Mots en commun :
homme , savoir , esprit , écrire , portrait , âme , vie , mettre , ami , vertu , ouvrage , donner , temps , croire , sermon , mort , beau , trouver , sembler , morale , paraître , raison , monde , auteur , lire , parler , idée , Dieu , fin , parole , reconnaître , mot , prendre , seul , personne , manquer , caractère , nature , manière , chaire , sage , ajouter , haut , éloquence , nom , sévère , penser , vrai , passer , sévérité
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Mots fréquents :
philosophe , homme , vertu , lettre , sage , ouvrage , stoïcien , mort , consolation , méchant , chapitre , philosophie , éloge , vice , aristarque , apologiste , traité , dieu , ajouter , mourir , mépris , ami , bienfait , esclave , essai , détracteur , censeur , lire , vertueux , auteur , adresser , mauvais , craindre , colère , moeurs , fortune , tyran , mal , vie , concitoyen , apologie , souverain , jugement , ennemi , ignorer , exil , corrompre , vivre , affliger , difficile
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Noms cités :
Br , N. , Lucilius , Épicure , Néron , Grosier , Helvia , Gallion , Posidonius , Naigeon , Quintilien , Papinien , Suilius , Caton , Agrippine , Saint-Évremond , Apocoloquintose , Lipse , DIDEROT , Xiphilin , Turannius , Paulinus , Attalus , Stilpon , Holbach , Seneque , Géta , Saint-Barthélemi , Canus Julius , Pison , Pithias , Anyte , Aréus , Crémutius , Marcellinus , Syracuse , Sérénus , Zénon , Apicius , Annal , Tigellin , Régulus , Diogène , Diogène Laërce , Jupiter , Panétius , SaintEvremond , MONTAIGNE , Anti-Sénèque , Cordus
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Essai sur les règnes de Claude et de Néron Livre
second
A MONSIEUR NAIGEON
Je vais parler des ouvrages de Sénèque sans prévention et sans partialité : usant avec
lui d’un privilége dont il ne se départit avec aucun autre philosophe , j’oserai
quelquefois le contredire . Quoique l’ordre , selon lequel le traducteur en a rangé les
traités , ne soit pas celui de leur date , je m’y conformerai , parce que je ne vois aucun
avantage à m’en éloigner . Cette courte analyse achèvera de dévoiler le fond de l’âme de
Sénèque , le secret de sa vie privée , et les principes qui servaient de base à sa
philosophie spéculative et pratique .
Je vais donc commencer par les Lettres , transportant dans l’une ce qu’il aura dit dans
une autre, généralisant ses maximes , les restreignant , les , les appliquant à ma
manière 247 ,
quelquefois les confirmant , quelquefois les réfutant ; ici,
présentant au censeur le philosophe derrière lequel je me tiens caché ; là, faisant le
rôle contraire , et m’offrant à des flèches qui ne blesseront que Sénèque caché derrière
moi.
Les Lettres de Sénèque sont adressées à Lucilius , son ami , et son
élève dans la philosophie stoïcienne : Lucilius , je vous réclame ; vous
êtes mon ouvrage . Ils étaient âgés tous les deux : Nous ne sommes
plus jeunes . Lucilius , né dans une condition médiocre , s’était élevé par son
mérite au rang de chevalier romain , et avait obtenu la place d’intendant en
Sicile .
La matière traitée dans cette correspondance , est trèsétendue : c’est presque un
cours de morale complet ; je vais le suivre . Mais pour m’épargner à moi-même, et aux
autres, la sécheresse et le dégoût d’une tablé , j’indiquerai , chemin faisant,
quelques-uns des traits qui m’ont le plus frappé , ce que je voudrais avoir recueilli
de ma lecture ; et surtout qu’on ne se persuade pas qu’il n’y ait rien ni à remarquer ,
ni à apprendre dans celles dont je n’annoncerai que. le sujet . Lisez le reste de mon
ouvrage comme vous liriez les pensées détachées de La Rochefoucauld .
La première est sur le temps : Sénèque dit, et ne dit que trop
vrai , « qu’une partie de la vie se passe à mal faire, la plus grande à ne rien faire,
presque entière à faire autre chose que ce qu’on devrait. »
« Où est l’homme qui sache apprécier le temps , compter les jours, et se rappeler
qu’il meurt à chaque instant ? »
« Je me trouve dans le cas des gens ruinés sans qu’ il y ait de leur faute ; tout le
monde les excuse , personne ne les assiste . »
Il traite dans la deuxième des voyages .
« Le voyageur a beaucoup d’hôtes , et peu d’amis … . » Il
ressemble au possesseur d’un palais qui passerait sa vie à
parcourir ses riches et vastes appartements , sans s’arrêter un instant dans celui que
son père , sa mère , sa femme , ses enfants , ses amis , ses concitoyens occupent .
Et dans la même, des lectures , autre sorte de voyages .
« Ne pouvant lire autant de livres que vous en pouvez acquérir , n’en acquérez
qu’autant que vous en pourrez lire . »
« On lit pour se rendre habile : si on lisait pour se rendre meilleur , bientôt on
deviendrait plus habile . »
« Si vous consultez la nature sur le travail et sur le repos , elle vous répondra
qu’elle a fait le jour et la nuit . »
C’est là qu’il dit d’Épicure : « Je passe dans le camp ennemi en espion , mais non en
déserteur . »
Si vous avez à faire choix d’un ami , lisez la troisième , où l’on
trouve , entre autres, cette maxime de Pomponius :
« Il y a des yeux tellement accoutumés aux ténèbres , qu’ils voient trouble au grand
jour. »
« Ne faites rien que votre ennemi ne puisse savoir . »
La quatrième vous affranchira des terreurs de la mort , et des
sollicitudes de la vie .
« Le tyran me fera conduire , où ?… Où je vais. »
« Un mal n’est pas grand, quand il est le dernier des maux . La perte la moins à
craindre est celle qui ne peut être suivie de regrets . »
« Celui qui ne veut que satisfaire à la faim , à la soif , aux besoins de la nature , ne
se morfond point à la porte des grands, n’essuie ni leurs regards dédaigneux , ni leur
politesse insultante . »
»
Frappez à cette porte pour autrui , n’y frappez jamais pour vous.
Dans la cinquième , sur la singularité , il adresse à Lucilius des
conseils dont quelques-uns d’entre nous pourraient profiter .
« N’allez pas, à l’exemple de certains philosophes , moins curieux de faire des
progrès que du bruit , affecter , dans votre extérieur , vos occupations , votre genre de
vie , une originalité qui vous distingue 248 : vous vous interdirez
cet habillement bizarre , cette chevelure hérissée , cette barbe hétéroclite , et toutes
ces voies détournées pour arriver à la considération . Eh ! le nom de philosophe n’est
déjà que trop odieux , avec quelque modestie qu’on le porte ! — N’y aura-t-il donc
aucune différence entre nous et le vulgaire ? — Il y en aura ; mais je veux qu’on y
regarde de près pour l’apercevoir . »
« Il faut que la vie du sage soit un mélange de bonnes mœurs et de mœurs publiques … »
Qu’en pense Diogène ? Celuici dirait à son élève : Que ta vie ne soit point un mélange
bigarré de bonnes mœurs et de mœurs publiques … « Il faut qu’on l’admire , et qu’on s’y
reconnaisse … » Il importe peu que des fous t’admirent ; et si le peuple se reconnaît
en toi, ce sera presque toujours tant pis pour toi.
« Je n’aime à apprendre que pour enseigner . »
Je n’aime à apprendre que pour être moins ignorant … « La plus belle découverte
cesserait de me plaire , si elle n’était que pour moi… » La découverte la plus simple ,
ne fût-elle que pour moi, me plairait encore. Ce n’est pas que je n’aime aussi à
répandre le peu que je sais . Si le hasard m’offre une belle page ignorée , j’en jouis
doublement , et par l’admiration qu’elle me cause , et par l’espoir de l’indiquer à mes
amis .
« Philosophe , où en es-tu ?… » Heureux celui qui s’est fait cette question , et qui
s’est répondu : Je commence à me réconcilier avec moi-même !
Voulez-vous savoir ce que c’est que la véritable amitié ? vous l’apprendrez dans la
sixième .
« Combien d’hommes , dit-il, ont plutôt manqué d’amitié que d’amis !… » Le contraire
ne serait-il pas aussi vrai ? et ne pourrait-on pas dire : Combien d’hommes ont plutôt
manqué d’amis que d’amitié ?
L’amour est l’ivresse de l’homme adulte : l’amitié est la passion de la jeunesse ;
c’est alors que j’étais lui, qu’il était moi. Ce n’était point un choix réfléchi ; je
m’étais attaché je ne sais par quel instinct secret de la conformité . S’il eût été
sage , je ne l’aurais pas aimé ; je ne l’aurais pas aimé , s’il eût été fou : il me le
fallait sage ou fou de cette manière . J’éprouvais ses plaisirs , ses peines , ses goûts ,
ses aversions ; nous courions les mêmes hasards : s’il avait une fantaisie , j’étais
surpris de ne l’avoir pas eue le premier ; dans l’attaque , dans la défense , jamais,
jamais il ne nous vint en pensée d’examiner qui de nos adversaires ou de nous avait
tort ou raison : nous n’avions qu’une bourse ; je n’étais indigent que quand il était
pauvre . S’il eût été tenté d’un forfait , quel parti aurais-je pris ? Je l’ignore :
j’aurais été déchiré de l’horreur de son projet , si j’en avais été frappé , et de la
douleur de l’abandonner seul à son mauvais sort . Qu’est devenue cette manière
d’exister si une, si violente et si douce ? A peine m’en souviens -je ; l’intérêt
personnel l’a successivement affaiblie . Je suis vieux , et je m’avoue , non sans
amertume et sans regret , qu’on a des liaisons d’habitude dans l’âge avancé ; mais
qu’il ne reste en nous, à côté de nous, que le vain simulacre de l’amitié 249 .
Cet Ucalegon du poëte , c’est vous, c’est moi : on ne pense guère à la maison
d’autrui , quand le feu est à la nôtre .
Ah ! les amis ! les amis ! il en est un ; ne compte fermement que sur celui-là :
c’est celui dont tu as si longtemps et si souvent éprouvé la bienveillance et la
perfidie ; qui t’a rendu tant de bons et de mauvais offices ; qui t’a donné tant de
bons et de mauvais conseils ; qui t’a tenu tant de propos flatteurs , et adressé tant
de vérités dures , et dont tu passes les journées à te louer et à te plaindre . Tu
pourras survivre à tous les autres ; celui-ci ne t’abandonnera qu’à la mort : c’est
toi ; tâche d’être ton meilleur ami .
« Le philosophe Attalus préférait un ami à faire à un ami déjà fait… » Un peintre
célèbre court après un voleur , et lui offre un tableau fini pour l’ébauche que le
voleur avait enlevée de dessus son chevalet . Il me déplaît qu’on en fasse autant en
amitié .
J’ai vu l’amour , j’ai vu l’amitié héroïque ; le spectacle des deux amis m’a plus
touché que celui des deux amants . D’un côté c’était la raison , de l’autre la passion ,
qui faisait de grandes choses ; l’homme et l’animal .
« Les présents de la fortune ? » Dites ses piéges .
Il conseille , Lettre vu, la fuite du monde . « Je ne rapporte jamais de la société les
mœurs que j’y ai portées . »
Quel est celui d’entre nous assez sage , ou assez corrompu , qui n’en puisse dire
autant ?
« Rien de plus nuisible aux bonnes mœurs que la fréquentation des spectacles … » Des
spectacles de Rome , cela se peut ; des nôtres, je ne le crois pas.
A propos des spectacles de son temps , qui n’étaient que des exécutions , Sénèque dit :
« Un homme a-t-il volé 250 ? qu’on le pende . A-t-il assassiné ? qu’on le tue . Mais
toi, malheureux spectateur , qu’as-tu fait pour assister à la potence ?… » Cela est
beau .
« Il est dur de vivre sous la nécessité , mais il n’y a point de nécessité d’y
vivre . »
« Arracher à Caton son poignard , c’est lui envier son immortalité . »
« La vertu a perdu de son prix pour celui qui se surfait celui de la vie . »
Malheur à celui que quelqu’une de ces pensées , que je jette au hasard à mesure que la
lecture du philosophe me les offre , ne plongera pas dans la méditation !
« Rien de plus commun qu’un vieillard qui commence à vivre . » Rien de plus commun
qu’un vieillard qui meurt avant que d’avoir vécu . La plupart des hommes meurent le
hochet à la main .
« L’homme puissant craint autant de maux qu’il en peut faire… » D’où naît donc cet
abus si fréquent de la puissance ? C’est que l’effet naturel de la force est
d’inspirer l’audace , et que l’effet naturel du pouvoir est d’affaiblir la crainte .
« Le désespoir des esclaves immole autant d’hommes que les caprices des rois … » Je le
désirerais .
« L’esclave a-t-il sur son maître le droit de vie et de mort ?… » Qui peut en
douter ? Puissent tous ces malheureux enlevés , vendus , achetés , revendus , et condamnés
au rôle de la bête de somme , en être un jour aussi fortement persuadés que moi !
Ici, il apostrophe les Romains ; il leur reproche d’enseigner la cruauté à leur
souverain , qui ne saurait l’apprendre . Sénèque n’avait pas encore démêlé le caractère
de son élève , et son commerce épistolaire avec Lucilius commença apparemment pendant
les cinq premières années du règne de Néron .
« La route du précepte est longue , celle de l’exemple est courte . Les disciples de
Socrate et d’Épicure profitèrent plus de leurs mœurs que de leurs discours … » ( Lettre
vi. ) Il résulte de cette maxime , applicable surtout à l’éducation des enfants , qu’il
faut leur adresser rarement de ces préceptes dont la vérité ne peut être constatée que
par une longue expérience ; mais parlez sensément , agissez toujours bien devant eux.
C’est ainsi que les Romains préparaient à la république des magistrats , des guerriers
et des orateurs . Vous serez difficile sur la compagnie dans laquelle vous pourrez les
admettre , si vous pensez qu’il y a tel mot , telle action , capable de détruire le fruit
de plusieurs années .
Heureux les enfants nés de parents élevés aux grandes places ! ils entendent , dès le
berceau , parler des grandes choses.
L’activité du sage est le sujet de la huitième .
Dans la neuvième , où il en caractérise l’amitié , il prétend qu’on
refait , aussi aisément un ami perdu , que Phidias une statue brisée . Je n’en crois
rien. Quoi ! l’homme à qui je confierai mes pensées les plus secrètes , qui me
soutiendra dans les pas glissants de la vie , qui me fortifiera par la sagesse de ses
conseils et la continuité de son exemple ; qui sera le dépositaire de ma fortune , de
ma liberté , de ma vie , de mon honneur ; sur les mœurs duquel les hommes seront
autorisés à juger des miennes ; je dis plus, l’homme que je pourrai interroger sans
crainte , dont je ne redouterai point la confidence ; dont, pour me servir de
l’expression de génie du chancelier Bacon , j’oserai éclairer le fond de la caverne ,
sans sentir vaciller le flambeau dans ma main ; cet homme se refait en un jour, en un
mois , en un an ! Eh ! malheureusement la durée de la vie y suffit à peine ; et c’est
un fait bien connu des vieillards , qui aiment mieux rester seuls , que de s’occuper à
retrouver un ami .
Lorsque notre philosophe se demande à lui-même ce qu’il s’est promis en prenant un
ami ; et qu’il se répond : « D’avoir quelqu’un pour qui mourir , qui accompagner en
exil , qui sauver aux dépens de mes jours… » il est grand, il est sublime ; mais il a
changé d’avis .
Lorsque, comparant l’amour et l’amitié , il ajoute que l’amour est
presque la folie de l’amitié , il est délicat . Lorsqu’il répond à la question :
quelle sera la vie du sage sur une plage déserte , dans le fond d’un cachot ? celle de Jupiter dans la dissolution des mondes , il montre une âme
forte . De pareilles idées ne viennent qu’à des hommes d’une trempe rare .
Il traite , dans la dixième , de la solitude .
« Cratès disait à un jeune homme : Que fais-tu là seul ? Le jeune homme lui
répondit : Je m’entretiens avec moi-même. Prends garde , lui répliqua le philosophe , de
t’entretenir avec un flatteur … » Le sot cesse d’être un sot pour le moment où il nous
flatte , et nous dirions volontiers de lui : Mais cet homme n’est pourtant pas trop
bête .
« Vivez avec les hommes comme si les dieux vous voyaient ; parlez aux dieux comme si
les hommes vous entendaient . »
Dans la onzième , des avantages de la vieillesse , de la mort , et du
suicide .
La manière dont les habitants de sa campagne , son fermier , son jardinier , ses arbres ,
ses charmilles lui rappellent son grand âge , est charmante … « Qu’est-ce que cet homme
qu’on a posté là, et qu’on ne tardera pas d’y exposer ? Où a-t-on trouvé ce
squelette ? Le beau passe-temps de m’apporter ici les morts du voisinage ! — Quoi !
vous ne reconnaissez pas Félicion , le fils de votre métayer , à qui vous avez donné
tant de jouets quand il était enfant ? »
Dans la douzième , des effets de la philosophie sur les défauts et
sur les vices .
Dans la treizième , du courage que donne la vertu , et du
dessouci 251 de l’avenir .
« Le sage qui craint l’opinion , ressemble à un général qui s’ébranle à la vue d’un
nuage de poussière élevé par un troupeau . »
« Espérer au lieu de craindre , c’est remplacer un mal par un autre. »
Dans la quatorzième , des soins du corps .
« Donnons -lui des soins , mais prêts à le précipiter dans les flammes , au moindre
signal de la raison , de l’honneur , du devoir. »
« L’administration d’une république livrée à des brigands , n’est pas digne du sage … »
Hommes publics , consolez -vous, si votre disgrâce est arrivée , ou si le mauvais génie
de l’Etat veut qu’elle arrive .
« Le sage ne provoquera point le courroux des grands… » Maxime pusillanime : c’est le
condamner à taire la vérité .
On dit : Vivre d’abord, ensuite philosopher … C’est le peuple qui
parle ainsi. Mais le sage dit : Philosopher d’abord, et vivre ensuite, si l’on peut,
ou aimer la vertu avant la vie .
Si le philosophe ne croyait pas que la périlleuse vérité qu’il va dire fructifiera
dans l’avenir , il se tairait . Il parle en attendant un grand prince , un grand ministre
qui exécute ; il aime la vertu , il la pratique : il fait peu de cas de la vie , il
méprise la mort . Un d’entre eux disait : « La nature qui a fait le tyran terrible , m’a
fait sans peur . » S’il peut conserver la vie en attaquant le vice , il le fera ; mais
s’il est impossible de vivre , et de dire la vérité , il fera son métier . Quoi !
l’apôtre de la vérité n’aurait pas le même courage que l’apôtre du mensonge !
On ne fait point une tragédie de la mort de celui qui craint l’échafaud , et qui va
lâchement apostasier au pied d’un tribunal . Il ignore que sa mort sera plus
instructive que tous ses écrits .
« Le sage dans la prospérité me montre l’apôtre de la vertu ; dans l’adversité , son
martyr . »
Pourquoi le sang du philosophe ne serait-il pas aussi fécond que celui des martyrs ?
C’est qu’il est. plus facile de croire que de bien faire.
« Il y a trois passions qu’il ne faut point exciter : la haine , l’envie , le
mépris . »
Cela est plus digne du moine de Rabelais , que du disciple de Zénon . C’est vous,
Sénèque , qui m’avez appris à vous répondre . Il y a des hommes dont il est glorieux
d’être haï ; le tourment de l’envie est toujours un éloge ; le mépris n’est souvent
qu’une affectation … « Craignons l’admiration … » Et pourquoi ? Faisons tout ce qui peut
en mériter .
Il s’entretient avec son ami , Lettres xv , xvi , xvii ,
xviii , xix , des exercices du corps , de l’utilité de la
philosophie , de la richesse , de la pauvreté , des persécutions , de la calomnie ; qu’il
faut embrasser la philosophie sans délai ; des amusements du sage , de la colère , des
passions , des vices , des vertus , des avantages du repos , de la société , des fonctions
publiques , du bonheur , du malheur .
« Le même mot peut sortir de la bouche d’un sage et d’un fou . »
« La sagesse , comme l’or, est l’équivalent de toute richesse . »
« La richesse est souvent la fin d’une misère , et le commencement d’une autre. »
« Le philosophe a son ennemi et sa discipline comme le militaire : pour vaincre , la
bravoure seule ne suffit pas. »
On dit : Ce fait, de qui le tenez -vous ? « Ce témoin est suspect ; c’est son père ,
c’est son ami , c’est son collègue , c’est son protecteur , c’est son client … » Qui
est-ce qui vous contredit ainsi ? C’est l’envie , l’envie que vous affligez par le
récit d’une belle action .
Les préceptes de Sénèque sont austères ; mais l’expérience journalière et l’usage du
monde en confirment la vérité : on ne les conteste que par la vanité ou par la
faiblesse .
C’est dans sa Lettre xx qu’il dit aux grands, aux gens en place , un mot simple , mais
qu’ils devraient avoir sans cesse à la bouche , s’ils sentaient vivement les
inconvénients de leur élévation : « Quand viendra le jour heureux où l’on ne me
mentira plus ? »
Je ne relis point les ouvrages de Sénèque sans m’apercevoir que je ne les ai point
encore assez lus .
Quel est l’objet de la philosophie ? c’est de lier les hommes par un commerce
d’idées , et par l’exercice d’une bienfaisance mutuelle .
La philosophie nous ordonne-t -elle de nous tourmenter ? Non.
Dans la Lettre viii, sur l’activité du sage , il parle des drames mixtes , dont le ton
est grave , et le genre moyen entre la tragédie et la comédie . Ce genre eut-il aussi
des détracteurs chez les Anciens 252 ? Il ne le dit
pas.
Selon lui, Lettre xiv, « la philosophie est une espèce de sacerdoce révéré des gens
de bien, respecté même de ceux qui ne sont méchants qu’à demi ; et celui qui jette de
la boue au philosophe , est une espèce d’impie . » Non, non, Suilius , Aristophanes
modernes , jamais la dépravation ne sera assez générale , assez durable , assez
puissante , ou la ligue de l’ignorance et du vice contre la science et la vertu assez
forte , pour empêcher la philosophie d’être vénérable et sacrée .
Ne nous engageons point dans les querelles . Méprisons les propos de l’impudent ;
soyons convaincus qu’il n’y a que des hommes abjects qui osent nous insulter . Ne
soyons pas plus offensés de leurs injures , que nous ne serions flattés de leur éloge ;
abandonnons le pervers à sa honte secrète .
L’ouvrage de Sénèque est un champ où l’on trouve toujours à glaner . Je vois que dans
l’opulence il s’exerçait à la pauvreté ; au milieu des richesses , il se rit de la
peine inutile que la fortune s’est donnée .
« Dieux , accordez -moi la sagesse , et je vous tiens quittes du reste … » Mais, Sénèque ,
dans votre système , est-ce que les dieux accordent la sagesse ? La sagesse n’est-elle
pas l’ouvrage du sage ? Et n’est-ce pas la raison pour laquelle, dans votre
enthousiasme , vous avez élevé quelquefois le sage au-dessus des dieux , sages par leur
nature , sans efforts et sans mérite ?
Dans les pensées de Sénèque les plus subtiles , dans ses opinions les plus
paradoxales , il y a presque toujours un côté juste .
Comme il n’y a presque aucune proposition sur les mœurs qui soit vraie sans
exception , il arrive souvent au moraliste
d’assurer
le pour et le contre ; selon qu’il se renferme dans la loi générale , ou qu’il ne
considère qu’un cas particulier , l’homme lui paraîtra grand ou petit.
Il dit, Lettre xxi, à propos de la vraie gloire du sage : « En vain Atticus aurait eu
pour gendre Agrippa 253 , pour descendants Tibère et Drusus ; parmi
ces noms illustres le sien serait ignoré , si le prince des orateurs ne lui eût adressé
quelques lettres . Lucilius , si la gloire vous touche , les miennes vous feront plus
connaître que toutes vos dignités : qui saurait qu’il exista un Idoménée sans celles
d’Epicure ? »
Il ajoute : « J’ai aussi quelques droits sur les races futures ; je puis sauver un
nom de l’oubli , et partager mon immortalité avec un ami …. » Qu’on doit être heureux
par cette pensée ! En effet, quoi de plus doux que de croire qu’on enrichira sa nation
d’un grand nom de plus ? Ne se félicite-t -on pas d’avoir pris naissance dans une
contrée célèbre par les hommes rares qu’elle a produits ? Est-il de plus flatteuse
espérance que de laisser à ses parents , à ses amis , à ses descendants , aux étrangers ,
aux siens, à l’univers , un sujet d’admiration , d’entretien et de regrets ? Qui est-ce
qui a fait cet ouvrage , ce poëme , ce tableau , cette statue , cette colonnade ? C’est un
Français , c’est Bouchardon , c’est Pigalle ; c’était l’ami de mon grand-père , voilà son
buste . Avec quel plaisir mon père , qui l’avait vu dans sa jeunesse , nous entretenait
de son maintien , de son caractère et
de ses
opinions ! Voilà la maison qu’il habitait , on la visite encore. La république a doté
une de ses arrière-nièces 254 ; un citoyen bienfaisant tira
de l’indigence un de ses descendants , qui n’avait d’autre mérite que de porter son
nom . Malheur à l’homme personnel qui lira cette page avec dédain ! Si par hasard c’est
un artiste distingué , croyez qu’il n’est sincère ni avec vous ni avec lui-même.
Une sorte de reconnaissance délicate s’unit à une curiosité digne d’éloge , pour nous
intéresser à l’histoire privée de ceux dont nous admirons les ouvrages . Le lieu de
leur naissance , leur éducation , leur caractère , la date de leurs productions ,
l’accueil qu’elles reçurent dans le temps , leurs penchants , leurs goûts honnêtes ou
malhonnêtes , leurs amitiés , leurs fantaisies , leurs travers , leur forme extérieure ,
les traits de leur visage , tout ce qui les concerne , arrête l’attention de la
postérité . Nous aimons à visiter leurs demeures , nous éprouverions une douce émotion à
l’ombre d’un arbre sous lequel ils se seraient reposés ; nous voudrions voir et
converser avec les sages dont les travaux ont augmenté le pouvoir de la vertu et les
trésors de la vérité . Sans ce tribut , la sagesse accumulée des siècles serait un don
gratuitement accordé à des ingrats .
« Mes concitoyens ne m’ont point élevé aux honneurs ; Idoménée , ils ont mieux fait,
ils m’en ont ôté le désir … » Ce mot est d’Epicure .
Notre stoïcien , conduit à la porte des jardins de ce philosophe , y grave une
inscription qui atteste l’austérité de l’un, et l’impartialité de l’autre. La
voici :
« Passant , tu peux t’arrêter ici ; la volupté y donne la loi .
Quoi ! c’est de la farine détrempée que tu me présentes , c’est d’eau que tu remplis
ma coupe !
« Agissez toujours, Lucilius , comme si Épicure vous regardait . »
C’est ainsi que Sénèque pensait de ce philosophe , si mal connu , et tant calomnié . On
ne s’est pas acharné avec moins
214 ESSAI SUR LES RÈGNES
de fureur sur la doctrine d’Épicure , que sur les mœurs de Sénèque .
Je lis dans un auteur moderne 255 : « On oppose Sénèque comme un bouclier impénétrable à tous
les traits qu’on peut lancer sur Épicure . Il est vrai que l’apologie que Sénèque a
faite d’Épicure est formelle ; mais il est à craindre que, loin de justifier l’un,
elle ne donne des soupçons contre l’autre. Si, à l’honneur d’Épicure , leurs doctrines
avaient des apparences communes , ce serait à la honte de Zénon . »
Lorsque Sénèque fait l’éloge d’Épicure , il ne décrie point Zenon , non plus qu’ il ne
préconise celui-ci , lorsqu’il attaque le premier. C’est un juge impartial qui pèse ce
que chaque secte enseigne de contraire ou de conforme à la vérité , et qui s’en
explique avec franchise . Si les talents sublimes et les vertus transcendantes de
l’académicien des Inscriptions , qui a enrichi l’histoire critique de la philosophie de
son examen de la vie et de la doctrine d’Épicure , ne m’étaient parfaitement connus , je
penserais qu’un auteur qui se sert de l’éloge de l’une des écoles pour les rendre
toutes deux suspectes , est un mauvais logicien , s’il pense ce qu’il écrit , ou un
dangereux hypocrite , s’il écrit ce qu’il ne pense pas.
Un littérateur du jour aurait-il la vanité de se croire mieux instruit des sentiments
d’Épicure , dont les ouvrages nous manquent , qu’un ancien philosophe , qu’un Sénèque ,
qui les avait sous les yeux ?
Qu’Épicure et Zénon se soient accordés l’un et l’autre à regarder la vertu comme le
plus essentiel de tous les biens, et qu’ils en aient eu les mêmes idées , que
s’ensuit -il ? que l’épicurien n’en était pas moins corrompu , et que le stoïcien en
était peut-être moins sage ? Voilà une étrange conclusion .
Eh ! c’est bien assez de condamner Épicure , sans lui associer aussi lestement le
philosophe Sénèque , son apologiste ; Sénèque , que saint Jérôme , qui n’était pas le
plus tolérant
des Pères de l’Église , loue pour la
pureté de sa morale , la sainteté de sa vie , et qu’il a inscrit dans le catalogue des
auteurs sacrés 256 .
« 0 Dieu , je vois à tes côtés un Sénèque à qui tu rends le prix du sang qu’il eût
versé pour toi ; un Épictète qui te chérit dans les fers ; un Antonin qui ne te
méconnut pas sur le trône : j’y vois un Tite qui regrettait les instants où il avait
négligé de faire du bien aux hommes ; un Aristide qui honora la pauvreté , et qui
préféra le nom de juste aux honneurs et aux richesses ; un Régulus qui sourit aux
bourreaux ; et je vois loin de toi des barbares qui, la croix à la main , assouvissent
leurs fureurs , et réussiraient à te faire haïr , si l’homme vertueux pouvait t’imputer
leurs atrocités … » Ces lignes énergiques ne sont pas de moi ; mais je les envie à
l’auteur anonyme d’un Éloge de Socrate
257 ,
Sénèque ne ferme presque pas une de ses Lettres sans la sceller de quelques maximes
d’Épicure ; et ces maximes sont toujours d’un grand, sens , et d’une sagesse
merveilleuse : quelle honte pour le zénonisme !
C’est dans la Lettre XXII sur les conseils et sur les affaires , que Sénèque dit des
goûts passagers de l’ambition : « C’est un amant qui querelle avec sa maîtresse ;
n’allez pas prendre un moment d’humeur pour une rupture . » Croit -on que cette pensée
déparât celles de La Rochefoucauld ? Il ajoute : « Nous mourons plus mauvais que nous
ne naissons . Je t’avais engendré , nous dit la nature , sans désirs , sans crainte , sans
superstition , sans perfidie , sans vice … Cela est-il bien vrai ?… Retourne comme tu es
venu . La vie nous corrompt . »
« Vicieux , je te condamne à quitter ou le vice ou la vie . Choisis . »
En parcourant les Lettres xxiii et xxiv sur la philosophie , source des vrais
plaisirs , sur le passé , le présent , le futur , les craintes de l’avenir , les terreurs
de la mort , je me suis rappelé l’endroit où Horace recommande au poëte la lecture des
feuillets de Socrate : on pourrait lui dire avec plus de raison encore :
Si tu crains d’être un poëte exsangue
258 , un diseur de
puérilités sonores ; si tu veux connaître les vices , les vertus , les passions , les
devoirs de l’homme dans toutes les conditions et les circonstances , lis Sénèque .
Homme pusillanime , si les deux grands fantômes , la douleur et la mort , t’effrayent ,
lis Sénèque .
« Que veulent dire ces fouets armés de pointes aiguës , ces chevalets , cet attirail de
supplices ? Quoi ! ce n’est que de la douleur ! Ce n’est rien, ou elle finira
promptement . A quoi bon ces glaives , ces feux , ces bourreaux qui frémissent autour de
moi ? Quoi ! ce n’est que la mort ! Mon esclave la bravait hier . »
Il s’occupe , Lettre xxv , des dangers de la solitude : si l’homme se retire dans la
forêt par vanité ou par misanthropie , s’il y porte une âme pleine de fiel , il ne
tardera pas à y devenir une bête féroce ; celui dont il y prendra conseil , est un
méchant qui achèvera de le pervertir .
Telle homme se croit sage , tandis que sa folie sommeille .
C’est dans une des Lettres qui suivent qu’il dit au philosophe : « Que fais-tu
là ?… » et que le philosophe lui répond : « Hélas ! couché dans une même vaste
infirmerie , je m’entretiens avec les autres malades … » On est vraiment touché de cette
modestie .
Il écrit , Lettres xxvi , xxvii , xxviii et xxix , des avantages de la vieillesse , de la
vertu , du vrai bonheur , des voyages , des
conseils
indiscrets . On voit, dans cette dernière , qu’il y avait aussi à Rome des hommes
pervers qu’on se plaisait à associer aux philosophes en général, dans le dessein cruel
de souiller la pureté des uns par la turpitude des autres. Ce fait me rappelle
l’auteur de l’Anti-Sénèque
259 , et la
constante affectation des ennemis de la philosophie à le citer parmi les hommes sages
et éclairés , dont la vie se passe à chercher la vérité , et à pratiquer la vertu . Si
ces calomniateurs des gens de bien n’étaient pas étrangers à tout sentiment honnête ,
ils rougiraient de placer ce nom justement décrié , à côté des noms les plus
respectables et les plus respectés .
La Mettrie est un auteur sans jugement , qui a parlé de la doctrine de Sénèque sans la
connaître ; qui lui a supposé toute l’âpreté du stoïcisme , ce qui est faux ; qui n’a
pas écrit une seule bonne ligne dans son Traité du Bonheur , qu’il ne
l’ait ou prise dans notre philosophe , ou rencontrée par hasard , ce qui n’est et ne
pouvait malheureusement être que très-rare ; qui confond partout les peines du sage
avec les tourments du méchant , les inconvénients légers de la science avec les suites
funestes de l’ignorance : dont on reconnaît la frivolité de l’esprit dans ce qu’il
dit, et la corruption du cœur dans ce qu’il n’ose dire ; qui prononce ici que l’homme
est pervers par sa nature , et qui fait, ailleurs, de la nature des êtres, la règle de
leurs devoirs, et la source de leur félicité ; qui semble s’occuper à tranquilliser le
scélérat dans le crime , le corrompu dans ses vices ; dont les sophismes grossiers ,
mais dangereux par la gaîté dont il les assaisonne , décèlent un écrivain qui n’a pas
les premières idées des vrais fondements de la morale , de cet arbre immense dont la
tête touche aux cieux et les racines pénètrent jusqu’aux enfers , où tout est lié , où
la pudeur , la décence , la politesse , les vertus les plus légères , s’il en est de
telles, sont attachées comme la feuille au rameau , qu’on déshonore en l’en
dépouillant ; dont le chaos de raison et d’ ne peut être regardé sans
dégoût que par ces lecteurs futiles qui
confondent
la plaisanterie avec l’évidence , et à qui l’on a tout prouvé , quand on les a fait
rire ; dont les principes , poussés jusqu’à leurs dernières conséquences ,
renverseraient la législation , dispenseraient les parents de l’éducation de leurs
enfants , renfermeraient aux Petites-Maisons l’homme courageux qui lutte sottement
contre ses penchants déréglés , assureraient l’immortalité au méchant qui
s’abandonnerait sans remords aux siens ; et dont la tête est si troublée , et les idées
sont à tel point décousues , que, dans la même page , une assertion sensée est heurtée
par une assertion folle , et une assertion folle par une assertion sensée ; en sorte
qu’ il est aussi facile de le défendre que de l’attaquer . La Mettrie , dissolu ,
impudent , bouffon , flatteur , était fait pour la vie des cours , et la faveur des
grands. Il est mort comme il devait mourir , victime de son intempérance et de sa
folie ; il s’est tué par ignorance de l’art qu’il professait 260 .
Je n’accorde le titre de philosophe qu’à celui qui s’exerce constamment à la
recherche de la vérité et à la pratique de la vertu ; et lorsque je rayerai de ce
nombre un homme corrompu dans ses mœurs et ses opinions , puis-je me promettre que les
ennemis de la philosophie se tairont ? Non.
Voltaire , diront-ils, en a fait l’éloge . Il s’agit bien de ce que Voltaire en aura
dit dans une ode anacréontique ! mais de ce qu’un homme de bien en doit penser d’après
ses écrits qui sont entre nos mains et d’après les mœurs qu’il professait .
J’admire Voltaire comme un des hommes les plus étonnants qui aient encore paru , et
c’est de très-bonne foi que je le publie ; mais je ne suis pas toujours de son avis ,
et ce ne sera pas dans
une pièce de poésie fugitive
que j’irai chercher le sentiment de Voltaire , et moins encore puiser le mien sur la
philosophie et la morale d’un écrivain .
Dans la même Lettre , Sénèque cite un beau mot d’Épicure sur les jugements populaires .
« Jamais je n’ai voulu plaire au peuple : ce que je sais n’est pas de son goût ; et ce
qui serait de son goût , je ne le sais pas. »
La contrainte des gouvernements despotiques rétrécit l’esprit sans qu’ on s’en
aperçoive : machinalement on s’interdit une certaine classe d’idées fortes , comme on
s’éloigne d’un obstacle qui nous blesserait ; et lorsqu’on s’est accoutumé à cette
marche pusillanime et circonspecte , on revient difficilement à une marche audacieuse
et franche . On ne pense , on ne parle avec force que du fond de son tombeau ; c’est là
qu’il faut se placer , c’est de là qu’il faut s’adresser aux hommes . Celui qui
conseilla au philosophe de laisser un testament de mort 261 , eut une
idée utile et grande. Je souhaite pour le progrès des sciences , pour l’honneur des
académies , pour le bonheur de ses amis et pour l’intérêt du malheureux , qu’il nous
fasse attendre le sien longtemps.
« A Paris , diriez-vous cela ?
C’est la fin d’une conversation dans le cabinet d’une grande souveraine 262 .
Lisez la Lettre xxx , de la mort et de la nécessité de l’attendre de pied ferme ; et
vous me direz ensuite ce qu’il y a de nouveau sur ce sujet dans nos écrivains
modernes . Quoi de plus délicat que ce mot : « L’âme s’échappe du vieillard sans
effort ;
elle est sur le bord de sa lèvre … ? » Quoi
de plus sensé que ce qui suit : « Qu’est-ce que ces noms d’empereur , de sénateur , de
questeur , de chevalier , d’affranchi , d’esclave … ? » ou en style moderne , de rois , de
grands, de nobles , de roturiers , de paysans ? « Ce que c’est ? répond -il, Lettre xxxi ,
des titres inventés pour enorgueillir les uns et dégrader les autres. N’avons-nous pas
tous le ciel au-dessus de nos têtes ! »
Il vous exhortera à la philosophie , Lettre xxxii ; il vous dira, Lettre xxxiii , que,
dans un ouvrage de l’art , il faut que la beauté de l’ensemble fixant le premier coup
d’œil , on n’aperçoive pas les détails ; et que, dans un ouvrage de philosophie ou de
littérature , les beaux vers, les sentences sont les dernières choses à louer .
Il encourage Lucilius à l’étude de la philosophie , Lettre xxxiv , et le félicite sur
ses progrès . Il prouve , Lettre xxxv , qu’il ne peut y avoir d’amitié qu’entre les gens
de bien. La mort d’un ami ravit à l’homme vertueux un témoin de ses vertus ; au
méchant , un complice , peut-être indiscret , de ses crimes . Les avantages du repos , les
vœux du vulgaire , le mépris de la mort , texte auquel il ne se lasse point de revenir ;
le courage que donne la philosophie , les dangers de la prospérité , l’éloquence qui
convient au sage , la voix de la divinité qui est en nous, ou la conscience , la rareté
des gens de bien l’occupent depuis la Lettre xxxvi jusqu’à la Lettre LI.
Voici un paragraphe de la Lettre XLI : je le trouve si beau , que je ne puis
m’empêcher de le transcrire . « S’il s’offre à vos regards une vaste forêt , peuplée
d’arbres antiques , dont les cimes montent jusqu’aux nues et dont les rameaux
entrelacés vous dérobent l’aspect du ciel , cette hauteur démesurée , ce silence
profond , ces masses d’ombres que la distance épaissit et rend continues , tant de
signes ne vous intiment-ils pas la présence d’un Dieu ? Sur un antre
creusé dans un énorme rocher , s’il s’élève une montagne , cette profonde , immense ,
obscure cavité ne vous frappera-t -elle pas d’une terreur religieuse ? L’éruption d’un
fleuve souterrain a fait dresser des
autels ; les
fontaines d’eaux thermales ont un culte ; l’opacité de certains lacs les a rendus
sacrés . Et lorsque vous rencontrerez un homme tranquille dans le péril , serein dans
l’adversité , intrépide au sein des orages , qui, placé sur la ligne des dieux , voit les
faibles mortels sous ses pieds , le respect n’inclinera pas votre front ?… Pour être
descendu du ciel , le sage ne s’est pas expatrié . Les rayons du soleil qui se répandent
sur la terre tiennent au globe lumineux d’où ils sont élancés ; ainsi l’âme du grand
homme , de l’homme vertueux , envoyée d’en haut pour nous montrer la divinité de plus
près, séjourne à nos côtés sans oublier le lieu de son origine . Elle le regarde , elle
y aspire , elle y reste comme attachée … » Telles sont les pointes de Sénèque , lorsqu’il
parle de Dieu , de la vertu et de l’homme vertueux .
Il dit à Lucilius , Lettre xxxvi : « On blâme votre ami d’avoir embrassé le repos ,
abandonné ses places et préféré l’obscurité de la retraite aux nouveaux honneurs qui
l’attendaient . Exhortez -le à se mettre au-dessus de l’opinion : chaque jour il fera
sentir à ses censeurs qu’il a choisi le parti le plus avantageux … » Pour lui,
peut-être ; mais pour la société ? Il y a dans le stoïcisme un esprit monacal qui me
déplaît ; c’est cependant une philosophie à porter à la cour , près des grands, dans
l’exercice des fonctions publiques , ou c’est une voix perdue qui crie dans le désert .
J’aime le sage en évidence , comme l’athlète sur l’arène : l’homme fort ne se reconnaît
que dans les occasions où il y a de la force à montrer . Ce célèbre danseur qui
déployait ses membres sur la scène avec tant de légèreté , de noblesse et de grâces ,
n’était dans la rue. qu’un homme dont vous n’eussiez jamais deviné le rare talent .
Il dit, Lettre xxxviii , « que la morale a plus d’énergie par ses pensées
détachées . » Je suis de son avis ; ces pensées sont autant de clous d’airain qui
s’enfoncent dans l’âme et qu’on n’en arrache point.
Il dit, Lettre XLI : « Dans le sein de l’homme vertueux , j’ignore quel Dieu , mais il
habite un Dieu … » Belle idée ! Sénèque pouvait ajouter : Et dans le sein du méchant ,
j’ignore quel démon , mais il habite un démon .
Lettre XLII. « Qu’est-ce que l’homme léger ? C’est un oiseau que vous ne tenez que
par l’aile ; au premier instant il vous échappera et ne vous laissera dans la main
qu’une plume . »
Je trouve , Lettre XLIII, sur la vie cachée , que ce fut moins l’orgueil que la honte
qui créa les portiers chez les Romains . De la manière dont on vivait , entrer dans une
maison sans se faire annoncer , c’était prendre le maître ou la maîtresse en flagrant
délit .
Lettre XLIV. « La philosophie est la vraie noblesse : nul n’a vécu pour la gloire
d’autrui . »
« Savez -vous quels sont les aïeux vraiment dignes d’être enviés ? C’est Socrate ,
c’est Cléanthe , Épicure , Zenon , Platon ; mais le hasard de la naissance ne vous les
donnera pas… » Sachez vivre et mourir comme eux ; vous aurez recueilli leur héritage ,
et vous serez compté parmi leurs descendants .
Lettre XLV. Les chicanes futiles de la dialectique seront méprisées de tout bon
esprit ; n’en déplaise , dit Sénèque , à nos stoïciens , que j’approuve ou blâme à mon
gré , « parce que je ne m’asservis à aucun maître , que je ne porte la livrée de
personne , et qu’en respectant les sentiments des grands hommes , je ne renonce pas au
mien 263 . »
Même cause , même effet , en tout temps et partout . Celui qui connaîtra l’esprit du
stoïcisme ne sera point étonné qu’un amalgame de philosophie et de théologie ait fait,
des disciples de Zénon , des moulins à sophismes et des bluteurs de
mots .
Lettre XLVI. Il fait l’éloge d’un ouvrage de Lucilius .
Il dénombre , Lettre XLVII, la multitude des esclaves . « C’est un consulaire subjugué
par sa vieille femme ; un riche , par sa servante ; un jeune noble , par des filles de
théâtre : cette dernière servitude , la plus volontaire de toutes, est la plus
honteuse . »
« Tu te crois libre , et tu baises furtivement la main d’une jeune esclave ! »
« Il n’est pas de roi , dit-il ailleurs, Lettre XLIV, qui ne descende d’un esclave , ni
d’esclave qui ne descende d’un roi … » Il n’y a point de cour où l’on n’eût besoin d’un
officier dont la fonction fût de se trouver tous les matins au chevet du monarque et
de lui citer cette maxime commune .
Après avoir exposé , Lettre XLVIII, les devoirs de l’amitié , il s’écrie de deux amis :
« Ce sont des hommes solidaires sous le destin … » Et après avoir traité , Lettre XLIX,
de la mort et de la brièveté de la vie , il tombe sans ménagement sur les puérilités de
la dialectique de son école . « Aujourd’hui, dit-il, la rapidité du temps me confond ,
ou parce que le terme approche , ou parce que je commence à calculer mes pertes . Eh !
laissez là vos arguties : j’ai sur les bras une grande affaire . La mort me poursuit ,
la vie m’échappe : conseillez -moi. »
« Qui construisit le premier vaisseau ? Qui donna les premiers jeux ? L’Aventin
a-t-il toujours été dans l’enceinte de Rome ? Ce passage ne doit-il pas être restitué
de cette manière ? N’est-ce pas ainsi qu’il faut entendre cette légende ? Cette
médaille est-elle ancienne ou moderne ? A quelle époque a-t-elle été frappée ? Voilà
des recherches bien dignes d’un homme ! Ne vaudrait -il pas mieux ne s’occuper de rien,
que de ces riens ; tandis que l’art de se rendre heureux , qu’on étudierait toute sa
vie , serait encore ignoré ?… » Cette sentence austère de Sénèque brûle quelques
milliers de volumes … Est-elle juste ? ne l’est-elle pas ? et faudrait-il, en effet,
dédaigner toute étude qui n’aurait pas un rapport immédiat avec la connaissance des
devoirs et la pratique des vertus ?
Mais, pour reposer le lecteur de cet examen continu des lettres de Sénèque , après
l’avoir instruit sans dissimulation de ce que les détracteurs du philosophe ont bien
ou mal pensé de ses mœurs , nous allons l’instruire , avec la même sincérité , de ce
qu’ils ont bien ou mal pensé de son style et de ses écrits . Ils ont dit « que Sénèque
avait moins d’âme et de sensibilité que de bel esprit . »
Le bel esprit et la sensibilité sont deux qualités estimables et rares . Ce qu’ils
objectent à Sénèque , ils auraient pu l’objecter à Fontenelle . Mais la bonne logique
est une qualité que rien ne peut remplacer , et qu’on ne possède pas sans s’apercevoir
qu’un homme doué , à mesure égale , de jugement et d’imagination , de véhémence et de
finesse , de bel esprit et de sentiment , est un être de raison .
« Que, pour juger si Sénèque avait de la sensibilité , ils avaient parcouru en entier
la Consolation à Helvia . »
C’est qu’au lieu de la parcourir en entier , il fallait s’arrêter sur quelques
pages .
« Qu’il s’agissait de consoler sa propre mère affligée de l’exil de son propre fils .
Que fait Sénèque ? Il lui envoie soixante à quatre-vingts pages de laborieux et longs
raisonnements pour lui prouver qu’il n’est pas malheureux ; et là-dessus il lui cite
toutes les colonies qui se sont formées dans le monde . Là peine qu’il se donne , l’air
d’effort qui règne dans cette Consolation , montre partout une âme mal à l’aise qui
veut persuader qu’il est content . Toujours l’auteur et le sophiste , presque jamais
l’homme vrai et le fils sensible . »
A ce jugement nous en allons opposer un autre. Sénèque écrivait ce traité dans la
force de l’âge et la vigueur de l’esprit ; il est plein de sentiment et d’éloquence :
il y a mis plus d’ordre que dans aucun de ses ouvrages . « Helvia , dit-il à sa mère ,
vous ne devez vous affliger ni sur votre fils ni sur vous. L’exil , la pauvreté ,
l’ignominie , le mépris , ces terreurs du vulgaire , ne sont pour moi que des fantômes
vains . Si ma mère était ambitieuse , elle regretterait peut-être un appui ; mon absence
l’accablerait , si la force de son âme ne l’élevait au-dessus de son sexe . Elle
cherchera la consolation dans les conseils de la sagesse , et l’y trouvera . Elle n’est
pas isolée ; elle tournera ses regards sur mes frères et sur ses petits-fils : elle
donnera ses soins à ceux-ci , et ces soins auront de la douceur pour elle ; elle
jettera ses bras autour d’une sœur qu’elle aime , qui la chérit , et dont l’exemple la
soutiendra … » Sénèque termine son écrit par l’éloge de cette sœur .
De ces deux jugements , le dernier est de Juste Lipse . Il me paraît que celui-ci
n’ignorait pas, lui, ce qu’il convenait de dire, , non pas seulement à un fils , mais à
un philosophe ; non pas seulement à un philosophe , mais à un stoïcien ; non pas
seulement à une mère , mais à une femme forte .
« Que, semblable à cet orgueilleux stoïcien qui, tourmenté par une
goutte violente , même en jetant des cris épouvantables , ne voulait pas avouer que la
goutte fût un mal , Sénèque assure que l’exil n’a rien de triste pour lui. »
Racontons le fait tel que l’histoire nous l’a transmis . Vainqueur en Orient et
Occident , Pompée , à son retour de Syrie , se rendit à Rhodes , dans le dessein
d’entendre Posidonius . En approchant du seuil de la maison que le philosophe habitait ,
il défend de frapper à la porte selon l’usage ; il y fait déposer les faisceaux . Il
apprend que Posidonius est malade ; cependant il ne peut se résoudre à quitter l’île
sans avoir vu et salué l’homme rare qu’il était venu chercher ; il le voit, il le
salue , et lui marque quelque regret de s’en séparer sans l’avoir entendu . Et pourquoi,
lui dit Posidonius , ne m’entendriez -vous pas ? Non, la douleur du corps ne fera pas
qu’un personnage tel que vous m’ait inutilement visité … Alors il commence à parler . Il
démontrait qu’il n’y a de bon et d’avantageux que ce qui est honnête , lorsque, les
feux ardents de la goutte interrompant son discours , il dit : Ô douleur !
tu es importune , mais tu n’obtiendras jamais de moi l’aveu que tu sois un
mal .
Où est ce ridicule orgueil de Posidonius ? Où sont ces cris épouvantables ? En quoi
le philosophe a-t-il démenti et la dignité de son caractère et les principes de sa
secte ? Qui est-ce qui accusera Pompée de s’être écarté de sa route pour un homme
indigne de cet honneur ? Eh bien ! je n’exigerai pas de Sénèque plus de fermeté dans
son exil , que Posidonius n’en montra dans son entretien avec Pompée .
Le sauvage chantera dans le cadre , et le stoïcien ne dissertera pas dans la
goutte !
Il faut être attaqué d’une étrange antipathie pour la vérité et pour la Vertu ,
lorsqu’on se résout de gaieté de cœur à défigurer des faits aussi indifférents .
Un autre Aristarque a dit de la Consolation à Helvia : « Cet
ouvrage décèle le plus beau génie , et développe le plus
excellent caractère ; c’est un chef-d’œuvre de sentiment , et un grand monument de la
constance philosophique . Nous nous transportons en Corse avec les hautes idées que
nous avons conçues du personnage , et c’est de l’admiration même que nous lui portons
que naît la sévérité de notre jugement … » Cela est fortement pensé , mais il ne faut
pas oublier que le plus grand homme est un homme . Un des beaux préceptes de la morale
naturelle et évangélique , c’est de se mettre à la place de l’accusé : que le plus
innocent d’entre vous lui jette la première pierre . On excède la sévérité des lois ,
lorsqu’on pèse les actions sans égard pour ies circonstances . Mais ce Sénèque , que
faisait-il entre les rochers de Corse ? Il observait la nature , il écrivait ses
questions de physique , il composait des poëmes , il était occupé des peines de sa
mère : s’il ne supporta pas son exil avec la plus grande fermeté , sa Consolation à Helvia n’est qu’un beau morceau d’éloquence , qu’il ne faut pas
appeler un grand monument de la constance philosophique . Mais après avoir, chemin
faisant, saisi l’occasion de venger Posidonius à Rhodes , et Sénèque en Corse , revenons
à notre sujet . On a dit :
« Que Sénèque s’était condamné lui-même dans sa trentetroisième Lettre , lorsqu’il
avait prononcé des pensées remarquables , qu’elles marquaient un homme sans
génie . »
J’ouvre cette lettre et j’y lis : « Des pensées remarquables et saillantes annoncent
une composition inégale . Le plus grand arbre n’excitera aucune admiration , si tous
ceux de la forêt lui ressemblent . Toutes les histoires , tous les poëmes sont pleins de
ces sortes de maximes . »
Et Sénèque accuse en cet endroit tous les historiens de manquer de génie ? tous les
poëtes de manquer de génie ?
Qui est-ce qui a plus de pensées remarquables , qui est-ce qui a plus écrit par lignes
saillantes , que La Rruyère et La Rochefoucauld ? Et La Rochefoucauld manque de
génie ?
Le génie est souvent inégal . Avec un peu de justesse et de
réflexion on n’aurait pas fait dire à Sénèque ce qu’il ne dit
pas ; et, en méditant un peu sur la comparaison de la pensée saillante avec l’arbre
qui se distingue dans la forêt par sa hauteur , on aurait entendu , ce qu’il dit.
« Que l’effet d’un ouvrage dépend infiniment de l’expression , et surtout de la
disposition . »
Cela est vrai , bien qu’il y ait des ouvrages bien distribués qui fatiguent , et qu’il
y en ait d’écrits avec pureté qui ennuient : tels seraient ceux d’un harmonieux et
beau discoureur , bien compassé , bien arrondi , bien cadencé , et qui manquerait d’idées ,
ou qui n’en aurait que de communes .
Sénèque a du style et de l’ordre ; pour s’en convaincre , il suffirait de suivre les
énoncés des chapitres d’un de ses traités les plus étendus , celui de la
Colère . Il commence par définir la chose, peine que les Anciens se donnent
rarement . La plupart des autres ouvrages du philosophe sont des impromptus faits au
courant de la plume au milieu du tumulte et des intrigues de la cour , dans les
intervalles dérobés aux fonctions de l’instituteur , à la pénible administration des
provinces ; dans l’horreur d’un exil ; la nuit ; assis à une table frugale ; sur une
grande route , des tablettes à la main ; en traversant les places publiques ; dans la
maladie , à côté des bains : il ne compose pas, il verse sur le papier son esprit et
son âme ; il ne s’épuise point à donner de la cadence à sa phrase , il m’exhorte , il
s’exhorte lui-même à la pratique de la vertu ; il sonde le fond de son cœur , il ne se
ménage pas. La censure d’un ennemi aurait moins de sévérité que la sienne : le
chrétien n’examine pas sa conscience avec plus de rigueur ; et nous serions assez
contents de nous-même , s’il nous était venu quelques-unes, je ne dis pas de ces pensée
fortes et profondes qui arrachaient de l’admiration à Quintilien , mais de ces idées
fines qu’on lui reproche .
« Qu’ils ne balancent pas à s’en tenir au sentiment du cardinal du Perron 264 et de l’abbé d’Olivet , qui trouvaient plus
en deux pages de Cicéron , qui pense beaucoup 265 , qu’en dix pages de Sénèque , qui tourne sans cesse autour de la
même pensée , revenant sans cesse sur ses pas. »
On a répondu qu’il était question d’un ancien philosophe , et qu’ils citaient un
grammairien du xviiie
siècle, et un théologien
courtisan du xvie
; c’est-à-dire, un homme à qui la
morale austère de Sénèque était odieuse , et un érudit à qui elle était étrangère .
Sénèque revient quelquefois sur la même pensée ; mais la richesse de son expression y
répand toujours une nuance délicate que nous sentons , et qui la diversifie ; c’est
ainsi qu’à chaque ligne il fait le charme de l’homme de goût , et le tourment du
traducteur . Avec un peu d’équité , on avouerait qu’une de ses pensées substantielles ,
soufflée au chalumeau de l’orateur ou du moraliste nombreux , remplirait quatre longues
pages de son style harmonieux et diffus : on ne lit jamais l’un sans être tenté de
l’étendre ; l’autre, sans être tenté de le resserrer .
« Que Sénèque n’est qu’un rhéteur . »
N’est-ce pas être trop sévère que d’envelopper sous cette injurieuse
dénomination l’auteur des Questions naturelles , des
sublimes traités des Bienfaits et de la Colère , de tant de lettres pleines d’idées fines , de pensées
délicates , et, au jugement même de Quintilien , de morceaux admirables ? Pour prononcer
avec cette suffisance , ne faudrait-il pas y être autorisé par quelques preuves de son
savoir-faire en éloquence et en philosophie ? Et quand on égalerait Fénelon dans la
prose , Racine ou Voltaire dans la poésie , serait-on dispensé de garder un ton modéré ,
à moins qu’il ne fût question de défendre l’innocence calomniée ?’ Alors je permets le
ton véhément , non parce que je le prends , mais parce que je l’approuve .
« Je ne dirai rien à ces aristarques -là de leur rhétorique sur le mot de rhéteur :
j’ignore quels sont leurs talents pour juger des mots , leurs titres pour juger des
choses, leurs droits pour juger des personnes , s’ils se connaissent en style et en
génie ; mais je crois qu’il serait encore plus facile de se faire couper les veines ,
que de rassembler dans un ouvrage , toute la morale et tout l’esprit qu’on trouve dans
celui de Sénèque . Son apologiste mérite d’être applaudi , ne fût-ce que pour avoir osé
le défendre contre cette populace de pédants et d’écoliers mal appris . Ce public ,
fauteur imbécile de leur malignité , je le compare à Philippe II , qui avait promis la
noblesse à celui qui assassinerait le prince d’Orange , ou aux triumvirs qui élevaient
aux premières places ceux qui leur apportaient les têtes des citoyens les plus
distingués . »
Telle est l’opinion sur Sénèque et sur ses détracteurs , d’un auteur 266 dont les ouvrages pleins de
sentiment , de vérité , d’élégance et de noblesse , ont été traduits dans toutes les
langues , et dureront plus qu’elles.
« Que Sénèque a le défaut capital d’affaiblir presque toujours l’importance du sujet
qu’il traite par la subtilité de ses idées . »
N’est-il pas singulier qu’entre tant de critiques , tous d’accord sur ce reproche ,
aucun ne se soit avisé de l’appuyer de
quelques
citations ? Au reste , c’est un de ceux qu’on a faits à notre sublime Corneille , au
profond chancelier Bacon , et qui, bien interprété , signifie qu’ils ont été en même
temps de beaux esprits et de grands génies . Ces pensées fines qui déparent un peu
leurs écrits , semblables à l’humble violette qui, dans la forêt , croît au pied des
grands arbres , embelliraient souvent les nôtres . Nous sommes aussi incapables de
tomber dans leurs défauts , que d’atteindre à leurs beautés . Il faut convenir qu’en
effet il serait bien fâcheux que, du même traité qui fournirait au physicien un grand
moyen d’interroger la nature , le fabuliste pût encore emprunter le sujet d’un apologue
charmant , et que le sublime moraliste en nous entretenant des lois , les eût comparées
aux buissons , qui présentent aux troupeaux un abri , mais un abri sous lequel ils ne
peuvent entrer , et d’où ils ne peuvent sortir sans y laisser de leur toison .
« Qu’un philosophe n’a pas le droit d’être un mauvais écrivain . »
J’en conviens ; mais on m’avouera que son style ne sera pas celui de l’orateur : il
s’occupera plus de la chose que de l’expression , de la clarté que de l’élégance , de la
précision que du nombre . Ce n’est pas à l’oreille , c’est à la raison qu’il s’adresse ;
et si telle forme du discours lui paraît porter dans les esprits avec plus de force la
lumière et la conviction , fût-elle moins harmonieuse , il ne balancera pas à la
préférer .
Le philosophe n’a pas le droit d’être un mauvais écrivain ; mais je crois qu’il a
bien celui de hausser les épaules , lorsque des enfants qui en sont à peine à
l’alphabet d’une langue morte , prononcent sur la pureté de style d’un auteur qui
apprenait à la parler de son père , de sa mère , de ses concitoyens , à Rome , sous le
règne d’Auguste .
Ainsi que nos écrivains modernes les plus châtiés et les plus purs ont des
expressions qui sont de leurs siècles , Sénèque en a qui sont du sien : mais si, à
l’ouverture de la page , on présentait son ouvrage à nos aristarques , et qu’on les
défiât d’y marquer une ligne , un mot de mauvaise latinité , je crois que le plus habile
d’entre eux serait fort embarrassé .
Un érudit , qui en savait à lui seul plus que mille d’entre nous réunis , disait de
notre auteur : « Il écrit tanquam pour
velut ou pour utsi ; œque quam pour œque atque ; quum maxime pour quam maxime ; adversus pour
erga ; sed pour sed et ; il use fréquemment du
pronom réciproque sui , sibi , se. Je le remarque , mais je ne l’en
blâme pas… » Et voilà les importantes différences qui distinguaient non le style , mais
la langue de Sénèque de la langue de Cicéron , au jugement d’Érasme .
« Que Sénèque fut le corrupteur du goût romain . »
Comme Voltaire a été le corrupteur du goût français : car nos aristarques ont avancé
l’un et l’autre.
Cependant il me semblait avoir ouï dire de tous côtés , à la mort de ce grand homme ,
que la littérature venait de perdre son appui , le bon goût son défenseur ; les tyrans
qui vexent le monde et les menteurs qui le trompent , leur plus redoutable fléau .
Malgré l’imposante réclamation de ses ennemis , pour cette fois , sans tirer à
conséquence , je serai de l’avis de la multitude .
« Qu’il y a de grands rapports entre Sénèque et Voltaire . »
Tant mieux pour l’un et pour l’autre ; et je ne crois pas qu’on fit un mauvais
compliment au plus fameux de nos aristarques , si on lui disait qu’il y a de grands
rapports entre Voltaire , Sénèque et lui. En attendant , il pourrait, ce me semble , se
dispenser d’aller au-devant de cette cruelle injure .
« Le désir de briller qui domine dans les ouvrages de Sénèque , caractérise plutôt le
rhéteur que le philosophe . »
Penser fortement , s’exprimer d’une manière claire , laconique et précise , raisonner
partout conséquemment aux mêmes principes , montrer constamment le même amour du vrai ,
le même goût du bon, du beau , du décent , de l’honnête , cela est d’un philosophe et de
Sénèque , et non d’un rhéteur , pour qui il n’y a ni vérité qu’il ne puisse obscurcir ,
ni mensonge qu’il ne puisse colorer 267 .
Sénèque parle d’après la chaleur de son âme et l’élévation de son caractère . S’il
étincelle , c’est comme le diamant ou les astres , dont la nature est d’étinceler . Le
reprendre d’une affectation de briller , c’est reprocher à l’hirondelle la légèreté de
son vol : il a le ton du bel esprit comme un autre a le ton de la suffisance , sans
s’en clouter .
« Sénèque n’a donc point de défauts ? »
Il en a, et je crois lui en avoir remarqué . Ne se laisse-t -il jamais emporter au-delà
des limites de l’exactitude par sa manière forte et vive
de sentir ? C’est un reproche que je lui ai fait. Puisque je l’ai
souvent contredit , j’ai donc pensé qu’il s’était trompé . S’est-il en effet trompé ?
C’est, me disait un ami , ce qu’une seconde lecture m’apprendra .
Pour moi, je ne doute point qu’on ne fît une excellence apologie de Sénèque contre
son apologiste , et j’aurais certainement grand plaisir à la lire : car je désire aussi
sincèrement d’avoir tort quand je l’attaque , que d’avoir raison quand je le
défends .
Un littérateur moderne qui s’est signalé dans presque tous les genres , dit : « Le
génie de Sénèque est d’une trempe singulièrement fine et délicate ; il vise à la
subtilité , et son style est d’un homme qui ne veut rien dire de commun ni d’une façon
commune ; mais son expression ne laisse pas d’être souvent sublime avec simplicité , et
énergique sans effort . »
C’est le même qui ajoute « que, si l’on trouve l’apologiste de Sénèque trop indulgent
sur la conduite du philosophe à la cour de Néron , du moins on ne peut pas être plus
sévère en jugeant ses ouvrages . »
Et j’ajouterai que, si Sénèque vivait , il serait bien plus fâché d’avoir fait un
mauvais raisonnement qu’une mauvaise phrase .
Mon éditeur m’a envoyé les passages suivants , dont l’auteur ou les auteurs lui sont
apparemment connus .
« Sénèque pétrit les âmes ; il y plante des mœurs , il en chasse les terreurs , il y
éteint l’amour du luxe et le goût du faste . Ces grands effets exigent un style plein
de chaleur et de force , tel que le sien. Si vous le comparez à Cicéron , ici, c’est un
étang , là, c’est un fleuve rapide … Animos et mores format , excitat a
formidine , a luxu et fastu reprimit . Hœc omnia fortiter et calide agenda sunt , et
oratio talis habenda ; an non fecit ? Ciceronem in eo génère confer : stagnum
dices ; hanc , flumen rapidum .
« Le mouvement et la véhémence sont deux qualités qui lui sont communes avec
Démosthène … àewoV /) . ; quæ mirabilem illum fecit oratorem , eum illo certe
ei communis est.
« Je ne l’entends point accuser de sécheresse et d’aridité sans éclater de rire … Ut ridere merito sit illos qui siccum et aridum nobis dicunt .
« Sénèque , je dirai hardiment de toi, qu’aucun des philosophes des siècles passés ne
t’égala , qu’aucun des siècles suivants ne te surpassa dans la philosophie morale .
Reçois une palme que tous les efforts de tes détracteurs ne t’enlèveront non plus
qu’ on n’arracherait à Hercule sa massue … Itaque audacter pro te, Seneca ,
ferimus , in philosophia et prœsertim morali parte vicisti qui fuerunt , qui erunt .
Accipe palmam non magis quam Herculi clavim , omnes omnia faciant , extorquendam .
»
Je rougis presque de défendre par des autorités la cause d’un philosophe . En effet,
que signifient -elles ? Que tel savant personnage a pensé de cette manière ; comme si
l’homme le plus savant n’était pas sujet à l’erreur .
« Qu’on a cité un long passage de Montaigne qui ne fait pas grand cas de Cicéron , et
qui estime beaucoup Sénèque , et que, malgré ce témoignage , on préférera la manière de
Cicéron à celle de Sénèque , même dans les traités philosophiques . »
Si nous avons eu la témérité de préférer la manière du philosophe à celle de
l’orateur , c’est du moins avec l’auteur
des Essais ; c’est avec Jean-Jacques , qui nous rappelle Sénèque en cent
endroits , et qui ne doit pas une ligne à Cicéron . « Ce n’est pas à Montaigne comme
homme de goût , bien qu’il n’en manque pas, mais comme bon juge en philosophie morale ,
que votre éditeur en appelle . Il y a longtemps que je pensais avec l’auteur des Essais que Cicéron est un grand musicien , mais qui prélude trop
longtemps avant que de jouer sa pièce , et qui me semble , en la jouant , trop soucieux
d’être écouté . Je ne le lis guère , parce qu’il m’offre sans cesse un artiste épris de
son talent , qui, la baguette à la main , me marque l’excellence de sa composition , que
j’aimerais autant admirer ailleurs que sur son chevalet . J’appuierai mon sentiment du
témoignage d’un auteur grave que je ne serais pas trop fâché d’exposer à la légèreté
de vos critiques , et c’est la raison pour laquelle je ne vous le nommerai pas. »
Les lignes qui précèdent , et celles qui suivent , m’ont été adressées sans doute par
un amateur de Sénèque ; j’ai transcrit les premières sans vanité , parce qu’elles
étaient à la louange d’un autre, et sans indiscrétion , parce qu’il n’y a rien que
d’honnête .
Ego Marcum Tullium magni semper feci ; sed si hodie viveret , stylum
immutaret . Seneca , qui eum ingenio et judicio longissime superavit , usus est dicendi
génère auribus sui temporis accommodalo , nec de imitatione Tulliana unquam
cogitavit , jaclatæ puritati arenam suam sine calce prœferens … Certe mirari satis non
possum eorum ingénia qui, quidquid altum spirat , inflatum et tumidum appellant …
« J’ai toujours fait grand cas de Cicéron ; mais s’il vivait aujourd’hui, je crois
qu’il changerait son style . Sénèque , qui l’a surpassé de fort loin en esprit et en
jugement , s’est fait un genre d’éloquence analogue aux oreilles de son temps ; il ne
se proposa point de marcher sur les traces de Cicéron , préférant à une élégance si
vantée son gravier sans ciment … Une chose qui m’étonne toujours, c’est le tour de tête
de ces gens qui taxent d’exagération et d’enflure tout ce qui porte un certain
caractère de grandeur . »
« Que, si Montaigne a dit qu’il ne trouvait que du vent dans Cicéron , c’est une
gasconnade ridicule du philosophe de la Garonne . »
Une gasconnade ridicule ! Il me semble qu’on aurait pu s’exprimer plus décemment sur
un aussi grand penseur , sur un aussi grand écrivain , sur un auteur original qui a
passé pour le bréviaire des honnêtes gens , qui n’est pas encore tombé de leurs mains ,
et qui pourrait bien y rester à jamais. Jusqu’à ce que la suffisance soit devenue la
mesure du mérite , il faudrait se garder d’en prendre le ton.
On oppose ici le jugement de Bayle à celui de Montaigne … Eh bien ! ce sont deux
grandes autorités entre lesquelles il s’agit de se décider . Lorsque Bayle a dit de
l’orateur romain qu’il renfermait dans une période de six lignes ce, que Sénèque
mettait dans six périodes , qui tiennent chacune huit à neuf lignes , il a oublié
qu’aucun écrivain n’est plus concis , plus coupé , plus serré que notre philosophe . Un
savant qui n’était pas inférieur à Bayle en érudition littéraire , et qui, certes ,
l’emportait sur lui dans la connaissance des langues anciennes , me semble avoir mieux
caractérisé le style de Sénèque , lorsqu’il a dit de cet auteur qu’il avait de
l’abondance avec brièveté , abundantiam in brevitate , et de la
véhémence avec facilité .
« Que Montaigne est suspect . »
Et pourquoi ? Montaigne , qui parlait la langue des Anciens comme la sienne , et dont
les citations sans nombre montrent combien la lecture lui en était familière ,
s’entendait en style et en bonne logique .
« Qu’on n’a jamais cité Montaigne en fait de goût . »
Montaigne est riche en expressions , il est énergique , il est philosophe , il est grand
peintre et grand coloriste . Il déploie en cent endroits tout ce que l’éloquence a de
force ; il est tout ce qu’il lui plaît d’être. Il a tout le goût que l’on pouvait
avoir de son temps , et qui convenait à son sujet . C’est lui qui a dit de la mort :
« Je me plonge stupidement et tête baissée dans cette profondeur muette qui
m’engloutit et m’étouffe en un moment , plein d’insipidité et d’indolence . La mort , qui
n’est qu’un quart d’heure de passion sans conséquence et sans nuisance , ne mérite pas
des préceptes particuliers 268 . » Cela n’est pas trop religieux ,
mais cela est beau . Il y a dans son inimitable ouvrage mille
endroits de la même force .
Il faut y lire le morceau sur sa manière de lutter contre les Anciens .
Parmi le grand nombre de jugements divers qu’il prononce au chapitre des livres , il
n’y en a pas un où l’on ne reconnaisse un tact sûr et délicat .
Ne dédaignons ni son analyse de quelques beaux vers de Lucrèce , ni ce qu’il ajoute
sur la véritable éloquence et sur les langues .
Un critique aura bien du goût lorsqu’il sentira celui de Montaigne : il est condamné
à n’en point avoir, si la richesse , la chaleur et la vie du passage suivant lui
échappent .
« I’ay veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps ( et moi aussi) : encores
qu’ils s’estouffent en naissant , nous ne laissons pas de preveoir le train qu’ils
eussent prins , s’ils eussent vescu leur aage ; car il n’est que de trouver le bout du
fil , on en desvide tant qu’on veult ; et il y a plus loing de rien à la plus petite
chose du monde , qu’il n’y a de celle là iusques à la plus grande. Or, les premiers qui
sont abbruvez de ce commencement d’estrangeté , venant à semer leur histoire , sentent ,
par les oppositions qu’on leur faict , où loge la difficulté de la persuasion , et vont
calfeutrant cet endroict de quelque pièce faulse : oultre ce, que, par
une fureur industrieuse et naturelle , de nourrir les rumeurs
269 , nous
faisons naturellement conscience de rendre ce qu’on nous a preste , sans quelque usure
et accession de nostre creu . L’erreur particulière faict premièrement l’erreur
publicque ; et, à son tour aprez , l’erreur publicque faict l’erreur particulière .
Ainsi va tout ce bastiment , s’est offant et
formant
de main en main , de manière que le plus esloingné tesmoing en est mieulx instruict que
le plus voisin ; et le dernier informé , mieulx persuadé que le premier, c’est un
progrez naturel : car quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouvrage de
charité de la persuader à un aultre ; et, pour ce faire, ne craind point d’adiouster ,
de son invention , autant qu’il veoid estre nécessaire en son conte , pour suppleer à la
resistance et au default qu’il pense estre en la conception d’aultruy . Moy mesme, qui
fois singuliere conscience de mentir , et qui ne me soulcie gueres de donner creance et
auctorité à ce que ie
dis, m’apperçeois toutesfois aux
propos que i’ai en main , qu’estant eschauffé , ou par la resistance d’un aultre , ou par
la propre chaleur de ma narration , ie
grossis et enfle
mon subiect par voix , ’ mouvements , vigueur et force de paroles , et encores par
extension et amplification , non sans interest de la verité naïfve : mais ie
le fois en condition pourtant, qu’au premier qui me
ramene , et qui me demande la verité nue et crue , ie
quitte soubdain mon effort , et la luy donne sans exaggeration , sans emphase et
remplissage . La parole vifve et bruyante , comme est la mienne ordinaire , s’emporte
volontiers à l’hyperbole . Il n’est rien à quoy communément les hommes soyent plus
tendus , qu’à donner voye à leurs opinions : où le moyen ordinaire nous fault , nous y
adioustons le commandement , la force , le fer et le feu . Il y a du malheur d’en estre
là, que la meilleure touche de la verité ce soit la multitude des croyants , en une
presse où les fols surpassent de tant les sages en nombre . ( Essais ,
liv. III, chap. xi. )
Je donnerais volontiers la meilleure de mes pages pour celle-là .
Je vais passer rapidement sur les Lettres qui suivent ; on formerait un
volume de ce qu’elles offrent de remarquable .
L’éloge de Lucilius ; la description des bains de Baïes ; les différentes classes de
sages ; que peu d’hommes connaissent leurs défauts ; les infirmités auxquelles notre
philosophe était sujet ; la maison de Vatia , à l’entrée de laquelle on aurait pu
graver , comme au fronton de la plupart de nos palais : CI-GIT LE BONHEUR ; son séjour
à Baïes ; la possibilité de méditer , d’étudier , d’écrire au milieu du tumulte ; du
premier mouvement dans la passion ; de la division des êtres, selon Platon ; de la
disette de la langue latine ; de la différence de la joie et de la volupté ; de
l’objet méprisable des vœux et des prières du vulgaire ; de la soumission du sage à
la nécessité : « La nécessité n’est que pour le rebelle ; le sage n’obéit point au
destin ; ils veulent tous deux » ; voilà ce qui remplit l’espace de la Lettre
XLIXe
à la LXIIe
, où
notre philosophe se reproche d’avoir pleuré sans mesure la perte de son ami Sérénus ,
et nous dit : « Vous avez inhumé votre ami ; eh bien, cherchez quelqu’un à aimer » ;
comme si ce quelqu’un-là se trouvait en un moment . Il ajoute : « La douleur est, de
tous les tableaux , celui dont le spectateur se lasse le plus promptement : récente ,
elle intéresse ; vieille , elle est fausse ou insensée ; l’on s’en moque , et l’on fait
bien. » Cela est-il vrai ? Il m’a semblé qu’on l’admirait , qu’on la louait et qu’on la
fuyait .
Quoi ! l’on se moque d’un époux , d’un amant , d’un fils , inconsolable de la mort de sa
femme , de sa maîtresse , de son père , de son ami ! Il n’en est rien ; et pour répondre
à Sénèque dans sa manière , je lui dirai : « Nous sommes touchés de tout ce qui nous
promet des regrets éternels . Nous voulons nous survivre à nous-mêmes dans le cœur de
ceux que nous laissons après nous. Le tribut que la tendresse décerne à la cendre des
autres, nous est garant de celui que les personnes que nous chérissons et qui nous
chérissent , rendront à la nôtre ; et comme nous nous sommes flattés que, si nous
venions à les perdre , nous ne les oublierions jamais, nous les accuserions volontiers
d’ingratitude s’il nous venait en pensée qu’un jour nous en serions oubliés .
L’expérience journalière ne nous détrompe point d’une aussi douce illusion : notre
vanité nous excepte d’une loi générale ; et nous ajoutons foi à cette espèce
d’engagement des vivants avec les morts , comme des femmes si souvent trompées croient
encore aux serments d’un dernier amant . Si on laisse
l’homme qui pleure seul avec sa douleur , tant mieux ; c’est la meilleure compagnie
qu’il puisse avoir : pour celui qui a les regards attachés sur l’urne de sa femme ou
de sa fille , est-il rien de plus importun que la présence de celui qui rit ? »
Sénèque prétend , Lettre L, « que le vice est dans l’âme une plante étrangère ; que la
vertu s’y trouve dans son terrain , et qu’elle s’y enracine de plus en plus , parce
qu’elle est dans l’ordre de la nature , dont le vice est l’ennemi … » Cela est-il bien
vrai ? Pourquoi donc tant de vicieux , et si peu de vertueux , au milieu de tant de
prédicateurs de vertu ? Pourquoi tant de besoin et si peu de succès de l’éducation
dans la jeunesse ? tant de conseils et si peu de fruit dans l’adolescence et dans
l’âge viril ? tant de fous dans la vieillesse ? tant d’indocilité dans l’esprit , au
milieu de la ruine des sens ? La passion parle toujours la première, et la raison se
tait , ou ne parle que tard et à voix basse . Sénèque ne se contredit -il pas, lorsqu’il
reproche à Apicius d’inviter à la débauche une jeunesse portée au mal , même sans
exemple ?
A l’en croire , « les bois tortus peuvent être redressés , les poutres courbées
s’amollissent à la chaleur humide : pourquoi donc, ajoute-t -il, l’âme même endurcie
dans le vice ne se corrigerait -elle pas ?… » Je parlerais contre l’expérience , si je
niais la possibilité de ce prodige ; mais, mon respectable philosophe , les raisons que
vous empruntez de la flexibilité et de la mollesse de la substance spirituelle sont
bien frivoles . N’êtesvous pas en contradiction avec vous-même, lorsque vous assurez
ailleurs que la vertu une fois acquise l’est pour toujours, que la
vertu ne se désapprend pas ? Hélas ! c’est alors qu’ on serait tenté de convenir avec
vous que la substance spirituelle est bien flexible , bien molle ; mais si elle est
telle pour revenir du mal au bien, telle elle doit être aussi pour retourner du bien
au mal .
Il raconte au même endroit une petite anecdote domestique . Il garda la folle de sa
femme , comme une des charges de sa succession . « J’ai peu de goût , dit-il, pour ces
espèces de
monstres ; et si j’avais à m’amuser d’un
fou , je ne l’irais pas chercher hors de moi. Elle a perdu subitement la vue : mais une
chose incroyable et vraie , c’est qu’elle ignore qu’elle est aveugle , et ne cesse de
prier son conducteur de la déloger d’une maison où l’on ne voit goutte . Nous rions
d’elle, et nous lui ressemblons . »
Lettre LII. « Le moraliste devrait rougir de honte , si l’on oublie la vertu dont il
parle pour remarquer son éloquence … » En général, quelle que soit la cause que vous
plaidiez , qu’on ne vous trouve éloquent que quand vous vous serez tu ; c’est à la
force et à la durée des impressions que vous aurez faites, à ramener , de réflexion ,
sur votre talent .
Sénèque était si faible , si glacé , qu’il nous dit, Lettre LVII, qu’il passait presque
l’hiver entier entre des couvertures .
On voit, Lettre LVIII, que la langue latine s’était appauvrie , comme la nôtre , en se
polissant : effet de l’ignorance et d’une fausse délicatesse ; de l’ignorance , qui
laisse tomber en désuétude des mots utiles ; d’une fausse délicatesse , qui proscrit
ceux qui blessent l’oreille ou gênent la prononciation . Alors, des expressions
d’Ennius et d’Attius étaient surannées , comme plusieurs de Rabelais , de Montaigne , de
Malherbe et de Régnier le sont aujourd’hui. Au temps de Sénèque , Virgile commençait à
vieillir . De toutes les machines , il n’y en a aucune qui travaille autant que la
langue , aucune d’aussi orgueilleuse et d’aussi passive que l’oreille ; et l’une et
l’autre tendent à se délivrer d’un malaise léger , mais continu .
Il dit, sur la vieillesse , « qu’il est doux de rester longtemps avec soi, quand on
est devenu soi-même un spectacle consolant pour soi ; cependant qu’ il y a plus
d’inconvénients à attendre les infirmités , et à vivre trop longtemps, qu’à mourir trop
tôt , et qu’on n’est pas loin de la peur de finir , quand on laisse arriver le destin
sans oser faire un pas au-devant de lui… » Et j’ajouterai : A quoi bon rester , quand
on n’est plus propre qu’à corrompre le bonheur , à troubler les devoirs, et à
empoisonner les jours de ceux que la reconnaissance et la tendresse attachent à notre
côté ? N’attendons pas qu’ils nous donnent congé ; nous avons vécu , permettons -leur de
vivre . Et ne
craignons pas que ce conseil soit
funeste aux vieillards ; ils ont tous la peur de mourir : la vie n’est vraiment
dédaignée que par ceux qui peuvent se la promettre longue ; ils ne la connaissent pas,
comment y attacheraient -ils de l’importance ou du mépris ? Ils vivent comme ils font
tout le reste , sans y réfléchir .
Sénèque dit, Lettre LX : « L’enfant croît au milieu de la malédiction de ses
parents » ; et si l’on se rappelle les actions dont il est témoin , les propos qu’il
entend dans le foyer paternel , on ne trouvera pas l’expression exagérée .
Lettre LXIII : « De toutes ces femmes tendres qu’on a eu tant de peine à retirer du
bûcher , à séparer du cadavre de leurs époux , citez-m’en une qui ait eu des larmes pour
un mois . »
Le jour de la mort d’un époux est un jour d’hypocrisie solennelle .
Elle trahissait hier celui qu’elle pleure aujourd’hui.
Le deuil a fermé la porte aux amis , mais non pas à l’amant .
Le cadavre de l’époux est sous le vestibule , et l’adultère dans son lit .
Le consolateur n’est qu’un importun qui vient rappeler l’humidité dans des yeux
secs .
Lettre LXIV, où il traite de la vénération pour les anciens philosophes : « Tous,
dit-il, ne sont pas dignes d’applaudir au philosophe . Quelle douceur trouverait -il à
l’éloge de celui dont le blâme ne le touche pas ? On n’ambitionne la louange que de
celui dont on craindrait le reproche . » Fabianus parlait en public ; mais on
l’écoutait avec décence : quelquefois il s’élevait un cri d’admiration , mais arraché ,
mais produit par la grandeur des idées .
« Sachons mettre de la différence entre les applaudissements de l’école et ceux du
théâtre . »
Et pourquoi ? Ils sont accordés les uns et les autres à la vertu et au talent …
« Gardez toutes ces démonstrations bruyantes pour les arts qui captent les suffrages ;
la vertu ne veut que des
respects … » Je crains que
ces distinctions ne soient plus subtiles que solides . Au théâtre le spectateur , dans
l’école le disciple ne rompent le silence que parce qu’ils ne peuvent plus le garder .
L’enthousiasme est le même, et ce n’est pas à l’homme , c’est à la chose grande,
honnête , que le premier applaudissement est adressé … « Le philosophe a beaucoup perdu
à s’être trop familiarisé … » Je n’en crois rien… « Il lui faudrait un sanctuaire au
lieu d’ une place … » L’endroit où il s’explique dignement est toujours un sanctuaire …
« Il faut à la philosophie des prêtres , et non des courtiers … » Je ne lui veux ni les
uns ni les autres.
Il expose , Lettre LXV, les opinions de Platon , d’Aristote et des stoïciens , sur le
monde : on voit ici 270 que le système de l’optimisme n’est pas
d’hier , et que celui des indiscernables fut connu dès le temps du proverbe : qu’on ne
se baigne pas deux fois dans le même fleuve , et que l’homme et le fleuve ont
changé .
La Lettre LXVI, sur l’égalité des biens et des maux , n’est qu’un tissu de
sophismes .
Il traite , Lettre LXVII, du bon ; et Lettre LXVIII, du repos du sage , qu’il arrache
de ce recoin du globe pour le lancer dans les plaines de l’immensité . Je consens qu’il
y fasse un tour , mais je ne veux pas qu’il y séjourne : s’expatrier ainsi, ce serait
n’être ni parent , ni ami , ni citoyen … « Le stoïcien voit, du haut des cieux , combien
c’est un siége bas qu’un tribunal , une chaise curule … » De dessus une chaise curule ,
un tribunal , on voit combien c’est un rôle insensé que de se perdre dans les nues :
vues monastiques et antisociales . J’aime mieux ce qui suit :
« C’est une puérilité que de se retirer de la foule , pour l’appeler : c’est appeler
la foule que de faire de sa retraite la nouvelle publique . » C’est une sotte vanité
que de s’affliger ou de s’offenser quand elle ne vient pas ; c’est ajouter à l’éclat
que de la repousser quand elle vient . Et qu’importe qu’on parle ou qu’on se taise de
vous, pourvu que vous vous retiriez à temps ? Le malade craint -il ou souhaite-t -il
qu’on dise qu’il s’est mis au lit ?
« Attaquer ses vices quand on est vieux , c’est lutter contre un ennemi victorieux ,
lorsqu’on n’a plus ni force ni courage . A peine un siècle suffirait -il pour
discipliner des passions accoutumées à une longue licence . »
Ici Sénèque ne permet au sage de se mêler de l’administration publique ni dans toutes
les contrées , ni en tout temps , ni pour toujours.
Il me semble que je l’entends s’adresser en ces termes au candidat qui le consulte :
« Vous présumez trop de votre amour pour le bien ; votre santé délicate ne suffira pas
à la fatigue de votre place ; vous êtes d’un caractère trop faible ou trop raide ;
colère et caustique , vous ne sympathiserez pas avec les habitants de la cour . Vous
allez vous précipiter datas un chaos d’affaires d’où ni votre zèle , ni vos talents
supérieurs ne vous tireront pas. Vous serez desservi par ceux même qui vous appellent
à l’administration : vos subalternes vous trahiront , vos prôneurs vous feront des
ennemis , vos enthousiates vous nuiront ; vous serez malhonnêtement attaqué , peut-être
trop vivement défendu ; vos projets les plus sages seront ou rejetés par l’envie , ou
croisés par l’intérêt personnel ou par la haine : il viendra un moment où vous ne
saurez ni comment rester , ni comment sortir . Préférez le repos ; vivez avec vous-même
et avec vos livres ; dans les temps de peste , on se renferme . »
L’homme d’état qui craint de perdre sa place , n’osera jamais de grandes choses ; son
oreille , toujours ouverte aux sollicitations des hommes puissants , est toujours fermée
aux plaintes du peuple . Il faut qu’il sache attendre sa disgrâce sans pâlir ,
l’apprendre sans murmurer ; il faut qu’il dise : « Mon maître avait un bon serviteur ;
il n’en veut plus, tant pis pour lui : il serait bien singulier que Ménès pût se
passer de Diogène , et que Diogène ne pût se passer de Menès 271 . » Il est des circonstances où
les hommes revêtus des premières places ne sont pas élevés ; ils sont en l’air .
La Lettre LXIX est de l’inconvénient des fréquents voyages .
La Lettre LXX est du suicide .
Voici les causes principales du suicide . Si les opérations du gouvernement
précipitent dans une misère subite un grand nombre de sujets , attendez -vous à des
suicides . On se défera fréquemment de la vie partout où l’abus des jouissances conduit
à l’ennui , partout où le luxe et les mauvaises mœurs nationales rendent le travail
plus effrayant que la mort , partout où des superstitions lugubres et un climat triste
concourront à produire et à entretenir la mélancolie ; partout où des opinions moitié
philosophiques , moitié théologiques , inspireront un égal mépris de la vie et de la
mort .
Les stoïciens pensaient que la notion générale de bienfaiteur ne nous faisant point
un devoir de garder un présent que nous n’avons pas sollicité , et qui nous gêne , soit
que la vie fût un bien ou fût un mal , la doctrine du suicide n’était nullement
incompatible avec l’existence des dieux . Ils allaient plus loin : le suicide que la
loi civile et la loi religieuse proscrivent également , est un des points fondamentaux
de la secte ; selon cette école , « le sage ne vit qu’autant qu’il doit, non autant
qu’il le pourrait : le bonheur n’est pas de vivre ; mais le devoir, mais le bonheur
est de bien vivre ( Lettre LXX) . »
Les opinions tombent ou se selon les circonstances ; et quelles
circonstances plus favorables à la doctrine dû suicide , que celles où un geste , un
mot , une médisance , une calomnie , le ressentiment d’une femme , la haine d’un
affranchi , une grande fortune , la délation d’un esclave mécontent ou corrompu , la
jalousie , la cupidité , l’ombrage d’un tyran nous envoyaient au supplice dans le moment
le plus inattendu ? C’est alors qu’ il faut dire aux hommes : mourir (
Ibid . ) plus tôt ou plus tard , n’est rien ; bien ou mal mourir , voilà la chose
importante : bien mourir , c’est se soustraire au danger de vivre mal . La fortune peut
tout sur celui qui vit encore ; rien, contre celui qui sait mourir … Le centurion va
venir … Eh bien, il faut l’attendre . Pourquoi se charger de sa fonction , et épargner
l’odieux de ta mort au tyran qui l’envoie ? Mais que j’attende ou n’attende
pas, le vieux centurion des dieux , le temps , est
toujours en marche . La sagesse éternelle n’a ouvert ( Lettre LXX) qu’une porte pour
entrer dans la vie , et en a ouvert mille pour en sortir . On n’est pas en droit de se
plaindre de la vie ; elle ne retient personne . Vous vous en trouvez bien ? vivez ;
mal ? mourez . Les moyens de mourir ne manquent qu’à celui qui manque de courage . Si
c’est une faiblesse de mourir parce qu’on souffre , c’est une folie de vivre pour
souffrir . Mourir , c’est quitter un jeu de hasard où il y a plus à perdre qu’à gagner .
Pourquoi craignons -nous de mourir ? ( Ibid . ) C’est que nous sommes
d’anciens locataires que l’habitude a familiarisés avec les incommodités de notre
domicile : c’est une ridicule terreur d’être pis qui nous empêche de déloger . Notre
croyance dans les dieux est bien faible , ou nous avons de l’Être suprême une étrange
opinion , si nous éprouvons tant d’aversion à l’aller trouver . La frayeur du moribond
calomnie le ciel . Est-ce un bon père , ou un tyran farouche , qui t’attend ? »
« La nature n’est qu’une succession continue de naissances et de morts ( Lettre LXXI) .
Les corps composés se dissolvent ; les corps dissous se recomposent . C’est dans ce
cercle infini que s’accomplissent les travaux du grand architecte . »
« Dans une attaque d’asthme , je fus tenté plusieurs fois, dit encore Sénèque , de
rompre avec la vie ( Lettre LXXVIII) ; mais je fus retenu par la vieillesse d’un père
qui m’aimait tendrement . Je songeai moins à la force que j’avais pour me donner la
mort , qu’à celle qui lui manquait pour supporter la perte de son fils . »
Les hommes ne se considèrent pas assez comme dépositaires du bonheur , même de
l’honneur de ceux, auxquels ils sont attachés par les liens du sang , de l’amitié , de
la confraternité . La honte d’une action rejaillit sur les parents ; les amis sont au
moins accusés d’un mauvais choix ; un corps , une secte entière est calomniée 272 . Il est rare qu’on ne fasse du mal qu’à
soi.
En lisant Sénèque , on se demande plusieurs fois pourquoi les Romains se donnaient la
mort ; pourquoi les femmes romaines la recevaient avec une tranquillité , un sang-froid
tout voisin de l’indifférence ? Les combats sanglants du cirque où ils voyaient mourir
si fréquemment , avaient-ils rendu leur âme féroce ? Le mépris de la vie s’élevait -il
sur les ruines du sentiment de l’humanité ? Revenaient -ils du spectacle convaincus que
la douleur de ce passage qui nous effraye , est bien peu de chose , puisqu’elle ne
suffisait pas pour ôter aux gladiateurs la force de tomber avec grâce , et d’expirer
selon les lois de la gymnastique 273 ?
Ce n’était ni par dégoût , ni par ennui que les Anciens se donnaient la mort ; c’est
qu’ils la craignaient moins que nous, et qu’ils faisaient moins de cas de la vie . Le
dialogue suivant n’aurait point eu lieu entre deux Romains :
« Voyez-vous cet endroit ? C’est la bonde de l’étang , le lieu des eaux le plus
profond . Vingt fois j’ai été tenté de m’y jeter .
Les conseils , le courage philosophique sont les deux sujets de la Lettre LXXI. Rien
de plus grand et de plus beau que la peinture du courage philosophique … « Élevez votre
âme , mon cher Lucilius ; renoncez à des recherches frivoles , à une philosophie
minutieuse , qui rétrécit le génie . »
« Il faut une grande âme pour apprécier de grandes choses… Les petites âmes portent
dans les grandes choses le vice qui est en elles… » C’est la raison pour laquelle on
donne le nom de têtes exaltées à ceux qui marquent une violente
indignation contre des vices communs qu’on partage , ou qu’on a quelque intérêt à
ménager . Pour fréquenter sans honte les grands pervers , et pour en capter la faveur
sans rougir , on amoindrit leur perversité ; c’est autant pour soi que pour eux qu’on
sollicite de l’indulgence . Mon enfant , je crains bien que vous n’ayez le cœur
corrompu , lorsqu’on cessera de vous reprocher une tête exaltée . Puissiez-voùs mériter
cette injure jusqu’à la fin de votre vie 274 !
« Il n’y a point de vent favorable ( Lettre LXXI) pour qui ne sait pas dans quel port
il veut entrer … » Cela est vrai ; mais la maxime contraire ne l’est-elle pas
également , et le stoïcien ne pouvaitr -il pas dire : il n’y a point de vent contraire
pour celui à qui tout port convient , et qui se trouve aussi bien dans la tempête que
dans le calme ?
Il prouve , Lettre LXXII, que la sagesse ne souffre point de délai ; et Lettre LXXIII,
que le philosophe n’est point un séditieux , un mauvais citoyen .
Et comment pourrait-on être de bonne foi , et regarder le philosophe comme un ennemi
de l’État et des lois , le détracteur des magistrats et de ceux qui président à
l’administration publique ? Qui est-ce qui leur doit autant que lui ? Sont-ce des
courtisans placés au centre du tourbillon , avides d’honneurs et de richesses ; pour
qui le prince fait tout, sans jamais avoir fait assez ; dont la cupidité s’accroît à
mesure qu’on leur accorde ? Des hommes que sa munificence ne saurait assouvir , quelque
étendue qu’elle soit, l’aimeraient -ils aussi sincèrement que celui qui tient de son
autorité une sécurité essentielle à la recherche de la vérité , un repos nécessaire à
l’exercice de son génie ?
« Le commerçant dont la cargaison est la plus riche , est celui qui doit le plus
d’actions de grâces à Neptune . »
Le magistrat rend la justice ; le philosophe apprend au magistrat ce que c’est que le
juste et l’injuste . Le militaire défend la patrie ; le philosophe apprend au militaire
ce que c’est qu’une patrie . Le prêtre recommande au peuple l’amour et le respect pour
les dieux ; le philosophe apprend au prêtre ce que c’est que les dieux . Le souverain
commande à tous ; le philosophe apprend au souverain quelle est l’origine et la limite
de son autorité . Chaque homme a des devoirs à remplir dans sa famille et dans la
société ; le philosophe apprend à chacun quels sont ces devoirs. L’homme est exposé à
l’infortune et à la douleur ; le philosophe apprend à l’homme à souffrir .
Si l’on attenta quelquefois à la vie du prince , fut-ce le philosophe ? Si l’on
écrivit contre lui un libelle , fut-ce le philosophe ? Si l’on prêcha des maximes
séditieuses 275 , fut-ce dans son école ? A-t-il été le précepteur de Bavaillac ou de Jean
Châtel ? C’est le philosophe qui sent un bienfait ; c’est lui qui est prompt à le
reconnaître , et à s’en acquitter par son aveu .
Ce sujet mériterait bien d’être traité de nos jours. La question se réduirait à
savoir s’il est licite , ou non, de s’expliquer librement sur la religion , le
gouvernement et les mœurs .
Il me semble que si, jusqu’à ce jour, l’on eût gardé le silence sur la religion , les
peuples seraient encore plongés dans les superstitions les plus grossières et les plus
dangereuses . Si la république avait le irnême droit au temps de l’idolâtrie , nous
serions encore idolâtres : on fit boire la ciguë à Socrate sans injustice ; les Néron
et les Dioclétien ne furent point d’atroces persécuteurs 276 .
Il me semble que, si, jusqu’à ce jour, l’on eût gardé le silence sur le gouvernement ,
nous gémirions encore sous les entraves du gouvernement féodal ; l’espèce humaine
serait divisée en un petit nombre de maîtres et une multitude d’esclaves ; ou nous
n’aurions point de lois ou nous n’en aurions que de mauvaises ; Sidney n’eût point
écrit , Locke n’eût point écrit , Montesquieu n’eût point écrit ; et il faudrait compter
au nombre des mauvais citoyens ceux qui se sont occupés avec le plus de succès de
l’objet le plus important au bonheur des sociétés , et à la splendeur des États .
Il me semble enfin que, si, jusqu’à ce jour, l’on eût gardé le silence sur les mœurs ,
nous en serions encore à savoir ce que c’est que la vertu , ce que c’est que le vice .
Interdire toutes ces discussions , les seules qui soient dignes d’occuper un bon
esprit , c’est éterniser le règne de l’ignorance et de la barbarie .
Un philosophe disait un jour à un jeune homme qui avait rassemblé dans un petit
ouvrage une foule d’autorités recueillies
de nos
jurisconsultes en faveur de l’intolérance et de la persécution : « Sais -tu ce que tu
as fait ? Tu as passé ton temps à ramasser des fils d’araignée pour en ourdir une
corde à étrangler l’homme de bien et l’homme courageux . »
Sénèque démontre , Lettre LXXIV, qu’il n’y a de bon que ce qui est honnête ; et Lettre
LXXV, que la philosophie n’est point une science de mots . « En quoi, dit-il, consiste
la liberté du sage ? A ne craindre ni les hommes ni les dieux . »
On est philosophe ou stoïcien dans toute la rigueur du terme , lorsqu’on sait dire,
comme le jeune Spartiate : Je ne serai point esclave ( Lettre
LXXVII) .
Oh ! la belle éducation que celle où l’on nous aurait appris à nous fracasser la tête
contre une muraille , plutôt que de porter un vase d’ordures ! ( Ibid . )
« Celui qui s’est rendu maître de soi, s’est affranchi de toute servitude . »
« On donne du temps et des soins à tout ; il n’y a que la vertu dont on ne s’occupe
que quand on n’a rien à faire. »
« L’homme vertueux ne craint ni la mort ni les dieux . »
« L’opulence pourra vous venir d’elle-même ; peut-être les honneurs vous seront-ils
déférés sans que vous les sollicitiez , et les dignités vous seront-elles jetées . Il
n’en sera pas ainsi de la vertu : vous ne l’obtiendrez que de vous-même, et vous ne
l’obtiendrez pas d’un médiocre effort . Mais, à votre avis , la certitude de s’emparer
de tous les biens d’un coup de main ne mérite-t -elle pas une pénible tentative ? »
« S’il faut s’immoler pour la patrie , s’il faut mourir pour le salut de vos
concitoyens , que ferez-vous ?
Voilà l’esprit qui domine dans toute la morale de Sénèque . Il ne dit pas un mot qui
n’inspire l’héroïsme , et c’est la raison
peut-être
pour laquelle il est si peu lu , et si peu goûté . On ferme l’oreille à des avis qu’on
ne se sent pas la force de suivre ; ils importunent parce qu’ils humilient .
On a dit de celui qui se plaisait à la lecture d’Homère , qu’il avait déjà fait un
grand progrès dans la littérature . On pourrait dire de celui qui se plaît à la lecture
de Sénèque , qu’il a déjà, fait un grand pas dans le chemin de la vertu .
On voit, Lettre LXXVI, que Sénèque ne rougit point de prendre des leçons dans un âge
avancé .
« Admirez , dit-il à Lucilius , combien je suis de bonne foi avec vous, par la nature
du secret que je vais vous confier . Je fais un cours de philosophie : voici le
cinquième jour que je me rends à l’école dès la huitième heure. Ne serait-ce pas le
comble de la folie que de ne pas apprendre parce qu’on n’a pas appris ? Je suis donc
redevenu écolier ! Pourquoi non ? Et plût à Dieu que ce travers , si c’en est un, fût
le seul de ma vieillesse ! Que dira-t-on ? Ce qu’on voudra ; il faut savoir entendre
l’injure de l’ignorant , et se mettre au-dessus de son mépris . »
« Quoi ! la vieillesse ne m’empêchera pas d’aller au théâtre , et de me faire porter
au cirque ? il ne se donnera pas un combat de gladiateurs sans moi, et je n’oserai me
transporter chez un philosophe ! Sachez toutefois que, dans l’école où je vais
m’instruire , j’enseigne aussi quelque chose ; c’est qu’il faut apprendre jusque dans
la vieillesse . Un fameux joueur de flûte attirera un grand concours ; et l’endroit où
l’on enseigne ce que c’est qu’un homme , comment on le devient , restera désert ! »
« La science et la vertu sont deux grandes choses. Celui qui est sans vertu ,
possesseur de tout le reste , est rejeté … » Rejeté ! Où ? par qui ? Le méchant a-t-il
de l’esprit ? il sera recherché par celui qui s’ennuie ; de la richesse ? à deux
heures sa cour
sera pleine de clients , et sa table
environnée de parasites ; des dignités ? on se pressera dans ses antichambres 277 .
Dans les sociétés corrompues , les avantages du vice sont évidents ; son châtiment est
au fond du cœur , on ne l’aperçoit point. C’est presque le contraire de la vertu .
Sénèque prétend encore qu’il est indifférent qu’on ensemence une vaste étendue de
terre , qu’on jouisse de grands revenus , qu’on reçoive les hommages d’un cortège
nombreux , qu’on boive des liqueurs délicieuses dans de brillants cristaux … Cela serait
à souhaiter ; mais cela n’était pas plus à Rome de son temps , que cela n’est à Paris
du nôtre .
Il n’en est pas moins vrai que le bon vaisseau ( Lettre LXXVI) , ce n’est pas celui qui
est le plus richement chargé , et la bonne épée , celle dont la poignée est damasquinée
et le ceinturon enrichi de pierreries : il n’en est pas moins vrai qu’on se moque de
temps en temps de l’idole de boue devant laquelle on se prosterne ; mais on se
prosterne .
Il entretient Lucilius , Lettre LXXVII, de la flotte d’Alexandrie , et de la mort de
Marcellinus .
C’est là « qu’en généralisant le mot de César à un soldat qui lui demandait la mort ,
et l’adressant à la multitude de ceux qui craignent de mourir , on dirait presque à
tous les hommes : Tu crains de mourir ! Est-ce que tu vis ? »
« A les entendre ( Ibid . ) , il n’y aurait point de vie qui ne fût
trop courte … » Celle des grands hommes , des hommes vertueux , des hommes utiles , l’est
toujours : c’est ce qu’annonce le deuil public , après leur trépas . Il eût mieux valu ,
sans doute, que l’auteur de Mahomet , d’Alzire , de Brulus , de Tancrède , et de tant d’autres chefs-d’œuvre ,
mourût quinze jours plus tôt , au retour de son triomphe ; mais il vaudrait encore
mieux qu’il
vécût . Comment se remplira le vide
immense qu’il a laissé dans presque tous les genres de littérature ? Je dirais que ce
fut le plus grand homme que la nature ait produit , que je trouverais des
approbateurs ; mais si je dis qu’elle n’en avait point encore produit , et qu’elle n’en
produira peut-être pas un aussi , il n’y aura guère que ses ennemis qui
me contrediront .
« Je veux vivre .
— Et pourquoi veux-tu vivre ?
— Parce que je suis homme de bien ; parce qu’en mourant je serai regretté du
malheureux que je ne secourrai plus ; parce qu’en m’en allant , je laisserai vacante
une place dont je remplis les fonctions avec activité , intelligence et fidélité …
Quoi ! stoïcien , ces motifs ne te satisfont pas ?
— Non, mourir est une des fonctions de la vie .
— Mais cette fonction , assez indifférente en soi , est fâcheuse pour ma femme ,
pour mes enfants , pour mes concitoyens , et je la remplirai le plus tard qu’il me
sera possible .
— A ce compte , il n’y a point de vie qui ne soit trop courte .
— De vie bien employée ? Il n’en faut pas douter . Le méchant endurci , je
l’exhorterais sans scrupule à se tuer ; mais l’homme de bien qui se tue , commet le
crime de lèse-société , et j’arrêterai sa main si je puis. »
Sénèque dit, à propos de Marcellinus , je crois : « L’homme fort se reconnaît jusque
sur son oreiller 278 . »
Sénèque dit de lui-même : « Depuis longtemps je n’ai rien à gagner ni à perdre … »
Cela est faux de tout point… « J’ai plus de provision qu’il ne m’en faut pour une
carrière qu’il m’est indifférent de fournir plus loin… » Sénèque , instituteur d’un
jeune prince à qui votre présence en impose , ministre des provinces de l’Italie ,
redoutable antagoniste des courtisans vicieux , protecteur des honnêtes gens , quelque
bien que vous ayez fait, est-ce qu’il ne vous en reste plus à faire ?
Il parle , Lettre LXXVIII, des maladies , et du motif qui l’empêcha de se délivrer
d’une existence douloureuse ; Lettre LXXIX, de Charybde , de Scylla et de l’Etna .
On rencontre dans cet auteur des mots d’une délicatesse charmante , aux endroits où on
les attend le moins. C’est là qu’il dit de la gloire , qu’elle est à la vertu ce que
l’ombre est au corps , Lettre LXXIX ; que l’amour de la vertu est un élan continuel de
l’âme vers son origine céleste ; que c’est être né pour bien peu de monde que de
n’avoir vécu que pour son siècle , et que, pour un œil perçant , le mensonge est
diaphane .
Lettre LXXX, de la frivolité des spectacles , et des avantages de la pauvreté .
Il est bien aisé , dira-t-on, de faire l’éloge de la pauvreté quand on regorge de
richesses . C’est alors qu’ il est bien plus difficile encore d’être pauvre , quand on
n’est pas un avare ; et c’est ce que Sénèque sut faire. Il est bien plus difficile de
n’être pas corrompu par la richesse , et Sénèque ne le fut point. Censeurs , suspendez
un moment votre jugement ; voyez ce que la richesse produit sur tous ceux qui vous
environnent , et songez que, pour empoisonner vos ennemis , il ne vous manque qu’un
puits d’or.
« La misère , la maladie , le mépris , l’ennui , la vieillesse , la douleur , la
méchanceté , l’intolérance , l’injustice , les persécutions , la tyrannie ; tous les
vices , toutes les infortunes sont autant d’orateurs éloquents qui nous exhortent à
mourir . »
Lettre LXXXI, des bienfaits et de la reconnaissance .
a Vous vous plaignez d’un ingrat ! si c’est le premier que vous ayez fait, homme
bienfaisant , félicitez -vous ou de votre bon jugement , ou de votre bonne fortune . »
« Parlez au bienfait comme le brave centurion à son soldat : Camarade , il faut aller,
mais il ne faut pas revenir . »
« Si vous avez à peser un service avec une injure , juge dans votre propre cause , la
prudence veut que vous ajoutiez du poids aux services que vous avez reçus , et que vous
en ôtiez à l’injure qu’on vous a faite. »
« Au fond du cœur reconnaissant , le bienfait porte intérêt . »
Un homme disait qu’il ne pouvait s’empêcher de haïr celui qui lui faisait du
bien 279 . Quel impertinent
orgueil ! On lui répondit : Si vous êtes conséquent , vous devez aimer à la folie celui
qui vous fait dû mal . Eh ! mon ami , accepte mes offres ; je ne te demande en retour
que l’impunité du service que je te rends .
Lettre LXXXII, de la mollesse . C’est là qu’apostrophant l’efféminé , il lui dit : « 0
l’homme vraiment digne d’être livré à la vie ! »
Toute la philosophie se réduit au mépris de la vie , au mépris de la mort et à l’amour
de la vertu . Ce texte laconique fournit à Sénèque une abondance incroyable d’idées
neuves, originales , ingénieuses , fortes , délicates , souvent grandes, quelquefois
sublimes . En le lisant , j’ai plusieurs fois été forcé de m’écrier : Non, je ne serai
jamais un sage ! Ses pensées sur la mort me paraissaient si roides , que, m’appliquant
à moi-même le mot que je viens de citer sur un lâche qui craignait de mourir , je me
suis dit : Ô l’homme vraiment digne d’être livré à la vie !
« La mort , image du sommeil , l’est aussi de la vie inoccupée . »
« La demeure de l’oisif est un sépulcre . »
Si vous demandez pourquoi Sénèque revient si souvent sur le mépris de la vie et de la
mort , c’est que vous ne pensez pas qu’au moment qu’il vous parle , le licteur vous lie
les mains .
« On craint autant d’être nulle part que d’être dans les enfers … » Je l’ai entendu
dire, mais je n’en ai rien cru .
« Si vous balancez , c’est fait de la gloire … » Quoi ! un instant d’agonie flétrirait
une action héroïque ! Ah ! Sénèque , vous êtes trop sévère . La difficulté de vaincre un
ennemi ajoute à l’éclat de la victoire .
Dans la même Lettre , il revient encore sur les subtilités de l’école de Zenon : « Si
on l’en croyait , on proscrirait cette
science à
l’aide de laquelle on environne de pièges celui qu’on interroge , pour le conduire à
des aveux imprévus , à des réponses contraires à sa pensée . Il faut être plus simple
quand on cherche la vérité . » Un mal n’est pas glorieux : la mort est
glorieuse : donc la mort n’est pas un mal ! Ce ne fut pas une pareille sottise
que Léonidas adressa aux défenseurs des Thermopyles : « Compagnons , leur dit-il, dînez
comme des hommes qui, ce soir , doivent souper aux enfers . »
Les sujets des Lettres LXXXIII, LXXXIV, LXXXV, LXXXVI et LXXXVII, sont très-variés .
Il s’agit de la présence de Dieu à nos pensées ; de ses infirmités ; des vains
raisonnements des stoïciens sur l’ivresse ; de son régime : « Je me baigne à froid ,
dit-il ; à ce bain succède un dîner sans table , après lequel je n’ai pas besoin de me
laver les mains . » ( Lettre LXXXIII. )
On voit et dans les ouvrages et dans la vie privée de Sénèque , que son bonheur était
parfaitement isolé de sa richesse , que son régime était austère , et qu’il pouvait
tomber dans la pauvreté , je ne dis pas sans se plaindre , mais sans s’en
apercevoir .
« La vertu , dit-il, Lettre LXXVI, passe entre la bonne et la mauvaise fortune , et
jette sur l’une et l’autre un regard de mépris . »
Sénèque fut encore moins enorgueilli de sa vertu que de sa richesse . Sa vertu me le
fait respecter ; la modestie de ses aveux me le fait aimer .
« Mon matelas est à terre , et moi sur mon matelas ( Lettre LXXXVII) . Des deux
vêtements que j’ai, l’un me sert de drap , l’autre de couverture . Nous dînons avec des
figues . Mes tablettes font ma bonne chère quand j’ai du pain , et me tiennent lieu de
pain quand il me manque . Ma voiture est grossière , et mes mules sont si maigres , qu’on
voit bien qu’elles fatiguent . J’en rougis ; je ne suis donc pas sage . Celui qui rougit
d’une mauvaise voiture , sera vain d’une belle . Ah ! Sénèque , tu tiens encore au
jugement des passants . »
Celui qui parle ainsi de lui-même, vaut bien plus qu’il ne veut se faire valoir .
Je lis , Lettre LXXXV : « Quoi ! dans une lutte qui intéresse le bonheur de l’homme et
la gloire des dieux , je ne rougirais pas de me présenter avec une alêne … » C’est le
défaut qu’on reproche à Sénèque , mais on n’en cite aucun exemple , et je défie ses
détracteurs d’en citer un seul sur la vertu , où le ton ne réponde
pas à l’importance du sujet .
N’est-ce pas une chose bien singulière d’entendre Sénèque , Lettre LXXXVII, réduire
l’étude des beaux-arts à l’inutilité pour le sage , et attacher de l’importance à
savoir si le temps existe par lui-même, s’il y a quelque chose d’antérieur à la durée ,
si elle a commencé avant le monde ; si elle existait avant les choses, ou les choses
avant elle.
J’avoue que, s’il y a des questions oiseuses et étrangères à la sagesse , ce s’ont
celles-là. J’en dis autant des disputes sur la nature de l’âme .
« N’apprendrai -je jamais à ignorer quelque chose ? »
Dites beaucoup de choses, si vous voulez en bien savoir une.
Nausiphanès prétend que l’on ne peut non plus démontrer l’existence que la
non-existence des êtres ; Parménide , que rien de ce que nous voyons n’existe
réellement ; Zénon d’Élée , qu’il n’existe rien. On ne comprend guère ni comment des
hommes célèbres chez les Anciens ont avancé d’aussi étranges paradoxes , ni comment ils
ont été renouvelés de nos jours par des hommes non moins célèbres ; mais, à la honte
de la raison humaine , ce qu’on ne conçoit point du tout, c’est comment ces sophistes
n’ont jamais été solidement réfutés . L’évêque de Cloyne a dit : « Soit que je monte au
haut des montagnes , soit que je descende dans les vallées , ce n’est jamais que moi que
j’aperçois ; donc il est possible qu’ il n’existe que moi…
280 » Et Berkeley attend encore
une réponse . Lier l’existence réelle de son propre corps avec
la sensation , n’est point une chose facile .
Ses Lettres sur la lecture , les exhortations et les conseils , l’opinion des
péripatéticiens sur les passions , la maison de campagne de Scipion l’Africain , les
bains anciens et les bains de son temps , la culture des oliviers , la frugalité , le
luxe et les richesses , sont pleines de principes et de détails intéressants . En voici
quelques-uns, tels qu’ils se présentent à ma mémoire .
Le salaire d’un acteur ( Lettre LXXX) était de cinq mesures de froment et de cinq
deniers . Celui qui disait à Ménélas : « Si tu ne restes en repos , tu périras de ma
main … » cet autre qui débitait avec emphase ces vers : « Je commande dans Argos ,
Pélops m’a laissé un vaste empire … » étaient payés à tant par jour, et couchaient dans
un grenier . Comment concilier ces faits avec la fortune immense et la juste
considération dont jouissaient un Roscius et d’autres comédiens ? car Sénèque ne fait
ici aucune distinction d’un bon et d’un mauvais acteur , et parle évidemment de ceux
qui jouaient les premiers rôles . Ces hommes rares étaient apparemment enrichis par les
gratifications des Scipions , des Lélius , qui les admettaient à leur table et qui
savaient apprécier l’utilité de leurs talents .
Sans Sénèque et Martial , combien de mots , de traits historiques , d’anecdotes ,
d’usages , nous aurions ignorés !
La conformité de nos mœurs et de celles de son temps est quelquefois si singulière ,
qu’on revient de la traduction à l’original pour s’en assurer . « Je voudrais bien,
dit-il, Lettre LXXXVII, que Caton rencontrât un de nos élégants , précédé de ses
coureurs , de ses postillons , de ses nègres , tous enveloppés dans le même tourbillon de
poussière … » On se croirait presque sur la route de Versailles .
« Pour connaître la vraie hauteur de l’homme , voyez-le nu . »
Savez -vous l’inscription commune à toute société ? La voici : « C’est ici qu’on voit
un nain sur la montagne , et un colosse au fond d’un puits . »
« Point de gloire sans le malheur . Point de haine plus dangereuse que celle qui naît
de la honte d’un bienfait qu’on ne saurait acquitter ( Lettre LXXXI) … » Je le sais par
expérience .
« Lorsque Attalus parle , la vérité qui se fait entendre par sa bouche éloquente
s’empare de moi, me transporte ; mais, sorti de son école , rentré dans la société , le
commerce des gens du monde a bientôt éteint la chaleur qu’il m’avait
communiquée . »
« Je ne m’abstiens pas, je me contiens ; ce qui est plus difficile . »
« Attalus faisait grand cas des lits durs : celui où je couche à mon âge ne reçoit
pas l’empreinte de mon corps . »
Ah ! si les maîtres savaient profiter de la raison saine et de l’âme bouillante de
leurs innocents et jeunes élèves !
Ces traits que j’ai transcrits sans ordre , se trouvent , les uns dans les Lettres qui
précèdent , les autres dans celles qui suivent .
L’enthousiasme de la vertu lui dictait , dans la Lettre LXXXVIII, tous ces
paralogismes que la manie de se singulariser a ressuscités de nos jours 281 .
« La force , dit-il, Lettre LXXXVIII, n’éprouve point de terreurs ; elle les brave ,
elle en triomphe : les beaux-arts accroîtront -ils en nous cette qualité ?… » Pourquoi
non ?
« La probité , ce trésor de l’âme humaine , que rien ne peut séduire , avec laquelle
l’homme dit : Frappez , brûlez , tuez , je ne trahirai point un secret … les beaux-arts la
donneront -ils ? élèveront -ils à ces sentiments magnanimes ?… » Comme la morale et la
philosophie .
Que Sénèque pousse son énumération aussi loin qu’il voudra, je persisterai dans la
même réponse , et je lui dirai, d’après mon expérience , d’après l’expérience des bons
et des méchants , que
l’imitation d’une action
vertueuse par la peinture , la sculpture , l’éloquence , la poésie et la musique , nous
touche , nous enflamme , nous élève , nous porte au bien, nous indigne contre le vice
aussi violemment que les leçons les plus insinuantes , les plus vigoureuses , les plus
démonstratives de la philosophie . Exposons les tableaux de la vertu , et il se trouvera
des copistes . L’espèce d’exhortation qui s’adresse à l’âme par l’entremise des sens ,
outre sa permanence , est plus à la portée du commun des hommes . Le peuple se sert
mieux de ses yeux que de son entendement . Les images prêchent , prêchent sans cesse , et
ne blessent point l’amour-propre . Ce n’est pas sans dessein ni sans fruit que les
temples sont décorés de peintures qui nous montrent ici la bonté ; là, le courroux des
dieux . Raphaël est peut-être aussi éloquent sur la toile , que Bossuet dans une
chaire .
Dans la Lettre LXXXIX, il expose les divisions de la philosophie ; puis se repliant ,
selon son usage , sur la morale , il gourmande , avec beaucoup d’éloquence , l’avarice ,
l’abus de la richesse , et l’ du luxe .
« Eh quoi ? toujours les mêmes réprimandes ? Et vous toujours les mêmes fautes ? »
« On ne peut, dit-il, Lettre LXXXIX, avoir la vertu sans l’aimer . » Cela est vrai . « On ne peut l’aimer , ajoute-t -il, sans l’avoir. » Cela ne
me le paraît pas.
Il a consacré la Lettre XC à l’éloge de la philosophie et à la réfutation de
Posidonius .
« Nous devons aux dieux de vivre , à la philosophie de bien vivre . »
C’est à cette Lettre que je renverrai celui qui sera curieux de connaître la
délicatesse et la vigueur du pinceau de Sénèque . Ici le philosophe s’est complu à nous
peindre d’une manière belle et touchante les premiers âges du monde . Mais ce bonheur
des hommes anciens n’est-il pas chimérique ? La félicité serait-elle le lot de la
barbarie , et la misère celui des temps policés ? Le bonheur de mon espèce m’est si
cher, que
je suis toujours tenté de croire aux
romans qu’on m’en fait : cela me laisse l’espoir d’un âge où le plus vertueux serait
le plus puissant .
Posidonius pensait que, dans les siècles de l’homme innocent , le commandement était
déposé dans la main des sages ; que les sages contenaient le bras de l’homme violent
et protégeaient le faible contre le fort ; qu’ils conseillaient , qu’ils dissuadaient ;
qu’ils indiquaient ce qui était utile ou nuisible ; que leur prudence pourvoyait aux
besoins des peuples ; que leurcourage écartait les périls dont ils étaient menacés ;
que leur bienfaisance accroissait la félicité générale ; que la souveraineté était un
fardeau , et non une distinction ; que ce n’était point un riche héritage , mais une
charge onéreuse ; qu’une puissance accordée pour protéger n’était pas tentée de
vexer ; qu’on obéissait sans murmure , parce qu’on commandait sans tyrannie ; et que la
plus grande menace d’un roi était d’abdiquer .
Jusque-là Sénèque est assez d’accord avec Posidonius ; mais lorsque celui-ci fait
honneur au sage de l’invention des sciences et des arts , enfants de l’oisiveté , de la
curiosité , de l’ennui , du besoin , des plaisirs et du temps , Sénèque s’oppose à toutes,
ces prétentions exagérées ; et je crois qu’il a raison .
Vous trouverez , dans la Lettre XCI, le récit de l’incendie de Lyon , avec des
réflexions sur ce terrible événement .
Dans la Lettre XCII, qui est fort belle , la réfutation du principe fondamental des
Épicuriens , qui plaçaient le souverain bien dans la volupté .
Dans la Lettre XCIII, la mort de Métronax ; et que la vie ne se doit pas mesurer par
sa durée , mais par son activité .
« Est-ce à vous d’obéir à la nature , ou à la nature de vous obéir ? »
« La vie courte de l’homme utile ressemble au plus précieux des métaux , qui a
beaucoup de poids sous un petit volume . »
« Celui qui a fait de grandes choses, vit après sa mort ; celui qui n’a rien fait est
mort de son vivant . »
« Combien d’années Caton a-t-il vécu ? Caton vit encore ; il s’adresse à nous, il
s’adresse à nos neveux . Il a laissé sur la terre le modèle impérissable de l’homme
vertueux . »
Là, Sénèque assure que rien n’est plus commun que des hommes équitables envers les
hommes , et rien de plus rare que des hommes équitables envers les dieux . Je crois les
uns et les autres fort rares , et les premiers peut-être plus encore que les
seconds .
Dans la Lettre XCIV, l’union de la philosophie parénétique , ou de préceptes , avec la
philosophie dogmatique . Cette Lettre est pleine de sens ; il y a plus de substance
dans une de ses pages , que dans tous les volumes des détracteurs de Sénèque . Il y
compare le courtisan à ces insectes dont la piqûre imperceptible , accompagnée d’une
démangeaison agréable , est suivie d’une enflure douloureuse ; et il la termine par la
sortie la plus violente contre Alexandre et les conquérants .
Ce serait à tort que les philosophes modernes se glorifieraient du mépris qu’il ont
jeté sur ces fameux assassins : il y a près de deux mille ans que Sénèque en avait
fait justice .
Chaque individu participe plus ou moins aux vices de sa nation . Sénèque , Galien et
Tacite en sont des exemples frappants . Sénèque s’est laissé éblouir des victoires du
peuple romain ; son indignation s’exhale contre les conquêtes d’Alexandre , et il ne
s’aperçoit pas, ou se dissimule , que celles des Romains ont été plus longues , plus
sanglantes et plus injustes . Galien , qui certes n’était pas un homme ordinaire ,
croyait aux rêves , aux amulettes et aux maléfices ; et Tacite paraît avoir donné dans
les prestiges de l’astrologie judiciaire et les miracles de son temps .
Voici comment il raconte ceux de Vespasien , § LXXXI, liv. IV de ses Histoires . « César attendait dans Alexandrie le retour des vents d’été et une
mer navigable , lorsque le ciel manifesta par des prodiges de la prédilection pour ce
prince . Un
Alexandrin de la lie du peuple , mais
connu par son infirmité , se jeta à ses genoux , et le supplia avec gémissement , au nom
de Sérapis , le plus révéré des dieux chez cette nation superstitieuse , de le guérir de
la cécité , en daignant humecter de sa salive les orbites de ses yeux . Un autre,
paralysé d’une main , également inspiré par le dieu , lui demandait de la presser de son
pied .. D’abord l’empereur ne leur accorda que de la plaisanterie et du mépris .
Balançant ensuite entre les instances réitérées de ces malades , les flatteries de ses
courtisans et la crainte d’un reproche de vanité , il ordonna aux médecins d’examiner
si leurs maladies étaient de nature à céder à des secours humains . Quelques-uns
prononcèrent que la faculté de voir n’était pas entièrement détruite dans l’un, qu’on
la lui rendrait en dissipant les obstacles , et que, par des moyens énergiques et
salutaires , l’art restituerait à l’autre l’usage de ses membres ; mais que peut-être
il était dans les décrets des dieux que la cure s’opérât merveilleusement par
l’entremise de César ; qu’au reste , si le remède sollicité produisait un heureux
effet , l’honneur en serait pour l’empereur , et le ridicule pour ces affligés , s’il
n’en produisait aucun. Vespasien , persuadé que rien n’était au-dessus de sa fortune ,
et que l’incroyable même était au-dessous de sa puissance , prend un visage serein ,
satisfait aux vœux des deux malades , au milieu d’une multitude attentive à
l’événement , et aussitôt l’aveugle voit, et le paralysé se sert de sa main . Ces deux
faits sont attestés aujourd’hui par des témoins oculaires qui n’ont à se promettre de
leurs mensonges aucune sorte de récompense . » D’après ce récit , je me demande si ces
miracles sont vrais ou s’ils sont faux ; et j’avoue qu’après y avoir bien réfléchi , je
vois presque autant d’inconvénient à les rejeter qu’à les admettre .
L’homme peuple est le plus sot et le plus méchant des hommes : se dépopulariser 282 , ou se rendre meilleur , c’est la même chose.
La voix du philosophe qui contrarie celle du peuple , est la voix de la raison .
La voix du souverain qui contrarie celle du peuple , est la voix de la folie .
C’est avec une espèce d’indignation que je l’entends avancer , dans la même Lettre ,
qu’il ne trouve rien de plus froid , de plus déplacé à la tête d’un édit ou d’une loi ,
qu’un préambule qui les motive . « Prescrivez -moi, ajoute-t -il, ce que vous voulez que
je fasse ; je ne veux pas m’instruire , mais obéir . »
J’en demande pardon à Sénèque , mais ce propos est celui d’un vil esclave qui n’a
besoin que d’un tyran . J’obéis plus volontiers , quand la raison des ordres que je
reçois m’est connue . Lorsque notre philosophe dit ailleurs que les lois contribuent au
bonheur quand elles sont autant des enseignements que des ordres , ne se réfute-t -il
pas lui-même ?
Quoique nous ayons vu de nos jours des souverains vendre leurs sujets et
s’entr’échanger des contrées 283 , une société d’hommes n’est pas un troupeau de bêtes : les
traiter de la même manière , c’est insulter à l’espèce humaine . Les peuples et leurs
chefs se doivent un respect mutuel ; et, Faites ce que je vous dis, car
tel est mon bon plaisir , serait la phrase la plus méprisante qu’un monarque pût
adresser à ses sujets , si ce n’était pas une vieille formule de l’aristocratie
transmise d’âge en âge , depuis les temps barbares de la monarchie , jusqu’à ses temps
policés . Je décerne un autel au ministre qui daigna le premier nous rendre raison de
la volonté de notre maître . Quant au souverain qui croira pouvoir, sans descendre de
son rang , substituer à la phrase usuelle celle qui suit : « Faites ce que je vous dis,
parce qu’il y va de votre sûreté , de votre liberté et de votre bonheur » ; je lui
décerne une statue d’or, avec cette inscription : Des hommes relevèrent à
un de leurs semblables .
« Il arrive quelquefois à la crainte de philosopher , et à l’ennui de
raisonner sagement . »
« On serait tenté de croire que la bonne fortune est incompatible avec
le bon jugement . »
« On honore assez l’Être suprême en l’imitant . »
« On continue de vivre par faiblesse et par courage . »
« L’homme sage vivra , non pas autant qu’il lui convient , mais autant que la nécessité
l’exigera . Il se commandera la vie . quand la sécurité des siens en dépendra : il y a
de la grandeur à rester pour les autres… » C’est d’après ces sages principes que
Sénèque et Burrhus gardèrent leur poste après la mort d’Agrippine .
Je lis dans la Lettre XCIV : « Le nombre des médecins est à proportion des maladies ,
et les maladies à proportion des cuisiniers … 284 » On pourrait ajouter : et
les maladies difficiles à guérir à proportion de la multitude des remèdes ; et les
vices à proportion du nombre des lois .
« Ô bizarrerie incroyable ! le meurtre , puni quand il est commis clandestinement , est
ordonné par le décret du sénat , et exigé par la frénésie du peuple . »
« 0 bizarrerie incroyable ! le faste des tables est soumis à la censure ; et l’on ne
s’élève point à la censure sans une profusion publique et scandaleuse . »
En quel endroit du monde ne remarque-t -on pas cette contradiction des usages et des
lois ?
Il faut laisser subsister la loi parce qu’elle est sage . Il faudrait réformer
l’usage , mais cela ne se peut : c’est la folie générale de toute une nation , à
laquelle le remède serait peutêtre pire que le mal ; ce serait un acte de despotisme .
Celui qui pourrait nous contraindre au bien, pourrait aussi nous contraindre au mal .
Un premier despote , juste , ferme et éclairé , est un fléau ; un second despote , juste ,
ferme et éclairé , est un fléau plus grand ; un troisième qui ressemblerait aux deux
premiers , en faisant oublier aux peuples leur privilège , consommerait leur
esclavage 285 .
La société ressemble à une voûte : si la clef , ou le premier voussoir pèse trop,
l’édifice n’est tôt ou tard qu’un amas de ruines .
La Lettre xcv ne le cède en rien à la précédente : Sénèque y prouve que la
philosophie parénétique , ou de préceptes , ne suffit pas. Lorsque Saint-Évremond
s’expliquait si légèrement sur Sénèque , il ne l’avait pas lu .
Un de ces hommes frivoles , qu’on appelait de son temps d’agréables débauchés , un
épicurien sensuel , un bel esprit , était peu fait, par son état , son caractère et ses
mœurs , pour apprécier les ouvrages de Sénèque , et goûter ses principes austères . Voici
mot à mot le jugement que Saint-Évremond portait de Sénèque et de lui-même.
« Je vous avouerai , dit-il avec la dernière impudence , que j’estime beaucoup plus la
personne que les ouvrages de ce philosophe . »
Saint-Evremond , ainsi que la plupart de ceux qui ont parlé de Sénèque , soit en bien
soit en mal , ne connaissait ni ses ouvrages ni sa personne .
« J’estime le précepteur de Néron , l’amant d’Agrippine , l’ambitieux qui prétendait à
l’Empire . »
Sénèque ne fut l’amant ni d’Agrippine ni de Julie ; la méchanceté le soupçonna
seulement , sur l’intimité qui régnait entre lui et celle-ci, d’avoir été le confident
de ses intrigues . SaintEvremond n’est que l’écho de Dion , ou du moine Xiphilin , l’écho
de l’infâme Suilius .
Sénèque corrupteur de Julie , estimé par Saint-Évremond , n’en resterait pas moins
exposé à la censure des hommes qui ont un peu de morale . Quoique la dépravation ait
fait de grands progrès depuis un siècle , nous n’en sommes pas encore venus jusqu’à
louer l’adultère .
Sénèque n’eut point l’ambition de régner . Néron ne put jamais l’impliquer dans la
conjuration de Pison ; et pour assurer qu’il n’ignorait pas que les conjurés avaient
résolu de l’élever à l’Empire , il faut s’en rapporter à un bruit populaire 286 .
Il ne suffit pas de faire une jolie phrase , il faut encore y mettre de la vérité .
« Du philosophe et de l’écrivain je ne fais pas grand cas . »
C’est être bien difficile ; c’est l’être plus que Quintilien , qui n’aimait pas
Sénèque , plus que Columelle , Plutarque , Juvénal , Fronto , Martial , Sidonius
Apollinaris , Aulu-Gelle , Tertullien , Lactance , saint Augustin , saint Jérôme , Juste
Lipse , Érasme , Montaigne et beaucoup d’autres, qui se sont illustrés comme philosophes
et comme littérateurs . Il y a plus de saine morale dans ses écrits que dans aucun
autre auteur ancien , et plus d’idées dans une de ses lettres que dans les quinze
volumes de Saint-Évremond .
« Sa latinité n’a rien de celle du temps d’Auguste , rien de facile , rien de
naturel . »
Cela se peut ; mais c’est un bien léger défaut , surtout pour d’aussi pauvres
connaisseurs que nous dans une langue morte . Sa latinité est celle de Pline l’Ancien ,
de Pline le Jeune et de Tacite : en admirons -nous moins ces auteurs ? Tacite n’écrit
pas comme Tite-Live ; cependant quel est l’homme d’un peu de génie qui ne préfère le
penseur profond à l’écrivain élégant , le nerf de l’un à l’harmonie de l’autre ? On est
souvent pur et plat , sublime et barbare ; on met souvent le plus grand choix des mots
à dire des riens, et l’on dit de grandes choses d’un style très-négligé ,
très-incorrect .
« Toutes pointes , toutes imaginations qui sentent plus la chaleur d’Afrique ou
d’Espagne que la lumière de Grèce ou d’Italie . »
Sans doute, il y a dans Sénèque des jeux de mots , des concetti , des pointes qui me
blessent autant que Saint-Évremond ; des imaginations ouvertes , dont il faut moins
accuser le manque de génie que l’enthousiasme du stoïcisme , et que je voudrais, non
supprimer , mais adoucir . La pensée de Sénèque peut très-souvent être comparée à une
belle femme sous une parure recherchée ; Quintilien , le rival de Sénèque , s’en était
bien aperçu : « Cet auteur , dit-il, fourmille de beautés , il a des sentiments de la
plus grande délicatesse . On y rencontre à chaqu e
page des idées sublimes qui forcent l’admiration … » Et, n’en déplaise à
Saint-Évremond , Quintilien est un juge un peu plus sûr que lui.
« Néron avait auprès de lui des petits-maîtres fort délicats , qui traitaient Sénèque
de pédant . «
Saint-Évremond en a fait tout à l’heure un amant d’Agrippine ; ici, il en fait un
pédant . S’entend -il bien lui-même ? connaît -il ceux qu’il appelle des petits-maîtres ?
un Tigellin , un Pallas , un Narcisse , un Sporus , un Athénagoras , un troupeau d’infâmes
débauchés , de corrupteurs , d’adulateurs d’un monstre , de scélérats dignes du dernier
supplice , en comparaison desquels le plus vicieux de nos courtisans est un homme de
bien. Il est glorieux d’être ridicule aux yeux de tels personnages ; c’est presque
leur ressembler que de les nommer sans indignation . Néron fut plus cruel qu’eux, mais
ils furent plus vils que lui.
Sénèque a dit : « Une âme qui connaît la vérité , qui sait distinguer le bien du mal ;
qui n’apprécie les choses que d’après leur nature , sans égard pour l’opinion ; qui se
porte dans tout l’univers par la pensée , en étudie la marche prodigieuse et revient de
la contemplation à la pratique ; dont la grandeur et la force ont pour base la
justice ; qui sait résister aux menaces comme aux caresses ; qui commande à la
mauvaise fortune comme à la bonne ; qui s’élève au-dessus des événements nécessaires
ou contingents ; qui ne voudrait pas de la beauté sans la décence , de la force sans la
tempérance et la frugalité ; une âme intrépide , inébranlable , que la violence ne peut
abattre , que le sort ne peut ni humilier ni enorgueillir ; une telle âme est l’image
de la vertu , etc.. » Voilà le philosophe dont SaintEvremond a osé dire qu’il ne lisait
jamais les écrits sans s’éloigner des sentiments qu’il voulait lui inspirer ; voilà
les pointes avec lesquelles il écrivait de la vertu .
« Sa vertu fait peur … » C’est que sa vertu n’a ni l’afféterie , ni les petites grâces ,
ni les petites mines d’une femme de cour . Sa vertu fait peur : oui, aux efféminés , aux
flatteurs , aux enfants et peut-être même à l’homme que la nature n’a pas destiné au
rôle de Régulus ou de Caton , si l’occasion s’en présente , et par
conséquent à beaucoup de monde , à Saint-Évremond , à moi ;
avec cette différence qu’il est fier de sa faiblesse , et que je suis honteux de la
mienne ; qu’il plaisante de cette vertu , et que je me prosterne devant elle.
« Il me parle tant de la mort et me laisse des idées si noires , que je fais ce qui
m’est possible pour ne pas profiter de ma lecture . »
Saint-Évremond n’est pas digne de l’école où il s’est glissé ; et il n’écouterait pas
sans pâlir l’histoire des derniers moments d’Épicure , son martre .
« Il est ridicule qu’un homme qui vivait dans l’abondance et se conservait avec tant
de soin , ne prêchât que la pauvreté et la mort . » .
Celui qui s’exprime ainsi n’a jamais lu les ouvrages de Sénèque et n’en connaît guère
que les titres ; sa vie privée lui est inconnue . Sénèque était frugal ; riche , il
vivait comme s’il eût été pauvre , parce qu’il pouvait le devenir en un instant : sa
fortune était le fonds de sa bienfaisance ; son luxe , la décoration incommode de son
état : c’était ses amis qui jouissaient de son opulence ; il n’en recueillait que
l’embarras de la conserver et la difficulté d’en faire un bon usage .
Le vrai ridicule , c’est celui d’un vieillard frivole prononçant d’une manière aussi
tranchée et d’un ton aussi indécent sur les écrits , la doctrine et les mœurs d’un
personnage aussi respectable que Sénèque .
Le vrai ridicule c’est de permettre de lire Sénèque et de l’imiter quand on en sera
réduit à se couper les veines : lorsqu’on en est là, il n’est plus temps de lire .
Quand on n’a pas lu et relu Sénèque d’avance , on l’imite mal . Il me semble que
j’entends Sénèque , s’adressant à Saint-Évremond , lui dire : « Et qui est-ce qui n’est
pas exposé d’un moment à l’autre à avoir les veines coupées ? Si ce n’est par la
cruauté d’un tyran , ce sera par le décret de là nature . Et qu’importe que votre sang
soit versé ou par un centurion ou par un phlébotomiste ? par la fluxion de poitrine ou
par la proscription , en mourrez -vous moins ? en serez-vous moins obligé de savoir
mourir ? » Lorsque la corruption est systématique et que le vice est devenu les
mœurs de l’homme , il n’y a pas plus de remède qu’à la vieillesse .
J’ai apostrophé Saint-Évremond parce que, devant la justice également à ceux qui sont
et à ceux qui ne sont plus, je parle aux morts comme s’ils étaient vivants , et aux
vivants comme s’ils étaient morts .
On a écrit autrefois des libelles contre les honnêtes gens comme on en écrit
aujourd’hui ; mais peu sont parvenus jusqu’à nous.
Nos bibliothèques immenses , le commun réceptacle et des productions du génie et des
immondices des lettres , conserveront indistinctement les unes et les autres. Un jour
viendra où les libelles publiés contre les hommes les plus illustres de ce siècle
seront tirés de la poussière par des méchants animés du même esprit qui les a dictés ;
mais il s’élèvera , n’en doutons point, quelque homme de bien indigné qui décèlera la
turpitude de leurs calomniateurs , et par qui ces auteurs célèbres seront mieux
défendus et mieux vengés que Sénèque ne l’est par moi.
Le vice des ignorants est d’enchérir sur les invectives des méchants , dans la crainte
de n’en paraître que les échos . Les détracteurs modernes de Sénèque ont été beaucoup
plus cruels que les anciens ; les douze lignes d’un Suilius ont enfanté des volumes
d’injures atroces .
La Lettre XCVI est de la résignation ; la XCVIIe
, du
jugement de Clodius : lisez -la, si vous voulez frémir de la dépravation romaine , même
au temps de Caton . Un jeune libertin s’introduit , à la faveur d’un déguisement , dans
le lieu de la célébration des mystères de la bonne déesse et déshonore la femme de
César ; il est appelé devant les tribunaux et renvoyé absous . Mais quel fut le prix de
la corruption des juges ? De grandes sommes d’argent . C’eût été comme aujourd’hui et
dans tous les temps . Avec ces sommes d’argent on stipula la prostitution de plusieurs
femmes désignées et la jouissance déjeunes gens de la première distinction . Nous le
cédons autant aux Romains dissolus qu’aux Romains vertueux .
Dans la XCVIIIe
il dévoile la frivolité des biens
extérieurs ; et dans la XCIXe il veut que le style de l’orateur soit énergique , celui
du poëte tragique , sublime , et que le poëte comique ait de la finesse .
Le philosophe se soutiendra par la grandeur des choses.
Les Lettres C, CI, CII et CIII nous instruisent de la mort du fils de Marcellus et de
la modération dans la douleur ; du caractère des ouvrages de Fabianus Papirius ; de la
différence du style oratoire et du style philosophique ; de la mort de Sénécion ; de
la célébrité dans les siècles à venir ; des terreurs paniques : Dans celle-ci, il dit
à Lucilius : « Que la philosophie vous corrige de vos vices , mais qu’elle n’attaque
pas ceux des autres ; qu’elle se garde bien de se déclarer hautement contre les mœurs
publiques … » Il me semble que Sénèque a fait, toute sa vie , le contraire de ce qu’il
prescrit ici, et qu’il a bien fait. A quoi donc sert la philosophie , si elle se tait ?
Ou parlez , ou renoncez au titre d’instituteur du genre humain . Vous serez persécuté ;
c’est votre destinée ; on vous fera boire la ciguë , Socrate l’a bien bue avant vous ;
on vous emprisonnera , on vous exilera , on brûlera vos ouvrages , on vous fera peut-être
vous-même monter sur un bûcher … Vous pâlissez ! la frayeur vous prend ! et vous voulez
attaquer les mauvaises lois , les mauvaises mœurs , les superstitions régnantes , les
vices , les vexations , les actes de la tyrannie ! Quittez votre robe magistrale , ou
sachez renoncer au repos : votre état est un état de guerre ; vous n’avez pas
seulement affaire aux erreurs et aux vices , mais encore aux aveugles et aux vicieux ;
votre unique souci , c’est d’avoir raison . Ménager les préjugés , c’est manquer à la
vérité ; ménager les vices , c’est rougir de la vertu …
Cet ouvrage sera bien mauvais , s’il n’irrite pas la haine et n’excite pas les cris de
la méchanceté . Elle souffrirait patiemment que je lui enlevasse une de ses victimes !
Je ne m’y attends pas. Heureusement , entre les ennemis de la philosophie , si les uns
ont la perversité des Tigellin , ils n’en ont pas la puissance ; et si les autres en
ont la puissance , ils n’en ont pas la perversité ; ceux qui pourraient me nuire ne le
voudront pas, et ceux qui le voudraient ne le pourront
pas 287 . Si je vous
disais qu’un merveilleux critique a découvert , après de profondes méditations , que
D’Alembert était un idiot , un pauvre mathématicien , un mauvais écrivain , un malhonnête
homme , et que le pain que nous mangeons était un poison , la proscription des tripots
de jeu une loi injuste , j’aurais rendu cet homme aussi absurde , aussi ridicule qu’on
peut l’être, cependant il ne m’en arriverait rien.
Sénèque parle , Lettre CIV, de sa faible santé , et de la tendresse de sa seconde femme
Pauline . « Mes études , dit-il ( Lettre LXXVIII) , m’ont sauvé : c’est à la philosophie
que je dois la vie , et c’est la moindre des obligations que je lui ai… » Il ajoute ,
dans une autre Lettre ( Lettre CIV) : « Ne pouvant obtenir de Pauline d’en être aimé
d’une manière plus courageuse , elle a obtenu de moi que je m’aimerais avec plus de
faiblesse … » De là il passe au peu d’effet des voyages dans les maladies de
l’âme .
Il prétend , Lettre cv , que les vertus sont corporelles : vaines disputes de mots .
La Lettre CVI contient de bons préceptes de conduite .
La CVIIe
est une exhortation dans les
adversités .
Il enseigne , Lettre CVIII, la manière de lire et d’écouter les philosophes . Si le
lecteur a eu la patience de me lire jusqu’ici, j’espère qu’il ne se rebutera pas pour
quelques lignes de plus, — en revanche , je m’engage à plus de brièveté dans l’examen
des autres ouvrages .
« Le sage peut-il être utile au sage ? Chaque homme a-t-il son bon génie ?… » et, à
ce sujet , le mot d’Épicure , qui ne demandait que du pain et de l’eau pour être l’égal
de Jupiter . A quoi bon les sophismes et les chicanes dans la philosophie ? A la
déshonorer . Les mauvaises habitudes se déracinent -elles facilement ? Telle est la
matière des Lettres CIX, CX, CXI et CXII.
Il dit, Lettre CX : « Soit que vous soyez sous la protection d’une Providence , ou
abandonné au basard , l’imprécation la plus terrible que vous puissiez faire contre un
ennemi , c’est qu’il le devienne de lui-même. . »
« Ne vous applaudissez pas trop de mépriser le superflu ; vous vous applaudirez quand
vous en serez venu à mépriser le nécessaire … » Ou je me trompe fort , ou mépriser le
superflu est d’un sage , et mépriser le nécessaire , d’un fou .
« Épicure demande du pain et de l’eau : s’il est honteux de faire consister son
bonheur dans l’or et l’argent , il ne l’est pas moins de le faire dépendre du pain et
de l’eau … » Je voudrais bien savoir où est la honte de ne pas vouloir mourir de soif
et de faim . On n’est pas heureux pour avoir l’absolu nécessaire ; mais on est
très-malheureux de ne l’avoir pas.
Lettre CXII, il désespère de l’amendement de l’ami de Lucilius : « il n’y a rien de
bien à faire d’un homme de cet âge . »
Lettre CXIII, il se moque un peu de ses bons amis les stoïciens , qui disputaient
entre eux si les vertus étaient des animaux … En vérité , lorsqu’on voit des hommes tels
qu’un Cléanthe , un Chrysippe , s’occuper de pareilles frivolités , on serait tenté
d’attacher peu d’importance à la perte de leurs ouvrages , et de les ranger dans la
classe des Albert le Grand , des Scot , et autres péripatéticiens , dont la réputation
s’est évanouie avec l’ignorance de leur siècle ,
Là, il se déchaîne derechef contre Alexandre : ailleurs, il s’adresse à ces hommes
qui feraient peut-être assez peu de cas de la vertu , s’il ne leur était permis d’en
afficher le faste ; qui en ont toujours, et d’aussi mauvaise grâce , le mot à la bouche
que les femmes sauvages leur perle pendue à la lèvre , et qui semblent nous dire, par
leurs continuels apophthegmes : « Écoutez -moi, regardez -moi ; c’est moi qui suis
sage . » Si tu l’étais vraiment , tu t’occuperais moins à le persuader , tu le serais
sans ostentation ; la vertu obscure , la vertu même couverte d’une ignominie non
méritée , ne serait pas sans attraits pour toi.
« Si vous refusez d’être juste sans gloire , vous serez quelquefois exposé à l’être
avec ignominie . Alors, si vous avez une âme vraiment grande, la mauvaise renommée ,
encourue par des voies honnêtes , ne sera pas sans charme pour vous. »
Si Sénèque a montré de la finesse et du goût dans quelqu’une de ses Lettres , c’est
dans la CXIVe
, où il examine l’influence des mœurs
publiques et du caractère particulier sur l’éloquence et le style . Mécène écrivait
comme il s’habillait ; son discours fut mou , négligé , lâche comme son vêtement .
Sénèque ne veut pas que le philosophe , l’orateur même, s’occupe beaucoup de l’élégance
et de la pureté du style ; il l’aime mieux véhément qu’apprêté .
Les richesses font-elles le bonheur ? L’opinion des péripatéticiens sur l’utilité des
passions est-elle vraie ? Quelle différence le stoïcien met -il entre la sagesse et le
sage ? Qu’est-ce que le bon ? Qu’est-ce que l’honnête ? Quels sont nos besoins et nos
désirs naturels ? Quelle est l’origine de nos idées du bon et de l’honnête ? En quoi
consiste la constance du sage ? Les animaux ont-ils le sentiment de leur état ? De la
vie réglée , de l’ du luxe , de la frugalité . Le souverain bien réside-t -il
dans l’entendement ? Sa notion y est-elle innée ? ou les premières idées de la vie
ont-elles pour base , ainsi que les éléments de toute science et de tout art , quelques
phénomènes acquis par les sens ? Voilà le reste des questions agitées depuis la Lettre
CXVe
jusqu’à la CXXIVe
et dernière .
Lettre CXVI : « Un jeune fou demandait à Panétius si le sage pouvait être amoureux .
Panétius lui répondit : Oui, le sage . »
Lettre CXXI : « L’accomplissement de vos désirs les plus vifs a souvent été la source
de vos plus grandes peines … » En effet, combien il m’est arrivé de fois de soupirer
après le malheur !
Lettre CXXII : « Discerner la vérité au milieu de l’erreur générale , c’est le
caractère du génie . Opposer son sentiment à celui de tout un peuple , c’est l’indice
d’une âme forte . »
Il serait difficile de citer un sentiment honnête , un précepte de sagesse , un exemple
de beau , qui ne se trouvât dans ces Lettres . On y voit partout un penseur délicat ,
subtil et profond , un homme de bien. Cependant où ont-elles été écrites ? A la cour la
plus dissolue . Dans quel temps ? Au temps de la plus grande dépravation des mœurs .
Elles sont au nombre de cent vingt-quatre ; et dans aucune, pas un seul mot qui sente
l’hypocrisie . Ici, sa pensée s’échappe librement de son esprit ; là, son âme et sa
tête s’échauffent de concert : il est indigné , il est violent , mais à travers les
différents mouvements qui l’agitent , toujours vrai , toujours lui. Je suppose que ce
recueil tombât entre les mains d’un homme de sens , mais assez étranger à la
philosophie pour ignorer le nom de Sénèque ; et qu’après la lecture de ces Lettres , on
lui demandât ce qu’il pense de l’auteur . Balancerait -il à répondre qu’on n’écrit ainsi
que quand on a reçu de la nature une élévation , une force d’âme peu commune ? Et
réussirait -on à lui persuader le contraire , surtout si l’on faisait passer
successivement sous ses yeux les autres ouvrages de Sénèque , et qu’on terminât cet
Essai par l’histoire de sa vie et le récit de sa mort ? Ne serait-il pas tenté de
s’écrier de Sénèque , comme Érasme de Socrate : Sancte Seneca ?
Deux grands philosophes firent deux grandes éducations : Aristote éleva Alexandre ;
Sénèque éleva Néron .
Les deux hommes le plus sages , les deux plus grands philosophes , l’un d’Athènes ,
l’autre de Rome , sont morts d’une mort violente 288 ; tous deux ont été tourmentés pendant leur
vie , et calomniés après leur mort . Vous qui marchez sur leurs traces , plaignez -vous si
vous l’osez .
Les Lettres de Sénèque sont trop pleines , trop substantielles , pour être lues sans
interruption . C’est un aliment solide qu’il faut se donner le temps de digérer .
Éloge de Marcia . Exemples , inutilité de la douleur . Incertitude des événements .
Liaison de la vie avec la mort . Sort dont son fils était menacé . Discours du père à sa
fille .
Marcia était fille de Crémutius Cordus , à qui l’on fit un crime d’avoir loué Brutus ,
et appelé Cassius le dernier des Romains , dans une histoire qu’il
venait de publier . Crémutius se laissa mourir de faim , pour se soustraire à la haine
de Séjan . Alors, par une mort volontaire , on affligeait des scélérats privés du
plaisir d’assassiner . Les livres de Crémutius furent condamnés au feu ; sa fille les
conserva .
On lit dans cet ouvrage de Sénèque que les flammes avaient consumé la plus grande
partie des monuments des lettres romaines ; trait qui ne peut avoir rapport à
l’incendie de Néron , postérieur à cette Consolation .
Le philosophe débute avec une fermeté , une noblesse dont tout homme qui a de
l’élévation et quelque génie , sera frappé . Son exorde n’est indigne ni de Démosthène ,
ni de Cicéron , ni de Bossuet . Sénèque propose à Marcia l’exemple d’Octavie après la
mort de Marcellus , et celui de Livie après la mort de Drusus : il assied à côté d’elle
le philosophe Aréus : ce qu’Aréus disait à Livie , il l’adresse à Marcia . Après Aréus ,
c’est Cordus qui parle à sa fille . Aux traits empruntés de l’histoire , il fait
succéder les raisons de la philosophie , l’apologie de la mort , le tableau des dangers
de la vie , l’apothéose de son fils admis au rang des Immortels ; et il finit par une
très-belle prosopopée , dans laquelle Cordus , du haut des cieux , relève l’âme abattue
de Marcia , sa fille .
Il me semble que la Consolation est un genre d’ouvrage peu commun
chez les Anciens , et tout à fait négligé des modernes . Nous louons les morts qui ne
nous entendent pas ; nous ne disons rien aux vivants qui s’affligent à nos côtés .
Cependant à quoi l’homme éloquent peut-il mieux employer son talent qu’à essuyer les
larmes de celui qui souffre , à l’arracher à sa douleur pour le rendre à ses devoirs ;
à le réconcilier avec la vie , avec ses parents , avec ses amis , par la considération du
bien qui lui reste à faire ; à déchirer le crêpe qui voile le ciel aux regards du
malheureux , et à restituer la sérénité au spectacle de la nature ? Ce serait
d’ailleurs un moyen très-délicat de louer le mort , s’il en valait la peine .
A quelque heure du jour ou de la nuit qu’Ariste lise ces lignes , il se rappellera ce
que Pithias lui disait, lorsqu’après la perte d’une épouse chérie , il s’écriait , en
versant un torrent de larmes : « Il n’y a plus de bonheur pour moi dans ce monde . — Il
n’y a plus de bonheur pour vous dans ce monde ! et vous êtes opulent , et il existe
autour de vous tant de malheureux à soulager 289 ! »
La vie d’Ariste a bien prouvé , jusqu’à ce jour, qu’entre toutes les consolations
qu’on pouvait lui proposer , Pithias avait rencontré celle qui convenait à son ami : le
temps lui en offrit d’autres qui n’étaient pas moins solides .
Il y avait trois ans que Marcia pleurait la mort de son père , lorsque Sénèque lui
adressa cet ouvrage .
Je tiendrai parole : je me contenterai d’indiquer quelquesuns des beaux traits qu’on
y lit .
« Ce ne sont pas les pleurs qu’on se permet , qui prolongent le spectacle de la
douleur ; ce sont ceux qu’on se commande . »
Rien de plus ingénieux que la comparaison du voyage de la vie avec le voyage de
Syracuse .
« Vous vous embarquez pour Syracuse ; qui que vous soyez, connaissez les avantages et
les inconvénients de votre voyage . Vous verrez le bras de la mer qui sépare l’île du
continent ; vous côtoierez l’abîme si célébré par la fable , et dont le vent impétueux
du midi change la surface paisible en un gouffre où les vaisseaux vont se perdre ;
vous boirez les eaux limpides de l’Aréthuse , qui semble traverser celles de la mer
sans en prendre l’amertume ; vous visiterez les lieux où la puissance d’Athènes vint
échouer ; vous entrerez dans ces prisons ou rochers creusés à une profondeur
incroyable , séjour de la douleur et des gémissements ; vous jouirez du spectacle
étonnant d’une ville dont la vaste enceinte renfermerait des États . Si les hivers de
la contrée sont doux , ses étés sont funestes . Là, vous trouverez un tyran , ennemi de
la liberté , étranger à toute justice , à qui la philosophie ne put inspirer un
sentiment d’humanité , quelque respect pour les lois ; plongé dans la débauche au
milieu d’un troupeau d’émulés , de fauteurs et de compagnons de sa lubricité ; des
tyrans subalternes à la merci desquels la fortune et la vie des citoyens sont
abandonnées , des assassins soudoyés , un sénat sans force et sans dignité , des prêtres
sans mœurs , tous les vices du luxe , tous les crimes de la misère , toutes les perfidies
de l’intérêt personnel , toutes les alarmes suscitées par le despotisme , l’espionnage
et les délations ; vous entendrez les imputations de la jalousie accréditées par la
haine , et répétées par l’ennui ; vous tomberez dans un chaos de forfaits et de vertus .
Vous voilà bien prévenu ; si vous vous trouvez mal de votre séjour en Sicile , ne vous
en prenez qu’à vous. Je vous entends ; vous ne vous êtes pas mis en mer librement ,
c’est le sort qui vous a jeté dans Syracuse : j’en conviens ; mais qui vous y
retient ?… » Sénèque compare ensuite l’homme prêt à entrer dans le monde , avec le
voyageur embarqué pour Syracuse ; et le, discours qu’il adresse au premier sur la
limite de l’existence et du néant , est d’un philosophe instruit pour son
siècle , et d’un orateur éloquent dans tous les temps . On
serait tenté de croire que la peinture de Syracuse est celle de Rome sous Tibère ou
sous Caligula .
« L’affliction devient la volupté lugubre d’une âme infortunée … » La vérité de cette
pensée ne sera sentie que des âmes tendres .
« Sylla prit le surnom d’Heureux , sans redouter ni la haine des
hommes , sur le malheur desquels il avait fondé sa prospérité , ni la jalousie des
dieux , complices de l’excès et de la durée de son bonheur . »
En prenant au pied des autels le surnom d’Heureux , il se mit sous
la protection des dieux ; son assassin aurait commis un sacrilège . Je n’en regarderai
pas moins son impunité comme un prodige de la générosité romaine .
« La douleur des animaux est violente et courte … » Est-ce une raison pour blâmer la
douleur profonde et durable de l’homme ? La brute ! beau modèle à proposer à l’homme
affligé !
« Que l’homme connaît peu la misère de son état , s’il ne regarde pas la mort comme la
plus belle invention de la nature ! »
« Vous enviez à votre fils la destinée de votre père , et vous le plaignez sur un sort
que votre père a désiré . »
Les motifs que Sénèque emploie dans ses consolations , sont une cruelle Satire du
règne des tyrans : je me plais à l’avouer ; combien il en faudrait effacer de lignes
aujourd’hui !
« Les funérailles des enfants sont toujours prématurées lorsque les mères y
assistent . »
Idée touchante , qui a tout à fait le caractère de l’ancien temps , et le tour
homérique .
Au chapitre XVIII, dans l’endroit où il arrête un des ancêtres de Marcia sur la
limite de l’existence et du néant , le livre des destinées lui est ouvert , et la nature
lui dit : « Tu connais à
présent les biens et les
maux qui t’attendent , toi et ta longue postérité ; veux-tu être, ou ne pas être ?… »
Puis il ajoute : « Marcia , on a choisi pour vous. »
« Je vois toutes les misères de la vie ; mais à côté d’elle, je vois la mort . »
Il faut convenir que ce motif de consolation donne une haute idée de la fermeté de
caractère dans la personne à qui l’on ose le proposer . Les sentiments religieux à
part , quelle est celle d’entre nos femmes à qui l’on pourrait dire : Vous
ne sauriez cesser de souffrir ? mourez .
« Votre fils est mort trop tôt ? Et Pompée , et Cicéron , et Caton , et tant d’autres,
ont vécu trop d’une année , trop d’un jour… » Cela est beau .
Ce qui suit est de tous les pays et de tous les temps . « Voyez la multitude des mères
qui se désolent sur leurs enfants vivants : votre fils a échappé à la perversité de
son siècle , et vous le regrettez ! »
J’ai à côté de ma table , tandis que je prononce tout haut ces dernières lignes que je
viens d’écrire , une mère 290 qui me répond : « Avec tout cela, je veux conserver mes enfants … »
Mais puisque vous êtes à chaque instant menacée de les perdre , apprenez ce que vous
auriez à vous dire si ce malheur vous arrivait .
Sénèque évoque des cieux l’âme de Crémutius , qui s’adresse à sa fille ; et la Consolation finit par ce morceau d’éloquence , qui mérite d’être
lu .
Il faut connaître cette passion ; il faut la dompter en soi , il faut l’éviter dans
les autres. Quels en sont les symptômes ? Quelles sont ses définitions ? L’homme
colère en est-il la seule victime ? Est-elle dans la nature ? Est-elle utile , même
modérée ? Augmente-t -elle la force ? ajoute-t -elle au courage ? Y a-t-il des
circonstances qui l’excusent , ou qui la justifient ? Marque-t -elle une âme faible , ou
une âme forte ?
Ce traité est adressé à un homme très-doux , à Annæus Novatus , celui des frères de
Sénèque qui prit dans la suite le nom de Junius Gallion .
On a pensé que l’instituteur l’avait écrit à l’usage de son élève ; je n’en crois
rien. Les leçons de sagesse qu’il y donne sont si générales , qu’à peine en
distinguerait -on quelques-unes applicables aux souverains en particulier , et encore
moins au prince dont on lui avait confié l’éducation . Elles ont le caractère de la
secte , et le ton du Portique ; elles ne sentent en aucun endroit ni le palais de
l’empereur , ni le fond de la caverne du tigre .
Si Sénèque , en généralisant ses préceptes , s’était proposé d’instruire Néron sans
l’offenser , il aurait montré de la prudence et de la finesse ; mais cette
circonspection se concilie mal avec la franchise d’un philosophe et la roideur d’un
stoïcien .
Sénèque est ici grand moraliste , excellent raisonneur , et de temps en temps peintre
sublime . Une réflexion qui se présente
après la lecture de ce traité , c’est qu’il est parfait dans son genre ,
et que l’auteur a épuisé son sujet .
Si l’on y rencontre quelques opinions hasardées , ce sont des corollaires outrés de la
philosophie qu’il avait embrassée .
« La colère est une courte folie , un délire passager … Les bêtes sont dépourvues de
colère … » Et pourquoi de la colère , plutôt que de l’amour , de la haine , de la jalousie
et des autres passions ?… « C’est que la colère ne naît que dans les êtres
susceptibles de raison … » Dites de mémoire et de sentiment . Mais pourquoi les animaux
en seraient-ils dénués ? Je crains bien que, dans cet endroit et quelques autres,
Sénèque n’ait donné des limites trop étroites aux qualités intellectuelles de
l’animal .
« Les animaux sont privés des vertus et des vices de l’homme … » Je n’en crois rien,
pas plus que l’homme soit privé des vices et des vertus de l’animal ; il n’y a de
différence réelle que dans les vêtements .
« La colère n’est pas conforme à la nature de l’homme … » Je ne connais pas de passion
plus conforme à la nature de l’homme . La colère est un effet de l’injure ; et la
sagesse de la nature a placé le ressentiment dans le cœur de l’homme , pour suppléer au
défaut de la loi . Il était important qu’il se vengeât lui-même au temps où il n’y
avait aucun tribunal protecteur de ses droits . Sans la colère et le ressentiment , le
faible était abandonné sans ressource à la tyrannie du fort , et la nature eût fait
autour de quelques-uns de ses violents enfants une multitude innombrable
d’esclaves .
« La vertu serait bien à plaindre , si la raison avait besoin du secours des vices … »
( Livre I, chap. x. ) C’est que les passions ne sont pas des vices : selon l’usage qu’on
en fait, ce sont ou des vices ou des vertus . Les grandes passions anéantissent les
fantaisies , qui naissent toutes de la frivolité et de l’ennui . Je ne conçois pas
comment un être sensible peut agir sans passion . Le magistrat juge sans passion ; mais
c’est par goût ou par passion qu’il est magistrat .
Quoi, Sénèque ! ( Livre I, chap. XII. ) « Le sage n’entrera pas en colère , si l’on
égorge son père , si l’on enlève sa femme , si l’on viole sa fille sous ses
yeux ?… »
« Il est ( livre I, chap. XIV) impossible que l’homme de bien n’entre pas en colère
contre le méchant , disait Théophraste …
Vous vous trompez , répliquerai -je à Sénèque ; vous oubliez la distinction que vous
avez faite vous-même de l’homme colère , et de l’homme qui se met en colère . Dites :
ainsi, l’indignation contre le méchant sera d’autant plus forte qu’on aimera davantage
la vertu ; et je serai de votre avis .
L’indignation contre le méchant , la bienveillance pour l’homme de bien, sont deux
sortes d’enthousiasme également dignes d’éloge .
« C’est la multitude des méchants qui doit réprimer la colère du sage … » C’est, cerne
semble , cette multitude qui doit l’irriter . Qu’un pervers soit assis parmi des
magistrats , qu’il y ait au pied des autels un ministre scandaleux , à peine en serai-je
surpris ; mais si la masse d’un sénat ou d’un clergé est corrompue , comment
retiendrai -je mon indignation ?
« Pourquoi s’irriter contre celui qui se trompe ?… » Le méchant se trompe presque
toujours dans son calcul , presque jamais dans son projet . Pour faire son bien, il
n’ignore pas qu’il fait le mal d’autrui . S’il n’était que fou , j’en aurais pitié .
« S’il fallait se fâcher contre le méchant , on se mettrait souvent en colère contre
soi-même … » C’est ce qu’on fait, et pas aussi souvent qu’on le devrait.
Pison condamne à mort un soldat pour être retourné du fourrage ; sans son camarade
( livre I, chap. XVI) . Ce soldat présentait sa gorge au glaive , lorsque son camarade
reparut . Ces
deux hommes se tenant embrassés , sont
reconduits , aux acclamations du camp , dans la tente de Pison , qui dit à l’un : « Toi,
tu mourras , parce que tu as été condamné à mourir ; à l’autre : Toi, tu mourras , parce
que tu as occasionné la condamnation de celui-là ; et au centurion : Toi, pour n’avoir
pas obéi … » A ce récit , dites-moi, que se passe-t -il en votre âme ? Est-ce que vous ne
sentez pas la fureur s’en emparer ? Est-ce que vous ne criez pas à ces trois
malheureux : Lâches , que faites-vous ? Quoi ! vous vous laissez égorger sans
résistance ! Suivez -moi : élançons -nous tous les quatre sur cette bête féroce ,
poignardons -la, et qu’après il soit fait de nous tout ce que l’on voudra ; nous ne
mourrons pas du moins sans être vengés . Je le sens au bouillonnement de mon sang ;
j’en conviens , c’est la passion qui me transporte , et qui m’associe dans ce moment aux
trois soldats exécutés il y a deux mille ans. Mais si je suis fou , qui est-ce qui
osera blâmer ma folie ?
Oui, j’ai dit à Lucain , délateur d’Acilia , sa mère : Je te hais , je te méprise ; je
ne te lirai plus… Et je ne m’en dédis pas. A chaque beau vers, à chaque sentiment
vertueux , je verrais l’ombre d’Acilia s’élever entre son fils et moi ; et je croirai
sans peine que le censeur n’est pas sujet à ces apparitions -là.
Ici, je fais cause commune avec trois soldats , et je ne suis pas le maître de sentir
autrement . C’est que chacun a son caractère . Il est des hommes que le vice révolte
trop fortement peutêtre , ils ne s’y feront jamais : toute leur vie ils éprouveront une
profonde indignation à l’aspect de l’injustice ; les malheurs publics ou particuliers
leur feront verser des larmes ; ils s’affligeront douloureusement sur la vertu qui
souffre ; ils seront délicieusement attendris sur la vertu récompensée . Que les
événements se passent à côté d’eux, ou qu’ils se soient passés il y a deux mille ans,
ils y sont également présents ; leur cœur , d’intelligence avec leur imagination ,
franchit la distance des temps et des lieux . Poètes tragiques , dites-moi, ne sont-ce
pas là les spectateurs que vous désirez ? Ils sont pourtant bien ridicules .
La passion et la raison ne se contredisent pas toujours ; l’une commande quelquefois
ce que l’autre approuve .
La raison est tranquille ou furieuse .
La différence que Sénèque met entre la colère et la cruauté me paraît juste . L’homme
colère est violent ; l’homme cruel est froid .
Mais si le spectacle de l’injustice excite la colère , Socrate ne rapportera jamais
dans sa maison le visage avec lequel il en est sorti … Tant mieux ; Socrate ne m’en
paraîtra que plus vertueux .
« Il y a plus d’inconvénient à être craint que méprisé … » Assurément ; cependant il
vaut mieux inspirer de la crainte que de s’exposer au mépris .
En parlant de certaines lois , Sénèque dit qu’elles ont été faites contre des hommes
qu’on supposait ne devoir jamais exister … Il me semble que c’est le contraire qu’il
fallait dire. La loi serait absurde , sans l’existence présupposée d’un coupable ,
fût-ce d’un parricide , et d’un infracteur : j’ajoute et d’un infracteur , car il y a
toujours deux délits commis à la fois : l’action proscrite par la loi , et l’infraction
de la loi qui proscrit l’action .
Dans le chapitre où Sénèque examine cette pensée , Qu’on me haïsse ,
pourvu qu’on me craigne ; il s’écrie : « La crainte ! quelle compensation à la
haine ! Qu’on te haïsse ! eh bien, est-ce pour qu’ on t’approuve ?… Non… Pour qu’ on
t’obéisse ?… Non… Pourquoi donc ? Pour qu’ on te craigne ! A ce prix , je ne voudrais
pas même être aimé . » ( Livre I, chap. XVI. )
Parmi les idées de Sénèque , je me plais encore plus à citer celles qui montrent la
bonté de son âme , que celles qui montrent la beauté de son esprit , parce que je fais
plus de cas de l’une de ces qualités que de l’autre ; parce que j’aimerais mieux avoir
fait une belle action qu’une belle page ; parce que c’est la défense des Calas , et non
la tragédie de Mahomet que j’envierais à Voltaire .
Tite-Live dit d’un Romain : « C’était plutôt une âme grande que vertueuse … » « N’en
croyez rien, répond Sénèque ; il faut être vertueux , ou renoncer à être grand. »
Ô Sénèque , homme si bon, je suis fâché de la préférence que tu donnes au rôle cruel
de Démocrite , qui se rit des malheureux humains , sur le rôle compatissant d’Heraclite ,
qui pleurait sur la folie de ses frères ( livre II, chap. x) .
Je ne crois pas qu’il y eût d’homme moins disposé par caractère à la philosophie
stoïcienne que Sénèque , doux , humain , bienfaisant , tendre , compatissant . Il n’était
stoïcien que par la tête : aussi à tout moment son cœur l’emporte-t -il hors de l’école
de Zenon .
Il n’y a presque aucune condition dans la société qui ne puisât dans Sénèque
d’excellents préceptes de conduite . Il avait médité l’homme dans la retraite , il
l’avait vu en action dans le grand tourbillon du monde . Pères , et vous, instituteurs
de la jeunesse , lisez et relisez le chapitre XXI du même livre .
Sénèque emploie souvent des moyens subtils ; mais les moyens simples et solides ne
lui échappent pas.
« Avec votre égal la vengeance est douteuse ; avec votre supérieur , c’est une folie ;
avec votre inférieur , c’est une lâcheté . »
Le chapitre XXX est très-beau .
Il dit, chapitre XXXI : « Tous les hommes portent au fond de leurs âmes les mêmes
sentiments que les rois ; ils voudraient pouvoir tout contre les autres, et que les
autres ne pussent rien contre eux. »
Le beau recueil qu’on formerait des mots singuliers qu’il nous a conservés ! Tel est
celui du courtisan ( livré II, chap. XXXIII) à qui l’on demandait comment il était
parvenu à une si longue vieillesse ( et comment, pouvait-on ajouter , il avait conservé
une aussi constante faveur ) , et qui répondit : En recevant des outrages
et en en remerciant .
Prexaspe dit à Cambyse , assassin de son fils , dont il vient de percer le cœur d’une
flèche : Apollon lui-même n’aurait pas tiré plus juste … Harpagus dit
à son souverain , qui lui fait servir les têtes de ses enfants , dont il venait de lui
faire manger les membres : Tous les mets sont agréables à la table des
rois … Et cette bassesse , mon philosophe , remplit votre âme de colère , votre
bouche d’imprécations ! Je vous en loue , mais vous avez oublié vos principes sur la
colère . Lorsque vous vous écriez : « Un père laisser le meurtre de son fils sans une
vengeance proportionnée à l’atrocité du crime !… » vous sentez juste ; mais, de
stoïcien que vous étiez, vous vous êtes fait homme .
C’est, je crois , dans le traité de la Colère ( livre III, chap.
XXXVI) qu’il parle du soliloque , la pratique habituelle de Sextius . A la fin de la
journée , retiré dans sa chambre à coucher , Sextius s’asseyait sur la sellette . Là,
juge et criminel en même temps , il s’interrogeait et se répondait : De quel défaut
t’es-tu corrigé aujourd’hui ? Quel penchant vicieux as-tu combattu ? En quoi vaux -tu
mieux ? Le vice s’intimidera , quand il saura que tous les soirs il sera mis à la
question . Est-il rien de plus louable , de plus utile que cette espèce
d’inquisition 291 ?
Quel sommeil que celui qui succède à cette enquête ! Qu’il est doux , tranquille ,
profond , lorsque l’âme a reçu des éloges , des réprimandes et des conseils ; lorsque,
censeur de sa propre conduite , on a informé sans partialité contre soi ! « Voilà, dit
Sénèque , une fonction de la magistrature que je me suis réservée : tous les jours je
comparais à mon propre tribunal ,
et j’y plaide pour
et contre Sénèque ; je fais, de propos délibéré et de gré , ce que des circonstances
fâcheuses font faire aux méchants et aux fous … » Ah ! si j’y avais pensé ! Je n’ai su
ce que je disais… Il ne fallait pas en agir ainsi… La belle occasion qui m’a
échappé !… C’est à l’aide d’une longue expérience , et de ces reproches réitérés , qu’on
devient peu à peu meilleur , et quelquefois plus méchant ; car le méchant systématique
a son soliloque comme l’homme de bien : l’un se reproche le mal qu’il a fait ;
l’autre, le mal qu’il a manqué de faire.
« La nature nous a formés pour la vertu … » C’est le préjugé d’un homme de bien qui a
oublié ce qu’il a fait d’efforts et de sacrifices pour devenir vertueux . Combien de
passions violentes et naturelles dans le franc sauvage ! Dans l’état policé , mille
vicieux pour un sage … « Le chemin de la vertu n’est ni raide ni escarpé … » Le chemin
de la vertu est taillé dans un roc escarpé . Celui que de longs et pénibles travaux ont
conduit à son sommet , s’y tient difficilement : après avoir longtemps gravi , il marche
sur une planche étroite et élastique , entre des précipices , Sénèque , c’est vous-même
qui l’avez dit… « Éprouver la colère est un supplice … » Mais l’étouffer est un
tourment … « Est-il donc si difficile de se vaincre soi-même … ? » Très-difficile . Quoi
de plus pénible , quoi de plus incommode à manier que les passions ? Ce sont vos
propres termes . Sénèque montre la vertu facile aux méchants qu’il veut corriger , et
facile aux bons qu’il veut encourager .
La raison sans les passions serait presque un roi sans sujets .
Ce traité est adressé à Néron , au commencement de la seconde année de son règne ;
aussi le ton en est-il noble et élevé , le style souvent ingénieux , mais plus simple ,
moins haché , et, s’il m’est permis d’emprunter une expression , de la peinture , plus
large .
C’est la plus adroite et la plus forte leçon qu’il fût possible de donner à un jeune
prince dont on avait pressenti le penchant à la cruauté . Si l’on m’assurait que dans
les années de sa perversité jamais les regards de Néron ne tombèrent fortuitement sur
la couverture de cet ouvrage sans que le trouble et les remords ne s’élevassent au
fond de son cœur , je serais tenté de le croire .
On y est introduit par l’éloge de l’empereur ; d’où l’on passe à la nature de la
clémence , à ses motifs , à son utilité pour tous les hommes , à sa nécessité pour un
souverain , et aux moyens d’acquérir , de conserver et de fortifier en soi cette
vertu .
Néron monta sur le trône à dix-huit ans ; on voit en cet endroit que le philosophe
avait découvert la bête féroce sous la figure humaine . Il y a des exemples , des
réflexions , des conseils qu’aucun orateur n’aurait l’indécence de proposer à un autre
prince que Néron . Ce n’est qu’à un tigre qu’on dit : Ne soyez point un tigre .On
trouvera , au chapitre XXIV, des traits qui justifieront ma pensée . Au reste , les rois ,
les magistrats , les pères , les instituteurs , les maîtres , tous ceux qui ont quelque
autorité sur les autres, y apprendront à juger des circonstances
où il convient de pardonner ou de punir , et à discerner la
ligne étroite qui sépare la clémence de l’injustice .
Si l’on doute que Sénèque sache penser de grandes choses, et les rendre avec
noblesse , j’en appellerai au discours qu’il a mis dans la bouche de Néron , au premier
chapitre de ce traité ; et je demanderai s’il y a quelques pages plus belles en aucun
auteur , sans en excepter l’historien Tacite .
Le voici, ce discours : « Qu’il est doux de pouvoir se dire à soi-même : Seul d’entre
les mortels , j’ai été choisi pour représenter les dieux sur la terre ! Arbitre absolu
de la vie et de la mort chez toutes les nations , le sort et des peuples et des
individus fut déposé dans mes mains . C’est par ma bouche que la force déclare ce qu’il
convient d’accorder , et la justice ce qu’il convient de refuser . C’est de mes réponses
que les royaumes et les cités reçoivent les motifs et de leur désolation et de leur
allégresse . Nulle partie du monde n’est florissante que par ma faveur . Ces milliers de
glaives que la paix retient dans leurs fourreaux , d’un clin d’œil je les en ferai
sortir . C’est moi qui décide quelles nations seront anéanties ou transférées ,
affranchies ou réduites en servitude ; quels souverains seront faits esclaves , quels
fronts seront ceints du bandeau royal ; quelles villes on détruira , quelles autres
s’élèveront sur leurs ruines . Malgré cette puissance illimitée , on ne peut me
reprocher un seul châtiment injuste . Je ne me suis livré ni à la colère , ni à la
fougue de la jeunesse , ni à la témérité des uns , ni à l’opiniâtreté des autres, qui
lassent les âmes les plus tranquilles , ni à la cruelle ambition , si commune dans les
maîtres de la terre , de manifester leur pouvoir par la terreur . Avare du sang le plus
vil , le titre d’homme est une recommandation suffisante auprès de moi. A ma cour , la
sévérité marche voilée , et la clémence se montre à visage découvert . J’ai tiré les
lois de l’obscurité , et je m’observe comme si je leur devais compte de mes actions . Je
suis touché de la jeunesse de l’un, de la caducité de l’autre, de la faiblesse de
celui-ci , de la considération de celui-là ; et au défaut d’un motif de commisération ,
je pardonne pour me complaire à moi-
même. Dieux immortels , paraissez , interrogez -moi sur mon administration
; je suis prêt à vous répondre . »
Je ne connais point d’auteur moderne qui ait plus d’analogie avec un auteur païen ,
que Corneille avec Sénèque .
Si Racine doit à Tacite la belle scène entre Agrippine et son fils , Corneille doit à
Sénèque celle d’Auguste et de Cinna ( Voyez le chapitre IX du premier livre ) .
Quelle étrange révolution les années ont apportée dans mon caractère ! Lorsque
j’entends Agamemnon dire à Iphigénie :
Vous y serez, ma fille ,
je suis encore touché ; mais lorsque j’entends Auguste dire à un
perfide :
Soyons amis , Cinna ,
mes yeux se remplissent de larmes 292 .
Néron fut clément par dissimulation dans sa jeunesse , et Auguste par lassitude dans
sa vieillesse .
Le traité de Sénèque n’ayant pas corrigé Néron , celui-ci dut concevoir secrètement
une haine d’autant plus profonde contre un peintre hardi , qui mettait d’avance sous
ses yeux le hideux portrait qui lui ressemblerait un jour.
Dans cet ouvrage , les conséquences des principes de l’auteur le mènent à des
assertions difficiles à digérer . Il prononce décidément que la compassion est un
défaut réel ; que la cruauté et la compassion sont deux extrêmes , l’une de la
sévérité , l’autre de la clémence : ce qui m’inclinait d’abord à croire qu’en passant
du latin dans notre langue , le mot compatir avait changé d’acception
; ou que l’influence des mœurs générales sur les notions du vice et de la vertu
faisait traiter de faiblesse à Rome ce que nous regardons comme un sentiment
d’humanité . Mais il est évident , par ce qui suit , que l’opinion de Sénèque est la pure
doctrine de Zenon , qui regardait la grandeur
d’âme comme incompatible avec la crainte et le chagrin , et la leçon d’une école dont
le sage était sans pitié , parce que la pitié était un état pénible de l’âme . Zenon
disait et Sénèque après Zenon : « Mais sans compassion ni pitié , notre philosophe fera
tout ce que fait l’homme sensible et compatissant … » J’en doute ; en secourant celui
qui souffre , l’homme sensible et compatissant se soulage lui-même.
« C’est la clémence qui distingue le monarque du tyran … » Ne serait-ce pas plutôt la
justice , source du respect et de l’amour des peuples ?
« Le plus misérable des hommes , c’est le tyran . »
Les deux faits qui suivent montrent que l’esprit des peuples s’écarte souvent de
l’esprit des lois . Érixon , chevalier romain , fait périr son fils à coups de fouet . On
s’attroupe autour de lui ; les pères , les mères et les enfants l’attaquent , et le
percent de leurs stylets : l’autorité d’Auguste le garantit à peine de la fureur
populaire ; et la clémence de Titus Arius , qui se contenta d’exiler son fils ,
juridiquement convaincu d’avoir attenté à sa vie , reçut un applaudissement général . La
circonspection de l’empereur dans cette conjoncture est digne d’éloge . Je renvoie à
mon auteur , que je n’ai pas résolu de copier page à page .
« La bienfaisance garde le souverain pendant le jour ; l’amour de ses sujets est sa
garde nocturne . »
« Le souverain est l’âme d’un corps politique , dont les membres sont sans cesse
agités par ses vices et par ses vertus . »
« Le pardon que le souverain accorde à un citoyen , est un acte de clémence envers la
république . »
« Le souverain dit : Il n’y a personne qui ne puisse tuer contre la loi . Je suis le
seul qui puisse sauver malgré elle… » Oui, mais partout où c’est la prérogative de la
souveraineté , il n’y a plus de loi .
« Avant que d’agir d’autorité , jeune souverain , demandezvous à vous-même si c’est
ainsi qu’en useraient les dieux que vous avez pris pour modèles . »
« Un écuyer rendrait son cheval ombrageux , s’il ne lui faisait sentir de temps en
temps une main caressante . Il n’est point d’animal plus sujet à se cabrer que
l’homme . »
« C’est un beau , mais rare spectacle , que celui d’un prince impunément offensé . »
« Il est dangereux d’instruire une nation du grand nombre des citoyens pervers ;
c’est donner aux esclaves la liste de leurs maîtres . »
« La commisération pleure en condamnant ; la justice sévère a l’œil sec ; la cruauté
insultante l’a riant . »
Il y a une Providence ; les désordres physiques et moraux n’en contredisent pas la
notion : ce que nous regardons comme des maux n’est tel que dans notre imagination ;
quand ils seraient ce qu’ils nous paraissent , nous ne pourrions nous en prendre aux
dieux , qui ont placé sous nos mains tant de moyens pour nous en délivrer . « Si vous
souffrez , c’est que vous voulez souffrir : vous échapperez à la mauvaise fortune quand
il vous plaira ; mourez . »
Ce traité est dédié au même Lucilius à qui les Lettres sont adressées ; c’est la
solution d’une grande difficulté .
Ou le monde est éternel , ou il ne l’est pas. S’il est éternel , voilà donc un être
absolu et indépendant de la puissance des dieux ; s’il ne l’est pas, il a été
créé .
S’il a été créé ; avant sa création , ou il manquait quelque chose à la gloire et à la
félicité des dieux , et les dieux étaient malheureux ; ou il ne manquait rien à leur
gloire ni à leur félicité , et, cela supposé , la création du monde , superflue pour eux,
n’eut pour objet que l’avantage des êtres créés .
Si la création du monde n’eut pour objet que l’avantage des êtres créés , pourquoi y
eut-il des bons et des méchants ? pourquoi y vit-on le juste opprimé , et le méchant
oppresseur ?
Cela ne s’est fait que par impuissance , ou par mauvaise
volonté ; par impuissance , si c’était un vice auquel il était
impossible d’obvier ; par mauvaise volonté , s’il était possible d’obvier à ce vice , et
qu’on ne l’ait pas fait.
On pardonne un mauvais ouvrage à un ouvrier indigent , on ne le pardonne point aux
dieux ; tout ce qui sort de leurs mains doit être parfait .
Si la nature de l’ouvrage ne comportait pas la perfection , pourquoi ne pas demeurer
en repos ? pourquoi s’exposer , sans nécessité et sans fruit , à la honte de n’avoir
rien fait qui vaille ?
Cette difficulté d’enfants a occupé dans tous les siècles les têtes les plus fortes .
Elle est proposée tous les jours sur les bancs de nos écoles , présentée dans les
cahiers de nos théologiens avec la plus grande vigueur , et résolue , comme tout le
monde le sait , de la manière la plus claire .
Ici Sénèque se charge de la cause des dieux . Il ouvre leur apologie par un tableau
majestueux de la grande machine de l’univers .
Il fait l’éloge de la vertu ; la vertu , le lien commun des hommes et des dieux .
Rien de plus énergique que la peinture des illustres malheureux : « Vous enviez leur
courage et leur gloire , et vous oseriez reprocher aux dieux les terribles épreuves qui
rendent ces hommes si grands à vos yeux ! »
« Dieu est un père , mais un père qui élève rudement ses enfants . Le Spartiate hait -il
son fils , lorsque, sous les coups de verges dont il le déchire , son sang ruisselle au
pied de l’autel de Diane ? »
Démétrius disait aux dieux : « Dieux immortels , que voulezvous de moi ? Mon fils ? le
voilà. Un de mes membres ? choisissez : je ne vous obéis point, je suis de votre
avis . »
« Scévola réchauffant sa main sur le sein de sa maîtresse , est-il plus heureux que
lorsque son bras s’enflamme , et tombe en gouttes ardentes sur un brasier ? Non, mais
c’est alors qu’ il est grand. »
Il faut convenir que la difficulté si insoluble pour tous les autres systématiques
s’évanouit dans l’école de Zenon .
Vous direz que cela a l’air d’une plaisanterie inhumaine ; soit. Mais gardez -vous de
dédaigner un ouvrage plein d’idées sublimes , qui vous détrompera ou qui vous affermira
dans votre opinion . Lisez -le pour le bel endroit où Sénèque incline la tête de Jupiter
vers la terre , et attache les regards du maître de l’univers sur Régulus et sur Caton .
« 0 Jupiter ( livre I, chap. II) s’écrie-t -il, voici deux athlètes dignes de ton
admiration : un homme de courage aux prises avec la mauvaise fortune , quoi de plus
grand ? Caton debout au milieu des ruines du monde , quoi de plus beau ? »
Mais, dit l’Épicurien , si la vertu de Caton ne put éclater sans l’ambition de César ,
pourquoi créer l’un et l’autre ? Accorder aux dieux la puissance d’intervertir l’ordre
de la nature , c’est rendre la difficulté insoluble … Vous aurez de la peine à me
persuader que le père des dieux et des hommes se soit plu à voir entrer Régulus dans
un tonneau hérissé de pointes … Vous avez raison ; j’aimerais mieux être Socrate
qu’Anyte : mais à quoi bon pour Socrate , pour Anyte et pour les dieux , l’existence
d’Anyte et de Socrate ?
C’est par des faveurs apparentes que le ciel punit le méchant ; c’est par des revers
qui vous semblent cruels , et qui ne sont rien, que la Providence illustre le bon.
Jupiter dit à celui-ci : De quoi te plains -tu ? je t’ai fait mon égal .
Cela se peut, répond le méchant ; mais moi, pourquoi m’avoir fait tel que je suis, et
tel que tu savais que je serais ?… Dis, malheureux , et tel que tu voulais être.
Et d’après cette réplique , voilà nos raisonneurs enfoncés dans les ténèbres de la
liberté de l’homme et de la prescience des dieux .
Et quel parti prend l’homme sage entre ces disputeurs ? Il montre au chrétien le ciel
du doigt , et excuse au fond de son cœur le philosophe que ce spectacle ne convainc
pas.
Il n’appartient qu’à l’honnête homme d’être athée . Le méchant qui nie l’existence de
Dieu est juge et partie ; c’est un homme qui craint et qui sait qu’il doit craindre un
vengeur à venir des mauvaises actions qu’il a commises . L’homme de bien, au contraire,
qui aimerait tant à se flatter d’un rémunérateur futur de ses vertus , lutte contre son
propre intérêt . L’un plaide pour lui-même, l’autre plaide contre lui. Le premier ne
peut jamais être certain du vrai motif qui détermine sa façon de philosopher ; l’autre
ne peut douter qu’il ne soit entraîné par l’évidence dans une opinion si opposée aux
espérances les plus douces et les plus flatteuses dont il pourrait se bercer 293 .
« L’homme vertueux ne diffère des dieux que par la durée de l’existence et l’étendue
de la puissance . »
« Les dieux ne laissent tomber la prospérité que sur les âmes abjectes et
vulgaires … » Cela n’est pas vrai : tel homme que l’infortune eût trouvé , grand, mourra
sans l’avoir connue .
« Le grand homme soupire après les traverses … » Cela n’est pas vrai : il ne les
craint ni présentes ni éloignées , mais il ne les appelle pas.
« Ceux que le ciel épargne sont faits pour plier sous les maux … » Cela n’est pas
vrai . On voit tous les jours plier sous les maux des hommes que le ciel n’épargne pas.
Sénèque , sous un autre prince que Néron , n’aurait pas moins été Sénèque : Sénèque ,
oublié dans sa retraite par le cruel Néron , n’en aurait pas été moins prêt à mourir
comme il est mort . Celui qui ne
s’est pas montré
sur la brèche n’est point un lâche . Il ne faut pas calomnier la prospérité ; le
bonheur n’est pas toujours un signe du mépris des dieux .
Ce traité finit par une prosopopée de Jupiter à l’homme vertueux ; elle
est très-éloquente .
Savoir accorder et recevoir des bienfaits .
Ce traité des Bienfaits en est un en même temps de la
reconnaissance et de l’ingratitude . Si les ingrats sont communs , Sénèque montre qu’il
s’en faut prendre aussi fréquemment aux défauts des bienfaiteurs qu’aux vices du cœur
humain .
La matière y est épuisée ; il n’a été fait ni pour Néron ni pour Ebucius Libéralis , à
qui il est adressé , mais pour tous les hommes . Il est antérieur aux Lettres à
Lucilius . On en citerait difficilement un autre, soit ancien , soit moderne , qui
contînt un aussi grand nombre de pensées fines et délicates , de préceptes divins , de
sentiments que je dirais presque célestes .
Je l’avais lu trois fois de suite , et à la quatrième lecture j’en humectais encore
les feuillets de quelques larmes , non de celles qu’on donne au récit d’un grand
malheur , à la tragédie , à Iphigénie , à Mérope :
elles sont mêlées de plaisir et de peine ; mais de celles qui coulent délicieusement
lorsque l’âme est émue de quelque grande action , d’un sentiment délicat ; qui naissent
de l’admiration et que j’accorde aux héros de Corneille . Combien j’étais satisfait de
mes bienfaiteurs ! Combien je l’étais encore davantage de ce philosophe qui disait des
hommes puissants qui s’étaient ressouvenus de lui et des hommes puissants qui
l’avaient oublié : « C’est à l’oubli de ces derniers que je dois le goût de la
retraite , l’amour de l’étude dans un âge avancé , le meilleur emploi que l’homme puisse
faire du petit nombre de
journées qui lui restent ; je ne remercie que ceux-ci parce qu’ils ne se
doutent pas de ma reconnaissance . »
On est convaincu , entraîné , en lisant le traité , de la Colère ; on
est attendri , touché , en lisant celui des Bienfaits . L’un est plein
de force ; l’autre de finesse ; là, c’est la raison qui commande ; ici, c’est la
délicatesse du sentiment qui charme . Sénèque parle au cœur , et n’en est pas moins
convaincant ; car le cœur a son évidence . Il y a le goût dans les mœurs comme le tact
dans les beaux-arts : le jugement que l’un porte des actions , est aussi prompt et
aussi sûr que le jugement que l’autre porte des ouvrages .
Si je voulais citer des maximes , ce traité m’en offrirait sans nombre . J’y
lirais :
« La bienfaisance est-elle votre vertu ? vous obligeriez encore sans l’espoir de
trouver un homme reconnaissant . La valeur de la chose donnée n’accroît pas toujours le
prix du bienfait . »
« Il y a des bienfaits qui doivent être secrets ; ce sont ceux qui secourent : il y
en a qui doivent être publics ; ce sont ceux qui honorent . »
Les services les plus importants sont ignorés . Le secret et le silence sont les
conditions d’un pacte entre le bienfaiteur délicat et son obligé ; et ces conditions
sont également sacrées pour tous deux. Le bienfaiteur peut dire : Si vous parlez , vous
serez un ingrat ; l’obligé : S’il vous échappe un mot indiscret , vous m’aurez
desservi .
Si vous demandez à Sénèque quel est l’emploi de la richesse , vous n’en apprendrez pas
ce qu’il en faut faire, mais ce qu’il en a fait. « Ces biens, tant qu’on en demeure
possesseur , ne sont que de l’or, de l’argent , des pierres précieuses , des terres , des
maisons , des tableaux . Ebucius , voulez-vous les ennoblir ! donnez -les ; ce seront des
bienfaits … » Et je croirais que celui qui parle ainsi à son ami , à ses concitoyens ,
aura joui de l’opulence , et que cette opulence sera demeurée stérile entre ses mains ?
On me persuaderait aussi tôt que l’auteur de l’Imitation de Jésus
fut un homme incrédule et dissolu .
Comment une nation marquera-t -elle sa reconnaissance au philosophe ? Par la couronne
civique , ob servatos cives . La feuille de chêne l’honorera sans
appauvrir l’État . C’est une feuille de chêne qu’emporteront avec eux le sage en
mourant , le ministre en sortant de place .
« Il n’y a quelquefois aucune différence entre le présent d’un ami et le vœu d’un
ennemi . »
« Refusez à votre ami l’or qu’il porterait chez une courtisane . »
Je reprocherais volontiers à Sénèque d’avilir la bienfaisance , lorsqu’il compare le
secret d’obliger avec l’art de la courtisane , qui rend ses faveurs piquantes en les
variant selon le caractère de ses amants ( liv. I, chap. XIV) .
« Placez vos bienfaits avec choix : le manque de reconnaissance est le vice d’un
autre ; le manque de jugement est le vôtre . »
« N’acceptez le bienfait que de celui à qui vous accorderiez les droits sacrés de
l’amitié . »
« Les vœux de l’homme reconnaissant qui ne peut s’acquitter d’un bienfait ,
transfèrent sa dette aux dieux . »
« Que me rapportera le bienfait ? Ce qu’il vous rapportera ? toujours le souvenir
d’une bonne action . »
Une femme célèbre par son esprit , ses ’amis et sa bienfaisance 294 , disait : « Il fut un temps où
j’occupais les grands artistes ; aujourd’hui j’aime mieux occuper les artistes
indigents . J’écoutais mon goût ; j’obéis à mon cœur . »
Rien de plus délicat et de plus vrai que le chapitre VI, sur la question : Si
l’ingratitude peut être traduite au tribunal des lois . « Eh ! dit Sénèque , n’est-il
pas plus honnête de laisser quelques méchants impunis , que de faire soupçonner la
multitude de perfidie ? »
Ce que Sénèque dit des honneurs accordés à des descendants infâmes , par
reconnaissance pour leurs aïeux illustres , me déplaît . Ce n’est point par autrui ,
c’est par soi qu’on mérite ou qu’on démérite . C’est mal défendre les dieux que de leur
faire dire : « Que tel inepte soit roi , parce que ses ancêtres n’ont pas obtenu le
sceptre qu’ils méritaient ; que tel inepte soit roi , parce que ses descendants
n’obtiendront pas le sceptre qu’ils mériteront … » C’est une singulière compensation
que celle d’une injustice par une autre.
Voici encore un endroit où je ne puis être de l’avis de notre philosophe . Alexandre
fait don d’une ville à un simple particulier , qui refuse un présent qui lui semble
trop important pour lui : « Je n’examine pas ce qu’il te convient de recevoir , mais ce
qu’il me convient de donner … » Sénèque ajoute : « Le mot est d’un fou … » Ce n’est
point le mot d’un fou , c’est celui d’un souverain généreux et grand : qu’est-ce qu’une
ville pour le maître du monde ?
Et pourquoi ce particulier aurait-il été incapable de bien administrer la cité ?
Serait-ce son refus qui le ferait présumer ? J’aurais, ce me semble , plus de confiance
dans la modestie qui s’éloigne des grands emplois , que dans l’ambition qui les
poursuit .
Aux maximes qui précèdent ajoutons quelques-uns de ces faits intéressants qu’elles
encadrent .
Les disciples de Socrate offraient des présents à leur maître , et chacun d’eux à
proportion de sa fortune . Eschine , qui était pauvre , lui dit : « Je n’ai rien qui soit
digne de vous, et ce n’est que de ce moment que je sens mon indigence . Je vous donne
le seul bien que je possède : c’est moi-même ; ce présent , tel qu’il est, je vous prie
de ne pas le dédaigner , et de songer que les autres, en vous donnant beaucoup, s’en
sont encore plus réservé .
« Vous ne connaissez pas l’amitié , si, lorsque vous donnez un ami , vous ne sentez pas
la valeur du présent : les amis sont si rares ! les amis sont si difficiles à
trouver !… » On ne refait donc pas un ami , comme Phidias une statue brisée ?
Voici comment il s’exprime sur Alexandre : « Alexandre ( liv. I, chap. XIII) ne fut,
dès sa jeunesse , qu’un brigand , un destructeur de nations , un fléau pour ses amis
comme pour ses ennemis , un barbare qui mit le souverain bien à faire trembler les
hommes . »
Je ne me rappelle plus à quel propos cette sortie violente se trouve dans le traité
des Bienfaits ; mais je suis sûr qu’elle n’y est pas déplacée . Le
style de Sénèque est coupé , mais ses idées sont liées .
Sénèque pressentait sans doute les reproches qu’on lui ferait lorsqu’il écrivait 295 ( liv. II, chap. XVIII) : « Il ne m’est pas toujours possible de refuser ;
quelquefois je serai forcé de recevoir un bienfait ; un tyran cruel , ombrageux , prompt
à s’irriter , regarderait mon refus comme une insulte … » Cette maxime pouvait lui
coûter la vie .
Sénèque exclut du nombre des bienfaiteurs les animaux . Sans m’engager de répondre à
ses raisons , je ne puis m’empêcher d’exiger du bestiaire quelque reconnaissance pour
le lion qui le reconnut et qui le défendit . Parce qu’un moment après, l’animal
bienfaisant avait oublié le service rendu , le bestiaire était-il dispensé de s’en
souvenir ? Répondre que oui, n’est-ce pas mettre l’homme et l’animal sur la même
ligne ? Il me semble que j’aurais mauvaise opinion de celui à qui son chien aurait
sauvé la vie , et qui ne l’en aimerait pas davantage .
Notre philosophe accuse l’homme d’ingratitude lorsqu’il ose reprocher à la nature de
n’avoir pas rassemblé sur lui tous ses
dons . Me permettra-t -on d’ajouter une raison à toutes celles qu’il en
donne , et de la proposer à sa manière ?
Homme , songe que c’est à la faiblesse de tes organes que tu dois la qualité qui te
distingue des animaux . Ambitionnes -tu le regard perçant de l’aigle ? tu regarderas
sans cesse ; l’odorat du chien ? tu flaireras du matin au soir . L’organe de ton
jugement est resté le prédominant et le maître ; il eût été l’esclave d’un de tes sens
trop vigoureux : de là ta perfectibilité . S’il existe dans ton cerveau une fibre plus
énergique que les autres, tu n’es plus propre qu’à une chose, tu es un homme de
génie : l’animal et l’homme de génie se touchent . Si l’érection , la faim , la soif vous
avaient tourmenté sans cesse , que sauriez -vous, que seriez-vous devenu 296 ?
La justesse et la force des arguments de Sénèque , plaidant la cause des enfants
contre les pères , subjuguent ma raison ; mais mon cœur se révolte contre cette ingrate
dialectique . J’aime mieux m’exagérer le bienfait paternel que d’affaiblir la
reconnaissance filiale . Je demanderai si, dans le nombre de ces enfants qui prirent
leurs pères sur leurs épaules et qui les transportèrent le long des torrents de la
lave enflammée ( liv. III, chap. XXXVII) qui découlait des flancs de l’Etna et qui
brûlait leurs pieds , il y en eut un seul qui eût osé dire à sa mère : Nous sommes
quittes . Mes oreilles se ferment à ce propos , et mon imagination se livre à un
spectacle plus doux : je vois les pères , les mères se précipiter sur leurs enfants et
les baigner de leurs larmes ; je vois les enfants essuyer ces larmes de leurs mains ,
et dans ce moment j’ignore quels sont les plus heureux . Je suis père , j’ai des
enfants ; et c’est ainsi que je sens .
Sénèque dit ailleurs « que les pères aiment plus leurs enfants qu’ils n’en sont
aimés … » Le fait est vrai ; mais je trouve plus d’esprit que de solidité dans la
raison qu’il en donne … « C’est, ajoute le philosophe , que les pères se voient revivre
dans leurs enfants , et que les enfants se voient mourir dans leurs pères … » Ce sont
les soins que nous donnons à nos enfants qui nous y attachent , et ce sont ces soins
mêmes qui les gênent souvent et qui les détachent de nous. Leur reconnaissance ne
commence
que lorsqu’une expérience plus ou moins
tardive les a convaincus de l’importance de nos leçons ; que quand ils ont des enfants
qu’ils tourmentent comme nous les avons tourmentés . Entre plusieurs enfants , quel est
celui qui sera le plus cher à sa mère ? l’enfant qu’elle aura allaité . S’il vient à
mourir , elle pleurera et la perte de son enfant et la perte de ses peines . Ce n’est
pas au jeu seulement , c’est en amour , c’est en amitié , c’est en mille et mille
circonstances qu’on court après son argent . « Si vous craignez de perdre votre amant ,
acceptez ses présents ; si vous craignez de perdre le goût que vous avez pour lui, ne
les acceptez pas… » La femme qui donnait ce conseil à son amie avait de la raison et
de la finesse .
Rienfaiteur , si tu m’humilies , tu entendras de moi le discours du citoyen sauvé de la
proscription des triumvirs par un ami de César , qui lui rappelait trop souvent ce
bienfait . Je te dirai ( liv. II, chap. XI) : « Rends -moi à César ; jusques à quand me
répéteras -tu : Je t’ai sauvé , je t’ai arraché du supplice ? Je te dois la vie , si je
m’en souviens ; la mort , si tu, m’en fais souvenir ; rien, si tu m’as sauvé par
vanité . Ne cesseras -tu pas de me traîner à ton char ? Ne me laisseras -tu pas oublier
mon malheur ? Sans toi, je n’aurais été mené en triomphe qu’une fois . »
Peut-on quelquefois rappeler le service qu’on a rendu ? Sénèque répond à cette
question en introduisant un soldat vétéran ( liv. V, chap. XXIV) , accusé d’avoir exercé
des violences contre ses voisins , et plaidant en présence de Jules César sa cause ,
qu’on instruisait avec chaleur … « Vous souvenez -vous, mon général , d’une entorse que
vous vous donnâtes au talon ? C’était en Espagne , près du Sucron .
« César dit : Je m’en souviens .
pas d’aller à la fontaine voisine , je m’y traînais , lorsqu’un de mes
soldats m’apporta de l’eau dans son casque .
— Et l’homme et le casque , dites, mon général , les reconnaîtriez -vous ?
— Pour le casque , non ; pour l’homme , je le crois : mais à quoi cela
revient -il ? car, certes , tu n’es pas cet homme -là.
— Vous ne devez pas me reconnaître : car alors j’étais sain , j’avais tous mes
membres , mais depuis j’ai perdu un œil à la bataille de Monda , et l’on m’a trépané :
vous ne reconnaîtriez pas davantage le casque ; il a été fendu sous le sabre d’un
Espagnol . »
César , étonné , défendit qu’on inquiétât ce soldat , et lui adjugea les terres en
litige . Cependant pourquoi un bon soldat ne serait-il pas un mauvais voisin ? Et voilà
ce que peut l’éloquence !
Le chapitre III du VIe
livre est très-ferme ,
très-beau , et j’en conseillerais la lecture à celui qui veut savoir le moyen de donner
de la consistance à des choses passagères , qui, par ellesmêmes , n’en ont aucune.
J’indiquerais bien les chapitres XXXII, XXXIII et XXXIV du même livre aux
souverains : mais quand le philosophe leur aurait appris qu’un bien dont les plus
grandes fortunes sont privées , qu’un bien qui manque à ceux qui possèdent tout, est un
ami qui sache dire la vérité , qui arrache au concert trop harmonieux de la flatterie
un grand, enivré par la foule des imposteurs , amené jusqu’à l’ignorance du vrai ,
jusqu’à la haine du vrai , par l’habitude d’entendre , non des choses salutaires et
honnêtes , mais des choses douces et empoisonnées ; un ami , où le trouveront -ils ?
Quand cet ami les aurait convaincus de l’importance d’être entourés de gens de bien,
les appelleraientils auprès de leur personne ? et quand ils les y auraient appelés ,
comment les y garderaient -ils ?
Que nous serions heureux , si nous réfléchissions sur les avantages que nous devons à
notre médiocrité , et dont les hautes conditions sont privées ! Nous avons presque
autant de ressources
pour devenir bons, qu’ils en
ont pour devenir méchants . Ils usent aussi bien des leurs que nous usons mal des
nôtres ; d’où il arrive que nous sommes tous corrompus .
Sénèque remarque ( liv. VI, chap. XXXII) « que c’est le caractère des rois de
regretter les morts pour outrager les vivants , et de louer la hardiesse à dire la
vérité dans ceux dont ils n’ont plus à craindre de l’entendre . »
Le poëte Rabirius met un très-beau mot dans la bouche d’Antoine mourant ( liv. VI,
chap. III) : Je n’ai plus que ce que j’ai donné . Et pourquoi ne
dirais-je pas aussi à la fortune : Enlève -moi ce qui me reste , et tu ne me feras pas
mourir tout à fait indigent .
Si la lecture de Sénèque tourmente le méchant , l’homme de bien y trouve souvent son
éloge .
Dans ce traité des Bienfaits , à chaque chapitre , on croit que tout
est dit, et cependant il n’en est rien. Sénèque ne montre dans aucun autre de ses
ouvrages autant de fécondité . Les auteurs du siècle de la grande éloquence ont su
communément présenter leurs idées d’une manière plus simple et plus imposante ; mais
en avaient-ils autant que Sénèque ?
Qu’est-ce que la tranquillité de l’âme ? Comment la perdons -nous ? Comment
pouvons-nous la recouvrer ?
Ce traité est adressé à Sérénus , capitaine des gardes de Néron , ami de Sénèque , qui
se reprocha dans la suite l’excessive douleur que sa mort lui causa . Pline nous
apprend ( Hist . natur . lib . XXII, cap . XXIII) que Sérénus périt avec
tous ses convives , empoisonnés par des champignons .
On présume que cet ouvrage est un des premiers écrits de Sénèque ; qu’il le
composa 297 peu de temps après son retour de
la Corse ; qu’il ne jouissait pas encore d’une grande opulence et qu’il était mal
affermi dans la philosophie , bien qu’il eût adressé à Marcia et à Helvia des Consolations qui ne sont pas d’un stoïcien néophyte et qu’il eût donné
des leçons publiques de zénonisme .
Il se montre ici flottant entre l’obscurité de la retraite et l’éclat des fonctions
publiques . La fortune l’éblouit , le désir d’une grande réputation le tourmente ; il le
sent , il s’en accuse : il se relègue dans la classe de ceux qui oscillent entre le
vice et la vertu , et qui ne sont ni assez corrompus pour être comptés parmi les
méchants , ni assez vertueux pour être comptés parmi les bons. On est charmé de la
franchise avec laquelle il dévoile le fond de son cœur . Il dit : « J’ai des vices qui
m’attaquent à force ouverte ; j’en ai qui épient le moment de me
surprendre , espèces d’ennemis avec lesquels on ne peut ni se
tenir en armes comme dans les temps de guerre , ni jouir de la sécurité comme pendant
la paix . Je suis économe , simple dans mon vêtement , frugal : cependant le spectacle du
faste et de l’opulence m’en impose ; je m’en sépare , sinon corrompu , du moins triste ;
je doute si le palais d’où je sors n’est pas le domicile du bonheur . Je ne suis pas
dans les horreurs de la tempête , mais j’ai le mal de mer ; je ne suis pas malade , mais
je ne me porte pas bien. »
Le stoïcien était valétudinaire toute sa vie ; sa philosophie trop forte était une.
espèce de profession religieuse qu’on n’embrassait que par enthousiasme , où l’on
faisait vœu d’apathie , et sous laquelle on restait de chair , avec quelque zèle qu’on
travaillât à se pétrifier . Sénèque se désespère d’être un homme .
Mais d’où lui venait sa perplexité ? Son âme avait-elle été brisée par la longueur et
la dureté de son exil ? L’horreur des antres de la Corse avait-elle embelli à ses yeux
les palais des grands ; la solitude dans laquelle il avait passé huit années , donné de
nouveaux charmes à la société ; et les rochers arides et déserts aiguisé les attraits
de la capitale ? Ou le rôle d’Hercule , au sortir de la forêt de Némée , entre le chemin
qui conduit à la gloire et celui qui mène au plaisir , nous serait-il commun à tous ?
Je n’en doute pas. Entre tant de pygmées , pas un qui n’ait éprouvé l’agonie d’Hercule ,
et qui ne se soit trouvé al bivio . Quelque parti que prenne Sénèque ,
ce ne sera point l’adulation de lui-même qui le perdra .
Ce traité offre d’excellentes réflexions sur l’emploi de son temps et de son talent ,
sur l’essai de ses forces ; sur la vanité des richesses , lorsqu’on voit un affranchi
de Pompée plus opulent que son maître ; sur la résignation aux peines de son état et
aux traverses de la vie : et cette morale est toujours relevée par des anecdotes
intéressantes .
Caligula dit, par forme de conversation , à Canus Julius : « A propos , j’ai donné
l’ordre de votre supplice … » Julius lui
répond :
« Je vous rends grâces , prince très-excellent » ( Chapitre XIV. )
Il jouait aux échecs lorsque le centurion arriva : « Au moins , dit-il à son
adversaire , n’allez pas, après ma mort , vous vanter de m’avoir gagné … 298 » et à ses amis : « Ce
grand problème de l’immortalité des âmes , dont vous avez tant disputé , dans un moment
il sera résolu pour moi. »
Le philosophe qui l’accompagnait au lieu du supplice , lui ayant demandé ,
au moment où la hache était levée sur son cou , à quoi il pensait : « J’épie , lui
répondit -il, à cet instant si court de la mort , si mon âme apercevra sa sortie du
corps … » ( Chap. XIV. ) On n’a jamais philosophé si longtemps.
Depuis le siècle de Néron jusqu’à nos jours, les sectateurs de la doctrine d’Épicure
n’ont cessé de nous montrer un des leurs, appelant la mollesse et les plaisirs à ses
derniers instants , et allant à la mort avec la même nonchalance qu’il aurait continué
de vivre . Certes , je n’ai garde de blâmer la manière facile dont le voluptueux Pétrone
mourut ; mais je trouve autant de fermeté , autant d’indifférence , et plus de dignité
dans la mort de Canus Julius . Était-il possible de porter le mépris ou pour la vie , ou
pour l’empereur , ou pour l’un et l’autre, au-delà de ce qu’il en a mis dans sa réponse
à Caligula ? A-t-on jamais exprimé ce mépris d’une manière plus simple et plus fine ?
Pétrone est à table 299 ; il se
fait lire des vers en mourant . Julius , en attendant le centurion , s’amuse à jouer aux
échecs . Quoi de plus tranquille , et même de plus gai , que ses discours à son
adversaire et à ses amis .
Pour un disciple d’Épicure qui sait accepter la mort quand elle vient , Zenon peut en
citer nombre des siens qui n’ont pas hésité d’aller au-devant d’elle.
Mais, à parler vrai des uns et des autres, chacun d’eux
se soumit à la nécessité selon ses principes et son caractère .
Si vous lisez le traité de Sénèque , combien cet vous paraîtra court et
pauvre ! Il y montre une grande connaissance du cœur de l’homme , et des différents
états de la société . Ici, il peint l’ambitieux qui se résout à des actions
malhonnêtes , et qui s’afflige de s’être déshonoré sans fruit , lorsque le succès n’a
pas répondu à ses viles et sourdes intrigues . Là, c’est le même personnage qui
s’enfonce dans la retraite , ou l’envie dont il est dévoré fait des vœux pour la chute
de ses rivaux . Il semble qu’il ait vécu parmi nous, qu’il ait interrogé et qu’il ait
entendu répondre un de nos oisifs excédé de fatigue et d’ennui .
« Quel est votre projet du jour ?
C’est, je crois , dans le même traité qu’il dit de Diogène , « que celui qui doute de
son bonheur , peut aussi douter de la félicité des dieux , qui n’ont ni argent , ni
propriété , ni besoin … »
Point de bonheur sans la vertu 300 .
Sénèque adresse ce petit traité , qu’on peut regarder comme son apologie et la satire
des faux épicuriens , à Gallion , son frère . « 0 Gallion , mon frère , tous les hommes
veulent être heureux ; mais tous sont aveugles lorsqu’il s’agit d’examiner en quoi
consiste le bonheur . »
Notre philosophe avait rencontré la vraie base de la morale . A parler rigoureusement ,
il n’y a qu’un devoir : c’est d’être heureux : il n’y a qu’une vertu : c’est la
justice .
Avant que d’entrer dans quelques détails sur cet écrit , qu’on peut analyser en peu de
mots , il faut que je jette un coup d’œil sur la morale des Anciens , et sur les progrès
successifs de cette science importante . Tout ce qu’elle a de plus élevé , de plus
profond , les Anciens l’avaient dit, mais sans liaison : ce n’était point le résultat
de la méditation qui pose des principes , et qui en tire des conséquences ; c’étaient
des élans isolés et brusques d’âmes fortes et grandes.
Qui est-ce qui inspirait à l’Iroquois 2 de se précipiter au
milieu des Ilots en courroux , pour ravir à la mort des Européens naufragés sur ces
côtes et près de périr ? Lorsque ces malheureux sont prosternés tremblants aux genoux
de leurs
ennemis , qui est-ce qui fit dire au chef
des sauvages : « Relevezvous , ne craignez rien : tout à l’heure vous étiez des hommes
malheureux , et nous vous avons secourus ; demain vous serez nos ennemis , et nous vous
égorgerons ? »
Le fait que je vais raconter , je le tiens d’un missionnaire de Cayenne , témoin
oculaire . Plusieurs nègres marrons avaient été pris , et il n’y avait point de
bourreaux pour les exécuter . On promit la vie à celui d’entre eux qui consentirait à
supplicier ses camarades , c’est-à-dire, au plus méchant . Aucun n’acceptant la
proposition , un colon ordonne à un de ses nègres de les pendre , sous peine d’être
pendu lui-même. Ce nègre demande à passer un moment dans sa cabane , comme pour se
préparer à obéir à l’ordre qu’il a reçu ; là, il saisit une hache , s’abat le poignet ,
reparaît , et présentant à son maître un bras mutilé , dont le sang ruisselait : « A
présent , lui dit-il, fais-moi pendre mes camarades 301 ! »
Voilà donc un homme sans éducation , sans principes , réduit par son état à la
condition de la brute , qui s’abat un poignet plutôt que de s’avilir . N’oublions jamais
que le serviteur peut valoir mieux que son maître .
Qui est-ce qui a placé un sentiment aussi héroïque dans l’âme de celui-là ? Est-ce
l’étude ? est-ce la réflexion ? est-ce la connaissance approfondie des devoirs ?
Nullement . Dans les premiers temps , les hommes qui se sont distingués par les actions
les plus surprenantes , étaient asservis aux plus grossiers préjugés . Le rêve d’une
vieille femme avait peut-être mis les armes à la main du brave Iroquois qu’on vient
d’entendre parler si fièrement à ses ennemis . Un autre chef leur eût peut-être
impitoyablement cassé la tête .
Il n’y a pas de science plus évidente et plus simple que la morale pour l’ignorant ;
il n’y en a pas de plus épineuse et de plus obscure pour le savant . C’est peut-être la
seule où l’on ait tiré les corollaires les plus vrais , les plus éloignés et les plus
hardis , avant que d’avoir posé des principes . Pourquoi cela ? C’est qu’il y a des
héros longtemps avant qu’ il y ait des raisonneurs . C’est le loisir qui fait les uns ,
c’est la circonstance
qui fait les autres : le
raisonneur se forme dans les écoles , qui s’ouvrent tard ; le héros naît dans les
périls , qui sont de tous les temps . La morale est en action dans ceux-ci , comme elle
est en maxime dans les poètes : la maxime est sortie de la tête du poëte , comme
Minerve de la tête de Jupiter … Souvent il faudrait un long discours au philosophe pour
démontrer ce que l’homme du peuple a subitement senti 302 .
Qu’est-ce que le bonheur ?… Ce n’est pas une question à résoudre au jugement de la
multitude .
« Lorsqu’il s’agira du bonheur , ne me dites pas, comme si vous aviez recueilli les
opinions au sénat : Voilà l’avis du plus grand nombre . »
Qu’est-ce que la multitude ?
Le stoïcisme n’est autre chose qu’un traité de la liberté prise dans toute son
étendue .
Si cette doctrine , qui a tant de points communs avec les cultes religieux , s’était
comme les autres superstitions , il y a longtemps qu’il n’y aurait plus ni
esclaves ni tyrans sur la terre .
Mais qu’est-ce que le bonheur , au jugement du philosophe ?… * C’est la conformité
habituelle des pensées et des actions aux lois de la nature .
Et qu’est-ce que la nature ? qu’est-ce que ses lois ? Il n’aurait pas été mal de
s’expliquer sur ces deux points ; car il est évident que la nature nous porte avec
violence et nous éloigne avec horreur d’objets que le stoïcien exclut de la notion du
bonheur .
Mais Sénèque écrivait à Gallion , homme instruit , , que les définitions que l’on exige
ici auraient ramené aux premiers éléments de la philosophie .
L’homme heureux du stoïcien est celui qui ne connaît d’autre bien que la vertu ,
d’autre mal que le vice ; qui n’est abattu ni enorgueilli par les événements ; qui
dédaigne tout ce qu’il n’est ni le maître de se procurer , ni le maître de garder , et
pour qui le mépris des voluptés est la volupté même.
Voilà peut-être l’homme parfait ; mais l’homme parfait est-il l’homme de la
nature ?
« Quand on est inaccessible à la volupté , on l’est à la douleur … » Voilà un de ces
corollaires de la doctrine stoïcienne auquel on n’arrive que par une longue chaîne de
sophismes . Une statue qui aurait la conscience de son existence serait presque le sage
et l’homme heureux de Zenon … « Il faut vivre selon la nature … » Mais la nature , dont
la main bienfaisante et prodigue a répandu tant de biens autour de notre berceau , nous
en interdit -elle la jouissance ? Le stoïcien se refuse-t -il à la délicatesse des mets ,
à la saveur des fruits , à l’ambroisie des vins , au parfum des fleurs , aux caresses de
la femme ?… « Non ; mais il n’en est pas l’esclave … » Ni l’épicurien non plus. Si vous
interrogez celui-ci , il vous dira qu’entre toutes les voluptés , la plus douce est
celle qui naît de la vertu . Il ne serait pas difficile de concilier ces deux écoles
sur la morale . La vertu d’Épicure est celle d’un homme du monde ; et celle, de Zenon ,
d’un anachorète . La vertu d’Épicure est un peu trop confiante peut-être ; celle de
Zenon est certainement trop ombrageuse . Le disciple d’Épicure risque d’être séduit ;
celui de Zenon , de se décourager . Le premier a sans cesse la lance en arrêt contre la
volupté ; le second vit sous la même tente , et badine avec elle.
Il me semble que, dans la nature , le corps est le tyran de l’âme , par les passions
effrénées et les besoins sans cesse renaissants ; et qu’au contraire, dans l’état de
société , il n’en est ni l’esclave ni le tyran : ce sont deux associés qui se
commandent et s’obéissent alternativement . Quand j’ai mangé , je médite ; et quand j’ai
médité , il faut que je mange .
La philosophie stoïcienne est une espèce de théologie pleine de subtilités ; et je ne
connais pas de doctrine plus éloignée de la nature que celle de Zenon .
La recherche du vrai bonheur conduit Sénèque à l’examen de la volupté d’Épicure ; et
voici comment il s’en explique ( chap. XIII) : « Pour moi, dit-il, je pense , et j’ose
l’avouer contre l’opinion de nos stoïciens , que la morale de ce philosophe est saine ,
et même austère pour celui qui l’approfondit ; sa volupté est renfermée dans les
limites les plus étroites . La loi que nous prescrivons à la vertu , il l’impose à la
volupté ; il veut qu’elle soit subordonnée à la nature : et ce qui suffit à la nature ,
est bien mince pour la débauche . Ceux qui se pressent en foule à la porte de ses
jardins , ne savent pas combien la volupté qu’on y professe est tempérante et sobre ;
ils y sont attirés par l’espoir d’y trouver l’apologie de leurs vices : ces faux
disciples avaient besoin d’une autorité respectable , et ils ont calomnié le maître
dont ils ont emprunté le manteau . »
« Épicure fut un héros déguisé en femme . »
La volupté naît à côté de la vertu , comme le pavot au pied de l’épi ; mais ce n’est
point pour la fleur narcotique qu’on a labouré .
Il paraît que le mot volupté , mal entendu , rendit Épicure odieux ,
ainsi que le mot intérêt , aussi mal entendu , excita le murmure des
hypocrites et des ignorants contre un philosophe moderne 303 .
Des efféminés , des lâches corrompus , pour échapper à l’ignominie
qu’ils méritaient par la dépravation de leurs mœurs ,
se dirent sectateurs de la volupté , et le furent en effet ; mais c’était de la leur,
et non de celle d’Épicure . Pareillement des gens qui n’avaient jamais attaché au mot
intérêt d’autre idée que celle de l’or et de l’argent , se
révoltèrent contre une doctrine qui donnait l’intérêt pour le mobile de toutes nos
actions ; tant il est dangereux en philosophie de s’écarter du sens usuel et populaire
des mots .
De l’apologie de l’épicurisme , Sénèque passe à l’apologie de la philosophie en
général. Combien j’ai été satisfait , en lisant les chapitres XVII et XVIII, d’y
trouver les mêmes impertinences adressées à Sénèque , et par les mêmes personnages que
de nos jours ! On lui disait, comme à nos sages :
« Vous parlez d’une façon , et vous vivez d’une autre. » ( Chap. XVIII. )
« Ames perverses , sachez que les Platon , les Épicure , les Zenon entendirent autrefois
le même reproche . Ce n’est pas de nous que nous parlons , c’est de la vertu . Quand nous
faisons le procès aux vices , nous commençons par les nôtres : quand je le pourrai, je
vivrai comme je dois. Et le moyen de ne pas paraître trop riche à des gens qui n’ont
pas trouvé que Démétrius 304 fût assez pauvre ? »
« Lorsque vous parlez de nos mœurs , ou vous les connaissez , ou vous ne les connaissez
pas. Si vous ne les connaissez pas, taisez -vous, et ne vous exposez pas au nom
d’ infâmes calomniateurs ; si vous les connaissez , citez nos mauvaises , actions . »
« Nous ne nous sommes rien prescrit aussi fortement ( chap. XXVI) que de ne pas régler
notre conduite sur vos opinions . Continuez vos injurieux propos : ce sont pour nous
les vagissements d’enfants qui souffrent . »
Voici comme on attaquait autrefois le stoïcien Sénèque , et la manière dont il se
défendait .
« Si donc ( chap. XVII, XVIII, XIX, XX et XXI) un de ces détracteurs de la philosophie
vient me dire, comme ils disent tous : Pourquoi votre conduite ne répond -elle pas à
vos discours ? Pourquoi ce ton soumis avec vos supérieurs ? pourquoi regarder l’argent
comme une chose nécessaire , et sa perte comme un malheur ? pourquoi ces larmes ,
lorsqu’on vous annonce la mort de votre femme ou de votre ami ? qu’est-ce que cet
intérêt si délicat sur l’article de votre réputation , cette sensibilité si exquise à
la piqûre la plus légère de la satire ? pourquoi vos terres sont-elles plus cultivées
que les besoins naturels ne l’exigent ? pourquoi ces préceptes austères de frugalité à
des tables somptueusement servies ? pourquoi ces meubles recherchés , ces vins , plus
vieux que vous, ces projets qui se succèdent sans fin , ces arbres qui ne rendent que
de l’ombre ? pourquoi votre femme porte-t -elle à ses oreilles la fortune d’une famille
opulente ? que signifient ces étoffes précieuses dont vos esclaves sont couverts ?
pourquoi le service est-il un art dans vos salles à manger ? à quoi bon ces vaisseaux
d’argent , pourquoi sont-ils si curieusement arrangés ? et ces maîtres dans l’art de
découper les viandes , quelle figure font-ils autour d’un philosophe ? Ajoutez , si vous
voulez, pourquoi ces possessions au-delà des mers , ces biens immenses dont vous n’avez
pas même l’état ? N’est-il pas également honteux de ne pas connaître vos esclaves , si
vous en avez peu, ou d’en avoir un si grand nombre , que votre mémoire n’y suffise
pas ?… Sont-ce là tous vos reproches ? Je vais vous aider , et vous en fournir auxquels
vous ne pensez pas. Pourquoi ? pourquoi ? Écoutez , et retenez bien ma réponse . C’est
que je ne suis pas un sage ; et, pour ménager de l’aliment à votre malignité , c’est
que je ne le serai jamais. L’épicurien Diodore vient de se tuer : c’est un insensé ,
disent les uns ; les autres, c’est un téméraire . Vous attaquez la vie du stoïcien , et
la mort de l’épicurien : il est donc bien intéressant pour vous qu’on ne croie pas aux
gens de bien ! Si les partisans de la vertu sont vicieux , qu’êtes-vous donc ? S’ils ne
conforment pas leur conduite à leurs leçons , c’est qu’elles sont sublimes , ces
leçons ; c’est que la pratique en est difficile . Et ces sublimes leçons , dites-vous,
quelles sont-elles ? Les voici. Je verrai la mort avec autant de fermeté que j’en
entends parler . Je me résoudrai aux travaux , quelque durs qu’ils soient. Je mépriserai
la richesse absente
comme présente ; ni plus triste
pour la savoir ailleurs, ni plus vain pour l’avoir chez moi. Que la fortune vienne à
moi, ou qu’elle me quitte , je ne m’en douterai pas. Les terres d’autrui me seront
comme si elles m’appartenaient , et les miennes comme si elles appartenaient à autrui .
Né pour tous les hommes , tous les hommes seront nés pour moi. Mes biens, je ne les
posséderai point en avare , je ne les dissiperai point en prodigue : je jugerai de mes
bienfaits sur le mérite de celui qui les aura reçus , s’il en est digne , je ne croirai
pas avoir beaucoup fait. Ma conscience , et non votre opinion , sera la règle de ma
vie ; mon propre témoignage prévaudra auprès de moi sur celui de tout un peuple . Je me
rendrai agréable à mes amis , je serai indulgent pour mes ennemis , j’irai au-devant des
demandes honnêtes , je saurai que l’univers est ma patrie ; je vivrai , je mourrai sans
crainte , parce que j’aurai toujours chéri la vertu , et que je n’aurai nui à la liberté
de personne , ni à la mienne . Ô vous, qui haïssez la vertu et ses adorateurs , mordez ,
déchirez , continuez d’outrager les gens de bien : mais sachez du moins qu’au temps où
Caton louait les Curius , les Coruncanus , et qu’au siècle où la possession de quelques
lames d’argent exposait à la réprimande du censeur , lui, Caton , jouissait de quatre
cent mille sesterces ; sachez que, s’il lui fût survenu une plus grande fortune , il ne
l’aurait pas rejetée ( chap. XXI) . Où le sort peut-il mieux placer la richesse que chez
un dépositaire qui saura l’employer avec jugement , et la lui restituer sans plainte ?
La richesse m’appartient , et vous lui appartenez ; le sage ne l’a pas dérobée : elle
n’est point souillée de sang ; elle n’est ni le fruit de l’extorsion , ni le produit
d’un gain sordide : elle sortira de chez lui d’une manière aussi innocente qu’elle y
est entrée . Il n’y aura que l’envie , qui souffrait lorsqu’elle la vit arriver , qui
pourra sourire quand elle la verra s’en aller. Il donnera … Vous ouvrez les oreilles ,
vous tendez la main ! mais il ne donne qu’aux gens de bien. »
Tout ce qui précède , tout ce que j’omets , tout ce qui suit , est très-beau . Quand on
cite Sénèque , on ne sait ni où commencer , ni où s’arrêter . Les philosophes modernes
pourraient dire à leurs détracteurs ce que le sage de Sénèque disait aux siens ( chap.
XXIV) : « Ne vous permettez pas de juger ceux qui
valent mieux que vous ; nous possédons déjà un des premiers avantages de la vertu ,
c’est de déplaire aux méchants . Soyez moins empressés de surprendre nos défauts , et
regardez aux vôtres, dont les uns éclatent , les autres sont cachés dans vos
entrailles , qu’ils dévorent . En attendant , les exemples , les exhortations ne sont pas
à mépriser : laissez -nous donc prêcher la vertu ; peut-être un jour ferons-nous mieux.
»
Il serait à souhaiter que les philosophes modernes , sourds aux cris de l’envie , et
connaissant mieux le prix et la douceur du repos , suivissent l’exemple du sage
Fontenelle 305 ; se fissent, comme lui, un système de bonheur indépendant des opinions et des
jugements du vulgaire , et se dissent froidement : « Je n’ai jamais lu aucun des
ouvrages de mes ennemis 306 ; je n’ai ni le
droit de les mépriser , parce que j’ignore s’ils ont du talent , ou s’ils en manquent ;
ni celui de les haïr , puisqu’ils ne m’ont pas fait le moindre mal , puisqu’ils ne m’ont
pas donné un instant d’humeur pendant le jour, ni un quart d’heure d’insomnie pendant
la nuit . Où en serions-nous, si des hommes pervers pouvaient rendre faux ce qui est
vrai , mauvais ce qui est bon, laid ce qui est beau ? Le vrai , le bon et le beau
forment à mes yeux un groupe de trois grandes figures , autour desquelles la méchanceté
peut élever un tourbillon de poussière qui les dérobe un moment aux regards des gens
de bien ; mais, le moment qui suit , le nuage disparaît , et elles se montrent aussi
vénérables que jamais. Si j’ai raison , il est inutile que je me
défende ; si j’ai tort , ma défense ne me donnera pas raison .
Je me suis fait un oreiller sur lequel il est difficile de troubler mon repos : et qui
est-ce qui sait mieux que moi ce qu’il faut que je me dise et ce qu’il faudrait que je
fisse pour me rendre meilleur ? »
On ne peut guère douter que ce petit traité ne soit la continuation de celui qui
précède .
La retraite qui nous rapproche de nous-mêmes, en nous séparant de la foule qui nous
heurte , restitue à notre marche son égalité .
« L’homme est né pour méditer , et pour agir . Il est habitant , du monde , et citoyen
d’Athènes . Il sert la grande république dans la solitude , et la petite dans les
tribunaux ou dans le ministère . »
« Épicure dit que le sage ne prendra point de part aux affaires publiques , si quelque
chose ne l’y oblige . »
« Zenon , que le sage prendra part aux affaires publiques , à moins que quelque chose
ne l’en empêche . »
Mais l’énumération des obstacles est fort étendue . Par exemple , si la république est
trop corrompue , et qu’il n’y ait aucun espoir de la sauver ; si les moyens souffraient
des contradictions insurmontables ; si l’État est la proie des méchants , le sage se
sacrifierait inutilement .
En effet, au milieu des brigues et des cabales de l’ambition , parmi cette foule de
calomniateurs qui empoisonnent les meilleures actions ; entouré d’envieux qui font
échouer les projets les plus utiles , tantôt pour vous en ravir l’honneur , tantôt pour
se ménager de petits avantages ; de ces
politiques ombrageux qui épient les progrès que vous faites dans la faveur du
souverain et du peuple , pour saisir le moment où il convient de vous desservir et de
vous renverser ; de cette nuée de méchants subalternes qui ont intérêt à la durée des
maux , et qui pressentent la tendance de vos opérations ; qu’a-t-on de mieux à faire
que de renoncer aux fonctions d’État ? N’est-on utile qu’en produisant des candidats ,
en secourant les peuples , en défendant les accusés , en récompensant les hommes
industrieux , en opinant pour la paix ou pour la guerre ?… Non ; mais je ne mettrai pas
sur la même ligne celui qui médite et celui qui agit . Sans doute la vie retirée est
plus douce ; mais la vie occupée est plus utile et plus honorable : il ne faut passer
de l’une à l’autre qu’avec circonspection ; c’est même l’avis de Sénèque .
« Et qu’importe , ajoute-t -il, par quels motifs le sage embrasse la retraite , si c’est
lui qui manque à l’État , ou si c’est l’État qui lui manque ?… » Il importe beaucoup :
s’il manque à l’État , c’est un mauvais citoyen ; si l’État lui manque , l’État est
insensé .
Sénèque dispense encore le sage de l’administration , s’il manque d’autorité , de force
et de santé . Un homme s’est montré de nos jours plus intrépide que le stoïcien ne
l’exige 307 .
En passant en revue tous les gouvernements , Sénèque n’en trouvait pas un seul auquel
le sage pût convenir , et qui pût convenir au sage .
« S’il est mécontent de la république , comme il ne manquera pas d’arriver , pour peu
qu’il soit difficile , où se retirera-t -il ? Dans Athènes , où Socrate fut condamné , et
d’où Aristote s’enfuit pour ne le pas être ? A Carthage , le théâtre continuel des
dissensions ? »
En passant en revue plusieurs de nos gouvernements , le sage serait encore de l’avis
de Sénèque .
Après des siècles d’une oppression générale , puisse la révolution qui vient de
s’opérer au-delà des mers , en offrant à tous les habitants de l’Europe un asile contre
le fanatisme et la tyrannie , instruire eaux qui gouvernent les hommes , sur le légitime
usage de leur autorité ! Puissent ces braves Américains , qui ont mieux aimé voir leurs
femmes outragées , leurs enfants égorgés , leurs habitations détruites , leurs champs
ravagés , leurs villes incendiées , verser leur sang et mourir , que de perdre la plus
petite portion de leur liberté , prévenir l’accroissement énorme et l’inégale
distribution de la richesse , le luxe , la mollesse , la corruption des mœurs , et
pourvoir au maintien de leur liberté et à la durée de leur gouvernement ! Puissent-ils
reculer , au moins pour quelques siècles , le décret prononcé contre toutes les choses
de ce monde ; décret qui les a condamnés à avoir leur naissance , leur temps de
vigueur , leur décrépitude et leur fin ! Puisse la terre , engloutir celle de leurs
provinces assez puissante un jour et assez insensée pour chercher les moyens de
subjuguer les autres ! Puisse dans chacune d’elles ou ne jamais naître , ou mourir
sur-le-champ sous le glaive du bourreau , ou par le poignard d’un Brutus , le citoyen
assez puissant un jour, et assez ennemi de son propre bonheur , pour former le projet
de s’en rendre le maître !
Qu’ils songent que le bien général ne se fait jamais que par nécessité , et que le
temps fatal pour les gouvernements est celui de la prospérité , et non celui de
l’adversité .
Qu’on lise au premier paragraphe de leurs annales : « Peuples de l’Amérique
septentrionale , rappelez -vous à jamais que la puissance dont vos pères vous ont
affranchis , maîtresse des mers et des terres , il n’y avait qu’un moment , fut conduite
sur le penchant de sa ruine par l’abus de la prospérité . »
L’adversité occupe les grands talents ; la prospérité les rend inutiles , et porte aux
premiers emplois les ineptes , les riches corrompus , et les méchants .
Qu’ils songent que la vertu couve souvent le germe de la tyrannie .
Si le grand homme est longtemps à la tête des affaires , il y devient despote . S’il y
est peu de temps , l’administration se
relâche et languit sous une suite d’administrateurs communs .
Qu’ils songent que ce n’est ni par l’or, ni même par la multitude des bras , qu’un
État se soutient , mais par les mœurs .
Mille hommes qui ne craignent pas pour leur vie , sont plus redoutables que dix mille
qui craignent pour leur fortune .
Que chacun d’eux ait dans sa maison , au bout de son champ , à côté de son métier , à
côté de sa charrue , son fusil , son épée , et sa baïonnette .
Qu’ils soient tous soldats .
Qu’ils songent que, si, dans les circonstances qui permettent la délibération , le
conseil des vieillards est le bon ; dans les instants de crise , la jeunesse est
communément mieux avisée que la vieillesse .
Sénèque pense que la nature nous a faits pour méditer et pour agir ; mais lorsque les
circonstances réduisent le philosophe à la vie contemplative , il est encore une gloire
à laquelle il peut prétendre . « Chrysippe et Zenon , dans leur retraite , ont mieux
mérité du genre humain que s’ils avaient conduit des armées , occupé des emplois , et
promulgué des lois … » Vaut -il mieux avoir éclairé le genre humain , qui durera
toujours, que d’avoir ou sauvé ou bien ordonné une patrie qui doit finir ? Faut-il
être l’homme de tous les temps , ou l’homme de son siècle ? C’est un problème difficile
à résoudre .
Auguste , ce maître de l’univers , cet homme qui réglait d’un mot le sort des nations ,
regardait le jour qui le délivrerait de sa grandeur , comme le plus fortuné de sa vie .
Cependant il mourut empereur , et fit bien. Rien de plus difficile que de se défaire de
l’habitude de commander , si ce n’est de celle d’obéir : l’esclave a perdu son âme
quand il a perdu son maître ; comme le chien égaré dans les rues, il crie jusqu’à ce
qu’il ait retrouvé la maison où il est nourri d’eau et de pain , et assommé de coups de
bâton .
Quelles mœurs , quelles effroyables mœurs que celles des Romains ! Je ne parle pas de
la débauche , mais de ce caractère féroce qu’ils tenaient apparemment de l’habitude des
combats du Cirque . Je frémis lorsque j’entends un de ces citoyens , blasé
sur les plaisirs , las des voluptés de la Campanie , du silence
et des forêts du Brutium , des superbes édifices de Tarente , se dire à lui-même : « Je
m’ennuie ; retournons à la ville : je me sens le besoin de voir couler du sang . » Et
ce mot est celui d’un efféminé !
On ne tardera pas à devenir cruel partout où l’on circulera parmi des bourreaux et
des assassins , partout où l’on verra au pied des autels et sur les places publiques
une continuelle effusion de sang . Lorsque je compte les prêtres et les temples , les
jeux du Cirque et ses victimes , Rome ancienne me semble une grande boucherie où l’on
donnait leçon d’inhumanité .
Ici Sénèque s’exhorte à l’examen des choses, sans partialité , sans cette haine
implacable que sa secte a vouée à toutes les autres.
D’où venait cette intolérance des stoïciens ? De la même source que celle des dévots
outrés . Ils ont de l’humeur , parce qu’ils luttent contre la nature , qu’ils se privent
et qu’ils souffrent . S’ils voulaient s’interroger sincèrement sur la haine qu’ils
portent à ceux qui professent une morale moins austère , ils s’avoueraient qu’elle naît
de la jalousie secrète d’un bonheur qu’ils envient , et qu’ils se sont interdit , sans
croire aux récompenses qui les dédommageront de leur sacrifice ; ils se reprocheraient
leur peu de foi , et cesseraient de soupirer après la félicité de l’épicurien dans
cette vie , et la félicité du stoïcien dans l’autre.
Helvia était mère de Sénèque . Elle resta orpheline presque en naissant , et passa sous
l’autorité d’une belle-mère . Quelque indulgence qu’on suppose dans une belle-mère , ce
n’est pas sans, difficulté qu’on parvient à lui plaire . Un oncle qui la chérissait lui
fut enlevé au moment où elle l’attendait , les bras ouverts , à son retour d’Egypte :
dans le même mois elle perdit son époux . L’absence de ses enfants la laissa seule sous
le poids de cette affliction . Sa vie n’avait été qu’un tissu d’alarmes , de périls et
de douleurs , lorsqu’elle recueillit les cendres de trois de ses petitsfils , dans le
même pan de sa robe où elle les avait reçus en naissant . Vingt jours s’étaient écoulés
depuis les funérailles du fils de Sénèque , lorsque le père fut séparé d’elle par
l’exil . Ce dernier événement est le sujet de la Consolation .
Cet ouvrage , écrit dans la situation la plus cruelle et la contrée la plus affreuse ,
est plein d’âme et d’éloquence . Le beau génie et l’excellent caractère du philosophe
s’y développent en entier . Il s’y montre sous une multitude de formes diverses : il
est érudit , naturaliste , philosophe , historien , moraliste , religieux , sans s’écarter
de son sujet . On ne saurait s’empêcher d’accorder de l’admiration et de l’estime à
l’homme sensible qui réunit tant de vertus et tant de talents .
C’est parce que tout serait à citer de ce bel écrit , que j’en citerai peu de chose .
Sénèque dit à sa mère :
« J’espère que vous ne refuserez pas à un fils à qui vous
n’avez jamais rien refusé , la grâce de mettre un terme à vos
regrets . »
« Vous me croyez malheureux ; je ne le suis pas, je ne puis le devenir . »
« Je ne me suis jamais fié à la fortune : tous les avantages que je tenais de sa
faveur , les richesses , les honneurs , la gloire , je les ai possédés de manière qu’elle
pût les reprendre sans m’affliger ; j’ai toujours laissé entre elle et moi un grand
intervalle . »
Si cela n’eût pas été vrai , comment aurait-il eu le front de le dire à sa mère ? Et
Helvia n’aurait-elle pas été dans le cas de lui répondre : « Mon fils , vous
mentez ? »
« En quelque lieu que l’homme de bien soit relégué , il y trouve la nature , la mère
commune de tous les hommes , et sa vertu personnelle . »
« De tous les points de la terre , nos regards se dirigent également vers le ciel , et
le séjour de l’homme est à la même distance de la demeure des immortels . »
« Est-on malheureux dans un exil vers lequel on attire les regrets des citoyens
vertueux ? Le beau jour pour Marcellus exilé , que celui où Brutus ne pouvait le
quitter , et César n’osa l’aller voir ! Brutus était affligé , et César honteux de
revenir sans Marcellus . »
« Un grand homme debout est encore un homme grand à terre . »
« L’homme a un penchant naturel à se déplacer … » Je ne le pense pas ; cette maxime
contredit et les philosophes et les poètes , qui tous ont unanimement reconnu et
préconisé l’attrait du sol . Ainsi que tous les animaux , l’homme ne s’éloigne du lieu
de sa naissance que d’un assez court intervalle ; cet intervalle est limité par ses
besoins et par ses forces ; il le mesure sur la fatigue du retour . Il ne quitte son
berceau que quand il en est chassé . Le lièvre et le cerf , qui vont si vite , changent
rarement de forêt ; l’aigle plane presque toujours au-dessus des mêmes montagnes . Le
sol rappelle l’homme des pays lointains , où l’intérêt ne l’a point transporté sans
l’arracher des bras de
son père , de sa mère , de ses
frères , de sa femme , de ses enfants , de ses concitoyens : il s’est retourné plus d’une
fois ; ses mains se sont portées , ses yeux baignés de larmes se sont fixés vers la
ville , sur le rivage qu’il venait de quitter .
Sénèque ajoute : « De vos enfants , l’un est parvenu aux dignités par son mérite ; la
sagesse de l’autre les a dédaignées : jouissez de la considération de celui-là , du
loisir de celui-ci , de la tendresse de tous deux. Gallion a recherché la grandeur pour
vous honorer ; Mêla , le repos , pour n’être qu’à vous. Le sort a voulu que l’un vous
servît d’appui , l’autre de consolateur . Vous êtes défendue par le crédit du premier ;
vous jouissez de la tranquillité du second : ils se disputeront de zèle , et l’amour
des deux suppléera à la perte d’un seul . »
« Le sexe n’est point une excuse pour celle qui n’en montra jamais aucune des
faiblesses . »
Et Sénèque n’est pas pathétique , lorsqu’il fait dire à Helvia : « Je suis privée dès
embrassements de mon fils ! je ne jouis plus de sa présence , de sa conversation . Où
est-il, le mortel chéri dont la vue dissipait la tristesse de mon front , dont le sein
recevait le dépôt de mes inquiétudes ? Que sont devenus ces entretiens dont je ne
sentis jamais la satiété ? ces études auxquelles j’assistais avec un plaisir si rare
dans une femme ? Et cette tendresse qu’on laissait éclater à ma rencontre , cette joie
ingénue qui se déployait à mon approche , je la cherche , et je ne la trouve plus ! »
■
Et Sénèque n’est pas pathétique , lorsqu’il ajoute : « Vous revoyez les lieux témoins
de nos caresses et de nos repas ! ce dernier entretien , si capable de déchirer une
âme , vous vous le rappelez . Combien vous souffrîtes ! combien vous aviez souffert
jusqu’à ce moment ! C’est à travers des cicatrices que votre sang a recommencé de
couler ! » .
Et Sénèque n’est pas pathétique , lorsqu’il continue : « Tournez vos yeux sur mes
frères ! tant qu’ils vous resteront , vous sera-t-il permis de vous plaindre de la
fortune ?… Tournez vos yeux sur vos petits-enfants : quelles larmes ne suspendrait pas
leur innocente gaieté ? quelle tristesse ne céderait pas à leurs
jeux enfantins ?… Puisse la cruauté du destin s’épuiser sur
moi seul , victime expiatrice pour toute ma famille ! Serrez entre vos bras Novatilla …
Songez à votre père : tant que votre père vivra , ce serait un crime à sa fille de
croire qu’elle a trop vécu … Je ne vous parlais pas de votre sœur . C’est sur ses genoux
que je suis entré dans Rome ; ce sont ses soins maternels qui m’ont conservé la vie ;
c’est son crédit qui m’a conduit à la questure . Jetez vos bras autour d’elle,
réfugiez -vous dans son sein … Je sais que vos pensées reviendront souvent sur moi,
parce qu’il est naturel de porter la main à la partie douloureuse ; mais sur ce que
vous connaissez de mes principes et de l’emploi de mes journées , jugez si je puis être
malheureux . »
« Je ne m’aperçois de la pauvreté que par l’absence des soins que la richesse
entraîne … Quand les serments furent-ils respectés ? Ce fut au temps où l’on jurait par
des dieux d’argile … Lequel des deux estimerai -je davantage , ou de celui qui sait vivre
d’un morceau de pain , ou de César , qui dépense en un souper cent millions de
sesterces ?… Tout se fait à temps . C’est lorsque Apicius donne aux citoyens des leçons
publiques de gourmandise , que les philosophes sont chassés de Rome … Apicius se trouve
indigent avec dix millions de sesterces , et se tue . Peu de chose suffit à la nature ,
rien ne suffit à la cupidité . La nature a rendu facile ce qu’elle a rendu
nécessaire . »
Lorsque je commençai cet ouvrage , ou plutôt mes lectures , je ne me proposai pas
seulement de recueillir quelques-unes des belles pensées de Sénèque ; j’avais encore
le dessein d’y joindre les anecdotes historiques qui rendent ses ouvrages si
intéressants et si précieux .
C’est dans cette Consolation à Helvia , si je ne me trompe , qu’il
raconte que, dans la foule des citoyens qui gémissaient sur le sort d’Aristide , que
l’on conduisait au supplice , il y eut un impudent qui lui cracha au visage . Phocion
essuya la même avanie ; d’où je conclus que la populace d’Athènes était plus vile que
la nôtre . On ne t’aurait pas fait la même insulte , à toi, ô le plus haï , le plus
méprisable et le plus méprisé des hommes ! Je
ne te nomme pas, mais tu te reconnaîtras , si tu me lis … Tu rougis ! tu
pâlis ! tu. t’es reconnu 308 .
L’histoire ancienne , qui nous entretient sans cesse de grands personnages , attache si
rarement nos regards sur la multitude , que nous ne l’imaginons pas, dans les temps
passés , aussi grossière , aussi perverse que de nos jours : peu s’en faut que nous ne
croyions qu’on ne traversait pas une rue d’Athènes sans être coudoyé par un Démosthène
ou par un Cimon . Et l’avenir pourrait bien croire , à moins que l’esprit philosophique
ne s’introduise à la fin dans l’histoire , qu’on ne traversait pas une rue de Paris
sans coudoyer un N***, un Malesherbes ou un Turgot 309 .
Sénèque n’aurait laissé que ce morceau , qu’il aurait droit au respect des gens de
bien et à l’éloge de la postérité . Lorsqu’il s’occupait des chagrins de sa mère , il
était bien plus à plaindre qu’elle.
DE LA
On présume que le Paulinus à qui Sénèque adresse ce traité , était père de Pauline , la
seconde femme de Sénèque . Il exerçait à Rome une charge très-importante , la
surintendance générale des vivres .
« La vie n’est courte , dit Sénèque , que par le mauvais emploi qu’on en fait. »
« Perdre sa vie , c’est tromper le décret des dieux . »
« Se cacher son âge , c’est vouloir mentir au destin . »
On ne lit point ce traité sans s’appliquer à soi-même la plupart des sages réflexions
dont il est parsemé . Un homme de lettres 310 se plaignait de la rapidité du temps . Un de ses amis , témoin de ses
regrets 311 , et sachant d’ailleurs combien il était
prodigue du sien, l’interrompit en lui citant ce passage de Sénèque : Tu
te plains de la brièveté de la vie , et tu te laisses voler la tienne . « On ne
me vole point ma vie , répondit le philosophe ; je la donne : et qu’ai-je de mieux à
faire que d’en accorder une portion à celui qui m’estime assez pour solliciter ce
présent ? Quelle comparaison d’une belle ligne , quand je saurais l’écrire , à une belle
action ? On n’écrit la belle ligne que pour exhorter à la bonne action , qui ne se fait
pas ; on n’écrit la belle ligne que pour accroître sa réputation : et l’on ne pense
pas qu’au bout d’ un nombre d’années assez courtes , et
qui s’écoulent avec rapidité , il sera très-indifférent qu’il
y ait au frontispice de la Pétréide , THOMAS , ou un autre nom ; on ne
pense pas que le point important n’est pas que la chose soit faite par un autre ou par
soi, mais qu’elle soit faite et bien faite par un méchant même ou par un homme de
bien ; on prise plus l’éloge des autres que celui de sa conscience . On ne me louera ,
j’en conviens , ni dans ce moment où je suis, ni quand je ne serai plus ; mais je m’en
estimerai moi-même, et l’on m’en aimera davantage . Ce n’est point un mauvais échange
que celui de la bienfaisance dont la récompense est sûre , contre de la célébrité qu’on
n’obtient pas toujours, et qu’on n’obtient jamais sans inconvénient . Je n’ai jamais
regretté le temps que j’ai donné aux autres, je n’en dirais pas autant de celui que
j’ai employé pour moi. Peut-être m’en imposé -je par des illusions spécieuses , et ne
suis-je prodigue de mon temps que par le peu de cas que j’en fais : je ne dissipe que
la chose que je méprise ; on me la demande comme rien, et je l’accorde de même. Il
faut bien que cela soit ainsi, puisque je blâmerais en d’autres ce que j’approuve en
moi. »
Fort bien , répliquera Sénèque ( chap. III) : « mais le temps que tu t’es laissé ravir
par une maîtresse , celui que tu as perdu à quereller avec ta femme , tes domestiques et
tes enfants ; en amusements , en distractions , en débauches de table , en visites
inutiles , en courses aussi fatigantes que superflues ? tes passions , tes goûts , tes
fantaisies , tes folies n’ont-elles pas mis tes jours et tes nuits au pillage , sans que
tu t’en sois aperçu ?… »
Les journées sont longues et les années sont courtes pour l’homme oisif : il se
traîne péniblement du moment de son lever jusqu’au moment de son coucher ; l’ennui
prolonge sans fin cet intervalle de douze à quinze heures, dont il compte toutes les
minutes : de jours d’ennui en jours d’ennui , est-il arrivé à la fin de l’année ? il
lui semble que le premier de janvier touche immédiatement au dernier de décembre ,
parce qu’il ne s’intercale dans cette durée aucune action qui la divise . Travaillons
donc : le travail , entre autres avantages , a celui de raccourcir les journées , et
d’étendre la vie .
Le vieillard occupé , dont le travail assidu augmentera sans relâche la somme des
connaissances , laissera toujours entre le jeune homme et lui à peu près la même
différence d’instruction ,
et la société de celui-ci
ne lui déplaira jamais. Il n’en est pas ainsi du vieillard oisif ; il s’avance vers un
moment où, honteux d’être devenu l’écolier d’un adolescent , il fuira un commerce où la
supériorité qu’on aura prise sur lui par l’étude , et qui s’accroîtra par les progrès
successifs de l’esprit humain , l’humiliera sans cesse , et l’affligera . Lisons donc
tant que nos yeux nous le permettront , et tâchons d’être au moins les égaux de nos
enfants . Plutôt s’user que se rouiller .
Si le ciel nous exauçait , l’impatience de nos craintes , de nos espérances , de nos
souhaits , de nos peines , de nos plaisirs , abrégerait notre vie des deux tiers . Être
bizarre , tu crains la fin de ta vie , et, en une infinité de circonstances , tu hâtes la
célérité du temps ! Il ne tient pas à toi qu’entre l’instant où tu es et l’instant où
tu voudrais être, les jours, les mois , les années intermédiaires ne soient anéanties :
la chose que tu attends n’est rien peut-être, ou presque rien ; et celle que tu
sacrifierais volontiers , est tout !
Sénèque ( chap. I) prétend qu’Aristote intenta à la nature un procès indigne d’un sage
sur la longue vie qu’elle accorde à quelques animaux , tandis qu’elle a marqué un terme
si court à l’homme , né pour tant de choses importantes … « Nous n’avons pas trop peu de
temps , lui dit-il ; nous en perdons trop… » Certes , ce n’était pas un reproche à faire
au plus laborieux des philosophes … « La vie serait assez longue , et suffirait pour
achever les plus grandes entreprises , si nous savions en bien placer les instants … »
Cela est-il vrai ? La course de notre vie est déjà fort avancée lorsque nous sommes
capables de quelque chose de grand, et celui qui avait formé le projet de te faire
admirer des Français , en leur mettant ton ouvrage sous les yeux , est mort avant que
d’avoir mis la dernière main à son travail 312 … Sénèque , adressez ces reproches
aux hommes dissipés , mais épargnez -les à Aristote ; épargnez -les à vous-même, et à
tant d’hommes célèbres que la mort a surpris au milieu des plus belles entreprises .
Je suis bien loin de sentir comme vous ; je regrette que vos semblables soient
mortels .
Je n’aurais pas de peine à trouver dans Sénèque plus d’un endroit où il se plaint de
la multiplicité des affaires et de la rapidité des heures. L’animal sait , en naissant ,
tout Ge qu’il lui importe de savoir ; l’homme meurt lorsque son éducation est à peine
achevée .
En faisant le procès à Aristote , il le fait aussi à Hippocrate , qui a ouvert son
sublime et profond ouvrage des Aphorismes par ces mots : « L’art est
long , la vie courte , le jugement difficile , l’expérience périlleuse , et l’occasion
fugitive … » C’est à l’imperfection actuelle de la médecine , malgré les travaux d’une
multitude d’hommes de génie , ajoutés et surajoutés successivement
aux travaux de ce grand homme , à justifier l’archiatre et le philosophe . N’en déplaise
à Sénèque , quand on a comparé la difficulté de perfectionner une science , de se
perfectionner soimême , avec la rapidité de nos jours, on trouve que l’homme qui a
ménagé ses moments avec la plus grande économie , qui ne s’en est laissé dérober aucun
par facilité , qui n’a rien perdu de ses heures par maladie , par paresse ou par
négligence , et qui est parvenu à l’extrême vieillesse , a cependant bien peu vécu .
Encore si les obstacles ne venaient que de l’étendue et de la difficulté de la
chose ! Mais combien de fois n’arrive-t -il pas que les préjugés , les usages , les
coutumes , les religions , les
lois mêmes s’opposent
aux progrès ! J’en citerai l’anatomie pour exemple . Nos gymnases publics de médecine
et de chirurgie , quoique les moins utiles à l’instruction , ont seuls le droit de
demander des cadavres au grand hôpital , qui ne leur en fournit pas le trentième du
besoin . La plupart sont infectés de scorbut , d’ulcères , d’abcès et d’autres maladies
contagieuses . Les écoles particulières , plus instructives , où l’élève travaille de
lui-même et s’exerce aux opérations , vont aux cimetières : on corrompt les fossoyeurs ,
on force les grilles , on escalade les murs , on s’expose aux animaux qui veillent dans
ces enclos publics , et aux châtiments de la police , pour s’emparer de corps à demi
pourris , et funestes à l’artiste qui les ouvre , et à l’auditeur qui les approche .
Quand la science cesse de s’en occuper , que deviennent les restes ? On ne les brûle
pas sans se constituer en dépense , et sans exciter des vapeurs nuisibles : souvent on
les jette dans les rues, au grand scandale du citoyen , incertain si cette cuisse n’est
pas celle de son père , et cet organe , celui même où il a pris naissance ; on les porte
à la rivière , au hasard d’être surpris par la garde , traîné chez un commissaire , et de
la maison du commissaire conduit en prison .
Chez les peuples anciens , en Egypte , on n’embaumait pas sans disséquer ; en Grèce , on
abandonnait au scalpel les suppliciés ; à Sparte , les enfants condamnés à l’apothète par leur difformité , à Rome , sous les premiers rois , les
nouveau-nés exposés par l’indigence , les malfaiteurs et les ennemis tués les armes à
la main .
Les médecins qui suivirent les armées de Marc-Aurèle profitèrent de ce privilège . On
lit dans les Déclamations de Sénèque le père que, malgré l’usage des
bûchers , on fouillait les viscères des morts pour y trouver les causes des infirmités
des vivants .
En Espagne , où la médecine et la chirurgie sont peu cultivées , ces sciences
obtiennent cependant tous les secours dont elles ont besoin . En Prusse , ces secours
sont faciles et gratuits .
Si l’étude de l’anatomie est contrariée dans la capitale , c’est pis encore à Lyon , à
Bordeaux , à Montpellier , dans toutes nos provinces . Il n’y a qu’à Strasbourg où l’on
m’a assuré que tous
les cadavres bourgeois étaient livrés au démonstrateur sans aucune
rétribution .
Et nous nous appelons policés , et nous ignorons que plus une science qui ne s’apprend
point dans les livrés est importante , plus les moyens de s’y perfectionner doivent
être libres et multipliés ! Ce que je dis ici dans le texte pouvait être mis en note ;
mais je veux qu’il soit lu , et j’espère que des voix réunies s’élèveront utilement
contre les abus . J’ai souhaité que la digne et respectable femme 313 qu’on ne saurait trop louer et qui nous a prouvé sans
réplique qu’avec une somme très-modique 314 , un malade pouvait être mieux soigné dans un hôpital que
dans sa propre maison , ne laissât pas dévorer aux vers, sans avantage pour nous, les
cadavres des malheureux que ses secours n’auront pu conserver 315 .
Je ne suis pas plus satisfait de ce que Sénèque vient d’adresser à Aristote , que de
ce qu’il va dire à Paulinus ( chap. XVIII, XIX) .
« Songez à combien d’inquiétudes vous expose un emploi aussi considérable . Vous avez
affaire à des estomacs qui n’entendent ni l’équité , ni la raison . Vous êtes le médecin
d’un de ces maux urgents qu’il faut traiter et guérir à l’insu des malades .
Croyez -vous qu’il y ait aucune comparaison entre passer son temps à surveiller aux
fraudes des marchands de blé , à la négligence des magasiniers , à prévenir l’humidité
qui échauffe et gâte les grains , à empêcher que la mesure et le poids n’en soient
altérés ; et vous occuper de connaissances importantes et sublimes sur la nature des
dieux , le sort qui les attend , leur félicité ?… » Je répondrais à Sénèque : C’est la
première qui me paraît la plus urgente et la plus utile … « On ne manquera pas,
dites-vous ( chap. XVIII) , de gens d’une exacte probité , d’une stricte attention … »
Vous vous trompez : on trouvera cent
contemplateurs
oisifs pour un homme actif ; cent rêveurs sur les choses d’une autre vie pour un bon
administrateur des choses de celle-ci. Votre doctrine tend à enorgueillir des
paresseux et des fous , et à dégoûter les bons princes et les bons magistrats , les
citoyens vraiment essentiels . Si Paulinus fait mal son devoir, Rome sera dans le
tumulte ; si Paulinus fait mal son devoir, Sénèque manquera de pain . Le philosophe est
un homme estimable partout , mais plus au sénat que dans l’école , plus dans un tribunal
que dans une bibliothèque , et la sorte d’occupations que vous dédaignez est vraiment
celle que j’honore ; elle demande de la fatigue , de l’exactitude , de la probité ; et
les hommes doués de ces qualités vous semblent communs ! Lorsque j’en verrai qui se
seront fait un nom dans la magistrature ( chap.XIX ) , au barreau , loin de croire qu’ils
ont perdu leurs années pour qu’ une seule portât leur nom , je serai désolé de n’en
pouvoir compter une aussi belle dans toute ma vie . Combien il faut en avoir consumé
dans l’étude et dérobé aux plaisirs , aux passions , au sommeil , pour obtenir celle-là !
Sage est celui qui médite sans cesse sur l’épitaphe que le doigt de la justice mettra
sur son tombeau .
Turannius ( chap. XX) a abdiqué les places où il servait utilement sa patrie , et s’est
condamné au repos , quand il avait encore des forces d’esprit et de corps ; et lorsque
Turannius se fait mettre au lit et pleurer par ses gens , comme s’il eût été mort ,
Turannius vous paraît ridicule ? Dans un autre moment , vous eussiez dit que Turannius
avait fait de lui-même et de ceux qui quittent la république trop tôt , une satire
forte , une critique sublime .
« Si quelques-uns de vos concitoyens ont été souvent revêtus des charges de la
magistrature , ne leur portez point envie . »
C’est un défaut si général que de se laisser emporter au-delà des limites de la
vérité , par l’intérêt de la cause qu’on défend , qu’il faut pardonner quelquefois à
Sénèque .
« Apprendre à vivre , c’est apprendre à mourir … » Et apprendre à mourir , c’est
apprendre à bien vivre .
J’en vois sans nombre qui se meuvent ; mais quel est celui d’entre eux qui vit ?
Auguste écrase ses concitoyens , ses collègues , ses parents , ses amis ; il verse des
flots de sang sur la terre et sur les mers ; il porte ses armes dans la Macédoine , la
Sicile , l’Asie , l’Egypte , la Syrie , presque sur toutes les côtes ; las d’assassiner
des Romains , ses soldats massacrent des peuples étrangers . Tandis qu’il s’occupe à
pacifier les Alpes , à dompter des ennemis confondus avec les sujets de l’Empire , à
porter ses limités au-delà du Rhin , de l’Euphrate et du Danube , on aiguise des
poignards contre lui dans son palais , au Capitole : les désordres de sa fille
assiègent sa vieillesse et rassemblent de nouveaux périls autour de son ’trône .
Appelez -vous cela vivre ? Ambitionnez -vous cette destinée ?
« L’homme arrive au bord de sa fosse , comme le distrait à l’entrée de sa
maison . »
« Cet autre, c’est un fainéant que les bras de ses esclaves ont tiré du bain , déposé
sur un siège , et qui leur demande s’il
est assis … » Cela ? c’est un homme vivant ? C’est un mort qui parle .
Il ne faut pas lire les ouvrages de Sénèque comme de simples leçons de philosophie ,
comme des conseils de la sagesse , mais comme les saintes exhortations d’un ministre
des dieux , plus occupé de consterner le vicieux que d’éclairer l’ignorant . Partout où
il parle de la vertu , de ses prérogatives , de la frivolité des grandeurs de la terre ,
c’est avec un enthousiasme qu’on partage quand on a quelque sentiment du vrai , du bon,
de l’honnête et du beau , c’est d’un ton solennel qui en impose quand on n’est pas un
déterminé scélérat .
Le stoïcisme a dénaturé tous les mots ; et celui qui n’en connaîtrait que les
acceptions communes entendrait mal la doctrine de cette école , et la plupart de ses
assertions lui paraîtraient absurdes ou paradoxales .
Je n’ai pas lu le chapitre III sans rougir : c’est mon histoire 316 . Heureux celui qui n’en sortira point convaincu qu’il n’a vécu qu’une
très-petite partie de sa vie !
Ce traité est très-beau ; j’en recommande la lecture à tous les hommes , mais surtout
à ceux qui tendent à la perfection dans les beaux-arts . Ils apprendront combien ils
ont peu travaillé , et que c’est aussi souvent à la perte du temps qu’ au manque de
talent , qu’il faut attribuer la médiocrité des productions en tout genre .
De la constance du sage , ou de l’injure , de l’ignominie , de l’arrogance , de la
vengeance , de la force , de la sécurité , du chemin qui conduit à la vertu .
Je ne crois pas que le vicieux puisse supporter la lecture de Sénèque , à moins qu’il
ne se soit fait un système de perversité qui le garantisse de la honte et du remords ;
ou que, né scélérat et bouffon 317 , il n’ait le courage de se moquer de la vertu .
Ce traité est adressé à Sérénus . Si le chemin par lequel le stoïcien conduit l’homme
au bonheur est escarpé , en revanche , rien n’est si facile à suivre que la pente qu’il
lui indique pour se soustraire à l’infortune .
« Insensé ! pourquoi gémir ? Qu’attends -tu ? la fin de tes maux d’un hasard ? tandis
qu’elle se présente à toi de tous côtés . Vois ce précipice : c’est par là qu’on
descend à la liberté ; vois cette mer , ce fleuve , ce puits : la liberté est cachée au
fond de leurs eaux ; vois cet arbre : elle est suspendue à chacune de ses branches ;
porte ta main à ta gorge , pose -la sur ton cœur : ce sont autant d’issues à la
servitude ; il n’y a pas une de tes veines par laquelle ton malheur ne puisse
s’échapper … » Cette morale , elle est inspirée à un Sénèque par un Caligulal
Plus j’y réfléchis , plus il me semble que nous aurions tous besoin d’une teinte
légère de stoïcisme , mais qu’elle serait surtout utile aux grands hommes .
Quoi ! tu t’es immortalisé par une multitude d’ouvrages sublimes dans tous les genres
de littérature ; ton nom , prononcé avec admiration et respect dans toutes les contrées
du globe policé , passera à la postérité la plus reculée et ne périra qu’au milieu des
ruines du monde ; tu es le premier et seul poëte épique de la nation ; tu ne manques
ni d’élévation ni d’harmonie ; et si tu ne possèdes pas l’une de ces qualités au degré
de Racine , l’autre au degré de Corneille , on ne saurait te refuser une force tragique
qu’ils n’ont pas ; tu as fait entendre la voix de la philosophie sur la scène , tu l’as
rendue populaire . Quel est celui des Anciens et des modernes qu’on puisse te comparer
dans la poésie légère ? Tu nous as fait connaître Locke et Newton , Shakspeare et
Congreve ; la pudeur ne prononcera pas le nom de ta Pucelle ; mais
le génie , mais le goût l’auront sans cesse entre leurs mains ; mais les grâces la
cacheront dans leur sein . La critique dira de tes ouvrages historiques tout ce qu’elle
voudra ; mais elle ne niera point qu’on ne remporte de cette lecture une haine
profonde contre tous les méchants qui ont fait et qui font le malheur de l’humanité ,
soit en l’opprimant , soit en la trompant ; dans tes romans et tes contes , pleins de
chaleur , de raison et d’originalité , j’entrevois partout la sage Minerve sous le
masque de Momus .
Après avoir soutenu le bon goût par tes préceptes et par tes écrits , tu t’es illustré
par des actions éclatantes ; on t’a vu prendre courageusement la défense de
l’innocence opprimée ; tu as restitué l’honneur à une famille flétrie par des
magistrats imprudents ; tu as jeté les fondements d’une ville 318 à tes dépens ; les dieux ont prolongé ta vie , sans infirmités ,
jusqu’à l’extrême vieillesse ; tu n’as pas connu l’infortune ; si l’indigence approcha
de toi, ce ne fut que pour implorer et recevoir tes secours ; toute une nation t’a
rendu des hommages que ses souverains ont rarement obtenus d’elle ; tu as reçu les
honneurs du triomphe dans ta patrie , la capitale la plus éclairée de l’univers : quel
est celui d’entre nous qui ne donnât sa vie pour un jour comme le tien ? Et la piqûre
d’un insecte envieux , jaloux , malheureux , pourra corrompre ta félicité ! Ou tu ignores
ce que tu vaux , ou tu ne fais pas assez de cas de nous : connais enfin ta
hauteur , et sache qu’avec quelque force que les flèches
soient lancées , elles n’atteignent point le ciel . C’est exiger des méchants et des
fous une tâche trop difficile , que de prétendre qu’ils
s’abstiendront de nuire ; leur impuissance ne me les rend pas moins haïssables : un
vêtement impénétrable m’a garanti du poignard ; mais celui qui m’a frappé n’en est pas
moins un lâche assassin … Hélas ! tu étais, lorsque je te parlais ainsi !
Ce livre de la Constance du Sage est une belle apologie du
stoïcisme , et une preuve sans réplique de l’âpreté de cette philosophie dans la
spéculation , et de son impossibilité dans la pratique . Je crois qu’il serait plus
difficile d’être stoïcien à Paris , qu’il ne le fut à Rome ou dans Athènes .
A tout moment on est tenté de dire à Sénèque et aux autres rigoristes ; Vos remèdes ,
superflus pour l’homme sain , sont trop violents pour l’homme malade . Il faut en user
avec la multitude comme les maîtres en gymnastique : c’est par un long exercice et des
sauts modérés , qu’ils préparent leurs élèves à franchir un large fossé ; encore, entre
ces élèves , y en a-t-il dont les jambes sont si faibles , si pesantes , les muscles des
cuisses si mous , que, quelque soin qu’ils se donnent , ils n’en feront jamais que de
mauvais sauteurs . Que faut-il apprendre à ceux-là ? A marcher . Et à ceux qui ont peine
à marcher ? A se traîner .
Je ne le dissimulerai pas, je suis révolté du mot de Stilpon 319 , et du de Sénèque ( chap. VI, et Epist . IX) .
« Je me suis échappé à travers les décombres de ma maison ; j’ai trempé mes pieds dans
les ruisseaux du sang de mes concitoyens égorgés ; j’ai vu ma patrie jetée dans
l’esclavage ; mes filles m’ont été ravies ; au milieu du désastre général je ne sais
ce
qu’elles sont devenues ; mais qu’est-ce que cela
me fait, à moi ?… » Qu’est-ce que cela te fait, homme de bronze ?… « Je n’ai rien
perdu … » Si tu n’as rien perdu , il faut que tu te sois étrangement isolé de tout ce
qui nous est cher, de toutes les choses sacrées pour les autres hommes . Si ces objets
ne tiennent au stoïcien que comme son vêtement , je ne suis point stoïcien , et je m’en
fais gloire ; ils tiennent à ma peau , on ne saurait me séparer d’eux sans me déchirer ,
sans me faire pousser des cris . Si le sage tel que toi ne se trouve qu’une fois , tant
mieux ; s’il faut lui ressembler , je jure de n’être jamais sage .
« On imagine à peine que l’homme soit capable de tant de grandeur et de fermeté … »
Dites de stupidité féroce . Mais le rôle de Stilpon était-il vrai ? Je le crois , parce
que j’aime mieux lui supposer une insensibilité que j’abhorre , qu’une hypocrisie que
je mépriserais . Soldats , tuez ces infâmes usuriers qui ont perdu les registres de
rapines sur lesquels ils attachaient des regards pleins de joie , et qui, dans leur
désespoir , offrent leurs poitrines nues à la pointe de vos glaives ; mais ce tigre qui
semble s’amuser du désastre de sa ville et qui foule d’un pied tranquille les cadavres
de ses parents , de ses amis , de ses concitoyens , ne l’épargnez pas.
« Il y a autant de différence entre les stoïciens et les autres philosophes , qu’entre
l’homme et la femme … » Cela serait plus exact des cyniques .
« La plaisanterie coûta la vie à Caligula … » J’ai toujours désiré que le despote fût
plaisant . L’homme supporte l’oppression , mais non le mépris ; il répond tôt ou tard à
une ironie par un coup de poignard .
En lisant ce que la raison dictait à notre philosophe sur l’affront , l’injure et la
vengeance , je regrettais le chapitre qu’il eût ajouté à son ouvrage s’il eût vécu chez
des barbares , où l’on est déshonoré quand l’on ne se venge pas d’un mot ou d’un geste
méprisant , et où l’on est poursuivi par des lois rigoureuses et ruiné , si l’on se
venge .
Exiger trop de l’homme , ne serait-ce pas un moyen de n’en rien obtenir ?
Tout meurt ; l’affliction est vaine ; nous naissons pour le malheur ; les morts ne
veulent point être regrettés ; Polybe doit un exemple de courage : l’étude le
consolera .
Pour que le lecteur juge sainement de cet ouvrage , qui a attiré tant de reproches à
Sénèque , il est à propos , ce me semble , de s’arrêter un moment sur la position de
l’auteur dont il porte le nom , et sur le caractère du courtisan auquel il est
adressé .
Polybe , un des affranchis de Claude , ne fut point le complice de ceux qui abusaient
de la faveur du prince imbécile pour disposer de la fortune , de la liberté et de la
vie des citoyens ; il serait injuste de le confondre avec un Narcisse , un Pallas , un
Caliste : il n’avait point de liaison avec Messaline , et on ne le trouve impliqué dans
aucun de ses forfaits ; c’était un homme instruit qui cultivait les lettres à la cour ,
et qui exerçait , sans ambition et sans intrigue , une fonction importante qui
l’approchait de l’empereur , et qui l’aurait mis à portée de faire beaucoup de mal ,
s’il en avait été capable . L’amour de l’étude est toujours un préjugé favorable aux
mœurs .
Est-ce le même personnage dont il est parlé dans l’Apocoloquintose ,
et que le satirique mêle parmi ceux qui précédèrent Claude aux enfers ? Je
l’ignore .
Sénèque s’était illustré au barreau : il avait obtenu la questure , et il l’avait
quittée pour revenir à l’étude de la sagesse ; il avait une grande réputation à
ménager . Ce n’était
point un novice dans l’école de
Zenon ; il avait donné des exemples domestiques et des leçons publiques de stoïcisme .
Il avait écrit les Consolations à Marcia et à
Helvia , sa mère ; deux ouvrages fondés sur les principes les plus roides de la
secte . C’est au commencement de la troisième année de son exil , à l’âge d’environ
quarante ans, qu’il entreprit de consoler Polybe de la mort d’un frère , perte récente
dont il était profondément affligé .
Il faut en convenir , il est incertain si l’auteur de cet ouvrage se montre plus
rampant et plus vil dans les éloges outrés qu’il adresse à Polybe , que dans les
flatteries dégoûtantes qu’il prodigue à l’empereur : ce n’est point un poëte qui
chante , c’est un philosophe qui disserte ; et je ne suis point étonné que dans un
traité plein de recherches , de raison , de goût , de sentiment et de chaleur , un des
auteurs modernes qui pense et s’exprime avec le plus d’élévation , ait versé sans
mesure son mépris sur la Consolation à Polybe . Mais je pense que,
même en supposant que Sénèque l’eût écrite , s’il avait pesé les circonstances , s’il
s’était placé dans l’île de Corse , s’il eût moins considéré ce que l’on exige du
philosophe , que ce que la nature de l’homme comporte , peut-être aurait-il été moins
sévère ; et j’aurais désiré qu’avant de s’abandonner à sa noble indignation , il eût
examiné si la supposition était vraie .
S’il ne s’agissait ici que d’excuser une faiblesse , je renverrais à la préface que M.
Naigeon , éditeur de la traduction de Sénèque , a mise à la tête de la Consolation à Polybe , où, dans un petit nombre de pages écrites avec élégance
et sensibilité , il a montré le jugement le plus sain et l’âme la plus honnête ; mais
c’est une autre tâche que je me suis proposée .
Les jugements successifs qu’on a portés de la Consolation à Polybe ,
ont été aussi divers qu’ils pouvaient l’être. D’abord le scandale a été général ;
ensuite on a souhaité que cet écrit ne fût pas de Sénèque , puis on a clouté qu’il en
fût. Il restait un pas à faire : c’était de prétendre qu’il n’en était pas ; et c’est
ce que je vais prouver , autant que la nature du sujet et la brièveté que je me suis
prescrite me le permettront .
Si l’on en croit Dion Cassius ( Hist . rom . lib . LXI, cap . X) , là Consolation à Polybe ne subsiste plus. Que Sénèque 320 ,
honteux de l’avoir écrite , l’ait effacée , comme Dion , son ennemi , l’assure , il n’en
est pas moins vrai que nous ne pouvons pas juger de celle qui n’existe plus d’après
celle qui nous reste .
Lorsque la malignité fut instruite que la Consolation à Polybe ne
subsistait plus, elle eut beau jeu pour en substituer une autre à sa place . Mais il
n’était pas facile de publier , sous le nom de Sénèque , un ouvrage entier qui pût en
imposer ; aussi n’avons-nous qu’un fragment qui commence au vingtième chapitre .
Et qu’est-ce que ce fragment ? Un centon d’idées ramassées dans les écrits antérieurs
et postérieurs de Sénèque , sans précision et sans nerf ; la rapsodie de quelque
courtisan , une rabutinade 321 . Je l’ai lue et relue : je ne sais si mon esprit et mon oreille
étaient préoccupés ; mais il m’a semblé constamment que je n’entendais qu’un mauvais
écho de Sénèque . Cependant le philosophe avait conservé dans son exil toute la fermeté
de son âme , toute la force de son jugement . J’en appelle à la Consolation
à Helvia .
La Consolation à Polybe n’eut point d’effet et n’en devait point
avoir. Polybe était trop habile courtisan pour solliciter le rappel d’un homme qui lui
était aussi supérieur que Sénèque .
Polybe n’avait garde de se brouiller avec Messaline en s’intéressant pour un citoyen
aimé , plaint , honoré , considéré , dont elle avait causé la disgrâce et dont elle
pouvait redouter le ressentiment .
Ces réflexions si simples , Sénèque ne les fait pas, et il ne balance pas à s’adresser
à Polybe ! Cela est aussi trop maladroit .
Juste Lipse , qui n’était pas un critique vulgaire , obsédé du
doute que ce fragment fût de Sénèque , a été tenté de le rayer
du nombre de ses ouvrages 322 , et je n’en suis pas surpris : celui qui le jugeait digne d’un bas
courtisan , était bien fait pour le juger indigne de Sénèque .
Dès le premier chapitre , on sent l’ironie . Polybe y est placé à côté des hommes du
premier ordre : les écrits de Polybe brilleront aussi longtemps que la puissance de la
langue latine durera , que les grâces de la langue grecque subsisteront ; son nom
passera à la postérité la plus reculée , aussi célèbre que le nom des auteurs qu’il a
égalés , ou, si sa modestie s’y refuse , auxquels il s’est associé . Et qu’est-ce que
Polybe avait fait ? Il avait mis en prose Homère et Virgile . Les excellents
traducteurs sont très-rares , j’en conviens ; mais peut-on sérieusement les appeler des pontifes dévoués au culte des Muses qui les réclament ? .
Si Polybe n’était pas tout à fait un sot , il a dû sentir qu’on se moquait de lui ; et
si Sénèque s’est moqué de Polybe , certes ce n’était pas le moyen d’obtenir la fin de
son exil .
S’il y a des choses qu’on ne dit point à un homme d’esprit , il y en a d’autres que le
courtisan le plus maladroit ne communique point à son maître . De bonne foi , Polybe
aurait-il eu le front de lire à Claude , quelque borné qu’on le suppose , que son
secrétaire pour les belles-lettres était l’Atlas de l’Empire et portait le fardeau du.
monde sur ses épaules ? Sous Louis XIV , cette exagération en beaux vers aurait amené
la disgrâce d’un Colbert .
Polybe recueillera les actions de César et fera passer aux siècles futurs les hauts
faits dont il est témoin ; Claude lui fournira lui-même le sujet de l’histoire et le
modèle du style historique … Je demande si l’on a pu dire gravement de pareilles
sottises d’un prince imbécile , et les dire à un courtisan délicat .
Je rie sais ce que c’est que la moquerie , si ce qui suit n’en est pas.
« 0 fortune ! il t’en eût bien peu coûté pour épargner un outrage à celui que tu ne
comblas de bienfaits qu’avec connais1.
sance de cause … » La fortune avait cessé d’être aveugle pour Polybe .
« 0 fortune ! jusqu’à présent tu avais épargné ce grand personnage . »
« 0 fortune ! tu t’es repentie de tes faveurs ; quelle barbarie ! »
« Tu as ravi à Polybe son frère ; quel attentat ! »
« 0 destin ! tu as envoyé à Polybe la plus grande des douleurs , à l’exception de la
perte de César . »
« Polybe est dans le deuil ; Polybe est dans la tristesse , et il jouit de la vue de
César ! »
« Polybe est un ingrat , s’il se plaint lorsque César est content . »
« Polybe regrette son frère , et César lui survit ! »
« Cruelle destinée ! tu ne rends point de justice au mérite . »
« En attaquant Polybe , tu as voulu montrer que César même ne garantissait pas de tes
coups … »
« Polybe , l’affranchi Polybe fixe les yeux d’un empire . »
« Si Polybe s’afflige de la mort de son frère , on se reprochera de l’avoir
admiré . »
« Les travaux de César ont procuré à tous la commodité de ne rien faire. »
« Le malheur de mon exil n’a point encore tari mes larmes … » Sénèque a pleuré dans
son exil !
« Si notre affliction doit durer , économisons nos pleurs … Ne dépensons pas tout à la
fois. »
« Polybe pleure son frère mort , et César se porte bien ! »
« Les yeux de Polybe ne se sèchent pas en contemplant un dieu !… » Le dieu
Claude !
« 0 fortune ! si tu n’as pas résolu la perte du monde , conserve César ! »
« Polybe , conduisez -vous en grand capitaine et dérobez au camp le chagrin d’une
journée malheureuse . »
« A quoi bon vous laisser dessécher par une douleur dont votre frère attend la
fin ? »
« On s’étonnera qu’une âme si faible ait produit d’aussi grandes choses. »
Si ce n’est pas là persifler impudemment et le secrétaire
Polybe , et le César Claude , et le philosophe Sénèque , que l’on fait parler ainsi, je
n’y entends rien.
Polybe est peint comme un bas courtisan , Sénèque comme un lâche : Claude est plus
cruellement traité ; on en fait le plus grand des souverains .
Tout est outré , tout est exagéré , au point de faire éclater de rire .
Pour avoir l’âme brisée par le chagrin , on n’est ni vil ni sot .
Je trouve le caractère de la satire plus marqué dans la Consolation à
Polybe que dans le Prince de Machiavel323 .
Mais si la Consolation à Polybe est une satire , tout s’explique , et
l’on ne peut plus reprocher à Sénèque l’amertume de l’Apocoloquintose .
Quoi ! Sénèque aurait eu la bassesse d’adresser à Claude les flatteries les plus
outrées pendant sa vie et les plus cruelles invectives après sa mort ! C’était à faire
tramer dans le Tibre le dernier des esclaves .
Ou Sénèque n’est point l’auteur de la Consolation à Polybe , ou
c’est une satire , ou Sénèque n’a point écrit l’Incucurbitation de
Claude.
Par quels exemples console-t -on l’affranchi Polybe ? Par les exemples d’Auguste , de
Pompée , de Scipion , de Lucullus , des plus grands personnages de l’Empire . Et qui
est-ce qui le con1.
sole ? C’est l’empereur lui-même. Si ce n’est pas là un usage ironique des
disparates , c’en est un abus bien insipide ; si ce n’est pas une bonne satire , c’est
un bien plat ouvrage .
Un satirique ne se soucie guère d’être conséquent ; pourvu qu’il déchire , cela lui
suffit : aussi ne suis-je point surpris de lire ici : « Le destin a rendu commun à
tous la destruction , le plus grand des maux , afin que l’égalité de son décret en
adoucît la rigueur … » ; et ailleurs : « Les grands hommes pourraient s’indigner avec
justice de n’être pas exceptés de la loi générale . »
Et c’est un stoïcien qui dit que la destruction est le plus grand des maux ! Ce n’est
pas en un endroit , c’est en cent, que Sénèque prononce que c’est le plus grand des
biens, puisque c’est la fin de tous les maux , et que la perte la moins terrible est
celle qui n’est suivie d’aucun regret . Jamais Sénèque n’a varié sur ces principes , les
fondamentaux de la secte .
Je trouve le satirique très-délié lorsqu’il introduit Sénèque s’adressant soit à la
justice , soit à la clémence de l’empereur : « Que Claude me reconnaisse pour innocent ,
ou qu’il veuille que je sois coupable , je regarderai sa décision comme un bienfait …
Les coups de la foudre sont justes lorsqu’ils sont respectés de celui qu’elle a
frappé … » Il était difficile de le faire renoncer à son innocence d’une manière plus
adroite , à la vérité , mais plus indigne d’un philosophe , et d’un philosophe tel que
Sénèque . Reconnaît -on à ces traits l’homme qui se fera couper les veines plutôt que de
dire un mot flatteur à son élève ?
Mais ce n’était pas assez d’avoir donné à Sénèque un caractère abject aux yeux du
peuple et ridicule aux yeux des courtisans , il fallait encore le décrier dans sa
secte ; et l’on s’y prend bien, lorsqu’on lui fait dire à Polybe : « Je ne prétends
pas que vous n’éprouviez aucune tristesse ; je sais qu’il est des hommes qui ont plus
de dureté que de force et de jugement ; mais il paraît que ces gens -là n’ont jamais
connu les situations affligeantes ; sans quoi la fortune aurait fait disparaître
cette orgueilleuse sagesse et leur aurait arraché avec leur masque l’aveu de la
vérité … » Et c’est l’élève de Démétrius , l’ami d’Attalus
324 ,
l’admirateur de Posidonius , qui parle ainsi ! Non, ce
n’est pas lui qui parle ainsi ; c’est ainsi qu’on le fait parler .
Mais un passage de la Consolation à Polybe qui a embarrassé tous
les critiques , et dont aucun d’eux n’a tiré la conséquence qui se présentait
naturellement , c’est celui où il exhorte Polybe à donner le change à sa douleur , en
s’occupant de la littérature légère , de l’apologue , genre d’ouvrage ,
aujoute-t -il, sur lequel les Romains ne se sont pas encore
essayés .
Quoi ! le littérateur Sénèque , le moraliste Sénèque ne connaissait pas les Fables de Phèdre ! Il ignorait qu’Horace avait fait la Fable du Rat de ville et du Rat des champs , et plusieurs autres ! Cela se
présume-t -il ?
Quant à moi, j’en conclus que, soit que l’auteur de la Consolation à
Polybe se soit proposé la satire de Sénèque , ou qu’il l’ait faite sans s’en
douter , ce qui n’est pas impossible , ce mauvais fragment est beaucoup moins ancien
qu’on ne le croit , puisqu’on avait déjà oublié que Phèdre avait composé des
fables 325 . Ce qui peut
ajouter quelque poids à cette conjecture , c’est la rareté des anciens exemplaires de
Phèdre ; il ne nous en est parvenu qu’un seul 326 .
Quelle que soit l’opinion qu’on préfère sur la Consolation à
Polybe , elle n’aura pas l’avantage de la vraisemblance sur la
mienne , qui aura sur les autres l’avantage de l’indulgence et
de l’honnêteté : je me serai du moins occupé de l’apologie d’un grand homme . Je me
suis mis à la place de Polybe : j’ai reçu son ouvrage , je l’ai lu , et je me suis dit :
Ou Sénèque se moque de moi et de l’empereur , et c’est un insolent ; ou c’est un lâche ,
ou c’est un sot … Un homme qui a autant d’esprit que Sénèque , ne s’expose point à un
pareil dilemme , surtout lorsqu’il sollicite une grâce .
Un de nos aristarques se fait cette question : « La Consolation à
Polybe est-elle de Sénèque ? Non, dit son historien … » Et il ajoute : « Nous
nous rangeons de son sentiment , qu’il appuie sur des preuves portées jusqu’à
l’évidence . »
Comment une assertion a-t-elle pour un critique le caractère de l’évidence , et
l’assertion contradictoire a-t-elle également le caractère de l’évidence pour un
autre 327 ?
Sénèque composa pendant son exil une tragédie de Médée , dont il
nous reste quatre vers d’un chœur , où le coryphée dit :
Ô dieux ! nous vous demandons grâce . Conservez la vie , accordez la
sûreté
A celui qui a dompté les mers . Épargnez -le ; épargnez le héros . Les mères ne
sont-elles pas assez vengées ?
Il me semble que cette prière s’applique plus naturellement à Jason qu’à Claude , et
que les conséquences qu’on pourrait en tirer contre le poëte seraient bien hasardées
1 .
1. Ce chapitre n’existait pas dans la première édition .
Sénèque avait de l’esprit , du génie , de l’imagination , de la verve ; cependant ces
petits ouvrages , écrits sans grâce et sans facilité , ne donneraient pas une haute idée
de son talent : tous relatifs aux désagréments de son exil , et pleins d’humeur , on n’y
trouve ni un poëte qui vous séduise , ni un malheureux qui vous touche , ni un
philosophe qui vous instruise . Je crois qu’on peut s’en épargner la lecture et dans la
traduction et dans l’original . Ce n’est pas au premier instant de la douleur qu’on
parle bien ; l’on sent trop fortement , et l’on ne pense pas assez. Les vers de Sénèque
auraient été meilleurs quelques mois , quelques années peut-être après son retour de la
Corse . Les plaintes ingénieuses d’Ovide à Tomes ne me feront pas changer d’avis . Il en
est de l’esprit comme de la gaîté naturelle : on en a toujours, et on l’a quelquefois
déplacée .
On est étrangement surpris , au sortir des fades éloges de la Consolation
à Polybe , d’entrer dans la satire la plus virulente . Quoi ! philosophe , vous
adulez bassement le souverain pendant sa vie , et vous l’insultez cruellement après sa
mort !
Si la réponse que j’ai faite à ces reproches 329 n’est pas solide , il n’y en a
point.
Cet ouvrage est dédié à Néron . « Vous avez, lui dit Sénèque , un goût pour la vérité
aussi vif que pour les autres vertus … » Mais de quelles vertus s’agit -il ici ? Quelle
est la date de cet écrit ? Est-ce un éloge ? est-ce une leçon ? On peut haïr un homme
vertueux dont la présence nous en impose ; mais je ne crois pas que le plus méchant
des hommes puisse haïr la vertu et la vérité , non plus que trouver beau ce qui est
hideux .
Sénèque ajoute dans un autre endroit : « Votre règne est plein d’allégresse … » Alors
la terreur ne couvrait pas la capitale de ses voiles sombres ; alors toute la joie de
Rome n’était pas renfermée dans le palais , et ne consistait pas dans les débauches
nocturnes et les fêtes crapuleuses de la cour . L’histoire , l’expérience ne nous
apprennent -elles point à distinguer différentes époques dans la vie des rois ?
Voyez la préface que l’éditeur du Sénèque de La Grange a mise à la tête de cet
ouvrage , dont il était bien en état déjuger , à titre de littérateur , de philosophe , et
par l’étude réfléchie qu’il a faite des sciences qui en sont l’objet . « On y trouve ,
dit-il, des connaissances très-vastes en plusieurs genres différents , des faits
curieux sur l’histoire naturelle de la terre , de la mer , de l’air et des eaux , et des
vues neuves sur les causes de certains phénomènes , que les modernes n’ont pas mieux
connues que les Anciens , et qui peuvent conduire à d’autres découvertes . Sénèque , le
même dans ses livres sur la physique que dans ses ouvrages moraux , vous offrira des
idées ingénieuses et
fines , des élans hardis et
lumineux , toujours voisin de la vérité , qu’il touche ou qu’il côtoie , lorsqu’il marche
sans autre guide que son génie . »
Les Questions naturelles sont à comparer aux Lettres par l’étendue de la matière qu’elles embrassent . Sénèque y traite de
plusieurs météores , de l’arc-en-ciel , des parhélies , des parasélènes , des miroirs , du
firmament , des astres , de l’atmosphère , de la terre , de l’air , du tonnerre , de
l’éclair , de la foudre , des étoiles tombantes , du feu , de l’aruspicine , des eaux , des pluies , de la neige , de la grêle , des mers , des
fleuves , des rivières , des lacs , des fontaines , des marais , des eaux thermales , des
vapeurs , des nuages , des feux follets , du déluge , du Nil , des tremblements de terre ,
des volcans et des comètes . Sur chacun de ces phénomènes , il rapporte les sentiments
des philosophes ; il les combat ou il les appuie , et substitue souvent ses conjectures
à leurs opinions ; mais le moraliste suspend de temps en temps le rôle du physicien ,
et le spectacle de la nature ramène le stoïcien à son texte favori : les devoirs de
l’homme .
Sénèque touchait à la vieillesse lorsqu’il acheva ce traité , dont il avait rassemblé
les matériaux avant, pendant et après son exil en Corse .
Une première pensée qui se présente à l’esprit en lisant cet ouvrage , c’est que la
physique rationnelle a pris son essor beaucoup trop tôt . Ce ne serait peut-être pas de
vingt siècles , à compter de celui-ci , que la physique expérimentale aurait rassemblé
les faits nécessaires pour former une base solide à la spéculation . Observer les
phénomènes , les décrire et les enregistrer , voilà le travail préliminaire ; et plus on
y sacrifiera de temps - , plus on approchera de la vraie solution du
grand problème qu’on s’est proposé . C’est par ce moyen , et par ce moyen seul , que
l’intervalle qui sépare les phénomènes se remplira successivement par des phénomènes
intercalés ; qu’il en naîtra une chaîne continue , qu’ils s’expliqueront en se
touchant , et que
la plupart de ceux qui nous
présentent des aspects si divers , s’identifieront . Chaque cause rassemblera autour
d’elle un nombreux cortège d’effets : ces systèmes , d’abord isolés , se fondront les
uns dans les autres en s’étendant ; et de plusieurs causes il n’en restera qu’une plus
ou moins lentement réduite à la condition d’effet . Le progrès de la physique consiste
à diminuer le nombre des causes par la multiplication des effets : il faut donc
recueillir , et sans cesse recueillir des observations ; une bonne observation vaut
mieux que cent théories . Que le physicien fasse une hypothèse ; qu’il s’occupe à
étayer ou à abattre cette hypothèse par des expériences ; qu’il nous apporte ensuite
le résultat de ses tentatives , j’y consens ; mais qu’il nous épargne l’inutile et
fastidieux détail de ses visions . Il ne s’agit pas de ce qui s’est passé dans sa tête ,
mais de ce qui se passe dans la nature . C’est à elle-même à s’expliquer ; il faut
l’interroger , et non répondre pour elle. Suppléer à son silence par une analogie , par
une conjecture , ce sera rêver ingénieusement , grandement , si l’on veut, mais ce sera
rêver ; pour une fois où l’homme de génie rencontrera juste , cent fois il se trompera ,
et délayera une ligne vraie dans des volumes de mensonges séduisants . Combien de ces
étiologies si certaines, si admirées , si généralement adoptées , ont été réduites à de
spécieuses erreurs ! Combien d’autres subiront le même sort ! Et qu’on n’imagine pas
que j’allège la tâche du physicien ou du naturaliste : rien de plus difficile que de
bien observer , rien de plus difficile que de bien faire une expérience , rien de plus
difficile que de ne tirer de l’expérience ou de l’observation que des conséquences
rigoureuses ; rien de plus difficile que de se garantir de la séduction systématique ,
du préjugé et de la précipitation . Il ne peut y avoir qu’une théorie sur une machine
qui est une, et la découverte de cette théorie est d’autant plus éloignée que la
machine est compliquée . Quelle machine que l’univers ! Quand tous les faits seront-ils
connus ? Entre les faits, les plus importants ou les plus féconds ne se déroberont -ils
pas à jamais à notre connaissance par la faiblesse de nos organes et l’imperfection de
nos instruments ? La limite du monde est-elle à la portée de nos télescopes ? Si nous
possédions le recueil complet des phénomènes , il n’y aurait plus qu’une cause ou
supposition . Alors on saurait peut-être si le mouvement est essentiel
à la matière , et si la matière est créée ou incréée ; créée
ou incréée , si sa diversité ne répugne pas plus à la raison que sa simplicité : car ne
n’est peut-être que par notre ignorance que son unité ou homogénéité nous paraît si
difficile à concilier avec la variété des phénomènes 330 .
Après ce raisonnable ou téméraire écart sur les principes de la physique rationnelle
et de la physique expérimentale , nous allons revenir à notre véritable objet , et
présenter au lecteur quelques-unes des moralités que Sénèque a répandues dans son
traité des Questions naturelles .
« Le croassement du corbeau , le cri du hibou pendant la nuit , ne présagent non plus
le malheur que le chant de l’alouette et du rossignol n’annonce un heureux événement ;
mais ils sont lugubres , et nous penchons plus vers la crainte que vers l’espoir … »
Serait-ce que dans le cours de la vie nous éprouvons plus de mal que de bien, ou que
l’effroi du mal est plus violent , son souvenir plus durable que l’attrait ou la
douceur du bien ? Cependant à quels dangers l’homme ne s’exposet -il pas, à quels
travaux ne se résout -il pas pour arriver à d’assez frivoles jouissances ! Certainement
il fait plus pour obtenir le bonheur que pour éviter le malheur : son imagination se
montre sans cesse occupée à exagérer l’un, et à diminuer l’autre.
« La foudre est le plus puissant des présages : sa décision n’est révoquée ni par les
entrailles des victimes , ni par le vol des oiseaux … » Est-ce qu’il y a des présages ?
Pourquoi non, s’il y a des dieux ? Pourquoi non, si tout tient dans la nature ? Les
augures imaginèrent une foule de distinctions théologiques pour dérober aux peuples
l’absurdité de leurs sciences . Un système de mensonges ressemble plus à la vérité
qu’un seul mensonge isolé ; plus on voit de choses à contredire à la fois, moins on en
contredit .
« Les cérémonies religieuses ne sont que des frivolités consolantes pour une âme
malade . L’immutabilité est le premier attribut du destin . »
« Prétendre que Jupiter , ou le destin , puisse être fléchi par un sacrifice , c’est lui
prêter l’inconstance de l’homme . »
« Les prières et les vœux font partie du destin . »
« Les augures érigèrent la divination en système , et firent bien : rien n’en impose
comme un corps de doctrine , une masse de principes et de conséquences . »
« Quoi de plus ridicule que Jupiter lançant ses foudres sur son temple , et brisant sa
statue ; frappant des troupeaux innocents , et laissant le crime impuni ? Cela est… »
Et cela s’explique .
« Le règne de la prophétie est le temps de la terreur . »
« Le soleil ne fixe nos regards que dans son éclipse . »
A propos de je ne sais quelle expérience périlleuse , Sénèque dit à Lucilius : « N’y
exposez que le dernier de vos esclaves … » Comme si l’esclave n’était pas un homme !
comme s’il était permis , pour satisfaire une curiosité , d’immoler son semblable ! Le
célèbre Muret 331 ne pensait pas ainsi. Il
était dans un lit d’hôpital ; à côté de lui les gens de l’art délibéraient sur l’état
d’un malade que l’opération ou le remède proposé par l’un d’eux pouvait également tuer
ou sauver . Un autre avait dit : Faisons essai sur une âme vile … ;
lorsqu’on entendit d’entre les rideaux de Muret une voix qui s’écriait : Comme si elle était vile , cette âme pour laquelle le Christ n’a pas dédaigné de
mourir !… L’opération ne se fit pas, et le malade guérit . Ce fait est connu ,
mais qu’importe ? Il est des actions sur lesquelles on ne peut ramener trop souvent
l’admiration des hommes . Quoi !
l’on écrira et l’on
récrira sans cesse les histoires d’un César , d’un Pompée , qui massacrèrent des
nations , et l’on ne pourra revenir sur les discours énergiques et pieux d’un Muret ,
qui conserva la vie à un homme 332 !
« La mer , interdite à l’homme , lui épargnerait la moitié de ses guerres … » Si cette
réflexion était vraie au temps de Sénèque , elle est évidente de nos jours.
« Nous allons chercher à travers les flots un nouveau inonde à dévaster … » Le beau
texte pour faire honneur aux Anciens des découvertes des modernes !
Pour finir cet d’une manière intéressante , j’avais à choisir entre deux
morceaux : l’un est la description d’un déluge ; l’autre, une scène morale entre
Sénèque , Lucilius et Gallion . J’ai donné la préférence à celui-ci , non comme au plus
beau , mais comme au plus analogue à nos vues . C’est Sénèque qui va parler .
« Lucilius , vous m’aviez souvent entendu dire que Gallion , mon frère , qu’on aime trop
peu quand on l’aime autant qu’on peut aimer , et qui ne connaissait pas les autres
vices , avait en horreur la flatterie . Nous concertâmes d’essayer sur lui ce subtil et
dangereux poison .. » ; Je n’approuverai pas ce complot . Laissons à la malice des
circonstances le soin de mettre les vertus à l’épreuve ; et n’exposons point, de
propos délibéré , nos amis à perdre quelque chose de l’estime que nous leur avons
accordée .
« Vous commençâtes par louer son génie . Quel génie ! Le plus beau de la nation , le
plus digne du culte des mortels ; un génie plein de vigueur , un génie supérieur à tous
les obstacles .
« Cet éloge le fit reculer .
« Vous vous rejetâtes sur ses mœurs , sa modération , sa frugalité au milieu d’une
opulence dont il jouissait sans l’affectation de l’orgueil et sans la fausseté du
mépris .
« Il vous coupa la parole .
« Vous vous réduisîtes à admirer avec une simplicité tout à fait ingénue cette
douceur de caractère , cette aménité naturelle qui captivait tous les cœurs , cette
bienfaisance qui répandait sur un seul malheureux plus de pitié , plus de secours qu’un
grand nombre n’en obtenait du reste des nommes ; et vous mîtes à votre éloge tant
d’aisance , un air si vrai , que Gallion n’eut pas le moindre soupçon du piège .
D’ailleurs , qui est-ce qui se refuse à la louange d’une vertu dont les preuves sont de
notoriété publique ?
« C’est Gallion .
« Il se montra si ferme , que vous vous écriâtes qu’enfin vous aviez trouvé l’homme
invincible , l’homme dont la modestie vous étonnait d’autant plus, qu’il était naturel
de prêter l’oreille à des choses flatteuses à la vérité , mais reconnues , mais avouées ,
et d’acquiescer à la voix de sa propre conscience , qui nous les adressait par la
bouche d’un ami .
« Gallion n’en sentit que plus vivement la nécessité de la résistance , et la
séduction de la flatterie , lorsqu’elle emprunte le langage de la vérité .
« Lucilius , ne soyez pas mécontent de vous : vous fîtes votre rôle avec toute la
finesse possible ; et si vous fûtes battu , ce fut par la supériorité seule du
caractère de votre adversaire … »
Je ne m’en dédis pas : Sénèque et Lucilius me sont l’un et l’autre odieux .
Mais voici un antagoniste beaucoup plus dangereux pour Lucilius que celui-ci ne
l’avait été pour Gallion : c’est Sénèque , lorsqu’il dit à Lucilius :
« Quand vous désirez des éloges , pourquoi les devoir à d’autres ? Louez -vous
vous-même… » Et ce que Sénèque encourage Lucilius à se dire est très-séduisant ; puis
il ajoute avec une perfidie incroyable :
« Peut-être croirez -vous que je cherche à vous surprendre , et à venger Gallion . Entre
ces embûches , choisissez celle que vous voudrez. Je consens que vous commenciez par
moi à vous méfier des adulateurs … »
Cela est très-délié ; mais ce qui suit me le paraît encore davantage .
« Lucilius , je veux converser familièrement avec vous. Il est un service important à
vous rendre , et je m’en charge . Il serait facile de s’enorgueillir à celui que la
nation et le souverain ont jugé digne par ses talents et ses vertus d’administrer une
province qui a soutenu le choc et amené la ruine de deux grands États , le prix du sang
carthaginois et du sang romain , une province qui a vu les forces réunies de quatre
grands généraux , relevé la fortune de Pompée , fatigué celle de César , mis en fuite
Lépide , et changé la destinée de tous les partis ; une province qui assista à un grand
spectacle , celui du passage rapide de l’élévation à l’abaissement , et de la variété
des efforts de la fortune contre l’édifice de la grandeur , c’est l’instructif et
effrayant tableau que je tiendrai sans cesse sous vos yeux . Ce gouvernement , le plus
important de l’Empire , vous eût-il été transmis en propriété par une longue suite
d’illustres ancêtres , je vous dirais : Loin, loin de vous l’orgueil d’un superbe
patrimoine , mais trop étranger à son possesseur . »
Sénèque , mon philosophe , mon sage , que faites-vous là ? Vous administrez sciemment ,
prudemment à un malade un remède empoisonné .
A présent on peut voir, livre III, chapitre XXVII, la description du déluge . Avec
quels grands traits , quelle éloquence la terrible catastrophe est peinte ! A chaque
ligne , le ravage et l’épouvante s’accroissent ; on est poursuivi , on se sauve devant
les flots , on grimpe sur la cime des montagnes avec les malheureux qui s’y sont
réfugiés ; on mêle ses cris à leurs cris , on partage leur désespoir ; on tombe avec
eux dans un silence affreux , et l’on éprouve avec eux leur stupeur .
Et puis, pour sceller ma page du cachet de Sénèque , comme ce philosophe scellait la
sienne du cachet d’Épicure : « Si les efforts continus d’un nombre infini de méchants
n’ont point encore porté la perversité à sa dernière perfection , quelle ne
sera pas la lenteur des progrès de la sagesse , dont si peu d’hommes se
font une affaire ! »
Je pourrais m’arrêter ici ; ce que j’ai dit de Sénèque , sinon sans erreur , du moins
sans partialité , suffirait pour bien connaître l’homme et l’auteur : mais il me reste
à répondre à quelques-uns de ses détracteurs ; ce que je vais faire le plus
succinctement qu’il me sera possible .
L’ingénieux et élégant abbé de Saint-Réal a nommé Sénèque dans plusieurs endroits de
ses ouvrages : il y est parlé d’un entretien du philosophe avec la courtisane
Épicharis ; de sa présence à une des assemblées des conspirateurs de Pison , et de son
projet de monter au trône de l’Empire . Mais lorsque l’on cherche la preuve de ces
faits dans l’histoire , on trouve que ce sont autant de fictions , et que Saint-Réal
s’est amusé à écrire un roman 333 :
or, l’on ne réfute point un roman ; on désirerait seulement qu’un écrivain ne
s’affranchît pas de la vérité au point de défigurer les caractères , de prêter des
actions malhonnêtes à un homme de bien et d’imputer des vues insensées à un homme
sage . Rien n’excuse une pareille altération de la vérité , et l’on ne peut faire un
plus coupable abus de ses talents . S’il est moins dangereux , il est plus lâche de
calomnier ceux qui ne sont plus et qui ne peuvent se défendre : plus on met d’art et
de vraisemblance dans ses impostures , plus on est criminel ; ce qui m’inclinerait à
croire que le roman historique est un mauvais genre : vous trompez l’ignorant , vous
dégoûtez l’homme instruit ; vous gâtez l’histoire par la fiction , et la fiction par
l’histoire . Le poëte dramatique , qui peut disposer des faits jusqu’à un certain point,
garde un respect scrupuleux pour les caractères .
L’auteur d’un Dictionnaire historique en 6 vol. in-8° , dit, article
Sénèque , qu’un commerce illicite avec la veuve de Domitius le fit
reléguer en Corse .
L’époux de Julie ne s’appelait point Domitius , mais Vinicius ;
et voilà Sénèque accusé d’adultère et d’ingratitude par un
écrivain qui se trompe sur le nom du bienfaiteur et du mari . Quand on assure de belles
actions , on pardonne l’inexactitude : mais doit-on la même indulgence à celui qui
atteste le crime ?
Il ajoute : « On ne peut douter que Sénèque ne fût un homme d’un rare génie : mais la
sagesse était plus dans ses discours que dans ses mœurs ; il avait une vanité et une
présomption ridicules dans un philosophe 334 . »
Et où avez-vous vu cela ? Dans les ouvrages de Sénèque ? Non ; vous auriez pu y
lire 335 : « Lorsque vous me
demandez mes ouvrages , je ne m’en croirai pas plus éloquent que je ne me croirais
d’une belle figure , si vous me demandiez mon portrait . » Dans Suétone ? Non. Dans
Dion ? mais à l’article DION , vous dites que cet homme est taxé de bizarrerie , de
partialité , d’un penchant égal à la satire et à la flatterie ; qu’il paraît avoir été
l’ennemi de Sénèque … Et voilà le témoin que vous produisez contre celui-ci !
Permettriez -vous qu’on en usât ainsi avec vous, ou avec un de vos amis ?
Je finirai le combat par l’ennemi le plus redoutable de Sénèque ; c’est un homme de
poids , c’est un écrivain de grand goût , c’est un juge sévère ; c’est Quintilien ; et
pour ne pas donner à mon apologie une fausse solidité en affaiblissant ses objections ,
je vais les rapporter dans ses propres termes .
« Sénèque , dit Quintilien , s’est distingué dans tous les •genres d’éloquence . C’est à
dessein que je me suis abstenu d’en parler jusqu’ici, par égard pour une prévention
générale , que je hais l’homme , et que je méprise l’auteur 336 : prévention fondée sur ce que je vois
l’éloquence s’amollir , se dégrader , tomber ; que je résiste de toute ma force à sa
chute , et que je tâche de ramener les esprits à un goût plus sévère . Sénèque était
alors presque le seul auteur dont la lecture plût aux jeunes gens 337 : non que
je prétendisse les en détourner ; mais je ne pouvais souffrir qu’ils le préférassent à
d’autres qui valent mieux que lui, et qu’il n’avait cessé de décrier 338 , persuadé qu’on ne pouvait approuver et leur manière et la sienne , qui
en était si différente . Ses partisans le prônaient mieux qu’ils ne l’imitaient ; et
ils lui étaient aussi inférieurs que Sénèque l’était lui-même aux Anciens . Plût au
ciel qu’ils lui eussent ressemblé 339 ! mais ils n’étaient engoués que
de ses défauts : chacun d’eux en prenait ce qu’il pouvait, et ces mauvaises copies
déshonoraient un modèle qu’on se vantait d’avoir bien rendu . En accordant à Sénèque
nombre d’excellentes qualités 340 , un esprit facile et fécond , beaucoup d’étude , des connaissances
étendues , il faut avouer que ses écrits ont été parsemés d’erreurs par la négligence
de ses faiseurs d’. Il n’y a presque pas un genre d’érudition auquel il ne se
soit appliqué ; il a laissé des oraisons , des dialogues , des poésies . Philosophe peu
exact 341 , aucun d’eux
n’inspire une plus violente horreur du vice . Il a de fort belles pensées , et il en a
en grand nombre ; beaucoup qui tiennent aux mœurs , et qu’il faut méditer . Quant à son
style , je le trouve
presque partout corrompu , et
ses défauts sont d’autant plus dangereux qu’ils sont plus séduisants ; on désirerait
qu’il eût pensé à sa manière , et qu’il eût écrit à la manière d’ un autre. S’il eût
dédaigné certaines beautés qui n’en sont pas, s’il eût usé plus sobrement de
quelques-unes, s’il eût été moins épris de ses productions , ; si la subtilité de ses
idées n’eût pas affaibli l’importance du sujet qu’il traitait , il obtiendrait
aujourd’hui des savants une approbation préférable aux acclamations des enfants . Tel
qu’il est, cependant, il faut le feuilleter , mais lorsqu’on aura le goût formé , et
qu’on se sera affermi dans un genre d’éloquence plus austère . Voulez-vous savoir
jusqu’où quelqu’un a du goût ? interrogez -le sur Sénèque . Je l’ai dit 342 et je le répète :
Sénèque a des pages dignes d’éloge , dignes même d’admiration ; mais il y a du choix :
et ce choix , que ne l’a-t-il fait luimême 343 ? »
Quintilien naquit la seconde année du règne de Claude ; alors Sénèque avait quitté le
barreau . Celui-ci professa la philosophie ; l’autre, l’art oratoire : tous deux furent
instituteurs des grands ; mais Quintilien resta maître d’école , et Sénèque devint
ministre .
Sénèque avait résisté avec courage aux inclinations vicieuses de Néron : Quintilien
avait, divinisé Domitien du vivant même de ce prince sanguinaire 344 .
Quintilien avoue qu’on lui soupçonnait de la haine contre le
philosophe ; il me semble que ce soupçon , qui en aurait
condamné un autre au silence , devait rendre Quintilien très-circonspect .
Quintilien n’est franc ni dans sa critique , ni dans son éloge ; on y sent de la
gêne .
A son avis , le style de Sénèque est corrompu : le sien n’a-t-il rien d’âpre et de
barbare ? Le défaut de l’un n’excusera pas le défaut de l’autre ; mais j’espérerai de
la modération , lorsque le juge sera l’accusateur , et que la sentence frappera
également sur l’accusateur et sur l’accusé .
Quintilien sera-t-il plus excusable de n’être pas éloquent , en donnant des préceptes
d’éloquence ; d’être dur , en prêchant l’harmonie ; incorrect , inélégant , en exaltant
l’élégance et la pureté du style , que Sénèque d’être laconique et scabreux en
philosophant 345 ?
« Si l’on veut savoir jusqu’où quelqu’un a du goût , il faut l’interroger
sur Sénèque … » Est-ce du goût pour la phrase , ou du goût pour les choses ?
Pour nous, qui professons l’impartialité , admirateurs de Sénèque et de Quintilien ,
nous prononcerons que leurs qualités leur appartiennent , et que leur vice est celui de
leur temps , s’ils ont été vicieux . Le critique de Sénèque ne sera pas l’approbateur de
Tacite , et tant pis pour lui.
Maintenant que la langue latine est morte , et que nous n’en pouvons être que de
mauvais écrivains et de médiocres juges , même après y avoir donné un aussi grand
nombre d’années qu’Érasme , Meursius , Sadolet , Sannazar et Muret 346 , je demanderai
si c’est le fond des choses ou le style qui doit nous
attacher , surtout dans les auteurs en prose .
Ah ! si j’avais lu plus tôt les ouvrages de Sénèque , si j’avais été imbu de ses
principes à l’âge de trente ans, combien j’aurais dû de plaisirs à ce philosophe , ou
plutôt combien il m’aurait épargné de peines ! Ô Sénèque ! c’est toi dont le souffle
dissipe les vains fantômes de la vie ; c’est toi qui sais inspirer à l’homme de la
dignité , de la fermeté , de l’indulgence pour son ami , pour son ennemi , le mépris de la
fortune , de la médisance , de la calomnie , des dignités , de la gloire , de la vie , de la
mort ; c’est toi qui sais parler de la vertu , et en allumer l’enthousiasme . Tu aurais
plus fait pour moi que mon père , ma mère , et mes instituteurs ; ils voulaient tous me
rendre bon, mais ils en ignoraient les moyens . Que je hais à présent les détracteurs
de Sénèque ! Leur goût pusillanime me tenait les yeux attachés sur Cicéron , qui
pouvait m’apprendre à bien dire, et me dérobait la lecture de celui qui m’aurait
appris à bien faire 347 . Cependant
quelle comparaison entre la
pureté du style , que je n’ai point acquise avec le premier, et la pureté de l’âme , qui
se serait certainement accrue , fortifiée en moi, en étudiant , en méditant , en me
nourrissant du second ! A l’âge que j’ai, à l’âge où l’on ne se corrige plus, je n’ai
pas lu Sénèque sans utilité pour moi-même, pour tout ce qui m’environne : il me semble
que je crains moins le jugement des hommes , et que je crains davantage le mien ; il me
semble que j’ai moins de regret aux années écoulées , et que je prise moins celles qui
suivront ; il me semble que j’en vois mieux l’existence comme un point assez
insignifiant entre un néant qui a précédé et le terme qui m’attend . Ah ! quel mal on
m’a fait ! pour rendre le littérateur meilleur écrivain , on a
empêché l’homme de devenir meilleur . Sénèque ne m’a point
endurci ; mais j’avoue qu’il y a bien peu de choses qui puissent me faire crier .
Ce n’est point sur quelques pages de Sénèque qu’on apprend à le connaître , et qu’on
acquiert le droit de le juger . Lisez -le, relisez -le en entier , lisez Tacite , et jetez
au feu mon apologie ; car c’est alors que vous serez vraiment convaincu que ce fut un
homme d’un grand talent et d’une vertu rare , et que vous
mettrez ses détracteurs dans la classe des hommes les plus méchants et
les plus injustes 348 .
Résumons . Sénèque n’a été ni le corrupteur de Julie , ni l’amant d’Agrippine ; son
exil en Corse fut amené par une intrigue de cour . Il ne déroba point à son élève la
connaissance des grands auteurs ; il en reçut des largesses que les hommes puissants
sollicitaient sans pudeur , qu’il ne pouvait rejeter sans péril , et qu’il posséda sans
avarice et sans faste . Comment aurait-il pu tremper dans un parricide 2 ? aurait-il été confident du projet d’assassiner Agrippine , sa
bienfaitrice ? Il n’aspira point à l’empire ; Néron ne put même l’impliquer dans la
conjuration de Pison . Il n’applaudit point aux goûts indécents de l’empereur . Sa
conduite ne démentit jamais ses principes . La Consolation à Polybe
qui nous est parvenue , n’est point celle qu’il écrivit ; le fragment qui porte son nom
est ou l’essai d’un littérateur obscur , ou l’ouvrage d’un satirique qui s’était
proposé de tourner en ridicule l’empereur et son ministre , d’avilir le philosophe aux
yeux du peuple , d’en faire la risée de la cour et de le brouiller avec les stoïciens .
Il n’eut pour ennemis , parmi ses contemporains , qu’un Suilius , homme couvert de
forfaits ; qu’un Dion Cassius , le calomniateur perpétuel des grands personnages de la
république ; qu’un Xiphilin , auteur bizarre , l’infidèle abréviateur de Dion ; parmi
les modernes , que des têtes rétrécies par un fanatisme détracteur des vertus
païennes ; pour critiques , que des ignorants qui ne l’avaient pas lu , que des envieux
qui l’avaient lu avec prévention , que des épicuriens dissolus et révoltés de sa morale
austère , que des littérateurs qui préféraient la pureté du style à la pureté des
mœurs , une période harmonieuse à une sentence salutaire . Quant à la prétendue lettre
apologétique adressée au sénat après la mort d’Agrippine , j’inviterai ceux qui
seraient encore tentés de lui en faire un reproche , de revenir sur ce que j’en ai dit
plus haut , et de peser mûrement ce que j’en vais dire ici.
On ne saurait douter que Sénèque n’en imposât au tyran , soit par l’autorité de
l’homme sage sur l’homme dissolu , soit par l’exercice habituel de sa fonction
d’instituteur ou de censeur . Ce furent ses efforts réunis à ceux de Burrhus qui
arrêtèrent le cours des assassinats prêts à s’exécuter 349 . C’était le seul personnage de la cour que Néron respectât ; la haine
secrète du souverain et des courtisans en était d’autant plus profonde : voilà le
témoin incommode dont il fallait se délivrer , et contre lequel toutes les batteries
étaient dirigées ; aussi de tous les meurtres ordonnés par le monstre , aucun ne lui
fut plus agréable 350 :
il brisait la seule digue qui s’opposait à sa perversité . Fallait-il le seconder ? En
le chargeant de la lettre apologétique , le tigre captieux lui tendait un piège : « Je
vais, se disait-il à lui-même, le placer entre la mort , s’il refuse , et le déshonneur ,
s’il obéit . Que fera-t-il ?… » Ce qu’il fera ? Ce qu’il doit faire. Il trompera ton
attente , et il continuera de te tourmenter par le spectacle imposant de la vertu . Il
est l’égide de tous les gens de bien que ta fureur menace ; il la leur conservera . Il
sait qu’il y a des circonstances où il y a plus de courage à vivre qu’à mourir 351 .
Par son refus et par sa mort , Sénèque aurait été l’assassin de tous ceux qu’il eût
abandonnés à la férocité de Néron . Quelles auraient été les premières victimes d’une
résistance inconsidérée ? Sa femme peut-être, ses frères , ses amis , une foule
d’honnêtes et de braves citoyens .
Vous qui l’accusez , c’est à vous qu’il demande conseil dans cette conjoncture
critique . Que lui eussiez-vous dit ? Je l’ignore ; mais je lui aurais dit, moi :
« Quel avantage y a-t-il que Néron ajoute un second crime à un premier , et qu’il mêle
le sang de son instituteur à celui de sa mère ? Sénèque ! Néron , Tigellin et Poppée
ont les yeux ouverts sur vous ; ils s’attendent à un
refus , dont votre mort , qu’ils désirent , et celle de beaucoup d’autres qu’ils ont
proscrits dans leurs âmes féroces , sera la suite : les satisferez -vous ? Je me jette à
vos pieds , j’embrasse vos genoux , et je vous demande grâce pour tous ces malheureux .
Enverrez -vous le centurion à Novius Priscus , votre ami ? Songez que sa vie est
attachée à la vôtre. Qui sait ce que deviendront vos proches lorsque vous ne serez
plus ? N’en doutez pas, on leur fera un crime de votre tendresse pour eux, de leur
tendresse pour vous ; on verra en eux autant de vengeurs qu’il faut exterminer .
« Blâmez -vous ce père malheureux qui se couronna de fleurs à la table de Caligula , le
jour même que le tyran avait fait égorger son fils 352 ? Non, sans
doute. Et pourquoi ne le blâmezvous pas ? C’est qu’il lui restait un second fils . Et
Néron est-il moins à redouter que Caligula ? N’avez-vous personne à conserver , et ne
vous reste -il pas une mère , une épouse , des frères et des amis ?
« Si votre mort devait entraîner celle du tyran sanguinaire , nous vous dirions :
Mourez , il n’y a pas à balancer ; mais vous ne serez plus, le tyran restera , et les
gens de bien demeureront sans appui .
« Entre le parti qui réjouira les scélérats , et le parti qui affligera les gens de
bien, y a-t-il à hésiter ?
« Vous n’êtes point un simple particulier , vous êtes un homme public ; vous ne vous
appartenez point à vous seul . Ne vous considérassiez -vous que comme un de ces
satellites préposés à la garde des bêtes féroces , croyez -vous qu’il vous fût permis de
quitter votre poste , et de les lâcher sur vos concitoyens ? Quelle différence
mettez -vous entre celles qu’on tient renfermées dans des loges , et celles qui
remplissent ce palais ? les unes ne déchireront que les malfaiteurs , les autres
déchireront les gens de bien.
« Ce n’est pas la méchanceté seule du souverain que vous suspendez ; vous enchaînez
encore la fureur ambitieuse et de ses affranchis et de ses courtisanes . Voyez dans
quelles mains vous allez déposer l’autorité souveraine !
« Craindriez -vous qu’on ne vous accusât de lâcheté ? Est-ce
qu’on ignore combien la vie a peu de prix à vos yeux ? Et
d’ailleurs , que vous importent les discours du peuple ? La vraie grandeur ne
consiste-t -elle pas à faire le bien, même en s’exposant à l’ignominie ?
« Quand vous devriez mourir demain , il ne faudrait pas mourir aujourd’hui. Dans le
poste que vous remplissez , qui sait le prix d’un jour, d’une heure, quel forfait vous
pouvez prévenir ? Lorsqu’il sera commis , on s’écriera : Ah ! si Sénèque eût vécu !
Hélas ! votre dernier moment n’est peut-être que trop proche : il reste un homme de
bien, et vous allez l’immoler ?
« Le sacrifice de la vie donne aux actions un éclat qui prouve moins la force de
celui qui s’y résout que la faiblesse de celui qui s’en étonne . Un autre montrerait
sans doute du courage à mourir 353 ; vous en montrerez davantage à vivre : un
autre ne penserait qu’à lui ; Sénèque se souviendra de ses concitoyens : un autre
s’illustrerait par sa résistance ; votre condescendance sera blâmée , vous n’en doutez
pas, et c’est par cette raison que vous en serez plus grand 354 . »
Que Néron exigeait -il de Sénèque ? de louer un parricide ? Non ; mais de prévenir les
suites funestes d’un crime commis , en peignant au sénat et au peuple une femme
ambitieuse , telle qu’était Agrippine , une mère dangereuse telle qu’était Agrippine :
ce qu’il fit. Dans ce moment , dit Tacite 355 , les regards se détournèrent de la férocité
inouïe de Néron , pour s’arrêter sur l’indiscrétion de Sénèque . Et quelle indiscrétion
Sénèque avaitil commise ? Il avait avoué le crime ? Non, il ne l’avait pas avoué ;
j’en appelle au récit même de Tacite . La tentative du vaisseau était connue ; quoi de
mieux à faire que de la pallier , en l’imputant à la fortune de Rome ? Agrippine était
morte ; quoi de mieux à faire que d’en accuser sa propre fureur ? Il était difficile
de croire , ajoute Tacite 356 , qu’une femme échappée aux flots
eût envoyé un assassin avec un poignard contre une
flotte et des cohortes . Comme si tout audacieux n’était pas le maître de la vie d’un
général , même au centre de son armée ! L’attentat prétendu d’Agérinus avait éclaté ;
et il eût été, ce semble , plus imprudent de s’en taire que d’en parler .
Je m’étais promis de ne plus rien publier de ce que j’écrirais : non que j’eusse pris
en dédain la considération qu’on obtient par des succès littéraires ; mais nos
critiques sont si amers , le public est si difficile , et l’on a reçu avec une
indifférence si propre à décourager des ouvrages que je me glorifierais d’avoir faits,
qu’il n’y avait guère qu’un sujet aussi intéressant pour une âme honnête et sensible ,
la défense d’un sage , qui pût me distraire de la sévérité de nos juges , de la satiété
de nos lecteurs , de la médiocrité de mon talent et de la sagesse de mon projet 357 .
Je m’attendais à des critiques et à des injures 358 ; mon attente n’a point été trompée . Avant que
de répondre aux critiques , j’ai cru devoir consulter des hommes sages , et voici ce
qu’ils m’ont dit.
Ce n’est pas la centième fois qu’on vous ait injurié et critiqué , sans que vous ayez
répondu . Vous vous êtes bien trouvé de
cette
indifférence ou de ce mépris ; on l’a remarqué , et l’on vous en a loué : taisez -vous
donc. Les feuilles éphémères de vos aristarques sont parfaitement oubliées , et l’on ne
saura plus à qui vous en voulez ; en les réfutant , vous ménagerez une réplique à ceux
qui les ont écrites , et vous les servirez à leur gré . Si leur honnête projet est
d’affliger l’auteur qu’ils attaquent , comme on n’en saurait douter , vous les
entretiendrez dans la douce persuasion qu’ils y ont réussi . Ceux d’entre vos lecteurs
que votre apologie n’a pas convertis , ne changeront pas d’avis . En prolongeant de
scandaleuses disputes où l’on se déchire mutuellement , vous vous prêterez à la
malignité d’une certaine classe de citoyens ignorants et oisifs qui les blâment et qui
s’en amusent . La fastidieuse répétition des mêmes imputations entraînera une
répétition non moins fastidieuse des mêmes réponses , et il serait facile que vous
gâtassiez votre ouvrage en l’allongeant . Votre réplique serait excellente , qu’elle
aurait au moins l’inconvénient d’arracher à l’obscurité des ouvrages et des noms faits
pour y rester . Demeurez en repos ; épargnez -vous à vous-même le mal que vous vous
feriez : il est désagréable de se fâcher , et l’indignation ne laisse ni assez de
sang-froid , ni assez d’esprit , ni assez de gaieté pour instruire et pour amuser . Avec
quelles espèces allez-vous vous mettre aux prises ? Ces gens -là osent tout, parce
qu’ils n’ont rien à perdre ni à craindre . Soyez plutôt un bon homme qu’un dangereux
antagoniste , et contentez -vous du mérite de la candeur et de la simplicité : en
éternisant la sottise d’autrui , souvent on éternise la sienne . Surtout ne revenez plus
sur Jean-Jacques : laissez -lui la honte bien pure de sa méchanceté et de son
ingratitude ; si c’est un hypocrite à démasquer , que d’autres le fassent. D’après son
ouvrage posthume , cet homme n’est-il pas jugé ?
J’ai pesé mûrement ces conseils ; j’ai reconnu qu’ils étaient dictés par la raison .
Mon amour pour le repos et ma paresse s’en accommodaient également ; et quoique je
fusse persuadé que la philosophie ne manquerait jamais d’ennemis , et que Sénèque
resterait exposé dans l’avenir aux mêmes reproches qu’on lui a faits de nos jours,
surtout si l’on n’y répondait pas, j’inclinais à laisser la dispute où elle en était,
lorsque je reçus les observations qui suivent . Je proteste qu’elles ne sont pas de
moi. Si je les publie , c’est peut-être un peu par vanité , bien que le seul
motif que je m’avoue , ce soit d’opposer entre eux les
différents jugements qu’on a portés de mon Essai , et de montrer
combien il importe de ne pas s’en rapporter à d’autres, si l’on veut avoir son
opinion . L’anonyme dit :
On objecte 359 : 1° à l’auteur de l’Essai sur la Vie
et les Ecrits de Sénèque ,
« qu’il en est moins l’historien que l’apologiste … » Et nous répondrons que c’était
précisément le contraire qu’il fallait dire, s’il n’a rien omis de ce qu’il était
possible de savoir des mœurs de Sénèque , et s’il n’a pas su tout ce qui pouvait servir
à sa défense .
2° « Que plus de sang-froid aurait peut-être prouvé plus d’impartialité … » Et moins
d’intérêt pour la vérité , moins d’indignation contre la calomnie , moins de mépris pour
les modernes échos des calomniateurs anciens , pour des écrivains obscurs qui
prononceraient magistralement sur les écrits d’un auteur célèbre , et qui attaqueraient
sans ménagement et sans pudeur les mœurs d’un malheureux illustre qu’il sera toujours
honnête de défendre . Et quand sera-t-il permis à l’écrivain de se passionner , si ce
n’est en plaidant la cause de la vertu ? Si l’auteur parle si vivement en faveur d’ un
philosophe auquel il n’est attaché par aucun lien personnel , avec quelle chaleur ne
nous défendrait -il pas, si nous étions attaqués ? Êtes-vous des êtres obscurs qui
n’aurez besoin d’apologistes ni pendant votre vie ni après votre mort ? ne le lisez
pas. ; il écrivait pour d’autres que pour vous. On reconnaît dans son ouvrage un homme
qui sent profondément ; un grand nombre de morceaux annoncent le génie et le
philosophe qui n’ont pu se cacher . Il voit toujours l’homme dans le sage , et invite
ceux qui n’y voudront voir que le héros de se mettre à sa place avant que de
prononcer , précaution sans laquelle on sera souvent injuste , on ne sera jamais
indulgent , et l’on jugera les autres comme on ne voudrait pas en être jugé . De quoi
s’agit -il ? de mesurer les forces de la nature mise aux
épreuves les plus dangereuses , et réduite à chaque instant au
choix des plus dures extrémités . Telle est la fatalité des circonstances où Sénèque
s’est trouvé , qu’il était impossible de tracer à l’homme une route plus difficile et
plus glissante pour la vertu .
Un jour il s’éleva une dispute entre un jeune homme dont on attendait encore quelque
preuve de talent , et un bonhomme déjà vieux , et qui certes n’était pas sans
considération dans la république des lettres . Le sujet était compliqué : il s’agissait
de philosophie , d’histoire , de morale et de goût . On représenta au jeune homme qu’il
avait pris avec son antagoniste un ton décidé qui ne convenait pas à son âge , un ton
violent qui ne convenait à personne . Que voulez-vous ? répondit le jeune homme , je ne
saurais exprimer d’une manière incertaine et faible ce dont je suis vivement persuadé …
C’est-à-dire, ajouta son père , qui avait gardé le silence jusqu’à ce moment , que vous
êtes naturellement emporté , insolent et présomptueux . Avec ces qualités -là vous ne vous
concilierez pas une indulgence dont j’appréhende que vous n’ayez souvent besoin . Mon
fils , corrigez -vous…
En mettant à part des éloges que je ne mérite pas, j’ajouterai
360
: Quelle est l’âme honnête et sensible qui, revenant sur les premières
lignes de ce paragraphe , ne sera pas touché de cette manière de voir et de s’exprimer ?
C’est que,
3° « Que l’auteur est le plus mauvais écrivain et le plus maladroit des
apologistes … 361 » Nous pensons , nous, que le plus précieux monument qui nous reste
de la philosophie , ne pouvait être plus clignement couronné que par cet Essai que, dans le genre historique et dans le genre apologétique , il est
rempli de morceaux d’un grand caractère ; qu’on y reconnaît l’homme de
génie , le grand écrivain , et l’homme sensible .
Et j’ajouterai que, de ces trois qualités , je n’accepte que la
dernière : elle me suffit ; on peut la posséder et manquer des deux autres, qu’on
possède rarement sans elle : Pectus est quod disertum facit . S’il
m’arrive d’obtenir le suffrage d’un homme honnête et éclairé tel que M. Marmontel , j’en
puis être flatté , mais je n’en puis être vain . Je n’ai jamais conçu comment, au milieu
de tant de colosses dont la hauteur nous humilie , on osait s’estimer quelque chose. La
haine est un sentiment pénible qui ne s’élève en mon âme que contre les ennemis des
talents et de la vertu , mais elle y dort . Si je suis susceptible d’une indignation forte
et momentanée , mon mépris s’évanouit avec le souvenir de ceux que j’ai méprisés . J’avoue
cependant que , si j’avais reçu de la nature l’arme redoutable d’un Montesquieu , j’aurais
difficilement résisté à la tentation de l’employer contre les détracteurs de la sagesse
ancienne et moderne . Si je les croyais de bonne foi , j’en aurais pitié ; mais je les
crois faux . C’est la religion politique que je déteste , parce qu’elle doit à la longue
corrompre la philosophie et la vraie religion : la vraie religion , qui ne peut avoir
dans ces hommes -là que des défenseurs hypocrites : la philosophie , que des amis
pusillanimes ; et c’est ainsi que quelques-unes des excellentes productions que notre
siècle transmettra aux siècles à venir , semblables aux écrits d’Aristote , offriront ,
dans une page , des autorités à l’eumolpide contre l’académicien , et à la page suivante ,
des autorités à l’académicien contre l’eumolpide .
4° « Que l’auteur entasse dans la vie de Sénèque un tas de faits historiques … 362 » Il a suivi Tacite pas à pas. Lorsqu’il a placé son héros au
milieu des personnages qui l’environnaient , il était sûr de l’agrandir ; l’esquisse des
règnes sous lesquels Sénèque avait vécu , ne pouvait manquer de donner de l’intérêt , de
la variété et de l’importance à son ouvrage . On oublie qu’il a fait un Essai .
S’il s’est livré à son penchant à la réflexion , nous défierons la critique d’en citer
une seule ou qui ne naisse du sujet , ou qui
n’y
tienne par un fil plus ou moins délié . On n’écrit pas la vie d’un philosophe pour
raconter des faits ; et quelle est celle de ses réflexions qu’on eût désiré que l’auteur
supprimât ?
5° « Que l’auteur écrivait quelquefois niaisement … 363 » Sur quoi nous demanderons si celui qui le trouve niais , n’est
pas le même qui le traduit comme fauteur du despotisme ? Ils sont l’un et l’autre de la
même force .
6° « Qu’ils sont au nombre de ces coupables aristarques qui n’ont pas admiré Sénèque
autant que son ardent panégyriste semblait l’exiger , et qu’ils n’ont aucunement balancé
à prendre pour eux une partie des compliments peu flatteurs qu’il leur prodigue … » Ce
n’est pas l’auteur , c’est La Mothe-le-Vayer , c’est Juste Lipse , Montaigne , et nombre
d’autres savants personnages , qui avaient dit, avant lui, que l’on n’entendait la satire
de Sénèque que dans la bouche d’un méchant ou d’un sot . Si donc il arrivait à un
critique de prendre , sans balancer , sa part de ce compliment flatteur , il n’y a point de
mal à cela, et l’on peut, je crois , lui laisser le choix de l’épithète .
7° « Que l’auteur crée des expressions nouvelles … 364 » Et pour le prouver , on en cite de vieilles .
Mais d’ancienne ou récente création , qu’importe ? nous manquent -elles ? Peut-on compter
le dessouci de la vie et l’inélégance du style parmi
les mots dont la disette appauvrit notre langue ? L’exsangue de
Montaigne est-il énergique ? N’aurait-il pas été regretté par Voltaire et mis au nombre
des expressions que cet homme de goût se proposait de restituer au Vocabulaire de
l’Académie ?
Et j’ajouterai que, si quelque terme nous manque , s’il peint à
l’imagination , s’il plaît à l’oreille , je crois qu’il faut le hasarder . Les langues ne
doivent-elles pas continuer de s’enrichir par la même voie qui les a tirées de leur
première indigence ?
8° « Qu’il a des incorrections et des négligences … 365 »
Un autre aristarque 366 les avait remarquées comme
des fautes légères
échappées à une plume rapide ;
celui-ci avait averti que plusieurs avaient déjà disparu , que c’était une pâture qu’il
fallait laisser à la malignité envieuse , et que depuis longtemps il n’avait paru
d’ouvrage si digne de l’affliger .
Et j’ajouterai que je n’ai pas la vanité de prendre la partie de
cette réflexion qui semble s’adresser à moi, et que nos censeurs auront sans doute le
bon esprit d’en refuser la partie qui semble s’adresser à eux.
9° « Qu’il n’a point entendu le texte où saint Jérôme inscrit Sénèque dans le catalogue
des saints … 367 » Il a quelquefois écrit dans cette langue , et même avec élégance ,
ce qu’il pourrait avouer sans vanité . Il sait le latin , bien qu’il ait passé dans les
écoles de la Compagnie de Jésus , ainsi que beaucoup d’autres, sans en excepter les
censeurs , cinq ou six années à l’étudier , sans l’avoir appris . Si celui qui aurait fait
un contre-sens ignorait le latin , personne ne le saurait . Érasme a écrit : Hieronymus Senecam recensuit in catalogo Sanctorum , passage qu’il était
difficile de traduire plus fidèlement qu’il ne l’a fait.
10° « L’âme de l’auteur vaut encore mieux que sa plume … 368 » Nous le connaissons assez pour assurer que,
si, par hasard , il a lu ces lignes , il en a remercié le censeur ; que, si celui-ci avait
débuté par cet aveu , l’homme eût abandonné l’écrivain à sa discrétion , et qu’il souhaite
que l’aristarque , s’il est ecclésiastique , mérite un jour qu’on dise de lui, depuis le
sanctuaire jusqu’aux coulisses de l’Opéra , qu’il est encore plus estimable par ses
vertus que par ses lumières , et que, s’il n’est pas tout à fait un sublime journaliste ,
il est du moins un prêtre fort édifiant .
11° « Qu’il existe de nos jours une confédération philosophique … 369 » Nous ne savons ce que c’est que cette
confédération , et nous sommes porté à croire que, loin d’être réelle , elle n’existe pas
même dans la tête des critiques . Réelle , on serait
trop honoré d’y être admis . Réelle ou chimérique , qu’importerait à celui qui vivrait
isolé , qui ne fréquenterait guère que dans sa famille ou chez quelques amis dont il
s’appliquerait depuis trente ans à cultiver l’estime , en profitant de leur exemple et de
leurs conseils , et pour qui la grande ville serait circonscrite dans un espace assez
étroit à la vérité , mais où il verrait circuler ceux d’entre ses concitoyens , ou d’entre
les étrangers , illustres par leur naissance , leurs dignités , l’étendue et la variété de
leurs connaissances ?
Et j’ajouterai que l’homme rare 370 à qui l’on s’empresse de
rendre cet hommage
aurait obtenu depuis longtemps les trois sortes de lauriers dont on couronne les
talents , s’il les avait ambitionnés , et que c’est la moindre partie de l’éloge qu’il
mérite .
12° « Que l’aristarque ou son père a mal parlé de Sénèque … » On les en croit tous deux
fort capables . D’ailleurs , que signifierait le blâme ou l’éloge de celui qui aurait
intrépidement persisté , au milieu des huées de la nation , dans un imbécile acharnement
contre Voltaire et la plupart de nos grands hommes ? Quand il arrive à un censeur de
cette espèce de défendre un
Suilius , c’est peut-être
sa cause qu’il plaide . L’auteur de l’Essai a pensé à ces aristarques ,
père et fils 371 ! il leur
en voulait ! Hélas ! il y a nombre d’années que leur prédécesseur 372 , qui
valait mieux
qu’eux, est tombé dans l’oubli ; et
c’est grâce à l’Écossaise de Voltaire qu’on se rappelle trois ou
quatre fois par an, pendant une demi-heure , qu’il a existé un Wasp l’ancien 373 qui
attestait par serment et qui ne parlait pas.
Et j’ajouterai qu’il est un secret que la plupart des écrivains
périodiques n’ont pas encore découvert , c’est celui d’assurer à leurs feuilles la durée
d’une semaine . Cela est fâcheux .
13° « Qu’il a plu à l’auteur de peindre Suilius , Dion Cassius et Xiphilin comme les
plus scélérats des hommes … 374 » L’auteur a dit, d’après
Tacite , que Suilius était un scélérat ; d’après Crevier , que Dion était le calomniateur
éternel des grands hommes , et d’après La Mothe-le-Vayer , Juste Lipse , Bayle et
Montaigne , que Xiphilin avait la tête mauvaise ; mais il n’a pas dit de tous les trois
indistinctement que ce fussent des scélérats . Si, de quatre critiques , par exemple , il
était démontré que l’un fût un homme d’esprit , mais de mœurs abominables 375 ;
le second, un juge vénal et un citoyen crapuleux 376 ; le troisième , un petit
ignorant sans bonne foi 377 ; le quatrième , le plus insolent personnage qui eût encore porté
son habit 378 , et qu’on l’eût assuré sur de bonnes autorités , serait-il permis
d’entendre de tous les quatre ce qu’on n’avait avancé que d’un seul , qu’il fut homme
d’esprit et de mœurs abominables ? L’équité ne prescrirait -elle pas de distribuer ce qui
appartiendrait d’éloge ou de blâme à chacun de ces personnages ?
Et j’ajouterai : Ceci n’est pas de la mauvaise plaisanterie , mais de
la bonne logique , qualité dont nos aristarques se piquent le moins. Nos critiques ont
une manière de réfuter assez commode : c’est de transformer en faits démontrés des
imputations vagues et contradictoires ; de répéter sans pudeur , et quelquefois avec une
insigne mauvaise foi , d’anciennes accusations , sans parler des réponses qu’on y a
faites ; de prononcer doctoralement
que ces réponses
ne sont pas satisfaisantes , sans se mettre en devoir de le prouver , ce qui ne serait
pourtant pas trop superflu ; d’opposer à des raisonnements qu’un auteur aura jugés
solides , une simple , mais péremptoire négation ; de dire un non bien
ferme où l’écrivain croit avoir prouvé qu’il fallait dire oui : et
c’est ainsi qu’avec le talent d’écrire deux monosyllabes , ils ont le front de s’asseoir
à côté de Bayle , de Basnage ou de Le Clerc .
14° « Que l’auteur a donné des leçons de suicide … » L’auteur n’a
point donné des leçons de suicide , mais il a exposé la doctrine des stoïciens , dont le
suicide était un des points fondamentaux ; et ce n’est ni son opinion , ni sa faute , si
Zénon prétendit que les dieux , de qui nous tenons la vie sans notre consentement ,
seraient des bienfaiteurs injustes et cruels , s’ils ne nous avaient laissés maîtres de
disposer de leur présent lorsqu’il nous importunait .
Et j’ajouterai que la notion générale de la bienfaisance et de toute
vertu est illusoire et mène droit au scepticisme , si elle n’est pas également applicable
aux hommes et aux dieux .
15° « Que l’auteur avait écrit contre la Providence … » A l’occasion d’un traité de
Sénèque , l’auteur a cru devoir exposer la difficulté puérile , car c’est ainsi qu’il
l’appelle , à laquelle le philosophe romain autrefois, et, de nos jours, le profond
Leibnitz , s’étaient proposé de répondre .
16° « Que l’auteur a commencé sa carrière dans les lettres par un ouvrage sur l’Interprétation de la Nature , et que ce livre est plein
d’obscurités … 379 » L’obscurité
est relative à la matière que l’on traite et à la sagacité de celui qui lit . Qui sait si
l’auteur n’avait pas de bonnes raisons pour n’être pas trop clair ? D’ailleurs , telle
pensée , évidente pour un homme d’esprit , est inintelligible pour un autre. Les principes
mathématiques de Newton et les Trecenta de Stahl380 sont bien autrement difficiles à
comprendre , même pour les gens de l’art ; et s’il était permis de comparer une
très-petite chose à une très-grande , on oserait
assurer que Buffon sera souvent lettre close pour celui qui n’entend pas
l’Interprétation de la Nature .
Et j’ajouterai que, si l’on est quelquefois arrêté dans un ouvrage ,
l’obscurité naît de la profondeur des idées et de la distance des rapports . Le génie
porte rapidement son flambeau , et l’esprit qui ne suit pas avec la même vitesse reste en
arrière et tâtonne dans les ténèbres .
17° M. de Marmontel a dit 381 : « Croirait -on qu’il y eût un homme assez
insensé , d’un caractère assez abject pour jeter du ridicule sur la forme d’un édit où le
maître ne dédaignerait pas de rendre compte de ses motifs ?… » Je répondrai à M. de
Marmontel : Oui, monsieur, cet homme 382 s’est trouvé parmi les critiques de l’ouvrage dont vous avez fait
l’ et l’éloge .
18° « Qu’il n’était pas sûr pour Sénèque de s’éloigner de la cour ; que tout porte à le
croire , mais que ce n’était pas une raison pour démentir ses principes . Que sont devenus
le stoïcisme et le mépris de la mort ?… » Nous n’avons rien à ajouter à ce que l’auteur
a dit sur cette difficulté ; nous remarquerons seulement qu’il ne doit être ni surpris
ni blessé qu’on soit d’un autre avis que le sien. Ce qu’il aurait apparemment désiré ,
c’est que, dans une discussion importante , on fût réservé , qu’on ne décelât pas une
suffisance qui ne serait fondée sur aucun titre et qu’on eût assez d’âme et de sens pour
soupçonner que la chaleur de l’apologiste d’un grand homme serait tout à fait ridicule
dans la bouche d’un écolier présomptueux qui se chargerait du rôle d’accusateur .
Et j’ajouterai qu’il faut être décent et s’interdire un ton qu’on
pardonnerait à peine à l’écrivain le plus érudit et qu’il ne se permettrait avec
personne , pas même avec des critiques injurieux , à moins que la patience ne lui échappât
et ne l’exposât à sortir de son caractère et à se déplaire ensuite à luimême .
Et j’ajouterai encore , que l’aristarque qui a proposé la difficulté
de ce paragraphe , ne sera pas assez injuste envers luimême et envers moi, qu’il a traité
avec tant d’honnêteté et
d’indulgence , pour
s’appliquer cette petite leçon , que ceux à qui elle s’adresse ne manqueront pas de
revendiquer . Il ne faut jamais s’emparer du bien d’autrui .
Je n’avais pas encore lu la lettre 383 que M. Garat a publiée dans un des Mercures de 1779,
qu’il se répandit que j’en étais choqué , et que l’auteur avait la bonté de s’en
inquiéter . Je commencerai par le rassurer . Il y a de la vérité dans le plaisant récit de
notre première entrevue ; je m’y suis reconnu , et j’ai ri du vernis léger d’ironie
poétique qu’il y a répandu , et qui l’a rendu piquant . On sera tenté de me prendre pour
une espèce d’original ; mais qu’est-ce que cela fait ? Est-ce donc un si grand défaut
que d’avoir pu conserver , en s’agitant sans cesse dans la société , quelques vestiges de
la nature , et de se distinguer par quelques côtés anguleux de la multitude de ces
uniformes et plats galets qui foisonnent sur toutes les plages ? J’estime l’auteur de
l’Eloge de Suger
384 , je ne suis point éloigné de l’aimer ; et
quand il lui plaira de se retrouver devant le modèle dont il a fait l’agréable
caricature , je suis prêt à le recevoir et à poser une seconde fois.
Vainqueur ou vaincu , on se retire de l’arène où l’on est descendu avec un pareil
antagoniste , sans la crainte d’avoir passé les bornes d’une défense loyale . Il n’en est
pas ainsi, lorsqu’on n’a pas dédaigné de prendre la lance contre des agresseurs
indécents , malhonnêtes , injurieux , violents . L’invective invite l’invective . Peut-être
me suis-je oublié quelquefois ; mais si cela m’est arrivé , ce ne sera que dans les
endroits où la critique s’est déchaînée sans mesure contre des hommes respectables et
des talents généralement avoués . Mais alors quel est l’homme assez patient , je dirai
même assez ingrat , pour écouter avec une froide indifférence l’insulte adressée à des
écrivains qui honorent la nation , et à qui l’on doit les heures de sa vie les plus
délicieuses ? Je ne suis pas capable , et fasse le ciel que je meure avant que d’avoir
été capable d’une modération que je me reprocherais .
19° « Qu’il a défendu Voltaire , Sénèque , Raynal , comme un
énergumène . Et que lui importe , et que nous importe , à nous, un
vieux stoïcien qui n’est plus 385 ?… » Ce
propos est celui de quelques gens du monde ; et bien interprété , il ne signifie qu’une
chose : c’est qu’en général les apologies ne sont pas de leur goût ; qu’on aimerait
peut-être mieux trouver le vieux stoïcien coupable qu’innocent , et qu’on a de la peine à
souffrir qu’il ait vengé , sous son nom , des contemporains exposés aux mêmes calomnies ,
et persécutés par des détracteurs du caractère d’un Suilius ..
20° « Qu’on est tout étonné de trouver à la 438e
page de
son ouvrage ( 1re
édit . ) une pathétique
apostrophe aux Insurgents … 386 » Ce qui n’étonnera pas, mais ce qui pourrait
surprendre , c’est l’étonnement des critiques , lorsqu’on lira , page citée , que Sénèque
pensait qu’il n’y avait point encore de gouvernement qui convînt au sage , et auquel le
sage convînt . Quelle occasion plus simple et plus naturelle , ce nous semble , lorsque
l’objet principal d’un auteur est d’enregistrer ses réflexions , que de s’arrêter un
moment sur un des phénomènes les plus que l’histoire du monde nous ait
présentés , un peuple esclave d’un peuple , une nation qui secoue tout à coup le joug de
la servitude , qui s’affranchit du despotisme à l’aide des despotes , et qui, méditant sur
les moyens d’assurer à jamais son bonheur avec sa liberté , prépare un asile à tous les
enfants des hommes qui gémissent ou qui gémiront sous la verge de la tyrannie civile et
religieuse ; que d’adresser des vœux au ciel pour le succès d’une si digne entreprise ;
que de se mêler aux délibérations de son congrès , et que d’oser prévenir une
confédération naissante sur la triste et presque nécessaire influence du temps , qui
amène plus ou moins rapidement la ruine des choses les plus sagement ordonnées !
Et j’ajouterai qu’après s’être choqué de cet écart , si c’en est un,
par un tour d’esprit assez singulier , le critique quitte son chemin pour aller heurter
rudement le digne et respectable auteur 387
de l’Histoire philosophique et politique de la découverte et du commerce
des deux Indes . Le plaisir d’admirer et de louer
m’a-t-il arrêté ? j’ai tort : la fureur d’injurier l’a-t-elle
jeté de côté ? il a raison . Mais il se trompe , s’il compte sur notre patience , lorsqu’il
invectivera un homme connu et révéré dans toute l’Europe , qui a reçu du Hollandais les
témoignages de la distinction là plus flatteuse , et auquel un ennemi qui sait rendre
justice aux grands talents , vient de renvoyer un neveu fait prisonnier de guerre sur nos
vaisseaux ; l’auteur d’un ouvrage plein de recherches , de hardiesse , d’éloquence et de
génie . Nous lui dirons : Misérable folliculaire , taisez -vous, parce que vous ne savez ce
que vous dites ; taisez -vous, parce qu’en excitant l’indignation au fond des âmes
honnêtes et sensibles , vous les faites sortir de leur caractère , oublier votre nullité ,
et manquer à une modération dont on se repent ensuite de s’être distrait si mal à
propos .
Et j’ajouterai qu’après un court éloge de Voltaire , quelques pages où
je m’étais occupé de mettre la plus grande impartialité , et où je l’accusais de trop de
sensibilité pour la piqûre des insectes qui s’attachaient à lui, je me suis écrié :
Hélas ! tu étais lorsque je te parlais ainsi… Les critiques 388 ont dit qu’ils parieraient bien que
je n’aurais point parlé de cette manière au poëte lauréat ; et je leur répondrai : Ne
pariez point, jurez plutôt 389 . J’ai pris la liberté de
contredire de vive
voix et par écrit M. de Voltaire , avec
les égards que je devais aux années et à la supériorité de ce grand homme , mais aussi
avec le ton de franchise qui me convenait , et cela sans l’offenser , sans en avoir
entendu de réponses désobligeantes . Je me souviens qu’il se plaignait un jour avec
amertume de la flétrissure que les magistrats imprimaient aux livres et aux personnes ;
« Mais, ajoutaije , cette flétrissure qui vous afflige , est-ce que vous ne savez pas que
le temps l’enlève , et la reverse sur le magistrat injuste ? La ciguë valut un temple au
philosophe d’Athènes … » Alors le vieillard m’enlaçant de ses bras , et me pressant
tendrement contre sa poitrine , ajouta : « Vous avez raison , et voilà ce que j’attendais
de vous… » D’autres en ont éprouvé la même indulgence . D’où naît cette légèreté à juger
des choses qu’on ignore , et à parler des hommes qu’on ne connaît pas ?
Si la vérité blesse si fréquemment , c’est un peu de la faute de celui qui la dit : ou
c’est un orgueilleux qui nous humilie , ou un ignorant qui nous préceptorise , ou un
grossier personnage qui nous insulte . Eh ! donnons -lui pour cortège la bienveillance ,
l’ingénuité , la modestie , la circonspection , ses véritables compagnes ; proposons des
doutes , lorsque nous croyons avoir l’évidence : que l’honnêteté de notre discours
tempère la force de nos raisons ; interrogeons , ayons l’air de nous instruire , lorsque
nous sommes sûrs ; soyons indulgents pour l’erreur , surtout lorsque cette erreur
décèlera une belle âme ; réservons toute notre véhémence pour le vicieux , toute
l’amertume de l’ironie contre la suffisance impertinente ; et soyons certains que les
ménagements inspirés par un heureux naturel , prescrits par une éducation libérale , et
rendus habituels par quelque usage du monde , calmeront la révolte de l’amour-propre le
plus délicat . Je ne me suis jamais écarté de ces règles sans m’en repentir . Plus la
vérité est impérieuse par elle-même, plus elle doit se montrer réservée .
21° Et puis voilà le même grand homme , Voltaire , traité d’Idole à la
mode par les mêmes critiques .
L’auteur de l’Essai a dit : « Toute Une nation t’a rendu des hommages
que ses souverains ont rarement obtenus d’elle… » Et les critiques ont ajouté : Fade mensonge 390 !… Il
est vrai que de cette nation il devait en excepter le clergé .
Il a dit : « Tu as reçu les honneurs du triomphe dans la capitale la plus éclairée de
l’univers … » Et les critiques ont ajouté avec une hardiesse qui ne se
dément pas : Parade burlesque
391 !
Voici le prélude et les suites de cette burlesque parade . Des hommes de lettres
distingués lui avaient décerné une statue de son vivant 392 . Après sa mort , l’Académie française a
placé son buste à côté de celui de Molière , dans le lieu de ses assemblées ; ensuite
elle a proposé son éloge pour sujet de son prix . Cependant un grand roi 393 le composait sous sa tente ; cependant
une grande souveraine 394 acquérait sa bibliothèque , lui ordonnait un sanctuaire dans son palais , et
écrivait à sa nièce : A la nièce d’un grand homme qui avait de l’amitié
pour moi… Et tandis que je m’occupe à faire rougir ses ennemis de l’indécence
effrénée de leurs apostilles , on le couronne sur notre théâtre , dans cet endroit où il
avait si souvent excité les transports de l’admiration , versé dans nos âmes la terreur ,
la commisération , et fait répandre tant de larmes ; où, la première fois qu’il se
montra , la nation , pénétrée de respect , s’était inclinée devant lui, et où nos grands
seigneurs avaient présenté leurs hommages au vieillard attendri qui pleurait de joie , et
qui disait : Vous voulez donc me faire mourir !
Une burlesque parade ! Qui est-ce qui peut lire ces mots , où l’on ne
sait s’il y a plus de rage contre le mérite honoré , que de basse adulation pour le
fanatisme puissant , sans éprouver l’indignation la plus profonde ? Quel étonnant mépris
pour le jugement de ses concitoyens ! Quelle audacieuse indifférence
pour le mépris de toutes les nations éclairées ! ou plutôt,
quelle juste confiance dans sa propre obscurité ! S’il y a des choses qu’on ne dit que
quand on croit n’être point entendu , il y en a apparemment que l’on n’écrit que quand on
est bien sûr de n’être point lu . Mais comment un écrivain trouve-t -il un censeur assez
intrépide pour s’associer à tant de passesse ? Comment, chez un peuple où le
gouvernement ordonne des statues aux grands hommes , entre lesquelles celle de Voltaire
sera placée tôt ou tard , est-on autorisé à leur adresser l’injure la plus révoltante
avec approbation et privilège ? Ces contradictions , qui ne sont pas inexplicables pour
nous, sont autant de scandaleuses énigmes pour les étrangers . Je lis dans une annonce de
Berlin : « On a célébré aujourd’hui, à neuf heures et demie du matin , en l’église
catholique de cette ville , avec toute là pompe convenable , un service solennel pour
l’âme de Voltaire . Un très-grand concours de personnes distinguées ont assisté à cette
cérémonie religieuse ; des aumônes considérables ont été distribuées … » — Serait-ce
encore une burlesque parade que cela ? — On ajoute : « Et c’est méchamment qu’on a fait
courir le bruit que le clergé français lui avait refusé la sépulture . Ce clergé si
respectable n’aurait pu en user ainsi sans violer les lois de la justice , sans détruire
les principes de la bonne police , et sans donner à des haines particulières une
influence incompatible avec la charité chrétienne et avec toute vertu sincère et
charitable … » Cependant le fait est vrai . Dans l’année où les seigneurs d’Angleterre
avaient accompagné à Westminster , parmi la sépulture des rois , à côté de l’urne de
Newton , les cendres de Garrick , acteur qui devait sa célébrité à sa manière de rendre
les poëmes de Shakespeare , on refusait à Paris une poignée de terre , un coin de
cimetière , à l’émule de Corneille et de Racine .
22° Mais quelle est la cause des invectives adressées à l’auteur de la vie de Sénèque ,
avec une si merveilleuse prodigalité ? Il ne croisa jamais aucun de ses censeurs sur le
chemin de la fortune qu’il ne fréquente pas, ni sur celui de la vertu et de la
considération , où il désirerait de les rencontrer . Nous avons beau nous interroger sur
les motifs de cette largesse , nous ne les devinons pas.
Il a entrepris cet ouvrage à la sollicitation de quelques hommes vertueux et savants à
qui il a rendu grâce de la trop bonne opinion qu’ils ont eue de ses forces . Digne
d’estime ou de mépris , il serait également inutile de le défendre . On en a trouvé le
style haché , abrupt , incorrect ; et peut-être l’est-il. Ce n’est pas que, dans cet écrit
même et quelques autres, on ne voie clairement qu’il sait aussi, quand il lui plaît ,
rendre sa phrase harmonieuse : mais, pour cette fois , il ne s’en est pas soucié ; il
était occupé de tout autre chose que d’une heureuse cadence . Il ne composait pas, il
n’écrivait pas ; il causait librement avec son lecteur et avec lui-même ; il
s’abandonnait sans réserve au sentiment de l’admiration ou de la haine , de la peine ou
du plaisir qui se succédaient au fond de son cœur ; il nous en avait prévenus ; il
s’instruisait , il songeait à se rendre meilleur . Il se livrait à l’influence des modèles
qu’il avait sous les yeux , Sénèque , Tacite et Suétone ; peut-être en aura-t-il pris les
défauts , et non l’excellence , parce que l’un était aisé et l’autre difficile . Il a usé
de toute la licence de la conversation d’un ami avec ses amis , entre lesquels il n’aura
pas compté ses censeurs . Si nous en croyons quelque homme de goût , avec plus de travail
et de soins , il aurait fait moins bien ou plus mal . Un auteur pieux a dit : Omnis scriptura legi debet eo spiritu quo scripta est ; Tout écrit doit être lu
selon l’esprit qui l’a dicté . Si nos aristarques s’étaient conformés à cette maxime , ils
auraient été plus économes de ces expressions dénigrantes dont on use de nos jours et
avec les auteurs qui les méritent le plus, et avec ceux qui les méritent le moins, selon
l’esprit dans lequel on les lit , et qui est rarement celui dans lequel ils ont
écrit .
Et j’ajouterai qu’il faut distinguer deux sortes d’harmonie : l’une
qui s’amuse à flatter l’oreille par l’heureux choix des expressions , et par leur
disposition nombreuse ; l’autre, beaucoup moins commune , qui a sa source dans une âme
sensible , et qui est inspirée à l’écrivain selon les passions diverses dont son cœur est
agité . La première convient aux récits tranquilles ; la seconde est propre à toutes les
circonstances qui portent le trouble dans les idées , dans les sentiments et le discours .
La douleur , quand elle parle , a le ton faible et plaintif ; celui de la colère est
véhément . Le style imitatif du désordre ou de la difformité
entasse les spondées et les élisions , et Virgile étonne
lorsqu’il dit :
Son vers donne à Polyphème une grandeur démesurée , et plus il est enharmonique , plus il
est beau , . L’histoire des temps de calamités ne s’écrit point comme l’histoire des
règnes heureux . Il y a des préceptes pour plaire à l’organe , il n’y en a point pour le
blesser avec succès ; et celui qui manquera de ce double tact , ne sera jamais un bon
écrivain , et sera toujours un mauvais juge .
23° Les critiques 395 se félicitent des ménagements qu’ils ont
gardés dans l’analyse de son Essai . Ils auraient mieux fait encore de
réserver tout ce qu’ils en pouvaient avoir pour le vieux philosophe , pour l’historien
des deux Indes , et pour l’homme universel qu’on regrette , et qu’on regrettera longtemps
encore, si nos regrets ne doivent cesser que quand la perte en sera réparée . Cette
modération nous aurait épargné , à l’auteur et à nous, quelques lignes d’humeur .
Lorsqu’un aristarque le louera de quelques avantages dans sa lutte avec Sénèque , et lui
accordera des vues énergiques et même profondes , pourrait-il, en conscience , accepter
cet éloge ? Ne serait-ce pas reconnaître , dans des matières importantes , une compétence
qui n’est pas même avouée dans des matières frivoles ? L’aristarque aura-t-il la tête
saine quand il approuve , ne l’aura-t-il plus quand il blâme ? L’auteur de l’Essai ne saurait penser ainsi. D’ailleurs , celui qui, dans un assez court
intervalle de temps , l’aurait déchiré , ne l’autoriserait -il pas à douter de la solidité
de son caractère et de ses principes ?
24° Cependant importe-t -il à un critique , même en littérature , d’être un homme de bien,
Un bon citoyen , un ami de la vérité et de la vertu ? Nous le croyons . Cela supposé , que
serait le discours qu’il s’adresserait à lui-même, et quel est celui que M. de Marmontel
s’est vraisemblablement tenu ? Le voici. Il s’est dit : « Il y a certainement des
défauts dans cet ouvrage ,
Z |00 ESSAI SUR LES RÈGNES
et je les remarquerai ; mais fermerai -je les yeux des autres et les miens sur son
utilité ? Non, sans doute ; à Dieu ne plaise que j’arrache des mains du lecteur des
feuilles qui lui offriront à chaque ligne les préceptes de l’art de bien vivre et de
bien mourir ! On trouve , à la vérité , l’un et l’autre dans d’autres ouvrages ; mais on
ne peut trop répéter aux hommes , surtout avec une certaine force , ces utiles et grandes
leçons … » Il est rare qu’aucune de ces idées se soit présentée à l’esprit de nos
critiques .
Cependant un des plus indulgents a dit : « On reconnaît dans l’apologiste un écrivain
qui sent profondément ; un grand nombre de morceaux annoncent l’homme de génie et le
philosophe qui ne peuvent se cacher … » Je connais l’auteur de l’Essai ,
et je suis sûr que cet éloge flatteur ne le corrompra pas ; il s’est apprécié . Vingt à
vingt-cinq années de sa vie ont été consacrées à ébaucher l’histoire de la philosophie ,
et la description des arts mécaniques ; on a dessiné dans les ateliers et sous ses yeux
trois à quatre mille planches à travers toutes sortes de persécutions et de dégoûts . Il
a fait une fortune immense à des commerçants ; il n’a pas fait la sienne , parce qu’en
toute circonstance la fortune est la chose à laquelle il a le moins pensé . Il obtient de
temps en temps quelques larmes et quelques applaudissements au théâtre ; le jugement
qu’il porte lui-même de ses autres ouvrages , c’est qu’ils attaquent les erreurs sans
attaquer les personnes , et que, s’ils n’instruisent pas toujours, ils n’offensent
jamais. Et il me permettra d’ajouter qu’il serait un ingrat , s’il ne publiait que Sa
Majesté Impériale de Russie l’a comblé de bienfaits dans sa patrie , et de distinctions à
sa cour 396 ; que c’est d’elle, et d’elle seule , qu’il a reçu la récompense de ses
longs travaux ; et que, si sa bonté lui a trop accordé , c’est une faute qu’elle
commettra toutes les fois qu’ un peu de mérite fixera ses regards .
Et j’ajouterai que je sais , à la vérité , un assez grand nombre de
choses, mais qu’il n’y a presque pas un homme qui ne sache sa chose beaucoup mieux que
moi. Cette médiocrité dans tous les genres est la suite d’une curiosité effrénée et
d’une fortune
si modique qu’il ne m’a jamais été
permis de me livrer tout entier à une seule branche de la connaissance humaine . J’ai été
forcé toute ma vie de suivre des occupations auxquelles je n’étais pas propre , et de
laisser de côté celles où j’étais appelé par mon goût , mon talent et quelque espérance
de succès . Je me crois passable moraliste , parce que cette science ne suppose qu’un peu
de justesse dans l’esprit , une âme bien faite, de fréquents soliloques , et la sincérité
la plus rigoureuse avec soi-même , savoir s’accuser et ignorer l’art de s’absoudre .
Et j’ajouterai encore que je pourrais bien avoir été un apologiste
maladroit : pour un écrivain de mauvaise foi , quelque vraisemblance que les censeurs y
voient, je leur proteste qu’il n’en est rien ; personne sous le ciel ne le sait mieux
que moi. D’honneur , j’ai cru bêtement avec des hommes célèbres , anciens et modernes , que
Sénèque était un grand penseur , un instituteur vertueux , un grand ministre ; et si
malgré toutes les peines qu’ils se sont données pour me détromper , je leur protestais
que je persiste dans ma bêtise , ce serait encore de la meilleure foi du monde , et je
consentirais qu’ils me prissent au mot , mais à condition qu’ils sépareraient ma cause de
celles de Tacite , de Tertullien , d’Othon de Freisingen , de Montaigne , de La
Mothele-Vayer , d’une infinité d’autres, et qu’ils prouveraient qu’en parlant comme ces
approbateurs ont parlé , ils ont eu de l’esprit , et que je ne suis qu’un idiot ; qu’ils
étaient vrais , et que je suis faux .
25° « Qu’on permettra volontiers à l’auteur d’admirer Sénèque , mais à la condition
qu’il sera poli … 397 » Un journaliste qu’il ne connut jamais, à qui il
n’adressa de sa vie un mot désobligeant , et qui vient , entre mille autres galanteries
pareilles , de le traiter de vil apologiste 398 ; vil apologiste lui, et vils
apologistes
tous ceux qui seraient tentés d’être de son avis , et qui lui recommande la politesse :
voilà ce qu’on peut appeler une leçon bien placée .
Apologiste vil de Sénèque !… Qu’on l’eût appelé fieffé sophiste , plat
raisonneur , déclamateur insipide , ce sont des douceurs d’usage ; mais vil apologiste !
c’est excéder un peu, ce nous semble , la mesure des petites licences des aristarques du
jour. « Et son apologiste partagera avec lui le mépris et l’indignation
universelle … 399 » Censeurs , reprenez vos esprits , remettez -vous, et dites-nous
comment celui qui s’occupe de toute sa force à défendre l’innocence d’un homme mort il y
a deux mille ans, et qui n’a d’autre motif , en le justifiant , que le vif intérêt qu’il
prend à la vertu calomniée , peut encourir le mépris et l’indignation universelle ?
Savez -vous ce que vous faites ? vous mettez l’apologiste de Sénèque et le sien sur la
ligne du prêtre infâme qui a publié l’Apologie de la SaintBarthélemi
et de la Révocation de l’Édit de Nantes
400 . Cela n’est pas bien.
Le mépris universel ! l’indignation universelle ! Censeur , il nous
semble qu’en vous restreignant au terme général , vous vous seriez
épargné une injure grossière et que vous l’auriez
encore suffisamment insulté . Il faudra bien qu’il se passe de votre suffrage , et je l’y
crois résolu ; mais il lui en restera à la cour , à la ville , dans les académies , parmi
vos connaissances , peut-être entre vos amis , dans toutes les conditions de la société
qui lit . Ces vils personnages qui, sans partager sa façon de penser sur Sénèque ,
approuvent sa tentative et la trouvent honnête , ne sont pas tout à fait aussi rares que
vous l’imaginez . Voulez-vous que je vous révèle un secret ? C’est qu’en vous informant
avec soin , vous en découvririez plus d’un sous l’habit même que vous portez . Il est vrai
que ce ne sont pas de petits intrigants , des prêtres hypocrites qui courent la pension
ou le bénéfice , peut-être sont-ils du nombre de ceux qui les confèrent : cela est
horrible , mais cela n’en est pas moins vrai ; et un autre point qui vous surprendra
davantage , c’est que ces gens -là ne sont pas sans lois , sans mœurs et sans foi . En
attendant , je vous en dénonce un d’entre eux qui a dit expressément : « On sent combien
elle est noble , cette apologie qui a pour objet de venger , après dix-huit siècles , un
grand homme calomnié ; en même temps , on sent combien elle est difficile . Le défenseur
de Sénèque ne s’est pas dissimulé cette difficulté , dont il se plaint avec une
sensibilité vraiment touchante . »
26°. « Que le premier éditeur de l’Essai sur Sénèque est un apprenti
philosophe … 401 » Cet homme de lettres 402 nous est peu
connu , nous n’avons aucun motif personnel soit de le
louer , soit de le blâmer ; mais nous savons qu’il est versé dans les langues anciennes ,
qu’il écrit et s’exprime purement et facilement dans quelques-unes des modernes , qu’il
connaît l’antiquité ; qu’il a bien fait voir par son travail sur Sénèque et par ses
notes sur l’auteur dont il a soigné l’édition , qu’il était érudit dans toute la valeur
du terme ; qu’il sait penser ; qu’il a profondément médité les philosophes des temps
éloignés et du nôtre ; qu’il est occupé d’un ouvrage qui présente plus de difficultés à
vaincre que sa lecture n’en laisse soupçonner au commun des lecteurs , et que la
physique , la chimie , les sciences et les arts ne lui sont nullement étrangers .
Et j’ajouterai que, quand l’aristarque l’appela apprenti philosophe ,
il eut le sens commun , sans peut-être s’en douter et s’entendre . La recherche de la
vérité et la pratique de la vertu étant les deux grands objets de la philosophie , quand
cesse-t -on d’être un apprenti philosophe ? Jamais. Jamais, non plus que le chrétien qui
s’est proposé la perfection évangélique ne cesse d’être un apprenti chrétien . Sénèque se
confesse apprenti philosophe . Il n’en est pas tout à fait du christianisme et de la
philosophie comme d’une annonce ou d’une affiche
403 . A la place du censeur , plus je m’estimerais
excellent dans mon métier , plus je tâcherais d’être modeste . Puis, m’adressant à
l’approbateur de son pamphlet , je lui demanderai si quelqu’un a le privilège d’injurier
un citoyen , et si un homme honnête peut laisser dire d’un autre ce qu’il serait fâché
qu’on dît de lui ?
27° « Que l’Essai sur la Vie
et les Écrits
de Sénèque ne se sauvera peut-être de l’oubli qu’à l’aide de la traduction à
laquelle il est attaché 404 . » Cela se peut, mais en attendant que
Sénèque
le fasse lire dans l’avenir , il aura fait
lire les utiles écrits de Sénèque à un assez grand nombre de ses concitoyens qui ne
connaissaient ni l’instituteur ni le ministre , et que la fausse délicatesse des pédants
avait dégoûtés de l’auteur . Ce succès éphémère lui suffit : de grands hommes de votre
étoffé s’en contentent bien.
De tout le morceau qui précède , je ne réclame que les additions . Il était accompagné de
deux autres ; l’un intitulé : Histoire de la Vie
domestique de Jean-Jacques Rousseau ; l’autre : Instructions pour les élèves dans l’art de la critique moderne , tirées de la pratique
des grands maîtres
405 . J’ai
supprimé le premier, bien que, souvent interpellé sur la vérité des faits, il me fût
impossible d’en contester aucun. Je n’ai réservé du second que le trente-septième et
dernier article , que voici :
« Vous avez sous les yeux un modèle parfait de l’écrivain périodique ; mais, en vous le
proposant , je craindrais de vous décourager . On peut être grand, sans s’élever à sa
hauteur . De quelques singulières qualités que la nature vous ait doué ; quelque effort
que vous fassiez pour les perfectionner ; quelque haine que vous portiez aux talents et
aux vertus ; avec quelque art que vous sachiez entasser les erreurs de l’ignorance sur
les • absurdités du paradoxe en littérature , en finance , en commerce , en politique , en
législation , en histoire , en géographie et même en mathématique ; avec quelque
intrépidité que vous braviez la vérité ; avec quelque arrogance ou quelque bassesse que
vous vous montriez aux hommes puissants ; avec quelque audace que vous portiez un front
déshonoré ; de quelque mépris que vous soyez pénétré pour l’estime publique ; quoi que
vous osiez , il faut vous y résoudre , vous n’occuperez jamais que le second rang . » Il
n’y a pas d’apparence que quelqu’un se reconnaisse à ce portrait ; et malheur à celui
que l’on y reconnaîtrait .
Après tant de comptes opposés que l’on vous a rendus de cet Essai sur
les mœurs et les écrits de Sénèque , lecteur , ditesmoi , qu’en faut-il
penser ?
Sénèque et Burrhus sont-ils d’honnêtes gens , ou ne sont-ils que deux lâches
courtisans ?
Sénèque a-t-il du génie , ou n’est-il qu’un faux bel esprit ?
A-t-il parlé de la vertu comme un homme qui en connaissait la douceur et la dignité ,
ou comme un hypocrite que sa conduite ou ses écrits rendent également suspect ?
Suis-je un homme de bien, ou un vil apologiste ? et ma tentative , heureuse ou
malheureuse , est-elle digne d’éloge ou digne de blâme ?
Si quelqu’un s’avisait de prendre ma défense comme j’ai pris celle de Sénèque ,
encourrait -il le mépris et l’indignation universelle ?
Sais -je ou ne sais -je pas ma langue ?
Suis-je un raisonneur ou un sophiste ? un écrivain de bonne ou de mauvaise foi ?
Mon discours a-t-il quelque solidité , ou ne suis-je qu’un déclamateur frivole ?
Ai-je de la logique et des idées , ou en manqué -je ?
Ai-je fait un bon ou un mauvais livre ? Lequel des deux ?
Si l’on ne forme qu’une classe de mes antagonistes , il est certain qu’ils ont dit
pour et contre tout ce que pouvaient leur inspirer le mensonge et la vérité , la
bienveillance et le dessein de nuire , la dialectique et l’artifice , le sens commun et
la folie , la raison et le préjugé , l’impartialité et l’exagération , les lumières et
l’ignorance , l’esprit et l’imbécillité , et que celui qui imagine-
rait une accusation nouvelle qui leur eût échappé , ne donnerait pas une
médiocre preuve de sa sagacité 406 .
Abstraction faite des qualités personnelles de nos aristarques , convenez , lecteur ,
que vous n’en savez rien, mais rien du tout, et qu’il serait plus difficile d’accorder
les horloges de la capitale que les arbitres de nos productions , quoiqu’il y ait pour
eux tous une méridienne commune ; qu’un moyen sûr d’ignorer l’heure, c’est d’être
entouré de pendules ; qu’il n’en faut avoir qu’une réglée par le bon goût et par le
jugement , et qu’on n’en peut interroger une autre sans répéter toutes sortes de
décisions contradictoires et n’avoir point d’avis à soi.
Les preuves qui se déduisent des faits sont bornées ; les conjectures du caprice et
de la méchanceté sont infinies . On est dispensé de répondre aux objections de la
mauvaise foi . J’ai dit : Vous qui troublez dans ses exercices celui qui visite le jour
et la nuit les autels d’Apollon , bruyantes cymbales de Dodone , tintez tant qu’il vous
plaira , je ne vous entends plus. Si le dernier qui parle est celui qui a raison ,
censeurs , parlez , et ayez raison .
253. La Grange s’est trompé sur le
sens de ce passage ( Œuvres de Sénèque , t. I, p. 95, édition de De Bure , 1778) pour avoir ignore des faits qui concernent Atticus
et sa famille , et sa méprise a entraîné celle de l’auteur de cet ouvrage . Ceux qui,
en examinant rapidement dix ou douze pages de la traduction de Sénèque , ont cru
avoir acquis le droit de la juger , auraient dû au moins relever cette inexactitude .
Mais ce sont précisément les endroits où la version de La Grange laisse quelque
chose à désirer , qui ont échappé à leur profond savoir , et à leur merveilleuse
sagacité : c’est qu’il est, en effet, plus facile de supposer des fautes où il n’y
en a pas, que d’en voir où il y en a ; et leurs critiques , presque toujours fausses ,
partiales ou superficielles , on sont la preuve . Voici présentement le passage de
Sénèque , tel qu’il fallait, ce me semble , le traduire : « Les lettres de Cicéron ne
laisseront point périr la mémoire d’Atticus : ni son gendre Agrippa , ni Tibère , mari
de sa petite-fille , ni Drusus , son arrière-petit-fils , n’auraient pas servi beaucoup
à sa gloire ; parmi ces noms illustres le sien ne serait pas cité , si Cicéron ne
l’eût comme associé à son immortalité . Nomen Attici perire Ciceronis epistolæ non
sinunt : nihil illi profuisset gener Agrippa , et Tiberius progener , et Drusus Cæsar
pronepos ; inter tam magna nomina taceretur , nisi Cicero illum applicuisset . » Epist . XXI. ( N. )
260. Ce jugement est sévère , mais juste ; et il était
difficile de garder quelque mesure avec l’apologiste du vice et le détracteur de la
vertu . ( DIDEROT . ) — Ce jugement s’accorde peu avec celui du grand Frédéric , dans l’Éloge funèbre de La Mettrie , qu’il a composé on 1752, et qu’il a
fait lire à l’Académie de Berlin . Frédéric , apprenant qu’il était mort en
philosophe , avait dit de lui : « J’en suis bien aise pour le repos de son âme . »
( Br . ) — Encore un mot sur ce sujet : La Mettrie n’était point
tout à fait comme le peint Diderot . Il n’était point ignorant , et, s’il avait de
l’esprit , ce n’est point un crime dont il faille le punir trop cruellement . Nous
avons dit ailleurs ( introduction de notre édition de l’Homme
machine , Paris , 1865, in-16 ) ce que nous pensions de cette sortie de Diderot .
Nous n’y reviendrons pas. On fera cependant bien de se rappeler que, lorsque
parurent les Pensées philosophiques , la voix publique les attribua
à La Mettrie , plus connu alors que le véritable auteur . Voyez aussi : Essai sur la Mettrie , par Nérée Quépat , Paris , 1873, in-8° ,
portrait .
264. Au dîner du Roi , du Perron , grand discoureur , que Sa
Majesté oyait volontiers , fit un brave discours contre les athéistes et comme il y
avait un Dieu , et le prouva par plusieurs belles raisons ; à quoi le Roi le loua , et
montra avoir du plaisir . Du Perron s’oubliant , va dire au Roi : « Sire , j’ai prouvé
aujourd’hui par bonnes raisons qu’il y avait un Dieu ; demain , Sire , s’il plaît à
Votre Majesté donner audience , je prouverai , par raisons aussi bonnes, et vous
montrerai qu’il n’y a point du tout de Dieu … » Sur quoi le Roi entrant en colère ,
chassa ledit du Perron , l’appela méchant , et lui défendit de se plus trouver devant
lui. ( DIDEROT . )
273. C’est peut-être à ces leçons populaires et
continues du mépris de la vie , de la douleur , de la mort , qui leur étaient adressées
par les gladiateurs , les soldats , les généraux et les philosophes , que l’art de
guérir en ces temps était redevable de sa hardiesse . Il employait le fer et le feu
sur des viscères que nous n’osons attaquer , et moins encore par ces moyens
violents ; il amputait la matrice , il ouvrait le foie , il fendait les reins . On
serait tenté de croire qu’à mesure qu’il s’est éclairé , il est devenu pusillanime . Y
a-t-il gagné ou perdu ? C’est à ceux qui le professent à décider cette question .
( DIDEROT . )
275. Je ferai ici une remarque qui sera un bon de ce passage , et qui, en
servant à l’éclaircir , préviendra une objection à laquelle il pourrait donner
lieu . « Philostrate fait un mérite à Apollonius de Tyane d’avoir soulevé contre
Néron à Cadix l’intendant du pays , et les autres philosophes n’en faisaient pas
plus de scrupule que lui ( n’y ayant que la religion chrétienne qui apprenne à
considérer les hommes selon ce qu’ils sont, non en eux-mêmes, mais dans l’ordre de
Dieu , et à ne violer jamais la foi qu’en leur a promise ) . » TILLEMONT , Histoire des Empereurs , t. II, p. 125, édit . de 1720, Paris , Ch .
Robustel . Bayle , qui cite ce passage , y joint une bonne réflexion : « M. de
Tillemont , dit-il, se pouvait fort bien passer de cette remarque morale , et de
toute sa parenthèse . Le christianisme a des avantages très-réels et très-sublimes
au-dessus de toute philosophie ; mais, sur le point dont il est ici question , je
ne vois pas que, depuis plus de mille ans, il soit en droit d’insulter les
philosophes . Les chrétiens et eux no s’en doivent guère les uns aux autres il y a
longtemps. On peut dire de cet engagement à ne violer jamais la foi
qu’on leur a promise , ce que les poètes disaient do la chasteté :
Il ne passa pas les trois premiers siècles . » BAYLE , Dict .
crit . , rem . B de l’art. Apollonius de
Tyane . ( N. )
276. Diderot suit ici l’opinion commune , qui donne à
Dioclétien le nom-odieux de persécuteur : mais ce préjugé , d’ailleurs assez général ,
n’en est pas moins un préjugé . Les écrivains ecclésiastiques , qui n’ont pas toujours
eu pour la religion un zèle selon la science , ont cru servir leur
cause en peignant des couleurs les plus noires le caractère , la vie et les mœurs de
plusieurs empereurs , et particulièrement de Dioclétien et de Julien ; mais, en
déguisant , en altérant les faits de mille manières différentes , ils se sont rendus
coupables de mauvaise foi aux yeux de la postérité , et n’ont pas empêché la vérité
de se faire jour, et de dissiper les nuages qu’ils avaient élevés autour d’elle.
( N. )
305. Ce qui suit se retrouve , édition première , dans une note de l’éditeur . M.
Naigeon , voulant citer un passage d’une lettre que je lui avais écrite autrefois
sur les Fréron , les Palissot , et id genus omne , crut avec raison
que ce fragment ferait plus d’effet on l’attribuant à Fontenelle , et il y fit le
préambule qui précède les guillemets . C’est cette même note que je replace ici
dans le texte :
Qui n’a plus qu’un moment à vivre , N’a plus rien à dissimuler .
D’ailleurs , il m’a paru impossible de concilier l’ordre avec la liberté d’esprit
à laquelle j’étais bien résolu do m’abandonner , lorsque je commençai cet ouvrage .
( D.)
312. La
hardiesse et la légèreté avec lesquelles certains critiques ont parlé de la
traduction de Sénèque , prouvent assez qu’ils l’ont jugée sur cette seule ligne : ils
ont supposé , d’après une logique fort étrange , qu’un livre où l’auteur n’avait pas
mis la dernière main devait nécessairement être plein de fautes ;
et donnant à cette expression vague un sens très-étendu , ils ont regretté qu’une
mort prématurée ait ravi La Grange aux. lettres , et privé le public d’une traduction
telle qu’on devait raisonnablement l’attendre d’un aussi habile homme , ils n’ont pas
fait réflexion que les défauts d’un ouvrage de la nature du sien, à la perfection
duquel un auteur d’un mérite généralement reconnu a employé huit ans d’un travail
assidu , ne peuvent jamais être ni fort nombreux , ni fort graves . L’équité exigeait
donc que ces censeurs , moins prompts à juger , et déjà prévenus par l’éditeur sur
quelques méprises légères où La Grange est tombé par inadvertance , ou par
l’impossibilité de tout savoir , se contentassent d’observer , eu général , que, s’il
se rencontre dans sa traduction quelques-unes de ces inexactitudes que la longueur
et la difficulté de l’entreprise doivent faire excuser , il a su , dans un grand
nombre de passages , exprimer avec autant d’élégance que de précision et de fidélité
le sens de l’original , et, aussi souvent que le génie très-différent des deux
langues a pu le permettre , conserver les beautés qui lui sont propres , en faisant
disparaître les défauts qui 1 déparent . ( N. )
323. Machiavel
( Nicolas ) , fameux politique né à Florence en mai 1409, s’est fait, dans son livre
du Prince , l’apologiste de César Borgia , bâtard du pape
Alexandre VI ; il y propose pour modèle ce monstre qui se souilla de tous les crimes
pour se rendre maître de quelques petits États , exemple trop souvent suivi depuis.
Ce livre , devenu le manuel des rois , est un des plus dangereux qui se soient
répandus dans le monde ; c’est le bréviaire de l’ambition , de la fourberie et de la
scélératesse . ( Br . ) — Cette note , à laquelle nous ne nous
associons point, quoique nous la conservions , représente une des deux opinions
courantes sur Machiavel . La phrase de Diderot représente l’autre. Le Prince est, pour Diderot , une satire du genre de celle qu’il a essayée
lui-même dans les Principes de politique à l’usage des souverains ,
t. II de cette édition . Ce qui est malheureusement vrai , c’est que, quelle qu’ait
été l’intention de Machiavel , les doctrines qu’il consignait dans son livre ont
servi depuis de règle de conduite à tous les ambitieux et à tous les despotes . Quant
au paradoxe do Rousseau , qui croit que Machiavel a voulu tendre un piège aux tyrans
et a, en réalité , écrit le code des républicains , il n’est pas
soutenable .
324. La preuve que j’ai tirée ailleurs de ce passage
pour faire voir que la Consolation à Polybe n’est pas de Sénèque ,
est d’autant plus forte , que ce philosophe était stoïcien longtemps avant l’époque
où l’on prétend qu’il publia cet écrit . « Si cette Consolation à
Polybe , disais-je alors m , est de Sénèque , ce qui no me paraît pas
démontré , le passage qu’on vient de lire semble au moins prouver que, lorsqu’il
l’écrivit , il n’avait pas encore embrassé la doctrine du Portique ; car il serait
difficile de trouver on aussi peu de mots une réfutation plus forte du stoïcisme en
général et une critique plus vive
, et même plus acre ,
du paradoxe le plus étrange et le plus choquant de cette secte . On ne peut pas
supposer que Sénèque ait voulu sacrifier ici à Polybe les principes do Zenon et ses
propres sentiments ; car il se serait exprimé alors différemment et n’aurait pas dit
historiquement : Et scio inveniri quosdam , etc. Ce n’est pas ainsi
qu’un philosophe parle de la socte où il est engagé : l’expression de Sénèque est
celle du dédain et d’un homme qui trouve ridicule et absurde l’opinion qu’il expose ,
et à qui cette opinion donne même de l’humour et de l’impatience . » ( N. )
331. Muret ( Marc-Antoine-François ) , né à
Muret , près de Limoges , le 12 août 1526, mourut le 4 juin 1585. On a de lui un grand
nombre d’écrits , parmi lesquels on distingue d’excellentes Notes
sur Térence , Horace , Catulle , Tacite , Cicéron , Salluste , Aristote , Xénophon , et des
poésies latines . Son panégyrique de Charles IX a flétri son nom , il y fait l’éloge
de la Saint-Barthélémy . ( Br . )
343. Une
réflexion qui s’offre d’abord à l’esprit en lisant ce jugement de Quintilien sur
notre philosophe , c’est que, si tous ceux qui ont calomnié la vie , les mœurs et les
actions de Sénèque , n’ont été que les échos des Suilius , des Dion , des Xiphilin , des
Sacy , etc., les littérateurs modernes qui l’ont critiqué le plus sévèrement comme
écrivain , n’ont fait de même que se traîner sur les pas de Quintilien , et répéter en
d’autres termes , , étendre ou abréger le passage de ce rhéteur , sans y
ajouter une seule observation nouvelle , et qui ne soit ou le développement , ou le
résultat de ses idées , vraies ou fausses . » ( N. )
347. Voici encore un homme de lettres d’une étendue d’esprit et d’une sagacité peu
communes , qui, après avoir fait une étude réfléchie de Sénèque et de Cicéron , ne
balance pas à préférer Sénèque , comme philosophe et comme moraliste , à l’orateur
romain . Plus on aura lu et médité ces auteurs , et plus on sera frappé de
l’intervalle immense qui les sépare , considérés particulièrement sous ces deux
rapports ; mais, en faveur de ceux qui, incapables , soit par ignorance , soit par
une paresse d’esprit non moins funeste , de comparer deux idées entre elles,
veulent cependant avoir un avis , et qui, soumis en esclaves à l’autorité , croient
qu’une opinion est vraie lorsqu’elle est ancienne , ou parce que tel ou tel homme
célèbre l’a soutenue , on rapportera ici un passage de l’auteur des Essais , qui contient son jugement sur Platon , Cicéron , Plutarque et
Sénèque . Ce passage , plein de sens et de raison , est d’autant plus important , que
plusieurs critiques , qui, dans un siècle où l’esprit philosophique a fait tant de
progrès , paraissent avoir conservé tous les préjugés de leur enfance et de leur
éducation , ont rejeté comme une espèce de blasphème ce que j’ai dit ailleurs o de Cicéron et de Sénèque . Je
n’ai pourtant fait, au fond , que confirmer , sur quelques points, le sentiment de
Montaigne : mais ces critiques l’ignoraient , et, persuadés que cette opinion était
nouvelle , ils ont traité de paradoxe ce qui leur aurait paru démontré , s’ils
eussent su que l’auteur des Essais avait dit à peu près la même
chose, il y a environ deux cents ans, Cela rappelle une excellente plaisanterie
d’un homme d’esprit : quelqu’un demandait en sa présence à Dacier , admirateur
peut-être outré des Anciens , lequel est le plus beau d’Homère ou de
Virgile ? Le philosophe , sans attendre la décision du savant , répond avec
vivacité : Homère est plus beau de deux mille ans.
Le passage que l’on va lire est un peu long , mais on ne peut l’abréger sans
l’affaiblir ; et si je me contentais de l’indiquer , la plupart des lecteurs qui
seront charmés de le trouver ici, ne prendraient pas la peine de le chercher dans
l’original .
« Quant à mon aultre leçon , dit Montaigne , qui mesle un peu plus de fruict au
plaisir , par où i’apprends à renger mes opinions et conditions , les livres qui m’y
servent , c’est Plutarque , depuis qu’il est françois , et Seneque . Ils ont tous deux
cette notable commodité pour mon humeur , que la science que i’y cherche y est
traictee à pièces descousues , qui ne demandent pas l’obligation d’un long travail ,
de quoi ie
suis incapable : ainsi sont les Opuscules de Plutarque , et les Epistres de
Seneque, qui sont la plus belle partie do leurs escripts , et la plus proufltable .
Il ne fault pas grande entreprinse pour m’y mettre , et les quitte où il me
plaist ; car elles n’ont point de suitte et dependance des unes aux aultres . Ces
aucteurs se rencontrent en la pluspart des opinions utiles et vrayes , comme aussi
leur fortune les feit naistre environ mesme siècle ; tous deux précepteurs de deux
empereurs romains ; tous deux venus de pays estrangiers ; tous deux riches et
puissants . Leur instruction est de la cresme de la philosophie , et présentée d’une
simple façon et pertinente . Plutarque est plus uniforme et constant ; Seneque plus
ondoyant et divers , Cettui -ci se peine , se roidit et se tond pour armer la vertu
contre la foiblesse , la crainte et les vicieux appétits : l’aultre semble
n’estimer pas tant leurs efforts , et desdaigner d’en haster son pas et se mettre
sur sa garde . Plutarque a les opinions platoniques , doulces et accommodables à la
société civile : l’autre les a stoîquos et épicuriennes , plus esloingnees de
l’usage commun , mais, selon moy, plus commodes en particulier , et plus fermes . Il
paroist on Seneque , qu’il preste un peu à la tyrannie des empereurs de son temps ;
car le tiens pour certain que c’est d’un jugement forcé qu’il condemne la cause de
ces généreux meurtriers de César : Plutarque est libre partout . Seneque est plein
de poinctes et saillies ; Plutarque de choses : coluy -là vous eschauffe plus, et
vous esmeut ; cettuy -ci vous contente davantage , et vous paye mieulx : il nous
guide ; l’autre nous poulsse .
« Quant à Cicero , les ouvrages qui me peuvent servir chez luy à mon desseing , ce
sont ceulx qui traictent de la philosophie , spécialement morale . Mais, à confesser
hardiment la verité ( car puisqu’on a franchi les barrières de l’impudence , il n’y
a plus de bride ) , sa façon d’escrire me semble ennuyeuse , et toute aultre pareille
façon ; car ses préfaces , définitions , partitions , etymologies , consument la
pluspart de son ouvrage : ce qu’il y a de vif et de mouelle , est estouffé par ses
longueries d’apprests . Si j’ai employé une heure à le lire , qui est beaucoup pour
moy, et que ie ramentoive ce que j’en ay tiré de suc et de substance , la pluspart
du temps ie n’y treuve que du vent ; car il n’est pas encores venu aux arguments
qui servent à son propos , et aux raisons qui touchent proprement le nœud que
ie
cherche . Pour moy, qui ne demande qu’à
devenir plus sage , non plus sçavant ou éloquent , ces ordonnances logiciennes et
aristotéliques ne sont pas à propos ; ie
veulx
qu’on commence par le dernier poinct : l’entends assez que c’est que mort et volupté ; qu’on ne s’amuse pas à les anatomizer .
le cherche des raisons bonnes et fermes , d’arrivée , qui m’instruisent à en
soustenir l’effort ; ny les subtilitez grammairiennes , ny l’ingénieuse contexture
de paroles et d’argumentations n’y servent . le veulx des discours qui donnent la
première charge dans le plus fort du doubte ; les siens languissent autour du
pot : ils sont bons pour l’eschole , pour le barreau et pour le sermon , où nous
avons loisir de sommeiller , et sommes encores , un quart d’heures aprez , assez à
temps pour en retrouver le fil . Il est besoing de parler ainsin aux iuges , qu’on
veult gaigner à tort ou à droict ; aux enfants , et au vulgaire , à qui il fault
tout dire, et veoir ce qui portera . le ne veulx pas qu’on s’employe à me rendre
attentif , et qu’on me crie cinquante fois, Or, oyez , à la mode
de nos héraults : les Romains disoient , en leur religion , Hoc
âge , que nous disons en la nostre, Sursum corda : ce sont
autant de paroles perdues pour moy. l’y viens tout preparé du logis ; il ne me
fault point d’alleichement ny de saulce ; ie
mange
bien la viande toute crue ; et au lieu de m’aiguiser l’appétit par ces
préparatoires et avant-ieux , on me le lasse et affadit .
« La licence du temps m’excusera -elle de cette sacrilege audace , d’estimer aussi
traisnants les dialogismes de Platon mesme, estouffants par trop sa matière et de
plaindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et préparatoires , un
homme qui avoit tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m’excusera mieulx
sur ce que ie
ne voy rien en la beauté de son
langage . le demande en general les livres qui usent des sciences , non ceulx qui
les dressent . Les deux premiers ( Plutarque et Seneque ) , et Pline et leurs
semblables , ils n’ont point de hoc âge ; ils veulent avoir
affaire à gents qui s’en soyent advertis eulx-mêmes ; ou s’ils en ont, c’est un
hoc âge substantiel , et qui a son corps à part … » Essais de MONTAIGNE , liv. II, chap.X . ( N. )
353. Jean Bodin a accusé
Papinien d’imprudence , comme s’il avait fallu dissimuler et même mentir , plutôt que
de perdre la vie , et d’exposer celle des autres que Caracalla fit mourir , savoir :
le fils de Papinien , qui était questeur , et jusqu’au nombre de vingt mille hommes ,
dans le palais et dans la ville , parce qu’ils avaient été amis de Géta . M. Otton a
réfuté Bodin à ce sujet dans son ouvrage sur la vie et les écrits de Papinien ,
imprimé en latin à Leyde , en 1718, in-8° ; mais on pourrait répliquer de très-bonnes
choses en faveur de Bodin . ( N. )
354. Puisque l’occasion s’en présente , il ne sera pas mutile
de remarquer ici, en passant , que cette réponse , de Papinien , si vantée par
plusieurs écrivains modernes , réponse qui, dit-on, coûta la vie à son auteur p , et
qu’on oppose encore aujourd’hui, avec plus de zèle que de raison , à la conduite de
Sénèque , est une pure fable . On prétend que Caracalla , ayant tué son frère Géta ,
chargea Papinien d’excuser ce meurtre auprès du sénat et du peuple romain , mais que
Papinien lui répondit courageusement : Il est plus facile de commettre
un parricide que de l’excuser . Spartien , d’où ce récit est tiré , n’y ajoute
aucune foi , et rapporte seulement ce fait comme un bruit que beaucoup de gens
répandaient ( multi dicunt ) , mais qui n’était pas moins incertain
que tous ceux qui couraient sur la cause de la mort de Papinien . « On voit, dit-il,
par la grande diversité qui règne dans la narration desauteurs qui ont parlé de cet
événement , qu’ils en ont tous ignoré la cause ; mais j’aime mieux rapporter leurs
différents récits , que passer sous silence la mort d’un aussi grand homme … « Il
raconte ensuite sur le même sujet un autre bruit populaire , qui, selon lui, n’a pas
plus de fondement ; et après en avoir fait voir l’invraisemblance , il finit par
assurer que Papinien q mourut victime de son attachement pour
Géta , et fut enveloppé dans la proscription qui fit périr tous les partisans de ce
prince . Voici les propres paroles de Spartien ; j’ai tâche d’en prendre l’esprit ,
sans m’astreindre à une traduction littérale , mais aussi sans rien ajouter à son
texte . « Scio de Papiniani nece multos ita in litteras retulisse ut cædis non
sciverint causam , aliisalia referentibus ; sed ego malui varietatem opinionum edere ,
quam de tanti viri cœde reticere … Mulii dicunt Bassianum , occiso
fratre , illi mandasse , ut et in senatu pro se et apud populum facinus dilueret ;
illum autern respondisse , Non tam facile parricidium excusari posse ,
quam fieri . Est etiam htec fabella , quod dictare noluerit orationem qua
invehendum erat in fratrem , ut causa ejus melior fieret qui occiderat ; illum autem
negantem respondisse : Aliud est parricidium , accusare innocentem
occisum . Sed hoc oninino non convenit : nam neque præfectus poterat dictare
orationem ; et constat eum quasi fautorem Getæ occisum . »
SPARTIAN . in vita Caracallæ , cap . VIII, inter Bist .
August . Script . Voyez aussi Aurélius Victor , de Cœsarib . ,
cap . xx ; et notez que Zozyme ne dit pas un seul mot de cette prétendue réponse de
Papinien , que, selon lui, Caracalla fit massacrer par les soldats , pour écarter le
seul obstacle qui s’opposât à l’exécution du projet que ce prince avait formé de se
défaire de son frère Géta . « Hunc ( Papinianum ) prœfecti prætorio munere fungentem ,
suspectum Antoninus habebat , alianulla de causa , quam quod
Papinianus animadvortens eum infesto erga Getam fratrem animo esse , quo illi minus
insidiaretur , pro viribus impediret . Hoc igitur impedimentum e medio
removere volens , Papiniano per milites necem struit : spatiumque
nactus , fratrem interficit , quum ne quidem mater accurrentem ad se potuisset
eripere … » ZOZYM . Hist . Nov . lib . I. ( N. )
370.
Le baron d’Holbach ( Paul-Thiry ) , né à Heidelsheim , dans le
Palatinat , au mois de janvier 1723, et mort à Paris le 21 janvier 1789 ; auteur du
Système de la Nature , et d’un grand nombre d’ouvrages de
sciences et de philosophie .
Ce fut l’un des hommes les plus éclairés , les plus bienfaisants et les plus incrédules de son siècle . L’athéisme était pour lui la base de toute
vertu , et, appuyé sur ce principe , il donna l’exemple des qualités sociales qui font
le plus d’honneur à la nature humaine . Rousseau a retracé dans la Nouvelle Béloïse le caractère de cet homme estimable ; c’est de d’Holbach ,
sous le nom de Wolmar , que Julio a dit : Il fait le bien sans attendre
de récompense ; il est plus vertueux , plus désintéressé que nous .
La maison de d’Holbach fut d’abord le refuge des malheureux , et l’on sait avec
quelle générosité il recueillit le jeune La Grange et secourut plusieurs hommes de
lettres dans le besoin ; une foule de traits de bienfaisance attestent le noble
usage qu’il a fait de sa fortune . On trouvera dans plusieurs endroits des œuvres de
Diderot la peinture charmante et pleine de vérité que cet auteur a tracée de la
société du baron d’Holbach . Quant à la confédération philosophique
qui s’était formée chez lui, voilà ce qu’en rapporte M. Garat dans ses Mémoires historiques sur la vie de M. Suard : « Un homme dont le nom n’était
jamais lu sur le frontispice d’aucun livre , et rarement prononcé hors de sa société
intime , tenait alors dans Paris , avec une fortune et un titre originaires de
l’Allemagne , une maison qui ressemblait à un Institut , lorsqu’il
n’y avait encore que des Académies . Les membres les plus distingués de toutes les
Académies de la capitale composaient sa société ; et, suivant que les langues ,
l’antiquité ou les sciences physiques étaient les sujets des entretiens , on pouvait
le croire lui-même do toutes les Académies , quoiqu’il ne fût et ne voulût être
d’aucune. »
Depuis que l’on a su que d’Holbach était le véritable auteur du Système de la Nature , ce philosophe bienfaisant est devenu l’objet de
calomnies sans nombre . Il est aujourd’hui reconnu que c’est à lui que l’on doit
aussi la plus grande partie des ouvrages philosophiques anonymes et pseudonymes qui
s’imprimaient sous la rubrique de Londres , à Amsterdam , chez M. Michel Rey . Ces
ouvrages , devenus assez rares , ne manqueront pas, quand ils seront plus connus ,
d’exciter do nouveau la fureur de ses ennemis . Nous nous occupons depuis longtemps à
rassembler les matériaux qui doivent servir à venger la mémoire du philosophe de la
patrie de Leibnitz ; et, dans l’ouvrage que nous nous proposons de publier sous le
titre : D’HOLBACH JUGÉ PAR SES CONTEMPORAINS s , nous espérons faire justement apprécierce savant si
estimable par la profondeur et la variété de ses connaissances , si précieux à sa
famille et à ses amis par la pureté et la simplicité de ses mœurs , en qui la vertu
était devenue une habitude et la bienfaisance un besoin .
Non-seulement d’Holbach a reculé les bornes de la philosophie , mais c’est à lui que
l’on doit en grande partie les progrès rapides que l’histoire naturelle et la chimie
ont faits pendant le XVIIIe
siècle, il a traduit un
grand nombre d’ouvrages que les Allemands ont publiés sur ces sciences alors peu
cultivées parmi nous.
Nous croyons utile de donner ici, dans l’ordre chronologique , la liste de ses
ouvrages philosophiques ( dont nous avons rétabli les titres , souvent cités d’une
manière inexacte , d’après chaque exemplaire que nous possédons ) , et de faire
connaître ceux qui sont relatifs aux sciences . On remarquera que quelques-uns de ces
premiers ont été traduits de l’anglais , et plusieurs annoncés comme tels pour éviter
l’inquisition . Les ouvrages condamnés par arrêts du parlement , des 18 août 1770 et
16 février 1776, à être brûlés de la main du bourreau , sont marqués d’un
astérisque .
I. * Le Christianisme dévoilé , ou Examen des principes et des effets
de la religion chrétienne . Londres et Paris ( Nancy , Leclerc ) , 1767. — II. L’Esprit du clergé , ou le Christianisme primitif vengé des entreprises et
des excès de nos prêtres modernes . Londres ( Amsterdam , M. M. Rey ) , 1767. —
III. De l’Imposture sacerdotale , ou Recueil de pièces sur le
clergé . Londres ( ut supra ) , 1767. — IV. La
Contagion sacrée , ou Histoire naturelle de la superstition . Londres , 1768 ;
réimprimé en l’an V avec des notes remarquables . — V. Les Prêtres
démasqués , ou des iniquités du clergé chrétien . Londres , 1768. — VI. David , ou l’Histoire de l’homme selon le cœur de Dieu . Londres ,
1768. — VII. Examen des prophéties qui servent de fondement à la
religion chrétienne . Avec un Essai de critique sur les prophètes et les prophéties
en général. Londres , 1768. — VIII. Lettres à Eugénie , ou
Préservatif contre les préjugés . Londres , 1768. — IX. Lettres
philosophiques sur l’origine des préjugés , du dogme de l’immortalité de l’âme ,
etc . Londres , 1768. — X. Théologie portative , ou Dictionnaire
brégé de la religion chrétienne , par l’abbé Bernier , licencié en théologie .
Londres , 1768 ; réimprimé sous le même titre en 1775, 1776 et 1802. Nous en
connaissons aussi une réimpression sous le titre : Manuel théologique
en forme de dictionnaire , au Vatican , de l’imprimerie du Conclave , 1785, qui
renferme des additions assez curieuses , mais qui ne sont probablement pas de
d’Holbach . — XI. De la Cruauté religieuse . Londres , 1769. — XII.
L’Enfer détruit ou Examen raisonné du dogme de l’éternité des
peines . Londres , 1769. — XIII. L’Intolérance convaincue de crime
et de folie . Londres , 1769 ; fait partie du volume publié sous le titre : De la Tolérance dans la religion , ou de la Liberté de conscience , par
Crellius . — XIV. Système de la Nature , ou des lois du monde
physique et du monde moral . Londres , 1770. Quelques exemplaires , aujourd’hui
fortrares , contiennent un discours préliminaire très-curieux que l’auteur n’osa
point publier en même temps que l’ouvrage . Quelque temps après, Naigeon le fit
imprimer à Londres à vingt-cinq exemplaires seulement ; il forme une feuille in-8°
de seize pages . — XV. Histoire critique de Jésus-Christ , ou Analyse
raisonnée des Évangiles . Sans date ( Amsterdam , M. M. Rey , 1770) . — XVI. Tableau des saints , ou Examen de l’esprit , de la conduite , des maximes et
du mérite des personnages que le christianisme révère et propose pour
modèles . Londres , 1770. — XVII. L’Esprit du judaïsme , ou Examen
raisonné de la loi de Moïse , et de son influence sur la religion chrétienne .
Londres , 1770. — XVIII. Essai sur les préjugés , ou de l’Influence des
opinions sur les mœurs et sur le bonheur des hommes ; ouvrage contenant l’apologie
de la philosophie . Londres , 1770. — XIX. Examen critique de la
vie et des ouvrages de saint Paul . Londres , 1770. — XX. Le Bon
sens , ou Idées naturelles opposées aux idées surnaturelles . Londres , 1772. —
XXI. De la Nature humaine , etc. , traduit de Hobbes . Londres , 1772.
— XXII. La Politique naturelle , ou Discours sur les vrais principes du
gouvernement . Londres , 1773. — XXIII. Système social , ou
Principes naturels de la morale et de la politique . Avec un examen de l’influence
du gouvernement sur les mœurs . Londres , 1773. — XXIV. La Morale
universelle , ou les Devoirs de l’homme fondés sur sa nature . Amsterdam , 1770.
— XXV. Éthocratie , ou le Gouvernement fondé sur la morale .
Amsterdam , 1776. — XXVI. Éléments de la morale universelle , ou
Catéchisme de laNature ( ouvrage posthume refait par Naigeon ) . Paris ,
1790.
On doit aussi à d’Holbach le dernier chapitre du Militaire philosophe ,
ou Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche , Londres , 1768 ;
et les ouvrages suivants insérés dans le Recueil philosophique ,
publié par Naigeon ( Londres , 1770) : Réflexions sur les craintes de la
mort . — Dissertation sur l’immortalité de l’âme . — Dissertation
sur le suicide . — Problème important : la Religion est-elle
nécessaire à la morale , et utile à la politique ? — d’un
livre anglais de Tindal , qui a pour titre : Le Christianisme aussi ancien que le
monde . Il a refait ( Amsterdam , 1767) , sur le manuscrit qu’a laissé Boulanger .
l’Antiquité dévoilée par ses usages
Il a traduit de l’allemand la Minéralogie de Wallerius ; l’Art des Mines , l’Essai sur l’histoire des couches de la terre et
les Traités de physique do Lehmann ; les Œuvres de
Benckel et son Introduction à la Minéralogie ; la Chimie métallurgique de Gellert ; les Œuvres
métallurgiques de Orschall ; le Traité du Soufre de Stahl ;
l’Art de la Verrerie , de Néri ; une partie des Mémoires de Chimie et d’Bistoire naturelle des Académies d’Upsal et de
Stockholm ; l’Histoire ancienne de la Russie , par Lomonnossow , et
enfin les Plaisirs de l’imagination , de l’anglais d’Akenside . Il a
publié , en 1752, deux ouvrages sur la dispute au sujet de la musique française et de
la musique italienne ; il a fourni , sous le voile de l’anonyme , un grand nombre
d’articles de philosophie , de politique et d’histoire naturelle dans l’Encyclopédie , et a pris part à l’Histoire philosophique
de Raynal . ( Br . )
394. L’impératrice Catherine . Voici la lettre que, le 15 octobre 1778, elle écrivit à
Mme Denis , nièce de Voltaire :
« Je viens d’apprendre , madame , que vous consentez à remettre entre mes mains ce
dépôt précieux que M. votre oncle vous a laissé , cette bibliothèque que les âmes
sensibles ne verront jamais sans se souvenir que ce grand homme sut inspirer aux
humains cette bienveillance universelle que tous ses écrits , même ceux de pur
agrément , respirent , parce que son âme en était profondément pénétrée . Personne
avant lui n’écrivit comme lui ; il servira d’exemple et d’ecueil à la race future .
Il faudrait unir le génie et la philosophie aux connaissances et à l’agrément , en
un mot , être M. de Voltaire pour l’égaler . Si j’ai partagé avec toute l’Europe
votre regret , madame , sur la porte de cet homme incomparable , vous vous êtes mise
en droit de participer à la reconnaissance que je dois à ses écrits ; je suis sans
doute très-sensible à l’estime et à la confiance que vous me marquez . Il m’est
bien flatteur de voir qu’elles sont héréditaires dans votre famille ; la noblesse
de vos procédés vous est caution de mes sentiments à votre égard . J’ai chargé M.
Grimm de vous en remettre les quelques faibles témoignages dont je vous prie de
faire usage .
« Signé : CATHERINE . »
C’était 150,000 livres pour la bibliothèque , et des fourrures de la plus grande
beauté . La suscription portait : A la nièce d’un grand homme qui avait
de l’amitié pour moi . Cette bibliothèque fait aujourd’hui partie de celle du
château impérial de l’Ermitage t ; beaucoup de livres sont chargés de notes
marginales de Voltaire . Vagnières , secrétaire de Voltaire , a donné un catalogue
raisonné do ces livres et des notes qu’ils contiennent . ( Br . )
398.
Id. ibid. , t. I, lettre v, p. 200, année 1779. ( Br . ) — L’abbé Grosier , comme on le voit, n’y allait pas de main morte , et il
était digne de collaborer à certains journaux de notre siècle ; mais, alors, ces
façons n’étaient point encore acceptées sans protestation . Aussi ne put-il conserver
la rédaction du Journal de littérature qu’une année ( 1779) . Quand
Diderot publia la seconde édition de l’Essai , il effaça ,
l’adversaire s’étant dérobé , sa première réponse à cette injure ; nous la trouvons
dans l’ , déjà signalé p. 65, 70, donné par la Correspondance de Grimm :
« Apologiste vil de Sénèque ! cela est difficile à digérer . Je m’attendais à toutes
sortes de reproches , excepté à celui de bassesse , même de la part du plus violent
ennemi de la philosophie , de l’augure le plus fanatique , de l’homme le plus
impudent . Mais, monsieur l’abbé , ce n’est pas avec une plume qu’on répond à
cela… »
400. Diderot veut désigner ici l’abbé de Caveyrac , prieur de
Cubiérètes , né à Nîmes le 6 mars 1713, mort en 1782. Si son écrit ( voir tome I, page
489, note ) n’est pas précisément l’apologie de la Saint-Barthélemi , il est au moins
l’ouvrage de la plus insigne mauvaise foi : ce prêtre ne cherche pas seulement à
prouver que la religion fut moins que la politique la cause de tels massacres ; mais
il s’efforce de diminuer l’horreur qu’ils inspirent on réduisant le nombre des
victimes . Au surplus , Caveyrac n’est pas le seul prêtre qui ait tenté de justifier
les crimes de Charles IX . Pour connaître ceux qui se sont ainsi déshonorés , il faut
consulter l’Indice des apologistes de la Saint-Barthélemi , que M.
Dulaure a placé à la page 175 du tome III de son Histoire physique ,
civile et morale de Paris , 1821.
Afin de compléter cet indice curieux , nous citerons Jean des
Caurres , curé de Pernay , et, depuis, principal du collège d’Amiens et
chanoine de Saint-Nicolas dans la même ville , né en 1540, mort en 1587. Bayle
rapporte qu’il n’eut point de honte de faire, à la louange du massacre de la
Saint-Barthélemi , une ode religieuse qui se trouve dans le
IVe
livre de ses Œuvres morales et
diversifiées en histoires , pleines de beaux exemples , enrichies d’enseignements
vertueux , et embellies de plusieurs sentences et discours … pour l’enseignement de
toutes personnes qui aspirent à vertu et philosophie chrestienne . Édition de
1575.
Le P. Turselin , jésuite , dit, dans son Epitome historiarum
( Çadonri , 1587) :
« Le glorieux pontificat de Grégoire XIII a commencé sous les plus heureux auspices
( initia lætiora ) ; il y avait peu de temps qu’il était pape ,
lorsqu’il reçut l’agréable nouvelle ( lætus nuncius ) du massacre
des huguenots … On en égorgea à Paris plus de soixante mille… etc. »
Enfin, Pibrac ( Guy-du-Faur ) , auteur des Quatrains , qui fut
regardé jusqu’à présent comme un magistrat vertueux , est aussi l’auteur de la plus
exécrable apologie de la Saint-Barthélemi . Cet ouvrage a été publié en latin et en
français sous les titres : Ornatissimi cuiusdam viri , de rebus gallicis
ad Stanislaum Eluidium epistola . Lutetiæ , 1573 ; et Traduction
d’une Epistre latine d’un excellent personnage de ce royaume , faicte par forme de
discours , sur aucunes choses depuis peu de temps advenues en France . Paris ,
1573. ( Br . )
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