croient représenter la nature et que ceux-là veulent
peindre leur âme,
d’autres se conforment à des règles de pure convention,
tout à fait arbitraires, non tirées de l’âme humaine, et simplement imposées par la
routine d’un atelier célèbre. Dans cette classe très-nombreuse, mais si peu
intéressante, sont compris les faux amateurs de l’antique, les faux amateurs du style,
et en un mot tous les hommes qui par leur impuissance ont élevé le poncif aux honneurs
du style.
A chaque nouvelle exposition, les critiques remarquent que les peintures religieuses
font de plus en plus défaut. Je ne sais s’ils ont raison quant au nombre ; mais
certainement ils ne se trompent pas quant à la qualité. Plus d’un écrivain religieux,
naturellement enclin, comme les écrivains démocrates, à suspendre le beau à la croyance,
n’a pas manqué d’attribuer à l’absence de foi cette difficulté d’exprimer les choses de
la foi. Erreur qui pourrait être philosophiquement démontrée, si les faits ne nous
prouvaient pas suffisamment le contraire, et si l’histoire de la peinture ne nous
offrait pas des artistes impies et athées produisant d’excellentes œuvres religieuses.
Disons donc simplement que la religion étant la plus haute fiction de l’esprit humain (je parle exprès comme parlerait un athée professeur
de beaux-arts, et rien n’en doit être conclu contre ma foi), elle réclame de ceux qui se
vouent à l’expression de ses actes et de ses sentiments l’imagination la plus vigoureuse
et les efforts les plus tendus. Ainsi le personnage de Polyeucte exige du poëte et du
comédien une ascension spirituelle et un enthousiasme beaucoup plus vif que tel
personnage vulgaire épris d’une vulgaire créature de la terre, ou même qu’un héros
purement politique. La seule concession qu’on puisse raisonnablement faire aux partisans
de la théorie qui considère la foi comme l’unique source d’inspiration religieuse est
que le poëte, le comédien et l’artiste, au moment où ils exécutent l’ouvrage en
question, croient à la réalité de ce qu’ils représentent, échauffés qu’ils sont par la
nécessité. Ainsi l’art est le seul domaine spirituel où l’homme puisse dire : « Je
croirai si je veux, et, si je ne veux pas, je ne croirai pas. » La cruelle et humiliante
maxime :
Spiritus flat ubi vult
,
perd ses droits en matière d’art.
J’ignore si MM. Legros et Amand Gautier possèdent la foi comme l’entend l’Eglise, mais
très-certainement ils ont eu, en composant chacun un excellent ouvrage de piété, la foi
suffisante pour l’objet en vue. Ils ont prouvé que, même au xixe
siècle, l’artiste peut produire un bon tableau de religion, pourvu que
son imagination soit apte à s’élever jusque-là. Bien que les
peintures plus
importantes d’Eugène Delacroix nous attirent et nous réclament, j’ai trouvé bon, mon
cher M***, de citer tout d’abord deux noms inconnus ou peu connus. La fleur oubliée ou
ignorée ajoute à son parfum naturel le parfum paradoxal de son obscurité, et sa valeur
positive est augmentée par la joie de l’avoir découverte. J’ai peut-être tort d’ignorer
entièrement M. Legros, mais j’avouerai que je n’avais encore vu aucune production signée
de son nom. La première fois que j’aperçus son tableau, j’étais avec notre ami commun,
M. C…, dont j’attirai les yeux sur cette production si humble et si pénétrante. Il n’en
pouvait pas nier les singuliers mérites ; mais cet aspect villageois,
tout ce petit monde vêtu de velours, de coton, d’indienne et de cotonnade que l’Angelus rassemble le soir sous la voûte de l’église de nos grandes
villes, avec ses sabots et ses parapluies, tout voûté par le travail, tout ridé par
l’âge, tout parcheminé par la brûlure du chagrin, troublait un peu ses yeux, amoureux,
comme ceux d’un bon connaisseur, des beautés élégantes et mondaines. Il obéissait
évidemment à cette humeur française qui craint surtout d’être dupe, et qu’a si
cruellement raillée l’écrivain français qui en était le plus singulièrement obsédé.
Cependant l’esprit du vrai critique, comme l’esprit du vrai poëte, doit être ouvert à
toutes les beautés ; avec la même facilité il jouit de la grandeur éblouissante de César
triomphant et de la grandeur du pauvre habitant des faubourgs incliné sous le regard de
son Dieu. Comme les voilà bien
revenues et retrouvées les
sensations de rafraîchissement qui habitent les voûtes de l’église catholique, et
l’humilité qui jouit d’elle-même, et la confiance du pauvre dans le Dieu juste, et
l’espérance du secours, si ce n’est l’oubli des infortunes présentes ! Ce qui prouve que
M. Legros est un esprit vigoureux, c’est que l’accoutrement vulgaire de son sujet ne
nuit pas du tout à la grandeur morale du même sujet, mais qu’au contraire la trivialité
est ici comme un assaisonnement dans la charité et la tendresse. Par une association
mystérieuse que les esprits délicats comprendront, l’enfant grotesquement habillé, qui
tortille avec gaucherie sa casquette dans le temple de Dieu, m’a fait penser à l’âne de
Sterne et à ses macarons. Que l’âne soit comique en mangeant un gâteau, cela ne diminue
rien de la sensation d’attendrissement qu’on éprouve en voyant le misérable esclave de
la ferme cueillir quelques douceurs dans la main d’un philosophe. Ainsi l’enfant du
pauvre, tout embarrassé de sa contenance, goûte, en tremblant, aux confitures célestes.
J’oubliais de dire que l’exécution de cette œuvre pieuse est d’une remarquable
solidité ; la couleur un peu triste et la minutie des détails s’harmonisent avec le
caractère éternellement précieux de la dévotion. M. C… me fit
remarquer que les fonds ne fuyaient pas assez loin et que les personnages semblaient un
peu plaqués sur la décoration qui les entoure. Mais ce défaut, je l’avoue, en me
rappelant l’ardente naïveté des vieux tableaux, fut pour moi comme un charme de plus.
Dans une
œuvre moins intime et moins pénétrante, il n’eût pas été
tolérable.
M. Amand Gautier est l’auteur d’un ouvrage qui avait déjà, il y a quelques années,
frappé les yeux de la critique, ouvrage remarquable à bien des égards, refusé, je crois,
par le jury, mais qu’on put étudier aux vitres d’un des principaux marchands du
boulevard : je veux parler d’une cour d’un Hôpital de folles ; sujet
qu’il avait traité, non pas selon la méthode philosophique et germanique, celle de
Kaulbach, par exemple, qui fait penser aux catégories d’Aristote, mais avec le sentiment
dramatique français, uni à une observation fidèle et intelligente. Les amis de l’auteur
disent que tout dans l’ouvrage était minutieusement exact : têtes,
gestes, physionomies, et copié d’après la nature. Je ne le crois pas, d’abord parce que
j’ai surpris dans l’arrangement du tableau des symptômes du contraire, et ensuite parce
que ce qui est positivement et universellement exact n’est jamais admirable. Cette
année-ci, M. Amand Gautier a exposé un unique ouvrage qui porte simplement pour titre
les Sœurs de charité. Il faut une véritable puissance pour dégager la
poésie sensible contenue dans ces longs vêtements uniformes, dans ces coiffures rigides
et dans ces attitudes modestes et sérieuses comme la vie des personnes de religion. Tout
dans le tableau de M. Gautier concourt au développement de la pensée principale : ces
longs murs blancs, ces arbres correctement alignés, cette façade simple jusqu’à la
pauvreté, les attitudes droites
et sans coquetterie féminine, tout ce sexe
réduit à la discipline comme le soldat, et dont le visage brille tristement des pâleurs
rosées de la virginité consacrée, donnent la sensation de l’éternel, de l’invariable, du
devoir agréable dans sa monotonie. J’ai éprouvé, en étudiant cette toile peinte avec une
touche large et simple comme le sujet, ce je ne sais quoi que jettent dans l’âme
certains Lesueur et les meilleurs Philippe de Champagne, ceux qui expriment les
habitudes monastiques. Si, parmi les personnes qui me lisent, quelques-unes voulaient
chercher ces tableaux, je crois bon de les avertir qu’elles les trouveront au bout de la
galerie, dans la partie gauche du bâtiment, au fond d’un vaste salon carré où l’on a
interné une multitude de toiles innommables, soi-disant religieuses pour la plupart.
L’aspect de ce salon est si froid que les promeneurs y sont plus rares, comme dans un
coin de jardin que le soleil ne visite pas. C’est dans ce capharnaüm de faux ex-voto, dans cette immense voie lactée de plâtreuses sottises, qu’ont
été reléguées ces deux modestes toiles.
L’imagination de Delacroix ! Celle-là n’a jamais craint d’escalader les hauteurs
difficiles de la religion ; le ciel lui appartient, comme l’enfer, comme la guerre,
comme l’Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-poëte ! Il est bien un
des rares élus, et l’étendue de son esprit comprend la religion dans son domaine. Son
imagination, ardente comme les chapelles ardentes, brille de toutes les flammes et de
toutes les pourpres. Tout ce qu’il y a de douleur dans
la passion le
passionne ; tout ce qu’il y a de splendeur dans l’Église l’illumine. Il verse tour à
tour sur ses toiles inspirées le sang, la lumière et les ténèbres. Je crois qu’il
ajouterait volontiers, comme surcroît, son faste naturel aux majestés de l’Evangile.
J’ai vu une petite Annonciation, de Delacroix, où l’ange visitant
Marie n’était pas seul, mais conduit en cérémonie par deux autres anges, et l’effet de
cette cour céleste était puissant et charmant. Un de ses tableaux de jeunesse, le Christ aux Oliviers (« Seigneur, détournez de moi ce
calice »
, à Saint-Paul, rue Saint-Antoine), ruisselle de tendresse féminine et
d’onction poétique. La douleur et la pompe, qui éclatent si haut dans la religion, font
toujours écho dans son esprit.
Eh bien, mon cher ami, cet homme qui a lutté avec Scott, Byron, Goethe,
Shakspeare, Arioste, Tasse, Dante et l’Evangile, qui a illuminé l’histoire des rayons de
sa palette et versé sa fantaisie à flots dans nos yeux éblouis, cet homme, avancé dans
le nombre de ses jours, mais marqué d’une opiniâtre jeunesse, qui depuis l’adolescence a
consacré tout son temps à exercer sa main, sa mémoire et ses yeux pour préparer des
armes plus sûres à son imagination, ce génie a trouvé récemment un professeur pour lui
enseigner son art, dans un jeune chroniqueur dont le sacerdoce s’était
jusque-là borné à rendre compte de la robe de madame une telle au dernier bal de l’Hôtel
de ville. Ah ! les chevaux roses, ah ! les paysans lilas, ah ! les fumées rouges (quelle audace, une fumée
rouge !), ont
été traités d’une verte façon. L’œuvre de
Delacroix a été mis en poudre et jeté aux quatre vents du ciel. Ce genre d’articles,
parlé d’ailleurs dans tous les salons bourgeois, commence invariablement par ces mots :
« Je dois dire que je n’ai pas la prétention d’être un connaisseur, les
mystères de la peinture me sont lettre close, mais cependant »
, etc. (en ce cas, pourquoi en parler ?) et finit
généralement par une phrase pleine d’aigreur qui équivaut à un regard d’envie jeté sur
les bienheureux qui comprennent l’incompréhensible.
Qu’importe, me direz-vous, qu’importe la sottise si le génie triomphe ? Mais, mon cher,
il n’est pas superflu de mesurer la force de résistance à laquelle se heurte le génie,
et toute l’importance de ce jeune chroniqueur se réduit, mais c’est bien suffisant, à
représenter l’esprit moyen de la bourgeoisie. Songez donc que cette comédie se joue
contre Delacroix depuis 1822, et que depuis cette époque, toujours exact au rendez-vous,
notre peintre nous a donné à chaque exposition plusieurs tableaux parmi lesquels il y
avait au moins un chef-d’œuvre, montrant infatigablement, pour me servir de l’expression
polie et indulgente de M. Thiers, « cet élan de la supériorité qui ranime les
espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le
reste. »
Et il ajoutait plus loin : « Je ne sais quel souvenir
des grands artistes me saisit à l’aspect de ce tableau (Dante et Virgile). Je retrouve cette puissance sauvage ; ardente, mais
naturelle, qui cède sans effort à son propre entraînement… Je ne crois pas m’y
tromper, M. Delacroix a
reçu le génie ; qu’il avance
avec assurance, qu’il se livre aux immenses travaux, condition indispensable du talent… »
Je ne sais pas combien de fois dans
sa vie M. Thiers a été prophète, mais il le fut ce jour-là. Delacroix s’est livré aux
immenses travaux, et il n’a pas désarmé l’opinion. À voir cet
épanchement majestueux, intarissable, de peinture, il serait facile de deviner l’homme à
qui j’entendais dire un soir : « Comme tous ceux de mon âge, j’ai connu plusieurs
passions ; mais ce n’est que dans le travail que je me suis senti parfaitement
heureux. »
Pascal dit que les toges, la pourpre et les panaches ont été
très-heureusement inventés pour imposer au vulgaire, pour marquer d’une étiquette ce
qui est vraiment respectable
; et cependant les distinctions officielles dont
Delacroix a été l’objet n’ont pas fait taire l’ignorance. Mais à bien regarder la chose,
pour les gens qui, comme moi, veulent que les affaires d’art ne se traitent qu’entre
aristocrates et qui croient que c’est la rareté des élus qui fait le paradis, tout est
ainsi pour le mieux. Homme privilégié ! la Providence lui garde des ennemis en réserve.
Homme heureux parmi les heureux ! non seulement son talent triomphe des obstacles, mais
il en fait naître de nouveaux pour en triompher encore ! Il est aussi grand que les
anciens, dans un siècle et dans un pays où les anciens n’auraient pas pu vivre. Car,
lorsque j’entends porter jusqu’aux étoiles des hommes comme Raphaël et Véronèse, avec
une intention visible de diminuer le mérite qui s’est produit après eux, tout en
accordant mon enthousiasme
à ces grandes ombres qui n’en ont pas besoin, je
me demande si un mérite, qui est au moins l’égal du leur (admettons un
instant, par pure complaisance, qu’il lui soit inférieur), n’est pas infiniment plus méritant, puisqu’il s’est victorieusement développé dans une atmosphère
et un terroir hostiles ? Les nobles artistes de la Renaissance eussent été bien
coupables de n’être pas grands, féconds et sublimes, encouragés et excités qu’ils
étaient par une compagnie illustre de seigneurs et de prélats, que dis-je ? par la
multitude elle-même qui était artiste en ces âges d’or ! Mais l’artiste moderne qui
s’est élevé très-haut malgré son siècle, qu’en dirons-nous, si ce
n’est de certaines choses que ce siècle n’acceptera pas, et qu’il faut laisser dire aux
âges futurs ?
Pour revenir aux peintures religieuses, dites-moi si vous vîtes jamais mieux exprimée
la solennité nécessaire de la Mise au tombeau. Croyez-vous sincèrement
que Titien eût inventé cela ? Il eût conçu, il a conçu la chose autrement ; mais je
préfère cette manière-ci. Le décor, c’est le caveau lui-même, emblème de la vie
souterraine que doit mener longtemps la religion nouvelle ! Au dehors, l’air et la
lumière qui glisse en rampant dans la spirale. La Mère va s’évanouir,
elle se soutient à peine ! Remarquons en passant qu’Eugène Delacroix, au lieu de faire
de la très-sainte Mère une femmelette d’album, lui donne toujours un geste et une
ampleur tragiques qui conviennent parfaitement à cette reine des mères. Il est
impossible qu’un amateur un peu poëte ne sente pas son imagination frappée, non pas
d’une impression historique, mais d’une impression poétique, religieuse,
universelle, en contemplant ces quelques hommes qui descendent soigneusement le cadavre
de leur Dieu au fond d’une crypte, dans ce sépulcre que le monde adorera, « le
seul
, dit superbement René, qui n’aura rien à rendre à la fin des
siècles ! »
Le Saint Sébastien est une merveille non pas seulement comme
peinture, c’est aussi un délice de tristesse. La Montée au Calvaire
est une composition compliquée, ardente et savante. « Elle
devait
, nous dit l’artiste qui connaît son monde,
être exécutée dans de grandes proportions à Saint-Sulpice, dans la chapelle
des fonts baptismaux, dont la destination a été changée. »
Bien qu’il eût pris
toutes ses précautions, disant clairement au public : « Je veux vous montrer le
projet, en petit, d’un très-grand travail qui m’avait été confié »
, les
critiques n’ont pas manqué, comme à l’ordinaire, pour lui reprocher de ne savoir peindre
que des esquisses !
Le voilà couché sur des verdures sauvages, avec une mollesse et une tristesse
féminines, le poëte illustre qui enseigna l’art d’aimer. Ses grands
amis de Rome sauront-ils vaincre la rancune impériale ? Retrouvera-t-il un jour les
somptueuses voluptés de la prodigieuse cité ? Non, de ces pays sans gloire s’épanchera
vainement le long et mélancolique fleuve des Tristes ; ici il vivra,
ici il mourra. « Un jour, ayant passé l’Ister vers son embouchure et étant un peu
écarté de la troupe des chasseurs, je me trouvais à la vue des flots du Pont-Euxin. Je
découvris un tombeau de pierre, sur lequel
croissait un laurier.
J’arrachai les herbes qui couvraient quelques lettres latines, et bientôt je parvins à
lire ce premier vers des élégies d’un poëte infortuné :
— « Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi. »
« Je ne saurais vous peindre ce que j’éprouvai en retrouvant au fond de ce
désert le tombeau d’Ovide. Quelles tristes réflexions ne fis-je point sur les peines
de l’exil, qui étaient aussi les miennes, et sur l’inutilité des talents pour le
bonheur ! Rome, qui jouit aujourd’hui des tableaux du plus ingénieux de ses poëtes,
Rome a vu couler vingt ans, d’un œil sec, les larmes d’Ovide. Ah ! moins ingrats que
les peuples d’Ausonie, les sauvages habitants des bords de l’Ister se souviennent
encore de l’Orphée qui parut dans leurs forêts ! Ils viennent danser autour de ses
cendres ; ils ont même retenu quelque chose de son langage : tant leur est douce la
mémoire de ce Romain qui s’accusait d’être le barbare, parce qu’il n’était pas entendu
du Sarmate ! »
Ce n’est pas sans motif que j’ai cité, à propos d’Ovide, ces réflexions d’Eudore. Le
ton mélancolique du poëte des Martyrs s’adapte à ce tableau, et la
tristesse languissante du prisonnier chrétien s’y réfléchit heureusement. Il y a là
l’ampleur de touche et de sentiments qui caractérisait la plume qui a écrit les Natchez ; et je reconnais, dans la sauvage idylle d’Eugène Delacroix,
une histoire parfaitement belle parce qu’il y a mis la fleur du désert, la grâce de la cabane et une simplicité à conter la douleur que je ne
me flatte pas d’avoir
conservées
. Certes je n’essayerai pas de traduire avec ma
plume la volupté si triste qui s’exhale de ce verdoyant exil. Le catalogue, parlant ici
la langue si nette et si brève des notices de Delacroix, nous dit simplement, et cela
vaut mieux : « Les uns l’examinent avec curiosité, les autres lui font accueil à
leur manière, et lui offrent des fruits sauvages et du lait de jument. »
Si
triste qu’il soit, le poëte des élégances n’est pas insensible à cette grâce barbare, au
charme de cette hospitalité rustique. Tout ce qu’il y a dans Ovide de délicatesse et de
fertilité a passé dans la peinture de Delacroix ; et, comme l’exil a donné au brillant
poëte la tristesse qui lui manquait, la mélancolie a revêtu de son vernis enchanteur le
plantureux paysage du peintre. Il m’est impossible de dire : Tel tableau de Delacroix
est le meilleur de ses tableaux ; car c’est toujours le vin du même tonneau, capiteux,
exquis, sui generis, mais on peut dire qu’Ovide chez les
Scythes est une de ces étonnantes œuvres comme Delacroix seul sait les concevoir
et les peindre. L’artiste qui a produit cela peut se dire un homme heureux, et heureux
aussi se dira celui qui pourra tous les jours en rassasier son regard. L’esprit s’y
enfonce avec une lente et gourmande volupté, comme dans le ciel, dans l’horizon de la
mer, dans des yeux pleins de pensée, dans une tendance féconde et grosse de rêverie. Je
suis convaincu que ce tableau a un charme tout particulier pour les esprits délicats ;
je jurerais presque qu’il a dû plaire plus que d’autres, peut-être, aux tempéraments
nerveux
et poétiques, à M. Fromentin, par exemple, dont j’aurai le plaisir
de vous entretenir tout à l’heure.
Je tourmente mon esprit pour en arracher quelque formule qui exprime bien la spécialité d’Eugène Delacroix. Excellent dessinateur, prodigieux
coloriste, compositeur ardent et fécond, tout cela est évident, tout cela a été dit.
Mais d’où vient qu’il produit la sensation de nouveauté ? Que nous donne-t-il de plus
que le passé ? Aussi grand que les grands, aussi habile que les habiles, pourquoi nous
plaît-il davantage ? On pourrait dire que, doué d’une plus riche imagination, il exprime
surtout l’intime du cerveau, l’aspect étonnant des choses, tant son ouvrage garde
fidèlement la marque et l’humeur de sa conception. C’est l’infini dans le fini. C’est le
rêve ! et je n’entends pas par ce mot les capharnaüms de la nuit, mais la vision
produite par une intense méditation, ou, dans les cerveaux moins fertiles, par un
excitant artificiel. En un mot, Eugène Delacroix peint surtout l’âme
dans ses belles heures. Ah ! mon cher ami, cet homme me donne quelquefois l’envie de
durer autant qu’un patriarche, ou, malgré tout ce qu’il faudrait de courage à un mort
pour consentir à revivre (« Rendez-moi aux enfers ! »
disait l’infortuné
ressuscité par la sorcière thessalienne), d’être ranimé à temps pour assister aux
enchantements et aux louanges qu’il excitera dans l’âge futur. Mais à quoi bon ? Et
quand ce vœu puéril serait exaucé, de voir une prophétie réalisée, quel bénéfice en
tirerais-je, si ce n’est la honte de reconnaître
que j’étais une âme faible
et possédée du besoin de voir approuver ses convictions ?
L’esprit français épigrammatique, combiné avec un élément de pédanterie, destiné à
relever d’un peu de sérieux sa légèreté naturelle, devait engendrer une école que
Théophile Gautier, dans sa bénignité, appelle poliment l’école néo-grecque, et que je
nommerai, si vous le voulez bien, l’école des pointus. Ici l’érudition
a pour but de déguiser l’absence d’imagination. La plupart du temps, il ne s’agit dès
lors que de transporter la vie commune et vulgaire dans un cadre grec ou romain. Dézobry
et Barthélemy seront ici d’un grand secours, et des pastiches des fresques d’Herculanum,
avec leurs teintes pâles obtenues par des frottis impalpables, permettront au peintre
d’esquiver toutes les difficultés d’une peinture riche et solide. Ainsi d’un côté le
bric-à-brac (élément sérieux), de l’autre la transposition des vulgarités de la vie dans
le régime antique (élément de surprise et de succès), suppléeront désormais à toutes les
conditions requises pour la bonne peinture. Nous verrons donc des moutards antiques
jouer à la balle antique et au cerceau antique, avec d’antiques poupées et
d’antiques joujoux ; des bambins idylliques jouer à la madame et au monsieur (Ma sœur n’y est pas) ; des amours enfourchant des bêtes aquatiques (Décoration pour une salle de bains) et des Marchandes
d’amour à foison, qui offriront leur marchandise suspendue par les ailes, comme
un lapin par les oreilles, et qu’on devrait renvoyer à la place de la Morgue, qui est le
lieu où se fait un abondant commerce d’oiseaux plus naturels. L’Amour, l’inévitable
Amour, l’immortel Cupidon des confiseurs, joue dans cette école un rôle dominateur et
universel. Il est le président de cette république galante et minaudière. C’est un
poisson qui s’accommode à toutes les sauces. Ne sommes-nous pas cependant bien las de
voir la couleur et le marbre prodigués en faveur de ce vieux polisson, ailé comme un
insecte, ou comme un canard, que Thomas Hood nous montre accroupi, et, comme un
impotent, écrasant de sa molle obésité le nuage qui lui sert de coussin ? De sa main
gauche il tient en manière de sabre son arc appuyé contre sa cuisse ; de la droite il
exécute avec sa flèche le commandement : Portez armes ! sa chevelure est frisée dru
comme une perruque de cocher ; ses joues rebondissantes oppriment ses narines et ses
yeux ; sa chair, ou plutôt sa viande, capitonnée, tubuleuse et soufflée, comme les
graisses suspendues aux crochets des bouchers, est sans doute distendue par les soupirs
de l’idylle universelle ; à son dos montagneux sont accrochées deux ailes de
papillon.
« Est-ce bien là l’incube qui oppresse le sein des belles ?… Ce personnage est-il le
partenaire disproportionné pour lequel soupire Pastorella, dans la plus étroite des
couchettes virginales ? La platonique Amanda (qui est tout âme), fait-elle donc, quand
elle disserte sur l’Amour, allusion à cet être trop palpable, qui est tout corps ? Et
Bélinda croit-elle, en vérité, que ce Sagittaire ultra-substantiel puisse être
embusqué dans son dangereux œil bleu ?
« La légende raconte qu’une fille de Provence s’amouracha de la statue d’Apollon et
en mourut. Mais demoiselle passionnée délira-t-elle jamais et se dessécha-t-elle
devant le piédestal de cette monstrueuse figure ? ou plutôt ne serait-ce pas un
emblème indécent qui servirait à expliquer la timidité et la résistance proverbiale
des filles à l’approche de l’Amour ?
Je crois facilement qu’il lui faut tout un cœur pour lui tout
seul ; car il doit le bourrer jusqu’à la réplétion. Je crois à sa confiance ; car il a l’air sédentaire et peu propre à la marche. Qu’il soit
prompt à fondre, cela tient à sa graisse, et s’il brûle avec flamme, il en est de même de tous les corps gras. Il a des langueurs comme tous les corps d’un pareil tonnage, et il est naturel
qu’un si gros soufflet soupire.
« Je ne nie pas qu’il s’agenouille aux pieds des dames, puisque
c’est la posture des éléphants ; qu’il jure que cet hommage sera éternel ; certes il serait malaisé de concevoir qu’il en fût
autrement. Qu’il meure, je n’en fais aucun doute, avec une pareille
corpulence et un cou si court ! S’il est aveugle,
c’est l’enflure de sa joue de cochon qui lui bouche la vue. Mais qu’il loge dans l’œil
bleu de Bélinda, ah ! je me sens hérétique, je ne le croirai jamais ; car elle n’a
jamais eu une étable31 dans l’œil ! »
Cela est doux à lire, n’est-ce pas ? et cela nous venge un peu de ce gros poupard troué
de fossettes qui représente l’idée populaire de l’Amour. Pour moi, si j’étais invité à
représenter l’Amour, il me semble que je le peindrais sous la forme d’un cheval enragé
qui dévore son maître, ou bien d’un démon aux yeux cernés par la débauche et l’insomnie,
traînant, comme un spectre ou un galérien, des chaînes bruyantes à ses chevilles, et
secouant d’une main une fiole de poison, de l’autre le poignard sanglant du crime.
L’école en question, dont le principal caractère (à mes yeux) est un perpétuel
agacement, touche à la fois au proverbe, au rébus et au vieux-neuf. Comme rébus, elle
est, jusqu’à présent, restée inférieure à L’Amour fait passer le Temps
et Le Temps fait passer l’Amour, qui ont le mérite d’un rébus sans
pudeur, exact et irréprochable. Par sa manie d’habiller à l’antique la vie triviale
moderne, elle commet sans cesse ce que j’appellerais volontiers une caricature à
l’inverse. Je crois lui rendre un grand service en lui indiquant, si elle veut devenir
plus agaçante encore, le
petit livre de M. Edouard Fournier comme une
source inépuisable de sujets. Revêtir des costumes du passé toute l’histoire, toutes les
professions et toutes les industries modernes, voilà, je pense, pour la peinture, un
infaillible et infini moyen d’étonnement. L’honorable érudit y prendra lui-même quelque
plaisir.
Il est impossible de méconnaître chez M. Gérome de nobles qualités, dont les premières
sont la recherche du nouveau et le goût des grands sujets ; mais son originalité (si
toutefois il y a originalité) est souvent d’une nature laborieuse et à peine visible.
Froidement il réchauffe les sujets par de petits ingrédients et par des expédients
puérils. L’idée d’un combat de coqs appelle naturellement le souvenir de Manille ou de
l’Angleterre. M. Gérome essayera de surprendre notre curiosité en transportant ce jeu
dans une espèce de pastorale antique. Malgré de grands et nobles efforts, le Siècle d’Auguste, par exemple, — qui est encore une preuve de cette
tendance française de M. Gérome à chercher le succès ailleurs que dans la seule
peinture, — il n’a été jusqu’à présent, et ne sera, ou du moins cela est fort à
craindre, que le premier des esprits pointus. Que ces jeux romains soient exactement
représentés ; que la couleur locale soit scrupuleusement observée, je n’en veux point
douter ; je n’élèverai pas à ce sujet le moindre soupçon (cependant, puisque voici le
rétiaire, où est le mirmillon ?) ; mais baser un succès sur de pareils éléments,
n’est-ce pas jouer un jeu, sinon déloyal, au moins dangereux, et susciter
une résistance méfiante chez beaucoup de gens qui s’en iront hochant la tête et se
demandant s’il est bien certain que les choses se passassent absolument ainsi ? En
supposant même qu’une pareille critique soit injuste (car on reconnaît généralement chez
M. Gérome un esprit curieux du passé et avide d’instruction), elle est la punition
méritée d’un artiste qui substitue l’amusement d’une page érudite aux jouissances de la
pure peinture. La facture de M. Gérome, il faut bien le dire, n’a jamais été forte ni
originale. Indécise, au contraire, et faiblement caractérisée, elle a toujours oscillé
entre Ingres et Delaroche. J’ai d’ailleurs à faire un reproche plus vif au tableau en
question. Même pour montrer l’endurcissement dans le crime et dans la débauche, même
pour nous faire soupçonner les bassesses secrètes de la goinfrerie, il n’est pas
nécessaire de faire alliance avec la caricature, et je crois que l’habitude du
commandement, surtout quand il s’agit de commander au monde, donne, à défaut de vertus,
une certaine noblesse d’attitude dont s’éloigne beaucoup trop ce soi-disant César, ce
boucher, ce marchand de vins obèse, qui tout au plus pourrait, comme le suggère sa pose
satisfaite et provocante, aspirer au rôle de directeur du journal des Ventrus et des satisfaits.
Le Roi Candaule est encore un piège et une distraction. Beaucoup de
gens s’extasient devant le mobilier et la décoration du lit royal ; voilà donc une
chambre à coucher asiatique ! quel triomphe ! Mais est-il bien vrai que la terrible
reine, si jalouse d’elle-même, qui
se sentait autant souillée par le regard
que par la main, ressemblât à cette plate marionnette ? Il y a, d’ailleurs, un grand
danger dans un tel sujet, situé à égale distance du tragique et du comique. Si Tanecdote
asiatique n’est pas traitée d’une manière asiatique, funeste, sanglante, elle suscitera
toujours le comique ; elle appellera invariablement dans l’esprit les polissonneries des
Baudouin et des Biard du dix-huitième siècle, où une porte entrebâillée permet à deux
yeux écarquillés de surveiller le jeu d’une seringue entre les appas exagérés d’une
marquise.
Jules César ! quelle splendeur de soleil couché le nom de cet homme jette dans
l’imagination ! Si jamais homme sur la terre a ressemblé à la Divinité, ce fut César.
Puissant et séduisant ! brave, savant et généreux ! Toutes les forces, toutes les
gloires et toutes les élégances ! Celui dont la grandeur dépassait toujours la victoire,
et qui a grandi jusque dans la mort ; celui dont la poitrine, traversée par le couteau,
ne donnait passage qu’au cri de l’amour paternel, et qui trouvait la blessure du fer
moins cruelle que la blessure de l’ingratitude ! Certainement, cette fois, l’imagination
de M. Gérome a été enlevée ; elle subissait une crise heureuse quand elle a conçu son
César seul, étendu devant son trône culbuté, et ce cadavre de Romain
qui fut pontife, guerrier, orateur, historien et maître du monde, remplissant une salle
immense et déserte. On a critiqué cette manière de montrer le sujet ; on ne saurait trop
la louer. L’effet en est vraiment grand.
Ce terrible résumé suffit. Nous
savons tous assez l’histoire romaine pour nous figurer tout ce qui est sous-entendu, le
désordre qui a précédé et le tumulte qui a suivi. Nous devinons Rome derrière cette
muraille, et nous entendons les cris de ce peuple stupide et délivré, à la fois ingrat
envers la victime et envers l’assassin : « Faisons Brutus César ! »
Reste
à expliquer, relativement à la peinture elle-même, quelque chose d’inexplicable. César
ne peut pas être un maugrabin ; il avait la peau très-blanche ; il n’est pas puéril,
d’ailleurs, de rappeler que le dictateur avait autant de soin de sa personne qu’un dandy
raffiné. Pourquoi donc cette couleur terreuse dont la face et le bras sont revêtus ?
J’ai entendu alléguer le ton cadavéreux dont la mort frappe les visages. Depuis combien
de temps, en ce cas, faut-il supposer que le vivant est devenu cadavre ? Les promoteurs
d’une pareille excuse doivent regretter la putréfaction. D’autres se contentent de faire
remarquer que le bras et la tête sont enveloppés par l’ombre. Mais cette excuse
impliquerait que M. Gérome est incapable de représenter une chair blanche dans une
pénombre, et cela n’est pas croyable. J’abandonne donc forcément la recherche de ce
mystère. Telle qu’elle est, et avec tous ses défauts, cette toile est la meilleure et
incontestablement la plus frappante qu’il nous ait montrée depuis longtemps.
Les victoires françaises engendrent sans cesse un grand nombre de peintures militaires.
J’ignore ce que
vous pensez, mon cher M***, de la peinture militaire
considérée comme métier et spécialité. Pour moi, je ne crois pas que le patriotisme
commande le goût du faux ou de l’insignifiant. Ce genre de peinture, si l’on y veut bien
réfléchir, exige la fausseté ou la nullité. Une bataille vraie n’est pas un tableau ;
car, pour être intelligible et conséquemment intéressante comme bataille, elle ne peut être représentée que par des lignes blanches, bleues ou
noires, simulant les bataillons en ligne. Le terrain devient, dans une composition de ce
genre comme dans la réalité, plus important que les hommes. Mais, dans de pareilles
conditions, il n’y a plus de tableau, ou du moins il n’y a qu’un tableau de tactique et
de topographie. M. Horace Vernet crut une fois, plusieurs fois même, résoudre la
difficulté par une série d’épisodes accumulés et juxtaposés. Dès lors, le tableau, privé
d’unité, ressemble à ces mauvais drames où une surcharge d’incidents parasites empêche
d’apercevoir l’idée mère, la conception génératrice. Donc, en dehors du tableau fait
pour les tacticiens et les topographes, que nous devons exclure de l’art pur, un tableau
militaire n’est intelligible et intéressant qu’à la condition d’être un
simple épisode de la vie militaire. Ainsi l’a très-bien compris M. Pils, par
exemple, dont nous avons souvent admiré les spirituelles et solides compositions ;
ainsi, autrefois, Charlet et Raffet. Mais même dans le simple épisode, dans la simple
représentation d’une mêlée d’hommes sur un petit espace déterminé, que de faussetés, que
d’exagérations et quelle monotonie l’œil du spectateur a souvent à
souffrir ! J’avoue que ce qui m’afflige le plus en ces sortes de spectacles, ce n’est
pas cette abondance de blessures, cette prodigalité hideuse de membres écharpés, mais
bien l’immobilité dans la violence et l’épouvantable et froide grimace d’une fureur
stationnaire. Que de justes critiques ne pourrait-on pas faire encore ! D’abord ces
longues bandes de troupes monochromes, telles que les habillent les gouvernements
modernes, supportent difficilement le pittoresque, et les artistes, à leurs heures
belliqueuses, cherchent plutôt dans le passé, comme l’a fait M. Penguilly dans le Combat des Trente, un prétexte plausible pour développer une belle
variété d’armes et de costumes. Il y a ensuite dans le cœur de l’homme un certain amour
de la victoire exagéré jusqu’au mensonge, qui donne souvent à ces toiles un faux air de
plaidoiries. Cela n’est pas peu propre à refroidir, dans un esprit raisonnable, un
enthousiasme d’ailleurs tout prêt à éclore. Alexandre Dumas, pour avoir à ce sujet
rappelé récemment la fable : Ah ! si les lions savaient peindre !
s’est attiré une verte remontrance d’un de ses confrères. Il est juste de dire que le
moment n’était pas très-bien choisi, et qu’il aurait dû ajouter que tous les peuples
étalent naïvement le même défaut sur leurs théâtres et dans leurs musées. Voyez, mon
cher, jusqu’à quelle folie une passion exclusive et étrangère aux arts peut entraîner un
écrivain patriote : je feuilletais un jour un recueil célèbre représentant
les victoires françaises accompagnées d’un texte. Une de ces estampes figurait la
conclusion d’un traité de paix. Les personnages français, bottés, éperonnés, hautains,
insultaient presque du regard des diplomates humbles et embarrassés ; et le texte louait
l’artiste d’avoir su exprimer chez les uns la vigueur morale par l’énergie des muscles,
et chez les autres la lâcheté et la faiblesse par une rondeur de formes toute féminine !
Mais laissons de côté ces puérilités, dont l’analyse trop longue est un hors-d’œuvre, et
n’en tirons que cette morale, à savoir, qu’on peut manquer de pudeur même dans
l’expression des sentiments les plus nobles et les plus magnifiques.
Il y a un tableau militaire que nous devons louer, et avec tout notre zèle ; mais ce
n’est point une bataille ; au contraire, c’est presque une pastorale. Vous avez déjà
deviné que je veux parler du tableau de M. Tabar. Le livret dit simplement : Guerre de Crimée, Fourrageurs. Que de verdure, et quelle belle verdure,
doucement ondulée suivant le mouvement des collines ! L’âme respire ici un parfum
compliqué ; c’est la fraîcheur végétale, c’est la beauté tranquille d’une nature qui
fait rêver plutôt que penser, et en même temps c’est la contemplation de cette vie
ardente, aventureuse, où chaque journée appelle un labeur différent. C’est une idylle
traversée par la guerre. Les gerbes sont empilées ; la moisson nécessaire est faite et
l’ouvrage est sans doute fini, car le clairon jette au milieu des airs un rappel
retentissant. Les soldats
reviennent par bandes, montant et descendant les
ondulations du terrain avec une désinvolture nonchalante et régulière. Il est difficile
de tirer un meilleur parti d’un sujet aussi simple ; tout y est poétique, la nature et
l’homme ; tout y est vrai et pittoresque, jusqu’à la ficelle ou à la bretelle unique qui
soutient çà et là le pantalon rouge. L’uniforme égaye ici, avec l’ardeur du coquelicot
ou du pavot, un vaste océan de verdure. Le sujet, d’ailleurs, est d’une nature
suggestive ; et, bien que la scène se passe en Crimée, avant d’avoir ouvert le
catalogue, ma pensée, devant cette armée de moissonneurs, se porta d’abord vers nos
troupes d’Afrique, que l’imagination se figure toujours si prêtes à tout, si
industrieuses, si véritablement romaines.
Ne vous étonnez pas de voir un désordre apparent succéder pendant quelques pages à la
méthodique allure de mon compte rendu. J’ai dans le triple titre de ce chapitre adopté
le mot fantaisie non sans quelque raison. Peinture de
genre implique un certain prosaïsme, et peinture romanesque,
qui remplissait un peu mieux mon idée, exclut l’idée du fantastique. C’est dans ce genre
surtout qu’il faut choisir avec sévérité ; car la fantaisie est d’autant plus dangereuse
qu’elle est plus facile et plus ouverte ; dangereuse comme la poésie en prose, comme le
roman, elle ressemble à l’amour qu’inspire une prostituée et qui tombe bien vite dans la
puérilité ou dans la bassesse ; dangereuse comme toute liberté absolue. Mais la
fantaisie est vaste comme l’univers multiplié par tous les êtres pensants qui l’habitent
. Elle est la première chose venue interprétée par le premier venu ; et,
si celui-là n’a pas l’âme qui jette une lumière magique et surnaturelle sur l’obscurité
naturelle des choses, elle est une inutilité horrible, elle est la première venue
souillée par le premier venu. Ici donc, plus d’analogie, sinon de hasard ; mais au
contraire trouble et contraste, un champ bariolé par l’absence d’une culture
régulière.
En passant, nous pouvons jeter un regard d’admiration et presque de regret sur les
charmantes productions de quelques hommes qui, dans l’époque de noble renaissance dont
j’ai parlé au début de ce travail, représentaient le joli, le précieux, le délicieux,
Eugène Lami qui, à travers ses paradoxaux petits personnages, nous fait voir un monde et
un goût disparus, et Wattier, ce savant qui a tant aimé Watteau. Cette époque était si
belle et si féconde, que les artistes en ce temps-là n’oubliaient aucun besoin de
l’esprit. Pendant qu’Eugène Delacroix et Devéria créaient le grand et le pittoresque,
d’autres, spirituels et nobles dans la petitesse, peintres du boudoir et de la beauté
légère, augmentaient incessamment l’album actuel de l’élégance idéale. Cette renaissance
était grande en tout, dans l’héroïque et dans la vignette. Dans de plus fortes
proportions aujourd’hui, M. Chaplin, excellent peintre d’ailleurs, continue quelquefois,
mais avec un peu de lourdeur, ce culte du joli ; cela sent moins le monde et un peu plus
l’atelier. M. Nanteuil est un des plus nobles, des plus assidus producteurs qui honorent
la
seconde phase de cette époque. Il a mis un doigt d’eau dans son vin ;
mais il peint et il compose toujours avec énergie et imagination. Il y a une fatalité
dans les enfants de cette école victorieuse. Le romantisme est une grâce, céleste ou
infernale, à qui nous devons des stigmates éternels. Je ne puis jamais contempler la
collection des ténébreuses et blanches vignettes dont Nanteuil illustrait les ouvrages
des auteurs, ses amis, sans sentir comme un petit vent frais qui fait se hérisser le
souvenir. Et M. Baron, n’est-ce pas là aussi un homme curieusement doué, et, sans
exagérer son mérite outre mesure, n’est-il pas délicieux de voir tant de facultés
employées dans de capricieux et modestes ouvrages ? Il compose admirablement, groupe
avec esprit, colore avec ardeur, et jette une flamme amusante dans tous ses drames ;
drames, car il a la composition dramatique et quelque chose qui ressemble au génie de
l’opéra. Si j’oubliais de le remercier, je serais bien ingrat ; je lui dois une
sensation délicieuse. Quand, au sortir d’un taudis, sale et mal éclairé, un homme se
trouve tout d’un coup transporté dans un appartement propre, orné de meubles ingénieux
et revêtu de couleurs caressantes, il sent son esprit s’illuminer et ses fibres
s’apprêter aux choses du bonheur. Tel le plaisir physique que m’a causé l’Hôtellerie de Saint-Luc. Je venais de considérer avec tristesse tout un chaos,
plâtreux et terreux, d’horreur et de vulgarité, et, quand je m’approchai de cette riche
et lumineuse peinture, je sentis mes entrailles crier : Enfin, nous voici dans la
belle société ! Comme elles sont fraîches, ces eaux qui amènent par troupes
ces convives distingués sous ce portique ruisselant de lierre et de roses ! Comme elles
sont splendides, toutes ces femmes avec leurs compagnons, ces maîtres peintres qui se
connaissent en beauté, s’engouffrant dans ce repaire de la joie pour célébrer leur
patron ! Cette composition, si riche, si gaie, et en même temps si noble et si élégante
d’attitudes, est un des meilleurs rêves de bonheur parmi ceux que la peinture a jusqu’à
présent essayé d’exprimer.
Par ses dimensions, l’Eve de M. Clésinger fait une antithèse
naturelle avec toutes les charmantes et mignonnes créatures dont nous venons de parler.
Avant l’ouverture du Salon, j’avais entendu beaucoup jaser de cette
Eve prodigieuse, et, quand j’ai pu la voir, j’étais si prévenu
contre elle que j’ai trouvé tout d’abord qu’on en avait beaucoup trop ri. Réaction toute
naturelle, mais qui était, de plus, favorisée par mon amour incorrigible du grand. Car il faut, mon cher, que je vous fasse un aveu qui vous fera peut-être
sourire : dans la nature et dans l’art, je préfère, en supposant l’égalité de mérite,
les choses grandes à toutes les autres, les grands animaux, les grands
paysages, les grands navires, les grands hommes, les grandes femmes, les grandes
églises, et, transformant, comme tant d’autres, mes goûts en principes, je crois que la
dimension n’est pas une considération sans importance aux yeux de la Muse. D’ailleurs,
pour revenir à l’Eve de M. Clésinger, cette figure possède d’autres
mérites : un mouvement heureux, l’élégance tourmentée du goût florentin,
un modelé soigné, surtout dans les parties inférieures du corps, les genoux, les cuisses
et le ventre, tel enfin qu’on devait l’attendre d’un sculpteur, un fort bon ouvrage qui
méritait mieux que ce qui en a été dit.
Vous rappelez-vous les débuts de M. Hébert, des débuts heureux et presque tapageurs ?
Son second tableau attira surtout les yeux ; c’était, si je ne me trompe, le portrait
d’une femme onduleuse et plus qu’opaline, presque douée de transparence, et se tordant,
maniérée, mais exquise, dans une atmosphère d’enchantement. Certainement le succès était
mérité, et M. Hébert s’annonçait de manière à être toujours le bienvenu, comme un homme
plein de distinction. Malheureusement ce qui fit sa juste notoriété fera peut-être un
jour sa décadence. Cette distinction se limite trop volontiers aux
charmes de la morbidesse et aux langueurs monotones de l’album et du keepsake. Il est
incontestable qu’il peint fort bien, mais non pas avec assez d’autorité et d’énergie
pour cacher une faiblesse de conception. Je cherche à creuser tout ce que je vois
d’aimable en lui, et j’y trouve je ne sais quelle ambition mondaine, le parti pris de
plaire par des moyens acceptés d’avance par le public, et enfin un certain défaut,
horriblement difficile à définir, que j’appellerai, faute de mieux, le défaut de tous
les littératisants. Je désire qu’un artiste soit lettré, mais je
souffre quand je le vois cherchant à capter l’imagination
par des
ressources situées aux extrêmes limites, sinon même au-delà de son art.
M. Baudry, bien que sa peinture ne soit pas toujours suffisamment solide, est plus
naturellement artiste. Dans ses ouvrages on devine les bonnes et amoureuses études
italiennes, et cette figure de petite fille, qui s’appelle, je crois, Guillemette, a eu l’honneur de faire penser plus d’un critique aux spirituels et
vivants portraits de Velasquez. Mais enfin il est à craindre que M. Baudry ne reste
qu’un homme distingué. Sa Madeleine pénitente est bien un peu frivole
et lestement peinte, et, somme toute, à ses toiles de cette année je préfère son
ambitieux, son compliqué et courageux tableau de la Vestale.
M. Diaz est un exemple curieux d’une fortune facile obtenue par une faculté unique. Les
temps ne sont pas encore loin de nous où il était un engouement. La gaieté de sa
couleur, plutôt scintillante que riche, rappelait les heureux bariolages des étoffes
orientales. Les yeux s’y amusaient si sincèrement qu’ils oubliaient volontiers d’y
chercher le contour et le modelé. Après avoir usé en vrai prodigue de cette faculté
unique dont la nature l’avait prodigalement doué, M. Diaz a senti s’éveiller en lui une
ambition plus difficile. Ces premières velléités s’exprimèrent par des tableaux d’une
dimension plus grande que ceux où nous avions généralement pris tant de plaisir.
Ambition qui fut sa perte. Tout le monde a remarqué l’époque où son esprit fut travaillé
de jalousie à l’endroit de Corrège et de Prud’hon. Mais
on eût dit que son
œil, accoutumé à noter le scintillement d’un petit monde, ne voyait plus de couleurs
vives dans un grand espace. Son coloris pétillant tournait au plâtre et à la craie ; ou
peut-être, ambitieux désormais de modeler avec soin, oubliait-il volontairement les
qualités qui jusque-là avaient fait sa gloire. Il est difficile de déterminer les causes
qui ont si rapidement diminué la vive personnalité de M. Diaz ; mais il est permis de
supposer que ces louables désirs lui sont venus trop tard. Il y a de certaines réformes
impossibles à un certain âge, et rien n’est plus dangereux, dans la pratique des arts,
que de renvoyer toujours au lendemain les études indispensables. Pendant de longues
années on se fie à un instinct généralement heureux, et quand on veut enfin corriger une
éducation de hasard et acquérir les principes négligés jusqu’alors, il n’est plus temps.
Le cerveau a pris des habitudes incorrigibles, et la main, réfractaire et troublée, ne
sait pas plus exprimer ce qu’elle exprimait si bien autrefois que les nouveautés dont
maintenant on la charge. Il est vraiment bien désagréable de dire de pareilles choses à
propos d’un homme d’une aussi notoire valeur que M. Diaz. Mais je ne suis qu’un écho ;
tout haut ou tout bas, avec malice ou avec tristesse, chacun a déjà prononcé ce que
j’écris aujourd’hui.
Tel n’est pas M. Bida : on dirait, au contraire, qu’il a stoïquement répudié la couleur
et toutes ses pompes pour donner plus de valeur et de lumière aux caractères
que son crayon se charge d’exprimer. Et il les exprime avec une intensité et une
profondeur remarquables. Quelquefois une teinte légère et transparente appliquée dans
une partie lumineuse, rehausse agréablement le dessin sans en rompre la sévère unité. Ce
qui marque surtout les ouvrages de M. Bida, c’est l’intime expression des figures. Il
est impossible de les attribuer indifféremment à telle ou telle race, ou de supposer que
ces personnages sont d’une religion qui n’est pas la leur. A défaut des explications du
livret (Prédication maronite dans le Liban, Corps de garde d’Arnautes au
Caire), tout esprit exercé devinerait aisément les différences.
M. Chifflart est un grand prix de Rome, et, miracle ! il a une originalité. Le séjour
dans la ville éternelle n’a pas éteint les forces de son esprit ; ce qui, après tout, ne
prouve qu’une chose, c’est que ceux-là seuls y meurent qui sont trop faibles pour y
vivre, et que l’école n’humilie que ceux qui sont voués à l’humilité. Tout le monde,
avec raison, reproche aux deux dessins de M. Chifflart (Faust au combat,
Faust au sabbat) trop de noirceur et de ténèbres, surtout pour des dessins aussi
compliqués. Mais le style en est vraiment beau et grandiose. Quel rêve chaotique !
Méphisto et son ami Faust, invincibles et invulnérables, traversent au galop, l’épée
haute, tout l’orage de la guerre. Ici la Marguerite, longue, sinistre, inoubliable, est
suspendue et se détache comme un remords sur le disque de la lune, immense et pâle. Je
sais le plus grand gré à M. Chifflart
d’avoir traité ces poétiques sujets
héroïquement et dramatiquement, et d’avoir rejeté bien loin toutes les fadaises de la
mélancolie apprise. Le bon Ary Scheffer, qui refaisait sans cesse un Christ semblable à
son Faust et un Faust semblable à son Christ, tous deux semblables à un pianiste prêt à
épancher sur les touches d’ivoire ses tristesses incomprises, aurait eu besoin de voir
ces deux vigoureux dessins pour comprendre qu’il n’est permis de traduire les poëtes que
quand on sent en soi une énergie égale à la leur. Je ne crois pas que le solide crayon
qui a dessiné ce sabbat et cette tuerie s’abandonne jamais à la niaise mélancolie des
demoiselles.
Parmi les jeunes célébrités, l’une des plus solidement établies est celle de
M. Fromentin. Il n’est précisément ni un paysagiste ni un peintre de genre. Ces deux
terrains sont trop restreints pour contenir sa large et souple fantaisie. Si je disais
de lui qu’il est un conteur de voyages, je ne dirais pas assez, car il y a beaucoup de
voyageurs sans poésie et sans âme, et son âme est une des plus poétiques et des plus
précieuses que je connaisse. Sa peinture proprement dite, sage, puissante, bien
gouvernée, procède évidemment d’Eugène Delacroix. Chez lui aussi on retrouve cette
savante et naturelle intelligence de la couleur, si rare parmi nous. Mais la lumière et
la chaleur, qui jettent dans quelques cerveaux une espèce de folie tropicale, les
agitent d’une fureur inapaisable et les poussent à des danses inconnues, ne versent dans
son âme qu’une
contemplation douce et reposée. C’est l’extase plutôt que le
fanatisme. Il est présumable que je suis moi-même atteint quelque peu d’une nostalgie
qui m’entraîne vers le soleil ; car de ces toiles lumineuses s’élève pour moi une vapeur
enivrante, qui se condense bientôt en désirs et en regrets. Je me surprends à envier le
sort de ces hommes étendus sous ces ombres bleues, et dont les yeux, qui ne sont ni
éveillés ni endormis, n’expriment, si toutefois ils expriment quelque chose, que l’amour
du repos et le sentiment du bonheur qu’inspire une immense lumière. L’esprit de
M. Fromentin tient un peu de la femme, juste autant qu’il faut pour ajouter une grâce à
la force. Mais une faculté qui n’est certes pas féminine, et qu’il possède à un degré
éminent, est de saisir les parcelles du beau égarées sur la terre, de suivre le beau à
la piste partout où il a pu se glisser à travers les trivialités de la nature déchue.
Aussi il n’est pas difficile de comprendre de quel amour il aime les noblesses de la vie
patriarcale, et avec quel intérêt il contemple ces hommes en qui subsiste encore quelque
chose de l’antique héroïsme. Ce n’est pas seulement des étoffes éclatantes et des armes
curieusement ouvragées que ses yeux sont épris, mais surtout de cette gravité et de ce
dandysme patricien qui caractérisent les chefs des tribus puissantes. Tels nous
apparurent, il y a quatorze ans à peu près, ces sauvages du Nord-Amérique, conduits par
le peintre Catlin, qui, même dans leur état de déchéance, nous faisaient rêver à l’art
de Phidias et
aux grandeurs homériques. Mais à quoi bon m’étendre sur ce
sujet ? Pourquoi expliquer ce que M. Fromentin a bien expliqué lui-même dans ses deux
charmants livres : Un été dans le Sahara et le Sahel ? Tout le monde
sait que M. Fromentin raconte ses voyages d’une manière double, et qu’il les écrit aussi
bien qu’il les peint, avec un style qui n’est pas celui d’un autre. Les peintres anciens
aimaient aussi à avoir le pied dans deux domaines et à se servir de deux outils pour
exprimer leur pensée. M. Fromentin a réussi comme écrivain et comme artiste, et ses
œuvres écrites ou peintes sont si charmantes que s’il était permis d’abattre et de
couper l’une des tiges pour donner à l’autre plus de solidité, plus de robur, il serait vraiment bien difficile de choisir. Car pour gagner peut-être,
il faudrait se résigner à perdre beaucoup.
On se souvient d’avoir vu, à l’Exposition de 1855, d’excellents petits tableaux, d’une
couleur riche et intense, mais d’un fini précieux ; où dans les costumes et les figures
se reflétait un curieux amour du passé ; ces charmantes toiles étaient signées du nom de
Liès. Non loin d’eux, des tableaux exquis, non moins précieusement travaillés, marqués
des mêmes qualités et de la même passion rétrospective, portaient le nom de Leys.
Presque le même peintre, presque le même nom. Cette lettre déplacée ressemble à un de
ces jeux intelligents du hasard, qui a quelquefois l’esprit pointu comme un homme. L’un
est élève de l’autre ; on dit qu’une vive amitié les unit. Mais MM. Leys et Liès
sont-ils
donc élevés à la dignité de Dioscures ? Faut-il, pour jouir de
l’un, que nous soyons privés de l’autre ? M. Liès s’est présenté, cette année, sans son
Pollux ; M. Leys nous refera-t-il visite sans Castor ? Cette comparaison est d’autant
plus légitime que M. Leys a été, je crois, le maître de son ami, et que c’est aussi
Pollux qui voulut céder à son frère la moitié de son immortalité. Les Maux
de la guerre ! quel titre ! Le prisonnier vaincu, lanciné par le brutal vainqueur
qui le suit, les paquets de butin en désordre, les filles insultées, tout un monde
ensanglanté, malheureux et abattu, le reître puissant, roux et velu, la gouge qui, je
crois, n’est pas là, mais qui pouvait y être, cette fille peinte du
moyen âge, qui suivait les soldats avec l’autorisation du prince et de l’Eglise, comme
la courtisane du Canada accompagnait les guerriers au manteau de castor, les charrettes
qui cahotent durement les faibles, les petits et les infirmes, tout cela devait
nécessairement produire un tableau saisissant, vraiment poétique. L’esprit se porte tout
d’abord vers Callot ; mais je crois n’avoir rien vu, dans la longue série de ses œuvres,
qui soit plus dramatiquement composé. J’ai cependant deux reproches à faire à M. Liès :
la lumière est trop généralement répandue, ou plutôt éparpillée ; la couleur,
monotonement claire, papillote. En second lieu, la première impression que l’œil reçoit
fatalement en tombant sur ce tableau est l’impression désagréable, inquiétante d’un
treillage. M. Liès a cerclé de noir, non seulement le contour général de ses figures,
mais encore toutes
les parties de leur accoutrement, si bien que chacun des
personnages apparaît comme un morceau de vitrail monté sur une armature de plomb. Notez
que cette apparence contrariante est encore renforcée par la clarté générale des
tons.
M. Penguilly est aussi un amoureux du passé. Esprit ingénieux, curieux, laborieux.
Ajoutez, si vous voulez, toutes les épithètes les plus honorables et les plus gracieuses
qui peuvent s’appliquer à la poésie de second ordre, à ce qui n’est pas absolument le
grand, nu et simple. Il a la minutie, la patience ardente et la propreté d’un
bibliomane. Ses ouvrages sont travaillés comme les armes et les meubles des temps
anciens. Sa peinture a le poli du métal et le tranchant du rasoir. Pour son imagination,
je ne dirai pas qu’elle est positivement grande, mais elle est singulièrement active,
impressionnable et curieuse. J’ai été ravi par cette Petite Danse
macabre, qui ressemble à une bande d’ivrognes attardés, qui va moitié se traînant
et moitié dansant et qu’entraîne son capitaine décharné. Examinez, je vous prie, toutes
les petites grisailles qui servent de cadre et de à la composition
principale. Il n’y en a pas une qui ne soit un excellent petit tableau. Les artistes
modernes négligent beaucoup trop ces magnifiques allégories du moyen âge, où l’immortel
grotesque s’enlaçait en folâtrant, comme il fait encore, à l’immortel horrible.
Peut-être nos nerfs trop délicats ne peuvent-ils plus supporter un symbole trop
clairement redoutable. Peut-être aussi, mais c’est
bien douteux, est-ce la
charité qui nous conseille d’éviter tout ce qui peut affliger nos semblables. Dans les
derniers jours de l’an passé, un éditeur de la rue Royale mit en vente un paroissien
d’un style très-recherché, et les annonces publiées par les journaux nous instruisirent
que toutes les vignettes qui encadraient le texte avaient été copiées sur d’anciens
ouvrages de la même époque, de manière à donner à l’ensemble une précieuse unité de
style, mais qu’une exception unique avait été faite relativement aux figures macabres,
qu’on avait soigneusement évité de reproduire, disait la note rédigée sans doute par
l’éditeur, comme n’étant plus du goût de ce siècle, si éclairé,
aurait-il dû ajouter, pour se conformer tout à fait au goût dudit siècle.
Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur.
Il y a un brave journal où chacun sait tout et parle de tout, où chaque rédacteur,
universel et encyclopédique comme les citoyens de la vieille Rome, peut enseigner tour à
tour politique, religion, économie, beaux-arts, philosophie, littérature. Dans ce vaste
monument de la niaiserie, penché vers l’avenir comme la tour de Pise, et où s’élabore le
bonheur du genre humain, il y a un très-honnête homme qui ne veut pas qu’on admire
M. Penguilly. Mais la raison, mon cher M***, la raison ? — Parce qu’il y a dans son
œuvre une monotonie fatigante. — Ce mot n’a sans doute pas
trait à l’imagination de M. Penguilly, qui est excessivement pittoresque et variée. Ce
penseur a voulu dire qu’il n’aimait pas un peintre qui traitait tous les sujets avec le
même style. Parbleu ! c’est le sien ! Vous voulez donc qu’il en
change ?
Je ne veux pas quitter cet aimable artiste, dont tous les tableaux, cette année, sont
également intéressants, sans vous faire remarquer plus particulièrement les Petites Mouettes : l’azur intense du ciel et de l’eau, deux quartiers de roche
qui font une porte ouverte sur l’infini (vous savez que l’infini paraît plus profond
quand il est plus resserré), une nuée, une multitude, une avalanche, une plaie d’oiseaux blancs, et la solitude ! Considérez cela, mon cher ami, et
dites-moi ensuite si vous croyez que M. Penguilly soit dénué d’esprit poétique.
Avant de terminer ce chapitre j’attirerai aussi vos yeux sur le tableau de M. Leighton,
le seul artiste anglais, je présume, qui ait été exact au rendez-vous : Le
comte Pâris se rend à la maison des Capulets pour chercher sa fiancée Juliette, et la
trouve inanimée. Peinture riche et minutieuse, avec des tons violents et un fini
précieux, ouvrage plein d’opiniâtreté, mais dramatique, emphatique même ; car nos amis
d’outre-Manche ne représentent pas les sujets tirés du théâtre comme des scènes vraies, mais comme des scènes jouées avec
l’exagération nécessaire, et ce défaut, si c’en est un, prête à ces ouvrages je ne sais
quelle beauté étrange et paradoxale.
Enfin, si vous avez le temps de retourner au Salon,
n’oubliez pas d’examiner les peintures sur émail de M. Marc Baud. Cet artiste, dans un
genre ingrat et mal apprécié, déploie des qualités surprenantes, celles d’un vrai
peintre. Pour tout dire, en un mot, il peint grassement là où tant d’autres étalent
platement des couleurs pauvres ; il sait faire grand dans le
petit.
Je ne crois pas que les oiseaux du ciel se chargent jamais de pourvoir aux frais de ma
table, ni qu’un lion me fasse l’honneur de me servir de fossoyeur et de croque-mort ;
cependant, dans la Thébaïde que mon cerveau s’est faite, semblable aux solitaires
agenouillés qui ergotaient contre cette incorrigible tête de mort encore farcie de
toutes les mauvaises raisons de la chair périssable et mortelle, je dispute parfois avec
des monstres grotesques, des hantises du plein jour, des spectres de la rue, du salon,
de l’omnibus. En face de moi, je vois l’âme de la Bourgeoisie, et croyez bien que si je
ne craignais pas de maculer à jamais la tenture de ma cellule, je lui jetterais
volontiers, et avec une vigueur qu’elle ne soupçonne pas, mon écritoire à
la face. Voilà ce qu’elle me dit aujourd’hui, cette vilaine âme, qui n’est pas une
hallucination : « En vérité, les poëtes sont de singuliers fous de prétendre que
l’imagination soit nécessaire dans toutes les fonctions de l’art. Qu’est-il besoin
d’imagination, par exemple, pour faire un portrait ? Pour peindre mon âme, mon âme si
visible, si claire, si notoire ? Je pose, et en réalité c’est moi le modèle, qui consens
à faire le gros de la besogne. Je suis le véritable fournisseur de l’artiste. Je suis, à
moi tout seul, toute la matière. » Mais je lui réponds : « Caput
mortuum, tais-toi ! Brute hyperboréenne des anciens jours, éternel Esquimau
porte-lunettes, ou plutôt porte-écailles, que toutes les visions de Damas, tous les
tonnerres et les éclairs ne sauraient éclairer ! plus la matière est, en apparence,
positive et solide, et plus la besogne de l’imagination est subtile et laborieuse. Un
portrait ! Quoi de plus simple et de plus compliqué, de plus évident et de plus
profond ? Si La Bruyère eût été privé d’imagination, aurait-il pu composer ses Caractères, dont cependant la matière, si évidente, s’offrait si
complaisamment à lui ? Et si restreint qu’on suppose un sujet historique quelconque,
quel historien peut se flatter de le peindre et de l’illuminer sans
imagination ? »
Le portrait, ce genre en apparence si modeste, nécessite une immense intelligence. Il
faut sans doute que l’obéissance de l’artiste y soit grande, mais sa divination doit
être égale. Quand je vois un bon portrait, je devine tous les efforts de l’artiste, qui
a dû voir
d’abord ce qui se faisait voir, mais aussi deviner ce qui se
cachait. Je le comparais tout à l’heure à l’historien, je pourrais aussi le comparer au
comédien, qui par devoir adopte tous les caractères et tous les costumes. Rien, si l’on
veut bien examiner la chose, n’est indifférent dans un portrait. Le geste, la grimace,
le vêtement, le décor même, tout doit servir à représenter un caractère. De grands peintres, et d’excellents peintres, David, quand il n’était
qu’un artiste du dix-huitième siècle et après qu’il fut devenu un chef d’école, Holbein,
dans tous ses portraits, ont visé à exprimer avec sobriété mais avec intensité le
caractère qu’ils se chargeaient de peindre. D’autres ont cherché à faire davantage ou à
faire autrement. Reynolds et Gérard ont ajouté l’élément romanesque, toujours en accord
avec le naturel du personnage ; ainsi un ciel orageux et tourmenté, des fonds légers et
aériens, un mobilier poétique, une attitude alanguie, une démarche aventureuse, etc…
C’est là un procédé dangereux, mais non pas condamnable, qui malheureusement réclame du
génie. Enfin, quel que soit le moyen le plus visiblement employé par l’artiste, que cet
artiste soit Holbein, David, Velasquez ou Lawrence, un bon portrait m’apparaît toujours
comme une biographie dramatisée, ou plutôt comme le drame naturel inhérent à tout homme.
D’autres ont voulu restreindre les moyens. Etait-ce par impuissance de les employer
tous ? était-ce dans l’espérance d’obtenir une plus grande intensité d’expression ? Je
ne sais ; ou plutôt je serais incliné à croire qu’en ceci,
comme en bien
d’autres choses humaines, les deux raisons sont également acceptables. Ici, mon cher
ami, je suis obligé, je le crains fort de toucher à une de vos admirations. Je veux
parler de l’école d’Ingres en général, et en particulier de sa méthode appliquée au
portrait. Tous les élèves n’ont pas strictement et humblement suivi les préceptes du
maître. Tandis que M. Amaury-Duval outrait courageusement l’ascétisme de l’école,
M. Lehmann essayait quelquefois de faire pardonner la genèse de ses tableaux par
quelques mixtures adultères. En somme on peut dire que l’enseignement a été despotique,
et qu’il a laissé dans la peinture française une trace douloureuse. Un homme plein
d’entêtement, doué de quelques facultés précieuses, mais décidé à nier l’utilité de
celles qu’il ne possède pas, s’est attribué cette gloire , exceptionnelle,
d’éteindre le soleil. Quant à quelques tisons fumeux, encore égarés dans l’espace, les
disciples de l’homme se sont chargés de piétiner dessus. Exprimée par ces
simplificateurs, la nature a paru plus intelligible ; cela est incontestable ; mais
combien elle est devenue moins belle et moins excitante, cela est évident. Je suis
obligé de confesser que j’ai vu quelques portraits peints par MM. Flandrin et
Amaury-Duval, qui, sous l’apparence fallacieuse de peinture, offraient d’admirables
échantillons de modelé. J’avouerai même que le caractère visible de ces portraits, moins
tout ce qui est relatif à la couleur et à la lumière, était vigoureusement et
soigneusement exprimé, d’une manière
pénétrante. Mais je demande s’il y a
loyauté à abréger les difficultés d’un art par la suppression de quelques-unes de ses
parties. Je trouve que M. Chenavard est plus courageux et plus franc. Il a simplement
répudié la couleur comme une pompe dangereuse, comme un élément passionnel et damnable,
et s’est fié au simple crayon pour exprimer toute la valeur de l’idée. M. Chenavard est
incapable de nier tout le bénéfice que la paresse tire du procédé qui consiste à
exprimer la forme d’un objet sans la lumière diversement colorée qui s’attache à chacune
de ses molécules ; seulement il prétend que ce sacrifice est glorieux et utile, et que
la forme et l’idée y gagnent également. Mais les élèves de M. Ingres ont
très-inutilement conservé un semblant de couleur. Ils croient ou feignent de croire
qu’ils font de la peinture.
Voici un autre reproche, un éloge peut-être aux yeux de quelques-uns, qui les atteint
plus vivement : leurs portraits ne sont pas vraiment ressemblants. Parce que je réclame
sans cesse l’application de l’imagination, l’introduction de la poésie dans toutes les
fonctions de l’art, personne ne supposera que je désire, dans le portrait surtout, une
altération consciencieuse du modèle. Holbein connaît Erasme ; il l’a si bien connu et si
bien étudié qu’il le crée de nouveau et qu’il l’évoque, visible, immortel, superlatif.
M. Ingres trouve un modèle grand, pittoresque, séduisant. « Voilà sans doute, se dit-il,
un curieux caractère ; beauté ou grandeur, j’exprimerai cela soigneusement ; je n’en
omettrai
rien, mais j’y ajouterai quelque chose qui est
indispensable : le style. » Et nous savons ce qu’il entend par le style ; ce
n’est pas la qualité naturellement poétique du sujet qu’il en faut pour la
rendre plus visible ; c’est une poésie étrangère, empruntée généralement au passé.
J’aurais le droit de conclure que si M. Ingres ajoute quelque chose à son modèle, c’est
par impuissance de le faire à la fois grand et vrai. De quel droit ajouter ? N’empruntez
à la tradition que l’art de peindre et non pas les moyens de sophistiquer. Cette dame
parisienne, ravissant échantillon des grâces évaporées d’un salon français, il la dotera
malgré elle d’une certaine lourdeur, d’une bonhomie romaine. Raphaël l’exige. Ces bras
sont d’un galbe très-pur et d’un contour bien séduisant, sans aucun doute ; mais, un peu
graciles, il leur manque, pour arriver au style préconçu, une certaine
dose d’embonpoint et de suc matronal. M. Ingres est victime d’une obsession qui le
contraint sans cesse à déplacer à transposer et à altérer le beau. Ainsi font tous ses
élèves, dont chacun, en se mettant à l’ouvrage, se prépare toujours, selon son goût
dominant, à déformer son modèle. Trouvez-vous que ce défaut soit léger
et ce reproche immérité ?
Parmi les artistes qui se contentent du pittoresque naturel de l’original se font
surtout remarquer M. Bonvin, qui donne à ses portraits une vigoureuse et surprenante
vitalité, et M. Heim, dont quelques esprits superficiels se sont autrefois moqués, et
qui cette année encore, comme en 1855, nous a révélé, dans une procession
de croquis, une merveilleuse intelligence de la grimace humaine. On n’entendra pas, je
présume, le mot dans un sens désagréable. Je veux parler de la grimace naturelle et
professionnelle qui appartient à chacun.
M. Chaplin et M. Besson savent faire des portraits. Le premier ne nous a rien montré en
ce genre cette année ; mais les amateurs qui suivent attentivement les expositions, et
qui savent à quelles œuvres antécédentes de cet artiste je fais allusion, en ont comme
moi éprouvé du regret. Le second, qui est un fort bon peintre, a de plus toutes les
qualités littéraires et tout l’esprit nécessaire pour représenter dignement des comédiennes. Plus d’une fois, en considérant les portraits vivants
et lumineux de M. Besson, je me suis pris à songer à toute la grâce et à toute
l’application que les artistes du dix-huitième siècle mettaient dans les images qu’ils
nous ont léguées de leurs étoiles préférées.
A différentes époques, divers portraitistes ont obtenu la vogue, les uns par leurs
qualités et d’autres par leurs défauts. Le public, qui aime passionnément sa propre
image, n’aime pas à demi l’artiste auquel il donne plus volontiers commission de la
représenter. Parmi tous ceux qui ont su arracher cette faveur, celui qui m’a paru la
mériter le mieux, parce qu’il est toujours resté un franc et véritable artiste, est
M. Ricard. On a vu quelquefois dans sa peinture un manque de solidité ; on lui a
reproché, avec exagération, son goût pour Van Dyck, Rembrandt et Titien, sa grâce
quelquefois
anglaise, quelquefois italienne. Il y a là tant soit peu
d’injustice. Car l’imitation est le vertige des esprits souples et brillants, et souvent
même une preuve de supériorité. À des instincts de peintre tout à fait remarquables
M. Ricard unit une connaissance très-vaste de l’histoire de son art, un esprit critique
plein de finesse, et il n’y a pas un seul ouvrage de lui où toutes ces qualités ne se
fassent deviner. Autrefois il faisait peut-être ses modèles trop jolis ; encore dois-je
dire que dans les portraits dont je parle le défaut en question a pu être exigé par le modèle ; mais la partie virile et noble de son esprit a bien vite
prévalu. Il a vraiment une intelligence toujours apte à peindre l’âme
qui pose devant lui. Ainsi le portrait de cette vieille dame, où l’âge n’est pas
lâchement dissimulé, révèle tout de suite un caractère reposé, une douceur et une
charité qui appellent la confiance. La simplicité de regard et d’attitude s’accorde
heureusement avec cette couleur chaude et mollement dorée qui me semble faite pour
traduire les douces pensées du soir. Voulez-vous reconnaître l’énergie dans la jeunesse,
la grâce dans la santé, la candeur dans une physionomie frémissante de vie, considérez
le portrait de Mlle L. J. Voilà certes un vrai et grand portrait. Il est certain qu’un
beau modèle, s’il ne donne pas du talent, ajoute du moins un charme au talent. Mais
combien peu de peintres pourraient rendre, par une exécution mieux appropriée, la
solidité d’une nature opulente et pure, et le ciel si profond de cet œil avec sa large
étoile de
velours ! Le contour du visage, les ondulations de ce large front
adolescent casqué de lourds cheveux, la richesse des lèvres, le grain de cette peau
éclatante, tout y est soigneusement exprimé, et surtout ce qui est le plus charmant et
le plus difficile à peindre, je ne sais quoi de malicieux qui est toujours mêlé à
l’innocence, et cet air noblement extatique et curieux qui, dans l’espèce humaine comme
chez les animaux, donne aux jeunes physionomies une si mystérieuse gentillesse. Le
nombre des portraits produits par M. Ricard est actuellement très-considérable ; mais
celui-ci est un bon parmi les bons, et l’activité de ce remarquable esprit, toujours en
éveil et en recherche, nous en promet bien d’autres.
D’une manière sommaire, mais suffisante, je crois avoir expliqué pourquoi le portrait,
le vrai portrait, ce genre si modeste en apparence, est en fait si difficile à produire.
Il est donc naturel que j’aie peu d’échantillons à citer. Bien d’autres artistes, madame
O’Connell par exemple, savent peindre une tête humaine ; mais je serais obligé, à propos
de telle qualité ou de tel défaut, de tomber dans des rabâchages, et nous sommes
convenus, au commencement, que je me contenterais, autant que possible, d’expliquer, à
propos de chaque genre, ce qui peut être considéré comme l’idéal.
Si tel assemblage d’arbres, de montagnes, d’eaux et de maisons, que nous appelons un
paysage, est beau, ce n’est pas par lui-même, mais par moi, par ma grâce propre, par
l’idée ou le sentiment que j’y attache. C’est dire suffisamment, je pense, que tout
paysagiste qui ne sait pas traduire un sentiment par un assemblage de matière végétale
ou minérale n’est pas un artiste. Je sais bien que l’imagination humaine peut, par un
effort singulier, concevoir un instant la nature sans l’homme, et toute la masse
suggestive éparpillée dans l’espace sans un contemplateur pour en la
comparaison, la métaphore et l’allégorie. Il est certain que tout cet ordre et toute
cette harmonie n’en gardent pas moins la qualité inspiratrice qui y est
providentiellement déposée ; mais, dans ce cas, faute d’une intelligence qu’elle pût
inspirer, cette qualité serait comme si elle n’était pas. Les artistes qui veulent
exprimer la nature, moins les sentiments qu’elle inspire, se soumettent à une opération
bizarre qui consiste à tuer en eux l’homme pensant et sentant, et malheureusement,
croyez que, pour la plupart, cette opération n’a rien de bizarre ni de douloureux. Telle
est l’école qui, aujourd’hui et depuis longtemps, a
prévalu. J’avouerai,
avec tout le monde, que l’école moderne des paysagistes est singulièrement forte et
habile ; mais dans ce triomphe et cette prédominance d’un genre inférieur, dans ce culte
niais de la nature, non épurée, non expliquée par l’imagination, je vois un signe
évident d’abaissement général. Nous saisirons sans doute quelques différences d’habileté
pratique entre tel et tel paysagiste ; mais ces différences sont bien petites. Elèves de
maîtres divers, ils peignent tous fort bien, et presque tous oublient qu’un site naturel
n’a de valeur que le sentiment actuel que l’artiste y sait mettre. La plupart tombent
dans le défaut que je signalais au commencement de cette étude : ils prennent le
dictionnaire de l’art pour l’art lui-même ; ils copient un mot du dictionnaire, croyant
copier un poème. Or un poème ne se copie jamais : il veut être composé. Ainsi ils
ouvrent une fenêtre, et tout l’espace compris dans le carré de la fenêtre, arbres, ciel
et maison, prend pour eux la valeur d’un poème tout fait. Quelques-uns vont plus loin
encore. À leurs yeux, une étude est un tableau. M. Français nous montre un arbre, un
arbre antique, énorme il est vrai, et il nous dit : voilà un paysage. La supériorité de
pratique que montrent MM. Anastasi, Leroux, Breton, Belly, Chintreuil, etc., ne sert
qu’à rendre plus désolante et visible la lacune universelle. Je sais que M. Daubigny
veut et sait faire davantage. Ses paysages ont une grâce et une fraîcheur qui fascinent
tout d’abord. Ils transmettent tout de suite à l’âme du
spectateur le
sentiment originel dont ils sont pénétrés. Mais on dirait que cette qualité n’est
obtenue par M. Daubigny qu’aux dépens du fini et de la perfection dans le détail. Mainte
peinture de lui, spirituelle d’ailleurs et charmante, manque de solidité. Elle a la
grâce, mais aussi la mollesse et l’inconsistance d’une improvisation. Avant tout,
cependant, il faut rendre à M. Daubigny cette justice que ses œuvres sont généralement
poétiques, et je les préfère avec leurs défauts à beaucoup d’autres plus parfaites, mais
privées de la qualité qui le distingue.
M. Millet cherche particulièrement le style ; il ne s’en cache pas, il en fait montre
et gloire. Mais une partie du ridicule que j’attribuais aux élèves de M. Ingres
s’attache à lui. Le style lui porte malheur. Ses paysans sont des pédants qui ont
d’eux-mêmes une trop haute opinion. Ils étalent une manière d’abrutissement sombre et
fatal qui me donne l’envie de les haïr. Qu’ils moissonnent, qu’ils sèment, qu’ils
fassent paître des vaches, qu’ils tondent des animaux, ils ont toujours l’air de dire :
« Pauvres déshérités de ce monde, c’est pourtant nous qui le fécondons ! Nous
accomplissons une mission, nous exerçons un sacerdoce ! » Au lieu d’ simplement
la poésie naturelle de son sujet, M. Millet veut à tout prix y ajouter quelque chose.
Dans leur monotone laideur, tous ces petits parias ont une prétention philosophique,
mélancolique et raphaélesque. Ce malheur, dans la peinture de M. Millet gâte toutes les
belles qualités qui attirent tout d’abord le regard vers lui.
M. Troyon est le plus bel exemple de l’habileté sans âme. Aussi quelle popularité !
Chez un public sans âme, il la méritait. Tout jeune, M. Troyon a peint avec la même
certitude, la même habileté, la même insensibilité. Il y a de longues années, il nous
étonnait déjà par l’aplomb de sa fabrication, par la rondeur de son
jeu, comme on dit au théâtre, par son mérite infaillible, modéré et continu. C’est une
âme, je le veux bien, mais trop à la portée de toutes les âmes. L’usurpation de ces
talents de second ordre ne peut pas avoir lieu sans créer des injustices. Quand un autre
animal que le lion se fait la part du lion, il y a infailliblement de modestes créatures
dont la modeste part se trouve beaucoup trop diminuée. Je veux dire que dans les talents
de second ordre cultivant avec succès un genre inférieur, il y en a plusieurs qui valent
bien M. Troyon, et qui peuvent trouver singulier de ne pas obtenir tout ce qui leur est
dû, quand celui-ci prend beaucoup plus que ce qui lui appartient. Je me garderai bien de
citer ces noms ; la victime se sentirait peut-être aussi offensée que l’usurpateur.
Les deux hommes que l’opinion publique a toujours marqués comme les plus importants
dans la spécialité du paysage sont MM. Rousseau et Corot. Avec de pareils artistes, il
faut être plein de réserve et de respect. M. Rousseau a le travail compliqué, plein de
ruses et de repentirs. Peu d’hommes ont plus sincèrement aimé
la lumière et
l’ont mieux rendue. Mais la silhouette générale des formes est souvent ici difficile à
saisir. La vapeur lumineuse, pétillante et ballottée, trouble la carcasse des êtres.
M. Rousseau m’a toujours ébloui ; mais il m’a quelquefois fatigué. Et puis il tombe dans
le fameux défaut moderne, qui naît d’un amour aveugle de la nature, de rien que la
nature ; il prend une simple étude pour une composition. Un marécage miroitant,
fourmillant d’herbes humides et marqueté de plaques lumineuses, un tronc d’arbre
rugueux, une chaumière à la toiture fleurie, un petit bout de nature enfin, deviennent à
ses yeux amoureux un tableau suffisant et parfait. Tout le charme qu’il sait mettre dans
ce lambeau arraché à la planète ne suffit pas toujours pour faire oublier l’absence de
construction.
Si M. Rousseau, souvent incomplet, mais sans cesse inquiet et palpitant, a l’air d’un
homme qui, tourmenté de plusieurs diables, ne sait auquel entendre, M. Corot, qui est
son antithèse absolue, n’a pas assez souvent le diable au corps. Si défectueuse et même
injuste que soit cette expression, je la choisis comme rendant approximativement la
raison qui empêche ce savant artiste d’éblouir et d’étonner. Il étonne lentement, je le
veux bien, il enchante peu à peu ; mais il faut savoir pénétrer dans sa science, car,
chez lui, il n’y a pas de papillotage, mais partout une infaillible rigueur d’harmonie.
De plus, il est un des rares, le seul peut-être, qui ait gardé un profond sentiment de
la construction
, qui observe la valeur proportionnelle de chaque détail
dans l’ensemble, et, s’il est permis de comparer la composition d’un paysage à la
structure humaine, qui sache toujours où placer les ossements et quelle dimension il
leur faut donner. On sent, on devine que M. Corot dessine abréviativement et largement,
ce qui est la seule méthode pour amasser avec célérité une grande quantité de matériaux
précieux. Si un seul homme avait pu retenir l’école française moderne dans son amour
impertinent et fastidieux du détail, certes c’était lui. Nous avons entendu reprocher à
cet éminent artiste sa couleur un peu trop douce et sa lumière presque crépusculaire. On
dirait que pour lui toute la lumière qui inonde le monde est partout baissée d’un ou de
plusieurs tons. Son regard, fin et judicieux, comprend plutôt tout ce qui confirme
l’harmonie que ce qui accuse le contraste. Mais, en supposant qu’il n’y ait pas trop
d’injustice dans ce reproche, il faut remarquer que nos expositions de peinture ne sont
pas propices à l’effet des bons tableaux, surtout de ceux qui sont conçus et exécutés
avec sagesse et modération. Un son de voix clair, mais modeste et harmonieux, se perd
dans une réunion de cris étourdissants ou ronflants, et les Véronèse les plus lumineux
paraîtraient souvent gris et pâles s’ils étaient entourés de certaines peintures
modernes plus criardes que des foulards de village.
Il ne faut pas oublier, parmi les mérites de M. Corot, son excellent enseignement,
solide, lumineux, méthodique
. Des nombreux élèves qu’il a formés, soutenus
ou retenus loin des entraînements de l’époque, M. Lavieille est celui que j’ai le plus
agréablement remarqué. Il y a de lui un paysage fort simple : une chaumière sur une
lisière de bois, avec une route qui s’y enfonce. La blancheur de la neige fait un
contraste agréable avec l’incendie du soir qui s’éteint lentement derrière les
innombrables mâtures de la forêt sans feuilles. Depuis quelques années, les paysagistes
ont plus fréquemment appliqué leur esprit aux beautés pittoresques de la saison triste.
Mais personne, je crois, ne les sent mieux que M. Lavieille. Quelques-uns des effets
qu’il a souvent rendus me semblent des du bonheur de l’hiver. Dans la tristesse
de ce paysage, qui porte la livrée obscurément blanche et rose des beaux jours d’hiver à
leur déclin, il y a une volupté élégiaque irrésistible que connaissent tous les amateurs
de promenades solitaires.
Permettez-moi, mon cher, de revenir encore à ma manie, je veux dire aux regrets que
j’éprouve de voir la part de l’imagination dans le paysage de plus en plus réduite. Çà
et là, de loin en loin, apparaît la trace d’une protestation, un talent libre et grand
qui n’est plus dans le goût du siècle. M. Paul Huet, par exemple, un vieux
de la vieille, celui-là ! (je puis appliquer aux débris d’une grandeur militante
comme le Romantisme, déjà si lointaine, cette expression familière et
grandiose) ; M. Paul Huet reste fidèle aux goûts de sa jeunesse. Les huit peintures,
maritimes ou rustiques, qui
doivent servir à la décoration d’un salon, sont
de véritables poèmes pleins de légèreté, de richesse et de fraîcheur. Il me paraît
superflu de détailler les talents d’un artiste aussi élevé et qui a autant produit ;
mais ce qui me paraît en lui de plus louable et de plus remarquable, c’est que pendant
que le goût de la minutie va gagnant tous les esprits de proche en proche, lui, constant
dans son caractère et sa méthode, il donne à toutes ses compositions un caractère
amoureusement poétique.
Cependant il m’est venu cette année un peu de consolation, par deux artistes de qui je
ne l’aurais pas attendue. M. Jadin, qui jusqu’ici avait trop modestement, cela est
évident maintenant, limité sa gloire au chenil et à l’écurie, a envoyé une splendide vue
de Rome prise de l’Arco di Parma. Il y a là, d’abord les qualités
habituelles de M. Jadin, l’énergie et la solidité, mais de plus une impression poétique
parfaitement bien saisie et rendue. C’est l’impression glorieuse et mélancolique du soir
descendant sur la cité sainte, un soir solennel, traversé de bandes pourprées, pompeux
et ardent comme la religion romaine. M. Clésinger, à qui la sculpture ne suffit plus,
ressemble à ces enfants d’un sang turbulent et d’une ardeur capricante, qui veulent
escalader toutes les hauteurs pour y inscrire leur nom. Ses deux paysages, Isola Farnese et Castel Fusana, sont d’un aspect pénétrant,
d’une native et sévère mélancolie. Les eaux y sont plus lourdes et plus solennelles
qu’ailleurs, la solitude plus silencieuse,
les arbres eux-mêmes plus
monumentaux. On a souvent ri de l’emphase de M. Clésinger ; mais ce n’est pas par la
petitesse qu’il prêtera jamais à rire. Vice pour vice, je pense comme lui que l’excès en
tout vaut mieux que la mesquinerie.
Oui, l’imagination fait le paysage. Je comprends qu’un esprit appliqué à prendre des
notes ne puisse pas s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles
de la nature présente ; mais pourquoi l’imagination fuit-elle l’atelier du paysagiste ?
Peut-être les artistes qui cultivent ce genre se défient-ils beaucoup trop de leur
mémoire et adoptent-ils une méthode de copie immédiate qui s’accommode parfaitement à la
paresse de leur esprit. S’ils avaient vu comme j’ai vu récemment, chez M. Boudin qui,
soit dit en passant, a exposé un fort bon et fort sage tableau (le Pardon
de sainte Anne Palud), plusieurs centaines d’études au pastel improvisées en face
de la mer et du ciel, ils comprendraient ce qu’ils n’ont pas l’air de comprendre,
c’est-à-dire la différence qui sépare une étude d’un tableau. Mais M. Boudin, qui
pourrait s’enorgueillir de son dévouement à son art, montre très-modestement sa curieuse
collection. Il sait bien qu’il faut que tout cela devienne tableau par le moyen de
l’impression poétique rappelée à volonté ; et il n’a pas la prétention de donner ses
notes pour des tableaux. Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera, dans des
peintures achevées, les prodigieuses magies de l’air et de l’eau. Ces études, si
rapidement et si fidèlement
croquées d’après ce qu’il y a de plus
inconstant, de plus insaisissable dans sa forme et dans sa couleur, d’après des vagues
et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent ; ainsi,
par exemple : 8 octobre, midi, vent de nord-ouest. Si vous avez eu
quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous
pouvez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de M. Boudin. La légende
cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien.
J’ai vu. À la fin tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres
chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres,
ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré,
ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces
splendeurs, me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de
l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies
liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. Mais je me garde bien de
tirer de la plénitude de ma jouissance un conseil pour qui que ce soit, non plus que
pour M. Boudin. Le conseil serait trop dangereux. Qu’il se rappelle que l’homme, comme
dit Robespierre, qui avait soigneusement fait ses humanités, ne voit
jamais l’homme sans plaisir ; et, s’il veut gagner un peu de popularité, qu’il se garde
bien de croire que le public soit arrivé à un égal enthousiasme pour la solitude.
Ce n’est pas seulement les peintures de marine qui font défaut, un genre
pourtant si poétique ! (je ne prends pas pour marines des drames militaires qui se
jouent sur l’eau), mais aussi un genre que j’appellerais volontiers le paysage des
grandes villes, c’est-à-dire la collection des grandeurs et des beautés qui résultent
d’une puissante agglomération d’hommes et de monuments, le charme profond et compliqué
d’une capitale âgée et vieillie dans les gloires et les tribulations de la vie.
Il y a quelques années, un homme puissant et singulier, un officier de marine, dit-on,
avait commencé une série d’études à l’eau-forte d’après les points de vue les plus
pittoresques de Paris. Par l’âpreté, la finesse et la certitude de son dessin, M. Meryon
rappelait les vieux et excellents aquafortistes. J’ai rarement vu représentée avec plus
de poésie la solennité naturelle d’une ville immense. Les majestés de la pierre
accumulée, les clochers montrant du doigt le ciel, les obélisques de
l’industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de fumée, les prodigieux
échafaudages des monuments en réparation, appliquant sur le corps solide de
l’architecture leur architecture à jour d’une beauté si paradoxale, le ciel tumultueux,
chargé de colère et de rancune, la profondeur des perspectives augmentée par la pensée
de tous les drames qui y sont contenus, aucun des éléments complexes dont se compose le
douloureux et glorieux décor de la civilisation n’était oublié. Si Victor Hugo a vu ces
excellentes
estampes, il a dû être content ; il a retrouvé, dignement
représentée, sa
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Mais un démon cruel a touché le cerveau de M. Meryon ; un délire mystérieux a brouillé
ces facultés qui semblaient aussi solides que brillantes. Sa gloire naissante et ses
travaux ont été soudainement interrompus. Et depuis lors nous attendons toujours avec
anxiété des nouvelles consolantes de ce singulier officier, qui était devenu en un jour
un puissant artiste, et qui avait dit adieu aux solennelles aventures de l’Océan pour
peindre la noire majesté de la plus inquiétante des capitales32.
Je regrette encore, et j’obéis peut-être à mon insu aux accoutumances de ma jeunesse,
le paysage romantique, et même le paysage romanesque qui existait déjà au dix-huitième
siècle. Nos paysagistes sont des animaux beaucoup trop herbivores. Ils ne se nourrissent
pas volontiers des ruines, et, sauf un petit nombre d’hommes tels que Fromentin, le ciel
et le désert les épouvantent. Je regrette ces grands lacs qui représentent l’immobilité
dans le désespoir, les immenses montagnes, escaliers de la planète vers
le ciel, d’où tout ce qui paraissait grand paraît petit, les châteaux forts (oui, mon
cynisme ira jusque-là), les abbayes crénelées qui se mirent dans les mornes étangs, les
ponts gigantesques, les constructions ninivites, habitées par le vertige, et enfin tout
ce qu’il faudrait inventer, si tout cela n’existait pas !
Je dois confesser en passant que, bien qu’il ne soit pas doué d’une originalité de
manière bien décidée, M. Hildebrandt, par son énorme exposition d’aquarelles, m’a causé
un vif plaisir. En parcourant ces amusants albums de voyage il me semble toujours que je
revois, que je reconnais ce que je n’ai jamais vu. Grâce à lui, mon
imagination fouettée s’est promenée à travers trente-huit paysages romantiques, depuis
les remparts sonores de la Scandinavie jusqu’aux pays lumineux des ibis et des cigognes,
depuis le Fiord de Séraphitus jusqu’au pic de Ténériffe. La lune et le soleil ont tour à
tour illuminé ces décors, l’un versant sa tapageuse lumière, l’autre ses patients
enchantements.
Vous voyez, mon cher ami, que je ne puis jamais considérer le choix du sujet comme
indifférent, et que, malgré l’amour nécessaire qui doit féconder le plus humble morceau,
je crois que le sujet fait pour l’artiste une partie du génie, et pour moi, barbare
malgré tout, une partie du plaisir. En somme, je n’ai trouvé parmi les paysagistes que
des talents sages ou petits, avec une très-grande paresse d’imagination. Je n’ai
pas vu chez eux, chez tous, du moins, le charme naturel, si simplement
exprimé, des savanes et des prairies de Catlin (je parie qu’ils ne savent même pas ce
que c’est que Catlin), non plus que la beauté surnaturelle des paysages de Delacroix,
non plus que la magnifique imagination qui coule dans les dessins de Victor Hugo, comme
le mystère dans le ciel. Je parle de ses dessins à l’encre de Chine, car il est trop
évident qu’en poésie notre poëte est le roi des paysagistes.
Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m’imposer
une utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve
artistement exprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers : Ces choses,
parce qu’elles sont fausses, sont infiniment plus près du vrai ; tandis que la plupart
de nos paysagistes sont des menteurs, justement parce qu’ils ont négligé de mentir.
Au fond d’une bibliothèque antique, dans le demi-jour propice qui caresse et suggère
les longues pensées, Harpocrate, debout et solennel, un doigt posé sur sa bouche, vous
commande le silence, et, comme un pédagogue pythagoricien, vous dit : Chut ! avec un
geste
plein d’autorité. Apollon et les Muses, fantômes impérieux, dont les
formes divines éclatent dans la pénombre, surveillent vos pensées, assistent à vos
travaux, et vous encouragent au sublime.
Au détour d’un bosquet, abritée sous de lourds ombrages, l’éternelle Mélancolie mire
son visage auguste dans les eaux d’un bassin, immobiles comme elle. Et le rêveur qui
passe, attristé et charmé, contemplant cette grande figure aux membres robustes, mais
alanguis par une peine secrète, dit : Voilà ma sœur !
Avant de vous jeter dans le confessionnal, au fond de cette petite chapelle ébranlée
par le trot des omnibus, vous êtes arrêté par un fantôme décharné et magnifique, qui
soulève discrètement l’énorme couvercle de son sépulcre pour vous supplier, créature
passagère, de penser à l’éternité ! Et au coin de cette allée fleurie qui mène à la
sépulture de ceux qui vous sont encore chers, la figure prodigieuse du Deuil, prostrée,
échevelée, noyée dans le ruisseau de ses larmes, écrasant de sa lourde désolation les
restes poudreux d’un homme illustre, vous enseigne que richesse, gloire, patrie même,
sont de pure frivolités, devant ce je ne sais quoi que personne n’a nommé ni défini, que
l’homme n’exprime que par des adverbes mystérieux, tels que : Peut-être, Jamais,
Toujours ! et qui contient, quelques-uns l’espèrent, la béatitude infinie, tant désirée,
ou l’angoisse sans trêve dont la raison moderne repousse l’image avec le geste convulsif
de l’agonie.
L’esprit charmé par la musique des eaux jaillissantes,
plus douce que la
voix des nourrices, vous tombez dans un boudoir de verdure, où Vénus et Hébé, déesses
badines qui présidèrent quelquefois à votre vie, étalent sous des alcôves de feuillage
les rondeurs de leurs membres charmants qui ont puisé dans la fournaise le rose éclat de
la vie. Mais ce n’est guère que dans les jardins du temps passé que vous trouverez ces
délicieuses surprises ; car des trois matières excellentes qui s’offrent à l’imagination
pour remplir le rêve sculptural, bronze, terre cuite et marbre, la dernière seule, dans
notre âge, jouit fort injustement, selon nous, d’une popularité presque exclusive.
Vous traversez une grande ville vieillie dans la civilisation, une de celles qui
contiennent les archives les plus importantes de la vie universelle, et vos yeux sont
tirés en haut,
sursùm, ad sidera
;
car sur les places publiques, aux angles des carrefours, des personnages immobiles, plus
grands que ceux qui passent à leurs pieds, vous racontent dans un langage muet les
pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la science et du martyre. Les uns
montrent le ciel, où ils ont sans cesse aspiré ; les autres désignent le sol d’où ils se
sont élancés. Ils agitent ou contemplent ce qui fut la passion de leur vie et qui en est
devenu l’emblème : un outil, une épée, un livre, une torche, vitaï
lampada ! Fussiez-vous le plus insouciant des hommes, le plus malheureux ou le
plus vil, mendiant ou banquier, le fantôme de pierre s’empare de vous pendant quelques
minutes, et vous commande, au nom du passé,
de penser aux choses qui ne
sont pas de la terre.
Tel est le rôle divin de la sculpture.
Qui peut douter qu’une puissante imagination ne soit nécessaire pour remplir un si
magnifique programme ? Singulier art qui s’enfonce dans les ténèbres du temps, et qui
déjà, dans les âges primitifs, produisait des œuvres dont s’étonne l’esprit civilisé !
Art, où ce qui doit être compté comme qualité en peinture peut devenir vice ou défaut,
où la perfection est d’autant plus nécessaire que le moyen, plus complet en apparence,
mais plus barbare et plus enfantin, donne toujours, même aux plus médiocres œuvres, un
semblant de fini et de perfection. Devant un objet tiré de la nature et représenté par
la sculpture, c’est-à-dire rond, fuyant, autour duquel on peut tourner librement, et,
comme l’objet naturel lui-même, environné d’atmosphère, le paysan, le sauvage, l’homme
primitif, n’éprouvent aucune indécision ; tandis qu’une peinture, par ses prétentions
immenses, par sa nature paradoxale et abstractive, les inquiète et les trouble. Il nous
faut remarquer ici que le bas-relief est déjà un mensonge, c’est-à-dire un pas fait vers
un art plus civilisé, s’éloignant d’autant de l’idée pure de sculpture. On se souvient
que Catlin faillit être mêlé à une querelle fort dangereuse entre des chefs sauvages,
ceux-ci plaisantant celui-là dont il avait peint le portrait de profil, et lui
reprochant de s’être laissé voler la moitié de son visage. Le singe, quelquefois surpris
par une magique peinture de nature, tourne derrière l’image pour en trouver l’envers. Il
résulte des conditions barbares
dans lesquelles la sculpture est enfermée
qu’elle réclame, en même temps qu’une exécution très-parfaite, une spiritualité
très-élevée. Autrement elle ne produira que l’objet étonnant dont peuvent s’ébahir le
singe et le sauvage. Il en résulte aussi que l’œil de l’amateur lui-même, quelquefois
fatigué par la monotone blancheur de toutes ces grandes poupées, exactes dans toutes
leurs proportions de longueur et d’épaisseur, abdique son autorité. Le médiocre ne lui
semble pas toujours méprisable, et, à moins qu’une statue ne soit outrageusement
détestable, il peut la prendre pour bonne ; mais une sublime pour mauvaise, jamais !
Ici, plus qu’en toute autre matière, le beau s’imprime dans la mémoire d’une manière
indélébile. Quelle force prodigieuse l’Egypte, la Grèce, Michel-Ange, Coustou et
quelques autres ont mise dans ces fantômes immobiles ! Quel regard dans ces yeux sans
prunelle ! De même que la poésie lyrique ennoblit tout, même la passion, la sculpture,
la vraie, solennise tout, même le mouvement ; elle donne à tout ce qui est humain
quelque chose d’éternel et qui participe de la dureté de la matière employée. La colère
devient calme, la tendresse sévère, le rêve ondoyant et brillanté de la peinture se
transforme en méditation solide et obstinée. Mais si l’on veut songer combien de
perfections il faut réunir pour obtenir cet austère enchantement, on ne s’étonnera pas
de la fatigue et du découragement qui s’emparent souvent de notre esprit en parcourant
les galeries des sculptures modernes, où le but divin est
presque toujours
méconnu, et le joli, le minutieux, complaisamment substitués au grand.
Nous avons le goût de facile composition, et notre dilettantisme peut s’accommoder tour
à tour de toutes les grandeurs et de toutes les coquetteries. Nous savons aimer l’art
mystérieux et sacerdotal de l’Egypte et de Ninive, l’art de la Grèce, charmant et
raisonnable à la fois, l’art de Michel-Ange, précis comme une science, prodigieux comme
le rêve, l’habileté du dix-huitième siècle, qui est la fougue dans la vérité ; mais dans
ces différents modes de la sculpture il y a la puissance d’expression et la richesse de
sentiment, résultat inévitable d’une imagination profonde qui chez nous maintenant fait
trop souvent défaut. On ne trouvera donc pas surprenant que je sois bref dans l’examen
des œuvres de cette année. Rien n’est plus doux que d’admirer, rien n’est plus
désagréable que de critiquer. La grande faculté, la principale, ne brille que comme les
images des patriotes romains, par son absence. C’est donc ici le cas de remercier
M. Franceschi pour son Andromède. Cette figure, généralement
remarquée, a suscité quelques critiques selon nous trop faciles. Elle a cet immense
mérite d’être poétique, excitante et noble. On a dit que c’était un plagiat, et que
M. Franceschi avait simplement mis debout une figure couchée de Michel-Ange. Cela n’est
pas vrai. La langueur de ces formes quoique grandes, l’élégance paradoxale de ces
membres est bien le fait d’un auteur moderne. Mais quand même il aurait emprunté
son inspiration au passé, j’y verrais un motif d’éloge plutôt que de
critique ; il n’est pas donné à tout le monde d’imiter ce qui est grand, et quand ces
imitations sont le fait d’un jeune homme, qui a naturellement un grand espace de vie
ouvert devant lui, c’est bien plutôt pour la critique une raison d’espérance que de
défiance.
Quel diable d’homme que M. Clésinger ! Tout ce qu’on peut dire de plus beau sur son
compte, c’est qu’à voir cette facile production d’œuvres si diverses on devine une
intelligence ou plutôt un tempérament toujours en éveil, un homme qui a l’amour de la
sculpture dans le ventre. Vous admirez un morceau merveilleusement réussi ; mais tel
autre morceau dépare complètement la statue. Voilà une figure d’un jet élancé et
enthousiasmant ; mais voici des draperies qui, voulant paraître légères, sont tubulées
et tortillées comme du macaroni. M. Clésinger attrape quelquefois le mouvement, il
n’obtient jamais l’élégance complète. La beauté de style et de caractère qu’on a tant
louée dans ses bustes de dames romaines n’est pas décidée ni parfaite. On dirait que
souvent, dans son ardeur précipitée de travail, il oublie des muscles et néglige le
mouvement si précieux du modelé. Je ne veux pas parler de ses malheureuses Saphos, je sais que maintes fois il a fait beaucoup mieux ; mais même dans ses
statues les mieux réussies, un œil exercé est affligé par cette méthode abréviative qui
donne aux membres et au visage humain ce fini et ce poli banal de la cire
coulée dans un moule. Si Canova fut quelquefois charmant, ce ne fut certes pas grâce à
ce défaut. Tout le monde a loué fort justement son Taureau romain ;
c’est vraiment un fort bel ouvrage ; mais, si j’étais M. Clésinger, je n’aimerais pas
être loué si magnifiquement pour avoir fait l’image d’une bête, si noble et superbe
qu’elle fût. Un sculpteur tel que lui doit avoir d’autres ambitions et caresser d’autres
images que celles des taureaux.
Il y a un Saint Sébastien d’un élève de Rude, M. Just Becquet, qui
est une patiente et vigoureuse sculpture. Elle fait à la fois penser à la peinture de
Ribeira et à l’âpre statuaire espagnole. Mais si l’enseignement de M. Rude, qui eut une
si grande action sur l’école de notre temps, a profité à quelques-uns, à ceux sans doute
qui savaient cet enseignement par leur esprit naturel, il a précipité les
autres, trop dociles, dans les plus étonnantes erreurs. Voyez, par exemple, cette Gaule ! La première forme que la Gaule revêt dans votre esprit est celle
d’une personne de grande allure, libre, puissante, de forme robuste et dégagée, la fille
bien découplée des forêts, la femme sauvage et guerrière, dont la voix était écoutée
dans les conseils de la patrie. Or, dans la malheureuse figure dont je parle, tout ce
qui constitue la force et la beauté est absent. Poitrine, hanches, cuisses, jambes, tout
ce qui doit faire relief est creux. J’ai vu sur les tables de dissection de ces cadavres
ravagés par la maladie et par une misère continue de quarante ans. L’auteur
a-t-il voulu représenter l’affaiblissement, l’épuisement d’une femme qui n’a pas connu
d’autre nourriture que le gland des chênes, et a-t-il pris l’antique et forte Gaule pour
la femelle décrépite d’un Papou ? Cherchons une explication moins ambitieuse, et croyons
simplement qu’ayant entendu répéter fréquemment qu’il fallait copier fidèlement le
modèle, et n’étant pas doué de la clairvoyance nécessaire pour en choisir un beau, il a
copié le plus laid de tous avec une parfaite dévotion. Cette statue a trouvé des éloges,
sans doute pour son œil de Velléda d’album lancé à l’horizon. Cela ne m’étonne pas.
Voulez-vous contempler encore une fois, mais sous une autre forme, le contraire de la
sculpture ? Regardez ces deux petits mondes dramatiques inventés par M. Butté et qui
représentent, je crois, la Tour de Babel et le Déluge. Mais le sujet importe peu, d’ailleurs, quand par sa nature ou par la
manière dont il est traité l’essence même de l’art se trouve détruite. Ce monde
lilliputien, ces processions en miniature, ces petites foules serpentant dans des
quartiers de roche, font penser à la fois aux plans en relief du Musée de marine, aux
pendules-tableaux à musique et aux paysages avec forteresse, pont-levis et garde
montante, qui se font voir chez les pâtissiers et les marchands de joujoux. Il m’est
extrêmement désagréable d’écrire de pareilles choses, surtout quand il s’agit d’œuvres
où d’ailleurs on trouve de l’imagination et de l’ingéniosité, et, si j’en parle, c’est
parce qu’elles servent à
constater, importantes en cela seulement, l’un des
plus grands vices de l’esprit, qui est la désobéissance opiniâtre aux règles
constitutives de l’art. Quelles sont les qualités, si belles qu’on les suppose, qui
pourraient contre-balancer une si défectueuse énormité ? Quel cerveau bien portant peut
concevoir sans horreur une peinture en relief, une sculpture agitée par la mécanique,
une ode sans rimes, un roman versifié, etc. ? Quand le but naturel d’un art est méconnu,
il est naturel d’appeler à son secours tous les moyens étrangers à cet art. Et à propos
de M. Butté, qui a voulu représenter dans de petites proportions de vastes scènes
exigeant une quantité innombrable de personnages, nous pouvons remarquer que les anciens
reléguaient toujours ces tentatives dans le bas-relief, et que, parmi les modernes, de
très-grands et très-habiles sculpteurs ne les ont jamais osées sans détriment et sans
danger. Les deux conditions essentielles, l’unité d’impression et la totalité d’effet,
se trouvent douloureusement offensées, et, si grand que soit le talent du metteur en scène, l’esprit inquiet se demande s’il n’a pas déjà senti une
impression analogue chez Curtius. Les vastes et magnifiques groupes qui ornent les
jardins de Versailles ne sont pas une réfutation complète de mon opinion ; car, outre
qu’ils ne sont pas toujours également réussis, et que quelques-uns, par leur caractère
de débandade, surtout parmi ceux où presque toutes les figures sont verticales, ne
serviraient au contraire qu’à confirmer ladite opinion, je ferai de
plus
remarquer que c’est là une sculpture toute spéciale où les défauts, quelquefois
très-voulus, disparaissent sous un feu d’artifice liquide, sous une pluie lumineuse ;
enfin c’est un art complété par l’hydraulique, un art inférieur en somme. Cependant les
plus parfaits parmi ces groupes ne sont tels que parce qu’ils se rapprochent davantage
de la vraie sculpture et que, par leurs attitudes penchées et leurs entrelacements, les
figures créent cette arabesque générale de la composition, immobile et fixe dans la
peinture, mobile et variable dans la sculpture comme dans les pays de montagnes.
Nous avons déjà, mon cher M***, parlé des esprits pointus, et nous
avons reconnu que parmi ces esprits pointus, tous plus ou moins entachés de
désobéissance à l’idée de l’art pur, il y en avait cependant un ou deux intéressants.
Dans la sculpture, nous retrouvons les mêmes malheurs. Certes M. Frémiet est un bon
sculpteur ; il est habile, audacieux, subtil, cherchant l’effet étonnant, le trouvant
quelquefois ; mais, c’est là son malheur, le cherchant souvent à côté de la voie
naturelle. L’Orang-outang, entraînant une femme au fond des bois
(ouvrage refusé, que naturellement je n’ai pas vu) est bien l’idée d’un esprit pointu.
Pourquoi pas un crocodile, un tigre, ou toute autre bête susceptible de manger une
femme ? Non pas ! songez bien qu’il ne s’agit pas de manger, mais de violer. Or le singe
seul, le singe gigantesque, à la fois plus et moins qu’un homme, a manifesté quelquefois
un appétit
humain pour la femme. Voilà donc le moyen d’étonnement trouvé !
« Il l’entraîne ; saura-t-elle résister ? » telle
est la question que se fera tout le public féminin. Un sentiment bizarre, compliqué,
fait en partie de terreur et en partie de curiosité priapique, enlèvera le succès.
Cependant, comme M. Frémiet est un excellent ouvrier, l’animal et la femme seront
également bien imités et modelés. En vérité, de tels sujets ne sont pas dignes d’un
talent aussi mûr, et le jury s’est bien conduit en repoussant ce vilain drame.
Si M. Frémiet me dit que je n’ai pas le droit de scruter les intentions et de parler de
ce que je n’ai pas vu, je me rabattrai humblement sur son Cheval de
saltimbanque. Pris en lui-même, le petit cheval est charmant ; son épaisse
crinière, son mufle carré, son air spirituel, sa croupe avalée, ses petites jambes
solides et grêles à la fois, tout le désigne comme un de ces humbles animaux qui ont de
la race. Ce hibou, perché sur son dos, m’inquiète (car je suppose que je n’ai pas lu le
livret), et je me demande pourquoi l’oiseau de Minerve est posé sur la création de
Neptune ? Mais j’aperçois les marionnettes accrochées à la selle. L’idée de sagesse
représentée par le hibou m’entraîne à croire que les marionnettes figurent les
frivolités du monde. Reste à expliquer l’utilité du cheval qui, dans le langage
apocalyptique, peut fort bien symboliser l’intelligence, la volonté, la vie. Enfin, j’ai
positivement et patiemment découvert que l’ouvrage de M. Frémiet représente
l’intelligence humaine portant
partout avec elle l’idée de la sagesse et le
goût de la folie. Voilà bien l’immortelle antithèse philosophique, la contradiction
essentiellement humaine sur laquelle pivote depuis le commencement des âges toute
philosophie et toute littérature, depuis les règnes tumultueux d’Ormuz et d’Ahrimane
jusqu’au révérend Maturin, depuis Manès jusqu’à Shakspeare !… Mais un voisin que
j’irrite veut bien m’avertir que je cherche midi à quatorze heures, et que cela
représente simplement le cheval d’un saltimbanque… Ce hibou solennel, ces marionnettes
mystérieuses n’ajoutaient donc aucun sens nouveau à l’idée cheval ? En
tant que simple cheval, en quoi augmentent-elles son mérite ? Il fallait évidemment
intituler cet ouvrage : Cheval de saltimbanque, en l’absence du
saltimbanque, qui est allé tirer les cartes et boire un coup dans un cabaret supposé
du voisinage ! Voilà le vrai titre !
MM. Carrier, Oliva et Prouha sont plus modestes que M. Frémiet et moi ; ils se
contentent d’étonner par la souplesse et l’habileté de leur art. Tous les trois, avec
des facultés plus ou moins tendues, ont une visible sympathie pour la sculpture vivante
du dix-huitième et du dix-septième siècle. Ils ont aimé et étudié Caffieri, Puget,
Coustou, Houdon, Pigalle, Francin. Depuis longtemps les vrais amateurs ont admiré les
bustes de M. Oliva, vigoureusement modelés, où la vie respire, où le regard même
étincelle. Celui qui représente le Général Bizot est un des bustes les
plus militaires que j’aie vus. M. de Mercey est un
chef-d’œuvre de finesse. Tout le
monde a remarqué récemment dans la cour du
Louvre une charmante figure de M. Prouha qui rappelait les grâces nobles et mignardes de
la Renaissance. M. Carrier peut se féliciter et se dire content de lui. Comme les
maîtres qu’il affectionne, il possède l’énergie et l’esprit. Un peu trop de décolleté et
de débraillé dans le costume contraste peut-être malheureusement avec le fini vigoureux
et patient des visages. Je ne trouve pas que ce soit un défaut de chiffonner une chemise
ou une cravate et de tourmenter agréablement les revers d’un habit, je parle seulement
d’un manque d’accord relativement à l’idée d’ensemble ; et encore avouerai-je volontiers
que je crains d’attribuer trop d’importance à cette observation, et les bustes de
M. Carrier m’ont causé un assez vif plaisir pour me faire oublier cette petite
impression toute fugitive.
Vous vous rappelez, mon cher, que nous avons déjà parlé de Jamais et
toujours ; je n’ai pas encore pu trouver l’explication de ce titre logogryphique.
Peut-être est-ce un coup de désespoir, ou un caprice sans motif, comme Rouge et Noir. Peut-être M. Hébert a-t-il cédé à ce goût de MM. Commerson et
Paul de Kock qui les pousse à voir une pensée dans le choc fortuit de toute antithèse.
Quoi qu’il en soit, il a fait une charmante sculpture, sculpture de chambre, dira-t-on
(quoiqu’il soit douteux que le bourgeois et la bourgeoise en veuillent décorer leur
boudoir), espèce de vignette en sculpture, mais qui cependant pourrait peut-être,
exécutée dans de plus grandes proportions faire une
excellente décoration
funèbre dans un cimetière ou dans une chapelle. La jeune fille, d’une forme riche et
souple, est enlevée et balancée avec une légèreté harmonieuse ; et son corps, convulsé
dans une extase ou dans une agonie, reçoit avec résignation le baiser de l’immense
squelette. On croit généralement, peut-être parce que l’antiquité ne le connaissait pas
ou le connaissait peu, que le squelette doit être exclu du domaine de la sculpture.
C’est une grande erreur. Nous le voyons apparaître au moyen âge, se comportant et
s’étalant avec toute la maladresse cynique et toute la superbe de l’idée sans art. Mais,
depuis lors jusqu’au dix-huitième siècle, climat historique de l’amour et des roses,
nous voyons le squelette fleurir avec bonheur dans tous les sujets où il lui est permis
de s’introduire. Le sculpteur comprit bien vite tout ce qu’il y a de beauté mystérieuse
et abstraite dans cette maigre carcasse, à qui la chair sert d’habit, et qui est comme
le plan du poème humain. Et cette grâce, caressante, mordante, presque scientifique, se
dresse à son tour, claire et purifiée des souillures de l’humus, parmi les grâces
innombrables que l’Art avait déjà de l’ignorante Nature. Le squelette de
M. Hébert n’est pas, à proprement parler, un squelette. Je ne crois pas cependant que
l’artiste ait voulu esquiver, comme on dit, la difficulté. Si ce puissant personnage
porte ici le caractère vague des fantômes, des larves et des lamies, s’il est encore, en
de certaines parties, revêtu d’une peau parcheminée qui se colle aux jointures
comme les membranes d’un palmipède, s’il s’enveloppe et se drape à moitié
d’un immense suaire soulevé çà et là par les saillies des articulations, c’est que sans
doute l’auteur voulait surtout exprimer l’idée vaste et flottante du néant. Il a réussi,
et son fantôme est plein de vide.
L’agréable occurrence de ce sujet macabre m’a fait regretter que M. Christophe n’ait
pas exposé deux morceaux de sa composition, l’un d’une nature tout à fait analogue,
l’autre plus gracieusement allégorique. Ce dernier représente une femme nue, d’une
grande et vigoureuse tournure florentine (car M. Christophe n’est pas de ces artistes
faibles en qui l’enseignement positif et minutieux de Rude a détruit l’imagination), et
qui, vue en face, présente au spectateur un visage souriant et mignard, un visage de
théâtre. Une légère draperie, habilement tortillée, sert de suture entre cette jolie
tête de convention et la robuste poitrine sur laquelle elle a l’air de s’appuyer. Mais,
en faisant un pas de plus à gauche ou à droite, vous découvrez le secret de l’allégorie,
la morale de la fable, je veux dire la véritable tête révulsée, se pâmant dans les
larmes et l’agonie. Ce qui avait d’abord enchanté vos yeux, c’était un masque, c’était
le masque universel, votre masque, mon masque, joli éventail dont une main habile se
sert pour voiler aux yeux du monde la douleur ou le remords. Dans cet ouvrage, tout est
charmant et robuste. Le caractère vigoureux du corps fait un contraste pittoresque avec
l’expression mystique
d’une idée toute mondaine, et la surprise n’y joue
pas un rôle plus important qu’il n’est permis. Si jamais l’auteur consent à jeter cette
conception dans le commerce, sous la forme d’un bronze de petite dimension, je puis,
sans imprudence, lui prédire un immense succès.
Quant à l’autre idée, si charmante qu’elle soit, ma foi, je n’en répondrais pas ;
d’autant moins que, pour être pleinement exprimée, elle a besoin de deux matières, l’une
claire et terne pour exprimer le squelette, l’autre sombre et brillante pour rendre le
vêtement, ce qui augmenterait naturellement l’horreur de l’idée et son impopularité.
Hélas !
Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts !
Figurez-vous un grand squelette féminin tout prêt à partir pour une fête. Avec sa face
aplatie de négresse, son sourire sans lèvre et sans gencive, et son regard qui n’est
qu’un trou plein d’ombre, l’horrible chose qui fut une belle femme a l’air de chercher
vaguement dans l’espace l’heure délicieuse du rendez-vous ou l’heure solennelle du
sabbat inscrite au cadran invisible des siècles. Son buste, disséqué par le temps,
s’élance coquettement de son corsage, comme de son cornet un bouquet desséché, et toute
cette pensée funèbre se dresse sur le piédestal d’une fastueuse crinoline. Qu’il me soit
permis, pour abréger, de citer un lambeau rimé dans lequel j’ai essayé non pas d’illustrer
, mais d’expliquer le plaisir subtil contenu dans
cette figurine, à peu près comme un lecteur soigneux barbouille de crayon les marges de
son livre :
La
fête de la
vie.∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙ ∙
?
Je crois, mon cher, que nous pouvons nous arrêter ici ; je citerais de nouveaux
échantillons que je n’y pourrais trouver que de nouvelles preuves superflues à
l’appui de l’idée principale qui a gouverné mon travail depuis le
commencement, à savoir que les talents les plus ingénieux et les plus patients ne
sauraient suppléer le goût du grand et la sainte fureur de l’imagination. On s’est
amusé, depuis quelques années, à critiquer, plus qu’il n’est permis, un de nos amis les
plus chers ; eh bien ! je suis de ceux qui confessent, et sans rougir, que, quelle que
soit l’habileté développée annuellement par nos sculpteurs, je ne retrouve pas dans
leurs œuvres (depuis la disparition de David) le plaisir immatériel que m’ont donné si
souvent les rêves tumultueux, même incomplets, d’Auguste Préault.
Enfin il m’est permis de proférer l’irrésistible ouf ! que lâche avec
tant de bonheur tout simple mortel, non privé de sa rate et condamné à une course
forcée, quand il peut se jeter dans l’oasis de repos tant espérée depuis longtemps. Dès
le commencement, je l’avouerai volontiers, les caractères béatifiques qui composent le
mot fin apparaissaient à mon cerveau, revêtus de leur peau noire, comme de petits
baladins éthiopiens qui exécuteraient la plus aimable des danses
de caractère. MM. les artistes, je parle des vrais artistes, de ceux-là qui
pensent comme moi que tout ce qui n’est pas la perfection devrait se cacher, et que tout
ce qui n’est pas sublime est inutile et coupable, de ceux-là qui savent qu’il y a une
épouvantable profondeur dans la première idée venue, et que, parmi les manières
innombrables de l’exprimer, il n’y en a tout au plus que deux ou trois d’excellentes (je
suis moins sévère que La Bruyère) ; ces artistes-là, dis-je, toujours mécontents et non
rassasiés, comme des âmes enfermées, ne prendront pas de travers certains badinages et
certaines humeurs quinteuses dont ils souffrent aussi souvent que le critique. Eux
aussi, ils savent que rien n’est plus fatigant que d’expliquer ce que tout le monde
devrait savoir. Si l’ennui et le mépris peuvent être considérés comme des passions, pour
eux aussi le mépris et l’ennui ont été les passions les plus difficilement rejetables,
les plus fatales, les plus sous la main. Je m’impose à moi-même les dures conditions que
je voudrais voir chacun s’imposer ; je me dis sans cesse : à quoi
bon ? et je me demande, en supposant que j’aie exposé quelques bonnes raisons : à
qui et à quoi peuvent-elles servir ? Parmi les nombreuses omissions que j’ai commises,
il y en a de volontaires ; j’ai fait exprès de négliger une foule de talents évidents,
trop reconnus pour être loués, pas assez singuliers, en bien ou en mal, pour servir de
thème à la critique. Je m’étais imposé de chercher l’imagination à travers le Salon, et, l’ayant rarement
trouvée, je n’ai dû parler que
d’un petit nombre d’hommes. Quant aux omissions ou erreurs involontaires que j’ai pu
commettre, la Peinture me les pardonnera, comme à un homme qui, à défaut de
connaissances étendues, a l’amour de la Peinture jusque dans les nerfs. D’ailleurs, ceux
qui peuvent avoir quelque raison de se plaindre trouveront des vengeurs ou des
consolateurs bien nombreux, sans compter celui de nos amis que vous chargerez de
l’analyse de la prochaine exposition, et à qui vous donnerez les mêmes libertés que vous
avez bien voulu m’accorder. Je souhaite de tout mon cœur qu’il rencontre plus de motifs
d’étonnement ou d’éblouissement que je n’en ai consciencieusement trouvé. Les nobles et
excellents artistes que j’invoquais tout à l’heure diront comme moi : en résumé,
beaucoup de pratique et d’habileté, mais très-peu de génie ! C’est ce que tout le monde
dit. Hélas ! je suis d’accord avec tout le monde. Vous voyez, mon cher M***, qu’il était
bien inutile d’expliquer ce que chacun d’eux pense comme nous. Ma seule consolation est
d’avoir peut-être su plaire, dans l’étalage de ces lieux communs, à deux ou trois
personnes qui me devinent quand je pense à elles, et au nombre desquelles je vous prie
de vouloir bien vous compter.
Votre très-dévoué collaborateur et ami.
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