M. Auguste Vacquerie a eu beaucoup d’amis. Étaient-ce précisément des amis ? Le mot ami est trop familier ; le mot courtisan n’est pas assez digne. Il faudrait trouver un terme mixte, un
substantif forgé tout exprès pour rendre l’état d’âme de ceux (ils sont innombrables)
qui crurent devoir, en toute occasion, dire des choses aimables à l’illustre auteur de
Formosa.
Je ne veux point insinuer que M. Auguste Vacquerie ait été indigne de ces louanges. Il
possédait une réputation loyalement conquise par d’éclatants et de longs services. Il
écrivit Jean Baudry qui est une belle comédie ; il fut le compagnon de
Victor Hugo ; il mangea le pain amer de l’exil. Mais d’autres que lui subirent ces
misères, furent honorés de l’affection du grand homme, publièrent des ouvrages
remarquables. Et ils ne jouirent pas d’une aussi foudroyante considération ; et l’on
n’eut pas
pour eux ces ménagements infinis, et ce souci constant de les
flatter et de leur complaire. J’eus la preuve, il y a quelques années, de cet excès
d’indulgence. M. Auguste Vacquerie avait donné au Gymnase une pièce en quatre actes,
intitulée Jalousie. La pièce tomba, et tomba sans rémission. L’erreur
était absolue. Ce fut une de ces chutes qu’il est impossible de pallier et contre
lesquelles aucun recours n’est permis. Tous mes confrères considéraient d’un œil morne
ce fâcheux événement, et dans les couloirs, ils se confessaient leurs embarras. « —
Comment allons-nous faire ? Nous ne pouvons pourtant défendre une œuvre pareille ? Quel
ennui ! » Et le lendemain, ce fut, dans la presse, une explosion de sympathie. On
insinuait timidement que la comédie nouvelle manquait un peu de clarté, qu’elle était
trop touffue, que l’éminent écrivain y avait voulu mettre trop de choses, et l’on
concluait en demandant une reprise de Tragaldabas !… Que de
précautions ! Que de détours !… On eût été moins tendre assurément pour Pailleron, pour
Dumas fils, pour Sardou…
… D’où pouvait venir cette unanimité, si rare, dans l’admiration ? Comment expliquer
que seul, ou à peu près, parmi les hommes de lettres contemporains, Auguste Vacquerie
n’ait pas connu le débinage des petites revues, les assauts furieux
qui y sont livrés contre quiconque arrive à la renommée. Zola y est raillé, Coppée
bafoué, Sarcey piétiné,
Lemaître lacéré avec aigreur. Jamais l’illustre ami
de Victor Hugo n’y fut sérieusement pris à partie. Il semblait qu’on le mit, sinon
au-dessus, du moins à part. On le révérait comme les Anglais révèrent Sa Gracieuse
Majesté Victoria, parce qu’elle est la reine. On révérait
M. Vacquerie, parce qu’il était le roi.
Le roi de quoi ?…
C’est ici que l’analyse va devenir délicate.
Vous vous rappelez le mot qu’on a prêté à une femme charmante, qui occupa longtemps une
place brillante dans le monde officiel… On parlait devant elle de la société moderne, et
des mœurs démocratiques qui tendent à s’y introduire :
— Oh ! s’écria-t-elle, il y a républicains et républicains. Nous faisons partie, nous
autres, de la noblesse républicaine !
Eh bien ! M. Auguste Vacquerie était un des membres les plus considérables de cette
noblesse. Quand Victor Hugo revint d’exil, la France lui tendit les bras, le reçut avec
des effusions de reconnaissance. Elle lui voua une adoration sans bornes, et tous ceux
qui l’accompagnaient participèrent à cette autorité, eurent leur part de cette énorme
influence. Le nouveau gouvernement n’avait rien à refuser à ces glorieux proscrits, qui
avaient souffert pour la sainte cause. Le moindre désir exprimé par Victor Hugo devenait
un ordre, auquel on était heureux d’obéir. Et si l’on s’agenouillait un peu moins bas
devant le disciple que devant le maître,
on ne l’écoutait pas avec moins de
déférence. M. Auguste Vacquerie n’avait qu’à commander ; toutes les puissances de l’État
lui étaient acquises. Il pouvait tout avoir. Il ne demanda rien pour lui-même. Ce fut sa
grande force. Il pouvait à son gré devenir académicien, député, ministre, grand
dignitaire de la Légion d’honneur… plus encore ! Il préféra demeurer poète, dramaturge,
simple citoyen, et rédacteur en chef du Rappel. Il fit décorer la
plupart de ses rédacteurs. Il ne mit jamais un bout de ruban à sa boutonnière. Il
exerça, dans la coulisse, une véritable royauté, et jamais une royauté effective…
L’opinion publique — plus équitable qu’on ne suppose — lui sut gré de ce
désintéressement. Elle honora ce galant homme qui ne recherchait point les honneurs. Et
les confrères de M. Vacquerie mirent sur le pavois ce journaliste dont l’intégrité
légendaire rehaussait leur profession. De telle sorte qu’on peut dire que M. Vacquerie a
bénéficié à la fois et de la situation qu’il occupait et de toutes celles qu’il avait
cru devoir refuser.
Et puis M. Vacquerie possédait un avantage immense. C’était une individualité très
intéressante, il n’était pas chef d’école. Il avait assez de talent pour s’imposer à
l’admiration de la critique ; il n’avait pas assez de génie pour l’humilier. Il ne
traînait pas après lui cette horde d’imitateurs qui exagèrent vos défauts et vous
créent, par l’agacement qu’ils répandent autour d’eux, une légion d’ennemis.
On n’a pu le rendre responsable ni d’une déformation quelconque de la langue, ni de la
création d’une église littéraire·. Il s’est élevé, solide et vigoureux arbuste, à
l’ombre du chêne ; il a grandi sous l’aile de Victor Hugo, ne s’absorbant pas en lui,
mais ne s’en dégageant qu’à demi, et laissant flotter sur ses œuvres, comme l’ombre
vague et lointaine du dieu…
Cette amitié, qu’aucun dissentiment ne troubla, est touchante. Elle est rare entre
artistes qui suivent le même sillon. Il arrive presque toujours que le plus fort blesse
le plus faible, soit en étalant, soit· en affectant de dissimuler sa supériorité. Ici,
l’affection fut inaltérée : le culte de Vacquerie pour Victor Hugo était si fervent, si
sincère, qu’aucune jalousie mesquine ne parvint à le troubler.
Je viens de relire le premier volume de vers publié par Auguste Vacquerie. J’y ai goûté
un plaisir extrême. Cela est ingénu, tendre, spirituel… Et cela est ardent. On respire
en ce recueil les parfums de l’aubépine et la griserie de la bataille. Le jeune
Vacquerie arrivait à Paris avec un trésor d’impressions naïves, il y venait avec le
désir impétueux de se jeter dans la mêlée romantique… Je ne sais rien de plus charmant
que le salut qu’il adresse à la grande ville, objet de ses espérances et de ses
craintes :
C’est alors qu’il rencontre celui qui devait gouverner sa destinée. Il se prend pour
Victor Hugo d’un attachement absolu, profond, qui lui inspire des accents
inoubliables :
Peu à peu, l’individualité de l’écrivain se dégage. Il se répand dans le monde ; il y a
quelques succès.
On lui demande des « autographes pour album », on l’invite à
dîner ; on le place à côté de jolies femmes à qui il fait un brin de cour. Sa Muse
devient galante. Et il faut bien l’avouer, en cette note légère, Vacquerie surpasse
Victor Hugo. Il a la verve moins colossale, l’ironie plus fine. La pièce intitulée le
Keepsake est un modèle de bonne grâce. Le poète se trouve assis à
table auprès d’un « ange en falbala » dont les yeux bleus le troublent jusqu’au fond de
l’âme :
On passe au salon après le repas. Tandis que le mari fume un gros cigare, la femme
feuillette un volume de keepsake. Et son voisin penché près d’elle lui traduit la
légende des gravures. Quelle traduction ! Vous allez voir :
Pas du tout
! et je dois même
Mais ses
yeux disaient
peut-être.
Le débutant ne s’endormait pas en ces délices. Il combattait le bon combat. La
citadelle à détruire, c’était l’école du bon sens. Et il lui portait des coups enragés.
Il ne visait pas les prêtres médiocres qui officiaient au pied du temple, il s’attaquait
à la divinité même, hélas ! il s’attaquait à Racine. Vous connaissez ces strophes si
souvent citées :
On juge de l’indignation des « bourgeois » quand ils lisaient ces enfantillages. Ils
avaient raison de se fâcher, et de défendre Racine contre les « polissons » qui
l’insultaient. Ils avaient tort de condamner en bloc, par esprit de protestation, les
rêves et les idées de la nouvelle génération. La fureur est toujours mauvaise
conseillère, fureur d’invectives et fureur de réaction. Mais tout en se garant autant
que possible des deux extrêmes, je
ne sais s’il ne vaut pas mieux encourager
les fous qui osent, que les sages qui résistent. L’art s’alimente de mouvement. Il
languit, dès qu’il demeure immobile. Et ce sont en somme les « gilets rouges » d’Hernani qui, par leurs clameurs outrecuidantes, ont renouvelé pour un
siècle la littérature de notre pays.
Il y a des noms évocateurs qui, dès qu’ils sont prononcés, éveillent
certaines images, toujours les mêmes, auxquelles ils sont invinciblement liés. Ainsi,
vous ne pouvez guère parler de Scribe, sans vous représenter aux fauteuils d’orchestre
des Français, un bon vieillard, cravaté de blanc, rasé de frais, vêtu d’une redingote
minutieusement brossée, et coiffé d’un chapeau à larges bords ; de Désaugiers, sans
qu’aussitôt votre imagination ne vous montre un homme gras, rubicond, bourgeonné,
déboutonné, en train de boire une flûte de champagne dans un cabinet du Veau qui tette, ou du Rocher de Cancale… Le nom de Nadaud est
de ceux-là. Je n’ai pas eu l’honneur de connaître ce chansonnier. Mais j’ai été élevé
dans l’admiration de ses romances. Il fut, pendant un quart de siècle, le dieu des
soirées bourgeoises. Après dîner, lorsque les convives quittaient la salle à manger,
infailliblement,
l’un d’eux s’avançait vers le piano et, à la prière
générale, il détaillait les Deux gendarmes, les Deux notaires, Cheval et
cavalier, le Télégraphe ou le Voyage aérien. Oh ! ce Voyage aérien ! Combien de fois l’ai-je entendu chanter et vanter ! Dès
que mon grand-père le fredonnait, un pleur mouillait sa paupière. Cela lui paraissait
infiniment poétique et ingénieux, et tendre, et touchant. Il suivait avec un intérêt
passionné les évolutions de l’aéronaute qui, s’élançant dans les airs, contemple de loin
la fourmilière humaine, et suffoqué par son essor trop aventureux, retombe inanimé entre
les bras de sa mère…
J’ai voulu relire ce fameux Voyage aérien. C’est, en vérité, une
chose assez frêle, et médiocrement écrite. Nadaud qui estimait sans doute que le mot ballon manquait de noblesse l’a remplacé par une ingénieuse périphrase
que n’eût pas désavouée l’abbé Delille :
La pièce se relève aux strophes suivantes. Le chansonnier décrit en termes heureux les
prés verts, les eaux d’argent, les villes grisâtres qui défilent sous les yeux du voyageur. Je goûte moins la note
finale, la description de la maison sédentaire où languissent une mère
et une sœur éplorées… En analysant ce gentil morceau, on a peine à comprendre
l’enthousiasme qu’il déchaîna… Le public a de ces caprices singuliers…
Cependant ne nous hâtons pas de jeter la pierre au public. Il est moins absurde que ne
le prétendent les écrivains symbolistes et les romanciers incompris. Il ne se détermine
point au hasard ; et ses engouements s’expliquent de façon ou d’autre. S’il aima Gustave
Nadaud, c’est qu’il trouvait en lui un écho fidèle de ses aspirations et de ses goûts.
Nadaud avait toutes les qualités et tous les défauts propres à séduire les classes
moyennes. Il était aimable, sensé ; il ne s’élevait pas très haut, il ne rampait pas à
terre, il se tenait à mi-côte, dans une région agréable et tempérée ; il n’était ni trop
lyrique, ni trop plat, il savait donner un tour piquant aux idées banales, et habiller
de couleurs plaisantes les lieux communs. Il ne choquait personne — ce qui est une
condition essentielle pour réussir. Enfin, par le fond, par la forme, par sa façon
d’exprimer et de sentir, par sa conception de la vie, et par sa philosophie, il était
profondément, inexorablement, exclusivement bourgeois…
Prenons ses productions les plus célèbres, et nous y trouverons l’apologie des vertus
chères à Joseph Prudhomme (et ne croyez pas que je méprise ces vertus. Ne sommes-nous
pas tous, par quelque endroit, cousins de M. Prudhomme ?)
D’abord la prévoyance, la prudence et l’économie. C’est un thème sur lequel Nadaud revient sans cesse.
La richesse ne fait pas le bonheur. Les plus fortunés sont ceux qui n’ont pas
de besoins et qui se contentent d’une modeste indépendance. Vivre à sa guise, se payer
une voiture par semaine et l’omnibus tous les soirs, ne rien devoir à personne : tel est
l’idéal. Le chansonnier s’engage à résoudre ce problème avec trois mille
francs de rente… Il fait fi des plaisirs capiteux, des passions malsaines ; ce
qu’il aime le mieux, c’est le vin ordinaire, qui ne monte pas à la
tête et soutient les forces :
Et il traduit cette idée sous mille formes. Il oppose la tranquillité du petit rentier
à l’inquiétude des rois et des princes (le Sultan) ; il établit un
parallèle entre la grande route, où marchent les ambitieux, et le petit sentier, ou cheminent les gens paisibles. Et ce qui le séduit en
ce petit sentier, ce n’est pas son aspect pittoresque et l’imprévu de ses détours, c’est
surtout la certitude de n’y être pas écrasé par les voitures !…
L’amour de la nature. — Entendons-nous. Le chansonnier goûte
modérément les aspects grandioses
et les convulsions de la nature. Aux âpres
solitudes des montagnes, aux murmures de l’Océan, il préfère les délices du bois de
Meudon, et le plaisir de manger une friture au bord de la Seine. « Écoute, dit-il à sa
belle, tu vas mettre ta robe lilas et ton ruban vert
d’eau et nous allons nous élancer dans les champs cueillant, moi la fleur des
buissons et toi la pâquerette » (Simple projet). Il ne déteste pas non
plus la pêche à la ligne et nous vante ses douceurs :
Mais toujours la note philosophique intervient. Il faut qu’une conclusion morale se
dégage de chaque chanson. Cette conclusion vous la devinez, elle est conforme à
la-prudence qui caractérise le rentier parisien :
Notons en passant qu’il y a beaucoup d’égoïsme sous ce détachement. Le
pêcheur à la ligne dédaigne les vains honneurs de ce monde. Mais on se demande s’il
consentirait à se déranger dans le cas où la patrie ferait appel à son dévouement.
L’admiration des beautés de la nature s’allie parfois chez le chansonnier à des
préoccupations vulgaires. Ainsi il raconte que, se promenant, avec la dame de ses
pensées, aux environs de Suresnes, il fit la rencontre d’un colporteur. Aussitôt les
deux tourtereaux s’arrêtent et le dévalisent. Qu’achètent-ils ? Je vous le donne en
mille ! Un collier ? une bague ? un mirliton ? un sucre de pomme ? Vous n’y êtes
pas…
L’année suivante, il retrouve dans son tiroir ces bienheureuse chaussettes, et il
remarque qu’elles sont percées, et il pleure sur ce vestige des
amours !
L’esprit frondeur. — Le bourgeois français est caustique. Il se
passionne pour la politique, mais affecte d’en médire. Nadaud flatte ce penchant. Il
crible de brocards les députés, les sénateurs, les conseillers municipaux, tous ceux qui
sollicitent les suffrages populaires. Parfois sa verve est laborieuse
(La grande classe) ; quelquefois elle touche juste, par exemple dans la
chanson intitulée la Profession de foi et qui est une vive parodie des
palinodies électorales :
Comment les paysans résisteraient-ils à ces alléchantes perspectives ? Le candidat ne
doute pas du succès :
L’humeur gouailleuse. — Si le marchand de drap de la rue Saint-Denis
bat en brèche le gouvernement par esprit d’opposition, il a l’amour-propre de sa ville
natale, et se donne les gants de railler les provinciaux. Nadaud ne s’en fait pas faute.
Dans une pièce fameuse, il tourne en ridicule les prétentions de la Garonne qui aurait pu, lanturlu, dégeler le pôle ; ailleurs, il
blague l’emphase des gens de Marseille, qui vous promettent monts et merveilles et
vous exposent à de fâcheuses déceptions. — Voulez-vous faire un bon dîner, lui
dit l’enfant de la Cannebière. Venez chez moi, vous y verrez des merveilles :
Le Parisien, alléché, saute en wagon, arrive en ce pays de cocagne et tombe devant une
soupe accommodée à l’huile et saupoudrée d’ail… (Peut-on calomnier à ce point la
succulente, la divine bouillabaisse ! Décidément Gustave Nadaud était un être
incomplet !)
Je crois inutile de pousser plus loin cette analyse. Elle établit l’étroite corrélation
qui existe entre le talent du chansonnier et l’état d’âme habituel et moyen de la
bourgeoisie française. Ce rapprochement explique à la fois la vogue de l’auteur des Deux gendarmes et la faible envergure de son génie…
Car, il faut bien le reconnaître, la Muse de ce bon Nadaud est toute
fluette, elle marche à petits pas timides et circonspects et ne s’élance jamais dans
l’espace comme le héros du Voyage aérien. Gustave Nadaud ne possède
presque aucune des qualités qui font le poète lyrique, ni le coup d’aile, ni l’éclat de
l’image, ni l’ampleur des périodes, ni la forte inspiration. Ses morceaux se déroulent
maigrement comme une aune qu’on dévide, ils ne jaillissent pas, ils ne vibrent pas ; ils
sont étriqués et, pour la plupart, ils sentent l’effort. Enfin la langue est de qualité
douteuse. Elle manque de franchise et de spontanéité. Elle est surchargée de faux
ornements et d’élégances laborieusement acquises. On n’y trouve ni la gaucherie
savoureuse des écrivains primitifs ni l’exquise délicatesse des artistes décadents.
Nadaud s’est formé lui-même, il ne s’est pas abreuvé de bonne heure aux sources
classiques, il a comblé sur le tard les lacunes d’une culture incomplète, mais il n’a pu
s’assimiler ce qui lui manquait. De là, ces réminiscences lourdement plaquées, ces
maladroites afféteries, cette abondance de mots inharmonieux, d’épithètes inexpressives,
de déplorables chevilles qui gâtent ses pièces les mieux venues et donnent l’impression
d’une fausse note dans un morceau de musique.
Par exemple, il dira :
Pourquoi de forge ? Que vient faire ce de
forge ? A-t-il une autre raison d’être que de rimer avec orge ?
Et plus loin :
Connaissez-vous rien de plus abominable, de plus disgracieux que ce fit
beau ? Ce fit beau suffirait à déshonorer un poème
épique !…
En une autre chanson, Nadaud nous montre le facteur rural allant de maison
à chaumière (sic) et remettant à chaque habitant des lettres
qui le concernent. Il arrive au domicile du tabellion :
On comprend bien ce que l’auteur veut dire, et que les paquets
d’habitude sont les paquets que le notaire a l’habitude de recevoir. Mais quelle
affligeante locution ! Et comme il arrive chez les écrivains dont l’instruction fut
morcelée et tardive, Gustave Nadaud fait volontiers étalage d’une érudition qu’on ne
sent pas très solide. Parle-t-il de l’art grec, il affecte de citer des noms obscurs,
afin de bien affirmer l’étendue et la précision de ses connaissances. S’avance-t-il sur
le terrain métaphysique, il invoquera l’autorité de Spinoza qu’il n’a jamais lu, et de
Malebranche, dont il se soucie, sans doute, comme
d’une guigne. Ce sont là
des péchés innocents, je le veux bien. Mais l’ensemble de ces fautes de goût, dont
chacune est vénielle, enlève à l’œuvre du pauvre Nadaud, toute beauté littéraire… Ce
qu’il a produit n’est pas mauvais ; c’est décent, c’est convenable, c’est joli. Mieux
vaudrait pour sa gloire qu’il eût écrit des morceaux obscurs, illuminés çà et là par un
éclair de génie…
Donc, en tant que poète, je ne crois pas que Nadaud dure longtemps. Je doute fort que
la postérité récite ses vers ; il peut se faire qu’elle les chante. En effet, Nadaud a
joint à ses chansonnettes de charmantes mélodies, et ces airs prêtent aux paroles des
grâces qu’elles n’ont pas. Je ne sais rien de plus ordinaire que la romance de Cheval et Cavalier, quand elle est lue, dans le livre ; je ne sais rien
de plus agréable que cette romance quand elle s’exhale des lèvres suaves d’un ténor. Et
ainsi de toutes les autres, sauf une demi-douzaine, qui se suffisent et qui n’ont pas
besoin d’être accompagnées…
L’excellent Nadaud ! Je ne le plains pas. Il a joui de sa gloire, qu’il a pu croire
immortelle ; il a diverti deux générations ; il s’est fait chérir de tous ses amis ; il
est mort en souriant.
En parlant de M. Paul Déroulède, les uns disent : c’est un brave ; les
autres disent : c’est un fou. Tous s’accordent à admirer son désintéressement, la flamme
généreuse qui inspire ses actes, ses écrits et ses discours. Je ne retracerai pas sa
biographie qui a été cent fois publiée. Remarquons cependant que la vie de Paul
Déroulède présente le phénomène d’une parfaite unité. Elle est dominée par un sentiment
qui prime tous les autres, tant il est violent et exclusif : le chauvinisme. De ce
sentiment, poussé à ses extrêmes limites, découlent les meilleures qualités et les pires
défauts de l’homme et de l’écrivain.
Il s’engage à dix-huit ans, se bat furieusement, rapporte de la guerre, avec une
blessure et le ruban rouge, la haine du Prussien et la soif de la revanche. Il publie
son premier volume, les Chants du Soldat, dont la fortune est
prodigieuse. Chacun répète ses vers. On les récite dans les écoles, on les
met en musique. Ils retentissent au cœur de la France. Ce n’est pas qu’ils soient tous
irréprochables au point de vue littéraire — mais ils sont si éloquents, si vibrants… Ils
réchauffent, ils réconfortent. M. Paul Déroulède en huit jours devient célèbre.
Encouragé par le succès, il compose de nouveaux poèmes. Il se retourne vers le théâtre,
où règne son glorieux oncle, Émile Augier. Il fait jouer l’Hetman. Et
ici encore, nous retrouvons ses chères préoccupations symboliquement traduites en des
alexandrins rudes, heurtés, maladroits, d’où quelquefois jaillit un éclair… À l’Hetman succède la Moabite, autre drame lu en grande
pompe chez Mme Adam, mais qui ne voit pas le feu de la rampe. Les
Chants du Soldat sont suivis des Nouveaux Chants
et de Marches et Sonneries, recueils conçus dans la même note
héroïque.
Cependant M. Paul Déroulède est bientôt las de son rôle de joueur de flûte ; il se
laisse entraîner dans le torrent de la vie active. Il devient président de la Ligue des
Patriotes. Que n’a-t-on pas imprimé sur cette Ligue ; que n’a-t-on pas reproché à son
président ! On a accusé Paul Déroulède de rechercher la popularité, de prêcher la guerre
civile… Je crois que ce sont là de pures méchancetés. Sans doute Paul Déroulède
éprouvait quelque enivrement à se voir applaudi par la jeunesse ; il ne haïssait pas les
ovations, il aimait à se sentir populaire. Quel homme demeure insensible à de telles
flatteries ?
Mais je suis sûr que, dans sa pensée intime, le souci de sa
personnalité s’effaçait devant l’amour du pays. Il trouvait doux d’être acclamé, parce
qu’il s’imaginait sincèrement incarner l’idée de patriotisme. Et il l’incarnait
positivement aux yeux de la foule. Et, comme il arrive toujours, Paul Déroulède,
entraîné par ceux qui devaient le suivre, passa les limites, perdit son sang-froid,
commit des imprudences, s’associa à des provocations dangereuses. On dut rappeler à
l’ordre les sociétés de gymnastique qui eussent volontiers déclaré la guerre à
l’Allemagne sans consulter la Chambre des députés. Paul Déroulède quitta non sans
tristesse la présidence de la Ligue. Et pour se consoler, il revint aux lettres. Il
n’avait jusqu’alors écrit que des vers. Il voulut tâter de la prose ; il publia un
roman, Histoire d’amour, longue nouvelle sentimentale et de forme un
peu naïve. Elle passa presque inaperçue. L’écrivain ne jugea pas à propos de
réitérer.
À ce moment, éclata l’aventure boulangiste, Paul Déroulède s’y jeta à corps perdu. Il
se prit d’un vif engoûment pour le général. C’est encore un des traits de sa nature.
Impressionnable à l’excès, Paul Déroulède aime et déteste avec la même furie. Gambetta
qui était, paraît-il, un charmeur, avait su gagner son affection… Déroulède lui savait
gré de son rôle en 1870 et de l’énergie déployée dans l’organisation de la défense. Il
goûtait médiocrement nos autres hommes d’État, les englobant tous, ou à
peu
près, dans une dédaigneuse indifférence, incriminant leur patriotisme, du moins leur
clairvoyance, les soupçonnant de favoriser en sous-main un rapprochement avec
l’Allemagne ou l’Angleterre. D’ailleurs, il gardait rancune au gouvernement des
vexations exercées contre ses bons amis les ligueurs. Des ferments de révolte
bouillonnaient en son âme. Tout cela fit explosion. Et l’on vit notre poète, qui n’avait
plus le temps d’écrire des vers, parcourir les campagnes et les villes, pérorant dans
les clubs, flétrissant les abus du régime parlementaire, secouant sur le peuple médusé
les pans de sa longue redingote.
… Inutile de vous rappeler ce qu’il advint ; la chute de Boulanger, l’éparpillement de
son groupe, la défection des conseillers, des amis qu’il avait aidés de son influence ou
de sa bourse. Paul Déroulède agit en homme de cœur. Il demeura publiquement fidèle à
celui que tous les autres abandonnaient. Peut-être, en son for intérieur, éprouva-t-il
une grosse déception, peut-être en voulut-il au général de sa déplorable insuffisance.
Il eut, du moins, la pudeur de ne rien dire ; il ne s’abaissa point à insulter un
vaincu. Il continua de lutter, assemblant autour de lui les quelques membres épars de ce
qui avait été un parti. Et quand éclatèrent les scandales de Panama, il eut le courage,
en une séance mémorable, de braver la colère de M. Clémenceau et de jeter, du sommet de
la tribune,
les mots que la plupart de ses collègues murmuraient tout bas et
qu’aucun d’eux n’osait prononcer. Le choc fut terrible. Les témoins de cette scène en
garderont à jamais le souvenir. M. Déroulède se haussa, pour la première fois de sa vie,
jusqu’à la grande éloquence. Il était hors de lui-même : un souffle supérieur
l’inspirait, le transfigurait et faisait gronder sa voix. L’auditoire subit la commotion
de cette fureur tragique. L’orateur fut acclamé ; et lorsqu’il regagna son banc, toutes
les mains se tendirent vers lui. L’affaire se dénoua sur le terrain. Là encore, Paul
Déroulède, se montra héroïque. Il refusa d’enlever son col et son épingle de cravate qui
offrait des points de mire à son adversaire ; il essuya le feu avec un calme parfait.
Ses ennemis ne manquèrent pas de le traiter de fanfaron et de poseur. Les « poseurs »
qui ne sont que des « poseurs » perdent bientôt leur sang-froid en présence du danger.
Non ! Paul Déroulède est doué au suprême degré de cette martiale intrépidité qui pousse
les vieux soldats à s’exposer sans pâlir aux boulets de l’ennemi. On sent que le
sacrifice de sa vie ne lui coûte guère et qu’il l’accomplirait gaillardement, s’il en
voyait la nécessité ou s’il en trouvait l’occasion.
Ce sont là des qualités peu banales, ce sont même des vertus. Elles nous font oublier
les défauts de Déroulède. Car il a des défauts, n’en doutez pas, des défauts pour la
plupart inconscients et par conséquent
irrémédiables. Il est encombrant,
agité, bruyant à l’excès. Il blesse, par son exubérance, nos habitudes de modestie ; il
manque de mesure et de discrétion. Avec cela, il est extrêmement dédaigneux ; il a des
insolences gentilhommières. Je l’ai entendu parlant d’un duel qu’il avait eu avec un
homme de lettres et non des moindres, s’écrier : « Il s’est fort bien conduit ce garçon ! » Ce garçon ! Tudieu, monseigneur, mais « ce garçon » vous
valait à tous égards, et vous n’aviez point à rougir d’avoir croisé le fer avec lui ! Le
prince de Ligne devait avoir de ces phrases quand il s’était commis avec une « espèce ».
Dans la bouche de M. Déroulède elles sont un peu ridicules. Ajoutons que cette humeur
orgueilleuse lui inspire parfois des actes très dignes et dont on ne saurait trop le
féliciter. Ainsi la retraite qu’il s’est imposée, ne voulant plus solliciter le suffrage
des électeurs, refusant d’entrer dans un Parlement dont les tendances lui répugnent,
cette résolution, prise en toute liberté, trahit une réelle fermeté de caractère…
… Donc M. Paul Déroulède, n’ayant plus de discours à prononcer, d’interpellations à
préparer, ni même, pour le moment, de querelles à vider, est revenu à ses premières
amours ; il est revenu à la poésie. Ce retour était fatal. Après avoir chanté les
soldats, il a chanté les paysans. Son petit volume renferme un peu de tout, des pièces
descriptives, des chansons, des lamentations, des hymnes à la
nature et au
soleil. Mais rassurez-vous. En tout cela, la France n’est pas oubliée. Le poète lui
envoie de brûlants baisers d’amour :
Si je voulais serrer de près les vers de M. Paul Déroulède, j’aurais, sans doute,
quelques observations à présenter. D’abord, au point de vue du fond…
J’ai vainement cherché dans les Chants du paysan, une pièce
d’inspiration personnelle, c’est-à-dire qui ne fût pas empruntée à cet amas de lieux
communs où puisent la plupart des poètes, une pièce qui portât en elle la signature de
Déroulède, qui ne pût être écrite que par lui.
Tournons les pages… L’Ondée, tableau de genre ; le laboureur prépare
son repas du soir, tandis que la pluie tombe, fécondant les terres fraîchement
ensemencées ; Moissons : les blés d’or luisent au soleil et ondulent
sous la brise ; Machine à battre : compliments à cette « bonne
machine »
qui dévore les gerbes et accomplit en un jour le travail d’un mois
(peut-être les ouvriers qui se plaignent de manquer d’ouvrage ne partagent-ils pas
l’enthousiasme de M. Déroulède à l’égard de la « bonne » machine) ; Beau
blé : joie du paysan qui contemple ses tas de
blé. Écolier : « travaille, petit écolier, car la science est nécessaire, mais
ne perds pas l’habitude de prier »
; le Vieux : quand le
paysan ne peut plus travailler, il se sent inutile, il se décide à mourir ; En route : le départ du conscrit (nous commençons à retrouver notre Déroulède) ;
le Sentier, saynète : Colin et Colette se rencontrent. Colin a de
mauvaises intentions. Colette se défend. Et si éloquents sont ses discours, que Colin,
confus, lui donne le baiser d’accordailles et va demander sa main à son père. Colin et
Colette échangent des répliques cornéliennes. Colin s’écrie :
Et Colette de répondre :
Nicomède et Pompée ne s’expriment pas avec moins de dignité.
Je n’ai pas le loisir de passer en revue tous les chapitres. J’indiquerai toutefois la
Mort du paysan, qui se termine par une fort belle strophe :
et les Remerciements du poète à sa terre natale qui
le console des déboires de la politique, discours familier
et plein de
tendresse, et qui paraît empreint d’une émotion sincère…
S’arrête-t-on à la forme ?… Les objections s’accumulent. Je ne sais
pas d’écrivain plus inégal que M. Paul Déroulède. Les vers vigoureux et bien frappés
coudoient dans ses œuvres des vers ridicules et barbares. Il a, tour à tour, d’heureuses
trouvailles et des négligences inconcevables. Ouïtes-vous jamais alexandrins plus
rocailleux que ceux-ci ? Je défie qui que ce soit de les rendre harmonieux. Ils
résisteraient à la voix d’or de Sarah Bernhardt.
La
terre, en qui tout vit
, et par qui tous nous sommes
…
Et puis, ce sont des images inexactes, des impropriétés de termes. Il dira par exemple,
mettant en scène le laboureur qui plonge ses mains dans les sacs de blé après la
moisson :
Le geste de soupeser et celui d’étreindre n’ont
rien de commun, ils s’opposent même l’un à l’autre. D’ailleurs étreindre des grains de blé…
M. Paul Déroulède affectionne aussi les vers-maximes,
les vers que l’on
peut détacher et qui expriment une vérité générale. Ce goût lui vient de son grand
maître Corneille. Mais il ne suffit pas d’aimer les vers-maximes, il s’agit de les
frapper comme on frappe des médailles, de leur donner la sonorité et l’éclat du bronze.
Or M. Paul Déroulède n’y réussit pas toujours. On peut admettre, à la rigueur,
ceux-ci :
Mais j’avoue que les suivants manquent un peu de prestige et de tenue littéraire :
Plus d’un l’a souvent très près du
bonnet…
Le bonnet d’un bœuf ! Pourquoi l’auteur, puisqu’il est en veine de métaphores, ne
convie-t-il pas ces bœufs, qui ont des bonnets, à jeter ces bonnets par-dessus les
moulins ? Il est vrai que les pauvres bœufs sont à l’abri des tentations de ce
genre !…
Et encore :
Ces vers ne rachètent pas suffisamment par la splendeur de la forme
l’indigence relative de l’idée.
En résumé, M. Paul Déroulède ne saurait passer pour un grand poète, ni même pour un bon
poète… Il est poète par l’âme, bien plus que par le talent. Il a du poète l’élan,
l’enthousiasme, la foi. Il n’a pas le don de se dédoubler, de s’analyser, de méditer sur
soi-même ; — du moins n’en retrouve-t-on rien en ses vers. Il est poète comme peut
l’être un homme d’action qui se projette sans cesse au dehors ; poète à la façon d’un
vieux général qui pleure en écoutant chanter l’hymne russe. Ce qu’il ne possède à aucun
degré c’est cette puissance mystérieuse, par laquelle les vrais poètes, en accouplant
certains mots, éveillent en nous une source d’émotions délicieuses et de suaves
fraîcheurs. M. Paul Déroulède n’est point un évocateur. Il n’entre dans ses vers aucune
dose, si petite soit-elle, d’infini. Je ne m’aviserai jamais, aux heures de tristesse,
de relire ses poésies. Je n’en continuerai pas moins d’aimer de tout mon cœur ce galant
homme qui a trempé dans la politique et ne s’y est pas sali, ce chevalier sans peur et
sans reproche qui, à l’heure du péril, ralliera autour de son panache tous les braves
gens de France…
Vous n’ignorez pas que M. Jean Aicard est un poète, et un poète fécond. Il
a publié, pour le moins, une dizaine de recueils de vers, qui, presque tous, furent
couronnés par l’Académie. Il a produit, en outre, quelques romans et des pièces de
théâtre dont le sort et l’essor furent cahotés et tumultueux. La Comédie-Française lui
joua une pièce, Smilis, qui disparut de l’affiche après quelques
représentations, et lui refusa un drame, le Père Lebonnard, qui s’en
alla échouer sur les planches vengeresses du Théâtre-Libre. M. Jean Aicard conçut un vif
ressentiment de cette double mésaventure. Il en voulut à la Comédie-Française d’avoir
joué Smilis, il lui en voulut d’avoir repoussé Lebonnard ; il joignit à cet ouvrage un prologue aristophanesque, dans lequel
MM. les sociétaires, le comité de lecture et l’administrateur de la Maison de Molière
étaient véhémentement déshonorés… En vain, quelques amis sincères conseillèrent-ils
à M. Jean Aicard la modération… M. Jean Aicard est un enfant du Midi ; un sang
impétueux coule dans ses veines ; il a l’œil de flamme du taureau qui court sus au
picador ; son poil noir se hérisse à la plus légère contrariété ; sa narine frémit, son
poing se crispe ; il aspire à la guerre et au carnage. Mais si cet homme a les défauts
du poète (genus irritabile), il en a les qualités ; il aime la nature,
il sait la comprendre et la décrire, il chérit l’héroïsme, les grands sentiments, son
âme déborde d’enthousiasme et plane bien haut dans les nuages, au-dessus des méprisables
réalités de la vie. Ce besoin d’idéal qui le dévore lui a joué d’assez méchants tours,
c’est à lui qu’il faut attribuer la chute de ses œuvres dramatiques….
J’ai eu la curiosité de relire Smilis, sa première pièce. Elle n’est
pas si mauvaise qu’on l’a voulu dire ; du moins la lecture n’en est nullement pénible ;
on y trouve, chemin faisant, des scènes délicates, deux ou trois mots exquis, et une
analyse de sentiment qui n’est point vulgaire. Je ne connais pas la genèse de ce drame,
mais je me représente assez bien les circonstances qui durent présider à sa conception.
Un jour que l’auteur avait vu représenter l’École des femmes, la
question suivante dut se poser dans son esprit : « Que fût-il arrivé si Agnès au lieu
d’épouser Horace fût devenue la femme d’Arnolphe ? » Ce problème n’eût pas embarrassé un
philosophe de profession. Il l’eût résolu
aux dépens du pauvre Arnolphe.
M. Aicard en a cherché la solution en poète : il a écrit Smilis.
Soudain, tout s’est trouvé anobli et purifié, Arnolphe et Agnès se sont élevés d’un coup
d’aile aux régions sereines de l’idéal. Arnolphe est devenu l’amiral Kerguen. Au cours
d’un voyage sur les côtes de Grèce, il a rencontré sur la plage Agnès, c’est-à-dire
Smilis. Il l’a recueillie, l’a bercée en lui lisant l’Iliade, l’a ramenée en France. Il
a apprivoisé cette Agnès charmante ; il n’a pas comme Arnolphe formé le projet de
l’épouser, mais, comme lui, il s’est pris à l’aimer de toute son âme. Il s’est abusé
d’abord sur la portée de cette fausse affection paternelle. Mais son ami Chrysalde,
c’est-à-dire le vieux commandant Richard, lui a ouvert les yeux. Kerguen ne peut s’y
tromper : c’est bien d’amour qu’il aime son enfant d’adoption. Il souffre le martyre
lorsqu’on vient lui demander la main de Smilis ; toutes les tortures de la jalousie
s’allument en lui. Mais quelle joie ! elle refuse : — « Je suis trop heureuse pour vous
quitter, lui dit-elle ; je ne veux que vous pour mari ! » Est-ce possible ? Vous savez
si l’on croit aisément ce qu’on désire ! Arnolphe épouse Agnès. L’infortuné ! C’est que
Smilis est une Agnès accomplie, une Agnès dans toute la force, nous pourrions dire dans
toute l’invraisemblance du terme. Elle n’a idée de rien cette pauvre enfant. Elle ne
voit dans le mariage qu’une cérémonie religieuse, qu’une fête où tout le monde lui offre
des fleurs. Qu’y a-t-il au-delà ?
Elle n’en a pas le moindre soupçon. Elle
ne se l’est jamais demandé. À ses yeux sereins, l’amiral est toujours un père, et le nom
d’époux n’a pour cette vierge aucun sens. Aussi quand le jour de ses noces, l’amiral
demeuré seul avec sa femme, s’approche d’elle et veut l’embrasser, elle le regarde
étonnée de son accent passionné. Le malheureux comprend… Va-t-il souiller cette pureté ?
Il reste accablé. Smilis alors lui tend le front et murmure ingénument : « Bonsoir, mon
père ! » Parole délicieuse, tant elle témoigne d’innocence et de candeur.
L’amiral s’est résigné. Il se sent plus que jamais le père, le véritable père de
Smilis. Mais il se dit avec terreur que bientôt peut-être le cœur de l’enfant parlera et
pour un autre que lui. Ses pressentiments ne le trompent pas. L’innocente fille devient
triste, rêveuse ; elle ne retrouve sa gaieté qu’en présence de Georges, l’aide de camp
de l’amiral. Georges comprend le danger ; mais ne pouvant s’éloigner sans un ordre de
son chef, il lui confesse tout : — Amiral, j’aime votre femme. Éloignez-moi. Cette
franchise est un peu forte. L’amiral regarde Georges fixement : — Restez, lui dit-il
d’une voix brève. Vous devinez le dénouement. L’amiral sent que la passion de Georges
est partagée, que sa présence entre les deux amoureux fera leur éternel malheur ; il
s’empoisonne pour que sa chère Smilis soit heureuse.
M. Jean Aicard a voulu faire de l’amiral Kerguen un
type sublime. Le plus
curieux, c’est que lorsqu’on examine le personnage, pris en soi, on ne saurait lui
refuser ce caractère. Il est clair que le dévouement de Kerguen est sublime, le mot
n’est pas trop fort. Et cependant il n’émeut personne. Pourquoi ? C’est que le lecteur
ou le spectateur ne peut conserver aucune illusion. Pour employer une expression
vulgaire, il sent trop que « ce n’est point arrivé ». Ce Kerguen n’est pas un homme
souffrant devant nous, mais une création chimérique, une abstraction. L’écrivain qui
depuis des mois entiers vit en pensée avec ses héros, dans la méditation de son œuvre,
n’est pas sensible aux invraisemblances. Ses deux personnages, Kerguen et Smilis, lui
apparaissent toujours tels qu’il les a rêvés, comme deux types idéaux, comme les deux
symboles de la chasteté et du sacrifice. Et voilà pourquoi les poètes éprouvent tant de
difficultés à sortir du domaine qui leur est propre. Le poète, au théâtre, n’est pas
seulement celui qui excelle à traduire ses idées en de beaux vers, à jouer avec les
rimes, à mettre dans la bouche de ses personnages une prose harmonieuse, musicale et
colorée. Le poète au théâtre, ainsi que dans le roman, se montre poète, bien plus dans
ses conceptions que dans son style. Tandis que le psychologue construit ses caractères
en s’inspirant d’une analyse très fine de l’âme humaine ; tandis que l’observateur
établit ses types en étudiant la société qui l’entoure, le poète, le front dans les
étoiles, invente et construit.
Plus friand d’idéal que de Vérité, il laisse
son inspiration le conduire ; il trouve dans son imagination les traits du héros qu’il
veut mettre en scène. Peu lui importe que ce héros soit chimérique ou réel, qu’il
s’éloigne ou approche de la vérité ; son unique préoccupation est de le rendre tel qu’il
l’a conçu.
Or cette méthode est très périlleuse. Elle exige chez celui qui l’emploie, une
formidable puissance de création. Donner la vie à un être que l’on tire tout entier de
son cerveau est un miracle qu’accomplissent seuls les grands, les très grands artistes.
Les poètes moyens, qui volent à mi-côte, les ouvriers habiles, ceux mêmes qui ont l’âme
sensible et tendre s’épuisent en efforts pour atteindre ce but suprême… La tâche est
trop haute et les écrase.
Si j’ai longuement parlé de Smilis, ce n’est point pour réhabiliter
une œuvre oubliée… Mais il se trouve que cette œuvre offre de curieux points de contact
avec le roman le plus célèbre de M. Jean Aicard, l’Ibis bleu. Et du
rapprochement des deux ouvrages, nous pourrons tirer une indication sur le tempérament
littéraire de l’auteur et sur l’évolution de son talent…
De même que l’amiral Kerguen, l’avocat Denis Marcant a épousé une Agnès. Mais Denis
Marcant n’est pas, comme l’amiral, un homme exceptionnel et sublime. C’est un bon
fonctionnaire, intelligent, laborieux, zélé, estimé de ses chefs, doué d’un
estomac robuste et d’un cœur paisible. Il a entouré sa femme Élise d’une affection
conjugale, solide et tranquille. La tendresse qu’il lui montre n’a point l’apparence de
l’amour, elle ressemble à une amitié loyale et rude… Élise s’en contente, se consacrant
à l’éducation de son fils Georges qu’elle adore, ne sortant jamais, allant peu dans le
monde, protégée contre les dangers possibles par la jalousie prudente de son mari. Un
jour vient où l’ennemi redouté surgit. Il a nom Pierre Dauphin ; il est joli garçon,
millionnaire et pessimiste. Il meurt d’amour plusieurs fois par an, et enchâsse ses
désespoirs en des rondels précieux. De plus, il possède un yacht de plaisance, l’Ibis bleu, qui rôde sur les côtes de la Méditerranée, entre Marseille et
Bordighera… Pierre Dauphin rencontre dans une petite auberge de Saint-Raphaël M. et Mme Marcant ; ils se découvrent de communes relations ; ils lient
connaissance… Pierre propose une visite à son yacht ; il offre un déjeuner qui lui est
rendu le lendemain… Pierre trouve Élise délicieuse ; Élise estime que Pierre est fort
distingué. L’honnête Marcant reprend le train pour Paris, rappelé par ses affaires…
Pierre sollicite d’Élise la faveur d’aller lui présenter ses hommages… L’ennemi est dans
la place.
Ce qui se passe, vous le prévoyez. Pierre, qui vaut beaucoup moins que Denis Marcant,
est doué de toutes les qualités qui lui manquent. Il est beau parleur, câlin, féminin ;
il a la voix douce ; ses yeux,
quand il récite des vers, prennent une suave
expression de mélancolie. Il ouvre son cœur à Élise ; il pose au Werther trahi et
désabusé ; il lui demande conseil, et s’enhardissant peu à peu, il presse une main qu’on
lui abandonne, il glisse un mot de prière qu’on fait semblant de ne pas entendre et
qu’on a trop entendu. Et il prend cette jeune mère par ce qu’il y a de meilleur en elle,
par l’amour maternel. Il comble de caresses le petit Georges, qui s’attache à ce nouvel
ami, si gentil, si séduisant… Élise, troublée par ces obsessions discrètes, grisée par
le soleil provençal, par les parfums capiteux qui s’exhalent de cette terre bénie, perd
conscience d’elle-même. Elle laisse son petit garçon à la maison et consent à monter sur
l’Ibis bleu pour y faire une courte promenade. La promenade
s’allonge immodérément. Pierre, abusant de la faiblesse de sa passagère, gagne le large
et ne la ramène que le lendemain. En rentrant chez elle, le cœur bourrelé de remords et
d’inquiétude, Élise se trouve en présence de Marcant, qui (par une fatalité familière à
MM. les romanciers) est arrivé juste à l’heure où la maison était vide. Il a tout
deviné, tout appris. Il chasse l’épouse infidèle, il garde son fils. Il est impitoyable
comme la justice. Mais Marcant a compté sans le pauvre Georges, dont la sensibilité
maladive subit le contre-coup de la catastrophe. Il demande sa mère à tous les échos, et
lorsqu’il comprend enfin que sa mère est bien perdue, qu’on ne
veut pas la
lui rendre, il ne la réclame plus, mais son regard devient triste, ses joues se
creusent, la fièvre lente mine son corps frêle… Marcant ne peut supporter la vue de
cette souffrance. L’époux est vaincu par le père. Il rappelle Élise, il lui restitue sa
place au foyer, mais il lui refuse le pardon et l’oubli définitif ; et c’est elle qui
meurt, sans avoir reconquis la tendresse de celui qu’elle a trompé…
Je passe sur l’arrangement un peu mélo-dramatique de cette mort, sur l’invraisemblance
de certains épisodes, tels que la visite de la mère de Pierre Dauphin à Élise (une mère
ne frayant pas volontiers avec la maîtresse de son fils), sur l’emphase intermittente du
style où passe, par instant, comme une réminiscence romantique… L’ensemble de l’œuvre
est supérieur… Nous sommes loin des personnages fantastiques de Smilis. Denis est marqué de traits autrement individuels et précis que ce
troubadour de Kerguen… Il nous est expliqué méthodiquement. Son caractère se développe
avec clarté. Et ce dont je sais un gré infini à M. Aicard, il n’a fait de cet Othello
bourgeois, ni un être odieux, ni un être ridicule, il lui a gardé une physionomie de
brave homme, mélancolique et désabusé… Élise ne reçoit pas bêtement, à l’exemple de
Smilis, l’étincelle de l’amour coupable ; elle souffre, elle pleure, elle paie du regret
de toute sa vie un moment de défaillance. C’est une vraie femme et non plus une poupée…
Et de même, la psychologie
de l’enfant, le petit Georges, est tracée d’une
main très fine et très ferme… De toutes les figures qui s’agitent dans le livre, la
seule qui semble superficielle, c’est le séducteur, le beau millionnaire Pierre Dauphin.
L’auteur a voulu railler, en sa personne, l’insincérité des faux artistes, le cabotinage
des jeunes hommes de lettres qui se complaisent dans la minutieuse analyse de leurs
peines de cœur, et qui les allègent en les mettant en sonnets… Il n’est pas allé
jusqu’au bout de la satire. Au lieu du portrait que nous espérions, sa plume n’a dessiné
qu’une pâle silhouette.
Ces réserves formulées, le progrès demeure acquis. Pour la première fois, M. Jean
Aicard consent à descendre de Pégase, à regarder sur la terre, à peindre fidèlement ce
qu’il a vu. Peut-être manque-t-il à son œuvre ce qu’un Guy de Maupassant y aurait mis,
un certain souffle d’émotion et de pitié pour les misères humaines. Par contre, elle est
pleine de rayons et de parfums. Jean Aicard, qui aime frénétiquement son pays natal,
ainsi que tous ses compatriotes, le mêle sans cesse à l’action du drame, éveillant entre
chaque ligne un chant de cigales, et balançant ses phrases au souffle des brises
marines. Ces pages éclatantes et bruissantes nous mettent en joie. Elles sont presque
trop gaies…
Que voulez-vous ! Jean Aicard a les yeux si pleins de soleil, qu’il ne distingue pas
nettement les tristesses de la vie.
… Ce soir-là, on représentait aux Bouffes-du-Nord l’Ennemi du
Peuple, d’Ibsen. La pièce était précédée d’une conférence de M. Laurent Tailhade.
Nous vîmes arriver sur la scène des Bouffes-du-Nord un homme entre deux âges, porteur
d’un manuscrit volumineux. Il en commença la lecture d’une voix nette… Sous prétexte
d’analyser l’Ennemi du Peuple, il partit en guerre contre la
littérature contemporaine… Les morts et les vivants, Victor Hugo, Maupassant, Daudet,
Goncourt, Leconte de Lisle, Coppée, — j’en passe, et des meilleurs, — furent tour à tour
exécutés. Dès qu’une phrase était achevée, le conférencier s’arrêtait, avalait un verre
d’eau, souriait en regardant l’auditoire. Il avait l’air excessivement heureux.
Évidemment M. Laurent Tailhade était très content de lui, il jouissait de l’excellence
de ses épigrammes, et savourait le scandale qu’elles déchaînaient… « Suis-je assez
crâne ! Il n’y en a pas deux comme moi !… » Telle est la pensée intime qu’on
pouvait lire en ses yeux.
Le public, goguenard, écoutait ces diatribes. Il ne se fâcha que lorsque M. Laurent
Tailhade, après avoir injurié nos meilleurs écrivains, s’avisa de bafouer les officiers
russes, nos hôtes1. Une immense clameur s’éleva et lui coupa la parole. Les
Français n’aiment pas que l’on tourne en dérision — fût-ce aux Bouffes-du-Nord — l’idée
de patrie.
Quelques mois plus tard, Vaillant jeta une bombe dans l’hémicycle du Palais-Bourbon.
M. Laurent Tailhade dînait, avec quelques poètes de ses amis. Il prononça cette phrase
qui fut soigneusement recueillie : « Qu’importe que de vagues humanités périssent, si le
geste qui les frappe est un beau geste ! » Et il sourit… Et il eut, cette fois encore,
la satisfaction d’étonner ses voisins de table…
La semaine suivante, M. Tailhade soupait dans les salons du restaurant Foyot. Une
marmite infernale, placée sur le rebord de la fenêtre, fit explosion, et notre homme,
geignant et titubant, couvert de sang et criblé de projectiles, dut être conduit, en
piteux équipage, à l’hôpital de la Charité. Ce fut, de toutes parts, un immense éclat de
rire. On se souvint de la théorie du beau geste. Et tous les journaux
de Paris et de province troussèrent des entrefilets,
où M. Laurent Tailhade
était agréablement raillé. — Mais, en même temps, il recevait des visites ; on lui
demandait des interviews, on imprimait son nom en énormes caractères, on publiait des
bulletins de sa santé, on l’assimilait aux personnages — monarques, criminels fameux,
comédiennes illustres — qui surexcitent, par instants, l’opinion.
Et quand sa première émotion a été passée, je ne sais si, dans les replis de sa
conscience, M. Laurent Tailhade n’a pas considéré avec bienveillance cette énorme
agitation. Sans doute, en contemplant dans la glace ses nobles traits, dont il est si
fier, il fut médiocrement satisfait de les voir déformés par les bandelettes et
fâcheusement grêlés. Mais, aujourd’hui, le mal est réparé ou à peu près. M. Laurent
Tailhade porte une cicatrice : tel un soldat frappé en pleine bataille. Et, grâce à
cette heureuse blessure, tous les citoyens de France savent ce nom qu’ils ignoraient
hier : Laurent Tailhade ; et ils savent que c’est le nom d’un poète
et que ce poète a dû publier des vers. Et ils sont curieux de lire quelques vers de
M. Laurent Tailhade. Et M. Laurent Tailhade qui, jusqu’à présent, labourait les
plates-bandes de l’Ermitage et du Mercure de France
pourra parler au monde du haut d’une tribune plus retentissante.
Ce que M. Laurent Tailhade dira au monde, nous le pressentons. Il lui formulera, en
termes rares,
l’expression de son mépris… M. Laurent Tailhade méprise
profondément ses contemporains. C’est du moins ce qui ressort de certaines confidences
qu’il a versées dans le sein d’un reporter :
Je suis, moi, un artiste, un dégustateur, un spectateur indifférent le plus souvent
aux extériorités, mais qui, parfois, cependant, s’amuse de la vie. Je cherche avant
tout des satisfactions esthétiques. Alors ?… Je prends dans l’anarchie d’une part ce
qui me distrait ; de l’autre, ce qui s’accorde avec mes théories, ce qui favorise mon
égoïsme d’intellectuel. Toute la partie aristocratique· me plaît. Je serais ravi, par
exemple, d’échapper à la tyrannie de l’État, cette chose organisée, incommode et même
hostile aux individus : qui s’immisce partout : ici des entrées interdites, là des
examens ! Qu’on supprime l’État ! je le permets. Maintenant y a-t-il autre chose ?
— Mais les anarchistes prétendent aussi s’intéresser aux malheureux, chercher à
guérir la misère…
— Ceci, répond nettement Laurent Tailhade — et j’adoucis — ceci m’est absolument
égal. Je vous avouerai que le bonheur de mon bottier, ses petites affaires, ses petits
démêlés, ses petits soucis ne me touchent point. Je vous répète que je regarde la vie
de haut, comme un monsieur regarde la rue de son balcon. Ce qui se passe en dessous de
lui, sans l’atteindre directement, lui fait passer le temps sans l’émouvoir. Pour ma
part, les idées, les généralités seules m’intéressent.
On ne peut pousser plus loin le dilettantisme. En matière littéraire, M. Laurent
Tailhade ne se montre pas moins dédaigneux. La conversation que lui
arracha
(sans douleur !) M. Jules Huret, pour son volume sur l’Évolution des
lettres, est un chef-d’œuvre d’impertinence :
— M. Daudet ayant casé son fils et s’étant assuré l’héritage des Goncourt, M. Zola
postulant l’Académie, les jeunes disciples de ces maîtres inventèrent le roman slave
et le drame norvégien, sans compter le parler belge qui est le fonds même de leur
quiddité littéraire. Ils ont mangé de la soupe aux choux fermentés avec les paysans de
Tolstoï, découvert, avec M. Hugues Le Roux, les jongleuses foraines, — ces sœurs
d’Yvette Guilbert — et surtout créé, avec Méténier, les rapports de police accommodés
en langue verte.
Quels vont être leurs successeurs ?
— Il me paraît que l’évolution sera partagée nettement entre deux catégories,
c’est-à-dire les jeunes hommes qui, n’ayant aucune fortune ni métier avouable dans la
main, se destinent à un riche mariage, ce sont les psychologues ; puis ceux à qui
suffit l’approbation des brasseries esthétiques et d’intermittentes gazettes, ce sont
les symbolo-décadents-instrumento-gagaïstes, à qui le français de Paul Alexis ne
saurait plaire et qui le remplacent par un petit nègre laborieux.
Suit un éreintement féroce de Paul Bourget, Barrès, Leconte de Lisle, « ce
bibliothécaire pasteur d’éléphants »
, et des parnassiens, et des symbolistes,
et des décadents, et de quiconque tient une plume :
— En voulez-vous donc aussi aux archaïsmes ?
— Les archaïsmes des ronsardisants modernes ont été
fort agréablement
raillés par Rabelais, pour ne rappeler que des souvenirs nationaux, car s’il faut en
croire Suétone, Auguste reprochait à son neveu Tibère ce genre de cruauté. L’Écolier
Limousin ne parle pas d’autre sorte que les plus accrédités poètes de notre
temps :
« Nous transfretons la Séquane au dilicule et au crépule… »
La Collantine de Furetières et les amis de Gombault faisaient paraître le même style.
Il fallut que Malherbe vint et biffât tout son Ronsard pour détourner le goût français
de ces chemins rocailleux. Le principal effort des jeunes littérateurs contemporains
consiste, comme je le crois, à découvrir la Pléiade et à la traduire en
moldo-valaque.
Que reste-t-il sur ces ruines fumantes ? Un seul poète, un seul penseur, un seul homme
élevant son front auguste au-dessus de l’universelle imbécillité.
Remercions la Providence de nous avoir gardé ses lumières !
Il est très délicat d’écrire, quand on se montre si sévère à ceux qui écrivent. On
s’expose à de dures représailles. M. Laurent Tailhade, qui se rend compte du danger, y a
peu prêté le flanc. En vingt ans de labeur (je suppose qu’il a rimé ses premiers vers à
dix-huit ans, ainsi que le commun des mortels), M. Laurent Tailhade a produit deux ou
trois minces plaquettes : le Jardin du rêve, Voyage au pays du mufle,
Vitraux. Je n’ai pu me procurer le Jardin du rêve, dont
l’édition se trouve épuisée. Mais j’ai pu savourer les beautés du Pays du
mufle.
L’ouvrage est ainsi nommé parce qu’il renferme de violents assauts contre
les littérateurs et les bourgeois, les uns et les autres peuplant, au dire de l’auteur,
le Pays du mufle… Flaubert s’attaquait surtout aux « bourgeois »,
M. Laurent Tailhade s’en prend de préférence aux « littérateurs ». Il ne hait pas les
« bourgeois », il les juge ridicules ; au contraire, les littérateurs lui inspirent une
aversion profonde. Comparons et jugeons. Voici d’abord une pièce où M. Joseph Prud’homme
est fort galamment drapé :
RUS
Ces vers ne sont pas autrement féroces… Ils ressemblent, par le tour, sinon par le
sentiment, à ceux de Coppée. Qu’on se rappelle l’alexandrin célèbre qui termine un des
poèmes des Humbles :
Seulement Coppée s’attendrit sur la simplicité des petits bourgeois, tandis
que M. Laurent Tailhade leur lance des traits barbelés ; l’ironie de Coppée est
bienveillante, celle de M. Laurent Tailhade est méprisante.
Prenons un autre sonnet, dirigé contre « un confrère », qui est, je crois, M. Jean
Rameau :
CHORÈGE
Ici, nous n’en sommes plus à l’indifférence ni même au simple dédain. Chacun de ces
vers distille le fiel. L’auteur veut être méchant ; — et il y arrive, le monstre ! Il
enfonce de sournoises épingles dans la chair du patient ; il va jusqu’il lui reprocher
ses difformités physiques (claudicator). Et avec quelle volupté
rageuse, avec quel âpre plaisir il outrage les auditrices aux appas
gélatineux ! Il s’acharne
après elles, il les voue à la risée
publique, il les égratigne, il les piétine… Et nous croyons entendre son ricanement,
lorsqu’il posa la plume, ayant accouché de ces insolences. Je suppose que M. Jean Rameau
n’y a pas attaché une importance excessive, et qu’il ne s’est pas senti déshonoré par
l’épithète de « potard » accolée à son nom. Peut-être même a-t-il eu l’esprit de
complimenter M. Laurent Tailhade sur la truculence de ses vers… Peut-être s’est-il vengé
en relisant de près les vers de M. Laurent Tailhade…
Car, n’en déplaise à ce superbe poète, il n’est pas au-dessus de la critique. Et si
l’on voulait passer au crible ses meilleures pièces, on y relèverait aisément quelques
tares : incohérence d’images, chevilles, excès de préciosités, mots vides de sens,
accouplés uniquement pour la rime. Je note dans sa Ballade à mes amis de
Toulouse :
Que vient faire ici cette migraine, suivant de près cette bonane ?
Et dans la ballade du Petit Centre :
Ne trouvez-vous pas que ce Pompignan Lefranc surgit d’une façon très inattendue, et que
si l’auteur place son butor dans une piscine, et non
ailleurs, c’est qu’il avait absolument besoin d’une rime en ssine et
que le nombre des rimes en ssine n’est pas illimité.
M. Laurent Tailhade repousse avec véhémence (nous l’avons vu plus haut) le pathos
moyenâgeux et les réminiscences de la pléiade. Et il n’hésite pas à composer cette
strophe :
À côté de ces fantaisies calamiteuses, M. Laurent Tailhade a composé des vers très
simples et d’une couleur délicate. Je ne sais rien de plus pur que la silhouette de
cette vierge du vitrail, nimbée d’or par les rayons du soleil couchant :
M. Laurent Tailhade partage le sort de tous les poètes de second rang. Il a fait
quelques beaux vers, il en a fait d’exécrables. Ses meilleurs sont ceux où il a mis le
plus de méchanceté. Mais ce perpétuel ricanement agace les nerfs. Et puis en vérité,
M. Laurent Tailhade est trop immodeste. Il ne reconnaît de talent en ce siècle, où le
talent abonde, qu’à deux ou trois poètes. Encore ceux-là sont-ils morts depuis
longtemps. Il reconnaît aussi du talent à M. Jules Huret qui est venu l’interviewer…
C’est une étrange figure que celle du comte Mathias Villiers de
l’Isle-Adam, et qui vaut la peine d’être esquissée. Il naquit en Bretagne — terre des
rêves. Il descendait effectivement d’une très illustre famille. Un de ses ancêtres prit
part aux croisades ; un autre, Pierre de l’Isle-Adam, fut sénéchal et porte-oriflamme de
France en 1355 ; un autre, Philippe, grand-maître de l’ordre de Malte, défendit en 1521
l’île de Rhodes contre Soliman. Mais si le nom des Villiers s’était transmis d’âge en
âge leur patrimoine s’était effrité… Il n’en restait que des bribes au commencement de
ce siècle, et le père de Mathias, le marquis de Villiers de l’Isle-Adam en était réduit
à vivre médiocrement sur les ruines de son antique gentilhommerie. Il tâchait de
suppléer à l’insuffisance de ses ressources en se lançant dans de folles entreprises,
fondant une Société pour récupérer les biens dus aux émigrés et confisqués
par la Révolution française ; organisant sur divers points de Bretagne des fouilles à
l’effet de découvrir dévastés trésors ; ayant toujours en tête de chimériques projets et
courant après la fortune, tandis que sa femme, fidèle gardienne du foyer, priait
dévotement le Seigneur.
Tel est le milieu où Mathias fut élevé. Il subit la double influence de son père et de
sa mère. Le premier lui légua son humeur aventureuse, la seconde son mysticisme exalté.
Un accident acheva de le troubler. Il fut enlevé par des bohémiens et, pendant deux ans,
il mena une existence vagabonde, courant de ville en ville, couchant à la belle étoile.
Il s’était pris d’une telle affection pour ses ravisseurs, qu’il fondit en larmes quand
le marquis le força de réintégrer le toit paternel. Vous devinez l’influence de ces
événements sur une âme romanesque. Villiers en reçut un pli qui ne devait pas
s’effacer ; il avait rompu, dès son âge le plus tendre, avec la société régulière. Il ne
voulut jamais se rapprocher d’elle. En vain l’emprisonna-t-on dans un collège ; on ne
put le plier à la discipline ; il avait l’allure d’un révolté ; il tenait à ses
camarades des discours troublants ; ses yeux lançaient des éclairs. Il effarouchait ses
maîtres par l’incandescence de ses doctrines. Et, dans le silence de l’étude, il
griffonnait des vers hugothiques, hérissés d’antithèses et ruisselants de lyrisme. Le
marquis et la marquise, pleins de tendresse et d’illusions, jugèrent qu’un
grand poète leur était né. Ils résolurent de l’accompagner à Paris — seul terrain où
la gloire puisse éclore. Ils vendirent à vil prix leurs champs, leurs bois, le castel
des aïeux, et s’installèrent en un modeste logement de la rue Saint-Honoré ;
— n’espérant plus qu’en ce fils qui leur avait coûté tant de sacrifices, et comptant
fermement sur son génie.
Alors commença l’existence fabuleuse de Villiers… Pendant trente années, il erra,
moderne Juif-Errant, à travers les cafés, les tavernes, les bureaux de rédaction, dînant
au hasard de la fourchette, vêtu comme un loqueteux, éconduit par les libraires, méconnu
du public, admiré de ses amis qu’éblouissait son âpre éloquence. Il se faufila dans un
cénacle de jeunes littérateurs, qui devaient presque tous arriver à la fortune. Catulle
Mendès, François Coppée, Stéphane Mallarmé, Léon Dierx, assistés de quelques camarades
déjà célèbres, Banville, Léon Gozlan, Charles Monselet, venaient de fonder une revue, la
Revue Fantaisiste, qui se signala, dès le premier numéro, par son
ardeur agressive. Villiers y publia son premier « conte cruel », Claire
Lenoir, et devint un des piliers de la rédaction. Ce que combattait ce petit
groupe… vous le devinez, c’était l’opérette d’Offenbach, le drame bourgeois, le roman
feuilleton. Il proclamait les théories de l’art pour l’art et brandissait l’oriflamme de
la « rime millionnaire ». Chaque soir on s’assemblait chez Catulle Mendès, le Mécène de
la bande,
et, durant des heures, on théorisait à perdre haleine. Villiers de
l’Isle-Adam ne ressemblait à personne. Quand une fois on l’avait vu, on ne pouvait
l’oublier. Il déployait une verve , passant du pathétique au sarcasme, de
l’enthousiasme à l’ironie, entremêlant ses considérations esthétiques de grotesques
calembours, mais exerçant sur ceux qui l’écoutaient une fascination particulière.
François Coppée a fixé sa physionomie dans un vieil et délicieux article de journal.
Soudain, dans l’assemblée des poètes, un cri joyeux est poussé par tous :
« Villiers !… C’est Villiers !… » Et tout à coup un jeune homme aux yeux bleu pâle,
aux jambes vacillantes, mâchonnant une cigarette, rejetant d’un geste de tête sa
chevelure en désordre et tortillant sa petite moustache blonde, entre d’un air égaré,
distribue des poignées de main distraites, voit le piano ouvert, s’y assied, et,
crispant ses doigts sur le clavier, chante d’une voix qui tremble, mais dont aucun de
nous n’oubliera jamais l’accent magique et profond, une mélodie qu’il vient
d’improviser dans la rue, une vague et mystérieuse mélopée qui accompagnent, en
doublant l’impression troublante, le beau sonnet de Charles Baudelaire :
Puis, quand tout le monde est sous le charme, le chanteur, bredouillant les dernières
notes de sa mélodie, ou s’interrompant brusquement, se lève, s’éloigne du piano, va
comme pour se cacher dans un coin de la chambre,
et roulant une autre
cigarette, jette sur l’auditoire stupéfait un regard méfiant et circulaire, un regard
d’Hamlet aux pieds d’Ophélia, pendant la représentation du Meurtre de
Gonzague.
Tel nous apparut, dans les amicales réunions de la rue de Douai, chez Catulle Mendès,
le comte Villiers de l’Isle-Adam…
Cependant les années s’écoutaient sans amener la richesse dans le pauvre logis de la
rue Saint-Honoré. Le marquis, la marquise, s’éteignirent, vaincus par le chagrin et la
maladie. Mathias demeura seul sur la terre. Il roula jusqu’aux derniers bas-fonds de la
misère. Il n’avait plus de domicile légat et logeait, à la nuit, dans les vagues hôtels
garnis du quartier latin et de la butte Montmartre. Son cousin, M. du Pontavice de
Heussey, a tracé un charmant et touchant tableau de cette période de sa vie. Rien
n’égalait la détresse de Villiers de l’Isle-Adam, sinon son inconscience. Il marchait la
tête dans les étoiles, poursuivant son rêve, semblable à un enfant, qui ne soupçonne pas
les difficultés de l’existence. Il parlait toujours de l’avenir, mais
ne se préoccupait pas du lendemain. Il ne s’inquiétait jamais de
savoir s’il possédait ou non une chemise, et, sans la sollicitude de quelques âmes
dévouées, il en serait arrivé à sortir presque nu, à moins qu’il ne fût resté dans son
lit des mois entiers. Léon Dierx, qui veillait sur lui avec une tendre affection,
déposait sournoisement dans sa chambre du linge, des habits
neufs… Villiers
enfilait les habits, se servait du linge, ne se demandant pas d’où lui venait cette
aubaine, n’y attachant aucune importance.
J’avais pris l’habitude (dit M. du Pontavice de Heussey) d’aller chez lui entre trois
et quatre heures de l’après-midi. Je le trouvais généralement assis dans son lit,
accoté par plusieurs oreillers, travaillant et ne s’interrompant que pour allumer une
cigarette qu’il n’allumait pas le plus souvent.
Dès qu’il m’apercevait (il y avait parfois dix minutes que je me tenais debout devant
lui sans qu’il se doutât de ma présence, tant son travail l’absorbait), il faisait un
bond en s’écriant :
« Ah ! toi, cousin ! Quelle heure donc ?… La fenêtre… la fenêtre ! » et, avant que
j’eusse le temps de m’opposer à quoi que ce soit, il sautait hors du lit, se
précipitait à la croisée qu’il ouvrait toute grande, sans se préoccuper du temps ou de
la température ; puis il se recouchait, passait sa main dans sa grande mèche frontale,
me regardait d’un air ahuri et finissait par éclater de rire. Habituellement ces
évolutions avaient pour résultat d’envoyer à travers la chambre tabac, cigarettes et
feuilles volantes qui, pour peu qu’il fît de l’air, se mettaient à tourbillonner
autour de la table. Je m’élançais au secours de la précieuse prose du poète dont
s’amusait une bise peu littéraire, et lorsque j’avais recueilli et remis en ordre tant
bien que mal les manuscrits épars, je m’asseyais dans l’unique fauteuil et
commençaient nos bavardages. Enfin, vers six heures, à force de persécutions, je
parvenais à le tirer des draps et nous descendions dans la rue.
La rue ! c’était le vrai domicile de Villiers de l’Isle-Adam ; il s’y plaisait, il y
était comme chez
lui ; il y battait la semelle du soir jusqu’au matin ; il
connaissait les pires coins de Paris, et il connaissait aussi des secrets qui le
rendaient redoutable. Lorsqu’il débouchait, au moment de l’absinthe, sur le boulevard
Montmartre, plus d’un de ses confrères l’évitaient, sachant combien il avait la dent
cruelle et fuyant son coup de boutoir. Et Villiers passait tranquillement, exposant à
tous les yeux, comme Don César de Bazan,
Il n’avait qu’un point sensible : l’orgueil de son blason. Il n’admettait pas que l’on
touchât à l’honneur d’un Villiers de l’Isle-Adam, ce Villiers fût-il contemporain de
Philippe-Auguste. Peut-être se rappelle-t-on le bizarre procès qu’il intenta à Paul
Clèves qui dirigeait, en 1876, le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Notre poète passe un
soir devant le théâtre ; il regarde machinalement l’affiche et voit annoncé Périnet Leclerc, drame en 5 actes, de MM. Lockroy et Anicet Bourgeois, et, parmi
les personnages du drame, il aperçoit, se détachant en vedette, le nom de son illustre
ancêtre, le maréchal Jean de Villiers de l’Isle-Adam. Très ému, il pénètre dans la salle
et constate, avec horreur, que les auteurs font jouer au maréchal Jean un abominable
rôle, un rôle de traître, contraire, d’ailleurs, à la vérité. Dès le lendemain, il
envoie aux journaux une
lettre indignée ; il somme M. Paul Clèves
d’interrompre les représentations de la pièce ; il traîne devant les juges MM. Anicet et
Lockroy qui, naturellement, obtiennent gain de cause. Et Villiers, furieux, quitte Paris
et se réfugie chez un ami à Bordeaux, où il arrive en pleine canicule, ayant sur le dos
un paletot garni de fourrures, son unique vêtement !
L’écrivain mena encore pendant treize ans cette existence incohérente. Vers la fin de
sa vie il parut se régler. Sa situation matérielle s’améliora, sa réputation grossit ;
le public commençait à goûter ses livres. On lui demandait à Bruxelles et à Londres des
conférences. Peut-être Villiers fût-il mort dans la peau d’un bourgeois propriétaire (on
a vu de ces miracles !) si la mort n’était venue le prendre en 1889.
Il est utile de connaître l’histoire de Villiers de l’Isle-Adam pour apprécier la
saveur de ses ouvrages. On l’y retrouve tout entier avec ses inégalités, ses obscurités,
ses absurdités, et ses élans d’éloquence et ses éclairs de génie. Pour ne parler que
d’Axel, où il a mis le meilleur de sa pensée, je ne crois pas qu’il
soit possible de pousser plus loin la magnificence et l’étrangeté du rêve. Ce drame
fantastique se déroule en quatre tableaux, qui sont comme autant de fresques largement
brossées. Le sujet n’est pas d’une surprenante nouveauté. Axel d’Auersperg vit isolé
dans un bourg moyenâgeux,
et possède, enfouies sous les murs de son château,
de colossales richesses. Il refuse de livrer ces trésors à l’empereur d’Allemagne et tue
l’ambassadeur qui vient les lui demander. Après quoi, pour calmer ses remords, il se
consacre aux sciences hermétiques. C’est alors qu’apparaît l’éternelle tentatrice sous
les traits d’une vierge, Sara, qui lui inspire un ardent amour. Elle cherche à
l’entraîner vers le monde, elle lui montre les mille délices qui leur sont promises.
Axel est sur le point de céder. Mais sa sagesse le retient sur les bords du gouffre. Il
repousse les matérialités de la passion ; il veut mourir dans la pure joie de l’extase
et entraîner dans la tombe celle qui lui est chère :
Tu vois, lui dit-il, le monde extérieur à travers ton âme : il t’éblouit ! mais il ne
peut nous donner une seule heure comparable, en intensité d’existence, à une seconde
de celles que nous venons de vivre. L’accomplissement réel, absolu, parfait, c’est le
moment intérieur que nous avons éprouvé l’un et l’autre, dans la splendeur funèbre de
ce caveau. Ce moment idéal, nous l’avons subi : le voici donc irrévocable, de quelque
nom que tu le nommes ! Essayer de le revivre, en modelant chaque jour à son image, une
poussière, toujours décevante, d’apparences extérieures, ne serait que risquer de le
dénaturer, d’en amoindrir l’impression divine, de l’anéantir au plus pur de
nous-mêmes. Prenons garde de ne pas savoir mourir pendant qu’il en est temps
encore.
Les deux amants s’empoisonnent ; ils expirent après avoir échangé un chaste baiser. Et
la scène
s’achève dans un admirable élan de poésie. L’écrivain y traduit,
sous une forme éclatante, des idées éparses dans Schiller, dans Goethe, dans.
Schopenhauer, dans Hegel. Il les fait siennes, il les anime de son enthousiasme. Le
lecteur est désarmé, tant il sent que l’écrivain est sincère.
Je parlais tout à l’heure des contradictions de Villiers de l’Isle-Adam. Il est
difficile, en effet, de concilier le dénouement d’Axel avec les
convictions catholiques de l’auteur. Son catholicisme, à vrai dire, était d’une essence
particulière. Il y mêlait de criminelles audaces. Il était catholique à la façon de
Chateaubriand, de Baudelaire, de Barbey d’Aurevilly, en qui M. Anatole France a raison
de voir des « dilettantes du mysticisme » : sa piété, comme la leur, pouvait passer pour
impie. Il goûtait le charme douloureux du péché et considérait que le sacrilège n’est
pas dépourvu de majesté.
Et puis, tout cela lui était prétexte à rhétorique… C’est le point faible de Villiers
et la raison pour laquelle ses livres s’écrouleront ; ils sont écrits avec un souci trop
constamment précieux de la forme. L’écrivain se rattache étroitement à l’école
romantique. Il a le culte du mot et de l’épithète ; il recherche l’éclat de la phrase et
se laisse bercer à sa musique ; il croit au prestige des sonorités ; il allonge
démesurément les descriptions et ne sait pas être sobre, sauf en de rares passages, où
la pensée domine et contient l’expression. Ce sont de
fâcheux excès. Mais on
les pardonne au pauvre Villiers en faveur de sa belle âme. Il aimait l’art, il n’aimait
que l’art. Il portait en lui des splendeurs d’illusions. Quand il s’asseyait à la table
d’un café, dans la foule stupide des consommateurs, joueurs de dominos et fumeurs de
pipes, son imagination le séparait des laideurs environnantes, l’entraînait en un monde
féerique. Et, grâce à cette faculté surprenante d’isolement, on peut dire de lui ce
qu’on ne saurait dire de beaucoup d’hommes : Il vécut misérable et il fut heureux….
Nous sommes l’aller voir, en son royaume ; il ne sort guère, ordinairement,
de sa bonne ville de Maillane. Mais, pensant qu’il devait une politesse à Sophocle, il
avait daigné se déranger pour venir écouter au théâtre romain d’Orange Œdipe roi. Quand il fit son entrée sur les gradins de l’hémicycle, tous les
félibres parisiens et autres crièrent : Vive Mistral ! et quelques
exaltés lancèrent leurs chapeaux en l’air, ce qui est le dernier terme de
l’enthousiasme. Le grand poète reçut avec sérénité ces hommages. Il redressa sa haute
taille, il se découvrit, il inclina doucement son front olympien et il esquissa de la
main un geste protecteur et sacerdotal qui voulait dire : « Mes enfants, je vous
bénis ! »
Vous pensez s’il doit être blasé sur les louanges. Depuis un demi-siècle, elles lui
sont prodiguées. Mais c’est un vin dont on ne saurait plus se passer
quand,
une fois, on y a trempé les lèvres. Mistral se trouve un peu dans la situation où se
trouvait Victor Hugo, pendant les dix années qui précédèrent sa mort. Il a passé l’heure
des combats, il se repose sur ses anciennes victoires ; il est devenu le Maître,
l’Aïeul, celui qu’on vénère et qu’on ne discute plus. Comme à l’auteur des Burgraves, on lui envoie des vers et on lui demande des autographes. Et
j’imagine que les autographes sont généralement bienveillants et que les jeunes poètes
qui les reçoivent, en réponse à leurs missives, s’en trouvent fort honorés…
Roumanille et Aubanel ne jouirent pas d’une gloire aussi bruyante. Leur renommée eut un
caractère moins cosmopolite. Roumanille vivait isolé dans sa petite imprimerie
avignonnaise ; et ses contes si finement ironiques, si « attiquement » gaulois,
n’étaient lus et compris que de ses compatriotes. Aubanel, dont l’âme fut grande et
l’inspiration parfois sublime, fuyait les vaines popularités. « Mieux vaut d’être
aimé que d’être célèbre »
, écrivait-il. Et il demeura fidèle à sa devise,
travaillant à l’ombre de son jardinet, entouré de deux ou trois amitiés passionnées et
abrité par elles contre les curiosités banales. Son œuvre est superbe, mais d’une beauté
grave et même un peu triste. L’œuvre de Mistral est plus accessible, son talent plus
souple et plus varié. Mistral est bien, selon l’heureuse expression de Paul Mariéton, le
miroir de la Provence. On
la retrouve en ses vers sous ses aspects
multiples. Mistral a écrit des poèmes virgiliens, mais il a écrit aussi d’indulgentes
satires, des galéjades, où le caractère méridional est joliment
observé et raillé avec douceur. Joignez à cela le prestige de Mireille, type immortel
popularisé par la peinture et par la musique. Vous comprendrez l’auréole dont le nom de
Mistral est entouré.
Il faut dire que le félibrige est pour beaucoup dans ce résultat. Ces félibres ne se
sont jamais tant remués que depuis quelques années. Ils sont vingt ou trente à Paris qui
font du bruit comme dix mille. Ils combinent des fêtes, ils inaugurent des statues,
boivent des vins d’honneur, à jet continu, et surtout ils prononcent des discours. Ce
sont des hommes infatigables et qui savent l’art d’agiter l’opinion publique. Chaque
année ils célèbrent à Sceaux la mémoire de Florian et choisissent, pour présider la
cérémonie, un personnage illustre qui est presque toujours un homme du Nord. C’est ce
qu’ils appellent une « fête de famille ». Et vers le mois d’août, ils organisent une
vaste promenade en Provence. Y vient qui veut… Les étrangers y sont reçus à cœur ouvert.
Il est encore moins difficile de devenir félibre que de devenir franc-maçon, aucune
épreuve ne vous étant infligée, aucun serment ne vous étant demandé… Donc les félibres
accrochent une cigale de bronze à leurs boutonnières et les voilà partis. Et nous
assistons à un merveilleux
phénomène d’auto-suggestion. Tous ces braves gens
qui, en temps ordinaire, sont parfaitement pondérés et calmes, ces Parisiens
gouailleurs, ces Normands pince-sans-rire, ces silencieux Bretons (car les félibres se
recrutent à toutes les latitudes), deviennent soudain bavards, impétueux, plus
méridionaux que le Midi, et plus chauds que le soleil. Dès qu’ils ont mis le pied en
Provence, ils se transforment, ils « croient que c’est arrivé » et ils crient, et ils se
démènent… J’ai encore dans l’oreille et dans les yeux leurs exubérances…
L’un d’eux, particulièrement, m’a frappé. C’est un homme de lettres qu’il me sera
permis de ne point nommer. Il a dû naître, si j’en juge par son parler onctueux et gras
et par la sage lourdeur de sa démarche, vers le centre de la France, il a l’allure
tranquille et le regard placide d’un paysan berrichon, et il écrit comme il parle,
sagement et lentement… Je ne l’aurais pas reconnu… La métamorphose était complète. Il
s’agitait, il se levait de table à chaque minute pour porter un toast ; et c’étaient des
confidences intimes, de touchantes familiarités. Il s’épanchait littéralement dans mon
sein. Il avait pris mon bras dans les rues d’Avignon et son âme débordait : « Quel
pays ! me disait-il, quel ciel ! que d’étoiles !… Que cette brise est rafraîchissante !
que cette terre est douce ! qu’il y ferait bon mourir !… »
Voilà à quel degré d’exaltation peut conduire le
félibrige. Et tandis que
mon cher confrère me confessait ainsi son enthousiasme, je regardais les vrais
Avignonnais et les vraies Avignonnaises assis sur le pas de leurs portes. Ils
paraissaient fort paisibles. Pas un murmure ne sortait des maisons closes. Tandis que
les gens du Nord faisaient leur sabbat, les gens du Midi dormaient… Ô sainte puissance
de l’illusion !
Mistral lui-même, le roi de cette tribu félibréenne, est (du moins en apparence) le
plus placide des hommes. Il demeure impassible au milieu des clameurs, et reçoit,
immobile comme un dieu d’Orient, l’encens qu’une foule idolâtre fait fumer sur ses
autels. Il parle peu. C’est à peine si j’ai entendu le son de sa voix. S’il était moins
glorieux, on dirait qu’il est timide.
Ce soir-là, après la représentation d’Œdipe roi, il vint souper chez
un habitant de la ville qui avait convié quelques poètes de passage et les artistes de
la Comédie-Française. En arrivant, il s’approcha de Mounet-Sully et, sans mot dire,
l’embrassa sur les deux joues. Ce baiser valait assurément un discours. Il exprimait une
admiration muette et d’autant plus pénétrante. Mounet-Sully gardera ce baiser comme Mlle George garda celui de Napoléon, il n’en perdra pas le souvenir.
Après souper notre hôte demanda à Mistral de chanter la Coupo Santo et
le grand poète accéda à son désir. Il entonna l’hymne sacré, puis nous levâmes nos
verres à sa santé, et il se retira suivi de son premier vizir, qui est le
chancelier du félibrige, M. Paul Mariéton. Et il accomplit ces choses avec une majesté
tranquille, qui est en effet celle d’un roi, et d’un roi qui a l’habitude de régner et
dont la toute-puissance n’est pas contestée… Vous voyez que les organisateurs du
félibrige sont de fins psychologues. Ils savent, ainsi que les princes de l’ancienne
Église, exalter l’imagination des fidèles, et si jamais la foi s’affaiblissait, s’il
était besoin d’un miracle pour la réchauffer, soyez sûrs qu’ils ne seraient pas en peine
de l’accomplir et que, dès le lendemain, tous les journaux de France et d’Europe en
répandraient la nouvelle.
Je crains seulement que leur ambition ne s’accroisse avec le succès et qu’elle ne
devienne démesurée. On leur prête déjà des projets énormes. Ils rêvent, paraît-il, de
restaurer, sous le pavillon du roi René, l’alliance latine, rêve généreux mais dont la
réalisation n’est point aisée. Ils voudraient que l’Italie, la France et l’Espagne
marchassent unies, la main dans la main, et communiassent dans l’amour des lettres et de
l’humanité. Je crains que certains princes du Nord, qui ne font pas partie du félibrige,
ne contrarient ces beaux plans.
Ils voudraient aussi restaurer les cours d’amour et les trouvères. Ce projet est plus
modeste et il est inoffensif. Une première tentative fut faite dans ce sens, il y a
quelques années. Mme de Brancovan
avait réuni dans sa
villa d’Amphion sur les bords du lac de Genève une compagnie d’aimables femmes et
d’hommes de lettres. Mistral était parmi les convives. Dans la soirée ils montèrent sur
des barques ornées de fleurs et remplies de musiciens. À la poupe de chaque barque
trônait une dame assise sur des tapis de brocarts entourée d’une cour de poètes qui lui
récitaient leurs derniers vers. La « galère capitane » superbement décorée portait Mme de Brancovan et Mistral… Tout à coup Mistral chanta… Et l’on
entendit, sur les eaux pures, glisser l’écho des Îles d’or ; il chanta
Magali, il chanta la chanson des épis et la chanson des vignes, et les vers de la
cueillette et les amours de Vincent… Et les assistants furent saisis d’une émotion
religieuse.
Ce sont là des raffinements de dilettantes. Cette restauration des cours d’amours
marche de pair avec le goût des vieux meubles et des vieilles porcelaines. Les femmes du
monde qui s’ennuient seraient ravies de poser à la Clémence Isaure et de distribuer des
branches d’églantine aux gentils rimeurs. On peut assurément restaurer ce
divertissement. Ce qu’on ne pourra restaurer, c’est l’état d’âme des troubadours et de
leurs belles, l’héroïque dévouement des chevaliers qui mouraient en prononçant le nom de
l’Aimée, n’ayant parfois reçu d’elle qu’un chaste serment, et la constance des Dames qui
attendaient dans l’ombre du cloître le retour de leurs Seigneurs. Les cours d’amour
reconstituées deviendront un jeu de
société, une concurrence au lawn-tennis…
Et le plus souvent, au lieu d’y dire des vers, on y causera de Mlle X…, de la Comédie-Française, et du dernier amant de la marquise ou de la
comtesse…
Et les vrais poètes qui, par hasard, se faufileront en ces cénacles, chercheront à
enjôler les jeunes veuves en leur dédiant des sonnets pâmés ou à épouser les petites
héritières, qui leur apporteront avec leur trousseau, la chère indépendance, si
nécessaire au bonheur…
On ne ressuscite pas les choses mortes. Les félibres ne feront pas revivre l’héroïsme
des siècles passés. Ils peuvent du moins en aviver le souvenir et en raviver le culte.
Dans cette limite, nous devons applaudir à leurs efforts. Qu’ils attirent chaque année,
à travers la Provence, une légion de touristes, ce voyage ne sera pas perdu. Le pays est
admirable ; il a conservé ses ruines, qui sont des pages d’histoire. Enfin le ciel y est
bleu, l’air y est pur, les nuits merveilleuses… Et les habitants — quoique moins
exubérants que les Parisiens — y donnent à tous venants une hospitalité pleine de
grâce…
M. Georges Rodenbach a de trente à quarante ans ; il est né, je crois, en
Hollande, ou en Belgique, ou dans les Flandres françaises. Sa physionomie n’a rien, au
premier aspect, qui vous saisisse. Il est très blond, très calme (du moins il le
paraît), son œil est bleu et limpide. À le voir ainsi, sans lui parler, on pourrait le
prendre indifféremment pour un filateur de Lille, pour un armateur d’Anvers ou pour un
honnête marchand de tulipes.
Eh bien ! ce jeune homme grave est un poète exquis, un penseur très original, un
observateur minutieux, un analyste pénétrant, enfin un artiste, dans la plus rare
acception du mot…
Vous est-il arrivé de revenir, après de longues années, dans la maison où s’écoula
notre enfance ? Vous aviez quitté cette maison, vous l’aviez oubliée ; et vous la
retrouvez telle qu’elle était autrefois, plus silencieuse seulement et plus triste…
Soudain, les
souvenirs s’éveillent en vous, une étrange émotion vous saisit,
chacun des objets, qui frappent vos yeux, vous semble un lointain ami… Vous vous sentez
glisser sur la pente des réminiscences et des tendres rêveries. Vous vous laissez tomber
dans un vieux fauteuil en velours d’Utrecht, — le fauteuil de l’aïeule, — vos yeux se
ferment à demi, et dans la solitude engourdie des grandes pièces, vous revivez doucement
et lentement les heures passées. Il vous semble que tout s’anime autour de vous, que les
murs ont une voix et vous parlent, que les portraits de famille vous contemplent, que le
vieux clavecin, où vos doigts se sont posés jadis, vous sourit, et que les rideaux de la
fenêtre s’écartent en signe de joie pour laisser passer un rayon de lumière…
Toutes ces sensations confuses, M. Rodenbach a trouvé le moyen de les fixer, en des
vers dont le tour est peut-être un peu subtil, mais d’une infinie et minutieuse
délicatesse. Pour se rendre compte de ses procédés, il suffit de prendre, presque au
hasard, un de ses morceaux :
(Des roses d’azalées… Peut-on mieux exprimer le rose un peu pâli des
vieilles peintures, ce rose qui rappelle en effet les fleurs d’azalées ?)
(Quelle douceur en ce dernier vers !)…
(Cette image est un peu cherchée, mais si jolie d’attitude et de coloris.)
On ne saurait traduire avec plus de justesse le charme alangui des anciens tableaux. Il
y a dans ces mots un je ne sais quoi d’adouci, d’atténué, de décoloré qui évoque à la
fois la mélancolie des époques mortes et le tiède silence des musées.
Et l’auteur, précisant ses souvenirs, nous décrit en termes plus précis un de ces
portraits :
Cela donne l’illusion d’un pastel aux tons discrets et fondus.
Et maintenant si l’on veut avoir une impression d’ensemble, qu’on lise le morceau d’une
voix douce et lente, et tout unie, sans exagérer la déclamation, … l’impression est
exquise.
M. Georges Rodenbach ne se borne pas à peindre des intérieurs, il brosse des paysages
— des paysages du Nord, aux lignes vagues, enveloppées de brouillard. Il peint les
réverbères agités par le vent, pendant les nuits sans lune, les vieilles maisons
d’Anvers, agenouillées dans l’eau froide, comme « des matrones en
oraisons »
; il montre les fumées planant en légers nuages et décrivant des
méandres dans le ciel des grandes villes :
Ces vers trahissent un énorme effort de concentration et d’analyse… M. Rodenbach a
horreur des images banales et mirlitonesques, il dédaigne les métaphores usées, retapées
et éculées par trois
générations de poètes, il en cherche de nouvelles. Et
souvent il en découvre. Il y a, çà et là, dans le Règne du silence,
des trouvailles d’expressions, de ces rencontres de mots qui, lorsqu’on les aperçoit en
un coin de page, vous donnent une petite secousse voluptueuse.
Voulant exprimer la paix sereine et tranquille des chambres qu’éclaire la lampe
familiale, il dira :
Voulant donner la sensation des calmes demeures, où la solitude est seulement troublée
par le tic-tac de l’horloge, il dira :
Voulant rendre le charme mystérieux du crépuscule, alors que l’obscurité envahit la
chambre, il écrit :
Penser la même chose et ne pas se le dire
!
Voulant enfin traduire cette vérité, que les objets extérieurs exercent une perpétuelle
influence sur
nos sentiments, et qu’ils avivent, selon les cas, ou diminuent
nos jouissances, il imagine cet épisode….
Le poète, voyageant avec une amie, est descendu dans une antique auberge de province ;
la chambre qu’on leur a ouverte était triste et morose ; il y flottait comme un parfum
d’autrefois ; les meubles en étaient sévères, elle possédait pour tout ornement, un
clavecin maussade qui sommeillait dans un coin :
M. Rodenbach a intitulé son premier livre le Règne du Silence.
J’eusse voulu qu’il le nommât : les Voix du Silence. Et en effet ce
sont des voix qui s’envolent des feuillets, voix de choses qui sont mortes, mais auprès
desquelles on a vécu, et qui ont conservé comme l’écho lointain et pensif de ces vies
disparues. Il reste un peu d’âme aux louches d’un clavecin sur lequel des mains
— autrefois — se sont posées. Les vieux fauteuils gardent dans leurs plis de vagues
parfums ; le tic-tac des anciennes horloges boite comme le pas d’un vieillard. Ces
objets évoquent des idées, des souvenirs et, pour tout dire, des sensations
qui varient selon le degré d’imagination et de culture de l’observateur. M. Rodenbach
vibre d’une façon surprenante. Et il se reconnaît au milieu des impressions qu’il
éprouve ; il les classe, il les analyse, il les décompose avec une merveilleuse
lucidité. Et il trouve les mots qui traduisent exactement les nuances qu’il veut
exprimer. Et ces nuances sont le plus souvent des nuances de nuances,
des reflets fuyants, des rapprochements entr’aperçus, des silhouettes presque
insaisissables. Et enfin (c’est par là qu’il est poète) ce travail n’est point aride. Le
vers de M. Rodenbach n’est pas un vers de logicien, c’est un vers de voyant. C’est un
miroir infiniment mobile, où apparaissent les divers aspects des choses ; et c’est en
même temps une symphonie. Le poète nous montre des images et il nous dit, aussi, quelle
émotion éveillent en lui ces images, et il nous fait partager son émotion.
Tout cela est d’une combinaison assez compliquée. Et M. Rodenbach se complaît à ces
jeux de dilettante ; il jouit des difficultés vaincues ; il les exagère. S’il n’y prend
garde, ses qualités, en s’exaspérant, se changeront en défauts. Il tombera de la
précision dans la minutie, de la subtilité dans l’afféterie, et il redoutera tellement
d’être banal qu’il deviendra inintelligible. (Un autre de ses recueils, les
Yeux, justifie ces craintes et renferme de fâcheuses
obscurités)…
Ajoutons que M. Rodenbach est d’un voisinage dangereux pour ses confrères. Il en est de
ses poèmes, comme des aliments assaisonnés d’étranges épices, auprès desquels les mets
simples et sains paraissent fades.
Le poète Jean Richepin possède une collection de curieuses photographies
qui le montrent à différents âges. La plus ancienne, qui date de 1876, le représente
entouré de quelques amis : Maurice Bouchor, Raoul Ponchon, Paul Bourget… Sur cette image
lointaine, Raoul Ponchon apparaît joyeux. Paul Bourget semble avoir du vague à l’âme.
Maurice Bouchor porte dans ses yeux limpides une expression de sérénité… Quant à Jean
Richepin, il est coiffé d’un chapeau tromblon à larges bords ; il a la prunelle ardente,
la taille cambrée, le poil luxuriant et embroussaillé ; sa chevelure s’échappe en
boucles rebelles ; sa barbe est tumultueuse et ses vêtements d’une coupe primitive. On
dirait d’un jeune faune, lâché sur les boulevards et habillé par un tailleur-concierge
de la rue Monsieur-le-Prince.
En ce temps-là, Jean Richepin jouissait, parmi les bourgeois, d’une fâcheuse
réputation. On faisait
courir sur lui de surprenantes légendes. On affirmait
qu’il avait été chassé de l’École normale pour cause de mauvaises mœurs ; qu’on l’avait
surpris une fois dans la chapelle de l’École, devant l’autel éclairé a
giorno, ayant près de lui trois femmes (le gourmand !) qu’il était en train de
confesser. Jeté dehors, repoussé par sa famille, on racontait encore que Jean Richepin
s’était engagé dans une troupe de saltimbanques, qu’il avait dompté des bêtes féroces,
lutté à main plate avec Marseille, couru les océans en qualité de mousse sur un vaisseau
négrier et que rentré au gîte, après tant d’aventures, crevant de faim et mis au ban de
la société, il composait des vers obscènes en caressant des Gothons de carrefour.
Tout n’était pas irréel dans ces contes bleus. Jean Richepin n’avait jamais souillé par
un sacrilège la maison de la rue d’Ulm. Il en sortit pour aller se battre contre les
Prussiens. Il ne fut pas repoussé par sa famille, mais sa famille était pauvre. Et il
dut s’ingénier pour se procurer le pain quotidien. Son imagination était d’ailleurs
vagabonde ; il adorait les verroteries, les costumes bariolés. Et enfin il avait lu,
comme tous ceux de sa génération, les livres d’Henry Mürger ; il prenait au sérieux la
vie de bohème et croyait sincèrement qu’un poète lyrique ne peut, sans déchoir,
s’astreindre à une existence régulière et qu’il est tenu, par respect humain, de frayer
avec la Cour des Miracles.
Richepin s’évertua à jouer les Schaunard ; ce fut
un Schaunard asiatique, truculent et somptueux. Il oubliait de payer son terme, il
déjeunait dans les crémeries ; mais il portait en épingle certain rubis qui avait
appartenu, disait-il, au Grand Mogol et qui se cassa en tombant sur le marbre d’une
cheminée. Il était beau et aimé des femmes. Il était heureux !…
Examinons maintenant la plus récente photographie. Le poète est assis à une table
surchargée de paperasses, dans une pièce remplie de livres et d’objets d’art. Un feu
clair flambe dans l’âtre et colore de ses reflets des landiers en fer forgé et des
chandeliers de cuivre ; de vieux vitraux laissent passer une lumière adoucie, qui vient
s’éteindre sur des tapis d’Orient. Ce milieu respire le confort, la paix domestique, un
luxe de bon aloi. Le maître de céans est bien le même personnage que nous avons vu tout
à l’heure ; il porte un manteau écarlate que ferme une agrafe d’or ; et son mollet se
dessine ferme et musclé, sous la trame élastique du bas de soie… Cependant le front est
dégarni, quelques fils blancs apparaissent dans la chevelure. Le temps a touché de son
aile le chansonnier des gueux, et en l’effleurant, il l’a calmé, assagi. Jean Richepin
peut dire, comme le charbonnier de la légende : Je suis ici chez
moi.
Et, en effet, ce « home » lui appartient ; et non seulement le cabinet de travail, mais
la maison, et
non seulement la maison, mais le jardin, et d’autres jardins,
et une autre maisonnette. Le bohémien de jadis est devenu propriétaire foncier, ni plus
ni moins qu’un parfait notaire. Il soigne ses rosiers, il s’amuse avec ses enfants, il
se délasse des joies du travail par les joies de la famille. On inscrira sur sa tombe,
s’il meurt demain : bon père, bon époux, citoyen intègre ; et l’on ajoutera à son
épitaphe la devise des hommes de lettres économes et vaillants : liber
libro… Mais Jean Richepin n’a pas envie de mourir et, sa plume aidant, le jardin
de la rue Galvani finira par ressembler au parc de Versailles…
Je sais d’anciens camarades qui lui gardent rancune de cette prospérité. Pour ceux-là,
ratés du Parnasse et vieux bohèmes croulants, tout poète qui ne finit pas à l’hôpital
n’est pas un poète. Richepin a cessé d’avoir du talent dès l’instant où il a touché des
droits d’auteur. Si jamais l’Académie lui ouvrait ses portes, il serait déshonoré. Et on
l’accuse d’hypocrisie ! Et l’on met en doute sa sincérité…
J’estime au contraire que la vie de Jean Richepin est un chef-d’œuvre d’harmonie et de
sagesse. Elle trahit un tempérament admirablement équilibré. Tout d’abord studieuse,
puis agitée, mouvementée (à l’âge des fièvres amoureuses et des folles passions), puis
tranquille, puis apaisée, cette existence est l’image d’un beau jour qui traverse
successivement la fraîcheur de l’aube, l’ardeur du soleil et la
paix du
crépuscule. Et l’œuvre de Richepin s’est modelée sur sa vie. Il a commencé par écrire
des discours latins ; puis il a composé des chansons et enfin des tragédies en cinq
actes pour la Comédie-Française.
Je ne veux pas regarder ce qui vaut le mieux de ses tragédies ou de ses chansons. Si
j’avais un conseil à donner aux jeunes poètes, dans l’intérêt de leur bonheur, sinon de
leur talent, je leur dirais : « Imitez cet homme, soyez comme il l’a été, tour à tour
agité et raisonnable et toujours laborieux. Et les dieux vous béniront ! » Mais les
artistes n’ont pas besoin de conseils, chacun suivant le penchant de sa nature.
Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi….
Or je crois remarquer que les générations nouvelles sont animées d’un singulier esprit
d’ordre et de prudence. La pauvre bohème est morte avec Banville qui égrenait de temps à
autre, sur la tombe de Mürger, une grappe de lilas. Les peintres, les poètes, voire les
médecins, envisagent dès l’adolescence le problème de la lutte pour la vie. Ils
travaillent pour amasser un capital et en tirer bon parti. Le peintre entrevoit dans ses
rêves un petit hôtel, le poète un ruban rouge et l’Académie, le médecin une clientèle
mondaine. Et ils cherchent autour d’eux le véhicule qui doit les conduire au but
désiré : le mariage riche, l’héritière. On me citait le mot typique d’un de nos
brillants confrères,
qu’une dame de ses amies voulait unir à une jeune fille
de condition médiocre :
— Inutile d’insister, dit-il d’un ton sec. Je n’épouse pas, à moins d’un million !
Et ce jeune écrivain n’a encore publié que trois volumes ! Et il n’a pas le profil
d’Antinoüs ! Jugez un peu s’il ressemblait seulement à M. Le Bargy, de la
Comédie-Française ! Jérôme Paturot doit s’estimer satisfait. Ce revirement est son
triomphe. Lui, qu’on a tant raillé, on le traite aujourd’hui avec égards, et l’on
sollicite l’honneur de son alliance. Et je dois dire qu’il répond à demi aux avances qui
lui sont faites ; il commence à considérer que les artistes peuvent être des gens
sérieux, il ne leur refuse plus son estime et trouve assez agréable, ayant déjà la
fortune, de prendre pour gendre un garçon de mérite qui lui apportera un parfum de
gloire. Ainsi s’accomplit la fusion du talent et de la richesse. Nous avons toujours des
poètes, mais ce sont des poètes bien nippés. Les cigales chantent encore, mais elles ne
chantent plus à la belle étoile…
Décidément, le bon poète François Coppée verse dans la politique !… Il a
beau s’en défendre, décliner les candidatures législatives qui lui sont offertes,
afficher le profond dédain que lui inspirent les débats parlementaires : la passion même
avec laquelle il exprime ce dédain, trahit un état d’esprit qui ne ressemble pas à
l’indifférence. On ne hait si fort que ce qui vous tient au cœur. François Coppée, qu’il
veuille ou non l’avouer, suit avec curiosité les choses publiques. Ses derniers livres
nous apportent sur ce point un témoignage irrécusable. La politique, la hideuse
politique y suinte à chaque page. Et le lecteur se demande s’il doit en féliciter
l’auteur — ou s’il doit le plaindre.
Comment cette curiosité s’éveilla-t-elle en son âme ?… Je ne sais… François Coppée,
ainsi que tous les poètes, chanta d’abord les yeux bleus et les yeux noirs, la joie
d’aimer et de vivre ; puis il se
tourna vers le théâtre, il effleura le
roman, il écrivit des nouvelles et des contes. Ces œuvres si diverses de forme et
d’inspiration avaient entre elles un lien commun : la sensibilité de l’écrivain, une
pitié tendre, qui s’épanchait sur les humbles, sur les êtres souffrants et pauvres, sur
les filles du peuple, sur les orphelins, sur les vaincus de la vie. Coppée, dès ses
premières années, coudoya la misère des petites gens qui ont la pudeur de leur détresse,
et cachent sous un pâle sourire les blessures d’amour-propre, les embarras d’argent,
l’angoisse du terme à payer et des créanciers à satisfaire. Vous savez combien sont
vivaces les impressions d’enfance. Coppée devint célèbre ; il entra à l’Académie, il eut
toutes les dignités, tous les honneurs officiels, il fréquenta chez les grandes dames,
il se chauffa les mollets aux cheminées des duchesses. Et son cœur, au lieu de
s’endurcir, demeura compatissant. Je crois même qu’il s’attendrit davantage. Le luxe des
uns, le dénuement des autres, le spectacle de certains bonheurs et de certaines
infortunes également immérités et absurdes ; ces mille iniquités sociales que les
privilégiés contemplent d’un œil distrait, retentirent profondément eu cette conscience
de poète. Coppée se dit que le monde est mal fait ; que ceux qui le dirigent sont des
intrigants ou des incapables ; que le peuple se laisse prendre à des mots vides de sens,
et élève sur le pavois des ambitieux qui ne songent qu’à le gruger. Certains scandales
parlementaires donnèrent un nouvel élément à cette généreuse misanthropie.
Et c’est ainsi (du moins je le suppose) que Coppée en arriva, tout doucement, à publier
des articles de journaux qui par le ton, l’allure, l’âpreté d’invective ressemblent à
des pamphlets.
Lorsqu’on relit en volumes ces articles, il s’en dégage une impression curieuse.
François Coppée y revêt des aspects multiples, que je voudrais essayer de fixer. Il s’y
montre, tour à tour, chauvin et bourgeois, aristocrate et gavroche, idyllique et
violent, réactionnaire et socialiste. Il a des nerfs de femme et des fureurs de
tribun.
Le chauvin. — Coppée, quand il était gamin, devait suivre dans les
rues les musiques militaires et marquer le pas au son du tambour. Il a conservé une
faiblesse pour l’uniforme, le panache. Il aime Napoléon, à cause de ses victoires. Il
vibre au récit de ses exploits. Né trente ans plus tôt, il eût applaudi l’acteur Gobert
au cirque Olympique, il eût chanté au dessert les chansons de Béranger. Son ardeur
patriotique éclate en accents émus. Il s’extasie sur un garçon jardinier qui est allé
passer treize jours au régiment ; il admire la fière allure des soldats préposés à la
défense de notre frontière ; et il s’écrie, emporté par un élan de pieux
enthousiasme :
Soldats de vingt ans, fleur de mon pays, je ne suis qu’un homme vieilli et malade,
qui, le jour du départ, ne
pourrait vous suivre jusqu’à la première étape.
Mais je sais bien qu’en vous est le suprême espoir, le salut de la France, et de toute
la chaleur de mon âme, je vous aime et je vous bénis !
Ces sentiments sont hautement respectables. Peut-être y entre-t-il un soupçon de
redondance. On croit voir un bon vieillard à cheveux bouclés qui lève vers le ciel des
yeux pleins de larmes et des mains tremblantes. — Adorant son pays, Coppée doit haïr nos
ennemis séculaires. Il a horreur de l’Allemand, non seulement de l’empereur Guillaume et
du prince de Bismarck, mais des Tudesques plus ou moins inoffensifs qui servent comme
garçons de restaurant dans les hôtels cosmopolites et qu’il accuse de préparer
« l’invasion et le pillage de l’avenir et de choisir déjà leurs pendules2 »
. Paul
Déroulède applaudirait des deux mains à ce langage…
Le bourgeois. — Si Coppée aime les batailles, il ne déteste pas les
douceurs du coin du feu. Et en cela il est bien de la race de Désaugiers et de Jérôme
Paturot. Il ne comprend pas que l’on sorte de cette bonne France pour aller courir au
loin les aventures. Au lit d’auberge il préfère le lit familial garni de draps qui
fleurent la lavande ou la bergamote. Aux maisons à quinze étages de Chicago il préfère
l’humble toit où naquirent et moururent ses
aïeux3. Et toujours, comme les vrais
bourgeois de Paris, il repousse avec violence tout ce qui nous vient de l’étranger, les
mots anglais, les mets exotiques, les modes et les mœurs américaines. Vive le haricot de
mouton de nos grand’mères ! Vive la musique de Boïeldieu ! Il déclare (non sans raison)
que la moitié des spectateurs qui vont écouter la Walkyrie ont l’air
de s’y pâmer par snobisme, mais n’y entendent goutte et s’y ennuient4. Et il proteste contre cette admiration de
commande. Et il épanche sa mauvaise humeur sur Wagner, sur Ibsen, sur Maeterlinck, sur
les Norvégiens, les Suédois, les Flamands qui tournent la cervelle aux jeunes
littérateurs.
Le poète. — Il ne saurait disparaître, fût-ce au cours des brûlantes
polémiques. Il surgit çà et là, entre deux lamentations sur les maux du siècle, et
module un air de flûte infiniment agréable. Tantôt il chante la mélancolie des cloches
bretonnes, conviant à la prière les veuves et les filles des pêcheurs :
Sonnez, sonnez, cloches de Bretagne ! C’est vous qui avez raison. Sonnez pour appeler
les pauvres, malgré leurs faiblesses et leurs vices, et pour leur parler de repentir
et d’espérance ! Dites-leur qu’il est une miséricorde supérieure à la justice et
toujours prête à leur pardonner leurs fautes. Sonnez dans vos clochers à jour,
vieux asiles des hirondelles ; sonnez, cloches chrétiennes, et continuez de
répandre sur ceux qui souffrent un peu d’illusion et de rêve !
Tantôt il célèbre le retour du printemps, la renaissance des fleurs, l’éclosion des
belles tulipes qui embaument de leur haleine les parcs et les jardins de Paris :
Voici, dans les jardins publics, mes belles amies, les tulipes. Certes, elles sont
admirables en massif, surtout celles qui sont lamées de jaune et de rouge, comme des
lansquenets ; mais je les aime encore mieux le long d’une plate-bande, isolées sur
leur tige, espacées les unes des autres, raides dans leurs robes d’apparat, comme les
infantes de Castille un jour de baise-main. Je goûte mieux ainsi l’aristocratique
beauté de chacune d’elles. Je ne dis pas de mal de vous, ô jacinthes ! bien que je
trouve un peu lourdes de formes vos grappes parfumées, et je ne vous oublie pas non
plus, primevères et jonquilles, qui n’êtes pas des Parisiennes, mais qui nous
apportez, sur les éventaires et les petites charrettes à bras, de si douces nouvelles
des bois et des champs. Cependant, je l’avoue, la splendide, la triomphante tulipe
m’éblouit entre toutes. Vous êtes, fleurs campagnardes, la grâce du renouveau ; les
tulipes en sont la gloire.
En lisant cette description, on se dit que l’auteur en eût tiré un joli sonnet. Et si
on lui pardonne d’avoir célébré en prose les grâces de la tulipe, c’est que cette prose
est harmonieuse, délicate et colorée…
Le gavroche. — Ne criez pas à l’irrévérence. Il y a, chez
Coppée, un vieux gamin de faubourg qui ne sommeille jamais qu’à demi. Ce gamin a le
verbe canaille, il ne recule pas devant l’argot, il possède le vocabulaire de la langue
verte, et cultive à l’occasion le calembour. Raillant la fausse austérité d’un homme
politique de ses amis, il ne craindra pas de dire5 : « Ce Caton d’Utique est un Caton du toc »
; il flétrira l’impudence des démagogues qui promettent
au peuple des fontaines de reginglet et de mêlé-cassis ; il s’esbaudira devant les affiches électorales peinturlurées de
mille nuances : vert pomme, ventre de biche, caca dauphin (sic),
cuisse de nymphe émue et bleu de perruquier ; enfin il évoquera le souvenir des
guinguettes, où il allait, le dimanche, se promener en compagnie de Mimi Pinson.
Je troquerais de bon cœur la rosette rouge, l’habit à palmes vertes, et tout le
tremblement, contre un de mes « Quinze Août » du second Empire, avec dinette à Vélizy,
quand j’avais encore d’assez bonnes dents pour casser des noisettes, quand on ne me
donnait pas du « cher Maître » et qu’on m’appelait tout populairement « mon trésor » …
Dieu de Dieu ! que c’est bête de vieillir !
Blâmant ailleurs les doctrines que professe en Sorbonne M. Aulard, il lui décoche des
flèches barbelées, il le compare à M. de la Palisse, il l’accuse
de battre
le ra-pla-pla devant ses élèves, et de débiter des phrases
creuses.
Cela est excessif, paradoxal, injuste. Mais cela est pittoresque, cela vous pique la
langue comme un verre de vin bleu. C’est du meilleur cru de Suresnes…
Le socialiste. — Mon Dieu ! François Coppée n’approuve pas les crimes
de Vaillant et de Ravachol… La dynamite lui répugne… Et cependant !… Il écrit certaines
pages que pourrait signer Louise Michel. Le poète n’excuse pas, mais il explique — ce
qui équivaut à une demi-absolution. Serrons de près sa pensée :
On aurait pu, avec un peu de chaleur d’âme et un peu de courage, réconcilier et unir
les partis, grouper les bonnes volontés, dans une ligue pour la paix sociale, dans une
croisade contre la misère ! Que c’eût été beau pourtant de lever, sur
l’opulente moisson du capital, la gerbe de ceux qui ont faim, d’émonder, de
l’arbre de l’héritage, le fagot de ceux qui ont froid ! Que c’eût été beau de rappeler
énergiquement aux hommes qui jouissent et qui rient qu’ils doivent une
large dime à leurs frères qui souffrent et qui sanglotent !
Eh ! oui, les riches auraient dû se dépouiller pour les pauvres. Mais ils n’y ont pas
songé… Dès lors, les pauvres ne sont-ils pas en droit de lever l’étendard de la
révolte ?… Et plus loin : « Les prolétaires ont beau être électeurs
— c’est-à-dire rois — ils sont quand même esclaves. Depuis
longtemps, on les
mène avec de grandes phrases, comme on les menait jadis
à coups de bâton. Or, ils n’y croient plus aux harangues. Que sont les anarchistes ?
Les futurs combattants d’une guerre servile qui n’attend que son Spartacus. »
N’en déplaise à l’auteur de Severo Torelli, je crois que son cœur
parle ici plus haut que sa raison. Et encore, est-ce bien son cœur qui parle ? Il y a
dans cet excès de mansuétude une nervosité un peu maladive. Il semble que François
Coppée se soit laissé gagner par l’exaltation fiévreuse de Mme Séverine. Je conçois que l’on s’intéresse au sort des déshérités, non au point
de méconnaître les améliorations essayées et les progrès accomplis… Je veux bien que les
ouvriers ne roulent pas sur l’or. Cependant le prix de leurs salaires a doublé depuis
cent ans. Et s’ils ne jouissent pas sur terre d’une parfaite félicité, ils ressemblent
en cela à un certain nombre de capitalistes. Il y a d’autres misères que celles qui
naissent de l’argent…
L’aristocrate. — L’anarchiste qui palpite en François Coppée se
double d’un aristocrate assez hautain. Almaviva bafouant Bartholo, le marquis de la
Seiglière accablant de son mépris l’avocat Destournelle, M. de Sotenville rabrouant
George Dandin ne sont pas plus dédaigneux que ne l’est le doux écrivain envers nos
députés, nos sénateurs, nos ministres, envers tous ceux qui, de près et de loin,
touchent au gouvernement de la République. C’est un déluge d’invectives. Et quelles
invectives ! La
Chambre est une caverne de vendus et
d’acquittés (allusion aux scandales de Panama). M. Grévy est un fesse-mathieu et un vieux ladre. De grands mots
couverts de boue : telle est l’image de l’éloquence politique. Les hommes qui
sont au pouvoir n’ont su donner au peuple ni pain ni gloire ; ce sont
des politicards de malheur, des farceurs, d’infâmes
chéquards, donnant au pays le spectacle d’une répugnante
agonie.
Ces mots sont textuels et je n’en cite que quelques-uns. Sans glisser sur le terrain de
la politique, je ne puis me dispenser de constater qu’ils manquent de mesure et
d’atticisme. M. Coppée estime que la France pleure sa gloire perdue. La faute en est
plutôt imputable aux hommes d’hier qu’à ceux d’aujourd’hui. En tout cas, elle a depuis
vingt ans pansé ses blessures et reconquis un prestige auquel l’Europe, moins rigoureuse
que M. Coppée, se fait un devoir de rendre hommage… Et puis, Coppée est-il bien sûr que
nos hommes d’État soient beaucoup plus malhonnêtes que ne le furent leurs prédécesseurs,
ou que ne le seront leurs successeurs éventuels ? Qu’il se rappelle cette devise placée
par Alphonse Karr au fronton d’un de ses livres :
Plus ça change,
plus c’est la même chose.
Ainsi s’exprime le philosophe, devenu
sceptique, et qui juge inutile de se fâcher.
Rassemblez ces traits épars, réunissez sur la même tête ces qualités et ces défauts,
ces partis pris, ces
élans chevaleresques, ces emballements, ces colères,
ces jovialités, ces délicatesses, ces indignations et ces explosions chauvines, et vous
aurez Coppée, c’est-à-dire le meilleur, le plus loyal des poètes, et, par-dessus tout,
un admirable Français… Car c’est par là qu’il nous plaît et qu’il nous touche. Il est
Français jusqu’aux moelles, et Français de l’Île-de-France, Français de Lutèce. Il a
dans les veines le pur-sang des Gaules ; il pousse jusqu’au fétichisme le culte de son
pays. Et, ma foi, je n’ai pas le courage de lui reprocher d’aimer trop la France. Il y a
maintenant tant de Français — surtout de jeunes Français — qui ne savent plus
l’aimer !…
Au mois de novembre 1894, M. Paul Verlaine fut proclamé solennellement le
« poète de la jeunesse française ». L’élection se fit au café Procope. Deux cents hommes
de lettres, âgés de dix-huit à vingt-cinq ans, prirent part au scrutin. M. Paul Verlaine
arriva en tête de liste avec soixante-dix-sept voix. M. Sully-Prudhomme n’en obtint que
trente-six, M. François Coppée douze seulement et M. Maurice Bouchor, l’auteur de Tobie, le grave et délicat penseur, dut se contenter de deux voix…
Aussitôt après le vote, M. Paul Verlaine se retira à l’hôpital Broussais pour y prendre
ses quartiers d’hiver. Quelques jours plus tard, paraissait un nouveau recueil de
M. Paul Verlaine intitulé : Épigrammes. Ainsi s’affirmait en sa
vieillesse celui qu’on a surnommé le Villon moderne. Malheureux, en effet, comme Villon
errant, dépenaillé et cependant plus fortuné, puisqu’il jouit de sa gloire et qu’il a la
satisfaction de se
voir loué dans les gazettes. François Villon ne reçut
jamais, que je sache, la visite d’un interviewer, il ne fut point nommé, de son vivant,
prince de la jeunesse française. C’est tout au plus s’il ne fut pas pendu avec ses
compagnons les truands et les tire-laine des bas quartiers de Paris… La misère de
M. Paul Verlaine est, en somme, une benoîte misère, une misère civilisée ; elle est
adoucie par cela même que tout le monde la connaît et y compatit. Le poète est célèbre.
Lorsqu’il entre dans une brasserie du boulevard Saint-Michel, les consommateurs se
poussent du coude et contemplent avec une curiosité nuancée d’admiration ce crâne
chauve, ce front bosselé comme un antique chaudron, cette face camuse, ce nez
socratique. Un murmure s’élève : C’est Lui. Et les femmes, le
regardant à travers sa renommée, sont presque tentées de le trouver beau. M. Paul
Verlaine dédaigne sans doute ces petits triomphes d’amour-propre. Et pourtant il est
homme, et je sais des poètes, parmi les plus huppés, qui sont chatouillés agréablement
quand on leur parle avec dévotion et qu’on les appelle « cher maître. ».
Cet irrégulier débuta de la façon la plus régulière. Il naquit de souche bourgeoise. Il
passa son baccalauréat comme tous les adolescents qui se respectent. Sa mère, une veuve
pauvre et prévoyante, le fit entrer à vingt ans dans les bureaux de l’Hôtel de Ville. Il
y rencontra François Coppée, Albert Mérat,
Léon Valade, Anatole France,
José-Maria de Heredia, et s’embrigada dans la phalange du Parnasse. Vous pensez bien que
ces jeunes ronds-de-cuir se souciaient fort peu des affaires publiques et qu’ils
consacraient la majeure partie de leur temps, non pas à rédiger d’absurdes rapports et à
copier des circulaires, mais à composer des tragédies et à rimer des sonnets. Ils
avaient la prétention d’être impassibles ; ils se comparaient
ingénument aux orfèvres qui cisèlent l’or et le bronze ; ils cherchaient la perfection
de la forme. Et chacun, à l’ombre des cartons administratifs, préparait un recueil qui
devait émerveiller les contemporains. M. Paul Verlaine fit paraître ses Poèmes saturniens, le jour même où M. François Coppée publiait son Reliquaire. On n’y devinait guère le futur auteur de Sagesse.
C’étaient de petits vers tournés avec agrément, les vers d’un bon élève de Banville.
Pourtant, çà et là, une mélancolie perçait à travers les rimes et décelait l’émotion
d’une âme inquiète et tendre. On n’y prit pas garde. Les Fêtes
galantes vinrent quelques mois plus tard. Cette fois, la personnalité de
l’écrivain s’affirmait. Il avait choisi pour cadre les bergeries de Watteau, mais il
avait peuplé ce décor de figurines frêles et gauches, d’une grâce troublante. Ces
croquis étaient bizarres, pour la plupart maladroits. Pièces inachevées, sentiments
obscurs, fautes de goût, harmonies grinçantes. Les personnages vêtus de satin, qui se
promenaient sous les bosquets de Cythère, ne ressemblaient
qu’extérieurement aux Isabelle et aux Léandre du théâtre Italien ; ils ne chantaient
pas des mélodies cadencées à la façon de Mozart ; ils avaient la voix rauque et inégale.
Mais quelquefois un cri douloureux leur échappait, et la nature, autour d’eux, se
faisait triste, pour compatir à leur tourment. Rappelez-vous le Clair de
lune, si souvent cité :
La guerre de 1870 éclata. M. Paul Verlaine ne songeait pas alors à la politique. Il
était amoureux et élégiaque, il avait une fiancée, il écrivait pour elle des chansons.
Qu’advint-il de ces amours ? Ces projets d’hyménée sombrèrent-ils dans la tourmente ? Le
poète disparut. Quinze ans se passèrent sans qu’on entendît parler de lui. Ce fut une
époque cruelle de sa vie, sur laquelle nous n’avons pas à jeter les yeux. Une légende
(peut-être mensongère) s’est formée ; on a dit qu’il connut alors d’étranges
désordres suivis d’une dure expiation ; et que, frappé par la justice des hommes,
enfermé dans une geôle, il y demeura de longs mois, replié sur lui-même, et que
songeant, méditant, il conçut un grand repentir de ses péchés, qu’il en demanda pardon à
Dieu, et revint à la foi de son enfance. Et, en effet, quand il reparut, après cet exil,
il rapportait un cœur purifié et un volume qui restera son chef-d’œuvre. C’était le
volume de Sagesse, où l’on trouve les plus beaux vers chrétiens et
peut-être les seuls vers chrétiens qui aient été composés depuis deux siècles dans notre
langue. Ce sont, en tout cas, les plus naïfs et les plus vraiment sincères. Le poète
s’abîme en Dieu, lui offre, avec de vraies larmes, ses douleurs. Il a des effusions
brûlantes, des extases sublimes à force de bonne foi. Il supplie, il sanglote, il
s’entretient avec le Seigneur, il se met à ses pieds humblement, il l’adore et il le
conjure d’effacer ses hontes.
Il compose ces tercets qui semblent des actes de contrition, qui jaillissent de son âme
comme des
prières, et dont la forme est d’une ravissante suavité. Il fait
réellement l’abandon de sa personne dans un élan d’amour passionné :
Puis il se tourné vers la Vierge infiniment douce. Il trouve pour lui parler des
accents tout simples, qui vont parfois jusqu’au balbutiement enfantin. Il se réfugie
auprès d’elle comme auprès d’une mère, mère indulgente dont il attend les caresses, dont
il connaît l’inépuisable bonté :
La foi qui éclate dans ces vers est vraiment soumise, elle n’a rien à démêler avec le
christianisme littéraire de Chateaubriand ni avec la grandiose rhétorique de Victor
Hugo. On sent que Verlaine, lorsqu’il les écrivit, ne songeait qu’à les écrire, et non à
les publier ; c’était une effusion spontanée, un soulagement de cœur, comme un cri de
conscience. Il croyait et il aimait. Il y a dans Sagesse cinquante
pages qui dureront éternellement…
Hélas ! cette belle conversion ne persista guère. Le poète revint à ses errements. Il
fut repris par la chair ; et alors commença cette étrange existence, ce vagabondage
bohémien sur le pavé de Paris, cette vie gâchée, secouée aux quatre vents du ciel, sans
repos, sans foyer, ballottée de la brasserie à l’hôpital, de l’hôpital à la brasserie.
M. Paul Verlaine erra comme un fantôme dans les ruelles du quartier Latin. Il vieillit,
se courba, perdit ses cheveux, se réveilla un matin perclus de rhumatismes et ne trouva
un peu de repos que lorsque la charité publique lui eut offert un asile… Il en est là…
Et du fond de son infirmité, il goûte, tout de même, quelques douceurs. Il est très
humainement traité. Les internes sont ses amis. Les gardes le soignent avec sollicitude.
Et,
chaque jour, de jeunes poètes viennent lui serrer la main et prendre
des nouvelles de sa santé et lui demander des autographes. Enfin, de temps à autre, la
critique s’occupe de son œuvre. M. Jules Lemaître, M. Anatole France lui ont consacré de
belles études. Voilà de quoi charmer ses ennuis.
M. Jules Lemaître et M. Anatole France s’accordent à proclamer que M. Paul Verlaine est
un instinctif et un primitif. M. Anatole France le compare très ingénieusement à un
faune, à un satyre, à un être demi-brute, demi-dieu, inconscient de lui-même et soulevé
par un souffle intérieur. M. Jules Lemaître va plus loin. C’est à peine s’il lui concède
une certaine dose d’intelligence. « Je me le figure presque illettré. Peut-être
a-t-il fait de vagues humanités ; il ne s’en est pas souvenu. Il connaît peu les
Grecs, les Latins et les classiques français ; il ne s’attache pas à une tradition. Il
ignore le sens des mots et les significations précises qu’ils ont eues dans le cours
des âges. »
Et plus loin, M. Jules Lemaître, analysant certains poèmes de
M. Verlaine, cherche vainement à y découvrir un sens, il n’y perçoit qu’une musique de
rêve, plainte indécise dont le charme réside uniquement dans l’harmonie des syllabes
accouplées. Telle cette prière inexplicable, qui échappe à l’analyse, et qui, cependant,
berce l’oreille comme le ferait un chant lointain, entendu dans l’engourdissement d’un
demi-sommeil :
Le critique croit d’abord à une mystification. Le malicieux Paul Verlaine ne se
serait-il pas donné le plaisir de duper ses lecteurs, en leur présentant, avec le plus
grand sérieux, des fantaisies chatnoiresques et tintamarresques ? Mais il repousse cette
hypothèse. M. Paul Verlaine est incapable d’une fumisterie de mauvais goût ; il ne pense
pas à beaucoup de choses, mais il écrit ce qu’il pense : « Les hommes ne sont
point pour lui des individus avec qui il entretient des relations de devoir et
d’intérêt mais des formes qui se meuvent et qui passent. Il est le rêveur. Il a gardé
une âme aussi neuve que celle d’Adam ouvrant les yeux à la lumière. La réalité a
toujours pour lui le décousu et l’inexpliqué d’un songe. »
En d’autres termes,
M. Paul Verlaine est un voyant, un mage, le dormeur éveillé des contes arabes dont les
yeux sont ouverts et l’âme absente. Un démon le possède : c’est un homme de génie…
Or, un doute m’est venu en lisant le dernier
recueil de M. Paul Verlaine
(les Épigrammes). Je me suis demandé si ce poète vivait tellement en
dehors de l’humanité, si son rêve était tellement profond qu’il l’enlevât au sentiment
des choses réelles. Il m’a semblé que ce petit volume était humain, très humain ; j’y ai
trouvé des idées très raisonnables, traduites en une langue très claire, sinon très
forte. Il m’a même semblé y découvrir un soupçon d’ironie, ce qui n’est point le fait
d’un sauvage, l’ironie ne poussant que sur les terres extrêmement vieilles et
civilisées. — L’opuscule débute par un sermon, un vrai sermon, vous dis-je. Le poète est
remis de ses émotions et résolu à jouir désormais du beau et du bien, sans s’inquiéter
du reste, ayant souci seulement de sa perfection morale :
Mais il se sent transformé… Il fut jadis bien coupable, puis la grâce le toucha.
Aujourd’hui il a renoncé aux anciennes fautes, mais la grâce l’a quitté. Il est indécis,
troublé, et il regrette la certitude qu’il a perdue, cette chère certitude qui lui
tenait chaud au cœur. Il se demande si l’erreur n’était pas préférable au
doute desséchant qui l’oppresse :
Et je le suis bien encor
,
Mais cette philosophie n’est pas nouvelle ! M. Paul Verlaine traverse une crise que
beaucoup d’artistes ont subie. Perdre ses illusions, les regretter, se consoler avec
l’art immortel qui ne trompe pas ; qu’y a-t-il de plus commun ? C’est le lot ordinaire
de l’humanité. D’ailleurs, M. Paul Verlaine a la sagesse souriante ; il parle aux jeunes
gens, il leur prêche la modération, la tolérance : Vous êtes exaltés, violents. Je le
fus aussi. Vous avez des admirations exclusives. Nous avons passé par là :
Et il évoque, en souriant, ces passions dont se nourrit sa jeunesse :
Il aime à revivre en ces souvenirs. Tous les vieillards sont de même. En vérité,
M. Désiré Nisard, de l’Académie française, n’eût pas tenu un autre langage ! Ce bohémien
de Paul Verlaine est le plus rassis du monde. Savez-vous quel est son plaisir, quand son
rhumatisme lui laisse un moment de liberté ?… C’est d’aller au musée du Louvre… Je sais
d’honorables rentiers, enrichis dans le commerce, et qui cultivent ce passe-temps.
Peut-être ne jouissent-ils pas de la peinture comme en jouit M. Paul Verlaine, car ce
« faune » s’y connaît ; ce « satyre » porte sur la peinture des jugements éclairés. Il
aime Michel-Ange, Germain Pilon, Puget, Pigalle. Il goûte la Ronde de
nuit de Rembrandt, et rapporte d’Amsterdam une pièce de vers qui vaut une page de
critique… Décidément ce « satyre » n’est pas dénué d’intelligence. Et il n’est pas dénué
d’esprit. Il raille agréablement M. Paul Moréas sur certains vers de dix-sept pieds (p.
24) et il saisit, à l’occasion, le trait caricatural ; il définit en ces termes Théodore
de Banville :
N’est-ce pas charmant ? Ailleurs, il peint Lamartine, ou plutôt il
un portrait de Lamartine, une aquarelle de Cazals, représentant le poète droit
et digne, dans sa posture habituelle, dressant le buste et levant la tête :
Je ne vous cite pas ces vers comme modèle, le tour en est pénible, embarrassé. Ils sont
chevillés. Je prise modérément l’allure de l’apothéose, et le bras derrière et cet œil bleu, humain comme un
martyre. Mais les trois derniers vers sont d’une rare beauté, le dernier surtout
souligne, en un trait de feu, le profil de Lamartine vieilli, mais toujours droit et
ferme :
Quand je vous disais que ce « satyre » avait un œil de critique d’art !
Ainsi donc, l’« homme des bois » s’est calmé ; il est devenu philosophe ; il attend la
mort en souriant et il regarde, quoi qu’on dise, d’un œil attentif et curieux ce qui se
passe sur la terre. L’ibsénisme ne lui a pas échappé, non plus que le wagnérisme. Il
n’est nullement insensible à ce qui réjouit les hommes de son âge. Il aimerait, tout
comme un autre, la lampe familiale, les pantoufles au coin du feu, le lit bien chaud, la
robe de chambre douillette. — Je suis heureux, dit-il, d’entendre une voix fraîche me
lire le journal tandis que je rêvasse à mes vers. La soirée s’écoule lentement :
C’est ainsi que sous la
lampe
M. Jules Lemaître a cru voir en M. Paul Verlaine un isolé, un indépendant qui fuit ses
semblables ou les ignore… M’est avis qu’il a exagéré l’innocence du poète. M. Paul
Verlaine n’est pas si inculte, ni si privé d’entendement, ni si primitif, ni si
instinctif. Il fut dénué, je l’accorde, du sens pratique qui permet aux littérateurs de
tirer des revenus de leurs œuvres. Il fut poète, autant qu’on peut l’être, en ce sens
que dominé par des mouvements d’âme d’une violence inouïe, il ne sut pas y résister et
qu’il les fit passer dans ses vers. Mais il a subi la loi fatale qui veut que les
ardeurs se calment avec la vieillesse. M. Paul Verlaine ne considère
plus
la vie sous le même angle où il l’apercevait autrefois. Cet insoumis s’est civilisé… Si
la fortune clémente lui envoyait seulement quelques mille livres de rentes, il
achèterait une redingote neuve et se présenterait à l’Académie. Peut-être (horreur !)
aurait-il un salon, où de jolies femmes décolletées boiraient des tasses de thé en
écoutant des artistes chevelus. Ce sauvage est, croyez-le bien, sauvage par nécessité.
Il serait heureux de ne pas mourir à l’hôpital. Il y mourra cependant, et pour sa plus
grande gloire, afin que la postérité puisse dire que notre société ingrate et
capitaliste n’a pas su affranchir de la misère le « poète de la jeunesse
française. »
Le connaissez-vous ? Avez-vous vu, dans les brasseries littéraires, ce
visage étrange, ces yeux un peu vagues, où luit par instants comme un rayon de folie ;
avez-vous entendu cette voix musicale aux notes traînantes, aux inflexions berceuses,
aux molles caresses ? Avez-vous écouté ces vers tortillés et précieux, mais dont
quelques-uns sonnent magnifiquement, et dont quelques autres sont d’une douceur, d’une
suavité troublantes ?
On peut détester Jean Rameau, priser médiocrement son talent, condamner ce qu’il a
d’énervant et de factice, mais on ne peut lui contester la qualité de poète… Poète,
Jean Rameau l’est au sens le plus candide du terme. Ce n’est pas un philosophe, ce
n’est pas un psychologue (grands dieux !), c’est à peine un penseur. Il semble ignorer
la vie et ne connaître les passions que pour en avoir recueilli
l’écho
lointain. Du moins, rien dans ses vers ne trahit de secousses personnelles…
Jean Rameau n’aime, ne goûte, ne comprend que la nature, mais il en jouit avec
ivresse, il la regarde avec des yeux éternellement épris, il l’embrasse d’une folle
étreinte, il s’extasie sur ses beautés innombrables, il aspire ses parfums, il se
grise de soleil… À ses yeux, la terre est un vaste corps dont toutes les parties sont
animées ; il se considère, lui chétif, comme un des organes, comme un des rouages de
cette immense machine, il fraternise avec le chêne qui domine la forêt, avec le brin
d’herbe qui pousse dans la prairie. Il lui semble qu’une même âme palpite en eux et en
lui, et qu’un même sang court dans ses veines et dans leur tige.
Jean Rameau est avant tout inégal et capricieux. Quand il est dominé par une forte
impression, il trouve des accents vigoureux et mâles, puis il s’abandonne, aussitôt
après, à des mollesses fleuries qui déconcertent. Ajoutez que ce primitif a beaucoup
lu les poètes de la Pléiade, qu’il s’est nourri de
leurs vers, et s’en
souvient volontiers ; et vous aurez Jean Rameau, c’est-à-dire un curieux mélange de
force et de grâce, d’ampleur et de joliesse, d’éloquence et d’agaçante préciosité…
Dans toutes ses pièces apparaît cette fusion d’éléments contraires ; mais dans aucune
elle n’est plus sensible, et je dirai plus choquante que dans le morceau intitulé les Champs. Ce morceau contient des vers admirables, d’une sonorité,
d’une plénitude et d’une sérénité magistrales. Lisez ce début :
Déjà, dans ces deux vers, nous voyons poindre une tendance à la mignardise. Mais ici
l’image est ingénieuse et complète le tableau.
La fin de la pièce est plus belle encore :
Je ne sache pas qu’on ait jamais exprimé dans une forme plus saisissante et plus pure
un sentiment plus profond… Eh bien ! parmi ces strophes superbes, l’auteur a la
cruauté d’en jeter d’autres qui semblent ridicules tant elles sont tarabiscotées,
ciselées et fignolées. — En général Jean Rameau voit petit. C’est là son vice
essentiel. Il aperçoit les détails, plutôt qu’il ne distingue l’ensemble. Quand il
décrit les manifestations lilliputiennes de la vie des choses il est presque toujours
charmant : il excelle à suivre dans ses méandres le fil d’un ruisseau ; il sait
observer les mœurs du grillon, il s’intéresse et nous intéresse aux imperceptibles
frissons des violettes sous la mousse, et trouve des mots très tendres pour peindre
l’émoi des plantes que le vent incline et qui se donnent un baiser furtif… Mais dès
qu’il s’efforce de rendre les grands spectacles de la nature, son expression faiblit.
Il féminise et affaiblit toutes choses. Veut-il parler des astres qui gravitent sur
nos têtes, il les compare à des
globes de vermeil dans un ciel
d’émeraude
… S’occupe-t-il de la mer ? Il chante ses caresses :
le souffle lui manque pour exprimer ses fureurs…
Le poète le mieux doué pèche par quelque endroit. La seule ambition dont il puisse se
flatter est de posséder quelques qualités qui soient bien à lui, et par où il se
distingue des autres… Heureux ceux qui boivent dans leur verre, fût-il encore plus
petit. Jean Rameau (qui a vidé jadis beaucoup de bocks au Chat noir)
ne se désaltère, en poésie, que dans des feuilles de rose et ne se nourrit, comme la
cigale, que de brins d’herbe… Et dans ses vers nous retrouvons, en effet, le parfum
des roses et le chant de la cigale…
M. Fabié aime la terre, il lui a voué, non pas une affection littéraire et
conventionnelle, mais une tendresse sincère et naïve ; il aime son pays natal, comme
on aime sa mère, avec une familiarité caressante et un respect attendri. Il entre une
part d’instinct dans cet amour du terroir ; il y entre aussi une part de nostalgie et
d’invincible regret.
M. Fabié est issu d’une humble famille du Rouergue ; son père était bûcheron ; il eût
été bûcheron lui-même si ses maîtres n’eussent distingué son intelligence et ne
l’eussent lancé dans la carrière des lettres. M. Fabié a donc quitté le toit
de chaume de ses aïeux pour se livrer à des travaux supérieurs. Il est
entré dans l’enseignement ; il a parcouru la France comme professeur ; aujourd’hui il
est fixé à Paris, où il a conquis une belle place parmi les poètes contemporains.
Mais rien n’est plus décevant que le métier d’écrire. Ceux qui s’y consacrent
traversent des phases de découragement et de désespoir. Pendant ces heures sombres,
ils jettent un regard vers le passé et se demandent avec angoisse s’ils n’eussent pas
mieux fait de manier la charrue ou la cognée que de « courtiser la Muse ». Et ils se
rappellent leur enfance, et les grands bois du pays, et leurs vieux parents, ensevelis
dans le cimetière du village !… Et leurs yeux se mouillent, et leur cœur se gonfle ;
et (comme au milieu de leur douleur ils restent quand même poètes et gens de lettres)
ils se précipitent sur leur plume et composent une pièce où ces sentiments sont
exprimés…
Telle est à peu près l’aventure de M. François Fabié. Lorsqu’il a l’âme sereine, il
écrit des morceaux fort honorables, fort corrects, mais indifférents et laborieux.
Tels sont les longs poèmes qu’il intitule la Chanson du Vent, la Chanson de Veau, Ce que l’on dit aux bœufs, la Chanson de
l’alouette, pièces qui sont trop composées, et dont l’arrangement un peu
factice sent l’exercice de rhétorique et la classe de lycée. Je prends, par exemple,
la Chanson du Vent. L’auteur s’efforce d’énumérer ce que dit le
vent : selon qu’il souffle avec violence ou avec douceur, sur la montagne,
sur la mer ou dans la plaine. Or, le vent dit bien des choses qu’il est superflu de
répéter. M. Fabié, qui développe ses sujets avec conscience, nous offre une série de
tableaux assurément instructifs, mais qui s’opposent avec trop de symétrie : tableau
du vent pendant l’hiver, alors qu’il
hennit comme un cent
d’étalons et fait crouler les avalanches, ainsi qu’un tondeur les
toisons
; tableau du vent pendant l’été, alors qu’il
ramène les hirondelles
et qu’il dit
au
peuplier pris de vertige
:
balance ton front dans
les cieux
; tableaux du vent pendant le printemps, pendant l’automne,
pendant la paix, pendant la guerre (
je soulève — c’est le
vent qui parle — les crins du coursier qui frissonne et je tords dans
l’azur les étendards vainqueurs !
) ; tableau du vent marin qui
déchaîne les tempêtes et du vent de Noël qui fait trembler les bambins au coin de
l’âtre… J’en passe et des meilleurs !
Ces grands morceaux sont d’une originalité plus que douteuse, et — avouons-le — leur
banalité n’est pas suffisamment rachetée par l’éclat et la splendeur de la forme.
M. Fabié n’a pas à son service le riche vocabulaire d’un Gautier, la prodigieuse
souplesse d’un Mendès ; il sait son métier, il l’exerce honnêtement, mais sans
beaucoup de magnificence ni d’ampleur.
Eh bien ! ce même homme qui écrit si froidement quand il écrit de sang-froid,
devient, dès qu’il est
ému, un poète de race, un grand poète. Son œuvre
contient une vingtaine de pièces qui ont été composées en des moments de souffrance,
c’est-à-dire d’inspiration, et dans lesquelles l’âme de M. Fabié s’épanche divinement.
C’est d’abord un admirable chant de la Cloche, puis quelques
strophes de la Souche de Noël, empreintes d’une robuste saveur, et
surtout le morceau intitulé À Petit Jacques et qui est une merveille
de douceur et de pénétrante mélancolie. M. François Fabié songe tristement que depuis
son adolescence il n’a pas pu voir une seule fois le printemps rajeunir ses chers
coteaux du Rouergue, et que retenu aux quatre coins de la France par ses rigoureux
devoirs pédagogiques, il n’a pas eu le loisir d’aller respirer dans son cher village
le parfum des aubépines en fleurs. Admirez avec quelle grâce le poète traduit ce
sentiment simple et naturel :
Je n’ai pas pu
, depuis vingt ans
,
Je n’ai jamais depuis vingt ans
,
Alors il s’adresse au petit Jacques, le fils d’un vieux berger qu’il a connu
autrefois, et il lui demande des nouvelles du pays. Les ruisseaux qui charmèrent son
enfance arrosent-ils les mêmes prairies ? Les rosiers continuent-ils de s’épanouir et
les blés de jaunir au soleil de mai ? Les amoureux vont-ils toujours, comme au temps
jadis, rêver dans le petit bois de hêtres ?
Ce qu’elle me disait jadis
,
À certains jours
, dans certains
prés,
Si tout cela se fait encor
,
Tels que je les voyais vers
Pâques
Connaissez-vous rien de plus pénétrant, de plus exquis que ces
strophes ? M. Fabié en a produit un certain nombre d’aussi sincères, qui méritent de
vivre et qui dureront. Une main intelligente opérera plus tard un triage de ses
œuvres ; elle mettra de côté les morceaux d’inspiration. Et M. Fabié affrontera ainsi
la postérité, avec un volume tout petit, mais qui sera bien à lui et rien qu’à lui.
Savez-vous beaucoup d’écrivains de qui l’on en puisse dire autant ?
Voilà quelques années, nous apprîmes, par la voie de la presse, qu’un
nouveau poète nous était né. C’était un grand seigneur, un très grand seigneur. Il se
nommait Robert, comte de Montesquiou-Fézensac ; il avait publié un volume intitulé : les
Chauves-Souris, tiré à petit nombre, orne de dessins
, et destiné à réjouir les âmes subtiles de quelques amateurs triés sur
le volet… Alors retentit un suave concert de louanges. Les feuilles mondaines
s’extasièrent. C’est à qui célébrerait la fantaisie, la grâce, l’originalité, la
profondeur, le génie, — oui ! le génie du jeune écrivain.
On a beau être modeste, on ne respire pas impunément les vapeurs troublantes de
l’encens. M. de Montesquiou, qui n’avait tiré qu’à trois cents exemplaires la première
édition de son livre, — jugeant sans doute que Paris contenait tout au plus trois cents
personnes capables de l’apprécier, — M. de Montesquiou prit une grave résolution. Il fit
réimprimer
ses Chauves-Souris, il daigna mettre ses Chauves-Souris à la portée du vulgaire. Le premier venu put se procurer
les Chauves-Souris moyennant la faible somme de trois francs
cinquante… Et c’est ainsi que j’ai pu lire les Chauves-Souris.
Vous est-il arrivé, dans une heure de découragement, de douter de vous-même, de prendre
en pitié votre travail ; avez-vous eu le sentiment de votre impuissance à dire quelque
chose qui n’ait déjà été ressassé, à trouver quelque chose d’inédit, à créer quelque
chose de vraiment original ? La plupart des écrivains traversent cette crise
douloureuse ; et bien souvent la plume leur tombe des doigts et leurs lèvres laissent
échapper ce cri de lassitude et de colère : À quoi bon ?…
J’imagine que M. le comte de Montesquiou a passé par cette phase. Il a lu certainement
tout ce qu’ont produit les poètes anciens et modernes, hindous, chinois, arabes, grecs,
latins, anglais et français. Il s’est pénétré de leurs beautés, il s’est assimilé leurs
idées ; il est parvenu à cet état de scepticisme et d’épuisement qu’engendre
généralement l’excès de culture intellectuelle. Et désespérant d’égaler ces maîtres,
craignant peut-être de les imiter, il a cherché un sentier de traverse à côté du grand
chemin ; il a voulu se tailler un fief bien à lui, dans le domaine de l’inexploré. Il
s’est dit : Rien n’est banal comme un poète qui se borne à faire des vers ; je vais
composer un livre qui, sous prétexte
de poésie, soit à la fois une
partition musicale orchestrée selon les règles modernes, une galerie de tableaux
impressionnistes et un édifice architectural. Il s’est mis à la besogne, il a produit
les Chauves-Souris…
Je n’affirme pas que ces Chauve-Souris se laissent facilement
aborder. Elles gardent jalousement leurs secrets. Et pour les pénétrer, il faut être
doué d’une patience à toute épreuve. Et par malheur, l’auteur a cru devoir joindre à son
livre une préface qui devrait faciliter la tâche du lecteur et achève de troubler son
entendement :
Le présent recueil (dit M. de Montesquiou) représente une concentration
du mystère nocturne (ainsi l’insinue son assimilation du ZAÏMPH dont
puisse-t-il revêtir obscurément l’appellation poétique et la formule descriptive !) —
en même temps qu’une enquête de son satellite dont la pièce intitulée Essence chambre la nature hybride et met en demeure le mélancolique
secret.
Le crépuscule s’abaisse avec les demi-teintes, le chien et loup et toute la sarabande des irréelles bestioles que les allégories
et les proverbes paissent figurativement sous la vaine houlette du berger de l’heure du berger. La nuit monte avec les pénombres
et leurs peurs vagues, chante avec les ténèbres des états de nature
et d’âme dans les paysages. Le clair de lune bleuit et se célèbre ; la clairière s’ouvre, les coryphées y vibrent, les
illuminations piquent et déroulent leurs étoiles civilisées.
Une deuxième partie entonne, entame et consomme, à l’entour des nostalgiques vieilles lunes, la ronde médiane des nyctalopes
humains en leur filiation et leur
filière, entre leurs noirceurs
et leurs transes, et, pour quelques-uns, leurs sublimes rachats proclamés.
Le Final amène et énumère le défilé des plus ou moins candides candidates à la vacance de Séléné, couronné par l’apothéose définitive et
l’exaltation suprême de la Triomphatrice.
Il ne reste plus qu’à tourner les pages. Peut-être le divin mystère va-t-il se révéler.
Abordons la description du Zaïmph, voile sacré, qui enveloppe le livre
de ses ruissellements symboliques. Première strophe :
Ces rimes sont au moins millionnaires. Mais ce souci de la rime auquel Banville
attachait tant d’importance, n’en a aucune pour M. de Montesquiou, qui en certaines
pièces remplace la rime par de vagues assonances.
Poursuivons la description du Zaïmph :
Lorsque le bon Perrault dépeint les célèbres robes de Peau d’Âne, il se contente
d’écrire : « Elle avait une robe couleur de lune et une robe couleur
d’étoiles ». M. de Montesquiou exprime à peu près la
même idée, mais avec beaucoup moins de simplicité. Je n’analyserai pas jusqu’au bout
cette pièce qui sert de prélude à la partition, ou de premier plan au tableau, ou de
portique au temple. Sachez seulement que le Zaïmph de
M. de Montesquiou renferme, en sa trame prestigieuse, des
dentelles
anciennes
, des
cieux fanés et
croquets
, des
illusions de tulle
, des
tulles-illusion
, la
mousseuse
mousseline
, des
tarlatanes sans pair
,
le
barège des nymphées
, où flottent les
nymphéas
, d’
impondérables
fourrures
et de
fusibles salins
; des
aciers bleuis
, des
jades
, des
topazes
, des
ophirs
et des
turquoises
malades
(?) et des
expirants saphirs
;
mille perles enfilées
, et ces feux plus recherchés
que tels
bijoutiers moroses
tirent
des yeux morts séchés
…
Prodigieux Zaïmph ! À côté de ce Zaïmph, le Zaïmph de Salammbô, le Zaïmph de
Flaubert semble un torchon de laveuse de vaisselle !
Mais où sont les chauves-souris ? Nous demandons les chauves-souris ! les voilà qui défilent en bel ordre. Vous pensez bien que les
chauves-souris de M. de Montesquiou ne sont pas de vraies chauves-souris, ce sont des symboles. La chauve-souris, être bizarre, indéfini, moitié oiseau, moitié quadrupède, est la
vivante image de notre état d’âme à nous, hommes modernes, inquiets, complexes, sans
cesse partagés entre l’action et le rêve, entre le regret et le désir ; tour à tour
avides d’obscurité et de lumière, et par
une fâcheuse contradiction de
notre nature, n’aimant jamais tant l’obscurité que lorsque la lumière nous environne et
chérissant la lumière dès qu’elle nous est ravie. Mais écoutez le poète :
Je vois la mine effarouchée du benoît lecteur qui vient de parcourir ces trois
strophes. Et j’entends ses objections. A quoi bon ces mots étranges, ces expressions
anormales, ces adjectifs cahotés qui résonnent à l’oreille comme le bruit d’une porte
mal graissée ? M. de Montesquiou n’aurait-il pu rendre la même idée, en se servant tout
bonnement de la langue de Vigny, de Lamartine ou d’Hugo ?… À cela M. de Montesquiou
répondra qu’il possède une langue qui ne ressemble à la langue de personne et qu’il s’en
fait gloire. — Et puis peut-être M. de Montesquiou a-t-il voulu que son vers donnât
l’illusion du vol gauche et du lourd battement d’ailes des
chauves-souris.
Si tel était son but, il l’a à peu près atteint…
Cette affectation de préciosité, cette tendance à chercher toujours le substantif rare,
cet amalgame de mignardise, de puérilité, d’étrangeté voulue, nous les retrouvons à
chaque page. L’auteur se tortille désespérément, il vire sa plume en tire-bouchon, il
accomplit des tours d’acrobate pour donner une allure originale à des pensées qui ne le
sont pas toujours. Telle est sa constante préoccupation : saisir l’insaisissable, fixer
l’ombre impalpable, la nuance fugitive, le rien qui émeut nos sens et qui s’efface, le
reflet qui flotte une seconde et s’évanouit… Il le proclame lui-même :
Parfois M. de Montesquiou arrive presque à réaliser sa chimère ; à traduire ce qui est
en quelque sorte intraduisible. Il indique, par exemple, dans des vers ouvragés comme un
bronze japonais,
Et encore :
C’est là du détail, de l’atome, de l’infiniment petit, dont l’intérêt est fort
médiocre. Il nous importe assez peu, si l’auteur nous montre un paysage lunaire, qu’il
nous fasse voir la lune ou seulement l’illumination de son reflet… Et cependant il y a,
dans cette notation lilliputienne, un certain parfum d’art qui n’est pas ordinaire. Cela
est inférieur aux vers philosophiques de Sully-Prudhomme, aux pages épiques de Victor
Hugo, aux « intimités » de Coppée, aux chansons de Musset, cela vaut mieux que la fade
langueur des imitateurs de Lamartine et des faiseurs de romances… Ce que je reproche à
M. de Montesquiou, plus encore que l’excessive chinoiserie de ses contorsions, c’est sa
sécheresse, son manque absolu d’émotion et de sensibilité. Ses poèmes sont froids comme
des bâtons de laque, ou, pour employer une métaphore qui lui est chère, comme des rayons
de lune…
On ne rencontre en ces trois cents pages que cinq ou six pièces où l’on sente vibrer un
peu d’âme. Et le lecteur les boit avec l’avidité d’un voyageur qui vient de traverser le
Sahara. Je n’en citerai qu’une,
qui est remarquable par l’expression et par
la pensée. C’est l’Hymne à la nuit (p. 76). L’auteur établit
l’affinité mystérieuse qui existe entre les mélancolies du cœur humain et la
tranquillité des silences nocturnes et leur douceur apaisante.
Au milieu de ces strophes tortillées éclatent çà et là des vers de poète.
La fleur qu’on ne voit pas a des baumes plus forts
: on ne
saurait mieux rendre le pénétrant mystère des nuits lourdes d’orages, de nuages et de
parfums capiteux !
Des philtres sont penchés des calices
émus
… L’image est jolie, et plus délicieux encore les deux vers qui
suivent et qui sont tout remplis de baisers et de murmures…
Je tourne le feuillet pour savourer la fin de ce ravissant morceau.
Ô déception !
Vous que la pudeur fière a voués
au cil sec ! Au
cil sec !
Horreur ! Pourquoi pas au cinq sec comme à
l’écarté !… Se peut-il que les besoins de la rime ou plutôt (car M. de Montesquiou est
trop habile ouvrier pour se laisser vaincre par des difficultés aussi innocentes), se
peut-il que la recherche du mot imprévu le précipite à de tels écarts de plume ?… Si ce
n’est pas maladresse, c’est faute d’harmonie et faute de goût…
Que manque-t-il à M. de Montesquieu pour être un véritable écrivain, au sens généreux
et large du terme ? Il lui manque le naturel, la naïveté, la bonne grâce et la bonne
foi. Son tort est de demander à la poésie plus qu’elle ne peut donner, et de transformer
le vers en un appareil d’horlogerie garni de rouages innombrables et ridiculement
compliqués. Il lui manque enfin l’abondance, la belle abondance des grands poètes, d’où
les vers ruissellent comme d’une urne trop pleine, et arrosent de leur onde fraîche les
fleurs du chemin. Les alexandrins sortent
de M. de Montesquiou comme ils
sortiraient d’un compte-gouttes, avec une affligeante lenteur. Et si vous saviez quelle
importance il y attache, avec quelle maternelle sollicitude il les classe, il les
étiquète, il les ponctue, il leur assigne un rang dans l’ouvrage, il les échelonne dans
un ordre impeccable, qui, pour rien au monde, ne devrait être changé !…
Sa table des matières est un monument dans un monument. Elle mérite à elle seule une
description détaillée. D’abord elle ne s’appelle pas table tout court
ou table des matières comme les tables vulgaires, elle se proclame table titulaire, ce qui est plus raffiné. Elle comprend un prélude et
trois parties. Chaque partie englobe un grand nombre de subdivisions. La première partie
comprend les ténèbres, les pénombres, l’office de la lune, la clairière, les jets de feu
et eaux d’artifice (Banville eût écrit tout simplement feux
d’artifice et jets d’eau, sans y chercher plus de malice)… Chacune des
subdivisions se subdivise à son tour en une infinité de chapitres. Certains de ces
chapitres sont imprimés en caractères romains et d’autres en italique. Pourquoi ? Je ne
sais !… Mais soyez sûr qu’il y a une raison à cela, et une raison très grave, et que
M. de Montesquiou a mûrement réfléchi avant d’adopter l’italique ou le romain !…
Que de temps dépensé, que de peines, que de méditations solitaires, que d’activité
cérébrale, que
de rêves, que d’efforts ! Et que restera-t-il de ce
monument, dans un demi-siècle, quand notre génération se sera éteinte ?… Quelques
pierres tout au plus, quelques moellons épars ; un petit bout de sculpture ou de
corniche !…
M. Charles Fuster a écrit beaucoup de vers. Il me semble que de tous les
livres qu’il a publiés, le roman lyrique intitulé Louise est celui
qui reflète le mieux son tempérament et nous donne l’idée la plus nette de sa manière.
Ce roman lyrique est une idylle. Les héros qu’il met en œuvre sont des êtres candides
que le mal effleure sans les souiller. Pour tout dire, l’action se déroule sur la
frontière de Suisse, en un coin de ce pays qui est la patrie classique de la vertu. On
se sent meilleur, après avoir lu l’ouvrage de M. Fuster ; on y respire les brises de
la montagne ; on y boit de la rosée ; on y entend tinter les cloches lointaines ; on y
effeuille des pâquerettes ; on y célèbre l’amour conjugal… Ne croyez pas que je
raille… Il est excellent de fuir de temps à autre les subtilités malsaines
du roman psychologique et d’aller se retremper dans le sein de la nature. Après
avoir avalé vingt études et autant de comédies sur l’adultère, la corruption, le jeu,
la coquetterie et autres vices mondains, prenez le volume de M. Charles Fuster : vous
en serez rafraîchi. Cela vaut un voyage à la campagne.
Quelle est cette Louise qui a eu l’honneur d’inspirer la muse de M. Charles Fuster ?
C’est une délicieuse jeune fille… Elle habite avec sa mère un petit village ; elle se
dispose à épouser Pierre, un brave garçon, son ami d’enfance. Elle sera sans doute une
ménagère accomplie, la meilleure des épouses. Toutefois, elle a l’esprit plus orné que
ses compagnes. Elle est instruite, elle aime la lecture des poètes. Elle a, nous dit
M. Charles Fuster,
Tons les poètes… M. Fuster exagère, je suppose… Mettons quelques poètes, les poètes d’élite, ceux qui nous consolent dans les
heures de tristesse. Donc Louise partage son temps entre ses chers poètes et son
fiancé, lorsqu’éclate la guerre de 1870. Les désastres se succèdent. Les Français sont
écrasés. Une troupe de soldats, mourant de faim et de froid, s’engage dans les défilés
du Jura pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi. Parmi ces soldats se trouve un jeune
artiste, que M. Charles Fuster désigne sous
le nom romantique de René… Ce
René, qui a publié jadis un recueil de vers et qui est affligé d’une très grande
sensibilité nerveuse, ne peut supporter nos défaites nationales, il est pris du dégoût
de vivre, il se tire un coup de pistolet et tombe inanimé sur la neige. Louise et
Pierre volent à son secours, le recueillent, le transportent au village, et lui
prodiguent des soins dévoués…
… J’arrête ici l’analyse du drame, pour présenter à M. Fuster une timide observation.
Je crains qu’il ne se soit abusé sur l’état d’âme des combattants de 1870. Il semble
croire que ces malheureux étaient accablés par l’humiliation de nos revers et
n’osaient plus, tant ils se sentaient honteux, lever les yeux vers le ciel. Il les
montre « mourant et se voyant mourir l’un l’autre, sans regrets »
,
frémissant à l’idée « d’aller chez l’étranger mendier du secours… »
Peut-être ce désespoir tourmentait-il les chefs, ceux dont la responsabilité était
engagée et à qui l’on pouvait demander des comptes. Mais les pauvres pousse-cailloux
qui, après s’être battus vaillamment, arrivaient exténués à la frontière, ne devaient
pas connaître (ce me semble) les mêmes agitations de conscience. Et quand, par
miracle, ils réussissaient à sauver leurs drapeaux des griffes prussiennes, je suppose
qu’ils ne pensaient pas avoir démérité de la France, et que leur cœur palpitait d’un
noble orgueil, et qu’ils se disaient au fond d’eux-mêmes : « Ah ! si tout le monde
avait agi comme
nous !… » Et je suppose aussi que, lorsqu’après une
laborieuse étape, ils trouvaient dans une maison hospitalière un plantureux repas
copieusement arrosé, ils l’absorbaient sans remords, ne croyant pas que leur appétit,
aiguisé par la fatigue, fût de nature à porter atteinte à l’honneur de la patrie…
De ceci l’on doit conclure que le René de M. Charles Fuster est pétri d’une argile
exceptionnelle. Nous l’avons laissé dans la maison de Louise, recevant des mains de la
jeune fille de précieux secours. Et, en effet, elle se dévoue, elle jure de sauver le
blessé que la Providence lui envoie. René revient à la vie ; il se répand en effusions
de reconnaissance ; sa reconnaissance se transforme en adoration quand il surprend
entre les moins de sa garde-malade… quoi ?… Je vous le donne en mille… Un exemplaire
de son œuvre proprement relié ! Nul poète n’a résisté à ce délicat hommage, René tombe
éperdument amoureux de Louise. Louise ne rêve plus que de René. Les jeunes gens
s’idolâtrent, ils se le disent. Que va-t-il advenir de tout cela ?…
Je sais bien ce qui se produirait si ce livre avait pour auteur M. Kistemacker fils
ou M. Oscar Méténier. L’ingénuité de Louise flamberait comme la paille, et le petit
village du Jura serait affligé par le plus affreux scandale. M. Ch. Fuster,
heureusement, est plus pur. Il ne lui semble pas vraisemblable qu’une jeune fille
puisse oublier ses devoirs, ni se laisser séduire, en dehors du mariage… Il lui
paraît nécessaire que Louise et René convolent devant le pasteur… Mais
Pierre est là, Pierre qui souffre, Pierre qui se voit négligé, oublié pour un
godelureau de Parisien. En vérité, il pourrait se consoler avec Marie, une petite
bergère, à qui il inspire une vive inclination. Il pourrait aussi se venger en
provoquant ou en assassinant son rival. De tels crimes sont incompatibles avec les
mœurs du Jura. Pierre se contente d’errer dans les forêts et de pousser de profonds
soupirs. Il compte sur sa bonne étoile. Il a raison d’y compter… Avant d’accepter René
pour gendre, la mère de Louise lui demande un entretien sérieux. Elle fait appel à ses
scrupules, elle lui ouvre les yeux sur certaines responsabilités délicates ; elle
exige un serment de fidélité. Et elle exprime ses sentiments en des vers qui sont
pleins d’honnêteté :
Même le pourras-tu quand tu seras l’
époux ?
René hésite… (Faut-il qu’il aime faiblement !… Le véritable amour ne connaît pas ces
obstacles. Aucun
serment ne lui coûte pour assurer sa conquête. Et il est
toujours sincère… même quand il prépare une perfidie)… La mère de Louise insiste…
René, se jugeant indigne de sa fiancée, quitte le village sans la revoir, sans lui
dire adieu. Louise affolée court après lui, le surprend à Paris en flagrant délit de
flirt avec une demoiselle du quartier Latin, retourne le soir même, désabusée et
désespérée, dans son pays, y retrouve l’honnête Pierre toujours confiant, toujours
épris. Et cette fois, elle l’épouse pour tout de bon, comprenant que le bonheur est
auprès de lui, et que c’est lui, Pierre, le vrai poète, et non pas ce vaniteux homme
de lettres qui ne sait mettre d’émotion que dans ses vers.
Sur cette trame simplette et un peu naïve, M. Charles Fuster a écrit de fort jolies
pages. Peut-être vais-je le chagriner. Mais ce n’est point par ses côtés héroïques que
son poème m’a le plus séduit. J’avoue que toutes les lamentations sur la guerre, qui
emplissent la première moitié du volume, m’ont laissé froid. J’ai cru remarquer
qu’elles manquaient de souffle et de réelle grandeur. L’auteur a beau évoquer l’Ange
des victoires aux ailes déployées, ces ailes ne planent pas très haut au-dessus de
l’horizon. On sent que M. Fuster s’est imposé un grand effort ; cet effort est trop
visible ; il nous gêne, il glace notre admiration ; il ne jaillit pas d’une âme
enthousiaste, il sort d’une plume habile et fortement exercée.
En
revanche, lorsque M. Charles Fuster consent à s’enfermer dans l’expression des
passions moyennes il est tout à fait supérieur. Nul n’a su peindre avec plus de charme
la douceur du foyer, les joies de la famille, les félicités paisibles de la vie
provinciale. Mais je veux citer quelques exemples. D’abord la scène qui termine le
roman, l’entretien de Louise et de Pierre, réunis après tant d’épreuves et se confiant
leurs projets et leurs espérances… Tous deux montent sur la colline, et s’arrêtent
près du petit cimetière où palpite le souvenir des aïeux :
Quand je t’ai près de moi
, devant deux
infinis,
Et dans une autre gamme, un peu plus rare, j’indiquerai le passage où M. Fuster
analyse (p. 92)
l’influence réciproque de la poésie sur l’amour et de
l’amour sur la poésie, et une autre pièce encore, où il rend avec justesse,
l’enchantement du silence et le troublant mystère du crépuscule :
Il y a dans ce couplet une fluidité, une harmonie, un mol abandon qui éveillent comme
une réminiscence confuse de La Fontaine.
En somme, M. Fuster s’est efforcé après Lamartine, après Brizeux, d’écrire un poème
qui renfermât une action romanesque. Voulant éviter la monotonie, il a fait alterner
l’alexandrin classique avec les vers de huit pieds et de dix pieds. La tentative était
curieuse. L’auteur n’y a pas échoué… Et cependant… je doute que ce genre puisse donner
de très heureux résultats. Un roman lyrique est condamné à n’être ni tout à fait un
roman, ni tout à fait un poème. S’il est conçu par un vrai poète, le côté roman
(c’est-à-dire l’observation des mœurs ; l’étude des caractères, la description des
milieux) se trouvera sacrifié. Si l’œuvre est entreprise par un romancier, elle
manquera d’envolée ; elle péchera par excès de précision, de
prosaïsme et de sécheresse.
Urbain Olivier, fort peu connu en France, est populaire au-delà des
Alpes. C’était (car il est mort) un simple laboureur, qui après avoir manié la herse
durant trente années, s’avisa d’écrire des livres. Il en écrivit trente-six, à la
file, avec une admirable régularité. Quand la mort vint le prendre à l’âge de
soixante-dix-sept ans, il avait encore la plume aux doigts. Ai-je besoin d’ajouter que
sur les trente-six volumes d’Urbain Olivier il n’en est pas un qui ne mérite de
décrocher le prix Montyon. La morale la plus pure s’y allie à la plus vive piété. Les
personnages qui s’y meuvent sont à peu près tous irréprochables. Et ceux qui par
hasard sont atteints de quelques défauts ne manquent pas de s’amender et de confesser
leurs torts.
L’avouerai-je ? J’avais des inquiétudes en coupant les pages de l’Orphelin, le roman le plus célèbre d’Urbain Olivier, celui qui passe pour son
chef-d’œuvre. Je m’attendais à déguster un breuvage insipide, un verre de fade eau
sucrée… Et c’est du lait que j’ai bu, du lait exquis, crémeux, exhalant la douce
senteur des fleurs montagnardes et qui m’a laissé aux lèvres une agréable
fraîcheur.
Bien candide la fable imaginée par Urbain Olivier. La scène se passe dans un petit
village du canton de Vaud, les Murettes. Un pauvre orphelin, David
Charnay, est recueilli par la commune qui lui donne pour tuteur le vieux paysan
Gaspard (un vieux de la vieille, bourru comme le diable mais bon comme le bon pain),
et qui le place comme domestique chez le riche cultivateur Ésaïe Cleret. David est un
sujet courageux, il se fait aimer de son maître ; il inspire un tendre attachement à
la fille d’Ésaïe ; mais il a le tact de n’en rien laisser paraître. Il travaille avec
ardeur, il acquiert de l’instruction, il s’élève peu à peu au-dessus de son humble
condition et finit par épouser la jeune fille. Et c’est tout… Et de cette historiette
enfantine le romancier tire trois cents pages infiniment captivantes, il accomplit ce
miracle de nous intéresser, sans coup de théâtre, sans événements , par
le seul développement de son récit. Il ne cherche pas à étonner le lecteur, à
l’éblouir par de belles phrases et par de savantes analyses. Son style coule ainsi
qu’un ruisseau aux ondes tranquilles, il chemine lentement sur un lit de petits
cailloux, entre deux rives peuplées de roseaux ; et son murmure nous berce….
Quand nous serrons de près les personnages du livre nous sommes obligés de
reconnaître qu’ils sont, pour la plupart, d’une simplicité exagérée. Le héros, David
Charnay est prodigieux de tenue, de politesse et de correction. Il semble planer
au-dessus des passions humaines. Il subit avec une patience angélique les caprices de
la fortune. Si son patron
le rudoie, il baisse la tête et offre à Dieu
cette épreuve ; si son tuteur l’invite à boire, il refuse de se rafraîchir par
discrétion ; si l’instituteur du pays — un âne bâté — commet une bévue, il s’abstient
de le faire remarquer pour ne pas humilier le brave homme. Ce David est une perle, une
créature pétrie de toutes les perfections ; il est sobre, économe, point avare,
reconnaissant, généreux, intelligent, il craint le Seigneur, révère la magistrature,
écoute avec respect la parole des anciens. On ne saurait le prendre en faute, il
échappe à toute critique… Les autres figures du roman sont également suaves.
L’excellent Gaspard suffirait, à lui seul, à réhabiliter l’espèce humaine. Il cache,
sous sa rude écorce, des trésors de tendresse, il adore cet orphelin que le ciel lui a
envoyé, il l’aide de ses conseils et de sa bourse. Ne croyez pas cependant qu’il lui
lègue ses biens. Gaspard a des neveux éloignés qui sont des héritiers naturels. Il n’a
pas le droit de les frustrer ; et Gaspard est l’esclave du devoir. Son testament est un modèle de modération et d’équité. Julie
— la fiancée de David — pourrait servir d’exemple aux jeunes filles des temps présents
et futurs. Elle résiste à la volonté de son père qui voudrait lui faire épouser un
riche héritier qu’elle déteste, mais elle résiste avec humilité, avec décence, ainsi
qu’il convient à une enfant chrétiennement élevée. Elle proteste par sa tristesse, par
son silence. Aucune parole aigre ne lui échappe. Et elle ne se permet
pas
de lever les yeux sur celui qu’elle a choisi ; sa tendresse se trahit par des rougeurs
furtives et par des pleurs hâtivement essuyés.
Je pourrais poursuivre cet examen, vous présenter tour à tour le maître d’école
Ambrezon, peu ferré sur la grammaire, mais si dévoué à la commune ; le gentilhomme
campagnard M. de Tresme qui réunit chaque jour ses ouvriers pour leur lire un chapitre
de la Bible et qui édifie le canton par la perfection de la sagesse… À ce capitaliste
estimable s’oppose le mauvais capitaliste, un certain M. Sarpan, la seule figure
antipathique de l’ouvrage. Mais aussi quel châtiment lui est infligé ! Si vous saviez
comme ce vilain Sarpan meurt tristement, honni, haï de tout le monde, assisté du seul
David, qui consent, par esprit évangélique, à oublier ses forfaits et à lui tendre la
main !…
Cet optimisme béat qui, chez un autre, nous semblerait ridicule, ne nous déplaît pas
ici, tant nous le sentons sincère. Urbain Olivier était pénétré de bienveillance… Il
contemplait ses semblables à travers un voile rose qui atténuait leur laideur. D’autre
part, il croyait remplir une mission divine en semant autour de lui, sous la forme du
roman, la sainte parole. Ses livres sont évidemment destinés à développer, chez ceux
qui les lisent, le goût du travail, l’horreur du vice, le respect de la morale. À
chaque fin de chapitre éclatent des apostrophes, des prières et des digressions qui
veulent être éloquentes
— et qui le sont en effet. Car Urbain Olivier
n’est pas un rhéteur, mais un croyant, mais un apôtre qui révère profondément les
vérités qu’il enseigne. Il possède encore un autre mérite. Et c’est par là qu’il est
digne de fixer l’attention. Il sait peindre, il est artiste. Il évoque avec une
intensité surprenante la physionomie, le caractère du pays où il a vécu. L’âme d’un
poète palpite dans les pages de son livre. Elle s’y épanouit sans effort, ainsi qu’une
rose au soleil… L’écrivain décrit ce qu’il a vu, sans y chercher malice ; et de sa
placidité, de sa sérénité, de son zèle apostolique s’exhale une pénétrante saveur de
terroir. Ce roman fleure l’honnêteté, comme les draps de campagne fleurent la
lavande…
… Je comprends, à présent, que notre littérature ait la réputation d’être libertine
et qu’elle excite la défiance des puritains étrangers. À côté de l’Orphelin d’Urbain Olivier, le plus pur des romans français semble un monument
de dévergondage. Paul Bourget doit passer aux yeux des Vaudois pour un suppôt de
Satan, Guy de Maupassant pour un petit-fils du marquis de Sade et André Theuriet pour
un écrivain libidineux…
Il semble qu’un réveil de respect et de sympathie se fasse en ce moment
autour de la mémoire de Victor Hugo. Le grand homme qui, vers la fin de sa vie, avait
été encensé immodérément et dont les funérailles eurent des splendeurs d’apothéose,
était descendu de son olympe. La génération nouvelle se montrait indifférente. Les
apôtres nébuleux du symbolisme naissant traitaient avec dédain ce colosse, l’accusaient
de manquer de délicatesse, d’être pauvre d’idées, creux et vide, sonore et redondant.
Ils ne dissimulaient pas leur mépris.
Je m’assis un jour, en une vague brasserie du quartier Latin, à côté d’un disciple de
Stéphane Mallarmé. Cet éphèbe pâle et triste, vêtu d’un pantalon à damier, et d’une
redingote étriquée à la mode de 1845, noyait sa désespérance dans des flots de bière
blonde et daignait me confier ses plus secrètes pensées sur les destinées de la poésie
française. Le nom de Victor Hugo tomba de mes lèvres. Mon
voisin esquissa
un lamentable sourire et murmura ce mot qui me parut grandiose :
— Victor Hugo ne manquait pas d’imagination ; mais il n’a jamais su faire
le vers !…
On revient aujourd’hui de ces sottises ; l’équilibre s’établit. Victor Hugo reprend la
place, qu’il gardera, au tout premier rang des écrivains de ce siècle.
Les recueils de vers publiés depuis sa mort (Dieu, Toute la lyre,
etc.) se composent d’un certain nombre de pièces écrites de 1810 à 1869 — miettes
tombées de la table du poète et négligemment laissées de côté. Ces pièces ne sont point
indifférentes. Je sais beaucoup d’artistes, et non des moindres, qui s’en fussent
orgueilleusement parés… Seul, l’auteur des Châtiments était assez
riche pour les négliger sans en être le moins du monde appauvri… Pourquoi a-t-il exclu
ces morceaux épars, alors qu’il lui était si facile de les joindre à la Légende des siècles, ou aux Contemplations, ou aux Chansons des rues et des Bois ?… En était-il mécontent ? Après qu’on a
lu ces trente ou quarante mille vers, on ne trouve rien qui justifie ce dédain. Sauf
quelques pièces visiblement incomplètes et inachevées, les autres valent leurs aînées,
celles que nous connaissons, et qui font l’ornement des anthologies. Les mêmes beautés y
brillent, on y relève les mêmes défauts. Elles ne nous apprennent rien que nous ne
sachions déjà sur le génie d’Hugo, sur son tempérament, sur l’essence
de
son esprit, sur sa façon de sentir, de composer et d’écrire.
… Au surplus, feuilletons ces divers volumes. Nous tâcherons d’y glaner quelques
rapprochements instructifs.
Il y a huit parties dans Toute la lyre : les sept cordes de la lyre
et la huitième corde, la corde d’airain. Cette division est un peu factice, elle
devait l’être. Tel morceau, comme par exemple la Bossue, qui se
trouve vibrer sur la « première corde », pourrait aussi bien vibrer sur la seconde ou
sur la troisième. MM. Meurice et Vacquerie, les très dévoués éditeurs du maître, ont
accompli avec conscience leur classement, et nul ne se fût mieux acquitté de cette
tâche. Ce n’est donc point un reproche que je leur adresse. Il n’était pas facile de
grouper dans un ordre logique des poèmes conçus et écrits à des époques diverses, et
répondant parfois à des ordres d’idées et de sentiments contradictoires, MM. Meurice
et Vacquerie ont très ingénieusement mêlé les pièces courtes aux pièces de longue
haleine ; grâce à cet arrangement harmonieux, ce livre présente l’aspect d’un beau
pays de montagnes, où les vallées succèdent aux cimes et les cimes aux vallées… Vous
escaladez un mont abrupt, vous vous perdez dans les nuages, vous volez vers le soleil,
vous
sentez sous vos pieds le vertige de l’abîme, et, soudain, le
feuillet tourné, vous écoutez les chansons des sources, vous suivez les nymphes des
bois, vous buvez l’hydromel dans la coupe de Bacchus !… Et quelles que soient vos
préférences et vos aspirations personnelles, vous êtes ébloui par la puissance de cet
artiste, qui d’un coup de plume évoque à vos yeux les tableaux, tour à tour gracieux
et sublimes, de la nature, de la religion et de l’histoire…
Il est, dans cet ouvrage, une pièce qui permet de noter très exactement les procédés
de composition et de développement d’Hugo et de saisir, pour ainsi dire, sur le fait
les secrets de son métier. C’est le morceau consacré à la
glorification de l’infortuné Lesurques. Voici dans quelles conditions il fut
composé.
Vers la fin de l’Empire, en 1868, les héritiers de Lesurques poursuivirent sa
réhabilitation solennelle et la révision de son procès. Leur demande fut repoussée par
la cour de cassation. Victor Hugo rugit de colère. C’était une occasion superbe
d’ajouter un chapitre aux Châtiments, de couvrir d’opprobre cette
magistrature impériale qu’il haïssait de toute son âme… Mais attendez, ce n’est pas
tout… Les journaux français, la décision de la cour, font remarquer que si
Lesurques eût été réhabilité l’État aurait été contraint de verser aux mains de ses
enfants et petits-enfants le montant de ses biens jadis confisqués, soit, avec les
intérêts, environ deux millions… Victor Hugo n’a garde de négliger ce
détail. Et vous allez voir le parti qu’il en va tirer.
Supposez qu’un poète de second ordre, de souffle modéré, et d’inspiration moyenne se
fût avisé de ce sujet. Comment l’eût-il développé ? Il eût, en des vers très nobles,
évoqué la mémoire de Lesurques, versé des pleurs sur son malheur immérité, réconforté
ses petits-enfants, flétri l’aveuglement des juges et la cupidité du gouvernement. Et
il nous eût donné un discours bien écrit, élégant, généreux et froid comme glace.
Ainsi ne procède pas Victor Hugo. Il est doué (comme seuls le sont les très grands
poètes) de ce que Ch. Renouvier appelle l’imagination mythologique.
Toutes les idées lui apparaissent sous forme d’images ; elles s’animent, elles vivent,
elles s’enchaînent et se déroulent dans un ordre logique, c’est-à-dire gouverné par la
raison. Et cette succession d’images fait passer dans l’âme du lecteur l’émotion et le
frisson qui agitèrent l’âme du poète. Et de ces images accumulées, jaillit l’idée ou
la série d’idées générales qu’il a voulu exprimer…
Lisons attentivement ce morceau-type ; cherchons-en le sens réel, voyons sous quelles
formes diverses ce sens s’affirme, et ainsi nous reconstituerons la méthode de travail
de Victor Hugo, et nous suivrons les innombrables évolutions de son activité
cérébrale.
Première idée. — Lesurques frémit dans sa tombe
de
l’iniquité des magistrats qui, à cent ans d’intervalle, viennent, pour la seconde
fois, de le condamner. Cette idée est très simple, elle vient tout naturellement à
l’esprit. Je suis convaincu que M. Prud’homme — lorsqu’il apprit, en 1868, l’arrêt de
la cour de cassation, dut dire à Mme Prud’homme, sa moitié : « Si
Lesurques voit ce qui se passe, il ne doit pas être content ! » Or, considérez ce que
devient ce lieu commun sous la plume du poète. Tout le début de la pièce est d’une
magnifique horreur. Shakespeare n’eût rien trouvé de plus tragique. Victor Hugo
commence par invectiver les juges, « tas d’hommes à jupe rouge, plus vils dans
leur Sénat qu’un forçat dans son bouge »
, qui, par indifférence et lâcheté,
ont insulté l’innocence jusque dans la tombe et fait rouvrir les yeux à
la tête coupée. Et c’est ici que l’image se dresse rayonnante, toute-puissante,
magnifique. Cette tête coupée qui rouvre les yeux, nous la contemplons, elle nous est
montrée, elle nous apparaît avec une merveilleuse intensité de coloris. C’est comme un
cauchemar qui, le livre fermé, nous poursuit obstinément :
Donc, la tête est tranquille, endormie dans son éternelle immobilité. Mais le forfait
s’accomplit, et soudain l’œil s’ouvre, et cet œil est aussi terrible que celui qui
terrifie le Caïn de la Légende des siècles.
Tout ce fragment est superbe… Le vers est vigoureux, ramassé, plein de force, le mot
est toujours fort et toujours juste.
Deuxième idée. — Si la réhabilitation est refusée à Lesurques,
c’est qu’il déplaît au ministre des finances de rembourser les deux millions. Telle
est du moins l’hypothèse de Victor Hugo, hypothèse dont je ne
garantis
pas la justesse, mais qui flattait les rancunes du poète vis-à-vis le gouvernement
impérial. Et il va retourner mille fois cet argument, le présenter sous mille aspects
successifs, y faire luire mille facettes. Il commence :
Si c’était
Si c’était pour forger des armes de guerre, pour fabriquer des chassepots tueurs
d’hommes, si c’était… (et l’amplification se poursuit durant deux pages) ; si c’était
pour
Deux millions
, c’est peu
, prenez deux milliards
!
Mais de quoi s’agit-il ? D’accomplir un acte de justice, de tirer de l’enfer un
damné ? etc., etc. Alors, le prix demandé est beaucoup trop cher :
Et puis l’empereur, en somme, n’est pas obligé de réparer des bévues qu’il n’a pas
commises. On a faussement condamné Lesurques. Tant pis pour ceux
qui se
sont trompés ; tant pis pour les bourreaux et tant pis pour la victime :
Remarquez que ce développement n’est, avec une légère variante, que la répétition de
ceux qui précèdent, l’antithèse entre le gaspillage de la cour et sa pingrerie,
lorsqu’il s’agit de payer une dette sacrée… Et nous touchons du doigt un des péchés
mignons de Victor Hugo, l’abus des développements, l’avalanche des mots qui se
précipitent, s’accumulent, roulent avec un bruit de tonnerre et ressassent deux fois,
trois fois, dix fois de suite la même pensée. Exemple : Victor Hugo nous montre
M. Magne, le ministre des finances, renâclant à l’idée de verser la forte somme :
Et tout de suite après, il s’écrie, porté par un gigantesque mouvement d’ironie :
Or, qu’ajoutent ces deux vers à ceux qui précèdent ?
À quoi
servent-ils ? Ils renferment exactement le même argument, et ils le présentent sous
une forme plus faible. Et, durant six pages, la fureur olympienne du poète s’épanche
en larges nappes, raillant, invectivant l’avarice de César, apostrophant le martyr
dans sa tombe, et invoquant l’éternelle conscience et l’éternelle justice…
Et nous trouvons que ces sublimes discours sont tout de même un peu longs, et que la
verve de Victor Hugo était vraiment immodérée en ses colossaux épanchements.
Troisième idée. — Le poète accablé de dégoûts erre dans la
campagne. Le spectacle de la nature lui fait prendre en pitié l’infirmité des
jugements humains ; il comprend que tôt ou tard la vérité reconquiert ses droits et
prend une éclatante revanche, et il prédit au pauvre Lesurques une glorieuse
réparation. (Je crois bien que les héritiers de Lesurques eussent préféré les deux
millions. Mais, enfin, on prend ce qu’on trouve). Cette péroraison est empreinte d’une
sévère beauté. D’abord, description de la falaise désolée où le poète promène sa
mélancolie :
Qu’est la petitesse des hommes, en face de ce tableau ?… Vous croyez, pauvres juges,
« magots toussant dans vos flanelles », que votre arrêt durera, qu’il pèsera le poids
d’un fétu, dans la balance de l’avenir ! Quelle illusion ! Vous mourrez tout entiers,
votre nom s’éteindra, misérable, cloué au pilori de l’histoire. Et plus tard, un
jour,
La vision est épique. L’Innocence, que le poète transforme en soleil, émerge
lentement à l’horizon radieux et nous soulève avec elle. Et à ce spectacle, notre âme
est comme inondée de chaleur et de clarté…
Ainsi, dans cette vaste pièce, qui ne comprend pas moins de quatre cents vers,
l’auteur n’a guère exprimé que trois idées principales, et sa fécondité
est si remarquable, que, sans changer de place, il vous donne la sensation du
mouvement, et que, traduisant sous mille formes un argument incessamment répété, il
vous donne, par le luxe des images et par la magie du verbe, l’illusion d’une infinie
variété…
De tout ceci, que conclure ? Que Victor Hugo était jusqu’au fond, jusqu’au tréfond de
l’âme, poète, au sens primitif et profond du mot. Bien différent des versificateurs
pondérés qui commencent par tracer en prose le plan de leurs œuvres, et les rythment
ensuite, comme un honnête orfèvre cisèle un couteau d’argent ; bien différent de ces
ouvriers appliqués et raisonnables, Victor Hugo pensait en vers. Il
improvisait fiévreusement, jetant sur le papier des flots de lave, des pierres
précieuses et des scories ; guidé par le sens général du morceau, guidé dans le détail
par la rime, dont le caprice incessamment mobile lui suggérait des essaims d’images,
sans cesse tourbillonnantes…
Et voilà pourquoi, malgré ses fautes de goût, ses partis pris violents, la pesanteur
de ses ironies, l’étroitesse de ses rancunes, il durera, ainsi que durent les sphinx
et les pyramides de Chéops. Son œuvre est le fleuve immense où viendront s’abreuver
les races futures.
Victor Hugo se disait déiste. L’idée de Dieu domine son œuvre, la
pénètre, l’imprègne tout entière. Dans ses premiers ouvrages, cette idée est vaguement
formulée ; à mesure qu’il avance dans la vie, sa croyance se fortifie ; les malheurs
domestiques qui le frappent achèvent de raffermir dans sa foi. Mais cette foi se
dégage résolument des formes du culte. Hugo a soin de le proclamer : il vénère la religion, il repousse les religions. Et jusqu’à
sa mort, il persévère dans cette attitude… Maintenant quelle était l’essence de son
esprit religieux ? Quelle doctrine professait-il ? Avait-il une doctrine ?… Il est
assez malaisé de le savoir, et ce n’est pas encore la lecture d’un autre ouvrage
posthume, Dieu, qui élucidera ce point obscur.
Dans ce poème encore nous retrouvons la plupart des défauts et toutes, les qualités
de Victor Hugo. C’est un assemblage monstrueux et grandiose d’images, de descriptions,
de symboles, de dissertations morales, et de visions fantastiques. Le livre se divise
en trois parties : Ascension dans les ténèbres, Dieu, le Jour.
Ascension dam les ténèbres. — Le poète est tourmenté du divin
mystère ; il voudrait percer l’énigme de l’univers, connaître les secrets de la
création,
découvrir et comprendre la cause première. Il songe… Et soudain
des voix lui arrivent, voix confuses, qui montent des choses, qui s’exhalent des mers,
des fleuves, des forêts, des montagnes, des gouffres, des profondeurs, et qui
balbutient une explication insuffisante… Et Victor Hugo demeure pensif, il continue de
chercher la solution du problème.
Dieu. — Les voix se transforment, deviennent des corps animés, dont
chacun incarne un symbole. C’est la Chauve-souris qui représente
l’athéisme ; le Hibou qui personnifie le doute, c’est le Corbeau (le manichéisme), le Vautour (le paganisme),
l’Aigle (le mosaïsme), le Griffon (le
christianisme), enfin l’Ange (le rationalisme). Chacun d’eux élève
la voix, exprime ses doutes, expose son système, vante son Dieu, et le poète, assailli
par tant d’affirmations opposées, demeure perplexe et tourne les yeux vers l’azur
comme pour implorer le secours d’une assistance surnaturelle.
Le Jour. — L’aide qu’il sollicite s’offre à lui sous l’aspect d’une
créature étrange, aux formes indécises, voilée d’un suaire.
Un suprême dialogue s’engage entre eux. Le poète adresse à l’inconnu un appel plein
d’angoisse.
Et celui-ci répond d’une voix sépulcrale à ces
interrogations :
Ainsi se termine le poème sur cet épisode mystérieux, où semble planer l’imagination
du Dante…
Pas plus en ce volume que dans Toute la lyre nous ne trouvons
d’idées neuves. L’angoisse du doute, l’impuissance de comprendre l’univers, la
nécessité de l’existence de Dieu, l’objection tirée de la présence du mal sur la
terre : ce sont là ce qu’on appelle d’admirables lieux communs. Si ces banalités
philosophiques étaient développées en style vulgaire, la lecture en serait purement
insoutenable.
Elles sont sauvées par la virtuosité d’Hugo, par son
incomparable habileté à manier les mots et les verbes. Dieu est, à
cet égard, un prodigieux monument de rhétorique. Dans aucun autre ouvrage, la verve
d’Hugo ne fut plus abondante, plus prestigieuse…
Abondante, elle l’est trop… Chacune des pièces qui composent le recueil ressemble à
une forêt vierge, où s’entrecroisent les lianes, où s’enchevêtrent les troncs
d’arbres. Pour s’y frayer un passage, on est forcé de donner à droite et à gauche des
coups de hache, et d’écarter de la main les branches qui vous aveuglent. Au bout d’une
heure d’exploration, je veux dire de lecture, on se sent exténué, on éprouve un
immense besoin de fermer les yeux, de se recueillir. Mais, on ne peut s’empêcher
d’admirer ce bouillonnement de sève. Prenons, comme autre exemple de développement, le
surprenant morceau intitulé : la Goutte d’eau.
Le sens philosophique de cet épisode est rudimentaire : la nature emploie de tout
petits moyens pour réaliser ses œuvres les plus colossales. L’effort d’une goutte
d’eau répété et poursuivi pendant des siècles arrive à creuser dans le roc des
Pyrénées le large cirque de Gavarnie. L’atome produit l’immensité. Dès lors,
l’hypothèse d’un Dieu créateur devient superflue. — Mais cet atome (répond le poète)
qui donc l’a créé, si ce n’est Dieu ?
Voilà l’argument du morceau. Il fournirait à un
élève de philosophie un
agréable sujet de dissertation… voyez ce qu’il devient sous la plume de Victor Hugo…
Le poète commence par décrire les Pyrénées avant le déluge, et en quelques vers il
évoque la silhouette de ce mur énorme, empourpré des rayons de l’aurore, et qui
s’étend comme une infranchissable barrière de l’un à l’autre Océan. Sur le mur tombe
une goutte d’eau. Cette goutte se multiplie, c’est une averse, un orage, un ouragan,
une trombe, et l’eau ruisselle le long des vers, elle serpente autour des strophes,
elle y roule en cascade, elle les submerge… Enfin, la transformation est opérée. Sur
la crête déchiquetée, s’enfonce un cirque énorme, au sein duquel les plus hauts
monuments du globe seraient aisément ensevelis. Description du cirque. Antithèses
destinées à nous rendre plus saisissantes ses puissantes dimensions. Regard jeté en
arrière. Énormité du résultat comparé à la petitesse de la cause. Moment de
défaillance et d’incertidude… Puis, retour à la foi et réponse victorieuse du
poète.
Et, toujours, au milieu de cet or, quelques graviers ; Hugo, emporté par sa verve
jaillissante, laisse échapper des incohérences, des bizarreries. Il abuse de ces
locutions qu’on lui a si souvent reprochées :
Ailleurs, il se livre à un fastidieux étalage d’érudition :
Et soudain l’accent se relève. Je ne sais rien de plus magnifique en notre langue que
ce fragment, où l’écrivain cherche à définir l’indéfinissable et à expliquer la vraie
nature de Dieu :
Les éditeurs et légataires du maître peuvent désormais arrêter leurs publications. La
postérité possède assez de documents pour asseoir son jugement définitif.
Il est convenu que M. Maurice Maeterlinck est un homme de génie. Si nous
l’ignorions, c’est que nous n’aurions pas d’oreilles pour entendre le bruit croissant de
sa renommée, ni d’yeux pour lire ce que disent de lui les feuilles littéraires et
boulevardières. Oncques n’ouït-on un pareil concert. M. Octave Mirbeau donna le branle
dans un article retentissant. Les autres suivirent. Et, aujourd’hui, Maurice Maeterlinck
règne sur une bonne partie de la jeunesse française. Les mille revues du quartier latin
sont autant de cassolettes où brûle en son honneur l’encens des louanges. Lorsque,
d’aventure, on représente une de ses pièces, MM. les reporters se mettent en campagne,
s’en vont interviewer les gloires contemporaines, et publient de copieuses dissertations
où le nom de Maeterlinck est généralement rapproché du nom de Shakespeare. Ces
représentations mêmes sont augustes, fermées, solennelles. Les comédiens qui y prennent
part semblent remplir
une mission céleste ; les comédiennes frémissent en
récitant la prose du maître. Quant aux auditeurs, ils demeurent attentifs, recueillis,
respectueux, les yeux perdus dans le rêve, et ne sortent de leur extase qu’à la chute du
rideau… Et le vulgaire, non initié, qui, pour la première fois, surprend le secret de
ces étranges cérémonies, se demande avec un soupçon d’effroi, s’il est entré dans un
théâtre ou dans un temple, s’il assiste à l’exécution d’une œuvre d’art ou à la
célébration d’un mystère…
Et pourtant, il faut bien que Maurice Maeterlinck ait quelque mérite, puisqu’il
déchaîne tant d’enthousiasmes. Ces jeunes hommes qui l’adorent, qui se pâment à ses
pièces, ne sont pas dénués d’entendement ; je veux croire que quelques-uns d’entre eux
(sinon tous, car il faut faire la part du snobisme) ressentent une admiration
sincère…
Sur quoi se base cette admiration ? Quel est le talent de Maurice Maeterlinck ? Par où
diffère-t-il de ses devanciers, par où leur ressemble-t-il ? Qu’y a-t-il, dans ses
œuvres, de vraiment original ?
Avez-vous vu, à l’Exposition du Champ-de-Mars, les tableaux du peintre Carrière ? Ce
sont des portraits qui provoquent l’étonnement de la foule. Ils sont bien modelés, très
vivants, très émus, pleins de pensée. Mais, par une singulière inspiration, le peintre a
noyé ces têtes dans le brouillard, il les a entourées d’une atmosphère fumeuse qui
estompe
leurs contours et ne laisse subsister que les caractères saillants,
que les traits essentiels de chaque physionomie. Le reste se perd et s’efface dans la
nuit… Tout d’abord la raison proteste contre cette interprétation de la nature. Puis, à
mesure que vous fixez la toile, vous vous sentez envahi par un trouble particulier, et,
peu à peu, attaché, captivé, par la ressemblance morale de ces
portraits, dont les originaux vous sont inconnus. Ils vous plaisent par l’indécision
même de leurs lignes ; ils vous entraînent dans un milieu de rêve, proche voisin de la
terre, et qui, cependant, n’est pas tout à fait la terre. Et vous subissez le charme de
cet art inquiétant et maladif…
Eh bien ! il me semble que le théâtre de Maurice Maeterlinck éveille en nous des
impressions analogues. C’est un théâtre idéalisé et simplifié. Tandis que les
dramaturges de tous les temps et de tous les pays se sont appliqués à créer des types,
des personnages doués de traits individuels et précis, et agissant sous l’impulsion de
passions déterminées, — Maurice Maeterlinck s’efforce d’isoler ces passions, de les
montrer pour ainsi dire, en dehors des êtres qu’elles font mouvoir, et de prêter à ces
êtres, au lieu d’une physionomie nette et colorée, un aspect vague et fuyant.
L’analyse de Pelléas et Mélisande fera saisir ce procédé.
Le sujet est le plus simple du monde, un conte
de nourrice, une légende
qui rappelle Geneviève de Brabant : Golaud rencontre au fond d’un bois une jeune
personne éplorée, Mélisande, s’éprend d’elle, l’amène à la cour du roi son père et
l’épouse. Mais le jeune frère de Golaud, Pelléas, ne peut voir Mélisande sans l’aimer.
Mélisande, elle aussi, a le cœur troublé. En vain Pelléas veut-il fuir, Mélisande le
retient, et lui donne sa main et ses cheveux à baiser… Golaud a des inquiétudes, puis
des soupçons… Sa jalousie s’éveille, il épie les amoureux et les tue dans un transport
d’aveugle fureur.
Je suppose qu’un poète dramatique, nourri dans les traditions classiques, s’empare de
cette fable. Quel parti en tirera-t-il ? Il cherchera tout d’abord à établir son milieu.
Il nous dira où se passe l’action, à quelle époque, chez quel peuple, et si nous avons
affaire à des hommes barbares ou à des civilisés. Puis il nous présentera le héros et
l’héroïne, fera l’analyse de leur âme, nous expliquera la coquetterie innée de la femme,
nous dira pourquoi elle est coquette, il mettra en lumière la jalousie du mari, nous
dira pourquoi il est jaloux et quelle est l’essence de sa jalousie, et sur quels indices
elle repose, et il accumulera les détails, les développements, les dialogues, les
, les incidents, et il amènera la catastrophe par un coup de théâtre tiré de
longueur et bien préparé. S’il a beaucoup de talent nous serons remués par cette
peinture, nous palpiterons aux tourments d’Othello, aux malheurs
de
Desdémone. Et ces êtres, créés de pied en cap par la main puissante du génie, resteront
en nos mémoires, éternellement gravés et marqués d’une empreinte ineffaçable.
Tout au contraire des autres, Maurice Maeterlinck s’applique à laisser dans l’ombre ce
qu’ils placent en plein jour. En quelle année de quel siècle se passe son drame ? Nous
n’en savons rien. Il se déroule dans un château qui peut être gothique, à moins qu’il ne
soit arabe, ou goth, ou visigoth, ou persan… Qu’est-ce que Golaud ? C’est le fils du roi, comme dans les contes de fées. Et ce roi, le vieil Arkel,
nous apparaît sous l’aspect vénérable d’un burgrave beaucoup plus calme et philosophe,
et beaucoup moins phraseur que le Magnus et le Job de Victor Hugo… Pelléas et Mélisande
représentent le couple éternel des amoureux contrariés par la destinée ; mais cette
Juliette et ce Roméo ne sont pas, comme ceux de Shakespeare, deux adolescents ardents à
vivre, des créatures de chair et de sang, aimant comme aiment les hommes, et écoutant
chanter le rossignol jusqu’au lever de l’aurore. Ce sont de pâles fantômes qui se
murmurent des choses tristes et douces sous les rayons de la lune. Et nous ne savons
rien d’eux, si ce n’est que Mélisande semble symboliser la femme avec ses roueries
instinctives, ses mensonges ingénus et ses retours de franchise, et que Pelléas nous
rend visible la possession
d’une âme neuve et sans défense par le
tout-puissant Amour….
Ces personnages aux formes indécises errant dans un décor irréel, éclairés d’une
lumière d’étoiles, frappent notre imagination et paraissent aisément plus grands que
nature. C’est un procédé bien connu des artistes : la sensation de grandeur obtenue par
l’extrême simplification des figures. M. Puvis de Chavannes s’inspire de cette méthode
dans ses compositions décoratives, et vous savez avec quel succès. M. Maeterlinck
complète cet artifice en supprimant le discours, ou, du moins, en le réduisant à sa plus
simple expression. Son dialogue est d’une naïveté qui, par endroits, frise le
gazouillage enfantin. Lorsque Golaud découvre Mélisande dans la forêt, voici les propos
qu’ils échangent :
MÉLISANDE. — Ne me touchez pas ! ne me touchez
pas !
GOLAUD. — . — N’ayez pas peur… Je ne vous ferai pas…
Oh ! vous êtes belle !
MÉLISANDE. — Ne me touchez pas ! ne me touchez pas ! ou
je me jette à l’eau !…
GOLAUD. — . — Je ne vous touche pas… Voyez, je resterai
ici, contre l’arbre. N’ayez pas peur. Quelqu’un vous a-t-il fait du mal ?
MÉLISANDE. — Oh ! oui ! oui ! oui !
GOLAUD. — . — Qui est-ce qui vous a fait du mal ?
MÉLISANDE. — Tous ! tous !
GOLAUD. — . — Quel mal vous a-t-on fait ?
MÉLISANDE. — Je ne veux pas le dire ! je ne peux pas le
dire !…
GOLAUD. — . — Voyons ! ne pleurez pas
ainsi. D’où venez-vous ?
MÉLISANDE. — Je me suis enfuie !… enfuie… enfuie…
GOLAUD. — . — Oui ; mais d’où vous êtes-vous
enfuie ?
MÉLISANDE. — Je suis perdue !… perdue !… Oh ! oh !
perdue ici…
En lisant ces phrases, nous avons envie de sourire de leur puérilité, mais en même
temps, quand nous les rapprochons de ce qui précède et de ce qui suit, elles éveillent
en nous l’image d’une créature très frêle et très primitive. Nous croyons voir
Mélisande, nous la voyons. C’est une petite bergère des temps anciens, elle ressemble à
la sainte Geneviève de Puvis ; elle a les prunelles claires, la taille longue, les
cheveux épars sur les épaules et les mains jointes et les coudes serrés au corps ; et
elle parle d’une voix limpide comme un murmure de source….
Ne vous y trompez pas, cela n’est point le fait du premier venu. Les poètes seuls
possèdent ce pouvoir d’évocation. Or, incontestablement, Maurice Maeterlinck est poète.
Il a le sens de l’au-delà, des faiblesses et des fragilités de la vie, des incertitudes
de la condition humaine, et des fatalités qui pèsent sur elle (passions, instincts
aveugles, impuissance de la volonté). Il renouvelle, en l’assombrissant, en l’entourant
de plus de mystère, la conception que les anciens avaient du Destin, cette force contre
laquelle se brisent nos énergies.
Pelléas et Mélisande nous représentent la lutte
engagée par la loi
naturelle (qui veut le triomphe de l’amour) contre la loi sociale (qui asservit l’amour
au joug des conventions et des préjugés). Leur bonheur possible se trouve brisé. Et
au-dessus de ces faibles hommes, plane la sagesse du roi Arkel, le roi aveugle qui
compte d’innombrables jours, et qui a appris l’indulgence, la tolérance, la pitié et la
bonté. Ses discours respirent une rare élévation. Il apprend que son fils Golaud s’est
marié sans l’en instruire, anéantissant ainsi ses plans politiques les plus chers. Il ne
se fâche pas. Il accepte avec douceur les faits accomplis.
Je n’en dis rien. Il a fait ce qu’il devait probablement faire. Je suis très vieux et
cependant je n’ai pas encore vu clair, un instant, en moi-même ; comment voulez-vous que
je juge ce que d’autres ont fait ? Je ne suis pas loin du tombeau et je ne parviens pas
à me juger moi-même… On se trompe toujours lorsqu’on ne ferme pas les yeux. Cela peut
nous sembler étrange ; et voilà tout. Il a dépassé l’âge mûr et il épouse, comme un
enfant, une petite fille qu’il trouve près d’une source… Cela peut nous paraître
étrange, parce que nous ne voyons jamais que l’envers des destinées… l’envers même de la
nôtre… Il avait toujours suivi mes conseils jusqu’ici ; j’avais cru le rendre heureux en
l’envoyant demander la main de la princesse Ursule… Il ne pouvait pas rester seul, et
depuis la mort de sa femme il était triste d’être seul ; et ce mariage allait mettre fin
à de longues guerres et à de vieilles haines… Il ne l’a pas voulu ainsi. Qu’il en soit
comme il l’a voulu : je ne me suis jamais mis en travers d’une destinée ; et il sait
mieux que moi son avenir. Il n’arrive peut-être pas d’événements inutiles…
N’y a-t-il pas, en ces paroles, comme une exquise fleur de philosophie ?
J’ai dit les qualités de Maurice Maeterlinck. Je ne dois pas dissimuler ses faiblesses.
Ses pièces sont obstinément obscures (Pelléas et Mélisande est la
moins nébuleuse de la collection). Le symbolisme en est tellement caché, qu’il faut,
pour le découvrir, se mettre l’esprit à la torture. J’avoue que son drame des Sept princesses est demeuré pour moi une énigme indéchiffrable. Dans Pelléas, même, on découvre, au cours des scènes, des fragments de
dialogue qui vous plongent dans un morne étonnement. Mélisande, lors de sa première
entrevue avec Golaud, lui parle d’une couronne qui est tombée au fond de
l’eau… Que signifie cette couronne ? Je le cherche en vain… Golaud propose à
Mélisande de la repêcher. Mélisande esquisse un geste d’effroi et s’écrie :
« Non, non, je n’en veux plus ! Je préfère mourir, mourir tout de
suite ! »
Pourquoi ne veut-elle pas rentrer en possession de sa couronne !
Qu’a donc cette couronne qui lui fasse peur ? Comment cette couronne est-elle au fond de
l’eau ?… Je veux croire que dans l’esprit de l’auteur, la couronne de Mélisande a une
signification précise. Mais il garde jalousement son secret.
Ce symbolisme à jet continu est fatigant, prétentieux et inutile. Il a l’inconvénient
d’élargir immodérément l’œuvre d’art, en la livrant en pâture aux interprétations les
plus diverses. Un poème comme
ceux de Maeterlinck n’a presque plus de forme
qui lui soit propre ; il devient un prétexte à rêver ; quelque chose comme une mélodie
sans paroles que chacun comprend et goûte à son gré, et qui exige de ceux qui l’écoutent
une puissance considérable d’imagination et de réflexion… En vérité, je vous le dis,
l’auteur de Pelléas compte trop sur l’intelligence du lecteur, il lui
demande un effort d’intellect qui équivaut à une demi-collaboration. Ainsi ne
procédaient pas les vieux maîtres. Sophocle dessinait d’une main ferme le portrait
d’Œdipe ; Racine marquait Phèdre de traits rigoureusement précis. Et je ne sache point
que le chef-d’œuvre de Sophocle en soit diminué, pas plus que le chef-d’œuvre de
Racine…
D’ailleurs, il convient d’ajourner son jugement. M. Maeterlinck n’a pas cessé de
produire. Peut-être nous donnera-t-il des ouvrages qui contiendront, harmonieusement
mêlés, l’action et le rêve.
Qu’y a-t-il de plus banal que cette histoire !
Jean Berny est fils d’une veuve et petit-fils d’un vieil officier qui vivent pauvrement
dans une maisonnette du golfe d’Antibes. Il se sent poussé par une impérieuse vocation
vers le métier de marin. La mère, le grand-père s’endettent pour lui faire donner de
l’instruction. Mais Jean est indolent et flâneur ; il échoue aux examens du Borda et s’engage sur un navire marchand. Quand il revient de son premier
voyage, il apprend que son grand-père est mort et que sa mère, privée de ressources, a
vendu son dernier lopin de terre. Il l’emmène à Brest, l’installe dans une petite
chambre et part comme matelot sur un vaisseau de l’État. La pauvre femme gagne son pain
à des travaux de couture, tandis que son fils accomplit le tour du monde. Son temps de
service expiré, Jean, malgré les supplications maternelles, se réengage pour cinq
années. Je dois dire qu’il ne s’ennuie pas trop pendant ses
expéditions. Il
rencontre tour à tour : dans l’île de Rhodes une jeune personne aux yeux de velours qui
lui témoigne quelque sympathie ; au Canada une miss blonde et rose avec laquelle il se
fiance très légèrement ; et dans un de nos ports une accorte grisette à qui il promet
inconsidérément le mariage. Durant ces aventures la pauvre mère continue de coudre à la
lumière de la lampe en songeant à l’absent, à cet ingrat de fils qu’elle adore. Et Jean
met le comble à ses fâcheux procédés… On demande un contremaître de bonne volonté qui
consente à partir de suite pour le Tonkin. Il se propose, et il s’embarque ; et comme
ses chefs, vu l’urgence, lui refusent de passer à Brest, c’est par une lettre sèche et
laconique que sa mère apprend la nouvelle du départ…
Là-bas, Jean est miné par les fièvres ; au bout de dix-huit mois on le rapatrie, mais
sa santé est détruite, son corps exténué. Il meurt durant la traversée. Et son corps est
précipité dans les flots du Pacifique. — Cependant la veuve Berny attend, au port de
Brest, le retour du navire qui lui ramène son fils. Elle a mis son plus beau chapeau,
son plus beau châle et se rend, pleine d’espérance et d’angoisse, sur le quai où les
marins doivent débarquer. Hélas ! l’affreuse nouvelle la frappe en plein cœur. Elle
tombe inanimée. Elle reste pendant plusieurs jours entre la vie et la mort ; sa tête
s’égare, elle veut se jeter par la fenêtre, elle mouille de pleurs
les
chères reliques du défunt et maudit la destinée ; puis elle se prosterne aux pieds du
Seigneur, se résigne doucement et trouve dans la foi une suprême consolation…
Cette histoire, je le répète, est la banalité même. C’est un des mille drames par où se
dénoue l’existence des marins. Chaque jour il arrive qu’une femme de pêcheur perde en
mer son mari, son fils, parfois tous deux ensemble ; elle en est très malheureuse ; puis
le temps et la religion cicatrisent ses souffrances et elle attend avec patience l’heure
d’aller rejoindre dans un monde meilleur, ceux qu’elle a aimés… Était-il nécessaire
d’écrire un livre de deux cents pages pour nous exposer ce fait divers ?… Joignez à cela
que le héros de M. Pierre Loti est fort peu intéressant. Il nous apparaît, à la
réflexion, comme un monstre d’indifférence. Il suit aveuglément ses caprices, repousse
les conseils de ses parents, vadrouille effrontément au lieu de préparer ses examens,
dépense avec des créatures les économies qu’il devrait envoyer à sa sainte femme de
mère, ébauche des romans ridicules dont l’auteur nous parle en termes très vagues : en
somme, un piètre personnage, parfaitement indigne de sympathie.
Voilà pour le fond…
Quant à la construction de l’ouvrage, elle est assez molle. Le récit se compose d’une
série de tableaux égrenés d’une main négligente, et qui se suivent à
la
queue leu leu, sans lien, sans transition, comme des tranches de pâté déposées sur une
assiette.
Ainsi donc : sujet quelconque, caractères vulgaires et antipathiques, développements
incohérents…
Eh bien ! de cet ensemble hétéroclite, de ces parties incomplètes et de ces chapitres
inégaux, jaillit une émotion poignante, une telle émotion que je mets au défi les cœurs
les plus endurcis d’y résister. Si l’on réfléchit, les objections s’accumulent. Mais dès
que l’on commence à lire, on se sent pris aux entrailles. On ne pense plus, on ne
résiste plus, on vibre, on tressaille, on s’attendrit. Et quand on a achevé la dernière
page, on demeure rêveur, l’âme accablée d’une immense et douce mélancolie… Par quel
miracle Pierre Loti obtient-il ce résultat ? Comment, avec des éléments aussi simples,
arrive-t-il à nous troubler si profondément ?… La chose est délicate à déterminer.
Tout d’abord et avant tout, Pierre Loti est poète, et ses procédés sont ceux d’un
poète…
Mettez ce même récit entre les mains d’un romancier habile, sachant combiner les coups
de théâtre. Il l’eût dramatisé et compliqué à plaisir. Il eût inventé des épisodes
fabuleux ; il eût jeté au travers de l’action des incidents romanesques ; il n’eût pas
manqué de placer son héros entre deux passions contradictoires, et de montrer l’amour
maternel combattu dans son cœur par quoique amour coupable,
l’amour d’une
Carmen, d’une fille de mauvaise vie ; il eût fait de ces deux femmes deux ennemies
mortelles, ardentes à se déchirer ; et, afin de rendre Jean Berny sympathique, il l’eût
représenté fuyant, emportant loin de France le trait qui l’avait blessé, revenant comme
le pigeon de la fable, traînant l’aile et traînant la patte, et mourant, plein de
contrition et de repentir, en pressant sur ses lèvres la croix de sa mère. Et nous
aurions eu un roman-feuilleton qui, sous la plume d’un homme expérimenté, eût fait assez
bonne figure au rez-de-chaussée d’un petit journal.
M. Pierre Loti s’est bien gardé de recourir à ces moyens grossiers. Il n’a nullement
cherché à idéaliser son matelot, ni à atténuer ses fautes, ni à dissimuler ses
faiblesses. Il nous l’a présenté comme un être primitif, à demi inconscient, comme un
grand enfant ballotté, ainsi qu’une épave, et qui n’a pas la force de réagir… Et dès les
premiers feuillets, en quelques lignes précises, il établit son tempérament. Jean
est-issu d’une lignée de riverains provençaux, conservée très pure, race à la fois
contemplative et aventureuse, comptant dans ses rangs de paisibles horticulteurs et de
hardis capitaines. Et ces deux instincts lutteront en lui et gouverneront sa vie, la
paresse qui l’empêchera de sortir du rang, l’amour des voyages qui l’entraînera à de
folles équipées, et une certaine noblesse naturelle qui le distinguera, malgré les
lacunes de son instruction,
de ses camarades plébéiens. De même pour la
mère. Ce n’est pas une Cancalaise ou une Bretonne illettrée. Ce n’est pas non plus une
grande dame distinguée ayant eu des malheurs. Elle appartient à l’humanité moyenne. Elle
a eu jadis une aisance qu’elle a perdue, et cela par la faute de son fils. Elle l’aime
d’autant plus qu’elle a souffert par lui et qu’elle a beaucoup à lui pardonner. Elle
n’est pas héroïque, elle n’accomplit pas des actes surhumains, elle déploie ce courage
assez vulgaire qui consiste à travailler pour vivre, quand on se trouve dans le
dénuement… Ainsi, la mère pas plus que le fils ne constituent des types exceptionnels,
ce sont des individus pris au hasard dans la société courante. Et de ces deux êtres, mis
aux prises avec la souffrance et la mort, Pierre Loti a su tirer un drame
pathétique.
Est-ce par l’effort de l’analyse qu’il nous émeut à ce point ? Certes, M. Pierre Loti
n’est pas incapable de nous donner une analyse précise. Ce que le raisonnement ne lui
fournit pas, il le devine par intuition. Ainsi, il décrit avec infiniment de
clairvoyance les tourments par où passe la veuve Berny quand elle apprend la mort de son
fils et les différentes crises qu’elle traverse avant d’arriver à l’apaisement
définitif. Mais si l’analyse nous intéresse, elle est impuissante à nous toucher. Il
faut qu’un autre élément vienne à son secours ; il ne suffit pas que l’auteur énumère
les douleurs qui déchirent l’âme d’un
individu, il faut que nous entendions
les cris, que nous voyions les tortures de celui qui souffre, que le romancier le mette
en pleine lumière, qu’il l’évoque à nos regards, et qu’il l’évoque dans son milieu,
qu’il nous donne, en un mot, la sensation, l’illusion de la vie… Or les grands artistes
seuls, les grands poètes sont doués de cette faculté évocatrice… M. Pierre Loti la
possède à un degré éminent. Il ne raconte pas, il peint ; son style est tout en images,
et ces images sont justement celles qu’il est essentiel de retenir, et qui caractérisent
le cadre où les personnages vont se mouvoir. Il excelle enfin à fixer en quelques mots
bien choisis les lignes d’un paysage. Je voudrais citer une page où cet art fût
particulièrement visible…… Jean Berny, encore novice, a pris place sur un brick du port
d’Antibes et s’éloigne pour la première fois des côtes de France. Il s’agit à la fois
d’exprimer la tristesse du jeune marin, de donner la sensation du rude milieu où il se
trouve, et de rendre la couleur du décor extérieur. Vous allez voir avec quelle aisance
Pierre Loti résout ces difficultés.
Voici le décor :
Antibes s’abaissait dans le lointain, devenait comme une tache d’ocre, de minute en
minute amoindrie, au pied des Alpes pâles et neigeuses, qui au contraire montaient,
devenaient toujours plus immenses et plus confuses dans le ciel éteint.
Voici le milieu :
Aux premières brumes de novembre, le brick fuyait, tout penché sous l’effort de ses
voiles. Un bruit monotone et doux le suivait, — comme un bruit de frôlement de soie,
de froissement de moire, — moins un bruit qu’une forme particulière de silence
bruissant…
Lui, matelot depuis deux heures, en grosse vareuse de laine, se tenait sur le pont du
brick penché, les yeux agrandis par le nouveau de tout cela ; inquiet de cette
solitude avec des inconnus, sur ces planches animées qui s’éloignaient du monde ;
inquiet de cette mélancolie de néant qui surgissait peu à peu de partout, de plus en
plus morne et souveraine.
Les autres de l’équipage étaient là aussi, regardant comme lui, mais dans un
sentiment de rêve plus trouble et moins vaste, s’enfuir cette terre, où ils venaient
de faire une halte relativement longue, déshabituante des fatigues et des disciplines
du large. Ils étaient six, ces compagnons de Jean : un Maltais, noir comme un Arabe,
en haillons, poitrine nue au froid du soir ; deux grands diables provençaux ; un
Bordelais rouleur, — et un déserteur de la marine de guerre qui, sur les rades
françaises, ne se montrait pas. Tous, ayant pris leurs rudes costumes de mer qui les
changeaient, — leurs visages de résignation et de passivité.
Voici l’état d’âme du héros :
À l’arrière, tandis qu’ils flânaient, apparut le capitaine, sorte de colosse à figure
éteinte, d’hercule grisonnant, farouche et grave, avec des yeux désintéressés de tout,
inexpressifs et sans vie. Il commanda une manœuvre d’une voix rauque, avec des mots
inconnus, et comme Jean, encore novice, ne sachant où aller, souriait, s’amusant de
cette nouveauté comme d’un jeu, il s’entendit rappeler
au travail d’un
mot bref et dur. Alors il regarda ce capitaine, et son sourire se glaça : l’homme lui
apparaissait trop différent de celui qui l’avait accueilli tout à l’heure à Antibes
avec un ton de déférence polie, quand sa mère soigneusement vêtue et son grand-père
cravaté de blanc étaient venus le conduire à bord.
Alors il s’assombrit lui aussi, le novice Jean, comprenant qu’il était l’égal ou
l’inférieur de ces autres matelots avec lesquels il allait vivre, — et qu’il ne
s’agissait plus que d’obéir. En une fois, il eut le sentiment complet de sa
déchéance ; en un seul coup, là, dans la nuit tombante, il sentit s’abattre sur lui le
joug de fer.
Et dans tout cela pas un mot inexpressif, pas une épithète oiseuse. Toutes les phrases
(un peu hachées selon une habitude chère à l’auteur) ajoutent un trait au tableau ;
aucune n’en dérange l’harmonie…
Outre ces qualités de peintre, M. Pierre Loti en possède une autre, non moins rare :
c’est une extrême sensibilité. Il vit avec les personnages de son livre, on dirait qu’il
subit leurs angoisses et qu’il éprouve leurs joies. Je ne sais rien de plus déchirant
que l’agonie de la veuve Berny, dans sa chambre de pauvresse, alors qu’elle retrouve le
petit chapeau que portait son fils à l’âge de douze ans, le jour de sa première
communion.
S’approchant de la clarté de la fenêtre, elle ouvrit fiévreusement le vieux carton
vert, déplia la gaze qui enveloppait la relique enfantine, — et, tout fané, il reparut
au pâle soleil printanier du Nord, le « petit chapeau », qui avait été étrenné, là-bas
dans la chaude Provence, pour une si lumineuse fête de Pâques, enfouie à présent
derrière
un rapide entassement d’années mortes… Il symbolisait pour Jean
toute la période heureuse, choyée et ensoleillée de sa vie ; il lui représentait ses
belles toilettes des dimanches, au temps passé, tout son luxe d’autrefois dans sa
famille provençale — luxe très modeste, à dire vrai, mais que le pauvre enfant, devenu
matelot, s’exagérait volontiers au souvenir… Et la jolie tête aux boucles brunes, qui
s’était coiffée jadis de ce petit feutre à ruban de velours, maintenant, roulée au fond
inconnu des eaux éternellement obscures, n’était déjà qu’un rien sans nom, plus
négligeable et plus perdu dans l’infini que le moindre galet des plages… La mère, dans
ses mains agitées et tremblantes, le retournait, le « petit chapeau » ; jamais elle ne
lui avait trouvé autant qu’aujourd’hui cet air démodé et lamentable, cet air de relique
d’enfant mort. Elle vit même qu’une mite avait fait un trou dans le velours et que, çà
et là, des moisissures blanches apparaissaient : le commencement du travail des
infiniment petits, qui seront les grands triomphateurs de tout, et qui d’abord
détruisent les pauvres objets auxquels nous avons l’enfantillage de tenir…
Oh ! le « petit chapeau », le cher petit chapeau de Pâques, s’en allant à la guenille,
dans quelque hotte de chiffonnier !… À cette image entrevue, il lui sembla que tout
s’effondrait en elle-même : cette fois, l’oppressante masse de fer se dissolvait,
fondait décidément, dans sa tête, dans son cœur, partout. Son dos, secoué d’abord par
des spasmes irréguliers, prit un mouvement de soufflet haletant, plus saccadé que la
respiration ordinaire, — et enfin elle s’affaissa dans une chaise, la tête tombée en
avant sur une table, pour pleurer à grands sanglots ses premières larmes de mère sans
enfant…
Remarquez que cette douleur est traduite par des mots tout simples, par un balbutiement
en quelque
sorte enfantin ; et que ces mots donnent exactement la sensation
de cette douleur d’une mère affolée qui pleure son enfant mort, et non d’une autre
douleur, et qu’aucun d’eux ne détonne dans l’ensemble et que tous concourent à éveiller
cette impression particulière et non pas une autre ; jusqu’aux mots petit et pauvre fréquemment répétés (petit
chapeau, pauvres objets, pauvre petite tête) qui sonnent plaintivement dans la
phrase, comme un glas de détresse et de misère…
Et le plus curieux, c’est que M. Pierre Loti n’y entend pas tant de malice, qu’il écrit
sans se torturer l’esprit, et qu’il se donne beaucoup moins de mal pour composer une
belle page que je ne m’en donne pour l’analyser…
… Je me précipitai chez le libraire.
— Avez-vous le dernier roman de M. Émile Richebourg ?
Il me remit un in-18 jaune, imprimé sur assez mauvais papier. Je dois dire que le roman
comptait 536 pages, — ce qui faisait excuser la faible épaisseur de chaque page. Le
titre était simple. En haut : Les Drames de la vie ; plus bas, Cendrillon. Sur la page suivante : Première partie :
la Fée de l’atelier ; chapitre premier : les
Ouvrières.
Bien ! (me dis-je) ceci va se passer dans les milieux ouvriers, que l’auteur doit bien
connaître. Apprêtons-nous à avaler une nouvelle lampée des Mystères de
Paris…
Et je plongeai bravement mon couteau à papier dans les feuillets…
Je ne me trompais qu’à demi. Eugène Sue, qui ne fut pas un grand écrivain, mais un
homme d’imagination géniale, continue de régner dans le feuilleton.
On vit
de sa substance ; et, quand on ne copie pas ses livres tout tranquillement, on s’inspire
de ses procédés, on reste fidèle à sa façon de grouper les épisodes, de poser les
personnages, de varier et de soutenir l’intérêt. M. Émile Richebourg me paraît être un
bon élève d’Eugène Sue. De quoi se compose son talent ?… C’est ce qu’il s’agirait de
rechercher.
Le scénario de Cendrillon est à la fois naïf et compliqué. Il
embrasse, comme les anciens mélos de l’Ambigu, une énorme période. Le héros est en
nourrice au premier tableau du drame ; au dernier, il bénit de ses mains tremblantes le
mariage de ses arrière-petits-enfants.
… Donc, M. Richebourg nous introduit tout d’abord dans un atelier de brodeuses, dirigé
par une femme de grand mérite, Mlle Melville, dont il s’empresse de
nous raconter l’histoire. Fille d’un honnête armateur du Havre, ruinée et orpheline à la
fleur de l’âge, recueillie par son oncle l’abbé Ginoux, un bon curé de campagne, elle a
fait la conquête d’un jeune homme de bonne famille — un noble, s’il vous plaît ! —
M. Gaston de Melville, qui lui a offert son nom et sa main. Pour redorer ce blason, elle
s’est mise vaillamment à la besogne ; elle a fondé une maison de commerce, la maison
Melville (elle a supprimé la particule par délicatesse, ne voulant pas l’avilir au
contact d’une raison sociale) ; elle est devenue mère d’un petit garçon, Paul, qui lui
donne
beaucoup de satisfactions ; ses affaires prospèrent, elle pourrait
être, elle devrait être heureuse.
Hélas ! elle découvre un beau jour que son mari n’était pas digne de sa tendresse. Il
mène une vie de bâton de chaise, jouant, entretenant des danseuses, subornant des
ingénues, choisissant ses victimes parmi les ouvrières de la maison. Ainsi, il a reluqué
Mlle Gabrielle Anglade, une pure enfant, fille d’un ancien
militaire décoré ; il a ignoblement abusé de sa vertu, lui infligeant
ce que les magistrats appellent le dernier outrage. Il a séduit en outre la coupeuse de
l’atelier, Mlle Armande ; il s’est enfui avec elle en Amérique,
après avoir vidé la caisse. Mme Melville demeure abandonnée devant
le berceau de son fils — sa seule consolation. Elle réagit contre sa douleur. Elle
redouble d’activité, de travail, elle remet à flots le navire submergé. Apprenant que
l’infortunée Gabrielle est devenue folle, après avoir mis au monde « un bébé rose » — le
fruit du crime — elle adopte le nourrisson qu’elle baptise Marie-Madeleine ; elle
l’élève, l’instruit, lui fait passer ses examens supérieurs… Enfin elle se retire, ayant
amassé, par trente ans d’acharné labeur, cent mille livres de rente. Il va sans dire que
son rejeton, le petit Paul, a remporté au collège tous les prix, est devenu un brillant
sujet, a voulu se présenter à l’École Navale et, devant les larmes de Mlle Melville, a consenti, sacrifiant sa vocation, à acheter une étude de
notaire. Vous devinez que Paul deviendra
infailliblement amoureux de
Marie-Madeleine, qu’il se fera aimer d’elle, et que, de cet amour, impossible entre
frère et sœur, jaillira l’intérêt pathétique du récit… Joignez à ces éléments la
canaillerie de Melville aidé dans ses entreprises par un agent d’affaires véreux ; la
lutte engagée contre eux par un ami dévoué de Mme Melville, et mille
incidents plus ou moins risibles ou larmoyants : rapts, actions d’éclat, vols à main
armée, travestissements, scènes de mœurs faubouriennes, et vous aurez une faible idée
des matériaux dont se compose cette marmitée de faits-divers que l’on nomme un
feuilleton populaire.
Si nous jetons un regard d’ensemble sur cette copieuse composition, nous noterons, à
première vue, quelques observations générales :
1º Les personnages qui s’agitent dans Cendrillon sont remarquables
par leur rigidité d’attitudes ; ils sont tout d’une pièce, comme les saints de
cathédrales ou comme les poupées de guignol. Ils manquent d’articulations. Ils sont
complètement bons ou complètement mauvais. Ou bien ils poussent la vertu à des limites
invraisemblables, ou bien ils s’enfoncent dans des abîmes de perversité ; — et des deux
côtés ils s’éloignent de la nature. M. Richebourg ignore l’art de nuancer un caractère,
de le pétrir de défauts et de qualités qui se complètent et s’atténuent ; ou, s’il
connaît cet art, il le suppose incompatible avec l’intellect de ses lecteurs habituels.
Il croit que le peuple (n’oublions pas qu’il écrit pour le peuple) aime
les types tranchés, enluminés de couleurs brutales. Et il lui en sert… Faut
voir !… comme on dit au faubourg Antoine ! Mme Melville n’est
pas une femme, c’est un ange ; elle réunit en elle la quintessence de vingt générations
d’honnêtes gens. Elle incarne le dévouement, l’abnégation, l’économie, le travail,
l’amour filial, conjugal et maternel. Gabrielle représente l’innocence persécutée ;
Marie-Madeleine, l’innocence heureuse ; l’abbé Ginoux est bon, — mais tellement bon,
qu’à côté de lui le bon abbé Constantin semble un monstre ; Paul Melville n’a pas Une
défaillance, pas un moment d’oubli ; sa calme jeunesse est consacrée à passer des
examens ; et il ne rate pas un seul de ces examens ; il eût été un admirable marin, il
sera (n’en doutez point) un parfait notaire, et un parfait mari, et un impeccable père
de famille ; son patron, le notaire Turgan, est le notaire en soi, un
homme sage, prudent, avisé, soigneusement rasé, confident intègre, l’ami des familles…
le père de Gabrielle, le garde forestier Anglade, a gagné le ruban rouge en Afrique, il
a sauvé son lieutenant, son capitaine, son colonel et son régiment, et s’il n’a pas
sauvé la France c’est qu’il n’en a pas trouvé l’occasion ; aussi tous les généraux de
notre armée le pressent-ils, successivement, sur leurs cœurs en l’appelant « mon vieux
camarade » et en arrosant de pleurs ses moustaches blanches. Et, à l’autre extrémité de
l’échelle,
voici venir cet affreux Melville et sa complice Armande, deux
chenapans, qui se montrent chenapans, sans une seconde de défaillance, durant cinq cent
trente-six pages. Quelle fatigue !… Et quel accablement pour le lecteur qui grince des
dents devant cette psychologie rudimentaire !
2º Aux yeux de M. Richebourg chaque profession porte une étiquette immuable, et de même
chaque catégorie d’individus. Ils sont classés sans contrôle, selon les préjugés, les
idées reçues. Ainsi, pour M. Richebourg, un soldat, par cela même qu’il est soldat, doit
posséder les traits auxquels on reconnaît un soldat : la bravoure, le
chauvinisme, le désintéressement. Un notaire doit nécessairement ressembler à l’image
théorique que le public se fait du notaire : bon sens, probité,
discrétion. Et ces diverses estampilles se formulent en une série d’épithètes, toujours
les mêmes, qui sonnent à l’oreille avec un bruit déplorable de ferblanterie.
Infailliblement, dans son texte, le mot marin s’accolera au mot brave le mot ingénieur au mot distingué ; le mot docteur au mot savant ;
le mot officier au mot brillant ; le mot jeune fille au mot chaste ; le mot courtisane au mot infâme… Tous les lieux communs de pensée et
d’expression, que la triste humanité a créés depuis un siècle, M. Émile Richebourg les
recueille, les collectionne, leur fait un sort. Mais là où il réalise l’idéal de la
beauté, c’est en ce qui concerne la croix d’honneur. Ô cette croix !
terrible,
cette croix ! Elle nous poursuit, nous assassine… Nous la
retrouvons embusquée au coin de chaque feuillet. Le garde forestier Anglade la montre à
sa fille, il la place dans un cadre au pied de son lit, il l’arrache de sa boutonnière
en apprenant que Gabrielle a fauté, il meurt en la couvrant de baisers. Et nous avons
beau révérer et chérir la croix d’honneur, M. Richebourg nous la ferait prendre en
haine, tant il met d’intempérance à célébrer son prestige. Il produit sur nos nerfs le
même agacement que certains patriotes qui roulent les yeux, gonflent la voix, et ont
l’air, en buvant leur curaçao, de voler à la frontière.
3º Reste le style. Il est moins ridicule que je n’aurais supposé. J’ai vainement
cherché dans Cendrillon un pendant à la fameuse phrase : sa main était froide comme celle d’un serpent. Çà et là, j’ai noté quelques
métaphores laborieuses. Voulant peindre les périls auxquels sont exposées les jeunes
paysannes dans les grandes villes, l’auteur dira : « Elle ignorait que l’oiseau
qui se laisse apprivoiser ne retrouve pas toujours l’usage de ses ailes pour s’enfuir
au moment d’un danger. »
Et plus loin : « Cette fille ingrate pour
laquelle elle avait tout fait… était le serpent de la fable quelle avait
réchauffé dans son sein »
… Ou encore : « Soyons indulgents pour
celles qui sont tombées, n’ayant pas vu l’abîme sous les touffes de
fleurs. »
Mais l’ensemble est raisonnable et quelconque. La langue
qu’écrit M. Richebourg est grossièrement tissée, mesurée au kilomètre, sans
aucun sentiment de finesse ou d’élégance, ce qui ne veut pas toujours dire sans
prétention. C’est un gâchis de maçon qui sait recrépir un mur. Ni plus, ni moins…
Et maintenant si vous me demandez quelles peuvent être la portée et l’influence morale
de ce roman : je le crois inoffensif. Il présente du moins cet avantage sur les romans
dits judiciaires qui exaltent les malfaiteurs et transfigurent en
héros les gredins de cours d’assises. La jeune ouvrière, qui descend le matin des
hauteurs de Belleville pour se rendre à l’atelier, ne puisera pas dans Cendrillon de mauvais conseils. Elle y trouvera même des exemples consolants
qui, si elle est portée à la rêverie, berceront ses misères. Elle songera aux fils de
notaire qui épousent des piqueuses de bottines, et aux petites modistes qui sont
adoptées par des duchesses. Elle n’y apprendra pas comment Voltaire a écrit Candide. Mais il n’est pas nécessaire qu’une demoiselle de magasin lise Candide. Peut-être vaut-il mieux qu’elle lise Cendrillon.
Il parut en 1867 et portait ce titre : le Vœu d’une
morte. Je l’ai lu avec curiosité, espérant y découvrir quelques promesses,
quelques symptômes du grand talent de M. Zola. Je suis revenu, à peu près, bredouille.
Ce Vœu d’une morte ne ressemble pas plus à Germinal
ou même à la Faute de l’abbé Mouret, qu’une idylle de Florian ne
ressemble à un roman de Stendhal. Par-ci, par-là, on saisit, au milieu des pages,
quelques épithètes, quelques expressions, quelques tours de phrases, qui annoncent la
manière de l’écrivain. Par exemple, au début du premier chapitre, je note ces lignes :
« Ici tombait une mélancolie ; les bruits de la ville montant plus
vagues. »
Et plus loin : « Une immense sérénité berçait les campagnes ;
il venait, on ne savait d’où, un silence plein de chansons adoucies. »
Nous
retrouvons là les procédés de description qui sont particuliers à l’auteur du Rêve. À côté de ces passages, j’en relève d’autres, qui sont vraiment
étonnants d’emphase naïve, et qui ont dû éveiller plus d’un sourire sur
les lèvres de M. Zola, s’il a jamais relu ce vieux livre.
Voulant, par exemple, dépeindre la dépravation d’un homme du monde qui adore une
danseuse, M. Zola écrit : « Si, de plusieurs jours, il ne pouvait voir son cher
vice, il pensait qu’en se dépêchant, il aurait bien encore le temps de l’embrasser une fois. »
Embrasser un vice ! « Oh ! là là ! » dirait Mes
Bottes… Ailleurs, Zola, désirant nous rendre la physionomie d’une coquette, à qui l’on
débite des douceurs, s’écrie : « La jeune femme, languissamment assise, un
sourire aux lèvres, penchait à demi son front rêveur ; elle paraissait écouter la musique des Anges et vivre loin de la terre, dans un monde
idéal. »
La « musique des Anges ». Ceci nous ramène au temps de Mme Loïsa Puget. Le livre est écrit de la sorte, jusqu’à la fin. C’est
un mélange de fadeur sentimentale, d’ironie laborieuse, avec, de loin en loin, quelques
échappées lyriques. En somme, la pâte de ce style est fort ordinaire et ne laisse rien
soupçonner du puissant artiste qui devait naître.
Le fond du roman est, s’il se peut, plus naïf encore. Il repose sur une donnée dont
l’optimisme est invraisemblable. Il met en scène un jeune homme, Daniel Raimbaut, qui
est un modèle de courage, de dévouement et d’abnégation. Ce Raimbaut a été élevé par les
soins d’une grande dame, Mme de Rionne, qui l’a mis au collège et
lui a fait
donner de l’instruction. Mme de Rionne est
mariée à un misérable égoïste, viveur endurci, qui l’abandonne pour courir les
cocodettes. La pauvre femme, minée par le chagrin, se sent défaillir ; elle fait venir
Daniel et lui tient en substance ce discours : « Je vais mourir ; tu veilleras sur ma
fille Jeanne ; elle a six ans, tu en as seize ; je te charge de lui trouver un mari. »
Mme de Rionne meurt. Daniel jure d’exaucer le vœu de la morte.
Malheureusement le père lui rend difficile l’accomplissement de ce devoir. Désirant
vivre en garçon, il se débarrasse de la petite Jeanne, en l’envoyant chez sa tante ;
celle-ci se débarrasse de sa nièce en la mettant au couvent. Si bien que l’infortuné
Daniel reste douze ans, le bec dans l’eau, sans voir la pupille qu’il se proposait de
surveiller. — Jeanne sort enfin du couvent. Daniel, pour se rapprocher d’elle, entre en
qualité de secrétaire chez l’oncle de la jeune fille. Il habite ainsi sous le même toit.
Vous croyez que le brave garçon va tomber amoureux de la petite, lui déclarer sa flamme,
lui révéler le « vœu de la morte ». Vous n’y êtes pas ; Daniel aime en effet la jeune
fille ; mais il ne lui dit rien. Il refoule son secret. Un autre homme la demande en
mariage ; et il continue de garder le silence. Le mariage se fait. Daniel se tait
toujours. Jeanne est malheureuse en ménage. Daniel reste muet. Elle devient veuve. Là,
Daniel pourrait concevoir de légitimes espérances… à condition qu’il parlât, qu’il
avouât son
amour… Il se contente d’écrire des lettres brûlantes, mais il ne
les signe pas. Qu’arrive-t-il ? la jeune veuve attribue ces lettres au meilleur ami de
Daniel, et se prendra l’adorer… De sorte que ce malheureux Daniel, qui croyait plaider
pour son propre compte, se trouve avoir gagné la cause d’autrui. C’en est trop ; il
s’éloigne, toujours sans ouvrir les lèvres. Il va mourir au bord de la mer ; et lorsque
la jeune veuve, enfin désabusée, accourt pour le consoler, il est trop tard ; le pauvre
homme lui sert la main et rend le dernier soupir… Voilà bien des malheurs, bien des
tortures accumulées sur une seule tête ! Ce Daniel est un mémorable exemple des
infortunes humaines. Jamais grand cœur ne fut plus cruellement frappé.
Il n’est pas nécessaire de faire ressortir les invraisemblances, les erreurs d’analyses
dont ce récit est affligé. N’oublions pas que le Vœu d’une morte est
une œuvre de jeunesse, et qu’elle adroit par cela même à toutes nos indulgences. Il
serait trop facile, et bien inutile de s’en moquer… D’ailleurs, l’avouerai-je, j’ai lu
cette œuvre d’un trait, et — malgré ses naïvetés, ses défaillances — j’y ai goûté un
réel plaisir. Ce roman, par sa conception et par son style, appartient à la convention,
et pourtant il est sincère. Zola y retrace les mésaventures d’un jeune homme pauvre ;
or, à l’époque où il l’écrivit, l’auteur était lui-même malheureux, inconnu, besogneux ;
il demandait sa subsistance à un labeur acharné.
Des biographes nous ont
conté l’histoire de ses misères. Il m’a semblé, en lisant le Vœu d’une
morte, que j’y retrouvais comme un écho indirect et discret de ces années de
souffrances. Zola montre son héros, Daniel, affamé, jeté sans ressource sur le pavé de
Paris, et obligé, pour gagner son pain, de collaborer à la rédaction d’un grand
dictionnaire. Ils sont là douze ou quinze infortunés, travaillant leur pleine peau,
tandis que l’éditeur qui les paie, qui s’engraisse de leurs peines, étale son ventre
dans sa boutique et surveille du coin de l’œil ces forçats de lettres. La scène est
curieuse.
L’auteur du dictionnaire avait vite compris le parti qu’il pouvait tirer de ce garçon
qui travaillait comme un nègre, sans se plaindre, avec des sourires de béatitude.
Depuis longtemps, il cherchait le moyen de gagner ses vingt mille francs sans même
venir au bureau. Il était las de surveiller ses prisonniers. Daniel fut une trouvaille
précieuse pour lui. Peu à peu, il le chargea de la direction de toute la besogne :
distribution du travail, révision des manuscrits, recherches particulières. Et,
moyennant deux cents francs par mois, il résolut le difficile problème de ne jamais
toucher à une plume et d’être l’auteur d’un ouvrage monumental.
Daniel se laissa, avec joie, écraser par le travail. Ses compagnons, qui n’avaient
plus le terrible auteur derrière eux, compilaient le moins possible, et il se trouva
faire une partie de leur besogne.
Il acquit ainsi de vastes connaissances ; son esprit puissant retint et classa toutes
les sciences diverses qu’il était obligé de remuer ; et cette encyclopédie, qu’il
bâtissait
presque à lui seul, se gravait ainsi dans son cerveau. Ces-huit
années de recherches incessantes en firent un des jeunes gens les plus érudits de
France. De l’employé modeste et exact, il sortit un savant de premier mérite.
Ou je me trompe fort, ou Zola, dans sa jeunesse, a hanté cette boutique, et apporté son
moellon à l’édification de ce dictionnaire. Un autre épisode nous a frappé par son
accent de vérité. C’est l’analyse des impressions que ressent Daniel la première fois
qu’il endosse un habit noir et qu’il se rend dans le monde. Il est invité à une grande
soirée, chez un personnage officiel :
Une sorte de respect instinctif s’était emparé de Daniel. Il regardait ces hommes
graves, ces jeunes gens élégants, et il était prêt à les admirer de bonne foi. Jamais
il ne s’était trouvé à pareille fête. Il y avait surprise, il se disait qu’il était
subitement transporté dans une sphère de lumière, où tout devait être bon et beau. Ces
rangées de fauteuils où les dames, avec des sourires, montraient leur cou et leurs
bras nus chargés de bijoux, le jetaient Surtout dans un ravissement. Puis, au milieu,
il apercevait Jeanne, fière, victorieuse, entourée d’adorateurs, et c’était là, pour
lui, l’endroit sacré d’où partaient tous les rayons.
Fatale timidité ! Tous ceux qui ont franchi, à vingt ans passés, le seuil d’un salon,
qui n’ont pas sucé avec le lait l’usage du monde, se reconnaîtront dans cette page.
— Cependant Daniel fait un effort ; il circule de groupe en groupe ; il tend l’oreille,
il ne
surprend que des bribes de conversation, où la platitude le dispute à
l’ignorance :
En effet, ils parlaient comme des cochers. Daniel ne comprit pas entièrement leur
langage : l’argot des salons était une nouvelle langue pour lui, et il les prit
d’abord pour des étrangers. Puis, il reconnut certains mots français ; il devina
qu’ils parlaient de femmes et de chevaux, sans bien savoir quelles phrases
s’appliquaient aux chevaux et quelles phrases aux femmes, car ils les traitaient avec
la même tendresse et la même grossièreté.
Alors Daniel jeta un regard clair dans le salon. Il commençait à comprendre qu’il
venait d’être dupe d’un décor. Les platitudes, les niaiseries lui arrivaient nettes et
brutales, pareilles à ces lambeaux de dialogue qui se traînent misérablement dans les
féeries, au milieu des splendeurs de la mise en scène.
Il se dit qu’il n’y avait là que des jeux de lumière sur des bijoux et sur des
étoffes riches. Ces têtes, les jeunes et les vieilles, étaient creuses, ou se
faisaient creuses par politesse et savoir-vivre. Tous ces hommes étaient des comédiens
chez lesquels on ne pouvait distinguer ni le cœur ni le cerveau ; toutes ces femmes
étaient des poupées montrant leurs épaules, posées dans des fauteuils comme on pose
des statuettes de porcelaine sur une étagère
Et il vint à Daniel un orgueil immense. Il fut fier, en ce moment, de sa gaucherie et
de ses ignorances mondaines. Il n’eut plus peur d’être vu, il releva la tête et marcha
au milieu du salon. Dans sa rudesse, il s’estimait si supérieur à ces gens-là, que
leurs sourires lui importaient peu. Il avait comme un réveil d’orgueil et il reprenait
avec tranquillité la place qui lui était due, en pleine lumière.
Qu’il est naturel, qu’il est humain, ce mouvement
d’orgueil du timide, qui
se venge de sa nullité mondaine, en exaltant à part lui la supériorité de son esprit !
M. Zola n’a pas besoin de nous faire de confidences. Nous sommes bien sûr que les
émotions qu’il dépeint, ont été les siennes, à une heure de sa vie. On ne retrace, avec
cette éloquence, que des impressions « vécues ».
Pour démêler les procédés de développement d’Alexandre Dumas, le plus
simple est de prendre un de ses romans dits historiques, de comparer
ce roman à l’histoire et d’examiner comment la réalité s’est déformée en passant par le
cerveau de l’écrivain. Expérimentons cette méthode sur le Chevalier-de
Maison-Rouge.
Voici d’abord l’homme du roman.
Il est de vieille noblesse, il a voué sa vie à la délivrance de Marie-Antoinette et il
tente un effort désespéré pour l’arracher aux mains de ses bourreaux. Il est aidé dans
sa tâche par un brave teinturier nommé Dixmer et par Mme Dixmer, une
créature idéale, lionne par le courage, ange par l’abnégation. Il se cache chez eux sous
un déguisement et ourdit dans l’ombre sa conspiration. Les conjurés ont besoin d’un
complice qui touche de près au gouvernement et puisse leur ouvrir les portes de la
prison. Le hasard leur vient en aide. Geneviève Dixmer, surprise la nuit par
une patrouille, doit son salut à un ardent patriote, Maurice Lindey, qui devient
éperdument amoureux d’elle. Maurice Lindey, qui a perdu la trace de Geneviève, la
retrouve, s’introduit chez elle, devient l’ami de son mari et du mystérieux personnage
qui est le chevalier de Maison-Rouge. Un soir la conversation tombe sur la reine
captive :
— Comment supporte-t-elle sa détention ? demande Dixmer.
— La pauvre femme ! soupire Geneviève. Je voudrais bien la voir !…
— La voir ! rien n’est plus facile, reprend Maurice, heureux d’exaucer un caprice de
celle qu’il aime. Venez me joindre jeudi au Temple. J’y prends la garde pour
vingt-quatre heures. Je vous placerai sur le passage de la prisonnière au moment de sa
promenade.
Au jour dit, Maurice, ayant Geneviève à son bras, et suivi du chevalier, dont il
continue à ignorer le nom, traverse Paris. En route, une bouquetière présente au couple
une gerbe d’œillets que le jeune officier attache à la ceinture de sa compagne. On
arrive au Temple. La « veuve Capet » descend au jardin et s’arrête étonnée devant la
visiteuse, et jetant un regard sur les œillets, ne peut s’empêcher de murmurer :
« Les belles fleurs ! »
Geneviève détache son bouquet et l’offre à la
reine. Mais le
savetier Simon flaire quelque intrigue. Il s’empare des
fleurs et découvre un billet. Plus de doute. On est en présence d’un complot d’évasion.
Maurice, Geneviève sont arrêtés et envoyés à la guillotine… Le chevalier est parvenu à
s’enfuir, mais il ne veut pas survivre à sa souveraine, et il se poignarde au pied de
l’échafaud, à l’instant même où la tête de Marie-Antoinette roule sous le couperet…
Tous ces caractères mis en scène par Dumas, sont héroïques. Geneviève fait couler des
larmes d’attendrissement. Elle est partagée entre deux sentiments qui la déchirent : son
amour pour Lindey et la foi qu’elle a jurée à la cause royaliste. En ne parlant pas,
elle perd l’homme qu’elle adore. Et un devoir sacré lui commande le silence. Maurice
Lindey est un délicieux jeune premier, brave, élégant, spirituel. Il n’est pas jusqu’à
Dixmer qui ne nous intéresse par sa jalousie rageuse et sournoise. Enfin, Maison-Rouge
incarne l’humeur chevaleresque de la vieille France. C’est une âme admirable. Son épique
silhouette reste à jamais gravée dans l’imagination du lecteur…
Voici maintenant l’homme de l’histoire.
Il ne s’appelle pas Maison-Rouge ; il n’est pas chevalier. Il est fils d’un paysan
enrichi dans le commerce des grains et des eaux-de-vie. Il se nomme Gousse, ou Gonsse,
ou Gonzze. Il ajoute à ce nom plébéien le nom de Rougeville, tiré d’une de ses terres,
et, dès ses premiers ans, il commence à intriguer,
à ruser et à mentir.
C’est le type de l’aventurier audacieux et vantard. M. Lenôtre a retrouvé aux archives
des papiers signés de lui, lettres, fragments de mémoire, qui sont des monuments de
jactance. Rougeville y raconte qu’il a rempli la charge de colonel de cavalerie, breveté
de Sa Majesté. Or il ne fut point colonel, il n’eut aucun grade dans l’armée, il ne
figure pas aux contrôles de la guerre. De même, il affirme qu’il appartint à Monsieur
comme écuyer ; et l’Almanach royal qui énumère tous les écuyers oublie
de le citer sur la liste.
Rougeville fut donc un hâbleur, mais un hâbleur de génie. Sa vie, que M. G. Lenôtre a
patiemment reconstruite, est un roman de cape et d’épée, autrement étrange et mouvementé
que le récit de Dumas. Cet homme ressemble tout à la fois à Don Quichotte, à Gil Blas et
à Rocambole. Dès que la Révolution éclate, il court à Paris et s’enrôle parmi les chevaliers du poignard, ardents royalistes, qui s’étaient imposé la
tâche de défendre le roi et la reine contre les fureurs populacières. Alors naît dans sa
cervelle l’idée d’un hardi coup de main. Il voudrait pénétrer au sein de l’Assemblée,
poussant devant lui une brouette remplie de monnaie de cuivre, qu’il feindrait de
déposer, au nom de ses compatriotes, sur l’« autel de la patrie ». Une bombe, chargée de
poudre, et dissimulée dans le double fond de la brouette, aurait éclaté au bon moment et
exterminé les jacobins. On dissuada Rougeville
de ce projet. Il dut y
renoncer. Mais il eut soin de le faire connaître aux Tuileries. Il comptait, en étalant
ce grand zèle, se faufiler dans l’entourage immédiat du roi. Et, de fait, le roi,
mortellement inquiet, était disposé à accueillir tous les dévouements, de quelque part
qu’ils lui vinssent. Et je ne partage pas ici la surprise de M. Lenôtre. Il s’étonne de
cette condescendance et de la facilité avec laquelle Louis XVI acceptait le secours d’un
cerveau brûlé. Louis XVI n’avait plus le temps de choisir ; et l’on comprend qu’il se
soit laissé gagner par l’assurance de Rougeville, qui était, quand il voulait s’en
donner la peine, le plus séduisant des hommes. Toujours est-il que le 20 juin 1792,
quand le peuple envahit les Tuileries, Rougeville se trouvait là, près de la reine, la
protégeant de son corps, et qu’il reçut, en récompense, un très chaud remerciement.
Tout en luttant pour le trône, notre compagnon menait à Paris une vie dissipée et
quelque peu crapuleuse. Il avait rencontré, chez des amis, une certaine veuve Lacouture
qu’il éblouit par l’étalage de ses relations et de ses titres, et qui eut l’imprudence
de lui confier ses économies. Il emporta le magot, abandonna la veuve sans ressources
dans une chambre d’hôtel garni, et s’en alla filer le parfait amour avec une autre
maîtresse. La veuve Lacouture se fâcha, poursuivit son infidèle et découvrit qu’il
logeait au village de Vaugirard, chez une demoiselle Sophie Dutilleul. Elle se présenta
chez sa rivale
qui la mit à la porte non sans lui avoir donné un soufflet.
Ivre de rage, elle résolut de se venger et dénonça les deux amants au Tribunal
révolutionnaire. Sophie Dutilleul fut arrêtée, puis relâchée. Rougeville, enfermé aux
Madelonnettes, obtint, au bout de huit jours, la remise de sa peine. Pour quoi ?
Comment ? Grâce à quelles influences ? C’est une énigme que les historiens ne sont pas
parvenus à déchiffrer. On suppose que le directeur de la prison fut acheté à prix d’or
par une richissime Anglaise qui travaillait à la délivrance de Marie-Antoinette et qui
croyait avoir besoin de Rougeville. Et non seulement Rougeville sortit de prison, mais
on lui délivra une carte de civisme qui le rendait inviolable. Il s’empressa de
rejoindre Sophie Dutilleul dans la petite maison de Vaugirard.
J’arrive enfin à la fameuse aventure de l’œillet sur laquelle
Alexandre Dumas a construit son drame. On va voir dans quelle mesure il a tenu compte de
la vérité… La reine était alors à la Conciergerie, et non au Temple, comme l’a dit
Dumas. Le temps pressait, le complot était mûr. Cinq ou six cents amis dévoués,
exploitant le mécontentement général, devaient, à la faveur de l’émeute, s’emparer du
poste de gendarmerie du Palais, enlever la prisonnière, la conduire à Livry, où une
berline la recevrait et l’emmènerait en Allemagne. Avant toutes choses, il s’agissait de
la prévenir et de lui faire passer de l’argent, beaucoup d’argent, pour
lui
permettre de soudoyer ses gardes-chiourme… C’est ici que Rougeville entre en scène. Il
avait pour voisin, à Vaugirard, un marchand de bois retiré, le sieur Fontaine, qui se
trouvait intimement lié avec Michonis, citoyen administrateur des prisons, chargé de
surveiller la Conciergerie. Rougeville, aidé par Sophie Dutilleul, s’insinua peu à peu
dans la confiance de Fontaine. Il l’invita à dîner, avec de jeunes personnes de mœurs
légères. Fontaine qui ne haïssait pas la gaudriole prit goût à ces réunions. Bientôt le
cercle s’élargit et, un beau soir, Rougeville se trouva assis à table à côté de
Michonis.
Le citoyen administrateur des prisons parla de ses fonctions avec son emphase
ordinaire ; il était beau parleur et se croyait de l’esprit. Il raconta, en homme
excédé de besogne, ses visites à la femme Capet. — Elle doit être
bien triste, dit quelqu’un. — Mais non, répondit Michonis, elle est sans soucis ; mais
ses cheveux sont devenus presque blancs.
La conversation continua de la sorte : « Que fait-elle ? que dit-elle ?
qu’espère-t-elle ? » Et Michonis, ravi de son importance, se complaisait à donner des
détails. Rougeville, tour à tour, frémissait de rage ou tremblait d’émotion, en
écoutant ce récit. Il excitait l’autre à parler, cherchant à jouer
l’indifférence :
— C’est égal, fit-il, comme répondant à ses propres réflexions, vous avez de la
chance, citoyen, et ce doit être un bien curieux spectacle pour un philosophe tel que
vous de voir la ci-devant reine rabaissée à ce point.
— Si le cœur vous en dit, citoyen, c’est un plaisir que je serais heureux de vous
offrir.
— Dame ! c’est tentant ; — mais je ne voudrais pas vous
compromettre.
— Me compromettre ! Eh ! ne suis-je pas le maître ?… Vous n’avez qu’à dire un mot, et
je vous emmène avec moi visiter la Conciergerie…
— Grand merci, citoyen, ce n’est pas de refus ; j’y songerai à l’occasion.
Quelques jours plus tard, au cours d’un nouveau souper, Rougeville ramena l’entretien
sur le sujet qui lui tenait tant au cœur. Et Michonis, de plus en plus cordial et gonflé
de vanité, fixa à Rougeville un rendez-vous. Vous concevez l’émotion du conspirateur
quand il franchit le seuil du cachot, quand il aperçut l’auguste captive… Il eut mille
peines à dissimuler son trouble :
Il ne l’avait pas vue depuis le 10 août. Elle était encore belle et presque jeune
alors : les hautes salles à plafonds· dorés, les galeries de marbre et de glace, la
foule des serviteurs fidèles, formaient alors un cadre à sa rayonnante majesté.
Aujourd’hui quel contraste ! Une chambre basse, nue, sombre, sans meubles ; deux
gendarmes jouant aux cartes, la femme Harel assise devant la fenêtre et cousant, tels
étaient son palais et sa cour ; et Elle, vieillie, maigrie, les joues creusées par les
larmes, vêtue d’une pauvre jupe rapiécée, les cheveux tout blancs, se tenait debout,
fière et dédaigneuse, clignant ses yeux myopes pour voir ceux qui entraient. Elle
distingua Michonis et resta impassible… Mais tout à coup elle tressaillit, une vive
rougeur monta à son front, et c’est à peine si elle put retenir un cri d’étonnement…
Elle avait reconnu Rougeville.
Celui-ci ne pouvait détacher ses regards
de ce spectre défiguré : il se raidit pourtant, avança vers elle, et, profitant de ce
que Michonis élevait la voix, donnant à la prisonnière des nouvelles de ses enfants,
il montra d’un signe l’œillet qui ornait la boutonnière de son habit gris, détacha
cette fleur et la jeta derrière le poêle. Tout cela fut fait en un instant, et si
adroitement que ni Michonis, ni la femme de chambre, ni les gendarmes ne s’aperçurent
de rien. Rougeville, redevenu complètement maître de lui, reprit son attitude
indifférente, écouta d’un air distrait les questions que l’administrateur des prisons
posait, pour la forme, à la femme Harel, et, lorsqu’il vit que la visite était
terminée, craignant que la reine n’eût pas compris ses gestes, il se pencha vers elle,
lui dit quelques mots à voix basse, salua rapidement et se disposait à sortir quand la
reine, prenant la parole : « Faut-il donc vous dire un éternel adieu ? »
interrogea-t-elle comme s’adressant au municipal. Rougeville fit, de la porte, signe
qu’il reviendrait ; mais Michonis prit pour un compliment à son adresse la demande de
la prisonnière et affirma qu’il était disposé à lui rendre visite chaque fois que cela
lui ferait plaisir. On se sépara : tout le monde avait bien joué son rôle, et
Rougeville maintenant ne doutait plus du succès6.
L’entreprise, si bien conçue, menée avec tant d’audace, échoua par l’imprudence de la
reine. Son interrogatoire, celui de ses geôliers ne nous laissent aucun doute. Ayant
ramassé la fleur et lu le billet de Rougeville, qui lui annonçait pour le vendredi
suivant une nouvelle visite, elle essaya d’attendrir
son gardien Gilbert et
lui conta toute l’aventure, s’en remettant à sa loyauté et lui promettant une grosse
récompense. Gilbert était un bon gendarme, qui ne connaissait que sa consigne et qui
avait une peur horrible de se compromettre. Il s’empressa de prévenir le concierge du
Palais, qui prévint le greffier, qui prévint le Comité central… L’affaire était éventée…
Michonis et Fontaine payèrent de leur tête leur légèreté, et Rougeville, toujours
insaisissable, gagna la Belgique, après s’être caché, durant un mois, au fond des
carrières de Montmartre… Mais à la veille de quitter Paris, il fit imprimer, au nez de
la police, un pamphlet intitulé : Le crime des Parisiens envers leur reine
par l’auteur des œillets présentés à la reine dans sa prison. Sans doute,
Rougeville tirait vanité de ses exploits ; il aimait à s’en parer aux yeux des foules.
Avouez pourtant que cette forfanterie trahit un rare courage. On ne joue pas plus
cavalièrement avec l’échafaud.
À partir de ce moment, l’existence de Rougeville est un tissu d’ et
d’expédients… J’en abrège le récit… Il arrive à Bruxelles, y trouve les émigrés qui, au
lieu de l’accueillir à bras ouverts, comme il avait le droit d’y compter, le traitent
d’imposteur et le jettent en prison. Il s’en tire à l’aide d’une fausse lettre de
Cobourg, qu’il fabrique de toutes pièces, y compris la signature. Dégoûté des pays
étrangers, il revient en France, et rencontre
au jardin des Tuileries
Guffroy, le rédacteur du Rougyff, dont il est le créancier. Guffroy
s’empresse de le dénoncer, pensant ainsi éteindre sa dette. Et voilà notre homme remis
au cachot pour de longs mois. Il n’y demeure pas inactif, il y écrit ses mémoires, des
brochures, des vers et même une tragédie. Il est enfin délivré et peut regagner, en
1797, son village natal et son beau château de Saint-Laurent. Mais ne croyez pas qu’il y
goûte un repos si laborieusement acquis. Il se remet de plus belle à conspirer. Il
conspire contre le Directoire, contre le premier consul, contre l’empereur. Il est
chassé de ses terres par un jugement et exilé dans une ville lointaine. Il rentre
clandestinement à Paris et s’y marie. Il échappe encore aux griffes des argousins et
bombarde de placets le ministre qui lui refuse sa grâce. Et dans tous ces voyages
volontaires ou forcés, il est suivi à la piste par la veuve Lacouture qui ne lui a pas
pardonné ses vieilles traîtrises, ni le détournement de sa dot, et qui ne renonce point
à se venger. Le 10 mars 1814, Rougeville, convaincu d’entretenir des relations avec
l’armée russe, est arrêté, condamné, passé par les armes. Et pour marcher à la mort, il
chausse des bottes hongroises à glands d’or, il endosse une casaque jaune, à laquelle il
épingle la croix de Saint-Louis, et il tombe bravement, un genou en terre et découvrant
sa poitrine…
À coup sûr, Rougeville n’a qu’une ressemblance approximative
avec Maison-Rouge. C’est que la vie est autrement complexe que le roman. Dumas, dont je
ne veux pas rabaisser la merveilleuse faculté d’invention, a groupé dans un cadre
pittoresque, les éléments d’une action poignante. Il a arrangé toutes choses en vue de
l’effet et pour le plus grand plaisir du public. Ayant à peindre un épisode
révolutionnaire, il avait besoin d’oppositions nettes et violentes, afin d’aviver
l’émotion et de rendre plus saisissantes les scènes représentées. Qu’a-t-il fait ? Il a
partagé ses personnages en deux groupes. D’une part, les victimes : la reine et ses
défenseurs, tous sympathiques et délicieux ; d’autre part, les bourreaux, les
sans-culottes, les monstres à face humaine. Et il a atteint son but. Les deux groupes se
font valoir par le contraste…
Supposez qu’au lieu de créer des héros imaginaires, habilement travestis, il s’en fût
tenu aux indications de l’histoire ; qu’au lieu de nous montrer, dans le chevalier de
Maison-Rouge, un paladin des temps héroïques, il nous l’eût présenté tel qu’il fut
réellement, c’est-à-dire un aventurier plein de cœur et d’audace, mais sans mœurs et
sans probité. — Qu’au lieu de retracer les chastes amours de Geneviève et du suave
Maurice Lindey, il eût conté l’aventure de Sophie Dutilleul (qui n’était qu’une
courtisane) avec cet enflé de Michonis. Pensez-vous que l’ouvrage eût obtenu le même
succès, et fait
couler tant de larmes ? Le public aime à être dupé ; il ne
s’accommode de la vérité que s’il la trouve agréable… Et tel était l’art suprême
d’Alexandre Dumas. Il donnait au lecteur l’illusion de l’histoire, il le trompait en
ayant l’air de l’instruire. Il altérait les caractères, selon les exigences du récit ;
— mais si grande était sa force de persuasion qu’il imposait au public ses conceptions
personnelles. Je sais dans le peuple et même dans la bourgeoisie d’honnêtes gens qui ne
voient la cour de Charles IX qu’à travers la Reine Margot et celle de
Louis XIV qu’à travers le Vicomte de Bragelonne. Et quant au Chevalier
de Maison-Rouge, les érudits pourront accumuler les volumes d’érudition pour
reconstituer sa physionomie réelle, elle demeurera ce que le bon Dumas a voulu qu’elle
soit aux yeux de la postérité la plus reculée.
Ajoutons, pour être juste, que l’auteur des Trois Mousquetaires était
un voyant, et qu’une sorte d’instinct (ce fut un des prestiges de son génie) le guidait
en ces reconstitutions. Ses romans les plus fantaisistes sont pleins de coins exacts,
miraculeusement restaurés et la couleur en est presque toujours juste. Ainsi, pour
revenir à Maison-Rouge, Dumas y a jeté quelques scènes où passe
réellement le frisson de la Terreur… Cela donne la sensation de l’émeute. On y est
plongé, on y sent grouiller la populace ; on y respire l’odeur du vin bleu…
Il n’en est pas moins curieux d’opposer au héros légendaire du roman le vrai Chevalier
de Maison-Rouge, cet homme , qui dépensa des trésors d’intelligence pour
mourir fusillé à la fleur de l’âge, et qui fût devenu peut-être un grand général ou un
grand ambassadeur, si Napoléon eût daigné se servir de ses talents.
La critique littéraire ne s’occupe guère que des écrivains illustres. Il
est, au-dessous d’eux, des talents d’ordre moyen, mais très estimables, très honorables,
et qu’il peut être intéressant de faire connaître. Ainsi M. Léon de Tinseau. Il n’occupe
point le premier rang. Mais il jouit d’une réelle notoriété, et ses œuvres aimables,
élégantes et faciles, sont devenues populaires.
Sa fortune fut rapide. Il embrassa sur le tard la carrière littéraire, et il avait près
de quarante ans quand parut son premier livre. Jusque-là, il avait mené la vie d’homme
du monde, d’homme de cercle et de fonctionnaire (ayant été gratifié d’une
sous-préfecture par le gouvernement du Seize-Mai). Il faut croire que sa vocation le
poussait vers d’autres voies, et que ce sous-préfet, comme celui d’Alphonse Daudet,
aimait mieux réciter des vers qu’improviser des harangues. Toujours est-il qu’il
abandonna la politique ou que la politique l’abandonna. Au bout
de quelques
mois, il jetait aux orties son habit galonné et son épée à verrouil et se mettait à
composer des romans et des nouvelles.
Ce fut un court récit qui mit son nom en lumière : l’Attelage de la
Marquise. L’idée en était ingénieuse et gracieuse, la forme agréable. Le succès
fut immédiat. Le public a parfois de ces caprices et s’amuse à porter aux nues un
littérateur, la veille encore inconnu. Rappelez-vous la vogue du Secret de
Madeleine et celle plus récente et non moins soudaine de la Neuvaine
de Colette. Dès le lendemain vous ne rencontriez dans le monde que belles dames
qui vous entretenaient de la Neuvaine de Colette. Avez-vous lu la Neuvaine ? De qui est la Neuvaine ? Charmante,
adorable, exquise cette Neuvaine !… L’Attelage de la
Marquise excita moins de curiosité, car l’auteur ne s’entourait pas de mystère,
mais alluma presque autant de sympathies. Pendant quinze jours, l’Attelage eut l’honneur d’attendrir les jolies Parisiennes ; et M. de Tinseau
respira l’ineffable encens de la célébrité naissante.
Ces rapides triomphes sont très dangereux. Ou bien celui qui en est l’objet n’est pas
de force à soutenir sa réputation, et le lecteur se détourne, furieux de voir ses
espérances déçues ; ou bien l’écrivain, dont l’aube a été saluée d’applaudissements
flatteurs, est de complexion robuste, et alors, cédant aux sollicitations qui le
pressent, au désir de gagner beaucoup d’argent, il produit, il produit sans relâche,
il entasse les manuscrits, il sème sa prose un peu partout ; il déserte l’art
sincère et glisse rapidement vers la fabrication industrielle. Il travaille trop vite,
il ne prend plus la peine de mûrir ses sujets, d’étudier ses caractères, de veiller à la
bonne tenue et à la pureté de son style. Le romancier se transforme en feuilletoniste…
M. de Tinseau n’encourt pas absolument ce reproche… Et cependant !… Lorsqu’il fait à
part lui son examen de conscience, dans la solitude du cabinet du travail, ou le soir en
s’endormant après une journée laborieuse, ne ressent-il pas quelque inquiétude, j’allais
dire quelque remords ? N’a-t-il pas quelque doute sur la valeur de ce qu’il a fait et de
ce qu’il aurait pu faire ? Ne se reproche-t-il pas d’avoir mis en circulation des œuvres
hâtives, mal pondérées, insuffisantes et incomplètes, et d’avoir livré au journal ou à
l’éditeur impatient, des manuscrits qui auraient eu besoin d’une révision sévère ?
M. de Tinseau, en douze ans, a mis au monde vingt volumes. C’est une belle fécondité.
Par malheur, les derniers volumes qu’il a publiés ne sont pas les meilleurs qu’il ait
écrits. Sur le seuil ne vaut pas la Meilleure part ;
Robert d’Épirieu est inférieur à Charme rompu ; et
M. de Tinseau n’a retrouvé dans aucun ouvrage la verve, la légèreté, l’entrain qui
brillent dans Montescourt. Il y a bien Strass et
diamants dont le début est plein de grâce, mais dont la fin n’est pas digne du
début !… En somme, quand on parcourt,
par ordre de date, la série de ces
romans, on n’y découvre point la marche ascendante d’un talent sûr de lui-même, qui
progresse et se développe harmonieusement — tout au contraire… Et je le regrette. Car
M. de Tinseau, s’il avait voulu se contenir, se modérer, réprimer l’intempérance
excessive de sa plume, aurait pu se faire une légitime réputation, — le Ciel ayant
daigné lui départir quelques rares qualités : la clarté, l’aisance, et un certain genre
d’humour dont la saveur est piquante…
Il nous reste à montrer, par l’analyse précise d’un de ses romans, quelques-uns des
défauts de M. Léon de Tinseau ou plutôt les points faibles et les négligences de son
talent. Prenons Maître Gratien, un de ceux parmi ses ouvrages qui ont
eu le plus de succès. L’action de Maître Gratien se déroule au siècle
dernier et met en scène, naturellement, tout un monde de marquis, de princes, pivotant
sur leurs talons rouges, de filles d’opéra et de duchesses poudrées à la maréchale. Si
l’on ouvre le volume au hasard, si on le parcourt du coin de l’œil, on croit nager en
effet en plein « dix-huitième ». Il n’est question là-dedans que de seigneurs libertins,
de fins soupers, de vide-bouteilles, et de petites maisons situées dans les ruelles du
hameau d’Auteuil. Mais si on lit l’ouvrage avec attention, et pour peu que l’on
réfléchisse après l’avoir lu, l’illusion se dissipe. Et l’on s’aperçoit que ce récit, en
dépit des déguisements dont l’auteur l’a affublé, date en
réalité de 1893,
et que les personnages qui s’y agitent sont ceux que nous coudoyons à l’heure présente,
ou, pour mieux dire, ressemblent à ceux que nous voyons dans les livres de Georges
Ohnet, Delpit, Hector Malot et autres faiseurs de romans idéalistes…
Je vais tâcher de préciser ma pensée. Le héros de M. de Tinseau est un Don Juan de la
pire espèce, qui n’est pas habitué à rencontrer de cruelles. Il jette son dévolu sur la
petite Gillette, sœur de l’illustre cantatrice Rosalinde. Cette Rosalinde a été séduite
par un châtelain libidineux, elle est venue cacher sa honte à Paris ; elle y a conquis
la richesse et la gloire. Ses nombreux protecteurs lui ont meublé un hôtel somptueux rue
Chantereine, et sa voix fait les délices de l’Académie royale de musique. Rosalinde
devrait être ravie de son sort ; elle s’estime la plus malheureuse des femmes ; elle
méprise et déteste les hommes, elle n’en aimait qu’un, le chevalier de Kuerguelen, mais
elle ne se croit plus digne de lui appartenir depuis qu’elle a été violentée. Ces
sentiments honorent Rosalinde. Mais sont-ils d’une comédienne du temps de Louis XV ?
Comment l’âme de Rosalinde n’a-t-elle pas subi l’influence de ce milieu dépravé, comment
ne s’est-elle pas amollie au contact de ses désordres et de ses vices ?… C’est ce que
l’auteur n’explique pas suffisamment.
Attendez !… Rosalinde nous réserve encore d’autres surprises. Elle recueille chez elle
sa sœur
Gillette, dont la pureté est immaculée ; et désirant protéger cet
ange de candeur, elle ferme sa porte à tous ses amis, renonce au monde, vit en recluse,
ne sort que pour se rendre au théâtre, et confie sa sœur à la garde d’une duègne qu’elle
croit incorruptible… Alors Don Juan se présente. Ce roué qui se nomme le comte de
Premery pénètre auprès de Gillette sous les habits d’un homme de loi. Il fait semblant
de saisir le mobilier de la cantatrice, et abusant de l’émotion de la petite, il
l’attire dans sa perfide maison d’Auteuil. Je n’ai pas besoin de conter ce qui s’y
passe. Cela se devine. La pauvre Gillette laisse entre les mains de Premery (qu’elle
prend toujours pour l’huissier « Maître Gratien ») sa fraîche couronne. Mais celui-ci se
prend à son propre piège. Il pensait abandonner la fillette après s’être amusé d’elle.
Et voici qu’il se met à l’aimer éperdument. Il attrape dans un duel un bon coup d’épée ;
elle le soigne avec dévouement. Et le grand seigneur s’épanouit, et il éprouve de
divines émotions. Gillette, au contraire, est désespérée. Elle a surpris le subterfuge
de son amant. Au lieu de l’humble huissier qui pouvait lui donner son nom, elle n’a
devant elle qu’un noble sire qui l’a séduite… Blessée dans sa plus intime délicatesse,
et quoiqu’aimant éperdument son vil suborneur (comment peut-elle adorer cet homme
brutal ? M. de Tinseau prétend que ce sont là les mystères du cœur féminin…), elle
s’enfuit. Premery court après elle. Il galope sur ses traces en
chaise de
poste ; il va de Paris à Nantes, de Nantes à Rochefort, de Rochefort à Quimper. Et
enfin, après mille recherches, mille angoisses que j’abrège, il aperçoit, ô délices ! la
robe noire, la blanche cornette de sa bien-aimée. Tomber à deux genoux, solliciter son
pardon, et passer au doigt de Gillette l’anneau des fiançailles : tout cela est pour le
comte l’affaire d’une minute… Premery et Gillette, Gillette et Premery marcheront à
l’autel la main dans la main. Ils seront heureux ; ils auront beaucoup d’enfants… Et
même (l’auteur l’affirme, mais j’ai peine à le croire), ce mauvais sujet de Premery se
corrigera et ne trompera jamais sa femme.
J’ai seulement esquissé la physionomie des principaux personnages. J’ai passé sous
silence la marquise de Carnoët, vertueuse dame, qui dépérit dans son manoir, à côté d’un
époux odieux qu’elle abhorre, mais à qui elle reste obstinément fidèle. Et le chevalier
de Kerguelen, le capitaine de frégate qui vagabonde sur les mers, rongé par une passion
fatale. Cette figure, plus que toute autre, porte l’empreinte de notre temps. Le marin
rigide et sentimental est essentiellement moderne. On le trouve chez Octave Feuillet,
chez Georges Ohnet, chez Jules Verne, même dans certaines pièces d’Alexandre Dumas fils.
Pour le fond du livre, un rapprochement s’impose. Le sujet de Maître
Gratien est à peu près celui du Marquis de Villemer. Dans les
deux œuvres, il s’agit d’un grand seigneur qui
s’éprend d’une fille de
condition ou de fortune inférieure et qui l’épouse malgré les préjugés de sa caste et
l’opposition de sa famille… Comme Gillette, Mlle de Saint-Geneix
s’exile, poussée par un raffinement de scrupule. Comme le marquis de Villemer, le comte
de Premery vole après la fugitive et répare les dommages qu’il a causés.
L’auteur de Maître Gratien a-t-il au moins rajeuni ce thème ;
s’est-il efforcé de peindre, à travers les péripéties de son drame, le milieu où il
s’agite ; a-t-il tracé un tableau brillant et pittoresque de la vie galante
d’autrefois ? Oui, sans doute !… Dans une certaine mesure !… Mais, ici encore, j’eusse
voulu plus de précision, des renseignements plus sûrs ! j’eusse voulu sentir un humus d’études et de lectures, qui m’inspirât le respect en me donnant
la sécurité. Eh bien ! non ! cette sensation que je cherche, je ne l’ai pas. Je me
trouve en face d’une besogne adroite, par endroits brillante, mais improvisée, faite de chic, comme disent les peintres en leur argot… Un exemple entre
mille… M. de Tinseau raconte (p. 47) que son héroïne prend à Quimperlé la diligence de Rennes… Or la scène se passe en 1774 et le mot diligence ne fut affecté que vingt ans plus tard aux voitures publiques. Elles
s’appelaient alors des turgotines… Ce détail n’a, par lui-même, aucune
importance ; il trahit, du moins, la légèreté, en tout cas la rapidité avec laquelle
M. de Tinseau a cru devoir prendre ses informations.
En insistant à ce
point sur les défauts de Maître Gratien, je n’obéis pas au plaisir
facile de taquiner un écrivain, dont je goûte le talent, et dont j’estime infiniment le
caractère. Je voudrais le mettre en garde contre les périls d’une production
surabondante, et d’une déplorable facilité… Aujourd’hui, M. de Tinseau est connu,
apprécié, presque célèbre. Qu’il ralentisse son allure, qu’il travaille pour lui-même et
qu’il se hausse enfin, par un effort vigoureux, jusqu’à cette phalange des maîtres, où
il ne tient qu’à lui de marquer sa place…
Mérimée subit dès sa jeunesse certaines influences qui imprimèrent un pli
décisif à son caractère. La plus profonde fut celle de Stendhal. Il n’avait pas vingt
ans quand il fit sa connaissance. Il le rencontra chez un de ses condisciples, Albert
Stapfer, où se réunissait, chaque semaine, un groupe d’artistes et de savants :
Viollet-le-Duc, Saint-Marc-Girardin, Sainte-Beuve, Victor Cousin. On était alors en
plein romantisme, et des discussions fiévreuses s’engageaient de toutes parts sur la
question à l’ordre du jour. Victor Cousin, déjà éloquent et renommé, se lançait dans de
généreuses dissertations. Stendhal ripostait par des mots insolents et dédaigneux.
Mérimée se sentait attiré davantage par l’ironie de Stendhal que par la belle rhétorique
de Victor Cousin. Il modela son attitude sur celle du maître qu’il s’était choisi. Il
affecta, en toutes choses, un élégant scepticisme. Et suivant les judicieux conseils de
Stendhal, il se tint également
éloigné des platitudes classiques et des
boursouflures romantiques. Il chercha sa voie dans le réalisme, c’est-à-dire dans
l’étude minutieuse des faits, directement observés et placés en leur vrai cadre.
Au fond, Stendhal le dominait beaucoup moins par ses ouvrages que par son esprit. Cet
homme lui en imposait. Il y avait un soupçon de badauderie, nous dirions aujourd’hui de
« snobisme », dans l’admiration que l’écolier lui avait vouée… Mérimée Suivait Stendhal,
comme les jeunes gens suivent présentement Ibsen ou Maurice Maeterlinck, un peu par
sincérité et un peu par pose, pour ne pas ressembler à tout le monde et pour avoir l’air
d’être « dans le train », Ajoutons que Mérimée avait adopté d’instinct la méthode qui
convenait le mieux à son tempérament littéraire. Il se mit au travail, et brocha une
longue étude dialoguée sur l’histoire de Cromwell. Il la lut à ses amis, d’ailleurs sans
succès.
Il lut mal, d’une voix hésitante et monotone. Il prit sa revanche en composant les Espagnols en Danemark et le Ciel et l’Enfer. On
l’engagea vivement à publier ces deux opuscules ; il les fit paraître sous le patronage
de Clara Gazul, comédienne espagnole, dont le portrait ornait la première page de la
brochure. Ce portrait était le portrait de Mérimée, déguisé en femme et coiffé d’une
mantille. Le théâtre de Clara Gazul excita une grande curiosité. Quelques-uns y furent
pris et n’éventèrent pas la supercherie. On cita le mot d’un critique qui, désirant
affirmer sa compétence, avait écrit :
la traduction n’est
pas mal, mais qu’est-ce que vous diriez si vous connaissiez
l’original !…
Mérimée était désormais lancé. Il ajouta quelques pièces au répertoire de Clara Gazul.
Il se lia avec Thiers, Ampère et Duvergier de Hauranne, il fréquenta chez Mme Aubernon, chez Mme Récamier. Alors commença la
série de ses voyages. Tour à tour il parcourut l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne où
il fut présenté à la comtesse de Montijo qui jusqu’à sa mort lui voua une fidèle
affection, et tour à tour il produisit la Guzla, pastiche exotique et
illyrien, la Jacquerie et la Chronique de Charles IX
qui obtint une vogue supérieure à son mérite. Mérimée n’aimait pas ce roman. Il lui
rendait pleinement justice. C’est, en réalité, un de ses plus faibles ouvrages, une
pauvre imitation de Walter Scott… Puis vint le Carrosse du
Saint-Sacrement, puis Carmen, Colomba, la Vénus
d’Ille. Les femmes raffolèrent de ces nouvelles peut-être parce qu’elles y
étaient maltraitées… Remarquez en effet que Mérimée peint la femme sous un jour assez
désavantageux. Il n’a pas l’air de croire à sa vertu. Il ne lui cache pas son mépris.
Ses héroïnes sont, pour la plupart, de franches coquines, en qui le vice se pare de
piquantes séductions. Les livres de Mérimée furent lus avec passion. Le public frivole y
puisait un arrière-goût de libertinage qui l’émoustillait. Les connaisseurs y admiraient
la sobriété d’un talent sûr de lui-même, la
netteté d’un style nerveux,
simple et coloré, l’art de conter et de peindre, une réunion de qualités qui étaient
celles d’un grand écrivain.
L’homme ne fut pas moins recherché et moins fêté que l’auteur. Il apportait dans le
monde une parfaite tenue, une désinvolture un peu hautaine. Il glaçait par l’extrême
réserve de son accueil ceux qui l’abordaient pour la première fois. M. Édouard Grenier a
tracé de Mérimée, envisagé comme homme du monde, une silhouette ressemblante.
Mérimée était grand, maigre et svelte ; sa figure, toujours soigneusement rasée,
n’avait rien de remarquable, si ce n’est un vaste front et des yeux gris, enfoncés
sous l’arcade sourcilière, qui était surmontée de sourcils épais et déjà grisonnants.
Cette tête osseuse, aux pommettes saillantes, au nez un peu gros du bout, n’était rien
moins qu’aristocratique ; mais une tenue toujours très soignée lui donnait, malgré
tout, un air de distinction mondaine. Son accueil était d’une courtoisie parfaite,
quoiqu’un peu froide : on se trouvait devant un gentleman accompli. Il avait en effet
dans son abord quelque chose de légèrement anglais ; sa parole était lente, le ton
égal, le débit presque hésitant ; rien de vif, d’accentué ; il riait à peine, même
quand il contait les histoires les plus drolatiques ou les plus croustilleuses. Un
vernis de réserve et de froide distinction ne le quittait jamais, même entre hommes et
avec des intimes. Le contraste de sa tenue avec sa parole, surtout quand il abordait
les sujets les plus scabreux, donnait un piquant singulier à ce qu’il racontait. On a
dit qu’il affectait d’être cynique ; non, il n’affectait rien : il avait trop de goût
pour cela. Seulement,
il ne reculait pas devant le mot propre, — ou
malpropre, comme on voudra. Il pensait sans doute là-dessus comme Montaigne, qui, au
moment de lâcher quelque crudité, dit simplement : « Il faut laisser aux femmes cette
vaine superstition de paroles. »
En vieillissant, ces allures ne se modifièrent point, au contraire. Mérimée, grâce à
ses innombrables relations et à l’amitié de l’impératrice, devint un gros personnage de
l’État. Académicien, sénateur, inspecteur des monuments historiques, et
demi-ambassadeur, diplomate in partibus. Il n’écrivit plus que des
choses graves, sauf deux ou trois petits romans. Il fut plus que jamais correct,
méprisant, sec, cassant ; et plus que jamais il justifia l’opinion qu’on avait de lui.
On le prenait pour le plus sceptique, le plus égoïste, le plus cynique des hommes.
Tel était l’aspect extérieur du personnage… Et voici ce que déguisait cette
enveloppe.
Mérimée ne voulut jamais se marier. Quand on l’en pressait, il invoquait son goût pour
l’indépendance, la crainte de changer ses habitudes. En réalité, la première partie de
sa vie fut dévorée par deux ou trois passions qui ne lui permettaient pas de disposer de
sa personne. Ce fut d’abord une femme du monde qui l’abandonna, après quinze ans de
bonheur. Et cette rupture lui brisa le cœur, et sa santé en fut ébranlée… Un peu avant
ce dénouement, Mérimée était entré en correspondance avec l’Inconnue.
M. Augustin Filon a donné
de curieux détails sur cet épisode, demeuré si
longtemps mystérieux.
L’auteur de Colomba était dans toute sa gloire de jeune écrivain,
lorsqu’il reçut en 1831 une lettre très spirituelle et très parfumée, signée d’un nom
aristocratique, lady A. Seymour, et contenant de piquantes réflexions sur la Chronique de Charles IX. Mérimée répondit. Une nouvelle épître lui
arriva, qui le charma par sa grâce. Il demanda une entrevue. On la lui refusa. Il
insista… On daigna enfin se rendre à ses supplications. Mérimée partit tout enflammé et
se trouva en présence, non pas d’une grande dame de la gentry britannique, mais d’une
petite provinciale, Mlle Jenny Dacquin, la fille d’un notaire de
Boulogne-sur-Mer. Il fallait que Mlle Jenny Dacquin fût bien
séduisante, puisque son ascendant résista à cette énorme déception. Le flirt épistolaire
se poursuivit. Et au cours de ses voyages, Mérimée n’oubliait pas d’écrire à la fille du
notaire… Quand il revint de Grèce, il trouva Mlle Jenny Dacquin
installée à Paris. Alors commença la troisième phase de cette intrigue romanesque. Avec
un machiavélisme auquel eût applaudi son maître Stendhal, Mérimée inventa une série de
rendez-vous gradués. D’abord dans une maison tierce, puis dans une loge d’Opéra, puis au
musée du Louvre, sous l’œil des gardiens et des dieux de marbre, dans la galerie des
antiques ; l’endroit du monde le plus propre à rassurer la pudeur. De là, ils passèrent
au
Jardin des Plantes ou ils jetaient des pains de seigle aux animaux :
Un grand pas fut franchi lorsqu’elle consentit à se promener avec lui à travers ces
étranges paysages des banlieues parisiennes, si ingrats, si vulgaires et si pauvres,
et qui exercent pourtant un charme si indéfinissable. Chaque jour, le lieu choisi
était plus désert, plus lointain. Ils en vinrent à se perdre dans ces mille routes
vertes qui s’enchevêtrent sans fin sur les grands plateaux entre Meudon et Vélizy, où
même aujourd’hui on peut marcher une heure sans croiser un être humain. Ils avaient
conscience d’être chez eux. « Nos bois », disaient-ils en parlant de ces bois tant
aimés et tant de fois parcourus. Ces routes silencieuses, tapissées d’une fine mousse
où l’on ne s’entend point marcher et au-dessus desquelles le vent balance les
feuillages percés de soleil, où les conduisaient-elles ? Au bonheur, espérait l’élève
de Stendhal ; au mariage, croyait la jeune fille qui avait appris des Anglaises le
secret des audaces virginales. Pourtant il trouvait que la statue ne s’échauffait pas.
De son côté elle avait des doutes et, probablement, de grandes tristesses, car elle
l’aimait, et il l’aimait aussi.
Et leur vie continuait à dériver, comme sur ces nappes d’eau lisses et perfides qui
précèdent les cataractes. Quand elle arrivait au rendez-vous, il la retrouvait
refroidie par ses réflexions solitaires. Il fallait un grand quart d’heure pour rompre
la glace. Peu à peu ils se mettaient à l’unisson. Une bonne causerie naissait, ensuite
venaient de longs silences. « Laissez mon bras où il est, mettez votre tête là, et je
serai sage. » On obtient ce qu’on a demandé et on n’est pas plus sage. Alors c’étaient
des querelles, une sorte de violence, car ils étaient irrités l’un contre l’autre ;
ils se sentaient trompés tous les deux. Une
averse survenait : ils
marchaient blottis, serrés l’un près de l’autre sous le même parapluie, riant de
l’aventure comme des enfants et déjà réconciliés7.
Pendant plusieurs années ce commerce dura… entrecoupé de querelles et de
réconciliations. Mlle Dacquin dut se défendre, jusqu’à la fin,
contre les entreprises de son amoureux. Et Mérimée, cet homme qu’on disait si positif,
continua, sans se décourager, de lui envoyer de tendres missives.
Avait-il, en les écrivant, le pressentiment qu’elles seraient un jour publiées ? Qui
peut sonder les secrets replis d’une âme d’homme de lettres ? En tout cas, il attendit
sans se lasser ; — et cette longue patience ne s’accorde guère avec l’indifférence d’un
caractère égoïste. On ajoute à l’histoire un trait charmant. On prétend que lorsque
Mérimée, revêtu de l’habit vert, se leva sous la coupole pour prononcer son discours de
réception, il aperçut, assise contre un des piliers de la salle, la pauvre Jenny Dacquin
toute pâle d’émotion ; et qu’avant de commencer sa lecture, il approcha de ses lèvres le
bout de ses doigts gantés et lui envoya un baiser discret qui ne fut saisi que d’elle
seule. Jenny Dacquin vieillit avec ce cher souvenir. Elle eût pu se marier, épouser un
brave clerc de notaire. Elle eut la probité de rester fille et de ne donner à personne
un cœur qu’elle ne possédait plus…
Mérimée était, en somme, un sentimental, mais un sentimental honteux de
lui-même et qui s’appliquait à donner le change, comme ces philanthropes qui n’avouent
pas leurs aumônes. Il avait, dans les moelles, cette étrange coquetterie qui le portait
à dissimuler ses vrais sentiments. Ce besoin maladif éclatait en toutes choses. Il
adorait les voyages. Or, dans ses lettres, ce ne sont que lamentations sur l’ennui de
s’absenter de Paris. « On ne s’amuse qu’à Paris, ne me parlez pas des pays barbares. »
Et il se plaisait à tel point en ces pays barbares qu’il ne se décidait pas à les
quitter. Ce faux sceptique était un faux ambitieux et un faux courtisan. Il menait une
existence modeste et habitait un appartement qui n’avait rien d’un palais. Jamais il ne
sollicita une place ; et il osa, à plusieurs reprises, tenir tête à l’Empereur. Enfin,
il demeura obstinément fidèle aux affections qui avaient empli sa vie, et ne trahit en
aucun cas un ami, ni une amie. Il valait beaucoup mieux que sa réputation. Ce qui
ressort le plus nettement de son caractère, c’est, en premier lieu, une vive
prédilection pour les femmes… Entendons-nous… Ce qu’il aimait par-dessus tout en elles,
c’était leur voisinage, leur frôlement, leur grâce ; il était féministe, il s’intéressait à tout ce qui touche aux femmes, à leur babil comme
à leur toilette, comme à la forme de leurs robes, comme à la couleur de leurs rubans, se
contentant de faveurs très platoniques, heureux de
vivre en leur
atmosphère, de se frotter à leurs jupes… Et, en second lieu, une insouciance qui
rappelait celle des gentilshommes du siècle dernier. Comme eux, il se laissait gouverner
par ses caprices, n’hésitant pas entre son intérêt et son plaisir, n’humiliant sa fierté
devant personne, fût-ce devant le Roi ou l’Empereur.
Et justement cette insouciance nous explique pourquoi il fut durement jugé. Il avait un
tel dédain pour l’opinion qu’il ne prit jamais la peine de la conquérir et de
l’éclairer. Il se moquait d’elle… Elle s’est vengée… Par bonheur, ses lettres intimes
ont réhabilité sa mémoire. Et ce sont les femmes, les chères femmes qu’il a adorées,
qui, après sa mort, plaident pour lui… Elles nous prouvent, par d’unanimes témoignages,
que ce libertin fut un tendre, cet égoïste un ami dévoué et ce sceptique un rêveur…
Guy de Maupassant n’est plus. Alphonse Daudet a clos pour jamais ses
contes du lundi et je ne suppose pas qu’il rentre dans son moulin pour y griffonner une
autre série de lettres. Quels sont, parmi les nouveaux venus, ceux qui semblent appelés
à recueillir ce double héritage ? Cette forme de littérature est très plaisante, très
française, et j’estime, avec Despréaux, qu’un conte sans défaut vaut mieux qu’un long
roman. Or, on en produit beaucoup. Les journaux parisiens en publient chaque mois des
centaines. Mais en ce monceau de pages improvisées, que d’inutilités, que de fatras, que
de réminiscences ou d’imitations !
M. Masson-Forestier a passé la quarantaine. C’est un honorable officier ministériel qui
exerce quelque part, dans une ville de l’Ouest, et qui s’est avisé sur le tard d’écrire
des œuvres d’imagination. Il n’a pas tout à fait lâché la procédure ; il la considère
comme
un champ d’expérience, il y recueille des notes et des documents
humains. Et, dès son premier livre, M. Masson-Forestier s’est imposé à l’attention
publique par ses qualités personnelles. Il s’est faufilé dans de grandes revues, chez
des éditeurs célèbres ; une propagande active a répandu en tous lieux sa naissante
renommée. Aujourd’hui, il est classé…
Quelques amis trop zélés le présentent déjà comme le successeur de Maupassant… Je
n’irai pas si loin et cependant je reconnais qu’il existe entre eux quelques liens de
parenté. Le style de M. Masson-Forestier est sain, robuste, son récit rapide,
l’exposition de ses petits drames toujours très claire ; enfin, comme Maupassant, il
emprunte à la vie le sujet de ses nouvelles. Et décrivant tous deux la même province
(les environs de Rouen), ils en arrivent à se rencontrer, ils mettent en scène les mêmes
types, ils leur prêtent le même langage et la même âme. Seulement, les dons du grand
écrivain en passant sous la plume de son successeur se sont affaiblis. M. Masson est gai
quelquefois, mais sa gaieté n’éclate pas en grasses fanfares, ainsi que dans certaines
farces normandes de Maupassant ; et quand il est triste, sa tristesse demeure convenable
et modérée, elle ne va jamais jusqu’à laisser au lecteur une impression poignante de
pitié ou de détresse. Ce qui leur est commun c’est le vif sentiment des injustices
humaines ; ils se plaisent à montrer
l’individu, faible et isolé, essayant
d’entrer en lutte contre la machine sociale et finalement broyé ; payé, non pas selon
son mérite, mais selon l’habileté qu’il déploie à louvoyer parmi les obstacles… De là
une ironie, large et douloureuse chez Maupassant, plus étroite et plus sèche chez
M. Masson-Forestier. Enfin, tandis que Maupassant aborde des sujets infiniment variés et
prend ses modèles dans tous les coins du monde et dans tous les mondes,
M. Masson-Forestier s’attache presque exclusivement à l’observation des mœurs
judiciaires…
Ses nouvelles sont, pour la plupart, des causes exposées sous une
forme attachante et développées avec beaucoup d’art. M. Masson-Forestier n’a pas
impunément vécu, pendant vingt ans, au milieu des hommes d’affaires. Il sait par
expérience ce que les lois, étroitement appliquées, ou habilement tournées, peuvent
abriter d’infamies. Il a vu défiler, en son étude, quantité d’usuriers, de banquiers
véreux, de créanciers féroces, et de malheureux accablés par la misère, et qui, bien
souvent, sont moralement innocents et légalement coupables. Tels sont les personnages
qui peuplent les livres de M. Masson-Forestier et notamment la Jambe
coupée, où se trouvent groupés deux ou trois récits extrêmement remarquables.
D’abord le premier, qui donne son titre à l’ouvrage, navrante histoire d’un petit marin
breton, estropié durant une traversée, et auquel son patron, un dur capitaine anglais,
s’abritant derrière
la législation barbare de son pays, refuse une
indemnité… La fin de la nouvelle est un peu languissante, alourdie par des dissertations
juridiques, mais la première moitié est d’une ampleur remarquable.
Je citerai encore le Banqueroutier, qui est peut-être le meilleur
morceau qu’ait produit M. Masson-Forestier. Ce banqueroutier a débuté par être un fort
honnête homme ; puis il a été volé par des commis, étranglé par son banquier ; il a
perdu sa femme, sa fille, il est parti pour la Belgique, emportant un mince pécule, et
laissant derrière lui une meute hurlante de créanciers. Ceux-ci demandent à l’agréé
Granvalon d’aller le relancer à Bruxelles. Granvalon y consent, non sans quelque
appréhension. Le voilà parti. Il arrive en un bouge infâme, sorte d’hôtel garni tenu par
le fugitif. Celui-ci, se voyant reconnu, lui saute à la gorge et le menace de son
revolver. Puis sa colère tombe, puis il s’attendrit, puis il raconte sa vie, sa triste
vie, tissu de souffrances et de hontes. Et cette narration est une merveille de vérité
pathétique. M. Masson-Forestier a su garder la juste mesure ; il n’est pas tombé dans la
déclamation, il a évité la sécheresse. Son banqueroutier est exactement ce qu’il nous
doit être ; on le sent exact. C’est un vaincu de la vie, un vigoureux
lutteur, à qui il n’a manqué pour réussir qu’un heureux concours de circonstances ; un
de ces hommes qui montent en haut de l’échelle ou roulent jusqu’aux bas-fonds. Et tous
les personnages
de l’histoire, jusqu’aux personnages épisodiques, sont
marqués d’une main également ferme, croqués avec une incisive malice : Granvalon,
« garçon corpulent, au teint coloré, au front court, qui, ainsi que les
médiocres peu cultivés, ne sait causer que de ses
affaires »
, et le président d’assises, et ses conseillers, et le beau-père
de Granvalon et sa fiancée. Décidément le Banqueroutier est bien près
d’être un chef-d’œuvre…
M. Masson-Forestier ne se maintient pas toujours à ces hauteurs. Parfois, il a le trait
lourd et provincial (la caricature du maire dans Un nom trop long,
p. 210). Sa psychologie est un peu spéciale, c’est une psychologie de juge
d’instruction, c’est-à-dire qu’il prête à ses personnages certains trucs d’hommes de loi, destinés à impressionner les esprits simples. Ainsi, dans
sa nouvelle intitulée Baraterie l’agent d’assurances Mazelin, voulant
terrifier l’armateur Le Hertel, ponctue son discours de brusques silences. « Il savait
l’effet de saisissement que produit le « silence sur les gens qu’on vient d’alarmer.
Cela les énerve très vite, les exaspère… » Vous voyez que l’auteur sait tirer parti de
son expérience professionnelle. Peut-être l’affiche-t-il avec trop de componction, ce
qui lui donne, çà et là, une allure un peu pédante. Mais ces légers défauts, qui
s’amenderont, n’enlèvent rien à ses belles qualités. S’il ne dévie pas vers le roman à
prétentions trop psychologiques, s’il continue de chercher autour de
lui
ses sujets d’inspiration, et s’il peut enfin, ayant épuisé le filon des erreurs
judiciaires, élargir son genre en conservant sa forte simplicité, M. Masson-Forestier
arrivera au premier rang.
M. Georges d’Esparbès jouit, également, d’une notoriété récente. Il la doit à
l’Empereur et, peut-être aussi, aux Mémoires de Marbot. Il s’est pris d’un fol
enthousiasme pour les légendes napoléoniennes, et il les a fixées et saisies au vol dans
la Légende de l’Aigle. Cet ouvrage a remporté un succès bruyant, et
par cela même dangereux. M. d’Esparbès pouvait craindre que son nom fût pour jamais lié
au vainqueur d’Austerlitz. Le public adore les classifications, il accole à chaque
littérateur une étiquette qui lui demeure attachée. Pour l’instant, M. d’Esparbès est,
au sentiment général, le poète de l’Empire. Or, il voudrait bien ne pas conserver ce
monopole jusqu’à la fin de ses jours, et il a fait suivre la Légende de
l’Aigle d’un second recueil de contes, les Yeux clairs, qui
n’ont rien de commun avec l’épopée impériale.
Déclarons-le tout de suite, ce livre ne présente pas l’intérêt d’art du premier. Le
souffle y est plus court et surtout plus inégal. La matière s’y trouve très éparpillée.
M. d’Esparbès y a rangé pêle-mêle des souvenirs d’enfance, des idylles campagnardes, des
histoires fantastiques, jusqu’à des contes de fées. Mais plusieurs de ces morceaux sont
d’une jolie grâce, et ils nous permettent de saisir les procédés
et le
tempérament de l’auteur. M. d’Esparbès se rapproche, par certains côtés, de Daudet et,
par d’autres, de Victor Hugo. Il a, comme Daudet, une sensibilité délicate qui s’attache
aux petits détails et en avive la poésie, il sait faire parler les choses inanimées. Il
a, comme Hugo, de larges coups d’aile qui s’envolent dans l’azur, et, par-dessus tout
cela, flotte le panache d’une imagination espagnole qui n’est pas exempte de mauvais
goût. Prenons le premier chapitre des Yeux clairs. Ces éléments vont
se dégager.
… D’abord une impression du pays natal. M. d’Esparbès raconte qu’après avoir édité son
premier livre, sa Légende de l’Aigle, il est retourné dans son village
et y a retrouvé son grand-père et sa grand’ mère, son pépé et sa mémé (pour employer les mots du patois languedocien). Ils sont venus le
joindre à la gare, « le pépé en casquette à grands pans, aux
nœuds de soie ; la mémé, fine comme un bon mot, proprette, avec deux coques sur les
tempes »
.
Il y a une chose qui flambe dans leurs yeux, au bord de leurs lèvres, une chose
qu’ils ne veulent pas dire. La mémé en est tout rose.
— Que me voulez-vous ?
Vifs, — on les dirait en faute, — ils se retournent.
— Sézébéquis !
Sézébéquis, c’est le vieil âne !… M. d’Esparbès a une prédilection
pour les noms à consonances
bizarres… Donc, Sézébéquis s’achemine vers le
logis familial :
À mesure que nous trottons, la petite ville semble s’avancer, toute bleue du matin,
avec ses écheveaux de fumées, ses courtils fleuris, clôturés de perches où grimpent
les aristoloches ; des vieilles, appuyées sur des bâtons, branlent vers moi leurs
têtes brunes ; un chien saute sur mon fouet, et de succulentes poules de soupe,
dardées sur le palis, nous lancent de loin, à coups de cris aigres : « Bonn’bonn’gens… salut-u-ut ! »
La description est juste de ton, mais on y remarque une certaine recherche de mots et
d’idées. Aimez-vous beaucoup « ces poules de soupe dardées sur le
palis »
, et ne trouvez-vous pas que la traduction que M. d’Esparbès
donne de leur cri, frise de très près l’enfantillage ?… Voici la maison natale, avec ses
pots de fleurs, sa cave creusée au seuil, d’où monte une odeur de saucisse
et de vin frais. Ce détail, à lui seul, vaut une toile de Téniers… Le Parisien
prend dans ses bras les pauvres vieux et les pose à terre.
Et tandis que sur la route un petit vent fin pique la poussière, j’ai la crainte, en
posant mes vieux, que sa bouffée les emporte, les entraîne avec lui, en tire-tire,
dans un rond follet, et qu’on ne les retrouve plus…
— Entrez donc ! Mais entrez donc ! Pensez-vous…
Voici la chambre basse, avec son trumeau, son lit, ses girandoles de raisins, la
cheminée où ils s’assoupissent le soir, en songeant aux assassinats de
Paris ! Une soupe
d’or fume sur la table. Il y a de la tourtière
pour moi, des fèves crues pour eux. Mais avant de manger, attentifs, leurs doigts sur
un genou, ils me regardent…
— Est-ce le moment ? leur dis-je. Allez-vous m’apprendre ce qui vous tient ?
— Pas encore…
Intéressé, je leur coupe de la miche qu’à petites lèvres ils émiettent. Ils boivent
souvent, par gouttes, pour ne pas étouffer. La mémé avale deux fèves ; lui, plus
solide, en croque huit. Au bout d’une minute, ils soufflent, un couteau claque, ils
balancent leur tête et la soulèvent. Le pépé, sérieux, fait tsst !
tsst ! pour activer ma faim, et la mémé donne à boire, mais si chancelante que
le fil du vin cabriole.
— Voilà.
D’un coup, je recule ma chaise. Eux, de leurs bâtons, poussent la porte. Et le soleil
entre, gai, d’un air de dire bonjour.
Il l’air bon et pur. Ce qu’on respire a une odeur de douceur. Les vieux sont près de
moi, satisfaits, et le cahors, dans mon verre, luit comme une pivoine. C’est charmant
de vivre.
— Alors ?
Alors, à un signe qu’ils font, d’une seule bouche, éperdus, tous deux me lancent
ensemble :
— Et ton roman ?
Leurs yeux luisent dans un nid de rides. Il ne faut pas les faire languir…
La scène est exquise. Rien n’y manque. Le milieu, l’atmosphère, la silhouette
vacillante des grands parents, et jusqu’aux odeurs qui flottent à travers la chambre,
tout est rendu avec une exactitude minutieuse et une chaleur de tendresse qui pénètre
le récit. L’auteur est ému, et il est heureux de faire revivre ces
intimités, et il s’y complaît, et il retrouve, au fond de sa mémoire, mille détails
touchants et familiers. Est-ce assez nature, cette cheminée où les
vieux s’endorment en songeant aux assassinats de Paris ; et ce geste
vacillant de la mémé, qui verse dans le verre de l’enfant prodigue, un
léger filet de vin ?… Apercevez-vous les gentils procédés de M. d’Esparbès, le « coté
Daudet » de son talent, ce souci de la nuance, et cette fine émotion qui se dépose, à la
surface des phrases, comme une rosée ?…
Et maintenant à nous le lyrisme !… Les vieux sont très étonnés d’apprendre que le livre
de leur fils n’est pas un roman. Et il leur explique l’épopée de la Légende
de l’Aigle :
Je commence, par phrases brèves, et je leur explique mon livre. Allons, est-ce qu’ils
auraient peur ? Je les entrevois dans le brouillard de ma cigarette, recroquevillés
par l’attention, la main dans la main, comme des enfants. Peu à peu une même angoisse
les rapproche, et tandis qu’ils m’écoutent, les épaules jointes, je les promène dans
les armées superbes, les capitales conquises, les champs de sang, et sous ces grands
arcs d’or et de fumées où crépitaient les tambours ! Je m’emballe comme si j’y étais ;
je me dresse sur les pieds comme un chasseur qui entend des voix… J’empoigne un cheval
de houzard, le premier venu de mon livre, je redescends dans l’Histoire, d’un bond, et
à Marengo, je m’élance ! Alors, dans une forêt de sabres, au grand galop de mon
« enfonceur », au fur et à mesure que nous sautons les époques,
j’annonce
aux vieux les belles batailles : Hohenlinden ! Austerlitz ! Iéna ! Eylau ! Friedland !
À un moment, ma voix s’étrangle, je me démène dans le tohu-bohu des canons, des
balles, des trots, des charges. Les murs de la chambre s’enfoncent ; c’est Waterloo,
c’est la fin, — et, comme les vieux, c’est moi maintenant qui sens mes joues chaudes,
je baisse le front, je me rassieds, je pleure.
Ce dernier mot nous montre le troisième d’Esparbès, le d’Esparbès espagnol et théâtral.
M. d’Esparbès pleure, à tout propos et hors de propos ; il pleure avec
ses vieux ; un peu plus loin, il pleure sur sa sœur Angèle, jeune
religieuse enfermée au fond d’un cloître (p. 99) ; il pleure à la foire de Neuilly en
passant devant une baraque de saltimbanques (p. 78). Et ce flux de larmes irrite au lieu
d’émouvoir…
Je touche ici au point faible de l’auteur. Je le comparais tout à l’heure à Alphonse
Daudet. Il n’a pas ce que possède Daudet à un haut degré, le sens de la mesure, de
l’harmonie, de la proportion, et en particulier, ce don si français, et que prise
par-dessus tout le lecteur français : la clarté. M. d’Esparbès n’est
pas clair, ou, pour parler plus juste, il n’est pas simple ; chez lui, l’idée est
souvent limpide, l’expression est tortillée, précieuse, sautillante, encombrée de
ciselures. Il procède à la façon des peintres qui, pour donner l’illusion du soleil,
jettent sur leur panneau des taches violentes. Il est de l’école des impressionnistes, des pointillistes.
Ses
personnages passent à l’état de silhouettes. Et ces silhouettes se succèdent si
rapidement qu’on a peine à les saisir, et qu’elles prennent aux yeux du lecteur une
allure fantastique et quelque peu grimaçante. J’aime mieux, pour ma part, un fin
portrait s’épanouissant dans une calme lumière. Je crois que le public partage ma
préférence… Mais c’est là une affaire de tempérament. Il faut prendre M. d’Esparbès avec
ses qualités et ses défauts. Je crois pourtant que, s’il le voulait bien, s’il ne
mettait pas une certaine coquetterie à agiter son plumet, il produirait des pages
parfaites et qui lui vaudraient le suffrage du public, et non pas seulement des
abstracteurs de quintessence… Il se trouve présentement au carrefour de deux routes :
l’une qui mène à la gloire orgueilleuse des incompris, qui feignent de mépriser le
suffrage de la foule ; l’autre qui conduit à la grande renommée, à la renommée des
maîtres universels et classiques… À lui de choisir !
Il n’est pas permis aujourd’hui de se désintéresser de la question
sociale. Le passant le plus distrait tourne la tête au bruit de l’émeute. Or, si
l’émeute n’éclate pas encore, elle gronde, et ses murmures nous arrivent
distinctement. M. Jules Lemaître les a entendus ; il les a notés avec la curiosité de
son esprit pénétrant et juste ; il a suivi le mouvement anarchiste en ses diverses
manifestations, pacifiques ou brutales ; il a lu les ouvrages théoriques qui sont les
bréviaires du parti. Et comme M. Jules Lemaître est philosophe, qu’il n’est pas assez
riche pour se sentir menacé dans son patrimoine, et pas assez pauvre pour envier le
patrimoine d’autrui, il s’est efforcé de porter sur ces obscurs problèmes un jugement
modéré, de les examiner sans colère, de dégager ce qu’ils renferment de réalité et
d’utopie.
De ses méditations il pouvait tirer un traité d’économie
politique, ou un livre de morale. Il a mieux aimé faire un roman… Et ce roman est un
conte de Voltaire, avec moins de sécheresse, avec plus de pitié, sous lequel on sent
palpiter l’émotion d’une âme tendre, imprégnée des doctrines de Renan et de
Tolstoï…
Le récit a pour point de départ une hypothèse. L’auteur suppose, qu’au début du
prochain siècle, vers l’an 1900, le vieux roi Christian XVI, souverain d’Alfanie, se
trouvant fatigué, délègue ses pouvoirs à son fils aîné Hermann. Ce sont deux hommes
fort dissemblables. Christian XVI est soutenu par une indomptable foi ; il croit à
sa mission divine, il a continué l’œuvre de ses aïeux et soutenu d’une main ferme la
couronne qu’ils lui ont léguée. Il est imbu des idées séculaires de sa race, et n’a
jamais transigé sur le principe d’autorité. Roi il est né, roi il est demeuré toute
sa vie. Hermann a grandi dans une atmosphère intellectuelle ; il a beaucoup vu,
beaucoup réfléchi ; la science a tué en lui l’orgueil, il s’est attristé au
spectacle de la condition humaine, il en est arrivé à se convaincre, qu’en dépit de
son blason il est l’égal de ses sujets et il se jure de les aider, d’améliorer leur
condition, si jamais la fortune lui en donne les moyens… La fortune l’exauce.
Hermann se trouve nanti du pouvoir absolu… Comment s’en
servira-t-il ?
C’est ici que l’action s’engage… Hermann, avant son avènement, a fait la
connaissance d’une jeune nihiliste, Mlle Frida de Thalberg,
fille d’un révolutionnaire exilé en Sibérie. Il s’est pris pour elle d’une passion
exaltée. De son côté, elle l’aime éperdument et l’encourage à persévérer dans ses
dispositions magnanimes. D’autre part, Hermann est entouré de conservateurs
féroces ; d’une noblesse qui, depuis mille ans, vit des labeurs du peuple, et ne
veut pas lâcher prise ; d’une bourgeoisie capitaliste décidée à se défendre, et
d’une famille princière qui n’a rien à gagner aux innovations. Son frère Otto, digne
descendant des barons pillards du moyen âge, est perdu de vices, criblé de dettes et
ne songe qu’à prélever de nouveaux impôts ; sa femme, Wilhelmine, vertueuse, mais
guindée, solennelle, élevée dans le formalisme d’une cour provinciale, défile parée
ainsi qu’une châsse. Hermann est donc seul à lutter contre d’immuables traditions,
contre le déchaînement des préjugés et la coalition des intérêts. Il n’hésite pas.
Il part en guerre. Il congédie ses vieux ministres moisis et appelle au pouvoir des
hommes nouveaux. Il dissout la Chambre et la remplace par un Parlement plus libéral
émané du suffrage universel. Enfin il s’engage à laisser son peuple manifester
librement sur la voie publique, défendant seulement d’arborer
le
drapeau noir, insigne de révolte contre les lois… Il est bientôt puni de sa
tolérance. La populace, qui n’est jamais satisfaite, descend dans les rues et marche
vers la demeure royale. Cette scène est saisissante. Hermann caché derrière ses
fenêtres passe par des sentiments douloureux et contradictoires. Il sait combien
cette plèbe est injuste ; il sait qu’elle mériterait des coups de fusil, mais il
aperçoit dans ses flots pressés, parmi des têtes féroces, des visages ravagés par la
souffrance. Et aussitôt sa colère tombe ; et il songe et il s’enfonce en une sombre
et amère rêverie. Il se rend compte du péril, il n’ignore pas qu’à ce jeu, il risque
son sceptre. Cette perspective ne l’arrête point.
Je suppose la révolution accomplie, l’ancien ordre renversé, l’ordre nouveau
établi — tant bien que mal, comme tout ordre en ce monde — sur de nouveaux
principes… L’humanité y aura-t-elle perdu ? Cette société vaudra-t-elle moins que
l’autre ?… Oui, il y aura eu des actes de destruction et de vengeance ; des
innocents auront été massacrés ; moi-même peut-être… Mais la somme de ces crimes,
que sera-t-elle, comparée à la somme des crimes silencieux, des injustices
étouffées, que recouvrait l’ordre ancien et par lesquels il se maintenait ?… Cette
nouvelle société sera brutale, inélégante, sans arts, sans lettres, sans luxe ?
Mais on peut vivre sans tout cela. Mes meilleures journées ont été celles où j’ai
vécu près de la terre dans la solitude des champs, comme un pâtre ou comme un
laboureur… Et puis qui sait ? Des âmes neuves, des types d’humanité encore inédits
se révéleraient peut-être… Les hommes ont une faculté presque inépuisable
d’adaptation
à toutes les conditions extérieures de la vie sociale…
Le désordre ne saurait s’éterniser, parce qu’il ne conviendra jamais qu’à une
minorité infime… Enfin, il y aurait toujours bien autant de vertu et d’abnégation
dans ce monde-là que dans l’ancien, car le fond de la nature humaine ne change
guère, et l’altruisme aussi est dans la nature ; il y est moins, voilà tout… Et
quand les mêmes injustices et les mêmes violences renaîtraient sous d’autres
formes ? Serait-ce pire que ce que nous voyons ?… Tout homme incapable de
s’accommoder de la vie que l’ordre nouveau ferait aux individus, c’est-à-dire tout
homme incapable de vivre sinon aux dépens des autres et de se contenter d’un
bien-être modeste, — lequel d’ailleurs n’empêche point la véritable noblesse de la
vie, qui est uniquement dans la pensée, — peut n’être pas un méchant homme, mais
ne mérite cependant pas un intérêt bien vif… C’est le manque de vertu, même
moyenne, qui fait que les conservateurs s’opposent si furieusement à toute
transformation sociale… C’est aussi ce manque de vertu qui empêchera sans doute la
révolution de porter tous ses fruits.
Hermann compte sans les nécessités de son rang. Il est libre de sacrifier sa vie ;
il ne peut immoler le suprême espoir de sa dynastie. Aussi, lorsqu’il voit la foule
hurlante sur le point d’envahir les appartements de la reine Wilhelmine et de son
fils, donne-t-il en soupirant l’ordre de sévir. La cavalerie, puis l’infanterie
s’ébranlent. Cinq ou six cents émeutiers mordent la poussière. Hermann, écœuré,
désespéré, mélancolique à mourir, part pour un château lointain où l’attend sa douce
Frida de Thalberg… Il
compte oublier auprès d’elle ses cuisants soucis.
Par malheur, la reine Wilhelmine soupçonne cette liaison, elle suit Hermann, elle le
surprend aux genoux de Frida, elle écoute ses confidences et découvre avec horreur
que le prince songe à déposer le fardeau du pouvoir et à s’enfuir avec sa maîtresse.
Doublement outragée comme reine et comme épouse, elle le tue d’un coup de pistolet.
Frida, désespérée, court se noyer dans l’étang voisin. Et le lendemain matin,
l’antique roi Christian, vaincu par l’âge et la maladie, apprend la double
catastrophe. Cette secousse produit en lui une réaction salutaire. Il ressaisit par
un suprême effort de volonté, son esprit paralysé. Il anéantit les fatales réformes
instituées par Hermann ; il rétablit l’ancien état de choses, et ramène l’ordre un
instant troublé, dans le royaume d’Alfanie… Il a tout juste l’énergie de confier à
Wilhelmine le soin de la régence, et il expire satisfait, ayant agi conformément aux
traditions établies par ses aïeux et convaincu qu’il a bien mérité de Dieu et de la
Patrie.
Ainsi, il arrive que le prince humain, généreux, ouvert aux aspirations de
l’avenir, animé par un admirable esprit de justice, meurt tristement, déshonoré,
calomnié par ceux-là mêmes qui devraient le chérir et qui l’accusent d’hypocrisie ;
tandis que le roi brutal, autoritaire, dur aux misérables, relève la tête et
raffermit les ruines chancelantes de son trône.
De ceci que
conclure ?
Qu’un monarque est obligé de demeurer un monarque ;
Qu’il est certains rêves dont la réalisation est incompatible avec certaines
fonctions ;
Que les meilleurs desseins échouent lorsqu’ils ont contre eux la puissance combinée
de la richesse et de l’égoïsme ;
Que, malgré les philanthropes, malgré les résolutions, malgré les cartouches de
dynamite, les souffrances de l’humanité moyenne ne sont pas près de finir ;
Et que contrairement à ce qu’affirme Pangloss, tout n’est pas pour le mieux dans le
meilleur des mondes possible.
Le drame imaginé par M. Jules Lemaître met en œuvre un grand nombre de personnages,
dont quelques-uns sont superficiels, d’autres marqués de traits puissants, d’autres
caricaturés avec esprit. L’auteur des Rois excelle à tracer ces
silhouettes qui se découpent avec netteté sur la trame d’un roman.
Il faut bien l’avouer, le prince Hermann est une créature un peu chimérique.
C’était une conception piquante, que de placer un socialiste honnête et convaincu à
la tête d’un royaume et de le montrer aux prises avec d’inextricables difficultés…
Je ne
crois pas que, dans la nature, le prince Hermann tel que le
montre l’auteur puisse exister. Si peu prince que soit un prince, il l’est toujours
par certains côtés. Il subit malgré lui l’influence de l’éducation première, du
milieu ambiant (je ne parle pas des instincts accumulés en lui par les lois de
l’atavisme). Enfin la griserie du pouvoir est telle, qu’on ne peut, à moins d’être
un saint, la subir impunément. Mettons qu’Hermann est un saint. Considérée sous ce
jour sa physionomie est attachante. Et pourtant non ! Hermann n’est pas un saint :
s’il était un saint il croirait à quelque chose, il aurait une foi quelconque. Il
n’en a aucune. Et ce sont justement ces doutes qui le torturent. Son activité, son
ardeur de bien faire sombrent dans un immense découragement. Ses tentatives les plus
loyales se retournent contre lui. Il voudrait réparer les iniquités sociales,
racheter, dans la mesure du possible, les injustices, et le peuple imbécile ne lui
sait aucun gré de ses intentions, ne les comprend même pas. Et Hermann en arrive à
se demander si la bonté n’est pas une énorme duperie.
À côté d’Hermann se dresse Frida, la petite nihiliste. M. Jules Lemaître s’est
donné beaucoup de mal pour nous la rendre compréhensible. Il conte tout au long son
histoire et trace les épisodes de sa jeunesse. Il explique comment Frida a
fait la connaissance d’Audotia Latanief, la vierge révolutionnaire, la Louise Michel
du royaume d’Alfanie,
et comment cette virago a soufflé dans son âme
des ardeurs dévastatrices… Audotia domine Hermann ; mais elle l’aime aussi, et elle
recule avec horreur lorsqu’Audotia, lui mettant un revolver dans la main, l’exhorte
à tuer son royal ami. Frida refuse ; la conspiratrice disparaît, la femme subsiste.
Elle cherche à concilier ses devoirs et ses affections. Et elle suit dans la tombe
celui dont elle a causé la perte…
Je goûte infiniment ces autres personnages qui sont construits d’une main ferme :
le prince Otto, brute féroce, héritier perverti des premiers rois de sa race,
n’ayant pas leur grandeur, ayant tous leurs vices accumulés ; Christian XVI, beau
masque de souverain, élevé dans les idées d’autrefois, contemporain de Louis XI
transplanté au xxe
siècle, sacrifiant l’humanité, la
vérité, la justice, à la gloire de sa maison, et n’éprouvant aucun remords et
croyant accomplir un devoir sacré ; la régente Wilhelmine, créature complexe en son
apparente simplicité, tourmentée par des passions contraires, sentimentale et
orgueilleuse, bourgeoise par inclination, princesse par éducation, docilement
soumise aux respects nobiliaires, au milieu desquels elle a vécu ; le chancelier
Mœllnitz, incarnation de l’étiquette mesquine, incapable de penser par lui-même,
fermé à toute idée nouvelle. Nous croyons le voir, nous le voyons avec son petit
front arrondi et dur, ses gestes imperturbables, son grand nez en bec
d’oiseau, fantoche inconscient et non dénué de majesté :
Il était de ceux qui sont incapables de concevoir et de se figurer une âme
différente de ce qui leur sert d’âme, ni une autre vie que la leur, ni la
possibilité même d’un autre état social que celui dont ils ont profité et qui
s’est trouvé, par le hasard de leur naissance, exactement adapté à leur intérêt
personnel. Même quand ils ont l’air de penser et d’agir, ils ne font que les
gestes de l’action et de la pensée ; mais ils font ces gestes imperturbablement et
ils ne font jamais qu’une espèce de gestes, et ainsi leur automatisme moral
devient une force énorme et irréductible. Fantoches, mais fantoches d’une
tradition qui peut avoir, elle, sa grandeur et sa raison d’être ; et c’est
pourquoi il arrive à ces hommes d’offrir des apparences de politiques, d’orateurs
et d’honnêtes gens. L’autorité du comte de Mœllnitz et son honnêteté reconnue lui
venaient de sa persistance dans son automatisme originel. Il faisait très bien, et
avec beaucoup de suite, les gestes du grand seigneur, de diplomate et de ministre
d’une monarchie absolue. Tête de vieil oiseau, mais d’oiseau héraldique.
De tous les portraits qui composent cette galerie, le plus original, celui que
M. Jules Lemaître a modelé avec le plus de grâce, est celui de Renaud, le cousin
d’Hermann. Ce Renaud passe pour fou. Il ne l’est pas. Il n’est que sensitif,
inquiet, avide d’inconnu, précocement dégoûté du monde… Aussi s’adonne-t-il avec
passion aux sciences occultes, recherche-t-il la société des sârs, des mages, des
mérodacks,
donne-t-il dans la manie des arts puérilement
mystiques :
Pendant plusieurs années, tous les adolescents symbolystes, décadents et
instrumentistes, tous les pseudomystiques, et les néo-moyenâgeux, tous les
inventeurs de frissons nouveaux et de prosodies inaccoutumées, tous les
occultistes, les sârs, les rose-croix et les sadiques, et aussi les musiciens pour
qui Wagner n’est qu’un précurseur et qui orchestrent « J’ai du bon tabac » avec
les bruits de la grève et de la forêt, et encore les peintres esthètes, les
peintres bleus et jaunes, ceux qui dessinent très mal de longues âmes encerclées
de petits plis et tenant des lis dans leurs mains d’âmes, et pareillement les
pointillistes, les tachistes, les luministes, ceux qui voient les paysages comme
des envers de tapisseries et qui, sous prétexte que tout dans le monde des
couleurs n’est qu’échange de reflets, peignent des cuisses mauves et des seins
couleur de soufre, tous les ahuris ou tous les farceurs de la littérature et de
l’art, tous les désireurs d’on ne sait quoi eurent leur couvert mis chez le prince
Renaud et puisèrent dans sa bourse crédule. Il donnait dans son palais des
spectacles étranges et puériles où des cabotines en robes blanches, les cheveux
poudrés de violet, étaient crucifiées pour l’amour de Satan, qui était aussi
Jésus, et où le chœur des cochers verts et le chœur des cochers bleus chantaient
alternativement des hymnes ésotériques devant Théodora la chercheuse, qui rêvait,
les yeux fixés sur le scorpion d’améthyste allongé entre ses deux seins, cependant
que des vaporisateurs exhalaient des parfums verts, bleus, jaunes, rouges,
subtilement assortis aux vêtements des interprètes, à leurs paroles rythmées et
aux musiques de l’orchestre… Et le prince Renaud marchait par la ville escorté de
jeunes gens généralement chevelus
et mal bâtis, et qui, sous leurs
esthétiques abstruses, dissimulaient des prudences de notaires, des vanités de
ténors, des intolérances d’imbéciles.
Le prince, lui, est parfaitement sincère. Il croit aux formes nouvelles de l’art
parce qu’il estime que les formes anciennes sont trop arrêtées, trop précises,
impropres à exprimer ce qu’il y a de caché dans les choses. Il ne prend pas garde
« que ce mystère qui le séduit est purement subjectif, personnel à chacun
de nous, fugitif et changeant ; que la perception de ce merveilleux inconnu
correspond, ainsi que le dit si bien Jules Lemaître, à un moment infime de la
production artistique, et qu’il s’évanouit forcément à l’heure de l’exécution
puisqu’il est l’indicible, mais que, d’ailleurs, il renaît, une fois la forme
fixée, de cette forme même ; que c’est l’expression arrêtée et intelligible qui
contient et qui nous suggère le plus d’« au-delà », et qu’enfin ce sont les œuvres
d’art ou les poèmes les plus précis, quand ils sont vraiment beaux, qui
redeviennent sous notre pensée les plus mystérieux, les plus fertiles en
rêves »
… Renaud multiplie les expériences ; il s’éprend d’une acrobate
bête comme une oie et pure comme un ange, et il forme la résolution de l’épouser. Ce
dessein le séduit à cause de son absurdité même. Renaud va plus loin ; il renonce à
son titre de prince qui lui inspire un profond mépris ; il s’expatrie, il file en
Amérique ; il
fonde une immense colonie, et il philosophe tout à
l’aise, en élevant son bétail, en surveillant ses plantations. Il formule en une
lettre, très élevée et très sage, le fruit de ses réflexions. Cette lettre termine
le volume. Et je crois bien que M. Jules Lemaître y a collaboré avec le prince
Renaud, et que si c’est le prince Renaud qui l’a écrite, c’est Jules Lemaître qui
l’a pensée ; et que cette lettre exprime exactement l’opinion que le brillant
romancier se fait de notre bas monde. Tout d’abord, il dit à la vieille Europe de
cruelles vérités :
L’injustice est pour toujours maîtresse de l’Europe. Les grossières objections
des hommes de bon sens ont raison contre l’utopie socialiste. Et, à supposer même
que, après de longues convulsions, après des révolutions sanglantes et des
alternatives de république démagogique et de despotisme militaire, cette utopie
soit un jour réalisée quelque part tant bien que mal, l’image, d’avance, m’en
séduit peu. Chaque individu mangera à sa faim ; mais la beauté de la vie aura
péri.
Deux buts peuvent être assignés à l’humanité. L’idéal démocratique est d’assurer
à tous un demi-bien-être ; cela est désirable sans doute ; mais, la nature humaine
étant donnée, cela ne se peut faire que par une publique et universelle
compression dont pâtiront surtout les êtres d’élite et à laquelle ils
succomberont. L’idéal aristocratique serait d’obtenir le développement total et
harmonieux d’un petit nombre d’êtres supérieurs, dans lesquels, selon la formule
elliptique d’un de vos sages, l’univers prendrait de plus en plus conscience de
lui-même, mais cela ne peut se faire que par le sacrifice ou du moins par la mise
en
oubli de millions et de millions de créatures inférieures : ce qui
est dur, ce qui comporte, chez les privilégiés, trop d’indifférence aux maux
d’autrui et ce qui, par suite, implique contradiction, car une conscience
supérieure ne se conçoit pas sans une infinie bonté.
Il s’agit de concilier ces deux buts extrêmes. Le prince Renaud insinue que, grâce
à l’esprit pratique des Américains, le problème, là-bas, est près d’être résolu… Il
est à craindre que le prince Renaud, toujours chimérique, ne soit le jouet d’une
illusion…
Ce livre, je crois l’avoir montré, est plein de substance. Il éveille un monde
d’idées, d’observations, de rapprochements, de méditations. Il s’attache à élucider
les plus graves questions de l’heure présente. C’est l’œuvre d’un esprit
souverainement clair, ouvert et intelligent. Et cependant, à cet ouvrage
remarquable, il manque quelque chose, un je ne sais quoi, difficile à définir et qui
fait qu’en le lisant, on ne se sent pas dominé par une force supérieure. Cela est
attachant, cela est ingénieux, cela est, par endroits, profond et subtil. Cela
manque de puissance et d’envergure.
J’ai quelque scrupule à dire ces choses. M. Jules Lemaître est un des écrivains de
ce temps pour qui j’éprouve la plus vive admiration. J’estime qu’il égale
Sainte-Beuve par la solidité du jugement et
des connaissances ; qu’il
le surpasse par l’éclat d’une forme merveilleusement ferme et légère. On croit, en
parcourant certaines pages des Contemporains, manier ces cottes de
mailles fabriquées à Tolède, si fines qu’elles tenaient dans la paume d’un enfant,
si résistantes qu’elles bravaient les coups de poignards… Mais ces facultés du
critique ne se développent qu’au détriment d’autres facultés. L’homme qui excelle à
pénétrer la pensée de ses semblables, garde de ses innombrables lectures, comme un
reflet qui le poursuit. Malgré lui, il· se souvient, et, sans que sa volonté y ait
aucune part, il cède à d’obscures réminiscences. On a beaucoup raillé M. Pierre
Loti, qui se vante, avec un peu trop d’ostentation, d’ignorer complètement les
auteurs modernes. Je ne trouve pas que M. Pierre Loti ait tort de s’isoler en
lui-même. S’il se fût nourri de Feuillet, de George Sand, de Balzac, peut-être ses
productions n’auraient-elles pas cette saveur particulière qui les distingue de
toutes les autres. Or, M. Jules Lemaître a trop lu et trop bien lu, et trop
attentivement, et trop bien digéré ce que l’humanité pensante a écrit depuis les
temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Sa tête est un creuset où bouillonnent
vingt siècles de littérature. En vain cherche-t-il à oublier, à se faire une âme
neuve, il n’y peut réussir ; et il s’épuise en efforts pour ressaisir, parmi tant de
dons magnifiques que la nature lui a dévolus, le seul qu’elle lui ait marchandé : le
don
de création et d’invention. Oui, M. Jules Lemaître comprend tout,
devine tout, aime tout ce qui mérite d’être aimé. Voilà pourquoi nous retrouvons
dans chaque épisode de son livre le parfum d’un de ses auteurs favoris : le parfum
d’Ibsen dans la psychologie du prince Hermann, les parfums combinés de Dostoïewsky
et de Shakespeare dans la silhouette de Frida ; le parfum de Daudet dans l’image du
pauvre petit dauphin scrofuleux, dernier rejeton d’une grande race ; le parfum de
Gyp dans le portrait du baron juif Issachar, et mille autres parfums que l’on
respire au passage et qui s’exhalent, en bouffées, des feuillets de ce roman…
Je crois inutile d’insister sur ces points faibles qui proviennent non d’un manque
de talent (jamais l’écrivain n’en eut davantage), mais de l’essence même et de la
nature de ce talent. Si je ne craignais pas de recourir à une comparaison surannée,
je dirais que M. Jules Lemaître vibre, comme une harpe éolienne, à toutes les
brises. Il chante quelquefois ce que d’autres ont chanté, mais il le chante
différemment. Et sa voix est si charmeuse, qu’on l’écoute avec délices…
La Débâcle se divise en deux parties bien distinctes :
l’une est le récit minutieux de la bataille de Sedan ; l’autre est le résumé succinct
des catastrophes qui ont suivi, c’est-à-dire du siège de Paris et de la Commune. La
première de ces deux parties est un modèle d’exactitude, de couleur, de rapidité,
d’émotion. L’auteur s’est pénétré de cette déplorable aventure de Sedan, il en connaît
tous les épisodes et il les fait surgir à nos yeux avec une implacable netteté. Ce qui
rend son récit particulièrement poignant, c’est que M. Zola ne contemple pas les
événements avec la froide raison de l’historien, qui plane dans les nuages et juge de
loin les fautes humaines. Tout au contraire, M. Zola se place sous la tunique d’un
simple soldat, il fait campagne avec lui, il endure ses souffrances, et suit jusqu’au
bout sa lamentable odyssée.
Son héros, ou plutôt l’un de ses héros, Maurice, est un jeune avocat qui s’est ruiné
en faisant la fête et qui s’est engagé en 1870 pour expier ses dissipations et pour se
réhabiliter dans l’esprit de sa famille. Il est incorporé au 106e de ligne, un des régiments qui composent l’armée du maréchal Mac-Mahon.
Maurice n’a jamais porté le sac ; il est animé de bonne volonté, et au début de la
campagne, plein d’illusions. Il se trouve en contact avec
de vieux
soldats qui se sont déjà battus et qui subissent l’irrésistible prestige des armes
françaises. Les Prussiens seront rossés, jetés au-delà du Rhin, Berlin sera conquis en
quelques marches forcées : cela ne fait l’objet d’aucun doute. Maurice accepte ces
prévisions consolantes et endure sans se plaindre la fatigue des étapes. Mais bientôt
sa confiance est ébranlée. On ne marche pas, on piétine ; un grand désarroi semble
régner dans le commandement supérieur des troupes. L’armée avance et recule sans
raison plausible. Elle se précipite vers le Rhin, puis bat en retraite, et refait en
sens contraire le chemin qu’elle vient de parcourir. Elle manque de tout ; les vivres
n’arrivent point ou arrivent trop tard. L’intendance affolée reçoit des ordres
contradictoires… Alors s’élèvent dans les rangs de sourds murmures ; les germes de
rébellion fermentent ; on commence à ne plus croire à l’autorité des chefs ; quelques
voix crient à la trahison et trouvent pour les écouler des oreilles complaisantes.
M. Zola a peint avec une vivacité singulière cette lente décomposition de la
discipline, cet éveil de l’esprit d’indépendance qu’est la fin des armées. L’escouade
de Maurice se trouve un jour séparée du régiment. Aussitôt la débandade se met dans
les rangs. Un soldat exténué dépose son sac le long d’une haie ; un autre jette son
fusil, tous suivent le mauvais exemple. Maurice lui-même n’a pas la force de résister,
et reçoit du caporal (un soldat modèle,
réengagé par vocation) une
mercuriale bien sentie… Arrivé au camp, le caporal fait son rapport, signale aux chefs
l’inconduite de ses hommes. Les chefs se résignent à fermer les yeux ; ils sont
impuissants… Et le désordre s’accentue et les défaillances s’aggravent.
Ne croyez pas que ces malheureux soldats manquent de bravoure. Ils n’aspirent qu’au
moment de croiser la baïonnette. Ce qui les énerve, c’est justement de deviner
l’ennemi autour d’eux et de ne jamais le voir. De temps à autre, ils aperçoivent au
coin d’un bois quelques casques de uhlans qui, soudain, s’évanouissent. Ils se sentent
lentement enveloppés par des adversaires invisibles. Ils voudraient marcher en avant,
engager la lutte, se mesurer corps à corps avec les Prussiens ; mais les généraux en
décident autrement, et les pauvres diables, affamés, cahotés, exaspérés, continuent
d’attendre une bataille qui ne vient pas.
Tous se fâchaient. On ne fatiguait pas des hommes de la sorte, pour le plaisir de
les promener. Et, par la plaine nue, entre les larges plis de terrain, ils
avançaient en colonne, sur deux files, une à chaque bord, entre lesquelles
circulaient les officiers ; mais ce n’était plus, ainsi qu’au lendemain de Reims, en
Champagne, une marche égayée de plaisanteries et de chansons, le sac porté
gaillardement, les épaules allégées par l’espoir de devancer les Prussiens et de les
battre : maintenant, silencieux, irrités, ils traînaient la jambe, avec la haine du
fusil qui leur meurtrissait l’épaule, du sac dont ils étaient écrasés, ayant cessé
de croire à leurs chefs, se laissant envahir par une telle
désespérance, qu’ils ne marchaient plus en avant que comme un bétail, sous la
fatalité du fouet. La misérable armée commençait à monter son calvaire.
Tout a été dit sur la journée de Sedan. Comment les chefs de l’armée française se
sont-ils laissés prendre au piège ? Par quelle impéritie ont-ils négligé d’assurer la
retraite vers Mézières ? On se trouve là en face d’un de ces prodigieux aveuglements
qui font croire à la fatalité des choses humaines :
Quos vult
perdere !…
Ajoutons que si nos généraux se sont couverts de honte
engrenant si mal leurs dispositions, nos troupes nous ont sauvé l’honneur par leur
héroïsme. La défense de Bazeilles, la conquête du plateau d’Illy, la charge du général
Margueritte, resteront comme autant de pages immortelles dans le livre d’or de nos
gloires militaires. M. Zola décrit ces épisodes avec une éloquence et un entrain
merveilleux. On ne peut lire sans frissonner cette partie de son livre. C’est la
guerre dans son horreur, et dans sa grandeur aussi, la guerre féconde en actes de
sauvagerie et d’abnégation, où l’homme montre ce qu’il a de pire et ce qu’il a de
meilleur…
Suivons la compagnie de Maurice, escaladons avec elle le plateau de l’Algérie, situé
près de Sedan.
Il s’agit de soutenir les feux d’une batterie et d’entraver les progrès de l’ennemi.
Couchons-nous dans l’herbe et préparons nos cartouches. Déjà la lutte
est
engagée de toutes parts, le canon tonne, les balles sifflent, les obus labourent les
champs et déchirent les poitrines ; les têtes s’échauffent, les mains se crispent
contre les fusils ; on crie, on jure, on étouffe, les yeux se dilatent, les cerveaux
sont envahis par une lourde ivresse ; tout tourne, les oreilles bourdonnent, le cœur
bat à coups furieux et précipités. Le colonel est là, à cheval, sur le front du
régiment, bravant la grêle des projectiles. Tout à coup, il se redresse, brandit son
épée et, d’une voix éclatante : « Enfin, mes enfants, c’est notre tour ; en avant,
là-haut ! » Et il montre un talus redoutable qu’il faut absolument conquérir. Le
106e s’élance, mais le feu redouble. C’est une véritable trombe
qui fauche les hommes… Quelques-uns reculent et lâchent pied. Alors le colonel se
retourne :
— Voyons, mes enfants, vous ne me ferez pas cette peine, vous n’allez pas vous
conduire comme des lâches… Souvenez-vous ! jamais le 106e
n’a reculé, vous seriez les premiers à salir notre drapeau…
Il poussait son cheval, barrait le chemin aux fuyards, trouvait des paroles
pour chacun, parlait de la France, d’une voix où tremblaient des
larmes.
Le lieutenant Rochas en fut si ému, qu’il entra dans une terrible colère,
levant son épée, tapant sur les hommes comme avec un bâton.
— Sales bougres, je vas vous monter là-haut à coups de botte dans le
derrière, moi ! Voulez-vous bien obéir, ou je casse la gueule au premier qui
tourne les talons ! ·
Mais ces violences, ces soldats menés au feu à
coups de pied, répugnaient au colonel.
— Non, non, lieutenant, ils vont tous me suivre… N’est-ce pas, mes enfants,
vous n’allez pas laisser votre vieux colonel se débarbouiller tout seul avec les
Prussiens ?… En avant, là-haut !
Et il partit, et tous en effet le suivirent, tellement il avait dit cela en
brave homme de père, qu’on ne pouvait abandonner sans être des pas
grand’chose.
En haut du talus, la position est terrible. Toutes les batteries donnent à la fois.
Ce court espace est littéralement broyé ; les projectiles arrivent en si grand nombre,
que la terre semble fumer comme sous une grosse pluie d’orage. Le régiment est perdu
si l’artillerie ne vient pas à son secours. La voici, elle arrive au grand galop. Et
elle se met en ligne sans perdre une minute, et les boulets répondent aux boulets.
Mais les canons allemands sont les plus forts ; nos pièces sont démontées, nos
artilleurs sont massacrés ; tous luttent, jusqu’au dernier, avec un sublime
courage.
Autour de la pièce d’Honoré surtout, l’effort continuait, sans hâte et obstiné.
Lui, malgré ses galons, dut se mettre à la manœuvre, car il ne restait que trois
servants. On avait fait demander des hommes et des chevaux haut-le-pied, pour
boucher les trous creusés par la mort ; et ils tardaient à venir, il fallait se
suffire en attendant. La rage était qu’on n’arrivait toujours pas, que les
projectiles lancés éclataient presque tous en l’air, sans faire grand mal à ces
terribles batteries adverses, dont le feu était si
efficace. Et,
brusquement, Honoré poussa un juron qui domina le bruit île la foudre : toutes les
malchances, la roue droite de sa pièce venait d’être broyée !
— Dépêchons, camarades ! répétait Honoré. Nous l’emmènerons au moins, et ils ne
l’auront pas !
C’était son idée, sauver sa pièce, ainsi qu’on sauve le drapeau. Et il parlait
encore, lorsqu’il fut foudroyé, le bras droit arraché, le flanc gauche ouvert. Il
était tombé sur la pièce, il y resta comme étendu sur un lit d’honneur, la tête
droite, la face intacte et belle de colère, tournée là-bas, vers l’ennemi.
En vain ces efforts sont accomplis et ces vies sacrifiées. La bataille est perdue.
Nos troupes foudroyées, poursuivies par les huit cents canons allemands, battent en
retraite et se précipitent vers Sedan qui regorge de blessés. La Meuse charrie des
cadavres, les ruisseaux de la ville roulent du sang ; on n’entend que des râles
d’agonie, des hennissements plaintifs, des cris d’épouvante poussés par les enfants et
les femmes. Toutes les maisons de Sedan sont transformées en ambulances, où les
chirurgiens taillent, rognent, coupent les jambes, arrachent les balles, et recousent
les poitrines défoncées par les boulets. Ô ces ambulances ! M. Zola en trace une
peinture terrifiante ; il montre les soldats entassés dans une grange, couchés côte à
côte sur des bottes de paille, hurlant, de douleur, fiévreux, délirants, et au milieu
d’eux le major, circulant, les bras rouges, le visage en feu, le tablier taché
d’affreuses maculatures… Scène navrante, tableau barbare dont
l’impression est inoubliable… Tandis que les blessés achèvent de mourir sur leurs
litières sanglantes, tandis que les rues de Sedan s’emplissent de canons démontés, de
chevaux sans cavaliers et de soldats en désordre, un homme se promène dans la chambre
à coucher du sous-préfet. Il est malade, abattu, livide, une sueur d’angoisse perle à
ses tempes, son regard est désespéré. Il pousse de temps à autre un gémissement, et
ose à peine contempler la ville, en soulevant un coin du rideau. C’est lui,
l’Empereur, qui assiste, vivant, à l’écroulement de sa dynastie, à la chute de sa
gloire, à l’écrasement de son pays. Et on le devine si malheureux, accablé d’un
désespoir si cruel, qu’il inspire un sentiment de pitié. L’Empereur n’a plus aucune
illusion ; il sait que la bataille est perdue, il veut à tout prix faire cesser le
massacre. Chaque coup de canon retentit dans sa poitrine comme un remords… À quoi bon
poursuivre une lutte sans issue ? Il donne l’ordre de hisser le drapeau blanc, il
envoie le général Reille en parlementaire ; il capitule. Ainsi se termine cette
terrible journée.
Elle revit tout entière dans la Débâcle. M. Émile Zola n’a rien
oublié : il a mis chaque détail en lumière. Et son récit, quoique très ardent et très
coloré, a le mérite de rester impartial. Il n’est empreint ni d’un dénigrement
systématique, ni d’un chauvinisme exagéré. L’auteur rend justice à l’héroïsme de nos
troupes, comme à la sagacité des
généraux allemands, et caractérise
admirablement cette journée désastreuse, qui fut, selon sa propre expression, « le
choc de la bravoure inintelligente contre la froide méthode et le grand nombre ».
Telle est la vérité sur la capitulation de Sedan. D’autres historiens l’avaient
exprimée ; aucun n’avait su la rendre à ce point palpable, la faire jaillir si
éloquemment des faits. Un poète seul pouvait accomplir cette tâche. Et vous savez à
quel point M. Zola est poète !
… Je regrette que l’auteur de la Débâcle ne se soit pas arrêté à la
bataille de Sedan, qu’il ait cru devoir poursuivre jusqu’au bout l’histoire de la
guerre franco-allemande. La seconde partie de son livre est loin de valoir la
première ; elle est beaucoup plus banale et par cela même languissante. J’ajoute que
les deux parties présentent une disproportion assez choquante. En effet, M. Zola
consacre quatre cent cinquante pages à nous décrire les évolutions du 7e corps d’armée autour de Sedan, et deux cents à peine à résumer la fin de la
campagne, la trahison de Metz, la proclamation de la République, le siège de Paris, la
conclusion de la paix, la Commune. Après s’être amusé pendant une heure aux brins
d’herbe du chemin, il prend le mors aux dents et franchit les kilomètres avec la
rapidité d’un cheval de course. Ce contraste est déplaisant ; il a surtout
l’inconvénient de détruire l’harmonie du livre. On dirait que la
Débâcle se
compose de deux ouvrages superposés, l’un minutieux et
pittoresque, l’autre vague et général. Or, dans une œuvre comme celle-ci le détail
seul nous intéresse. Les considérations philosophiques ne nous touchent que si elles
se dégagent d’elles-mêmes des événements… Ce que M. Zola dit du siège, nous le
savions, l’explication qu’il donne de la Commune n’a pas le mérite de la nouveauté.
Mais là où il est sans rival, là où nous le suivons avec une curiosité passionnée
c’est dans l’effort qu’il accomplit pour reconstituer l’état d’âme du soldat en 1870,
la psychologie des armées françaises sous le coup de nos revers. Voilà vraiment un
travail d’artiste. M. Zola s’en est acquitté avec une remarquable pénétration, et — ce
qui est plus rare — avec un tact infiniment délicat… Le procédé dont il s’est servi
est ingénieux et vaut la peine d’être expliqué.
Il a pris, comme personnage collectif de son récit, une escouade
(l’escouade dont Maurice fait partie), et dans cette escouade, il a placé un certain
nombre de types qui, chacun, incarnent un des traits fondamentaux du troupier
français. Voici d’abord Jean, le caporal, un paysan solide ayant toutes les qualités
qui constituent le bon soldat : obéissant, résigné, dur à la fatigue, méthodique,
débrouillard. Voici Lapoulle, l’hercule, dépourvu d’intelligence, véritable brute,
uniquement dominé par sa formidable fringale, et capable de tous les crimes pour
l’apaiser. Voici, comme contraste, Loubet, l’ouvrier parisien, blagueur,
fricoteur, plein d’esprit, mystifiant ses camarades, mais ne leur refusant pas un coup
de main, habile à chaparder les volailles et à déterrer les pommes de terre, la joie
et la gaieté de l’étape. Voici Chouteau, une autre variété de la même espèce, un
ouvrier, lui aussi, mais dangereux, l’ouvrier beau parleur, révolté, hargneux,
toujours prêt à la révolte, poussant à l’indiscipline, grognant contre les chefs et se
dérobant au jour du danger. Voici maintenant, à l’autre bout de l’échelle, Pache, le
Breton illettré et sournois, qui ne prononce pas une parole et récite une oraison en
allant au feu. Enfin voici Maurice, l’engagé volontaire, le seul qui possède une
culture supérieure et qui soit capable de raisonner ses impressions. Au-dessus de la
troupe, défilent les officiers, trois ou quatre figures très nettement dessinées. Le
lieutenant Rochas, vieux briscard qui a conquis ses épaulettes à la force du poignet
après vingt ans de campagnes, grand enfant candide, d’un chauvinisme naïf, qui ne
croit pas que la France puisse être vaincue et qui montre le poing aux ennemis en
retroussant ses moustaches. Le capitaine Baudoin, élégant soigné, parfumé, voué, grâce
aux protections féminines, à un superbe avenir ; le colonel de Vineuil, soldat
impeccable, esclave du devoir, se sacrifiant sans phrases et versant des larmes
sincères sur les malheurs du pays. Le général Bourgain-Desfeuilles,
incapable, encombrant, brutal, égoïste, gourmand, et totalement dépourvu de
connaissances géographiques. Peut-être M. Zola a-t-il marqué de traits excessifs ce
chef imbécile, dont il a fait une grotesque caricature…
Tels sont les héros qui passent sous nos yeux et qui évoluent dans ce grand drame.
Nous les retrouvons à chaque page, et nous voyons peu à peu leurs sentiments se
modifier. Tout d’abord, ils sont pleins de confiance et d’enthousiasme. Ils sont sûrs
de la victoire. Mais, dès les premiers revers, leur Crédulité faiblit… C’est alors que
Chouteau, le futur communard, élève la voix ; il des bruits absurdes, il
raconte que Mac-Mahon a reçu trois millions de Bismarck pour livrer l’armée française.
Ses camarades ne sont pas loin d’ajouter foi à ces fables. Quand on a l’estomac vide,
on croit aisément à la trahison… Et cependant, par un phénomène étrange, dès que ces
hommes désemparés se trouvent devant l’ennemi, dès que leur cervelle s’est échauffée
au bruit du canon, leurs illusions renaissent ; ils se battent comme des lions et
s’imaginent, contre l’évidence même, que la victoire leur appartient. Ce mirage exalte
leur bravoure et leur inspire de superbes dévouements… Mais en même temps que leur
courage leur férocité se développe. Tous les instincts barbares endormis depuis des
siècles se réveillent à ces heures terribles. L’homme n’est plus qu’un animal sauvage
qui tue, qui pille, qui assouvit
ses besoins, sans qu’aucune règle puisse
l’arrêter :
Les officiers n’ont pas même essayé de les retenir, tous se sont jetés dans les
maisons, dans les boutiques, enfonçant les portes et les fenêtres, cassant les
meubles, cherchant à manger et à boire, avalant n’importe quoi, ce qui leur tombait
sous la main… Chez M. Simonnot, l’épicier, j’en ai aperçu un qui puisait avec son
casque, au fond d’un tonneau de mélasse. D’autres mordaient dans des morceaux de
lard cru. D’autres mâchaient de la farine. En moins d’une heure ; les maisons,
bourgeoises, elles-mêmes, ont eu leurs vitrines fracassées, leurs armoires pillées,
leurs caves envahies et vidées…
Toutefois, si le soldat, dans l’enivrement de la lutte, s’abandonne à ses instincts
déchaînés, il oublie aussi les distinctions factices, les préjugés sociaux. Il se
rapproche de la nature. L’égalité s’établit entre ces hommes qui vont mourir. Le
paysan, le bourgeois, l’ouvrier, se tutoient, et sont frères sous les armes. Et
quelquefois de touchantes amitiés éclosent entre ces êtres si dissemblables. Maurice
l’avocat, le fils de famille, est pris d’une tendresse reconnaissante pour le caporal
Jean, — un rustre qui, au début de la campagne, ne lui inspirait que du mépris :
Dans l’écroulement de tout, au milieu de cette misère extrême, avec la mort en
face, cela était pour lui d’un réconfort délicieux, de sentir un être l’aimer et le
soigner ; et peut-être l’idée que ce cœur tout à lui était celui d’un simple, d’un
paysan resté près de la terre, dont il avait eu d’abord la répugnance, ajoutait-elle
maintenant à sa
gratitude une douceur infinie. N’était-ce point la
fraternité des premiers jours du monde, l’amitié avant toute culture et toutes
classes, cette amitié de deux hommes unis et confondus, dans leur commun besoin
d’assistance, devant la menace de la nature ennemie ? Il entendait battre son
humanité dans la poitrine de Jean, et il était fier pour lui-même de le sentir plus
fort, le secourant, se dévouant ; tandis que Jean, sans analyser sa sensation,
goûtait une joie à protéger chez son ami cette grâce, cette intelligence, restées en
lui rudimentaires.
Cette analyse est très juste. M. Zola, qui n’a jamais porté l’uniforme, est arrivé
par un bel effet d’intuition, à pénétrer l’âme du soldat — non pas du soldat pacifique
qui moisit dans la ville de garnison — mais du soldat en campagne, pris dans la fièvre
de ses passions bonnes et mauvaises et dans la surexcitation de la bataille.
J’ai dit les défauts et les qualités de fond de la Débâcle. Quant
au mérite de l’exécution, je crois inutile d’en parler. M. Zola est un narrateur d’une
puissance infinie. Il anime les choses, il leur prête une vie intense. Il les grave
dans l’esprit par la magie d’un coloris merveilleux. Nul enfin ne sait, comme lui,
faire mouvoir les masses énormes, et donner une allure épique aux vastes mêlées
humaines. Lorsqu’on a lu d’un trait l’admirable récit de la journée de Sedan, et qu’on
ferme le volume, on continue de voir ce grandiose tableau d’une armée écrasée et
périssant sous le nombre ; et on le voit nettement, on en distingue tout à la fois
l’ensemble
et les détails, dont chacun apparaît en traits de feu. Et
cette vision est d’une telle vivacité qu’aucune lecture ultérieure ne doit pouvoir
l’affaiblir. Je crois bien que le combat de Bazeilles m’apparaîtra, jusqu’à la fin de
mes jours, à travers les pages de la Débâcle.
Ce sont les dons vraiment géniaux de M. Zola. Il a recours aussi à des procédés de
style, dont la valeur est plus contestable, et que nous retrouvons dans son livre :
abus des épithètes brutales, lyrisme un peu factice, surtout aux fins de chapitres.
Ainsi (p. 275) M. Zola nous montre le roi Guillaume contemplant du haut d’une colline
ses armées qui marchent à la bataille. Et il ajoute : « À sa droite, un vol
d’hirondelles, effrayées par le canon, tourbillonna, s’enleva très haut, se perdit
vers le Sud. »
Il est malaisé de saisir la signification symbolique ou
philosophique de ces hirondelles. Enfin, comme Victor Hugo, M. Émile Zola aime un peu
trop l’antithèse. Il se plaît à mettre en scène dans la Débâcle les
bagages de l’empereur, les fourgons qui contiennent sa vaisselle d’or, ses casseroles
d’argent, ses bouteilles de champagne et ses marmitons immaculés. Il y a certes un
contraste saisissant entre cet équipage somptueux et la détresse morale du souverain
qui pleure son trône. Cet « effet » est pittoresque. Son seul tort est de revenir à
toutes les pages et de se répéter indéfiniment. Mais passons sur ces misères. Elles se
perdent dans le rayonnement épique de l’ouvrage. M. Émile Zola en a publié
de mieux composés, de plus complets, je ne pense pas qu’il en ait écrit de plus
pathétiques. J’ajouterai que cette œuvre est consolante pour notre patriotisme. En
voyant les prouesses qu’ont accomplies des soldats sans ressources, découragés, mal
conduits, on regarde l’avenir avec confiance, et l’on se dit que si jamais le pays les
appelle à la frontière, les fils de ces vaincus héroïques sauront faire leur
devoir !
Déclarons-le franchement. Ce livre ne comptera point parmi les meilleurs de M. Émile
Zola. La faute en est-elle au sujet trop délicat, à la façon dont il a été compris et
développé ? En aucun ouvrage du maître écrivain on n’avait senti, comme en celui-là,
les défauts de sa manière, monotonie des développements, pesanteur des analyses,
brutalité des descriptions et cette raideur d’attitudes où se renferment les
personnages, et ce manque de souplesse qui les fait ressembler à des statues aux
gestes figés. Lourdes, est d’une lecture déplaisante et pénible.
Trop de choses y sont entassées pêle-mêle. Et la fatigue que ces détails accumulés
vous infligent
n’est pas rachetée par la beauté de l’ensemble.
L’impression est à la fois compacte et éparpillée. Quand le volume est fermé, et que
l’on cherche à s’en rappeler les points saillants, on garde la vision d’une admirable
procession nocturne, d’une immense et prodigieuse scène d’exaltation et de dévotion,
d’une crise morale assez nettement déduite… Le reste n’est que verbiage et que
fatras.
L’erreur de M. Émile Zola tient à bien des causes. D’abord la division du livre
présentait d’énormes difficultés. M. Zola a cru devoir le partager en cinq journées,
et lui donner la durée d’un pèlerinage. C’est l’histoire d’un pèlerinage qu’il a
racontée ; il s’est pour ainsi dire accroché aux pèlerins, partant avec eux de Paris
et y revenant sans les quitter d’un pas. Or, il fallait faire entrer, dans le cadre
étroit de ces cinq journées, tout ce que comportait le plan de l’ouvrage, le présent,
le passé, la biographie de Bernadette, la science, la foi, la critique, le paysage, la
vie physique et la vie mystique, le mouvement des rues et le mouvement des âmes, la
charité et la spéculation, les multiples aspects de cette ville subitement éclose au
creux d’un vallon des Pyrénées. Il fallait aussi grouper des malades qui fussent des
types, et les suivre jusqu’au bout, montrer leur changement de physionomie sous
l’action de la prière et dans l’attente du miracle. La tâche était colossale et
supposait un violent effort, qui, malheureusement, perce à chaque page. On y sent
l’obsession d’un cerveau
qui triture puissamment les matériaux de son
œuvre. Il en résulte comme une tension douloureuse. Nous souffrons, assurément plus
que l’auteur lui-même, de l’énorme labeur qu’il s’est imposé. Nous voudrions, çà et
là, un moment de détente, d’apaisement. Mais non, le livre monstrueux vous pousse et
vous presse. On dirait une gigantesque machine, une locomotive merveilleusement
construite, mais qui halète en marchant, et dont les innombrables rouages laissent
après eux un bruit de ferraille. Cela n’a pas l’abandon d’un corps animé. Cela est
d’acier et non de chair… En un mot, M. Zola a suivi l’exemple des anciens faiseurs de
tragédies, fidèles disciples d’Aristote, qui observaient rigoureusement les trois
unités. Et il a dû, comme eux, recourir à d’ingénieux procédés pour exprimer sa
pensée, sans violer les règles. Ils avaient inventé les confidents, et ils
remplaçaient les coups de théâtre par des récits. Vous allez voir que M. Zola
s’inspire d’une méthode analogue.
Sa première journée est consacrée au transport des pèlerins. Le train blanc, le train
des grands malades, quitte Paris à cinq heures du matin et arrive à Lourdes le
lendemain soir. M. Zola décrit patiemment ce funèbre convoi. Il ne nous en épargne
aucun détail. Et je ne blâme point cette minutie. Il veut, selon sa coutume,
constituer le milieu, l’atmosphère extérieure de son drame. Donc, il ouvre un des
wagons et nous présente
les voyageurs, et nous dévoile leurs infirmités.
Toutes les catégories sociales y figurent. Il y a une grande dame, Mme de Jonquière, qui, une fois tous les ans, se résigne au rôle d’infirmière ;
une religieuse angélique et gaie dont les yeux tendres inspirent la résignation ; un
médecin curieux et désireux de s’instruire ; un chef de bureau idiot qui compte
hériter d’une tante richissime ; une pauvre femme, Mme Vincent,
qui est partie n’ayant en poche que trente sous, avec l’espérance de guérir sa petite
fille ; une phtisique, la Grivotte ; une cancéreuse, Mme Vétu,
dont l’haleine répand des vapeurs pestilentielles ; un professeur, M. Sabathier, libre
penseur ataxique et converti ; un missionnaire mourant ; une cuisinière, Élise
Rouquet, atteinte au visage d’un affreux lupus qui la rend hideuse. Ces silhouettes ne
nous lâcheront plus. Nous allons les retrouver à chaque détour de la route, et
marquées des mêmes traits et des mêmes épithètes, immobilisées dans leur attitude :
Élise Rouquet et son Lupus, Mme Vétu vomissant des matières
noires, Mme Vincent portant son enfant entre les bras,
M. Sabathier traînant sa jambe… Je sais bien que, grâce à ces répétitions, leur
physionomie prend un relief particulier. C’est le moyen dont se sert M. Zola pour
enfoncer le masque de ses personnages dans notre mémoire, à coups de marteau. Mais il
en résulte, à la longue, une lassitude. On voudrait fuir ces fantômes…
Mieux articulés sont les héros du roman : Pierre, Marie de Guersaint, et son père,
M. de Guersaint. Pierre est un jeune abbé, doué d’un cœur sensible. Il a connu, étant
enfant, sa petite voisine, Marie de Guersaint, et il l’a aimée, et, sans doute, il
l’aurait épousée, si un terrible accident n’avait frappé la fillette. À l’âge de
treize ans, une chute de cheval l’a brisée. On a dû la coucher, paralysée des deux
pieds, dans une petite voiture que, depuis cette époque, elle n’a pu quitter. En vain
l’a-t-on conduite, à travers l’Europe, chez les plus illustres médecins. Nul ne lui a
rendu la santé et son mal est regardé comme incurable. Pierre, voyant sa jeune amie à
jamais perdue, est entré dans les ordres. Mais il s’est trompé sur sa vocation. Des
scrupules l’ont assailli. Sa foi est tourmentée, et non pas candide et pure. Et il est
résigné à accomplir les devoirs du prêtre, respectueux du culte, rigoureux observateur
de ses vœux, irréprochable et inattaquable, mais il garde pour lui la souffrance de
ses doutes. Marie, au contraire, brûlé d’une vive et touchante ardeur, croyante
passionnée, s’abîmant dans l’adoration éperdue de la Sainte Vierge. Et elle a voulu
accomplir le voyage de Lourdes, convaincue que ses vœux seront exaucés et qu’elle en
reviendra guérie, et qu’en même temps l’âme de son cher frère, du bon abbé Pierre,
sera touchée de la grâce et recouvrera la paix intime. Elle a décidé son père,
M. de Guersaint, pauvre inventeur chimérique,
à tête d’oiseau, inoffensif
et léger, de tenter la suprême épreuve, et tous trois se sont embarqués dans le train
blanc…
Voilà donc le microcosme de M. Zola, son coin d’humanité présenté au lecteur. Que
va-t-il s’y passer durant la première journée, c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée à
Lourdes, c’est-à-dire pendant cent seize pages de texte serré ? M. Zola ne peut
s’occuper éternellement du lupus d’Élise Rouquet ou du cancer de Mme Vétu, ni faire passer sous nos yeux les vases de caoutchouc qu’on vide par
la portière. Il lui faut une diversion. Et il faut qu’il nous parle un peu de Lourdes
où nous allons, et de ce qui s’y accomplit et aussi de Bernadette, sans qui Lourdes
n’eût pas existé. Comment s’y prendra-t-il ? Il supposera : 1º qu’une conversation
générale s’établit dans le wagon et que chacun y raconte sa petite anecdote sur les
guérisons de la Grotte, et il fera ainsi défiler toutes les notes qu’il a prises dans
les ouvrages spéciaux ; 2º que les pèlerins, s’ennuyant à la hauteur de Poitiers,
réclament une lecture ou une conférence, et que, prenant la parole, l’abbé Pierre va
leur narrer l’histoire de Bernadette qu’ils connaissent sans doute aussi bien que lui.
Et, de la sorte, nous épuiserons les cent seize pages de la première journée, et nous
gagnerons la ville de Lourdes.
Notez que, si je fais ressortir ces moyens de composition, ce n’est pas que je les
trouve fâcheux ou
que je blâme M. Zola de s’en servir. Je constate
seulement qu’ils sont un peu grossiers et un peu trop apparents ; et qu’ils rappellent
le « truc » des vaudevillistes qui, désirant intercaler dans leurs pièces un
divertissement, jettent dans le dialogue ces simples mots : Que la fête
commence… Tout ceci n’est pas d’un art raffiné…
D’autre part, il est évident que M. Zola n’est pas à l’aise et qu’il est gêné par son
sujet. Un combat se livre en lui. Il n’admet pas la possibilité du miracle,
l’intervention divine qui ferme les plaies et rend la lumière aux aveugles et la
parole aux muets. Il s’en explique carrément, et ne nous laisse aucune illusion sur sa
pensée. Pour lui, les guérisons obtenues sont dues à une auto-suggestion, à une
formidable tension morale, qui a sa répercussion sur la physiologie de l’individu. Et
cependant, tout en réservant les droits de ce qu’il croit être la raison humaine, il
est touché (ou feint de l’être) de cette explosion de ferveur, de cet agenouillement
de tout un peuple tendant les mains vers la mère protectrice, et il déclare que ce
spectacle est sublime, et il s’attendrit à ces misères, à ces angoisses, à ces espoirs
surhumains. Et il considère qu’aucun tableau n’est comparable à celui de cette foule
qui dépose aux pieds du Seigneur une prière éperdue et s’abîme en un transport de
brûlante extase. Et il ne sépare pas ce tableau du cadre qui l’entoure et l’embellit,
des montagnes, des eaux bleues, des
allées ombreuses et des étoiles qui
scintillent, et du parfum des fleurs qui se mêle aux vapeurs de l’encens. Sa
sensualité, bien plus que son âme, s’émeut de ces choses ; il les goûte en artiste, en
dilettante. Son état d’esprit est la piété sans foi, beaucoup plus
condamnable, aux yeux des dévots sincères, que la négation brutale. En somme, son
scepticisme est complet, à peine tempéré par la mélancolie que lui inspirent les
misères humaines, étalées, ramassées en cet étroit coin de terre. Et il ne craint pas
de prêter ses propres sentiments à l’abbé Pierre, qu’il dépouille ainsi sans vergogne
de toute apparence ecclésiastique. M. Zola oublie trop, à mon avis, que ce curé
tourmenté n’est pas un renégat. Il assure au début que l’abbé Pierre remplit
exactement ses devoirs, et qu’il renferme en soi, par humilité et par modestie, les
doutes qui le déchirent. Et en effet, nous voyons plus loin Pierre respecter les
convictions de Marie. Il hésite au moment de déchirer ses saintes croyances ; il
renonce, après un combat douloureux, à ce criminel projet, et se résigne à porter tout
seul la croix de l’incertitude. Alors pourquoi, dans le wagon qui ramène à Paris les
pèlerins, profère-t-il de véritables blasphèmes contre les dogmes de l’Église
catholique (p. 585) ? Ce n’est pas en ce lieu qu’un prêtre, même un mauvais prêtre,
oserait tenir de pareils discours. Je crains qu’ici M. Émile Zola ne se soit substitué
à son personnage et que le polémiste n’ait fermé la
bouche au romancier…
Et je pourrais relever au courant des pages d’autres erreurs de psychologie…
Quelles sont donc les qualités de ce livre, où nous avons relevé tant
d’imperfections ? Car un talent comme celui de M. Zola trouve toujours le moyen de
briller en quelque endroit. Lourdes renferme des descriptions
magnifiques, et non pas froides, mais vivantes ! M. Zola (et c’est par là qu’il a
chance de rester) est un admirable évocateur. Il excelle à peindre la nature animée,
les mouvements de la foule, les pesantes masses qui s’ébranlent, les peuples qui
marchent. Qu’il s’agisse des armées en campagne, des mineurs révoltés, ou des
spéculateurs furieux qui se ruent après la Bourse, il les fait mouvoir avec une
tranquille aisance qui est celle de la force. Son regard embrasse de vastes espaces et
plane au-dessus des horizons. Et il nous transporte avec lui, très haut, et il nous
montre les humanités accomplissant leur œuvre de travail ou de destruction. Ces
visions épiques se retrouvent dans le nouveau volume. C’est l’armée de la souffrance
qui y palpite, armée aux cent mille têtes, tordues, frémissantes et hurlantes. Je ne
sais pas d’épisode plus grandiose que celui où les pèlerins suivent les pas de l’abbé
Judaine, qui porte le Saint-Sacrement aux lianes de la montagne, et fixent leurs
regards vers le Sauveur, dont ils implorent la miséricorde. La scène est prodigieuse
de
réalité et d’intensité. Et il y flotte comme un souffle de mystère,
qui en accroît la grandeur.
Alors, tout d’un coup, le dais apparut au sommet des rampes géantes, devant la
porte de la Basilique, sur le balcon de pierre qui dominait l’étendue. L’abbé
Judaine s’avança, tenant à deux mains, en l’air, le Saint-Sacrement. Près de lui,
Marie avait hissé le chariot, le cœur battant de la course, la face enflammée, dans
l’or dénoué de ses cheveux. Puis, derrière, tout le clergé s’était rangé, les
surplis neigeux, les chasubles éclatantes ; tandis que les bannières flottaient,
ainsi que des drapeaux, pavoisant la blancheur des balustrades. Et il y eut une
minute solennelle.
De là-haut, rien n’était plus grand. D’abord, en bas, c’était la foule, la mer
humaine au flot sombre, à la houle sans cesse mouvante, immobilisée un instant, où
l’on ne distinguait que les petites taches pâles des visages, levés vers la
Basilique, dans l’attente de la bénédiction ; et aussi loin que le regard
s’étendait, de la place du Rosaire au Gave, par les allées, par les avenues, par les
carrefours, jusqu’à la vieille ville, lointaine, les petits visages pâles se
multipliaient, innombrables, sans fin, tous béants, les yeux fixés sur l’auguste
seuil, où le ciel allait s’ouvrir. Puis, l’immense amphithéâtre de coteaux, de
collines et de montagnes surgissait, montait de toutes parts, des cimes à l’infini,
qui se perdaient dans l’air bleu. Au nord, au-delà du torrent, sur les premières
pentes, parmi les arbres, les nombreux couvents, les Carmélites, les
Assomptionnistes, les Dominicaines, les Sœurs de Nevers, se doraient d’un reflet
rose, sous l’incendie du couchant. Des masses boisées s’étageaient ensuite,
gagnaient les hauteurs du Buala, que dépassait la serre de Julos, dominée elle-même
par le Miramont. Au sud, s’ouvraient
d’autres vallées profondes, des
gorges étroites entre des entassements de rocs géants dont la base trempait déjà
dans des mares d’ombre bleuâtre, lorsque les sommets étincelaient de l’adieu
souriant du soleil.
Et l’abbé Judaine, en face de cette immensité, éleva de ses deux mains, plus haut,
plus haut, encore, le Saint-Sacrement. Il le promena d’un bout de l’horizon à
l’autre, il lui fit décrire un grand signe de croix, en plein ciel. À gauche, il
salua les couvents, les hauteurs du Buala, la serre de Julos, le Miramont ; à
droite, il salua les grands blocs foudroyés des vallées obscures, les collines
empourprées de Visens ; en face, il salua les deux villes, le Château baigné par le
Gave, le petit Gers et le grand Gers, déjà ensommeillés ; et il salua les bois, les
torrents, les monts, les chaînes indéterminées des pics lointains, la terre entière,
par-delà l’horizon visible. Paix à la terre, espérance et consolation aux hommes !
En bas, la foule avait frémi sous ce grand signe de croix qui l’enveloppait toute.
Il sembla qu’un souffle divin passait, roulant la houle des petits visages pâles,
aussi nombreux que les flots d’un océan. Une rumeur d’adoration monta, toutes les
bouches ouvertes clamèrent la gloire de Dieu, lorsque l’ostensoir, que le soleil
couchant frappait en plein, apparut de nouveau comme un autre soleil, un pur soleil
d’or traçant le signe de la croix en traits de flamme, au seuil de l’infini.
On est obligé de s’incliner devant cette page souveraine ! Et dire que pendant dix
ans, on n’a vu en M. Zola qu’un réaliste et qu’on n’a pas vu en lui le poète, le grand
poète qui égale les plus grands ! Son malheur fut d’être inégal et de se reposer,
entre deux coups d’aile, sur les bas-fonds. Au moins
faut-il lui rendre
justice et discerner dans ses ouvrages autre chose que leurs platitudes et leurs
laideurs. Lourdes contient une dizaine d’épisodes de toute beauté.
J’ai bien peur que le public ne les prise pas à leur valeur, et que ce livre
tourmenté, inquiet, difforme ne lasse vite les curiosités qu’il a excitées. Il blesse
les croyants, les sceptiques indifférents, et — finalement — ne fait la conquête de
personne.
Le Lys rouge sort un peu de la manière habituelle de M. Anatole
France. C’est une peinture assez précise du monde contemporain. L’auteur, cette fois,
a voulu serrer de près la réalité. Je ne jurerais point qu’il y ait constamment
réussi, et qu’il n’ait, çà et là, suivi ses flottantes fantaisies. Mais l’effort
existe et il est intéressant.
Le milieu où M. Anatole France nous introduit est élégant et très riche. C’est le
milieu de la haute bourgeoisie ou, pour mieux dire, de la noblesse républicaine. Son
héroïne, la comtesse Martin-Bellème, est fille d’un banquier archi-millionnaire et
femme d’un député, homme impeccable et pondéré, rapporteur de la commission du budget
et futur
ministre. Elle reçoit dans son salon une société mêlée et
brillante, des hommes de lettres, des artistes, des diplomates, des savants, des
généraux mexicains, de jolies Américaines et des dames polonaises d’une rare
distinction. Elle est, au reste, très indépendante. Son mari la laisse libre, ayant
lui-même repris sa liberté, après quelques années de vie conjugale. Il ne songe guère
à s’en servir, n’ayant en tête que les soucis de sa fortune politique. Elle en fait un
usage moins innocent. Elle a contracté une liaison secrète avec un certain Le Ménil,
jeune clubman bien élevé et insignifiant. Un beau jour, elle retrouve à Florence un
sculpteur de talent nommé Dechartre qui lui fait une cour pressante. Elle cède à ses
prières et rompt avec Le Ménil. Mais Dechartre est jaloux et violent. Il souffre mille
tortures à la pensée que la comtesse Martin a appartenu à un autre homme. Il se rend
malheureux, il la rend malheureuse, et, ses soupçons s’éveillant sur un indice futile,
croyant que la comtesse, malgré ses dénégations passionnées, continue devoir son
ancien ami, il se sépare d’elle brutalement… Voilà tout le livre, du moins tout le
fond du livre : l’histoire est assez banale ; elle rentre dans l’ornière des adultères
mondains, où s’agitent depuis vingt ans nos romanciers, depuis Feuillet jusqu’à
M. Rabusson, depuis M. Paul Bourget jusqu’à M. Marcel Prévost. Ces sujets ne valent
que par l’intensité de l’analyse psychologique. Il faut
que l’auteur nous
montre au vif l’âme de ses personnages, les fasse vivre et souffrir, et scrute, avec
une patience infinie, la cause de leurs souffrances. Or, disons-le tout de suite, les
figures principales du Lys rouge manquent de netteté et, par cela
même, de profondeur. Considérons-les, l’une après l’autre.
Qu’est-ce, au juste, que cette comtesse Martin ? Elle a épousé un homme qu’elle
n’aimait pas ; elle l’a trompé avec une tranquillité parfaite, elle s’est donnée à Le
Ménil. Elle a cru être éprise de ce bellâtre, jusqu’au moment où elle a rencontré le
sculpteur Dechartre qui lui a fait connaître l’ivresse de la passion partagée. Mais
par quelle gamme de sentiments a-t-elle passé pour en arriver à ce dénouement ?
L’auteur le dit à peine, et il le dit faiblement. Nous en sommes réduits à nos seules
conjectures. Un certain combat doit se livrer dans le cœur de la comtesse ; car,
enfin, à moins d’être la dernière des prostituées, une femme ne se lance pas ainsi
dans les aventures sans hésitation, sans scrupule, sans inquiétude, sinon sans
quelques remords. La comtesse tombe dans les bras de Dechartre avec une singulière
rapidité. Deux ou trois bouts de causerie dans les rues de Florence, un rendez-vous
imploré et aussitôt accordé, une scène de désespoir jouée par Dechartre, et la chute
est consommée. Et soudain l’âme froide de la comtesse Martin s’enflamme et montre une
exaltation dont nous l’eussions crue incapable. Cette femme du
monde, qui
va devenir une femme officielle, perd toute retenue, commet les pires imprudences,
compromet allègrement sa réputation, sa situation, affronte les pires scandales…
Dechartre, au moins, justifie-t-il ce prodigieux engouement ? M. Anatole France nous
affirme qu’il a séduit la comtesse par la mâle autorité et la distinction de son
caractère. Nous voulons bien l’en croire sur parole. Mais, en vérité, quand nous
entendons parler ce sculpteur, nous le trouvons assez ordinaire. Il a le cerveau
meublé de connaissances diverses et d’idées philosophiques. Il s’exprime avec
éloquence et subtilité, et cependant, quoi qu’il fasse, il nous paraît froid. Au
moment où il semble le plus fiévreux, où sa passion déborde et lui monte aux lèvres,
son langage demeure merveilleusement orné. Écoutez l’aveu qu’il adresse à la comtesse
(p. 207) :
Avant de vous connaître, je n’étais pas malheureux. J’aimais la vie. J’y étais
retenu par des curiosités, des rêves. Je goûtais les formes et l’esprit des formes,
les apparences qui caressent et qui flattent. J’avais la joie de voir et de rêver.
Je jouissais de tout et ne dépendais de rien. Mes désirs, abondants et légers,
m’emportaient sans fatigue. Je m’intéressais à tout et je ne voulais rien : on ne
souffre que par la volonté. Je le sais aujourd’hui. Je n’avais point une volonté
sombre. Sans le savoir, j’étais heureux. Oh ! c’était peu de chose, c’était
seulement ce qu’il faut pour vivre. Maintenant, je ne l’ai plus. Mes plaisirs,
l’intérêt que je prônais aux images de la vie et de l’art, le vif amusement de créer
de mes mains une figure
rêvée, vous m’avez tout fait perdre, et vous ne
m’avez pas même laissé le regret. Je ne voudrais plus de ma liberté, de ma
tranquillité passées. Il me semble qu’avant vous je ne vivais pas. Et, maintenant
que je me sens vivre, je ne puis vivre ni loin de vous ni près de vous. Je suis plus
misérable que ces mendiants que nous avons vus sur la route d’Ema. Ils avaient de
l’air à respirer. Et moi, je ne puis respirer que vous, que je n’ai pas.
Ne pensez-vous pas que l’amour, quand il est sincère, trouve des mots plus simples,
et qui jaillissent du fond de l’être, et que le tour en est moins ingénieux ? Et plus
loin (p. 277), Dechartre disserte fort joliment sur la jalousie et dit des choses tout
à fait fines et justes :
Il n’y a pas dans le sang, dans la chair d’une femme, cette fureur absurde et
généreuse de possession, cet antique instinct dont l’homme s’est fait un droit.
L’homme est le dieu qui veut sa créature. Depuis des siècles immémoriaux la femme
est faite au partage. C’est le passé, l’obscur passé qui détermine nos passions.
Nous étions déjà si vieux quand nous sommes nés ! La jalousie n’est pour une femme
que la blessure de l’amour-propre. Chez l’homme, c’est une torture profonde comme la
souffrance physique… Tu demandes pourquoi ? Parce que, malgré ma soumission et mes
respects, en dépit de la peur que tu me donnes, tu es la matière et moi l’idée, tu
es la chose et moi l’âme, tu es l’argile et moi l’artisan. Oh ! ne t’en plains pas.
Auprès de l’amphore arrondie et ceinte de guirlandes, qu’est-ce que l’humble et rude
potier ? Elle est tranquille et belle. Il est misérable. Il se tourmente, il veut,
il souffre : car vouloir, c’est souffrir. Oui, je suis
jaloux. Je sais
bien ce qu’il y a dans ma jalousie. Quand je l’examine, j’y trouve des préjugés
héréditaires, un orgueil de sauvage, une sensibilité maladive, un mélange de
violence bête et de faiblesse cruelle, une révolte imbécile et méchante contre les
lois de la vie et du monde. Mais j’ai beau la connaître pour ce qu’elle est : elle
est et me tourmente. Je suis le chimiste qui, étudiant les propriétés de l’acide
qu’il a bu, sait avec quelles bases il se combine et quels sels il forme. Cependant
l’acide le brûle et le brûlera jusqu’aux os.
Cela est charmant et cela ne touche point. Cela nous amuse, simplement. Le roman de
M. Anatole France est plein de situations cruelles. Et à aucun moment, le lecteur n’y
est ému. C’est que derrière chaque personnage et à travers leurs discours, on aperçoit
le sourire énigmatique de l’auteur. M. Anatole France n’a pas su s’effacer. Il
ressemble au montreur de marionnettes qui tire la ficelle de ses pantins. Ils font les
gestes et c’est lui qui parle. Dans ces conditions, l’illusion est impossible…
À tout bien considérer, la figurine la plus vivante du livre est encore ce benêt de
Le Ménil. Cette fois, l’auteur ne s’est pas mis en travers. Il a peint, avec un
soupçon d’ironie sournoise mais suffisamment discrète, ce clubman parfaitement nul et
distingué, sorte de mannequin façonné par l’éducation et par la connaissance des
usages. Le Ménil est la correction faite homme ; il vit dans une oisiveté laborieuse ;
il va au cercle aux heures où les convenances veulent
qu’on y aille ; il
chasse quand il faut chasser ; il s’habille comme s’habillent les gens qui ont le
respect d’eux-mêmes. Il est comme il faut de la tête aux pieds.
D’ailleurs, il ne comprend rien à l’âme de la comtesse, ni à ses caprices. Sa liaison
avec elle a tout juste pour lui l’importance que doit avoir pour un galant homme une
intrigue de ce genre. Aussi sommes-nous un peu surpris de la violence de son
désespoir, quand la comtesse Martin lui signifie son congé… Qu’il s’emporte jusqu’à la
frapper au visage ; que sous l’impulsion de la colère, la brutalité native de Le Ménil
éclate et crève son vernis d’homme du monde, je l’admets volontiers. Je conçois moins
la persévérance de ses regrets, l’insistance navrée qu’il met à se rapprocher de
l’infidèle. Les êtres de son espèce se consolent aisément et trouvent facilement des
consolatrices, quand ils sont riches et qu’ils ont, comme Le Ménil, de jolies
moustaches à la hussarde…
Ce que je préfère dans le Lys rouge, ce sont les hors-d’œuvre, les
digressions et les silhouettes épisodiques. Ici nous retrouvons le délicieux écrivain
de la Reine Pédauque et de Silvestre Bonnard. Il a
glissé, dans son roman, quelques types esquissés rapidement, d’une plume négligente et
qui méritent qu’on les arrête au passage. Voici Choulette, réincarnation du bon Jérôme
Coignard. Il n’est plus abbé, il est poète, il hante les ruelles du vieux Paris, il
porte des vêtements sordides et compose des vers
précieux ; il est
anarchiste, il partage son pain avec les savetiers et les filles perdues, mais il
fréquente volontiers chez les duchesses, il soigne sa réputation et songe vaguement à
l’Académie. La comtesse Martin, que son babil amuse, a l’extrême bonté de l’emmener à
Florence. Il arrive, au dernier moment, sur le quai de la gare — et dans quel
appareil !
Il longeait le quai, boitant d’une jambe, le chapeau en arrière sur son crâne
bossué, la barbe inculte et traînant un vieux sac de tapisserie. Il était presque
terrible, et, malgré ses cinquante ans, avait l’air jeune, tant ses yeux bleus
étaient clairs et luisaient, tant son visage jauni et creusé avait gardé d’audace
ingénue, tant jaillissait de ce vieil homme ruineux l’éternelle adolescence du poète
et de l’artiste. En le voyant, Thérèse regretta de s’être donné un compagnon si
étrange. Il allait, jetant dans chaque voiture un regard brusque, qui devenait peu à
peu mauvais et méfiant. Mais quand, arrivé au coupé des deux dames, il reconnut Mme Martin, il sourit si joliment et lui donna le bonjour d’une
voix si caressante, qu’il ne lui restait plus rien du farouche vagabond errant sur
le quai, rien que la très vieille valise de tapisserie qu’il tirait par les anses à
demi rompues.
Il la plaça dans le filet avec un soin minutieux, parmi les sacs corrects,
enveloppés de toile grise, où elle fit une tache éclatante et sordide. On vit alors
qu’elle était semée de fleurs jaunes, sur un fond couleur de sang.
…………………………………………………………………………………
Tandis que le train roulait à travers les laideurs de la banlieue, sur cette frange
noire qui borde tristement la ville, Choulette tira de sa poche un vieux
portefeuille dans lequel il se mit à fouiller. Le scribe, caché sous le vagabond,
se révélait. Choulette était paperassier sans vouloir le paraître. Il
s’assura qu’il n’avait perdu ni les bouts de papier sur lesquels il notait au café
ses idées de poèmes, ni la douzaine de lettres flatteuses que, tachées, coupées à
tous les plis, il portait sur lui constamment, prêt à les lire à des compagnons de
rencontre, la nuit, sous les becs de gaz.
Voici, près du bohème Choulette, les représentants de la science et de la politique
officielles : M. Schmoll, membre de l’institut, ambitieux insatiable, collectionneur
de places et de privilèges, toujours criant misère et toujours s’enrichissant ;
M. Lagrange, professeur au Muséum, naturaliste estimable et routinier ; le général
Larrivière, digne culotte de peau que le hasard bombarde au ministère de la guerre ;
et enfin les députés et sénateurs, collègues de M. Martin-Bellème, qui se glissent
avidement ou pouvoir. L’humeur méchante de M. Anatole France s’est donné libre
carrière. Elle a semé sur toutes ces têtes une pluie d’épigrammes doucereuses,
soulignant d’une épithète parfois un peu grosse le ridicule des politiciens, mais
raillant avec une adorable perfidie le monde qui grouille autour de l’Académie. Et,
tout en lançant ses pointes, l’auteur, sous mille formes, joue avec les idées, avance
des paradoxes sans avoir l’air, d’ailleurs, d’y attacher d’importance, envisage les
divers aspects des choses, se montre et se dérobe, fuit au moment de conclure, et ne
se laisse jamais saisir…
Et c’est ainsi qu’en ce roman inégal, nous
retrouvons, par endroits, les traits qui font de M. Anatole France le plus décevant —
et le plus exquis — de nos écrivains…
… Je revenais d’Allemagne avec un ami très versé dans les pratiques bouddhistes.
Bercés par le roulement du train, nous échangions de vagues paroles, auxquelles
succédaient de longs silences. Nous éprouvions cet engourdissement, plein de mollesse
qui conduit tout doucement au sommeil…
— Comprenez-vous, me dit mon ami, la volupté d’une vie tout entière vouée au rêve et
à la méditation ? Concevez-vous le bonheur des sages qui contemplent les étoiles et se
détachent des vulgarités humaines ?
— Ce sont des sages et ce sont des paresseux, car ils méconnaissent la loi du
travail.
Mon ami bondit sous l’outrage.
— Vous aussi, vous parlez légèrement de nos mystères. Les avez-vous seulement
étudiés ?
Je dus confesser que la doctrine bouddhique me suggérait des idées un peu
confuses.
— Je vais vous l’expliquer.
Je m’accoudai dans mon fauteuil, j’allumai un
gros cigare, je fermai à
demi les yeux, afin de mieux me recueillir. — Et mon compagnon de voyage commença. (Je
crois bien qu’il venait de lire le dernier volume de M. Jules Lermina, qui est
l’Alexandre Dumas de l’occultisme.)
— L’Homme se compose de quatre éléments : le Corps, la Force Vitale, le Corps Astral
et la Conscience. Il tient au monde matériel par son corps et sa force vitale, au
monde spirituel par la conscience, qui est la première manifestation de l’Esprit. Le
corps astral est ce qui sert d’intermédiaire entre le corps et l’esprit, c’est le lien
entre le passé et l’avenir, ce qui subsistera un temps après la mort physique et
servira de base première à la vie Future, Spirituelle, dont le dernier degré sera cet
état de béatitude profonde dont le nom a été si souvent prononcé, le Nirvana.
« Il faut se figurer le corps astral sous la forme d’une entité fluidique,
insaisissable pour nos sens à l’état normal, qui est en nous, nous enveloppe et nous
pénètre. Le corps astral est notre double éthéré dont le corps est
le grossier vêtement, la manifestation terrestre. Il est le moule sur lequel se forme
notre apparence extérieure. C’est par la vertu du corps astral que se font les
cicatrisations, les reconstitutions de la chair et des os, lésés par quelque accident.
Tant que le corps astral est en nous, c’est la vie. Dès qu’il nous quitte, c’est la
dissolution, la décomposition, la Mort.
« Le corps astral ayant une continuelle tendance à nous abandonner, nous
le retenons par notre force vitale ; mais, pendant le sommeil, il s’évade à demi, et
ce sont ses vagabondages à travers l’espace qui nous donnent les rêves. Seulement il
nous reste attaché par un lien que resserre le réveil : il rentre alors en nous. Dans
la syncope, le lien qui l’unit au corps s’allonge de telle sorte qu’il devient ténu,
au point que le moindre accident peut le briser et que la mort s’ensuit. Quand nous
réfléchissons profondément, le corps astral en profite pour chercher à se libérer, et
c’est ainsi que, étant un peu hors de nous, il nous donne les pressentiments, les
angoisses inexpliquées. Il voit ce que nous ne voyons pas et nous donne une notion
obscure et souvent poignante de faits que nos sens normaux ne peuvent percevoir.
« Par contre, pendant notre vie, il s’imprègne de tout ce qui constitue notre
existence individuelle, il se sature de tout le mal et de tout le bien que nous
accomplissons, tant en actions qu’en pensées… Tout ceci vous semble-t-il clair ? Me
suivez-vous ?
— Je vous suis…
— Il est facile de comprendre quel doit être sur terre le rôle du bouddhiste. Le but
étant d’arriver à la mort avec un moindre fardeau d’attaches matérielles et une plus
grande provision de force spirituelle, il devra s’attachera réduire au minimum ses
besoins physiques et à développer au maximum ses facultés de conscience. La
sobriété, la chasteté, l’insouciance du luxe et de la richesse, l’accomplissement des
devoirs sociaux, dans l’intérêt général et sans égoïsme individuel, tels sont ses
premiers devoirs. Il doit se pénétrer de cette conviction que toute action mauvaise
est un germe d’empoisonnement, même pour celui qui a cru l’accomplir dans son propre
intérêt.
« Il y a choc en retour de tout mal sur son auteur même. Et je vous montrerai tout à
l’heure jusqu’à quelles justes conséquences cette conception est poussée. Mais non
seulement un acte mauvais est périlleux pour un et pour tous, mais même une pensée —
non suivie d’exécution — est comme un microbe moral qui a sa contagion et son action
délétère. Pourquoi ? Parce que le corps astral, récepteur et enregistreur du mal,
cette épidémie morbide.
« Donc, pas un acte physique ou moral ne doit être exécuté sans avoir été préparé par
une lente réflexion. D’où l’immense rôle joué dans le bouddhisme par la méditation
dont la récompense est dans les joies de l’extase.
« Mais il ne faut pas s’imaginer que le bouddhisme ordonne à tous les hommes cette
inaction méditatrice : chacun doit agir selon la situation sociale qui lui est
dévolue. De ceux-là les actes font le bagage bon ou mauvais de l’humanité : le petit
nombre des méditants crée l’atmosphère morale où se meut la
société.
« Que sera la mort en ces conditions ?
« Le corps physique et la forme vitale se dissolvent : mais l’évolution n’est pas
terminée. Le corps astral subsiste et avec lui une partie de conscience élémentaire.
Le corps astral est imprégné de tout le mal et de tout le bien que l’homme a réalisés
pendant sa vie.
« Un double travail va s’opérer. D’abord le corps astral se débarrassera de tout ce
qui subsiste en lui de résidus matériels, puis de pensées ou de désirs brutaux, et
quand, par la suite du temps, il se sera tout à fait libéré du mal, il ira jouir de
l’acquit de Bien dont la conquête lui est désormais assurée.
« Il entre en ce qu’on appelle l’état de Dévakhan, demi-paradis où l’Homme s’endort
bercé en un rêve exquis, où il jouit de toutes ses bonnes pensées, de toutes ses
nobles aspirations. Or — à de très rares exceptions près — il n’est pas d’homme qui
n’ait eu en sa vie une heure, fût-ce une minute de bonté, de charité, de générosité,
de désintéressement. Cette minute lui sera payée au centuple en Dévakhan.
« Toutefois ce bagage de Bien s’épuise. Il n’était pas suffisant pour que l’homme
franchît d’un seul élan toutes les sphères supérieures : il va lui falloir rentrer
dans la vie pour acquérir d’autres provisions de Bien. Il se réincarnera. L’étincelle
qui constitue
son individualité va de nouveau revêtir un corps physique,
muni de sa force vitale et de son corps actuel, et dans cette nouvelle vie, l’homme de
nouveau travaillera à sa libération définitive. Mais déjà il est plus fort pour le
bien : il a acquis une expérience du bien qui constituera son innéité, et quand il
mourra pour la seconde fois, l’évolution s’accomplira plus vite, parce que le bagage
du mal qu’il emportera avec lui sera moins lourd que la première fois ; son sommeil en
Dévakhan sera plus exquis et plus long, les jouissances acquises seront plus
délicieuses.
« À combien de réincarnations l’homme sera-t-il soumis ? Cela dépend de lui seul, de
la proportion du bien et du mal qu’il aura acquis pendant la vie.
« Voulez-vous une comparaison, pour mieux saisir ma pensée : vous placez de la
houille à l’entrée du serpentin purificateur : à la sortie du serpentin, le gaz est
d’abord chargé d’impuretés. Mais faites subir à ce gaz une nouvelle épreuve, un
nouveau voyage à travers le serpentin, la seconde fois il en sortira plus pur,
jusqu’au moment où, après une troisième, une quatrième épreuve, il se trouvera
définitivement libéré de toute parcelle impure.
« Ainsi de l’homme : chaque réincarnation est pour lui un passage à travers l’alambic
purificateur. Seulement sa conscience le guide, il a la notion du travail qui s’opère,
et il est le maître de hâter cet affinage de son être spirituel. De l’idée égoïste, il
se
sera élevé à l’idée altruiste : il aura compris que nul ne peut être
heureux tant qu’un autre souffre. Il se sera donné à tous et tous se seront donnés à
lui. Il se sera délivré de la matière au point de n’avoir même plus la notion des
besoins ou des désirs qu’elle engendre : son Esprit s’élèvera par l’amour universel
jusqu’à la compréhension du Bien absolu.
« Quand les dernières lueurs de la vie matérielle s’éteindront en lui, il s’absorbera
dans l’Âme universelle. Il sera directement emporté au Nirvana… »
Ces idées sont vieilles comme le monde. On les trouve exposées dans Pythagore et dans
Louis Jacolliot. M. Gilbert Augustin-Thierry les a parées, à son tour, d’une forme
romanesque. Le Masque, « conte milésien », est l’histoire de deux
réincarnés qui se rencontrent à Paris, sous notre troisième
République, après avoir vécu en Égypte, il y a quelque deux mille ans.
… Donc, au temps des Césars syriens, vivait à Alexandrie une belle courtisane nommée
Kallista. Elle logeait en un palais de marbre, orné d’incomparables splendeurs :
amoureuses peintures, fresques à la gloire de Vénus, colonnes d’onyx, brocarts soyeux
couvrant de leurs plis le lit en argent massif et les éclatantes mosaïques. Kallista
troublait par sa beauté toutes les âmes. Les adolescents, les vieillards, les
magistrats, les poètes se disputaient ses faveurs. Elle les accordait parfois à des
hommes
du peuple que distinguait son caprice. C’est ainsi qu’elle rendit
fou d’amour un de ses esclaves, Parménon, qui, se voyant délaissé, la tua dans un
accès de fureur jalouse… Parménon fut roué vif ; Kallista embaumée, entourée de
bandelettes, fut ensevelie et le pinceau d’un artiste reproduisit, sur le sarcophage,
ses traits délicats…
Les siècles succèdent aux siècles… Nous sommes à Paris en l’an de grâce 1893… C’est
par une brumeuse soirée d’hiver…
M. le vicomte Raoul d’Hérival s’ennuie. Il est riche ; il mène l’existence vide d’un
célibataire qui s’est successivement blasé sur tous les plaisirs. Assombri par une
récente déception sentimentale, il cherche la solitude, il erre le long des faubourgs
et des rues obscures. Le hasard le conduit chez un brocanteur, où il déniche un
merveilleux objet d’art : c’est une peinture égyptienne représentant une tête de femme
vivante et bien conservée, avec ce nom inscrit dans l’angle du
panneau et à demi effacé : Kallista. D’Hérival dispute le chef-d’œuvre à un amateur
anglais, Archibald Williamson ; il l’emporte en sa garçonnière de la rue Vaneau, et se
plonge dans l’étude des hiéroglyphes. Il va voir le professeur Blumenthal,
conservateur du musée du Louvre, qu’il surprend en train de déchiffrer un papyrus. Et
ce papyrus renferme justement le récit des amours et de la mort
de
Kallista. Voilà, certes, une surprenante coïncidence. D’Hérival en est excessivement
troublé. Il l’est bien davantage, quand il rencontre sur les boulevards une infâme
racoleuse, prostituée du ruisseau, vêtue de sordides vêtements et qui lui rappelle
traits pour traits la suave Kallista. Plus de doute, c’est elle, ou du moins c’est son
ombre, son reflet, son émanation lointaine. Il emmène chez lui la pauvresse qui tombe
en extase devant le portrait. Au même instant, d’Hérival reçoit comme l’impression
d’un coup de couteau au cœur. Il s’écroule, inanimé. Rappelé à l’existence par des
soins énergiques, il déclame à haute voix un discours incohérent. Il déclare se nommer
Parménon et avoue le meurtre qu’il a commis sur la personne de Kallista. On enferme le
malheureux dans une maison de santé. Il s’en évade et se remet à la recherche de sa
belle. Il la découvre au fin fond de Montmartre, en une sorte de temple voué au culte
d’Isis… et dont le grand-prêtre n’est autre que le seigneur Archibald Williamson,
surnommé Hermès l’Égyptien… Kallista va mourir. Ayant accompli sur la terre son œuvre
de rédemption, elle s’est couchée dans un cercueil, à côté de sa momie,
miraculeusement retrouvée, elle éprouve déjà les joies divines de l’extase. D’Hérival
bondit vers elle, la démaillote, l’entraîne au dehors et la replonge dans la fange des
amours terrestres. Kallista s’abandonne pendant une heure à cette ivresse coupable,
puis elle s’empoisonne.
Et d’Hérival, devenu fou pour tout de bon,
endosse la camisole de force…
Voilà, direz-vous, un conte bien . M. Gilbert Augustin-Thierry se
moque-t-il de ceux qui le lisent ? A-t-il lui-même perdu l’esprit ? Mais non, je vous
assure… M. Gilbert Augustin-Thierry est très pondéré, très raisonnable. Son étrangeté
est réfléchie et prudente. Il ne s’avance exactement que jusqu’où il veut aller. Il
désirait rendre sensible à tous les yeux, le principe de réincarnations successives.
Il y a réussi. Sa Kallista expie en une seconde existence misérable et chargée
d’opprobre, les souillures de sa vie antérieure. Cette solution est conforme aux
doctrines de Bouddha. En ce qui concerne l’infortuné Parménon, devenu vicomte
d’Hérival, le symbole est plus obscur. Pourquoi Parménon se retrouve-t-il, après deux
mille ans écoulés, vicomte, membre du Jockey Club et millionnaire ? Est-ce pour le
récompenser ou pour le punir que la destinée l’a affligé de tant de richesses ?…
N’essayons pas d’élucider ce mystère…
M. Gilbert Augustin-Thierry s’est proposé deux objets en écrivant son ouvrage :
construire une ingénieuse hypothèse sur les destinées de l’âme humaine ; faire passer
un frisson dans les nerfs de ses lectrices. Le frisson se produit. Le
Masque donne la sensation d’un cauchemar très littéraire, arrangé par un homme
de goût. M. Gilbert Augustin-Thierry écrit une langue savoureuse çà et là un
peu mignarde (il use volontiers d’épithètes précieuses, ma révérende, ma capricieuse, ma toute-belle,
ma jolie sainte, etc., etc., et il fait parler à tous ses héros le
même langage, ce qui engendre la monotonie ; par exemple, mettant sur les lèvres d’une
pauvre fille de savantes phrases, et prêtant à une logeuse de faubourgs des paroles de
duchesse). Mais on ne peut s’empêcher de rendre hommage à son ingéniosité.
Au fond, qu’est-ce que le Masque ? Un fait-divers, ni plus ni
moins. Imaginez que les journaux publient la nouvelle suivante rédigée en style de
reportage : « Un drame sinistre s’est accompli la nuit dernière dans un hôtel garni de
la rue Lepic, près du Moulin de la Galette. Une fille de la dernière catégorie, la
fille Kallista, a été trouvée morte dans son lit. Auprès d’elle se tenait l’assassin
présumé, un homme du monde très connu dans la haute société parisienne, le vicomte
d’H…, qui donnait des signes non équivoques d’aliénation mentale. On a dû l’interner
aussitôt dans une maison de santé… » Ces lignes contiennent en germe un roman
passionnel. Si M. Émile Richebourg s’en empare, il en tire un feuilleton du Petit Journal. Si M. Gilbert Augustin-Thierry daigne s’en servir, il
en compose une œuvre raffinée dont se délectent les abonnés de la Revue
des Deux Mondes.
Le tout est dans l’art d’assaisonner la sauce et de présenter le mets au public.
… Un courant nous entraîne vers des idées et des sentiments qui nous
étaient jadis étrangers. Subissons-nous l’influence de la littérature russe et
scandinave, des romans de Tolstoï, de Dostoïewski, des drames d’Ibsen ? Toujours
est-il que nos âmes semblent amollies et attendries. Nous inclinons vers le
mysticisme, vers la pitié, vers le pardon. Les hommes de la nouvelle génération ont
des velléités socialistes. Ils proclament tout haut que la société est mal faite,
envisagent sans effroi, et même avec complaisance, l’hypothèse d’un prochain
bouleversement. Chez beaucoup d’entre eux, ces aspirations généreuses s’allient à un
parfait égoïsme et à une conscience très nette de leurs intérêts particuliers… Ils
applaudissent à l’anarchie et ne se priveraient pas d’une obole au profit des
malheureux ; ils flétrissent la corruption de nos mœurs et jouent des coudes pour
arriver promptement à la fortune. Cette commisération n’est, le plus souvent, qu’une
attitude littéraire ; il y entre de l’indifférence, du dilettantisme et un soupçon de
bravade… Il est agréable de côtoyer le danger ; cela vous donne un petit frisson de
volupté. En 1789, les gentilshommes jugeaient élégant de se rallier aux doctrines
révolutionnaires ; ils payèrent de leur tête cette imprudence. Les jeunes bourgeois,
les fils de
famille qui encouragent aujourd’hui, du bout des lèvres,
l’anarchie, seraient demain ses premiers otages. Mais ils ne voient pas les choses de
si loin, ils suivent la mode ; ils sont ibséniens et toltoïstes. Et nos écrivains, nos
penseurs se laissent glisser sur la même pente ; leur morale est devenue ondoyante,
elle s’est affaiblie, ou, si vous aimez mieux, élargie ; ils transigent sur des
questions que leurs aînés tranchaient avec dureté ; ils amnistient des fautes que l’on
condamnait ; ils les expliquent ; et, en les expliquant, ils les excusent.
L’infidélité de la femme, qui déserte le toit conjugal, était sévèrement punie par
Augier et Dumas fils. Augier chassait l’épouse coupable. Dumas fils criait au mari :
« Tue-la ! » Et l’un et l’autre croyaient agir selon la justice. Or, voici que
M. Jules Lemaître dans une récente comédie (le Pardon), et
M. Alphonse Daudet, dans son roman (la Petite Paroisse), reprennent
l’éternel problème ; et ils proposent une solution moins rude. Ils disent à l’époux
outragé : « Cette créature est ta sœur ; avant de la condamner pèse ses actes et pèse
les tiens ; il ne suffit pas que la loi te donne une arme contre elle ; il faut que ta
conscience t’ordonne de l’en frapper. Prends garde d’obéir à des considérations
méprisables, telles que la vanité froissée, la crainte de l’opinion, un bas désir de
vengeance ; vois si, avec une parole de bonté, tu ne pourrais ramener la brebis égarée
et reconquérir ton bonheur perdu. » Il y a quelque grandeur en cet oubli
des injures ; encore faut-il qu’aucun calcul ne s’y mêle… La faiblesse de caractère,
le lâche amour du repos, s’abritent parfois, pour nous induire en erreur, sous le
masque de la magnanimité… M. Alphonse Daudet a imaginé un cas où le mari est sincère
et s’abandonne, sans arrière-pensée, aux· impulsions d’un cœur doux et tendre.
Richard Fénigan a été élevé à la campagne, auprès de sa mère. Il est grand chasseur,
grand pêcheur, habile aux exercices du corps ; il a toutes les apparences de la force,
mais sa volonté est faible comme celle d’un enfant. D’ailleurs, Mme veuve Fénigan s’est appliquée à briser en lui toute tentative
d’indépendance ; c’est une terrible commère, intelligente et laborieuse, mais
furieusement autoritaire. Elle se fait obéir au doigt et à l’œil ; et Richard n’est
que le premier de ses domestiques ; ou plutôt, c’est un bambin qui, malgré ses
vingt-cinq ans, est souple et soumis comme un écolier.
Cependant Richard arrive à l’âge où l’on aime. Il s’éprend d’une jeune orpheline,
Lydie, élevée par charité dans un couvent du voisinage. Cette jeune fille est jolie,
et un peu étrange ; elle fut trouvée sur la grande route, et l’on se perd en
conjectures sur ses origines. Est-ce une bohémienne, est-ce une princesse ? Elle a des
yeux noirs, des joues de lys, une taille souple, et dans l’allure une grâce
langoureuse. Voyant que Richard devient rêveur et mélancolique, sa mère lui dit :
« Tu aimes Lydie ? »
Richard lui répond par un regard plein de larmes. « Eh bien ! si
tu l’aimes, épouse-la ; je te la donne. »
Cette résolution nous surprend de
la part d’une bourgeoise orgueilleuse et pleine de préjugés. Mais Mme Fénigan a son plan. Elle veut conserver à toute force l’empire qu’elle
exerce sur son fils. Il lui faut une bru docile et qui n’ait pas le droit d’élever la
voix devant elle. Une riche héritière aurait des prétentions ; elle se targuerait de
la grosse dot apportée dans le ménage. Lydie est sans fortune et sans nom. Elle devra
tout à son mari ; elle n’osera pas résister à sa belle-mère. Le mariage s’accomplit.
Le jeune ménage loge naturellement sous le toit maternel, dans la grande propriété des
Uzelles, la plus cossue du pays, Richard et sa femme sont matériellement heureux… Rien
ne leur manque ; ils ont bonne table, bon gîte, Lydie est parée comme une châsse, elle
est adorée du brave Richard… Et, peu à peu, un effroyable ennui se glisse en ses
veines. Ce qui lui manque, c’est ce que possède la plus humble des ménagères, c’est la
liberté, la satisfaction de régler les détails de sa maison, le plaisir d’être chez elle… Elle sent éternellement, à côté d’elle, l’ombre de Mme Fénigan, elle entend la voix de la douairière et le bruit du
trousseau de clés suspendu à sa ceinture ; elle en est gênée, obsédée, oppressée. Et
Richard ne tente aucun effort pour se délivrer, pour la délivrer de cette tutelle. Il
est comme un petit garçon sous la
férule d’un maître. Elle eût voulu, au
lendemain di mariage, faire un voyage de noces. « À quoi bon ! »
s’est
écriée Mme Fénigan. Et Richard a renoncé au voyage. Un jour, leur
voisin de campagne, le général duc d’Alcantara a offert aux jeunes gens des places
dans sa loge à l’Opéra. Ils y sont allés promettant de revenir après le spectacle, par
le dernier train. Lydie a gardé de cette soirée un radieux souvenir : le théâtre
qu’elle n’avait jamais vu, la musique, les galanteries du général lui baisant la main,
le premier tête-à-tête avec son mari. En sortant de l’Opéra, elle a dit à Richard :
« Allons souper. — Et notre train ! a répondu Richard soucieux. — Je t’en
prie !… »
Et ils sont entrés dans un cabaret à la mode. Et l’heure du chemin
de fer étant manquée, ils ont passé la nuit à l’hôtel… Délicieuse escapade, durant
laquelle Lydie a connu la joie de vivre. Hélas ! elle paye cette ivresse d’un moment
par l’accueil irrité de sa belle-mère, l’effroi humilié de son mari, courbant la tête
sous les reproches. Elle prend en pitié cet homme, aux épaules de colosse, qui ne sait
pas agir et vouloir. Elle commence à le mépriser… L’heure de la crise approche… Que
quelqu’un se glisse entre ces deux êtres, profite du malentendu qui les divise,
exaspère l’irritation de la jeune femme, chante à son oreille une chanson d’amour, il
peut la pousser aux pires folies.
Ce séducteur se présente… C’est un tout jeune
homme, le fils du général
duc d’Alcantara, Charles-Alexis, prince d’Olmütz, que l’on nomme familièrement
Charlexis. Il est âgé de vingt ans à peine ; il est le type accompli du jeune struggleforlifer ; il n’a pas à lutter pour conquérir la fortune,
puisqu’il est riche à millions ; il lutte pour ses plaisirs, pour la réalisation de
ses caprices et il ne s’embarrasse d’aucun scrupule. Il s’habitue à traiter les femmes
comme autrefois Don Juan ; il joue son rôle avec un aplomb merveilleux, il a l’air
d’être sincère, il leur inspire confiance, et quand il est arrivé à ses fins il bat en
retraite, sans autre forme de procès, et court à d’autres aventures. Le prince
d’Olmütz est un passager du « dernier bateau », de ce bateau symbolique dont Alphonse
Daudet a parlé dans l’Immortel et qui porte à son bord les
représentants de la toute nouvelle génération. Charlexis a l’âme sèche l’esprit
inaccessible aux nobles idées ; c’est une bête de proie, un monstre, mais un monstre
intelligent, doué d’une remarquable clairvoyance et sachant s’analyser, et un monstre
charmant, dont les yeux sont enjôleurs et la voix calme.
Lydie est vite prise ; son imagination s’exalte. Charlexis, cordialement reçu par
Richard qui ne saurait prendre ombrage de cet écolier, poursuit ses manœuvres
souterraines. Il emprunte cent mille francs à des usuriers ; il achète un yacht de
plaisance ; il propose à Lydie un voyage autour du monde ; il lui donne un
rendez-vous ; la malheureuse
a l’imprudence d’y venir ; il l’enlève… Et
la honte et le malheur s’abattent sur le château des Uzelles. Mme Fénigan est furieuse et Richard désespéré…
Comment M. Alphonse Daudet va-t-il dénouer cette aventure ? Émile Augier eût armé son
héros d’une dignité majestueuse ; Dumas fils lui eût mis en main un pistolet. Mais
j’ai dit que M. Alphonse Daudet penchait vers une solution plus philosophique. Son
Richard est amoureux et jaloux ; il est facile de le convertir à la clémence. Mais sa
mère ? sa terrible mère ? De quelle façon l’amadouer ? C’est ici qu’intervient la
« petite paroisse » …
Il s’agit d’une église bâtie au village des Uzelles par un certain Napoléon Mérivet,
lequel eut jadis des infortunes conjugales, et qui, ayant pardonné à sa femme, lui
ayant rouvert les bras, et ayant eu le malheur de la perdre après leur réconciliation,
a élevé ce pieux monument à la mémoire de la défunte. L’excellent Mérivet est
convaincu que sa chère église, sa « petite paroisse », possède des vertus
particulières, qu’en y venant prier, les pécheurs les plus endurcis s’y amendent, que
la méchanceté s’y fond comme la neige au soleil, qu’on y est, en un mot, touché par la
grâce…
Or Lydie a laissé derrière elle, en quittant sa maison, la douleur et la colère. Mme Fénigan est suffoquée par l’indignation : « Cette petite
misérable que nous avons tirée du ruisseau et qui y
retourne…
Pouah ! »
Richard ne répond rien à ces justes diatribes ; il passe lui-même
par de douloureux accès d’attendrissement et de colère. Il songe à l’absente, il croit
la haïr, il continue, au fond, de l’aimer. Tous les objets familiers qui l’entourent
lui parlent d’elle. Il ne peut errer aux environs des Uzelles sans revoir, par la
pensée, son visage. Ce bois, ils s’y sont promenés ensemble ; cette pelouse, ils s’y
sont assis. Lydie apparaît dans l’eau des sources, dans l’ombre des taillis, au coin
des allées. C’est une torturante obsession. M. Daudet a peint de main de maître ces
souffrances ; l’analyse du caractère de Richard Fénigan est un des morceaux les plus
pénétrants qu’il ait écrits :
Il revoyait, à cette même place, une scène de leur vie à deux, la rivière
éclaboussée d’une pluie d’orage, le ciel noir, la barque pleine d’eau, Lydie criant
et riant sous l’ondée, un de ses petits souliers perdu, noyé dans le débarquement ;
puis la salle d’auberge, longue et sombre, où des chandelles fichées dans des litres
vides éclairaient des têtes farouches de carriers, de tireurs de sable, des bergers
surpris, eux aussi, par l’averse et séchant leurs grands manteaux de laine devant le
feu de fagots où Lydie se chauffait toute mouillée, tordait ses cheveux.
Dans tous les coins et détours de la rivière, à n’importe quelle heure par ces
brumes matinales, si épaisses que son bateau n’avait pour se guider que le clapotis
du flot contre les piles des ponts, ou le soir, quand le feu d’un chaland glissait
mystérieux au ras de l’eau, et sur l’Yères et sur l’Orge, ces jolis petits affluents
de la Seine bordés de pentes vertes, de bouquets d’arbres et de corbeilles
fleuries, de pigeonniers, de lavoirs, d’antiques abbayes transformées en
moulins, partout lui apparaissait l’image amoureuse. Il la retrouvait sous sa rame,
svelte et fraîche comme une plante d’eau, avec son teint d’un blanc verdâtre,
impénétrable au soleil et au hâle.
La forêt longeait la rivière. Richard se jeta dans la forêt pour échapper aux
hantises de l’eau. Mais sous bois, au fusant des taillis, au carrefour des routes
vertes dont il connaissait toutes les fourches indicatrices, la vision le
poursuivit.
Cependant Richard réfléchit ; il fait un retour sur le passé. Le crime de Lydie
est-il sans excuses ? Si elle a fui le toit des Uzelles, n’est-ce pas que ce toit lui
était odieux ? Et il se rappelle la tyrannie de sa mère, la triste sujétion où la
jeune femme a été tenue ; il en arrive presque à la plaindre ; et, par un revirement
très naturel, son indignation se tourne vers celle qu’il accuse de tous ses maux, vers
cette matrone qui n’a jamais voulu laisser fléchir son orgueil. Et il lui lance au
visage, dans une poussée d’exaspération rageuse, ces vérités : « Si Lydie est
partie, c’est à cause de vous, ma mère ; vous êtes responsable de sa faute ; c’est
vous que je déteste et non pas elle. »
Mme Fénigan est
stupéfaite, mais elle est troublée ; elle voit son fils malheureux ; elle ressent une
profonde tristesse… Elle est mûre pour la conversion définitive. Et la conversion
s’accomplit par la vertu de la « petite paroisse ». Passant devant la chapelle du
bonhomme Mérivet, Mme Fénigan, obéissant à une force mystérieuse,
s’y agenouille.
Et soudain sa fierté s’humilie. Elle répand un flot de
larmes, et se frappe la poitrine. Elle a causé le mal, elle va le réparer. Elle
partira, cherchera sa bru, et si Lydie donne des gages sincères de repentir, elle la
ramènera…
La pauvre Lydie ne demande qu’à revenir. Elle a été odieusement traitée… Charlexis,
après s’être amusé d’elle, l’a abandonnée. Elle languit, seule et désemparée, sur une
plage bretonne. Elle veut se tuer et se tire un coup de revolver dans la poitrine. À
ce moment, accourt Mme Fénigan, devenue un ange de dévouement.
Lydie est sauvée ; elle reprend le chemin des Uzelles. Richard, après des alternatives
que j’abrège, lui donne le baiser de paix. L’amour, la prospérité, la tranquillité
rentrent aux Uzelles. Mme Fénigan remet son trousseau de clés
entre les mains de la jeune femme. Tout est bien qui finit bien. Et comme il faut que
le vice soit châtié, dans l’intérêt de la morale publique, l’affreux vibrion de
Charlexis, tombé aux plus bas degrés de la débauche, meurt, tué d’un coup de fusil par
un braconnier dont il a séduit la fille.
Vous voyez les qualités du roman et ses points faibles. Il renferme deux ou trois
caractères sinon très originaux, du moins subtilement observés. Celui de Richard
Fénigan est une merveille d’analyse et de « démontage » psychologique. Charlexis est
curieux, quoique un peu poussé au noir. M. Daudet a une telle horreur de l’esprit qui
anime
le « dernier bateau » qu’il a chargé le prince d’Olmütz, ainsi
qu’un bouc émissaire, de tous les péchés d’Israël… Lydie ressemble vaguement à Sidonie
de Fromont jeune, de même que Richard a quelques traits de Rissler.
La veuve Fénigan évoque le souvenir des bourgeoises du Marais, maîtresses femmes,
bonnes commerçantes, dont M. Hector Malot a tracé mainte fois la silhouette. Peut-être
son revirement est-il un peu brusque. Elle se retourne comme un gant ; c’est l’affaire
de deux pages ; je sais bien qu’elle a subi l’influence miraculeuse de la « petite
paroisse », mais j’eusse voulu qu’elle luttât davantage, qu’elle eût plus de mérite à
se dompter… A côté de ces types essentiels, se dressent des figures finement
croquées : le bon abbé Cérès, le substitut Jean Delcrous, magistrat ambitieux et
provincial. Et, par une singulière contradiction, ces personnages, vrais en soi,
s’agitent dans une action factice, machinée et truquée comme un roman-feuilleton. Les
cent dernières pages de la Petite Paroisse sont du pur Montépin, et
non du meilleur. L’histoire du meurtre de Charlexis, l’imbroglio de l’instruction
judiciaire, les soupçons qui s’égarent sur des têtes innocentes, la justification
finale, tout cela rappelle fâcheusement les poncifs du mélodrame… M. Daudet eût
composé son livre en vue du Petit Journal, qu’il n’eût pas imaginé
d’autres aventures ; et je me demande comment son esprit si délicat a pu s’en
accommoder. Je lui reprocherai
encore de s’être assimilé, sans aucune
utilité, certains procédés d’Émile Zola… L’église de M. Napoléon Mérivet est
symbolique au même titre que le puits de mine de Germinal et que la
locomotive de la Bête humaine. Encore ce symbole est-il élevé et
gracieux, et nous enlève-t-il en des sphères éthérées. Je n’en dirais pas autant de la
« route de Corbeil ». M. Daudet abuse de cette route, il l’étale à nos yeux, il
l’allonge à l’infini ; il l’enroule et la déroule ; elle apparaît comme un refrain à
chaque coin de chapitre. C’est sur cette route que Lydie fut ramassée, elle la
parcourut le jour de ses noces, elle la suivit, coupable, avec Charlexis, elle y
revint repentante ; Richard, à son tour, y promène ses rêveries, et la veuve Fénigan
ses colères. Cette route nous obsède et nous irrite ; car elle n’est pas spirituelle
et encore moins épique. Et, si elle est un symbole, nous voudrions que ce symbole fût
expliqué…
Enfin la vive admiration que j’éprouve pour le talent de M. Daudet m’autorise à
exprimer toute ma pensée. La Petite Paroisse est une œuvre de
passion et de pitié. Elle m’a captivé, elle m’a frappé par la vérité des analyses, et
m’a séduit par l’éclat de certains tableaux, elle ne m’a pas un instant ému ; j’ai
suivi, d’un œil attentif, les tourments de Richard, les angoisses de Lydie, les
remords de Mme Fénigan, et je n’ai pas senti passer dans mes
veines ce frisson qui s’exhale des pages de Jack, de Fromont jeune, de Sapho et des simples Contes
du Lundi.
Positivement, l’art de M. Daudet a évolué en son dernier
livre ; il est devenu plus aigu, plus âpre, peut-être plus perspicace, mais plus sec,
et moins humain au sens littéraire du mot.
Si nous cherchons à décomposer le tempérament du grand écrivain, nous y découvrons
deux éléments. D’abord le sens de l’observation. M. Daudet a la
perception très nette de la réalité ; il amasse des notes qui sont ses matériaux, il
les transporte dans son œuvre et les accommode avec une habileté supérieure ; il peint
à petits coups de pinceau ; et ces touches innombrables, rassemblées et fondues,
arrivent à simuler la nature… Reste à insuffler la vie à ces figures peintes, et c’est
ici qu’intervient la seconde qualité de M. Daudet, le don de
l’émotion… Il entre, par un effort de pénétration très remarquable, dans l’âme
même du héros qu’il veut évoquer, il se substitue à lui, il souffre de ses peines,
jouit de ses joies, croit ressentir ses impressions, ses sensations et les ressent en
effet, accomplit le travail du bon comédien qui s’introduit dans la peau
de son personnage, avec cette différence que l’acteur récite un rôle et n’a à
chercher que des intonations et des gestes, tandis que lui, romancier et poète, crée
le rôle, trouve les discours par où se traduit la passion intérieure… Il y a donc deux
hommes en M. Daudet, l’observateur et le sensitif ; celui qui peint et celui qui anime la peinture. Le peintre n’a jamais
été plus adroit et plus savant que dans la Petite Paroisse.
Je crois que le sensitif s’est affaibli. Je ne sais si
cette éclipse est volontaire ou inconsciente ; elle est assurément regrettable.
Lorsque M. Daudet retraçait les mélancolies de Désirée Delobelle, ou l’enfance chétive
du petit Chose, il était touché de son sujet, il vibrait comme une harpe et nous
faisait vibrer avec lui. Il regarde impassiblement agir Richard et Lydie ; il les
examine avec une curiosité dépourvue de sympathie : la curiosité du naturaliste qui
dissèque des fibres et plonge son scalpel dans les chairs vivantes, sans compatir aux
douleurs du patient… Par une étrange anomalie, ce livre qui s’achève sur des mots de
miséricorde, qui est un plaidoyer en faveur de la clémence, nous laisse froids comme
glacé. C’est qu’il n’a pas jailli du cœur de M. Daudet, c’est un fruit d’intelligence,
non d’inspiration… Pour tout dire en un mot, la Petite Paroisse est
une œuvre de vivisection, extrêmement distinguée…
M. Joséphin Peladan a publié, entre autres livres magiques, un volume
intitulé Comment on devient fée. C’est un in-8 de quatre cents pages,
orné d’une couverture étrange. En tête, le nom de l’auteur imprimé à l’encre verte : Sâr Mérodack Joséphin Péladan (Mérodack, terme chaldéen qui signifie
homme d’État). Au-dessous une ogive surmontée de l’emblème des Rose-Croix ; à, droite et
à gauche, des figures assyriennes copiées au musée du Louvre. Au centre de l’ogive, ces
mots : Amphithéâtre des sciences mortes, Comment on devient fée, Érotique,
avec portrait du Sâr en héliogravure. Je me hâte de tourner la page. Voici le
Sâr. C’est bien lui. Il baisse les yeux en une attitude recueillie. Ses cheveux
embroussaillés ressemblent vaguement aux nids de cigognes plantées sur les tours des
cathédrales. Par contre, sa longue barbe, divisée en pointes, est galamment taillée et
sans doute parfumée. Le corps du Sâr est enveloppé dans une
robe de chambre
à pois noirs et ses mains se perdent dans les plis de deux vastes manches monastiques.
Tel il apparaît sur ce dessin, tel on le voit dans la rue, et au théâtre, et dans les
salons (moins la robe de chambre qu’il remplace par un vêtement d’ordre plus sévère mais
tout aussi somptueux).
Quel est cet homme ? un savant ? un philosophe ? un dentiste ? un spirite ? un
psychologue mondain ? Je sais qu’il a ses fidèles et que beaucoup de jolies femmes et
d’hommes intelligents l’attirent chez eux, prennent plaisir à écouter sa parole et le
considèrent comme un mage et comme un sage. Je sais également que ce Sâr accomplit une
besogne de bénédictin, qu’il lit l’hébreu, l’assyrien, l’égyptien, et s’est assimilé
tout le grimoire du moyen âge. Je parcours la liste de ses ouvrages, et je recule
effrayé. Il n’a pas trente ans et il a produit déjà : la décadence
latine (douze volumes) ; deux oraisons funèbres (celle du docteur Péladan et
celle du chevalier Péladan) ; la décadence esthétique (vingt et un
volumes) ; les sciences mortes (trois volumes) ; cinq pièces de
théâtre, dont une qui eut l’honneur (c’est le Sâr qui nous en instruit) d’être refusée à
la Comédie-Française…
Cette majestueuse collection m’inspire un respect mêlé de crainte. L’homme qui écrit
tant de choses, et des choses si graves, ne peut être qu’un apôtre désintéressé. Il est
vrai qu’au feuillet suivant le Sâr
annonce qu’il vend sa brochure sur la
Rose-Croix au prix de 1 fr. 25 et exprime le désir d’être payé
d’avance en mandat-poste ou en timbres. Comment un noble esprit se rabaisse-t-il
à ces soins vulgaires ?… Et me voilà, derechef, déconcerté…
Décidément, le mieux est de lire son œuvre.
Eh bien, je l’ai lu et j’ai le plaisir de vous annoncer que le Sâr Mérodack Péladan est
un moraliste très distingué. Sous des apparences cabalistiques ses livres sont pleins de
suc et de sens. Le Sâr donne aux femmes d’excellents conseils, et il formule sur leur
nature, sur leur tempérament, sur leur rôle social quelques vérités essentielles qu’il
est utile de résumer.
D’abord la femme est intellectuellement inférieure à l’homme. Le Sâr
l’établit de façon péremptoire. Jugez-en :
Ô ma sœur, nul chef-d’œuvre, aucune formule métaphysique ne porte dans l’histoire
universelle le nom d’une femme ; quand ton sexe a réalisé en art, il n’a jamais
dépassé la moyenne des talents masculins de son époque : et on pourrait bannir des
bibliothèques et des musées l’effort féminin, sans y faire un vide ; tous les actes de
positivité, d’autonomie, de création, te sont impossibles, et leur tentative funeste.
D’une façon positive, la femme n’est propre qu’au théâtre, au piano, au salon et au
couvent, artiste, chanteuse, pianiste, coquette, amoureuse ou sainte.
La femme est incapable d’idée, de système, de philosophie, de synthèse.
La femme ne pense pas, et figurativement la femme n’a pas de cerveau.
Il n’est pas sorti d’une plume féminine une phrase abstraite
qui soit autre qu’une copie ou qu’une bêtise.
Triste ! Triste ! Ma lectrice est furieuse et proteste contre l’impertinence de ce
Mérodack… Attendez, madame ! Le mage ne vous méprise pas autant qu’il en a l’air. S’il
proclame que votre esprit est imparfait, il vous reconnaît une âme supérieure. Votre
mission, selon lui, est de compléter l’homme, de le charmer, de le consoler, surtout
d’aiguillonner son activité, et de lui donner par vos grâces la notion de la beauté…
Mais ici, il importe de distinguer. Les hommes se divisent en deux catégories : les
princes et les manants, c’est-à-dire les intelligents et les imbéciles ; en d’autres
termes, les mages et les bourgeois. Or, la femme a le droit de séduire les seconds, de
les dominer et de leur faire faire des sottises ; mais elle a le devoir d’obéir aux
autres qui constituent l’élite de l’humanité. Le Sâr développe cette idée avec beaucoup
de souplesse :
L’homme ordinaire, sans idéal, se meut selon des appétits ou des intérêts, ces
conséquences sociales de l’appétit : il ressemble à l’Adam primitif que ne contenait
ni la nature, ni l’intangible, l’abstrait. Tu parais et sitôt, sous ta forme, un peu
d’idéal lui advient ; il n’entend rien à la ligne, cependant les courbes de ton corps
le charment : il prendrait Véronèse pour Rembrandt, mais la couleur de ta peau
entrevue par la fente du corsage le ravit ; sollicité de sortir de lui-même, il
s’altruise en toi. Dès lors, le ciel et la mer, indifférents en eux-mêmes, il les
aimera dans tes yeux : les fruits qu’il mangeait sans
les voir, les
fleurs qu’il fanait sans les regarder, il les contemplera à tes lèvres, à tes
joues.
Quant aux hommes qui pensent, défense à la femme de les tenter ! Son arsenal ne les
atteint pas. Ils planent au-dessus de ces faibles créatures et reçoivent leurs hommages,
comme des maîtres, comme des dieux. Ils commandent ; elles s’inclinent. Et vous sentez à
quelles conclusions en arrive Péladan. Les femmes doivent se laisser
aimer par les médiocres ; elles doivent aimer les aristocrates
de l’intelligence… Conclusion avantageuse pour les gens supérieurs — ou qui se croient
tels — mais fertile en fâcheuses conséquences.
Vous laissez croître votre chevelure, vous prenez un air fatal, vous apprenez à lire
les caractères cunéiformes, vous vous proclamez Sâr, ou Mage, ou archimage, ou Mérodack
ou ce que vous voudrez, vous accolez à votre nom un panache assyrien et vous pénétrez
dans le logis d’une jeune femme dont le mari a le malheur d’être simplement ingénieur ou
receveur des contributions directes… Après quelques travaux préliminaires et quelques
escarmouches d’avant-postes, vous lui tenez ce langage :
« Madame, votre mari est le dernier des crétins. Il appartient à la race des dégénérés
qui lisent les feuilletons du Petit Journal et se plaisent aux drames
de l’Ambigu. Je suis, moi, d’essence noble et divine. Je puis vous expliquer les
mystères qui
dorment en vous depuis la création de l’humanité. Donc,
détachez-vous de cet épais compagnon, auquel vous lie la fatalité et envolons-nous
ensemble vers les pures régions de l’idéal ! » Quel ravage, pour peu que la jeune femme
soit sentimentale !
M. Péladan me dira que je me place à un point de vue déplorablement vulgaire, et que je
travestis comme à plaisir sa doctrine… Mais lui-même ne quitte-t-il pas, de temps à
autre, les hauteurs philosophiques et ne cède-t-il pas au plaisir d’amuser ses belles
amies ? Lorsqu’il leur donne, par exemple, des conseils sur la façon de s’habiller et de
se vêtir ; lorsqu’il leur prescrit de prendre chaque jour en se levant, chaque soir en
se couchant, un bain à la température du corps ; lorsqu’il leur recommande de s’épiler à
l’exemple des Romaines et de s’inonder de parfums troublants ; lorsqu’il règle avec un
soin méticuleux le de leur repas, la durée de leurs visites, la couleur de leur
voilette et la longueur de leurs gants : ne sort-il pas de son domaine pour entrer sur
celui de Mme de Bassanville ou de la baronne Staffe ? Soyons justes…
À ces recommandations puériles, le Sâr joint de judicieux avis. Il prêche aux femmes le
culte du vrai, du beau et du bien (ô Victor Cousin !). Et il leur enjoint, si par
aventure elles ont affaire à un valseur trop entreprenant, de tourner l’entretien vers le bleu — ingénieux procédé pour rendre le flirt inoffensif… En
résumé, le Sâr Mérodack Péladan envisage l’amour
comme un sentiment
salutaire et nécessaire à la fraction moyenne de l’humanité. Il considère que le
philosophe ne peut s’y abandonner sans déchoir. Il établit que la femme joue un rôle
néfaste ou sublime, selon qu’elle encourage ou combat le mauvais goût, la bassesse,
l’hypocrisie et l’incohérence. Enfin qu’elle devient fée lorsque, par
une série de victoires remportées sur elle-même, elle s’épure, se corrige, et s’élève
graduellement vers les sommets de la perfection morale.
M. Péladan, en dépit des apparences, n’est pas dénué de sens commun. Il agite des
problèmes, il fait penser. Il écrit avec flamme. Et si certaines de ses pages sont
encombrées d’expressions ésotériques, qui en rendent la lecture difficile, d’autres
témoignent de qualités rares et sont d’un franc écrivain. J’éprouve quelque dépit à voir
de si beaux dons compromis par une mise en scène grotesque. Pourquoi ces vignettes
sibyllines ? Pourquoi ces dix préfaces rangées à la file, où Sarcey (naturellement) est
déchiqueté ? Pourquoi ce manteau d’alchimiste, ce chapeau pointu, ce bric-à-brac
moyenâgeux ? Pourquoi ce parti pris de braver le ridicule ? M. Péladan en serait-il
moins savant s’il était plus simple ?… Il attirerait à lui certains esprits distingués
qu’effarouche son cabotinage… Mais ce n’est point leur suffrage que sollicite le Sâr… Il
veut le bruit, le scandale, les aboiements de la presse et les de la rue…
Il veut que les passants se
retournent et que les mondaines soient
étonnées. Ce souci n’est pas fier, ni digne d’un petit-fils des Étoiles…
Maintenant, qui sait ?… Peut-être M. Péladan a-t-il de bonnes raisons pour agir ainsi.
Peut-être l’âme de ce pitre chaldéen cache-t-elle des mystères ? Peut-être
n’accomplit-il ces pirouettes que dans l’intérêt de sa doctrine ?… Peut-être
souffre-t-il du tapage qui se fait autour de lui ? J’imagine que M. Péladan arrivant à
l’âge heureux de l’adolescence, dut longuement réfléchir. Il se dit que la vie était
dure, les voies encombrées, les luttes féroces. Il contempla avec effroi les années
d’efforts et d’obscurité qui le séparaient du but. Il voulut abréger ces longues étapes
et, espérant forcer l’attention publique, il se déguisa en astrologue… Par malheur la
robe qu’il a vêtue est la robe de Nessus. Charlatan il demeurera aux yeux des foules… Et
il aura beau se repentir, ôter sa perruque, dépouiller ses bracelets, et enfiler la
redingote d’un parfait notaire, il sera jusqu’à la fin de ses jours le Sâr, le Mage, le
Mérodack, celui que les épiciers montrent à leurs fils, celui que raillent les feuilles
boulevardières…
Et il n’entrera jamais à l’Académie française !!!
J’ai eu la curiosité de lire un ouvrage de M. Francis Poictevin. Ce nom, à
peu près inconnu du grand public, a été mille fois encensé et célébré dans les
brasseries et dans les revues littéraires du quartier latin. « Très fort, Poictevin !
maître paysagiste ! » C’est ainsi que se bâtissent les renommées. Mais elles ne durent
que si elles s’appuient sur des œuvres fortes. À en juger par le nombre des volumes
qu’il a déjà publiés, M. Francis Poictevin est un écrivain fécond. Il traîne après lui
dix volumes, si l’on peut appeler volumes de minces plaquettes, imprimées en gros
caractères, avec des marges énormes. Cent pages de M. Poictevin en valent quinze de
M. Bourget. Je parle de la quantité. — Pour ce qui est de la qualité, c’est une autre
affaire. M. Poictevin est un raffiné ; il enferme en une phrase des trésors
d’impressions accumulées, comme les Orientaux enferment dans un tout petit flacon le suc
de cent mille roses. Je n’ai pas le loisir d’analyser
ses œuvres complètes,
je m’en tiens à Tout bas. Et si j’ai choisi cet ouvrage et non pas un
autre, c’est que le titre m’en a paru suggestif. Tout bas. Cela est
vague, mystérieux. Cela éveille des idées inquiétantes et confuses. Tout
bas… Cela ne dit rien et cela laisse entendre une infinité de choses. — Tout bas !… De quoi s’agit-il ? D’un roman, d’un cauchemar, d’une
confession, d’un conte symbolique, d’une étude de psychologie ? Nullement… M. Francis
Poictevin méprise les sentiers battus ; il ne chausse pas les pantoufles de Balzac, ni
d’Edgar Poë, ni de Jean-Jacques, ni même du Sâr Joséphin Péladan. Il daigne simplement
nous apprendre ce qui se passe en son âme, il nous confie les précieuses sensations qui
s’y sont amassées, durant deux mois de vacances.
M. Francis Poictevin est allé se promener, sur les bords du Rhin, à l’exemple de M. et
Mme Perrichon. Il se garde bien de décrire la cathédrale de
Strasbourg ou le pont de Kehl, ce qui serait banal ; il ne nous fait pas l’éloge de la
choucroute, ce qui serait vulgaire. En revanche il nous entretient abondamment d’une
petite pâtissière bossue qu’il a rencontrée à Bade. M. Francis Poictevin tombe en extase
devant cette jeune personne, il admire son « nez long », son « front bombé », ses
« sourcils aériens » et sa bosse, oui ! sa « bosse en corne » qui a fort bon air,
« dissimulée dans le bas du dos » et qui est « singulièrement plaisante ». Je
ne chicanerai pas M. Francis Poictevin sur sa prédilection pour les bossues
et les bosses ; je ne lui reprocherai pas davantage d’aimer les beaux cygnes (sans doute
en mémoire de Wagner) qui gonflent au soleil leurs plumes blanches. Ce sont les deux
épisodes les plus saillants de son livre. Il passe des cygnes aux bosses, des bosses aux
cygnes, s’arrêtant à les considérer sous vingt aspects différents. Pour se délasser de
cette étude et varier nos plaisirs, il nous confie, entre un cygne et une bosse, entre
une bosse et un cygne des observations judicieuses dans le goût de celles-ci :
Le doigt dans la bouche ouverte d’enfants vous regardant passer y met un crochet
d’interrogation, d’attente.
Ma compagne, partie quelques jours dans son pays, m’écrit de Pontarlier qu’elle a vu
sous le porche de l’église une hirondelle si peu sauvage qui maçonnait son nid presque
à portée de la main au-dessus du bénitier, une vieille qui venait renouveler l’huile
des veilleuses lui a dit que, chaque année, la même hirondelle revenait et qu’on la
connaissait bien.
Près de la chapelle, nous remarquions, en sortant, aux deux coupes de la vasque sur
la place, les fils liquides tomber si tranquilles qu’on les eût dits couler sans
bouger, n’eût été leur voix minime durante autour, et ces fils limpides venaient de
pâlir, crépusculaires..
On rencontre ici une jeune femme en deuil mal suivie d’un petit garçon vers qui elle
se retourne presque colère, personne incommodante aux yeux noirs, yeux s’obstinant, au
front rentré, à la bouche en museau. Elle tiendrait, cette créature, de la taupe et du
vampire.
Les pensées qui précèdent (sont-ce des pensées ?) sont impuissantes à nous
émouvoir. Du moins ont-elles le mérite d’être exprimées clairement. S’il nous est à peu
près indifférent de savoir que M. Poictevin a croisé dans la rue une femme en deuil
suivie d’un petit garçon, du moins comprenons-nous qu’il l’a rencontrée. Et de même,
nous savons de quoi il veut parler quand il nous décrit le « jet d’eau de la
place de l’Église »
ou « l’hirondelle fidèle qui revient chaque
printemps »
(ô Clapisson ! ô chère romance !)… M. Poictevin n’est pas toujours
aussi limpide… Quand il se mêle d’analyser les vieux peintres (il n’admet naturellement
que les primitifs), sa phrase s’égare en de cruelles circonvolutions. J’appelle votre
attention sur ce passage :
La pluvieusement blonde sainte Catherine d’Alexandrie de da Sesto, dans le vert
amoureusement retardé de son corsage et de l’alentour, nous a rappelé une parole de
saint Grégoire le Grand, recommandée par saint Bonaventure : « Notre abri serait de
craindre dans l’espérance. »
J’admets à la rigueur « pluvieusement blonde »
. Le mot est précieux,
mais il éveille une image. Le « vert amoureusement retardé »
m’inquiète
davantage, et j’ai peine à saisir l’analogie qui peut exister entre la pluvieuse
Catherine et la parole de saint Grégoire le Grand… Tout ceci est étrange. Ce n’est
qu’étrange. Là où M. Francis Poictevin devient incompréhensible, c’est quand il s’avise
d’interpréter
le sens philosophique des fleurs. Je ne crois pas que l’on
puisse aller plus loin dans l’.
Le lampyre, d’une humble prudence d’amour, gaze sa verte lueur et continue une
veillée incertaine dans la verdure qui dort.
La fleur de l’hortensia, par sa nuance d’anémie azurée ou rosée ou toute décolorée,
bégaye et subtilise une voltigeante innocence.
La pensée étale dans son velours comme une figure de fétiche
mauvaise.
Par ce jour de pluie fine se ménageant, les feuilles humides, qui tapissent la terre
dans les bois, ont des diversités infidèlement inclinantes à une ténèbre non confuse.
Leurs verts à imperceptibles glaçures violettes avivent, avec une ironie cérémonieuse,
de terrifiants remords. Ils se rencontrent, ces verts et ces violets, en un bleu
hyménée funèbre.
De ces niaiseries, qui eussent fait pâmer d’aise Cathos et Madelon, faut-il conclure
que M. Francis Poictevin est un fumiste et qu’il est dénué de toute valeur ? Je n’irai
pas jusque-là. M. Francis Poictevin a des nerfs extrêmement délicats, une perception
très aiguisée. Il voit dans la nature, ce que d’autres ne voient pas ou voient moins
bien, et il traduit quelquefois ce qu’il a vu d’une façon heureuse. Il s’applique, comme
tant d’écrivains de la jeune génération, à fixer l’insaisissable, à exprimer ce qui ne
s’exprime pas, à noter les nuances fugitives de la
vision et de la pensée…
Ainsi la phrase suivante est un modèle, je dirai presque un chef-d’œuvre d’exactitude
dans l’impalpable et de précision dans l’imprécis :
Dans la soirée, en bas du vieux pont mi-partie à pilotis, sur l’eau mordorée et
trémolante, de passantes ombres s’aperçoivent de biais, géantes et falotes, apparaître
en une disparition.
On ne saurait, en moins de mots, peindre plus juste. L’illusion est complète… Cet
aspect, ce moment de la nature est « attrapé » comme à l’aide d’un
objectif. Cette phrase vaut un instantané photographique, elle vaut mieux, car elle a,
en plus, la couleur… Admirez, je vous prie,
mordorée et
trémolante
… L’eau mordorée, c’est-à-dire moirée de frissons et de
frissons à peine sensibles, de frissons qui trémolent. Et les
passantes ombres !… Non, mais de grâce, suivez de l’œil des ombres qui
passent et qui passent si vite, qu’on ne les aperçoit qu’à l’instant où elles
s’évanouissent, ces ombres qui apparaissent et disparaissent simultanément, ces ombres
falotes, ces fantômes d’ombres… J’ai l’air de parodier le quatrain de Mascarille. Il
n’en est rien. Je suis pénétré de respect pour cet art prestigieux. Je reconnais que le
travail y surpasse la matière. Je ne crois pas que l’exacte notation d’une ombre qui
défile sous un pont, présente en soi un vif intérêt, et enrichisse notre patrimoine
littéraire. Mais enfin, il y a quelque
mérite à accomplir ce que d’autres
ne pourraient réaliser. Le Japonais qui s’amuse à sculpter un grain de riz ne saurait
être comparé à Phidias, et, cependant, c’est un virtuose en son genre. Le malheur est
que le genre soit à ce point minuscule…
« Sculpteur en grains de riz », tel est M. Francis Poictevin ; tel il a été jusqu’à
présent. Je crains qu’il ne s’en rende compte imparfaitement et qu’il n’attribue à ses
livres une importance supérieure à leur mérite… Le fait même de leur publication trahit
une étrange confiance en soi. Je sais d’honnêtes gens qui mourraient de honte à l’idée
de faire paraître un volume où il n’y a rien. M. Francis Poictevin n’a
pas de ces scrupules et de ces timidités. Il se présente hardiment, son papier à la
main, et dit : C’est moi ! Et telle est notre badauderie, en ce beau
pays de France, que cet aplomb réussit. On regarde avec étonnement le nouveau venu. Sa
jactance en impose. On lit son volume… Si par malheur on le comprenait, tout serait
perdu, on le mettrait de côté et l’on n’y penserait plus. Mais on n’y comprend rien et
l’on s’étonne de n’y rien comprendre. Un critique qui a la prétention d’être intelligent
écrit dans une revue : Ce livre est curieux… Et chacun de répéter :
Ce livre est curieux. Quand on dit d’un livre qu’il est curieux, il peut être stupide, ridicule, ordurier, pis encore, l’auteur est
immédiatement classé dans la catégorie des « jeunes qui ont de l’avenir et du talent » …
On se sert de ses œuvres pour éreinter
l’œuvre des auteurs en vogue. S’il
fait du roman, on l’oppose victorieusement à Paul Bourget ; s’il est poète, on l’oppose
à François Coppée ; s’il est homme de théâtre, on met ses fours bien
au-dessus des succès d’Alexandre Dumas fils… Le débutant savoure avec délices cet
encens, il accentue ses excentricités, c’est le seul moyen qu’il ait de maintenir son
prestige. Il n’était qu’obscur, il devient indéchiffrable ; il n’était que malsain, il
devient obscène. Toutefois, les années passent ; l’artiste, blanchissant, se blase sur
le plaisir d’être compris de l’élite et ignoré de la foule. Que ne donnerait-il pas pour
se débarrasser de cette auréole, pour goûter, enfin, les joies de l’universelle
renommée !… Trop tard, hélas ! Il est marqué au sceau du destin…
Voilà bientôt dix ans que M. Francis Poictevin fait partie du groupe des « jeunes qui
ont beaucoup de talent ». Je lui souhaite d’en sortir le plus tôt possible, au risque de
rencontrer sur sa route un autre petit Poictevin qui le traitera d’épicier et de
goitreux. Ce jour-là, l’auteur de Tout bas sera entré dans la gloire.
Mais il n’y arrivera que s’il se décide à nous donner un vrai livre, et non plus des
raclures de muscades, des rinçures de bouteilles, et de chétives pattes de mouche…
M. Louis Figuier fut un homme très malheureux. Il était docteur en
médecine, agrégé de pharmacie, il avait conquis dans la littérature scientifique une
légitime renommée. Ses nombreux volumes obtinrent un succès retentissant et charmèrent
la jeunesse. Il avait acquis à ce labeur une honorable indépendance et pouvait vieillir,
à l’abri des soucis matériels, avec la satisfaction d’avoir, en somme, accompli une
œuvre utile. Aux environs de la soixantaine, il s’engoua du théâtre, et cette passion
malheureuse emplit de mélancolie ses derniers jours. Délaissant ses travaux habituels,
il se mit à composer fiévreusement des drames, des comédies, des féeries qu’il offrit
successivement à tous les directeurs de Paris. Il connut les déboires du métier, la
lamentable odyssée du manuscrit, trimballé chez les concierges, feuilleté d’un doigt
distrait, finalement jeté au rancart : il connut les refus brutaux, les lettres poliment
injurieuses et, plus cruels encore, les atermoiements
indéfinis et les
promesses perfides non suivies d’exécution.
Dévoré d’impatience et sans doute convaincu de son génie dramatique, il s’en alla
trouver l’excellent Ballande. C’était la providence des auteurs dans l’embarras. Il lui
confia ses peines, auxquelles Bal-lande daigna compatir, et moyennant que ses frais de
décor, de costumes, d’éclairage et de loyer lui seraient honnêtement garantis, cet
imprésario voulut bien tenter l’aventure… Louis Figuier accepta toutes les conditions
qui lui furent imposées. Qu’importaient ces quelques débours quand l’Art, le grand Art
était en jeu ! D’ailleurs, le public se chargerait du remboursement. Louis Figuier
entrevoyait dans ses rêves une longue série de fructueuses représentations. Et Ballande,
en Gascon rusé, se gardait bien de dissiper ces illusions. C’est ainsi que Denis Papin, drame en cinq actes, parut aux feux de la rampe.
Je n’oublierai jamais cette soirée. En ce temps-là, vers 1880, un vent de blague et de
mystification soufflait sur les salles de spectacle. On « égayait » volontiers les
pièces qui n’étaient pas signées d’un nom célèbre. On était sans pitié pour les pièces
d’« amateurs ». Dès le premier entr’acte, le mot d’ordre circulait dans les couloirs :
« — Vous savez ? l’auteur a payé ! C’est un homme du monde ! Nous allons lui faire son
affaire !… » Et l’exécution commençait. Et la représentation se terminait en
charivari.
Ce pauvre Louis Figuier n’était pas un homme du monde, mais ce n’était pas
un dramaturge de profession. Et ceux-là mêmes qui avaient lu avec intérêt les Merveilles de la science et la Vie des savants
illustres affectaient de ne pas prendre au sérieux ce débutant sexagénaire. Les
journaux avaient cependant le matin même expliqué les théories de l’auteur. Il voulait
régénérer le théâtre en le rendant instructif, en faire un instrument de moralisation et
de progrès. Ainsi, nul ne savait le vrai caractère de Denis Papin. Tous ceux qui iraient
voir l’œuvre de M. Louis Figuier connaîtraient admirablement ce grand homme. Et les
journaux avaient soin d’ajouter que la pièce était (quoique très pure) mouvementée ; et
gaie (quoique sérieuse). « Il y a, au troisième acte, un épisode qui fera sensation, la
scène où la marmite de Denis Papin fait explosion ; ce sera le clou du
drame. » Cette marmite ! On l’attendait, on l’appelait à grands cris. Elle devait sauver
l’ouvrage ! Elle le perdit ! On chantait sur l’air des lampions : la
marmite ! la marmite !
Essayez donc d’exprimer les beaux sentiments, l’amour et l’espérance, tandis que des
spectateurs ricanent aux fauteuils d’orchestre ! Les acteurs perdirent leur sang-froid,
et avec le sang-froid la mémoire. Et le pis, c’est que l’explosion rata ! Oui ! cette
marmite tant désirée se conduisit comme un vulgaire chaudron ; elle ne voulut jamais
éclater, soit que l’artificier l’eût mal construite, soit que l’ingénieux
Ballande eût lésiné sur la qualité des accessoires.
En vain, Louis Figuier chercha-t-il à pallier ce désastre. Il inonda de billets les
bureaux de son éditeur. Les moindres employés de la maison Hachette purent aller voir en
famille, dans de bonnes loges de face, Denis Papin. Et les journaux
annonçaient, le lendemain, que Denis Papin avait fait, la veille au
soir, salle comble. Ces feintes ne trompent point le public. Il continua de s’abstenir.
Et Denis Papin dut, après cinquante représentations, rentrer dans la
poussière des bibliothèques.
L’infortuné père de Denis Papin demeura inconsolable. Il renouvela sa
tentative, toujours sans succès. Ne pouvant triompher au théâtre pour son propre compte,
il surveillait le mouvement dramatique contemporain, semblable à ces amants dédaignés
que les femmes repoussent obstinément et qui continuent de les suivre dans la rue. On le
voyait aux premières. Son grand corps maigre, son visage décharné, sa longue redingote
râpée, son chapeau brossé à rebrousse-poil étaient connus de tout le monde et redoutés
de quelques-uns. Il s’érigeait en juge sévère ; et, s’il avait fort peu d’indulgence
pour les pièces qui tombaient, il en avait moins encore pour celles qui s’avisaient de
plaire au public. Il souffrait, le pauvre homme, de toutes ses forces. Il ne pouvait se
résigner à l’écroulement de son rêve d’or. Il eût sacrifié son bagage scientifique, ses
cent
volumes de chimie, de physique, les excellents livres qui lui avaient
donné la réputation et la fortune, pour un méchant vaudeville de trois sous, joué cent
fois de suite au théâtre Déjazet !
Et Louis Figuier n’est pas seul de son espèce. Tous tant que nous sommes, nous avons
une marotte qui nous est chère et à laquelle nous sacrifierions nos vrais intérêts.
Théophile Gautier aimait qu’on louât sa médiocre peinture ; Ingres tirait vanité de son
violon. Je sais un génial artiste qui compose des chansons funambulesques et des scies
de café-concert, qui attache un prix à ce talent, et jalouse secrètement
la dextérité des maîtres du genre.
Au-dessous, si nous pouvions explorer les régions moyennes de la bourgeoisie, que de
plaies cachées nous y trouverions, que d’ambitions inassouvies, que de vocations
manquées ! Quel est l’officier ministériel qui ne s’est cru poète, quand il était
amoureux ; le professeur qui n’a tenté d’entrer dans le journalisme ; le magistrat qui
n’a voulu jeter sa robe aux orties ? Combien de lettres recevons-nous de province, qui
contiennent de naïves confessions !
Il y a quelques années, je pus de la sorte pénétrer au fond d’une âme — et d’une âme de
notaire. Ce tabellion habitait une toute petite ville, quelque chef-lieu de canton
perdu. Il ne s’accommodait pas sans doute des distractions dont se contentaient ses
compatriotes ; il méprisait les dominos du Café de
l’Univers, et la
conversation sur le Cours à l’heure de la musique. Son activité cérébrale exigeait une
gymnastique plus raffinée. Il avait tourné les yeux vers le théâtre et broché un drame
en quatre actes intitulé, si j’ai bonne mémoire, Prostituée ! sur
lequel il me demandait mon sentiment. Sa lettre était touchante, à force de candeur.
« Je vous supplie, me disait-il, de ne révéler mon nom à personne. Ma vieille mère me
croirait déshonoré, si elle savait que j’écris des pièces ; et certainement mes clients
prendraient une très fâcheuse opinion de moi. Veuillez donc envoyer votre réponse sous
une double enveloppe à mon intime ami, Μ. X…, qui est, avec vous, seul dépositaire de ce
secret. »
Et, après m’avoir conté par le la genèse de son œuvre, le notaire peu à peu
s’échauffait. Son imagination lui montrait ce cher manuscrit, sur lequel il avait passé
tant de veilles, sortant de l’obscurité, communiqué au Théâtre-Français, lu en grande
pompe devant les comédiens assemblés. Et le brave homme qui, en commençant sa lettre,
s’exprimait avec crainte et timidité, au bas de la huitième page ne doutait plus du
triomphe et, au bas de la seizième (son épître avait seize pages bien comptées), il
m’assurait de son éternelle reconnaissance.
Hélas ! Prostituée ! n’eut pas même l’honneur d’essuyer le refus des
sociétaires. C’était une gauche imitation d’Alexandre Dumas fils, une indigne rapsodie
qui ne pouvait décemment se présenter nulle part. Le notaire dut
reprendre son chef-d’œuvre. Peut-être s’est-il obstiné à chercher l’inspiration ;
peut-être, courbé sous sa lampe, abrité derrière un rempart de cartons, contre les
regards indiscrets, continue-t-il obscurément à aiguiser des tirades et à marier des
héroïnes au quatrième acte, pour se reposer des vrais mariages qui se consomment en son
étude. Peut-être aussi, découragé par son insuccès et devenu philosophe, s’en va-t-il
tranquillement deviser sur le Cours et faire une manille au Café de l’Univers. Soyez
sûr, tout au moins, qu’il a conservé une prédilection pour les choses du théâtre, et
que, lisant son journal, il va tout d’abord au compte rendu des pièces nouvelles et
qu’il émet du fond de son village des jugements rigoureux sur le talent des auteurs
contemporains. Ce littérateur manqué a gardé quelques-unes des prétentions de l’homme de
lettres.
Ce sont, après tout, d’innocents travers, un peu ridicules, mais qui ne font tort qu’à
ceux qui en sont affligés. Songez que beaucoup de gens s’ennuient sur terre, y exercent
des occupations vulgaires ou déplaisantes. Le culte des lettres les distrait, les relève
à leurs propres yeux, les arrache à la planitude d’une vie sans événements. Ils
s’abandonnent, comme des enfants, à l’illusion. Lorsqu’ils ont rimé un méchant sonnet,
il leur semble que la Muse est venue les visiter, et ils déclament devant
leur armoire à glace la Nuit de Mai du « divin Musset »… Soyons
indulgents à ces poètes de sous-préfectures, à ces poétesses mûrissantes qui chantent
les roses et les papillons…
… Et puis, il nous est si facile de ne pas lire leurs vers !…
En sa pièce des Cabotins, M. Pailleron met en scène un
petit groupe de jeunes gens, animés du vif désir d’arriver, et décidés à se prêter un
mutuel appui et à se faire réciproquement la courte échelle. Leur société a pris pour
emblème la tomate, légume joyeux et méridional. La Tomate compte « en
son sein » un homme politique, un sculpteur, un auteur dramatique, et d’autres seigneurs
sans importance, vaguement avocats ou journalistes. Il est entendu que si l’homme
politique arrive au pouvoir, son premier soin sera de décorer ses frères et de leur
procurer des sinécures. Si, d’autre part, le dramaturge glisse une pièce à l’Odéon, si
le sculpteur expose au Salon, si l’avocat plaide une cause retentissante, les gazetiers,
membres de la Tomate, inséreront dans les feuilles de merveilleux
comptes rendus où l’encens fumera à chaque ligne… Grâce à ce système ingénieux, les
héros de M. Pailleron parviennent à la fortune. Ils sont députés, ministres…
et même académiciens… C’est la morale de la comédie !
Je songeais à la Tomate en parcourant un petit volume intitulé : Portraits du prochain siècle. Ce sont de courtes notices, dédiées aux
écrivains, poètes et prosateurs, qui auront beaucoup de talent, en l’an de grâce 1900,
année de l’Exposition universelle, et qui n’ont encore donné que des espérances. Mais
ces notices ne sont pas libellées par un seul individu. Entendez-moi bien. Elles sont,
si je puis dire, élaborées en famille. Pierre trace la silhouette de Paul ; Paul, à son
tour, deux pages plus loin, trace la silhouette de Pierre. Échange de bons procédés. Or,
ce petit livre est la galerie où sont accrochées toutes ces têtes. J’en ai compté plus
de cent cinquante. Voilà qui nous promet, pour l’avenir, d’amples richesses.
Μ. P.-N. Roinard, dont le nom (je l’avoue à ma honte) m’était inconnu, présente
l’ouvrage au public. Il divise ses portraits en deux groupes, les militants (de dix-sept à quarante-neuf ans), les précurseurs
(ceux qui sont morts ou qui ont passé la cinquantaine). Ces derniers sont peu nombreux.
M. P.-N. Roinard n’accorde, parmi les vivants, qu’à Henri Becque, Goncourt, Verlaine,
Huysmans, Mallarmé, Ibsen, Bjornson, et deux ou trois autres, le beau nom de
précurseurs. Mais il les couvre de fleurs. Jugez :
Frondaison supracimée en l’auréolante glorification de ce pur titre :
Mallarmé : Tronc élaborateur de fluide et de sèves, qu’âme voyante et corps robuste,
notre Protéen Balzac luxuriamment prématura ; Souche sous fecondée dans ce moderne
Trophonius, dans cette sorte de sépulcre ardent et nourricier qu’est le vivant
Verlaine ? tel quel, et de surhumaine généalogie, entre le Céleste chrétien et
l’infernal païen, s’épanouit un Arbre dont, racines, radicules, radicelles, filaments,
palmettes, palmes, ramilles et rameaux, de plein gré divergeant, en occultes ou
lumineux rayonnements, devers l’ubiquitaire et totale Liberté, que semblent à la fois
promettre, et le Soleil, et la Nuit à naître. Arbre grandiose qui, par bonheur, nous
cache l’infinie Forêt issue de ses glands, cette Forêt parasitaire où, vautrée, broute
la porcine Foule, si goulue des basses poussées qu’engraisse son illécébrale fiente de
bronze et d’or.
Il est toujours flatteur de s’entendre appeler « tronc élaborateur de
fluides »
ou encore sépulcre « ardent et nourricier »
…
M. Mallarmé et M. Verlaine n’ont qu’à se louer de Μ. P.-N. Roinard. Les autres précurseurs ont la part moins belle. Quant à la « porcine foule » elle
est traitée avec le dédain que justifie son aveuglement. Elle persiste à ne pas
comprendre les « proses » de M. Mallarmé ; elle goûte modérément les vers de
M. Verlaine, et elle s’esbaudit niaisement aux grâces moyenâgeuses de M. J. Moréas.
Hélas ! c’est à cette « foule porcine » que je m’adresse. Et je voudrais, en m’aidant
du volume de M. P.-N. Roinard, lui révéler nos grands hommes
de demain. Car
la foule, fût-elle porcine, s’intéresse tout de même à ce que le père Buloz appelait
jadis pompeusement « le mouvement littéraire » …
Hâtons-nous de feuilleter les Portraits du prochain siècle…
Parmi les portraicturés, quelques-uns sont presque célèbres. Tels M. Paul Adam, en qui
M. Bernard Lazare voit un
transcendant idéaliste
, un
satirique nerveux
, un
lyrique
évocateur
; M. Francis Vielé-Griffin, auteur de
beaux, doux et clairs (?) livres
; M. Bernard
Lazare, qui possède un
œil guetteur
, lequel (dit
M. Paul Adam)
fatigue, détruit, émiette la raison de
l’adversaire
; M. Henri de Régnier, qui
housse sa
main vers la bague d’une solitude élue, dont il tourne en dedans de son âme le
chaton d’invisibilité
(voilà sans doute un compliment bien troussé) ;
M. Laurent Tailhade, de dynamiteuse mémoire, qui a composé des
vers
sonores, précis et coruscants
; M. Camille Mauclair, à qui nous devons,
paraît-il, des
œuvres inoubliables
; M. Jules Case,
auteur de trois romans
qui sont trois chefs-d’œuvre
;
Maurice Maeterlinck,
âme élue par la métaphysique, dédiée aux
ivresses abstraites de Plotin
; M. Georges Rodenbach,
cruel et méprisant aux malfaiteurs de notre chère
littérature
; M. Maurice Barrès,
grand dignitaire
ecclésiastique du xviiie
siècle
;
M. Georges Vanor,
un trouvère qui a cru devoir quitter sa
viole
, le Sâr Péladan, en qui s’incarne l’
humilité
sainte couvrant de la pompe des Orgueils salvateurs les Doctrines
(l’humilité
du Sâr Péladan me semble sujette à caution…).
J’en passe, et des meilleurs.
Mais ces gens de lettres ont fait leurs preuves et donné leur mesure ; on peut juger de
ce qu’ils produiront par ce qu’ils ont produit. Mieux vaut s’occuper des autres, des
inédits, dont la gloire éblouira bientôt l’univers. Opérons de nouvelles fouilles dans
le petit livre, et signalons au lecteur :
1º M. Edmond Cousturier. — Son biographe (M. Ch. Saunier) le croque en ces termes :
« Un œil limpide, des traits fins, une barbe dorée. Correctement
serré dans des vêtements d’une coupe irréprochable (ah ! si M. Georges Ohnet
avait écrit cette phrase !), il se promène le long des quais et s’amuse à regarder les
vieilles gravures. »
… Par malheur, M. Edm. Cousturier
ne
consent à écrire que dans de rares occasions
… Cela est fâcheux.
M. Saunier affirme que le jour où M. Cousturier consentira à écrire il
mettra tous les critiques d’art dans sa poche. Mais M. Cousturier daignera-t-il jamais
vouloir ?…
2º M. Albert Samain. — Celui-ci a produit des poèmes « qui ont la rigide
perfection de ceux de Leconte de Lisle »
et d’autres « qui ont la
beauté plastique de ceux de M. José-Maria de Heredia »
. Mais, par un
inconcevable entêtement, il n’a pas voulu les publier. Il les confie à ses seuls amis
intimes. Nous le supplions d’immoler sa modestie à notre légitime curiosité.
3º M. Jean Court. — Encore un timide qui entasse
Pélion sur Ossa dans le
silence du cabinet et qui compte à son actif
un roman annoncé,
presque terminé
, et qui possède en ses cartons « cinquante tentatives et projets somptueux »
.
Voyez-vous ces cinquante projets somptueux fleurissant un beau matin sur le pavé de
Paris ! Quel remue-ménage dans les Lettres !
4º M. Charles Merki. — Autre paresseux, mais qui, du moins, adore les voyages. Il vient
de parcourir l’Extrême-Orient, d’où il rapporte « une ample moisson de beaux
rêves qu’il gerbe actuellement en un livre impatiemment attendu de ses
amis »
… Dieu veuille que cette impatience ne soit pas trahie et qu’il
ne s’en suive pas une déception. Après cela, si le livre de M. Charles Merki n’est qu’un
demi-chef-d’œuvre, ses confrères s’en consoleront.
5º M. Gaston Danville. — C’est un romancier de l’école scientifique qui a
« sondé l’âme humaine jusqu’en ses derniers replis
subcrâniens et qui connaît à fond les vallonnements de ce pays
gris du cerveau »
… Comment ce prodigieux psychologue n’est-il pas
parvenu à la grande renommée ? Mais j’y songe : peut-être est-ce lui qui, sous le nom de
Paul Bourget, a publié quelques romans estimés…
6º M. Eugène Hollande. — Le théâtre se meurt. M. Hollande va lui infuser un sang
nouveau. Il « prépare en ce moment un grandiose drame
lyrique »
… Allons, tant mieux !
7º M. Charles Saunier. — On accuse les Français
d’être frivoles. C’est que
tous les Français ne ressemblent pas à M. Charles Saunier. Croiriez-vous que ce jeune
homme a poussé la conscience jusqu’à « apprendre le japonais pour déchiffrer les
légendes des Outamaros »
! N’est-ce pas admirable ? Seulement M. Charles
Saunier a consacré tant de jours à l’étude du japonais qu’il n’a pas encore eu le temps
d’écrire son premier livre…
Je pourrais prolonger cette analyse et vous présenter plusieurs douzaines de grands
hommes non moins authentiques. Je suppose que vous êtes suffisamment édifiés… Et
remarquez que, dans ce volume, où tant de médiocrités célèbrent réciproquement leur
gloire, on ne trouve le nom ni de Jules Lemaître, ni d’Anatole France, ni de
Sully-Prudhomme, ni de Coppée, ni de Paul Bourget, ni d’Alphonse Daudet, ni de Zola, ni
de Lavedan, ni de Paul Margueritte, ni de Bouchor, ni de Marcel Prévost, ni d’aucun des
artistes qui sont l’honneur de la nouvelle génération. Pour les doyens, on les traite
avec le plus révoltant mépris : Vacquerie n’existe pas, Ernest Legouvé est un épicier de
lettres, Sarcey mérite qu’on le pende (vade retro Satanas). En général
tous les écrivains dont le public se détourne et dont les ouvrages se vendent mal sont
portés aux nues ; tous ceux qui ont obtenu la consécration du succès matériel excitent
de jalouses et sourdes colères. Ainsi juge cette petite église où la majorité se compose
d’envieux, d’impuissants et de ratés…
Et ne croyez pas que leur haine ne s’attache qu’aux individualités
supérieures. Ils s’abhorrent entre eux. À lire les notices qu’ils se consacrent, on les
croirait animés d’un tendre esprit de sympathie et de confraternité. Mais interrogez-les
séparément ; arrachez-leur des confidences ; et vous verrez comme ils s’entendent à
draper leurs camarades, avec quelle clairvoyance acérée ils apprécient mutuellement
leurs productions. Le sirop des dithyrambes tourne au vinaigre. Les applaudissements de
théâtres font place aux conversations de couloirs. C’est l’éternelle histoire des
perfidies et des lâchetés humaines…
Réjouissons-nous de la publication des Portraits du prochain siècle.
Ce volume restera comme le témoignage d’un certain état d’esprit particulier à notre
époque. Il fournira un piquant sujet d’article aux chroniqueurs du vingtième siècle qui,
par hasard, le retrouveront dans l’étalage des bouquinistes et qui prendront en pitié
nos vanités maladives. Ils liront, avec stupeur, ces complaisants éloges, décernés à des
auteurs dont la renommée fut circonscrite entre le jardin du Luxembourg et le boulevard
Saint-Michel. Et ce navrant exemple servira d’enseignement aux poètes d’alors, qui,
selon toute apparence, ne seront pas moins infatués d’eux-mêmes ni moins ridicules que
les contemporains de M. Jean Moréas…
« Non, tu n’es plus, mon vieux Quartier latin ! »
Ainsi
s’exprimait M. le sénateur Lepère, dans une chanson très mélancolique. Tous les
sénateurs et tous les notaires qui furent étudiants, et qui ont passé l’âge des folies,
versent une larme sur leur vieux Quartier latin. Ils pleurent surtout leur jeunesse
évanouie ; ils ressemblent à ces vieillards qui, n’ayant plus d’appétit, déclarent que
le rôti est brûlé. Mort ! le pays latin ! L’Odéon est-il supprimé et la Sorbonne rasée
et le Boul’Mich aboli ? Schaunard, hier encore, suivi de Rodolphe et de quelques
douzaines de bons drilles, ne faisait-il pas le coup de main contre les chevaliers du
trottoir ? Enfin nous savons, par les journaux, que d’immenses monômes s’organisent, en
de certains jours, et vont se déroulant, depuis la montagne Sainte-Geneviève jusqu’au
Moulin-Rouge, non sans s’être arrêtés, selon la tradition, chez la mère Moreau, au coin
du Pont-Neuf. Les jeunes gens qui se livrent à ce
divertissement sont-ils
si pessimistes et si découragés que le dit la chanson ?
J’ai voulu voir et voici ce que j’ai vu :
… Sept heures… Brasserie d’Harcourt, boulevard Saint-Michel. C’est le
moment où l’on dîne. Je m’engouffre avec mon guide (un étudiant blanchi sous le harnois)
dans le vaste établissement. La plupart des tables sont occupées, nous nous installons
tant bien que mal au bout de la salle… L’atmosphère est chargée de tabac et surchauffée.
Les consommateurs sont plutôt bruyants ; ils s’interpellent en mots gaillards et
honorent le garçon d’une familiarité qui va jusqu’au tutoiement : « Or çà, garçon, tu te
f… de moi ! » Ainsi Buridan, dans la Tour de Nesle, apostrophait
Orsini : « Tavernier du diable. » Tout près de nous se tient un pochard en bonne
fortune, quelque étudiant pharmacien qui a trop fêté Bacchus. Il fait, à lui seul,
autant de bruit qu’une caserne. Il tape sur la table, il ânonne des paroles incohérentes
et, pour mieux appuyer sa démonstration, il renverse la bouteille et casse son verre. Et
le voilà furieux : « Enlevez-moi cette nappe ! » Et, comme on ne se presse pas d’obéir,
il saisit la nappe et la jette à terre, et avec la nappe,
il précipite le
turbot hollandaise et le filet Richelieu dont les sauces se mélangent : hideux
spectacle, qui d’ailleurs ne soulève aucune protestation. Le public de l’endroit est
habitué à ces sortes d’incidents. Notre potard en goguette n’est pas seul. Sa compagne,
une blonde fanée, au type et à l’accent faubouriens, demeure impassible ; les
excentricités de son ami lui arrachent un sourire. Elle nous dit à mi-voix : « Il n’est
pas méchant, mais faut pas le contrarier… » Soudain, la petite blonde se lève, la joue
en feu, l’œil plein de colère. Que s’est-il passé ? Une grosse brune s’est approchée de
la table et y a glissé sournoisement une soucoupe. La petite blonde a surpris cette
manœuvre, qui lui inspire une grande indignation : « Espèce de… (je passe les
épithètes), tu veux nous faire payer tes consommations ! Tiens, voilà ta soucoupe ! (la
soucoupe décrit une parabole et va s’aplatir contre le mur). Et puis, tâche de ne plus
recommencer ou sinon… » La petite blonde se tourne vers nous, toujours furieuse :
« Croiriez-vous que cette… (je passe encore les épithètes ; a le toupet de me poursuivre
partout où je vais ! Mais qu’elle ne s’y frotte pas ! Je lui ai administré l’autre soir
une tatouille, je suis toute prête à recommencer… Vous pensez bien que
ce n’est pas pour sa soucoupe ; je me moque de sa soucoupe ; je n’en suis pas, Dieu
merci ! à regarder à une soucoupe. Mais j’aime qu’on soit poli… » Cependant la salle
achève de s’emplir. Quelques
bérets font leur entrée. « Ce sont, me dit mon
guide, des étudiants frais émoulus de province ; ils s’imaginent que l’on porte encore
le béret à Paris, on ne le porte plus depuis un an. » Tant pis, car ce béret a, ma foi !
bonne tournure. Les nouveaux venus esquissent une farandole en poussant d’épouvantables
clameurs. Je me représente la tête des locataires de l’immeuble, si ces vociférations
leur parviennent. Je saisis le patron de l’établissement, qui circule affairé, mais
néanmoins heureux de voir son commerce prospérer : « Est-ce que cette maison est
habitée ? — Oh ! monsieur, ne m’en parlez pas. Tout le monde donne congé. Je vais être
obligé de procéder comme le Turenne de la rue Soufflot. — Et qu’a fait
le Turenne ?. — Il s’est fait construire un plafond de liège qui
intercepte le bruit. »
Je crois que le D’Harcourt sera obligé de suivre les errements du Turenne. Le tapage devient, en effet, insoutenable. Vli ! vlan ! des
gifles !… C’est encore la petite blonde… Une voisine lui a demandé sa boîte à poudre de
riz. Elle a refusé. La voisine s’est fâchée et vli ! vlan ! « Je ne puis pourtant pas
donner ma poudre de riz à tout le monde, s’écrie la petite blonde. — Attends, attends,
dit le bon pochard, je m’en vais la mettre à la raison. » Il s’éloigne lourdement, on
aperçoit de loin une bousculade, des bras qui se lèvent, et le pochard revient le nez
dans son mouchoir, il a reçu un maître coup de poing qui lui a mis la figure en
marmelade.
Il est temps de quitter ce lieu de délices, où l’on ne respire
plus qu’avec peine. Et puis je tiens à varier mes plaisirs.
— Allons au Monôme.
— Va pour le Monôme !
Une petite ruelle dégringolant, à côté de la Sorbonne, la rue Champollion, qui
disparaîtra un de ces jours, sous la pioche des démolisseurs, comme la rue
Saint-Jacques, comme la rue Cujas, comme toutes les vieilles rues si pittoresques qui
rayonnent vers le Panthéon. Une porte bâtarde violemment illuminée. Nous y sommes… La
salle où nous pénétrons est décorée de treillages verdâtres dans le goût du siècle
dernier. D’ailleurs, la poussière et la crasse souillent les murs. Cette taverne suinte
l’humidité et le graillon. Je veux m’asseoir, je tire un tabouret et le tabouret
résiste. Il est rivé au sol. « C’est pour qu’on ne puisse pas se les jeter à la tête »,
m’explique-t-on. Charmant ! Au fond, j’aperçois vaguement dans la buée une silhouette
qui se tortille et j’entends le son d’un piano poussif. Le Monôme est
un café-concert, mais un café-concert d’amateurs. Chacun a le droit de s’approcher du
piano et d’en chanter une. Précieuse ressource pour les jeunes poètes
qui aspirent à la gloire de M. Xanrof…
À ce moment un colosse se hisse sur l’estrade et entonne d’une voix tonitruante la Chanson des Dos de Bruant, que le public reprend en chœur. Ce
colosse est le « grand Charles ». — « Si vous l’aviez vu l’an dernier, me dit
mon compagnon ; il portait de grands cheveux, des pantalons de rapin, une immense
redingote, ce n’était plus le même homme, il était superbe. » Je dois avouer que le
« grand Charles », depuis qu’il a fait couper ses cheveux, n’est plus très intéressant,
il ressemble tout au plus à un garçon charcutier. Au « grand Charles » succède un petit
être nerveux, grimaçant, sec comme une trique, qui se met à hurler une composition de
son cru, la Cuvette, dont je ne puis rien dire — et pour cause. Cette
obscénité obtient le plus vif succès ; l’artiste défile parmi les consommateurs qui lui
prodiguent les compliments. — « Vous allez, lui dis-je, nous chanter autre chose ?… »
— Le poète sourit avec dédain. « Regardez-moi le public, murmure-t-il. N’est-ce pas une
honte ? Rien que des cuisinières et des portiers… La littérature n’a rien avoir avec ces
gens-là !… Et ils sont grigous et rapiats ! Croiriez-vous que mes billets de tombola ne
sont pas encore placés ? » Et je vis qu’en effet mon homme tenait à la main des bouts de
carton crasseux qu’il vendait dix centimes pièce. Chaque carton portait un numéro ; le
numéro sortant gagnait une bouteille de champagne. On m’expliqua ce mécanisme et l’on me
fit observer que la bouteille sortait généralement parmi les numéros non placés. C’est
ainsi que l’auteur de la Cuvette parvenait à soutenir sa frêle
existence…
Dix heures sonnent au beffroi… On peut se diriger vers Bullier…
Chemin faisant, mon aimable cicérone me parle des étudiants célèbres qui furent ses
amis. Il connut un peu Ponchon, Bouchor et Richepin. Il connut beaucoup Sapek. « Vous
avez connu Sapek ? Parlez-moi de Sapek. » Et il invoque aussitôt mille souvenirs
joyeux.
Ils étaient deux, qui ne se quittaient guère, le long Sapek et le petit Décori… Sapek
était maigre comme une Anglaise, Décori était tout rond, tout boulot. Sapek se hissait
sur de hauts talons pour paraître encore plus grand, Décori se rapetissait en pliant les
jambes. Sapek se collait des favoris rouges, s’habillait en highlander, jambes nues et
bras nus avec une jupe écossaise. Décori s’affublait d’une barbe de modèle qui lui
traînait jusqu’aux pieds. Et tous deux, se tenant par la main, descendaient gravement le
boulevard Saint-Michel… D’autres fois Sapek entrait dans un magasin de fruiterie. Il
s’emparait d’un artichaut et disait à la marchande, sur un ton d’indicible mélancolie :
« Je vous l’emprunte pour quelques heures, je le rapporterai ce soir. » Et il
s’esquivait, et la fruitière, stupéfaite, n’osait courir après lui… La dernière
plaisanterie de Sapek fut peut-être sa meilleure. Il était entré dans l’administration,
il avait été nommé quelque part conseiller de préfecture. Il fut, un jour, invité à
présider un comice agricole, un tout petit comice régional : il n’avait affaire qu’à des
paysans illettrés
et devait néanmoins prononcer une harangue. Que fit mon
Sapek ? Il apprit par cœur le discours du pharmacien Homais, dans Madame
Bovary, l’ironique discours où Flaubert a entassé tous les lieux communs de
l’éloquence politicienne, clichés de réunions publiques, phrases vagues et vulgaires,
déclamations imbéciles. On assure que Sapek fut chaudement applaudi et qu’il donna aux
gens du comice une haute idée de ses talents oratoires… Il mourut malheureusement
quelques mois plus tard. Il mourut fou. Sapek avait trop d’esprit pour vivre longtemps
en notre société décrépite…
Bullier ! nom évocateur ! Bullier succéda à la Closerie des Lilas qui fut chantée par
Murger et par Théodore de Banville. Ô Musette ! ô Mimi ! ô Phémie ! ô Muse dont l’aile
était si vive, le pied si léger, avez-vous disparu ? Vous êtes-vous transformées ? Une
épaisse cohue emplit le « jardin d’hiver » et nous cherchons de l’œil le tablier de
Phémie et le bonnet de Musette… Les tabliers sont rares et les bonnets inconnus. On
n’aperçoit que des robes de soie voyantes et fripées, et des chapeaux défraîchis. Nous
ne sommes pas à Bullier, nous sommes au Moulin-Rouge. C’est un Moulin-Rouge moins huppé,
un Moulin-Rouge de province, où le champagne est remplacé par la limonade gazeuse et les
princes russes par des calicots… Fuyons ce séjour funèbre…
Il me reste à
explorer les cafés littéraires, les sous-sols de brasseries où se réunissent les poètes
inconnus et méconnus, grands hommes de demain et d’après-demain. Où perchent ces
réformateurs, successeurs des hydropathes, critiques in partibus,
tarisseurs de chopes, dévots de Verlaine ? Il y a les fidèles de la
Plume… Mais la Plume ne tient ses assises que le samedi et ce
n’est point son jour. Je me rabats sur Procope. Ce café me plaît,
étant célèbre et même historique. D’ailleurs je sais qu’une nouvelle Compagnie vient de
s’y fonder, sur l’initiative de l’illustre Trimouillat… Montons à l’assaut de Procope.
Hélas ! Procope est mal défendu ! Il ouvre sur la rue noire des fenêtres solitaires… Pas
une âme ! La caissière bâille entre des pyramides de cuillères à punch. Je sirote
tristement un cassis à l’eau de Seltz en songeant aux vicissitudes des gloires
humaines ; en songeant qu’à cette même place où je suis assis, Diderot pérorait
peut-être et Vadé fredonnait un couplet gaillard. Tout à coup, je crois entendre les
accords d’une musique lointaine… Est-ce une illusion ?… « Le concert est au premier
étage, me dit obligeamment la caissière. — Et Trimouillat ? — Trimouillat est là-haut !
— J’y cours ! » Représentez-vous un salon étroit et profond, coupé en deux parties par
un rideau d’andrinople. D’un côté du rideau les auditeurs, de l’autre l’inévitable piano
et les artistes… Ils défilent en bon ordre. Ils
sont trois qui se succèdent
et font le roulement D’abord, l’ineffable Trimouillat. Vous connaissez Clovis Hugues !
Prenez Clovis Hugues par la tête et par les pieds, et tirez de façon à l’allonger de
50 centimètres. Vous avez Trimouillat, C’est un Clovis aminci, vacillant sur de longues
jambes maigres. Et la voix, comme le corps, a diminué. La voix de Clovis est un tonnerre
marseillais, c’est le mistral qui souffle au pont d’Avignon, c’est le Rhône aux flots
tumultueux : la voix de Trimouillat est une caresse du zéphyr, le murmure d’un ruisseau
jaseur, c’est presque une voix de jeune fille. Et Trimouillat nous dit, en vers
harmonieux, la puissance corruptrice de l’argent et la déplorable immoralité des classes
capitalistes… Trimouillat disparaît ! il est remplacé par Xavier Privas, honnête
chansonnier qui croit encore à l’amour, au printemps en fleur, aux papillons et aux
roses. Comme il achève son troisième papillon, la porte s’ouvre et nous LE voyons
paraître. IL s’appuie sur une canne et traîne la jambe ; IL est vêtu d’un paletot-sac,
coiffé d’un chapeau mou ; SA face est luisante ; SON front bossue comme un vieux
chaudron de cuivre ; SA barbe, rebelle aux efforts du peigne, forme un inextricable
tissu. Il est suivi d’un disciple, le dessinateur Cazals, qui s’attache à SES pas,
exalte SA gloire, et crayonne SON portrait, de face, de dos, de profil, par le flanc
droit et par le flanc gauche. Et n’écoutant plus la musique, insensible aux accents de
Trimouillat, je contemple ce
vieillard qui jouit à Paris d’une si
prodigieuse réputation. Paul Verlaine (car c’est LUI, et vous l’aviez deviné !…) vient
ainsi, entre deux villégiatures à l’hospice Broussais, se délasser au Procope ou dans quelque autre « beuverie » du Quartier latin. Trimouillat le
console de Broussais. Broussais le repose de Trimouillat. Il s’achemine de la sorte,
cahin-caha, vers le repos éternel. Et pour lui rendre la route plus agréable, ses amis
les étudiants, assemblés en concile, le proclament successeur de Musset, poète de la jeunesse française… Oui, ce podagre, ce rhumatisant, ce malade de
brasserie et ce pilier d’hôpital, incarne en ses haillons, sur sa face jaunie, en ses
mains tremblantes, l’âme de la jeunesse français !…
J’ai vu l’âme de la jeunesse française boire un bock et se moucher
dans un mouchoir à carreaux… Je n’ai point perdu ma soirée et je n’ai pas lieu de
regretter ce petit voyage au Pays latin… Et j’ai compris la sagesse du vieux géographe
Pierre Ganière qui, ayant à figurer sur une carte de 1699 le territoire occupé par les
escholiers et les bazochiens, y dessinait les villes de Nez-Cassé, Bas-Crottés,
Manches-Déchirées, Sans-Cravate, Songe-Malice, Chapeau-en-Gouttière et Tête-de-Bois…
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