Chapitre III. Le roman
Pour une partie du public français, le roman constitue l’unique production
littéraire de notre temps. Après avoir été, durant trois siècles33, le genre inférieur, le roman a tout envahi. Rien
ne lui est étranger. Devenu comme les langues d’Ésope, ce qu’il y a de meilleur ou de
pire, il a eu toutes les audaces, toutes les prétentions ; il a véhiculé jusqu’au grand
public les hypothèses de la science et les lieux-communs de l’histoire. On assure qu’il
a dépassé sa
prospérité et que la décadence approche. Il semble, en effet
que, depuis quelques mois, les éditeurs réduisent la publication des romans et nous ne
connaissons plus les tirages énormes dont Zola, Droz ou Daudet tirèrent fortune.
Quo Vadis et Aphrodite ont été les derniers succès
de librairie. De cette déchéance les causes sont les mêmes que pour la critique ou le
théâtre et se compliquent encore de ce que nous appellerons l’invasion des
primaires. En effet, s’il est une forme littéraire, un genre qui ne doive pas
être instructif, documentaire ou social, c’est le roman. La définition même du genre
l’écarte des ambitions morales ou politiques. Hélas ! on en est venu à décorer du titre
de roman des œuvres sans intrigue, entièrement lyriques ou entièrement documentaires ;
alors que ce genre paraît entièrement destiné à des récits d’aventures ou à des
peintures de mœurs ! Mais l’accroissement de l’amateurisme, les plagiats
naturalistes, le reportage d’actualité, la réclame éhontée des industriels, la
confusion universelle des genres, l’invasion de l’esprit primaire
34 n’ont pas peu
contribué à rabaisser le roman français.
La mise en vente demeure considérable35. Il est
difficile
de démêler les tendances générales de ces œuvres disparates dont les meilleures ne sont
point les plus connues. Il semble cependant qu’on veuille
réagir contre le
pessimisme naturaliste, contre le romantisme et qu’on oppose, à l’idéalisme minutieux et
subtil des slaves, une sorte d’idéalisme latin. On peut noter avec la vogue du roman
historique un retour au roman héroïque. Le roman symboliste achève son éphémère,
brillante et curieuse floraison. Le roman dit moderne mêle à la
peinture des mœurs quelques prétentions de philosophie, d’ironie ou même de
polémique.
Il se pourrait que les études provinciales sauvassent le roman de la médiocrité où il
tombe. Pour peu qu’on revienne aux belles et saines traditions de l’époque où l’on
saluait l’apparition du Bouscassié et de la Fête Votive
de saint Bartholomée-Porte-Glaive de Cladel, où l’on aimait véritablement le
sol que l’on décrivait, le roman retrouvera une beauté simple, sans procédés et pourra
éveiller en nous la curiosité de notre France que nous connaissons mal. Jacquou le Croquant fut considéré comme un chef-d’œuvre, il y a cinq ans,
lorsqu’il nous apporta toute la chaude saveur d’une province, lorsqu’il nous conta la
vie d’un paysan qu’aucune influence n’avait détourné, arraché à sa terre et à ses
morts. Ce livre de M. Eugène Le Roy, dont le premier roman le Moulin du Frau passa inaperçu, mettait en scène des individus
« semblables à ces personnes aux manières simples qui sans tant de
politesse, montrent leur âme à nu »
. C’était un repos, après tant de
portraits parisiens compliqués ou qui veulent paraître compliqués. Jacquou le Croquant se relevait d’un accent âpre, d’un bouillonnement de
révolte qui marquait quelque chose de nouveau, après les idylles de Ferdinand Fabre.
Ce roman venait directement du grand mouvement fédéraliste ou félibréen. Par des
termes du terroir, il renouvelait la langue victorieuse d’oïl. Certes le vrai roman
provincial, seule la langue originelle le pourrait traduire et on connaît
l’ éclat, la couleur puissante du Valet de Ferme de
Batisto Bonnet (traduct. Alphonse Daudet) du Bagatouni de Valère Bernard (trad. Paul Souchon) ou du Courandier d’Hugues Lapaire, cependant fidèle à la
fois à la tradition terrienne et à la suprématie française. M. Eugène Le Roy composait
des œuvres auxquelles rien n’est comparable, par la sincérité ou le style.
Inimitable, d’une harmonie uniforme qui confine à la monotonie, d’une exactitude
faite de sobriété et de minutie, M. René Boylesve apportait au roman
provincial (Mlle Cloque, la Becquée, l’Enfant à la Balustrade) le style de la Princesse de Clèves, des dons d’analyse subtils et nombreux, une grâce
souriante, une élégance faite d’ironie et d’émotion contenue, et surtout un cœur
intelligent et indulgent.
M. Emmanuel Delbousquet n’a pas suivi la coutume des
jeunes provinciaux qui viennent gâcher à Paris leur talent naturel, en écrivant des
études de grande ville pour lesquelles l’expérience fait défaut, M. Emmanuel
Delbousquet a peint, avec un coloris, une puissance d’évocation digne de Villiers de
l’Isle-Adam, de hautes fresques tragiques sur l’horizon des landes de Gascogne, son
pays. Ce sont presque des romans lyriques que l’Écarteur et Le Mazareilh.
M. Pierre de Querlon, a donné à son dernier livre, Céline, fille des champs, le cadre des campagnes riches. Son talent le
désignait pour rendre les émotions simples des paysans et les descriptions paraissent
avoir dans Céline plus d’ampleur que dans les Joues
d’Hélène et la Liaison fâcheuse.
La Vertu du Sol de Marcel Mielvaque est un des
livres importants de ces dernières années tant par la fidélité des détails sur la vie
d’une nouvelle Mme Bovary dans un pays de vignobles et de petites
propriétés que par les idées qui se dégagent de cette intrigue et font de ce livre
plus et moins qu’un roman, une sorte de manuel de sociologie et psychologie
régionaliste d’une force et d’une portée considérables.
Le Servage d’Édouard Ducoté nous a appris que ce
poète était aussi un observateur cruel. Cette vie d’enfant désenchanté et brutalisé,
cette éducation
sentimentale d’une âme timide dans un milieu hostile est
mieux observées.
Le Résultat d’un Huis-Clos de Paul Mathiex, les
Armures de cendres de Jean Poujade, la Toile d’araignée de A. Vidal (nouvelles) renferment
des pages curieuses.
Citons encore M. Edmond Jaloux avec les Sangsues,
M. Antonin Lavergne avec M. le Maire, et Tantoune qui nous rappellent toute la cautèle hypocrite de la
Province. Les nouvelles du pays bourguignon (Le Choix d’une
Maîtresse) de M. Pierre Vernou, savoureuses et chaudes d’une
langue forte et simple, digne de Maupassant, les délicates, nerveuses, spirituelles,
franches et colorées compositions de Léon Lafage qui est peut-être
notre meilleur « nouvelliste ».
En résumé, le roman provincial peut sembler supérieur au roman parisien en ce qu’il
n’emploie aucune habileté nécessaire pour atteindre le grand public. Le succès d’un
roman provincial est toujours de bon aloi puisqu’il ne résulte que du charme que l’on
éprouve à lire une copie de la saine réalité. Ce succès reste à la louange de l’auteur
qui aura dédaigné les procédés trompeurs, et du public qui aura aimé la beauté
véritable.
M. Camille Mauclair a dit des Rosny qu’ils étaient les seuls romanciers
sociologues. En effet, ils semblent avoir été les véritables précurseurs de cette
forme de roman qui tenta depuis les débutants, épris d’idées humanitaires. Le Bilatéral, Les Âmes perdues, L’Impérieuse Bonté et surtout Sous le Fardeau furent les véritables romans sociaux. Alors que Germinal était surtout une épopée en prose sans tendances définies,
les livres de J.-H. Rosny s’inquiétaient de l’humanité tout entière, avec ses
instincts et ses gestes inutiles. La théorie de l’évolution lente chère aux Rosny,
devait pourtant plaire aux socialistes, et une sorte de fatalisme dominateur qui se
dégage de leurs œuvres, un esprit de discussion trop subtil éloignaient d’eux le
peuple. J.-H. Rosny pensent que ce n’est pas par le peuple que peut se faire une
évolution progressive, mais par la bourgeoisie. Cette théorie logique ne pouvait les
rendre sympathiques au gros public36.
André Couvreur, dans les Dangers sociaux, s’est
fait éducateur et moraliste. Il a procédé par antithèses violentes, ce qui est le
défaut des romans à thèse en général. Dans la conception de son œuvre, André Couvreur,
s’éloigne de la vérité : au
contraire, l’exécution est d’une sûreté
inattaquable ; et l’on voit dans ses livres grouiller des foules véritables avec leurs
instincts collectifs, éternels et changeants. Nous n’éprouvons, à vrai dire que des
sentiments excessifs, mais avec quelle intensité !… Maintenant, quelle part de
sincérité devons-nous trouver dans une œuvre dont les détails n’existent que pour la
démonstration d’une idée ?… Nous ne pouvons pas plus discerner cette sincérité que
dans les Rougon-Macquart où l’intrigue définie démontrait un
principe. Pourtant, sa croyance profonde en l’avenir social nous éclaire sur la
conscience d’André Couvreur. Chacun de ses livres est un bienfait, et les défauts que
nous y rencontrons sont peut-être à ses yeux les qualités les plus fortes, parce
qu’ils sont des moyens, parfois volontairement naïfs, de mettre en relief les tares
qu’il combat. C’est pourquoi André Couvreur est éducateur et moraliste. Ce que fait
Brieux, au théâtre, Couvreur l’a tenté par le livre.
M. Michel Corday est aussi un fervent de Brieux. Les livres sont
d’une audace louable. Il a fait preuve dans Demi-fous d’un plus
grand souci de la phrase. M. Michel Corday est aussi un moraliste.
M. Camille Mauclair est un curieux. Les Mères
Sociales sont une attaque contre la morale de la famille. Lui aussi M. Mauclair
indique le remède. Car il ne serait pas un sociologue s’il ne fournissait un moyen de
transformer la société.
« On a souvent reproché à M. Mauclair d’avoir laissé sa prime
intellectualité s’étioler dans l’ombre instable de Barrès. Pourtant il ne semble pas
que la philosophie spéculative de celui-ci ait détourné de sa voie naturelle
l’esprit inquiet et combatif du jeune disciple. Il apparaît, au contraire, que cette
influence — subie non sans orgueil naguère — dota le poète des Sonatines d’Automne d’une excellente méthode de raisonnement. Ici, nulle
trace de dilettantisme barrésien. Aussi bien en dédiant cette œuvre à J.-H. Rosny,
M. Camille Mauclair a entendu s’honorer d’une évidente filiation. Le soleil rosnyen
luit pour tout le monde, et bien avant les Mères Sociales, plus
d’un écrivain altruiste y a réchauffé sa vacillante inspiration37. »
Malgré M. Camille Mauclair, M. André Couvreur et malgré les efforts de M. Michel
Corday, le roman social paraît être en défaveur. Pourquoi ?… Il y a moyen d’étudier
les questions les plus graves sans être ennuyeux.
On peut considérer comme un roman social (social à la façon de M. Mirbeau à qui le
livre est dédié, c’est-à-dire satirique), Héros d’Afrique de
Ch.-Henry Hirsch, mais M. Hirsch satisfait d’avoir des paysages à décrire et une
peuplade nègre à imaginer, s’est laissé aller à écrire un délicieux roman d’aventures,
avec de l’énergie de-ci de-là, et une idée directrice, noble et généreuse.
Enfin M. Georges Pioch (L’Impuissance
d’Hercule), M. Jean Vignaud (Les Amis du
Peuple), Jean Viollis (La Récompense), Louis Lumet (La Fièvre, le Chaos), avec un style
ardent et clair, des dons de composition et d’évocation très particuliers, Henry de Bruchard (La Fausse Gloire), etc., avec des
préoccupations différentes allaient au peuple et nous contaient ses misères, et la vie
de ceux qui le dirigent ou espèrent le diriger. Les livres de M. Lumet sont
certainement, parmi les œuvres de jeunes, les plus réussies dans ce genre.
Plus que l’exemple de la Thaïs d’Anatole France, de Salammbô ou du Roman de la Momie, le succès imprévu d’Aphrodite a décidé depuis dix ans la renaissance du roman historique.
Certes les œuvres ne manquaient pas avant celle de M. Pierre Louÿs qui évoquaient les
fastes du passé, mais M. Pierre Louÿs a apporté du nouveau qu’on a beaucoup imité : ce
que M. Remy de Gourmont appelle :
le romanesque
sensuel
38. Ni le sobre et clair épisode
du Vieux de la Montagne de Mme Judith Gautier,
ni les rutilantes fresques de M. Léon Cahun qui égale Élémir Bourges ne respiraient
cette atmosphère de mort et de volupté
qui flotte autour des amies de
Chrysis. Il manquait, pour plaire à notre époque, dans les ouvrages précédents, ce
symbolisme clair, cette nervosité, cette inquiétude et cette ironie qu’on trouve à
chaque page d’Aphrodite. Nous voulons retrouver sous la khlamyde
dorienne ou l’armure espagnole, des âmes et des cœurs d’aujourd’hui. Trop froids ou
d’une énergie trop haute nous paraissaient des héros de Mme Gautier, descendants directs des créations de Chateaubriand. Dans Salammbô nous n’admirions guère que la prodigieuse maîtrise du
styliste et l’art achevé de la composition. Depuis Démétrios, les personnages du roman
historique restent nos contemporains. La psychologie rétrospective, nous n’y croyons
guère.
Mais il ne faudrait pas rapprocher le succès d’Aphrodite de celui
de Quo Vadis. Ce dernier roman nous rappelle seulement que, si nous
relisions Alexandre Dumas, nous y goûterions quelque plaisir et que nous avons tort de
négliger les romans historiques des éditeurs catholiques. Ils sont pour la plupart,
plus agréablement faux, plus ingénieusement compliqués, plus féconds en maximes
banales, en mots historiques controuvés et en détails pathétiques que la traduction du
polonais Sienkiewicz39.
Les seuls romans qui essaient de rendre la manière de vivre d’une époque parmi son
décor propre
sont ceux de M. Maurice Maindron (Saint-Cendre, Blancador l’Avantageux, M. de Clérambon). À l’attrait du
pittoresque, au charme d’une langue riche et forte, ils ajoutent tout l’intérêt que
leur vaut l’érudition sérieuse de leur auteur. Mais, bien que les épisodes en soient
plaisants, les détails fort audacieux, ces livres ne sont guère dans le goût de
l’heure et leur saveur est un peu forte pour les faiblesses d’à présent. Pour le
public, il convient de le regretter. Mieux peut-être que notre affirmation, ce seul
fait qu’ils n’ont pas suscité d’imitateurs, indique l’indifférence malheureuse où
« les jeunes » de ce temps tiennent les recherches de M. Maurice Maindron. Par contre
le ton à la fois ironique et moralisateur, la nonchalance sensuelle de M. Pierre
Louÿs, son style lucide, d’une si insaisissable fluidité lui ont valu une suite
nombreuse. De la Chimère de M. Louis Dumont à la Dernière Journée de Sappho de M. Gabriel Faure et au Péplos
vert de M. Maurice Waleffe pour ne compter que les ouvrages où subsiste un
souci d’art, la liste est longue des romans qui se souviennent d’Aphrodite. Μme Jane de la Vaudère et Félicien Champsaur le
peuvent dire40.
Nous savons bien que dans cette reconnaissance du roman historique, il faudrait
peut-être faire hommage à MM. J.-H. Rosny de l’influence qui leur est due.
Cette renaissance, ils l’avaient prévue, eux qui furent — en un temps de naturalisme
vulgaire — les seuls et derniers apôtres du romanesque et les créateurs du roman
préhistorique.
Des tentatives parallèles de celles de M. Louÿs ou différentes au contraire nous ont
donné toute une série de volumes dont on louera probablement encore, après même que la
mode aura tourné, l’écriture. Ce sont les contes de Marcel Schwob, si pleins d’une
atmosphère étrange de crypte souterraine, de fards milésiens, de jeunes corps
amoureux, si ruisselants d’eaux, de miroirs, de gemmes, rappelant à la fois les encens
du temple, les toiles de Rochegrosse et Gustave Moreau et cette angoisse qui flotte
sur les ruines solitaires au crépuscule : les contes de Jean Lorrain, avec leurs
gnomes, leurs fées, leurs éphèbes équivoques, leurs princesses d’ivoire et d’ivresse,
leur frisson d’inconnu, leur ombre nostalgique et peuplée de fantômes luxurieux. C’est
après les reconstitutions de Jean Moréas (les Contes de la Vieille
France), la Messaline, de Jarry, d’une si subtile orfèvrerie
de mots et de syntaxe précieuse ; la Nichina d’Hugues Rebell,
plaidoyer contre la morale moderne, à la façon de Louÿs, mais avec en plus la
truculence exaspérée du verbe et une brutalité énorme, les sobres et délicats romans
de Pierre de Querlon : La Maison de la Petite Livia. — Les Amours de Leucippe et Clitophon
41;
les contes de M. A. Ferdinand Hérold et ceux
où M. Remy de Gourmont a mis une perversité souriante et une morale anarchiste.
Si dans le xviie
siècle, où moissonne M. Henri de
Régnier de si riches épis et compose des gerbes lourdes de froment français sont
situés Le Bon Plaisir, La Double Maîtresse, les Aventures de
M. de Bréot, le xviiie
siècle a trouvé dans M. Eugène Demolder, un peintre qui après avoir étudié la Hollande de
Rembrandt (La Route d’Émeraude), excelle à reproduire le règne des
élégances de Versailles dans un livre (Le Jardinier de la Pompadour)
digne d’un Pierre de Nolhac qui serait romancier.
Si le Couvre-Feu de M. Constantin Photiadès se
réclame à la fois de Mme de la Fayette et de M. Henri de Régnier,
la Philosophie Galante de M. de Valcourt, par Paul
Dollfus, serre davantage encore le style et la morale des mémoires galants.
Reconstitutions et pastiches nous entraînent par-delà les âges, de Sparte (L’Amant légal du comte A. du Bois) à Mitylène (Sapho
de Nonce Casanova) avec de longs détours dans la légende.
C’est encore M. Pierre Louÿs qui a suscité la renaissance du roman fantaisiste. (Les
Aventures du roi Pausole). Estimant que rien n’était mieux dans la
tradition des lettres françaises, M. Pierre Louÿs osa
publier en
feuilleton un roman hors du temps et de la réalité. L’exemple fut suivi : le roman
poétique nous est revenu, avec Pour l’amour du laurier de M. Gilbert de Voisins au style original et d’une belle pureté et qui
rappelle, sans détruire la personnalité de l’auteur, le Diable
amoureux de Cazotte, les Centaures de M. André Lichtenberger,
Merveilles et moralités de Édouard Ducoté où persiste comme un
écho de la sagesse antique, comme un reflet de la grâce légère de Lucien de
Samosate.
Le Mariage de Don Quichotte, de P.-J. Toulet,
unit la philosophie voluptueuse de Crébillon à l’esprit picaresque.
Le conte moral et le roman allégorique né du Gulliver de Swift et
du Candide de Voltaire ont eu des continuateurs avec Pantalonie de Camille de Sainte-Croix, les Lettres de Malaisie, de Paul Adam, les romans
demi-fantaisistes de M. Delacour (l’Évangile de Jacques
Clément, le Roy, le Pape rouge). Le rire
amer de Villiers de l’Isle Adam et le tragique de Barbey d’Aurevilly persistent
ici.
Les Contes des yeux fermés, d’Alphonse Séché,
sont des rêves. Mais, ce ne sont pas des rêves racontés comme nous
en connaissons tant ; ici, il y a quelque chose de plus en originalité, quelque chose de moins en littérature. C’est, en quelque sorte,
de la photographie de rêves. On ne peut imaginer rien de plus curieux et de plus
étrange. Jamais, jusqu’ici,
on n’était arrivé à nous donner à ce point
l’exacte impression de cette hallucination. Nous avions, en les lisant, l’illusion
complète du rêve pendant le rêve. Le procédé
littéraire est presque tout scientifique, on devine à quelles observations, à quels
efforts l’auteur s’est astreint pour arriver à bien connaître le mécanisme du rêve,
pour s’en rendre maître et réussir à nous donner ces contes saisissants de vérité.
Sans conteste, ce livre est unique en son genre.
Après les romans scientifiques des frères Rosny (les Xipéhuz, Un autre
Monde, le Cataclysme, etc.), qui bien avant Wells avait
instauré cette forme romanesque, les écrivains n’ont pas hésité à nous mener hors de
l’espace et de la réalité. C’est beaucoup Wells qui a causé cette renaissance
passagère et nos romanciers ne semblent avoir retenu de l’auteur de la Guerre des Mondes que ses procédés d’invention, que son amour de fantastique.
Il y avait une autre préoccupation dans l’œuvre scientifique des Rosny qui examinait
surtout l’angoisse des hommes devant les problèmes inconnus42. L’Orient Vierge de Mauclair est mieux
qu’un roman fantastique parce qu’il est influencé des Rosny et les Contes
dans la Nuit de Frédéric Boutet ont une tenue philosophique.
Il faut citer à part la Morte irritée de François de Nion et
Le Réveil de l’Âme de J. de Taillenay qui développait
l’idée de la survivance des morts, l’étrange voyage de Julius
Pingouin que M. Boutet nous conta et qui sont à la fois de l’Edgar Poë et du
Mark Twain, les contes de Bernard Lazare, La tourmente d’Or,
d’Albert Leune, l’Eldorado de Paul Brulat, enfin cet
Parfum de Volupté de Gaston Danville. Tous ces romans se réclament
à la fois du conte moral, du merveilleux scientifique, du roman d’aventures.
On a voulu beaucoup prouver et le roman militaire est en général le roman
antimilitariste. Dès lors on devine ses défauts et ses erreurs. Nous ne parlerons pas
des volumes à scandale ou des histoires de filles à soldats dont on ignore déjà la
vogue récente. Que nous importent les duels, les mises à la retraite ou les procès qui
actionnaient la vente de récits dont nous ne nions pas la sincérité, mais dont nous
constatons le style (!).
La Grande Muette a fait beaucoup trop parler d’elle et encore plus écrire à son
sujet. L’officier romancier est une nouvelle catégorie qui affirme à nouveau la
confusion des genres, des méthodes et des devoirs dont nous souffrons. Dans la Société française sous la troisième république
MM. Marius-Ary Leblond
ont étudié l’officier à travers le Roman moderne. Nous
avons peu d’études impartiales sur l’armée. Cependant la Rouille du
Sabre de M. Eugène Morel doit figurer hors-pair, par sa
sobriété, son impartialité, son style. L’existence monotone dans une garnison
provinciale y revêt une apparence exacte, vivante, navrante. Citons La
Caserne de M. Albert Lantoine, d’un style si étrange et si
coloré, Un An de Caserne, de Louis Lamarque.
Il naquit antérieurement à l’époque qui nous occupe ici, mais ces meilleures œuvres
sont récentes :
Les Chevaux de Diomède, ce très absurde, très exquis et très
profond roman de M. R. de Gourmont, L’Ornement de la
Solitude d’A. Fontainas, Les Pierres qui
pleurent de Henry Bourgerel, Les Contes de Poupée de A. van
Bever, Les Reflets du Miroir de Gaston Danville, La
Possession
43 et La Vierge aux
Tulipes,
de Ch.-Henry Hirsch, le premier qui fait revivre Salomé
dans le décor breton est plein de contraste saisissant de la légende et du réalisme,
le second qui procède ouvertement par symboles : la petite Antge représente la
campagne hollandaise, simple, pure, Loyé Gladys, la cité d’Amsterdam, la volupté
fausse et perverse ; le héros, partagé entre ces héroïnes revient à la simplicité.
Mme Rachilde dont la réputation de perversité
repose sur une équivoque n’a écrit que des romans symboliques. Ceux qui crurent
s’offrir des voluptés inédites sous couvert de littérature ont été trompés.
Exquisément, avec un geste gamin, tendre et peureux, avec l’horreur de
divulguer à la foule une pensée hautaine, elle composa d’imagination des histoires
d’amour qui symbolisaient des conflits d’idée. L’Eliante Donalger de la
Jongleuse n’est qu’une des faces multiples de l’imagination. Comme les deux
frères de Hors Nature n’expriment que le conflit de la Vie et du
Rêve. Scholl disait « La boue de Paris fait des taches noires sur les pantalons
blancs et des taches blanches sur les pantalons noirs… »
Ceux qui n’ont fait
que lire les titres des romans de Rachilde lui ont créé à tort une réputation de
romancier naturaliste44.
M. Gabriel de Lautrec (Mercure de France, mars 1900) a
défini ainsi l’humour :
« Le premier humoriste en date fut Socrate, après le Serpent. Car on dira que
l’humour peut être parfois son propre jeu, et parfois au contraire l’expression
amusante d’une sérieuse pensée. Nul ne discute si Socrate est un merveilleux
théoricien. Mais il faut lui savoir gré, connaissant la sagesse humaine, d’avoir
compris que l’ironie est maîtresse du monde. Ses dialogues ont l’air d’une gageure
contre le lecteur…
« Il représente un état d’âme un peu maladif et tourmenté, comme tous les états
d’âme modernes, aux multiples inspirations. Il ne faut pas oublier qu’il a pris
naissance sous des cieux brumeux et moroses, où le rire est parfois un effort. Aussi
tous les procédés, même les plus énergiques, sont approuvés qui secouent la
tristesse et le sommeil. — L’humoriste, s’il est nécessaire, agitera le squelette
d’ivoire au festin de Trimalcion. Le macabre est entré, semble-t-il, depuis peu dans
la littérature, mais s’y est fait vite un nom honorable. Il n’est pas d’effet plus
sûr que de gambader sur un cercueil…
« C’est une tournure d’esprit vers toutes les impressions. C’est une disposition
égale et soudaine à la tristesse comme à la joie ; mais la joie est souvent
mélancolique et la tristesse s’échappe en des gestes bouffons et
rassurants. Des recherches subtiles de pensée fatiguent presque le lecteur. Des
naïvetés profondes le désarment. Le même écrivain flétrira rigoureusement les
cruautés banales de l’existence, puis se complaira avec indulgence et sans
arrière-pensée aux joies faciles de chaque jour. Certes, il n’est pas aisé de noter
les qualités essentielles qui font qu’un auteur est un humoriste, car cette
fantaisie diverse est chez les uns cruelle, chez les autres triste, bouffonne chez
celui-là, correcte et discrète chez celui-ci… »
Les humouristes sont les plus connus peut-être des écrivains contemporains. Quelle
vogue n’ont pas obtenue les œuvres de Courteline que Mendès compare à Molière ! Tristan Bernard avec ses comédies et les merveilleuses et
émerveillantes histoires de ses Amants et Voleurs, un Mari pacifique, Les Mémoires d’un jeune homme rangé, M. Franc-Nohain, poète de genre comme les petits maîtres
hollandais furent peintres de genre ; l’inimitable et cocasse et divin Franc-Nohain,
le Thackeray et l’Addison français, le poète de Flûtes, la Chanson des Trains et des Gares, La cuisinière bourgeoise ; le conteur
d’Au Pays de l’instar, l’historiographe du fonctionnaire de la
IIIe République et du gendarme, M. Franc-Nohain qui n’a pas la
place qu’il mérite et qui dans une époque où l’on cherche ceux qui instruisent n’est
pas compris. Il n’amuse pas, il enseigne. Écoutez-le. Dans les humoristes nous
classerons aussi le romancier
de l’Inimitable, de ce
douloureux, amer, Holocauste, ce livre où la sottise du temps n’a
voulu voir que des portraits alors qu’on eût dû y écouter l’aveu qui sanglote et le
cœur qui se martyrise lui-même. M. Ernest La Jeunesse, tour à tour
trop prôné et trop dédaigné, dont le talent d’assimilation s’est calomnié par trop
d’habileté et qui a écrit Cinq ans chez les sauvages et Demi-Volupté.
« Il a lu des livres, beaucoup de livres ; et, miracle ! tous ces livres ne
l’ont pas troublé. Il voit, à travers eux, l’âme de leurs auteurs avec une netteté
qui effraie un peu, et déroute, par la complication, par la disposition variée de
mille détails. Ce sont des visions parfois géantes, avec des raccourcis de
perspective, et une farouche précision d’ironie ; certains ont comme un faux air
d’apocalypse ; M. La Jeunesse est le saint Jean de l’ironie. La clarté de sa
critique n’y gagne pas toujours ; telles visions sont confuses, quoique précises.
M. La Jeunesse entasse, avec un tact assez subtil mais avec un art consommé
d’architecte, les petits détails sur les jugements spéciaux ; le tout est solide,
mais écrase le lecteur par son abondance et sa multiplicité. M. La Jeunesse veut
être personnel, il y réussit ; mais il tombe parfois dans une originalité assez
disparate45. »
Parmi les humoristes, aussi, M. Frédéric Boutet. Les victimes
grimacent et l’Homme sauvage. Parmi les humoristes encore le
moraliste Claude Berton
(Au coin d’un bois, La conversion d’Angèle) et Μ. P.-J. Toulet (Tendres ménages, Mon amie Nane).
Citons encore Curnonsky, le collaborateur de Willy, Armory (En Débauches), il ne faudrait pas non plus oublier
Penses-tu réussir et Aimienne de Jean de Tinan, trop tôt disparu, et dont l’ironie sentimentale ne fut pas sans
influence sur ses amis. M. Henri Austruy avec l’Eupantophone et l’Ère Petit paon inaugure une ironie
mi-scientifique, mi-philosophique fort curieuse et attachante.
C’est de tous les genres le plus mal défini… Jocelyn, les chansons de
Bilitis, et le Visage Émerveillé sont des romans lyriques qui
ne se ressemblent guère. Néanmoins nous grouperons sous ce nom Le Visage
Émerveillé de la Comtesse Mathieu de Noailles dont M. Henry
Ghéon écrit : (Ermitage, 1904, octobre). « Rien de plus
souple, de plus brisé, de plus subtil et de plus strict que la prose de la petite
nonne imaginaire du Visage Émerveillé. On s’aperçoit que la
sonorité intéresse infiniment moins Madame de Noailles que la saveur des mots et que
le rythme. Pour ce qui est du rythme, voici une révélation ! elle corrobore tout ce
que j’ai dit de l’Ombre des jours. Il faut le proclamer, Madame de
Noailles écrit ses plus beaux poèmes en prose. Car, n’allons pas reprocher à ces
libres fictions
qu’elle nomme romans, pour “faire comme tout le monde”,
leur étrangeté, leur invraisemblance, leur “à-priorisme” absolu. Je le répète, ses
romans sont ses vrais poèmes. Mettons que dans les vers il y ait une trouvaille par
strophe ; dans sa prose il y en a une par mot : une trouvaille “poétique”. D’une
simple fantaisie comme le Visage Émerveillé, les plus beaux de ses
vers s’éclipsent. »
La Mère et l’Enfant, La Bonne Madeleine et la Pauvre Marie de Charles-Louis Philippe, d’un lyrisme intime si touchant, si grave, si
douloureux ; Chair de M. Eugène Montfort, Sylvie du même. Les trois petits romans fort surfaits de M. Francis Jammes (Clara d’Ellebeuse, Almaïde d’Entremont, Pomme
d’Anis) et son Roman du Lièvre appartiennent en partie au
roman lyrique. Ils ont un charme de vieillesse mélancolique, la grâce fanée des
anciennes étoffes, l’attrait d’une masure perdue et dont les toiles brillent à la
rosée, dans un massif lointain de platanes et de cèdres… Leur lyrisme hésitant et vif
tout ensemble, leur mélange d’ingénuité et de réalisme, leur manque absolu de mesure
et de goût leur ont valu une vogue éphémère. Ils méritaient plus et moins.
La Terre Éternelle de Paul-Louis Garnier est par
essence le roman lyrique. Un souffle soutenu, une incroyable richesse d’images, un
délire verbal qui se continue sans interruption marquent ce poème en prose. Nous
citons :
« Au-delà de la rude clarté des landes rouges, au-delà des peuples
d’oliviers, vers les confins de la mer bleue, jaillissait dans la splendeur géante
et lourde qui couronnait l’entassement de ses âges, Marseille ! Mon cœur chantait
dans le bruit lumineux des houles. L’Océan lointain des toits et des murailles de la
ville luisait comme un pays héroïque et fabuleux. À voir ainsi grandir dans l’heure
ardente le tumulte de ces forces de vie, on eût dit une symphonie éclatante et
cuivrée ! Mais j’écoutais déjà venir des clameurs confuses, et quand je pénétrai
dans tes murs, je reçus en moi la lumière de ta beauté, ô ville radieuse et
violente, intarissable source de naissances et de joies, femelle aux seins de soleil
et d’amour, aux entrailles ivres et palpitantes et torturées de remous passionnées,
ville au sexe de feu ! »
Et cette ardeur se perpétue durant trois cents pages, témoignage de qualités lyriques
peu communes.
C’est une forme nouvelle intermédiaire entre le poème et le roman. M. Gabriel Faure dans une lettre au Gil Blas en définit la
formule et énumère les principales réalisations. Nous citons :
« Notre collaborateur Jules Bois vient de recevoir la lettre suivante de M. Gabriel Faure, que nous publions bien volontiers, car ce jeune et
brillant
écrivain, auteur de la Dernière journée de
Sapho, de l’Amour sous les lauriers roses, donne lui-même
des exemples charmants de ce « roman artistique » dont il nous apporte ici une brève
esquisse :
Mon cher confrère,
J’ai suivi très soigneusement les feuilletons que vous avez consacrés à la vie
littéraire contemporaine, et je viens de lire, avec un intérêt tout particulier
vos deux articles sur le roman. J’approuve presque toutes vos idées ; et, si je
vous adresse ce mot, ce n’est point pour m’inscrire en faux contre vos
conclusions, mais pour vous signaler une omission que, j’en suis sûr, vous aurez à
cœur de réparer.
Vous n’avez pas dit un mot du roman que j’appellerais volontiers « artistique »,
et dont le Lys Rouge me semble le parfait et fort illustre
modèle. Certes, j’admire autant que vous les autres formes du roman
(psychologique, social, historique, etc.), et je n’en méconnais point le très
grand intérêt. Mais, à côté de ces œuvres, qui veulent soutenir une thèse,
combattre des idées, en un mot exercer une action, ne croyez-vous pas qu’il y a
place pour le roman d’art, lequel ne songe qu’à divertir le lecteur, à lui faire
passer une heure agréable, en lui racontant, dans la meilleure langue possible,
une histoire, véridique ou non, dont tout l’intérêt est dans le beau décor d’art
ou de nature qui l’enveloppent ? Vous allez me reprocher de prêcher pour mon
saint ; mais, vraiment, de quoi parlerait-on, si ce n’est de ce que l’on connaît,
et que défendrait-on, sinon ce que l’on aime ?
Un genre littéraire ou s’illustrèrent des hommes comme Flaubert, Anatole France,
Barrès et d’Annunzio, auquel nous devons des œuvres comme Bruges-la-Morte, le Passé Vivant et Domination — je cite au hasard celles qui ire viennent à la mémoire — me
semble avoir droit d’entrée dans votre citée littéraire. Et je m’étonne même que
celui qui écrivit les nobles vers de Hippolyte couronné et tant
de belles proses, ne lui ait pas réservé une place d’honneur.
Ajoutons à ces noms ceux d’Albert Erlande (Jolie Personne, Le Paradis des Vierges sages), de Mme Valentine de Saint-Point (Un Amour).
— Jules Garat (La Sonate de Hændel). — Alexandre Macedonski (Le Calvaire de Feu). Une Femme m’apparut de Mlle Vivien, L’Être Double de Μlle Riversdale, Le Cher
Sujet de P. Jaudon, peuvent se classer ici.
Nous connaissons mal notre littérature coloniale, et nous ignorons à quel point elle
est abondante. L’Anthologie que préparent Marius-Ary Leblond comblera, espérons-le,
cette lacune. Ne serait-il pas excellent de distribuer ce livre dans les écoles ?
Nulle œuvre ne saurait mieux exalter notre patriotisme : car c’est une des formes les
plus belles du génie français que cet instinct colonisateur qui fut toujours chez nous
une qualité non seulement essentielle, mais primordiale. L’étude de
la littérature et de l’art des siècles écoulés le prouve d’une manière éclatante. Et
ce sera sans doute le sujet de l’ouvrage qu’annoncent les Leblond : la Révélation de l’exotisme, où ils prétendent notamment établir que le
romantisme fut beaucoup moins inspiré de l’Allemagne que provoqué par un désir
d’expansion orientaliste.
Dans leur Anthologie, Marius-Ary Leblond rendent
un pieux hommage à
leurs devanciers. Ils vantent particulièrement Fromentin, dont les livres sur
l’Afrique sont des chefs d’œuvres, et Pierre Loti qu’ils admirent bien qu’ils aient
une vision opposée à la sienne, et moins fatale. Parmi les plus récentes productions,
ils mettent au premier rang, le Sang des Races de Louis Bertrand qui
est à leur avis, la plus substantielle composition sur les mœurs algériennes.
Pierre Loti, avec le Mariage de Loti, Ramuntcho,
Madame Chrysanthème, Azyadé, le Roman d’un spahi, Vers
Ispahan, est un des maîtres de l’exotisme.
Il faut aussi classer ici M. Félix Dubois, auteur de Tombouctou la
Mystérieuse.
La place que mérite M. Victor Barrucand dans la littérature
exotique est considérable non seulement par son roman occidental Avec le
Feu, mais parce qu’il dirige l’Akbar où il traite avec une
grande force de dialectique les questions de l’assimilation des races en Algérie et de
la pénétration française au Maroc. C’est dans l’Akbar que par les
soins de Victor Barrucand parurent les notes d’Isabelle Eberhardt,
cette femme étrange dont la vie est un roman palpitant, qui vécut en Algérie sous le
costume arabe et trouva la mort dans la catastrophe d’Aïn-Sefra. Ces notes forment un
volume, Dans l’ombre chaude de l’Islam ou dans une zouïya marocaine,
Isabelle Eberhardt est mise en scène. Beaucoup d’artistes exotiques connurent cette
« vagabonde au grand cœur ».
M. Arnaud, le poète des Feux
dans la Brousse, M. Marival, auteur de Chair d’Ambre (1900)
et de Le Çof (1902) à propos des incidents de l’affaire Margueritte,
et le critique M. Mahaut, et le peintre des déserts, Maxime Noiré.
En dehors de ce groupe, citons M. Jean Rodes, auteur d’Heures
d’Égypte (Ollendorff) et d’Adolescents (Mercure
de France), le premier Français civil entré à Figuig et qui fut correspondant
du Matin pour la guerre russo-japonaise ; M. Chazeray, qui écrivit
L’Oued-Mehlhouf et une sorte de composition lyrique intitulée Le Potier d’argile. Sorte d’Erckmann-Chatrian algérien, il composa,
soit sous son nom, soit sous celui de Père Robin, une foule de
contes et de dialogues pleins de finesse, de bonne humeur, d’ironie et de verve ; et
enfin, M. Louis Bertrand, dont on n’oublie pas les solides et forts
romans : Le Gardien de la Mort, La Cina, Le Rival de don Juan, Pepete le
bien-aimé. « Celui-ci se défend énergiquement de faire de l’exotisme et
prétend rechercher à travers la complexité algérienne le type et la mentalité
persistantes de la race latine dont il voudrait l’unification morale. Mais ceci
n’est qu’une direction intellectuelle qui ne peut altérer en rien le talent du
pittoresque romancier. »
Mme Myriam Harry qui est le seul romancier exotique qui rappelle
Loti, dans Passage de Bédouins et Petites Épouses
a publié récemment un roman d’une rare puissance, la Conquête de
Jérusalem.
Et il ne faut pas oublier M. Paul Vigné d’Octon qui
essaya — sans doute pour réagir contre l’exotisme de Paul Bonnetain qui n’était guère
qu’une amplification du roman naturaliste — de mêler quelque lyrisme à ses nombreux
volumes mi-pathologiques, mi-psychologiques : Chair Noire, Au Pays des
Fétiches, Fauves Amours, l’Amour et la Mort, Martyrs Lointains,
Terre de Mort, le Journal d’un Marin, etc., ni Francis
Jammes, dont l’exotisme est spécial et touchant, ni André Gide qui a
décrit Biskra et le désert, ni Claude Farrère dont les troublantes
Fumées d’opium vont révéler le nom, et dont les Civilisés sont une œuvre des plus fortes et des plus personnelles, ni Paul Claudel enfin, qui rapporta de Chine des notes qui formeront une
œuvre remarquable telle que nous devons l’attendre de l’auteur de la Connaissance de l’Est
46.
Quand nous aurons cité sans ordre, Jacques et Marie Nervat auteurs
de Célina Landrot (mœurs calédoniennes), Georges
Ducrocq auteur de Pauvre et Douce Corée, Paul
Reboux, l’évocateur de la Maison de Danses, nous reviendrons
à Marius-Ary Leblond qui semblent s’être consacrés au roman colonial.
En effet les auteurs de l’Anthologie, nés aux colonies méritent une large place.
Leur dernier livre, les Sortilèges, est, certes, leur
œuvre la plus complète. Il ne faut pas l’envisager comme un ensemble de nouvelles,
mais comme une étude divisée des quatre grandes races coloniales, présentée chacune
dans un petit roman dont l’intrigue est caractéristique des mœurs quotidiennes.
Chacune de ces parties présente un caractère qui est la synthèse d’une race :
Moutousami, Talata, Compère et Cafrine. Le portrait de Compère n’est pas loin d’être
un chef-d’œuvre. Le Chinois, pris seul, est ici dessiné avec une habileté saisissante.
Après la mélancolique destinée de l’Indien, les dramatiques irrésolutions de la
Malgache, passionnée de jalousie, l’histoire de Compère est tragique, celle de Cafrine
est joyeuse ; elles symbolisent l’esprit chinois et l’esprit cafre. L’optimisme, la
joie saine et franche, c’est ce que Marius-Ary Leblond veulent réaliser dans le roman
contemporain qu’ils ont raison de trouver trop triste. Les livres modernes poussent au
découragement, à la lassitude, ils décrivent avec complaisance l’universelle
neurasthénie. Le Zézère, la Sarabande ou les Sortilèges, font évoluer dans un décor de lumière des êtres heureux de
vivre, même au fort des plus réelles souffrances sociales ou amoureuses.
Le fatalisme, qui plane sur les Sortilèges, ne traduit que
l’instinct même du Chinois, du Malgache, du Cafre ou de l’Indien, qui se replient sur
eux-mêmes en présence des races étrangères. Il est le
malaise, la
faiblesse ethnique contre quoi notre influence peut réagir. Il n’a rien de commun avec
le fatalisme de Pierre Loti, qui n’exprime que sa propre résignation, individuelle,
devant la mort ? Pourquoi s’est-on désintéressé de l’exotisme ? Les Leblond pensent
qu’il faut en chercher la source dans l’attitude des Naturalistes absorbés à réagir
contre le clinquant oriental des fictions romantiques. Cantonnés dans les études de
mœurs parisiennes ou provinciales, « ils ne veulent pas percevoir tout ce que
l’exotisme a de social et d’altruiste en ce qu’il est une solidarité par la
sensibilité avec les autres races, dites inférieures de l’univers »
.
L’œuvre colonisatrice ne devient-elle pas admirable lorsqu’elle s’efforce à faire
pénétrer le génie français dans les pays indigènes ? Ce génie, le plus large et le
plus complexe, n’est-il pas le plus adaptable ? Wells et Novicow se plaisent à le
constater. Wells prévoit même — M. Gabriel Tarde l’avait prévu avant lui, — au cours
de ses Anticipations, le moment où la France aura conquis sur les
pays européens la plus complète suprématie intellectuelle. Or, c’est de ces sortes de
victoires que découlent la grandeur morale et l’importance géographique d’une nation.
Comment cette influence ne s’étendrait-elle pas aux races coloniales qui sont, les
unes, très profondément françaises, les autres prêtes à le devenir ? Les Leblond
affirment que l’assimilation de ces races
aux mœurs européennes est
parfaitement réalisable et logique : le tout est d’employer à la faire pratiquement
l’énergie dont on use pour attaquer les tentatives maladroites.
Le Français voyage peu. Il se désintéresse d’un extérieur inconnu. En dehors d’un
cercle de villes où il a coutume de retrouver ses habitudes, il lui déplaît de
s’aventurer. Nous nous félicitons de rencontrer des voyageurs comme MM. Georges de La
Salle, Pierre Mille, Raymond Recouly, Giffard, Villetard de Laguérie, Ludovic Naudeau,
Jean Rodes, qui rapportent les documents les plus précieux pour notre curiosité. Une
des grandes nécessités de la colonisation est de forcer la France à prendre conscience
de la complexité de l’univers. M. Maurice Barrès distingue une dissemblance entre deux
races européennes (Au service de l’Allemagne), et conseille aux
Français de rester en Alsace pour imposer notre esprit et nos mœurs.
Ne pensez-vous pas que cet esprit s’imposera à plus forte raison sur des races
hésitantes, puisqu’il apportera les germes d’une civilisation ? À rester chez soi, à
jouir de la fortune d’un pays, on laisse son cerveau s’ankyloser. L’exercice est
nécessaire à l’intelligence comme aux muscles. La France est comme un cœur trop lourd,
gonflé d’un sang riche qu’il faut laisser circuler librement par des artères
nouvelles.
Le vieux pêcheur des Noces Corinthiennes n’a pas tout
à fait tort de s’écrier :
Ne faut-il pas rechercher l’origine de l’envahissement des lettres par les femmes
dans une décadence passagère de roman, venue
1º De l’industrialisme ;
2º De l’abus des descriptions mondaines, légères, élégantes, ironiques, etc.
La force étant absente des romans actuels, les femmes devaient être tentées d’en
écrire. Elles y réussirent tout aussi bien que la plupart des écrivains à la mode, et
elles hâteront peut-être la rénovation du roman en ceci qu’elles en écriront
elles-mêmes d’excellents, et qu’elles obligeront les romanciers à chercher une autre
forme plus énergique et plus puissante. D’ailleurs, les femmes ont de tout temps
envahi la littérature. Voici, à titre de document, les noms des principales femmes de lettres de 1800 à 1900 :
« Mme de Genlis. — Mme de Stael. — Mme Cottin. — Mme de Montolieu. — Mme Sophie Gay. — Mme de Duras. — Mme d’Hautpoul. — Mme de Krudener. —
Mme Georgette Ducrest. — Mme de
Souza. — La Contemporaine. — Mme la duchesse d’Abrantès.
— George Sand. — Mlle Hortense Allart. — Mme Mélanie Valdor. — Mme Jenny Bastide. — Mme Dupin — Mlle Émile de Girardin. — Mme H. Armand. — Mme Charles Reybaud. — Mme Ancelot. — Mme Desbordes-Valmore. — Mme Ulliac-Tremadeure. — Mme Élisa Volart. — Mme Amable Tastu. — Mme la comtesse Merlin.
— Mme d’Aboville. — Mme la comtesse Dash.
— Mme Jane Dubuisson. — Mme Eugénie Éva.
— Mme Sophie Panier. — Mme Hermance
Lesguillon. — Mme Sophie Crombach. — Mme Alida de Savignac. — Mme Aurélie de Soubiran. — Mme Edmond Adam. — (Juliette Lambert). — Mme Urbain Rattazi, (princesse Marie de Solms). — Mme Clémence Badère. — Mme Roger de Beauvoir. — Mme Gustave Haller. — Mme Gyp (comtesse de
Martel). — Mme Rachilde. — Mme Henry
Gréville. — Mme Daniel Lesueur (Jeanne Loiseau). — Mme Marie Lafon. — Mme la comtesse Rostopchine.
— Mme J. de la Vaudère. — Mme Marni.
— Mme Judith Gautier. — Mme de Peyrebrune.
— Mme V. Laya. — Mme Gabrielle Réval.
— Mme Bentzon. — Mme Marc de Montifaud.
— Mme Caro. — Mme Camille Perl, etc.47 »
Que de noms oubliés déjà figurent dans cette énumération si incomplète. Nous ne
pourrons étudier
chacune des romancières nouvelles. Elles forment une
majorité dans les lettres nous ne nommerons encore que les principales.
« Ce qui fait, — dit Stendhal — que les femmes, quand elles se font auteurs,
atteignent rarement au sublime, c’est que jamais elles n’osent être franches qu’à
demi : être franches serait, pour elles, comme sortir sans fichu. »
Ceci
n’est plus vrai de nos jours. Mme Rachilde, la première, osa être
sincère. On l’a suivie. Le succès actuel de la littérature féminine n’est dû qu’à la
franchise — on aurait dit jadis l’impudeur — avec laquelle les femmes se représentent.
Lorsque les psychologues s’attardaient à dépeindre une héroïne
légère ou perverse, on se révoltait contre ce parti pris, ce manque d’indulgence…
Certes Stendhal exagérait volontiers son dédain pour les femmes artistes, et les pensées réunies par les soins de M. Jules Bertaut sont à ce sujet un
document curieux. Mais quand il déclare : « La fidélité des femmes dans le
mariage lorsqu’il n’y a pas d’amour, est probablement une chose contre
nature »
ou « la seule chose que je voie à blâmer dans la pudeur,
c’est de conduire à l’habitude de mentir… »
il exprime la thèse que
développent le plus complaisamment nos femmes de lettres.
Nous avons déjà cité Mme Rachilde, la comtesse de Noailles Mme Nervat. Les femmes qui écrivent ont une tendance à se raconter ou à faire croire qu’elle se racontent que la littérature
objective n’est pas faite
par les femmes. Leur incurable romantisme, que
M. Maurras leur reproche tant, les en éloigne. La Nouvelle Espérance et
la Domination de Mme de Noailles affectent l’allure de
confessions.
Mme Claude Ferval (baronne de Pierrebourg) a
tenté le roman philosophique dans Le plus Fort. Elle l’a tenté avec
succès. Ce livre, bien qu’écrit un peu lourdement, mérite de retenir l’attention. Il
ne manque pas de puissance, et la lutte psychologique qu’il étudie est d’un éternel
intérêt. Le dernier roman de Μme Claude Ferval : Vie
de château, « est des plus hardis »
avec son héros dont
l’honneur « conjugal » ne devient chatouilleux qu’après fortune faite48.
Mme Marcelle Tinayre, qui écrivit Hellé et l’Aventure de François Barbazange, tient surtout sa
réputation du succès de la Maison du Péché.
Mme de Régnier (Gérard
d’Houville) est l’auteur de deux romans, l’Inconstante et Esclave.
L’inconstante, — Gillette — est un caractère parce qu’elle n’en a pas. Elle est, au
fond, très séduisante, très femme, et elle constitue un type gracieux, bien observé,
qui n’est pas loin d’être parfait. On sent exister Gillette dans l’Inconstante, on voit moins les autres personnages.
Défaut
féminin. Les femmes ne peuvent guère mettre en relief plus d’un personnage. Elles
composent leurs romans avec maladresse. Celui-ci n’est pas tout à fait sans harmonie,
mais il y a des longueurs. Le chapitre où les deux femmes, à la campagne, se confient
leurs amours est trop étendu et trop en dehors du sujet. L’histoire rétrospective de
Gillette ne paraît pas non plus à sa place. Mais l’écriture est souple, large,
cadencée, prenante. Elle fait prévoir ce second livre, où l’on voit la femme sous un
autre aspect, ce livre plus profond et plus humain, plus douloureux aussi, Esclave.
Esclave est un des meilleurs livres publiés récemment. Il a le
mérite d’une grande audace et d’une véritable originalité. Il est écrit dans un style
limpide, imagé qui apparente Mme de Régnier aux plus purs
écrivains classiques. À force de s’exclamer que l’opinion est favorablement disposée
envers les femmes du monde, on se croit obligé de diminuer leurs œuvres en les
plaisantant. Certes, on aurait tort de considérer Esclave comme un
roman, mais c’est une nouvelle qui, un peu moins développée, eût été parfaite. Les
livres parfaits se comptent ou plutôt ils ne se comptent guère… Écoutons les femmes
disserter sur l’amour et chérissons ces silhouettes gracieuses que dessine Mme de Régnier : elles portent au visage le reflet d’une âme
véritable.
Mlle Judith Cladel a débuté par les Confessions d’une Amante
qui sont à rapprocher des meilleures pages de Mme Marni.
Mme Colette Willy dont on sait la collaboration
aux œuvres de son mari a réuni en volume les plus exquis dialogues de
Bêtes. Ce livre pourrait bien être un chef-d’œuvre.
Les bêtes, dans ces dialogues, s’expriment en un langage délicieux et coloré.
Qu’elles paressent quand le dîner est en retard, ou qu’elles songent
devant le premier feu, qu’elles s’effarent pendant le
voyage ou qu’elles échangent de puériles sentimentalités,
elles disent les choses les plus exquises et les plus émouvantes. Je ne sais pourquoi
nous eûmes envie d’étudier ce livre avec le plus grand sérieux. Mon Dieu ! peut-être
parce qu’il s’en dégage une philosophie douce, une mélancolie pénétrante et parce que
certaines pages sont admirables. Voici comment Toby-Chien voit sa maîtresse :
« Elle s’assied dans le mouillé, regarde en avant d’elle comme si elle
dormait ; ou bien se couche à plat ventre, siffle, et suit une fourmi dans l’herbe ;
ou arrache une poignée de serpolet et la respire ; ou appelle les mésanges et les
geais, qui ne viennent jamais d’ailleurs. Elle porte un arrosoir lourd qu’elle verse
en mille fils d’argent glacé, qui me donnent le frisson, sur les roses ou dans le
creux de ces petites auges de pierre, au fond du bois. Tout de suite je m’y penche
pour voir la tête du bullbringé venir à ma rencontre, et pour y boire l’image
des feuilles… Quelquefois, accroupie, acharnée, elle gratte la terre,
peine, sue, et je m’anime tout autour, dans la joie d’une besogne utile qui m’est si
familière… Qui m’expliquera le peu de fermeté de ses desseins ? Voilà qu’elle tombe
sur son derrière, brandissant une herbe à racine chevelue, et s’écrie : “Je la
tiens, la rosse !” »
Mme Claude Lemaître (Le Cant,
L’Aubaine, Cadet Oui-Oui) garde, en ce temps de confessions réalistes, une
sentimentalité nuancée, délicate, un art très sincère d’analyse et de composition.
Mme Georgette Leblanc, a pris une excellente
place dans la littérature féminine, dès son premier livre. Le Choix de la
Vie c’est la simple histoire de la rencontre de deux femmes : l’une élégante et
lettrée, l’autre un peu primitive, jolie, naïve et malheureuse. Transformée,
« civilisée », cette jeune paysanne reprend conscience d’elle-même et devenue
« indulgente » pour la beauté des autres, admiratrice même de cette beauté et par
conséquent délivrée du souci d’être mal jugée, indépendante enfin, armée d’une
conception de l’honneur plus personnelle et plus fière que celle qui lui était
imposée, elle connaît des bonheurs insoupçonnés, une quiétude profonde et douce.
On peut reprocher à Mme Georgette Leblanc d’avoir choisi une
héroïne trop banale et chez qui il ne pouvait être intéressant d’éveiller une
personnalité. Mais Mme Georgette Leblanc répondra sans doute
que, comme Jean-Jacques Rousseau le pensait pour les hommes,
« toutes les femmes sont nées naturellement bonnes »
, que les
conventions seules les ont habituées à de la méfiance ou à de l’envie, et qu’une
tendresse continue doit faire renaître tous les bons instincts qui sommeillent en
elles. Elle répondra aussi que le fait d’être sans caractère constitue un
« caractère » spécial, et que tous les personnages sont intéressants lorsqu’ils
dégagent de la beauté.
Mlle Yvonne Vernon, auteur d’un émouvant,
enthousiaste, lumineux et harmonieux recueil d’impressions (Terres de
Lumière), a repris le roman provincial dans Claire Maret.
Minutieusement, avec un don d’analyse très pénétrant qui la fait originale parmi les femmes qui écrivent, elle sait se garder du
lyrisme inopportun et noter les seuls détails caractéristiques.
Les rares souplesses lyriques, le don d’images nettes, qui sont représentatives de
Mlle Renée Vivien poète, revivent dans La Dame à la Louve et Une Femme m’apparut avec son
mépris pour la force virile et sa même piété pour la Vénus de Mytilène. L’Impossible sincérité de Mme Hélène de Zuylen
de Nyevelt marque un poète douloureux et humble devant l’éternel mystère des
âmes étrangères l’une à l’autre. Il faut mettre hors de pair, Hiésous de Pierre Nahor (Émilie Lerou). Mlle Paule Riversdale a donné l’Être Double. On n’a pas
assez remarqué l’Inaccessible, un inquiétant aveu sur le mystère de
la
volupté et l’énigme des sens ? C’est peut-être le plus féminin des romans modernes, le plus amèrement sincère, l’appel le plus
désespéré qu’a jeté Mme Bertrand de Jarzé.
Nous n’avons pas prétendu citer ici toutes les femmes romancières, si nous nous
souvenons de Mme J. H. Caruchet, dont l’Ensemencée prouvait une observation aiguë et nerveuse, de Mme Danielle d’Athez qui écrivit d’aimables romans, que de femmes oubliées au
cours de cette étude qui ont peut-être du talent et certainement du génie.
Dans cette brève revue des genres où nous avons omis le roman psychologique et le
roman de la vie moderne, « le roman » sans sous-titre, nous avons oublié de nombreux
auteurs. D’autres n’ont pas été suffisamment caractérisés qui cultivèrent plusieurs
genres. Nous allons essayer de définir les principaux de ces écrivains. Il est évident que nous ne mentionnons point ceux dont la réputation est antérieure
aux limites de notre travail.
René Boylesve. Romancier et conteur léger, il débuta par des
pastiches, des « Novelle ». Il a été un des premiers à ne plus
écrire des pages psychologiques,
mais il a animé ses personnages d’une
mimique — un peu compliquée — et telle qu’il est facile pour le lecteur de déduire, à
cause d’elle, le caractère de ces personnages. Les livres de M. René Boylesve, comme
la Becquée, le Parfum des Îles Borromées, Mademoiselle
Cloque, Le Bel Avenir ou l’Enfant à la Balustrade, survivront
sans doute. On a souvent dit que M. Boylesve présentait ses héros à la façon de Balzac
et qu’on les voyait trop bien pour les oublier. Dans son dernier livre, l’Enfant à la Balustrade qui n’est qu’un recueil de sensations enfantines, on
peut s’étonner de l’ironie savante dont fait preuve un jeune observateur aux jugements
si rapides et si exacts. Le héros n’écrit-il pas : « Cette pudeur soudaine à
prononcer un nom est une nuance sentimentale que les enfants saisissent très bien,
etc… »
(p. 189). M. Boylesve a pressenti la critique qui devait lui être
faite.
Très érudit, très curieux, tout en esquissant des portraits typiques, en racontant
une intrigue quelconque — volontairement banale et qui bouleverse des existences —
M. Boylesve a symbolisé les angoisses d’un enfant devant la vie, son désir d’un idéal,
et son cri douloureux et puéril vers la statue qui domine les foules, est la
conclusion nécessaire, profonde et ne prouvant rien.
Camille Mauclair. Après avoir tenté les formes les plus audacieuses
et jusqu’au lyrisme dans l’Orient Vierge
et aux contes philosophiques et légendaires (Les Clefs
d’Or), M. Camille Mauclair a écrit les Mères Sociales qui est
un excellent livre — et que l’Académie Goncourt n’a pas couronné. — L’intelligence de
M. Camille Mauclair le pousse à soutenir des thèses, à développer un sujet par
arguments plutôt qu’à le raconter49. Il est trop rapidement séduit par les Idées, voilà ce qui explique
le chemin accompli depuis Éleusis. De la cité intérieure il est allé
à la cité future. Dès le Soleil des Morts, on pouvait prévoir
l’évolution finale de cette intelligence souple, riche, subtile. D’où ses
contradictions plus apparentes que réelles. Il aboutit au socialisme. Lui-même ne peut
affirmer qu’il s’y maintiendra. N’importe, M. Camille Mauclair peut se vanter d’être
un des plus dévoués « serviteurs de la Beauté » et pour parler avec Nietzsche, il
demeure plus « inactuel » qu’il ne pense.
Robert Scheffer est de la génération symboliste. Si nous l’avons
rangé parmi les jeunes, c’est que comme Camille Mauclair et René Boylesve, il est
resté l’homme des jeunes revues et l’ami de la jeunesse. C’est là une qualité, et nous
ne leur en faisons pas reproche. Leurs noms sont assez estimés aujourd’hui pour qu’ils
n’aient plus besoin de solliciter
la jeunesse. C’est donc une belle
sympathie qui les attire vers les générations nouvelles.
Robert Scheffer est un écrivain compliqué. Il n’a jamais été simple. Il a beaucoup de
talent et il en aurait plus encore s’il n’obéissait pas à son style. Ses livres
n’émeuvent pas. Ils dépeignent, avec élégance, des choses factices. Le Péché Mutuel et Mme Larme sont des tours
de force. Robert Scheffer est un déformateur prestigieux. Cependant sa dernière œuvre,
les Frissonnantes, est un recueil de nouvelles fortes, harmonieuses,
vivantes et colorées. Néanmoins Grève d’Amour et
Le Prince Narcisse nous paraissent caractériser mieux ses goûts et
sa manière discrète, souriante, voluptueuse, affable et compliquée. C’est du
dix-huitième siècle avec une pointe de « chinoiserie ».
André Couvreur. Lorsque Bourget fait parler ses héros, il nous
explique selon la méthode psychologique, par des déductions les paroles prononcées.
Mais toutes les déductions sont réfutables. Les personnages de Couvreur nous sont
présentés différemment. Nous les connaissons soudain par une description rapide qui
saisit les traits principaux du visage, l’aspect sain ou maladif des individus, et qui
est la d’un diagnostic. Dès lors, nous devinerons leurs instincts, et
leurs gestes nous avertiront de leurs pensées. Ils sont esclaves d’un tempérament.
Cette littérature est trop directement influencée
de Moreau de Tours, et
plus près de nous, de Raymond, Dejerine ou Grasset. M. André Couvreur, dans les Dangers Sociaux, a fait souvent œuvre de conférencier. Il le fait
d’ailleurs avec autorité, et son style, qui semble s’être allégé ces temps derniers,
n’a jamais manqué de force. Son dernier livre, Caresco surhomme, est
une débauche d’imagination. Cela reste un peu vague comme portée.
Henry Bordeaux : Il est déjà officiel et célèbre. On lui a reproché
sa monotonie qui n’était qu’un excès d’harmonie. Après le Pays
Natal, il a montré par le Lac Noir qu’il pouvait, tout comme un
autre, prétendre à la couleur. C’est un écrivain honnête dans tous, les secs. Il a le
respect de la tradition morale et littéraire. On peut d’abord ne pas apprécier toute
la force contenue de son talent. Il vous oblige à le relire. Il a quelques-uns des
dons de Fromentin, avec moins de chaleur. Le critique est notoire. M. Henry Bordeaux
est un des maîtres de ce soir.
Paul Brulat : M. d’Alméras nous a raconté les débuts de M. Paul
Brulat, Cette existence, assez tumultueuse, est bien celle que devait vivre l’auteur
de l’Eldorado.
Malheureusement engagé dans la débâcle romantique et dans l’erreur naturaliste,
M. Brulat est capable d’une œuvre supérieure à la Gangue, cette
réalisation de la préface de Lucrèce Borgia.
Saurait-on
reprocher à M. Paul Brulat d’avoir été souvent d’une sincérité trop crue dans ses
peintures ?… M. Paul Brulat est un artiste violent. Il ne sait se contenir, et il nous
a révélé dans l’Eldorado l’évolution de ses croyances sociales.
M. Paul Brulat fut un peu anarchiste. Il se rit aujourd’hui des rêves utopiques qui
proclament l’égalité de tous les hommes, et, certes, c’est une idée bizarre et
poignante que celle de ce vaisseau abandonné en mer, livré aux vagues furieuses d‘un
orage, et dont les passagers deviennent égaux devant la mort. Toutes les morales
disparaissent. Les mauvais instincts seuls font agir les hommes. La force brutale
terrifie et domine en despote. Le bateau devient une île où se meut un monde primitif.
Et c’est un symbole énorme, exagéré, d’un stupéfiant relief.
Ceux-ci sont déjà en dehors de la « jeunesse littéraire ». Ce sont des cadets, sinon
des aînés. Celui qui devait indiquer une voie nouvelle et qui disparut trop vite
est :
Jean de Tinan. « Ce fut un vrai jeune homme que ce Jean de
Tinan qu’une mort prématurée enleva aux lettres sans qu’il ait eu le temps de leur
donner l’œuvre que promettait son talent précoce en espérances qui, déjà se
réalisaient… … Il ne partageait des contemporains d’Hernani ni leur
exaltation, ni leur intolérance, ni leur truculence,
ni leur
mélancolie. Il n’était ni satanique, ni byronien, ni moyenâgeux, ni clair de lune…
Jean de Tinan, au contraire, aimait la vie quoi qu’on ait pu dire d’elle, et bien
résolu à ne point la prendre sur sa mauvaise réputation et à l’éprouver par
lui-même, en jeune homme, quitte ensuite à la juger en homme50 »
, cet amour de la vie le poussa à réagir contre le
romantisme. Il fut le créateur d’une sorte d’ironie sentimentale et d’un style trop
rapide, mais si exact à évoquer les éphémères de l’âme et de Paris. Penses-tu, Réussir et l’inachevée Aimienne ont eu des
imitateurs ! Il aurait fait école…
Pierre de Querlon : « mort si prématurément le 7 juin 1904 à
l’âge de vingt-quatre ans, laissa la matière de trois volumes… Vivre peu, vivre
bien, intensément, se condenser en un art très pur de fond et de forme, très humain,
mais aussi élégant que possible (car il n’avait pas le temps de commettre des fautes
de goût), telle était la religion de cet écrivain charmant. Et près de lui, la main
sur son épaule on devine la petite Livia, une silhouette légère, aussi vivante,
aussi souple, aussi naturellement danseuse qu’il était naturellement poète. On la
voit comme la fille de son cerveau ; elle sort de sa petite maison où demeure un
escabeau mystérieux, siège toujours vacant offert aux haltes funèbres de la
trahison… ou de la mort. La grande traîtresse est en effet venue
s’asseoir au foyer de la petite Muse, la folle du logis qui dansait s’est couchée
sous des linges blancs, fleur gisant dans la neige, et le poète n’est plus. Ils sont
partis pour le pays de l’éternel hiver… ou de la gloire, cet éternel printemps51. »
M. Pierre de Querlon s’est complu à observer l’humanité par le gros bout d’une
lorgnette. Et il a ri des gestes diminués, des pensées diminuées, des décors diminués.
Doucement ironique, il copia le paysage japonais qu’il aperçut. Il le fit avec talent,
avec beaucoup de talent, se joua des phrases jolies qui donnent aux sentiments
profonds des allures d’écoliers en maraude, et nous conta une petite histoire qui
n’avait l’air de rien, et qui était toute la vie.
M. Pierre de Querlon était d’une originalité précoce.
J. A. Coulangheon. M. Jules Claretie a dit de lui dans le Temps : « J’avais vu couronner ce jeune homme au Concours
Général. J’avais lu ses premiers vers (Mme Bartet les possède).
Il avait écrit une excellente étude des mœurs des petites villes, Les
Jeux de la Préfecture. Il rêvait de faire, comme on dit, du
théâtre, et ses premiers essais annonçaient un observateur, des succès
futurs. Beaucoup de mélancolie, une sensibilité douloureuse, des traits à
la Flaubert, un pessimisme attendri caractérisaient ce jeune homme.
Anatole France lui dédiait une des nouvelles de son dernier volume, Riquet, celle qui vient après Crainquebille. La jeune
littérature perd une force. »
J. A. Coulangheon — qui a subi l’influence
d’Anatole France, — laissa trois volumes, l’Inversion sentimentale, Les
Jeux de la Préfecture et Le Béguin de Gô. Ce dernier parut
neuf jours avant sa mort. C’était un esprit fin, ironique, assez âpre parfois et
saturé de littérature. Ses ouvrages sont pleins de talent, et il n’est pas douteux que
bientôt sa personnalité se fût affranchie et qu’il eut donné des œuvres très
remarquables.
Jean-Louis Talon est mort le 14 mai 1904 au Sanatorium de Dienne
(Calvados). Un livre lui valut une réputation, La Marquesita. C’est
un roman d’une puissance étrange d’évocation. Toute l’Espagne moderne avec son aspect
bigarré, ses joies bruyantes et populaires, ses haines tragiques, revit ici. M. Ernest
La Jeunesse, en termes émus a salué la disparition d’un bon romancier poète.
G. Binet-Valmer : Il fut le fondateur d’une excellente revue : La Renaissance Latine, qui essaya de reprendre, hélas ! en vain le
grand programme de Castelar, au point de vue éthique, littéraire et politique. Il a
donné deux romans que l’élite a fort vantés, Le Sphinx de Plâtre, et
le Gamin Tendre. Ce
dernier obtint à la fois la faveur
publique et l’attention des philosophes, comme M. Tarde, des universitaires, comme
M. Faguet. Depuis deux ans M. Binet-Valmer n’a rien publié. Il n’imite pas la hâte
dangereuse des jeunes gens. Souhaitons que son prochain livre, les Métèques, soit une belle œuvre. Il récompensera son attitude sans concession,
sa dignité d’écrivain, à une époque veule, lâche et désordonnée.
Marcel Boulenger : Il suffit de se reporter au chapitre La Critique pour connaître les théories d’art de M. Marcel Boulenger.
M. Marcel Boulenger est un heureux. La chance lui a vite souri. Le succès est venu à
lui, — et c’est justice.
M. Marcel Boulenger est un « jeune », et bien que ce qualificatif ait été jusqu’alors
employé pour désigner les inconnus quelque vieux qu’ils fussent, M. Marcel Boulenger a
trente ans. Il a publié quatre romans délicieux où ne se trouve nulle métaphysique
compacte — ce qui dénote de la modestie — et qui ont le rare mérite d’être écrits en
français. M. Marcel Boulenger, qui connaît notre belle langue et l’étudie tous les
jours, ne s’est jamais montré critique tendre à l’égard des solécismes d’autrui.
Peut-être eut-il tort : il est des romanciers qui doivent ne pas trop songer à la
forme, mais achever leur œuvre, si énorme qu’elle puisse être. Cependant il faut
féliciter M. Marcel Boulenger de se soucier du style assez pour nous donner des livres
parfaits à ce point de
vue et qui permet d’en présager d’autres
semblables. La différence entre Le Page et Couplées est frappante. Les fâcheuses assonances qui émaillaient ce livre-là
ont disparu dans ce livre ci, et la tournure des phrases est maintenant plus aisée et
plus alerte.
Saint-Georges de Bouhélier : on sait que M. Saint-Georges de
Bouhélier est le dernier chef d’école et qu’il compte de fervents disciples. L’école
naturiste a produit d’excellents artistes, parmi lesquels MM. Maurice Le Blond et
Eugène Montfort. M. Saint-Georges de Bouhélier débuta fort jeune et causa une
révolution dans les lettres. Son audace, sa franchise et peut-être aussi son orgueil,
lui valurent de nombreux ennemis, mais il faut reconnaître que le chef des naturistes
répondit chaque fois aux attaques par de nouvelles œuvres, et il faut louer cet
écrivain tenace et laborieux. Ses romans, un peu confus, ont de l’intérêt, de
l’émotion, de la sincérité. Lucie, fille perdue et criminelle, est
le meilleur.
Charles-Louis-Philippe : avec une large pitié fraternelle, un cœur
infiniment troublé, une sensibilité riche d’images neuves et de perpétuelles
associations d’idées et de mots originales, se faisait l’historien des âmes
craintives, des existences perdues et désemparées : Bubu de Montparnasse,
le Père Perdrix, Marie Donadieu : Il faut le citer.
« — Ah ! petite Margot, tu es charmante et douce. Tu as l’une des âmes
les plus belles, parmi les femmes que j’ai rencontrées. Tu ris avec ta petite bouche
et tes jolies dents. Tu embrasses les hommes comme du bon pain. Tu fais tout ce que
l’on veut. On peut te dire des paroles touchantes, car tu as l’air de les sentir. Tu
as des petits seins fermes et ronds qui me font penser aux seins de mes petites
amies d’autrefois qui avaient seize ans. Tu es si petite que l’on ne te prend pas au
sérieux. Petite Margot ! petite Margot ! Petit jouet, petite femme, voici quelle
sera ta destinée.
« Et j’ai pensé à toi avec de la pitié. Tu es semblable à la brebis qu’un boucher
mène à l’abattoir et qui, ne sachant pas où elle va, est heureuse de marcher. Petite
Margot, ton boucher est un gros boucher rébarbatif qui s’appelle : la Société. Il
attache des petites femmes à sa grosse corde et les conduit à la mort. Il leur tond
leur pauvre laine chaude, il les soulève, il les couche et il les tue. Et quelque
jour, sur une table de dissection, des carabins, en ricanant, ouvrent leur ancien
corps vivant de petites Margot de quarante sous… »
Marius-Ary Leblond : Dira-t-on les frères Leblond comme on dit les
frères Rosny ou les frères Margueritte, comme on a dit les frères Goncourt ? Ce sont
surtout des romanciers coloniaux et ils sont en passe de compter parmi les meilleurs
romanciers coloniaux
français. Nous les étudions plus spécialement dans
le chapitre réservé à l’exotisme. L’Académie Goncourt ne leur a pas donné son prix,
malgré l’opinion de l’élite qu’une enquête nous a fait connaître, enquête qui leur
valut l’unanimité des suffrages et qui permit à M. J.-F. Raffaelli d’écrire cette
belle page :
« Je me suis enivré à la lecture du Zézère, des frères Marius-Ary
Leblond, et de leur Sarabande. Le premier de ces livres me semble
un petit chef-d’œuvre !
« J’ai beaucoup réfléchi sur le Beau et j’ai cru pouvoir conclure que toute beauté
se codifie sous la forme d’un rythme : nous avons du génie si nous avons, à quelque
moment, créé un rythme, en art, en littérature, en morale, en tout. — Et si ce
rythme est en harmonie avec le rythme des mondes qui s’évitent, c’est-à-dire avec
l’ordre éternel.
« Les Marius-Ary Leblond, créoles, nous ont apporté un rythme inconnu chez nous. Ce
sont des créateurs. Leur forme, la couleur de leurs sentences, le mouvement de leurs
phrases nous laissent dans l’esprit un rythme nouveau qui est un progrès acquis par
nous et que nous leur devons.
« Mon vieil ami Edmond de Goncourt, à la mémoire duquel je garde tant d’affectueux
respect, aurait aimé se retrouver physiquement dans le plus grand des frères Leblond
et retrouver son frère dans le plus jeune. »
Charles-Henry Hirsch : Nous avons vu M. Hirsch,
romancier symboliste. Nul ne pouvait croire qu’il atteindrait au succès près du grand
public. Or, il a publié Eva Tumarche, La Demoiselle de Comédie, Le Tigre
et Coquelicot, Pantins et Ficelles, des romans réalistes et ironiques qui
apportaient du nouveau. Il a vu les milieux dits excentriques avec
le regard d’un Nietzschéen, et il nous les a présentés simplement avec un humour
ingénu, bien français et bien personnel. Ça ne paraissait pas littéraire tout d’abord,
et puis on s’aperçut que c’était de la littérature très habile et très complexe. Dans
un quotidien du matin qui fut jadis littéraire, M. Charles-Henry Hirsch reste un des
derniers littérateurs.
André Lebey. Le précoce enfant des lettres, des Premières Luttes est surtout un historien, du moins il semble, après son Essai sur Laurent de Médicis et son Connétable de
Bourbon, qu’il doive se consacrer surtout à l’histoire. Ce n’est pas que ses
romans n’aient de fort remarquables qualités, l’Âge où l’on s’ennuie
et les Pigeons d’Argile sont des livres qui ne pouvaient passer
inaperçus. La critique a été unanime à reconnaître leur originalité, et l’harmonie de
leur style. Mais précisément parce que M. André Lebey apporte dans l’histoire ses
qualités de romancier et qu’il sait « présenter » ses personnages et les faire se
mouvoir dans des décors habilement reconstitués, c’est parce que c’est
un
merveilleux évocateur que nous souhaitons qu’il se consacre exclusivement à
l’histoire.
Eugène Demolder après cette éblouissante, ardente et puissante
évocation de la Hollande de Rembrandt, la Route d’Émeraude nous a
donné un roman excellent, le Jardinier de la Pompadour.
M. Eugène Demolder a décrit des coins de province d’un réalisme archaïque et
délicieux. Tiennette Lampalaire, la tante Monneau, et le pittoresque Agathon Piedfin
sont d’ silhouettes.
Certaines pages sont troublantes et la crudité des phrases paysannes n’est pas
déguisée, mais quels savoureux Noëls M. Demolder a dénichés dans les
chansons de jadis ! Et puis la fin est d’une mélancolie poignante… M. Demolder nous
fait presque regretter que nos pères aient fait la Révolution puisqu’ils ont détruit
tant de croyances légères et de mœurs précieuses, comme ils ont tué nos amis Jasmin et
Martine… Il faut lire le Jardinier de la Pompadour, on revit toute
l’ancienne élégance et tout le charme du passé.
Pierre Villetard : On avait aimé le premier livre de M. Pierre
Villetard, M. et Mme Bille, on s’étonne
aujourd’hui de ne pas l’avoir assez remarqué. La Maison des sourires
montre tout à fait ses belles qualités que l’on avait seulement devinées, Le livre
de M. Pierre Villetard est d’une enveloppante suggestion. Il s’en dégage
une volupté spéciale, un peu mystérieuse. Pas d’audaces blâmables… Un très bon livre,
d’un style harmonieux et souple encore que dominé par quelques influences. Mais nous
verrons bientôt M. Pierre Villetard, romancier personnel, nous donner l’œuvre que nous
sommes en droit d’attendre et qui le classera parmi nos meilleurs écrivains.
A. Gilbert de Voisins : C’est un des stylistes les plus précis de
la jeune génération. Sa phrase, un peu complexe, se balance avec une harmonie
particulière. M. A. Gilbert de Voisins est surtout un artiste. La partie psychologique
de la Petite Angoisse paraît faible à côté des évocations savantes
de Pour l’amour du Laurier. M. A. Gilbert de Voisins est un peintre,
un « descriptif », c’est aussi un ironiste. Sa dernière œuvre est, dit Rachilde,
« un tour de force »
. C’est peut-être là son défaut. La littérature
de M. A. Gilbert de Voisins est encore trop de la Littérature, mais
les admirables qualités qu’elles décèlent nous font espérer l’œuvre digne de
l’écrivain que M. A. Gilbert de Voisins doit être.
P.-J. Toulet : P.-J. Toulet est l’un de nos écrivains les plus
spirituels. Il anime des fantoches de telle sorte que nous les voyons évoluer et qu’il
semble que chacun d’eux ait été par instants notre compagnon
de route.
Nane est une délicate et futile compagne. On n’ignore pas que c’est un jouet et on lui
donne quand même Un peu de son cœur, et voici que l’on se prend à souffrir et qu’on
raille cette souffrance pour avoir l’air « bien parisien ». Soyons Parisiens à
l’exemple de P.-J. Toulet et nous pourrons soutenir ce vieux renom d’esprit
particulier et de finesse qui nous a valu la complaisante admiration des deux mondes.
Rachilde affirme que vouloir citer les jolis mots de P.-J. Toulet, c’est vouloir
recopier ses livres. Conseillons donc au public de lire, aux heures de lassitude, Tendres Ménages ou Mon Amie Nane de P.-J. Toulet.
Ils y puiseront une douce philosophie, et lorsqu’ils auront compris que la femme est
une enfant capricieuse et encombrante, ils réfléchiront aux dangers du
sentimentalisme, ils penseront que l’ironie est seule consolante — et ils partiront,
hélas ! à la recherche de la troublante Nane, parce que Toulet en la raillant l’a
dotée de l’inconstance, de la souplesse, du mensonge, de la niaiserie et de la grâce
qui sont les grands charmes féminins.
M. Albert Boissière (Une Garce, Les Trois Fleurons de
La Couronne, M. Duplessis veuf) continue la grande tradition de Maupassant et
de Flaubert. C’est un naturaliste non pas attiédi mais discipliné. Il y a de l’humour,
de la vie, de la couleur et de la force dans ses romans.
M. André Beaunier a publié Les Trois
Legrand et cet inoubliable Roi Tobol. C’est un normalien qui
se défend d’être sensible.
M. Paul Reboux, avec Maison de Danses, roman de
couleur précise et de composition habile. M. Albert Erlande, avec la
Tendresse
52 et Jolie Personne,
Valentin Mandelstamm, avec l’Amoral, Suzannah, Mémoires d’un Grand de la
Terre, et surtout Jim Blackwood Jockey, Delbousquet, avec le
Mazareilh, Georges Pioch, avec l’Impuissance
d’Hercule ont pris une belle place dans la littérature nouvelle.
Il va sans dire que, si nous ne nous sommes pas attardés aux noms de M. Georges
Lecomte, G. Eekhoud, Hugues Rebell, Beaubourg, etc., c’est que
nous
considérons que leur réputation, venue au lendemain de l’enquête de Jules Huret, est
déjà trop lointaine pour que nous considérions leurs talents comme représentatifs de
l’esprit contemporain. Nous les avons groupés néanmoins dans le classement que nous
avons fait et qui est peut-être trop libre et trop rapide à notre gré.
M. Paul Léautaud ne peut se réclamer que de quatre devanciers :
Jérôme Cardan, Jean-Jacques Rousseau, Restif de la Bretonne et Stendhal. Il est
surtout plus près des Mémoires de M. Nicolas et on dirait qu’il a
voulu refaire à l’envers La Vie de mon Père. M. Léautaud a fait
crier au scandale et au chef-d’œuvre. À juger sainement, il semblerait que, dans un
temps où les femmes s’obstinent à vouloir être sincères, l’auteur du Petit Ami n’ait pas voulu leur laisser le monopole de la franchise. Cette
franchise dans Le Petit Ami et dans In Memoriam
est complète sinon excessive. C’est une confession qu’on devine absolue et sans
retour, parce qu’on sent que l’auteur s’y intéresse. Un style négligé avec correction
et intention y, traduit des aveux tels que le xviiie
siècle les eût aimés, mais que notre époque d’hypocrisie romantique les
goûtera difficilement. À de telles audaces naturelles correspond une grande
aristocratie d’intelligence.
Nous citerons encore La Souillure de Louis Payen,
étude âprement sincère et délicieuse tour à
tour, Le
Consolateur de M. Henry Ghéon si simplement étrange et d’un
style si nu et si net, le Détroit de Jean
Madeline, et de M. Charles Régismanset, un roman qui vaudrait
par son audace tranquille d’être rapproché du Petit Ami. La femme à
l’Enfant de M. Régismanset envisage l’enfant au point de vue de l’émoi
instinctivement sexuel. Ce n’est point un livre obscène ou curieux, c’est une œuvre
troublante et douce. Pas même le regard de Stendhal amoureux de sa mère Henriette
Beyle « alors qu’elle saute par-dessus le lit de son fils pour atteindre plus
vite le sien »
ou de sa tante Mme Camille Gagnon dont il
avait entrevu, alors qu’elle descendait de voiture, « la peau blanche à deux
doigts au-dessus du genou »
. M. Régismanset a composé un roman plus subtil,
plus équivoque et plus profond.
M. Albert-Émile Sorel paraissait continuer les théories
naturalistes dans Pour l’Enfant, mais depuis semble vouloir revenir
au roman psychologique.
En 1903, l’Académie Goncourt donna son prix à M. John-Antoine Nau,
romancier bizarre, original, dont la Revue Blanche avait donné
quelques nouvelles exotiques, pour sa Force Ennemie, étude de
psycho-physiologie morbide. Depuis, il a publié le Prêteur d’Amour,
singulière confession de faiblesse et d’ardeur, création d’un type nouveau de névrosé,
alors qu’on devait croire qu’il n’y avait rien à découvrir en ce domaine.
M. Henri Malo nous amuse avec Ces
Messieurs du Cabinet, très curieuses révélations sur l’entourage immédiat d’un
ministre, M. G. de la Rochefoucauld dont l’Amant et le
Médecin a dû son succès autant à sa valeur propre qu’à la notoriété historique
et mondaine de son auteur. On lit les romans honnêtes, un peu gris, mais si émouvants
et si tendres et d’une composition si habile de M. Jacques des
Gachons ; les pamphlets sous forme romanesque de M. Fernand
Kolney ; cette admirable Initiation au Péché et à l’Amour
d’Édouard Dujardin, l’auteur trop oublié des Lauriers
sont coupés, petit livre qui donnait la vraie formule du roman moderne et qui
n’a pas d’analogue dans notre littérature. Margot d’Été et Chonchon de Charles Merki, Terre
Promise d’Eugène Morel.
M. Marcel Batilliat : romancier mystique et sensuel, d’une
sensualité débordante, vibrante, mortelle et musicale. De la tendresse, de la névrose,
du sadisme parmi l’écho d’un orchestre wagnérien. Chair-Mystique, la
Beauté, Versailles aux Fantômes, la Joie sont des romans d’une
intrigue simplifiée, mais d’une volupté absorbante et complexe. M. Gourmont a parlé de
« religiosité sexuelle… »
Le style de Chair-Mystique, gâté de néologisme, est allé en s’épurant.
M. Claude Anet a écrit Les Bergeries. M. Romain Rolland est l’auteur de Jean Christophe,
une
œuvre inégale et puissante encore inachevée mais qui annonce
« quelqu’un » qui pourrait bien être celui qu’on attend.
N. B. — Nous n’ignorons pas qu’il nous eut été possible d’obtenir
peut-être un classement de la plupart des écrivains d’aujourd’hui en tenant compte de
leurs goûts ou des influences subies. Malicieusement observerait-on — d’autant plus
qu’ils sont jeunes — que beaucoup parmi ceux dont nous avons parlé ont souvent
beaucoup lu et beaucoup trop retenu. Ce classement serait possible qui diviserait
ainsi les romanciers ; par exemple : La Suite de Mérimée, la Suite de Stendhal, l’École de Gérard de Nerval, les Lecteurs de Restif de la Bretonne, La suite de Flaubert, etc… De pareilles
divisions ont l’avantage de manifester autant l’érudition et la perspicacité du
critique que le manque d’originalité des auteurs. Notre âge nous interdisait de tels
procédés qui peuvent amuser un Aristarque moins jeune et plus désabusé que nous…
Depuis quelques années, les primes d’encouragement se sont multipliées en faveur des
jeunes littérateurs. Il n’y avait autrefois que les fondations académiques. Maintenant
les journaux et les cercles leur font concurrence. Certes l’Académie Française
paraissait
mieux désignée pour connaître des talents nouveaux que
certains groupements mondains ou politiques, et nous devons constater pourtant que le
public attache plus d’intérêt à ces couronnes récentes qu’à celles que distribue
l’institut. Cela tient d’abord à l’importance des sommes et surtout à ce que
l’Académie consacre des réputations et ne les établit pas. L’Académie Goncourt, en
outre, n’a pas tenu compte de certains scrupules. Jusqu’à présent les prix n’osaient
aller aux ouvrages entachés d’érotisme. La liberté des mœurs de nos personnages ne
pouvait être admise quai Conti.
Sur les trois lauréats de l’Académie Goncourt (MM. J.-A. Nau, L. Frapié, Claude
Farrère), deux surtout méritaient leur gloire et on ne peut qu’applaudir
l’indépendance qui présida à ces jugements.
Un jury de femmes réuni par la maison Hachette, au Journal La Vie
Heureuse, attribua cinq mille francs à La Conquête de
Jérusalem de Mme Myriam-Harry (1904) et pareille somme en
1905 au Jean-Christophe de M. Romain Rolland. Après nous avoir
prouvé qu’elles ont du talent, les femmes prouvent qu’elles ont de l’intelligence, peu
de parti-pris et beaucoup de jugement.
La Société des Gens de Lettres a été moins heureuse dans ses attributions du Prix
Sully-Prudhomme. Elle semble avoir délibérément choisi des médiocres.
Divers autres prix, comme celui de la Presse (à
M. Reboux par sa Maison des Danses) témoignent d’une impartialité
moins rare qu’on ne croirait chez nos contemporains.
L’Académie Française, fidèle à sa mission, n’a pas refusé l’exequatur aux meilleurs poètes et romanciers d’aujourd’hui : MM. Gregh,
Guérin, Larguier, Rivoire, Le Cardonnel, Mme de Noailles, Émile
Despax, etc.
▲