Mon cher Lemaître,
Je vous envoie un de ces recueils composites que nos aînés intitulaient simplement :
mélanges. J’ai toujours aimé, chez les autres, ces sortes d’ouvrages, dont le type
supérieur serait, — si parva licet…, — les Lundis de
Sainte-Beuve et les Essais de Montaigne. Même à ces chefs-d’œuvre du genre, je vois bien
qu’il manque l’ordonnance, l’unité d’objet, la perspective, ces qualités qui font d’un
livre une créature organisée dont les chapitres se tiennent comme les membres d’un corps.
N’ont-ils pas, en revanche, d’autres vertus : plus de spontanéité, plus de liberté, plus
de naturel ? Passant, comme ils font, d’un thème à un autre, les effleurant tous sans les
épuiser, Sainte-Beuve et Montaigne laissent leur esprit aller devant soi. Ils
l’astreignent moins. À les suivre ainsi qui, tour à tour et sans transition, discutent un
point d’histoire et un point d’esthétique, une question de morale et un problème
littéraire, n’a-t-on pas l’impression de causer avec eux, de les avoir là, vivants ? Oui,
l’unité d’objet manque, mais une autre unité se dégage, celle de la personne. C’est le
charme encore de ces volumes que j’allais oublier, — ne sont-ils pas, eux aussi,
mélanges ? — les Contemporains et les Impressions de
théâtre. Vous avez su y empreindre toute l’originalité que nous goûtons dans vos
œuvres méditées et armaturées : Sérénus, Révoltée, le Pardon, la Massière,
Racine, Rousseau… Ce n’étaient pourtant, ces Contemporains et ces
Impressions, que des recueils d’articles, des fragments écrits au
hasard, selon qu’un incident plaçait en vedette tel poète et tel historien, tel romancier
ou tel philosophe. Je voudrais penser que vous trouverez à feuilleter ces Pages de Critique et de Doctrine, rédigées de même, un peu du plaisir que j’avais
autrefois à rencontrer, dans quelque journal, vos Opinion et vos Billets du matin. J’entends toujours la voix de l’aimable Meilhac
m’interpellant, quand j’allais déjeuner avec lui, dans cet amiable restaurant Durand,
aujourd’hui détruit : « Était-il exquis, le dernier Lemaître ! » Et sur sa face ronde de
vieux mandarin, il avait le spirituel et jeune sourire que vous lui avez connu, — celui de
ses délicieuses pièces et de ses contes.
D’une chose au moins, je suis sûr, ce livre aura pour vous cet intérêt : il s’y dessine
une courbe de pensée très analogue à celle que vous avez suivie vous-même. Nous avons
grandi tous les deux, mon cher Lemaître, dans l’atmosphère et dans l’esprit de la
Révolution, et nous sommes arrivés, tous les deux, à des conclusions traditionnelles qui
auraient bien étonné mes professeurs de Louis-le-Grand et vos professeurs de l’Ecole
Normale. Ni de votre part, ni de la mienne, ce ne fut là une conversion. J’ai, quant à
moi, toujours protesté contre ce mot, quand il m’a été appliqué. Il n’est pas exact. Le
plus récent de vos portraitistes, M. Victor Giraud, après avoir cité de vous une page de
1885, concluait : « C’est là un réquisitoire contre l’ordre de choses existant que l’on
pourrait, sauf le ton, croire écrit d’hier. » Pareillement ce recueil-ci renferme
plusieurs morceaux composés à la même époque, que j’ai pu insérer à côté d’autres, tout
récents, sans qu’il y ait d’autre différence qu’une précision plus nette de la pensée.
C’est la preuve que le traditionalisme était déjà enveloppé dans nos apparentes
hésitations d’il y a trente ans. Je dis : apparentes. Car les jeunes gens de notre
génération avaient reçu, de leurs aînés, deux idées directrices autour desquelles leur
intelligence devait nécessairement reconstruire tout l’appareil des vérités
françaises.
L’une de ces idées était l’idée de la Loi. L’autre était une vue de la littérature,
considérée comme une psychologie vivante. Le culte passionné de la Science que
professèrent les Sainte-Beuve, les Renan, les Flaubert, les Taine enveloppait cette
affirmation que tout phénomène est conditionné, par suite les phénomènes sociaux et
politiques comme les autres. Le soin qu’ils avaient de situer l’œuvre littéraire dans la
race, dans le milieu, dans le moment, enveloppait cette autre affirmation qu’un roman, un
drame, une comédie, unpoème, ont valeur documentaire à côté de leur valeur esthétique. Ils
sont des signes. Les étudier, c’est assister à une expérience instituée par la nature. Les
interpréter, c’est comprendre cette expérience. Ce roman, drame, comédie, ce poème
traduisent des états de sensibilité. Ce sont des accidents humains et qui supposent
certaines données, des effets et qui manifestent certaines causes. Quelles données, sinon
celles des mœurs contemporaines ? Quelles causes, sinon les conditions sociales et
politiques où ces états de sensibilité sont apparus ? Les deux idées se rejoignent et
l’analyse littéraire ainsi conque dérive dans l’analyse sociale, aussi logiquement que
celle-ci dérive dans l’analyse politique. Comment séparer les mœurs et le gouvernement,
sans mutiler la réalité par un effort d’abstraction impossible à prolonger ? Un esprit
peut toujours s’arrêter à mi-chemin de sa pensée. Il ne peut pas empêcher que ce chemin ne
conduise à un point déterminé. Taine n’a pas même entrevu qu’il dût arriver jamais au
traditionalisme intégral. C’est pourtant la doctrine à laquelle il a conduit tous ses
élèves.
Cette découverte, par-delà, ou mieux par-dessous le phénomène littéraire, des grandes
lois de la santé nationale n’est pas une besogne de dialectique. On ne s’installe pas
devant son intelligence, pour démêler des vérités de psychologie profonde, comme devant un
tableau noir où la craie note des formules dont la derniere exprimera la somme ou le
résidu des autres. Il s’agit là, non pas de déduction, mais d’induction, d’une quantité de
petits faits à ramasser et à scruter, d’une série d’hypothèses à essayer et à vérifier.
Quand tous ces petits faits s’additionnent, quand toutes ces hypothèses convergent, alors
seulement on est autorisé à conclure. J’imagine, par exemple, qu’un fervent de la
Révolution et qui accepte comme un dogme l’affranchissement absolu de l’individu, lise,
avec intelligence, le Rouge et le Noir de Stendhal, les
Illusions perdues de Balzac, le Ruy Blas de Victor Hugo, la Madame Bovary de Flaubert, le Jacques Vingtras de Jules
Vallès. A travers les différences de génie et de facture, il observera les symptômes d’un
malaise identique. Sorel, Rubempré, Ruy-Blas, Emma Rouault, Vingtras sont des sensibilités en transfert de classe, avec les intenses désordres moraux dont ce
phénomène s’accompagne. Les écrivains qui ont conçu ces types les ont bien marqués au
sceau de leur génie particulier. Leur observation a eu un modèle commun : celui du
Français d’après 1789, grandi dans un pays où l’on a tout fait pour hâter et faciliter
l’ascension sociale et pour égaliser les points de départ. Si notre homme est de bonne
foi, il en conclura que le principe d’égalité n’est pas toujours bienfaisant et que le
principe de hiérarchie n’est pas toujours malfaisant. Il apercevra que des conditions de
lenteur sont au contraire nécessaires à l’ascension sociale, et que la nuit du Quatre-Août
pourrait bien n’avoir été qu’un geste de généreuse hystérie. Le même lecteur aborde une
série d’autres ouvrages : René, Adolphe, Volupté, la Confession d’un enfant
du siècle, Mademoiselle de Maupin ; plus près de nous, les poèmes de Baudelaire et
de Verlaine. Les médecins ont pour certaines maladies à syndrome complexe, ainsi le mal de
Graves ou de Basedow, un terme expressif. Ils les appellent « un fouillis pathologique ».
C’est le mot qui convient aux monographies où Chateaubriand, Constant, Sainte-Beuve,
Musset, Gautier et leurs successeurs ont enregistré, tous avec talent, quelques-uns avec
génie, les symptômes morbides dont leur jeunesse fut atteinte. Notre lecteur rapproche ces
symptômes les uns des autres. Il aperçoit un trait commun : l’hypertrophie tout ensemble
et le tarissement du moi, la personnalité isolée de la famille, du
métier et du sol, s’exaspérant à se rechercher et s’épuisant faute d’attaches, comme une
plante dont on forcerait la floraison en l’isolant de son terroir. Une autre évidence
apparaît : le danger que représente ce travail que Barrès a très heureusement appelé le
déracinement, — l’utilité, pour fortifier et assainir l’âme, d’une forte atmosphère
familiale, professionnelle et locale. La famille ? Mais la Révolution s’est acharnée à en
dissoudre les éléments, par vingt mesures : la diminution de l’autorité paternelle, le
divorce, l’égalité des héritages. La profession ? Elle a, du haut en bas, qu’il s’agît
d’enseignement ou de travail manuel, poursuivi, dans l’organisme corporatif, une
discipline qui était une liberté. Elle n’a voulu y voir qu’oppression ei que privilège. La
vie locale ? Mais elle l’a émiettée, jusqu’à l’annihiler, pour installer partout cet
impérialat administratif où nos provinces s’étiolent. Comment une question ne se
poserait-elle pas devant celui qui constate ces résultats ? Si pourtant l’idéologie
Révolutionnaire s’était trompée ? Si elle avait méconnu les conditions de la santé
nationale ? Si la Déclaration des Droits de l’Homme n’était qu’un code de
contre-vérités ?
Le Traditionalisme est l’aboutissement inévitable d’une étude de cette sorte, exécutée
sur ces témoignages réfléchis que sont les œuvres de littérature, et complétée par ces
autres témoignages involontaires que sont les incidents de chaque jour, depuis nos petites
expériences de vie privée, jusqu’aux crises importantes de la vie publique. Si vous vous
décidez jamais, mon cher Lemaîre, — ce que tous vos amis souhaitent, — à écrire un jour
votre autobiographie intellectuelle, vous nous raconterez ces étapes de votre esprit, avec
la grâce souple qui est restée votre don incomparable. J’en ai senti le prix, cet hiver
encore, en vous écoutant parler sur les Mémoires d’Outre-Tombe. Ce prix
est d’autant plus grand, lorsque cette souplesse s’associe à un sérieux extrême dans le
fond intime de la pensée. Les années ont de plus en plus dégagé en vous cette ferveur
secrète que les ironies de vos débuts dissimulaient, mais seulement à ceux qui vous
lisaient mal. Vous l’avez dit vous-même un jour. « Désenchanté des jeux de la littérature,
je m’abandonne avec foi à un instinct que je crois sain et bienfaisant. » Il y a dans
cette phrase un mot injuste. Il n’est pas vrai que la littérature ait été jamais un jeu
pour vous. C’est à travers elle, parce que vous l’avez aimée avec passion, avec religion,
que vous avez dégagé en vous cet instinct. Voici des années, dans un de ces Billets du matin que goûtait tant le pauvre Meilhac, vous vouliez bien reconnaître
chez l’auteur du Disciple une ferveur analogue. En lui non plus, elle ne
s’est pas refroidie avec la vie. Je souhaite que vous en ayez la preuve dans ces Pages dont l’envoi vous rappellera les sentiments de très haute estime
intellectuelle que vous porte, depuis qu’il vous connaît, — grande mortalis
ævi spatium, —
Une piété intelligente — celle d’une fille qui veille sur la gloire de son père —
nous donne le début d’un roman dont nous savions l’existence et le titre, mais rien de
plus. C’est cet Étienne Mayran, que M. Taine entreprit de composer,
aux environs de 1861, puis il l’abandonna, en cours de route, si l’on peut dire.
M. Taine avait alors un peu plus de trente ans. Le troisième volume de sa Correspondance nous apporte un curieux document sur la crise intellectuelle
qu’il traversait à cette époque. Ce sont quelques « notes personnelles », datées
d’octobre 1862. L’écrivain s’y demande, avec une évidente anxiété, s’il ne fait pas
fausse route depuis des années. Ne s’est-il pas trompé en s’appliquant, dans ses
essais, à concilier deux tendances contradictoires, celle du philosophe qui « aligne
des idées par files », et celle de l’artiste, amoureux « des sensations véhémentes,
des mots, des images » ? Et, résumant sa propre œuvre avec la lucidité supérieure d’un
beau génie critique, il se considère lui-même, comme s’il était un autre : « Mon idée
fondamentale a été qu’il faut reproduire l’émotion, la passion particulière à l’homme
qu’on décrit, et de plus poser un à un tous les degrés de la génération logique ;
bref, le peindre à la façon des artistes, et, en même temps, le reconstruire à la
façon des raisonneurs… » En quelques lignes, voilà formulée l’antinomie contre
laquelle se heurtent toutes les intelligences qui possèdent, dans des proportions
presque égales, le don de la vision et le don de l’analyse. Balzac, Stendhal,
Sainte-Beuve passèrent leur vie à concilier, comme ils ont pu, leur tempérament
d’artistes imaginatifs et les exigences de leur esprit scientifique. Le travail de
Gœthe fut, lui aussi, en oscillation continuelle entre la Poésie et la Science. Dichtung und Wahrheit ! N’a-t-il pas étiqueté de ces deux mots son
autobiographie morale ? Le Codice Atlantico reste l’émouvant
témoignage du constant effort fait par Léonard, le plus grand de cette lignée, pour
comprendre à la fois la nature et la représenter, l’anatomiser et la peindre, la
décomposer et la reproduire. L’opinion courante pose le problème dans des termes plus
simples. Elle distribue les talents en deux groupes : les créateurs et les critiques.
Elle répugne aux empiétements de l’un des domaines sur l’autre. Elle a toujours
reproché à Balzac son abus des explications, à Stendhal ses dissections indéfinies, à
Gœthe les abstractions du second Faust, l’appareil didactique de Wilhelm Meister. Elle s’est refusée à donner aux vers poignants de Joseph Delorme et à Volupté, cette monographie aiguë
d’une maladie morale, le même tribut d’admiration qu’aux Lundis. Les
contemporains de Léonard jugeaient de même, quand ils lui préféraient Michel-Ange.
« Il n’y a pas d’hybrides en pathologie nerveuse », répétait Charcot, affirmant, à
propos des phénomènes les plus complexes qui soient, le grand principe qui domine la
médecine moderne : la spécificité des maladies. Faut-il étendre cette doctrine à ces
véritables espèces intellectuelles que sont les genres littéraires, et, plus
généralement encore, les arts ? C’est le sentiment irraisonné du public, et la plupart
des esthéticiens pensent comme lui. Cette distinction irréductible entre les diverses
races de talents est affirmée sans cesse, dans les revues et dans les journaux, chaque
fois qu’un écrivain déjà classé tente d’élargir ou de changer sa manière. Celui-ci
excelle dans la prose. Il ne doit pas composer de vers. Celui-là est un essayiste. Il
ne doit pas écrire de romans. Cet autre est un romancier. Qu’il n’aborde pas l’art
dramatique. Si nos critiques n’ont pas la compétence du célèbre maître de la
Salpêtrière, ils ne sont pas moins impératifs dans leur veto.
Qu’importe ? Les théories sont les théories, et les faits sont les faits. En fait,
certains ouvrages et certains talents, ceux, par exemple, que j’ai cités plus haut,
constituent bien des types mixtes, et qui déroutent la classification. Que d’autres
noms on ajouterait à la liste, depuis Constant et Fromentin jusqu’à Pascal ! Les
créations les plus remarquables de ces trois hommes : Adolphe,
Dominique, les Pensées, attestent la coexistence de facultés
qui semblent s’exclure. Ce politicien, ce peintre, ce savant n’ont-ils pas manifesté
une maîtrise d’artistes supérieurs, sur le terrain le plus étranger à leur génie
habituel, au rebours de tous les systèmes, par-dessus toutes les frontières des genres
et des esprits ?
Il y a une part de vérité dans les préjugés très répandus. Cherchons-la dans
celui-ci, et notons aussitôt cet autre fait : des facultés trop complexes ne vont pas
sans des souffrances qui attestent leur caractère anormal, presque contre nature. Dans
ses « notes personnelles », après avoir défini d’une formule si nette son « idée
fondamentale ». M. Taine ajoute : « L’idée est vraie. De plus, quand on peut la mettre
à exécution, elle produit des effets puissants. Je lui dois mon succès. Mais elle démonte le cerveau, et il ne faut pas se détruire. » Ces mots, que
je souligne, rappelleront aux lecteurs de la Littérature anglaise la
conclusion de l’étude sur lord Byron. La recherche de la santé morale et physique
était pour M. Taine, disciple de Gœthe sur ce point encore, un des premiers devoirs de
l’homme de pensée. Il n’admettait pas que l’artiste se rendît malade avec son œuvre.
Nous le voyons, dans la Correspondance, s’arrêter sans cesse, au
plus fort de son succès, et procéder à un examen de conscience comme celui que
représente cette note, où l’hygiène intérieure est au premier plan. Nous tenons là une
preuve qu’il ne s’est jamais engagé dans un travail par simple entraînement. Jamais il
n’a commencé un livre sans s’être donné par avance des raisons justifiées de l’écrire.
Quand il s’est déterminé à s’attaquer au roman, si tard et dans l’âge de la maturité,
il ne prit donc pas cette résolution à la légère. Il sentait déjà peser sur lui la
menace de l’usure physique. Dès janvier 1859, les médecins lui défendaient de lire et
d’écrire. Il avait dû passer de longs mois sans travailler. Il savait ses forces
mesurées. Administrateur scrupuleux de son activité, s’il résolut de l’appliquer à un
genre très nouveau pour lui, ses motifs durent être profondément étudiés, et s’il
interrompit ce travail, lui, le plus persévérant des ouvriers littéraires, ce fut
certainement pour des motifs non moins étudiés et non moins réfléchis. À travers la
Correspondance, on entrevoit ces motifs. On les distingue mieux
encore en lisant de près ce début de roman inachevé. Il vaut la peine de les préciser,
et, à cette occasion, quelques traits de la physionomie morale de M. Taine. Elle
occupe une telle place dans l’histoire de la pensée française depuis un
demi-siècle !
Ses motifs pour entreprendre un roman ? M. Taine vient de nous les dire lui-même, par
la seule confession de son trouble intime devant les antagonismes de ses facultés. Il
insiste : « Mon état d’esprit est bien plutôt celui d’un artiste que d’un écrivain. Je
lutte entre les deux tendances, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui. Je tâche,
par principe, d’aligner des idées à la Macaulay, et, en même temps, je veux avoir
l’impression vive de Stendhal, des poètes et des reconstructeurs. » Comment n’eût-il
pas entrevu un moyen de résoudre ce conflit, à l’aide du roman, cette « psychologie
vivante », pour lui emprunter sa définition favorite ? À ce motif s’en joignaient
d’autres, plus inconscients, et d’abord une revanche de sa sensibilité. Cette âme
frémissante, et qui s’était si fermement astreinte à la discipline du silence,
éprouvait des besoins d’ouverture, de détente. Les pages vibrantes du Voyage en Italie sur la Niobé de Florence, celles de Graindorge sur la musique, plus chaudes encore, ont cet accent inimitable de
la passion trop longtemps étouffée et qui éclate enfin. Le roman offre, par
définition, un exutoire, un dérivatif à nos fièvres sentimentales. Peut-être aussi
l’aiguillon d’une émulation inavouée piquait-il ce généreux esprit à une place
secrète ? M. Taine sentait sa force, et quand il voyait triompher tel ou tel de ses
camarades de jeunesse, inférieurs à lui, un About, un Assolant, certes, il n’éprouvait
pas l’envie, — aucun homme ne fut plus étranger à cette triste faiblesse, — mais
comment ne pas comparer aux facilités de leur sort l’âpre lutte de sa destinée ?
Devant la réussite de leur tentative de romanciers, comment ne pas prononcer le : Anch’io son pittore, ce cri héroïque du génie soudain révélé à
lui-même qu’une toile de Raphaël arracha, dit-on, au Corrège inconnu ? C’était
l’époque où M. Taine commençait de fréquenter les frères de Goncourt, et surtout
Gustave Flaubert. Il est probable que les conversations si ardemment techniques de ces
professionnels achevèrent d’inciter sa curiosité à cette expérience. Les notes
détaillées qu’il a prises sur les propos de Flaubert montrent à quel degré le
préoccupa cet esprit très différent du sien. « C’est de la littérature dégénérée »,
disait-il, « tirée hors de son domaine, traînée de force dans celui de la science et
des arts du dessin. » Il n’en admirait pas moins Madame Bovary. À
démonter minutieusement la facture de cette œuvre et d’autres semblables, ne s’est-il
pas dit un jour : « Si j’essayais pourtant ?… » Telles sont quelques-unes des raisons
pour lesquelles, jeune philosophe déjà célèbre, il mit de côté les plans, esquissés en
partie, de ses traités sur l’lntelligence et la Volonté. Il s’assit à sa table. Il écrivit en tête d’un cahier : Étienne Mayran, et il commença d’imaginer, la plume à la main, des
personnages, des événements, tout un monde.
Oh ! un bien petit monde, bien peu d’événements, bien peu de personnages. Les huit
chapitres qui composent Étienne Mayran sont l’humble récit de la
plus humble aventure : Étienne est un garçon de quatorze ans, très intelligent, très
sensitif, élevé d’une façon excentrique et à demi sauvage dans une petite ville de
province. Il vient de perdre son père. Il est très pauvre. On parle de le mettre en
apprentissage. Le hasard amène dans cette ville un certain M. Carpentier, chef
d’institution à Paris, qui cherche de brillants sujets pour en faire des bêtes à
concours. Étienne va s’offrir et se vendre à ce marchand de soupe. Il aura du moins
une éducation intellectuelle. Il ne sera pas un ouvrier. La mort du père, la
résolution de l’adolescent, son départ pour Paris avec le négrier, sa vie entre la
pension où il est emprisonné et le lycée dont il suit les cours, le premier éveil de
son intelligence, c’est toute la matière de ce début. L’éditeur de la Correspondance, après avoir mentionné la composition d’Étienne
Mayran, parle de « réminiscences personnelles, mêlées aux souvenirs de la
jeunesse de Julien Sorel ». Le jugement est l’écho de celui que j’ai entendu moi-même
M. Taine porter sur cette œuvre. Il en causait volontiers, mais se refusait à la
communiquer : « Je me suis essayé au roman », me disait-il, « j’y ai renoncé. Je
copiais Stendhal sans m’en apercevoir. » L’influence de Rouge et
Noir est évidente en effet dans le train du récit. C’est bien le ton sec et
rapide que Beyle chercha toujours, les notations brèves, les formules ramassées d’un
algébriste moral qui n’a pas le temps de s’attarder a des explications. À quoi bon ?
Il écrit pour les happy few, en homme qui sait la vie. Il sera
compris à demi-mot par des gens qui savent la vie. Même souci dans Étienne Mayran que dans Rouge et Noir de cacher l’émotion
sous une ironie dirigée à la fois contre les coquins et contre leurs dupes. Même
dureté voulue dans le soulignement des vilenies. Même froideur apparente sur un fonds
de sensibilité blessée et saignante. On relève jusqu’à des réminiscences littérales.
Quand M. Taine écrit de son jeune héros : « Il était différent, ce qui est toujours
dangereux », il reproduit presque exactement une phrase de Beyle : « Julien ne pouvait
plaire, il était trop différent. » Étienne prouve sa science au recruteur des bêtes à
concours par un procédé identique à celui qu’emploie Sorel pour s’imposer aux Raynal.
L’un explique du Cœsar à livre ouvert. L’autre récite des chapitres
entiers d’une Histoire Sainte. Les ressemblances sont donc
nombreuses. Je m’inscris pourtant en faux contre le jugement que j’ai rapporté. Si
l’on y regarde de plus près, ces similitudes ne sont qu’extérieures. Par suite, elles
ne préjugent rien sur l’originalité foncière du récit. De tels rappels sont
inévitables dans un premier roman, un premier poème, une première comédie. L’artiste
ne sait pas encore son métier. Il emprunte le métier du maître qu’il admire le plus.
Seulement, et c’est le cas ici, quand cet apprenti a l’étoffe d’un talent personnel,
ce métier d’un autre lui sert à énoncer des idées qui sont bien les siennes, à
rapporter des observations directes, empruntées, elles, à la réalité.
Ces observations abondent dans Étienne Mayran. Elles donnent à ce
roman inachevé une haute valeur de document. Et d’abord, il nous initie à un milieu
disparu, qui a pour nous un intérêt capital : c’est celui où M. Taine a passé son
adolescence et sa première jeunesse. On sait qu’il entra, vers quatorze ans, dans une
institution dont les élèves suivaient les cours du lycée Bourbon, aujourd’hui
Condorcet. La maison où besogne Étienne Mayran étant située au Marais, il a dû
fréquenter le collège Charlemagne. C’est un très léger démarquage. Bourbon et
Charlemagne étaient sous la monarchie de Juillet, époque où se déroule le récit, les
deux grands lycées d’externes de Paris. Les pensions du genre de l’Institut Carpentier
foisonnaient dans leur entourage. Elles ont leur place dans l’histoire de notre
Université, et un peu dans celle de notre littérature. Beaucoup d’écrivains distingués
de notre dix-neuvième siècle les traversèrent. Elles correspondaient à un temps où le
concours général entre les lycées de Paris était l’événement le plus considérable du
monde scolaire. Ceux de ma génération se rappellent quel ton prenaient leurs
professeurs pour prononcer les noms des grands prix d’honneur d’autrefois. Étienne Mayran fait revivre devant nous ces maisons d’éducation. À en
juger par cet exemplaire, elles ne sont pas à regretter. L’atmosphère en est sinistre.
En haut, un exploiteur féroce, dur négociant qui fait la traite des lauréats. Ils sont
la parade brillante de son entreprise, âprement commerciale. Sous les ordres de ce
butor, peinent des professeurs dont l’enseignement consiste dans un dressage mental.
Ils fabriquent des gagneurs de prix, comme des saltimbanques fabriquent des acrobates,
en les déformant. Autour de ces maîtres, des élèves malheureux ou grossiers : les uns,
ceux qui paient, paresseux, médiocres, précocement gâtés, les autres, ceux que l’on
paie, comme Étienne, du vivre et du couvert, abrutis par cette mécanisation systématique de leur intelligence. De vie religieuse, aucune,
qu’un formalisme vide et inefficace. De vie morale, pas davantage. Le respect de soi,
cette vertu si belle dans le premier âge et qui fait d’un adolescent pur et fier une
très noble fleur humaine, apparaît à ces polissons comme une pose et comme une
sottise. Ce sont déjà des potaches, hideux terme d’argot qui désigne
cette hideuse chose : l’enfant niais et flétri, cynique et innocent tout ensemble, que
l’internat laïque produit nécessairement. Il y manque les deux outils nécessaires
d’hygiène individuelle et collective qu’avaient entre leurs mains les inventeurs de
l’éducation cloîtrée : la confession et la communion. Faisons la part du pessimisme
naturel à l’imagination douloureuse de M. Taine. Si la peinture est poussée au noir,
il reste que tous les traits portent la marque de la sensation directe. Oui, c’est
bien là le cadre dans lequel il a grandi. Nous avons d’ailleurs un témoignage à
comparer au sien et qui s’y raccorde avec une exactitude singulière, celui de Jules
Vallès. La destinée voulut que le futur membre de la Commune entrât comme élève dans
la pension dont M. Taine faisait la gloire, — il avait eu le prix d’honneur de
rhétorique au grand concours et il avait été reçu le premier à l’Ecole normale, — au
moment même où le futur auteur des Origines de la France
contemporaine en sortait. Vallès a raconté dans ce style, à la fois canaille et
classique, déclamateur et gouailleur, qui est le sien, — mais quelle patte par
moments, et quelle vigueur ! — l’existence qu’il mena dans cette usine à prix de
concours. L’identité entre les eaux-fortes de Jacques Vingtras ou de
la Rue et la gravure en taille plus douce d’Étienne
Mayran est d’autant plus saisissante que jamais intelligences et sensibilités
ne furent plus contraires. Certains épisodes se correspondent même étrangement. On
pourrait les croire copiés d’un livre sur l’autre, n’était que M. Taine a rédigé Étienne Mayran quinze ans avant Jacques Vingtras et
que Vallès n’a jamais eu connaissance du manuscrit de son glorieux aîné. Je citerai la
scène du Concours général où Mayran ne remet pas de copie. Elle est très analogue à
celle où Jacques Vingtras ne compose pas, lui non plus, entraîné par un voisin qui lui
démontre l’inutilité absolue du succès. Le « Diogène crasseux de Charlemagne », comme
Vallès appelle son tentateur, pourrait figurer parmi les personnages silhouettés par
M. Taine. Il y a aussi un maître de piano qui pleure sa détresse devant Étienne : il
donne des leçons, à vingt sous le cachet, le jour, et, le soir, manie le bâton de chef
d’orchestre dans un bal de barrière. N’aurait-il pas sa place marquée dans la galerie
des Réfractaires ? J’indique cette comparaison aux curieux d’art
littéraire, et je ne crois pas manquer de respect à la grande mémoire de M. Taine.
Quoiqu’il ait défini Vallès « une vipère qui s’enorgueillit de son venin », il
appréciait Jacques Vingtras. La dernière note du dernier chapitre
des Origines est consacrée à cette cruelle monographie, dont il
signale la portée. Il y avait retrouvé, sous le vocable falot de Pension
Legnagna, le triste endroit qu’il avait peint lui-même sous le nom de Pension Carpentier. Mais à la peinture de Vallès il manque cette
poésie que M. Taine a su montrer dans Mayran : le sombre collège
ennobli soudain, grâce au miracle d’une belle intelligence s’élevant de cet affreux
terreau par la seule force du germe intérieur. Et que le miracle ait pu s’accomplir,
qu’il ait été réel, M. Taine en fournissait, par sa seule existence, un indéniable
témoignage. N’était-il pas sorti de chez les Legnagna et les Carpentier avec
l’étonnante maîtrise intellectuelle dont témoignent les lettres de sa vingtième
année ? Étienne Mayran nous raconte le premier stade de ce
développement.
Rien de plus intéressant, rien de moins souvent traité que ce thème, si riche
pourtant en signification : l’adolescent qui commence à penser. Balzac l’a touché,
avec sa supériorité habituelle, dans Louis Lambert. Le huitième
chapitre d’Étienne Mayran peut être mis en regard. Durant les sept
premiers, M. Taine nous a montré dans son héros une volonté uniquement et une
sensibilité. Entré à la pension Carpentier, par un marché, donnant donnant, pour avoir
des prix à la Sorbonne en échange de l’éducation, Étienne Mayran n’a travaillé,
pendant un an, que par intérêt, disons mieux, par point d’honneur. Dans ce garçon,
fait à l’image de M. Taine lui-même, la maîtresse pièce est ce respect de soi dont je
parlais, et que ses compagnons ignorent ou persiflent Or voici qu’au cours des
vacances qu’il passe presque seul à l’Institution, la faculté de réfléchir s’émeut
soudain chez l’enfant. Les étapes de cet éveil sont marquées avec une précision
d’autant plus admirable qu’il s’agit là d’une existence de collégien. Les incidents
sont de l’ordre le plus simple. Un élève d’une école primaire pourrait les traverser,
— s’il était Hippolyte Taine. Une question s’était souvent posée au petit forçat du
bagne Carpentier : « À quoi servent les études que je fais ici ? » Il n’avait jamais
su trouver qu’une réponse, positive et misérable : « À procurer de l’argent à mon
patron. Si j’ai des prix, je lui sers de réclame. » Détail bien caractéristique et si
Tainien : un seul professeur avait intéressé Mayran, celui
d’histoire. Par quoi ? Par un procédé de classification des dates et des événements.
« Évidemment cela était utile, et il y avait quelque beauté dans un
pareil ordre. » Le goût du système est déjà né dans cet écolier, et aussi celui
de l’observation. Il remarque un jour qu’un des compagnons de ses tristes vacances, un
Espagnol de Manille, lit avec plaisir un livre de son pays : Autre détail non moins
caractéristique et non moins Tainien : ce très petit fait provoque
Étienne à des réflexions indéfinies, et qui aboutissent, à quoi ? à une méthode. Qu’il
est bien l’épreuve enfantine du logicien qui devait un jour définir l’homme : un
théorème qui marche ! Étienne se dit que la condition nécessaire, pour trouver quelque
intérêt à la lecture d’un ouvrage étranger, serait donc de n’avoir pas à chercher les
mots. « Si simple que fût cette idée, il l’avait trouvée tout seul, et
partant, elle l’agita. » Ces quelques mots sont, eux aussi, très simples, et
ils vont très loin. Ils signalent le premier mouvement, encore incertain, puéril et
rudimentaire, d’un esprit qui va s’ouvrir, regarder les choses, juger par lui-même.
Étienne continue : « Comment n’avoir plus à chercher les mots ? » Il résout cette
difficulté en appliquant à une langue dont il a besoin, la grecque, un procédé de
classification mnémotechnique analogue à celui du maître d’histoire. Il faut le suivre
construisant ses formules et les mettant en œuvre, avec cette patience acharnée qui a
permis au même cerveau de penser l’Histoire de la Littérature
Anglaise et l’Intelligence, la Philosophie de l’Art et les Origines de la France contemporaine. Il dresse des tableaux de
vocables en y inscrivant chaque mot et sa famille de dérivés. Il les apprend par cœur,
et, avec cet aide-mémoire, déchiffre une page d’un livre. Peu à peu, dans son
souvenir, la page se substitue au tableau mnémotechnique, « Elle revint tout entière,
et, la voyant se dérouler dans son esprit sans qu’il fût obligé de faire effort,
Étienne la sentit. Il lui sembla qu’il écoutait, non plus les mots
écrits, mais des paroles prononcées. » Le livre qu’il déchiffrait ainsi était
un dialogue de Platon. L’adolescent devine confusément qu’en effet la page imprimée
n’est qu’un signe. Derrière le texte aride, perçu jusqu’ici comme une lettre morte, la
vie se révèle. Son jeune esprit entre en communion avec la magnifique personnalité du
disciple de Socrate. Derrière Platon, il entrevoit la Grèce, des façons d’être,
d’agir, de sentir très différentes de celles qu’il rencontre autour de lui, et
cependant réelles. Je sais peu de morceaux, dans l’œuvre entière de M. Taine, plus
touchants de pathétique intellectuel que la description de ce pauvre petit collégien
mal vêtu, mal nourri, prisonnier d’un sort précaire, et qui soudain découvre avec
extase l’univers des idées. Aussitôt il s’y enferme, il s’y barricade contre l’autre
univers, celui des hommes dont il a déjà tant souffert. De quel élan il se réfugie
dans la pensée libératrice ! Mais il le fait sans lyrisme, et c’est le trait le plus
original, sans déclamation. Il reste un clair et prudent bourgeois français, qui
continue de raisonner, même dans cette fièvre d’une révélation. Il en tire une
philosophie, mais d’une utilité immédiate, et qui n’est pas très loin de celle de Candide, tant le célèbre : « Cultive ton jardin » représente le fond
même de notre race. « Le train régulier des classes, les appels de la cloche, toutes
les portions automatiques de la vie lui semblaient maintenant commodes, après lui
avoir été insupportables. La pension était une mécanique qui lui ôtait le
souci des choses inutiles. M. Carpentier et les maîtres d’études étaient des
domestiques excellents pour mener et panser la bête. »
Nous saisissons là, en un raccourci très net, l’origine de cet ascétisme qui fut
celui de M. Taine. L’histoire morale de Mayran est son histoire. Il a trop vivement
éprouvé, trop jeune lui aussi, le contraste entre la richesse, l’amplitude, la beauté
du monde de la pensée, — de sa pensée, — et la pauvreté, la
sécheresse, la laideur du monde de l’action, — celui du moins où pouvait s’exercer son action. De là cette adolescence ardemment, frénétiquement vouée à
l’étude, puis cette jeunesse et cet âge mûr abîmés dans le travail. À peu près au
moment où il composait Étienne Mayran, il faisait dire à son autre
sosie, Graindorge : « Avoir un alibi ! En Orient, ils ont l’opium et le rêve. Nous
avons la Science. C’est un suicide lent et intelligent. » Traduisez cette phrase dont
l’outrance voulue et paradoxale s’adapte au personnage artificiel du docteur en
philosophie d’Iéna, devenu marchand de porcs. Donnez au mot suicide
sa haute signification de renoncement, de vie retirée et mortifiée. Vous y retrouverez
la conception stoïcienne enveloppée dans les premières expériences d’Étienne Mayran :
l’intelligence reconnue comme l’asile suprême, où s’isoler, où se défendre de
l’universelle misère humaine. Quand M. Taine nous donnait des conseils, à nous ses
cadets, c’était toujours dans ce sens qu’il nous dirigeait. Il nous recommandait de
choisir un sujet d’étude et de nous y cloîtrer. Que c’est bien de lui, cette évocation
de Mayran lisant et relisant la préface de son dictionnaire grec ! « Elle n’était pas
fort amusante, mais l’auteur y disait je, parlait de ses longues
recherches, de sa patience, de ses yeux malades, et comme un prisonnier qui voit dans
un coin une araignée tisser sa toile, Étienne éprouvait une sorte de sympathie à son
endroit. » Aussi bien le jeu de la mécanique mentale devient-il infiniment précieux
par lui-même, s’il est vrai que comprendre soit l’unique moyen que possède l’homme
d’apaiser « le sourd sanglot des funérailles intérieures ». Cette doctrine tenait si
fort au cœur de M. Taine qu’il eut recours à elle dans les affres des derniers
moments. Un peu avant de mourir, il pria que sa fille lui lût une page d’un Lundi de Sainte-Beuve. Il voulut avoir, dans les ténèbres qui le
gagnaient, une dernière impression d’une pensée méthodique et claire. On notera que le
père de Mayran, à l’agonie, demande à son fils de prendre un volume de Voltaire, Zadig, et de lui en faire la lecture, « Comme Étienne entrait dans
l’histoire des griffons, il s’aperçut que la couverture ne remuait plus… » N’est-il
pas étrange que ce roman autobiographique s’ouvre sur une scène si pareille à celle
qui devait, trente ans plus tard, terminer la vie de son auteur ?
Pourquoi celui-ci abandonna-t-il brusquement un travail commencé avec tant d’amour,
et dans lequel il justifiait le vieux proverbe : Fit fabricando
faber ? Le romancier grandissait en lui, de page en page. Ce huitième chapitre
atteste un étonnant progrès de métier sur le premier. Il semble qu’il y ait eu, à
cette soudaine interruption, deux causes, l’une toute personnelle et sentimentale,
l’autre toute critique et intellectuelle. Ce caractère évident d’autobiographie, qui
donne pour nous tant de prix à ce fragment, a certainement troublé M. Taine. Il était,
à l’égard de ses émotions, même légères, d’une extrême susceptibilité. Il en avait une
pudeur presque sauvage. Sur ce point encore, Étienne Mayran lui ressemble, comme
l’inconnu vêtu de noir ressemble au poète, dans la sublime Nuit de
Décembre. Avant de quitter sa petite ville de province, l’orphelin va pour dire
adieu au tombeau de son père : « Le gardien du cimetière le regarda, et, comme il ne voulait pas se donner en spectacle, il s’en retourna… » Nous
tenons le mot, un des mots de cette énigme : un Taine renonçant à finir un travail
commencé. Il a eu l’horreur de se donner en spectacle, tout simplement. Il allait
peindre Mayran, non plus enfant, mais homme, non plus au collège et dans les
puérilités naïves de ses premières impressions, mais en plein courant de vie
parisienne et dans la gravité des passions complètes. Ayant posé le personnage comme
il l’avait posé, il devait ou bien « fausser son bonhomme », pour employer un de ses
mots favoris, ou bien se confesser à travers lui, comme Benjamin Constant s’est
confessé à travers Adolphe, Musset à travers Octave, Sainte-Beuve à travers Amaury. Il
ne voulut ni du mensonge qui répugnait à sa scrupuleuse probité d’artiste, ni de cette
confession qui offensait en lui un profond instinct. Je le vois dans sa chambre de
jeune homme, relisant ces premières pages, allant et venant, entre son piano et sa
bibliothèque, puis, tout d’un coup, ouvrant son tiroir, y ensevelissant son manuscrit,
et se mettant à sa table pour se tracer un « nouvel ordre systématique d’études, qui
lui saisisse l’esprit comme un engrenage ». Il avait, vis-à-vis des aventures et des
émotions d’Étienne Mayran devenu homme, pris le parti qu’Hamlet conseille à Horatio :
« Le reste est silence. »
Il l’aurait pris, ce parti, même s’il avait passé outre à ce scrupule, et cela pour
une raison d’un ordre bien différent. Moi qui ai tant discuté avec M. Taine sur l’art
du roman, je m’en rends compte : ce début d’Étienne Mayran est
exécuté d’après une formule très opposée à celle qu’il considérait comme la seule
valable. Lui, l’écrivain le plus volontaire que j’aie connu, il a composé ces huit
chapitres avec les portions inconscientes de son génie. Ils se sont faits en lui au
rebours de ses théories d’art. En relisant ces pages, il a dû les condamner, non point
seulement parce qu’il les trouvait peu originales et trop intimes, mais surtout parce
qu’elles répugnaient au principe fondamental de son esthétique, celui sur lequel je ne
l’ai jamais vu varier : l’objectivité absolue du récit. Pour M. Taine, la première
qualité du romancier était de créer des personnages vivants. C’est de nouveau une
formule à traduire. Voici, résumée assez exactement, je crois, ses idées sur ce point
de doctrine littéraire. L’art étant, par définition, la nature imitée,
demandons-nous : « Comment un personnage vivant se présente-t-il à nous dans la
réalité ? Comment le connaissons-nous ? » Par des actes, des gestes, des paroles.
Imiter la nature, c’est donc montrer des individus qui agissent, qui gesticulent, qui
parlent, et l’artiste les montrera d’autant mieux qu’il s’effacera davantage. M. Taine
empruntait une métaphore à la chirurgie pour louer les romanciers qui lui paraissent
s’être ainsi le plus complètement identifiés avec leurs héros, au point de ne plus
s’en distinguer, Tourgueniew, Flaubert, Maupassant : « Ils savent couper le cordon
ombilical », disait-il. Dans son opinion, ces écrivains occupaient le premier rang. Il
avait pour eux la même partialité que pour les peintres dont il pouvait dire son autre
mot favori : « Leurs figures tournent. » Il entendait par là que les choses et les
gens existaient, dans les tableaux de ces maîtres, comme des objets concrets. Ce
relief physique ou psychologique lui semblait la condition essentielle d’une création
d’art ou de littérature. Il avait pour M. Léon Bonnat, par exemple, la même admiration
que pour Flaubert, fondée sur les mêmes motifs, et il l’exprimait dans les mêmes
termes. Les lecteurs d’Étienne Mayran constateront, dès le premier
chapitre, combien l’auteur y reste au contraire étroitement mêlé au récit, à la
narration, combien il est présent. Derrière les moindres mouvements d’âme du héros, le
apparaît, les démontant, les expliquant, les interprétant. Ce n’est pas
la vie que vous avez devant vous. C’en est une image, reflétée dans le plus puissant
cerveau de philosophe, mais une image. Ainsi en a jugé l’auteur lui-même, et il s’est
arrêté dans sa besogne, se considérant, lui, comme incapable de l’exécuter autrement,
et la considérant, elle, comme trop peu conforme au canon qu’il
s’était fixé pour le roman. Tel jadis Polyclète pour la sculpture.
Cette esthétique du roman est très spécieuse. Elle est séduisante. Est-elle exacte ?
Je ne le crois pas. Elle a pour premier défaut d’être démentie par les faits, comme
tout à l’heure l’hypothèse sur la spécificité des genres. Adolphe
est un admirable roman, et c’est le moins objectif des livres. Que dire de Volupté, de la Confession d’un Enfant du siècle, de
Mademoiselle de Maupin, de Sylvie ? Je cite au
hasard parmi les chefs-d’œuvre de cet art. Aucun auteur a-t-il introduit dans ses
récits plus de que Balzac ? Il ne met pas en scène un financier, un homme
d’État, un négociant, un journaliste, sans vous exposer, à cette occasion, sa théorie
du crédit et du gouvernement, du commerce et de la presse. Et qui vous donne davantage
cette impression que « c’est arrivé », comme dit expressivement le gros public ? Ce
boniment sert à la crédibilité de la fiction. Balzac en est la dupe tout le premier,
et il vous emporte à sa suite, sans que vous puissiez vous débattre contre son
emprise. En regard de ces livres qui vont et viennent, qui bougent et qui respirent,
comme des êtres, Madame Bovary, ce chef-d’œuvre de la formule
objective et que M. Taine admirait tant, semble un tableau de nature morte. Quel est
le personnage le plus vivant de ce merveilleux et froid récit ? Homais, celui que
l’auteur portraiture avec la plus complaisante ironie et la plus personnelle, celui
qu’il juge et qu’il raille, qu’il abomine et dont il se gausse. C’est qu’aussi bien la
conception du roman, professée par M. Taine et par Flaubert, repose sur une analyse
incomplète. Un roman n’est pas de la vie représentée. C’est de la vie racontée. Les
deux définitions sont très différentes. La seconde est, seule, strictement conforme à
la nature du genre. Si le roman est de la vie racontée, il suppose un narrateur.
C’est, si l’on veut, un témoignage et qui implique deux choses : une réalité que l’on
atteste et un témoin qui l’atteste. — « Soit », répondent les partisans de
l’objectivité absolue, « mais plus un témoin s’efface devant la réalité dont il est le
garant, plus son témoignage prend de la valeur. » C’est là jouer sur les mots. Dites
qu’un témoin doit subordonner toutes ses facultés à l’objet de son témoignage. Mais,
en les subordonnant, il les emploie. Il n’est pas un miroir impassible, il est un
regard qui s’émeut, et l’expression même de ce regard fait partie intégrante de son
témoignage. Elle en affirme la sincérité. Sachant cela, les deux maîtres du roman au
dix-neuvième siècle, Balzac, je viens de le dire, et, avant lui, le génial Walter
Scott, ont toujours construit leurs livres avec ces deux éléments : — une matière très
importante, très solide, très significative, et, pour traiter cette matière, la mise
en jeu de toutes leurs facultés. Ils se sont étalés dans leurs œuvres, librement,
abondamment. Ils s’y sont avoués, affirmés, proclamés, tels qu’ils étaient : celui-ci
un homme de lettres parisien du dix-neuvième siècle, avec les bohémianismes de mœurs,
la variété incohérente de milieux que ce terme représente, — celui-là, un châtelain
d’Ecosse, avec les forts préjugés et les saines étroitesses d’un grand seigneur rural.
Ni l’un ni l’autre n’a cherché à effacer sa personnalité. Cet effort eût mutilé leur
vision. Ils ont l’un et l’autre cherché à l’utiliser. De là chez eux cette opulence et
cette aisance qui sont aussi les qualités des grands mémorialistes : un Saint-Simon,
un Marbot. Ceux-là non plus ne se sont pas souciés de s’effacer ; mais ils ont su,
comme Scott et Balzac, trouver le point d’équilibre, où les traits personnels que
manifeste le témoin, achèvent la signification du témoignage. Pour avoir, au
contraire, sacrifié d’une manière systématique cet élément personnel à l’autre, les
maîtres du genre objectif, Mérimée en tête, Tourgueniew ensuite et Flaubert, ont perdu
cette aisance. Il y a de l’artifice, même dans leur simplicité. Colomba,
Pères et Enfants, Madame Bovary sont des chefs-d’œuvre aussi, mais trop
nettoyés, trop calculés. Vous cherchez en vain ce jaillissement, ce parfait naturel
qui, chez Balzac, se traduit en verve, chez Scott en bonhomie. Ces artistes tout
objectifs sont tendus et bien près d’être desséchés. Un je ne sais quoi manque à leurs
créations les plus réussies. Ce je ne sais quoi, c’est la libre expansion
d’eux-mêmes.
M. Taine serait-il arrivé, dans cette autobiographie d’Étienne
Mayran, au point d’équilibre ? Nous aurait-il donné, en achevant ce récit, le
témoignage complet qui montre, à la fois, un coin de vie humaine, et l’esprit où ce
coin de vie humaine s’est pensé ? La question reste sans réponse. Qui pouvait, mieux
que lui, traiter ce thème : l’histoire de la sensibilité d’un grand intellectuel dans
le Paris d’après 1850 ? Ce vaste sujet comportait bien cette manière mixte qui est
celle de ce début, où l’explication accompagne l’évocation. Le philosophe artiste des
Notes personnelles ne s’était pas trompé, en entrevoyant dans une
telle œuvre, d’idéologie à la fois et de passion, la synthèse désirée de ses tendances
contradictoires. Mais ces tendances étaient si fortes qu’au moment même où cette
synthèse allait se produire, leur contradiction éclata, plus violente encore. Le
philosophe se mit soudain en conflit avec l’artiste et le paralysa. Le théoricien
jugea le créateur et lui défendit de continuer. Étienne Mayran fut
relégué dans un coin de l’atelier, comme une de ces ébauches où la promesse de la vie
tressaille déjà, — et qui ne vivront jamais. Ainsi les morceaux de marbre touchés un
instant par le ciseau d’un Michel-Ange et sur lesquels s’est posé, sans s’y arrêter
assez longtemps, le souffle du génie. Si mon culte passionné pour la pensée de
M. Taine ne me trompe pas, ces huit chapitres inachevés doivent faire regretter la
décision de leur auteur à tous les fidèles de ce beau genre du roman. M. Taine, s’il
se fût livré aveuglément à « son démon », — c’était la formule chère à Gœthe, notre
commun chorège, — eût terminé ce récit. Cette première tentative l’eût conduit à une
seconde, et, je n’en doute pas, il eût créé un type nouveau de fiction, comme il a
créé depuis un type nouveau d’histoire. Je vois en esprit les quatre ou cinq livres
qu’il eût composés ainsi. J’en pourrais dire, me semble-t-il, et la matière et la
facture. J’avoue ne pas me consoler que le grand écrivain se les soit interdits par un
préjugé d’esthétique qui était une des formes de son esprit de système, et aussi de sa
modestie. On ne dira jamais combien ce maître regretté fut réservé dans son
appréciation de lui-même. Il y apportait cette candeur dont parle le poète
antique :
Il refusait de se placer au rang qu’il considérait comme le plus désirable : celui
des créateurs d’âmes. La magistrale esquisse qui a provoqué ces brèves réflexions
prouve qu’il avait tort.
Ce n’est pas un incident, c’est vingt qui m’amènent à tenter de nouveau un croquis du
grand artiste littéraire que fut Barbey d’Aurevilly, — artiste très singulier, mais très
intéressant, très contesté aussi, et de son vivant et après sa mort. Des critiques aussi
différents que Pontmartin et Zola, Sainte-Beuve et Brunetière, se sont rencontrés pour
le juger avec une extrême sévérité, « Baladin… », disait de lui l’auteur des Jeudis de Madame Charbonneau, qui le surnommait encore « l’illustre
chevalier de Molossard ». Et l’auteur de l’Assommoir d’insister :
« Bourgeois équilibriste !… » « Drôle de corps… », avait déjà dit Sainte-Beuve, et
Brunetière : « Vieux paradoxe ambulant… » Ces exécutions, un peu sommaires, n’ont pas
empêché que l’œuvre de Barbey d’Aurevilly n’ait déjà subi victorieusement une première
épreuve, celle des années qui suivent la disparition d’un écrivain. Nous l’enterrions en
1889, et les signes de sa popularité vont se multipliant. Les publications sur lui se
succèdent. C’était, hier, le considérable ouvrage de M. Grêlé. C’est aujourd’hui un
livre très documenté de M. Fernand Clerget. On recueille sa correspondance. Ses articles
de critique, soigneusement réunis et collationnés, paraissent par séries et forment une
monumentale suite de volumes : les Œuvres et les Hommes. Les éditions
de ses romans s’épuisent et se réimpriment. J’ai là sous les yeux une carte émouvante et
qui prouve que cette renommée posthume ne s’arrête pas aux frontières. Cette carte,
datée d’Amsterdam, à la fête de Saint-Raphaël 1908, est ainsi rédigée : « Quelques
artistes hollandais, admirateurs des écrivains catholiques français, vous prient
d’assister à la Sainte Messe, qui sera dite à l’église de Saint-Dominique (Spuisstraat)
le jour de la Toussaint, à 9 heures, pour le repos de l’âme du critique et romancier
Jules Barbey d’Aurevilly, à l’occasion du centenaire de sa naissance. » Ce même
centenaire va être célébré chez nous par un groupe d’admirateurs qui prépare un monument
à l’inauguration duquel M. Frédéric Masson parlera. Autant de faits inexplicables, s’il
n’y avait eu chez lui que les singularités dont s’irritèrent les écrivains que j’ai
nommés. C’est d’ailleurs un fait aussi que, même à l’époque où un Sainte-Beuve le
condamnait si durement, Barbey était exalté par un Baudelaire et un Saint-Victor, un
Théophile Gautier et un J.-J. Weiss. Ces contradictions, presque ces heurts dans cette
renommée, lui donnent un caractère d’énigme. N’est ce pas une énigme déjà que le petit
nombre de romans laissé par ce maître romancier, si laborieux pourtant et qui a vécu
plus de quatre-vingts ans, sans jamais être malade, que les tout derniers mois ?
Comptons. Trois ou quatre essais de jeunesse : Ce qui ne meurt pas, la
Bague d’Annibal, l’Amour impossible. Quatre grands roman de maturité : Une Vieille Maîtresse, le Chevalier des Touches, l’Ensorcelée, le Prêtre
marié. Une très longue nouvelle : l’Histoire sans nom. Un
recueil de six nouvelles plus courtes : les Diaboliques. Et c’est
tout. N’est-ce pas une autre énigme que son retard dans la production ? Il avait
quarante ans passés quand il acheva la Vieille Maîtresse. N’est-ce pas
une énigme que ce catholicisme, le plus intransigeant, le plus affirmé, le plus sincère,
d’une part, et, de l’autre, une telle hardiesse dans la peinture, que les
Diaboliques faillirent être poursuivies ? Tout chez Barbey d’Aurevilly fut
exceptionnel, particulier, eccentric, pour prendre une de ses formules
favorites, dans le sens anglais du mot. Il faudrait un livre pour résoudre toutes ces
énigmes. Ayant beaucoup connu d’Aurevilly, l’ayant beaucoup admiré, le goûtant toujours,
je voudrais apporter une nouvelle contribution à sa biographie psychologique et le
montrer, non pas dans sa légende, mais tel qu’il fut réellement. C’est un premier point
d’une extrême importance pour situer son œuvre dans son vrai milieu. — J’analyserai
ensuite les éléments générateurs de cette personnalité si curieuse et je dirai pourquoi
il s’est trouvé, durant toute sa jeunesse, isolé devant la vie et paralysé. C’est un
second point qu’il n’est pas moins nécessaire d’élucider pour comprendre enfin comment
son œuvre de romancier se révéla tout d’un coup à lui, les dures raisons qui la firent
si brève et la place très à part qu’elle occupe dans la littérature du dix-neuvième
siècle. Ce sera la conclusion de ces quelques notes.
Il existe un portrait de Barbey d’Aurevilly qui reproduit sa hautaine physionomie
avec une rare exactitude. Il est d’Émile Lévy et figure aujourd’hui au Musée de
Versailles. Barbey y est représenté debout, la taille serrée dans sa redingote
ajustée. Il pose sur sa hanche sa belle main aux doigts intelligents. Les petites
étrangetés de sa toilette ont été notées soigneusement par le peintre : le retroussis
de ses manchettes, la dentelle de sa cravate, le large parement de ses revers, la
brillante ganse de soie appliquée sur le bord de l’étoffe. Il y joignait d’autres
fantaisies qui ne sont pas sur le tableau. Son chapeau haut de forme avait des ailes
doublées de velours et une coiffe rose. Il portait volontiers des gants de peau noire
avec d’épaisses baguettes d’or, un pantalon de laine blanche à sous-pieds avec une
bande de soie jaune ou mauve. Il avait comme canne une cravache sur le pommeau de
laquelle étaient gravés les deux barbeaux adossés de ses armes. Avec cela, et ici le
portrait est bien fidèle, un visage ravagé qui n’avait plus d’âge. L’énergie du masque
était encore durcie par la noirceur voulue des cheveux et de la moustache qui
accentuait un nez en bec d’aigle, une bouche altière, un regard perçant. Cette tête
frappante avait quelque chose de dédaigneux et de désenchanté, qui racontait de
longues années d’une lutte trop amère contre un sort trop hostile. Oui, tel il était,
quand je l’ai connu, en 1872, tel il apparaissait dans les théâtres, au café Tabourey,
près de l’Odéon, qui lui servait de cercle, dans les expositions, dans les bureaux de
journaux, chez quelques rares amis comme Coppée, dans le monde, chez Mme de Poilly ou
Mme de Vergennes, pour l’étonnement et trop souvent l’antipathie de ceux qui voyaient,
dans ces manies vestimentaires, l’indice d’une insupportable affectation. Cet
étonnement se changeait en enthousiasme, ou bien en une antipathie plus vive encore,
quand il se mettait à causer. J’ai connu, pour, ma part, et fréquenté bien des hommes
d’esprit, Alexandre Dumas fils, Coppée lui-même, Alphonse Daudet, Paul Arène, pour ne
nommer que des morts. Je n’ai jamais entendu de conversation comparable à celle de
Barbey d’Aurevilly. C’était du Saint-Simon parlé, une prose inouïe de verve et de
couleur, qui jaillissait devant vous, charriant, pêle-mêle, des anecdotes truculentes,
et des épigrammes cruelles, des images saisissantes et des idées fortes, le verbe le
plus que jamais improvisateur prestigieux ait eu à son service. Et tout
auditoire était bon à ce causeur-né, qui s’enivrait de sa propre parole. Que de fois
je l’ai surpris dans le petit jardin de Coppée, rue Oudinot, par les beaux soirs
d’été, venu là, son travail fini, et tirant son feu d’artifice, pour la sœur du poète,
à demi somnolente, un chat sur les genoux, et la servante s’esclaffait ou s’ébahissait
aux propos du fantastique visiteur. On trouvera un écho de cette conversation dans les
lettres à son ami Trébutien. En feuilletant cette correspondance, j’ai cru entendre
encore Barbey, sa voix qui martelait militairement chaque syllabe, son rire gai, ses
impétueuses attaques de phrases quand il s’échauffait. Mais qu’ai-je besoin de vous
analyser sa conversation quand lui-même est là pour la définir ? « J’ai de
l’expression », disait-il à Trébutien, à la date du 12 février 1855, « et même
quelquefois trop, prétendent-ils. Mais je n’ai pas la rondeur harmonieuse et correcte,
le mouvement de sphère de l’écrivain. Oh ! Je sais bien ce que c’est. Pardieu oui !
Mais je n’ai pas cela. J’écris comme je parle, quand l’ange de feu de la conversation
me prend par les cheveux comme le prophète. Hélas ! Jamais je ne retrouverai
d’écouteurs tels que Guérin et vous. Depuis que je ne vous ai plus, j’ai vu à peu près
tous les forts causeurs de mon temps, et j’ai quelquefois désiré, par cette diable de
coquetterie qui est en nous comme la moelle est dans nos os, faire devant
eux blanc de mon épée, à tout éblouir et à tout aveugler. Mais je n’ai jamais
retrouvé la sensation de bien dire comme avec vous et avec Guérin. L’étonnement dans
les femmes, la résistance d’idées et de sentiments vaincue, le silence de tout un
salon, en entendant cette chose étrange : une conversation lancée à bride
abattue par-dessus toutes les petites convenances du monde, et les sautant toutes
comme les chevaux brillants sautent sans rien heurter et sans rien briser,
toutes ces choses qui quadruplent un homme né pour la conversation ne m’ont jamais enlevé, comme la pensée que je vous faisais plaisir à Guérin et à
vous, quand je parlais… » Peut-on mieux rendre la joie exaltée de l’esprit qui se
grise de ses idées, en les inventant tout haut, et ce qu’il y a d’électrique dans le
contact mystérieux du conteur et de l’écouteur ? Rivarol a dû avoir de ces sensations
quand il causait devant son Trébutien, ce Chênedollé qui nous a raconté son aventure.
Il dut profiter d’une brouille avec son maître pour sauter dans une chaise de poste,
et fuir, loin de Hambourg, cette conversation qui l’avait tenu toute une année
ensorcelé. Je comprends cet enchantement à me rappeler l’hypnotisme dont la
conversation de Barbey me saisissait à cette époque. Oui, que j’ai traversé de fois,
très jeune homme, la distance qui séparait le Jardin des Plantes près duquel
j’habitais, et le faubourg Saint-Germain où il logeait, avec un petit battement de
cœur à l’idée de la fête d’esprit que sa parole me donnerait s’il était en verve — et
il y était toujours !
Le faubourg Saint-Germain, — c’est une formule qu’il employait volontiers en causant
et en écrivant, avec une désinvolture d’initié. Il lui arrive sans cesse de laisser
tomber dans ses récits des phrases de ce goût : « Quand on en est réellement, vous
savez bien qu’on se passe tout, au faubourg Saint-Germain… » Ceux qui ne le
connaissaient que par ses livres et ses costumes l’imaginaient installé, comme un
seigneur, dans les magnificences de quelque vieil hôtel délabré, mais grandiose.
Hélas ! La réalité était autre. Je retrouve encore, après plus de trente ans,
l’impression de tristesse qui m’étreignit, lorsque, invité pour la première fois à lui
rendre visite, je franchis le seuil de la pauvre et unique chambre meublée qui
composait tout son appartement au 25 de la rue Rousselet. Il avait bien une seconde
chambre, à côté, mais elle suffisait à peine à loger sa défroque de dandy. Celle où il vivait était une pièce carrée, petite malgré ses deux
fenêtres, meublée d’une armoire à glace, d’une commode-toilette, d’un lit, de quelques
chaises et de deux tables. Sur l’une était disposé l’arsenal de ses plumes d’oie et de
ses bouteilles d’encre, car Barbey enluminait de rouge, de bleu et de vert, d’argent
et d’or, ses moindres billets. Des papiers, des épreuves, des livres achevaient
d’encombrer cette table. L’autre servait à ses repas que lui apportait un garçon du
restaurant voisin. Le contraste était grand entre la parade extérieure de cet
historien de Brummel, et cet intérieur d’homme de lettres pauvre. Dès cette première
visite, l’hôte héroïque de ce « garni » devança mon observation, en me disant avec
cette bonhomie somptueuse dont il avait le secret : « Vous voyez, monsieur, mon
tourne-bride de lieutenant… » et il allait et venait, dans ce décor médiocre, d’un pas
aussi allègre que s’il eût eu en effet les vingt-cinq ans du lieutenant, au lieu des
soixante-cinq et plus que révélait sa face creusée. Il arborait, sans prendre garde à
la simplicité dénudée des choses autour de lui, des costumes d’intérieur bien plus
hardis que sa tenue de ville. Je revois, entre autres, une certaine blouse de drap
rouge, avec des croix de drap vert et noir, brodées en application sur les épaules et
sur les manches, une espèce de cape en drap rouge posée à même la tête, des pantalons
de la même étoffe, tendus par des sous-pieds sur des chaussures de cuir vert ornées de
boucles de stras. Le plus était que l’on ne pensait pas à sourire de ce
déguisement, tant la parole de Barbey était prenante.
Il n’avait pas plus tôt ouvert la bouche que le décor s’évanouissait. On oubliait que
l’on était dans une ruelle perdue et dans une humble maison de cette humble ruelle,
que le maître du logis était un infortuné tâcheron de lettres, obligé à son âge de
besogner à cent francs l’article. Il en donnait un tous les huit jours pour gagner son
pain et de quoi satisfaire ses caprices de tenue, destinés à tromper qui ? On ne
voyait plus que cette flamme d’esprit et de poésie échappée de ces yeux ardents et de
cette bouche éloquente. C’était Midas changeant en or tout ce qu’il touchait, ou
mieux, don Quichotte transformant en château la première venta où il
entre. La porte fermée, on redescendait l’escalier sans tapis, on traversait la pauvre
voûte, on regardait la courette sur laquelle donnaient des croisées de petits ménages
bourgeois, on cheminait dans la rue que bornaient d’un côté le mur d’un hôpital, de
l’autre les vieilles bâtisses avec leurs boutiques de blanchisseurs, de laitiers et de
revendeurs aux rez-de-chaussée. On se réveillait de ce prestige. On réalisait
cruellement la vérité de l’existence menée par celui que nous appelions tantôt le Laird, tantôt le Preux de Valognes, et l’admiration
pour son endurance se mélangeait à la pitié pour une destinée si adverse. Les
malveillants y ajoutaient de l’ironie pour sa persévérante illusion, dont ses
paradoxes de toilettes étaient l’enfantine preuve. Dressé dès lors à la discipline de
M. Taine, et persuadé d’une intime unité entre l’œuvre et l’homme, je mettais trop
haut le Chevalier des Touches et l’Ensorcelée pour
railler sincèrement leur auteur. Je cherchais quelle loi rattachait la genèse de ces
beaux livres aux étrangetés du dandy obstiné qui vieillissait et qui devait mourir
dans cette demeure, si différente de celle qu’il se fût choisie, si le sort eût été
autre. Cette antithèse m’apparaissait comme un symbole bien significatif, et je pense
encore ainsi.
Un symbole, et de quoi ? De la constante attitude que Barbey avait eue et qu’il a
gardée jusqu’à la fin devant son temps et devant la vie. Il en a tout subi. Il n’en a
rien accepté. Il a écrit, pendant le siège, un volume entier sur Gœthe et contre
Gœthe, « Les Allemands bombardent Paris », disait-il, « je le leur rends. Je leur
démolis leur Gœthe. » Il n’avait pas besoin de ce motif patriotique pour haïr dans le
maître de Weimar la disposition d’esprit la plus contraire à la sienne. Pour Gœthe
toute l’éthique consistait dans ce mot : s’adapter. Toute l’éthique
de Barbey se résumait dans cet autre mot : résister. Je rappelais
don Quichotte tout à l’heure, et il y avait du don Quichotte dans Barbey, bien entendu
avec des qualités de judiciaire que l’ingénieux hidalgo n’eut jamais. Barbey était
demeuré un Normand, un enfant de ce pays où chacun pense à son fait.
Il réalisait pourtant à un rare degré le type observé par Cervantes sur lui-même sans
doute, celui de l’homme dont l’idéal intime est en un désaccord irréductible avec la
réalité environnante. Pour cet homme-là, s’adapter, c’est se renoncer, c’est démissionner de ses plus hautes raisons de vivre.
Quand don Quichotte cesse de se croire un émule des chevaliers errants dont il a
vraiment la noblesse et le courage, que devient-il ? Un vulgaire gentillâtre de
campagne qui mange ignoblement son bien entre sa nièce et sa gouvernante, son barbier
et son curé. Qu’il s’obstine à courir les aventures héroïques, comme il lui faut des
géants à pourfendre, des innocents à délivrer, une dame à servir, et qu’aucun de ces
objets nécessaires à l’emploi de sa vaillance n’existe autour de lui, il sera bien
obligé de les inventer. Le pathétique de ce beau roman est là, dans le tragique
dilemme auquel Cervantes accule, non seulement son héros, mais tous les héros, quand
les circonstances ne sont pas faites à la ressemblance de leur âme : — abdiquer cette
âme, ou bien se débattre contre une réalité inévitable et qui prend sa revanche tous
les jours, à toutes les heures. Cette revanche, dans le cas de don Quichotte, ce sont
les coups de bâton des muletiers, c’est la gouaillerie des servantes d’auberge, c’est
l’outrageante goguenardise de Sancho Pança. Cette revanche, pour Barbey d’Aurevilly,
c’était, à l’orée de la vieillesse, la chambre meublée de cinquante francs, c’était
l’ironie ou le silence de la critique à son endroit, c’était la nécessité, pour vivre,
d’articler hâtivement sur toutes les inepties parues de la veille en librairie. Il
appelait cela, brutalement, laver la vaisselle dans les journaux. Il est vrai qu’il
ajoutait : « Je la lave, comme saint Bonaventure, avec des mains de cardinal ! »
C’était l’âge arrivant et ses déchéances : « La vieillesse », écrivait-il dans une
lettre intime, le premier jour de l’an 1888, « cet affreux mot qu’il faut savoir
dire. » Il avait quatre-vingts ans, et il n’acceptait pas encore de vieillir ! Comme
il l’a proclamé dans la première des Diaboliques, « pour les têtes
construites d’une certaine façon militaire, ne pas se rendre, et à propos de tout,
c’est toujours toute la question ». Et en parlant de qui formule-t-il cette
orgueilleuse profession de foi qu’il faut toujours citer, quand on parle de lui ? D’un
vieux Beau. C’est là un détail où se résument toutes les singularités de cette nature.
« On a dans le monde », a-t-il osé dire, « et même dans les livres, l’habitude de se
moquer des prétentions à la jeunesse de ceux qui ont dépassé cet âge heureux de
l’inexpérience et de la sottise, et on a raison, quand la forme de ces prétentions est
ridicule. Mais quand elle ne l’est pas, quand, au contraire, elle est imposante comme
la fierté qui ne veut pas déchoir, et qui l’inspire, je ne dis pas que cela n’est
point insensé, puisque c’est inutile, mais c’est beau comme tant de choses insensées.
Si le sentiment de la garde qui meurt et ne se rend pas est héroïque à Waterloo, il ne
l’est pas moins en face de la vieillesse, qui n’a pas, elle, la poésie des baïonnettes
pour nous frapper. »
Ce passage explique, et, jusqu’à un certain point, il justifie les bizarreries de
mise que les ennemis de Barbey se sont complu à relever. Elles ne furent qu’une forme
de sa fierté. La fierté, — voilà le trait essentiel de sa figure morale. Comment cette
fierté l’immobilisa dans une douloureuse expectative, pendant la période la plus
féconde d’ordinaire, la jeunesse, c’est ce que je voudrais montrer maintenant. Il faut
pour cela étudier de près la formation de son caractère et de ses idées, et d’abord
son pays natal. Il appartenait à une vieille et très bonne famille du Cotentin,
établie de temps immémorial à Saint-Sauveur-le-Vicomte et à Valognes. Pour se
distinguer les uns des autres, les Barbey avaient pris l’habitude d’ajouter à leur nom
celui de leur terre. Il y avait ainsi des Barbey d’Aureville ou Aurevilly, des Barbey
du Motel, des Barbey de Taillepied, des Barbey du Rincey. Le grand-père de l’écrivain
avait été ennobli au dix-huitième siècle, par un acte que l’auteur du Chevalier des Touches a voulu me faire lire presque à la veille de sa mort. Il
m’avait prié de passer chez lui. Je le trouvai très malade, assis dans un fauteuil,
les cheveux tout blancs : « Je vous ai fait venir », me dit-il, « pour que vous
attestiez, quand je n’y serai plus, que je n’ai pas été un imposteur… Vous avez
peut-être entendu dire, continua-t-il, que je ne m’appelais pas d’Aurevilly. » Et
comme je protestais qu’il avait fait ce nom véritablement sien par son génie, « Il ne
s’agit pas de cela », répondit-il ; « il s’agit de savoir si mes amis, Daudet, Coppée,
d’Ivry, vous-même, pourrez jamais dire que j’ai usurpé la noblesse… Mademoiselle. »,
ajouta t-il en se tournant vers Mlle Read, l’Antigone de ses dernières années,
« donnez les papiers… » Et me les tendant, il dit solennellement : « Je suis,
monsieur, le chevalier Barbey. » Ces papiers étaient un brevet de Louis XV, daté de
1756, octroyant en effet à Vincent Barbey une charge qui conférait la noblesse, un
des lettres d’enregistrement de ce brevet, enfin un règlement d’armoiries par
d’Hozier. « Ce n’est pas grand’chose », conclut Barbey, en me reprenant ces documents
qu’il m’avait montrés par un étrange et touchant scrupule de probité, « ce n’est que
la savonnette à vilain. » Puis, Midas reparaissant : « C’est comme cela que l’on a
fait l’Angleterre », conclut-il magnifiquement. Je savais déjà, détail qui m’a été
confirmé depuis par le duc d’Aumale, qu’il passait pour descendre, par sa mère, d’un
sang autrement noble. Son grand-père Ango aurait été le propre fils du roi Louis XV,
son parrain. Une seule fois, d’Aurevilly fit allusion devant moi à cette descendance.
Il n’aimait pas à en parler. Il n’eût pas été le romancier audacieux des Diaboliques, s’il se fût attristé de l’illégitimité. Ce dont il rougissait, il
le disait, du moins, c’était d’être le cousin d’un prétendant qui n’était pas monté à
cheval pour conquérir son royaume. C’est du comte de Chambord qu’il parlait avec cette
irrévérence. Il ne voyait pas ce qu’il y avait eu d’action dans cette inaction. C’est
une si grande force, l’affirmation intransigeante d’un principe conservé intact !
« C’est une toile en blanc dans la galerie des portraits des rois de Fiance »,
disait-il. Cette injustice prouvait qu’il était plus autoritaire encore que
monarchiste. Rien ne l’indignait comme un prince qui n’était pas soldat. A l’époque où
le roi Amédée quitta le trône d’Espagne, Barbey écrivait au Figaro.
Il envoya au journal un article où il cette abdication en termes si
virulents que Villemessant lui retourna l’épreuve, avec ces mots : « Je n’admets pas
qu’on insulte les rois qui tombent… » Et Barbey de retourner l’article à son tour,
après avoir ce , de son encre la plus rouge : « Soit. Mais ceux
qui se f… par terre ? » C’est qu’il avait été élevé dans un pays et dans un temps où
royalisme et chouannerie étaient synonymes. Il était né en 1808, et la mort de Frotté
est de 1800, l’arrestation de Moulin, dit Michelot, est de 1804, l’assassinat du baron
d’Aché de 1809, l’affaire des frères Morin de 1813. Parmi les personnes qui
fréquentaient la maison de Théophile Barbey, le père de Jules, toutes celles qui
avaient plus de trente ans à la date de sa naissance, avaient été plus ou moins mêlées
à cette insurrection normande, très distincte de celle de Vendée.
M. de la Sicotière nous en a laissé une histoire définitive. Dans ce petit milieu
provincial d’un aristocratisme exaspéré et qui n’avait jamais accepté l’Empire, il
n’était question que des événements de cette guerre de partisans. Théophile Barbey
était un Blanc d’une si furieuse intransigeance qu’il ne voulut exercer aucune
fonction ni sous Louis XVIII, ni sous Charles X3. Ils avaient reconnu la Charte ! Son fils nous a dessiné de lui un
portrait idéalisé, mais évidemment ressemblant de ligne et d’attitude dans la dédicace
du Chevalier des Touches. « Que de raisons, mon père, pour vous
dédier ce livre qui vous rappellera tant de choses dont vous avez gardé la religion
dans votre cœur ! Vous en avez connu l’un des héros, et probablement vous eussiez
partagé son héroïsme et celui de ses onze compagnons d’armes, si vous aviez eu sur la
tête, quelques années de plus au moment où l’action de ce drame de guerre civile
s’accomplissait. Mais alors vous n’étiez qu’un enfant, l’enfant dont le charmant
portrait orne encore la chambre bleue de ma grand’mère, et qu’elle nous montrait à mes
frères et à moi, dans notre enfance, du doigt levé de sa belle main, quand elle nous
engageait à vous ressembler. Ah ! certainement, c’est ce que j’aurais fait de mieux,
mon père. Vous avez passé votre vie comme le Paterfamilias antique,
maître chez vous dans un loisir plein de dignité, fidèle à des opinions qui ne
triomphaient pas, le chien du fusil abattu sur le bassinet, parce que la guerre des
chouans s’était éteinte dans la splendeur militaire de l’Empire, et sous la gloire de
Napoléon. Je n’ai pas eu cette calme destinée. Au lieu de rester, ainsi que vous,
planté et solide comme un chêne dans la terre natale, je m’en suis allé au loin, tête
inquiète, courant follement après le vent dont parle l’Ecriture, et qui passe, hélas !
à travers les doigts de la main de l’homme, également partout… » Cette page est de
1863. Son accent prouve à quel degré les impressions de son enfance avaient mordu sur
Barbey. Il avait beaucoup souffert des sévérités de son père. Il s’était beaucoup
révolté contre lui. Il avait passé vingt ans loin de la maison paternelle. Moralement,
il n’en était jamais sorti. Ecoutez-le, en 1885, parler de ses voyages en Normandie ;
c’est au début de ce fragment qu’il a intitulé Une page d’histoire.
« De toutes les impressions que je vais chercher, tous les ans, dans ma terre natale
de Normandie, je n’en ai trouvé qu’une seule, cette année, qui par sa profondeur pût
s’ajouter à des souvenirs personnels dont j’aurai dit la force, peut-être insensée,
quand j’aurai écrit qu’ils ont réellement force de spectres. La ville que j’habite en
ces contrées de l’Ouest, veuve de tout ce qui la fit si brillante dans ma première
jeunesse, mais vide et triste maintenant comme un sarcophage abandonné, je l’ai depuis
longtemps appelée la ville de mes spectres, pour justifier un amour incompréhensible
au regard de mes amis qui me reprochent de l’habiter et qui s’en étonnent. C’est, en
effet, les spectres de mon passé évanoui qui m’attachent si étrangement à elle. Sans
ses revenants, je n’y reviendrais pas… » C’est qu’il avait rencontré là des figures
d’un relief inoubliable, une humanité d’un pittoresque local et historique à faire
tout pâlir ensuite par comparaison, des individus façonnés en types par des épreuves
inouïes : la Terreur, la Chouannerie, les Conspirations, l’Empire et par-delà encore,
l’ancien régime, si près et si loin… « Il ny a qu’au versant d’un siècle », a-t-il
écrit judicieusement, « au tournant d’un temps dans un autre qu’on trouve de ces
physionomies qui portent la trace d’une époque finie dans les mœurs d’une époque
nouvelle. Elles traversent rapidement les points d’intersection de l’Histoire, et il
faut se hâter de les peindre, quand on les a vues, parce que plus tard rien n’en
saurait donner l’idée. »
Avec les romans de d’Aurevilly, on composerait tout un musée de ces originaux :
l’abbé de la Croix-Jugan dans l’Ensorcelée, le baron de Fierdrap,
l’abbé de Percy, sa sœur, les demoiselles de Touffedelys dans le
Chevalier, le vieux M. de Mesnilgrand et ses convives dans le
Dîner d’athées, Jean Sombreval et la Malgaigne dans le Prêtre
marié, — je cite au hasard de ma mémoire. Que ces portraits aient été faits
d’après nature, malgré l’étrangeté de quelques-uns, tout le crie, et on en trouve
d’autres à chaque moment dans sa Correspondance. Celui par exemple
de son oncle François-Frédéric Barbey d’Aurevilly, qu’il appelle le Rob-Roy du
Cotentin et qu’il nous montre écrasé par un cheval. « La bête le tua en s’abattant sur
lui sans pouvoir le désarçonner, et en revenant piler sous ses pieds cette tête qui, à
moitié écrasée, alla jouer le whist chez mon père le soir, à
l’horreur et à l’admiration de tous. » Celui encore de son grand-père Ango qu’il
décrit « se promenant de long en long dans ses appartements en enfilade, les mains
derrière le dos, sans dire un seul mot, pendant que sa femme, une sainte, qui
l’adorait comme Dieu, tricotait ou brodait dans une embrasure de fenêtre sans oser
même respirer un peu haut. » Il ajoute : « Je ne puis bien dire ou deviner à distance
si cet imposant silentiaire cachait un ambitieux à vocation manquée, une de ces
grandes facultés trahies par la destinée, qui sont, je crois, la plus belle chose
qu’il y ait sous les yeux de Dieu, ou seulement un homme de monarchie qui sentait que
la monarchie fondait sous ses pieds et qui s’abîmait impassiblement avec elle. » Dans
ces portraits, deux caractères dominent : l’énergie des mœurs et des passions qui
révèle des habitudes de guerre récentes, et l’outrance des idées et des sentiments
aristocratiques. C’est ce que Barbey a exprimé avec une outrance égale, celle de son
style, quand il a dit dans les Dessous de cartes d’une partie de
whist, en parlant de Valognes : « Il semblait qu’en se retirant de la surface
du pays, envahi chaque jour par une bourgeoisie insolente, l’aristocratie se fût
concentrée là, comme dans le fond d’un creuset, et y jetât, comme un rubis brûlé, le
tenace éclat qui tient à la substance même de la pierre et qui ne disparaîtra qu’avec
elle. » D’avoir été élevé parmi des personnages et dans une atmosphère de cette sorte,
c’était une bien mauvaise préparation pour s’accommoder ensuite à une autre
atmosphère : celle du Paris de Louis-Philippe où l’écrivain allait vivre, d’autant
plus que Barbey avait pris à ce milieu un seul de ses éléments. Il y a dans le chouan
deux choses : sa révolte et la foi pour laquelle il se révolte. La foi de son père et
de tous les siens, Barbey l’avait perdue à vingt-cinq ans, pour ne la retrouver que
plus tard. Il avait dépouillé l’élément fécond : les fortes croyances, pour ne garder
que l’élément dangereux : le désir passionné d’une existence d’outlaw, hors la loi commune. Il s’était en effet donné, dans un milieu si
exceptionnel, une éducation sentimentale plus exceptionnelle encore. Comment la
vocation littéraire s’était-elle éveillée dans le fils aîné de Théophile Barbey ?
Cela, c’est le mystère du don. A quinze ans, il envoyait des vers à Casimir Delavigne.
Quelle ironie ! C’était une ode aux Héros des Thermopyles, avec une
épigraphe empruntée à Voltaire. Quelle autre ironie ! On pense bien qu’il eut tôt fait
d’abandonner des maîtres si peu conformes au goût de l’excessif, inné chez lui. Les Messéniennes le conduisirent à Childe Harold et
ce fut aussitôt une véritable possession : « Byron et Alfieri », devait-il dire un
jour, « m’ont empoisonné dix ans de ma jeunesse. » Ce qu’il demanda au poète du Corsaire, ce ne furent pas des façons d’écrire, ce furent des façons
de sentir. Tout dans Byron devait l’enchanter, l’exalter, l’ensorceler, pour parler comme lui : ses goûts d’homme d’action d’abord et
d’aventure, sa légende de séducteur, son aristocratisme exaspéré, le dandysme uni au
génie. Le petit livre que Barbey a consacré au Dandysme, en 1844,
fait comprendre ce qu’il entendait par ce mot. Il y enfermait toute une philosophie et
une sensibilité, le plus paradoxal mélange d’orgueil et de frivolité, d’héroïsme
personnel et d’élégance, d’implacable énergie et de légèreté, de supériorité et
d’impertinence. On dirait parfois que la nature sociale, quand elle veut produire un
type très complet, lui ménage des rencontres faites pour le développer dans le sens
qu’elle désire. Le byronien Barbey va prosaïquement faire son droit à Caen, et il y
rencontre le rival de lord Byron en dandysme, « le beau Brummel » lui-même, déchu,
ruiné, proscrit, vivant chétivement de son traitement de consul d’Angleterre. Mais
c’était Brummel, celui dont Byron enviait les gilets ! Ce que cette rencontre fut pour
d’Aurevilly, vingt passages de ses œuvres l’attestent, comme celui où, parlant du
vicomte de Brassard dans le Rideau cramoisi, il s’écrie : « C’était
le plus magnifique dandy que j’aie connu, moi qui ai vu
Brummel devenir fou et d’Orsay mourir », comme cette page où il décrit l’ancien
favori du prince de Galles, demeurant impassible et élégant dans la pauvreté et dans
la faim, « La faculté qui chez lui dominait, la vanité, resta longtemps debout sur les
ruines de sa vie. » Byron et Brummel, voilà les deux maîtres dont l’enseignement
acheva de façonner ce fils de chouans. C’est pénétré de leur esprit, qu’après
plusieurs alternatives de séjour entre Saint-Sauveur et Paris, il se sépara
définitivement de sa famille et vint s’établir à Paris, aux environs de 1836. Qu’y
cherchait-il ? Un hasard qui lui fît mener l’existence de ses songes, des passions
dignes de Lara, du Giaour et du Corsaire, une activité dominatrice, une royauté d’élégance. Le viatique du
jeune ambitieux consistait en quelques billets de mille francs, légués par son
grand-oncle, le chevalier de Montressel.
Du vivant de d’Aurevilly toutes sortes de légendes couraient sur l’emploi de ses dix
ou douze premières années de Paris. Qu’avait-il fait entre 1835 et 1851, date où
parurent presque simultanément la Vieille Maîtresse et les Prophètes du Passé, ses deux premiers véritables livres ? Qu’avait-il
fait ? Il avait attendu, immobilisé par la violente contradiction des circonstances
avec l’édifice de chimères qu’avaient construit en lui et son premier milieu et ses
premières lectures. Cette attente est d’autant plus singulière qu’elle est celle d’un
animal de pur sang qui se consume sur place d’impuissance et de nostalgie. Nous en
avons l’histoire, notée au jour la journée, dans les lettres à Trébutien et dans les
deux memoranda, l’un de 1836, l’autre de 1838, entrepris à
l’imitation de lord Byron toujours. Le désaccord entre l’énergie du style de ces
notations et l’insignifiance des événements notés est très frappant dans ces journaux
intimes, et, à mon sens, très pathétique. Les heures succèdent aux heures, les mois
aux mois, sans rien apporter au jeune homme, pas même le moyen d’employer son talent
d’écrivain. Ses élégances se réduisent à parader sur le boulevard et dans quelques
salons, à étonner ou charmer quelques amis aussi chimériques et aussi pauvres que lui,
tel Maurice de Guérin. Les années se succèdent. Les passions souhaitées ne viennent
pas. Il les veut trop . L’action convoitée lui échappe. Il pense à se
faire soldat. C’est déjà trop tard : « Ah ! les culottes de peau que j’ai toujours
tant aimées, j’ai bien failli les porter. Si au lieu d’aller faire mon droit à Caen,
j’étais allé faire le coup de feu en Afrique, je serais maintenant général ou j’aurais
été tué. Deux bonnes choses ! » Il vit cependant, et il ne porte d’autre uniforme que
celui des « Gants Jaunes » de 1840. Il pense à entrer dans les ordres, mais comment ?
« Portrait dépaysé », écrit-il, « je cherche mon cadre. La société est faite de sorte
que peut-être ne le trouverai-je jamais. Si je ne l’ai pas d’ici quelques années, vous
me verrez réaliser un dessein que je porte dans ma tête bouclée et dandyque depuis longtemps. Si je ne puis gouverner un État, au moins je
gouvernerai un ordre. Je me roulerai dans un froc de capucin pour y coudre des boutons
de cardinal. Quand vous n’aimerez plus tant la conversation des femmes, me disait
quelqu’un l’autre jour, quel fier théologien vous ferez !… » Il continue de causer
avec les femmes, cependant, et il n’est ni capucin ni cardinal. Il pense à devenir
diplomate. « Je rirai de ces vers quelque jour », écrit-il encore à propos d’un de ces
poèmes qu’il devait réunir plus tard sous le titre de Poussière,
« quand je serai dans quelque ambassade. » Et toujours attendant, comme il faut payer
le tailleur, le parfumeur, voire le boulanger, et que l’argent du grand-oncle est
loin, il collabore anonymement à des journaux politiques. Nous le voyons, dans sa
correspondance, exercer un métier bien inattendu, celui d’agent électoral, qu’il
magnifie d’ailleurs. « Depuis que je ne vous ai vu, mon cher Trébutien, j’ai fait du
journalisme en province. J’ai été envoyé à Dieppe pour brasser une élection, et cette
élection, je l’ai enlevée contre vents et marées. Ç’a été un coup de partie bien mené,
et qui m’a fait honneur. J’estime plus ce succès qu’un succès d’écrivain. C’est un
succès d’homme d’action, de la politique sur le vif, de l’influence de langage, de
manières, de tenue… » Toujours Midas ! Et toujours don Quichotte ! Mais déjà il
n’arrive plus à se tromper lui-même. Cette éternelle attente de sa vraie destinée
commence à le supplicier. En vain essaie-t-il de s’étourdir en s’assimilant aux héros
de ses livres favoris, quand il se voit contraint d’agir par trop au rebours de toutes
ses espérances. C’est ainsi qu’en 1846, nous le retrouvons courant la France pour
recruter des actionnaires à une Société Catholique qui embrasse, dit
le prospectus conservé par M. Grêlé, les bronzes, l’orfèvrerie, les ornements
d’église, les vêtements ecclésiastiques et sacerdotaux, le linge d’autel, les
broderies, etc., etc. « L’affaire est vaste », écrit Barbey, « mais elle doit nous
mener à la fortune. Je dis nous, car nous sommes treize dévorants comme dans Balzac. » Les Treize de Balzac mêlés à une affaire
industrielle de cette nature ! C’est assez dire quel succès elle devait avoir. Elle
fut un désastre. D’Aurevilly, qui était l’honneur même, en subit longtemps les
conséquences. Que nous voilà loin de la chouannerie, de lord Byron et du beau
Brummel ! Aussi les cris de détresse se multiplient-ils dans ces lettres, et poignants
d’éloquence. On ne pense plus à s’amuser des jeux d’esprit du grand écrivain quand il
dit : « Il faut vivre. Cruelle, affreuse, abominable nécessité. Ceci explique tout… »
Et ailleurs : « Et je suis dans des besognes pareilles, et il faut que j’y reste, et
je n’ai pas 500 francs par mois de revenus, pour m’en aller me débarbouiller de
l’atmosphère de lâchetés et de bêtises où je vis ! » Et encore : « C’est une coupe de
ciguë que je vide obscurément tous les jours et qui me fait me trouver plus grand que
Socrate mourant avec un bonheur insolent pour une idée, ses amis autour de lui et
l’immortalité sûre. Un plaisant coquin pour le comparer à moi ! Moi, personne ne me
regarde boire mon poison, et l’avenir est plus difficile à pénétrer que la physionomie
du médecin d’Alexandre. »
Tout d’un coup, dans cette correspondance, un souffle de libération semble passer. En
1839, Barbey écrivait : « Je suis effrayé du néant de ma vie. J’ai des remords d’intelligence. Qu’ai-je fait, et qui suis-je ? Excepté quelques
fragments écrits à bâtons rompus, qu’est-ce que je laisserai d’achevé et de forclos, si je mourais ? » Dix ans se sont écoulés. Nous sommes en
1849. Que lui est-il donc arrivé pour qu’il entonne ce chant d’allégresse en annonçant
à Trébutien ses travaux en préparation ? « Ah ! je ferai cela royalement. On y
reconnaîtra la main du Normand, cette main crochue qui prend et qui
garde, cette main de la force, moitié serre d’aigle, moitié pince de crabe qui devrait
étreindre une poignée d’épée et n’a qu’une plume, mais dans laquelle il coule la vertu
de l’acier… » Il lui était arrivé ceci : pour la première fois, ses facultés
puissantes cessaient de jouer à vide. Il les avait mises en face d’une réalité. Il y a
dans Claude Bernard une théorie célèbre sur ce qu’il appelle le milieu
intérieur des êtres vivants. « C’est ce milieu intérieur », dit-il, « qui est
toujours en rapport immédiat avec les manifestations vitales, normales ou
pathologiques des éléments organiques. » Il semble que cette loi soit vraie aussi du
talent, cette créature vivante. Le cas de Barbey d’Aurevilly illustre cette analogie
d’une manière remarquable. Jusqu’alors, il n’avait, à la lettre, pas vécu, incapable,
nous l’avons vu, de s’adapter au milieu extérieur, et méconnaissant, par byronisme et
par dandysme, cet autre milieu, celui de son enfance, que l’on peut bien appeler,
comme Bernard, son « milieu intérieur » puisque sa famille, sa ville natale, son pays
n’étaient plus pour lui que des impressions conservées par sa mémoire. Vers 1845,
s’essayant à un suprême effort, il avait entrepris un récit de passion mondaine,
devenu plus tard la Vieille Maîtresse. Il a depuis jugé dans la
préface de l’Amour impossible, et condamné, le genre auquel
appartient ce vigoureux roman : « L’auteur », a-t-il dit, « si jeune alors et de goût
horriblement aristocratique, cherchait la vie dans les classes de la société, qui,
évidemment, ne l’ont plus. Il a depuis furieusement changé son champ d’observation
romanesque et historique. » Voici qu’ayant à conduire ses personnages hors de Paris,
il s’avisa, poussé sans doute par ce démon secret auquel croyait Gœthe, de leur
choisir le Cotentin comme lieu d’exil. Il commença de décrire les paysages de la
Manche en conteur qui déroule simplement sa fable, et il demeura étonné d’être pris
par eux comme il ne l’avait jamais été par aucun des objets auxquels il avait appliqué
son génie. Écoutez-le : « Il y a telle page qui a été tracée dans une ivresse de
pensée que je n’ose pas appeler l’inspiration, mais qu’en face du papier inerte et
muet, je n’avais jamais ressentie. Tout au plus l’avais-je éprouvée dans ces
frémissantes conversations où j’exécute à moi seul des sonates à quatre mains, la
conversation étant la seule chose qui monte toutes les puissances de mon esprit à la
plus haute octave qu’il puisse atteindre. » Et dans une autre lettre : « Je travaille
beaucoup. Je suis un stylite, un fakir de solitude. Vellini est
finie. Quel livre ! Demandez à René ce qu’il en pense. Je lui ai lu le second volume
l’autre jour, le second volume que vous aimerez doublement, car la
Normandie y est peinte avec la sanguine concentrée des souvenirs ». Le mot
décisif est prononcé. Barbey n’est plus ni un byronien ni un dandy. Il n’est plus le
don Quichotte parti en campagne sur un coursier fabuleux à la poursuite de mirages. Il
est, avec son tempérament, bien entendu, avec ses fougues et ses violences de plume,
un homme qui se sent de son pays. Sa terre et ses morts, comme dirait Maurice Barrès,
l’ont ressaisi, et soudain une renaissance s’est accomplie en lui, qui l’étonne. Il
prononce, pour définir l’état où le jette cette subite rentrée dans ses impressions
d’enfance, une parole bien profonde : « C’est une espèce de somnambulisme très
lucide. » La psychiatrie contemporaine a créé le nom d’hypermnésie
pour ce phénomène singulier, ce réveil des infiniment petits du souvenir dans notre
mémoire involontaire, dont s’accompagnent certaines excitations intellectuelles très
intenses, le plus souvent morbides. C’est une crise pareille que Barbey subit. Les
visions de la maison paternelle affluent à lui avec une richesse, une précision
inouïes, et l’artiste s’en empare. Ses énergies créatrices se retrempent dans ce
« milieu intérieur ». Il reconnaît le prix unique, l’ valeur des
sensations recueillies alors et dont il ne s’était plus soucié, quand, à vingt-cinq
ans, il venait jouer, au perron de Tortoni, les Byron et les Brummel. Le romancier en
quête de matière humaine en découvre une à sa portée et magnifique. Il va raconter par
épisodes cette guerre de la chouannerie normande telle qu’il l’a connue, non pas à
travers les livres, mais par des récits d’acteurs et de témoins, oralement,
légendairement, comme l’auteur de Waverley a connu les guerres du
Prétendant. Il sera le Walter Scott du Cotentin. Il a trouvé le titre de cette suite
de romans : Ouest. Il a trouvé les sujets. Tantôt ce sera, comme
pour le Chevalier des Touches, la Vaubadon, le Gentilhomme de grands
chemins, une anecdote qu’il interprétera romanesquement, ou mieux,
historiquement, tantôt, comme dans l’Ensorcelée, comme dans le Prêtre marié, dans l’Histoire sans nom, ce seront
des types de jadis qu’il dressera en pied, parmi des événements inventés, mais avec
cette probabilité représentative qui est une réalité aussi. De la réalité ! C’est le
besoin de ce grand imaginatif maintenant, et ses lettres nous le montrent questionnant
Trébutien sur vingt points de détail : « Êtes-vous allé à Blanchelande ? » Cette
enquête est pour l’Ensorcelée, « Avez-vous traversé la lande de
Lessay ?… Quels étaient les moines qui habitaient l’abbaye de Lessay ? Etait-ce des
Prémontrés ? Y avait-il des religieuses dans un couvent à côté et de quel ordre ?… »
Il apprend qu’un M. de Beaurepaire a participé à l’enlèvement de des Touches. Il lui
écrit… Un M. Lance a connu le baron d’Aché, il faut que Trébutien le fasse causer. Qui
était ce d’Aché, son caractère, son tempérament, son physique ? Qui, Chevalier, le
compagnon de chouannerie de d’Aché et le détrousseur de diligences ? Qui, Caroline
Acquet que d’Aché aima ? Qui, la Vaubadon, cette descendante de Tourville, l’espionne
accusée d’avoir livré d’Aché aux sicaires de Fouché pour soixante mille francs ? « Je
voudrais », écrit d’Aurevilly, « une exactitude pointilleuse, qu’on me dît, par
exemple : elle avait une tache et un petit bouquet de poils sur la lèvre supérieure,
si elle l’avait. » Cette enquête lointaine et cette hallucination rétrospective ne lui
suffisent pas. Il retourne dans son pays. Il se réconcilie avec les siens, par un
mouvement d’âme où l’artiste a bien sa part. À partir de cette date, il ira sans cesse
en Normandie, se baigner, se saturer à nouveau de sensations normandes, exécutant avec
une fidélité passionnée le programme de sa quarantième année : a Romans, impressions
écrites, souvenirs, travaux, tout doit être normand pour moi, et se rattacher à la
Normandie. » La Vaubadon ne fut jamais écrite, non plus que le Gentilhomme de grands chemins. L’Ouest se réduit à quatre
ouvrages : le Chevalier des Touches, l’Ensorcelée, le Prêtre marié,
l’Histoire sans nom, auxquels on peut joindre quatre Diaboliques :
le Rideau cramoisi, le Bonheur dans le crime, A un dîner d’athées, et le Dessous de cartes d’une partie de whist. Barbey d’Aurevilly n’eut
pas le loisir nécessaire à cette épopée. Aujourd’hui que la piété de Mlle Read a réuni
en volume la série complète de ses articles : les Œuvres et les
Hommes, on reste étonné de l’immense labeur que cette œuvre critique
représente. Les pages fortes y abondent. Mais ce ne sont que des fragments, improvisés
de semaine en semaine, pour satisfaire aux exigences du journal. Et le moyen de ne pas
regretter les romans qu’il eût composés en leur lieu et place, s’il eût été libre !
Ceux qu’il nous laisse suffisent pourtant à lui assurer une place durable dans le
roman français au dix-neuvième siècle. Stendhal non plus n’a pas fait beaucoup de
romans. Il en a écrit deux, tout au juste, car Armance et Lamiel ne comptent pas. La Chartreuse de Parme et
le Rouge et le Noir, c’est tout son œuvre et c’est assez pour que
nous disions couramment : Stendhal et Balzac, égalant ainsi l’auteur de ces deux
récits au fécond producteur de la Comédie humaine. C’est que Beyle a
réellement créé un type de roman bien à lui, qui n’a pas été fait avant lui, qui n’a
plus été fait après lui. Il y a le roman de Stendhal comme il y a le roman de Balzac,
et il y a aussi le roman de Barbey d’Aurevilly.
Les caractéristiques de ce roman, il n’est pas de lettrés qui ne les connaissent.
Marquons-les pourtant. Ce sera la conclusion et le résumé de cette trop brève
esquisse. Le roman de Barbey est d’abord historique. Il appartient à ce genre que nos
aînés considéraient comme démodé et dont relèvent la Ténébreuse
Affaire de Balzac, la Guerre et la Paix de Tolstoï. J’y
joindrais parmi les œuvres plus récentes le Nabab et la
Débâcle. Barbey a très clairement discerné une règle essentielle de ces sortes
de compositions. Elles doivent se rattacher à une période historique, en reproduire
l’esprit, les sentiments, les mœurs, et s’abstenir de prendre comme héros des
personnages trop connus de cette époque, sinon d’une manière épisodique. Faites de
Danton, de Robespierre, de Bonaparte les protagonistes d’un roman sur la Révolution.
Toute crédibilité disparaîtra, par la simple juxtaposition de ces individus réels et
d’individus imaginaires. Il n’en va plus ainsi quand le romancier met en scène des
hommes et des femmes qui ont vécu, mais qui n’ont laissé qu’un nom. Une autre règle du
roman historique, c’est qu’il soit doublé d’une documentation très exacte et que
cependant il soit un roman, c’est-à-dire une évocation animée et colorée. Le roman de
Barbey remplit encore ces conditions. Il se trouve rentrer par là dans ce grand
courant de littérature scientifique qui emporta tout le dix-neuvième siècle. Un juge
excellent, mon regretté confrère Albert Sorel, disait souvent que les propos de table
des convives du Dîner d’athées lui avaient éclairé la Restauration,
comme la Ténébreuse Affaire, le Consulat. Mais tandis que Balzac
traite le roman historique comme le roman contemporain, par une reconstruction
directe, Barbey, et c’est son originalité, aime à le traiter dans la perspective du
souvenir et dans la tradition. Il a senti et merveilleusement rendu ce que le passé
prend de poésie dans les regrets et sur les lèvres des survivants. Aussi a-t-il
adopté, dans le Chevalier des Touches, dans l’Ensorcelée, dans le Prêtre marié et dans ces quatre Diaboliques de l’Ouest, le procédé du récit par un témoin. Cela donne
du recul aux événements et les enveloppe d’un reflet plus chaud. L’émotion du conteur
ajoute à leur tragique. Barbey y trouvait en outre un moyen d’utiliser son génie de
conversation. Le style savoureux de ses livres a du geste, de l’accent, l’allure d’une
causerie comme était la sienne, impétueuse, hardie, débridée, avec des marivaudages
qui rappellent le prince de Ligne et des truculences de patois qui
fleurent le terroir. Il n’est pas seulement historique, il est régional. Peu ou pas
d’intrigue. Le procédé de peinture indirecte ne permet guère l’échafaudage des
incidents. Pas beaucoup de mouvement. Le récit par témoin suppose un coup d’œil
rétrospectif qui n’est guère favorable à cette qualité. En revanche il convient
admirablement au portrait, et le roman de Barbey est surtout un roman-portrait. L’art
des grands maîtres de l’Italie, un Morone, un Torbido, un Cariani, n’est pas
supérieur. L’impression d’ensemble d’un livre comme l’Ensorcelée,
son chef-d’œuvre peut-être, c’est une figure, celle de l’abbé de La Croix-Jugan, le
prêtre chouan et vendéen. Qu’elle est profondément étudiée, fortement posée, avec
quelle entente du décor approprié, paysages et gens ! Comme elle vous poursuit, comme
elle vous obsède ! Enfin ce roman de Barbey est romanesque dans l’acception la plus
haute de ce terme qui ne signifie pas un affaiblissement de l’observation. Le
romanesque de Barbey, c’est de l’héroïsme raffiné ou de la délicatesse dans le
tragique. Ainsi l’aventure d’Aimée de Spens dans Des Touches. Pour
sauver le chouan auquel elle donne asile, cette fille — la pudeur même — enlève ses
vêtements, avant de se coucher, la fenêtre ouverte. Les bleus, qui la voient se
déshabiller, se disent, la sachant si pure, qu’elle n’agirait pas ainsi, un homme
étant là, et ils s’en vont. Jamais Aimée n’a su si des Touches l’avait seulement
regardée, mais elle ne peut plus entendre son nom sans que tout son sang lui monte au
visage.
Tel fut Barbey d’Aurevilly romancier. Il est grand et d’un ordre très rare. Il
resterait à expliquer comment cette grandeur a été méconnue par les critiques dont
j’ai cité les noms. Pour Pontmartin et pour Zola, cette méconnaissance s’explique par
des dissentiments personnels. Barbey critique avait la plume très dure, et Barbey
causeur la dent plus dure encore. Un jour que je défendais Zola devant lui en disant :
« Il est ce que vous voudrez, mais il est très fort. — Oui », répondit-il, « c’est un
Hercule qui entre dans les écuries d’Augias pour y ajouter. » De telles épigrammes ne
se pardonnent pas, et puis, le grand artiste qu’était Zola pouvait-il comprendre cet
autre grand artiste, quand leur génie et leur faire étaient à ce degré
incommensurables ? Leur réciproque iniquité prouve la bonne foi de leurs tempéraments.
Quant à Sainte-Beuve, qui, lui, savait tout comprendre, j’en appellerai de son second
jugement à un premier. « M. Barbey d’Aurevilly », avait-il dit en 1856, « qui a fait
dès longtemps ses preuves dans le roman et dans la presse, homme d’un talent brillant
et fier, d’une intelligence haute et qui va au grand… » De tels éloges annulent par
avance les démentis qui les suivront. Ce sont encore des mots imprudents et
inoubliables de Barbey qui firent dévier à son égard le sens si fin de l’auteur des
Lundis. Ne rangeons donc pas Sainte-Beuve parmi les détracteurs
sincères de notre écrivain. En ce qui concerne Brunetière, je tiens pour avéré qu’avec
son incomparable bonne foi, il aurait fait un jour pour Barbey le même meâ culpâ que pour Balzac. L’ayant mieux lu et de plus près, il serait revenu
sur ses sévérités, et il aurait reconnu dans Barbey, avec tous les lettrés
d’aujourd’hui, un des maîtres du roman français. « Je ne suis peut-être qu’un mascaron
dans la grande cathédrale littéraire », me disait un jour d’Aurevilly, « mais je suis
dans la cathédrale. » Il y est en effet, non pas comme un mascaron, — mais comme une
statue.
Nous nous préparons à célébrer cette année le centenaire de la naissance de ce
« parfait magicien ès lettres françaises », comme disait Baudelaire, que fut Théophile
Gautier. C’est une occasion de mettre à sa place, dans le Panthéon de notre dix-neuvième
siècle, cet écrivain, à la fois, c’est la coutume, très connu et très méconnu. Pour le
public, Théophile Gautier demeure le type du manieur de mots, habile et savant jusqu’à
l’artifice, sans passion et sans portée, un Cellini de la prose et des vers, uniquement
occupé du côté plastique de l’art. Il y a aussi du bohémien et du bousingot dans sa
légende. Il apparaît toujours vêtu du gilet rouge de la première représentation d’Hernani, — qui d’ailleurs était rose. Il le savait, et, tour à tour, ce
souvenir trop persistant de son insolente jeunesse l’offusquait ou le réjouissait
« C’est la notion de nous que nous laisserons à l’univers », écrivait-il dans son Histoire du romantisme
5. « Nos poésies, nos livres, nos articles seront
oubliés, mais l’on se souviendra de notre gilet rouge. » — « Je l’ai mis un jour, ce
gilet rouge », disait-il encore, « et je l’ai porté toute ma vie ! » Avec quelle
complaisance, en revanche, il évoque dans son poème : le Château du
Souvenir
6 « le plus
ancien de ses portraits » :
En réalité Gautier fut un des ouvriers littéraires de son temps les plus réfléchis, les
plus systématiques, j’allais dire les plus doctrinaires. Il fut aussi un des plus
pathétiques par la mélancolie cachée qui circule d’un bout à l’autre de son œuvre Celui
à qui nous devons ce vers si poignant :
est représentatif au plus haut degré d’une sensibilité, celle que façonne au pur
artiste sa condition dans la société moderne. Sa philosophie, — car il en a une,
— profonde dans sa simplicité, est née de sa vie, et aussi son esthétique, dont
l’expression la plus complète est dans ses vers. On a pu remarquer, dans la petite
citation que j’empruntais à l’Histoire du romantisme, le rang où il
place ses divers mérites : « Nos poésies », dit-il d’abord. Si l’on veut être juste,
dans la célébration de son centenaire, c’est à Gautier poète que l’on rendra surtout
hommage. C’est de lui que je voudrais m’occuper aujourd’hui. J’essaierai de justifier
l’assertion que j’énonçais tout à l’heure, sur les rapports de cette poésie et de sa
vie, en montrant ce que fut sa personnalité et dans quelles circonstances elle se
développa. Ce sera le premier point. Je dirai ensuite comment cette personnalité et ces
circonstances produisirent chez lui une certaine conception de la destinée humaine et de
l’art. Ce sera le second point. J’indiquerai enfin — et ce sera le troisième point —
pourquoi l’influence de Gautier fut prépondérante sur les écrivains les plus
caractéristiques du second Empire : Flaubert, les Goncourt, Baudelaire, Taine lui-même,
dans quel sens elle s’exerça, et comment ce fervent du romantisme se trouva, par le plus
inattendu des détours, devenir un des maîtres reconnus d’une école à tendances toutes
réalistes et scientifiques.
Les documents abondent sur la personne de Gautier. Mentionnons en première ligne le
journal des Goncourt. Il faut toujours se méfier un peu de ce témoignage-là. Non que
les Goncourt n’aient été des annalistes sincères. Mais ces acharnés preneurs de notes
étaient dépourvus, à un degré singulier, du don de comprendre les intelligences
différentes de la leur. Il y a toujours avec eux une réduction à faire. Les Goncourt
n’ont jamais su mettre en perspective les propos qu’ils ont su transcrire, parfois
avec un rendu saisissant. Soit qu’ils n’aient provoqué chez leurs interlocuteurs, soit
qu’ils n’en aient retenu que des discours médiocres, il est certain que le
Sainte-Beuve et le Taine, qu’ils font parler, n’auraient jamais écrit ni Port-Royal, ni les Origines de la France contemporaine. Ces
livres existent cependant et ils sont de ces auteurs. Concluez. Dans le cas de
Théophile Gautier, il semble que l’opulence et le pittoresque de son verbe aient été
assez exactement notés par les deux frères. Les conversations qu’ils reproduisent se
raccordent, sans trop de déformation, à d’autres documents indiscutables. Je veux
parler du Collier des Jours, ces délicieux mémoires de Mme Judith
Gautier, la fille du poète, et des deux volumes si cordiaux de M. Émile Bergerat, son
gendre : Théophile Gautier, Souvenirs, Correspondance et Souvenirs d’un enfant de Paris. La troisième partie de ce dernier
livre, qui vient de paraître, évoque pour nous le Gautier d’après la guerre de 1870,
très voisin de la mort. Ce Gautier est tout pareil à celui de 1850, qui cause à
travers les indiscrétions des Goncourt. C’est une parole d’une saveur ,
un jaillissement ininterrompu d’observations sagaces et de truculents paradoxes,
d’ironies et d’enthousiasmes, d’humour et de lyrisme, d’anecdotes et
d’images, — d’images surtout. La mémoire des yeux fut chez lui la faculté maîtresse,
celle qui commandait à son génie. « Toute ma valeur », disait-il, « et ils n’ont
jamais parlé de cela, c’est que je suis un homme pour qui le monde
extérieur existe. » Et sans cesse une lamentation court et revient sous les
gauloiseries les plus rabelaisiennes comme sous les charges les plus outrancières et
sous les théories les plus élevées : la plainte du grand écrivain asservi à la
besogne, martyr de la copie contraint, pour vivre et pour faire vivre, de peiner dans
les journaux, à tant la ligne. En 1850, comme en 1870, c’est le même refrain de
lassitude et de dégoût. Gautier a beau être l’auteur d’Albertus, de
la Comédie de la Mort et d’Espaňa, des Emaux et Camées, de Mademoiselle de Maupin, de la
Morte amoureuse, — autant de merveilles, et ce n’est qu’une très
petite partie de son œuvre, — ni ses romans ni ses vers ne le nourriraient, lui et la
maisonnée. C’est le feuilletoniste, le critique de théâtre, le salonnier qui subvient
aux nécessités de l’existence quotidienne. Il accomplit sa tâche courageusement,
infatigablement, — soigneusement, car ce romantique a les deux plus hautes vertus
bourgeoises : le sacrifice aux siens et la probité. Mais quel soupir nostalgique vers
un autre emploi de ses facultés dans les boutades qui lui échappent à chaque
occurrence ! « Voilà comme j’aime le théâtre — dehors », disait-il aux Goncourt,
rencontrés sur le trottoir du boulevard, pendant un entr’acte d’une première. « C’est un art si abject, le théâtre, si grossier !… » Et il a passé
quarante années de sa vie à suivre toutes les représentations des grandes et des
petites salles de Paris. « L’odeur de l’encre de l’imprimerie, il n’y a plus que cela
qui me fasse marcher », disait-il encore. « Je ne travaille qu’au Moniteur, et à l’imprimerie. On m’imprime à mesure… Et ça m’ennuie ! Ça m’a
toujours ennuyé d’écrire ! Et puis, c’est si inutile !… » Et un autre jour : « C’est
peut-être le pain sur la planche qui m’a manqué, pour être un des quatre grands noms
du siècle… Mais la pâtée ! Voilà trente ans que je la donne, tout autour de moi. Mon
père, mes sœurs, mes enfants, j’ai fait vivre tout ça… Aujourd’hui », c’était en 1868,
et il avait cinquante-sept ans, « j’ai trois louis sur moi, et il y a cent quarante
francs à la maison, pour qu’ils vivent… Si j’avais le malheur d’être malade quinze
jours, eh bien ! ça irait encore en déménageant la maison. Si la maladie durait six
semaines, il faudrait que j’aille à l’hospice Dubois, comme les autres… » Tel est le
résultat de ce colossal labeur, l’aboutissement de ces innombrables articles dont le
seul catalogue devait fournir à Spœlberch de Lovenjoul la matière de deux énormes
volumes. Des articles, toujours des articles ! Écoutez-le répondre à Saint-Victor qui
lui reproche un éloge de Ponsard. « Oh ! ça a si peu d’importance, les articles !… »
En attendant, il y use ses forces. Il a lui-même ramassé toutes ses
rancœurs de forçat de la presse dans un poème des Emaux et Camées.
Ce morceau pourrait être donné comme un exemplaire accompli de son procédé traduire
toute idée et tout sentiment en images, et reproduire ces images dans une expression
d’un relief si solide qu’il fasse à la fois contour, saillie et couleur. La pièce
s’intitule : Après le feuilleton.
À cette physionomie, puissante mais accablée, du Gautier de la quarantième et de la
soixantième année, opposons le portrait du Gautier jeune qu’il a tracé lui-même dans
son grand livre d’autobiographie intellectuelle, j’ai nommé Mademoiselle
de Maupin. Après la lecture de cet ouvrage Balzac envoya Sandeau chez l’auteur,
lui demander sa collaboration à la Chronique de Paris. « C’est un
livre de médecine et de pathologie », a dit le critique des Lundis.
« Tout médecin de l’âme, tout moraliste doit l’avoir sur sa tablette de fond dans sa
biliothèque. » Et il ajoute, caractérisant d’un trait définitif, à son habitude, la
figure centrale du roman, ce d’Albert que Gautier a si fortement peint à la
ressemblance de ses rêves : « D’Albert est une forme dernière de la maladie de René.
Il en est une nuance tranchée, une variété extrême, la plus désespérée. » Les pages
d’analyse consacrées dans Mademoiselle de Maupin à ce personnage
sont d’une telle portée psychologique qu’elles rachètent et au-delà l’extrême liberté
du reste. Le récit, un peu trop pareil aux contes galants du dix-huitième siècle, où
elles sont enchâssées, n’en diminue pas la haute valeur. Elles peuvent prendre place à
côté de René et de ces chefs-d’œuvre issus de René :
Adolphe, la Confession d’un enfant du Siècle, Volupté. Il y a
dans Pascal un fragment sublime qui donne la clef de ces douloureuses monographies.
C’est dans l’article XXIV des Pensées
7, le à la parole de saint Jean : « Tout ce qui est au monde
est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux ou orgueil de la vie : libido sentiendi, libido sciendi, libido dontinandi. » — « Malheureuse
la terre de malédiction », s’écrie Pascal, « que ces trois fleuves de feu embrasent
plutôt qu’ils n’arrosent ! Ces fleuves de Babylone coulent et tombent et entraînent. Ô
sainte Sion, où tout est stable et où rien ne tombe ! » — Cet appétit de sentir que
dénonçait le janséniste après l’apôtre, c’est proprement tout le mal du siècle, et le
d’Albert de Gautier en reste un représentant aussi remarquable que l’Amaury de Sainte-Beuve et l’Octave d’Alfred de Musset. Mais
au lieu que Musset fait tenir toute la vie dans la passion déchaînée et toute la
passion dans l’amour, au lieu que Sainte-Beuve cherche son délire dans l’émotion
lucide et la dissection par le des moindres fibrilles du cœur qui saigne, Gautier
et son d’Albert vont poursuivant l’infini dans la sensation, par la Beauté.
D’Albert est un jeune homme de bonne bourgeoisie, élevé, comme Gautier lui-même, dans
un milieu régulier jusqu’à la monotonie. « Je n’ai vu autour de moi », raconte-t-il,
en parlant de son enfance, « que les bonnes têtes douces et tranquilles de vieux
domestiques, de parents ou d’amis graves et sentencieux, vêtus de noir et qui posaient
leurs gants l’un après l’autre sur le bord de leurs chapeaux ; quelques tantes d’un
certain âge, les mains sur la ceinture comme des personnes qui sont de religion ; des
meubles sévères jusqu’à la tristesse, des boiseries de chêne nu, des tentures de cuir,
tout un intérieur d’une couleur sobre et étouffée, comme en ont fait certains maîtres
flamands… Eh bien ! » ajoute-t-il, « dans cette atmosphère de pureté et de repos, sous
cette ombre et ce recueillement, je me pourrissais, petit à petit, sans qu’il en parût
rien, comme une nèfle sur une paille. Au sein de cette famille honnête, pure et
simple, j’étais parvenu à un degré de dépravation horrible… » Il faut traduire cette
formule. Ne soyons pas dupes de la petite attitude byronienne qu’elle suppose et qui
la date. Ecartons-en aussi toute idée de vice physique et de souillure. Le mot dépravation est pris là dans son sens étymologique : qualité de ce qui
n’est pas droit. D’Albert veut dire qu’à force de songes et de reploiement solitaire,
il s’est faussé toute l’âme. Lentement, progressivement, il a élaboré en lui un Idéal
en contradiction absolue avec son milieu, et, il le pressent, avec tout milieu. On
connaît le couplet célèbre : « Idéal, fleur bleue au cœur d’or, dont les racines
fibreuses, mille fois plus déliées que les tresses de soie des fées, plongent au
profond de notre âme, avec leurs mille têtes chevelues, pour en boire la plus pure
substance ! Fleur si douce et si amère, on ne te peut arracher sans faire saigner le
cœur à tous ses recoins, et de la tige brisée suintent des gouttes rouges… Fleur
maudite, comme tu avais poussé dans mon âme !… Plante de l’Idéal, plus venimeuse que
le mancenillier ou l’arbre Upas, qu’il m’en coûte, malgré tes fleurs trompeuses et le
poison que l’on respire avec ton parfum, pour te déraciner de cette âme ! Ni le cèdre
du Liban, ni le baobab gigantesque, ni le palmier haut de cent coudées n’y pourraient
remplir ensemble la place que tu y occupais toute seule, petite fleur bleue au cœur
d’or… »
En quoi consiste cependant cet Idéal ? Encore une traduction à faire, et qui, au
premier moment, paraît déconcertante. Gautier va nous le définir lui-même, cet Idéal,
et d’une phrase, dans la préface de son Fortunio : « Le dernier
ouvrage », devait-il déclarer trente ans plus tard, « où j’aie librement exprimé ma
pensée. » — « Fortunio », disait-il en 1837, « est un hymne à la
beauté, à la richesse, au bonheur, les seules divinités que nous reconnaissions. On y
célèbre l’or, le marbre et la pourpre. » Cet Idéal serait donc un retour au pur
paganisme et d’Albert le proclame : « Je suis un homme des temps homériques. Le Christ
n’est pas mort pour moi. Je suis aussi païen qu’Alcibiade et Phidias. Je n’ai jamais
été cueillir sur le Golgotha les fleurs de la passion. Le fleuve profond qui coule du
flanc du Crucifié et fait une ceinture rouge au monde ne m’a pas baigné de ses
flots… » D’Albert se trompe. Rien de moins homérique et de moins grec que cette
exaltation de son romantisme. Il porte sur lui-même un diagnostic autrement juste
quand il dit : « Je suis attaqué de cette maladie qui prend aux peuples et aux hommes
puissants, dans leur vieillesse : l’impossible. » À le dépouiller des magnificences de
ses métaphores et de la splendeur de son éloquence, il apparaît simplement comme un
cas de l’esprit critique, propre à notre âge. Il a, trop jeune, compris et senti trop
de poètes et trop d’artistes. Il a éprouvé par imagination trop d’impressions, trop vu
de tableaux, de sculptures, d’architectures, participé en esprit à trop de
civilisations différentes. Il a goûté et connu la fleur suprême du monde antique et du
monde moderne, d’Athènes et de Venise, de la Toscane et de l’Espagne, du Moyen Âge et
de la Renaissance. Sa pensée s’est jouée, arbitrairement, dans la multiplicité des
formes de la vie, et il en poursuit une qui les résume toutes dans ce que chacune a de
plus exquis. Ce plus exquis, ce trait commun à toutes les variétés, de sensations
contradictoires dont il s’est grisé par l’intelligence, il croit le trouver dans, la
Beauté. Remarquez qu’il dit : la Beauté et non les Beautés. En cela il est vraiment un
idéaliste, tout voisin de la conception platonicienne. Écoutez-le : « J’adore sur
toutes choses la beauté de la forme. — La Beauté, pour moi, c’est la divinité visible,
c’est le bonheur palpable, c’est le ciel descendu sur la terre. » Et ailleurs : « La
Beauté, seule chose qu’on ne puisse acquérir, inaccessible à tous ceux qui ne l’ont
pas d’abord, fleur éphémère et fragile, qui croît sans être semée. Don du ciel, qui
pourrait ne pas s’agenouiller devant toi, pure personnification de la pensée de
Dieu ? » Vous feuilletez les pages qui précèdent et qui suivent cette profession de
foi. Vous y trouverez que d’Albert y parle de la main de Jeanne d’Aragon et du front
de la Vierge de Foligno, des grands lévriers blancs que l’on voit dans les tableaux de
Paul Véronèse et d’un petit Italien fiévreux, vert comme un citron et qui ressemble à
un Murillo et à un Espagnolet. Il y est question pêle-mêle des émaux de Bernard de
Palissy, des statues d’Antinoüs et d’Hercule, de Pâris et d’Apollon, des somptuosités
de Sardanapale et de la garde-robe d’Héliogabale, de la maison dorée de Néron,
d’Adonis et de Caligula. Vous apercevez alors la profonde vérité, psychologique de ce
portrait d’un jeune Français de 1830. C’est un homme grandi dans une époque de culture
trop intense, dont la sensualité imaginative s’est compliquée et raffinée
prématurément, avant l’expérience, dans les musées et les bibliothèques. Il est à la
fois très jeune et très vieux, enthousiaste et blasé, amoureux de l’amour et incapable
d’aimer, tant ses songes l’ont désenchanté à l’avance. Il a cette lassitude anticipée
de l’âme pour qui toute réalité ne peut être qu’incomplète ou grossière, comparée à
son désir, et avec quelle humilité, quelle poésie aussi et quelle divine musique il
exprime cette impuissance et cette nostalgie ! « … Si tu viens trop tard, ô mon Idéal,
je n’aurai plus la force de t’aimer. Mon âme est comme un colombier tout plein de
colombes. A toute heure du jour, il s’en envole quelque désir. Les colombes reviennent
au colombier, mais les désirs ne reviennent pas au cœur. L’azur du ciel blanchit sous
leurs innombrables essaims. Ils s’en vont, à travers l’espace, de monde en monde, de
ciel en ciel, chercher quelque amour pour s’y poser et y passer la nuit. Presse le
pas, ô mon Rêve, ou tu ne trouveras plus dans le nid vide que les coquilles des
oiseaux envolés… » Voulez-vous avoir la sensation du tragique démenti donné par la Vie
au Rêve ? Après avoir entendu cette délicieuse cantilène, lisez dans le journal des
Goncourt les lamentations du Gautier de soixante ans, après la chute de l’Empire : « …
Vous pensez bien que maintenant je ne puis recommencer à refaire mon existence. Je
redeviens un manœuvre, à mon âge !… Un mur pour fumer ma pipe au soleil et deux fois
la soupe par semaine, c’est tout ce que je demande. »
Le drame de cette destinée d’un grand artiste condamné au métier, nous ne le savons
que depuis la mort de Gautier. De son vivant, il ne s’est plaint qu’à des intimes, et
toujours sur ce ton de bonhomie largement gouailleuse qui était celui de sa
conversation. Il y avait du stoïcien dans cet adorateur de la Beauté. Les Goncourt
nous le montrent développant à la table de Magny cette thèse « qu’un homme ne doit se
montrer affecté de rien, que cela est honteux et dégradant, que l’on ne doit jamais
laisser passer de sa sensibilité dans ses œuvres, que la sensibilité est un côté
inférieur en art et en littérature. » Et il insistait : « Moi, j’ai supprimé le cœur
dans mes livres. » Il a écrit, sur la mort de sa mère, quelques vers, publiés dans
l’édition posthume de ses poésies et qui peignent bien son attitude devant la
souffrance. Cela s’appelle le Glas intérieur :
C’est l’effet ordinaire du malheur sur une âme fière. Elle se replie sur elle-même,
elle se contracte. Elle ne veut pas qu’on la plaigne, ni qu’on la voie saigner. Cette
éducation du silence sur la blessure intime, Gautier dut se la donner très jeune,
quand, au lendemain de son premier roman, il ne trouva pour son talent d’emploi
monnayable que le rez-de-chaussée des journaux. Je consulte le répertoire de Lovenjoul
à la date de 1836. J’y vois que l’auteur de Mademoiselle de Maupin
multiplie déjà les besognes : articles du Figaro sur toutes sortes
de sujets, des acteurs et des actrices dans la vie privée, les Beaux-Arts
et l’Industrie, le Paradis des Chiens, cours de M. Alibert, séance solennelle,
etc., etc., articles à la Chronique de Paris, articles à la Presse, articles à la Charte de 1830, articles au
Journal du monde élégant, articles au Cabinet de
lecture. Nous voilà loin de la « Petite fleur bleue au cœur d’or » et des
appels de d’Albert aux colosses du monde antique : « Tibère, Caligula, Néron, grands
Romains de l’Empire, ô vous que l’on a si mal compris et que la meute des rhéteurs
poursuit de ses aboiements, je souffre de votre mal !… » Ce premier heurt du poète et
du métier a pour conséquence presque immédiate de changer sa manière. Son premier
recueil de vers était d’un élégiaque. Les confidences y surabondaient. Tantôt
c’étaient des propos d’amour, murmurés à mi-voix :
Tantôt des lettres familières remplies d’allusions personnelles :
La rencontre du rêveur avec le réel, autant dire avec la douleur, le fait aussitôt se
taire sur ses peines. Ce stoïcisme le mène à l’objectivité. Ce sera
dorénavant une des caractéristiques de son art et le principe fondamental de son
esthétique. Peut-être une des époques les plus originales de son génie de poète
est-elle celle-là, entre 1836 et 1840, où l’élégiaque du premier recueil apprend à se
cacher, à se voiler. Sainte Beuve, avec son tact infaillible, a dégagé ce point dans
ses trois articles de 1863, dont Gautier lui écrivait qu’il restait « atterré de cette
divine pénétration ». Sainte-Beuve disait donc, parlant des vers de cette période :
« Le poète a réalisé son rêve d’art. Il ne se borne nullement à décrire, comme on l’a
trop dit, pas plus que lorsqu’il a une idée ou un sentiment, il ne se contente de
l’exprimer sous forme directe. Est-il amoureux, souffre-t-il ? Au lieu de se plaindre,
de gémir, il se contient, il a recours à quelque image comme à un voile, il met à son
sentiment nu une enveloppe transparente et figurée », et Sainte-Beuve cite, comme un
type de ce procédé particulier au Gautier d’alors, un poème très significatif en effet
et qu’il est intéressant de comparer au Vase brisé. Cela s’appelle :
le Pot de fleurs :
Les pièces de cette tonalité abondent dans ce recueil des Poésies
diverses publié en 1838, à la suite de la Comédie de la Mort.
J’en détache une autre où frémit encore l’amour de d’Albert pour l’impossible, mais
assagi déjà, mais réduit à n’être plus qu’un thème à un ingénieux et pittoresque
symbole : la Chimère.
Ces vers ne sont pas seulement un effort de poète pour s’objectiver, — je m’excuse du mot qui eût paru barbare à Gautier, et plus barbare
encore celui que je vais employer, je n’en trouve pas d’autre, — leur objectivité est
toute visuelle. On sait que l’école de la Salpêtrière distingue les
hommes en auditifs et en visuels, suivant que
prédomine chez eux l’imagination des formes ou celle des sons. Au premier abord, il
semble que tout écrivain objectif doive être aussi un visuel. Le regard n’est-il pas
la voie naturelle pour sortir de nous-mêmes ? C’est le beau vers de Tennyson sur
Ulysse : « Je fais partie de tout ce que j’ai vu… » Mérimée, le moins plastique des
romanciers et le plus objectif, est une preuve vivante du contraire. Son imagination
s’extériorisait dans des caractères. Celle de Gautier s’extériorise dans des contours
et des couleurs. Quand il pense au pot de fleurs qu’il va nous peindre, il en voit la
couleur et la matière, le dessin du vaisseau et sa décoration. Il voit la racine
pousser son pied chevelu, l’épaisseur des feuilles dans la plante grasse, la dentelure
des épines sur les côtes des verts poignards. Ce ne sont même plus des images, c’est
la concrétion même de l’objet. Cet objet n’est pas décrit, il est montré, dans sa
solidité, dans son relief, j’allais dire dans ses trois dimensions. Il y a lieu
d’insister sur ce caractère de réalisation, propre à la poésie de
Gautier. C’est un des canons essentiels de son esthétique.
Ce don de vision lui était inné. Les Goncourt observent ce trait chez lui, dès leur
première rencontre aux bureaux de l’Artiste : « Gautier laisse
percer une mémoire étonnante », disent-ils, « où le souvenir a la netteté d’un cliché
photographique. Il nous décrit l’Osteria della Luna à Venise, sa
situation, son architecture, sa couleur, enfin nous la fait
revoir… » C’est qu’il la revoit lui-même dans une sorte d’hallucination spontanée
et lucide. Cette imagination des formes était si intense en lui qu’elle l’envahissait,
qu’elle l’obsédait, qu’elle paralysait l’autre imagination, celle des idées et des
sentiments. Il faut toujours en revenir à Mademoiselle de Maupin
quand on veut décomposer d’un peu près sa mécanique mentale. Il y note avec une
extrême finesse son incuriosité à l’égard de la vie intérieure. On dirait presque
qu’il ne la perçoit pas, ou si peu. « Quoi que je fasse, les autres hommes ne sont
guère pour moi que des fantômes. Je ne sens pas leur existence. »
Avec quelle vigueur, au contraire, ressuscitent en lui les moindres détails de
l’univers visible. Parlant des évocations de ses songes : « Mes tableaux », dit-il,
« ne sont que des bas-reliefs coloriés. Car j’aime à toucher du doigt ce que j’ai vu
et à poursuivre la rondeur des contours jusque dans ses replis les plus
fuyants. Je considère chaque chose sous tous les profils, et je tourne à
l’entour, une lumière à la main. » De cette faculté souveraine, le poète, asservi par
le métier, va faire son outil de délivrance. Il va lui demander un alibi. Figurons-nous le Gautier qui s’est révélé « à nous sous le masque
transparent de d’Albert, et asseyons-le en pensée à la table d’une salle de rédaction.
L’endroit est lamentable, le papier des murs souillé et déchiré, le mobilier dégradé.
Les propos échangés valent le décor, et le travail demandé à l’écrivain n’est pas plus
relevé. Quelles pièces doit-il raconter ? — Je prends au hasard dans le livre de
Lovenjoul quelques sujets sur lesquels il a feuilletonné : — la Descente
de la Courtille aux Variétés, la reprise des Noces de Gamache à l’Opéra, les Deux
Serruriers à la Porte-Saint Martin. Ce sont les nouveautés de
1841. Il prend sa plume. Drames et vaudevilles ne lui sont qu’un prétexte à développer
la féerie de ses visions. Son feuilleton devient une promenade parmi elles. Ses
phrases lui servent à redoubler en lui le relief des choses. Il fait avec les mots le
geste de d’Albert. Écrire, pour lui, c’est « poursuivre la rondeur des contours jusque
dans ses replis les plus fuyants. » Il trouve ainsi le moyen de gagner son pain à la
fois et d’oublier sa vie. Seulement, et il s’en rend bien compte, ce feuilleton de
visionnaire, c’est une page jetée au vent. Comme on comprend qu’il ait aimé le titre
du roman de son ami, Maxime du Camp : les Forces perdues ! Perdues ?
Pas tout à fait cependant. Ce constant travail auquel le métier l’oblige, précise
encore chez Gautier la doctrine d’art. À lutter de rendu avec le relief et la couleur
de ses visions, il aperçoit cette grande vérité qui dominera désormais sa poésie :
celle de l’échelle des images. Il reconnaît qu’il y en a de plus ou moins
significatives. Certaines sont négligeables et secondaires. Il en est d’essentielles
et qui reproduisent du coup l’objet. Ce sont celles-là qu’il va chercher, et c’est la
recherche qui fera, de ce romantique opiniâtre, je l’ai dit déjà, le maître des
réalistes du second Empire. Je prends ce terme, bien entendu, dans sa légitime
acception. Le réalisme n’est ni la grossièreté, ni la vulgarité. C’est simplement la
soumission à l’objet, et si l’objet se trouve être magnifique, c’est être réaliste que
de le peindre magnifique. Rien de plus réaliste par exemple que ces deux stances d’España sur le cimetière de la Chartreuse de Miraflores, et quelle
poésie intense de l’impression et de l’expression !
Qui étudierait de près ces douze vers y trouverait tout Gautier, dans sa vigoureuse
et consciente maturité. Remarquez d’abord ce choix des images dont je parlais : les
longs murs, les cyprès, la fontaine, l’herbe maigre, et tout autour l’humide et froide
atmosphère. Aucune surcharge. Ces touches suffisent. Le couvent est là, devant vous,
reproduit dans un œil qui veut n’être qu’un miroir. Mais le poète le sait : il ne
suffit pas de voir pour montrer. Il a trop réfléchi à son art. Les mots, en dehors de
leur sens idéologique, ont un coloris, une valeur de forme. Considérez avec quelle
entente de la vie du langage ceux-là sont choisis. Comme ces âpres sonorités de cloître et de croître sont heureusement mises à la
rime ! Comme l’adverbe et l’adjectif font un effet d’eau-forte dans ce vers sur les
cyprès :
Comme toutes ces épithètes : maladives, froide, vague, obscurs, noire,
amertume, se raccordent les unes aux autres ! Quelle légèreté fluide, celle de
l’eau, dans le Tombe en frange effilée… de l’avant-dernier vers !
Gautier, qui se souvient d’avoir été peintre, — il avait débuté dans l’atelier de
Rioux, — s’est rendu compte que l’analogie entre le ton de la palette et le mot du
dictionnaire est toute spirituelle, et que la nuance s’obtient, littérairement, par
une qualité mystérieuse du vocable, presque indépendante de son sens. C’est un autre
canon de son esthétique, cette importance capitale du mot.
M. Émile Bergerat nous rapporte qu’il disait : « Tout homme que l’idée la plus
subtile, le sentiment le plus complexe, le phénomène le plus , un
miracle même, laissent sans mots pour les exprimer dans sa langue, peut être un grand
philosophe, un savant sublime, un grand moraliste, ce n’est un écrivain ni en prose,
ni en vers. » Et M. Bergerat ajoute qu’un de ses jeux, à Neuilly, consistait à prendre
le lexique favori de son beau-père, le Rivarol qui contient soixante mille mots, et à
l’interroger en cherchant les termes les plus baroques, les plus spécifiques, les plus
strictement professionnels… « Il les définissait tous infailliblement au propre et au
figuré, sans hésiter une seconde. » Ainsi s’explique l’étonnante précision de cette
poésie. Le verbe y est à ce point adéquat à l’idée qu’elle donne vraiment la sensation
du définitif, de l’achevé, du réalisé, pour reprendre un des termes
favoris de Gautier lui-même. Cette facture d’une impeccable rigueur est ennoblie par
ce qui était la foi de d’Albert et qui est demeuré la foi de Gautier, à travers ses
accablantes épreuves de tâcheron : le culte passionné de la Beauté. Donnez-lui à
traiter le sujet le plus banal, il trouvera le moyen d’être à la fois exact comme une
plaque de kodak et d’employer une qualité de style qui rappelle aussitôt à votre
souvenir les maîtres de la Renaissance. C’était le même don incomparable : choisir de
belles matières et leur donner ce tour d’élégance qui transforme en un bijou d’art un
ustensile d’une utilité aussi quotidienne qu’une aiguière ou qu’une coupe. Y a-t-il un
sujet rebattu, plus usé que celui des souvenirs d’amour ? Lisez le début de Diamant du cœur dans Emaux et Camées, et voyez ce
que devient entre les mains de Gautier, rien que par le choix des images et celui des
mots, ce médiocre thème à romances :
Il y a certes, dans la langue française, nombre de vers d’une inspiration plus
chaude, d’une beauté plus haute, d’un lyrisme autrement fort. Je n’en connais pas
auxquels on puisse appliquer plus justement ce qualificatif précieux et que l’on n’a
guère l’occasion de prodiguer : un joyau.
Il serait aisé de marquer les limitations de cet art. Trop évidemment l’esthéticisme
égotiste de d’Albert manque de simple et large humanité. D’autre part, à s’enfermer
dans le stoïcisme impassible qui se défend les larmes, le poète s’interdit
l’éloquence, les éclats de ce « pur sanglot » dont parle si ardemment Musset :
On peut dire encore que la poésie objective est souvent froide, étant trop réfléchie,
trop voulue. En outre, ne procéder que par images, c’est se refuser à l’analyse
intime. Si Virgile et Racine avaient professé cette esthétique, combien de leurs vers
nous manqueraient ! Enfin la connaissance trop savante et le maniement trop adroit des
mots confinent à la virtuosité. Ce sont bien les défauts que ses ennemis ont toujours
reprochés à Gautier, et je concède qu’il y a souvent touché. Mais à quoi bon cette
critique négative qui regrette qu’un Sully-Prudhomme n’ait pas le vigoureux coloris
d’un Leconte de Lisle et un Leconte de Lisle la fine nuance d’un Sully-Prudhomme ?
Prenons un rosier pour un rosier et ne lui demandons pas d’être un cèdre, pas plus
qu’à un cèdre d’être un rosier. Sachons jouir des vers de Gautier sans exiger d’eux
qu’ils aient des qualités incompatibles les unes avec les autres. Ils sont exquis,
pardonnons-leur d’être raffinés. Ils évoquent devant nous de belles visions,
pardonnons-leur de n’avoir pas le halètement fiévreux des Nuits.
Leur composition est achevée. Ils se dressent devant nous comme des statues.
Pardonnons-leur de ne défendre aucune cause, de n’être au service d’aucune doctrine.
Ou mieux, reconnaissons qu’à leur manière, ils en servent une. Ils émanent d’un poète
qui professa le scrupule de l’art jusqu’à s’en faire une religion. C’est là une des
raisons pour lesquelles il exerça sur ses cadets immédiats cette influence dont je
voudrais indiquer ici le principe moral, avant d’en marquer le caractère plus purement
technique.
Un trait bien frappant des témoignages apportés sur Théophile Gautier par ses
contemporains, est le ton unanime de tendresse respectueuse. Les Goncourt, ces esprits
si dépourvus d’amour, les éprouvent pourtant, cette tendresse et ce respect, tout
comme Flaubert. Avec quelle émotion celui-ci écrit à George Sand après la mort du
pauvre Théo : « C’est le dernier de mes amis intimes qui s’en va… Le
4-Septembre a inauguré un ordre de choses où les gens comme lui n’ont plus rien à
faire dans le monde. Il ne faut pas demander des 9 pommes aux orangers. Les ouvriers
de luxe sont inutiles dans une société où la plèbe domine. Comme je le regrette !… Il
était si bon, d’ailleurs, et quoi qu’on dise, si simple. On reconnaîtra plus tard (si
jamais on revient à s’occuper de littérature) que c’était un grand poète. En
attendant, c’est un auteur absolument inconnu. Pierre Corneille l’est bien… » Même
note dans Baudelaire, dans Ernest Feydeau, dans Maxime du Camp et, plus près de nous,
dans les Souvenirs de M. Émile Bergerat. Gautier fut un homme de
convictions profondes. Voilà le principe de ce respect. Ce soi-disant sceptique fut un
dévot de sa foi littéraire. Nous sommes émus de vénération quand on nous raconte le
mot du vieux Biot disant au jeune Pasteur avant une expérience : « J’ai tant aimé la
Science dans ma vie que l’attente de ce qui va se passer là me fait battre le cœur. »
Pourquoi ne le serions-nous pas devant la fidélité passionnée d’un vieil écrivain au
credo esthétique de sa jeunesse ? Tous ceux qui approchèrent
Gautier s’accordent à le reconnaître, il n’eut ici-bas aucune ambition, sinon d’écrire
de beaux vers et de la belle prose, selon sa doctrine. Il ne pensait à l’argent que
dans la mesure de ses besoins et surtout des besoins de ceux qui l’entouraient. Les
vanités sociales : honneurs, succès de monde, succès de carrière, n’ont pas compté
pour lui. Il a désiré l’Académie et le Sénat, mais comme un animal traqué désire un
abri. Il faut lire dans les Goncourt les détails de sa brigue maladroite et naïve
autour du fauteuil, pour reconnaître le degré de son désintéressement. De là son
autorité sur ceux qui vivaient dans l’intimité de cet artiste si dégagé des
médiocrités professionnelles. Cette ferveur d’art dont il était possédé le rendait
absolument étranger à l’envie. Jamais une parole d’amertume ne lui est échappée, à
l’égard de ceux de ses contemporains auxquels l’opinion le sacrifiait trop
complètement, ainsi Alfred de Musset. « Je me demande », disait Sainte-Beuve en 1863,
« pourquoi, tandis que les poésies parallèles de Musset, les moindres couplets de Mardoche, de Namouna, courent aussitôt le monde, la
jeunesse plus ou moins viveuse et lettrée, et finissent même par gagner assez tôt les
salons, pourquoi le succès de Gautier s’est longtemps confiné et se renferme encore
dans un cercle d’artistes et de connaisseurs ?… » Gautier, lui, ne paraît pas s’être
posé cette question. Il regrettait seulement, nous l’avons vu, l’indépendance que lui
eût donnée une vogue plus étendue. Cette intransigeante probité d’homme de lettres
expliquerait seule son prestige sur un Flaubert, les Goncourt, un Baudelaire, un
Taine. Je me souviens encore du ton avec lequel celui-ci nous parlait, après la
guerre, dans son cours de l’École des Beaux-Arts, de son ami
Théophile Gautier, avec quelle évidente déférence il discutait les opinions de
l’auteur des Emaux et Camées sur l’esthétique. Je me rappelle aussi
comme la voix de François Coppée s’attendrissait pour évoquer le Théo du salon de la
princesse Mathilde et de Saint-Gratien. Emouvant concert d’admiration attendrie qui
allait au caractère autant qu’au talent !
À ce prestige de la personne s’ajoutèrent deux autres influences. J’en ai déjà
indiqué une. Il y faut insister. La génération qui eut ses vingt ans aux environs de
1850 était, on l’a souvent signalé, en pleine réaction contre celle de 1830. Elle
était scientifique et positiviste. Sainte-Beuve, qui a tout vu, tout compris, tout
noté de la vie intellectuelle de son temps, s’écriait à la fin de son article sur Madame Bovary : « En bien des endroits et sous des formes diverses, je
crois reconnaître des signes littéraires nouveaux : science, esprit d’observation,
maturité, force, un peu de dureté. Ce sont les caractères qui semblent affecter les
chefs de file des générations nouvelles. Fils et frère de médecins distingués,
M. Gustave Flaubert tient la plume comme d’autres le scalpel. Anatomistes et
physiologistes, je vous retrouve partout !… » Nous distinguons mieux aujourd’hui le
principe de cette disposition d’esprit : réaction d’une part, je le répète, contre les
aînés, d’autre part ivresse produite par les résultats prodigieux des méthodes
expérimentales dans le domaine des sciences de la nature. Le livre enthousiaste de
Renan : l’Avenir de la science, comme aussi les premiers articles de
Taine caractérisent bien la situation intellectuelle, ou mieux intellectualiste, de ces jeunes gens. La Science leur apparaît comme une
révélation. Vous les voyez se mettre à l’œuvre, plus ou moins consciemment, pour en
transporter les méthodes dans le domaine de la critique avec Taine, du roman avec
Flaubert et les Goncourt, du théâtre avec Dumas fils, de la poésie avec Baudelaire.
Tous se piquent de physiologie. Tous de vérité. Leconte de Lisle compose ses Poèmes antiques et ses Poèmes barbares avec des
scrupules d’érudit et de philologue. Et tous reconnaissent pour un de leurs maîtres
préférés, qui ? l’homme au gilet rouge de la première d’Hernani,
celui dont le nom est synonyme de romantisme, Théophile Gautier lui-même ! C’est que
romanciers et poètes s’accordent, dans cette génération de 1850, sur ce que j’appelais
tout à l’heure la réalisation. Flaubert croit obéir aux règles de la psychologie
scientifique en constituant les âmes de ces personnages par des successions d’état de
conscience, et ces états de conscience par une série d’images mentales. Il veut que
ces images soient concrètes. C’est donc autant de tableaux objectifs et visuels qu’il
essaie de peindre. Or il se trouve que Gautier a donné la formule la plus nette et
l’exemple le plus accompli de cette peinture-là. — Baudelaire a entrepris de dégager
la poésie de la vie moderne et parisienne. Il lui faut pour cela reproduire avec une
exactitude qui soit en même temps un relief, le détail du décor où grandissent ces Fleurs du mal qu’il veut moissonner. Mais le relief dans l’exactitude,
c’est tout l’art de Gautier. — Taine décompose les personnages qu’il étudie en trois
éléments : la race, le milieu, le moment, et chacun de ces éléments en des files de
petits faits qui sont des sensations. Il s’agit, pour lui, de rendre concrètes ces
sensations, quitte à les ordonner ensuite en des tableaux systématiques, si bien qu’un
Shakespeare, un Byron apparaissent comme le terme ultime d’une série de phénomènes
ethniques, climatériques et familiaux. Mais l’art de concréter les sensations avec des
mots, qui donc l’a pratiqué plus que Théophile Gautier ? — Qui donc a plus constamment
lutté de rendu avec la peinture, ce qui est l’ambition des Goncourt, historiens avant
d’être romanciers ? Ils ont fait l’éducation de leur œil et de leur plume d’après des
estampes et des gravures comme Gautier lui-même. Si l’on réfléchit à la place occupée
dans l’évolution du roman, de la poésie et de la critique par les écrivains dont j’ai
cité les noms, on mesure du même coup la place occupée par Gautier dans le
développement de notre littérature contemporaine. Elle est considérable.
Elle l’est aussi, et c’est là-dessus que je veux finir, par l’expression qu’il a
donnée à l’un des sentiments les plus simples, mais les plus généraux de l’âme
humaine, celui de l’universelle nécessité, ramassée pour lui dans la vision de la
mort. Sainte-Beuve — je le cite encore — a signalé ce frisson à la
Hamlet — le mot est de lui — qui court sur tant de vers de ce prétendu païen.
« Il a cru supprimer le Christ », conclut-il, avec une perspicacité singulière. « Il
n’a pas pu supprimer le sentiment de l’Infini qu’il nous a légué. » Par cette
mélancolie, résignée dans l’attitude, révoltée au fond devant l’énigme de la mort, la
poésie de Gautier prend une grandeur qui l’apparente à l’art de ces peintres espagnols
qu’il a tant aimés : un Valdès Léal, un Zurbaran. Ne vous y trompez pas. Cette
obsession de la nuit finale n’est pas seulement chez lui l’horreur de l’homme « qui
sent s’écouler tout ce qu’il possède », comme a dit Pascal dans une Pensée fameuse. C’est aussi une vue du destin humain. Et cette protestation du
cœur contre l’inutilité de la vie, si ce monde-ci épuise toute notre réalité, est bien
voisine de la prière. Que dis-je ? Elle est une prière, obscure, qui s’ignore
elle-même, qui n’a pas trouvé sa formule, le Notre Père lumineux et
consolateur, mais le besoin de cette lumière et de cette consolation, c’est une piété
déjà et c’est une noblesse. Ceux qui l’ont éprouvé et exprimé ont, au sens mystique du
mot, sauvé leur œuvre. Ce dernier caractère de la poésie de Gautier
est bien exprimé dans un petit poème, par lequel je veux conclure. Il rappelle par
l’interprétation du mythe la page célèbre du Voyage en Italie, où
Taine nous montre dans Niobé le symbole de l’humanité tout entière,
vaincue par la nature hostile et qui se redressant, froide et fixe, regarde « avec
admiration et avec horreur le nimbe éblouissant et mortuaire, les flèches inévitables
et l’implacable sérénité des dieux. » Mais voici le Niobé de
Gautier :
Celui qui a écrit ces vers n’était pas seulement un écrivain impeccable, un artiste
accompli. Flaubert avait raison : c’était un grand poète. On ne l’a pas assez dit, pas
assez senti, ni de son vivant ni depuis sa mort. Les lettres françaises ont une dette
de gloire à payer à Théophile Gautier. Puissent-elles s’en acquitter, dans cette année
1911, en célébrant dignement son centenaire !
C’est un des curieux phénomènes littéraires du temps et des plus inattendus, que le
renouveau — non pas de gloire, mais de vogue — éveillé depuis quelques années autour
du nom de Lamartine. Quand il mourut, quelques mois avant la guerre de 1870,
l’indifférence de ce public, autrefois soulevé par la magie de ses vers et de sa
parole, sembla présager une définitive éclipse de sa renommée, déjà bien obscurcie. Du
trio sacré, qui s’était partagé la royauté des enthousiasmes, deux seulement, Victor
Hugo et Alfred de Musset, conservaient leur prestige. Entre étudiants, nous disputions
sur la prééminence de Rolla ou de l’Expiation, des
Contes d’Espagne ou des Châtiments. Les Méditations étaient, sinon oubliées, du moins reculées dans un
lointain de froid respect, trop prématuré pour ne pas annoncer l’oubli. Et voici
qu’une volte-face s’est accomplie presque subitement dans cette position respective
des trois maîtres de 1830. S’il faut en croire les articles que publient les revues et
les journaux, plus particulièrement dirigés par les jeunes gens, ce Lamartine, négligé
par les aînés, les séduit, eux, jusqu’à les rendre sévères à l’excès pour ses deux
rivaux. Ces nouveaux venus reprochent à Musset sa sensibilité trop nerveuse et trop
anecdotique ; à Hugo, la matérialité trop concrète de sa vision. C’est à l’idéalisme
un peu flou et flottant du poète de Milly que va leur préférence. Ils célèbrent son
art, très voisin de la musique par la mélodie des mots, le vague de l’émotion, le
symbolisme des images. Il faut bien croire qu’il n’y a pas là un simple caprice
d’écoliers en mal de contradiction, car cet engouement de la jeunesse a gagné ou
regagné de proche en proche ces mêmes aînés. La preuve en est dans l’abondance des
livres qui se multiplient autour de l’œuvre du poète. Aux Souvenirs sur
Lamartine a succédé Lamartine inconnu ; à la Correspondance de Lamartine, l’ironique et fine monographie consacrée à Elvire
par M. Anatole France. Hier, M. de Pomairols nous donnait un volume où l’esthétique de
Lamartine se trouvait étudiée avec une sagacité rare. Aujourd’hui, un des maîtres de
la critique, qui l’est aussi du haut enseignement, M. Émile Deschanel, nous apporte
deux volumes où, sous le simple titre : Lamartine, il a fait un
classement de ces divers travaux, — et mieux qu’un classement. En suivant, période par
période et livre par livre, les étapes du génie et de la destinée de son héros, il a
tracé de lui un portrait, dans la manière de Sainte-Beuve, portrait tout
psychologique, tout en nuances, tout en retouches. Il le fallait, pour reproduire la
complexité ondoyante d’un génie sans cesse en mouvement et pour démêler les causes
multiples qui expliquent cette anomalie en apparence si singulière, la renaissance de
cette popularité. Ce sont quelques-unes de ces causes que je voudrais dégager à mon
tour, après M. Deschanel, parce qu’elles me paraissent correspondre à plusieurs traits
nouveaux et importants de l’âme contemporaine.
Et d’abord il éclate aujourd’hui à tous les yeux que Lamartine fut parmi les génies
de la première moitié du siècle un des plus intimement, des plus exclusivement
nationaux et français. Or, c’est un des instincts les plus puissants de la jeunesse
actuelle de s’attacher, parmi les maîtres, à ceux qui eurent ce caractère-là. La
violence de la réaction contre l’influence étrangère n’est pas encore apparue dans
toute sa force. Les symptômes commencent à se multiplier qui indiquent cette
disposition nouvelle. En littérature comme en politique on dirait que notre race se
sent menacée dans certains éléments très profonds de sa conscience et qu’elle éprouve
le besoin, comme le lutteur de la légende, de reprendre son énergie en s’attachant au
sol héréditaire, en se ramassant dans son terroir. Certes Hugo et Musset sont, eux
aussi, des écrivains bien français, mais l’Espagne a laissé sa marque chez l’un,
l’Angleterre de Byron chez l’autre. Lamartine, lui, comme ce Racine auquel il
ressemble tant, comme Malherbe dont il relève par la largeur et par l’élan de la
strophe, ne porte aucune trace de pareilles influences. Cet homme, toujours prêt à
l’espoir, d’une invincible énergie dans le combat, sans cesse enivré d’éloquence,
improvisateur sans prévoyance, dupe de sa propre parole, mais désintéressé, généreux,
capable de détruire par désordre ce qui eût été la fortune de dix destinées prudentes,
mais incapable d’un bas calcul, inconstant et enthousiaste, désordonné et magnifique,
se trouve avoir réalisé un des types les plus significatifs quoique les moins reconnus
de notre pays. C’est le Français sans ironie. Il existe aussi bien que l’autre, son
frère ennemi, le railleur, qui l’a masqué trop souvent. C’est le Français qui a fait
les croisades et dont le voyageur retrouve tant de châteaux épars en Morée et en
Palestine. « Quels pays », disait de nous Buchon, « n’avons-nous pas conquis, puis
perdus ?… » C’est le Français des guerres religieuses et des guerres de l’Empire,
— tous phénomènes que l’on ne comprendrait pas si l’on réduisait notre race à l’autre
lignée, celle des Montaigne, des La Fontaine, des Voltaire. Sous les apparentes
langueurs de ses poésies, ce Français mâtiné de Gaulois et de Germain bouillonne dans
Lamartine. C’est lui qui l’a précipité dans toutes les aventures de sa vie privée et
publique. C’est lui qu’on devine à travers son œuvre, de tant de mélancolie visible,
d’une si forte robustesse au fond, d’une vigueur si étonnante d’haleine.
Il avait, cet élégiaque du Lac et des Confidences, un de ces tempéraments de flamme, comme il en naît dans les pays de
vignoble, en qui la nature a mis des réserves singulières d’inextinguible vitalité.
« Il ne faut pas du tout », dit M. Deschanel parlant de son adolescence, « se figurer
un enfant blond et mou, fait de lait et de miel. Il était dur et même assez rude,
résistant, ayant du silex dans sa complexion, comme le terrain dans ses
vignes ; prompt à s’exalter et prompt à s’abattre, d’un ressort puissant, d’une
trempe d’acier, avec des alternances de tristesse, impétueux même dans ses crises de
pleurs ; difficile à manier et à conduire — riche de sève comme, les ceps
du Mâconnais. Il en fut un lui-même. C’est là qu’il a pris terre et ciel. Tout son
être physique et moral est né de Milly, y a jeté des racines profondes, y a poussé
en plein sol de craie et en plein air… » Excellente page de critique
divinatoire et qui fait comprendre comment l’ampleur et la force de la poussée lyrique
sont les dominantes du génie lamartinien et pourquoi le jeune homme de la délicieuse
cantilène
fut très naturellement l’homme de la place de l’Hôtel-de-Ville et de la fameuse
harangue à la foule soudain arrêtée. Ces débordements d’inspirations, ces trop-pleins
d’un génie épandu en intarissables strophes ou en poèmes démesurés comme la Chute d’un ange, devaient particulièrement séduire et ont séduit les jeunes
artistes d’aujourd’hui par réaction contre l’abus de l’analyse, qui fut la
caractéristique de notre génération à nous. Persuadé comme je suis que cette analyse
demeure une méthode de choix pour certaines besognes d’enquête morale, je ne saurais
prétendre qu’elle satisfasse tous les besoins de l’esprit. Je reconnais qu’il y a dans
la littérature anatomique une sécheresse et une monotonie. La vieille définition qui
faisait de la synthèse un complément forcé de la dissection analytique et de cette
dissection elle-même le premier stade de la synthèse, reste vraie d’une vérité
profonde. Si Lamartine, l’opulent, l’inspiré, le synthétique par excellence, apparaît
de nouveau comme un initiateur fécond aux élèves de Baudelaire et de Sully-Prudhomme,
lassés des nuances, des décompositions, et, pour tout dire, des micrographies, ils ne
font qu’une évolution non seulement nécessaire, mais bienfaisante. Souhaitons
seulement que ce désir d’une plus large coulée dans l’inspiration ne s’accompagne pas
d’une injustice inintelligente envers ces admirables maîtres de la psychologie
poétique, d’autant plus que même les vers de Lamartine n’exerceraient pas cet attrait
sur les lecteurs de 1893 s’ils ne se doublaient, eux aussi, d’un peu d’analyse et de
psychologie.
Il y a, en effet, sous la musique de ces beaux vers poussés d’un tel souffle, — « un
souffle à remplir vingt trompettes », comme disait Veuillot dans une triviale et forte
satire, — il y a un thème de sensibilité sans cesse pris et repris. Ce thème s’accorde
avec un besoin profond de l’âme contemporaine et ainsi s’ajoute à la magie de la
rhétorique une autre magie plus intime. De tous les grands poètes du siècle, Lamartine
est celui qui s’est montré le plus constamment préoccupé des choses religieuses, et
les bons observateurs de la vie française actuelle savent quelle place ces
préoccupations reprennent dans la pensée de notre époque. Après avoir traversé une
crise de fièvre scientifique qui a trouvé sa notation la plus frappante dans le livre
de jeunesse de M. Renan : son « Pourana », comme il l’appelait, — l’Avenir de la Science, — le dix-neuvième siècle finit, ainsi qu’il avait
commencé, sur un nostalgique besoin d’au-delà, sur un appétit douloureux de la grande
espérance. De même qu’à la fin du dix-huitième siècle, les doctrines d’universel
mécanisme issues de la philosophie des Holbach et des Condillac révoltèrent les âmes
jeunes d’une révolte qui les retourna vers les dogmes raillés si impertinemment par
Voltaire, — aujourd’hui l’aveu d’impuissance, formulé par les savants de bonne foi
devant l’inconnaissable, précipite du côté de la Révélation un peuple de jeunes
esprits qui souhaitent de croire, puisqu’ils savent qu’ils ne sauront jamais. L’analogie est d’autant plus complète qu’à notre
époque, comme alors, la poignante incertitude de l’avenir social s’ajoute à
l’incertitude des destinées individuelles, et la rend plus poignante.
Cette évolution de la pensée actuelle explique comment les Méditations de Lamartine n’éveillaient plus d’écho dans les scientistes
enivrés de 1850 et pourquoi elles en éveillent un dans les positivistes découragés de
notre âge. M. Deschanel émet sur ce point particulier de la religion de Lamartine
quelques remarques d’une finesse extrême. Il oppose sagacement le christianisme du
dix-septième siècle, pour qui le moi était l’ennemi, à ce
christianisme de Lamartine et de ses disciples, dont l’élément premier est la
sensibilité propre, l’émotion individuelle, ce même moi humain, pour
tout dire, que la piété chrétienne, suivant un mot de Pascal, a pour mission
d’anéantir. Aussi la foi fut-elle chez Lamartine comme chez les néo-chrétiens de nos
jours moins une réalité qu’un désir, moins une affirmation qu’une aspiration. La mère
de l’auteur des Harmonies, qui avait, elle, la dévotion d’un cœur
simple, soumis à une discipline d’humilité et d’abnégation, ne s’y trompait guère.
« Mon fils », avouait-elle, « a bien besoin de bons exemples de foi positive, car sa
religion, trop libre et trop vague, me paraît moins une foi qu’un sentiment… » et
lui-même : « Ce n’est pas le désir de la foi qui me manque, c’est le principe de la
foi… » Que dirait d’autre l’auteur du Sens de la vie ou celui de Sagesse ?
Si un tel état de l’âme, exprimé avec magnificence, rapproche singulièrement le
mysticisme de Lamartine du mysticisme familier à quelques-uns de nos contemporains, un
autre trait rapproche d’eux davantage encore le poète qui, voulant devenir homme
d’action, écrivait en 1830 cette phrase — M. Paul Desjardins ou tel autre compagnon de
la vie nouvelle la signerait : — « Le labeur social est le devoir
quotidien obligatoire. » En lisant les chapitres que M. Deschanel consacre aux
évolutions politiques du royaliste de 1820 vers le républicain de 1848, on croit lire
l’histoire morale d’un des ralliés d’aujourd’hui ou de demain, tant la ressemblance
des situations est singulière. C’est d’un côté un homme à qui son éducation, ses
goûts, ses rêves ont formé une personnalité aristocratique, conservatrice au plus haut
degré. De l’autre, c’est une société chaotique, tumultueuse, qui semble en gésine d’un
Idéal nouveau et dont cet homme se dit qu’il faut l’accepter pour qu’elle l’accepte.
Le drame moral de la vie de Lamartine entre 1830 et 1848 tint tout entier dans ce
conflit entre sa nature et les conditions que les circonstances imposaient à son
action, du moment qu’il voulait agir et d’une manière immédiate. Il en avait une
pleine conscience, et il essayait raisonnements sur raisonnements, ou mieux sophismes
sur sophismes, pour venir à bout de ses révoltes intimes contre la démocratie
grandissante. Il finit par la servir, comme tant d’autres, avec l’espérance, aussitôt
trompée, — c’est la règle, — de l’améliorer. Il disait : « L’erreur est de croire
qu’on ne peut prendre part à l’action du temps qu’à de certaines conditions de son
choix. Dieu nous donne les faits qu’il veut. À nous d’en tirer le meilleur parti
possible… » Et encore : « Nous ne vivons qu’une fois. Pendant cette vie, il se passe
un drame de choses et d’idées quelconques, mais providentiel, et dont nous sommes
partie intégrante. Devons-nous, pouvons-nous nous mettre de côté et dire : jouez la
pièce sans nous, le sujet ne nous convient pas ?… »
On sait le rôle qu’il choisit dans la tragédie de son époque. Quelque opinion que
l’on professe sur son parti pris final, il faut du moins reconnaître qu’il y déploya
des vertus qui, par elles seules, demeurent un bienfait d’exemple. Et pourtant, à
considérer comme il a contribué par ses discours à renverser un régime qu’il estimait
et qu’il aimait, pour en établir un qu’il n’a pu ni aimer ni gouverner, — à voir
combien il a dépensé de génie à des luttes incertaines, dont il n’a jamais mesuré la
portée, on reconnaît qu’il se cache un paradoxe, aussi dangereux que séduisant, dans
cette théorie de l’action à tout prix. L’on se rappelle, malgré soi, par contraste,
une phrase que le plus honnête homme de notre temps, M. Taine, a émise dans la préface
de son troisième volume La Révolution : « Je n’avais pas de
principes politiques, et si j’ai entrepris mon livre, c’est pour en chercher.
Jusqu’ici je n’en ai guère trouvé qu’un si simple qu’il semble puéril et que j’ose à
peine l’énoncer. Néanmoins j’y suis tenu. Il consiste tout entier dans cette remarque
qu’une société humaine, surtout une société moderne, est un organe
vaste et compliqué. Par suite, il est difficile de la bien diriger. Il suit de là qu’un homme spécial en est plus capable qu’un autre… »
Cette simple formule éclaire d’un jour aussi net que cruel, l’erreur — coupable, même
dans la bonne foi, car elle suppose trop d’orgueil et de légèreté — où s’égara
Lamartine. Mais la jeune France actuelle ne peut guère la comprendre. Elle est comme
lui. Elle ressemble bien plus à cet artiste affamé d’action brillante, qu’au sage
historien résigné et désenchanté qu’était M. Taine. Du moins, ce révolutionnaire
utopique de 1848 eut une heure héroïque et il fut désintéressé. Au rebours des niais,
des criminels et des profiteurs de la Révolution, il reste, à cause de cette heure et
de ce désintéressement, une haute figure sur laquelle il peut être insensé, mais non
pas dégradant de se modeler. Et puis le politicien n’a pas effacé le poète, et il faut
remercier son portraitiste d’avoir su évoquer l’un et l’autre dans une si forte
lumière.
Le roman que M. Feuillet a publié sous ce titre énigmatique et tragique : la Morte, est arrivé en quelques semaines à un chiffre trop
considérable d’éditions pour que ce succès puisse être attribué simplement à la
renommée de l’écrivain auquel nous devons Monsieur de Camors, ce
hardi tableau de la chute d’un honneur d’homme, et cette Julia de
Trécœur, une des plus audacieuses entre les nouvelles de ces vingt années. Ceux
mêmes qui goûteront moins ce nouveau récit de mœurs mondaines, d’une facture en effet
moins accomplie, reconnaîtront que la Morte a le mérite de poser,
sinon de résoudre, un problème vital de notre époque, l’antagonisme des croyances
religieuses dans le mariage. M. Feuillet est coutumier de ces pénétrantes études qui
attestent chez lui un sens profond de l’âme humaine et de ses besoins. Il est de ceux
qui l’aiment vraiment, cette pauvre âme, de ceux qui s’arrêtent devant ses déchéances
et ses misères, le cœur serré par la pitié. Il n’a jamais mené, comme tant de
romantiques à rebours, avec une allégresse de cannibale, le triomphe de nos vices et
de nos déchéances. Son observation misanthropique, car il se cache bien de la
misanthropie sous les nuances délicates de ses portraits, n’éclate pas en ironies
féroces, en gaietés meurtrières. On éprouve, en lisant ses livres, une estime
singulière pour ce noble esprit qui a gardé le culte chevaleresque de la femme et de
l’amour, à travers tant d’analyses hardies et de curiosités dangereuses. Encore
aujourd’hui, c’est par cette estime et par la sympathie dont elle s’accompagne, qu’il
a pu imposer à un vaste public ce roman d’un thème si austère.
Le drame qui fait le thème de la Morte tient en quelques lignes. Un
gentilhomme de mœurs faciles à qui le plaisir a désappris toute croyance, sans ternir
en lui le culte de l’honneur, épouse une jeune fille pieuse, élevée dans la pureté
d’un milieu provincial, Mlle Aliette de Courteheuse. Entre cette femme, chrétienne
comme on l’était au dix-septième siècle, et son mari, l’élégant et sceptique Bernard
de Vaudricourt, la différence des convictions creuse un abîme. La vicomtesse ne peut
s’accoutumer à Paris, au ton de la société dans laquelle il lui faut vivre. Elle
languit, elle souffre. M. de Vaudricourt se retire avec elle à la campagne dans
l’espérance de lui rendre la santé physique et la paix morale, grâce à une vie plus
reposée et d’une plus entière solitude. Par malheur, dans le voisinage se trouve une
personne d’un charme puissant et singulier, Mlle Sabine Tallevaut, élève d’un médecin
matérialiste, et, comme telle, dépourvue de toute foi au surnaturel, ou catholique ou
protestant. Sabine s’éprend de Bernard. Voyant qu’elle en est aimée, elle ne recule
pas devant un crime pour rendre libre l’homme faible dont elle veut s’emparer. Aliette
meurt empoisonnée. M. de Vaudricourt épouse l’empoisonneuse. Il n’apprend l’horrible
forfait qu’après plusieurs années d’un mariage aussi malheureux, malgré la conformité
de ses principes avec ceux de sa seconde femme, que le premier avait été mélancolique
pour des raisons contraires. Que devenir en présence de cette tragique révélation ?
Dénoncer la coupable à la justice ? Le souci de son nom le lui défend. Comment surtout
supporter l’idée que la méconnue d’autrefois, la morte soit partie en le croyant, lui,
le complice de l’infâme action ? C’est alors que l’image de cette victime, de la douce
et silencieuse Aliette revient hanter, comme un fantôme, les songes de celui qui l’a
méconnue. Un magnétisme d’outre-tombe enveloppe cet homme accablé. Il meurt à son tour
de tristesse, mais en se convertissant à la foi et aux espérances de l’assassinée,
— dans la conviction qu’il court ainsi la seule chance de la retrouver et de se
justifier enfin devant elle : a Sa dernière pensée a été que j’étais un criminel… et
jamais elle ne sera désabusée… Tout a l’air si bien fini quand on meurt… Tout retourne
aux éléments… Comment croire à ce miracle de la résurrection personnelle ? Et
pourtant, en réalité, tout est miracle et mystere autour de nous, au-dessus de nous,
en nous-mêmes. L’univers tout entier n’est qu’un miracle qui dure… »
Le simple résumé de ce livre suffit à montrer qu’ici encore, comme dans Sibylle, M. Octave Feuillet a courageusement entrepris un roman à idées. On a
beaucoup critiqué cette façon de comprendre l’art de conter, en la confondant avec une
autre, celle de l’œuvre à thèse10. En définitive, il n’est pas de roman digne de ce
nom, dont ne se dégage une idée, une hypothèse explicative des faits observés. Est-ce
que Madame Bovary n’aboutit pas, comme la Morte, à
suggérer, sinon à démontrer, une théorie générale sur l’éducation des femmes ?
Cependant Flaubert se piquait d’être un observateur sans conclusion. Est-ce que le Rouge et le Noir, de Beyle, ce fanatique de psychologie pure, ne
conclut pas à deux ou trois vérités essentielles sur le rôle du plébéien dans notre
première moitié de notre dix-neuvième siècle français ? Pareillement, la
Comédie humaine tout entière fait-elle autre chose que d’illustrer le corps de
doctrines sociales élaboré dans le lucide, cerveau de Balzac ? La raison de ce
caractère commun à tant de romans est aisée à concevoir. Ce que l’on appelle une loi,
en psychologie ou en sociologie, n’est que la somme, que l’expression abstraite d’une
expérience plus ou moins prolongée. Et qu’est-ce qu’un roman, sinon l’imagination
d’une expérience humaine ? Qu’il le veuille ou non, tout conteur aboutit à dégager une
loi. Il est un moraliste. C’est même son honneur d’être cela et de faire réfléchir
profondément le lecteur sur les problèmes que nous retrouvons au fond de toute
réflexion sur les autres, comme nous les rencontrons dans notre conscience, aussitôt
que nous essayons de comprendre et d’interpréter un fragment quelconque de la vie.
Ne reprochons donc pas à M. Octave Feuillet d’avoir dégagé à travers les incidents de
la Morte quelques-unes de ses idées sur les maladies de l’âme à
notre époque. Regrettons plutôt qu’il ne les ait pas précisées davantage.
L’établissement d’une hypothèse psychologique est d’autant plus fort que les faits sur
lesquels cette hypothèse s’appuie sont plus nombreux, plus caractérisés, mieux liés
les uns aux autres. Pourquoi, par exemple, dans le Ménage de garçon
de Balzac, dans la Madame Bovary de Flaubert, les conclusions
s’imposent-elles avec une évidence quasi mathématique ? C’est que l’un et l’autre
romancier ramasse dans son récit une masse énorme de ces petits faits humains qui sont
des nuances de caractère ou de détails de passion. L’abondance des renseignements fait
ici certitude. Examinez par le le personnage de Philippe Bridau, celui d’Emma,
vous trouverez que l’analyse éclaire ces deux êtres jusque dans leur plus intime
repli. Par suite, tous les développements de leur nature vous apparaissent comme
nécessaires. Non seulement cette analyse est si forte, si précise, que vous croyez à
la réalité de ces deux créatures comme à celle des hommes et des femmes que vous
connaissez, mais encore cette force de réalité emporte avec elle cette conséquence et
tout dans ce récit vous semble inévitable. Les grandes causes génératrices qui
gouvernent les esprits et les cœurs sont mises à nu. Il n’y a plus rien d’arbitraire
ni dans le fils de la bourgeoise Agathe Rouget, ni dans la fille du fermier Rouault ;
par suite, il n’y a rien d’arbitraire dans les réflexions que l’auteur vous contraint
de faire à leur sujet. M. Octave Feuillet avait procédé de même dans ce début de Monsieur de Camors qui demeure le chef-d’œuvre de sa manière. Il est
permis de regretter que dans la Morte il n’ait pas suivi la même
méthode, et cela, même à son point de vue. Son hypothèse sur l’influence bienfaisante
ou meurtrière de la foi et de la négation religieuse eût gagné en certitude tout ce
que la psychologie de ses personnages eût gagné en intensité.
Examinons en effet l’héroïne du livre, cette Sabine, audacieuse et perverse, à qui le
plus atroce des crimes paraît justifié dès qu’il s’agit d’aller jusqu’au terme de sa
passion. M. Octave Feuillet nous la donne comme l’élève d’un matérialiste, et, dans
une scène d’une rare nouveauté, il la dresse en pied devant son maître à qui elle
crie : « Un crime ? Mais c’est un mot. Qu’est-ce qui est bien ? Qu’est-ce qui est
mal ?… » Certes le dialogue entre ces deux êtres, l’éducateur épouvanté et la disciple
scélérate, est transcrit de main de maître. Seulement le romancier a négligé de nous
montrer le travail intérieur par lequel cette jeune fille a été jetée, suivant son
expression, hors de l’humanité. Il suit de là que l’évidence du lien entre les effets
et les causes ne s’impose pas à nous. Nous concédons que Sabine est une criminelle.
Nous concédons encore qu’elle n’a pas trouvé dans les doctrines de son oncle un
aliment de vie morale. Quelle preuve avons-nous qu’élevée autrement, elle eût agi
autrement ? Ne voyant pas fonctionner en elle ces causes intellectuelles auxquelles
l’écrivain attribue sa corruption, il nous est loisible de supposer qu’elles furent
seulement des occasions. Il n’en était pas ainsi avec Camors. Nous apercevions chez
lui le jeu logique des diverses influences qui l’avaient façonné, et, tout en les
reconnaissant comme exceptionnelles, nous les admettions comme inéluctables. — Je
ferai la même réserve sur la conversion finale du vicomte de Vaudricourt. Il y avait
là un magnifique morceau de psychologie à écrire, analogue à celui que Tourgueniew
nous a laissé sous le titre de Clara Militch. Cet envahissement de
la vie d’un homme qui respire, qui marche, qui agit, par le souvenir d’une morte
couchée au cercueil, l’étrange amour né du souvenir, alimenté par le rêve, exalté par
l’impossible qui précipite un cœur dans la folie de la passion pour une créature à
jamais disparue, la magie de cet ensorcellement funèbre, son amertume et son délire,
quel sujet pour un poète ! Quel frisson à faire courir sur toutes les pages d’un beau
livre ! Victor Hugo, dans un admirable poème, celui qui termine les
Contemplations, a rendu cet ensorcellement et ce frisson. « Je ne peux plus
vivre », s’écrie-t-il en parlant à sa fille morte,
Ce sont les plis du linceul d’Aliette de Courteheuse, c’est le frémissement vague et
blanc du froid suaire, c’est l’ardeur de ce soupir échappé au silence du tombeau qui
manquent à la fin de la Morte. Il y a une obscure et incertaine
frontière qui fait comme le bord de la vie, et dans laquelle pénètrent ceux
qu’halluciné l’image d’une forme humaine pour toujours évanouie. Hamlet y habite, et
le mystérieux amant de Ligeia. À peine l’auteur de la Morte consacre
t-il quatre pages à l’évocation de cette ténébreuse contrée de songe, et cependant il
nous demande de croire que son héros a subi la séduction d’une âme invisible, assez
puissamment pour revenir sur ses négations et reprendre foi dans le Dieu qui a promis
à ses fidèles le royaume céleste, par-delà nos jours passagers. Encore ici l’hypothèse
ne se double pas de psychologie et la conviction ne s’impose pas à nous : Malgré soi,
on imagine qu’un romancier d’opinions adverses aurait pu raconter une histoire
entièrement contraire et nous présenter une dévote criminelle, une libre penseuse pure
et dévouée, un catholique conquis au matérialisme. Du moment que l’écrivain ne nous
montre pas la relation indéniable du principe et des conséquences, les idées qu’il
développe ne font qu’attester la noblesse et l’élévation de son âme, à lui, — et nous
n’avons pas attendu la Morte pour savoir ce qu’il y a de délicatesse
et de hauteur dans celle de M. Octave Feuillet.
Ce parti pris de négliger la minutieuse analyse psychologique, s’il enlève à
l’écrivain une portion de sa puissance de convaincre, a cependant un avantage : il lui
permet de donner au récit tout entier ce charme de couleur mondaine qui fait la
séduction de la Morte, comme jadis de la Petite
Comtesse et de Julia. À l’heure présente, aucun autre
romancier que M. Feuillet n’était capable de tracer les charmantes pages du Journal de
Bernard, sur lesquelles s’ouvre le roman, ni surtout les trois chapitres où se
trouvent étudiées les impressions d’Aliette, transportée soudain de sa province en
plein milieu du Paris élégant et frivole. Vous ne rencontrerez pas là une seule de ces
fautes qui font dire aux initiés devant tel ou tel autre roman : « C’est très bien,
mais dans quel milieu l’auteur a-t-il rencontré ces gens-là ? » Tantôt c’est le trop
grand nombre des remarques sur les détails du luxe, qui trahit la sensibilité
plébéienne de l’écrivain et ses étonnements, tantôt c’est la confusion entre la
richesse et l’aristocratie, tantôt une importance extrême accordée à l’étiquette, à la
toilette, à cet extérieur de la haute vie qui passe inaperçu et comme inconscient aux
regards de celui qui a grandi dans ces habitudes. Tantôt c’est une outrance dans la
passion et dans les idées qui n’est guère conciliable avec l’existence oisive et sa
médiocrité foncière. — Chez M. Octave Feuillet, règne, d’un bout à l’autre, une
incomparable justesse, et, pour tout dire, un ton, celui même de ce
qui nous reste de société. Quand l’historien de l’avenir voudra se représenter le
monde du second Empire et celui du commencement de la troisième République, il devra
chercher ses documents chez cet écrivain, comme chez les Goncourt ses renseignements
sur les artistes, et chez Flaubert sur les provinciaux. Toutes différences de génie et
de genre mises à part, les romans de M. Feuillet sont, pour les salons contemporains,
ce que les pièces de Racine étaient pour la cour de Louis XIV, ce que les Liaisons dangereuses furent pour les boudoirs de l’autre siècle.
Si les maîtres de l’école de l’observation n’ont pas vu cette qualité documentaire de
l’auteur de Julia de Trécœur, et si M. Feuillet leur demeure suspect
et hostile, c’est le signe qu’ils étaient — nous le savons de reste par la Correspondance de Flaubert et le Journal des
Goncourt — des artistes très convaincus et de très pauvres critiques. Ils n’ont pas
reconnu la grande loi d’esthétique qui veut que la manière d’un peintre soit conforme
à son objet II entre dans la vie mondaine, à notre époque, une part de convention,
probablement plus considérable encore qu’autrefois, pour cette raison que les hautes
classes n’occupent plus de fonctions sociales. Par suite elles n’ont qu’une existence
toute factice. Notre aristocratie ne se meut pas dans un cercle de réalités vivantes.
Elle est parquée hors de l’action, avec des privilèges qui ne sont plus que nominaux.
La révolution de 1830 avait isolé ainsi certaines familles, celle de 1848 en a isolé
d’autres, celle de 1870 d’autres encore. Aujourd’hui, et jusqu’à un moment impossible
à prévoir, les salons se trouvent placés en dehors de toute grande et large influence
de direction sur la politique et sur les affaires. Il en résulte que la société s’y
fait de plus en plus artificielle. Une atmosphère de délicats préjugés s’y épaissit
que ne dissipe jamais la nécessité d’agir. Il flotte un peu de cette atmosphère autour
des personnages décrits par M. Feuillet. À cause de cela, et pour garder le ton, il s’interdit de montrer la machine physique de ses hommes et de
ses femmes, l’obscur travail animal qui sert de dessous à nos passions. Il fait comme
son monde, il la voile. Il s’impose de ne pas noter les brusques et intenses secousses
de la chair et du sang, la grossièreté de la bête, cachée et tapie sous les
convenances. Pour le même motif encore, il évite d’ordinaire les analyses poussées
trop loin. Elles risqueraient de dissiper le mensonge des politesses et l’hypocrisie
des beaux sentiments. Il estompe les âmes sinistres de ses plus dangereux héros, il se
fait le complice des jolis mensonges de ses plus coupables héroïnes. Il enveloppe de
romanesque le drame d’appétits brutaux et d’intérêts féroces qui est presque toute la
vie. Il a raison, car les acteurs de ce drame ont convenu ensemble qu’ils se
mentiraient les uns aux autres. La difficulté qui rend le roman mondain presque
impossible à écrire réside peut-être dans ce contraste entre les attitudes extérieures
et la vérité des âmes. Si l’écrivain fait saillir à l’extrême ce contraste, il peint
trop noir. Ces gens sont de bonne foi en se masquant de convenances. S’il le
dissimule, il risque d’être superficiel et de ne pas montrer les causes profondes. Ce
sera l’honsieur de M. Feuillet d’avoir, à plusieurs reprises, dans Monsieur de Camors et surtout dans Julia de Trécœur, réussi
ce paradoxe d’art. Le fond de l’âme humaine y est mis à nu, avec ses beautés et ses
hideurs, ses grandeurs et ses misères. En même temps le coloris reste d’une
délicatesse intacte. Ce style trop continûment élégant et distingué11 s’est, dans ces deux livres, tendu plus
fortement et haussé jusqu’à l’expression directe. Il me semble que le sujet de la Morte, aussi audacieux et plus dramatique, valait d’être traité
dans le même parti pris de décision. Tel quel, avec les objections qu’il peut
soulever, ce livre garde ce mérite de remuer les plus passionnantes idées de notre
âge. Qu’on l’aime ou non, il est impossible de le fermer avec indifférence. C’est le
signe d’une force réelle. Tous les fidèles de l’art du roman doivent s’incliner là
devant, quelles que soient les différences d’esthétique, de philosophie et de
tempérament par lesquelles ils se séparent du maître qui a su faire vivre la
délicieuse Aliette, cette sœur martyrisée de la délicieuse Mme de Tècle.
Nous assistons à la renaissance d’un genre presque unanimement condamné par les
critiques et les artistes depuis tantôt cinquante ans : le roman à thèse, — devenu le
roman à idées. Les maîtres de 1865, un Flaubert, un Tourgueniew, un Goncourt,
s’accordaient sur ce point avec leurs successeurs de 1885, un Alphonse Daudet, un
Zola, un Maupassant : le roman devait reproduire la vie sans la juger. L’effacement
absolu de l’auteur était alors un dogme. L’école de l’art pour l’art — aboutissement
dernier du romantisme — se rencontrait dans cette affirmation, avec l’école du
document exact, — premier effort de l’esprit scientifique pour pénétrer la
littérature. L’artiste tel que le concevait Gautier, le savant tel que le concevait
Taine, devaient être également impersonnels. De là, dérive ce type de roman dont Madame Bovary demeure l’exemplaire achevé : — de la réalité, aussi
complète, aussi précise, j’allais dire aussi concrète qu’il est possible, et pas de
, pas de conclusion. Qui est l’auteur ? que vous importe ? Que pense-t-il ?
cherchez-le. Etes-vous, oui ou non, devant des créatures vivantes ? Les voyez-vous
agir ? Les sentez vous sentir ? L’épisode est-il présenté avec une vérité qui s’impose
comme un objet ? Si oui, l’artiste et le savant dont se compose le romancier ont fini
leur besogne.
Pas tout à fait, cependant. Quand Flaubert déclarait, dans sa préface aux Dernières Chansons de Louis Bouilhet, qu’un roman qui conclut va
contre la Science, laquelle n’infère jamais d’un cas particulier une loi générale, il
se trompait. Une hypothèse est une conclusion, et l’hypothèse est le procédé
scientifique par excellence. Les romanciers d’observation se comparent volontiers aux
cliniciens. Or, quelle est l’attitude du clinicien au chevet du malade ? Chez lui
aussi, la volonté se tend à effacer chez la personne la pensée à devenir une table
rase où s’inscriront les symptômes. Pas un détail du drame pathologique qui se joue
devant lui, dont il n’essaie de se figurer exactement la nature et l’intensité, avec
cette soumission absolue au fait que formule l’axiome célèbre : « Il n’y a pas de
maladies ; il n’y a que des malades. » Lui non plus, le clinicien, n’admet pas que
l’on tire d’un cas particulier une loi générale. Il conclut pourtant, et c’est là
proprement en quoi consiste le diagnostic. Par quoi ? Par une hypothèse
de cause, étant donné que nous prenons ce mot de cause dans son sens le plus
modeste, celui de phénomène antécédent. Il dira que tel trouble de la vue a pour cause
une lésion du cerveau ; telle palpitation, tel étouffement, telle hémorragie, une
dilatation du cœur. Il conditionnera ainsi les symptômes en les subordonnant à un
désordre initial. Tant que cette hypothèse de cause n’est pas fixée,
le tableau mental de la maladie n’est pas dressé. Pareillement, le romancier
d’observation, par cela seul qu’il pense les données qui lui sont fournies par la vie,
doit les classer, c’est-à-dire les subordonner les unes aux autres. Celles-ci lui
apparaissent comme dépendant de celles-là. Malgré lui, une hypothèse de
cause se détache donc de cette ordonnance. Dans Madame
Bovary, par exemple, l’hypertrophie de vanité dont souffre Emma dérive du
déplacement de milieu qui fait de la fille du fermier Rouault une demoiselle d’abord,
puis une dame. Les curiosités coupables qui la jettent à la faute n’auraient pas été
réveillées, si elle n’avait ni gâté son esprit à des lectures romanesques, ni
développé en elle un besoin de modeler sa destinée d’après ses rêves et non d’après
les données inévitables de son sort. Le transfert trop hâtif des classes les unes dans
les autres, l’empoisonnement de la sensibilité par l’imagination, voilà les causes que
Flaubert discerne et que nous discernons avec lui. Les marquer, c’est conclure. Ce
n’est plus uniquement représenter la vie, c’est la juger. La contradiction cachée dans
la théorie des romanciers systématiquement objectifs se dévoile par la simple mise en
œuvre de leur théorie.
Tant que les écrivains de cette école — tour à tour appelée réaliste, naturaliste,
vériste — ont appliqué leur observation à des cas comme celui d’une Madame Bovary,
d’une Renée Mauperin, d’une Sapho, d’une Gervaise Lantier, leur indication des causes
n’a pas dépassé la valeur d’une hypothèse de laboratoire. Leurs livres se mouvaient
dans la psychologie individuelle, et même les auteurs ne concevaient guère qu’il y en
eût une autre. Les maîtres de 1865, comme ceux de 1885, ont travaillé dans une
atmosphère de sécurité bourgeoise, garantie une première fois par le bienfait du coup
d’État de Décembre, une seconde fois par la juste répression de la Commune. La
Révolution continuait, certes, son affreux travail, mais souterrain. « Le Samson
populaire », comme l’avait prophétiquement annoncé Balzac, « sapait les colonnes dans
la cave, au lieu de les secouer dans la salle du festin. » Durant cette période
d’apparente accalmie, les lettrés s’abandonnaient à ce goût du dilettantisme qui leur
est aussi naturel que l’horreur de l’action. Ils mandarinaient avec
délices. Oui. C’étaient des mandarins que Flaubert, que Goncourt, qu’Alphonse Daudet
plus tard et même le Zola de l’Assommoir. Sans que l’on puisse
assigner une date fixe à cette volte-face des circonstances, cette sécurité a soudain
disparu. Les successeurs des grands romanciers d’il y a quarante et vingt ans se sont
trouvés soudain en présence de phénomènes sociaux d’une si effrayante gravité qu’ils
n’ont pas pu y demeurer étrangers. Ils n’ont pas cessé d’être des observateurs,
intimement imbus des méthodes scientifiques. À ce point de vue l’on a le droit de dire
que l’école issue de Balzac, à travers Flaubert et Goncourt, continue de développer
son principe de documentation exacte et de stricte exactitude. Mais, et c’est par
cette voie que le roman à idées a reparu, le champ de cette observation s’est
renouvelé du tout au tout. Par suite l’indication des causes a revêtu, malgré les
auteurs peut-être, un caractère de combativité. Les nuances de psychologie
individuelle ont semblé trop minces, trop grêles à ces témoins des vastes mouvements
de psychologie collective auxquels nous assistons, — un peu comme les habitants de
Pompéi assistaient aux premiers tremblements de terre qui dénonçaient la prochaine
explosion du Vésuve. Les problèmes nationaux se sont découverts, imposés plutôt. À
gauche, comme à droite le roman social a foisonné. Romans sociaux, les derniers livres
de Zola, ceux de M. Anatole France, les Deux Vies de
MM. Margueritte. Romans sociaux les Morts qui parlent et le Maître de la mer de M. de Vogüé, les Déracinés de
M. Maurice Barrès, l’lsolée de M. René Bazin, les Roquevillard de M. Henry Bordeaux. À quoi bon dresser une liste qui
comprendrait la majeure partie des œuvres d’imagination publiées depuis ces dix
années ? Il serait aisé de montrer dans les autres l’envahissement des plus
indifférents en apparence par le même ordre de souci. Mais comment traiter de pareils
sujets, comment raconter les tragédies du Parlement déshonoré et de l’école corrompue,
du couvent dispersé, du foyer menacé, du mariage et du divorce, sans aboutir à des
affirmations sur les problèmes qui passionnent le pays ? Vous croyez n’être qu’un
savant qui dégage les conditions d’un « cas » : vous devenez un partisan, que vous le
vouliez ou non. Vous prétendez, vous aussi, ne faire que du roman objectif : vous faites du roman à idées. C’est la nouvelle forme que revêt,
dans son avatar contemporain, l’ancien roman à thèse. Des événements analogues
produisent toujours des effets analogues. Nous revenons au temps où Rivarol disait à
Chênedollé : « La Révolution est tout. Elle envahit tout, remplit tout, attire tout…
Combattons-la. Quel plus beau rôle que celui de dévoiler les systèmes de
l’organisation sociale, encore si peu connue ? Quelle plus noble et plus éclatante
mission que celle d’arrêter, d’enchaîner, par la puissance et l’autorité du talent,
ces idées envahissantes qui sont sorties, comme une doctrine armée, des livres des
philosophes, et qui, attelées au char du soleil, comme l’a si bien dit ce fou de
Danton, menacent de faire le tour du monde ? »
Parmi les jeunes écrivains qu’a saisis ce que j’appellerai cette fièvre civique, un
de ceux dans l’œuvre duquel Rivarol — le Rivarol du Petit Dictionnaire
des Grands Hommes de la Révolution — se serait le mieux complu, porte
précisément le nom d’un des maîtres que je nommais tout à l’heure. Je veux parler de
M. Léon Daudet, qui vient de nous donner une nouvelle étude du monde parlementaire la
plus forte qu’il ait écrite : les Primaires. C’est aussi le
contraste entre le ton de ce livre et le ton des livres de son père consacrés à des
thèmes analogues : le Nabab, Numa Roumestan, qui m’a suggéré ces
quelques réflexions. Quelle tranquillité de mœurs se respire encore dans les récits de
l’ex-secrétaire du duc de Morny ! Comme il est visible que dans la France du Nabab et celle de Numa, aucun des organes vitaux du
pays ne paraît menacé ! Ni la famille, ni la religion, ni la propriété, ni l’armée ne
sont contestées. Cette haute ou moyenne bourgeoisie française, qu’Alphonse Daudet
« croque » à loisir avec tant de finesse dans la touche, tant de justesse aussi, se
croit si bien établie ! Elle a une telle foi dans la solidité de l’édifice
administratif construit par Bonaparte avec les débris de l’ancien régime ! Cette
confiance gagne l’artiste. Sa curiosité s’amuse, son humanité s’attendrit au spectacle
de ses modèles. Sa sensibilité n’en est pas bouleversée. Elle ne peut pas l’être. Par
contraste, quelle âcre fumée de guerre civile se respire dès les pages de début des
Primaires ! Il ne s’agit pourtant que d’un drame de famille que
l’auteur de l’Evangéliste aurait pu conter, que Feuillet a conté :
un député socialiste, très en vue, François Salvian, se trouve avoir pour femme et
pour fille deux créatures très pieuses. Comment mettre en accord son rôle public de
chef de sectaires et ses devoirs, sa tendresse surtout d’époux et de père ? Vous voyez
d’ici avec quelle ironie émue et légère Alphonse Daudet eût crayonné cet intérieur. En
effet, voici vingt ans, un député de l’extrême gauche n’était un persécuteur qu’en
paroles. Le pacte concordataire paraissait garantir pour toujours aux consciences
chrétiennes la célébration paisible de leur culte. Les congrégations étaient
taquinées. Elles n’étaient pas menacées. Aujourd’hui, quand l’écrivain prend sa plume
pour dresser le procès-verbal de cette lutte entre un Salvian et les membres de sa
famille, il y reconnaît un épisode d’une guerre religieuse engagée
d’un bout à l’autre du pays, et qui va grandissant, comme un incendie en train de
dévorer une forêt séculaire. Ce n’est plus le drame d’un foyer, c’est celui de la
France. Par sa faiblesse devant les exigences de son parti, le député radical
d’aujourd’hui se fait le complice de scélérats. Il le sait, bien qu’il essaie de
s’étourdir. Mais, sans cette complicité, il ne serait pas renommé. M. Léon Daudet ne
ferait qu’en rire, de cet hypnotisme électoral, dont est possédé ce vaniteux. Mais en
même temps, des milliers d’âmes lui apparaissent, blessées à mort par des lois infâmes
que le crime arrache à la peur. Quoi d’étonnant si l’indignation monte en lui ? Sa
phrase s’irrite, elle s’enverime. Comment diagnostiquer un mal, dont son pays agonise,
sans frémir, sans saigner jusque dans ses fibres les plus secrètes, quand on en est,
de ce pays, par des siècles et des siècles d’aïeux Français ?
Il en va ainsi d’un bout à l’autre de ces Primaires que l’on ne
saurait analyser sans qu’à chaque péripétie nouvelle, on ne se heurte à une des
questions vitales de l’heure présente. Ce ne sont pourtant que des aventures comme il
s’en est rencontré à toute époque. La fille de François Salvian, par exemple, s’est
éprise d’un jeune homme qu’elle veut épouser, au grand désespoir du politicien. C’est
l’éternel sujet de la comédie et du roman. Ce jeune homme est un officier, et l’ennemi
de choix pour les doctrinaires de l’anarchie aussi bien que pour ses barbares.
L’officier d’aujourd’hui, c’est leur grande victime parce que c’est leur grande
terreur. Vous vous souvenez des Contes du Lundi, et comme notre
armée, même vaincue, se dessinait dans l’imagination de leur auteur, en types
élégants, pimpants et fiers ? Le capitaine Laurent Coltet, dans le roman de M. Léon
Daudet, c’est l’armée outragée et trahie, que les politiciens haïssent sans oser la
détruire entièrement. Hélas ! ce n’est pas pour le service de la France qu’ils la
conservent encore, c’est pour leur service, partagés qu’ils sont entre leur haine de
l’ordre que cette armée représente, leur certitude que cette armée les exécutera un
jour, et leur épouvante devant la frénésie toujours grondante de leurs propres
sectateurs. Sachant cela, le romancier ne peut pas peindre sa figure de soldat sans
que son cœur batte de pitié et de rancune : de pitié pour les martyrs de l’uniforme ;
de rancune, de fureur plutôt contre les insulteurs de cet uniforme, ces agents, que
l’on voudrait tous croire inconscients, de la conquête étrangère. Sachant la place
occulte, redoutable, occupée par des spéculateurs sans scrupules dans la basse
politique contemporaine, il ne contient pas sa révolte contre certains de ses
personnages : Houngar, par exemple, le millionnaire qui commandite le journal du
socialiste Salvian. Il la contient mal aussi devant Max Albigny, le rival de Salvian,
le révolutionnaire ascétique, qui prend pour un amour du progrès et de la justice les
crises de féroce envie dont il est possédé.
Arrivistes grandiloquents, boursiers véreux, fanatiques à demi fous, snobs aussi, — il y a dans le livre la peinture du salon d’une grande dame
collectiviste qui est simplement une merveille d’ironie vengeresse, — tous ont pris la
France à démolir. Cette sacrilège besogne, le romancier la dénonce avec une émotion
qui ne pouvait pas être celle de ses aînés quand ils analysaient des vices privés et
des passions sans conséquences nationales. La méthode d’investigation exacte est bien
celle qu’emploie leur successeur. Seulement la différence des sujets est trop grande.
Entre les études de mœurs que nous donne M. Léon Daudet et celles que nous a laissées
son père, on croirait que des catastrophes se sont produites. Il s’en produit bien
une, mais qui dure : la France est en proie aux convulsions d’une, épilepsie qui
risque d’être mortelle.
Tragique pronostic, mais qui ne doit pas nous faire oublier, à nous autres écrivains,
notre première obligation, celle de maintenir intact le dépôt de culture que nos
maîtres nous ont transmis. Notre grand devoir civique, même dans ces heures de suprême
péril, est d’abord un devoir technique. Archimède n’a défendu sa ville qu’en
commençant par calculer juste. Il y a donc lieu pour nous de nous demander si cette
évolution d’un genre qui tient une telle place dans notre littérature, est bonne ou
mauvaise, esthétiquement. Elle serait mauvaise, et cela sans aucun
doute, si le roman social aboutissait au roman politique. Rien de plus contraire aux
lois fondamentales de l’art de la fiction que des récits où le narrateur se fait homme
de parti, attribuant toutes les supériorités aux protagonistes de ses idées, tous les
vices aux autres. En revanche, on ne conçoit pas que l’élargissement du thème puisse
nuire au roman, s’il se conforme à ce principe de scrupuleuse vérité qui fait de lui,
suivant le mot très heureux de Goncourt, « un fragment d’histoire possible » — Mais,
objectera-t-on, la crise que traverse la société française est temporaire. Elle
finira. À ce moment-là, les livres qui l’auront peinte ne seront plus intelligibles
qu’historiquement, au lieu qu’une Sapho sera vivante, comme une Manon Lescaut, tant
qu’il y aura des hommes possédés d’un amour passionné pour une créature indigne ; une
Cousine Bette tant qu’il y aura des vieillards amoureux ; un Cœur simple, tant qu’il y aura des servantes et des maîtres.
— L’argument paraît irréfutable, il ne résiste pas à l’examen. Le roman social est
historique par une de ses faces, — et cela serait déjà bien légitime. Qui l’empêche,
tout comme l’autre, de montrer les caractères de ces personnages historiques dans leur
humanité éternelle ? Il n’y a rien de contradictoire à cela. Il peut, en outre, et
c’est sa mission propre, dégager de l’accident contemporain ce qui est de tous les
âges. C’est un drame social — au sens où nous disons un roman social — que l’Agamemnon d’Eschyle. C’en est un autre que la pièce de Sophocle où
Antigone en appelle des lois iniques aux lois divines, qui précèdent les autres et les
redressent par avance. Pourquoi ces deux œuvres, témoignages d’une civilisation
disparue, nous remuent-elles à cette profondeur ? C’est qu’Eschyle et Sophocle ont su
apercevoir et marquer des sentiments qui seront vrais de toute société religieuse,
quelle qu’elle soit. C’est un poème social, s’il en fut, que la Divine
Comédie, une création toute civique. Elle est aussi vivante pour nous que pour
les Florentins, chez qui l’État ressemblait si peu à notre État. Plus près de nous, ce
sont deux comédies sociales que le Tartufe et le Bourgeois gentilhomme. C’en est une autre que Don Juan,
cette étude du grand seigneur méchant homme. Tout a passé du dix-septième siècle. Rien
n’a péri de ces peintures, parce que Molière a discerné, par-dessous des phénomènes
passagers, des causes éternelles. Tant qu’il y aura des intrigants pour se couler dans
le monde sous un masque de convictions menteuses, des enrichis vaniteux pour singer
les nobles, des privilégiés pour se prouver leur force en abusant de leur prestige,
Tartufe, M. Jourdain et don Juan seront vrais.
Concluons que le roman social n’atteint sa pleine valeur qu’à la condition d’avoir de la portée. Il est indispensable qu’il fasse penser.
L’extrême sincérité de la notation et l’extrême sérieux de la réflexion lui sont
également nécessaires. M. Léon Daudet, qui a commencé sa vie intellectuelle par de
fortes études de médecine, est doué supérieurement de l’un et de l’autre don. Les
pages de son livre consacrées au suicide d’un de ses hommes d’affaires, Camille
Nortier : Au bout du Fossé, sont d’un tragique qui, à chaque ligne,
décèle un maître. Le chapitre que j’ai déjà signalé sur le salon de la patricienne
collectiviste est, par contre, d’un comique intense, sans que l’étonnant humour de l’auteur cesse un instant de serrer de près la réalité. D’autre
part, le titre seul du livre enveloppe une philosophie. Le romancier a nettement vu
que le mal actuel de la France est la régression intellectuelle, l’affaiblissement du
cerveau, la demi-science, la demi-culture. Il a nommé ce mal d’un mot qui restera,
précisément à cause de son double sens. Il désigne à la fois et ce retour en arrière
et aussi les propagateurs de l’éducation la plus faite pour accroître encore cette
déchéance centrale, pour le culte du « manuel et de la notion », la
« puérilité des formules », le « dogmatisme badaud des théories ». Les primaires, ce
sont tous les « pense-petit », qu’ils aient soixante ans ou qu’ils en aient dix,
qu’ils soient sénateurs ou écoliers. Ce pouvoir d’indication des causes, pour
reprendre le terme que j’employais tout à l’heure, M. Léon Daudet l’a dans le détail
aussi bien que dans l’ensemble. Son livre abonde en formules qui vont très loin. Ainsi
lorsqu’il fait dire à son Salvian, vaincu enfin : « Les familles d’opinion divisée
amènent tôt ou tard la ruine de leur chef. » Qu’un esprit de cette vigueur soit devenu
un traditionnel, qu’il ait rejoint le groupe de talents nouveaux qui travaillent
aujourd’hui de toutes parts à la contre-révolution des idées, ce doit être une joie
profonde pour les vétérans de cette dure bataille, tentés parfois de s’écrier, comme
un de leurs grands aînés, le meilleur écrivain monarchiste de 1793 : « Nous écrivîmes
et nous parlâmes inutilement en faveur de la religion, de la morale, de la politique,
en faveur et au nom de l’humanité et de l’expérience de tous les siècles. Notre voix
se perdit dans la destruction universelle. Nous nous tûmes. » De nos jours le
magnifique polémiste du Journal Politique national ne le jetterait
plus, ce soupir de découragement. Il continuerait sa tâche, sûr que l’Intelligence
qui, s’égarant, a fait la Révolution au dix-huitième siècle, la défera au vingtième.
Elle a enfin compris que la Démocratie est sa mort.
Sous ce titre, Colette Baudoche, qu’accompagne et précise ce
: Histoire d’une jeune fille de Metz, M. Maurice Barrès
vient de nous donner son chef-d’œuvre, et, je crois bien, un chef-d’œuvre. Ce court
récit mérite qu’on lui applique cette phrase profonde du romancier lui-même sur son
compatriote Callot : « Il a prouvé que le sujet le plus ample peut tenir avec toute sa
force dans l’horizon le plus réduit. » L’anecdote est très simple : un jeune Allemand,
M. Asmus, nommé professeur à Metz, loge chez une vieille dame de la ville, que des
revers de fortune obligent à louer une partie de son appartement. Cette dame est veuve
avec une petite-fille, Colette. Le professeur prussien s’éprend de la jeune Lorraine,
en laquelle se résume tout le charme fin de son pays. Colette est sur le point d’aimer
cet étranger, cet ennemi. Il l’a touchée moins par la passion éprouvée pour elle que
par l’hommage pour la Lorraine enveloppé dans cette passion. Ce que M. Asmus goûte et
admire dans la fille de son hôtesse, c’est la jolie Française de la frontière, une
créature d’une civilisation plus ancienne et plus complète que celle dont il est issu.
Le poète a dit :
La Lorraine vaincue conquiert de même son conquérant par le sage et agile esprit de
Colette, par sa grâce aisée, par sa fierté frémissante. Cet Allemand, a, lui aussi,
quelque-unes des qualités qui nous étaient chères dans sa race, avant l’inexpiable
année et le crime de l’annexion : le sérieux et la naïveté dans la force, une
simplicité de jeune barbare qui s’émerveille, une droiture de cœur qui donne une
poésie à la gaucherie. La petite Française subit cet attrait avec le trouble d’une
enfant de vingt ans, en qui le rêve du bonheur s’éveille, et le remords d’une
citoyenne dans une place de guerre asservie. Elle a grandi, parmi les souvenirs
toujours présents de la vie d’autrefois, quand Metz était libre. Et voici qu’un combat
s’engage en elle qui n’est rien moins que celui de deux nations, de deux histoires.
Va-t-elle à son tour, et dans ce tout petit domaine de son foyer, accepter le pacte de
la défaite, imposé aux siens il y a trente-cinq ans ? Va-t-elle être la femme lorraine
du professeur prussien, avoir des enfants dont le sang soit tout ensemble messin et
allemand ? Une cérémonie funèbre, célébrée dans la cathédrale « en mémoire des soldats
français tués sous Metz », achève de donner à ce douloureux scrupule une grandeur
tragique et religieuse. « Ces trente-cinq années ne sont que le long délai durant
lequel les héros attendent une réparation. Leurs ombres l’effleurent, la surveillent.
Osera-t-elle les décevoir, leur faire injure, les renier ? » Et Colette sort de
l’église, ayant trouvé dans le contact avec les morts l’énergie d’imiter leur héroïque
résistance. Le sortilège d’amour n’aura pas raison du devoir civique. Elle saura
prononcer les mots de la séparation irrévocable, comme Pauline parlant à Sévère dans
Polyeucte. Au terme de ce récit, nous répéterions volontiers, en
les appliquant au romancier, les termes dont il louange les récentes générations
d’Alsace et de Lorraine et leurs sentiments à l’égard des vainqueurs. Lui aussi, comme
ces captifs et ces captives, « il vient d’ajouter au capital cornélien de la
France ».
Il n’y a pas ajouté uniquement par le fond, par l’âme vivante et sentante de ce livre
civique. Il y a aussi ajouté par la forme, par l’œuvre d’art. C’est le point que je
voudrais dégager. Corneille, dans notre poésie dramatique, n’est pas seulement le
tragédien de l’héroïsme. Techniquement, il est le représentant le plus haut chez nous
de la littérature à idées, confondue trop souvent avec la littérature à thèses. Dans notre période classique, cette dernière a
pour représentant le Voltaire des tragédies. La littérature à idées est celle qui
dégage de la vie humaine, considérée dans sa vérité, les grandes lois qui la dominent.
Son premier caractère est le réalisme de la peinture. Son but n’est pas de prouver
telle ou telle théorie. Elle constate, puis elle conclut. La littérature à thèses
subordonne au contraire la vérité de la peinture à une démonstration posée a priori dans l’esprit de l’auteur. Elle est idéaliste dans le sens
mauvais du mot. Elle vient amender la réalité. Elle l’altère en vue d’un effet total à
produire, qui sera la supériorité de tel ou tel principe sur tel autre. Quand
Corneille compose le Cid, Horace ou Polyeucte, son
vigoureux génie d’avocat normand voit d’abord des hommes vrais : un vrai gentilhomme,
un vrai Romain, un vrai chrétien. Il ne faussera pas ces personnages pour en faire des
abstractions et des arguments. Certes, une idée sur l’honneur, sur la patrie, sur le
martyre, se dégage des scènes où Rodrigue, Horace et Polyeucte, sont mêlés ; elle se
dégagerait pareillement d’un contact direct avec un don Juan d’Autriche, un Régulus,
un saint Irénée, si ces morts, qui ont été des hommes réels et vivants, pouvaient
revenir au monde et causer, sentir, agir devant nous. Corneille est d’abord un artiste
visionnaire. De la vision, il passe aussitôt à la pensée, mais la vision précède.
Derrière les effets il aperçoit les causes, et que ces causes sont des idées agissantes. Mais il en a d’abord vu les effets, et avec quelle vigueur
de regard ! Rien de plus contraire au procédé voltairien, à ces tragédies froides et
déclamatoires, où les héros ne sont que des porte-parole de l’auteur. À côté de
Voltaire il faudrait mettre Hugo, et, tout au contraire, à côté de Corneille, si
étrange que paraisse le rapprochement de ces deux noms, Alfred de Musset. Ruy Blas, Marion Delorme, le Roi s’amuse, sont des drames à thèse, factices et
arbitraires comme ce genre lui-même. On ne badine pas avec l’amour,
Lorenzaccio, sont de magnifiques pièces à idées, où le poète a travaillé comme
Corneille. La donnée est différente, le procédé d’art est identique : la vie d’abord
peinte dans sa vérité, la réflexion venant ensuite. La pensée chez Musset, comme chez
le maître de Rouen, sort de la vie. Elle n’a pas imposé par avance aux faits une
exigence et une déformation.
Considéré sous cet angle, le nouveau roman de Maurice Barrès apparaît comme un des
types les plus réussis qu’ait donnés, depuis bien longtemps, la littérature à idées.
La jeune Messine et le jeune Allemand sont peints, tous les deux, du plus ferme
pinceau, du plus véridique aussi. Les moindres touches de ces deux physionomies
révèlent le travail « d’après nature ». Cette vieille expression d’atelier dit si bien
ce qu’elle veut dire ! La cornélienne Colette est la demoiselle pauvre que la
médiocrité familiale contraint de mener une existence de demi-servante et qui vaque
aux plus humbles besognes d’une logeuse en garni. Le romancier nous la montre
approvisionnant d’eau la toilette du locataire, tandis que sa grand’mère apporte des
draps frais ; puis déménageant le mannequin qui lui sert à ses travaux de couture. Le
professeur Frédéric Asmus est peint de même dans le quotidien de ses habitudes, buvant
des chopes avec ses collègues, se réjouissant lorsqu’une affiche annonce que
« Salvator est arrivé », ce qui signifie un approvisionnement nouveau de sa bière
favorite, s’ébaubissant de la délicatesse de sa fiancée, — car il est venu à Metz
après avoir échangé sa parole avec une jeune fille de Kœnigsberg, qu’il abandonnera
pour Colette. Cette fiancée lui a envoyé à Noël un coussin de toile écrue, sur
laquelle sont brodés en coton rouge ces mots : « Nur ein
viertelstündchen » (seulement un petit quart d’heure). C’est la durée permise à
sa sieste, et « ce coussin », dit-il à Colette et à sa grand’mère, « est rembourré de
ses cheveux… »
— « Comment ? » lui demande Colette, « elle a coupé ses cheveux ? »
— « Que pensez-vous ? » dit le Germain ; « ce sont ceux qui tombent quand elle fait
sa toilette. »
Rien de plus nettement, de plus minutieusement observé que ces figures. Le milieu où
elles se meuvent est dessiné de même, dans cette manière un peu sèche et précise, mais
si lucide, si judicieuse, qui rappelle le faire de Clouet. Tous les aspects de la
ville et du paysage ont été pris sur place. Nous le reconnaissons à de petits détails
très humbles, eux aussi Comme ils donnent cette sensation du réel, première loi de
l’art du roman ! Des portraits et du décor se dégage une impression de crédibilité
qui, des gens et des choses, va s’étendre aux idées. Qu’un lien vivant rattache une
Colette Baudoche ainsi posée à ce milieu ainsi caractérisé, nous l’admettons, avant
même que le conteur de cette histoire nous ait prévenus. Qu’est-ce qu’une patrie ? Un
milieu générateur dont nous sommes une portion, puisque nous avons reçu le dépôt
traditionnel de ses énergies et qui est aussi une portion de nous, la plus intime, la
plus active. Ayant montré, par des traits si précis, les attaches de Colette à la
ville de Metz, et la séduction du lourd Allemand par la finesse lorraine, le sagace
artiste qu’est M. Barrès a, par avance, évité le péril de l’abstraction. Le drame
d’idées auquel il arrive sort nécessairement de ces personnages et de cette
atmosphère. Il n’est que leur existence pensée après avoir été sentie.
Les meilleurs livres des écrivains sont ceux où les tendances les plus profondes de
leur être se trouvent à la fois représentées, sans qu’il y ait hypertrophie d’une de
leurs facultés aux dépens des autres. Ainsi Eugénie Grandet pour
Balzac, Carmen pour Mérimée, Pères et Enfants pour
Tourgueniew. Colette Baudoche sera ce livre-type pour M. Barrès. Il
y avait toujours eu chez lui, jusqu’ici, une oscillation entre un goût presque
sophistique à certains moments pour l’idéologie et une ardeur de sensibilité parfois
voisine d’être morbide. Quelques-uns de ses premiers romans, un Homme
libre, par exemple, et le Jardin de Bérénice, nous montrent
la juxtaposition de ces deux natures. Le héros de ces autobiographies mentales passe
sans transition du domaine du raisonnement le plus subtil, le plus scolastique,
pourrait-on dire, au domaine de l’émotivité la plus déréglée, la plus spasmodique.
J’ai vu M. Taine déconcerté jusqu’à la souffrance par cette dualité singulière qui lui
semblait une antinomie irréductible. Il discernait bien le prestigieux talent de
l’auteur d’un Homme libre, mais il le croyait condamné à la maladie.
De quelle joie notre maître commun eût été pénétré en constatant le bel effort
d’éthique intérieure, par lequel un des meilleurs de ses héritiers est parvenu à
équilibrer, à corriger l’une par l’autre des facultés d’essence contradictoire,
semblait-il. Quoi de plus opposé que la dialectique et l’émotion, la sèche analyse
intellectuelle et la frénésie de l’appétit sentimental ? La discipline de M. Maurice
Barrès aura consisté à trouver la synthèse de cette contradiction dans ce qu’il a, le
premier, appelé le nationalisme.
Le nationalisme n’est pas un parti. C’est, comme M. Barrès l’a marqué lui-même dans
le titre d’un de ses ouvrages, une doctrine. Elle dérive de cette observation tout
expérimentale, à savoir que notre individu ne peut trouver son ampleur, sa force, son
épanouissement que dans le groupe naturel dont il est issu. Ce goût de sentir, dont
l’Homme libre nous apporte l’ardent témoignage, ce libido sentiendi, disait déjà l’Apôtre, comment le satisfaire dans les limites
si vite touchées de notre destinée personnelle ? Comment surtout trouver dans notre
chétive individualité, si nous l’isolons, une source d’émotions qui ne tarisse bien
vite ? Le jeune homme regarde autour de lui. Il étudie l’histoire et il constate que
l’individu est d’autant plus riche en émotions, d’autant plus abondant en forces
sentimentales, qu’il est moins individualiste, plus complètement, plus intimement
baigné, noyé dans l’âme collective dont il est une des pensées, dans l’action générale
dont il est un des moments. Mais qu’est cette âme collective ? C’est l’œuvre de la
terre natale et des morts. Ce sont les façons de sentir que celle-ci a élaborées chez
ceux-là. Qu’est cette action générale ? La besogne accomplie par notre race. L’organe
local de cette race est la nation, plus profondément la région, et plus profondément
encore la famille. Ou plutôt, nation, région, famille ne font qu’un. Ce qui enrichit
ou appauvrit l’un, appauvrit ou enrichit l’autre. Quand la nation souffre, la ville
souffre, et les familles de la ville et les individus qui composent ces familles. La
culture du moi, par laquelle avait commencé le sensitif passionné de l’Homme libre, aboutit donc à un acte de foi envers les antiques disciplines qui
subordonnaient le développement de la personne au développement de la Cité. Ce
développement de la Cité lui-même, comment y participer sans s’associer en pensée à la
conscience qu’elle a prise de son propre caractère à travers les siècles ?
Apercevez-vous l’accord entre le sensitif et l’idéologue, tous deux appliqués à
éprouver et à comprendre, à servir et à penser la vaste force durable dont ils sont
nourris, sur laquelle ils s’appuient et qui les guérit en les associant à la santé de
son développement séculaire ?
Le raccourci de ces notes trop brèves ne peut que schématiser une
des plus intéressantes évolutions auxquelles nous ayons assisté dans ces vingt-cinq
dernières années. Sera-t-il permis à leur signataire de rappeler qu’il fut un des
premiers, le premier même dans la critique, à démêler le génie naissant du rare
artiste de Colette Baudoche ? L’article du Journal des
Débats qu’il consacrait, en 1888, à cette monographie d’un débutant inconnu :
Sous l’œil des Barbares, reste pour lui comme un de ses titres
d’honneur. Le débutant est devenu un des maîtres des lettres françaises actuelles,
— disons même, des lettres françaises de tous les temps. Il est très doux à son aîné
de lui avoir prononcé, avant tous les autres, le classique Tu Marcellus
eris, et de penser qu’en le lui disant, il l’a peut-être réconforté à l’heure
des douloureuses hésitations du départ pour la vie. Mesurant la belle courbe dessinée
par son ami entre ces deux livres, comment n’aurait-il pas un peu d’orgueil à l’avoir
prédite et beaucoup de joie à la contempler ?
Monsieur,
On raconte que Fouché, sous l’Empire, commença en ces termes un récit du temps de la
Terreur : « Robespierre me dit : — Duc d’Otrante, courez à l’Hôtel de Ville. » Cette
anecdote est très probablement fausse, comme toutes les anecdotes. C’est dommage. Elle
caractérise l’attitude des révolutionnaires de la politique une fois nantis devant les
antithèses un peu gênantes de leur présent et de leur passé. Ils les suppriment, tout
simplement. Ceux de la littérature, plus inoffensifs, déploient, d’ordinaire, une
aisance égale à renier leurs trop hardis débuts, quand ils deviennent, à leur tour, des
personnages officiels et comblés d’honneurs. Vous venez, toujours original, de procéder
autrement. Avec la grâce malicieuse qui est le geste instinctif de votre esprit, vous
avez voulu associer à votre investiture académique le souvenir de l’excentrique cabaret
de Montmartre, où vous récitiez vos premiers vers, voici tout près de vingt ans,
Vous avez eu raison de croire que notre compagnie ne s’offenserait pas plus de ce
rappel, quelle ne s’offensa jadis de la gaminerie vestimentaire15 à laquelle vous avez fait une allusion, tout juste repentie. Le
persiflage et l’épigramme représentent, nous le savons trop, dans le monde ombrageux
des gens de lettres, la forme la plus sincère de la flatterie. On n’y raille avec une
certaine persistance que ceux que l’on jalouse beaucoup. Comment donc l’Académie
française en aurait-elle voulu à un cénacle d’artistes jeunes dont les attaques lui
prouvaient sa vitalité, en même temps que les promesses de leur talent assuraient son
recrutement futur ? Votre présence ici en est la preuve. Et qu’il s’en est dépensé, de
talent, dans cette célèbre taverne du boulevard Rochechouart, aujourd’hui disparue !
Elle a rejoint dans la légende la brasserie des Martyrs, chère aux Parnassiens ; le
club des Haschischins, où fréquenta Baudelaire ; l’impasse du Doyenné, où
fraternisaient Gérard de Nerval, Gautier et Petrus Borel. Entre ces divers campements
de bohémiens, le Chat-Noir paraît avoir été le plus pittoresque. Un
chat en potence se balançait au-dessus de la porte, de l’huis, plutôt, auraient dit
les romantiques, lesquels eussent retrouvé là le bric-à-brac obligatoire de leurs
orgies : des tables et des sièges de bois, dans le style du moyen âge ; aux fenêtres,
des vitraux ; sur les murs, des tapisseries. Une vaste cheminée surgissait, garnie
d’énormes landiers, avec des trophées d’armes, et les inévitables têtes de mort. Des
tableaux, çà et là, brossés par les habitués du lieu, dénonçaient la libre fougue de
la vingt-cinquième année. Et c’était, dans ce décor fantastique, une non moins
fantastique mêlée d’écrivains et de peintres, de sculpteurs et de musiciens, de
journalistes et d’étudiants, d’employés et de viveurs, sans parler des modèles, des
demi-mondaines, et, parfois, des vraies grandes dames en quête d’impressions
pimentées, le tout présidé par un personnage de haute mine, la barbe rousse aiguisée
en pointe, l’œil gouailleur, la lèvre impudente, qui s’intitulait lui-même
gentilhomme-cabaretier. Il s’était plus modestement et plus justement défini, dans une
annonce : « Le Chat-Noir, cabaret Louis-XIII, fondé en 1114 par un
fumiste. » Une arrière-salle, exhaussée de trois marches, s’appelait l’Institut.
— Déjà !… Un tout petit commencement d’un tout petit duché d’Otrante. — Ces trois
marches servaient de piédestal aux poètes, qui venaient le vendredi — le Chat-Noir avait pris un jour, comme une jolie femme — déclamer leurs œuvres.
Tous les groupes d’alors étaient représentés dans ces séances : les macabres et les
hirsutes, les anciens hydropathes et les néo-décadents, les brutalistes et les
symbolistes, les ironistes et les instrumentistes. Et tous recommençaient la
littérature. De chacun d’eux allait dater une ère nouvelle. Où sont-ils ? aurait
ricané Villon, le mauvais garçon, qui avait, comme de juste, sa statue d’ancêtre dans
ce pandémonium,
C’est devant cet aréopage montmartrois transporté rue Victor-Massé, pour cause de
vogue, que vous comparûtes, monsieur, en qualité de poète inédit, par un soir du mois
de janvier 1889. Un de vos auditeurs de ce soir-là, qui vous sert de parrain16, aujourd’hui, nous a tracé un crayon du
Maurice Donnay d’alors : « … Je le vois toujours, avec son visage ambré, ses cheveux
bleus, ses yeux noirs et doux, ses lèvres bonnes sous la moustache tombante, sa voix
caressante et paresseuse. Tel un mandarin annamite… » Mandarin, certes, vous l’étiez
déjà, un lettré du suprême bouton, avec un art accompli sous une nonchalance voulue ;
et vous l’aviez appris, cet art, à travers le métier le plus contraire à la poésie.
Vous arriviez au Chat-Noir, droit de l’École centrale. « On se
demande où mènent les études classiques ? » a écrit notre confrère, M. Maurice Barrès.
« Elles mènent au café. » Vous aussi, comme Albert Sorel, vous aviez été destiné par
votre famille à l’industrie. Et d’abord, elle avait voulu faire de vous un
mathématicien. Vous aviez obéi. Un ingénieur. Vous aviez obéi encore. Vous étiez
devenu dessinateur et constructeur de ponts, comme La Fontaine, votre grand-oncle à la
mode du Parnasse, était devenu maître des eaux et forêts, sans le savoir. Comme lui,
vous vous étiez prêté à une éducation, en vous donnant intérieurement à une autre :
celle de vos rêves. Ces vers de passion et de fantaisie qu’acclama aussitôt ce public
peu indulgent, vous les aviez composés entre deux épures, dans un atelier de
constructions métalliques. L’ironie violente ou tendre dont ils étaient pénétrés, vous
en aviez senti jaillir la source en vous, parmi le sifflement des machines, dans cette
atmosphère d’usine que le pénétrant Sully-Prudhomme a fixée d’un trait
inoubliable :
Qui donc eut soupçonné que vous en sortiez, de cet enfer, à vous entendre réciter vos
poèmes de jeune homme, dans ce théâtricule de Montmartre ? Les réunirez-vous jamais ?
Vous en avez eu l’intention jadis. Vous leur aviez même trouvé un titre : la Danse du cœur. Si vous reprenez ce projet, je vous indiquerai une épigraphe
que vous devriez d’ailleurs écrire à la première page de vos Œuvres
complètes. C’est la phrase de Béatrice dans Shakespeare, et ce pourrait être
votre devise : « Quand je naquis, une étoile dansait. » C’étaient, ces poèmes, un
mélange déconcertant de sentimentalités et de bouffonneries, de sensualisme enivré et
de cocasserie froide, d’imaginations délicates et de blagues boulevardières, de
l’émotion coupée d’éclats de rire, des coq-à-l’âne, interrompus par des sanglots. Vous
faisiez dire à votre Muse :
Et encore :
métaphore trop justifiée par des chansons telles que celle de Phryné :
et par ce soliloque de votre suicidé :
Je n’ai plus que la
Seine à faire
!…
Et presque dans la même haleine, vous moduliez les distiques délicieux de la Lettre :
Ces sautes subites de la poésie la plus vraie à la farce la plus débridée, ces
brusques alternances d’une exaltation qui se hausse jusqu’au lyrisme et d’une outrance
qui dévale jusqu’à la turlupinade, c’était tout le Chat-Noir. Il y
avait, dans cette forme d’esprit, du paradoxe d’atelier et de brasserie. Il y avait
aussi un signe des temps. On hésite à prendre trop au sérieux un carnaval
intellectuel, dont un Rodolphe Salis fut le facétieux chef d’orchestre. Mais quand des
écrivains de votre valeur y ont participé, ce carnaval devient un petit chapitre, à
tout le moins, de l’histoire de la littérature, autant dire de l’histoire des mœurs.
Cette gaieté spasmodique et qui tient de la névropathie, c’est celle d’une jeunesse
qui a eu ses vingt ans à une heure très troublée de l’histoire, et dans un pays déjà
très vieux. On ne s’amuse pas du même cœur, quand on appartient à une nation
victorieuse, ou quand on est l’enfant d’un peuple vaincu, quand on a grandi dans une
société ordonnée et fixe, ou bien dans un milieu instable, bouleversé par les pires
ferments d’anarchie, quand on se sent emporté par un vaste mouvement de foi et
d’espérance, ou bien quand on participe au découragement d’un âge d’universelle
critique et de lassitude. Et, que les malaises dont souffrait la France d’après la
guerre, dont elle souffre toujours, aient influencé, peut-être à leur insu, les
implacables rieurs du petit groupe de Montmartre, je n’en veux qu’une preuve : la
Revue de fin d’année que vous fîtes représenter là-haut, le 11 novembre 1891, avec
tant de succès, sous ce titre significatif : Ailleurs ! Le compère
de cette Revue est Voltaire, celui du Recueil des facéties
parisiennes, j’allais dire de l’Éducation de Prince. Il y est
question du pessimisme de Schopenhauer et du nihilisme de Renan, des complications
sentimentales de Benjamin Constant et de la démocratie, d’Homère, de Dante et de
Verlaine, pêle-mêle, des classiques et des décadents, de l’alcoolisme et de l’amour,
des sciences occultes et des affaires, « Il en avait essayé », dites-vous de votre
héros. « Les affaires sont, comme on sait, l’argent des autres. Malheureusement, les
autres, c’était toujours lui. » Il est parlé aussi, dans Ailleurs,
du militarisme, du socialisme, du mysticisme… C’est un cinématographe burlesque et
mélancolique, où tous les problèmes du moment défilent, parmi des d’un
accent quelquefois très inattendu. Ainsi le mot sur Adolphe, le jeune homme triste :
« Pourquoi ne fait-il pas comme ces ouvriers ? » s’écrie Voltaire. « Il ne
s’ennuierait pas. — Oui », répond votre porte-parole ; « pour guérir, il n’a qu’à
travailler ou à croire. »
J’imagine, monsieur, que, dès cette époque et quoique vous n’eussiez que deux ans de
Chat-Noir, vous vous le donniez tout bas, à vous-même aussi, ce
sage conseil. Si vous n’approuviez pas Adolphe de passer ses jours à mirer son ennui,
« dans l’étang de midi à quatorze heures », déjà vous ne vous approuviez plus
vous-même de prolonger une expérience dangereuse. Dépenser votre prestigieux esprit
dans le sabbat quotidien de ce cénacle, c’était vraiment exécuter des ricochets sur
l’eau avec des pièces d’or. Vous aviez conquis cette renommée boulevardière qui a
perdu tant de jeunes écrivains. Vous vous êtes dit, courageusement, qu’il vous restait
à faire votre oeuvre. Et vous vous êtes mis à travailler, en effet : avec quelle suite
dans la volonté, le nombre des comédies que vous avez données en quinze ans
l’atteste ; avec quel bonheur, il suffit de citer ces titres : Amants,
l’Affranchie, les Oiseaux de passage, la Douloureuse, le Torrent, le Retour de
Jérusalem, Paraître. Dès aujourd’hui ces pièces ont pris rang au répertoire,
entre le théâtre de fantaisie romanesque et le théâtre social, celles-ci pas trop loin
du Chandelier et à côté de la Petite Marquise ;
celles-là tout près de Mercadet ou du Fils de
Giboyer. Quand on les étudie dans leur ordre, on constate chez vous un effort
ininterrompu pour dégager, sous l’ironie exaspérée de votre première manière, le fond
sérieux qui se devinait déjà, derrière les paradoxes de votre : Ailleurs ! Vous étiez vraiment de ceux qui rient de la vie pour n’être pas
obligés d’en pleurer, c’est-à-dire qu’ils y apportent une sensibilité trop vulnérable.
Un jour est arrivé où vous avez reconnu que beaucoup de vos compagnons étaient comme
vous-même. « Si je racontais leur cœur et mon cœur ? » vous êtes-vous dit. Ou, plutôt,
non. Vous ne vous êtes rien dit. Vous vous êtes mis à votre table, et vous avez copié
ce que vous voyiez autour de vous et en vous. Quelques essais, de quoi apprendre votre
métier, et, dès 1895, vous nous donniez Amants. Vous aviez trouvé
votre voie d’auteur dramatique, votre chemin de Dumas, aurait dit un de vos camarades
de Montmartre.
Amants ! Est-il possible de nommer cette exquise comédie, sans que
s’évoque aussitôt le chef-d’œuvre de Watteau, cet Embarquement pour
Cythère, où ce triste et beau génie de peintre a su faire tenir toute
l’enivrante et poignante mélancolie du plaisir ? Une lumière de féerie, dorée et bleue
dans le rose, baigne l’île enchantée qui profile, là-bas, ses lignes indécises. Des
jeunes gens, en habit zinzolin, une houlette aux doigts, conduisent, vers une barque
dorée, des jeunes femmes en robes couleur de ce ciel, jaunes à reflets roses, roses à
reflets bleus. Ces jeunes gens sont pressants et tendres. Ces jeunes femmes émues et
souriantes. Tout est fête et douceur, apaisement et volupté, espérance et promesse de
joie, et aucun tableau n’insinue plus intimement, dans l’âme de celui qui le
contemple, le goût mortel du miel amer, la sensation du néant de tout, du temps qui va
fuir, du baiser qui va mentir, du bonheur qui va s’achever dans les larmes. Nous
l’éprouvons, cette même sensation, si douce et si âcre, à suivre le voyage de votre
Claudine Rosay et de votre Georges Vétheuil, l’héroïne et le héros d’Amants vers l’île enchantée et décevante. Oh ! vos pèlerins passionnés, à
vous, semblent bien loin, par leur condition, des jeunes seigneurs et des jeunes
dames, autour desquels se joue la fantaisie mythologique de Watteau. Claudine est
simplement une jolie actrice, liée à un protecteur sans jalousie. Vétheuil est un
Parisien, riche, élégant, qui sait la vie. Il n’a pas plus d’illusions que sa
maîtresse n’a de naïveté. Ils ont, l’un et l’autre, trop d’esprit, de cet esprit
agile, lucide et désabusé que nulle extase n’étourdit, que nulle douleur ne paralyse.
Leur liaison n’est traversée d’aucun de ces incidents cruels qui exaspèrent un caprice
jusqu’à la passion. Ils se quittent à leur heure. Ils se retrouvent consolés. Ainsi
résumées, les données de cette comédie paraissent celles d’une histoire presque banale
dans son amoralité bien contemporaine. Vous avez eu le secret d’en faire une idylle
dont la grâce émue est baignée de rêve, et qui devient, à une minute, celle des adieux
de vos Amants, une tragédie à la Bérénice. Le mot
est du meilleur des juges, M. Jules Lemaître. Vous avez transposé, à la moderne,
l’éternelle élégie qu’a soupirée Racine, après le Virgile du sublime quatrième livre,
l’amour heureux et que la Némésis inévitable contraint de se renoncer en plein
bonheur, l’agonie de deux cœurs séparés par un sort trop contraire. « Il faut nous
quitter », dit Georges à Claudine, « parce qu’il y a, entre nous, des obstacles trop
tendres. — Eh bien ! adieu ! » répond-elle. « Laisse-moi te regarder, Georges.
Georges, il me semble que tu meurs ! Va-t’en ! Va-t’en ! » Le
sanglot de la pauvre comédienne rend le même son déchirant que les cris de la reine de
Carthage.
ou que les soupirs de celle de Cilicie :
Ces soupirs passionnés se font écho, à travers toutes les différences de siècles, de
conditions et d’esthétique. C’est la preuve qu’avec vos moyens à vous, les moins
conventionnels, les moins empruntés à la tradition, en gardant votre allure désinvolte
de dramatiste ultra-moderne, vous avez poursuivi, dès cette œuvre de début, l’idéal
des maîtres des meilleures époques : créer des êtres vivants qui soient d’aujourd’hui
et de tous les temps, qui soient vrais de la vérité coudoyée, momentanée, actuelle, et
de cette autre vérité, la secrète, l’éternelle, la simple vérité humaine.
Ce double et presque contradictoire caractère, cette juxtaposition, dans vos
personnages, d’un parisianisme si « nouveau jeu », et d’une psychologie si avertie,
parfois si profonde, ravirent les connaisseurs. Ils y reconnurent, et le public avec
eux, cette qualité rare, dans une littérature déjà plusieurs fois séculaire, une note
neuve et personnelle. Mais cette dualité et cette contradiction, n’était-ce pas le
raccourci même de votre jeunesse ? Dans la subtile et corrosive atmosphère de
persiflage où elle s’était dépensée, vous aviez pu apprécier la valeur de l’émotion
sincère et quelle puissance de miraculeux rajeunissement elle apporte aux âmes les
plus blasées. Le pathétique d’Amants est là, dans ce renouveau de
naïveté chez ces deux êtres si peu naïfs, dès qu’ils aiment, métamorphose d’autant
plus saisissante que vous vous êtes appliqué à faire d’eux des représentants très peu
flattés de leur époque et de leur classe. Vous avez pratiqué d’instinct cette loi qui
domine l’art de la fiction : plus les personnages doivent montrer, à un moment, des
façons de sentir exceptionnelles, plus l’auteur doit leur donner des façons de vivre
qui ne le soient pas C’est le plus sûr moyen d’imprimer à l’ensemble un caractère de
crédibilité. À ce point de vue technique, Amants est déjà une
merveille de facture. Peu d’événements, et choisis à dessein parmi les plus
ordinaires ; un dialogue aisé, courant ; pas une tirade ; rien qui sente l’auteur ;
d’un bout à l’autre, un réalisme léger, d’autant plus spécieux qu’il est moins appuyé.
Ainsi présentés, Claudine et Vétheuil sont si vivants que vous leur donneriez les
émotions les plus , nous y croirions. Vous vous contentez de leur en
donner de plus délicates que ce n’est l’habitude dans leur monde. Et nous y croyons,
parce que nous croyons à cet homme et à cette femme, comme à des êtres réels. Aucun
artiste n’a excellé plus que vous à se servir du naturel pour faire accepter la
nuance. Ce procédé qui vous a si bien réussi dans Amants est devenu
votre manière et comme votre signature. Toutes celles de vos pièces qui forment ce que
l’on pourrait appeler votre « Théâtre d’amour », sont construites sur ce même type :
un ton enjoué de facile causerie, un libre défilé de scènes prises au quotidien de
l’existence et jetées comme au hasard, le modelage, par petites touches savamment
données, de figurines qui s’animent, qui se précisent, qui bougent. Ce sont les gens
avec qui nous causions, tout à l’heure, qui sont là, dans le théâtre, auprès de nous.
Le plus souvent l’épisode sentimental où vous jetez ces personnages, est, lui aussi,
une aventure d’aujourd’hui, où les spectateurs et les spectatrices de la salle
reconnaîtraient leurs Mémoires dialogués, — s’ils savaient causer ainsi. Tout d’un
coup, cette aventure, entre vos mains de poète, s’amplifie, elle se creuse. Vos
poupées parisiennes laissent apparaître cette simple et grande vérité humaine dont je
parlais tout à l’heure. Est-il besoin de les analyser, ces pièces, pour montrer cette
progression, et comment leur ironie souriante se transforme en une analyse passionnée,
frémissante, qui dépasse l’anecdote et nous introduit dans le grave domaine de la
sensibilité vraie ? C’est la Douloureuse, qui débute comme un fait
divers mondain, le krach d’un financier véreux. Soudain la comédie s’élargit, et vous
nous donnez la plus sobre et la plus forte peinture d’une des éternelles misères de
l’amour, — la jalousie du passé. C’est l’Affranchie, où le rideau se
lève sur un tableautin gaiement brossé de la Venise cosmopolite. Et, peu à peu, de
scène en scène, nous assistons au grandissement d’une douleur poignante et simple,
celle d’un cœur d’homme devant l’énigme d’un cœur de femme qui l’a trahi en l’aimant.
C’est l’Autre Danger, dont le premier acte annonçait une tragédie
bourgeoise ; la pièce dévie vers l’anomalie, pour s’achever en plein courant
d’humanité, sur l’agonie d’une mère coupable. Ce souci de l’approfondissement des
sujets est la plus noble ambition de l’artiste littéraire. Vous l’avez toujours
cultivé en vous, c’est votre honneur, au risque de déconcerter ceux de vos dévots qui,
n’ayant su voir, dans l’auteur d’Amants, qu’un étincelant
chroniqueur parisien, se sont trouvés, tout à coup, devant un moraliste d’abord, et
bientôt devant un sociologue, avec des œuvres telles que le Retour de
Jérusalem.
Je viens de nommer celui de vos ouvrages qui marque le point culminant de votre
troisième manière. La première avait été de pure ironie ; la seconde, de pure
sentimentalité. Maintenant vous vous occupez de problèmes d’idées. Je dis de
problèmes, car, pas plus dans le Retour que dans les comédies
similaires, vous n’avez soutenu de thèse. Votre sûr génie vous a fait éviter cette
tentation dangereuse. Si représentatif soit-il, un ouvrage d’imagination, drame ou
roman, ne met jamais en scène que des individus particuliers, et il ne raconte que des
événements particuliers. Conclure du particulier au général, tel est le sophisme de
toutes les fables construites en vue d’une démonstration. Une autre fable, agencée
dans un sens contraire, démontrera un principe inverse, aussi logiquement et aussi
faussement. Mais si l’écrivain, dramaturge ou romancier, ne peut pas tirer, de
caractères et d’événements particuliers, une conclusion qui ait la rigueur d’une loi,
lui est-il interdit de réfléchir sur ces événements et ces caractères ? N’a-t-il pas
le droit, devant un groupe d’observations, d’énoncer telle ou telle hypothèse
explicative ? Il ne nous raconte qu’une anecdote, mais toute anecdote est un signe. Il
y a de vastes causes sociales derrière les plus simples destinées privées. Entrevoir
ces causes, l’écrivain le peut, et même il le doit, s’il veut donner à son œuvre de la
portée. Condamnons la littérature à thèse, genre essentiellement faux ; distinguons-en
la littérature à idées, genre légitime, genre nécessaire. Si nos romans et nos drames
n’y aboutissaient pas, nous ne serions que des amuseurs. Balzac qui professait et
pratiquait le culte passionné de la littérature à idées, a eu un mot terrible de
dédain pour les conteurs sans philosophie. « Ils me font l’effet », disait-il, « de
l’homme le plus courageux signalé par Frédéric II après la bataille, ce trompette qui
n’avait cessé de souffler le même air dans son petit turlututu. »
Vous n’avez pas eu, monsieur, comme l’auteur de la Comédie humaine,
l’ambition d’être un docteur ès sciences sociales. Vous avez eu celle, après nous
avoir follement amusés et délicieusement attendris, de nous faire un peu penser. Et
vous y avez réussi, sans jamais forcer votre talent, ni cesser d’être le Maurice
Donnay spirituel et gracieux, ironique et sensitif que nous aimons. Légèrement,
j’allais dire gentiment, vous avez posé, au terme de vos dernières pièces,
quelques-unes des questions les plus poignantes de l’heure présente. Qui de nous,
devant l’universelle fermentation révolutionnaire, dont tressaille la vieille Europe,
ne s’est demandé, avec angoisse, ce que deviendrait la civilisation, si jamais les
utopistes qui la menacent d’un total bouleversement pour mieux la reconstruire,
arrivaient, un jour, à tenter cette périlleuse expérience ? C’est le problème que vous
avez soulevé dans la Clairière, cette comédie, ou mieux, cette sotie sur le collectivisme, composée en collaboration avec un des
robustes romanciers de ce temps, M. Lucien Descaves. Avec lui encore, dans les Oiseaux de passage, vous avez abordé une question non moins
obsédante, celle de la lutte des races, que vous aviez déjà traitée, seul, avec une
maîtrise accomplie, dans ce Retour de Jérusalem. Observant la France
contemporaine d’un si lucide regard, vous avez constaté l’infiltration de plus en plus
grande de l’élément étranger dans notre vie nationale. Vous vous êtes demandé si
l’unité morale du pays n’en était pas déjà atteinte. Il vous a semblé que, sous
l’apparente identité des cultures, des mœurs, des institutions, qui banalise l’aspect
visible de notre temps, le travail séculaire des atavismes continuait, d’autant plus
puissant peut-être qu’il est plus secret, plus inconscient, plus ignoré de ceux-là
mêmes chez lesquels il est le plus fort. Et vous avez écrit ce drame des hérédités
antagonistes qui pourrait s’intituler, comme le beau roman de M. de Vogüé : les Morts qui parlent, avec quel scrupule dans les travaux
préparatoires, la préface en témoigne, rien que par ses allusions aux pages éloquentes
et trop peu connues de James Darmesteter : Coup d’œil sur l’histoire du
peuple Juif. Mais déjà, dans l’Escalade, n’aviez-vous pas
montré une connaissance singulièrement érudite des plus nouvelles théories sur la
mécanique du cerveau ? Et, dans Paraître, — cette vigoureuse satire
de la bourgeoisie radicale, — n’avez-vous pas constitué deux de vos personnages, Jean
et Eugène Raidzell, d’après une loi très peu connue de la pathologie mentale ? De
l’un, vous avez fait un don Juan toujours perfide et toujours sincère ; de l’autre, un
mégalomane, candidat évident à la paralysie générale. Or, que nous dit un des premiers
psychiatres de ce temps, M. le docteur Ernest Dupré, dans une magistrale leçon sur la
Mythomanie ? Il appelle, de ce nom, qui deviendra classique, la
tendance morbide au mensonge18. Et, parmi les mythomanes pervers, il range les séducteurs
professionnels. En indiquant nettement que les deux frères sont des rameaux voisins
d’un même arbre névropathique, vous vous êtes donc conformé aux découvertes les plus
récentes des spécialistes. Ces minuties d’exactitude, dont s’aperçoivent seuls les
initiés, sont indispensables pour que la littérature à idées ait toute sa force. Vous
les avez multipliées, à mesure que vos ambitions étaient plus hautes, offrant ainsi le
rare spectacle d’un artiste que le succès incite à toujours mieux faire.
Nous voilà bien loin du Chat-Noir, avec de tels scrupules de
documentation. Nous sommes moins loin de l’Ecole centrale et de l’éducation positive
reçue par vous d’une oreille si volontairement distraite. Elle vous avait marqué, à
votre insu, de sa forte empreinte. Et si cette empreinte est plus nette dans vos
dernières créations, elle se reconnaissait déjà dans les premières. D’un bout à
l’autre de votre théâtre, une conception des choses reparaît sans cesse, qui est bien
celle où se résume tout l’enseignement de la Science. Vous croyez que des lois
inflexibles gouvernent tout, même le cœur. De là, chez vous, cette philosophie de
pardon qui est surtout une philosophie de nécessité. Il y a du fatalisme dans votre
indulgence. Dans beaucoup d’endroits de votre œuvre, un souffle du Destin antique
semble passer sur les tête calamistrées de ces fragiles statuettes de Tanagra que sont
vos amoureuses. Ainsi, dans le quatrième acte d’Amants, dans tout le
début de la Douloureuse, dans les dénouements du Torrent et de Paraître. Votre vision du monde devient, dans
ces passages-là, grave et presque religieuse. On y sent comme une réminiscence
involontaire de cet ordre cosmique, que révélaient, à vos vingt ans inattentifs, vos
maîtres d’histoire naturelle et d’astronomie. De même dans les scènes d’extrême
émotion. « Si je souffre trop », dit Roger dans l’Affranchie, « je
m’en irai dans la solitude, dans la nature, où toutes les douleurs se fondent, se
dissolvent, parce que nos plus grandes douleurs sont très petites, et que le moindre
coin ‘ de campagne est très grand. » S’il y a une moralité à ces pièces, dont vous
n’avez voulu faire que des tranches de vie, comme on disait dans nos lointaines
jeunesses, c’est la moralité que la Science encore suggère à ceux qui ne croient qu’en
elle : l’homme est très faible vis-à-vis des forces qui l’enserrent de toutes parts.
Il ne l’est pas moins vis-à-vis de celles qui l’attaquent par le dedans. Il va sans
cesse où il ne veut pas. Il agit sans cesse au rebours de ses intentions, à contresens
de ses désirs. Dans cette extrémité de détresse, il trouve pourtant un ferme appui,
s’il a le courage d’être vrai, vrai avec les choses en essayant de les comprendre,
vrai avec les autres hommes, vrai enfin et surtout avec lui-même. C’est le conseil
que, sous une forme ou sous une autre, nous donnent tous vos personnages. Et c’est
sans doute pour avoir dégagé en vous cette foi en la vérité, que le noble historien
auquel vous succédez aujourd’hui et dont vous venez de tracer un portrait digne de
lui, vous goûtait particulièrement. N’éprouverez-vous pas une émotion à la fois très
triste et très douce à savoir que l’on a retrouvé dans ses papiers, après sa mort, des
notes concernant vos œuvres ? Celle-ci, par exemple, sur le Retour de
Jérusalem, où, songeant à Judith et à son charme redoutable, à Lazare et à son
messianisme révolutionnaire et cosmopolite, il disait : « Sentimentalement, je n’ai
jamais désiré faire le voyage. J’ai toujours vu l’abîme… Autrement des idées. J’en ai
senti la fascination, le vertige, la générosité apparente, avant d’en comprendre
l’âpreté… Il m’a fallu toute l’énergie de mon atavisme, le cri du sang, la révolte du
cœur, pour secouer et m’en sauver… Nous ne sommes pas faits pour ces nourritures. En
voulant nous changer, on nous dénature… » Vous avez goûté l’enivrement de bien des
triomphes. Je suis sûr, vous connaissant, qu’aucun ne vous touchera autant que cette
preuve de l’effet produit par votre pensée sur la pensée d’un tel homme. Les trois
cents représentations, la foule faisant queue à la porte du théâtre, la frénésie des
applaudissements, c’est la vogue. Ce suffrage d’un Albert Sorel, écrivant ces phrases
pour lui seul, sous le coup d’une lecture qui l’a remué jusqu’au fond, c’est un peu de
gloire.
Vous l’avez à peine connu, cet ami qui vous suivait, à votre insu, d’une chaude
sympathie. Mais, avec votre instinct de la vie, vous l’avez reconstitué tout entier,
rien qu’en visitant cette maison d’Honfleur où il a grandi, où il a travaillé, où il
eût souhaité de reposer son automne. Partout, dans cette vieille demeure, se respire,
et vous nous l’avez redit avec une émotion contenue qui nous a gagnés, le respect, le
culte de la tradition. Albert Sorel fut cela d’abord et toujours : l’homme de la note
sur le Retour de Jérusalem. Ce vrai bourgeois de France eut, au plus
haut degré, vous l’avez bien dit encore, ce sentiment que le meilleur de notre force
est hérité. Il estimait que, pour un civilisé, l’ambition la plus sage et la plus
féconde est de continuer la vie et non pas de la recommencer. Cette doctrine de durée
a dominé son éthique intime, comme elle domine son maître-livre sur l’Europe et la Révolution. De là cet accent personnel qui anime les moindres
phrases de ces huit gros volumes. La philosophie qu’illustre cette évocation d’une
immense époque est aussi celle dont l’historien s’est nourri dans la sphère
volontairement rétrécie de sa destinée privée. Pour Albert Sorel, les personnages qui
mènent le monde, qu’ils s’appellent Danton, Pitt ou Bonaparte, ne le mènent ni par
leur volonté individuelle, fût-elle, comme pour le premier, énergique jusqu’au crime,
ni par leur intelligence, fût-elle, comme chez l’Empereur, exaltée jusqu’au génie. Ils
n’ont de force qu’en l’empruntant au milieu puissant où ils sont plongés et qui les
porte où il va lui-même. Ce milieu, c’est la Nation. Leur activité n’est ample et
vigoureuse, qu’en tant qu’ils sont les ouvriers d’une besogne commencée avant eux, et
accomplie à travers eux par cette personne collective qui les précède et qui leur
survit. Cette personne collective, elle-même, par quels éléments est-elle constituée ?
Par des aspirations permanentes, par des instincts constants, la somme sentie de son
histoire, l’aboutissement de mille causes convergentes, et c’est l’idée nationale,
toujours pareille à elle-même, toujours identique, à travers l’infinie variété des
événements. Il est bien remarquable, entre parenthèses, que cette conception de la vie
des peuples soit exactement celle que Claude Bernard se formait de la vie
physiologique. Pour Bernard, la vie est une création continuée. Dans chaque germe
vivant, il distingue une idée créatrice qui se développe et se manifeste par
l’organisation. « Dans toute sa durée », a-t-il écrit, « l’être vivant reste sous
l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu’elle ne
peut plus se réaliser…19. »
Découvrir cette idée directrice de son pays, et, une fois découverte, la servir dans
ses livres et dans le ménagement de sa propre activité, Sorel n’eut jamais d’autre
préoccupation. Toute son énergie fut tendue à faire de sa vie passagère un moment
utile de la France éternelle.
Effort admirable, qu’il n’accomplit pas sans de grands combats intimes, dont vous
auriez mieux démêlé la trace en lui si vous l’aviez approché davantage. Il s’est
toujours appliqué à les dissimuler. Pourtant, à le fréquenter dans l’intimité, on
était frappé d’un contraste. Grand et fort, tel que vous nous l’avez décrit si
exactement, tout dans sa carrure annonçait la robustesse des anciens Normands. Il n’en
avait ni les rudes exubérances ni les expansions joyeuses. Ses yeux démentaient sa
physiologie. La belle médaille de Chaplain, qui nous le montre à soixante-deux ans et
dans une période de triomphe, reproduit le caractère concentré de ce regard, son
expression plus résignée que sereine, plus apaisée que contente, et, si l’on peut
dire, nostalgique dans la fierté de la besogne accomplie. Il y a une phrase de
l’Écriture qui raconte le secret de cette mélancolie d’un bon ouvrier : « Nous
n’offrirons pas au Seigneur des sacrifices qui ne nous aient rien coûté. » Le
Seigneur, pour Sorel, c’était la France, c’était ce service national qu’il a voulu lui
rendre et pour lequel il a renoncé tour à tour à des tentations très chères. Il
s’était dit, tout jeune, qu’un homme doit compte de son activité à son pays. Il est
coupable s’il ne la discipline point, c’est-à-dire s’il l’emploie aux tâches qui lui
plaisent davantage, mais pour lesquelles il n’est pas doué supérieurement, alors qu’il
en est d’autres où il excellerait. Vous nous avez raconté ses premières hésitations,
et vous n’avez voulu voir dans ses essais de romancier que la fantaisie d’un jeune
homme ambitieux et qui cherche sa voie. Ne vous y trompez pas. L’art du roman avait
été pour Sorel l’objet non pas d’un goût fugitif, mais d’une passion, et le
renoncement qui le jeta du côté de l’histoire n’alla pas sans un peu d’héroïsme. Quand
il parlait de Balzac et des Paysans, de Barbey et du Dîner d’athées, de Flaubert et d’Un cœur simple, on sentait
frémir en lui ce romancier qu’il s’était interdit d’être. Pourquoi ? Parce qu’il
s’était cru plus capable d’un autre travail. Il avait jugé ses facultés, et, résolu à
les employer dans le domaine où elles seraient le plus utiles, il avait immolé son
rêve le plus ardemment et le plus longtemps caressé. Ce sont de véritables drames
intellectuels que ces volte-face, quand le jeune homme qui les accomplit ne cesse pas
de préférer dans son cœur le genre brillant dont il s’écarte, au genre plus austère
auquel il se voue. Ce fut le cas pour Sorel. Ç’avait été le cas déjà — coïncidence
étrange — pour son précédesseur dans le fauteuil que vous occupez aujourd’hui : mon
vénéré maître Hippolyte Taine, qui, lui aussi, mettait cet art du roman au premier
rang dans l’échelle des formes littéraires20. Lui aussi s’était interdit de
le pratiquer, parce qu’il s’était cru plus utile ailleurs, et lui non plus ne s’en
était pas entièrement consolé, même après avoir dressé cet indestructible monument,
son livre des Origines de la France contemporaine. Je crois
discerner, chez ces deux grands historiens, la raison de ce regret et d’une
préférence, erronée à mon humble avis. Taine et Sorel étaient à la fois des scrupuleux
et des visionnaires. Les documents s’animaient pour eux comme des êtres. Par derrière
les pièces diplomatiques, les rapports de police, les lettres privées, les discours,
les comptes rendus d’assemblées, ils apercevaient des hommes vivants. Des scènes se
dressaient devant leur imagination, avec des gestes, des voix, des regards. Puis, sur
le point de noter cette demi-hallucination, leur conscience se troublait. Ils avaient
peur, comme Taine me l’a dit si souvent, de « donner le coup de pouce à la réalité »,
de ne pas la copier telle qu’elle avait été, en la copiant telle qu’ils la voyaient.
Ils enviaient au romancier son indépendance, ce droit d’aller jusqu’au bout de son
impression, qui permet au Stendhal de la Chartreuse de raconter la
bataille de Waterloo librement, et au Balzac d’Une Ténébreuse
Affaire d’imaginer cet admirable conciliabule entre Talleyrand, Siéyès et
Fouché avant Marengo. Que de fois je les ai entendus, l’un et l’autre, citer ces deux
morceaux et toujours avec un même , sur les limitations de leur art, à
eux ! Et cependant de quelle rançon, le romancier ne paie-t-il pas sa liberté ! Le
roman, pour demeurer vraisemblable, doit s’interdire l’. Or c’est
l’ que l’historien rencontre sans cesse et qu’il n’a pas besoin de
justifier, puisque, le fait est là. Balzac a été bien audacieux dans l’invention de
ses héros. En a-t-il créé un qui ne soit médiocre et banal auprès de Napoléon ? Le
roman n’est que de la petite histoire probable. L’histoire, c’est du grand roman vrai
et porté sans cesse à sa suprême puissance. N’importe ! Le prestige d’une gloire dont
on a rêvé dans la jeunesse reste si fort que ni Taine ni Sorel n’ont jamais voulu
convenir de cette infériorité du roman sur un point qui compense l’autre, et Sorel
moins encore que Taine. Son regret était plus vif, parce qu’il avait plus longtemps
poursuivi leur commune chimère.
Le premier sacrifice avait donc été très dur. Il fut suivi d’un autre, non moins
douloureux. Au désir d’être un romancier célèbre avait succédé, chez Sorel, durant les
années qui précédèrent la guerre, celui d’être un grand homme d’action. Vous nous avez
cité, monsieur, ses phrases sarcastiques sur les diplomates, et vous vous étonnez
qu’au moment même où il les écrivait, des témoignages autorisés le montrent sortant du
ministère des affaires étrangères, l’esprit en feu. Vous voulez voir dans cette
contradiction une preuve qu’il méprisait la diplomatie en tant que carrière et s’y
intéressait en tant qu’objet d’études. J’aperçois, moi, dans ce dédain et dans cette
fièvre, la passion du service, le frémissement d’attente d’un nouveau venu qui se sent
l’égal de ses meilleurs aînés et qui rêve non pas d’écrire de l’histoire, mais d’en
faire. Sorel avait toutes les qualités d’un grand ambassadeur et d’un grand ministre.
Il était né conducteur d’hommes. De lui émanait naturellement l’autorité. Il avait ce
coup d’œil sagace qui donne leur perspective aux événements et y démêle l’avenir. Il
avait le caractère, cette faculté de défendre son jugement intérieur contre les
influences les plus pressantes ou les plus insidieuses. Pourtant nous le voyons, dès
1876, en pleine possession de ses énergies, se retirer de la politique active et
s’enfermer, pour vingt-cinq ans, dans un poste administratif où il ne pouvait être
qu’un bon fonctionnaire, lui, cet homme si vivant, si original, si volontaire, si
abondamment muni des supériorités qui font les chefs. Là encore, il s’était jugé. Sa
correspondance intime, qui n’est qu’une longue analyse de ses scrupules, nous apprend
sur quel point. Il se refusait à lui-même le don de la décision immédiate, la faculté
maîtresse de l’homme d’État, d’après lui. Peut-être aussi avait-il jugé son temps.
Platon, dans une page magnifique et que l’on croirait écrite d’hier, tant elle exprime
avec éloquence le martyre de la Pensée dans les démagogies, a défini l’attitude du
sage aux époques de révolutions : « Celui », dit-il, « qui goûte et qui a goûté le
bonheur et la douceur que l’on trouve dans la sagesse, voyant clairement la folie du
reste des hommes, et la perpétuelle de ceux qui les gouvernent,
n’apercevant autour de lui presque personne qui voulût s’allier à lui pour aller au
secours des choses justes, se regardant comme tombé au milieu d’une multitude de bêtes
féroces, dont il ne veut point partager les injustices et à la rage desquelles il lui
serait impossible de s’opposer tout seul, sûr de se rendre inutile à lui-même et aux
autres et de périr avant d’avoir pu servir la patrie et ses amis, plein de ces
réflexions, il se tient en repos, uniquement occupé à ses propres affaires, et, comme
un voyageur assailli d’un violent orage s’abrite derrière un petit mur contre la
poussière et la pluie que le vent soulève, de même, voyant que tous les hommes sont
remplis de dérèglement, il s’estime heureux, s’il peut, caché, couler une vie pure de
toute action inique et impie, et en sortir plein de calme et de douceur, avec une
belle espérance… » Je ne passe jamais devant le palais du Luxembourg où Sorel vécut
tout un quart de siècle, sans que ces phrases de Platon me reviennent à la mémoire et
sans que je me dise : « Ce fut là son petit mur ! » Ce que Platon n’ajoute pas, c’est
que ces partis pris d’effacement ont leurs heures d’agonie. J’en lis la trace dans le
regard voilé d’Albert Sorel, et j’y lis aussi une troisième tristesse qui n’a pas
moins de noblesse et de poésie, oserais-je dire, de cette poésie, profonde et mâle,
propre aux existences de retraite et d’étude.
Quand on écrira l’histoire morale de notre époque, le chapitre le plus émouvant sera
le récit du contre-coup que la haute pensée française reçut des événements de 1870.
Vous l’avez remarqué, monsieur, presque aucune de nos réceptions ne se passe sans une
allusion à l’année douloureuse. C’est qu’aussi bien cette année a inauguré une crise
d’intelligence pour toute la génération dont les Taine, les Renan, les Flaubert
étaient les grands aînés, et les Sully-Prudhomme, les Gaston Paris, les Émile Boutmy,
les Albert Sorel, les grands cadets. Tous avaient eu au suprême degré la religion de
la Science. Tous, ils avaient cru en elle, mystiquement, par une contradiction qui
prouve l’ardeur de leur enthousiasme. Ils en avaient attendu ce qu’elle ne peut pas
donner, une rénovation totale de la vie humaine. Brusquement, la dureté des
mathématiciens qui commandaient l’invasion allemande et la férocité des chimistes de
la Commune les avaient réveillés de cet optimisme. Il leur avait fallu le
reconnaître : qui dit Science ne dit pas nécessairement Civilisation. Il peut y avoir
une barbarie scientifique. Partout, dans les lettres de Renan à Strauss, dans la
correspondance privée de Taine et de Flaubert résonne le brutal démenti infligé par la
réalité à une utopie d’autant plus passionnément caressée par ces grands esprits
qu’ils avaient reporté là leur besoin de foi héréditaire. Il se produisit alors chez
quelques-uns d’entre eux un mouvement admirable et qui jette un singulier éclat sur la
fondation que vous nous avez racontée : celle de l’école des Sciences politiques. Ne
pouvant plus avoir, dans la souveraine bienfaisance de la Science, cette foi
millénaire, obligés de la considérer comme une force indifférente, susceptible d’être
maniée dans un sens ou dans l’autre, ils voulurent du moins mettre cette force au
service de leur patrie. Ils rêvèrent de modifier la mentalité des classes moyennes
françaises, et, par voie de conséquence, celle du pays tout entier. Ils estimèrent
qu’en faisant penser les dirigeants, scientifiquement, en sociologie et en politique,
ils atteindraient les dirigés. Ils voulurent préparer la revanche des faits par le
redressement des esprits. C’est le secret de la ferveur qu’Émile Boutmy et ses
collaborateurs apportèrent à leur œuvre. Albert Sorel s’y était associé dès la
première heure. Le précieux recueil des discours prononcés le 29 mars 1905 à la fête
donnée en son honneur par ses collègues et ses anciens élèves, enferme le plus
émouvant éloge de son enseignement et un tableau non moins émouvant du développement
de cette Ecole, une des rares créations privées dont notre bourgeoisie puisse
s’enorgueillir. Oui, Sorel professeur fut incomparable. Il a défini lui-même son
procédé : « On n’enseigne bien, c’est-à-dire on n’exprime de soi et on ne transmet aux
autres en paroles animées, que les pensées directement recueillies de la vie, les
choses vues et éprouvées, les préceptes tirés de l’expérience et des faits. » Et
cependant, cet autre élément de tristesse dont je parlais lui est venu, me
semble-t-il, de ce côté-là. Non point qu’il ait jamais été méconnu par les auditeurs
qui se succédèrent autour de sa chaire pendant vingt-cinq ans. Non point qu’il ait vu,
un seul jour, décliner cette grande maison dont il était un des drapeaux vivants. Mais
si énergique qu’ait pu être l’effort des maîtres groupés autour de Boutmy, ils étaient
trop peu pour compenser, comme l’avaient souhaité les fondateurs de l’École, l’immense
travail d’anarchie qui se continuait dans toute la France. À mesure que Sorel
vieillissait, les signes se multipliaient, lui révélant que les leçons de 1870
n’avaient pas été comprises ou qu’elles avaient été oubliées. Vous venez de nous le
dire, monsieur, à votre façon, en nous répétant le propos d’une Parisienne à
Saint-Cloud, sinistre dans sa frivolité innocente21. Pour un historien, persuadé,
comme l’auteur de l’Europe et la Révolution, que tout l’avenir du
pays dépend du milieu national, quelle raison plus forte de s’inquiéter ? Une école
des Sciences politiques, c’est une pépinière. Ces jeunes arbres, on va les
transplanter dans les champs où des insensés détruisent tous les canaux d’irrigation,
enlèvent toute la terre végétale, répandent partout des engrais empoisonnés. Ces
arbres vont-ils grandir ? L’effort du bon jardinier ne sera-t-il pas perdu ?
Tristesse ? Oui. Inquiétude ? Oui. Découragement ? Non. J’aurais donné une idée bien
fausse de notre grand confrère disparu, si j’avais assombri le lumineux portrait que
vous nous en avez tracé, en hasardant ces quelques repeints. J’ai voulu indiquer les
touches de pathétique qui faisaient le charme de cette ferme figure, qui
l’attendrissaient, qui l’humanisaient. Mais la fermeté dominait. S’il avait eu un mot
d’ordre à nous donner en mourant, nul doute que cet infatigable tâcheron n’eût choisi
celui de l’empereur romain : « Laboremus », et il n’eût certes pas
ajouté comme le veut une ironique légende : « Ceterum nil expedit.
— D’ailleurs, cela ne sert à rien. » En dépit des mélancolies
qu’il avait pu traverser, Sorel croyait au bienfait de son activité, parce qu’il
croyait à sa patrie. Il songeait à lui-même quand, à la dernière page de son long
ouvrage, avant de tracer fièrement les deux dates, l’initiale et la terminale :
1874-1904, il écrivait, parlant des bons serviteurs du pays : « Aucun d’eux n’eût osé
dire : Je suis la France. Mais de tous nous disons : Sans eux, la France n’eût pas été
ce qu’elle fut. » Vous avez eu raison de nous citer les quelques lignes qui suivent et
par où se clôt cette épopée. Je ne sais rien de plus généreux que cet acte de foi
inébranlable dans les destinées de la nation, ce cri de confiance et d’amour jeté à la
France par cet homme qui a sacrifié, à la besogne jugée la plus efficace, ses goûts
intimes d’écrivain d’imagination, qui a poursuivi dans cette besogne acharnée l’oubli
de ses ambitions manquées, que le spectacle des erreurs contemporaines a si souvent
accablé. Mais le génie de la Race lui parle au moment du suprême départ et lui dit :
« Tu as bien servi, et un maître qui ne périra pas… » Pour avoir entendu cette voix,
ce grand historien français s’en est vraiment allé comme le voulait Platon, sur une
belle espérance.
Le second volume des lettres de Balzac à celle qui devait devenir sa femme vient de
paraître sous le titre de Lettres à l’Étrangère. Ces cinq cents
pages, très serrées, d’un fort in-octavo représentent les lettres de trois années
seulement. Elles vont du mois de janvier 1842 au mois de décembre 1844. On connaît
l’odyssée posthume de cette correspondance, retrouvée par M. de Lovenjoul, à travers
des aventures qui ressemblent elles-mêmes à quelque invention de Balzac. Certains de
ces feuillets furent découverts par l’acharné collectionneur dans plusieurs boutiques
du faubourg Saint-Honoré, après la fantastique dispersion qui suivit la mort de la
veuve du grand écrivain. On connaît aussi les lignes générales de l’histoire réelle
dont ces lettres sont le débris. En 1832 une missive arrive à Balzac du fond de la
Pologne, simplement signée « l’Étrangère ». Il répond dans la Quotidienne, inaugurant ainsi la « Petite Correspondance » de la quatrième
page des journaux : « M. de B. a reçu l’envoi qui lui a été fait.
— À l’E… H. de B… » Et les épisodes suivent : nouvelle lettre de
l’inconnue, nouvelle réponse par la même voie. Révélation du nom de l’Étrangère. Elle
n’était autre que la comtesse Hanska, née Eveline Rzewuska. Mariée a un grand
seigneur, plus âgé qu’elle de vingt-cinq ans, elle vivait, dix mois de l’année sur
douze, dans le château de Wierzchownia, en Ukraine. Dans cette solitude, elle s’était
éprise de Balzac en lisant ses premiers livres. Les deux correspondants se rencontrent
à Neuchâtel, en octobre 1833. Seconde rencontre, à Genève, en janvier 1834, et
beaucoup plus intime, semble-t-il, puis à Vienne. Ils ne devaient se revoir qu’à
Saint-Pétersbourg, en 1843. Dans l’intervalle, Mme Hanska était devenue veuve. Elle
n’épousa pourtant Balzac qu’en 1850, le 14 mars. Il mourait le 17 août de la même
année. Tel est le « schéma » de la liaison qui occupa dans la vie sentimentale de
Balzac la place la plus importante. Elle remplit la période de sa géniale maturité.
Ses chefs-d’œuvre furent presque tous composés durant cette époque. Si l’on ajoute
que, les circonstances ayant constamment tenu le romancier et Mme Hanska à des
centaines de lieues l’un de l’autre, les principaux événements de cet amour furent des
lettres, on comprendra l’intérêt singulier que présente cette correspondance.
M. de Lovenjoul a eu raison de dire que ces trois mille pages constituent les « vrais
mémoires de Balzac ». C’est d’après elles que nous pouvons nous former l’idée la plus
précise d’un homme demeuré profondément énigmatique pour ses contemporains, — les
jugements contradictoires de Sainte-Beuve et de Gautier, de Philarète Chasles et de
Gozlan, de Champfleury et de Werdet, de Gavarni et de Lamartine en témoignent. Sa
production même, par son énormité et sa richesse, augmente cette impression de
mystère, si finement signalée par George Sand, au cours du généreux portrait qu’elle a
tracé de son rival dans l’Histoire de ma vie. Où, quand, comment ce
forçat de copie, qui a mis debout la Comédie humaine en dix-huit
ans, a-t-il pu observer ? À quelle heure a-t-il trouvé le loisir de vivre ? Que
devenait la réalité en passant par ce cerveau toujours en mal de création ?
Allons-nous avoir enfin le mot de ces problèmes en lisant les confidences faites par
l’écrivain à cette femme qu’il aima si longtemps ? Il le lui a certes révélé, et nous
allons savoir par elle le cœur de son cœur, la pensée de sa pensée.
Nous l’avons tous cru quand, il y a trente ans, Mme de Balzac, encore vivante, publia
une première édition de ces lettres, mises au point. Elle avait supprimé soigneusement
les passages qui eussent indiqué au lecteur attentif la vérité de ses relations avec
Balzac. La correspondance, ainsi arrangée, apparaissait comme une illustration vivante
de cette admirable nouvelle à clef : Albert Savants, où Balzac s’est
peint, tel qu’il désirait que la postérité le vît. Il avait compté, — lui, l’auteur
des Études de mœurs ! — sans les chercheurs dressés à sa propre
méthode. Aujourd’hui nous possédons le texte complet de la correspondance avec
« l’Étrangère », et nous ne pouvons guère reconnaître dans la destinataire la Béatrice
immaculée qui jette, d’un regard, Savarus au cloître. Les tutoiements de certaines
phrases, des surnoms par trop peu dantesques, — ceux de Minou et de
Louloup, — des allusions par trop peu voilées, — celle-ci : mille delizie di bocca, — justifient trop le ton irrespectueux sur
lequel Balzac racontait à sa sœur la première entrevue, celle de Neuchâtel : « Je suis
heureux, très heureux en pensées, en tout bien tout honneur encore. Hélas ! un damné
mari ne nous a pas quittés, pendant cinq jours, d’une seconde… J’étais comme dans un
four. La contrainte ne me va pas. L’essentiel est que nous avons vingt-sept ans, que
nous possédons les plus beaux cheveux du monde, la peau suave et délicieusement fine
des brunes, que nous avons une petite main d’amour, un cœur de vingt-sept ans, naïf…
enfin, une vraie Mme de Lignolles. »
Cette allusion complaisante à Faublas, le plus libertin des romans
légers du dix-huitième siècle, contredit, elle aussi, l’image du Balzac ascétique dont
le Savarus de la nouvelle en question, le d’Arthez des Illusions
perdues, le Louis Lambert du roman qui porte ce titre, le Raphaël de la Peau de chagrin, le Montriveau même de la Duchesse de
Langeais sont des épreuves diverses, toutes pareilles par la continence et
surtout par l’unicité du sentiment. M. de Lovenjoul l’a remarqué dans le livre qu’il a
consacré à cette histoire23 : « Balzac
tenta l’impossible pour créer la légende de ses mœurs d’anachorète. » Et ce balzacien
très documenté ajoute, en parlant précisément de cette correspondance avec Mme
Hanska : « Il se garde d’y faire allusion, sans une raison majeure, aux héroïnes de
ses autres aventures d’amour, dont il cache avec soin l’existence et le nombre. Leur
multiplicité ne l’empêchait nullement de se vanter, à l’occasion, d’une fidélité sans
défaillance, aussi bien, quand l’argument lui semblait opportun, que d’une chasteté
pratiquée pendant plusieurs années. Au même moment et dans ses confidences à sa sœur,
il avouait qu’il menait une existence bien différente. » On lit en effet dans cette
lettre à Mme Surville, écrite au lendemain de l’entrevue de Neuchâtel, ces autres
aveux : « À qui conter cela ? Certes ce n’est ni à Elle, la grande
dame qui… — ni à Elle, la pauvre, simple et délicieuse bourgeoise
qui vient chez moi en cachette, n’exige ni correspondance ni soins, et qui dit :
Aime-moi un an, je t’aimerai toute ma vie, — ni à Elle, la plus
chérie, qui… — Enfin, ce n’est pas à Elle, qui veut sa ration
d’amour journalière, et qui, quoique voluptueuse comme mille chattes… » Nous voici
loin du sévère conseil que Balzac donnait à Dumas fils tout jeune, sous les arcades du
Palais-Royal. — J’en tiens le texte de celui-ci : « J’ai pesé ce que l’on dépense de
sa pensée dans une nuit d’amour. Jeune homme, entendez bien : un demi-volume. Il n’y a
pas de femme qui vaille deux volumes par an », — et à Gautier : « Je ne vous permets
l’amour que par lettres, parce que cela forme le style… »
Que cette simulation ait été commandée au romancier auprès de ses confrères pour
dépister d’offensantes curiosités, cela s’explique. Vis-à-vis d’une femme qu’il
prétendait aimer d’un amour unique, absolu, comment l’en justifier ? Cette
correspondance de passion poserait donc — osons prononcer le mot — sur un mensonge ?
Quelle en serait la valeur alors ? Imaginons le cas inverse. S’il nous était démontré
que Mme Hanska avait des amants à l’époque même où Balzac la courtisait, nous en
conclurions qu’elle n’a été qu’une coquette et qu’elle a voulu jouer le plus médiocre
des rôles, celui de la Muse d’un homme célèbre. Sur des documents, comme ceux du Roman d’amour, ne devons-nous pas conclure que, dans l’espèce, l’homme
célèbre a voulu simplement séduire d’abord, puis épouser une grande dame ? Ce fut
l’hypothèse émise en 1876 devant moi, lors de la première publication, par le très fin
Émile Zola. Je me rappelle si bien le hochement de tête qu’il eut pour me dire, à
propos d’un article enthousiaste que je venais d’écrire sur ces lettres : « Vous avez
bien vu la tragédie de ce mariage. Mais la comédie ?… » Ce mot d’un fidèle admirateur
de Balzac, qui d’instinct flairait l’équivoque dans cette correspondance, m’est revenu
souvent à reprendre ces Lettres à l’Étrangère, contrôlées par les
révélations de M. de Lovenjoul. Et pourtant si l’attitude morale de Balzac vis-à-vis
de Mme Hanska ne fut pas complètement vraie, s’ensuit-il que cette attitude ait été
complètement fausse ? Il y a eu certes, chez lui, un grand artiste plébéien en
transfert de classe et qui rêvait d’aristocratiques amours. Il y a eu un bohémien de
génie, toujours traqué par les dettes, et qui voyait dans un opulent mariage un
affranchissement définitif. Il y a eu un savant connaisseur de la nature féminine qui
mettait sa science au service de son désir de plaire, et qui maquillait son caractère
sans trop de scrupule, pour mieux intéresser la châtelaine de Wierzchownia. Ces
diverses remarques peuvent être exactes. Un fait n’en reste pas moins certain, et
M. de Lovenjoul l’a reconnu le premier : il y a dans cette correspondance une évidence
de passion. Une sincérité se dégage d’elle, une ardeur, une souffrance. Ni le calcul,
ni la vanité ne se soutiennent, pendant dix-huit ans, à ce ton de lyrisme intime et de
désir. Comment mettre en accord ces contradictions ? Au lieu d’éclaircir l’énigme de
ce caractère, ces lettres la rendent plus obscure. Cette correspondance d’amour
représente bien les « vrais mémoires de Balzac » pour ce qui regarde sa lutte contre
les créanciers, son acharné labeur, ses chefs-d’œuvre composés en quelques semaines
avec l’idée fixe d’une grosse somme d’argent à toucher, ses crises de santé aussi.
D’année en année, presque de mois en mois, l’approche de la maladie se fait
perceptible, et la fin sinistre de la plus incroyable gageure qu’écrivain ait tenue
avec son cerveau. Sur la nature même du sentiment voué par le signataire de ces
ferventes missives à leur destinataire, l’incertitude subsiste. Sachant ce que nous
savons, cette incertitude grandit à mesure que les pages de protestation succèdent aux
pages. La complication secrète d’un cœur qui se donne comme si simple nous déconcerte.
La vérité de l’accent nous touche, et nous en doutons. Le respect dû au génie nous
interdit de prononcer une condamnation qui n’irait à rien moins qu’à flétrir un maître
illustre dans son honneur sentimental… C’est un problème auquel j’entrevois, pour ma
part, une solution. Je l’indiquerai en ne la donnant, elle aussi, qu’à titre
d’hypothèse.
Commençons par reconnaître que l’intelligence de Balzac ne peut pas être jugée
d’après les communes mesures. Non seulement elle était supérieure à celle de la
plupart des hommes, — mais aussi en un certain sens elle était autre. George Sand,
dans le profond portrait auquel j’ai déjà fait allusion, parle très justement du
« sanctuaire de raison intérieure » où il se retirait pour juger la vie. Rien ne
serait plus absurde que de voir, dans le lucide philosophe politique du Médecin de campagne, et du Curé de village, un de ces
déséquilibrés qui ont permis à une certaine école de supposer une relation nécessaire
entre le génie et l’aliénation. Mais si Balzac n’était ni un fou ni un névropathe, il
était un anormal. On l’est par des facultés au-dessus de la moyenne aussi bien que par
des facultés au-dessous. Il nous a laissé sur lui-même des témoignages qui nous le
prouvent : la puissance d’imaginer atteignait chez lui une ampleur singulière, jusqu’à
devenir une monstruosité, au sens étymologique de ce mot, un prodige, si l’on veut,
très analogue à ces états d’extase qui se retrouvent dans certains illuminés, ainsi ce
Swedenborg24 dont il faisait tant de cas. Il reconnaissait dans ce
visionnaire des dons pareils aux siens. « Si par exemple », dit-il dans Louis Lambert, « je pense vivement à l’effet que produirait la lame de mon
canif en entrant dans ma chair, j’y ressens tout à coup une douleur aiguë, comme si je
m’étais réellement coupé. Il n’y a rien de moins que le sang. Cette
sensation arrive à me surprendre comme un bruit soudain qui troublerait un profond
silence. » Ailleurs, dans Facino Cane, il se décrit suivant
des ouvriers : « En entendant ces gens », dit-il, « je pouvais épouser leur vie. Je me sentais leurs guenilles sur le dos. Je marchais les pieds dans leurs
souliers percés. Leurs désirs, leurs besoins passaient dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur. C’était le rêve d’un homme éveillé.
Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse de ses facultés
morales, et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction. » Il conclut,
étonné par l’anomalie de sa propre intelligence : « Est-ce là une qualité dont l’abus
mène à la folie ? »
On multiplierait les citations de la Comédie humaine dans
lesquelles ce déplacement de la personnalité se trouve constaté comme un fait
indiscutable. Entre parenthèses, c’est même là-dessus que Balzac fondait la théorie de
la volonté que professent son Louis Lambert et son Valentin. Il la définissait : « un
mouvement tout contractile de l’être intérieur, capable de se ramasser, de se
concentrer, puis de se projeter au dehors » dans un autre être. Il n’y a, dans ces
définitions, qu’un mot à changer, c’est précisément celui de volonté. Un tel travail
ne s’accomplit pas au gré de celui qui possède ou plutôt que possède une si intense
imagination. Les anecdotes abondent qui nous prouvent que Balzac fut jusqu’à sa mort
le jouet de ce dangereux pouvoir. Faut-il rappeler l’histoire du cheval promis à
Sandeau et dont il lui demande des nouvelles, persuadé qu’il le lui a donné ?
Qu’était-ce, sinon le « rêve d’un homme éveillé » ? Et cette maison des Jardies,
décorée à la craie d’inscriptions fastueuses : « Ici est une cheminée en marbre de
Carrare, ici un tableau de Raphaël » ? N’y avait-il pas une « ivresse des facultés
morales » dans l’hypnotisme de sa propre œuvre qui lui faisait répondre à un ami
écrasé par un deuil de famille : « Revenons à la réalité. Qui épouse Eugénie
Grandet ? » Sa littérature et sa vie ne se distinguaient plus bien à ses propres yeux.
Ainsi s’expliquent les invraisemblables tours de force de sa plume, ces romans
improvisés et cependant si opulents, si complexes, d’une crédibilité surtout si
indiscutable. Il voyait les drames qu’il racontait, à l’état de rêve
hallucinatoire. Ce n’était pas une construction, comme pour Flaubert, à grand renfort
de recherches documentaires, ou, comme pour Goncourt, à coup de notules, ou, comme
pour Stendhal, par voie d’induction. Il semble bien que chez lui le tableau mental se
dressait d’un coup et se substituait aux impressions environnantes, jusqu’à les
supprimer.
Que l’on se représente maintenant la rentrée d’un pareil visionnaire dans sa propre
existence : est-il possible qu’il s’y réadapte avec un plein sang-froid, une lucide
possession de soi-même, une infaillible justesse ? Non, évidemment. L’habitude de
confondre l’imaginaire et le réel le poursuit dans ce réveil d’ivresse. Il n’a plus
intact à son service cet élément réducteur qui nous permet de
contrôler les fantaisies de notre esprit et de les juger. Il ressemble, avec des
facultés géniales, à ces enfants, emportés par la lièvre du jeu, chez lesquels la
différence entre la personnalité vraie et la personnalité chimérique est abolie. La
science de l’esprit a une formule très précise pour cet état singulier. Elle la doit à
M. le docteur Dupré qui, jadis, inaugura son cours de psychiatrie médico-légale par
une très remarquable leçon sur ce qu’il appelle la mythomanie
25. Le mot, très bien fait, indique par sa racine (μῦθος, fable) qu’il ne
s’agit pas ici du simple mensonge, en même temps que la terminaison manie souligne le caractère anormal de cette disposition. M. Dupré, lui, la
caractérise nettement de pathologique. Ce pénétrant observateur est trop judicieux
pour n’avoir pas distingué cependant le cas où l’activité mythique —
comme il dit encore — peut être normale. Il fait justement cette réserve au sujet des
enfants. Il y a lieu, semble-t-il, de l’étendre aux grands artistes littéraires. Ceci
dit, acceptons avec le médecin du dépôt de la Préfecture de police — c’est la fonction
de M. Dupré, et combien Balzac la lui eût enviée ! — que la mythomanie consiste « dans
une tendance plus ou moins volontaire et consciente à la création de
fables imaginaires ». Reconnaissons avec lui qu’il existe des sujets « constitutionnellement enclins à organiser par leurs paroles, leurs écrits ou
leurs actes, des fictions plus ou moins fréquentes et prolongées ». Les variétés
morbides que revêt cette tendance sont, pour M. Dupré, l’occasion d’une curieuse
analyse. Cette échelle part de la légère altération de la vérité, par déformation des
faits ou par addition, elle va jusqu’à la fabulation fantastique qui construit des
édifices entiers de fourberies, — ainsi la célèbre affaire Humbert, — en passant par
le mensonge systématique et la simulation, sans parler de la mystification. M. Dupré
range parmi les simulateurs les dons Juans professionnels. Il y a chez eux autre chose
que la corruption. Leurs comédies sentimentales sont moins calculées que leurs
victimes ne le pensent. Elles leurs sont naturelles. Molière semble avoir deviné ce
trait, quand il montre, au quatrième acte du Festin de Pierre, son
héros en face d’Elvire : « Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion
pour elle ?… »
À la lumière de ces idées, nous nous rendons compte que l’exercice, constant et
poussé jusqu’à l’abus, de l’activité mythique a dû conduire Balzac tout au bord de ce
domaine de la mythomanie, où il n’est cependant pas entré. Nous sommes là en présence
d’un de ces phénomènes intermédiaires comme la vie des individus exceptionnels nous en
fournit souvent. Un Socrate et un Pascal ne sont pas des malades mentaux. L’ébauche de
la maladie mentale apparaît néanmoins derrière la foi du premier à son démon, derrière
la terreur du second devant l’abîme ouvert à côté de lui. Pareillement la sincérité
amoureuse de Balzac dans ses lettres n’est pas contestable, mais il était habitué, par
son métier, à construire des personnages d’après des données
réelles, et à les concevoir comme plus vivants que cette réalité même. Sa Camille
Maupin lui était plus présente que George Sand d’après laquelle il l’avait imaginée,
son Claude Vignon et son Conti que Planche et Liszt, les modèles. Mis par le hasard en
présence de « l’Étrangère », il se construisit un personnage non pas simulé, non pas
faussé, mais, si l’on veut, partiel et partial, effaçant certains de ses traits
moraux, en accentuant d’autres. Il finit dans ses rapports avec elle par se croire ce
personnage, par l’être en effet, tout le temps qu’il pensait à cette femme et qu’il
lui écrivait. Ce travail mythique — conservons l’expression, technique mais juste, du
psychiatre — alla plus loin. Par une opération semblable il se construisit une Mme
Hanska qui n’était pas tout à fait la vraie. Il l’aperçut telle qu’elle aurait dû être
pour que leur histoire fût ce qu’il rêvait. Elle eut beau multiplier à son égard les
preuves d’égoïsme et d’indifférence, le faisant courir d’un bout à l’autre de l’Europe
quand il avait besoin de travailler, — reculant l’époque de leur mariage de mois en
mois, d’année en année, — le méconnaissant, pour tout dire ; il était arrivé à la
voir, comme il se voyait, elle l’héroïne, lui le héros d’un de ses romans mis en
action. Un Roman d’amour, — son biographe a défini du mot le plus
exact cette étrange, j’allais dire cette pathétique alchimie. À y regarder de près,
ces lettres de Balzac à « l’Étrangère » nous montrant le plus tragique des spectacles
intellectuels : celui d’un grand homme victimé de toutes manières par ses facultés,
dans l’ordre du travail parce qu’il exige trop d’elles, et il en meurt, — dans l’ordre
du sentiment parce qu’elles lui font jouer le rôle de l’antique Midas sous les doigts
duquel le simple pain, mais dont on peut se nourrir, se changeait en or. On ne se
nourrit pas avec de l’or, et qui sait si, en mourant de travail, Balzac n’est pas mort
aussi du réveil d’un mirage sentimental, prolongé plus de dix-huit ans ?
Le docteur Colerus rapporte, de la jeunesse de Spinoza, une aventure très touchante
que je n’ai vue citée nulle part ailleurs. L’auteur de l’Ethique
apprenait alors la langue latine à Amsterdam, d’un fameux médecin, François Van den
Ende, qui lui avait offert ses soins et sa maison. « Van den Ende avait une fille
unique qui possédait elle-même la langue latine si parfaitement, aussi bien que la
musique, qu’elle était capable d’instruire les écoliers de son père en son absence, et
de leur donner leçon. Comme Spinoza avait occasion de la voir et de lui parler très
souvent, il en devient amoureux et il a souvent avoué qu’il avait eu dessein de
l’épouser. Ce n’est pas qu’elle fût des plus belles ni des mieux faites, mais elle
avait beaucoup d’esprit, de capacité et d’enjouement, ce qui avait touché le cœur de
Spinoza, aussi bien que d’un autre disciple de Van den Ende, nommé Kerkering, natif de
Hambourg. Celui-ci s’aperçut bientôt qu’il avait un rival et ne manqua pas d’en
devenir jaloux, ce qui l’obligea à redoubler ses soins et ses assiduités auprès de sa
maîtresse. Il le fit avec succès, quoique le présent qu’il avait fait autrefois à
cette fille, d’un collier de perles de la valeur de deux ou trois cents pistoles,
contribuât sans doute à gagner ses bonnes grâces. Elle les lui accorda donc et lui
promit de l’épouser, ce qu’elle exécuta fidèlement. »
Peut-être mon imagination dépasse-t-elle la réalité : cette anecdote simple, commune,
vulgaire même, m’apparaît comme un grand drame caché. Les souffrances se mesurent, non
aux fracas des événements, mais à la profondeur des âmes, et lorsqu’on songe que cet
esprit, l’un des plus puissants qui fut jamais, ce cœur d’une élévation telle qu’il
s’est dépris du monde, de la gloire, de la richesse, cette volonté si ferme qu’elle a
dévoué à la philosophie vingt années d’une vie solitaire, que toutes ces splendeurs
ont été méprisées par cette jeune fille, il est impossible de n’être point attristé.
On se représente la scène exacte : une arrière-chambre hollandaise de Van Ostade,
propre, soignée, intime et bourgeoise tout ensemble, les fenêtres emplies d’un jour
doré qui tranche fortement sur les ombres de la salle, le bois des meubles usé et
vernissé, la jeune fille rougissante de plaisir et aussi de remords, son collier de
perles au cou.
L’amant préféré lui tient la main, tout rayonnant de cette marque d’amour exigée par
lui, et près de ces deux créatures dont la joie est faite de sa douleur, le misérable
jeune homme juif penche sa tête humiliée, inconnu, pauvre, laid, chétif, mais plein de
génie et de passion, vérifiant d’une façon terrible les doctrines de nécessité qui
déjà, sans doute, remuent et dominent sa pensée. Ne cherchons pas plus avant pour
comprendre qu’il ait enveloppé tant d’apaisements désolés et de mélancoliques
résignations dans ses dures propositions sur la puissance intérieure de l’homme
libre27. Pour ces
âmes fortes, qui ne dispersent point leur chagrin dans les divertissements et les
confidences, la méditation creuse une source de tristesses, silencieuse mais
inépuisable, que ne tarissent point les années. Le renoncement s’accomplit, mais
saignant. Même quand l’âge a guéri jusqu’au souvenir, le germe de souffrance a été
accueilli par l’idée, et tout le développement de l’homme en est résulté.
Un proverbe dit qu’un malheur n’arrive jamais seul. La cause demeure et l’effet se
produit le même. Ni la pauvreté, ni la laideur ne se guérissent vite. Elles isolent
l’intelligence trop noble, et la livrent en proie aux petits esprits, qui la
punissent, par des tracasseries odieuses, d’une supériorité vaguement reconnue.
Spinoza but le calice jusqu’à la suprême amertume. Les rabbins l’excommunient. N’ayant
pu acheter à prix d’argent son adhésion extérieure aux rites, ils apostent un homme
pour l’assassiner. Des amis jaloux avaient dénoncé l’hérésiarque. Ses sœurs lui
disputent l’héritage de son père. Spinoza les cite en justice, gagne le procès et,
pour toute vengeance, leur laisse l’argent. Les frères de Witt, ses protecteurs, sont
assassinés par une populace furieuse. Leurs héritiers disputent à Spinoza sa pension.
Il leur abandonne son titre tranquillement. Parmi ces injures des convoitises âpres au
gain et des indignations égoïstes, il demeure impassible et seul. Il polit des verres
de lunettes pour les savants, métier humble qui lui gagne son humble vie. Jamais
anachorète chrétien des premiers siècles n’a sevré davantage son corps du plaisir. Il
refuse une pension du roi Louis XIV « ne voulant rien lui dédier », mais cause
doucement avec les pauvres gens, ses hôtes. Il repousse la fortune que lui léguait
Simon de Vries, renonce à l’honneur de publier sa philosophie, et meurt solitairement
à quarante-quatre ans, le 21 février 1677, sans laisser après lui de quoi subvenir aux
frais de son convoi funèbre. Il était phtisique depuis sa jeunesse.
Il nous a laissé les cinq livres de l’Ethique, et ce titre ne ment
pas, car c’est aussi sa parole sur la vie morale, le secret de consolation qui l’a
défendu contre les angoisses et les vanités de notre espèce. La doctrine consiste à se
détacher de sa personne et à considérer la nature entière comme un être unique,
constitué par une infinité d’attributs infiniment modifiés. Cette nature unique,
substance éternelle des choses, ne devient pas, puisqu’elle possède
l’être en soi et que tout ce qui est, est en elle et ne peut être conçu sans elle.
Elle ne poursuit aucune fin, puisqu’elle agit, comme elle existe, avec une égale
nécessité et qu’elle épuise toutes les réalités. Elle n’aime pas, puisque rien ne se
rencontre en dehors d’elle. Elle ne hait ni ne punit, puisqu’elle est la cause
permanente de tous les êtres particuliers. L’homme donc ne mérite ni estime, ni
mépris, ni colère, ni admiration. Ses vices prouvent la loi comme ses vertus, et
manifestent dans leur développement cette vie universelle dont il est un des moments ;
ils résultent de sa nature, comme, de la nature d’un cercle, suivent les propriétés du
rayon. Le sage, lui, qui pense ces lois, ignore donc l’amour et la haine. Apercevant
invinciblement la connexion des causes et des effets, sous l’accident il découvre le
nécessaire, sous le périssable l’éternel, sous le particulier l’universel, et toutes
ses tristesses sont apaisées par cette vision. Son seul travail comme son seul désir
est d’exprimer en lui, par sa pensée, le plus de cette réalité parfaite28 qu’il lui sera possible, et
de concevoir toutes les idées sous le caractère d’éternité. Alors, résignée à toute
fortune, détachée de toute espérance, abîmée en cette nature immobile, cette âme
composée d’idées éternelles, certaine que rien d’elle ne périra, affranchie du temps
et de l’espace, jouit d’une béatitude ineffable dont rien ici-bas ne saurait troubler
la sérénité.
L’éternité, la nécessité, ces deux mots reviennent sans cesse ; eux encore nous
aideront à comprendre le sens psychologique du système et à le rattacher aux
sentiments personnels de Spinoza. Sully-Prudhomme, le plus philosophe de nos poètes,
et le plus pénétrant, a bien marqué, dans un sonnet très exact et très profond des Epreuves, le dédain de l’Ethique pour l’espèce humaine ; et lui, si
humain, si doux, semble en avoir souffert.
Et les pauvres humains, d’humbles marionnettes
Dont le fil est aux mains de la nécessité.
Le point de départ est là. L’intolérance des siens, la défaite de son amour,
l’abandon et les insultes ont, dès sa jeunesse, montré au philosophe les forces qui
l’écrasaient comme irrésistibles, les malheurs comme irréparables. Du même coup, il a
senti que ces forces victorieuses lui étaient inférieures en cela qu’il les pensait.
La dignité du « roseau pensant », que Pascal, cet autre géomètre malade, proclamait si
douloureusement, s’est révélée à Spinoza le jour ou Kerkering a emmené la fille de Van
den Ende, où les rabbins d’Amsterdam l’ont exclu de leurs cérémonies. Mais au lieu que
le chrétien s’apitoie sur l’homme, ce coupable racheté du sang de Jésus, le Juif, qui
ne croit plus au Messie, ne croyant plus à la personnalité de Dieu, relie cet homme à
la nature. Il lui apparaît que nos grandeurs et nos misères sont des grandeurs et des
misères seulement si nous les causons librement. Nul doute que Pascal n’eût suivi la
même voie s’il eût nié la liberté. Sa ferveur morale le sauva du panthéisme, et
surtout cet amour mystique et passionné pour le sang rédempteur, sueur d’agonie dont
il a compté les gouttes29. Le Jéhovah
formidable de la Bible laisse au contraire si peu de place à l’action humaine, que la
méditation assidue du livre hébreu incline le cœur à s’oublier devant la fatalité.
Henri Heine a marqué dans son beau livre : De l’Allemagne, une
ressemblance étrange entre les prophètes hébreux et l’Ethique. Spinoza n’avait pu
revêtir l’âme chrétienne ; il ne comprit jamais le Rachat et la Providence. Aussi
n’a-t-il pas dépassé le stoïscisme de Marc-Aurèle. Comme les hommes l’avaient repoussé
de leur tendresse, il les écarta de la sienne30. Il ne sut retrouver que par la raison, le
pardon des injures et les divines indulgences du sermon sur la montagne. « Celui qui
vit sous la raison, autant qu’il le peut, contre la haine d’un autre pour lui, la
colère, le mépris etc…, s’efforce d’opposer l’amour et la générosité. » (Eth., liv. IV, p. 46.)
Si j’ai bien rendu ma pensée, j’aurai marqué comment peuvent être étudiées les
doctrines des philosophes, j’entends de ceux qui ont créé de toutes pièces un système
sur la nature des choses. Sainte-Beuve, et après lui Taine, ont saisi la liaison entre
les œuvres d’art et les tempéraments, les milieux, les races. Il resterait à voir que
la même loi d’unité préside aux poèmes métaphysiques, et qu’eux aussi ne sont qu’une
transformation suprême, comme l’efflorescence idéale de notre sensibilité. Le problème
philosophique se pose ainsi : expliquer le moi et le non-moi, et les unir. Toutes les
doctrines ont été critiquées dans leur rapport avec le monde extérieur. Elles
représentent un autre monde, cependant, toujours négligé : l’homme qui a pensé la
doctrine et dont le moi, très personnel, très particulier, très individuel,
s’expliquait lui-même. Ces doctrines ainsi comprises seront mieux tolérées, quand nous
les reconnaîtrons, non plus comme des erreurs ou des hypothèses, mais comme des
sentiments humains. Nous apercevrons sous l’abstraction le groupe des joies ou des
désespérances qu’elle résume et qu’elle achève. Si les unes sont plus élevées que les
autres, toutes ont une part de réalité, à côté de leurs erreurs, en ce sens qu’elles
représentent toutes des moments de notre développement. Les plus opposées, comme l’a
vu Hégel, se trouveront exprimer quelque chose de cet univers multiple, dont Spinoza a
ignoré le sens, mais il en a senti la poésie. Il l’a vu matériel et mystique tout à la
fois, abîmé de douleurs et d’allégresses puisque toute vie d’un être se nourrit de la
mort d’un autre, débordement de laideurs et de beautés puisque toute fleur est
l’éclosion d’une fange, énergie implacable et tendre qui accorde un instant d’extase
inouïe et créatrice à ses moindres créatures, relie tous les contraires, épuise tous
les possibles, et ne dévoile jamais au plus vaste cœur qu’une des mille faces de son
infinitude.
S’est-il, par cette philosophie, consolé de son amour ? Il a conquis la paix. A-t-il
savouré le bonheur ? Qui dira le mot de cette vie silencieuse, qui s’est enivrée
d’absolu ? Un élève de Vinci, Bernardino Luini, a peint une Hérodiade que nous avons
au Louvre, symbole, admiré par Balzac, de la femme plus amère que la tombe, qui tue
l’homme de pensée et se complaît à ce meurtre. Aucune tête n’est plus charmante. La
joue un peu amaigrie, voluptueuse, vue de trois quarts, fait ressortir l’ampleur du
front, large, puissant, royal. Les cheveux roux mettent comme un sourire dans le brun
sombre des yeux. Les narines sont découpées délicatement, et les lèvres fines
appellent le baiser. Cette enfant regarde quelque part, songeuse, et sur un plateau
elle tient la tête de saint Jean. Dieu ! que cette tête est triste ! On y lit toute la
force du génie, toute la volonté de l’ascète, de l’apôtre, du martyr, du prophète. Les
paupières sont closes et le sang dégoutte du cou. La pitié vient ; on pense à ces vers
du Quatrième livre de Lucrèce :
À l’intermezzo de Heine : « Ô toi, ô beau sphinx, ô amour ! pourquoi mêles-tu de si
mortelles douleurs à toutes les félicités ? » Quelle est donc la loi de la passion
pour que tous les hommes de la pensée se rencontrent dans l’impuissance à être aimés
comme ils le voulaient, si bien qu’ils se réfugient, Léonard de Vinci comme Lucrèce et
Spinoza comme Henri Heine, dans les « temples sereins » de l’Intelligence, où ils
goûtent quelquefois le repos, jamais le bonheur ; j’en atteste le livre
de Lazare, le quatrième livre de Lucrèce, le saint Jean-Baptiste du Vinci et
l’Ethique de Spinoza ?
Nulle littérature plus que la nôtre n’abonde en Mémoires intimes. Ces livres
d’outre-tombe, pour employer l’éloquente expression d’un grand prosateur, qui nous a
lui-même laissé le plus fameux d’entre ces livres-là, se distribuent, sauf exception,
en deux groupes très distincts. Les uns empruntent leur intérêt aux événements que
l’auteur raconte. Ce sont des Mémoires de faits ou de mœurs, tels que le Journal d’un bourgeois comme Pierre de l’Estoile ou les Souvenirs d’une grande dame : une Mme de Boigne, une Mme de Rémusat. Les
autres ont pour toute valeur de nous renseigner sur l’auteur lui-même et l’histoire de
son esprit.
Ce sont des Mémoires de caractère et de sentiment. Telles les lamentables Confessions de Rousseau. Tel le noble livre d’apprentissage de Gœthe :
Poésie et Vérité. Les Mémoires des écrivains et des artistes,
lorsqu’ils en laissent après eux, chose rare, appartiennent d’ordinaire à cette
seconde catégorie. Ceux qui font métier de penser demeurent, en effet, le plus
souvent, étrangers à l’action extérieure. Les dates importantes de leur vie sont des
idées et des émotions. D’immenses catastrophes publiques s’accomplissent autour d’eux,
qui laissent moins de trace sur leur rêverie qu’un voyage à vingt lieues de la maison
natale, dans la première enfance, ou que la lecture, à ce même âge tendre, d’une page
sur laquelle ils se sont accoudés indéfiniment. Mais si ces Mémoires consacrés aux
récits d’existences privées sont dénués de portée historique, ils projettent un jour
singulièrement instructif sur certains mystères de la vie morale. Et d’abord ne nous
font-ils pas assister à l’éclosion de cette fleur mystérieuse que l’on appelle le
talent ? Nous saisissons sur place, et non par hypothèse, les fils ténus qui
rattachent cette magique plante au terreau vivant où elle a grandi. Nous voyons
identité profonde et secrète de l’auteur et de l’homme. Un préjugé assez répandu
affirme que l’un diminue l’autre et qu’il ne faut pas connaître les écrivains dont on
admire les œuvres. Il serait juste de dire simplement qu’il ne faut pas les connaître
à moitié. Souvent la personne extérieure d’un grand homme, celle qui va et vient,
parle et parade, semble en contradiction avec son génie ; — jamais cette personne
intérieure, la vraie, et que l’autre masque de son orgueil ou de ses vices.
Précisément le charme des Mémoires d’un artiste est de nous introduire, s’ils sont
sincères, dans cette familiarité de son être intime. Ils nous mettent dans un contact
direct avec celui dont toutes sortes de légendes anecdotiques ont altéré la
physionomie, celui qui frissonnait, devant la vie, d’un frisson unique et pour
toujours évanoui. Ces mémoires ont presque le charme d’une amitié, pourvu qu’ils
soient sincères, je le répète. Mais est-il si difficile de reconnaître cette
sincérité ?…
À aucun autre ouvrage de ce genre, ces réflexions d’ordre général ne s’appliquent
mieux qu’au volume de Michelet, recueilli par sa veuve et publié sous ce simple
titre : Ma jeunesse, et au-dessous : « Papiers intimes ». Ramassé,
en effet, à travers toutes sortes de cahiers, puis reconstitué comme une mosaïque,
patiemment et pierre par pierre, ce volume est un recueil de notes qui, par leur
juxtaposition, font un portrait, et voici se dessiner, une par une, les lignes connues
de l’âme de Michelet. L’enfant et le jeune homme qui se racontent ici sont bien les
frères de l’ardent et maladif vieillard que notre génération a pu connaître. Le voici
déjà frémissant jusqu’au spasme, à la moindre impression, sensible jusqu’à la colère,
capable d’une perspicacité divinatoire, quand il y voit juste, incapable de contrôler
ses erreurs quand la passion l’égare, prenant sans cesse cette passion pour une
conscience, ses partialités pour des convictions, ses émotions pour des idées, si
vivant, même et surtout quand il se trompe, si évocateur même quand il déraisonne,
enfin le plus chimérique, le plus dangereux, le plus coupable, mais aussi le plus
prestigieux génie de poète fourvoyé dans l’histoire. Ce génie, nous en démêlons, dans
ces pages éparses, les éléments premiers et les causes profondes. D’attitude, aucune.
La simplicité des détails choisis nous est une garantie que l’écrivain n’a jamais
songé à nous laisser de lui, comme Chateaubriand, un portrait d’ancêtre, posé dans une
attitude héroïque et sous un jour d’apothéose. Michelet appelait les feuillets
auxquels il confiait, le soir et le matin, ses pensées de derrière la tête et de
derrière le cœur, son « âme de papier ». En se racontant de la sorte, il se trouve
s’être expliqué lui-même mieux que n’eût su le faire un maître dans l’art d’analyser
les origines d’un esprit, un Sainte-Beuve, un Weiss, un Montégut. Mme Michelet a écrit
sur la première feuille de ce livre cette dédicace un peu déclamatoire : « À ceux qui
veulent devenir des hommes… » Je doute que le récit de cette enfance, toute
d’exception, et par les circonstances qui l’ont environnée et par la personnalité qui
s’y débattait, serve jamais d’objet d’imitation, et cela est-il à souhaiter ? Du moins
les jeunes gens qui liront ces pages y apprendront de quel prix se paye un talent de
grand écrivain, et cela seul constitue un tableau pathétique. Est-il rien qui nous
émeuve le cœur plus profondément que le spectacle d’un puissant esprit aux prises avec
les plus humbles réalités, se débattant contre elles, les transformant en une
nourriture intellectuelle et sentimentale par l’énergie désespérée, de son idéalisme
natif et par son ardent amour du développement ? Hélas ! Les circonstances sont
quelquefois si dures que l’on voit l’arbre se dévier, le feuillage s’amaigrir du côté
où ne vient pas le soleil, la cime se tourner vers la lumière, se déformer le tronc,
et l’on se redit l’inutile « si fata sinant… » du tendre
Virgile.
Qu’elles étaient humbles, en effet, ces réalités parmi lesquelles Michelet a grandi !
C’est à même le peuple, à travers les affres de la plus lamentable misère, que pousse
le fragile enfant. C’est vers la classe ouvrière que sa famille redescend, à l’époque
où tant d’autres s’élèvent vers la bourgeoisie. Son père, Jean Furcy Michelet, venu à
Paris afin d’être imprimeur, au commencement de la Révolution, puis, compromis sous le
Directoire, pour ses idées jacobines, se trouvait ruiné par les rudes lois dont
l’empereur bâillonnait la presse. À lire le récit de ces tristes années la pitié
vient. Ce beau mot de jeunesse mis sur la couverture apparaît comme une féroce ironie
L’imprimeur pauvre promène de quartier en quartier son infortune. Il transporte tour à
tour son atelier et son foyer de la rue Montmartre à la rue des Saints-Pères, puis à
la rue de Bondy. Les usuriers le traquent. Sa femme est malade. Faute d’argent, il
doit utiliser dans ses rares travaux les vieilles mains de l’aïeul et les jeunes mains
du petit garçon. L’atelier est dans une cave. L’enfant classe les lettres, de ses
doigts fins qui révèlent déjà son aristocratie intellectuelle. Sa distraction morne
est de regarder, balancée à son fil, une araignée, créature précaire comme lui, ou
bien, projetée sur le mur du fond par ce soupirail, l’ombre mouvante des passants. Vie
chétive et meurtrière ! L’enfant de génie y prend le sentiment du tragique intime, de
la poignante angoisse que comporte le drame de la lutte pour le pain quotidien. Cet
apprentissage de misère, il ne l’oublia jamais. Le sens de la perspective sociale, des
classes et de leur échelle nécessaire en fut pour toujours faussé dans sa vision
intérieure. Le peuple ne fut point pour lui, comme pour beaucoup de théoriciens,
l’être abstrait et vague qui ne compte qu’à l’état de chiffre. Ce peuple ne lui
apparut pas non plus, sinon vers la fin, comme l’être idéal et sublime de qui relève
une chimérique justice. Il le vit toujours, comme il l’avait vu de ses yeux d’enfant,
en proie à l’excès du travail quotidien, tourmenté par toutes sortes d’aspirations
obscures, assistant à la fête du monde, comme lui, Michelet, avait assisté, enfant, à
la fête des rues, sans en rien voir que des ombres projetées à travers un soupirail.
« Rien », s’écrie-t-il, « ne m’a mieux aidé à comprendre la sombre monotonie du moyen
âge, l’attente sans espoir, sinon celui de la mort, que d’avoir langui, enfant, dans
les dernières années de l’Empire. J’étais né dans un si profond rapport
avec ces temps de malheur que personne, j’ose le dire, n’en sentira, au même degré,
la vérité accablante… » Cette phrase, que j’ai soulignée, me semble éclairer,
d’une façon saisissante, le travail d’imagination qui s’accomplit chez l’historien
plus tard, lorsque, au sortir de cette malheureuse enfance, il rencontra dans les
annales des temps passés des situations qu’il put croire analogues à celles qu’il
avait subies. Toute l’amertume de ces jours lointains lui revenait. C’est pour cette
raison que ses pages sur les malheurs publics après les grandes guerres et sur l’âme
populaire de ces moments-là sont empreintes d’une si douloureuse poésie. Il est le
seul écrivain peut-être qui ait compris et qui ait rendu la part de malaise physique
si étrangement mêlée, aux malaises moraux chez le pauvre qui a faim d’équité à la fois
et faim de pain, froid à son cœur et froid à son corps. « Ah ! » dit-il ailleurs,
« j’ai su, dans mon antre sombre, ce que le Juif rêvait en bâtissant des pyramides,
abrité sous son ouvrage commencé ; ce que l’homme du moyen âge songeait en menant son
sillon dans l’ombre de la tour féodale !… » Ne lui répondez pas que la civilisation de
l’Egypte constitua un miracle de durée, que celle du moyen âge fut un des
chefs-d’œuvre de la nature politique. Ne lui rappelez pas que l’ordre chrétien
assurait à l’humanité du treizième siècle, par exemple, une vigueur morale que nous ne
connaissons plus. Ne lui demandez pas ce qu’il sait très bien, que des partis pris
calomnieusement mensongers ont défiguré le tableau de cette ancienne Europe d’une
vitalité si entière dans sa hiérarchie. Sa sensibilité s’est émue devant tel ou tel
épisode, et il ne voit plus, il ne comprend plus que cet épisode. L’enfant énervé et
qui a contracté trop jeune le goût de la douleur ne permet plus à l’historien, si
intelligent pourtant, de réagir là contre. Une vision commence où Michelet retrouve
son propre cœur dans celui des serfs d’autrefois. Comment voudriez-vous qu’il fût
juste ? Il est passionné, sublime d’éloquence, et fou.
Ce que cet étrange enfant apprenait de vrai et de sage dans cette adolescence
douloureuse, c’était le prix de la bonne volonté du chef de famille : « Je ne songe »,
dit-il, « qu’avec vénération à cet excellent père !… » Si pauvre fût-il, l’imprimeur
ne recula devant aucun sacrifice pour que l’enfant possédât des moyens d’étude. Il
croyait à ce fils, avec tout son cœur : « J’étais à quatre ans », raconte Michelet,
« tout nerveux, d’une sensibilité exagérée, maladive, incapable d’éviter la
souffrance. Souvent mon père et ma mère me prenaient, le matin, dans leur lit, et me
plaçaient entre eux. Mon père s’amusait à me chanter des chansons qu’il faisait pour
moi, paroles et musique. Quand venait ce refrain : Mon fils sera mon
consolateur, l’effet de ces paroles, et même de l’air seul, était infaillible.
Je fondais en larmes… » Ce père si plein d’espérance envoya ce fils d’une émotivité
trop précoce, d’abord dans une petite pension du quartier, puis au lycée Charlemagne.
Dans la pension familiale et facile, tout alla bien, quoique le jeune garçon dut
souvent doubler le travail de ses leçons à savoir, par le travail des placards
d’imprimerie à composer. Mais au lycée ? Les tortures que Michelet eut à subir là
durent être bien fortes, pour que lui, si aimant, n’appelle jamais ses camarades que
« mes ennemis ». La singularité de son éducation en avait fait un adolescent à part,
timide et sauvage. Il arriva, comme dans toute réunion de créatures humaines, que
cette différence trop marquée entre ses condisciples et lui provoqua leur hostilité.
Ce nerveux, ce sensitif devint le souffre-douleur de tous les mauvais sujets de sa
classe. Avec quelle colère, et après des années, il dénombre les bourreaux de sa
Troisième et de sa Seconde, notant leurs noms, flétrissant la diabolique figure de
celui-ci, la sottise de celui-là, la cruauté « des boucs et des satyres », comme il
les nomme ! Ses parents habitaient rue du Carême-Prenant, près de l’impasse
Saint-Louis, endroit désert dans lequel le collégien se réfugiait comme en un asile de
libre misanthropie. Il n’avait pas un ami. Sa gaucherie ne lui permettait même pas de
révéler tout son mérite. Cette épreuve amère achevait de créer en lui l’écrivain,
l’être de sensation profonde, de personnalité suraiguë. L’invincible passion qui court
comme une flamme sur toutes les pages tombées de sa main s’alluma dès lors pour ne
plus s’éteindre. « Je me rappelle », dit-il, « que dans ce malheur accompli,
privations du présent, craintes de l’avenir, l’ennemi étant à deux pas (1814) et mes
ennemis, à moi, se moquant de moi tous les jours, un jeudi matin, je me ramassai sur
moi-même ; sans feu, la neige couvrant tout, ne sachant pas trop si le pain viendrait
le soir, tout semblant finir pour moi, — j’eus en moi, sans nul mélange d’espérance
religieuse, un pur sentiment stoïcien. — Je frappai de ma main crevée par le froid sur
ma table de chêne, et je sentis une joie virile de jeunesse et d’avenir… » C’est dans
la lecture de ses auteurs favoris qu’il avait puisé cette force, devinant ainsi l’art,
qui fut le sien à un haut degré, d’arracher à la littérature et aux arts leur essence
de vie morale, d’interpréter en beaux rêves une belle toile, un monument. — Vous
souvenez-vous de sa page sur le portrait de Watteau peint par lui-même ? — Plus
heureux, il aurait couru le danger de lire les poètes et les philosophes anciens,
comme un candidat au prix d’honneur, pour y recueillir de belles expressions et des
tournures élégantes. Malheureux, il les lut en homme. En quels termes d’une tendresse
infinie, il parle du pieux Virgile, de l’adorable Racine, dont il se récitait les
poèmes en menant paître, lors des jours de congé, une chèvre dont le lait était
destiné à sa mère malade ! C’est dans ces heures de détresse exaltée que s’élabore le
don d’écrire. Il a pour principe premier la découverte de notre propre cœur, notre
façon sincère et innée de goûter la vie. Jeune ou vieux, il faut avoir connu de ces
découragements et de ces révoltes solitaires pour sortir de la rhétorique et entrer
dans la virilité du style. Avant l’âge de vingt ans, Michelet possédait déjà ce
pouvoir du langage direct et vibrant. La composition de discours français qui lui
valut de finir, sur un triomphe au concours général, des études poursuivies parmi de
si pénibles angoisses, en est la preuve. Ce devoir d’élève, que Mme Michelet a eu la
bonne idée de réimprimer dans un appendice, n’est certes qu’un devoir, — il atteste
qu’un écrivain est déjà né dans ce jeune homme. On ne dira jamais assez combien cet
écrivain fut grand, en lui, aussi grand que le philosophe fut . Je ne parle
pas du politique. Il fut simplement un maniaque et un obsédé.
Les termes de psychopathie viennent naturellement sous la plume quand il s’agit de
Michelet C’est qu’en effet il y eut sur sa formation d’artiste une influence de
maladie mentale. Comme si la destinée s’était complue à multiplier les expériences
autour de ce génie déjà par nature très particulier, cette adolescence bizarre aboutit
à une jeunesse plus étrange. La mère de Michelet venait de mourir. Son père accepta
une place de surveillant dans une maison de santé fondée par un certain docteur
Duchemin. C’était en fait un asile d’aliénés et surtout d’aliénées, mais discret et
dissimulé. Une table d’hôte réunissait des personnes de la plus disparate société,
parents ou parentes des malades : généraux en retraite, anciens émigrés, vieux
savants, grandes dames ruinées. Cet assemblage achevait de donner une physionomie
unique à cet établissement situé derrière le Jardin des Plantes. Le calme jardin,
alors touffu comme un parc, devint aussitôt le lieu de promenade du jeune homme, qui
logeait chez le docteur des fous avec son père. Ce devait être au même moment que
Balzac, retiré loin des siens dans la mansarde de la rue Lesdiguières, s’asseyait, lui
aussi, au pied du grand cèdre pour rêver à son Cromwell, cette
tragédie après laquelle il devait, ainsi qu’il le dit lui même quelque part, « entrer
dans le monde en y exerçant les droits régaliens de l’homme de génie. » Les rêveries
de Michelet n’étaient pas aussi ambitieuses. L’amour seul faisait battre son cœur,
mais un amour d’une délicatesse et d’une complication infinies. Il était demeure d’une
pureté de jeune vierge, et les femmes qu’il apercevait dans la maison du docteur lui
apparaissaient déjà comme des victimes. Cette idée de la souffrance du fragile être
féminin, du danger continu où le placent et son infirmité naturelle et sa faiblesse
sociale, devait se formuler plus tard dans ses livres avec une exaltation touchante,
mais morbide, qui sent l’hôpital, la maison de santé et la clinique. En même temps il
avait trouvé, pour remplacer sa mère, une dame âgée qui avait perdu sa fille dans des
circonstances tragiques, et auprès d’elle, Thérèse, une enfant de seize ans dont il
s’était épris sans presque s’en rendre compte. Cela mettait autour de lui une
atmosphère de maladie et de tendresse, de chasteté et de déséquilibre. Ainsi préservé,
il ne tarit pas, dans les précoces amusements de Paris, cette source vive de
sensibilité qui s’était amassée dans son cœur. Si paradoxale que paraisse cette
formule : ses impressions furent d’autant plus malsaines qu’elles étaient plus pures.
Il dut se séparer de celle qu’il aimait pour d’impérieux motifs de famille. Il en
souffrit cruellement et il se jeta dans le travail avec l’âme que lui avaient façonnée
toutes ces émotions. Mélancoliquement, mais non sans orgueil, il put dire de lui plus
tard : « Les passions intellectuelles ont dévoré ma jeunesse. » Il s’était donné à
l’histoire pour ne plus se reprendre, mais avec une intelligence à jamais blessée et
empoisonnée.
N’avais-je pas raison de dire, en commençant cette brève analyse de ces Mémoires, que Michelet se trouve déjà tout entier avec ses qualités et ses
défauts, dans cet enfant et cet adolescent d’une nervosité trop tôt vibrante, d’une
excitabilité déréglée, d’une éloquence déjà prenante ? Sans doute, si le don premier,
ce génie propre qui détermine la mystérieuse fatalité de nos vocations, eût été
absent, de telles circonstances n’auraient pas suffi à le créer. D’autres enfants
furent pauvres, d’autres adolescents souffrirent du collège et de ses promiscuités,
d’autres jeunes hommes errèrent, avec une plaie au cœur, sous les grands arbres des
jardins et des bois, qui n’ont écrit ni l’Histoire de France, ni l’Amour. D’autres furent aussi malheureux qui ont su prémunir leur
intelligence contre les surprises de leur sensibilité trop vive et garder la rectitude
de leur jugement dans le désordre de leur fièvre intérieure. D’autre part, Michelet
aurait grandi dans l’opulence et parmi les applaudissements des succès prématurés, il
n’en aurait pas moins été une créature de flamme, d’éloquence et de frénésie. Il est
difficile de le concevoir équitable et lucide. Mais, et c’est ici que la théorie du
milieu trouve son indiscutable application, ce n’aurait été ni la même flamme ni la
même éloquence, et, pour tout dire, sans la cave de la rue de Bondy, sans les
persécutions du lycée Charlemagne, sans la maison du docteur Duchemin, Michelet aurait
pu être un très remarquable écrivain. Il n’aurait pas été celui qu’il est, le maître
incontesté d’où sortit toute une école de lyrisme psychologique. On peut condamner son
influence, on ne peut pas ne pas aimer son art.
Sont-ce bien des « Mémoires » au sens où nous prenons ce terme, que ces quelque cent
cinquante pages dont M. J. Bourdeau vient de nous donner une traduction, — pages
dictées par Henri Heine durant les derniers jours de sa terrible maladie ? L’ataxie le
clouait sur son fauteuil de douleur. Ses paupières tombaient sur ses yeux. Pour
regarder, il lui fallait prendre ses cils entre ses doigts et relever le voile de
chair qui lui cachait même le visage de ses amis des heures mauvaises. Au dehors,
c’était le tumulte de Paris, jadis si cher au libertin sentimental, au journaliste
boulevardier, au causeur mordant qu’il avait été dans ses jours de « divinité »,
comme il disait lui-même. Au loin, c’était l’Allemagne avec ses noires forêts, ses
rivières bleues, ses villes anciennes. Et plus loin que l’Allemagne, c’était la vie.
Combien le poète, maintenant pour toujours immobile, l’avait aimée, cette vie qu’il
lui fallait quitter ! Comme il en avait ardemment goûté la saveur, amère ou douce !…
Des ombres sortaient alors des ténèbres de sa mémoire, sveltes fantômes des armes
depuis longtemps disparues. Par une étrange tournure de son imagination, Henri Heine
ressentait avec d’autant plus d’intensité les émotions de la tendresse que l’objet de
cette tendresse était plus profondément perdu dans la distance infinie du rêve et du
passé. « Vous célébrez toujours des tableaux et des statues », lui disait-on,
« n’avez-vous donc jamais aimé que des femmes sculptées ou peintes ?… », et il
répondait : « J’ai aussi aimé des mortes… » Avait-il évoqué l’image incorporelle d’une
de ces mortes le jour où il commença de dicter les pages des Mémoires que M. Bourdeau a traduites pour nous ? Je le croirais presque, à
lire ces lignes de la dédicace à une Dame innommée : « Voici que ta douce image
pénètre dans ma chambre, et le loquet n’a pas bougé. Tu te couches sur le coussin,
juste à mes pieds. Appuie contre mes genoux ta tête si belle, et écoute sans lever les
yeux. — Je veux te dire le conte de ma vie… Si parfois d’épaisses gouttes tombent sur
tes cheveux ondulés, reste pourtant tranquille ; ce n’est pas la pluie qui suinte à
travers le toit. Ne pleure pas, ne parle pas. Presse-moi seulement la main… »
Henri Heine mentait dans cette poignante dédicace. Les poètes mentent toujours un
peu, quand ils s’adressent à des femmes. Ce n’est pas le conte de sa vie qu’il raconte
à sa mystérieuse confidente. Il lui dévoile seulement quelques scènes de son enfance.
De vieux portraits effacés se raniment à ses paroles magiques : sa mère et son oncle,
son père et un parent d’une autre génération, puis la fille du bourreau de Düsseldorf,
Sefchen la Rousse. Le conte de sa vie ?… Il semble certain que Henri Heine l’avait
écrit en effet, car il se vante, dans ses lettres, d’avoir composé des Mémoires qui feront autant de tapage à travers le monde que le Livre des chants. Que sont devenues ces feuilles, où le plus vindicatif des
railleurs avait sans doute cédé au plaisir de traiter ses ennemis comme Apollon traita
Marsyas ? Dix légendes courent à ce sujet, vraies ou fausses. Nous devons, pour
aujourd’hui, nous contenter des confidences faites au fantôme qui entrait, « sans que
le loquet de la porte eût bougé… » Dans ces confidences-là, c’est uniquement le Henri
Heine émotif qui parle. Ne croyez pas que ce Henri Heine n’ait pas autant d’esprit que
l’autre, seulement c’est de l’esprit trempé de larmes et baigné de rêve. Du temps que
le poète habitait la France, et depuis sa mort, il est passé en lieu commun de donner
à cet esprit de Heine le qualificatif de Parisien. Cette épithète peut paraître juste
pour quelques-uns des « mots » de ce terrible persifleur. Elle est très inexacte s’il
s’agit de caractériser le tour habituel de sa moquerie. Henri Heine était d’origine
juive. Il a possédé, plus que personne, l’ don d’assimilation propre à
sa race. Il a voulu être un humoriste septentrional, et il l’est devenu. Jamais chez
lui le rire ne s’éveille, sans que l’imagination tout entière n’entre en branle, comme
chez un Sterne, ou mieux un Shakspearc. C’est alors un concert d’idées tour à tour
fines et pittoresques, gaies et songeuses, une féerie intellectuelle comparable, par
la fantaisie charmante ou perfide, aux comédies romanesques de l’auteur d’As you like. Rien de plus contraire à la moquerie pratiquée par Rivarol et
Chamfort, ces deux maîtres en ironie française. Henri Heine, comme Shakspeare, semble
avoir toujours du clair de lune dans sa tête. Si ces deux poètes plaisantent, c’est,
dirait-on, avec des larmes au bord de leurs yeux, c’est avec des rêves dans le fond de
leur pensée : car chez Henri Heine, un soudain et cruel passage de nihilisme lucide
vient sans cesse prouver que l’humoriste n’est pas un enfant du Nord, et qu’il est
resté un arrière-petit-cousin de l’Ecclésiaste. — « Regarde-moi dans l’âme », dit-il à
son fantôme dans ces Mémoires d’aujourd’hui, « tu n’y verras pas une
tache, mais tout est blessure… » Et tout de suite, il ricane : « Ils
disent que la gloire réchauffe notre tombe. Ah ! mieux vaut, pour nous réchauffer, les
baisers d’une vachère amoureuse. » Non, la gaieté de l’homme qui sent ainsi n’a rien
de commun avec celle de Voltaire ou du prince de Ligne. Ce n’est pas non plus celle
d’Orlando badinant avec l’amour et avec Rosalinde. La maladie nerveuse est au terme de
ce rire comme de cette émotion. C’est pour cela qu’on souffre à lire Henri Heine, même
quand il veut être doux et ne pas blasphémer. Il blasphème toujours malgré lui.
L’implacable négation Juive est dans l’arrière-fond de toutes ses extases comme de
tous ses caprices, de tous ses enthousiasmes comme de toutes ses douleurs !
Le vif intérêt des Mémoires traduits par M. Bourdeau, c’est d’abord
que cet esprit diabolique et caressant, délicieux et féroce de Heine s’y donne libre
cours comme dans le Tambour Legrand, — ce morceau unique des Reisebilder, — et c’est aussi que l’on y saisit quelques-unes des
principales influences qui déterminèrent, sinon la vocation, au moins la direction
poétique de son étonnant génie d’artiste. Il était né à Düsseldorf et les années de
son enfance coïncidèrent avec les années de triomphe de Napoléon. S’il faut en croire
les Mémoires, il dut à sa mère le culte passionné dont il entoura
toujours l’Empereur. Personne, mieux que ce poète qui écrit en allemand, — je n’ai pas
dit poète allemand, — n’a célébré la mélancolie épique des désastres qui suivirent
l’enivrement des jours de gloire. Précisément le Tambour Legrand
renferme un récit du retour d’un des soldats de la grande armée après la retraite de
Russie, d’une émotion tragique et profonde. On connaît la ballade des Deux grenadiers. Ce que l’on ne savait pas, c’était que la mère de Heine eût
nourri le rêve d’attacher son fils à la fortune du prestigieux César. « La fille d’un
fabricant de fer des environs, son amie, devenue duchesse, lui avait raconté que son
mari avait gagné beaucoup de batailles, qu’il aurait bientôt de l’avancement et
parviendrait au grade de roi ; — voici, hélas ! que ma mère, rêvant pour moi les
épaulettes les plus dorées ou les hautes charges les plus brodées à la cour de
l’Empereur, voulait me consacrer tout entier à son service. » Qu’on imagine, en effet,
quel singulier trouble des imaginations produisait chez les honnêtes bourgeois des
bords du Rhin le passage de ces vainqueurs du monde, commandés par des parvenus, et
faisant s’écrouler les monarchies héréditaires d’un coup de plat de sabre, — pour
toujours, semblait-il. Et pour des Juifs, pour les parias de ces sociétés
traditionnelles et hiérarchisées, quelle revanche ! Toute sa vie, Henri Heine s’est
souvenu d’avoir vu Napoléon passer sur les plates-bandes réservées du parc de sa ville
natale, flattant le col de sa monture avec sa petite main, — et l’enfant, accroché à
la perruque de la statue d’un vieil Electeur afin de mieux apercevoir le grand homme,
n’a jamais pu oublier la magie de cette apparition qui vengeait ses aïeux de tant
d’humiliations. Sa mère pourtant s’était mis en tête, après la chute de l’Empire, des
idées plus pacifiques. Elle le destinait au barreau. La pauvre femme semble avoir eu
le pressentiment que son fils se donnerait un jour tout entier à la torturante et
ensorcelante littérature. Elle redoutait par-dessus tout, pour l’enfant, les romans et
les pièces de théâtre, « et », dit Henri Heine, « toute poésie lui inspirait de
l’angoisse. » Aussi n’était-ce pas à sa direction que le jeune songeur se soumettait.
À son oncle maternel, et plus encore au souvenir de son grand-oncle, il demandait des
conseils et une règle de vie.
L’oncle Simon de Geldern aurait dû lui enseigner, par son seul exemple, combien ce
monde de la vieille Europe était pourtant favorable aux Israélites qui l’acceptaient.
C’était un vieillard du dix-huitième siècle, avec des culottes courtes, des bas de
soie blancs, des souliers à boucles, les cheveux tressés en une longue queue, qui
trottait à pas à travers les rues et que possédait la manie d’écrire. Le
grand-oncle, lui, s’appelait aussi Simon de Geldern, mais il était mort depuis
longtemps, après avoir mené une existence errante qui l’avait fait surnommer l’Oriental. Il avait parcouru, à travers toutes sortes d’aventures,
les villes côtières du nord de l’Afrique, visité Jérusalem, et rapporté de ses voyages
un grand talent d’écuyer, un costume levantin, et le goût des intrigues galantes, si
bien qu’il dut quitter la vertueuse ville allemande où il s’était établi, à la suite
d’une liaison « avec une dame de haut parage ». Vous reconnaissez ce goût de briller
et cet art de séduire inné dans cette race. Disraéli fut le type le plus accompli de
ces aventuriers-là. On comprend de quelle auréole de légende le grand-oncle était
entouré dans la famille de Heine. Tous les objets qu’il avait laissés derrière lui en
quittant la ville s’empilaient dans un grenier où l’enfant faisait d’interminables
séances, méditant sur les aventures du disparu et s’identifiant avec lui. Tandis qu’il
feuilletait les manuscrits, en proie aux songes, tout alentour une chatte faisait
rouler une vieille flûte qui avait appartenu jadis à un autre Heine. Sur une planche
branlante un perroquet empaillé se dressait. Au fond d’un berceau brisé, la perruque
du grand-oncle s’effiloquait Une épée de cour était appendue au mur. Le soleil
glissait ses rais à travers la lucarne, et l’enfant voyageait à la suite de l’Oriental dans les terres merveilleuses, remplies de fleurs aux
pétales bariolés, de passants aux costumes brodés d’or ou d’argent, au teint basané,
aux yeux de flamme, sans doute aussi de passantes au beau regard aperçu à travers un
voile. La brûlante poésie du Cantique des cantiques s’éveillait ou
plutôt se réveillait en lui. N’y a-t-il pas dans ses vers, dans le Romancero et dans Almanzor, notamment, une constante
nostalgie de terres lointaines, de paysages jadis entrevus ? Lui qui avait à peine
connu un coin d’Italie, un coin d’Angleterre, une portion de l’Allemagne et de la
France, paraît garder le souvenir de vagabondages indéfiniment prolongés au pays des
khalifes et des sultans. C’est à sa piété pour l’Oriental qu’il doit
cette couleur étrangement riche de son imagination et aussi à ses inconscients
atavismes. Les plus grands poètes n’ont eu qu’à copier leurs rêves d’enfance, et à
écouter l’appel de leurs morts, pour trouver leur véritable talent.
L’admiration de l’Empereur et de la Révolution, — il a sagacement confondu toujours
l’un et l’autre, — le sentiment d’une étrange ardeur asiatique dans la passion et dans
le paysage, ce sont bien deux des grands éléments de l’œuvre de Henri Heine. À la
petite Sefchen il dut la passion des chants populaires et le goût du romantisme. Elle
était, comme je l’ai dit, la fille du bourreau, et elle habitait une maison maudite,
où la tradition voulait qu’il y eût des visites de revenants. Le gibet dressé à côté
de la porte, dans le grenier, de vieilles épées rouillées, une sinistre atmosphère
autour du logis, et cette enfant avec des cheveux tout rouges, — on conviendra que
c’était là un décor fantastique. De fait, ce premier amour de Henri Heine teinta de sa
sanglante couleur ses premiers poèmes, — ceux qui précèdent l’Intermezzo. C’étaient ses atavismes encore qui lui firent trouver aussitôt un
goût sauvage à mélanger les rêves d’amour et de volupté aux rêves de mort et de néant.
Il n’est question, dans ces Ballades et ces Nocturnes, que de cimetières où des jeunes femmes aux cheveux d’or creusent
des tombeaux, que de filles de roi en train de danser tandis que le bourreau se tient
devant la porte, que de barques lancées sur le Rhin au milieu de cadavres flottants,
que de squelettes évoqués hors des tombes et menant une ronde macabre au son du violon
d’un ménétrier-fantôme. Dans les clairières, éclairées par la lune, frémit la fleur de
l’âme damnée, issue du sang des suicidés. Ce fantastique macabre n’est pas, chez Heine
comme chez la plupart des romantiques, un simple décor littéraire. Il est peint, si
l’on peut employer ici une telle expression, d’après nature. Pour l’évoquer, le poète
n’a eu qu’à se souvenir des récits que lui faisait l’enfant rousse, fille du bourreau.
Pour elle, ces visions d’horreur, c’était la norme. Elle était à ce point séparée de
toute société que, dans ses songes, elle ne se voyait jamais en rapport avec des êtres
humains. Elle s’imaginait vivre avec des bêtes. Henri Heine apprit d’elle un autre
secret encore, celui d’accommoder ses vers compliqués sur le rythme des chansons
populaires. Talent avisé, presque retors, calculé, mais avec tant d’art, qu’il paraît,
comme La Fontaine, d’autant plus naïf qu’il est plus réfléchi, il a su imiter avec une
perfection souveraine, ce qui est, par définition, inimitable : le chant spontané de
l’homme primitif, le balbutiement mélodique d’une âme encore tout instinct. Le Pèlerinage à Kevlaar reste comme le chef-d’œuvre de cet art, et un
chef-d’œuvre d’autant plus que cet admirable chant, si profondément, si
simplement chrétien a pour auteur un poète apparenté à une famille de gens d’affaires,
lui-même le moins chrétien des hommes, et dont l’éducation poétique fut faite dans
l’ombre d’un gibet ! Le miracle rêvé par l’antique alchimie, la transmutation du plomb
en or, le génie les accomplit tous les jours.
Comment ne pas regretter devant l’intérêt de ces premières confidences que nous
n’ayons pas la suite de cette autobiographie ? On raconte qu’elle fut écrite et
qu’elle a disparu. Sans doute le très méchant homme que fut ce grand poète y
satisfaisait-il des rancunes dont les dépositaires de ces papiers ne voulurent pas
devenir les complices. Bien des bruits courent à ce sujet que je ne mentionnerai pas,
n’ayant pu les contrôler. Le droit des vivants sur les écrits des morts a ses
légitimités et ses limites qu’il est malaisé de fixer.
Pour le psychologue qui voit dans les Correspondances et les Souvenirs des documents d’un ordre particulier à recueillir et à
interpréter, ces Mémoires de Heine étaient d’un prix incomparable.
Il reste à savoir si le redoutable ironiste y eût dit la vérité sur sa jeunesse et son
âge mûr, comme il l’a dite sur son enfance. La phrase de la dédicace : « Tu n’y verras
pas une tache », permet d’en douter.
Les années succèdent aux années, et le siècle qui semble avoir commencé d’hier, — ce
dix-neuvième siècle baptisé jadis par ses poètes le siècle jeune, est en train de
devenir un siècle vieux, en attendant qu’il soit, à son tour, un siècle mort34. Ce ne sont pas
seulement les chiffres écrits sur le calendrier courant qui annoncent cette fin
prochaine, c’est aussi et c’est surtout la métamorphose des mœurs et des âmes. Ouvrez
au hasard un des premiers romans de Balzac, de ceux qui fondèrent sa renommée de
scrupuleux observateur : la Peau de chagrin ou Madame
Firmiani, le Bal de Sceaux ou la Femme de trente ans. Les
jeunes hommes de ces livres sont-ils assez loin de nous, et assez loin les jeunes
femmes, assez loin nos façons de sentir de celles qu’exprimaient les Premières Méditations de Lamartine et les Odes de Victor
Hugo ? Nulle lecture n’inflige plus fortement à l’analyste des esprits cette
impression d’un changement total des points de vue que la lecture des Mémoires relatifs au temps de l’Empire et de la Restauration. Dans ces pages
écrites par ceux qui entraient alors dans le vaste monde, nous saisissons la dernière
lueur et comme le suprême reflet des espérances, des passions, des idées dont vécurent
nos pères. De ces espérances combien peu se sont réalisées ; de ces passions combien
avortèrent ; de ces idées combien furent inefficaces !…
Dans la série, déjà longue, de ces livres de confidences, l’ouvrage posthume du comte
d’Haussonville, paru d’hier, a déjà sa place marquée et définitive. L’auteur qui avait
cinq ans à l’invasion, et vingt et un aux journées de Juillet, se présente à notre
observation comme un exemplaire précieux d’une classe d’hommes aujourd’hui disparue.
Fils d’un pair de France de la Restauration et destiné lui-même à prendre place sur un
des fauteuils de la Chambre haute, petit-fils d’un grand dignitaire de la cour du roi
Louis XIV, il se trouvait être l’héritier direct d’une famille très ancienne et encore
très influente. D’heureuses circonstances avaient permis aux siens de traverser la
tourmente révolutionnaire sans y laisser leur fortune. Aussi le premier caractère de
ces Souvenirs est-il une aristocratie de ton véritablement
inimitable : entendez par là un tour de plume qui a disparu avec le dix-huitième
siècle, une façon de conter l’anecdote, tout ensemble précise et détachée, familière
et digne, qui rappelle une causerie très différente de celle de nos jours. Cela dit
tout et cela demeure discret. La parfaite mesure préside à ces demi-confessions qui
révèlent une sensibilité surveillée, une intelligence avertie, une bonne humeur
contenue. Mais ce qui achève de donner une physionomie spéciale à ces mémoires de
jeunesse, c’est leur mélange de lucidité et d’illusion, de désabusement et de naïveté.
On sent que l’auteur voit avec une extrême perspicacité les défauts de l’ancien
régime, et qu’il ne prévoit encore aucun des vices du nouveau. Une grande portion de
la noblesse la plus haute était ainsi. Ces aristocrates, tout imprégnés, à leur insu,
de la philosophie du dix-huitième siècle, avaient vu la Révolution à ses débuts avec
sympathie. Ils avaient eu l’horreur de ses excès, sans se rendre compte qu’un lien de
conséquence nécessaire unissait 93 et 89. Ils n’avaient pas hésité à servir Napoléon
dans son œuvre de réparation sociale, sans se rendre compte davantage qu’elle n’était
qu’apparente. Ils avaient vu dans l’excès de son despotisme la cause de sa chute, au
lieu que la nécessité de la guerre et de la défaite finale était déjà inscrite dans le
caractère révolutionnaire de son origine. Ils croyaient au système des deux Chambres,
aux courants qu’on ne remonte pas, et ils n’éprouvaient visiblement aucun désir de
retourner à trente années en arrière. Ayant pris leur parti d’un ordre de choses
qu’ils jugeaient inévitable, leur sincère ralliement aux idées modernes devait
s’accommoder à merveille du régime à demi démocratique de 1830. Ils acceptaient comme
un dogme de vérité politique ces paroles prononcées par Napoléon aux Tuileries, à
l’occasion d’un discours d’Académie qui lui avait déplu : « Tous mes efforts tendent à
faire vivre en paix l’ancienne et la nouvelle France. J’ai réuni autour de ma personne
des hommes qui naguère se détestaient. Je fais vivre en bonne amitié dans ma cour,
autour de moi, les anciens émigrés, les membres du comité de Salut public, et des
régicides. Car vous avez voté la mort de Louis XVI, vous, Cambacérès, — quoique vous
vous en défendiez, mais je sais bien ce qu’il en est… » Oui, créer une France moderne
qui bénéficiât de ce qui restait des forces sociales de l’ancienne France, trouver un
compromis d’apaisement, en un mot, un pendant de la monarchie anglaise sur ce côté-ci
du détroit, tel fut le programme de toute une portion de la noblesse de la
Restauration, et les traces de ce programme se retrouvent partout dans le livre du
comte d’Haussonville. Parlant du Journal des Débats, il s’écrie :
« La politique de cette feuille, à la fois royaliste et libérale, me
transporte d’admiration… » Racontant les débuts dans le monde de MM. Walewski et de
Momy : « On se montrait alors », dit-il, « infiniment plus tolérant les uns envers les
autres et de plus facile commerce entre dissidents politiques qu’on ne l’est au quart
d’heure où ces lignes sont écrites. » Libéralisme, tolérance, — ces mots reviennent
sans cesse sous la plume de l’ancien pair de France. Mais le libéralisme et la
tolérance sont des résultats, comme toutes les choses humaines. Pour que les libertés
soient possibles, pour que l’apaisement se fasse entre les haines civiles, il faut des
conditions. La preuve que ces conditions n’ont été remplies par aucun des régimes
issus de la Révolution, c’est l’aveu même fait par M. d’Haussonville, que la France où
il achevait de vivre était plus déchirée encore que celle où il avait grandi.
Pourquoi ? Il ne répond pas à cette question, et il ne pouvait pas y répondre. Il lui
aurait fallu reconnaître que la vérité politique et sociale était, en 1800, avec les
Maistre et les Bonald, c’est-à-dire avec ceux que ses contemporains et lui avaient
jugé les plus chimériques, — et c’étaient eux, les réalistes, parce qu’ils voyaient
les lois, ce que Le Play devait appeler la constitution essentielle,
hors de laquelle il n’y a vraiment pas de salut.
Du moins, si ces hommes se sont trompés, ce fut, hâtons-nous de le dire, avec une
générosité qui réchauffe l’atmosphère dont sont enveloppés ces Souvenirs. Elle est cordiale. Elle est aimable. Même si l’on donne tort à
l’esprit d’optimisme qui s’y respire, on se laisse charmer par la belle humeur, par la
bonhomie un peu hautaine, mais large et virile de ce gentilhomme qui n’a jamais
accepté d’être un émigré. C’est si dur, d’être un émigré, que l’on ne saurait lui en
tenir rigueur. Et puis ces Souvenirs ont un autre intérêt que de
nous fournir ce document de premier ordre sur certaines nuances de sensibilité sociale
et politique. Ils sont remplis d’anecdotes et de portraits, dont quelques-uns d’un
admirable relief, ainsi celui de Chateaubriand, que le comte d’Haussonville connut à
Rome. C’était en 1828. Le grand écrivain représentait le roi de France auprès du
Saint-Siège, et le jeune M. d’Haussonville était un de ses attachés. Le chapitre
cinquième des Souvenirs, consacré à l’auteur de René, pourrait s’intituler : l’envers d’une légende. Chateaubriand y apparaît
sous un jour de familiarité souvent en contradiction avec les éloquents mais inexacts
Mémoires d’outre-tombe : « Je ne fus pas plus tôt parti », est-il
écrit dans ces Mémoires, « que ma tristesse naturelle me rejoignit
en chemin. » Les causes de cette tristesse n’étaient pas toujours aussi poétiques
qu’il plaisait à l’enchanteur — comme l’appelait son ami Joubert — de le faire
supposer. Mme de Chateaubriand voyageait avec son mari et les petites misères d’un
ménage peu uni abondaient dans le palais de l’ambassadeur. Se plaignait-il de la
chaleur, Mme de Chateaubriand sonnait pour qu’on remît du bois au feu. Accusait-il le
froid, elle faisait ouvrir les fenêtres. Lui, cependant, supportait ces taquineries en
homme qui a beaucoup à se faire pardonner. Il s’en consolait en accordant aux
visiteuses de la Ville Eternelle des audiences dans lesquelles il débitait — faut-il
l’avouer ? — une même tirade préparée à l’avance. La conversation tombait sur le
Vatican. Chateaubriand parlait du Torse antique, du Laocoon, puis de l’Apollon du
Belvédère, et une comparaison suivait entre l’art grec et l’art romain, qui le
conduisait à une éloquente opposition entre l’Italie et l’Attique. Si l’interlocutrice
avait visité le Capitole au lieu du Vatican, le Gladiateur mourant servait
d’introduction. Venaient ensuite la statue de l’Orateur, puis la fameuse Vénus du
Capitole, qui naturellement amenait la comparaison entre l’Italie et la Grèce. « … À
partir de là », dit malicieusement M. d’Haussonville, « le reste comme ci-dessus !… »
Le jeune attaché, tandis qu’il aidait les voyageuses émues à remettre leur manteau
dans le vestibule du palais Simonetti, s’amusait à leur faire raconter l’entretien. Il
ne manquait pas de dire à chacune d’elles que personne jusque-là n’avait inspiré ainsi
M. de Chateaubriand.
Toutes les distractions du grand homme n’étaient pas innocentes au même degré. Il est
bien vrai qu’il s’ennuyait, comme toujours. Comme toujours aussi, son goût pour le
romanesque lui offrait de clandestines consolations. C’est durant cette période qu’il
commença de s’attacher à une jeune femme qui devait un jour se confesser elle-même
dans un livre scandaleusement célèbre : les Enchantements de
Prudence. Cette intrigue galante ne l’empêchait pas d’écrire à Mme Récamier, la
pure idole, des lettres remplies de la nostalgie de la revoir. Au demeurant, il était
sincère. Il le fut sans cesse à travers les contradictions d’un génie qui se voulait
sublime et d’une vie qui n’était que celle d’un homme. M. d’Haussonville, en
soulignant avec ironie les attitudes théâtrales de Chateaubriand, ne semble pas, ici
non plus, accepter assez l’idée des conditions nécessaires. Comme il y a des lois de
la nature politique, il y a des lois de la nature littéraire. Certains défauts sont la
rançon inévitable de certaines puissances. Ce qu’il faut demander à l’écrivain, c’est
d’abord d’apporter le message dont ses facultés le rendent capable. Il ne saurait le
faire sans des déformations qui prouvent que le monde de l’art n’est pas toujours
celui de la vertu. Peut-être faut-il voir là le motif de la sévérité avec laquelle les
Pères de l’Église ont jugé le talent d’écrire. Ils y voyaient un péché splendide, mais
un péché le plus souvent. Avaient-ils si tort ? Quoi qu’il en soit de ce problème,
l’auteur de René, pour en » revenir à lui, comme un peu plus tard
l’auteur des Méditations, avait pour tâche d’incarner tout le cœur
d’une époque. Le moi que ces deux artistes peignirent dans leurs
œuvres se trouva être ainsi comme le type agrandi d’un millier d’autres. Un tel
agrandissement ne saurait se produire sans qu’il y ait dualité dans l’écrivain. L’être
de représentation sent d’une certaine manière, l’être de coulisses, si l’on peut dire,
agit souvent d’une autre. Opposer le premier au second n’est pas entièrement juste,
car le premier est l’homme même, le vrai, tel qu’il serait sans les humiliations de la
destinée, et le second, avec ses misères, prouve seulement qu’entre l’Idéal et le Réel
se creuse un abîme jamais comblé. Soyons plutôt reconnaissants aux poètes de valoir
mieux dans leurs livres qu’ils ne valent dans leur existence de chaque jour, et
pardonnons-leur, au nom des fêtes d’imagination qu’ils nous donnent en se les donnant,
et leurs vanités et leurs ridicules et leurs communes erreurs.
Cette légère réserve une fois faite, il ne reste qu’à louer le détail de ce portrait
en pied de Chateaubriand, à côté duquel se place, dans ces Souvenirs, un incomparable profil du prince de Talleyrand, au cours d’un de ses
multiples rôles : celui d’ambassadeur à Londres après la révolution de 1830. Avec
M. d’Haussonville, on voit descendre de sa voiture de voyage le vieux diplomate,
acclamé par la foule, et soulevant, pour répondre à cet accueil, son chapeau rond,
chargé d’une cocarde tricolore qui le cache presque tout entier. Le voici qui entre
dans le palais, soutenu par son valet de chambre, vêtu à la mode du Directoire, les
cheveux poudrés, la lèvre inférieure dédaigneusement pendante, avec ce regard à la
fois impénétrable et perçant qui lui donnait tout ensemble la physionomie d’un sphinx
et d’un devin. Il était si glacial, ce regard, et l’homme savait si bien mettre son
abord en harmonie avec ses yeux, quand il le voulait, que M. d’Haussonville, ayant
assisté à une scène de reproches faite par l’ambassadeur à ses attachés, s’esquiva
plutôt que d’affronter la présentation. Le prince devait pourtant avoir le jeune homme
à sa table quelques mois plus tard, et ce dernier nous conte, à cette occasion, une
anecdote où se révèle la magnifique impertinence de ce grand seigneur, chez lequel une
finesse d’ancien prélat, un doigté d’homme d’affaires, une éducation parfaite
s’associaient à une insolence de talon rouge. Lors des grands dîners, le maître
d’hôtel plaçait devant M. de Talleyrand un plat que ce dernier se réservait de servir
à ses convives de ses propres mains. C’était, pour le prince, une manière de graduer
son amabilité à leur endroit. Il commençait : « Monsieur le duc, aurai-je l’honneur de
vous offrir ?… Monsieur le marquis, voulez-vous bien permettre ?… Mon cher comte, vous
en verrai-je ?… Baron, vous plaît-il ?… Hé ! là-bas, Montrond ?… Et vous,
Jeanbienne ?… » Un simple signe de tête accompagnait ces mots. Enfin pour les invités
d’importance minime, c’était un geste à peine indiqué de la cuiller. Le prince
excellait dans cet art des nuances dont il faisait un instrument redoutable au service
de ses prétentions, mais aussi au service du pays qu’il défendait. Songeant à cela,
comment ne pas regretter que M. d’Haussonville ne nous ait pas raconté par le les
épisodes de la lutte que son chef soutint contre lord Palmerston, — duel
d’impertinence où le vieillard eut le dessus, s’il faut en croire les légendes des
chancelleries ? À l’époque où ces scènes se passaient, la jeune monarchie
constitutionnelle française avait besoin d’un champion de cette force vis-à-vis de la
vieille monarchie anglaise. Il en fut à Londres comme à Vienne, Talleyrand s’y
comporta en grand serviteur du pays. Le pays, — ce fut, malgré tout, la foi,
semble-t-il, la religion de cet ancien évêque, resté grand seigneur. Il ne croyait
plus en la monarchie. Il ne croyait plus à l’Église. Il a toujours cru à la France,
quand il était tourné vis-à-vis de l’Europe. C’est peut-être la raison pour laquelle
il voulut mourir en catholique, attestant ainsi, malgré son scepticisme, que l’Église
et la France ne peuvent pas se séparer.
D’autres personnages apparaissent dans les mémoires de M. d’Haussonville. : son
grand-père, son père et sa mère en première ligne, types accomplis de cette société
qui fut comme la transition entre l’ancien régime et le nouveau. Des visages
originaux, dont le caractère est surtout d’être pittoresque, revivent, évoqués d’un
trait de plume, par un mot, par une anecdote, celui, par exemple, d’une Mme de J…, si
parfaitement laide que son cocher vint un jour lui dire : « Quand Madame est dans sa
voiture, cela va bien, personne ne me dit mot, mais quand Madame est descendue et que
je mène la voiture vide, alors mes camarades me crient en me croisant : « Tiens, tu ne
promènes pas ta guenon, aujourd’hui ? » Cela m’est trop désagréable, parce que je suis
extrêmement attaché à Madame, et je viens lui demander mon compte. Je préfère quitter
Madame, plutôt que d’entendre journellement des choses pareilles… » Il est encore
parlé, dans ces Souvenirs, du fameux Montyon, qui, de son vivant,
affectait de songer plutôt à sa réputation de vieux beau qu’aux prix de vertu. Par une
matinée très froide de printemps, Mme d’Haussonville le vit entrer dans son jardin,
vêtu de nankin, et comme elle lui en faisait l’observation : « Eh ! madame »,
répondit-il, a ne sommes-nous pas aujourd’hui le Ier mai, j’ai
pris ma tenue d’été… » Ces traits abondent sous la plume de M. d’Haussonville. Mis les
uns à côté des autres, ils finissent par donner une impression bien complète de tout
un coin du faubourg Saint-Germain à cette époque, — impression qu’on retrouverait
malaisément ailleurs. En ces temps-là, plus encore qu’aujourd’hui, ceux qui
fréquentaient les salons de la haute société n’écrivaient guère, et ceux qui
écrivaient ne les fréquentaient pas. Le comte d’Haussonville a donc réuni deux
bonheurs, et le charme de ses Souvenirs en est double, — double
aussi notre regret que la mort ait interrompu cet ouvrage chargé de tant de
signification dès son premier volume.
Il arrive parfois qu’une lettre, mise à la poste et qui a du subir le délai normal de
la distribution la plus régulière, arrive au destinataire après que l’expéditeur est
mort, — soit qu’envoyée de l’étranger, elle ait voyagé un trop long temps, soit qu’une
foudroyante catastrophe ait soudain immobilisé pour toujours la main qui en traçait
les lignes, quelques heures seulement avant le passage du facteur. Quelle émotion nous
étreint alors, à la lire, mot par mot, syllabe par syllabe, cette lettre, reçue
ainsi ! Comme nous mesurons la profondeur de l’abîme soudain creusé entre nous et
l’être quelquefois très cher dont nous entendons la parole, dont nous voyons les
gestes, la physionomie, le regard à travers la personnalité de cette écriture ! Cet
être pensait, sentait, vivait, quand ses doigts faisaient courir la plume sur ce
papier dont ils ont fermé les plis. Et maintenant, c’est le silence total, l’absence
définitive, la séparation absolue…
Cette sensation, poignante et douce, — car si elle nous prouve que le passé l’est
pour toujours, elle nous le fait pourtant revivre, — je l’ai souvent subie, à
feuilleter les ouvrages posthumes de mes compagnons de route, tombés avant moi, une
fois de plus en lisant et relisant les Pages d’histoire et de guerre
de mon regretté confrère et ami le marquis Costa. La mort l’a empêché de réviser les
épreuves de ce recueil. Je le ferme, et voici qu’une demi-hallucination évoque devant
mon souvenir le spirituel et charmant seigneur de l’île de Port-Cros, qui nous a
quittés d’hier. Oui, tel il était quand je me promenais avec lui et avec
Eugène-Melchior de Vogüé, sous ses pins d’Alep, il y a déjà près de quatorze ans.
Costa en avait tout près de soixante-quatre. Il était encore magnifique de port et
d’allure, haut de taille, large de poitrine et d’épaules, avec une physionomie à la
fois énergique et subtile, des traits fins dans un visage puissant. Si quelqu’un
mérita qu’on lui appliquât cette formule indéfinissable et si précise : avoir grand
air, ce fut bien l’auteur d’Un homme d’autrefois. Mais il l’avait,
ce « grand air », avec une bonhomie, une simplicité qui révélaient de longs atavismes
de vie rurale. Oh n’eût rien su du marquis Costa que l’on eût reconstitué sa race rien
qu’à le regarder aller et venir, causer et se taire, écouter et sourire. Visiblement,
il n’était pas tout à fait de chez nous. Ce très bon Français — qui écrivit si
alertement notre langue et qui se battit avec un héroïsme si gai pour son pays
d’adoption — avait en lui de l’Italien, et de l’Italien de montagne et de frontière.
Son regard aigu et caressant disait quel diplomate il fût devenu, et l’autorité, comme
répandue sur toute sa personne, quel chef militaire. C’est toujours, toujours le vers
de Virgile, plus cruellement vrai de nos jours pour tant d’hommes supérieurs :
La mélancolie, très secrète, très voilée, de hautes facultés, employées
incomplètement, flottait par instants au fond des prunelles de Costa et autour de son
sourire. Elle se manifestait par une ironie, tout ensemble perçante et légère, à
l’égard des choses et des gens dont le triomphe froissait en lui des convictions
restées profondes, même sans espérance. La belle humeur du Savoyard prenait vite le
dessus, et l’on sentait battre ce cœur généreux, étranger aux mesquineries, qui
poussait parfois le chevaleresque jusqu’au chimérique. Et par-dessous ou par-dessus
toutes les originalités de cette nature, opulente autant que distinguée, ce que l’on
retrouvait sans cesse, c’était une foi profonde, une ferveur de piété qui l’a soutenu
dans l’épreuve de la plus redoutable maladie, comme jadis dans les pires dangers de la
guerre. Les dernières lignes peut-être que sa main ait tracées expriment cette foi
avec une mâle et sobre éloquence : « Il faut fermer la porte du monde pour ouvrir
celle du ciel. Nous sommes tous entraînés vers ce moment, le dernier des moments, où
toutes les passions qui nous agitent aujourd’hui ne seront plus pour nous que des
souvenirs inutiles et amers. Anticipons sur l’instant solennel où nous
achèverons de mourir. »
Les traits complexes et séduisants de cette rare personnalité sont marqués avec une
netteté saisissante dans ces Pages d’histoire et de guerre. Les six
études réunies sous cette étiquette sont intéressantes à des titres divers. Trois sont
simplement de petits chefs-d’œuvre : l’Envers d’un grand homme, Mon oncle
le général, Pendant et après les coups de feu. Le grand homme dont il s’agit
dans la première n’est autre que cet habile et heureux duc de Savoie, Victor-Amédée
II, dont le traité d’Utrecht fit un roi, en 1713, fondateur génial par certains côtés,
grotesque par d’autres, d’une dynastie dont on sait la fortune. Avec quelle verve
malicieuse, où il entre pourtant du respect, celui d’un gentilhomme pour un prince que
servirent les siens, Costa nous dessine la figure de ce prince, dissimulé, inquiet,
excentrique et profond ! Le voici enfermé dans une cave, où il passe chaque jour de
longues heures à songer creux. Le voici qui court les rues de Turin, à la suite des
promeneurs ; il se faufile dans les groupes, regardant tout, ne perdant rien de ce qui
se dit. A cette étrange école d’espionnage il acquiert la science des hommes, et, en
quarante ans, de son maigre duché, il fait un bon et solide royaume. Le voici plus
âgé, ses membres robustes pris dans son habit de drap marron, sans or ni argent, ses
pieds chaussés de souliers à double semelle, les jambes moulées dans de gros bas de
fil, si c’est l’été, de laine, si c’est l’hiver. Il est si avare qu’il ne porte que
des chemises de forte toile commune… « C’est pour mes rhumatismes », dit-il. Par
crainte d’user ses basques, il a fait garnir de cuir la poignée de son épée. Sa main
droite, qui a signé de si profitables traités, s’appuie sur la pomme de cuivre d’un
méchant jonc La gauche joue avec une tabatière de corne. Une énorme perruque et un
chapeau démesuré achèveraient de faire de lui une caricature, — n’étaient les yeux, où
brille l’énergie du commandement, et aussi une ardeur de passion amoureuse, hélas !
qui transforma le père de la duchesse de Bourgogne, au soir de ces jours, en héros de
la plus bouffonne tragi-comédie.
Cette comédie, le marquis Costa nous la raconte, et de quelle plume railleuse,
impitoyable, alerte, éloquente !… Le vieux roi s’éprend, à soixante-quatre ans, d’une
femme qui en a quarante-cinq. Elle rêve de tenir auprès de lui l’emploi de Mme de
Maintenon auprès de Louis XIV, et elle y arrive. Le roi l’épouse secrètement. Elle
avait trop bien joué son rôle d’amoureuse. Le vieux fou s’avise, touché par tant de
dévouement, de faire à cette compagne morganatique la plus inattendue des surprises.
Il abdique, pour se consacrer tout entier aux joies du ménage. À un dramaturge en
quête d’un magnifique sujet de farce historique, je signale le scenario qu’a tracé Costa en se jouant : la déception aussitôt cachée de
l’intrigante, la retraite du couple en Savoie, l’enfer installé au foyer du roi sans
royaume, son effort pour reconquérir la couronne et le dénouement de cette équipée,
Victor-Amédée arrêté par le comte de La Pérouse, et comment ? Le roi et sa femme sont
au lit. On enfonce la porte. Le roi refuse d’obéir à l’officier. Il se cache sous les
couvertures. Des soldats l’en arrachent, pendant que d’autres emportent la
pseudo-Maintenon. Cocasse et sinistre aventure qui coûta la raison au prince ! On en
rit, on s’en étonne, on est tout près de s’en indigner, et le coloris de la peinture
est si intense qu’il y passe par instants comme un souffle shakspearien.
Pendant et après les coups de feu et Mon oncle le
général sont deux recueils de notes de guerre, bien différents, car le premier
est le journal du commandant des mobiles de Savoie en 1870. Le second est le récit des
campagnes, faites au service de l’Autriche, et contre la France, par un émigré
savoyard, Henri de Faverges. On ne songe pas à les opposer, tant ils sont admirables,
l’un et l’autre, de loyalisme. Le traité de 1860 a été signé entre temps. La fidélité
invincible qu’Henri de Faverges professait pour son prince Albert, le marquis Costa la
professe pour le pays auquel sa petite patrie s’est donnée. Elle est héroïque et
simple, cette fidélité, avec des touches d’une poésie forte et virile. Ainsi le récit
d’une messe de Noël célébrée par un aumônier militaire sous les sapins de la forêt de
Vierzon. C’était dans le plus terrible moment de la terrible année. L’écrivain, ou
mieux, le témoin, nous montre la terre et le ciel « morts de froid ». Les Prussiens
errent dans le voisinage. Les mobiles ont cheminé tout le jour, glacés sous leur
vareuse, le chassepot en bandoulière, parmi les grandes fougères, blanches de givre.
La nuit tombe. Défense d’allumer du feu. On espère encore tromper l’ennemi. Les hommes
se couchent les uns contre les autres, pour se réchauffer un peu, sous la neige qui
commence à floconner, épaisse, blanche et muette. Il n’y a de jovial que l’aumônier.
Il vient sans doute de lire dans son bréviaire les beaux versets empruntés par
l’Église, l’un aux Paralipomènes (II, 20, v. 17) : « Confidentes state et
videbitis diem Domini » ; l’autre à l’Exode (XVI, v. 6 et
7) : « Vespere scietis quod Dominus eduxerit vos ; et mane videbitis
gloriam Domini. » — « Tenez-vous debout dans la confiance et vous verrez le
jour du Seigneur… — Ce soir vous saurez que c’est Dieu qui vous a conduits, et au
matin vous verrez la gloire du Seigneur… » Ce prêtre courageux dit au commandant :
« Je vais mettre vos hommes debout…
— « Et comment ?
— « En leur disant une belle messe de minuit… »
Et qu’elle est belle, en effet, cette messe, célébrée dans une masure qui abrita
jadis un garde-route ! La pierre d’autel est posée sur une planche, le bréviaire
fiché, en guise de missel, sur deux baïonnettes croisées. Deux bougies plantées dans
les fentes de la muraille servent de cierges. Quand tout est prêt, l’abbé bat
« doucement, et pour cause, le rappel sur un bidon vide. Les soldats émergent de la
neige épaisse. Ils viennent s’agenouiller… Jamais », conclut le narrateur, « jamais
Dieu ne descendit sur terre dans un plus triste réduit. Jamais non plus il ne fut
adoré par des êtres si douloureux. Qu’étaient les pâtres de Galilée auprès de mes
troupiers boueux, grelottants, exténués, qui, si dévotement, ont prié ce
soir-là ? »
Ne vous y trompez pas, celui qui écrit ces lignes — cette nuit même ou le lendemain —
a, certes, le cœur serré. Une allégresse le soutient pourtant. Il y a en lui du
partisan, et cette guerre, qui prend les allures d’une chouannerie, réveille ses plus
lointains atavismes. On s’en rend compte à le voir dessiner avec tant de complaisance
la silhouette de cet Henri de Faverges qui, à dix-sept ans, en 1793, comptait déjà
deux campagnes dans les Alpes. Comme il se divertit aux équipées de ce jeune fou qui,
explorant avec son cousin, sur des ânes, les avant-postes français, s’avise de peindre
en rouge et en bleu les oreilles des montures ! Il lui envie presque la fantaisie de
ses expéditions : tel ce voyage de Turin à Venise sur le Pô encombré de glaçons, dans
l’hiver de 1798. Joseph de Maistre qui fut de la partie, nous a laissé de cette
aventure une description saisissante : « J’avais passé cette nuit à l’ancre, sur une
barque découverte, sans feu ni lumière, assis sur des coffres avec toute ma famille,
sans pouvoir nous coucher ni même nous appuyer un instant, n’entendant que les cris
sinistres de quelques bateliers, qui ne cessaient de nous menacer, et ne pouvant
étendre sur des têtes chéries qu’une misérable natte, pour les préserver d’une neige
fondue qui tombait sans relâche. » Ce passage des Soirées de
Saint-Pétersbourg est noté par M. François Descottes dans son Joseph de Maistre inconnu. Cette brochure d’un érudit nous permet de constater
chez Costa la scrupuleuse exactitude de la documentation. Mais c’est une documentation
vivante, amusée, qui sent la poudre. Il faut avoir fait le coup de feu pour écrire de
cette encre-là, celle que Faverges employait lui-même pour narrer sa jeunesse de
casseur héroïque : « Après avoir chargé de son mieux », nous dit son neveu, « les
moulins que faisait tourner le vent révolutionnaire, le général, pour charmer le temps
de ses rhumatismes, arrachait sur le tard une plume de son panache, plume un peu
défrisée, alerte encore à courir parmi les gaillardises et les pâtés d’encre qu’elle
crachait, sous couleur de souvenirs. »
Les Pages d’histoire et de guerre vont ainsi, orientées sans cesse
vers la Savoie. C’est là encore une de leurs caractéristiques : l’amour passionné du
sol natal. Je m’explique bien que M. Henry Bordeaux se soit délecté à en écrire la
préface, lui, le romancier à qui nous devons ces fervents essais d’art traditionnel :
les Roquevillard, les Yeux qui s’ouvrent, et, hier, la Croisée des chemins. Savoyard lui-même, ayant eu le bonheur d’être admis
tout jeune dans l’intimité du marquis Costa de Beauregard, je voudrais que le
pénétrant moraliste ne s’en tînt pas à ce court portrait et qu’il nous donnât une
longue biographie intellectuelle de celui qui fut son paternel ami. Costa la mérite.
Il a une place marquée pour toujours dans l’élite des écrivains du dehors. J’appelle
de ce nom ceux qui sont arrivés à la littérature par la voie indirecte, les uns pour
tromper une destinée trop contraire, les autres pour revivre dans la pensée une
existence vécue d’abord dans l’action, ceux-ci pour rendre hommage à quelque mort
vénéré, ceux-là pour défendre leur propre mémoire devant « l’équitable avenir », comme
disait Chénier. Est-il équitable ? Non. Pas plus que l’opinion contemporaine, et
quelle ironie que la prétendue justice de l’histoire !
Cette liste des écrivains du dehors renferme, ne vous y méprenez pas, quelques-uns
des maîtres incontestés de notre prose, tous les mémorialistes d’abord : le Loyal serviteur, Retz, Saint-Simon, Marbot, et des politiques : ainsi
l’auteur d’Adolphe, et des peintres : le romancier de Dominique, et des savants : ainsi l’analyste du Discours de la
méthode. Je rangerais volontiers Costa dans cette série, entre le prince de
Ligne qui fut un grand seigneur et un homme de guerre, par accident, comme lui, et ce
moraliste trop peu connu, Sénac de Meilhan, auquel Sainte-Beuve, l’infaillible
arbitre, consacrait deux admirables articles des Lundis, « Dans ses
pensées », disait, de Sénac, le prince de Ligne lui-même, « il y a des traits de feu
qui éclairent toujours et des fusées qui vont plus haut qu’elles ne font de bruit Le
tout est toujours terminé par une belle décoration. C’est qu’il est un homme d’État et
un homme du monde… » Le marquis Costa fut lui-même tout cela, et il fut surtout une
haute et belle âme, avec des façons de sentir qui n’étaient jamais médiocres. C’est
notre devoir de lui apporter ce témoignage, nous qui l’avons connu et aimé. Il y a
encore des vers de Virgile sur ces honneurs rendus aux morts, si touchants de piété et
si chargés de cette mélancolie humaine dont ce grand poète semble avoir eu le secret :
« Purpureos spargam flores et fungar inani munere… Je répandrai
sur sa tombe des fleurs de pourpre, inutile hommage, — mais je le lui aurai
rendu… »
Le poète exquis, l’homme excellent que les Lettres et la Patrie viennent de perdre,
aura survécu peu de jours à la sœur dévouée qui veilla tant d’années, pieusement,
autour du travail de son frère. La maison de la rue Oudinot, où Coppée habitait déjà
en 1872, quand je l’ai connu, ne verra plus passer sur le pavé de sa cour, où avait
reposé le cercueil de leur mère, ni la vieille fille au sourire demeuré si naïf, ni le
célèbre écrivain. Le frère et la sœur s’en sont allés, à une semaine d’intervalle,
rejoindre au pays d’où l’on ne revient pas et cette mère et les familiers de leur
foyer : Barbey d’Aurevilly, Gobineau, Francis Magnard, Luigi Gualdo, Amédée Pigeon,
Alexis Orçat, le marquis d’Ivry, Jules Valadon… Que de figures disparues s’évoquent
pour moi autour de celles de Coppée et de Mlle Annette ! Que de convives se sont assis
à cette table hospitalière, dans ce modeste appartement qui fut longtemps le logis
d’un sage, avant de devenir le calvaire d’un martyr. Dans ces années-là, Coppée
excitait l’envie. Il semblait qu’une bonne fée présidât à la conduite de sa vie
personnelle et littéraire. Le succès lui avait été accordé très jeune. Depuis le Passant, ses œuvres se succédaient, toutes originales, toutes bien
accueillies d’un public pour lequel il était mieux qu’un auteur, un ami. De santé
fragile, il s’était fortifié assez pour suffire à un labeur assidu. Coppée avait la
production non pas facile, mais heureuse. Heureux, il l’était, autant qu’il pouvait
l’être, dans cet intérieur d’affection familiale et chaude, demandant peu de chose à
la vie, et toujours comblé au-delà de ce qu’il demandait. Il a lui-même décrit, au
début du plus autobiographique de ses poèmes, Olivier, sa chance
d’alors :
Ce bonheur prolongé de sa jeunesse et de son âge mûr, Coppée le reconnaissait, et
comme s’il eût eu la vision anticipée des épreuves compensatrices, il avait peur de
cette constante fortune. Bien des fois je l’ai entendu me dire, après un volume qui
avait réussi, au sortir de la première représentation d’une pièce acclamée : « Je
paierai cela quelque jour… » Ceux qui l’ont vu lutter, durant des mois, avec la plus
atroce des maladies, savent trop combien cet étrange pressentiment avait raison.
Pourtant si quelqu’un méritait de s’éteindre doucement, longuement, dans l’admiration
et le respect universels, n’était-ce pas ce délicat et noble artiste, tout générosité,
tout bonté, — main ouverte à toutes les misères, cœur ouvert à toutes les charités,
intelligence prête à tous les enthousiasmes ? Il en aura été décidé autrement par
cette Providence à laquelle Coppée croyait si profondément, si simplement, et dont les
voies sont impénétrables. Si nous avons tous, même les meilleurs, une dette de
souffrance à payer, ce chrétien fervent aura, certes, payé la sienne, dès ici-bas,
durant cette agonie. « Je suis bien malheureux, mon cher ami… » Je l’entendrai
toujours prononcer ces mots, les derniers qu’il m’ait dits quand je l’ai vu pour la
dernière fois. C’était la plainte involontaire d’une âme en qui la nature gémit, mais
sans que la foi en Dieu soit ébranlée, c’est-à-dire la persuasion que l’univers a un
sens et que ce sens est conforme aux intimes appels de notre intelligence et de notre
cœur, puisque cette intelligence et ce cœur en font partie.
Il y avait du soldat dans Coppée, dans ce fanatique du drapeau. Pour lui l’armée
n’était pas seulement la patrie vivante. Il y voyait aussi l’école de la discipline et
de la dignité. Il en aimait les très grandes et les très petites vertus : l’héroïsme
et la tenue. Dans certaines épreuves, à la fois humbles et tragiques, comme celles des
maladies, les deux vont ensemble. J’en trouve le symbole saisissant dans cette volonté
suprême, que son visage, émacié par la cachexie de cette longue torture, fût voilé
après sa mort. On manquerait à la pudeur qu’il eut de sa propre misère en insistant
davantage sur la mélancolie de sa fin, et c’est se conformer à ce qui eût été son vœu
que d’évoquer au contraire l’image du vaillant, de l’infatigable ouvrier de lettres
qu’il sera resté jusqu’au bout. Six semaines avant sa mort, il écrivait, au bas de son
portrait de jeune homme :
Elle fut immense et inlassable, cette activité littéraire de Coppée. Elle fut aussi,
on ne l’a pas assez remarqué, sans cesse renouvelée. Il a eu, comme tous les artistes
personnels, une manière très caractérisée, mais dont il a varié les applications avec
un rare bonheur. Il aura été tour à tour un poète élégiaque de la plus fine
sensibilité, — relisez dans le Reliquaire : l’Adagio et les Aïeules, relisez les Intimités, — puis, dans les Récits épiques, un large peintre de fresques, — relisez la Tête de la sultane, les Deux Tombeaux. Entre temps, il s’était
révélé comme le miniaturiste de la petite vie, dans les Humbles et
surtout dans les dizains des Promenades et intérieurs, son
chef-d’œuvre, qui rappellent le « faire » de Chardin. Toujours soucieux de ne pas se
répéter, il avait tenté et presque réussi, dans cet Olivier que je
rappelais, ce roman en vers rêvé par Lamartine dans Jocelyn, et par
Sainte-Beuve dans Monsieur Jean, pour ne citer que deux noms. Auteur
dramatique, il avait, avec le Passant, pris place dans la lignée des
fantaisistes issus du Comme il vous plaira de Shakspeare, pas trop
loin du Musset d’À quoi rêvent les jeunes filles. Avec Severo Torelli et Pour la Couronne, il sut se créer un drame
à lui, fusion singulièrement habile de la formule romantique et de la formule
classique, — ce qui ne l’empêchait pas d’avoir, dans le Luthier de
Crémone et dans le Trésor, inauguré un type inédit de la
pièce en un acte. Venu un peu tard à la prose, il sut écrire des romans sans analogue.
Admirateur passionné de Balzac et de Dickens, il a, dans l’ldylle pendant
le siège, et surtout dans Toute une jeunesse, marié le
réalisme de l’un et l’humour de l’autre, en restant bien lui-même,
l’observateur à fleur de peau mais très avisé de la vraie vie parisienne, celle que
l’on ne voit pas. Il en a donné des tableautins exquis dans ses nouvelles. Ses
nombreux recueils : Contes en prose, Vingt contes nouveaux, Contes
rapides, Longues et brèves, abondent en récits qui seraient aussi célèbres que
tels morceaux de Mérimée ou de Maupassant, si Coppée n’avait pas auparavant conquis
une autre gloire. Quand le public a classé un de ses favoris dans un genre, il ne
convient pas aisément que l’artiste, étiqueté ainsi, excelle ailleurs. L’auteur du Passant partageait un peu cette injustice à l’égard de sa propre
renommée. Il eût volontiers sacrifié son œuvre de prosateur à son œuvre de poète,
fidèle à la fière divise :
Il n’empêche que le prosateur, chez lui, était savoureux, ferme, coloré et d’une
verve intarissable. Il l’a prouvé lorsqu’il s’improvisa journaliste sur le tard et
qu’il composa ces chroniques, dont les quatre volumes, réunis sous ce titre : Mon franc-parler, nous le rendent si présent, si vivant. C’est bien sa
conversation, notée au passage, avec des contrastes de naïveté émue et d’ironie,
j’allais dire des blagues gouailleuses, de la fantaisie et du désenchantement, des
exaltations et soudain des éclats de rire d’une gaminerie toujours indulgente. Tel il
était, quand, par les beaux soirs d’été, parmi les rosiers de son jardinet, roulant
entre ses doigts son éternelle cigarette, il s’amusait à taquiner cet autre causeur,
mais d’un esprit si différent, qu’était Barbey d’Aurevilly. Leur dialogue donnait
parfois l’illusion de la rencontre de Gavroche avec Don Quichotte, — un
gavrochc-Ariel, qui savait ce que la chimère du « Preux de Valognes », enveloppait
d’idéal, — un Don Quichotte qui savait quelle sensibilité se dissimulait sous la
moquerie un peu faubourienne de son interlocuteur :
Cette ironie n’était que la défense de ce cœur, et c’est ce cœur, si humain, si
généreux, qui se reconnaît à travers ces manifestations très diverses d’un talent dont
la première qualité fut d’être sincère. Poésie ou prose, la marque propre de Coppée
est une probité absolue dans l’expression, qui résulte d’une égale probité dans
l’impression. Il avait une répugnance instinctive pour le mensonge, qui s’étendait aux
moindres nuances de ce dangereux défaut : il ne supportait ni le charlatanisme, ni la
prétention, et il s’en abstenait comme il se fût abstenu d’une action honteuse.
L’influence d’aucun milieu ne put jamais entamer cette simplicité de sa pensée. Jeune,
il avait fréquenté le groupe des Parnassiens. Reprenez son premier recueil, le Reliquaire ; vous y admirerez le tact averti avec lequel
l’apprenti-poète a retenu de cette école l’enseignement légitime ; et il en a,
instinctivement, rejeté les défauts. Il est devenu un maître-orfèvre dans la
fabrication des vers. Ses rimes sont choisies et savantes. Il sait et il pratique la
règle formulée plus tard avec ingéniosité par Banville, l’importance dans les vers
français de ce mot final, celui qui frappe l’oreille davantage. Il rime riche, il rime
rare, et il ne donne jamais cette sensation de virtuosité contre laquelle les
disciples de Verlaine ont réagi, avec un excès plus absurde encore, en substituant
plus tard l’assonance à la rime. Mais surtout par le choix des sujets, Coppée révèle
sa réaction contre la tendance de ce groupe qui s’appelait volontiers : les Impassibles et dont ce même Verlaine, alors adolescent, formulait ainsi
l’esthétique :
Coppée écrit, lui, un poème qu’il dédie à sa mère et qu’il appelle : Une
Sainte. C’est l’évocation d’une vieille fille qui ne s’est pas mariée, pour
servir de mère à un frère plus jeune et malade. Il la montre, assise à sa fenêtre,
maniant les grains
Il écrit Rédemption, prière douloureuse pour la venue d’une
fiancée :
Il écrit les Aïeules, simple fragment d’épopée rustique, ou il nous
montre, courbées sous le poids de l’âge et rêvant au passé, sans amertume, les
paysannes laborieuses et fécondes, qui vont mourir et dont
Le Parnassien de vingt-cinq ans est déjà résolu à ne rimer que pour dire quelque
chose. Modeste formule, et qui contient l’alpha et l’oméga de toutes les rhétoriques. Ce « quelque chose », il n’ira pas le
chercher bien loin. Il n’a pas traversé la jeunesse, comme tant d’autres, en mettant,
entre lui et ses impressions de la réalité, un mirage de livres. Enfant d’un ménage
pauvre, il a vu souffrir autour de lui, sa mère et ses sœurs peiner, son père mourir.
Son cœur s’est ému devant l’épreuve des siens. Il a senti leur affection, la chaleur
de leur dévouement. À côté de sa famille, il a vu d’autres petits bourgeois pâtir et
lutter comme ses proches. La secrète poésie de ces étroites existences s’est révélée à
lui. Il la dira, pêle-mêle avec les bonheurs et les chagrins de son premier amour. De
là cette veine de poésie très neuve dans notre littérature, et que Sainte-Beuve,
Baudelaire, Hugo, avaient indiquée sans l’exploiter, le Sainte-Beuve de Joseph Delorme et de quelques Consolations :
le Baudelaire du poignant fragment :
le Hugo des Pauvres gens :
C’est le secret de cette immense popularité qui accompagna aussitôt le nom de Coppée.
Il avait trouvé une poésie vraie, et il l’avait trouvée, comme je le disais, avec son
cœur. Cela signifie, non pas qu’il avait fait étalage de sentimentalisme. Bonnement,
simplement il avait laissé la vie, sa vie entrer dans sa
sensibilité, et, de là, passer dans son œuvre.
Il devait donner une nouvelle preuve de sa résistance au factice et à l’artificiel,
dans son succès même. Aucun écrivain contemporain n’aura connu une saute plus brusque
de destinée que le petit employé du ministère de la guerre qui se trouva tout d’un
coup, en 1869, être devenu cet « auteur applaudi du Passant ». Tous
les salons s’ouvrirent soudain devant ce jeune homme. Du plus modeste des milieux, il
fut transporté dans le plus luxueux, comme par la magie de cette lampe merveilleuse
qui fait d’Aladin, le fils du pauvre tailleur, le gendre d’un roi. C’était de quoi
subir une crise de déclassement par en haut, comme Balzac, qui en traversa une
lui-même et si aiguë, en a peint souvent. Coppée était de tempérament trop fin pour
n’avoir pas goûté le charme du décor élégant. Quelques-uns de ses vers de jeune homme
en témoignent : — ce pastel délicieux de jeune fille, qui s’intitule Amazone, — les stances du Cahier rouge composées sur la terrasse du château de R… Il avait aussi un goût trop vif de la
vérité pour ne pas s’en rendre compte : les sources profondes de l’inspiration d’un
artiste sont dans sa sensibilité d’origine. Il sut se prêter au monde qui le fêtait,
mais dont il n’était pas, sans rien lui donner que son attention amusée un instant. La
maison où l’académicien illustre vient de mourir était celle-là même d’où le petit
fonctionnaire à deux mille huit cents francs partait le matin pour se rendre à son
bureau. Avec l’aisance, le poète avait troqué le rez-de-chaussée sur la rue contre un
rez-de-chaussée sur le jardin. Il avait obtenu de son propriétaire la construction
d’une aile en retour, afin d’y loger ses livres. Les meubles avaient changé.
L’appartement avait pris cette physionomie de solide bourgeoisie qui convenait à la
situation de l’écrivain. Mais c’était toujours la même bonhomie d’aspect qui
correspondait à la même bonhomie dans les mœurs. Rien qui ressemblât moins à cet
à-peu-près de grande vie, tentation trop naturelle de l’artiste enrichi. Coppée ne
cessa jamais de réagir, par son exemple, comme par ses railleries, contre cette trop
rapide poussée en avant, bien inoffensif snobisme, où il voyait, lui, un principe de
prétention intellectuelle et de frelatage moral. Personne, plus que ce fils célèbre
d’un pauvre employé, qui avait franchi l’étape si vite, ne fut persuadé du péril que
représente l’ascension sociale trop rapide. Personne ne pratiqua plus constamment la
sage maxime qui veut que les aristocraties naturelles enrichissent le milieu où elles
ont grandi, en y demeurant.
Nous touchons au point précis qui fait l’unité profonde de l’œuvre de François
Coppée. Ainsi s’explique la ferveur avec laquelle il entra dans la bataille politique,
à une heure très trouble de l’histoire morale du pays. Pénétré comme il était des
idées de famille, de fidélité à sa classe, d’acceptation du sort, il ne pouvait être
qu’un traditionnel. Aimant véritablement le peuple, il connaissait trop bien la valeur
des humbles, en tant qu’humbles, pour ne pas détester ce travail de destruction
entrepris sur eux par les redoutables utopistes qui veulent substituer la
demi-instruction aux simples et forts instincts de la coutume, la demi-éducation à la
saine rudesse des mœurs héréditaires, enfin faire de l’ouvrier et du paysan des quarts
de bourgeois. Coppée qui vivait dans un faubourg de Paris, dont le grand plaisir était
de se mêler aux petites gens de son quartier, les jours de fête, qui chérissait les
pauvres d’un efficace amour, Coppée, le plus charitable et le plus simple des hommes,
ne fut jamais un démocrate. Il se contenta d’être un démophile, ce qui est exactement le contraire. Il croyait, comme Balzac, à la
nécessité de cadres très fixes pour contenir et régler ce peuple dont il sortait, dans
lequel il se replongeait sans cesse. Il aimait les pouvoirs forts, parce qu’il
croyait, toujours comme Balzac, à leur bienfaisance. Il haïssait l’individualisme et
l’anarchie. Regardez-y de près : ses drames et ses poèmes, grands ou petits, de même
que ses romans et ses nouvelles, ne sont jamais qu’un appel à quelque principe d’ordre
et d’autorité, soit qu’il exalte, dans Severo Torelli ou Pour la Couronne, le culte passionné de l’autonomie nationale, soit
qu’il nous montre, dans la Grève des forgerons, les sinistres
conséquences de l’excitation à la révolte, soit enfin qu’en d’innombrables pages, il
ravive en nous le souvenir de la légende impérialiste. Car il était cela par-dessus
tout, un de nos jeunes confrères, M. Henri Vaugeois, l’a dit avec une extrême
justesse, un impérialiste, — c’est-à-dire un partisan passionné de la plus grande
France.
Pensant et sentant de la sorte, les campagnes contre l’Armée et contre l’Église, les
deux plus précieuses forces d’organisation qui restent à notre pays, l’avaient remué
d’une indignation dont ses derniers écrits portent la trace douloureuse. On sait quel
rôle il joua dans la plus funeste des guerres civiles. On ne saura jamais sa douleur
devant les attentats qui se consommèrent, chaque jour, depuis ces dernières années,
contre l’ordre catholique et la discipline militaire. Je ne lui ai pas fait une
visite, durant sa longue maladie, sans qu’il m’ait parlé de la chose publique avec le
désespoir d’un bon citoyen, qui découvre de plus en plus, en approchant de l’autre
vie, les vérités éternelles, et chez qui cette vision exalte encore le sens des
vérités actuelles. Eprouvant par lui-même, dans l’extrémité de misère où cette cruelle
maladie le réduisait, l’incomparable bienfait de la foi, il frémissait de douleur
devant la criminelle besogne de ceux qui ont entrepris de déchristianiser les
déshérités du sort. Sentant, à retourner en arrière par la pensée, de quel secours
avait été pour lui l’atmosphère de sa famille, il se désespérait de ces sacrilèges
campagnes menées contre ce qui fait les familles vigoureuses et durables, depuis la
loi sur le divorce, jusqu’aux meurtriers et perfides programmes de l’enseignement
primaire d’aujourd’hui. Artiste probe et chaste, ayant toujours respecté en lui le don
sacré d’écrire, il éprouvait une mélancolie singulière aux signes de décadence morale
multipliés dans notre littérature. Et cependant telle était sa foi dans le génie
français qu’il espérait contre l’espérance. Il attendait le relèvement extérieur dont
notre ami Paul Déroulède lui a comme apporté la promesse, en mettant dans son cercueil
une médaille digne du poète qui, en 1871, écrivait ces vers. À un
officier, d’une martialité si juvénile :
Et plus loin :
Il y a trente-cinq ans déjà — j’étais très jeune alors — Coppée me lut ces vers qu’il
venait de composer. Je retrouve, en les transcrivant à cette heure, avant d’aller à la
messe de ses funérailles, une émotion qui me fait mieux sentir ce que valait cet aîné
disparu. Il n’aura aimé et servi que les plus nobles causes. Je voudrais, devant sa
tombe, secouer, moi aussi, ce « doute qui désespère » et croire que ces causes ne
seront pas toujours des causes vaincues.
Monsieur le Directeur,
Vous me demandez de préciser, pour les lecteurs de votre journal, quelques souvenirs
personnels qui jettent un peu de lumière sur la physionomie intime du grand homme de
lettres mort hier. On vous a dit, et c’est exact, que Brunetière et moi, nous avions
passé côte à côte plusieurs années de notre commune jeunesse. Ayant, dès cette époque,
appris à respecter en lui une des intelligences les plus loyales et l’un des caractères
les plus droits que j’aie connus, je lui apporte bien volontiers un témoignage qui aura
du moins cette valeur d’être direct. Vous excuserez ce que ces pages auront
nécessairement de hâtif et de heurté, de troublé surtout et, par suite, de trop
personnel peut-être. On ne voit pas s’en aller un compagnon de trente-cinq ans sans que
le cœur s’émeuve et sans que la main tremble, même pour lui rendre le devoir pieux du
dernier hommage.
J’ai connu Ferdinand Brunetière au lycée Louis-le-Grand, où, plus âgé que nous,
— c’était dans l’année scolaire 1869-1870, et il était né en 1849, — il se préparait à
l’Ecole normale. Il suivait le cours de philosophie de M. Émile Charles, et en même
temps une partie de notre rhétorique. Cette situation de double vétéran ne comportait
aucun classement dans les compositions, ni aucun envoi au concours général. Aussi
chercheriez-vous vainement le nom de Brunetière dans le palmarès de cette année. Il
était dès lors ce qu’il est resté toute sa vie, un peu hors cadre. Il l’était aussi par
des inégalités assez singulières dans sa culture. De tout premier ordre dans la
dissertation et le discours, il n’avait jamais pu mettre sur pied un brillant morceau de
vers latins, ni composer un élégant thème grec. Ce fut la raison de son échec à cette
Ecole normale où il devait enseigner, moins de quinze ans plus tard, avec éclat.
Je l’avais perdu de vue pendant la guerre. Il fit bravement et simplement son devoir de
soldat. Je ne le retrouvai qu’en 1873, professeur libre comme moi-même, dans une
institution qui existe, je crois, toujours. C’était la pension Lelarge, dont la porte
d’entrée ouvrait et ouvre encore, me semble-t-il, sur l’impasse Royer-Collard. Séparés
tous les deux de nos familles, qui n’approuvaient pas nos projets littéraires, nous
étions l’un et l’autre réduits, pour vivre, à exercer ce très pénible métier, mais qui
nous laissait libres de travailler d’après nos goûts. Je me vois encore, à mon arrivée
dans la cour de cette pension, croisant mon ancien condisciple de Louis-le-Grand, et
notre mutuelle surprise. Elle eût été plus grande si l’on nous eût annoncé qu’après
avoir été collègues dans cet humble asile de nos jeunes ambitions, nous serions un jour
confrères à l’Académie française. Et pourtant, même dans l’exercice de ces modestes
fonctions de préparateur au baccalauréat, la supériorité de Brunetière était si
éclatante, il y déployait de telles vertus intellectuelles qu’il portait avec lui
l’évidence d’un magnifique avenir. Maîtres et élèves le sentaient. Ce maigre et pâle
jeune homme, aux yeux dominateurs derrière les verres de son lorgnon, avait déjà, comme
répandue sur toute sa personne, cette puissance qu’il garda jusqu’à la fin, malgré
l’accablement physique des dernières années : l’autorité.
Il la devait d’abord à sa conscience intransigeante. Cette conscience se manifestait
par une rigueur dans l’exécution des plus arides besognes qui ne s’est jamais démentie,
durant les trente mois environ que nous avons peiné là de compagnie. Voici quelles
étaient ses habitudes. Il arrivait à la pension à huit heures et demie du matin. Il y
faisait deux cours d’affilée, d’une heure et demie chacun. Il s’en allait à onze heures
et demie, pour revenir, à trois, donner une heure encore de conférence, et cela tous les
jours de la semaine, y compris le jeudi, sans vacances. C’était surtout dans les mois
d’août et de septembre que les élèves refusés en juillet affluaient sur les bancs. Il en
avait vingt-cinq, trente, quarante, et il mettait à préparer cette classe d’apprentis
bacheliers autant de soin que plus tard ses plus retentissantes leçons. Pas une copie
qu’il ne corrigeât de son écriture singulière, dès lors la même et d’une telle fermeté
dans son archaïsme. Pourquoi n’ajouterais-je pas ce détail qui rendra comme concrète
l’austérité de cette existence de répétiteur ? Ce travail lui était payé au taux de cent
cinquante francs par mois. Il augmentait ce chétif budget par quelques leçons, par des
travaux de librairie. C’est durant cette période qu’il a pourtant acquis cette immense
érudition si fidèle et si complète dont ses moindres articles sont nourris. C’est alors
aussi qu’il contracta cette dangereuse habitude de la composition nocturne qu’il
conserva jusqu’à la veille de sa mort. Sa véritable vie n’était pas celle du professeur,
c’était celle de l’étudiant qu’il devenait avec le soir, quand, seul à sa table et parmi
ses livres, il commençait à « travailler » après avoir « besogné ». C’étaient deux de
ses mots. Les heures passaient Minuit sonnait. Deux heures. Quatre heures. Il était si
absorbé par ses pensées que souvent il ne s’apercevait pas que sa lampe achevait de
mourir dans les premières clartés de l’aube. Il allait reposer alors. Pour combien de
temps ?
Comment cet organisme d’aspect si fragile suffisait-il à cet excès d’effort mental ?
Nous en restions étonnés, nous ses amis, comme Théophile Gautier jadis devant les
débauches cérébrales de Balzac. Chez l’un comme chez l’autre, chez le grand critique
comme chez le grand romancier, il y avait du héros, au sens où Carlyle
a employé ce terme. Cet héroïsme est toujours beau, mais il semble plus naturel dans la
gloire. Quand il est celui d’un jeune homme de vingt-quatre ans, inconnu et solitaire,
il revêt un caractère pathétique, une poésie sévère et poignante, celle dont Balzac,
justement, empreint les pages de la Peau de chagrin où il raconte la
tragédie de sa propre destinée sous le masque transparent de son Valentin. Quand on a
connu Brunetière jeune, les miracles de travail prêtés par le conteur à son personnage
ne paraissent plus impossibles.
Une telle tension de la volonté aurait dû rendre celui qui la pratiquait peu sociable.
Le futur auteur des Discours de combat l’était au contraire
extrêmement, dans ces années-là. Il trouvait le loisir, entre ses classes et ses
recherches, de causer, ou plutôt — car la dialectique était son goût passionné, comme
elle était son talent — de discuter, indéfiniment. Que de fois, nos cours finis,
avons-nous arpenté ensemble le trottoir de la rue Gay-Lussac, prenant et reprenant les
plus hautes questions d’esthétique et de morale, de métaphysique et d’histoire ! Tout le
Brunetière qui s’est développé depuis avec tant d’éloquence, était dans ces
conversations de sa vingt-cinquième année. La maîtresse idée de son esprit était dès
lors celle de l’ordre, et de l’ordre français. L’individualisme
anarchique faisait l’objet de sa haine. Le dix-septième siècle et Bossuet, revenaient
sans cesse dans ses propos. Je crois l’entendre me disant : « Ce coquin de Fénelon ! »
du même accent que s’il eût parlé d’un camarade indélicat et dont il eût eu à se
plaindre personnellement, tant était déjà forte sa ferveur pour l’impérieux évêque de
Meaux. Comment conciliait-il cette passion de la règle et sa foi dans la démocratie ?
Cet illogisme d’un si rigoureux logicien venait de ce qu’il était au plus haut degré, à
travers les abstractions de ses études, un homme de son temps. Il en partageait même les
illusions. L’ardeur qu’il montra, depuis, à prendre parti dans la mêlée contemporaine
n’aura surpris que ceux qui l’ont mal connu. Avec un appareil scolastique qui n’était
chez lui que l’armature du raisonnement, il n’a jamais cessé de s’intéresser jusqu’à la
fièvre aux problèmes actuels. Les ouvrages des grands écrivains de l’époque de Louis XIV
coudoyaient dans sa bibliothèque les livres des plus récents philosophes et sociologues,
et il passait du Discours sur l’histoire universelle au traité de
l’Origine des espèces, de Descartes à Auguste Comte, avec une
rapidité déconcertante pour les préjugés de 1875. Ses théories sur l’Évolution des genres et sur l’Utilisation du positivisme
étaient en germe dans ses études d’alors. Si ma mémoire me sert bien, un des premiers
essais qu’il ait signés fut un article sur Darwin, paru dans la revue que dirigeait
M. Eugène Yung et qui est devenue la Revue Bleue. Ses points de vue se
sont classés depuis et mis en perspective. Il les avait tous quand il est sorti de cette
période de préparation qui m’a laissé le souvenir d’un des beaux spectacles humains
auxquels j’aie assisté.
Un hasard détermina cette sortie, à laquelle je ne fus pas étranger. L’excellent
M. Saint-René Taillandier, qui avait bien voulu s’intéresser à mes premières tentatives
d’écrivain, m’avait présenté à François Buloz, le redouté directeur de la Revue des Deux Mondes. J’avais écrit dans ce recueil quelques pages peu
remarquées auxquelles Buloz avait bien voulu trouver cependant quelque valeur. Il me
demanda une étude sur la poésie française contemporaine. Nous eûmes à cette occasion une
entrevue d’où il résulta que nous différions par trop de sentiment sur ce sujet. Il fut
convenu que je n’écrirais pas l’article. J’ai toujours dans l’oreille la voix de ce dur
pasteur d’esprits s’écriant : « Ah ! Planche ! Planche ! Je ne remplacerai donc jamais
Planche !… » Je descendais l’escalier de la maison de la rue Bonaparte avec l’obligeant
et laborieux M. Radau, aujourd’hui membre de l’Académie des Sciences pour la section
d’astronomie, et qui était un des secrétaires de la Revue. Comme il
faisait écho aux plaintes de son directeur, l’image de Brunetière se présenta soudain à
ma pensée, et je le nommai.
J’avais eu avec mon camarade de corvée tant de conversations où il m’avait développé
des idées sur la littérature contemporaine très opposées aux miennes et très voisines du
classicisme de Buloz ! « S’il y a quelqu’un qui puisse exercer chez vous le rôle de
critique, c’est lui et lui seul », affirmai-je. — « Nous en avons tant essayé ! » me dit
M. Radau, avec découragement. Il soupira : « Essayons encore celui-là !… » Une
demi-heure plus tard, j’étais chez Brunetière. Que de fois je lui ai rappelé, depuis,
son peu d’empressement devant cette porte entr’ouverte ! Son naturel pessimisme lui
faisait appréhender un insuccès. Son caractère fier lui faisait craindre de trop rudes
heurts. Enfin, il se décida. M. Radau n’avait pas causé vingt minutes avec lui qu’il
donnait raison à mon pronostic. On sait le reste.
Je viens d’écrire le mot de pessimisme. Ces âpres années de jeunesse avaient en effet
marqué Brunetière d’un pli précoce de mélancolie qui ne s’est pas effacé. Il avait trop
peiné, trop jeune. De sa gaieté première — car il avait été très gai — il lui était
resté une verve où se trahissait son éducation méridionale, mais qui n’arrivait pas à le
distraire d’une pensée à la Pascal que seule la foi religieuse de ses dix dernières
années a consolée. Il n’était pas un misanthrope. Il aimait les hommes et il croyait en
eux. Il ne croyait pas à la vie. Il la considérait comme foncièrement mauvaise et
douloureuse. « Si je ne m’écrasais pas de travail », me disait-il un jour, « je mourrais
de chagrin devant la couleur de mes méditations. » C’est là qu’il faut chercher le
secret de cette ardeur à multiplier les tâches qui nous remplissait
d’admiration et de terreur, — une terreur trop justifiée. Brunetière ne fut-il pas à la
fois, et pendant combien de temps, maître de conférences à l’Ecole normale et directeur
d’une grande revue, publiciste faisant des campagnes d’articles et orateur faisant des
campagnes de conférences ? C’était de quoi employer quatre activités d’homme. La sienne
s’y prodiguait sans s’y épuiser.
Il ne demandait pas seulement à cette existence intellectuelle toujours sous haute
pression un dérivatif à une philosophie trop amère. Il y était entraîné par cette ardeur
pour le bien du service, je ne trouve pas d’autre expression, qui est plutôt la
caractéristique des hommes d’action que des hommes de plume. Ferdinand Brunetière, si
épris fût-il de littérature, n’était pas un littérateur du type habituel. Dans les idées
il apercevait leur action possible, mieux que cela, obligatoire, et il y courait. Je
n’ai rencontré personne parmi les écrivains de notre génération qui ait été persuadé
plus que lui que l’esprit mène le monde, et qui, par suite, ait eu un plus fort
sentiment de la responsabilité de la pensée. C’est le secret de la prise
qu’exerçait sa parole. Dès les premières minutes son auditoire comprenait que cet homme
se donnait tout entier. Son visage contracté, où se lisaient les innombrables veilles du
courageux ouvrier de plume, s’éclairait d’une flamme. L’énergie d’une vitalité dépensée
sans mesure passait dans son geste, dans ses mots, dans son regard. Un esprit enflammé,
agissant, était là devant vous. Cette flamme et cette action faisaient de lui un
professeur incomparable auquel pas un élève n’est demeuré indifférent, — un directeur de
revue toujours en éveil, également prêt à recueillir les talents nouveaux, à susciter
pour de nouveaux efforts les talents fatigués, — un propagateur d’idées, j’allais dire
un prédicateur, qui a rajeuni l’art de la chaire en la laïcisant, — enfin un historien
des lettres françaises qui a trouvé le moyen de renouveler presque tous les points qu’il
a touchés.
Cette dépense de sa personne, prolongée depuis sa jeunesse, a tué Brunetière. Nous
l’avons vu, année par année, mois par mois, se consumer, sans qu’il ait jamais consenti
à se relâcher de ce qu’il considérait comme sa mission d’homme de lettres. Il semblait
avoir pris pour devise ce mot d’un si fier stoïcisme : « Puisqu’il faut s’user,
usons-nous noblement. » Témoin de sa jeunesse, j’ai été celui de sa longue agonie. Je
l’ai vu prisonnier de son cabinet de travail, dans une rue voisine de ce Jardin du
Luxembourg où nous avions tant erré à vingt ans, causer d’idées, d’une voix qui n’était
plus qu’un souffle, s’interrompant pour subir une de ces terribles quintes où l’on
tremblait qu’il ne passât, et reprenant sans permettre qu’on le plaignît autrement que
du regard. Je l’ai vu enfin, couché sur son lit, immobile pour toujours, et j’ai éprouvé
devant sa frêle enveloppe, qui n’était plus réellement que la dépouille d’un esprit
parti, un peu du respect que je ressentais autrefois devant le masque usé de Taine.
Brunetière a été, lui aussi, un martyr de l’intelligence. Ces quelques notes n’ont
d’autre prétention que de faire sentir cela, devant cette tombe ouverte, à ceux que les
légendes inséparables des grandes réputations ont pu égarer à l’endroit de ce génie
combatif, mais désintéressé, mais généreux, mais vraiment digne d’être aimé et regretté.
On mesurera la place qu’il occupait, au vide que va laisser sa disparition dans les
Lettres françaises contemporaines.
Le grand seigneur belge qui vient de mourir subitement à Royat occupait dans la
littérature française une place très originale, sinon très éclatante. Sa perte sera
vivement sentie par tous ceux qui suivaient ses patients et curieux travaux.
M. de Spoelberch était un des rares élèves d’un maître qui aurait dû, semble-t-il, en
laisser beaucoup, tant sa méthode fut excellente : Sainte-Beuve. On compte ceux qui
l’ont vraiment suivie. L’auteur des Lundis définissait la critique :
une botanique morale. Il voulait qu’avant de juger une œuvre, l’analyste littéraire
essayât de la comprendre, et d’abord de la situer, de noter dans leur détail les
moindres circonstances où elle se produisit Une telle étude comporte des recherches
qui ne sauraient être trop minutieuses, sur la biographie de l’écrivain, ses
hérédités, sa famille, ses amis, son temps, les étapes de son labeur, recherches
appuyées sur des documents vérifiés. Il suffit d’avoir approché quelques hommes
célèbres, pour savoir combien une telle enquête est difficile. Presque toutes les
anecdotes sont controuvées, presque toutes les légendes défigurées, les « mots »
truqués, les témoins incompétents ou prévenus. Tous les Mémoires sont faussés
involontairement, ceux d’un Chateaubriand ou d’une George Sand, aussi bien que ceux
d’un Maxime du Camp ou d’un Edouard Grenier. Les lettres intimes, dont notre époque
est si friande, sont la pire source d’erreur. Elles exigent une mise au point presque
toujours impossible. Il faudrait y discerner — par quel procédé ? — l’humeur du
moment, les réserves forcées, les exagérations suggérées, ici par l’attitude morale du
correspondant, là par une causerie qui n’est pas rapportée, les illusions d’optique
tantôt à demi sincères, d’autres fois systématiquement mensongères. Les journaux
personnels, les « cahiers rouges » comme celui de Benjamin Constant, ou comme les Souvenirs d’égotisme de Beyle, deviennent inexacts, dans leur
franchise la plus crue, par un manque de perspective. Ce qu’ils racontent n’a pas sa
vraie valeur, à cause de ce qu’ils omettent. Une immense besogne de réduction est
nécessaire pour que les renseignements en apparence les plus authentiques prennent
leur place, se raccordent les uns aux autres. L’évidence de ces difficultés explique
la quasi-solitude du seul historien littéraire qu’ait eu le dix-neuvième siècle. Elle
fait comprendre pourquoi ses plus remarquables successeurs ont abandonné cette
investigation, naturaliste et scientifique, qu’il a réussie, quarante ans durant, par
un miracle inégalé de génie inductif. Ils se sont confinés, un Taine dans la
psychologie ethnique et collective, un Weiss, un Jules Lemaître, dans un
impressionnisme exquis mais sans intention objective, un Brunetière, un Faguet, un
Maurras, dans des problèmes de rhétorique, de morale ou de sociologie. Le beau talent
de Sainte-Beuve domine bien ce groupe d’intelligences supérieures. De pas une on ne
pourrait dire qu’elle continue l’œuvre du Lundiste. Si l’on veut chercher sa véritable
lignée, on la trouvera chez les monographistes. Parmi eux, M. de Spoelberch tenait
sans conteste un des premiers rangs. Profondément attaché à la méthode de Port-Royal et des Causeries, il s’était proposé, très jeune,
de dresser le dossier complet de quelques grands artistes littéraires. Il avait
constaté aussitôt dans quel déplorable esprit d’à peu près sont composées toutes les
biographies et, chose plus étonnante, toutes les bibliographies des auteurs les plus
célèbres. Comment écrire cependant l’histoire entière d’une pensée sans ces données ?
Charles de Spoelberch fut conduit par cette idée à des recherches d’une érudition de
plus en plus minutieuse. Elles ont fait de lui le Bénédictin de la plus inédite des
sciences, celle des documents littéraires. Il a d’abord eu l’ambition d’établir le
dossier complet de six écrivains : Gautier, George Sand, Musset, Mérimée, Sainte-Beuve
lui-même et Balzac. Ses Lundis d’un chercheur, sa Véritable Histoire d’Elie et Lui, ses deux volumes surtout sur l’Histoire des Œuvres de Théophile Gautier représentent les débris précieux de
ce premier projet, auquel s’en substitua peu à peu un autre. La plus puissante des
figures ainsi apparues dans son laboratoire de critique finit par occuper le champ
total de son attention, et, par une singulière ironie du sort, ce disciple de
Sainte-Beuve se trouve être devenu presque uniquement l’historiographe du contemporain
que Sainte-Beuve a le plus détesté : Honoré de Balzac.
Balzac ! Qui n’a pas entendu Charles de Spoelberch prononcer ce nom n’a pas connu à
quel degré un homme peut, du fond de son tombeau, en fanatiser, en hypnotiser, en
obséder un autre. Le visage, volontiers fermé et concentré, de ce Flamand à demi
Espagnol s’éclairait, ses manières un peu hautaines se réchauffaient, ses yeux
brillaient, sa voix s’enfiévrait. Alors, quand il était en confidence, commençait le
récit de ses chasses au document balzacien, qui ressemblaient, par leurs
complications, leur ardeur, leur fantasmagorie réelle, à quelque épisode de la Comédie humaine. Il arrivait chez vous, en coup de vent, et sans
autre préambule : « Je sais où elle est », disait-il : « elle est en province. — Et qui, elle ? » lui demandait-on, interloqué.
Et lui : « Mais la canne !… » On ne l’interrogeait pas davantage. De quoi pouvait-il
s’agir, sinon de la canne de Balzac ? Canne : le pommeau d’or en était
incrusté de pierres, enlevées, prétendait cet audacieux fabuliste que fut le
romancier, aux bijoux dont ses admiratrices inconnues lui faisaient présent après les
avoir portés. Cette canne, qui fournit son titre, à une charmante fantaisie de Mme de
Girardin, fut donnée par Mme de Balzac, après la mort de l’écrivain, au docteur
Nacquart, le médecin auquel est dédié le Lys dans la vallée.
Spoelberch arrive à savoir ce détail, à connaître les héritiers de l’heureux
légataire, à les approcher. Puis la canne disparaît. « Je l’ai tenue entre mes
mains », disait-il en crispant ses doigts, et il combinait des conspirations pour
retrouver la relique et la conquérir, — la reconquérir plutôt. N’avait-il pas rapatrié
ainsi dans son musée du boulevard du Régent, à Bruxelles, aménagé suivant son plan, à
lui, les portraits, les livres, l’encrier, tous les manuscrits de Balzac ? — Presque
tous. Celui d’Eugénie Grandet lui manquait. Il savait où il était Il
l’avait vu. Qu’il m’a dit souvent, en me parlant du possesseur : « Que je sache
seulement ce qu’il désire le plus, je le lui aurai contre son trésor !… » Et il
rappelait la période héroïque de ses recherches, lorsque, après la mort de Mme de
Balzac, il parcourait les boutiques du quartier Beaujon, en quête des papiers pillés
dans l’hôtel du romancier par les fournisseurs non payés. Il avait découvert ainsi
chez un épicier une lettre d’amour de Balzac autour d’une motte de beurre, d’autres
lettres chez un cordonnier. Il mimait son dialogue avec les recéleurs, — tout fragment
de Balzac qu’il ne possédait pas lui avait été dérobé. Et l’on songeait au cousin
Pons, à Balthazar Claës, à Frenhofer, à ces poètes de l’idée fixe dont le visionnaire
de la Comédie humaine, leur frère en illuminisme, a célébré les
enthousiasmes et pleuré les déceptions.
Cette fièvre balzacienne était contagieuse. Aussi M. de Spoelberch avait-il suscité
autour de lui un petit monde de ckabbalistes en Honoré. Ces disciples ne l’appelaient
jamais que « le Vicomte », avec mystère et non sans terreur. Très galant homme et très
gentilhomme, Spoelberch avait trop de goût pour ne pas le sentir : sa dévotion
intellectuelle envers son héros risquait de prendre, au regard des malveillants ou des
ignorants, un air de manie. Il n’était pas un maniaque. Il aimait Balzac comme Balzac
avait souhaité d’être aimé, avec une intelligence et une lucidité entières. Mais sa
poursuite acharnée du livre, du papier et de l’objet avait fait de lui par certains
côtés une sorte de bric-à-braquiste de la Comédie
humaine. Comme tel, il avait des jalousies d’amateur, et, pareil en cela à tous
les passionnés, il redoutait l’ironie. C’est le motif pour lequel il écartait de lui,
implacablement, les balzaciens sans nuance. Il avait ainsi pris à tic Anatole
Cerfberr, un des deux auteurs de ce chimérique répertoire des personnages de la Comédie humaine, où se trouve biographié, — entre Napoléon,
Rastignac, Talleyrand, Rubempré, pêle-mêle, — le crapaud Astaroth qui servait à Mme
Fontaine, la tireuse de cartes ! Batracien de dimension énorme », dit ce Vapereau d’un
genre unique « qui vivait sous Louis-Philippe… » Pour Cerfberr ce détail était aussi
important que la date de naissance de l’Empereur, mentionné, dans ledit volume, à
titre uniquement balzacien, pour avoir, « en avril 1813, passé une revue sur la place
du Carrousel et remarqué Mlle de Chatillonest. Se penchant vers Duroc, il lui dit une
phrase courte qui fit sourire le grand maréchal. » Bien entendu, cette notice ne
mentionne même pas Waterloo. Ce fut un jour d’ivresse pour Cerfberr, quand parut cet
ouvrage auquel il avait travaillé des années avec un autre fervent de Balzac, Jules
Christophe, — joie empoisonnée par la brouille avec l’irréconciliable « Vicomte ».
Celui-ci ne pardonnait pas, au biographe, des excentricités, suggérées par leur commun
auteur cependant, telles que d’arriver en regardant autour de lui, avec une prudence
effrayée, comme traqué par la police. Le comique était que Cerfberr exerçait avec une
parfaite régularité des fonctions d’employé au chemin de fer du Nord. Il apparaissait
donc, le collet relevé, parlait bas, vous entraînait vers un fiacre déjeté, sordide,
le plus minable de la banlieue, arrêté à un angle de rue. Il vous y faisait monter,
puis, à l’entrée d’un passage, descendait précipitamment, et il disparaissait en vous,
disant avec un clignement d’yeux : « Aujourd’hui, je suis Ferragus, chef des
dévorants. » Et il le croyait. Spoelberch, lui, souffrait de ces jeux comme d’une
profanation. Je m’amusais à le taquiner en les lui racontant, et comment, trois jours
avant sa fin, Cerfberr s’était traîné jusque chez moi : « Je crois », me dit-il « que
j’ai une des trois maladies mystérieuses de Balzac… Cela me console de mourir… » Mot
sublime qui n’eût pas étonné le grand homme ! C’est le pendant de sa soudaine arrivée
chez sa sœur : « Savez-vous qui Félix de Vandenesse épouse ? Une demoiselle de
Granville. C’est un excellent mariage qu’il fait là… », ou de son cri dans son
agonie : « Qu’on aille me chercher Bianchon. »
Il y avait un coin de folie dans Cerfberr, au lieu que chez Charles de Spoelberch, je
le répète, l’illumination balzacienne était doublée d’un jugement sûr et dominée par
une méthode rigoureuse. Son émotion devant ses découvertes de textes inconnus
ressemblait au noble frémissement du grand Trousseau à l’hôpital : « Il faut voir,
toujours voir des malades ! » et parlant du « charme, de l’attrait irrésistible » de
la clinique. C’était la Littérature que Spoelberch chérissait de cet ardent amour à
travers Balzac. Dans la préface des Lundis d’un chercheur, il a
donné sa profession de foi, trop modeste, quand, après avoir salué dans Sainte-Beuve
« le trouveur sagace, le pénétrant scrutateur d’âmes, le maître
critique du dix-neuvième siècle », il s’est assigné le rôle de celui « qui sauve de
l’oubli, ou de la destruction, des pages et parfois des œuvres très supérieures à
celles qu’il pourrait produire lui-même ». Les morceaux qu’il a réunis dans ces Lundis, — ses pages sur Balzac et Mme Hanska dans un Roman d’amour ; — le bref et substantiel essai à la manière anglaise qui le
précède : Contre l’oisiveté ; — ce chef-d’œuvre de reconstruction
qui s’appelle la Genèse d’un roman de Balzac ; — les esquisses
rassemblées sous le titre : Autour d’Honoré de Balzac, je cite de
mémoire, témoignent que le « chercheur » de Bruxelles était, lui aussi, un
« trouveur ». Ce sont de ces chapitres de botanique morale dont l’auteur de Volupté a donné tant de modèles. Ils eussent été plus nombreux s’il
n’était arrivé à Spoelberch de Lovenjoul ce qui arriva au peintre du Chef-d’œuvre inconnu, lequel dépense sans compter son énergie créatrice en
préparations. Notre ami n’aura écrit que des fragments de cette Psychologie de Balzac qu’il était seul capable de rédiger. Quand nous ne lui
devrions que la Correspondance du romancier, qu’il a en effet
sauvée, son nom serait sûr de ne pas périr. Il l’a pour toujours associé à celui qui
fut vraiment le Napoléon littéraire du dix-neuvième siècle français. Spoelberch a tout
compris de ce génial, de ce déroutant Balzac : et ses complexités sentimentales, et
ses procédés d’art, et sa forte doctrine sociale et ses vues divinatoires. Il nous est
désormais impossible d’écrire sur la Comédie humaine sans nommer et
sans célébrer l’inlassable et infaillible .
Ce passionné de littérature avait une âme très tendre. Il n’a pas pu se guérir de la
plaie ouverte en lui par la mort de la compagne de sa vie. Depuis son veuvage, qui
précéda de bien peu sa fin, il n’était plus lui-même. Le travail ne parvenait pas à
lui faire oublier de longues années d’une intimité complète de cœur et d’esprit.
Certaines affections trop vives sont comme une place offerte au destin pour qu’il nous
frappe plus durement. Charles de Spoelberch ne se plaignait guère, mais, dans ces
derniers temps, nous mesurions sa souffrance à certains changements trop évidents. Il
ne se prêtait plus que par instants à ce plaisir de la conversation, si intense pour
lui autrefois. Même de dépouiller, dans son appartement de la rue d’Alger, les liasses
de papiers qui lui étaient offertes de toutes parts, aussitôt son arrivée à Paris
connue, ne dissipait pas sa mélancolie. De plus en plus il s’enfermait à Bruxelles
dans sa galerie littéraire, parmi les trésors de sa bibliothèque, qu’il a si
généreusement léguée à Chantilly, nous prouvant son culte pour notre pays et pour les
lettres. Le très distingué critique de Louvain, M. Eugène Gilbert, était à peu près le
seul ami qu’il continuât de voir aussi assidûment. Aux autres, il écrivait pour
s’excuser de ne pouvoir plus vaincre sa sauvagerie grandissante. Du moins, en mourant
loin de ses chers livres, dans une chambre d’hôtel, aura-t-il eu auprès de lui ce
disciple dévoué, et il aura pu prononcer devant le monument inachevé, mais si
précieux, qu’il a dressé à son romancier, le non totus moriar du
poète antique, cette suprême consolation pathétiquement résumée par Balzac, — qui
citer, sinon Balzac, à propos de Spoelberch de Lovenjoul ? — quand il définissait la
Renommée : « le soleil des morts !… »
J’ai connu Édouard Rod vers 1880. C’était l’époque de ses tout premiers débuts. Il
venait de publier Palmyre Veulard, et l’école de Médan le comptait
parmi les recrues de l’étranger dont elle était fière. « Dans dix ans, toute la
littérature européenne sera naturaliste », disait-on volontiers dans ce naïf cénacle
qui n’avait guère d’existence que par la fascination de Zola, sa renommée, ses
théories simplistes mais nettes, sa magnifique vertu de travail, et la chaude bonhomie
de son accueil. Que Maupassant et Huysmans pussent se considérer comme relevant d’une
même doctrine, c’était déjà ; moins que la présence de Rod dans ce
groupe. Le futur auteur du Sens de la vie, du Silence, de l’Indocile, de l’Ombre s’étend sur
la Montagne fraternisant littérairement avec celui de Marthe
et celui de la Fin de Lucie Pellegrin, — voilà une de ces anomalies
qui prouvent combien nous souffrons du manque de milieu. L’histoire de notre âge aura
présenté un trop grand nombre de ces étrangetés. Ne cherchez pas une autre cause à
l’incohérence dont il demeure frappé dans ses meilleurs représentants.
Il y avait pourtant une logique dans cet attrait exercé par le naturalisme sur le
jeune romancier, Suisse par sa naissance et ses hérédités, à demi Allemand par son
éducation, Édouard Rod se cherchait. Il arrivait à Paris, appelé par cet instinct de
se distinguer qui conduit, chaque automne, tant de jeunes gens « au vrai pays de
gloire », disait Baudelaire. Un autre instinct animait notre camarade, plus
désintéressé. Il entrevoyait une formule nouvelle à trouver dans l’art du roman.
Quelques années plus tard, dès 1885, il l’avait découverte en effet La
Course à la mort est déjà un livre d’un type bien individuel, une création à la
ressemblance de l’esprit qui l’a conçue et réalisée. Un dernier motif encore explique
cette crise de naturalisme. Rod s’en rendait compte : l’expression serait toujours
pour lui, comme pour tous ceux qui portent dans leur esprit un riche univers d’idées
et de sentiments, le problème difficile. Or, c’était le souci de l’expression qui
caractérisait surtout les écrivains de l’école de Médan.
Élèves de Flaubert et de Goncourt, ils avaient à leur service, les uns et les autres,
une « patte » très savante. Dès ce temps-là, ils étaient des artistes achevés, dans
leur donnée. Huysmans n’a pas progressé en facture depuis le Drageoir à
épices, ni Maupassant depuis Boule-de-Suif. Le relief du
rendu, les partis pris nets de composition, l’absence d’à peu près et d’incertitude,
tels furent, j’imagine, les prestiges qui déterminèrent cet enrôlement d’une saison
dans un cercle où beaucoup d’autres éléments déplaisaient à Rod. Remarquables par la
vigueur de leur « faire », les naturalistes ne l’étaient pas moins par le contraste
entre cette vigueur et l’étroitesse à demi voulue de leur observation. Je dis « à
demi », car s’il y avait chez eux du système, il y avait aussi de la nécessité. Cette
pression des circonstances les rend pathétiques à distance, quand on les a connus
personnellement. La disproportion était trop forte entre leur sort et leur talent.
S’agit-il de Huysmans, par exemple ? Il ne faut jamais oublier que ce sensitif
subissait et n’a pas cessé de subir l’affreux esclavage d’un bureau. De dix heures à
quatre heures, il ne vivait pas. Le reste du jour il lui fallait travailler, dans quel
décor de médiocrité, dîner dans des gargotes et avec quels compagnons, exaspérer ses
nerfs aux misérables contrariétés de l’existence pauvre à Paris ! Le temps de la libre
et large culture lui a trop manqué. En a-t-il seulement eu la notion ? J’en doute.
Quoique peu fortuné, Rod avait, lui, le goût de cette culture. Dès 1880, il avait
commencé de se la donner. Il avait vu des gens et des paysages. Il comprenait, non pas
pour l’avoir lu dans les livres, mais par expérience, que Paris n’est pas isolé dans
le vaste monde. On se rappelle la boutade de Flaubert : « Il n’y a pas que la Bièvre.
Le Gange existe. » Rod savait à tout le moins qu’il y avait le Rhin. L’Europe
cosmopolite lui avait été révélée. C’était de quoi le détacher vite de ses premiers
amis littéraires. Il ne cessa jamais de reconnaître leur réelle valeur, ni surtout de
rendre hommage au puissant brosseur de fresques sociales que fut Zola. Il ne retint
rien de leurs procédés, ni dans le choix des sujets, ni dans la composition, ni dans
ce que nous appelions alors d’un mot inutilement barbare, inventé par ce barbare
raffiné, ce névropathe, étonnamment subtil et étonnamment illettré, que fut Goncourt :
« l’écriture. »
Je me rappelle très bien avoir pressenti cette évolution de Rod, et entrevu son
originalité naissante, lorsqu’il publia en 1883 la Femme
d’Henri Vanneau dans le feuilleton du Parlement. Ce journal
était dirigé par M. Ribot, et il avait pour rédacteur en chef M. Jules Dietz. Aucune
feuille ne fut plus hospitalière aux Lettres. Louis Ganderax et Elémir Bourges y
tinrent la chronique dramatique. André Michel y fit la critique d’art. James
Darmesteter y publia ses Lettres sur l’Inde. André Hallays y débuta.
Rod y collaborait assidûment. Nous ne pouvons pas nous reprocher d’avoir méconnu la
généreuse et libérale maison où l’on nous avait si bien reçus. J’oubliais de dire que
je figurais moi-même sur le contrôle de cette jeune équipe. Quand le Parlement se fondit en 1883 avec le Journal des Débats, nous
célébrâmes sa disparition par une sorte de banquet funéraire, où Rod récita une
complainte de sa façon sur le sort de notre journal et sur le nôtre. Nous n’étions pas
très malheureux, car nous retrouvâmes dans l’antique demeure de la rue des Prêtres le
même accueil indulgent. Tout de même, c’était un morceau de notre jeunesse qui s’en
allait. Edouard Rod avait la conscience de ces fins partielles et de leur mélancolie,
plus que personne. Je le revois, à cette minute, comme si plus d’un quart de siècle ne
nous séparait pas de cette scène, et la petite salle de restaurant, et les convives,
et lui, debout, assurant son lorgnon, son papier à la main, et nous récitant son
poème, mi-goguenard, mi-douloureux. C’est encore dans la compagnie de deux de nos
collaborateurs du Parlement, André Hallays et André Michel, que je
l’aurai vu pour la dernière fois, par le triste jour d’automne où nous conduisions à
sa dernière demeure cette femme si distinguée, si délicate d’intelligence et de cœur :
Mme René Doumic. Ces souvenirs m’obsèdent en traçant ces lignes, et un autre souvenir
me reporte bien loin encore, à une chambre de l’avenue du Maine où je rendais visite à
Taine, vers cette même époque. Il était venu à Paris, pour la mort de sa mère : « Nous
sommes tous des arbres qu’un implacable bûcheron va couper », me disait ce rude
maître, sans me regarder, et, fouillant la cheminée d’une pincette qui écrasait des
cendres, il ajoutait : « En voilà un qui vient d’être abattu. Demain ce sera mon tour.
Puis le vôtre… » De pareils mots prennent un relief cruel à de certains moments, ils
deviennent vrais d’une vérité qui glace. C’est comme le froid de la main d’un mort
serrée dans la nôtre !
De telles visions sont celles de l’âge que j’ai aujourd’hui, celui qu’avait Taine
quand il proférait à mes vingt-cinq ans la dure sentence. Dès ses vingt-cinq ans, lui,
Édouard Rod subit cette hantise de la mort. Ses livres de jeunesse : la
Course à la mort, le Sens de la vie, témoignent que cette idée de la fin
certaine, toujours menaçante et si rapide, même lorsqu’elle est tardive, a fait comme
un fond premier à sa pensée. Il a décrit cette obsession avec des accents dont la
simplicité tragique rappelle ces fragments où Pascal se soulageait d’une terreur
pareille. Terreur ? Est-ce bien le mot juste ? L’idée de la mort, quand elle s’empare
passionnément d’une intelligence ou d’une sensibilité, devient à la fois une épouvante
et une attraction. Il y a du vertige et de la douceur dans cette sensation presque
physique de l’insondable abîme… « Que l’agonie soit rapide ou lente, il y aura un
déchirement de notre être, — puis nous tomberons dans un vide infini, sans forme, sans
bruit, sans couleur, où rien ne troublera le silence absolu de nos sens… » Il faut
lire tout le morceau dans le Sens de la vie (liv. IV, 6). Il éclaire
profondément l’histoire de la pensée d’Édouard Rod, la genèse de son art et la
dialectique intérieure qu’il semble avoir suivie.
Cette page est de 1885. Ouvrez maintenant un livre composé vingt ans plus tard, l’un
de ses meilleurs, de ses plus significatifs : l’Ombre s’étend sur la
Montagne. Comme il rend aussitôt le même son de mélancolie devant les ténèbres
montantes ! De quel regard Franck Lysel et Mme Jaffé contemplent le soleil descendant
derrière la Jungfrau, — cette lutte du jour et de la nuit que le romancier ne craint
pas d’appeler le Drame du couchant ! Qu’il est bien resté le même, et comme il
éprouve, lui, l’artiste de cinquante ans, connu et chargé d’œuvres, la même impression
que le pauvre jeune homme de lettres ignoré qu’il était jadis, devant la nuit « qui
triomphe toujours, la nuit muette, aveugle et sourde, où la force se déconcerte et où
les bruits se taisent, où le silence est humide, l’obscurité pesantes !… Elle est la
nuit, pleine de mystère, image de l’autre nuit éternelle, dont nous ne savons rien,
qui nous guette, nous épouvante et nous appelle… » C’est parce qu’ils pensent toujours
aux ténèbres sans fin dont cette nuit est le symbole, que Lysel et Irène Jaffé sont
bien des personnages selon le cœur de Rod. C’est parce qu’ils mélangent à leurs
impressions les plus enivrées le goût de la cendre, du précaire, de l’incomplet, qu’il
les a dessinés avec tant de complaisance. Il leur a donné ce qui fait le thème
constant de ses créations : l’intensité de la vie sentimentale et morale empoisonnée à
la fois et exaltée par l’attente du dénouement inévitable. Plus il l’est, inévitable,
plus il nous est urgent de ne pas manquer cette courte, cette fugitive opportunité qui
nous est prêtée plus qu’accordée. Les livres d’Édouard Rod — essais de critique,
nouvelles, romans — sont tous imprégnés d’un sentiment issu de cette idée : le besoin
d’une vérité qui nous assure que nous n’avons pas perdu nos brèves et irréparables
années, l’angoisse de rencontrer cette vérité avant qu’il ne soit trop tard. Les
lecteurs habitués à la littérature religieuse reconnaîtront là un des états d’esprit
que les maîtres de l’ascétisme chrétien s’appliquent à cultiver : l’appel à la
conversion par l’épouvante devant l’écoulement hâtif des jours. Qui a pu lire le Panégyrique de saint Bernard, et oublier la page sublime : « Bernard,
Bernard », se disait-il, « cette verte jeunesse ne durera pas toujours… La vie nous
manquera comme un faux ami, au milieu de nos entreprises… Ah ! puisqu’elle est
toujours emportée par le temps, qui ne cesse de nous échapper, tâchons d’y attacher
quelque chose qui demeure… » Mais saint Bernard, mais Bossuet, mais Pascal, mais
Bourdaloue n’avaient pas de doute sur ce quelque chose qui demeure. Le pathétique
d’Edouard Rod, c’est qu’il le cherche, lui, ce quelque chose, sans
jamais être assuré de le trouver. Cette vérité de notre être intérieur, qui fasse
point fixe en nous, où donc était-elle dans cette fin du dix-neuvième siècle français,
dont Rod a si bien connu les doctrines, si intimement partagé les aspirations
contradictoires ? Ses Idées morales du temps présent nous apportent
sa réponse, et c’est le doute, un doute où la hauteur de l’Idéal se mélange à
l’hésitation de l’intelligence.
Il semble bien que telle a été jusqu’au bout l’attitude mentale de Rod et qu’il ne
s’est fixé dans aucun dogme, dans aucune doctrine. Il est allé jusqu’au bord du
catholicisme. Le Sens de la vie contient des pages émues sur
l’Église qui ont pu le faire ranger un instant parmi ceux que l’on surnommait les néo-chrétiens. Deux très bons juges, M. Jules Lemaître et M. l’abbé
Félix Klein, y ont été pris40 : « Elle est immobile et tout passe… Elle a vaincu les
schismes, les hérésies, les incrédulités. Elle a vaincu jusqu’aux germes putrides qui
la décomposaient ; les empires se sont abattus devant elle. Elle brave la Science dont
tous les relatifs se brisent contre son absolu… » Celui qui a écrit ces lignes va
croire. Il croit. Tournez trois pages et écoutez-le : « Je me mis à murmurer des lèvres, hélas ! des lèvres seulement : Notre Père qui êtes aux
cieux. » Rod n’alla jamais plus loin. Il a entrevu pareillement la beauté propre à
l’action. La monographie en deux volumes qu’il a intitulée la Vie privée
de Michel Teissier et la Seconde Vie de Michel Teissier le
démontrent. Oui. L’action le tenta une heure, mais il démêla vite ce qu’elle a de
féroce. Elle lui fit horreur, et c’est là ce qu’il signifie lorsque, à la fin du
second de ces documents, il évoque Michel regardant sa femme et sa fille pleurer front
contre front « Il ne comprit pas le sens profond de leurs larmes. Il ne devina pas qu
elles venaient d’une même source pour aller se perdre dans le même courant, qu’elles
n’étaient qu’un soupir dans la plainte éternelle de celles qui seront
les éternelles victimes de notre égoïsme, de nos ambitions et de nos duretés. »
D’ailleurs, pour agir, quand on a comme lui l’appétit de la vérité, il faut savoir. À
quelle cause se dévouer, quand toutes celles que les hommes défendent ont tour à tour
été éprouvées par l’expérience et condamnées ? Est-il, dans notre littérature
actuelle, une analyse plus pénétrante et plus cruelle des erreurs sociales
contemporaines que l’indocile, qui date de quatre ans à peine ?
Cette pensée inquiète et lucide erre ainsi, d’une extrémité à l’autre du monde des
idées et du monde des faits et jamais elle ne peut ni oublier que tout nous fuit d’une
fuite éternelle, ni prononcer une seule fois cette parole de vérité, dont elle a faim
et soif comme de pain et d’eau ; cet : « icy est fondée la foi
profonde » que la folle espérance de la Renaissance rêvait d’écrire sur les
portes de la Cité de l’avenir. C’est la vieille et désolante inscription, le Lasciate ogni speranza du proscrit Florentin que Rod aurait épelée sur
toutes les murailles d’aujourd’hui ! S’il ne la lit point, s’il ne désespère pas,
c’est qu’il a fini par en appeler de l’intelligence au cœur, et par apercevoir la
vérité de l’âme humaine dans la palpitation même de cette âme. C’est là ce
qu’expriment, avec une poésie singulière, ses deux chefs-d’œuvre, à mon avis du
moins : le Silence et l’Ombre s’étend sur la
montagne.
Plus d’idéologie dans ces deux récits, — et quand je parle du Silence, c’est bien entendu la première des deux longues nouvelles réunies
sous ce titre que je désigne, la seconde étant très inférieure à la première. Les
personnages ne sont plus des intellectuels à la poursuite d’une doctrine. Ce sont des
sensibilités dévorées par la passion, mais pure, mais si dégagée de bassesse que
sentir de la sorte, c’est presque prier. L’énergie des caractères ne se déploie plus
dans les événements. Elle est tout intérieure. Kermoyan et Mme Herdevin, les héros du
Silence, Lysel et Mme Jaffé, ceux de l’Ombre
s’étend, ont concentré leur être le plus secret dans leur puissance d’être
heureux et de souffrir par et pour ce qu’ils aiment. Ce sont des solitaires qui
habitent un cloître invisible, celui qu’ils portent en eux. Ils en sont à la fois les
architectes mystiques et les desservants. L’émotion leur creuse l’âme à une telle
profondeur qu’ils atteignent par elle à cet absolu, que leur père spirituel a
vainement demandé aux spéculations de l’esprit.
Dans ces deux livres, Édouard Rod souhaite visiblement de produire avec de la
littérature une impression pareille à celle que donne un autre art dont il fut un
dévot : la musique. Lui, l’ancien disciple du maître de Médan, c’est l’indéfini, c’est
l’au-delà qu’il cherche maintenant. Il voudrait que sa phrase s’étouffât comme un
soupir, s’attendrît comme un regard, exprimât l’inexprimable de la tendresse et de la
douleur. Il y réussit. Ecoutez Lysel jouer sur le violon, auprès du lit de Mme Jaffé
mourante, des airs composés pour elle : « Ces airs expriment, dans la seule langue
appropriée et accessible à tous, une émotion dont l’intensité ferait
éclater les formes du discours. Tendres, éloquents, parfumés, déchirants, ils
ouvrent comme une échappée sur l’infini de tendresse où se placent deux
cœurs qui ne s’épanchèrent jamais complètement l’un dans l’autre. Leurs notes
vibrent comme des paroles essentielles qui ne seront jamais
prononcées, et dont l’écho pourtant ne s’est pas perdu. Si les sens amortis
d’Irène les apportèrent à sa conscience, elle apprit à ce moment que le
mystère de l’amour et celui de la mort ne s’éclairent qu’en se rencontrant.
C’est en se trouvant ensemble aux heures de l’agonie, quand l’un sent échapper les
dernières gouttes de sa source de vie, quand l’autre aspire en vain à verser dans
cette source tarie les ondes inutiles de son sang, c’est alors que l’on
comprend ce que c’est qu’aimer, ce que c’est que mourir… » Il faut remonter au
Michelet de la mort de Watteau et au Henri Heine du Livre de Lazare
pour trouver des phrases aussi voisines des mélodies d’un Chopin et d’un Schumann,
aussi soutenues par la passion, avec ce qu’elle enveloppe d’indéterminé et pourtant de
si précis. Celui qui a écrit cette fin de l’Ombre s’étend sur la
Montagne fut, ce jour-là, un grand artiste littéraire, dans le meilleur sens du
mot.
Il le fut toujours par les plus nobles vertus professionnelles : l’assiduité du
labeur, la conscience dans la tâche, la richesse de la culture. J’ai dû forcément
négliger, dans ces notes hâtives, bien des côtés du talent d’Edouard Rod. Je n’ai pas
dit combien cet art si exalté, si lyriquement intime était en même temps un art de
mesure et de netteté. Il avait retenu de son passage chez les naturalistes le sens du
personnage moyen, de ce que ces messieurs appelaient dans leur jargon d’atelier : « le
coudoyé ». Il a été préservé ainsi du danger que son Idéalisme lui faisait courir :
celui de la chimère. Même les plus exaltés de ses héros sont bien des hommes
d’aujourd’hui, avec un état civil. Les plus exceptionnels ont une physionomie vraie,
des gestes, un parler de réalité. Je n’ai pas dit non plus qu’à côté du romancier
d’idées et de passion, il y eut chez lui un romancier de mœurs et qui écrivit dans ce
genre des études de premier ordre : ainsi le Ménage du pasteur
Naudié. Je n’ai pas dit la valeur de ses essais de critique. Il restait au
courant de tout le mouvement contemporain et dans tous les sens, depuis la sociologie
jusqu’à l’esthétique. Le scrupule et l’abondance de sa documentation étaient
. Il connaissait, et très bien, pour y avoir séjourné, l’Italie et
l’Allemagne, l’Angleterre et l’Amérique. Il avait appris la France, qu’il possédait
comme un autochtone, et il n’avait pas désappris la Suisse, sa petite patrie, à
laquelle il demeurait fidèle, avec une piété d’autant plus touchante qu’elle était
plus discrète. J’en peux apporter un témoignage personnel. Le hasard voulut que, l’été
dernier, nous nous rencontrâmes à Versailles où nous nous étions retirés tous les
deux, afin d’achever un travail en retard. Rod prenait aux assises de la ville les
notes de son roman judiciaire : le Glaive et le Bandeau. Nous nous
promenions longuement dans le vaste parc, par les fins si douces des belles
après-midi. Nous regardions ces vieux arbres taillés, ces eaux encadrées de statues,
cette nature ordonnée, comme pensée, et nous évoquions nos compagnons disparus qu’il
devait si vite rejoindre. Au cours d’une de ces cordiales causeries, je lui rapportai
le désir exprimé devant moi par plusieurs de mes confrères de l’Académie qu’il fît
comme Cherbuliez et se présentât. Il eût été nommé certainement et je le lui dis. Il
lui suffisait de se faire naturaliser.
« — Il faudrait cesser d’être Suisse », me répondit-il. « Je ne m’estimerais pas de
renier mon pays pour un motif d’ambition. Cherbuliez est venu à la France au lendemain
de la guerre de 70 et de vos malheurs. Cela justifiait tout. Aujourd’hui, il penserait
et agirait comme moi. »
Ce que cette phrase ne rend pas, c’est la simplicité de la voix pour la prononcer, le
regard réfléchi et clair des yeux, cette belle probité tranquille, comme répandue sur
ce visage sérieux. Et je crois le voir encore sourire du sourire gai, presque enfantin
qu’il savait avoir, quand je lui répondis à mon tour :
« — Alors nous vous dirons le mot de Valentine de Milan à Dunois : Vous nous avez été
dérobé !… »
L’œuvre de l’écrivain ne nous a pas été dérobée, elle. Nous la gardons. Elle a sa
place marquée dans l’histoire de la littérature française. J’aurais voulu avoir plus
d’autorité pour le dire, et plus d’espace pour le démontrer.
Messieurs,
L’Académie française, qui s’honore d’avoir compté Alexandre Dumas fils parmi ses
membres, a voulu qu’un hommage spécial fût apporté, en son nom, à ce monument où sont
fixés pour jamais, dans leur énergie méditative, les traits expressifs du maître
disparu. Voici onze ans déjà qu’il nous a quittés, et il nous semble que c’était hier,
tant sa forte personnalité nous demeure présente et vivante. Oui, c’était hier qu’il
arrivait à la salle de nos séances, assidu au petit devoir académique comme à tous les
autres, de son pas alerte malgré l’âge. C’était hier qu’il s’asseyait parmi nous,
cordial, affectueux, simple, j’allais dire désarmé. Dans cette paisible atmosphère
d’étude, il ne comptait que des admirateurs, que des amis. Il le savait, et l’invincible
lutteur, habitué — c’est un de ses mots — à se battre contre la vie tous les jours
depuis si longtemps, se détendait. Son terrible esprit, celui de Jalin, de Ryons, de
Lebonnard, les bretteurs d’épigrammes de ses comédies, s’adoucissait, s’égayait sur ses
lèvres qui n’étaient plus amères. Ses yeux clairs ne lançaient plus leur regard de
défense. L’accent de sa voix était moins mordant, moins gouailleur. Ses dons prestigieux
de conversation se paraient d’une bonhomie charmante. L’auteur acclamé des pièces
fameuses, le polémiste redouté des retentissantes préfaces cédait la place au plus
gracieux des confrères, et s’il en était besoin, au plus dévoué. Aussi l’inauguration de
sa statue est-elle pour notre Compagnie quelque chose d’autre qu’une fête officielle,
comme la journée du 30 novembre 1895 a été autre chose qu’un deuil d’apparat. Ceux qui
ont approché Dumas intimement me comprendront.
Cette grâce et ce dévouement confraternels ne coûtaient pas d’effort au généreux
écrivain. C’était le geste inné de son âme. L’attitude acquise, c’était l’autre,
l’agressive, la railleuse. Par instinct, Dumas avait à un haut degré ce goût passionné
du talent des autres, qui devrait être la plus fréquente des vertus professionnelles.
Toute l’histoire littéraire est là pour nous prouver qu’elle est la plus rare. Ce trait,
le plus séduisant peut-être de cette inoubliable figure, est le seul que j’essayerai de
mettre en lumière. Ce fut aussi le plus méconnu. Et pourtant comme on le discernait
vite, une fois brisé le cercle d’ironie dont il s’enveloppait au regard des
indifférents ! Il a préservé en lui jusqu’à la fin ce sens de l’admiration, qui
s’émousse, qui se flétrit si tôt dans cette desséchante existence parisienne, où une
renommée ne dure qu’à la condition d’être une conquête quotidienne sur les âpretés, sur
les férocités souvent de la plus implacable concurrence. Chez Dumas, cette faculté de
large sympathie s’accordait avec ce qu’il y avait d’opulent, d’étoffé, de magnanime dans
sa robuste nature. La générosité, a dit excellemment M. Charles Maurras, est le luxe de
la puissance. Ce luxe-là, personne ne se l’est permis plus que Dumas, de vingt manières,
et dans l’ordre matériel — que de malheureux l’ont su, qui ne l’ont pas tous répété !
— et, ce qui n’a pas été assez répété non plus, dans l’ordre intellectuel. Il a été
généreux d’esprit envers ses aînés, d’abord. De quel respect pieux sa jeune gloire
entoura leur gloire finissante, vingt passages de ses œuvres en témoignent. Vous vous
rappelez les pages sur Hugo exilé, sur Lamartine vieilli, dans la préface du Fils naturel, et ce portrait de George Sand, de cette promeneuse « aux
cheveux grisonnants sous son petit chapeau de paille » qui descend les marches d’un
perron ? Avec une dévotion émue, Dumas la regarde regarder son rêve : « Elle s’assied
sur un banc de pierre. Elle ne bouge plus. La voilà fondue dans l’immensité. La voilà
plante, étoile, brise, océan, âme… » Quel critique a défini plus justement l’étrange
passivité créatrice de ce génie de femme : « Elle va errer, contempler, écouter ainsi,
somnambule de jour, sans bien savoir ce qu’elle accomplit ?… » Pour
mesurer la profondeur du culte que Dumas portait à la bonne dame de Nohant, il faut lire
la correspondance de George Sand elle-même. Elle l’appelle « mon cher fils » et elle le
morigène avec l’autorité tendre qu’une telle appellation suppose. Elle n’aime pas la Visite de noce, elle lui dit librement pourquoi, librement aussi
pourquoi la fin de la Femme de Claude lui déplaît. Elle lui indique
des sujets à traiter. Il lui soumet l’Affaire Clémenceau, qu’il vient
d’écrire d’un trait, pour qu’elle mette ce livre, l’expression y est, « en bon
français… » Tel l’orgueilleux Dumas était pour les maîtres de la génération qui l’avait
précédé, tel je l’ai vu être pour les grands écrivains de sa génération, à lui, si
prompt à leur rendre justice, sans aucun retour égoïste. Un des beaux souvenirs de ma
jeunesse est celui de ses rencontres avec Renan et Taine, aux « dimanches » de Gaston
Paris, dans cette bibliothèque d’un érudit épris de toutes les supériorités, qui fut,
pendant un quart de siècle, une oasis unique de libre conversation… Je revois, à cette
minute, Renan assis, les mains jointes sur sa poitrine, dans une attitude un peu
ecclésiastique qui lui était familière, et il inclinait, par petites saccades, sa tête
trop forte, tandis qu’il inventait des idées en causant, avec cette ingéniosité dans les
points de vue dont la dangereuse souplesse tenait du prodige. Je revois Taine, maigre
visage consumé de pensée, front creusé de vieil ouvrier littéraire, bon citoyen mourant
de travail au service de la France et dont chaque ride était vénérable comme la
cicatrice d’une blessure reçue à l’ennemi. Et je revois Dumas à côté d’eux, agile,
dégagé, venant du vaste monde au lieu qu’ils venaient des livres, et les écoutant avec
cette déférence si touchante d’un pair à ses pairs. Il savait quel bienfait représente,
pour des écrivains violemment contestés, l’assentiment d’un autre écrivain, qui, ne
travaillant pas dans la même ligne, leur donne mieux l’illusion du jugement de l’élite,
un pressentiment de la postérité, de cet incorruptible avenir, invoqué par le poète sur
son grabat d’hôpital. Ce bienfait, Dumas ne l’a jamais marchandé à ses émules. À ses
cadets, il l’a prodigué.
Il y a, messieurs, dans les Euménides du vieil Eschyle, une phrase
d’une poésie singulière, de cette poésie que les anciens savaient trouver, simple et si
humaine, pénétrée de naïve familiarité et chargée de profonde signification. Athéné
vient d’absoudre Oreste, poursuivi devant son tribunal par les furies vengeresses du
parricide, et elle justifie son indulgence. « J’aime les hommes », dit-elle, « comme le
jardinier aime ses plantes. » Un sentiment très analogue paraissait s’éveiller dans
Dumas lorsqu’il apercevait chez un nouveau venu une promesse vivante, la germination
sacrée du talent, la poussée des œuvres futures. A ses aînés il n’avait pu apporter que
son admiration, à ses émules que son estime. À ses cadets il avait le droit de donner
quelque chose de plus : un secours, un appui, une direction, et avec quel délice il
s’emparait de ce privilège de grand devancier ! Un débutant lui soumettait-il une pièce
nouvelle ? Il faisait mieux que de la lire, mieux que d’en causer avec l’auteur. Si
l’œuvre lui semblait en valoir la peine, il en corrigeait le scénario, il en retouchait
le dialogue, il en récrivait des pages, des scènes, des actes. Les deux volumes qu’il a
intitulés Théâtre des autres représentent une très minime partie de
ces collaborations le plus souvent anonymes et dont il n’a confessé qu’un des motifs
quand il a dit : « Très épris de travail, ne m’équilibrant que par un exercice constant
et varié, passionné pour la forme dramatique, qui donne plus qu’aucune autre l’illusion
de la vie, je ne résistais pas au désir et au plaisir de faire vivre ces enfants qu’on
avait déclarés non viables. » Non, ce n’était pas l’illusion de la vie qu’il
poursuivait ; il conspirait avec la vie même en associant ainsi son intelligence
d’artiste accompli à des intelligences d’artistes inachevés. Il était bien le jardinier
évoqué par Minerve dans le tragique grec, qui se complaît au grandissement de
l’arbrisseau, qui redresse et préserve la fragilité des branches nouvelles, qui hâte et
protège l’éclosion des fleurs, la maturation des fruits. La preuve en est qu’il
dépensait la même sollicitude efficace au service de travaux et d’intelligences qui
n’avaient rien de commun avec l’art dramatique. Un de ses jeunes amis publiait-il un
roman ? De partie en partie, une lettre arrivait, criant aujourd’hui : « Bravo ! »
demain : « Casse-cou ! » Tel épisode manquait-il à la logique, cette qualité maîtresse
de toute œuvre d’art, d’après Dumas ? Il en discutait les données par le ,
s’interrompant de ses propres travaux. Un dénouement ne le satisfaisait pas ? Il vous en
suggérait un autre. Reculiez-vous devant l’audace d’une solution trop dure ? Il vous
faisait honte de votre timidité. Le volume à peine paru, il vous incitait à un nouveau
livre. Sa virile amitié allait plus avant. Il apercevait, avec une lucidité de
diagnosticien moral que l’expérience avait encore aiguisée, tout un avenir dans un
caractère, les éléments favorables ou nuisibles, et gaiement, rudement, délicatement,
brutalement, suivant le cas, il essayait de vous opérer de vos défauts. De ses
disciples, il voulait tout savoir : leur hygiène, leur fortune, leurs habitudes
quotidiennes, leurs crises sentimentales. Je l’entendrai toujours me parler de
l’infortuné Maupassant et de l’influence de Flaubert. Il enviait l’ermite de Croisset
d’avoir connu le romancier adolescent : « Ah ! » s’écriait-il, « si je l’avais eu entre
mes mains, moi, ce jeune homme, une pareille valeur ! » Et il les
dressait, en effet, ces mains puissantes, du geste d’un statuaire devant un bloc de
Carrare où sa vision devine, où elle éveille déjà l’ébauche du dieu, emprisonné dans le
marbre encore informe.
Comment avec une libéralité d’esprit si chaudement, si constamment dépensée pour les
autres, une légende si contraire à la vérité a-t-elle pu s’établir autour de Dumas ? Que
de fois a-t-il été représenté, de son vivant, comme un génie dédaigneux et solitaire,
sarcastique et impitoyable, despotique jusqu’à en être méchant, et contre lequel toutes
les représailles étaient permises ! Il savait cette légende, et, peu de temps avant sa
mort, il constatait la force de la calomnie sans une plainte, avec cette mâle mélancolie
de ses derniers jours, où il entrait tant de pitié pour l’incorrigible ignorance
humaine : « J’ai été outragé », disait-il, « non seulement dans ma vie littéraire, mais
dans ma vie privée, dans mon caractère, dans mes enfants, dans mes amis, par des gens
qui ne me connaissent certainement pas et que je ne connaîtrai certainement jamais… » Il
ajoutait, après avoir déclaré qu’il avait oublié les noms de ses ennemis : « Je suis
trop près de la fin de toutes les choses périssables pour laisser traîner un mauvais
sentiment dans ma vie. » Sublime parole d’indulgence, jaillie comme un testament du fond
d’un grand cœur ulcéré, mais serein ! A cette méconnaissance du véritable Dumas, il y
avait beaucoup de raisons, quelques-unes très personnelles, d’autres très générales. Il
y avait d’abord cette attitude volontiers combative qui lui venait d’un passé trop
malheureux. Il y avait sa hardie franchise, sa fierté intransigeante, son incapacité à
feindre l’estime, à dissimuler l’indignation, et ce je ne sais quoi de chirurgical qui
se dégageait de tout son être, même avec ceux qu’il chérissait le plus : le bleu d’acier
de ses prunelles, la netteté tranchante de sa parole, la morsure aiguë de son esprit Ce
n’était pas de lui qu’on a jamais pu dire, comme d’un autre grand homme trop amoureux de
vogue, qu’il vénérait dans tout visiteur nouveau un claqueur possible. Précisément parce
qu’il aimait les gens pour eux et non pour lui, il ne les flattait pas. Combien n’ont pu
lui pardonner les premières rudesses de ses sincérités ! Il y avait enfin, il y avait
surtout l’éternelle histoire : la malveillance des petites âmes — et elles sont légion —
devant un succès trop prolongé, l’instinctive et basse rancune contre un triomphateur
égal aux faveurs de sa destinée et qui sembla, jusqu’à ses derniers jours, défier même
la maladie, même la vieillesse… Cette envie — osons prononcer l’affreux nom — s’est tue
maintenant et pour toujours. La vérité de la mort a vaincu le mensonge de la légende.
Depuis ces onze années, d’innombrables documents ont été publiés sur Alexandre Dumas
fils. Pas un qui l’ait diminué. L’assemblée qui se presse aujourd’hui autour de ce
monument, atteste l’unanimité de tout ce qui compte en France à honorer ce grand honnête
homme de lettres dans son caractère aussi bien que dans son génie. À cette heure
d’apothéose, au moment où l’on vient de dévoiler cette image de pierre due au ciseau
d’un illustre artiste, nous voudrions dévoiler aussi, nous ses amis, pour la contempler
et pour la montrer, l’image morale que nous portons de Dumas dans le sanctuaire de notre
mémoire. Et nous graverions sur le socle ces simples mots — les vertus qui firent de lui
un confrère excellent et un maître incomparable y sont résumées, que dis-je ? le sens
secret de son œuvre entière : — « Il nous a aidés à valoir mieux. »
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