23 prairial an X []
« Quelques personnes ont écrit, dit La Harpe, que cette pièce était la meilleure qu’il eût faite ; mais on peut être persuadé que c’est moins pour exalter cet ouvrage que pour rabaisser ceux qu’il a faits depuis. »Pourquoi La Harpe, qui ne peut se dissimuler à lui-même que Warwick ne soit tout à la fois son coup d’essai et son chef-d’œuvre, serait-il fâché d’avoir au moins ce trait de ressemblance avec Voltaire ? Si on veut se donner la peine d’établir une comparaison régulière et motivée entre Œdipe et les autres tragédies fameuses du même auteur, on trouvera que c’est réellement celle qui est la mieux versifiée, la plus sage, la mieux conduite ; elle offre moins de défauts et un plus grand nombre de véritables beautés. Il ne faut pas se laisser séduire par de vains coups de théâtre, par des situations forcées et romanesques, par le fracas et le charlatanisme de la scène ; il faut consulter l’art de la poésie et non l’artifice du poète. S’il était vrai, comme La Harpe ne craint pas de l’affirmer avec une légèreté peu digne d’un littérateur, que l’Œdipe de Voltaire est supérieur à celui de Sophocle, la prééminence de cet ouvrage pourrait-elle être douteuse ? Comment le même critique peut-il mépriser assez Sophocle pour décider qu’une pièce supérieure au chef-d’œuvre du théâtre grec, n’est point au nombre des chefs-d’œuvre de son auteur ? Que le professeur du Lycée s’accorde un peu plus avec lui-même : certainement, ou Voltaire dans son Œdipe n’a pas surpassé Sophocle, ou cet Œdipe doit être au premier rang de ses productions dramatiques. Ce dont on peut être bien persuadé, c’est qu’aujourd’hui l’Œdipe est la tragédie de Voltaire qu’on écoute avec plus d’intérêt, et que l’on applaudit davantage : mon habitude des spectacles m’a mis à portée de vérifier le fait. J’ai dernièrement assisté à une représentation de Mérope, qu’on regarde comme le chef-d’œuvre de Voltaire ; il s’en faut beaucoup qu’elle ait produit le même effet qu’Œdipe. Cette pièce est une des plus propres à faire connaître la différence de notre théâtre et de celui des Grecs : à peine Voltaire a-t-il trouvé dans Sophocle de quoi faire deux actes ; il a été obligé de coudre à la tragédie grecque une autre tragédie de sa façon, qui n’est pas, à beaucoup près, de la même force : les anciens auraient trop beau jeu, si l’on jugeait de leur supériorité sur les modernes, par l’intervalle qui sépare l’épisode misérable de Philoctète, imaginé par Voltaire, et les traits admirables que Sophocle lui a fournis. Ce qui fonde la préférence que La Harpe accorde à Voltaire, dans les endroits même où il n’est qu’imitateur, c’est ce brillant des pensées et du style et ces lieux communs ambitieux, ces tirades que le jeune Voltaire appliqua comme une broderie de clinquant sur le riche fonds de Sophocle ; c’est surtout dans la scène de la double confidence entre Œdipe et Jocaste, que la magie du coloris de Voltaire fascine les yeux du grave Aristarque, au point de déconcerter tous ses principes littéraires. Cette admirable simplicité, si précieuse pour Fénelon, n’est pour La Harpe qu’une malheureuse nudité, une sécheresse honteuse ; il oppose avec complaisance à la sagesse et au naturel du poète grec, les jeunes amplifications de son écolier. Il n’a pas voulu considérer que la situation n’admet pas des ornements si gais ; qu’Œdipe et Jocaste, dans un moment aussi terrible, n’ont pas le loisir de faire des descriptions étudiées et des phrases poétiques. Œdipe vient d’être publiquement accusé par le grand-prêtre d’être le meurtrier de Laïus : Jocaste tremble de se voir unie à l’assassin de son premier époux, à un scélérat maudit des dieux et des hommes ; tous deux, je le demande, ne doivent-ils pas aller au fait, et chercher à s’éclaircir dans un épanchement mutuel ? Est-ce là le moment de faire un ridicule étalage des couleurs de la poésie ? Que dirait-on d’un homme qui, rentrant chez lui tout en désordre, poursuivi par des brigands, s’amuserait à raconter à sa femme, dans le style le plus épique et le plus fleuri, tous les détails les plus minutieux de cette cruelle aventure1 ? Sophocle aussi savait faire de beaux vers ; il savait composer des descriptions, des tirades pathétiques : l’Ajax, l’Électre, le Philoctète, sont pleins de morceaux sublimes ; mais il n’a pas cru qu’un mari et sa femme, qui se font frémir par des confidences d’où dépend leur sort, dussent parler en rhéteurs et en poètes.
Non erat hic locus.Les belles tirades et les sentences de Voltaire, dans cette scène, sont des défauts brillants tant qu’on voudra, mais toujours des défauts ; je ne contesterai point à Voltaire ce genre de supériorité sur Sophocle.
9 thermidor an X []
presque sans amour, et sur cet article on peut le croire ; mais il assure aussi qu’il était alors
plein de la lecture des anciens et des leçons du père Porée. Quant aux leçons du père Porée, je n’en doute pas ; Voltaire fut certainement un excellent écolier, un écolier rare : pour la lecture des anciens cela mérite explication. Si par les anciens il désigne seulement ses livres de classe, il est constant qu’il les entendait et les expliquait mieux qu’aucun de ses condisciples : s’il a dessein de nous persuader qu’au sortir du collège il lisait les poètes grecs à livre ouvert, c’est une gasconnade poétique dont il faut beaucoup rabattre : il est plus que probable que Sophocle était pour lui du haut allemand, et qu’il composa son Œdipe sur la traduction de Dacier. Voltaire ne savait point le grec, et savait médiocrement le latin, comme tous les jeunes gens qui se hâtent, au sortir du collège, de se jeter dans le métier d’auteur : Racine, au contraire, était très savant dans ces deux langues ; et quand la différence de leur éducation et de leur caractère ne confirmerait pas cette assertion, il suffit de les entendre tous les deux parler des anciens pour juger que Racine les aime et les connaît à fond, tandis que Voltaire s’en moque ou n’en parle que par ouï-dire. Dix ans après la première représentation d’Œdipe, Voltaire, âgé de trente-cinq ans, envoya au père Porée, son ancien maître, un exemplaire de cette pièce, où
j’ai eu soin, dit-il, d’effacer autant que j’ai pu les couleurs fades d’un amour déplacé que j’avais mêlées, malgré moi, aux traits mâles et terribles que ce sujet exige. Il s’agit sans doute de ce premier Œdipe, presque sans amour, et refusé par les comédiens : c’était celui-là qu’il envoyait, comme beaucoup plus édifiant, aux jésuites, aux jansénistes, et à tous les gens d’église : il réservait pour le beau monde et pour la bonne compagnie la passion touchante d’une espèce de don Quichotte avec une vieille Dulcinée qui a un fils majeur, et qui depuis longtemps est grand-mère. Il me semble cependant que le père Porée et les gens d’église auraient encore préféré les fades amours de Philoctète aux sarcasmes virulents du poète contre les prêtres. Je ne sais s’il avait aussi effacé les couleurs un peu trop vives de cette philosophie antisacerdotale qui commençait à jeter un grand éclat, et dont les jésuites comme les jansénistes ne devaient pas être très flattés. Au reste, cette lettre de Voltaire au père Porée est vraiment une lettre d’écolier qui fait l’hypocrite. Il a le ton doux, mielleux et bénin ; il condamne les excès où la vanité entraîne les gens de lettres, qui
sont, dit-il, plus mordants que des avocats, et plus emportés que des jansénistes; petit trait de flatterie pour le père Porée, auquel il croyait faire sa cour en se moquant des jansénistes. S’il eût écrit à Nicole ou bien au grand Arnaud, il n’aurait pas manqué de dire que les gens de lettres étaient aussi ambitieux et aussi intrigants que les jésuites.
« Les lettres humaines, continue-t-il avec une candeur et une charité tout à fait touchante, les lettres humaines sont devenues très inhumaines ; on injurie, on cabale, on calomnie ; il est plaisant qu’il soit permis de dire aux gens, par écrit, ce qu’on n’oserait pas leur dire en face. »Quelle bonté d’âme ! quelle noblesse ! quelle générosité ! L’homme qui parle ainsi n’a sans doute jamais injurié ni calomnié personne ; il n’a jamais souillé sa plume par des satires grossières et cyniques. Les philosophes reprochaient aux prédicateurs de ne pas pratiquer la doctrine de l’Évangile : on voit combien ils étaient eux-mêmes fidèles observa leurs de leurs principes. Voltaire prêchant contre la cabale et les querelles littéraires ! C’est Gracchus prêchant contre les factions populaires :
Il n’est point plaisant qu’il soit permis de dire aux gens, par écrit, ce qu’on n’oserait leur dire en face. D’abord il n’est jamais permis de calomnier les gens, ni même d’en médire, soit par écrit, soit en leur présence : quant à la censure littéraire, ce n’est point aux auteurs qu’elle s’adresse, mais au public. Le critique ne dira point en face à un poète : « Vous avez fait une mauvaise tragédie, à moins que ce ne soit son ami, parce que dans la société c’est à l’homme et non pas au poète qu’on parle ; mais il fera part au public de son opinion sur cette tragédie, parce que tout écrivain doit au public la vérité, et qu’il est de l’intérêt des arts que chacun en puisse dire librement son avis sans blesser la politesse due en particulier à chaque artiste. Il n’y a donc rien à cela de plaisant ; et quand on voit ainsi la plaisanterie où elle n’est pas, souvent on ne la voit pas où elle est. Voltaire, par exemple, ne voyait pas combien c’était un spectacle comique qu’un jeune poète, très caustique et très vindicatif, faisant ainsi la chattemite et le bon apôtre pour tromper un vieux jésuite. Cette parade d’humanité littéraire est terminée par des compliments et des solécismes qui les détruisent :
« Vous m’avez appris, mon cher père, à fuir ces bassesses, et à savoir vivre comme à savoir écrire. »N’est-il pas étonnant qu’un écolier, écrivant à son maître, soigne si peu son style, et fasse des fautes de grammaire aussi lourdes ? On ne dit point apprendre à savoir vivre, à savoir écrire : apprendre à savoir est une locution barbare ; on apprend pour savoir et non pas à savoir. Le père Porée ne lui avait pas appris à bien écrire, s’il lui avait appris à s’exprimer ainsi.
« Adieu, mon cher et révérend père ; je suis pour jamais à vous et aux vôtres, avec la tendre reconnaissance que je vous dois, et que ceux qui ont été élevés par vous ne conservent pas toujours. »Tant que les jésuites eurent quelque crédit, il fut à eux, et fit parade de sa reconnaissance pour ses maîtres ; quand ils furent malheureux, persécutés et bannis, il les chargea d’outrages et les poursuivit jusque dans leur exil avec des railleries sanglantes, comme autrefois le lâche Semeï insulta dans sa fuite l’infortuné David. Vive la philosophie pour connaître l’air du bureau et se prêter aux circonstances ! Faut-il être étonné qu’un courtisan aussi galant que Voltaire ait oublié le père Porée pour madame de Pompadour ? Voltaire n’eut pas plus de reconnaissance pour Sophocle que pour les jésuites. Il devait au poète grec le succès de sa première tragédie ; on n’estime encore aujourd’hui, dans cette pièce, que les emprunts faits à Sophocle, et les applaudissements qu’on ne cesse de donner aux derniers actes d’Œdipe, sont peut-être le plus beau triomphe des anciens : le premier soin de Voltaire, enivré d’orgueil, fut d’oublier ou plutôt de déchirer son bienfaiteur. J’invite ceux qui me reprochent quelquefois un excès de sévérité à l’égard d’un auteur si fameux, à se rappeler son insolence et son ingratitude envers le plus illustre tragique de l’antiquité, qu’il est bien loin d’égaler même dans ses meilleurs ouvrages. La mesure des deux génies se trouve dans l’Œdipe même : les premiers actes de la pièce française sont aux derniers ce que Voltaire est à Sophocle. Il était fort jeune quand il composa cette critique, et, loin d’être
rempli de la lecture des anciens, comme il l’écrivait au père Porée, on voit qu’il n’en avait pas la moindre teinture : c’est une suite de bévues et d’impertinences, débitées avec l’arrogance d’un jeune étourdi qui se croit un grand homme, et s’imagine tout savoir, parce qu’il a heureusement rimé quelques scènes et quelques lieux communs. Sophocle lui fait pitié : il croit que, s’il était né de nos jours, il eût perfectionné son art qu’il n’avait fait qu’ébaucher. À l’entendre, les tragiques grecs
sont bien déchus de cette haute estime où ils étaient autrefois(du temps de Racine, sans doute) :
leurs ouvrages sont ou ignorés ou méprisés. Voltaire nous donne là une belle idée du goût de ses contemporains. Je ne suis point étonné que des hommes qui méprisaient ou ignoraient les tragédies grecques, aient tant admiré les siennes. Cependant, pour adoucir un peu ce que le blasphème a de trop cru, le jeune poète nous fait la grâce de convenir qu’il ne faut pas
les mépriser entièrement; et il conclut, avec la légèreté d’un petit-maître :
Après vous avoir dit bien du mal de Sophocle, je suis obligé de vous en dire le peu de bien que j’en sais.
7 nivôse an XII []
« Voyez le cinquième acte d’Œdipe, qui dut faire verser tant de larmes aux Grecs, que M. de Voltaire n’a pas osé mettre sur la scène il y a cinquante ans, mais que peut-être il risquerait aujourd’hui avec succès. »M. de La Harpe s’exprimait ainsi vers le déclin de la monarchie et du théâtre en France, dans un temps où la scène française était en proie aux innovations les plus monstrueuses et à toute l’atrocité du pathétique anglais. Si Voltaire n’avait pas osé, cinquante ans auparavant, risquer le spectacle d’un vieillard qui a les yeux crevés et sanglants, c’est que la délicatesse et la sensibilité des spectateurs n’auraient pu supporter cet objet horrible et dégoûtant. Risquer des extravagances, ce n’est pas avoir de la hardiesse et du courage ; c’est être téméraire et insensé. Ce qui avait fait pleurer les Grecs aurait bien pu nous faire mal au cœur. Les Athéniens étaient très touchés de voir la vieille Hécube couchée tout de son long ventre à terre sur le théâtre ; peut-être les Français seraient-ils tentés de rire de cette attitude. Une des plus brillantes situations du théâtre grec, est celle d’Oreste couché dans son lit, accablé par la fièvre, assoupi à la suite d’une attaque d’épilepsie, tandis que sa sœur Électre ordonne au chœur qui survient de marcher légèrement sur la pointe du pied, de peur d’éveiller le malade : qu’on essaie d’offrir ce tableau sur notre scène, on verra si le convulsionnaire Oreste ne se réveillera pas en sursaut au bruit des sifflets. M. de La Harpe voulait-il faire l’éloge de l’époque où il écrivait, lorsqu’il a dit :
Peut-être M. de Voltaire risquerait aujourd’hui ce spectacle avec succès ?Croyait-il de bonne foi que le public, dix ans avant la révolution, eût plus de goût, plus de sensibilité, plus de connaissance des véritables beautés tragiques, que du temps de Corneille, de Racine, de Crébillon et de Voltaire ? Est-ce au contraire un sarcasme qu’il s’est permis contre la corruption qui régnait alors au théâtre, où l’on accueillait les pantomimes les plus affreuses, où l’horreur était à la mode ? Ce dernier sens serait plus raisonnable, sans doute ; mais toute la suite du discours ne permet pas même de soupçonner que M. de La Harpe ait eu une autre intention que celle de vanter nos progrès dans l’art dramatique : aveuglement bien étrange de la part d’un littérateur aussi judicieux ! car c’était précisément dans ce temps-là que le dramaturge Mercier préludait à notre révolution politique par une révolution théâtrale ; c’est alors qu’il dénonçait les despotes et les tyrans de notre scène, et votait la déchéance de Corneille et de Racine ; c’est alors qu’il implorait une régénération totale du théâtre, et une nouvelle constitution du gouvernement dramatique.
Ô nature ! s’écriait-il, ô humanité ! ô droits sacrés ! Oui, je mettrai l’hôpital-général sur la scène ; et si l’on me fâche, j’y mettrai Bicêtre.C’est en effet là que mène quelquefois cet amour effréné de la nature, ce fanatisme de l’humanité et de ses droits sacrés malentendus, qui précipite certains énergumènes dans les plus coupables excès. C’est dans ce moment-là que M. de La Harpe, le champion des bons principes, semblait reprocher à Voltaire la sagesse de son goût, et proposait de montrer au public, pour sa récréation, le spectacle hideux d’un infortuné qui vient de se crever les yeux, et qui est encore tout sanglant. Il pouvait s’appuyer sans doute de ces vers du législateur de notre Parnasse :
Ces vers doivent être expliqués et corrigés par ceux-ci, qui peuvent en fixer le sens :
On n’oserait sans doute nous offrir Œdipe s’arrachant les yeux. Il ne faut donc pas le produire à l’instant où il vient de se faire cette cruelle opération : il n’est point alors en état de paraître en public. Les Grecs pouvaient trouver quelque plaisir à voir le sang couler des yeux d’un aveugle : les Anglais aiment beaucoup les gibets, les roues, les exécutions ; le bourreau est un de leurs acteurs les plus intéressants. Leur exemple n’est pas une règle pour nous. J’ose dire que le peuple le plus sensible est celui qui a le plus de répugnance pour les atrocités. Corneille, inspiré par son génie, avait établi le genre de tragique le plus convenable aux Français, le genre héroïque qui fait couler des larmes généreuses, arrachées par l’admiration des nobles sentiments et des vertus sublimes. Racine, avec son goût, son élégance et ses grâces, eut longtemps à lutter contre l’ascendant de la grande âme de Corneille, il eut beaucoup de peine à nous faire goûter les faiblesses du cœur, les tourments et les crimes de l’amour. Après Racine, ses faibles imitateurs firent régner sur la scène une fade galanterie ; mais il eût mieux valu que notre tragédie restât froide et insipide que de devenir horrible et abominable ; elle eût été moins amusante, mais aussi moins dangereuse. Rien ne dessèche et n’endurcit l’âme, rien ne flétrit le cœur comme l’habitude de contempler les objets les plus effroyables, les plus terribles attentats de la rage et de la scélératesse humaine. Cette familiarité continuelle avec les horreurs conduit à une apathie morale qui dégrade une nation, et la précipite vers la plus funeste espèce de barbarie, celle qui résulte de la corruption des arts et de l’excès de la civilisation :
optimi corruptio pessima. C’est ce que n’entendent pas même ces petits fanatiques qui croient avoir tout dit quand ils ont crié : Les arts ! les arts ! Oui, les arts sont la source de la barbarie comme de la politesse ; ils font fleurir les sociétés et ils les détruisent ; ce sont des liqueurs fortes dont le bon usage fortifie et favorise la circulation, mais dont l’abus donne la mort.
23 thermidor an XII []
C’est par la tragédie d’Œdipe que Corneille rentra dans la lice où il avait cueilli tant de lauriers : le mauvais succès de Pertharite l’avait dégoûté ; il avait pris de l’humeur contre le siècle et contre le public, parce que la bonne compagnie s’était moquée d’un roi qui préfère sa femme à son trône : cet héroïsme conjugal n’était pas l’héroïsme romain. La véritable vertu est ridicule sur la scène. Fouquet eut la gloire de rendre Corneille au théâtre. Le surintendant était le plus généreux des Mécènes : heureux si cette qualité, qui le fit adorer des gens de lettres, avait pu le soustraire aux intrigues des courtisans ! Les bienfaits de Fouquet rajeunirent Corneille, mais son bienfaiteur lui fit un mauvais présent en lui donnant le sujet d’Œdipe : un pareil sujet n’entrait point dans le génie de l’auteur de Cinna ; au lieu de plier son talent au sujet, il accommoda le sujet à son talent, et il le dénatura. Cette fable si pathétique devint entre ses mains un tissu de conversations brillantes et sublimes, où il prodigua les sentiments héroïques. Le principal personnage n’est pas Œdipe ; c’est une Dircé, fille de Laïus et de Jocaste, et peut-être la plus fière princesse qu’il y ait dans aucun roman de Scudéri et de La Calprenède ; elle prend le plus haut ton, même avec sa mère, et traite fort cavalièrement son beau-père Œdipe. Thésée, roi d’Athènes, est son amant ; Œdipe lui en propose un autre qu’elle rejette avec hauteur, comme indigne d’elle ; et, fatiguée des instances de son beau-père qui demande le motif de ses refus, elle lui répond :
Voltaire n’a pas fait grâce à Corneille ; cela devait être, puisqu’il n’a pas même épargné Sophocle, auquel il devait tout ce qu’il y a de bon dans sa pièce ; il relève surtout comme très ridicules ces vers de Thésée :
Ils n’ont cependant de répréhensible que cette expression les vrais amants, qui tient un peu trop de la galanterie romanesque. La pensée, du reste, est héroïque, et le sentiment passionné. Dircé ordonne à son amant de fuir une terre empestée l’amant se dévoue à la mort pour rester auprès de Dircé. Il n’y a rien là de ridicule. On se tromperait beaucoup si l’on regardait cette tragédie d’Œdipe comme indigne de Corneille : on y retrouve partout sa force, son élan, cette vigueur de logique, cette abondance de grandes idées, ces caractères mâles qu’on admire dans ses bons ouvrages. Il y a une foule de scènes que Voltaire n’était capable ni d’imaginer ni d’écrire, et dans la conduite on remarque un artifice théâtral et des combinaisons qui ne pouvaient partir que de la tête de Corneille. La versification est d’une fermeté et d’un éclat digne du meilleur temps de ce grand maître ; mais tant de beautés sont déplacées dans une tragédie d’Œdipe, où il fallait être plus touchant que sublime, inspirer la terreur et la pitié plutôt que l’admiration. Les génies élevés tels que Corneille sont sujets à ces écarts et à ces faiblesses qui nous avertissent qu’ils sont hommes ; ils manquent de cette souplesse des esprits ordinaires ; ils ne savent qu’être sublimes ; et de cette hauteur où ils étonnent l’imagination, on les voit souvent descendre à des naïvetés qui sont, pour les hommes médiocres, un sujet de consolation et de plaisanterie. Corneille n’est plus Corneille quand il dit à Fouquet, dans toute la simplicité de sa reconnaissance :
Avec toute cette jactance poétique, Corneille était un homme modeste : rien n’est au contraire plus orgueilleux que la modestie de nos poètes modernes. Après le succès éclatant de l’Œdipe de Voltaire, Lamotte, homme très modeste dans son langage, ne craignit pas de traiter ce sujet, et il prétendit bien faire mieux que ses devanciers ; il se le persuada même à force d’esprit et de raisonnements spécieux Un voit dans l’examen de sa tragédie qu’il croyait avoir corrigé Sophocle et son imitateur Voltaire. Ce qui lui déplaît dans ce sujet, c’est la fatalité qui précipite un innocent dans le crime, et le punit comme s’il était coupable : il déclame fort inutilement contre ce système si désolant que personne n’approuve, et il ne voit pas que c’est de cette fatalité même que naît la terreur, l’âme de la tragédie. À l’aspect d’Œdipe, criminel malgré lui, tous les Grecs tremblaient autrefois sous la main d’une puissance injuste et capricieuse qui se jouait de leur destinée : aujourd’hui, les spectateurs, quoiqu’ils ne soient pas imbus de la même doctrine, sont touchés du sort d’Œdipe, et le développement de ses malheurs se fait avec tant d’art, qu’il attache et qu’il intéresse vivement ceux mêmes qui ne croient pas à la prédestination. Il suffit qu’ils soient hommes et qu’Œdipe soit malheureux. L’erreur de Lamotte consiste à vouloir mettre de la philosophie dans la tragédie et de l’orthodoxie dans les passions :Tu me verras le même, etc.
« Le sujet, dit-il, tel qu’Œdipe nous l’a laissé, m’a toujours paru vicieux par cette fatalité tyrannique… Une pareille idée ne pourrait que jeter les hommes dans le désespoir ; et, loin qu’il fût raisonnable de leur insinuer cette erreur, il aurait fallu lui cacher à jamais une si triste vérité, si nous étions assez malheureux pour que c’en fût une. »Il est bien question au théâtre de vérité, de raison, de saine morale ; il n’est question que d’exciter les passions, et par cet objet même le théâtre est essentiellement vicieux, puisqu’au contraire toute bonne institution a pour but de réprimer les passions. Ce sont les passions qui bouleversent et détruisent tout dans l’ordre social ; les passions sont par leur nature ennemies de l’esprit créateur et conservateur, et il est très singulier que dans les associations civiles il y ait des établissements publics formés tout exprès pour exciter les passions. Hélas ! elles ne sont que trop faciles à exciter, trop difficiles à contenir ; et les gouvernements qui ont assez d’art et d’habileté pour leur opposer un frein puissant, sont ceux dont l’existence est la plus ferme et la plus durable, par la raison que les corps physiques qui éprouvent le moins de secousses et de troubles dans leur organisation, sont ceux qui vivent le plus longtemps. Nous ne voyons pas que le désespoir se soit emparé des Athéniens qui assistaient aux représentations d’Œdipe ; ils vivaient sous leurs dieux comme on vit sous les tyrans, qui prennent au hasard leurs victimes, même parmi les honnêtes gens : l’habitude familiarise avec la crainte ; la foudre tombe sur les innocents comme sur les coupables, et les innocents n’ont pas plus peur que les autres quand il tonne. Lamotte, en essayant d’épurer la morale et la tragédie d’Œdipe, a rendu sa pièce ennuyeuse sans la rendre plus raisonnable : trop raisonner sur les arts, est le moyen de les affaiblir et de les dénaturer.
29 prairial an VIII []
Ainsi Voltaire, en combattant la religion chrétienne, a délustré l’un de ses meilleurs drames, et la pièce la plus touchante peut-être qui fût au théâtre puisque Inès de Castro est trop faiblement écrite pour lui être comparée. Ce n’est pas que Zaïre n’ait plus d’un défaut, et ne choque la vraisemblance en plus d’un point. Ce n’est pas qu’on n’ait justement critiqué l’épisode de Lusignan, qui forme une tragédie dans cette tragédie, qui inspire tant d’intérêt au second acte, et dont l’auteur se défait au troisième, parce qu’il ne sait plus qu’en faire. En vain objecterait-on que l’intervention de Lusignan forme le nœud de la pièce, il faut inventer des ressorts qui puissent nous attacher sans nous distraire de l’intérêt qui doit porter sur les principaux personnages. Or il est certain que Châtillon, Nérestan, Lusignan, la reconnaissance des enfants de celui-ci, font entièrement oublier Orosmane et son amour ; en sorte que le drame recommence pour ainsi dire au troisième acte. Aussi le début de cet acte paraît-il un peu froid après les scènes pathétiques du précédent ; et lorsque Orosmane emploie d’abord une vingtaine de vers pour annoncer à Corasmin qu’il a été, lui Corasmin, trompé par une fausse nouvelle ; que Louis ne tourne point ses armes contre la Syrie, mais contre l’Égypte, on ne sait trop où il en va venir, et comment la pièce va se renouer ; elle se renoue cependant, et dès lors marche à son but avec rapidité. Je ne sais si les critiques du temps ont remarqué que l’action va d’abord si lentement, que le premier acte tout entier se passe sans qu’on s’aperçoive, sans qu’on se doute de ce lui formera le sujet de la tragédie. On n’y voit qu’un souverain tout-puissant qui aime, qui est aimé, qui va placer sa maîtresse sur son trône sans le moindre obstacle. Ce n’est qu’à la fin du second acte qu’on entrevoit enfin une difficulté, tandis que dans Andromaque, Bajazet, Mithridate, Iphigénie, la perplexité où vont se trouver les personnages est annoncée dès la première scène. Le moyen de cette lettre équivoque qui amène la catastrophe est petit. C’est une lettre aussi qui conduit au dénouement tragique de Bajazet ; mais elle n’est point équivoque, et Roxane la montre à son amant pour le convaincre de sa perfidie. Malgré ces fautes, et bien d’autres qui ont été notées par la critique, malgré même le changement survenu dans les opinions religieuses d’un grand nombre de personnes qui fréquentent le théâtre, cette tragédie conserve encore un grand intérêt ; les trois derniers actes en sont pleins, et peuvent être appelés un chef-d’œuvre.
4 thermidor an VIII []
8 fructidor an IX []
Quand de sa trahison j’ai la preuve en ma main ! je n’ai pas été maître d’un mouvement d’indignation ; j’ai dit assez haut : Eh ! montre-la donc. Cet excès de patience et de fausseté dément tout le caractère d’Orosmane, et ne peut convenir qu’à un vieux mari, jaloux sans amour ; que les disciples de Voltaire, au lieu de m’injurier, prouvent le contraire. Voltaire a la modestie de nous apprendre lui-même qu’il fil en un jour son plan, et que la pièce fut achevée en vingt-deux jours. Quand on respecte aussi peu le public, il faudrait avoir la prudence de ne pas lui révéler un pareil secret. Racine, né avec un talent si heureux, si facile, si prématuré ; Racine, qui avait fait tous ses chefs-d’œuvre, à l’exception d’Esther et d’Athalie, à l’âge de trente-sept ans, tandis que Voltaire, à cet âge, ne comptait encore d’autre succès que celui d’Œdipe ; Racine mettait deux ans à composer une tragédie, et Voltaire se vante d’en faire une en vingt-deux jours ! Il est vrai qu’il dit aussi avec la même naïveté :
Qui ne connaît l’illusion du théâtre ? Qui ne sait qu’une situation intéressante mais triviale, une nouveauté brillante et hasardée, la seule voix d’une actrice, suffisent pour tromper quelque temps le public ?(Lettre à M. de La Roque, sur Zaïre.) Jetons un coup d’œil sur ce style enchanteur, sur ce coloris magique de Voltaire :
Ces flatteries ne conviennent guère à cette Fatime, qui, dans le reste de la pièce, tient le langage d’un missionnaire : que l’on doit à vos yeux est une cheville d’autant plus faible, que Fatime vient de dire :
Que signifie libres sans déshonneur ? Est-ce qu’il y a du déshonneur à être libre ? Il y a peu de rapport entre la modeste compagne d’un époux et une reine en tous lieux.
Racine a fait usage du mot gêner dans le sens de tourmenter ; du temps de Voltaire il n’était plus permis de l’employer.
Hautaine ne se prend qu’en mauvaise part ; Mathan dit dans Athalie :
Quel galimatias que ce lieu commun sur l’instruction religieuse !
Comment l’exemple et le temps viennent-ils nous retracer ces premiers caractères ? Ils contribuent le plus souvent à les effacer. L’exemple des mauvaises mœurs détruit les impressions religieuses, le temps en affaiblit le souvenir. Si Dieu seul pouvait effacer en nous ces caractères, on ne verrait pas tant d’impies renier le culte dans lequel ils ont été élevés : croirons-nous que ce soit Dieu lui-même qui ait effacé en Voltaire les premiers caractères que les jésuites de la rue Saint-Jacques avaient gravés dans son faible cœur ? Et c’est un philosophe qui fait de tels amphigouris !
Ces vers sont chargés, pénibles et gonflés de mots ; ce n’est pas ainsi que doit parler Zaïre. Qu’est-ce que l’outrage et le danger du malheureux éclat d’un amour ?
Cette même Fatime, qui tout à l’heure était si doucereuse, se sert ici d’un terme malhonnête, et nous présente Zaïre comme une fille sans frein. Le grand mérite d’un écrivain est de connaître le pouvoir d’un mot mis à sa place.
La répétition de en est est bien plate.
À moi seule adressés est une redondance oiseuse. Voltaire semble avoir adopté le mot superbe ; à chaque instant il l’emploie : Ce superbe Orosmane, la superbe tendresse, le superbe vainqueur. Si j’avais le temps de pousser plus loin cet examen fastidieux, et si je voulais prendre la peine de recueillir cette épithète partout où elle est placée, j’en ferais une superbe collection. Les vers que j’ai cités sont extraits seulement de la première scène, qui cependant est une de celles que le poète a écrites avec le plus de soin. Ces observations n’ont point pour objet de décrier un ouvrage qui a de véritables beautés, mais de montrer combien de fautes entraînent la précipitation et la négligence. Voltaire est un mauvais modèle pour les jeunes gens : très éloignés d’avoir ses talents, ils n’imitent que ses défauts ; la lecture de Voltaire les accoutume à écrire d’une manière lâche et vague, incorrecte ; à nous donner pour des vers de la prose rimée, enflée d’épithètes et de grands mots. Quand ils ont fait ronfler, dans un pompeux galimatias, quelque sentence obscure et fausse, ils se croient aussitôt des Voltaires. C’est chez Racine qu’ils apprendront à penser et à écrire, à être mécontents d’eux-mêmes, à châtier leur style avec une impitoyable sévérité : Voltaire ne peut leur apprendre qu’à s’aimer, qu’à travailler à la hâte, et qu’à se moquer du public.
11 vendémiaire an X []
« Je me souviens, dit Alexandre, que je suis un roi et non pas un marchand : Memini non mercatorem me esse, sed regem. »Les grands seigneurs de France se croyaient faits pour dépenser leurs richesses et non pour les augmenter. C’est une grande pitié d’entendre un bel-esprit parler de ce qu’il ne connaît pas ! Il explique assez franchement les causes du succès de Zaïre.
Je le dois, dit-il, beaucoup moins à la beauté de l’ouvrage qu’à, la prudence que j’ai eue de parler d’amour le plus tendrement qu’il m’a été possible. J’ai flatté en cela le goût de mon auditoire ; on est assez sûr de réussir quand on parle aux passions des gens plus qu’à leur raison ; on veut de l’amour, quelque bon chrétien que l’on soit… Tous ceux qui ont assisté au spectacle m’ont assuré que si Zaïre n’avait été que convertie, elle aurait peu intéressé ; mais elle est amoureuse de la meilleure foi du monde, et voilà ce qui a fait sa fortune.Voilà sans doute une belle tragédie chrétienne ; et c’est un emploi bien digne du réformateur de la raison humaine, de flatter les passions, et de séduire les femmes par la peinture de l’amour ! À cet aveu sincère succèdent des idées bien fausses :
Tant que l’on continuera en France de protéger les lettres, nous aurons assez d’écrivains ; la nature forme presque toujours des hommes en tout genre de talent ; il ne s’agit que de les employer et de les encourager.Cela contredit ouvertement ce que l’auteur dit dans son Siècle de Louis XIV que
la nature, à la fin de ce siècle, parut se reposer. Les lettres sont aujourd’hui plus protégées, plus encouragées qu’elles ne l’ont jamais été, et il n’y a plus d’écrivains. Le grand philosophe ne se doutait pas de la liaison intime qu’il y a entre les mœurs et les lettres ; il ne savait pas qu’il y a tel état de mœurs, tel degré de civilisation qui semble exclure le génie ; il n’avait pas lu dans Longin que lorsque les esprits sont énervés par le luxe et les plaisirs, avilis par l’intérêt et les spéculations commerciales, ils ne peuvent plus s’élever à de grandes idées ; j’ajoute qu’ils ne peuvent plus même avoir un sens droit et des idées justes. M. de Voltaire regarde l’empire de l’esprit, et l’honneur d’être le modèle des autres peuples, comme des marques infaillibles de grandeur.
L’histoire, dit-il, est pleine de ces exemples ; mais ce sujet me mènerait trop loin.Il a raison, il le mènerait à l’absurdité. Les Grecs avaient l’empire de l’esprit ; ils sont devenus les esclaves des Romains, qui étaient des barbares ; les Grecs étaient les précepteurs des Romains ; ils ont été conquis par leurs disciples : ce ne sont donc pas là des marques infaillibles de grandeur. Nous avons vu les hordes sauvages du Nord écraser l’empire d’Occident, où il y avait encore de la littérature et des arts. Nous avons vu les Turcs, les plus ignorants des hommes, s’emparer de Constantinople, dernier asile des lettres et des sciences. Enfin, nous avons vu Louis XIV lui-même, malgré la supériorité des auteurs français, battu par les généraux allemands et anglais, dont la France avait l’honneur d’être le modèle pour la poésie et l’éloquence ; et si le prince Eugène n’eût pas été amoureux, je ne sais pas trop ce que serait devenu notre empire de l’esprit. Voltaire regarde le mélange des deux sexes comme formant essentiellement la société ; il ose même avancer que la politesse qui résulte de ce mélange est
une loi de la nature, tandis qu’il est démontré que la nature, ayant donné aux deux sexes des qualités si différentes, ne les a point faits pour être mêlés indistinctement l’un avec l’autre, et que la politesse, suite naturelle de ce commerce, est moins une loi de la nature qu’une corruption raffinée. Il n’est pas ici question des mœurs des Orientaux, où les femmes sont esclaves, mais de celles des Grecs et des Romains, où les femmes étaient séparées, par la pudeur publique, de la société des hommes. À ces deux peuples célèbres on peut joindre les Anglais, chez qui les femmes sont peu répandues dans le monde, et ne vivent point avec les hommes. Voltaire, dans son enthousiasme galant, déclare insociables les peuples où les femmes sont
enfermées, c’est-à-dire, vivent dans la modestie et dans la retraite, au sein de leur ménage. Il est vrai que c’est à cette licence, qui confond les deux sexes, qu’on doit la galanterie, les peintures fines et délicates de l’amour, parce que les auteurs ont pour objet principal de plaire aux femmes : dans les pays où il y a des mœurs, on ne sait pas parler d’amour ; les tragédies y sont austères, les comédies grossières et peu plaisantes. Il reste à savoir si un philosophe doit préférer aux bonnes mœurs, à la sainteté des mariages, à l’union des familles, des comédies et des vers galants. Ce qu’il y a de plus estimable dans ses épîtres, c’est un style simple, élégant, naturel, un ton de politesse et d’urbanité ; mais la plupart des idées sont fausses ; on n’y reconnaît aucune vue philosophique, aucune étude réfléchie de l’histoire et de la morale ; on n’y trouve partout que la légèreté et les grâces frivoles d’un petit-maître en philosophie comme en littérature. C’est en cela que Voltaire est inférieur à Fontenelle, qui dans sa coquetterie a de la profondeur, et couvre les pensées les plus fortes d’un vernis de négligence et de familiarité : Voltaire n’emploie l’élégance et l’agrément du style qu’à relever des figures communes et sans physionomie.
14 brumaire an XII []
Voltaire avait senti cette faute énorme ; ses amis lui en avaient fait le reproche : comment croyez-vous qu’il élude une pareille objection ? par une niaiserie dont à peine un enfant serait capable ; il répond sérieusement :
Imaginez-vous qu’Orosmane n’a plus le billet entre les mains, et l’a déjà fait donner à un esclave, quand il se trouve avec Zaïre, à qui il a toujours envie de tout montrer.Ces paroles de Voltaire sont bien faites pour humilier l’orgueil de l’esprit humain. Quel fond peut-on faire sur sa raison, quand un si grand philosophe déraisonne à ce point sur les choses même de son métier ? Si Orosmane a réellement envie de tout montrer à Zaïre, qui est-ce qui l’empêche de satisfaire cette envie ? Il n’a plus le billet entre les mains, dites-vous ; il l’a déjà fait donner à un esclave ; mais ne peut-il pas avoir ce billet en un clin d’œil, au moindre signe, au premier ordre ? Orosmane lui-même n’en est-il pas persuadé, lorsqu’il dit :
C’est bien l’avoir en effet dans sa main, que d’avoir la faculté de se la faire apporter à l’instant même qu’on le voudra. Il est trop évident que si Orosmane montrait la lettre à Zaïre, comme il le peut et doit le faire, comme Roxane la montre à Bajazet, comme Othello la montre à Hédelmone, comme tout jaloux, dans la même position, la montrera toujours à l’infidèle qu’il voudra confondre, à moins que ce jaloux ne soit un vieux renard, un espion plutôt qu’un amant, il n’y aurait plus ni dénouement ni cinquième acte. Voilà pourquoi, du moment où la lettre fatale est arrivée, tout l’intérêt de Zaïre s’évanouit pour moi : Orosmane ne fait plus rien de ce qu’il est naturel qu’un amant fasse dans la circonstance ; sa conduite artificieuse et lâche dément son caractère ; sur une lettre anonyme, il outrage Zaïre par des soupçons odieux, au lieu de les éclaircir sur-le-champ, comme il peut et doit le faire ; enfin, il se contredit sans cesse, et n’a pas la logique de la passion. Il dit à Corasmin :
et personne ne la soupçonne plus que lui ; il agit du moins comme le plus rusé, le plus défiant des argus d’une jeune pupille, et ses actions sont la preuve de ses sentiments. Je ne vois donc plus dans tout le galimatias inutile d’Orosmane, dans tout ce fracas en pure perte, que l’embarras du poète, qui a besoin d’un meurtre, et ne sait comment l’amener. Cet embarras ne m’intéresse point du tout. Zaïre ne peut réussir qu’autant qu’elle est parfaitement jouée ; une forte illusion est nécessaire pour couvrir les vices du plan et du caractère ; et le premier jour, cette fameuse Zaïre fut assez mal accueillie, parce qu’elle fut très mal représentée.
« Je suis bien fâché, écrit l’auteur, que vous n’ayez vu que la première représentation de Zaïre : les acteurs jouaient mal ; le parterre était tumultueux… J’ai bien peur de devoir aux grands yeux noirs de mademoiselle Gaussin, au jeu des acteurs, à ce mélange nouveau des plumes et des turbans, ce qu’un autre croirait devoir à son mérite. »Et dans une autre lettre :
« Jamais pièce, dit-il, ne fut si bien jouée que Zaïre à la quatrième représentation. Je parus dans une loge, et tout le parterre me battit des mains ; je rougissais, je me cachais. »
« Cette tragédie fut applaudie par le parterre, et beaucoup plus que Zaïre ; mais elle n’est pas d’un genre à se soutenir comme Zaïre sur le théâtre ; elle est beaucoup plus fortement écrite, et une seule scène entre César et Catilina était plus difficile à faire que la plupart des pièces où l’amour domine ; mais le cœur ramène à ces pièces, et l’admiration pour les anciens Romains s’épuise bientôt. Personne ne conspire aujourd’hui, et tout le monde aime. »La dernière phrase est jolie ; l’antithèse entre aimer et conspirer, entre tout le monde et personne, est faite pour flatter dans tous les temps le goût des lecteurs frivoles : par malheur cela est aussi faux que joli, et il n’y a presque pas un mot qui soit juste et raisonnable dans tout ce passage. Ce qui dégoûte aujourd’hui beaucoup des ouvrages de Voltaire, c’est qu’à l’exception de cette espèce de philosophie qui proscrit les prêtres, on n’y trouve rien, absolument rien que des idées superficielles, du clinquant, des bluettes et des bouffonneries satiriques. Si Rome sauvée fut applaudie par le parterre beaucoup plus que Zaïre, cela prouve que les applaudissements ne prouvent rien. Rome sauvée n’est pas plus fortement écrite, mais plus sèchement, plus froidement, avec moins de naturel et de grâce que Zaïre ; aucune de ces deux tragédies n’est fortement écrite. Cette scène entre César et Catilina, que l’on prétend avoir été si difficile à faire, ne vaut pas la peine qu’elle a coûtée ; c’est une scène de rhéteur, dans laquelle Catilina et César parlent comme ils n’ont jamais parlé, et ne disent pas ce qu’ils doivent dire : leur entrevue même, dans le moment où on la suppose, est une invraisemblance.
Le cœur ramène aux pièces où l’amour domine, tandis que l’admiration pour les anciens Romains s’épuise bientôt.Quelle erreur ! Voltaire, en écrivant cela, comptait sur le succès de sa conspiration contre Corneille. Cette admiration pour les anciens Romains ne s’épuisera jamais ; elle a sa source dans le cœur, et dans les sentiments les plus honnêtes du cœur. Peut-on
opposer le cœur à l’admiration pour les anciens Romains? Oh ! la misérable antithèse ! Qu’elle est indigne d’un écrivain tel que Voltaire ! Eh ! n’est-ce pas le cœur qui admire le vieil Horace, Cornélie, Auguste ? N’aurions-nous donc de cœur que pour admirer les fades romans et de folles tendresses ? Qu’Orosmane et Zaïre sont petits et mesquins devant ces grands personnages, l’éternel honneur de l’humanité ! Nous voici à la jolie phrase,
personne ne conspire aujourd’hui, et tout le monde aime. Par malheur elle ne signifie rien du tout ; c’est dommage, en vérité. Dans le temps où Voltaire composait cette préface, en 1752, tout le monde conspirait déjà contre les anciennes institutions, et Voltaire était à la tête des conspirateurs. La conspiration s’est tramée pendant plus de trente ans. Il ne fallait pas moins que dénaturer et corrompre les mœurs et les esprits de toute l’Europe. Il fallait du temps pour cela ; mais enfin la bombe a crevé, et chacun en a ressenti les éclaboussures. Près d’un siècle avant Voltaire, le bon La Fontaine avait déjà dit :
Personne n’aimait du temps de Voltaire ; tout le monde raisonnait et déraisonnait ; l’esprit philosophique s’allie mal avec l’amour ; il s’accommode mieux des jouissances physiques.
22 ventôse an XII []
s’il ne doit pas commencer par faire retirer cet audacieux, à plus forte raison s’il doit supporter les injures atroces dont Zamore l’accable pendant une demi-heure ? Le respect que Gusman doit à son père lui ordonne-t-il de se laisser outrager si longtemps devant sa femme par l’amant de sa femme ? Le caractère de Gusman ne se dément-il pas par cette lâche patience ? Cet Espagnol, d’ailleurs, n’est-il pas avili par les reproches honteux que lui fait Zamore ? Si ces reproches sont vrais, ils rendent impossible le pardon généreux qui fait le dénouement : un brigand assez lâche pour faire appliquer un brave guerrier à la torture, afin de le forcer à découvrir son or, est totalement incapable d’un sentiment noble et d’une conduite héroïque. De toutes les tragédies de Voltaire, je n’en connais point dont la contexture soit plus malheureuse et choque plus ouvertement la raison ; mais le brillant des situations, la beauté des vers, la force et l’impétuosité des passions entraînent tous les spectateurs et ne leur laissent pas le temps de réfléchir. Cependant, d’après les principes de Voltaire lui-même, un ouvrage dont les beautés n’ont pas un fondement solide ne peut être placé au premier rang : je ne fais qu’appliquer à Voltaire les réflexions qu’il a faites sur Corneille, et son Commentaire pourrait être intitulé Voltaire jugé par lui-même.
3 germinal an XII []
Cela n’est ni consolant ni flatteur pour des hommes dont il a d’abord vanté la valeur peu commune. Que vient-il donc faire ce forcené avec une douzaine de misérables, contre une nation victorieuse, puisque six cents hommes de cette nation ont suffi pour détruire en un instant tout son empire ? Il demande aux braves qui l’accompagnent :
La mort est très aisée à obtenir ; quant à la vengeance, il y a peu d’apparence. Il répète encore la même question :
Il trouve le vainqueur assez tôt pour se faire mettre en prison ; ce qui l’empêche de satisfaire les deux vertus de son cœur, la vengeance et l’amour. Tout ce discours n’est que du galimatias ; les vrais sauvages sont plus éloquents, plus nerveux, plus précis : et voilà ce qu’on voudrait nous faire admirer !
13 vendémiaire an IX []
Es-tu content, Coucy ?Il semble en effet que Vendôme ne fait pas une grande prouesse, lorsqu’il veut bien se résoudre enfin à ne pas arracher à son frère sa femme ; il n’y a pas là de quoi tant s’applaudir, dans un moment surtout où il devrait être bien humilié, et la question est véritablement ridicule.
20 thermidor an X []
enterrement d’Adélaïde; il en a raconté les principales cérémonies avec une gaîté très philosophique, quoiqu’un peu forcée. Voltaire était homme d’esprit ; il était même calculateur autant que poète ; il savait très bien quelle proportion il y a entre un sifflet et cinq cents sifflets. Quand un gouvernement marche vers la décadence, il fait bien des progrès en trente ans : le public qui avait sifflé Adélaïde du Guesclin en 1734, n’était plus le même que celui qui l’accueillit avec transport en 1765 : c’était une génération nouvelle, qui ne ressemblait en rien à la génération précédente. Voltaire, qui avait alors soixante-onze ans, se sentit rajeunir en apprenant la résurrection miraculeuse de son Adélaïde ; il se mit à faire des contes pour rire aux dépens des honnêtes gens qui trente ans auparavant avaient sifflé sa tragédie ; il les compara aux
sérénissimes sénateursde Venise, qui jugeaient dans la même cause, tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, et
toujours à merveille. Il joignit à cette facétie l’aventure du musicien Mouret, qui avait fait une très belle marche pour un régiment suédois. Ceux qui étaient chargés de l’examiner et de la payer la trouvèrent fort mauvaise, et, quelque temps après, entendant cette même marche dans un opéra où Mouret l’avait placée, ils en furent transportés ; et Mouret leur dit :
C’est la même.Ces deux petites anecdotes sont assez jolies, mais ne font rien à l’affaire : les sénateurs vénitiens et les examinateurs de la marche de Mouret étaient les mêmes personnes qui, sur la même chose, portaient un jugement différent ; mais ceux qui ont applaudi Adélaïde étaient les petits-enfants de ceux qui l’avaient sifflée, et n’avaient pas autant de bon sens que leurs grands-pères. Ce qui le prouve, c’est que leurs papas avaient sifflé ce qui méritait de l’être : la rage et l’infamie de Vendôme, le coup de canon, charlatanisme théâtral qui depuis a fait la fortune d’un drame de Sedaine ; la mauvaise gasconnade :
Es-tu content, Coucy ?comme si c’était en effet une grande prouesse de ne pas tuer son frère et de ne pas lui ravir sa femme ; il n’y a pas de quoi s’applaudir beaucoup. Trente ans après, l’esprit philosophique ayant affaibli le sentiment et le goût, ces grossières inconvenances parurent des beautés du premier ordre : ce qu’on avait sifflé fut précisément ce qu’on applaudit le plus. Puisque des tragédies de Voltaire, qu’on avait d’abord trouvées mauvaises, ont réussi trente ans après, il pourrait arriver, par la même raison, que les productions de cet auteur, qui ont excité jadis le plus d’enthousiasme, fussent aujourd’hui regardées avec beaucoup de froideur et d’indifférence. Il n’y a que les véritables chefs-d’œuvre fondés sur la raison et la nature, qui franchissent les siècles et restent supérieurs aux révolutions : les pièces de circonstance, les ouvrages de parti s’évanouissent avec les passions et les préjugés qui leur ont donné la vogue. Voltaire avait plus de motifs que personne pour ne pas trop appuyer sur l’incertitude des jugements du public, un écrivain aussi heureux que lui, comblé de tant d’honneurs, a plus à perdre qu’à gagner à cette doctrine.
« Vous savez, dit très bien Voltaire, ce que j’entends par le public ; ce n’est pas l’univers, comme nous autres barbouilleurs de papier l’avons dit quelquefois. Le public, en fait de livres, est composé de quarante ou cinquante personnes, si le livre est sérieux ; de quatre ou cinq cents, lorsqu’il est plaisant ; et d’environ onze ou douze cents, s’il s’agit d’une pièce de théâtre. »Voltaire est ici vraiment philosophe ; il apprécie les choses ce qu’elles valent, il les nomme par leur nom propre : il aurait pu ajouter que, sur les onze ou douze cents personnes qui composent le public du théâtre, il n’y en a pas cent dont l’esprit et le goût soient cultivés par de bonnes études, et qui aient ce qu’on appelle de la littérature.
Après cet éclair de raison, Voltaire, aveuglé par l’amour-propre, retombe aussitôt dans les sophismes : de cette incertitude dans l’opinion publique il conclut que les journaux ne doivent pas juger les pièces,
parce qu’ils ne savent pas si le public à la longue jugera comme eux. Voltaire suppose que le dernier jugement du public est toujours le meilleur ; ce qui est évidemment faux : la manière dont il accueille aujourd’hui plusieurs chefs-d’œuvre comiques du siècle de Louis XIV, est la preuve du contraire : on reconnaît ici l’intérêt personnel d’un homme qui écrivait pour les ignorants, qui tendait des pièges à la multitude, et par conséquent devait avoir beaucoup d’humeur contre les journalistes qui éclairaient le public. À quel point un auteur se fait illusion à lui-même ! Comme il s’aveugle sur ses défauts !
« On s’est écrié contre le duc de Vendôme, dit l’auteur d’Adélaïde. La voix publique m’a accusé d’abord d’avoir mis sur le théâtre un prince du sang pour en faire de gaîté de cœur, un assassin. Le parterre est revenu tout d’un coup de cette idée ; mais nosseigneurs les courtisans, qui sont trop grands seigneurs pour se dédire si vite, persistent encore dans leur reproche. »Cet impertinent sarcasme contre nosseigneurs les courtisans prouve qu’ils avaient du moins beaucoup de grandeur d’âme et de générosité : car, au lieu de combler d’éloges et d’égards un faquin de poète qui s’oubliait à ce point-là, ils auraient pu le remettre à sa place et le faire rentrer en lui-même : dans ce temps-là le public et les courtisans avaient également raison d’être choqués qu’un auteur dramatique présentât sur la scène comme un vil assassin, comme le meurtrier de son frère, un prince supposé du sang de France : un écrivain ne doit jamais rien exposer au théâtre qui tende à l’avilissement de la nation dont il fait partie, et du gouvernement établi sous lequel il vit. C’est une maxime qui s’accorde très bien avec les grands principes de la liberté et de l’égalité, et surtout avec la tranquillité publique : il y a certaines bienséances sociales qu’on ne peut violer sans une indécence coupable : une tragédie est si peu de chose en comparaison du respect qui doit toujours environner les dépositaires de l’autorité, et tout ce qui les touche de près ! Si nosseigneurs les courtisans ont plus insisté sur ce reproche que le parterre, ce n’est pas parce qu’ils étaient plus grands seigneurs, c’est qu’ils avaient un tact plus délicat et plus sûr de cette espèce de convenance.
« Pour moi, ajoute Voltaire, s’il m’est permis de me mettre au nombre de mes critiques, je ne crois pas que l’on soit moins intéressé à une tragédie, parce qu’un prince de la nation se laisse emporter à l’excès d’une passion effrénée. »Que devient donc l’esprit de Voltaire quand son orgueil est en jeu ? Il est bien question ici d’intérêt ! il s’agit de bienséance : qui doute que le peuple, toujours trop disposé à la licence, ne s’intéressât beaucoup à tout spectacle piquant par quelque hardiesse contre les grands ou le gouvernement ? Il semble qu’il n’y ait rien dans un état au-dessus de l’intérêt d’une tragédie, et pourvu que la pièce plaise, que personne ne peut y trouver à redire : quel pitoyable raisonnement de poète égoïste ! Cependant Vendôme, tout prince qu’il est, n’intéresse pas, non parce qu’il est prince, mais parce que c’est un bas et vil scélérat, indigne du titre de chevalier ; parce que c’est un lâche brigand, qui, au lieu de disputer sa maîtresse par la voie des armes, veut se l’assurer par le plus infâme assassinat ; par un assassinat médité, puisque le monstre persiste dans sa résolution pendant plus de trois heures, puisque après avoir eu le temps de réfléchir dans l’intervalle d’un acte à l’autre, il envoie par précaution un second assassin pour tuer son frère, ne se fiant pas assez au premier. Fayel, dans Gabrielle de Vergy, n’assassine pas l’amant de sa femme, qui est en son pouvoir ; il lui offre le combat : il n’y a que l’illustre Vendôme, ce généreux prince français, ce magnanime chevalier, qui, tenant son frère prisonnier de guerre, le fait enfermer dans une tour pour l’y égorger à son aise, et lui ravir sa femme. Il était réservé à Voltaire de peindre une horreur et une bassesse de cette nature, et à ses disciples d’admirer une action aussi honteuse, une aussi abominable lâcheté : la passion peut excuser tout au théâtre, excepté la bassesse. Il y a d’autres raisons du peu d’intérêt que Vendôme inspire ; Voltaire ne les dissimule pas, et la plus forte de toutes, il n’a pas même l’air de la soupçonner :
« Mais ce Vendôme, dit-il, n’intéresse peut-être pas assez, parce qu’il n’est point aimé, et parce qu’on ne pardonne point à un héros français d’être furieux contre une honnête femme qui lui dit de si bonnes raisons. Coucy vient encore prouver à notre homme qu’il est un pauvre homme d’être si amoureux ; tout cela fait qu’on ne prend pas un intérêt bien tendre au succès de cet amour. »Voltaire devrait bien nous expliquer comment ce Vendôme et son amour, qui n’intéressaient point en 1734, sont devenus intéressants en 1765 ; comment un si pauvre prince, un homme si vil et si bas, a pu devenir un héros tragique : c’est peut-être, comme le dit Voltaire, parce que
le sieur Dufresne avait joué le rôle indignement. Le sieur Dufresne avait cependant joué admirablement Orosmane ; cela aurait dû lui apprendre comment on jouait les fous et les enragés. Quoi qu’il en soit, Le Kain joua depuis Vendôme de manière à couvrir les défauts du personnage.
9 germinal an IX []
Cette suite de cent siècles n’est pas trop avérée ; mais Idamé, en bonne citoyenne, doit le croire pour l’honneur de son pays. Voltaire, qui n’était pas Chinois, avait l’air de le croire aussi ; il aimait mieux ajouter foi aux fables des mandarins qu’au récit de Moïse. Il me semble que, croyance pour croyance, je préférerais celle de mon pays ; je ne vois rien de philosophique à s’engouer des contes que débite sur son origine un peuple ignorant situé à deux mille lieues de nous. La prédilection de Voltaire pour les Chinois était fondée sur de puissants motifs ; la bonne compagnie de la Chine n’a point de religion, et abandonne à la populace le culte de Fo et les bonzes : quelle recommandation aux yeux d’un philosophe ! Les courtisans et les lettrés adorent, dit-on, le ciel ; ils pourraient dans un besoin passer pour athées ; mais Voltaire les justifie, et prétend que le Tien désigne l’Être suprême. Je le veux bien, je n’ai aucun intérêt à calomnier les Chinois ; cette croyance oisive et facile de l’Être suprême est un hommage que la philosophie, quelquefois même la scélératesse, rend volontiers à l’auteur des choses, à condition cependant qu’il ne se mêlera pas trop des affaires de ce monde ; c’est moins son existence que sa justice qui embarrasse ces grands génies vainqueurs de la superstition et des préjugés. Cette irréligion des gens comme il faut, à la Chine, a été pour tout le pays une source de gloire ; tous les aspirants au titre d’esprit fort se sont battu les flancs pour faire aux Chinois une réputation digne de leurs principes ; ils ont exalté avec une sorte de fanatisme leur morale, leurs lois, leur police, leurs arts, tout, jusqu’à leur probité, la plus équivoque de leurs vertus ; car des voyageurs dignes de foi assurent que c’est le peuple le plus fripon de la terre. Montesquieu, le plus franc et le plus loyal des philosophes, a rompu le charme en disant que la Chine se gouvernait avec le bâton. Lorsqu’au théâtre on se rappelle cet adage de Montesquieu, on ne goûte pas beaucoup ces prodiges d’héroïsme que Voltaire attribue à des Chinois ; un peuple gouverné par le bâton ne doit pas être fécond en héros : Zamti est si sublime, qu’auprès de lui Brutus n’est qu’un citoyen vulgaire ; Brutus condamne à la mort ses fils coupables pour obéir aux lois ; Zamti sans nécessité viole la loi de la nature, et veut assassiner son fils innocent. Que ce farouche mandarin s’expose lui-même au supplice pour sauver le fils de son empereur, qu’il soit prêt à répandre tout son sang plutôt que de découvrir l’asile sacré qui recèle ce dépôt précieux, je reconnais là l’héroïsme de la fidélité et du devoir ; mais qu’il donne son propre fils à égorger à la place de celui de l’empereur, c’est une atrocité fanatique, c’est un horrible outrage fait à la première et à la plus sainte de toutes les lois : cela peut être vrai, cela n’est pas vraisemblable. La Harpe décide que la cause de Zamti est plus favorable que celle d’Agamemnon, que le sacrifice de Zamti est pur, celui d’Agamemnon inspiré par l’orgueil. Il n’y a que l’aveugle tendresse de La Harpe pour Voltaire qui puisse excuser une décision aussi peu digne d’un si fameux littérateur : la religion demande le sacrifice d’Iphigénie, le grand-prêtre l’ordonne, une armée entière l’exige ; Agamemnon a fait tout ce qui était en son pouvoir pour éluder cette loi cruelle ; mais rien ne force Zamti à égorger son fils, et son sacrifice est abominable, précisément parce qu’il est volontaire et libre. Le même critique compare la situation d’Idamé à celle de Clytemnestre ; mais il n’observe pas qu’Idamé se trouve dans la malheureuse nécessité d’accuser Zamti, ce qui met une grande différence entre sa position et celle de Clytemnestre. Il est toujours choquant et désagréable au théâtre qu’une mère, pour sauver son fils, soit obligée d’exposer les jours de son mari. Une autre disparité bien frappante, c’est que Clytemnestre n’est que mère ; elle n’est ni si savante ni si philosophe que la femme du mandarin Zamti ; elle ne disserte pas aussi doctement sur l’égalité, sur les lois divines et humaines ; elle n’est pas en état, comme Idamé, de soutenir thèse contre un lettré chinois. La Harpe prétend que ces sentences philosophiques sont des vers de sentiment ; on reconnaît, il est vrai, dans les vers suivants le langage passionné d’une mère :
Mais elle devait, s’en tenir là ; ce n’est plus Idamé, c’est Voltaire qui parle, lorsqu’elle ajoute :
Non seulement ces vers sont déplacés dans la bouche d’Idamé, mais la construction n’en est pas nette, mais ils sont faux ; car de l’égalité naturelle entre les hommes il ne s’ensuit pas que chacun ne soit chargé que de sa douleur, et soit étranger à la peine d’autrui ; ces vers ne sont que du galimatias, et n’en excitent pas moins l’admiration de La Harpe. On peut dire la même chose de ceux-ci qui, plus corrects, plus précis pour le style, n’en sont pas plus justes pour le sens, ni plus convenables au personnage :
Lorsque La Harpe avance que la tragédie n’a jamais été plus éloquente, que cette scène d’Idamé égale celle de Clytemnestre pour la beauté du style, lorsqu’il se rend l’apologiste de ce fatras philosophique, il n’augmente pas la gloire de Voltaire, mais il nuit beaucoup à la sienne. L’intérêt, déjà très faible par lui-même, s’anéantit totalement à la fin du troisième acte ; on ne craint plus, ni pour le fils de l’empereur, ni pour Zamti, ni pour Idamé ; ou, si l’on craint encore quelque chose, c’est que Gengiskan n’enlève à Zamti sa femme, espèce de crainte qui n’est pas fort tragique.
25 thermidor an XI []
Ah ! si je n’avais que quatre-vingts ans !On peut dire dans le même sens, et relativement à la très longue carrière que Voltaire a parcourue, qu’il n’avait que soixante ans, et que c’était encore un jeune homme quand il composa son Orphelin de la Chine : cependant tout est vieux dans cet ouvrage ; tout porte l’empreinte de la caducité, beaucoup plus que dans Tancrède, où l’on retrouve encore souvent des traits de jeunesse, quoiqu’il n’ait été fait que cinq ans après. Dans L’Orphelin l’emphase et la platitude se touchent : le pathétique est froid, presque ridicule ; partout on rencontre des réminiscences de vieillard, qui s’imagine être créateur, et oublie qu’il est plagiaire. L’Orphelin de la Chine est un enfant de douleur : le père infortuné y travaillait avec un rhumatisme goutteux : l’esprit n’était pas plus sain que le corps ; après avoir mis sa production en cinq actes, il la trouva si faible qu’il la réduisit à trois, et il disait plaisamment que trois actes étaient encore beaucoup à son âge. L’inquiétude le prit ensuite sur le sort de cette nouveauté tragique, qui n’avait pas les dimensions prescrites par l’usage : autre sujet de chagrin ; Crébillon était sur le point de donner son Triumvirat ; l’auteur était protégé par madame de Pompadour ; il inspirait un grand intérêt : Voltaire craignait qu’on ne l’accusât de vouloir braver Crébillon, et, avec ses trois bataillons chinois, détruire cinq grands corps d’année romaine. Mais la plus vive et la plus terrible de ses alarmes était l’opposition qui se trouvait entre l’héroïne de sa tragédie et la maîtresse de Louis XV. La Chinoise Idamé, adorée de Gengiskan, avait préféré la mort à l’infidélité, et son mari à l’éclat du trône. Madame de Pompadour, en sa qualité de Française, n’avait point ambitionné le titre de martyre de la foi conjugale ; elle avait mieux aimé être la favorite d’un roi que la femme d’un financier. Combien d’allusions perfides et funestes ne présentait pas un pareil sujet de tragédie !
« C’est bien assez que mes trois magots vous aient plu, écrivait Voltaire à madame de Fontaine ; mais ils pourraient déplaire à d’autres personnes ; et, quoique ni vous ni elles ne soyez pas absolument disposées à vous tuer avec vos maris, cependant il se pourrait trouver des gens qui feraient croire que, toutes les fois qu’on ne se tue pas en pareil cas, on a grand tort ; et on irait s’imaginer que les dames qui se tuent à six mille lieues d’ici, font la satire de celles qui vivent à Paris. »Voltaire se croyait déjà perdu à la cour, et il voyait Crébillon prêt à profiter de sa disgrâce. On pourrait appliquer aux poètes ce que Platon dit des tyrans :
« Si l’on découvrait les tourments intérieurs, les angoisses secrètes qui les déchirent, on ne leur envierait point une vaine fumée qu’ils achètent au prix de leur repos. »Pour comble de malheur, Voltaire n’était pas content de ses magots chinois et de son brigand tartare ; il trouvait tout cela froid et languissant : il ne pouvait se dissimuler le double intérêt qui porte au commencement de la pièce sur l’orphelin, et ensuite sur l’amour de Gengiskan ; l’héroïsme de l’amour maternel et celui de l’amour conjugal réunis dans Idamé ; l’héroïsme patriotique de Zamti : l’héroïsme moral de Gengiskan ; tous ces prodiges de vertu accablent le spectateur sous le poids de l’admiration ; à force d’admirer, on finit par bâiller.
« Eh bien, me voilà Chinois (écrivait-il à M. d’Argental) ! puisque vous l’avez voulu ; mais je ne suis ni mandarin ni jésuite, et je peux bien être ridicule… Je vous envoie des Tartares et des Chinois dont je ne suis pas content ; il me paraît que c’est un ouvrage plus singulier qu’intéressant… Dès qu’un homme comme notre conquérant tartare a dit : J’aime, il n’y a plus pour lui de nuances ; il y en a encore moins pour Idamé, qui ne doit pas combattre un moment ; et la situation d’un homme à qui l’on veut ôter sa femme a quelque chose de si avilissant pour lui, qu’il ne faut pas qu’il paraisse ; sa vue ne peut faire qu’un mauvais effet. »Voltaire devait ajouter qu’un fameux conquérant, qui, le jour même de son entrée triomphante dans la capitale du pays ennemi, n’est occupé que du soin d’enlever une femme à son mari, est ce qu’il y a de plus plat et de plus petit au théâtre,
« Amusez-vous, mon cher ange (dit-il dans une autre lettre), de mes Tartares et de mes Chinois, qui du moins ont le mérite d’avoir l’air étranger. Ils n’ont que ce mérite-là : ils ne sont point faits pour le théâtre ; ils ne causent pas assez d’émotion. Il y a de l’amour ; et cet amour, ne déchirant pas le cœur, le laisse languir : une action vertueuse peut être approuvée sans faire un grand effet. »Il dit ailleurs que Gengis est Arlequin poli par l’amour : pas trop poli, assurément ; car cet Arlequin tartare est assez brutal pour réduire une femme au point de vouloir se tuer pour se délivrer de ses importunités. Enfin, il avoue naïvement que la tragédie de L’Orphelin n’a pas
la sève et le montant d’Alzire: on y trouve cependant un bouquet de philosophie dont le parfum est assez fort. Il finit ses doléances par ce trait qui n’est qu’une mauvaise antithèse sans justesse :
Mes Tartares tuent tout, et j’ai peur qu’ils ne fassent pleurer personne.Les Chinois tués par les Tartares n’étant pas des personnages de la pièce, ces meurtres-là sont comme non avenus : les Tartares ne tuent véritablement personne dans la tragédie ; mais ils n’en font pas pleurer davantage. Il paraît qu’en dépit de toutes ses réflexions sur la nécessité de traiter en trois actes un pareil sujet, Voltaire fut à la fin obligé d’en faire cinq, et, par conséquent, de s’exposer à tous les inconvénients qu’il avait prévus, surtout à la langueur mortelle des lieux communs et des amplifications d’écolier.
28 thermidor an XI []
Lanoue, dit-il, a assez l’air d’un lettré chinois, ou plutôt d’un magot ; c’est bien dommage qu’il ne soit pas cocu.La plaisanterie est ici poussée jusqu’à l’indécence la plus grossière : Voltaire, reprochant à Lanoue d’avoir l’air d’un magot, imite ces gens qui donnent leurs épithètes aux autres ; il devait craindre la réplique ; car on sait que l’illustre père des magots chinois ne ressemblait pas mal à ses enfants, et Lanoue devait être tout fier d’avoir au moins ce trait de conformité avec Voltaire. Quant au regret que le poète fait paraître que Lanoue ne soit pas cocu, il me semble qu’il n’était pas nécessaire de l’être pour représenter au naturel Zamti, qui possède la plus fidèle des femmes. Je ne sais si Voltaire lui-même est toujours un bon juge des acteurs ; sa sévérité du moins est excessive quand il s’agit de ses propres ouvrages ; il trouvait quelquefois que le fameux Dufresne jouait indignement. Lanoue était glacé, et ne se faisait pas entendre ; Sarrasin était ignoble et trivial ; Le Kain lui-même, Le Kain, son protégé, sa créature, lui paraissait de temps en temps lourd et froid. Voici le jugement qu’il porta de cet acteur célèbre après lui avoir vu jouer, aux Délices, le rôle de Gengiskan :
« Le Kain, dit-il, réussira beaucoup dans le rôle de Gengis aux derniers actes, mais je doute que les premiers lui fassent honneur : ce qui n’est que noble et fier, ce qui ne demande qu’une voix sonore et assurée, périt absolument dans sa bouche. Ses organes ne se déploient que dans la passion ; il doit avoir fort mal joué Catilina : quand il s’agira de Gengis, je me flatte que vous voudrez bien le faire souvenir que le premier mérite d’un acteur est de se faire entendre. »C’est en effet le fondement de tout l’art théâtral, comme savoir lire et écrire est le fondement de la littérature. Mais c’est en vain que j’ai souvent inculqué cette maxime ; c’est celle qu’on pratique le moins : les uns veulent briller par la volubilité, par la prestesse ; les autres, par la finesse ; plusieurs, par la douceur et la délicatesse du sentiment ; ils mettent de la recherche et de la prétention à ne pas se faire entendre ; et ce qu’il y a de bien malheureux, c’est qu’en effet on les applaudit souvent quand on ne les entend pas, et parce qu’on ne les entend pas. Si jamais le sifflet fut un avis utile et nécessaire, c’est lorsque l’acteur manque à la première loi de son art. Au reste, ce passage de Voltaire sur Le Kain est extrêmement curieux. Il est vrai que cet acteur, dans les commencements, était au-dessous de lui-même, quand la situation ne le faisait pas sortir hors de lui-même : il semblait né pour déchirer l’âme, plutôt que pour la toucher ; il ne se trouvait à son aise que dans le pathétique le plus violent et le plus outré : ce qui épuise, ce qui abat les autres acteurs, était pour lui un soulagement ; il avait besoin de ces grandes explosions pour chasser au-dehors l’ardeur qui le dévorait. Voltaire aurait dû remarquer que dans l’âge mûr, Le Kain était parvenu à réprimer cette fougue, à concentrer ses forces, et qu’il jouait admirablement des rôles fiers et nobles, tels que, Nicomède, Sertorius, Néron, etc., où il n’y a point de passion. Il était encore fort jeune quand il joua Gengis, et n’avait pas atteint la perfection qui, depuis, en a fait le modèle des acteurs tragiques.
22 fructidor an XI []
« Votre Childebrand (car je ne puis me résoudre à lui donner un autre nom) a demandé à Le Kain (le fait n’est que trop vrai, et M. d’Argental pourra vous l’assurer, si vous en doutez) une liste de douze tragédies, pour être jouées aux fêtes de la cour et à Fontainebleau. Le Kain a porté cette liste, dans laquelle il avait mis, comme de raison, quatre ou cinq de vos pièces, entre autres, Rome sauvée et Oreste. Childebrand les a effacées toutes, à l’exception de L’Orphelin de la Chine, qu’il a eu la bonté de conserver. Mais devinez ce qu’il a mis à la place de Rome sauvée et d’Oreste : le Catilina et l’Électre de Crébillon. Je vous laisse, mon cher maître, faire vos réflexions sur ce sujet, et je vous invite à dédier à cet amateur des lettres votre première tragédie. »Voilà une dénonciation en bonne forme d’un crime de lèse-majesté poétique et philosophique, envers le sultan de la littérature à cette époque, lequel avait d’Alembert pour grand vizir. Tout le monde ne devine pas sans doute quel est ce malheureux Childebrand, coupable d’un si noir attentat : c’est le maréchal de Richelieu, que Voltaire avait choisi pour son héros. D’Alembert, très scandalisé d’un pareil choix, citait à cette occasion les vers de Boileau :
C’est en vain que Voltaire lui représentait que ce Childebrand avait été Adonis, qu’il avait été Mars : d’Alembert ressemblait aux femmes qui ne tiennent point compte aux hommes de ce qu’ils ont été : ce Mars, cet Adonis n’était plus pour le secrétaire perpétuel de l’Académie-Française qu’un
vieux freluquet, une
vieille poupée, un
Alcibiade Childebrand, un
marmitonqui trouve mauvais que
Raton tire les marrons du feu. Cette dernière allégorie, de marmiton, de Raton qui tire les marrons du feu, est un peu obscure pour le vulgaire profane : ces messieurs les philosophes avaient entre eux un argot comme la troupe de Cartouche. Les facéties que Voltaire publiait contre la religion étaient les marrons que Raton tirait du feu au risque de se griller les pattes, et les marmitons étaient ceux qui ne trouvaient point plaisant qu’on dérangeât leur feu pour tirer les marrons. Le maréchal de Richelieu s’amusait de l’esprit de Voltaire, mais sa philosophie lui paraissait dangereuse : un grand seigneur juge des choses de ce monde autrement qu’un poète. Richelieu, malgré sa légèreté apparente, sentait qu’il ne fallait pas sacrifier la monarchie et la nation à des turlupinades, à des bouffonneries d’arlequin ; il regardait ces farces impies en homme d’état, en politique ; d’Alembert et Voltaire, ou, si l’on veut, Bertrand et Raton, ne songeaient qu’à profiter des marrons pour leur gloire et pour leur fortune, sans s’embarrasser de ce que deviendrait la France après eux : ils poursuivaient en riant une entreprise dont la fin leur eût peut-être coûté bien des larmes s’ils avaient assez vécu pour en être les témoins. Un autre motif de la haine de d’Alembert contre Richelieu, c’était l’irrévérence de ce courtisan à l’égard de mademoiselle Clairon, douairière de la philosophie, trompette de la renommée de Voltaire, et qui, à ce titre, prétendait bien, malgré sa profession de comédienne, être la plus haute et la plus puissante dame qu’il y eût à Paris. Richelieu, en l’envoyant au For-l’Évêque, avait rabattu ses prétentions ; il ne croyait pas probablement que les comédiens fussent les officiers de la morale et les organes de l’instruction publique : peut-être même avait-il le malheur de croire que les comédiennes, quand elles étaient jolies, étaient propres à des fonctions beaucoup moins nobles et moins sérieuses. Quoi qu’il en soit, Richelieu était un hérétique en philosophie, qui n’avait pas plus d’estime pour la comédie et les comédiens que les huguenots n’en ont pour les papistes ; il n’avait qu’une foi très chancelante pour le progrès des lumières et tous les prétendus miracles de la secte ; les philosophes, s’ils eussent été les maîtres, auraient fait de cet incrédule le héros d’un bel auto-da-fé : malheureusement ils en étaient réduits à des malédictions secrètes. D’Alembert se consolait de son impuissance par des injures diaboliques qu’il écrivait à ses amis contre le vainqueur de Mahon. Ce triste géomètre, longtemps le Trissotin de l’Académie, était bien le plus haineux et le plus vindicatif des hommes : il était aussi supérieur à Voltaire en intrigue et en méchanceté qu’il lui était inférieur en talent ; c’est le virus même du fanatisme qui coule de sa plume dans ces lignes atroces :
« Bertrand plaint très sincèrement Raton de se croire obligé de se taire au sujet de Rossinante-Childebrand. Pour Bertrand, qui n’a jamais vu Childebrand-Adonis, qui ne l’a jamais cru Mars, mais tout au plus Mercure, il ne peut que se réjouir, avec tous les honnêtes Bertrands, de voir Childebrand dans l’opprobre qu’il mérite. »L’honnête Bertrand écrivait cela dans les premières années du règne de Louis XVI, qui commençait dès lors à écarter de lui ses amis, pour se livrer entre les mains des sophistes et des traîtres. Voltaire pouvait avoir quelques sujets de plaintes contre le maréchal : il en avait un, entre autres, auquel il n’était pas indifférent ; Richelieu lui devait de l’argent, et le payait comme un grand seigneur de ce temps-là payait ses dettes. Voltaire disait lui-même de son héros :
Il a passé sa vie à me faire des plaisirs et des niches, à me caresser d’une main et à me dévisager de l’autre ; c’est sa façon avec les deux sexes.Cependant ni les torts du maréchal, ni les instigations et la rage de d’Alembert, n’ont jamais pu détruire dans le cœur de Voltaire un attachement de cinquante ans ; il a respecté constamment cette vieille amitié, et c’est peut-être l’un des traits les plus estimables de son caractère. L’Orphelin de la Chine est dédié au maréchal de Richelieu : le début de l’épître dédicatoire est aimable et gracieux : voici un endroit qui me paraît touchant ; le fond de l’idée est emprunté d’Horace et de Boileau, mais le tour appartient à Voltaire.
« On dira peut-être qu’au pied des Alpes, et vis-à-vis des neiges éternelles où je me suis retiré, et où je devais n’être que philosophe, j’ai succombé à la vanité d’imprimer ; que ce qu’il y a eu de plus brillant sur les bords de la Seine ne m’a jamais oublié. Ceci pendant je n’ai consulté que mon cœur ; il me conduit seul, il a toujours inspiré mes actions et mes paroles : il se trompe quelquefois, vous le savez ; mais ce n’est pas après des épreuves si longues. Permettez donc que, si cette faible tragédie peut durer quelque temps après moi, on sache que l’auteur ne vous a pas été indifférent ; permettez qu’on apprenne que, si votre oncle fonda les beaux-arts en France, vous les avez soutenus dans leur décadence. »Le style de ce morceau est négligé, même un peu lourd ; il n’en a qu’un plus grand air de vérité : ce n’est pas là le brillant, la légèreté ordinaire de l’auteur ; c’est quelque chose de mieux, c’est de la douceur et du sentiment. Il retombe ensuite dans ses préjugés et son charlatanisme ; ce n’est plus l’ami de Richelieu qui parle, c’est l’orfèvre, M. Josse ; c’est un poète tragique qui trouve qu’il n’y a rien au monde d’aussi important que des tragédies, qui soutient que le théâtre est
une école de morale où l’on enseigne la vertu en action et en dialogue. Cicéron ne pensait pas ainsi : il regardait au contraire les tragédies comme ce qu’il y a de plus propre à énerver les âmes : voyez ses Tusculanes ; il y parle en philosophe, et non pas en homme qui fait métier d’exciter les passions du peuple sur des tréteaux.
30 brumaire an XIII []
Cette tirade est brillante, mais dangereuse dans toute espèce de gouvernement et de société, et surtout dans un temps où ces actes de fureur et de folie se multiplient d’une manière effrayante. Le monde se dépeuplerait si un affront suffisait aux hommes pour sortir de la vie. Cette doctrine du suicide est fondée sur celle du néant après la mort ; ce vers l’indique assez :
Et qu’y a-t-il de plus propre à encourager tous les crimes, que cette idée du néant ? Indépendamment des funestes résultats d’une pareille doctrine, y a-t-il rien de plus opposé au caractère connu des Chinois que ce ton républicain que le poète leur prête ! Des Chinois nés sous un gouvernement despotique, élevés dans le plus profond respect pour les volontés d’un maître, accoutumés au dévouement le plus aveugle, à la résignation la plus absolue aux ordres de leur empereur, doivent-ils tenir ce langage insolent ? Convient-il surtout à une Chinoise, formée dès l’enfance à la soumission ? N’est-ce pas une faute essentielle contre les règles de l’art que de travestir ainsi les Chinois en Romains ? Cet étalage d’orgueil, d’indépendance et d’athéisme paraissait très imposant dans les jours qui ont précédé l’éruption de notre petite vérole philosophique et démocratique : on n’en voit aujourd’hui que l’extravagance et le danger. Virgile pensait bien plus sagement, lorsqu’il a placé dans les enfers ceux qui avaient attenté à leur vie ; Voltaire, qui a traduit ce passage de l’Énéide, aurait dû s’en souvenir : Là sont ces insensés qui, d’un bras téméraire, Ont cherché dans la mort un secours volontaire ; Qui n’ont pu supporter, faibles et furieux, Le fardeau de la vie imposé par les dieux.
4 frimaire an XIII []
C’est une de ses tragédies dont le style est le plus lâche, le plus diffus, le plus gonflé de fatras et d’épithètes oiseuses. Voici quelques exemples :
Qui l’inonde est un singulier pléonasme, lorsqu’on vient de dire que la ville nage dans le sang ; mais il fallait rimer à inonde. Les deux vers suivants sont du galimatias le plus bizarre :
On ne trouve pas souvent, dans les auteurs les plus décriés, des vers aussi grotesques. Qu’on examine un peu ces mauvaises lignes rimées, on sera étonné de la barbarie de ces cent voix qui apprennent en ces lieux, en sanglots superflus, à des sens éperdus. La plupart des vers de Corneille, que Voltaire a si cruellement parodiés dans son commentaire critique, sont admirables en comparaison de ceux-ci. En voici deux autres qui, sans être de la même force, méritent cependant d’être remarqués :
Des yeux mourants qui craignent de pleurer, sont extrêmement plaisants ; et tremblant de murmurer est aussi assez réjouissant, et donne surtout une haute idée du courage des Chinois.
Les ordres de la voix ; c’est la première fois qu’on s’était servi d’une pareille expression. Le même caractère de nouveauté et d’originalité se retrouve dans un front qui lève les yeux.
On sera peut-être bien aise de connaître le style de Gengiskan, de ce farouche conquérant qui fit trembler l’Asie. Écoutons-le raconter comment il devint amoureux de la Chinoise Idamé.
Voilà Gengiskan surpris par un poison qu’Idamé portait dans ses yeux. C’est vraiment là le jargon des romans de Scudéry et de La Calprenède, et non pas le langage d’un guerrier tartare.
Respiraient l’art : ces deux mots ne sont pas faits pour aller ensemble.
Quelle malheureuse fécondité de mots oiseux et parasites ! Charme suborneur, charme inconcevable et souverain du cœur. C’est bien là le style d’un écolier ; et Voltaire, lorsqu’il était vraiment écolier, écrivait beaucoup mieux.
Qu’est-ce que les objets de la carrière ? et les grands objets de la vaste carrière ajoutent à l’impropriété du tour la faiblesse des épithètes.
Cette interrogation et la manière brusque dont elle est amenée ont quelque chose de comique.
Il est toujours ridicule d’entendre un homme farouche parler en berger de L’Astrée, du trait injurieux dont il fut déchiré, et qui ne rentrera jamais dans son âme offensée ; mais il est contre toutes les convenances du style de faire succéder à de si brillantes métaphores des façons de parler communes et ordinaires, et de faire dire tout simplement à Gengis :
Voltaire s’est bien trompé, s’il a cru pouvoir prêter à un Scythe grossier et féroce, nourri sous les tentes au milieu des déserts, ces petites irrésolutions de l’amour, ces dépits, ces caprices d’un cœur qui se combat lui-même, toutes ces agréables contradictions, toutes ces extravagances du délire amoureux : c’est le comble du ridicule de travestir ce géant tartare en berger d’églogue ; c’est le dernier degré de l’impéritie de présenter le sauvage conquérant de la Chine, au moment où il entre dans la capitale de cet empire, comme un amant irrité des dédains d’une maîtresse rebelle, comme un sultan ennuyé sur le trône, qui a besoin de l’amour pour remplir le vide de son cœur. Ce n’est pas à l’instant même de la conquête, lorsque le conquérant est encore enivré de l’ardeur du pillage et du plaisir de la victoire, qu’on peut raisonnablement le supposer, comme Auguste, dégoûté de l’ambition et des grandeurs. Gengis a fort bien dit lui-même que
Voilà pourquoi on ne peut avoir que du mépris pour le sot amoureux d’une femme mariée et d’une mère de famille, lequel s’établit le rival d’un lettré chinois, recherche avec ardeur ses restes, et semble regarder comme le plus grand objet de sa vaste carrière l’honneur de forcer un mandarin à faire divorce avec sa femme, afin de pouvoir l’épouser lui-même. Je ne connais point de tragédie dont le héros soit plus fou, plus avili et plus niais. Si notre système de société et de galanterie a fourni quelquefois des beautés à nos auteurs tragiques, convenons qu’il leur a fourni encore un bien plus grand nombre de sottises et d’extravagances : il est vrai que le public ne réfléchit point au théâtre, et qu’il adopte les plus grandes absurdités, pourvu qu’elles soient revêtues de termes pompeux, de vers ronflants, et surtout accompagnées des cris et de la pantomime d’un acteur qui se bat les flancs. Il a fallu un Le Kain, avec la prodigieuse renommée de Voltaire, pour faire passer cet étrange personnage de Gengiskan. Le Kain rapporte lui-même, dans ses mémoires, que Voltaire, étant aux Délices, lui dit ces propres paroles, en lui confiant le rôle de Gengiskan :
« Mon ami, vous avez les inflexions de la voix naturellement douces ; gardez-vous bien d’en laisser échapper quelques-unes dans le rôle de Gengiskan ; il faut bien vous mettre dans la tête que j’ai voulu peindre un tigre qui, en caressant sa femelle, lui enfonce les griffes dans les reins. »Voltaire n’a pas fait ce qu’il voulait ; Gengiskan n’est point un tigre ; il n’enfonce point ses griffes dans les reins de sa femelle : c’est plutôt le lion de la fable, qui s’est laissé couper les griffes par une femme. Un tigre ne fait pas tant de façons pour dévorer sa proie. Gengiskan passe le temps à se fâcher, à s’apaiser ; il s’exprime tantôt en héros d’opéra, tantôt en despote fanfaron ; il parlemente avec le mari et la femme, et toute la fureur de ce tigre, prétendu se réduit à négocier un divorce : quand il s’aperçoit que sa femelle aime mieux se tuer que de tomber dans ses griffes, il y renonce, et surmonte sa passion avec une générosité que les tigres ne connurent jamais. Il paraît que Le Kain, d’après l’idée que Voltaire lui avait donnée de Gengiskan, le joua en tigre, et le joua tout de travers, ce qui n’empêcha pas qu’il n’eût beaucoup de succès ; car la multitude aime tout ce qui est outré, extravagant et gigantesque. Quelque temps après il se rendit à Ferney, et instruisit Voltaire de l’effet des premières représentations de L’Orphelin de la Chine. Le poète fut curieux de voir comment Le Kain jouait son rôle, et l’invita à le réciter devant toute la compagnie. Le Kain, empressé à lui plaire, commence à débiter, d’un ton d’énergumène, les vers de Gengiskan, s’efforçant de mettre dans sa déclamation toute l’énergie tartarienne, comme il le dit lui-même ; mais à peine Voltaire eut-il entendu quelques tirades, que l’indignation et la colère se peignirent dans ses traits ; plus l’acteur se démenait, plus l’auteur paraissait furieux ; enfin, n’y pouvant plus tenir :
Arrêtez ! s’écria Voltaire ; arrêtez !… le malheureux ! il me tue, il m’assassine !On fit de vains efforts pour le calmer : c’était dans ce moment un vrai tigre ; il sortit plein de rage, et courut s’enfermer dans son appartement. Qu’on juge de l’étonnement et de la consternation du pauvre Le Kain, accoutumé aux acclamations de la capitale ; il ne songea plus qu’à partir, et cependant poussa la politesse jusqu’à faire demander à Voltaire un moment d’entretien.
Qu’il vienne s’il veut, répondit l’implacable vieillard. Le Kain se présente en tremblant, témoigne ses regrets, et paraît désirer recevoir des conseils : ces derniers mots apaisent Voltaire, qui ne demandait pas mieux que d’en donner ; il prend son manuscrit, et récite le rôle de Gengiskan à Le Kain, pour lui donner une idée de la manière dont il devait être joué. Le comédien, transporté d’admiration, à ce qu’il dit, profita de cette leçon sublime ; et, de retour à Paris, il la mit en pratique la première fois qu’il joua Gengiskan. Un de ses camarades, qui remarqua ce changement dans son jeu, dit malignement :
On voit bien qu’il revient de Ferney.C’est Le Kain lui-même qui rend compte de cette anecdote dans une lettre à l’un de ses amis ; le fond en est par conséquent de la plus exacte vérité. Quant à l’idolâtrie voltairienne et aux louanges données à Voltaire comme comédien, on peut s’en méfier : tout le monde sait qu’il était bien meilleur comédien dans la société que sur le théâtre. Il est probable que Le Kain outra d’abord le rôle de Gengiskan, et que depuis il y mit plus de vérité et de profondeur. Il résulte de tout ce récit que le personnage est extrêmement difficile, parce qu’il est équivoque et faux, et parce que l’auteur lui-même savait mieux ce qu’il avait voulu faire que ce qu’il avait fait.
27 vendémiaire an X []
« Je le trouve horriblement beau ! »répondit le vieux philosophe. Voltaire, en effet, dans cette pièce, a passé le but.
Je ne sais, dit-il lui-même dans sa lettre au roi de Prusse, du 20 janvier 1742, si l’horreur a été plus loin, sur aucun théâtre… Votre Majesté est bien persuadée qu’il ne faut pas qu’une tragédie consiste uniquement dans une déclaration d’amour, une jalousie, un mariage.Est-ce qu’il n’y a point de milieu entre la fadeur et l’atrocité ? S’il n’y en avait point, il vaudrait beaucoup mieux être doucereux et faible qu’horrible et atroce. Du côté moral, le défaut du pathétique est moins dangereux que l’excès, parce qu’il n’émousse pas la sensibilité du peuple ; il ne dessèche pas les âmes ; et, même en littérature, des tragédies d’un effet médiocre laissent plus de ressource à l’art que des spectacles affreux dont l’humanité s’indigne. L’esprit, dont la nature est toujours de se porter en avant, peut donner à la scène la vigueur et l’énergie qui lui manquent ; mais après des poèmes monstrueux, qui font frémir la nature, que reste-t-il, sinon de s’enfoncer toujours plus avant dans les atrocités ? L’âme, blasée par ces violentes secousses, est à peine sensible à des émotions plus faibles, et s’endort au vrai tragique. Voltaire n’a pas trouvé dans son génie assez de ressources pour émouvoir et toucher les spectateurs par les moyens que Corneille et Racine avaient employés ; il a cru devoir appeler l’horreur et les effets au secours de son impuissance : c’est ainsi qu’il a dénaturé la tragédie française, et qu’il a cherché à établir sa réputation sur les ruines de son art ; ce qui est très peu philosophique. Jadis Molière osa risquer son chef-d’œuvre du Misanthrope sur une scène accoutumée aux bouffonneries, aux farces, aux quiproquo des intrigues espagnoles ; Racine ne craignait pas d’exposer son admirable tragédie de Britannicus sur un théâtre où les absurdités et les aventures romanesques étaient en possession de plaire : ces écrivains, assez grands pour envisager la postérité, sacrifiaient à la perfection de l’art la gloire du moment. Voltaire ne s’est pas cru assez fort pour corriger son siècle ; il a jugé qu’il était plus facile et plus sûr de le flatter. Mahomet n’est autre chose que Tartuffe les armes à la main. Voltaire n’a pas eu le goût assez fin ou le génie assez vigoureux pour écarter du tableau de ce Tartuffe conquérant tous les traits qui pouvaient l’avilir ; il a rapetissé ce grand scélérat ; il l’a rendu plus dégoûtant, plus odieux que terrible. Son but a été, sans doute, de peindre dans Séide Jacques Clément, et dans Mahomet le père Bourgoing : mais ce qui convient à un moine, à un prieur de jacobins, ne convient point au fondateur d’un grand empire et d’une religion qui règne encore aujourd’hui dans la moitié du monde. La scène où Mahomet prend lui-même la peine de séduire un enfant, n’est qu’une scène de fourberie honteuse qui dégrade ce célèbre imposteur. Il faut donner aux crimes tragiques un air de grandeur ; dès qu’on en montre toute la bassesse et la turpitude, ils sont indignes de la scène. Le fanatisme de bonne foi, qui n’est qu’une erreur et une passion, est bien plus théâtral que la scélératesse hypocrite : un supérieur de couvent, vraiment fanatique, excitant au meurtre un jeune moine, par des passages de la Bible, est moins odieux et plus tragique qu’un fourbe tel que Mahomet, qui emploie, pour tromper un malheureux jeune homme, la religion et l’amour, qui lui promet le ciel et une fille :
Mahomet n’a jamais commis de crimes de cette espèce. Ses impostures, souvent ridicules en elles-mêmes, ont toujours été agrandies par leur objet. Voltaire a calomnié le prophète ; il ne peut le dissimuler, mais son excuse est plaisante.
Mahomet, dit-il, était capable de tout.Cela peut être ; mais la scène tragique n’est pas capable de tout, c’est-à-dire qu’elle n’admet pas la bassesse dans un héros de tragédie.
Je n’ai pas prétendu, dit-il, mettre une action vraie sur la scène, mais des mœurs vraies.Le poète peut-il ignorer qu’il y a des mœurs vraies qu’il ne faut pas mettre sur la scène ?
J’ai voulu, ajoute-t-il, faire penser les hommes comme ils pensent dans les circonstances où ils se trouvent.Qui jamais eut moins cette intention que Voltaire, dont le dialogue est si peu naturel, et qui parle par la bouche de tous ses personnages ? Ce qui manque essentiellement à tous ses ouvrages, c’est la vérité.
20 pluviôse an X []
homme de beaucoup d’esprit a dit que, si Mahomet avait été écrit du temps de Henri III et de Henri IV cet ouvrage leur aurait sauvé la vie. Cet homme de beaucoup d’esprit n’en avait guère quand il a dit cela : sans avoir beaucoup d’esprit, on peut soupçonner que frère Clément le jacobin, Bourgoing son supérieur, et le frénétique Ravaillac, n’allaient pas beaucoup à la comédie, amusement contraire à l’esprit religieux. Il ne faut aussi qu’un peu de sens commun pour savoir qu’on n’écrit jamais contre le fanatisme, quand le fanatisme règne ; que la peinture des abus de la religion ne divertit que ceux qui ont peu ou point de religion ; par conséquent la supposition de l’homme de beaucoup d’esprit est impertinente, et la conclusion qu’il en tire n’est pas plus ingénieuse. Je n’ignore pas que Voltaire, sur cet article, n’a pas moins de prétentions que son éditeur. C’est avec un sérieux risible que l’auteur de Mahomet dit au roi de Prusse :
« Votre Majesté sait quel esprit m’animait en composant cet ouvrage ; l’amour du genre humain et l’horreur du fanatisme ont conduit ma plume. J’ai toujours pensé que la tragédie ne doit pas être un simple spectacle qui touche le cœur sans le corriger. Qu’importent au genre humain les passions et les malheurs des héros de l’antiquité, s’ils ne servent pas à nous instruire ?… Ne peut-on pas essayer d’attaquer, dans une tragédie, cette espèce d’imposture qui met en œuvre à la fois l’hypocrisie des uns et la fureur des autres ? »Ceux qui ont lu les lettres de Voltaire, où il désire se voir à la tête de cent mille hommes pour combattre les ennemis de la raison, peuvent raisonnablement douter de son horreur pour le fanatisme ; ceux qui ont lu ses romans et ses pamphlets sont très portés à soupçonner qu’il se moquait du genre humain beaucoup plus qu’il ne l’aimait : il était donc alors aussi sincère avec le roi de Prusse qu’on a coutume de l’être avec les rois. Comme on pouvait lui objecter que des déclamations contre le fanatisme étaient fort inutiles, dans un temps où l’on commençait à ne plus croire en Dieu, Voltaire, avec sa loyauté accoutumée, prétend qu’il y avait encore beaucoup de fanatisme en France ; et il en donne pour preuve les prophètes des Cévennes, qui faisaient mourir ceux de leur secte qui n’étaient pas assez soumis. Je n’approuve point assurément cette atrocité des prophètes des Cévennes, mais je suis aussi scandalisé que surpris de l’intolérance de Voltaire à l’égard de ces prophètes ; car il a toujours des entrailles de père pour tous les religionnaires factieux ; il les regarde comme des innocents persécutés, et jamais il n’accuse de fanatisme que les catholiques. Le gouvernement aurait dû, sans doute, envoyer jouer Mahomet dans les Cévennes, pour apprendre à vivre à ces fanatiques ; il est même étonnant que le comité de salut public ne se soit pas avisé de faire donner, dans la Vendée, quelques représentations de cette merveilleuse tragédie : que de sang on aurait épargné ! Ce qui peut faire douter du succès, c’est que toutes les tragédies de Voltaire qui respirent la bienfaisance, l’humanité, la tolérance, n’ont pu arrêter et même ont favorisé l’explosion de ce terrible fanatisme, qui a couvert la France de malheurs et de crimes. Les brigands révolutionnaires étaient particulièrement imbus de la morale et des maximes de Voltaire : c’était leur chef, leur apôtre ; ils étaient ses ministres ; ils remplissaient le plus cher et le plus ardent de ses vœux, en écrasant l’infâme : ils avaient souvent entendu ces vers, dont le sens vaut mieux que le style :
Ils n’en ont pas trop bien profité, comme chacun sait. Cessez donc, poètes dramatiques, de prétendre à la réforme du genre humain : quelque importance que le fanatisme des arts attache à votre agréable talent, vous n’avez point d’empire sur les passions ; vous ne savez que les peindre, vous ne pouvez que les flatter : du moment que vous heurterez le goût général et la façon de penser à la mode, vous serez sifflés. Rimeurs, qui vous prétendez les précepteurs des hommes, vous ne donnez pas vos idées à vos disciples, ce sont vos disciples qui déterminent et commandent vos idées ; ce ne sont pas vos écrits qui forment l’esprit public, c’est l’esprit public qui dicte vos écrits ; votre siècle vous subjugue quand vous croyez le dominer, et, loin de maîtriser l’opinion, vous n’en êtes que les esclaves.
14 ventôse an X []
C’est-à-dire :
« Tu vois les traits de Lambertini, la gloire de Rome et le père de l’univers : ses écrits ont éclairé le monde ; ses vertus en sont l’ornement. »Le distique n’est pas merveilleux : on ne voit pas comment le pape est le père de l’univers ; ce pléonasme de l’univers et du monde a quelque chose de froid ; mais le distique aurait été moins bon, que celui pour lequel il était fait l’eut trouvé excellent. Voltaire envoya à Benoît XIV sa tragédie, avec le distique qui devait lui servir de passeport ; le tout accompagné d’une lettre aussi adroite que respectueuse, écrite en italien, et dont voici la traduction littérale :
« Très bienheureux père, « Votre Sainteté me pardonnera la liberté que prend un des moindres fidèles, mais un des plus grands « admirateurs de la vertu, de soumettre au chef de la vraie religion cet ouvrage contre le fondateur d’une secte fausse et barbare. À qui pourrais-je dédier plus convenablement la satire de la cruauté et des erreurs d’un faux prophète, qu’au vicaire et à l’imitateur d’un dieu de vérité et de douceur ? Que Votre Sainteté m’accorde donc la permission de mettre à ses pieds le livre et l’auteur, et de demander humblement sa protection pour l’un et ses bénédictions pour l’autre. Je m’incline très profondément devant elle, et je baise ses pieds sacrés. »Cette lettre ingénieuse, pleine de petites antithèses agréables dans le goût de l’auteur, est un exemple frappant de ces contradictions de l’esprit humain qui ont leur source dans l’égoïsme : Voltaire aux pieds du pape est une caricature plaisante. La réponse de Benoît est d’une noble simplicité ; le vénérable pontife rappelle l’archevêque de Grenade dont il est fait mention dans Gil Blas. On sait que ce prélat, extrêmement sévère pour les mœurs, donna cependant un bon bénéfice à un prêtre libertin, pour le récompenser d’avoir bien copié ses homélies. Lambertini, flatté de l’hommage que lui fait de sa tragédie le plus fameux écrivain, l’esprit le plus brillant qu’eût alors la France, encore plus flatté du distique, oublie que la main qui l’a tracé a composé une foule d’autres vers bien moins édifiants ; il oublie tout ce qui pouvait détourner un chef de l’Église romaine d’accepter une pareille dédicace de la part d’un homme tel que Voltaire. Il ne voit que le distique ; il s’étend avec complaisance sur la manière victorieuse dont il a réfuté un critique qui prétendait avoir vu une faille de quantité dans le premier vers. Il se félicite de s’être souvenu si à propos de son Virgile, qu’il n’avait pas ouvert depuis cinquante ans ; sa lettre est d’une politesse douce, aimable, pleine d’une franchise naïve, qui fait pardonner l’amour-propre en ne prenant pas la peine de le déguiser. La réplique de Voltaire est encore plus flatteuse, plus spirituelle que sa première épître ; il comble le pontife des éloges les plus fins et les plus délicats. Dans ce petit commerce épistolaire, on voit, d’un côté, un bon vieillard qui savoure la louange, et dont la vanité s’épanouit très naturellement ; de l’autre, un courtisan délié qui sait faire son profit de cette faiblesse, un maître passé dans l’art d’assaisonner la flatterie.
29 messidor an XI []
Je crois qu’il faut donner Mahomet le lendemain des Cendres ; c’est une vraie pièce de carême.Il ne croyait pas si bien dire : en effet, rien n’est plus froid et plus lugubre que cette tragédie ; on aurait pu l’ordonner pour pénitence à ceux qui se seraient rendus coupables d’un excès de plaisir pendant le carnaval. Une atrocité basse et dégoûtante est déjà par elle-même quelque chose de très ennuyeux ; et quand cette atrocité est encore revêtue d’une couche de philosophie, rien assurément ne doit être plus convenable dans un temps de mortification : il y a là de quoi guérir des spectacles les personnes qui auraient un goût trop vif pour cet amusement profane.
Zulime, dit encore Voltaire, est la pièce des femmes ; Mahomet sera la pièce des hommes. Les femmes bâillèrent prodigieusement à leur pièce, et Zulime est une des plus grandes pauvretés du théâtre de Voltaire ; quant aux hommes, ils n’approuvèrent pas tous également le cadeau qui leur était spécialement destiné. Le siècle n’était pas encore parfaitement mûr pour ce chef-d’œuvre ; c’était le pain des forts, et il y avait encore à Paris beaucoup d’honnêtes gens qui avaient la faiblesse de croire qu’il ne fallait pas troubler l’Occident et le Nord avec du galimatias oriental. Ce fut donc cette disette de philosophie et de philosophes qui força le généralissime des armées de la raison à faire une retraite prudente en 1742. Ses coureurs lui avaient donné avis qu’il allait être tourné par le procureur-général de la superstition et des préjugés : il fut forcé d’abandonner le champ de bataille ; M. d’Argenson, son protecteur, n’aurait pas même pu le tirer des griffes d’un pareil ennemi. Si cette pièce fameuse, en qui Voltaire
avait mis ses complaisances, et qu’il regardait comme
ce qu’il avait fait de mieux, sans aucune comparaison; si ce chef-d’œuvre, unique en son genre, a rendu réellement quelque service à la société, c’est probablement celui d’avoir nourri et formé les affreux tartuffes que nous avons entendus, quarante ans après, annoncer en France un nouvel Alcoran, le coupe-tête en main. Mahomet égorgeait au nom de Dieu ; ils massacraient au nom de l’humanité, de la liberté et de la patrie. C’est par une sorte d’esprit prophétique que Rousseau a dit, dans sa Lettre sur les spectacles, qu’il
craignait qu’une pareille pièce ne fit plus de Mahomets que de Zopires. On m’accuse quelquefois d’injustice envers la philosophie ; personne n’estime plus que moi la vraie philosophie, qui n’est autre chose que la saine morale et la connaissance du cœur humain : je me plains au contraire de ne point trouver de philosophie dans les écrits des philosophes, point de raison dans leurs raisonnements ; je m’afflige et m’indigne de n’y voir que leurs passions ; leurs diatribes ne sont que petitesse, intrigue, mauvaise foi ; je suis surtout révolté de leur pitoyable logique : les jansénistes de Port-Royal étaient des raisonneurs d’une tout autre force. N’est-il pas risible de voir un enfileur de syllabes harmonieuses, qui n’a jamais eu dans la tête quatre idées saines sur la politique et la morale, s’ériger en réformateur du genre humain, aspirer à la monarchie universelle de l’opinion, et s’imaginer que, pour faire le bonheur du monde, il ne s’agit que de renverser les autels et les temples ? Quand il s’acharne contre l’ombre d’un fanatisme éteint depuis un siècle, il me semble que c’est don Quichotte qui combat des moulins à vent.
2 fructidor an XI []
porté sur un second personnage un intérêt de respect et de vénération, capable d’effacer ou de balancer au moins la terreur et étonnement que Mahomet inspire. Il n’était guère possible à Voltaire de faire sa tragédie avec Mahomet tout seul ; dès qu’on a un grand scélérat dans une pièce, on lui oppose un homme vertueux ; ce sont les éléments du métier : il n’y a pas là grande matière à éloge :
Ce qui est louable, c’est d’avoir donné à Zopire un caractère ferme et inflexible ; c’est dommage que ce caractère ne se déploie qu’en paroles et n’agisse point : le Sénat et le shérif de la Mecque sont la plus pitoyable chose du monde. Si Zopire, dans le tête-à-tête, paraît supérieur à Mahomet par le bon sens et la droiture, Mahomet à son tour écrase absolument Zopire par la force et par l’activité. Un autre défaut non moins essentiel, c’est que dans la pièce le scélérat, le monstre, est l’adorateur et le prédicateur d’un seul Dieu ; l’honnête homme est le païen et l’idolâtre. Rien n’égale l’admiration et l’enthousiasme de J.-J. Rousseau pour la scène entre Mahomet et Zopire :
Il fallait, dit-il, un auteur qui sentît bien sa force pour oser mettre vis-à-vis l’un de l’autre deux pareils interlocuteurs.Chacun doit faire ici-bas son métier : le philosophe Jean-Jacques n’était point littérateur ; il avait l’esprit faux, parce qu’il avait fait ses études dans des romans : la scène qu’il regarde coin me le grand œuvre du génie tragique, était au contraire facile ; elle présentait une opposition brillante entre un ambitieux et un honnête homme : il ne fallait qu’un écolier pour la saisir, et il n’était nullement nécessaire de bien sentir sa force pour oser tenter une entreprise dont le succès était sûr. Il eût été difficile de mal faire une pareille scène : Voltaire, il est vrai, l’a traitée avec une grande supériorité ; il avait l’espèce de talent qui convient à ces antithèses de caractères. Rousseau éprouve ici ce qui arrive à presque tous les amateurs qui ne connaissent point un art, c’est de supposer la difficulté où elle n’est pas : l’ignorant en musique admire un morceau d’harmonie très compliqué ; il ne sait pas que le moindre petit air naturel et mélodieux exige beaucoup plus de génie.
« Je n’ai jamais, continue Jean-Jacques, ouï faire en particulier de cette scène l’éloge dont elle me paraît digne ; mais je n’en connais pas une au Théâtre-Français où la main d’un grand maître soit plus sensiblement empreinte, et où le sacré caractère de la vertu l’emporte plus sensiblement sur l’élévation du génie. »Rien de plus prodigue qu’un avare quand par hasard il se met en dépense : Rousseau, chagrin et atrabilaire, Rousseau, très économe d’éloges, passe ici toute mesure et se jette dans de flatteuses hyperboles. Quoi ! il ne connaît pas une seule scène au Théâtre-Français où la main d’un grand maître soit plus sensiblement empreinte ? Il n’a donc jamais lu Corneille et Racine ? il ne connaît donc pas la scène d’Horace et de Curiace, celle d’Auguste avec ses amis, celle de Cinna et d’Émilie, celle de Pauline avec Sévère, de Polyeucte avec Pauline ? Il ne connaît donc pas la scène de Burrhus avec Néron, de Mithridate avec ses enfants, d’Athalie avec Mathan et Abner, et une foule d’autres fort supérieures, pour le fond et le style, à l’entretien fort inutile de Mahomet et de Zopire, dont il ne résulte rien, et qui n’est qu’une telle amplification de rhétorique ? Mahomet devait connaître Zopire, et ne pas risquer une négociation dont l’unique effet devait être de se démasquer sans fruit devant un ennemi. La scène est assurément une des meilleures que Voltaire ait jamais faites ; c’est la meilleure de la tragédie de Mahomet ; mais il est un peu trop fort de la proclamer la meilleure du Théâtre-Français. On y retrouve toujours ce défaut essentiel de Voltaire qui parle par la bouche de tous ses personnages : Mahomet, dans cette fameuse scène, est aussi savant, que Voltaire en géographie, en histoire, en théologie ; il parle d’Osiris, de Zoroastre, de Minos, de Numa, de Constantin : il nomme les divers pays, les différents peuples du monde ; il les cite à Zopire qui ne les connaissait pas beaucoup plus que lui ; il met dans la bouche d’un vil conducteur de chameaux un précis historique à la manière de Bossuet, tandis qu’il est prouvé que les Arabes languissaient, à cette époque, dans une profonde ignorance et dans une honteuse superstition beaucoup plus grossière que celle que Mahomet a mise à la place. Cet étalage pouvait éblouir Rousseau, très novice dans l’art dramatique : il n’est pour l’homme instruit que le charlatanisme d’un déclamateur. Voici donc, en dernière analyse, à quoi se réduit la scène : « Je suis un imposteur ; mais j’ai de l’ambition, de l’éloquence et du courage. Les hommes sont des sots : si tu veux m’aider à les asservir, je te rendrai tes enfants qui sont prisonniers dans mon camp ; j’épouserai ta fille, et tu seras un de mes lieutenants. » À cela Zopire répond : « Tu n’es qu’un infâme brigand. Je ne veux de toi ni pour gendre ni pour maître : je suis citoyen, je suis honnête homme, avant d’être père. » Mahomet a dû prévoir cette réponse ; et si Zopire avait été autre chose qu’un vain discoureur de vertu et d’humanité, s’il ne s’était pas avisé d’aller tout seul faire ses dévotions dans son oratoire et prier ses dieux de bois quand il fallait agir et sauver la patrie, s’il avait pris les précautions qu’un homme d’état doit prendre. Mahomet était perdu. C’est surtout dans la conduite et dans les actions que le sacré caractère de la vertu est empreint, et non dans des phrases de parade ; mais un rhéteur comme Rousseau ne devait rien trouver de si beau que des phrases. Quant à l’élévation du génie de Mahomet, on n’en aperçoit aucune trace dans la pièce : on n’y trouve que la bassesse infâme d’un tartuffe, qui fait sottement l’amour à une jeune fille, et séduit lâchement un jeune garçon : il n’y a pas assurément d’élévation de génie à dire à un honnête homme : Je suis un coquin, mais je suis le plus fort ; embrasse mon parti par intérêt ou par nécessité ; à moins qu’on ne trouve un génie très élevé dans le brigand qui dit au voyageur : Tu n’es pas le plus fort ; donne-moi ta bourse, si tu veux sauver ta vie. On a imprimé quelques conversations du contrebandier Mandrin avec des commis des fermes ou bien avec les gens qu’il forçait à prendre ses marchandises : c’est au fond la même chose que le langage de Mahomet à Zopire : il n’y a dans tout cela nulle élévation de génie, mais une horrible impudence.
24 thermidor an XI []
« Je pense, répondit Piron, que vous voudriez bien que je l’eusse faite. — Mais, reprit Voltaire, on n’a pas si sifflé. — Ah ! je le crois bien : comment peut-on siffler quand on bâille ? »L’anecdote est évidemment fausse : Voltaire n’eût jamais fait une pareille question à Piron ; mais c’est un canevas pour le trait de Piron, qui est ingénieux et d’autant mieux placé, qu’en effet l’ouvrage est languissant et peu théâtral. Les caractères sont faibles et très inférieurs à ceux du roman. On raconte une autre historiette, assez heureusement imaginée dans le temps où l’on voulait absolument que la comédie fût un sermon, et les comédiens des missionnaires. Un homme de qualité, dur et fier, revenant d’une représentation de Nanine, dit à son suisse :
« Je vous ordonne de laisser entrer chez moi tous ceux qui me demanderont, fussent-ils en sabots. »Le suisse, très étonné d’un ordre si édifiant, s’imagina d’abord que son maître venait de se confesser à l’église ; mais, jetant les yeux sur la voiture, il y vit une actrice qui était alors maîtresse de monseigneur : ce qui lui fit juger que sa conversion était l’ouvrage de la comédie, et une manière de faire sa cour à sa princesse. On a tort d’intituler cette pièce Le Préjugé vaincu : l’opinion qui réprouve les alliances trop inégales n’est point un préjugé, mais une vérité fondée sur la raison, et même sur la géométrie : les proportions sont la base de l’ordre : lorsqu’un homme associe à sa destinée et choisit pour sa compagne une femme qui, par su naissance, son éducation et ses sentiments, n’a aucun rapport avec lui, il fait un de ces actes de folie que l’amour conseille souvent : le préjugé est au contraire de s’imaginer qu’une passion aveugle nous éclaire mieux que la raison, sur le choix de celle qu’on doit épouser. Se marier avec sa servante est le dernier degré de l’indécence et de la folie, parce que, sur vingt mille servantes, à peine y a-t-il une Paméla, une Nanine : un des plus grands inconvénients des romans et des comédies est de gâter l’esprit, de donner des idées fausses, d’inspirer le mépris des bienséances, d’enflammer l’imagination, et de consacrer une passion insensée qui, par elle-même, n’a rien de noble, puisque son premier effet est de nous ravir les deux plus beaux attributs de l’homme, la raison et la liberté.
4 brumaire an XII []
LE COMTE. Dites lesCes sophismes, parés de tout l’éclat du charlatanisme philosophique, sont toujours applaudis avec transport par le vulgaire qui n’en comprend pas le sens, et n’en sont pas moins un tissu de niaiseries et d’extravagances subversives de toute société. Le valet, dans l’ordre de la nature, vaut beaucoup mieux que son maître s’il est plus grand, plus fort, plus courageux ; mais dans la hiérarchie sociale, il n’est point son égal, quoiqu’il soit homme de bien et modeste avec courage : la société est essentiellement fondée sur l’inégalité : ce n’est point vanité, c’est prudence de cherchera s’assortir dans l’union conjugale, d’éviter une trop grande disproportion de naissance et de fortune. Ce n’est point préjugé, c’est sagesse dans un homme de choisir une compagne dans sa classe, et de ne point sacrifier les convenances de l’état et du rang aune fantaisie passagère. Un paysan tel que George Dandin a grand tort d’épouser une demoiselle : un monsieur n’est pas plus sensé quand il épouse une paysanne, il y a toujours de la folie et de l’humiliation à se laisser conduire, dans l’affaire la plus importante de la vie, par la plus aveugle des passions. Il appartient à un philosophe beaucoup moins qu’à tout autre, de mettre sur le compte de la raison et de la philosophie des caprices honteux qui violent toute bienséance et sont essentiellement contraires au bon ordre. S’il ne faut pas chercher la grandeur dans les blasons, il faut encore moins la chercher dans les antichambres et dans les cuisines : cette grandeur de l’âme et du cœur, il y a toujours mille à parier qu’elle se trouvera dans une fille bien née, élevée au sein d’une famille honnête, plutôt que dans une servante. Qu’un décrotteur homme de bien, modeste avec courage, qu’une marchande de pommes belle, spirituelle et sage, soient, aux yeux de monsieur le comte, les premiers des humains, monsieur le comte est au moins le premier des fous. Il est étrange qu’un homme d’esprit tel que Voltaire méprise assez le public pour lui débiter ces sottises métaphysiques : il est malheureux que le public fût assez sot pour justifier ce mépris par ses applaudissements. La baronne, irritée des raisonnements du comte, lui dit :
Et le comte répond :
C’est une maxime cynique ; il y a souvent beaucoup de bassesse à braver le vulgaire : les scélérats, les fous, les charlatans bravent aussi le vulgaire. Dans quelle classe de philosophes faut-il les ranger ? La baronne réplique :
LE COMTE.Pour mes habits., non pour mes sentiments. Le premier vers est faux ; c’est ce qui arrive presque toujours aux auteurs sentencieux qui veulent tout généraliser. Il y a des usages très respectables qu’il est non seulement injuste, mais très dangereux de mépriser : le sage est modeste, il se défie de ses lumières ; il ne croit pas avoir plus de sens et d’expérience que les anciens ; il est porté à croire qu’un usage même dont il n’aperçoit pas l’utilité, n’a cependant pas été établi sans de bonnes raisons. Les esprits hautains, arrogants, présomptueux, sont presque toujours des esprits légers, superficiels et frivoles :
Galimatias propre à former des originaux, des brouillons, des extravagants, de mauvaises têtes. Voltaire, qui méprise tant les singes, est ici le singe des Anglais ; et lui-même a fait une foule de singes qui ont répété et délavé longtemps après lui tous ces misérables apophtegmes de vendeurs d’orviétan. Il faut être homme ; oui, mais non pas homme des bois, qui ne connaît de règle que son caprice ; mais homme de société appartenant à une nation qui a ses idées, ses principes, ses coutumes, ses lois, ses sentiments, son esprit et son caractère : l’homme qui, sous prétexte d’être lui, prétend tout fronder, tout bouleverser, penser à part, ne suivre que ses goûts, n’a pas l’âme sensée ; c’est un fripon ou un fanatique : il est dans la société ce que sont dans l’Église universelle ceux qui prétendent expliquer l’Évangile à leur mode, et ne prennent pour guide que leur faible raison. L’homme instruit et raisonnable n’ignore pas qu’on décore du nom de raison l’entêtement, l’orgueil, la prévention, le préjugé, qu’on attribue souvent à la raison les plus pitoyables folies. La raison, éclairée par l’expérience, apprend aux hommes sages à se conformer à l’ordre, à suivre ce qui est établi, à respecter les institutions et les mœurs de leur pays. Telle fut la conduite des plus grands philosophes de l’antiquité. La doctrine de Voltaire ne peut qu’infecter la société de novateurs, de factieux, d’hommes singuliers, inquiets et turbulents.
17 vendémiaire an XIII []
Cela prouve seulement qu’ils sont voltairiens fanatiques, et qu’ils n’entendent pas la question. Ce vers leur paraît un des plus jolis et des plus sensés que Voltaire ait faits dans sa vieillesse : c’est outrager la vieillesse de Voltaire. On sait que le propre du fanatisme est de flétrir par ses excès la religion qu’il prétend honorer ; le vers en question n’est ni joli ni sensé, parce qu’il porte sur une idée triviale ou fausse. S’il faut adopter l’interprétation qu’en donnent ceux même qui le citent avec tant d’emphase, le vers signifie que tous les genres sont bons quand ils sont bien traités : c’est l’argument du malade imaginaire qui répond à ceux qui méprisent la casse : « Hon ! de bonne casse est bonne. » Ces messieurs de même, pour faire l’apologie du drame, font dire à Voltaire ; « Hon ! un bon drame est bon. » Voltaire n’était pas capable d’une pareille niaiserie, et ses commentateurs n’ont point saisi sa pensée. L’auteur de La Pucelle n’avait réussi que par des innovations dangereuses ; il était naturellement ennemi des règles et des principes, qu’il regardait comme les entraves du génie. Pour amuser et pour plaire, tous les moyens lui semblaient bons : il a donc voulu dire qu’il n’y avait de mauvais en littérature que ce qui ennuie : maxime fausse et pernicieuse ; car il y a de chétifs romans, de méchantes farces, des bouffonneries ignobles, des impiétés, des ordures, des satires, qui amusent beaucoup et n’en sont pas pour cela meilleurs. Le poème de La Pucelle n’est pas ennuyeux, et assurément le genre en est très mauvais : il vaut encore mieux ennuyer que corrompre. Ce même Voltaire, cité comme un oracle, a dit, dans son bon temps, que le drame était un monstre né de l’impuissance d’être tragique ou comique. Cette doctrine ne l’a pas empêché de faire des drames qui ont amusé autrefois : ils ennuient beaucoup aujourd’hui, et, d’après l’arrêt de l’auteur lui-même, ils sont d’un mauvais genre. Il faudrait donc recommander à ces critiques de café de ne point aborder indiscrètement des questions littéraires qu’ils n’entendent pas : que ne se bornent-ils à faire, tant bien que mal, leurs analyses, et à rendre compte du succès des pièces comme d’un fait ? On ne se compromet jamais en traçant tout simplement son sillon ; mais la démangeaison de parler de ce qu’on ne sait pas expose à dire bien des sottises.
15 nivôse an XII []
« J’ai fait cet enfant, dit Voltaire, pour répondre à une partie des impertinentes épîtres de Rousseau, où cet auteur des Aïeux chimériques, et des plus mauvaises pièces de théâtre que nous ayons, ose donner des règles sur la comédie. »Les comédies de Rousseau ne sont pas bonnes, mais celles de Voltaire ne valent pas beaucoup mieux : un bossu ne doit pas reprocher à son camarade d’avoir le dos voûté. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait des pièces de théâtre pour en donner des règles : Aristote eût certainement composé de bien mauvaises tragédies : sa poétique n’en est pas moins un chef-d’œuvre. Horace et Boileau n’ont point fait de comédies : leurs préceptes n’en sont pas moins les oracles du goût. Les malheureuses productions dramatiques de La Harpe n’ôtent rien au mérite de son Cours de littérature ; tandis que Voltaire, malgré ses succès au théâtre, expose souvent dans ses discussions littéraires une doctrine superficielle et même erronée.
J’ai voulu, continue l’auteur de L’Enfant prodigue, faire voir à ce docteur flamand que la comédie pouvait fort bien réunir l’intéressant et le plaisant.Voltaire est donc bien éloigné d’avoir atteint son but ; car il n’a fait voir autre chose, sinon que l’alliance de la bouffonnerie avec la sensibilité était monstrueuse et détestable. Il s’en faut de beaucoup que Rondon, Fierenfat et madame de Croupillac soient plaisants ; ce sont des farces de la Foire, dignes de Guillot Gorju et de Gautier Garguille. On conçoit à peine aujourd’hui comment les honnêtes gens de 1736 ont pu supporter pendant vingt-deux représentations ces grossièretés dégoûtantes qui remplissent presque toute la pièce, tandis qu’il n’y a guère que deux ou trois scènes où l’intérêt se montre : encore cet intérêt n’est-il point celui qu’on exige dans une bonne comédie ; c’est l’intérêt romanesque du drame. L’Enfant prodigue, composé pour réfuter l’épître de Rousseau sur la comédie, est lui-même une preuve de la bonté des principes du docteur flamand. Voltaire n’avait donc pas raison de s’applaudir de cette réunion de l’intéressant et du plaisant, encore moins d’insulter Rousseau en disant :
Le pauvre homme n’a jamais connu ni l’un ni l’autre, parce que les méchants ne sont jamais ni gais ni tendres.Ce pauvre homme est cependant le Pindare et l’Horace de la poésie française. Il va plus de gaîté dans ses épigrammes, dont je n’excuse pas d’ailleurs la licence, que dans les comédies de Voltaire. Si l’on comparait, d’après les règles de la saine philosophie, le mal qu’a fait Rousseau avec celui qu’a fait Voltaire, je ne sais pas lequel serait le méchant ; il est du moins certain que Voltaire n’est ni gai ni plaisant dans ses comédies, et que dans ses pamphlets, ses romans et ses contes, ses plaisanteries sont presque toujours cruelles et sa gaieté méchante. Dans Candide surtout, la joie de l’auteur est barbare et son rire diabolique ; c’est un esprit infernal qui semble jouir des maux de l’humanité. M. d’Argental avait trouvé mauvais que la maîtresse de l’enfant prodigue jouât dans la pièce un plus grand rôle que son père. Voltaire n’eut point d’égard à cette critique très raisonnable ; le rôle d’Euphémon le père est décent mais faible et peu théâtral : il n’a qu’un très court entretien avec l’enfant prodigue. C’est la jeune Lise qui mène le barbon, et lui prescrit, pour ainsi dire, la conduite qu’il doit tenir avec son fils. L’amour ne devait pas usurper les droits de la nature.
26 messidor an XII []
« Rien n’est si commun, dit-il, qu’une maison dans laquelle un père gronde, une fille occupée de sa passion pleure, le fils se moque des deux, et quelques parents prennent différemment part à la scène. »Faut-il donc mettre sur la scène tout ce qui se passe communément dans une maison ? La comédie ne choisit-elle pas les mœurs qu’elle veut peindre ? Le théâtre n’a-t-il pas une foule de convenances à garder ? C’est ce malheureux sophisme de Voltaire qui a fourni aux auteurs un prétexte pour exposer aux yeux du public une foule de niaiseries de la vie commune, qui sont à la vérité naturelles, mais n’en sont pas moins insipides et tout à fait indignes de la scène.
On raille très souvent dans une chambre de ce qui attendrit dans la chambre voisine; mais le théâtre, qui n’offre aux spectateurs que la même chambre, ne doit pas détruire un sentiment par un autre, et gâter une situation touchante, en mettant à côté la parodie. Il faut abandonner cette licence aux poètes de tréteaux. Sedaine a bien pu égayer parties farces les horreurs du dernier supplice, dans son opéra du Déserteur ; mais il ne convenait pas à Voltaire de donner un si mauvais exemple : la
même personne a quelquefois ri et pleuré de la même chose dans le même quart d’heure. Présentez au théâtre une telle bizarrerie : vous ne ferez ni rire ni pleurer, ou, si l’on rit, ce sera du poète. Quelle logique, et quelle apologie ! les sophismes de Lamotte sont bien plus séduisants. Les admirables raisons que Voltaire vient d’exposer sont appuyées d’un conte qui vaut beaucoup mieux que ses raisons : quand on a tort, il faut tâcher de faire rire ses juges, et quand on n’a pas l’art d’instruire et de persuader ses lecteurs, on doit du moins les amuser : un bon mot est pour le vulgaire un bon argument. Il est donné à peu d’écrivains de réunir l’agréable et l’utile, et d’égayer la raison par la plaisanterie. Voltaire nous raconte donc que la maréchale de Noailles, étant au chevet de madame de Gondrin, l’une de ses filles qui était en danger de mort, s’écria dans un transport de douleur :
Mon Dieu, rendez-la-moi, et prenez tous mes autres enfants !Le duc de La Vallière, époux d’une autre de ses filles, très scandalisé d’une telle prière, tira sa belle-mère par la manche, et lui dit :
Madame, les gendres en sont-ils ?Si l’on en croit Voltaire, le désespoir de la maréchale ne tint pas contre cette facétie ; un grand éclat de rire fut la réponse de cette mère désolée. Toute la famille sortit avec elle en riant à gorge déployée ; et, ce qui est encore bien plus extraordinaire, la malade, oubliant qu’elle était à l’agonie, se mit à rire beaucoup plus fort que tous les autres. Le conte de Peau d’Âne est plus vraisemblable qu’une pareille anecdote. Cette plaisanterie, aussi indécente que déplacée, devait naturellement exciter l’indignation plutôt que le rire ; ou s’il faut absolument s’en rapporter à la bonne foi du conteur, il résulte de cette historiette, non pas qu’un poète peut faire pleurer et rire ses personnages tout à la fois mais que la maréchale était une folle, que le duc avait un mauvais cœur, et que la maladie de madame de Gondrin était une maladie pour rire. Voltaire prend cette petite aventure pour une règle d’Aristote ; il en conclut qu’il ne faut donner l’exclusion à aucun genre ;
et si l’on me demandait, dit-il, quel genre est le meilleur, je répondrais : Celui qui est le mieux traité. Ce sont ces décisions hasardées d’un bel esprit étourdi et léger qui ont bouleversé toute notre littérature : assurément il y a de mauvais genres, quelque bien qu’ils soient traités. Une parade parfaite en son genre est toujours un ouvrage méprisable. Scarron a traité le burlesque aussi bien qu’il peut l’être ; ce n’en est pas moins un genre très indigne d’occuper un homme de lettres.
3 nivôse an XII []
un certain personnage redoutable pour eux. Il est très possible qu’on ait fait aux comédiens une pareille proposition, très possible qu’elle n’ait pas été approuvée ; mais le motif qu’on prête aux comédiens pour la rejeter est tout à fait étrange et invraisemblable. Que peut avoir de commun le personnage en question, avec cette ignoble et dégoûtante satire qui déplut dans le temps à ceux même qui n’aimaient pas l’homme de lettres qu’on y outrageait avec tant de bassesse ? La plus forte raison pour ne pas reproduire aujourd’hui cette infamie littéraire, c’est le respect pour le nom de Voltaire, qui s’est couvert d’un éternel opprobre par cette vengeance indigne d’un honnête homme. Un second motif, peut-être plus puissant encore, c’est la froideur et la platitude de l’ouvrage, aussi ennuyeux que méchant. D’ailleurs, l’estimable écrivain calomnié dans cette rhapsodie maladroite, y est peint surtout comme un vil délateur, comme un espion de la tyrannie, lequel fait métier de lui dénoncer les malheureux et les proscrits. Or, depuis que les disciples de Voltaire, et les plus ardents zélateurs de sa doctrine, ont exercé publiquement à Paris cette fonction honorable pendant les troubles de l’anarchie ; depuis qu’ils se sont faits les espions du saint office de salut public et les familiers de l’inquisition de sûreté générale ; depuis qu’on les a vus, au nom de la philosophie et de la liberté, devenir les délateurs et les bourreaux de tout ce qu’il y avait d’honnête et de respectable en France, on n’a garde de rappeler aujourd’hui une accusation pareille, dans la crainte que le public indigné ne la détourne sur la tête des vrais coupables. Voilà les seuls motifs qui ont pu faire rejeter par les comédiens L’Écossaise, et non la crainte d’offenser un certain personnage plus utile que redoutable pour eux :
Il sera peut-être intéressant pour les lecteurs de trouver ici quelques détails historiques et quelques réflexions impartiales au sujet de cette grande bataille livrée en 1760, sur le théâtre de Paris, entre les factieux avides de nouveautés et les défenseurs des anciennes lois du royaume : ceux-ci engagèrent l’action. M. Palissot, protégé de M. de Choiseul, profita du moment où les nouveaux docteurs venaient d’insulter, dans un libelle, la princesse de Robecq et la princesse de Lamarck ; il fit jouer, par l’ordre du ministre, sa comédie des Philosophes qui eut un grand succès. M. Palissot prétendit avoir fait la comédie des Philosophes, non pas pour soutenir le gouvernement et les anciennes institutions, mais uniquement pour venger deux princesses ; il perdit tout l’honneur de cette attaque courageuse, et sa politique à l’égard de Voltaire lui fit un tort irréparable auprès des honnêtes gens. Pour un homme d’esprit, il commit une bévue bien grossière, en se flattant de pouvoir séparer Voltaire des philosophes dont il était le chef. Ses flatteries et son encens ne firent qu’augmenter le mépris du vieux pontife, sans affaiblir sa haine pour celui qui avait battu son clergé et ses valets de chambre. Quand on vit l’auteur de la comédie des Philosophes prosterné devant le lama de la philosophie, devant le Baal des infidèles, on sentit combien il était indigne de la gloire de défendre une si belle cause ; on aurait pu lui appliquer ces vers d’Athalie :
Le gouvernement se trahit lui-même par ce malheureux système de bascule et de contrepoids toujours si dangereux. Après avoir permis qu’on démasquât les philosophes ligués contre les institutions et les mœurs de la nation, il crut aussi qu’il fallait laisser insulter le seul homme qui avait le courage de les défendre ; il autorisa la représentation de L’Écossaise, qu’on regardait comme la réponse à la comédie des Philosophes : traitant ainsi de la même manière ses amis et ses ennemis, à l’exemple du sot Jupiter de la fable :
Quelle différence entre ces deux comédies ! elle était presque aussi grande que la différence qu’il y avait entre les deux causes. Palissot confond une secte ennemie de la société ; Voltaire insulte un homme de lettres qui n’a d’autre crime que de ne pas tout admirer et tout croire dans ses ouvrages : Palissot dénonce à la nation d’affreux principes, une doctrine désolante et meurtrière ; Voltaire, n’ayant rien à reprocher à celui qu’il outrage, que son zèle à défendre le gouvernement et le culte de son pays, se trouve réduit a d’infâmes impostures, à d’atroces calomnies que les lois punissent dans tous les états policés : Palissot se nomme, comme le doit tout accusateur honnête ; Voltaire se cache comme un lâche calomniateur, comme un vil libelliste ; il a recours à toutes ces honteuses fourberies, à tous ces déguisements méprisables d’un criminel que sa conscience condamne. Qui pourrait aujourd’hui balancer entre M. de Voltaire qui conspire la ruine de sa patrie, et M. Fréron qui, pour la secourir, se dévoue à tous les traits d’une secte implacable ? Ce n’est ici ni le poète ni l’écrivain qu’il faut considérer ; avant de faire des vers ou de la prose, il faut être citoyen, il faut être honnête homme : de bonnes actions valent mieux que de bons poèmes ; le talent dont on abuse mérite plus de haine et de mépris que d’éloges, au jugement de J.-J. Rousseau ; l’esprit n’est rien en comparaison des mœurs et de la vertu. M. Fréron succombant victime de son devoir, dédaigné du gouvernement qu’il a soutenu, en butte à la rage des sophistes dont il a dévoilé les complots, sans autre consolation que sa conscience, me paraît bien supérieur à Voltaire applaudi, triomphant, célébrant sa victoire au milieu d’une troupe de sectaires et de conjurés armés contre les lois et les mœurs de leur pays. Ce contraste me rappelle Bayard mourant au pied d’un arbre, en brave et vertueux chevalier, tandis que le connétable de Bourbon, infidèle à son roi, traître envers sa patrie, enivré de son coupable triomphe, se croit au comble de la gloire, quand il a perdu l’honneur, et s’imagine faire envie, quand il n’excite que le mépris et la pitié. Les voltairiens ont répondu à la comédie de Palissot, comme les molinistes aux lettres de Pascal, en l’accusant d’avoir falsifié les passages, altéré la doctrine des casuistes philosophes : rien ne serait plus facile que de vérifier si l’auteur a fidèlement extrait leurs principes. On me dira peut-être qu’il ne faut pas reprocher à ces sophistes d’avoir détruit l’ancien gouvernement pour nous amener l’heureux résultat dont nous jouissons aujourd’hui. Je réponds d’abord qu’il leur était impossible de prévoir ce résultat, et que personne n’osait l’espérer. Nous leur avons obligation de l’anarchie que leur alcoran favorise et consacre ; mais pour le miracle qui a terminé nos malheurs, nos docteurs modernes n’y ont aucune part ; ils ne peuvent l’appuyer sur aucun de leurs dogmes ; il n’y a que la saine et véritable philosophie, conservatrice de la société et de la tranquillité publique, qui ait présidé à cet acte de notre délivrance. Je réponds ensuite que c’est une lâcheté et une folie de cabaler contre le gouvernement sous lequel on vit, quels que soient ses abus ; que c’est un crime de souffler par des déclamations incendiaires les feux de la discorde et de la guerre civile, de faire éclore des factions qui tôt ou tard renversent l’état où elles ont pris naissance ; il n’y a pas de plus grand attentat envers l’humanité que celui qui tend à détruire l’autorité. Les philosophes, comblés des bienfaits de la cour, étaient des ingrats qui déchiraient la main qui les nourrissait ; s’ils voulaient déclamer contre le despotisme, ils ne devaient pas en recevoir des pensions et des grâces. On peut toujours raisonnablement se défier d’une secte dont les talents se sont déjà signalés par la ruine de l’ancienne constitution de leur patrie. Il n’y a pas un des membres de cette confrérie philosophique qui ne puisse se vanter du pouvoir de ses sophismes, comme Émilie du pouvoir de ses charmes, et s’écrier avec une juste confiance : « Si j’ai détruit un gouvernement, j’en détruirai bien d’autres ! » Leur haine seule contre nos institutions religieuses est extrêmement funeste à la société, puisque la religion, suivant J.-J. Rousseau, est le plus solide appui de l’autorité, et presque l’unique garantie de la soumission des citoyens du gouvernement. Il leur serait difficile de nier cette haine après l’aveu naïf que Voltaire en a fait en mille endroits de sa correspondance, et spécialement dans cette petite anecdote qu’il raconte joyeusement. M. Hérault, lieutenant de police, disant à l’un des frères :
« Vous ne détruirez jamais la religion chrétienne », le frère répondit froidement :
C’est ce qu’il faudra voir.Et on l’a vu.
27 vendémiaire an XI []
Ce principe n’est pas puisé dans la poétique d’Aristote ; ce n’est point une de ces maximes générales, fondées sur la nature et sur le bon sens, qui sont de tous les temps et de tous les lieux ; ce n’est qu’une vérité locale, bonne pour le siècle de Louis XIV, mais qui commence aujourd’hui à perdre beaucoup de sa force : on a même dit que l’amitié avait arraché cette loi au sévère Aristarque, et qu’en établissant ainsi l’amour la première des passions tragiques, il avait moins consulté l’intérêt de l’art qui la gloire de Racine. Les anciens ont connu l’amour aussi bien que nous ; mais ils l’ont regardé comme uniquement du ressort de la comédie, qui peint les travers et les folies de l’humanité. La nature et le bon sens leur disaient qu’un héros est plus ridicule qu’intéressant, lorsqu’il fait dépendre son sort du caprice d’une femme. Les malheurs de l’imagination, quelque douloureux qu’ils puissent être, leur paraissaient tenir de trop près à l’extravagance pour mériter une place dans la tragédie ; ils croyaient que la route la plus sûre pour aller au cœur des hommes raisonnables, était la peinture des catastrophes terribles qui renversent quelquefois la fortune des grands de la terre. Les Grecs, accoutumés à pleurer les infortunes trop réelles d’Œdipe, de Philoctète et d’Agamemnon, n’auraient fait que rire de la bizarrerie d’un prince qui, dans l’état le plus brillant de ses affaires, n’est malheureux que parce qu’il n’est pas tout à fait sûr d’être aimé de sa maîtresse, quoique sa maîtresse s’épuise en protestations d’amour. Ils n’estimaient que cette généreuse sensibilité qui défend l’innocence opprimée, soutient la faiblesse et soulage le malheur. Quant à cette vaine délicatesse d’un cœur oisif, qui se forge à lui-même des tournions chimériques et des peines mystérieuses, qui se nourrit de plaintes, de douleurs et de mélancolie, ils auraient cru insulter au bon sens des spectateurs, s’ils leur avaient offert sur le théâtre de Melpomène des personnages visionnaires, dans un pareil état de démence. Ce sont cependant de tels héros et de tels malheurs que Voltaire nous présente dans Zaïre et dans Tancrède ; c’est à ce titre que l’auteur du Cours de littérature regarde ces deux tragédies comme les peintures de l’amour les plus touchantes que la poésie dramatique ait jamais tracées, confondant ainsi, d’une manière peu digne d’un littérateur, l’amour romanesque avec l’amour tragique. Le peintre de l’amour le plus naturel et le plus touchant qui ait existé en France, Racine, même en payant le tribut au goût de son siècle, a mieux conservé la vraisemblance : il n’a jamais donné qu’aux femmes ces transports et cette frénésie de l’amour qui dégradent la raison ; ses héros amoureux ne sont jamais des forcenés et des fous. Titus sacrifie l’amour à son devoir ; Bajazet, à l’honneur et à la bonne foi ; Xipharès, à la piété filiale ; l’amour d’Achille ne sert qu’à donner une nouvelle énergie à sa fierté, à sa colère, à son enthousiasme guerrier ; la passion d’Hippolyte, innocente et pure comme lui, le console de l’injustice d’un père. Le seul Oreste forme une exception ; mais ses fureurs sont, pour ainsi dire, consacrées par la mythologie ; elles entrent dans sa destinée. Pour dépayser ses lecteurs et masquer ses emprunts, Voltaire a jugé à propos de prendre une route diamétralement opposée : chez lui, les hommes sont des extravagants à lier ; les femmes, des raisonneuses et des philosophes, qui, malgré leur morgue doctorale, ne sont pas souvent beaucoup plus sages. Les amantes, chez Racine, savent toujours parfaitement bien pourquoi elles s’affligent ; leur délire amoureux est aussi raisonnable qu’il peut l’être ; c’est la logique de la passion qui les conduit. Racine a dédaigné les quiproquo, les malentendus, les méprises ; il a laissé aux romanciers tous ces imbroglio dont le bon sens murmure et qui avilissent la scène tragique. Voltaire a vécu des restes de Racine ; il a mis à profit le rebut de ce grand homme : l’intérêt de Zaïre et de Tancrède n’est fondé que sur ces petits moyens qui n’appartiennent qu’au roman : la fable de ces deux tragédies ne porte que sur un raffinement misérable, sur une erreur puérile ; tout dépend d’un mot qu’on ne dit pas, parce que le poète ne veut pas qu’on le dise, et tout son génie, qui devrait être employé à créer des situations, à développer des sentiments, se consume en expédients mesquins, pour suppléer au bon sens et à la vérité. Pour ne parler ici que de Tancrède, ce caractère me paraît plus intéressant, plus noble et plus fier que celui d’Orosmane, que l’amour et la galanterie rendent quelquefois bien petit. Tancrède est errant, persécuté, proscrit ; ses malheurs donnent à sa passion une teinte tragique : il vient à travers mille dangers revoir sa patrie et sa maîtresse ; mais sa patrie est ingrate et barbare, sa maîtresse le trahit pour un étranger, pour un ennemi ; elle est sur le point d’expier ce crime infâme sur un échafaud, et cependant il expose sa vie pour sa défense, par un sentiment de générosité et de grandeur d’âme digne d’un véritable chevalier. Voilà un personnage tragique bien supérieur, selon moi, à un soudan qui perd la tête et bouleverse son empire pour une petite esclave de son sérail, qui, pendant la moitié de la pièce, se livre à des folies dignes des Petites-Maisons, parce que cette esclave fait des façons pour l’épouser, et qu’il a surpris un billet galant qu’on lui adresse. Le troisième acte de Tancrède, l’un des plus beaux qu’il y ait au théâtre, me cause autant d’émotion que la tragédie de Zaïre m’inspire de dégoût et d’ennui ; c’est dommage que Voltaire n’ait pas eu la tête assez forte pour imaginer un plan raisonnable, où il pût placer ce beau caractère de Tancrède. Il n’y a que ce seul acte dans toute la pièce ; le reste ne présente que les malheureux efforts du poète pour empêcher que les deux amants ne s’entendent. La Harpe regarde comme le chef-d’œuvre du génie d’avoir esquivé l’explication : l’expérience dépose contre son opinion ; car l’entrevue de Tancrède et d’Aménaïde est froide et sans aucun effet, comme il arrive toujours quand les personnages ne disent que ce qui convient au besoin du poète, et non pas ce que la situation leur inspire. À moins de supposer Aménaïde en démence, ce qui doit l’occuper en tombant aux pieds de son libérateur, c’est le soin d’effacer les funestes impressions que sa lettre a dû produire dans le cœur d’un amant. Quoi ! lorsque toute la ville, quand son père lui-même l’accuse d’une intelligence criminelle avec Solamir, lorsqu’elle est condamnée à mort pour ce crime honteux qu’elle ne désavoue pas, Aménaïde juge qu’il est impossible que son amant la soupçonne ! elle s’amuse à exprimer vaguement sa reconnaissance, avant de songer à rétablir son honneur dans l’esprit de Tancrède ! Voilà bien l’orgueil le plus sot, le plus extravagant, le moins conforme à la logique de la passion ; il n’accommode que l’impuissance du poète. Aménaïde, en paraissant aux yeux de Tancrède, ne devait ouvrir la bouche que pour protester de son innocence, pour déclarer hautement que la lettre dont on l’accusait n’était point pour Solamir, mais pour un héros plus digne de ses vœux, et qu’elle ne pouvait nommer en ce moment ; cette déclaration, sans compromettre Tancrède, suffisait pour calmer sa jalousie, et les regards d’Aménaïde pouvaient aisément lui dire ce nom que sa bouche était obligée de lui taire ; voilà ce que la nature, le bon sens, la passion exigeaient : mais une pareille explication rendait la tragédie impossible ; il faut absolument que Tancrède périsse, comme il faut que Zaïre soit tuée : et c’est parce que le poète n’a pu motiver raisonnablement ces deux morts, qu’il a échoué dans le plan de ces deux tragédies. Qu’une amante trahie et désespérée se tue, cette faiblesse a son excuse dans celle du sexe : qu’un amant furieux poignarde sa maîtresse qu’il croit infidèle, cette atrocité est dans la nature de la jalousie ; mais qu’un héros, qu’un fier guerrier comme Tancrède veuille mourir parce que sa maîtresse est infidèle, c’est une petitesse qui n’est tragique que dans le système romanesque de notre chevalerie. Lorsque, dans la tragédie d’Antigone, Sophocle nous présente le jeune Hémon qui s’ensevelit dans le même tombeau avec sa maîtresse, pour expier et punir l’injustice et la barbarie de son père envers cette fille vertueuse, c’est un dévouement admirable, un sacrifice héroïque fait à l’amour et à l’amitié. Mourir pour une infidèle est une sottise ; mourir pour ne pas survivre à l’objet qu’on aime, est le comble du courage et de la générosité.
30 messidor an XI []
une sottise à la place d’une autre, quelquefois il s’obstinait, il avait la sagesse de ne pas vouloir mieux faire qu’il ne pouvait. Souvent de lui-même il remaniait son esquisse ; il changeait des actes entiers ; il faisait de nouvelles tirades ; ce travail était bien plus long que celui de la première composition ; enfin, lorsqu’il avait satisfait son conseil privé et lui-même, il s’occupait de la représentation, et c’était là une source de combinaisons profondes. Les affaires d’un grand empire ne se traitent pas avec plus de gravité dans le cabinet d’un souverain que toutes les minuties relatives au tripot (c’est ainsi que Voltaire appelle la Comédie-Française) ne s’agitaient dans le conseil de madame Scaliger ; tout était prévu, arrangé, calculé ; mais la pauvre tragédie, avant même d’être jouée, avait été tant de fois rapetassée et ravaudée, qu’elle n’était plus qu’un amas de pièces et de morceaux. Ainsi se fabriquaient, ainsi se disposaient ces prétendus prodiges de poésie et de philosophie, destinés à subjuguer la première nation de l’univers, ces chefs-d’œuvre qu’une admiration aveugle a longtemps consacrés. Je révèle ici aux profanes d’étonnants mystères : ce sont les grands effets par les petites causes. Mais il faut rendre à Voltaire la justice qu’il mérite ; il riait dans son âme de ses tours de gibecière ; il connaissait les hommes, il les méprisait ; il savait ce qu’il faut au peuple, et rarement, en voulant tromper les autres, il se trompait lui-même. C’est de cette manière que Tancrède fut raboté : l’auteur l’appelait sa chevalerie ; il fondait son succès sur la nouveauté de l’entreprise : pouvait-il ignorer que le Cid est un véritable chevalier ? Sévère, dans Polyeucte, est aussi un personnage créé d’après les idées de la galanterie chevaleresque. Il est étonnant que nos poètes tragiques n’aient pas fait un plus fréquent usage des mœurs, des usages et du caractère des chevaliers. Voltaire, pressé de jouir, n’attendit pas les corrections de madame Scaliger pour essayer son enfant nouveau-né, sur le petit théâtre de son petit château de Tourney. Le seigneur châtelain y joua lui-même le rôle d’Argire ; et Clairon-Denis, celui d’Aménaïde. Voltaire regardait sa nièce comme une actrice beaucoup plus touchante que mademoiselle Clairon : il n’y avait point d’Allobroge, de Suisse ou d’Allemand si dur qu’elle ne fît pleurer, à ce que dit son cher oncle. C’est avec autant de gaîté que de raison qu’il appelle son petit théâtre
théâtre des marionnettes,
théâtre de Polichinelle: sur ces tréteaux, et sur ceux de Ferney, le grand homme a passé sa vieillesse à faire véritablement le Polichinelle et le Gille : ceux qui allaient chercher dans cette citadelle de la philosophie le grand lama, le restaurateur de la raison, l’apôtre de la vertu et de l’humanité, étaient bien étonnés, en arrivant, de n’y trouver qu’un mime et un histrion : la chose était cependant toute simple, puisque son évangile n’était qu’une farce, et sa philosophie un masque comique. Au reste, il ne faut pas s’étonner si Voltaire traite si lestement son petit théâtre ; il n’a pas plus de respect pour le souverain pontife Benoît XIV, dont il avait baisé les pieds dans ses lettres ; il l’appelle un
bon Polichinelle; et les ouvrages de ce pape, qui dans son distique sont la lumière du monde, ne sont plus dans ses lettres que de
gros in-folio très ennuyeux, que le père Menou, jésuite, faisait semblant de traduire pour attraper un bon bénéfice. Mais je perds de vue le théâtre de Polichinelle, où l’on fit l’essai de Tancrède :
« Il est bien petit, je l’avoue, dit Voltaire ; mais, mon divin ange, nous y tînmes hier, neuf en demi-cercle, assez à l’aise ; encore avait-on des lances, des boucliers, et l’on attachait des écus et l’armet de Mambrin à nos bâtons vert et clinquant, qui passeront, si l’on veut, pour pilastres vert et or : une troupe de racleurs et de sonneurs de cor saxons, chassés de leur pays par Luc y composaient mon orchestre. Que nous étions bien vêtus ! que madame Denis a joué supérieurement les trois quarts de son rôle ! Je crois jouer parfaitement le bonhomme. Je souhaite en tout que la pièce soit jouée à Paris comme elle l’a été dans ma masure de Tourney ; elle a fait pleurer les vieilles et les petits garçons, les Français et les Allobroges : jamais le mont Jura n’a eu pareille aubaine. »On voit, dans cette plaisante caricature, un vieillard que la vanité et la manie théâtrale ont fait tomber en enfance, qui se passionne pour des farces, comme les petites filles pour leur poupée qu’elles font coucher avec elles. Je ne sais pas si l’illustre vieillard dramatique couchait avec ses habits de théâtre ; mais on a assuré que, lorsqu’il devait jouer, il les endossait dès le matin, et les portait toute la journée, afin de se mieux pénétrer du rôle qu’il avait à remplir le soir. Quand on songe que ces niaiseries faisaient tourner la tête à l’homme qui partageait alors l’admiration de l’Europe avec le Salomon et l’Alexandre du Nord, et qui terrassait des préjugés comme Frédéric battait des armées, on gémit sur le néant des grandeurs humaines. Mais, à propos du grand Frédéric, tout le monde ne sait peut-être pas que ce Luc dont il est question dans le récit est une anagramme infâme, dont Voltaire se servait pour désigner le monarque philosophe.
12 ventôse an XII []
Trois ans après Voltaire disait de lui, avec beaucoup de vérité, dans une lettre adressée à Le Kain, qu’il n’était pas
fort échauffé par les glaces du mont Jura; qu’un vieillard tel que lui n’était plus bon qu’
à faire des contes de ma mère l’Oie, et qu’il ne connaissait
plus d’autre feu que celui de sa cheminée. Il signait le Vieux de la montagne, par allusion à la position de son château, et peut-être à ses nombreux disciples qu’il envoyait dans l’Europe répandre une doctrine meurtrière pour les peuples et pour leurs chefs. Tancrède fut joué par Le Kain et mademoiselle Clairon avec une perfection qui contribua beaucoup au succès. Mademoiselle Clairon aurait désiré plus de fracas et de spectacle : femme à grand talent, à grand caractère, elle avait épousé la secte qui disposait alors de l’opinion ; et l’un des projets des frères pour révolutionner la scène française était d’y introduire par degrés toute la barbarie et toutes les farces du théâtre anglais. Imbue de leurs principes, mademoiselle Clairon avait demandé sérieusement à Voltaire, pour le troisième acte de Tancrède, un échafaud, une potence, un bourreau et tout l’appareil du supplice. On venait d’essayer sur le même théâtre une chambre tendue de noir, où se trouve une fille seule avec le cadavre de son amant qu’elle contemple à la lueur d’une lampe sépulcrale ; mademoiselle Clairon, avec son échafaud, avait la noble ambition de l’emporter sur la tenture noire et sur le cadavre. Mais Voltaire avait plus de goût que ses disciples ; il sentit l’abus et le ridicule d’un pareil spectacle, et voici ce qu’il écrivit à Le Kain :
Je me flatte que vous n’êtes pas de l’avis de mademoiselle Clairon, qui demande un échafaud ; cela n’est bon qu’à la Grève… La potence et les valets de bourreau ne doivent pas déshonorer la scène à Paris. Mademoiselle Clairon n’a certainement pas besoin de cet indigne secours pour toucher et attendrir tous les cœurs.Dans plusieurs autres endroits il s’élève contre ce vain appareil théâtral qui n’a pour but, comme il le dit lui-même, que
de divertir les garçons perruquiers qui sont dans le parterre. Cependant telle est la versatilité de sa doctrine, que dans une autre lettre il félicite Le Kain d’avoir
fait un miracle en faisant paraître un corps mort sur la scène. Il y a beaucoup d’acteurs glacés et inanimés qui opèrent ce miracle, et font paraître sur la scène des corps morts, sans mériter pour cela qu’on les félicite.
Il faut avouer, dit Voltaire dans la même lettre, que jusqu’ici la scène n’a pas été assez agissante. Vous parviendrez à faire changer l’ancienne monotonie de notre spectacle qu’on nous a tant reprochée.Comment ! dans les pièces de Corneille, de Racine, de Crébillon, de Voltaire lui-même, la scène n’est pas assez agissante ? Que veut-on de plus ? Ne cherchons point à mettre dans la tragédie plus d’appareil de spectacle et de pantomime que ces grands modèles n’ont jugé à propos d’en mettre ; ce serait aux dépens de la raison, du sentiment et de l’éloquence qui doivent dominer dans le poème dramatique ; c’est par le discours que la tragédie fait son imitation : au lieu de perfectionner la scène, nous ne ferions que la dégrader et la dénaturer. Il est vrai que Voltaire ajoute, pour réparer son indiscrétion et corriger l’imprudence d’un pareil propos :
Mais aussi, gare les actions forcées et mal amenées ! gare le fracas puéril du collège !Pourquoi donc se plaindre que
la scène, jusqu’ici, n’a pas été assez agissante? Pourquoi reprocher a Corneille et à Racine une prétendue monotonie ? N’est-ce pas inviter les auteurs à chercher des actions forcées, et le fracas puéril du collège, tandis qu’on affecte de les en détourner ? N’est-ce pas mêler la saine doctrine avec le venin de l’erreur ? Une des hérésies littéraires les plus familières aux novateurs de ces derniers temps, c’est que les grands maîtres de notre scène tragique n’ont pas assez d’action et de spectacle.
30 messidor an XII []
Si la confiscation ne tombe que sur des biens médiocres, sans doute la faveur est faible ; mais enfin Orbassan l’accepte telle qu’elle est, sous prétexte qu’il ne l’a point recherchée, et que l’état, ayant droit de dépouiller Tancrède, peut faire part de sa dépouille à qui il lui plaît. Le bonhomme Argire a quelque scrupule sur la légitimité de la confiscation ; mais un des chevaliers le terrasse par cette question foudroyante :
Il est clair qu’il ne peut émaner du sénat de Syracuse que des décrets justes et sages, que les passions et les erreurs de cette assemblée sont la loi éternelle, et que la liberté consiste dans une aveugle obéissance à toutes les fantaisies du sénat. Argire en est si bien persuadé, qu’il répond modestement et en bon citoyen :
Supposant que l’intérêt commun consiste dans l’exécution d’un décret que lui-même trouve injuste ; ce qui est absolument contraire à l’opinion de ces vieux radoteurs de l’antiquité, qui prétendaient qu’aucune injustice ne pouvait jamais être utile ni aux particuliers ni au public. Il n’y a peut-être pas au théâtre une fille aussi folle qu’Aménaïde : il est vrai qu’elle a voyagé ; elle a vu la cour de Byzance, et l’on sait que la cour et les voyages forment bien l’esprit d’une fille. Non seulement elle est pédante et raisonneuse comme toutes les héroïnes de Voltaire ; mais c’est une tricoteuse de Robespierre, qui veut soulever le peuple contre le sénat, et faire une révolution afin d’épouser son amant : c’est aussi une amazone, une guerrière ; elle a les principes d’un démagogue et l’âme d’un grenadier. Telles étaient les princesses que Voltaire imaginait à soixante ans.
Quel langage et quelle dévergondée ! et cependant ce n’est rien encore : elle adore un héros intrépide, et veut l’être comme lui. Ainsi, au mépris des lois, des ordres de son père, au risque de perdre la vie sur un échafaud, elle écrit à Tancrède de venir l’épouser et régner dans la république de Syracuse, comme si cela était aussi aisé à faire qu’à écrire. La lettre est interceptée ; on croit qu’elle est pour Solamir, parce qu’elle est sans adresse : Aménaïde est condamnée à mort. Tancrède la délivre en combattant pour elle ; mais en même temps il la méprise comme une infidèle qui l’a trahi pour Solamir. L’orgueilleuse créature ne daigne pas se justifier ; les très justes soupçons de Tancrède sont pour elle une offense.……………………………………… Et peut-être
Mais comme Tancrède lui a sauvé la vie, et qu’elle ne veut rien lui devoir, elle calcule très judicieusement qu’en lui rendant le même service sur le champ de bataille, en combattant auprès de lui pour détourner les coups de l’ennemi, elle aura payé sa dette, et qu’ils seront alors quitte à quitte.
Ce n’est pas pour le théâtre, c’est pour les Petites-Maisons qu’un pareil galimatias est fait. Que cette frénésie du sot orgueil est petite et ridicule ! qu’on s’intéresse peu pour une furie ! pour une fille enragée de vanité, irritée qu’on la soupçonne, quand elle est entre les mains du bourreau, condamnée à mort sur sa propre écriture, et coupable, de l’aveu même de son père ! Il n’y a pas d’exemple d’un tel délire ; il n’y en a guère aussi d’un verbiage plus pauvre, plus lâche et plus indigne d’un bon écrivain. Aménaïde n’en veut point démordre : elle va au milieu des soldats courir après Tancrède ; son père court après elle, et a bien de la peine à ramener cette folle, qu’il aurait fallu lier dans sa chambre, s’il y avait eu de bonnes lois dans la république de Syracuse. Revenue à la maison, elle insulte le peuple, le sénat, sa patrie, son père, tout l’univers : dans un transport de joie que lui cause une fausse nouvelle, elle devient insolente au point d’oser s’écrier :
Y eut-il jamais d’arrogance plus indécente et plus comique, surtout de la part d’une créature à qui l’on n’a que des crimes et des folies à pardonner ? Il est incroyable qu’on ne soit pas tenté de rire de ces absurdités. Heureusement on ne les comprend pas ; le jeu de l’actrice les couvre ; elles passent sous le nom d’amour. Tout cela fait du fracas et du tintamarre sur la scène ; il n’en faut pas davantage pour le vulgaire, toujours prêt à s’extasier sur les sottises pompeuses et bruyantes.
6 thermidor an XII []
On s’était servi autrefois avec succès de cette sultane pour opposer Crébillon à Voltaire. Les faveurs de la marquise avaient ranimé le vieil auteur de Rhadamiste, engourdi dans la paresse. Il avait retrouvé à soixante-dix ans assez de vigueur pour achever son Catilina, commencé depuis vingt ans. Madame de Pompadour avait pris la pièce sous sa protection, l’avait prônée à la cour, et avait poussé la générosité jusqu’à vouloir habiller tous les acteurs. On peut imaginer ce qu’ont dû lui conter le sénat et les deux consuls, c’est-à-dire, dix-huit comédiens, revêtus de toges de toile d’argent, par-dessus des tuniques de toile d’or, enrichies de diamants. Voltaire s’en souvenait, et, bien loin d’en conserver une éternelle rancune contre la favorite, ce qui ne l’eût mené à rien, il fut assez philosophe pour tâcher d’avoir part aussi à ces précieuses faveurs. Le maréchal de Richelieu arrangea les choses : on commença par dédier au maréchal L’Orphelin de la Chine, et madame de Pompadour eut ensuite la dédicace de Tancrède. C’est ainsi que Voltaire, en bon citoyen, partageait ses hommages entre les deux personnes qui rendaient, alors au roi de France les services les plus agréables et les plus essentiels. On voit avec le plus grand intérêt, dans la correspondance du grand-prêtre de Ferney, quelles étaient les vives alarmes de ce fin courtisan, au sujet de son Orphelin de la Chine. Il tremblait que sa fidèle Chinoise, sa vertueuse Idamé, qui préfère la mort au divorce et un mandarin à l’empereur, ne fut regardée comme une satire de mademoiselle Poisson, très jolie Française, qui ne s’était pas fait prier pour quitter son mari, qui trouvait un roi de France meilleur qu’un fermier général, et le nom de marquise de Pompadour plus harmonieux que celui de madame Le Normant d’Estiolles. Voltaire, dans son épître dédicatoire, commence par avertir madame de Pompadour que
toutes les épîtres dédicatoires ne sont pas de lâches flatteries, que toutes ne sont pas dictées par l’intérêt: c’est avouer du moins que la plupart méritent ce reproche, et un tel aveu n’est ni délicat ni adroit ; car rien ne prouve que son hommage soit exempt de flatterie et d’intérêt. Les flatteurs et les intrigants savent toujours se parer de beaux prétextes : si on les en croit, ils n’ont jamais que des vues nobles et pures ; c’est toujours le zèle, l’amitié, la reconnaissance qui les inspirent. L’art apprend à taire les objections auxquelles on ne peut répondre, et un homme d’esprit tel que Voltaire me paraît en manquer beaucoup, lorsqu’il dit à sa marquise :
« Les autres faiseurs d’épîtres sont flatteurs et intéressés ; mais moi, je ne suis que reconnaissant et sensible, par la raison que j’ai vu dès votre enfance les grâces et les talents se développer, et que j’ai reçu de vous des témoignages de bonté. »Voilà une singulière manière de penser et une étrange liaison d’idées. Voltaire, au reste, ne se contente pas de justifier ses propres intentions ; il se rend caution pour celles de Crébillon,
son confrère et son maître, lequel avait aussi dédié son Catilina à madame de Pompadour : mais Crébillon, homme simple et presque sauvage, n’avait pas besoin d’un répondant aussi suspect que Voltaire ; il se défendait assez par son caractère, par son âge. Ce que madame de Pompadour avait fait pour lui et pour Catilina était public et notoire : l’hommage qu’il lui fit de cette tragédie était vraiment une dette qu’il acquittait ; et, comme il le dit ingénieusement lui-même, le public avant lui avait déjà dédié Catilina à celle qu’on pouvait en regarder comme la mère. L’épître de Crébillon, renfermée en très peu de lignes, annonce la simplicité et la franchise de ses mœurs : il y a de la vérité et du naturel dans le ton avec lequel il rend grâces à la favorite d’avoir retiré
des ténèbres un homme oublié. Pour Voltaire, connu pour être le flatteur officiel de tous les grands, et qui avait passé sa vie dans le grand monde et dans les intrigues, on savait à quoi s’en tenir sur sa dédicace ; la contrainte seule et la froideur d’un style très compassé, ne laissent aucun doute sur les motifs de l’écrivain, et ce n’est pas ainsi que s’exprime la reconnaissance. Si quelque chose pouvait dérober Voltaire au soupçon de flatterie, ce seraient les maladresses et les balourdises qui lui échappent : les flatteurs ordinairement ne sont pas si gauches. Pourquoi, par exemple, faire pressentir a la marquise qu’on pourrait blâmer une dédicace adressée à une femme de son espèce ? Il est vrai que ces sortes d’hommages étaient réservés aux princes, aux grands seigneurs, aux femmes titrées ; il est vrai qu’on pouvait et qu’on devait trouver indécent qu’un homme qui s’affichait pour le patriarche de la philosophie et le restaurateur de la raison, fît bassement sa cour à une maîtresse du roi. Mais, encore une fois, la politesse et l’usage du monde ne permettaient pas de toucher une pareille corde dans l’épître ; il était impertinent de dire :
Si quelque censeur pouvait désapprouver l’hommage que je vous rends, ce ne pourrait être qu’un cœur né ingrat; car c’était dire à la marquise que des rigoristes pourraient désapprouver un hommage rendu à une personne comme elle, et que la seule reconnaissance pouvait le justifier. Une autre naïveté encore plus forte, était d’apprendre à madame de Pompadour que
les gens de lettres et les hommes sans préventionétaient les seuls qui ne disaient point de mal d’elle, et de conclure une pareille confidence par cette phrase à prétention :
Croyez, madame, que c’est quelque chose que le suffrage de ceux qui savent penser.Il n’est pas ici question d’examiner si ceux qui prétendent savoir penser ne sont pas ceux qui pensent le plus mal ; il s’agit seulement de faire voir combien il est ridicule et malhonnête de dire à cette maîtresse du roi : Madame, il n’y a que les gens de lettres et les philosophes qui disent du bien de vous, dans l’espérance que vous leur en ferez ; mais le reste de la nation, compose de gens qui ne savent pas si bien penser ; tout le peuple, qui n’a d’autre philosophie que celle de la nature et du bon sens, vous maudit et vous déteste.
On a voulu trouver de la ressemblance entre ces sentiments et ceux d’Iphigénie sur le point d’être immolée, qui dit à son père :
L’auteur des notes sur les tragédies de Voltaire, que l’on dit être Condorcet, fait à ce sujet les réflexions suivantes :
« Cette résignation paraît exagérée. Le sentiment d’Aménaïde est plus vrai et aussi touchant ; mais, dans cette comparaison, ce n’est point Racine qui est inférieur à Voltaire ; c’est l’art qui a fait des progrès. Pour rendre les vertus dramatiques plus imposantes, on les a d’abord exagérées ; mais le comble de l’art est de les rendre à la fois naturelles et héroïques : cette perfection ne pouvait être que le fruit du temps, de l’étude des grands modèles et surtout de l’étude de leurs fautes. »Cette note est si étrange, si extraordinaire, qu’il faudrait un volume pour relever tout ce qu’il y a de faux et d’erroné dans un si petit nombre de lignes : elle renferme le bréviaire, ou plutôt le catéchisme de l’école voltairienne sur la poésie dramatique. Le secret de cette école, le mystère auquel on a soin d’initier tous les prosélytes, consiste à mettre Voltaire au-dessus de Racine, sans que cela paraisse, et sans trop scandaliser les faibles. Quelques enfants perdus, comme Saint-Lambert, qui avaient plus d’audace que de politique, plus de fanatisme que déraison, ont tranché très étourdiment sur cette supériorité ; ils ont proclamé Voltaire
M. de La Harpe y a mis un peu plus de discrétion ; et, après avoir rabaissé Corneille, au point de ne lui accorder que de beaux morceaux, et pas une seule tragédie, il a très adroitement insinué que Voltaire avait été plus loin que Racine ; et c’était lui donner la victoire sur les deux maîtres de notre scène. Condorcet procède encore plus finement ; et, à l’aide d’une distinction philosophique, qui vaut pour le moins une distinction jésuitique, il sépare Racine de ses ouvrages. Il n’a garde de dire que Racine est inférieur à Voltaire ; il n’oserait en apparence proférer un tel blasphème ; mais il avance que depuis Racine l’art a fait beaucoup de progrès. Ce n’est donc pas Voltaire qui vaut mieux que Racine ; ce sont les tragédies de Racine qui sont inférieures à celles de Voltaire, parce que du temps de Racine, l’art n’était pas assez bien connu, parce que depuis ce grand homme les lumières ont fait un progrès étonnant. On reconnaît là la doctrine de madame de Staël, doctrine qui se trouve assez juste quand on l’applique aux sciences exactes, mais qui, appliquée aux arts d’agrément, est une des plus dangereuses hérésies qui jamais aient attaqué la foi littéraire. Cette perfection dont on gratifie Voltaire, et qui l’élève fort au-dessus de Racine, est donc
le fruit du temps, de l’étude des grands modèles, et surtout de l’étude de leurs fautes. D’après ce calcul, M. de La Harpe, et les auteurs tragiques actuels, doivent être fort supérieurs à Voltaire ; car depuis soixante ans l’art a fait des progrès : on a eu le temps d’étudier les grands modèles, et surtout leurs fautes. Il paraît que, d’après le conseil de Condorcet, les disciples de à Voltaire se sont particulièrement attaches à étudier ses fautes, car ils ont réussi à les bien imiter ; et ce sont les fautes de Voltaire qui font leurs beautés : de pareilles assertions ne méritent guère une réfutation sérieuse, et rien n’est plus comique que la gravité magistrale avec laquelle on érige en axiomes ces erreurs et ces mensonges de l’ignorance. Il faut pardonner à Condorcet, qui n’était que géomètre, des bévues en littérature ; mais on ne peut excuser dans un homme aussi philosophe ce fanatisme à froid pour Voltaire, lequel avait trop d’esprit pour ne pas se moquer d’un pareil admirateur. Il en faut bien que l’art de la tragédie ait fait des progrès depuis Racine ; il a au contraire sensiblement décliné. Depuis ce poète si sage, si judicieux, nous n’avons presque vu que des ouvrages d’écolier, où quelques lieux communs, quelques tirades de collège brillaient sur un fond misérable. Faut-il être étonné que, dans ces derniers temps, on ait essayé de porter la lumière sur les défauts de Voltaire, et d’examiner avec quelque sévérité le plan et le style de ses tragédies ? Ces critiques n’étaient-elles pas nécessaires au rétablissement de la hiérarchie du Parnasse, lorsqu’une classe très nombreuse de la société, nourrie dans la superstition voltairienne, s’efforçait de mettre son idole au-dessus de Racine, et, désertant les autels du vrai Dieu, ne consacrait qu’à Baal ?
taxe quatre synagogues. Ce vœu est assez prudent. Voltaire pensait dès lors qu’il ne suffisait pas de faire des livres, qu’il fallait unir l’argent à la gloire, et que le titre de pensionnaire des juifs valait bien celui de prêtresse d’Apollon et des Muses. Qu’un jeune auteur fasse des épîtres galantes pour les dames qui font des romans, fort bien ! cela ne me blesse en rien ; mais qu’un vieux poète, après avoir fourni au théâtre une carrière assez brillante, s’avise, à soixante ans, de prendre un sujet de tragédie dans un roman d’amour, cela me choque. La tragédie et le roman sont essentiellement ennemis, quoique trop souvent on essaie de les réconcilier.
Un chevalier amoureux qui, persuadé de l’infidélité de sa maîtresse, se bat pour elle et lui sauve la vie, est un héros intéressant et théâtral : c’est pour mettre cette situation sur la scène que Voltaire a multiplié les invraisemblances et bâti un roman qui s’accorde mal avec l’exacte raison. L’espèce d’intérêt que l’on trouve dans la tragédie de Tancrède, coûte fort cher : il faut acheter au prix d’un long ennui quelques moments agréables.
1er thermidor an X []
L’innocente faiblesse pour faiblesse de l’innocent, est un contresens grammatical.
Cela n’est pas français, pour dire nous ignorons son sort.
Il faut s’arrêter ; si je voulais recueillir tous les vers faibles, durs et guindés, je transcrirais plus de la moitié de la pièce.………………………… Que pouvais-je plus faire
17 floréal an X []
« Voltaire a été imitateur dans Mérope et Oreste, comme Racine dans Phèdre et Iphigénie, c’est-à-dire, en surpassant infiniment son modèle. »Il n’y a que le fanatisme qui puisse excuser cette incongruité d’expression. Voltaire a donc une supériorité infinie sur Sophocle, qu’il n’a fait que copier dans son Œdipe, et dont il a gâté la noble simplicité par un épisode ridicule, sans créer aucune beauté nouvelle, à l’exemple de Racine, qui souvent embellit et perfectionne Euripide ? Pour comble d’inconvenance et de maladresse, il se trouve que cet Oreste, où l’on prétend que Voltaire a surpassé infiniment Sophocle, est fort inférieur à l’Œdipe, imité du même Sophocle ; que c’est même une pièce où l’on commence à s’apercevoir du déclin de son talent, à la sécheresse et à la pâleur du style. Ainsi, au jugement de La Harpe, Voltaire, déjà sur le retour et au-dessous de lui-même, surpasse infiniment un des plus admirables chefs-d’œuvre du premier tragique de l’antiquité. Je vais plus loin : c’est même une imprudence digne d’un littérateur superficiel, de prononcer lestement que Racine surpasse Euripide, quoique Boileau, dans une inscription qu’on peut regarder comme un éloge officiel, ait pris cette licence en faveur de l’amitié. Avant de pouvoir décider entre Euripide et Racine, il faudrait décider entre Athènes et Paris ; il faudrait avoir comparé les mœurs des Grecs avec les mœurs des Français, et juger quelles sont les meilleures. Quel homme oserait trancher une pareille question ? Quel est le philosophe qui ne se défiera pas des préjugés de sa naissance, de son amour pour sa patrie, de sa prédilection pour son siècle, et qui ne craindra pas que le citoyen ne nuise au littérateur ? Toutes ces comparaisons entre les grands hommes de différents pays et de différents siècles, toutes ces décisions hardies annoncent plus de présomption que de lumières, et sont plus nuisibles qu’utiles au progrès de l’art. Sophocle et Euripide sont les premiers poètes dramatiques de la Grèce, comme Corneille et Racine sont les premiers tragiques de la France ; et non seulement il est faux, il est même absurde dans les termes, d’avancer que nos grands hommes du siècle de Louis XIV surpassent infiniment les grands hommes du siècle d’Alexandre. Il me semble même qu’on ne donne pas assez au mérite de l’invention dans la poésie dramatique. Quoique Racine ait prouvé, dans plusieurs de ses ouvrages, à quel point il excellait dans l’art de construire un plan, on ne peut nier cependant qu’Euripide ne lui ait fourni les plus grands secours pour la fable l’Iphigénie. Le succès de l’imitateur ne doit pas faire oublier ce qu’il doit à son modèle, et même, en le perfectionnant, il ne le surpasse pas en mérite réel ; c’est beaucoup qu’il l’égale, et que ce qu’il tire de son propre fond puisse balancer ce qu’il emprunte. Il s’en faut beaucoup que Voltaire même, en corrigeant Maffei, ait évité tous les défauts, puisqu’il est forcé de convenir que, dans plusieurs endroits, Maffei est plus raisonnable et plus régulier que lui ; mais ces défauts de raison et de jugement étaient à ses yeux bien légers, quand il espérait en faire éclore un intérêt considérable : ce sont ses termes, et l’on sait qu’il a tout sacrifié à l’intérêt.
Le grand point est d’émouvoir et de faire verser des larmes ; on a pleuré à Vérone et à Paris ; voilà une grande réponse aux critiques.Lui-même cependant répète en vingt endroits, qu’une mauvaise pièce peut faire pleurer par le mérite de quelques situations. Si les larmes sont les meilleurs juges de la bonté d’un poème dramatique, Voltaire lui-même se trouvera fort au-dessous des auteurs des plus chétifs romans et des drames les plus médiocres. La Mérope de Voltaire plut beaucoup aux jésuites, parce qu’il n’y avait point d’amour. L’auteur avait soumis son manuscrit au jugement du père Brumoy ; celui-ci le communiqua au père Tournemine. Élevé chez les jésuites, Voltaire semblait avoir conservé pour eux quelque sentiment d’estime et de reconnaissance. La conduite qu’il tint lors de leur expulsion, les sarcasmes dont d’Alembert et lui écrasèrent ces malheureux, feraient croire qu’il ne ménageait alors les jésuites que parce qu’ils étaient en faveur, et liés avec les personnes les plus distinguées de la cour. On a imprimé dans le recueil des œuvres de Voltaire une lettre du père Tournemine au père Brumoy, où la Mérope est encore plus exaltée, s’il est possible, que dans le Cours de littérature de La Harpe : on y fait un grand mérite à Voltaire d’avoir imité la simplicité antique ; mais cette simplicité n’est louable que lorsque le vide de l’action ne se fait pas sentir : les déclamations, les scènes oiseuses, les personnages inutiles sont presque aussi blâmables que les épisodes. Dans Mérope, il y a des longueurs, des remplissages ; le rôle de Narbas est parfaitement inutile, depuis le coup de théâtre du troisième acte ; les confidents sont multipliés ; le cinquième acte languit jusqu’au récit d’Isménie ; tout cela diminue beaucoup le mérite de la simplicité. L’Amasis de Lagrange-Chancel, qui n’est autre chose que le sujet de Mérope traité sous des noms égyptiens, l’Amasis est plus compliqué ; mais aussi l’intrigue est plus vive, la marche plus rapide, le spectateur plus occupé. Cette tragédie d’Amasis a longtemps joui du plus grand succès : très inférieure à celle de Voltaire pour le style et les tirades, elle ne lui cède point pour la beauté des situations, et lui est supérieure pour le plan et les combinaisons théâtrales. Le Cresphonte d’Euripide se jouait encore avec un grand succès du temps de Plutarque, plus de cinq cents ans après la mort de son auteur.
« Considérez, dit l’historien, quels mouvements, quelle agitation excite dans tous les esprits la vue de cette mère désespérée, qui, levant le poignard sur son propre fils, qu’elle croit être l’assassin de ce même fils, s’écrie : Tu n’échapperas pas au coup mortel que je vais te porter ! Il n’y a personne qui ne soit attentif à cette action terrible, et qui ne craigne que la fureur de la mère ne prévienne l’arrivée du vieillard qui vient l’arrêter, en lui apprenant que celui qu’elle veut tuer est son fils. »La Chapelle, auteur d’une Mérope, sous le nom de Téléphonte, a traité et conduit cette reconnaissance de la même manière que Plutarque nous apprend qu’elle, l’avait été par Euripide, et il est fort scandalisé que ce fameux coup de théâtre ait été critiqué comme le plus mauvais endroit de la pièce. Il n’y a qu’heur et malheur dans le monde ! La même situation a parfaitement réussi à Voltaire.
Tantôt c’est une cannibale, une anthropophage, un monstre de barbarie : sur les plus faibles indices, sur les plus vagues soupçons, elle veut plonger ses mains dans le sang de ce même jeune homme si intéressant à ses yeux ; c’est une bête féroce, une lionne à qui l’on a ravi ses petits. Il répugne à nos mœurs qu’une femme fasse l’office de bourreau ; c’est calomnier le plus doux sentiment de la nature, que de le confondre avec les passions les plus brutales. La douleur d’une mère ne ressemble point à la rage : une mère peut réclamer, ordonner le supplice du meurtrier de son fils ; mais elle n’est point avide du plaisir de l’assassiner, de le poignarder elle-même. Quand je vois une femme, une mère altérée de sang, exercer la vengeance d’un sauvage, elle ne m’intéresse plus, elle me fait horreur. Si cette situation se trouve chez les anciens, ce n’est pas celle-là qu’il fallait leur emprunter. Je doute qu’Euripide ait jamais présenté aux Grecs une Mérope qui médite, qui prépare un assassinat, qui se fait amener sa victime, qui l’interroge, qui la fait lier à un autel, prend le poignard et s’avance pour l’égorger. Peut-être sa Mérope, dans le premier moment de sa fureur, s’élançait-elle sur le jeune homme qu’elle croyait être l’auteur de ses maux. Quoi qu’il en soit, ce coup de théâtre si vanté est aujourd’hui d’un effet médiocre ; il exige une combinaison qui réussit rarement : il faut que Narbas se trouve à point nommé en état d’arrêter le poignard de Mérope. Un pareil effet du hasard ne peut être imité avec précision : Mérope est obligée d’attendre, si Narbas arrive trop tard ; et s’il arrive trop tôt, il faut qu’il attende Mérope. Il en résulte pour les deux acteurs une gêne, un embarras qui nuit au naturel de l’action et refroidit la scène. Lorsque je vis jouer Mérope, il y a cinq ans environ, ce fut Mérope qui attendit Narbas ; ce qui fit presque rire les spectateurs : cette dernière fois, c’est Narbas qui a attendu Mérope. C’est dans la nature même, c’est dans l’explosion et le choc des passions qu’il faut choisir les coups de théâtre, et non pas dans des tours et des prestiges de joueur de gobelets. Plutarque dit cependant que cette situation excitait autrefois parmi le peuple les acclamations les plus vives ; elle était donc mieux amenée, mieux motivée, et beaucoup mieux exécutée qu’elle ne l’est dans la Mérope de Voltaire. Un des défauts les plus essentiels de cette tragédie, c’est de nous montrer trop longtemps Mérope dans les mêmes alarmes : ses plaintes trop prolongées se changent en criailleries qui fatiguent beaucoup plus qu’elles ne touchent. C’est le vice habituel de la manière de Voltaire : il ne sait point varier les situations ; il ignore ces passages rapides d’un sentiment à un autre, qui réchauffent la scène et renouvellent l’intérêt : de là cette langueur d’une action qui se traîne, langueur qui se fait sentir dans ses meilleures tragédies, et que les plus violentes déclamations ne peuvent ranimer. Je reviendrai sur cette tragédie ; mais comme on lui attribue surtout un grand mérite de style, je vais citer ici quelques vers qui mettront le public en état de juger si ce mérite est bien réel :
J’ai déjà observé que Voltaire avait une facilité verbeuse : il entasse les mots, et grossit ainsi ses vers ; mais cet embonpoint n’est que de l’enflure.
Saccagements n’est ni élégant, ni harmonieux, ni usité.
Le cœur dur de soi-même idolâtre n’est que le commentaire de la marâtre, et ce commentaire est d’une expression malheureuse : le ton en est sentencieux et plein de morgue. Mérope imite ces dévotes qui semblent ne faire le bien que pour avoir le plaisir de déchirer les femmes qui font le mal.
Ô vain amas d’exclamations ! ô verbiage emphatique ! Comment le jour auquel le petit roi de la petite ville de Messène avait été tué par trahison, pouvait-il être fatal au monde, qui assurément ne savait rien d’un pareil accident ?
Quel puéril arrangement de mots ! Qu’est-ce que le fond de ses déserts, qu’on a l’air d’opposer au rang de ses dieux ? Et puis, à mes yeux est une cheville : le ramène à mes feux au rang de ses aïeux. Ô tyrannie de la rime, qui n’opprime que les poètes faibles !
Les deux vers sont peu liés ensemble : m’ouvre au trône une voie est sec et dur ; et Polyphonte qui déploie son cœur, paraît un peu ridicule.
Voilà un style bien fleuri pour un soldat tel que Polyphonte. C’est une malice à Voltaire d’avoir dit que les appas de Mérope étaient encore dans leur printemps, sachant bien que ce rôle serait joué par des actrices dont les appas toucheraient presque à leur hiver, et commenceraient à effaroucher le spectateur.
Ce sang coula pour vous : pléonasme, hémistiche oiseux ; car le sang versé pour la patrie a nécessairement coulé pour la reine.
Ne rien faire n’est pas un prix ; et Polyphonte, achetant le trône au prix de ses travaux et de ses services, ne peut pas dire qu’il l’achète d’un prix bien différent, puisque sa pensée est que ce prix est le seul auquel on puisse acheter le trône. C’est une impropriété de style.
Les pronoms démonstratifs produisent rarement un bon effet à la fin du vers. Voltaire avait cependant l’habitude commode de les employer de cette manière :
En général, Voltaire n’a point connu l’élégance continue ; son style va par bonds et par sauts. Après un élan généreux il s’abat, les reins lui manquent : il est plein de chevilles, de répétitions, de mots parasites, d’hémistiches commandés par la rime ; il n’a presque jamais le mot propre :
Dont le poids vous afflige : il n’y a point de convenance entre poids et afflige, si l’on sait que des terreurs ne réjouissent pas. Triste hasard : triste est une épithète pauvre et vague ; et cette exclamation, que plus on est grand, etc., est bien plate.
La vertu poursuivie est une façon de parler obscure et entortillée.
Cette fougue, cette ardeur, ce courage : quel babil ! quel abus des mots ! Une fougue imprudente n’est pas l’ardeur d’un héros ; un jeune homme de seize ans, qui s’enfuit de la maison paternelle, n’est pas un héros. Ce sont de vaines phrases :
Ce vers :
est calqué sur celui de Corneille :
Il semble que Voltaire, en composant cet autre vers :
ait voulu affaiblir plutôt qu’imiter ce vers de Boileau :
Qui le condamne est un hémistiche qui n’a pas l’énergie convenable.
nous rappelle :
Ceux qui vaillent sans cesse l’harmonie et la douceur du style de Voltaire, oublient sans doute qu’on trouve très fréquemment chez lui des vers plats, secs et durs, tels que celui-ci :
Il me reste plusieurs autres observations sur le plan, le caractère et le style, qui feront la matière d’un autre article.
enlèvent la paille, comme le disait madame de Sévigné du Bajazet de Racine. De ces quatre sœurs, Mérope passe pour la plus belle : c’est à elle du moins que l’école de Voltaire donne la pomme ; je ne vois pas trop à quel titre. On prétend qu’elle a moins d’absurdités et de niaiseries pathétiques que Zaïre, moins de déclamations et de folies gigantesques qu’Alzire ; moins d’horreurs froides et inutiles, moins de petitesse, de charlatanisme et de jonglerie que Mahomet. Voilà certainement des raisons, et je suis assez porté à croire qu’il y a moins à reprendre dans Mérope que dans ses sœurs ; ce qui prouve, non qu’elle est la plus belle, mais qu’elle est la moins laide. Du reste, le tyran Polyphonte n’est qu’un vain discoureur, abondant en sentences et stérile en effets ; un politique raisonneur, mais très peu actif ; terrible avec son confident, faible et pusillanime devant Mérope, surtout devant Égisthe, et qui finit par se laisser tuer dans le temple, le jour de son mariage, de la main d’un enfant désarmé, qui vient prendre la hache jusque sur l’autel nuptial. Cette prouesse inouïe d’Égisthe égale tous les miracles de la chevalerie errante. Les bravades continuelles de ce même Égisthe, qui traite très cavalièrement Polyphonte, assurent à ce jeune homme un rang parmi les héros gascons, et au tyran de Messène une place distinguée parmi les tuteurs de comédie ; car assurément, s’il eût bien gardé à la maison son pupille Égisthe, cet étourdi ne serait pas venu tuer son futur beau-père au milieu de ses gardes, de toute sa cour, de tous ses amis, au moment même où il va recevoir la bénédiction nuptiale ; ce qui ne s’est jamais vu et ne se verra jamais. Mérope est une énergumène, une femme injuste, violente, inhumaine, malgré sa philosophie, et surtout assommante par ses lamentations continuelles et monotones. La pièce a deux parties : dans la première, le péril d’Égisthe est plus vif, plus tragique que dans la seconde, et ce devrait être tout le contraire. Égisthe, d’abord arrêté comme vagabond et sans aveu, ensuite condamné comme meurtrier, enfin reconnu et livré entre les mains de Polyphonte, nous attache par ses aventures, en proportion du danger auquel il est exposé ; mais du moment qu’il est détenu en chartre privée, sous la garde de ses amis, Narbas et Euryclès, on cesse de craindre pour lui, parce qu’on le voit narguer impunément un tyran imbécile, qui se serait déjà mis l’esprit en repos sur le compte du fils et de la mère, s’il savait un peu son métier de tyran. Mais, je le répète, ce Polyphonte n’est pas plus fort en politique que Voltaire en tragédies : tous les deux sont des hommes à grandes et belles phrases, sans intérêt et sans action dramatique. Après la scène du quatrième acte, à mon avis la plus théâtrale de toutes, la scène languit, et le spectateur s’endort jusqu’au récit d’Isménie, à la sixième scène du cinquième acte. Ce récit jouit d’une grande réputation, et la mérite à plusieurs égards ; il expose bien le fait : le fait est étonnant, miraculeux, satisfaisant pour l’assemblée. Le jeu et le talent de l’actrice ajoutent à ce morceau beaucoup de poésie qui n’est pas sur le papier. Les beaux récits de Racine sont plus beaux à la lecture qu’au théâtre ; ceux de Voltaire perdent beaucoup à être lus : ils ont besoin du prestige de la scène. Cela se prouve papiers sur table :
Présenter une main d’un front inhumain ! Il est clair que Polyphonte n’a le front inhumain que pour la rime ; car le poète, qui n’en a fait qu’un tartuffe, eût bien pu prolonger son hypocrisie jusqu’au jour de ses noces, s’il n’avait pas été forcé de lui donner, dans cette cérémonie, un front inhumain pour rimer avec main.
C’est dommage que s’avance soit précédé, deux vers plus haut, de s’avançant : s’avance est là un mot très impropre, également amené par la rime. Après avoir présenté la reine,
il fallait un autre terme pour exprimer la démarche d’Égisthe, qui n’était ni triste ni tremblante.
Observez toujours cette stérile abondance, ce verbiage intarissable, cette prodigalité de mots : il s’avance, il court, il s’élance, il monte, il saisit.
Ce tour est imité du récit de Théramène, qui s’interrompt pour dire :
Mais, après avoir employé cette figure, Racine n’y revient pas, comme Voltaire, quelques vers après ; car une pareille répétition décèle la pauvreté du style.
Comment ce tyran, qu’Érox a vu nager dans son sang, et que tout le monde croit mort, se relève-t-il avec assez de force pour blesser le héros ? Et comment la blessure faite au héros, par un homme mourant, est-elle assez grave pour qu’il en coule des flots de sang ?
Par où l’on voit que la confidente Isménie a vu beaucoup de choses, mais qu’elle n’a pas beaucoup de manières pour dire qu’elle les a vues. Cependant elle fait un effort quelques lignes plus bas pour varier son style ; au lieu de dire j’ai vu, elle dit :
Ce fait étonnant, miraculeux, et même très important dans ses résultats, n’est cependant au fond, de la manière dont il est présenté, que ce que nous appelons une bagarre. La confidente ressemble un peu à une commère qui vient de voir dans la rue une batterie, et qui dit en son style bourgeois :
La garde est extrêmement trivial : c’est de la poésie de corps-de-garde ; déjà est fort plaisant. Quand il y a mort d’homme, quand le tyran est assassiné, et le héros blessé jusqu’à répandre des flots de sang, certes il est bien temps que la garde accoure avec des cris de rage ; si la garde avait été si enragée, elle n’eût pas laissé répandre tant de sang avant d’arriver.
Un transport qui anime des efforts et des pas ! C’est du phébus de confidente, et du galimatias d’écolier dont la tête est aussi animée, par le transport, que les pas de Mérope.
Cessez n’est pas poétique ; il est plus faible arrêtez, qui précède. Je ne sais si l’on dit bien cesser dans un sens absolu ; l’usage veut, je crois, qu’on donne à ce verbe un régime : cessez votre travail, cessez d’écrire, cessez de faire de mauvais vers. Au passé, on peut dire l’orage a cessé ; la fièvre a cessé ; mais je doute qu’on puisse dire, même à une troupe inhumaine, cessez, sans désigner quel ouvrage elle doit cesser.
Ce sein qui l’a nourri, etc. : style diffus. Le peuple est agité : agité est très faible ; d’ailleurs il y avait longtemps que le peuple était agité. Le combat de Polyphonte, d’Égisthe, d’Érox, était un peu plus capable d’agiter le peuple que les cris douloureux de Mérope, qui fait ici la Jocaste en étalant une rhétorique usée.
Excite est bien maigre, bien sec, bien au-dessous du ton et du style de la chose ; mais j’oubliais qu’il n’est là que pour rimer avec précipite.
Cela rappelle les vers de Racine sur les mêmes rimes :
Il me semble que la particule on, trop répétée, ne produit pas un bon effet dans ces vers :
Voltaire avait sans doute en vue les flots tumultueux du parterre, alors debout :
C’est ce qui arrivait souvent à la comédie, surtout les jours de première représentation.
Ces circonstances ne sont point assez graves pour le sujet ; en voici une plus tragique, mais beaucoup plus ridicule :
J’interroge à grands cris la foule épouvantée. Cette confidente, qui vole, ensanglantée parmi les combattants, et qui interroge la foule épouvantée, a bien l’air tic ces gens qui, n’ayant pas même osé regarder le combat, exaltent leur audace et leurs exploits avec une emphase burlesque. Du reste, si elle a volé ensanglantée parmi les combattants, elle ne paraît pas du moins ensanglantée aux yeux des spectateurs.
Me jette en ce palais : c’est ainsi qu’on jette à sa porte ou dans sa rue une personne que l’on ramène en voiture. Éplorée, incertaine ; quel arrangement d’épithètes ! Incertaine appartient à la rime ; autrement on ne la placerait pas après éplorée. Voyez que de négligences, que de choses plates, faibles et communes ; que de fautes, en un mot, dans un récit qu’on voudrait nous faire admirer comme un chef-d’œuvre ! bien débité, il séduit au théâtre par une apparence de vivacité et de chaleur, par ce prestige banal d’une foule de mots prononcés avec volubilité ; mais, quand on l’examine, il est prolixe et traînant. Le style de Voltaire est bien éloigné d’avoir, comme on le dit, l’impétuosité d’un torrent ; c’est un ruisseau qui n’a ni profondeur, ni largeur, ni rapidité, mais qui roule une onde assez limpide. Ce style est de l’eau claire : voilà pourquoi les partisans de Voltaire vantent prodigieusement sa clarté. Cependant, de même qu’il y a un naturel trivial, une simplicité, une brièveté sans art, il y a aussi une clarté sans mérite, laquelle n’empêche pas que la versification ne soit flasque, commune et prosaïque. On remarque avec surprise, dans la plus belle scène de Mérope, cette tournure bouffonne :
ÉGISTHE. MÉROPE. Tu l’esOn a blâmé avec raison, comme une sentence fausse et dangereuse, les vers qui terminent le second acte : Quand on a tout perdu, etc. On peut reprendre comme boursoufflés, emphatiques et vides de sens, ceux que débite Mérope à la fin du quatrième acte :
Ce qui choque aussi dans le style de Mérope, c’est l’emploi du mot vague éperdu, prodigué jusqu’à la satiété :
Ces observations n’empêchent pas que Mérope ne soit le chef-d’œuvre de Voltaire.
7 messidor an IX []
Un politique aussi adroit que César ne s’adresserait pas au sénat pour lui demander crûment le titre de roi : cette scène extravagante est d’un déclamateur, et non d’un poète. Quand on expose une conspiration sur la scène, elle doit être déjà formée quand la pièce commence ; les obstacles qu’elle éprouve dans l’exécution forment le nœud et produisent l’intérêt : dans la tragédie de Voltaire, qui n’a que trois actes, la conspiration ne se forme qu’au second ; elle est exécutée en un clin d’œil ; les conjurés n’éprouvent aucun danger ; César se livre à leurs poignards sans défiance : aussi la salle même où il donne audience au sénat est celle où se trouve le complot : on peut à chaque instant y être entendu et surpris par tout le monde ; mais de pareils conjurés n’ont pas besoin du secret, et la confiance de César est poussée jusqu’à l’imbécillité ; l’intérêt est dévoilé, par conséquent nul ; quand César parle, c’est à lui qu’on s’intéresse ; quand les conjurés déclament, on est tenté de les admirer quelquefois, mais plus souvent ils font horreur. On peut appliquer à l’effet de cette pièce le mot du financier qui, assistant à la Judith de Boyer, déplorait la mort d’Holopherne, et l’on pourrait retourner ainsi l’épigramme de Racine :
Souvent le dialogue est faux ; souvent une vaine enflure prend la place de l’éloquence : il y a aussi du sublime, des vers admirables, des tirades magnifiques : mais tout cela sent le jeune homme qui préfère l’éclat à la solidité : la scène où Brutus apprend aux conjurés qu’il est fils de César, est pleine d’affreuses beautés : celle où Brutus fait un dernier effort sur le cœur de César me paraît la meilleure et la plus tragique ; mais César y parle si raisonnablement, que Brutus s’y montre non seulement comme un fils dénaturé, mais encore en fanatique insensé, qui s’irrite contre la lumière.
Rome, dit-il, fut d’abord gouvernée par des rois ; Brutus y établit le consulat et la liberté : Urbem Romam a principio reges habuere ; libertatem et consulatum L. Brutus instituit.Comme si le consulat et la liberté étaient la même chose ! comme si l’aristocratie sénatoriale n’était pas mille fois plus injuste, plus cruelle et plus despotique que la monarchie la plus absolue ! Je ne dis rien de Virgile : les poètes ne sont pas obligés à l’exactitude philosophique des termes ; il leur est permis d’attacher aux mots un sens populaire : voilà pourquoi l’auteur de l’Énéide, dans les prophéties qu’il met dans la bouche d’Anchise, au sixième livre, annonce que Brutus immolera ses enfants à la liberté :
Personne n’ignore qu’il les immola à son ambition, à son orgueil, à son intérêt personnel. Virgile ne sait s’il faut attribuer ce sacrifice à l’amour de la patrie ou à l’amour de la gloire. Dans le doute, il unit ensemble les deux motifs :
Mais il n’hésite pas à regarder Brutus comme malheureux, quelle que soit sur son compte l’opinion de la postérité :
C’est un fait constant que Brutus, par l’expulsion des Tarquins, ne donna point la liberté à Rome ; il ne fit que la soumettre à la domination du sénat. Brutus ne fut qu’un factieux qui souleva le peuple contre son souverain, pour régner lui-même à sa place sous le titre de consul, et au nom du sénat dont il était un des principaux membres : au lieu d’un maître qu’avait alors le peuple romain, il lui en donna trois cents. Ce qui le rend illustre, ce n’est point son amour pour la liberté, c’est la fondation d’un nouveau gouvernement qui, sous le nom de république, a subjugué l’univers. Brutus s’est immortalisé en créant la république romaine, de même que César en la détruisant, pour élever sur ses ruines l’empire romain. La liberté n’entra pour rien dans les opérations de ces deux hommes : l’ambition fit tout ; et Brutus, fondateur de la république, était bien plus fier, plus impérieux, plus tyran que César, fondateur de l’empire. Depuis l’expulsion des Tarquins jusqu’à l’établissement du tribunat, et même jusqu’aux lois de Licinius, le peuple romain, c’est-à-dire, toute la classe plébéienne, fut plus esclave que ne l’est aujourd’hui le peuple de Constantinople ou d’Ispahan : il retomba dans cette servitude après le meurtre des Gracques, et ne recouvra sa liberté que sous la dictature de Jules César, chef du parti populaire, et qui, dans les champs de Pharsale, abattit l’orgueil du sénat, étouffa les factions, et mit un frein à l’anarchie. Ce sont là ses crimes ; voilà pourquoi il fut assassiné au milieu du sénat par les mains des sénateurs. Ce sujet de tragédie est donc très mauvais, puisque César, le libérateur, le bienfaiteur de la patrie, y est faussement présenté comme un usurpateur, comme le destructeur de la liberté, tandis qu’on porte l’intérêt sur les brigands appelés sénateurs, qui, sous le vain prétexte de la patrie et de la liberté, poignardent lâchement celui qui, sur le champ de bataille, leur a donné la vie après les avoir vaincus. Brutus et ses pareils étaient fanatiques d’un ancien dogme des petites républiques grecques. Ce dogme portait que tout citoyen qui s’attribue le souverain pouvoir dans un gouvernement libre, fût-il le plus généreux et le plus humain des hommes, est un tyran, et que par conséquent c’est un devoir, un honneur, une vertu de l’assassiner. Les Athéniens avaient consacré cette monstrueuse maxime, en élevant des statues à deux jeunes fous, Harmodius et Aristogiton, qui avaient tué le tyran Hipparque, fils de Pisistrate. Cela ressemble assez à cette doctrine du tyrannicide, autrefois enseignée par des moines, quelquefois pratiquée par des furieux imbéciles, mais toujours abhorrée de la saine partie de la nation française. Les Grecs, par un abus du mot, appelaient libre un pays tyrannisé et déchiré par les factions ; ils n’avaient pas d’autre gouvernement que l’anarchie, et ils confondaient l’anarchie avec la liberté. Dans leurs idées, des milliers de tyrans n’étaient pas contraires à cette singulière liberté ; un seul chef la détruisait. Ils ne regardaient comme tyran que le citoyen qui, par l’influence de son génie, de ses talents, de ses vertus, parvenait à comprimer les factions, à rétablir l’ordre, à ramener le bonheur et la paix : c’était là le monstre qu’on devait exterminer. Telle était la constitution de ces républiques grecques dont on vante la sagesse. Ce fanatisme avait gagné les Romains les plus instruits ; ils ne sentaient pas même la différence qu’il y avait entre une ville pauvre de quelques lieues de territoire, telles qu’étaient la plupart des villes de la Grèce, et Rome maîtresse de l’univers : ils appliquaient à la reine des nations des maximes qui pouvaient à peine convenir à une bourgade. N’avons-nous pas été nous-mêmes infectés de ce malheureux préjugé, à la fin du siècle qu’on appelle le siècle de la philosophie et des lumières ? Le génie même de Montesquieu n’a pu résister à cette épidémie ; il ambitionnait le suffrage des beaux-esprits et des philosophes : il voulait être à la mode ; il était anglomane. Sa raison supérieure ne l’avait pas défendu contre le prestige des idées nouvelles sur la liberté et le despotisme : voilà pourquoi on le trouve si faible, si superficiel, si faux, lorsque, dans son immortel ouvrage de la Grandeur et de la Décadence des Romains, il parle de César et de Pompée. On voit qu’il n’avait pas le courage de heurter la philosophie du jour.
Il y avait, dit-il, un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grèce et d’Italie, qui faisait regarder comme un homme vertueux l’assassin de celui qui avait usurpé la souveraine puissance.Le fait est vrai ; mais pourquoi Montesquieu ne s’élève-t-il pas avec chaleur contre cette opinion barbare, source de malheurs et de crimes ? Pourquoi rassemble-t-il, avec une sorte de complaisance, tous les sophismes capables de légitimer le meurtre de César ?
Le crime de César, dit-il, qui vivait dans un gouvernement libre, n’était-il pas hors d’état d’être puni autrement que par un assassinat ?Pourquoi l’homme qui a si bien approfondi l’histoire romaine, parle-t-il ici en petit écolier ignorant ? César ne vivait point sous un gouvernement libre. Montesquieu savait mieux que personne que depuis longtemps il n’y avait plus à Rome de gouvernement, que toutes les lois se taisaient devant la violence, que l’ancienne démocratie n’existait plus, qu’il était même impossible de la rétablir. Le salut de la patrie demandait un chef ; et quel bonheur pour elle d’en avoir trouvé un, tel que César ! D’ailleurs, César était légalement revêtu de la dictature, magistrature continuelle, établie pour sauver l’état dans les dangers extrêmes. Et dans quel temps un dictateur fut-il jamais plus nécessaire ? Quel fruit est-il résulté du meurtre de César ? La plus sanglante de toutes les guerres civiles, le triumvirat, les proscriptions. César, assassiné dans le sénat, a fourni un prétexte aux cruautés des empereurs : c’est Brutus qui répond à la postérité de tout le sang qu’ont répandu les Tibère, les Caligula, les Néron, les Domitien, etc. De quel œil pouvaient-ils regarder le sénat, quand ils se retraçaient l’image du fondateur de l’empire, du meilleur des hommes, égorgé par les sénateurs ? Brutus n’a-t-il pas bien mérité d’être un héros de tragédie ? C’était au reste un fanatique de bonne foi, qui, pour la liberté, aurait tué son père sans scrupule, comme il le dit franchement lui-même dans une de ses lettres. Il était éloquent sur cette matière, quoique froid et sec sur toutes les autres. C’était un homme maigre et pâle, grand buveur d’eau comme Cassius, quoique plus désintéressé et plus honnête que ce conjuré, auquel il reproche, dans la tragédie de Shakespeare, de s’être laissé graisser la patte ; c’était, en un mot, le don Quichotte de la liberté, et, en cette qualité, plus digne des Petites-Maisons que du théâtre : il est presque aussi déplacé sur notre scène que le serait le moine Jacques Clément.
12 thermidor an X []
21 ventôse an XI []
« C’est sous le grand Léon X que le théâtre grec renaquit… La Sophonisbe du célèbre prélat Trissino, nonce du pape, est la première tragédie régulière que l’Europe ait vue, comme la Cassandra du cardinal Bibiena avait été auparavant la première comédie. »Belle occupation, en vérité, pour des nonces, des cardinaux et des évêques, de faire des tragédies et des comédies ! Le grand Léon X eût été bien plus grand, s’il eût donné plus d’attention à l’Église latine qu’au théâtre grec : ce grand Léon X, qui fit renaître le théâtre athénien en Italie, vit périr la religion romaine dans le Nord : pendant qu’il se divertissait à Rome à voir des comédies, on le dépouillait en Allemagne d’une partie de ses états ; et Luther faisait jouer dans l’empire des scènes fort tragiques pour le saint siège : ainsi, le grand roi de Bourges, Charles VII, charmait ses loisirs par des bals et des fêtes, tandis que l’Anglais s’emparait des provinces de France : j’imagine que ses flatteurs vantaient aussi son goût pour les arts ; mais un brave chevalier osa lui dire : « On ne peut pas plus gaîment perdre un royaume. » Léon X, beaucoup trop prôné, fut un homme aimable, un protecteur des lettres, mais un fort mauvais pape ; il nuisit beaucoup à l’Église par son luxe et ses goûts frivoles : il était jeune et sans expérience : il ne faut sur la chaire de saint Pierre qu’un vieillard sans passions, blanchi dans les affaires et dans la connaissance des hommes, qui ne connaisse d’autre plaisir que son devoir. Cette politesse, cette aménité, très recommandable dans un particulier, n’est qu’imprudence et folie dans un homme d’état. Nous avons eu un garde des sceaux dont le talent suprême était de jouer les Crispins ; Louis XIV ne tarda pas à se reprocher, comme une faiblesse indigne de son rang, le plaisir qu’il trouvait à danser sur le théâtre. Que Voltaire ait passé sa vie à faire le baladin et à jouer la comédie dans son château, pour amuser les passants et les Suisses, cela était à sa place ; c’était un auteur dramatique qui n’avait d’existence que par le théâtre, et qui croyait que le premier mérite d’un homme était d’être poète ; le second, d’être comédien. Ces habitudes d’histrion convenaient à sa papauté philosophique ; bien loin de se déshonorer en criant, en gesticulant sur la scène, il gardait alors parfaitement son caractère et le décorum de son état. Mais lorsque l’homme qui prend le titre de vicaire de Dieu sur la terre, souillait, par un théâtre et par des jeux scéniques, le sanctuaire qu’il habitait dans la Ville sainte ; lorsque des nonces, des cardinaux, des évêques perdaient leur temps et prostituaient leur plume à des ouvrages de théâtre, ils avilissaient leur dignité aux yeux des peuples, ils appelaient l’impiété et la philosophie : un pareil oubli des bienséances ne pouvait être loué que par Voltaire.
26 prairial an XI []
Que ceux qui n’est ni élégant ni harmonieux : des juges qui font naître les lois, c’est du galimatias : les écoliers, les abbés, les clercs de procureurs, les légistes qui remplissaient alors le parterre, avaient assez d’esprit pour sentir ce qui leur attirait ce débordement d’encens, et par quelle aventure ils se trouvaient avoir plus de goût, de discernement et de lumières que les anciens juges de Sophocle et d’Euripide.
Quel amas d’épithètes ! flambeau salutaire, guide assuré, et guide qui mène à l’art de plaire : que tout cela est lourd, guindé, et surtout faux ! car il y a peu d’auteurs que les sifflets mènent à l’art de plaire. Biais voici bien une bien autre fête : le flatteur manque de mémoire ; les juges, plus éclairés que ceux d’Athènes, deviennent tout à coup des badauds très faciles à se laisser surprendre. Ce tribunal, toujours équitable, approuve des écrits ennuyeux, applaudit des ouvrages sans mérite, accueille des défauts embellis par l’auteur. Le public est séduit, mais alors il doit l’être : est-il possible que jamais le devoir d’un juge soit d’être séduit ? Delà Voltaire entre dans le détail des différents genres de poésie dramatique lieu commun, fort peu nécessaire, et que la beauté des vers ne rajeunit pas : enfin, il arrive à son sujet, et demande grâce pour la terreur, pour l’audace d’Eschyle au tombeau, qu’il ose faire reparaître ; s’il est téméraire, il faut lui pardonner ; son titre à l’indulgence est d’avoir cherché à plaire : titre banal des plus mauvais poètes.
Oui, on ose toujours trop quand on est extravagant et bizarre : le poète avertit ensuite ses auditeurs qu’ils
Il lance quelques épigrammes contre Racine et Campistron.
Quel jargon ! Melpomène avilie dans l’art d’aimer, qui farde ses traits du pinceau de Thalie ! Ce style est faible et dur.
Que quand ! les vers ne sont bons que quand ils sont harmonieux.
Si de tels vers ne portaient pas le nom de Voltaire, on les croirait de Pradon : quelle misérable opposition entre les flambeaux et les traits de flamme ! et quelle construction ! quelle facture ! Il y a des traits de flamme sans les flambeaux ! La harangue ne réussit point, et la témérité du nouvel Eschyle, en dépit de son plaidoyer préliminaire, ne parut qu’un effort très malheureux. Seize ans après, il parvint à faire supporter de plus grandes folies dans Sémiramis, ce qui prouve que les spectateurs étaient devenus beaucoup moins sages ; aujourd’hui on est familiarisé avec ce salmis tragique. Sémiramis semble avoir acquis à la longue le privilège d’ennuyer : c’est une des pièces que les comédiens représentent le plus souvent, et ils continueront jusqu’à ce qu’il n’y vienne personne.
21 frimaire an XII []
Ce serait demander aux hommes plus qu’on n’en doit attendre, que d’exiger d’eux dans le premier moment qu’ils ne jugent pas l’auteur au moins autant que l’ouvrage, et souvent plus l’un que l’autre.C’est ce que dit M. de La Harpe, et il dit mieux qu’il ne pense ; car son intention n’est pas d’approuver, mais bien de blâmer cette disposition des hommes : il est persuadé que la justice veut qu’on juge l’ouvrage et non pas l’auteur. Son opinion est spécieuse, et cependant je pense le contraire, et crois avoir pour moi la vérité : je me fonde sur ce principe d’éternelle justice, qu’un petit bien n’est rien en comparaison d’un grand mal. Qu’est-ce qu’une belle tragédie auprès de la vertu et des mœurs, ou, pour me faire mieux entendre, auprès de la tranquillité publique et du bonheur de la société ? Je sais bien qu’on ne fait aucun cas de la vertu, des mœurs ; que c’est même un pédantisme trivial d’en parler aujourd’hui, je le sais ; mais je sais aussi que la morale est tellement liée à la politique, que la corruption portée au dernier degré produit l’anarchie, le bouleversement des fortunes, et par conséquent détruit la joie et les plaisirs. Je puis donc dire aux gens du monde ce que disait Caton aux riches de son temps, qui ne faisaient pas beaucoup plus de cas de la république qu’on n’en fait aujourd’hui des mœurs :
« Si vous voulez conserver vos palais, vos statues, vos tableaux, vos maîtresses, occupez-vous un peu des mœurs ; car l’excès de l’immoralité peut vous ravir ces biens-là comme il les a déjà ravis aux heureux d’un autre régime. »Un auteur qui abuse de ses talents pour corrompre les hommes, renverser les institutions, ébranler toutes les bases du gouvernement sous lequel il vit, est une calamité publique ; et puisque ses succès sont le véhicule de ses erreurs, le siffler c’est rendre service à la société et à la patrie. Si toutes les tragédies de Voltaire avaient été accueillies comme Mariamne, Adélaïde du Guesclin, Sémiramis, etc. ; si sa Henriade n’avait produit que l’ennui, et sa Pucelle le dégoût, nous n’aurions pas vu ce novateur ambitieux dominer dans l’Europe, y souiller des vapeurs empestées, et répandre dans toute la masse de ses habitants le germe de la putridité. Les magistrats de Lacédémone, entendant un jour un malhonnête homme proposer un très bon avis, lui imposèrent silence, et firent répéter ce qu’il avait dit à un homme de bien, de peur que la sagesse et la vérité ne fussent déshonorées en passant par une bouche aussi corrompue. Cet exemple doit avoir une grande autorité aux yeux des philosophes républicains qui nous ont si fort exalté les lois de Lycurgue. Il est certain que dans cette république on faisait tout pour conserver les mœurs et le gouvernement ; on estimait peu les arts corrupteurs, et l’on chassa un musicien pour avoir ajouté quelques cordes à la lyre, ce qui perfectionnait beaucoup l’instrument, mais révolutionnait la musique nationale. Il est donc bon de juger l’auteur autant et plus que l’ouvrage ; et quand l’auteur est reconnu n’employer son esprit, son imagination et ses grâces, que pour saper les fondements de la morale et renverser les principes de l’ordre social, c’est un acte de civisme de ne témoigner qu’une bien faible estime pour cet esprit dont il abuse, pour cette imagination si perfide et ces grâces si dangereuses. Il est fort doux sans doute de pleurer à une tragédie, de rire à une comédie ; mais il est infiniment plus doux de vivre tranquille dans ses foyers, de jouir de ses propriétés et de ne pas voir le glaive sur sa tête : quant à moi, pour établir la sécurité et la confiance, pour maintenir la société et les lois, je sifflerais, s’il le fallait, jusqu’aux tragédies de Corneille et de Racine. Quand le public abusé luttait contre les mesures du gouvernement, et opposait à sa prudente sévérité à l’égard de Voltaire, des applaudissements factieux, le public ne savait pas qu’il préparait la ruine de la monarchie ; et personne alors n’y songeait et ne la désirait, pas même les philosophes.
Ô vanité de l’esprit humain ! ô aveuglement des cœurs corrompus ! qu’il est rare de savoir ce que l’on fait ! Et ce n’est point ici un regret inutile, inconsidéré, pour cette monarchie qui n’est plus (on sait assez que mon grand principe de morale et de politique est l’attachement et la soumission au gouvernement établi) ; mais c’est un avis salutaire pour tous les gouvernements, qui ne peuvent subsister s’ils lâchent les rênes à l’inquiétude des esprits, s’ils permettent aux arts d’altérer les mœurs, et s’ils sacrifient à des mots harmonieux les principes sur lesquels repose toute autorité. Que les chefs des républiques ne s’assurent point sur la force physique ; elle ne résiste pas longtemps à la force morale.
1er décembre 1810
quinze ans de sa gloire occupée, et
a révéré dans ses mains le sceptre avec l’épée; quoiqu’elle soit veuve, et que son cœur ait été dompté par son premier mari, elle n’en prétend pas moins avoir un cœur indomptable ; et ce cœur, indomptable au commencement de la harangue, se trouve à la fin être un cœur indompté. Cette femme qui pourrait être grand-mère, puisque c’est son fils qu’elle épouse, essaie de nous faire accroire que c’est pour le bien du monde qu’elle prend un jeune mari : il est plus que probable que c’est pour le sien ; à moins qu’elle ne soit persuadée que le plus grand bien du monde est d’être conquis par elle et par son mari. Si on veut rejeter ces rodomontades sur la nature du style oriental, je répondrai que le goût défend d’imiter, sur notre scène tragique, le style oriental en ce qu’il a de comique. On s’étonne aujourd’hui que Sémiramis ait été sifflée dans la nouveauté ; il serait peut-être plus raisonnable de s’étonner de ce que depuis elle a été applaudie. Quand on l’a sifflée, Voltaire n’était encore qu’un poète et un homme ; il n’était pas encore un pape et un dieu ; on n’était pas encore obligé, sous peine de sacrilège, d’adorer toutes ses productions : ce n’était pas un article de foi de le croire infaillible ; mais quand il fut une fois parvenu au souverain pontificat, lorsque
il fut enjoint par sa première bulle à tous les fidèles de l’église philosophique et littéraire, de reconnaître pour autant de chefs-d’œuvre ses tragédies si filées, ses bouffonneries et ses satires les plus grossières. Il faut avouer cependant que Sémiramis est une pièce très édifiante, très religieuse, qui respire partout une odeur de piété et de sainteté. Tout le rôle de la reine est un acte de contrition, entremêlé cependant de boutades d’orgueil, parce qu’il est rare que la religion n’échoue pas devant l’amour-propre. Arsace est un missionnaire appelé par les dieux pour une bonne œuvre, et cette bonne œuvre est le meurtre de sa mère : il ne fait rien autre chose dans la pièce. Le grand-prêtre et les mages font des processions très dévotes : l’âme de Ninus, qui revient pour demander des prières, est seule capable de convertir un pécheur. Azéma est un peu rebelle à la grâce tant qu’il lui semble que le ciel contrarie son amour ; mais il n’y a que ce coquin d’Assur qui meurt dans l’impénitence finale, après s’être moqué des dieux et des revenants. Quant au parterre, il est un peu équivoque ; tantôt il rit des mystères et des oracles, et tantôt il en paraît frappé : peut-être viendra-t-il un temps où le rire prévaudra sur le respect3.………………………………… L’absolu pouvoir
15 vendémiaire an XIII []
On n’a jamais tort d’intéresser, dit La Harpe au sujet de Mélanide. Oui, sans doute ; de même qu’on n’a jamais tort de s’avancer et de s’enrichir : reste à savoir par quel moyen. C’est comme si on disait : Le poète n’a jamais tort de réussir ; mais il y a succès et succès : tous ne sont pas honorables ; et, si l’auteur n’a jamais tort d’intéresser, le spectateur a souvent tort de pleurer.
Les épigrammes contre les pleurs sont en elles-mêmes d’assez mauvaise grâce, dit encore le même écrivain : pourquoi cela ? Puisque ceux qui pleurent sont eux-mêmes honteux de leur faiblesse, a-t-on mauvaise grâce à se moquer des dupes ? Rien n’est au contraire si commun, dans la société, que des plaisanteries sur ces grandes sensibilités pour des riens.
Les larmes même que la réflexion condamne dans le cabinet, au théâtre portent avec elles leur excuse.Voilà une morale bien relâchée pour un critique quelquefois si sévère : ne serait-ce pas par hasard l’auteur de Mélanide qui parlerait ainsi, et non pas l’auteur d’un bon Cours de littérature ? C’est à peu près la même doctrine que Gresset, en parlant d’Alzire, avait énoncé en style d’écolier :
Si des absurdités et des sottises font pleurer, il n’y a donc rien de plus funeste à la littérature que les larmes, puisqu’elles font réussir de mauvais ouvrages. Qu’y a-t-il de plus contraire à l’ordre social, que la fortune des gens qui en sont indignes ?
Je n’appelle corruption que ce qui est d’un faux goût : je n’en vois point dans les bonnes pièces de Lachaussée.Le littérateur qui avance cette proposition, place La Gouvernante, Le Préjugé à la mode, Mélanide, au nombre des bonnes pièces de Lachaussée. Or, dans ces trois pièces, surtout dans la dernière, il règne un goût romanesque qui assurément est un goût très faux, un goût diamétralement opposé à celui du théâtre. La Harpe ne voit dans le drame
qu’un genre inférieur à la tragédie et à la comédie: j’y vois un genre destructeur de la tragédie et de la comédie, un genre usurpateur de la gloire, qui attire à lui le vulgaire par l’appât des aventures, et qui s’empare de l’âme des sots, toujours en grande majorité. La meilleure comédie de Molière et de Regnard, la plus belle tragédie de Corneille et de Racine, ne plaît pas autant au commun des spectateurs qu’un drame bien merveilleux, bien déchirant, bien lugubre. L’Iphigénie de Racine n’a jamais fait verser autant de larmes que l’Eulalie de Kotzebuë. Dans tous les lieux où il y a peu de littérature, le drame triomphe : en province, dans les pays étrangers, dans les colonies, on court avec enthousiasme à ces farces pathétiques. Les auteurs des plus méchantes rapsodies, jouées au théâtre du Marais, ont souvent en Italie, en Allemagne, en Russie, une réputation prodigieuse, quoiqu’on ne les connaisse pas ici : les bonnes gens de ce pays-là ignorent que les chefs-d’œuvre qui les font tant larmoyer sont méprisés à Paris, à peu près comme les mauvais romans qui en ont fourni le sujet. Si la poésie dramatique se réduit à donner des commotions à des spectateurs engourdis, si le grand secret est de faire pleurer, il n’y a plus d’art. Combien de capucins obscurs ont arraché plus de larmes que Bourdaloue et Massillon ! Un drame est un roman dialogué ; voilà son vice capital. Un roman est toujours un mauvais ouvrage ; je n’excepte que ceux qui ne sont point romans, et se rapprochent de la poésie par la vraisemblance et la peinture naturelle des mœurs et des passions. L’objet du théâtre est de tracer une image fidèle du cœur humain et de la société ; le roman n’en donne que des idées fausses ; il n’est propre qu’à égarer l’esprit, qu’à corrompre le cœur. Le roman est mortel pour l’art dramatique ; il est à la scène ce que le charlatanisme est à la science. Il vaut beaucoup mieux ne point faire de pièces de théâtre que d’en faire qui séduisent et corrompent notre jugement. Nous n’avons que trop de tragédies et de comédies médiocres ou dangereuses ; quand les auteurs se reposeraient pendant dix ou vingt ans, tout n’en irait que mieux. Je ne vois ni la nécessité ni l’utilité de ce déluge toujours croissant de sottises dramatiques dont nous sommes inondés tous les jours : tôt ou tard notre littérature en sera totalement submergée. Mélanide passe pour le chef-d’œuvre du drame ; grande preuve que le drame est un mauvais genre. Car enfin, de quoi s’agit-il dans cette pièce ? Il est question d’une de ces filles-mères dont la fécondité précoce, grâce à la philosophie, est devenue la source la plus ordinaire de l’intérêt théâtral. Il n’est peut-être pas de l’intérêt de la société que ces créatures paraissent si intéressantes ; mais on sait qu’un intervalle immense sépare l’intérêt de la société de celui du théâtre. Cette Mélanide a donc été une fille pressée, tranchons le mot, une fille libertine, puisqu’elle a sacrifié à l’amour la pudeur, la piété filiale, les lois de la société et tous les devoirs de son sexe. Le marquis, son amant, n’a été qu’un jeune étourdi, esclave d’une passion insensée. L’enfant né de cette union, à laquelle on donne dans la pièce le nom de mariage, n’est qu’un bâtard ; et l’hymen clandestin formé sur la foi des serments, tout philosophique qu’il est, n’est qu’un sophisme de l’amour dont les amants se servent pour se tromper eux-mêmes. Or donc, cette Mélanide proscrite, déshéritée par sa famille qu’elle a déshonorée, a perdu de vue le marquis, et pendant dix-huit ans n’en a reçu aucune nouvelle. Ce marquis va tous les jours dans la maison où demeure Mélanide, sans la reconnaître, sans en être reconnu : il y a dans tout cela de quoi exercer la foi des fidèles du Théâtre-Français. Enfin, un ami commun, recueillant les récits de l’un et de l’autre, vient à bout de débrouiller le roman : par son secours les vieux amants se rapprochent ; mais leur situation n’est plus la même. Mélanide a trente-six ans et un grand fils qui en a dix-huit ; elle est au reste toujours amoureuse du marquis. Le marquis, de son côté, est encore amoureux, mais ce n’est plus de Mélanide ; il aime une jeune et jolie fille du même âge, à peu près, qu’avait Mélanide quand il lui fit un enfant. Il ne commence plus par là depuis que les années l’ont rendu raisonnable ; il va épouser légitimement sa maîtresse, et, intérieurement, il donne au diable sa vieille Mélanide, dont il se croyait débarrassé, et qui ne lui paraît plus qu’un trouble-fête. Il n’est pas plus agréablement affecté quand il apprend qu’il a un grand fils, lequel est son rival, et, comme de raison, son rival aimé. Il peste beaucoup trop longtemps contre cette fâcheuse découverte, et le malheur qui arrive à sa passion nouvelle est en quelque sorte une expiation de la licence de ses anciennes amours. Si Mélanide est à plaindre, le marquis, il faut en convenir, est plus comique qu’intéressant ; il est même odieux ; c’est de bien mauvaise grâce, et en faisant la grimace, qu’il se range à son devoir, et reprend sa triste et dolente Mélanide avec son grand fils à marier. Tout cela, il est vrai, n’est pas gai pour un barbon amoureux, prêt à épouser un tendron de seize ans. Sous le règne de la philosophie, on avait la bonté de trouver cela intéressant : faire des enfants en fraude, était alors regarde : comme une œuvre sublime ; et Rousseau de Genève, voulant donner à son vicaire savoyard le plus grand intérêt et le ton le plus auguste, jugea qu’il n’avait rien de mieux à faire que de supposer un prêtre qui a fait un enfant à une fille : un prêtre sage et de bonnes mœurs n’eût été qu’un cafard ; mais un prêtre qui a fait un enfant à une fille, c’était là l’homme de Dieu, le digne organe de la morale philosophique. Aujourd’hui on aperçoit un peu plus le ridicule d’exposer avec une emphase tragique des aventures très bourgeoises. On assure cependant que les enfants et les petites filles qui commencent à avoir une amourette pleurent encore sur le sort de Mélanide, quoique la plupart soient fort tentées d’imiter sa conduite. La belle scène, la scène par excellence, au dire de tout le monde, est celle où Darviane, le bâtard de Mélanide, propose au marquis de se battre pour le forcer d’avouer qu’il est son père. Cette manière de provoquer l’aveu d’une paternité équivoque est tout à fait neuve ; je ne me serais jamais attendu qu’on la trouverait admirable et pathétique. La Harpe a raison de dire :
Ce n’est pas là une reconnaissance amenée d’une manière commune; mais quand il ajoute :
Cela serait beau et très beau partout, je ne puis être de son avis ; l’expression me paraît beaucoup trop forte. Qu’un fils dise à son père, ou battons-nous, ou convenez que je suis votre fils, cela est singulier ; mais cela n’est ni beau ni très beau dans aucun pays. Quant au style, il est en général faible et diffus : quelques belles sentences, des vers bien faits par ci par là ; le reste, prose rimée. Par exemple, le marquis dit à Mélanide :
Il ne fallait point parler des appas de Mélanide, et rien n’est plus fade que des appas dignes d’être adorés de tout ce qui respire.
5 frimaire an XIII []
Le sens de ce vers est un peu trop général ; il suffirait seul pour rendre Lachaussée recommandable auprès des belles : malheureusement l’expérience ne prouve que trop que beaucoup de riches se sont appauvris en faisant du bien à ce qu’ils aimaient.
24 prairial an XI []
« Personne n’entend mieux que M. de Lachaussée l’art des vers ; il a l’esprit cultivé par de longues études, et plein de goût et de ressources ; je crois qu’il se pliera aisément à tout ce qu’il voudra entreprendre ; je l’ai toujours regardé comme un homme fort estimable ; je suis bien aise qu’il continue à confondre le misérable auteur des Aïeux chimériques, et des trois épîtres tudesques, où ce cynique hypocrite prétendait donner des règles de théâtre, qu’il n’a jamais mieux entendues que celles de la probité. »Je crois que c’est faire trop d’honneur à Lachaussée, de le regarder comme l’inventeur et le fondateur de cette espèce de comédie larmoyante qu’on appelle drame ; mais il l’a renouvelée, il l’a établie avec succès sur la scène française : ce genre est mauvais, parce qu’il est essentiellement romanesque : il ennuie, parce qu’il est presque toujours chargé de déclamations et de moralités ; mais il intéresse quelquefois par des situations touchantes ; et, du temps de Lachaussée, l’intérêt couvrait au théâtre toutes les sottises ; le rire était ignoble, la vérité dégoûtante, le naturel du plus mauvais ton. L’auteur de La Gouvernante, de Mélanide, est un hérétique, sans doute, un novateur dans la république des lettres, un révolutionnaire ; mais c’est un hérétique aimable, un novateur séduisant, un révolutionnaire honnête ; ses pièces sont bien conduites, pleines de beaux sentiments et quelquefois de beaux vers, quoiqu’en général sa versification soit faible, lâche et prosaïque : j’étais étonné de le voir totalement oublié des comédiens ; enfin, ils se sont souvenus d’un auteur dont les ouvrages étaient un des principaux aliments de leur théâtre avant la révolution. Le sujet de La Gouvernante est un acte héroïque de probité : ce serait une bien bonne leçon à donner dans le temps actuel, si les leçons du théâtre pouvaient être bonnes à quelque chose : que de restitutions l’on verrait ! Ce qui est très honorable pour l’humanité, c’est que la restitution que fait le président n’est pas une belle chimère comme la plupart des actes de bienfaisance qui figurent sur la scène : il a réellement existé au parlement de Rennes un magistrat nommé La Falure, qui s’est cru obligé de réparer la faute de son secrétaire, et de dédommager aux dépens de sa fortune une famille ruinée par un arrêt injuste. La fable qui sert de cadre à ce trait sublime est un véritable roman ; mais ce roman fait pleurer, c’est son excuse. Une comtesse ruinée, qui se trouve, dans une maison étrangère, la gouvernante de sa propre fille, sans en être connue ; cette fille, amoureuse du fils de ce même magistrat, qui a fait perdre à ses parents un procès d’où dépendait leur fortune ; ce sont bien là des aventures romanesques ; il en résulte cependant un intérêt assez vif : puisqu’on pleure en lisant un roman, pourquoi ne pleurerait-on pas en le voyant ? Ces larmes, il est vrai, sont funestes à la littérature ; ce sont autant de complots perfides contre la tragédie et la comédie ; c’est à l’aide de ces larmes qu’on introduit les nouveautés les plus dangereuses : puisqu’il est notoire que les plus mauvais romans font pleurer, il est évident qu’on peut de même pleurer à une mauvaise pièce. Les dramaturges ressemblent à ces avocats qui appellent le pathétique au secours d’une mauvaise cause, et s’efforcent d’attendrir les juges qu’ils ne peuvent convaincre. Tout le mérite de La Gouvernante n’est pas dans les situations ; les caractères font beaucoup d’honneur à l’auteur. Le président est un bon père, un honnête homme et un homme du monde tout à la fois : son fils est un jeune misanthrope ; la gouvernante, un modèle de courage et de grandeur d’âme ; Angélique, un chef-d’œuvre d’ingénuité. Il n’y a rien d’outré, point de cris, point de caricature sentimentale ; ce naturel est un des caractères distinctifs de Lachaussée, qui est resté raisonnable dans un genre extravagant : le style est souvent négligé, peu correct :
Le malheureux besoin est une expression très impropre.
Platitude et dureté.Mille perfections qu’elle aurait peut-être eues.
Pléonasme ; ce qu’on distribue avec art est toujours distribué à propos.
Métaphore ridiculement affectée, surtout dans la bouche d’un amant philosophe.
Que ma source m’est chère ! hémistiche peu naturel, qui n’est là que pour la rime. Ou rencontre dans la pièce beaucoup de vers qui se retiennent, mais dont le sens n’est pas toujours bien juste.
Évidemment faux.
Purs sophismes, qui peuvent justifier les plus grandes folies. Plusieurs boutades de Sainville annoncent un frondeur, un déclamateur de club : il définit ainsi la bonne compagnie :
Il n’est pas plus favorable au préjugé de la noblesse.
Cela pouvait paraître hardi en 1747.
Voilà l’aurore des principes de la liberté et de l’égalité : Lachaussée a une odeur de philosophie qui parfume la scène.
Les vers sont faibles, mais les idées sont justes. Dans un temps où il est à la mode de gâter les enfants, la comédie de Lachaussée pourra bien amuser les spectateurs pendant quelques représentations, mais ne corrigera point les parents. D’ailleurs, la manière de gâter les enfants n’est pas tout à fait la même que celle d’autrefois : on les gâtait autrefois par tendresse pour eux ; on les gâte aujourd’hui sans les aimer, et uniquement parce qu’on s’en amuse. Autrefois, en les caressant, on s’occupait de leurs intérêts, on sacrifiait tout à leur établissement ; aujourd’hui, quand ils ne sont plus en âge d’être caressés, ils s’arrangent comme ils peuvent ; ils ont cessé d’être aimables en cessant d’être amusants ; et si les parents s’en occupent encore, c’est pour s’en débarrasser au meilleur marché possible. Le caractère de la mère est celui d’une bourgeoise vaine, ambitieuse, altière : elle fait du fils qu’elle aime un marquis ; elle sacrifie sa fortune pour lui faire épouser une fille de qualité ; elle veut le faire entrer à la cour, croyant faire son bonheur ; elle se repaît d’espérances chimériques, et tout est renversé par la folie du jeune marquis, lequel enlève une fille à l’heure même où on l’attend pour dresser les articles de son illustre mariage, et, pour s’assurer sa maîtresse, met en gage les diamants destinés pour sa femme. À cette mère extravagante, le poète oppose un père sage, simple, vertueux, un homme du bon temps, attaché aux mœurs antiques, ce que nous appelons un bonhomme. Puisque c’est la mère qui fait les sottises, il fallait bien que le père fût un mari faible. Il l’est un peu trop ; sa faiblesse va jusqu’à l’avilissement. Le Chrysale de Molière fait rire lorsqu’il a peur de sa femme : M. Argant fait de la peine, parce que le genre est plus noble et le sujet plus grave. La scène la plus théâtrale est celle du retour de M. Argant, qui, étant parti pour acheter un marquisat, revient avec trois métairies : pays gras, terre à blé. Le contraste de la vanité d’une femme avec le bon sens d’un père de famille, est ici une intention vraiment comique : l’étonnement, et même l’indignation de cet honnête homme quand il trouve sa maison bourgeoise changée en hôtel de grand seigneur, est parfaitement dans la nature. Le ton du dialogue est excellent ; mais plus on aime M. Argant dans cette scène, plus on souffre de le voir esclave de sa femme dans les choses mêmes où c’est un devoir sacré pour un mari d’employer son autorité. L’épisode consiste dans la supercherie de ce père faible et timide, qui, n’osant faire venir chez lui sa propre fille, reléguée au couvent depuis dix-sept ans, l’introduit dans sa maison sous le nom de sa nièce. Peut-être eût-il été plus intéressant que la mère eût sa fille auprès d’elle : sa prédilection pour son fils n’en eût été que plus frappante, quand on aurait vu de l’autre côté son indifférence et même son aversion pour une fille douée des plus rares qualités. Au lieu de ce tableau, on nous présente un père dégradé de ses droits, fort embarrassé de sa fille, qu’il fait passer pour sa nièce ; l’ami du père et l’amant de la prétendue nièce, qui semblent tous comploter à part un mariage clandestin, et conspirer contre madame Argant et son fils le marquis. Cette petite intrigue de remplissage est ce qu’il y a de moins bon dans la pièce : c’est cependant ce que M. Desforges a pris pour en orner sa Femme jalouse ; mais il faut convenir qu’il a fort enchéri sur Lachaussée dans le caractère de l’ami du mari, auquel il a donné bien plus de vigueur. Le marquis est un petit-maître aussi sot que fat, un roué sans caractère et sans expérience, un mauvais cœur. Ce rôle demande beaucoup de brillant dans le ton et dans les manières, l’élégance et la grâce la plus raffinée, mais non pas une extrême vivacité, parce que c’est un jeune homme dissimulé et corrompu, une âme vile, et non pas seulement un étourdi, un libertin impétueux et bouillant, emporté par la fougue de l’âge, mais qui au fond peut avoir un bon cœur et un bon caractère. Il n’est pas naturel qu’un jeune libertin, tel que le marquis, ait pour confident de ses intrigues amoureuses, pour ministre de ses expéditions galantes, un vieillard lourd et grimacier, capable d’épouvanter une jeune coquette. La pièce n’a pas une grande chaleur ; c’est un ouvrage à la moderne, fort d’instruction et de morale, faible de situation et d’intrigue : le style est souvent flasque et lâche ; mais on y remarque des mots heureux, des vers bien tournés, des reparties spirituelles et piquantes. La pièce est écrite en vers libres et en rimes croisées : c’est un grand écueil pour un poète qui a du penchant à la prolixité. Parmi les tirades, on distingue celle sur l’esprit, par le rapport particulier qu’elle paraît avoir avec un ridicule aujourd’hui très dominant. Madame Argant représente à son mari qu’il n’y a point de sacrifice qu’on ne doive faire pour son fils le marquis, parce qu’il est homme d’esprit. Le bonhomme répond :
MADAME ARGANT M. ARGANT.Gresset avait exprimé en un seul vers du Méchant toute la substance de cette tirade :
Voilà ce que disaient, dans tout l’éclat du dix-huitième siècle, des philosophes tels que Lachaussée et Gresset. Aujourd’hui, que dis-je autre chose ? Quintilien prétendait que c’était outrager un orateur que de lui dire qu’il avait de l’esprit : c’est aujourd’hui une insulte pour un homme qui a vraiment de l’esprit, de s’entendre donner un pareil titre, quand il regarde avec qui il faut le partager.
14 frimaire an XIII []
Monsieur, nous avons ordre de madame d’être honnêtes.Il n’y a que des maîtres très honnêtes qui donnent de pareils ordres à leurs domestiques. La manière affectueuse dont elle salue, en entrant sur la scène, ce même Dorante qu’elle ne connaît pas encore, annonce cette bonté, cette affabilité, si différente de la froide et sèche politesse du monde, qui souvent n’est qu’une insulte. Dans tout le cours de la pièce, on reconnaît sa probité, sa droiture, sa générosité. On lui entend dire avec plaisir :
Je suis toujours fâchée de voir des hommes de mérite sans fortune, tandis que tant de gens qui n’en méritent point en ont une éclatante.Ces traits et une foule d’autres, répandus çà et là par une main habile, préparent le spectateur au dénouement, quelque étrange qu’il soit ; c’est toujours dans les cœurs honnêtes et vertueux que le véritable amour s’établit le plus aisément et règne avec le plus d’empire : le véritable amour est une abnégation de soi-même ; c’est l’antipode de l’égoïsme. On suppose dans la pièce que le plus puissant moyen pour séduire une femme, est de lui témoigner une extrême passion. C’est sur ce principe que sont fondées les fausses confidences du valet ; mais ce principe, vrai en lui-même, suppose toujours que c’est à une femme honnête et sensible qu’on s’adresse : avec toute autre, cette grande passion pourrait bien n’aboutir qu’à rendre l’amant ridicule et ennuyeux : l’esprit de contradiction, qui domine dans les femmes ordinaires, les porte souvent à aimer de préférence ceux qui ne les aiment pas. Quoique le cœur ait plus d’influence que les yeux sur la naissance d’une passion, cependant un extérieur agréable est un fondement presque nécessaire à toute entreprise amoureuse ; et s’il est vrai de dire que l’amant qui plaît est toujours beau, il n’en est pas moins constant qu’un amant laid a rarement le bonheur de plaire. Voilà pourquoi l’auteur fait dire à son Araminte, après le premier coup d’œil qu’elle vient de jeter en passant sur Dorante :
Il a vraiment bonne façon.Ce premier coup d’œil ne produit pas l’amour, mais il lui prépare les voies, et l’aide beaucoup à naître.
9 fructidor an X []
Chez lui l’esprit et le mauvais goût sont continuellement aux prises : sans cesse il se tourmente pour se défigurer lui-même ; sa manie la plus bizarre est de donner à la métaphysique un jargon populaire et grossier, de travestir la galanterie et la finesse en style bas et trivial, d’affubler des madrigaux d’expressions bourgeoises et familières : ses pensées les plus belles sont revêtues de haillons ; il valait mieux les laisser toutes nues. Ce tic lui venait de Fontenelle, qui, le premier, imagina de cacher la profondeur sous le voile de la simplicité et de la plaisanterie, de philosopher en se jouant, et d’écrire des livres savants du ton d’un homme du monde qui cause dans un cercle. J’avoue que cette coquetterie ne me déplaît pas dans Fontenelle ; il n’appartient qu’aux génies supérieurs d’instruire en amusant, d’offrir la raison sous les traits de la frivolité, et de badiner avec la science : la gravité doctorale est pour les pédants qui ont besoin d’en imposer aux sots, et qui prétendent avoir le privilège d’ennuyer. Mais Fontenelle est simple, jamais bas et trivial ; la familiarité de son style est un négligé galant pour ses idées : c’est ce qui met une grande différence entre lui et Marivaux, qui se plaît à fagoter d’une manière burlesque ses imaginations les plus jolies, et qui habille ses épigrammes en proverbes des halles. Un autre défaut insupportable de Marivaux, c’est sa malheureuse abondance, c’est son intarissable babil : quand il fait parler une femme, on dirait qu’il ouvre un robinet ; c’est un flux de paroles qui ne s’arrête point. Cette vérité de mœurs est pénible et fastidieuse ; mais on est dédommagé de tous ces désagréments par des situations piquantes, par des détails enchanteurs, par des mots très heureux. L’histoire de la société est sans doute plus agréable pour les bons esprits, et surtout plus instructive ; mais ce roman du cœur a ses charmes ; on s’intéresse à la destinée de ces petits amours qu’un instant fait éclore, qui ne vivent qu’un jour, et qui parcourent en si pende temps leurs divers périodes, jusqu’au mariage qui doit être leur tombeau. Chaque spectateur se flatte en secret de produire aussi sur le cœur de quelque femme un effet soudain et rapide ; il apprend à quels signes il peut reconnaître sa victoire ; comment il doit en user, et par quels secrets ressorts il peut mener à bien une intrigue ; c’est pour lui un cours de tactique galante. Il est vrai qu’aujourd’hui toutes ces finesses de sentiment ne sont qu’un amusement futile de l’imagination : on n’aime plus ainsi dans le monde ; les sens et le calcul ont plus de part que le cœur au commerce amoureux ; et dans les comédies de Marivaux, on apprend à être dupe des femmes bien plus qu’à les subjuguer. La comédie des Jeux de l’amour et du hasard n’est pas seulement, comme toutes les pièces de Marivaux, une surprise de l’amour ; elle offre un fond sérieux et moral ; elle touche un point délicat qui intéresse le bonheur de la vie, la difficulté de se connaître avant de s’épouser. On peut s’assurer de la famille et des biens de la personne à qui l’on associe sa destinée : on voit sa figure et son extérieur ; mais son caractère, son humeur, ses qualités, ses défauts, on ne connaît tout cela que lorsqu’il n’est plus temps ; le voile ne se lève qu’après le mariage. Les Orientaux se marient avant de s’être vus. Nous n’avons sur eux que l’avantage de voir le visage ; le cœur est voilé. Un jeune homme, curieux de connaître l’épouse qu’on lui destine, arrive chez son beau-père, sous le nom et l’habit de son valet, qui passe pour le maître. La fille, de son côté, qui n’est pas moins défiante, met sa femme de chambre à sa place, et reçoit, sous le costume de soubrette, l’époux à qui elle est promise. Trompés l’un et l’autre par ce double déguisement, ils s’aiment sans le vouloir ; ils gémissent sur la bizarrerie du sort, qui met le mérite d’un côté et la fortune de l’autre. On voit combien un pareil fond doit être riche en situations intéressantes. Marivaux a bien su en profiter : il a surtout égayé la scène par le contraste comique des sentiments et de la conduite des valets déguisés en maîtres, et des maîtres déguisés en valets. Ce genre de comédie, quoique romanesque et très inférieur à la peinture des vices et des ridicules, est cependant préférable au tragique bourgeois, à ces drames absurdes pleins d’aventures extravagantes, où l’on ne trouve que de lugubres chimères et des déclamations fatigantes : il y a du moins une sorte de vérité dans ces mouvements du cœur ; il en résulte des situations qui peuvent s’allier avec le comique ; l’esprit, la délicatesse, le sentiment y dominent. Si l’on a soin d’en écarter le mauvais goût, l’affectation et le jargon néologique, cette espèce de comique a son prix, et peut tenir son rang sur la scène après les bonnes pièces de caractère et d’intrigue ; c’est peut-être même celle qui convient le mieux à l’état actuel de la société, de même qu’au talent de nos auteurs et de nos acteurs.
17 frimaire an XIII []
Un mois, c’est toujours autant de pris : je connais une dame qui n’a gardé son mari que deux jours ; c’est cela qui est piquant.Hortensius est un pédant de l’ancien comique : les pédants d’aujourd’hui sont presque aussi ridicules, mais leurs formes sont plus à la mode : ils ne parlent pas beaucoup de Sénèque, ni des auteurs grecs et latins ; mais ils parlent avec encore plus d’emphase que M. Hortensius, de beaucoup d’autres choses moins importantes : leur enthousiasme pour des sciences peu nécessaires, l’abus qu’ils font des termes scientifiques, n’est pas moins extravagant ni moins pédantesque que l’admiration de M. Hortensius pour la morale et la littérature anciennes ; mais le pédantisme des nouveaux Hortensius est d’un meilleur ton.
18 thermidor an XI []
« Messieurs, dit le monarque aux beaux-esprits français qu’il avait toujours auprès de lui, expliquez-moi donc ce mystère ; j’entends parfaitement les pièces de Molière, de Regnard, de Destouches, etc. ; le français m’est presque aussi familier que ma propre langue, et j’aurais besoin d’un commentaire pour entendre la comédie de Gresset. — Sire, lui répondit un de ces messieurs, Paris vous offre un excellent commentaire ; allez-y passer six mois, répandez-vous dans les sociétés du bon ton, et le style du Méchant sera pour vous très clair. »Je ne garantis point l’anecdote, qui n’est appuyée que sur l’autorité de d’Alembert : je me défie en général des conteurs de société, des colporteurs d’anecdotes, qui rabâchent éternellement dans leurs colories quelques vieilles historiettes. Il y a tel membre de la ci-devant Académie-Française, qui vit aujourd’hui dans le monde sur quelques récits du temps passé, dont il ennuie les badauds : il faut lui pardonner l’importance qu’il y attache ; une douzaine de contes, voilà tout son esprit, voilà tout son capital littéraire, capital précieux qu’il dépense sans pouvoir l’épuiser : au reste, quand les anecdotes sont piquantes et vraisemblables, on n’exige pas absolument qu’elles soient vraies. Il était très possible que le roi de Prusse n’eût pas saisi sur-le-champ ces tours fins et délicats, ce ton exquis, cette fleur d’élégance et d’urbanité qui charme les connaisseurs dans Le Méchant ; ces beautés légères et subtiles avaient pu s’évaporer dans le trajet de Paris à Berlin. Il y a des expressions dont on ne sent bien la valeur que dans les cercles brillants où elles sont nées : prendre un homme, avoir une femme, ne signifient en Prusse que se marier, être marié ; dans la capitale de la France, cela veut dire au contraire transporter à l’amant les droits du mari, vivre avec sa maîtresse comme avec sa femme. Quitter un homme, quitter une femme, présentent l’idée d’une séparation légale, et cependant n’exprimaient alors qu’une brouillerie, une rupture entre les amants. Lorsque le roi de Prusse entendait Cléon dire à Valère :
VALÈRE.il imaginait sans doute que Cléon demandait à Valère s’il était marié avec Cidalise. Lorsque le même Cléon dit en parlant de lui-même :CLÉON. ais… C’est uneSans doute vous l’avez ?…
le héros allemand se persuadait que Cléon, marié un mois avec une femme coquette, avait été fort content de devenir veuf ; il ne comprenait pas comment on était si enchanté de la mort d’une maîtresse, et il avait raison ; c’est une inhumanité en pure perte, et la méchanceté n’est plus qu’une férocité de cannibale, quand on se réjouit de la mort d’une maîtresse qu’on était libre de quitter : le sentiment de Cléon n’est point comique ; il est abominable. Nous sommes fort heureux que les Grecs et les Romains n’aient point eu de bonne compagnie ; leurs poètes comiques, leurs écrivains de boudoir, seraient pour nous indéchiffrables ; grâce à leur droiture, à leur simplicité, à leur franchise, nous pouvons nous flatter de les entendre aussi bien que si nous avions été leurs compatriotes et leurs contemporains. La singularité même des mœurs décrites dans Le Méchant pouvait aussi répandre quelque obscurité sur son style, dans un pays étranger : quelles mœurs ! quelle corruption ! quelle effronterie ! et il n’était pas aisé, même aux Français vivant en province, de s’en former une juste idée : cette société, chef-d’œuvre de la politesse et du goût, était un monstre inconnu, qui ne pouvait exister que dans le gouffre de Paris. Des hommes et des femmes qui se prennent et se quittent, qui s’embrassent et se déchirent, qui se réunissent pour s’amuser, et qui se gênent et s’ennuient : un tas de fous, de méchants et de sots, ligués pour établir de fausses bienséances, tandis qu’ils abolissent les véritables devoirs ! une conjuration d’étourdis, de libertins, de femmes perdues, qui prétend donner des lois à la société, lorsqu’elle en sape les fondements ; qui crée un jargon nouveau pour exprimer des maximes étranges ; qui condamne les autres au ridicule, lorsqu’elle mérite elle-même le plus profond mépris ! Est-il étonnant que le roi de Prusse, n’ayant pas une exacte connaissance de cet excès de dépravation et d’extravagance, n’entendit pas parfaitement tout ce brillant verbiage de Cléon, qui peint fidèlement des mœurs uniques, extraordinaires, fruit de la débauche combinée avec la philosophie ? N’oublions jamais que ce dernier degré de perversité de la dissolution sociale, a précisément la même date que cette nouvelle doctrine qui nous annonçait la régénération du corps politique et le rétablissement de la dignité de l’homme ; tous les écrivains philosophes ont pris plaisir à peindre ce scandale public dont ils auraient dû rougir, puisqu’il était leur ouvrage. Gresset lui-même, à l’époque où il composa Le Méchant, donnait dans toutes les niaiseries du jour ; il était dupe de toutes ces sottises philosophiques qui lui causèrent depuis de si vifs regrets. C’était alors un disciple, un adorateur de Voltaire ; mais depuis il fut cruellement puni par son maître, comme déserteur et apostat de la secte : s’il eût consulté sa raison et son cœur, il n’eût jamais exposé sur la scène ce tableau de corruption, plus dangereux qu’utile, et que le public n’eût point supporté, s’il n’eût été profondément corrompu lui-même : cette libre circulation des femmes, ce système de désordre, d’égoïsme, de désorganisation, n’est fait que pour flatter le libertinage et l’indépendance. Je crois que c’est sans malice et uniquement par maladresse que Gresset, philosophe, amis dans la bouche du Méchant presque tout le code de la philosophie :
C’est assurément bien là le langage des amis de la liberté ; c’est l’élixir de la sagesse moderne, c’est la fine fleur de la philosophie du dix-huitième siècle : avec de telles maximes, on brouille les gouvernements aussi bien que les familles : les philosophes ont exactement fait dans la France ce que Cléon veut faire dans la maison de Géronte ; mais ils ont mieux réussi que lui ; ils ont semé l’aigreur, la division, la haine, la calomnie ; ils ont dit aux petits ; Les grands vous oppriment, et vous valez mieux qu’eux ; ils ont dit aux grands : Moquez-vous de cet Évangile, qui vous prescrit de donner aux pauvres votre superflu, de reconnaître vos frères dans tous les infortunés. Riez de cet adage impertinent : heureux ceux qui pleurent ; jouissez sans remords. Voici quelques apophtegmes philosophiques pour calmer votre conscience : le mariage est un joug ignoble, l’amitié une chimère, le plaisir un devoir, l’intérêt personnel une règle, l’argent une vertu : voilà toute la morale de cette courte vie, qui va se perdre dans un néant éternel.J’en ai mille et pas un……………………………………
17 brumaire an X []
21 nivôse an XI []
Faire un mystère du meurtre ! quel style ! On n’en fait pas trop de mystère, puisqu’on égorge publiquement les étrangers. Quel est cet organe qui parle au cœur éperdu d’Iphigénie ? Quel galimatias !
Iphigénie, après avoir dit je ne sais, je ne sais trop, après avoir multiplié les peut-être, devient plus hardie dans ses raisonnements, et perd enfin toute mesure dans cette apostrophe :
Thoas n’est point terrassé par les arguments d’Iphigénie, et sa réponse est curieuse :
Voilà un pitoyable raisonnement ! il paraît qu’on n’avait pas encore établi dans la Scythie taurique de chaire d’analyse de l’entendement humain. Quand un personnage n’a rien de mieux à dire, il ferait bien de se taire ; j’aime mieux n’avoir dans un acte qu’une scène raisonnable, que trois ou quatre scènes de sottises et absurdités. Cependant Thoas se relève un peu sur la fin de son discours ; il fait le petit Mahomet, et dit à Iphigénie :
Iphigénie, frappée en effet du ton imposant de Thoas, se retire en disant :
Quelle misérable chute après de si vigoureux arguments ! Tout le fruit de ses déclamations est donc de se préparer à verser le sang humain ? Cet office abominable de bourreau répand de l’odieux sur la personne d’Iphigénie, et du ridicule sur ses raisonnements. Iphigénie est, comme la plupart des philosophes, très énergique en discours, et très riche en actions ; tantôt prête à égorger l’innocent, tantôt débitant avec emphase des tirades philanthropiques ; n’osant abjurer un ministère qui fait frémir l’humanité et la nature, et philosophant sur la nature et l’humanité. On l’entend s’écrier :
Le peut-être est ici très énergique, et l’impiété d’Iphigénie est un peu trop prononcée. Comment peut-elle assurer que la nature est la seule loi qui se fasse connaître, la seule qui règle les dieux ? On reconnaît le langage d’Alzire et les leçons de Voltaire dans ces autres vers :
Aucun dans l’univers n’est né pour son tourment. C’est avec la même emphase que l’amante de Zamore dit à Dieu :
Ce fatras extravagant est le caractère distinctif de l’école de Voltaire. J’avoue que j’aime mieux la simplicité des Grecs, quoique souvent trop nue et trop naïve ; leurs personnages manquent de noblesse, j’en conviens ; ils ont peu d’esprit, mais jamais ils n’outragent le sens commun. Ils disent ce qu’ils doivent dire dans leur situation : ils ne sont point pompeux, mais aussi ne sont-ils jamais ni fous ni ridicules. Oreste est extrêmement furieux et forcené dans la tragédie française. Il fait frémir, et quelquefois il fatigue par une exaltation trop continue ; l’Oreste d’Euripide est plus doux, plus touchant, plus homme ; mais un acteur français dédaignerait ce naturel comme ignoble et trivial. Guymond de La Touche fit son Oreste pour Le Kain ; il y entassa toutes les fureurs, tous les sentiments outrés et gigantesques ; il en fit un véritable enragé : peut-être suis-je trop faible ; mais j’avoue que ces sensations si fortes, ces secousses si violentes, au lieu de me toucher, m’ennuient et m’excèdent. Le pathétique a sa mesure : les Français ont sans doute une âme à l’épreuve, et qui s’ébranle difficilement ; car dans leurs opéras, on les étourdit, on les assomme à force de musique. Dans les tragédies modernes, on les déchire, on les écrase à force d’horreurs et de pathétique. L’auteur s’est complu dans cette atroce et noire amplification d’une pensée touchante de l’Oreste d’Euripide, qui dit à Pylade que c’est au plus malheureux des deux à mourir : cependant, ce qui a fait la fortune de la pièce de Guymond de La Touche, c’est ce combat de l’amitié, qu’il a traité avec une vigueur et une énergie qui plaît beaucoup sur notre théâtre : ce combat est assez faible dans Euripide. Pylade ne se fait pas longtemps prier pour vivre ; il paraît que le poète Pacuvius rendit cette situation beaucoup plus vive et plus théâtrale, lorsqu’il fit représenter à Rome une imitation de la tragédie d’Euripide, ou peut-être de quelque autre auteur dont les ouvrages ne nous sont pas parvenus. Cicéron, dans son Traité de l’Amitié, fait dire à Lælius :
« De quelles acclamations le théâtre n’a-t-il pas retenti dernièrement à la représentation de la pièce nouvelle de mon ami Pacuvius, lorsque, le roi voulant immoler Oreste qu’il ne connaît pas, Pylade soutient qu’il est Oreste, afin de mourir à la place de son ami, tandis qu’Oreste le dément, et s’obstine à crier au tyran qu’il n’y a point d’autre Oreste que lui ! Les spectateurs applaudissaient à la fiction ; qu’auraient-ils fait si c’eût été la vérité ? »Il paraît que la situation était encore plus belle dans la tragédie de Pacuvius que dans celle de La Touche, puisque la contestation a lieu devant le tyran qui cherche une victime. Le dénouement de l’Iphigénie en Tauride n’est dans l’auteur français qu’une mauvaise parade, qu’un chaos d’invraisemblances, un tissu de bravades extravagantes. Thoas s’y montre le plus imbécile et le plus niais de tous les Cassandres tragiques ; Oreste et Iphigénie se relaient pour le berner, tandis qu’il tient en main un grand sabre nu, et qu’il est à la tête d’une troupe de soldats. Le parterre reste ébahi, stupéfait, et n’ose pas rire de ces farces burlesques qui lui en imposent. Thoas demande à Oreste qui il est, pour parler si effrontément. Oreste répond :
Thoas est roi aussi, et je ne vois pas que la loi d’un roi soit de punir les autres rois. Il est vrai que dans le catalogue des acteurs Thoas n’est qualifié que de chef de la Tauride, mais ce chef est un roi chez lui.
18 vendémiaire an XI []
29 brumaire an XII []
27 frimaire an XIII []
Ces vers de Virgile :Et puis ils s’en furent
sont la traduction très ennoblie de cette facétie triviale :
Le Sage, dans un opéra-comique intitulé Le Temple de la gloire, applique cette chanson aux amours de Henri et de Gabrielle dans La Henriade, et il reproche à Voltaire d’avoir peint une jouissance plutôt qu’une passion. Il introduit Thiriot, le prôneur de Voltaire, sous le nom de M. Prône-vers, qui dit à la Folie :Et puis il s’en furent
Quoi ! par exemple, nous n’admirez pas les amours du héros de notre livre ?et la Folie lui répond :
Il faut vous donner une louange, vous n’avez pas pillé cet endroit-là de l’Énéide ; vous avez retranché des amours de votre héros tout le cérémonial des passions délicates, vous ne le faites point languir. On pourrait dire de lui et de sa dame :
Les amours de Didon sont assurément bien supérieures aux amours de Henri et de Gabrielle pour le coloris et le génie poétique. Didon est un personnage bien autrement touchant que Gabrielle. Voltaire n’a fait qu’une description voluptueuse ; Virgile a composé un chef-d’œuvre de pathétique ; mais, au fond, il n’y a pas beaucoup plus de délicatesse et de cérémonial dans l’Énéide que dans La Henriade. Virgile ne fait point languir son héros, et Didon ne se fait pas trop prier : la seule excuse de Virgile, c’est que la folie de Didon est l’ouvrage du dieu même des amours. M. Lefranc présente Didon sous des couleurs plus honnêtes ; sa passion éclate, il est vrai, avec une violence qui n’est pas avouée par la bienséance austère. Elle ne dissimule pas assez le désir qu’elle a d’épouser Énée, mais du moins elle n’a pas prévenu le mariage ; en perdant la raison, elle n’a pas perdu l’honneur. Cependant on peut dire que cette réserve rend sa mort bien moins nécessaire que celle de la Didon de Virgile. Une femme qui se tue uniquement parce qu’elle n’a pu se marier avec son amant, se montre bien faible, bien extravagante, bien esclave de la passion : il n’y a point d’exemple de cette frénésie dans nos grands maîtres ; Hermione, Atalide et Phèdre ont un motif plus puissant pour se donner la mort. Il y a nécessairement de la monotonie dans les plaintes de Didon : c’est un écueil qu’on ne pouvait guère éviter au théâtre.
8 thermidor an IX []
L’honnête homme trompé s’éloigne et ne dit mot. Sous ce point de vue, c’est le personnage le plus utile de la pièce ; on y voit aussi un certain Lisimon, vieux militaire presque imbécile, qui ne paraît que pour être berné ; une certaine présidente, femme perdue, ne s’y montre que pour déshonorer son sexe ; tous ces gens-là sont étrangers à l’action ; mais le plus odieux, comme le plus inutile, c’est un marquis, docteur en libertinage, qui s’est fait le précepteur de Julie. Lanoue a sans doute eu la prétention de peindre les mœurs de la bonne compagnie, en nous offrant des marquises et des présidentes ; mais il n’a peint que quelques catins, quelques petits-maîtres de taverne ; expression d’autant plus juste, que l’acteur qui joue le rôle de ce marquis n’est pas trop bien assuré sur ses jambes, et chancelle sur la scène comme un homme ivre. Le vide de l’intrigue est rempli par des lieux communs et des tirades à prétention ; quoique le style en soit presque toujours affecté, toujours hérissé d’un jargon métaphysique alors brillant, aujourd’hui très froid et très insipide, cependant le bon sens naturel de Lanoue perce souvent dans plusieurs maximes très sages et très honnêtes, sur le véritable mérite des femmes : le rôle de Clitandre et celui d’Orphise sont pleins d’une excellente morale : c’est là que Lanoue parle d’après son âme ; il est fâcheux qu’il se soit cru obligé trop souvent d’être l’organe du faux esprit du jour. L’époque de cette comédie, jouée en 1756, est à peu près la date de cette conjuration d’un certain nombre de gens de lettres contre la société : un des grands moyens des conjurés fut de persuader au public que les mœurs n’étaient que pour les sots et pour les petites gens ; dès lors, tous les romans, les contes, les comédies, les poésies de toute espèce représentèrent le dernier excès de la dégradation morale, comme le sublime de la civilisation et le plus haut degré de la politesse ; il ne fut plus permis aux gens comme il faut de croire à la vertu des femmes ; l’excellent ton de la bonne compagnie ne fut que l’oubli des bienséances, le mépris des premiers devoirs de la société ; et les auteurs qui diffamaient ainsi les grands, étaient précisément ceux que les grands fêtaient le plus. Certes, si la postérité jugeait un jour d’après ces tableaux du ton qui a régné en France dans les trente dernières années de la monarchie, elle regarderait cette époque comme le comble de l’extravagance, de la corruption et de la sottise. L’abbé de Voisenon a fait une Coquette fixée, jouée sur l’ancien théâtre des Italiens. On y remarque de l’esprit et de la finesse dans les détails ; mais la scène est glaciale. Malheureusement madame Denis, nièce de Voltaire, et la première actrice du théâtre de Ferney, n’a pas jugé à propos de faire part au public d’une Coquette punie de sa composition, qui fut refusée au Théâtre-Français, malgré le crédit de son oncle. C’est une petite aventure assez piquante. Madame Denis avait envoyé cette pièce, qui fut son premier enfant, au maréchal de Richelieu : le maréchal la fit voir à Lanoue, qui répondit que ce sujet était trop usé et ne pouvait pas réussir.
N’est-il pas plaisant, observe madame Denis, qu’après un pareil propos, il fasse une pièce sur le modèle de la mienne ?Le maréchal de Richelieu eut l’imprudence de laisser quatre jours l’ouvrage de madame Denis entre les mains de Lanoue, qui prétendait avoir besoin de l’étudier pour le bien lire.
Effectivement, dit encore madame Denis, il possédait si bien ma pièce, qu’en la lisant il passait adroitement les plus jolis détails et les deux meilleures scènes.Ce Lanoue avait cependant la réputation d’un honnête homme, et il ne se faisait pas un scrupule de jouer un pareil tour à la nièce de Voltaire ! À qui se fier désormais ? Est-il étonnant que la pièce ait été refusée ? Elle fut lue à la comédie de manière qu’un ange n’y aurait rien compris. Il faut bien qu’il y ait eu de la méchanceté et de la tricherie. Pourrait-on supposer que. de si grands acteurs ne sussent pas lire ? Pour se consoler de l’injustice des comédiens, madame Denis n’eut rien de mieux à faire que de se persuader que Lanoue l’avait mise à contribution.
Je me souviens, dit-elle, que j’ai laissé mon rôle de la coquette à mademoiselle Grandval : je ne doute pas que Lanoue ne s’en soit aidé ; c’est le meilleur de la pièce, et je souhaite qu’il en ait tiré un bon parti.Le vieux oncle de madame Denis n’aurait pu lui être d’un grand secours pour la composition de sa pièce, car ce n’était pas un grand auteur de comédies ; mais il s’y connaissait : il aurait pu lui conseiller de ne pas la montrer aux comédiens ; il voulut sans doute ménager l’amour-propre d’une actrice nécessaire à sa gloire et à ses plaisirs ; il aima mieux que la leçon lui vint d’une autre part que de la sienne.
12 pluviôse an XII []
surtout de la part de mademoiselle Gaussin, qui ne manquera pas de lui chercher des protecteurs à la cour. Mademoiselle Gaussin devait jouer dans Caliste le rôle principal : que la pièce fût indécente, immorale, contraire aux bienséances, cela ne lui importait guère ; elle ne savait pas même ce que cela voulait dire ; elle ne voyait que le plaisir de briller et d’être applaudie dans un rôle passionné. Mademoiselle Gaussin avait encore de beaux yeux ; son opinion devait avoir bien plus de poids à la cour que celle de Crébillon le sauvage, qui n’était pas présentable dans un salon. Il n’y avait pas de prince, de duc, de ministre, qui n’eût préféré l’éloquence des yeux de mademoiselle Gaussin à la sagesse elle-même qui serait venue en personne faire des représentations contre la pièce. Il fallait voir avec quelle pitié on souriait alors aux mots de décence, de convenance, de mœurs, petits et vieux préjugés de nos pères, qui devaient s’évanouir devant le progrès de la raison et des arts, devant la profondeur du pathétique anglais. Ces talons rouges ne savaient pas que leurs titres, leur fortune, leur existence, étaient aussi de petits et vieux préjugés de nos pères, qui ne tiendraient pas longtemps contre les nouvelles découvertes.
« Il règne dans cet ouvrage, dit Crébillon, un esprit d’adultère qui révolte : l’auteur a beau l’honorer du nom de tragédie, le fond n’en est pas moins vicieux. »Qu’aurait donc dit le censeur de la tragédie d’Agamemnon, où règne non pas un esprit d’adultère, mais l’adultère sans esprit, dans toute sa grossièreté et sa turpitude ? Au reste, ce n’est pas précisément un esprit d’adultère qui révolte dans Caliste, puisque l’héroïne n’est pas mariée ; c’est un esprit de libertinage hypocrite, voilé par de grands mots. Caliste veut nous persuader qu’elle a été violée, parce qu’elle s’est laissé séduire par un brigand révolutionnaire nommé Lothario ; cependant elle convient qu’elle aime ce scélérat, ce qui rend la violence très suspecte. Qu’on juge du galimatias sophistique qu’il a fallu employer pour qu’une fille qui a perdu l’honneur parût encore avoir quelque dignité sur la scène ! Le but constant de toutes ces tragédies, de tous ces drames où l’on nous présente des filles ou des femmes subjuguées par leur passion, a toujours été de persuader aux spectateurs qu’avec un jargon de vertu et des sentiments de parade, on pouvait, sans déshonneur et même sans crime, braver les devoirs les plus essentiels de la société, et céder à ce que les nouveaux docteurs appellent la voix de la nature.
L’exemple de Phèdre, continue Crébillon, qu’on appelle au secours, ne justifie rien : la scène de Phèdre est en plein paganisme, celle-ci en pleine catholicité.Phèdre a des remords d’un crime qu’elle veut commettre ; Caliste, d’un crime qu’elle a commis : ce qui est fort différent. La passion de Phèdre est involontaire, c’est l’effet de la colère de Vénus ; celle de Caliste ne peut être imputée qu’à sa faiblesse et à son imprudence. Il est souverainement ridicule que la confidente de cette fille abusée lui parle de sa vertu sublime.
On n’ose presque approfondir ces niaiseries immorales et dangereuses, ces sophismes absurdes dont l’objet est de justifier le vice et même de l’ériger en vertu. On peut présumer que de pareilles idées exciteraient aujourd’hui une risée générale, et que le mépris public ferait justice d’une philosophie aussi plate que perfide. Le bon Crébillon est bien plaisant avec sa pleine catholicité ; s’il vivait aujourd’hui, il verrait cette pleine catholicité pleinement et ouvertement bafouée par nos sages dans toutes les assemblées publiques ; on le traiterait d’hypocrite dans tous les journaux, et on le dénoncerait comme un fanatique ennemi du gouvernement.
Il y a, d’ailleurs, dans cette tragédie, continue Crébillon, un mélange de religion païenne et chrétienne qui mérite une attention particulière, des traits de jansénisme selon le style protestant.Crébillon passerait aujourd’hui pour un radoteur : ce qui lui paraît mériter une attention particulière, est regardé comme très indifférent ; le seul nom de jansénisme est devenu ridicule. Quant aux effets que peut produire sur une société cette doctrine désolante qui porte atteinte à la liberté morale, exagère le pouvoir des passions et justifie les crimes, c’est de quoi personne ne s’inquiète : rien ne mérite à présent une attention particulière, que le commerce et l’argent. Le reste de la lettre roule sur les inconvénients de l’imitation du théâtre anglais. Caliste était dans ce genre une des tentatives les plus hardies.
« Il serait dangereux, dit le sage et honnête Crébillon, d’ouvrir davantage les voies de notre théâtre à celui des Anglais, et je crains qu’on ne l’y ait déjà que trop introduit : rien n’influe tant sur les mœurs que le théâtre. Celui des Anglais est plein d’audace et de maximes qui ne conviennent point au nôtre ; et, si vous daignez m’en croire, c’est par La Belle Pénitente qu’il faut commencer par faire mainte basse sur le théâtre anglais. Il n’est pas séant à notre nation, après avoir produit Corneille, Racine et Molière, d’aller ainsi gueuser chez les étrangers. »Après y avoir gueusé pour avoir des tragédies et des drames, nous y avons gueuse pour y avoir des lois et une constitution : c’est ainsi que le badinage conduit au sérieux ; le théâtre fait l’opinion, l’opinion fait ou défait le gouvernement ; la littérature n’est pas un jeu, les arts ne sont pas des amusements frivoles, dès qu’ils influent sur le caractère et l’esprit national. Crébillon parle ici en honnête homme, en vrai philosophe ; il y a plus de profondeur et de vues dans ce petit nombre de lignes, que dans les vaines phrases de tant de beaux-esprits qui se croyaient des sages. Je m’applaudis de m’être souvent rencontré avec Crébillon, et d’avoir énoncé les mêmes principes que lui sur l’influence du théâtre et les mauvais effets de l’anglomanie. La cour, les gentilshommes de la chambre, les magistrats en crurent, comme de raison, la belle Gaussin, qui cependant n’était plus alors ni jeune ni belle ; ce vieux rêveur de Crébillon ne fut point écouté ; on joua Caliste contre son avis : cet exemple donna droit de bourgeoisie, sur notre théâtre, à toutes les horreurs et les atrocités de la scène anglaise ; le peuple français se familiarisa avec ce genre noir et sombre ; il perdit son caractère et ses mœurs : tout le monde en a vu le résultat, et nous n’en sommes guère plus sages.
8 brumaire an XI []
2 floréal an XII []
Une femme peut avoir vingt amants ; pourvu qu’elle console ses frères, elle ne peut que s’applaudir de sa vertu. Qu’a-t-elle à se reprocher, sinon le plaisir qu’elle a fait ? Cette morale, toute ridicule qu’elle est, est non seulement supportée au théâtre, mais accueillie avec transport comme le sublime de la plus aimable philosophie. Je sais que Lachapelle, Lagrange-Chancel, Campistron, sont de fades galants et de faibles imitateurs de Racine ; mais s’ils n’excitent pas des sensations bien vives, du moins ils n’égarent pas nos idées, ils ne corrompent ni l’esprit ni le cœur ; s’ils ne sont pas fort tragiques, du moins ils sont décents et honnêtes ; ils ne connaissent point cette hypocrisie dangereuse] qui couvre le vice des apparences les plus aimables. Nos modernes offrent des situations plus vives, des passions plus violentes ; mais ils nous donnent pour des vertus ce que nous devons regarder comme des faiblesses ; ils nous persuadent qu’on ne peut résister aux tyrans impétueux de l’âme : ils détruisent la liberté, et par conséquent la morale. Gabrielle déclare, pendant tout le cours de la pièce, qu’il lui est impossible de vaincre son amour : elle peut donc s’y abandonner impunément. Quelle leçon pour les femmes et les filles ! Elle meurt au dénouement ; mais sa mort est un malheur, et non pas une punition. L’Être suprême met donc dans notre cœur des sentiments que nous ne pouvons maîtriser ; quelle apologie pour tous les crimes ! C’est un jansénisme poétique dont les conséquences sont très funestes. On distingue dans cette tragédie une sentence qui a fait fortune, et qui n’en est pas moins fausse ;
Le vers qui précède détermine ce que l’auteur entend par des cœurs heureux :
Les cœurs heureux sont donc les amants aimés, et la pensée est que les vertus sont faciles pour ceux qui sont aimés de leur femme ou de leur maîtresse. Ainsi, les époux et les amants malheureux se trouvent presque condamnés au vice par l’extrême difficulté qu’ils éprouvent à pratiquer la vertu ; c’était déjà une assez grande infortune pour les amoureux de n’être pas aimés ; voilà du Belloi qui achève de les désespérer en leur rendant la vertu presque impossible. J’avoue que je ne vois pas comment il est plus facile à un homme d’être vertueux, parce qu’il est heureux en amour ; une expérience constante atteste que les plus honnêtes gens ne sont pas toujours les plus séduisants et les plus habiles dans l’art de se faire aimer des femmes :
C’est dommage, en vérité, dit la soubrette, dans Les Événements imprévus. Ce qui rend à un homme les vertus faciles, c’est une bonne éducation, c’est un heureux caractère, c’est une belle âme, et non pas le bonheur de plaire à une femme ; bonheur qui, comme la fortune, est souvent le partage des plus indignes : l’amour n’est pas moins aveugle que Plutus. Il est vrai que le désespoir amoureux conduit souvent au crime ; mais il est faux, en général, que les succès en amour inspirent le goût de la vertu : seulement il arrive quelquefois qu’un amant, épris des charmes d’une femme vertueuse, affecte, pour gagner son cœur, les vertus qu’elle estime le plus. Fayel, par exemple, est tenté de devenir bienfaisant pour plaire à la bienfaisante Gabrielle : il lui dit, dans l’enthousiasme d’une noble émulation :Et toujours les plus aimables
Ce qui prouve combien il importe à un homme de choisir pour l’objet de son amour une femme vertueuse. Mais il est ridicule de dire, en général, que la vertu est facile pour les amants heureux ; c’est une morale de théâtre qui n’en est pas moins impertinente. Dans toutes nos pièces, l’amant favorisé est toujours le plus honnête homme du monde.
Si quelque malheureux, dit J.-J. Rousseau, brûle d’un feu non partagé, on en fait le rebut du parterre : on croit faire merveille de rendre un amant ou estimable ou haïssable, suivant qu’il est bien ou mal accueilli dans ses amours.Les Grecs, dont nous nous moquons tant, auraient bien ri à leur tour de notre doctrine galante et de nos folies amoureuses : ils auraient jugé que de pareilles tragédies étaient faites pour être jouées devant les femmes et les eunuques du roi de Perse.
« Enfin cette pièce nous paraît assurée d’un rang distingué parmi les plus beaux monuments du génie tragique de ce siècle. Le cinquième acte surtout ne peut manquer de faire époque au théâtre. »
Oui, Gabrielle mérite un rang distingué parmi les monuments du mauvais goût de ce siècle ennuyé, où la société s’endormait au sein de la mollesse et de la prospérité, en attendant le plus terrible réveil. Les horreurs théâtrales lui donnaient encore quelques commotions ; les chefs-d’œuvre de l’éloquence et du sentiment ne lui donnaient plus que des nausées : mais elle était réservée à d’autres horreurs plus réelles et plus effroyables, qui devaient bientôt la tirer de sa léthargie par les plus violentes secousses. Les savants ont raison : le cinquième acte de cette tragédie ne peut manquer de faire époque au théâtre ; mais cette époque est celle de l’affaiblissement des mœurs et du bon sens. Les journalistes d’aujourd’hui, dont les feuilles ne sont pas si savantes que celle du Journal des savants d’autrefois, jugent que la tragédie de Gabrielle de Vergy, est une mauvaise tragédie qui plaît encore à quelques femmes que l’apparence de la passion séduit, et dont la sensibilité est tellement desséchée, qu’elles viennent à cet affreux spectacle chercher quelques sensations. Les comédiens servent de leur mieux ces femmes pour leur argent, et n’épargnent rien de ce qui peut causer de fortes impressions à ces spectatrices difficiles à émouvoir : ils administrent l’horreur à forte dose. Indépendamment du cœur sanglant et de l’épouvantable agonie de Gabrielle, il y a dans le caractère de cette femme et dans celui de son amant une monotonie, une langueur, un bavardage sentimental et une doctrine platonicienne qui rendent la représentation très insipide et très ennuyeuse : c’est moins une tragédie qu’un drame sombre et lugubre, tel qu’on en voit sur des scènes très inférieures à celle du Théâtre-Français.
Ce langage a paru une fanfaronnade : il n’est que l’expression du noble orgueil que conserve Bayard au moment même où il s’humilie. La solennité de cette réparation, la nouveauté d’une pareille conduite, le grand nom de Bayard, tout semble lui permettre d’appeler lui-même auguste, en présence de toute l’armée, un abaissement en effet très honorable et très glorieux, et qui ajoute beaucoup au respect que toute l’armée avait déjà pour lui.
Après tant de héros grecs et romains, il introduisit des héros français et même des bourgeois qui valaient des héros. Il n’y a point d’exemple d’un enthousiasme pareil à celui qu’excita Le Siège de Calais dans toute la France. Voltaire n’avait jamais reçu tant d’honneur : le vieillard de Ferney, qui avait épousé la renommée, fut consterné d’une pareille infidélité, quoique les vieux maris soient assez sujets à cette disgrâce : tout le parti philosophique en fut horriblement scandalisé. D’ailleurs, cet amour, cette idolâtrie de la nation française pour les souverains, déplaisait à des républicains et déconcertait leur politique ; ils affectaient de rougir de ce dévouement, qu’ils appelaient un fanatisme servile d’esclaves pour leur maître : c’était donc en vain que Voltaire avait combattu le despotisme, si du Belloi le consacrait en faisant une vertu de la servitude. Le triomphe de du Belloi ne dura qu’un moment, et empoisonna le reste de sa vie. La secte alors occupée à corrompre l’Europe, ne pardonna jamais à l’auteur du Siège de Calais ni sa gloire ni ses opinions. Le moindre mérite de du Belloi était de faire des tragédies ; il était honnête homme, point intrigant, point conspirateur ; il avait le cœur français, et n’avait puisé dans l’école de Voltaire que ses principes littéraires et dramatiques ; mais sa morale, sa politique étaient celles de ses pères : c’était un homme à noyer. Les philosophes y travaillèrent avec un zèle vraiment patriotique. Cette corporation, plus puissante que ne l’avait jamais été celle des jésuites, fournissait des directeurs à toutes les bonnes maisons : ces directeurs firent agir leurs dévotes, et bientôt l’admiration pour Le Siège de Calais devint un ridicule ; il fut clair pour tout Paris que Le Siège de Calais était une mauvaise pièce, écrite en vers barbares, et qui n’avait pu être applaudie que par des sots. La vérité est que Le Siège de Calais est un ouvrage où il y a plus d’invention, de nerf et de verve, plus d’art et de profondeur que dans la plupart des prétendus chefs-d’œuvre de Voltaire, qui n’ont que l’avantage d’une décoration plus élégante et d’un vernis plus brillant. La Harpe, créature de Voltaire, nous apprend lui-même, dans son Cours de littérature, que la prodigieuse fortune du Siège de Calais
était un des reproches qui venait le plus souvent à la bouche de Voltaire, et l’un des souvenirs qui lui donnaient le plus d’humeur. Tous les voltairiens partageaient l’indignation de leur maître : une estampe qui parut en 1767, représentant l’apothéose de M. du Belloi, acheva de les mettre en fureur ; Diderot surtout écumait de rage, et rien n’est plus comique que la grande colère de cet énergumène.
« Quant à l’apothéose de M. du Belloi, dit-il, tant que Voltaire n’aura pas vingt statues en bronze et autant en marbre, il faut que j’ignore cette impertinence. C’est un médaillon présenté au génie de la poésie, pour être attaché à la pyramide de l’immortalité. Attache, attache tant que tu voudras, pauvre génie si vilement employé ! je te réponds que le clou manquera, et que le médaillon tombera dans la boue. Une apothéose ! Et pourquoi ? pour une mauvaise tragédie d’un style boursouflé et barbare, morte à n’en jamais revenir : cela fait hausser les épaules. Pour le portrait de du Belloi, mauvais de tout point ; j’en suis bien aise. »Quel style de charlatan ! que d’hyperboles fanatiques ! quel ton grivois et brutal ! quelle joie féroce, parce que le portrait de M. du Belloi est mauvais de tout point ! C’est donc là de la philosophie ! Quand on songe que ce jongleur Diderot passait alors pour un inspiré et pour un prophète dans le beau monde, n’est-on pas tenté de s’écrier : Quelle époque de folie et de sottise, qu’on voudrait nous donner pour le siècle des lumières ! Miné par de sourdes persécutions, du Belloi se trouva tellement tombé dans l’opinion, que les comédiens refusaient ses pièces : il fut obligé de faire imprimer son Gaston et Bayard. Ce ne fut que d’après la lecture que messieurs du Théâtre-Français se déterminèrent à jouer cette tragédie. Le moment, de la justice est arrivé ; la littérature et la scène ne sont plus soumises à l’influence philosophique. On vient d’accueillir avec transport la tragédie de Gaston et Bayard : la seconde représentation a été plus heureuse encore que la première. L’ouvrage a sans doute les défauts de l’école de Voltaire, la complication des incidents, l’abus de la pantomime et des coups de théâtre, l’invraisemblance des situations ; mais les beautés l’emportent : l’héroïsme des pensées et des sentiments, la grandeur des caractères, la force des combinaisons dramatiques, le contraste de la perfidie italienne et de la loyauté française ; un certain élan de générosité, de courage et de gloire, un enthousiasme guerrier et la peinture admirable des mœurs chevaleresques, attachent et intéressent vivement le spectateur. On peut appliquer à cette tragédie ce que Quintilien dit des odes d’Alcée ; on y entend pour ainsi dire le son de la trompette :
Sonat quodammodo bellicum.
souvenirs qui donnaient le plus d’humeur à Voltaire. L’auteur de Zaïre était injuste, ingrat, jaloux tout à la fois ; il reprochait au public une indulgence et une partialité à laquelle il devait lui-même sa propre gloire. Lorsque la multitude abusée avait accueilli des ouvrages tels que Zaïre, Alzire, Mahomet, avec un enthousiasme et des transports dont la plupart des chefs-d’œuvre de nos grands maîtres ne furent jamais honorés, Voltaire avait fort approuvé ce caprice : tout lui avait paru fort bon quand il était le héros de la fête ; mais quand ce même public s’avisa d’applaudir Le Siège de Calais avec plus de fureur qu’il n’avait jamais applaudi les meilleures productions de Voltaire, on peut, juger à quel point Voltaire dut en être scandalisé. Dès ce moment la guerre fut déclarée à du Belloi, et l’ordre fut donné à tous les voltairiens de lui courir sus : ordre si bien exécuté, que le pauvre du Belloi, malgré ses succès, malgré quatre pièces heureuses et qui sont restées au théâtre, malgré l’esprit patriotique et les sentiments vertueux qui dominaient dans ses écrits, fut enterré de son vivant par tous les émissaires de la secte. Estimé, mais oublié à la cour ; méprisé, bafoué à la ville comme un flatteur du despotisme, comme un timide penseur, du Belloi végéta dans une médiocrité voisine de l’indigence. Si un auteur avait aujourd’hui le quart du talent de du Belloi, s’il composait une seule pièce aussi bonne que Gaston et Bayard, sa fortune serait assurée. Il est à remarquer que la tragédie patriotique du Siège de Calais fut persécutée par ceux-là même qui depuis se sont appelés patriotes et ont fait le plus éclater leur patriotisme. On ne s’entendait pas alors sur le mot : ce sont de pareilles équivoques qui ont produit les plus funestes hérésies. Haïr les rois était le patriotisme des citoyens ennemis de du Belloi ; celui du citoyen de Calais consistait à aimer son roi et sa patrie, et à ne jamais séparer l’un de l’autre.
La réputation de du Belloi, dit M. de La Harpe, était déjà tombée, de son vivant, fort au-dessous de ses succès.Il pouvait ajouter : Et de son mérite.
Il les dut en partie à des circonstances, continue le critique, qui sans doute oubliait dans ce moment les circonstances révolutionnaires auxquelles Voltaire devait une grande partie de sa gloire.
Connaissant le théâtre, il n’a pourtant pas laissé une seule pièce, une seule dont les connaisseurs soient satisfaits, parce qu’en effet il avait beaucoup plus d’esprit que de talent.C’est sa propre histoire que M. de La Harpe nous conte ici sous le nom de du Belloi :
M. de La Harpe connaissait le théâtre aussi bien que du Belloi, puisqu’il s’est érigé en juge des productions dramatiques ; et pourtant il n’a pas fait une seule pièce, sans même en excepter Warwick, qui soit aussi bonne que Zelmire, Le Siège de Calais, Gabrielle, Gaston et Bayard. C’est précisément M. de La Harpe qui avait plus d’esprit que de talent ; et je croirais, au contraire, que du Belloi avait plus de talent que d’esprit ; car s’il eut assez de talent pour faire les meilleures tragédies que l’on connaisse depuis Voltaire, il n’eut pas assez d’esprit pour faire valoir ce talent-là, pour le faire servir à sa fortune. Adorateur de Voltaire, il n’a pas su s’attirer les faveurs de son idole. Philosophe, mais jusqu’à la littérature, il a été assez honnête ou assez sot pour ne pas aller jusqu’à la morale et à la politique : il s’est fait gauchement persécuter par les philosophes, qui le haïssaient encore plus qu’un fréronien ou qu’un dévot, par la raison que les juifs haïssaient encore plus les chrétiens que les païens. Il y a deux héros dans Gaston et Bayard, et cette duplicité de héros est une faute aux yeux de M. de La Harpe. Il y a aussi deux et même trois héros dans Horace ; il y en a deux dans Cinna, deux dans Polyeucte, deux dans Rodogune, etc. Quand les héros contrastent bien ensemble, la duplicité n’est pas une faute, mais une beauté. La critique de M. de La Harpe n’est donc pas sérieuse ; et on peut lui répondre par la plaisanterie de Scarron, qui s’excuse d’avoir mis plusieurs héros dans son Roman comique :
« Car, dit-il, si je n’en avais mis qu’un, comme il n’y a qu’heur et malheur dans le monde, mon héros serait peut-être celui de tous mes personnages dont on parlerait le moins. »Le critique reproche amèrement à du Belloi d’avoir donné plus de prudence à Gaston, jeune homme de dix-huit ans, qu’à Bayard, chevalier déjà mûr et plein d’expérience. Je n’ai jamais entendu reprocher à Homère d’avoir donné plus d’emportement et de fureur au vénérable Agamemnon qu’au jeune Achille, dont la colère haineuse a fourni le sujet du poème. C’est Agamemnon qui fait l’outrage et qui commence la querelle ; c’est Agamemnon qui envoie arracher Briséis de la tente d’Achille : il n’est pas étonnant que Bayard, malgré son âge et son expérience, soit plus fougueux que le jeune Gaston dans une rivalité amoureuse. Gaston a sur Bayard deux grands avantages ; il est prince, il est aimé : Bayard, simple chevalier, peut se croire bravé par son général, qui a tant de supériorité du côté de la jeunesse et de la naissance : il est jaloux par la raison même qu’il sent tous les avantages que Gaston doit avoir sur lui en amour. Dans toute querelle, le plus emporté est le plus faible. Gaston, par le sentiment de son illustre origine, par la certitude qu’il a du cœur de sa maîtresse, doit être Jus calme et plus modéré, malgré sa jeunesse : c’est parce que l’emportement de Bayard est moins excusable, que la réparation à laquelle il se soumet est plus solennelle, plus auguste et plus théâtrale. C’est un trait de génie d’avoir montré comment un héros peut s’élever en paraissant s’abaisser ; combien la raison, le devoir, la vertu sont au-dessus d’un vain préjugé et d’un faux honneur ; enfin, combien il y a plus de gloire à réparer une faute, à reconnaître une erreur, qu’à l’aggraver par un crime, parmi assassinat. N’est-ce pas le dernier degré de la folie d’attacher quelque mérite à tuer celui que l’on a offensé, ou bien à s’en faire tuer ? La conduite de Bayard, qui expie ses torts envers son général par une humiliation volontaire, est donc une des choses les plus sublimes, les plus instructives et les plus morales qu’il y ait au théâtre : c’est le comble de l’héroïsme, et ce coup de théâtre est plus éloquent que tout ce qu’on a jamais écrit contre les duels. La querelle que l’amour excite entre les deux guerriers est extrêmement théâtrale sans être romanesque. Bavard, un moment égaré par la passion, est une leçon frappante pour tous les guerriers, pour tous les hommes. M. de La Harpe s’épuise en arguments aussi faux que subtils pour prouver que cette querelle est sans fondement, que Bayard ne pouvait pas ignorer l’amour de Gaston. M. de La Harpe oublie combien l’amour est aveugle, et à quel point il se flatte ; il est surtout indigné que Bayard dise à Gaston :
Il ne faut point dire, prétend M. de La Harpe, qu’on aime avec fureur une femme que l’on cède un moment après avec la plus grande tranquillité.Quelle décision pour un littérateur tel que M. de La Harpe ! C’est parce que Bayard aime avec fureur, que la victoire qu’il remporte un moment après sur sa passion est glorieuse, sublime, héroïque. Il ne cède point avec la plus grande tranquillité celle qu’il aime avec fureur ; il la cède par le plus glorieux et le plus pénible effort qu’un grand homme puisse faire sur lui-même : son apparente tranquillité n’annonce pas l’indifférence on la faiblesse ; elle atteste la force avec laquelle il sait maîtriser les mouvements de son cœur.
Rien de plus faux et rien de plus froid, dit M. de La Harpe : une pareille fureur est à faire rire.Je réponds : Rien de plus déraisonnable et rien de plus injuste que cette observation ; une pareille critique est à faire rire. Mais il fallait faire la cour à Voltaire, venger la secte, et punir l’auteur du Siège de Calais d’un succès insolent. On reconnaît ici les principes de l’école moderne, laquelle enseigne qu’une passion dont on triomphe est une passion faible. Voltaire croyait qu’il n’y avait de passions fortes que celles qui produisent des fureurs, des déclamations, des crimes, et auxquelles on s’abandonne malgré soi : ce n’est pas alors la passion qui est forte, c’est le héros qui est faible. Cette fausse doctrine ôte à l’homme sa liberté ; à la vertu, sa gloire ; à la morale, toute sa force : elle n’est bonne qu’à éblouir les badauds au théâtre, par des cris forcenés et une rage d’énergumène. Autre scandale de M. de La Harpe ! Euphémie, selon lui, ne doit pas dire en parlant de Bayard :
Quoi ! elle aime Nemours, elle l’adore, s’écrie M. de La Harpe, et elle n’a point de raison pour rejeter la foi d’un autre ! Voilà un caractère et une morale bien étranges !Voilà, certes, un reproche bien extraordinaire. Quoi ! parce qu’une fille aime, parce qu’elle adore un homme qui ne peut lui convenir, il ne faut point qu’elle se marie à celui que son père lui présente ! Ainsi, Pauline n’aimait point Sévère, parce qu’elle épousa Polyeucte par l’ordre de son père ? C’est bien là l’occasion de dire : Voilà une morale bien étrange ! Et si les filles vont au théâtre apprendre à se livrer à leurs folles ardeurs, et à braver l’autorité de leurs pareils pour le choix d’un époux, je ne suis plus étonné que les pères et mères soient si empressés d’y conduire leurs filles, et si l’on vante le théâtre comme l’école des bonnes mœurs.
Cela ne se voit plus, cela n’est plus vrai : au lieu de l’abandonner, on s’y attache, ou l’accueille, on le pousse, on le croit capable de tout. J’en suis fâché, mais une telle conduite est le plus sûr moyen pour n’avoir jamais de bons poètes. Voici en revanche deux autres vers de La Métromanie, qui sont aujourd’hui plus vrais que jamais :
Avant Piron, l’usage immémorial était de présenter les poètes au théâtre sous les couleurs les plus ignobles, avec les attributs de la plus houleuse misère : mi mauvais habit noir, quelquefois déchiré, une méchante perruque très mal peignée et mise de travers, un maintien grotesque, une figure basse et hideuse, c’était sous ces dehors brillants qu’on avait coutume de livrer les poètes à la risée publique : leurs sentiments et leur langage étaient encore plus burlesques que leur costume. Piron réforma tout cela, et, pour son honneur, il nous montra un poète comme il n’y en avait point, un poète magnifiquement vêtu, brave, généreux, désintéressé, aussi leste, aussi galant qu’un amoureux ; mais amoureux, comme don Quichotte, d’une Dulcinée en l’air, non du Toboso, mais de Quimper-Corentin, uniquement entêté d’une chimère qui le rend ridicule, mais non pas méprisable. Les poètes aujourd’hui ne ressemblent pas tout à fait à ce portrait : ils sont élégants, à la vérité, vêtus à la dernière mode, et presque aussi frivoles dans leur costume que dans leurs vers ; ce sont des petits-maîtres : la plupart sont, je crois, très capables d’accepter on de donner un rendez-vous au bois de Boulogne, pourvu que le rendez-vous se termine parmi bon déjeuner. Quant à la générosité et au désintéressement, il ne paraît pas qu’ils s’en piquent autant que le Damis de La Métromanie : les journaux retentissent de leurs querelles peu généreuses, sur des sujets et des plans qu’ils prétendent qu’on leur a volés, sur les intrigues qu’ils emploient pour se supplanter mutuellement : beaucoup n’aiment la gloire que par la fortune qu’elle procure ; et Sapho elle-même reviendrait en personne, ils ne la préféreraient jamais à une héritière de cent mille écus. En général, un des grands avantages des auteurs actuels sur leurs prédécesseurs, est d’être beaucoup plus financiers et d’entendre bien mieux les affaires : il est très ordinaire de voir les élèves de Clio
sedentes in telonio, et les apôtres de la littérature exerçant les fonctions de publicains. Cela paraissait autrefois très étrange à l’abbé de Chaulieu, mais la philosophie a donné sur cet article important de nouvelles lumières aux gens de lettres. Voltaire, le plus grand des philosophes, fut dans son temps un des meilleurs financiers de France, et l’homme du monde qui s’entendait le mieux à faire valoir ses capitaux. L’abbé Moussinot, son contrôleur général, avait peut-être plus d’aptitude pour les petits détails ; mais Voltaire voyait plus en grand, et ses plans de finance valaient un peu mieux que ses plans de tragédie.
Commencer par tâcher est un hémistiche malheureux : la pensée même est pénible. Pour prouver que je ne mets point de borne à ma reconnaissance, je veux commencer par tâcher d’en mettre à vos bienfaits ; en prose comme en vers, cela n’est ni assez élégant ni assez net. L’oncle répond :Et c’est pour le prouver que je veux désormais
Ce second vers est guindé dans sa tournure. Qu’ainsi que le talent ; et puis, qu’est-ce qu’un état autorisé par le bon sens et par le talent ? C’est du jargon.
Si précieuse aux hommes : hémistiche qui n’est qu’une cheville, un vain remplissage.
La moitié de mon bien qui s’offre à te faire asseoir : voilà une façon de s’exprimer bien étrange ; et cette offre, faite par la moitié du bien de Baliveau, est du style grotesque.
Un démon triomphant qui élève le poète Damis à l’emploi de ne laisser rien à dire à ses successeurs ! Quel galimatias ! et comment de pareilles sottises ont-elles pu se glisser parmi les beaux vers dont cette pièce abonde ? Ces taches n’empêchent pas que La Métromanie ne soit une de nos comédies modernes écrites avec le plus de verve et d’originalité. Le Méchant et La Métromanie ont cette triste conformité, qu’on les loue beaucoup et qu’on n’y va guère ; ce sont des pièces qui apportent plus d’honneur à leurs auteurs que de profit aux comédiens. Les succès d’estime sont froids : les vrais trésors d’un théâtre sont les pièces peu vantées et fort courues : elles ont le sort des jolies femmes galantes, que personne n’estime et que tout le monde veut avoir.
8 brumaire an XI []
« Ma femme, à l’agonie, me tend les bras et me dit : Donne-moi… la queue du chat, etc. »Voilà un petit échantillon de la délicatesse et du bon ton du dialogue. Au reste, l’idée de cette scène est prise d’une comédie de Dufresny, dans laquelle un M. Triolet, maître de musique, arrive en deuil, le cœur navré de douleur, et finit par chanter un petit air ; mais Dugazon n’a pas pu prendre la finesse et l’esprit de Dufresny.
10 brumaire an X []
12 floréal an XI []
On pourra juger du style de Favart par cette tirade où Roxelane représente à Soliman de quel avantage il peut être pour lui de partager son trône avec une épouse :
Il y a quelques négligences, quelque langueur dans l’expression ; mais les idées sont justes et belles. Les accessoires de cette pièce lui donnaient autrefois un air de volupté et de fête : elle a perdu toute sa fraîcheur sur un théâtre pour lequel elle ne fut jamais faite : d’ailleurs les temps, le goût, les mœurs, tout est changé : les femmes sont, en grande partie, échues de leur empire : la galanterie est en pleine décadence ; cette délicatesse, ces petits riens délicieux dans le commerce des femmes, qu’on appelait autrefois sentiment, ressemblent chaque jour davantage à la niaiserie ; on n’y cherche pas aujourd’hui tant de finesse, on n’y fait point tant de façon ; on se rapproche de la nature : nous devons trouver dans la pièce de Favart un peu de fadeur, car c’est une pièce essentiellement galante ; c’est le triomphe des femmes, c’est le triomphe de la politesse sur la barbarie. Rien n’est plus théâtral que l’opposition de nos mœurs à celles des Turcs ; mais cette opposition a été beaucoup plus marquée dans la révolution, par les grands rapports qu’elle nous a donnés avec la Porte ottomane : les Turcs sont aujourd’hui en Europe un monument de ce que nous étions nous-mêmes il y a douze cents ans : leur faiblesse actuelle rend témoignage à l’influence des arts, de l’industrie et du commerce sur la richesse et la puissance des nations. Cependant ils existent, ils vivent en paix, sauf quelques insurrections partielles, toujours fort exagérées dans les journaux : leur existence est appuyée sur les intérêts de peuples plus puissants qu’eux ; c’est une excellente base : ils ont moins de désirs et de passions que nous ; ils dédaignent ce qui est l’objet de notre enthousiasme, de nos travaux, de nos combats ; nous les méprisons, ils nous le rendent ; ils nous font hausser les épaules, nous leur faisons pitié : avec nos arts, notre philosophie et nos mœurs, il est évident qu’ils sauraient mieux naviguer et mieux se battre, qu’ils seraient plus redoutables sur terre et sur mer : seraient-ils chez eux plus heureux et plus sages ? C’est encore un problème, dont l’Institut proposera la solution au premier jour.
7 frimaire an XII []
Pourquoi donc semble-t-il avoir oublié sa propre doctrine dans Dupuis et Desronais ? Pourquoi a-t-il choisi son sujet dans le roman des Illustres Françaises de Segrais, plutôt que dans le monde et dans la société ? Peut-être s’est-il flatté que la singularité du travers de Dupuis serait très piquante, et que l’intérêt suppléerait au comique : il n’en donnait pas moins un mauvais exemple aux auteurs qui, dans l’impuissance d’imiter son génie, pouvaient s’autoriser de ses faiblesses. Par quel caprice cet écrivain si joyeux, si malin, quelquefois même si peu réservé, a-t-il prodigué pour des sociétés choisies la gaîté, la plaisanterie, la satire des mœurs, tandis qu’il a gardé pour la scène française le sentiment, l’intérêt, les larmes ? Collé n’était peut-être pas le maître de contenir dans les bornes de l’austère bienséance l’essor de sa verve comique ; peut-être a-t-il préféré d’exposer sur le théâtre des mœurs intéressantes, plutôt que des vices et des ridicules, dans la crainte que son pinceau hardi ne traçât des tableaux trop naturels et trop vrais. Sa muse un peu libertine s’est émancipée devant les princes et les grands seigneurs dans les assemblées particulières, mais elle ne s’est montrée au public qu’avec un air prude et un minois hypocrite ; ses pièces de société sont à ses ouvrages décents et réguliers ce que La Pucelle est à La Henriade, ce que les épigrammes de J.-B. Rousseau sont à ses psaumes. Il ne faut pas croire, cependant, que Dupuis et Desronais soit une comédie larmoyante : Collé était incapable de s’oublier jusque-là. Toute l’intrigue porte sur le caractère de Dupuis. Molière semble en avoir fourni l’idée dans L’Amour médecin. Voici comment il fait parler Sganarelle :
« A-t-on jamais rien vu de plus tyrannique que cette coutume où l’on veut assujettir les pères ? rien de plus impertinent et de plus ridicule que d’amasser du bien avec de grands travaux, et élever une fille avec beaucoup de soin et de tendresse, pour se dépouiller de l’un et de l’autre entre les mains d’un homme qui ne nous touche de rien ? Non, non ; je me moque de cet usage, et je veux garder mon bien et ma fille pour moi. »Molière a envisagé ce caractère du côté comique ; Collé l’a présenté du côté sentimental. Son Dupuis est un égoïste par excès de sensibilité ; c’est un homme sombre, défiant, ombrageux, qui redoute l’ingratitude des siens et tremble d’en être abandonné dans sa vieillesse. Quel prix de tant de soins qu’il a pris pour sa fille unique ! Ne l’aura-t-il élevée, chérie, ornée de talents et de vertus, que pour la livrer, avec la plus grande partie de sa fortune, dans les mains d’un étranger qui lui enlèvera cette consolation de ses derniers jours ? Le mariage n’est dans ses idées qu’une espèce de rapt. Sa tendresse inquiète et jalouse ne peut se résoudre à partager le cœur de sa fille avec un époux ; sa fille est nécessaire à son bonheur ; il veut en jouir seul jusqu’à sa mort ; il veut qu’une si chère main ferme les yeux d’un père avant de s’unir à la main d’un amant. C’est d’après ces sentiments qu’il traverse l’amour de Desronais pour sa fille, avec tout l’acharnement d’un rival jaloux. Desronais est vertueux, aimable ; il n’y a point de reproches à faire à ses mœurs, à son caractère ; mais Dupuis ne peut lui pardonner de vouloir lui ravir son bien. Il épuise son esprit en expédients pour le brouiller avec sa fille, pour rendre suspecte la passion de l’amant le plus tendre et le plus sincère. Il le raille et le persifle ; il le félicite ironiquement sur ses bonnes fortunes ; ce qui amène des situations très délicates, très piquantes et très théâtrales. Desronais est un jeune homme ardent, impétueux, passionné, plein de franchise : ce caractère bouillant contraste très bien avec l’humeur mélancolique et le flegme railleur de Dupuis. La fille, partagée entre son père et son amant, oppose sans cesse la piété liliale à sa passion pour Desronais. Dupuis, très incrédule sur les protestations et les promesses des amants, se laisse enfin persuader et fléchir par la vertu de sa fille ; et lorsqu’il voit que la nature triomphe dans son cœur du plus violent amour, il consent enfin au bonheur d’une fille assez généreuse pour lui sacrifier le sien. Tel est le fond de Dupuis et Desronais, ouvrage qui a peu d’action, et qui ne se soutient que par le jeu de trois caractères admirablement développés. Il peut paraître froid à ceux qui aiment les intrigues compliquées ; mais il est intéressant pour les gens de goût, qui savent apprécier le mérite de la vérité des sentiments et de l’éloquence du dialogue.
7 vendémiaire an X []
C’est moi, ce n’est plus moi, c’est encore moi, qui sont à peu près tout ce qu’il y a d’intéressant dans cette scène. On remarqua aussi qu’elle avait un panier, ornement gothique qui ne fut jamais à l’usage des grâces et des nymphes. J.-J. Rousseau, doué comme on sait d’une sensibilité très ombrageuse, fut choqué qu’on eût annoncé cet ouvrage sans son consentement. Cependant, avant la représentation, les comédiens, par une politesse tardive, lui envoyèrent une députation ; Larive était à la tête ; il fut très mal reçu, et se vit réduit à débiter son compliment à la porte, que l’auteur ne daigna pas lui ouvrir. Il cria aux députés par le trou de la serrure :
Faites comme vous voudrez, je ne m’en mêle pas ; je vous préviens seulement qu’il y a dans l’ouvrage une sottise ; je ne la corrigerai pas.C’était bien se venger des comédiens que de mettre sur leur compte une sottise qu’il avait lui-même imprimée. Nous verrons bientôt quelle était cette sottise ; mais nous verrons aussi que Rousseau était bien indulgent pour lui-même, car il y en a plus d’une. Les plus beaux monologues de nos tragédies, quoique écrits en beaux vers, et commandés par une situation très vive, font cependant languir le théâtre, pour peu qu’ils soient longs : qu’on juge de l’ennui que doit causer cet éternel soliloque, qui dure plus d’une demi-heure : le dialogue est de l’essence de la poésie dramatique. Piron fit jadis un tour de force en faveur de Francisque, entrepreneur d’un spectacle forain, à qui la police n’avait accordé qu’un acteur parlant ; il composa pour lui Arlequin Deucalion, opéra-comique, où le monologue est obligé, puisque Deucalion, après le déluge, est supposé le seul homme qu’il y ait au monde. Je suis persuadé que sans la crainte de la police, Piron eût introduit la femme de Deucalion, laquelle aurait pu parler au moins pour trois acteurs ; mais Rousseau n’avait pas les mêmes entraves : c’était une bizarrerie digne de l’auteur de tant de paradoxes, d’imaginer d’occuper la scène de ses belles tirades, qui lui semblaient supérieures au plus beau dialogue. C’est un amas d’apostrophes, d’exclamations, d’interrogations, de répétitions, un véritable arsenal de toutes les figures de rhétorique. Ce langage perpétuellement emphatique d’un homme seul dans son atelier, ressemble beaucoup au style des Petites-Maisons. Au milieu de ce luxe d’une prose poétique, on remarque souvent des choses froides et plates : par exemple, à la suite de cette magnifique apostrophe :
Tyr, ville opulente et superbe ! les monuments des arts dont tu brilles ne m’attirent plus, on est étonné de rencontrer cette petite phrase commune et mal écrite :
J’ai perdu le goût que je prenais à les admirer.Pygmalion, dans son délire factice, raisonne, argumente, subtilise :
Les éloges de ceux qui en recevront de la postérité ne me touchent plus.Rien n’est plus glacial qu’une pareille réflexion. Qu’est-ce que j’y gagne ? est une platitude.
Quoi ! tant de beautés sortent de mes mains… Mes mains les ont donc touchées… Ma bouche a pu…C’est de la niaiserie. Il est maladroit et inconséquent de faire dire à Pygmalion :
Vénus est moins belle que vous, et de supposer ensuite que Vénus fait un miracle en sa faveur : on sait combien les déesses étaient chatouilleuses sur l’article de la beauté.
C’est sa perfection qui fait son défaut. Divine Galathée ! moins parfaite, il ne te manquerait rien.La passion n’admet point de pareilles subtilités.
Tous tes feux sont concentrés dans mon cœur, et le froid de la mort reste sur ce marbre : je péris par l’excès de vie qui lui manque… Hélas !… je n’attends point de prodige ; il existe, il doit cesser : l’ordre est troublé, la nature est outragée.Les antithèses du chaud et du froid, de l’excès et du défaut de la vie ; cette hyperbole, qui suppose l’ordre troublé et la nature outragée parce qu’un amant brûle pour un objet insensible, tout cela n’est qu’un galimatias précieux, et de la fade galanterie de l’hôtel de Rambouillet.
Ah ! que Pygmalion meure pour vivre dans Galathée ! Que dis-je ? Ô ciel ! si j’étais elle, je ne la verrais pas, je ne serais pas celui qui aime… Non, que ma Galathée vive, et que je ne sois pas elle… Ah ! que je sois toujours un autre ! Céleste Vénus ! où est ton équilibre ? où est ta force expansive ?… où est ta chaleur vivifiante dans l’inanité de mes vains désirs ?Ce phébus sentimental, ce mélange bizarre d’expressions passionnées et de termes scientifiques, cette métaphysique amoureuse était fort à la mode avant la révolution. Les sophistes du jour croyaient avoir perfectionné la poésie et l’éloquence en les défigurant par le jargon des sciences : les épines de la géométrie et de l’algèbre devenaient des fleurs de rhétorique pour le déclamateur Thomas ; ce sont ces ornements philosophiques qui en imposèrent à l’Académie. Les écrivains du bon ton ressemblaient alors aux fraters de village qui, pour exciter l’admiration des paysans, emploient à tort et à travers les termes d’anatomie et de chirurgie. Mais la métaphysique est la science dont les philosophes ont fait le plus dangereux et le plus impertinent usage ; ils l’ont appliquée à la morale, à l’amour le plus physique et le plus grossier ; plût au ciel qu’ils lie l’eussent jamais appliquée à la politique ! Rousseau, plus fait qu’aucun autre pour se passer de ce misérable charlatanisme, a souvent souillé son style de locutions techniques. Son héros dit tendrement à sa maîtresse, dans La Nouvelle Héloïse :
Nos âmes se sont touchées par tous les points, et ont senti par tous la même cohérence.
Ce vêtement-là couvre trop le nu ; il faut l’échancrer davantage.En disant cela, Pygmalion prend son marteau et son ciseau, et s’approche du sein de Galathée : c’est apparemment là la sottise que Rousseau voulait corriger. C’en est une, en effet, à plusieurs égards ; et le parterre en rit, non comme d’une chose plaisante, mais comme d’une chose ridicule. Les anciens sculpteurs n’avaient pas coutume de faire leurs nymphes habillées ; l’amoureux Pygmalion ne fût pas devenu fou si les belles formes de sa Galathée eussent été couvertes d’une draperie ; cela fait voir l’impossibilité de mettre un pareil sujet sur la scène. Une Galathée vêtue à la française, et coiffée à la grecque, n’a nullement l’air d’une nymphe.
18 floréal an X []
« Les connaisseurs savent qu’un bon couplet du Méchant vaut cent fois mieux que cent pièces telles que Le Séducteur. »Assertion presque aussi forte que la supériorité infinie de Voltaire sur Sophocle. Rien n’affaiblit la vérité comme ces exagérations insensées. La Harpe se souvenait peut-être trop que M. de Bièvre n’était pas ami des philosophes. Peut-être était-il fâché qu’un marquis écrivît aussi bien qu’un académicien. Un homme du métier, tel que lui, ne trouvait pas décent qu’un amateur eût un style plus élégant que beaucoup de professeurs. Assurément, quoique M. de Bièvre ne soit pas un aussi bon écrivain que l’auteur du Méchant, il y a dans Le Séducteur un assez grand nombre de tirades que Gresset n’eût pas désavouées. Telle est, entre autres, celle sur le mariage, que La Harpe a citée lui-même :
La Harpe relève dans cette tirade quelques prétendues fautes de style ; mais ses critiques me paraissent aussi fausses que ses hyperboles.
« Proscrits, dit-il, n’est pas le mot propre ; disgraciés était le mot nécessaire. »Je veux bien que disgraciés soit le mot nécessaire dans la prose ; mais proscrits est le mot poétique, et par conséquent le mot propre dans des vers. Il semble en effet que la difformité d’un homme soit une espèce de proscription, un arrêt écrit par la nature sur toute sa personne, qui le condamne aux rigueurs des femmes. Selon La Harpe,
nous assure les droits de la jeunesseest une expression fausse ; nous rend est ce qu’il fallait dire. Je ne suis pas de son avis. Le mariage d’un vieillard ne lui rend pas réellement les droits de la jeunesse ; mais la loi conjugale les lui assure, sauf à lui d’en jouir. Le censeur, après avoir si rigoureusement épluché cette tirade, finit par dire :
Mais en total, le morceau est bon, et je ne sais si l’on trouverait trois couplets dont on en pût dire autant.Je sais, à n’en pouvoir douter, qu’on en trouverait davantage ; ces trois couplets privilégiés sont à peu près comme les trois honnêtes femmes que le satirique Boileau pouvait nommer dans Paris. Zéronez, valet du marquis, travesti en philosophe, est une caricature, mais où il y a du sel et de la vérité. La philosophie a réellement été, pendant quelque temps, le manteau de l’ignorance et de l’intrigue. L’auteur a parfaitement saisi le ton emphatique, les niaiseries ampoulées et les graves folies qui composaient le jargon philosophique. Ce qu’on ne conçoit pas aujourd’hui, c’est qu’un charlatanisme si grossier, et dont le ridicule est si saillant, ait pu si longtemps exciter l’admiration de la bonne compagnie. L’immoralité, érigée en oracle et en découvertes précieuses, est un des premiers caractères des philosophes ; on le retrouve dans ces maximes de Zéronez :
Ainsi, d’après les sophismes de ces malheureux raisonneurs, le fils n’avait aucune obligation à son père, l’élève à son maître, etc. Rien n’est aussi plus plaisant et même plus vrai que la réponse de ce valet ignorant, à qui l’on demande ce qu’il connaît :
Le grand tout. C’était effectivement dans le grand tout que tous ces petits adeptes de la philosophie noyaient leur ignorance. Au reste, c’était alors une action courageuse et virile de se moquer de ces jongleurs littéraires, et le marquis de Bièvre mérite d’être rayé de la grande liste des dupes de ce temps-là.
23 nivôse an XIII []
Ce qu’il y a de mieux dans La Mère jalouse, c’est le premier acte : l’entrée de la tante, le récit qu’elle fait des succès prodigieux de sa nièce aux Tuileries, la situation du tableau où la fille se trouve peinte auprès de la mère, tout cela est comique, théâtral et finement imaginé. C’est aussi une bonne idée, d’avoir placé à côté d’une mère jalouse et chagrine, une tante folle de sa nièce.
13 frimaire an XII []
Dans sa tragédie même, l’amour enfin est vaincu par la nature, et la bonté de Sésostris est plus forte dans le cœur d’Arsès que les charmes d’Orphanis ; il n’est nullement nécessaire que nous devions aux femmes nos vices et nos vertus. Orphanis est un tableau frappant des excès où l’amour peut porter un jeune homme, quand il a mal choisi son objet ; comme l’amour est aveugle, il choisit presque toujours mal : voilà pourquoi l’amour est une passion si funeste. Heureusement l’amour est rare dans les siècles corrompus, car il ferait d’horribles ravages. Tout ce qui peut nourrir cette passion dans des cœurs honnêtes est très nuisible à la jeunesse, et cependant ce sont tous ces objets séduisants qui entrent de préférence dans l’éducation. Par bonheur encore les mœurs naturalisent le vice de l’éducation ; la dissipation, la frivolité, la mollesse, détruisent toute espèce de sentiment : elles disposent à des faiblesses plutôt qu’à une grande passion. On sait que M. Blin de Sainmore a puisé son sujet dans le Barneveldt anglais, en purgeant l’atrocité pour ne conserver que ce qui est moral et tragique. Orphanis est l’Agamemnon renversé : dans Agamemnon, c’est un homme qui emploie toute la séduction de la débauche pour engager une femme à tuer son mari ; dans Orphanis, c’est une fille ambitieuse qui emploie tous les enchantements de l’amour pour exciter un jeune homme à tuer son oncle : mais il y a dans la scélératesse d’Orphanis une sorte de grandeur et de hardiesse qui la rend théâtrale ; surtout elle n’est souillée par aucune turpitude crapuleuse. Si Orphanis et Arsès vivaient ensemble dans un commerce criminel, cette tragédie serait une infamie dégoûtante comme celle d’Agamemnon 5. Il eût été à souhaiter, pour l’intérêt de l’art, que M. Blin de Sainmore ne se fût pas arrêté dans la carrière après un début si heureux. À côté des rapsodies soi-disant tragiques qu’on nous donne aujourd’hui, Orphanis est un ouvrage distingué, sagement conduit, où l’on remarque des caractères bien tracés et des situations intéressantes. On lui a reproché des ressemblances avec d’autres pièces : où n’en trouve-t-on pas ? Les tragédies de Voltaire, surtout, ne sont-elles pas pleines de réminiscences ? Voltaire a pillé continuellement Corneille, Racine et tout ce qui s’est rencontré à sa bienséance. Pourquoi M. Blin de Sainmore n’eût-il pas pillé Voltaire ? L’essentiel est de dérober habilement, et de faire un bon usage de ses larcins : on ne punissait à Sparte que les voleurs maladroits, et partout on absout le fripon qui a fait fortune.L’auteur, M. Blin de Sainmore, fit pour mademoiselle Raucourt ce que Voltaire avait fait pour mademoiselle Gaussin : il lui adressa une épître galante imprimée dans la dernière édition d’Orphanis ; et son épître, par l’élégance et les grâces du style, peut se soutenir à côté de l’épître à mademoiselle Gaussin ; ce qui est sans contredit le plus grand éloge qu’on en puisse faire. Je reprocherai seulement à M. Blin d’avoir un peu trop raisonné la galanterie, d’avoir cherché la morale où il ne fallait que des madrigaux ; défaut très estimable. Sa tirade sur le pouvoir des femmes n’est plus aussi vraie qu’autrefois : tout dans l’univers ne tombe point aux genoux de ce sexe enchanteur ; car, sans parler des trois quarts de l’univers où il est esclave, dans l’autre quart les femmes ne disposent plus à leur gré des hommes, le cœur des hommes n’est plus sous les lois des femmes…… Ce qu’est la molle argile
20 fructidor an VIII []
Achille, qui adore le bavardage de Briséis, ne peut être autre chose qu’un Achille travesti, et la pièce où l’on voit cela est une mascarade. Mais voici un incident bien propre à rabattre les fumées guerrières qui troublent le cerveau de Briséis : un certain Brisès, qui a élevé son enfance, vient lui apprendre qu’elle est fille de Priam, et qu’elle avait été exposée dès sa naissance, parce qu’un oracle avait déclaré qu’elle causerait la mort de son frère Hector. Le bonhomme Priam, qui a eu cinquante enfants, et qui doit avoir perdu le souvenir d’une petite fille qu’il n’a jamais vue, se montre aussi sensible à cette découverte que s’il retrouvait une fille unique. Cependant la reconnaissance du père et de la fille, qui se fait avec un grand cri, a paru plus comique que tragique. Il faut maintenant que Briséis renonce tout à fait à son amant, et qu’elle prêche la paix. Voilà cette fière Thomyris devenue une petite Zaïre, qui n’est pas trop contente d’avoir retrouvé son père, parce que cela dérange son mariage. Zaïre ne peut épouser Orosmane parce qu’elle est chrétienne ; Briséis ne peut plus épouser Achille parce qu’elle est Troyenne, et, qui pis est, fille du roi des Troyens. Achille, comme s’il avait formé le dessein de contrarier sa maîtresse, arrive tout armé, ne songeant plus à sa colère, et impatient de combattre : il est assez étrange que ce héros, qui a résisté à l’amour et à l’amitié, vienne, deux heures après, dire froidement qu’il a fait ses réflexions et changé d’avis. La pauvre Briséis frissonne quand elle entend parler de guerre et de combats. Achille ne comprend rien à son langage, et doit la prendre pour une folle ; c’est précisément la même scène que celle où Orosmane, brûlant d’amour, vient inviter Zaïre à se rendre à l’autel, et n’en reçoit qu’un accueil glacé. Les propos de Briséis, capables d’impatienter l’homme le plus modéré, ne peuvent ébranler le flegme du fils de Pélée, et en général on pourrait intituler cette pièce La Patience d’Achille. Il n’y a que la nouvelle brusque et inattendue de la mort de Patrocle, tué par Hector, qui réussisse à le tirer de sa léthargie ; alors il prend son parti, et, sans écouter les cris de Briséis, il vole au champ de bataille. Quelque temps après, il revient et trouve sur la scène le bonhomme Priam, auquel il fait, avec une rage dégoûtante et très déplacée, le récit circonstancié de toutes les horreurs qu’il a exercées sur Hector. Le vieillard l’accable d’injures et d’imprécations ; Achille veut y répondre par un coup de sabre, mais il est arrêté par Brisés qui survient à propos. Celui-ci représente à Priam qu’il ne faut pas parler si haut, s’il ne veut pas que son fils Hector soit mangé par les vautours ; les deux vieillards se mettent à conjurer le vainqueur de leur rendre le cadavre d’Hector, et Achille, après quelques grimaces et quelques façons, se laisse fléchir. Quant à Briséis, l’auteur, pour s’en débarrasser, l’avait envoyée, quelque temps auparavant, se tuer sur le champ de bataille. Cet extrait suffit pour faire voir combien cette fable est mal tissue, et à quel point l’auteur a estropié l’Iliade. Quant au style, il est commun, lâche et sans physionomie, quelquefois dur, impropre et barbare. Voici un morceau qui fera juger du reste ; c’est un des plus brillants. Patrocle, indigné de l’opiniâtreté de son ami, lui déclare qu’il va sans lui combattre les Troyens :
Le plus mauvais vers de cette tirade :
a été prodigieusement applaudi, par la raison qu’il est obscur, barbare et entortillé.
« On n’a point encore fait, dit le Genevois, de roman égal à Clarisse ni même approchant. »Ce qui veut dire que Tom Jones n’en approche pas : c’est dire trop. L’éloge, du reste, est désintéressé ; car La Nouvelle Héloïse ne peut entrer en concurrence ; c’est un mauvais roman pour le plan, la conduite et les caractères. L’auteur ne s’est attaché qu’à peindre la passion en traits de flammes, et il a eu plus de succès auprès des femmes françaises que l’auteur de Clarisse.
8 ventôse an X []
« Le vase garde longtemps (pour ne pas dire toujours) le parfum de la liqueur qu’on y versa la première. »Nous nous estimerions fort heureux, si nos poètes les plus à la mode nous donnaient aujourd’hui des tragédies comme Warwick. La pièce de M. de La Harpe a sur nos ouvrages du moment le grand avantage du plan, de la conduite et du style : le fond n’est cependant qu’une rivalité, une querelle d’amour ; mais les rivaux sont un roi d’Angleterre, et un grand général à qui ce roi est redevable de son trône. Édouard, jeune et roi, semble devoir l’emporter en amour sur Warwick, héros à la vérité, mais héros qui s’est donné un maître, et qui, père d’Édouard par les bienfaits, pourrait encore l’être par l’âge. Pendant que Warwick négocie pour Édouard un mariage à la cour de Louis XI, Édouard à Londres prépare ses noces avec la maîtresse de son ambassadeur, la jeune Élisabeth. L’ambassadeur, de retour, apprend avec indignation que le maître auquel il vient de chercher une femme, est tout prêt à lui ravir la sienne. Il éclate en reproches, en menaces. Édouard, irrité, le fait mettre en prison. Le peuple se soulève ; les mutins n’entendent point raison. Marguerite, femme du roi précédent détrôné par Warwick, fomente ces troubles et s’efforce d’en profiter. Le généreux Warwick, au sortir de sa prison, voyant Édouard sur le point d’être victime de la sédition, ne veut se venger qu’en le défendant. Sa valeur parvient à dissiper les rebelles ; et je ne sais comment, en sauvant Édouard, il périt lui-même sous les coups des partisans de Marguerite : dénouement peu satisfaisant. Il n’est guère vraisemblable que Marguerite, femme de Henri de Lancastre, se montre dans le palais d’Édouard, l’ennemi et le successeur de son mari. Ce n’est point là sa place. Élisabeth n’est utile à l’action que par les exhortations qu’elle prodigue à ses deux amants : elle dit de fort bonnes choses, mais elles ne sont pas convenables dans sa bouche. Il est ridicule d’entendre une jeune fille prêcher un roi et un général barbon : tous les deux sont avilis par les sermons de leur maîtresse. Le grand écueil du sujet était de faire d’Édouard un prince bas et méprisable par son ingratitude ; de Warwick, un sujet orgueilleux, insolent tyran de son maître, esclave de l’ambition et de l’amour. L’auteur s’est tiré très heureusement de ce mauvais pas ; il a su relever Édouard sans rabaisser Warwick : ces deux caractères sont très nobles, et l’on a surtout vivement applaudi l’héroïque générosité qui inspire à Warwick de sacrifier l’amour et la vengeance à l’honneur et au devoir. L’action languit surtout au quatrième acte, que Warwick passe tout entier en prison. Les auteurs devraient éviter de mettre la scène en prison : c’est un lieu où leurs héros ne peuvent que déclamer et se plaindre sans avoir la liberté d’agir.
« Qui doute que chez nous la meilleure pièce de Sophocle ne tombât tout à plat ? »M. de La Harpe a donné un démenti à J.-J. Rousseau. Il a fait représenter sur le Théâtre-Français le Philoctète de Sophocle, et ce Philoctète n’est point tombé tout à plat ; il a même obtenu un succès d’estime. On a su gré à l’académicien français d’avoir enrichi notre scène d’un chef-d’œuvre grec. Philoctète est resté au théâtre ; il y est accueilli assez froidement, à peu près comme les femmes embrassaient les savants pour l’amour du grec. Le style de cette traduction, ou imitation de Sophocle, est quelquefois assez soigné, assez correct ; rarement il est assez vigoureux, assez éloquent, assez pathétique ; on n’y retrouve point l’énergie, la chaleur et le coloris de Sophocle. On a quelquefois disputé pour savoir s’il fallait traduire les anciens poètes en prose ou en vers. Il y a des littérateurs qui rejettent absolument la prose, et qui n’admettent que les vers ; ce qu’il y a de certain, c’est que la plupart de nos traductions d’anciens poètes, soit en vers, soit en prose, ne sont pas lisibles. Delille, malgré tout son talent poétique, est resté fort au-dessous de Virgile dans les Géorgiques, et bien plus encore dans l’Énéide ; mais il est très supérieur à tous les traducteurs en prose. Ici j’observe qu’il y a deux traducteurs du Philoctète de Sophocle, l’un en prose, l’autre en vers : le traducteur en prose est l’illustre Fénelon, archevêque de Cambray ; le traducteur en vers est M. de La Harpe. Or, la prose du prélat l’emporte de beaucoup sur les vers de l’académicien ; elle est vive, naturelle, animée ; elle rend l’esprit, le mouvement, le génie de Sophocle avec une liberté pleine de sentiment et de grâce. Dans les vers de M. de La Harpe, on reconnaît un esclave de la rime, un esclave de Sophocle, qui copie gauchement son maître. Vous qui voulez avoir une idée assez juste de l’éloquence du poète grec, lisez dans le Télémaque le récit des aventures de Philoctète fait par lui-même : c’est du Sophocle tout pur ; c’est son âme avec laquelle l’âme de Fénelon paraît être de niveau ; la rime ne servirait qu’à refroidir le traducteur, qu’à lui donner une allure gênée et contrainte ; la prose de Fénelon est de la poésie ; elle en a la chaleur, l’expression, la variété, l’harmonie : cet épisode du Télémaque a bien un autre charme que la tragédie de M. de La Harpe.
22 frimaire an XII []
il a sous-entendu, pour les esprits délicats et cultivés ; car pour la multitude il faut retourner le vers :
L’expérience journalière le prouve. Depuis que le théâtre et la littérature sont en proie à la multitude, depuis que les profanes et les barbares ont fait irruption dans le sanctuaire des arts, tout est perdu ; il n’y a plus de goût, de règle, ni, pour ainsi dire, de religion littéraire et poétique ; il n’y a plus de bons auteurs, plus de bons acteurs, parce qu’il n’y a plus de bons juges : la littérature est la cour du roi Pétaud. Nous avons entendu dire à l’auteur de La Brouette du vinaigrier que Corneille, Racine et Molière n’entendaient rien au théâtre : de bonnes âmes ont crié contre ce blasphème ; mais on n’en a pas moins travaillé dans un goût tout opposé à celui de Corneille, de Racine et surtout de Molière, comme si réellement ils n’y entendaient rien ; et le peuple a sanctionné les impiétés de Mercier, en prostituant les applaudissements et la gloire à des rapsodies qui déshonorent notre scène et nos anciens chefs-d’œuvre.
9 vendémiaire an XII []
« Ah ! s’il faut un exemple, qu’il est affreux de le donner ! Quelle loi terrible ! on tourne contre leurs têtes les mêmes armes qui souvent leur ont valu des victoires. J’ai adhéré, il est vrai, à la résolution que nous avons prise de ne plus nous intéresser pour aucun ; mais, cher Valcour, vous ne sauriez imaginer le frémissement que me cause ce sanglant appareil. Au seul nom de déserteur, mes sens sont émus, bouleversés. Songez donc que c’est moi qui suis forcé de donner à chaque fois le signal de mort. Aucun de vous ne les approche de si près… Leurs derniers regards fixent les miens, et leur sang rejaillit jusque sur moi… Ils sont coupables, puisqu’ils ont bravé les ordonnances du prince ; mais croyez qu’il en est plus dignes de pitié que de mort : nous parlons à notre aise, nous les condamnons de même. Il faudrait que vous eussiez été tous simples soldats comme moi pour mieux les juger. »La réponse de Valcour est aussi inconvenante et beaucoup plus ridicule encore : l’enthousiasme guerrier y va jusqu’à la folie.
« Je conçois que c’est quelque chose de singulier que tous ces enrôlements forcés. Être officier ! ah ! de grand cœur. C’est l’honneur, le courage, c’est l’amour du monarque, c’est la liberté même qui nous conduit à la victoire ; et que nous sert d’être à côté d’une foule d’hommes, soldats involontaires, qu’il faut traîner sous le fouet de la discipline ? Pourquoi accorder à de pareils gens l’honneur d’être tués dans les batailles ? Que ne les renvoie-t-on plutôt labourer le champ de leurs pères ? À nous seuls devrait appartenir la gloire et le danger des combats. Le nom de déserteur serait certainement un nom ignoré… Il me vient une idée. Trente officiers valent bien, je crois, un bataillon : ne pourrions-nous, unis en bravoure, représenter une armée entière, former un seul corps audacieux, intrépide, impénétrable ? Aussi prompt que terrible, il volerait avec la victoire ; elle serait assurée. Pas un ne reculerait d’un pouce sur le terrain, et le champ de bataille pourrait être couvert de morts, mais ne serait jamais désert. »Ce drame eut beaucoup de succès à la Comédie-Italienne, en 1782 : je n’en suis pas surpris, on était alors bien près de la révolution.
17 nivôse an XII []
L’auteur de La Brouette du vinaigrier s’était chargé d’une tâche au-dessus de ses forces, lorsqu’il avait entrepris de faire parler Molière ; il a cru faire merveille en lui prêtant son langage d’illuminé ; il a travesti le poète de la raison en énergumène et en fanatique. L’auteur du Tartuffe voulait plaire et même plaire au peuple, parce qu’il avait beaucoup de monde à nourrir. Il voyait bien les ridicules, il était excellent observateur ; mais il n’a jamais eu la prétention de réformer les mœurs, de corriger les vices : il en a favorisé plusieurs, et n’en a corrigé aucun, pas même l’hypocrisie. Depuis Le Tartuffe, au contraire, le nombre des tartuffes s’augmenta prodigieusement : la vieillesse et la piété de Louis XIV multiplièrent les hypocrites religieux à la cour et à la ville ; mais la jeunesse et l’immoralité du duc d’Orléans en exterminèrent la race. Le régent et son ministre, le cardinal Dubois, avaient de bien meilleurs secrets que Molière pour détruire les tartuffes : où il n’y a point de religion, il n’y a jamais de faux dévots. Molière aurait composé tous les mois une comédie contre eux, qu’il n’en aurait pas converti un seul. Sous Louis XIV, la masse de la nation était vraiment religieuse ; les gens pieux n’allaient point à la comédie, ou si quelquefois ils y allaient par faiblesse, ils n’avaient garde de régler leur opinion sur les bouffonneries de la scène. Le Tartuffe a donc été absolument inutile, quant à l’effet moral ; l’irréligion a pu seule déraciner l’hypocrisie religieuse pour mettre à la place l’hypocrisie philosophique, l’hypocrisie de probité, de mœurs, de sensibilité. Hélas ! toutes les vertus sont des hypocrisies ; nous ne voyons autour de nous que des visages plâtrés et des gens en domino ; la société n’est qu’un bal masqué : c’est le dernier degré de la civilisation. Heureusement l’excès même du désordre en fournit le remède, et quand tout le monde trompe, personne n’est trompé. Il ne fallait donc pas faire ouvrir une si large bouche à Molière, pour lui faire prêcher l’utilité morale du théâtre et la haute importance de Tartuffe. Du côté de l’art et de l’exécution, la pièce est assurément un chef-d’œuvre ; quant au but et à l’effet, c’est une vengeance que Molière se permit contre les dévots qui décriaient la comédie : il combattit pour ses tréteaux, qui étaient ses autels et ses foyers ; il ridiculisa l’esprit de mortification et de pénitence, la modestie, la pudeur, l’humilité et le mépris des vanités du monde, en couvrant un misérable du masque de ces vertus ; il fit un mélange comique du langage de la dévotion et de celui de la débauche, et, contre toute vraisemblance, composa des déclarations d’amour dans le style des oraisons. La Bruyère a très bien observé qu’un tartuffe en bonne fortune n’est pas assez sot pour employer des termes qui ne peuvent servir qu’à le rendre ridicule et le faire échouer dans ses projets. Tout cela était ingénieux, plaisant, très propre à divertir les habitués du théâtre ; mais tout cela était plus nuisible qu’avantageux aux mœurs, et ne pouvait tourner qu’au détriment de la véritable piété, qu’il est trop facile de confondre avec la fausse. Dans le cours de ses galanteries et de ses victoires, un jeune conquérant, enivré de gloire et de plaisirs, protégea le poète qui embellissait ses fêtes contre les barbons et les jansénistes, qui prétendaient qu’il ne fallait pas rire de tout. L’amant de La Vallière ne vit dans Le Tartuffe que d’innocentes plaisanteries ; le mari de madame de Maintenon eût été plus scrupuleux. Aujourd’hui on donne souvent Le Tartuffe, pour prévenir le retour du fanatisme religieux : c’est la précaution inutile. Ce qui doit rassurer les philosophes, c’est que le métier de faux dévot ne vaut plus rien. Si la dévotion conduisait encore aux honneurs et à la fortune, comme dans les dernières années de Louis XIV, chacun s’empresserait d’en avoir l’apparence. On aurait beau donner tous les jours Le Tartuffe, les faux dévots laisseraient les comédiens faire leur métier ; cela ne les empêcherait pas de faire le leur. On suppose dans la pièce que Molière se procure le chapeau et le manteau de Pirlon pour jouer Le Tartuffe ; cependant le roi, quand il permit la représentation, exigea que le faux dévot, qui s’appelait alors Panulphe, aurait l’habit d’un homme du monde, et défendit tout ce qui pourrait avoir le moindre rapport au costume ecclésiastique, et même à celui des gens d’une piété austère : nous avons vu, depuis, le Tartuffe habillé presque en abbé. L’idée de faire dérober par sa servante le chapeau et le manteau de Pirlon, ne fait point d’honneur à Molière. Je ne sais pas pourquoi il s’applaudit tant de ce trait de génie, en se frottant les mains comme un écolier qui vient d’imaginer une espièglerie contre son pédagogue : c’est donnera Molière une animosité puérile indigne de lui. Sans doute le chapeau et le manteau de Pirlon n’avaient rien de particulier, et ressemblaient à tous ceux que les dévots avaient coutume de porter. La manière dont la servante s’empare du chapeau et du manteau, est une farce peu décente. Tout le rôle de Pirlon n’est qu’une bien faible copie de celui du Tartuffe, et l’entrée de ce personnage dans la maison et dans la société de Molière, est le comble de l’invraisemblance. Comment supposer qu’un animal grossier et dégoûtant tel que ce Pirlon, un cagot enveloppé en été dans un lourd manteau de bure, la tête couverte
d’un large feutre, sous lequel il tourne son œil louche et faux, soit admis chez Molière, fasse la cour à des comédiennes, telles que la Béjart et sa fille, obtienne leur confiance ; que ces femmes élégantes et plus que mondaines appellent ce cafard
mon cher monsieur Pirlon, écoutent et suivent ses conseils ? C’est une supposition tout à fait insoutenable : les comédiennes, dans aucun temps, n’ont été liées avec des bigots de cette espèce ; elles s’en sont toujours moquées. Voilà pourquoi toutes les scènes de Pirlon ne sont que des bouffonneries et des caricatures. La jalousie de la Béjart, et l’intrigue de Molière avec sa fille Isabelle, sont d’un meilleur comique. La scène des marquis est bonne. La vanité, l’injustice et la frivolité de Chapelle sont peintes avec vérité ; mais on ne retrouve point la légèreté et l’enjouement de cet aimable libertin : c’est un censeur triste et de mauvaise humeur, lors même qu’il prêche la gaîté à Molière.
20 messidor an X []
Les honnêtes gens aiment leurs femmes, les scélérats les adorent.La pièce est en général excessivement froide ; elle est jouée à la glace ; c’est, comme on voit, un excellent spectacle d’été ; aussi la salle était-elle déserte. La Mère coupable attirerait peut-être un peu plus de monde, parce qu’elle est beaucoup plus folle.
19 thermidor an VIII []
9 prairial an X []
Il fallait au calculateur pour cette place, ce fut un danseur qui l’obtint, a été entièrement réformée : il ne fallait pas se moquer des danseurs chez eux ; c’eût été violer les droits de l’hospitalité. Le roi refusa d’abord la permission de représenter ce pot-pourri, et le roi avait raison : le comte d’Artois prit la pièce sous sa protection, et voulut la faire jouer à Maisons. Par son crédit, Beaumarchais parvint à obtenir une espèce de tolérance, le silence de l’autorité. Figaro, répété au théâtre des Menus, était sur le point de s’y produire en public ; mais le jour même fixé pour ce coup d’éclat, voilà une défense expresse du roi qui arrive à onze heures du matin ; et à six heures du soir, la foule des curieux, qu’on n’avait pu avertir, s’en retourna
honteuse et confuse, mais non pas
en jurant qu’on ne l’y prendrait plus. Enfin, à force d’importunités, de persévérance et d’intrigue, Beaumarchais arracha au gouvernement la permission de le berner. Il fallait, ou ne jamais la refuser, ou ne l’accorder jamais : tout gouvernement périt par sa faiblesse beaucoup plus que par sa tyrannie. Il n’y a point d’exemples d’une telle explosion de curiosité, et nous sommes aujourd’hui des Catons en comparaison des fous de ce temps-là. Trois cents personnes dînèrent à la comédie dans les loges des acteurs ; trois malheureux furent étouffés à l’ouverture des bureaux ; on ne sortit du spectacle qu’à dix heures du soir : c’était alors une heure indue ; avant-hier on n’est sorti qu’à minuit. Les comédiens donnèrent la pièce trois fois en quatre jours ; on ne pouvait s’en rassasier : toutes les allusions étaient saisies avec fureur ; les plus méchantes pointes devenaient des traits de génie, dès qu’elles flattaient l’esprit de parti. Ce délire de la nation était un présage certain des calamités qui la menaçaient, et dont elle ne croyait pas être si voisine. Les lauriers de l’auteur ne le mirent pas à l’abri de la foudre : à la soixante-quatorzième représentation, on s’avisa de l’envoyer à Saint-Lazare. Beaumarchais, âgé de cinquante-cinq ans, fut traité comme un jeune homme qui avait besoin d’être corrigé. Le premier jour, on se moqua du prisonnier, et surtout de cette espèce de prison ; le second, on chercha les causes de sa détention ; le troisième, on commençait à le plaindre ; le quatrième, il fut élargi. Le gouvernement prenait alors à tâche d’attirer le mépris et le ridicule sur ses opérations versatiles et inconséquentes : la révolution était inévitable et nécessaire. Aujourd’hui qu’il n’y a plus ni princes, ni grands seigneurs, ni parlement Maupeou ; aujourd’hui qu’on juge Figaro avec l’expérience de dix siècles, ce n’est plus qu’une méchante rapsodie, qu’un salmis de quolibets, de coq-à-l’âne, de calembours, de turlupinades, de jeux de mots : cette débauche d’esprit, ce style dévergondé excite encore de temps en temps le rire de la farce, mais on le méprise après en avoir ri. Les deux premiers actes offrent des lueurs d’intérêt et quelques situations ; les deux derniers ne sont que des parades espagnoles et italiennes. Ce qui m’étonne surtout, c’est que Beaumarchais, vivant dans le grand monde et dans la bonne compagnie., ait souvent un si mauvais ton, un goût si détestable, le bavardage et l’emphase d’un pédant : sa pièce est un mélange monstrueux de traits d’esprit et de facéties grossières, grotesquement exprimées. Un pareil ouvrage ne fait d’honneur ni à l’auteur ni au siècle : du côté du goût, il est barbare ; du côté de la morale, il est méprisable ; mais comme monument historique, comme témoin qui constate l’état des choses sur la fin de la monarchie, il est très précieux.
27 prairial an X []
« Feu M. le prince de Conti, de patriotique mémoire (car en frappant l’air de son nom, on sent vibrer le vieux mot patrie), feu M. le prince de Conti me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait-il, que la pièce… J’acceptai le défi : je composai cette Folle Journée qui cause aujourd’hui la rumeur ; il daigna la voir le premier. C’était un homme d’un grand caractère, un prince auguste, un esprit noble et fier. Le dirai-je ? Il en fut content. »Beaumarchais n’était pas un patriote d’une moindre force que le feu prince de Conti ; en frappant l’air de son nom, on sent aussi vibrer le vieux mot patrie. Il n’est pas étonnant que cette conformité d’opinions ait disposé favorablement le prince en faveur d’une comédie aussi patriotique que celle de Figaro ; mais je ne conçois pas que Beaumarchais, homme d’esprit, imite ici la sotte naïveté de madame de Sévigné, dont tout le monde s’est moqué. Assurément on ne peut pas douter que le prince de Conti ne fut le plus grand homme de son siècle, puisqu’il fut content de Figaro. Que la vanité nous rend bêtes ! La préface de Figaro nous montre un sophiste à la torture, pour prouver que sa pièce est une école de mœurs et un chef-d’œuvre de décence. Quel fatras n’a-t-il pas dû entasser pour étourdir du moins les lecteurs sur l’extravagance de ce paradoxe ! Si on veut en croire le vertueux Beaumarchais, il a composé l’œuvre morale et décente du Mariage de Figaro pour détourner la nation du
frivole opéra-comique, et surtout des
boulevards, ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté, bannie du Théâtre-Français, se change en une licence effrénée, où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre avec ses mœurs le goût de la décence et des chefs-d’œuvre de nos maîtres. Il vaut beaucoup mieux, sans doute, que la jeunesse se nourrisse de ces excellentes plaisanteries :
Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle s’emplit. — Aussi leste que joli ! Si celui-là manque de femmes ! — Je ne puis remuer ni pied ni patte de ce doigt-là. — Nous n’avons rien à lire. — Ma tête s’amollit, et mon front fertilisé — Ne le gratte donc pas ; s’il y venait un petit bouton, des gens superstitieux — Je n’irai pas me heurter contre le pot de fer, moi qui ne suis… qu’une cruche. — Si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle épinière à quelqu’un. — À moins qu’on ne l’écorche, je prédis qu’il mourra dans la peau du plus fier insolent, etc., etc. Et toutes les sottises de Bartholo et de Marceline ; toute la querelle de cette duègne avec Suzanne, tout le procès de Figaro, et la manière dont il reconnaît sa mère ! N’est-ce pas là un amas d’inepties grossières, qui, pour le goût, la décence et la délicatesse, ne le cèdent point au comique des tréteaux ? Beaumarchais trouve qu’il est très décent et très moral de présenter au public un seigneur qui veut acheter avec de l’argent les faveurs d’une femme de chambre, parce que ce seigneur ne réussit pas dans son projet : mais ce léger échec ne peut corriger aucun libertin ; il est très rare de trouver sa femme au rendez-vous au lieu de sa maîtresse. Quand Molière nous montre Tartuffe séduisant la femme de son ami et de son bienfaiteur, il nous inspire du mépris et de l’horreur pour cet excès d’hypocrisie ; mais le caprice d’un seigneur pour une grisette n’est qu’un tableau de débauche qui réjouit les libertins, et blesse la bienséance sans aucun fruit pour les mœurs ; les marchés crapuleux qui se font au coin de la rue sont absolument indignes de la scène. La comtesse Almaviva,
la plus vertueuse des femmes, par goût et par principes! C’est Beaumarchais qui le dit, et qui le dit tout seul : mais cette comtesse est dans la pièce la plus indiscrète des femmes. Son trouble à l’aspect du page, son badinage très indécent avec ce soi-disant enfant, assez formé pour être capitaine et pour exciter une jalousie violente dans le cœur d’un mari, tout annonce la passion qui fait bientôt de la comtesse une femme coupable. Cette image est plus dangereuse pour les mœurs que les équivoques grossières. Enfin la rage de la morale est si forte chez Beaumarchais, qu’il n’y a pas jusqu’au page dont il ne prétende faire un personnage très moral :
« Il nous apprend, dit l’auteur, que l’homme le plus absolu chez lui, dès qu’il suit un projet coupable, peut être réduit au désespoir par l’être le moins important. »Cette observation, ajoute-t-il,
n’a pas encore frappé le grand commun des jugeurs. Je le crois bien : il faut être furieusement subtil pour déterrer parmi les folies du petit page cette grande et précieuse moralité.
Le commun des jugeursne voit dans Chérubin qu’un petit libertin en herbe, brillant de désirs, amoureux de toutes les filles, et se livrant à tout le délire de la première effervescence des sens : il faut avoir autant d’esprit que Beaumarchais pour trouver dans ce caractère une moralité sévère, au lieu d’une peinture voluptueuse. Cet auteur avait séduit tant de monde, qu’il faut peut-être lui pardonner de s’être figuré qu’il écrivait pour des imbéciles. Le chef-d’œuvre du ridicule et de la folie, c’est cet impertinent monologue de Figaro, qui se met en embuscade le jour même de ses noces, pour surprendre sa femme en flagrant délit : en attendant l’heure du rendez-vous, il s’amuse à faire l’histoire de sa vie ; d’où il résulte que ce misérable aventurier, rebut de tous les états, a fini par être valet, et que c’est sa véritable place. Ce n’était pas la peine, en vérité, de se jeter dans des déclamations si pompeuses pour arriver à un pareil résultat ; et notez bien que ce
fils de je ne sais qui, élevé par des Bohémiens, ce maître fripon, cet intrigant consommé, nous est donné par l’auteur même pour l’honnête homme de cette pièce morale ; tel est le virtuose illustre qu’il oppose à un seigneur sot et libertin.
9 brumaire an IX []
« Quand on a rapporté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Cloris, que j’envoyais des énigmes aux journaux, qu’il courait des madrigaux de ma façon, il a pris la chose au tragique, et m’a fait ôter mon emploi. »Le crime qui fit destituer Figaro a été, depuis, un titre pour obtenir un emploi : tant la doctrine de Beaumarchais a fructifié ! Les disgrâces dramatiques de Figaro sont plaisantes ; elles ressemblent à tout ce que nous voyons.
« En vérité, je ne sais comment je n’eus pas le plus grand succès ; car j’avais rempli le parterre des plus excellents travailleurs… des mains comme des battoirs. J’avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissements sourds. »Passe pour les gants ; mais les cannes ne sont pas inutiles. L’accompagnement des cannes est aux applaudissements ce que le tambour est au fifre. Les Figaros sont plus heureux aujourd’hui sur nos petits théâtres : ils ne tombent jamais ; mais il ne faut pas qu’ils se hasardent sur la scène française : les travailleurs et les battoirs n’y font rien, ou du moins peu de chose.
11 messidor an VIII []
un des plus moraux du théâtre. Dans le temps qu’il égayait le public par la farce du Mariage de Figaro, ce grave et important ouvrage était sur son chantier. Son projet était
de faire verser des larmes à toutes les femmes sensibles; il a échoué dans cette glorieuse entreprise : La Mère coupable a fait pitié à toutes les femmes sensibles, mais ne leur a point fait verser de larmes.
J’élèverai, dit-il, mon langage à la hauteur des situations(préface du Mariage de Figaro). Il a mieux réussi dans ce projet ; car son langage est aussi peu naturel, aussi fatigant de prétention et de charlatanisme que les situations de la pièce. Il se flattait aussi de
prodiguerdans cette homélie dramatique
les traits de la plus austère morale, d’y
tonner fortement contre les vices qu’il avait trop ménagés. Beaumarchais, prédicateur et moraliste sévère ! Beaumarchais, affublé de la robe de Bourdaloue ! Ce n’est pas un des déguisements les moins risibles de ce comédien français, qui a joué pendant sa vie tant de rôles différents ; c’est aussi la seule chose plaisante et comique qui se trouve dans la pièce ; mais ce comique n’est aperçu que des gens qui pensent, et Beaumarchais n’écrivait point pour ces gens-là : il ne prenait la plume que pour en imposer à la foule innombrable des sots, qui, dans tous les temps, fut le patrimoine des gens d’esprit. Quant à la morale, la seule qui résulte de ce drame, c’est qu’une femme mariée ne doit jamais garder de lettres de son amant : du reste, les oraisons ferventes, les invocations, les jérémiades continuelles de madame Almaviva, ne sont pour moi que le vain étalage d’une fausse piété : puisqu’elle garde précieusement les lettres du petit page, puisqu’elle les lit délicieusement, elle n’a pas un véritable repentir de sa faute ; et, d’après des dispositions aussi équivoques, le plus ignorant vicaire de village ne lui donnerait pas l’absolution. C’est donc en vain que ce nouvel apôtre de la foi conjugale, Beaumarchais, a donné à sa mauvaise prose le titre fastueux de
drame moral; ses sermons ne convertiront aucune femme, parce qu’il n’y en a aucune qui ne puisse se flatter d’être moins sotte que la comtesse Almaviva. Molière, qui, dans une seule scène, renferme plus de véritable morale que tous les modernes dramaturges dans leurs romans à la glace, Molière n’eut jamais la sotte prétention de s’ériger en prédicateur de morale ; il ne donna point à la sublime comédie du Tartuffe le nom de comédie morale : ce ridicule était réservé à nos nouveaux docteurs. Beaumarchais s’est cependant mis en frais pour créer, dans sa pièce, deux nouveaux personnages : Léon, fils de la comtesse et du petit page, jeune chevalier de Malte de la plus grande espérance, qui a fait ses caravanes dans les clubs de Paris, et qui a même lu avec succès, aux Jacobins, une diatribe contre les vœux monastiques. L’autre personnage est un peu plus important : c’est
l’autre Tartuffe, ainsi que l’appelle l’auteur lui-même, c’est-à-dire un homme non moins scélérat, mais beaucoup moins comique et moins théâtral que le Tartuffe de Molière, un coquin qui dégoûte et fait horreur, mais qui ne fait point rire : il est vrai que ce n’est point un tartuffe de religion, c’est un tartuffe d’honneur et de probité. L’auteur sans doute emprunte ce caractère du Faux honnête homme et du Faux Sincère, à deux comédies de Dufresny fort peu connues, mais où l’on trouve des traits originaux, fort utiles aux gens d’esprit qui n’ont point le talent de l’invention. Ce rôle de Begearss soutient seul toute l’intrigue : c’est un fripon plus odieux, plus profond, mais beaucoup moins plaisant que Basile. S’il y a quelque mérite dans la pièce, c’est dans ce rôle qu’il se trouve. Beaumarchais a pris dans Molière et dans Dufresny le caractère de Begearss, et de tout cela il a fait un ouvrage qui n’a de rapport avec la morale que par l’ennui qu’il cause. Beaumarchais, dans aucun de ses ouvrages, n’a étalé un jargon plus entortillé, plus farci d’hyperboles, d’apostrophes, d’emphase pédantesque et puérile. Voici un échantillon de son éloquence ; c’est Begearss qui parle, scène III du IVe acte :
« Eh bien. maudite joie qui me gonfles le cœur, ne peux-tu donc te contenir ? Elle m’étouffera, la fougueuse, on me livrera comme un sot… Sainte et douce crédulité, l’époux te doit la magnifique dot. Pâle déesse de la nuit, il te devra bientôt sa froide épouse : fortune, hymen, qui chantera l’épithalame ? »C’est ainsi que Beaumarchais a su mettre son langage à la hauteur de ses situations7.
9 brumaire an XII []
Une couronne n’est pas un faible don quand ce sont Melpomène et Thalie qui la donnent, et quand elle est offerte par les favoris d’Apollon. Le quatrain ne fit pas beaucoup d’honneur aux favoris d’Apollon, et le couronnement parut froid et mesquin : Molé était assez grand pour dédaigner ces petits moyens. Fleury, toujours occupé du soin de varier le répertoire de la comédie et les plaisirs du public, a voulu ressusciter Le Jaloux sans amour, enseveli depuis si longtemps dans la poussière : il y a toujours pour un grand acteur un certain charme à remettre sur la scène une pièce qui n’a point d’existence par elle-même, et qui doit la vie au jeu et au talent du comédien ; c’est pour lui une sorte de création. Fleury ne s’est cependant pas dissimulé le danger de l’entreprise ; cette inquiétude, jointe à quelque indisposition, a peut-être nui à ses moyens dans cette première représentation : ce n’est pas qu’il n’y ait déployé beaucoup d’âme, et qu’il n’ait heureusement exprimé les divers sentiments dont le personnage est agité ; mais il ne faut pas douter que dans un second essai, l’esprit étant plus tranquille, le corps mieux disposé, l’acteur ne lasse beaucoup mieux encore. Le rôle de la femme du jaloux est joué par mademoiselle Mars, et ce rôle est des plus sombres : l’actrice y a mis tout l’intérêt et toute la sensibilité dont il est susceptible. L’art de mademoiselle Mars est admirable dans les efforts qu’elle fait pour cacher sa douleur ; la sérénité est sur son front, et l’orage dans son cœur ; les larmes roulent dans ses yeux, et le sourire se montre sur ses lèvres, comme un rayon de lumière qui perce un nuage épais ; mais enfin tout l’art, tout le talent de mademoiselle Mars, ne peuvent empêcher que cet état passif, cette habitude de souffrance, sans consolation et sans espoir, ne fatiguent la pitié. Le spectacle de l’injustice et de l’oppression excite plus d’indignation que d’intérêt ; on voudrait dans la femme plus d’énergie, plus de caractère et un autre courage que celui de souffrir : ces prodiges de vertu parfaite s’éloignent du naturel et de la vérité. Quelle femme peut constamment adorer son bourreau, parce qu’il est revêtu du titre de mari ? Ce n’est pas là une vertu épouvantable, c’est une vertu chimérique. Si la femme était moins obéissante, moins complaisante, moins amoureuse et moins esclave de son tyran, ses entretiens avec lui seraient moins languissants et moins monotones. Une jeune personne qui préfère ingénument le mariage au couvent, un vieux oncle bavard et radoteur, répandent une légère teinte de gaîté sur ce triste canevas. Le jaloux a le plus grand intérêt de cacher sa jalousie à ce vieux oncle ; ce qui donne au mari une forte teinte de jaloux honteux et hypocrite, sans rendre son rôle plus théâtral. Je ne sais si un jaloux sans amour est un rôle convenable à la scène ; la jalousie, dépouillée du seul sentiment qui peut la vendre excusable et même intéressante, n’est plus qu’une lâche combinaison de tyrannie, qu’un vil calcul d’amour-propre et d’égoïsme. Le mari coupable redoute la vengeance de sa femme, compte peu sur sa vertu, tremble qu’un autre ne s’empare du trésor qu’il néglige, et n’emploie son pouvoir qu’à se procurer les moyens de se dispenser impunément de ses devoirs : tout cela est bas et froid, sans intérêt et sans comique ; or, la grande règle de l’art est qu’un personnage de comédie, qui n’est ni comique ni intéressant, n’est point propre à la scène. D’ailleurs, ces tyrans domestiques, ces jaloux terribles, ne sont plus guère vraisemblables sur la scène, depuis que le progrès des mœurs a si fort affaibli l’autorité du chef de la famille. Le jaloux sans amour a de l’amour pour une courtisane qu’il entretient, et dont il est aussi jaloux avec grande raison. Cette intrigue du mari, assez peu décente en elle-même, forme une grande partie de l’action. On ne voit point la courtisane, mais on en parle beaucoup : pressé entre deux jalousies, le mari ne sait laquelle il doit le plus surveiller, ou de sa femme qu’il n’aime point, ou de sa maîtresse qu’il aime. Il n’est question dans la maison que des amours de monsieur avec une fille libertine, et cela est contraire aux convenances. C’était bien assez dans la pièce d’une héroïne de vertu aussi extraordinaire que la femme du jaloux ; voici un héros d’amitié non moins miraculeux. Rien n’est si commun que l’héroïsme dans les comédies ; les auteurs ne l’épargnent pas : il n’y a que le naturel et le vrai qui deviennent si rares, qu’il n’en restera bientôt plus au théâtre la moindre trace. Ce héros est l’ami du jaloux : il est furieux de voir son ami épris d’une coquette qui en fait sa dupe ; il veut le détromper, et cela n’est pas facile, car l’amour est bien aveugle : on sait le mot de cette femme qui, surprise en flagrant délit par son amant, et voulant en vain lui nier encore l’infidélité dont il était témoin oculaire, lui dit en s’en allant : « Ah ! monsieur, je sens bien que vous ne m’aimez plus, puisque vous en croyez plutôt ce que vous voyez que ce que je vous dis. » Comment persuader au jaloux que sa maîtresse, dont il est fou, le trompe et se moque de lui ? Le chevalier imagine d’écrire à cette créature pour lui demander un rendez-vous, et d’appuyer la lettre d’un écrin de diamants : le moyen est dangereux et cher. La demoiselle, à la vue de l’écrin, répond et accorde le rendez-vous. Mais que peut-il résulter de cette réponse ? un duel entre l’ami et le mari jaloux, un raccommodement entre l’amant et sa maîtresse. Heureusement le jaloux croit subitement à l’infidélité de sa maîtresse, oublie cette perfide beauté, se convertit, se réconcilie avec sa femme, laquelle, par une suite de son aveugle bonté, croit pieusement à la conversion. Le public n’y croit pas : le jaloux entretenait une femme, parce qu’il n’aimait pas la sienne ; il se trouve que la femme qu’il entretenait ne l’aime pas : ce n’est pas une raison pour qu’il en aime plus sa femme ; ce dénouement est brusque et peu satisfaisant. Le dialogue étincelle de cette sorte d’esprit qui brille dans les musées et athénées, dans les almanachs et dans les boudoirs, mais qui s’évapore au théâtre ; c’est un tissu de madrigaux et d’épigrammes : soit que les acteurs n’aient pas su les faire valoir, soit que le public n’ait pas pu en saisir toute la finesse, les spectateurs ont essuyé assez froidement cette bordée d’antithèses.
« Il suffit de vous dire que c’était une pièce sérieuse, et qu’il en avait le premier rôle, pour vous faire connaître que l’on ne s’y devait pas beaucoup divertir. »Cette disgrâce du Prince jaloux de Molière doit être une consolation pour tous les auteurs comiques qui ont essayé après lui de mettre sur la scène des jaloux qui, sans être princes, avaient cependant une physionomie noble et sérieuse. Cinq ans après la triste aventure de Molière, le comédien Brécourt mit sur la scène, avec quelque bonheur, la caricature d’un mari jaloux et imbécile auquel on a persuadé qu’il pouvait se rendre invisible par la vertu d’un certain bonnet dont on lui fait présent de la part d’un enchanteur. Le jaloux n’a rien de plus pressé que d’essayer son bonnet ; le chef couvert de cette merveilleuse coiffure, il entre chez sa femme ; il la trouve avec un certain marquis qui lui en conte, et avec lequel elle est d’intelligence. Les amants ne font pas semblant de s’apercevoir de l’arrivée du jaloux, et, sans se déranger, ils continuent leur conversation, qui roule sur les qualités et perfections de ce mari dont ils font le plus grand éloge. Cet imbécile passe et repasse devant eux sans qu’ils paraissent seulement soupçonner sa présence ; enfin, content de son expérience, le jaloux ôte son bonnet, embrasse sa femme et le marquis, et lui-même les exhorte à se voir et à s’aimer. Don Garcie de Navarre était oublié depuis vingt-six ans, lorsqu’en 1687 Baron, qui, en sa qualité d’homme à bonnes fortunes, faisait des jaloux, fit représenter un jaloux, mais un jaloux de race bourgeoise, qui fut mieux traité que Le Prince de Molière ; car il eut dans la nouveauté quatorze représentations, grâce au jeu des acteurs, et, depuis 1687, on ne l’a jamais revu qu’une seule fois. Ce jaloux n’est qu’un petit fou, brutal, emporté, furieux, un petit homme à jeter par les fenêtres ; d’autant plus coupable que, n’ayant pas les droits de mari pour légitimer son insolence, il se conduit chez la mère de sa maîtresse comme dans un mauvais lieu : cependant il est protégé de l’une, adoré de l’autre, et finit par épouser sans montrer aucune disposition à se convertir. Bret, commentateur, mais non pas imitateur de Molière, a fait représenter, en 1755, un jaloux d’une espèce toute particulière. Le principal personnage est jaloux d’un homme mort. L’auteur avait pris cette idée dans le roman de Zaïde ; elle n’en était ni moins bizarre ni moins fausse : elle fit tomber la pièce. Je n’ai point parlé du Jaloux désabusé de Campistron, joué avec quelque succès en 1709, pièce estimée et restée au théâtre, mais froide, sans mouvement, sans force comique. Il ne s’agit point ici des jaloux retirés et convertis, mais des jaloux en exercice et en pleine activité. Beauchamp risqua aussi aux Italiens un Jaloux, en 1727 : les premiers actes sont assez bons, et furent applaudis ; les derniers n’offrent que des répétitions fastidieuses de ce qu’on a déjà vu : le dénouement est si mauvais qu’il fut regardé comme nul ; et lorsqu’on baissa la toile, quelques plaisants demandèrent le dénouement. Je n’ai parlé jusqu’ici que des jaloux francs et qui vont droit en besogne ; mais il y a des auteurs qui ont essayé de nous donner des jaloux frelatés, mélangés et falsifiés : tel est Le Jaloux honteux de Dufresny, dont on vient de faire un opéra-comique, sous le nom des Deux Jaloux. Dufresny a raisonné ainsi : La jalousie est ridicule et de mauvais ton en France ; c’est une passion populaire, triviale, dont les gens comme il faut rougissent : ce sera une chose comique et théâtrale que la peinture d’un jaloux, homme comme il faut, qui n’ose se livrer à la jalousie, dans la crainte du ridicule. Ce combat de deux passions sera aussi intéressant que le combat de l’amour et de la piété filiale dans le cœur de Chimène, que le combat de la religion et de l’amour dans le cœur de Zaïre. Dufresny a mal combiné et mal conclu : le combat de la jalousie et du respect humain, dans le cœur du président jaloux, a paru froid, mesquin et peu théâtral. En général, la scène rejette les caractères et les passions mixtes, équivoques ; il ne lui faut que des traits et des sentiments bien marqués, bien prononcés et d’une expression franche. Dans la tragédie même, où il semble que le préjugé ait en quelque sorte établi le succès de ces sortes de combats, l’expérience prouve tous les jours que le héros ou l’héroïne ne sont jamais plus intéressants que dans le moment où l’une des passions belligérantes, celle qui a le plus la faveur publique, paraît remporter la victoire. Chimène ne touche jamais tant que lorsqu’elle laisse éclater son amour pour Rodrigue, et Zaïre n’est jamais si intéressante que lorsqu’en dépit du christianisme et du baptême, elle se livre au charme qui l’entraîne vers Orosmane. Pourquoi cela ? Parce qu’alors Chimène et Zaïre sont naturelles et vraies, et que lorsqu’elles semblent vouloir écouter d’autres sentiments, elles sont hypocrites et fausses. La pire espèce de jaloux est celle du jaloux sans amour, puisque l’amour est le passeport de la jalousie : sans l’amour, la jalousie n’est qu’une tyrannie froide, une lâche oppression, un abus odieux du droit du plus fort ; ou, pour la présenter sous le nom le plus doux, la jalousie sans amour est une précaution, une mesure de prudence : or, je demande s’il peut y avoir rien de plus froid, de plus glacial, de plus insipide qu’une pareille précaution et qu’une telle mesure de prudence. La scène où le mari met son esprit à la torture, et, pour ainsi dire, se tâte pour imaginer quelle sorte de chicane, de tracasserie, de vexation, de raffinement de cruauté sourde il doit mettre en œuvre pour réduire son obéissante victime au dernier degré de la servitude, me semble ce qu’il y a au théâtre de plus odieux, de plus révoltant, de plus propre « à exciter le mépris et l’indignation contre le mari assez bas pour abuser et se jouer à ce point de l’aveugle soumission et de la sotte tendresse de sa femme : c’est bien là ce qui n’est ni intéressant ni comique ; cela n’est qu’insupportable. La femme sans noblesse, sans courage, sans caractère, qui n’oppose rien aux caprices, aux fantaisies les plus injustes d’un être vil et méchant, sans générosité et sans délicatesse, qui l’opprime de sang-froid parce qu’il est fort de sa faiblesse, une pareille femme n’est point une épouse vertueuse, une compagne fidèle, attachée à ses devoirs : ce n’est qu’une esclave façonnée au joug, faite pour réveiller un tyran abruti, et pour l’encourager à tous les excès, par sa disposition à tout souffrir. La scène de Frontin et de la soubrette, sa femme, est assez plaisante, et le paraît encore plus au milieu de tout le triste galimatias qui l’environne. L’intrigue, s’il y en a, ne consiste qu’en malentendus, en méprises, en tracasseries, en suppositions, en invraisemblances. La scène du valet de Sophie, envoyé pour faire un message important à un homme qu’il ne connaît pas, et qui prend un vieillard pour un homme à bonnes fortunes, aurait quelque comique si elle avait quelque bon sens. À quoi bon ce message verbal, quand Sophie écrit au chevalier ? Toute la pièce semble faite pour confirmer la vérité de ce vers du Méchant :
Ce ne sont que des conceptions fausses, bizarres et ennuyeuses ; pas une seule invention théâtrale et comique : cependant les acteurs soutiennent l’ouvrage avec d’autant plus de zèle qu’ils en sont l’unique soutien.
13 fructidor an X []
Alors les sentiments de l’honneur se réveillent dans le cœur du jeune homme ; il court se jeter aux pieds de son père, qui lui pardonne sans lui faire acheter sa grâce par des réprimandes hors de saison. Tel est le fond de cette comédie : voilà le seul trait intéressant qu’elle présente. Il y a aussi de véritables beautés dans la scène où le père, instruit de la passion et des projets criminels de son fils, l’exhorte à lui ouvrir son cœur, le presse d’accepter de l’argent, tandis que le jeune homme, retenu par une mauvaise honte, s’obstine au silence. Les autres détails sont faibles et n’ont point ce degré de chaleur que le théâtre exige : l’action est lente et délayée dans des entretiens vides. La conduite prudente d’un bon père de famille, dans des circonstances difficiles, voilà le principal tableau que l’auteur a voulu nous tracer ; mais cette sagesse, toujours estimable, n’est pas toujours théâtrale. M. de Courval n’a pas seulement un fils libertin à corriger, il veut aussi rappeler à ses devoirs une femme coquette et dissipée : voilà bien des affaires. La plupart des pères aiment mieux supporter paisiblement ce double malheur, que de se tourmenter beaucoup pour ne pas réussir. M. de Courval vient à bout d’opérer ces deux conversions par une sage fermeté mêlée de douceur et d’indulgence ; mais la conversion de la femme ne produit aucun effet, parce qu’elle ne s’est rendue coupable que d’étourderies légères et de quelques impertinences envers son mari : on prend un peu plus de part à la conversion du jeune homme, parce que c’est un plus grand pécheur ; mais, en général, toutes ces contritions et ces pénitences sont tristes, et répandent une glace mortelle sur le dénouement. La condition des pères est extrêmement critique dans les pays de mauvaises mœurs ; l’autorité paternelle est nulle, et la vieillesse méprisée : la sévérité passe pour barbarie ; l’unique système d’éducation est une aveugle et molle indulgence. Qu’en doit-il résulter ? Les pères deviennent extrêmement aimables avec leurs enfants ; mais ils ont pour eux la politesse qu’on a pour les étrangers, plutôt qu’une véritable affection ; ils ne songent qu’à bien vivre avec eux, sans trop s’embarrasser comment ils vivent : uniquement occupés de leurs plaisirs et de leur repos, ils ne sentent les vices de leurs enfants que lorsqu’il faut les payer. Les pères d’autrefois étaient durs, chagrins et bourrus ; mais ils s’épuisaient d’inquiétudes et de travaux pour établir avantageusement leurs familles ; ils laissaient des coffres bien remplis et des sujets de joie à leurs héritiers : les pères d’aujourd’hui sont les meilleures gens du monde, tendres, affectueux, indulgents ; mais ils n’envisagent que le bien-être de leur individu ; ils veulent jouir, et ne laissent à leurs enfants que ce qu’ils n’ont pu dépenser ; ils ont l’ambition d’être pleurés de ceux qui leur succèdent. Le luxe produit la corruption ; la corruption dissout la famille ; la dissolution de la famille enfante l’égoïsme des parents ; l’égoïsme des parents détruit l’éducation et toute espèce de moralité. Telle est la généalogie et la gradation de nos maux : dans cet état de choses, c’est en vain qu’on prêche les pères ; ils ne prennent conseil que des mœurs du jour. Ce père qu’on propose pour modèle dans la comédie, sait que son fils doit le voler pour fournir aux dépenses de sa maîtresse : que fait-il ? Il laisse son secrétaire ouvert ; il a l’air de donner ce qu’on s’apprête à lui dérober : cette délicatesse lui réussit et convertit le jeune homme. Cela est heureux ; mais il ne faudrait pas toujours se fier à cette recette. Que ferait aujourd’hui un père avisé ? Il aurait soin de bien fermer son secrétaire, supposé qu’il eût de l’argent, ce qui n’arrive pas toujours ; car les pères ont un moyen sûr de n’être point volés par leurs enfants : on ne prête point aujourd’hui aux jeunes gens sur leur patrimoine futur ; c’est un effet trop suspect : ainsi, faute d’argent, le jeune libertin serait forcé de renoncer à sa maîtresse, ou d’en prendre une moins chère et moins dangereuse. Pour ce qui regarde la femme coquette et dissipée, le mari de la comédie lui prodigue l’argent et les remontrances, il y joint même les menaces ; car il aime sa femme. Aujourd’hui un mari épargnerait en pareil cas sa bourse et son éloquence : il ne donnerait ni avis ni argent, au risque de voir sa femme s’adresser à ses amis. Il y a dans cette pièce un autre père beaucoup moins sage, et par conséquent moins froid, dont la brusquerie et les incartades contrastent avec le flegme de M. Valcourt, et répandent quelque comique sur cette triste et froide intrigue ; mais c’est du comique perdu, parce qu’il ne tient à rien : ce père bourru ne fait autre chose que radoter, et donner la chasse à une fille de joie. On peut être étonné que le lieu de la scène ne soit pas à Paris ; c’est là qu’un père a besoin de toute sa prudence : en province il lui est si facile de gouverner sa famille ! Paris est le centre de la corruption ; c’est à Paris seul que s’appliquent mes réflexions sur les mœurs : Paris est à la province ce que le quartier du Palais-Royal est à Paris lui-même.
14 ventôse an IX []
Il m’est impossible de tuer Marius, ne doit point rester sur la scène ; il ne doit point surtout répéter ces paroles ; plus elles sont frappantes, plus la répétition en est vicieuse. Que dirait-on du vieil Horace qui prononcerait deux fois le
qu’il mourût? L’espèce de combat qui s’engage au dénouement n’est qu’une pantomime essentiellement puérile, toujours mal exécutée, et qui fait rire le parterre. Combien un beau vers, un sentiment noble, est-il supérieur à ce vain cliquetis d’épées, à ce simulacre de bataille que la maladresse des combattants rend toujours fort ridicule ! Cet essai de la première jeunesse de l’auteur annonçait des talents distingués, de la verve, de l’imagination, un génie abondant et riche, que l’âge pourrait aisément resserrer dans les limites du goût ; une disposition naturelle au grand et au sublime, mais qui dégénérait souvent en déclamation. On y remarque de beaux vers dans le goût de Corneille, des tirades bien frappées, mais, en général, une versification dure et pénible, et plus de penchant à imiter Lucain que Virgile. On a beaucoup applaudi ce vers :
On a fait l’application des proscriptions de Sylla aux horreurs révolutionnaires.
Les vers suivants ont aussi offert une allusion vivement sentie :
Les deux derniers vers de la pièce ont un grand mérite, puisqu’on les a retenus :
Ce seraient deux beaux vers de poème épique, mais ils sont déplacés dans la bouche du personnage, et ce n’est pas à Marius qu’il convient de dire qu’on admire ses débris.
Ce que c’est qu’un amant timide ! Ces vers font image : on croit voir Capello ouvrant une grande bouche sans rien dire, l’aveu prêt à sortir et ne sortant point : ce qui m’embarrasse, c’est de savoir comment cet aveu a pu rentrer en la bouche, puisqu’il n’en est point sorti. Capello, craignant qu’on n’interprète mal sa timidité, ajoute :
Je me sois cru possible, est une phrase barbare, pour j’aie cru qu’il m’était possible. Cet éloge de Capello, qui sort de la bouche de Contarini, mérite aussi d’être remarqué pour la tournure :
On ne sait si c’est cette âme ou nos murs qui sont l’effroi du crime pâlissant, si c’est l’Archipel ou cette âme qui est le fléau du croissant, et si le lion est plus terrible que le croissant : ces vers ne sont qu’un pénible galimatias. Voici un morceau brillant où M. Arnault semble avoir eu dessein de lutter contre Racine. Hanche peint la cérémonie de la réception de Montcassin parmi les nobles vénitiens, comme Bérénice peint l’apothéose de Vespasien par Titus ; mais il y a la même différence entre le style et le ton de ces deux morceaux qu’entre les deux tragédies, qu’entre une reine aimée du maître du monde, et la fille d’un inquisiteur vénitien, maîtresse d’un aventurier français :
Rien n’est plus commun, plus bourgeois, plus pauvre d’imagination et de poésie, qu’une pareille description, surtout si on la compare à celle de Racine. Blanche demande à sa nourrice, qui est sa mère par son lait :
Et la nourrice répond :
Ce ton est vraiment comique quand on pense que tant de gloire se réduit à une dénonciation et à un combat contre des brigands, et que ce sont là les preuves de tant d’amour. Si l’on veut du sentiment exalté, de la passion extravagante, du délire amoureux, en voici :
Voilà une fille bien patriote ! Pourrait-elle refuser l’abandon de sa douce existence au héros qui a dénoncé une conspiration ? Quoi de plus larmoyant que les vers suivants :
Ces détails ne sont-ils pas plaisants dans une tragédie ? Et ces larmes qui vont en torrent chercher les mains tremblantes de l’amant, ne sont-elles pas du style le plus burlesque ? La plus grande partie de la pièce est écrite dans ce goût. Je ne citerai plus qu’une tirade ; c’est la réponse de Montcassin à Contarini, qui prétend que blanche sa fille a promis sa foi à un autre :
Un homme du parterre a crié : Renvoyé à Londres, et sa motion a été appuyée. Il faut laisser aux Anglais leurs échafauds, leurs exécutions, leurs horreurs monstrueuses : chez une nation qui a Corneille et Racine, on ne fait point étrangler un homme derrière un rideau pour finir une tragédie.
11 thermidor an XI []
qu’il va jeter un bienfait partout où il trouvera un malheureux: un marin n’aligne pas si bien ses phrases ; il a d’ailleurs assez de bon sens pour savoir que s’il faisait ce qu’il dit, il serait bientôt ruiné avec ses deux millions. Catherine répond par une espèce d’énigme au reproche qu’on lui fait d’avoir écouté une folle passion et d’avoir mal choisi :
Le sentiment qui laisse la liberté du choix ne fait pas plus l’éloge de celle qui l’éprouve, que du malheureux qui l’inspire.Il y a là de quoi exercer la sagacité du lecteur : je n’entends pas bien comment un sentiment qui n’aveugle pas celle qui l’éprouve, qui lui laisse la liberté de choisir, ne fait point son éloge : il me semble, au contraire, que cette passion fougueuse et insensée, qui détruit toute réflexion, annonce dans celle qui l’éprouve une fort mauvaise tête, un cœur nourri d’illusions et de chimères, un tempérament de feu, que la raison n’a point assez réprimé : quelle est la demoiselle qui n’aurait point à rougir d’être à ce point esclave de ses sens ? Quant au malheureux qui inspire un sentiment sage et modéré, je ne vois pas que ce soit un grand malheur pour lui : je vois encore moins quel honneur peut résulter pour lui du goût effréné qu’il inspire à une folle qui n’a pas la liberté du choix. N’est-il pas bien plus glorieux d’être choisi librement et volontairement, et de mériter l’estime réfléchie de celle dont on a surpris le cœur ? La belle fermière dit donc évidemment une sottise, et, qui pis est, une sottise recherchée, précieuse, entortillée. C’est un parti pris depuis longtemps, de faire une vertu d’une vapeur hystérique, et de regarder comme un grand homme celui qui fait tourner la tête à une femme ; on appelle cela de la sensibilité, de la philosophie : ce n’est que de la niaiserie, et même quelque chose de pis ; car l’expérience prouve que c’est rarement le mérite qui fait de pareilles conquêtes, et que les conquérants les plus habiles en ce genre de guerre sont presque toujours les êtres les plus vils et les plus méprisables. Un autre exemple d’affectation se trouve à la fin de la pièce, mais ce n’est au moins qu’une puérilité sans conséquence et sans danger. Le marin, après avoir uni sa belle-fille avec Lussan, dit :
LUSSAN. ÉLISE. CATHERINE.Chaque acteur, comme on voit, a son mot : l’un a ses amis, l’autre ses voisins, celle-ci sa famille, celle-là soi-même. Le mot de l’un pouvait être le mot de l’autre : il semble que chacun ait tiré le sien à la loterie : il y a dans cette distribution une afféterie mesquine, une recherche misérable. J’ai remarqué une phrase qui a dû paraître frappante et même hardie, à l’époque où la pièce a été représentée :
Les honnêtes gens se soutiennent les uns les autres, dit Fanchette.
Au contraire, répond Henri, ce sont les fripons, parce qu’ils en ont plus besoin.Ce n’est pas que les honnêtes gens, quand ils sont persécutés par les fripons, n’aient aussi très grand besoin de se soutenir les uns les autres ; mais ils cèdent à la violence par le défaut d’énergie et d’audace : ils ne savent point conspirer ; leur existence n’a pas besoin de complots ; l’orage les disperse sans pouvoir les dissoudre ; le premier calme les rallie ; ils forment naturellement une société, les fripons ne sont jamais qu’une faction.