Vérification de la loi par l’examen de la littérature française
(« il va sans dire qu’on ne nie pas l’existence de chants lyriques », Lanson) ; les uns supposent des cantilènes lyrico-épiques, devenues poèmes par « juxtaposition » ; les autres supposent de « petits poèmes », agrandis plus tard par « étirement ». Le mot étirement est heureux, séduisant ; mais à relire telle épopée, on n’arrive pas à concevoir ce procédé, ni pour le fond ni pour la forme ; considéré de plus près, il ne répond ni à la psychologie ni à l’esthétique. Qu’il y ait eu, à l’occasion, juxtaposition, cela est fort probable ; mais la juxtaposition systématique se heurte aux mêmes difficultés que l’étirement ; les maladresses, répétitions et contradictions dont on fait tant de cas ne suffisent pas à étayer le système ; j’en ai relevé de moins graves, mais de même genre, jusque chez un artiste tel que Flaubert. S’il faut exclure l’étirement et la juxtaposition de « petits poèmes », il ne resterait plus, en admettant des origines épiques, qu’à supposer de véritables poèmes ; il y a à cela une nouvelle difficulté. On s’explique que la poésie lyrique soit demeurée longtemps orale et qu’elle ait disparu sans laisser d’autres traces que des refrains et des motifs ; on s’explique encore que la farce, véritable commedia dell’ arte, n’ait pas nécessité de notation écrite ; mais on ne saurait admettre une floraison épique à l’état oral ; c’est trop demander à la faculté créatrice et à la mémoire du poète. Supposer une épopée contemporaine des événements, c’est se méprendre encore sur la psychologie populaire, sur l’imagination qui n’embellit qu’à distance, par une lente élaboration de légendes4. Toutes les reconstructions systématiques d’épopées disparues (comme celle de Kurth, pour ne citer qu’un nom) pèchent par une accumulation de subtilités ; très ingénieuses dans le détail, elles sont fausses dans l’ensemble. Un autre fait : depuis longtemps on avait remarqué dans l’épopée, telle que nous la possédons, une forte influence cléricale ; je me souviens que, en 1891 déjà, mon maître Henri Morf reprochait un peu à Gaston Paris de n’avoir pas, dans son Manuel, rangé l’épopée dans la littérature religieuse. Étant donné cet élément clérical, on a peine à comprendre comment les clercs, qui nous ont conservé Saint-Alexis, ne nous auraient pas conservé au moins deux ou trois de ces anciens et nombreux poèmes admis par hypothèse, où les preux mettaient leur épée au service de l’Église et couronnaient leur vie héroïque par un édifiant moniage. Cet élément clérical, Joseph Bédier vient de le prouver et de l’expliquer d’une façon lumineuse et rigoureuse, et j’estime qu’après ses travaux l’hypothèse d’une épopée antérieure à la fin du xie siècle est définitivement écartée. — Reste donc à admettre pour la première période une floraison lyrique. En faveur de cette opinion nous avons, non seulement l’élimination nécessaire de la poésie épique et plusieurs raisons générales de logique et de psychologie, mais encore des arguments positifs. Je rappelle brièvement les refrains et les motifs dont Alfred Jeanroy a montré l’importance, les chansons de mai, chansons à danser, que Gaston Paris a ressuscitées en savant et en poète, et enfin les condamnations lancées par le clergé contre les cantica puellarum, turpia, obscœna, qui sont certainement des chansons d’amour. Dans une étude assez brève, mais extrêmement condensée, Francesco Novati vient de réunir tous ces arguments, d’y en ajouter d’autres, et je puis me contenter de citer quelques lignes de ce profond connaisseur du moyen âge français et italien :
« Che la musa plebea non abbia mai taciuto del tutto nemmeno durante il crepuscolo caliginoso e tetro del primordiale medio evo in Italia, è credenza la quale va ogni giorno più conseguendo favore nel mondo degli studiosi, sicchè potrebbesi oramai considerare come fuori di discussione, anche se tornasse impossibile recarne innanzi prove concrete. Fortunatamente, però, le prove non mancano… per dimostrare come non solo in Francia, ma anche nella penisola nostra, in tempi remotissimi, la lirica popolare siasi esercitata in ogni genere di componimenti ; e l’anima delle moltitudini abbia variamente vibrato sotto l’impulso de’ sentimenti eternamente destinati a commuoverla : amore e odio, gioia e dolore, pianto e riso5. »
« son œuvre grossière exprime ce qui va germer et grandir, elle contient l’avenir » (Lanson); de là, malgré la forme épique (influence de l’époque, comme chez Guillaume de Lorris), un véritable sens dramatique, que M. Lanson a très justement noté à diverses reprises. Le théâtre lui-même affirme son existence : il est vrai que nous en possédons bien peu de chose : le Jeu d’Adam, le Jeu de Saint-Nicolas de Bodel, le Théophile de Rutebeuf, le Jeu de la Feuillée et Robin et Marion d’Adam de la Halle. Cependant des témoignages divers nous forcent à admettre un répertoire plus riche, sérieux et surtout comique ; répertoire disparu, parce que sans forme littéraire ; il s’agissait sans doute de scénarios, remplacés par des textes à l’époque suivante qui sera celle du drame. Outre Jean de Meung, trois individualités intéressantes : Jean Bodel, Adam de la Halle, Rutebeuf. L’érudition moderne s’est efforcée de mettre ces poètes en leur milieu, dans leur époque ; avec raison, certes ; ce n’est pourtant qu’un commencement ; si l’on cherchait une fois les conflits de leur personnalité avec l’esprit et avec les formes de leur époque, j’ose croire qu’ils y gagneraient.
« On peut dire que la moitié des pages éloquentes ou des émotions poétiques du xve siècle (comme déjà du xive ) est un produit du patriotisme, l’expression d’un amour nouveau de la France, et de la tendresse ou de l’indignation que les misères des humbles et des laborieux excitent. Christine, Chartier, Maillard ou Menot sont là pour l’attester. »On pourrait ajouter bien d’autres noms encore, par exemple Eustache Deschamps, et, comme essentiel à un autre point de vue : Commynes. L’esprit de cette époque ne saurait être ni lyrique, ni épique ; il va au théâtre. Ici il importe de distinguer deux faits bien différents et dont les effets convergent pourtant : le drame à thèse et le goût du théâtre. Le drame à thèse, tel que nous le trouverons au xviiie siècle et de nos jours, est évidemment le signe le plus caractéristique d’une crise morale ou sociale. Sous la forme qui nous est familière, il semble manquer aux xive et xve siècles. Mais c’est peut-être une question à revoir de plus près. D’abord il y a la sotie, la moralité ; nous n’avons guère de textes antérieurs au xve siècle ; simple lacune qui s’explique par la forme primitive et grossière ; le Jeu du prince des Sots de Gringore (1511) est un exemple de ce que peut l’art d’un individu pour la conservation d’une œuvre8 ; comme fond et tendance les pièces de ce genre ont dû abonder. La sotie et la moralité sont du théâtre laïque, moralisateur, satirique, politique ; le même esprit se retrouve jusque dans le théâtre religieux, où nous voyons trop exclusivement l’élément clérical. Les Miracles de Notre Dame (xive siècle)
« trahissent le désordre moral du temps où ils ont été composés : les papes, les cardinaux, les évêques sont maltraités, chargés de crimes et de péchés : les rois, les juges, sont faibles ou mauvais. Le pouvoir, spirituel ou temporel, n’inspire plus que défiance ou mépris. Là, comme dans les ouvrages du siècle, on sent que la féodalité catholique touche à sa fin » (Lanson). Même en dehors de la critique, il serait utile de montrer ce que la morale des Miracles a de positif et de neuf. Et ce qui est vrai des Miracles l’est plus encore des Mistères du xve siècle. — L’arrêt du Parlement, de 1548, prohibant les mistères sacrés, s’explique par beaucoup de raisons ; on parle surtout des scrupules religieux ; c’est juste ; il semble toutefois que ces scrupules furent bien lents à se manifester et à obtenir une sanction ; on parle du goût littéraire nouveau de la Renaissance ; c’est juste encore, mais la Renaissance n’est pas qu’un fait littéraire, heureusement. Les lois ne font que consacrer une étape dans l’évolution des mœurs ; jamais un arrêt du Parlement n’aurait mis fin aux mistères, si ceux-ci avaient encore répondu à un besoin de l’esprit général (on l’a bien vu au xviiie siècle dans la guerre des théâtres) ; de fait, les mistères végéteront, malgré la loi, pendant une cinquantaine d’années, et s’ils meurent, c’est d’épuisement, de mort naturelle. Une France nouvelle a surgi, le lyrisme a remplacé le drame. Dans l’arrêt de 1548 il faut donc voir un effet beaucoup plus qu’une cause. — Si l’on comparait, à ce point de vue, l’histoire du théâtre français avec celle du théâtre italien, on aboutirait à des résultats très intéressants ; j’en dirai un mot au chapitre III. Tout ce théâtre, religieux ou laïque, sérieux ou comique, souffre d’un défaut : il est sans art ! Tant d’œuvres, tant d’auteurs, un tel engouement du public, et, sauf Patelin, pas une œuvre d’art ! Pourquoi ? Plusieurs ont dit : « Le moyen âge n’a pas connu le souci de l’art. » Erreur profonde, que l’architecture, la poésie des Provençaux, Chrétien de Troyes, Dante, suffisent à réfuter. Le problème est complexe, difficile, mais non insoluble, et certes plus important que l’établissement de tels textes critiques ou la statistique des
« larmes dans l’épopée française9 »… J’espère y revenir dans un autre ouvrage, consacré à l’esthétique ; ici, quoi qu’il m’en coûte de scinder brutalement des questions intimement liées, je ne puis esquisser que le côté social et psychologique du problème. Pour cela, puisque nous sommes nous aussi à une époque où le théâtre est le genre préféré, prenons un peu de recul et demandons-nous : la plupart des pièces que nous applaudissons aujourd’hui, qui nous émeuvent, ne se peut-il pas qu’elles n’aient qu’une valeur relative ? La Barricade et Le Tribun seraient peut-être des moralités ? et Chantecler une sotie ? L’intérêt que tout drame à thèse offre aux contemporains ne suffit pas à expliquer de pareils succès ; il y a autre chose : le goût du théâtre. De peur d’être mal compris, je répéterai qu’aucune époque n’a le monopole exclusif d’un genre. Il y aura à toute heure des amateurs du lyrisme, du roman, du drame ; soit par goût spontané, soit par tradition purement littéraire. Mais enfin le goût du théâtre s’affirme avec une force particulière en de certaines époques, et révèle une psychologie spéciale. Celui qui lit un poète lyrique, s’isole dans sa rêverie ; celui qui lit un roman, prend part à une action… en pensée : celui qui va au théâtre, entre en contact direct avec la masse ; auteur et spectateur obéissent à la psychologie des foules. Tel mot, qui ne frappe point le lecteur, fait un effet profond sur le spectateur ; il y a des choses qu’on lit mais qu’on ne veut point entendre, et d’autres qui feraient fermer un livre et qu’on accepte à la scène. Psychologie morbide qui fait rire telle honnête femme à certaines gravelures, et qui répand sur une salle entière une odeur de luxure ; psychologie puissante qui réveille les consciences et fait passer dans les âmes bourgeoises au souffle d’héroïsme. En bien comme en mal, c’est le même procédé, la même force que nous manions ou subissons sans en connaître exactement la formule. Tel jeune homme, qui, jadis, aurait pleuré avec Rolla, ou conquis Paris avec Rastignac, va maintenant s’étourdir au théâtre, si ce n’est au café-concert, ou même au cinématographe. Distraction facile, émotion violente et passagère, grossissement des vices et des vertus, extériorisation de la conscience, curiosité des conflits, des péripéties, des perversités, et toujours par le contact avec la foule, par la lumière, la forme plastique, la musique, voilà de quoi est fait le goût du spectacle qui, à son degré aigu, se retrouve à toutes les époques de crise morale. Or, qu’on y prenne garde : le concours de toutes ces circonstances, en contribuant au succès passager, constitue un gros danger pour l’artiste, pour les qualités de l’œuvre. — Puis il y a les conventions ; le théâtre ne saurait vivre sans elles ; mais elles sont fort diverses selon les temps. Celles du mistère nous semblent d’énormes naïvetés, des maladresses ; elles froissent notre goût ; celles du théâtre de nos jours ne vaudront pas mieux dans cent ans. À y regarder de près, c’est bien la tragédie du xviie siècle qui, malgré ses « artifices », a cédé le moins aux habiletés, aux contingences matérielles ; et c’est pourquoi la vérité durable y resplendit aujourd’hui encore, simple et nue10. Je devais toucher, en passant, à ce problème d’esthétique ; il importait de constater que la vision dramatique, à elle seule, ne suffit pas pour qu’on fasse œuvre d’art. Cette réserve expresse étant faite, il faudrait rendre justice, plus qu’on ne le fait d’ordinaire, aux qualités dramatiques des mistères, miracles et moralités ; la lecture n’est pas le bon moyen d’en juger ; avec quelques modifications, plusieurs de ces pièces tiendraient fort bien sur les planches. La thèse en a vieilli ; c’est une autre affaire ; et cela augmente leur intérêt historique pour qui étudie la crise de cette ère finissante. Naturellement la poésie lyrique continue à avoir des amateurs ; elle en a même beaucoup ; elle n’est plus qu’une forme figée où des esprits bourgeois accommodent tant bien que mal des idées dépourvues de lyrisme, mais souvent fort intéressantes pour l’histoire des mœurs ; ces « poètes » s’appellent Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps, Christine de Pisan, Alain Chartier, Coquillart. Un grand seigneur, Charles d’Orléans, âme égoïste, légère et gracieuse, survit encore, du moins pour les lettrés, par le seul charme de la forme. — François Villon, le seul poète de cette période et le plus grand de la première ère, est un cas exceptionnel ; on a souvent étudié son individualité ; il reste à dire, par une analyse minutieuse, le conflit de son tempérament avec celui du siècle. Villon n’a pas de disciples ; il n’en saurait avoir. La poésie continue à déchoir fatalement après lui, elle tombe aux mains des grands rhétoriqueurs ; ils en font une science. L’épopée est également en pleine décadence ; on met les poèmes en prose ; ils rentrent ainsi dans ces limbes des légendes d’où ils étaient sortis. On retrouve l’esprit bourgeois, la satire contre la féodalité, contre l’Église et la femme dans les Cent nouvelles nouvelles, et chez Antoine de la Salle ; l’esprit dramatique y perce à chaque instant sous la forme épique. Vers 1520 l’ère féodale et théocratique est achevée ; depuis quelques années la Renaissance italienne apporte à la France, dans un flot de lumière, une vision du monde toute différente ; la Réforme se prépare ; et François Ier inaugure une royauté nouvelle.
« race logicienne…, positive et réaliste…, race de bon sens, les idées la mènent…, plus raisonnable que morale…, elle a le plus vif sentiment de l’unité » (Lanson). Dans cette évolution, il serait absurde de ne pas voir les retards, les heurts, les soubresauts ; toute œuvre humaine demeure imparfaite, relative ; aucune époque ne réalise tout son programme ; chacune reçoit de la précédente et lègue à la suivante des demi-solutions, des idées avortées et surtout des formules qui lurent adéquates et qui gênent maintenant l’évolution normale. De tout ce désordre se dégage pourtant une ligne ; le but suprême de l’historien est de reconnaître cette ligne, qui est le rythme de la volonté humaine. La féodalité, en tant que système contraire à la forte royauté, est finie dès le xvie siècle ; elle dure encore comme noblesse, avec les convulsions de la Fronde, et tombe enfin avec ses privilèges, à la Révolution, devant le Tiers-État ; dès lors elle n’est plus qu’un préjugé. — L’Église, en tant que théocratie, est également finie dès le xvie siècle ; la critique historique de la Renaissance l’a ruinée irrémédiablement ; elle subsiste comme religion, et même comme religion d’État, et, malgré toutes les crises, elle s’accommode plus ou moins aux temps nouveaux ; mais à elle aussi le xviiie siècle porte un coup dont les conséquences se manifestent lentement aujourd’hui. Le principe de la raison universelle est à la base de la royauté absolue ; il atteint son apogée dans la gloire du xviie siècle, et se manifeste avec une évidence particulière dans la littérature qui en raconte les trois étapes.
« Tous les germes furent, non pas, comme on le croit trop souvent, étouffés, mais excités, épanouis par la Renaissance. »En effet, la critique que le xive et le xve siècles font du dogme théocratique et de la féodalité, les travaux de quelques savants français, les progrès nécessaires de l’idée nationale contiennent les éléments d’une transformation ; cependant cette transformation est hâtée, précisée, complétée par la Renaissance italienne sortie elle-même du moyen âge par Pétrarque et en général par le génie intuitif des Italiens. Cette fécondation d’un peuple par l’autre est un spectacle merveilleux ; elle vient à son heure et crée peu à peu entre les nations des dettes d’honneur qui triompheront de la haine et des préjugés. La France, fécondée tour à tour par chacun de ses voisins, a toujours su rendre à tous ce qu’elle avait pris à l’un. La France accepte d’abord en bloc la Renaissance italienne, dont tous les éléments ne convenaient pas également à son génie ; elle traduit, elle imite, puis elle trie et transforme. L’étude des « sources italiennes », à laquelle on se livre depuis quelques années avec succès, est nécessaire ; toutefois, il faudrait ne pas exagérer l’importance de ces emprunts, mais insister au contraire sur ce fait : que la France a réalisé en œuvres ce que les Italiens avaient esquissé en théorie. Pour citer un exemple : Du Bellay a mis en coupe réglée Sperone Speroni ; mais pourquoi la Défense a-t-elle eu un effet que l’œuvre de Speroni n’a jamais eue ? C’est là une question essentielle11. Les idées de la Renaissance italienne, c’est avant tout le culte de la beauté, la joie de vivre, l’individualité, la virtù ; c’est aussi la critique ; mieux encore, chez quelques-uns, le sens de l’histoire ; c’est encore, par Aristote et ses nombreux commentateurs, le principe de la raison, les lois naturelles opposées à la Providence ; en d’autres termes, l’instinct, la nature, et, comme dit Rabelais, Physis opposée à Antiphysie. — Peu à peu l’esprit français fera son choix ; il a son caractère à lui, et l’idée nationale lui impose certaines nécessités. Il réduit le rôle de la beauté ; il discipline l’individu ; il développe la science ; n’ayant pas le paganisme de l’Italie, il appuie sur la raison plus que sur l’instinct, et légitime par elle (selon les tempéraments) la religion, la morale, la politique ou l’art. Tout cela ne va pas sans tâtonnements, sans luttes ni sans contradictions intimes. Cette première période est une fermentation ; mais un fait domine : une foi immense en l’avenir. Pour établir, par la littérature, le bilan des idées de cette époque, il faut remarquer les traductions (Amyot), les adaptations (La Boétie), la fondation du Collège de France ; puis, à des titres fort divers (je cite les noms sans commentaire, mais en groupes par ordre déterminé) : Rabelais ; Marguerite de Navarre et Calvin ; Estienne et Pasquier ; Maigret ; Ronsard et Du Bellay ; sans oublier la querelle très significative sur le mérite des femmes. Quant à Montaigne, il mérite, plus tard, une place à part. L’histoire littéraire, proprement dite, doit débuter par François Rabelais. Ce géant hérite du passé, un peu par hasard, une forme épique, populaire, où il met, dans un désordre qui n’est qu’apparent, tout son tempérament, tout son savoir, toutes ses idées et tout l’esprit de son époque. Je me garderais bien de comprimer cette œuvre immense dans le casier d’un système ; mais enfin Rabelais est surtout un poète, et chez ce poète le lyrisme abonde et surabonde. Son livre est un acte de foi, un hymne à l’avenir. Lyrique, la lettre de Gargantua à Pantagruel ; lyrique, le rêve de Thélème ; lyriques, les chapitres sur les dettes et la solidarité humaine, sur le pantagruélion, et la réponse de Bacbuc. L’action épique du Pantagruel est bien peu de chose ; on la résume en trois lignes, et je sais plus d’un homme qui, ayant mal lu Rabelais, est très surpris d’un si gros livre, d’une telle célébrité, pour un sujet si mince. Rabelais ne se raconte pas ; on le médite et on le savoure, jusque dans le plus petit détail. Ce qui l’explique, ce qui le justifie, ce qui l’immortalise, c’est son souffle d’espérance, le souffle lyrique. Le lyrisme domine toute cette période ; timide encore chez Marot, plus vigoureux mais souvent maladroit chez les poètes de l’école de Lyon, chez Marguerite de Navarre, il s’affirme triomphant avec Ronsard, Du Bellay, et, sans nommer ici les poetæ minores, l’Agrippa d’Aubigné des Tragiques (
« chef d’œuvre de la satire lyrique », Lanson). Je me suppose des lecteurs à qui ces noms suffisent pour en évoquer d’autres ; des lecteurs à qui les œuvres et les tempéraments du xvie siècle apparaissent dans la fraîcheur de leur printemps. Une histoire littéraire, telle que je la rêve, dirait toutes les nuances de cette foi nouvelle, d’où la nature et l’amour, les hommes et les dieux sortirent rajeunis. Ici je ne puis donner que des indications sommaires. Le lyrisme domine aussi toute la tragédie de la Renaissance, de Jodelle à Montchrétien. Cela a été si souvent remarqué que je ne m’y arrête pas. Un seul fait : l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550) n’a pas encore, dans la plupart des histoires littéraires, la place qu’il mérite ; l’idée de donner au théâtre religieux (mistère) la forme de la tragédie, était intéressante et pouvait être féconde en d’autres temps ; son échec au xvie siècle fait ressortir d’autant mieux l’importance du lyrisme. J’ai eu cette bonne fortune d’assister à une représentation de l’Abraham, devant la société protestante de Paris : à la scène le défaut essentiel apparaît beaucoup mieux qu’à la lecture ; il y a là une douleur poignante, mais pas de conflit dramatique ; la volonté de Dieu est indiscutable et insondable ; sans rapport, pour nous, avec les caractères ; Abraham s’y soumet aussitôt « avec obéissance » ; Isaac de même ; il n’y a qu’un court instant de lutte morale, et cette lutte est extériorisée, donc affaiblie, par le personnage de Satan. Les beautés de cette tragédie sont dans les prières, actions de grâce, appels de secours, chants de triomphe ; c’est exactement l’esprit du temps, au point de vue huguenot, et cette foi est si grandiose qu’elle émeut aujourd’hui encore quiconque a une foi, quelle qu’elle soit ; c’est un phénomène de pur lyrisme. L’épopée de cette période n’a pas de quoi nous arrêter. La Franciade, en tant qu’épopée au sens étroit du mot, ouvre une série néfaste que nous retrouverons au xviie siècle ; en tant que poème, ses beautés sont lyriques.
« De l’éloquence en vers… ; Ronsard n’avait à aucun degré le sens épique ; son génie est tout lyrique » (Lanson). De même pour l’essai du protestant Du Bartas, La Semaine :
« une collection de morceaux… et tous ces morceaux sont descriptifs » (Lanson). Comme aux périodes précédentes, je mets à part la nouvelle (Heptaméron, etc.). Une étude psychologique et esthétique sur la nouvelle est nécessaire, pour y faire la part du drame, de la satire, de la mode et, souvent, d’une insuffisance de moyens. Montaigne fait la transition de cette première période à la deuxième ; il faut bien le dire : ce grand artiste du détail, ce charmeur exquis, n’a pas su faire œuvre d’art, si la composition est essentielle à l’art ; et ce sceptique apparent, qui se délecte aux contradictions de l’individu, mène insensiblement à l’empire absolu de la raison. Qui lit Montaigne par fragments, de ci, de là, ne voit en lui que le xvie siècle ; qui le lit en entier y découvre en germe tout le classicisme. D’ailleurs il dépasse le classicisme, comme Pascal dont il faut toujours le rapprocher ; mais enfin il le prépare, et d’autant plus sûrement qu’il n’en a pas l’air.
« la nationalisation de la Renaissance ». Cela est vrai de tous les domaines. L’unité s’impose partout, d’un commun consentement, par une même tendance des esprits, et se légitime par la raison universelle. Ordre et discipline. En politique, après Richelieu et Mazarin, Louis XIV ; en littérature, l’Académie et Boileau ; en religion, la défaite du protestantisme, dont la Révocation n’est que le dernier acte ; en philosophie, Descartes. On peut ne pas aimer le xviie siècle ; il faut l’admirer ; c’est un des plus grands siècles de l’histoire. Ces énergies d’un peuple entier tendues vers le même but, dans un même esprit, sont l’affirmation solennelle du génie français ; cet effort assure à la France une suprématie intellectuelle séculaire qui est aujourd’hui encore une avance ; il donne sa direction durable et logique à l’action française dans l’œuvre humaine. Balzac, Chapelain, Descartes, Pascal, Bossuet, Boileau, tant d’autres encore, voilà les ouvriers, modestes ou éminents, de la pensée classique. Pour ce qui concerne les notions raison, nature et vérité, au xviie siècle, je renvoie au Boileau de M. Lanson et à Brunetière. La connaissance exacte de ces notions est indispensable. Ce grand siècle est épique. De toutes les « énormités » de ma thèse, je sais bien que celle-là paraîtra la plus énorme. Je prie le lecteur de bien vouloir suspendre son jugement, faire abstraction pour un moment du mode habituel de considérer le xviie siècle, et d’examiner sans parti pris les considérations que j’ai à lui soumettre. Commençons par nous débarrasser de l’épopée au sens étroit de ce mot, du genre de La Pucelle d’Orléans. C’est ici, hélas, une des grosses erreurs de la Renaissance, dont la poésie a souffert longtemps, dont l’histoire littéraire souffre encore. Dans son admiration fanatique pour les Grecs et les Latins, la Renaissance a prétendu rompre avec le moyen âge et recommencer l’antiquité. Pour les idées, cela lui était impossible, heureusement ; pour les formes, ce fut plus facile. Avec une naïveté qui serait touchante si elle n’avait été si funeste, on étudia chez Homère, plus encore chez d’autres qui ne le valent pas, la formule de l’épopée : le choix du sujet, la conduite de l’action, le rôle du merveilleux, la qualité des personnages, les épisodes, la forme métrique, tout cela fut établi en règles précises12 ; et la forme tua l’esprit. Ronsard avait commencé avec La Franciade ; d’autres suivirent, de plus en plus nombreux ; Chapelain promit le chef-d’œuvre ; n’était-il pas très savant ? Il l’était trop. Et cette formule de l’épopée s’imposa même à Voltaire. Exemple instructif entre tous pour qui étudie les traditions académiques, les conflits de la forme et de l’esprit. M. Toinet a dressé récemment la liste des « épopées » au xviie siècle ; ce travail est méritoire, bien qu’il ne mentionne que des œuvres oubliées à juste titre ; il montre l’étendue du mal. Ceux qui, devant ces poèmes insipides, répètent que « le Français n’a pas la tête épique », obéissent encore au même préjugé des « genres » que Chapelain, s’attachent à une ombre, à un simulacre, et ne voient pas le roman, forme moderne de l’épopée. Parmi tous ces auteurs d’« épopées » au xviie siècle, plus d’un talent sans doute fut étouffé par la forme ; mais l’hypothèse est de celles dont la preuve est malaisée. Toutefois, ces œuvres, mortes pour nous, que furent-elles en leur temps ? Leur nombre révèle-t-il une mode, un goût du public ? — elles auraient alors une valeur relative —, ou dit-il simplement une manie des auteurs ? La question mériterait d’être étudiée. Quoi qu’il en soit, la mode fût-elle prouvée, je n’en fais pas état ; la vogue du roman suffit à ma démonstration. Il n’est pas sans intérêt de constater que les études modernes les plus complètes sur le roman français au xviie siècle ont pour auteurs des Allemands : Körting, von Waldberg, Küchler ; la critique française est évidemment influencée par la tradition qui n’admire au xviie siècle que Corneille, Racine et Molière. — Le roman du siècle n’a qu’un chef-d’œuvre : La Princesse de Clèves ; j’y ajouterais presque La Chrysolite de Maréchal. Mais comme il est riche en œuvres intéressantes ! combien son développement est spontané, logique en sa variété ! combien grande sa valeur relative, et surtout quel succès auprès du public ! De d’Urfé à Mme de La Fayette, soit qu’on passe par Camus, Gombauld, Maréchal, Gomberville, La Calprenède, Mlle de Scudéry, et tant d’autres (roman sérieux, idéaliste), ou par Sorel, Tristan, Scarron, Furetière, et encore tant d’autres (roman réaliste), c’est une évolution où l’héroïsme, la sentimentalité, la psychologie, l’histoire, les mœurs du temps, la satire, se combinent à des degrés divers, en des formes variées, pour aboutir à La Princesse de Clèves. Il se dégage, de cette richesse, une impression de vie, de spontanéité, bien plus grande que de la tragédie. Quant au succès de ces romans, on l’a déjà relevé à l’occasion, mais d’une façon insuffisante. Encore un travail utile à faire, dont le résultat n’est pas douteux pour moi. Qui l’entreprendra sans parti pris, verra crouler les jugements traditionnels, et comprendra par exemple l’importance de Mlle de Scudéry dont nous ne lisons plus que les Conversations ; on lui reproche d’avoir fait des romans pseudo-historiques, d’une longueur démesurée ; mais si pour ses lecteurs cette convention était transparente ? et s’ils retrouvaient en elle l’idéal de l’époque ? Nous préférons aujourd’hui la brièveté du drame, de la nouvelle ; n’oublions pas la relativité des goûts, et que même le théoricien Chapelain avouait se complaire à la lecture des vieux romans. Je vais plus loin : l’esprit romanesque du temps, il est tout dans Corneille. Comme nous touchons ici, bien certainement, à la plus grosse difficulté de ma méthode, je renonce forcément à la brièveté habituelle de mon exposé. Le problème historique se complique, ici plus qu’ailleurs, de questions esthétiques ; voici, sous une forme concise, les faits que je soumets à la réflexion : 1º la tragédie (en sa formule classique : vers, cinq actes, unités, sujet et personnages nobles, etc.) est une « forme » spéciale du drame, forme naturelle et rationnelle dans l’antiquité13, étroite et vieillie pour l’esprit moderne, mais imposée par la tradition académique, et viable d’ailleurs pour le génie d’un Racine ; de fait, plus d’une « règle » de la tragédie s’explique par les exigences de l’intensité dramatique ; Brunetière l’a fortement démontré en théorie, et, avant lui, Dumas fils en pratique ; de nos jours, Ibsen. Quoi qu’il en soit, cette forme spéciale fut l’idéal de tous les théoriciens du xviie siècle ; voulue ostensiblement par Richelieu, elle eut la faveur de la société lettrée, fut cultivée par une quantité de poètes de talent qui y mirent tout leur art, et quel est le résultat de cet effort immense ? Corneille et Racine (et, par moments, Rotrou). Certes, c’est beaucoup, et cela suffit à prouver que la tragédie était viable malgré les défauts intrinsèques de sa forme ; pourtant, à côté de Corneille et Racine (qui sont des cas spéciaux, je le prouverai tout à l’heure), il n’y a rien, pas même des œuvres de valeur relative, rien que de la rhétorique. N’y a-t-il pas là matière à réfléchir ? — 2º l’épopée (au sens strict, le « grand poème » de Du Bellay) est également une « forme » spéciale du genre épique, imposée par la tradition académique. Elle aussi est recommandée, à l’exclusion de toute autre, par les théoriciens, et pratiquée par un grand nombre de poètes. Par le merveilleux chrétien aussi bien que par la mythologie elle contredit au goût moderne et surtout à la vraisemblance si chère à l’esprit français. Était-il possible de renouveler cette forme dans un esprit moderne ? Je me garderais bien de le nier, pourtant je n’en trouve aucun exemple dans la littérature française14. Pour l’épopée, toutes les recettes et tous les efforts aboutissent à un fiasco. — 3º le roman par contre, méprisé par les théoriciens, délaissé par les artistes purs, se développe en dépit de tous les obstacles ; il produit non seulement, en quantité, des œuvres de valeur relative, mais aussi de celles qu’on relit aujourd’hui avec plaisir ; il est le grand succès du siècle, et je pourrais le prouver par des textes nombreux. Bien plus ; il envahit la tragédie ! À l’époque de la Renaissance, la tragédie était souvent une élégie ; au xviie siècle elle est surtout romanesque. M. Lanson observe avec raison que Hardy fournit au public de l’Hôtel de Bourgogne
« un divertissement à son goût par les pastorales et les tragi-comédies…, et il les fit si bien agréer, par la variété romanesque des intrigues, qu’elles parurent jusque vers 1640 devoir exclure la tragédie de la scène ». Le théâtre de Théophile, de Racan, de Mairet, de Gombault, de Tristan, n’est-il pas foncièrement romanesque ? Celui qui embrasse dans leur ensemble ces trois séries de faits, y voit aussitôt un contraste frappant : malgré les théoriciens et les efforts des lettrés, malgré l’exemple de Corneille, Racine et Molière, le théâtre du xviie siècle manque de vie dramatique et n’est que du roman comprimé dans une forme académique ; et d’autre part, malgré l’idée fixe du « grand poème » et malgré le dédain que les lettrés affectent à l’égard du roman, c’est bien au roman que va la faveur du grand public. Il y a là un problème à reprendre entièrement. J’ai cité déjà et citerai encore quelques observation de M. Lanson qui confirment ma thèse presque involontairement ; je pourrais aligner aussi une quantité de témoignages du xviie siècle, dont on n’a pas remarqué l’importance, parce que notre façon de concevoir la littérature de cette époque ne s’est pas encore libérée de préjugés traditionnels. Nous sourions de Chapelain, de Boileau, mais nous obéissons à leurs formules. Victor Cousin n’a exploité les romans de Mlle de Scudéry que pour en tirer des portraits de grandes dames… Avec un peu de patience, et un jugement plus libre, on trouvera bien autre chose dans le roman du xviie siècle. — On a reconstruit toute l’histoire du théâtre au xviie siècle, on en a montré les étapes par Hardy, par Mairet, par l’Académie ; mais on s’est attaché trop exclusivement aux formes et à la fameuse règle des unités ; quand on compte les œuvres réalisées, les œuvres vraiment dramatiques, sans se laisser éblouir par trois grands noms, on a le sentiment très net de l’avortement d’un idéal académique, idéal contraire au goût véritable du public. Toutefois, il y a ces trois noms ; chacun d’eux représente un cas particulier ; ces trois cas confirmeront ma thèse de trois façons. Corneille. Faut-il protester une fois de plus contre la vieille phrase qui dit : « Corneille montra les hommes comme ils devraient être, et Racine… etc. ? » Chacun d’eux a décrit les hommes de son temps, en s’efforçant de ramener le type à l’universel, et Corneille y a peut-être moins bien réussi que Racine ; d’où chez celui-ci une impression de vérité plus générale, et, chez celui-là, de vérité plus rare. On a déjà relevé la ressemblance qu’il y a entre le Romain de Balzac et celui de Corneille, la quasi-identité des notions raison et volonté chez Descartes et chez Corneille ; on pourrait faire bien d’autres rapprochements encore, et en particulier avec Mlle de Scudéry. — Tout ce qu’il y a de violent, de chevaleresque, de romanesque dans l’esprit du temps, on le trouve chez Corneille, ainsi que cette raison d’État que Madeleine de Scudéry proclame hautement malgré ses sympathies pour Condé et Mlle de Longueville. La raison d’État, qui s’impose avec une évidence aussi absolue, mène à l’héroïsme, qu’il ne faut pas confondre avec le tragique ; elle est aussi peu « dramatique » que la volonté de Dieu dans l’Abraham de Bèze.
« Je le ferais encor, si j’avais à le faire ».—
« Je vois, je crois, je sais, je suis désabusée »; les traits de ce genre abondent chez Corneille ; ils suppriment toute lutte intime ; le conflit naît de l’intrigue et l’intrigue est romanesque ; de là le grand embarras de Corneille devant les trois unités, trop étroites pour son action compliquée. Sans cette complication, le caractère cornélien serait une ligne droite dans l’absolu. Si l’offenseur de Don Diègue n’était pas, par hasard, le père de Chimène, que serait Le Cid ? Si Camille n’était pas, par hasard, fiancée à un Curiace, elle applaudirait au triomphe de son frère, et alors… ? Et si le hasard n’avait pas donné à Rodogune des jumeaux ? Jusque dans Cinna et Polyeucte on trouve du pur roman ; les nombreuses tragédies de la décadence, et les comédies, montrent mieux encore le fond romanesque de l’imagination de Corneille. — Mais le sublime ? Le
« qu’il mourût »?, le
« moi, dis-je, et c’est assez »? Qu’on y prenne garde : ce ne sont pas des mots tragiques, sortant des abîmes de l’âme, comme il y en a chez Racine, chez Dumas fils ; ce sont des mots éloquents, savamment amenés par des questions rhétoriques, des mots dont M. Rostand a la recette. — Loin de moi l’idée de dénigrer le vieux Corneille ! à être vu sous l’angle où je le présente ici, il ne perd rien de sa grandeur morale, de sa mâle beauté ; au contraire il y gagne en vérité humaine, et ses défauts même éveillent la sympathie, étant le conflit d’un génie épique avec une formule dramatique. De cette forme trop étroite pour lui, son obstination a fait un corset d’acier, dans lequel il a sanglé les énergies de son époque, les nobles ambitions de son génie, si bien qu’aujourd’hui encore le héros cornélien, dans sa raideur héroïque, personnifie la Volonté du bien. Le spectacle est trop rare pour qu’on en sourie. — À remarquer dans Le Cid la beauté lyrique des adieux de Chimène et Rodrigue, et le succès (qui dure encore par tradition) de ce morceau épique :
« Nous partîmes cinq cents. »Qu’on reprenne chacune de ces tragédies, avec leurs ténébreuses conspirations, leurs amours surhumaines, leurs grands coups d’épée, leurs exemples d’inflexible volonté et l’on comprendra à la fois l’enthousiasme des contemporains et la réaction souvent injuste de ceux qui, trompés par la forme, cherchent chez Corneille ce qu’il ne pouvait donner. Racine. Celui-là est poète souverain. Dramatique sans effort, lyrique délicieusement, polémiste et pamphlétaire, savant et amoureux, il eût fait des chefs-d’œuvre dans le roman psychologique, si sa forte culture classique ne l’eût fait céder tout naturellement à la tradition lettrée qui mettait la tragédie bien au-dessus du roman. Je ne vois qu’une seule raison de le regretter : c’est que son exemple maintint pour tout le xviiie siècle l’illusion de la tragédie, et nous valut Rhadamiste et Zénobie, Œdipe, Mahomet, etc. Mais que ne pardonnerait-on pas pour une seule œuvre de Racine ! — Le public ne connaît que ses tragédies ; à l’étudier de près, son génie dépasse de beaucoup les limites du théâtre ; il faut le voir en Acante dans la Psyché de La Fontaine, lire ses vers, ses lettres, ses commentaires des auteurs anciens ; et l’on découvre chez lui toutes les émotions, toutes les sensibilités et toutes les intelligences. Sa tragédie, d’un calme apparent si classique, ouvre alors un monde en raccourci ; cette forme étroite ne l’a point gêné ; il était de ces génies qui, par un art merveilleux, entrent en toutes choses, et plient toutes formes à leur pensée ; qui sont forts sans violence, ardents sans rhétorique, profonds sans obscurité. Je sais bien qu’en Allemagne il souffre encore de l’étrange incompréhension de Lessing, qu’on y parle encore de la « froideur doucereuse » de Racine ; il y a pourtant, depuis quelques années, une réaction en sa faveur ; en France même, il semble qu’on découvre en lui un homme nouveau. De fait, ce poète, qui fut si bien Grec et Français, est encore si profondément universel que, de siècle en siècle, on retrouvera son œuvre sans une ride, dans l’éternelle beauté de la vérité. — Je fais un effort de volonté pour demeurer fidèle à mon programme, ne dire de Racine, comme des autres, que ce qui touche étroitement à mon sujet, et je constate un fait important : Racine ne fut pas compris de ses contemporains. La guerre sourde avec Corneille est bien connue, elle n’est qu’un symptôme ; il y a plus que la rivalité de deux auteurs, il y a l’opposition de deux systèmes : le roman (action compliquée, extérieure) et le drame (action simple, intérieure). On comprendrait aisément une préférence personnelle de Mme de Sévigné pour le vieux Corneille ; on comprendrait à la rigueur un succès passager de Pradon ; mais cette opposition presque générale ? ces échecs répétés ? cette cabale constante ? le succès de Quinault, de Pradon, de Campistron, de Crébillon ? M. Lanson l’a dit :
« Prenons le témoignage des contemporains : Quinault les satisfaisait, et Racine leur fit l’effet d’un brutal. »Et ailleurs :
« Quinault montre à bâtir un roman héroïque et galant : car le vide de ces tragédies ne peut être rempli que par les complications romanesques. »De là les préfaces amères de Racine ; de ce découragement résulte sans doute, en partie, son retour à la religion. Tout ce problème, souvent esquissé, est à reprendre avec soin en détail. Si Racine échappa donc personnellement, par son génie, à l’esprit épique de l’époque, il n’en fut pas moins victime de cet esprit, en se heurtant à l’incompréhension, à une opposition systématique qu’il nous est facile de blâmer à distance, mais qui s’explique. Nous-mêmes, n’en faisons-nous pas autant, à l’égard de bien des contemporains, sans le savoir ? « Del senno di dopo, son piene le fosse. » Le cas de Racine, qui semblait une difficulté, vient donc confirmer ma thèse, comme une contre-épreuve. Molière apporte une confirmation d’un autre genre. Avant lui, il y a la farce et la comédie « régulière » ; ni l’une ni l’autre ne sont du vrai théâtre. J’ai dit précédemment que la satire est de toutes les époques, qu’elle se glisse dans tous les genres, dans toutes les formes ; c’est elle qui donne un succès passager aux fabliaux, à la farce, sans qu’on puisse tirer de ces formes rudimentaires une conclusion quelconque sur le genre épique ou dramatique. Au xvie siècle, la « forme » comédie passe d’Italie en France, comme la tragédie, par la tradition lettrée, et c’est d’abord du théâtre factice. Puis la farce tend à s’introduire dans la comédie, comme le roman dans la tragédie ; on donne souvent l’appellation plus noble de « comédie » à ce qui n’est qu’une farce, une sotie, à ce que nous appellerions une revue, une pochade, un simple tableau de mœurs. Ce n’est pas encore du théâtre ; il y manque les caractères, les situations, la péripétie ; c’est un amusement. Et tous les contemporains de Molière en sont restés là. Molière, lui aussi, a commencé par la farce ; même Les Précieuses ne sont guère autre chose ; jusqu’à la fin de sa vie il n’a pas dédaigné la farce ; mais il a su aussi, par la fusion harmonieuse et infiniment variée d’éléments divers, s’élever jusqu’aux Femmes savantes, et insuffler à la « comédie » la vie dramatique. Comme Racine, il est au théâtre un créateur de génie ; et il a ce bonheur que n’a pas Racine, d’être aujourd’hui universellement admiré. Cette admiration va même si loin dans l’absolu, qu’elle néglige tout un côté de Molière, le drame du poète lui-même, et je n’entends pas par là les déboires du mari. Notre amour respectueux nous fait passer légèrement sur des faits que nous connaissons pourtant : Molière comédien, bouffon, tendant le dos au bâton, aux coups de pied, faisant pleurer le public par ses pitreries, Molière-Géronte, Molière-Dandin, Molière-Jourdain et Molière-Argan ; puis Molière amuseur du roi, bâclant en hâte des impromptus et des comédies-ballets, glissant Tartufe entre Le Médecin malgré lui et Amphitryon, et par contraste Molière rêvant de tragédie, écrivant Dom Garcie de Navarre… Qu’est-ce à dire ? Que Molière ne fut pas pour ses contemporains ce qu’il est pour nous. Il fut pour eux un amuseur, plaisant aux uns, honni des autres. Cette qualité d’amuseur fut sa plus sûre garantie, une condition d’existence ; quand il cessa de rire, on lui refusa la sépulture des chrétiens. Or, rire était bien dans son tempérament ; il a au plus haut degré ce don du comique, où la réalité et la fantaisie, le déjà vu et l’imprévu vous soulèvent dans une saine gaîté, dans une allégresse absolue de l’esprit ; mais il a autre chose encore : il a la compréhension des douleurs humaines, la vision très nette de nos conflits avec la société, avec nous-mêmes, de nos pauvres illusions, de la jeunesse qui fuit, de la raison qui s’écroule aux pieds de l’amour… ; et Molière, le grand comique, aurait écrit les drames les plus poignants, si son époque avait aimé le drame et s’il n’eût pas dû être un amuseur… Il a frôlé le drame dans Tartufe, dans Le Misanthrope, dans Le Bourgeois gentilhomme, dans Le Malade imaginaire, ailleurs encore ; ce drame, il l’a vu, mais n’a voulu montrer que la comédie. On l’a constaté souvent ; on ne s’est pas demandé : pourquoi ? Plus exactement : les uns ont blâmé Molière de ses dénouements bouffons ou providentiels, les autres l’ont loué d’avoir su rester dans la comédie, de n’avoir pas mêlé les « genres » ! La vérité est ailleurs, me semble-t-il. De par son tempérament, de par sa philosophie, de par ses expériences personnelles, Molière portait le drame en lui ; il l’aurait créé, lui qui a pris tant de libertés avec les formes et les combinaisons d’éléments, s’il y avait été encouragé. Mais, devant ce public qui trouvait Racine brutal, qu’on se représente Tartufe triomphant, Alceste marié et trompé par Célimène, Trissotin épousant Henriette, Argan aux mains de Béline ! Ç’eût été, en plein xviie siècle, de l’Ibsen et du Strindberg. Il faut avoir suivi de près le travail créateur d’un artiste, connaître l’influence du Salon sur un sculpteur, sur un peintre, lire par exemple la correspondance de Flaubert, pour savoir ce que peuvent sur une œuvre d’art les critiques, les encouragements, l’esprit ambiant. Les artistes sont des sensitives ; un mot leur ouvre un horizon ; un froissement leur en ferme un autre. Nous voyons tout cela chez nos contemporains, mais nous acceptons les œuvres du passé comme si la Providence les avait voulues telles ! Nous combinons savamment leurs éléments les plus visibles, en une équation toujours juste, qui n’est qu’un cercle vicieux ; nous disons a + b + c = Racine ; ou Molière ; et nous ignorons leur vie intime, qui fut de possibilités comme la nôtre, et les souffrances dont leurs œuvres sont un fruit, et tout le jardin fleuri dont elles ne sont qu’un bouquet. Mais à revivre ces œuvres par la sympathie qui devine, comme l’apôtre Jean, autant que par la science qui demande à toucher, comme Thomas, on y découvre une beauté nouvelle, et l’on revoit le poète, penché sur l’œuvre aimée qu’il sait incomplète et dont il dit lui-même :
Je conclus : si grande que soit l’œuvre de Molière, il avait en lui de quoi faire autre chose encore, le drame même. L’esprit de son temps ne l’a pas voulu, et n’a vu en lui qu’un amuseur ou un pamphlétaire. S’en est-il rendu compte lui-même bien nettement ? Nul ne sait ; ce serait une douleur à ajouter aux autres ; mais ne le plaignons pas… ; il sourirait, héroïque comme au soir de sa mort. Dans la période qui nous occupe, le genre dramatique présente donc trois cas particuliers, trois grandes individualités, dont chacune offre un problème à reprendre avec une méthode nouvelle. En dehors d’elles, rien, absolument rien, si ce n’est des œuvres de tradition académique, dont l’intrigue romanesque plut aux contemporains, mais qui sont pour nous des œuvres manquées. Le contraste de cette pauvreté avec l’exemple donné pourtant par Molière et Racine est significatif pour l’esprit du temps. Et le genre lyrique ? Régnier, d’Aubigné, Théophile sont les épigones de la période précédente. Après eux, peu de chose. Malherbe n’a pas tué la poésie lyrique, elle mourait d’elle-même ; la poésie de salon, qu’elle soit pompeuse ou légère, est sans valeur pour nous. Le lyrisme du siècle est dans Racine, dans Pascal et surtout dans La Fontaine. À ne considérer que la forme des Contes et des Fables, on pourrait ramener La Fontaine au genre épique. Ce serait méconnaître singulièrement son originalité. Sans doute, il a souvent le souffle épique ; il est de son temps par là comme par ses poésies légères et ses essais au théâtre ; mais l’essentiel chez lui, c’est une individualité qui échappe à tous les cadres, qui demeure même unique dans l’histoire des littératures. M. Lanson fait à son sujet une remarque importante :
« La Fontaine a quarante-sept et cinquante-sept ans, quand il publie ses deux principaux recueils de Fables. C’est tout juste le contraire de ce qu’on attendrait d’un génie naturel et facile : la poésie de La Fontaine est l’œuvre de sa maturité déjà avancée. Il lui fallut le temps de se reconnaître : lentement, péniblement, il s’est mis en possession de son originalité, après avoir tâtonné et erré ».Cette remarque est si juste, que j’abandonne au lecteur le soin de voir combien elle concorde avec tout ce que j’ai dit déjà sur la genèse d’une œuvre originale dans un milieu qui ne lui est point favorable. Le lyrisme de La Fontaine est épars dans toutes ses fables, qui sont aussi, considérées dans leur ensemble, une épopée, une comédie, un drame. Qu’on les prenne dans cet ensemble, ou isolément, elles sont une affirmation de l’art souverain, qui crée avec de vieux matériaux, qui renouvelle toutes les formes, qui est bien de son temps et de sa race, mais qui resplendit de vérité pour tous les temps et pour l’humanité. Je cite une fois de plus M. Lanson, à propos des contemporains du fablier :
« Ces mondains subissaient, sans trop se rendre compte de leur impression, le charme complet de cette poésie qui, en leur parlant toujours de l’homme, leur faisait voir toute la nature, l’immense, la multiple nature, et qui mêlait l’effusion lyrique à la précision narrative ou dramatique. Ils s’abandonnaient à cette séduction, à ce je ne sais quoi si puissant et si doux… Par une exceptionnelle et heureuse dérogation aux procédés habituels de leur esprit, ils le sentaient mieux qu’ils ne le définissaient ».— À remarquer toutefois l’attitude de Boileau, non comme homme, mais comme critique officiel. Ce xviie siècle, si riche en œuvres et en hommes, nous montre mieux que toute autre époque l’action combinée de trois forces souvent contraires : l’esprit général de la période (qui est épique), la tradition savante (qui enseigne le culte de la tragédie, de l’épopée, et qui donne les règles précises de ces « formes »), l’individualité (qui tend à la liberté) ; de là les résultats les plus variés, dans les œuvres de valeur relative comme dans celles de valeur absolue ; par exemple : le moule rigide étouffant l’esprit (épopée) ; la forme nouvelle et vivante (roman) ; la forme vidée (lyrisme) ; la forme en conflit avec le contenu (tragédie romanesque), mais galvanisée par le génie héroïque (Corneille) ; l’art suprême, original, s’harmonisant avec la tradition savante, méconnu du public (Racine) ; ou se créant une forme personnelle (La Fontaine) ; l’individualité du précurseur, arrêtée à mi-chemin, révélant un monde en fait, et un autre en puissance (Molière). Action, réaction, influences réciproques : toute la vie avec le désordre apparent de ses variations, dans l’ordre profond des lois générales ; et problèmes toujours nouveaux pour quiconque se débarrasse des idées toutes faites, des classifications en usage. Le déterminisme nous a par trop habitués à considérer chaque auteur comme le produit fatal de son époque et de son milieu ; il est temps de rendre toute sa valeur à la personnalité, en conflit avec son temps et son milieu. Dans cet exposé sommaire, la tradition que j’appelle savante, ou académique, ou littéraire, s’est manifestée surtout comme une influence fâcheuse. Il serait injuste de n’en voir que ce côté ; elle fut aussi pour la généralité, et surtout dans certains cas, une haute discipline de l’esprit ; elle donna à toute la vie intellectuelle du xviie siècle une tenue qui est en fin de compte une qualité de fond ; ce serait une belle tâche que d’en dégager l’essentiel, ce qui nous en demeure acquis grâce au travail de plusieurs générations, et aussi ce que nous en avons perdu par le journalisme hâtif, par l’arrivisme démagogique et par l’esprit facilement ordurier des boulevards ; mais ce sujet, même si je ne faisais que l’esquisser, nous entraînerait trop loin ; il me suffit de l’avoir indiqué, comme un complément nécessaire à ma synthèse. Il touche de près à une autre question : cette tenue du xviie siècle, que je viens de louer, on y voit souvent de la raideur, un manque de naturel ; la discipline semble de l’absolutisme, en littérature comme en politique et en religion. Cette façon de voir est une « illusion optique ». Faute de recourir aux auteurs mêmes, à force de lire les mêmes « morceaux » dans les anthologies, les mêmes citations et les mêmes jugements dans les histoires littéraires, à force de substituer notre goût, notre nature et notre raison aux notions du xviie siècle, nous transformons l’unité de l’époque en uniformité, dans nôtre admiration autant que dans notre critique. Il est temps de réagir. À y regarder de près, le siècle fut extraordinairement riche en individualités ; mais les plus grands esprits se soumirent spontanément à la discipline de la raison universelle ; ils sacrifièrent à la société, à un idéal d’autorité, non pas leur vigueur, mais leurs petites « opinions particulières » ; ce n’est pas lâcheté, c’est, je le répète, un sacrifice. Sans doute, cette discipline fut un obstacle au développement de génies hors cadre, tels que Dante ou Shakespeare ; on peut le regretter à certains égards, mais on voit bien ce que la nation y a gagné. Le xviie siècle est un siècle d’action, et, nécessairement, de concentration. Après avoir parcouru le domaine des œuvres purement littéraires, il faudrait reprendre, en dehors de la question des genres, quelques-uns de ceux que j’ai nommés les ouvriers de la pensée classique. Je me borne ici à deux ou trois noms, accompagnés de brèves remarques. Je mettrais Pascal, résolument, au rang des moralistes, et non dans un chapitre de « prosateurs ». J’ose d’autant plus le dire, que j’ai pour lui, depuis vingt-cinq ans, un culte particulier. Pascal parmi les « écrivains en prose », à son rang chronologique ? Non ; d’abord il est poète ; il est surtout le penseur toujours vivant de l’angoisse humaine. Si grand qu’ait été son souci du style et quelle que soit la valeur de ce style, faire de Pascal un auteur littéraire, c’est se méprendre sur son intention dernière. Que, dans une histoire de la langue, on nomme Pascal comme on nomme Calvin, ou, en Allemagne, Luther, soit ; qu’on le prenne, après Descartes, et par opposition à lui en le rapprochant de Montaigne, comme un représentant insigne de la pensée française au xviie siècle, et qu’on dise à propos de lui toute l’importance du Jansénisme dans la littérature de l’époque, cela est nécessaire ; mais, pour l’essentiel, qu’on le remette dans son domaine, parmi les moralistes ; non dans l’art qui resplendit en œuvres définitives, mais dans la pensée qui cherche la voie, comme un pilote dans la nuit. De même il faut mettre à part, hors de la littérature proprement dite, Bossuet et Fénelon ; Télémaque, si intéressant comme satire, est étrangement surfait comme œuvre d’art. Un véritable déblaiement s’impose, dès qu’on appelle littérature ce qui a une intention d’art, ce qui agit comme tel, et non pas tout ce qui est simplement « bien écrit » au service de la morale, de la science ou de la politique15. La Rochefoucauld est-il un moraliste ? Répondre oui, c’est lui faire peut-être trop d’honneur. Il me semble être surtout un grand seigneur dilettante, très élégamment paradoxal ; si vraiment
« les Maximes sont comme le testament moral de la société précieuse » (Lanson), je les mettrais malgré leur date (1665) parmi les « documents » qui expliquent la fin de cette période, juste avant Fontenelle, et préparant La Bruyère qui, lui, fut un artiste, quoique incomplet. Son art fait précisément qu’on voit surtout la valeur absolue des Caractères ; leur valeur relative est considérable : La Bruyère nous peint la fin d’une époque, il fait deviner la suivante et en a déjà l’esprit dramatique. M. Lanson dit en termes très justes :
« Il fait la transition de Molière à Lesage… ; ce don qu’il a de trouver le geste, le mot, qui contiennent tout un homme, résument toute une situation, c’est le don essentiel du romancier naturaliste ou encore, si l’on veut, de l’auteur dramatique16. »Enfin, la querelle des Anciens et des Modernes, quoique terminée provisoirement en douceur, est significative et fait bien la transition entre l’époque où la raison universelle créa des œuvres jusqu’à l’épuisement et cette autre époque où la même raison universelle va s’acharner à une destruction qui est une délivrance.
« le chef-d’œuvre du réalisme dramatique…, avec une verve âpre et triste, en sorte que l’on a peine à rire » (Lanson), et le Théâtre de la Foire, peu connu, sans valeur littéraire, mais dont les historiens savent l’importance. — Et c’est à travers tout le xviiie siècle un succès grandissant du théâtre, une profusion d’auteurs, dont aucun n’atteint au chef-d’œuvre, mais qui tous valent plus que les contemporains de Molière et de Racine. Ils ont quelque chose à dire. Comédie larmoyante ou tragédie du genre Mahomet ou Brutus, tout s’adresse, on le sent bien, à un grand public, dont ces œuvres disent le conflit intérieur, les confuses aspirations. La forme qui conviendrait, celle du drame moderne, est esquissée en théorie par Diderot, ébauchée en pratique de-ci, de-là, mais ne se réalise pas entièrement, tant est forte la tradition ; Voltaire lui-même, le grand démolisseur, est l’esclave le plus académiquement respectueux de la tragédie « classique ». Ce théâtre, assez médiocre en esthétique, a d’ailleurs une vie intense pour l’historien. Voici Dancourt, Destouches, Gresset (dont Le Méchant, 1745, est si significatif), Marivaux, La Chaussée et toute la comédie larmoyante, les « tragédies » de Voltaire ; voici Diderot, Palissot, Sedaine, Mercier, et enfin Beaumarchais qui sonne au théâtre le tocsin de la Révolution. Le succès du genre dramatique sous toutes ses formes, le goût du théâtre, nous sont attestés non seulement par le nombre des œuvres et des auteurs, par des témoignages contemporains, mais encore par la querelle des théâtres, par la lutte incessante contre les privilèges du Théâtre-Français. Dans le lyrisme, il y a des versificateurs nombreux, mais pas un poète, sauf Diderot et Rousseau, qui écrivent en prose, et, tout à la fin, André Chénier. Des précurseurs. Dans l’épopée, écartons naturellement les poèmes du genre de La Henriade. Il reste Gil Blas, deux romans de Marivaux, et l’immortelle Manon ; Crébillon fils, Laclos, Restif de la Bretonne ne sont que des « documents » ; sous des allures scientifiques, l’érotisme de nos jours leur a valu un regain de succès. — Les autres romans et contes de cette période sont nettement philosophiques, à tendance ; la forme littéraire y est le véhicule d’une thèse ; ainsi les Contes de Voltaire, et même La Nouvelle Héloïse où pourtant le souffle lyrique est déjà sensible. Paul et Virginie est l’idylle d’un précurseur romantique. Montesquieu ne touche à l’histoire littéraire proprement dite que par les Lettres persanes. Sa place, très grande, est dans une introduction sur les conditions générales de l’époque. Des Lettres il faut remarquer qu’elles contiennent en germe ses autres ouvrages ; elles sont d’ailleurs une « forme » bien intéressante ; c’est du roman satirique, fantaisiste, naturaliste, et c’est de la comédie ; comme une première esquisse de Peints par eux-mêmes. L’œuvre de Diderot caractérise mieux que toute autre l’anarchie de cette époque ; l’Encyclopédie ne suffisant pas à son activité, Diderot fait du théâtre, du roman, de la critique, et partout il abonde et surabonde en idées géniales, sans jamais trouver la forme adéquate. Son inspiration, en ce qu’elle a d’essentiel, est d’un poète, et ce poète est un volcan, ardent et fumeux. Son meilleur drame est… Le Neveu de Rameau ; son poème, c’est Le Rêve de D’Alembert. Reste Jean-Jacques. Son génie à lui seul remplit de haine et d’amour toute la seconde moitié du xviiie siècle. De nos jours, personne n’a mieux affirmé sa puissance, n’a rendu un plus grand hommage à son action persistante, que, sans le vouloir, M. Jules Lemaître. Oui, ce républicain, ce « vicaire savoyard », cet enfant de la nature, ce révolté, ce pauvre, c’est un étranger, un Helvète, un montagnard ; mais il s’est donné à la France, comme à la nation d’avant-garde, et il a fécondé la France, comme la Renaissance italienne l’avait fécondée au xvie siècle ; et c’est par la France qu’il a conquis le monde. Marié à Fribourg, avec la Merceret, il y aurait vécu en petit bourgeois fantasque et grognon ; Paris lui a révélé son génie. On a reconstitué tous les détails de sa rupture avec Voltaire ; on retrouve aujourd’hui les détails des machinations de Grimm et de Diderot ; cela est intéressant, mais au fond, qu’importe ? D’une façon ou de l’autre, la rupture était inévitable. Rousseau, le sentiment, devait tôt ou tard se séparer des Encyclopédistes, le rationalisme. Eux, ils s’acharnaient au présent, sans sortir de la formule usée ; ils démolissaient, faisant œuvre nécessaire mais en soi inféconde ; lui, il regardait à l’avenir ; ils avaient le savoir ; il avait la foi ; eux demandaient des réformes ; Rousseau portait en lui la Révolution, un monde nouveau. C’est pourquoi il vit encore, à notre époque de crise plus que jamais, ayant toujours contre lui les réactionnaires, et pour lui les croyants. Il a parlé pour plusieurs siècles, et son œuvre est loin d’être accomplie. — Qu’on relève chez lui, tant qu’on voudra, des erreurs de faits, des exagérations, des lacunes morales ; cela n’a plus aujourd’hui que bien peu d’importance. Rousseau demeure le libérateur. Depuis plus de cent ans, de Pestalozzi à Tolstoï, les âmes les plus nobles se sont embrasées à sa flamme. J’ai mis les Encyclopédistes dans l’introduction à cette troisième période, en les excluant (sauf Diderot) de la littérature proprement dite ; on me donnera aisément raison ; mais peut-être trouvera-t-on que j’ai fait à Voltaire une place trop petite, et à Rousseau une place trop grande. C’est que l’œuvre de Voltaire (dont je vois l’immense importance sociale) appartient en grande partie, elle aussi, à l’introduction ; en littérature, La Henriade, les tragédies et comédies, les poèmes et poésies de genres divers, sont des formes vieillies ; certes, j’admire l’infatigable et universelle curiosité de Voltaire, la perspicacité de sa critique, les efforts qu’il fit pour comprendre Dante et Shakespeare, mais d’autre part je constate que, malgré tout son esprit et malgré la limpidité cristalline de son style, Voltaire ne s’est guère soucié de la beauté. Il n’a fait œuvre d’art vraiment originale et durable que dans ses Lettres et surtout dans ses Contes. Mais Rousseau lui aussi, dira-t-on, fut propagandiste beaucoup plus qu’artiste. Je ne le concède pas volontiers. Il y a entre ces deux hommes une différence profonde : Voltaire, c’est le bon sens ; Rousseau, c’est la poésie. On a dit (dans une intention de critique) que l’Émile est le roman de l’éducation, comme le Contrat social est le roman de la société humaine ; romans ? mieux vaudrait dire : poèmes. La Nouvelle Héloïse et Les Confessions sont aussi des poèmes. Chez Rousseau tout se tient dès le premier Discours ; l’œuvre entière est animée d’un souffle qui va renouveler la littérature. Ce souffle est lyrique ; Rousseau est le père du Romantisme.
« Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée… ») révèlent à Augustin Thierry sa vocation d’historien ; et c’est une chaîne ininterrompue qui va de Thierry à Guizot, à Tocqueville, à Michelet, à Fustel de Coulanges, à Taine et à Renan ; c’est aussi par une intuition d’abord toute poétique que Gregorovius, un soir, sur un pont du Tibre, conçoit son Histoire de Rome. Libre aux historiens positivistes de sourire, ils ne seraient pas sans ces divinateurs. — La bourgeoisie et le peuple pénètrent dans la littérature ; on dirait une sève printanière qui reverdit et fleurit un arbre desséché. C’est dans tous les cœurs une exubérance d’énergies, de foi, d’amour ; un grand élan vers une nature que l’orage a ressuscitée ; et comme la réalité politique refoule ces énergies et que d’aucuns s’imaginent reconstruire la Bastille, toutes les forces affluent à l’art, à la poésie, au lyrisme. Les idées et les sentiments, dans leur infinie variété, sont chez Rousseau, Mme de Staël, Chateaubriand, Cousin, Lamennais, Lacordaire, Michelet, Quinet, Jouffroy, Proudhon. Les poètes lyriques de cette période sont encore dans toutes les mémoires et dans bien des cœurs. Le premier en date est un prosateur, Chateaubriand ; pour en faire un plagiaire, il faut être cruellement philologue ; l’œuvre de Chénier, posthume, vient à son heure ; et c’est enfin l’éclosion magnifique de Lamartine, Vigny, Hugo, Musset, pour ne nommer que les plus grands. Ici, l’esprit de l’époque a trouvé, créé, sa forme adéquate ; ce sont des œuvres d’absolue beauté. Ailleurs, il y a le plus souvent conflit entre la forme et l’esprit. Ainsi dans le roman. Les beautés des Martyrs, de Corinne, sont lyriques surtout et se détachent du récit. Lyriques les romans de Victor Hugo (de cette période), de George Sand (première manière), de Nodier, de Gautier, d’autres encore. Par contre, chez Benjamin Constant, chez Sainte-Beuve, le « sentiment » est analysé déjà avec une précision qui annonce le roman psychologique ; et Stendhal et Balzac, malgré leur romantisme encore très sensible, sont les véritables précurseurs de l’époque suivante. La guerre déclarée aux classiques obligeait les Romantiques à affronter le théâtre ; il fallait vaincre Corneille et Racine ! Question de tactique. Pour nous qui n’avons plus besoin de soutenir Hernani contre les classiques, qui voyons Ruy Blas alterner avec Andromaque au Théâtre-Français, nous osons dire que le théâtre de cette période est tout, sauf dramatique. Il serait même intéressant de rapprocher ces deux génies : Corneille et Hugo, qui font du théâtre malgré eux, qui émeuvent à force de puissance et par des procédés semblables ; l’un par l’invention romanesque, l’autre par l’imagination lyrique, mais tous deux par des caractères simplifiés jusqu’à l’abstraction, ils construisent des « situations » atroces autant qu’invraisemblables et tranchent le nœud gordien par un acte d’héroïsme. — Chatterton est également du pur romantisme ; même Dumas père, qui était pourtant un vrai dramaturge, concède une place trop grande à des éléments contraires à l’action dramatique. Tout ce théâtre, si riche en beautés de tout genre, n’a qu’un défaut : malgré la démonstration en trois points de la préface à Cromwell, ce n’est pas du théâtre.
« Avec le démesuré, l’incohérence : histoire et philosophie se gênent ; ou l’individu périt, ou le symbole s’obscurcit. L’un des éléments fait obstacle à l’autre, si le poète n’intervient sans cesse pour dégager le sens du spectacle : et l’on a ainsi un poème épico-lyrique plutôt que dramatique » (Lanson). Musset absolument à part ; il a l’imagination, le sentiment, la psychologie, le dialogue, la force (dans Lorenzaccio), et toujours la vérité dans la fantaisie ; mais on sait qu’il écrivit ces comédies sans penser à la scène, pour être imprimées, et que son premier succès est de 1847.
« Il est lyrique sans mélange », dit M. Lanson ; pourtant je vois chez lui une puissance latente de dramaturge ; son théâtre est unique en France et s’adresse à un public restreint de purs lettrés19.
« Ces romans, drames, voyages, mettaient V. Hugo sur la voie du lyrisme épique. En un sens, Notre-Dame de Paris et Les Burgraves sont les deux premiers chapitres de La Légende des siècles. »Il écrit maintenant Les Châtiments, Les Contemplations, La Légende des siècles, Les Misérables. — Mérimée mérite une place à part, par la qualité très spéciale de son art ; chez lui, la puissance du raccourci rapproche déjà l’épopée du drame. — Enfin Flaubert inaugure la série des grands romanciers ! Romantique dans Salammbô, dans La Tentation, il a créé avec Madame Bovary (1857) le chef-d’œuvre du roman réaliste, qui lui valut les critiques qu’on sait et la cour d’assises ; ce procès ne fut pas rien qu’une erreur ; il fut un malheur pour Flaubert et pour la littérature ; il ne serait pas bien difficile de montrer, par la correspondance et par d’autres documents, que la sévérité des considérants, la lâcheté des critiques et des éditeurs, ont fait dévier Flaubert de sa ligne droite ; la haine du bourgeois nous a privés d’autres chefs-d’œuvre ; et c’est ici, sous une forme nouvelle, un exemple à ajouter à ceux de Molière et de Racine : de l’inintelligence du public à l’égard d’une grande individualité, et de l’influence de ce public sur l’artiste ; l’exemple est différent en ce sens que Flaubert était du moins dans le « genre » de son époque ; il fut ainsi un précurseur, malheureux personnellement, mais suivi bientôt d’une école illustre : Zola, les Goncourt, Daudet, Maupassant. Quand on dit « école » il faudrait naturellement faire bien des réserves et des distinctions, que je ne puis développer ici : Zola, ce
« grand poète épique » (J. Lemaître)marchant bientôt, pour son malheur et le nôtre, au roman « expérimental » ; les Goncourt tombant dans l’impressionnisme ; Daudet réintroduisant dans le naturalisme une sensibilité exquise ; Maupassant demeurant le seul disciple direct de Flaubert, avec une variété qui dépasse Boccace, et une forte sobriété qui touche au drame. — Le roman, si puissamment lancé par de tels maîtres, va continuer dans la période suivante, avec une orientation nouvelle. Aux épopées de Victor Hugo, déjà mentionnées, s’ajoutent celles de Leconte de Lisle, de Coppée, de Richepin et aussi plusieurs poèmes petits ou grands de Sully Prudhomme qui disent l’ascension de la volonté humaine vers l’Idéal20. La poésie des Parnassiens, même quand elle est lyrique, tend par principe à l’objectivité qui analyse et qui décrit, à l’impassibilité qui serait la négation du lyrisme…, si elle se réalisait ; mais le sentiment persiste ; uni à la science, il nous vaut chez Sully Prudhomme une œuvre extraordinaire, où le penseur a concentré, comme en un élixir, toutes les douleurs et toutes les espérances humaines. Pour la généralité toutefois, le lyrisme se fige, dans son inspiration et dans ses formes, ce qui expliquera la réaction des symbolistes et verslibristes. — Banville, Gautier, Baudelaire, Richepin représentent, chacun à sa façon très personnelle, la décadence du romantisme proprement dit. Au théâtre, la réaction de Ponsard n’est qu’un essai, sans portée. De tous les auteurs dramatiques, deux seuls nous intéressent, mais ceux-là sont considérables : Augier et Dumas fils. Tous deux protestent contre le romantisme et le mêlent pourtant à leur réalisme ; Dumas y mêle même une bonne dose de romanesque. Comme dramaturges, ils devancent la troisième période ; comme moralistes, ils sont bien de leur temps ; précieux à consulter. La valeur absolue de Dumas ? La sympathie que j’ai pour ses idées (et qui n’a rien à voir ici) me trompe peut-être ; à si brève distance il est difficile de discerner… Je vois bien, sous la verve spirituelle, les trucs et les ficelles, et pourtant il me semble un maître trop dédaigné aujourd’hui. Il serait intéressant de montrer comment et pourquoi il en revient peu à peu aux « unités » tant honnies21 ; comment chez lui la thèse, sauf de rares exceptions, ne nuit pas à la vérité des caractères ; de fait, ses personnages sont vivants pour qui les a vus une fois : la baronne d’Ange, Denise, Francillon, M. Alphonse. — Laissons de côté Sardou qui n’est qu’un Hardy plus habile et plus heureux ; sa réclame a trompé le public et l’a peut-être trompé lui-même. Mais Becque ! Les Corbeaux sont de 1882 ; La Parisienne, de 1885 ; celui-là avait de quoi devenir le maître du théâtre contemporain. Pourquoi ne l’est-il pas devenu ? Le problème est à étudier ; je rechercherais chez Dumas et chez Becque la bonne influence « littéraire » de leur époque, cette « tenue » dont je parlais à propos du xviie siècle ; et, par contraste, je montrerais l’habileté facile et le bluff chez Sardou, qui, hélas, a fait école. Pourquoi lui plutôt que les deux autres ? Cela s’explique par les conditions générales de la troisième période.
« La forme grave et supérieure de notre intelligence, c’est l’esprit d’analyse, subtil et fort, et la logique, aiguë et serrée : le don de représenter par une simplification lumineuse les éléments essentiels de la réalité, et celui de suivre à l’infini sans l’embrouiller ni le rompre jamais le fil des raisonnements abstraits ; c’est le génie de l’invention psychologique et de la construction mathématique. »Rassemblant ces remarques qui semblent éparses, revenons-en à la grande ligne de l’évolution. La littérature, il importe d’y insister, est à la fois effet et cause ; elle exprime un état des esprits, et contribue à transformer cet état ; c’est ainsi que, par la précision des mots et des formes, par le nombre des auteurs et par le goût du public, elle établit, mieux que les « documents » historiques, les phases successives des conditions politiques et sociales dont elle est l’expression. Les « documents » sont indispensables, comme explication et contrôle ; mais leur nombre même déroute souvent, sans compter les lacunes et les falsifications ; c’est en outre une matière dont la signification réelle pour le moment où le fait se produisit est fort difficile à évaluer ; puisque même les statistiques exactes de nos jours sont trompeuses, que dire alors des « faits » du passé ? Entre la défaite d’Azincourt (1415) qui est un « fait » et la victoire de Formigny (1450), qui est un autre « fait », il y a Jeanne d’Arc ; comment expliquer la Pucelle et son action ? Les problèmes de ce genre abondent ; c’est que la réalité morale, intimement liée à toute la vie d’un peuple, et facteur essentiel de cette vie, échappe à l’analyse des documents. Elle se manifeste dans la littérature, par des indications expresses, et mieux encore par des révélations inconscientes dont l’importance n’apparaît que plus tard à l’historien. Quand l’expression littéraire est générale, parce que conforme à l’esprit du peuple, qu’elle s’inspire surtout de logique, et que, sociable, elle tend à l’universel, comme c’est le cas en France, la littérature devient une démonstration lumineuse, qui éclaire toute l’histoire. D’autres peuples, comme la Grèce, la Rome antique, n’ont guère connu qu’une seule ère bien nette ; d’autres encore, comme l’Italie ou l’Allemagne, ont été singulièrement entravés dans leur développement normal ; chacun de ces cas est un problème à étudier à part ; il faut voir quelles forces ont contrarié, suspendu l’action de la loi d’évolution. Ce sont là des questions que nous retrouverons dans nos conclusions. La France a déjà vécu trois ères, les a vécues jusqu’au bout, et tout permet d’espérer que, surmontant la crise actuelle, elle entrera bientôt dans une ère nouvelle. J’ai déjà dit en passant, et nous redirons bientôt ce que d’autres peuples ont fait pour l’humanité. Remarquons dès à présent que la primauté intellectuelle de la France, indiscutable pendant les deux premières ères, nous apparaît beaucoup moins nette au cours de la troisième ; pour diverses raisons : cette époque est trop près de nous pour que nous puissions en voir l’essentiel ; la science des faits les plus minimes nous cache le mouvement des idées ; enfin, le développement d’autres nationalités (et surtout de la nation allemande) a créé une littérature européenne où la France ne règne plus en maîtresse absolue ; mais son rôle au xxe siècle n’en demeure pas moins très particulier, même là où elle ne fait que reprendre des méthodes ou des idées allemandes. — On peut dire de la France qu’elle n’est pas mystique, ni passionnée, ni artiste par intuition ; elle n’est pas créatrice, mais elle est l’éducatrice ; logique, elle dégage des idées latentes ce qui est essentiel, et le met en lumière pour tous ; pratique, elle le réalise ; puis, éprise de justice et de vérité jusqu’au fanatisme, elle constate la première l’insuffisance des réalités présentes, et dans son généreux enthousiasme elle semble se déchirer elle-même, en formulant l’angoisse générale, comme elle avait trouvé hier la formule de l’ordre et de la discipline. De cette angoisse même naîtra quelque part la foi nouvelle, dont elle refera un monde. Ainsi s’expliquent ces contradictions apparentes de la France, qui lui aliènent tant de sympathies et lui valent aussi dans le monde entier une si ardente reconnaissance : intolérante et généreuse parce qu’elle vise à l’universel, inconstante dans les formes et tenace dans le fond, détruisant pour rebâtir, mangeuse d’hommes et semeuse d’idées, elle est intellectuelle avant tout et concentre les forces vives de la province vers Paris, le cerveau. — Une promenade de deux heures dans Paris est la plus vivante des leçons pour qui sait évoquer l’âme des choses. De la Montagne Sainte-Geneviève, du Panthéon où repose Hugo, le prophète, allez aux galeries de l’Odéon où se feuillettent par milliers les livres nouveaux, puis, par le quartier des Écoles, descendez au quai Voltaire, flânez en bouquinant, et, passant la Seine, remontez par le Louvre, le Théâtre-Français, le Palais-Royal, le quartier du Temple jusqu’au Père-Lachaise ; redescendez par le Faubourg Saint-Antoine à la place de la Bastille, et enfin, du haut des tours de Notre-Dame, ou des jardins où furent les Tuileries, regardez le soleil se coucher derrière l’Arc de Triomphe ; et vous revivrez en raccourci toute l’histoire de Paris, ville du livre lumineux et du pavé sanglant, d’où l’idée prend son essor vers l’humanité. Cet effort immense, que la littérature nous atteste et nous explique depuis huit cents ans, inspire le respect, l’admiration et l’amour. Il est à lui seul une réponse à ceux qui craignent comme à ceux qui espèrent peut-être de voir la France disparaître. Cet effort est un fait indestructible de la civilisation, une partie intégrante de la conscience humaine. Et cela seul importe. Que les peuples se succèdent, pourvu que l’effort continue ! A supposer un seul instant qu’au cours d’une nouvelle invasion de barbares un autre peuple vienne un jour remplacer en France ceux qui sont aujourd’hui les Français, le vainqueur subirait l’influence de cette terre privilégiée et faillirait à l’honneur s’il ne reprenait à son tour la tradition intellectuelle, en perpétuant ce nom sacré : la France.