Chapitre I. La critique
« La ressource des amours-propres offensés c’est une définition
meurtrière de la critique. Pour eux, c’est l’infécondité et c’est l’Envie… Elle ne
voit pas que les défauts dans les œuvres, elle y voit et fait voir aussi les beautés,
souvent inaperçues autant que les défauts ; et, pour elle, ce n’est pas tout encore.
Quand il n’y a ni beautés, ni défauts dans une œuvre, qu’au lieu de médiocre, elle est
nulle, quand l’artiste n’a pas su lutter avec les difficultés de son sujet et qu’il a
été accablé et anéanti par
elles, la critique refait à sa manière… elle
devient inventive, elle crée15… »
Notre époque, où manquent trop les esprits d’ensemble, dans le mépris où l’on tient les
idées générales, nous donne, chaque jour, une définition nouvelle de la critique.
Celle que nous avons citée nous paraît la plus française, la plus
conforme à l’initiative, à la clarté, à l’intelligence qui sont caractéristiques de la
race. Malheureusement, la plupart de nos contemporains n’ont retenu que les méthodes
analytiques comme propres à la critique.
Réduire le critique à n’être plus que le conseiller dogmatique, ou que le prophète
enthousiaste, ou que le libelliste, ou même que le simple metteur en pages de documents,
c’est, nous semble-t-il, comprendre imparfaitement ce rôle de critique. Et chose plus
grave, c’est diminuer l’intérêt qui s’attache à ses jugements.
La fatuité naïve et l’orgueil inhérent à tous ceux qui composent
d’imagination, leur font regarder la critique comme une besogne inférieure. Le
critique ne crée pas16, disent-ils. Mais par ces temps d’imitation et
d’industrialisme, par ces temps de bibelots littéraires, de précocité, de truquage et
d’ignorance,
il se pourrait bien que les critiques intelligentes
survécussent aux productions qui les motivèrent. La plupart des ouvrages de nos
critiques d’aujourd’hui peuvent se relire et se relisent encore avec plaisir. De combien
de romans ou de pièces, pourriez-vous en dire autant ?…
Toutefois, nous serions mal venus à ne pas constater le désarroi apparent de la
critique et son influence inefficace sur l’élite. De cette faiblesse, les causes se
découvrent facilement :
1º Le critique s’est laissé gagner par la confusion générale des lettres. Le critique
qui, par définition doit être un esprit clair, méthodique, ami des dissociations
d’idées, partisan de la différenciation, oublie, tout comme les autres, les limites
propres au genre qu’il a choisi :
2º Accablé par la quantité d’œuvres qu’il doit examiner, il n’a plus la lucidité
nécessaire, le temps et la place de développer ses idées, d’examiner l’ensemble d’un
roman ou d’une comédie. Presque toujours, il se borne à des remarques de détail, à des
conseils vagues ou bien à une condamnation non motivée. Dès lors, moins précise, moins
complète, la critique est devenue moins intéressante pour le public d’élite.
Par un singulier raisonnement, on a contribué à discréditer la critique en la mêlant,
dans les journaux quotidiens, aux réclames commerciales ou aux informations. Il convient
d’insister.
On se plaint généralement, parmi les jeunes, que les journaux « ne parlent
pas assez » des livres nouveaux. Ils « en parlent trop » au contraire. La faute en est
aux auteurs qui confondent le succès moral et la vente d’un livre. Il faudrait
s’entendre une bonne fois.
Inversement à l’opinion générale la vente d’un livre est en raison directe de son
succès moral. Sans doute le snobisme, les duels, la curiosité des collégiens et des
jeunes femmes, les relations mondaines ou politiques ne sont pas sans influer sur la
vente d’un livre. Ces succès sont éphémères et ne portent que sur un seul titre, non sur
un auteur. La plupart du temps d’ailleurs, le lecteur qui acheta le roman sur la foi
d’une publicité de scandale se déclare volé et les éditeurs sont obligés, en mettant en
vente le volume qui suit, à des frais plus grands pour un résultat moindre.
Depuis dix ans, les quotidiens ont pris l’habitude d’accepter, contre argent,
l’insertion d’articles de complaisance en faveur des livres nouveaux. Dès à présent, ce
mode de réclame n’obtient que des résultats en désaccord avec la dépense faite. Ce mal
d’ailleurs existait déjà il y a soixante ans17. Il n’a fait que s’accroître. L’heure est proche où les
éditeurs se contenteront d’annoncer le titre ou de publier une
sèche analyse
de leurs ouvrages. Ce sera plus franc et plus habile. Les « prière d’insérer », les
éloges de camarade ne trompent personne et il y a plus d’auteurs qui maudissent leurs
panégyristes outranciers que de vrais méconnus gémissant du silence des critiques.
Ce débordement de publicité nous le devons à l’invasion des amateurs. Ce
n’est plus l’œuvre qui crée la personnalité de l’auteur, c’est la personnalité de
l’auteur qui étaye un mauvais livre !…
D’ailleurs ce n’est point le devoir d’un critique de faire vendre un ouvrage.
Certainement lorsqu’il signale les beautés, il incite ses lecteurs à connaître davantage
le livre ou la pièce qui les renferme. Mais le plus souvent le critique s’adresse à
celui qui a lu le livre et écouté la pièce, et c’est à ce spectateur, à ce lecteur qu’il
doit donner de nouvelles raisons d’aimer ou de dédaigner l’ouvrage que tous les deux,
connaissent de façon inégale.
Le devoir du critique est de s’adresser directement à l’auteur et de lui signaler ses
défauts ou d’encourager ses qualités. Il ne transformera en aucune façon la « manière »
de cet auteur pour peu qu’elle soit personnelle, et l’auteur continuera à entretenir
avec soin ses qualités et surtout ses défauts qui constituent sa « marque »18. Non, il ne s’attirera
même pas la
reconnaissance de celui qu’il conseilla — au contraire — mais il aura mis en garde une
génération neuve contre les travers des aînés, travers que les jeunes sont le plus
portés à chérir. Le critique peut être l’éducateur d’une jeunesse intelligente
(Sainte-Beuve a, de la sorte, dirigé les débuts des romantiques). Voilà son rôle. Nous
ne le considérons différemment que parce que nous avons pensé que la critique pourrait
rentrer en lutte avec la réclame déguisée — et nous avons tort. La critique peut entrer
en lutte avec la littérature industrielle, mais avec la littérature
seule ; se mesurer avec une publicité scandaleuse, c’est se diminuer, s’abaisser,
s’anéantir. Les rares lecteurs qui s’inspireront des études sévères ne se soucieront
plus des entrefilets tintamarresques des quotidiens19. S’y trompe-t-on d’ailleurs ?… En vérité, s’ils poussent à
l’achat d’un livre, c’est parce qu’ils vantent le côté érotique de ce livre — et c’est
contre la pornographie
dont on fait un appât que le critique probe doit
s’élever. Qu’il songe que Barrès et Victorien du Saussay n’ont pas la même clientèle, ne peuvent pas l’avoir et que l’un ne saurait faire tort à l’autre,
et qu’il agisse pour le renom de notre pays dont la grandeur littéraire est la plus
belle gloire. Il créera ainsi deux catégories : dans l’une se rangeront les écrivains
laborieux, décidés à la hautaine médiocrité, dans l’autre, les commerçants de lettres,
patrons d’« usines littéraires » assimilés à des spéculateurs malhonnêtes. Et le public ne saurait les confondre. Ainsi, l’aristocratie de l’intelligence
sera sauvegardée et c’est la vraie tâche du critique et non pas d’enrichir les
écrivains.
La critique ne s’adresse qu’aux élites et sa portée est nulle sur le grand public et
cela est si vrai que pour les gros lancements de romans populaires les éditeurs ont
renoncé à l’article payé d’apparence critique pour revenir aux affiches. La littérature
et la critique industrielles n’ont de portée que sur cette classe d’esprit qui a les
goûts de la plèbe et les prétentions de l’aristocratie. Il y a là une bassesse de cœur
qui se satisfait de bas écrits mais qui exige qu’on les lui vante à l’égal des
chefs-d’œuvre. Il y a des gens qui achètent un livre et un journal comme une boîte de
thé ou un phonographe ; ils veulent qu’on leur donne une prime avec la marchandise et
qu’elle soit le produit à la mode. Ni les arts, ni les lettres ne descendront jamais à
ce public. Le bon sens
des esprits droits, le bon goût des délicats ne
restent pas les dupes des manœuvres commerciales d’un faux-artiste. Pourquoi les vrais
écrivains leur envieraient-ils ces succès. Après l’article de M. Jules Lemaître, la
vente de M. Georges Ohnet n’a pas baissé mais on s’est moins vanté de lire les Batailles de la Vie.
Des écrivains, dignes de ce nom20, reprochent aux quotidiens d’avoir donné au public le
dédain de la littérature. Il y a erreur. Ici, précisons, à nouveau. Le public des
journaux appelle littérature, une sorte de lyrisme en prose. Ce que
les directeurs refusent, ce que les lecteurs maudissent c’est surtout un certain ton
poétique, une sorte de littérature fragmentaire, vaguement impressionniste dont l’Écho de Paris et le Journal, il y a sept à huit ans,
saturaient leurs acheteurs. Mais qu’on apporte une œuvre vivante, même bien
écrite, elle intéressera le public d’un journal à un sou.
La littérature seule n’a pas de prise sur des gens qui lisent, en hâte, dans la fièvre
de leurs courses ou les intervalles du service, au restaurant. Pour ce public, on a
développé la critique anecdotique et la littérature de documents. L’étude « des milieux
spéciaux » menace de tout submerger. C’est le dernier héritage du naturalisme
« qui a réduit la fiction au
minimum, j’en infère que les écrivains
ne se sentaient déjà plus capables d’inventer, ni leurs lecteurs de croire21… »
Si la critique n’a que peu de place dans les quotidiens, par contre elle déborde les
revues. Et généralement elle y est intéressante, simplement parce qu’elle a la place de
s’étendre et que c’est un mode qui ne souffre guère la sécheresse — ou alors il faut
beaucoup d’esprit et de méchanceté. Dans les revues, elle est devenue un refuge, c’est
le seul genre d’articles qu’on accepte d’un débutant — qui peut ainsi y apprendre des
faits, y gagner des idées, en un mot, y faire un apprentissage utile et s’y dresser aux
méthodes.
Nous manquons de critiques, a-t-on dit, alors que nous n’avons guère que cela, mais
presque tous manquent de liberté, emprisonnés entre la crainte de déplaire et leurs
préjugés politiques ou moraux. Mais, il semble bien qu’il en a toujours
été ainsi.
En résumé, la confusion des genres qui a atteint la critique elle-même, la hâte
résultante des ambitions plus vives, la multiplicité des livres nouveaux, la place plus
restreinte qu’on lui accorde dans les journaux et l’abus des éloges payés, ont provoqué
une crise de la critique plus apparente que réelle. Trop dogmatique, réduite à une seule
note, l’éloge
ou le blâme, la critique a moins d’intérêt pour le public.
Pour reprendre son autorité, il lui suffirait d’être plus sincère et plus audacieuse.
Qu’elle n’attende pas qu’on lui rende sa place, qu’elle la réclame et qu’elle la prenne.
Être sincère, c’est aujourd’hui, plus que jamais le moyen d’être fort22. Nous allons voir
que cette audace a reçu sa récompense. D’ailleurs quel est l’écrivain de valeur qui
s’indignera d’une critique loyale, seul le commerçant peut se plaindre d’atteinte portée
à ses affaires. Mais celui-là ne nous préoccupe point.
Il y aurait une distinction à faire entre les critiques qui sont aussi romanciers ou
poètes et les critiques qui se vouent exclusivement à juger les œuvres d’autrui. Nous
nous étendrons davantage sur ces derniers.
M. Remy de Gourmont. — Essentiellement combative à ses débuts, la
critique symboliste a fait ses preuves. L’emphase brusque et mélancolique de Bernard
Lazare, les paradoxes de morale dionysienne de Hugues Rebell, l’érudition appliquée et
impartiale de Robert de Souza, la virulence orfévrée de Laurent Tailhade, l’impertinence
amusée et la finesse
de Mme Rachilde, la subtilité de
M. Gustave Kahn, le nietzscheïsme spirituel de M. André Gide, la netteté et l’émotion
contenue de M. Henri de Régnier, les théories guelfes de M. Georges Polti, ont assuré au
Mercure de France, et à l’Ermitage, après la Vogue de Gustave Kahn et la Revue Indépendante
d’Édouard Dujardin, une place importante dans le mouvement des idées.
M. Remy de Gourmont s’est placé à part. Il s’est fait le défenseur de la liberté des
mœurs et de celle du style. Il est l’homme de la cité des livres. Parce qu’il craint de
tomber dans la sensiblerie, il manque, parfois de sensibilité, mais il est d’autre part,
un des rares hommes qui sachent raisonner aujourd’hui. À son propos quand on a parlé de
l’influence nietzschéenne, il a fait remarquer très justement que Nietzsche n’aurait pas
eu tant de succès, si sa pensée n’avait été pensée par des esprits orientés déjà comme
le sien, si Zarathoustra n’avait été la traduction de la pensée d’une
génération… L’anarchisme souriant, la logique rigoureuse, le bon goût sceptique de
M. Remy de Gourmont contre-balancent bien des sectarismes. Il est comme la synthèse de
la libre recherche. Son Problème du Style, ses Épilogues, qu’ont une force durable, sa Culture des Idées, son
Esthétique de la Langue Française ont des grâces saines, un aspect
de vérité riante qu’on n’a pas coutume de rencontrer en de tels sujets. M. Remy de
Gourmont prend à tâche de nous faire aimer tout ce
avec quoi les pédants
nous brouillèrent. Son érudition de bon aloi et sans lourdeur sait être aimable avec
ironie. Il craint de croire et, pourtant, il parle des poètes avec passion. Ses Livres des Masques — trop élogieux sans doute ; il le fallait alors —
sont un document autant pour leur date que par l’habileté de la forme. La critique ici
nous découvre des beautés souvent inaperçues. M. Remy de Gourmont est au-dessus des
questions politiques qu’il méprise et son atavisme de noblesse terrienne lui donne
quelque impertinence à cet égard. C’est l’homme qui dans la déroute des aristocraties
est demeuré fidèle à celle de l’art, obstinément. Son éthique est celle de la Préface de
Mlle Maupin ; l’art jamais ne doit
être utilitaire.
Dans un sens différent, MM. Maurras et Ernest-Charles s’opposent à M. Remy de
Gourmont.
M. Charles Maurras. — En général, depuis dix ans, l’effort de la
critique tend à ruiner l’influence romantique dans le livre et au
théâtre, soit au profit d’un art social, soit au profit d’une renaissance
classique, ou si vous le voulez d’une renaissance latine.
L’idée latine devenue par infiltration, après la défaite méridionale du xiiie
siècle et par la Renaissance et par suite aussi de
l’influence royale, l’idée française de la force, de la tradition et de la clarté n’a
pas trouvé de champion plus fidèle que M. Maurras.
Obéissant à un instinct d’avide curiosité qu’il soumet à une discipline intransigeante,
aux bienfaits
d’une méthode rigoureuse, M. Charles Maurras demeure un guide
sévère et peu soucieux de paraître aimable. Il n’admet pas que le littérateur, dans un
but d’art pur, se libère des soucis moraux et politiques de son époque. Il a lié à ses
dogmes classiques l’idée monarchique. Il en est le défenseur spirituel et acharné. Avec
les dons de dissociation qui l’apparentent à Voltaire dont il a la causticité et dont il
emploie les sophismes, M. Charles Maurras se manifeste surtout logicien intelligent. Il
avait donc le droit de s’inquiéter de l’avenir, de l’intelligence.
Mais l’intelligence aujourd’hui n’est plus libre. L’argent l’asservit. L’intérêt de
l’homme qui pense peut être d’avoir beaucoup d’or, mais l’intérêt de la pensée est de se
rattacher à une patrie libre, telle que la peut seule maintenir l’héréditaire vertu du
sang. Dans cette patrie libre, la pensée réclame pareillement de l’ordre, celui que le
sang peut fonder et maintenir. Quand donc, l’homme qui pense aura sacrifié les
commodités et les plaisirs qu’il pourrait acheter à la passion de l’ordre et de la
patrie, non seulement il aura bien mérité de ses dieux, mais il sera honoré devant les
autres hommes, il aura relevé son titre et sa condition. L’estime ainsi gagnée
rejaillira sur quiconque tient une plume. Devenue le génie sauveur de la cité,
l’intelligence se sera sauvée elle-même de l’abîme où descend notre art déconsidéré.
M. Maurras s’écrie :
« Le patriciat dans l’ordre des faits, mais une barbarie vraiment
démocratique dans la pensée, voilà le partage des temps prochains : le rêveur, le
spéculatif pourront s’y maintenir au prix de leur dignité ou de leur bien-être ; les
places, le succès ou la gloire récompenseront la souplesse de l’histrion : plus que
jamais, dans une mesure inconnue aux âges de fer, la pauvreté, la solitude, expieront
la fierté du héros et du saint, jeûner, les bras croisés au-dessus du banquet, ou,
pour ronger les os, se rouler au niveau des chiens. »
Et pour sauver l’intelligence, il faut d’abord que l’intelligence veuille briser ses
chaînes, qu’elle revienne à appuyer le triomphe de l’Épée, l’âme du sang et la race. Il
faut choisir entre la Raison ou la Révolution, entre le classique et le romantique,
entre la Tradition ou l’Esclavage…
Historien des Amants de Venise, le styliste d’Anthinea, le critique de la Gazette de France et de la Revue Encyclopédique, a réussi à créer un mouvement et à faire partager
sa haine du romantisme. Il a donné, s’il ne l’a pas créé, une vive impulsion au
mouvement fédéraliste. Le plus véhément remueur d’idées d’aujourd’hui, M. Charles
Maurras, est un des derniers esprits vraiment français. En lui, il y a une âme
passionnée pour la gloire de la Terre Natale et il est un des écrivains les plus purs de
notre littérature.
M. J. Ernest-Charles. — Lui aussi n’aime pas les romantiques, mais
jusqu’à présent il s’est gardé de tout didactisme et il serait bien difficile de
reconnaître
un dogme précis dans ses critiques. Il abhorre l’immoralité et
la sensualité, il a écrit sur Paul Adam, Pierre Louÿs et Mirbeau des pages injustes. Et
d’autre part, influencé par ses sympathies politiques, il a fait un éloge de M. Michel
Corday. Adversaire du fatras, de l’obscurité, de l’érudition puérilement étalée, il
confond dans une même réprobation M. Jean Moréas et M. Gaston Deschamps. Il y a beaucoup
d’erreur dans sa critique, parce que M. Ernest-Charles y apporte les méthodes de la
polémique politique par où il débuta, mais il est de bonne foi et son ambition est
courageuse et noble. Ce qui l’étonnera le plus c’est qu’en fin de compte, il procède
comme M. Brunetière, en prenant le contre-pied des idées du critique de la Revue des Deux Mondes ; il songe trop à l’utilité morale de l’art. Ceci
n’empêche pas que M. Ernest-Charles ne soit un des critiques les plus probes de ce temps
et l’un des rares qui ait étudié les choses dont il discute. Écoutons-le fulminer contre
les productions industrielles :
« L’industrialisme exaspéré, viciant même des écrivains dignes de ce nom, est une des
causes qui nuisent à l’influence, dans le monde, de notre littérature contemporaine,
l’une des plus grandes si je ne me trompe, et je revendique l’honneur de l’avoir
marqué l’un des premiers. »
M. Ernest-Charles eût pu dire le premier. Accordons-lui ce qui est un honneur, en
effet : c’est grâce à M. Ernest-Charles et à ceux qui le suivirent, que
la
foule (?) des lecteurs ne se prend plus aux articles tintamarresques des quotidiens.
M. Ernest-Charles manie une ironie terrible et il est difficile de penser qu’il la
manie sans méchanceté. Voici quelques jugements de M. Ernest-Charles :
— Il ne saurait être superflu de se demander encore si ce n’est pas précisément parce
qu’il mourut fou qu’il est bien prouvé que Nietzsche fut véritablement un homme de
génie.
— (Marmontel.) Ah ! voici le véritable homme de lettres de tous les temps et de notre
temps. Je ne lui connais guère qu’une supériorité sur nos contemporains les plus
notoires et les moins estimés ; c’est qu’il est mort. Cela le rend bien
sympathique.
— (L’Académie Goncourt). Des hasards comiques ont réuni dans la plus disparate et la
plus folle des académies quelques écrivains de mérites très différents et· quelques
écrivailleurs sans idées et sans style qui ont été jusqu’ici les contempteurs de
toutes les académies.
— Tous les illettrés savent et au besoin prouveraient que le cardinal Perraud
représente la littérature française à Autun.
— Quant à Pierre Veber, je le crois capable de tout.
— M. André Lichtenberger est égal à lui-même dans tous les sujets qu’il traite ;
c’est probablement le seul reproche qu’on puisse lui adresser.
— (Henry Bordeaux). Écrivain de bon ton, de si bon ton, il écrit un style pur,
immaculé, virginal, que ne pollue aucun contact, un style propre, repassé, glacé, qui,
en souvenir de Bourget, se fait blanchir à Londres — ou à Genève…
M. Ernest-Charles éprouve du plaisir en écrivant de semblables choses et
malgré nous, nous en éprouvons à les lire ! Sévère, mais parfois juste. Et remarquez
qu’il y a dans ses Samedis littéraires quelques pages louangeuses.
Mais, lorsque M. Ernest-Charles louange, il badine en même temps, afin qu’on ne le
prenne pas trop au sérieux.
Mais où M. Ernest-Charles est admirable c’est lorsqu’il parle de la langue française et
lorsqu’il découvre une œuvre étrangère proclamant la précellence de notre langue,
lorsqu’il combat le style trop hâtif. Ce radical est nationaliste à sa manière. Il a
beaucoup des préoccupations de M. Maurras ; comme lui, il regrette l’abaissement moral
des littérateurs, cet amour de l’or qui les pousse au-devant de leur propre servitude.
Il a eu, à l’égard de M. Willy dont les procédés de réclame outrancière lui ont fait
oublier les admirables qualités, des façons violentes d’apôtre chassant les marchands du
temple.
M. Ernest-Charles est le critique qui convient aux époques où l’on gouverne avec la
gauche radicale. C’est le bourgeois éclairé, qui garde trop de confiance dans les vertus
des classes dirigeantes. Il a loué Waldeck-Rousseau. Il aime la précision, la clarté,
l’ouvrage bien fait. Il est curieux, intelligent, un peu trop géométrique. Son style est
concis et son accent vif. On garde mémoire de ses jugements.
M. André Beaunier est l’auteur d’un recueil d’études
sur
la Poésie Nouvelle : en réalité une apologie du symbolisme. Normalien,
rédacteur au Figaro, M. A. Beaunier est aisé dans
ses essais. Il ne doute pas ; il n’affirme pas non plus de façon indiscrète. C’est un
virtuose aimable, sans être superficiel, spirituel, parfois un peu sec. Il a la phrase
agile de Voltaire ; un grand goût de nouveauté l’anime : il est excessivement habile à
défendre ses admirations. C’est un avocat retors, persuasif. Critique épris de
modernisme, il excelle à justifier ses amitiés. Il est regrettable qu’il ne continue
point à écrire d’autres pages rapides, intelligentes, brillantes, simples comme celles
des Notes sur la Russie, des Bonshommes de Paris et de la Poésie Nouvelle.
MM. Marius-Ary Leblond : Ils sont en opposition avec le mouvement de
renaissance néo-classique qui triomphe. Bien qu’ils aient donné sur Leconte de Lisle des
chapitres de critique très profonde, ils demeurent influencés des Goncourt.
Dans le discours qu’il prononça le 2 mars 1894, au banquet Goncourt, M. Georges
Clemenceau, plus ingénieusement que justement, voulut ramener « le chevalier de
Marie-Antoinette »
jusqu’à la théorie de l’humanité, de la pitié. « Il
a tendu sa main fière à la fille Élisa et ne la peut plus retirer… »
MM. Marius-Ary Leblond comme l’auteur du Grand-Pan ont voulu mêler à
l’aristocratie — un peu affectée — du style, la démocratie des idées ; ils ont oublié
les
pages amères des Goncourt et de Leconte de Lisle contre la Commune. Eux
aussi ont voulu être « des travailleurs de la République de beauté
sociale… »
Avec une ténacité pleine de conviction, éclairée sinon impartiale
« ils ont étudié la Société française sous la troisième
République. Ils ont examiné l’évolution des types et des classes sociales à
travers les œuvres de ce temps »
.
Tel qu’il est, ce précis d’Histoire contemporaine, dans sa spécialité nettement
circonscrite, est une œuvre séduisante. En analystes consciencieux, Marius-Ary Leblond
ont observé la méthode méticuleuse de la science expérimentale, sans faire abstraction
de leur personnalité qui se révèle par une critique souvent nuancée d’ironie, mais
toujours courtoise. Pour appliquer cette ironie, ils ont cru pouvoir se départir de leur
respect envers la foule. Comprenne qui pourra ! Un exemple : Ils citent un livre de
M. Henry Bérenger, la Proie, qu’ils déclarent un roman remarquable, et
ils en donnent un qui commence ainsi : « Lieutenant de dragons et
vicomte, il monte à cheval et descend du xve
siècle. »
Le lecteur avisé songe aussitôt que si M. Bérenger a
de l’esprit, il le doit à Rochefort. Ils saluent la disparition des aristocraties comme
un gage de bonheur. Ils sont socialistes mais pensent-ils qu’il y ait dans la cité
future une place pour les écrivains souvent précieux, toujours élégants, parfois
compliqués qu’ils ont voulu être ?
M. Eugène Montfort. — Rien ne laissait prévoir, il y a
six ans, le critique délicat, original, nerveux, sobre que s’est révélé M. Eugène
Montfort dans les Marges. Souriant, indulgent et précis, il a
développé logiquement les tendances hésitantes de notre époque. Il a marqué ce que
pouvait être le bon goût et ce qu’on devait aimer avec mesure et dans quelle mesure.
M. Marcel Boulenger. — Il est critique, d’un didactisme
imperturbable, d’un dandysme qui est sûr de lui jusqu’à l’exaspération. Ce seigneur de
lettres qui a l’horreur des grands mots et de l’enthousiasme, a des scrupules de
professeur. À tout prix, il veut museler la licence syntaxique de nos écrivains. Il
renvoie tous nos faux jeunes maîtres à l’école. Il rogne, il ligote, il emprisonne. Il a
du chirurgien dans la façon de vous palper une œuvre. Il effraie. Mais c’est un critique
qui sait ce dont il parle, qui connaît sa langue et l’histoire de sa langue, qui a du
bon sens, et une conscience très haute de sa beauté, de son influence civilisatrice, et
qui se lamente à regarder l’anarchie actuelle, la décadence prochaine.
M. Camille Mauclair. — Il « a touché à tout et l’on peut dire
qu’il n’est pas de beautés ni d’idées qu’il n’ait goûtées et comprises, ni de façon de
sentir ou de penser auxquelles, il ne se soit prêté pour
nous en donner
ensuite… sa notation propre et toujours intéressante23… »
Il est critique littéraire et critique d’art. Un de ses livres les plus complets, L’Art en silence, contient sur l’Esthétique de Stéphane Mallarmé, des
pages d’une intelligence singulière, sa dernière « Étude », De Watteau à
Whistler a soulevé une curiosité générale. L’œuvre vaste de M. Mauclair échappe
au cadre de cette étude. Elle a reflété trop de beautés diverses pour que son évolution
s’en puisse résumer succinctement. On dira cependant que la confusion actuelle qui règne
dans les esprits n’a pas été sans écho dans l’œuvre de M. Mauclair.
M. Maurice Le Blond. — « Le romantisme avec tout
ce qu’il contient de faux et d’outré sévit encore dans nos intelligences… il
corrompt et brûle le sang de notre race… L’art de demain se distinguera sur tout par
l’absence presque totale de ces techniques prétentieuses et subtiles… Les prochaines
réformes littéraires aboutirent à un effort simpliste
24. »
Et comme les autres, M. Maurice Le Blond bat en brèche le romantisme pour aboutir à une
apologie de Zola « romantique ». La lucidité un peu vide de sa critique, son ardente
bonne volonté, des
facultés d’enthousiasme intelligent, un style clair,
vivant n’ont pas empêché M. Maurice Le Blond de louer précisément ceux-là qu’il
condamnait en principe ; de M. Retté à Émile Zola, il a admiré des romantiques. Il n’a
pas voulu voir que Coupeau, que l’abbé Froment, que Mgr Rougon
sortaient en ligne droite des Misérables, qu’ils étaient aussi faux,
aussi vulgairement symboliques que Fantine, Jean Valjean, aussi loin de l’humanité que
les Burgraves qui parlent par antithèses chez le grand Hugo. M. Maurice Le Blond qui est
un esprit juste s’est laissé gâter par le vent des tendances sociales qui souffle sur
les jeunes têtes. Mais, comme il est clairvoyant et soucieux de beauté, il comprendra
sans doute en quelle maritorne mafflue, il risquerait de couronner la déesse immortelle
qu’il a suivie d’abord.
M. Gabriel Trarieux. — Critique sévère, nuancée, combative. La Lanterne de Diogène est un recueil d’études d’apparence achevée. Avec
un réel souci d’art plus vivant, plus humain — un peu didactique — M. Trarieux
représente une tendance d’art caractéristique. Sa conférence sur La mission
du Drame atteint une réelle hauteur de pensée — malgré quelques concessions aux
erreurs de l’art démocratique.
M. Edmond Pilon — a étudié tour à tour les figures curieuses du
passe et du présent. Ses Portraits français intéressent surtout par le
style gracieux et
sûr, mais ses monographies de contemporains, bien que
s’abstenant volontairement de dénigrer, n’en dénotent pas moins une clairvoyance peu
commune, et, parce qu’il sourit souvent, il ne faudrait point conclure à l’indulgence
aveugle de ce critique.
C’est parmi ce passé vivant où M. de Régnier a entraîné tant de jeunes gens, vers les
deux siècles héroïques et galants, que nous retrouverons Fernand Caussy, esthéticien
méticuleux, trop méticuleux mais qui, sur Sénac de Meilhan, le Prince de Ligne et
Choderlos de Laclos écrivit des pages sérieuses.
M. Pierre de Bouchaud, maintenant, aux marbres de Versailles,
préfère les marbres d’Italie, mais tour à tour ils eurent son admiration et provoquèrent
ses livres concis et lyriques où la critique d’art et d’histoire se fleurit de poésie.
Les travaux de M. André Lebey s’apparentent mieux à l’histoire. M. Léon Bocquet, pieusement, en poète et en compatriote, a conté la vie
et analysé l’œuvre d’Albert Samain. M. Émile Magne après Bertrand de Born étudie Scarron et son milieu. Les Sentiments, de M. Gilbert de Voisins rappellent les
Prétextes d’André Gide. C’est la même critique incisive, d’une
sensibilité peut-être artificielle, mais adroitement nuancée. Pour arriver à comprendre
ainsi les œuvres et en jouir, une patiente et complète éducation artistique était
nécessaire. M. Adrien Mithouard, excellent
poète, auteur
du Tourment de l’Unité, prêche le retour à la simplicité en art. M. Jean Viollis s’est exercé, sous son nom et sous divers pseudonymes,
à une critique violente, un peu étroite, critique de combat, souvent dogmatique, parfois
purement scolastique. M. Alphonse Séché tantôt seul, tantôt avec M. Jules Bertaut, agence d’habiles monographies dramatiques. M. Jules
Bertaut à la Revue Hebdomadaire fait preuve d’une conscience sans
défaillance, d’un jugement sain dont on nous avait déshabitués. Hier ses Chroniqueurs et Polémistes l’ont placé au premier rang et décèlent une
sensibilité ironique et spirituelle. De M. Philéas Lebesgue, poète et
critique, on consultera avec fruit l’Au-delà des Grammaires. Les
concises et précises études de M. Jean de Gourmont valent qu’on s’y
intéresse.
M. Georges Polti est peut-être le seul qui garde le souci des idées générales dans la critique dramatique. On a trop oublié ses 36 Situations dramatiques qu’on a tant pillé. Nul n’a plus que
M. G. Polti, — avec une éducation très complète de l’intelligence scénique, — le sens de
la continuité, de l’influence et des ressorts d’une idée dramatique, idée que le ciel,
la race, la terre ont créée. M. Gabriel Boissy défend avec une
activité inlassable la renaissance du théâtre héroïque et tragique, la valeur
moralisatrice de l’idéal latin et fonde même des théâtres pour y mettre en œuvre ses
théories. L’héroïsme tragique avait déjà trouvé un défenseur dans
M. Paul-Louis Garnier dont on connaît les premiers enthousiasmes
philosophiques et littéraires.
L’esprit traditionniste royaliste, l’idéal classique de M. Maurras avait mis en M. Georges Grappe ses espoirs les meilleurs. Il semble qu’il les
réalisera en talent, sinon en idées.
M. Ad. van Bever a donné des éditions critiques de Jodelle,
d’Agrippa d’Aubigné. Il a publié des morceaux choisis des conteurs libertins, les
œuvres galantes des conteurs italiens. Son érudition est sûre, mais surtout curieuse,
sa critique minutieuse. Il a contribué à créer une méthode bibliographique dont
l’usage s’est généralisé. Les notices dont il a précédé ses rééditions suffisent à
prouver que sa sensibilité n’est pas moindre que sa conscience d’érudit et qu’en plus
de la patience, de la subtilité, de la méthode, il possède aussi les qualités du
créateur. Il le faut d’ailleurs pour évoquer l’âme du passé et la faire revivre hors
de la poussière des documents.
M. A. van Bever a donné en outre (avec M. Paul Léautaud) une anthologie les Poètes d’Aujourd’hui (1880-1900). Son exemple fut suivi par M. A.-M. Gossez qui donna les Poètes du Nord, sur le même
plan.
Rappelons encore les travaux de M. de Gourmont
et les noms de MM. Dauze,
l’habile et savant directeur de la Revue biblio-iconographique,
Georges Vicaire, Champion, Pierre Dufay, G. de Dubor, Paul d’Estrées, Henri d’Alméras,
Fernand Caussy, Paul-Louis Hervier ; Virgile Josz et Georges Riat sont morts
d’hier.
M. Casimir Stryensk
i, qui s’est dévoué à la mémoire de
Stendhal, M. Roger Boutet de Monvel (Les
Variétés) historien autant qu’essayiste, M. Jean Mélia,
devraient être compris dans cette étude, mais nous retrouverons ailleurs tous ces noms
et d’autres — car les limites de l’essai sont vagues et le domaine de l’érudition se
subdivise en tant de districts qu’il nous serait impossible de les connaître tous.
Tout le monde fait du journalisme, peu ou prou, et malgré les justes récriminations
des artistes, il se fait encore beaucoup de critique dans les journaux. Dans les uns,
elle a revêtu la forme de l’interview, pour les autres, ils ont conservé leurs
critiques attitrés. Ces derniers ne brillent pas en général par un souci fort apparent
de découvrir des talents ignorés ou de guider le goût du public. M. Gaston Deschamps très certainement apporte dans ses feuilletons du Temps une sincérité visible, mais malgré toute sa bonne foi, nous
devons avouer qu’il apparaît
comme très mal renseigné et d’une timidité
qui confine à l’injustice.
M. Marcel Ballot (Figaro) se manifeste assez
hostile aux débutants, cependant il a de l’érudition un esprit clair, et néanmoins
subtil, et il a osé des vues originales qu’on n’a pas assez remarquées. Le Journal des Débats avec MM. A. Albalat, Chaumeix, et Chantavoine — qui
ont de l’érudition, du goût, des mérites convenables, de l’esprit, — possède M. Henri Bidou dont la causticité et la finesse valent qu’on s’y
arrête, M. Louis Lumet (Petite République), dont
la bienveillance n’exclut point la perspicacité et qui sait se libérer du sectarisme
particulier aux journaux politiques. M. Charles Foleÿ (Écho de Paris), plus intéressé par les travaux de philosophie et d’histoire
que par les romans, M. Léon Blum (Humanité), M. H. Lapauze (Le Gaulois), érudit et curieux,
suffisent à démontrer que la critique des quotidiens conserve encore une influence et
des mérites. Tous ceux que nous venons de nommer sont d’autre part trop connus, pour
qu’il soit utile d’insister et leur âge comme leur notoriété les place en dehors du
cadre de cet ouvrage.
Une mention spéciale doit être faite en faveur de M. Léon Bailby,
l’ancien directeur de la Presse, qui s’est fait suivre à l’Intransigeant par MM. Henry d’Alméras, Louis Paillard, H. de Bruchard,
Flem, Paul-Louis Hervier, F. Méténier, E. Beaudu, Ch. Méré,
E. Casanova,
D. H. Asselin, Doury, et de qui l’on connaît la bienveillance éclairée pour les
débutants de valeur et dont le journal a toujours été ouvert aux tentatives nouvelles.
En dehors de la critique directe, MM. Paul Acker et Albert Flament, se sont fait un
nom.
M. Albert Flament, chroniqueur d’impressions quotidiennes, s’est
instauré l’historien, le moraliste et le juge des fêtes, des livres et des âmes de ce
temps. Sous le masque de six à sept pseudonymes, il rit et sourit des mœurs actuelles,
mondaines, politiques et littéraires…
M. Paul Acker s’est soigneusement gardé dans ses Petites Confessions de tout dogmatisme et semble avoir voulu seulement passer
pour un reporter. Mais il y a « la manière » et la sienne pleine de rouerie n’est
point la plus indulgente bien qu’on en ait dit. Il excelle à tirer les aveux les plus
sincères de ses interviewés. Il a, de plus, un souci très judicieux et très passionné
de notre langue.
Citons aussi, M. Maurice Reclus qui se signala à l’Humanité
Nouvelle.
M. Joséphin Péladan se place en avant de nos critiques d’art. Nul
n’a plus sûrement que lui ni avec plus de franchise développé, une critique précise,
basée sur des principes immuables, sur une
connaissance approfondie des
chefs-d’œuvre éternels. L’homme qui a écrit la Dernière leçon de Léonard
de Vinci, s’élève bien au-dessus de tous les nomenclateurs de
salons qu’on décore du titre de critiques d’art — mais, ici, nous sortirions des
limites prescrites à ce travail.
Cependant nous ne négligerons pas M. Achille Segard : Il avait
publié deux volumes d’études à la fois sévères et fines, avait l’un des premiers remis
à la mode les analyses biographiques et critiques. Son Itinéraire
fantaisiste et surtout Les Volupteux et les Hommes d’Action
ne doivent pas rester ignorés. Il abandonne la critique littéraire pour la critique
d’art où il parvient à rester un honnête homme, ce qui, de nos jours, est malaisé. En
effet, la critique d’art est le métier le plus envahi. Les illustres
prédécesseurs ayant laissé à notre génération que l’ignorance domine, un nombre
suffisant de clichés conventionnels, une troupe habile maniant ces mêmes clichés, a
institué la critique payée, payée par des toiles de peintres et des croquis. Dès que
ces jeunes hommes possèdent une collection, les voici prêts à crier que tel peintre a
du génie pour le lancer et augmenter la valeur des toiles qu’ils conservent. C’est la
spéculation la plus ouvertement effectuée.
Il y a, toutefois de bons critiques d’art, parmi lesquels, certains pour échapper à
ce reproche et conserver leur franc-parler, refusent les « souvenirs » et les
« cadeaux. » Georges Lecomte, Charles
Morice, Frantz Jourdain, Camille
Mauclair, Gabriel Mourey, Marius-Ary Leblond, Tristan Leclère (Klingsor), Pierre Hepp,
J.-L. Vaudoyer, René Jean, Ch. Ponsonnailhe, etc.
C’est parmi les critiques qu’il faut ranger encore les jeunes écrivains qui ont
influencé, en nous traduisant les maîtres étrangers, l’évolution des lettres. M. Henri Albert s’est infatigablement dévoué à l’œuvre de Nietzsche,
etc., et il a su faire œuvre personnelle en de nombreux essais. MM. Louis Fabulet et Robert d’Humières à celle de Kipling,
M. H. D. Davray à celle de Wilde, de Wells, de Stevenson. M. Maurice Strauss à celle de Meredith, M. Semenoff à celle de Gorki, Μ. B. Kosakiewiecz à celle de
Sienkiewicz, M. Philéas Lebesgue (traducteur d’auteurs portugais).
M. Jacques de Coussanges, etc.
On rencontre rarement des historiens parmi les jeunes hommes. Pourtant la génération
dont nous avons tracé les débuts, manifesta de bonne heure son goût pour les études
précises. Il n’entrait point dans le cadre de notre ouvrage d’apprécier les méthodes
ou les travaux. Nous nous sommes bornés à les mentionner.
M. Jacques Boulenger. — Avec un soin scrupuleux servi
par un sens psychologique très averti ouvre les Comptes de Louise de
Savoie et s’intéresse aux Protestants de Nîmes après l’édit de
Nantes. M. André Lebey s’applique à la biographie exacte du
Connétable de Bourbon, à l’histoire de Napoléon III ou aux avatars du Condotierre Castruccio
Castracani ; M. Henri d’Alméras s’adonne aux romans de
l’histoire (Émilie de Sainte Amaranthe, Cagliostro, Fabre d’Églantine,
Les Dévotes de Robespierre, Le Marquis de Sade).
La question de l’évasion de Louis XVII hors du temple suscite une nuée d’historiens
parmi lesquels MM. Otto Friedrichs, Henri Provins, et Ad. Lanne se font spécialement remarquer.
Citons aussi, MM. Georges Riat, Georges Toudouze, Boussac, Philéas
Lebesgue, etc.
MM. G. Lenôtre, Frantz Funk-Brentano et G. H. Gausseron, Édouard Gachot ; Fr.Lolliée,
Bord, Vte de Reiset, Cte Fleury, etc.,
n’appartiennent plus à notre génération, surtout à cause de leur notoriété qui les
place hors pair25.
Nous aurions peu de noms ou trop à citer en dehors de J. Paul Boncour, de Moro Giafferi, G. Félix-Marchand, avocats et conférenciers littéraire et politique et nous ne
voulons pas nommer les jeunes parlementaires pour n’être soupçonnés ni de
flagorneries, ni de complaisance à l’égard d’un parti.
Enfin, outre les thèses de doctorat ou d’agrégation nous ne connaissons pas de
travaux philosophiques se rapportant à la période que nous étudions en dehors des
études de MM. Jules de Gaultier et P. Lasserre
sur Nietzsche, de M. Brewster sur l’Âme Païenne,
et des travaux de MM. Édouard Dujardin, Gaston Danville, Remy de
Gourmont.
Voyages. — À l’écart des professionnels théoriciens de la
politique socialiste ou des anarchistes universitaires, nous devons nommer M. Henri Dagan dont l’intelligence large, éclairée, précise, le sens
esthétique, l’enthousiasme sans sectarisme ont groupé autour de l’Œuvre
Nouvelle quelques libres esprits. Nul n’a moins que lui de superstitions
politiques
et son essai sur la Condition du peuple au
xxe
siècle s’éloigne des banalités
optimistes du journalisme et du Parlement. Ce n’est pas lui qui chassera les poètes de
la cité future, car il les goûte avec discernement et tient compte de leur pensée,
sans pour cela que sa méthode ou son érudition puissent être mises en défaut.
Citons aussi Les Pages Libres de MM. Maurice Kahu et Guieysse, Les Cahiers de la Quinzaine de M. Péguy qui ont révélé des talents
ignorés.
M. Robert d’Humières nous a fait un tableau de l’Île
et l’Empire de Grande-Bretagne. M. René Puaux, qui est un
poète, s’est fait en France le défenseur de l’indépendance finlandaise et nous lui
sommes redevables de traductions et d’études sur la littérature de ce grand-duché.
M. Henri Mazel avec la Synergie Sociale s’est
affirmé de façon telle qu’il sort, par sa notoriété, des limites de notre travail.
Impressionniste et analytique, la critique nouvelle n’a pas de credo définitif ;
cependant il semble qu’on pourrait obtenir d’elle une majorité sur le programme
suivant : Retour à la raison, à la méthode, à la
clarté, à la simplicité, Respect des traditions morphologiques de la langue, Guerre
à l’esprit romantique. M. Paul Reboux a résumé ces tendances :
« Notre devoir, à nous qui écrivons, est de ne point contribuer, sous
le prétexte de nouveauté, à des écarts de goût qui faussent les jugements et
troublent les intelligences.
« Conservons, pour modèle unique, la vie, et pour unique aspiration la vérité. Tout
ce qui touche à la vie peut se traduire en beauté. Il n’est pas une seule œuvre
d’art qui ne prenne au foyer de la vie sa clarté première.
« Soyons simples, soyons clairs, ne raffinons ni notre esprit ni notre
sensibilité ; ne nous appliquons jamais à éprouver ce que les autres n’éprouvent
point, car nos ouvrages échapperaient à la compréhension, et une œuvre d’art est
destinée à être saisie pour être aimée.
« Ne nous efforçons pas. Que rien ne révèle en nos écrits les difficultés que nous
pûmes éprouver en les composant. Un artiste bien doué ne doit souffrir que pendant
la gestation. Mais il doit créer avec facilité, pour que sa création porte les
marques de l’ordre, de l’harmonie et de l’aisance, sans lesquels il n’est point de
chef-d’œuvre.
« Et surtout cachons notre art au lieu de l’exhiber en formules pompeuses et,
vides. Ne croyons pas qu’il suffise d’être un novateur pour mériter des louanges.
Prenons garde de substituer à ce que nous détruirions des esthétiques falotes et des
productions éphémères ! »
Ces paroles sont excellentes, mais prenons garde
cependant qu’elles ne
nous rendent injustes. Il ne faut pas confondre simplicité et banalité, tradition et routine, médiocrité et
classicisme. N’oublions pas que c’est au nom de la simplicité et de la
clarté que les pédants ont nié la beauté vraiment traditionnelle.
La critique de tous les temps a toujours justifié quelque peu sa réputation
d’inintelligence et de routine, surtout lorsqu’elle était faite par des pédagogues.
Aujourd’hui que les écrivains s’en mêlent qu’elle évite avec la ceinture dorée, son
ancienne renommée.
À propos d’un hémistiche de Bérénice, Voltaire écrit :
c’est une Expression heureuse et neuve dont Racine enrichit la langue, et
que par conséquent on critiqua d’abord
26.
D’autre part, ceux qui ont ri de certaines expressions non moins heureuses apportées
par les symbolistes ou les naturistes ignoraient souvent qu’on en pouvait trouver
exemple chez les classiques (Cf. Voir des odeurs (Buffon, Le chien). — Entendre le
silence (id.) — Que de fois le professeur qui chicanait un jeune
poète sur ses audaces démontrait seulement qu’il ignorait l’usage des tropes de
rhétorique, et que ce qu’il considérait comme une faute n’était qu’une « figure de
mot ».
Tout l’art du critique doit tendre à distinguer ce qui est conforme au génie d’une
langue et non à
suivre le goût public ou la mode. L’art d’un Richepin est
plus contraire que celui de Paul Claudel à l’âme de la race. — « Celui qui n’a
égard en écrivant qu’au goût de son siècle, songe à sa personne plus qu’à ses
écrits, dit La Bruyère. Il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette
justice qui nous est refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la
rendre… »
Certes, nous croyons défendre aussi la pensée classique et la tradition française, de
clarté, de sobriété et de mesure, ce qui ne veut pas dire que nous louerons les pâles
épigones et les imitateurs et les plagiaires27. La beauté est fière, claire et nue, mais
elle a ses caprices, ne l’oublions pas et ne la confondons pas avec cette
quadragénaire qui la singe et qui n’ayant plus la force de courir les chemins nouveaux
blâme sa rivale et tous ceux qui n’imitent pas sa marche chancelante.
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