La Nationalisation de la Littérature (1610-1722)
Non sans doute, si quatre ou cinq très belles Odes, et quelques paraphrases des Psaumes ne sont après tout que de la rhétorique ; et puis, si Malherbe lui-même, sans afficher le libertinage ou l’incrédulité, ne laisse pas d’avoir en prose, et dans sa vie, tout à fait manqué de distinction ou de vraie noblesse d’esprit. D’un autre côté, ses plus beaux vers, épars de son vivant et un peu perdus dans les Recueils du temps, n’ayant été réunis pour la première fois qu’en 1630, deux ans après sa mort, on ne voit pas bien comment se serait exercée son influence. Et puisqu’enfin, si nous en croyons les Mémoires de son fidèle Racan, il n’a guère eu d’idées que sur son art, nous chercherons donc ailleurs que dans son influence les causes d’une transformation qu’il a lui-même éprouvée bien plus qu’il ne l’a faite, ou seulement conçue. La transformation qui s’opère dans l’histoire de la littérature entre 1610 et 1630, — mettons 1636, pour aller d’un seul trait jusqu’au Cid, — est l’œuvre des Précieuses. On n’a généralement retenu d’elles que le souvenir de leurs ridicules, et il faut avouer qu’elles en ont eu beaucoup, dont la comédie de Molière et la satire de Boileau nous dispensent de parler ici plus longuement. Ce qu’on pourrait surtout leur reprocher, ce serait d’avoir remis la littérature française à l’école de l’Espagne et de l’Italie, — d’Antonio Perez et du cavalier Marin, de Guarini et de Gongora, — supposé du moins qu’elles eussent pu l’éviter, dans une cour tout italienne, et dans un temps où l’influence espagnole rentrait chez nous par toutes nos frontières. Mais elles nous ont, après cela, rendu de grands services, et des services qu’on ne saurait oublier, méconnaître ou négliger, sans fausser vingt ou trente ans de l’histoire des mœurs et de la littérature. C’est ainsi qu’étant femmes, et du monde, elles ont affranchi la littérature de ce pédantisme dont elle est encore tout embarbouillée dans Ronsard ou dans Montaigne même. On dirait parfois que Ronsard et Montaigne n’ont écrit que pour les gens de collège. L’étalage indiscret, ou plutôt complaisant, de leur érudition ; leurs allusions perpétuelles à une antiquité dont nous n’avons pas comme eux fréquenté les scoliastes et les grammairiens ; l’admiration naïve, parfois même un peu suspecte, qu’ils témoignent pour les « fausses beautés » de Cicéron ou de Sénèque ; leur manie de ne rien avancer qu’ils n’appuient de l’autorité d’un ancien ; tout cela, qui peut bien éblouir d’abord notre ignorance, ne tarde pas longtemps à nous fatiguer, à nous impatienter, et, tranchons le mot, à nous ennuyer. Il nous déplaît qu’un poète traîne à son pied, comme un boulet, le commentaire perpétuel de Marc-Antoine Muret ou de Pierre Marcassus ; et, pour entendre un livre français, nous ne voulons pas commencer par apprendre le latin. Tel était du moins le sentiment des précieuses ; et c’est pourquoi, rien qu’en se mêlant de littérature, et à la littérature, elles ont donc d’abord obligé l’écrivain à secouer la poussière de sa bibliothèque ou de sa « librairie » ; elles lui ont imposé quelques-unes des exigences de leur sexe ; et, par là même, une littérature jusqu’alors presque purement érudite est devenue déjà mondaine. Elle l’est également devenue, et presque en même temps, grâce à elles, par un air de décence et de politesse qui lui manquait encore. Ce que les libertins et les irréguliers de la régence ne revendiquaient pas moins hautement que la liberté de suivre en tout leur fantaisie, c’était celle aussi de s’attarder dans les habitudes et dans la tradition du pire esprit gaulois. On voulait être grossier, cynique et impudent à loisir. Point de concessions aux femmes : on ne les estimait faites, comme Mlle de Montaigne, que pour tenir le ménage de monsieur leur mari, lui donner des enfants, perpétuer sa race, ou — comme les Cassandre, les Marie de Ronsard, la Francine de Baïf, l’Hippolyte de Desportes — pour leur être un instrument de plaisir et un moyen de réputation littéraire. Les précieuses ont exigé des hommes qu’ils leur rendissent les respects auxquels toute femme a droit, comme femme, dans une société civilisée ; et elles l’ont obtenu. Sans doute, on trouverait encore aisément, dans Balzac et dans Voiture, des plaisanteries dont l’indécence, la crudité naïve, le mauvais goût étonnent. Mais, d’une manière générale, sous l’influence des précieuses, la littérature, les mœurs même s’épurent, ou si l’on veut, se polissent. Ni Mme de Rambouillet, « l’incomparable Arthénice », ni sa fille, Julie d’Angennes, pour qui soupira si longtemps Montausier, ni tant d’aimables femmes, formées aux conversations de la célèbre « chambre bleue », ne supportent qu’on leur offre à l’esprit, dans la causerie ou dans les livres, l’image toute nue de ce que, dans la réalité de la vie quotidienne, chacun de nous s’efforce à cacher. Ni tout ce qui se fait ne peut se dire, ni tout ce qui se dit ne peut s’écrire. Il faut avoir désormais égard à la condition, au temps ou à la circonstance, à l’âge, au sexe. La situation des femmes en est aussitôt et singulièrement relevée. On comptera désormais avec elles, on ménagera leurs pudeurs, on les traitera d’égales. Et si quelque survivant attardé de l’autre siècle est incapable de cette contrainte, les cabarets lui sont ouverts, la Pomme de pin, le Mouton blanc, où il ira rimer, entre hommes, ses couplets bachiques et ses chansons ordurières. Quand les mœurs se polissent, le langage aussi s’épure, et, n’était la crainte de paraître jouer sur les mots, je dirais volontiers que « politesse » et « polissure » sont choses qui vont naturellement ensemble. La distinction des mots suit celle des habitudes, et le choix des idées entraîne celui des termes. La victoire de la préciosité a donc été l’origine d’une révolution de la langue, et même c’est à cela que l’on a ramené trop souvent et, à tort, toute la préciosité. Pour beaucoup d’historiens de la littérature, le rôle des précieuses n’aurait consisté qu’à rayer quelques mots du vocabulaire, à y en introduire quelques autres, et surtout à remplacer l’usage habituel du terme propre, direct et précis, par l’emploi de la métaphore. Et je conviens qu’elles l’ont fait ! Mais ce qui est peut-être plus intéressant, et en tout cas plus important, que d’énumérer ici quelques mots ou quelques locutions dont elles ont été les introductrices, c’est de démêler les raisons qui ont dirigé le choix de ces locutions et de ces mots eux-mêmes. Nous venons de l’indiquer. Il y a des actes qui sont ignobles, comme d’aller à la garde-robe, et généralement tous les actes qui sont la trace en nous de notre origine animale : les mots qui servent à les nommer participent de leur ignominie ou de leur bassesse, si l’on ne doit dire qu’ils l’exagèrent, du fait de l’intention dégradante qu’on y joint quand on les emploie. D’autres actes sont indifférents, comme de marcher, par exemple, ou de s’asseoir, et les termes qui les traduisent n’ont donc aussi rien que d’indifférent. Mais il y a des actes nobles, comme de se dévouer, ou, sans aller jusque-là, comme tous les actes qui sont une victoire de l’esprit sur la chair, de la volonté sur l’instinct, de la civilisation sur la nature ; et de ces actes la noblesse s’en communique aux mots et pour ainsi parler jusqu’aux syllabes qui les expriment. Il y a donc un juge même de l’usage, quoi qu’on en ait pu dire. Nous nous révélons dans nos manières, que l’on connaît à nos paroles encore bien plus qu’à nos gestes ; une race ou un peuple se trahissent dans le caractère de la langue qu’ils parlent ; et une époque, enfin, se peint dans le choix de ses mots et dans le tour de ses phrases. C’est ce que les précieuses ont admirablement senti. Leurs façons de dire n’ont été que l’expression de leur manière de penser ; et le jugement qu’il convient d’en porter ne relève pas tant de la linguistique ou de la philologie que de la psychologie. Ce n’est pas principalement, comme les poètes de la Pléiade, qu’elles ont essayé d’épurer ou de réformer la langue, mais secondairement, et pour avoir entrevu que la réforme de la langue pouvait seule assurer la réforme des habitudes littéraires. Et sans aucun doute, en y travaillant par tous les moyens qui étaient en leur pouvoir, elles n’ont pas résisté au désir ou à la tentation de se singulariser, de former des coteries entre elles, et comme l’on dit, de se « distinguer ». Mais, parmi les manières de se distinguer, si l’on en connaît une qui soit assurément excusable, et légitime même à de certains égards, n’est-ce pas celle qui consiste à vouloir sentir, penser, et agir plus noblement, plus délicatement, plus finement ? De là la vogue, en des genres bien différents, des petits vers de Voiture, au nombre desquels il y en a de charmants ; des Lettres ou des Traités de Balzac ; et des romans de Gomberville et de Gombaud, de l’Endymion et du Polexandre. La raison en est aussi que tandis que le grand épistolier s’efforce à trouver des expressions et des tours dont l’emphase réponde à ce que l’on appelle autour de lui le « grand goût », les autres, les romanciers, dans leurs interminables récits s’essaient aux subtilités de l’observation et de l’analyse psychologique. Autre service encore dont nous sommes redevables aux précieuses : dans la conversation des ruelles, ce n’est pas la langue seulement qui s’est dénouée ou déliée, c’est l’esprit aussi qui s’est affiné. On étudie de plus près le développement des sentiments ou des passions, et voici que l’on commence à discerner une foule de nuances dont il semble bien que les « anciens » n’eussent pas eu l’idée, ni même les écrivains de la génération précédente. Quand ce ne serait que pour mieux distinguer entre eux les termes du bel air ou du bon usage, ne faut-il pas qu’on analyse les notions qu’ils expriment, ou, pour mieux dire encore, qu’on les « anatomise » ? Qu’est-ce qui est noble ? On ne peut le savoir qu’en y regardant. À la faveur de la préciosité, la propriété de l’expression et la finesse de l’analyse s’introduisent donc ensemble dans le discours. En devenant curieux de grammaire et de politesse, on l’est insensiblement devenu de psychologie. Pendant qu’on ne cherchait qu’à dire, d’une manière neuve, originale et au besoin bizarre, des choses anciennes, ce sont des choses nouvelles que l’on a découvertes ; on va se piquer maintenant d’en trouver d’autres ; ce sera bientôt la grande affaire des faiseurs de Maximes ; — et, un jour, La Rochefoucauld ne sera, de son vrai nom, que le dernier des illustres précieux. Il convient d’ajouter que tout ce travail se fait en commun, non seulement entre gens de lettres, mais entre « honnêtes gens » ou « gens du monde » ; et sans doute c’est pour cette cause que la « préciosité », d’une manière générale, n’a pas eu le même sort en France qu’en Angleterre, en Espagne, et en Italie. Car pourquoi l’euphuisme en Angleterre, ou le marinisme en Italie, ou le gongorisme en Espagne n’ont-ils pas exercé la même influence que chez nous la préciosité ? C’est qu’en France l’intention purement littéraire a été dominée par l’intention sociale, et la manie de se singulariser par le besoin d’avoir en foule des approbateurs de sa singularité. Nos précieuses n’ont jamais oublié quels adversaires elles avaient d’abord dû combattre, et qu’ils étaient les ennemis de toute discipline et de toute régularité. C’est pourquoi, tandis qu’en Espagne ou en Italie, le gongorisme ou le marinisme aboutissaient à de nouveaux excès de l’individualisme, au contraire, chez nous, c’était finalement l’esprit de société qui sortait vainqueur de la crise. Cette tendance intérieure de la littérature à se rendre plutôt l’interprète des « idées communes » ou générales que des opinions particulières, et qu’on a déjà vue poindre chez quelques écrivains de l’âge précédent, ce sont nos précieuses qui l’ont développée, fortifiée et consolidée. Elles ont fait ainsi la fortune de ces genres qu’on appelle « communs », dont le caractère est de n’exister qu’autant qu’il existe un public pour les y encourager. Entendez qu’on peut bien composer une « élégie » pour soi-même, et une « satire », au besoin ; on peut écrire un roman et l’enfermer sous une triple clef ; on peut être l’annaliste secret des hommes et des choses de son temps, mais on n’a jamais eu l’idée de préparer un « discours », ni de faire, pour soi tout seul, une tragédie en cinq actes, et en vers. Ce sont toutes ces influences qui ont préparé d’abord, soutenu, et consacré le succès du « grand » Corneille, si personne moins que lui n’a ressemblé au bonhomme de génie dont on retrouve le profil héroïque dans toutes nos histoires, et au contraire si nul n’a mieux su reconnaître et prendre le vent de l’opinion pour y incliner la souplesse de son talent. Il tient, et à bon droit, dans le Grand Dictionnaire des Précieuses, de Bodeau de Somaize, une place considérable, une place d’honneur, et il y est appelé « le plus grand homme qui ait jamais écrit des jeux du cirque ». C’est la note juste ; et qu’on l’étudie dans les comédies de sa jeunesse : Mélite, La Veuve, La Galerie du Palais, ou dans les chefs-d’œuvre de sa maturité, la grande préoccupation de Corneille a été de gagner le suffrage des précieuses. Il se vante lui-même, dans son Examen de Mélite, d’avoir pour ses débuts établi le règne de la décence et des mœurs sur une scène où les libertés qu’on prenait avant lui rendaient le théâtre inabordable aux femmes. S’il emprunte un sujet à l’Espagne, — parce que l’Espagne est à la mode, — il imprime donc à ses personnages, dans Le Cid ce caractère d’humanité, dans Le Menteur ce caractère de politesse, et, dans l’un et dans l’autre, ce caractère de généralité qui sont autour de lui les caractères des « honnêtes gens », et comme les signes auxquels ils se reconnaissent entre eux. Pareillement, dans son Horace, dans son Cinna, dans sa Rodogune, lorsqu’il mêle ensemble les choses de la politique et de la galanterie, ne vous imaginez pas que ce soit Justin qu’il imite, ni Sénèque, ni Tite-Live, mais ce sont bien les mœurs de son temps, et des « modèles » qui posent devant lui. Quelle est cette précieuse dont nous parle Somaize,
« qui ne s’est pas seulement acquis, nous dit-il, beaucoup d’estime par sa beauté, mais encore par la grandeur de son âme et dont l’esprit ne s’est pas seulement arrêté à la bagatelle, mais s’est élevé jusqu’aux affaires de la première importance» ? Nous le savons ; et qu’avant de s’appeler Émilie dans le Cinna de Corneille ou Cléopâtre dans sa Rodogune, elle a donné, dans la réalité de l’histoire, sous son vrai nom de duchesse de Chevreuse, plus d’une inquiétude au grand Cardinal. Que de rapprochements on pourrait faire encore ! Dans son Sertorius, dans son Othon, dans son Attila, si Corneille compliquera, s’il embrouillera, s’il enchevêtrera ses intrigues à plaisir, ce ne sera pas tant pour obéir à sa propre inspiration que pour disputer aux Gomberville, aux La Calprenède, aux Scudéri, l’empire du romanesque ! Et son génie n’en est pas diminué ! S’il s’accommode ainsi des variations et des exigences du goût de son temps, sa supériorité n’en reçoit point d’atteinte, puisqu’ils sont plusieurs autour de lui, — Mairet, Rotrou, du Ryer, Scudéri, La Calprenède, — qui suivent comme lui la mode, et qui n’ont cependant écrit ni Le Cid, ni Polyeucte, ni Pompée, ni Héraclius. Je dis seulement que sa grandeur n’est point faite de son isolement, et que, pour dépasser ses rivaux de toute la tête, il n’en est pas moins de leur famille. Il est surtout de cette société précieuse qui s’est elle-même reconnue et applaudie en lui, qui lui demeurera fidèle jusqu’à la fin, qui le soutiendra contre de jeunes et hardis rivaux ; et c’est pourquoi les précieuses peuvent bien avoir eu leurs défauts, ou leurs ridicules même, mais le théâtre de Corneille subsiste pour témoigner de la noblesse, de la grandeur, et de la générosité de leur idéal d’art. Un autre homme ne s’y est pas trompé : c’est Richelieu que je veux dire, et là même est le secret motif de ce qu’on le voit faire pour et contre Corneille. Du moment que l’écrivain ou le poète, au lieu de s’isoler en eux-mêmes, se mêlaient au monde, et, pour lui plaire, commençaient par accepter la discipline que le monde leur imposait, Richelieu conçut la pensée de faire servir cette docilité nouvelle aux desseins de sa politique. Utiliser le pouvoir de l’esprit et s’en faire un instrument de règne, ou, si l’on veut, intéresser les gens de lettres à la réalisation de ses plans ambitieux, sans leur en livrer le secret, il lui sembla que ce serait sans doute une grande chose, et que ce qu’il voyait autour de lui lui en offrait les moyens. Toutes ces petites coteries littéraires qui s’étaient formées à l’imitation de l’hôtel de Rambouillet, et qui n’en étaient, à vrai dire, que la caricature, témoignaient d’un besoin de voir régner, jusque dans les choses de l’esprit, quelque ordre et quelque discipline. Par d’autres chemins que les siens on semblait tendre à cette unité, ou, pour dire quelque chose de plus, à cette homogénéité qui était le principal ou l’unique objet de sa politique intérieure. Comme il voulait faire de la monarchie française le type en quelque manière de l’État moderne, vraiment un, vraiment vivant, vraiment organisé, la littérature, elle aussi, semblait tendre vers le même idéal d’organisation et de vie commune. Et, de même enfin qu’au dehors il voulait faire de l’État français le régulateur de la politique européenne, ainsi l’ambition qui couvait jusque dans le cœur des grammairiens et des critiques, — de Vaugelas, par exemple, ou de Chapelain, — c’était de faire succéder la langue française à la dignité de la latine ou de la grecque. Il devait être facile de s’entendre ; et, après quelques tâtonnements, c’est de cette entente qu’est sortie la pensée de l’Académie française. L’Académie française n’a pas été créée pour autre chose que pour inféoder les destinées de la littérature à celles de la France même ; et pour qu’il ne fût pas dit qu’une force sociale aussi considérable qu’était déjà celle de l’esprit pût échapper entièrement à l’action du pouvoir central. Mais sur quel terrain s’achèverait l’entente ? Car, en plusieurs occasions, et au lendemain même de la fondation de son Académie, Richelieu s’était bien aperçu, — par l’affaire de Corneille et de la critique du Cid, — qu’il ne gouvernerait pas les gens de lettres comme il faisait ses « intendants ». Les gens de lettres n’ont pas toujours cet « esprit de suite » que le cardinal exigeait de ses protégés ; et leur obéissance, qui peut d’ailleurs très bien aller jusqu’à la bassesse, n’en a pas moins toujours quelque chose de capricieux et d’intermittent. C’est ici que les historiens de la littérature française placent l’action de Descartes et de son Discours de la méthode ; lequel est en effet de 1637.
« L’influence de Descartes, a écrit Désiré Nisard, fut celle d’un homme de génie qui avait appris à chacun sa véritable nature, et, avec l’art de reconnaître et de posséder son esprit, l’art d’en faire le meilleur emploi. »Et dans un autre endroit :
« Voilà pourquoi les écrivains qui vinrent immédiatement après lui… sont presque tous cartésiens. Ils le sont par les doctrines qu’ils adoptent entièrement ou en partie ; ils le sont par la méthode qu’ils appliquent à tous les ordres d’idées comme à tous les genres. »Nisard donne encore à Descartes cet éloge d’avoir
« atteint en français la perfection de l’art d’écrire »; et il ajoute que cette perfection consisterait
« dans la parfaite conformité de la langue de Descartes avec le génie français ». Mais je ne crois pas que l’on puisse se tromper davantage ; et sans parler de la « perfection du style de Descartes », dont je dirais volontiers, selon le mot célèbre, qu’elle ressemble « à l’eau pure, qui n’a point de saveur particulière », l’influence de Descartes, on le verra plus loin, ne s’est exercée ni dans le sens que l’on dit, ni surtout dans le temps précis où on la place. En fait, bien loin d’être suivie d’aucun progrès de la raison ou du bon sens, la publication du Discours de la méthode n’est suivie chronologiquement que d’un retour offensif des influences étrangères : l’espagnole d’abord ; l’italienne ensuite ; et toutes les deux bientôt mêlées ensemble. L’explication n’en est pas difficile à donner. L’œuvre de Richelieu a été interrompue par la mort avant qu’il eût pu l’achever ; la Fronde a éclaté ; et pendant dix-huit ans ce sont une reine espagnole et un ministre italien qui règnent : Anne d’Autriche et Mazarin. On date ordinairement du grand succès du Cid et du Menteur l’influence espagnole ; mais, si l’on veut parler de quelque chose de plus que d’un échange de sujets entre les deux littératures, c’est trop tard ou c’est trop tôt. C’est trop tard, si, bien avant Corneille, l’Astrée n’était, comme nous l’avons vu, qu’un remaniement à la française de la Diane de Montemayor ; si Hardy, si Mairet, si Rotrou n’avaient guère fait qu’imiter ou traduire Cervantes, Lope de Vega, Rojas ; si les précieuses, comme on l’a dit, n’avaient d’abord essayé que d’acclimater le gongorisme en France. Mais c’est trop tôt s’il s’agit de fixer le moment où cette influence a vraiment menacé, comme autrefois l’italienne, le développement de la littérature nationale. En effet, ce n’est guère qu’entre 1645 et 1660 que nos auteurs dramatiques, Thomas Corneille, Scarron, Quinault, — pour ne rappeler que ceux dont le nom n’a pas péri tout entier, — se jettent à corps perdu dans l’imitation du théâtre espagnol, et qu’ils en viennent jusqu’à ne pouvoir plus seulement écrire une pièce de leur cru sans en placer la scène à Lisbonne ou à Salamanque. Il se produit alors, dans tous les genres, une espèce d’exaltation ou d’enflure qui va jusqu’à l’extravagance. Le grand Corneille en personne se persuade, et proclame, dans la préface de son Héraclius,
« que le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable ». Ce Gascon de Gautier de Costes de La Calprenède, — son nom mérite qu’on l’imprime tout au long, — et ce Normand de Scudéri, qui n’est d’ailleurs en ceci que le prête-nom de sa sœur Madeleine, écrivent leurs Ibrahim et leurs Cassandre, leurs Cléopâtre et leurs Artamène, vrais romans d’aventures, qui passionnent autour d’eux toutes les imaginations, tandis qu’avec les Scarron, les d’Assouci, les Saint-Amant le burlesque s’engendre, pour ainsi parler, du picaresque. L’influence italienne se mêle à l’espagnole. C’est de Robortelli ou de Castelvetro que l’on s’autorise pour chicaner Corneille. Les faiseurs d’épopées, rendus prudents depuis un demi-siècle par l’insuccès de la Franciade, reprennent alors courage au contact du Tasse et de sa Jérusalem. Mazarin introduit l’opéra dans nos mœurs françaises. La Fontaine, qui débute, achève son éducation littéraire dans le Décaméron ; Molière donne son Étourdi ; Boileau gronde et s’écrie, dans une tirade qui plus tard a disparu de sa première satire :
Où trouve-t-on trace en tout cela de l’action de Descartes et du cartésianisme ? Non ! en vérité, le Discours de la méthode n’a point fait époque dans l’histoire de notre littérature. Pleins d’admiration pour le géomètre, les contemporains du « philosophe » l’ont presque ignoré comme tel. Et si la littérature a fini par secouer le joug de toutes ces influences qui semblaient conjurées contre elle pour l’empêcher de devenir purement française, elle le doit à de tout autres causes, dont la première et la plus importante a été le réveil de l’idée chrétienne sous la forme de l’idée janséniste. Quelque différence en effet qu’il puisse y avoir, et qu’il y ait sans doute, entre l’idée chrétienne et l’idée janséniste, on ne l’a pas reconnue d’abord ; et s’il ne nous est plus permis aujourd’hui de les confondre ensemble, on les a cependant un moment confondues. Les Jansénius, les Saint-Cyran, les Saci, les Arnauld n’ont pas cru travailler à une autre œuvre que les Vincent de Paul, les Olier, les Bérulle, les François de Sales ; et ce qu’il y avait entre eux d’émulation première pour le bien ne s’est changé que plus tard en opposition. Si d’ailleurs, comme il le faut dans l’histoire des idées, nous entendons moins, sous le nom de jansénisme, une doctrine théologique rigoureusement définie qu’une manière générale de sentir et de penser, ce n’est pas seulement chez les écrivains de Port-Royal qu’on la retrouve, mais c’est encore chez quelques-uns de leurs plus illustres adversaires. Le style qui ressemblera le plus à celui de Nicole,
« un style grave, sérieux, scrupuleux », ce sera le style du père Bourdaloue. Et quand enfin le jansénisme, comme avant lui le protestantisme, n’aurait rendu d’autre service à l’idée chrétienne que d’en imposer la préoccupation aux « gens du monde », c’en serait assez pour notre objet. Nous n’avons pas le droit d’en appeler des décisions de Rome en matière de foi, ni celui de rouvrir la querelle, ni celui de prétendre qu’à défaut du jansénisme une autre cause n’en eût pas opéré les effets ; mais nous avons le droit de lui rapporter ces effets, s’ils sont siens ; et d’affirmer que, dans l’histoire de notre littérature, la victoire de l’idée janséniste a été le triomphe de l’idée chrétienne. C’est à ce titre que l’apparition du livre d’Arnauld sur la Fréquente communion, en 1643, marque une date considérable.
« Aucun livre de dévotion, a-t-on dit, n’eut plus de suites », ne fut plus lu, plus discuté, même par les femmes, et ainsi ne contribua davantage, sans enlever aux précieuses la direction de l’opinion littéraire, à les détourner elles-mêmes des questions simplement agréables vers des questions plus sérieuses. Il paraissait d’ailleurs au moment précis qu’il fallait pour interrompre les progrès possibles du cartésianisme, en rétablissant dans ses droits cette autorité de la « tradition » dont le Discours de la méthode eût risqué, sans cette contrepartie, d’affaiblir étrangement le pouvoir. Ajouterons-nous qu’il était écrit en français ? Mais en 1643, quoi qu’on en ait dit, la nouveauté n’en était plus une que par rapport à l’Augustinus de Jansénius ; et malheureusement, comme l’a fait observer Sainte-Beuve, l’appareil en était tout scolastique ou théologique encore. Il était réservé à Pascal d’en finir avec cet appareil, et de fonder la prose purement française, en mettant le talent ou le génie du côté du jansénisme, dans ses Lettres provinciales. Là, et non ailleurs, se trouvent réunies toutes les qualités à la poursuite desquelles on s’efforçait depuis une cinquantaine d’années. Ces grands problèmes dont il semblait, en vérité, que les théologiens eussent voulu comme nous dérober l’intelligence ou nous masquer l’intérêt, en les alourdissant du poids de leur érudition et de leur dialectique, les Provinciales, presque pour la première fois, les mettaient à la portée de tout ce qui savait lire. Il n’était pas jusqu’à cet air du monde, cette aisance et cette distinction d’allures, cet enjouement et cette grâce de plaisanterie, dont on faisait tant de cas, et tant de mystère, dans les « ruelles », qui ne s’insinuât parmi toute cette théologie. Le ton y changeait de lettre en lettre, avec les exigences de la polémique, et quelque grand intervalle qu’il y eût de la satire directe et personnelle à la plus haute éloquence, l’auteur le franchissait avec une agilité dont c’est le cas de dire qu’elle « ravissait » le lecteur. Aucune comédie n’avait paru « aux chandelles » qui fût aussi réjouissante. Aucune parole qui fût plus éloquente n’était tombée même du haut de la chaire. Si d’ailleurs à la corruption des mœurs, au relâchement croissant de l’ancienne discipline, on reconnaissait la nécessité d’opposer une morale, non pas certes nouvelle, mais plutôt oubliée de quelques-uns même de ceux qui avaient pour mission de l’enseigner, les Provinciales la contenaient. Et enfin et surtout, — je ne parle qu’au point de vue de la littérature, — si l’on aspirait au naturel, et qu’on y tendît sans y pouvoir atteindre ; si l’on s’était trompé jusqu’alors sur les moyens d’y toucher ; les Provinciales étaient ensemble le signal et le modèle attendus.
« Le premier livre de génie qu’on vît en prose, a dit Voltaire, fut le recueil des Lettres provinciales »; et, un peu plus loin, il y rapporte l’époque de
« la fixation de la langue ». On ne saurait mieux dire, mais on peut en dire davantage ; et une autre époque date également des Provinciales, plus importante encore, qui est celle de la fixation des caractères de la littérature et de l’idéal classiques.
Si ce vers de Scudéri n’était quelque peu ridicule, ce serait le moment et le lieu d’en faire une juste application. Le « naturel » des Provinciales n’a fait sur les hommes de la génération précédente, tels que le vieux Corneille, aucune impression ; et, après six ou sept ans de bouderie, quand l’auteur du Cid reparaîtra sur la scène, en 1659, ce sera avec son Œdipe, bientôt suivi de son Sertorius ou de son Othon ! Mais, en revanche, tout ce qu’il y avait de jeune et d’ardent en a été frappé comme d’une révélation. Dirai-je que Bossuet lui-même en est comme transformé ? Le mot semblerait un peu fort ; et cependant, si son éloquence n’a jamais fait de plus grand progrès que dans le passage de sa première manière à la seconde, entre 1653 et 1658, — du Sermon sur la bonté et la rigueur de Dieu au Panégyrique de saint Paul, — comment s’empêcher d’observer que ce progrès coïncide justement avec la plus grande vogue des Lettres provinciales ? C’est également l’exemple de Pascal qui a mis en liberté la pensée de Boileau, si, comme nous le savons, les premières Satires ont été composées entre 1658 et 1660, et d’autre part, si nous n’ignorons pas l’admiration que Boileau gardera jusqu’à son dernier jour pour les Provinciales. À vrai dire, ce sont elles qui finiront par le rendre janséniste ! Mais en attendant, ce sont bien elles aussi qui ouvrent, ou pour ainsi parler qui dessillent les yeux de Molière. Car L’Étourdi est de 1653, et Le Dépit amoureux est de 1655, mais de quel chef-d’œuvre en son genre ces imbroglios à l’italienne sont-ils à leur tour suivis ? Évidemment Molière, Boileau, Bossuet ont lu les Lettres provinciales. Mais, quand nous n’en aurions pas la preuve, il resterait qu’en achevant de purifier l’atmosphère littéraire du temps, et d’en balayer les derniers nuages qui l’obscurcissaient encore, les Provinciales ont au moins, en le rendant possible, préparé tout ce que nous allons voir leur succéder maintenant de chefs-d’œuvre. À mi-côte ou à mi-chemin de l’emphase de Balzac et de la préciosité de Voiture, qui procédaient aussi bien l’une et l’autre de la même prétention d’orner, d’embellir, de déguiser la nature, elles ont fondé l’école du naturel ; et, par une de ces ironies fréquentes dans l’histoire, il se rencontre ainsi que, de tous nos grands écrivains, c’est celui dont l’intransigeance morale a été le plus hostile à la nature, — et même à la raison, — qui néanmoins a le plus fait pour diriger nos Molière et nos Boileau, j’y ajoute maintenant nos La Fontaine et nos Racine, dans la voie de « l’imitation de la nature » et du respect des « droits de la raison ». On ne saurait guère imaginer de génie plus différent de celui de Molière que le génie de Racine, à moins peut-être que les rapports ne soient plus difficiles encore à préciser entre la nonchalance épicurienne de La Fontaine et la sévérité bourgeoise de Boileau. Cependant ces quatre grands hommes ne s’en sont pas moins, non seulement connus et appréciés, mais aimés ; et l’hôtellerie sans nom où se rencontrèrent, un jour de l’année 1548, Ronsard et Du Bellay, n’est pas plus célèbre dans l’histoire littéraire que « cabaret classique » du Mouton blanc, où se réunissaient Ariste et Gélaste, Acanthe et Polyphile. Qu’y avait-il donc de commun entre les quatre amis ? Deux ou trois idées seulement, pas davantage, mais deux ou trois idées fécondes. Ils croyaient tous les quatre que le principe de l’art consiste essentiellement dans l’imitation de la nature, et, à ce propos, je me suis efforcé de montrer, en plus d’une occasion, que, ce qu’ils admiraient dans les anciens, c’était la fidélité de cette imitation [Cf. L’Évolution des genres, t. I, Paris, 1889]. Ils ne les admiraient pas du tout d’être les anciens, et ils l’ont dit assez clairement : « Les anciens sont les anciens et nous sommes les gens de maintenant » ; mais ils les admiraient « d’avoir bien attrapé la nature », sans doute comme étant plus près d’elle :
Novitas tum florida mundi !Ils croyaient, en second lieu, que, si l’imitation de la nature est le principe ou le « commencement » de l’art, cela veut dire sans doute en bon français qu’elle n’en est pas l’objet ou la « fin », et que l’écrivain manque à sa mission ou à sa fonction, qui ne se propose pas en quelque mesure, comme le dira bientôt Bossuet, de « perfectionner la nature » : il n’a pas dit de « l’embellir » ! Et ils croyaient enfin que le moyen le plus sûr d’atteindre ce but, ou, — si l’on me permet cette expression un peu pédantesque, — de dégager cette « fin » de ce « principe », était le perpétuel souci de la forme ou du style. C’est cette communauté d’idées qu’on retrouve partout, dans les Satires de Boileau comme dans les Comédies de Molière, dans les préfaces de Racine comme dans les aveux de La Fontaine. Et rien n’était plus nouveau, si l’on ne regarde autour d’eux qu’aux idées de leurs contemporains, mais rien aussi ne l’était moins, si c’était bien le but qu’on s’était proposé depuis tantôt cent ans. Après un siècle de tâtonnements et d’efforts, pendant lequel on avait demandé tour à tour aux Anciens, aux Italiens et aux Espagnols les moyens d’atteindre ce que l’on ne voyait pas très clairement, on le voyait enfin, et les moyens n’en consistaient qu’à s’affranchir de l’imitation des Espagnols et des Italiens, pour se mettre, comme autrefois les Anciens, en face de la nature.
« L’imitation de la nature, voilà le grand point, dira plus tard un peintre illustre, et toutes les règles ne sont faites que pour nous mettre à même de l’imiter plus aisément. »[Cf.
uneConférence d’Oudry dans le Dictionnaire des beaux-arts de Watelet, t. I, Paris, 1760.] Une dernière coïncidence, de celles que l’on ne peut prévoir, et qui font, pour cette raison même, l’attrait changeant et toujours nouveau de l’histoire, allait sauver ce principe des conséquences abusives qu’on en eût pu tirer en d’autres temps : Mazarin venait de mourir ; Anne d’Autriche allait bientôt le suivre dans la tombe ; et Louis XIV venait d’inaugurer par trois ou quatre coups d’éclat son gouvernement personnel.
« il semblait que la volupté s’empressât d’entourer de ses guirlandes et de couvrir de ses fleurs ce trône qu’elle se montrait jalouse de disputer à la gloire »[Cf. Walckenaer, Mémoires sur Madame de Sévigné, t. II, Paris, 1844]. Ce n’était que festins, collations, promenades, carrousels, divertissements sur l’eau, « bains en rivière », mascarades, concerts, comédies et ballets, d’où naissait et se dégageait, non sans quelque dommage des mœurs, une politesse nouvelle, moins apprêtée, plus libre que l’ancienne, également éloignée De la grande raideur des vertus des vieux âges et des cérémonies de la préciosité, qu’elle rendait les unes et les autres diversement, mais également ridicules. Elle s’insinuait rapidement, dans les manières d’abord, qui devenaient à la fois plus élégantes et plus naturelles ; dans le langage, qu’elle achevait d’épurer ; dans les sentiments, qui devenaient plus subtils et plus compliqués. Le succès du Misanthrope en 1666, celui d’Andromaque en 1667, celui d’Amphitryon en 1668 en célébraient le triomphe. Elle gagnait la ville, bientôt même les provinces ; et, plus loin encore, à l’étranger, dans les petites cours d’Allemagne ou sur le trône restauré des Stuarts, l’exemple et la leçon qu’elle était pour la France, elle les devenait pour l’Europe entière, à son tour. C’est qu’aussi bien, en même temps qu’une époque de l’histoire des mœurs, le changement en marquait une aussi de la grandeur française ; et, parmi tout cela, du milieu même des divertissements, l’action du maître se faisait sentir : l’énergie de sa volonté, la puissance de son application, l’ubiquité de son regard et le poids de son bras. Il n’avait pas accepté seulement, il avait pris, et gardé tout entier pour lui, l’héritage de pouvoir que lui avaient comme accumulé les Mazarin et les Richelieu. Plus de ministres, des commis ! Plus de conseillers, des courtisans ! Plus d’égaux, non pas même au dehors, mais, sur les bords de la Tamise ou dans les sables du Brandebourg, des « pensionnaires » et des « clients ». Il n’y fallait qu’à peine cinq ou six ans. Sous l’influence de cette action souveraine on voyait l’ordre se rétablir, la paix régner dans les provinces, la justice y pénétrer, la probité rentrer dans les affaires, le commerce, l’industrie, les arts, attirés et transplantés de Flandre ou d’Italie en France, y prendre comme un nouvel essor. L’état français devenait bientôt, de tous les états de l’Europe, le plus riche et le plus populeux. Et quand le traité d’Aix-la-Chapelle, après quelques mois de campagne, couronnait l’œuvre des Pyrénées et de Westphalie, s’il n’y avait pas de cour plus brillante que celle de Louis XIV, il n’y avait pas non plus de prince mieux obéi de ses peuples, plus admiré, plus redouté ni plus envié de ses rivaux que ce souverain de vingt-neuf ans ! Nous étonnerons-nous qu’en de semblables conditions les « gens de lettres » l’aient admiré, comme les autres ; et, comme les autres aussi, qu’ils se soient rangés tous ensemble à l’obéissance, ou encore, si l’on préférait une expression plus noble, et plus juste peut-être, — qu’ils aient tous gravité, comme vers un centre naturel et inévitable d’attraction, vers ce soleil levant. Leurs intérêts les y engageaient, les intérêts mêmes de leur art, et le souci de leur dignité. Si, par exemple, ils avaient besoin d’un Dieu qui leur fît des loisirs, — et comment, en un temps où l’on ne concevait pas l’idée qu’un écrivain pût vivre de sa plume, s’en seraient-ils passés ? — la protection du roi les émancipait de la domesticité du grand seigneur ou du traitant ; les dispensait d’écrire désormais des « dédicaces à la Montauron » ; les classait à un rang, modeste encore sans doute, mais toutefois défini dans la hiérarchie sociale. Qu’importe après cela qu’ils aient payé cette protection de quelques flatteries ? et par hasard, s’ils avaient manqué de gratitude, les Molière, les Boileau, les Racine en seraient-ils plus grands ? Mais ils se rendaient bien compte que, dans une société tout aristocratique, ni leur talent, ni leur génie n’auraient suffi pour leur permettre d’accomplir librement leur œuvre ; pour les imposer à la considération de leurs adversaires ; pour triompher des résistances des coteries et de l’opinion. Sans la protection de Louis XIV, Molière eut succombé sous l’acharnement de ses ennemis ; et c’est bien lui, le roi, qui prendra sur lui d’imposer les chefs-d’œuvre de Racine à l’admiration des courtisans eux-mêmes de l’ancienne cour. Ils préféraient tous Corneille ; et, pour ne rien dire ici de la cabale des deux Phèdre, qui ne connaît le mot de Mme de Sévigné sur l’auteur d’Andromaque ? Je crains aussi pour leur mémoire, — et pour les épaules du poète, — qu’en un autre temps, les Chapelain et les Montausier n’eussent fait bâtonner l’auteur des Satires. Et enfin, sans presque y tâcher, je veux dire par le seul effet de l’exemple et de l’autorité, si Louis XIV, en les mêlant aux « gens de cour », a obligé les « gens de lettres » à dépouiller insensiblement je ne sais quelle morgue bourgeoise ou quelle rouille pédantesque dont ils étaient encore comme encrassés ; s’il les a mis ainsi du nombre des « honnêtes gens » ; s’ils ont acquis, au contact et dans la fréquentation des hommes d’État, des « gens du monde », et des femmes, quelques qualités qui ne germent point d’ordinaire dans l’arrière-boutique d’un « maître tapissier » ou dans le ménage d’un greffier du Palais, méconnaîtrons-nous aujourd’hui la grandeur du service ainsi rendu à la littérature française ? C’est en effet à ce moment, sous l’influence et par un effet du concours de toutes ces causes, que la littérature devient vraiment humaine, dans le sens le plus large du mot, en même temps que vraiment naturaliste ou naturelle. Qu’y a-t-il de plus « naturel » que la comédie de Molière, si ce n’est la tragédie de Racine ; et qu’y a-t-il de plus humain ? C’est par ce caractère d’humanité qu’elles s’opposent, tout en les continuant, à la tragédie de Corneille, au roman de La Calprenède, à la comédie burlesque de Scarron, — L’Écolier de Salamanque ou Dom Japhet d’Arménie, — et comme le dit La Fontaine, parlant des Fâcheux :
Il est d’ailleurs bien entendu que, de cette nature, que l’on suit à la trace, on n’imite que ce qu’elle offre elle-même à l’observation de plus général et de plus permanent, mais aucun des accidents, aucune des exceptions, aucune des difformités qui l’altèrent ou qui la corrompent, pour ne pas dire qui la « dénaturent ». C’est que, s’il n’est pas douteux qu’un borgne, un boiteux, un bossu soient des hommes, on pense, et on a raison, non pas précisément que la vue ou la représentation en sont affligeantes, mais qu’ils font eux-mêmes défaut, pour ainsi parler, à la définition de l’homme. Pareillement on ne nie point la réalité d’un Attila, ni celle d’un Jodelet ou d’un dom Japhet d’Arménie, — quoique d’ailleurs on le pourrait, si l’on le voulait, — mais on estime que ce qu’il y a d’extraordinaire en eux les excepte et les tire hors de la nature et de l’humanité. Rien de plus encore, et il faut se garder de confondre les temps ! On ne se propose que de plaire aux honnêtes gens. Mais on est obligé, pour leur plaire, d’entrer d’abord dans leurs sentiments, et comme ces sentiments ne nous sont connus, comme nous n’en pouvons trouver une expression qui dure qu’à la condition de les avoir éprouvés nous-mêmes, le rare ou le singulier s’élimine insensiblement de la conception de la littérature.Et maintenant il ne faut pas
« Qu’est-ce qu’une pensée… neuve ? dira bientôt Boileau. Ce n’est point, comme se le persuadent les ignorants, une pensée que personne n’a jamais eue, ni dû avoir : c’est au contraire une pensée qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. »Rappelons-nous là-dessus une Satire ou une Épître de Boileau lui-même, une comédie de Molière, L’École des femmes ou Le Misanthrope, une tragédie de Racine, Andromaque ou Bajazet, une fable de La Fontaine, Les Animaux malades de la Peste ou Le Meunier, son Fils et l’Âne, une maxime de La Rochefoucauld, un sermon de Bossuet ou de Bourdaloue. Quelque diverses que soient ces œuvres, le premier mérite en est d’être de tous les temps, de tous les lieux, vraies de l’homme universel et non pas seulement du Français du xviie siècle, naturelles en tant qu’humaines, humaines parce que naturelles, — et si je ne craignais que l’expression ne parût un peu métaphysique, — je dirais : un fragment de nature et d’humanité réalisé sous l’aspect de l’éternité. Ce caractère d’humanité ne les empêche pas d’être en même temps nationales, et je voudrais exprimer trois choses par ce mot, qui se tiennent, mais qu’on peut et qu’il faut distinguer. S’ils se mettaient, comme autrefois leurs pères, et quelques attardés, à l’école de l’étranger, des Espagnols ou des Italiens, nos écrivains croiraient donc désormais trahir « la pensée du règne », et faire publiquement acte d’ingratitude envers le roi qui les protège. C’est pourquoi, dans les œuvres les plus admirées de la précédente génération, — la Jérusalem délivrée du Tasse, par exemple, et la Diane enamourée de Georges de Montemayor, — ils ne veulent plus voir, pour eux, que l’obstacle qui les a trop longtemps détournés d’être eux-mêmes. Lisez plutôt à cet égard la Dissertation de Boileau sur Joconde, — qui est l’une de ses premières œuvres, — et voyez avec quelle assurance il y donne à La Fontaine, dans un sujet emprunté de l’Arioste, la supériorité sur l’Arioste ! C’est comme s’il disait que le fond n’est rien, dans l’œuvre d’art, c’est la forme qui est tout ; et, tout le monde admettant d’ailleurs que les Grecs et surtout les Latins sont à peine des étrangers pour nous, mais plutôt des ancêtres, c’est d’abord en se libérant, par l’originalité de la forme, de toute influence étrangère, que la littérature devient véritablement nationale. Elle le devient, d’une autre manière, en développant dès lors, de son propre fond, et comme à l’abri de toute action du dehors, des qualités plus intérieures, assez difficiles à définir, et dont la nationalité se reconnaît à ce signe que les étrangers ou ne les voient pas, ou ne les sentent point. Telles sont, entre autres, les qualités que nous goûtons peut-être le plus dans Racine : profondeur, subtilité d’analyse ou d’observation morale ; négligence apparente mais étudiée du style, dont le contour sinueux imite en quelque sorte ce qu’il y a de plus caché dans les mouvements de la passion ; harmonie des proportions ; et, généralement, tout ce que la forme oratoire de sa tragédie semble, en vérité, dérober à tous ceux qui n’ont pas en naissant respiré l’air de France. Telles sont aussi quelques-unes des qualités de Bossuet. On rend universellement justice à la force et à la précision de sa langue ; on admire en lui l’historien et le controversiste ; on rend hommage à l’orateur, plus abondant que Cicéron et plus nerveux que Démosthène. Je ne sais si l’on apprécie hors de France tout ce qu’il y a de naturel, de simplicité, j’oserai dire de familiarité sous la splendeur de cette inimitable éloquence, combien peu de rhétorique et d’apprêt, quelle absence d’amour-propre et de vanité littéraire ! Et La Fontaine encore, combien y a-t-il d’étrangers qui comprennent ce que nous avons d’admiration singulière pour cet alliage, unique en lui, de nonchalance épicurienne, de malice gauloise, et de pure poésie ? Ils ont peine surtout à concevoir que « le plus français de nos poètes » soit en même temps le plus « inspiré des anciens » ; et qu’un recueil de Fables, dont il n’y en a pas une qui ne soit empruntée de quelque source étrangère, ne soit cependant qu’une perpétuelle création. Ce n’est pourtant pas tout encore, et dans toutes ces œuvres, ce que je trouve de plus national, c’est l’impossibilité même d’y séparer ce qui est proprement et purement français de ce qu’elles contiennent d’universel. Elles sont universelles ; et on ne conçoit pas qu’elles eussent pu naître ailleurs qu’en France, et au xviie siècle ! Et cependant d’être de tous les temps et de tous les pays, non seulement cela ne fait point qu’elles ne soient aussi du leur, mais il semble qu’une part au moins de leur originalité consiste en cela même. Elles sont en ce sens l’équivalent de la peinture italienne de la renaissance ou de la sculpture grecque de la grande époque, dont il faut bien que les chefs-d’œuvre soient nationaux de leur universalité même, puisqu’enfin on les a partout imités et cependant nulle part, je ne veux pas dire égalés, mais reproduits seulement. Ainsi la tragédie de Racine, ou la comédie de Molière ; et s’il est difficile d’éclaircir le mystère, ce n’est pas toutefois une raison de le nier. Naturelles en tant qu’humaines, disions-nous tout à l’heure ; et maintenant il nous faut dire : nationales en tant qu’universelles, et universelles en tant que nationales. Un troisième caractère en dérive, ou s’en compose, explique les autres et s’explique par eux, qui est qu’en même temps que du désir de plaire, toutes ces œuvres sont animées de l’ambition d’instruire, didactiques ou morales, dans le sens élevé, dans le sens large de l’un et l’autre de ces deux mots. Que ce caractère s’aperçoive d’abord, et, presque sans métaphore, qu’il saute aux yeux dans un sermon de Bossuet ou de Bourdaloue, dans un chapitre de Malebranche ou dans une Satire de Boileau, rien de plus naturel, si même ce n’est un peu de naïveté que d’en faire ici la remarque. Il est déjà plus intéressant de retrouver la même intention dans les Maximes de La Rochefoucauld et dans les Fables de La Fontaine, de tous ces grands écrivains le plus irrégulier sans doute, et celui que l’on se plaît, trop volontiers peut-être, à regarder de nos jours comme une exception en son temps. Parce qu’il sait bien
« qu’en France on ne considère que ce qui plaît », que
« c’est la grande règle et même la seule »pour ainsi dire, il s’est donc bien gardé d’y manquer ! Mais il a soin de dire ailleurs : « Ces badineries, — il parle de ses Fables et non de ses Contes, on pourrait s’y tromper, —
ces badineries donc ne sont telles qu’en apparence, et dans le fond elles portent un sens très solide. Et comme par la définition du point, de la ligne, de la surface et par d’autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et les conséquences que l’on peut tirer de ces Fables, on se forme le jugement et les mœurs et on se rend capable des grandes choses. »Ai-je besoin de montrer qu’à son tour si Molière n’a jamais formé le dessein de « corriger » les mœurs ou de les « épurer », son Tartuffe, son Misanthrope, ses Femmes savantes sont là pour nous répondre qu’à tout le moins il a bien prétendu les « modifier » ou les « façonner » ? C’est comme si l’on disait qu’aucun grand écrivain de ce temps n’a séparé l’idée de l’art de l’idée d’une certaine fonction ou destination sociale. Bien loin d’affecter, comme avant eux les précieuses ou les grands écrivains de l’âge précédent, le mépris du vulgaire, et de répéter avec eux : Rien ne me plaît, hors ce qui peut déplaire Au jugement du rude populaire ; ils ont essayé, comme l’explique admirablement La Fontaine, d’élever ce « populaire » jusqu’à eux ; ils ont écrit pour « tout le monde » ; et dans quelque sens enfin que l’on prenne l’expression, — car elle a plusieurs sens, — jamais plus que la leur aucune doctrine ne différa davantage de ce que nous avons depuis lors appelé le paradoxe de l’art pour l’art. On a soulevé là-dessus la question de savoir si « les caractères de grandeur qui distinguent le plus singulièrement le xviie siècle ne tiendraient pas à la marche générale de la civilisation européenne plutôt qu’à l’influence et aux destinées de la France ? » Et, en effet, la question valait la peine d’être posée. Si d’ailleurs on y répondait, comme l’auteur même de la question [Cournot, Considérations sur la marche des idées dans les temps modernes, t. I, Paris, 1872], que
« le privilège de la France de Louis XIV consiste à s’être trouvée placée dans des circonstances où son mouvement propre était dans le sens du mouvement général de l’Europe… de manière à la rendre l’interprète ou le véhicule des idées communes », on aurait jeté sans doute une vive lumière sur un temps de l’histoire de notre littérature, et particulièrement on en aurait assez bien expliqué la rapidité de propagation. Mais il resterait à montrer comment ou pourquoi la France s’est trouvée investie de cette « prérogative » ; et, sans entreprendre ici cette recherche un peu longue, n’est-il pas permis de penser que le caractère de notre littérature, celui de la civilisation française du temps de Louis XIV, et l’influence enfin de Louis XIV lui-même ne sont pas tant à ce point de vue même des effets que des causes ? Peut-on dire que les idées de Pascal ou celles de Bossuet, par exemple, fussent « dans le sens du mouvement général de l’Europe » ? Ne le dirait-on pas mieux des idées de Locke ou de Grotius ? Et, en France même, d’où donc aurait procédé la résistance, l’opposition qu’ont rencontrée les Molière, les Boileau, les Racine et dont je répète que, sans l’intervention personnelle de Louis XIV, ils n’auraient pas triomphé ? Mais ce qu’il importe surtout d’observer c’est que le « siècle de Louis XIV » n’a guère duré plus de vingt-cinq ans, ce qui est peu pour un siècle, si l’on ne regarde qu’au nombre des années, et ce qui est beaucoup si l’on fait attention qu’il n’y a pas une de ces vingt-cinq années qui ne soit illustrée de quelque chef-d’œuvre. Nous n’avons pas plus tôt gravi l’un des versants de la colline, qu’il en faut redescendre l’autre ; et pourquoi nous en plaindrions-nous si la vie ne consiste que dans le mouvement même ? En fait, le traité de Nimègue, en 1678, qui semble marquer l’apogée de la puissance de Louis XIV, commence précisément d’en marquer le déclin. La galanterie des débuts du règne avait dégénéré en scandale public, et c’est en vain que les prédicateurs avaient tonné du haut de la chaire ! Aux leçons de Bourdaloue Louis XIV avait continué de préférer celles de Molière :
Maintenant c’est l’excès ou l’enivrement de la puissance qui l’engage dans des entreprises au-dessus de ses forces. Son air de hauteur et d’« estime de soi », qu’aucune familiarité désormais ne tempère et qui l’immobilise dans une attitude de solennité ; ses abus de pouvoir ; ses chambres de réunion, sa grande querelle avec la cour de Rome, la révocation de l’Édit de Nantes ; son intervention dans les choses d’Angleterre, la politique brutale et despotique de Louvois indisposent, inquiètent, irritent l’opinion, soulèvent contre lui les armes de l’Europe entière. Et, dans l’infatuation où il est de sa personne, quand il n’a plus de Colbert pour diriger ses finances, de Turenne, de Condé, de Luxembourg pour diriger ses armées, de Lionne, enfin, ni de Pomponne pour diriger sa diplomatie, c’est le moment qu’il choisit pour se précipiter dans la guerre qui doit aboutir au funeste traité d’Utrecht. Cependant, au dedans, tout s’assombrit aussi. La scandaleuse et tragique affaire des poisons entrouvre brusquement aux yeux comme un abîme d’ignominie [Cf. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IV, V, VI, VII, Paris, 1870-1875]. Si la France en masse est malheureusement complice de la révocation de l’Édit de Nantes, ce n’est pas seulement le commerce et l’industrie qu’on tarit dans leurs sources, en expulsant les protestants, mais c’est la moralité publique qui en est comme atteinte jusque dans ses fondements. La cour elle-même change de caractère. La Vallière expie ses amours dans les austérités du cloître ; Fontanges est morte, « blessée au service du roi » ; Mme de Montespan a dû quitter la cour ; et à leur place à toutes, dans une condition douteuse, qui tient ensemble de celle de la maîtresse, et de la femme de charge, ou de la gouvernante, c’est Mme de Maintenon qui règne.
« Voilà l’état où les choses s’en trouvaient en 1690, — nous dit un témoin, l’envoyé de Brandebourg, Ézéchiel Spanheim — et en sont encore autant qu’on sait, et qui, après tout, d’une simple demoiselle, vieille, pauvre, la veuve d’un auteur burlesque, la suivante de la maîtresse du Roi, d’une cour d’ailleurs la plus galante de l’Europe, en ont fait la confidente, la maîtresse et comme on croit l’épouse même d’un grand monarque »[Cf. Ézéchiel Spanheim, Relation de la Cour de France en 1690. Paris, 1882]. Épouse ou maîtresse, la vieille demoiselle n’imagine qu’un moyen d’assurer à la fois et de se faire pardonner sa fortune, qui est d’affecter la dévotion et la pruderie. Altri tempi, altre cure ! Sa grande affaire est de diriger le roi dans les voies du salut. Elle le dirige ; et Nanon sa servante, la gouverne. Les beaux jours sont passés ! C’est à peine, — après Ryswick et le mariage de Savoie, — si la vivacité de la duchesse de Bourgogne ranimera quelque étincelle des splendeurs éteintes. Si le roi vit toujours, et quand il vivrait dix ans, quinze ans, vingt ans encore, le règne est terminé ! Plus de ris ni de jeux désormais ; une tristesse morne ; et voici qu’insensiblement, sur les restes de ce qui fut « la cour la plus galante de l’Europe », se tisse et s’étend le voile terne, opaque, et lugubre de l’ennui.
« Les actions des princes ressemblent aux grandes rivières dont peu de gens ont vu l’origine, et dont tout le monde voit le cours. »Le Père Rapin, son confrère, entre deux chapitres de son Histoire du Jansénisme, discute avec Bussy la question de savoir
« si l’on doit tutoyer sa maîtresse »; et sans doute ce n’est qu’une question de style, mais Pascal l’eût trouvée « jolie ». Cependant Quinault triomphe : le succès de ses Atys, de ses Persée, de ses Armide le venge des attaques de l’auteur des Satires ; et une demi-douzaine de livrets d’opéra lui refont une réputation dont l’éclat, après quatre-vingts ans, corrompra le jugement de Voltaire. Les romans se multiplient, dans le genre de l’Histoire amoureuse des Gaules, sous la plume des pamphlétaires, de l’espèce de Courtilz de Sandras, l’auteur des Mémoires de Rochefort et des Trois Mousquetaires, — je veux dire des Mémoires de M. d’Artagnan. En même temps, sur la scène illustrée par Molière, et dont ils ont fait
« un échafaud », — selon la forte expression de Racine, — les Montfleury, les Poisson, Dancourt, qui débute, exposent leurs « turlupinades ». La Fontaine, vendu par la disparition ou l’éloignement de ses anciens amis à son vrai tempérament, n’écrit plus guère que des Contes ; et quels Contes, si l’on songe qu’il a passé la soixantaine ! Le vieux Saint-Évremond, de l’autre côté du détroit, l’encourage. On se grise royalement, au Temple, chez les Vendôme, où d’ailleurs ce n’est pas ce que l’on fait de pis. Les princesses du sang fument la pipe. Et pour qu’enfin à tous égards les dernières années du siècle en ramènent le commencement, après ou avec les débauchés et les précieux, ce sont maintenant les « libertins » qui rentrent à leur tour en ligne. Un seul homme eût peut-être pu leur faire tête, les contenir et leur imposer : c’est Bossuet, qui ne prêche plus, à la vérité, qu’en de rares occasions, mais qui prononce pourtant en 1685, 1686, 1687 ses dernières Oraisons funèbres ; et qui, soulagé ou libéré de l’éducation du Dauphin, donne précisément alors presque tous ses plus grands ouvrages. Le Discours sur l’histoire universelle est de 1681, et l’Histoire des variations des Églises protestantes est de 1688. C’est le premier surtout qu’on loue. Mais il faut dire du second que l’on n’a pas écrit de plus beau livre en notre langue, si d’abord il contient, comme les Provinciales, d’impérissables modèles de tous les genres d’éloquence ; et qu’il ait encore sur elles cet l’avantage d’être un vrai livre, divers et un en toutes ses parties, dont il n’y a pas une page, ou même une ligne, qui ne s’inspire de l’idée de l’ensemble, et ne concoure à en démontrer la justesse. De récentes recherches ont établi que d’ailleurs jamais œuvre de polémique n’avait été plus laborieusement ni plus impartialement préparée [Cf. Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme, Paris, 1891]. Et pourquoi n’ajouterions-nous pas qu’on en citerait peu dont le dessein soit plus noble ou plus généreux, si l’auteur ne l’a conçu que pour travailler à cette « réunion des églises », qui a été, dès le temps de sa première jeunesse, le plus cher de ses rêves, et qui est demeurée jusqu’à son dernier jour la plus tenace de ses illusions ? Les Avertissements aux protestants, qui complètent ou qui fortifient l’Histoire des variations, sont de 1689 et de 1691. Mais ni la « réunion » ne devait aboutir, ni Bossuet, en dépit de son éloquence et de l’autorisé de sa dialectique, ne devait réussir à retarder beaucoup les progrès du « libertinage ». Ce n’est pas certes qu’il ne les eût vus, et tant de passages qu’on pourrait extraire de son œuvre suffisent à le prouver [Cf. notamment le Sermon sur la divinité de la religion, 1665 ; le Discours sur l’histoire universelle, IIe partie, 1681 ; et l’Oraison funèbre d’Anne de Gonzague, 1685]. Il a très bien vu, du premier coup d’œil, où tendait l’exégèse de Richard Simon, ce qui n’était pas si facile à voir, dès 1678 ; et il a pressenti, puisque l’expression est de lui, «
le grand combat qui se préparait contre l’Église sous le nom de cartésianisme », dès 1687. Il ne s’est pas trompé non plus quand il a cru que, si l’on voulait opposer aux progrès du libertinage une résistance efficace, il fallait que l’on commençât par rassembler en un seul corps les membres épars de l’Église ; et c’est un point sur lequel non seulement le temps, mais aussi les aveux de l’orthodoxie protestante lui ont donné raison. Pourquoi donc a-t-il échoué ? En premier lieu parce que les protestants, qu’encourageaient à ce moment même les succès de la grande guerre de la Ligue d’Augsbourg, ont cru qu’ils profiteraient de tout ce que perdrait le catholicisme, ce qui s’est trouvé politiquement vrai, mais moralement faux. Et encore, parce qu’au lieu d’accepter la discussion sur la question de l’Église, qui était capitale, ils ont dérivé la controverse sur des questions secondaires, comme celle de l’authenticité des livres deutérocanoniques [Cf. Leibniz, Œuvres, édition Foucher de Careil, t. I et II], ou de l’époque de la formation du dogme de la Trinité [Cf. Jurieu, Lettres pastorales]. Et enfin et surtout, parce qu’avec cette sorte d’ingénuité qui le caractérise, Bossuet a trop imprudemment suivi ses adversaires sur un terrain où l’opinion laïque, perdant pied, ne s’est plus sentie juge des coups ni seulement partie dans la bataille. C’est ce qui lui est également arrivé dans la querelle du quiétisme. Assurément, dans cette querelle mémorable, où il y allait, comme il disait, de toute la religion, on ne saurait trop admirer ce qu’il a déployé de vigueur, d’éloquence, et d’ardeur passionnée. C’est dans son Instruction sur les états d’oraison, qui est de 1697, que sont en quelque sorte enfouies quelques-unes de ses plus belles pages ; et il n’a rien écrit qui soit d’un style plus vif et plus pressant que la Relation sur le quiétisme, qui est de 1698. La Relation sur le quiétisme est le plus personnel de ses livres, et sous la contrainte qu’il s’y impose pour ne pas offrir trop de prise à la malignité publique, assez amusée déjà de cette dispute d’évêques, on sent gronder l’indignation, la colère même de l’honnête homme odieusement trompé. On « s’arracha » la Relation sur le quiétisme, et on la « dévora ». La victoire suivit de près, et le quiétisme fut condamné. Mais pendant cinq ans entiers une question de théologie pure, et de théologie mystique, n’en avait pas moins détourné Bossuet d’un objet peut-être plus urgent. Ici encore, l’opinion s’était désintéressée d’une lutte dont elle comprenait si peu la violence qu’elle en avait cherché et trouvé des raisons aussi peu honorables pour l’un que pour l’autre des combattants. « Je vous assure, écrivait la princesse palatine, que cette querelle d’évêques n’a trait à rien moins qu’à la foi. » Elle citait l’épigramme :
Et finalement, à l’ombre de la controverse, le libertinage grandissait de tout ce que la religion perdait de prestige et d’autorité. Car tandis qu’il semblait qu’on livrât ainsi
« le secret du sanctuaire »[Cf. Diderot, Apologie pour l’abbé de Prades], le cartésianisme était là, qui n’attendait que le moment d’entrer dans la place, un cartésianisme dégénéré, si l’on veut, de la vraie pensée de Descartes, mais un cartésianisme logique, logiquement déduit des principes du philosophe ; et c’est ici le temps de montrer sa véritable influence.
« Toute philosophie, a dit Sainte-Beuve[Cf. Port-Royal, l. IV, ch. 5]
, quelle qu’elle soit au premier degré et dans son premier chef et parent, devient antichrétienne, ou du moins hérétique, à la seconde génération ; c’est la loi, et il faut bien savoir cela. »Le doux, l’éloquent, et le candide Malebranche en peut servir d’un instructif exemple. Disciple non seulement convaincu, mais passionné de Descartes, il s’avise un beau jour de vouloir appliquer les principes de son maître à la démonstration ou au développement des vérités de la foi ; et voici tout d’un coup que, par une déchirure du rideau, la grande contradiction apparaît. On ne saurait être ensemble chrétien et cartésien ! et il éclate aux yeux que l’universel déterminisme du philosophe est incompatible avec l’idée de la Providence divine. C’est ce que Pascal avait si bien vu. C’est ce que voit bien aussi Bossuet, puisque c’est même alors qu’il fait écrire par Fénelon, contre Malebranche, la Réfutation du Traité de la nature et de la grâce. C’est ce que voit enfin celui qu’on appelle encore en ce temps-là le grand Arnauld. « Plus je me souviens d’être chrétien, écrit l’un, plus je me sens éloigné des idées qu’il (Malebranche) nous présente » ; et le second, à son tour :
« Plus j’avance dans ce travail(c’était également une Réfutation du Traité de la nature et de la grâce)
, plus je suis touché des renversements que ces imaginations métaphysiques font dans la religion. »Mais vous avez mis bien du temps à vous en apercevoir, ô grand docteur ! et puis vous avez d’autres qualités, mais vous n’avez pas pour vous ce style, le style abondant, fluide, et enveloppant du Père Malebranche. On ne vous lit point, et on le lit. Vous avez contre vous maintenant l’écrivain, le véritable écrivain, le grand écrivain, qui avait manqué jusqu’alors au cartésianisme ! Ainsi, Malebranche fait école. Tandis que Bossuet et Fénelon s’épuisent en d’autres combats, lui, continue son œuvre du fond de sa petite chambre, et cette œuvre consiste à humaniser, — nous dirions à « laïciser », — ce que la doctrine chrétienne offre de plus dur ou de plus contraire à la raison. Il adoucit le dogme de la chute ; il adoucit la doctrine de la grâce ; il relègue Dieu loin du monde ; il soustrait à son intervention les affaires des hommes ; il a une façon d’interpréter le surnaturel qui n’en fait qu’une conformité plus lointaine aux lois de la nature ; et à tout cela les contemporains ne s’y sont pas trompés : ils ont reconnu le cartésianisme. Ils le reconnaissent encore dans le scepticisme ou le criticisme de ce Pierre Bayle, — dont on ne consulte guère aujourd’hui que le grand Dictionnaire, — mais dont les Pensées sur la comète sont de 1682. Nul ouvrage n’a fait plus de bruit en son temps ni apporté plus d’aide au parti du libertinage. Or, qu’est-ce en trois mots que le criticisme de Bayle, sinon une extension du doute cartésien aux matières dangereuses que Descartes avait adroitement réservées et comme exceptées de l’application de sa méthode ? Enfermé, lui aussi, dans son « poële de Hollande », armé de son cartésianisme, ce que Bayle ose le premier soumettre à l’analyse de sa critique dissolvante, c’est la religion, c’est la morale ; et d’abord vous diriez qu’il ne critique et qu’il ne doute que pour le seul plaisir de douter ou de critiquer. Mais regardez-y de plus près ; et pesez attentivement quelques-unes des conclusions. Il ne fait point de paradoxe et il sait parfaitement ce qu’il dit, quand il écrit
« qu’il vaut mieux être athée qu’idolâtre »; et surtout il sait bien où il va. Qui ne l’entend encore quand il oppose
« les évidences de la raison »aux
« vérités de notre religion »; et qui ne voit ou qui ne devine quel est son objet ? À vrai dire, sur les ruines de la tradition et de l’autorité, ce prétendu sceptique est en train d’établir la souveraineté de la raison raisonnante.
« Nous avons eu des contemporains dès le règne de Louis XIV », dira de lui Diderot, et en effet il sera le maître à penser des encyclopédistes. Descartes n’avait été que le précurseur du rationalisme, c’est Bayle qui en est le vrai père. Où cependant ce rationalisme trouvera-t-il de quoi se fonder lui-même ? quel sera le modèle ou le type de la certitude ? le point d’appui ? « la dernière base constante » ? le terme et le roc où nous nous attacherons pour n’être point emportés et comme noyés dans l’océan du doute ? Nous les trouverons dans la science, répond à point nommé le spirituel auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes ; — et celui-ci encore est un cartésien. Neveu des Corneille, — et à ce titre ennemi-né des Molière, des Boileau, des Racine, — on n’a longtemps voulu voir dans Fontenelle que le Cydias de La Bruyère,
« un composé du pédant et du précieux »dont l’originalité n’aurait guère consisté, c’est toujours La Bruyère qui parle,
« qu’à éviter uniquement de donner dans le sens des autres, et d’être de l’avis de quelqu’un »; et toutes ces critiques il les a méritées. Sa tragédie d’Aspar ne nous est connue que par l’épigramme de Racine ; mais nous avons ses Églogues, nous avons ses Lettres galantes du chevalier d’Her*** ; et que veut-on que Boileau ait pensé de ce petit morceau :
« On nous a dit, monsieur, que vous devenez philosophe, mais d’une philosophie la plus extraordinaire du monde. Vous ne croyez plus qu’il y ait de couleurs !… J’en parlais un jour à Mme de B… qui est de vos amies, et qui en vérité a regret à votre raison. Elle étranglerait Descartes, si elle le tenait. Aussi faut-il avouer que sa philosophie est une vilaine philosophie : elle enlaidit toutes les dames. S’il n’y a donc point de teint, que deviendront les roses et les lys de nos belles ! Vous aurez beau leur dire que les couleurs sont dans les yeux de ceux qui les regardent et non dans les objets ; les dames ne veulent point dépendre des yeux d’autrui pour leur teint ; elles veulent l’avoir à elles en propre, et s’il n’y a point de couleur la nuit, M. de M… est donc bien attrappé, qui est devenu amoureux de Mlle D. L. G. sur son beau teint, et qui l’a épousée. »Voiture n’a rien écrit de plus précieux ni Balzac de plus affecté. Mais ce que ni Balzac ni Voiture n’ont connu, c’est l’art d’envelopper ainsi de préciosité ou d’affectation une vérité scientifique ; et là est l’originalité de Fontenelle. Il met positivement le cartésianisme en madrigaux, l’astronomie, la physique, l’histoire naturelle ; et sous ce point de vue les Entretiens sur la pluralité des mondes sont un chef-d’œuvre unique en son genre. Galamment et tout doucement, ils font entrer pour la première fois dans la littérature tout un ordre d’idées ou de faits qui jusqu’alors y étaient demeurés étrangers. Des préoccupations nouvelles commencent de hanter les esprits. Fontenelle s’ingénie à les entretenir ; il y réussit ; très répandu dans le monde, elles deviennent, grâce à lui, la matière des conversations mondaines ; et grâce à lui que manque-t-il encore à la victoire du cartésianisme ou de la science même ? Tout justement et uniquement ce qu’y vient ajouter la querelle des anciens et des modernes. Un homme d’esprit et de mérite, Charles Perrault, — qui n’a d’autre tort que d’avoir débuté, comme Scarron, par « travestir » Virgile, et aussi de se moins connaître en bonnes lettres qu’en « bâtimens », — conçoit un jour l’idée de flatter son roi d’une manière un peu nouvelle ; et, d’abord, n’en trouve pas de meilleure que de nommer son siècle le Siècle de Louis le Grand : n’avons-nous pas le siècle d’Auguste et le siècle de Périclès ? Mais, est-ce bien assez de dire que le siècle de Louis XIV n’a rien qui le cède à ceux d’Auguste et de Périclès ? Perrault ne le croit pas. Le siècle de Louis XIV n’égale pas seulement les siècles de Périclès et d’Auguste ; il les surpasse ! et d’autant que le maître lui-même est au-dessus d’Auguste et de Périclès, d’autant Bossuet, par exemple, est-il au-dessus de Démosthène, Molière au-dessus de Plaute ou de Térence, Racine au-dessus d’Euripide, la France au-dessus d’Athènes ou de Rome ; et généralement les modernes au-dessus des anciens. Ainsi commence ou s’émeut la dispute, sans que Perrault lui-même en ait envisagé les suites. Il n’a voulu que flatter son prince ; et, content d’avoir fait acte de bon courtisan, il en fût resté là, si les partisans des anciens ne l’avaient comme obligé de voir clair dans son paradoxe. C’est en effet l’idée de progrès, vague encore, diffuse ou éparse, à peine consciente d’elle-même, mais c’est bien elle, qui circule dans les Parallèles des Anciens et des Modernes. En vain Racine, La Bruyère dans ses Caractères, 1688-1696 ; Boileau dans ses Réflexions critiques sur Longin, 1694, essaient de réagir ou de résister. On leur répond assez spirituellement qu’eux-mêmes prouvent par leurs ouvrages cette supériorité qu’ils s’irritent qu’on accorde aux modernes. « Combien, s’écrie Perrault, le public n’a-t-il pas préféré aux Caractères du divin Théophraste les réflexions du Moderne qui nous en a donné la traduction ! » [Cf. Parallèles, etc., troisième dialogue, 2e édition, 1693.] Les jeunes gens, les femmes se rangent en foule du côté des modernes, sans parler des « Quarante », qui ne sont pas six en tout du côté de Racine et de Boileau. Pareillement les « gens du monde ». Car, si l’on veut, disent-ils tous, examiner les choses dans la rigueur, c’est nous qui sommes vraiment les anciens. Nous savons plus de choses que nos pères, et nos fils en sauront plus que nous. Assez et trop longtemps « des hommes revêtus de noir et le bonnet carré en tête nous ont proposé les ouvrages des anciens, non seulement comme les plus belles choses du monde, mais comme l’idée même du Beau » ! Le moment est venu de nous émanciper de cette servitude. On s’en émancipe donc, et de cette émancipation, trois conséquences en résultent. La curiosité se déplace ; et de la connaissance ou de la méditation des œuvres des anciens elle se porte tout entière vers l’observation des choses voisines, réelles, et contemporaines. C’est la revanche des Femmes savantes.
« C’est une chose presque infinie, — écrit Perrault dans son cinquième et dernier Dialogue, —
que les découvertes que l’on a faites en notre siècle »; et, en effet, si les historiens de notre littérature, en général, ont mal daté le triomphe du cartésianisme, de trente ou quarante ans trop tôt, ils ont en revanche daté de trente ou quarante ans trop tard ce que l’on pourrait appeler l’avènement de l’esprit scientifique (Cf. sur ce point F. Cournot, Considérations sur la marche des idées, t. I, livre III). À vrai dire, la réorganisation ou le renouvellement de l’Académie des sciences, en 1699, est une date presque aussi importante, dans l’histoire de l’esprit français, que celle de la fondation de l’Académie française, en 1635, et non moins significative. Que Boileau rime donc, s’il lui plaît, sa Satire des femmes :
la géométrie n’en intéresse pas moins désormais jusqu’aux femmes ; et le spectacle d’une « dissection », que Molière trouvait si comique, lorsqu’il le faisait offrir par Thomas Diafoirus à l’Angélique du Malade imaginaire, est maintenant le spectacle où le sexe court en foule. Ce qui paraît naturel, c’est d’être, comme le dit l’anatomiste Du Verney, présentant à la duchesse du Maine Mlle de Launay,
« la fille de France qui connaît le mieux le corps humain »; et, au contraire, ce qu’on trouve étrange, c’est qu’il se trouve encore, pour admirer Pindare, des hommes qui se croient du jugement et du goût. Nous sommes les gens de maintenant ! et ce qu’il nous faut avant tout connaître, c’est le monde où nous vivons, dont nous sommes. Que peuvent en savoir ? que peuvent là-dessus nous apprendre Aristote, qui était de Stagyre, et Cicéron qui était d’Arpinum ? On ne tarde pas à voir l’effet de ces idées nouvelles, ou, pour mieux dire, de cette nouvelle orientation de la curiosité, jusque chez les partisans eux-mêmes de l’antiquité, dans les Caractères de La Bruyère, par exemple, ou dans le Télémaque de Fénelon, qui datent respectivement, la dernière édition des Caractères, de 1696, et le Télémaque de 1699. C’est La Bruyère qui a essuyé le premier les attaques ou les railleries des modernes ; et, pour Fénelon, jusqu’à son dernier jour, il restera fidèle aux anciens. Mais à quoi s’intéresse effectivement La Bruyère ? Il nous l’a dit en propres termes, dans un endroit bien curieux de son livre, qui n’est pas un livre, mais un recueil d’observations, d’observations directes et d’observations précises sur ses contemporains.
« Il se fait dans tous les hommes des combinaisons infinies de la puissance, de la faveur, du génie, des richesses, des dignités, de la noblesse, de la force, de l’industrie, de la capacité, du vice, de la faiblesse, de la vertu, de la stupidité, de la pauvreté, de l’impuissance, de la roture et de la bassesse. Ces choses, mêlées ensemble en mille manières différentes et compensées l’une par l’autre, forment aussi les différents états et les différentes conditions. »Et ce sont, dirons-nous après lui, ces mille combinaisons qu’il aime à démêler dans ses Caractères, les différentes conditions, les différents états, et non plus « l’homme en général ». Non seulement il peint d’après nature ; mais c’est véritablement de « l’actualité » qu’il s’inspire, et toute son ambition n’est que de représenter au vif « les mœurs de son temps ». Telle est aussi la grande raison du grand succès de son livre. On y reconnaît les gens de son quartier. Voilà Diphile, et voici Théodecte ! On sait qui est Irène, qui Laïs, et qui Césonie. C’est ce qui amuse ; c’est ce qui instruit ; c’est ce qui nous apprend en combien de manières un homme peut différer d’un homme ; et s’il se plaint après cela que
« les grands sujets lui soient interdits », laissons passer cinq ou six ans encore, et Fénelon les aborde dans son Télémaque. Je ne crois pas qu’il y ait de livre, de livre célèbre, et justement célèbre, où l’antiquité nous soit présentée sous de plus fausses couleurs que dans le Télémaque ; non ! pas même le Cyrus ou la Clélie de Mlle de Scudéri, dont aussi bien il procède autant que de Sophocle ou d’Homère. Bossuet le trouvait « indigne » d’un prêtre, et je crains bien qu’il n’eût raison. Mais lisez-le comme il faut le lire, en le remettant à sa date, et l’aspect en est aussitôt modifié. Comme La Bruyère, ce sont aussi des « portraits », et des « portraits contemporains » que Fénelon nous trace. Il est Mentor, et son Télémaque est le duc de Bourgogne. Il fait la leçon à son prince, et il la lui fait moins sur la morale que sur l’article du gouvernement.
Il a des vues d’homme d’État, et elles peuvent bien être « chimériques », mais le rapport en est étroit avec l’état de la France de son temps. C’est donc aussi de « l’actualité » qu’il s’inspire. Il tend vers un but, et ce but n’est pas éloigné, mais prochain ; ni vague, mais précis. Comment donc les contemporains n’auraient-ils pas lu le Télémaque avec passion ? n’y auraient-ils pas vu que c’était d’eux qu’il s’agissait ? n’auraient-ils pas cherché à deviner sous les leçons du précepteur ce que serait le gouvernement de son royal élève ? C’est ainsi que, comme les Caractères, le roman de Fénelon répond à ce besoin nouveau de connaître ou de savoir. C’est le livre d’un réformateur, et quoique d’ailleurs l’idéal aristocratique de l’archevêque de Cambrai soit tout entier dans le passé, nous le savons bien aujourd’hui, mais personne alors ne s’en aperçoit. Il intéresse les hommes de son temps à eux-mêmes ; et c’est précisément ce que lui demandait la coterie des modernes. D’autres œuvres encore, dont le mérite littéraire est moindre, ne sont pas moins significatives de la transformation qui s’opère ; et dût-on y voir un peu d’irrévérence, il y a plus d’intérêt encore et plus de vérité que d’irrévérence, à rapprocher du roman de Fénelon et des Caractères de La Bruyère la comédie de Dancourt. C’est effectivement dans le théâtre de Dancourt, dans ses « levers de rideau » comme dans ses grandes pièces, — dans son Moulin de Javelle, dans sa Foire de Besons, dans ses Vendanges de Suresne, comme dans son Chevalier à la mode, dans sa Femme d’intrigues, dans ses Agioteurs, — que la comédie de caractères se transforme en « comédie de mœurs » ; et qu’est-ce que la « comédie de mœurs », sinon, dans un cadre tout contemporain lui-même, la satire des ridicules du jour ou des sottises du temps ? Elle est précisément le miroir où l’auteur comique nous invite à nous reconnaître ; et, nous, sous l’exagération convenue de la caricature, qu’aussi bien nous rapportons d’instinct aux nécessités de l’optique dramatique, ce que nous y cherchons, c’est notre ressemblance. Mais, d’une telle comédie, quelle qu’en soit d’autre part la valeur littéraire, l’agrément en est donc fait, comme celui des Caractères, de la fidélité de l’observation. On n’en attend plus l’auteur à débrouiller une intrigue, ou à prouver une « thèse », mais à bien attraper ses modèles ; ce qui le conduit lui-même à faire de l’actualité la maîtresse du choix de ses sujets, comme de la manière dont il les traite. Tel est bien le cas de Dancourt, qui n’a point de génie, dont le talent est mince, le comique peu profond, la plaisanterie souvent grossière, mais dont le théâtre abonde en détails de mœurs, en bouts de dialogues pris sur le fait, rendus au vif, et je n’ose pas dire en portraits, ce serait trop d’honneur, mais en silhouettes au moins de personnages qui s’habillent et qui parlent, qui marchent ou qui s’agitent, qui sentent et qui pensent à la mode de l’an 1700. Vienne maintenant un peintre plus habile, plus consciencieux surtout, plus amoureux de son art, et qui fasse mieux, s’il le peut ! Mais, en attendant, la comédie de Molière n’en est pas moins et dès lors menacée, ou déjà même entamée, comme la politique de Bossuet, comme l’esthétique de Boileau, et toutes les trois par le même patient, presque invisible, et subtil ennemi. Cet ennemi que l’on pourrait appeler, si l’on le voulait, le mépris ou plutôt le dédain de la tradition, je préfère encore le nommer la fureur ou la rage de la nouveauté. Rien ne donne plus de piquant ou de « montant » aux œuvres littéraires qu’un air de nouveauté ! Mais le malheur est que la vérité, « pour avoir de la barbe au menton », comme disait Malebranche, ne cesse pas d’être la vérité ; et d’un autre côté n’est pas nouveau qui veut, quand il le veut, et parce qu’il le veut. Il nous faut également nous souvenir qu’en aucun temps la tradition n’est tout le passé, mais seulement et au contraire le peu qui en a survécu. La tradition, ce n’est pas Mévius ni Bavius, qui sont parfaitement morts, c’est Virgile et Horace, qui vivent. Et pourquoi vivent-ils ? Boileau l’a dit en fort bons termes :
« C’est qu’en réalité l’estime que l’on fait d’eux ne se règle point par le temps qu’il y a que leurs ouvrages durent, mais par le temps qu’il y a qu’on les admire », et c’est qu’à vrai dire : « L’antiquité d’un écrivain n’est pas un titre certain de son mérite, mais l’antique et constante admiration qu’on a toujours eue pour ses ouvrages est une preuve sûre et infaillible qu’on les doit admirer ». (Cf. Réflexions critiques sur Longin, réflexion VII.) C’est le langage même du bon sens. Mais, en l’an 1700, Boileau n’est plus de ceux qu’on écoute, si même il n’est de ceux dont on se moque ; et l’on ne se soucie plus, comme en son temps, de faire mieux, mais de faire « autrement » que ceux qui nous ont précédés. Le mot est de Massillon, à qui l’on demandait, fort impertinemment, s’il se flattait de surpasser, en montant après eux dans la chaire chrétienne, les Bossuet et les Bourdaloue. « Je prêcherai autrement », répondit-il à l’indiscret. Et — c’est une justice à lui rendre — il a tenu parole, il a prêché autrement, mais moins bien ; et de cette rage de nouveauté, dont il est un éloquent exemple, la suite est aussitôt ce qu’on pouvait prévoir : la décadence ou l’abaissement de tous les genres nobles ou élevés. Quelques-uns de ces genres se sont-ils peut-être comme épuisés d’eux-mêmes, pour avoir trop produit, trop de chefs-d’œuvre en trop peu de temps ? C’est la raison dont se paiera Voltaire ; et nous ne nierons pas qu’elle enferme une part de vérité. Les genres se fatiguent, ils s’épuisent, ils meurent, comme les espèces dans la nature, et, comme elles, quand les conditions nécessaires à leur développement viennent à faire défaut autour d’eux. Le génie même s’essaierait alors vainement à les ranimer. Mais bien plus sûrement encore meurent-ils quand ils se méconnaissent ; et c’est ainsi qu’au moment où nous arrivons, le lyrisme — dont nous avons vu qu’il s’était déjà peu connu dans Malherbe — achève de se méconnaître tout à fait dans les Odes et dans les Cantates de Jean-Baptiste Rousseau. Ce Jean-Baptiste est le modèle ou le type du faux homme de talent. Je ne parle que pour mémoire de la comédie de Regnard, — Les Ménechmes, Les Folies amoureuses, Le Légataire universel, — dont la moindre erreur est de se croire nouvelle en retournant, après cinquante ans, aux lazzi et aux imbroglios de la comédie italienne. Accordons-lui toutefois d’être spirituellement écrite ! C’est ce qu’on ne saurait dire de la tragédie du vieux Crébillon, — Atrée et Thyeste, Rhadamiste et Zénobie, ses chefs-d’œuvre ! Mais si la tragédie n’avait réussi à se constituer qu’en expulsant de sa définition l’usage du romanesque, il y rentre avec le noir poète, et même il y « coule à pleins bords ».
Et l’éloquence de la chaire, à son tour, qui ne sait ce qu’elle devient dans les Sermons de Massillon ?
« Une volupté, dit un de ses contemporains, dont il semble que les sens même participent »; et s’il dit vrai, comme je le crois, de quels termes, je le demande, plus flatteurs, mais plus profanes, pourrait-on se servir pour caractériser le mérite d’un madrigal, d’une élégie d’amour, ou d’une odelette anacréontique ? Sous l’influence de toutes ces causes, la langue, elle aussi, change de caractère. À la grande phrase, un peu longue parfois, mais si belle en son ampleur, à la phrase complexe et vraiment « organique » de Pascal et de Bossuet, de Racine et de Malebranche, à cette phrase périodique dont les détours imitaient si bien le mouvement même et les replis de la pensée, succède maintenant une phrase plus légère, plus rapide, court-vêtue, plus allante, pour ainsi parler, et la période, après un temps d’alourdissement, se désarticule ou se brise,
« L’on écrit régulièrement depuis vingt années, — disait déjà La Bruyère en 1688, — l’on est esclave de la construction, l’on a enrichi le langage de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française. »Il veut dire que l’on a posé les règles d’un style bien plus impersonnel encore que régulier. Chaque mot aura désormais sa place marquée dans le discours, et il faudra qu’il l’occupe : défense de placer désormais le sujet après le verbe, ou l’attribut avant le sujet ! Il ajoute plus loin :
« L’on a mis dans le discours tout l’ordre et la netteté dont il était capable : cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit. »C’est ce qu’il a fait lui-même, et c’est ce que son exemple encourage les autres à faire. Il eût encore mieux parlé, s’il eût dit qu’on y met plus de brillant ou de clinquant que d’esprit.
« Il me semble avec vous, cher Sacy, écrit Mme de Lambert à un de ses amis, qu’en citant du latin je franchis les bornes de la pudeur, et que je vous fais part de mes débauches secrètes. »Encore au moins la comprend-on ! Mais que croyez-vous que veuille dire Massillon, quand il reproche aux grands de ce monde
« de transporter dans le champ du Seigneur ce qui occupe inutilement de la place dans le leur »? Il veut leur faire honte de donner à l’Église les fils ou les filles qu’ils ne peuvent doter. Mlle de Launay, plus savante, et plus claire, écrit dans ses Mémoires :
« Il me donnait la main pour me conduire jusque chez moi. Il y avait une grande place à passer, et dans les commencements de notre connaissance, il prenait son chemin par les côtés de cette place. Je vis alors qu’il la traversait par le milieu : d’où je jugeai que son amour était diminué de la différence de la diagonale aux deux côtés du carré. »Si diverses qu’elles soient, toutes ces manières de parler se ressemblent, au fond ; et ne sont-ce pas celles dont s’était tant moqué Molière ? Mais elles trahissent le désir de plaire, et c’est un dernier caractère de la transformation de la langue : plus logique et plus simple en sa construction, plus facile à suivre en son tour et plus spirituelle, elle devient en même temps plus « sociale », ou si l’on veut plus mondaine. Je me suis demandé quelquefois s’il ne conviendrait pas d’attribuer une part dans cette transformation à ce retour offensif de l’influence espagnole, qui coïncide, entre 1700 et 1714, avec l’avènement d’un petit-fils de Louis XIV au trône de Charles-Quint, ou plutôt qui en est la suite. Mais il faudrait pour cela que le seul homme d’un réel talent qui témoigne de cette influence, — c’est le romancier Le Sage, — ne fût pas aussi le seul à s’être moqué de cette nouvelle préciosité. Il ne l’avait qu’effleurée dans son Diable boiteux, qui parut en 1707. Mais il y revient à deux ou trois reprises dans son Gil Blas, dont la première partie est de 1714 ; et, avec une hardiesse renouvelée de La Bruyère et de Molière, il y met en scène, sous le nom de la marquise de Chaves, Mme de Lambert elle-même. Enfin, et bien plus tard, dans son Bachelier de Salamanque, se rappelle-t-on l’ironique éloge qu’il a fait de l’idiome proconchi ?
« Si vous me demandez ce que c’est que le proconchi, je vous répondrai que c’est une langue qui a ses déclinaisons et ses conjugaisons, et qu’on peut apprendre aussi facilement que la langue latine, plus facilement même, puisque c’est une langue vivante qu’on peut posséder en peu de temps en conversant avec les Indiens puristes. »C’est un Espagnol qui parle, et il continue :
« Au reste elle est harmonieuse et plus chargée de métaphores et de figures outrées que la nôtre même. Qu’un Indien qui se pique de parler bien le proconchi s’avise de vous faire un compliment, il n’y emploiera que des pensées bizarres, singulières, et des expressions recherchées. C’est un style obscur, enflé, un verbiage brillant, un pompeux galimatias, mais c’est ce qui en fait l’excellence. C’est le ton de l’Académie de Petapa. »Seulement, comme autrefois celles de La Bruyère et de Molière, les plaisanteries du bon romancier font long feu. Le Sage a de l’esprit, beaucoup d’esprit, et il a fait de bonnes humanités, dont il aime à faire un peu parade. Oserai-je dire qu’il n’est pas très intelligent ? et qu’il a peu de monde ? Les raisons de la transformation qui s’opère lui échappent, et, n’y entendant rien, il s’en moque, ce qui est éminemment français. Mais de plus avisés que lui s’y rendent au contraire attentifs, et bien que ne voyant pas, ou voyant mal ce qui sortira de là, deux ou trois avantages de la transformation les frappent, et ils réservent leur jugement. S’ils voulaient répondre au romancier, ils l’accuseraient d’abord, d’ingratitude, et sans insister sur les réminiscences classiques dont il charge lui-même son style, et qui ne laissent pas d’en ralentir quelquefois la rapidité, ils lui feraient observer que cette transformation, dont il plaisante, il en profite le premier. Du mode proprement oratoire la prose française de cette fin de siècle évolue vers le mode narratif. Cinquante ou soixante ans s’écouleront maintenant avant que nous rencontrions dans l’histoire de notre littérature une page vraiment éloquente. En revanche, et depuis que Marguerite et Rabelais sont morts, combien avons-nous eu de conteurs ? ou combien, depuis Amyot, de véritables « historiens » ? Ne nommons pas ici Mme de Sévigné, dont on ne sait rien, à la date où nous sommes, puisque ses premières Lettres ne verront le jour qu’en 1726. Bossuet lui-même, Bossuet surtout, n’est qu’un orateur dans l’histoire, — in historia orator ; — et à moins qu’on ne fasse de la Psyché de La Fontaine plus de cas que nous n’en saurions faire, La Fontaine n’a conté qu’en vers. Si donc Le Sage est assurément en français un des maîtres de l’art de conter, n’avons-nous pas le droit de croire qu’il doit bien quelque chose de sa supériorité dans cet art à ces habitudes nouvelles contre lesquelles cependant il proteste ? Il eût moins bien conté quelque vingt ans auparavant ; et ce qui tendrait à le prouver, c’est de voir comme autour et au-dessous de lui les conteurs deviennent de jour en jour plus nombreux, depuis l’auteur des Mémoires de Rochefort et de d’Artagnan, que nous avons déjà nommé, jusqu’à l’auteur de Fleur d’épine et des Quatre Facardins. Et si l’on cherche la raison de ce progrès du style narratif, où la trouvera-t-on, que dans l’intérêt nouveau qu’on prend aux choses voisines et contemporaines ? Il n’est pas facile, et il serait assez ridicule de raconter « oratoirement » les aventures de Gil Blas. Le moyen de mettre en belles périodes éloquentes la médecine du docteur Sangrado ? En même temps, et pour la même raison, — quoi qu’on en dise avec et sur l’autorité de Fénelon, dans sa Lettre sur les occupations de l’Académie française, — le vocabulaire s’enrichit considérablement. Quelques vieux mots se perdent, et l’effigie s’en démonétise : ils n’ont plus cours, et on les voit d’eux-mêmes se retirer de la circulation. Mais d’autres mots, bien plus nombreux, les remplacent.
« Nous avons ajouté beaucoup de mots », écrit en 1718 le rédacteur de la Préface de la seconde édition du Dictionnaire de l’Académie ; et en un autre endroit, il fait cette observation, qui n’intéresse pas uniquement la langue :
« L’Académie n’a pas cru devoir exclure certains mots, à qui la bizarrerie de l’usage, ou peut-être celle de nos mœurs… a donné cours depuis quelques années… Il semble qu’il y ait en effet entre les mots d’une langue, une espèce d’égalité comme entre les citoyens d’une république ; ils jouissent des mêmes privilèges et sont gouvernés par les mêmes lois ; et comme le général d’armée et le magistrat ne sont pas plus citoyens que le simple soldat, ou le plus vil artisan… de même les mots de Justice et de Valeur ne sont pas plus des mots français, ni plus français, quoiqu’ils représentent les premières de toutes les vertus, que ceux qui sont destinés à représenter les choses les plus abjectes et les plus méprisables. »Veut-on connaître quelques-uns de ces mots ? La Préface elle-même nous signale les mots de Falbala, Fichu, Battant l’œil, Ratafia, Sabler ; et on le voit tout de suite, ce sont des termes populaires ou des termes concrets, tirés de l’usage de la vie commune. D’autres encore sont termes de toilette, par exemple, ou termes de sciences, — de mécanique, de physique, d’histoire naturelle. Ils introduisent avec eux la préoccupation des choses qu’ils désignent. On tire de ces choses des comparaisons, puis des figures, des métaphores nouvelles. On incorpore à la littérature tout un vaste domaine qui n’était pas encore le sien. Il vient aussi des mots de Hollande, où les Journaux en forgent pour exprimer des idées qui n’avaient pas de nom en France ; il en vient d’Angleterre, qui ne sont pas précisément anglais, mais français et « réfugiés », si l’on peut ainsi dire. La plasticité de l’esprit français absorbe, s’assimile tous ces éléments disparates, les conforme à ses exigences, les réduit aux règles de sa grammaire. Et finalement qu’en arrive-t-il ? Il en arrive, et il le faut dire, que si l’on a jadis écrit ou parlé un français plus noble, plus grave, plus sérieux, on n’en a jamais parlé de plus « joli » qu’entre 1685 et 1715 ou à peu près, ni de plus transparent, qui fût un calque plus fidèle de l’idée, ni qui fût aussi plus concret. Lisez plutôt Fontenelle et Le Sage, Mme de Lambert et Mlle de Launay, Regnard et Massillon. Cela ne manque en vérité que de composition, de profondeur et d’harmonie, qui sont de grandes choses, — mais non pas en tout temps ni partout nécessaires, puisque le manque même allait en contribuer à la fortune européenne de notre littérature. C’est qu’aussi bien, et comme à mesure que l’étreinte royale se desserrait en quelque sorte, la « société » se ressaisissait elle-même, et loin du maître, loin de la cour, à la ville, comme on disait alors, les salons, et dans les salons les femmes reprenaient leur empire. On les avait un peu écartées de la littérature et de l’art, entre 1660 et 1690. On les avait réduites à un rôle un peu effacé. Mais maintenant que le vieux roi ne se soucie plus d’elles, en attendant que le régent les traite comme on sait qu’il fera, leur naturelle influence renaît, et pour préluder aux « grandes nuits de Sceaux », voici briller chez Mme de Lambert les beaux jours, qu’on croyait évanouis, de l’hôtel de Rambouillet. Et puisque d’un côté les hautes spéculations les effarouchent, que les grandes passions leur font plutôt peur, on s’ingénie à les leur présenter sous une forme qui les amuse ; mais elles, à leur tour, achèvent d’épurer la langue de tout pédantisme, et la pensée même de l’espèce d’orgueil dont elle se nourrit dans sa solitude. C’est pourquoi cette pensée d’une part, et de l’autre cette langue, deviennent la plus ressemblante image qu’il y ait de l’esprit français, si cet esprit, comme nous avons tâché de le montrer, est surtout un esprit de « sociabilité ». On n’écrit vraiment plus déjà que pour les autres, pour les amuser, pour leur plaire, pour être applaudi ; — et un peu pour leur être utile. D’où que l’on vienne, dans quelque condition déjà que l’on soit né, quelque idée que l’on ait de son fonds, l’apprentissage de l’écrivain est d’en chercher le rapport ou l’accord avec les idées de son temps. La fortune littéraire, l’autorité, la gloire, la réputation ne s’acquièrent plus autrement. C’est une manière de comprendre la littérature, et nous venons d’en voir les avantages. Mais ces avantages ne sont-ils pas peut-être compensés par quelques inconvénients ? C’est ce que nous examinerons dans le chapitre suivant.
Les auteurs et les œuvres
De la formation de la société précieuse à la « première » des « Précieuses ridicules » (1610-1659)
[Cf. de Sanctis : Storia della Letteratura italiana, t. II ; Menendez y Pelayo, Historia de las ideas esteticas en España, t. II ; et Mézières, Prédécesseurs et contemporains de Shakespeare.] — Quelques caractères de la maladie : — ne rien nommer par son nom, mais procéder toujours par périphrase, allusion, ou sous-entendu ; — exagérer plaisamment les petites choses, et abaisser les grandes au ton de la conversation ; — jouer sur les mots, faire des pointes, des concetti, des agudezas,
tirer des comparaisons d’où l’on ne les attendait point ; — pousser à bout ses métaphores [Cf. Les Femmes savantes] ; — transposer enfin tout ce que l’on dit dans un langage d’initiés ; — et, à ce propos, que, si les deux mots sont les mêmes, c’est que l’argot et le jargon sont un peu la même chose. C. De la préciosité comme tournure ou disposition d’esprit. — Elle consiste dans un dégoût naturel ou acquis du lieu commun ; — danger de ce dégoût ; — mais, d’un autre côté, ses avantages ; — et qu’il a pour contrepartie le goût des choses fines, délicates, subtiles, complexes. — Comment cette disposition d’esprit tourne à la préoccupation habituelle des choses de l’amour ou de la galanterie. — Grand avantage qu’en retirent : la conversation ; — la politesse des mœurs ; — et généralement les relations sociales. — Les femmes entrent dans la littérature ; — et avec elles y entrent les qualités qui sont les leurs ; — dont ni les Montaigne ni les Rabelais n’avaient eu l’idée ; — ni peut-être quelques-uns des plus grands parmi les anciens. 3º L’Hôtel de Rambouillet. A. De Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet [1588, † 1665]. — Sa famille ; — et de ne pas prendre son père, quoique marquis de Pisani, pour un seigneur italien ; — son mariage avec Charles d’Angennes, marquis de Rambouillet. — Son portrait par Tallemant [Historiettes, édition Paulin Paris, in-8º, II, 485] ; — par Mlle de Scudéry [Le Grand Cyrus, édition de 1654, t. VII, 489] ; — par Fléchier, dans son Oraison funèbre. — Son idée de génie a été de réunir, dans sa « ruelle » ou dans son « alcôve » grands seigneurs et gens de lettres sur un pied d’égalité momentanée. — Des Salons dans l’histoire de la littérature française. — Qu’il est étrange que ce soit Mme de Rambouillet que l’on plaisante encore, — et Mme Geoffrin dont on parle avec admiration. B. La vivante incarnation de la Préciosité. Vincent Voiture [Amiens, 1598 ; † 1648, Paris]. — Ses Poésies, — et qu’il y en a dans le nombre de bien fades ; — mais qu’il y en a quelques-unes d’exquises ; — très supérieures à beaucoup de celles de Cl. Marot ; — et comparables aux plus vantées de Voltaire [Cf. Stances à Silvie ; — Épître à Condé ; — Impromptu pour Anne d’Autriche]. — Ses Lettres ; — et s’il est vrai, selon le mot de Voltaire, qu’elles ne soient qu’un « baladinage » ? — Boileau a été plus juste. — Les Lettres amoureuses de Voiture pèchent évidemment par trop d’esprit ; — mais, dans ses Lettres diverses, il y en a de très jolies [Cf. nos 123, 109, 101, 63, 90 de l’édition Ubicini] ; — et quelques-unes de vraiment émues. C. De Julie d’Angennes, duchesse de Montausier [1607, † 1671]. — Que personne plus qu’elle n’a contribué à rendre l’hôtel de Rambouillet ridicule ; — et qu’en tout cas, les témoignages contemporains ne signalent rien en elle que d’assez déplaisant. — Le trop d’hommages l’a gâtée ; — ses soupirants ou ses « mourants » ont encouragé chez elle trop de prétentions à l’esprit ; — il semblé qu’elle ait été beaucoup plus entichée que sa mère de la dignité de sa naissance et de la hauteur de son rang ; — et enfin la longue attente qu’elle a imposée à Montausier ne laisse pas d’avoir jeté sur tous les deux quelque chose d’un peu comique. [Cf. sur Montausier, Montausier et son temps, par Amédée Roux ; Paris, 1860.] 4º Influence de la Préciosité. A. Sur la Langue. — Travail d’épuration, d’enrichissement, et d’ennoblissement. — La préciosité a épuré la langue d’une rouille pédantesque dont elle était encore embarrassée, dans Montaigne même ; — elle l’a également épurée d’une grossièreté qui la déshonorait [Cf. Béroalde de Verville, dans son Moyen de parvenir, et Tallemant des Réaux, dans ses Historiettes]. — Elle a enrichi la langue : — par détermination du sens précis des mots ; — par acquisition, invention ou création de manières de parler nouvelles ; — et surtout en enseignant « le pouvoir d’un mot mis en sa place ». — Enfin la préciosité a ennobli la langue ; — et il est vrai d’ailleurs qu’en l’ennoblissant elle a établi entre l’usage du vulgaire et celui des « honnêtes gens » une ligne de démarcation trop profonde. B. Sur les Mœurs. — Exagération de Rœderer à ce sujet ; — et de Victor Cousin ; — dans leurs études sur la Société polie. — D’un mot de Pascal sur la malice et la bonté du monde en général,Ne dis plus qu’il est amarante
« qui est toujours la même »; — mais qu’il importe cependant beaucoup de quels noms on nomme les choses. — Comment la préciosité a relevé le ton de la conversation ; — et la condition de la femme. [Cf. Huet, Sur l’origine des Romans.] — Qu’elle a d’autre part habitué l’esprit français à traiter trop légèrement les choses sérieuses ; — et, en le réduisant à l’observation du beau monde, elle l’a détourné d’une observation plus large et plus sincère de la réalité. C. Sur la direction de la littérature. — En établissant l’empire des mœurs de salon la préciosité a achevé de détruire le lyrisme : — parce qu’on ne va pas dans un salon pour y faire étalage de soi ; — bien moins encore pour y contredire ; — si même il ne faut se garder de rien tant que d’y être « original » ; — et tout cela, c’est le contraire du lyrisme ou de la littérature personnelle. — Que si d’autre part la préciosité a contribué au développement des « Genres communs », — éloquence et théâtre, — son influence n’a pas été, même en ce point, sans quelques inconvénients ; — si c’est pour plaire aux précieuses que notre théâtre, en général, s’est interdit toute imitation trop vive de la réalité ; — qu’il a mérité qu’on l’appelât « une conversation sous un lustre » ; — et que la galanterie au lieu de la passion en est devenue l’âme ? — En revanche, la préciosité a singulièrement aidé aux progrès du genre épistolaire ; — du genre des Maximes ou des Caractères ; — et du roman psychologique.
Il y a dans cette tragédie des parties de lyrisme d’une verve singulière ; — et des parties de dialogue déjà presque cornéliennes. — D’autres œuvres de lui valent la peine d’être retenues ; — pour la chaleur du mouvement qui les anime [L’Ode du Roi, éd. Alleaume, I, 135] ; — pour le sentiment très vif qu’elles respirent de la nature [La Lettre à son frère (en vers) II, 178] ; — pour une certaine grâce sensuelle ou épicurienne [La Solitude, t. I, 176]. — C’est dommage qu’elles soient déparées par des traits de la plus choquante vulgarité. — Voyez encore ses Satires [t. II, p. 238 et p. 241]. — Si ce sont ses Satires, ou son Traité de l’Immortalité de l’âme, ou son Parnasse, qui lui ont valu son premier exil, en 1619 ? — À partir de ce moment la vie du poète est comme désemparée ; — la publication du livre du père Garasse, dirigée contre lui, lui porte le dernier coup ; — on instruit son procès ; — il est condamné par arrêt du 1er septembre 1625 au bannissement à perpétuité. 4º Tactique nouvelle des Libertins. — C’est à dater de ce moment que les libertins changent de tactique. — Ils gardent leurs idées ; — mais ils vont s’abstenir de les exprimer publiquement ; — ou du moins, comme Saint-Évremond et comme La Mothe Le Vayer, ils vont y mettre une sourdine ; — ou un masque. — Leurs convictions ne sont pas assez profondes pour qu’ils essaient de les faire prévaloir contre l’opinion commune ; — et pourvu qu’on les laisse vivre à leur gré, c’est tout ce qu’ils demanderont. — De là, par contrecoup, le discrédit qui les atteint ; — et dont ils ne se relèveront guère qu’après un demi-siècle avec Bayle. 5º Les Œuvres. — Nous avons de Théophile : des Poésies [Odes, Stances, Élégies, Sonnets, Satires] ; — une tragédie : Pyrame et Tisbé ; — des Lettres ; — et un Traité de l’Immortalité de l’âme, paraphrase du Phédon, en prose mêlée de vers. Ajoutez quelques pièces relatives à son procès. La meilleure édition et la plus complète est celle que nous avons signalée, de M. Alleaume, dans la Bibliothèque elzévirienne, Paris, 1896. Les meilleures éditions de Saint-Évremond et de La Mothe le Vayer sont, pour le premier : l’édition d’Amsterdam, 1739, Cóvens et Mortier, 7 vol. in-18 ; — et pour le second, l’édition de Dresde, 1749, chez Michel Groell, 7 vol. in-8º, divisés en 14 tomes.
dans l’édition de 1630 seulement ; — 2º de son Commentaire sur Desportes, qui n’a paru qu’en 1825 ; — 3º de ses traductions du XXIIIe Livre de Tite-Live, 1621 ; du Traité des bienfaits ; et des Lettres de Sénèque à Lucilius, 1637, 1638, 1639 ; — 4º de sa Correspondance, très intéressante pour l’histoire du temps de la régence de Marie de Médicis. Parmi les éditions de Malherbe, et après la première, donnée en 1630 chez Charles Chappelain, il convient de signaler : — l’édition de 1666, chez Thomas Joli, avec les observations de Ménage ; — l’édition de 1757, Paris, chez Barbou ; — l’édition Charpentier, 1842, à laquelle on a joint les commentaires d’André Chénier ; — et l’édition Lalanne, Paris, 1862, Hachette.
« M. de Balzac, dit-il, choisit toujours bien ses métaphores, et il ne manque pas de les suivre après les avoir choisies. »— Qu’il faut ajouter à ces qualités, naturelles ou acquises, un perpétuel souci de les observer [Cf. la lettre à Costar sur la grande éloquence]. Que le principal défaut qui gâte ses qualités ne procède pas tant chez Balzac de leur exagération que du manque d’idées. — Juste remarque de Boileau, — qu’en composant surtout des Lettres, Balzac s’est mépris sur la convenance du genre épistolaire et de la nature de son talent. — C’est ce qu’on voit bien quand on compare ses Traités ou ses Dissertations avec ses Lettres proprement dites. — Qu’il manque d’ailleurs dans ces Traités eux-mêmes d’une certaine expérience des choses dont il parle ; — sa politique est encore toute « livresque » ; — et sa philosophie s’est formée tout entière dans le cabinet. — Que cependant ni Pascal [Cf. le Prince, p. 27 de l’édition de 1665] ; — ni Bossuet [Cf. Socrate chrétien, p. 239, 240] — ne semblent l’avoir lu sans profit. — Mais Corneille surtout l’a médité [Cf. les quatre Dissertations politiques, à Mme de Rambouillet, sur les Romains et sur la gloire]. On peut donc dire qu’avec tous ses défauts c’est un peu plus que sa « rhétorique » selon l’expression de Sainte-Beuve, qu’il a fait faire à l’esprit français. — Il a su où étaient les sources, et, comme disaient les anciens, les « lieux » de la grande éloquence ; — il a fait preuve en plus d’une occasion d’un sens critique assez juste et assez exercé [Cf. ses jugements sur Ronsard et sur Montaigne] ; — et il a enfin tendu constamment à l’élévation. — Que toutes ces raisons font de son personnage un personnage considérable de notre histoire littéraire. — On l’a beaucoup suivi, beaucoup imité ; — c’est en lui que s’est achevée la transformation du lyrisme en éloquence ; — et sa plus grande erreur, qui est celle de toute son époque, n’a été que de croire que l’objet de l’art était d’orner la nature, pour la faire plus belle. — Il faut connaître les moyens qu’il y en a, pour en user le moins possible ; — et les proportionner aux sujets et aux conjonctures. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Balzac se composent : 1º de 27 livres de Lettres dont les premières ont paru en 1624 et les dernières après sa mort. Six livres de ces Lettres sont adressés à Chapelain, et quatre à Conrart. Elles offrent toutes ou presque toutes le plus grand intérêt pour l’histoire littéraire du temps. — 2º de ses Entretiens ou Dissertations, au nombre de 67, ainsi divisés : Dissertations chrétiennes et morales, 25 ; — Dissertations politiques, 14 ; — Dissertations critiques, 28. [La Relation à Ménandre et Les Passages défendus, qui sont sa propre défense contre les attaques du père Goulu, l’auteur des Lettres de Phyllarque à Ariste, font partie des Dissertations chrétiennes. Les trois dissertations sur les Romains sont les trois premières des Dissertations politiques.] — Enfin viennent : 3º les Traités, c’est-à-dire : Le Prince, 1631 ; — Le Barbon, 1648 ; — Socrate Crestien, 1652 ; — et Aristippe, 1658. Ajoutons, pour terminer, — 4º un Recueil de lettres latines. Les meilleures éditions des Œuvres de Balzac sont : — celle que l’on forme en réunissant les six volumes imprimés par les Elzevier, soit à Leyde, soit à Amsterdam, auxquels on ajoute le Socrate chrétien ; — et la grande édition de 1665, en 2 vol. in-fº, Paris, chez Louis Billaine. Il n’y en a pas d’éditions modernes, à moins que l’on ne compte comme telle un « choix » en deux volumes, donné par M. Moreau, Paris, 1854, Lecoffre.
« crocheteurs du Port au foin »; — et en faisant de l’usage « parlé » le modèle et le juge de l’usage « écrit », il a imprimé son caractère essentiel à la langue classique, qui est d’être une langue parlée. — Digression à ce sujet ; — et que Bossuet, Molière, Saint-Simon, et tant d’autres écriront comme « ils parleront ». — Par là s’évanouissent la plupart des incorrections ou des licences que quelques grammairiens leur reprochent ; — et par là s’expliquent les qualités d’ordre intérieur ; — de clarté vivante ; — de mouvement et de naturel qui sont celles de la langue classique. — Les scrupules de Vaugelas ; — et de leur concordance avec ceux de Balzac ; — et avec les leçons de Malherbe. — Le mot de Bossuet sur
« ce qu’on ne confie rien d’éternel à des langues toujours changeantes »; — et, à ce propos, de la fausse comparaison d’une langue avec un organisme. — Qu’il y a de la différence entre « immobiliser », une langue, et la « fixer » : — Vaugelas a voulu « fixer » l’usage ; — et dans quelle mesure il y a réussi. Vaugelas à l’hôtel de Rambouillet, — et à l’Académie Française. — Contradictions que ses Remarques soulèvent. — L’opuscule de La Mothe Le Vayer touchant les Remarques de la langue française. — Jugement du P. Bouhours sur Vaugelas [Cf. Entretiens d‘Ariste et d’Eugène.] 3º Les Œuvres. — Remarques sur la langue française, Paris, 1647, in-4º ; — et Quinte-Curce : de la vie et des actions d’Alexandre le Grand, traduit par le sieur Cl. Favre de Vaugelas, Paris, 1653, in 4º. Nous avons signalé plus haut l’excellente édition des Remarques donnée de nos jours, 1880, par M. A. Chassang.
— De là encore, dans son théâtre, l’allure épique des personnages [Cf. dans La France d’Henri Heine une jolie page à ce sujet] ; — l’absence relative d’analyse et de psychologie ; — la subordination des caractères aux situations [Cf. Saint-Évremond, Sur l’Alexandre de M. Racine]. — Comparaison à cet égard de Rodogune et de Ruy Blas, ou de Cinna et Hernani. — Que le goût de la complication aurait dès lors conduit Corneille au mélodrame. Mais, en même temps que forte et hardie, il avait aussi l’imagination noble et haute ; — c’est-à-dire que, dans l’extraordinaire et dans le romanesque, il préfère ce qui est noble à ce qui est bas ; — ce qui exalte l’âme à ce qui la déprime ; — et généralement les héros aux monstres. — Qu’il n’est pas vrai cependant que, comme on l’a dit [Cf. V. de Laprade, Essais de critique idéaliste], son théâtre soit le triomphe du devoir sur la passion [Cf. Le Cid, Horace, Rodogune, Héraclius] ; — il n’est que le triomphe de la volonté [Cf. J. Lemaître, Corneille et Aristote] sur les obstacles qui s’opposent à son développement ; — et de là, dans ce théâtre : — le goût de la tragédie politique, dont le domaine est justement le « lieu » de l’exercice de la volonté ; — le mépris des passions de l’amour, qu’il considère comme étant trop « chargées de faiblesse » ; — l’intention ou plutôt l’apparence de l’intention morale ; — de là encore, la tension des sentiments ; — et de là enfin, cet art d’épuiser les sujets qu’il traite [Cf. Examen de Rodogune, édition Marty-Laveaux, IV, 621], —
« Le second acte passe le premier ; le troisième est au-dessus du second ; et le dernier l’emporte sur tous les autres. »— Il est le maître de ses sujets comme ses héros sont les maîtres de leurs destinées, [Voyez le contraire dans le drame romantique.] C’est dommage, après cela, qu’il ait l’imagination subtile et processive] — ce qui revient à dire qu’il a en lui, sinon du Bas-Normand, ou de l’avocat, mais assurément du casuiste. — Les « cas de conscience » dans la tragédie de Corneille ; — et comment ils en font la grandeur ; — mais aussi la subtilité. — De là, dans son théâtre, les actions qu’il appelle « implexes » [Cf. dans Horace le personnage de Sabine, ou dans Polyeucte celui de Sévère] ; — analyse d’Héraclius ; — aveux de Corneille à ce sujet. — Comment à la complication de l’intrigue il ajoute celle des motifs ; — et observations de Schlegel sur ce point [Cf. Littérature dramatique, trad. de Saussure, II, p. 41 et suivantes]. — Machiavélisme de Corneille : — et qu’on pourrait extraire de son œuvre autant de maximes d’immoralité que du livre du Prince.
Prétentions politiques de Corneille ; — mots que l’on cite à ce sujet, de Condé après Sertorius :
« Où donc Corneille a-t-il appris la guerre ? »— et de Grammont après Othon. E. La vieillesse de Corneille. — Œdipe, 1659 ; Sertorius, 1662 ; — Sophonisbe, 1663 ; Othon, 1664 ; Agésilas, 1666 ; Attila, 1667 ; — Tite et Bérénice, 1670 ; Pulchérie, 1672. — De Corneille, peintre d’histoire ; — et de la fausseté du paradoxe de Desjardins dans son Grand Corneille historien. — La couleur locale dans l’œuvre de Corneille. — Que les défauts de ses dernières pièces se développent du même fond que les qualités de ses chefs-d’œuvre. — Qu’elles ne sont plus que plaidoiries et thèses. — Le machiavélisme des motifs [Cf. Pertharite, t. VI, p. 571 ; — Othon, t. VI, p. 632 ; — Attila, t. VII, p. 107, p. 162]. — Comment la noblesse et la grandeur y dégénèrent : — en affectation [Nicomède, t. V, p. 531] ; — en enflure [Don Sanche, t. VI, p. 458] ; — en inhumanité [Attila, t. VII, p. 172] ; — et comment enfin la forme de son imagination se change eu une fureur d’inventer, d’innover, et de compliquer sans raisons. — C’est pour cela qu’« il charge maintenant ses sujets de matière » ; — qu’après voir expulsé l’amour, il l’y réintroduit, sous les espèces de la galanterie la plus froide [Cf. Othon, t. VI, p. 587. et Attila, t. VII, p. 140, 141] ; — et qu’il fausse l’emploi de l’histoire de la tragédie. F. La langue et le style de Corneille. — Que, dans ce naufrage de ses anciennes qualités, un don demeure et survit chez le poète, — si personne peut-être n’a mieux écrit en vers que Corneille. — [Cf. les discours d’Auguste dans Cinna et les récits du Menteur.] — Qualités de son style ; — et pour nous en rendre compte, comparaison du style de Polyeucte avec celui d’Andromaque ; — ou encore du style comique de Corneille avec celui de Molière et de Regnard. — Propriété et fermeté de la langue. — Plénitude et nombre du vers. — Ampleur et force de la période. — En quel sens Corneille demeure naturel et conforme à lui-même jusque dans le galimatias et dans la préciosité. — De quelques rapports de Corneille avec les romantiques ; — et, par conséquent, de la littérature romantique avec la littérature du temps de Louis XIII. 3º Les Œuvres. — En dehors de ses tragédies ou de ses comédies, la seule œuvre de Corneille un peu importante est sa traduction en vers de l’Imitation de Jésus-Christ. Nous citerons donc seulement ici, parmi les éditions de ses Œuvres : — l’édition de 1660, en 3 vol. ; — celle de 1664, en deux volumes in-fº, la plus monumentale, mais où manquent malheureusement les pièces de sa vieillesse ; — l’édition de 1738, avec les commentaires de Jolly ; — l’édition de 1764, la première qui contienne les commentaires de Voltaire et les figures de Gravelot ; — et enfin, de nos jours, pour ne rien dire de beaucoup d’autres, l’édition de Marty-Laveaux, dans la collection des Grands Écrivains de la France, Paris, 1862, Hachette.
« Les beaux esprits, dit-il, avaient formé jusqu’alors une république où les dignités se partageaient entre plusieurs, mais cette république devint tout à coup une monarchie où Balzac fut élevé à la royauté par tous les suffrages. »— Que la première ébauche de l’Académie de Conrart [Cf. ses Mémoires] a répondu précisément à cette intention de mettre de l’ordre et de la hiérarchie dans les lettres. — Coïncidence de cette intention avec les désirs de l’hôtel de Rambouillet ; — avec le vœu commun des gens de lettres ; — et avec les desseins plus généraux du cardinal de Richelieu. — Les Lettres patentes du 29 janvier 1635. — Pourquoi le Parlement a refusé deux ans de les enregistrer ? — Les corps constitués n’aiment peut-être pas à en voir constituer d’autres à côté d’eux. — Mais Richelieu finit par l’emporter. — Les premiers académiciens. — Les Statuts de l’Académie. — [Cf. Pellisson et d’Olivet, Histoire de l’Académie française, édition Livet, Paris, 1858 ; — Paul Mesnard, Histoire de l’Académie, Paris, 1857 ; — les Préfaces successives du Dictionnaire de l’usage ; — et l’abbé A. Fabre, Chapelain et nos deux premières Académies, Paris, 1890.] 2º L’Objet de l’Académie. — Qu’il ne diffère pas en principe de celui que s’étaient proposé les Précieuses, Malherbe, Balzac et Vaugelas : — il s’agit d’élever la langue française à la dignité du grec et du latin ; — et par conséquent à leur antique universalité. — Conformité de cette intention très précise avec l’intention de Ronsard et de la Pléiade. — Pourquoi tous les traducteurs en réputation alors ont-ils fait partie de l’Académie ? — Parce que la traduction n’avait alors elle-même pour objet que de faire passer et comme d’incorporer à la substance de l’esprit français la connaissance entière de l’antiquité. — Les « belles infidèles » de Perrot d’Ablancourt. — Pourquoi tous les grammairiens ? — Parce qu’il leur appartenait de dresser l’état ou l’inventaire des richesses, des ressources, et des « possibilités » de la langue. — Et pourquoi tous les critiques ? — Parce que l’on croyait alors qu’il existe une relation nécessaire entre la perfection des œuvres et l’observation des règles ou des lois des genres dont elles relèvent. — Les Préfaces de Chapelain. — Controverses relatives à l’excellence de la langue française [Cf. Goujet, Bibliothèque française, t. I]. — Premiers travaux de l’Académie ; — services généraux rendus par l’Académie française ; — et dans quel sens on peut dire qu’elle a vraiment fixé la langue. 3º L’Influence immédiate de l’Académie. — Elle a substitué d’abord l’autorité d’un centre littéraire à la dispersion des coteries ; — et ainsi les efforts individuels ont commencé par elle et en elle de converger vers un but commun. — Inconvénients et avantages de la centralisation littéraire. — L’institution de l’Académie a enfoncé dans les esprits cette idée que la gloire des lettres fait partie intégrante et nécessaire de la grandeur d’un peuple [Cf. Du Bellay, Défense et illustration, etc.]. — Elle a ainsi relevé la condition de l’homme de lettres ; — dans l’État ; — et à ses propres yeux. — Enfin, en se proposant de « fixer » la langue, il a semblé d’abord qu’elle y dût réussir ; — et en tout cas, en en maintenant le respect, elle en a préparé ce que cent cinquante ans plus tard les étrangers appelleront eux-mêmes l’universalité [Cf. Rivarol, Discours sur l’universalité de la langue française, en réponse à la question proposée par l’Académie de Berlin].
« fort jaloux de la renommée de Galilée ». Éducation de Descartes ; — ses premières études au collège de la Flèche, 1604-1612 ; — ses débuts à Paris, et sa passion du jeu [Cf. Baillet, ch. 8] ; — sa carrière militaire, 1617-1621 ; — il assiste à la bataille de Prague, 1620. — Son voyage d’Italie et son pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, 1624-1625 ; — il séjourne à Paris, 1625-1629 ; — et il y compose probablement ses Regulæ ad directionem ingenii. — Les allusions mythologiques et la préciosité de l’expression dans les Regulæ : — on dirait du latin de Bacon. — Que ces détails nous font voir dans Descartes un tout autre homme que le spéculatif de la légende. — Nul philosophe plus mêlé au monde ; — qui ait traversé plus de « milieux » ; — et avec l’intention d’y apprendre
« à connaître le genre humain ». — Il a tiré de la vie et de l’observation des hommes ce que l’auteur des Essais demandait à l’observation de lui-même et aux livres. — Il prend la résolution de se fixer en Hollande, et s’établit à Amsterdam, mars 1629. — Son roman : Hélène et Francine. De quelques particularités du caractère de Descartes, — et comment ses historiens n’en ont-ils pas tenu plus de compte ? — Étendue de sa curiosité. — Que sont devenus ses vers sur La Paix de Münster ? — et la comédie « en prose mêlée de vers » dont il est fait mention dans l’inventaire de ses papiers ? — Son inquiétude habituelle ; — ses distractions ; — ses changements de lieux ; — sa vie cachée ; — ses manies. — Curieux fragments de son Journal ; — ses illuminations et ses songes ; — la mémorable nuit du 10 novembre 1619, où
« il lui sembla que du haut du ciel l’esprit de vérité descendit sur lui pour le posséder ». — On ne trouve point de semblables traits dans la vie de Corneille ; — et encore moins dans celle de Malherbe. — Qu’il serait temps de les faire entrer dans la composition du caractère historique de Descartes, — et dans les considérants du jugement à porter sur sa philosophie. La publication des Essais de philosophie [in-4º, Leyde, 1637] comprenant : le Discours sur la méthode, la Dioptrique, le Traité des météores, et la Géométrie. — Sa polémique avec Voet [Cf. J. Bertrand, dans la Revue des Deux Mondes, 1891]. — Il fait paraître ses Méditations métaphysiques, 1641 ; — ses Principes de philosophie, 1644. —
« Il tombe dans des dégoûts pour la qualité d’auteur qui lui font perdre toute envie de rien imprimer »[Cf. Baillet, Vie de Descartes].
« Mais les compliments et les honnêtetés que lui font les Jésuites approbateurs de sa philosophie lui relèvent un peu le courage. »— Son goût pour les études d’histoire naturelle et de physiologie. — Son dernier voyage en France, 1648. — Désappointement qu’il y éprouve [Cf. ses Lettres sous cette date]. — Que les troubles de la Fronde auraient d’ailleurs suffi pour le chasser de sa patrie. — Ses relations avec la reine Christine de Suède. — Il se fixe à Stockholm, octobre 1649 ; — et il y meurt [11 février 1650]. Si le style de Descartes mérite les éloges qu’on en fait quelquefois ? — Qu’à le considérer sans parti pris il semble écrire clairement ; — et qu’il dit assez bien ce qu’il veut dire ; — mais son style n’a rien de très supérieur à celui d’Arnauld dans sa Fréquente communion. — Le principal mérite en est de manquer des « ornements » ou des « agréments » dont Voiture et Balzac « enrichissaient » volontiers le leur. — En revanche, et pour être parfaitement « naturel », il lui manque d’être une peinture de son vrai caractère ; — la raison seule parle dans sa prose ; — et cependant nul philosophe n’a mis plus d’imagination dans sa vie. 3º Les Œuvres. — Elles se composent des Essais de philosophie, publiés en 1637 ; — des Méditations métaphysiques, 1641 ; — des Réponses aux objections, 1641-42 ; — de la Lettre à Gisbert Voet, 1643 ; — des Principes de philosophie, 1644 ; — et, en œuvres posthumes : — du Traité des passions, 1650 ; — du Traité de l’homme, 1662 ; — du Traité du fœtus, 1662 ; — et du Traité du monde, 1664. — Il y faut joindre une volumineuse Correspondance, publiée pour la première fois en 1657, par Clerselier. Ajoutez, sous la date de 1701, les Regulæ ad directionem ingenii, et l’Inquisitio veritatis per lumen naturæ. Il existe plusieurs éditions des Œuvres de Descartes qui sont : — 1º l’édition d’Amsterdam, 8 vol. in-4º, 1670-1683, et 9 vol. in-18, 1692-1713 ; — 2º l’édition de Paris, 1724-1729, 13 vol. in-12 ; — et 3º l’édition de Victor Cousin, 11 vol. in-8º, Paris, 1824-1826, Levrault. M. Foucher de Careil a publié deux volumes de Supplément aux œuvres de Descartes, Paris, 1859-1860, Durand.
« Tout raisonne, tout prêche, tout persuade en cette maison… et un Arnauld vaut une douzaine d’Épictètes. »— Les origines de la famille. — Militaires, administrateurs, hommes de cour, prêtres et religieuses. — Arnauld d’Andilly, le père du ministre Pomponne et l’auteur des Mémoires [1588 ; †1674] ; — Angélique Arnauld, la réformatrice de Port-Royal [1591 ; † 1661] ; — Agnès Arnauld, l’auteur des Lettres [1593 ; † 1671] ; — Antoine Arnauld, celui que ses contemporains ont, avec Louis XIV seul, appelé du nom de Grand. La publication du livre de la Fréquente communion, 1643. — Origine du livre [Cf. Rapin, Mémoires, I, 22, et Sainte-Beuve, Port-Royal, t. II]. — S’il est vrai, comme le dit Rapin, qu’on n’eût rien vu de mieux écrit dans notre langue ; — et que fait-il de l’Introduction à la vie dévote ? — Véritable nouveauté du livre ; — et qu’elle est d’avoir mis la théologie proprement dite à la portée du public laïque. — De l’autorité des laïques en matière de théologie. — Le prince de Condé [le père du Grand Condé] réfute le premier le livre d’Arnauld, dans ses Remarques chrétiennes et catholiques, 1644 ; — autre réfutation du savant Père Petau : De la pénitence publique, 1644. — La cause du livre d’Arnauld se trouve liée à celle de l’Augustinus, dont il entreprend d’écrire l’apologie contre la bulle du pape Urbain VIII ; — et ainsi le Port-Royal devient la forteresse du jansénisme. — Démêlés d’Arnauld avec la Sorbonne ; — sa condamnation ; — entrée en scène de Pascal. Le jansénisme achève de se constituer en parti ; — étendue de ses liaisons ; — les « Mères de l’Église » : Mme de Gueménée, Mme du Plessis-Guénégaud, Mme de Sablé, la duchesse de Luynes, la duchesse de Longueville ; — et à ce propos, de l’imprudence des plaisanteries de l’abbé Fuzet [Cf. Les Premiers Jansénistes, p. 154 et suiv.]. — Progrès croissants du parti sous la Fronde. — Alliance du jansénisme et du gallicanisme. — Un jugement de Ranke sur le jansénisme :
« Pendant que les Jésuites entassaient de l’érudition dans d’énormes in-folio, ou se perdaient dans le labyrinthe des systèmes scolastiques sur la morale et sur le dogme, les jansénistes s’adressaient à la nation »[Histoire de la papauté, trad. française, t. III, p. 307]. 3º Les Œuvres. — Nous avons d’Arnauld d’Andilly ses Mémoires ; une traduction des Confessions de saint Augustin ; les Vies des Pères du désert, sans compter d’autres traductions, et un assez grand nombre d’opuscules d’édification ou de polémique ; — 2º d’Agnès Arnauld, les Lettres publiées ou plutôt rassemblées, par M. Faugère ; — 3º et d’Antoine Arnauld, « le Docteur », cent quarante volumes d’œuvres, dont on trouvera l’énumération dans le Dictionnaire de Moréri. Nous ne sachions pas qu’on en ait réimprimé plus de deux ou trois ; elle seul qu’on lise encore est sa Logique de Port-Royal [en collaboration avec Nicole], 1662.
« La beauté des sentiments, la violence des passions, la grandeur des événements, et le succès miraculeux de leur redoutable épée, tout cela m’entraîne comme une petite fille »[lettre du 12 juillet 1671] ; et, dans une lettre du 15 juillet :
« Pour les sentiments… j’avoue qu’ils me plaisent et qu’ils sont d’une perfection qui remplit mon idée sur les belles âmes. »— Si d’ailleurs le style de La Calprenède est aussi « méchant » que la même Mme de Sévigné le prétend au même endroit. — Que les qualités n’en supportent pas la comparaison avec le style de Corneille ; — mais que les défauts en sont les mêmes, ou de la même famille. — Abondance de l’imagination de La Calprenède. — Que toute sa poétique est d’exciter « l’admiration », et qu’il y a réussi. — Analogie lointaine, mais certaine du genre des romans de La Calprenède avec ceux d’Alexandre Dumas. C. Madeleine de Scudéri [Le Havre, 1607 ; † 1701, Paris]. — Si son rôle ne consisterait pas à avoir « embourgeoisé » la préciosité ? — Toujours est-il qu’elle en a été la vulgarisatrice, en ajoutant, dans son Artamène, aux aventures du Polexandre, et aux détails historiques de la Cléopâtre : — 1º les allusions et les portraits des hommes et des femmes de la société précieuse [Cf. Cousin, Société française au xviie siècle] ; — 2º des épisodes contemporains, comme dans sa Clélie, l’histoire de Scaurus et de Lydiane (Scarron et Françoise d’Aubigné) ; le songe d’Hésiode (tableau de la littérature) ; la description du pays de Tendre ; — et 3º une politesse ou une galanterie très supérieure à celles de La Calprenède et de Gomberville. — Finesse de quelques analyses. — Les romans de Mlle de Scudéry sont des romans « psychologiques ». Que le succès de tous ces romans a été considérable. — C’est ainsi que l’on connaît quatre ou cinq éditions, en moins de vingt ans, de la Cassandre de La Calprenède. — Les Elzevier ont imprimé sa Cléopâtre, ce qui était le commencement de la gloire [Cf. la lettre de Balzac à MM. les Elzevier dans A. Willems, Les Elzevier, Bruxelles, 1880]. — On en connaît des traductions allemandes et italiennes ; — des imitations anglaises ; — et si l’on en croit Pradon, le Grand Cyrus aurait passé même en arabe [Remarques sur tous les ouvrages du sieur Despréaux, La Haye, 1685]. — Qu’il faut chercher les raisons de ce succès dans l’accord de tout ce romanesque avec l’esprit du temps ; — et qu’autant ou plus que des œuvres plus vantées ces inventions ont aidé à établir la suprématie de la langue et de la littérature françaises. 3º Les Œuvres. — 1º De Gomberville : — la Carithée, 1621 ; — le Polexandre, 1629-1637 ; — la Cythérée, 1640 et années suivantes [2e édition des premiers volumes en 1642] ; — la Jeune Alcidiane, 1651 :
« C’est un roman de janséniste, a écrit Tallemant, car les héros, à tout bout de champ, font des sermons et des prières »[Historiettes, IV, 467]. On a encore de Gomberville un Recueil de vers. 2º De La Calprenède : Cassandre, 1642 ; — Cléopâtre, 1647 — Faramond, 1661, les trois premières parties seulement. Le roman a été achevé par P. de Vaumorière, 1665. Nous avons dit que La Calprenède avait aussi laissé des tragédies. 3º De Madeleine de Scudéri : Ibrahim ou l’illustre Bassa, 1641 ; — Artamène ou le Grand Cyrus, 1649-1653 ; — Clélie, histoire romaine, 1654-1661. — Il n’y a pas de doute sur l’auteur de ces trois romans, et quoique Georges les ait « signés », ils sont bien de Madeleine. — On est moins certain qu’elle soit l’auteur aussi d’Almahide ou l’esclave reine, 1660, 1663 [inachevé d’ailleurs] ; — mais elle a certainement écrit Mathilde d’Aguilar, 1667, courte nouvelle, qui, — avec celles de Segrais, publiées sous le titre de Les Divertissements de la princesse Aurélie 11, — relie les longs romans de cette période à Zayde et à La Princesse de Clèves. On a encore de Mlle de Scudéri des Conversations morales, Paris, 1886 ; — et une intéressante Correspondance.
— Mélange de l’histoire, du roman et du merveilleux ; — la table des matières du poème d’Alaric : table des « descriptions », et table des « comparaisons ». — Infaillibilité du mauvais goût de Scudéri ; — et comment il en devient presque spirituel, en nous donnant l’impression d’une parodie de lui-même. B. Jean Chapelain [Paris, 1595 ; † 1674, Paris]. — Qu’on ne saurait être moins « parisien » et moins « gaulois » que Jean Chapelain, né à Paris, qui vécut quatre-vingts ans à Paris, et mourut à Paris. — Étrange idée qu’on a eue de vouloir le réhabiliter [Cf. V. Cousin, La Société française, t. II, p. 158]. — Son admiration pour le cavalier Marin, et sa Préface de l’Adone, 1623 ; — sa traduction du Guzman d’Alfarache, 1631 ; — sa réputation de critique, — et de prosateur. — Son rôle dans la Querelle du Cid ; — et que les Sentiments de l’Académie sur le Cid demeurent son meilleur ouvrage. — Le caractère de l’homme ; — et qu’il ne s’en est guère vu de plus plat, ni d’ailleurs de plus rancunier. Le sujet de la Pucelle ; — et s’il est vrai, comme le veut Cousin, qu’il n’y en ait pas de plus beau. — De ne pas mêler inutilement le patriotisme et l’esthétique ; — et que ce que Cousin admire dans le « plan » de la Pucelle est précisément ce qui en fait l’infériorité. — Logique et Poésie. — La grande prétention de Chapelain : — il a voulu que son poème fût à la fois de l’histoire, de la poésie, et de l’allégorie morale [Cf. sa Préface].
« Afin de réduire l’action à l’Universel, suivant les préceptes, et de ne la priver pas du sens allégorique par lequel la Poésie est faite un des instruments de l’architectonique, j’ai disposé toute ma matière de telle sorte que… la France représente l’Âme de l’homme, … le roi Charles la Volonté, … l’Anglais et le Bourguignon les transports de l’appétit irascible, … Amaury et Agnès l’appétit concupiscible, … Tanneguy l’Entendement, … la Pucelle la Grâce divine », etc. — Que de telles préoccupations eussent pu refroidir une imagination plus ardente que celle de Chapelain. — Prosaïsme de ses vers [Cf. son Père éternel, ch. i ; son portrait d’Agnès Sorel, ch. v ; la description du bûcher de Jeanne d’Arc, ch. xxiii]. Qu’il faut bien savoir qu’en dépit de la légende — la publication de la Pucelle n’a rien enlevé à la réputation ni à l’autorité littéraire de Chapelain. — Sa Pucelle a eu six éditions en moins de deux ans. — Éloges pompeux qu’en ont fait Godeau, Ménage, Gassendi, Huet, Montausier [Cf. Goujet, Bibliothèque française, t. XVII, p. 378 et suiv.]. — C’est Chapelain que choisira Colbert, en 1661, pour en faire en quelque sorte le « surintendant des lettres » ; — et, en effet, jusqu’à Boileau, on ne reprochera à la Pucelle que d’être « ennuyeuse » ; — mais on en avait dit autant de Polyeucte. C. Jean Desmarets de Saint-Sorlin [Paris, 1595 ; † 1676, Paris]. — Celui-ci a essayé de tout : — du roman, dans son Ariane, 1632 ; — de la comédie, dans ses Visionnaires, 1637 ; — de la tragédie, dans son Érigone, 1638 ; — dans son Scipion, 1639 ; — de la poésie lyrique dans son Office de la Vierge, 1645 ; — et de l’épopée dans son Clovis, 1657. — L’unique intérêt du Clovis est d’ailleurs dans la Préface de 1673, où l’un des premiers, Desmarets a posé clairement la théorie du « merveilleux chrétien ». Qu’il n’y a pas lieu de parler des émules de Desmarets et de Chapelain dans l’épopée. — Rien de plus mort que le Saint Louys du Père Le Moyne, — et quoi que l’on ait fait pour le ressusciter. — Le siècle était déjà trop raisonnable, — et surtout trop réglé pour qu’il y pût naître des épopées. — Mais l’amour-propre français ne va pas moins s’obstiner à en imaginer de génération en génération ; — et l’on parle de la continuité de la production dramatique ; — mais celle de la production pseudo-épique ne sera pas moins régulière chez nous.
Ils veulent se faire admirer ; — et leur moyen à tous est d’exciter l’étonnement. Enfin une conséquence importante du burlesque a été de diviser le parti du libertinage : — d’un côté les Scarron ou les Saint-Amant, qui s’arrangeront de tout, pourvu qu’on ne contraigne pas leur humeur ; — et de l’autre, ceux qui ne se soucient pas tant de la liberté de vivre à leur guise que de penser comme il leur plaît.
« beau, souffrant, plein de langueur et d’ardeur, impétueux et réfléchi, superbe et mélancolique », comme le peint Cousin ; — ou, comme le croit un autre encore, s’il a rêvé de jouer un personnage politique [Cf. Derôme, dans son édition des Provinciales]. — Que nous n’avons pas besoin de ces suppositions pour comprendre qu’il se soit occupé du calcul des probabilités ; — qu’il ait écrit le Discours sur les passions de l’amour, en admettant qu’il en soit l’auteur ; — et ceux que Nicole nous a résumés sous le titre de Discours sur la condition des grands. — La seconde conversion de Pascal, 1654 ; — et qu’il faut l’entendre du passage d’une religion plus libre en ses pratiques à une religion plus exacte. — Ses visites à Port-Royal. — Influence que prend sur lui sa sœur Jacqueline [Cf. V. Cousin, Jacqueline Pascal, notamment les deux lettres de la sœur Sainte-Euphémie [Jacqueline] à Mlle Périer, p. 240 et suiv.]. — S’il faut placer à cette époque l’Entretien avec M. de Saci ; — l’invention du haquet ; — celle de la brouette ; — l’idée des omnibus — Conversion définitive et entrée à Port-Royal, 1655. — Le miracle de la sainte Épine, mars 1656 [Cf. Jacqueline Pascal]. — Si Pascal n’a pas conçu dès lors le dessein de ses Pensées, et si l’occasion des Provinciales n’est pas venue le traverser ? — Avantages de cette hypothèse. — Elle explique à la fois la croissante audace des Provinciales à partir de la sixième et de la septième ; — et, dans les dernières, l’étroite soudure, et trop inaperçue, qui se fait de la conclusion des Provinciales au dessein général des Pensées. La question de fait dans les trois premières Provinciales, — et qu’elle est de peu d’importance. — Comment Pascal, en changeant de tactique à partir de la quatrième lettre, a posé la vraie question, la question de fond, — et sur son vrai terrain. — Il s’agissait de savoir qui prendrait la direction de l’opinion, jésuites ou jansénistes ; — et plus généralement laquelle des deux triompherait, d’une morale presque mondaine, ou d’une morale intransigeante [Cf., dans les Pensées, le fragment intitulé : Comparaison des premiers chrétiens et de ceux d’aujourd’hui]. — Qu’il se pourrait que Pascal, en ayant raison d’attaquer les excès du probabilisme, eût toutefois eu tort d’envelopper la casuistique dans ses railleries ; — et que ce tort est bien plus grave que d’avoir, comme il l’a fait, « arrangé » quelques citations. — Car, pour quelques citations dont on peut discuter l’exactitude entière, il en eût trouvé vingt autres ; — mais s’il conquérait à sa sévérité quelques âmes très pures, il risquait d’en irriter de moins pures, qui sont aussi des âmes [Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, livre III, dans son chapitre sur la morale des honnêtes gens]. — Les Provinciales, de la quatrième à la quinzième inclusivement, ont failli ruiner le crédit moral des Jésuites ; — mais quelque chose de la religion même y aurait également péri ; — si le dessein des Pensées futures ne transparaissait déjà dans les trois dernières. La première édition des Pensées, 1670 ; — et les enrichissements successifs du texte : — en 1727 [lettre de l’évêque de Montpellier à l’évêque de Soissons], — en 1728 [Mémoires de littérature et d’histoire du Père Desmolets], — en 1776 [édition Condorcet], — en 1779 [édition Bossut], — en 1841 [rapport de V. Cousin], — en 1844 [édition Faugère], — en 1879 [édition Molinier]. — Peut-on rétablir le dessein de l’Apologie de Pascal ? — Tentatives en ce sens de Frantin, 1835 ; — Faugère, 1844 ; — Astié, 1856 : — Rocher, 1873 ; — Molinier, 1879. — Qu’elles ont toutes échoué, comme elles échoueront toutes en tant qu’il s’agira de mettre à leur vraie place les fragments du livre inachevé. — Mais on peut s’en former une idée générale ; — dont l’esprit est donné par l’esprit même de l’Augustinus ; — si les Pensées de Pascal sont les fragments d’une apologétique janséniste. — Joignons maintenant à l’Augustinus, parmi les lectures de Pascal : les Essais de Montaigne ; la Sagesse de Charron ; l’Épictète et la Sainte Philosophie de Du Vair ; les Lettres et les Traités de Balzac. — C’est ce qu’il a comme ajouté de mondain [on veut dire de propre à persuader le monde] aux raisonnements de l’Augustinus. — Il y a ajouté, de son fonds plus personnel encore, son intention de convertir les « libertins », — qu’au courant de sa vie mondaine il avait eu l’occasion de connaître et même de fréquenter ; — et sa conviction d’avoir été, dans le miracle de la sainte Épine, l’objet d’un décret nominatif de Dieu. — Si nous tenons compte après cela de la succession des dates, soit : 1654, l’Entretien avec M. de Saci ; — 1655, l’entrée à Port-Royal ; — 1656, le miracle de la sainte Épine ; — 1657, les dernières Provinciales ; — et 1658 ou 1659, l’exposition du plan de son Apologie tel que nous l’a transmis son neveu Étienne Périer, nous pouvons nous figurer le dessein de Pascal à peu près de la manière suivante : Tout en nous, et autour de nous nous crie notre misère ; — et, dans la débilité de notre machine, — comme dans les vices de l’organisation sociale, — ou comme encore dans l’impuissance de la raison ; — nous ne trouvons que des motifs de désespérer. — = D’où vient donc la protestation qui s’élève du fond de ce désespoir même ? — l’exception qu’à ce titre nous constituons dans la nature ? — et l’invincible confiance que nous avons dans une destinée meilleure ? — C’est ce que nous saurons si nous acceptons le dogme d’une chute originelle, — l’obligation qui nous a été imposée de l’expier, — et le dogme de la rédemption, — lesquels se trouvent être précisément les dogmes essentiels du christianisme. — Répugnons-nous peut-être à les accepter ? — Considérons en ce cas qu’il nous suffit d’y croire pour être aussi bons que nous le puissions être parmi les hommes ; — que ces dogmes ont d’ailleurs été figurés par l’ancienne loi, — annoncés par les prophètes, — confirmés par les miracles ; — et qu’enfin, à défaut de notre raison, nous y pouvons toujours incliner nos volontés. Qu’il n’y a pas un « seul » fragment des Pensées qui ne tende à établir quelqu’une des propositions précédentes ; — mais que, pour bien s’en rendre compte, il faut songer que, dans la pensée de Pascal, son apologie était à la fois dirigée contre les libertins, — contrôles philosophes, — contre les Jésuites, — et contre les Juifs. — Importance de cette observation. — De la valeur apologétique actuelle des Pensées de Pascal. — [Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. III, aux appendices, et A. Gory, Les Pensées de Pascal considérées comme apologie du christianisme, Paris, 1883.] — De quelques faits nouveaux dont l’apologétique doit aujourd’hui tenir compte ; — et, à ce propos, de la science des religions comparées. — D’une confirmation singulière apportée à l’apologétique de Pascal par le pessimisme de Schopenhauer ; — et par la doctrine de l’évolution [Cf. Brunetière, La Moralité de la doctrine évolutive, Paris, 1896]. — Que la valeur morale de l’apologie de Pascal subsiste tout entière en tant que la certitude rationnelle n’est pas la seule forme ou la seule espèce de certitude ; — que l’homme ne naît pas bon ; — et que rien d’humain ne s’organise sur des principes purement humains. Du style de Pascal, — et qu’il n’y a rien en français qui soit au-dessus de quelques-unes des Provinciales ; — à moins que ce ne soient quelques fragments des Pensées. — Si la grâce, ou (pour ne pas avoir l’air de jouer sur les mots) si la tendresse et la douceur y manquent ? — Mais qu’en tout cas, de la simplicité la plus familière à la plus haute éloquence, ce style remplit tout l’entre-deux. — La « rhétorique de Pascal », — et qu’elle ne consiste pas à n’en point avoir du tout ; — mais à en faire servir les moyens mêmes à leur destruction ; — et à n’user de l’art que pour imiter plus fidèlement la nature. — Du sentiment de l’obscur dans la prose de Pascal ; — de sa manière d’intervenir de sa personne dans la cause qu’il plaide ; — de la profondeur de sa sensibilité ; — et de la « poésie » qui résulte du mélange de tous ces éléments. — De quelques autres qualités du style de Pascal : — sa concision tranchante ; — sa plénitude, — et sa « densité ». — Le mot de Sainte-Beuve :
« Pascal, admirable écrivain quand il achève, est encore supérieur là où il fut interrompu ». 3º Les Œuvres. — Nous ne mentionnons ici que pour mémoire les Œuvres scientifiques de Pascal, parmi lesquelles nous citerons les Essais pour les coniques, 1640 ; — son Avis à ceux qui verront la machine arithmétique, 1645 ; — les Expériences touchant le vide, 1647 ; — son Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs, 1648 ; — son Traité du triangle arithmétique, 1654 ; — et les écrits relatifs à la Roulette, 1658 [Cf. A. Desboves, Étude sur Pascal et les Géomètres contemporains, Paris, 1878]. Les principales éditions des Provinciales et des Pensées sont : Des Provinciales : — les éditions originales, 1656-1657, dont les recueils factices présentent entre eux d’assez grandes différences ; — la traduction latine donnée par Nicole, sous le nom de Wendrock, 1658 ; — l’édition de 1659, à Cologne, chez Nicolas Schouten ; — l’édition Maynard ; Paris, 1851, Firmin Didot ; — l’édition Derôme, Paris, 1880-1885, Garnier ; — l’édition Faugère, Paris, 1886-1895, Hachette. Des Pensées : — l’édition originale, Paris, 1669-1670, dont on connaît au moins cinq exemplaires assez différents ; — l’édition de Condorcet, Paris, 1776 ; — l’édition Frantin, Dijon, 1835, Lagier ; — l’édition Faugère, Paris, 1844, Andrieux ; — l’édition Havet, Paris, 1852, 1887, Dezobry, et Delagrave ; — l’édition Astié, Lausanne, 1857, Bridel ; — l’édition Rocher, Tours, 1873, Marne ; — l’édition Molinier, Paris, 1879, Lemerre ; — l’édition Guthlin, Paris, 1896, Lethielleux ; — et l’édition Michaud, Friburgi Helvetiorum, 1896, dans la collection des Collectanea Friburgensia. Aucune de ces éditions ne reproduit la précédente, et il n’y en a pas une que l’on ne doive consulter pour des raisons particulières : théologiques, critiques, littéraires ou paléographiques. On joint d’ordinaire aux Pensées quelques opuscules dont les plus importants sont : l’Entretien avec M. de Saci ; — Trois discours sur la condition des grands ; — De l’esprit géométrique ; — la Préface du Traité du vide ; — et les Lettres à Mlle de Roannez.
De la « première » des « Précieuses ridicules » au début de la Querelle des Anciens et des Modernes (1659-1687)
« Mme de La Fayette disait de M. de La Rochefoucauld : “Il m’a donné de l’esprit, mais j’ai réformé son cœur.” »— Les premiers romans de Mme de La Fayette : La Princesse de Montpensier, 1660 ; — Zayde, 1670 ; — La Princesse de Clèves, 1672. — Témoignage à ce sujet de Mme de Scudéri [Cf. Correspondance de Bussy-Rabutin, éd. Lalanne, III, 340], — et de ne pas confondre Mme de Scudéri, la femme de Georges, avec Madeleine, sa belle-sœur. — Qu’en dernière analyse, il est difficile de rien reconnaître dans La Princesse de Clèves qui porte la marque de La Rochefoucauld ; — qu’il est seulement vrai que La Princesse de Clèves et les Maximes sont également, et en des genres un peu différents, des « fleurs » naturelles de l’esprit précieux ; — et qu’il n’y a ni dans les unes ni dans l’autre de trace de « cartésianisme » ; — mais qu’il est facile d’y en signaler du « jansénisme » [Cf. la préface de la première édition]. De la place de La Rochefoucauld dans la littérature de son temps ; — et de l’abus qu’il y aurait à en faire « un grand écrivain ». — Un « grand écrivain » est toujours abondant, fécond, et plus varié surtout que ne l’a été La Rochefoucauld. — Qu’à ce titre, et dans tous les sens du mot, ©n peut l’appeler « un rare écrivain » : — rare en tant que stérile ; — rare en tant qu’original ; — et là où il est bon, rare enfin en tant qu’exquis. 3º Les Œuvres. — Portrait de M. de La Rochefoucauld, dans la collection des Portraits de Mlle de Montpensier, 1659 ; — Mémoires de M. D. L. R., Cologne, 1662, Vandyck ; — Réflexions ou sentences, et Maximes morales. La Haye, 1664, J. et D. Stencker, réimprimé par M. Alphonse Pauly, Paris, 1883, D. Morgand. — L’édition vraiment « originale » n’en demeure pas moins l’édition de 1665, Paris, chez Barbin. Nous avons encore de La Rochefoucauld quelques Opuscules ou fragments que l’on a joints, suivant leur nature, tantôt aux éditions de ses Mémoires, et tantôt aux éditions de ses Maximes ; — et une centaine de Lettres. La dernière édition qu’il ait donnée lui-même de ses Maximes est celle de 1678, contenant 541 maximes au lieu de 314 ; — la meilleure édition des Œuvres est celle de MM. Gilbert et Gourdault ; Paris, 1868-1883, Hachette.
a traduit un passage non moins connu de Lucrèce ? — et que d’autres en tout cas l’avaient imité avant lui ; — dont Desmarets dans ses Visionnaires, et Scarron dans son Japhet d’Arménie. — Que ces premières fréquentations de Molière n’étaient pas les meilleures que pût avoir un jeune bourgeois de 1640 ; — et comment elles sont devenues pires quand il a eu lié connaissance avec les Béjart [Cf. Jal, dans son Dictionnaire, et Henri Chardon, Monsieur de Modène, etc.]. — Il renonce à la charge de tapissier valet de chambre du roi pour se faire comédien, 1643. — Fondation de l’Illustre Théâtre, 1643. — L’entreprise ne réussit pas ; — une seconde échoue plus rapidement encore au jeu de paume de la Croix Noire ; — Molière prisonnier pour dettes, 1645. — Modification de la troupe, et départ de Molière pour la province, fin 1646 ou commencement de 1647. À travers la province [Cf. Chardon, La Troupe du Roman comique dévoilée, Paris, 1876]. — Les étapes de Molière : — 1647, Carcassonne, Toulouse et Albi ; — 1648, Nantes et Fontenay-le-Comte ; — Angoulême ? — Limoges ? [On remarquera que Limoges est la seule ville de France dont un nom de rue soit spécifié dans le théâtre de Molière] ; — 1649, Toulouse, Narbonne ; — 1650, Agen ; — et comment ce séjour d’Agen permet de croire que Molière a joué deux ou trois fois auparavant à Bordeaux [Cf. Études critiques, t. I] ; — 1651, Pézenas, Carcassonne ; — 1652, Lyon ; — 1653, Lyon, la Grange des Prés [Cf. Mémoires de Daniel de Cosnac] ; — 1654, Montpellier, Lyon, Vienne ? — 1655, Montpellier, Lyon, Pézenas ; — 1656, Pézenas, Narbonne, Béziers ; — 1657, Béziers, Nîmes, Lyon, Dijon, Avignon ; — 1658, Grenoble et Rouen. — Le 24 octobre de la même année, Molière débute devant le roi, « dans la salle des gardes du vieux Louvre », par une représentation de Nicomède et du Docteur amoureux. Du profit que Molière a retiré de ses années de voyage. — Il y a appris son métier, d’abord ; — et, à ce propos, qu’il est singulier qu’aucun « moliériste » n’ait eu l’idée d’essayer de reconstituer le Répertoire de Molière. — Il y en aurait plusieurs moyens, comme : — si l’on recherchait quelles pièces ont réussi à Paris, de 1646 à 1658 ; — si l’on s’informait des auteurs avec qui les Béjart étaient en relations personnelles [et on en connaît au moins trois : Rotrou, Magnon, et Tristan l’Hermite] ; — si l’on retrouvait enfin dans sa bibliothèque [Cf. Eud. Soulié, Recherches] des pièces qu’il eût imitées dans les siennes, et qu’il n’aurait jamais jouées à Paris [Cf. Les Visionnaires, de Desmarets ; Le Déniaisé, de Gilet de la Teyssonnerie ; Le Pédant joué, de Cyrano] — Autres avantages que Molière a tirés de ses campagnes. — Pendant les guerres de la Fronde, il a vu la province in naturalibus ; — et à ce propos, de l’utilité des révolutions pour la littérature. — En sa qualité de bohème ou de comédien, il a vu du dehors les ridicules des autres ; — et il a mesuré l’inégalité des conditions ; — la sottise des puissants du monde ; — la force de résistance ou d’inertie des préjugés. — Acteur, auteur et directeur de troupe, il a pris enfin l’habitude des responsabilités ; — qui est une chose que son ami La Fontaine, par exemple, ne connaîtra jamais ; — et de tout cela, s’il est résulté quelque amertume, c’est à cette amertume qu’il a dû la supériorité de son génie. B. Le théâtre de Molière. Pourquoi il convient d’en étudier d’abord la langue, et qu’il y en a deux raisons au moins ; — parce que c’est presque le seul point sur lequel on « chicane » encore aujourd’hui Molière ; — et puis, parce que c’est d’abord comme écrivain qu’il fait contraste avec tous ceux qui l’ont précédé, sauf Pascal. — Erreur d’Alexandre Dumas quand il croit qu’on reprocherait à Molière l’enchevêtrement de ses qui et de ses que [Cf. préface d’Un père prodigue]. — On lui reproche au contraire — de n’avoir pas le style organique [Scherer] ; — de s’embarbouiller dans ses métaphores [Scherer, Fénelon, La Bruyère] ; — de cheviller « abominablement » [Scherer] — et d’être souvent incorrect [Vauvenargues, Bayle, La Bruyère]. — On peut répondre : que beaucoup de ses incorrections n’en sont pas, non plus que celles que Voltaire trouve à blâmer dans Corneille [Cf. son Commentaire] ou Condorcet dans Pascal [Cf. Éloge de Pascal] ; — qu’à la vérité les chevilles abondent dans ses vers, parce qu’il écrit trop rapidement ; — mais que la régularité des métaphores est un caractère de cette « préciosité » dont il se déclare ouvertement l’ennemi [Cf. les métaphores de Saint-Simon ou celles de Montaigne] ; — et que la comédie n’est pas enfin le lieu du « style organique ». — Que, d’autre part, Arnolphe ne saurait parler comme Agnès, Agnès comme Armande, Armande comme Angélique ; — et qu’ainsi le style de Molière se conforme au caractère de ses personnages ; — il est dramatique et il est comique ; — ou, en d’autres termes, il est d’abord expressif de la vérité des caractères. — Si Molière écrivait comme Térence, il ne serait qu’un « demi-Molière ». — Qu’après cela, pour des raisons de tempérament, — d’origine, — et d’expérience personnelle de la vie, — le style de Molière est : — bourgeois, « qui le distingue du style de Racine ; — « cossu », selon le mot de Sainte-Beuve, ce qui le distingue du style de Regnard [Cf. J.-J. Weiss dans son Éloge de Regnard] ; — il est « vivant », ce qui le distingue du style de Boileau, lequel, bien que coulant de la même veine, demeure cependant « livresque » ; — enfin, et comme étant constamment prosaïque, ce qui le distingue du style de La Fontaine, le style de Molière est éminemment réaliste ou « naturaliste ». Du naturalisme de Molière ; et comment il se traduit premièrement dans son attitude ; — si l’on fait exception pour ses deux pièces de début ; — et qu’on l’étudie dans ses Précieuses ridicules, 1659 ; son Sganarelle, 1660 ; son École des maris, 1661 ; son École des femmes, 1662 ; sa Critique de l’École des femmes, 1663 ; son Impromptu de Versailles, 1663, et son Tartuffe, celui de 1664. — Précieux et pédants ; — marquis et bourgeois ; — comédiens et auteurs ; — gens de cour ou d’église ; — prudes et « turlupins » ou grotesques, — tous ceux qu’il y attaque ce sont ceux qui déguisent, ou qui fardent la nature ; — ce sont tous ceux qui interposent le pédantisme des règles ou le respect des préjugés entre l’art et la représentation de la vie ; — et ce sont surtout ceux qui prétendent contraindre ou discipliner la nature. — On ne refait pas la nature ; — et là même, dans la vanité des efforts que l’on entreprend pour la refaire, est la source du comique de Molière. — Là aussi est le principe de son indépendance à l’égard des règles ; — et à l’égard de l’étranger ; — plus de Bertrand de Cigarral ni de dom Japhet d’Arménie ! — Et de là encore les attaques de Molière contre Corneille et les « grands comédiens », qui sont ceux de l’hôtel de Bourgogne ; — si ces gens-là ne travaillent pas d’après le modèle vivant ; — mais d’après un idéal dont nous ne pouvons pas vérifier la justesse dans la nature. Que ce naturalisme se retrouve dans la philosophie de Molière ; — et, en effet, liaison de ces principes avec ceux des « libertins » ; — et avec ceux de Montaigne et de Rabelais [Cf. ci-dessus, p. 59 et 88]. — Dans ses premières pièces, et jusque dans Tartuffe, Molière ne paraît point douter que la « nature soit bonne » ; — et en tout cas qu’il vaille mieux la laisser à elle-même que s’efforcer de la « dénaturer ». — De l’interprétation de Tartuffe, — [Cf. Stendhal, Racine et Shakespeare ; Louis Veuillot, Molière et Bourdaloue ; abbé Davin, « Les sources du Tartuffe », dans le journal Le Monde des 2, 13, 15, 22, 27 août, et 3, 15, 19 septembre 1873 ; Louis Lacour, Le Tartuffe par ordre de Louis XIV, 1877] ; — et que, si l’on veut comprendre les colères qu’il a soulevées, c’est du côté du personnage d’Orgon qu’il faut l’examiner. — Que les jansénistes y sont pris à partie comme les Jésuites ; — et que l’attaque à la religion y est indubitable, en tant que la religion est conçue comme « principe réprimant ». — Des raisons que Molière a eues de croire que Louis XIV l’approuverait ; — et des tracas dont son Tartuffe a été l’origine et la cause pour lui. Que ces tracas coïncident avec la période critique de la vie de Molière ; — avec ses ennuis conjugaux ; — et avec les commencements de sa maladie. — Sa philosophie de la « nature » en est-elle ébranlée ? — Caractère incertain et presque énigmatique des pièces qu’il donne entre 1664 et 1669 : Don Juan, 1665 ; Le Misanthrope, 1666 ; Tartuffe (le second), 1667 ; L’Avare, 1668 ; Georges Dandin, 1668. — La signification n’en est pas claire ; — il y semble admettre que la nature ait besoin quelquefois d’être modifiée ; — il subit sans doute aussi l’influence de « la politesse » ambiante ; — et ses obligations de courtisan le gênent pour suivre la tendance de son tempérament. — Mais l’autorisation de jouer enfin publiquement Tartuffe l’émancipe de sa contrainte, 1669 ; — la vanité de la médecine le raffermit dans ses idées [Cf. Maurice Raynaud, Les Médecins au temps de Molière] ; — et ses pièces redeviennent aussi claires que jamais. Monsieur de Pourceaugnac, 1669 ; Le Bourgeois gentilhomme, 1670 ; Les Fourberies de Scapin, 1671 ; Les Femmes savantes, 1672 ; La Comtesse d’Escarbagnas, 1672 ; Le Malade imaginaire, 1673. — Comment Monsieur de Pourceaugnac nous ramène à l’époque de L’Étourdi et du Dépit amoureux, si surtout on y joint Les Fourberies de Scapin. — Pareillement, Les Femmes savantes nous ramènent aux Précieuses ridicules ; — sans que peut-être il y en eût alors de bien bonnes raisons ; — et Le Malade imaginaire nous ramène au Médecin malgré lui. — Du caractère des plaisanteries de Molière contre les médecins, — et qu’il leur reproche essentiellement de vouloir être plus habiles que la nature. — On ne « refait » pas la nature quand elle est « défaite », — mais plutôt on achève de la défaire [Cf. Malade, III, sc. 3].
« La nature nous a mis sur les yeux des voiles trop épais pour connaître les mystères de notre machine… Lorsqu’un médecin vous parle de… remettre la nature dans une pleine facilité de ses fonctions… il vous fait le roman de la médecine… Si nous sommes malades, la nature, d’elle-même, se tire doucement du désordre où elle est tombée. »Dans l’art de Molière enfin, — son naturalisme se manifeste par le choix de ses sujets, qui sont de moins en moins compliqués. — Il n’y a presque plus de « matière », comme dira bientôt Racine, et presque pas d’intrigue dans Le Misanthrope, 1666 ; dans L’Avare, 1668 ; dans Le Bourgeois gentilhomme, 1670 ; dans La Comtesse d’Escarbagnas, 1672 ; dans Le Malade imaginaire, 1673 ; — ou quand il y en a le semblant d’une, comme dans Les Femmes savantes, on ne s’y intéresse point ; — et, à ce propos, des dénouements de Molière. — En second lieu, et tandis que jusqu’à Tartuffe les comédies de Molière ne mettaient en scène que des individus, c’est « la famille » qu’il nous montre constamment dans les dernières ; — dans L’Avare ; dans Georges Dandin ; dans Le Bourgeois gentilhomme ; dans Les Femmes savantes ; dans Le Malade imaginaire ; — et la raison en est que nos ridicules ou nos vices ne prennent toute leur valeur ou ne portent toutes leurs conséquences que dans nos rapports avec les autres. — Et troisièmement, et en dernier lieu, Molière élargit de plus en plus le champ de son observation, de manière à y faire entrer la totalité de son expérience de la vie : — ce qu’il connaît de la province, dans Pourceaugnac et dans La Comtesse d’Escarbagnas ; — de la petite bourgeoisie, dans Le Bourgeois gentilhomme ; — de la demi-bourgeoisie dans Georges Dandin. — C’est comme si l’on disait que, d’œuvre en œuvre, il appelle de plus nombreux spectateurs ; — plus divers, à juger de la vérité de ses peintures ; — et à se reconnaître eux, leurs enfants, et leurs voisins dans les représentations de la vie qu’il leur offre. — Que là même est la raison de l’amertume qui est au fond d’une partie de son œuvre ; — et, à ce propos, de la liaison du « naturalisme » en littérature avec le « pessimisme ». — Si cette liaison, entrevue par Molière, ne l’a pas obligé, de peur de tomber dans le drame, à augmenter la part de la bouffonnerie dans ses dernières œuvres : Monsieur de Pourceaugnac, Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire ; — et si quelque tristesse n’est pas inhérente à toute observation un peu profonde de la vie ? Comment Molière a échappé aux conséquences de son naturalisme ; — et, d’abord, qu’il n’y a pas toujours échappé ; — dans son Dandin par exemple ou dans son Malade imaginaire. — Mais qu’ayant absolument besoin de la protection de Louis XIV, il a tâché de se conformer au goût du prince ; — et, à ce propos, de Molière courtisan [Cf. Tartuffe et Amphitryon]. — Comment le principe de la subordination des situations aux caractères l’a encore plus sûrement sauvé de son naturalisme ; — parce qu’il y a peu de « caractères » dans la nature, peu de Tartuffes, d’Harpagons, ou d’Alcestes ; — mais les commencements en sont dans tout le monde ; — et de conduire ces commencements jusqu’à leur terme, c’est ajouter quelque chose à la nature ; — et en l’imitant c’est la dépasser [Cf. les « types » du roman de Balzac, dans Eugénie Grandet ou le Père Goriot]. — Que l’idéal ne consiste pas uniquement dans la représentation de la beauté ; — mais aussi dans la peinture des caractères ou des types. — Ajoutez à cela que la plupart des grandes comédies de Molière sont un peu des « thèses » ; — et la thèse, au théâtre comme dans le roman, implique un jugement sur la nature même qu’on imite ; — pour ne pas dire une intention de la corriger. — C’est justement le cas de Molière ; — et là même est ce qui fait la force « satirique » de sa comédie. — Enfin Molière écrit généralement en vers ; — et quelque prosaïque, en général aussi, que soit son vers ; — il y a des choses qu’on ne saurait jamais faire dire au vers. C. L’Influence de Molière ; — et qu’en aucun genre, sur les œuvres du même genre, il ne s’en est vu de plus considérable. — Son influence sur Regnard ; — Les Folies amoureuses ne sont qu’un déguisement à l’italienne, avec travestissements et lazzi, de L’École des femmes ; — Le Légataire universel n’est qu’un mélange habile du Malade imaginaire et des Fourberies de Scapin. — Son influence sur Le Sage : — Turcaret n’est qu’une combinaison du Bourgeois gentilhomme et de La Comtesse d’Escarbagnas ; — et Gil Blas lui-même n’est que la comédie de Molière, transposée sur le ton de la narration, et versée dans le cadre du roman. — Que son influence n’a pas été moins grande à l’étranger [Cf. Macaulay, Le Théâtre anglais sous la Restauration]. — Les comédies de Fielding ne sont encore que des « adaptations » de la comédie de Molière ; — et pareillement l’un des chefs-d’œuvre de la scène anglaise, L’École du scandale de Sheridan [Cf. Louis Moland, Histoire posthume de Molière]. — Qu’on retrouve enfin Molière dans le chef-d’œuvre de Beaumarchais, qui est Le Barbier de Séville [Cf. L’École des femmes, pour la donnée principale, et pour les détails du sujet, comme la scène du maître à chanter, Le Malade imaginaire]. — Que l’on pourrait donc presque dire que, depuis deux cents ans, une comédie est bonne à proportion qu’elle se rapproche de la comédie de Molière ; — et médiocre ou mauvaise, à mesure qu’elle s’en éloigne ; — ou, qu’en d’autres termes, il a constitué, depuis deux cents ans, la « comédie européenne » comme genre. Il a d’ailleurs moins agi sur les idées, — et, comme on le verra plus loin, ses attaques ont tout à fait échoué contre la préciosité Cf. Rœderer, Mémoire sur l’histoire de la société polie]. — Pourquoi les femmes n’aiment pas Molière. — A-t-il réussi contre la religion ? — C’est ce qu’il ne semble pas non plus ; — et il n’a même pas réussi contre la « dévotion » ; — si, comme peinture de mœurs, son Tartuffe serait presque plus vrai de la société française de 1690 que de celle de 1665 [Cf. La Bruyère]. — Mais où il a réussi moins encore qu’ailleurs, c’est contre les médecins ; — et justement, c’est depuis qu’il les a poursuivis de ses plaisanteries que les médecins sont devenus de véritables directeurs de conscience. — S’il faut conclure des échecs de Molière que l’art ne doive avoir d’autre objet de lui-même ? Non ! si Molière est demeuré pour beaucoup d’hommes un maître de conduite. — Exagérations des Moliéristes à ce sujet, — et de Sainte-Beuve lui-même [Cf. Nouveaux lundis, t. V, 1864]. — D’une parole de Goethe [Cf. Entretiens avec Eckermann] ; — et que ni la perfection de ses chefs-d’œuvre, — ni les chagrins de l’existence de Molière ne sauraient nous empêcher de voir et de marquer les bornes de son génie. — Qu’une partie de sa philosophie est faite de la caricature ou de la dérision de toute délicatesse [Cf. Bossuet, Maximes sur la comédie, et Rousseau, Lettre sur les spectacles] ; — et que là même est la raison de son insuccès dans le combat qu’il a livré contre la préciosité ; — parce qu’il a enveloppé dans ses railleries ce que l’esprit précieux représente de légitime résistance à la grossièreté naturelle. — Si l’on peut dire que cette haine de la préciosité ferait le fond de l’esprit gaulois [Cf. Renan, « La Farce de Pathelin et la Théologie de Béranger », dans ses Essais de morale et de critique]. — Qu’une erreur plus grave de Molière, inséparable aussi peut-être de l’esprit gaulois, est d’avoir constamment attaqué toute idée de contrainte et de discipline,
Et il ne faut pas lui reprocher d’avoir manqué de noblesse et d’élévation ; — parce que ce n’est pas des leçons d’élévation ni de noblesse que l’on demande à la « comédie » ; — les grands sentiments n’étant pas de son domaine ; — ni même peut-être une politesse trop exacte. — Mais Molière n’en serait certainement pas moins grand pour avoir modéré la force ou la violence même de quelques-uns de ses traits. — Et son théâtre eût pu prêcher une morale moins facile. 3º Les Œuvres. — Nous pouvons ici nous contenter d’ajouter les Œuvres dont nous n’avons pas eu l’occasion de faire mention dans cette note, et qui sont : Le Médecin volant, et La Jalousie du Barbouillé, deux canevas dont l’authenticité est douteuse ; — Boni Garde de Navarre, 1661 ; Les Fâcheux, 1661 ; La Princesse d’Élide, 1664 ; Le Mariage forcé, 1664 ; L’Amour médecin, 1665 ; Le Médecin malgré lui, 1666 ; Mélicerte, 1666 ; Le Sicilien, 1667 ; et Les Amants magnifiques, 1670 ; — deux pièces de vers : le Remerciement au roi et La Gloire du Val-de-Grâce ; — enfin ses Préfaces ou Dédicaces et les Placets au roi à l’occasion de Tartuffe. Les principales éditions sont, comme éditions originales, ou capables d’en tenir lieu, l’édition de 1666 ; — l’édition de 1673 ; — l’édition de 1674 ; — et l’édition de 1682, procurée par Lagrange et Vivot. Elles forment, toutes les quatre une première famille, à laquelle on peut joindre les éditions elzéviriennes. L’édition de 1682, que quelques éditeurs prennent encore aujourd’hui pour type, est aussi parfaitement incorrecte que laide. Viennent ensuite : l’édition de 1734 [avec le commentaire de Joly et La Serre, et les illustrations de Boucher], 6 vol. in-4º, Paris, Prault ; — et l’édition dite des Libraires associés [avec le commentaire de Bret, et les illustrations de Moreau], Paris, 1773. La première est plus belle, et la seconde plus estimable. On peut enfin citer de nos jours, parmi beaucoup d’autres éditions : l’édition A. Regnier, 5 vol. in-4º, Paris, 1878, Imprimerie nationale ; — et l’édition de la collection des Grands Écrivains, par MM. Eugène Despois et Paul Mesnard, Paris, 1873-1893, Hachette, 11 vol. in-8º.
Il en a qui sont pour ainsi dire toute une saison de l’année :Mais vous naissez le plus souvent
et il en a qui sont, en même temps qu’une caresse pour les yeux et une volupté pour l’oreille, des vers de rêve et d’illusion :
Si ces qualités en font un homme « unique en son espèce », l’exceptent-elles de la littérature de son temps ? — Non ; et son idéal d’art est très conforme à celui de ses illustres contemporains. — Par sa manière générale de penser, il est de la famille de Molière et de Boileau ; — par sa façon de rendre et d’exprimer, il est de la famille de Racine ; — et nous avons dit qu’il avait commencé par être de l’école de Voiture et de Racan. — Toute la différence consiste en ce qu’il a écrit surtout pour lui ; — ce qui est sans doute permis dans la Fable comme dans l’Ode, — et en revanche qui ne l’est pas au théâtre. Dernières années de La Fontaine. — Admiration qu’excitent ses Fables ; — et pourquoi Boileau n’en a-t-il rien dit dans son Art poétique ? — Suppositions à ce sujet ; — et qu’en tout cas la Dissertation sur Joconde nous empêche d’en faire de désobligeantes pour Boileau. — Les éditions successives des Contes : 1667 ; 1669 ; 1671 ; 1674. — Le lieutenant de police se décide à les faire saisir. — Les Fables de 1678 [livres 7, 8, 9, 10 et 11]. — Témoignages de Mme de Sévigné. — L’affaire de l’Académie, 1683. — Si La Fontaine a tenu la promesse qu’il avait faite « d’être sage » ? — Les Aveux indiscrets et Le Fleuve Scamandre. — Ses relations avec Mme d’Hervart — avec les Vendôme [Cf. Desnoiresterres, Les Cours galantes, et, du même : La Jeunesse de Voltaire] — avec Mme Ulrich [Cf. Œuvres de La Fontaine, édit. Regnier, lettres 26 et 27]. — Qu’il est fâcheux que la dernière protectrice du poète ne nous soit connue que par des notes de police. — La maladie de 1692 et la conversion de La Fontaine. — Il fait des poésies pieuses. — Sa dernière lettre à son ami Maucroix, — et sa mort. 3º Les Œuvres. — Nous avons de La Fontaine, sans parler de ses Fables, dont nous avons ci-dessus indiqué les dates de publication successives : — 1º cinq livres de Contes, dont nous avons également relevé les dates ; — 2º cinq Poèmes, qui sont : Adonis, 1658, publié pour la première fois en 1669 ; le poème du Quinquina, 1682 ; La Captivité de saint Malc, 1673 ; Philémon et Baucis ; et les Filles de Minée, 1685 ; — 3º des Poésies diverses, soit six Élégies, neuf Odes, treize Ballades, vingt-cinq Épîtres, et des Dizains, Sizains, Chansons, Madrigaux, etc. ; — 4º quelques opuscules, en prose mêlée de vers : Psyché et Cupidon ; le Songe de Vaux [fragment] ; Lettres à sa femme ; — et 5º son Théâtre, douze pièces en tout, depuis son adaptation de l’Eunuque, 1654, jusqu’aux deux premiers actes d’un Achille qui n’ont été publiés pour la première fois qu’en 1785. La Fontaine n’avait point le génie du théâtre. Les éditions particulières des Contes ou des Fables sont trop nombreuses pour qu’il nous soit possible d’en énumérer ici même les principales, et nous nous bornerons à signaler, pour la beauté de l’illustration, l’édition de 1735-1759, 4 vol. in-fº, pour les Fables, avec les figures d’Oudry ; — et l’édition des Contes dite des Fermiers Généraux, Amsterdam [Paris], 1 vol. in-8º, 1762, avec les figures d’Eisen. Les meilleures éditions de ses Œuvres complètes sont : — l’édition ou les éditions successives de Walckenaer, qui s’était fait comme un fief littéraire de la vie et de l’œuvre de La Fontaine, Paris, 1822, 1826, 1835, 1838, 1840 ; — l’édition Marty-Laveaux, dans la Bibliothèque elzévirienne, Paris, 1857-1877 ; — et l’édition H. Regnier, dans la collection des Grands Écrivains, Paris, 1883-1892, Hachette.
« Bossuet ne passa plus pour le premier prédicateur quand Bourdaloue parut », la raison en est bien simple ; — c’est que Bourdaloue aborde les chaires de Paris au moment où Bossuet en descend, — pour n’y plus remonter qu’à de rares intervalles ; — à partir de sa nomination comme évêque de Condom, 1669 ; — et comme précepteur du Dauphin, 1670. B. Du rôle de Bossuet à la cour. — Il publie son Exposition de la doctrine de l’Église sur les matières de controverse, 1671 ; — il essaie de détacher Louis XIV de Mme de Montespan ; — ses Lettres au roi, 1675 ; — sa Lettre au maréchal de Bellefonds, 1675. — Si Bossuet a manqué de courage dans cette occasion ? — et que voudrait-on qu’il eût fait davantage ? — De l’éducation du Dauphin, et comment Bossuet l’a dirigée [Cf. la Lettre au pape Innocent XI, du 8 mars 1679]. — L’affaire de la régale et l’assemblée du clergé [Cf. Gérin et Loyson]. — Si Louis XIV eût été jusqu’au schisme ? — Le Sermon sur l’unité de l’Église, 1681. — Comment ses origines parlementaires ; — son éducation de Sorbonne ; — une complaisance de sujet fidèle ou de bon Français ; — et l’idée qu’il se faisait du pape Innocent XI portaient Bossuet à l’attitude qu’il a prise à cette occasion. — Paroles caractéristiques de Joseph de Maistre dans son livre De l’Église gallicane [Liv. II, ch. 8]. — Les quatre articles. — Mariage du Dauphin, 1680 ; — Bossuet est nommé aumônier de la Dauphine, 1680 ; — et, l’année suivante, évêque de Meaux. C. Le Discours sur l’histoire universelle. — Le Discours est, de tous les écrits que Bossuet a composés pour l’éducation du Dauphin, le seul qu’il ait publié lui-même. — Des raisons qu’il a eues de le publier ; — et qu’elles sont analogues à celles de Pascal lorsqu’il composait son apologie. — Des objections que l’on a faites au Discours, et que les unes ne tiennent pas compte que le Discours que nous avons devait être suivi d’un second ; — qu’il y en a d’autres qui proviennent de ce qu’on le lit mal, et qu’on en néglige la seconde partie : La Suite de la Religion. — Que cependant cette seconde partie est la plus importante ; — en ce sens que Bossuet y répond : aux attaques des « libertins » contre la religion ; — au Traité théologico-politique de Spinoza ; — et à la naissante exégèse de Richard Simon. — Beauté du plan du Discours. — Simplicité, vigueur et majesté du style. — Dans quelle mesure l’érudition moderne a-t-elle ruiné le Discours sur l’histoire universelle ? — Aveu de Renan sur ce point ; et que le dernier effort de sa « philologie » a été de reconnaître qu’il n’y avait que
« trois histoires de premier intérêt : la Grecque, la Romaine et la Juive »; — et que par conséquent d’acheminer les deux premières jusqu’à leur rencontre avec la troisième, quand ce ne serait qu’une méthode, ce serait encore la bonne. — Que, ce point accordé, les jugements particuliers de Bossuet conservent une valeur « scientifique » réelle ; — et contiennent des observations dont on n’a depuis lui dépassé ni la justesse ni la profondeur. — Ajoutez qu’il a fondé dans la littérature européenne la « philosophie de l’histoire » [Cf. Robert Flint, La Philosophie de l’histoire]. D. La grande idée de Bossuet : la réunion des Églises. — Quelles raisons il a eues de croire cette réunion possible. — Nombreuses conversions auxquelles il a coopéré. — La conversion de Turenne. — Embarras des protestants à réfuter la doctrine de l’Exposition. — La Conférence avec M. Claude, 1682. — Les grandes Oraisons funèbres. — Les progrès du « libertinage » et l’Oraison funèbre d’Anne de Gonzague. — Oraison funèbre de Michel Le Tellier et la révocation de l’Édit de Nantes. — Que, comme l’idée de la Providence domine toute la philosophie de Bossuet, l’idée ou le rêve de la réunion des Églises domine toute sa controverse. — Que par là s’expliquent ; — son indulgence [Cf. Ingold, Bossuet et le jansénisme, Paris, 1897] pour le jansénisme ; — sa sévérité contre les casuistes ; — son rôle dans l’assemblée de 1682 ; — et sa méthode apologétique. — Entre protestants et catholiques il n’y a pour lui qu’une question, qui est la question de l’Église ; — et il n’a entrepris son Histoire des variations que pour montrer à quels signes certains se reconnaissait la véritable Église. E. L’Histoire des variations des églises protestantes, 1688. — Discussions récentes à ce sujet [Cf. Rébelliau, Bossuet historien] — et que Bossuet, dans ce grand livre, a fait vraiment œuvre d’historien. — Solidité de son érudition ; — finesse et impartialité de sa critique. — Que d’ailleurs dans ce livre trop peu lu se trouvent quelques-unes des plus belles pages de Bossuet. — Les portraits dans l’Histoire des variations ; — les narrations ; — la dialectique. — Sobriété, force et rapidité du style de Bossuet. — Effet produit par l’Histoire des variations. — Elle est attaquée par Burnet, et par Jurieu, dans ses Lettres pastorales. — Bossuet répond à Burnet dans sa Défense de l’Histoire des variations, 1691 ; — et à Jurieu par ses Avertissements aux Protestants, 1689-1691. — Comment les Avertissements font corps avec l’Histoire des variations. — Les trois premiers Avertissements [Cf. Pressensé, Les Trois Premiers Siècles de l’Église chrétienne ; et Ad. Harnak, Lehrbuch der Dogmen Geschichte, 2e édition, Fribourg, 1888-1890] ; — le quatrième Avertissement, sur le Mariage chrétien ; — le sixième Avertissement ; et si Bossuet n’y a pas prévu, indiqué et décrit par avance l’évolution du protestantisme contemporain ? — Qu’en tout cas, le problème est toujours de savoir comment on conciliera l’individualisme protestant avec la prétention du protestantisme à former des églises. — De la clarté souveraine dont Bossuet a illuminé ces questions difficiles et obscures ; — et qu’il n’y a rien de plus oratoire, même dans ses Sermons, que dans les Avertissements, ou dans l’Histoire des variations. F. Autres travaux de Bossuet. — Sa Defensio cleri gallicani [ouvrage posthume]. — Sa Défense de la tradition et des saints Pères contre Richard Simon. — Du respect de Bossuet pour la tradition. — Le jugement de l’envoyé de Brandebourg sur le rôle de Bossuet [Cf. Ezéchiel Spanheim, Relation de la cour de France en 1690]. — Correspondance avec Leibniz [Cf. Foucher de Careil, Œuvres de Leibniz, t. I et II, Paris, 1867]. — Les Maximes sur la comédie, 1693. — L’affaire du quiétisme. — Comment Bossuet s’y est trouvé mêlé sans y avoir songé. — Importance de la question, et comment elle s’est compliquée d’une question politique [Cf. A. Griveau, Étude sur la condamnation du livre des Maximes des saints, Paris, 1878]. — Le parti du Dauphin et le parti du duc de Bourgogne [Cf. la correspondance de Madame, duchesse d’Orléans]. — Du rôle que Bossuet a tenu dans la controverse. — Comment il comprend le mysticisme. — L’Instruction sur les états d’oraison et la Relation sur le quiétisme, 1697-1698. — Que, s’il a manqué de « charité » dans l’ardeur de la lutte, ses adversaires y ont manqué de franchise. — Les dernières années de Bossuet [1700-1704]. — Il met la dernière main à ses anciens travaux. — Il achève sa Politique ; — ses Élévations et ses Méditations ; — il reprend sa Défense de la tradition des saints Pères. — Son œuvre de direction. — Ses préoccupations de famille, et sa faiblesse pour son neveu. — Ses sollicitations auprès du roi. — Sa mort. G. Les Élévations sur les mystères et les Méditations sur l’Évangile. — Dans quelles conditions ont été composés ces deux ouvrages ; — et que Bossuet y a voulu faire passer la substance de ses anciens sermons. — C’est ce qu’il a fait aussi dans sa Politique [Cf. les sermons sur tes Devoirs des rois et sur la Justice]. — Qu’il est possible encore qu’il y ait dans les Méditations et les Élévations quelque chose de ce que Bossuet avait dû rapprendre pour combattre Fénelon. — Plan des Élévations et des Méditations. — Originalité des premières, et leur portée philosophique. — Les premières semaines des Élévations contiennent quelques-unes des plus belles inspirations de Bossuet. — De l’accent de tendresse des Méditations ; — et, à ce propos, de la douceur du caractère de Bossuet. — Témoignages à ce sujet : — du Père de la Rue, dans son Oraison funèbre ; — de l’abbé Le Dieu, dans son Journal ; — de Saint-Simon, dans ses Mémoires. — Que les titres mêmes des Méditations et des Élévations nous révèlent ce qu’il y a de lyrique dans le tempérament de Bossuet [Cf. les Élévations de Vigny, les Méditations de Lamartine]. — Que, pour cette raison, les Élévations et les Méditations forment peut-être ensemble le plus « personnel » des ouvrages de Bossuet ; — et qu’ainsi, en le ramenant aux préoccupations de ses débuts, elles terminent harmonieusement sa vie : — après l’enthousiasme de la jeunesse, les agitations, les inquiétudes, les combats de l’âge mur ; — peut-être aussi les faiblesses ; — et, pour finir, la retraite dans le sanctuaire des hautes idées et de l’espérance. II. De l’influence que Bossuet a exercée sur ses contemporains, — et de l’injustice du reproche qu’on lui fait [Cf. Sainte-Beuve, dans son Port-Royal, et Renan, introduction à l’Histoire de l’Ancien Testament de Kuenen] de n’avoir pas deviné Voltaire. — Comment, au contraire, une partie de son œuvre est dirigée contre « les libertins » ; — comment une autre a pour objet d’empêcher qu’on augmente les difficultés de croire ; — et comment une autre enfin prouve qu’il a compris que le premier danger que courût sa religion était dans la division des chrétiens [Cf. Sermons sur la Vérité de la religion, 1665 ; — l’Oraison funèbre de la Princesse palatine, 1685 ; — la Lettre à un disciple du P. Malebranche, 1687 ; — le sixième Avertissement aux protestants, 1691]. — Qu’il a également bien vu où tendait la critique de Richard Simon ; — et qu’on ne peut raisonnablement lui faire un grief de n’avoir pas admis, avec le « père de l’exégèse moderne », que la Bible fût un livre de la nature de l’Iliade ou du Ramayana. — Qu’en réalité Bossuet : pendant près d’un siècle, a été le maître de la pensée orthodoxe ; — aussi, est-ce contre lui que les « philosophes » porteront bientôt leur principal effort ; — et pour cette raison, on ne saurait comprendre Voltaire, si l’on ne connaît d’abord Bossuet. 3º Les Œuvres. — On peut distinguer les Œuvres de Bossuet, qui ne forment pas moins d’une quarantaine de volumes [dans l’édition de Versailles] en Œuvres d’exégèse ; — Œuvres d’édification et de piété ; — Œuvres de controverse et de polémique ; — Œuvres composées pour l’instruction du Dauphin ; — et Œuvres diverses. A. Ses Œuvres d’exégèse nous appartiennent à peine, comme étant écrites en latin ; — et celles qui sont écrites en français, — comme son Explication de l’Apocalypse, 1689 ; et ses deux Instructions sur la version du Nouveau Testament imprimé à Trévoux, — faisant aussi bien partie, ou même à plus juste titre, de ses Œuvres de controverse. B. Ses Œuvres d’édification et de piété, sans parler de ses Œuvres pastorales, peu nombreuses d’ailleurs, comprennent : ses Œuvres oratoires, Sermons, Panégyriques et Oraisons funèbres ; — ses Élévations sur les mystères, ses Méditations sur l’Évangile ; — et ses Lettres de direction. De ces Œuvres il n’a paru du vivant de Bossuet que les six grandes Oraisons funèbres, 1670, 1670, 1683, 1685, 1686, 1687 ; et le Sermon dit de l’Unité de l’Église, 1682. Les Élévations et les Méditations, qu’il avait lui-même destinées à l’impression, n’ont paru qu’en 1727 et 1730-1731, par les soins de son neveu, l’évêque de Troyes. Les Lettres de direction, presque toutes adressées à des religieuses, et dont les plus importantes sont les Lettres à la sœur Sainte-Bénigne [Mme Cornuau] et les Lettres à Mme d’Albert de Luynes, ont été publiées, les premières en 1746 et 1748, les secondes en 1778. Quant aux Sermons, qui existent pour le plus grand nombre en manuscrits à la Bibliothèque nationale, ils ont paru pour la première fois, de 1772 à 1778, par les soins de Dom Deforis. Ils ont été révisés par M. Lachat, pour son édition des Œuvres, Paris, 1862 et ann. suiv., Vivès. Enfin et plus récemment ils ont été de nouveau révisés, et classés pour la première fois dans l’ordre chronologique, par M. l’abbé Lebarq, dans son édition ses Œuvres oratoires de Bossuet, Paris, 6 vol. in-8º, 1890-1896 ; Desclée et de Brouwer. C. Les Œuvres composées pour l’éducation du Dauphin, — ou, pour mieux dire, à l’occasion de l’éducation du Dauphin, sont : 1º le Discours sur l’histoire universelle, publié par Bossuet lui-même en 1681 ; — 2º la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte, publiée par son neveu, avec la Lettre au pape Innocent XI sur l’éducation du Dauphin [en latin], 1709 ; — 3º le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, publié pour la première fois, en 1722, comme étant de Fénelon, dans les papiers duquel on l’avait retrouvé, et pour la seconde, sous le nom de son véritable auteur, en 1741 ; — et 4º, un Abrégé de l’histoire de France qui n’a paru pour la première fois qu’en 1747. On range aussi dans cette classe le Traité du libre arbitre, publié par l’évêque de Troyes en 1731, mais nous avons peine à croire qu’il ait été composé pour l’éducation du Dauphin. D. Les Ouvrages de controverse comprennent : 1º Les ouvrages Contre les protestants, dont les principaux sont : l’Exposition de la doctrine de l’Église catholique en matière de controverse, 1671 ; — la Conférence avec M. Claude, 1682 ; — l’Histoire des variations des églises protestantes, 1688 ; — les six Avertissements aux protestants, 1689-1691 ; — et les deux Instructions sur les promesses de l’Église, 1700 et 1701. Il y faut joindre le recueil de Dissertations et de Lettres, composées dans la vue de réunir les protestants d’Allemagne à l’Église catholique, publié pour la première fois en 1753 ; complété dans les éditions successives des Œuvres ; et, par M. Foucher de Careil, dans les deux premiers volumes de son édition inachevée de Leibniz, 1867. 2º Les ouvrages relatifs au Quiétisme, dont les principaux sont : — l’Instruction sur les états d’oraison, 1697 ; — le recueil intitulé : Divers écrits sur les Maximes des saints, 1698 ; — et la Relation du quiétisme, 1698. — Il y faut joindre une volumineuse Correspondance, qui n’a paru qu’en 1788, et qui ne remplit pas moins de trois tomes entiers de l’édition de Versailles. 3º Les ouvrages relatifs à la Question Gallicane, presque tous composés en latin. 4º Enfin les ouvrages relatifs à Richard Simon, et dont les principaux sont : — les Instructions sur la nouvelle version du Nouveau Testament donnée à Trévoux, 1702 et 1703 ; — et la Défense de la tradition et des Saints Pères, qui n’a paru qu’en 1753. E. Une dernière classe peut être formée des Écrits ou Opuscules divers et de la Correspondance de Bossuet. Nous nous bornerons à citer parmi ces écrits : — les Maximes sur la comédie, 1693 ; — le Traité de la concupiscence ; — le Traité du libre arbitre, 1731 ; — et le Traité de l’usure, 1753. La Correspondance est assez considérable, et du plus grand intérêt pour l’histoire de Bossuet. Les meilleures éditions de Bossuet sont l’édition de Versailles, en 43 volumes in-8º, Versailles, 1815-1819, de l’imprimerie de Lebel ; — et l’édition de M. Lachat, 31 volumes in-8º, Paris, 1862, Vivès. — Il y faut joindre aujourd’hui l’édition des Œuvres oratoires donnée, comme nous l’avons dit, par l’abbé Lebarq, Paris, 1890-1896.
édit. Ubicini, nº 9] ; — l’Ode sur la convalescence du roi et la Renommée aux Muses. — Qu’aucune de ces pièces ne semblait présager un poète dramatique ; — et qu’en d’autres temps Racine peut-être n’eût été qu’un élégiaque ; — ou un romancier. — Compatriote, ami de jeunesse, et allié de La Fontaine [par Mlle Héricart, femme de La Fontaine], il eût même versé comme lui dans la préciosité, si ce n’avaient été l’amour des comédiens ; — les réunions du Mouton blanc ; — la soif d’une réputation que le théâtre donnait plus bruyante alors qu’aucun genre littéraire ; — les facilités que lui offrit l’amitié de Molière ; — et une ardeur intérieure de passion ou de génie qui ne pouvait se contenter de sentir modérément [Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal]. Les deux premières tragédies de Racine : La Thébaïde, 1664, — et Alexandre, 1665 ; — elles lui suscitent de nombreux ennemis ; — autant qu’autrefois Le Cid à Corneille, et Corneille lui-même au premier rang. — Les ennemis de Racine sont aussi ceux de Boileau et de Molière. — Racine a beau passer du théâtre de Molière à l’hôtel de Bourgogne, et Corneille de l’hôtel de Bourgogne au théâtre de Molière, les situations demeurent les mêmes. — Brouille de Racine avec les maîtres de Port-Royal ; — et qu’en écrivant sa Lettre à l’auteur des Visionnaires, 1666, il semble prendre publiquement contre eux le parti de Tartuffe [Cf., dans la seconde lettre, le passage sur Tartuffe, qui laisserait peu de place au doute, si la lettre avait été imprimée]. — Comment la lutte s’établit entre deux écoles ou deux systèmes dramatiques [Cf. d’Aubignac, La Pratique du théâtre, 1657] ; — et comment la coïncidence du succès d’Andromaque, 1667, avec l’échec d’Attila rend l’opposition plus vive encore. — Britannicus, 1670, et les critiques de Robinet, de Boursault, de Saint-Évremond [Cf. sa lettre à M. de Lionne]. — Madame, duchesse d’Orléans, exaspère la rivalité des deux poètes en les mettant aux prises sur le sujet de Bérénice ; — et, à cette occasion, de la cruauté de son étourderie ; — et combien cette frivole et perfide Henriette est heureuse d’être protégée par son Oraison funèbre. — La Préface de Bérénice, 1670 ; — et comment on y saisit enfin l’opposition radicale des deux Poétiques. 3º La Poétique de Racine. A. La théorie de l’invention. — Corneille avait écrit dans la Préface de son Héraclius [édit. Marty-Laveaux, V, 147] : « Je ne craindrai pas d’avancer que le sujet d’une belle tragédie doit n’être pas vraisemblable » ; — et Racine lui répond :
« Il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie »[édit. Mesnard, II, 367]. = — Conséquences de ce principe. — 1º Les actions rares, extraordinaires et « complexes » de Corneille remplacées par des actions simples,
« chargées de peu de matière », et d’expérience quotidienne [Cf. Le Cid, Horace, Rodogune, Héraclius d’une part, et de l’autre, Andromaque, Britannicus, Bérénice, Bajazet]. — Peu d’hommes se sont trouvés dans la situation d’Horace ou de Rodogune, — mais beaucoup de femmes ont connu celle d’Hermione ou celle de Bérénice, invitas invitant. — Une comparaison plus décisive encore est celle d’Andromaque avec Pertharite, qui sont le même sujet ; — ou de Bajazet avec Floridon [Cf. Segrais, Les Divertissements de la princesse Aurélie]. — 2º L’imitation de la réalité vivante se substitue aux combinaisons du romanesque. — Du mot de Fontenelle sur les caractères des personnages de Racine,
« qui ne sont vrais, dit-il, que parce qu’ils sont communs »; — et qu’en voulant critiquer Racine on ne saurait mieux le louer. — Les héros de Racine nous ressemblent ; — son invention est plus hardie que celle de Corneille de tout ce que ses sujets ont de plus ordinaire ; — de plus voisin de nous ; — de plus semblable à ce qui se passe autour de nous tous les jours. — D’une erreur de Taine à ce sujet [Cf. Essais de critique et d’histoire] — et que, de Corneille et de Racine, c’est bien Corneille qui est le « précieux ». — 3º La matière même de l’invention se déplace. — Il ne s’agit plus d’ajouter à la réalité, de l’embellir, de lui « donner le grand goût » ; — mais, de la mieux voir et de la mieux rendre. — Prédilection singulière de Racine pour les sujets déjà traités [Cf. Les Époques du théâtre français] ; — et comment il y trouve moyen d’inventer. — Que Molière et que La Fontaine ont entendu l’invention de la même manière ; — et c’est de quoi leur en veut Fontenelle quand, comme il le dit de Racine, il les trouve
« bas à force d’être naturels ». B. De la psychologie et de l’art de Racine ; — et avant tout qu’ils ne font qu’un ; — comme le « système dramatique » de Corneille et la « qualité de son imagination ». — La peinture des caractères, objet principal de Racine [Cf. Molière, dans la Critique de l’École des femmes, et Boileau, dans l’Épître à Seignelay]. — Importance nouvelle donnée dans la tragédie aux passions de l’amour ; — comme étant les plus « communes » ou les plus générales de toutes ; — comme étant les plus « naturelles », et peut-être les plus tragiques [Cf. le mot d’Aristote sur Euripide, qu’il appelait Grec ; — comme étant celles enfin qui sur un fond d’identité manifestent le mieux la diversité des caractères. — Il y a en effet moins de manières d’être « avare » qu’il n’y en a d’être « amoureux » ; — l’amour d’Hermione diffère de celui de Bérénice, et l’amour d’Iphigénie de celui de Phèdre ; — mais l’amour de Néron ne diffère pas moins de celui de Titus, et l’amour d’Achille de celui de Xipharès. — Erreur de Voltaire à ce sujet [Cf. son Temple du goût]. — Comment de cette diversité de la peinture des caractères se dégage un système dramatique nouveau, — fondé, comme l’a très bien vu Saint-Évremond [Cf. sa Dissertation sur l’Alexandre], sur la subordination des situations aux caractères. — Comparaison à cet égard de Rodogune et de Bérénice. — Comment toutes ces choses se tiennent, — et se ramènent au principe de la vraisemblance. — Observations à ce sujet ; — et qu’il y a des écoles entières qui ont fondé l’art sur « l’altération des rapports réels des choses ». C. Le style de Racine ; — et 1º qu’il est également sous la loi du principe de la vraisemblance, — pour son degré de naturel, — et à ce propos d’une observation de Sainte-Beuve :
« Le style de Racine, a-t-il dit, et sauf l’élégance toujours observée du contour, côtoie volontiers la prose. »— Justesse et fécondité de la remarque. — Il n’y a pas en effet de prose plus simple ; — on pourrait presque dire plus nue que celle de Racine [Cf. son Abrégé de l’histoire de Port-Royal] ; — et c’est cette prose elle-même qui, dans son théâtre, se colore, se nuance, s’anime, s’échauffe et s’enflamme de la passion de ses personnages. — 2º Que cette simplicité du style de Racine en fait un instrument d’analyse psychologique incomparable ; — et, par suite, de la complexité des sentiments qu’il exprime avec « les mots de tout le monde » :
Que cette manière d’écrire est précisément l’inverse de celle des précieux ; — qui disent des choses fort simples d’une manière très compliquée. — 3º Que d’ailleurs cette simplicité ne nuit ni à l’élégance, ni surtout à la hardiesse ; — et que Racine est l’un des écrivains les plus audacieux qu’il y ait ; — ses alliances de mots ; — ses « raccourcis » d’idées [Cf. P. Mesnard, Étude sur le style de Racine]. — Autres qualités du style de Racine ; — harmonie, mouvement, couleur, plasticité [Cf. Époques du théâtre français] ; — et que le soin qu’il met à les dissimuler nous ramène encore en finissant au principe de la vraisemblance. 4º La seconde Vie de Racine. — Dégoûts que lui procurent son Mithridate, 1673 ; — son Iphigénie, 1675 ; — et enfin sa Phèdre, 1677 [Cf. Deltour, Les Ennemis de Racine, et Amédée Renée, Les Nièces de Mazarin]. — Les deux Phèdre. — Si la hardiesse même des tragédies de Racine n’a pas été l’une des causes de l’acharnement de ses ennemis contre lui ? — On refusait de reconnaître la vérité des peintures qu’il traçait de l’amour ; — et, parce qu’elles étaient trop « vraies », on les trouvait « excessives ». — Une citation de Subligny :
« Je trouverais M. Racine fort dangereux, s’il avait fait cette odieuse criminelle (Phèdre) aussi aimable et autant à plaindre qu’il en avait envie. »— Que l’on n’a pas assez appuyé sur le caractère de la tragédie de Racine ; — mais qu’il l’a bien reconnu lui-même ; — qu’en sollicitant pour sa Phèdre l’approbation du grand Arnauld, c’est une « absolution » qu’il lui a demandée ; — et que, l’ayant obtenue, il ne s’en est pas contenté. — La déposition de la Voisin dans l’affaire des Poisons [Cf. Ravaisson, Archives de la Bastille]. — Le motif le plus intérieur de la conversion de Racine a été l’horreur de ses propres fictions ; — et c’est pour cela qu’à partir du jour où il a eu quitté le théâtre, il ne s’est même plus soucié des rééditions de ses propres pièces ; — et qu’il s’est renfermé dans ses fonctions d’historiographe et ses devoirs de père de famille. Mais que, dans cette retraite, bien loin de s’affaiblir, son génie se soit fortifié en s’épurant, c’est ce que suffisent à prouver son Esther, 1689 ; — et son Athalie, 1691. — Dans quelles conditions ces deux pièces ont été composées. — Qu’il est remarquable qu’en choisissant le sujet d’Esther, Racine soit revenu à un sujet traité cinq ou six fois avant lui sur la scène française. — Succès d’Esther à Saint-Cyr, — et à cette occasion, mauvaise humeur des ennemis de Racine. — Les variations de Mme de Sévigné [Cf. les Lettres de 1690]. — Jugement dédaigneux de Mme de La Fayette, dans ses Mémoires. — Athalie, 1691. — Redoublement des critiques, — et nouveaux dégoûts de Racine. — Faut-il voir dans Athalie, avec Boileau et avec Voltaire, « le plus bel ouvrage » de Racine ? — Les dernières années de Racine. — Racine historiographe et Racine courtisan. — Son intervention dans la querelle des anciens et des modernes. — Son détachement de ses propres œuvres [Cf. la lettre à Boileau, datée du 4 avril 1696].
« Il y a longtemps que Dieu m’a fait la grâce d’être assez peu sensible au bien et au mal qu’on peut dire de mes tragédies, et de ne me mettre en peine que du compte que j’aurai à lui en rendre quelque jour »: — Il se rapproche de Port-Royal ; — et c’est sans doute pour cette raison qu’il encourt la disgrâce du roi [Cf. Louis Racine, Mémoires sur la vie de son père]. — Sa mort, le 21 avril 1699. 5º Les Œuvres. — On peut bien dire des œuvres de Racine que, si l’on met à part les Poésies de la jeunesse, et quelques Épigrammes ; — toutes ou presque toutes extrêmement mordantes et malicieuses ; — elles se réduisent aux onze tragédies que nous avons de lui, et à sa comédie des Plaideurs. Les principales éditions en sont : — l’édition de 1697, Paris, chez Barbin, qu’il n’est pas certain du tout que Racine ait revue lui-même ; — l’édition de 1743, Amsterdam, chez J.-L. Bernard, avec les remarques de l’abbé d’Olivet ; — l’édition de 1807, en 7 volumes in-8º, avec le commentaire de La Harpe, Paris, chez Agasse ; — l’édition de 1808, en 7 volumes également, avec le commentaire de Geoffroy, Paris, chez Lenormand ; — la série des éditions d’Aimé Martin, 1820, 1822, 1825, 1844, chez Lefèvre ; — et l’édition P. Mesnard, dans la collection des Grands Écrivains de la France, Paris, 1865-1873, Hachette.
« que Bossuet ne passa plus pour le premier prédicateur dès que Bourdaloue eut paru ». — Bourdaloue à la cour : — Avents de 1670, 84, 86, 89, 91, 93, 97, et Carêmes de 1672, 74, 76, 80, 82, 95. — Succès prodigieux de Bourdaloue [Cf. les Lettres de Mme de Sévigné, passim, et le Journal de Dangeau]. — Si ce succès doit être attribué au caractère exclusivement moral et rarement dogmatique de sa prédication ? — Exagération de Nisard à ce sujet. — Si la cause du succès de Bourdaloue est dans les « portraits » ou « allusions » que contiendraient ses Sermons ? — Difficulté de répondre à cette question. — Nous n’avons pas les vrais Sermons de Bourdaloue ; — mais ses Sermons retouchés, refondus et réduits plusieurs en un seul. — Les « portraits » de Pascal, dans le Sermon sur la médisance ; — et d’Arnauld, dans le Sermon sur la sévérité chrétienne ; — et si ce sont vraiment des « portraits » ? — La « hardiesse » de Bourdaloue ; — et qu’il ne semble point qu’elle ait passé l’ordinaire de la chaire chrétienne en son temps. — Il faut chercher ailleurs l’explication du succès de Bourdaloue ; — et on la trouve aisément : A. Dans la richesse de son invention oratoire. — Diversité des plans dans les Sermons de Bourdaloue, et, à ce propos, des Quatre sermons pour la Toussaint, — ou des trois Sermons : sur la Crainte de la mort, — sur la Préparation à la mort, — sur la Pensée de la mort. — Beauté particulière de ce dernier sermon. — Sévérité de la méthode ; — et, à cette occasion, du paradoxe de Fénelon dans ses Dialogues sur l’éloquence. — Qu’il est aussi puéril de reprocher à un sermon d’être divisé d’ordinaire en trois points qu’à une tragédie de l’être en cinq actes ; — que Bourdaloue n’a d’ailleurs pas pensé qu’il convînt de faire le bel esprit dans la chaire chrétienne ; — et qu’on ne saurait trop diviser, distinguer et appuyer quand on se préoccupe avant tout, comme lui, d’instruire et de « moraliser ». — Les transitions dans l’éloquence de Bourdaloue ; — et, plus généralement, de l’importance des transitions dans l’art oratoire ; — comme servant à « faire communiquer » les idées entre elles ; — à en établir la gradation naturelle ; — et à les « changer » en idées voisines. — De la clarté souveraine, — mais surtout continue, — que ses qualités donnent aux sermons de Bourdaloue ; et qu’il y faut voir la première raison de son succès. — On en trouve une autre : B. Dans le caractère pratique de sa prédication. — Les sermons de Bourdaloue sont de ceux où abondent les règles précises de conduite. — [Cf. les Sermons sur les Devoirs des pères, — sur le Soin des domestiques, — sur les Divertissements du monde, — sur la Restitution.] — Il ne se contente pas de dire ce qu’il ne faut pas faire ; — mais il dit ce qu’il faut faire ; — ses instructions sont concrètes, et ses conseils déterminés. — Comment Bourdaloue s’inspire de l’actualité [Cf. le sermon sur l’impureté]. — La polémique contemporaine dans les Sermons de Bourdaloue [Cf. les Sermons sur la Sévérité chrétienne, contre le jansénisme ; — sur l’Obéissance due à l’Église, contre le gallicanisme ; — sur l’Hypocrisie, contre Molière et son Tartuffe]. — Une dernière raison du succès de Bourdaloue se trouve : C. Dans la nature de son éloquence et de son style. — Bourdaloue est le plus continûment éloquent de nos prédicateurs. — Par où l’on veut dire : — qu’il répand une lumière égale sur toutes les parties de son sujet ; — que le mouvement ordinaire de son éloquence a moins de variété que d’ampleur ; — et qu’il n’a presque point de traits ni de morceaux. — Simplicité du style de Bourdaloue. — Son dédain de toute rhétorique, — et si peut-être il ne l’a pas poussé au-delà des justes bornes ? — Que la manière de l’homme que l’on a justement appelé
« la vivante réfutation des Provinciales »est la plus janséniste qu’il y ait ; — après celle de Nicole ; — et que cette manière même l’a servi en son temps. — Et qu’elle est trop exacte ; — ou trop « raisonnable » pour notre goût contemporain ; — mais qu’il ne faut pas qu’elle nous cache la finesse, — la profondeur, — et l’étendue de sa psychologie. — Comparaison à ce propos des Essais de Nicole, et des Sermons de Bourdaloue ; — admiration égale de Mme de Sévigné. — Que toutes ces raisons, qui expliquent le succès de Bourdaloue dans le sermon, — expliquent son infériorité dans l’Oraison funèbre, le Panégyrique et la prédication des Mystères. En revanche, et pour les mêmes raisons, — que Bourdaloue demeure en français le vrai maître du développement oratoire ; — si nul mieux que lui n’a su poser, diviser et ordonner un sujet ; — le traiter selon sa constitution ; — et n’y rien ajouter d’extérieur ou de superflu. — Cette entière sincérité ne fait pas moins d’honneur à son caractère qu’à son talent — ou plutôt son talent et son caractère ne font qu’un. — Témoignages que lui ont rendus ses contemporains [Cf. Lauras, S. J., Bourdaloue, sa vie et ses œuvres] ; — et tous ceux qui en ont parlé ; — catholiques ou protestants. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Bourdaloue ne se composent que de ses Sermons ; — de fragments de ses Sermons, réunis par ses éditeurs sous le titre de Pensées ; — et d’un très petit nombre de lettres. L’édition originale des Sermons ou des Œuvres de Bourdaloue, préparée certainement en partie par lui, mais donnée par le Père Bretonneau, son confrère, a paru de 1707 à 1734, chez Rigaud, directeur de l’imprimerie royale, et comprend : — un volume pour l’Avent, 1707 ; — trois volumes pour le Carême, 1707 ; — deux volumes de Mystères, 1709 ; — deux volumes de Sermons de vêture, Panégyriques, Oraisons funèbres, 1711 ; — trois volumes de Dominicales, 1716 ; — et enfin cinq volumes de Distractions chrétiennes, Exhortations de retraite, ou Pensées diverses, 1721-1734. Les meilleures éditions modernes sont : — l’édition de 1822-1826, Paris ; — et l’édition Guérin, 1864, Bar-le-Duc.
— et de là, comme dans la comédie de Molière, l’égale condamnation du burlesque ; — et de la préciosité. — Nouveauté du conseil à sa date si presque personne depuis tant d’années ne l’avait donné ; — à l’exception du seul Pascal. — Comment d’ailleurs le principe général de l’imitation de la nature est restreint dans la doctrine de Boileau ; — par son indifférence de bourgeois de Paris à la nature extérieure ; — par le goût qu’il tient de ses contemporains pour l’observation purement morale ; — et par les exigences de la politesse ambiante.
De l’utilité de ces restrictions ; — et de leurs dangers ; — dont le plus considérable est de réduire l’imitation de la nature à ce qu’elle a de commun en tous les hommes ; — et par conséquent la nature elle-même à ce qu’elle a de plus abstrait. — Comment Boileau, qui l’a bien senti, a essayé d’éviter ce danger ; — en donnant à la forme l’importance qu’il lui a donnée :
et en prêchant l’imitation des anciens ; — dont les œuvres ne sont pas seulement des modèles à ses yeux ; — mais encore constituent le trésor de l’expérience accumulée des hommes ; — et sont comme autant de témoins de l’identité de la nature humaine sous les variations extérieures qui l’affectent. — Comment la doctrine de Boileau se couronne d’une morale ; — et combien sa morale est plus haute que celle des gens de lettres ses contemporains. C. La Polémique de Boileau contre les Modernes. — De l’utilité des polémiques pour nous obliger à voir clair dans nos propres idées. — La traduction du Traité du sublime, 1674 ; — et les Réflexions critiques sur Longin, 1694. — S’il n’entre pas un peu de superstition dans l’admiration de Boileau pour les anciens ? — et que croyait-il avoir mis de « pindarique » dans son Ode sur la prise de Namur, 1693 ? [Cf. son Discours sur l’Ode]. — Qu’en tout cas la querelle a obligé Boileau de reviser ses principes ; — et qu’il ne les a pas abandonnés ; — mais qu’il en a prolongé les conséquences ; — et mieux défini les applications. — La septième Réflexion sur Longin, 1694. — De la distinction que Boileau convient qu’il y a lieu de faire entre Lycophron et Homère ; — et de l’importance de cette distinction ; — si de Ronsard à Corneille on avait justement « confondu » tous les anciens ensemble. — Qu’il a fait encore un pas de plus ; — en déterminant les « conditions historiques » de la perfection des œuvres ; — qu’il a placées le premier dans la rencontre ou coïncidence du point de perfection des genres avec le point de maturité de la langue. — Les dernières œuvres de Boileau : les trois dernières Épîtres, 1695 ; — la préface de l’édition de 1701, contenant la Lettre à M. Perrault ; — et les trois dernières Satires, 1694, 1698 et 1705. De Boileau comme poète, — ou plutôt comme écrivain ; — ses aveux à cet égard [Cf. Satires II, à M. de Molière, et XII, sur l’Équivoque, et les Épîtres VI et X]. — Si l’on se douterait, à le lire, de la parenté de la Satire et du Lyrisme ? — Combien son art est plus étroit que sa critique ; — et surtout moins hardi. — Les qualités qui lui manquent sont aussi celles qui manquent trop souvent à Molière ; — élévation, distinction et grâce ; — et ce ne sont pas seulement quelques-unes des qualités essentielles du poète ; — mais ce sont aussi les qualités « aristocratiques » du style ; — et à cette occasion que, tout en combattant les précieuses, — il eût pu recevoir d’elles plus d’une utile leçon. — En revanche, et comme aussi Molière, il a les qualités « bourgeoises », — et premièrement, dans les limites de sa vision, le sens de la réalité pittoresque — [Cf. le Repas ridicule, la Satire des Femmes, les quatre premiers chants du Lutrin] ; — il a encore la plaisanterie vulgaire, mais souvent mordante ; — et il a enfin, à un haut degré, le don d’enfermer sa pensée dans le raccourci du proverbe ; — qui est le don tout simplement de mettre l’expérience commune sous une forme portative. — Les mêmes qualités et les mêmes défauts se retrouvent dans sa prose [Cf. sa Correspondance, son Discours sur la Satire, ses Préfaces] — avec moins de contrainte ; — et quelque chose de primesautier ou de brusque ; — qui est la vive peinture de son caractère ; — et qui lui fait honneur. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres poétiques de Boileau se composent — de ses Satires, au nombre de douze ; — de ses Épîtres, au nombre de douze également ; — de son Art poétique, en quatre chants ; — de son Lutrin, en six chants ; — et enfin de quelques Poésies diverses, dont l’Ode sur la prise de Namur, et un certain nombre d’Épigrammes. Ses Œuvres en prose comprennent : — la Dissertation sur Joconde et le Dialogue sur les héros de roman, qu’il n’a point publiés lui-même ; — sa traduction du Traité du sublime, — ses Réflexions critiques sur Longin ; — les Préfaces des différentes éditions de ses Œuvres, 1666, 1674, 1675, 1683, 1685, 1694, 1701 ; — et un volume entier de Lettres dont les plus intéressantes sont les Lettres à Racine et les Lettres à Brossette. Les premières éditions des Satires, et notamment celle de 1666, contiennent d’assez nombreux passages qui ont été supprimés, transposés ou modifiés dans les éditions suivantes. Et il est sans doute intéressant de savoir que, d’un autre côté, la première édition de la Satire des femmes, qui est de 1693, ne contenait pas le célèbre portrait du lieutenant criminel Tardieu :
Boileau l’avait retranché, sur le conseil de Racine. Mais d’une manière générale les éditions qui font foi pour le texte de Boileau n’en demeurent pas moins l’édition de 1701 ; — et dans une certaine mesure, l’édition de 1713, qu’il semble bien qu’il ait préparée lui-même pour l’impression. Les meilleures éditions posthumes sont : l’édition Saint-Marc, Paris, 1747, en cinq volumes ; — l’édition Berriat Saint-Prix, Paris, 1830 ; — et l’édition Gidel, Paris, 1880.
De la cabale de « Phèdre » à la publication des « Lettres persanes » (1677-1722)
« lieux communs de morale lubrique »dans les opéras de Quinault. Comment le succès du genre opéra a fait dévier l’évolution de la tragédie. — Les triomphes de Quinault ont certainement excité la jalousie de Racine ; — et qui pis est son émulation. — De l’intention de rivaliser avec Quinault dans la Phèdre de Racine [Cf. Les Époques du théâtre français]. — Que la retraite de Racine a favorisé le développement de l’opéra. — La Psyché de Thomas Corneille, 1678 ; — le Bellérophon de Fontenelle, 1679 ; — la Proserpine de Quinault, 1680. — Les « auteurs tragiques » prennent l’habitude de s’exercer indifféremment dans la tragédie, ou dans la tragédie lyrique. — De quelques conséquences de cette habitude ; — et comment, après avoir agi sur le style, dont elle relâche le tissu, — elle s’étend de la forme au fond ; — amollit la conception du drame ; — et, à l’art de peindre des caractères ou des passions, — substitue l’art d’émouvoir la sensibilité. 3º Les Œuvres. — De Quinault : Cadmus, 1673, — Alceste, 1674, — Thésée, 1675, — Atys, 1676, — Isis, 1677 ; — de Fontenelle et Th. Corneille : Psyché, 1678, — Bellérophon, 1679 ; — de Quinault : Proserpine 1680, — Persée, 1682, — Phaéton, 1683, — Amadis, 1684, — Roland, 1685, — Armide, 1686 ; — de Campistron : Acis et Galathée, 1686 ; — Achille, 1687 ; — de Fontenelle : Thétis et Pélée, 1687, — Énée et Lavinie, 1690.
« prêcher le dogme de l’indifférence des religions et de la tolérance universelle ». — Bayle se cache d’être l’auteur de son livre ; — en parle lui-même avec ironie dans ses Lettres ; — se plaint dans ses Nouvelles qu’on le lui impute ; — et inaugure ainsi la tactique assez déloyale qui sera celle de Voltaire. — Il a le « courage de ses opinions », et la peur de leurs conséquences. — De l’Avis aux réfugiés, 1690 ; — et si Bayle en est l’auteur [Cf. Sayous, Littérature française à l’étranger] ? — Intérêt de la question. — La polémique s’envenime entre Bayle et Jurieu. — Jurieu l’accuse d’athéisme ; — les « ministres protestants » relèvent à l’appui de l’accusation de Jurieu les passages caractéristiques des Pensées sur la comète ; — les magistrats de Rotterdam enlèvent à Bayle sa pension ; — et sa permission d’enseigner. — Passage curieux d’une lettre de Bayle [28 décembre 1693], — d’où il résulte que c’est en lui le cartésien qu’on a surtout voulu frapper : — « Les ministres de Rotterdam, dit-il, sont entêtés d’Aristote, qu’ils n’entendent pas, et ne peuvent ouïr parler de Descartes sans frémir de colère. » B. Le Dictionnaire historique et critique. — La première intention du Dictionnaire [Cf. le projet de 1692] ; — et qu’elle était d’un pur érudit ; — n’ayant en vue que de dépister et de rectifier les erreurs des autres Dictionnaires. — Mais le projet se transforme en avançant ; — des rancunes s’y mêlent ; — et Bayle s’avise que
« la découverte des erreurs n’est ni importante ni utile à la prospérité des États ». — Il contracte en outre, dans une étude plus approfondie des systèmes et de l’histoire, l’espèce de scepticisme que cette étude engendre ; — et, à cet égard, comparaison de Bayle et de Montaigne. — Mais il est encore plus frappé, — depuis que Descartes a passé par là, — des obstacles que les préjugés, la coutume, la tradition, — opposent aux progrès de la raison ; — et, insensiblement, d’une « chambre d’assurances de la république des lettres contre l’erreur » ; — le Dictionnaire devient l’arsenal du rationalisme. Le contenu du Dictionnaire. — Lacunes singulières qu’on y remarque ; — il n’y a point dans le Dictionnaire historique d’articles sur Socrate, sur Platon, sur Cicéron, sur Thomas d’Aquin, sur Descartes, sur Pascal, — ni généralement sur les auteurs dont le dogmatisme eût gêné les opinions de Bayle ; — mais en revanche il y en a sur Épicure, sur Anaxagore, sur Zénon d’Élée, sur Lucrèce, sur Xénophane, sur Érasme ; — et, par hasard, ce sont les plus développés. — La clef du Dictionnaire de Bayle. — Il se propose, en entrechoquant les leçons de la religion et les enseignements de la raison [Cf. les articles Manichéens et Pyrrhon] — d’ébranler fondamentalement le dogme de la Providence [Cf. les articles Rorarius, Timoléon, Lucrèce] ; — et d’en conclure que l’humanité ne doit tenir compte que d’elle-même dans l’établissement de sa morale. — Comparaison de ce dessein avec celui de Malebranche — et de Spinoza. — Subtilité de la dialectique de Bayle ; — et sa manière d’user des « renvois » [Cf. Diderot, dans son article Encyclopédie]. De quelques vices du Dictionnaire ; — et particulièrement du goût de Bayle pour les disputes oiseuses [Cf. les notes des articles Achille, Amphitryon, Loyola] ; — pour des formes d’impiété déjà voltairiennes [Cf. les notes des articles Adam, David, François d’Assise] ; — et pour les obscénités. — La dissertation sur les obscénités. — S’il n’y a pas quelque politique dans cette manière de faire ? — et qu’il faut se souvenir que Bayle est un homme du xvie siècle ; — et un érudit. — Du goût des érudits pour les obscénités. — Qu’en tout cas le moyen a servi comme d’un passeport aux idées les plus hardies de Bayle [Cf. Voltaire dans son Candide et Montesquieu dans ses Lettres persanes]. — Succès prodigieux du Dictionnaire ; — estime qu’en fait Boileau. — Il se succède en quarante ans huit éditions de ces gros in-folio [1697, 1702, 1715, 1720, 1730, 1734, 1738, 1740] ; — et deux traductions anglaises [1709 et 1734-1741]. — C’est déjà dans le Dictionnaire de Bayle qu’il faut voir l’idée et le plan de l’Encyclopédie. C. Les autres œuvres et les dernières années. — La publication du Dictionnaire réveille les ennemis de Bayle. — Il est traduit devant le consistoire de Rotterdam ; — et il écrit pour se justifier les quatre éclaircissements sur les Athées ; — sur les Manichéens ; — sur les Obscénités ; — sur les Pyrrhoniens. — Observations à ce propos sur la « tolérance protestante » et la « liberté de Hollande ». — Les Réponses aux questions d’un provincial, 1703 ; — et la Continuation des Pensées sur la Comète, 1704. — La théorie de l’incompétence du consentement universel ; — et le chapitre : « Qu’il n’est point sûr que les impressions de la nature soient un signe de vérité » [Cf. Continuation, ch. 23 et 24]. — Mort de Bayle. — Dignité parfaite de sa vie. — Son désintéressement. — Il n’a eu que des vices intellectuels ; — et comme Spinoza ; — quoique d’ailleurs son existence ait eu moins de noblesse ; — il est l’un des premiers chez qui le libertinage des mœurs — n’ait pas été l’occasion du libertinage de la pensée. — Importance de ce fait [Cf. Bossuet et Bourdaloue contre les libertins] ; — et combien il a contribué à la propagation des idées philosophiques de Bayle. 3º Les Œuvres. — Nous avons énuméré les principales Œuvres de Bayle, et nous n’avons plus à y ajouter qu’une volumineuse et intéressante Correspondance. La meilleure édition des Œuvres est la grande édition de 1727, 1731, en 4 volumes in-folio, La Haye, chez Husson, Johnson, Gosse, etc. [réédition de 1737, contenant environ 150 lettres de plus] ; et la bonne édition du Dictionnaire, celle de 1720, en 4 volumes également, Rotterdam, chez Michel Bohm. Beuchot a donné en 1820 une édition du Dictionnaire, enrichie des commentaires ou des observations de tous ceux qui ont repassé sur les traces de l’auteur, Prosper Marchand, Chauffepié, Leclerc, Joli, etc., en seize volumes, chez Desoer. On ne saurait trop regretter qu’il n’existe pas de modernes éditions des Œuvres, non pas même du célèbre Avis aux réfugiés ou des Pensées sur la comète.
« C’est de la cervelle que vous avez à la place du cœur »; — et, à ce propos, du scepticisme de Fontenelle ; — qui ne consiste pas tant à croire qu’il soit impossible d’atteindre la vérité ; — qu’à la croire d’essence aristocratique ; — incommunicable à la foule ; — et d’ailleurs assez inutile. — Comment le bel esprit se retrouve dans cette conception de la vérité ; — le mondain et l’épicurien. — Si ce n’est pas cette philosophie qui a empêché Fontenelle de se concentrer dans une grande œuvre ? — Les Fragments d’un traité de la raison humaine. — Et qu’en tout cas elle l’a empêché d’exercer l’influence qu’il n’eût d’ailleurs tenu qu’à lui d’exercer. — Mais que, d’autre part, il n’en a pas moins été, avec Bayle, le grand éducateur de la génération des Encyclopédistes. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Fontenelle étant trop peu connues, nous croyons devoir ici rapidement indiquer le contenu des huit volumes de l’édition de 1790. T. I. — Pièces relatives à la biographie de Fontenelle ; — Dialogues des morts anciens, — Dialogues des morts anciens avec les modernes. T. II. — Entretiens sur la pluralité des mondes ; — Théorie des tourbillons. — Histoire des oracles. T. III. — Histoire du théâtre français ; — Vie de Corneille ; — Réflexions sur la poétique ; — Description de l’empire de poésie [Cf. la carte du pays de Tendre]. — On y trouve les ligues suivantes, qui allaient évidemment (1678) à l’adresse des Racine et des Boileau :
« La Haute poésie est habitée par des gens graves, mélancoliques, refrognés, et qui parlent un langage qui est à l’égard des autres provinces de la poésie ce qu’est le bas-breton à l’égard du reste de la France ». — Les Opéras de Fontenelle, et ses tragédies, dont une en prose, complètent le volume. T. IV. — Les Comédies, au nombre de huit : Macate, Le Tyran, Abdolonyme, Le Testament, Henriette, Lysianasse, La Comète et Pygmalion, dont sept en prose, et la dernière seulement en vers. T. V. — Les Églogues, au nombre de dix ; — les Poésies ; — la Digression sur les Anciens et les Modernes ; — les Fragments d’un traité de la raison humaine ; — et quelques autres opuscules du même genre badin et philosophique. T. VI, VII. — Les Éloges. T. VIII. — Les Doutes sur le système des causes occasionnelles ; — les Lettres galantes du chevalier d’Her… ; — et les Lettres de Fontenelle. Il existe des Œuvres de Fontenelle une édition moderne, sous la date de 1817. Les Entretiens sur la pluralité des mondes et les Éloges ont été plusieurs fois réimprimés de nos jours.
« Les dames mêmes, entraînées par la mode, ont l’audace de venir se montrer à des assemblées si savantes. »— Elles courent de même en foule aux dissections de Du Verney ; — ce que font également de nombreux étrangers [Cf. Fontenelle, Éloge de Du Verney]. — Témoignages concordants des Mémoires de Mme de Staal-Delaunay. — Les expériences de chimie du duc d’Orléans [Cf. Saint-Simon, IX, 268 et suiv., et Fontenelle, Éloge de Homberg]. — La détermination de l’idée de science — et la formation de l’idée de progrès [Cf. Brunetière, Études critiques, V].
Sunt bona, sunt quædam mala, sunt mediocria plura.— La naïveté des Contes de Perrault n’existe que dans l’imagination de ceux qu’ils amusent ; — le mot de La Fontaine sur Peau d’âne ; — agrément original des sujets de Perrault ; — et sécheresse du style dont il les a lui-même revêtus. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Perrault se composent : 1º d’un certain nombre de pièces de circonstance, telles que le Discours sur l’acquisition de Dunkerque par le Roi, 1663, ou Le Parnasse poussé à bout, sur la difficulté de décrire la conquête de la Franche-Comté, 1668 ; — 2º de son Poème sur la peinture, 1668 ; de son Saint Paulin, 1686 ; de son Siècle de Louis le Grand, 1687 ; — 3º de ses Parallèles, cinq dialogues en quatre volumes, publiés, ainsi qu’il a été dit, de 1688 à 1696 ; et auxquels il faut joindre, comme tendant au même but, son recueil des Hommes illustres, 1696-1700 ; — et enfin, 4º de ses Contes de fées, qui sont : — La Belle au bois dormant, Le Petit Chaperon Rouge, La Barbe bleue, Le Chat botté, Les Fées, Cendrillon, Riquet à la houppe, Le Petit Poucet, en prose ; — et Griselidis, Peau d’âne, et Les Souhaits ridicules, en vers. Ils ont paru pour la première fois, séparément, en Hollande, de 1694 à 1701 ; et en un volume, chez Barbin, sous le nom de Perrault d’Armancour, fils de Charles Perrault, en 1697-1698. Les éditions modernes en sont innombrables. L’Oiseau bleu, qu’on y joint fréquemment, est de Mme d’Aulnoy ; et Finette ou l’Adroite Princesse, de Mlle Lhéritier.
« Moyse, Homère, Platon, Virgile, Horace ne sont au dessus des autres écrivains que par leurs images. »— Boileau, qui eût été volontiers de cet avis, y avait mis du moins la restriction :
Du style de La Bruyère ; — et que tout en manquant de continuité, — il ne laisse pas d’être néanmoins oratoire ; — en ce sens que les Caractères sont le répertoire de la rhétorique classique. — Ni aucun des « mouvements » : interrogation, exclamation, suspension, digression, interpellation, adjuration, n’y manque ; — ni aucune des « figures » : litote, hyperbole, synecdoche, catachrèse ou prosopopée ; — ni, depuis l’ironie jusqu’à l’emphase, aucune des « modalités » ou des modulations cataloguées dans les traités. — Mais que cette rhétorique est sauvée de ses propres excès ; — par sa tendance au réalisme ; — ou à l’exacte imitation de la nature ; — et à ce propos du « naturalisme » de La Bruyère. — Combien il est soucieux de faire le tour de ses modèles ; — de noter en eux ce qui les distingue individuellement les uns des autres ; — et de faire que leurs portraits ne conviennent qu’à eux. — Les clefs de La Bruyère ; — et, sans préjuger de ses intentions de satire personnelle, — qu’elles témoignent de la véracité de ses peintures. — Qu’une autre preuve s’en trouve dans son pessimisme ; — et, à ce propos, retour sur la liaison du pessimisme et du réalisme — Si La Bruyère est plutôt triste, — c’est pour avoir tâché de rendre, — et pour les rendre, de voir les choses telles qu’elles sont. — On peut d’ailleurs le soupçonner de les avoir vues plus laides ; — ou plus ridicules qu’elles ne sont ; — afin d’en tirer de plus beaux effets de style ; — et ainsi d’avoir été ramené, par les artifices même de sa rhétorique, — à l’exagération qu’il voulait éviter, C. Le Satirique. — De l’intérêt de cette question pour en résoudre une autre ; — qui est celle de la portée philosophique du livre de La Bruyère. — De la parole célèbre : « Un homme né chrétien et français se trouve contraint dans la satire ». — La quatrième édition des Caractères, 1689 ; — et de la hardiesse croissante de La Bruyère, jusqu’à la neuvième, 1696. — Mais qu’il faut faire attention que, n’épargner personne, c’est presque aussi n’attaquer personne. — Quand on raille également les hommes et les femmes ; — les gens de la cour et ceux de la ville ; — les partisans et les gens de justice ; — les dévots et les libertins ; — on est sans doute un pessimiste, — mais non pas un révolutionnaire [Cf. Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire]. — Cette observation une fois faite, on peut et on doit convenir : — que les indignations de La Bruyère ont assurément quelque chose de plus profond que celles de La Fontaine ; — qu’il s’est moins aisément arrangé que Molière de la société de son temps ; — et qu’on voit percer une pitié chez lui qui n’est pas dans Boileau. — C’est l’idée d’humanité qui commence à se faire jour. De quelques autres mérites des Caractères ; — et en particulier de quelques portraits et de quelques narrations ; — qui annoncent la prochaine fortune du roman [Cf. Le Sage, dans son Diable boiteux] — Le livre de La Bruyère fait la transition du caractère tel qu’on l’entend dans la comédie de Molière, — aux caractères tels qu’on les entendra dans le roman de mœurs. — Les ennemis de La Bruyère. — Il leur répond dans son Discours de réception à l’Académie, 1693, — et dans la Préface qu’il met à ce Discours. — Il essaie d’y définir « le plan » de son livre ; — mais un peu tard, comme autrefois La Rochefoucauld, dans l’Avertissement de ses Maximes ; — et il réussit bien à montrer que tous les autres chapitres se subordonnent au dernier ; — mais non pas qu’il y ait entre eux un ordre, ou une gradation, ou un rapport perpétuel à son idée principale. — Qu’il vaut d’ailleurs la peine de noter que cette idée principale est déjà « toute laïque » ; — la religion de La Bruyère étant d’un degré moins chrétienne que la religion de Malebranche ; — si même on ne peut l’appeler une religion purement naturelle. — Des Dialogues sur le quiétisme — et qu’ils n’ont rien ajouté à la gloire de La Bruyère. 3º Les Œuvres. — Nous avons énuméré toutes les Œuvres de La Bruyère. Les éditions à consulter sont, depuis la première, celle de 1688, rééditée de nos jours dans le Cabinet du bibliophile, Paris, 1868, toutes les éditions qui ont suivi, jusqu’à la neuvième inclusivement, celle de 1696. Nous nous bornerons à citer, parmi les éditions modernes — l’édition Walckenaer, 1845 ; — l’édition Destailleur, 1854 ; — et l’édition G. Servois, dans la collection des Grands Écrivains de la France, Paris, 1865-1878, Hachette. Deux éditions « classiques » méritent aussi d’être mentionnées : — l’édition Hémardinquer, 1849, 1854, 1872, 1890, Delagrave ; — et l’édition Rébelliau, 1890, Hachette.
« il a mieux aimé, dit-il, le laisser paraître informe et défiguré que de le donner tel qu’il l’avait fait ». — Si le copiste infidèle qu’il accuse de lui avoir dérobé son manuscrit n’a pas été bien inspiré de ne le publier qu’après la nomination de Fénelon au siège de Cambrai, 1695 ? — et Fénelon lui-même encore plus heureusement d’avoir attendu jusque-là, — depuis deux ans que traînait l’affaire du quiétisme, — pour entrer en lutte avec Bossuet ? C. Les grands combats. — L’affaire du quiétisme [Cf. ci-dessus l’article de Bossuet]. — Difficultés de la situation de Fénelon. — Sa politique dilatoire ; — et sous les apparences de la douceur, — sa résistance invincible. — Le fond de la controverse et la question de l’amour pur, ou désintéressé. — Ce que la doctrine avait de séduisant pour l’âme aristocratique et singulière de Fénelon. — La politique s’introduit dans l’affaire. — Ambition de Fénelon ; — et qu’elle est surabondamment prouvée ; — par sa Lettre à Louis XIV ; — son Télémaque, et ses Tables de Chaulnes. — L’utopie de Fénelon ; — et son caractère rétrograde. — S’il faut regretter que son élève n’ait pas régné ? — La condamnation du 12 mars 1699 et les Lettres patentes du 14 août. — L’exil de Cambrai. — Du fond de son exil Fénelon continue d’entretenir des relations avec son parti [Cf. sa Correspondance avec le duc de Bourgogne], — et de dessiner le plan de son gouvernement futur. — Son combat contre le jansénisme ; — et du peu de scrupule dont il y a fait preuve. — Qu’il est permis d’y voir une revanche de sa défaite ; — et en tout cas tout un côté de sa politique. — Imprudence de cette politique ; — si la destruction de Port-Royal n’a pas moins contribué que la révocation de l’édit de Nantes à frayer les voies au libertinage. — Espérances que conçoit Fénelon à l’époque de la mort du Dauphin [Cf. lettre du 14 avril 1711] ; — c’est à ce moment même qu’il rédige ses Tables de Chaulnes. — Mort du duc de Bourgogne [février 1712]. D. Les dernières années de Fénelon. — Une fois tombées les espérances qui l’avaient soutenu pendant quinze ans, — il ne s’abandonne pas lui-même ; — et au contraire il en accepte l’anéantissement comme un décret de Dieu sur lui [Cf. sa Correspondance, années 1712, 1713, 1714]. — Son mot au duc de Chaulnes :
« Ô mon cher duc, mourons de bonne foi »[mars 1712] ; — et on peut dire qu’à dater de moment, il ne fait plus que se préparer passionnément à la mort. — Il essaie bien de se distraire ; — et compose sa Lettre sur les occupations de l’Académie française, 1714 ; — peut-être aussi retouche-t-il ses Dialogues de l’éloquence ; — et son Traité de l’existence de Dieu. — Il continue encore de combattre les restes du jansénisme ; — et administre admirablement son diocèse. — Mais il est touché à mort ; — et d’année en année, presque de mois en mois, rien n’est un plus beau spectacle que son dépouillement successif de lui-même. E. De quelques autres ouvrages de Fénelon. — La Lettre sur les occupations de l’Académie française ; — et qu’on y retrouve à la fois l’esprit rare et singulier de Fénelon. — Son jugement sur la poésie française ; — qu’il plaint d’être soumise aux lois de la versification. — Son jugement sur Molière. — Son Projet d’un traité sur l’histoire. — Ses Dialogues sur l’éloquence [parus en 1718] ; — et qu’ils contiennent sur ou contre l’éloquence de la chaire toutes les objections que Voltaire relèvera soigneusement un jour ; — qu’à ce titre, ils sont d’un bel esprit plutôt que d’un évêque ; — et souverainement injustes en ce qui regarde Bourdaloue. — Fénelon est même déjà de l’avis d’un critique de nos jours ; — et on lui ferait presque dire avec Edmond Scherer : « que le sermon est un genre faux ». — Du Traité de l’existence de Dieu ; — et, dans la première partie du livre, de l’influence du mouvement scientifique du temps. — Comparaison de la seconde partie avec les Entretiens sur la métaphysique de Malebranche ; — et de la facilité qu’il y aurait d’en tourner plus d’une page au sens du panthéisme. On ne peut après cela se dispenser d’ajouter : — que, si le style de Fénelon n’est pas « l’homme — et s’il ne lui ressemble qu’en ce qu’ils ont tous les deux de merveilleusement ondoyant ; — un charme très vif s’en dégage ; — une sorte d’optimisme social ; — et un sentiment très vif aussi de ce que l’on appellera l’humanité. — Fénelon est en effet très bon ; — pour tous ceux qui reconnaissent sa supériorité ; — et il est aussi très sensible. — Ce sont évidemment les caractères qui lui ont valu sa réputation de philosophe ou même de philanthrope [Cf. La Harpe, dans son Éloge, et le Fénelon de Marie-Joseph Chénier] ; — et ainsi, de lui comme de Bossuet, on s’est formé une idée qui n’est d’ailleurs fausse qu’autant qu’on veut conclure de la nature de leurs écrits à celle de leur vrai caractère. F. Les Œuvres. — Elles se divisent, ou plutôt on les a divisées, dans l’édition de Versailles, en cinq classes : 1º Ouvrages de théologie et de controverse, dont les principaux sont le Traité de l’existence et des attributs de Dieu, 1712, 1718 ; — la Lettre à l’évêque d’Arras sur la lecture de l’Écriture sainte en langue vulgaire, 1707, 1718 ; — et la Réfutation du Traité de la nature et de la grâce, qui n’a paru pour la première fois qu’en 1820 [t. I, II et III]. — Les tomes IV, V, VI, VII, VIII et IX sont remplis par les différents écrits de Fénelon sur le sujet du quiétisme, à l’exception des Maximes des saints ; — et les tomes X, XI, XII, XIII, XIV, XV et XVI par ses écrits sur ou contre le jansénisme. 2º Ouvrages de morale et de spiritualité, comprenant : — les Sermons, dont les principaux sont le Sermon pour l’Épiphanie, 1685, et le Sermon pour le sacre de l’Électeur de Cologne, 1707 ; — des Lettres sur divers points de spiritualité, 1718, 1738 ; — et, on ne sait trop pourquoi, le Traité sur l’éducation des filles, 1687 [t. XVII et XVIII]. 3º Recueil des mandements de Fénelon, 1701 à 1713 [t. XVIII]. 4º Ouvrages de littérature, comprenant les Fables, au nombre de trente-six ; — les Dialogues des morts, vraisemblablement imités de ceux de Fontenelle, et publiés successivement au nombre de quatre en 1700, — quarante-sept en 1712, — soixante-neuf en 1718, — soixante-quatorze en 1787, — et quatre-vingt-un en 1823 ; — les Aventures de Télémaque, 1699 et 1717 ; — les Dialogues sur l’éloquence, 1718, et divers opuscules, dont la Lettre sur les occupations de l’Académie française, 1716 [t. XIX, XX, XXI et XXII]. 5º Écrits politiques, comprenant divers Mémoires concernant la guerre de la succession d’Espagne ; — l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté ; — et l’Essai philosophique sur le gouvernement civil, qui n’est point de Fénelon, mais du chevalier de Ramsai, « d’après les principes de M. de Fénelon », Londres, 1721 [t. XXII]. Il y faut joindre la Correspondance, en douze volumes, ainsi divisés : Correspondance avec le duc de Bourgogne [t. I] ; — Lettres diverses [t II, III, IV] ; — Lettres spirituelles ou de direction [t. V et VI] ; — Lettres relatives au quiétisme [t. VII, VIII, IX, X, XI]. — Le tome XII contient une bonne Revue des ouvrages de Fénelon ; — et les Tables des trente-trois volumes.
— et qu’en dépit de Bodin [Cf. ci-dessus l’article Bodin] ; — de Bacon et de son De augmentis ; — de Descartes [Cf. Discours de la méthode, VI] ; — et de Pascal [Fragment d’un traité du vide] ; — l’idée que ces trois vers expriment a été, jusqu’aux environs de 1680, celle de « toutes les têtes pensantes ». — La vraie querelle, — comme beaucoup de choses considérables qui sont sorties de commencements très humbles, — a sa triple origine : — 1º dans les controverses relatives au « merveilleux chrétien » ; — qui ne pouvaient manquer d’amener la question de la supériorité du christianisme sur le paganisme [Cf. Desmarets de Saint-Sorlin, Préfaces de Clovis et de Marie-Magdeleine] ; — 2º dans le spectacle même des progrès réalisés par les sciences entre Descartes et Newton ; — et 3º dans l’idée qu’eut Charles Perrault, pour mieux flatter Louis XIV, de lui sacrifier les Anciens en bloc. — La séance de l’Académie française du 27 janvier 1687 [Cf. Rigault, Histoire de la querelle des Anciens et des Modernes]. — Indignation des partisans des anciens : La Fontaine, Boileau, Racine. — Fontenelle vient au secours de. Perrault dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes, 1688. — La première édition des Caractères paraît presque en même temps [le privilège est daté
d’octobre 1687] ; — et Perrault prend la résolution d’écrire ses Parallèles, — dont le premier volume paraît en octobre de la même année. — Entrée de Fontenelle à l’Académie française, 1691 ; — et de La Bruyère, 1693. — Boileau répond aux Parallèles par ses Réflexions critiques sur Longin, 1694 ; — Perrault publie le dernier de ses Parallèles en 1696 ; — c’est celui qui traite de la supériorité des Modernes en matière de sciences ; — et la querelle semble apaisée par la Lettre à M. Perrault, 1701.
2º Importance de la querelle ; — et du tort qu’on a eu de la réduire à une querelle de pédants. — Le livre estimable de Rigault sur ce sujet a besoin d’être complété par une leçon d’Auguste Comte [Cf. Cours de philosophie positive, t. III, 47e leçon] ; — et par l’opuscule de Pierre Leroux sur la Loi de continuité qui relie le xviie
au xviiie
siècle. — En effet, ce qui est en cause dans la querelle, c’est :
A. Au point de vue pédagogique, — si les Anciens demeureront les instituteurs éternels de l’humanité ? — pour quelles raisons ? — et en vertu de quel privilège ? — Ronsard était tout grec encore ; — et Malherbe purement latin ; — il s’agit de savoir si le temps n’est pas venu d’être uniquement français ? — C’est ce que La Bruyère a finement démêlé dans son Discours sur Théophraste ; — en fondant l’empire de la tradition sur ce que les Anciens contiennent d’éternelle vérité ; — comme étant plus près de la nature ; — et comme ayant exprimé des idées dont nous reconnaissons encore la
justesse après trois mille ans écoulés ; — dans un si grand changement des mœurs, — des habitudes, — et de la manière même de concevoir la vie. — En second lieu :
B. Au point de vue philosophique ; — il y va de la question du progrès ; — confusément, mais très certainement entrevue ; — et dont on a tort de faire honneur à Turgot. — Passages précis des Parallèles : — [Cf. t. IV, p. 40] le progrès arithmétique. — [Cf. t. IV. p. 72] le progrès organique. — [Cf. t. IV, p. 119], l’évolution, ou le progrès par différenciation ; — et qu’à cet égard c’est bien Perrault qui a emporté les convictions ; — que Pascal et Descartes n’avaient fait qu’ébranler.
C. Au point de vue esthétique ou littéraire ; — il s’agit de savoir si les Anciens ont atteint la perfection ; — et posé des lois qu’on ne saurait transgresser sans détriment pour l’art ; — ou, au contraire, si les genres littéraires ne doivent pas s’enrichir ou se transformer du fait seul du progrès du temps.
3º Quelques conséquences de la querelle. — Elle a déplacé l’âge d’or de l’humanité ; — porté ainsi un coup sensible à la tradition ; — et achevé le triomphe du cartésianisme. — Quelles que soient en effet les divisions des cartésiens, ils s’entendent tous en ce point : — que la raison autorise l’optimisme ; — ou que l’optimisme est seul raisonnable [Cf. à cet égard l’Éthique de Spinoza, les Entretiens de Malebranche, et la Théodicée de Leibniz]. — Une autre conséquence de la querelle a été de faire passer la littérature tout entière
sous l’empire de la mode, qui n’est que la recherche de la nouveauté, en fait d’idées comme d’habits ou d’usages ; — et, à ce propos, de l’abondance des femmes de lettres à la fin du règne de Louis XIV : — Mme Deshoulières [Cf. Sainte-Beuve, « Une ruelle poétique sous Louis XIV », dans ses Portraits de femmes] ; — Mme de Villedieu, Mlle Bernard, Mme Durand, Mlle de La Force, Mme d’Aulnoy, Mlle Lhéritier, Mme de Murat [Cf. l’abbé de La Porte, Histoire littéraire des femmes, et Gordon de Percel (Lenglet du Fresnoy), Bibliothèque des romans]. — Et, de toutes ces conséquences, une autre conséquence résulte à son tour, qui est la désorganisation de l’éloquence de la chaire ; — et de la tragédie ; — la parodie du lyrisme ; — la transformation de la comédie et du roman.
« sont mieux intriguées que celles de Racine »? — Il veut dire sans doute quelles sont plus romanesques. — Arminius, 1684, et Andronic, 1685. — Le premier Règlement de la Comédie-Française, avril-octobre 1685 [Cf. Histoire du théâtre français, t. XII]. — Le grand succès de Pradon : Régulus, 1688. — Installation des « Comédiens du Roy » dans leur hôtel de la rue des Fossés-Saint-Germain [actuellement rue de l’Ancienne-Comédie] ; — et leur première représentation, du 18 avril 1689 : Phèdre et Le Médecin malgré lui. — Le Brutus de Mlle Bernard [en collaboration avec Fontenelle], 1690. — La première tragédie de Lagrange-Chancel : Adherbal, 1694 ; — et la première de Longepierre : Médée, 1694. — La dernière tragédie de Thomas Corneille, Bradamante, 1695. — Antoine de La Fosse [1653, † 1708] ; — et le succès de son Manlius Capitolinus, 1698 ; — dont Villemain parle encore comme d’une espèce de chef-d’œuvre. — Mais sans rien dire du regain de nouveauté qu’entre 1790 et 1820 un Manlius a pu tirer de la faveur des circonstances ; — et du génie de Talma ; — ce qu’il y a de mieux dans Manlius appartient à Saint-Réal, pour sa Conjuration des Espagnols contre Venise ; — ou à Thomas Otway, le poète anglais, pour sa Venice Preserved ; — et le reste seulement à l’auteur de notre Manlius. — Les premières tragédies de Crébillon : Idoménée, 1705 ; — et à ce propos de l’influence de Télémaque sur la conception que l’on va désormais se faire de l’antiquité ; — Atrée et Thyeste, 1707. 3º Le Théâtre de Crébillon. Prosper Jolyot de Crébillon (1674, † 1762) ; — ses origines et sa première jeunesse ; — son défaut d’éducation première et de culture d’esprit ; — le mot de Boileau sur Crébillon :
« Les Scudéri et les Pradon, dont nous nous sommes tant moqués dans ma jeunesse, étaient des aigles auprès de ces gens-là. »— Un mot de Montesquieu en sens contraire ; — et que veut-il dire quand il dit que Crébillon
« le faisait entrer dans les transports des bacchantes »? — Les grands succès de Crébillon : Atrée, 1707 ; — Électre, 1708 ; — Rhadamiste, 1711. — Comment le romanesque se réintroduit dans la tragédie par l’intermédiaire des « chefs-d’œuvre » de Crébillon. — Le choix des sujets ; — et qu’en les choisissant ordinairement « atroces », Crébillon est encore plus soucieux de les choisir « extraordinaires » [Cf. le sujet d’Atrée, celui de Rhadamiste, ou encore celui de Pyrrhus]. — La nature de l’intrigue dans le théâtre de Crébillon ; — et de deux signes auxquels on reconnaît ce qu’elle a de romanesque, — d’artificiel et d’arbitraire : — l’action part d’une pour se nouer par un quiproquo et se dénouer par une reconnaissance. — La peinture des caractères dans le théâtre du Crébillon ; — et, que n’y étant pas plus consciencieuse que la peinture des passions n’y est fidèle, — ses tragédies manquent de tout intérêt général ou humain. — De quelques autres traits du théâtre de Crébillon ; — et de l’affectation déclamatoire qu’il prend pour de l’éloquence. — Les tragédies de Crébillon ne sont que des « mélodrames » en vers. 4º Les Précurseurs de Voltaire ; — et les tendances nouvelles de la tragédie. — Abondance des tragédies « chrétiennes » : la Gabinie de l’abbé Brueys, 1699 ; — le Saül de l’abbé Nadal, 1705 ; — et, coup sur coup : — Hérode, 1709, — Joseph, 1710, — Absalon, 1712 — Jonathas, 1714. — La première représentation de l’Athalie de Racine, 1716. — Les sujets mythologiques, — et qu’ils procèdent de l’influence croissante de l’Opéra : le Méléagre de Lagrange-Chancel, 1699 ; — le Thésée de La Fosse, 1700 ; — Corésus et Callirhoë, 1703 ; — Polydore, et Idoménée, 1705 ; — La mort d’Ulysse, 1707 ; — Les Tyndarides, et Atrée et Thyeste, 1707 ; — Électre, 1708 ; — Ino et Mélicerte, 1713 ; — et comment ce genre de pièces achève de désorganiser la conception de la tragédie ; — qu’elles éloignent à mesure de l’observation de la réalité ; — pour n’en faire qu’un divertissement inutile et sans portée. — Si cette erreur est compensée par les intentions politiques qui se glissent dans quelques tragédies, — et qui font pressentir l’approche de Voltaire ? — Mais c’est vainement qu’on essaie de rajeunir le genre ; — et rien ne saurait prévaloir contre le sentiment qui s’accrédite ; — qu’on ne va plus au théâtre pour y être ému ; — mais diverti ou amusé ; — et que le premier charme de la fiction consiste justement dans son air d’irréalité. — Les sujets ne sont plus désormais que prétextes à combinaisons ou à vers ingénieux ; — et les auteurs n’y croient, comme les spectateurs, — que dans la mesure qu’il faut pour agréablement passer une heure ou deux. 5º Les Œuvres. — De toutes les pièces qu’on vient d’énumérer, il n’y en a pas six dont on ait gardé la mémoire ; — ni seulement une que l’on osât encore jouer ; — et il n’y a pas un auteur à qui l’histoire de la littérature doive plus qu’une mention. On peut cependant consulter dans le Répertoire du théâtre français : l’Andronic de Campistron ; — le Manlius de La Fosse ; — l’Amasis de Lagrange-Chancel ; — et pour Crébillon, l’édition de la Collection des classiques Lefèvre ; ou l’édition Vitu, citée plus haut, Paris, 1885.
et la Cantate de Circé :
Rapports étroits de cette fausse conception du lyrisme avec la fortune du genre de l’opéra ; — et comment s’explique par là le vague et la généralité des abstractions de Rousseau. — En quoi et comment cette forme du lyrisme n’en est que la caricature inconsciente ; — si le principe en est de feindre des mouvements que l’on n’éprouve pas ; — et de revêtir ceux qu’on éprouve d’une prétendue noblesse ; — qui ne consiste que dans les termes ; — et n’a rien de commun avec celle des idées ou du sentiment. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Rousseau se composent : — 1º de son Théâtre, comprenant une petite pièce en prose, Le Café, représentée en 1694 ; — deux opéras, Jason, 1696, et Vénus et Adonis, 1697 ; — et cinq comédies en vers, dont on n’en a d’ailleurs joué que deux : Le Flatteur, 1696, et Le Capricieux, 1700 ; — 2º de ses Poésies lyriques, comprenant quatre livres d’Odes, dont le premier contient ses paraphrases des Psaumes ; deux livres d’Allégories, et une vingtaine de Cantates ; — 3º de ses autres Poésies, formant deux livres d’Épîtres, quatre livres d’Épigrammes, dont le dernier n’est rempli que d’obscénités grossières ; et un livre de Poésies diverses ; — 4º de ses Lettres, parmi lesquelles on trouve à glaner quelques renseignements littéraires. Il convient d’ajouter que, de 1710 à 1820, peu d’auteurs ont été plus réimprimés que Jean-Baptiste Rousseau.Sa voix redoutableUn bruit formidable