La Formation de l’Idéal classique (1498-1610)
« il n’en avait usé, dit un historien peu suspect, — le chanoine J. Janssen, dans son mémorable ouvrage sur L’Allemagne et la Réforme, —
que comme d’intermédiaires pour parvenir à une intelligence plus profonde du christianisme et à l’amélioration de la vie morale »; et c’était sans doute une manière parfaitement légitime d’en user, mais on en pouvait concevoir une autre. La grande nouveauté de l’humanisme fut de donner, à l’étude ou à la connaissance de l’antiquité latine, cette connaissance elle-même ou cette étude pour objet, et ainsi de transformer, rien qu’en les déplaçant, les bases mêmes de l’éducation ou de la culture intellectuelle. La différence est en effet profonde entre la disposition d’esprit qui consiste à chercher, dans les Tusculanes ou dans le sixième chant de l’Énéide, les signes avant-coureurs du christianisme déjà prochain, et celle qui consiste à n’y vouloir uniquement saisir, pour en jouir, que les témoignages du génie mélancolique de Virgile ou de l’éloquence de Cicéron. Quantité de choses qui échappaient dans le premier cas, au long desquelles on passait, pour ainsi parler, sans les apercevoir, apparaissent alors, surprennent et retiennent l’attention. Imaginez que de nos jours on ne prétendît voir dans Rabelais ou dans Molière que les « précurseurs de la Révolution française », qu’ils sont bien dans une certaine mesure ou en un certain sens ; et comptez, de leurs traits les plus caractéristiques, essayez de compter combien il y en aurait de perdus pour nous. C’est une manière de lire Tartuffe que d’y chercher ce que Molière a pensé de la religion, mais évidemment ce n’est pas la seule, ni surtout la plus littéraire. [Cf. Janssen, L’Allemagne et la Réforme ; trad. française, Paris, 1887, t. I et II ; et Pastor, Histoire des Papes, trad. Furcy-Raynaud. Paris, 1888, t. I.] D’un autre côté, si le Moyen Âge avait assez bien connu la littérature latine, il avait presque totalement ignoré la grecque.
Græcum est, non legitur !Le grec était la langue des grandes hérésies, la langue de Nestorius, d’Arius, d’Eutychès. Et, à la vérité, le proverbe n’empêche pas que saint Thomas d’Aquin, pour ne nommer que lui, ne soit plein d’Aristote. Mais Homère, Hérodote, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Pindare, Démosthène, et les Alexandrins, il ne semble pas que le Moyen Âge les ait connus. Et comment l’aurait-il pu, s’il n’existait seulement pas une chaire de grec dans l’Université de Paris ? En se portant aux sources grecques pour s’y abreuver, c’était donc le signal d’une véritable révolution que donnaient encore les humanistes. On l’oublie trop quand on essaie, pour amoindrir sans doute notre dette envers elle, de contester l’originalité de la Renaissance. Si le mouvement n’a pas éclaté plus tôt, l’une des raisons en est probablement que le latin n’y pouvait suffire. Il y fallait cette conséquence de la prise de Constantinople par le Turc : la dispersion de l’élément grec à travers l’Europe entière du quinzième siècle. Et quand on ne saurait dire de quelle manière, en quel point précis l’influence a opéré, les effets n’en seraient pas moins certains, mais plus intérieurs et plus profonds seulement. [Cf. Émile Egger, L’Hellénisme en France, Paris, 1869 ; et Voigt, Die Wiederbelebung des classischen Alterthums, trad. italienne de Valbusa, Florence, 1890.] Et il faut tenir compte encore de la qualité propre du génie italien.
« La plante humaine, selon le mot célèbre de Stendhal, naît-elle plus forte en Italie qu’ailleurs ? »C’est une question, qu’il y aurait lieu de discuter, et, dans cette sorte de stupeur admirative que nos dilettantes éprouvent ou feignent d’éprouver en présence d’un César Borgia, — lequel peut-être, en sa qualité de fils de son père, était espagnol autant qu’italien, — on trouverait qu’il entre bien de l’ingénuité. Mais ce que l’on ne peut nier, c’est que Dante, et Pétrarque, et Boccace n’aient mérité d’être appelés les « premiers des modernes » que pour avoir été marqués de quelque signe qui les distinguait de leurs contemporains, et que nous allons tout à l’heure essayer de préciser. Encore moins pouvons-nous méconnaître les conséquences des guerres de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier. Le premier contact avec l’Italie fut en vérité pour nos Français une espèce de révélation.
« Au milieu de la barbarie féodale dont le xve siècle portait encore l’empreinte, l’Italie, — dit Michelet, — offrait le spectacle d’une vieille civilisation. Elle imposait aux étrangers, par l’autorité antique de la religion et toutes les pompes de l’opulence et des arts. »On ne saurait mieux dire ni plus juste. Joignez la séduction du climat et des mœurs. L’Italie de la Renaissance, envahie, dévastée, foulée aux pieds par ces hommes du Nord, Allemands ou Français, s’empara subtilement de ses grossiers vainqueurs, comme autrefois la Grèce. Ils conçurent l’idée d’une autre vie, plus libre, plus ornée, plus « humaine » en un mot, que celle qu’ils menaient depuis cinq ou six siècles. Un sentiment obscur du pouvoir de la beauté s’insinua jusque dans l’esprit des « gendarmes » ou des lansquenets ; l’Europe entière s’italianisa comme sans le savoir ; et c’est alors enfin que, repassant les monts avec les armées de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, le souffle de la Renaissance parut avoir détruit, en moins de cinquante ans, le peu qui survivait encore de la tradition du Moyen Âge. À cet égard, la Renaissance est bien l’œuvre du génie italien. Lorsque deux ou plusieurs éléments sont mis en présence l’un de l’autre, il ne suffit pas (la science elle-même nous l’enseigne) qu’ils aient l’un pour l’autre des affinités électives, et il faut qu’une force nouvelle intervienne du dehors pour opérer ou achever le mystère de leur combinaison. C’est à peu près ainsi que le génie italien a consommé l’œuvre de la Renaissance : il a été l’étincelle. Et non seulement, si l’on omettait l’élément italien, on méconnaîtrait le vrai caractère du mouvement de la Renaissance, mais c’est la formation aussi du classicisme qu’on aurait peine à s’expliquer, et ce sont les raisons de sa longue domination. Le premier trait de ce nouvel esprit, c’est le développement de l’Individualisme. On va vouloir maintenant être « soi-même » avant tout ; on va vouloir l’être « le plus possible » ; et, conséquemment, on va vouloir l’être « à tout prix ». Tandis qu’auparavant, si l’on se trouvait, à l’expérience, différer sensiblement des hommes de sa race ou de sa classe, on en était presque humilié, comme d’une tare ou d’une difformité, c’est au contraire si l’on croit avoir découvert en soi quelque chose de distinctif et de singulier que l’on s’en formera désormais un motif d’orgueil.
Est sane cuique naturaliter, ut in vultu et in gesta sic in voce et sermone quiddam suum ac proprium, quod colere et castigare quam mutare quum facilius, tum melius atque felicius sit.Ainsi déjà s’exprimait Pétrarque dans une lettre à Boccace ; et en effet on mettra désormais son point d’honneur à développer en soi ce quiddam suum ac proprium, c’est-à-dire à différer des autres, pour arriver à les surpasser. Rien de plus conforme à l’esprit antique, ni de plus opposé peut-être à celui du Moyen Âge, Non seulement on voudra « surpasser » les autres, mais encore et de plus, on voudra qu’ils avouent leur infériorité. C’est ce que Dante appelle quelque part :
lo grand disio d’eccellenza, l’âpre désir d’exceller, et Boccace l’ambition de se survivre à soi-même :
perpetuandi nominis desiderium. On ne se contentera pas d’une supériorité « latente », en quelque sorte, et qui trouverait dans l’orgueilleuse mais silencieuse conscience d’elle-même sa principale satisfaction. Il faudra que cette supériorité soit publiquement reconnue, proclamée, couronnée ; et elle le sera, comme on sait, non pas métaphoriquement, mais de fait. Le poète, l’écrivain, l’artiste se trouvent par là comme voués à une fatale, perpétuelle, et violente émulation de gloire. De toutes les manières, par tous les moyens, ils vont s’efforcer de se tirer de pair, et par tous les moyens aussi, de toutes les manières, ils vont s’efforcer de discréditer leurs rivaux de popularité. [Cf. J. Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie, trad. Schmitt, Paris, 1885.] Qui ne connaît les querelles fameuses des humanistes italiens, leurs débordements de vanité, les injures qu’ils échangent, et dont la grossièreté n’a généralement d’égale que l’insignifiance des objets qu’ils débattent ? Vadius et Trissotin seront des « gens du monde » en comparaison de Philelphe et de Pogge. C’est un effet naturel du développement de l’individualisme. Il y en aura d’autres, et de plus heureux, au premier rang desquels, dès à présent, il convient de signaler la renaissance ou la naissance de la critique. Qui donc l’a dit, quel moraliste ou quel prédicateur, La Bruyère ou Bourdaloue, qu’à l’origine de toutes les grandes fortunes on trouvait communément
« des choses qui font frémir »? Tel est précisément le cas de la critique ; et nous essaierions en vain de nous dissimuler qu’elle n’a d’abord été qu’une forme de l’envie littéraire ! Mais, en attendant, et à la faveur de cette rivalité même, les physionomies des hommes commencent, même en France, à se dessiner dans leurs œuvres. C’est ce qui a fait hésiter quelques historiens de la littérature sur la place qu’il convient d’assigner à Villon, par exemple, ou à Commynes. Sont-ils la fin ou le commencement de quelque chose, les derniers de nos écrivains du Moyen Âge, ou les premiers de nos modernes ? Ce qu’il y a du moins de certain, c’est qu’ils sont déjà quelqu’un. À plus forte raison, maître Clément Marot, dont on peut dire avec vérité que les poésies ne sont remplies que de lui-même ; et aussi bien le titre de son premier recueil : L’Adolescence clémentine, nous le déclare-t-il assez ouvertement. Il s’y raconte ; il s’y expose ; il s’y donne à nous en spectacle. De même encore, dans l’Heptaméron, — qui est bien d’ailleurs l’une des lectures les moins divertissantes que l’on sache, — c’est son expérience personnelle de la vie, et des hommes, ce sont même quelquefois ses propres aventures que Marguerite met en anecdotes. Ai-je besoin d’apporter ici le nom de cet Étienne Dolet, que l’on appelle quelquefois « le martyr de la Renaissance », et qui ne le fut à vrai dire que de l’orgueilleuse violence de son caractère ou du débordement excessif de sa personnalité ? On y en joindrait aisément dix autres. Et comme c’était la première fois que l’écrivain apparaissait distinctement dans son œuvre, c’est pour cela que l’on a parlé, que l’on parle encore, couramment, et emphatiquement, de la richesse, de l’abondance, de l’originalité de la littérature française du temps de la Renaissance. Mais le fait est qu’elle est assez pauvre d’œuvres, plus pauvre d’idées, non moins pauvre d’hommes ; et pendant de longues années son originalité ne consistera guère que dans la liberté, toute nouvelle alors, avec laquelle chacun va s’y montrer tel qu’il est. Il est vrai que, de l’exercice de cette liberté même, et de ce fond d’individualisme, une autre idée se dégage, que l’on peut appeler l’idée maîtresse de la Renaissance, et une idée dont les étrangers eux-mêmes conviennent que François Rabelais a été la vivante incarnation : c’est l’idée de la bonté ou de la divinité de la Nature. On en voit sans peine la liaison avec la précédente. Nous ne pouvons développer en nous que ce que la nature y a mis, et ce qu’elle y a mis, la nature en a eu ses raisons. Ce n’est donc pas nous, à vrai dire, c’est elle que nous suivons quand nous développons en nous notre originalité, de même qu’inversement, ou réciproquement, obéir à la nature c’est assurer le développement de notre personnalité ; et telle est bien la « philosophie » du roman de Rabelais, ou, si l’on se refusait à voir tant de profondeur et de mystère sous l’énormité de son éclat de rire, telle est au moins la signification de son Pantagruel. Il prêche la morale facile de l’abbaye de Thélème, et
« en sa règle n’est que cette clause : Fais ce que voudras ». Seulement, cette morale, quand on l’examine, va plus loin qu’on ne croirait d’abord ; elle a plus de portée, sinon plus de profondeur ; et la règle des Thélémites se trouve être finalement la contradiction ou la négation même de tout ce qu’enseignaient depuis plus de mille ans alors et les mœurs, et l’école, et l’Église. Nous en avons la preuve dans le commentaire, ou plutôt dans la justification que Rabelais a donnée de son Laissez faire, et qui est
« que gens libères, bien nés, bien instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire de vice ». Autant vaut dire que Nature est d’elle-même institutrice de vertu, et c’est à cet égard que Pantagruel peut être à bon droit appelé « la Bible » de la Renaissance. Le naturalisme y coule à pleins bords, si cette conviction le remplit que tous les maux de l’humanité ne viennent que de ne pas suivre d’assez près, et assez fidèlement, la nature. Rappelons-nous plutôt la mémorable allégorie de Physis et d’Antiphysie.
« Physis, c’est Nature, engendra en sa première portée Beauté et Harmonie — Antiphysie, laquelle est de tout temps adverse de Nature, incontinent eut envie sur cestuy tant brave et honorable enfantement, et au rebours enfanta Amodunt et Discordance… Et depuis elle engendra les Matagots, Gagots et Papelards… et autres Monstres difformes et contrefaits en dépit de Nature. »[Pantagruel, livre III, ch. 32.] Et de fait, c’est au nom de Physis que Rabelais attaque ce qui demeure encore debout des institutions du Moyen Âge. C’est au nom de Physis qu’il trace le programme de l’éducation encyclopédique de son Gargantua. C’est au nom de Physis qu’il demande la réformation ou la suppression de tout ce qui s’oppose à la liberté de son développement. Et, il ne le dit point, n’étant pas le prophète ou l’apôtre que l’on se représente, s’il n’est pas non plus le bouffon ou le Silène ivre, et n’ayant en vérité qu’un trait de commun avec son Panurge, qui est de craindre naturellement les coups ! Mais il fait mieux que de le dire, s’il le suggère comme sans avoir l’air d’y penser, et qu’il mette à le prouver moins d’esprit de système que d’involontaire ardeur et d’enthousiasme presque inconscient. Rien de la nature ne lui répugne ; et il en aime toutes les manifestations, sans en excepter les plus grossières ou les plus humiliantes, qui ne semblent éveiller en lui que l’idée de leur cause. Ne sont-elles pas ce qu’elles doivent être ? et saurions-110us mieux faire que de nous y conformer ? Grec, disaient les stoïciens, dont la formule résumait le plus haut enseignement de la sagesse païenne. Rabelais le répète après eux ; il le répète après les Italiens ; et je ne veux pas dire par là qu’il l’ait lui-même appris des Italiens ni des stoïciens. Je pourrais le dire, puisque l’allégorie de Physis et d’Antiphysie ne lui appartient pas, et qu’assurément, aussi bien que personne en son temps, il a connu ses anciens. Mais, ce qui me paraît bien plus significatif, il n’est, dans cette adoration des énergies de la nature, que l’interprète inspiré des idées communes de son temps ; et par là son Pantagruel a vraiment ce que l’on peut appeler, ce qu’il faut même qu’on appelle une portée « européenne ». Dans un monde encore chrétien, une culture païenne a fait de lui, comme des Italiens de la Renaissance, un pur païen ; et d’autres l’ont donc été avant lui, ou en même temps que lui, mais personne avec plus d’ampleur, de verve, — et de lyrisme même. Il y a d’ailleurs autre chose, dans ce roman fameux, et, par exemple, sous l’humaniste et sous l’érudit, on n’a pas de peine à retrouver le Gaulois, Gaulois de race et de tempérament, le continuateur ou l’héritier de Villon, du Roman de la Rose, des conteurs de nos vieux fabliaux. Nul n’a jamais rompu ni d’un coup, ni tout seul, avec une tradition plusieurs fois séculaire ! Et il y a du moine, ou du cordelier, pour mieux dire, dans l’indélicatesse de sa plaisanterie, dans la grossièreté de son langage, dans la liberté de ses manières. Il y a peut-être aussi du médecin. Mais quelque diversité de traits que l’on rencontre en lui, qui lui font une physionomie si complexe, et dont la complexité même n’est que plus expressive de la confusion des idées de l’époque, un de ces traits domine, résume et se subordonne tous les autres, qui est celui que nous essayons précisément de mettre en évidence. Rabelais est le premier chez nous — et le plus grand peut-être, — il est aussi le plus sincère de ceux qui ont cru que Nature était bonne ; que le grand ennemi de l’homme se nommait des noms d’usage, de coutume, de règle, d’autorité, de contrainte ; que par tous les moyens, raillerie, violence et injure, c’était donc cet ennemi qu’il fallait attaquer, combattre et détruire ; et qu’enfin le chef-d’œuvre de l’éducation était de libérer l’instinct. Cependant, et tandis qu’il étalait ainsi publiquement, cyniquement, sa religion de la nature, un autre sentiment, qui lui manque, naissait et se développait chez quelques-uns de ses contemporains : c’est ce sentiment de l’Art, que nous avons vu faire cruellement défaut au Moyen Âge, et dont la réapparition dans le monde est si caractéristique de l’esprit de la Renaissance. Qui ne connaît l’expression que Raphaël en a donnée dans une lettre célèbre à Baldassare Castiglione :
Essendo carestia di belle donne, io mi servo di certa idea che mi viene nella mente? Je me rappelle encore un mot de Cicéron :
Nihil in simplici genere ex omni parte perfectum natura expolivit. Ils veulent dire tous les deux que, dans la nature, notre imagination ne trouve jamais de satisfaction entière ; que rien de naturel, en aucun genre, n’épuise l’idée que nous nous formons de sa perfection ; et qu’ainsi nous y pouvons toujours ajouter quelque chose de notre fonds. C’est cette doctrine, inspiratrice des grandes œuvres de l’antiquité, qu’après l’avoir tirée de la méditation des modèles, et s’être efforcés de la réaliser à leur tour, les Italiens de la Renaissance ont répandue dans le monde ; et, comme on pourrait le montrer, ce n’est pas seulement la conception de l’art ou de la littérature, c’est la conception de la vie elle-même qui en a été modifiée.
« Le langage des Italiens de la Renaissance, — a-t-on pu dire avec vérité, — leur idéal mondain, leur idéal moral, la conception qu’ils se forment de l’homme, tout est chez eux conditionné et déterminé par l’idéal qu’ils se sont formé de l’art. »[John Addington Symonds, Renaissance in Italy : The Fine Arts, ch. i.] Ou, en d’autres termes encore, ayant retrouvé la nature et libéré l’individu, la Renaissance a compris que l’on ne pouvait remettre absolument au hasard le développement ni de l’un ni de l’autre, et elle a subordonné l’imitation de la nature, puis le développement de l’individu, à la réalisation de la beauté. Le premier de nos Français qui ait, un peu confusément, mais profondément, éprouvé ce sentiment nouveau, c’est un poète lyonnais, Maurice Scève, dans sa Délie, objet de plus haute vertu, poème symbolique, imité de Pétrarque, et dont la nuit obscure, si l’on ose ainsi parler, étincelle de beautés singulières. Mais ce sont les poètes de la Pléiade qui en ont vraiment connu le pouvoir, qui nous l’ont révélé, Pontus de Tyard, Joachim du Bellay, Ronsard, Baïf ; et là même est le principe de la révolution qu’ils ont opérée dans la langue, dans la littérature et dans la poésie. Ils ont voulu « faire de l’art », et cette ambition, qui a chez eux dominé toutes les autres, en rend compte et les explique. S’ils ont en effet essayé de réformer ou de transformer la langue, ce n’est pas en grammairiens ou, comme nous dirions de nos jours, en philologues, mais en artistes, pour la rendre capable de traduire leurs
« sublimes et passionnées conceptions », selon l’expression de l’un d’eux, et surtout pour en dégager ce qu’elle contenait de beautés plus intérieures et jusqu’alors inaperçues. Car les mots sont quelque chose de plus que les signes des idées, et une langue n’est pas seulement une algèbre, ou un organisme : elle est aussi une œuvre d’art. Il y a des langues pauvres, et il y en a de riches ; il y en a de rudes, et il y en a d’harmonieuses ; il y en a d’obscures, et il y en a de claires. Pareillement, s’ils ont condamné les anciens genres — la ballade, le rondeau, le virelai, le chant royal et
« autres telles épisseries », — c’est qu’il leur a paru que la forme en avait quelque chose de contraint, d’étriqué, de « gothique » ; et c’est alors que, guidé dans sa tentative par le génie même du rythme, Ronsard, sur le modèle des combinaisons des anciens, en a tant inventé lui-même qu’on en trouve encore aujourd’hui d’inutilisées dans son œuvre. Et ce qu’ils ont enfin essayé de ravir à l’antiquité, ce n’est pas sa « science » ou sa « philosophie », c’est son « art » : entendez ici le secret d’éveiller en nous l’impression de volupté presque sensuelle que leur procurait à eux-mêmes la lecture de l’Énéide ou de l’Iliade, celle de Pindare ou celle d’Horace. Dans quelle mesure y ont-ils réussi ? C’est une autre question, que nous trancherons d’un mot en disant qu’ils ont pu se tromper sur le choix des modèles, ce qui est assurément fâcheux et grave quand on imite ; et ils portent la peine de n’avoir pas toujours senti la différence qui sépare Homère de Quintus de Smyrne ou Virgile de Claudien. Ils ont manqué de critique ou d’esprit de discernement ; et, dans leur impatience de produire, ils n’ont pas toujours connu les conditions de l’imitation féconde. Mais leur exemple n’a pas été perdu. Dans une littérature qui ne connaissait ni l’art de composer ni celui d’écrire, dont les chefs-d’œuvre n’avaient guère été jusqu’alors que d’heureux accidents, ils ont fait entrer pour la première fois le sentiment du pouvoir de la forme, ou du style ; et ce n’est pas là tout le classicisme, mais c’en est bien l’un des éléments ou des « facteurs » essentiels. Que si nous rassemblons maintenant tous ces traits, — sentiment de l’art, glorification ou divinisation des énergies de la nature, et développement de l’individualisme, — on a déjà vu qu’ils se tiennent étroitement entre eux. L’idée même d’une perfection qui dépasse, ou qui achève la nature, ne saurait se tirer que de l’observation de la nature, et se réaliser dans l’œuvre d’art qu’avec et par des moyens qui sont eux-mêmes de la nature. On notera d’autre part que, tous ensemble, et un à un, ces mêmes traits s’opposent aux traits caractéristiques de l’esprit du Moyen Âge. Non seulement le Moyen Âge n’avait pas eu le sentiment de la forme ; mais il s’était constamment défié de la nature comme d’une maîtresse d’erreur ou d’une puissance ennemie de l’homme ; et l’esprit de sa politique n’avait tendu qu’à emprisonner l’individu dans les liens de sa corporation, de sa classe, ou de sa caste. Et puisque toute chose créée porte en soi, dans les conditions même de sa naissance, le germe de sa mort future, on n’oubliera pas enfin de remarquer que, de même que le sentiment de la forme pouvait rapidement conduire à l’idée d’une beauté indépendante de son contenu, ainsi la glorification des énergies de la nature pouvait mener à la justification de l’immoralité même ; et le développement de l’individualisme à la destruction de la société.
« Nous autres Allemands… nous sommes comme une toile nue, mais les Italiens sont peints et bariolés de toutes sortes d’opinions fausses… Leurs jeûnes sont plus splendides que nos plus somptueux festins… Si nous dépensons un florin en habits, ils en mettent dix à un vêtement de soie… Ils célèbrent le Carnaval avec une inconvenance et une folie extrêmes. »[Cf. Michelet, Mémoires de Luther ; et Merle d’Aubigné, La Réformation au temps de Luther.] Comment pourrait-il mieux dire que ce qui l’a transporté d’indignation dans Rome, c’est le spectacle même de la Renaissance ? Bien loin d’avoir aucune prise sur lui, les splendeurs des arts, la magnificence des fêtes, le luxe des habillements l’ont justement enfoncé dans le schisme. Et en prêchant la Réformation, ce n’est pas seulement la Papauté qu’il a combattue comme telle, ni le catholicisme, c’est l’esprit même de la Renaissance qu’il a voulu détruire et dont il a failli triompher. Je ne sais si la même intention n’est pas plus manifeste encore dans l’œuvre de Calvin. Nous le comptons, avec raison, pour l’un de nos grands écrivains, et l’Institution chrétienne est un des beaux livres du xvie siècle. Mais assurément on n’en imagine point qui puisse différer davantage du Pantagruel de Rabelais, et on n’en saurait nommer qui soit moins
« confit en mépris des choses fortuites », ni qui respire moins de confiance dans la bonté de la nature. Personne, moins que Calvin, n’a cru qu’il fût possible à l’homme de se tirer, sans l’aide et le secours d’en haut, de son « ordure » native, ou de s’empêcher d’y retomber perpétuellement. Personne, moins que lui, n’a cru qu’il nous fût permis de nous abandonner à la liberté de nos instincts, et de borner à la joie de les rassasier l’unique ambition de notre destinée. Personne, moins que lui, n’a cru que la liberté même nous eût été donnée pour en user, et, au contraire, il en a vu le véritable emploi dans son abdication. Voilà pour le fond. Mais quant à la forme, aucun livre n’est beau, dans sa sévérité monumentale, d’une beauté moins « esthétique », pour ainsi dire, ou plus logique que le sien. Dans aucun livre l’art n’a consisté plus manifestement à savoir s’en passer, et à se priver de tous les moyens, même les plus légitimes, d’intéresser la sensibilité du lecteur à la vérité de la doctrine que l’on enseigne. Dans aucun livre enfin une pensée d’ailleurs plus ferme n’a revêtu, comme dit Bossuet, un style plus « triste » pour s’exprimer ; — et je pense qu’il veut dire un style plus capable de décourager le lecteur. C’est également ce que pensa Ronsard, heurté, choqué, blessé dans tous ses instincts d’art par ce sombre puritanisme ; et je me trompais tout à l’heure en disant que l’Institution chrétienne ne diffère d’aucun livre plus que du roman de Rabelais : elle diffère pour le moins autant des Sonnets à Cassandre, de l’Ode à l’Hospital et de l’Hymne de l’Or. Mais c’est aussi pourquoi nous ne nous étonnerons pas de la résistance que la Réforme a rencontrée d’abord en France. La France ne s’était pas émancipée de la domination de la scolastique pour retomber aussitôt sous la tyrannie du puritanisme protestant. Elle n’avait pas goûté aux séductions de l’indépendance et de l’art pour s’en laisser désormais sevrer. Elle n’avait pas rejeté ce qu’elle trouvait de trop « germanique » dans sa constitution, sous les espèces du système féodal, pour y réintégrer, sous les espèces du protestantisme, quelque chose d’aussi « germanique » pour le moins. Car c’est encore un point par où l’esprit de la Réforme s’oppose à celui de la Renaissance ; et peut-être même en est-ce le plus important. Quand on essaie d’atteindre le principe même de leur opposition, il semble qu’on le trouve dans une de ces oppositions de races qui sont de toutes les plus irréductibles. Les contemporains s’y sont trompés d’abord. Mais ils ont promptement reconnu leur erreur. Ils ont compris qu’il fallait choisir, devenir Allemands ou rester Latins, suivre dans ses voies l’humanisme ou donner le pas sur toutes les autres aux préoccupations morales ; et de ce conflit est résultée la différenciation des littératures du Nord et des littératures du Midi. [Cf. Mme de Staël, De l’Allemagne, et H. Taine, Littérature anglaise.] Elle coïncide exactement, on le voit, avec la division de l’Europe du Moyen Âge en deux grandes « nations » désormais séparées et qui ne se rapprocheront plus, qui ne se rejoindront plus de longtemps maintenant. Le passage est accompli de l’homogène à l’hétérogène. Et le travail de différenciation ne va plus s’interrompre. C’est ici que finit, avec l’histoire du Moyen Âge, l’histoire de la littérature européenne, et que s’ouvre, avec l’histoire des nationalités, celle des littératures modernes.
« Rien, a-t-on dit, n’égale la dignité de la langue latine… Elle fut parlée par le peuple-roi, qui lui imprima ce caractère de grandeur unique dans l’histoire du langage humain C’est la langue de la civilisation. Mêlée à celle de nos pères les barbares, elle sut raffiner, assouplir et pour ainsi dire spiritualiser ces idiomes grossiers qui sont devenus ce que nous voyons… Qu’on jette les yeux sur une mappemonde, qu’on trace la ligne où cette langue universelle se tut : là sont les bornes de la civilisation et de la fraternité européennes… Le signe européen, c’est la langue latine. »[Joseph de Maistre, Du Pape.] C’est ce que les Français de la Renaissance ont compris, et peut-être n’eussent-ils pas su les dire, mais ce sont bien là les raisons pour lesquelles, après la courte et poétique ivresse dont le grec les avait un temps transportés, ils retournent en foule à la tradition latine. Ils éprouvent en même temps le besoin d’égaler à la perfection de la forme, qu’ils croient avoir atteinte [Cf. Estienne Pasquier, Recherches de la France, livre VII, chap. 8, 9 et 10], la solidité, la gravité, la dignité du fond. J’en vois un curieux témoignage dans la coquetterie pédantesque et naïve avec laquelle, toutes les fois qu’ils expriment une idée générale, ils ouvrent les guillemets « » pour attirer l’attention du lecteur. Il en résulte qu’au lieu que les Italiens s’égarent déjà, pour achever bientôt de s’y perdre, dans les subtilités de l’alexandrinisme, et, — selon l’expression de l’un des meilleurs historiens de leur littérature [Cf. Francesco de Sanctis, Storia della Lett. ilaliana, t. II, ch. ii], — deviennent comme
« indifférents au contenu », dont la forme seule est encore capable d’intéresser leurs sens, c’est précisément « au contenu » ou au fond des choses que nos écrivains s’attachent ; et ce qu’ils essaient d’en exprimer, c’est ce qu’ils voient ou ce qu’ils croient voir en elles de plus permanent et de plus universel. C’est un second trait de l’idéal classique qui commence à se dessiner : le goût des idées générales ; ou, comme on va bientôt le dire, le goût de la réduction à l’Universel. Là est l’explication du prodigieux succès d’Amyot et de ses traductions. Son Plutarque n’est qu’un rhéteur ; mais ce rhéteur a composé les plus intéressantes « biographies » que l’on connaisse peut-être ; et, de la manière qu’Amyot les a traduites, on ne saurait imaginer de « leçons de choses » plus instructives.
« Si nous sentons un plaisir singulier à écouter ceux qui retournent de quelque lointain voyage, racontant les choses qu’ils ont vues en pays étranges, les mœurs des hommes, la nature des lieux et si nous sommes quelquefois si ravis d’aise et de joie que nous ne sentons point le cours des heures en oyant deviser un sage, disert et éloquent vieillard, quand il va récitant les aventures qu’il a eues en ses verts et jeunes ans combien plus devons-nous sentir d’aise et de ravissement de voir en une belle, riche et véritable peinture, les cas humains représentés au vif. »Ainsi s’exprime-t-il dans la préface de ses Vies parallèles ; et on ne saurait mieux indiquer ce que ses Vies contiennent d’enseignements, ou, comme nous dirions aujourd’hui, de « documents » sur l’homme. À la vérité, l’influence n’en a pas été louable à tous égards ; et, si c’est bien Amyot dont le Plutarque nous a comme imbus de ce vague idéal d’héroïsme à la grecque ou à la romaine qui deviendra celui de notre tragédie classique ; et, deux cent cinquante ans durant, si ce sont bien ses Agésilas et ses Timoléon, ses Coriolan et ses Marius qui défraieront la scène française, ou plutôt qui l’encombreront, sans réussir toujours à la remplir ; — il est permis de le regretter. Que serait-ce après cela, si, depuis Poussin jusqu’à David, nous énumérions ici tout ce que nos peintres lui ont fait d’emprunts ? Et voudrait-on encore que nous lui fussions reconnaissants de l’idéal de fausse vertu, sentimentale et déclamatoire, dont ses Lycurgue et ses Philopœmen, ses Caton et ses Brutus ont offert des modèles à nos publicistes ou aux membres de nos assemblées révolutionnaires ? [Cf. J.-J. Rousseau dans ses Confessions ; et Mme Roland dans ses Mémoires et dans sa Correspondance.] Mais, d’un autre côté, toute cette antiquité qui flottait avant lui dans une espèce de brouillard mythologique ou légendaire, c’est vraiment dans ses Vies parallèles que les grandes figures en ont pris comme un air de réalité et de vie. Ressemblants ou non, — ce n’est pas là le point, — ses personnages ont de la consistance, ne sont plus de vains fantômes ; et il semble qu’on les touche du doigt. Oui ! son expression mérite qu’on la retienne : ce sont bien là des cas humains représentés au vif dont la description a enrichi notre connaissance de l’humanité. Entraînés au fil du récit, c’est à peine entre eux, mais plutôt avec nous-mêmes, sans nous apercevoir de la comparaison, que nous confrontons son Lysandre et son Sylla. Un rapprochement inconscient s’opère, dont l’effet, s’il est d’une part d’abolir en nous le sens historique, — je veux dire le sens de la diversité des époques, — est d’autre part de nous enseigner l’identité foncière de la nature humaine. C’est ce que personne, avant Amyot, ne nous avait montré ; et si l’on s’étonnait là-dessus qu’un simple traducteur doive occuper une place aussi considérable dans l’histoire de la littérature de son temps, il suffirait de rappeler que ses
« belles, riches et véritables peintures »ont éveillé la vocation de Michel de Montaigne. Car, d’où vient l’intérêt que nous prenons à tous ces personnages, et quelle en est au vrai la nature ? Montaigne va nous le dire : c’est
« que tout homme porte en soi la forme de l’humaine condition ».
Le vers est de Juvénal, et sans doute Montaigne est encore assez nourri de latin, son livre est encore assez d’un « humaniste », ou même un peu d’un pédant, pour qu’on le soupçonne d’avoir emprunté l’aphorisme au satirique latin. Ce grand liseur est un grand pillard, et il n’a pas toujours indiqué tous ses larcins, en vérité comme s’il eut craint que son livre n’y fondit tout entier. Précaution bien inutile, mais crainte encore presque plus vaine ! Quand les Essais ne seraient qu’un recueil, et, si je l’ose dire, une enfilade, un chapelet de citations, ils n’en seraient pas moins tout ce qu’ils sont dans l’histoire de notre littérature : le premier livre où un homme ait formé le projet de se peindre, et, se considérant lui-même comme un exemplaire de l’humanité moyenne, le projet d’enrichir des découvertes qu’il faisait en lui l’histoire naturelle de l’humanité.
« Chacun regarde devant soi, moi je regarde dedans moi, je n’ai affaire qu’à moi, je me considère, je me contrôle, je me goûte, … Les autres vont toujours ailleurs…
moi, je me roule en moi-même. »Et par la comparaison que je fais des autres et de moi, pourrait-il ajouter, je ne me connais pas seulement moi-même, je connais aussi les autres, je me fais quelque image de cette générale et commune humanité dont je suis avec eux ou dont ils sont comme moi. Avertis de son dessein, représentons-nous maintenant l’auteur des Essais, conversant dans sa librairie, c’est-à-dire dans sa bibliothèque, avec ses auteurs favoris. Il vient de lire ses Tusculanes, et une phrase ou un mot de Cicéron l’ont frappé ; il se souvient à ce propos d’avoir lu quelque chose de semblable dans les Lettres à Lucilius, de Sénèque ; il s’y reporte ; et le voilà contrôlant Cicéron par Sénèque, et tous les deux par sa propre expérience qui tantôt confirme la leur et qui tantôt la contredit. Ou bien, et inversement, ayant d’abord observé sur lui-même les effets de la douleur ou de la passion, voici qu’en feuilletant son Plutarque ou son Tacite, il s’y reconnaît ; et ce qu’il vient d’apercevoir et de noter en lui, il s’étonne et il est heureux de voir que Cicéron, par exemple, ou Agricola l’ont éprouvé comme lui. C’est ainsi que son livre, d’édition en édition, s’augmente, s’enrichit, se diversifie des trouvailles de son expérience ou des « rencontres » de ses lectures ; ainsi, que ses pilleries nous le peignent lui-même au naturel ; ainsi enfin qu’à mesure que dans ses lectures il apporte plus de critique, et que son expérience devient plus étendue, à mesure aussi s’aperçoit-il, et nous nous apercevons avec lui, que son Moi est toujours le sien, — mais c’est le mien aussi et le vôtre. C’est pourquoi, tandis que
« les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et étrangère », lui, le premier, se communique par son être universel,
« comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, poète ou jurisconsulte ». Qui l’en empêcherait ?
« N’attache-t-on pas aussi bien toute la philosophie à une vie populaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe ? »Est-il besoin d’être Aristide pour avoir connu l’ingratitude des hommes ? Alexandre ou César pour avoir éprouvé l’inconstance de la fortune ? Et là-dessus d’ajouter :
« Si le monde se plaint que je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense seulement pas à soi. »Nous nous ignorons nous-mêmes ; et nous cachons notre ignorance ou nous la déguisons sous les moqueries que nous faisons de ceux qui étudient en eux l’histoire même de l’humanité ! Insisterai-je davantage, et ne voit-on pas la conséquence ? Au lieu de se traîner, comme ils avaient fait jusqu’alors, sur les traces des anciens, et de « pindariser » ou de « pétrarquiser », nos écrivains savent désormais qu’ils peuvent trouver en eux de quoi remplir et comme nourrir ces formes dont ils n’avaient guère imité jusque-là que les contours. Ils descendront en eux. Que si peut-être ils n’y découvrent pas les mêmes raisons de se complaire en soi que cet épicurien, ils en rapporteront toujours quelque chose. C’est le trésor commun de l’humanité qui s’en augmentera. Et comme l’homme enfin, en tout temps, à tout âge, en tous lieux, est ce qu’il y a de plus intéressant, de plus instructif et de plus utile à connaître pour l’homme, l’œuvre littéraire nous apparaît désormais fondée sur l’Observation psychologique et morale. À une condition cependant, qui est qu’une règle plus haute que celle de la nature devienne la guide et comme la loi de cette observation de nous-mêmes. Nous étudierons en nous la nature, mais ce sera pour la discipliner. Catholiques ou protestants, c’est un point dont on ne tardera pas à tomber d’accord, et là est le bénéfice net, si l’on ose ainsi parler, du mouvement de la Réforme et des guerres de religion. On a eu peur, nous l’avons dit, de la sombre et désespérante morale de Calvin. Mais, de son enseignement, on n’en a pas moins retenu l’utilité, la nécessité, l’urgence même de réagir contre la licence croissante des mœurs. Lisez à cet égard les Discours politiques et militaires de La Noue ; la Sagesse de Charron et ses Trois Vérités ; ou encore la Philosophie stoïque de Du Vair. Par des chemins différents, tous ces écrits, d’origine et de caractères si divers, tendent ensemble à deux ou trois fins : dont la première est de rendre à la morale éternelle quelque chose au moins de son ancien empire ; la deuxième, de soustraire l’esprit français à des influences étrangères que l’on regarde alors bien moins comme des entraves à sa liberté que comme les causes de sa corruption ; et la troisième enfin, d’imposer à l’individu, dans l’intérêt commun de la société, les qualités ou les vertus dont il ne se soucierait pas pour lui-même. De ces trois intentions, la première se marque surtout dans les Discours du brave La Noue, si l’on ne saurait être en effet plus soucieux que cet homme de guerre de l’intégrité des mœurs, de l’éducation de la jeunesse, et de l’avenir de son pays. Guillaume du Vair ne l’est pas moins dans sa Philosophie des stoïques, dont le titre seul indique assez l’esprit. Il s’y agit déjà, — comme le fera plus tard Pascal, — d’opposer Épictète à Montaigne, les leçons de l’effort volontaire à l’insouciance épicurienne, la philosophie de la raison à celle de la nature ! Il faut vivre selon la nature ; mais notre « nature » est déterminée par notre fin ; et
« la fin de l’homme, de toutes nos pensées et de tous nos mouvements, c’est le bien »; et
« notre bien »ne consiste qu’en
« l’usage de la droite raison, qui est à dire en la vertu ». Nous voilà loin de Rabelais ou de Montaigne même ! Que si du Vair ne fait là que paraphraser Épictète, c’est d’ailleurs un symptôme qui a son importance à lui seul que ce choix d’Épictète pour guide. L’expérience a fait comprendre la nécessité d’une direction morale. Les crimes de Catherine, les débauches d’Henri III, la corruption de la cour ont comblé la mesure. On n’en veut plus ! Et, en attendant que ce mouvement se termine par un retour à la religion, on essaie de fonder en raison, de séculariser ou de laïciser les enseignements que la religion donnait naguère au nom de sa seule autorité. Pour y parvenir, on essaie en même temps de se dégager de la pression ou de l’obsession des influences étrangères. Elles sont deux : l’italienne d’abord, qui, sous le long règne de la mère de trois rois, s’est étendue de la littérature à la langue, et de la langue aux mœurs ; et en second lieu l’espagnole, dont le progrès dans l’Europe entière a suivi les progrès de la politique ou des armes de Charles-Quint et de Philippe II. Tandis que les femmes s’éprenaient du romanesque des Amadis, la langue usuelle se chargeait et se bigarrait d’italianismes. Termes de guerre et termes de cour, termes d’art et termes de débauche, Henri Estienne a dressé la liste de ceux qui sont entrés dans notre vocabulaire, et qui tous ou presque tous y sont demeurés depuis lors. La Noue, avec son Discours sur les Amadis, n’a pas prévalu davantage contre la mode des romans et l’imitation des mœurs espagnoles. Il put sembler un moment que les auteurs de la Satire Ménippée fussent plus heureux, mais n’a-t-on pas un peu exagéré l’importance politique de ce pamphlet célèbre ? En tout cas, et quand il aurait valu des armées, l’importance littéraire n’en est pas pour cela beaucoup plus considérable. Mais encore ici, comme plus haut, le symptôme est significatif. Contre l’enthousiasme de la Pléiade et l’engouement des gens de cour pour les choses d’Italie ou d’Espagne, une tradition de résistance est créée. Un but aussi est indiqué, que l’on ne touchera pas tout de suite, mais que l’on ne perdra plus de vue. La « nationalisation » de la littérature, si les circonstances ne lui permettent pas de se réaliser encore, est devenue l’objet que les écrivains, la société, la royauté même vont se proposer ; et, en un mot, si l’idéal classique n’a encore qu’une conscience un peu vague de lui-même, il est cependant déjà formé. C’est ainsi que l’enfance du talent ou du génie s’agite confusément, se disperse en apparence ou même se dissipe, mais une force intérieure ne le dirige pas moins, de traverse en traverse, à son but ; et son originalité s’enrichit de la contrariété même de ses expériences. On lit encore dans un traité de Guillaume du Vair :
« De tous les biens que la société civile nous apporte, il n’y en a point que nous devrions plus estimer et chérir que l’amitié des honnêtes gens ; car c’est la base et le pivot de notre félicité. C’est elle qui gouverne toute notre vie, qui adoucit tout ce qui y est d’amer, qui assaisonne tout ce qui y est de doux. Elle nous donne dans la prospérité a qui bien faire, avec qui nous réjouir de notre heur, en l’affliction qui nous secoure et console, en la jeunesse qui nous montre et enseigne, en la vieillesse qui nous aide et raisonne, en l’âge d’homme qui nous assiste et seconde. »Et d’abord on est tenté de ne voir là qu’un lieu commun de morale. Mais quand on en pèse tous les termes
« comme aux balances des orfèvres »; et, d’autre part, quand on les confronte avec les événements de l’histoire du temps ; lorsque l’on sait enfin qu’ils sont contemporains de cette politique d’apaisement dont le souvenir demeure inséparable des belles années du règne d’Henri IV, il semble qu’ils revêtent une signification nouvelle. Parmi les maux de la guerre civile, compliqués de ceux de la guerre étrangère, on a compris ce que nous appellerions aujourd’hui la grandeur de l’institution sociale, et que le pire des malheurs était d’en voir les liens se briser ou seulement se détendre. On ne croit plus que l’objet de chacun soit le libre développement des puissances que la nature peut avoir mises en lui ; et on ne croit pas davantage, avec l’auteur des Essais, que, comme des noix dans un sac, ainsi les hommes finissent toujours par « s’appiler » et se tasser dans une espèce d’inertie coutumière qui ressemble à de l’ordre. Mais tout de même que la santé du corps, que l’on croit être un don de la nature, n’est à vrai dire que le résultat d’une hygiène, et, par conséquent, d’un « travail » approprié, il ne suffit pas non plus d’abandonner le corps social à lui-même pour qu’il trouve son point d’équilibre, et il faut que chacun de nous travaille de sa personne à le rétablir constamment. C’est ce que veut dire le bon Du Vair, et avec lui, comme lui, c’est ce que sentent ou ce que pensent le théologal de Condom, Pierre Charron, dans son Traité de la sagesse, Honoré d’Urfé, le gentilhomme forézien, le mari malheureux de la belle Diane de Châteaumorand, dans cette Astrée qui va devenir le code de la société polie ; François de Sales encore dans son Introduction à la vie dévote. Nous ne sommes pas faits pour nous, mais pour les autres hommes, et même, ce que nous pouvons être, nous ne le devenons que par l’usage des autres hommes. Dans l’intérêt de la société des hommes, et par conséquent, dans son intérêt même, personnel et particulier, que chacun de nous abdique donc un peu de cet égoïsme qui lui est d’ailleurs si naturel ! Pour quelques sacrifices qu’il nous en coûtera, nous en serons plus que payés par les plaisirs d’une douceur toute nouvelle de vivre. Puisque nous avons tous un continuel besoin les uns des autres, établissons entre nous les bases d’une « honnête amitié » qui, d’un secours ou d’une aide, nous deviendra tôt ou tard une jouissance. Organisons la vie sociale. Faisons qu’elle consiste non seulement dans un échange habituel de services, mais aussi de sentiments ou d’idées. Multiplions les occasions de nous réunir, ce sera multiplier les moyens de nous entendre ; et de chacun de nous se dégagera, pour ainsi dire, un modèle d’honnête homme, qui n’aura pas « d’enseigne » ou de « spécialité », comme nous dirions de nos jours. Nous tenons là l’idée dernière du classicisme, et l’histoire de la littérature française pendant cent cinquante ou deux cents ans ne va plus être que l’histoire des transformations ou des progrès de cette idée maîtresse. Ainsi, dans les dernières années du règne d’Henri IV, si nous voulons mesurer, en quelques mots, le chemin accompli, nous voyons une littérature originale et nationale tendre à se dégager de l’imitation des littératures étrangères. À en juger par les plus caractéristiques des symptômes que nous avons signalés, cette littérature sera surtout « sociale » ; et on veut dire par là qu’elle se proposera d’entretenir, de développer, de perfectionner l’institution sociale. Étant sociale, elle sera générale, ce qui signifie qu’elle ne sera pas, ou rarement, l’expression de la personnalité de l’écrivain, mais plutôt celle des rapports de l’individu avec les exigences d’une humanité idéale, analogue ou identique à elle-même en tout temps, en tous lieux, éternellement subsistante, pour ainsi parler, et à ce titre, définie par des caractères immuables. Sociale dans son objet, générale dans ses moyens d’expression, cette littérature sera encore morale, dans la mesure précise où il ne saurait exister de société sans morale. Entendez par cette restriction qu’elle s’attachera moins à traduire dans ses œuvres ce que toute morale a d’absolu dans son principe que ce qu’elle a toujours de relatif dans ses applications. Cette morale ne sera donc ni la morale chrétienne du détachement et du sacrifice, ni même la morale stoïcienne de l’effort : ce sera une morale « mondaine ». Et enfin cette littérature ne pourra manquer d’attacher une grande importance aux agréments de la forme, en premier lieu parce qu’il faudra qu’elle plaise pour persuader ; en second lieu, parce que la forme seule est capable de sauver les généralités du « lieu commun », qui en est l’écueil ; et en troisième lieu, parce qu’elle a déjà refait sa « Poétique » et sa « Rhétorique » sur le modèle du latin. Voyons-la maintenant à l’œuvre et suivons-en le développement.
Les auteurs et les œuvres
De Villon à Ronsard (1490-1550)
« Elle aimait fort à composer des chansons spirituelles, dit Brantôme, car elle avait le cœur fort adonné à Dieu »; — et ses Lettres, quand elles ne sont pas des lettres d’affaires ou des lettres politiques, sont des lettres « mystiques ». — De l’attitude de Marguerite à l’égard du protestantisme. — L’affaire du Miroir de l’âme pécheresse. — Les dernières années de Marguerite, et sa mort. 3º Les Œuvres. — Les Marguerites de la Marguerite des Princesses, 1547 ; — L’Heptaméron des nouvelles de la Reine de Navarre, 1re édition, 1558, et 2e édition, 1559 ; — Lettres de Marguerite d’Angoulême, publiées par Génin, Paris, 1841, pour la Société de l’histoire de France ; — Dernières poésies de la Reine de Navarre, publiées par Abel Lefranc, Paris, 1896. La meilleure édition de l’Heptaméron est celle de Leroux de Lincy.
— les démêlés de Rabelais avec les moines ; — avec la Sorbonne ; — avec Calvin ; — les déclarations des Prologues ; — le caractère général du roman de Rabelais ; — et, à ce propos, qu’en dépit d’une tendance de la critique à vouloir que les hommes ressemblent à leurs œuvres, — Rabelais n’a rien eu, ni d’un ivrogne, ni d’un bouffon, ni même d’un révolutionnaire ou d’un révolté. — L’opuscule de Ginguené sur l’Autorité de Rabelais dans la révolution présente (1791) ; — et les notes de l’édition Esmangart et Johanneau. 3º L’Œuvre de Rabelais. A. Les Sources du Roman. — Le fond mythique ou mythologique [Cf. P. Sébillot, Gargantua dans les traditions populaires] ; — et qu’il est douteux que Gargantua soit un « mythe solaire ». — Il n’est pas certain non plus qu’il soit la caricature de François Ier. — Le fonds gaulois et la tradition du Moyen Âge ; — l’antiquité gréco-latine, et à ce propos de l’érudition de Rabelais :
totius encyclopædiæ profundissimum abyssum; — les écrivains de la Renaissance ; — de quelques emprunts de Rabelais : à Thomas Morus [l’abbaye de Thélème], — à Merlin Coccaie [les moutons de Dindenaut], — à Pogge [l’anneau d’Hans Carvel], — à Cœlio Calcagnini [l’allégorie de Physis et d’Antiphysie, les Paroles dégelées], — à Cœlius Rhodiginus, etc., etc. — Les allusions historiques dans le roman de Rabelais ; — et la satire des mœurs contemporaines. — Imitation générale de l’Iliade dans les premiers livres, et de l’Odyssée dans les derniers [Cf. dans l’édition d’Amsterdam, 1741, chez Frédéric Bernard, un amusant Parallèle entre Homère et Rabelais, par Dufresny, l’auteur des Lettres siamoises]. B. Le sens du Roman ; — et n’étant pas nécessaire qu’un roman ait un sens ou une philosophie ; — comment se fait-il qu’on en cherche une dans le roman de Rabelais ? — Le Prologue du premier livre ; — deux vers de Théodore de Bèze :
et quatre vers de Victor Hugo :
— et du danger de voir dans le roman de Rabelais trop de mystère, et trop de profondeur. Du roman de Rabelais comme satire des mœurs ; — et, à ce propos de l’authenticité du Ve livre. — Nécessité de préciser les dates : Pantagruel, livre premier, 1533 ; Gargantua, 1535 ; Pantagruel, livre second, 1546 ; Pantagruel, livre troisième, 1552. — Satire de la scolastique, — des moines en général, — de la Cour de Rome, — des rois et des grands, — de la magistrature et de la justice. Du roman de Rabelais comme expression de l’idéal de la Renaissance : — la pédagogie de Rabelais ; — le Pantagruélisme ; — la philosophie de la nature. Du roman de Rabelais comme programme de réformes ; — et qu’en beaucoup de points il n’a pas dû déplaire sous ce rapport à François Ier, non plus qu’à Henri II. — Circonstances de la publication du troisième livre. — Les idées morales et politiques de Rabelais ; — la part du médecin et du physiologiste dans son œuvre ; — la part du moine. De quelques lacunes du roman de Rabelais. — Le mépris de la femme, et qu’à cet égard on n’est pas plus Gaulois que Rabelais. — Ce que l’on veut dire quand on dit qu’il n’a pas eu le sentiment de la beauté [Cf. Gebhart : Rabelais et la Renaissance]. — Il n’a pas eu non plus le sentiment de la tragédie de la vie. — Que pour toutes ces raisons, lesEt son éclat de rire énorme
« ordures dont il a semé ses écrits », comme dit La Bruyère, ne recouvrent aucune profondeur d’intention. — Comparaison à cet égard de Pantagruel avec les Voyages de Gulliver. — De l’obscurité de Rabelais ; — et que là où il est obscur, c’est peut-être une question de savoir s’il s’est toujours compris lui-même. C. La valeur littéraire du Roman. — Abondance, richesse et complexité de l’imagination de Rabelais ; — et que possédant au plus haut degré le don de voir, celui de peindre, et celui de conter, — il a eu même le don d’inventer de véritables mythes. — Allégorie, Mythe et Symbole. — L’humour de Rabelais. — Le don du rire. — Le style de Rabelais, et qu’il convient de distinguer deux époques dans son style ; — dont la première est la meilleure. — De quelques procédés de Rabelais. — Le don de l’invention verbale ; — comment Rabelais s’y laisse entraîner ; — et, en s’y abandonnant, s’élève parfois jusqu’au lyrisme. — Qu’il ne semble pas que Rabelais ait fait école, et pourquoi ? 4º Le vrai Rabelais. — Que, bien loin d’avoir eu rien du bouffon ni du révolutionnaire de la légende, Rabelais a été le plus adroit des hommes, et le plus prudent. — Ses relations avec les du Bellay, le cardinal de Châtillon, François Ier et Henri II ; — Ses brouilleries avec Calvin, et avec Étienne Dolet [Cf. Richard Copley Christie : Étienne Dolet, le martyr de la Renaissance, trad. Stryienski, Paris, 1886] ; — qui avaient failli le compromettre. — Rabelais et la Cour de Rome. — Sa nomination à la cure de Meudon, en 1550. — Intervention personnelle du roi Henri II dans la publication du quatrième livre, en 1552. — Un passage de Théodore de Bèze : Pantagruel, cum suo libro quem fecit imprimere per favorem cardinalium… — Il résigne sa cure de Meudon en 1552. — Sa mort à Paris, en 1553. 5º Les Œuvres. — Si l’on néglige quelques Almanachs et deux ou trois brochures, les Œuvres de Rabelais se réduisent à son roman, et il suffit ici d’en indiquer les principales éditions, qui sont : (En original) les éditions de 1533, 1535, 1542, 1546, 1548, 1552, 1562 et 1564 ; et (En œuvres complètes) l’édition des Elzévirs, 1663 ; — l’édition Le Duchat, Amsterdam, 1711, H. Desbordes ; — l’édition de Le Duchat et Le Moteux, Amsterdam, 1741 ; J.-F. Bernard ; — l’édition D. L. (de L’Aulnaye) Paris, 1820, Desoer ; — et les éditions plus récentes, Rathery, Paris, 1857, F. Didot ; — Jannet, Paris, 1874, Picard ; — et Marty-Laveaux, Paris, 1868-1881, Lemerre.
« qu’il était le gentilhomme le plus estimé de son temps pour parler bien français et pour l’art oratoire »[La Croix du Maine, dans sa Bibliothèque, article Nicolas de Herberay, Sieur des Essars] ; — et du livre lui-même « qu’on y pouvait cueillir toutes les belles fleurs de notre langue » [Ét. Pasquier, dans ses Recherches de la France]. Voyez encore sur Amadis de Gaule : La Noue, dans ses Discours politiques et militaires. Le sieur des Essars n’en a d’ailleurs traduit que les huit premiers livres, qui ont paru de 1540 à 1548 ; — et dont la meilleure édition est celle d’Anvers, 1561, chez Christophe Plantin.
« Suivant notre propos et en commençant à la ville de Lyon… il est notoire qu’elle se sent fière d’avoir produit… une singulière Marguerite du Bourg… et deux très vertueuses sœurs, appelées Claudine et Jane Scève, … et Claude Perronne… et Jeanne Gaillarde… et Pernette du Guillet »[Le Fort Inexpugnable de l’honneur féminin, Paris, 1555, Ian d’Allyer. Cf. Pasquier : Recherches de la France, liv. VII]. — La Délie de Maurice Scève, 1544 ; et les Rimes de Pernette du Guillet, 1552. — Les Œuvres de Louise Labé, 1555. Caractères communs de ces œuvres ; — [Cf. Délie, dizains 331, 416, 418, 274, 168, 169, 273 ; et Louise Labé : Œuvres, élégie I et sonnets 8, 9, 14, 24.] — Les allusions savantes et l’obscurité calculée ; — et, à ce propos, du symbolisme de l’école lyonnaise ; — l’intensité du sentiment ; — la conception de l’amour douloureux et tragique. — Mysticisme et sensualité. — Influence croissante de l’italianisme ; — souci nouveau de la forme ; — et nouvelle conception de la poésie. Des rapports de l’école lyonnaise avec la Pléiade. — Témoignage d’Estienne Pasquier :
« Le premier, dit-il, qui franchit le pas fut Maurice Scève, Lyonnais »; — et de Du Bellay [L’Olive, sonnet 59]. — Ils lui savent gré de
— et d’avoir ainsi rompu avec la poésie de cour, de circonstance, et d’occasion. — C’est à l’imitation de Scève que la Pléiade va composer ses Erreurs amoureuses, ses Olive, ses Sonnets à Cassandre, ses Amours de Francine. — Maurice Scève et Pontus de Tyard. — Relations personnelles de Louise Labé avec Pontus, et avec Olivier de Magny. — Commentaire d’un mot de Cicéron :S’être retiré
Nihil est simul et inventum et perfectum. 3º Les Œuvres. — Les œuvres de Maurice Scève se composent, pour ne rien dire de quelques opuscules, de Délie, objet de plus haute vertu, Lyon, 1544 ; — et du Microcosme, poème descriptif en trois chants, Lyon, 1560. Les Œuvres de Louise Labé comprennent : — 1º un dialogue en prose, Le Débat de Folie et d’Amour ; — 2º trois Élégies ; — et 3º vingt-quatre Sonnets, dont un en italien. Elles ont paru pour la première fois en 1555. Il y a aussi des vers italiens dans les Rymes de Pernette du Guillet. La Délie de Scève, et les Rymes de Pernette du Guillet, devenues de nos jours extrêmement rares, ont été réimprimées à Lyon, chez Scheuring, 1862 et 1864. La dernière édition des Œuvres de Louise Labé est celle de M. Charles Boy. Paris, 1887, A. Lemerre.
À l’École de l’Antiquité (1550-1585)
et pour l’histoire littéraire du temps ; — [Cf. Le Voyage d’Arcueil ou Les Îles Fortunées] ; — et puis, s’il n’avait fait la Franciade. C. Les autres Œuvres. — Que la Franciade n’est pas pour cela méprisable. — Mais le cœur de Ronsard n’y était pas. — Des conditions de l’épopée ; — et que le sujet de la Franciade n’en réalisait aucune. — Mais, à mesure que l’inspiration poétique se retire de Ronsard, le prosateur ou l’orateur se développent en lui ; — [Cf. les Discours des misères de ce temps] ; — et, à ce propos, du catholicisme de Ronsard ; — et de la parenté du genre lyrique et du genre oratoire. — Des Discours de Ronsard comme témoins de cette parenté. — L’inspiration patriotique dans les Discours. — Si du Bellay a eu le pressentiment de la satire, ce sont les Discours de Ronsard qui l’ont constituée comme genre dans notre littérature. — Le dernier amour de Ronsard et les Sonnets pour Hélène. 3º Les Œuvres. — Comme nous venons de parcourir les principales Œuvres de Ronsard, il suffira d’en indiquer ici les principales éditions, qui sont : L’édition de G. Buon, Paris, 4 vol. in-16, 1560 ; — l’édition de 1567, Paris, 5 vol. in-8º ; — l’édition de 1584, 1 vol. in-fº, la dernière que Ronsard ait revue et corrigée ; — l’édition de 1623, 2 vol. in-fº ; Et parmi les éditions modernes : — l’édition Blanchemain, 8 vol. in-18, Paris, 1857-1867. Frank ; — et l’édition Marty-Laveaux, 5 vol. in-8º, dans la collection de La Pléiade française.
« les translateurs nous apportent plus de profit que leurs auteurs mêmes »? — La traduction des poètes grecs dans les œuvres de la Pléiade [Cf. Gandar, Ronsard imitateur d’Homère et de Pindare]. — Des traducteurs de Plutarque antérieurs à Amyot. Du choix de Plutarque ; — et à cet égard de l’opinion de quelques modernes [Dacier, Villemain, Ch. Graux, dans son édition des Vies de Démosthène et de Cicéron] sur l’auteur des Vies Parallèles. — Attrait du genre biographique ; — habileté singulière de Plutarque à mettre ses héros « en scène » ; — tendance morale de son œuvre. — Que, comme auteur de ses Œuvres morales, Plutarque a fait le tour des idées de son temps ; — et, à ce propos, d’une supériorité des contemporains de l’Empire sur les écrivains plus classiques de la littérature grecque. — On ne pouvait donc mieux offrir que Plutarque aux lecteurs du temps de la Renaissance. La traduction d’Amyot ; — et s’il a fait plus de
« deux mille contresens »ainsi que le disait Méziriac. — Opinion de Ch. Graux :
« la traduction d’Amyot possède une véritable valeur philologique ». — Que ce point est d’ailleurs ici secondaire ; — et que ce qui nous importe, c’est la forme du Plutarque d’Amyot. — Naïveté, naturel, grâce et force de la traduction d’Amyot. — Comparaison de quelques endroits d’Amyot avec les endroits correspondants de Rabelais [dans son Pantagruel, III, chap. xxviii, cf. Traité de la cessation des oracles] ; — de Shakespeare [dans son Jules César, cf. Vie d’Antoine] ; — de Joseph de Maistre [Traité des délais de la justice divine]. Dernières années de la vie d’Amyot. — Sa traduction des Œuvres morales et mêlées de Plutarque. — Amyot aux états de Blois. — Son rôle pendant la Ligue. — Sa rentrée à Auxerre et sa mort. — Idée générale du service rendu par les traductions. — Dans quelle mesure les circonstances de la vie d’Amyot ont profilé à son œuvre. — Une page de Rivarol sur l’utilité des traductions [préface de sa traduction de Dante]. — Longue influence du Plutarque d’Amyot, et raisons de cette influence. 3º Les Œuvres. — Théogène et Chariclée, 1547 ; — Les Sept Livres des histoires de Diodore Sicilien, 1554 ; — Daphnis et Chloé, 1559 ; — Les Vies des hommes illustres grecs et latins, 1re édition, 1559 ; 2e édition, 1565 ; 3e édition, 1567. — Œuvres morales et mêlées de Plutarque, 1re édition, 1572 ; 2e édition, 1574 ; 3e édition, 1575. On a encore d’Amyot quelques opuscules, comme le Projet de l’Éloquence royale, composé pour Henri III ; et l’Apologie où il se disculpe d’avoir trempé dans l’assassinat du duc de Guise. La meilleure édition de son Plutarque est celle de Vascosan [3e édition des Vies et 2e des Œuvres mêlées] formant 15 volumes in-18.
« jouer le Mystère de la Passion Notre Sauveur, ou autres Mystères Sacrés »; — et si le Parlement., en rendant cet arrêt, a voulu sacrifier les Mystères
« à l’enthousiasme païen des poètes de la Nouvelle École »? — Origines italiennes du théâtre classique. — Les Triomphes de Pétrarque [Cf. notamment le Triomphe de l’Amour et le Triomphe de la Renommée] ; — La Sophonisbe du Trissin, 1515 ; — La tragédie en Italie de 1515 à 1550 [Cf. Ginguené, Histoire littéraire d’Italie, t. VI, ch. 19, 20 et 21] ; — les traductions de Lazare de Baïf [Électre et Hécube] ; de Bonaventure des Périers [l’Andrienne] ; de Ronsard [le Plutus] ; — les représentations dans les collèges ; — la Cléopâtre de Jodelle, 1552. — Hésitation de la Pléiade entre la tragédie et la comédie. La tragédie l’emporte, grâce à la Poétique de Scaliger, 1561 ; — grâce à la popularité des tragédies de Sénèque ; — et grâce enfin au succès du Plutarque d’Amyot. La Mort de Jules César, de J. Grévin, 1560 ; — La détermination des caractères de la tragédie [Cf. Scaliger, Poetices libri septem, livre I, ch. 5, 6, 8, 9, 11, 16] ; — Le choix des sujets. — La règle des unités. — Jean et Jacques de La Taille. — De l’unité de ton dans la tragédie de la Renaissance. — De l’avantage que l’on trouve à traiter des sujets connus, et même déjà traités. — L’emploi de l’histoire dans la tragédie. — D’un mot d’Amyot sur les
« cas humains représentés au vif ». — L’orientation de la tragédie classique est déterminée dès 1570. 3º Les Œuvres. — De Jodelle : Cléopâtre, Didon et l’Eugène ; — de Jean de La Taille, Médée, 1554 ; — de Ch. Toutain, Agamemnon, 1556 ; — de Jacques Grévin, La Mort de César, 1560 ; — de Gabriel Bounyn, La Sultane, 1561 ; — de F. Le Duchat, Agamemnon, 1561 ; — de Jacques de La Taille, Daire et Alexandre, 1562 ; — de N. Filleul, Achille, 1563 et Lucrèce, 1567 ; — de Florent Crestien, La Fille de Jephté, 1567 ; — de Jacques de La Taille, Saül le Furieux, 1568. Peu de ces œuvres, à l’exception de celles de Jodelle, ont été réimprimées de nos jours. Il existe cependant une édition moderne de la Mort de César, Marburg, 1886.
De la publication des « Essais » à la publication de l’« Astrée » (1580-15888 à 1608)
« l’un des quatre grands poètes »? — Le style de Montaigne est une « création perpétuelle » ; — il n’y a pas plus de métaphores, ni de plus naturelles, ni de plus nouvelles, dans Shakespeare même ; — et, à ce propos, de la métaphore comme principe et moyen de la « fructification des langues ». — Universalité du vocabulaire de Montaigne. — Le jugement de Sainte-Beuve sur le style de Montaigne [Cf. Port-Royal, II, p. 443, 450, édition de 1878]. — Que c’est ce style aussi qui répare ce que l’étalage de soi-même aurait sans lui d’impertinent dans les Essais. — Détails étranges de Montaigne sur lui-même. — Mais, dans sa manière même de les rendre, il trouve moyen d’exprimer ce qu’ils ont d’humain autant ou plus que ce qu’ils ont d’individuel et de singulier. 4º Influence et portée du livre des Essais. — Que
« tout homme porte en soi la forme de l’humaine condition »; — et comparaison à cet égard des Essais de Montaigne et des Confessions de Rousseau ; — les rapports sont à l’extérieur, mais la différence au fond. — Montaigne a fondé la littérature française sur l’observation psychologique et morale. — Son influence à l’étranger : — sur Bacon [Cf. ses Essais de politique et de morale, 1597] ; — et sur Shakespeare [Cf. Philarète Chasles, Études sur Shakespeare, Paris, s. d.]. — Nombreux emprunts de Shakespeare à Montaigne [Id., ibid.]. — Qu’à cet égard Montaigne renoue la tradition de l’influence européenne de la littérature française. — Ce qu’il y a dans les Essais qui devait déplaire à une autre génération. — Témoignages de Balzac [XVIIIe entretien] ; — de Pascal [Pensées] ; — de Bossuet [2e sermon pour la Toussaint] ; — de Malebranche [Recherche de la Vérité, II, 3e p. ch. v]. 5º Les Œuvres. — Si l’on néglige sa traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebon, 1569 ; — et le Journal de ses Voyages, qui n’a été publié qu’en 1774 seulement ; — les Œuvres de Montaigne su réduisent à ses Essais, dont il suffira de noter ici les principales éditions. Les Essais, 1re, 2e et 3e éditions, 1580, 1582 et 1587 [reproduites, la première dans le texte même, et les deux autres dans les variantes de l’édition de MM. R. Dezeimeris et Barkhausen, Bordeaux, 1874, Féret] ; — Les Essais, 4e édition, 1 vol., in-4, 1588, Abel l’Angelier [reproduite dans l’édition Motheau-Jouaust, 7 vol. in-18 ; Paris, 1872. 1875, Jouaust] ; — Les Essais, 5e édition, 1 vol. in-fº, 1595, Abel l’Angelier et Michel Sonnius [reproduite dans l’édition Courbet et Royer, 4 vol. in-8 ; Paris, 1872-1877, A. Lemerre]. On peut citer encore l’édition de P. Coste (celui qui rougissait quand on parlait devant lui de Montaigne), 3 vol. in-4 ; Londres, 1724, à laquelle s’ajoute, dans le même format, le volume des Voyages ; — l’édition de Naigeon, 4 vol. in-8, Paris, 1802, Didot, — et l’édition J.-V. Leclerc, 5 vol. in-8, Paris, 1826, Lefèvre. — C’est cette édition qui est devenue la « vulgate » du texte de Montaigne.
« Le souverain artifice est de ne pas avoir d’artifice ». — Si François de Sales a toujours été lui-même fidèle à sa propre recommandation ? — Qu’il y a quelque afféterie, quelque affectation de mignardise et de naïveté dans sa manière. Recommandation singulière qu’il fait au prédicateur de semer son discours d’
« exclamations familières : comme ô Dieu ! bonté de Dieu ! ô bon Dieu ! Seigneur Dieu ! vrai Dieu ! eh ! hélas ! ah ! mon Dieu ». 3º Les Œuvres. — Elles se divisent en deux groupes : Œuvres polémiques et Œuvres ascétiques. Les premières comprennent : Les Controverses, — La Défense de l’estendard de la Croix — et quelques opuscules de moindre importance. — Les secondes se composent de l’Introduction à la vie dévote, 1608 ; — du Traité de l’amour de Dieu, 1612 ; — et des Entretiens spirituels, qui n’ont paru pour la première fois qu’en 1629. — Il y faut joindre quelques opuscules, notamment l’opuscule sur les Degrés d’oraison, les Lettres spirituelles ou de direction, et les Sermons. — La correspondance laïque du saint vaut aussi la peine d’être lue. Peu de livres ont été plus souvent réédités que l’Introduction à la vie dévote. — Quant aux Œuvres complètes, il y en a deux bonnes éditions, mais que remplace dès à présent celle qui se publie en ce moment même « par les soins des religieuses de la Visitation du premier monastère d’Annecy », et dont il a déjà paru huit volumes ; Annecy, imprimerie Niérat.
— le manque d’invention et d’idées. — D’où vient sa réputation ? — De ce qu’il a plu à Boileau de le tirer de l’ombre ; — de ce qu’il est Gaulois ; — et de ce qu’en un certain sens, par la force de quelques-uns de ses vers, il fait un des anneaux entre Rabelais, par exemple, et Molière. 3º Les Œuvres, — Si l’on met à part quelques épigrammes, — deux Élégies ; — et quelques pièces obscènes égarées dans la collection du Cabinet satyrique ; — les œuvres de Regnier se réduisent à ses Satires, qui sont en tout au nombre de dix-neuf. La meilleure édition qu’on en ait est celle de Courbet, Paris, 1875, Lemerre ; — à laquelle deux opuscules de M. Dezeimeris. Bordeaux, 1876 et 1880 ; — et les recherches de M. Vianey [1896] permettraient d’apporter encore de nombreuses améliorations.