La Déformation de l’Idéal classique (1720-1801)
« S’il a paru autrefois des impies, — s’écrie Massillon dans son Petit Carême, — le monde lui-même les a regardés avec horreur… Mais aujourd’hui l’impiété est presque devenue un air de distinction et de gloire ; c’est un mérite qui donne accès auprès des grands, qui relève, pour ainsi dire, la bassesse du nom et de la naissance, qui donne à des hommes obscurs, auprès des princes du peuple, un privilège de familiarité. »[Cf. Petit Carême, 3e sermon, sur le Respect dû à la religion.] Les princes du peuple, ce sont les Vendôme, à moins que ce ne soit Philippe d’Orléans lui-même, puisque nous sommes en 1718 ; et ces hommes obscurs, dont la profession d’athéisme ou de libertinage « ennoblit la roture », nous les connaissons également : ce sont les beaux esprits qui se réunissent au café Procope ou au café Gradot ; c’est ce « petit Arouet », comme on l’appelle, et qu’on vient d’embastiller, l’an dernier. S’ils ne sont pas encore du monde, ils en seront bientôt, et pour s’en rendre dignes, ils en prennent, ou plutôt ils en ont déjà les manières. On les rencontre dans les salons, chez Mme de Lambert, où la liberté de leurs propos amuse l’oisiveté des femmes et l’insouciance des hommes. Ils s’insinuent jusque dans les boudoirs, où l’esprit triomphe avec eux de l’inégalité des conditions. Et, en attendant qu’ils forment une espèce de « corps », ou presque d’État dans l’État, la fortune et la naissance s’étonnent un peu d’abord, font mine de s’irriter, mais au fond ne s’effarouchent pas, et finalement s’arrangent d’être traitées par eux avec autant de désinvolture et d’agréable impertinence qu’elles se permettaient de les traiter autrefois. C’est qu’aussi bien, depuis quelques années, il s’est fait de singuliers mélanges de la naissance et de la fortune elles-mêmes :
« Le corps des laquais — écrit Montesquieu dans ses Lettres persanes, en 1721 — est plus respectable en France qu’ailleurs ; il remplit le vide des autres états. Ceux qui le composent prennent la place des grands malheureux, et quand ils ne peuvent suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses et arides »[Cf. Lettres persanes, nº 99], La Bruyère, dans ses Caractères, avait dit quelque chose de cela. Relisons là-dessus la deuxième partie de Gil Blas ; elle est datée de 1725 ; on y voit un laquais devenir « par de sales emplois » l’arbitre de la monarchie espagnole ; et si nous étions tentés de méconnaître la valeur « documentaire », la signification politique, la portée sociale du roman, songeons quels étaient hier encore les maîtres effectifs de l’Europe : un Dubois, le fils de l’apothicaire de Brive-la-Gaillarde, ou un Alberoni, le fils du jardinier de Parme ! Rouvrons aussi les Lettres historiques et galantes de Mme Dunoyer, ou les Mémoires de Saint-Simon. Mais songeons surtout au renversement opéré dans les conditions par le système de Law, 1716-1721, et que rien de pareil ne s’était vu jusque-là.
« Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n’avaient pas de pain regorgent de richesses… L’étranger a tourné l’état comme un fripier tourne un habit… Quelles fortunes inespérées, incroyables même à ceux qui les ont faites ! Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes du néant. Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par leurs maîtres ! »[Cf. Lettres persanes, nº 138]. C’est encore Montesquieu qui parle, un satirique, assurément, mais un homme grave, un magistrat. Et c’est ainsi que, du fond de la société, comme une écume, en bouillonnant, toute une lie monte à la surface, et s’y étale, et y demeure. Une nouvelle aristocratie se forme, douteuse ou impure en sa source, ignorante à plaisir, cynique et débraillée dans ses mœurs, raffinée toutefois dans ses goûts, et qui sans doute ne saurait désormais reprocher aux gens de lettres l’humilité de leur extraction, puisqu’enfin, des frères Pâris ou du petit Arouet, c’est encore celui-ci « le mieux né ». Au milieu de ce déclassement universel, ou plutôt à la faveur de ce déclassement même, l’influence des femmes continue de grandir, et pour la première fois depuis cent ans, voici qu’avec la marquise de Prie, sous le ministère du duc de Bourbon — 1723-1726 — leur pouvoir s’exerce jusque dans l’État. Mme de Lambert ne faisait que des académiciens ; la marquise de Prie fait une reine de France ; Mme de Tencin fera des cardinaux et des ambassadeurs.
« Il n’y a personne — écrit Montesquieu — qui ait quelque emploi à la cour dans Paris ou dans les provinces, qui n’ait une femme par les mains de qui passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu’il peut faire »; et, naturellement, cette « femme » n’est pas la sienne. Aussi, qui voudra faire désormais son chemin dans le monde, faudra-t-il qu’avant tout il ait pour lui les femmes, le talent de leur plaire, de les intéresser à sa fortune ou à sa réputation. C’est ce que les écrivains comprennent ; et, il faut bien l’avouer, si leur complaisance ne laisse pas d’avoir des dangers, dont le moindre est de les ramener, comme autrefois les précieux, au rôle de serviteurs ou de courtisans de la mode, il en résulte pourtant d’abord un avantage.
« L’âme française, un peu légère, mobile et refroidie par le convenu, l’artificiel, semble gagner un degré de chaleur »[Cf. Michelet, Histoire de France ; Louis XV] ; et grâce aux femmes, et pour s’emparer d’elles, la sensibilité s’émancipe de la tutelle étroite et soupçonneuse où l’avaient retenue les maîtres de l’âge précédent. Timidement, pour commencer ; mais bientôt avec plus d’audace, on la voit poindre et s’essayer dans la comédie de Marivaux : — Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730 ; Les Serments indiscrets, 1732 ; La Mère confidente, 1735 ; Les Fausses confidences, 1737, — dix autres pièces, qui non seulement vengent les femmes des dédains de Molière, mais encore qui font passer la comédie sous l’empire de leur sexe, l’y rangent, et l’y maintiendront à l’avenir. Non qu’il n’y ait de l’esprit, trop d’esprit, de la recherche et de la subtilité dans les chefs-d’œuvre de Marivaux, et du « marivaudage » ; car où voudrait-on qu’il y en eût ? Il y a aussi de la sécheresse, et, souvent, une ironie qu’il semble avoir héritée de son maître et ami personnelle. Mais si la sensibilité n’y occupe pas toute la place, elle en fait l’âme ; et s’il est une qualité que l’on ne puisse disputer aux Araminte et aux Silvia de ce galant homme, c’est d’être en vérité ce qu’on appelle « touchantes ». La Zaïre de Voltaire, 1732, son « Américaine » Alzire, 1736, sont plus que touchantes ; elles sont pathétiques ; et, ainsi que l’a fait observer un bon juge [Cf. A. Vinet, Littérature française au xviiie siècle, II, 24, 37], il ne suffirait pas de dire que leurs aventures nous émeuvent : elles nous désolent. À cet égard, — comme à plusieurs autres, — les tragédies de Voltaire sont autant au-dessus de celles de Crébillon ou de La Motte que les comédies de Marivaux sont au-dessus de celles de Destouches, de Regnard même. Et quand on a fait la part de ce que ses inventions contiennent de « romanesque » et de « mélodramatique » oserons-nous dire qu’après cent cinquante ans écoulés, son Alzire, et surtout sa Zaïre, nous arrachent encore de vraies larmes ? Mais un autre poète en fait couler de plus abondantes : c’est l’auteur de Manon Lescaut, 1731 ; de Cleveland, 1733 ; du Doyen de Killerine, 1735, le bon, le faible, le sensible abbé Prévost. Tempérée chez Marivaux, ou retenue par quelque crainte du ridicule, et mêlée dans la tragédie de Voltaire à d’autres nouveautés, et d’un autre ordre, c’est ici, dans les romans de Prévost, que la sensibilité se déborde. Comme elle en est l’unique inspiratrice, elle en fait aussi l’unique attrait. Observateur superficiel des mœurs de son temps, écrivain abondant, facile, harmonieux, mais inégal et négligé, ce que Prévost a de plus original et de plus communicatif, c’est sa promptitude à s’émouvoir de ses propres imaginations. Elles l’intéressent, elles le bouleversent. Il pleure, il sait pleurer ! si l’on peut ainsi dire ; et voici qu’avec lui tout son siècle se met à pleurer. C’est une seconde, et grave, et profonde atteinte à l’idéal classique, la première étant, nous l’avons vu, l’abandon de la tradition. Si, comme on l’a dit en effet, nous ne saurions
« rien confier d’éternel à des langues toujours changeantes »[Cf. Bossuet, Discours de réception], il est également vrai qu’on ne donne à rien de « changeant » ce caractère d’éternité qui est la condition même ou la définition de l’œuvre d’art ; et, d’un homme a un autre homme, ou, dans le même homme, d’un moment à un autre, qu’y a-t-il de plus changeant que la sensibilité ? Qui donc a dit à ce propos, qu’étant
« une disposition compagne de la faiblesse des organes, suite de la mobilité du diaphragme, de la vivacité de l’imagination, de la délicatesse des nerfs, qui incline à compatir, à frissonner, à craindre, à admirer, à pleurer, à s’évanouir, à secourir, à crier, à fuir, à perdre la raison, à n’avoir aucune idée précise du vrai, du bon, du beau, à être injuste, à être fou », la sensibilité, pour toutes ces raisons, n’était que la
« caractéristique de la bonté de l’âme et de la médiocrité du génie »? Il se pourrait que ce fut Diderot, en un jour de franchise [Cf. son Paradoxe sur le comédien ; et de fait, en tout temps, comme en tout genre, il semble bien que la sensibilité, livrée à l’impétueuse irrégularité de son cours, n’ait rien produit que d’inférieur ou secondaire. Les romans de Prévost lui-même ou les comédies de la Chaussée : La Fausse Antipathie, 1733, Le Préjugé à la mode, 1735, Mélanide, La Gouvernante, en peuvent ici servir d’assez bons exemples ! Et si l’on en demande la raison, c’est encore Diderot qui nous la donne, en remarquant que
« l’homme sensible est trop abandonné à la merci de son diaphragme… pour être un profond observateur et conséquemment un sublime imitateur de la nature ». Voilà soi-même se connaître ! À travers un nuage de larmes, — il a raison ! — nous ne voyons rien que de brouillé, de confus, de flottant ; et l’un des premiers effets de ce débordement de la sensibilité est de modifier profondément l’observation de la nature et la nature de l’observation. Les grands écrivains de la précédente génération ne l’avaient pas prévu, qu’en rendant une certaine tendance sociale comme adéquate à l’idéal classique, la conséquence en serait un jour de faire prédominer le point de vue de l’agrément mondain ou de l’utilité sociale sur la réalisation de la beauté et sur l’imitation de la nature ! C’est cependant ce qui arrive, et c’est comme si l’on disait que l’observation psychologique et morale, qui depuis cent cinquante ans avait servi de base ou de support à l’idéal classique, se change en observation sociale.
« L’homme n’est point une énigme, comme vous vous le figurez pour avoir le plaisir de la deviner Il n’y a pas plus de contradiction apparente dans l’homme que dans le reste de la nature… Quel est l’homme sage qui sera plein de désespoir parce qu’il ne connaît que quelques attributs de la matière ? »[Cf. Voltaire, édition Beuchot, t. 37, p. 41, 46]. C’est en ces termes que Voltaire argumente contre Pascal ; et en effet toutes ces questions ne l’intéressent plus, lui, Voltaire, ni ses contemporains. Il croit savoir de l’homme tout ce qu’on en peut connaître ; il estime que le temps est passé de descendre en soi-même : in sese descendere, comme disait Montaigne ; et qu’au contraire le moment est venu d’en sortir. Là est l’explication de cette universelle curiosité dont son Charles XII, 1732, sa Zaïre, 1732, ses Lettres anglaises, 1734, son Alzire, 1736, et bientôt son Essai sur les mœurs sont autant d’assurés témoignages. Ses contemporains, à l’exception du seul Vauvenargues, ne sont pas d’un autre avis. Eux aussi croient connaître assez l’homme, ses mobiles intérieurs, ses motifs secrets d’action, ses passions, ses instincts ; et ils ne s’attachent en tout, comme Voltaire, qu’à la peinture des mœurs. Qu’ils écrivent pour le théâtre, comme Gresset, dont Le Méchant est daté de 1747, ou qu’ils se piquent d’être philosophes, comme Duclos, dont les Considérations sur les mœurs vont paraître en 1750, leur observation n’atteint que l’homme social, et de cet homme-là même n’essaie point d’atteindre, le fond, qu’elle suppose en tout et partout identique. Voltaire le dit en propres termes :
« La nature est partout la même ». Il ne se lasse pas de répéter le mot d’Arlequin :
« Tutto il mondo é fatto come la nostra famiglia ». S’il étudie l’histoire, c’est pour y trouver des preuves de la vérité du dicton ; et c’est même ce qu’il appelle
« la lire en philosophe ». D’une époque à une autre, s’il aperçoit bien quelques différences, il ne les impute qu’à la lenteur du « progrès des lumières ». S’il n’y prend pas une très haute idée de la nature humaine, il ne continue pas moins d’estimer que
« nous sommes des espèces de singes, que l’on peut dresser à la raison comme à la folie », et c’est tout justement l’objet qu’il se propose ; Mais c’est ainsi que se forme l’idée d’un homme universel, maniable et ployable en tout sens, qui ne diffère en aucun lieu de lui-même, qui n’est à vrai dire ni Français ni Anglais, mais homme, et dont la diversité de mœurs n’est intéressante à connaître que dans la mesure où l’on peut se flatter de la ramener un jour à l’uniformité. Telle est également l’idée de Montesquieu, dans son Esprit des lois, 1748, si du moins on n’en voit pas d’autre qui puisse éclairer les obscurités de ce livre célèbre et en concilier les contradictions. Car le livre est obscur, on ne saurait le nier ; et la preuve s’en trouve dans la diversité des interprétations qu’on en donne. Montesquieu ne s’est-il proposé que d’y recommencer ou d’y continuer des Lettres persanes ; et ce grand ouvrage, qui fut celui de vingt ans de sa vie, ne serait-il ainsi qu’un pamphlet politique, où par hasard, à côté des maux que l’auteur y dénonce, on trouverait quelquefois l’indication des remèdes qu’il croit propres à les guérir ? C’est un peu ce que croyait Voltaire ; c’est ce qu’il voulait dire, quand il reprochait à Montesquieu
« d’avoir fait le goguenard dans un livre de jurisprudence universelle », et c’est aussi l’opinion du dernier éditeur de l’Esprit des lois. Ou bien Montesquieu, comme avant lui l’auteur de la Politique tirée de l’Écriture sainte, a-t-il voulu tracer l’image du meilleur des gouvernements, et, de même qu’avant lui Bossuet l’avait reconnue dans la Bible, l’a-t-il découverte, lui, selon son expression,
« dans les bois »? C’est encore ce que quelques-uns de ses commentateurs ont pensé, d’Alembert, par exemple ; et Tracy, depuis d’Alembert ; et plusieurs autres, depuis Tracy. D’autres encore se sont demandé si son intention n’aurait pas été de soumettre les données de l’histoire à la systématisation de la science naturelle, et d’appliquer ainsi, bien avant qu’on l’eût inventée, la « méthode positive » à l’un des sujets qui de nos jours même la comportent sans doute le moins. Et c’était l’opinion d’Auguste Comte ; et c’est celle où s’est rangé Taine dans son Ancien régime. Mais la vérité, c’est qu’aucunes de ces interprétations ne s’excluent. Si l’Esprit des lois manque de clarté ; si la lecture en est plus laborieuse que celle de l’Essai sur les mœurs ; si nous n’y pouvons discerner que l’ébauche d’un grand livre, c’est qu’il est confusément et ensemble trois ou quatre choses dont Montesquieu n’a pas pu réussir à démêler les liaisons.
« Si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, a-t-il écrit, — dans une Préface qui est un monument de vanité littéraire, — on ne le pourra bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage », et c’est une manière détournée d’avouer ou plutôt de dissimuler qu’en effet et au fond il n’a pas eu de « dessein ». Osons enfin le reconnaître : l’Esprit des lois est un livre manqué, et on ne pourra jamais le réduire à l’unité d’un seul plan, par la bonne raison que Montesquieu n’a lui-même jamais bien su ce qu’il y avait voulu faire. Comment donc et pourquoi le succès en a-t-il été si vif en son temps, si considérable, européen autant que français ; et nous-mêmes, qu’en aimons-nous ou qu’en admirons-nous encore ? Les contemporains en ont goûté l’esprit ou l’humour grave, le ton et le tour épigrammatiques, le chapitre sur le Despotisme ou le chapitre sur l’Esclavage ; les allusions, les citations, les singularités, la façon discrète et licencieuse à la fois dont il y est parlé des usages bizarres ou indécents du Bénin, de Calicut et de Bornéo ; les anecdotes ; la nouveauté des informations ; l’éloge de l’honneur et celui de la vertu. Grâce à Montesquieu, les femmes, à leur toilette, ont cru pour la première fois comprendre le langage du droit ; et, dans les salons comme à la cour, où il avait plus d’un ami, la « jurisprudence universelle » est devenue, grâce à lui, un sujet de conversation. Aussi bien était-ce, comme naguère Fontenelle, toute une province nouvelle, une grande province qu’il annexait effectivement au domaine de la littérature. Nous lui en savons encore gré, si c’est le signe du grand écrivain que de rendre ainsi « littéraire » ce qui ne l’était pas ; de le faire entrer d’un seul coup, dans la circulation de l’usage ; et de l’y maintenir, après lui, par la seule autorité de son œuvre et de son nom. Mais surtout, dans un temps où l’on jouissait profondément de « la douceur de vivre », on lui était reconnaissant du respect ému, quasi religieux, qu’il professait pour « l’institution sociale » ; des raisons profondes qu’il semblait qu’il eût trouvées pour en placer les titres au-dessus même des lois ; on lui était reconnaissant des perpectives de perfectionnement croissant qu’il ouvrait à ses contemporains ; — et nous, encore aujourd’hui, si cette religion ne suffit pas à nos yeux pour faire l’unité de l’Esprit des lois, elle en fait du moins la noblesse.
« Tout homme — avait-il écrit dans ses Lettres persanes — est capable de faire du bien à un autre homme, mais c’est ressembler aux Dieux que de faire le bonheur d’une société entière ! » Montesquieu a voulu ressembler aux Dieux, comme ces stoïciens qu’il admirait si fort, et le moyen qu’il en a pris, ç’a été, comme eux, de tout rapporter au bien de la société. Nous ne sommes hommes, pour l’auteur de l’Esprit des lois, que dans la mesure où nous sommes aptes à la société. C’est l’utilité sociale qui détermine pour lui non seulement la nature ou la valeur des lois, mais le bien ou le mal moral, mais la vérité même ; et ne lui est-il pas échappé d’écrire que, du mauvais principe de la négation de l’immortalité de l’âme,Et si nous voulons aller jusqu’au bout de sa pensée, quel reproche — en s’enveloppant, pour le lui faire, de précautions infinies — voyons-nous qu’il adresse à la « vraie religion » ? C’est que quelques-unes de ses lois peuvent nuire au bien de la société.« les stoïciens avaient tiré des conséquences, non pas justes, mais admirables pour la société »? [Cf. Esprit des lois, XXIV, ch. 19.] Il dit encore, en un autre endroit [Cf. Esprit des lois, XXIV, ch. 1] : « Comme on peut juger parmi les ténèbres celles qui sont les moins épaisses… ainsi l’on peut chercher entre les religions fausses celles qui sont les plus conformes au bien de la société. »
« Quel moyen de contenir par les lois un homme qui croit être sûr que la plus grande peine que les magistrats lui pourront infliger, ne finira dans un moment que pour commencer son bonheur ? »[Cf. Esprit des lois, XXIV, ch. 14.] C’est l’idée maîtresse de son livre, et c’est donc à ce point de vue qu’il nous faut nous placer si nous voulons « découvrir le dessein » de tout l’ouvrage. Quelque désordre de composition que l’on aperçoive dans son livre, et quelque bizarrerie dans cette variété de lois qui en fait la matière, nous n’avons qu’à rapporter la variété de ces lois au « bien de la société » pour en voir les raisons apparaître, et en même temps son livre s’éclairer d’une lumière nouvelle. Montesquieu a ici sa revanche. Ce qui était obscur l’est moins ; ce qui était dispersé se rassemble ; ce qui semblait contradictoire ne l’est plus. Et l’Esprit des lois n’en demeure pas moins un livre manqué ; mais on ne le trouve plus indigne de sa haute fortune ; on comprend que l’influence en ait passé le mérite ; et on se l’explique en considérant que le génie de Montesquieu a sans doute été supérieur à son œuvre. Ce n’est pas toutefois que cette idée lui appartienne uniquement ; et au contraire on la retrouverait chez presque tous les contemporains. Une littérature « sociale » y devait tôt ou tard aboutir ; gagner ainsi d’abord en étendue ce qu’elle perdait en profondeur ; et sinon périr, du moins se déformer et se désorganiser par un effet de l’exagération de son principe. Dans le temps même que Montesquieu mettait la dernière main à son Esprit des lois, Vauvenargues publiait son Introduction à la connaissance de l’esprit humain, 1746, et on y lisait :
« Afin qu’une chose soit regardée comme un bien par toute la société, il faut qu’elle tende à l’avantage de toute la société, et afin qu’on la regarde comme un mal, il faut qu’elle tende à sa ruine : Voilà le grand caractère du bien et du mal moral. »Il traitait alors brièvement, non de « l’esprit », mais de « l’origine » des lois ; et il ajoutait :
« Nous naissons, nous croissons à l’ombre de ces conventions solennelles ; nous leur devons la sûreté de notre vie et la tranquillité qui l’accompagne. Les lois sont aussi le seul titre de nos possessions : dès l’aurore de notre vie nous en recueillons les doux fruits, et nous nous engageons toujours à elles par des liens plus forts. Quiconque prétend se soustraire à cette autorité dont il tient tout ne peut trouver injuste qu’elle lui ravisse tout, jusqu’à la vie. Où serait la raison qu’un particulier ose en sacrifier tant d’autres à soi seul, et que la société ne pût par sa ruine racheter le repos public ! »Voilà des principes hardis, que nous n’avons pas d’ailleurs à discuter ici, mais dont il ne serait pas impossible que Montesquieu eût eu quelque connaissance, et en tout cas dont on voit la ressemblance avec ceux de l’Esprit des lois. C’est sans doute qu’ils flottaient dans l’air, épars et indéterminés, et l’un après l’autre, l’auteur de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain, comme celui de l’Esprit des lois, comme celui de l’Essai sur les mœurs n’ont fait que leur donner une forme littéraire en les appropriant chacun à son sujet, à son vague « dessein », et à sa nature d’esprit. Une autre idée vers la même époque achève aussi de se déterminer : c’est cette idée de progrès que nous avons vue se dégager, il y a quelque cinquante ans, de la querelle des anciens et des modernes ; qui depuis s’est comme enrichie de tout ce que perdait l’esprit de tradition ; et qui pénètre maintenant jusque dans le sanctuaire de la routine : on veut dire en Sorbonne. Si les Voltaire et les Montesquieu ne l’ont pas eux-mêmes nommée du nom que nous lui donnons, croirons-nous qu’ils n’aient pas eu pour cela
« le pressentiment du grand rôle qu’elle allait remplir sur la scène du monde »? Nous les aurions donc lus d’une manière bien distraite, car le fait est qu’ils en sont pleins. Douterons-nous que Montesquieu ne sût ce qu’il disait quand il écrivait que
« les lois humaines, — par rapport aux lois de la religion, — tirent leur avantage de leur nouveauté »[Cf. Esprit des lois, XXVI, ch. 2], ou Voltaire, quand il se faisait toute une affaire avec son Mondain ? Mais ce que nous ne craindrons pas d’affirmer, c’est qu’il avait lu Voltaire et Montesquieu, si même il ne s’inspirait d’eux, le jeune bachelier qui s’exprimait en ces termes dans un Discours daté de 1750 :
« On voit s’établir des sociétés, se former des nations qui tour à tour dominent d’autres nations, ou leur obéissent…… L’intérêt, l’ambition, la vaine gloire, changent perpétuellement la scène du monde et inondent la terre de sang, mais au milieu de leurs ravages, l’esprit humain s’éclaire, les mœurs s’adoucissent, les nations isolées se rapprochent les unes des autres, le commerce et la politique réunissent enfin toutes les parties du globe, et la masse totale du genre humain, par des alternatives de calme et d’agitation, de biens et de maux, marche toujours, quoique à pas lents, vers une perfection plus grande »[Cf. Turgot, Œuvres, édit. Daire, t. II]. Sans rien vouloir ôter à Turgot de son mérite, ni des honneurs qu’on lui rend, il est permis de faire observer qu’il n’y a pas un mot dans ce passage, ni d’ailleurs une ligne dans tout son Discours, qui ne rappelle quelque endroit de l’Esprit des lois ou de l’Essai sur les mœurs. Il en traduit encore plus manifestement l’esprit même, si Voltaire n’a conçu son Essai sur les mœurs qu’à dessein de montrer la supériorité de son siècle sur les autres ; et si Montesquieu, de son côté, convaincu que
« l’histoire n’a rien à comparer à la puissance de l’Europe de son temps »s’est efforcé d’en trouver la raison dans la supériorité de ses lois ? Ajouterons-nous après cela que le Discours de Turgot, écrit et prononcé en latin, par un inconnu, a passé presque inaperçu ? et n’aurons-nous pas quelque droit de conclure qu’il a peut-être le premier « nommé » l’idée de progrès, mais, et avant lui, ce sont bien ses maîtres qui l’ont répandue dans le monde ? Et comment, aussi bien, — pour ne rien dire des perfectionnements des arts mécaniques ou de la vie commune, — les découvertes des sciences, à elles seules, ne la leur auraient-elles pas presque nécessairement suggérée ? Ils étaient presque des savants eux-mêmes. Montesquieu avait débuté par des discours sur l’Usage des glandes rénales, 1718, sur la Cause de la pesanteur des corps ; et le premier grand ouvrage dont il eut formé le projet c’était une Histoire physique de la terre. On faisait cas de l’Essai de Voltaire sur la Nature du feu, et de ses Doutes sur la mesure des forces motrices, 1741. Il avait rapporté d’Angleterre la philosophie de Newton, Si l’on pouvait douter que son Alzire ou sa Zaïre l’eussent mis au-dessus de Racine ou de Corneille, on ne pouvait douter qu’il ne connût beaucoup de choses que n’avaient connues ni pu connaître l’auteur du Cid et celui d’Andromaque. Il se rendait compte, et on se rendait compte autour de lui que de nouveaux horizons s’étaient ouverts pour l’esprit humain. C’est tout cela qui, joint ensemble, et non pas une vue théorique de bachelier de Sorbonne, concourait a la formation, au développement, à la popularité de l’idée de progrès. La conception s’autorisait du nombre et de la diversité des récentes acquisitions de la science. C’est pourquoi si la science n’était pas encore l’idole qu’elle devait devenir, le respect ou la superstition s’en imposait pourtant à tout le monde, et la préoccupation scientifique faisait un caractère nouveau de la littérature. Buffon, qui avait, pour ainsi parler, appris à lire dans les écrits mathématiques du marquis de l’Hôpital, débutait « dans les lettres » par une traduction de la Statique des végétaux, de Haies, et de la Méthode des fluxions, de Newton, 1740. On faisait bien encore des tragédies, des romans, des comédies, mais c’était avec un nouveau Système de notation musicale, 1741, que Rousseau arrivait de Genève ou de Lyon à Paris ; et c’étaient les Pensées sur l’interprétation de la nature qui commençaient à tirer Diderot de son obscurité. Ce nouveau caractère de la littérature allait se préciser maintenant de jour en jour, et finalement trouver son expression dans l’Encyclopédie, 1750. Quelle a été, dans ce mouvement, la part de l’influence anglaise ? C’est ce qu’il est difficile de dire avec exactitude [Cf. sur ce sujet : Tabaraud, Histoire du philosophisme anglais, Paris, 1806 ; et Leslie Stephen, English Thought in the XVIIth Century, Londres, 1881]. L’influence n’est pas douteuse, et s’il ne s’agissait que d’en dater l’origine, il n’importe pas beaucoup que l’on choisisse l’année 1725, qui est celle de la publication des Lettres sur les Anglais, de Béat de Muralt ; ou l’année 1733, qui est celle de la fondation du journal de l’abbé Prévost ; ou encore l’année 1734, qui est celle de la publication des Lettres philosophiques de Voltaire. Nous savons d’autre part que Voltaire, dès 1726, Montesquieu en 1729, Prévost vers le même temps, ont visité l’Angleterre. Pour les traductions de l’anglais, l’énumération seule en tiendrait ici plusieurs pages ; et l’on peut avancer sans exagération que, de 1725 à 1750, tout Pope et tout Addison, tout Swift et tout Richardson, sans parler des moindres, ont passé de leur langue en français [Cf. Joseph Texte, Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire, Paris, 1895]. Si nous ne nommons ni Locke ni Bacon, c’est que Bacon a surtout écrit en latin, et par conséquent, il y avait cent cinquante ans, en 1750, que le Novum organum, le De augmentis scientiarum, l’Instauratio magna étaient à la portée des lecteurs simplement cultivés ; et il y avait moins de temps, mais il y avait pourtant plus d’un demi-siècle que l’on pouvait lire en français, de la traduction de Coste, l’Essai sur l’entendement humain, 1700. Cette remarque a son importance, et nous aide à comprendre la nature de l’influence anglaise. Puisque en effet ce sont bien Locke et Bacon qui vont devenir désormais les « maîtres à penser » de la génération nouvelle, et puisqu’ils ne le sont pas devenus plus tôt, c’est sans doute que l’influence anglaise n’a pas agi par infiltration, pour ainsi parler, comme autrefois l’influence espagnole, mais par substitution d’un nouvel idéal à l’ancien. Ou, en d’autres termes, aussi longtemps que l’idéal classique a dominé sur l’esprit français, et que, comme on l’a vu, notre littérature, tout en étant « sociale », est demeurée « nationale » nous n’avons pas subi l’influence-anglaise, mais quand l’idéal classique a commencé de se déformer, l’influence anglaise a passé aussitôt par la brèche, qua data porta, et elle est devenue souveraine. C’est ce qui nous permet d’en mieux voir les effets et de dire qu’ils n’ont pas d’abord été très heureux.
« Nous avons pris des Anglais les annuités, les rentes tournantes, les fonds d’amortissement, la construction et la manœuvre des vaisseaux, l’attraction, le calcul différentiel, les sept couleurs primitives, l’inoculation. Nous prendrons insensiblement leur noble liberté de penser, et leur profond mépris pour les fadaises de l’école. »C’est Voltaire qui écrivait en ces termes à Helvétius, en oubliant d’ajouter que, pour son compte, et de plus, il avait pris Micromégas à Swift, son Poème de la loi naturelle à Pope, et Zaïre à Shakespeare. Et, lui-même, ayant pillé Shakespeare, il eût sans doute bien fait de ne pas détourner ses contemporains de l’une des sources de poésie les plus profondes et les plus pures qu’il y ait au monde. Mais si nous examinons ce qu’il appelait la « noble liberté de penser » des Anglais, nous trouvons que c’est l’agressive incrédulité des Bolingbroke, des Collins, des Toland. Et quant au « mépris des fadaises de l’école » c’est sans doute le nom qu’il donne à l’étroit utilitarisme de Locke :
« Il n’y a de connaissances vraiment dignes de ce nom que celles qui conduisent à quelque invention nouvelle et utile, et qui nous apprennent à faire quelque chose mieux, plus vite, ou plus facilement qu’auparavant »[Cf. Joseph Texte, loc. cit., p. 100]. La conclusion est-elle difficile à tirer ? Entre 1730 et 1750 la pensée anglaise a tout justement agi sur nos François par ce qu’il y avait en elle de moins analogue, de plus contraire, de plus hostile même à l’idéal classique. De « psychologique et de moral » devenu d’abord « social » ; et de social « scientifique » ; l’objet de la littérature, sous l’influence de Bacon et de Locke, va désormais devenir purement pratique. Forts de l’autorité de Newton, qui a quelque part traité la poésie de « niaiserie ingénieuse », les géomètres demanderont bientôt ce que « prouve » une tragédie ? Et d’Alembert enfin, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, ne craindra pas d’écrire
« que si les anciens eussent exécuté une Encyclopédie, comme ils ont exécuté tant de grandes choses, et que ce manuscrit se fût échappé seul de la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, il eût été capable de nous consoler de la perte des autres ».
« Vous l’achèterez, mon fils, et vous vous assoirez dessus, pour lire Candide ». Mais, puisque l’on fait souvent encore entre « l’esprit de l’Encyclopédie » et « l’esprit classique » une confusion fâcheuse, qui rappelle celle que l’on a longtemps faite entre l’esprit de la réforme et l’esprit de la Renaissance ; puisque même on a voulu voir dans l’esprit encyclopédique le terme en quelque sorte préfix et l’aboutissement nécessaire de l’esprit classique [Cf. Taine, L’Ancien Régime] ; il faut essayer de dissiper cette confusion, et de montrer qu’entre eux, comme entre l’esprit de la Renaissance et l’esprit de la Réforme, il peut bien se rencontrer un ou deux traits de communs, mais tout le reste, à vrai dire, n’a été qu’opposition et que contradiction. Par exemple, « l’esprit classique » ne s’était déterminé qu’en achevant de se libérer, lui, nous avec lui, et notre littérature avec nous, de toute influence étrangère, mais, on vient de le voir, c’est au contraire en se mettant à l’école du « philosophisme anglais », que l’« esprit encyclopédique » a pris conscience de lui-même. Il a fait mieux, ou pis : il s’est méconnu dans Descartes et dans Bayle pour ne se retrouver que dans Locke et dans Bacon. Qui ne sait que l’Esprit des lois, en un certain sens, n’est qu’une apologie de la constitution anglaise ? Le Traité des sensations n’est également qu’une « adaptation » des Essais sur l’entendement humain. Elle-même, l’Encyclopédie, nous venons de le dire, n’est originairement que la traduction d’un Dictionnaire anglais ; et, si Diderot a sans doute quelque droit de passer pour l’incarnation de l’esprit encyclopédique, on ne trouve rien que d’anglais dans l’œuvre de l’homme que l’on appelle encore souvent le « plus allemand » des Français. Il a commencé par traduire l’Histoire de Grèce de Stanyan ; son Essai sur le mérite et la vertu n’est qu’une paraphrase de Shaftesbury ; c’est Richardson et Sterne qu’il imite dans ses contes et dans ses romans, Moore et Lillo dans ses drames ou dans ses tragédies bourgeoises… Il est inutile de multiplier les exemples ! Mais quand avec autant d’empressement qu’on évitait naguère d’imiter l’étranger, on le traduit maintenant et on s’en inspire, peut-on dire que rien n’ait changé ? peut-on y voir l’effet des mêmes causes ? et si l’on ne le peut pas plus en histoire qu’en logique, c’est une première différence de l’« esprit encyclopédique » et de l’« esprit classique ». En voici une seconde : si l’esprit classique s’était montré, depuis Ronsard jusqu’à Boileau, cent cinquante ou deux cents ans durant, plus que respectueux des anciens et de la tradition, au contraire, l’esprit encyclopédique n’est composé que du mépris des anciens et de la haine de la tradition. Les mots ne sont pas trop forts. Nos encyclopédistes n’ont pas seulement méconnu les anciens, ils les ont méprisés ! Ils n’ont vu qu’un préjugé, et un sot préjugé, pour ne pas dire une hypocrisie pédantesque, dans l’admiration que de rares humanistes osaient encore professer pour Virgile et pour Homère.
« On me fit accroire autrefois que j’avais du plaisir en lisant l’Iliade, — fait dire l’auteur de Candide au sénateur Pococurante, — mais cette répétition continuelle de combats… me causait le plus mortel ennui. J’ai demandé quelquefois à des savants s’ils s’ennuyaient autant que moi à cette lecture… Tous les gens sincères m’ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu’il fallait l’avoir dans sa bibliothèque comme un monument de l’antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce » [Cf. Candide, ch. 25].De cet endroit de Candide rapprochons un passage du Discours sur l’histoire universelle [Cf. partie III, ch. 5] :
« Une des choses qui faisait aimer la poésie d’Homère est qu’il chantait les victoires et les avantages de la Grèce sur l’Asie. Du côté de l’Asie était Vénus, c’est-à-dire les plaisirs, les folles amours et la mollesse : du côté de la Grèce était Junon, c’est-à-dire la gravité avec l’amour conjugal, Mercure avec l’éloquence, Jupiter et la sagesse politique. Du côté de l’Asie était Mars impétueux et brutal, c’est-à-dire la guerre faite avec fureur ; du côté de la Grèce était Pallas, c’est-à-dire l’art militaire et la valeur conduite par esprit… La Grèce, depuis ce temps, … ne pouvait souffrir que l’Asie pensât à la subjuguer, et en subissant ce joug, elle aurait cru assujettir la vertu à la volupté, l’esprit au corps, et le véritable courage à une force insensée qui consistait seulement dans la multitude. »On n’a jamais mieux défini ce que l’esprit classique avait vu dans les chefs-d’œuvre de l’antiquité : des leçons de morale sociale enveloppées sous les plus poétiques fictions. Mais les encyclopédistes n’y ont vu qu’un enfantillage, et n’ont pas entendu la leçon. Aussi la tradition, en littérature, comme en tout, n’est-elle à leur égard qu’un empêchement superstitieux qui gêne également leur liberté de penser, la « diffusion des lumières », et le progrès de la raison.
« C’est en affaiblissant la stupide vénération des peuples pour les lois et les usages anciens, écrit Helvétius, qu’on mettra les souverains en état de purger la terre de la plupart des maux qui la désolent et d’assurer la durée des Empires »[Cf. De l’esprit, discours II, ch. 17]. Qu’est-ce à dire, sinon que le progrès ne consiste qu’à s’émanciper de la tradition ? Et n’avouerons-nous pas qu’il y a bien quelque différence à ne s’autoriser en tout que de la tradition, ou au contraire à ne la traiter en tout que comme un obstacle et une ennemie ? Combien d’autres différences ne pourrait-on pas, ne devrait-on pas signaler, de morales ou de philosophiques, et même de politiques, s’il ne fallait craindre que, dans une histoire de la littérature, l’indication n’en parût un peu hors de son lieu ! Autant donc l’esprit classique avait en général témoigné de juste défiance de l’instinct et des passions, autant au contraire l’esprit encyclopédique a mis en eux de confiance insolente et cynique.
« On devient stupide, dès qu’on cesse d’être passionné », écrit Helvétius [Cf. De l’esprit, discours III, ch. 8] ; et quant à Diderot, le vice de
« toutes les institutions politiques, civiles et religieuses », est à ses yeux d’avoir
« empoisonné l’homme d’une morale contraire à la nature »[Cf. Supplément au voyage de Bougainville]. Ce que l’esprit classique avait le plus énergiquement combattu dans le cartésianisme, c’était le dogme alors tout nouveau de la toute-puissance et de la souveraineté de la raison, cette raison qui croit « que deux et deux font quatre », et qui nie, quand elle ne se fait pas un jeu de le bafouer, tout ce qui échappe aux prises de ses déductions. « Taisez-vous, raison imbécile ! » disait Pascal. Mais l’esprit encyclopédique, au contraire, n’a vu de source de vérité qu’en elle ; et tout ce qu’il a trouvé d’« irrationnel » dans le monde, le proclamant « déraisonnable », il ne s’est rien proposé de plus urgent que de la détruire. Et l’esprit classique avait cru que ce sont les mœurs qui font les lois, ou en d’autres termes que le bien public se compose de l’accord des bonnes volontés particulières, mais l’esprit encyclopédique a répandu cette idée dans le monde que
« si les lois sont bonnes, les mœurs seront bonnes, si les lois sont mauvaises, les mœurs seront mauvaises ». Ainsi s’exprime encore Diderot, dans son Supplément au voyage de Bougainville ; et telle est aussi l’opinion qu’Helvétius a sans doute ramassée dans quelqu’un des « salons » de son temps :
« Les vices d’un peuple sont toujours cachés au fond de sa législation : c’est là qu’il faut fouiller pour arracher la racine productrice de ses vices »[Cf. De l’esprit, discours II, ch. 15]. Et puisque c’est ainsi partout, entre l’esprit classique ou l’esprit encyclopédique, la même irréductible opposition ou la même contradiction qui éclate, n’est-il pas assez naturel que nous la retrouvions encore dans la littérature ? D’Alembert en fait naïvement l’aveu, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie.
« On abuse des meilleures choses. Cet esprit philosophique, si à la mode aujourd’hui, qui veut tout voir et ne rien supposer, s’est répandu jusque dans les belles-lettres : on prétend même qu’il est nuisible à leurs progrès, et il est difficile de se le dissimuler. Notre siècle semble vouloir introduire les discussions froides et didactiques dans les choses de sentiment. »Et, en effet, de la manière qu’il définit lui-même l’esprit philosophique, c’est à savoir par le goût de « l’analyse » et de la « combinaison » comment, je ne dis pas la poésie ou l’éloquence, mais l’observation psychologique elle-même y résisteraient-elles ? Je crois bien avoir avancé quelque part que, dans les Mémoires du moindre frondeur ou de la moindre femmelette du xviie siècle, — dans les Mémoires de Mme de Motteville, ou dans l’Histoire de Madame Henriette, de Mme de La Fayette, — il y avait une connaissance plus étendue de l’homme, et surtout plus approfondie que dans l’Encyclopédie tout entière. On en saisit peut-être maintenant la raison, qui est que les encyclopédistes ne se sont point souciés d’étudier l’homme, ni les hommes, mais seulement les « rapports des hommes » ; et quand on n’étudie que les « rapports des hommes », ce que l’on perd le plus promptement de vue, c’est la diversité de nature qui distingue les hommes entre eux. Voltaire en est un bon exemple, qui reproche à Racine que ses Pyrrhus et ses Néron, ses Hippolyte et ses Achille se ressemblent tous [Cf. Le Temple du goût] ; et d’Alembert en est un autre, qui s’étonne que Marivaux,
« donnant, pour ainsi dire, toujours la même comédie sous différents titres, n’ait pas été plus malheureux sur la scène »[Cf. Éloge de Marivaux], Toute cette psychologie si fine, si déliée, si subtile, n’est à leurs yeux que de « la métaphysique », ou autant dire du galimatias. Les nuances des caractères leur échappent. Où ils n’aperçoivent pas la différence, ils la nient sans plus de scrupule ; et quand par hasard ils l’entrevoient, ce sont, disent-ils alors, « des cheveux coupés en quatre ». Qui s’étonnera là-dessus qu’il n’y ait pas ombre de psychologie dans les tragédies de Voltaire, dans sa Sémiramis, dans son Orphelin, dans son Tancrède ? qu’il y en ait moins encore dans celles de Marmontel, son disciple ? dans les Incas, dans le Bélisaire ? et généralement que toute cette littérature encyclopédique, — à force d’être philosophique, — ne manque de rien tant que de réalité, de substance et de vie ? Autant en dirons-nous de la langue. On connaît le Commentaire sur Corneille, de Voltaire, et on sait de quelle timidité de goût ce Commentaire est l’instructif et attristant témoignage ! Pour d’Alembert, les Préfaces de Racine sont faiblement écrites, et celles de Corneille sont aussi
« excellentes pour le fond des choses que défectueuses du côté du style »[Cf. Mélanges littéraires, art. Élocution]. Et Condorcet ne se plaindra-t-il pas, quelques années plus tard,
« de trouver dans les Provinciales un trop grand nombre d’expressions familières et proverbiales, qui paraissent maintenant manquer de noblesse »[Cf. Éloge de Pascal] ? C’est qu’en effet ils ont beau protester de leur admiration pour « les modèles » ; au fond, ils ne doutent pas que les « progrès » de l’esprit philosophique ne se soient étendus insensiblement de la manière de penser à la manière d’écrire. Et il est vrai que, de franche et d’un peu rude, mais de pleine, et de libre, et de familière qu’elle était jadis, en même temps qu’éloquente, la langue s’est transformée pour subvenir aux besoins de leur propagande. On y a mis, ils y ont mis non pas plus d’ordre, mais un autre ordre, inverse de l’ancien, très différent aussi de celui qu’on y avait mis au commencement du siècle, un ordre vraiment « encyclopédique », et non plus seulement logique, mais algébrique. Les mots, à leurs yeux, ne sont plus que des signes conventionnels, artificiels, arbitraires ; la phrase n’est plus qu’un « polynôme » qu’on « ordonne » conformément aux règles ; et le style enfin n’est plus pour eux que l’équation de la pensée pure. C’est justement en cela qu’ils ont cru que consistait le progrès, dans l’appauvrissement du vocabulaire, dans une contrainte plus rigoureuse de la syntaxe, dans l’abus des « termes généraux », dans la subordination de l’originalité de chacun aux exigences de tout le monde ; et aussi bien Condorcet l’a-t-il textuellement déclaré :
« On a senti que le style devait être plus élevé et plus soutenu que la conversation… La conversation même a pris un ton plus noble… et c’est peut-être à elle que nous devons l’avantage d’avoir, à cette époque de notre littérature, — il écrit en 1776, — un plus grand nombre de gens de lettres qui écrivent avec agrément et avec élégance »[Cf. Éloge de Pascal]. Plus on considère attentivement tous ces faits et plus il est difficile de voir dans la formation ou dans le développement de l’esprit encyclopédique une suite naturelle de l’esprit classique ; et plutôt on est tenté de les regarder comme étant le contraire l’un de l’autre. Si quelque idée plus générale a réuni les encyclopédistes, autour de D’Alembert et de Diderot, dans l’arrière-boutique du libraire Lebreton, ou dans l’entresol de la rue Taranne, si quoique intention les a groupés, ç’a été de changer l’orientation de l’esprit français ; et en somme ils y ont réussi. En art comme en philosophie, en littérature comme en morale, c’est le contrepied de Corneille et de Racine, de Pascal et de Bossuet, de La Bruyère et de Boileau qu’ils ont pris. C’est l’ancien idéal qu’ils ont voulu détruire ; et qu’importent après cela quelques douzaines de tragédies dont les médiocres auteurs croient imiter Andromaque, mais en la perfectionnant ? Il convient seulement d’ajouter que l’influence des encyclopédistes a été tout à la fois aidée et contrariée dans son cours par une autre influence, dont il est extrêmement délicat de démêler la nature : c’est l’influence de Rousseau que je veux dire ; et je doute qu’il s’en fût vu depuis Pascal de plus considérable ou de plus révolutionnaire.
Quos vult perdere Jupiter dementat !Les Dieux commencent par aveugler ceux qu’ils ont résolu de perdre, et, de fait, on s’expliquerait malaisément le progrès, la fortune, et, après un peu d’incertitude au début, la rapidité de propagation de la doctrine encyclopédique, si nous ne rappelions quelle part y ont prise, avec la plus regrettable imprudence ou la plus insigne maladresse, tous ceux dont la doctrine menaçait les intérêts : les adversaires eux-mêmes de l’Encyclopédie, le gouvernement, et surtout les « salons ». Les a-t-on assez loués, célébrés et vantés, ces salons du xviiie siècle ! et tandis qu’une habitude s’établissait de ne parler des « ruelles » du siècle précédent, qu’avec les plaisanteries et sur le ton de Molière dans ses Précieuses ridicules ou dans ses Femmes savantes, nous n’avons encore aujourd’hui même qu’indulgence et que complaisance pour tant d’aimables personnes qui surent, comme les Tencin et comme les d’Épinay, si bien allier ensemble le désordre des mœurs et le pédantisme de la philosophie. À la vérité nous faisons moins de cas de Mme du Deffand, qui n’a pas aimé les Encyclopédistes, qui n’a pas même craint de s’en moquer dans sa Correspondance ; ou de la maréchale de Luxembourg, qui les a toujours un peu tenus à distance, et qui joint à ses autres torts celui d’avoir protégé Rousseau. Mais Mlle de Lespinasse, cette « grande amoureuse », et Mme Geoffrin, cette « grande bourgeoise », de quelle atmosphère de sympathie, pour ne pas dire de quelle auréole de respect, leurs noms ne sont-ils pas entourés ! Nous cependant, qu’elles n’ont pas entretenus, — je veux dire hébergés, meublés et nourris, — et qui ne leur devons donc pas la même reconnaissance que d’Alembert et Marmontel, nous oserons dire que leur rôle, puisqu’il faut bien convenir qu’elles en ont joué vraiment un, a été désastreux. C’est dans leurs bureaux d’esprit à toutes que s’est fondée la réputation de tant de médiocrités littéraires, ce Marmontel que nous nommions, un Morellet, un Thomas, un M. Suard. Elles ont faire croire à l’Europe et au monde que « toute la France en hommes » n’était que le peu qu’on en rencontrait à leur table ou dans leur salon. On leur doit cet usage de traiter spirituellement les questions sérieuses, — c’est-à-dire à contresens, car comment traiterait-on spirituellement la question de la misère ou celle de l’avenir de la science ? — et sérieusement les bagatelles. Leurs flatteries ont encouragé dans les gens de lettres l’émulation du paradoxe, en même temps qu’elles détruisaient la véritable originalité, « Elles ont dit à l’énergie : « Vous mettez trop d’intérêt aux personnes et aux choses » ; — à la profondeur : « Vous nous prenez trop de temps » ; — à la sensibilité : « Vous êtes trop exclusive » ; — à l’esprit enfin : « Vous êtes une distinction trop individuelle ». Tel est du moins le jugement qu’une femme a porté d’elles [Cf. Mme de Staël, De l’Allemagne, 1re partie, ch. xi]. Mais on comprend après cela quelles auxiliaires elles ont été pour les Encyclopédistes. Si elles n’ont pas vu plus clair que Diderot dans la confusion de son propre génie, et si surtout elles n’ont pas mesuré la portée de la doctrine dont elles se faisaient les zélatrices, elles ne leur ont pas moins donné la consécration du monde et de la mode. Il a été « bien porté », grâce à elles, d’être « philosophe » [Cf. Taine, L’Ancien Régime, livre IV], Et, encore une fois, il est naturel et même honorable pour eux que les « philosophes » leur en aient su gré. Mais nous, c’est autre chose, et si, de soi, pour les raisons qu’on a dites, l’esprit encyclopédique tendait à la désorganisation de la littérature, quelles raisons aurions-nous de féliciter ces dames d’avoir été les preneuses de l’Encyclopédie ? Moins apparente, et surtout moins bruyante, la complicité du gouvernement de Louis XV n’a pas été moins effective que celle des salons. C’est ce que l’on n’a pas assez dit, et c’est ce qu’il faut pourtant savoir. L’entreprise encyclopédique s’était constituée sous les auspices du chancelier d’Aguesseau et du ministre d’Argenson, — le comte d’Argenson, ministre de la guerre. Lorsque l’on eut mis Diderot à Vincennes, sur la sollicitation du savant Réaumur, dont il avait plaisanté la maîtresse, ce furent ses libraires qui réussirent à l’en tirer, comme éditeurs de l’Encyclopédie, et afin qu’il y pût travailler. Quand un arrêt du Conseil du roi, en 1753, eut momentanément suspendu la publication de l’Encyclopédie, le directeur de la librairie, M. de Malesherbes, n’en laissa pas moins l’ouvrage continuer de paraître. Il fit mieux encore, en 1758, après la condamnation définitive ;
« et ce fut dans son propre cabinet qu’il offrit une retraite sûre aux papiers de Diderot »[Cf. Mme de Vandeul, Mémoires sur la vie de son père]. La même condamnation n’empêcha point d’Alembert de demeurer inscrit sur la liste des « censeurs royaux », et pour ce motif, sans doute, quand Fréron attaquait les Encyclopédistes dans son Année littéraire, c’était L’Année littéraire qu’on suspendait, ou Fréron qu’on embastillait. Aussi bien, loin d’y rien perdre, l’Encyclopédie gagnait-elle à la suppression de son privilège, dont la seule conséquence était de la soustraire au visa de la censure. Quand M. de Malesherbes abandonnait la direction de la librairie, Mme de Pompadour, à l’instigation de Quesnay, son médecin, prenait l’ouvrage sous sa protection. Elle et les philosophes se réjouissaient ensemble de l’expulsion des Jésuites, 1762. Et lorsqu’elle mourait, en 1764, ne fallait-il pas bien que quelqu’un la remplaçât aussitôt dans ce rôle de protectrice, puisque les dix derniers volumes de l’Encyclopédie se distribuaient librement dans Paris, 1765 ? Ce sont naturellement ceux qui contiennent les articles les plus audacieux et les plus violents. Il faut d’ailleurs avouer que, dans cette admiration des salons comme dans cette quasi collaboration du pouvoir à l’entreprise, les adversaires de l’Encyclopédie ont leur grande part de responsabilité, pour la maladresse de leurs attaques, pour la faiblesse de leur polémique, et pour leur absence entière de talent. Qui ne le sait, hélas ! que la vérité ne brille pas toujours de sa propre lumière, et que de très bonnes causes ont eu cruellement à souffrir d’être mal défendues ? Or, on ne peut rien lire de plus malveillant, mais d’ailleurs de plus plat que les Nouvelles ecclésiastiques, — c’est le journal janséniste, — qui ne savait guère que traiter de « sottises » ou « d’inepties » toutes les productions de l’école encyclopédique. Si Fréron, le rédacteur de L’Année littéraire, n’a pas toujours manqué d’esprit, de bon sens, et surtout de courage, il serait difficile de rien imaginer de plus court, de plus étroit, de plus superficiel que sa critique ; et sa mauvaise réputation, qu’elle fût ou non justifiée, — ce n’est pas ici le point, — enlevait tout crédit à ce qu’il pouvait dire. À peine faisait-on plus d’estime de Palissot, l’auteur de la comédie des Philosophes, 1760, où tout ce qu’il avait trouvé de plus comique était de travestir, sous le nom de Cydalise, Mme Geoffrin en femme auteur ; — Mme Geoffrin dont l’ignorance était proverbiale, et dont on disait qu’elle la respectait
« comme le principe actif et fécond de son originalité »! [Cf. Garat, Mémoires sur M. Suard, t. I, livre VI]. On a aussi de Palissot de Petites lettres sur de grands philosophes, dont La Bruyère eût pu dire, comme du Mercure de son temps, qu’elles sont « immédiatement au-dessous de rien ». Et faut-il parler de ce pauvre diable d’Abraham Chaumeix ? C’est pourquoi toutes les pointes des adversaires de l’Encyclopédie s’émoussaient ou se brisaient contre elle. On pouvait rire un moment du libelle impuissant de l’avocat Moreau : Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, 1757, sans discerner d’ailleurs très nettement si l’on y riait de l’auteur ou de ceux qu’il attaquait. Mais ce que l’on voyait très bien, c’est qu’aucune de ces critiques, sérieuse ou plaisante, n’atteignait le fond des choses, n’en approchait seulement de loin ; et non moins fiers de l’inutilité des efforts de leurs adversaires que de leurs propres talents, la réputation des Encyclopédistes et la fortune de l’Encyclopédie s’accroissaient, se fortifiaient, et se consolidaient par ces efforts mêmes.
« C’est à ce moment même, écrit Garat, qu’une voix qui n’était pas jeune et qui était pourtant tout à fait inconnue, s’éleva, non du fond des déserts et des forêts, mais du sein même de ces sociétés, de ces académies et de cette philosophie où tant de lumières faisaient naître et nourrissaient tant d’espérances… et au nom de la vérité, c’est une accusation qu’elle intente, devant le genre humain, contre les lettres, les arts, les sciences et la société même »[Cf. Garat, Mémoires sur M. Suard, t. I, p. 164]. Et — renseignement précieux ! —
« ce n’est pas, ajoute-t-il, comme on le dit, le scandale qui fut général ; c’est l’admiration et une sorte de terreur qui furent presque universelles ». Il faut rapprocher ce passage d’un endroit des Confessions :
« Audacieux, fier, intrépide, écrit Rousseau, je portais partout une assurance d’autant plus ferme qu’elle était simple et résidait dans mon âme plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m’avaient inspiré pour les mœurs, les maximes et les préjugés de mon siècle me rendait insensible aux railleries de ceux qui les avaient, et j’écrasais leurs petits bons mots avec mes sentences, comme j’écraserais un insecte entre mes doigts »[Cf. Confessions, partie II, livre 9, sous la date de 1756]. Il a raison, et Garat aussi. C’est le mépris de « leurs mœurs », de leurs « préjugés », de leurs « maximes », qui ont détaché violemment Rousseau de ses anciens amis les philosophes. Il a ouvert, à lui tout seul, une route nouvelle. Et, parce qu’ils le verront bien, ou plutôt, et avant de le voir, c’est parce qu’ils s’en doutent, c’est pour cela que tous ensemble, les Marmontel et les Morellet, les Grimm et les Diderot, d’Alembert, la société du baron d’Holbach et celle de Mme d’Épinay, Voltaire lui-même, à dater de la Lettre sur les spectacles, 1758, — qui est la déclaration de guerre du « citoyen de Genève », — ils vont former contre lui la plus compacte et la plus acharnée des coalitions. On discute encore quelquefois l’inutile question de savoir qui des deux, de Diderot ou de Rousseau, a comme qui dirait le premier « retrouvé » cette idée de « nature », contre laquelle trois ou quatre générations d’écrivains et de penseurs avaient jusqu’à eux si vigoureusement réagi ? Admettons que ce soit Diderot, et, aussi bien, puisqu’il en a revendiqué la gloire, admettons qu’il ait « pâli » sur les premiers ouvrages de Rousseau. Il eût donc bien fait en ce cas de nous expliquer comment aucun de ses ouvrages, à lui, Diderot, n’a produit la même impression « d’admiration et de terreur universelles » que les deux premiers Discours de Rousseau. Que ne se vante-t-il aussi d’avoir pâli sur l’Émile, sur le Contrat social, sur les Lettres de la Montagne ? Mais la vérité, c’est qu’en s’emparant de cette idée de « nature » Rousseau en a saisi toutes les conséquences, y compris celles que l’imagination trop prompte et trop fuligineuse de Diderot n’avait point vues ; il l’a faite sienne, vraiment sienne, uniquement sienne à sa date ; et réchauffant alors de l’ardeur de ses rancunes, de ses haines, de son orgueil, l’enrichissant, pour ainsi parler, de sa propre substance, et lui communiquant la flamme de son éloquence et de sa passion, il lui a donné un degré d’importance et une vertu de contagion qu’elle n’avait jamais encore eus. Considérons en effet, que, de la manière qu’il opposait la nature, non plus comme autrefois les Rabelais ou les Montaigne, aux vices qui la déshonorent, mais à l’art lui-même, Rousseau décrétait, pour son coup d’essai, non seulement de caducité, mais d’erreur originelle tout ce qu’on avait fait depuis deux cent cinquante ans, pour « artialiser la nature ». On se trompait depuis plus de deux siècles ! Il n’y avait qu’« erreur et folie dans la doctrine des sages » de l’Encyclopédie. On ébranchait les préjugés sans en atteindre ou sans en voir seulement la racine, et comment voulait-on qu’elle ne poussât pas d’âge en âge de nouveaux rejetons ?
« Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés fortes et mâles à notre fausse délicatesse ? »[Cf. Lettre sur les spectacles et rapprochez Nouvelle Héloïse, partie II, lettres 14, 17, 21], Ou, en d’autres termes, dites-nous combien votre art, en exigeant de vous des concessions que votre nature lui eût certainement refusées, a rabaissé votre génie. Vous avez dit, non ce que vous aviez à dire, mais ce que vous avez cru qui plairait à vos contemporains. Vous ne vous êtes pas contenté de vouloir leur plaire, mais vous avez imité, vous avez subi, pour leur plaire, des modèles que vous n’aviez point choisis, que vous avez souffert que l’on vous imposât. Il vous fallait être approuvé du public ! Né pour être vous-même, unique peut-être en votre espèce, vous avez accepté la tyrannie de la mode, et vous avez mis votre gloire à ressembler à d’autres, aux autres, à tous les autres. Mais si c’est ainsi que l’art, bien loin d’aider en vous la nature, l’y a d’abord comprimée, puis asservie, et finalement pervertie, quel est le remède à ce mal, et quel enseignement votre exemple nous donne-t-il ? C’est de retourner à la nature pour nous y conformer ; et, rien qu’en posant ce principe, mais surtout en l’appuyant de ces « considérants », Rousseau renversait à la fois l’antique autorité des règles, le peu qui survivait du pouvoir de la tradition, et celui que la communauté s’arrogeait sur les sentiments de l’individu. Car, nos sentiments c’est nous-mêmes, ou plutôt, chacun de nous n’est soi qu’autant que ses sentiments s’expriment en toute liberté, et c’est cette liberté même qui est la nature :
« Nous naissons tous sensibles… Sitôt que nous avons, pour ainsi dire, conscience de nos sensations, nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les objets qui les produisent. Ces dispositions s’étendent et s’affermissent… mais contraintes par nos habitudes, elles s’altèrent plus ou moins. Avant cette altération elles sont ce que j’appelle en nous la nature »[Émile, I, 1]. Qu’est-ce à dire, sinon qu’autant qu’à l’art en particulier « la nature » s’oppose à la civilisation en général ? Rousseau le dit en propres termes :
« Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme… Les préjugés, l’autorité, la nécessité, l’exemple, toutes les institutions sociales dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étouffent en nous la nature »[Émile, I, 1]. Quel sera donc l’objet de la véritable éducation ? Ce sera de nous débarrasser des préjugés qui empêchent en nous la nature de se développer conformément à elle-même.
« Dans l’ordre naturel, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l’état d’homme, et quiconque est bien élevé pour celui-là, ne peut mal remplir ceux qui s’y rapportent… En sortant de nos mains notre élève ne sera ni magistrat, ni soldat, ni prêtre, il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit »[Émile, I, 1]. Avons-nous besoin de faire observer que c’est ici le renversement de l’ancienne discipline, celle qui se proposait avant tout de former l’homme pour la société ? celui de l’ancienne morale, dont le principe était de substituer en nous des motifs généraux d’action à l’impulsion personnelle de l’instinct ? et le renversement de l’ancienne esthétique, dont le premier article consistait justement à se défier de la sensibilité comme étant de toutes nos facultés la plus ondoyante, la plus mobile, et la plus diverse ? Mais ce n’est pas tout encore, et l’homme n’étant pas à lui seul toute la nature, il reste à voir quels sont les rapports de la nature et de l’homme. Qu’est-ce donc que l’homme dans la nature ? Si Rousseau s’était tout à l’heure emparé d’une idée de Diderot, c’est la grande idée de Buffon qu’il s’approprie maintenant, pour la pousser à bout. La nature est la cause des effets que nous sommes. Nous sommes donc à son égard dans une dépendance entière ; et par conséquent nous ne nous devenons intelligibles à nous-mêmes qu’autant que nous nous saisissons dans la complexité des rapports qui nous unissent à elle. Là même est le secret du bonheur.
« Il n’est rien tel qu’un heureux climat pour faire servir à la félicité de l’homme les passions qui font ailleurs son tourment »[Nouvelle Héloïse, partie I, lettre 23] ; et c’est la nature seule qui a procuré à Rousseau lui-même
« quelques instants de ce bonheur plein et parfait, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir »[Cf. Lettres à M. de Malesherbes]. Livrons-nous donc à la nature, et ne faisons plus désormais consister notre orgueil à la dominer, mais notre sagesse à lui obéir. Ne rompons pas, n’essayons pas de briser ou de relâcher les liens qui nous rattachent à elle. « Plongeons-nous dans son sein », comme dira bientôt le poète, et rendons-lui la conduite d’une destinée dont le malheur n’a été fait jusqu’ici que de notre rage de la vouloir soumettre au raisonnement ou à la raison. C’est ainsi qu’après avoir émancipé l’individu de la tyrannie de la communauté, et substitué la sensibilité dans les droits de l’intelligence même, Rousseau achève son œuvre en posant ce principe qu’on exprimera désormais l’homme en fonction de la nature. Il ne se pouvait guère d’idée plus contraire à l’humanisme, puisqu’elle en est la contradiction même, ni qui portât en conséquence une plus grave, une dernière et mortelle atteinte à l’idéal classique. Qu’est-ce que les contemporains ont pensé de toutes ces nouveautés ? et comment les ont-ils accueillies ? Ils les ont applaudies ; et jamais peut-être, — on le sait, — réputation littéraire ne s’est établie plus promptement ni plus universellement que celle de Rousseau. Dix ou douze ans lui ont suffi pour égaler Voltaire même dans l’estime de son temps ; et l’opinion ne s’est trompée ni dans l’estime qu’elle en a fait, ni dans les raisons de cette estime. Dans le Discours de Dijon, dans le Discours sur l’inégalité, dans la Lettre sur les spectacles, les contemporains ont reconnu les accents de cette éloquence dont on pouvait craindre que depuis cinquante ans le secret ne se fût perdu. Ils ont senti frémir dans la Nouvelle Héloïse cette ardeur de passion qu’ils ne connaissaient plus eux-mêmes, mais dont ils se rendaient si bien compte que le théâtre et le roman ne leur donnaient qu’une impuissante et misérable parodie.
« Les femmes s’enivrèrent du livre et de l’auteur »[Confessions, II, 2], Et les hommes, à leur tour, dans l’Émile, dans la Lettre à l’archevêque de Paris, dans le Contrat social, crurent entendre gronder sourdement ils ne savaient quelle menace ! Mais on ne comprend pas toujours ce que l’on admire, ni même ce que l’on redoute ; et, en réalité, les contemporains de Rousseau ne l’ont pas compris : premièrement, parce qu’ils sont les « mondains » qu’ils sont, les habitués des « salons » qu’il attaque ; et puis, parce qu’en leur qualité de mondains, après un peu d’émoi que leur a causé ce citoyen de Genève, d’autres distractions, d’autres curiosités, d’autres discussions, de toutes parts, les sollicitent, les appellent, et les retiennent. Ne vient-on pas en effet d’expulser, mieux encore que cela, de supprimer les Jésuites ? et quel « sujet de conversation » ! mais quelle victoire pour la philosophie ! Voltaire en a tressailli d’allégresse ; et d’Alembert y voit le juste châtiment de la malveillance que les Jésuites se sont permis de témoigner à l’Encyclopédie.
« Leurs déclamations à la ville et à la cour contre l’Encyclopédie avaient soulevé contre eux une classe d’hommes plus à craindre qu’on ne croit, celle des gens de lettres » ; et il ne faut jamais se faire des ennemis qui, « jouissant de l’avantage d’être lus d’un bout de l’Europe à l’autre, peuvent exercer d’un trait de plume une vengeance éclatante et durable ! »[Cf. d’Alembert, édition de 1821, t. II, p. 48 ; et Diderot, Lettre à Mlle Volland, du 12 août 1762]. Ce n’est pas au moins de lui, ni de Diderot, mais de Voltaire qu’il parle en ces termes. Le commencement de l’affaire des Jésuites a précédé le brûlement de l’Émile ; l’affaire des Calas le suit immédiatement. Jamais émotion ne fut plus légitime, si jamais erreur judiciaire ne fut plus déplorable. « D’un bout de l’Europe à l’autre », c’est le cas de le dire, le scandale en retombe sur la magistrature entière, et voici que tout le système du droit criminel de France en est remis en question. Encore ici c’est Voltaire qui mène la campagne, et le Traité de la tolérance, 1763, rend à lui seul son nom plus populaire en un jour que toute son œuvre en un demi-siècle. Le parlement de Paris répond en condamnant au feu le Dictionnaire philosophique, 1765. Mais, une fois encore, l’odieuse procédure d’Abbeville et le supplice du chevalier de la Barre mettent l’opinion du côté des philosophes. Déjà vainqueurs du clergé, ils le sont maintenant de la magistrature [Cf. Félix Rocquain, L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, livre VII ; Paris, 1878]. Il ne leur reste plus, pour achever leur triomphe, qu’à jeter le discrédit sur l’administration ; et justement, aux environs de 1768, les « Économistes » paraissent pour leur en donner l’occasion. On feint de voir en eux les
« prôneurs et les fauteurs de l’autorité despotique »; on leur reproche
« leur langage apocalyptique et dévot »; ce sont
« les ennemis des beaux-arts »[Cf. Grimm, Correspondance, octobre 1767]. Voltaire écrit contre eux L’Homme aux quarante écus, qui n’est pas, à vrai dire, une de ses meilleures facéties, qui n’en réussit pas moins, dont le titre passe même en proverbe. Et eux aussi, — grâce au patriarche de Ferney, — les voilà pour un temps refoulés, battus et pas contents. Nous disons bien : grâce au patriarche ; car en vérité, si ce n’était l’intervention de Voltaire dans toutes ces affaires, elles n’appartiendraient qu’à peine à l’histoire de la littérature, et surtout, si cette intervention ne lui avait assuré la place qu’il occupe dans l’histoire de son siècle. C’est pour être intervenu dans la question du « produit net » et du « despotisme légal » qu’il est Voltaire ; et il ne le serait pas s’il n’était devenu le défenseur des Calas et du chevalier de la Barre. On n’examine point d’ailleurs ici les motifs plus ou moins politiques de son intervention, et on ne veut pas décomposer en quelque sorte l’élan de sa générosité. On constate seulement qu’en vérité sa vie fut son chef-d’œuvre. Si ses contemporains n’ont rien tant admiré chez lui qu’une extraordinaire faculté d’assimilation, servie par une facilité d’exécution ou d’expression non moins extraordinaire, on constate qu’ils les ont d’autant plus admirées qu’ils les ont vues s’appliquer, tour à tour ou ensemble, à plus d’objets, plus différents, plus étrangers eu apparence à ses intérêts d’amour-propre et de vanité. Et on constate enfin que s’il n’avait été jusqu’aux environs de 1760 qu’un homme de lettres entre beaucoup d’autres, — unus ex multis, — c’est à dater de ce moment qu’il est devenu l’homme de son siècle et de l’histoire. C’est donc aussi par lui que tous ces faits, qu’on y eût pu croire indifférents, appartiennent à l’histoire de la littérature. Ils ont dégagé le vrai Voltaire de lui-même. Ils lui ont fait entendre à lui-même la nature de son pouvoir. Ils l’ont tiré de pair. Ils l’ont élevé au rang de cette
« douzaine d’hommes »dont Diderot disait encore en 1762, que
« sans s’élever sur la pointe du pied, ils le passeraient toujours de toute la tête »[Cf. Lettre à Mlle Volland, du 12 août 1762]. Ils lui ont enfin procuré « dans la nation » cette universalité, cette autorité d’influence qu’il avait inutilement poursuivie, qu’on lui avait disputée, refusée jusqu’alors ; et, de cette unique situation que les événements lui ont faite, dominatrice, quasi souveraine, quelques conséquences essentielles en sont presque aussitôt résultées. C’est ainsi que, dans les dernières années du règne de Louis XV, et la question religieuse mise à part, on voit succéder au grand tumulte et à l’agitation des années précédentes, une sorte d’apaisement, et non pas de réconciliation, mais de trêve au moins des partis. Si la Sorbonne censure le Bélisaire de Marmontel,
« ni la cour ni le parlement ne se mêlent de l’affaire ; on fait dire seulement à l’auteur de garder le silence »; et Bélisaire continue de s’imprimer et de se vendre avec privilège du roi [Cf. Marmontel, Mémoires, livre VIII]. La doctrine encyclopédique se réduit d’elle-même aux termes du déisme de Voltaire. Le Parlement condamne bien le Système de la nature, 1770, du baron d’Holbach ; mais il refuse d’insérer dans son Arrêt le réquisitoire de l’avocat général Séguier, et c’est Voltaire qui entreprend de combattre et de réfuter le livre. Le même Voltaire revient à la charge quand paraît en 1773 l’ouvrage posthume d’Helvétius : De l’homme. On ne pense plus à Rousseau, qui vit obscurément dans son pauvre logis de la rue Platrière.
« Il a voulu fuir les hommes, écrit La Harpe, et les hommes l’ont oublié. »D’Alembert traduit Tacite, et Diderot travaille à son Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Grimm, qui présageait en 1768
« une révolution imminente et inévitable », déclare en 1770 que
« jamais la tranquillité publique ne fut mieux assurée ». C’est aux applaudissements de la littérature qu’en 1771 le chancelier Maupeou opère son coup d’État contre les parlements. Les gens de lettres sont devenus les soutiens du pouvoir. Lorsque Louis XVI monte sur le trône, en 1774, les Encyclopédistes et les Économistes se réconcilient au ministère, en la personne de Malesherbes et de Turgot. Les voilà maîtres des affaires ; et il faut maintenant les entendre se moquer des jeunes gens
« qui se croient en sortant du collège obligés d’apprendre aux puissances à diriger leurs États »! À la faveur de cet apaisement il se produit un mouvement curieux, et on dirait qu’avant d’abandonner ses positions démantelées, l’esprit classique se ramasse et se concentre pour livrer un dernier combat. Il essaie le peu de forces qui lui reste encore contre « l’anglomanie », dont
« les progrès effrayants »lui semblent également menacer
« la galanterie des Français, leur esprit de société, leur goût pour la toilette », et leur littérature. Voltaire écrit :
« Quelques Français transportent chez nous une image de la divinité de Shakespeare, comme quelques autres imitateurs ont érigé depuis peu à Paris un Vauxhall, et comme d’autres se sont signalés en appelant les aloyaux des roastbeef… La cour de Louis XIV avait autrefois poli celle de Charles II, aujourd’hui Londres nous tire de la barbarie. »La Harpe lui fait écho dans sa Correspondance littéraire. Les traductions du grec et du latin abondent, s’opposent à celles de Shakespeare et d’Ossian. Les Géorgiques de l’abbé Delille, en 1769, ont fait événement et Voltaire les a déclarées, — avec les Saisons de Saint-Lambert, il est vrai, et après l’Art poétique, —
« le meilleur poème qui ait honoré la France ». De 1770 à 1789, il paraît quatre traductions, deux en vers et deux en prose, de l’Iliade et de l’Odyssée. L’archéologie même et l’érudition, que le Discours préliminaire de l’Encyclopédie condamnait naguère si dédaigneusement, redeviennent à la mode. Un jeune écrivain, dans les notes qu’il griffonne aux marges de son exemplaire de Malherbe, décide que,
« même quand nous traçons des tableaux et des caractères modernes, c’est d’Homère, de Virgile, de Plutarque, de Tacite, de Sophocle, d’Eschyle qu’il nous faut apprendre à les peindre ». Il écrira bientôt en vers :
Boileau lui-même eût-il pu mieux dire ? Sera-t-on peut-être surpris qu’en témoignage de cette renaissance de l’esprit classique nous rappelions ici l’auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro ? En effet, c’est à peine un homme de lettres que Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais ; c’est un homme d’affaires, de quelles affaires, souvent, ou même à l’ordinaire ! et certes, si quelqu’un n’a pas beaucoup pratiqué les anciens, c’est bien lui. On ne les rencontre pas dans les sociétés qu’il fréquente. Mais il n’en est que plus intéressant, et surtout son exemple plus significatif. Car aussi longtemps qu’il a suivi les traces de Diderot et de Sedaine, dans son Eugénie, dont il a placé la scène en Angleterre, 1767, et dans ses Deux Amis, 1770, il n’a fait que de médiocre besogne. Mais voici qu’en revanche, après ces Mémoires dont la verve excite la jalousie de Voltaire, — et auxquels, pour être classiques, il ne manque en vérité que d’être de bon goût, et surtout de bon ton, — il s’avise de reprendre, lui troisième, le sujet des Folles amoureuses et de L’École des femmes, le tuteur de l’ancienne comédie, dupé par l’éternelle ingénue ; il l’encadre dans le décor espagnol, celui du roman de Le Sage, du théâtre de Scarron, et en l’écoutant on songe à Gil Blas : c’est le Barbier de Séville, 1775. Il récidive en 1783 : c’est le Mariage de Figaro. Et que son Figaro soit lui-même, Pierre-Augustin, dépeint au vif, avec son absence entière de scrupules et son fonds de gaieté, ou qu’on y veuille voir un « précurseur de la Révolution », ce qu’il est de plus et avant tout, c’est Frontin, c’est Crispin, c’est Scapin, c’est le valet de l’ancienne comédie, c’en est le dernier et le plus amusant. N’est-ce pas comme si nous disions qu’aussitôt qu’il a repris les traces de Regnard et de Molière, ou plutôt de la tradition, Beaumarchais a trouvé le succès qu’il avait en vain demandé à l’imitation de Sedaine et de Diderot ? Et qu’y a-t-il de plus caractéristique du mouvement dont nous essayons de préciser la nature ? Laissant toujours à part les derniers pamphlets de Voltaire et les derniers volumes de l’Histoire naturelle de Buffon qui sont des « suites », on ne trouve, en dix ans, de 1775 à 1785, que deux « nouveautés » qui survivent, et ce sont deux comédies, qui peuvent d’ailleurs avoir toutes les autres qualités ou défauts que l’on voudra, mais dont l’inspiration est « classique ». Vers le même temps, et moins heureuse en ce sens qu’elle ne nous a rien laissé, je ne dis pas qui soit comparable au Barbier de Séville ou au Mariage de Figaro, mais dont on soutienne aujourd’hui la lecture, il semble que, comme la comédie, la tragédie retourne à ses premières origines. Après avoir fait le tour du monde, cherché des sujets au Mexique, au Pérou, en Chine, au Malabar, jusqu’en Nouvelle-Zélande, et exploré dans toutes les directions, pour en tirer du nouveau, l’histoire nationale, elle finit par en revenir aux Grecs et aux Romains, avec ses Coriolan, ses Virginie, ses Hypermnestre et ses Philoctète. On reconnaît que la
« simplicité des anciens peut encore instruire notre luxe, car ce mot convient assez, dit La Harpe, à nos tragédies que nous avons quelquefois un peu trop ornées ». On s’avise que
« notre orgueilleuse délicatesse, à force de vouloir tout ennoblir, peut nous faire méconnaître le charme de la nature primitive ». Et on conclut que sans doute
« il ne faut pas imiter les Grecs en tout, mais dès qu’il s’agit de l’expression des sentiments naturels, rien n’est plus pur que le modèle qu’ils nous offrent dans leurs bons ouvrages »[Cf. La Harpe, Cours de littérature, partie I, livre I, chap. 5]. Mieux encore ! on dirait que la tragédie reflue vers sa source, pour s’y retremper ; et rien ne ressemble davantage à sa lutte contre le mélodrame des Diderot, des Mercier, ou bientôt des Guilbert de Pixerécourt, que la lutte autrefois soutenue par la tragédie cornélienne contre la tragi-comédie des Rotrou, des Mairet, des Hardy. Les hommes de la Révolution, après cela, feront un pas de plus en arrière, et on le sait, ce n’est pas les Romains de Balzac ou de Corneille qu’ils croiront ressusciter dans la vie publique, ce seront les Grecs et les Romains de Plutarque, — ou d’Amyot. Cependant un autre écrivain, un poète, et le seul en son temps qui ait eu le sentiment de l’art, remonte plus haut encore, jusqu’aux origines du classicisme ; et c’est vraiment Ronsard qui revit dans André Chénier. On aimerait parler longuement et à loisir d’André Chénier. Mais son œuvre est posthume, et nous ne pouvons l’envisager ici que comme représentative de l’état des esprits, ou de quelques esprits de son temps. Au moins pouvons-nous dire que, comme Ronsard, il a été tout latin et tout grec ; et comme Ronsard, mais avec une conscience plus claire des raisons de son choix, c’est aux érotiques latins, c’est aux poètes d’Alexandrie que son industrieuse imitation est allée. Comme Ronsard, il a cru que toute beauté, toute perfection était « enclose » dans les chefs-d’œuvre des anciens, et par suite, comme Ronsard, il a donc cru que toute invention, tout génie même ne consistait qu’à vêtir sa pensée de ces formes immortelles.
Païen comme Ronsard, aussi profondément païen dans ses Idylles que l’auteur des Hymnes et des Sonnets à Cassandre, c’est comme lui, Ronsard, qu’il a aimé, qu’il a senti, qu’il a conçu la nature. Sensuel et voluptueux comme Ronsard, sa mélancolie, comme celle de Ronsard, n’a guère été que celle des grands épicuriens. Et pourquoi ne dirait-on pas qu’il a été plus Ronsard que Ronsard, s’il représente de plus que Ronsard la réaction contre Malherbe et la protestation du lyrisme contre l’éloquence ? Et c’est pourquoi, si le classicisme eût pu être sauvé, il l’eût sans doute été par le fils de la Grecque. Mais quoi ! le classicisme pouvait-il être sauvé ? Nous ne le croyons pas, et pour plus d’une raison, dont la première est celle-ci, qu’il avait vécu cent cinquante ans. Rien d’humain n’est éternel, et quelque effort qu’il fasse pour fixer son objet sous l’aspect de l’éternité, tout idéal d’art participe de la caducité de l’espèce. En second lieu, si le classicisme — on l’a vu, ou du moins nous avons essayé de le faire voir — ne s’était déterminé dans sa forme que pour des raisons sociales autant que littéraires, il était inévitable qu’il mourût de l’exagération de son propre principe, ou, en d’autres termes, qu’il suivît la fortune de la société dont il avait été l’expression. C’est à peu près ainsi que le génie des grands maîtres de la peinture italienne n’avait pu préserver leur art d’aboutir à la rhétorique des Carrache, et, dans un monde tout nouveau, le naturalisme hollandais de succéder à leur humanisme. Et si enfin le classicisme français, dans ses chefs-d’œuvre, n’avait été, pour ainsi parler, qu’une projection de l’esprit français sur le plan de la littérature générale, on ne conçoit pas comment il eût pu éviter d’être refoulé dans ses propres frontières par le progrès même de cette littérature, et ainsi de mourir de son propre triomphe. Idéal commun de l’Europe entière pendant cent cinquante ans, le classicisme ne pouvait durer qu’autant que cette Europe elle-même ; mais cette Europe venant à se défaire, il ne se pouvait pas que le classicisme ne se déformât, ne se désorganisât, et ne disparût finalement avec elle. Rendons-nous-en bien compte en effet : il y avait quelque chose de contradictoire dans le rêve d’André Chénier. Sur des « pensers nouveaux » on ne fait pas de « vers antiques », et lui-même en est la preuve, s’il y a certes des « vers antiques » dans le Mendiant ou dans l’Oaristys, mais où y sont les « pensers nouveaux » ? Pareillement, on ne prend pas non plus la tragédie de Corneille ou de Racine pour modèle quand on a cessé de sentir ou de penser comme eux. On ne leur dérobe point le secret de leur forme en leur abandonnant le fond de leurs idées. Ç’a été la grande erreur de ceux qu’on pourrait appeler les néo-classiques ou les pseudo-classiques du temps de la Révolution, — Marie-Joseph Chénier, Gabriel Legouvé, Népomucène Lemercier, combien d’autres encore, — qui n’ont pas absolument manqué de talent ni d’idées, et dont les rapsodies ne le cèdent cependant, pour la médiocrité de la forme ou la misérable pauvreté du fond, qu’à l’éloquence verbeuse des Robespierre et des Saint-Just. Ils ont fait seulement moins de mal. Et qu’on ne dise pas que les lettres « se taisent » parmi les discordes civiles ! Ni le théâtre, ni la librairie n’ont chômé durant la tourmente révolutionnaire, ni sans doute la tribune. Mais, avec une méconnaissance entière de la diversité des temps et des conditions de la parole ou de la littérature, on a considéré que l’on pouvait encore emprunter des formes aux générations dont on ne partageait plus les idées, et que les maîtres qui n’étaient plus des « maîtres à penser » pouvaient encore servir de « maîtres à écrire ». Et c’est pourquoi, tandis que le classicisme achevait lentement de périr, si l’on cherche quels hommes, en cette fin de siècle, continuent d’agir sur l’opinion, nous en trouvons jusqu’à trois qui n’ont entre eux que ce trait de commun d’avoir rompu résolument avec le passé : ce sont Condorcet, Buffon, et Bernardin de Saint-Pierre. On a dit de Condorcet
« qu’il était le produit supérieur de la civilisation du xviiie siècle »et, sans doute, c’est bien en lui que se résume le meilleur et le pire à la fois de la doctrine encyclopédique. On pourrait encore l’appeler, si ces deux mots ne hurlaient pas d’être, comme on dit, accouplés ensemble, un Fontenelle fanatisé. Disciple de Voltaire et ami très particulier de Turgot, membre de l’Académie française et secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, je ne crois pas que ses travaux scientifiques témoignent de beaucoup d’originalité ni d’érudition ; et on ne l’a jamais pris pour un grand écrivain. Nous n’en vivons pas moins encore de lui, si c’est lui qui a vraiment organisé notre système d’éducation dans ses Mémoires sur l’instruction publique, dont on n’a, pour en sentir toute la supériorité, qu’à faire la comparaison avec ceux de son ami Cabanis, par exemple ; et puis, il est l’auteur de ce livre fameux : l’Esquisse d’une histoire des progrès de l’esprit humain, qui n’est peut-être pas l’expression la plus éloquente que l’on ait donnée de l’idée de progrès, mais qui en est l’une des plus persuasives. Les contemporains ne s’y sont pas mépris, et la Convention nationale a bien su ce qu’elle faisait quand le 13 germinal an III [2 avril 1795] elle en a décrété, sur le rapport du « sage » Daunou, l’impression par ordre, et la distribution
« dans toute l’étendue de la République ». Et en effet quand on prend, comme Condorcet, le progrès scientifique pour mesure du progrès, qui ne serait frappé de tout ce que nous savons aujourd’hui et qu’on ne savait pas autrefois ? L’Esquisse de Condorcet a fondé la religion de la science, et transmis ainsi jusqu’à nous, sous une forme pour ainsi parler portative et maniable, tout ce qu’il y a d’erreur et de vérité contenues et mêlées dans la doctrine encyclopédique. C’est à répandre aussi cette religion de la science que le grand Buffon a contribué par son Histoire naturelle. Les encyclopédistes lui avaient parcimonieusement mesuré leurs éloges, et, pour ne rien dire de Grimm, dans sa Correspondance, c’est presque une caricature de l’homme, et une caricature haineuse que ce plat Marmontel nous en a tracée dans ses Mémoires [Cf. Marmontel, Mémoires, livre VI]. Mais une génération nouvelle s’était déjà montrée plus juste. Les Époques de la nature, dès 1778, avaient mis Buffon à son rang ; c’est de lui qu’André Chénier se fût inspiré dans son Hermès ; et je veux bien que l’abbé Delille n’ait réussi qu’à le ridiculiser dans ses Trois Règnes, mais telle n’était pas assurément son intention. Buffon avait eu d’ailleurs cette bonne fortune qu’ayant laissé son œuvre inachevée, ses collaborateurs l’avaient continuée, Daubenton, Guéneau de Montbeillard, Lacépède, Lamarck, en attendant bientôt les Cuvier et les Geoffroy Saint-Hilaire. Une science nouvelle était née de lui : la science de la vie. Autant que des découvertes de Buffon lui-même, elle allait maintenant s’enrichir, elle s’enrichissait tous les jours de la discussion de ses hardies hypothèses. Et découvertes ou hypothèses, comme elles tendaient toutes à déposséder l’homme non pas précisément du rang (qui demeurait toujours le premier), mais de la souveraineté qu’il s’attribuait dans la nature, elles ne pouvaient manquer tôt ou tard de produire des effets analogues à ceux de la découverte de Newton quand, cessant d’être le « centre du monde », la terre était devenue l’une des « petites planètes » d’un système qui n’en est qu’un lui-même entre une infinité d’autres [Cf. E. Hæckel, Histoire de la création naturelle, ch. i et ii]. Bernardin de Saint-Pierre a-t-il pressenti quelques-unes de ces conséquences ? Un petit roman, Paul et Virginie, qui a fait verser, lui aussi, plus de larmes qu’
« Iphigénie en Aulide immolée », défend seul aujourd’hui sa mémoire. Mais il vaut plus et mieux que cela ! Moraliste sensible, et sincère, quoique d’ailleurs égoïste, homme a projets, homme à succès, dont les galanteries sont mêlées d’un onctueux et déplaisant patelinage, c’est un admirable écrivain que Bernardin de Saint-Pierre ; et on ne sait pas assez de quel agrément et de quel éclat de coloris, dans ses Études de la nature, ou de quelle délicatesse et de quelle infinie variété de nuances il a diversifié la langue de la description : on aurait envie de dire : « la palette ». Il a aussi voulu protester contre le rationalisme étroit des encyclopédistes, et, à sa manière, sauver Dieu, sauver surtout la Providence, de l’anéantissement dont il les a vus menacés dans les esprits de son temps. Et il est vrai que de la façon qu’il s’y est pris, il a bien montré qu’il n’était pas ce que l’on appelait alors une « tête pensante ». On ne connaît que trop l’usage et l’abus qu’il a fait des causes finales, et, pour nommer les choses de leur vrai nom, c’est jusqu’à la niaiserie qu’il a porté l’excès du sentimentalisme. Mais surtout il a eu le malheur d’avoir été précédé de Rousseau, et suivi de Chateaubriand. Toute son œuvre, en tant qu’une pensée s’y manifeste ou essaie de s’y faire jour au travers de son verbiage, n’est qu’un développement ou une amplification de la Lettre sur la Providence ; et toute son œuvre, en tant qu’il y revendique les droits du sentiment, n’est qu’une introduction ou une préparation au Génie du christianisme. Pareillement, son style, moins sobre, moins ferme, moins éloquent que celui de Rousseau, n’a pas l’éclat, la beauté, l’allure hautaine de celui de Chateaubriand. Il n’est pas jusqu’à sa vie qui ne participe à la fois du caractère aventureux de celle de Chateaubriand et de Rousseau, sans avoir l’intérêt psychologique de la vie du second ni l’intérêt public ou presque politique de celle du premier. Et que ce soit, au reste, la faute des circonstances ou la sienne, on ne peut dire ainsi de lui ni qu’il termine une époque, ni qu’il en ouvre une autre. C’est à Chateaubriand qu’appartient cet honneur ; c’est avec lui que commence une époque vraiment nouvelle ; et pour une fois dans l’histoire, par le plus grand des hasards, il se trouve que l’ouverture en coïncide avec celle d’un siècle nouveau.
Les auteurs et les œuvres
Des « Lettres persanes » à la publication de l’« Encyclopédie » (1722-1750)
« qui le font entrer, dit-il, dans les transports des bacchantes »; — il publie ses Lettres persanes, 1721-1722. A. Les Lettres persanes ; — et d’abord la question bibliographique ; — Pierre Marteau de Cologne et ses fausses éditions. Les sources des Lettres persanes ; — et qu’on fait à Dufresny trop d’honneur en les voyant uniquement dans ses Amusements sérieux et comiques. — Mais, autant que de Dufresny, Montesquieu s’est inspiré des Caractères de La Bruyère et du Diable boiteux de Le Sage ; — du Télémaque de Fénelon [Cf. l’épisode des Troglodytes] ; — des récits de voyages de Tavernier et de Chardin ; — et même des Mille et Une Nuits. — Fâcheux développement de l’intrigue de harem dans les Lettres persanes ; — et que Montesquieu ne renoncera jamais à ce genre de tableaux [Cf. son Temple de Gnide ; Arsace et Isménie, etc.]. — La satire des mœurs contemporaines dans les Lettres persanes [Cf. notamment lettres 48, 57, 72, 143, etc.] ; — et qu’elle va bien plus profondément que la satire de Le Sage ou de La Bruyère [Cf. 24, 29, 44, 68, etc.]. — La dernière partie du livre. — De la singulière importance que l’auteur y donne, longtemps avant Malthus, à la question de la population [Cf. 113 à 123]. — Ses perpétuelles comparaisons de l’Europe à l’Asie. — Grand succès des Lettres persanes ; — Montesquieu se démet de sa charge de président, 1726 ; — il entre à l’Académie française, 1728 ; — et entreprend une série de voyages, — qui lui font connaître à peu près toute l’Europe civilisée, 1728-1731 [Cf. Voyages de Montesquieu, Paris et Bordeaux, 1892, 1894, 1896]. — Il se fixe dans son domaine de la Brède ; — et fait paraître ses Considérations en 1734. B. Les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. — À quelle intention Montesquieu a écrit cet ouvrage ; — et si peut-être il n’y faut voir qu’un « fragment » de l’Esprit des lois ; — ou si l’auteur s’est vraiment proposé d’y rivaliser
« avec Tacite et avec Florus »? — De la prédilection de Montesquieu pour Florus [Cf. son Essai sur le goût] ; — et généralement pour les Latins de la décadence ; — ce qui ne l’empêche pas de reprocher à Tite-Live
« d’avoir jeté des fleurs sur les colosses de l’antiquité ». — Comparaison du livre de Montesquieu avec la troisième partie du Discours sur l’histoire universelle ; — et dans quelle mesure Montesquieu a eu l’intention de combattre Bossuet. — Sa théorie des causes ; — et sa philosophie de l’histoire. C. L’Esprit des Lois. — Du lien qui rattache les Lettres persanes à l’Esprit des lois ; — et dans quel sens on peut dire que Montesquieu n’a vraiment écrit qu’un seul ouvrage. — Du dessein du livre ; — et qu’il faut bien qu’il ne soit pas clair ; — puisqu’il n’est le même pour aucun des commentateurs de Montesquieu. — Qu’à vrai dire l’ambition de Montesquieu a été de faire un grand livre ; — mais qu’il n’y a qu’à moitié réussi. — Indétermination de son plan ; — tour fâcheux de sa plaisanterie ; — insuffisance ou légèreté de sa critique [Cf. Voltaire dans son Commentaire]. — De quelques erreurs qu’il s’est plu à laisser subsister dans son livre [Cf. livre VII, ch. 16 ; livre XV, ch. 4 ; livre XXI, ch. 22] ; — et quelles raisons il peut bien avoir eues de ne pas les réparer ? — Ce que Sainte-Beuve a voulu dire, en disant « que les ouvrages de Montesquieu n’étaient guère qu’une reprise idéale de ses lectures » ; — et que cela équivaut à dire qu’ils manquent d’ordre et de logique. — Du mot de Mme du Deffand sur l’Esprit des lois ; — et qu’il caractérise bien les défauts de la manière de Montesquieu. — Mais, que toutes ces observations n’empêchent pas Montesquieu d’avoir fait entrer dans le domaine de la littérature tout un ordre d’idées qui n’en faisait point partie ; — d’avoir esquissé le premier une philosophie de l’histoire purement laïque ; — d’avoir entrevu les analogies de l’histoire avec l’histoire naturelle ; — et, à un point de vue plus général, d’avoir éloquemment exprimé, — sur la liberté, — sur la tolérance, — et sur l’humanité, — des idées qui ne sont point, même de nos jours, aussi banales et aussi répandues qu’on le dit. — Succès de l’Esprit des lois, tant à l’étranger qu’en France ; — et si les défauts du livre n’y ont pas contribué autant que ses qualités ? Des moindres écrits de Montesquieu : Le Temple de Gnide, 1725 ; — le Voyage à Paphos, 1727 ; — le dialogue de Sylla et d’Eucrate, 1745 ; — Lysimaque, 1751-1754 ; — Arsace et Isménie, 1754 ; et l’Essai sur le goût, 1757. — Des qualités du style de Montesquieu ; — et qu’il est bien de la famille du style de Fontenelle ; — quoique d’ailleurs plus grave, plus plein, et plus dense ; — et, à cette occasion, de la préciosité de Montesquieu. — De l’art et de la capacité de former des idées générales ; — et qu’ils font encore un caractère éminent du style de Montesquieu ; — ainsi que le pouvoir d’exprimer en peu de mots non seulement beaucoup de choses, — mais beaucoup de choses différentes et conséquemment beaucoup de rapports. — Les dernières années de Montesquieu. — Il fréquente chez Mme de Tencin et chez Mme Geoffrin [Cf. Marmontel dans ses Mémoires, et P. de Ségur, Le Royaume de la rue Saint-Honoré, Paris, 1897]. — Sa situation unique dans le monde littéraire ; — et dans l’opinion européenne de son temps. 3º Les Œuvres. — Nous venons d’indiquer les principales œuvres de Montesquieu. Il y faut ajouter cent cinquante ou soixante Lettres familières (exactement 152 dans l’édition Laboulaye) ; — et trois volumes d’Œuvres inédites, publiés par le baron de Montesquieu [Paris et Bordeaux, 1892, 1894, 1896]. Les principales éditions de Montesquieu, indépendamment des éditions originales qu’il faut toujours consulter, au moins pour les Lettres persanes et pour l’Esprit des lois, sont : — l’édition Parrelle, dans la Collection des classiques français, Paris, 1826, Lefèvre ; — et l’édition Laboulaye, Paris, 1875-1879, Garnier.
« Il s’agit dans toutes ses pièces de faire sortir l’amour d’une des niches où le retiennent l’amour-propre, la timidité, l’embarras de s’expliquer ou l’inégalité des conditions. »— Importance des rôles de femmes dans le théâtre de Marivaux. — Caractère original qui résulte de cette importance des rôles de femmes : — diminution de la part de la satire ; — accroissement de la partie sentimentale dans la notion même de la comédie ; — et révolution qui s’en suit nécessairement au théâtre. — La comédie de Marivaux et la peinture de Watteau. — Marivaux et Shakespeare ; — et qu’avec le décor vaguement poétique, et les noms italiens, — ce qu’il y a de plus shakespearien dans Marivaux, — c’est peut-être le « marivaudage ». — « Marivaudage » et « Euphuisme ». — Que d’ailleurs la préciosité n’empêche pas Marivaux d’être souvent assez sec ; — et même quelquefois grossier. — Le Jeu de l’amour et du hasard, et le Ruy Blas de Victor Hugo. C. Le Publiciste. — D’un mot de Sainte-Beuve sur
« certains côtés sérieux de l’esprit de Marivaux »; — et qu’il faut les chercher dans ses « feuilles ». — Le Spectateur français, 1722-1723 ; — et que l’idée en est visiblement prise du Spectateur d’Addison. — L’Indigent philosophe, 1728, et Le Cabinet du philosophe, 1734. — Emprunts qu’y ont faits l’auteur du Neveu de Rameau et celui du Mariage de Figaro [Cf. Brunetière, Études critiques, t. III]. — De quelques idées de Marivaux ; — sur la critique ; sur l’organisation du « maréchalat » littéraire ; — sur la condition des femmes et sur l’éducation des enfants ; — sur l’inégalité des conditions humaines. — Dans quelle mesure Marivaux lui-même a pris ses idées au sérieux ? — et comment son œuvre prépare la génération de Vauvenargues et de Rousseau. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Marivaux comprennent : 1º Ses opuscules, dont nous venons d’indiquer les principaux et auxquels, pour en avoir l’énumération suffisamment complète, il suffit d’ajouter quelques articles du Mercure. 2º Son théâtre, composé de 34 pièces en tout, dont les principales sont : Arlequin poli par l’amour, 1720 ; — La Surprise de l’amour, 1722 ; — La Double Inconstance, 1723 ; — Le Prince travesti, 1724 ; — La Seconde Surprise de l’amour, 1727 ; — Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730 ; — Les Serments indiscrets, 1732 ; — L’Heureux Stratagème, 1733 ; — La Mère confidente, 1735 ; — Le Legs, 1736 ; — Les Fausses Confidences, 1737 ; — L’Épreuve, 1740 ; — et Le Préjugé vaincu, 1746. 3º Ses romans : Pharsamon, 1712, mais publié seulement en 1737 ; — Les Effets surprenants de la sympathie, 1713-1714 ; — La Voiture embourbée, 1714 ; — la Vie de Marianne, en onze parties, 1731-1741 [La douzième partie, qui ne figure pas dans toutes les éditions, est de Mme Riccoboni] ; — et Le Paysan parvenu, en cinq parties, 1735-1736. Il faut ajouter l’Iliade travestie, 1716 ; et le Télémaque travesti, 1736. La meilleure édition de Marivaux, ou pour le moment la plus complète, car elle n’est pas d’ailleurs très bonne, est l’édition de 1781, en 12 volumes, Paris, chez la Vve Duchesne.
sur la constitution laïque de la société future ; — et sur la force de l’opinion. — Condamnation des Lettres philosophiques [juin 1734]. Le séjour de Cirey. — Liaison de Voltaire avec Mme du Châtelet ; — et son installation à Cirey [Cf. Eugène Asse, ses éditions des Lettres de Mme de Graffigny, Paris, 1879 ; et des Lettres de Mme du Châtelet, Paris, 1882]. — Variété des travaux de Voltaire : — son Alzire, 1736 ; — Le Mondain, 1736 ; — et de la netteté avec laquelle s’y trouve exprimée l’idée de progrès. — La comédie de L’Enfant prodigue, 1736 ; — Voltaire entre en correspondance avec le prince royal de Prusse, depuis Frédéric II ; — l’Essai sur la nature du feu, 1737 [Cf. Émile Saigey, La Physique de Voltaire, Paris, 1873] ; — les Discours sur l’homme, 1738 ; — les Éléments de la philosophie de Newton, 1738 ; — Querelle avec Desfontaines, 1738-1740 [Cf. Maynard, Voltaire, sa vie et ses œuvres, Paris, 1867, t. I ; et Nisard, Les Ennemis de Voltaire, Paris, 1853] ; — Zulime, 1740 ; — Doutes sur la mesure des forces motrices, 1741 ; — Mahomet, 1742 ; — Mérope, 1743. Du Théâtre de Voltaire. — [Cf. Geoffroy, Cours de littérature dramatique, t. III ; Émile Deschanel, Le Théâtre de Voltaire, Paris, 1886 ; et H. Lion, Les Tragédies de Voltaire, Paris, 1896.] — Passion de Voltaire pour le théâtre ; — et réalité, souplesse, variété de ses aptitudes dramatiques. — Influences successives de Racine ; — du vieux Crébillon ; — de Shakespeare sur la conception dramatique de Voltaire. — Zaïre, 1732 ; — et si Voltaire s’y est souvenu davantage de Bajazet ou d’Othello ? — La Mort de César, 1735 ; — et l’idée de la tragédie « sans amour ». — De quelques nouveautés introduites par Voltaire au théâtre français. — Les sujets de pure invention. — L’extension du lieu de la scène et le développement de la couleur locale : — Zaïre et le monde musulman ; — Alzire et l’Amérique ; — L’Orphelin de la Chine et le monde asiatique. — Les souvenirs nationaux ; — et, à ce propos, de l’influence de la Henriade sur la tragédie du xviiie siècle. — L’abus des procédés romanesques dans la tragédie de Voltaire ; méprises et reconnaissances [Cf. à cet égard encore le théâtre de Crébillon]. — Du pathétique de Voltaire ; — et s’il mérite les éloges qu’on en a faits [Cf. Vinet, Littérature française au xviiie siècle] ? — Comment Voltaire a compromis ses qualités d’invention dramatique ; — en se faisant de la tragédie un instrument de propagande philosophique ; — en conformant le choix de ses sujets aux exigences du goût de son temps plutôt qu’à aucune idée d’art ; — et en devenant de plus en plus incapable de « s’aliéner » de ses personnages. — Que, pour toutes ces raisons, l’examen du théâtre de Voltaire peut s’arrêter à sa Sémiramis, 1748 ; — et qu’à dater de ce moment, — sauf peut-être dans son Tancrède, — il ne donnera rien dans la tragédie, — et encore moins dans la comédie, — qui ne soit de beaucoup au-dessous de ses premiers essais. — Quelques mots sur la médiocrité des comédies de Voltaire. Voltaire à la cour. — Ses relations avec Mme de Châteauroux ; — et surtout avec Mme de Pompadour. — Il se flatte que la nouvelle maîtresse fera passer le roi du côté des philosophes ; — et il l’accable de ses flatteries ; — qui lui valent le titre d’historiographe de France [1745]. — Le Poème de Fontenoy, 1745, et Le Temple de la Gloire, 1745. — Élection et réception de Voltaire à l’Académie française [mai 1746]. — Il est nommé gentilhomme ordinaire du roi [décembre 1746]. — Imprudences de Voltaire. — Il fatigue le roi de ses flagorneries ; — Mme de Pompadour de ses familiarités ; — et les courtisans de son importance. Sa retraite à Sceaux, chez la duchesse du Maine, 1747. — Les premiers contes de Voltaire : Le Monde comme il va, Cosi Sancta, Zadig, Micromégas, 1747 ; — sa brouillerie avec la duchesse du Maine. — Départ de Voltaire pour Cirey ; — et séjour à la cour de Lorraine. — Trahison de Mme du Châtelet ; — et à cette occasion, quelques mots de la cour de Lorraine, du roi Stanislas et du marquis de Saint-Lambert ; — mort de Mme du Châtelet, 1749 ; — et retour de Voltaire à Paris. — Difficultés de sa situation ; — comme également suspect à la cour, et à la nouvelle génération des « gens de lettres ». — Sa rivalité dramatique avec le vieux Crébillon. — Son Oreste, 1750, et sa Rome sauvée, 1752. — Frédéric lui propose de venir s’établir à Berlin. — Hésitations de Voltaire [Cf. Marmontel, dans ses Mémoires]. — Les coquetteries de Frédéric avec Baculard d’Arnaud le décident. — Son départ pour Berlin [18 juin 1750] ; — et son arrivée à Potsdam [10 juillet 1750]. — Sincérité de son enthousiasme pour Frédéric ; — et, à ce propos, du profit que Voltaire devait tirer de son séjour en Prusse ; — si l’amitié d’un grand homme est un bienfait des Dieux. — Parti de Paris en suspect, — et n’y comptant encore que comme un homme de lettres parmi beaucoup d’autres ; — le séjour de Berlin, — et la familiarité de Frédéric, — en dépit de l’aventure de Francfort, — vont en faire en moins de trois ans un homme unique désormais ; — le confident littéraire des puissances ; — et déjà presque le maître de la littérature européenne.
Si nous avons beaucoup perdu à l’autodafé des manuscrits de Gresset ? — et qu’il n’a sans doute rien mis de plus dans son Ouvroir, ou dans son Gazetin (inédits) que dans son Ver-Vert. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Gresset se composent : 1º De ses Poèmes, comprenant Ver-Vert, Le Carême inpromptu, Le Lutrin vivant, La Chartreuse, des Épîtres, des Odes ; — et une assez faible traduction en vers des Églogues de Virgile. 2º De son Théâtre, comprenant Édouard III, tragédie ; Sidney, drame en vers ; Le Méchant, comédie. Et 3º de quelques pièces en prose, parmi lesquelles on cite son Discours de réception, 1748. On a publié de lui en 1810 un poème posthume, en vers libres, Le Parrain magnifique. La meilleure édition de ses Œuvres est l’édition Renouard, 2 volumes, Paris, 1811.
L’Encyclopédie et les Encyclopédistes (1750-1765)
« qu’il se couperait volontiers un bras pour ne pas l’avoir écrit ». — Sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, 1749 ; — et de l’intérêt qu’en offre la comparaison avec le Traité des sensations, de Condillac. — Elle vaut d’ailleurs à Diderot d’être mis à Vincennes ; — non point pour aucune hardiesse qu’elle contienne ; — mais pour une phrase qui déplaît à Mme Dupré de Saint-Maur, — l’amie de Réaumur, de l’Académie des sciences. — De la différence de situation entre Diderot et d’Alembert ; — et qu’il n’est pas impossible qu’elle soit pour quelque chose dans les tiraillements qui se produiront entre eux. — Le vrai portrait de Diderot tracé quelque part par Bacon :
« Sunt qui cogitationum vertigine delectantur, ac pro servitute habent fide fixa aut axiomatis constantibus constringi. »
« matières qui demandent de l’attention »et qu’on ne
« puisse pas faire que l’attention ne soit une chose pénible »; — et s’il n’y a pas enfin en histoire de faits inutiles ou encombrants, — mais seulement des faits dont on n’a pas aperçu la signification. Comment, en s’ajoutant les uns aux autres ; — et en s’aggravant du fait même de son succès ; — tous ces défauts ont réduit les autres histoires de Voltaire, — comme par exemple, son Histoire du Parlement, 1769, — à n’être que de simples pamphlets ; — et ainsi rabaissé l’histoire à n’être plus que l’instrument de ses passions philosophiques. — L’histoire, comme la tragédie, veut être traitée pour elle-même ; — mais cela n’empêche pas l’Essai sur les mœurs, — ni le Siècle de Louis XIV surtout, d’avoir fait époque dans la manière d’écrire l’histoire ; — et Voltaire lui-même d’avoir exercé sur la direction des études historiques, — une influence presque aussi considérable, sinon peut-être plus considérable, qu’au théâtre même. Établissement de Voltaire aux Délices, 1755. — Publication des Poèmes sur la Loi naturelle, et sur le Désastre de Lisbonne, 1756 ; — Rousseau lui adresse la Lettre sur la Providence. — Démêlés de Voltaire avec les Genevois. — Il suggère à d’Alembert l’article Genève de l’Encyclopédie. — Nouvelle intervention de Rousseau dans la querelle [Cf. ci-dessus, p. 315]. — Acquisition de Ferney, 1758. — Candide, 1759 ; — Tancrède, 1760 ; — L’Écossaise, 1760 ; — et, à ce propos, de Fréron [Cf. Ch. Nisard, Les Ennemis de Voltaire]. — Voltaire compose entre temps ses Mémoires pour servir à l’histoire de sa vie [Cf. édition Beuchot, t. XL]. — Quelques médiocres facéties : La Relation de la maladie et de la mort du Père Berthier, 1759 ; — Les Quand, 1760, réponse à un discours académique où Lefranc de Pompignan avait attaqué les philosophes ; — ses Dialogues chrétiens, 1760, — et un opuscule plus important : l’Extrait des sentiments de Jean Meslier, 1762, — achèvent de faire de lui le chef incontesté du parti philosophique. — L’Éloge de Crébillon, 1762 ; — le Commentaire sur Corneille, — et le Recueil de pièces originales concernant la mort des sieurs Calas, 1762.
« que la morale devait être traitée comme une physique expérimentale »[Cf. De l’esprit, Discours II, chap. 15] ; — que les questions morales ne sont que des questions sociales, —
« puisque les vices d’un peuple sont toujours cachés au fond de sa législation »(Cf. De l’esprit, Discours II, ch. 15) ; — et, sur cela, qu’il n’est rien que ne puisse l’éducation [Cf. De l’esprit, Discours III]. — Émoi suscité par son livre. — Complète et piteuse rétractation d’Helvétius ; — il rentre dans le silence ; — et disparaît de la scène littéraire.
De « l’Encyclopédie » au « Génie du christianisme » (1765-1802)
« le neurasthénique et le lypémaniaque »[Cf. Möbius, op. cit.] ; — et commenta ce dernier trait se rapportent : — l’incohérence de sa conduite ; — sa facilité à prendre ombrage même des bienfaits ; — sa défiance universelle ; — la soudaineté de ses brouilles [Cf. Eug. Ritter, Nouvelles Recherches] ; — la naïveté de son égoïsme ; — et les bizarreries de ses dernières années. — Importance de ce dernier trait ; — s’il n’a pu manquer de se manifester dans son œuvre par quelque chose de littérairement morbide ; — et qu’on ait ainsi pris pour un renouvellement de la littérature et de l’art, — ce qui n’en était peut-être, à plus d’un égard, que la corruption. B. Les Débats de Jean-Jacques Rousseau. — Il apprend à lire dans les romans de La Calprenède ; — et dans les Vies parallèles de Plutarque. — Son départ de Genève et sa vie d’aventures. — Ce qu’on apprend à l’office et sur les grandes routes ; — liaison de Rousseau avec Mme de Warens ; — la vie des Charmettes, 1738-1741 ; — et, à ce propos, du roman que Flaubert a intitulé l’Éducation sentimentale. — Rousseau à Lyon. — Premier séjour de Rousseau à Paris, 1741 ; — son Projet concernant les nouveaux signes de musique ; — ses premières relations avec Grimm et Diderot. — Le séjour de Venise, 1743-1744 (Cf. P. Faugère, dans Le Correspondant des 10 et 25 juin 1888], et sa grande querelle avec M. de Montaigu, son patron. — Retour à Paris. — II remanie la Princesse de Navarre de Voltaire [Les Fêtes de Ramire], et entre à cette occasion en rapports avec lui, 1745. — Il entre en qualité de secrétaire chez Mme Dupin, 1746 [Cf. Le Portefeuille de Mme Dupin, publié par M. de Villeneuve-Guibert, Paris, 1884] ; — la représentation des Muses galantes, 1747. — Il fait la connaissance de Mme d’Épinay [Cf. Mémoires de Mme d’Épinay, édition L. Perey et G. Maugras, Paris, 1882 ; et Edmond Scherer, « Madame d’Épinay », dans ses Études, 1866], — et à ce propos, de la complaisance des biographes pour Mme d’Épinay. — Collaboration de Rousseau à l’Encyclopédie. — Le discours de Dijon, 1749 ; — et dans quelles conditions Rousseau l’a composé [Cf. la version de Rousseau dans ses Confessions ; celle de Diderot, dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron ; et celles de Marmontel et de Morellet, Mémoires]. — Succès foudroyant du Discours, 1750 ; — et qu’il en faut voir les raisons dans une chaleur d’éloquence dont on était déshabitué depuis cinquante ans ; — dans le secours inattendu qu’il apportait aux ennemis des encyclopédistes ; — et dans la conformité de ses tendances avec l’esprit de réaction qui commençait à se faire jour contre le caractère artificiel de la civilisation du siècle ; — la Préface de Narcisse, 1752 ; — le Devin de village, 1752 ; — l’article Économie politique de l’Encyclopédie, 1755 ; — le discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité, 1755. — Voyage de Rousseau à Genève, et sa reconversion au protestantisme. — Son retour à Paris et son établissement à l’Ermitage, 1756. — La Lettre sur la Providence, 1756. — Rousseau et Mme d’Houdetot, 1756-1758. — Premières brouilleries de Rousseau avec Grimm et Diderot. — L’article Genève de l’Encyclopédie, 1757. — Rousseau y répond par sa Lettre sur les spectacles, 1758. — La réplique de Marmontel. — Rupture définitive de Rousseau avec le parti philosophique. — Ses liaisons nouvelles, avec la maréchale de Luxembourg, la comtesse de Boufflers, la marquise de Créqui, Mme de Verdelin ; — et son établissement à Montmorency, 1758. C. Les grandes œuvres. — 1º La Nouvelle Héloïse, 1760 [Cf. Lettres inédites, de Rousseau à Marc-Michel Rey, Paris, 1858]. — Les origines réelles du roman ; — le décor suisse [Cf. Jean-Jacques Rousseau et le pays romand] ; — les amours de Rousseau et de Mme d’Houdetot [Cf. Lucien Brunet, La Nouvelle Héloïse et Mme d’Houdetot, Paris, 1888]. — L’imitation de Clarisse Harlowe ; — et des romans de Marivaux. — L’intention morale ; — et que, pour en juger équitablement, il ne faut que se reporter aux polissonneries du jeune Crébillon. — La nouveauté du milieu dans la Nouvelle Héloïse ; : — et que son premier mérite en son temps était de ne pas être un « roman parisien » [Cf. les romans de Crébillon, de Duclos, et de Marivaux]. — Les personnages y sont non seulement bourgeois, mais provinciaux ; — sans que d’ailleurs leurs aventures en soient pour cela moins tragiques. — Les événements y sont intérieurs aux personnages au lieu de leur être extérieurs [Cf. les romans de Prévost et ceux de Le Sage]. — D’un autre côté le roman, considéré jusqu’alors comme un genre inférieur, — y est traité comme aussi capable que la tragédie même de porter la pensée ; — et, à ce propos, de l’abus des digressions dans La Nouvelle Héloïse. — Enfin la nature y tient moins de place que l’homme ; — mais pourtant plus de place qu’elle n’avait accoutumé d’occuper dans l’art ; — et, si la langue n’en est pas absolument nouvelle, elle diffère cependant beaucoup de la langue du temps ; — par la chaleur du mouvement qui l’anime ; — par la manière dont l’écrivain s’y mêle de sa personne ; — et enfin pour son accent, non seulement oratoire ; — mais lyrique. — Opinion mélangée des critiques sur La Nouvelle Héloïse [Cf. Voltaire, Lettres sur la Nouvelle Héloïse, dans ses Mélanges, édition Beuchot, t. XL ; Fréron, dans L’Année littéraire, 1761, t. II ; Grimm, Correspondance littéraire, février 1761] ; — et succès du roman dans le public [Cf. Rousseau dans ses Confessions, livre XI]. 2º Le Contrat social, 1762 [Cf. Lettres inédites, citées ci-dessus ; J. Hornung, Les Idées politiques de Rousseau, 1878 ; et André Lichtenberger, Le Socialisme au xviiie siècle, 1895] ; — et que pour le bien entendre, il faut se souvenir que Rousseau est un plébéien ; — un protestant, — à qui l’idée de la souveraineté populaire est innée ; — et enfin un Genevois. — Dans quelle mesure, en concevant son Contrat social, Rousseau s’est inspiré de la constitution de Genève ; — et comment, en se la représentant d’une manière idéale, — il se l’est représentée plus tyrannique encore qu’elle n’était. — Qu’il ne faisait pas bon vivre à Genève au dix-huitième siècle. — Le calvinisme inconscient de Rousseau [Cf. Jurieu, dans ses Lettres pastorales ; et Bossuet, Avertissements aux protestants] ; — et, à ce propos, de l’erreur fondamentale de Calvin en matière politique ; — laquelle est d’avoir confondu les droits de la religion avec ceux du gouvernement ; — et mêlé l’objet du gouvernement avec celui de la morale. — La part du plébéien dans le Contrat social ; — et qu’elle y consiste surtout dans l’incapacité de comprendre la fonction sociale de l’inégalité. — Les trois dogmes de Rousseau : — l’universelle égalité ; — la souveraineté du peuple ; — le droit absolu de l’État. — Individualisme et Socialisme ; — et comment il se fait que, tandis que les uns voient dans Rousseau l’ancêtre du « socialisme révolutionnaire », — les autres le louent
« d’avoir pris comme base solide l’indépendance du moi »[Cf., pour l’abondance des contradictions à ce sujet, le livre cité de Lichtenberger, p. 129 et 130]. — C’est d’abord qu’on a méconnu le caractère de sa dialectique ; — ou de sa rhétorique ; — lequel est d’exprimer éloquemment des paradoxes agressifs ; — pour en atténuer aussitôt les conséquences. — C’est encore que son socialisme n’est que le moyen de son individualisme ; — et nous voyons, de nos jours, pour la même raison, la même contradiction subsister au sein du socialisme ; — où les anarchistes ont l’air de s’entendre avec les collectivistes ; — quoique leur idéal s’oppose en tous les points. — Et c’est enfin que Rousseau ne s’embarrasse pas de se contredire ; — si même on peut dire qu’il se soit jamais aperçu de ses contradictions. 3º L’Émile, 1762 [Cf. Lettres inédites, citées ci-dessus ; Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis, t. II ; et Gabriel Compayré, Histoire des théories de l’éducation en France, 1885]. — Préoccupation générale des choses d’éducation aux environs de 1760. — Que, s’il n’est pas facile de ramener le Contrat social à un principe unique, il l’est presque moins encore d’y ramener l’Émile ; — mais que, l’Émile étant la reprise idéale des préceptorats de Rousseau, — la personnalité de Rousseau suffit pour donner à son livre une apparence d’unité. — De l’imitation de Locke dans l’Émile [Cf. De l’éducation des enfants, Paris, 1721]. — Le grand défaut de l’Émile ; — et qu’ayant formé le dessein de composer un traité d’éducation, — il est fâcheux que l’auteur ait débuté par poser ou supposer un enfant sans père ni mère ; — un enfant riche ; — un enfant sans hérédité, tempérament ni caractère ; — et d’autre part un précepteur dont toute la vie soit subordonnée à celle dudit enfant ; — ce qui fait deux suppositions également contraires à la vérité de la nature, — et de la société. — Que sous cette réserve, dont on ne saurait exagérer l’importance, — trois grandes raisons expliquent le succès de l’Émile, à savoir : — l’exaltation du sentiment moral [Cf. en particulier la Profession de foi du vicaire savoyard] ; — une ardeur de spiritualisme qu’on était heureux d’opposer au lourd matérialisme de l’Encyclopédie ; — et une confiance entière dans la possibilité du progrès moral par l’éducation. — Comparaison à cet égard de l’Émile et du livre De l’esprit ; — et de quelques idées communes à Helvétius et à Rousseau. — L’Émile est d’ailleurs le chef-d’œuvre littéraire de Rousseau ; — moins guindé que La Nouvelle Héloïse ; — plus souple, plus varié que le Contrat social ; — et toujours oratoire, mais moins déclamatoire que les Discours de 1750 et 1755. — De quelques idées secondaires de l’Émile ; — sur l’allaitement maternel ; — sur l’importance de l’éducation physique ; — sur l’utilité d’un métier manuel ; — sur ce que l’on a depuis lors appelé les « leçons de choses » ; — et qu’elles n’ont pas moins fait pour le succès du livre, — que les idées générales qui en sont l’armature, — et que les persécutions dont il allait être l’objet. D. Les dernières années de Rousseau. — Saisie, condamnation et brûlement de l’Émile à Paris [9 juin] ; — à Genève [19 juin] ; — et en Hollande [23 juin]. — Rousseau, obligé de quitter la France, — et expulsé du territoire de la république de Berne, — s’établit au Val de Travers, — et y fixe son séjour de 1762 à 1765. — Il y compose sa Lettre à l’archevêque de Paris, 1762 ; — son Projet de constitution pour la Corse [qui n’a paru qu’en 1861] ; — et ses Lettres de la Montagne, 1765. — Persécutions nouvelles que lui suscite ce livre. Obligé successivement de quitter le Val de Travers [septembre 1765] ; — l’île de Saint-Pierre [octobre 1765] ; — et la Suisse ; — il passe quelques jours à Paris ; — et se décide à s’établir en Angleterre, 1766. — Le séjour de Wootton, 1766-1767 ; — sa querelle avec Hume, et le peu d’intérêt que nous offrent toutes ces histoires. — Séjours de Rousseau à Fleury ; — à Trye ; — à Grenoble ; — à Monquin ; — et son installation à Paris, 1770. — Ses relations avec Dusaulx, avec Rulhière, avec Bernardin de Saint-Pierre. — Il donne des lectures de ses Confessions ; — qu’il est obligé d’interrompre, par ordre, sur la dénonciation de ses anciens amis ; — et notamment de Mme d’Épinay. — C’est à ce moment que le délire des persécutions s’empare de lui pour ne plus l’abandonner qu’à de rares intervalles. — Il écrit les Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1772 ; — les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques, 1772-1776 ; — et les Rêveries d’un promeneur solitaire, 1777. — Caractère singulier de ces deux derniers ouvrages ; — et nouveauté du second. — Rousseau s’installe à Ermenonville, chez le marquis de Girardin ; — sa mort, le 2 juillet 1778. — Si Rousseau s’est suicidé ? — et de l’invraisemblance de cette supposition ; — qui n’en a pas moins donné lieu à toute une littérature. E. L’Influence de Rousseau ; — et que de son vivant il a fait bien plus de bruit qu’il n’a exercé d’action ; — comme si l’intérêt passionné qu’on prenait à son personnage ; — à la singularité de sa fortune ; — et au charme réel qu’il savait bien laisser voir quand il le voulait ; — eût détourné l’attention du fond de ses idées ; — ou en eût masqué l’importance. — Une autre raison en est que l’on ne l’a tout à fait connu qu’après la publication de ses Confessions ; — qui n’ont commencé de paraître qu’après sa mort ; — et dont le caractère unique a éclairé d’une lumière inattendue son œuvre tout entière. — Les Confessions sont-elles l’œuvre d’un esprit sain ? — Que pour avoir le droit d’en douter, il suffit de les comparer d’une part aux Essais de Montaigne ; — de les rapprocher en second lieu des Dialogues ; — où les preuves de folie éclatent à chaque page ; — et de les comparer d’autre part aux aveux de ce Restif de la Bretonne que l’on a justement appelé « le Rousseau du ruisseau ». — Qu’en tout cas peu de livres ont produit un effet plus considérable ; — et qu’il semble que ses Confessions aient donné aux idées de Rousseau le prestige d’une espèce de révélation. — De l’influence de Rousseau dans la Révolution française [Cf. les Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, 1840 ; les Considérations sur la Révolution française de Fichte ; Carlyle, La Révolution ; et Taine, Origines, etc., t. I et III]. — Influence de Rousseau dans l’ordre philosophique, sur Kant [Cf. Diettrich, Kant et Rousseau, 1878 ; et D. Nolen, « Les Maîtres de Kant », dans la Revue philosophique] ; — et sur Fichte. — Son influence sur Jacobi et sur Schleiermacher. — Influence littéraire de Rousseau [Cf. H. Hettner, Literaturgeschichte des XVIII. Jahrhunderts, t. I ; Marc Monnier, Jean-Jacques Rousseau jugé par les Genevois ; et J. Texte, Jean-Jacques Rousseau et le cosmopolitisme littéraire] ; — sur Goethe ; — et à ce propos comparaison de Werther avec la Nouvelle Héloïse [Cf. Erich Schmidt, Rousseau, Richardson et Goethe] ; — sur Schiller ; — sur Byron, etc. — Son influence en France, et que, — comme on le verra dans l’histoire du romantisme, — le trait le plus caractéristique en est d’avoir préparé l’émancipation du Moi. 3º Les Œuvres. — On peut diviser les Œuvres de Jean-Jacques Rousseau en trois principaux groupes, nettement délimités par les époques mêmes de sa vie, et dont il importe assez peu que les dates précises de publication ne soient pas exactement celles de leur composition. 1734-1759. — Narcisse, 1734 ; — Le Verger des Charmettes (en vers), 1736 ; — Dissertation sur la musique moderne et Projet concernant de nouveaux signes pour la notation musicale, 1742 ; — Les Muses galantes (opéra), 1743 ; — L’Allée de Silvie (en vers), 1747 ; — L’Engagement téméraire (comédie en vers), 1747. 1750-1765. — Discours sur les sciences et les arts, 1750 ; — et pièces relatives aux réfutations du Discours, 1751-1752 ; — Lettre sur la musique française, 1753 ; — Discours sur l’économie politique, 1755 ; — Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, 1755 ; — Lettre sur les spectacles, 1758 ; — La Nouvelle Héloïse, 1760 ; — Le Contrat social, 1762 ; — l’Émile, 1762 ; — Lettre à l’archevêque de Paris, 1762 ; — Lettres de la Montagne, 1765 ; — Lettres sur la législation de la Corse, adressées à M. Buttafuoco, 1765. 1765-1805. — Dictionnaire de musique, 1767 ; — Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1772 ; — les Confessions (les six premiers livres) et les Rêveries d’un promeneur solitaire, 1782 ; — Confessions (les six derniers livres) et les Dialogues, 1790 ; — Lettres sur la botanique, 1805. Il convient d’ajouter une volumineuse Correspondance, dont les cinq ou six volumes de la plupart des éditions ne contiennent guère que la moitié ; — le volume d’Œuvres inédites publié par M. Streckeisen-Moultou, Paris, 1861 ; — et de nombreux fragments épars dans diverses publications. Il existe de plus, à la bibliothèque de Neufchâtel, sous les numéros 7829 à 7941, une importante collection de manuscrits de Rousseau ou provenant de Rousseau, dont il y aurait sans doute plus d’un renseignement à tirer. C’est assez dire, — et quoiqu’il y en ait beaucoup, dont les meilleures sont les éditions Petitain, 22 vol. Paris, 1819-1822 ; — et Musset-Pathay, 23 vol. Paris, 1823-1826 ; — que nous n’avons pas d’édition des Œuvres de Rousseau que l’on puisse regarder comme définitive, ou qui soit seulement comparable aux éditions de Voltaire données par les éditeurs de Kehl [Decroix et Condorcet] ; — et par Beuchot. — [Cf. pour la bibliographie de Rousseau : Quérard, La France littéraire, VIII, 192-230].
« conservateur en tout, sauf en religion ». — Si en effet il n’ignore pas que les hommes ne valent pas grand’chose [Cf. Candide et l’Histoire d’un bon Bramin] ; — il n’en considère pas moins
« qu’on peut les dresser à la raison comme à la folie »; — et qu’en cela même doivent consister l’œuvre de la civilisation [Cf. ses Remarques sur les pensées de Pascal] ; — et l’objet de la société [Cf. l’A, B, C]. — C’est ce qui le sépare profondément de Rousseau ; — et bien mieux que l’opposition de leurs intérêts ; — c’est ce qui explique la violence de leurs disputes ; — Voltaire ayant toujours vu la condition des seuls progrès dont les hommes soient capables, — dans ce qui est aux yeux de Rousseau la cause de leur « dépravation ». — Cette première idée le conduit à une autre, qui est de poursuivre à outrance, — et malheureusement par tous les moyens, — tout ce qu’il trouve d’irrationnel, ou seulement de déraisonnable dans l’organisation de la société ; — et de là ses attaques à une « justice » — dont il avait lui-même éprouvé l’injustice ; — de là ses déclamations contre la guerre, — qu’il impute sans hésitation ni réflexion à des mobiles toujours bas et intéressés ; — de là ses attaques à la religion, qu’il considère à la fois comme inhumaine, irrationnelle, et « bonne pour la canaille » [Cf. à cet égard Dieu et les hommes, l’Examen de Mylord Bolingbroke, et dix autres pamphlets]. — Mais après cela, comme il est Voltaire, — c’est-à-dire trop perspicace pour ne pas savoir ce que vaut une religion comme « principe réprimant », — il croit à l’existence d’un « Dieu rémunérateur et vengeur », — qui implique la croyance à l’immortalité de l’âme ; — ainsi qu’à la Providence ; — et généralement à tout ce qui constitue la « religion naturelle » ; — y compris la confiance au « Dieu des bonnes gens » ; — avec cette arrière-pensée que, de tous les mortels, ce Dieu n’en regarde aucun avec plus de bienveillance que les amis des lumières ; — quand surtout ils écrivent en vers ; — et qu’ils font des tragédies. Il n’a d’ailleurs pas vu qu’il n’y a pas de « religion naturelle » ; — pas plus qu’il n’y a pas de « nécessité libre » ou de « hasard constant » ; — l’association même de ces idées étant contradictoire dans les termes ; — toutes les vérités qu’enseigne la religion naturelle lui venant d’une autre source qu’elle-même ; — et n’étant qu’une « laïcisation » des enseignements de quelque religion « révélée ». — Il n’a pas vu davantage que, — si la raison peut atteindre quelques-unes des vérités constitutives de la religion, — ce n’en sont point les plus hautes ; — ni surtout les plus efficaces ; — et que la croyance en un « Dieu rémunérateur et vengeur » ne pouvant être un principe ni surtout un mobile d’action, mais uniquement un motif de ne pas faire, — ne saurait suffire à fonder la morale ; — laquelle devient donc ainsi purement sociale ; — et conséquemment relative, diverse et changeante. — Qu’au surplus, dans sa polémique injurieuse et grossière contre le christianisme, — il a manqué non seulement de justice, mais de loyauté ; — en méconnaissant la supériorité du christianisme sur le mahométisme, par exemple, ou sur le paganisme ; — si, du point de vue purement historique ou humain, le christianisme a renouvelé la face du monde, — et si d’autre part l’intolérance et le « fanatisme » ne l’ont point attendu pour se déchaîner parmi les hommes. — Il ne semble pas en effet qu’une ardeur de prosélytisme ait précipité les Perses contre les Grecs ; — ni que les partisans de Marius ou de Sylla se soient entrégorgés pour une question de dogme. — Et ce qu’enfin il a vu moins clairement encore que tout le reste, — c’est que, dans cette société même, la raison toute seule n’a jamais rien fondé de vraiment durable ; — si même on ne peut dire qu’elle tend plutôt à l’anarchie qu’à l’union. — C’est ce qu’avaient fortement établi les Bossuet et les Pascal ; — que pour ce motif Voltaire a tant combattus, sans les avoir toujours compris. — Incomparable pour saisir avec rapidité les aspects superficiels et la ressemblance extérieure des grandes choses, — Voltaire n’a jamais eu la force de méditation ; — il ne s’est jamais donné les loisirs studieux qu’il faut pour les approfondir ; — et c’est ce que de bons juges veulent dire, — quand ils lui refusent le titre de philosophe ou de penseur, — et qu’ils appellent son œuvre
« un chaos d’idées claires »[E. Faguet]. Mais sa philosophie n’en forme pas moins un système lié ; — si peu de gens ont le goût d’approfondir les grandes questions ; — et si c’est même cette disposition qu’on peut appeler le voltairianisme. — Elle est assez générale ; — et de dire qu’elle est naturelle à l’esprit français, ce serait assurément trop dire ; — mais une espèce d’épicurisme intellectuel nous y a de tout temps inclinés. — Le génie de Voltaire est d’avoir incarné cette disposition ; — comme personne avant lui, ni depuis ; — et le secret de son influence est de l’avoir consacrée, — par la triple autorité de son esprit ; — de sa fortune littéraire ; — et de son succès mondain. — Il a fait le tour des idées de son temps [Cf. Taine, L’Ancien Régime] ; — toutes ou presque toutes il les a résumées sous « une forme portative » ; — assez grossière quelquefois ; — mais le plus souvent spirituelle, ingénieuse, plaisante ; — généralement claire. — Il en a vu les « apports sommaires ; — indiqué les liaisons suffisantes ; — il les a rattachées, tellement quellement, les unes aux autres ; — et ainsi son mérite éminent est d’avoir soulagé ses lecteurs de ce que l’attention a nécessairement de pénible. — Il leur a procuré l’illusion de comprendre les grands problèmes ; — et ils l’ont à leur tour admiré et aimé de se trouver eux-mêmes si intelligents. — C’est probablement quelque chose de cela que Goethe voulait dire quand il l’appelait
« le plus grand écrivain que l’on pût imaginer parmi les Français »; — et, à ce propos, qu’avant d’accepter l’éloge, — où se mêle un peu d’envie peut-être, — il faut y faire attention ; — et se demander s’il n’envelopperait pas, au fond, une critique, assez méprisante, — de toute notre littérature et du génie de notre race. Le retour à Paris et la mort. — Il ne reste plus qu’à rappeler brièvement les circonstances du dernier séjour de Voltaire à Paris [Cf. Desnoiresterres, Voltaire et la société française, etc., t. VIII]. — Arrivé à Paris le 10 février, il descend à l’hôtel de Bernières ; — où dès le lendemain affluent la ville et la cour, — l’Académie et la Comédie ; — les musiciens et les philosophes ; — l’ancien et le nouveau monde. — Une lettre de Mme du Deffand :
« Il est suivi dans les rues par le peuple, qui l’appelle l’Homme aux Calas »; — et, à ce propos, qu’il y a peut-être quelque exagération dans ce trait ; — comme aussi bien dans la plupart des témoignages contemporains, — qui se plaisent à faire contraster l’enthousiasme de la ville avec la froideur de la cour [Cf. Grimm, ou plutôt Meister, et La Harpe, dans leurs Correspondances littéraires]. — La journée du 30 mars : la séance de l’Académie ; — et la sixième représentation d’Irène. — Le couronnement de Voltaire. — Il s’occupe de faire à Paris un établissement définitif. — Sa visite à la loge maçonnique des Neuf Sœurs. — On lui ceint le tablier « du frère Helvétius » ; — qu’il
« veut baiser avant de le recevoir »[Cf. Desnoiresterres, VIII, p. 305-307]. — La séance du 29 avril à l’Académie des sciences. — Voltaire et Franklin. — La séance du 7 mai à l’Académie française, et le Projet du Dictionnaire historique. — Fatigues, maladie, et mort de Voltaire [30 mai 1778]. — La lettre de Tronchin, sur les derniers instants de Voltaire [Cf. Desnoiresterres, VIII, p. 364-366] ; et s’il convient d’en tirer le parti qu’on en a tiré. — Légendes qui courent sur la mort de Voltaire ; — et qu’il semble bien qu’elles ne soient que des légendes. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Voltaire se composent de : 1º Ses Poésies, comprenant de tout un peu : un poème épique, La Henriade ; — des Odes, des Épîtres, des Satires, des Épigrammes, des Madrigaux, des Contes ; — des poèmes didactiques ou philosophiques : tels que les Discours sur l’homme, le Poème sur la loi naturelle, le Poème sur le désastre de Lisbonne, etc. ; — des Traductions ; — et enfin sa Pucelle. 2º Son Théâtre, c’est-à-dire : des tragédies, dont les plus célèbres sont Œdipe, 1718 ; Zaïre, 1732 ; Alzire, 1736 ; Mahomet, 1741 ; Mérope, 1743 ; Sémiramis, 1748 ; L’Orphelin de la Chine, 1755 ; et Tancrède, 1760 ; — des comédies, dont il n’en a survécu pas une, à moins que ce ne soit L’Écossaise, 1760, pour des raisons qui n’ont rien de littéraire ; — et quelques opéras. 3º Ses Histoires, qui sont l’Histoire de Charles XII, 1732 ; — Le Siècle de Louis XIV, 1751-1752 ; — les Annales de l’Empire, 1753-1754 ; — l’Essai sur les mœurs, 1756 ; — l’Histoire de Russie, 1763 ; — et l’Histoire du Parlement, 1769. 4º Ses Contes en prose, dont les principaux sont : Zadig, 1747 ; — Micromégas, 1752 ; — Candide, 1759 ; — Jeannot et Colin, 1764 ; — L’Ingénu, 1767 ; — L’Homme aux quarante écus, La Princesse de Babylone, 1768 ; — et Les Oreilles du comte de Chesterfield, 1775. 5º Son Dictionnaire philosophique, 1764 ; — et ses Questions sur l’Encyclopédie, 1770, fondus ensemble et réunis par ordre alphabétique, à partir des éditions de Kehl. 6º Son Commentaire sur Corneille, 1764. 7º Ses Mélanges, qui comprennent un peu de tout, eux aussi, comme ses Poésies : de véritables ouvrages, comme ses Lettres anglaises, 1734 ; son Traité de Métaphysique, 1734 ; son Traité de la tolérance, 1763 ; — et de simples opuscules, de la dimension et du caractère de nos articles de journaux, comme ses plaisanteries sur Lefranc de Pompignan, Les Car, Les Quand, Les Si. On pourrait les diviser en Mélanges scientifiques ; — Mélanges philosophiques ; — Mélanges historiques ; — Mélanges littéraires ; — et Mélanges anti-religieux. 8º Sa Correspondance, — qui ne remplit pas moins de 20 volumes de l’édition Beuchot, 18 volumes de l’édition Moland, au total plus de 10 000 lettres, — et qui est loin d’être complète. Tous les jours en effet on publie de nouvelles lettres de Voltaire. Nous savons où il y en a des centaines d’inédites. Et quand on nous les aura données, on en découvrira probablement d’autres encore. C’est d’ailleurs une chose admirable que, de tant de lettres, il n’y en ait presque pas une qui soit absolument insignifiante, et c’est ce qui les distingue des Lettres de Rousseau, par exemple, et surtout de Montesquieu. Disons mieux, et si l’on met à part quelques Correspondances de femmes, ou plutôt les seules Lettres de Mme de Sévigné, la Correspondance de Voltaire est un monument unique dans notre littérature ; et, de son œuvre entière, la partie la plus vivante.
« Que me font à moi… les révolutions d’Athènes et de Rome »; — et que la portée n’en est pas seulement littéraire, mais sociale. — Le second drame de Beaumarchais : Les Deux Amis, 1770. L’affaire Goëzman, — et les Mémoires, 1773-1774. — Effet soudain qu’ils produisent ; — et soudaine popularité du nom de Beaumarchais. — Raison de ce succès ; — et qu’il y en a de politiques ; — mais il y en a de littéraires aussi ; — quoique les plaisanteries y soient d’un goût parfois douteux ; — l’éloquence toujours voisine de la déclamation, — et les intérêts en cause un peu mesquins. — Du Barbier de Séville, 1775 ; — et comment en y reprenant l’un des sujets qu’on pouvait croire le plus usés, — Beaumarchais y a trouvé son chef-d’œuvre ; — et le chef-d’œuvre de la comédie française au xviiie siècle. — Le succès du Barbier de Séville a consacré la comédie en prose ; — c’est depuis lui que l’habileté de la disposition de l’intrigue ; — le mouvement du drame ; — la verve hardie du dialogue sont devenus des conditions du genre. — Intervention commerciale et politique de Beaumarchais dans les affaires d’Amérique, 1776, 1778. — Les qualités du Barbier se retrouvent dans le Mariage de Figaro, 1783 ; — et il s’y en joint d’autres encore ; — moins théâtrales peut-être ; — et qui tiennent autant de la nature du pamphlet que de celle de la comédie. — Portée politique du Mariage ; — et comment elle eût sans doute été plus considérable encore ; — si Beaumarchais, toujours occupé d’affaires au milieu de sa littérature, n’avait eu la malchance de s’attaquer à Mirabeau, 1786 ; — et d’intervenir, 1787, dans le procès du sieur Kornmann et de sa femme ; — où l’avocat Bergasse le maltraite encore plus qu’il n’avait, lui Beaumarchais, douze ans auparavant, maltraité Goëzman ; — et pour d’autres raisons ; — mais avec autant d’apparence de justice ; — et non moins d’applaudissements à son tour. Les dernières années de Beaumarchais. — Son opéra de Tarare, 1787. — Son rôle effacé dans la Révolution ; — son drame de La Mère coupable, 1792. — Mais quoique riche et âgé déjà de plus de soixante ans, — la fureur des affaires le reprend. — Les fusils de Hollande [Cf. Loménie, t. II, p. 460] ; — et à ce propos, du patriotisme de Beaumarchais ; — son arrestation ; — sa délivrance, et son Mémoire à la Convention. — Il est chargé d’une mission par le Comité de salut public, — en même temps que déclaré par la Commune de Paris suspect et émigré. — Son séjour à Hambourg ; — son retour en France ; — ses deux lettres sur Voltaire et Jésus-Christ, 1799 ; — et sa mort. 3º Les Œuvres. — Nous venons de signaler les principales œuvres de Beaumarchais ; et nous pouvons nous contenter d’indiquer comme la meilleure édition de ses Œuvres complètes celle qu’en a donné son ami Gudin, Paris, 1809, Collin ; — l’édition Ledoux, Paris, 1821 ; — et Furne, Paris, 1826.
« entièrement à la défense de quelque opinion religieuse, politique, ou morale »[Cf. La Harpe, Œuvres, t. II, 639], — elle est le contraire même de la tragédie, — et du théâtre. La tragédie nationale ; — et que c’est encore Voltaire, avec sa Henriade, et sa Zaïre, — que l’on retrouve aux origines de la « tragédie nationale » ; c’est-à-dire tirée de l’histoire de France ; — et dans l’intention principale d’en rendre les souvenirs familiers. — Les grands succès de De Belloy : Le Siège de Calais, 1765 ; — Gaston et Bayard, 1771 ; — Gabrielle de Vergy, 1777 ; — et qu’à peine l’objet de ces tragédies est-il dramatique ; — mais plutôt didactique [Cf. de Belloy, lui-même, dans ses Préfaces, Répertoire Petitot, t. V]. La tragédie exotique ; — et que la conception n’en est autre, en dépit de la première apparence, que celle de la « tragédie nationale » ; — si l’intention en est d’enseigner la géographie par le théâtre ou l’histoire étrangère. — Le Guillaume Tell de Lemierre [1723 ; † 1793] et sa Veuve du Malabar, 1766 et 1770. — Le Pierre le Cruel, de De Belloy, 1773, et le Menzicoff de La Harpe, 1775. — Les Barmécides de La Harpe, 1778. — Le Thamas Kouli Khan, de Du Buisson. — La Zoraï de Marignié, ou Les Insulaires de la Nouvelle-Zélande, 1782 ; — et que toutes ces inventions ne procèdent encore que de Voltaire, de son Alzire et de son Orphelin de la Chine. La tragédie gréco-romaine ; — et qu’il est étonnant qu’elle n’ait pas tiré quelque profit de cet effort vers la vérité de l’histoire ; — et la fidélité de la couleur locale. — L’Hypermnestre de Lemierre, 1758, et son Idoménée, 1764. — Le Timoléon de La Harpe, 1764. — L’Œdipe chez Admète, de Ducis, 1778. — Le Philoctète de La Harpe, 1783, et son Coriolan, 1784. — Le Méléagre de N. Lemercier, 1788. — Le Caïus Gracchus de Chénier, 1792. — L’Épicharis de Legouvé. — De la raison d’une préférence donnée aux sujets grecs [Cf., ci-dessous, l’article d’André Chénier] ; — et si l’on n’y doit point voir une intention formelle de résister à l’influence anglaise ; — et de retourner, pour la mieux combattre, aux sources les plus lointaines du classicisme ? La tragédie shakespearienne ; — et d’un éloge significatif que Campenon donne à Ducis [1733 ; † 1816] ; —
« qu’on ne l’a vu qu’une seule fois aller choisir ses sujets chez les tragiques grecs ». — Importance relative du rôle de Ducis à cet égard. — Les « adaptations » d’Hamlet, 1769 ; — de Roméo et Juliette, 1772 ; — du Roi Lear, 1783 ; — de Macbeth, 1784 ; — d’Othello, 1792 ; — et d’un mot curieux de Sedaine [Lettre à Ducis] :
« Celui qui n’a pris que Zaïre dans Othello a laissé le nécessaire ». — Que cependant c’est encore l’auteur de Zaïre qui a donné le signal aux imitateurs ou adaptateurs de Shakespeare ; — et à Ducis en particulier ; — et qu’à l’exception de la première de ces directions, celle de la tragédie philosophique [Cf. pourtant les « Préfaces » de V. Hugo dans son Théâtre] ; — si toutes les autres sont celles où s’engagera bientôt le romantisme ; — c’est donc à Voltaire qu’il en faut savoir gré. 3º Les Œuvres. — Il ne survit rien aujourd’hui de toutes les œuvres que nous venons de citer ; et bien moins encore de tant d’autres qu’il nous serait facile d’énumérer. Ce qui n’empêche qu’il y ait pour les curieux de fort belles éditions de Lemierre [en Œuvres choisies], Paris, 1811, F. Didot ; — de La Harpe, en Œuvres complètes [moins le Lycée], Paris, 1820-1821, Verdière ; — et de Ducis [Œuvres complètes, 3 vol., et Œuvres posthumes, 1 vol.], Paris, 1826, Nepveu.
Les Élégies de Chénier sont d’un plus grand poète que celles du chevalier de Parny, mais elles sont bien de la même famille ; et d’un tour, à la vérité plus latin et plus grec ; — mais cependant marquées aux mêmes signes ; — quand encore on n’y retrouve pas des traits de P. J. [Gentil] Bernard ; — et de l’abbé Delille :
Les fragments de l’Hermès ; — et qu’il n’est pas malaisé d’y reconnaître les mêmes caractères, — et d’en signaler d’autres qui sont également du xviiie siècle. — Tout imprégné des idées de Buffon, André Chénier s’y fût montré l’interprète enthousiaste de la philosophie de son temps ; — et déjà le poète de la « concurrence vitale ». — Il y eût expliqué, comme Voltaire et comme Condorcet, l’origine des religions ; — en les accusant de la plupart des maux qui ont désolé l’humanité ; — et en reprochant aux « prêtres » de les avoir exploitées. — Enfin, dans son troisième chant, disciple de Condillac, — il eût développé la doctrine de la « sensation transformée » ; — proclamé d’ailleurs la tendance invincible de l’homme « à la vertu et à la vérité » ; — et terminé par un hymne à la « science » [Cf. Condorcet, dans son Esquisse des progrès de l’esprit humain]. — C’est la pure philosophie des Encyclopédistes ; — et sans doute Chénier l’eût développée autrement que son ami Le Brun ; — mais il n’y en a pas de plus éloignée non seulement de celle des prochains romantiques ; — mais de celle même de Rousseau. Les Idylles d’André Chénier ; — et que ce n’est pas sans doute l’inspiration de l’Oaristys, ou celle du Jeune Malade, — qui diffère de l’inspiration de l’Hermès ou des Élégies ; — telle du moins qu’elle vient d’être définie. — Mais, comme André Chénier remonte directement aux sources grecques ; — et qu’il a le sens profond de l’alexandrinisme ; — sinon de la haute antiquité, sophocléenne, pindarique, homérique ; — il y retrempe le vers inconsistant et décoloré qui est autour de lui celui de ses émules ; — sans qu’il y ait rien là de contradictoire aux idées de son temps. — Ou plutôt, et semblable en tout le reste à ses contemporains, — il ne s’en distingue que par une intelligence plus subtile de ce classicisme dont ils ont perdu le sens ; — et pour avoir en lui réconcilié cette admiration de leur temps, — et ce sentiment de l’art qu’exprime le vers devenu proverbial :
Qu’aussi bien les doctrines de Chénier sont entièrement conformes au caractère de son œuvre, comme le prouvent — ses protestations contre « l’anglomanie » :
et bien mieux encore la quatrième de ses Épîtres à Le Brun ; — ou encore son Poème de l’Invention ; — dont il faut dire que les leçons sont exactement celles de Boileau ; — mais d’un Boileau « plus libre » ; et surtout plus instruit ; — qui s’intéresserait à plus de choses, — et peut-être aussi d’un Boileau moins bourgeois. — Comparaison à cet égard du Poème de l’Invention avec l’Art poétique ; — et avec la Défense et illustration de la langue française [Cf. notamment vers 299-390]. — Bien loin de voir en Chénier le « premier des romantiques », il faut donc reconnaître en lui le « dernier des classiques » ; — et s’il eût vécu, la direction de la littérature n’en eût peut-être pas été tout à fait modifiée ; — parce que la pente était d’ailleurs trop forte ; — mais c’est assurément en lui que les disciples et les imitateurs littéraires de Rousseau eussent trouvé leur plus redoutable adversaire. 3º Les Œuvres. — Les Œuvres d’André Chénier se composent : 1º de ses Poésies, formant trois groupes principaux : Idylles, Élégies, Poèmes ou fragments de Poèmes, et dont on doit consulter au moins quatre éditions : l’édition H. de Latouche, Paris, 1819, l’édition Becq de Fouquières, Paris, 1862, Charpentier ; — l’édition G. de Chénier, Paris, 1874, Lemerre ; — et la dernière édition de Becq de Fouquières, Paris, 1888, Charpentier ; — 2º de ses Œuvres en prose, qui toutes ou presque toutes ont trait à la politique ; — 3º d’un Commentaire sur Malherbe, assez peu étendu, mais extrêmement important ; et qui a paru pour la première fois en 1842, Paris, Charpentier, dans l’édition usuelle des Œuvres de Malherbe.
« Le style est l’homme même »; — par où Buffon a voulu dire que les idées étant à tout le monde, — l’expression est le seul moyen que nous ayons de nous les approprier ; — et la phrase où il recommande à l’écrivain de n’user que des
« termes les plus généraux ». — Les termes les plus généraux ne sont pas du tout en effet les termes vagues ou abstraits, mais les termes « non techniques » ; — et de dire, avec Buffon, que la manière d’écrire est ce qu’il y a de plus personnel à tout écrivain, — ce n’est pas du tout dire que l’écrivain soit tout entier dans son style. — Il y a des écrivains dont le caractère a différé de celui de leur style ; — et nous en avons cité plus d’un exemple. Aussi bien sont-ce surtout les idées de Buffon qui ont agi sur les contemporains, — ou, pour mieux dire, les conséquences de ses idées ; — si nul n’a fait plus ou autant que lui, — pour nous pénétrer du sentiment de la petitesse de notre planète, — et de celui de l’infinité du monde ; — d’où ne pouvaient manquer de résulter la ruine du fondement même de l’humanisme, — en tant qu’il était lié à la supposition qui faisait de l’homme le chef-d’œuvre de la nature ; — et de la terre le centre du monde. — Une autre conséquence de la diffusion des idées de Buffon ; — presque plus importante ; — comme tendant au renouvellement de la méthode ; — a été de substituer les sciences naturelles comme type de la science aux sciences mathématiques ; — c’est-à-dire les résultats de l’expérience et de l’observation à ceux du calcul ou de la méditation ; — et par là de susciter ; — avec une curiosité nouvelle, qu’on pourrait appeler la curiosité biologique ; — une manière nouvelle de penser ; — dont les effets ne sont pas encore épuisés [Cf. Ernest Hæckel, Histoire de la création naturelle, trad. française, Paris, 1874]. 3º Les Œuvres. — On a eu le tort, dans toutes les éditions de Buffon, y compris la première [Paris, 1749-1804], de vouloir remplir le titre qu’il avait choisi lui-même pour son grand ouvrage ; et ainsi de confondre son œuvre avec celle de ses continuateurs, pour en former un Cours complet d’histoire naturelle. Il importe donc ici d’opérer la séparation et de n’attribuer à Buffon que sa part dans les 127 volumes de l’édition Sonnini, 1798-1807 ; — ou dans les 90 volumes de l’édition donnée de 1752 à 1805 ; — ou dans les 44 volumes in-4º de la première. Elle comprend : La Théorie de la terre ; l’Histoire de l’homme et l’Histoire des quadrupèdes, 15 vol. in-4º, en collaboration avec Daubenton pour la partie anatomique, 1749-1767. L’Histoire des oiseaux, 9 vol. in-4º, en collaboration avec l’abbé Bexon et Guéneau de Montbeillard, 1770-1783. Les Époques de la nature, 1778. Histoire des minéraux, 5 vol. in-4º, en collaboration avec André Thouin, 1783-1788. Enfin sept volumes de Suppléments publiés, les deux premiers en 1774-1775, — le troisième en 1776, — le quatrième en 1777, — et les trois derniers en 1782-1789. — La meilleure édition est celle de M. de Lanessan, Paris, 1884, Le Vasseur.