ministre et secrétaire d’état, commandeur des ordres du roi, &c.
“Tel, dit M. de Fontenelle, qui, par les partages de sa famille, n’avait que la moitié ou le quart d’un vieux château, allait quelque tems courir le monde en rimant, & revenait acquérir le reste du château”.Ces Troubadours parurent d’abord sous le regne de Louis le Débonnaire, & devinrent célebres sous celui de Hugues Capet. Ils composaient dans l’Idiome de leur Province, c’est-à-dire en Provençal, ou en Languedocien. Alors fleurissait en Provence la Cour d’Amour, tribunal dont les Troubadours consignaient les jugemens. On commença aussi à versifier en Langue Romance, langage barbare qui ne semblait guere présager la Langue des Quinaut & des Racine. Un Comte de Champagne, Thibaut V, devenu ensuite Roi de Navarre, protégea les Poëtes & cultiva lui-même la Poésie. On l’a surnommé le Chansonnier, eu égard à ses chansons, & le Grand en faveur de ses vertus. On sait quelle fut sa passion pour la Reine Blanche de Castille, mere de Louis IX. On a cru long-tems qu’elle était l’héroïne des vers de Thibaut ; mais on en veut faire aujourd’hui un problême comme de la Corrine chantée par Ovide. Quelle que soit cette héroïne, voici comment le Prince la chantait :
On peut, sans doute, rapporter au même tems ces anciens fabliaux dont il reste des copies à la Bibliotheque du Roi. On y trouve les premieres traces de cette naïveté qui plaira toujours, & qui parut être long-tems le seul caractere de notre Langue. Enfin, comme l’a dit Despréaux :Et grand affolageMais tel servage
Villon écrivait sous le regne de Louis XI qui lui sauva la vie. Il ne fit pas de meilleurs vers que ses prédécesseurs, mais il donna plus de régularité à ce qu’il faisait. Il s’attacha, par préférence, à la Balade, sorte de Poëme inventé sous Charles V. René d’Anjou, Roi des deux Siciles & Comte de Provence, en composa dès-lors plusieurs. Un Prieur de Sainte Genevieve de Paris en donna depuis un Traité qui a pour titre, Art de dicter Balades & Rondels. On voit que le Rondeau est à-peu-près de même date que la Balade, & il faut y renvoyer aussi le Triolet. On attribue l’invention du Virelai aux Picards. Du reste, les plus grands efforts du génie consistaient alors dans quelques jeux poétiques, où l’on employait des mètres aussi différens que ridicules. Telles étaient ces différentes sortes de rime, annexée, batelée, brisée, enchaînée, couronnée, &c. Voici un exemple de la derniere.
En voici un de la rime enchaînée. C’est moins un enchaînement des rimes que celui du sens & des mots.Mais dessous la cordelle d’elle
La rime nous vient des Goths qui l’employaient dans leurs vers. Elle fait un des principaux ornemens des nôtres, & ce serait les appauvrir beaucoup que de l’en bannir. Elle supplée à la cadence des mots qui est moins sensible dans notre Langue que dans la Grecque & la Latine. On a voulu introduire la rime dans les vers Grecs & Latins ; mais elle y figure aussi mal que les ïambes & les spondées dans les vers Français du vieux Baïf. Le regne de François I vit l’art des vers porté beaucoup plus loin par Clément Marot & Melin de Saint-Gelais, tous deux encore cités aujourd’hui. Marot avait plus d’enjouement & Saint-Gelais plus de douceur. On le surnomma l’Ovide Français. Un tel éloge paraît aujourd’hui bien outré. On se borne maintenant à lire quelques-unes de ses Epigrammes, tandis qu’on lit encore & les Epigrammes de Marot & quelques-unes de ses Epîtres. Il se forma sous le regne de Henri II une société de sept beaux esprits qu’on nomma la Pleyade. Les prétendus astres qui la formaient ne brillerent pas tous du même éclat. On y comptait Belleau, que Ronsard a surnommé le Peintre de la nature & qui l’imitait avec assez de graces ; Ronsard lui-même, qui essaya d’enrichir notre Langue & qui la rendit encore plus barbare ; Dorat, qui obtint le surnom de Pindare Français, pour avoir fait cinquante mille vers Grecs ou Latins ; Baïf, qui essaya d’introduire dans les nôtres la cadence & la mesure des précédens ; Ponthus de Thiard, qui peignit assez vivement les erreurs & les plaisirs de l’amour ; Jodelle, qui essaya le premier de donner à la Tragédie & à la Comédie Française la forme qu’elle avait chez les anciens ; mais qui ne trouva pas, comme eux, une Langue propre à seconder son génie. Ce Poëte eut, comme Ronsard, une imagination vive & forte. Il voulut, comme lui, suppléer à la disette de notre Langue par une foule de mots calqués sur le Grec, & qui ne servirent qu’à la rendre plus dure & plus inintelligible. C’est ce même défaut qui rend le style de du Bartas inaccessible & dégoûtant. Ronsard fut son admirateur & lui fit présent d’une plume d’or. C’était une plume de fer qu’il convenait de leur offrir à l’un & à l’autre. Desportes purgea, en partie, notre Langue de ces expressions techniques. Ses vers ont plus de douceur, plus de facilité qu’elle ne semblait alors le pérmettre. Ils lui mériterent d’être comparé à Tibule. On lui reprochait d’avoir beaucoup emprunté des Italiens. Il eut mieux valu en faire la matiere de son éloge. Ce Poëte fut comblé de bienfaits par Henri III, & refusa même l’Archevêché de Bordeaux que lui offrit Henri IV. Bertaud, qui l’imita dans l’élégance & la douceur de ses vers, ne l’imita point dans son refus. Il accepta l’Evêché de Seez étant déja lui-même Conseiller d’Etat. C’est de lui cette chanson qu’un bon Poëte moderne s’applaudirait d’avoir faite.
De mes contentemens
Joachim du Bellai, qu’une mort prématurée empêcha seule d’être aussi Evêque, mérite, à-peu-près, les mêmes éloges que Bertaud à titre de Poëte. Il était un des sept de la Pleyade. Oh estime particuliérement ses Sonnets, genre de Poésie emprunté des Italiens, & que Saint-Gelais introduisit le premier en France. On voit, par tous ces exemples, que les Lettres, & sur-tout la Poésie étaient encouragées & récompensées. Voici encore un autre Poëte qui leur dut la mitre & même la pourpre. C’est le fameux Cardinal du Perron. Il n’était pas aussi grand Poëte qu’il fut Courtisan délié ; mais il devint utile à ceux qui lui étaient supérieurs en talens. Ce fut lui qui fit connaître à Henri IV ceux de Malherbe, & c’est à ce dernier que la Poésie Française doit sa véritable existence. Il en a pour garant Despréaux, très-sobre en matiere d’éloges.
Malherbe eut pour disciple Racan, moins châtié dans ses vers ; mais né, peut-être, avec plus de fécondité & d’élévation de génie que son Maître même. Ces deux hommes sont encore célebres de nos jours, & annoncerent par leurs écrits les progrès surprenans que la Poésie allait faire sous le regne de Louis XIV. Elle n’en avait fait que bien peu jusqu’alors dans la partie Dramatique. L’art du théatre eut parmi nous des commencemens aussi faibles que parmi les Grecs, & tarda plus long-tems à se perfectionner. Il y avait en France des Histrions dès le tems de la premiere race. Charlemagne les chassa, attendu l’indécence de leurs mœurs & de leurs jeux. Ils ne parurent plus sur les trétaux ; mais ils s’insinuerent jusques dans les temples. Ils célébrerent dans nos anciennes Eglises la Fête des Foux, qu’on y célébra long-tems. Ils mêlaient à ces jeux des danses & des chansons également dissolues. Les Troubadours donnerent ensuite une autre sorte de spectacle ambulant, mais plus honnête. Il consistait à mettre en vers & en action quelques aventures susceptibles d’intérêt. Ces vers étaient rimés & chantés. Les Jongleurs les accompagnaient avec leurs instrumens. Le regne de ce nouveau genre dura plusieurs siecles ; mais il finit par des abus qui le firent supprimer. Il faut des spectacles à un peuple nombreux. Les Pélerins succéderent aux Troubadours. Tout se réduisait de la part des premiers à chanter quelques mauvais Cantiques de leur composition. Bientôt on imagina de mettre en action ces Cantiques, & de-là ces jeux qui furent nommés les Mysteres. Les Acteurs prirent le titre de Confreres de la Passion, & ce mystere fut le premier qu’ils jouerent sur le théatre. Ce ne fut pas tout. Les Confreres de la Passion s’associerent avec le Prince des Sots & ses sujets. On nommait ainsi une troupe de farceurs qui donnaient au public un spectacle plus prophane & moins absurde que le premier. Il résulta de cette association un mêlange qui égaya beaucoup les Mysteres. On accourait en foule à ce spectacle, & les Curés de cette Capitale avancerent même l’heure des vêpres pour laisser à leurs paroissiens le tems de s’y rendre. Enfin, le Parlement interdit aux Confreres de la Passion tout ce qui avait rapport au nouveau Testament. Ils se crurent dégradés, & abandonnerent leur théatre à une troupe de Comédiens, ou plutôt de Farceurs. La farce avait été mise à la mode par les Clercs de la Basoche. Ils étaient depuis plusieurs siecles en possession de la représenter publiquement sous le titre de Moralités. Ces Moralistes n’étaient rien moins que sérieux. On en jugera par l’ancienne Piece de l’Avocat Patelin jouée sur le théatre de la Basoche sous le regne de Charles VII. C’est de leur théatre que Brueïs a tiré la piece qui porte encore le même titre. Les traits les plus naïfs & les plus piquans que renferme la nouvelle Comédie, sont tirés de l’ancienne. Mais ces Moralistes devinrent à la fin trop satiriques. Ils furent emprisonnés, supprimés & rétablis à différentes reprises. Enfin, en 1547, une maladie contagieuse, qui désolait la Capitale, fit abolir de nouveau ce théatre, & depuis il ne s’est pas relevé. Ce fut dans le même tems que Jodelle mit au jour ses Tragédies, les premieres qui eussent encore paru en France. On y remarque des vues plutôt que de l’exécution. Mais il fallait du génie pour voir de la forte. Jodelle a du moins posé la premiere pierre de l’édifice Dramatique. Ses grossiers successeurs les Baïf, les Hardi, les Garnier, ne contribuerent pas à l’élever beaucoup. Le Thémistocle de Duryer fait regretter que ce Poëte ait si peu connu la difficulté du genre. Mairet, qui fut célebre dans un âge où c’est beaucoup de n’être pas ignoré, fit revivre la regle des trois unités, dans le tems même que Corneille n’en faisait pas encore usage dans ses Drames. Rotrou, que Corneille appellait son Maître, était bien éloigné d’égaler un tel Disciple. Il y a des beautés dans Vinceslas ; mais il ne parut qu’après des chefs-d’œuvres faits pour l’éclipser. Le goût décidé qu’eut le Cardinal de Richelieu pour les productions dramatiques, fut la source d’une émulation toujours favorable aux Arts qui en sont l’objet. Aucune piece composée par les cinq Auteurs ne fut digne de faire la réputation d’un seul ; mais elles firent naître à Corneille l’envie d’être couronné à part, & l’on sait quel pas il fit dans cette carriere lorsqu’il ne fut plus contraint de mesurer sa marche sur celle d’autrui. Quant au genre comique, on a vu quelle fut son origine en France ; mais il faut attendre le règne de Louis XIV pour voir ses progrès. Jusqu’alors il n’était point sorti du ton de la farce. On y avait seulement joint un tissu d’événemens peu vraisemblables, & certains personnages ridicules qui ne peignaient aucun caractere. Ne cherchons pas, non plus, dans les siecles antérieurs de grands vestiges d’éloquence Française. Le onzieme siecle fut ébloui & subjugué par celle de Saint Bernard. C’étaient les élans du génie dont l’art ne réglait point la marche, mais qui entraînait tout par son impétuosité. Il fit prendre les armes à trois cens mille hommes pour une entreprise qui ne réussit pas ; & ce qui prouve encore davantage, ce mauvais succès ne diminua ni l’ascendant de Bernard sur les peuples, ni leur vénération envers lui. Il eut pour émule, & pour adversaire, le malheureux Abailard, qu’il vainquit dans une dispute théologique. Il ne l’eût pas vaincu dans la peinture des passions, qu’Abailard traçait d’après son cœur. Il faut en dire autant d’Héloïse, non moins tendre qu’Abailard, & peut-être encore plus touchante, plus expressive dans ses tableaux. Ces trois personnes écrivirent en Latin. Il n’y avait point encore en France d’autre Langue dans laquelle on pût être éloquent. Alain Chartier essaya de l’être dans la nôtre sous le regne de Charles IX. C’était tout ce qu’on pouvait faire alors que d’essayer. Mais les efforts de cet Ecrivain furent long-tems sans imitateurs. La Chaire semblait être une ressource pour l’éloquence : elle n’en devint une que pour la boufonnerie & la naïveté cynique. Les Farceurs, chassés de nos Eglises, trouverent des émules dans nos Prédicateurs. Presque tous les imitaient dans leurs propos & dans leurs gestes. Les plus décens prêchaient comme Brantôme écrivit. Le seizieme siecle ne vit pas même supprimer ces abus. On cite encore à ce sujet les faits & gestes du petit Pere André. On joignit seulement à ces farces dogmatiques une érudition mal digérée, un mêlange perpétuel du sacré avec le prophane, & où le prophane même avait toujours la préférence. Telle fut aussi la marche de l’éloquence du Barreau. Elle ne fut durant plusieurs siecles ni moins triviale, ni moins boufonne que celle de la Chaire. On y jetta ensuite la même bigarure, avec cette différence que les Poëtes payens étaient plus souvent cités dans la Chaire, & les PP. de l’Eglise au Barreau. Dailleurs, nulle élévation, nulle élégance ni dans l’une, ni dans l’autre. C’est Balzac qui a le premier fait voir que notre Prose était susceptible d’harmonie. Il atteignit à l’éloquence, mais il ne sut point la placer. Il voulut l’introduire dans le style épistolaire où il ne faut être qu’élégant, naturel & précis. Balzac fut traduit en ridicule, & aurait pu servir de modele s’il avait eu le tact aussi sûr qu’il eut le génie élevé. Ce fut la protection du Cardinal de Richelieu, & l’établissement de l’Académie Française, qui acheverent de polir notre Langue. On eut des Orateurs aussi-tôt qu’on eut un langage. On avait eu des Poëtes auparavant. Je le répete encore ; la Poésie a toujours précédé les autres Arts, & servi d’aliment à l’éloquence. Il a toujours fallu, avant que de parler aux hommes le langage de la raison, apprivoiser leurs oreilles par le charme de l’harmonie. Depuis le douzieme siecle, il s’était élevé bien des disputes scholastiques, interminables de leur nature. On y faisait intervenir Aristote pour lui faire dire ce qu’on voulait qu’il dît. Chacun le citait comme autorité & l’interprêtait à sa maniere. Les disputes de religion s’éleverent ensuite : elles désolerent l’Etat ; mais elles forcerent bien des Docteurs ignorans à s’instruire. Chacun cherchait à déterrer les vieux monumens pour s’en faire un point d’appui. Chacun finit par demeurer dans son opinion, mais, du moins, elle avait été soutenue avec plus d’ordre & de lumieres. La seule Philosophie d’Aristote était enseignée dans les Ecoles. Il en coûta la vie, dans le seizieme siecle, au célebre & malheureux Ramus pour avoir osé s’élever contre elle. On allait même défendre d’en enseigner d’autre dans le siecle dernier, si l’arrêt burlesque, imaginé par Despréaux, n’eût pas empêché un arrêt plus sérieux d’éclore. On avait fait un peu plus de progrès dans la Morale. Montagne & Charron, qui écrivaient il y a près de deux cens ans, sont encore lus & médités de nos jours. Le premier fut un Philosophe Praticien, plutôt qu’un subtil observateur. Il n’écrivit que d’après lui-même, sûr moyen de peindre au moins quelque chose. Son ouvrage est le tableau de son caractere, &, en général, celui de l’homme. Charron, Peintre plus sévere & plus serieux, non moins hardi que Montagne, envisage presque toujours les objets hors de lui-même. C’est un Philosophe qui argumente, plutôt qu’un Moraliste qui applique & qui raisonne. La Morale politique ne fut pas non plus entiérement négligée vers les derniers siecles. On vit éclore la République de Jean Bodin, qu’on peut, à bien des égards, mettre à côté de celle de Platon. L’Auteur y joint à quelques maximes impraticables, des vues nouvelles, dignes d’être adoptées. Une preuve que ce livre est encore estimé de nos jours, c’est qu’on a reproché au célebre Auteur de l’Esprit de Loix d’y avoir utilement puisé. Dès le tems de Louis XI, l’Histoire prit une forte de forme dans les Mémoires de Comines. Jusqu’alors elle n’en avait pas dans notre Langue. Cette Langue, plus de cent ans après, parut même encore trop imparfaite au célebre de Thou pour en faire usage. Il écrivit son Histoire en Latin. Ce qui fait regretter qu’il n’ait pas encore écrit cent ans plus tard. Brantôme, qui le précéda, mérite aussi d’être envisagé comme Historien. Sa naïveté cynique dans les détails peut faire présumer qu’il est exact sur les faits. Ce style était en général celui de son tems. Rabelais en donna le premier l’exemple. Son Roman satyrique & licencieux fit encore des imitateurs d’un autre genre. Il est devenu presque inintelligible aujourd’hui ; il a, d’ailleurs, perdu ce qui en faisait l’à propos : cependant, il égaie encore ceux même qui ont le plus de peine à l’entendre. Rabelais dut être flatté d’avoir pour émule une Princesse qu’un grand Roi se glorifiait d’avoir pour sœur. Les Cent Nouvelles Nouvelles de la Reine de Navarre font écrites dans le style du Pantagruel. Rien ne prouverait mieux que ces fortes d’ouvrages sont presque toujours de simples amusemens de l’esprit, & non des productions du cœur. Il y eut des Romans en France aussi-tôt qu’on put écrire en Français. J’ai déja parlé de celui de la Rose. Il m’en resterait bien d’autres à citer. Laissons à l’écart la Bibliotheque bleue pour passer à l’Astrée de d’Urfé, Roman qui ne trouvait aucun modele dans notre Langue. Il est trop volumineux ; mais on s’égare encore avec plaisir dans les détours de ce riant paysage. D’Urfé changea le ton reçu ; il fit parler ses Bergers, quelquefois avec langueur, toujours avec décence. Nous devons à ce Roman ces volumineuses fictions qui parurent, coup sur coup, au commencement du siecle dernier. Mais, comme l’a dit le judicieux Despréaux, d’Urfé eut l’art d’ériger ses Bergers en personnages intéressans, & ses imitateurs n’ont fait des plus grands personnages que des Bergers insipides. Il faut placer avant cette époque l’Argénis de Barclai, qui parut peu de tems après l’Astrée. On croit que cet ouvrage n’est qu’un emblême, & qu’il y avait une clef. Cette clef est perdue, & l’ouvrage se fait encore lire. C’était, dit-on, le seul Roman que Boileau estimât. Mais il jugeait aussi sévérement ces sortes de productions que les Opéra de Quinaut ; il voulait toujours analyser ce qui doit n’être que senti. Je passe à une derniere branche de littérature qui fut aussi cultivée par nos aïeux ; c’est la Traduction. La disette des bons écrits nationnaux exigeait qu’on naturalisât certaines productions étrangeres. Mais notre Langue était encore si faible & si barbare qu’elle semblait s’y refuser entiérement. Cet obstacle fut surmonté par Amiot, autant qu’il pouvait l’être. Il traduisit Plutarque, traduit depuis par d’autres ; mais aucune de ces versions n’a fait oublier la sienne. Elle intéresse, elle se fait lire. On y reconnaît l’Auteur ancien, malgré la disproportion qu’il y avait entre sa Langue & celle du Traducteur. Au reste, Amiot eut bien des émules & n’eut pas un rival, ni dans son siecle, ni dans l’intervalle qui le sépare du regne de Louis XIV. Il fallait trop de génie pour suppléer aux défectuosités de notre Langue. Nous eûmes de bons Traducteurs lorsqu’on leur eût fourni l’équivalent de l’idiome qu’ils voulaient traduire. Les Sciences exactes furent encore plus négligées parmi nous. On s’en tenait sur ce point, comme sur tant d’autres, à commenter Aristote. On s’en tenait aussi pour l’Astronomie au systême de Ptolomée. En Allemagne, Copernic le renversa entiérement. Au lieu de faire tourner le soleil au tour de notre petit globe, il soutint que ce grand astre est immobile au centre du monde ; que Vénus, la Terre, Mars, Jupiter & Saturne, font leur mouvement dans six cercles au tour du soleil ; mais que la Terre a un autre mouvement au tour de son axe, tandis que la Lune fait son circuit au tour de la Terre. Ce systême, qui n’est que le développement de celui d’Aristarque de Samos, fut adopté & soutenu par Galilée. Il en couta, pour un tems, la liberté à ce Philosophe. Il ne sortit même des cachots de l’Inquisition qu’après s’être rétracté ; mais le Soleil n’en resta pas moins immobile. On doit au même Galilée l’invention du pendule simple, & à son fils, Vincent Galilée, l’art d’appliquer ce pendule aux horloges. Le nouveau systême astronomique ne fut introduit en France que par Descartes, fortement secondé par Gassendi. Ce dernier, qui vivait loin de la Capitale, échappa à la persécution de l’Ecole ; mais peu s’en fallut qu’elle ne devînt pour Descartes ce qu’avait été l’Inquisition de Florence pour Galilée. Le hasard avait procuré à l’Astronomie quelques découvertes utiles. Dès le treizieme siecle, un enfant Hollandais inventa le Télescope. A-peu-près dans le même tems on découvrit la Boussole ; mais on ignore à qui on en est redevable. Il paraît, cependant, que les Français en firent usage des premiers. C’est ce que fait augurer la fleur de lys qui forme son aiguille. On en saurait davantage s’il y avait eu alors des Historiens, & sur-tout, si ces Historiens eussent été de sages observateurs. Il faut l’avouer ; jusqu’au regne de Louis XIV nous fûmes inférieurs aux Italiens dans presque toutes les parties de la Littérature & des Sciences. Ils ne nous furent pas moins supérieurs dans les beaux Arts, tels que la Peinture, la Sculpture, l’Architecture & même la Musique, partie alors la plus faible chez eux, comme elle ne le fut que trop long-tems chez nous. Avant le quinzieme siecle on ne connaissait en France que la Peinture sur verre. François I fit venir Maître Roux & le Primatice, Peintres d’Italie, pour décorer Fontainebleau. Il se forma dans ce lieu une espece d’école de Peinture qui ne fit pas de rapides progrès. Cependant, on distingua parmi le nombre des éleves, Corneille de Lyon, du Moutier, Joannet & Jean Cousin. On voit de ce dernier un tableau du jugement universel placé dans la Sacristie des Minimes du Bois de Vincennes. Il se distingua, sur-tout, dans la partie du dessein, & fut encore meilleur Sculpteur qu’habile Peintre. Du Breuil & Bunel, deux Peintres Français, succéderent au Primatice. Le premier décora de quatorze tableaux, peints à fresque, la chambre des poëles de Fontainebleau ; les ouvrages du second servaient d’ornement à la petite galerie du Louvre, & furent brûlés avec elle en 1660. Ces morceaux n’étaient pas des chefs d’œuvres, mais ils offraient des beautés. L’Arts se fortifiait de jour en jour. La mort de François I, & les troubles qui suivirent son regne, replongerent la Peinture dans sa premiere inertie. Elle en sortit sous Henri IV par les travaux de Friminet, qui avait été de nouveau puiser en Italie des principes anéantis parmi nous. Sous le regne suivant, Jacques Blankard & Simon le Vouet, rapporterent de la même contrée des fruits encore plus abondans. Ils ne tarderent pas même à se multiplier. Le Vouet est regardé comme le fondateur de l’Ecole Française. Il fut très-inférieur à la plûpart de ses éleves ; mais il était le seul de son tems qu’ils pussent adopter pour Maître. Les Arts d’imitation se suivent dans leurs progrès. Nous n’avions pas eu, avant le regne de François I, un seul Sculpteur digne d’attention. Ce Prince porta la sienne sur tout ce qui pouvait encourager la Sculpture. Il fit venir d’Italie cent vingt-quatre Statues, un grand nombre de Bustes, & fit mouler dans Rome les bas-reliefs de la Colonne Trajane, les Statues de Vénus, de Laocoon, de Commode, du Tibre, du Nil, de la Cléopâtre, du Belvedere, & en un mot, tous les chefs-d’œuvres dont il ne pouvait se procurer les originaux. On ne manqua plus en France de modeles pour se former, & bientôt on entreprit de lutter contre ces modeles. Rien de plus surprenant que la rapidité des progrès de nos premiers Sculpteurs. Ils atteignirent le but presque en entrant dans la carriere. On vit fleurir, dès le tems même de François I, un Jean Goujon, si renommé pour la sculpture en demi-bosse & les bas-reliefs. Ceux de la Fontaine des Innocens, ceux du grand Pavillon du vieux Louvre, ceux de l’Hôtel de Carnavalet ; en un mot, tous ses ouvrages, sont encore des objets d’admiration pour les connoisseurs, & d’imitation pour les plus grands Artistes. Ses Caryatides, placées dans la Salle des Cent-Suisses au vieux Louvre, ont été copiées par Sarrafin ; persuadé, sans doute, qu’il valait mieux bien imiter des chefs-d’œuvres, que de rester trop au-dessous d’eux en ne les imitant pas. Un autre Artiste, non moins étonnant que le premier, est Germain Pilon. Plusieurs Eglises de cette Capitale sont décorées de ses ouvrages, & l’œil du connaisseur va les y chercher soigneusement. On ne se lasse point, sur-tout, d’admirer son fameux groupe des trois Graces, placé, & même un peu déplacé, dans l’Eglise des Célestins. Ces deux hommes suffiraient seuls pour prouver que l’Art de la Sculpture a été perfectionné en France. On peut les opposer aux plus grands Artistes des autres Nations. Il est même bon d’observer qu’ils vivaient dans un siecle d’ignorance où leur génie seul pouvait les guider. Eh ! qui ne fait que la perfection des Lettres contribue à celle des Arts ? La même cause qui avait fait retomber la Peinture dans le néant, y replongea la Sculpture. Elles n’en sortirent qu’au siecle de Louis XIV pour briller avec encore plus d’éclat. Il suffit de jetter les yeux sur quelques uns de nos anciens Temples pour juger de notre ancienne Architecture. Elle est digne, en tout sens, du nom qu’elle porte ; & malheureusement elle a survécu à la domination des Goths à qui elle doit son origine. L’ancienne Eglise de Sainte Genevieve, bâtie par Clovis, prouve qu’il était plus facile à ce Prince de les expulser de cette contrée, que d’en bannir le mauvais goût introduit par eux. Charlemagne, à qui nul ennemi ne résistait, échoua lui-même dans cette entreprise. Hugues Capet fut, à quelques égards, plus heureux ou mieux fecondé. C’est sous son regne que fut commencée l’Eglise de Notre Dame de Paris. Il se fit alors une sorte de révolution dans l’Architecture ; mais, sans toucher au genre, on outra la réforme. L’ancienne Architecture gothique était trop massive & trop pesante ; on la rendit trop légere & trop délicate ; on la surchargea d’ornemens inutiles & de mauvais goût. Cependant, on admire encore, avec raison, deux monumens gothiques élevés sous le regne de Louis IX. C’est la Sainte Chapelle de Paris & celle de Vincennes, bâties l’une & l’autre, en effet, sont remarquables par la hardiesse & la délicatesse de leur construction. Elles ont l’avantage d’étonner les yeux, plutôt que de satisfaire le goût. Celui de François I pour les beaux Arts influa sur les progrès de l’Architecture. On vit paraître Jean Bullant, Louis de Foix & Philibert de Lorme. C’est sur les desseins & sous la conduite de ce dernier que furent bâtis le magnifique escalier de Fontaine-bleau, le Château de Meudon ; celui d’Anet sous Henri II ; celui des Tuileries sous Catherine de Médicis, de concert avec Jean Bullant. Louis de Foix fut appellé en Espagne où il construisit le superbe Palais de l’Escurial. Quelques autres Architectes Français firent briller leurs talens jusques dans Rome, & furent admirés des Artistes mêmes qui s’étaient regardés comme leurs Maîtres. N’oublions pas le célebre Abbé de Clagny qui eut tant de part aux bâtimens ajoutés au vieux Louvre sous Henri II. C’est de lui la belle façade qui termine l’intérieur de cet édifice. On le regarde, avec raison, comme un chef-d’œuvre de délicatesse & d’élégance. Il y eut, ensuite, jusques vers la fin du regne de Henri IV, un intervalle où l’Architecture parut languir. Ce n’est pas au milieu des guerres civiles qu’on s’occupe à bâtir des Temples, ni des Palais. Trop heureux quand la fureur des deux partis respecte les monumens qui existent. Sous la régence de Marie de Médicis parut le fameux Jacques de Brosse. Il fut employé par cette Princesse à construire le Palais du Luxembourg, un des plus beaux que renferme cette Capitale, & l’un des plus réguliers qu’il y ait en Europe. Nous lui devons aussi le Portail de Saint Gervais, autre chef-d’œuvre qui ne laisse aucune prise à la critique, & qui ne peut recevoir trop d’éloges. On pourrait encore citer d’autres noms, & nous avons d’autres monumens qui prouvent que l’Architecture se soutint avantageusement sous le regne de Louis XIII. Mais il étoit réservé à son successeur de la voir portée encore plus loin, & de lui fournir tous les moyens de déployer ses ressources. Sans l’occasion le génie d’un Architecte est une mine qu’on néglige de fouiller, & dont les trésors n’existent pour personne. Il faut joindre à ces Arts connus des anciens un autre Art qu’ils ne connurent jamais. Je parle de la Gravure en taille douce. Un Orfevre de Florence l’inventa dans le quinzieme siecle. Ainsi l’Europe en est redevable aux Italiens. Ils apporterent cet Art en France sous le regne de François I ; mais ils ne nous en apporterent que les premiers élémens, ou pour mieux dire des essais informes, aussi peu propres à former de bons imitateurs qu’à faire naître l’envie de le devenir. Nos Graveurs étaient encore très-médiocres sous le regne de Henri IV. Ils se fortifierent sous celui de Louis XIII. On applaudit aux efforts de Michel Laone, de Claude Mellen, de Grégoire Huret, de Charles Audran & de quelques autres. Il ne faut pas, sur-tout, oublier le célebre Callot, qui joignit l’imagination la plus piquante, la plus vive, à la plus grande facilité de travail & d’expression. Il fut un des premiers qui entreprit de graver à l’eau forte les sujets d’une certaine étendue. Avant lui, on réservait cette méthode pour les plus petits objets. Les plus grands n’étaient jamais gravés qu’au burin. Mais la méthode introduite par Callot a trouvé de célebres imitateurs, & paraît même avoir entiérement prévalu aujourd’hui. Il me reste à parler de la Musique, Art qui fut bien tardif à se renouveller en Europe. Toutefois, dès le douzieme siecle, Gui Aretin créa la gamme, ou l’art d’écrire la Musique. Il y joignit le contrepoint, que les anciens ne paraissent pas avoir connu. On nomme ainsi la réunion de plusieurs chants sur un seul & même sujet. C’est-là, précisément, ce qui constitue l’harmonie. Au surplus, notre Musique eut de bien faibles commencemens ; ils remontent jusqu’aux Jongleurs, forte de Musiciens, qui accompagnaient nos anciens Troubadours, & qui joignaient au chant de ces derniers le son de la vielle, de la flûte & de la guitare. La Musique fut très-accueillie sous le regne de François I, Prince à qui nulle partie des Arts n’était indifférente. Il paraît qu’on dansait à sa Cour sur quelques airs de nos anciens Noels. On mit en musique les chansons de Marot ; on nota ses pseaumes, chantés encore aujourd’hui chez les Protestans. Nous chantons encore nous mêmes d’autres airs dont nous ignorons précisément la date ; mais qui, à coup sûr, sont d’une date ancienne. De ce nombre est l’air des Folies d’Espagne. Baïf, sous le regne de Henri III, établit dans sa maison une espece d’Académie de Musique, ou plutôt un concert que le Monarque honora souvent de sa présence. C’est le premier exemple d’un pareil établissement parmi nous. Mais il s’écoula plus de deux siecles sans que notre Musique fît aucuns progrès sensibles. Ce n’est que sous le regne de Louis XIV qu’elle a paru prendre une consistance nouvelle ; & mériter, enfin, d’être placée au nombre des beaux Arts. Dès ce tems-là même on avait écrit sur sa théorie & ses principes. Descartes & le P. Mersene les calculerent en Mathématiciens profonds ; mais des calculs ne feront jamais un Musicien. La théorie indique la route ; le génie seul peut y entrer & s’y soutenir. Tel fut, en général, au commencement du siecle dernier, l’état de nos connaissances & de nos progrès dans tout ce qui est du ressort du génie & du goût. C’étaient de simples lueurs ; mais elles présageaient un beau jour. Il parut, & peut-être, ne sommes-nous pas encore à son déclin. Il n’est pas de jour qui n’ait deux parties. Nos Peres ont joui de la premiere ; nous jouissons de la seconde. Ils ont cueilli à tems certaines fleurs, qui ont perdu pour nous une partie de leur éclat : nous moissonnons des fruits qui n’étaient pas encore pour eux dans toute leur maturité. C’est leur marche & la nôtre que j’ai prétendu suivre. C’est-là tout l’objet du travail que j’offre au public. J’ignore s’il approuvera la marche que j’ai moi-même suivie. Il m’eût été facile d’en adopter une autre. Mais j’ai tâché d’égayer la matiere & d’y jetter une sorte de mouvement & d’intérêt. Je n’écris pas spécialement pour ceux qui savent tout, ou plutôt qui se figurent ne rien ignorer : j’écris pour cette classe nombreuse qui fait peu de chose, qui a la bonne foi de l’avouer & qui n’en est pas moins estimable. Elle veut qu’on l’amuse en l’instruisant ; double condition difficile à remplir : il fallait du moins l’essayer. On sent que je n’ai pas dû m’appesantir sur les détails, dans un texte mis en action ; mais on trouvera dans les notes, ou plutôt dans les dissertations rejettées à la fin de l’ouvrage, tout ce qui regarde chaque genre, & que le texte ne pouvait offrir. J’ai eu l’ambition de dire beaucoup de choses & de ne pas faire un gros livre. Le public décidera si j’ai rempli l’autre.
Sous Louis XIV & sous Louis XV.
Viens voir quelque chose de plus, poursuivit-il ; viens voir apprécier deux siecles qui se croyent inappréciables ; celui-ci & le dernier : viens voir établir entr’eux la prééminence, comme elle avoit été réglée entre ceux qui les ont précédés, comme elle le fera entre ceux qui doivent les suivre.
Il ajouta que l’indocilité de notre siecle avait fait devancer cette cérémonie. Le Dieu des Arts se proposait de rendre nos Auteurs & nos Artistes plus modestes, plus pacifiques, moins jaloux. Je prévis que ces assises auraient le fort de certaines dictes Polonaises, ou de ces Etats dont un de nos grands Poëtes a dit :
Quoi qu’il en soit, je suivis le Génie, & en peu de tems nous arrivâmes au lieu destiné pour cette assemblée. C’étoit un vaste & magnifique Palais ; car les beaux Arts préferent aujourd’hui les rives du Pactole à celles de l’Hipocrene. Ils sont devenus les enfans de l’opulence, & n’habitent plus qu’avec elle.
On voyait dans ce Palais tout ce que l’industrie de deux siecles éclairés & délicats, avait pu y rassembler pour l’embellir. On y voyait aussi en personne les parties intéressées à ce grand procès, les Poëtes, les Orateurs, les Historiens, les Philosophes, les Artistes que l’un & l’autre siecle avaient produits. Ceux qu’avaient produits les siecles précédens, n’y étaient qu’en image ; leurs bustes, leurs médaillons servaient d’ornement à la galerie qui conduisait au Temple.
On avait mis un peu plus en évidence les médaillons de Rabelais, de Marot & de quelques Auteurs célebres dans leur tems ; mais aujourd’hui plus cités qu’ils ne sont lus. D’ailleurs ils ne formaient qu’un hors d’œuvre. Passons au véritable objet de cette assemblée. Elle me parut des plus tumultueuses : la présence du Dieu, celle des Génies qui l’entouraient, n’en imposait que foiblement à cette multitude. A peine eût-on distingué parmi ces clameurs, la voix du Stentor d’Homere, voix qui se faisait entendre à toute l’armée des Grecs. Ici les deux partis opposés formaient chacun autant de troupes différentes que les Arts, les Sciences & les Lettres offrent de genres différens : mais chaque troupe eût voulu avoir le pas sur toutes les autres : chaque Auteur, chaque Artiste eût voulu l’obtenir sur tous ses semblables.
Il fallut du tems pour établir l’ordre parmi ces cohortes indociles ; mais on accorda la préséance aux Poëtes, par la raison que la Poësie a précédé tous les autres Arts & toute espece de Science. Alors j’entendis les sons éclatans de la trompette : c’était le signal pour faire approcher ceux des concurrens qui avoient osé courir la carriere épique. Divers champions du dernier siecle se mirent sur les rangs. J’apperçus, entr’autres, les Auteurs de la Pucelle, du Saint Louis, du Clovis & d’Alaric.
disait Scuderi d’un ton amphatique & avec le geste d’un Capitan.
ajoutait Desmarets d’un ton prophétique.
s’écriait le Pere Lemoine, d’un ton dévotement inspiré.
reprenait, d’un ton rude & enroué, le vieux Chantre de Jeanne d’Arcq.
Cette supplique fut mal reçue du Dieu, & fit rire ceux même qui avaient appellé autrefois Chapelain un grand homme. Quoi ? reprit-il, avec étonnement, est-ce ainsi qu’on accueille celui qui retira du bûcher la libératrice de cet Empire ? Savez-vous bien qu’alorsQui le fit paraître autrefois
Ignorez-vous quelle merveille c’était que mon Héroïne ?
Voyez comme j’arme ma guerriere !Qui ne fut pas un d’eux & qui fut tous les trois.
C’est envain que deux braves jumeaux s’unissent à sa perte.
Ces vers où je décris celle du brave Chabannes, ne sont-ils pas d’une belle harmonie imitative ?
Et ces deux autres où je peins si noblement le trépas de Canede ?
Et l’heureuse situation que je donne au temple de la Vertu ?
Le bon Chapelain s’apperçut un peu tard que tout l’auditoire se bouchait les oreilles, & que la dureté de ses vers causait d’horribles convulsions à Racine, à Boileau, à Rousseau, à tous nos Poëtes élégans & harmonieux. Je vois bien, leur dit-il, que votre oreille efféminée redoute les vers mâles & forts. En voici de plus doux que j’ai daigné faire pour peindre la douce & tendre Agnès Sorel. C’est de l’albâne ; écoutez hardiment.
De grands éclats de rire se firent entendre malgré tout le respect dû au tribunal ; ils furent approuvés par le Génie même. Arrêtez, cria-t-il au vieux rimeur, épargnez-nous les autres détails. Ce fut avec bien du regret que Chapelain obéit. Scuderi, qui se croyait toujours dans Notre-Dame-de-la-Garde(a), s’avança avec l’air d’un homme qui commande. Ma destinée est de vaincre cet Auteur, dit-il : Alaric fit oublier la Pucelle, & cela devait être ; jugez-en par ce portrait d’une Nymphe ; voyez combien il enchérit sur celui de la belle Agnès.
On rit encore plus qu’on n’avait fait au portrait de la belle Agnès. Scuderi furieux, criait à pleine tête : écoutez encore ce morceau. Peut-on mieux peindre l’inquiétude où Alaric, en disparoissant, a plongé toute sa flotte ? C’est le pilote qui s’en apperçoit le premier.
Les huées qui s’éleverent dans ce moment contre l’Auteur, auraient pu étouffer les cris de cette flotte nombreuse. Il n’en fut point effraïé, & récita encore cette épitaphe de Radagaise tué dans un combat au milieu des Alpes.
Paix-là, lui dit enfin le Génie dont la patience était à bout, attendez maintenant votre sort. Desmarais voulut parler ; un geste lui imposa silence. En même tems le Génie se tourna vers les Modernes, & chercha des yeux celui d’entr’eux qui pouvait reclamer la couronne épique. Il ne le chercha pas long-tems.
Il offrit au Dieu l’éloquente, la sublime Henriade ; mais ce fut de l’air d’un homme qui a plus d’un riche présent à faire. Chapelain, qui se connut toujours en bon vers, quoiqu’il en fît toujours de mauvais, avoua que le coloris de ce Poëme eût été d’une grande ressource pour sa Pucelle. Avouez aussi, disait-il au Poëte, que si j’eus le malheur de rimer durement, j’eus le bonheur de bien mettre en jeu les ressorts de l’Epopée ? Je connus, je sus employer la grande machine, & si jamais les vers peuvent être comptés pour rien dans un Poëme Epique, le mien sera placé au rang des chefs-d’œuvres. Mais, reprenait l’Auteur moderne, ignorez-vous que j’ai moi-même fait une Pucelle dont les ressorts sont très-actifs, & dont les vers ne sont pas durs ? Ah ! reprit Chapelain, c’est un grief dont je veux me plaindre au tribunal. Vous avez cherché à rendre infiniment ridicule un sujet tout héroïque. Il allait commencer un long & dur exposé du fait. Je sais de quoi il s’agit, interrompit le Dieu des Arts ; l’Auteur n’a rien fait sans me consulter : il a traité gaiement ce que vous traitâtes avec trop de sérieux ; mais votre sublime est souvent burlesque, & son burlesque est souvent sublime. Le Jésuite Lemoine, toujours conduit par son imagination bouillante & déréglée, voulut aussi prendre part à cette dispute ; il osa reprocher au Chantre de Henri IV, de n’être que l’Historien de son Héros. Il lui cita pour précepte ces vers du Législateur de notre Parnasse.
Voilà, poursuivit-il, ce que vous deviez faire & ce que vous n’avez point fait ; & voilà ce que je me suis bien gardé d’oublier dans ma couronne reconquise ; car,
Avouez, poursuivit Lemoine, que c’est là faire un véritable usage du merveilleux ? Je l’avoue, lui dit le Poëte moderne, & vous savez quel en fut le succès. J’admire aussi beaucoup l’art avec lequel vous employez l’histoire de Judith. Lisamante, une de vos héroïnes, coupe noblement la tête au Sultan Mélédin, comme la veuve Béthulienne la coupa au Général de Nabuchodonosor. Les circonstances, le fait, sont absolument les mêmes. Voilà ce qui s’appelle tirer parti de ses lectures. Un de mes personnages lit également l’histoire de Judith & se souvient de l’avoir lue ; mais je n’en fais pas un de mes Héros. Alors un petit homme qui s’était tapi dans un coin pour tout entendre & rire de tout ce qu’il entendrait, éleva sa voix de fausset ; c’était Scarron. Il adressa la parole aux détracteurs du Poëte moderne. Je suis de votre avis, leur dit-il, & voici ma raison pour en être. J’ai voulu travestir la Henriade comme j’ai travesti l’Enéide : j’espérais égayer le loisir des neuf sœurs qu’un éternel sublime ennuie quelquefois. Je me suis trompé ; la Henriade ne prête point au burlesque : je n’y vois ni statue qui défend les Villes, ni cheval de bois qui les prend, ni anges qui luttent contre les diables, ni Dieux qui se mesurent avec les hommes, ni mortels qui blessent les Dieux, & même les plus belles Déesses. Que faire d’un Héros qui s’avise d’être toujours Héros ? qui ne pleure pas au milieu d’une tempête, & qui pleure en apprenant que ceux qui lui ferment l’entrée de sa maison, meurent de faim ? Le Dieu ne fit guere plus d’attention à ce discours qu’à ceux qui l’avaient occasionné. Il blâma Chapelain d’avoir osé faire une égale violence à Minerve & à la Pucelle. Il relégua le Poëme d’Alaric chez les Vandales qu’il célebre. Il plaignit l’Auteur du Clovis d’avoir manqué de génie en traitant un sujet si digne par lui-même d’être bien traité. Il reprocha à l’Auteur du Saint Louis, & la hardiesse bizarre de sa marche, & le défaut de correction dans son style, & le défaut de goût dans ses détails. Enfin il couronna le Chantre du grand Henri des mêmes lauriers qui décorent le front d’Homere, de Virgile & du Taffe. Par-là, il décidait que le Poëte moderne avait eu raison de ne se livrer que modérément à la fiction, & que les Poëtes anciens avaient eu raison d’en faire un ample usage. Ainsi, le prix de l’Epopée fut adjugé à notre siecle, & un triomphe de cette nature pouvait facilement suppléer à d’autres a-1. Une Amazone littéraire vint encore à l’appui de cette favorable décision.
En effet, nulle autre Emule ne se présenta ni pour la combattre, ni pour la seconder. Elle parut recevoir encore un nouveau lustre des lauriers dont le Dieu la couronna. Il l’exhorta en même tems à démentir toujours par des travaux nobles & utiles, la frivolité attachée à son sexe ; tandis qu’un sexe né pour les travaux solides ne se livrait que trop souvent au frivole. Boileau qui, jusqu’à ce moment, avait eu la modestie de se tenir à l’écart, s’avança alors muni de son Poëme du Lutrin. Lui-même ne le soupçonnait pas d’être un Poëme Epique ; il ne l’offrait que comme un ingénieux badinage où il avait fait preuve de talent, d’esprit & de génie. A sa rencontre s’avançait, d’un air timide, un rival digne de lui ; c’était le charmant Auteur du Ververt, autre badinage poëtique, égal au Lutrin par le mérite de l’expression, & supérieur à ce Poëme par l’agrément du sujet.Sous un attirail belliqueux
Boileau, qui fit des vers toute sa vie, reprochait à Gresset d’avoir si-tôt cessé d’en faire. Pourquoi, lui disait-il, mettre ainsi à l’écart l’instrument de votre gloire & de votre fortune ? Pourquoi, sur-tout, regretter d’avoir fait Sidnei & le Méchant ? Passe encore pour Edouard. En parlant ainsi, il lui remit une des deux couronnes que le Génie venait de lui donner, & garda l’autre pour lui. C’était remplir l’intention du tribunal ; c’était aussi en faveur du droit d’aînesse qu’il avait chargé Boileau de ce partage. Ce critique sévere, qui avait mal mené tant d’Ecrivains de son siecle, n’était guere mieux traité par ceux du nôtre. On lui reprochait hautement de n’avoir ni chaleur, ni génie ; d’être plus versificateur que Poëte, plus imitateur qu’inventeur, plus exact qu’aisé dans ses vers. Non, lui criait hardiment un d’entr’eux :Mais d’un sommeil épidémique
Ce qui mortifia le plus Boileau, fut de voir plus d’un moderne estimable applaudir à cette vive apostrophe. Il ranime alors sa verve satyrique, & s’écrie en s’adressant à ses détracteurs :
On voit par-là que si Boileau avait perdu de sa vigueur d’expression, sa hauteur était du moins toujours la même. Pour la justifier, il offrit à ses juges son Art Poétique, ce chef-d’œuvre de notre langue & de notre Poésie, auquel notre Poésie & notre langue semblaient également se refuser, & où l’exemple se trouve toujours uni au précepte. Aucune voix ne s’éleva contre le mérite de cette production : elle fut même respectée par les Ecrivains de ce siecle ; mais elle fit naître quelque rumeur parmi les contemporains du Poëte. Les uns se plaignaient de ce qu’il s’était souvenu d’eux ; les autres de ce qu’il avait paru les mettre en oubli. Du nombre des premiers étaient Scuderi & Brébeuf, également furieux qu’il les citât comme des modèles à éviter. Du nombre des seconds étaient Quinaut & Lafontaine, également surpris qu’il n’eût pas même parlé du genre où ils devaient être cités comme des modeles à suivre. Le Dieu n’en était guere moins étonné qu’eux-mêmes. Il déclara que cette double omission était une double faute dans ce chef-d’œuvre ; mais que les écrits de ces deux grands hommes y supplééroient. Un de nos contemporains(a), qui a chanté l’art du Peintre comme Boileau a chanté l’art du Poëte, ne s’avançait à la rencontre d’un si redoutable rival qu’avec une modeste défiance. Il avouait que sans l’Art Poétique il n’eût peut-être jamais entrepris l’Art de peindre. Mais, disait-il à Despréaux, vous eûtes sur moi plus d’un avantage : vous chantiez un Art qui est le vôtre ; celui que j’ai chanté n’est pas le mien : vous parliez le langage de votre patrie ; il me fallut parler un idiome étranger : vous n’eûtes à vaincre que les difficultés de la rime & de l’expression : j’eus les mêmes difficultés à combattre, & bien des méprises à éviter. C’est dequoi Despréaux convenait, & il avouait, de plus, qu’à travers tant de ronces, le Poëte moderne avait su répandre libéralement des fleurs. Enfin, le tribunal décida que ce Poëme était également bon à consulter & à lire. Il fit un accueil distingué au jeune Auteur du Poëme sur la Déclamation,(a) sujet agréable & que le Poëte a décoré des couleurs d’une Poésie facile & brillante. Le Génie comique récitait avec complaisance le portrait d’une de ses plus cheres favorites. Il appuyait singulierement sur ces vers :Et tandis qu’en mes vers votre audace indiscrette
Le Génie tragique n’était pas moins affecté de celui-ci ; il y reconnoissait une Actrice que lui-même semble inspirer.
Arrêtez ! criait à cet Auteur un Ecrivain du dernier siecle, remportez cette bagatelle. Que m’importe vos vers sur la déclamation théatrale ? Voici mon Art de prêcher. C’est-là ce qui s’appelle un sujet heureusement choisi : le tribunal décidera s’il est bien traité. A ces mots je reconnus l’Abbé de Villiers. Le tribunal décida que l’Auteur n’avait point dû écrire en vers sur un Art qui exclut de ses productions & les vers & toute espece de Poésie. Du reste, il lui pardonna cette faute de jugement en faveur de quelques morceaux qu’on regretterait de voir écrits en prose. L’Auteur du Poëme sur les Merveilles de la Nature (b), n’eut à combattre aucun Ecrivain du siecle passé : nul d’entr’eux n’avait fourni la même carriere. Il fut loué, & pour avoir osé l’entreprendre, & pour n’être point resté trop au-dessous d’une telle entreprise. Divers morceaux de son ouvrage furent lus avec applaudissement : on regretta, cependant, que ses talens n’eussent pas eu lieu de se perfectionner dans la Capitale. Une Muse qui n’a jamais quitté la Province, est une femme qui dans son extérieur conserve nécessairement un vernis provincial. Le nom de Racine se fit entendre : je regardai avec empressement ; ce n’était point le rival de Corneille ; c’était un de nos contemporains qui a prouvé que le fils d’un grand homme ne dégénerait pas toujours(a).
Lui-même parut, toutefois, douter de ce qu’il valait : il répétait souvent ces deux vers qui sont de lui :
Quelques Molinistes lui en firent une sévere application : il était naturel que le Poëme de la Grace leur parût mauvais. Oui, disaient-ils, cet Auteur a frappé quelques-uns de ses vers au même coin que l’Auteur d’Athalie ; mais il les a toujours battus à froid ; son style manque de chaleur & de mouvement ; ses beautés sentent le travail & l’apprêt : enfin il les doit plus à son goût qu’à son génie. On s’arrêta peu à cette critique. Le Dieu décida même que si le génie s’était souvent passé des secours du goût, jamais le goût, sans le génie, n’avait produit de beautés réelles. Il ajouta que celles qu’on osait blâmer dans cet Auteur, étaient presque toutes le fruit de l’un & de l’autre. Là parut aussi, avec le plus grand éclat, un Cardinal qui tirait son moindre lustre de la pourpre Romaine(a). C’était l’éloquent Auteur de l’anti-Lucrece, ouvrage où Lucrece est si heureusement combattu dans sa propre Langue. Sans ce motif, & la maniere supérieure dont l’objet est rempli, le Dieu alloit désapprouver l’usage de ces armes étrangeres. Il ne l’approuva même que pour cette fois seulement. Il décida qu’un Poëte, né en France, ne devait point emprunter le langage Latin pour parler à des Français. Epargnez, disait-il,
Les Rapin, les la Rue, les Commire, les Menage & tant d’autres calculateurs d’ïambes & de spondées, ne goûterent pas volontiers cette leçon. Despréaux, qui les avait frondés de son vivant, ne les épargna point dans cette rencontre. On a, disait-il au P. Rapin, on a osé comparer vos Jardins aux Géorgiques de Virgile ; mais les Laboureurs d’Italie pouvaient lire le Poëte de Mantoue ; & Antoine, mon Jardinier, qui lisait mes Epîtres, n’a jamais pû lire votre Poëme. Il n’en est pas moins vrai que mon Jardin d’Auteuil fut très-bien cultivé. Quelques Peintres firent le même reproche à Dufresnoi qui, pour leur tracer des leçons, avait eu recours à la Langue d’Horace. Ils le blâmerent de leur avoir supposé des connaissances qu’ils n’avaient pas. Il les blâma, de son côté, de n’avoir pas eu les connaissances qu’il leur supposait a-2. Santeuil, qui croyait ses Hymnes supérieures à toutes les Odes Grecques, Latines & Françaises, ne rabattit rien de ses prétentions : il demanda la couronne due au meilleur des Poëtes Lyriques. Il fallait bien, dit-il, que je fisse des Hymnes en Latin ; les eût-on chantées dans nos Temples, si je les eusse faites en Français ? On ne trouva point cette raison déplacée ; mais il n’eût pas la couronne. Je vis paraître alors un homme à qui je l’eusse décernée sans scrupule. C’étoit l’harmonieux, le sublime Rousseau. Il s’avançait suivi de quelques Disciples, & ne paraissait craindre aucun rival dans l’un ni dans l’autre siecle. Eh ! quel autre, en effet, réunit jamais dans ce genre tant de justesse à tant d’élévation, tant d’élégance à tant de force, porta aussi haut son vol, & le soutint aussi vigoureusement ?
Quelques cris se firent entendre. Divers Auteurs du dernier siecle reclamaient Rousseau comme leur contemporain. Il l’est par ses meilleurs ouvrages, disaient-ils, & il n’appartient au siecle suivant que par ses malheurs. Ils en citaient pour preuve la fin de son épitaphe :
Ils y joignaient l’opinion d’un célebre Auteur moderne qui en avait jugé ainsi ; mais sa décision ne fut point prise au pied de la lettre, & à tout prendre Rousseau nous fut adjugé. Lamothe, qu’on a tant loué dans quelques livres, & tant de fois couronné dans quelques Académies, parut aussi tenant à la main le recueil de ses Odes Philosophiques & Métaphysiques. Le Dieu ne rejetta point son hommage ; il déclara seulement que si l’Auteur n’eût écrit qu’en prose, cette Philosophie & cette Morale suffiraient : mais, ajouta le Génie, Rousseau n’oublia jamais qu’il écrivait en vers. Il est grand Peintre, grand Poëte, & cela suffit. On distingua, toutefois, parmi les Odes de Lamothe, Pindare aux Enfers, l’Eloquence, & quelques-autres. La plupart des nouvelles Odes sacrées attirerent les suffrages du tribunal. Il accueillit avec la même distinction, diverses productions lyriques de différens Auteurs : telles que les Rois, l’Enthousiasme, le Jeu, &c. Plusieurs jeunes gens lui offraient aussi certaines Odes couronnées dans quelques Académies. Observez, disaient-ils, que chaque vers a la mesure prescrite par les regles, & chaque ode le nombre de vers prescrits par le programe. Comptez : ils ne sont ni en-deçà de 80, ni au-delà de 100. Le Dieu pour toute réponse leur montra l’illustre Rousseau, en les exhortant à se modéler sur ce fameux Lyrique qu’aucune Académie n’a jamais couronné. Il le fut alors par le Génie même, de l’aveu de tout le tribunal, & sans qu’aucun de ses adversaires osât en murmurer. Par-là, notre siecle au prix de l’Epopée, unit celui de l’Odea-3. Je doutai pour lui d’un égal succès en voyant le Génie tragique faire signe à ses favoris d’avancer.
Corneille & Racine avaient une suite assez nombreuse. J’apperçus dans la foule un homme qui s’efforçait d’en sortir. C’était Scuderi. A titre de Militaire, il prétendait conduire la troupe. Il citait & ses hauts faits d’armes, & les cinq Portiers étouffés aux représentations de l’Amour Tyrannique. D’autre part, Thomas Corneille montrait une liste des représentations de Tymocrate. Pradon montrait sa Phedre & le Sonnet de Madame Deshoulieres. Campistron répétait divers morceaux de ses Tragédies ; morceaux que le jeu de Baron avait sçu faire paraître excellens ; mais qui parurent tels qu’ils étaient dans la bouche de leur Auteur. D’autres Poëtes moins connus encore que ces derniers, marquaient encore plus d’ambition de figurer aux premiers rangs. Il fallut que le tribunal établît la subordination parmi cette cohorte. On obéit à la fin ; mais, selon l’usage, on murmura en obéissant. La Troupe des modernes avançait de son côté. Elle était conduite par les Auteurs de Rhadamiste & d’Œdipe. Nul de ceux qui les suivaient ne parut leur disputer la prééminence ; mais chacun se l’attribuait sur tous les autres. Il y eut, par cette raison, peu d’ordre dans la marche : il eût fallu trop de tems pour l’établir, & je ne les place ici moi-même que comme le hasard les offrit à mes yeux. Je distinguai parmi le nombre l’élégant Auteur de Didon : Piece que Racine eût facilement adoptée.
Là parurent aussi divers Ecrivains qui ont parcouru plus ou moins souvent, plus ou moins heureusement cette carriere. Le Dieu accueillait avec distinction Lagrange Chancel qui ne fut Poëte que dans ses libelles ; mais qui sçut être intéressant dans Ino & Mélicerte ; & l’Auteur de Gustave, Drame où les incidens sont un peu prodigués ; mais où chaque personnage ne dit que ce qu’il doit dire : & l’Auteur de Philodete, Ouvrage où le Poëte ne sacrifie qu’à des beautés réelles & susceptibles d’examen : & celui d’Iphigénie en Tauride, tableau où l’on reconnaît la touche d’un pinceau quelquefois dur ; mais toujours plein de chaleur & d’énergie : & celui de Venise sauvée, imitation qui peut servir de modèle, & qui en est un d’action théatrale : & le Peintre du Siege de Calais, monument de patriotisme ; & d’autres émules d’un âge peu avancé ; mais dont les premiers pas dans cette arène furent marqués par des succès. Quelques jeunes athletes, qui avaient essuyé des revers, ne furent pas même exclus de ce concours. On les y admit, non pour ce qu’ils avaient fait, mais pour ce qu’ils promettaient de faire.
Telle fut à-peu-près la disposition des deux troupes. Elles resterent en présence l’une de l’autre, ayant leurs chefs en avant. Corneille & Racine me parurent envisager l’Auteur de Zaïre & celui de Radhamiste comme deux rivaux dignes d’eux. Celui-ci attirait, en particulier, l’attention de Corneille qui fut toujours plus frappé de l’énergie d’un tableau que de la suavité de son coloris.Mais plus certains d’être applaudis
Il avait, de plus, l’avantage de s’être frayé une route nouvelle dans une carriere où Corneille & Racine l’avaient devancé. Quant à lui, il annonçait peu de prétentions. Il croyait sa cause douteuse, & n’en était pas moins tranquille sur l’événement. Je ne remarquai pas le même flegme dans son illustre Collègue, malgré toutes les raisons qu’il avait de se rassurer & quoiqu’il ne crût pas sa cause extrêmement litigieuse. Alors le Poëte Lafosse éleva la voix. Il se croyait fort supérieur à tous les Tragiques de ce siecle, par la raison qu’il jugeait son Manlius égal aux meilleures Tragédies de Corneille. Il n’était pas même le seul qui en jugeât ainsi. A quoi bon vous compromettre ? disait-il à l’Auteur de Rodogune ; laissez agir votre éleve. Il vous rendra bon compte de tout. Corneille essaya envain de modérer cette ardeur. Déja Lafosse allait déclamer la prose de l’Abbé de Saint-Réal mise en vers, quand le Génie l’arrêta. Votre ouvrage m’est connu, lui dit-il : c’est un drame admirable, autant qu’une conjuration républicaine peut le permettre : mais il ne vous donne pas droit de parler quand Corneille juge encore à propos de se taire. Campistron, qui croyait lui-même avoir égalé Racine, osa citer à haute voix son Andronic, si souvent reproduit sur la scene, & son Alcibiade qui s’y montre de tems à autre. Le Génie lui conseilla de ne parler que de Tyridate qui ne s’y montre presque jamais. Thomas Corneille, n’osant plus parler de Timocrate, cita & le Comte d’Essex & Ariane. Pour cette derniere, lui cria un Moderne, oubliez-la comme tant d’autres. Ignorez-vous que la retraite d’une Actrice célêbre vient de causer la sienne ? Votre Comte d’Essex doit un peu plus à son propre mérite ; mais il doit encore davantage à l’ambition qu’eurent certains débutans de paraître sous un habit à la moderne & décorés d’un cordon. Plusieurs voix allaient se confondre. Scuderi, Pradon, la Calprenede, & quelques-autres, allaient parler tous à la fois. Le Dieu leur imposa silence, en même tems, & pour toujours. J’attendais avec impatience que Corneille prît la parole. Corneille, me disois-je, si habile à faire parler & raisonner ses personnages, renoncerait-il à cette faculté pour lui-même ? Je me flattais de le voir porter l’argument & la replique aussi loin que dans Sertorius & dans Cinna. Quelle fut ma surprise de l’entendre s’exprimer ainsi, en s’adressant à ses deux modernes Rivaux.
Il me parut que tout le tribunal adoptait cette décision. Les deux Tragiques modernes allaient s’y refuser par modestie, quand Racine prit la parole. Ce fut à-peu-près en ces termes qu’il s’énonça :
Aucun de ceux à qui Racine parlait ne parut douter de ce que ce grand homme aurait pu faire ; mais le Dieu déclara que chacun serait jugé d’après ce qu’il avait fait. On décida que Racine s’était parfaitement bien jugé lui-même : que ce grand Poëte était en même tems un grand Peintre ; mais que son pinceau avait souvent plus d’élégance que de fierté, ses desseins plus de correction que de hardiesse ; qu’il ne dédaigna point assez les petits moyens, & négligea un peu trop les grands effets : enfin, qu’il fallait souvent être Michel-Ange, lorsqu’il s’était contenté d’être Raphael. On trouva que le nerveux Crébillon sacrifiait, pour l’ordinaire, l’élégance à la force : mais il fut loué pour avoir le premier mis en jeu ces ressorts terribles qui maîtrisent & agitent si puissamment l’ame du spectateur ; on admira l’effet du sombre coloris qui ajoute encore à l’énergie de ses tableaux. On applaudit, à la fois, dans l’Auteur d’Œdipe, de Zaïre, de Brutus, & de tant d’autres chefs-d’œuvres, tout ce qui distingue, chacun à part, ses trois redoutables Prédécesseurs ; le sublime de Corneille, l’élégance de Racine, le terrible de Crébillon. Il reçut encore plus d’éloges sur un genre de mérite qui lui est propre : c’est d’avoir jetté dans tous ses drames une morale utile à l’humanité, sans être nuisible à l’intérêt de la scene. Enfin, le Dieu déclara que notre siecle avait vu faire quelques pas de plus à la Tragédie ; qu’elle offrait & une marche plus active, & des effets plus frappans, & un caractere plus décidé : en un mot, que l’art tragique avait atteint le but ; mais qu’il risquait d’aller au-delà si les Auteurs ne s’arrêtaient à propos a-4. Alors, le Génie qui préside à ce genre éleva la voix. Ce fut pour prédire la décadence prochaine d’un art qui ne fut jamais bien perfectionné que parmi nous. Il déclara, cependant, ne voir encore une partie de ces abus que par anticipation. Bientôt, disait-il, avec un ton qui me parut un peu trop caustique.
Bientôt une ivresse indiscrette
Bientôt vos tristes pantomimes
On ne trouva point que ces préceptes fussent erronés ; mais on les regarda comme des loix susceptibles d’interprétation, & chacun se réserva le droit de les interprêter à sa maniere. Je vis alors s’avancer de part & d’autre, les Auteurs qui ont paru, avec plus ou moins d’éclat, sur la scene comique. A la tête de ceux du dernier siecle étaient Moliere & Regnard, qui, cependant, ne marchaient pas sur la même ligne. Regnard était subordonné à Moliere & réglait sa marche sur la sienne. Après ces deux grands hommes, venaient d’autres Ecrivains qui les reconnaissaient pour leurs chefs : Dufresny, qui dans ses ouvrages comme dans sa conduite, offre un caractere d’originalité piquante. Dancourt, dont toutes les Pieces à l’exception du Chevalier à la mode, & du Galant Jardinier, ne sont guere que des Vaudevilles ; mais qui étonne toujours par l’aisance & la rapidité de son Dialogue. Brueïs & Pallaprat qui firent ensemble le Grondeur, la seule bonne Piece de théatre qu’une pareille association ait jamais produite. Baron à qui on attribue l’Homme à bonnes fortunes, & qui se piquait encore plus d’être le héros de la Piece que d’en être l’Auteur. Je crus apercevoir dans l’ombre un homme à robe noire & à bonnet triangulaire qui lui glissait tacitement l’Andrienne. Là étaient aussi certains Auteurs tels que Poisson, le Grand, &c, dont il reste encore sur la scene quelques productions isolées. Ce qui suffisait pour leur donner droit de présence à ce concours. Cette troupe marquait la plus grande assurance. Elle se confiait & dans ses propres forces & dans le mérite de ses chefs. La troupe opposée avait moins de confiance dans les siens, ou plutôt elle ne voulait en reconnaître aucun. Chaque individu aspirait au premier grade. A peine avait-on quelque déférence pour l’Auteur du Glorieux & du Philosophe marié ; Comédies du genre le plus noble & du ton le plus élevé, sans que le genre comique y perde rien de son vrai caractere. L’Auteur du Préjugé à la mode n’osait presque parler de ses autres productions théatrales. Celui de l’Homme du Jour & du Français à Londres ne se taisait qu’à regret sur quelqu’autres morceaux de son vaste théatre. Celui de la Métromanie prétendait ne se taire sur rien, & chacun desirait l’entendre parler.Et que Rhadamiste aime encore
Mais dans ce moment il ne s’agissait que de son chef-d’œuvre comique. Il y joignit même les Fils ingrats qui le sont moins envers leur Auteur qu’envers leur Pere. Fagan montrait, sans rien dire, la Pupile & le Rendez-vous ; deux petites Pieces d’un genre & d’un ton bien opposés, mais également faits pour la scene. Le mérite de ces deux ouvrages suppléait au silence de l’Auteur. L’ingénieux Marivaux s’avançait avec la Surprise de l’Amour ; tableau précieux par ses nuances & ses développemens. C’est le cœur humain pris sur le fait dans une de ses situations les plus délicates à saisir. Je distinguai, en particulier, le séduisant Auteur de l’Oracle, des Graces, du Sylphe, des Hommes, &c, ouvrages d’un genre neuf & qui sera difficilement imité. Ce n’est pas que cet Ecrivain n’eût aussi moissonné des lauriers dans la route connue ; mais on lui savait gré sur-tout d’avoir fait paraître Thalie sous un aspect aussi nouveau, sans déguiser aucun de ses traits.
L’Auteur du Complaisant & du Fat puni tenait d’une main ces deux excellentes productions & de l’autre un voile dont il se couvrait le visage. Cette modestie me parut outrée ; mais je ne craignis pas qu’elle devînt contagieuse. L’Auteur du Méchant regrettait de n’avoir pas d’abord pris la même précaution, ou plutôt de s’être mis dans le cas de la prendre. On ne lui pardonnait ni ses remords, ni de n’avoir pas donné plus ample matiere à son repentir. Le Peintre sévere & caustique des Philosophes me parut n’avoir ni repentir ni remords. On desirait qu’il adoucît l’âpreté de son pinceau, assez vif, assez saillant, pour intéresser dans ses portraits sans outrer, ou choquer la ressemblance. Je vis accourir beaucoup d’autres suivans de Thalie. Tous ne lui avaient pas sacrifié dans le même temple ; mais tous avaient vu leur offrande favorablement reçue. Je démêlai facilement les Auteurs de Démocrite prétendu fou, de Timon le Misantrope, de la Coquette fixée, de l’Anglois à Bordeaux, des Mœurs du tems, de l’Impertinent, &c. Il me parut, enfin, que si quelques Ecrivains comiques du dernier siecle avaient produit un plus grand nombre d’ouvrages excellens, notre siecle avait vu naître un plus grand nombre d’Auteurs ingénieux ; que les talens sont plus généralement répandus, mais non pas anéantis ; & qu’en un mot, nous sommes aussi riches en belle monnoie que nos aïeux le furent en pieces d’or. Quelques Modernes osaient faire à Moliere les mêmes reproches que lui avaient fait ses contemporains ; d’avoir trop donné au peuple dans quelques-unes de ses Pieces, & trop négligé ses dénouemens dans presque toutes. Il fut sensible à cette attaque & se défendit comme fit autrefois Scipion l’Africain, en rappellant ses victoires. Il rappella aussi & l’état où il avait trouvé notre scène comique & ce qu’il avait fait pour l’illustrer.
Il était difficile de se refuser à des raisons de cette nature. Elles furent admises. Ce qui n’empêcha pas de regarder toujours comme autant de farces, Pourceaugnac, les Fourberies de Scapin, le Médecin malgré lui, &c. & comme défectueux le dénouement du Tartuffe, celui des Femmes Sçavantes, & tant d’autres. On entendit même de loin Pierre Corneille reclamer l’honneur d’avoir donné dans son Menteur le ton de la bonne Comédie, vingt ans avant que Moliere en eût fait une passable. Autre fait également certain. Mais le grand nombre de chefs-d’œuvres sortis de la plume de ce fameux comique le firent envisager comme le restaurateur & le créateur de ce genre. Celui qui perfectionne, & qui produit tant de modeles de perfection, est le véritable créateur de son art. Regnard, que sa gaieté ne quitta jamais, reprochait à Destouches d’être un peu grave & à la Chaussée d’être excessivement triste. Le tribunal décida qu’on pouvait amuser les honnêtes gens sans exciter en eux un rire perpétuel : que Destouches avait élevé le ton de la bonne Comédie, & que la Chaussée en avait étendu le genre. Thalie, ajouta le Dieu, se permet quelquefois d’être sérieuse pour devenir plus intéressante.
Mais, ajouta le Génie, de même qu’il ne faut pas qu’une Belle soit trop souvent boudeuse, Thalie ne veut pas qu’on l’empêche trop souvent de rire. Il félicitait l’Auteur de l’Oracle & des Graces d’avoir enrichi la scene d’un genre fait pour elle & qui lui manqua toujours avant lui : on n’en découvrait, en particulier, aucun vestige dans le dernier siecle. Ce qui mit dans la balance un poids très-utile en faveur du nôtre. L’Auteur de la Surprise de l’Amour obtenait à-peu-près le même éloge. Vous avez, lui disait le Génie comique, étendu les limites de mon Empire. Vos conquêtes sont bien assurées. Je ne crains que les fausses démarches de vos successeurs. Survint, alors, l’Auteur du Pere de Famille & du Fils naturel. J’espere, disait-il au Génie, que vous me saurez gré d’avoir mis à l’écart, pour quelques momens, la Métaphysique & l’Enciclopédie. J’ai voulu mettre la morale en action pour la faire goûter à ceux qu’elle ennuiroit dans un traité méthodique & même dépourvu de méthode. C’est un genre nouveau ; mais ce qui vaut mieux encore, c’est un genre utile. Cette supplique fut accueillie, ainsi que les deux drames qui en étoient l’objet. On fit le même accueil au Philosophe sans le savoir, autre drame tout moral, & où la morale ne nuit point à l’action. Quelques Auteurs comiques de nos jours se plaignoient & de la rareté des sujets propres à la scene, & de la difficulté d’en faire usage. Nous en sommes réduits à glaner, disaient-ils ; on a moissonné avant que le soleil fût levé pour nous. C’en est fait. Tout a été pris ; tout est épuisé. Le Génie les rassura en leur prouvant que le ridicule était inépuisable.
Des Précieuses dont Moliere
Et maintenant qui dit époux
Oui, reprit Cahusac, vous avez prodigué, épuisé le sentiment. On ne peut vous lire sans vous admirer ; mais vous savez qu’un opéra est moins fait pour être lu que pour être chanté. Aucun des vôtres n’eut jamais l’honneur d’être mis en musique, excepté depuis quelques tems. Avouez, toutefois, que vos scenes paraissent longues, même dans la psalmodie de Lully. J’avoue, reprit Quinaut, que je me suis occupé de moi autant que du Musicien qu’on préférait à moi, & qui osait lui même penser, sur ce point, comme le public. Mais vous, ajouta-t-il, quelle fut votre conduite avec le célebre Rameau ? Je me sacrifiai pour lui, reprit le Poëte moderne, & c’est ce que je pouvais faire de mieux. Je prodiguais les fêtes, parce qu’il y prodiguait les traits de génie, & que le sien n’osait pas se développer entiérement dans les scènes. Il craignait d’être traité de Musicien barbare s’il eût toujours fait de la vraie musique. Le Génie interrompit ce dialogue. Il approuva beaucoup la vénération des Lyriques modernes envers Quinaut, leur premier modele dans la tragédie, & félicita la Mothe d’en être un, lui-même, pour ses successeurs dans le ballet. Il permit à Cahusac de se placer au rang des Poëtes Lyriques en faveur de la coupe de ses opéras. Il fit accueil aux Auteurs de Zélindor & de Silvie, tant par la même raison, qu’en faveur de la coupe de leurs scenes, de l’aisance de leurs vers & de la délicatesse de leurs pensées. Il exhorta quelques jeunes gens à étendre, à perfectionner les vues nouvelles qu’on avait sur ce genre, & qui ne tendaient qu’à la perfection du genre même. Quant à ce qui regarde l’état présent de l’empire Lyrique, le Dieu décida que Quinaut avait fait de meilleurs Poëmes que la plûpart de ses successeurs ; & quelques-uns de ceux-ci de meilleurs opéras que Quinaut. Ce fut particulierement à l’Auteur de Castor & Pollux que notre siecle fut redevable de cette décision a-6. Le Dieu jetta ensuite les yeux sur un assez grand nombre de Pieces dans un genre nouveau pour nous ; genre dont notre scène lyri-comique s’est si bien trouvée depuis quelque tems. Je reconnus les titres du Médecin d’Amour, du Roi & le Fermier, d’Isabelle & Gertrude, & de beaucoup d’autres. Le Dieu, distingua, en particulier, ceux de ces drames qui ne devaient point leur succès aux seuls talens du Musicien, & même ceux qui lui avaient fourni toutes les occasions de le déployer. Les Auteurs d’un genre, peut-être, d’abord trop accueilli & aujourd’hui trop négligé, aspiraient également au titre de Poëtes Lyriques. Ils avaient le Sage à leur tête ; mais c’était à titre de leur aîné, & comme inventeur des Pieces à Vaudeville. Après lui marchait Panard qui donna plus de consistance à cette espece de Poëme. L’Auteur de la Chercheuse d’Esprit, &c, fut loué pour avoir jetté dans ce genre & plus de finesse, & plus d’agrément, & plus d’intérêt qu’il n’avait d’abord paru en être susceptible. Vadé prétendait avoir été encore plus loin dans son Suffisant ; mais je vis le Dieu prêt à lui reprocher d’avoir été jusques-là. Il ne rejetta ni l’un ni l’autre de ces nouveaux genres ; par la raison que tout genre de littérature est admissible quand il est bien traité. Du reste, l’un & l’autre étaient nés & s’étaient perfectionnés dans notre siecle. Son Prédécesseur n’avait rien de cette nature à lui opposer a-7. Il était naturel que les Musiciens suivissent de près les Poëtes qu’ils avaient accompagnés dans la carriere Lyrique. Je vis Lully s’avancer d’un pas très-grave, & suivi de quelques-uns de ses Eleves qui marchaient encore plus lentement. Il osa taxer Quinaut d’ingratitude. J’avoue maintenant, lui disait-il, que vous fûtes plus grand Poëte que je ne fus grand Musicien : mais avouez vous-même que si je n’eusse pas fait de la musique, telle qu’elle pouvait être alors, vous n’eussiez jamais fait Armide ? Quinaut en convint ; & comme il était doux & traitable, il ajouta que Lully avait su joindre à ses vers une déclamation aussi heureuse que naturelle. Vous ne dérobez rien aux traits de sentiment, poursuivit-il, & quelquefois vous y ajoutez : mais il n’en est pas ainsi des grands tableaux. Votre vernis, trop faible, répond mal à la vivacité de mes couleurs. Or, une musique qui n’ajoute rien à l’expression du Poëte est un hors d’œuvre assez inutile. Par exemple, quand je fais évoquer ainsi à Médée les esprits infernaux :
Si les Démons obéissent à sa voix, ce n’est certainement pas l’énergie de votre expression qui les force d’obéir. J’en dirai autant du Monologue d’Armide.
Je réponds du même effet dans une situation pareille où ces vers seraient simplement déclamés, sans aucun accompagnement. Lully, devenu modeste, avec le tems, ne combattit point cette objection. Il se rejetta sur la nécessité où il s’était vu de former un orchestre, en même tems qu’il créait notre musique, & de proportionner son effor à la faiblesse des moyens qu’il avait pour le soutenir. Quelques-uns de ses successeurs, tant de son siecle que du nôtre, s’appuyerent sur les mêmes raisons ; mais elles ne furent pas jugées du même poids. On distingua, cependant, de la classe commune, deux ou trois symphonies de Campra, de Marais & de Mouret. On félicita ce dernier d’avoir donné à ses chants des graces & un caractere qui lui sont propres. C’était avoir fait un pas de plus dans la carriere ; mais ce n’était encore qu’un pas. Survint un homme qui l’avait parcourue presque en entier. Son aspect me parut déconcerter autant une partie de ses contemporains qu’il effraya tous ses adversaires. Il n’avait pas été mieux reçu d’abord par ses auditeurs.
Ce fut aussi le motif que Rameau employa pour se disculper auprès du Génie, qui lui reprochait de n’avoir pas fait tout ce qu’il pouvait faire. J’ai dit plus d’une fois, poursuivit cet harmoniste profond & sublime, j’ai dit que notre musique vocale était encore au berceau. Peut-être, si on me l’eût permis, eussai-je pu l’en tirer. J’y éprouvai trop d’obstacles. Cet avantage est réservé à mes successeurs. Ils me surpasseront dans cette partie ; mais peut-être auront-ils peine à m’égaler dans les autres. Le Génie l’assura qu’il y trouverait peu de rivaux, & que dans celle même qu’il fut contraint de négliger, il trouverait encore beaucoup d’admirateurs. Un homme qui se piquait de ne rien admirer & de fronder tout ce qu’on admirait, osa dans ce moment contredire le Génie même. Il soutint qu’il n’y avait jamais eu de musique en France ; qu’il n’y en aurait jamais, ou que s’il y en avait une un jour, ce serait tant pis pour la Nation, pour la Musique & pour le Musicien. Pour le prouver, il montra un petit acte de sa composition qui prouvait assez bien le contraire. Le Génie l’exhorta à multiplier ces sortes de preuves, & à souffrir patiemment que d’autres les multipliassent. En même tems, il se tourna vers les Auteurs de Titon & l’Aurore, des Fêtes de Tempé, de Silvie, d’Eglé, d’Aline & d’Ernelinde. C’est à vous, leur dit-il, à fournir cette nouvelle carriere. Elle commence à s’applanir sous vos pas. Les préjugés se dissipent. Marchez sans vous arrêter, ils disparaîtront entiérement. Ne bornez jamais vos scenes à cette éternelle déclamation, à ce récitatif monotone, bien inférieur à la déclamation ordinaire. Coupez toujours cette ennuyeuse psalmodie par des morceaux d’un mouvement relatif à la situation de vos personnages, au sentiment, à la passion qui les anime : qu’un ballet n’ait plus comme autrefois la gravité d’une tragédie, & n’oubliez point qu’une tragédie Lyrique doit être un opéra. Le Dieu applaudit beaucoup au zele des nouveaux administrateurs de son temple. Vous avez, leur disait-il, osé plus d’une fois compromettre vos intérêts en faveur du bon goût. Le bon goût vous en dédommagera. J’entendis quelques morceaux d’une musique vive, saillante & légere. C’était des fragmens de notre opéra boufon, qui menace de devenir lui-même trop sérieux. Cette musique fut goûtée du Génie. Il arrivera, dit il, que ce qui fut d’abord une faible Parodie de l’opéra, en deviendra presque le modele. Mais tout a ses abus. Auteurs du grand théatre, descendez quelquefois au ton de son diminutif. Auteurs de ce dernier, ambitionnez moins souvent celui de l’autre. Voilà pour les préceptes de l’art. Voici pour ce qui regarde ses progrès. La musique fut long-tems pour vos peres une isle inconnue. Ils y pénétrerent dans le dernier siecle ; mais ils s’éloignerent peu du rivage. Vous vous êtes plus avancé qu’eux dans les terres. Cependant, il vous en reste encore beaucoup à découvrir, & davantage à cultiver a-8. Il se fit alors un grand vuide au pied du tribunal. Aucun des spectateurs ne s’avançait pour le remplir ; mais chacun répétait le nom de la Fontaine, de cet homme inimitable, sublime dans sa naïveté, & naïf jusques dans son sublime. Quant à lui, il ne semblait prendre aucune part ni à ce qui se disait, ni à ce qui se passait. Il était distrait & modeste comme il le fut toujours. Enfin, le Génie, lui-même, lui ordonna de s’approcher. Il obéit, & en même tems s’avançoient, du côté des modernes, quelques émules qui le reconnoissaient pour leur maître. Là était Richer, qui lui fut plus d’une fois comparé & qui soutient à quelques égards cette flatteuse comparaison. Là parut aussi la Mothe qui dans ses fables voulut trop s’éloigner de la route connue ; qui donna un langage à des êtres qu’on ne peut en aucun sens personnifier, & qui courut après l’esprit en essayant d’imiter le langage des Brutes. Il n’était pas le seul qui eût mérité ce reproche, & le Génie, qui préside à ce genre, eut soin de les bien désigner. Il prescrivit même à la Fontaine de leur donner quelques leçons à sa maniere. Celui-ci leur débita cette fable.
Au mot de volupté, je vis s’avancer un grand nombre de ses sectateurs. Tous s’efforçaient de la chanter & de la suivre. D’un côté venaient les Pavillon, les Coulange, les Lainez, & la touchante la Suse, & la délicate Deshoulieres, & quelques-autres, qui formaient un parti aussi galant que redoutable. Je craignis, sur-tout, pour notre siecle, en voyant paraître Lafare, Chapelle & Chaulieu. Cependant,
Nous avions, d’ailleurs, plus d’un Emule à leur opposer. J’en vis un grand nombre se mettre sur les rangs, & tous avaient droit de s’y présenter. On dirait que ce genre est devenu le langage naturel du Français. Le Génie, qui préside à ces productions légeres, préparait à ses favoris des guirlandes & des couronnes de fleurs.Cet aimable Triumvirat
Un des plus chers favoris du Génie me parut ne l’aborder qu’avec circonspection. Il était ramené aupres de lui par la reconnaissance, & prêtoit l’oreille à d’autres devoirs qui l’appellaient ailleurs. On regretta généralement ce sacrifice.Ces impromptus où l’Attaignant
On fit passer en revue quelques Poésies morales & philosophiques des deux siecles. On s’arrêta d’abord aux Epîtres de Despréaux, si admirables par la justesse du raisonnement & par la variété des images qui l’embellissent. On trouva la morale plus étendue, plus détaillée dans nos Poëtes modernes ; mais on y trouva moins de Poésie a-12. Les Satires du même Despréaux furent accueillies pour le mérite de l’expression. Notre siecle n’avait presque rien à leur opposer, & le Génie en félicita nos Auteurs. Segrais s’avança avec ses Eglogues. On ne les connaissait gueres que par le vers de Despréaux. Fontenelle parut avec les siennes qu’on a tant blâmées & tant lues. Avouez, lui disait Segrais, que vos Bergers ne ressemblent gueres à ceux de Virgile ? Avouez, reprenait Fontenelle, que ceux de Virgile ne méritent pas toujours qu’on leur ressemble ? — Les vôtres ont trop d’esprit. — Les siens trop de rusticité. — Les vôtres parlent toujours comme des Bergers d’Opéra. — Les siens se querellent souvent comme des Bouviers d’Auvergne. Il faut songer à plaire dans les ouvrages qui ne sont pas faits pour instruire, & même, quand on le peut, dans ceux qui ont pour but l’instruction. C’est un secret que vous possédâtes mieux que personne, reprit Segrais ; mais, enfin, mes Eglogues sont plus naturelles que les vôtres. Dites plus simples, ajouta le Poëte Normand ; comme votre traduction de l’Enéide est beaucoup plus simple que l’original, sans, pour cela, être aussi naturelle. On allait juger, quand le Chantre de Ververt apporta son imitation des Bucoliques de Virgile. On trouva qu’il avait assez heureusement imité certains morceaux, & qu’il avait sagement fait de ne pas tout imiter. On décida que les Eglogues de Segrais ne se faisaient point lire, malgré leur ton champêtre, & qu’on lirait toujours celles de Fontenelle, malgré leur élocution fleurie. L’Auteur de l’Eglogue qui commence par ce vers :Que cet autre par les effets
Fut loué de l’avoir faite, & blâmé de n’en avoir pas fait au moins une seconde a-13. La belle & froide Deshoulieres, froide seulement en amour, vint disputer le prix de l’Idile. Notre siecle n’opposa rien à celle des Moutons & du Ruisseau. Elle triompha sans combattre, & eût pu triompher même en combattant a-14. Segrais, piqué du reproche qui venait d’être fait à sa traduction de l’Enéïde, la produisit, espérant qu’elle saurait bien se défendre elle-même. Elle se défendit mal. On confirma la censure de Fontenelle. On ne fit pas un accueil plus favorable à d’autres contemporains de Segrais qui, comme lui, avaient traduit en vers d’anciens Poëtes. On loua seulement l’intention des uns & des autres. Ce fut en vain qu’ils se rejetterent sur la différence du caractere des Langues, &, encore plus, sur la difficulté de notre Poésie. Certains passages de Despréaux firent juger qu’avec du génie ces difficultés n’étaient pas insurmontables. Un moderne le prouva encore d’une maniere plus étendue. C’était le traducteur de Pope, l’élégant du Resnel, qui ne déguise aucune des beautés de l’Auteur qu’il traduit & qui, le plus souvent, rectifie ses défauts. Le traducteur du théatre Anglais fut loué pour n’avoir traduit en vers que ce qui méritait de l’être ainsi ; pour n’avoir pas même traduit tout le reste en prose : enfin, pour avoir mis sous les yeux de ses compatriotes des richesses qui leur étaient inconnues, & dont ils ne sont redevables qu’à lui seul.
Quelques modernes, plus amateurs de morale que de Poésie, s’écrierent qu’on ne s’en était occupé que trop long-tems ; que les vers n’étaient qu’un amusement frivole ; qu’ils ne valaient qu’autant qu’ils renfermaient beaucoup de choses, & que les choses devaient toujours être préférées aux images. Cette opinion excita un murmure général parmi les Poëtes de l’autre siecle & même parmi quelques-uns du nôtre. Il me sembla entendre le Dieu parler ainsi aux nouveaux sectaires :
Tous les véritables Poëtes applaudirent à ce conseil. Ceux qui l’étaient moins le trouverent d’une pratique assez incommode. Ceux qui ne l’étaient point du tout, le jugerent impraticable. En général, je vis que nos modernes réglaient tous leurs desseins avec le compas d’Uranie, & n’osaient presque jamais s’égayer avec les crayons d’Erato. Je vis s’avancer, de part & d’autre, la troupe des Orateurs. Le Génie qui préside à l’Eloquence ne trouva point que sa Cour fût abandonnée ; mais il jugea qu’elle menaçait de l’être. Du côté de nos Antagonistes, on voyait Bossuet & Flechier s’élever au milieu de leurs contemporains comme deux Géants au milieu d’une troupe d’hommes ordinaires. Tous deux ne se ressemblaient pas. Cependant, le Génie les proposait ensemble pour modeles. Il exhortoit ses éleves à penser, à voir comme le premier ; à méditer, à écrire comme le second. Les Mascaron, les la Rue, qui avaient couru avec succès la même carriere, étaient aussi pour nos modernes des rivaux très-redoutables. Bourdaloue & Massillon l’étaient encore davantage pour ceux qui entreprenaient de marcher sur leurs traces. Sénaut, qui fut le précurseur de Bourdaloue & de la véritable éloquence de la chaire ; Cheminais qui intéressa le cœur plutôt qu’il n’étonna l’esprit ; la Roche qui occupa souvent l’un & l’autre : tous ces différens personnages annonçaient que le Génie de l’Eloquence avait été fructueusement invoqué dans le dernier siecle. Peut-être sera-t-on surpris de voir tant d’Orateurs sacrés figurer ici dans une assemblée un peu prophane.
Je ne vis pas bien si nos Orateurs modernes prétendaient l’emporter sur leurs prédécesseurs. Je vis seulement qu’ils ne cherchaient point à les prendre pour modeles. Je n’apperçus dans toute cette assemblée qu’un Bossuet ; mais les Grecs n’eurent qu’un Démosthene & les Romains qu’un Cicéron. Cependant, notre siecle opposait à son rival plus d’un Orateur qui joignit l’élégance à la précision, la force à l’harmonie. On ne trouva point que Ségui dans l’oraison funebre de Villars fût trop inférieur à Fléchier dans celle de Turenne. On versa des larmes sur le récit de la mort & des vertus d’une autre Henriette qui fut les délices d’un Roi Bien-aimé, d’une Cour spirituelle, & d’un Peuple immense(a). L’éloge funebre d’un Ministre pacifique & modeste(b), offrait des détails brillans, une richesse, une magnificence d’expression qui en couvraient la prolixité. Celui d’un Prince dont l’aurore promettait un si beau jour(a) ; celui de son auguste & vertueux pere(b) furent jugés dignes de transmettre à la postérité les motifs de nos regrets, & de les lui faire partager. Plus d’une autre production de ce genre, & de nos jours, obtint & mérita le même accueil. La plupart même offraient plus de rapidité, plus d’aisance, plus d’harmonie, une élégance mieux soutenue que n’en présentent les chefs-d’œuvres du dernier siecle. Il ne fut pourtant pas décidé qu’à cet égard, nos richesses égalassent celles de nos peres ; mais on jugea que nous savions tirer meilleur parti des nôtres. Semblables à ces héritiers fastueux qui, moins riches que ceux à qui ils succedent, ont l’art de le paraître davantage, & chez qui le luxe extérieur couvre, avec éclat, une indigence prochaine. La foule de nos Prédicateurs ne le cédait point, quant au nombre, à celle qui lui était opposée. Au reste, les nôtres n’imitaient leurs prédécesseurs que dans la division, très-peu nécessaire, de leurs discours. C’était toujours un texte Latin, expliqué en Français, un exorde, un premier & un second point. Mais on y semait plus de discussion que de morale, plus de raisonnemens que d’onction. Quelques-uns de ces sermons étaient de véritables discours académiques. On n’y parlait qu’à des gens de lettres qui rarement faisaient partie de l’auditoire. On admirait souvent le Philosophe ; mais on oubliait le Théologien. Massillon, qui avait gardé un juste milieu entre ces deux extrêmités ; Bourdaloue, qui fut plutôt Peintre que Philosophe ; Cheminais, qui chercha plutôt à émouvoir qu’à convaincre ; tous ces Orateurs blâmaient les nôtres d’avoir osé franchir certaines limites. Mais ces derniers s’excuserent sur la différence des tems qui en avait apporté dans leur conduite. Ils soutinrent qu’il fallait des raisonnemens dans un siecle où chacun se piquait d’être raisonneur ; des ornemens pour plaire à des esprits devenus délicats ; de la philosophie dans un tems où chacun s’arroge le titre de Philosophe. Ces raisons parurent assez plausibles. Cependant, on jugea qu’il eût mieux valu ramener le siecle au ton du genre, que de plier le genre au ton du siecle. Les Orateurs du Barreau suivaient ceux de la Chaire & se plaignaient de ce que les sujets manquaient à leur éloquence, plutôt que leur éloquence aux sujets. Il est rare, en effet, qu’elle ait un champ aussi vaste, aussi fertile, que celle de Démosthene & de Cicéron dans les Philippiques & les Catilinaires. Les Orateurs du dernier siecle essayaient de couvrir cette aridité à l’aide de quelques fleurs étrangeres. Ils citaient Horace & Virgile à propos de coutume & de franc-aleu. Je vis le Génie rayer lui-même ces citations des discours du fameux le Maître & de l’éloquent Patru. Erard, qui le premier se les interdit, parla avec l’éloquence & l’érudition propre au sujet qu’il voulait traiter. Mais bientôt on n’écouta que l’illustre Lamoignon. Je vis Racine & Boileau accourir de nouveau pour l’entendre. Daguesseau que les modernes réclamaient pour leur chef, & qui était également réclamé par leurs Anciens, Daguesseau réunit encore un plus grand nombre de suffrages. Sa voix semblait être celle de l’Eloquence & des Loix mêmes. Les de l’Averdi, les Cochin, les Aubri, les Normand, l’emportaient facilement sur les le Maître & les Patru. Leur éloquence était moins couverte d’ornemens étrangers : mais les beautés dont elle brillait lui étaient propres. Le Génie conseillait à un grand nombre de leurs contemporains d’estimer & de cultiver la littérature, sans laquelle on ne peut être ni précis dans ses idées, ni éloquent dans ses discours. Il en citait pour exemple ce jeune Magistrat(a), héritier d’un nom cher aux Lettres qu’il honnore lui-même par ses talens ; & cet Orateur vif, clair, fécond & rapide(a) qui fait intéresser dans les matieres les plus ingrates, & ajouter à l’intérêt de celles qui en offrent le plus par elles-mêmes. Alors s’avancerent quelques athletes qui, au jugement de l’Académie, avaient remporté le prix de l’Eloquence dans le dernier siecle. Ils ne doutaient pas qu’ils ne l’eussent également obtenu dans celui-ci. L’évenement trompa leur attente. Le fond de leurs discours intéressa peu le tribunal. C’était ou des questions puériles, ou des maximes rebattues, & la forme répondait communément au fond. Ils ne tinrent pas contre les éloges de Maurice, de Sulli, & surtout contre celui de Descartes,(b), ce chef-d’œuvre d’éloquence & de précision ; ils céderent même à d’autres éloges couronnés ; ou rejettés. Tous, ou presque tous, offraient un vernis de Philosophie inconnu à nos prédécesseurs. Le Dieu félicita l’Académie de s’être ainsi rectifiée, en ne proposant plus que des sujets dignes d’elle, & d’avoir eu souvent à couronner des ouvrages dignes du sujet proposé. Il approuva encore plus le changement arrivé dans la formule des discours de réception, ou plutôt de ce que cette formule ne subsistait plus. Ces discours, au lieu d’être encore un vain répertoire d’insipides complimens, étaient devenus des ouvrages utiles, des productions vraiment académiques. On voit, enfin, que les avantages furent compensés. Le tribunal jugea que nous avions plus que réparé nos pertes par des nouvelles acquisitions. Le Dieu joignit à cette décision quelques préceptes. Il recommandait à ceux qui, parmi nous, visaient à la haute éloquence, d’employer, tour-à-tour, cette élégance qui plaît, cette onction qui touche, cette véhémence qui entraîne, cette force qui subjugue. Mais il leur défendoit de faire trop souvent parler l’esprit, parce qu’alors il fait taire le Génie a-16. Je vis s’avancer, de part & d’autre en tumulte, une foule de Métaphysiciens & de Moralistes. Ceux qui faisaient le plus de bruit étaient. Ceux qui faisaient le plus de bruit étaient quelques Auteurs de controverse. Mais le Dieu leur imposa silence. Il témoigna, toutefois, au fameux Arnaud qu’il l’entendrait avec plaisir sur toute autre matiere. Il ne voulut recevoir des mains de Nicole que ses Essais de Morale, & rejetta tout ce que lui offrirent les Claude, les Jurieu, ainsi que tant d’autres Ecrivains polémiques & fanatiques. Il n’accepta les Lettres Provinciales que comme d’ingénieuses Satires, & les Pensées de leur Auteur, comme les délassemens d’un Misantrope sublime. Il demanda à Descartes sa méthode pour conduire à la raison, méthode qui offre, en effet, le seul moyen de parvenir à raisonner. Descartes réclamait le systême des idées innées & des qualités sensibles que Mallebranche n’a réellement fait que défendre d’après lui, mais que Mallebranche défendit plus éloquemment que lui-même n’eût pu le faire. Le tribunal admirait l’imagination de cet Auteur qui a si bien écrit contre l’imagination, qui a si bien montré les erreurs des sens, & qui n’est pas lui-même exempt d’erreurs. Notre siecle offrait moins de controversites, ou plutôt ils avaient moins fixé l’attention du siecle. Mais la Métaphysique était dans toute sa vigueur. Plus d’un moderne y donnait une ample carriere à son imagination. Quelques-uns d’entr’eux osaient beaucoup plus qu’on n’avait osé jusqu’alors, & reprochaient à Bailé de n’avoir été que sceptique. Il fut un peu étonné du reproche. Il le fut davantage de la chaleur, de la rapidité avec laquelle un Philosophe moderne lui expliquait son systême, lui développait ses idées sur le langage universel de la nature, sur l’interprétation qu’elle-même nous donne tacitement de ses principes & de ses loix, sur les facultés de l’ame dans un homme né aveugle & sourd ….. Un autre Philosophe expliquait l’influence du physique sur le moral, & de notre intérêt personnel sur nos actions & nos sentimens. La Rochefoucaut reclama cette opinion, qui forme toute la base de ses Pensées. Mais le Génie décida que la maniere dont l’Auteur moderne s’était emparé de cette maxime, la lui rendait propre ; qu’emprunter ainsi c’était acquérir, & que son ouvrage renfermait une infinité d’autres principes qu’il n’avait empruntés de personne. Cet éloge regardait en particulier la morale de l’Auteur, absolument supérieure à sa Métaphysique. Un grand homme, que cet Auteur avait attaqué sur un principe qui fait la base de tout son systême politique & moral, Montesquieu, persistait à soutenir l’influence du climat sur les mœurs, le caractere, & par conséquent les loix des Nations. Il s’appuyait sur une foule d’exemples, autant que des exemples peuvent servir de point d’appui. Son adversaire lui observait, entr’autres choses, que les mœurs, les loix de chaque peuple ont bien varié, quoique le climat que chaque peuple habite soit par lui-même invariable. Après bien d’autres argumens réciproques, chacun resta dans son opinion. Mais ils se réunirent en faveur de la cause commune. Elle trouva un puissant appui dans l’Esprit des Loix ; ouvrage sublime & profond, où le Génie remplace la méthode, où l’on trouve plus que l’Auteur n’a paru y mettre ; ouvrage, enfin, qui force à penser ceux même qu’il n’instruit pas. Baile, qui était-là, car dans cette assemblée il s’agissait de talens & non pas de doctrine, Baile, dis-je, qui a voulu plus souvent embarrasser qu’instruire, qui, surtout, professa la science de douter, trouva parmi nos contemporains & des doutes nouveaux & de nouvelles découvertes. Il croyoit son Dictionnaire le plus hardi monument de littérature & d’érudition qui existât parmi nous. Il cessa de le croire à l’aspect d’un autre ouvrage du même genre, plus étendu, plus varié, plus utile quand il ne risque pas d’être dangereux ; dépôt immense du résultat des efforts & des progrès de l’esprit humain. Il ne manquait à la gloire de notre Nation qui a créé, & surtout perfectionné tant de genres différens, que de transmettre à la postérité, & ses propres découvertes, & celles des autres Nations de la terre. Nouvel avantage que notre siecle remporte sur l’autre. La Bruyere trouva parmi nos moralistes des rivaux dignes de lui. Les Considérations sur les mœurs du dix-huitieme siecle, furent jugées un pendant très-convenable à ses Caracteres. Il reconnut, il approuva l’équité de cette décision. D’autres écrits du même genre & de divers Auteurs, lui prouverent que chaque siecle, chaque esprit a ses ressources. Il sentit qu’en ôtant à ses successeurs tout espoir de le devancer, il ne se garantissait pas toujours de leurs approches. L’harmonieux, le séduisant Auteur du Télémaque, n’avoit pas cru devoir se mêler parmi les Poëtes ; il hésitait même de se joindre aux moralistes. Le Génie l’obligea de surmonter ses scrupules. Fénélon éleva la voix, & chacun prêta une oreille attentive à ses discours. Chacun était séduit avant même qu’il eût achevé de parler. On admirait & l’abondante richesse de ses pensées, & les graces touchantes de son expression. Ce n’était point un torrent impétueux qui renverse, qui entraîne avec violence tout ce qu’il rencontre : c’était un fleuve majestueux, mais tranquille, dont le cours serpentait à travers une prairie émaillée de fleurs, & dont les eaux transparentes roulaient sur un sable d’or. Il avoua, cependant, que son Chapitre de Salente n’était guere propre qu’à figurer dans la république de Platon, & que ses loix les plus praticables cessaient de l’être pour nous : mais on applaudissait à ses discours lors-même qu’on refusait d’y croire ; on aimait ses leçons lors-même qu’on refusait de les suivre. Sa morale se présentait sous la forme la plus intéressante. C’était Vénus Uranie. Elle avait tous les charmes qui annoncent la Mere des Graces & toute la solidité qui distingue la Reine de la Sagesse. Quelques modernes prouverent à Fénélon qu’ils avaient plus débité de morale que lui, dans des écrits bien moins étendus que le Télémaque. C’est de quoi ce modeste Auteur convenoit facilement. Il leur demanda si cette morale était assaisonnée, s’ils avaient eu l’art d’intéresser en instruisant ? La plupart savaient bien le contraire, mais ils n’en convinrent qu’avec peine. On parlait beaucoup des leçons qu’un aveugle venoit de donner au monde politique. Sa morale pouvait, à certains égards, être utile aux Souverains comme aux Sujets. Fénélon jugea même qu’à certains égards elle pouvait faire le pendant de la sienne. Mais, poursuivit-il, j’eusse, peut-être, disposé autrement l’ordonnance du tableau. Montesquieu raisonnait en homme d’Etat sur la grandeur & la décadence des Romains. Il frondait en Philosophe, sous le nom d’Usbec, certains usages, certains ridicules des Français. Avec le secours de ses conseils, les premiers eussent pu s’épargner bien des revers ; les seconds pourraient supprimer bien des abus. D’autres Français Philosophes empruntaient le ton & le costume oriental pour se rendre utiles à leurs concitoyens. On distinguait, en particulier, la voix d’Osman(a), de ce Turc ingénieux qui nous juge avec autant de pénétration que d’impartialité ; qui nous peint avec autant d’élégance que d’exactitude. Le même, sous un autre aspect, exhortait notre noblesse(b) à ne point sacrifier la gloire à l’intérêt ; à ne point troquer son épée contre une balance ; à ne point substituer Barême à Polybe & à Folard. Ce dernier reçut les éloges qui étaient dus à sa pénétration, à la justesse, à la nouveauté de ses vues, dans un art qui s’est entiérement renouvellé depuis deux siecles, & qui ne se pratique plus impunément sans méthode. Son illustre Eleve, le Grand Maurice, hésitait de produire ce qu’il appellait ses rêveries. On ne s’en rapporta point à ce titre modeste. On trouva que les préceptes qu’il traçait, comme Auteur, étaient dignes des exemples qu’il avait donnés comme Général. Le sage Puiségur ne parut point avoir dérogé à ce titre dans son Art de la Guerre. Il fut le premier Français qui rassembla en corps tous les préceptes de cet art destructeur, mais qu’il serait aussi difficile de proscrire que de justifier. D’autres Emules plus modernes, ajoutaient à ses vues, & en proposaient de nouvelles(a). Parmi ceux du parti opposé, je distinguai le judicieux & caustique Feuquieres. Il reprochait un peu trop aigrement à ses contemporains toutes leurs fautes, & ne leur pardonnait pas même quelques-uns de leurs succès. Je vis, enfin, que l’esprit de combinaison & de réflexion avait gagné tous les Etats. Nos Militaires ne rougissaient plus d’être éclairés, & eussent rougi de ne pouvoir, au moins, le paraître. Nos Philosophes étaient plus moralistes que leurs prédécesseurs, nos Moralistes plus Philosophes. Nos Politiques ne cherchaient point à pénétrer dans le cabinet des Princes, à combiner leurs intérêts différens ; mais ils s’occupaient des intérêts de l’humanité en général, & du bien de leur Patrie en particulier. Hamelot de la Houssaie trouva peu d’Emules parmi nos contemporains ; le respectable Auteur de l’Ami des Hommes trouvait encore moins de rivaux parmi nos prédécesseurs. L’Abbé de St. Pierre se croyait toujours dans la tribune d’Athenes, ou plutôt on eût dit que Platon l’avait chargé d’administrer sa République idéale. Un Ecrivain qui a pris la peine d’abréger son traité de paix perpétuelle, projet malheureusement impraticable, mettoit lui-même au jour son contrat social, ouvrage propre à dissoudre toute société. On rendit justice aux intentions du premier, & même à quelques-unes de ses vues. On blâma le second d’avoir osé voir comme il voyait, & on eut peine à lui faire grace sur ses intentions. Le Génie regrettait d’avoir armé cet Ecrivain des prestiges de l’Eloquence. Il condamna hautement l’usage qu’il en avait fait & qu’il en voulait faire. J’avoue, disait cet Auteur, que je puis avoir tort ; mais, au moins, ce tort m’appartient. Si j’ai marché dans de fausses routes, je me les suis frayées moi-même ; ce qui vaut encore mieux que de s’égarer sur les pas d’autrui. On ne convint pourtant pas qu’il se fût toujours égaré sans guide. On lui prouva que bien d’autres Sophistes avaient déclamé avant lui contre les Arts, les Sciences, les Lettres, la Société, l’Humanité ; qu’il n’avait rien dit de nouveau sur ces matieres, & que la seule nouveauté qu’on remarquât dans quelques-unes, c’était d’avoir été mises en question par une Académie. Et mon Emile ? s’écria le Philosophe, me le disputerez-vous ? Jamais vos Pédagogues Français ont-ils formé un pareil Eleve ? Un homme peu connu, parce qu’il s’est contenté d’avoir simplement raison, osa relever cette espece de cartel. Il reclama presque toute la partie physique de ce fameux systême d’éducation. Il démontra ses droits d’une maniere peu diserte, mais sensible. Ceux qui pouvaient reclamer la partie morale & métaphysique de l’Emile, tels que Montagne, Charron, Locke, & autres, ne pouvaient être présens ; mais les lumieres du tribunal y suppléerent. Toutefois, comme il jugeait sans prévention, il décida que si l’Auteur moderne étoit trop souvent copiste pour qu’on le crût original, il avait copié trop éloquemment pour être jugé plagiaire a-18. La foule des Historiens voulait s’approcher : la foule de nos Romanciers la dévança. Ils soutinrent que l’imagination devait précéder le jugement, & que, d’ailleurs, ils avaient fait preuve, à la fois, de jugement & d’imagination. A l’instant même, la Calprenede & les Scuderi, frere & sœur, mirent en évidence les énormes Romans de Cyrus, de Clélie, de Cassandre, de Cléopatre, &c. Les incidens qu’ils renferment prouverent qu’en effet leurs Auteurs ne manquaient pas d’imagination ; mais le nombre seul des volumes annonça qu’ils manquaient de jugement. L’aimable Lafayette s’avança avec bien moins d’appareil, & infiniment plus de charmes. Ses deux Romans, Zaide & la Princesse de Cleves, firent mettre à l’écart tous ceux qui venaient de paraître. On les regarda comme deux modeles de vraisemblance, de naturel & de délicatesse ; mérite d’autant plus grand qu’elle-même n’avait trouvé aucun modele à suivre. Un tour plus romanesque n’empêcha point les productions de l’ingénieuse Laforce(a) d’être accueillies. Elles le furent parce qu’elles réunissent l’élégance à l’intérêt. La tendre, ou plutôt la galante Villedieu, peignait dans ses écrits son cœur & ses penchans. Le vif & piquant Hamilton s’attachait plutôt à parodier qu’à peindre. Il faisait sentir le ridicule des longs Romans, & faisait regretter la briéveté des siens. La Comtesse d’Aunoi abrégeait encore ce genre. Elle intéressait dans Hippolyte par les faits, & dans ses Contes par le style. D’autre part nos Romanciers modernes, je veux dire ceux du siecle présent, se flattaient de n’avoir point imité leurs prédécesseurs, & de ne rien devoir à leurs contemporains. Le Sage, en son particulier, avait cette double prétention. Il prouva, par son Gilblas, qu’elle était fondée. L’Auteur de Cleveland offrait dans cet ouvrage, comme dans quelques autres, un caractere sombre, énergique, des sentimens approfondis, beaucoup d’invention & de fécondité ; mais trop de merveilleux, trop de réflexions morales & métaphysiques. Il était plus Philosophe & presque aussi verbeux que certains Romanciers du dernier siecle. On écoutait, avec toute l’attention nécessaire, le subtil Auteur de Marianne & du Paysan parvenu. Il développait les replis les plus cachés du cœur humain : mais ses tableaux offraient des nuances si déliées, qu’elles risquaient d’échapper aux yeux les plus pénétrans. Les Confessions du Comte de ** & Acajou, furent accueillis à ce tribunal comme ils l’avaient été à celui du public. C’est dire que l’Auteur ne pouvait souhaiter d’accueil plus favorable. Il fut égalé par celui que reçurent les Egaremens du cœur & de l’esprit, tableau si vif & si vrai de leurs écarts & de leurs mouvemens. C’est la Vénus de Praxitelle que nul autre après lui n’entreprendra de finir. Le Génie se plaignait de cette omission. Pour l’appaiser l’Auteur lui offrit les Lettres de la Marquise de **. Il y joignit Tansaï & le Sopha. Une chaste Muse eût pu chicaner sur le fonds de ces ouvrages. Un Génie est moins susceptible ; il fit grace au fonds en faveur de la forme. Le vif, le piquant Angola éprouva la même tolérance, & par la même raison. Mais le Génie rejetta une foule d’autres tableaux qui avaient toute la hardiesse de ces derniers, sans avoir leur coloris. Deux de nos Héroïnes littéraires s’applaudissaient d’avoir épuré ce genre. Le Génie reconnut facilement & celle qui rendit si intéressans les discours & le caractere de Zilia (a) & celle qui nous fit partager si vivement les regrets de Juliette Catesbi (a). Ces deux rivales n’en craignaient aucune dans le dernier siecle. Les Lettres du Marquis de Rozelle (b), Camedris (c) ; quelques autres productions d’Auteurs du même sexe, offraient & toute la décence qui lui est convenable, & toute la délicatesse qui lui est propre. J’entendis un de nos Auteurs qui disait d’un ton fier & dédaigneux : voici ma nouvelle Eloïse. Toute fille est perdue si elle en lit quatre pages. Mais tout homme qui n’estimera pas mon Livre, n’aura jamais mon estime. C’est dommage, lui dit le Génie, que le poison qu’il renferme soit si prompt à se communiquer. Vous auriez moins à craindre pour vos jeunes lectrices. Tant de lettres, éloquemment inutiles, ne leur permettraient pas d’aller le puiser au dernier volume. Enfin, votre Livre serait encore plus dangereux s’il était moins prolixe. Le Génie demanda avec empressement & Zadigue & C….. & Babouc & Memnon & tant d’autres productions qui, sous une enveloppe légere & brillante, couvrent des vérités solides. Il regarda leur succès comme une preuve des progrès de la raison & de la Philosophie. Mais, poursuivit-il, en s’adressant à quelques jeunes Auteurs, souvenez-vous que rien n’est plus facile que d’ennuyer en raisonnant. Il ne suffit pas de narrer & de moraliser d’une maniere insipide. La morale ne plaît qu’autant qu’elle cherche à se cacher. Il faut qu’on la rencontre & non pas qu’elle se présente. L’Auteur des Contes Moraux fut loué pour avoir souvent pratiqué cette maxime. On en conclut qu’il était capable de la suivre lors même qu’il l’avait négligée. Un Anonyme, qu’il serait mal-aisé de ne pas reconnaître(a), essuya quelques reproches pour avoir abandonné un genre qui pouvait lui mériter tant d’éloges. Le brillant séducteur d’Aline (b) fut invité à séduire de nouveau ses lecteurs. Quelques autres morceaux qui étaient de différentes mains, & qui se trouvaient épars dans différens recueils, parurent au Génie dignes d’être rapprochés, comme on rapproche les fleurs d’un parterre pour en former un bouquet. Et tes Contes ? me dit alors le Génie, qu’en feras-tu ? Ce qu’il vous plaira, lui dis-je. Vous savez, ou peut-être vous ne savez pas, que je les fis uniquement parce qu’ils me furent demandés….. Il fit un signe, & il me sembla que lui-même alors me les demandait. Il est si facile, en pareil cas, de se faire illusion ! Au moins, ajoutai-je, n’esperez pas que je rende compte au public de l’accueil qu’ils vont recevoir. S’il m’est favorable, je suis assez Philosophe pour le taire : s’il ne me l’est pas, je ne le suis point assez pour le dire…. On trouva qu’en général ce genre avait acquis de nos jours plus de consistance & de solidité, sans rien perdre du côté de l’agrément & de l’intérêt. Nos Romans l’emportaient sur ceux du dernier siecle & par le nombre, & par le mérite : mais, disait le Génie, je crains que vos Romanciers ne deviennent à la fin trop Philosophes, & vos Philosophes trop Romanciers a-19. Ce pronostic s’étendait jusque sur nos Historiens. Leur classe, de part & d’autre, était des plus nombreuses. Depuis longtems l’Histoire en France était à la mode, &, chose assez rare parmi nous, cette mode s’était constamment soutenue. Une foule prodigieuse de volumes était le fruit de cette émulation. Les Godefroi, pere, fils & petit-fils, les Sainte-Marthe, autre famille où la science fut héréditaire ; les Labbé, les Vignier, les le Laboureur, les Cordemoi, les Fourni, les Valois, les Baillet, les Tillemont, les Mabillon, les Longuerue, & tant d’autres érudits profonds, jettaient sur les ténebres de notre histoire des traits de lumiere qui dirigeaient la marche de leurs successeurs. Mézerai, qui le premier entreprit l’Histoire complette de sa Nation, marquait plus d’envie d’être exact que de véritable exactitude. Il lui manquait, d’ailleurs, ce style sans lequel on n’intéresse pas même en faisant parler la vérité. Daniel, qui écrivit avec un peu plus d’élégance, & qui ajouta aux recherches de Mézerai, n’imitait point son impartialité. Il était souvent trop diffus, rarement assez Philosophe, & affichait trop la prévention pour son ordre. On avait peine à le croire, même quand on le lisait avec plaisir, comme on avait peine à lire Mézerai, lors même qu’on était le plus porté à le croire. Legendre, qui prétendait les réformer l’un & l’autre, n’avait point achevé son entreprise ; mais il jettait un grand jour sur l’Histoire de la premiere & de la seconde race de nos Rois. L’Histoire d’un des plus grands hommes qu’ait produit la troisieme, l’Histoire de Henri IV, méritait à Péréfix un accueil distingué. Il peignait son héros d’une maniere aussi touchante que vraie. Il rendait ce Prince aussi cher aux Français qui lisaient son histoire, qu’il le fut à ceux qui vécurent sous son regne. Le Comte de Boulainviliers avait des opinions qui lui étaient propres, & qui trop souvent étaient singulieres. Sans ce défaut, qui est très-grand dans un Historien, il en auroit eu toutes les qualités. Fleuri, qui les réunissait pour la plûpart, en donnait des preuves dans son Histoire Ecclésiastique. Elle se faisait lire en dépit du sujet & du nombre des volumes. On reprochait à Maimbourg d’avoir mieux connu la marche d’une histoire que le Génie de notre Langue. On lui observa que les longues périodes de Cicéron étaient un mauvais modele à suivre pour un Historien, & souvent même pour un Orateur Français. Il sentait la vérité de ce reproche, mais il s’excusa sur ce que son siecle ne le lui avait point fait. On en faisait un autre à Saint-Réal. C’était d’avoir masqué plus d’un Roman du faux titre d’histoire. A ce défaut près, celle de la Conjuration de Venise doit immortaliser l’Historien. La Bibliotheque Orientale valut à d’Herbelot le titre d’Historien profond & curieux. Le Dictionnaire de Moreri fut regardé comme les fondemens d’un édifice qu’il fallait rebâtir. Le Pere d’Orléans eut l’avantage d’avoir donné à l’Histoire une marche nouvelle. Ses Révolutions d’Angleterre ne pouvaient être mieux traitées, ni un sujet de révolutions mieux choisi. Vertot, qui ne lui est pas inférieur en éloquence, & qui est souvent plus précis dans ses Révolutions Romaines, de Suede & de Portugal, regrettait d’avoir été trop diffus dans son Histoire de Malthe. Ce dernier fut presque regardé comme notre contemporain ; mais nous étions assez forts pour le céder à nos adversaires. Le tems était venu où l’Historien écrivait & pouvait écrire en Philosophe. Les Auteurs de la nouvelle Histoire de France(a) parurent la traiter d’une maniere nouvelle. Ils rectifioient leurs devanciers sur bien des faits, & suppléaient à leur silence par une foule de détails sur la politique, les connoissances, les usages & les mœurs de nos peres ; détails qui n’auraient jamais dû être oubliés. Le Tribunal accueillit avec encore plus de distinction un Abregé beaucoup plus instructif que nos grandes Histoires. Il faisait le même accueil à celle d’un siecle(a) supérieur lui-même à tant d’autres ; à celle d’un Héros qui se modela sur Alexandre, & qui voulut surpasser son modele ; au hardi pendant du tableau que traça l’éloquent Bossuet ; à tant d’autres morceaux historiques, moins parce qu’ils étaient de la même main, que parce qu’ils sont de la même force. La nouvelle Histoire de Louis XI(b), écartait le voile dont ce Prince chercha toujours à s’envelopper. On y retrouvait le génie de Tacite, sa maniere de voir & sa maniere d’écrire. On rendait justice à la mâle précision qui distingue l’histoire de Julien & celle de Jovien (c). On voyait que l’Auteur était digne de luter avec ce même Tacite qu’il a heureusement traduit. L’Histoire Ancienne était éclaircie & développée, autant qu’elle pouvait l’être, par l’éloquent Rolin : mais on regrettait que l’habitude de parler à des jeunes gens lui eût fait souvent oublier qu’il fallait écrire pour des hommes. Il n’était pas moins disert dans son Histoire Romaine, & n’y était pas plus Philosophe. Son continuateur marchait sur ses traces & montrait sa robe pour s’en excuser. L’Histoire du Bas Empire n’attira pas le même reproche à son Auteur(a). Il s’y montre Historien élégant & Philosophe raisonnable. Une entreprise non moins étendue, plus importante, & malheureusement plus utile, excitait bien des regrets sur son interruption. C’était l’Histoire générale des Guerres (b) : tableau effrayant des fureurs & de la cupidité des hommes. C’est peu de rappeller les événemens, l’Auteur remonte à leurs causes, apprécie leurs effets, juge les hommes & les Nations qu’il met en scêne. Le même pinceau qui venait de tracer les malheurs & les pertes de l’humanité, nous offrait encore la peinture de son industrie & de ses ressources dans l’Histoire générale du commerce des Anciens. On était surpris que l’Auteur du Roman du Jour joignît à une si parfaite connoissance du monde moderne, celle des secrets les plus cachés du monde ancien. l’Histoire de Saladin (a), Histoire aussi impartiale que bien approfondie & bien écrite, prouvait que rien n’échappe à l’activité du Génie Français. Il découvre & célebre la vertu par-tout où elle se manifeste. Le Génie marquait la plus grande prédilection pour les Essais sur Paris (b), ouvrage d’un genre neuf & d’une exécution supérieure au genre. On parut un peu embarrassé de la volumineuse Histoire des Voyages ; mais, & la réputation de l’Auteur, & ce que l’ouvrage offrait d’utile, firent tolérer ce qu’il renfermait de superflu. On fit promettre à ses continuateurs de ne point imiter leur modele dans son insobriété. Le Voyageur Français (a) n’essuya pas le même reproche. Il fut loué pour avoir dit vrai, quoique voyageur, pour l’avoir dit d’une maniere intéressante, & pour avoir observé en Philosophe. Le Pline moderne(b), bien supérieur au Pline ancien, dévoilait à nos yeux tous les secrets de la nature. Elle paraissait n’en avoir aucun de caché pour lui. Il fixait notre attention sur des objets qui, pour nous être trop familiers, nous étoient peu connus. Il rapprochait, en notre faveur, tant d’êtres épars dans l’univers, tant de productions relatives à tel climat, ignorées dans tel autre : spectacle dont chaque partie du monde ne jouissait qu’imparfaitement, & devenu aujourd’hui, pour chaque lecteur de cette histoire, un spectacle toujours complet, toujours prêt à se renouveller. Le profond coopérateur(a) de cette vaste entreprise, en partageait le mérite & la gloire. Il analysoit en Physicien ce que son Collegue développait en Philosophe. L’un taillait le marbre de la statue, l’autre était le Promethée qui l’animait. Nos adversaires n’opposaient rien ni à ce magnifique monument, ni à beaucoup d’autres ; tels en particulier que l’immense Histoire de l’Académie des Sciences : vaste résumé des efforts du génie & de la pénétration de l’homme dans des matieres qu’un voile épais semblait devoir toujours envelopper. Quelques-uns des materiaux de ce grand édifice avaient été préparés dans le dernier siecle, mais le nôtre les avait vu s’accroître, & joignait à cet avantage la gloire de les avoir mis en œuvre. Tels furent les preuves & les efforts des deux partis. L’avantage resta à celui des modernes, & ni l’un, ni l’autre n’en parurent étonnés a-20. Un essain de traducteurs s’approcha du tribunal. Vaugelas présentait son Quint-Curce, & d’Ablancourt son Tacite. On ne trouva d’autre défaut à cette derniere traduction, que de n’en être pas une. On loua Vaugelas d’avoir parfaitement bien entendu la langue de Quint-Curce, & mis en pratique les préceptes qu’il donna sur la sienne Toureil faisait passer dans notre Langue toute l’éloquence de Démosthene. On fit reproche à l’Abbé Tallement d’avoir plutôt traduit Amiot que Plutarque. Il s’excusa sur ce que Plutarque avait été bien traduit par Amiot, & que celui-ci avait besoin de l’être à son tour. On reprochait aussi à la savante Dacier d’avoir trop admiré jusqu’aux défauts du Poëte(a) qu’elle traduisait : mais, en même tems, on l’applaudissait pour avoir fait connaître & sentir ses beautés autant que le pouvait permettre une traduction en prose. On retrouva dans la nouvelle traduction de l’Enéïde (b), à peu près toutes les idées du Poëte Latin ; mais on n’y retrouva point cette sublime harmonie qui donne de la force & de la grace aux idées. Le Traducteur du Tasse(c) offrait dans sa version une élégance plus facile ; mais ce n’était encore qu’une traduction en prose. Celle de l’Anti-Lucrece faisait mieux connaître son original ; parce qu’il renfermait plus de raisonnemens que de Poésie. L’éloquent Traducteur de Cicéron(d) ne lui faisait rien perdre dans une langue dont le génie est entiérement opposé à celui de la langue qu’il traduisait. Gédoin en usait de même envers Pausanias & Quintilien. D’autres Ecrivains enrichissaient notre langue & notre siecle d’une foule de productions étrangeres, soit anciennes, soit modernes. Le Génie exhorta seulement nos Traducteurs à craindre & à surmonter la manie de tout traduire a-21. Les Erudits, de part & d’autre, se disputaient vivement & durement. Presque tous étaient de l’autre siecle. Ils effrayerent l’assemblée par un amas prodigieux d’In-folio. On eût dit qu’ils voulaient s’en servir pour escalader le double mont, comme les Titans se servirent des montagnes pour escalader les Cieux. Ni le Goût, ni le Génie n’avaient présidé à ces laborieuses recherches. On les regarda comme une profonde carriere, d’où l’on pourrait tirer les matéreaux propres à élever plus d’un édifice utile & régulier. Il regnait moins de tumulte entre les Littérateurs. Ceux-ci n’affichaient point l’érudition, mais ils faisaient preuve de goût. Ils ambitionnaient moins de fatiguer la mémoire que d’éclairer les talens. D’Aubignac, le Vayer, Bouhours, Charpentier, le Bossu, Barbier d’Aucour, l’Abbé du Bos, la Monnoie & un petit nombre d’autres, guidaient par leurs sages lumieres plus d’un Ecrivain dont on admirait le génie. Un grand nombre de Modernes leur disputaient cet avantage. Freret dissertait profondément, mais sans pesanteur, sur différens points de recherches. Hardion traçait des leçons utiles aux Orateurs & aux Poëtes. Caylus éclairait le Peintre & le Sculpteur sur les loix du costume & sur le choix des meilleurs sujets. Un de nos contemporains(a) prouvait que tous les beaux arts n’avaient qu’un même objet & partaient d’un même principe, celui d’imiter la nature & ses effets par des moyens différens. Un autre(b) que les épines de la Géométrie n’empêchaient pas de cultiver les fleurs de la Littérature, écrivait comme s’il n’eût jamais calculé. On plaçait au rang des meilleurs ouvrages sa préface de l’Encyclopédie ; préface bien supérieure à beaucoup de livres qui ne périront jamais. D’autres Ecrivains traçaient sur la littérature & le goût, différens préceptes, & ces préceptes étaient souvent eux-mêmes des exemples. Un homme illustre par son rang(a) y joignait des connoissances rares & un génie plus rare encore que toutes les connoissances. J’entendis le Dieu lui adresser ainsi la parole :Et recueillir de sa fumée
Il me parut, enfin, que de nos jours il y avait plus de lumieres unies aux talens, & plus de vrais talens réunis aux lumieres a-22. On apporta aux pieds du tribunal divers instrumens de Physique, tant céleste que terrestre. Ils furent suivis par un plus grand nombre de Physiciens dans tous les genres. Les Astronomes s’arrogerent le droit de parler les premiers, attendu la dignité de leurs opérations. Descartes reprochait aux Astronomes de nos jours d’avoir abandonné son systême des tourbillons pour en adopter un autre qui n’est pas lui-même sans difficultés, & qui est encore moins nouveau. Fontenelle n’eut pas de peine à lui prouver que ce reproche ne le regardait pas, & qu’à l’âge de près de cent ans il était encore Cartésien. Un autre Physicien célebre(a) déclara être vivement tenté de suivre cet exemple. Il pouvait en servir lui-même dans son activité à suivre les phénomenes célestes, & à décrire leur nature & leurs causes. Mais ce qui mortifia le plus Descartes qui, malgré sa Philosophie, avait eu le bonheur de connaître l’amour, ce fut de voir qu’une femme illustre(a) se déclarait en faveur de Newton qui n’aima jamais que les calculs. Il trouvait Newton fort honoré, à tous égards, d’avoir eu un pareil commentateur. Il regretta encore plus que les Elémens de sa Philosophie n’eussent pas été éclaircis par la plume élégante qui débrouilla ceux de Newton(b). Rouhaut prouva, toutefois, qu’il n’avait manqué ni de clarté, ni de précision en abrégeant la Philosophie de Descartes. Cassini, que la France enleva à l’Italie, prouvait, par une foule de découvertes, combien le vaste champ des cieux lui était familier. Il y joignait l’avantage d’avoir terminé la fameuse méridienne de l’Observatoire. Picart, de son côté, reclama & obtin la gloire de l’avoir commencée. Gassendi se glorifiait d’avoir rétabli l’opinion des atômes & du vuide, opinion que beaucoup de modernes se faisaient honneur d’appuyer. Celle de la pluralité des mondes ne parut pas entiérement neuve : mais Fontenelle eut la gloire de l’avoir renouvellée, & d’avoir mis tous ses lecteurs à portée de l’entendre. Le profond Clairaut calculait les tables de la lune, & décrivait la figure de la terre. Maupertuis, d’un côté, Bouguer & son actif associé(a), de l’autre, déterminaient cette derniere opération d’après de laborieuses expériences. Le digne héritier du nom de Cassini s’exerçait efficacement sur le même sujet. Il développait dans ses Elémens d’Astronomie, tous les principes de cette science, & renfermait dans ses Tables Astronomiques toute la marche & l’économie du systême de l’Univers. Son fils marchait sur ses traces, & vérifiait ce que son aïeul a perfectionné(a). La Caille calculait les éclipses, & le Monier la marche des cometes. L’actif d’Alembert remontait, autant qu’il est possible, à la cause générale des vents, & à celle de la précession des équinoxes. Il discutait & mettait dans un nouveau jour différens points du systême de l’Univers, & regrettait de n’avoir plus de systême universel à imaginer. Enfin, l’Astronomie parut être étudiée & cultivée avec plus d’ardeur que jamais. La même main qui s’était exercée avec succès sur quelques points de la théorie de cette science, venait aussi d’en tracer une histoire complette(a). Un homme, presque ignoré jusqu’alors(b), vint jetter l’étonnement dans toute cette assemblée. Voici mon projet, disait-il à nos Astronomes. Je rétablis une partie du systême de Descartes qu’on a trop facilement abandonné, & je fronde en entier celui de Newton que vous avez trop vivement accueilli. J’adopte l’impulsion, mais j’y joins le méchanisme, & ce méchanisme je le prouve, je le démontre par des expériences que vous ne détruirez pas. A l’instant même il en effectua quelques-unes qui parurent mériter l’attention des spectateurs, & même celle du tribunal. Vos efforts sont très-louables, dit le Dieu à ce novateur intrépide. C’est par de semblables tentatives que les hommes sont parvenus à dérober à la nature une partie de son secret. Au reste, ce grand procès a besoin d’être discuté de part & d’autre. Je l’appointe pour être jugé à la prochaine séance a-23. Les Géometres soutenaient, avec raison, que sans la Géométrie, il n’y aurait jamais eu de véritable Astronomie ; que cette science serait toujours un peu arbitraire, mais que la Géométrie s’appuyait sur des preuves. Descartes se montra de nouveau, & soutint que la plûpart de ces preuves étaient de lui ; qu’il les avait imaginées ou simplifiées ; que l’Algebre lui devait sa perfection, elle qui a tant contribué à celle de la Géométrie, & qu’il était le premier qui eût donné à l’Europe une Géométrie complette. Presque aucun de ces points ne lui fut contesté, malgré l’envie qu’avait Roberval de le contredire. Ce dernier ne lui pardonnait pas encore leurs anciennes disputes & les avantages qu’il avait remportés sur lui. Il reçut, cependant, quelques éloges de Fermat sur son aptitude à résoudre les différens problêmes qu’il lui avait proposés. Celui-ci fut encore loué davantage & pour avoir proposé ces problêmes, & pour en avoir déterminé de plus épineux. Paschal, qui avait presque rougi d’être Géometre, & qui ne rougissait pas d’être controversite, se présenta sous le nom d’Ettonville(a). Ce fut sous ce nom qu’il reclama une grande partie de ses découvertes. On fit plus, on lui restitua toutes celles qu’il avait faites sous le sien propre, & même à l’âge de seizeans, sur divers points d’Algebre & de Géométrie ; science qu’il aurait pu créer, si elle n’eût pas existé avant lui. Le Jésuite Saint-Vincent prétendait avoir trouvé la quadrature du cercle. On lui prouva qu’il n’en était rien ; mais on voulut lui restituer plusieurs découvertes qui étaient dues à ses recherches. Il en fit peu de cas & s’obstina à s’attribuer ce qu’on lui refusait. De Beaune, qui commenta & éclaircit la Géométrie de Descartes, luttait avec lui sur quelques points que ce Géometre n’avait pas prévus(a). Le Marquis de l’Hôpital analisait les infiniment petits, & s’en servait pour résoudre des problêmes que presque tous les Géometres croyaient insolubles. Varignon défendait ce que ce dernier venait d’établir, contre Rolle qui n’établissait rien. Nos Géometres modernes rendaient justice à toutes ces découvertes. Elles ne leur laissaient qu’un champ bien borné à parcourir. Il ne leur était plus guere possible d’inventer ; mais ils étaient plus généralement instruits que les inventeurs. Ils profitaient de leurs travaux pour en déterminer l’usage. Ils indiquaient la pratique de ce qui ne fut d’abord qu’un objet de spéculation. Cependant, au milieu de cette difficulté d’imaginer, Clairaut, qui s’était montré Géometre aussi jeune que se le montra Paschal, & qui inventa comme lui ce qu’il n’avait pas encore eu le tems d’apprendre d’aucun autre ; Clairaut créait de nouvelles courbes, & perfectionnait un fameux calcul imaginé avant lui(a). Un adversaire qui par son mérite fait honneur à ceux qu’il attaque, le combattait avec avantage sur divers points de calcul. Mais son génie ne se bornait pas à de simples disputes. Il découvrait & démontrait un nouveau principe sur l’équilibre & le mouvement des fluides. En même tems, il rappelloit, avec raison, le traité complet de Mathématiques qu’il venait de répandre dans un ouvrage devenu lui-même un traité général de tous les arts & de toutes les Sciences. Plus d’un moderne appliquait efficacement la Géométrie à la Méchanique. L’un(a) s’en servait pour donner à nos vaisseaux plus d’agilité. L’autre(b) pour éclairer nos Pilotes sur la longitude. L’ingénieux Buffon retrouvait le miroir ardent, inventé, dit-on, par Archimede & perdu presqu’aussi-tôt qu’inventé. Vaucanson animait la matiere & semblait donner une ame à de simples automates. Laurent trouvait le moyen de restituer aux corps mutilés les membres qu’ils avaient perdus. Nollet imitait tous les effets de la nature & paraissait lui commander dans ses opérations. De Parcieux employait toutes les ressources de ses lumieres pour l’avantage du genre humain. Enfin, l’on reconnut que si les Géometres du siecle passé avaient, à-peu-près, porté la Géométrie spéculative à sa perfection, ceux du nôtre en avaient perfectionné l’usage & l’utilité a-24. D’autres Physiciens, les Chymistes, s’approchaient avec les instrumens qui leur étaient nécessaires. On rebuta quelques Alchymistes du siecle dernier qui parlaient encore & d’Alkaest & de grand Oeuvre. Lémery pere sortit de la foule & débrouilla un peu le cahos de cette science qui n’en était pas encore une. Il démontrait les propriétés de l’antimoine dont Gui Patin se moquait avec plus d’esprit que de raison. Geoffroi portait le flambeau dans les ombres que Lémery n’avait pas dissipées. Il en résultait un jour presqu’entiérement nouveau. Bourdelin, qui était venu avant Lémery & Geoffroi, écoutait attentivement ce dernier, & regrettait beaucoup de n’avoir pas été son disciple. Boulduc se hâtait de produire son crystal de Polychreste(a) ; mais il ne put prévenir Geoffroi qui, de son côté, ne l’avait pas prévenu. On partagea entr’eux l’honneur de cette découverte. Je jettai les yeux sur nos Chymistes. Ils étaient beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, & marquaient une assurance qui n’était pas uniquement fondée sur leur nombre. Le fils du vieux Lémery honorait & rectifiait son pere. Il discutait la nature du nitre, celle du feu, celle de la lumiere, il composa, pour l’utilité publique, son Æthiops Martial, ou sa poudre noire. En même tems, pour égayer la scêne, il modifia cette opération, & l’on vit éclorre l’Arbre de Mars. On écoutait, avec attention, un homme qui parlait avec enthousiasme. C’était l’ardent & zélé Rouelle. Il eût voulu faire de toute l’assemblée une ample légion de Chymistes. On écoutait encore plus attentivement, & l’on entendait beaucoup mieux, un homme(a) qui avait embrassé toute l’étendue de cette carriere. Ses travaux furent destinés à diriger ceux qui voudraient désormais la parcourir. Un autre Chymiste(b) opérait avec une facilité qui étonnait les spectateurs. Il n’avançait rien à titre de précepte qu’il ne le démontrât par l’expérience, & plusieurs de ses préceptes lui appartenaient. D’autres Emules, & en très-grand nombre, s’empressaient de se rendre utiles à une science qu’ils cultivaient avec éclat. Elle parut, grace à tant d’efforts, parvenue à un degré de perfection que ses inventeurs n’auraient pu prévoir a-25. Divers Physiciens, des deux parts, cherchaient à développer le méchanisme du corps humain, à rétablir ses ressorts, à prévenir, ou plutôt à retarder sa dissolution. Les Pecquet, les Méry, les Littre, les Duvernei, offraient à nos Anatomistes d’heureuses découvertes. De notre côté, les Winslou, les Morand, les Ferrin, les Petit, les Quesnai, les Tenon, les Louis, & quelques autres, achevaient ce que les premiers avaient ébauché, & laissaient à leurs successeurs des lumieres nouvelles a-26. A certaine distance du tribunal étaient assemblées deux troupes de Censeurs qui examinaient tout & jugeaient en premier ressort. Je reconnus les différens Journalistes Français. Le judicieux & caustique Salo, reclamait la gloire d’avoir inventé ce genre qui a fait tant d’imitateurs. Cette gloire ne lui fut pas disputée. Il reprochait, en même tems, à ses successeurs d’avoir abandonné le ton qu’il avait pris dans son début. Peut-être, leur disait-il, auriez-vous eu moins d’amis ; mais, à coup sûr, vous eussiez trouvé plus de lecteurs. Il en citait pour exemple, & l’Abbé Desfontaines, & son successeur, qui ne recuserent ni l’un ni l’autre son jugement. Baile, qui n’avait pas dédaigné l’emploi de Journaliste, reçut des éloges mérités sur sa République des Lettres. Avouez, cependant, lui disait un Journaliste moderne, qu’il vous fut moins difficile qu’à nous de captiver les suffrages. Peut-être écrivons-nous plus purement que vous n’écriviez ; mais nous n’avons pas, comme vous, le droit de tout écrire. Le Génie, qui veille sur ce genre, car ce genre a son génie comme les autres, exhortait les Critiques à se servir encore plus souvent de son flambeau que du glaive dont Mercure fit usage pour écorcher Marsias.Sur les pas de la politique
Mais le Génie approuvait encore moins la basse adulation, la louange mercenaire, qu’une satire outrée. Contemplez, disait-il, à ces différens Aristarques,
La scêne changea. Je vis les Artistes s’en emparer, & mes regards se fixerent d’abord sur les Peintres. Je vis le Poussin mettre autant d’austérité dans son extérieur & ses manieres que dans ses compositions. Il ne reconnaissait la supériorité de le Brun, ni à titre de premier Peintre du Roi, ni à titre de premier Peintre de la Nation. Voué absolument à l’antique, il ne voulait point d’autres modeles, & en était un lui-même pour la correction du dessein, la sage ordonnance de ses tableaux & la savante maniere de traiter un sujet. Mais on lui reprochait d’avoir trop souvent négligé la nature pour copier des statues qui n’en sont elles-mêmes que des copies. Le Brun, au contraire, ne la perdait jamais de vue, & n’y joignait les ressources de l’art que pour la faire valoir. Il étonnait par la fierté de son dessein & la hardiesse de ses idées : mais il était toujours noble & vrai, même dans ses compositions les plus extraordinaires. On appellait le Sueur le Raphaël de la France, quoiqu’il n’eût peut-être jamais rien vu de Raphaël. Il devait tout à son génie & paraissait avoir été formé par les meilleurs maîtres de l’art. Le Bourdon, moins célebre que tous ces Peintres, était cependant meilleur coloriste, mais il était moins fini. Je vis Mignard saisir toutes les manieres avec une facilité surprenante. Il prouvait aussi qu’il avait la sienne propre, & citait, à ce sujet, la Galerie de Saint-Cloud & le Val-de-Grace. A ces mots, un des plus grands Peintres qu’ait produit notre siecle, ne put contenir son impatience. Je reconnus le Moine. Il prétendait que ni Mignard, ni le Brun ne devaient plus parler de Galerie & de Coupole, depuis que lui-même avait peint le Salon d’Hercule. Il opposait, en même tems, au gracieux Santerre, des morceaux d’un genre encore plus gracieux & plus séduisant que sa Ste Therese. Il lui opposa, sur-tout, l’ingénieux, le fécond Boucher, son Eleve. Cet agréable imposteur, doué d’une imagination vive & tendre, offrait à nos regards la nature moins comme elle est que comme elle devrait être. Son art va plus loin qu’elle : il nous fait desirer ce que, sans lui, nous n’eussions pas même soupçonné. Restout luttait avec Jouvenet dont il était l’Eleve. Tous deux peignaient dans une maniere imposante, mais noble ; tous deux traitaient, par préférence, des sujets convenables à la mâle austérité de leur génie. Le gracieux Lafosse, les deux savans Boulogne, toujours amis, quoique freres & rivaux, tenaient un rang distingué parmi les excellens Peintres du dernier siecle. Bertin & Case ne regrettaient point d’être du nôtre & lui faisaient un égal honneur. Les Coypel du dernier regne trouvaient dans l’héritier de leur nom, les talens qu’ils eurent, & bien des connoissances qu’ils n’avaient pas. Plus d’un Pere qui avait brillé aux yeux des nôtres, se voyait éclipsé par ses fils. Le vieux de Troy, qui ne fut guere que portraitiste, admirait les talens du sien dans un genre bien supérieur. Parossel cachait ses tableaux de bataille en voyant son fils mettre les siens au jour. Deux autres Artistes(a), plus modernes, parurent également lui en imposer, & ce n’était point une terreur panique. Le Génie de la Peinture ne refusa pas à Claude le Lorrain les éloges que méritaient ses Paysages & ses Marines ; mais il trouva que les chefs-d’œuvres de son successeur(a), étaient, pour ainsi dire, au-dessus de tout éloge. Wateau, que les deux partis se disputaient, & qui méritait bien ce conflit, n’osait presque rien disputer à un Artiste de nos jours(b), qui a, comme lui, deviné le secret de la nature & qui la rend beaucoup plus intéressante. Le premier flattait les yeux & divertissait l’esprit ; le second captivait les regards & attachait l’ame. On envisageait les travaux de l’un avec plaisir, on ne quittait qu’avec regret ceux de l’autre. Le Génie s’approcha d’un groupe nombreux d’Artistes, nos Contemporains, qui réunissaient leurs efforts pour égaler ou surpasser tout ce que le regne passé offrait de plus sublime dans le plus haut genre de la Peinture. Là était Vanloo qui réunissait le double avantage d’attacher & de séduire. Il joignait à une ordonnance sage le dessein le plus correct & le coloris le plus onctueux. Pierre se montrait son Eleve par les graces de son pinceau, & plus que son émule par la grandeur de ses idées & l’énergie de son expression. Vien, qui dès son début donna des chefs-d’œuvres & en fit espérer d’autres, tenait ce qu’il avait promis. A ses côtés une aimable Magicienne(a) traçait quelques figures d’insectes ou d’oiseaux, & semblait créer plutôt que peindre. Natoire, dont le pinceau docte & sage est digne de la grandeur des sujets qu’il traite & de la majesté des temples qu’il décore, s’attachait à former une troupe de jeunes Eleves sous les yeux mêmes du Génie & par son ordre. Je le vis applaudir aux efforts du Maître & aux progrès des Disciples. Hallé, Jeaurat, Dumont & Challes, peignaient sçavamment l’Histoire. Le jeune Deshayes mettait dans ses compositions tout l’enthousiasme du génie & de son âge. Son Emule(a) joignait à ce même enthousiasme tout ce qui caractérise un génie orné. D’autres, à qui l’âge n’avait pas encore permis de multiplier les preuves de leurs talens, débutaient par des essais qui valaient des preuves(b). Nos adversaires cherchaient parmi eux quelque rival à l’ingénieux Oudri. Mais ce fut un Hector qui ne trouva point d’Ajax. On reconnut de part & d’autre sa supériorité. Desportes, qui l’avait précédé dans cette carriere, consentit de ne marcher qu’à sa suite. Ses Eleves & ses successeurs le reconnurent également pour leur maître ; mais lui-même tenait à grand honneur d’avoir de pareils disciples Chardin, qui s’était fait un genre à part, copiait la nature sans l’arranger ; mais on aimait son heureux désordre. Les fleurs avaient aussi leurs Peintres. Fontenai, qui perfectionna ce genre, ne trouvait pas que de nos jours il fût déchu de sa perfection. Rigaud & Largiliere trouverent dans nos Portraitistes plus d’un rival digne d’eux. Latour faisait passer dans le portrait de nos hommes célebres le génie qui les animait ; Natier, dans le portrait de nos Belles, déployait les graces & la richesse. Drouais, dans ceux de l’enfance, le tendre coloris qui la distingue ; Toqué dans tous les siens l’exactitude & la ressemblance ; Aved le naturel & la vérité. De nouveaux Emules se signalaient par d’heureux efforts & de véritables succès. Je l’avouerai, j’avais craint pour nos Peintres un évenement peu favorable ; mais leur bonne contenance me rassura. Ils n’aspiraient pas, toutefois, à une victoire décidée : c’était bien assez pour eux d’éviter une défaite. Ils y parvinrent. On balança les différens avantages. On trouva que si les uns avaient tracé la route, les autres l’avaient bien suivie & l’avaient étendue à quelques égards. Le Dieu exhorta, cependant, nos jeunes Artistes à n’adopter aucune maniere donnée, aucun goût trop banal. C’est l’art, disait-il, qui doit tracer les principes, mais c’est le génie qui doit les employer. Que ceux qui en ont se laissent conduire par lui seul ; que ceux à qui il manque n’esperent jamais être bien conduits a-28. Non loin de-là étaient rassemblés ceux qui depuis deux siecles ont illustré l’art des Phidias & des Praxitelles. Sarrazin, qui renouvella ce bel art en France, le prouvait par les chefs-d’œuvres dont il l’embellit & par l’honneur qu’il eut de former Girardon. Celui-ci, de son côté, ne se montrait pas moins digne de former les plus grands Eleves. Les Bains d’Apollon, l’Enlévement de Proserpine, le Tombeau d’un de nos plus grands Ministres(a), le dispensaient d’autres preuves qui, d’ailleurs, ne lui manquaient pas. Le Pujet, qui pouvait figurer parmi les Grands Peintres & les grands Architectes, prétendait ne céder le pas à aucun de nos Sculpteurs. Le Milon de Crotone, l’Andromede, ne permettaient à aucun autre de le prendre sur lui. Les laborieux Anguier, l’infatigable Coustou, l’ingénieux & profond Coysevox, le Pautre, qui se montra leur égal ; tant d’autres qu’on pourrait nommer avec honneur, semblaient assurer à leur parti un triomphe bien mérité. Mais le nombre & le mérite de leurs successeurs ne rendaient pas ce triomphe bien facile. Jamais victoire ne fut mieux disputée. Parmi nos Phidias modernes, plusieurs se faisaient remarquer dans la foule, comme on distinguait les Achilles, les Ajax, les Diomedes dans l’armée des Grecs. Je reconnus Bouchardon, que cette Capitale a chargé du soin d’acquitter son zele & sa reconnoissance dans un monument qui est le fruit de l’une & de l’autre(a) ; le Moine justement célebre par ses travaux & ses succès dans le même genre(b) ; Pigal, qui dans un seul ouvrage éternise la vie & la mort d’un héros(a) ; Falconnet qui semble avoir fourni de nouveaux traits & de nouvelles expressions à l’amour(b) ; Slodtz qui enrichit de nouveaux attributs le zele & la piété(c) ; les Adam, les Vassé, les Sally, les Caffieri, les Challes, quelques autres, achevaient de fortifier ce corps déja si redoutable par lui-même. Tant d’efforts ne furent pas inutiles. Je vis l’avantage rester suspendu entre les deux partis. Ceux du premier eurent le mérite d’avoir précédé les autres dans la carriere, & ceux-ci la gloire d’avoir osé s’y montrer & s’y soutenir après eux. Les premiers étaient sûrs d’être applaudis en paraissant ; les seconds plus sûrs encore d’être blâmés d’oser paraître. On avait jugé les premiers d’après eux-mêmes, & les seconds d’après les premiers. Le Tribunal décida que si les modernes avaient quelquefois négligé l’exactitude austere de leurs prédécesseurs, ils avaient donné à leurs productions un mouvement & une ame que cette exactitude ne peut remplacer a-29. A l’instant parut la troupe des Architectes. Elle était moins nombreuse que les autres, parce qu’elle n’était composée que de ceux qui eurent occasion de manifester leurs talens, occasion qu’ils ne pouvaient pas faire naître d’eux-mêmes. Chacun d’eux était muni du plan des édifices dont il embellit la France. L’aîné des Mansards en montra de plus d’une espece. Il prétendait, avec raison, avoir donné à cet art un ton de grandeur & de majesté jusqu’alors inconnu parmi nous. Hardouin Mansard, qui fut moins austere, se vantait d’avoir été plus élégant & plus magnifique. Perraut expliquait Vitruve & joignait à ces leçons le plan de sa colonnade(a) qui était un sublime exemple. Devaux & d’Orbai, qui avaient réalisé ce plan, faisaient aussi par eux-mêmes d’autres preuves dignes d’éloges. On en donna aux productions triomphales(a) de Blondel, & aux travaux utiles de Daviler, le même qui traça aux Architectes des principes généralement adoptés, & qui aima mieux construire une Mosquée en Barbarie, que de négliger une occasion de bâtir. Les deux siecles se disputaient de Cotte. Il tenait de l’un & de l’autre, & il méritait que l’un & l’autre le reclamassent. Par la même raison ils se disputaient Gabriel qui se montra grand Architecte dans un âge où l’on ne rougit pas d’être encore Eleve. Ce dernier s’applaudissait de retrouver ses talens dans son fils : talens qui se manifestaient par plus d’un édifice qui décorent cette Capitale & le séjour de ses Rois. Le Génie approuvait en entier le plan d’un nouveau Palais destiné à être le berceau des jeunes Eleves de Mars, monument de magnificence & de bonté digne d’un Roi qui, non content de récompenser les services, daigne encore les prévenir. A titre de Génie, il appercevait déja le noble & brillant effet du nouveau Temple qui s’éleve avec tant de rapidité sous nos yeux, & dont tous les yeux ne sont pas encore en état de juger(a). Il donnait les mêmes éloges à divers travaux du même Artiste, & dont le public avait bien jugé. Servandoni étalait dans tous les siens, & sur-tout dans le frontispice d’un de nos Temples(b), une maniere que le Génie seul peut donner. Le seul reproche qu’on osât lui faire, était d’avoir plutôt consulté ce Génie, que les moyens qu’on lui fournissait de le mettre en œuvre. Le plan d’un autre Temple(a), dont il n’existe encore que les premiers vestiges, en faisait desirer l’entiere exécution. Une foule d’autres plans, offerts par différentes mains, & réalisés en différens lieux, annonçaient que la France avait pris, depuis peu, une forme nouvelle. Chaque principale Ville semblait vouloir disputer à la Capitale & le concours & le suffrage des amateurs. L’Artiste(b) à qui l’Architecture Hydraulique est redevable de tant de travaux supérieurs à ceux des Romains, jouissait de toute la reconnoissance des Français, & obtint les éloges du Dieu des arts. Enfin, plusieurs Architectes offraient dans tous les genres, des projets non effectués, mais qui prouvaient que l’occasion seule & non le génie, manquaient à leurs Auteurs. Cet art ne parut donc pas avoir dégénéré. Il parut même que ses nouveaux efforts avaient été suivis de nouveaux progrès, qu’on distinguait mieux le caractere propre à chaque genre, & que même plus d’un genre avait, depuis peu, acquis un caractere a-30. Un autre art, qui multiplie & répand au loin chaque production de ces trois derniers, productions qui par elles-mêmes ne peuvent ni se multiplier, ni se répandre ; la gravure excitait un nombreux concours. Le dur, mais sécond Chauveau ; Melan qui grava toujours d’une seule taille & quelquefois d’un seul trait ; Simoneau, toujours vrai dans son expression ; Poilly net & onctueux dans son travail ; Audran, bien supérieur à eux tous par son énergie & sa grande maniere, tous ces Artistes justement célebres dans leur siecle, n’espéraient pas effacer les rivaux que leur opposait le nôtre ; tels que les Cars, les Dupuis, les Duchange, les l’Epicié, les Cochin, les Audran, les Fessard, les Bauvarlet, les Lempereur, les Lemire, les Mouet, les Jardinier & quelques autres dont les connoisseurs placeront d’eux-mêmes ici les noms. Balechou, Aliamet, le Bas, Moyreau, s’attachaient à rendre & rendaient supérieurement, à l’aide du burin, ces effets si variés, si compliqués de la nature ; effets que le Peintre lui-même ne parvient à imiter qu’avec tous les secours de son art. Les Drevet de notre siecle, Fiquet, Wille, Flippart, Saint-Aubin & leurs Emules, gravaient des Portraits qui firent perdre à Nanteuil une partie de la haute idée qu’il avait des siens. Le délicat Longueuil ajoutait encore aux charmes des sujets les plus voluptueux. L’inimitable Cochin s’astraignait rarement à copier. Il inventait, il créait, il donnait libre carriere à son génie. C’était un Peintre auquel il ne manquait que la couleur. D’autres se bornaient au seul usage du crayon. Le gracieux Eisen, l’exact & sévere Gravelot, le sage Deseve, l’ingénieux Grendz, &c, préparaient au burin d’heureux sujets pour s’exercer. Ces deux partis attendaient & sollicitaient une décision ; mais le Dieu ne décida point entr’eux, & il avertit les Anciens de n’en pas trop murmurer a-31. Un autre genre de spectacle attira mon attention. C’était un mêlange de tout ce que nous voyons sur nos différens théatres, & de ce qu’y voyaient nos peres. D’abord on entendit le son de divers instrumens. Mais, dès le début, le Dieu fit chasser tous les Menétriers de Lulli. Ce dernier brisa lui-même son violon, comme il avait souvent brisé ceux des Musiciens à ses ordres, lorsqu’il entendit les sons rapides & brillans des Guignon, des le Clerc, des Pagin, des Gaviniés, des Capron, des Vaugin & même de quelques Eleves qui eussent facilement éclipsé les plus fameux virtuoses de son tems. Bertaut, Duport & Jannson, l’étonnaient encore davantage par le prodigieux parti qu’ils tiraient du violoncelle, instrument dont il n’avait pas soupçonné l’existence. Blavet, Rault, Taillard eussent disputé le prix de la flûte avec Pan lui-même, & ne trouverent personne qui leur disputât rien. Enfin, nos symphonistes l’emportaient autant sur leurs adversaires, que les symphonies de Rameau l’emportent sur celles de Lully a-32. A cette harmonie brillante, succéderent quelques scenes de déclamation. Beaubourg & Chammeslé laissaient quelquefois douter s’ils chantaient ou s’ils déclamaient. Baron, dans le rolle du Cid, & le Couvreur dans celui de Chimene, intéressaient & ne transportaient pas. Du Fresne mettait plus de feu dans le rolle d’Œdipe ; mais il cedait celui d’Orosmane au terrible & pathétique Lekain. L’impétueuse Dumesnil oubliait toute espece d’exemple pour se livrer à son instinct sublime. Clairon déployait toutes les ressources de l’art & enchantait notre oreille par la beauté de son organe. Gaussin n’avait qu’à se montrer & parler pour attendrir. Dubois avait reçu de la nature le même privilege. Je vis Ponteuil qui n’osait presque rien disputer à Brisard. Je vis Grandval, avec certains passages du Méchant, mettre en suite les Bellerose & les Floridor(a). Je vis Regnard féliciter Belcour d’avoir ajouté de nouveaux traits au rolle du Joueur, & l’ingénieux & vif Molé rendre piquans les rolles qui par eux-mêmes l’étaient le moins. Les Beaupré & les Beauval, Soubrettes de l’ancien tems, se taisaient pour applaudir à Desmarres, & celle-ci applaudissait encore davantage sa niece charmante, l’inimitable Dangeville. Guerin & Raisin(b) écoutaient avec dépit les deux Latorilliere. La noble & décente Grandval partageait les suffrages avec l’actrice qui l’a remplacée(a). On riait des bouffonneries de Jodelet(b) ; mais on applaudissait au jeu piquant & raisonné de Deschamps & d’Auger. L’ingénieux Préville était un véritable Prothée ; il prenait mille formes différentes & charmait sous toutes celles qu’il voulait prendre a-33. Autre changement de scene & spectacle également fait pour l’oreille & pour les yeux. On voyait la terre, les cieux, les enfers, tous les élémens, se succéder au signal d’un coup de baguette. L’éclat des voix, celui des instrumens, tantôt se confondaient, tantôt se faisaient entendre à part. Beaumavielle & la Chanteuse Castilli(c), débitaient quelques morceaux des opéras de Cambert ; mais ils firent bientôt place à Thévenard & à Rochois qui faisaient parfaitement valoir la déclamation de Lulli. On écouta Dumesni & Muraire avec intérêt. Chassé parut, & à l’instant on n’apperçut que lui seul. Il en imposa à tout ce qui l’environnait par l’énergie de sa voix & de son action. Les Antier, les Journet n’oserent plus se faire entendre quand elles eurent entendu l’étonnante Lemaure. On applaudissait à l’art de Pélissier & à l’organe enchanteur de Fel. Jéliotte portait l’illusion & le goût du chant aussi loin qu’ils pouvaient aller, & les accens de Legros enlevaient autant de suffrages qu’ils trouvaient d’auditeurs. Les sons mâles & onctueux de Gélin, les sons éclatans & rapides qui distinguent Larrivée, partageaient l’attention du Dieu des arts. Le Rossignol, animé au combat contre la flûte du Dieu Pan, tire de son gosier flexible des sons moins brillans, moins variés que n’en faisait entendre la Cantatrice(a) accoutumée à le remplacer. Dubois, Duplan & Duranci, ajoutaient encore à l’action des rolles les plus impétueux. Beaumesnil mettait dans les siens tous les charmes d’un art qui sait se cacher : Arnoud, des graces nobles & touchantes, un intérêt qu’elle tenait encore moins de l’art que de la nature. D’autres Emules, qui avaient droit d’entrer en lice, eurent aussi leurs succès. Enfin, grace aux Acteurs de nos jours, ce qui n’était d’abord qu’une espece de concert, devint un spectacle animé a-34. Pour le varier encore davantage, survinrent plusieurs Coryphées du théatre lyricomique. L’ingénieuse Favart, tantôt sous le nom de Zerbine, tantôt sous celui d’Annette, faisait de tous ses auditeurs autant de Pandolphes & de Lubins. Les tendres accens de Nesselle intéressaient en faveur de Lise. La piquante Laruette charmait notre oreille par son organe brillant & flexible : l’ingénue Mandeville touchait par l’onctueuse délicatesse du sien. Beaupré joignait aux graces enfantines le piquant de l’Actrice décidée. La pétulante Deschamps ne laissait à l’auditeur le plus chagrin que la volonté & le tems d’applaudir. Caillot & Clerval enlevaient tous les suffrages par des talens qui s’acquierent, & par d’autres avantages qui ne s’acquierent pas. On applaudit au jeu pittoresquement uni de Laruette. Quelques scênes parlées firent douter si Dehesse n’avait pas brillé sur le premier de nos théatres, & l’on accueillit d’autres Acteurs du théatre où il brille, tant pour les preuves qu’ils avaient déja faites, que pour celles qu’ils promettaient de faire a-35. Je souhaitais que la danse terminât cet ambigu théatral ; je fus satisfait. Un mêlange des ballets de l’ancien & du nouvel opéra forma d’abord un contraste assez piquant ; mais les sarabandes monotones des Beauchamps(a), des Magni, des Pécour, firent bientôt place à la danse noble & soutenue de Dupré, à la danse pittoresque & brillante de Vestris, au genre mâle & imposant de Gardel. Lani & Dauberval étonnaient par la rapidité & la précision de leurs pas. Les anciennes Subligni & Prevôt furent effacées par la noble & décente Salé, qui admirait elle-même l’étonnante perfection des pas de Lani(a). La vive Camargo brilla jusqu’à l’apparition de l’impétueuse Allard qui ne craignait pas qu’aucune autre vînt l’éclipser. Peslin, son Emule ; Anselin faite pour l’être ; Guimard, qui séduit par une danse délicate & des charmes qui lui sont propres ; Heinel, dont le début fut un triomphe ; la jeune & intéressante Gardel, quelques autres Eleves de Therpsicore, offraient tour-à-tour à nos yeux des Nymphes & des Graces. Tout, enfin, annonçait que cet art était arrivé à sa perfection, & ne s’était perfectionné que de nos jours a-36. Quelques graves Auteurs, qui avaient toutes les prétentions que donne la gravité, murmuraient que le Dieu s’occupât d’objets si futiles. Divers légistes, dont on s’était bien moins occupé, se joignirent à eux, & demandaient à grands cris qu’on jugeât la question principale, sans avoir égard aux incidens. Pour toute réponse on leur imposa silence. Un Génie les exhorta à mieux sentir le prix de tout ce qui peut plaire aux hommes, puisque tout ce qui leur plaît les console, & qu’ils n’ont pas moins besoin d’être consolés que d’être instruits. Ensuite le Dieu, lui-même, s’adressa à toute l’assemblée & lui dit, en meilleurs termes que je ne vais le répéter :
Après cette leçon morale qui, sans doute, ne corrigea personne, le Dieu termina la séance & tout disparut. Je ne vis plus ni Palais, ni Génie ; je me retrouvai seul chez moi, écrivant ce que j’avais vu, ou cru voir ; car tout ceci pourrait bien n’être qu’un songe. Il m’en resta, cependant, un nouveau desir d’arriver à la gloire ; autre espece de songe plus dangereux que le premier. Au surplus, tout dans le monde littéraire alla toujours comme auparavant, & la vision que je publie n’aura pas l’honneur d’y rien changer. Chaque Auteur s’estimera toujours plus que tous ses contemporains ; chaque lecteur n’estimera guere que nos devanciers. Notre siecle oubliera une partie de ses avantages : ils lui seront restitués par le siecle d’après, qui, à son tour, méconnaîtra une partie des siens. C’est l’aréopage qui hésite de prononcer entre Mars & Neptune, & qui ordonne que les Parties se représenteront au bout de cent ans a-37.
C’est le Législateur de notre Poésie qui parle, & les plus grands exemples viennent à l’appui de ce précepte. Il faut qu’un tel personnage porte la vertu héroïque & militaire aussi loin qu’elle peut aller : il faut, sur-tout, qu’il acheve glorieusement son entreprise. Jusqu’alors aucune femme n’avait fourni un sujet d’Epopée. L’antiquité eut, pourtant, comme nous, ses héroïnes. Elle nous vante encore ses Sémiramis, ses Thomiris, ses Talestris, ses Zénobies & une foule d’autres. Mais aucun Poëte n’a fait de leurs actions le sujet d’un Poëme. Ce qui ne s’est point fait peut souvent se faire, je l’avoue. Il s’agit seulement d’examiner si l’innovation est heureuse. Ce n’est pas le Poëme de Chapelain qui nous fournira cet exemple. Toute la mission de Jeanne d’Arc se bornait comme nous l’apprend son histoire, & comme elle le dit elle-même ici, à délivrer Orléans & à faire sacrer le Roi à Rheims. Elle effectua l’une & l’autre entreprise. Voilà donc en quoi devait consister toute l’action du Poëme. Elle eut été simple & entiere. La Pucelle en sortait triomphante, & le Poëte remplissait, au moins à cet égard, une des premieres conditions de l’Epopée. Tout n’était pas fait, je l’avoue. Charles VII avait été sacré Roi à Rheims ; mais l’Anglais regnait encore dans Paris & sur une partie de la France ? Qu’y faire ? Jeanne d’Arc n’y pouvait plus rien. Elle se trouve dès ce moment réduite au simple rolle d’aventuriere. Aucune des promesses qu’elle fait à Charles ne se vérifie. Repoussée au siege de Paris qu’elle avait promis de prendre en trois jours, chassée honteusement par le Roi qu’elle a secouru, elle se réfugie au sein d’une épaisse forêt pour y vivre de gland & d’eau. Là, son frere, le seul qui l’eût accompagnée & plainte dans un tel désastre, lui observe que ses jours & son honneur sont exposés. Elle n’y songeait pas ; mais cette réflexion l’oblige à se jetter dans Compiegne. Son humeur belliqueuse devait être un peu ralentie. Cependant, on lui persuade encore une fois de reprendre les armes. Elle est blessée & prise par les Anglois, jettée dans une prison d’où, selon l’histoire, trop connue pour y rien changer, elle ne peut ni ne doit plus sortir que pour aller au supplice. Tel est l’état piteux où le Poëte nous offre son héroïne à la fin de son douzieme chant. Une telle catastrophe peut figurer dans une tragédie, mais non terminer un Poëme Epique. Le dénouement d’un pareil ouvrage doit être heureux, & tout à l’avantage du héros qui en fait l’objet. On m’opposera, sans doute, que ce Poëme devait renfermer vingt-quatre chants de douze cents vers chacun. Mais que fera le Poëte dans les douze autres chants ? C’est, je pense, Dunois qui va les remplir. Il achevera l’ouvrage commencé, comme l’histoire nous dit qu’il l’acheva réellement. Ainsi, voilà deux principaux personnages dans ce Poëme, & une division d’intérêt qui en affoiblit le ressort ? Dunois agira, & Jeanne, durant tout cet intervalle, en sera réduite à gémir ou à prier dans son cachot. Dunois même, en délivrant la France, ne pourra délivrer cette malheureuse captive. Elle ne sortira des fers que pour être privée du jour. Son supplice ne la flétrira point ; mais c’était la victoire qui devait l’illustrer. Chapelain a-t-il mieux réussi dans le choix & le contraste des caracteres ? Celui de Jeanne est inégal & inconséquent. C’est ce qui vient d’être démontré. Dunois a une grandeur mieux raisonnée, plus soutenue ; mais son inconstance envers la Princesse Marie est aussi révoltante que celle d’Enée envers Didon, & n’est pas aussi-bien motivée. Sa passion mixte pour la Pucelle, n’intéresse ni n’occupe le lecteur. Qu’est-ce qu’un amour purement métaphysique, dégagé de tout intérêt des sens & auquel on sacrifie une passion réelle & réciproque ? L’origine de cette passion est exprimée par le Poëte avec plus de douceur qu’on ne pourrait le présumer.
Il est vrai que le changement de Dunois est ménagé par Saint Michel, emploi un peu singulier pour un Archange. Le voilà en parallele avec le Mercure des Grecs. Celui-ci même ne se mêlait que des amours du Maître des Dieux : jamais il ne devint l’agent de la faiblesse des hommes. Ce qui paraîtra encore plus étonnant, c’est que Saint Michel, en préparant cette intrigue, ne faisait qu’obéir aux ordres du Ciel même. C’est la premiere fois qu’une pareille fiction a été imaginée, &, sans doute, qu’elle ne fera ni plagiaires, ni imitateurs. Quant au caractere de Charles VII, il est encore plus défectueux dans ce Poëme que les précédens. Ce Prince y paraît d’abord faible & absolument découragé, ou plutôt comme n’ayant jamais eu aucun instinct de courage. Il veut se réfugier dans les grottes de l’Auvergne & abandonner, sans coup férir, son Royaume à l’Etranger. Plus loin, c’est un héros que rien ne rebute & que le Poëte surnomme la terreur des Tyrans. C’est un preux Chevalier qui s’obstine presque seul à attaquer Paris, malgré la retraite de la Pucelle & la déroute de son armée. Tantôt il regarde cette même Pucelle comme sa libératrice, tantôt il leve sur elle un bras forcené, & finit par la chasser avec ignominie. De telles inégalités ne choquent pas moins la vraisemblance que la majesté du personnage à qui on les attribue. Que dirons-nous de la belle & tendre Agnès ? Elle n’est ici que pour servir d’ombre à Jeanne d’Arc. Le rolle qu’elle joue dans ce Poëme est bien inférieur & bien opposé à la maniere dont elle figure dans l’histoire. On fait qu’elle contribua, autant que la Pucelle même, à ranimer le courage de Charles VII ; mais Chapelain la dépouille de cette gloire pour en décorer entiérement son héroïne. Passe encore s’il ne défigurait pas les charmes d’Agnès par le portrait gotique & brute qu’il en trace. Quel pinceau ! quel coloris !
Si le Maréchal d’Anvers, en quittant son enclume & son marteau, n’eût pas mieux peint sa Maîtresse, elle ne lui eût jamais été accordée. L’amour le rendit Peintre. L’ambition de rimer ne suffira jamais pour faire un Poëte. Le portrait de la Pucelle est d’une teinte un peu meilleure que celui d’Agnès.
Il faut bien des recherches pour trouver quelques vers passables dans ce long Poëme. Ce qui étonnera, sans doute, c’est que Chapelain réussit mieux dans les comparaisons que dans les autres détails. Témoin celle-ci où il peint l’Ange qui descend des cieux pour inspirer la Pucelle.
Témoin cet autre où il figure la valeur impétueuse de Jeanne d’Arc.
Mais toutes les comparaisons de ce Poëme roulent à-peu-près sur le même fond d’idées & le même tour d’expression. Celle des autres morceaux est, pour l’ordinaire, dure & contrainte : nul enthousiasme, nul essor. Les vers les plus heureux y sont le fruit du travail & non du génie. Ce n’est point Minerve qui sort toute armée du cerveau de Jupiter : ce sont les statues que Vulcain forgea dans son antre, & qui se meuvent plutôt qu’elles n’agissent. Chapelain a-t-il fait un meilleur emploi de la fiction, de cette partie qui sert d’aliment au Poëme Epique ? Il se félicite dans sa Préface de n’avoir pas eu recours à la magie. Mais le fréquent usage qu’il fait des démons & des anges, est une autre forte de magie bien plus rebutante que la premiere. Il est, sans doute, permis d’employer ces sortes d’intelligences dans un Poëme Chrétien ; mais un Poëte Français n’en doit user que sobrement. On a vu, d’ailleurs, à quoi s’étendait une partie de la mission de Saint Michel ; à rendre Dunois amoureux de Jeanne. La suite du rolle de cet Archange n’est guere plus favorable. Il a besoin de faire venir un renfort d’Anges pour faire tête aux Démons. Il en est réduit à supplier la terreur, que le Diable supplie de son côté, & qui balance entre l’un & l’autre. Enfin, Dieu, la Vierge, les Anges, les Saints, les Démons, agissent si fréquemment dans ce poëme, qu’ils ne laissent rien à faire aux hommes. On a reproché le même défaut à Homere qui, en cela, se conformait à la Théologie de son tems. Chapelain n’avait pas la même raison pour se déterminer. Il écrivait avant les disputes sur le libre-arbitre, & il ne prit jamais part à ces disputes. Le Poëme de la Pucelle est donc un sujet mal choisi, & sans doute encore plus mal traité. Un excellent Poëme dans le goût de l’Arioste, vient de nous prouver qu’il ne fallait pas, dumoins, traiter ce sujet sérieusement. On voit dans ce dernier ouvrage l’homme de génie qui se joue de sa matiere, & dans l’autre un faible rimeur accablé sous le poids de la sienne. L’Alaric de Scuderi parut quelque tems après la Pucelle, & l’Auteur se vante qu’il la fit oublier. C’est ce même Scuderi qui opposait l’Amour Tyrannique au Cid & à Cinna. Il est vrai que la Pucelle fut oubliée ; mais bientôt l’Alaric eut le même sort. Il en était digne, & par l’idée que nous avons du héros, & par la maniere dont ses actions y sont célébrées. Il faut pourtant l’avouer, Scuderi mit dans ce Poëme à peu près autant d’invention que dans ses longs Romans. Il n’en écarta point la magie, au contraire il la prodigua ; mais le style en est faible, diffus, & le plus souvent ridicule. C’est ainsi qu’Alaric exprime sa flamme à la Reine Amalasonte.
Qu’il me soit permis de citer encore ce morceau. Le Poëte a voulu y peindre Alaric tout occupé de ses projets de conquête.
Tel est le ton qui regne dans tout cet ouvrage, inférieur encore à la Pucelle & par le choix des idées, & par le burlesque, ou la trivialité de l’expression. C’était la mode alors d’entreprendre un Poëme Epique. On vit paraître le Clovis de Desmarets en vingt-six chants. Un sujet aussi heureux promettoit beaucoup ; malheureusement les talens du Poëte répondaient mal au sujet. Ses vers sont moins durs que ceux de Chapelain, moins bizarres que ceux de Scuderi ; mais ils manquent de cette chaleur, de cette énergie, de cette pompe harmonieuse qu’exige le style de l’Epopée. On y retrouve celui des pieces qui ont précédé les tragédies de Corneille. La fable de ce Poëme est foiblement constituée, malgré l’avantage que donnaient au Poëte, & l’éloignement des tems & le contraste des mœurs & celui du culte, & le fond même de l’histoire. Desmarets fut depuis surnommé le visionnaire, & par dérision, le Prophete : mais l’ouvrage où il pouvait le plus donner carriere à son imagination, le Poëme de Clovis, en offre moins que ses écrits estatiques & fanatiques ; moins, surtout, que son avis du Saint Esprit au Roi : production dont le titre seul dénote suffisamment par quel esprit l’Auteur fut inspiré. L’Auteur du Saint Louis semble, à quelques égards, l’avoir été par le Génie même. Avec plus de goût, plus de travail & de meilleurs conseils, le P. Lemoine eût atteint le but de l’Epopée. Il a l’imagination féconde & brillante ; c’est dommage qu’elle ne brille souvent qu’aux dépens de la raison. Le style de son Poëme est trop uniforme & trop soldatesque. Nulle variété, nulle onction, nulle douceur. C’est un volcan dont l’éruption est perpétuelle ; mais qui, avec du feu, vomit encore plus de rocaille & de fumée. Despréaux interrogé pourquoi il n’avait fait nulle mention du P. Lemoine dans son Art Poétique, répondit, en parodiant deux vers de Corneille :
Peut-être serait-il à desirer que cet Auteur eût écrit dans le sein du monde & quarante ans plus tard. Il eût mieux connu & le génie de notre langue & celui de la nation pour laquelle il écrivait. Il eût mieux choisi ses fictions & ses épisodes. Il eût moins prodigué le merveilleux, & ce merveilleux qui dans son Poëme est souvent burlesque, eût pu dès-lors y devenir sublime. Voici un exemple des fictions du P. Lemoine, & du ton avec lequel il les décrivait. Il s’agit d’un château construit en l’air par les Démons, d’où ils désolent & accablent une troupe de soldats chrétiens.
Je ne crois pas devoir m’arrêter ni au Moyse sauvé de Saint Amand, ni au Saint Paulin de Perrault, ni à quelques autres productions toutes également faibles & défectueuses. Elles ne servent qu’à prouver combien la carriere Epique est au-dessus des forces communes d’un Ecrivain. Aucun des Poëtes célebres du dernier siecle ne tenta d’y pénétrer. Corneille eût, cependant, surpassé Lucain, & Racine eût, peut-être, égalé Virgile. Quoi qu’il en soit, ils ne l’ont pas même entrepris, & le premier devoir du génie est d’oser. Le Lutrin de Despréaux fait honneur à son imagination ; il prouve qu’il était grand Poëte, malgré tout ce qu’on a dit & fait pour le reléguer dans la classe des versificateurs. Quelles ressources ne trouve-t-il pas dans son génie pour donner du corps & de l’étendue à un sujet qui par lui-même avait si peu de consistance ? Quel riche mêlange d’objets & de couleurs ! quel ensemble heureux de composition ! Ce n’est point là, toutefois, un Poëme Epique. J’en appelle à la définition que Boileau nous donne lui-même d’un tel ouvrage. Si dans son Lutrin il a prétendu luter contre Homere, c’est contre Homere le chantre des grenouilles, & non pas contre le chantre d’Achille. C’est notre siecle qui a vu éclore le premier Poëme Epique dans notre Langue. On a prétendu enlever ce titre à la Henriade, par la seule raison qu’elle offre moins de merveilleux que les autres Poëmes de cette nature. On soutient que la fable de celui-ci est trop simple, ou plutôt que sa marche est purement historique. Il est vrai que Gabrielle d’Estrées n’est point une Magicienne comme Armide ; c’est l’amour, & non le pouvoir infernal, qui amene le vainqueur d’Yvri à ses pieds. Je doute que ces éternels enchantemens, approuvés ou tolérés, dans le Poëme Italien, pussent également l’être dans un Poëme Français. Le génie de chaque langue & de chaque nation differe. Il faut, d’ailleurs, en construisant la fable d’un Poëme avoir égard à trois choses. 1°. La date ou l’époque de l’événement qu’on célebre est-elle plus ou moins éloignée ? 2°. Quelles sont les mœurs du climat où l’on place le lieu de la scene ? 3°. Quel est le goût, le caractere, quelle est la croyance de la nation pour laquelle on écrit ? Par exemple, il seroit permis d’employer plus de merveilleux dans un Poëme de Clovis, que dans un sujet tiré de la Ligue. En revanche, l’action du premier nous intéresserait moins que celle du second. La mémoire de Henri IV nous est infiniment plus présente & plus précieuse que celle de Clovis. Les avantages se trouvent compensés des deux parts, & le célebre Auteur de la Henriade n’a négligé aucun des siens. Il ne fait intervenir qu’à propos les intelligences supérieures. Il n’a recours aux êtres moraux que pour l’ornement & l’utilité de son sujet. Rien qui nuise à l’intérêt dominant. Il conserve toute sa progression morale & se trouve même fortifié par le concours des accessoires. Quel personnage que celui de Henri IV dans ce Poëme ! Quel mêlange héroïque de grandeur & de bonté, de courage & de douceur ! Combien il intéresse, même quand il est faible ! Il justifie cette maxime de Quinaut :
Quelle suavité, quel coloris dans le portrait de Gabrielle & dans tout le tableau que forme le neuvieme chant ! C’est le pinceau du Correge & de l’Albane. On y retrouve le gracieux & le fini de l’un, l’onctueux & le brillant de l’autre. On a prétendu que cet épisode ne conduisait à rien. Il ne retarde, il est vrai, que de quelques instans les opérations du héros & la conclusion du Poëme. Renaud s’oublie un peu plus long-tems auprès d’Armide. Il est reveillé par Ubalde comme Henri l’est par Mornai. Mais Renaud n’est qu’un personnage secondaire, & l’amant de Gabrielle est le premier mobile de la Henriade. Peut-être eût-il été encore plus dangereux de le faire sommeiller trop long-tems. Ce qu’on veut regarder comme inutile fût devenu alors très-nuisible ; alors le rôle de l’amant eût dégradé celui du héros. On peut, enfin, n’envisager cet épisode que comme un moment de repos pour le lecteur : mais que ce repos est délicieux ! Qu’il est donné à peu d’Auteurs de s’égarer aussi agréablement ! C’est Hercule qui, après avoir passé le Phlégéton, fait une pose dans les Champs Elisées. Je n’appuirai point sur les détails brillans & sublimes dont ce Poëme est rempli. Jamais on ne porta plus loin l’éloquence, la pompe & l’harmonie des vers. C’est une maniere qui n’appartient qu’à l’Auteur ; mais cette maniere est grande & digne de l’Epopée. En citer des exemples formerait ici un hors d’œuvre. Qui ne connaît le noble pathétique du second chant, l’éloquence mâle du discours de Pothier, le noir & terrible sacrifice des Ligueurs, le songe sublime de Henri IV ; tant de magnifiques descriptions, tant de portraits frappés au meilleur coin ? Il est peu de lecteurs à qui tous ces morceaux admirables ne soient présens, & tant que subsistera la Langue Française, on ira les puiser à la source même. Un fameux Poëte, l’harmonieux Rousseau, avait, dit-on, conseillé à M. de Voltaire de refondre en entier la marche de son Poëme. Chacun, en particulier, a sa maniere de voir, & Rousseau était bien en droit d’avoir la sienne. Peut-être eût-il envisagé ce sujet sous une forme encore plus poétique. La chose était possible, &, sans doute, l’Auteur de la Henriade sentait comme lui cette possibilité. Mais une telle marche pouvait-elle s’appliquer à un sujet aussi moderne ? Eût-elle affaibli ou fortifié l’intérêt ? Eût-elle assez conservé la vraisemblance ? Les personnages de ce Poëme, j’entends les principaux, ne sont-ils pas assez importans, assez intéressans par eux-mêmes ? Fallait-il faire agir sans cesse à leur place une foule de machines poétiques, machines qui ne les remplaceraient que bien faiblement à nos yeux ? Les Français n’ont pas la tête épique, disait un homme de goût à M. de Voltaire. C’est qu’il ne jugeait de l’Epopée que d’après les anciens modeles, & sa présomption était fondée. Heureusement elle ne découragea pas notre illustre Poëte. Il consulta les tems, les lieux, la nouvelle maniere de penser, de sentir & de voir. La Henriade parut & enleva tous les suffrages. Cessons d’envier à notre siecle une gloire dont il doit être bien jaloux ; celle d’avoir vu éclore parmi nous le premier Poëme Epique : le premier, du moins, qui mérite véritablement ce titre. A cela près, cette carriere a été moins courue de nos jours que dans le siecle précédent. Plus on a de lumieres, plus on se défie de ses forces, à moins qu’elles ne soient supérieures aux difficultés. Nous avons, cependant, vû paraître le Poëme de l’Isle-Adam, ou de la Maltiade, sujet heureusement choisi, puisqu’il intéresse un grand nombre de Nations ; sujet même conduit avec art ; plutôt que la production d’un Poëte. Une héroïne littéraire(a) a fait passer dans notre Langue tout ce que Milton a d’intelligible &, surtout, de plus intéressant. Qu’elle a rendu Eve aimable ! & que son amour est bien exprimé ! On le sentira encore mieux en réfléchissant que celle qui l’a si bien peint était faite elle-même pour l’inspirer. Ce n’est pas tout. Après avoir chanté, d’après Milton, le Paradis perdu, elle a célébré sans guide la découverte d’un monde nouveau, source des richesses actuelles de l’ancien. La Colombiade est l’ouvrage d’un génie mâle & courageux, fait pour les plus grandes entreprises. Celle de produire un Poëme Epique après la Henriade était de ce nombre. C’est Panthée l’Amasone qui ose combattre contre Achille, & qui, même en lui cédant, paraît digne de l’avoir combattu. Tels ont été dans le genre Epique les principaux efforts de nos Poëtes. On attend parmi sous une Odyssée nouvelle où sera célébré un sage Empereut plus digne que le sage Ulysse même d’être chanté par un Homere. La mâle précision des vers de M. Thomas, l’heureux tour qu’il donne à ses idées, la force de ces idées mêmes, & ce que les connoisseurs ont déja entendu de cet ouvrage ; tout annonce que Pierre le Grand trouvera dans cet Auteur un Chantre digne de lui. Son Poëme de Jumonville donne à cette présomption l’apparence de la certitude. Quelques essais de combats échappés du pinceau de le Brun présageaient déja ses batailles d’Alexandre. Un genre inférieur à l’Epopée, le Poëme héroïcomique, avait, grace au Lutrin de Boileau, brillé dans le dernier siecle. Il n’a rien perdu dans le nôtre. Le Ver-Vert de M. Gresset est un chef-d’œuvre d’agrément & de finesse. Invention, dessein, coloris, tout est remarquable dans ce tableau charmant. C’est la production d’un génie heureux & facile, également favorisé des Muses & des Graces. Nous leur devons, sans doute, aussi la voluptueuse peinture de Zélis au Bain ; production légere où le sentiment est approfondi, où l’art paraît subordonné à la nature ; mais où la nature est si riche par elle-même, qu’elle semble n’avoir pas eu besoin d’autres ornemens. Elle est plus soignée dans les Tourterelles. M. Dorat y déploie ce coloris brillant, ce fini gracieux qui distinguent sa touche. Ces deux ouvrages sont deux miniatures qui réunissent l’effet & le jeu du tableau. L’un & l’autre sont du genre érotique ; genre déchu parmi nous depuis que l’amour a quitté le ton du sentiment pour prendre celui du persiflage. Ces deux Poëmes nous prouvent qu’on peut lui faire parler encore sa premiere langue. Celle qui domine dans un Poëme comique enfanté de nos jours, a quelquefois l’enveloppe d’une langue étrangere. L’Auteur de ce Poëme en est aussi le héros. C’est ce qui le lui a fait intituler Mon Odyssée. Il n’est point exposé aux naufrages maritimes. Ce nouvel Ulysse voyage à pied, & peut-être sa narration serait-elle moins peinée s’il eût voyagé plus à son aise. M. Robé a quelquefois de l’expression & du tour ; mais il lui arrive très-souvent de prendre la dureté pour l’énergie, & le singulier pour le pitoresque. On dirait qu’il veut ressusciter le vieux Ronsard. Ce dernier fut, en quelque sorte, excusable de vouloir créer une langue qui n’existait pas. Elle existe aujourd’hui, & le devoir de tout Ecrivain est de la respecter. Il n’est pas moins essentiel de respecter l’harmonie quand on écrit en vers. J’ajouterai qu’il l’est encore plus de se respecter soi-même ? Pourquoi s’offrir sans cesse aux yeux de ses lecteurs sous la livrée de l’indigence ? Homere mandiait son pain dans ces mêmes Villes qui, après sa mort, voulaient lui ériger des Autels. Homere, dans l’Odyssée chanta, dit-on, ses propres voyages : mais ce fut sous le nom d’Ulysse qu’il voyagea. En lisant ce Poëme on admire le Poëte & on révere le voyageur. Le dernier regne avait accueilli le burlesque de Scaron. Il ne le serait pas aujourd’hui. Nous avons, cependant, toléré le genre Poissard. Il m’en coûte pour citer ici la Pipe cassée. Mais, enfin, ce genre a un objet d’imitation, & le burlesque n’imite absolument rien. Toutefois, il ne paraît pas qu’aucun Poëte Grec & Latin ait jamais pris ses héros sous les halles d’Athenes, ou de Rome. Où en seraient nos plus habiles Professeurs dans ces deux langues, si on leur apportait une Poissarderie Grecque ou Latine ? Je crois déja voir éclore une foule d’écrits où l’on prétendrait prouver qu’on parlait autrement Grec & Latin que ne l’ont parlé Homere & Virgile. De même s’il arrivait que notre Langue devînt un jour une Langue morte, & que plusieurs siecles de barbarie eussent rempli cet intervalle, on pourrait douter alors qui des deux a le mieux parlé Français, ou de l’Auteur de la Pipe cassée, ou de celui de la Henriade. Au reste, ces écarts ne peuvent être que passagers. Ils sont trop marqués pour être durables. Ce n’est que par degrés que le goût perd insensiblement ses droits. Nous touchons, peut-être, à cette décadence. Elle est du moins inévitable & par l’instabilité de l’esprit humain, & par le besoin qu’il a de produire, & par la difficulté de produire encore sans chercher des routes nouvelles. On s’y jette & l’on s’y égare. Les Anciens soupçonnaient, dit-on, l’existence du nouveau monde. Il s’écoula bien des siecles avant que Cristophe Colomb l’eût découvert.
Veut-il nous détailler les préceptes de l’Idylle ? C’est une Idylle même qu’il nous trace.
Par-tout, il s’éleve ou s’abaisse à proportion du genre dont il parle. Il en prend & il en donne le ton. Il a même su y joindre quelques épisodes où son génie prend encore mieux l’essor. C’est pour le lecteur un moment de repos & un ornement de plus pour l’ouvrage. Un modele aussi excellent ne pouvait manquer d’imitateurs bons ou mauvais. On vit paraître en vers l’Art de Prêcher, sujet qui semblait mieux convenir à la prose ; mais, enfin, les vers en sont faciles & quelquefois élégans ; jamais énergiques. L’Auteur (l’Abbé de Villiers) en faisait, dit-on, lui-même peu de cas. On a vu des Poëtes, avec moins de mérite, être infiniment moins modestes. A peu près dans le même tems que parut l’Art de Prêcher on vit éclore un Poême sur le le geste des Prédicateurs. Il est de Sanleque, Génovéfain qui a fait aussi quelques Satires médiocres. Elles sont à celles de Despréaux ce qu’est son Poëme du Geste à l’Art Poétique. Notre siecle a vu appliquer ce genre à de plus grands objets. Le Poëme de la Religion est un de ces monumens où le génie se trouve d’accord avec le zele. Il offre des traits que n’eût pas désavoué la main qui traça le sublime tableau d’Athalie : en un mot, le fils du grand Racine y paraît digne de porter ce nom célebre. La texture de cet ouvrage n’est pas seulement d’un Théologien, elle est d’un Poëte, & presque toujours la sécheresse de l’argument est sauvée par l’abondance des images. Des scrupules, de plus d’une espece, empêcherent M. Racine d’entrer dans la carriere que son pere avait illustrée. Il nous les détaille lui-même. Ces scrupules, au reste, pouvaient partir d’un défaut de vocation. La trempe de son génie, le portait au genre didactique. Il est plutôt fait pour combattre les passions que pour les peindre. S’il fût né dans l’ancienne Rome, il eût pu être Lucrece, & n’eût jamais été Virgile. On a dit que ses vers manquaient de vie & de chaleur. Cette critique est outrée. Ils sentent l’art ; mais cet art atteint quelquefois le but de la nature. Le Poëme de la Religion est un des monumens les plus utiles qu’on ait érigés à sa gloire. Il intéresse, il sera lu ; privilege dont jouira toujours la bonne Poésie, & qui manque souvent aux traités les plus orthodoxes. Le Poëme de la Grace, du même auteur, est en général fort inférieur à celui de la Religion. C’est que ce premier sujet est lui-même très-inférieur à l’autre. Il offre plus à la discussion qu’aux images, & en Poésie il faut moins discuter que peindre. Voici une matiere où l’imagination du Poëte a trouvé le champ le plus neuf & le plus vaste. Où pouvait-elle mieux prendre l’essor qu’en célébrant les merveilles de la nature ? Quelle immense variété d’objets ! Quelle source de tableaux sublimes ! Un pareil choix fait honneur au goût de M. Dulard, & l’exécution n’en fait pas moins à ses talens. L’un & l’autre partent d’une noble hardiesse qui décele, au moins, le génie. On trouve dans ce Poëme de l’élévation dans les idées & de la noblesse dans l’expression ; une Poésie facile, abondante ; mais qui pourrait être plus soutenue. Peut-être serait-il à souhaiter que l’Auteur eût habité la Capitale. C’est-là, sur-tout, que le talent se perfectionne tant par le secours des conseils que par celui des exemples. C’est l’émulation qui dans les Arts produit les plus grands effets. Il faut être poussé, animé par le concours. On devenait guerrier en respirant l’air de Sparte ; on devenait orateur en respirant celui d’Athenes. Le pinceau léger & brillant qui peignit avec des couleurs si vives & si vraies les quatre parties du jour, traça aussi le tableau des quatre Saisons. C’est toujours la même fraîcheur de coloris ; mais les tons en sont plus variés, plus marqués. Ils sont assortis au local, ainsi que l’exigeait la matiere. Le premier morceau est un délicieux tableau de Chevalet ; le second est une grande machine. Apollon placera l’un dans sa galerie ; l’Amour gardera soigneusement l’autre dans son cabinet. Un art qui a fait parmi nous les plus grands progrès, la Peinture, a vu dans notre Langue ses préceptes chantés par la Poésie. C’est une sœur qui en instruit une autre. M. Watelet, dans cet ouvrage, déploie toutes les connoissances de l’Artiste, & se distingue, à la fois, dans le plus difficile de tous les arts. Il exprime avec agrément les détails les plus épineux. Son Poëme est, en même tems, un traité méthodique. L’Artiste y puise des préceptes utiles, & l’amateur lui fait gré d’avoir embelli ces préceptes. C’était pour notre Poésie un langage tout nouveau, & il fallait des lumieres unies au talent pour lui faire parler ce langage. D’autres Ecrivains ont envisagé cette matiere sous un aspect plus général. C’est ce qu’a fait M. Baillet de St. Julien dans un Poëme auquel on ne reproche que son peu d’étendue. C’est, à peu près, aussi la marche que suit M. Lemiere dans celui qu’il nous prépare sur le même sujet. Il y parle moins à l’Artiste qu’à l’homme de génie. Il donne plus à l’exemple qu’au précepte. En un mot, le but de son ouvrage est moins d’éclairer l’art dans ses procédés, que de soutenir le génie dans son essor. L’art de bien déclamer les vers était digne, sans doute, que la Poésie ornât ses préceptes. C’est un hommage que M. Dorat n’a point dédaigné de lui rendre. Son Poëme de la Déclamation ne fait pas moins d’honneur à cet art qu’aux heureux talens du Poëte. C’est un monument qui subsistera, & qui, dans tous les tems méritera d’être lu & consulté. Il paraissait difficile d’y joindre un chant sur la danse ; les détails de cet art avaient encore bien peu exercé nos Poëtes. M. Dorat a vaincu ces difficultés sans paraître même avoir eu à les combattre. Le dernier siecle vit éclore différens Poëmes Latins. Celui de Dufresnoi sur la Peinture eut, de son tems, beaucoup de réputation ; mais, en général, il est plus connu des Savans que des Artistes. C’est ce qui arrivera toujours à tout ouvrage écrit dans une Langue morte. Jamais Auteur Latin eut-il la manie d’écrire en Grec, ni aucun Grec en Egyptien ? On a beaucoup vanté le Poëme des Jardins du P. Rapin. Il y aura toujours à retrancher de ces éloges tout ce que nous ne serons jamais à portée d’aprécier. Pour écrire en vers dans une Langue il faut en posséder toutes les finesses, toutes les nuances. Et quel est le moderne érudit qui peut se flatter de connaître toutes celles de la Langue Latine ? C’est de quoi Despréaux s’est moqué avec sa sagacité ordinaire. On peut, sans doute, embrasser une opinion qu’il a soutenue & que le raisonnement confirme. Il est fâcheux pour M. l’Abbé de Marsy de n’avoir pas écrit en Français aussi-bien qu’il paraît écrire en Latin. Son Poëme de la Peinture serait plus connu, plus souvent cité, plus utile au grand nombre des Artistes qu’il veut éclairer & conduire. Le Célebre Cardinal de Polygnac est plus excusable dans le choix qu’il a fait du même idiome. Il voulait combattre Lucrece dans sa propre Langue, & il écrivait pour une classe de lecteurs à qui cet idiome n’était point étranger : mais il eût encore mieux fait d’écrire dans sa Langue naturelle, qu’il parlait si éloquemment. Revenons aux Poëtes Français. Le genre didactique s’est donc soutenu parmi eux ? Il a même embrassé, de nos jours, de plus grands objets que dans le dernier siecle. Ce genre est précieux à conserver. Il rend intéressant pour tous les lecteurs des sujets qui n’intéresseraient, tout au plus, que certaines classes d’entr’eux. Il rend même plus sensibles certaines vérités qu’il est essentiel à tous les hommes de connaître.&c.
Despréaux qui avait tracé d’excellentes leçons sur ce genre de Poésie, comme sur tous les autres, les pratiqua mal dans son Ode sur la prise de Namur. Elle eut aussi peu de succès que la Tragédie de l’Abbé Daubignac qui avait lui-même donné d’excellentes regles sur la Tragédie. Enfin, Rousseau parut, mais ce fut vers la fin du dernier siecle, ou, pour mieux dire, au commencement du nôtre. C’est ce grand Poëte qui a perfectionné l’Ode en France. Quelle élévation d’idées ! quelle abondance d’images ! quelle pureté, quelle noblesse d’expression ! quelle heureuse harmonie de vers ! quel enthousiasme éclairé & soutenu ! Jamais de fausses rimes, & les rimes les plus exactes semblent s’offrir d’elles-mêmes à son choix. Il déploie, à son gré, toute la richesse & toutes les ressources de notre Langue, & il prouve combien elle est riche & fertile en ressources. Toutes ses Odes ne sont pas égales ; mais il n’a point de rivaux dans ses chefs-d’œuvres. Lamothe, qu’on a tant critiqué, a lui-même de quoi répondre avantageusement aux critiques. Plusieurs de ses Odes ont mérité leur succès. Il lui manquait, cependant, cette chaleur que l’esprit seul ne donne pas, & ce coloris que le talent seul peut donner. Philosophe ingénieux, raisonneur fertile, plutôt que Poëte harmonieux & brillant, il a fait d’excellens essais de morale plutôt que des Odes excellentes. Un de nos plus estimables contemporains (M. Lefranc de Pompignan) marche, avec éclat, sur les traces de Rousseau dans ses Odes sacrées. Il a seulement le désavantage de n’être venu qu’après ce fameux Poëte, & c’en est un d’avoir un pareil prédécesseur. M. Darnaud, dans ses Jérémiades, a fort heureusement imité la tristesse éloquente, les sombres images qui caractérisent le Prophete qu’il traduit. Plusieurs de nos Poëtes, encore vivans, & la plûpart encore jeunes, ont fait d’heureuses courses dans la carriere de l’Ode. Les Conquêtes du Roi, par M. Freron ; les Rois, par M. le C. de B….. ; l’Enthousiasme, par M. Sabatier ; le Jeu, par M. le Chevalier de Laurès ; le Tems, par M. Thomas ; d’autres morceaux isolés, mais justement accueillis, prouvent que ce genre n’est pas entiérement abandonné. Il pourrait même l’être sans que l’impuissance des Auteurs en fût la cause. Le ton de raisonnement qui s’est emparé de toutes nos têtes, ne laisse plus aucun essor à l’enthousiasme. Le Poëte n’ose plus se le permettre ; le lecteur ne le permet plus au Poëte. Nous moralisons bien, mais nous peignons mal. Voici, cependant, un exemple où le Poëte a peint & moralisé tout à la fois. Je le tire de la belle Ode sur le Jeu par M. le Chevalier de Laurès.De quelque insupportable injure
De la perte désespérées
On n’oubliera jamais la Rose brillante & suave de M. Bernard, ni tant d’autres morceaux délicieux qu’il serait trop long de citer. En un mot, si les productions légeres du Vieillard de Théos ont fait tant d’honneur à la Grece, pourquoi ne pas nous glorifier de celles qui, parmi nous, les égalent & les surpassent ? Combien de Chansons Françaises, oubliées presque aussi-tôt que produites, & qui seraient aujourd’hui citées avec enthousiasme si leurs Auteurs eussent été Grecs ou Latins ? Nous sommes si riches, à cet égard, que nous dédaignons de compter nos richesses. Nous imitons les anciens Péruviens qui ne faisaient presque nulle attention à l’or de leurs mines.Que ne suis-je la fougere&c.
L’élégance eût été déplacée dans cette image. Il fallait ces couleurs brutes & locales pour peindre ce pays barbare. Quelle situation que la reconnoissance de Rhadamiste & de Zénobie ! Quel caractere que celui de Rhadamiste ! On a prétendu que la terreur était portée trop loin dans Atrée. On a vu les femmes détourner la tête au cinquieme acte & proscrire le Drame entier. C’est qu’alors on était peu accoutumé aux grands mouvemens de la Tragédie, à ces coups terribles, faits pour subjuguer le spectateur que le sublime & le pathétique ne font guere qu’émouvoir. Atrée est le chef-d’œuvre de M. de Crébillon, & occupera une des premieres places parmi les autres chefs-d’œuvres du Théatre Français : conduire, intérêt, pathétique, situations, force de style & de caracteres, tout s’y trouve réuni au degré le plus transcendant. C’est un Drame auquel il faut assigner une classe à part, comme à presque toutes les autres productions du même Auteur. Crébillon eut d’illustres devanciers ; mais il n’eut aucun modele. Il osa se frayer une route nouvelle entre Corneille & Racine. Tel est le privilege du génie. Veut-on lui imposer des entraves ? Il prend les aîles de Dédale & franchit la barriere qui s’oppose à son passage. L’Art tragique semblait donc avoir acquis toutes les formes qu’il pouvait prendre. Un nouvel athlète parut, & déploya de nouvelles ressources dans cette arène. Ses premiers pas furent un triomphe. Des triomphes plus grands leur ont encore succédé. Il osa lutter contre Corneille, il le vainquit dans un âge où c’eût été beaucoup d’oser le prendre pour guide. Venu trop tard, s’il n’eût été qu’un génie ordinaire, l’Auteur d’Œdipe fit usage des ressources qui manquent rarement à un génie du premier ordre. Il fit naître de nouveaux fruits dans un champ que tant de moissons semblaient avoir épuisé. M. de Voltaire, enfin, eut mille obstacles à vaincre & semble n’en avoir pas même eu à combattre. Sa marche est libre, hardie ; sa maniere n’est celle d’aucun autre. Il n’est ni Corneille, ni Racine, ni Crébillon ; il est tous les trois ensemble. Il réunit leurs différens genres & y joint un caractere qui lui est propre. Nul ne l’égala jamais dans l’art d’embellir la morale, de l’adapter au sentiment, de la rendre aussi touchante que le sentiment même. Tout dans ses Drames tourne au profit de l’humanité. Il est Philosophe jusques dans la Peinture des passions sans rien dérober à la chaleur & à l’intérêt de ses tableaux. Un autre mérite qui le distingue, c’est son coloris toujours brillant, toujours vrai, toujours suave, toujours analogue à ce qu’il veut peindre. Il est, en même tems, le Rubens & le Correge de nos Poëtes. Eloquent & sublime dans Brutus & la mort de César ; touchant & naturel dans Zaïre ; magnifique, élevé dans Sémiramis ; métaphorique dans Alzire & Mahomet ; noble & simple dans Tancrede ; il change à son gré de pinceau, & les couleurs qu’il emploie sont toujours les plus convenables au local de la scene. Mérite rare, & trop négligé par nos tragiques. C’est un des plus grands secrets de l’art, & c’est à son génie seul que ce grand Poëte en est redevable. Au milieu des triomphes de cet homme célebre parut la Didon de M. Lefranc, ouvrage qu’on serait tenté de prendre pour une production de Racine. C’est à peu près la même pureté de style, la même élégance d’expression, le même degré de sentiment & de chaleur. Il serait difficile d’ajuster plus heureusement ce sujet au théatre. Enée, tel que l’a peint Virgile, sur tout dans cet endroit de l’Enéïde, est peu intéressant, peu théatral. Il fallait rectifier son caractere, motiver sa fuite, autant qu’elle pouvait l’être, & sur-tout la rendre moins indigne d’un héros. C’est ce qu’a fait le Poëte moderne. Enée dans son ouvrage ne fuit que parce que tout se réunir pour l’y contraindre, & sa fuite est précédée d’une victoire qui assure à Didon ses Etats. Cette Reine apprend, en même tems, son départ & son triomphe. On peut dire que l’Auteur partage lui-même ce triomphe dans un moment où la retraite n’était pas moins difficile pour lui que pour Enée. La Grange-Chancel eut quelques succès au théatre. Ino & Mélicerte, Amasis, y reparaissent même de tems à autre. Elles s’y soutiennent par leur conduite plutôt que par leurs autres beautés. Cet Auteur combine bien, mais il écrit foiblement & n’a point de caractere qui le distingue. C’est le Campistron de nos jours. Il regne dans le Gustave de M. Piron un mouvement très-théatral, des situations intéressantes & de l’énergie dans l’expression. Les mêmes avantages se trouvent réunis dans Venise sauvée. Le dénouement de cette Tragédie était même alors une innovation sur notre scene. Ce n’en est plus une aujourd’hui : mais il y a du courage & du mérite à l’avoir hasardée le premier. Quelques autres Tragédies modernes ont mérité leurs succès par des moyens différens. Iphigénie en Tauride nous offre des sentimens approfondis, quoiqu’en général durement exprimés. Ne reprochons point à l’Auteur son dénouement. Le sujet n’en comporte pas de meilleur ; mais n’est-ce pas un vice dans un Ecrivain que de traiter un sujet vicieux ? C’est presque toujours au besoin qu’on est redevable des meilleures découvertes. L’épuisement des combinaisons morales du Drame en a fait chercher de physiques. On a senti que parler aux yeux était un moyen de plus pour arriver à l’ame. C’est ce que M. Lemiere a tenté, avec le plus grand succès, dans Hypermnestre. On a fait encore depuis un plus ample usage de ce moyen. Craignons seulement l’abus & approuvons l’usage. Du reste, ne négligeons aucun des ressorts de l’art pour atteindre à son but. Les mœurs simples des Helvétiens, & l’événement qui rendit la liberté à cette contrée, ont fourni le sujet d’un Drame neuf dans son genre. M. de Sauvigni dans ses Illinois nous a peint les mœurs des Sauvages avec toute leur intégrité. On n’avait cherché des traits de patriotisme que chez les Grecs & chez les Romains. Il semblait que notre histoire n’en pût fournir elle-même aucun exemple. M. de Belloi nous a heureusement détrompés. Il a puisé dans cette mine séconde, & en a tiré des richesses dont la nation doit faire son profit. C’est un exemple dont nos Poëtes feront sagement de profiter. Pourquoi chercher Bernini à Rome quand nous avons Perraut en France ? On a aussi distingué le coloris des Drames de MM. Dorat & Colardeau. Ces deux Poëtes, encore jeunes, ont les talens qui ne s’acquierent pas. Avec le travail ils y joindront ceux qui peuvent s’acquérir. Tels ont été, parmi nous, l’origine & les progrès de la Tragédie ; tel est son état actuel. C’est dans l’espace de cent années que ce bel art est parvenu en France au plus haut degré de perfection où l’esprit humain l’ait jamais porté. On ne peut disputer aux grands hommes du dernier siecle l’honneur de lui avoir donné sa forme constitutive. Ils ont produit des chefs-d’œuvres dans leur genre ; mais ils n’ont pas épuisé le genre. Corneille éleve notre ame : Racine pénetre nos cœurs. Nous admirons le premier : nous sommes émus par le second. Tous deux méritent nos suffrages & ceux de la postérité. Mais elle ne leur prodiguera pas une admiration exclusive. Elle avouera que Crébillon & Voltaire ont marché dignement sur leurs traces, & le plus souvent marché sans guide ; que l’un & l’autre sont plus tragiques, & que l’un & l’autre ont jetté les premiers dans la Tragédie ces traits d’ombre & de lumiere, ces grands effets non moins nécessaires dans un Drame que dans un Tableau. Enfin, si l’Art tragique n’avait plus qu’un pas à faire pour atteindre à sa perfection ; c’est, du moins, dans notre siecle que ce pas s’est fait.
Qui croirait que c’est Rousseau qui déchire, & que c’est Rameau qui est déchiré ? Mouret en jugea mieux, & la jalousie lui fit perdre la tête. On l’enferma à Charanton où il ne cessait de répéter ce beau chœur de Castor :
Mouret avait mis trop de goût dans ses Opéra pour ne pas sentir combien Rameau lui était supérieur en génie. Rameau en avait trop lui même pour s’en tenir à de vieilles pratiques monotones, restraintes & usées. Il fit prendre à la Musique un caractere nouveau, une marche nouvelle. Presque tous les grands tableaux avaient été manqués par ses prédécesseurs. Il y jetta une énergie digne du pinceau de Michel-Ange. Il emprunta aussi tour-à-tour celui de Rubens & de l’Albane. On fait l’effet pathétique & terrible que produit ce beau morceau de Castor.
On connaît l’acte sublime des Enfers dans Zoroastre, & celui des Champs Elisées dans ce même Opéra de Castor déja cité. Jamais contraste ne fut plus frappant. D’autre part quelle élévation dans l’acte des Incas, & dans la harangue de Tirtée ! Quel agrément, quelle simplicité piquante & délicieuse dans l’acte des Sauvages ! Rameau a su descendre jusqu’à la Bergerie dans celui d’Eglé des talens Lyriques ; il a su être comique & pittoresque dans Platée. En un mot il a pris, tour-à-tour, les pinceaux les plus différens, les plus opposés. On aurait peine à croire que ces divers morceaux fussent de la même main. Il est vrai, cependant, que Rameau était capable de porter encore plus loin notre Musique vocale. Il y était entraîné par son génie & ses réflexions ; mais il entrevoyait bien des obstacles. C’est le public, ce sont les fanatiques sectateurs de tout ce qui est passé en usage, qui l’ont forcé de restraindre l’essor qu’il pouvait prendre. Ce qui ne s’est point fait ne doit pas se faire ; on a bien su plaire sans recourir à ces nouveaux moyens. C’est ainsi que raisonne le préjugé, & trop souvent il décourage l’Artiste, il retarde le progrès des Arts. Il est un point, toutefois, sur lequel Rameau a réuni, a captivé tous les suffrages. C’est dans ses symphonies & ses airs de danse. Quelle force ! quel agrément ! quelle variété ! On ne se lasse point de les entendre parmi nous ; on les exécute sur presque tous les théatres de l’Europe. Les Italiens, eux-mêmes, les ont adoptés. Un détracteur de Rameau & de tous les beaux Arts, prétend que les Italiens n’empruntent nos airs de danse que parce qu’ils dédaignent d’en composer. J’aimerais autant qu’on fît dire aux habitans du Nord, qu’ils ne boivent nos excellens vins que parce qu’ils dédaignent de cultiver la vigne. C’est peu d’avoir étendu la sphere de notre Musique, Rameau a développé les vrais principes de cet Art. Il a fait une science de ce qui n’était, auparavant, qu’une routine arbitraire. Avant lui nos Musiciens faisaient quelques bonnes choses comme le fameux Menuisier de Nevers fit des vers très-passables sans avoir jamais su lire. La basse fondamentale que Rameau a découverte, est pour le compositeur une boussole imperturbable. Il marche sans embarras, il arrive sans aucune méprise. Les écrits de cet Auteur célebre manquent, souvent, il est vrai, de cette clarté si nécessaire aux ouvrages de toute espece, particuliérement à ceux qui ont pour objet l’instruction. Ses principes sont hérissés de calculs & de termes scientifiques : en un mot, il a plutôt écrit en savant qu’en Artiste, & pour les Savans que pour les Artistes : mais ses principes n’en sont pas moins vrais ; il n’en est pas moins législateur dans cette partie. Son Code musical fera toujours autorité. On y puisera d’excellens préceptes, en même tems que ses Opéra fourniront encore de meilleurs exemples. Ceux qu’a donné M. Mondonville dans le Carnaval du Parnasse, dans Titon & l’Aurore, & dans la Pastorale de Daphnis & Alcimadure, font honneur à son génie. Ils n’en font pas moins au tact sûr, au goût exquis dont il a donné mille preuves. On ne peut porter plus loin le goût du chant, ni le talent de mettre le chanteur à son aise. Le public n’a point rendu justice à son Thésée ; mais les vrais connoisseurs ont senti combien la prévention rendait quelquefois le public injuste. On a remarqué dans les grands Opéra de M. Dauvergne, & en particulier dans celui d’Hercule mourant, une Musique aussi savante, aussi énergique, aussi mâle, qu’elle est ingénieuse, légere & piquante dans les Troqueurs, Opéra bouffon, le germe d’une infinité d’autres. J’ai cru, cependant, appercevoir que M. Dauvergne contraignait quelquefois son génie. Son goût paraît l’entraîner vers le genre Italien. Peut-être n’y aurait il aucun mal d’adopter jusqu’à un certain point, même dans nos grands Opéra, la Musique ultramontaine, comme il pourrait être avantageux aux Italiens d’adopter quelquefois la nôtre. Ce mêlange intelligent a été accueilli & reconnu dans Silvie. Plus on a revu cet Opéra, plus on l’a goûté. Le génie, le talent & le goût ont présidé à cet ouvrage. L’Auteur d’Ernelinde enchérit encore sur ce qu’on avait osé. Sa Musique pittoresque & saillante, offre, en même tems, des morceaux profonds & sublimes. On l’accuse d’avoir quelquefois passé le but. En tout cas, c’est prouver qu’il peut l’atteindre. Le succès d’Aline fait attendre de nouveaux efforts de son Auteur. Il ne s’est jamais démenti quant à l’attrait du chant, & il a prouvé dans plus d’une occasion qu’il entendait les effets. Ainsi, tout annonce qu’il s’est fait une heureuse révolution dans notre Musique vocale. Rien ne borne plus le progrès des Arts qu’un respect outré pour d’anciennes pratiques. La nature n’arrive à ses fins que par degrés, & l’art est lui-même assujetti à cette marche. Lully aura toujours l’avantage d’avoir donné une premiere consistence à notre Musique : Rameau de l’avoir perfectionnée dans ce qui constitue l’harmonie & les grands effets. Il restait à donner plus d’activité à notre mélodie. On a franchi ce dernier pas, & c’était le plus hasardeux. Nous avons long-tems imité cet Ephore de Sparte qui empêcha Terpandre d’ajouter une septieme corde à sa lyre. Je passe à un genre qui depuis quelques années s’est fort accrédité en France & qui nous vient d’Italie. C’est l’Opéra Comique & Boufon. Il en est de ces querelles qui divisent la Littérature & les Arts, comme de certaines guerres civiles qui tournent au profit de la liberté. On a combattu long-tems, parmi nous, pour & contre ce nouveau genre de Musique, & on a fini par l’applaudir généralement. C’est un fruit étranger qu’on a rendu propre à notre climat. M. Dauvergne avait donné le signal dans les Troqueurs. MM. Duni, Philidor & Monsigni, ont dignement répondu à ce signal. Tous trois ont mérité de grands succès, & ce qui n’est pas moins remarquable, tous trois ont un caractere qui leur est propre. On reconnaît dans les ouvrages de M. Duni l’Artiste & l’homme de goût. Un grand nombre de ses morceaux détachés s’exécutent dans les concerts, avec les mêmes applaudissemens qu’au théatre. Il n’est, peut-être, pas toujours de la même force dans les morceaux composés, tels que les Quatuor & même les Trio. Mais quelle beauté de chant ! Quelle vérité d’expression dans la fameuse ariette de l’Isle des Foux !
Quel agrément, quelle finesse dans toute la piece du Peintre amoureux de son modele ! M. Duni n’en a même donné aucune qui ne fasse honneur à ses talens, quoique le succès n’en ait pas toujours été également heureux. M. Philidor, à qui les succès brillans sont si familiers, paraît peu fait pour en avoir de médiocres. Il doit pleinement réussir, ou tomber ; alternative qui semble annexée au génie. Sa Musique est savante, pleine de force & fertile en tableaux. La maniere dont il traite les sujets purement pittoresques, & certains morceaux de chant répandus dans ses différens ouvrages, annoncent qu’il possede également le gracieux & le naïf. Qui a le plus est supposé avoir le moins. On ne reprochera certainement pas à M. de Monsigny de négliger le chant. Il en met par tout. Il est naïf, léger, tendre, voluptueux même quand il faut l’être. Il fait allier le goût Italien au goût Français, & s’est fait, par ce moyen, un genre qui lui appartient ; genre qui doit nécessairement plaire, sur tout en France. Peu de Musiciens ont vu leurs airs aussi généralement chantés dans le public & le particulier, que le sont aujourd’hui ceux de cet Auteur. C’est qu’ils sont faciles, sans être d’un genre commun. Ils intéressent l’auditoire & ne fatiguent point le chanteur. Tels sont, en particulier, le Rondeau du Cadi dupé :
La Romance de On ne s’avise jamais de tout,
Tant d’autres morceaux également connus, également goûtés, également dignes de l’être. Je pourrais joindre encore ici d’autres noms. M. Alexandre dans la Musique de Georget & Georgette, & dans plusieurs de ses ouvrages, a satisfait les connoisseurs par la délicatesse, la vérité & le goût de son chant. M. Laruette, dans la Musique du Médecin d’Amour, a prouvé qu’il joignait les talens de l’Artiste à ceux de l’Acteur. Le seul reproche qu’on ait fait à MM Gosset & Rodolphe, est d’avoir donné plus que n’exigeait la scene Lyri-Comique. Leur génie semble leur indiquer un plus vaste théatre. On vient d’applaudir au coup d’essai de M. Guétrie, dans le Huron. Un début aussi heureux promet encore de plus grands succès pour l’avenir. Ce genre de Musique est pour nous une acquisition nouvelle, digne d’être conservée. Tout genre est bon, excepté l’ennuyeux, dit un Auteur célebre. Mais combien de fois on s’est ennuyé par systême, & refusé à des amusemens que ce faux systême n’admettait pas !
Autre sur la mort d’un Ecclésiastique puissant & détesté.
Gombaut qui, de son tems, eut beaucoup de réputation, n’en méritait guere que par ses Epigrammes. Elles sont, en général, très-vives par le tour, la pensée & l’expression. Voici comment il parlait d’une belle personne peu spirituelle.
Il écrivait à une Dame au sujet d’un grand parleur.Elle n’est pas assez mauvaisePour être bonne comme il faut.
Il caractérisait ainsi la bonté de certaine Veuve.Il ne fait jamais autre chose.
L’esprit du Français, fertile en saillies, a multiplié le nombre des Epigrammes. Il n’est aucun de nos Auteurs qui ne s’y soit plus ou moins exercé. On connaît ces quatre vers de Corneille sur la mort du Cardinal de Richelieu.
Racine eût encore mieux réussi dans l’Epigramme. On peut en juger par celle qu’il fit contre le Clerc & Coras. Elle est fort supérieure à toutes celles du satirique Despréaux, qui, à bien des égards, est l’Horace Français ; mais qui n’en fut jamais le Martial. On aime la piquante ingénuité de cette autre attribuée à Maucroix.
Mais nul n’a porté aussi loin ce genre que notre célebre Rousseau. Le tour, la mesure & l’arrangement des vers qu’il emploie dans ses Epigrammes aiguisent encore le piquant de la pensée qui les termine. Exemple.M’ont dit que c’est fait prudemment
C’est un metre qui semble fait exprès pour cette sorte de Poëme. On ne doit pas dissimuler que Rousseau abusa souvent du genre ; mais il a une foule d’Epigrammes que tout le monde peut lire & que tout Ecrivain doit prendre pour modeles. Nous sommes encore plus riches en Madrigaux. L’Amour & la Galanterie en seront toujours parmi nous une source inépuisable. On peut dire que le Madrigal est frere de l’Epigramme ; avec cette différence que le frere est plus doux & plus tendre que la sœur. On redoute l’une : on fait accueil à l’autre. C’est encore un genre devenu commun à presque tous nos Poëtes. Parmi ceux qui s’en occuperent le plus dans le dernier siecle, on distingue la Sabliere & Montreuil. On remarque dans ceux du premier une aisance & une délicatesse qui font le vrai charme de ce petit Poëme. Voici comment il questionnait sa Maîtresse.
Montreuil est plus brillant, plus subtil dans la pensée & l’expression. Presque tous ses Madrigaux tiennent de l’Epigramme.Ne passez-vous point quelques heures
Rien de plus agréable que l’impromptu qu’il fit en visitant les Petites-Maisons.
Presque tout le monde sait que Saint-Pavin n’était pas dévot ; mais tout le monde ne sait pas qu’il fut un des Poëtes les plus agréables du dernier siecle. On pourrait citer de lui des morceaux assez étendus. On se bornera ici à ce Madrigal.
On connaît le Madrigal charmant que Lainez fit pour Madame Defontaine Martel.De celui seul qu’elle n’a pas
Ovide osa, dit-on, porter ses vœux jusqu’à Julie fille d’Auguste. Je doute que la maniere dont il se déclara eût rien d’aussi ingénieux que ces vers faits par notre Virgile.
Une femme célebre par ses charmes fit à un de nos esprits les plus délicats cette question : Qu’est-ce que l’Amour ? Il lui répondit par ce Quatrain :
De plus longues citations seraient superflues. Le Madrigal est la monnaie de tous nos beaux esprits, & les moins riches d’entre eux sont rarement dépourvus de cette monnaie. L’Epitaphe, elle-même, a été cultivée en France avec succès. On en trouve une foule dans nos anciens Poëtes. Regnier & la Fontaine ont fait chacun la leur. Fieubet fit celle de Saint-Pavin qui ne peut être effacée par aucune autre.
Saint-Pavin fit lui-même cette Epitaphe d’un fourbe qui s’attribuait un pere supposé.
Nous pourrions en citer beaucoup d’autres tant sérieuses que plaisantes. Il n’est pas jusqu’aux Inscriptions qui ne soient enfin devenues un genre pour notre Poésie. Celles qui existent reclament contre l’abus de consacrer dans une Langue étrangere & morte des monumens élevés parmi nous & sous nos yeux. Cet usage, introduit par la nécessité, ne s’est depuis maintenu que par le pédantisme. On dirait que nous cherchons à perpétuer le souvenir de notre esclavage & du triomphe des Romains ; que la France n’est encore qu’une Province de leur Empire, & que notre Langue n’a pas produit des chefs-d’œuvres égaux, souvent même supérieurs à tous ceux dont se glorifie la Langue Latine. Dira-t-on que la premiere a moins de précision & d’énergie que la seconde ? Il existe mille preuves du contraire. J’en pourrais citer plusieurs, même en matiere d’Inscriptions. Je me bornerai à ce Distique fait par un de nos grands Poëtes pour être placé au bas d’une Statue de l’Amour.
La suppression de ce vieil abus multipliera bien-tôt ces sortes d’exemples. Nous avons trop long tems ressemblé à ce pédant qui ne voulait paraître que revêtu de la robe d’Aristote.
On a fait depuis beaucoup de petits vers supérieurs à ceux-là, & qui ont moins fixé l’attention. Ce n’est guere que dans les tems de disette qu’on sent le prix de certains mets. Cette même disette influa beaucoup sur la réputation de Malleville, Ecrivain qui, d’ailleurs, a du naturel & de la délicatesse. Il avait l’art d’ennoblir les sujets les plus communs. On en jugera par ces vers que lui inspira une belle mendiante.
Damon à Daphné. Daphné Damon. Daphné. Damon.Charleval, à qui on attribue quelques écrits plus sérieux, eut aussi en partage l’agrément & la délicatesse des vers. Voici comment il parlait de l’amour à cinquante ans.C’est pour avoir trop de mémoire
Voiture, qui fit les délices de son siecle, est peu cité dans le nôtre. C’était un très-bel esprit ; mais cette prétention n’est pas moins affichée dans ses ouvrages que celle d’être l’amant des plus belles femmes ne le fut dans sa conduite. Il était dans ses intrigues plus galant que passionné : il est dans ses écrits plus ingénieux que tendre. Par-tout il met de l’enjouement ; & lorsqu’il a voulu être sérieux, il a paru triste. Sa prose est plus travaillée que ses vers ; mais il est en général plus fort de pensée & d’expression dans ses vers que dans sa prose. Son Epître au Grand Condé est admirable d’un bout à l’autre. C’est dans cette Epître où il dit si agréablement :
Il regne un sentiment délicat dans son fameux Sonnet d’Uranie. On fait qu’il partagea toute la Cour entre lui & le Sonnet de Job, par Benserade. L’expression dans l’un & dans l’autre est souvent vicieuse ; mais la célébrité qu’ils eurent m’oblige à les rappeller ici. On en jugera mieux combien il était alors plus facile d’être accueilli que d’être aujourd’hui supporté. Voici le Sonnet de Voiture.Nous vendrions bien mieux nos sons
Mais raisonnablement il craint
Accoutumez-vous à la vue
Ne fais-tu pas bien que l’amour
Dont la Cour fut si triomphante,
Le ton du sentiment n’était pas même inconnu à Chapelle. On en peut juger par ce morceau tiré du même voyage.
Ce Poëte fit un fréquent usage des rimes redoublées. On lui en attribue même l’origine. Elles produisent dans la plûpart de nos vers, sur-tout dans ceux de huit syllabes, une harmonie très-agréable, & ajoutent quelquefois à l’intérêt des pensées quand on n’abuse pas de ce moyen. Mais Chapelle a trop souvent sacrifié la précision à cette harmonie flatteuse. Chaulieu, son éleve, n’est pas plus châtié que lui dans ses vers ; mais c’est une autre sorte de génie qui les a dictés. Il est plus Moraliste & plus Philosophe queson maître. Non que sa Philosophie ait rien de triste : c’est Epicure qui moralise à sa maniere. Il raisonne sur le plaisir & nous égaie, même en parlant de la goutte & de la vieillesse. Il est si moderne & si généralement connu, que toute citation devient inutile. Ceux qui voudront se rappeller encore mieux ce qu’il fut & comment il pensa, doivent relire l’Epître où il s’est peint lui-même. C’est le meilleur portrait qu’on puisse en tracer. Ce Poëte eut pour émule & pour ami le Marquis de Lafare, qui ne devint Poëte qu’à l’âge de près de soixante ans. Ce fut à ce même âge que le devint Anacréon. Lafare a toute la délicatesse du Poëte Grec ; mais ses vers sont plus négligés. Cependant ils plaisent, comme une femme qui a des graces & de la beauté, plaît sans nulle autre sorte de parure. Le talent du Marquis de Saint-Aulaire pour la Poésie ne fut pas moins tardif à se développer. Il est surprenant que trois hommes qui ont si bien chanté l’amour ne l’aient célébré que dans un âge où l’on cesse de le ressentir. On sait qu’à plus de quatre-vingt-quinze ans le Marquis de Saint-Aulaire fit cet impromptu pour Madame la Duchesse du Maine qui voulait tirer de lui certain secret, & qui le qualifiait de son Apollon :L’un de nous deux un jour au frais
L’ardeur pour ce genre de Poésie s’affaiblit au bout de quelque tems. Le succès des Odes de Rousseau, le goût que l’on prit pour les Sciences exactes, fit négliger ce qu’on appella dès-lors les petits vers. On voulut penser, on négligea de sentir. Quelques morceaux échappés à M. de Voltaire étaient cependant bien propres à ramener ce goût si naturel au Français. Ils prouvent que, pour l’ordinaire, quiconque a le plus a le moins. L’Auteur s’y montre fort supérieur à tous ceux qui jusqu’alors avaient le mieux réussi dans ce genre. C’est par-tout & du véritable esprit, & une philosophie que la gaieté assaisonne : en un mot, une maniere de voir, de penser & de peindre qui lui est propre. Les Vous & les Toi, l’Epître à Madame Fontaine Martel, le Mondain, sa défense, tant d’autres morceaux du même ton & de la même main, suffiraient seuls pour assurer à leur Auteur une très-grande réputation ; ils ne forment, toutefois, que la moindre partie de la sienne. C’est Apollon qui se joue avec la flûte de Pan tandis que sa lyre se repose. L’Auteur du Ververt soutint la réputation que lui avait fait ce Poëme, par des Poésies détachées & pleines d’agrément. Elles réunissent la force des pensées à la richesse de l’expression. Peut-être même qu’un peu de profusion se mêle à cette richesse. On pourrait souvent s’exprimer avec plus de laconisme. A cela près, les termes sont toujours choisis, toujours propres. On dirait qu’ils se multiplient sous la plume du Poëte. C’est l’art d’exprimer à la fois une même chose de toutes les manieres dont elle peut être exprimée. A peu près dans le même tems, un nouveau Poëte entrait avec éclat dans la même carriere. M. le C. de B….. prouva par de prompts succès que le talent supérieur a bientôt fixé les regards & vaincu la satiété. On admire dans toutes ses productions un coloris frais, onctueux, brillant ; par-tout c’est la nature animée, choisie, intéressante. Rien de contraint ni de négligé. Ailleurs on n’offre Erato que sous l’aspect d’une Nymphe, ou d’une Bergere. Ici c’est une Muse parée, mais qui réunit les charmes naturels de la Bergere & de la Nymphe. On regrette que M. Bernard n’ait pas multiplié davantage ses productions légeres & délicates. On ne peut mieux saisir le ton de la nature & du sentiment. L’Epître à Claudine est un chef-d’œuvre de finesse & d’ingénuité. M. le Comte de T….. éloigné d’une Cour dont il fit long-tems les délices, a soupiré comme Ovide ; mais ses plaintes sont plus intéressantes, & sur-tout moins rebattues que celles du Poëte Latin. Un petit nombre de vers, mais tous marqués au coin du génie & du talent, assurent à M. de Saint-Lambert un rang distingué parmi nos Poëtes agréables. M. le Chevalier de B….. a débuté avec le même éclat, & tout ce qui lui échappe soutient parfaitement ce début. On a regretté, avec raison, le jeune Desmahis, moissonné dans son printems où il faisait éclore des fleurs & des fruits. D’autres Poëtes, encore très-jeunes pour la plûpart, joignent dans leurs vers la philosophie à l’enjouement. On aime le ton vif & cavalier qui regne dans certaines productions de M. Dorat ; le sentiment qui distingue celles de M. d’Arnaud ; les traits saillans & réfléchis des Epîtres de M. Barthe ; le tour heureux des vers de M. Légier. Le Recueil de M. de Lalouptiere offre quantité de morceaux où l’on distingue par-tout un naturel orné, joint à l’art de rendre féconds les sujets par eux-mêmes les plus stériles. Enfin, il est peu de nos Poëtes, connus par des ouvrages plus étendus, qui ne se soient exercés avec succès dans le genre agréable. Ce sont leurs tableaux de Chevalet. Ce genre n’est donc pas abandonné. Il a même acquis de nos jours ; mais craignons qu’il ne dégénere. L’art porté à l’excès a gâté nos jardins : la fureur de raisonner gâtera notre Poésie. C’est peu d’argumenter, il faut peindre. C’est peu de vouloir instruire le Français ; il exige, sur-tout, qu’on l’amuse. Il faut des hochets pour tout âge, a dit le célebre Fontenelle. Mais la plus aimable partie de notre nation ne connaît guere que l’âge de l’enfance. Otez à cet enfant le hochet qui lui est propre pour lui en substituer un au-dessus de ses forces : il n’en fera nul usage ; l’ennui le gagnera, & l’ennui est mortel pour les enfans.
Que de s’acharner à coudre au bout de ses vers les noms de quelques malheureuses victimes ! Platon s’occupait moins à bannir du Lycée les Disciples sans talens, qu’à former ceux qui se montraient dignes de ses leçons. Rousseau porta aussi très-loin le genre de l’Epître en vers. On regrette seulement qu’il ait employé le style marotique dans des sujets sérieux. Ce style ne convient guere aujourd’hui qu’à l’Epigramme. C’est la naïveté de Marot qu’il faut imiter, & non le langage de son siecle. Il eût été naïf dans celui du nôtre s’il eût vécu de nos jours. L’Epître que Rousseau lui adresse a presque toute la désuétude des siennes ; mais elle renferme une énergie de pensée qui étonne. L’Epître aux Muses est d’un ton plus moderne ; cependant elle offre encore bien des tours surannés. On voit que ce grand Poëte s’est donné beaucoup de peine pour éviter l’harmonie qui lui était si naturelle. Une Epître à Clio de feu M. de la Chaussée eut dans son tems le plus grand succès, & se fait encore lire aujourd’hui. L’Auteur y défend l’art des vers contre M. de la Mothe qui ne cessa jamais d’écrire alternativement en vers & contre la Poésie. La plûpart des Epîtres de M. Gresset sont absolument morales & d’une morale vivement assaisonnée. Son Epître aux Muses se fait lire & goûter même après celle de Rousse au. Celle que M. le C. de B….. adresse à ce fameux Lyrique ; l’Epître à ses Lares, celle qui a pour base l’Amour de la Patrie ; quelques autres de la même main, sont d’amples sources d’une morale intéressante, & autant de modeles d’élégance & d’harmonie. Qui ne connaît les Discours Philosophiques de M. de Voltaire, les sublimes leçons qu’ils renferment, & l’heureux tour d’expression qui les fait valoir ? On persuade aisément lorsqu’au talent d’instruire on joint à un pareil degré l’art de plaire. Un grand nombre de pieces couronnées par nos différentes Académies, sur-tout par l’Académie Française, formeraient en les réunissant un corps complet de morale. On connaît le mérite du Poëme sur le Duel par feu M. de la Monnoie. C’est la premiere piece que cette Compagnie célebre ait honorée du prix, & il n’est pas facile d’en soumettre de meilleure à son jugement. L’usage où elle fut long-tems de prescrire aux Poëtes le sujet qu’ils devaient traiter était une entrave pour le génie. C’est à son choix qu’il veut prendre l’effor. Malgré cette gêne, on a vu éclore différens morceaux qui ont réuni le double suffrage du Public & de l’Académie. Tel est, entre autres, le Poëme sur le Commerce par M. le Miere. On y trouve ce vers qui pourrait servir d’Epigraphe à l’ouvrage, & qui serait admirable même dans un Poëme Epique.
Enfin, le sujet du prix est devenu arbitraire. Chaque Auteur peut traiter celui qui le frappe davantage. Rien ne gêne son génie, s’il en a réellement. Cette liberté a déja produit d’heureux effets. Nous lui devons & l’Epître aux Poëtes de M. Marmontel, & l’Epître au Peuple, par M. Thomas, & celle d’un ayeul à son petit-fils, par M. Champfort, & le Poëte, par M. de la Harpe, & enfin l’Epître d’un fils parvenu, à son pere Laboureur ; production où le sentiment est joint aux images poétiques, & qui vient de mériter à son jeune Auteur(a) la palme de l’Académie dans un âge où il était, peut-être, sans exemple qu’on y eût jamais aspiré. En un mot, la morale est devenue le champ qu’on s’empresse aujourd’hui le plus à cultiver. Il n’est pas dit que le Permesse arrosât uniquement une plaine fleurie. On moissonnait dans ses environs. Ne négligeons pas d’y moissonner encore. Mais que le soc tranchant respecte ces valons délicieux où les Muses vinrent tant de fois s’égayer avec les plaisirs & les Graces.
Le plus grand Poëte que Rome ait vu fleurir, Virgile, n’a pas dédaigné ce genre. Ce fut même à ses Eglogues qu’il dut la bienveillance d’Auguste & l’amitié de Mécene. Il imita beaucoup les Idylles de Théocrite, bien dignes d’être imitées. Mais je doute qu’un Poëte Français gagne à les copier servilement l’un & l’autre. C’est encore une de ces occasions où il doit consulter la différence des tems, des lieux, des mœurs & du génie de la Langue. Le tems n’est plus où la Bergerie était en honneur, où chaque Berger gardait ses propres troupeaux, où les Bergers pouvaient être par eux-mêmes des personnages d’une certaine considération, où l’on pouvait supposer, enfin, que des fils de Rois & des demi-Dieux avaient porté la houlette. Maintenant cette profession est avilie, dédaignée. Les Bergers, tels qu’on peut les faire paraître dans une Eglogue, sont pour nous des personnages aussi fabuleux que le furent pour les Anciens les Satyres & les Faunes. Ajoutons même que des Bergers tels que nous les peignent Théocrite & Virgile, ne nous intéresseraient pas toujours & pourraient nous rebuter quelque fois. Il faut copier la nature ; mais on doit la rectifier à propos. Une imitation trop exacte est souvent plus propre à dégoûter qu’à séduire. Aucun de nos anciens Poëtes n’a rien fait de supportable en matiere d’Eglogues. On fait comment Despréaux s’est moqué de celles de Ronsard, qui
Segrais, que le même Despréaux a loué, ne trouve guere aujourd’hui plus de lecteurs que Ronsard. Il y a pourtant du naturel dans les Eglogues de Segrais. Il s’est beaucoup modèle sur les Anciens ; il a même évité quelques-uns de leurs défauts. Pourquoi donc ne s’est-il pas soutenu ? C’est qu’il lui manque l’art d’intéresser : c’est que le genre, lui-même, a perdu pour nous une partie de son intérêt, & que c’est le génie seul du Poëte qui peut désormais y suppléer. On a souvent reproché au célebre Fontenelle d’avoir mis trop d’esprit & de finesse dans ses Eglogues. Ce reproche peut être fondé à quelques égards. Ses Bergers ont presque toujours le ton de Bergers de théâtre, & même de Bergers d’Opéra. Ils sont ornés de rubans & vêtus de satin. C’est que ne pouvant nous offrir que des êtres factices il a tout employé pour les rendre agréables. Bien des siecles avant lui, Bion & Moschus avaient pris le même ton dans leurs Idylles, & elles sont encore admirées de nos jours. L’Aminte du Tasse, le Pastor Fido du Guarini, sont écrits dans le même esprit, & n’en sont pas moins célebres. Les Bergers de l’Astrée ne sont ni moins spirituels, ni moins délicats ; & ce Roman, malgré sa date & sa prolixité, n’a presque rien perdu de sa réputation. D’ailleurs, si les Bergers de Fontenelle s’expriment d’une maniere un peu trop subtile, ce qu’ils disent n’est jamais au-delà de ce qu’ils doivent dire. Nulle image dans leur bouche au-dessus de leur état & de leur portée. Ils parlent avec esprit ; mais leurs idées sont toujours naturelles. Peut-être, je l’avoue, serait-il encore possible de ne pas dévouer l’Eglogue uniquement à l’amour & à la galanterie. On pourrait y allier quelques détails champêtres ; mais ce mêlange exige un tact & un goût bien délicats. Je sais que la sagesse de notre gouvernement n’épargne rien pour nous rendre Agriculteurs. C’est le plus sûr moyen de nous enrichir. C’en est un, en même tems, de familiariser nos neveux avec les idées rurales. Quant à nous, je pense qu’il nous faudra long-tems des Bergers comme on les représente sur nos théatres, & comme ils figurent dans ces Eglogues qu’on ne cessera peut-être pas si-tôt de blâmer, mais qu’on cessera encore plus tard de lire. Au reste, ce genre paraît, en quelque sorte abandonné. Ce qu’il faut attribuer encore moins à l’indifférence de notre siecle qu’à celle de nos Auteurs. Celle de M. l’Abbé Mangenot est difficile à expliquer. L’accueil que le public a fait à la seule Eglogue qu’il ait produire, était une raison pour en produire d’autres. L’Auteur y prouve qu’on peut en faire après Fontenelle, & même y réussir sans se modéler sur les siennes. L’Auteur du Spéctacle des beaux Arts, qui ne se borne pas au simple rôle de spectateur, propose à nos Poëtes un genre au-dessus de l’Eglogue ordinaire. C’est, dit-il,
« en y adoptant pour interlocuteurs ces sages dégagés de toute inquiétude & de la tyrannie des besoins ; qui ne sont pas goût & par inclination rapprochés de la nature pour l’étudier dans ses détails aussi nombreux qu’amusans, & pour en jouir en silence. Enfin ces heureux inconnus, ces Philosophes pratiques, sans prétention, & qui loin du fracas des Villes, ou de l’intrigue des Cours, ont su préférer à de vains desirs, à des intérêts chimériques, à des soins factices, une vie douce & des plaisirs purs, tranquilles, variés. Les Bergers & les Colons que Virgile & les autres Poëtes de l’antiquité ont introduits dans leurs Eglogues, étaient, comme quelqu’un l’a observé, un peu anoblis ; ils étaient du moins exempts des soins qui consument les nôtres…Ainsi dans le genre que l’on propose ici pour faire variété, au lieu de Tircis, de Tityre, de Thémire ; c’est Dorimond, c’est Clitandre, c’est Angélique qu’il conviendrait de représenter, s’entretenant dans leur parc, au bord de leur canal, de leurs occupations champêtres, de leurs expériences pour perfectionner l’Agriculture, de leurs découvertes & de leur goût pour certaines especes d’amusemens. On pourrait aussi enrichir ces Poëmes des sentimens de bienfaisance communs à des ames bien nées, sur-tout à des hommes sans ambition & sans rivalité, qui cherchent à communiquer & à répandre le bonheur dont ils jouissent. On devrait enfin animer cette Poésie champêtre par la représentation de fêtes sans faste, mais vives & gaies, qu’un mariage, que l’arrivée d’un bienfaiteur public, ou tels autres évenemens ont occasionnées ».Ce serait, comme on le voit, rapprocher l’Eglogue de nos mœurs & de la vérité. Ces personnages ne seraient point factices pour nous, & leurs discours nous frapperaient beaucoup plus que ceux de Bergers dont nous ne soupçonnons pas même l’existence. Ne renonçons pas, toutefois, à l’ancien genre. Il a ses agrémens, & c’est une raison pour le conserver. S’il est chimérique, s’il ne nous offre que des peintures idéales ; c’est toujours une douceur que d’être abusés de la forte. La Poésie est une aimable Magicienne à qui il faut laisser tous les moyens de nous séduire.
Ce ton mitigé est difficile à soutenir. Nous n’avons qu’un très-petit nombre d’Idylles qu’on puisse en offrir pour modeles. Il faut y placer celles des Moutons & du Ruisseau par la délicate Deshoulieres. C’est dans l’une & dans l’autre, l’expression de la nature & du sentiment, assaisonnée d’une morale qui n’en détruit point le charme. L’illustre Racine a choisi le ton de l’Idylle pour célébrer le retour de la paix. Ce morceau, mis en chant par Lully, avait été composé dans cette vue. Il faudrait le couper aujourd’hui différemment pour ce même objet. Au surplus on y retrouve cette douce harmonie de vers si naturelle à Racine, & des images proportionnées à ce genre de Poésie qu’il ne traitait que par occasion. Il y prouve que le génie, d’accord avec le goût, est bientôt familiarisé avec tous les genres qu’il embrasse. Celui de l’Idylle a fort peu occupé nos Poëtes contemporains. Le seul morceau qui ait fixé notre attention est la Chasse aux Oiseaux. Elle a été si heureuse pour l’Auteur qu’elle devait lui en faire entreprendre d’autres. J’en citerai ce passage qui rappellera facilement aux lecteurs l’idée du reste.
Ce genre, au surplus, est encore un de ceux que notre maniere de penser actuelle fera de plus en plus négliger. Nous sommes devenus si moralistes & si graves ! Nous oublions que Socrate a versifié quelques Fables, & que Platon fit de petits vers amoureux.Aminte n’avait que vingt ansLui fait don d’une PannetiereEt lui rend ainsi chaque jour
L’Elégie fut fort en usage au commencement du dernier siecle. Il n’est, pour ainsi dire, aucun des Poëtes de ce tems-là qui ne s’y soit exercé. On en trouve quelques-unes dans Malleville qui se font lire & goûter. Voiture n’y réussit pas & ne devait point y réussir. Il oubliait que ce Poëme est moins du ressort de l’esprit que de celui du cœur. C’est lui-même qui paraît avoir dicté les regrets de la Lane sur la mort de sa femme la belle Marie Desroches. Depuis Orphée, aucun époux n’avait donné un pareil exemple, & il serait difficile de s’en mieux acquitter. De son côté Lingendes parut avoir luté contre Ovide dans l’Elégie qu’il lui adresse & qui commence par ces vers :
On voit que c’est l’amour porté jusqu’au délire ; mais, enfin, c’est-là son vrai langage. On ne le fait parler que trop souvent avec plus de réserve & plus de froideur. Peut-être n’eût-on pas soupçonné dans la Fontaine le talent propre à l’Elégie. Il y a loin de ce genre à celui du Conte. Cependant, celle que ce Poëte composa sur la disgrace de M. Fouquet, n’a trouvé que des admirateurs. C’est le sentiment orné de toutes les graces touchantes que peut y joindre la Poésie.
Il finit par exhorter les Nymphes à fléchir le Monarque irrité.
On n’oubliera pas, sans doute, qu’il existe du même Auteur un Poëme d’Adonis rempli d’images voluptueuses & délicates, & terminé par le pathétique le plus touchant. De nos jours, M. l’Abbé le Blanc a donné un livre entier d’Elégies que l’on a lues, & c’est, aujourd’hui un véritable succès. On s’y est peu exercé depuis cet Auteur. Mais ce genre a fait place à un autre, inconnu au dernier siecle. C’est l’Héroïde. Ovide en avait donné l’exemple chez les Romains, & n’avait pas encore trouvé d’imitateurs parmi nous. Il est vrai que M. de Fontenelle, je ne sais dans quel siecle (car il en a occupé deux) a fait une ou deux lettres en vers qu’il intitule Héroïdes. Mais on y découvre plutôt l’esprit que le sentiment. Il y égaie la matiere selon sa méthode, & le propre de l’Héroïde est d’être noble & sérieuse. Nous sommes redevables à M. Colardeau du premier modèle qui en ait paru dans notre Langue. Sa Lettre d’Héloïse à Abailard est une Héroïde véritable, tant par la belle harmonie des vers que par la chaleur des images, du sentiment & de l’expression. Ce début heureux fut un signal pour d’autres émules. On en vit une foule se mettre sur les rangs. M. Dorat, qui s’y montra des premiers, soutint noblement cette démarche. Sa réponse d’Abailard à Héloïse est un digne pendant du premier tableau. On doit même ajouter que les secours n’avaient pas été égaux de part & d’autre. M. Dorat n’a pu s’appuyer que sur les Lettres mêmes d’Abailard, & M. Colardeau eut pour appui celles d’Héloïse & les vers de Pope. Le premier a, d’ailleurs, prouvé par d’autres morceaux de même nature, que son propre fonds lui suffisait pour produire, & que sa touche, naturellement légere & brillante, savait employer à propos un coloris nerveux & sombre. M. Blin de Saint-Maure a mis dans ses Héroïdes & du sentiment & ce tour d’expression naturel qui en indique le langage. Celles de M. de la Harpe sont moins touchantes que philosophiques ; mais dès-lors elles décelaient le germe du talent. D’autres Héroïdes ont paru en même tems & depuis, avec plus ou moins d’éclat. Quelques-unes même partaient de mains qui ont déja fait d’autres preuves. On doit compter aussi pour quelque chose celles qui résultent de l’Héroïde. Le ton de ce petit Poëme est-à-peu-près le même que celui de la Tragédie. C’est une carriere moins étendue où s’exercent nos jeunes athletes. Puisse-t-elle, enfin, les disposer à des combats & à des triomphes plus éclatans !
Voici la traduction de la Mothe.
Il n’est personne qui ne soit frappé de la différence de ces deux tableaux. Dans le premier Despréaux est Poëte & Peintre : dans le second la Mothe n’est ni l’un ni l’autre. Le même M. de la Mothe a beaucoup mieux imité Anacréon. Ce qui n’a point empêché M. Poinsinet de Sivry de le traduire de nouveau & avec succès. Les Eglogues de Virgile, traduites par M. Gresset nous offrent une grande partie des beautés de l’original. Elles ne renferment pas même certains défauts qui, peut-être, n’en étaient pas du tems de Virgile. Cependant, elles intéressent peu le lecteur. Est-ce la faute de notre Langue ? Est-ce la faute du genre même de l’Eglogue ? Un Poëte connu par d’autres succès, M. Lefranc de Pompignan, nous promet une traduction en vers des Géorgiques. C’est une entreprise difficile ; mais le génie & le talent sont faits pour surmonter les plus grands obstacles. Une Langue vivante offre au Traducteur moins de difficultés à vaincre. Il lui est plus facile de la bien posséder ; il peut y avoir plus d’analogie entre elle & la nôtre ; il y a nécessairement plus de rapport entre les mœurs, les usages, la maniere de penser de nos voisins & de nous, qu’il ne peut y en avoir entre nous & les anciens Grecs ou Romains. Ces raisons peuvent avoir influé sur la traduction que feu M. l’Abbé du Resnel a faite en vers de quelques ouvrages de Pope. On dit que ce fameux Poëte Anglais aimait beaucoup lui-même à se lire dans notre Langue. Il pouvait, en effet, s’y plaire. Ses idées sont rendues avec élégance & avec force par le Traducteur. Celui-ci a même plus d’une fois rectifié son modele ; mais sans lui rien faire perdre qu’il pût regretter. Sa touche est nette & franche ; sa copie a toute la liberté de l’original. Imiter ainsi, c’est prouver qu’on est par soi-même en état de produire. Il existe un autre ouvrage de Pope, que M. l’Abbé du Resnel a cru devoir, sans doute, laisser à l’écart. C’est la boucle de cheveux enlevée, Poëme héroï-comique. Nous en avons quelques traductions en prose. Celle que M. Marmontel en a faire en vers fut le début de cet Auteur, & donna de lui une idée qu’il a depuis soutenue par d’autres succès. Voici un projet infiniment plus vaste & plus hasardeux que les précédens. C’est, en quelque sorte, le débrouillement du cahos. On peut envisager sous ce point de vue la traduction du théatre Anglais par M. de la Place. Donner une idée claire de productions par elles-mêmes très-confuses ; mettre sous nos yeux ce qui peut intéresser notre ame ; soustraire ce qui peut choquer le bon goût, & lutter en vers contre les meilleures scenes des Auteurs qu’il traduit ; telle est la loi que cet Ecrivain s’est imposée & qu’il remplit avec exactitude. C’est un des plus grands services qu’on ait pu rendre à la littérature Française. Il n’est pas moins utile d’enrichir notre sol de productions étrangeres, que de cultiver celles qui y croissent naturellement. Quinaut, dans Armide, & quelques autres de nos Poëtes, ont imité certains passages du Tasse ; mais aucun n’a traduit son Poëme en entier. M. Watelet s’occupe de ce grand travail. L’Auteur du Poëme sur la Peinture, après avoir tracé à nos Peintres d’excellens préceptes, va leur fournir d’excellens sujets pour les mettre en œuvre. Au reste, n’espérons jamais avoir de traduction littérale en vers. Ne le desirons pas même. Le méchanisme de notre versification y met trop d’obstacles, & le caractere de notre Langue y répugne. Ce qui fait beauté dans tel climat peut sembler défectueux dans tel autre. Qu’un Peintre Chinois, instruit, par hasard, dans la Mytologie Grecque, se propose de peindre une Vénus, il prendra nécessairement pour modèle une beauté Chinoise avec de petits yeux ronds, peu ou point de sourcils, & des traits mal indiqués. L’ouvrage fini, tout habitant de la Chine dira que telle devait être, en effet, la mere des Graces. Qu’un Peintre Français copie exactement ce tableau & le soumette à notre jugement. On rira & de la Vénus & de l’Artiste. Ce qui fut applaudi à Pékin serait sifflé dans Paris, & nulle des deux Nations n’aurait tort.
Fourcroi, avec le même feu, eut une éloquence plus soutenue. La Langue Française a dans ses plaidoyers une hardiesse, une véhémence, une flexibilité inconnues jusqu’alors au Barreau & qu’elle tenait du génie de cet Orateur. Il bannit, d’ailleurs, de ses discours les citations étrangeres à ce genre d’Eloquence, & réduisit la sienne à son véritable langage. Pinson, Hévin, Taisard, suivirent la même route. Ce dernier était parent du grand Bossuet & jouissait de toute son estime. Blanchard, Terrasson, Pageau, & sur-tout l’éloquent Erard, perfectionnerent l’ouvrage commencé. Tous ces Avocats, célebres dans leur tems, ont eu, dans le nôtre, de dignes successeurs. On n’oubliera point les noms d’Aubri, de Duhamel, de Simon ; d’un le Normand si habile à faire valoir les vrais principes, & qui n’en cita jamais un qu’il crût faux ; d’un Cochin dont l’éloquence était également propre à persuader & à séduire ; d’un Mannory qui approfondit tout, qui sait orner les sujets les plus intéressans, & rendre intéressans les plus stériles ; d’un Gerbier dont la parole est un torrent qui entraîne & ne laisse à l’auditeur que le pouvoir d’être persuadé. MM. Elie de Beaumont, Loiseau de Mauléon, Gervais, & quelques autres qu’il serait trop long de citer, figurent avec avantage dans cette arene épineuse. Mais que ceux qui se proposent désormais d’y briller n’oublient pas que la seule étude des Loix & des principes n’a jamais formés de vrais Orateurs ; que Cicéron fut homme de lettres & ambitionna jusqu’au talent de la Poésie ; que Patru, leur ancien modele, connaissait toutes les finesses de sa Langue & fut l’Oracle des grands Ecrivains de son siecle ; que tous ceux qui ont eu au Barreau les mêmes succès avaient puisé dans la même source, & qu’enfin, l’art de se faire écouter n’est autre chose que l’art de plaire à ceux qui nous écoutent. Le Barreau offre encore à l’Eloquence un autre champ plus riche & plus vaste que le premier. Elle peut même y paraître avec plus d’éclat & de faste. On voit d’abord qu’il s’agit de ces occasions où le Magistrat public éleve la voix tantôt en faveur des particuliers que les Loix rangent sous sa tutelle, tantôt pour manifester les intentions du Monarque, tantôt, enfin, pour assurer l’ordre établi dans la société. C’est peu de rappeller & de comparer les moyens de chacune des parties, d’en démontrer la force ou la faiblesse ; il indique encore le plus souvent à Thémis le poids qui doit déterminer sa balance. D’autres fois il trace aux Orateurs du Barreau des préceptes sur leur profession, & ces préceptes deviennent eux-mêmes des modeles d’éloquence. Nous avons dans ces différens genres une foule de chefs-d’œuvres. Omer & Denis Talon, deux célebres Avocats Généraux du dernier siecle, brillerent des premiers dans cette carriere. Le requisitoire de Denis Talon touchant les surprises pratiquées à Rome contre la doctrine soutenue par l’Eglise Gallicane relativement aux traditions de l’Eglise universelle ; ceux qui ont pour objet les excommunications lancées à l’occasion des franchises des Hôtels de nos Ambassadeurs à Rome, sont autant de monumens précieux & dignes d’être conservés. Ils brillent moins par les graces de la diction que par la solidité du raisonnement. L’Eloquence n’avait pas encore acquis toutes les richesses dont elle s’est parée depuis ; mais dès-lors on possédait l’art de penser, joint à celui de donner de l’ordre & de la force à ses pensées. Il était réservé au célebre Chrétien-François de Lamoignon, Avocat Général durant vint-cinq ans, de réunir en lui ce qui manquait à ses prédécesseurs. Il intéressait & il étonnait par une éloquence mâle, vigoureuse &, en même tems, soignée. On accourait de toutes parts pour entendre ses harangues à l’ouverture du Parlement. On les copiait à mesure qu’il parlait, & elles devenaient publiques par la voie de l’impression, sans que l’Auteur eût lui-même songé à les publier. L’illustre Daguesseau, si bien loué de nos jours, a su conserver à ce genre d’éloquence toute sa majesté, & l’enrichir de toutes les fleurs qu’une littérature exquise pouvait y joindre. C’est la science, le goût & le génie qui ont présidé à tous ses discours. Les Lettres & les Loix lui étaient également familieres. Il eût pu moraliser comme Platon, & haranguait comme Démosthene. D’autres athletes ont brillé depuis dans cette noble arène. On est moins embarrassé de citer ici de grands noms que de la maniere de les y placer. Le premier de nos Parlemens voit souvent à sa tête ces hommes illustres qui ont porté long-tems la lumiere dans son sein. Ils prononcent les oracles de Thémis après avoir été ses interprêtes. Les noms de Maupeou & d’Ormesson rappelleront à la postérité de grands travaux & de grands succès. Les amateurs de l’Eloquence regretteront qu’un jeune Magistrat(a) dont le coup d’essai nous retrace un des douze travaux d’Hercule, ait sitôt quitté le caducée pour la balance. Ils vont en foule applaudir à cet Orateur dont l’éloquence joint tant de force à tant de charmes, qui cultive également les Lettres & les Loix, & qui, par-là, soutient dignement le nom de Séguier, nom également cher aux unes comme aux autres. Cet éloquent Magistrat voit à ses côtés de dignes émules. Les autres Sénats suprêmes du Royaume nous offrent sur le même objet de grands noms & de grands exemples. Venons à une troisieme sorte d’Eloquence, qui tient le milieu entre celle de la Chaire & celle du Barreau. Je la nommerai l’Eloquence Académique. Elle ne doit ressembler ni à la premiere, ni à la seconde ; mais elle fut long-tems bornée par l’Académie même à de vaines formules de complimens, ou à discuter quelques points de morale souvent peu dignes d’être approfondis. C’était même, pour l’ordinaire, des sermons plutôt que des discours. On y recherchait plus l’approbation du Docteur en Théologie que celle du public. On obtenait toujours l’une & rarement l’autre. Le Français se voue trop aisément à l’imitation. Le célebre Patru ayant été élu Académicien, fit, à ce sujet, un remerciment qui enleva tous les suffrages. Dès-lors on décida qu’à l’avenir tout récipiendaire serait tenu de payer le même tribut. Il était naturel que Patru, dans son discours, parlât & du Fondateur de l’Académie, & du Chancelier Séguier, son second protecteur, & de Louis XIV qui daignait l’être alors, & de l’Académicien auquel Patru lui-même succédait. Rien n’empêchait ses successeurs de choisir une autre route. Mais durant plus de soixante ans, nul d’entre eux ne s’écarta de la premiere. Ils en sentaient la vétusté & n’osaient en choisir une plus neuve. C’était le cercle tracé au tour d’Anthiocus ; il fallait avoir parlé pour en sortir. Notre siecle a vu, enfin, secouer ce joug importun & suranné. Les Remercimens sont devenus de vrais morceaux d’éloquence, & qui plus est des monumens utiles. M. de Valincourt en donna le premier essai. Son Remerciment à l’Académie a pour objet de guérir la plûpart des jeunes gens d’une erreur qui leur est assez commune ; celle de prendre la manie d’écrire pour le talent réel. Peut-être eût-il mieux valu encore tracer le tableau du véritable homme de Lettres & des qualités qui le constituent. On fait que M. de Valincourt devait lui-même sa réputation à l’Epître que lui adressa Despréaux, bien plus qu’à ses propres ouvrages. Mais, enfin, son discours avait un objet. Celui du Remerciment de M. de Voltaire, est encore plus marqué & infiniment plus essentiel. Il y développe le génie de notre Langue, ainsi que le caractere des autres Langues de l’Europe. Il parle de la nôtre en Auteur qui l’a enrichie & des autres en amateur qui les cultive. M. de Buffon vint ensuite & discuta à fond le caractere du style dans les différens genres de littérature. C’est un grand Peintre qui trace des leçons sur le coloris. Depuis ce tems, presque chaque récipiendaire s’est fait une loi de joindre à la formule d’usage la discussion d’un point de Littérature ou de Philosophie. L’impulsion est donnée. On ne verra point reparaître l’ancien abus, & si nous retombons dans un autre, il lui sera, du moins, fort opposé. Il s’est fait une égale révolution dans les sujets proposés pour le prix d’Eloquence. Il ne s’agit plus dans ce concours ni de questions minutieuses, ni de maximes rebattues. Chaque ouvrage couronné est un monument qu’on érige à la gloire de quelqu’un de nos grands hommes. C’est en célébrant & l’invincible Maurice, & le vaillant du Gué-Trouin, & le magnanime de Sully, & l’éloquent Daguesseau, & le profond Descartes, que leur habile Panégyriste est devenu lui-même si célebre. La gloire de ces grands personnages lui rend ce que son éloquence leur a prêté. Son génie mâle eût dédaigné de s’exercer sur des matieres futiles. Ainsi, grace à cette révolution, nous comptons de plus parmi nos bons ouvrages cinq à six discours éloquens, & parmi nos Ecrivains un Orateur Philosophe. Il a même trouvé des émules jusques chez un sexe qui semble plutôt fait pour inspirer & ressentir l’amour, que pour exalter la Politique & la Philosophie. Mademoiselle Mazarelli a tracé éloquemment l’éloge de Sully & de Descartes. On a vu, en même tems, sur ce dernier sujet, M. Gaillard partager la palme avec un athlete couronné pour la sixieme fois. M. de la Harpe a tracé avec des couleurs, non moins riches que vraies, le portrait d’un Monarque(a) justement surnommé le Sage ; de ce Roi qui regagna par une prudence courageuse tout ce que son pere avait perdu par une valeur inconsidérée. Les Académies de Province ont suivi l’exemple de notre premiere Académie. On applaudit au choix des sujets qu’elles proposent, & souvent au mérite des ouvrages qu’elles couronnent. Celui qui commença la réputation du fameux Ex-citoyen de Geneve, eût mérité la palme qu’il obtint s’il était aussi vrai qu’il est éloquent ; si l’amour du paradoxe & de la singularité eût moins séduit l’Auteur, qui parvint, lui-même, on ne sait comment, à séduire ses juges & le public. Peut-il ne pas savoir que l’ignorance n’est bonne à rien & s’oppose à tout ce qui peut être louable ? que les plus grands scélérats furent des ignorans ? que les lumieres adoucissent les mœurs ? que si les Lettres ne peuvent pas toujours extirper les vices, elles en imposent, du moins, au crime ? qu’Octave cessa de proscrire aussitôt qu’il devint l’ami d’Horace & de Virgile, & qu’enfin, Néron, lui-même, n’osa paraître barbare tant qu’il respecta Séneque ? J’oserai le dire : si quelque chose pouvait prouver que les talens de l’esprit sont dangereux, ce serait l’abus qu’on en fait dans ce discours. Mais n’en aimons, n’en cultivons pas moins ces lumieres bienfaisantes qui nous consolent dans nos disgraces, & nous sauvent de l’ennui dans la prospérité. Ne leur imputons pas certains vices trop inséparables de notre nature, & rendons-leur grace de n’être point des barbares, comme le furent nos aïeux.
« Je sais bien, poursuit-il, qu’il y a dans mon procédé plus d’imprudence que de malice ; mais l’innocence de mes intentions ne console pas les gens que j’assassine, puisqu’ils sont aussi-bien assassinés que si j’en avais eu le dessein. Ce qu’on peut dire en deux mots de tout ceci, c’est que le public, en me condamnant, doit me plaindre, mais que les offensés peuvent me haïr avec raison ».C’est l’Histoire amoureuse des Gaules dont il s’agit dans cette lettre ; & c’est à un autre ouvrage du même genre que Boileau fait allusion dans sa dixieme Satire, lorsqu’il demande à son Alcipe
Madame de Villedieu, née très-galante, peignit son ame dans ses Romans. Ils sont vivement & librement écrits. Ils contribuerent, presque autant que Zaïde même, à faire tomber les volumineuses fictions qui les avaient précédés. Parmi les productions de Madame de Villedieu, celles qu’on paraît aujourd’hui préférer aux autres, sont les Annales galantes, les Amours des grands hommes & les Favorites. Elle emploie dans ces deux dernieres des noms connus pour accréditer, le plus souvent, des anecdotes imaginaires. Un intérêt tout neuf, des situations touchantes, assez de naturel dans l’expression malgré le merveilleux de quelques incidens, tel fut ce qui détermina le succès d’Hippolite Comte de Duglas, Roman de Madame la Comtesse d’Aunoi. Il est même encore lu avidement par les jeunes personnes que les tableaux d’un amour un peu romanesque séduisent plus facilement que d’autres. Ses Contes, quoique pour la plûpart Contes de Fées, sont aujourd’hui d’un goût plus général. Il est naturel qu’un sexe né pour inspirer l’amour ait du penchant à le peindre. C’est à lui qu’il semble appartenir d’en être l’Historien. Mademoiselle de Lussan, qui lui devait son existence, lui consacra ses premiers travaux. Sa plume féconde fit éclore successivement une foule de productions galantes, parmi lesquelles on distingua l’Histoire de la Comtesse de Gondés, les Anecdotes de la Cour de Philippe Auguste, les Veillées de Thessalie & l’Histoire de Marie d’Angleterre, Reine duchesse. Il regne dans sa maniere d’écrire une sorte de politesse & de grace qui décelent à la fois le sexe & le génie de l’Auteur. L’un & l’autre se font encore mieux remarquer dans le Siege de Calais & le Comte de Cominges, deux productions d’un Auteur du même sexe. Beaucoup de finesse, d’élégance & de pureté dans l’expression ; du sentiment, un ton qui ne s’acquiert que dans le grand monde ; tel est ce qui distingue les écrits de Madame de Tencin, & ce qui la distinguait elle-même dans la société. Jusqu’alors on n’avait point vu renaître le goût des Romans trop étendus. Il était rare qu’on eût filé une intrigue unique par-delà deux volumes. Les Mémoires d’un homme de qualité parurent & passerent de beaucoup ce nombre. M. l’Abbé Prevôt ne se montra pas plus sobre dans l’Histoire de Cleveland. Il semblait vouloir accréditer de nouveau l’abus qu’on avait proscrit. C’était, il est vrai, le seul rapport qu’il y eût entre ses Romans & ceux du commencement de l’autre siecle. Son imagination le porte souvent à l’extraordinaire ; mais rien de ce qu’il suppose n’est physiquement impossible. C’est un nouveau genre de fiction qui agite fortement notre ame ; ce sont des tableaux énergiques, mais sombres. Les catastrophes y sont multipliées : partout le sang y coule avec les larmes. Les antres, les tombeaux, les poignards levés ou sanglans, sont les images favorites de l’Auteur. Son style est pur, mais toujours grave, même lorsqu’il pourrait l’égayer. En général, ce qu’il peint le mieux sont les grandes passions. Il approfondit, il épuise le sentiment. Il déchire l’ame en même tems qu’il l’effraie. Ce qu’on peut justement lui reprocher, c’est d’avoir prodigué les réflexions, & de n’avoir pas toujours su les rendre intéressantes. Ce reproche peut s’étendre au plus grand nombre de ses ouvrages d’imagination. Exceptons-en, toutefois, l’Histoire de Manon l’Escaut, Roman tout neuf dans son genre, qui intéresse malgré le vice des caracteres, & qui ne doit cet intérêt qu’à l’art de l’Ecrivain. L’étendue de ce Roman n’est que de ce qu’elle doit être ; mérite un peu rare chez M. l’Abbé Prevôt. Mais il faut l’avouer, jamais on ne posséda mieux que lui l’art d’être long sans paraître ennuyeux. Dans le même tems, parut un autre scrutateur du cœur humain. Il en traçait des tableaux moins sombres, mais plus déliés. Il distingue, il saisit toutes les nuances du sentiment & des passions. Il rend palpables des traits qui, sans lui, resteraient imperceptibles. On pourrait même soupçonner qu’il prête souvent à la nature ce qu’il paraît emprunter d’elle ; mais il nous fait aimer cette illusion. D’un autre côté, on lui reproche d’avoir quelquefois copié cette même nature trop fidélement ; d’avoir, dis-je, fait parler quelques personnages populaires dans le langage, ou plutôt le jargon attaché à leur état. Mais, n’a-t-on pas vu de très-grands Peintres égayer leurs tableaux les plus sérieux par quelques figures grotesques. La vérité de l’imitation fait tout passer. En un mot, on regardera toujours Marianne & le Paysan parvenu comme deux productions originales & dignes de leur succès. Il faut laisser à l’Auteur sa maniere. Elle paraît lui être naturelle & pourrait ne sembler que ridicule dans tout autre. Ce genre d’ouvrage a pris encore un ton différent chez deux célebres Ecrivains de nos jours. M. Duclos dans les Confessions du Comte de ***, & M. de Crébillon fils dans les Egaremens du cœur & de l’esprit, ont peint les mœurs de ce siecle avec ces touches vives & brillantes qui animent tout, & qui intéressent jusques dans les moindres détails. Ces deux émules parurent presque en même tems ; mais l’un ne s’est point modéré sur l’autre. Ils doivent leurs succès à leurs propres moyens. M. Duclos peint en Maître ce qu’il veut peindre, & heurte fiérement ce qu’il ne veut qu’esquisser. Sa maniere est vive, précise & hardie. M. de Crébillon peint presque tout. Sa composition est simple, mais rien n’y est négligé. Il voit la nature sous un aspect des plus piquans, & sait la rendre comme il la voit. Ces deux ouvrages, enfin, seront pour les siecles futurs un tableau complet des mœurs de celui-ci. On sait que chaque siecle a les siennes particulieres, & pourrait en tracer un tableau toujours original, toujours différent de ceux qui l’ont précédé ou qui doivent le suivre. Des Romans, qu’on pourrait, peut-être, appeller des Allégories, mais fertiles en tableaux hardis & voluptueux, animés d’un coloris brillant & séducteur, s’emparerent aussi de tous les suffrages. On peut même dire qu’ils les captiverent. Il eût été honteux de ne pas savoir par cœur Tanzaï & le Sopha. Angola, qui vint après, fit aussi la plus grande fortune. Le goût de la morale semble aujourd’hui avoir prévalu ; mais ces piquantes productions ne sont pas, toutefois, oubliées. Elles occupent dans les Bibliotheques le même rang que certains tableaux dans le cabinet de l’amateur. Il ne les offre point à tous les regards, il les couvre d’un voile, mais il va souvent lui même tirer ce voile. C’est le Zadig de M. de Voltaire qui, le premier, nous a fait voir qu’un Roman pouvait être un agréable traité de Morale & de Philosophie. Candide, & d’autres productions du même Auteur, ont mis le dernier sceau à ces preuves. On est redevable à M. de Crébillon fils d’une autre forme de Roman qui a trouvé depuis beaucoup d’imitateurs. Ses Lettres de la Marquise de *** en furent, parmi nous, le premier modele. On ne peut joindre plus de naturel à plus de brillant, ni peindre l’amour avec des couleurs plus vives & plus vraies. Ce fut le premier ouvrage de l’Auteur. Il était encore très-jeune. On s’en apperçoit & à l’extrême chaleur de son style, & à l’impatience qu’il a eue de faire triompher son héros. Il ne faut en France que faire avec succès un pas dans une route nouvelle pour voir, en peu de tems, cette route frayée & battue. Les Lettres Péruviennes de Madame de Grafigni tiennent du genre des Lettres Persanes, & de celles de la Marquise dont il vient d’être parlé. Elles joignent à la critique de nos mœurs une intrigue sur laquelle porte l’intérêt de l’ouvrage. C’est le style du cœur & du sentiment. L’esprit ne s’y montre que par intervalles & quand son rôle n’est point déplacé. Les Lettres d’Henriette-Juliette Catesbi, celles du Marquis de Créci, & de Fanni Butler, par Madame Riccoboni, sont, en ce genre, de nouveaux modeles. Sentimens développés, intérêt soutenu, délicatesse de pensée & d’expression, tours ingénieux & naturels, tout y séduit, tout y charme le lecteur. Jamais femme ne posséda mieux l’art d’écrire, & sur-tout, l’art d’intéresser en écrivant. Les Lettres du Marquis de Roselle ont eu le mérite de réussir après les précédentes. C’est dire qu’elles sont dignes de leur être associées. Il serait injuste d’oublier ici la nouvelle Héloïse. On sait que ce Roman volumineux est aussi en forme de Lettres. On sait quel brillant succès il eut à son apparition. Il serait encore le même si l’Auteur eût combiné comme il écrit, s’il eût mis plus d’intelligence dans sa marche, plus de vérité dans ses caracteres : s’il eût moins prodigué les détails superflus ; s’il était moins prolixe dans ceux qui sont utiles ; s’il eût cherché à séduire plutôt qu’à surprendre, à faire un ouvrage de goût plutôt qu’un long ouvrage. Quelques-unes de ses Lettres sont admirables par la force & la chaleur de l’expression. Elles ont toute l’effervescence, tout le désordre qui caractérisent l’amour porté à son comble : exemple rare dans notre Langue. Il est peu de nos Romans où l’amour ne parle sur le ton de la simple galanterie. Mais pourquoi une Lettre passionnée est-elle si souvent suivie d’une digression froide ou d’une critique insipide ? Pourquoi la tendre Julie est elle si savante, & le passionné Saint-Preux si mauvais plaisant ? On a reproché à Julie d’avoir cédé un peu trop tôt ; on voudrait qu’elle eût retardé, au moins d’un volume, à visiter les Chalais. C’eût été mieux consulter les bienséances de l’art ; elle s’est bornée à consulter la nature. Mais que par la suite elle paraisse avoir tout oublié ; que Saint-Preux, lui-même, ne lui rappelle rien ; qu’un mari, informé de tout, reçoive de nouveau chez lui un pareil hôte ; qu’il le force, en quelque maniere, d’habiter sous le même toît que Julie !….. Dussai-je n’avoir jamais l’estime de M. Rousseau, je dirai que c’est confier témérairement la fortune de César à une barque fragile & aux flots inconstans….. Je dirai plus, quand Saint-Preux se trouve réellement embarqué avec Julie sur le Lac de Geneve, & que réfléchissant sur tout ce qu’il a perdu, il est tenté de la saisir & de se précipiter avec elle au fond du Lac : je frémis de cette situation ; mais j’y reconnais la nature ; j’y reconnais, sur-tout, la plus terrible des passions, la plus difficile à vaincre & même à modérer. Il est fâcheux pour l’humanité de ne pouvoir porter plus loin la perfection. La seule ressource, en pareil cas, est de se fuir de part & d’autre, & non de se réfugier sous le même toît.S’il veut bientôt aussi
dit Phedre à Hippolite. C’est ainsi que fait parler Phedre l’homme de l’univers qui a le mieux connu le cœur humain. Si M. Rousseau eût fait la même étude, la nouvelle Héloïse aurait quatre Volumes de moins, & peut-être aurions-nous un chef-d’œuvre de plus. Rien ne prouve mieux le dégoût du public pour les longs Romans, que l’accueil qu’il fait aujourd’hui au Conte, autre espece de Roman, plus borné encore que ceux de l’étendue la plus médiocre. Le Conte n’embrasse, pour l’ordinaire, qu’une seule circonstance de la vie des personnages qu’il met en jeu ; mais l’action doit être entiere comme dans un drame ; elle doit offrir un intérêt dominant. Pour ce qui est de la scene, l’Auteur peut l’étendre & la varier à son gré. Il lui est également permis de traiter des sujets qui, par leur nature, ne peuvent s’adapter au théatre. Y renoncer, ce serait abandonner une des plus riches parties de son domaine ; celle qui constitue le Conte en particulier ; celle qui le distingue le plus essentiellement du Drame. Chaque genre a son objet & ses moyens. Les confondre, c’est les affaiblir. C’est à l’esprit, c’est à l’ame que le Conteur en veut dans ses tableaux. Il suffit que les images qu’il leur présente soient de nature à les intéresser : peu importe ensuite que l’art puisse, ou ne puisse pas, les retracer à nos yeux. Ce genre ne fut pas inconnu au dernier siecle. Hamilton s’y distingua d’une maniere brillante. Son style est vif, enjoué, plein d’agrément & de saillies. Mais ses Contes ne sont guere que la parodie & la critique des longs Romans. C’est le seul but qu’il semble s’y être proposé. Il n’en laisse entrevoir aucun autre, ni moral, ni philosophique. Celui des Contes de Madame d’Aunoi est plus facile à saisir. Sa maniere est moins piquante que celle d’Hamilton, mais ses productions peuvent être plus utiles. Chacune d’elles a son but marqué, & si l’on peut y trouver un défaut, c’est dans cette morale un peu trop périodique. Madame de Villedieu paraît à peu près la même dans ses Nouvelles que dans ses autres écrits ; galante & vive dans sa natration, peu scrupuleuse dans ses images. Peut-être eût-elle moins réussi en affichant plus de circonspection. Il y eut, ensuite, un intervalle où les Romans reprirent la plus grande faveur, & firent négliger le Conte. Il ne se montrait que de tems à autre dans le Mercure de France dont il forme aujourd’hui une partie essentielle. On y admira les charmantes fictions d’un Ecrivain(a) qui a l’art de tout embellir, & la modestie de se tenir presque toujours caché. M. Marmontel parut, & fit prendre au Conte une consistance qu’il n’avait pas encore. On lut avidement Alcibiade, les Sultanes, Tout ou Rien, Heureusement, quelques autres morceaux où la morale est embellie par la gaieté & les graces légeres. L’Auteur a paru les négliger dans d’autres Contes pour donner presque tout à l’instruction.
a dit un grand Maître dans l’art d’instruire & de plaire. Un lecteur, sur-tout un lecteur de Contes, veut être séduit plutôt que documenté. Qu’on dise à des Sibarites : Armez-vous des instrumens de Palès, accourez ; voilà un champ tout couvert de riches épis. Ils resteront dans leurs cabinets parfumés, ou dans leurs jardins odoriférans. Offrez-leur un parterre émaillé des fleurs les plus suaves, les plus brillantes, les plus rares : vous les verrez accourir en foule, & si parmi les fleurs il se trouve quelques épis mêlés, ils pourront les cueillir par désœuvrement. Ne disons jamais à de pareils auditeurs : Je prétends vous instruire. A coup sûr, ils seraient peu attentifs à la leçon. Il y a beaucoup de morale dans le joli Conte d’Aline, & l’on soupçonne à peine son ingénieux Auteur d’avoir prétendu moraliser. Cette intention perce un peu plus dans certains Contes de M. de Voltaire. Mais on sait qu’il est en possession de persuader quelque opinion qu’il soutienne, & de se faire lire sur quelque matiere qu’il écrive. Le pathétique des Contes de M. d’Arnaud sert de passeport à sa morale. On a vu, plus d’une fois, MM. de Campigneules, Desboulmiers & le Mercier, l’offrir sous un aspect agréable & piquant. Plus d’un Peintre a tracé lui-même son portrait, & le public lui en a su gré. Un Auteur ne jouit pas du même privilege. On lui dispute, sur-tout, celui d’apprécier ses ouvrages. Mais, puisqu’il s’agit ici de Contes, je parlerai des miens avec aussi peu de prétention que j’en mis à les composer. J’en ai fait jusqu’à trois Volumes, parce qu’ils me furent demandés. C’était porter le dévouement un peu loin : il s’agissait de succéder à M. Marmontel. Il fallait, dis-je, que mes fictions remplaçassent les siennes dans un ouvrage qu’elles avaient tant de fois enrichi. Ce fut pour moi une raison de ne pas suivre à la trace mon prédécesseur ; entreprise non moins dangereuse que celle de lui succéder. Il m’a paru, cependant, que mes Contes avaient trouvé grace aux yeux du public. Ma seule reconnoissance m’oblige d’en faire ici mention. J’espere qu’on me pardonnera cette licence en faveur du motif. J’ajouterai, sans intérêt, que le genre du Conte me paraît avoir acquis toute sa perfection. Il joint le piquant du style à l’utilité de l’objet. Craignons seulement qu’à force de vouloir le rendre utile, on ne lui ravisse les moyens d’être agréable. Exhortons aussi les Auteurs de Romans à conserver ce juste équilibre. La balance ne peut pencher ni d’un côté ni de l’autre, sans faire paraître ces sortes d’ouvrages ou trop pesans, ou trop légers.
« Cette Histoire de Henri IV, dit-il, qui n’est qu’un abrégé, fait aimer ce grand Prince, & est propre à former un grand Roi. Il la composa pour son éleve. On crut que Mézerai y avait eu part ; en effet, il s’y trouve beaucoup de ses manieres de parler ; mais Mézerai n’avait pas ce style touchant & digne en plusieurs endroits du Prince dont Péréfixe écrivait la vie, & de celui à qui il l’adressait. Les excellens conseils qui s’y trouvent pour gouverner par soi-même n’y furent insérés que dans la seconde édition, après la mort du Cardinal Mazarin. On apprend, d’ailleurs, à connaître Henri IV dans cette Histoire beaucoup plus que dans celle de Daniel, écrite un peu séchement, & où il est trop parlé du P. Coton, & trop peu des grandes qualités de Henri IV & des particularités de la vie de ce bon Roi. Péréfixe émeut tout cœur né sensible, & fait adorer la mémoire de ce Prince dont les faiblesses n’étaient que celles d’un homme aimable, & dont les vertus étaient celles d’un grand homme ».On sent que je ne puis ni ne dois citer, sans exception, tout ce qu’on a écrit relativement à notre Histoire. Celles de Philippe de Valois, du Roi Jean, de Charles V & de Charles VI, par l’Abbé de Choisi, sont toutes écrites dans sa maniere, c’est-à-dire avec une vivacité, un agrément qui dédommagent, autant qu’il est possible, d’une recherche plus approfondie. Ce même Historien a laissé des Mémoires qui se sont lire par la même raison. Chaque homme d’Etat a aussi laissé les siens, ou l’on a eu soin d’en imprimer sous son nom. Quelques-uns, sur-tout ceux du Cardinal de Retz, nous offrent des détails que l’Histoire la plus complette ne présente pas toujours. Mais combien de Mémoires superflus & factices ! Courtils en surchargea les presses de la Hollande. Nos presses Françaises ont elles-mêmes plus d’une fois servi à cet usage abusif. C’est un subterfuge pour fixer l’attention du lecteur, que ces sortes d’écrits parviendraient difficilement à captiver par eux-mêmes. Heureusement nous sommes devenus plus sobres sur ce point. On écrit maintenant peu de Mémoires, & nos Historiens puisent dans les meilleures sources. La ténébreuse politique de Louis XI n’a pu échapper à la sagacité du sien. Nous avons vu M. Duclos nous en développer tous les replis, & nous faire connaître à fond ce Prince qui se piqua toujours d’être impénétrable. Cette Histoire, profondément discutée, n’offre point les épines de la discussion. Tout est sauvé par le talent & le génie de l’Ecrivain. Nous avons vu, sous le simple titre d’Essais Historiques sur Paris, M. de Saint-Foix, déterrer & mettre dans le plus grand jour les faits les plus cachés & les plus curieux de notre Histoire générale. Un coup d’œil sûr & perçant, une aptitude à rendre comme à saisir ; l’art d’intéresser dans les matieres les plus arides ; l’art plus rare encore de démontrer ce qu’avant lui tant d’autres n’avaient pas même apperçu : tel est ce qui distingue en particulier & le talent de cet Ecrivain célebre, & le caractere de ses productions historiques. Le patriotisme, l’attachement au Souverain & l’estime pour sa Nation s’y font remarquer de toutes parts ; autre genre de mérite qui ne devient que trop rare parmi nous. Une impartialité mal entendue nous rend trop souvent injustes envers nous-mêmes. Nous déguisons nos propres avantages pour exagérer ceux de nos voisins déja trop disposés à nous en croire sur notre parole. On sait que le premier devoir d’un peuple est de savoir s’estimer. Cet orgueil, blâmable dans un particulier, ne l’est point dans une Nation. Il fait même une partie de ses ressources. Lui faire perdre ce noble orgueil c’est les diminuer. Peut-être Rome eût-elle succombé sous Carthage, si les Romains n’eussent pas cru que le monde entier devait fléchir sous eux. Sachons gré, par exemple, à M. de Saint Foix d’avoir éclairci un point de notre Histoire dont la présomption Anglaise a tiré si lontems avantage contre nous. Cet actif & pénétrant Ecrivain prouve par le témoignage des actes de Rymer, tirés du dépôt de la Tour de Londres même, qu’à la fameuse journée de Poitiers on comptait neuf mille Gascons, c’est-à-dire neuf mille Français parmi les dix mille hommes qui composaient toute l’armée Anglaise. Une telle découverte, qu’aucun Ecrivain d’Angleterre n’a osé contredire, n’est rien moins qu’indifférente aux yeux du vrai patriote & du vrai politique. La victoire de Maraton eut-elle si fort enflé le courage des Athéniens, si, parmi les dix mille hommes qui formaient toute leur armée à cette bataille, on eût compté neuf mille Perses combattant pour eux contre leur patrie. Il manquait à la gloire de Louis XIV d’avoir trouvé sous son regne un Historien digne de lui. Il chargea du soin d’écrire son Histoire deux de nos plus grands Poëtes, Racine & Despréaux. Mais on ignore quel eût été le succès de leur travail. On ignore même s’ils ont jamais travaillé sur cette matiere. M. de Valincourt, qui leur succéda ne prouva pas mieux qu’il s’en fût occupé. Cependant, il a paru différentes Histoires de Louis XIV. Leurs Auteurs, qui n’étaient ni brevetés, ni pensionnés, ont entassé les Volumes avec aussi peu de fidélité que de goût. Aucune de ces fastidieuses compilations ne fait dignement connaître ce Monarque si digne, à tous égards, d’être bien connu. Il ne doit cet avantage qu’à un Auteur, la gloire de notre siecle, & qui eût encore ajouté à l’éclat du sien C’est dans l’ouvrage qui a pour titre le Siecle de Louis XIV, qu’il faut étudier Louis XIV même ? Chaque trait qui le concerne tend à le caractériser. On le respecte jusque dans la peinture de ses fautes & de ses faiblesses, légeres taches qui n’empêchent pas de reconnaître en lui le grand homme. La Nation elle-même est envisagée sous tous ses points de vue dans l’ensemble de ce magnifique tableau. Rien de flatté, mais rien qui n’intéresse. Un tel monument éternise, à la fois, & le sujet qu’il retrace, & la main qui l’érige. Un autre ouvrage, sous le simple titre d’Abrégé Chronologique de l’Histoire de France (a), n’abrege que les détails superflus, ne laisse rien échapper de ce qui est nécessaire, approfondit tout ce qui en est digne, & que souvent n’indiquent pas même les Histoires les plus détaillées. C’est encore un de ces ouvrages qui prouvent que le devoir d’un Historien ne consiste pas seulement à rassembler des faits. Il doit les choisir avec discernement, les placer dans leur vrai point de vue, & d’après cet examen, juger les hommes qui les ont fait éclore, ou qu’ils ont eux-mêmes tirés de la sphere commune. Ce ne peut être que l’ouvrage du génie : les lumieres seules de l’érudition ne suffisent pas pour l’effectuer. Un grand nombre de nos Ecrivains ont traité des sujets absolument étrangers à notre Histoire, ou qui n’y tiennent que comme à celle de toutes les Nations. Telle est, en particulier, l’Histoire Ecclésiastique de M. de Fleuri. C’était l’ouvrage le plus considérable & le plus épineux qu’un Auteur Catholique pût entreprendre. M. de Fleuri s’en est acquitté avec distinction & souvent même avec impartialité. Cette Histoire pouvait être moins volumineuse, mais difficilement plus exacte sur les faits. Peut être faudrait-il qu’un Musulman, bien instruit & absolument désintéressé, écrivît notre Histoire Ecclésiastique, & qu’un Chrétien, qui réunirait ces deux conditions, écrivît l’Histoire du Mahométisme. Alors, il n’y aurait de part & d’autre, ni omissions forcées, ni additions complaisantes. L’Histoire Ecclésiastique de l’Abbé de Choisi en onze Volumes, est un peu plus superficielle, mais écrire d’une maniere plus intéressante que la premiere. On y trouve un ingénieux mêlange de l’Histoire prophane qui ajoute encore à cet intérêt. Il faut placer ici l’Histoire du Luthéranisme & celle du Calvinisme par le P. Maimbourg. Les Luthériens & les Calvinistes lui ont reproché d’avoir plutôt ajusté les faits à son Histoire, que son Histoire sur les faits. Il est certain qu’il se laissait entraîner quelquefois par son imagination ; c’était cependant plutôt dans quelques détails particuliers que sur les faits généraux ; dans le récit d’une bataille, que dans la narration des événemens politiques. C’est ce qu’on remarque, sur-tout, dans son Histoire des Croisades. Maimbourg connut le genre & la marche de l’Histoire ; mais son style est trop périodique, ses phrases sont trop allongées. Il ne sentait pas que le caractere de notre Langue est la précision & la clarté, deux choses presque incompatibles avec ce style traînant & ces phrases de Rhéteur. Quoique Jésuite, il écrivit contre le Pape en faveur des prétentions du Clergé de France. Il est vrai qu’il fut exclus de la société. Il donna quelque tems après son Histoire de la Ligue où l’on trouve la piece fondamentale de cette Ligue même, l’acte d’association de la Noblesse Française. On regrette que certains morceaux d’Histoire de l’Abbé de Saint-Réal ne soient pas plus authentiques. L’Histoire de la Conjuration de Venise est regardée comme un chef-d’œuvre d’éloquence ; mais non pas comme un modele d’exactitude. Le dernier siecle vit naître & perfectionner une maniere nouvelle d’écrire l’Histoire, en n’appuyant que sur les événemens qui ont fait époque, ou qui ont influé sur la forme constitutive des Etats. Il paraît que les Révolutions d’Angleterre par le P. d’Orléans en furent le premier modele. Cet ouvrage est écrit d’un style éloquent & rapide. On accuse l’Auteur d’être moins véridique depuis le regne de Henri VIII que dans ce qui précede ce regne. Henri VIII changea de religion, & le P. d’Orléans était dans l’état religieux. Il eut pour émule dans ce genre historique l’Abbé de Vertot, Ecrivain très-élégant, & dont le grand art est d’intéresser. On lui reproche d’être plus ingénieux que vrai dans ses écrits, & ce reproche est grave pour un Historien. Il paraît, en effet, que M. l’Abbé de Vertot, sans altérer les faits principaux, arrange quelquefois les autres événemens de maniere à rendre sa narration plus piquante. C’était aussi l’usage des Historiens de l’antiquité ; mais on exige plus de retenue dans les nôtres. La baze essentielle de l’Histoire est la vérité. Elle porte avec elle une sorte d’intérêt dont la fiction la plus ingénieuse n’est point susceptible. Quoi qu’il en soit, on lit toujours avec le même empressement les Révolutions de Portugal, celles de Suede, celles de la République Romaine. L’Histoire de Malthe, ouvrage du même Auteur, n’offre pas la même élégance & n’est point assez précise. Elle lui fut, cependant, plus utile que ses meilleurs ouvrages. On n’a point abandonné de nos jours le genre des révolutions. Feu M. du Port du Tertre en a donné une Histoire complette, achevée par M. Désormeaux. M. Linguet a mis au jour celle des Révolutions de l’Empire Romain, écrite d’un style vif & tranchant. Les opinions les plus généralement reçues y sont rarement respectées. L’Auteur fait, à son gré, d’un bon Prince un tyran, d’un tyran un bon Prince. Auguste, selon lui, n’eut jamais aucune vertu. Il ne doit sa réputation de bienfaisance & de magnanimité qu’aux vers d’Horace & de Virgile. Tibere fut moins cruel que ne le dit Tacite, & Caligula plus inconséquent que barbare. Cette Histoire est une éternelle contradiction des Auteurs contemporains, sans qu’il soit parlé d’un seul Auteur du même tems qui les contredise. Est-il aisé, après dix-sept cens ans révolus, de mieux voir que Tacite sur des faits dont il fut lui-même le témoin ? Son autorité méritait, au moins, d’être combattue par quelque autre. Mais on le juge simplement par opinion. La sienne est, pourtant, de quelque poids. Au reste, cette Histoire se fait lire, même lorsqu’elle persuade le moins. Que M. Linguet renonce à la singularité ; qu’il abandonne ce moyen factice, uniquement propre à séduire les lecteurs superficiels ; il trouvera en lui de quoi satisfaire les lecteurs judicieux. Point de réputation solide si leur suffrage ne la soutient. On placera au rang des meilleurs morceaux dans ce genre l’Histoire dee Révolutions de Russie, par M. de la Combe. Cet ouvrage ne fut pas moins accueilli chez l’Etranger que parmi nous. Les Anglais & les Allemands l’ont traduit. Ils ont accordé la même distinction à l’Histoire de Christine Reine de Suede, & à l’Abrégé Chronologique de l’Histoire du Nord, deux autres productions du même Auteur. Ses remarques sur les mœurs, le génie & les loix des Peuples dont il s’agit dans cet Abrégé Chronologique, sont d’un Historien Philosophe, & completent le mérite de cet ouvrage. On avait traduit dans le dernier siecle quelques Historiens de l’antiquité ; mais il nous manquait une Histoire ancienne réunie en un seul corps. Le sublime Bossuet avait fiérement tracé l’esquisse de ce grand tableau. Son Discours sur l’Histoire universelle indique la marche & le plan de cette Histoire même. Ce sont, il est vrai, les cartons de Michel-Ange : lui seul pouvait les exécuter en grand. Quoi qu’il en soit, nous avons vu naître l’Histoire ancienne de M. Rollin. C’est, tout ensemble, une traduction, & une compilation. Les faits n’y sont point assez discutés ; mais ils sont décrits d’une maniere éloquente & noble. Moins de morale & plus de philosophie eussent rendu cet ouvrage bien supérieur à ce qu’il est. On regrette que l’estimable Rollin se soit trop ressouvenu de sa place en écrivant. Il paraît n’avoir travaillé que pour ses éleves. Le devoir d’un Historien est de travailler pour tous les hommes, en général, ainsi que pour la postérité. Le même Auteur a écrit l’Histoire Romaine sur le même ton, & paraît l’avoir transmis à son continuateur. A cela près, tous deux ont écrit avec pureté & sans boursouflure. On ne peut donner le même éloge aux PP. Catrou & Rouillé qui, dans le dernier siecle composerent ensemble une Histoire Romaine en vingt Volumes. Elle est diffuse & n’est éloquente que dans un genre étranger au style de l’Histoire. La révolution qui a paru se faire dans les esprits, a nécessairement influé sur le génie de nos Historiens. Leur maniere actuelle d’écrire & de voir en est la suite & la preuve. La plume brillante & philosophique à qui nous devons l’Histoire de Charles XII en donna le premier signal. Cet ouvrage est un tableau vivant & animé du héros qui en fait le sujet. Mais c’est peu de le peindre, on le juge, on l’apprécie. Il fut un tems où l’Histoire d’un héros tel que Charles XII n’eût été qu’un fastidieux panégyrique d’actions qui tiennent du Roman. L’Auteur moderne, sans rien dérober au merveilleux de ces actions, les place dans leur vrai point de vue, assigne le degré d’estime qu’elles méritent, & celui même qui est dû personnellement au héros. Il a peint & jugé de même, dans une Histoire particuliere, le sage rival de Charles XII, l’immortel Czar Pierre I, Législateur & Conquérant, Despote & soumis à ses propres Loix, donnant l’exemple de tout, & se créant, pour ainsi dire, un Etat & des sujets. Ce dernier tableau fait le pendant du premier ; mais l’un représente le calme, l’autre la tempête. L’Histoire de Julien, celle de Jovien, celle de Jean de Brienne, prouvent que M. l’Abbé de la Bleterie a fait un sacrifice volontaire lorsqu’il s’est restreint à traduire. Au reste, pour traduire Tacite, ce n’est pas trop d’avoir fait preuve qu’on peut l’imiter. Nul obstacle ne rebute l’activité Française. Elle fouille aujourd’hui dans les dépôts les plus secrets de l’antiquité. Bien des nations qui n’existent plus, & qui n’eurent jamais d’Histoire, en ont une maintenant parmi nous. C’est à cet esprit de recherches & de pénétration que nous devons l’Histoire gênérale des Guerres & celle du Commerce des Anciens. Dans l’une & dans l’autre, M. le Chevalier d’Arcq décrit l’origine & les progrès de ces deux Sciences, dont la premiere fut toujours si fatale, & la seconde si utile au genre humain. L’Auteur suit leur marche pas à pas ; & ses réflexions développant ce que le simple récit des faits ne présenterait souvent qu’à demi, il porte le jour dans cette nuit profonde que la révolution de tant de siecles semblait rendre à jamais impénétrable. C’était peu, dans ce double projet, de réunir les talens de l’Ecrivain, il a fallu y joindre encore ceux de l’homme d’Etat. Cette raison devrait engager M. le Chevalier d’Arcq à finir le premier de ces deux ouvrages déjà si avancé. Elle ne lui laisse que peu d’espérance de trouver un digne continuateur. C’est chez nous que les Turcs devraient venir apprendre leur Histoire, depuis qu’un de nos contemporains(a) a tiré de leurs propres Auteurs & mis en ordre les faits qui s’y trouvent épars sans suite & sans liaison. Cette entreprise n’est guere moins courageuse que ne le serait une invasion dans leurs vastes Etats. Il en faut dire, à peu près, autant de l’Histoire du fameux Saladin. Ce héros, si fatal à nos Croisés, eut toutes les vertus d’un grand homme, & méritait un Historien Philosophe. Il l’a trouvé parmi nous. M. Marin, dans l’Histoire qu’il nous a donnée de ce Prince, le peint avec les couleurs de l’éloquence & le langage de l’impartialité. Il n’exagere, ni ne diminue aucune de ses actions. Il garde le même équilibre en parlant des héros de la Croisade. Cette Histoire, au surplus, n’intéresse pas moins la nôtre que celle d’Asie, & le soin qu’a pris l’Auteur de puiser dans les meilleures sources ne la rend pas moins curieuse qu’authentique. L’Histoire universelle de M. de Voltaire, fait suite avec les Discours de l’illustre Bossuet. Il faut regarder cette Histoire comme une vaste galerie dont chaque tableau embrasse une des parties du moderne univers, & la reproduit sous des aspects toujours différens. Chaque siecle en voit renouveller la scene. Chaque sujet renfermé dans une étendue convenable, offre tous les détails nécessaires & n’en présente aucun d’inutiles. On y admire la même vigueur de pinceau que dans l’ouvrage de Bossuet, jointe à une touche moins austere, à un coloris aussi frappant & plus varié. Une autre sorte d’Histoire qu’il serait injuste d’oublier, ce sont les relations de voyages. L’infatigable Tavernier, le savant Tournefort, le Philosophe Chardin, quelques autres voyageurs du dernier siecle, nous offrent dans leurs Mémoires des détails curieux sur l’état présent des lieux qu’ils ont parcourus, &, ce qui vaut mieux encore, sur les mœurs des Nations qu’ils ont visitées. C’est une sorte d’Histoire locale qui peut s’adapter à l’Histoire politique & militaire de chaque Nation qui en fait l’objet. Nous sommes devenus moins voyageurs que nos peres. Peut-être, cependant, pourrions-nous être meilleurs observateurs. L’esprit du jour, les lumieres acquises, sembleraient devoir y contribuer. Quelques nouvelles relations de voyages confirment cette opinion. Mais nous avons plus fait. Nous nous sommes appropriés les découvertes de nos voisins. Elles sont maintenant corps avec les nôtres. C’est ce qui forme l’immense collection connue sous le titre d’Histoire générale des Voyages. La premiere idée en est due aux Anglais que M. l’Abbé Prevôt ne fit d’abord que traduire. Bientôt il fut contraint de poursuivre sans guides l’ouvrage qu’ils avaient abandonné. On doit regretter même que cet Ecrivain judicieux n’ait pas été livré à son propre génie dès les commencemens de cette entreprise. Il n’eût pas manqué de lui donner une meilleure forme. Le plan qu’il a suivi en quittant ses modeles est à quelques égards mieux saisi, mieux combiné. Mais pourquoi cette multiplicité de répétitions & de Volumes ? C’est une du fameux Saladin. Ce héros, si fatal à nos Croisés, eut toutes les vertus d’un grand homme, & méritait un Historien Philosophe. Il l’a trouvé parmi nous. M. Marin, dans l’Histoire qu’il nous a donnée de ce Prince, le peint avec les couleurs de l’éloquence & le langage de l’impartialité. Il n’exagere, ni ne diminue aucune de ses actions. Il garde le même équilibre en parlant des héros de la Croisade. Cette Histoire, au surplus, n’intéresse pas moins la nôtre que celle d’Asie, & le soin qu’a pris l’Auteur de puiser dans les meilleures sources ne la rend pas moins curieuse qu’authentique. L’Histoire universelle de M. de Voltaire, fait suite avec les Discours de l’illustre Bossuet. Il faut regarder cette Histoire comme une vaste galerie dont chaque tableau embrasse une des parties du moderne univers, & la reproduit sous des aspects toujours différens. Chaque siecle en voit renouveller la scene. Chaque sujet renfermé dans une étendue convenable, offre tous les détails nécessaires & n’en présente aucun d’inutiles. On y admire la même vigueur de pinceau que dans l’ouvrage de Bossuet, jointe à une touche moins austere, à un coloris aussi frappant & plus varié. Une autre sorte d’Histoire qu’il serait injuste d’oublier, ce sont les relations de voyages. L’infatigable Tavernier, le savant Tournefort, le Philosophe Chardin, quelques autres voyageurs du dernier siecle, nous offrent dans leurs Mémoires des détails curieux sur l’état présent des lieux qu’ils ont parcourus, &, ce qui vaut mieux encore, sur les mœurs des Nations qu’ils ont visitées. C’est une sorte d’Histoire locale qui peut s’adapter à l’Histoire politique & militaire de chaque Nation qui en fait l’objet. Nous sommes devenus moins voyageurs que nos peres. Peut-être, cependant, pourrions-nous être meilleurs observateurs. L’esprit du jour, les lumieres acquises, sembleraient devoir y contribuer. Quelques nouvelles relations de voyages confirment cette opinion. Mais nous avons plus fait. Nous nous sommes appropriés les découvertes de nos voisins. Elles sont maintenant corps avec les nôtres. C’est ce qui forme l’immense collection connue sous le titre d’Histoire générale des Voyages. La premiere idée en est due aux Anglais que M. l’Abbé Prevôt ne fit d’abord que traduire. Bientôt il fut contraint de poursuivre sans guides l’ouvrage qu’ils avaient abandonné. On doit regretter même que cet Ecrivain judicieux n’ait pas été livré à son propre génie dès les commencemens de cette entreprise. Il n’eût pas manqué de lui donner une meilleure forme. Le plan qu’il a suivi en quittant ses modeles est à quelques égards mieux saisi, mieux combiné. Mais pourquoi cette multiplicité de répétitions & de Volumes ? C’est une monopole devenue un peu trop commune en littérature, & qui ne choque pas moins l’équité que le bon goût. Malgré ce défaut, l’Histoire générale des Voyages sera toujours envisagée comme une vaste mine, où l’or est confondu avec des matieres moins précieuses, mais où l’on ne puisera jamais inutilement. Jusqu’à présent, le Voyageur Français par M. l’Abbé de la Porte, n’a presque rien eu de commun avec cette Histoire des Voyages. Il poursuit courageusement sa route, examine tout avec soin, décrit tout avec agrément, avec précision, & ne fait part à ses lecteurs que de ce qui peut les intéresser en les instruisant. Les Mêlanges de M. de Surgy ont eux-mêmes reçu l’accueil dû à la variété curieuse qu’ils renferment, & à la maniere intéressante dont les objets y sont présentés. Ces différentes Histoires de voyages sont par elles-mêmes très-relatives à l’Histoire naturelle. Cette partie en forme, toujours, un des points les plus curieux. Mais il manqua au dernier siecle un monument qui pourrait seul étendre la gloire du nôtre. On sent qu’il s’agit de l’Histoire naturelle du Cabinet du Roi, ouvrage profond, sublime, qui assure à M. de Buffon la reconnaissance de ses contemporains & de la postérité. C’est la nature interrogée sur ses opérations les plus délicates, les plus secrettes, & rarement elle se dérobe à la pénétration de l’Auteur. S’il s’arrête, c’est qu’il n’est pas donné à l’esprit humain de franchir certaines bornes. Du reste, quelle sagacité dans les recherches ! quelle vérité dans les descriptions ! Le premier homme se contenta de nommer les animaux : M. de Buffon les caractérise. Il rassemble, il fait passer en revue sous nos yeux cette multiplicité d’êtres si différens ; comme nous répandus sur la surface du globe, ou destinés à vivre dans un élément qui nous est étranger. Pline, chez les Romains, tenta cette grande entreprise ; mais, de son tems, la nature était encore plus voilée que du nôtre. M. de Buffon a trouvé plus de ressources dans les nouvelles découvertes. Souvent il en fait lui-même, & perfectionne toujours celles qui n’étaient encore qu’ébauchées. Il est naturel d’adapter une partie de ces éloges à son docte coopérateur M. Daubanton. L’un détaille en Physicien, l’autre peint en Philosophe : l’un nous montre les ressorts de la machine, l’autre nous en décrit l’effet. Quel est celui qui nous en indiquera le jeu ? Il est une autre branche de l’Histoire, sans laquelle aucun fait ne peut être qu’imparfaitement présenté & saisi. C’est la Géométrie. Elle indique le lieu de la scene ; l’Histoire met en action les personnages. C’est de ce double concours que résulte l’intérêt du spectacle. Il nous importe, dailleurs, de bien connaître les divisions & l’étendue du globe que nous habitons. Cette connaissance est souvent nécessaire & toujours agréable. Du reste, ses progrès sont modernes. Samson, la Hyre, Picart & de L’Isle, ont le plus contribué à ceux qu’elle fit parmi nous dans le dernier siecle. De nos jours MM. Danville, Basin & Bui de Mornas les ont portés infiniment plus loin. M. de Mornas a même adapté à cette science la Chronologie, méthode utile & nouvelle, qui rend cette étude plus intéressante & qui en éloigne toute obscurité. Voilà, en raccourci, un état de nos richesses dans le genre historique. Tout nous annonce que la source n’en est pas encore tarie. On est parvenu à mieux voir & à mieux peindre ; à saisir ce que nos prédécesseurs laissaient échapper. On ne se borne plus à l’Histoire des faits, on écrit celle des hommes. C’est l’unique moyen de la rendre utile ; & le but principal de l’Histoire est l’utilité.
“Je sais très-bon gré à l’Abbé d’Aubignac d’avoir si bien suivi les regles d’Aristote ; mais je ne pardonne point aux regles d’Aristote de lui avoir fait faire une si méchante tragédie”.Menage, savant très-spirituel ; la Mothe le Vayer, non moins Philosophe que Littérateur ; Charpentier qui plaida plus d’une fois en faveur du goût ; la Monnoye qui en mit dans les plus savantes recherches ; Bannier, à qui la Fable ne pouvait presque opposer aucun voile ; quelques autres dont les travaux joignent l’agrément à l’utilité ; tous ces Ecrivains, dis-je, ont prouvé que les épines de la science pouvaient être cachées sous certaines fleurs. Notre siecle en offre lui-même un grand nombre d’exemples. On fait quelle fut la pénétration, quelles étaient les lumieres de feu M. Freret. Il perçait la nuit des tems, & les points d’histoire les plus ténébreux s’éclaircissaient à vue d’œil sous sa plume. Celle de feu M. Hardion s’est dignement exercée sur l’Histoire poétique & sur l’Histoire universelle. M. Gibert a jetté plus d’un trait de lumiere sur l’Histoire des Gaules & de la France, ainsi que sur l’ancienne Chronologie, matiere si souvent débattue & si difficile à concilier. Feu M. le Comte de Caylus a déterré les ruines de l’Egypte & de l’ancienne Etrurie. Il offre aussi à nos Peintres & des sujets à traiter & des conseils pour les bien rendre. L’ancienne Chevalerie a fourni à M. de la Curne de Sainte-Palaye la matiere d’un ouvrage piquant & neuf. Il rappelle à notre esprit cette classe d’hommes si différence par ses mœurs des hommes actuels, & qui ne trouve aucun modele dans l’antiquité. Peut-être en faut-il excepter les tems héroïques de la Grece. Il paraît y avoir quelque analogie entre Hercule, Thésée, Philoctere & ces Paladins qui couraient le monde pour chercher les périls & la gloire. De tels hommes doivent paraît bien singuliers à notre siecle philosophique. Ils portaient, sans doute, un peu trop loin l’enthousiasme du courage ; mais il en résulta de grands effets & de plus grandes vertus. Ils étaient grossiers, mais francs. Nous sommes devenus plus polis & moins généreux, plus raisonneurs & moins actifs, plus éclairés & moins patriotes. N’oublions pas, en parlant de l’Histoire de France, les recherches savantes & curieuses de M. l’Abbé Mabli. Cet Auteur joint à sa profonde érudition une maniere de voir supérieure à la science même, & sans laquelle on possede mal ce qu’on a le plus étudié. Au surplus, tous les Savans de ce siecle n’ont pas également redouté l’In-folio. On connaît les immenses travaux de Dom Calmet. Rendons, toutefois, justice à ce laborieux Ecrivain. Son Commentaire de la Bible est un riche amas d’érudition. Il y développe clairement une matiere long-tems obscure, & pour nous très-intéressante ; les mœurs des anciens Peuples. Ce sont des tableaux dont le costume nous paraît souvent bisarre & nous est toujours étranger. Les mœurs de l’Orient n’eurent jamais aucun rapport avec celles de l’Europe. Voilà ce qui nous empêche souvent de bien saisir certains traits de l’Histoire des tems reculés. Nous trouvons certains usages ridicules, parce que nous en jugeons d’après les nôtres. Je reviens à Dom Calmet. Il trouve encore aujourd’hui des successeurs dans son ordre ; & il faut l’avouer, cet ordre fut, dans tous les tems, fort utile aux Lettres. C’est aux Bénédictins que nous devons les plus anciens monumens de notre Histoire. Ils ont déterré & conservé presque tout ce qui nous reste de l’ancienne littérature. Plusieurs d’entre eux sont même aujourd’hui chargés par le Roi d’écrire, chacun à part, l’Histoire de nos différentes Provinces & de nos principales Villes. De toutes ces recherches particulieres il résultera de quoi former une Histoire générale de France plus authentique & plus complette qu’elle n’a pu l’être encore. C’est imiter en partie l’usage des Chinois, si attentifs à constater les fastes de leur nation. Il nous manque d’avoir, comme eux, un tribunal de l’Histoire ; établissement unique dans son espece, & qui rendra toujours, quant à l’exactitude, l’Histoire des Chinois supérieure à toute autre. La Langue de ce peuple, si difficile pour lui-même, n’a point échappé à la pénétration Française. Le célebre Fourmont l’apprit sans maître, & sans avoir jamais été à la Chine. Il a laissé de dignes successeurs dans MM. de Guignes & le Roux des Hauterayes, ses éleves. On sait à quel degré M. l’Abbé Barthelemy porte la connoissance des Langues orientales & de la nôtre. Il écrit en Français comme s’il n’eût jamais étudié l’Arabe, & sous sa plume, les matieres les plus arides prennent une forme intéressante. M. Bernard, Interprête du Roi pour les Langues Orientales, a aussi rendu plus d’un service à notre littérature & à nos Sçavans. Dois-je oublier ici les Ecrivains qui ont travaillé à épurer notre Langue ? Cet oubli tiendrait de l’ingratitude. Ils ont préparé à nos grands Auteurs l’instrument de leur triomphe. La Langue Française, devenue aujourd’hui celle de toute l’Europe, ne fut long-tems qu’un idiome barbare, absolument incapable de noblesse & de majesté. Vaugelas entreprit le premier de lui assigner des regles. Ses Remarques ont servi de canevas à d’autres plus étendues ; mais il eut la gloire d’en avoir fourni le modele. On apprend beaucoup sur cette matiere en lisant les Doutes du P. Bouhours. Il y joignit des Remarques non moins utiles. Thomas Corneille, qui eut moins d’élevation de génie que son frere, mais qui réunissait des connaissances plus variées, écrivit aussi sur les principes de notre Langue ; principes qu’il n’observe pas toujours dans ses ouvrages ; mais dans ses Remarques il a souvent rectifié Vaugelas. Enfin, Regnier Desmarets, profitant des travaux de ses prédécesseurs, donna une Grammaire complette. C’était la premiere qui, jusqu’alors, eût paru dans notre Langue, & l’Auteur est encore aujourd’hui regardé comme un de ses Législateurs. Cette Grammaire est, cependant, très-inférieure à celle de Port Royal, revue & publiée de nos jours par M. Duclos, de l’Académie Française. MM. Restaut, d’Açar & de Wailly ont aussi tenté utilement cette carriere. On connaît le mérite du Traité des Synonimes, par M. l’Abbé Girard, ouvrage dont le but est de prouver qu’il n’y a point de synonimes dans notre Langue, comme il n’y en eut, sans doute, jamais dans aucune autre. La Prosodie Française de feu M. l’Abbé d’Olivet, est aussi un ouvrage dont nos Orateurs, nos Auteurs, &, sur-tout, nos Musiciens, peuvent tirer le partie le plus avantageux. Au surplus, une Langue vivante est un édifice où de tems à autre on ajoute quelque partie neuve, tandis que d’autres tombent de vétusté. Regardons, cependant, notre Langue comme établie sur des fondemens inébranlables. On pourra ajouter ou retrancher aux accessoires de l’édifice ; mais sa forme constitutive sera toujours la même. C’est à l’Académie Française qu’il est redevable de sa stabilité. Cette Compagnie, si justement célebre, a rempli les vues de son immortel fondateur. Il voulait que tout contribuât au lustre de la Nation qu’il faisait respecter. Il sentait que la politesse du langage entraîne toujours celle des mœurs, & qu’un idiome barbare est toujours le sceau de la barbare. Il trouva dans la société qu’il venait d’établir, & les talens qu’il fallait pour former le code de notre langue, & un tribunal propre à le faire respecter. Le Dictionnaire de l’Académie parut, & fit loi chez tous les vrais amateurs du langage Français. Les doutes furent éclaircis, les cas prévus, les principes développés. C’est le plus grand service que jamais aucune société littéraire ait rendu & puisse rendre à sa Nation. L’Académie n’est pas moins attentive à conserver qu’elle ne le fut à établir. Son existence est un frein pour la témérité de certains Auteurs. Du reste. l’Académie, elle-même, a plus d’une fois adopté certaines innovations introduites par l’usage. On sait qu’il est le, premier instituteur de toute Langue. A ce titre, il conserve toujours sur elle certains droits qu’il serait injuste de lui ravir. Ce Dictionnaire, que celui de Furetiere avait prévenu, en fit naître l’idée à l’Auteur, supposé même qu’il ne lui en ait pas fourni la matiere. Il donna aussi lieu à d’autres ouvrages de même forme & qui différaient seulement par l’objet. Thomas Corneille mit au jour un Dictionnaire des Arts, & Moreri un d’Histoire. Tous deux étaient fort éloignés de la perfection, mais ils faciliterent les moyens de faire mieux. C’est à l’ouvrage de Moreri que nous devons en partie celui de Bayle, qui serait, lui-même, très-susceptible d’additions. Tel qu’il est, cependant, c’est un des plus riches monumens littéraires du siecle passé. L’Auteur cherche souvent moins à instruire qu’à faire douter ; mais il prouve supérieurement ce qu’il affirme, & lors même qu’il ne décide rien, il nous en apprend plus que ceux qui prononcent. L’appareil du Sçavant n’est pas ce qu’on admire le plus en lui. C’est le grand art de faire valoir ce qu’il fait, l’art du raisonnement bien supérieur aux autorités ; en un mot, une dialectique inimitable & bien au-dessus d’une seche érudition. D’Herbelot donna aussi la forme du Dictionnaire à sa Bibliotheque Orientale. C’est un ouvrage purement historique. C’est, en même tems, la meilleure Histoire moderne que nous ayons de la vaste contrée d’Orient. De nos jours, les Dictionnaires se sont prodigieusement multipliés. Cette forme est commode par elle-même. Elle devient pour le lecteur un répertoire de ce qu’il sait, ou lui fournit un prompt moyen de prendre des notions de ce qu’il veut savoir. C’est dans cette même forme qu’on vient d’ériger aux connaissances humaines un vaste monument dont l’objet est de les perpétuer. Cette ressource leur manquait dans les différens naufrages qu’elles ont essuyés. Elles seront désormais sauvées de l’oubli, à moins que la barbarie n’absorbe un jour tout l’univers, & que l’esprit humain ne s’assoupisse pour ne jamais se réveiller. Une telle révolution ne peut être que fort éloignée. La lumiere des sciences brille aujourd’hui d’un bout de l’Europe à l’autre. Elle porte son flambeau jusques dans les climats où le soleil n’étend qu’à regret ses rayons. Elle y est accueillie & conservée. Elle ne paraît pas, non plus, devoir si-tôt s’éclipser à nos yeux. L’émulation regne encore parmi nous, & l’érudition même y trouve des sectateurs. Pour en bien juger, qu’on jette les yeux sur les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, source non moins précieuse qu’abondante, où tout amateur peut puiser, & ne puisera jamais envain. Qu’on parcoure ces Mémoires depuis l’établissement de cette Académie jusqu’à nos jours, on y remarquera une gradation sensible & dans la maniere de traiter un sujet & dans le choix du sujet même. On en peut dire autant de notre Académie des Sciences, respectée de toute l’Europe, & qui, dans ses travaux a pour objet l’utilité du genre humain. L’on connaît le prix du riche monument qu’elle érige aux Arts Méchaniques ; partie que le monde sçavant a négligée durant tant de siecles & dont aucune société savante ne s’est occupée que dans notre siecle & parmi nous. Peut-être, en général sait-on moins, mais on sait mieux que ne savaient nos peres. On fait un meilleur emploi de ses connaissances. Les Sçavans du dernier siecle ont fouillé la carriere. Ceux du nôtre taillent la pierre qu’ils en ont tirée. S’il est rare qu’ils bâtissent par eux-mêmes, du moins ils fournissent aux Architectes les moyens de bâtir.
Le Poëte n’avait certainement pas dessein d’offenser ni de corriger Louis XIV. Le Monarque ne s’en offensa point, mais il se corrigea de lui-même ; il ne parut plus sur la scene, &, ce qui prouve encore davantage, il n’en aima pas moins l’Auteur de cette leçon. A ces grands ballets succéderent les Opéra, dont la Danse forme une partie essentielle. On voit, du moins, par le plan de ceux de Quinaut, que telle était son intention ; mais il fut mal secondé par Lully, soit qu’à cet égard le Musicien pensât autrement que le Poëte, soit qu’il crût manquer de sujets pour exécuter. Ainsi la Danse resta dans un état de médiocrité & de langueur. Elle put, il est vrai, allier quelques graces simples ; mais nulle action, nulle vivacité, nul pittoresque. La Danse du dernier siecle était la Statue de Pygmalion ; il lui manquait d’être animée. C’est à l’illustre Rameau que cet Art doit une partie de ses progrès. Il a causé dans la Danse la même révolution que dans notre Musique. En fortifiant l’une, il a fortifié l’autre. Ce fut pour les Danseurs, même les plus habiles, une nouvelle carriere à parcourir. On assure que la belle Chaconne des Sauvages embarrassa beaucoup le célebre Dupré ; il fallut que Rameau, lui-même, lui traçât l’esquisse de son exécution. Au surplus, on doit regarder ce Danseur comme un des plus grands modeles dans le genre noble. Il devait beaucoup à la nature ; il y joignit les ressources de l’Art. Cependant, il faut l’avouer, on exige plus aujourd’hui qu’il ne donna jamais. Sa Danse n’était point nue ; mais elle paraîtrait un peu trop simple. On veut plus d’essor, plus d’action, plus de variété. Son successeur (M. Vestris) ne s’est point borné à le prendre pour modele : sa Danse est animée, brillante, expressive. Peut-être a-t-il trop sacrifié l’exactitude au pittoresque. Quoi qu’il en soit, l’Art lui devra toujours plusieurs de ses progrès. Le jeune Danseur(*) qui le remplace d’une maniere si avantageuse, achevera, sans doute, l’ouvrage commencé. Nul n’a jamais porté aussi loin le méchanisme de la Danse. La maniere dont il compose annonce qu’il en possede également l’esprit. Il s’est introduit depuis environ quinze ans à l’Opéra un autre genre de Danse, très-goûté du plus grand nombre des spectateurs & naturellement fait pour l’être. Les grands talens des sieurs Lani & Dauberval étaient d’ailleurs suffisans pour l’accréditer. Je parle de la Danse comique ou de demi-caractere. Ces deux Danseurs l’ont perfectionnée. L’impétueuse & brillante Allard nous plaît autant qu’elle nous étonne. Elle est agréablement secondée par son émule(*). Quelques autres jeunes sujets nous promettent de soutenir ce genre ; mais n’espérons pas qu’il puisse être porté plus loin. Le genre noble eut aussi des Danseuses d’un talent rare & distingué. L’ancien théatre réclame ses Subligny, ses Guyot, ses Prevost ; mais ce fut la noble & gracieuse Salé qui mérita & réunit tous les suffrages. Elle fixa l’idée qu’on devait avoir de ce genre de danse. La célebre Lany (aujourd’hui Mde Gélin) ne la prit pas pour modele, & mérite, elle-même, d’en servir sur le point de la précision. Les graces piquantes & délicates de Mlle Guimard, séduiront toujours le spectateur. Il applaudit à la Danse exacte & soutenue de la Demoiselle Heinel. Il apperçoit déja dans la jeune & intéressante Gardel ce liant onctueux, ces graces nobles & touchantes que Salé semblait avoir emportées avec elle aux bords de la Tamise. Il applaudit dans quelques autres jeunes émules(*) & leurs talens actuels, & ceux qu’elles promettent d’acquérir. Je passe ici sous silence bien des sujets qui ne sont placés qu’au second rang, & qui dans tout autre pays, ou sur tout autre théatre, ne trouveraient pas de rivaux. Au surplus, tout a ses bornes. Aller plus loin c’est passer le but, & la Danse paraît toucher aux dernieres limites que lui a tracé le goût. Elle pourra faire encore des progrès dans l’action théatrale, & devenir plus dramatique. Les sieurs Noverre & Pitrot en ont déja donné d’heureux exemples. On rend justice à l’intelligence & au génie que M. Laval(**) met dans les Ballets qu’il compose. MM. Vestris, Dauberval & Gardel, n’en déployent pas moins dans ceux dont ils enrichissent la scene. La Danse, en un mot, fait aujourd’hui une partie essentielle de l’action dans nos Opéra ; mais craignons qu’elle n’empiéte un peu trop sur l’action principale. Ce sont des bornes qu’elle doit respecter. Hercule, parvenu aux extrêmités du continent, se contenta d’y ériger deux colonnes.