2012
- — Dis-moi, Mallarmé ? Je lisais tantôt un récit des exploits du sieur Carrier, représentant du peuple, et proconsul à Nantes. Ses « mariages républicains »7 m’ont inspiré une idée… Vous savez ce qu’il en était ? On liait solidement, poitrine à poitrine, lèvre à lèvre, deux personnes au complet état de nudité, et on les précipitait ainsi dans la Loire. Atroce, n’est-ce pas ? Et cependant mourir de cette mort, mais lié à Mendès !…
monologue piètrement un Moréas qui peut-être a lu sans en rien entendre Baudelaire et Verlaine. Et qu’il est loin du Symbolisme et comme l’on sent qu’il n’eût point passé par là si Mallarmé n’avait pas existé ! De même qu’un Charles Morice qui tour à tour se souvient de Lamartine et de Musset, et dans tel « Soir de Lune » va de Coppée
à Mallarmé : chantant lui aussi la course ravisseuse des « Faunes » à qui n’échappe la déesse « craintive » :
Ainsi s’exprimaient-ils innocemment en la « Nouvelle Rive Gauche ». Journal hebdomadaire, et seule représentative de quelque remuement littéraire impatient de quelque chose, cette publication reprenait le titre d’une « Rive Gauche » morte depuis longtemps, littéraire également mais d’intention politique, Républicaine, où entre autres, s’étaient produits Flourens, Vallès, Léon Cladel, Delescluze, Edgar Quinet, Paul Meurice, Louis-Xavier de Ricard, luttant contre l’Empire… « La Nouvelle Rive » datait de Novembre 1882, littéraire à la recherche évidemment « d’une chose inconnue », telle l’Hérodiade de Mallarmé que l’on ignorait, littéraire et, au surplus, désinvolte à la manière Quartier-Latin. Mais, dit l’un de ses rédacteurs, elle a « constaté le néant de la politique ». En cette lenteur travaillant presque à vide, s’évertuent pourtant des gestes truculents, comme de parade sur des tréteaux de Bas-romantisme s’assimilant en procédés tout extérieurs en même temps le Richepin de la CHANSON DES GUEUX8 et des aspects réalistes des Fleurs du mal… En 1883, un Groupe éphémère se dénomme les « Zutistes », et un autre s’instaure, qui aura plus de durée et réussira plus de tapage mais sur place, sans retentissement au dehors : les « Hirsutes ». Existence par avance périmée, ils se dénoncent inadaptables dès lors aux vagues presciences et aux occultes préparations de l’Heure. Ils ont noms, pour ne rappeler que de moins disparus : Emile Goudeau, disant aux Soirées Hirsutes ses Fleurs de bitume, Eugène Godin qui publie les Chants du bellulaire, Fernand Icres, Marsolleaux. D’autres pousseront la porte close, et survivront à titres divers : Haraucourt qui donne en 83, sa Légende des sexes que regrettera son extrême assagissement ! Georges d’Esparbès9, Félicien Champsaur et le plus notoire d’entre eux et dont leurs trépidantes réunions s’honoraient, Maurice Rollinat10, porté à la gloire par le malsain caprice des Salons et Sarah Bernhardt, pour ne retomber, hélas ! que de plus haut… Issu seulement de ce que détiennent, sous l’expression puissamment réaliste, de spiritualisme chrétien ennemi et possédé de la Chair et, tel, comme démoniaque, les Fleurs du mal, Maurice Rollinat cependant méritait mieux qu’être une victime. Mais quasi tous, talents de grossière matière, dépourvus même d’un sens de recréation des inspirations antérieures dont ils saisissaient impulsivement d’immédiats aspects, ils devaient être annihilés, et sans qu’on s’en aperçut, dès la prime émotion tumultueuse du grand Mouvement poétique tout à coup en puissance, en 1885. Or, aux premiers numéros, la « Nouvelle Rive Gauche » ne paraît point avertie, ni pressentir les voies. Le poème encore inédit, « Art poétique » de Paul Verlaine, vient d’être donné à titre de curiosité par le « Paris-Moderne », et le 1er décembre 1883 elle publie, ironisant sur Boileau-Verlaine, un article virulent signé Karl Mohr : « Mais en prose qu’est-ce que cela veut dire ? Cette haine de l’éloquence et du Rêve ? Qu’est ce monsieur qui attaque la rime ? Comme si la rime n’était pas dans le vers la grande harmonie. En somme, c’est l’obscurité voulue. J’espère donc qu’il n’aura pas de disciples et que cette poésie n’est pas celle de l’avenir. Une seule chose lui reste, malgré lui peut-être, c’est l’harmonie. Mais ne lui demandons pas davantage. » Et Karl Mohr n’était autre que Charles Morice. Après quoi, viennent des vers d’Eugène Godin, Bibliques selon Hugo. Une Nouvelle de Coppée, une lettre de Cladel, suivent… Mais, en un mois, que s’est-il passé ? que du volume qui ne paraîtra que dans un an, Jadis et naguère, deux extraits apparaissent soudain, voisinant avec un poème de Laurent Tailhade nouveau venu : « Automn’s Flower » :
Doit-on voir là corrélation, et Tailhade est-il intervenu pour apprendre aux rédacteurs de la « Rive Gauche » qui est Verlaine ? Ou l’auteur des Poèmes saturniens, des Fêtes galantes, de la Bonne chanson, des Romances sans paroles et de la récenteSagesse (1881), lui-même a-t-il été rencontré au Quartier car alors il enseigne à Boulogne— sur-Seine ? Des vers alternent, de Coppée, Bourget, Haraucourt, Moréas, Morice, Emile Michelet, mélodieux et mélancolique. Et, en avril, la « Nouvelle Rive » prend le titre de « Lutèce », sous lequel elle ira à préciser un premier groupement d’admiration autour de Verlaine. Dès 84, autour de lui, l’on voit Moréas, Morice, Adolphe Retté, Tailhade, Cazals, Vicaire, Rachilde… Il tient ses assises aux Brasseries du Quartier, et il paraît aux Soirées de « Lutèce » et du « Procope » (Verlaine était rentré à Paris en octobre 81. Il le quitte à nouveau en Octobre 84, et revient en Mars 85). Entre temps, Emile Goudeau11, passant sur la Rive droite, avait créé le « Chat noir » que devait mener à des destins somptueux et incohérents le gentilhomme Rodolphe Salis !… Or, « Lutèce » avait ses Samedis, où l’on discutait, où l’on disputait, avant tout, de prosodie : car ainsi commencent les mouvements poétiques, et trop souvent ils s’en tiennent là ! Et par exemple, le 2 février 84, une grave discussion entre Moréas et d’Esparbès agite la réunion. Moréas vient d’écrire le vers, que de sa voix métallique il déclame en orgueil de trouvaille :
- — Faux, votre vers ! Déclare d’Esparbès.
- — Non. Vers ternare ! Proteste Moréas, avec quelque supérieur dédain.
« Lutèce » a des ennemis. Mais Aurélien Scholl12 a écrit d’elle : « Rédigée avec talent et conscience », et Francis Enne : « ils ont compris qu’il était un poète oublié : Paul Verlaine… » … Il en était ainsi, sur les deux Rives, en l’année 1884.
- — « Son livre de débuts, dit de son côté M. Van Bever15, qui révélait un poète ne procédant d’aucun maître, et dont la Préface, où il donnait les grandes lignes de l’œuvre qu’il méditait, laissait pressentir les théories de musique verbale que le Traité du verbe devait répandre avec éclat, d’un coup attira sur lui l’attention ». Et il rappelle le mot d’Edouard Rod16 rendant compte de Légende : « M. René Ghil ne sera jamais banal ».
Et l’opposition des classes sociales et « les Hôpitaux et les Assises, les deux grandes maladies ». Quant à l’expression : au lieu du Mot qui narre, sera le Mot qui impressionne, disions-nous c’est-à-dire la sensation et le mouvement directs, en énergies de Rythmes. J’expliquais, et c’était l’association et la dissociation des sensations, leur entre-pénétration multiple, leurs correspondances. Je rappelle la note décisive : « Dans une phrase passera la musique de la Vie : musique de saveurs, de couleurs, d’odeurs, de rumeurs. » Oui, tout ce qui devait être, était là, en gestation ou en premières réalisations : l’Instrumentation verbale orchestrant le poème la genèse cosmique, la pré-histoire et les Humanités dansant les rites, en montée vers leur être conscient, la Vie s’organisant à nouveau au ventre maternel et reproduisant l’évolution du monde et de l’homme antérieur, l’évocation de nos Modernités mécaniques et créatrices d’inassouvis Besoins, pour prophétiser la grande Guerre et ce que les résultantes peuvent me permettre de supputation de Demain et des lois émues à harmoniser l’Humain et l’Universel. Je souris, et rêve. Si loin que soient, hélas ! des volontés créatrices, les réalisations, comme, d’un occulte travail, amassant et transmuant les matériaux ma pensée s’élargit et multiplia depuis ce premier livre ! Et pourtant c’était assez, paraît-il, pour une luttante agitation autour de lui, de surprise, d’enthousiasmes, de discussions, et de violentes dénégations. En mars me vint la lettre de Stéphane Mallarmé répondant à mon envoi.
« Paris, 89 rue de Rome Samedi 7 mars 1885 Cher Monsieur, Votre livre est bien intéressant ! Il me rappelle des époques de moi-même, au point que cela tient du miracle ; et j’y retrouve aussi certaines préoccupations actuelles, qui me semblent respirables aux poumons subtils, dans notre air. Peu d’œuvres jeunes sont le fait d’un esprit qui ait été, autant que le vôtre, de l’avant. Ce que je loue avant tout, ce que fera quelqu’un, qui ? vous peut-être, c’est cette tentative de poser dès le début de la vie la première assise d’un travail dont l’architecture est sue dès aujourd’hui de vous, et de ne point produire (fût-ce de merveilles) au hasard. Passant de la préface, où vous me montrez une sympathie trop fervente pour le peu que j’ai fait, mais je ne vous en remercie pas moins, à votre suite de morceaux (je parle comme à un musicien), il y a lieu de s’intéresser énormément à votre effort d’orchestration écrite. Je vous blâmerai d’une seule chose : c’est que dans cet acte de juste restitution, qui doit être le nôtre, de tout reprendre à la musique, ses rythmes qui ne font que ceux de la raison et ses colorations mêmes qui sont celles de nos passions évoquées par la rêverie, vous laissiez un peu s’évanouir le vieux dogme du Vers. Oh ! plus nous étendons la somme de nos impressions et les raréfions, que d’autre part., avec une vigoureuse synthèse d’esprit, nous groupions tout cela dans des vers marqués fort, tangibles et inoubliables. Vous phrasez en compositeur, plutôt qu’en écrivain : je saisis bien votre désir exquis, ayant passé par là, pour en revenir comme vous le ferez peut-être de vous-même ! Tout ceci dit pour causer, comme je voudrais le faire, du reste, de vive voix avec vous. Je suis à la maison pour quelques amis, dont vous êtes, le Mardi soir ; mais j’aimerais vous voir auparavant une fois seul. Seriez-vous libre Lundi de onze heures à midi ; alors, la « Légende d’Ames et de Sangs » en mains, nous penserons tout haut, moi comme un camarade plus vieux, mais avec toute la sympathie que j’éprouve pour un de ceux de qui certainement. notre Art doit beaucoup attendre. Vous me verrez pénétré de certaines beautés vraiment extraordinaires que contient ce premier recueil de vos poèmes. Bien à vous, Stéphane Mallarmé17Lettre merveilleuse ! dont il me parut émaner une vertu de consécration, lettre pénétrante qui, insistant sur les qualités harmoniques, verbalement orchestrales de « ma suite de morceaux », m’indiquait à moi-même que l’intuition en moi avait dès lors réalisé en cette voie plus que n’annonçait ma Préface. Cette lettre, d’un coup précipita à mon entendement des choses encore latentes, et c’est en parlant de cet instant certainement qu’il me plut de dire plus tard à Verlaine, qui l’a rapporté en l’alerte et enthousiaste Etude qu’il écrivit sur moi en 1887, au n° 338 des Hommes d’aujourd’hui que « Mallarmé m’avait ainsi mis dans la voie, ma voie, selon un sens harmonique très développé en moi, écrivant en compositeur plus qu’en littérateur » « D’ailleurs, continuait Verlaine, ce Système, cette « voie », Ghil les a magistralement expliqués dans un libelle qui produisit un bruit du diable et campa superbement l’auteur en plein terrain à conquérir. J’entends parler de ce fameux Traité du verbe, autorisé par un avant-dire de Stéphane Mallarmé, où vinrent durant plusieurs mois de l’année dernière s’exercer les dents des loups en herbe du Journalisme « littéraire » quotidien et de l’autre. C’en devint amusant ! René Ghil doit être considéré comme le premier — ou alors l’un des tout premiers des Jeunes, et en tout état de cause le plus affirmé d’entre eux, le plus en dehors, le plus visible pour le sérieux, pour le grave, pour le poids et l’imposant de sa tentative … ». Je ne pus (par quelle impossibilité ? sans doute un retard de la poste) me trouver au rendez-vous de onze heures. Il dut être remis à un soir très prochain, dans la même semaine, vers 5 heures. Je me trouvai devant sa porte. Et là, prêt à sonner, quelle était mon angoisse soudaine où ne semblaient plus vivre que les heurts de mon cœur !… Mallarmé vint ouvrir lui-même, me tendit la main, du geste simple qu’on a à la redonner à l’ami que l’on quittait hier. Il me demanda de me recevoir dans sa chambre où, des papiers épars sur la table, il travaillait Fumez-vous ? Oui ? Il me tendait le pot à tabac, le papier à cigarettes. Lui-même avait aux doigts une courte pipe d’écume, qu’il maniait et caressait de négligence légère, et qui semblait le complément de son geste sobre et significatif, parfait. Mallarmé avait alors quarante-trois ans. De taille ordinaire, cambrée, il était demeuré svelte sans maigreur, avec une sorte de correction et de grâce nette et mesurée de tous les mouvements du corps. Aucune lourdeur n’était en lui. De son visage, la spiritualité était singulièrement intense intense et calme, et aérée d’élégance. Front sans orages sous une onde à peine accentuée de la chevelure châtain qui grisonnait aux tempes, c’était là, la large et rectangulaire source d’une clarté tranquille, délicatement ombrée au coup de pouce nuancé des sinus. Et cette lumière de sérénité, en douceurs exquises, s’avivait aux rides compliquées qui irradiaient du coin de l’œil, mordoré et délicatement encastré en l’arcade sourcilière, — tandis que, par la double dépression musculaire soulignant expressivement l’os malaire, elle dévalait en la barbe courtement taillée en pointe çà et là argentée, se perdait au sourire discret sous la moustache mousseuse. Le nez s’accusait droit et mince, aux ailes sans passions. La tête, ronde, s’enlevait peu volumineuse, mais l’on sentait le cerveau précieusement dense, harmonieusement organisé et discipliné d’une volonté composant à tout moment l’unité de la pensée et de la vie. Un seul trait étrange en ce masque si intellectualisé : le poète de l’Après-midi d’un faune avait les oreilles légèrement pointues et cette particularité aiguisait l’aspect général d’une note curieuse de subtile alacrité… Jouvence : c’est ce qui émanait de tout Mallarmé, mais subtile, pondérée d’espoir et d’assurance tout intérieurs irradié autour de sa personne, au charme persuasif. Tel il m’apparut, tandis qu’assis, le buste serré au veston d’appartement, en pose allongée et les pieds croisés légèrement, il me parlait de moi avec un plaisir évident. A propos de mon plan d’œuvre il se laissait aller à parler de lui, de l’Œuvre qui lui-même méditait, depuis longtemps. Elle occupait constamment sa pensée, me dit-il, ses parties s’harmonisaient en son esprit, lentement : mais il ne se sentait assez de loisirs, ni, avouait-il avec une si simple modestie, assez de certitude encore en tout son art, pour se mettre à l’écriture du premier livre. Il en préparait cependant, à toute heure, des matériaux, qui consistaient en la mise en notes, sur de petits carrés de papier, de toutes pensées surgissant valables et propres et prendre place en quelque endroit de cette Œuvre à venir. Il avait, me dit-il, une armoire, qu’il me désigna, pleine de ces petits papiers alourdis à tout instant d’un thème de méditation. Il prenait ces notes partout, en causant, dans la rue, pendant son cours (nous l’avons dit, et qu’il enseignait l’anglais à Condorcet alors Fontanes), à table même… Je devais, l’été de l’année suivante, avoir l’honneur d’être son hôte en sa petite maison de campagne de Valvins, près Fontainebleau. Je le vis là, tout naturellement, pendant le repas, tirer de sa poche l’un des petits papiers et écrire rapidement, tandis qu’indulgemment Mme et Mlle Mallarmé se récriaient doucement : — Tu t’oublies ! Nous ne sommes pas seuls Ghil comprend cela, dit-il, avec un sourire qui me rendait complice. Je devais plus tard savoir un peu plus de cette Œuvre dont il ne parlait pas, et encore c’est peu. Ni moi ni d’autres n’avons connu l’idée générale qui la devait commander, ni son plan. Le doute demeure même qu’il l’ait poussée, en ses méditations, à une conception aussi développée. Nous étions là, en cette petite chambre si simplement meublée, où une sorte de lit de camp s’allongeait non loin de la table de travail. Fenêtre ouverte, du quatrième étage la vue s’en allait en plein ciel au-dessus de la rue de Home et de la vaste tranchée par où la gare Saint-Lazare donne issue à la trépidation presque ininterrompue de ses trains. Le soir était doux, un peu humide de la nouvelle mollesse d’atomes au printemps venant. Le ciel, montueux de nuages sur la mort (le soleil, était une merveille solennelle. Jeune dans leurs glorieux reflets, et plus encore peut-être à cause de ses tempes grises un peu, Mallarmé n’entendait pas les trains passer et me parlait maintenant de l’orgueil de comprendre autrement que tous, le spectacle du monde : il parlait, comme un prêtre suprêmement initié, du « Symbole ». A ce moment on eût pu lui appliquer à lui-même le premier ver de son immortel Sonnet du Cygne : Le vierge, le vivace et le bel Aujourd ’hui, tant sa voix au timbre musical naturellement scandée semblait annonciatrice de délivrance attendue ! Sonnet, il est vrai, qui n’était pas écrit encore, mais la pensée qui le soulève n’est-elle point partout présente, d’un grand coup d’aile entravée, en son œuvre qui ne put réaliser une unité… Son regard, un instant, s’arrêta sur l’harmonieux incendie du couchant, ses douleurs intenses mais de vibrations contenues et comme se consumant en soi. Une grande émotion passa par son visage :
- — Et puis, mon cher poète, dit-il doucement, lointainement, tout se résume dans un beau soir comme celui-ci. Nous regardions. Il me parut que le Maître déterminait ainsi son art propre — dont presque tout m’était encore inconnu. Il avait ainsi élu, comme expression de son concept esthétique, le spectacle concentré du soir, ainsi que des quatre saisons il aimait exclusivement l’automne alors que « des torches consument, dans une haute garde, tous rêves antérieurs à leur éclat ! »18
Mon cher Confrère, Je viens de lire la Légende d’âmes et de sangs, que vous avez bien voulu m’envoyer. Ce livre singulièrement suggestif vaudrait qu’on en causât longuement. Ce qui me frappe avant tout, c’est la recherche de la mélodie, la hantise d’expressions revenant de pièces en pièces, avec une allure d’incantation. C’est de la musique surtout, et une musique dorlotée, rompue ça et là par la rauque dissonance de vers qui ont la bizarrerie voulue et le rocailleux aigu qu’a aussi cherchés Corbière. Il y a une belle pièce « La Terre nue », et d’autres vraiment pavées de mots pittoresques (pour me servir d’un adjectif éculé, mais qu’on a à peine remplacé!), les « os en épieux », par exemple, et des vers à belles lignes :… Mallarmé me reconduisait en traversant la salle à manger, là où commençaient à se tenir les « Mardis de Mallarmé ». De ces Mardis l’on a parlé souvent : l’ampleur évocatoire ou l’ingéniosité des causeries du Maître qu’entourait notre silence heureux, leur charme, alors que debout, ou mi-assis sur son rocking-chair près de la cheminée, il nous avait sous son emprise persuasive. Au-dessus de sa tête, son portrait par Manet reproduisait son habituelle attitude : un cigare (au lieu de la pipe d’à présent) à la main droite, et la gauche à moitié dans la poche du veston. Et la tête s’immobilisait ainsi, parfois — comme en une atmosphère de rêve, méditative, les paupières un instant baissées sur la genèse du rêve intérieur… Mais il est un Mallarmé à la campagne, en tenue de canotier, que l’on ne connaît guère, ou pas. C’était à un quart d’heure environ et à l’opposé de Fontainebleau. Du train l’on descend par une route à la lisière de la Forêt, et, le pont traversé, c’est Valvins et tout de suite la maison du poète, sur la rive d’une Seine large et calme comme un lac avec des îlots de grands roseaux. De l’autre côté monte en amphithéâtre la massive végétation d’été, et là-bas l’assoupissement ensoleillé de villages se morcèle. Valvins ! Emotion poignante pour qui a vu vivre là le Maître si simple, car c’est là qu’il mourut, emporté en soudaineté terrible, d’un spasme de la gorge. Je devins, un matin de l’été 1886, l’hôte de Valvins… Mallarmé m’attendait à la gare, avec une coquette charrette anglaise attelée d’un petit cheval. Une porte campagnarde, et la cour, d’où parmi de rosiers monte l’escalier de pierre haut et rustique. Tout de suite, une grande pièce, qui est le Cabinet de travail : aux murs des Japonaiseries, le sourire aux rondes pommettes de doux masques. Bureau ancien, et la pendule de Sèvres inspiratrice de l’exquis poème en prose que l’on sait : « Frisson d’hiver ». Puis, des livres Là se prend aussi le repas. A Valvins, Mallarmé travaillait presque toute la matinée sans mettre le pied dehors, de peur, me dit-il, de la Nature, cette grande séductrice dont il craint l’attirance. Mais, qu’un ami soit attendu, plus de travail : le petit cheval et la coquette charrette l’amènent. Mallarmé alors quittait un semblant de toilette, revêtait un tricot marin, sur la tête un vaste chapeau de paille mangé de vent et de pluie. Si une ride sur la rivière, vite au voilier : et, coude au gouvernail, il manœuvrait avec maîtrise tandis que, couché sur des peaux, le visiteur se laisse inciter au tranquille rêver, le visage au Bleu. Et c’est alors une de ces ingénieuses conversations des Mardis d’hiver, que l’on poursuit coupée de mes silences. L’après-midi, promenade par la Forêt. Et le soir vient, un calme sur l’eau. Au crépuscule le lent dîner, puis la nuit et les paroles rares et douces. Et, à regret, le départ, vers dix heures. J’ai passé ainsi quarante-huit heures, légères comme le Bonheur, dans l’intimité du Maître alors qu’avant les Ecoles poétiques, avant les luttes qui séparèrent un temps, car la volonté des Idées nous était impérieuse ! un grand élan de toutes les énergies encore tumultueuses le haussait comme sur un unanime pavois de guerre et de triomphe. Je me suis assis sous la voile qu’il manœuvrait de geste aisé et sûr, soumise et rondissante telle me semblait-il, que les strophes souplement calculées d’un de ses impeccables sonnets. Et certes (notons ceci, car n’est inutile, qui se rapporte à Mallarmé) Il était de son talent à manoeuvrer cette voile, évidemment heureux, alors que poète cependant, en même temps que marin attesté par le tricot de lame d’azur passé, cette voile ventrée de vent il semblait l’apprivoiser ainsi qu’un grand oiseau ! Je me suis assis sous la voile du léger esquif, voguant parmi les suggestions de paroles simples et ares, si ce n’était pas vers le même Vouloir, du moins en toute communion avec lui quant à un art de longue et irréductible tâche, au cours de laquelle l’on n’atterrit point à des ports intermédiaires.Mais en dehors de la curiosité que décèlent ces vers étranges, un peu abstrus, mais éclatants et berceurs, je vous en veux un peu de certaines rimes un peu mendiantes. Je ne suis pas pour le Parnasse proprement dit, c’est-à-dire pour l’écorce délicatement ciselée mais sans sève aucune dedans, mais je crois que si l’on peut espérer une poésie plus médullaire, plus vivante, plus aiguë, il faut garder la conquête qu’il a faite, la rime impeccable, le veston riche. Le Parnasse a au moins rendu ce service, dans sa débilité d’idées qui l’a frappé de mort. Mais ce sont là des chicanes très discutables ce qui est certain, mon cher Confrère, c’est que le livre en particulier, ce qui n’est pas peu dire par les temps que nous traversons. Je vais le serrer dans ma Bibliothèque, près de Corbière et de Verlaine et de Mallarmé, des poètes pour lesquels mon affection artistique est grande. Bien à vous, mon cher Confrère, et merci aussi de la sympathie que témoigne votre Préface pour votre dévoué. J.K. Huysmans
Première version du « Traité du Verbe » : L’instrumentation verbale, et le plan premier de mon œuvre
Aux « mardis de Mallarmé »
Paris, le 1 Novembre 85. Monsieur, Vous avez certainement pardonné mon manque d’accusé de réception de votre volume, ne l’attribuant qu’à des causes impérieuses, et vous ne vous êtes pas trompé. Aujourd’hui qu’une maladie non dangereuse mais tyrannique et qui n’en finit pas, fait mine de m’être moins amèrement gênante, je commence, avant de vous en parler, à relire « Légendes d’Âmes et de Sangs » qui m’avaient fort impressionné lors de la première révélation, il y a bien des mois de cela. Un énorme intérêt m’attache à ce livre que je veux savoir par cœur. Recevez cette assurance en attendant que je puisse m’expliquer au long. M. Vanier m’apprend qu’un livre de vous où m’est dédié un long morceau va paraître. Agréez mon chaud remerciement. Je me propose fermement de vous voir dès qu’il me sera possible, mais quand ? de sortir du lit (je suis rhumatisant !), Mais je suis visible — hélas ! à toute heure et en un seul lieu qui est 6, Cour Saint-François, rue Moreau (tout près des Quinze-Vingts). Avec mes meilleures sympathies, Paul Verlaine28Le livre en question était le Traité du verbe, reprise des Articles qui venaient de paraître à la « Basoche », qu’édita non Vanier, mais Giraud, en 86. Je l’allai voir un après-midi, par un temps glacé et sombre. Je conterai cette première visite, puis trois autres en décembre et janvier, évoquant l’Homme en les aspects véhéments et contradictoires sous lesquels il m’apparut alors. Je crois avoir éprouvé là toute l’âme sincère, illogique, mal coordonnée et, dirons-nous, un peu monstrueuse, de ce grand et inégal poète, qui, à travers ses erreurs et les sautes de passion de quelque Double qui le posséda occultement, aura été pourtant une aspiration douloureuse vers la pureté et l’ordre ! Or, à l’adresse que me donnait le poète des Fêtes galantes, c’était — une hésitation longuement me retint dans la rue — un hôtel meublé de louche aspect, dont, à part la porte étroite, tout le rez-de-chaussée peint violemment de rouge était occupé par un presque inquiétant « mastroquet ». J’avais cependant vagué par le couloir resserré, aux murs comme gluants de nuits humides. Rien… Force m’était de pénétrer, avec quelque ennui, dans l’Assommoir, une grande salle tout en pénombre où quelques clients maniant des cartes, à mon entrée tournèrent la tête, étonnés. Derrière son comptoir où les brocs de vin épandaient un arôme âcre et lourd les manches retroussées, le « patron » me regardait, interrogateur. Je demandai :
- Monsieur Paul Verlaine habite ici ?
- Monsieur Paul ?
- Paul Verlaine ?
- Eh ! oui ! Monsieur Paul ! Certainement. Il doit être dans sa chambre : il était là à l’instant Je vais vous conduire, si vous voulez prendre la peine…
- C’est une visite pour vous, Monsieur Paul !… la chambre unique était petite, peu haute, très sommairement meublée, éclairée sur la rue d’une seule croisée, grillée de l’extérieur… Verlaine était levé… Boitant légèrement, le genou pris de rhumatisme, il venait à moi, l’œil bridé et scrutateur, et sous le vaste crâne entièrement dénudé le visage court et mangé de barbe se tourmentai, comme de défiance froncé, tandis que le buste demeurait droit.
- Maintenant, on va prendre quelque chose, me dit-il malgré mes dénégations, il m’entraînait devant le comptoir et, quand il m’eût présenté au « patron » : « jeune poète, vous savez ! », il commanda du vin :
- Et pas du broc, hein ! ponctua-t-il d’un coup de poing retentissant. Du vin de la bouteille !
- Je dois vous dire, si vous le permettez. Je vous en ai voulu longtemps Oh ! Et pourquoi Parce que vous n’aviez pas accepté de vin de Verlaine !
- — Mallarmé ? Pensez-vous qu’il voudrait venir me voir ? Je voudrais le revoir : nous nous sommes connus, au temps du Parnasse, des amis nous étions… Puis pas aller chez lui, moi. Il habite aux Batignolles, au quatrième, m’a-t-on dit ? Impossible, avec mon genou. Puis, il est marié, Mallarmé, il a une fille. Il est rangé, quoi ! alors, moi, dites donc ? J’ai pas « des manières et des pelures »… Vous pourriez arranger ça, vous ? Vous viendriez avec lui. Puis, c’est pas tout ça. Brusquement, à son habitude, il s’était arrêté. Une anxiété passa sur son visage, trembla dans sa voix rauque :
- — Mallarmé ? Il enseigne l’anglais à Condorcet, est-ce pas ? Or, mon « gosse », vous savez, mon gosse, on m’a dit qu’il est à Condorcet, demi-pensionnaire. Je ne dois pas le voir, c’est entendu, parce que des torts, oui ! qu’on eût pu pardonner, peut-être ? Alors, si Mallarmé voulait ? Nous prendrions rendez-vous, et il me l’amènerait dans la cour, lui restant présent, le temps de le voir, lui parler, qu’il apprenne quel est son père, et un honnête homme, en outre !…
- Eh ! mais, nous voici célèbres, maintenant, Mallarmé ! Des chefs d’Ecole, quoi !
- Oui. Qui eût dit cela ? répondit Mallarmé, amusé, avec son délicat sourire des paupières.
- Mais voici aussi notre ami René Ghil, de qui le premier livre et la poétique, n’est-ce pas, ouvrent une voie…
Les revues : « La Pleiade » de Quillard, Darzens et Mikhael — La « Vogue » de Gustave Kahn — La « Revue Wagnerienne » et les Sonnets à Wagner — Le « Scapin », le « Decadent » — Indices de lutte — Article du Figaro : Les trois chefs du mouvement
Ainsi, les Décadents préconisent l’emploi de mots rares, précieux, qu’on va extraire à grand peine dans des vocabulaires de mots disparus de la circulation. Les voyelles, les syllabes ont des nuances, les consonnes des formes — et le tout doit éveiller l’idée, mais non être l’idée elle-même. Quant à la prétendue couleur que représente une lettre, et la pseudo-ressemblance entre le son et la nuance, les Parnassiens avaient inventé cet enfantillage. C’est dans un livre qui vient de paraître, le « Traité du Verbe, de. M. René Ghil, qu’on trouve exposées ces prétentieuses et vaines combinaisons, qui ont l’air d’une gageure contre le plus élémentaire bon sens. Quelques lignes suffiront pour l’apprécier. Quelque respect que l’on ait pour ce qui est effort et labeur, on ne peut que sourire en lisant cette prose qui, par un étrange assemblage de mots très français, atteint le sublime du baroque (Sutter Laumann, la « Justice », 20 Sept. 86). « Moins un écrivain est compris de ses lecteurs, plus grand est son génie. Ce doit être, en ce cas, un puissant génie que l’auteur des lignes suivantes. Ce passage que le « Décadent » donne comme un modèle du genre est extrait du « Traité du Verbe », dont l’auteur et M. René Ghil, un des Maîtres du Décadisme. M. Stéphane Mallarmé étant d’après le « Scapin », autre organe de publicité des Décadents, le plus étonnant artiste de l’Ecole, on sera peut-être heureux d’en avoir une idée. En voici un échantillon, emprunté à l’avant-dire — les Décadents ne disent pas avant-propos ou préface, mais avant-dire, de même qu’ils ne disent pas : poèmes en prose, mais prose en poèmes — mis par M. Mallarmé au « Traité du Verbe » de M. René Ghil. Est-ce du Français ? Est-ce du volapuk ? On ne saurait trop le dire (« Le Temps », 20 Sept. 86.) — « Les Décadents commencent à faire figure. Y a-t-il seulement deux années que ces nouveaux champignons littéraires sont éclos ? Ils n’ont pas perdu leur temps. A l’heure qu’il est, on les rencontre partout sur son chemin, et la Décadence pullule. Jusqu’à nouvel ordre, ils ont l’air convaincu, et le mal qu’ils se donnent semblerait prouver qu’en effet la conviction leur est venue peu à peu. Il est de ces plaisanteries dont on devient dupe ou, esclave soi-même, après les avoir lancées, et qui finissent par se changer en religions. Le fait est que les Décadents tournent aux pontifes. Ils prétendent avoir créé, par leur seul génie, une école, l’école décadente, qui a en elle de quoi régénérer notre pauvre littérature épuisée. Après les classiques, les romantiques ; après les romantiques, les éclectiques du juste milieu et du bon sens ; après les éclectiques, les décadents. Comme « chaque nouvelle phase évolutive de l’art correspond exactement à la décrépitude sénile, à l’inéluctable fin de l’école immédiatement antérieure », il était écrit que M. Paul Verlaine, remplacerait avantageusement Racine, Victor Hugo, et M. Emile Augier. La savante obscurité d’une phrase inintelligible au commun des mortels les remplit d’une sorte de béatitude qu’ils savourent avec des mines et des transports d’initiés. C’est ce qui résulte du « Traité du Verbe » dont l’auteur est M. René Ghil, un des dignitaires de cette franc-maçonnerie. J’en emprunte un extrait au « Temps ». Tout ce que j’ai saisi, dans ce marécage, c’est que les Décadents aiment les majuscules. Quant au génie de M. Paul Verlaine, il m’a vraiment été impossible de m’en faire la moindre idée. Je n’ai pas du tout pénétré dans l’Arcane, et je dois confesser que, suivant une expression chère à l’école, la critique de M. René Ghil est terriblement absconse. J’ajoute qu’elle l’est volontairement. On démêle assez bien — il faut que les Décadents en prennent leur parti — « la manière dont ils procèdent pour s’élever, à ces mystérieuses hauteurs, et les innocentes roueries qu’ils emploient. Pour peu qu’on ait l’habitude d’écrire, on aperçoit, presque du premier coup, les petits trucs de leur facture. Ils tournent d’abord leur phrase comme tout le monde, en langage français et chrétien. Puis, à une seconde reprise, ils y ajoutent pièce à pièce, en pignochant, par un travail de pointillé tout à fait méritoire, les ténèbres qui constituent leur principale originalité. » (Quisait, « Gaulois », 22 Sept. 86.) « Nous avons parlé de ces mauvais plaisants qui ont inventé la littérature décadente, la Symbolique et la Quintescente — et qui, après avoir fourni de la copie aux Journalistes, s’en vont finir bientôt dans les couplets des revues de fin d’année. Un des premiers parmi les décadents est un jeune homme, M. René Ghil, qui a publié un livre appelé : le Traité du verbe. Ce livre est tellement étrange, que beaucoup de journaux, pourtant avares de réclame, en ont parlé comme ils auraient raconté un acte de folie accompli sur la voie publique. Cette publicité faite à M. René Ghil et à ses camarades du Décadentisme, de la Quintescence et du Symbolisme, semble les avoir grisés. En ces deux semaines, il a paru deux journaux décadents nouveaux. L’un de ces journaux a pour collaborateur le célèbre M. René Ghil. C’est un article de ce jeune prêtre du symbolisme qui a attiré notre attention. M. René Ghil a l’air d’être sur une pente funeste, au bas de laquelle il y a des appareils de douches et des camisoles de force ». (Mermeix, « la France », 24 Oct. 86).Mais, en la « France » du 1er sept., voici de Francisque Sarcey37, — de qui, aux premiers mois de 83, la « Nouvelle Rive Gauche », probablement alors à propos de Zola, avait écrit : « Montrez-lui un aigle ; il vous dira hardiment : Ça ? c’est un pierrot ! » :
— « Je saute par-dessus l’avant-dire. C’est que Stéphane Mallarmé, je le connais ! J’ai lu de ses vers et n’en ai pas compris un traître mot. J’arrive donc tout de suite au premier chapitre du livre de M. René Ghil. Et ça continue de la sorte pendant trente pages in-quarto Ces messieurs sont des fumistes solennels et tristes,(déclare-t-il, après une digression sur les règles de « l’amphigouri » cultivé par Collé et Désaugiers, qui « ont laissé quelques amphigouris charmants » certes, et mieux à sa portée que les poèmes de Mallarmé ).
Wagner est leur dieu. Quand ils écrivent son nom, c’est en gros caractères, en le détachant par deux tirets du reste de la phrase. Je souhaite pour ce grand homme qu’il soit plus facile à comprendre en allemand que ses adorateurs ne le sont en Français. Tout ce que j’ai pu entendre de la théorie exposée par M. René Ghil, c’est que le son peut se traduire en couleur, et réciproquement la couleur en son : A éveille l’idée des orgues, E de la harpe, I des violons, O des cuivres, U des flûtes. J’imagine que cela veut dire, en langue humaine, que si l’écrivain veut faire un effet qui dans sa pensée corresponde au son des harpes, qui sont blanches, il va chercher des mots où se rencontrent beaucoup d’A, cette lettre évoquant l’idée du blanc.(Il s’agissait non de A, mais de E. A quelques lignes de distance le sagace critique ne se le rappelait plus. Il continue :
— Mais pourquoi diantre A est-il blanc, tandis qu’U est jaune ? C’est cela que je voudrais savoir, et André Ghil ne le dit pas. Il est vrai que s’il le disait, ce serait dans son volapük.Plus loin encore, il écrit et répète : André Ghil. De même qu’il entre-mêle les sons et les couleurs, il ne distingue guère mieux, tout à coup, les deux noms : André Gill et René Ghil l’explication en étant, que, sans souci du son « Gh », il devait prononcer « Gil » le mien. Il se promet, en terminant sa danse quelque peu ursine à travers les palettes et l’orchestre, de « ne plus me prêter le collet ». Il ne tint pas parole ! Quant à Henri Fouquier38, autre grand préposé à l’entretien de la « clarté » sainte, de me croire de la même génération que Mallarmé et Verlaine, s’indignait-il de voir un « homme d’âge mûr s’appliquer à tel galimatias inquiétant à bon droit les familles ! » « xixe siècle », 2 Octobre 86). Or, en ce pot-pourri représentant assez alors et pour des années, l’intelligence, la conscience et l’esprit de la Critique, nous avons relevé les titres de deux Revues dont il n’a pas été parlé encore : le « Décadent », et le « Scapin ». Le « Scapin », revue mensuelle, paraissait depuis un an et demi selon un éclectisme très averti, avec tendance progressive vers les poètes nouveaux venus. Elle compta les noms de Coppée, Cladel, Villiers de l’Isle Adam, Bourget, Louis Le Cardonnel, Moréas, Jean Lorrain, Verlaine, Mallarmé, René Ghil, Alfred Vallette, Gaston Dubedat, critique musical ardemment dévoué au Wagnérisme et aussi Rachilde Rachilde vers sa vingtième année, pleine de talent et d’audace, passionnée des luttes qu’elle sentait venir, primesautière et spirituelle terriblement, charmante en sa pâleur mate et exotique, et telle qu’elle est demeurée. Bien que n’en étant pas le directeur, la Revue semblait surtout inspirée par Léo d’Orfer39 — qui signait aussi « Vir » des Articles d’excellente mise au point : l’un d’eux, du 1er Septembre 86, repoussant les appellations de Décadents, Déliquescents, revendiquait pour la généralité le mot « Symboliste » : « l’Ecole actuelle, celle du Symbole, qui, malgré quelques singes inqualifiables, compte quelques suprêmes artistes d’une valeur superbe. » Il nomme Mallarmé, Verlaine, Villiers de l’Isle Adam, René Ghil, Moréas, Jules Laforgue. En même temps il dénonce violemment les suiveurs, sans talent, posant à la décadence et l’étant vraiment. Il avait raison : autour de Verlaine, au Quartier, c’était une étrange Bohême. Le « Scapin » a marqué nécessairement sa place. Journal hebdomadaire, le « Décadent », qui parut en mars ou avril de 86, avait pour directeur et imprimeur un homme singulier, Anatole Baju. L’on contait qu’instituteur dans la Creuse il avait eu vent du mouvement poétique qui se préparait à Paris, et, tenant pour trop peu de lire et d’expliquer à ses élèves les Fleurs du mal, il nous arrivait, nommé, paraît-il, à Saint-Denis ! Il eut une vieille presse et des caractères d’occasion, et mit le « Décadent » au service de la Poésie nouvelle. Mallarmé et moi en même temps avions été sollicités de vers ou de prose, et nous hésitions, certes : le titre n’était point pour nous plaire ! Mais, qu’importe ! disaient d’aucuns, ne devions-nous point reprendre mot lancé en insulte, pareils aux Gueux de Hollande ? J’allais voir… Le « Décadent » s’imprimait en une mansarde, rue des Victoires, et c’est le compositeur en main que me reçut, pénétré à la manière chinoise de son indignité, Anatole Baju. Il pouvait avoir vingt-cinq ans peut-être : petit homme encore près de la terre, le geste court, une tête l’onde, le visage un peu rougeaud, touchant d’une naïveté qui s’émerveille. Hélas ! la Presse le gâta : il vit si souvent à cette époque trouble son nom voisiner tout simplement avec ceux de Mallarmé, de Verlaine, et d’autres, qu’il crut que c’était arrivé ! Le « Décadent » disparu avec l’année 86, son directeur écrivit, il me semble, une petite plaquette sur la Décadence ou le Symbolisme, voulut créer une « Ecole » à lui, puis se présenta aux élections dans la Creuse : sans succès il est vrai, et quel dommage ! Le « Décadent » cependant eut son heure. Il publia vers et prose de presque tous ceux d’alors, et quand parut le Traité du verbe, il sortit capitales et caractères gras et en toute sincérité lui donna une redondante publicité. Un incident en survint même, prélude d’antagonismes latents, où Rachilde droitement attaqua. Dans une lettre ouverte parue le 3 Oct. à « Lutèce », avec impétuosité et verve elle dénonçait une petite manœuvre diplomatique pour capter le directeur du « Décadent », et sans aménité reprochait à Gustave Kahn d’avoir tenté, avec Moréas, Paul Adam et d’autres, de prendre la place d’une rédaction qui comprenait Mallarmé, Verlaine, moi, pour la poésie et Barbey d’Aurevilly, Rachilde, Jean Lorrain, Méténier, etc. Il est vrai, le numéro du 25 Sept. accusait la réussite, de courte durée, puisque Rachilde, « le plus tranquille et le plus modeste des garçons de lettres », pouvait assurer que le « Décadent », allant de concert avec le « Scapin », ne s’ouvrirait plus à Gustave Kahn ni à ses amis : Grandes petites choses ! non existantes depuis longtemps, mais, rappelées, qui ne sont inutiles à situer de premiers points de particulières impatiences vers une indépendance plus ou moins probante. Ainsi doit se comprendre le retentissant article d’exposition d’un personnel « Symbolisme », qu’au même temps publiait Jean Moréas, au « Figaro » du 18 Sept. 1886. Gustave Kahn raconte avec une pointe d’humeur, que Moréas et Paul Adam eurent d’Auguste Marcade cette insertion, et leur reproche à son tour d’avoir tenté de s’approprier égoïstement la maîtrise du « Symbolisme », de se constituer de leur propre mandat, chefs d’Ecole ! Visiblement vexé, il se rattrape sur Auguste Marcade qui, ignorant, prétend-il, de toute matière littéraire, s’en remettait aux lumières de ceux qui l’allaient voir. Assertion toute gratuite, car à quelque temps de là, Marcade qui était dur d’oreille, nous dit encore Gustave Kahn, montra qu’il savait du moins voir clair en les origines indéniables du Mouvement. C’est d’autre manière qu’il sied de protester. Protester que de Stéphane Mallarmé seul prit existence, à travers une prime emprise de Baudelaire sur lui, l’Art Symbolique alors que de poètes s’avérant de premier plan seront apportées de subtiles ou puissantes variantes selon les énergies de personnalité : de Gustave Kahn, Régnier, Viélé-Griffin, et, plus tard, d’Edouard Dujardin. Emile Verhaeren, nous le verrons, n’appartient pas à cette Ecole. Moréas n’en dépend pas davantage, dira précisément Edouard Dujardin mais lui, non point parce que d’autres prédominants caractères l’en séparent puissamment, mais parce que, d’avatars en avatars dénonçant un manque primordial de volonté et de vues directrices, il n’a été qu’un imitateur de tous nos styles. »… Dans un Ensemble tel que se présentait et allait sous peu se développer la méthode dite de « Poésie scientifique » (substratum constitué de données orientées par l’idée Evolutionniste pour, de rapports en rapports, pouvoir des vérités de sens universel et en dégager une émotion de vertu impersonnelle et cosmique, en Synthèse), ce n’est point la pensée génératrice, intangible de par sa propre origine Science, qui à travers les intelligences et les sensitivités diverses des tempéraments créateurs doive varier et se dissocier. Mais, sur le vaste thème qui de sa propre nature évolue et se renouvelle en demeurant essentiellement le même, les variations, les caractères personnellement nouveaux sont valeureusement apportés par la puissance d’intelligence à unir de nouveaux et plus multiples rapports et en proposer des hypothèses, et par les qualités d’émotion que suscite en le poète la recréation consciente de l’Univers en lui. Pour la doctrine Mallarméenne du Symbole, l’idéalisme, où le Moi par intuition et par la seule valeur de son activité s’entend créateur de l’Univers, idéal et seul vrai sous les apparences : il en est autrement. Nous avons là un art qui, suggérant et évoquant d’images de plus en plus spiritualisées et de seules valeurs analogiques telles pensées proposées par de premières associations émotives, dérive du thème général de la Poésie individuelle : en suprême épanouissement, Poésie égotiste. Il est naturel alors que l’Idée Symboliste — de par son essence tout émotive — se soit nuancée, dissociée et scindée en autant de modes que lui imposaient de particuliers tempéraments, leurs « Moi » reliés pourtant ; moins par une pensée, générale que par une même manière de penser poétique. Or, si l’on relève, hors du développement verbaliste, les principales assertions de Moréas en cet Article sensationnel du « Figaro »40, et qu’on les rapproche de l’enseignement de Mallarmé, elles n’apparaissent que le périphraser, sans apports nouveaux. « L’idée ne doit point se laisser voir privée des analogies extérieures, car le caractère essentiel de l’art Symbolique consiste à ne pas aller à la conception de l’idée en soi », dit-il, par exemple. La première proposition est purement Mallarméenne, quand Mallarmé veut : évoquer petit à petit une chose matérielle pour montrer un état d’âme, ou inversement, en choisir une, en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements, c’est-à-dire : hors du concours logique d’analogies de plus en plus proches évoquer, créer sensiblement l’état d’âme ou l’idée. Quant à la seconde proposition : « ne pas aller à la conception de l’idée en soi » le contraire serait sortir simplement de la Poésie en général, pour entrer au domaine purement philosophique. Ce qui était personnel cependant à Moréas, c’était, après nous vanter de grandiloquence naïve, « l’ellipse et le trop hardi et l’anacoluthe en suspens », demander sans rire pour l’expression nouvelle « une langue instaurée et modernisée, la langue de Rabelais, Commines, Villon, Ruteboeuf » ! Pour la prosodie, il désirait « l’ancienne métrique avivée, un désordre savamment ordonné, la rime illucescente et martelée comme un bouclier d’or et d’airain, l’alexandrin à arrêts multiples et mobiles, l’emploi de certains nombres impairs ». Et là n’était encore que démarquage de Verlaine et Banville. J’ai dit que l’Article eut du retentissement : la Presse s’en empara en même temps que du Traité du verbe, tantôt opposant l’un à l’autre, tantôt, ô trop de malchance ! pour ne voir en Moréas qu’un porte-parole. Tel, ce mal renseigné :
— … Ces victorieux, poussant leur succès, ont éprouvé le besoin de donner au public quelques explications supplémentaires. Cette nouvelle profession de foi a paru samedi dernier sous une signature qui m’était absolument inconnue. M. Jean Moréas a pris la plume de M. René Ghil et de Stéphane Mallarmé pour recommander leur littérature. Pourtant ils renoncent à leur première cocarde. Les Décadents s’appelleront désormais les Symboliques ! (Quisait le « Gaulois », 22 Sept. 86).Gustave Kahn trouvait le procédé un peu désinvolte, disions-nous. D’autres, pour d’autres raisons, se montrèrent de même avis. De nouveau la Revue « le Scapin » protesta, et data ainsi une nouvelle et plus précise entrée en lutte :
— M. Jean Moréas publiait, samedi dernier, au « Figaro », un soi disant « manifeste littéraire » de l’Ecole Symbolique. M. Moréas n’est guère taillé pour être un chef d’Ecole. L’enseigne de la littérature nouvelle serait bien plutôt M. René Ghil, l’auteur si attaqué de Légende de rêves et de sangs, qui nous donnait hier cet étrange Traité du verbe, le plus sincère et le plus vrai manifeste des poètes de demain. M. Ghil a d’abord l’allure d’un sous-lieutenant porte-drapeau, il en a toute la bravoure et toute l’audace. M. Ghil est jeune, et, de tous les poètes qui font du bruit en cette époque, il nous paraît, sans conteste, le plus doué, le plus original, et, certainement celui que l’avenir peut s’apprêter à irradier. (Léo D’Orfer ; 1er Oct. 86).L’on ne saurait prétendre pourtant que le signataire de cet Echo aperçût là, en le poète dont il détachait ainsi le nom, le promoteur d’un mouvement poétique qui lui était propre et qui s’était opposé de premiers et très nets principes au mouvement nouvellement dit Symboliste. Non : la dissociation n’est point encore opérée, la lutte demeure en puissance et ne révèle point ses signes précurseurs au regard qui ne ressent encore qu’une unique commotion, et encore enveloppe le tout sous la persistante appellation d’Ecole Décadente, où se comprend le Symbole. Le retard à percevoir les caractères antagonistes s’explique d’ailleurs de ce que nous disions, en insistant : dans la génération nouvelle, une préoccupation, primant tout et pour longtemps, de seules tentatives de prosodie, de seules recherches techniques de l’expression, l’Idée demeurait au second plan, par cette erreur, avons-nous remarqué aussi, de ne voir commandée et énergiée par l’Idée, sa résultante Forme. Aussi, quand, pressé sans doute par ses lecteurs ainsi qu’il paraît, le « Figaro », en son supplément du 27 Novembre 1886 et par la plume d’Auguste Marcade, mentionne pour le grand public, en seul esprit documentaire, les Revues principales où s’expriment les poètes nouveaux, généralise-t-il sous le terme « Décadents », et dit-il uniment : l’Ecole nouvelle.
Il est tant parlé de Décadents et de Déliquescents, que le grand public pourrait souhaiter d’avoir sous les yeux les pièces de ce procès littéraire de la fin du XIXe siècle et de juger en connaissance de cause. Voici donc le dénombrement des principales publications où se formulent et sont pratiquées les théories de la nouvelle et remuante Ecole dont les prophètes sont : MM. Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine et René Ghil. Le Scapin, petite revue bi-mensuelle, couverture vert-tendre, fort bien imprimée chez Jouaust et Sigaux, paraît être le plus ancien des organes des néo-révolutionnaires. Le Scapin est à sa deuxième année. Bureaux : 14, rue Littré. Directeur : E.G. Raymond. La Revue indépendante végétait depuis quelques années. Transformée maintenant, elle paraît le 1er de chaque mois, en un petit volume à couverture saumon, et contenant 180 pages de texte. Bureaux, rue Blanche, 79. Directeur : Edouard Dujardin qui est aussi à la tête de la Revue wagnérienne. Rédacteur en chef : Félix Fénéon. La Vogue.Sept mois d’existence, rue Lougier. Rédacteur en chef : Gustave Kahn. Même format que Le Scapin. Ainsi que son aîné La Vogue réunit tous les trois mois ses livraisons en un petit volume, commode pour ceux qui auront à étudier cette inquiétante tournure d’esprit à notre époque. Le petit volume trimestriel coûte 6 francs ; sur papier Japon, 60 francs. Le Scapin offre aussi aux amateurs sa collection imprimée avec le même luxe. On voit que l’Ecole, objet de tant de débats, possède quelque vitalité et qu’elle tend à s’organiser pour le mieux. Maintenant, il semble, à l’inspection des sommaires, que ce soit le même essaim qui va alvéoler à ces trois ruches principales : MM. J.-K. Huysmans, Henri Céard, Jean Moréas, Paul Adam, Léo d’Orfer, Jules Laforgue, Théodore de Wyzéwa Jean Lorrain, Louis le Cardonnel, Maurice de Faramond, Arthur Rimbaud, celui-ci un des plus farouches décadents, en forment l’Etat-major, à peu près immuable.
LES livres marquants : les « Gammes » de Stuart Merrill — Les « Soirs » de Verhaeren — Les « Cygnes » de Viele-Griffin, et les « Palais nomades » de Gustave Kahn — La question du vers-libre — La seconde edition du « Traite du Verbe » et le « Geste ingenu » — Le « Parlement des poetes » de l’editeur Vanier
— A la mémoire de Jean-Halem-Gaston Dubedat. La page précédente lue, hommage de nous tous, qu’on m’en permette un plus personnel à celui qui a été mon ami tant dévoué, qui un seul instant, depuis que pour le soutien et la propagande de mon vouloir philosophique et poétique il créa les « Ecrits pour l’Art », n’a cessé de croire ardemment et indulgemment… Je le connus en 86 : et il me disait une simple admiration pour mon Traité du Verbe, cependant à la première édition, et où la théorie seule de l’Instrumentation verbale qu’il saisit immédiatement, lui, musicien théorique d’un rare et large savoir. Ses conseils m’ont été précieux, quand la seconde édition avéra par les données de Helmholtz, cette théorie, en 87 : et il voulut, cette seconde édition, qu’elle parût aux dépens des « Ecrits pour l’Art » qu’il publiait cette année depuis Janvier. J’ai, malgré lui, consacré ce don aux pages de cette Edition. Je lui avais exposé, dès lors, mon principe de Philosophie évolutive qui ne parut qu’en l’édition du TRAITS de 88, et les détails et la portée et poétique, philosophique et sociocratique de mon Œuvre. Je lui montrai en même temps la lutte longue qui était réservée et à moi et à ceux qui ne craindraient pas d’adopter mes vues. Il me répondait par la création des « Ecrits pour l’Art », cette Revue au titre hautain qu’il avait trouvé qu’il voulait mienne, me dit-il, et en laquelle il ne permit à personne d’équivoquer, gardant intégralement le programme qu’il avait adopté, selon ses convictions. Je pourrais donner de Gaston Dubedal, par ses lettres, de délicates et trop modestes pages où éclate son intime et passionnée compréhension de la Poésie et de la Musique, son dévouement qui ne se contentait pas, non seulement pour moi, mais pour tous ceux qui devenaient mes amis et qui devenaient les siens, son intransigeance douce, sans phrases : toutes exquisités d’esprit et de cœur comme voilées sous la plus naturellement exquise délicatesse de termes. La maladie, traîtresse et cruelle de cet hiver le prit, des troubles cardiaques s’en suivirent. Fin avril il m’écrivait d’une écriture indécise, mais il voulait m’écrire lui-même que la santé serait longue à revenir, trois ou quatre mois, disait-il, et il espérait en le soleil. Faite de toutes les qualités qu’il avait, et, pour son dévouement, de toute ma reconnaissance, grande est ma douleur et grands nos regrets de n’avoir pu en nul cas lui témoigner autrement qu’en mots de gratitude qu’il ne voulait même pas publique, cette reconnaissance qui, non, et qui l’eût pu croire, ne devait pas s’éplorer ainsi : à la mémoire de Gaston Dubedat, mort à vingt-six ans. » (« Ecrits pour l’Art », Mai 1890)… Je l’avais donc exposé, non seulement la théorie instrumentale se complétant et se précisant par les travaux de Helmholtz, mais les principes philosophiques tirés de la théorie d’Evolution qui devaient être la pensée génératrice de l’œuvre une proposée en son plan rudimentaire par mon premier livre. Gaston Dubedat souhaitait du programme de la Revue, qu’il comprit les deux parties, inséparables il est vrai. Mais, pour moi, la partie philosphique n’était pas assez mûre, pas assez explicite en mon esprit, et ma règle étant d’aller lentement et d’empreintes solides, nous adoptâmes un mode transitoire, pour quelque temps puisque Moréas et d’aucuns paraissaient innocemment découvrir tout à coup l’art du Symbole, nous mettrions pour une part la Revue sous l’autorité de Stéphane Mallarmé, mais la technique expressive reconnue serait « l’Instrumentation verbale ». Comme nous l’avons vu, le Symbolisme n’existant pas encore en tant qu’Ecole ; la demi-mesure se pouvait. Pour d’intelligents et probes regards ouverts sur les agitations de poètes en les derniers mois de l’année 1886, énonçait la Direction, par leur amour de l’Art et leurs visées exemptes d’imprudence et de puérilité vers un progrès respectueux du passé, quelques esprits s’imposent : un Groupe que l’on dénommera le « groupe Symbolique et Instrumentiste »… Il veut : en des livres composés, en des œuvres composées par des poèmes, de vers classiques, harmoniés et instrumentés selon l’emploi savant et sur des mots, les mots usuels de la langue pris en leur sens originel, chercher, induisant de Symbole en Symbole, la raison de la Nature et de la Vie. » En même temps que « d’Avant-dire » de Mallarmé, le premier numéro publiait un article rappelant l’Instrumentation et quelques points du Traité du verbe, précisait une seconde partie de « l’Œuvre » dans laquelle « la raison cherchée de l’être humain s’élargirait en la raison cherchée de l’Humanité, où l’auteur donnera sa philosophie et sa religion. » Les « Ecrits pour l’Art » paraissaient mensuellement, à seize pages seulement : les Revues d’alors surtout destinées à des expositions d’idées rapides et de lutte, n’étaient point volumineuses, et le puissant « Mercure de France » lui-même commença par des numéros de trente-deux pages. La couverture des « Ecrits », gris perle, ne portant que titre et date, impressionnait de sa simplicité !… Là eut lieu le premier Groupement sous un programme précis, quoique mixte, qui devait être préalablement accepté par ses rédacteurs. Jalousement cependant, la personnalité de chacun se gardait, et, à propos du premier livre de Stuart Merrill, Les Gammes, paru en février 87, un passage de mon étude était à retenir : « Naguère le poète de si exquis et lointain talent, M. Henri de Régnier, s’enquérait auprès de moi de ceci : Un danger n’est-il pas latent, pour qui n’est pas le trouveur, à se plier aux règles de « l’Instrumentation » ? Nous convînmes : non. La seule indispensable théorie est émise, née de la grande loi de vibration universelle et par cela, incomparablement plus large que tout essai de quantités imposées aux Syllabes. Et elle laisse aux œuvres, c’est-à-dire au Moi des plus, divers tempéraments, le soin de la pousser selon qu’elles le pourront, sans limites. Les « Ecrits » s’illustrèrent des portraits de Stéphane, Mallarmé, René Ghil, Villiers de l’Isle-Adam, Stuart Merrill, Henri de Régnier et Francis Vielé-Griffin, et publièrent d’eux et d’Emile Verhaeren, Georges Knopff, et d’autres, poèmes et prose. Puisqu’il cédait, à regret, sur le programme, leur Directeur se réserva de publier au premier numéro mon portait. « J’ai l’intention, m’écrit-il le 28 Nov. 86, de publier un portrait de vous dans le premier numéro. M. Léon d’Orfer me fait remarquer que le clan Kahn et Cie, vous « oubliera » probablement dans le « Salon de la Revue Moderne ! »… J’acceptai, en en demandant quelques autres en les numéros suivants. A la date du premier numéro, le 7, Dubedat nous avait conviés, de Régnier, Vielé-Griffin et moi, à agiter les destins de la Revue autour d’un menu délicatement composé, en un petit salon du Grand-Hôtel. L’après-midi était très avancé quand nous quittâmes, et, rentrant à la maison, l’on m’apprit la visite inattendue certes, et qui m’honorait, de Sully-Prudhomme ! Je l’allai remercier dès le lendemain, au 82 du Saint-Honoré. Quand on m’introduisit au très doucement éclairé, restreint de pénombre, centre seul lumineux où s’apâlissait sa tête pensive une dame étrangère, Suédoise il me semble, aussi d’arriver, qui très émue lui apportait son tribut d’admiration. Elle resta peu de temps, un quart d’heure peut-être, mais au moment de partir elle lui présenta, le priant de l’agréer, un papier qu’elle ouvrit de doigts un peu tremblants : elle s’était permis, dit-elle, de traduire en sa langue en vers, le « Vase brisé ».41 « Le vase où meurt cette verveine »… Le Maître grave et séduisant eut un sourire qui me parut un peu contraint et exprima sa gratitude quand il revint de la reconduire :
- -cette dame est charmante, me dit-il. Mais donc ne parlera-t-on plus de ce Vase brisé ! J’ai pourtant écrit d’autres choses, depuis. Je lui parlai, moi, des Solitudes, des Destins, de Justice. Mais tout de suite il me demanda des explications sur le Traité du verbedont la partie technique l’inquiétait. Naturellement il se montrait d’accord avec moi pour l’union de la Science et la Poésie, mais ne concevait pas que cette Poésie devint, selon ma pensée, une émotion philosophique née de la Connaissance, de rapports universels saisis en Synthèse. En son esprit, comme en Œuvre « poésie-scientifique » malgré tout, n’était que traduire en vers les plus résultats de l’investigation moderne. Mais selon lui la tentative d’approprier la littéraire à l’expression de la science était vaine. (Et inutile, dirons-nous, si l’on s’en tient à sa conception de simple traduction.) Quant à « l’Instrumentation verbale » il m’accordait aussi qu’il une correspondance réelle entre les sensations diverses espèces, et par là, entre les sensations et les sentiments. Mais il ne comprenait point pour l’expression de relations entre sentiments, la langue poétique ou le Vers envisagé sous le point de vue de valeurs timbrales valeurs vibratoires des sons, essentielle composante de la Mesure et que l’Instrumentation révélait… Il avait cru — presque comme Sarcey ! À une prétention d’exprimer par des sons, quasi indépendamment du sens des mots…
Dimanche, 13 mars 1887 Mon cher Ghil, Je ferme le livre. Voilà : Jusqu’ici certainement aucun poème n’a de si près approché ce qu’il y a lieu de faire. Avec une intuition rare, attendu que nos causeries n’eussent point suffi à vous le faire concevoir, vous avez entrevu l’art qui sera. Je me figure que ce n’est qu’à travers de longs rêves ou des ans d’étude et point dès l’éclair révélateur qu’on le peut traiter définitivement, mais vos indications ont ceci d’être neuves. Evidemment il y a à souhaiter une suite plus accusée dans le motif général qu’on appelle à tort Sujet, et que vous sentez très bien n’en devoir être que le semblant. Le vers aussi n’est pas toujours suffisamment un joyau significatif à manier sous le regard et faisant poids dans la main, vous me comprenez. Nous avions vu cela cet été, mais combien tout a gagné depuis ! L’œuvre est de transition, vous la jugerez ainsi plus tard, mais point sans fierté de la bravoure qui vous a fait aller droit sans se dégager encore, que je crois exceptionnelle. Si j’étais de vous, je pousserais cela, dans le prochain effort, jusqu’à la pensée et au chant, sauf à reprendre mais alors maîtrisé votre jeu complexe et en effet symphonique. Vous avez besoin, en restant où vous êtes, de faire un mouvement d’un autre côté, vers quelque chose de simplement tangible, et de l’amener à votre art. Vous trouverez bon que je vous cause ainsi en Bonhomme d’une certaine expérience à cause du millier de tentatives que j’ai mises à l’écart, dans des tiroirs, plutôt que de ne pas atteindre, même tard, comme d’emblée à l’évidence, et aussi, en tant que très fort votre ami. Stéphane MallarméLettre très précieuse, non seulement à mon propos, mais d’avouer l’éternel tourment de Mallarmé vers un Absolu d’art qui recule à mesure des recherches. Elle nous dit aussi sa conception inéluctable du Vers : alors que, pour moi, la mesure alexandrine n’est qu’en sorte d’accompagnement en laquelle les Rythmes, en évoluant sous l’énergie de l’idée propulsive, inscrivent leurs évoluantes et diverses mesures : alors que pour Kahn et Viélé-Griffin, disparaît cette mesure fondamentale, et le vers n’est plus, plus ou moins long, qu’une coupe : pour Mallarmé le Vers demeure en vers par vers et tel, disait-il, qu’une phrase complète par soi-même, et tel qu’un seul Mot à dire, en étudiant à part l’Œuvre et l’évolution de Mallarmé, qu’il me semble nécessaire à tout poète nouveau-venu de passer par l’enseignement du Maître, au point de vue de la langue, ses valeurs de suggestion par l’emploi réciproque du concret et de l’abstrait, sa grammaire et sa syntaxe. Je le répète souvent, parce que pour moi, tel passage, attesté par le premier GESTE, m’a subtilement servi comme à tous de cette époque, d’ailleurs. Mais, de Mallarmé, il sied de sortir à temps… A peine remise de l’émoi éprouvé à la lecture de Traité du Verbe, la Presse repartit en plaisanteries et sarcasmes et de nouveau promit une prime au lecteur qui comprendrait ! cependant qu’au n° du 19 Mars du « Chat Noir » nous relevons une spirituelle, originale — et compréhensive — parodie signée de Pierre Mille46, à ses débuts. De l’Etranger, des études intéressantes et patientes, souvent très pénétrantes : telles en Italie, de Pepitone Fédérico, à la « Nuova Gazzetta di Palermo », en Avril, requis aussi par l’œuvre en préparation, « épopée dont il perçoit le sens « Universel ». Mais la plus grave et subtile vint d’Emile Verhaeren (« Art Moderne », Bruxelles, 24 avril 87) où le poète qui venait de terminer les SOIRS en se montrant en pleine possession de la théorie instrumentale admettait le poème ainsi qu’un « orchestre large, précis et subtil auquel l’idée commandait », et en saisissait toutes les intentions. Et il concluait par cette prophétie d’âpre louange, souvent rappelée depuis : « M. Ghil entre dans sa période de lutte. Il en a pour vingt ans à subir la huée ». Le divers émoi se résuma en douceur par une caricature de Draner47. Le « Charivari » (31 Mars) après avoir consulté une somnambule extra-lucide se trouvait en mesure de révéler à ses lecteurs les événements sensationnels du lendemain 1er Avril, et Draner silhouetta un très vieil Académicien couronnant un poète lyre au dos et genou en terre : devant lui un livre, qui était Le Geste ingénu !… Ce livre avait été édité par Léon Vanier, qui allait renouveler Lemerre, qui l’eût pu davantage s’il ne s’était attardé en de souriantes prudences. Le « Mercure de France » sut mieux que lui saisir l’heure. Fier de ses édités, un peu étonné d’eux, peut-être, petit homme remuant et cordial — qui exagérait encore son mouvement quand il se sentait trop pressé par le porteur de manuscrit — Léon Vanier, allait, trop petit marchand, par ce Magasin si connu où lui a succédé le discret et très accueillant Albert Messein. en qui se retrouve le Libraire d’antan, cultivé, aimant les livres et aimant à en parler. Vanier ne domina pas la complexité du moment, évidemment. Et d’ailleurs, racontons-le, assez perplexe par la suite et ne sachant trop comment se reconnaître parmi les Ecoles en lutte, il avait eu cette idée, m’apprit-il lui-même : tous ses édités et les autres, les constituer en son esprit en partis poétiques sous les dénominations en usage au Parlement ! La Droite : tous ceux dont on ne parlait pas, les attardés de la poétique d’hier. Et l’intérêt commençait avec les poètes du Centre devenant vite Centre-gauche, s’accroissait avec la Gauche : Verlaine, Mallarmé, Régnier, Merrill, Moréas, Griffin, Laforgue, Kahn, etc. J’avais, quant à moi, l’honneur d’être à moi tout seul l’inquiétante Extrême-Gauche ! Mais sans doute Henri de Régnier se tenait-il à égale distance du centre et de la gauche, de qui, nous disions tous, dès 87, que seul de nous il pénétrerait sous la Coupole, alors que vraiment parlementaire, lui, Maurice Barrès se rêvait Ministre, et sait-on quoi de plus ! En Mai, par les soins des « Écrits pour l’Art » parut la seconde édition du Traité du Verbe. Le texte principal en demeurait le même : mais tout au long du livre des Notes dégageaient ou rendaient plus explicites mes volontés philosophiques prêtes à se pouvoir énoncer en principes qui pénétraient toute l’œuvre qui les développerait, œuvre maintenant arrêtée en ses trois parties. La première qui évoquerait l’Individu social, la seconde l’Humanité, la troisième, « saisissant et levant les leçons latentes au cours des volumes antérieurs, découvrirait que le Tout repose sur des propriétés géométriques philosophiquement considérées de l’Ellipse, et soumettrait à l’entendement et à l’émotion de naturelles religions. » Je réservais ainsi l’énonciation complète de partie philosophique, ne la voulant précisément émettre que serrée et complète et ne la tenant encore à mon gré : la troisième édition la donna l’année suivante. Mais, en Appendice, la théorie de l’Instrumentation verbale se démontrait avérée du point de vue scientifique selon les travaux de Helmoltz. « Tout instrument a ses harmoniques propres, commençait l’exposé, d’où son timbre. Et les Voyelles — désormais, se doivent assimiler Instruments : l’instrument de la voix humaine une anche à note variable, complétée d’un résonnateur à résonance variable. » Le départ s’exprimait ainsi nettement, et la plus mauvaise volonté ne pouvait plus le voir ou le supposer en l’Audition colorée. Je laissais pourtant subsister secondairement, pour des raisons qui demeurent valables et réelles, les rapports couleur et timbre, en prévenant que nous précédions et escomptions des expériences souhaitables : depuis, l’expérimentation ne m’a pas contredit, ni, d’autre part, l’étude ultérieurement entreprise de la Phonétique. Nous le verrons. Reconnue mon erreur d’hier quant à la quantité vibratoire de la lettre A, et disposées d’après leur nombre et leur qualité harmoniques, Diphtongues et Voyelles rapprochées d’elles les Consonnes sériées et assimilées par leurs mêmes sons spirants, stridents, vibrants, martelants, etc. aux Bruits provenant du mode spécial de production du son instrumental : une suite de tableaux déterminant progressivement les rapports amenait à de distincts groupements, où timbres vocaux et instrumentaux inscrivaient leurs correspondances. En derniers rapports, ici d’entendement musical mais d’ordre affectif à tels et tels groupements verbaux se reliaient les séries le plus généralement génératrices, des sentiments et idées. Ainsi, nous rendions méthodiquement à la langue idéographique ses valeurs phonétiques originelles et la ressaisissions ses complexes source idéogéniques, tandis que nous la comprenions ainsi qu’une vivante et multiple matière orchestrale à ordonner selon les puissances poétiques et le tempérament de tout poète. Quant au Vers lui-même : Pour « sa merveilleuse mathématique harmonique ou inharmonique, le vers alexandrin est gardé, mais dompté et déroulé de manière qu’en lui et qu’en la strophe, sans la puérilité de Vers de lignes plus ou moins longues, point de vue d’imprimeur (il s’agit du vers dit Vers-libre), l’on sente la mer entière des durées euphoniques. Comme pour le Vers dont sont multipliés les hauteurs, les longueurs et les dessins d’ondes, pour la Strophe l’on doit s’arroger le droit d’interligner plus ou moins selon le plan des idées, et de rompre, les éloignant, les rapprochant, l’ordre des rimes, et de ne commencer les vers par l’ordinaire capitale. Et ainsi qu’un livre ne se peut esseuler de l’Œuvre, un poème du livre, nulle strophe ne se peut citer hors du poème, et nul vers hors de la strophe. ». De ceci, il est évident que le mot strophe est là, impropre, et qu’on lui devait substituer le mot : période menée, en leitmotiv de la pensée et ses dérivés, par des rythmes divers et strictement mesurés : dans une multiplicité d’ondes qu’on n’énumère si l’on songe que chaque instrument, donc chaque Voix ou timbre, distingué par ses harmoniques particuliers, suit de plus un propre Rythme. » C’était dire que la Vers n’est point régi simplistement par la seule mesure métrique, même coupée et recoupée autant qu’on le voudra, mais qu’il a pour composantes : le Rythme, la Mesure, et le Nombre vibratoire des timbres vocaux nuancés par les consonnes, le tout s’équilibrant en la période résultante… Cette seconde édition accrût et hâta encore l’action du Traité du Verbe sur la génération poétique. De là partirent évidemment la plupart des recherches d’alors et de demain en matière d’expression musicale et rythmique. Aux temps moins passionnés et plus lucides des luttes terminées, nous en tiendrons d’ailleurs témoignage de deux critiques d’autant autorisés qu’ils appartiennent aux Symbolisme. Pierrre Quillard parlant de Louis Le Cardonnel dira : « Il paraît bien aussi que, comme M. Emile Verhaeren, Stuart Merrill, Albert Mockel et d’autres, il a été touché par les théories instrumentales de M. René Ghil » (« Mercure de France », juillet 1904). Et Jean de Gourmont constatera à son tour : « M. René Ghil a eu une réelle influence sur le Symbolisme, plus par ses théories instrumentistes que par son œuvre réalisée, et qu’il continue à réaliser méthodiquement » (« Mercure de France », mars 1905) — En correction à cette restriction, c’est encore Pierre Quillard qui en sa grande probité amie d’ironie protestait d’une plus large emprise même sur les négateurs : « Tandis qu’avec une volonté obstinée, sans entendre les rires parfois stupides de ses critiques officiels, sans se préoccuper non plus des objections amicales, M. René Ghil poursuivait sans labeur, quelques-unes de ses idées faisaient fortune, et d’aucuns, plus adroits, les transmuaient et déformaient à l’usage de la Bourgeoisie Française » (« Mercure de France », mars 1907) Mais n’anticipons pas, et tenons-nous à l’époque où, les divers éléments se groupant et allant à des résistances d’Ecoles, va commencer le duel multiple alors que contre elle les unira toutes en sorte d’union dès lors « sacrée » qui n’exclut pas la vieille réaction, la « Poésie scientifique ».
Aux mardis de Mallarmé : Henri Becque, Leon Dierx, Villiers de l’isle Adam
- — Ecoutez le son de ces mots : « Non possumus ! » (Il prononçait : non poussoumous). Je me les répétais en venant : c’est la parole des chrétiens pressés de présenter l’encens aux autels des Dieux de Romes… Non possumus ! Vous comprenez, vous : cela s’oppose et s’enracine avec un poids d’éternité en travers du monde… Non possumus !
Les nouveeaux « Ecrits pour l’Art » — La « Revue independante » de Gustave Kahn passe a Francois de Nion : eclectique, mais tendances « scientifiques » avec J.H. Rosny et Rene Ghil
« Je ne puis dissimuler qu’il a fallu faire le sacrifice de nombre de détails essentiels, dans cette trop succincte analyse. Peut-être néanmoins suffira-t-elle à faire comprendre la vastitude d’une conception qui embrasse à la fois une cosmogonie, une métaphysique, une éthique et une esthétique. On remarquera, en tous cas, qu’il s’agit ici d’un Système nettement défini et c’est là, nous n’en pouvons douter, ce qui a éloigné peu à peu les poètes de M. René Ghil… suivre le maître de la Poésie scientifique, c’était s’enfermer dans les limites d’un appareil doctrinal et intransigeant. Au contraire, les théories de Mallarmé donnaient libre champ à l’imagination et leur tissu était assez lâche pour laisser filtrer les rêves les plus capricieux du dehors. On ne doit donc pas s’étonner que Mallarmé ait réuni autour de lui beaucoup plus de disciples que M. René Ghil. D’autre part, il faut convenir que la discipline de l’Ecole Scientifique était faite pour décourager les poètes à l’inspiration mobile et impulsive, tout autant que les écrivains paresseux ou sans envergure. Le maître n’avait-il pas répudié l’égotisme poétique et le « recueil de vers », pour poser en principe la nécessité de la vaste synthèse, de l’œuvre unique aux parties cohérentes, de la vision d’ensemble dès avant la première étape ! Lui-même donnait l’exemple par le plan d’une œuvre à laquelle il allait consacrer sa vie entière… Certes, on ne peut n’être pas partisan du tout des idées de M. René Ghil, mais il serait difficile de n’être point saisi de respect, à la vue de l’œuvre gigantesque qu’il poursuit depuis vingt-cinq ans. L’Instrumentation verbale a marqué de son empreinte toute une période littéraire. La pensée, sinon la forme, de la « Poésie scientifique », après avoir exercé une influence latente, s’est propagée jusqu’à la diffusion. Le résultat cherché est donc atteint ».D’autre part, d’une remarquable Etude du poète et critique John. L. Charpentier52, en l’Anthologie Toutes les lyres (1909), nous relevons encore ceci :
« Si la nouvelle génération tout entière subissait l’influence des théories de M. René Ghil surtout de sa théorie de musique verbale partie se rebutait de ses affirmations nettement scientifiques, et allait au « Symbolisme », trouvant là une discipline d’art moins rigoureuse, une plus grande matière à variations personnelles. « Des deux grands courants suscités par le mouvement littéraire de ces vingt-cinq dernière années, M. René Ghil devait poursuivre à peu près seul celui auquel son Traité du Verbe avait donné l’impulsion. Si, derrière Mallarmé, nombre de Jeunes persévérèrent dans le Symbolisme, peu — directement du moins — se réclamèrent de M. René Ghil. Il ne laissa pourtant pas d’exercer sur tous l’influence la plus décisive. Outre que ses théories orientèrent vers des recherches de musique verbale la plupart d’entre eux, son idéal d’une « œuvre-une » eut pour effet de les éveiller au souci de composer et d’unifier leurs recueils de poèmes… son influence est manifeste, lente et sûre. Déjà elle a pénétré la pensée à l’étranger. « Dominée par un merveilleux rêve scientifique, servie par toutes les formes de l’art, la poésie de M. René Ghil a probablement ses défauts, mais ils sont de la nature de ses qualités : ils portent la marque de l’originalité et de la grandeur. Un immense souffle de lyrisme relève son Œuvre et l’emporte, trépidante et multiple, ers un idéal dont la sublimité nous échappe encore, mais qui sera le culte des âmes de demain »…Judicieuses sont toutes ces raisons, mais John Charpentier, très averti de toute cette époque, appuie avec perspicacité sur l’une des principales : avant tout, une grande partie de la nouvelle génération était rebutée par mes affirmations nettement scientifiques… nous l’avons dit précédemment : en grande partie idéaliste, c’est-à-dire pour elle, contemptrice de réalité et d’action, d’un spiritualisme imprégné de christianisme qui à travers Baudelaire lui venait du Romantisme et déviait à un magisme de décadence, par Mallarmé elle héritait de la dénégation Baudelairienne envers une possibilité d’inspiration poétique de la Science. Fondamentale erreur, en son esprit qui s’était tout d’abord irrité de réaction contre Zola et le Naturalisme, le mot Science évoquait un Matérialisme pesant et exact et tuait tout rêve, à leur avis. Et ainsi, des deux mouvements poétiques la lutte peut-elle se voir livrée, à l’horizon nouveau où mon concept l’amenait, entre la Sensibilité spiritualiste du « Symbolisme » et la pensée matérialiste de la « Poésie scientifique » Matérialisme qui, sans se départir de soi-même et de la donnée Science, allait cependant, en réduisant la vieille antinomie, à la plus extrême conséquence spiritualiste, puisqu’il arrive à cette proposition dernière que la Matière tend éternellement à se toute spiritualiser, se toute penser et comprendre… … Or, en Mai, il est question de reprendre la publication des « Ecrits pour l’Art », Gaston Dubedat en restant le directeur, et un nouveau Groupement, de ceux qui demeurent d’hier et de nouveaux-venus, apportant sa quote-part. En même temps Dubedat m’avise qu’il a reçu la lettre de Merrill qui sera de retour l’an prochain et propose pour alors son concours pécuniaire à la reprise de la Revue. Il donne donc à composer notre Programme pour qu’il le puisse au préalable communiquer à tous les adhérents, et en Juin paraît un unique numéro annonçant qu’à partir de Novembre les « Ecrits » reparaîtront régulièrement : d’accord avec Stuart Merrill qui désire que son apport reste secret, complété par Dubedat et moi si nécessaire. L’on sent que tous se sont maintenant reconnus, et que l’on a pris position des deux côtés. Le Programme, qui sera reproduit au premier numéro de Novembre, est d’une netteté intransigeante. Il est utile d’en extraire quelques passages, venant après une déclaration hostile au Symbolisme « vieux comme le geste et le langage eux-mêmes » en tant que doctrine et Ecole :
« Nous admirons de notre pleine admiration le passé poétique : mais ce passé, nous disons qu’il ne faut le perpétuer instruits par notre regard arrêté sur le grand et douloureux tourment moderne de « savoir »… Quand ce mot est paraphrasé : amour nous voulons que le frémissement en soit propagé des entrailles universelles ! Nous voulons, des faits synthétisés de l’Histoire donner les lois aidantes à l’avenir meilleur. Quant aux dogmes de tous âges, ils sont morts, et nous voulons le dogme scientifique. Nous avons appris la Science, et, poètes, nous la voulons poétiquement synthétiser. En des œuvres de logique unité dont le plan dès l’entrée en l’art est pensé et assuré en l’esprit, notre poésie donne à la Poésie le droit perpétuel d’exister… Ce programme qui en la suite des livraisons sera développé et commenté est uniquement et intégralement le Traité du verbe (édition dernière, 1888). Aux poètes qui en lui estimèrent présents la seule nécessité d’art et les vouloirs latents agités en eux-mêmes, et se rallièrent à l’auteur, se dénommant : Groupe philosophique-instrumentiste dogmatiques et militants sont voués les « Ecrits pour l’Art ». Par quel programme : car elles se perdent en l’égotisme originel ou s’exilent-en d’inutiles rêveries, nous disons vaines ou dangereuses toutes spéculations philosophiques prioristes et de raison pure, matérialistes ou idéalistes. Et nous admettons, exprimée en partant des théories transformistes, une philosophie évolutive rigoureusement scientifique : idéaliste, mais d’un idéalisme de toute éternité immanent, inconsciemment, à la Matière, et qui s’en dégage conscient par évolution, de plus, en plus, pour le Mieux. De cette philosophie nous nous servons, pour les raisons à déterminer de la Vie… Et nous admettons, mode nouveau rationnellement synthétique de tous modes d’art, l’Instrumentation verbale. Les œuvres du Groupe philosophique-instrumentiste prouvent par leur diversité évidente en l’universalité évidente, que tel programme n’est pas pour l’avilissement et la mort des personnalités, mais pour une vie hardie et nouvelle. »Au sommaire, les noms principaux de Stuart Merrill, Emile Verhaeren, Albert Mockel, Georges Knopff, Mario Varvara. De l’autre côté : reprise par Edouard Dujardin la « Revue Indépendante » a donné en 87 une édition superbe, photogravures, sur le manuscrit, des Poésies complètes de Stéphane Mallarmé, et aussi une réédition de l’Après-midi d’un faune. De Henri de Régnier paraissent les Sites en 87, etEpisodes en 88, où, tel qu’il sera avec plus encore de la pure impeccabilité de la langue et du vers qu’il tient de Mallarmé, le plus avéré Symboliste (si l’on entend de là, comme de vrai, l’art subtil de l’allusion et des correspondances idéales par analogies d’images nuancées), le délicat poète suggérait son imprécise mélancolie, sa nostalgie d’âme éprise de rêve et de somptuosité passée écho immatérialisé par l’espace ouvert, d’une vie, harmonieuse qui se serait tue. Mais Francis Vielé-Griffin en 87 avait édité son poème Ancoeus, premier d’une série dramatique dont, de puissance de Vie précipitée au moule antique de la Légende et du Mythe, éclaterait l’étroitesse précieuse et stérilisante et égotiste du Symbole. Nous aurons à voir que, seul parmi le « Symbolisme » (Verhaeren mis à part), il possède le sens de la Vie et l’émotivité directe de la nature. C’est l’année suivante que viendra son recueil intitulé Joies (cette Joie émanée de la nature et des musculatures en mouvement de la vie qui, philosophique plus tard, deviendra l’une des propriétés de son talent), mais dès 88, des Revues en publient des poèmes. Dans Ancoeus et là, en ces poèmes d’allégresse des choses et de son âme s’inspirant de thèmes de la vieille chanson populaire, est nettement acquis le Vers-libre, que nous avons morphologiquement caractérisé : la visibilité, par retours à la ligne, de la succession des divers Rythmes… je dirai : plus nettement qu’en les Palais-Nomades car à Viélé-Griffin dès ce moment l’on ne pouvait le reproche qu’adresse à Gustave Kahn le critique de Propos de Littérature (1894), Albert Mockel, disant qu’aux vers de son premier livre, « manquait un peu de forces rythmiques, à telles places, et une harmonie sonore plus ferme et plus continue ». Flottantes et molles, manquant d’énergie vibratoire et d’ampleur, demeureront d’ailleurs en Gustave Kahn, la sonorité et la rythmique. Mockel trouvait compensation en une heureuse harmonie des tons lumineux » et surtout, à mon avis, en d’heureuses nuances mélodiques. Fin de cette année 88, Gustave Kahn — devenu rédacteur en chef de la Revue Indépendante encore dirigée par Edouard Dujardin expose de premiers rudiments de sa théorie prosodique dans un article-réponse à Brunetière qui ; dit-il ; dans la « Revue des Deux-Mondes » avait parlé du Symbolisme, « sans clarté mais avec sympathie encore que par haine du Naturalisme et du Parnasse. » Brièvement, Kahn démontrait que le vers classique, de Racine par exemple, peut se partager indépendamment de césures, en mesures ou groupes de mesures sur un arrêt motivé simultanément par le sens et l’oreille. Toute coupe représente ainsi ce qu’il appelle « l’unité vraie » du Vers, qui n’est plus le nombre conventionnel : cette unité peut se dire « Un fragment le plus court possible tombant sur un arrêt de voix et un arrêt de sens ». Pour réunir ces « unités » et leur donner cohésion du vers, il les « apparente par des allitérations, soit : union de Voyelles similaires par des consonnes parentes ». Sans voir nécessaire l’allitération continue qu’il propose, nous comprenons que Gustave Kahn veut simplement scander le plus souple, le plus onduleux possible Il « apparente » ensuite les vers entre eux « par la construction logique de la strophe se constituant d’après les mesures intérieures et extérieures du vers qui, dans cette strophe, contient la pensée principal ou le point essentiel de la pensée » « L’importance de cette technique nouvelle sera de permettre à tout vrai poète, disait-il, de concevoir en lui son vers ou plutôt sa strophe originale, et d’écrire individuellement son rythme. » Gustave Kahn ne devait exposer complètement cette théorie dite ensuite du « Vers libre » qu’en tête de la réédition de ses Premiers Poèmes, en 1897. En 1891, cependant, lors de la notoire Enquête de Jules Huret, il reproduit son principe technique de 88, avec quelques détails nouveaux cependant que l’Enquêteur n’est pas sans remarquer des rapports eu plusieurs points avec « l’instrumentation verbale ». Il est vrai. Le Rythme non conditionné par le « nombre conventionnel » : c’était là l’un et le premier des trois éléments que l’Instrumentation avait vus dans le rythme. « L’évolution de l’idée génératrice de la strophe, disait Kahn, crée le poème particulier ou chapitre en vers d’un poème en vers. Nous avions dit même chose, parlant du leit-motiv, mais, de plus, que l’idée doit parcourir son évolution en tout le livre et, de livre en livre, en toute l’œuvre. Evidemment, L’instrumentation ne lui était pas étrangère, et par la suite il l’exagérait en un sens prosodique en voulant aller impossiblement à des valeurs prévues de demi-tons, de quart de tons et à la gamme ! Mais il en divergeait en supprimant la mesure de l’alexandrin que, tout en créant une évoluante Rythmique, nous l’avons vu, ma théorie gardait en tant que présence continue d’une mesure comme d’accompagnement sonnant les rimes. Telle, et parce qu’elle ne comporte pas les valeurs vibratoires des timbres, et, au principe Rythmique, l’énergie émotive de l’idée, la théorie du Vers-libre si nuancée soit-elle, n’appartient encore qu’à l’ancien domaine métrique où le Rythme dépend essentiellement du nombre de temps accentués. Mais, avec sa science prosodique très avertie, Gustave Kahn poussait à l’extrême, et en poète suavement mélodique, les recherches de Becq de Fouquières53 en ce sens. (Dans le même sens, et partant de Vielé Griffin et de Gustave Kahn, Robert de Souza54 (dans son volume Questions de Métrique, 1892), devait, consacrer au Vers-libre d’explicites, et de durables apports. Et de même, mais en proposant du Symbole, en même temps, une conception personnelle dont nous parlerons, Edouard Dujardin.) … Pendant l’année 88, avec Gustave Kahn en tête de sa Rédaction, l’« Indépendante » devint, réellement la Revue militante et presque unitive du « Symbolisme » et aussi « en tenant compte, écrit Gustave Kahn, ainsi qu’il me paraissait nécessaire, d’efforts intéressants de romanciers comme les Rosny. » Mais, presqu’au temps où les « Ecrits pour l’Art » reparaissaient (Novembre 88), la « Revue Indépendante » passait aux mains de l’Editeur Albert Savine et François de Nion en avait la rédaction en chef. Immédiatement il reprenait à Gustave Kahn l’Etude mensuelle des livres pour en prier à sa place J.-H. Rosny, — qui en ses Torches et Lumignons a conté avec verve l’incident, qui émut grandement le poète des Palais nomades. Ensuite, de Nion entendit que la Revue reprît un haut éclectisme et qu’on la vît représentative de tout le mouvement d’avant-garde, tant de la poésie que du roman. Et il m’écrivait pour me demander d’en être désormais. De l’artiste romancier de qui la pensée philosophique du miracle de la Vie tremble d’émoi à de précieuses psychologies, nous transcrirons cette lettre du 2 Février 1889, indicatrice en sa délicate sincérité des directions nouvelles de la Revue :
« Je vous remercie infiniment des vers que vous nous avez adressés, et de ce que vous me mandez de vos amis. Je serai très heureux de me « mettre en rapport » avec eux. Je suis assez embarrassé pour insérer la petite note que vous mettez au bas de vos vers : la Revue a l’intention de justifier — beaucoup plus que par le passé — son nom « d’indépendante » et se doit d’être ouverte à tous ceux qui, comme vous, ont un nom dans la littérature d’avant-garde, mais elle ne saurait sans abdiquer sa personnalité, se faire le porte-parole de personne. « D’ailleurs, mon cher Confrère, vos opinions, vos principes, sont assez connus du public et des lettrés pour que vous n’ayez vraiment pas besoin de les affirmer et de vous dégager des groupes que vous répudiez. Un nom comme le vôtre est un drapeau et parle de lui-même. Veuillez agréer, etc. (François De Nion.)En cet esprit, la « Revue Indépendante » connut plus de quatre années de multiple et d’expansive vitalité avec tendance accrue à élargir la place de la « Poésie scientifique » : tendance qui deviendra prépondérante à partir de 1891, quand François de Nion55 passera à George Bonnamour, secrétaire de rédaction, la Rédaction en chef, cependant que parallèlement à ma pensée poétique, la Revue saluait en un même sens dans le « roman social et scientifique », l’unique puissance créatrice de J.-H. Rosny.
- — Oui. Mais il est question de politique aussi, là-dedans, de sociologie ? Je note des tendances socialistes, humanitaires, Monsieur Une partie de la pensée philosophique de M. René Ghil va à la sociologie, il est vrai, dit Gaston Dubedat. Certains articles, de M. Eugène Thebault par exemple, marquent de pareilles tendances. Mais tout demeure dans le domaine philosophique : nous ne nous occupons pas de politique Bien. Mais, vous avez plusieurs étrangers parmi vous, si ce sont de vrais noms : Verhaeren, Stuart Merrill, Knopff ? Voulez-vous me renseigner sur eux ? Gaston Dubedal le renseigna amplement, et comprit que, mis en éveil par la presse, inquiet de certain hermétisme verbal et de l’allure qui lui paraissait étrange de quelques noms, le zélé gardien de la tranquillité publique avait été tout près de soupçonner notre Revue de n’être qu’un organe dangereusement internationaliste ! L’anecdote m’en rappelle une autre où intervient aussi la vigilance du pouvoir, quelques années plus tard et à Constantinople ! Une Etude de mes théories et de mon œuvre alors en partie parue avait été présentée au préalable à la Censure, selon l’usage, par son auteur, Mme Zabel Essaïan. (Jeune, mais de nom dès lors notoire en la littérature Arménienne, Mme Zabel Essaïan s’est depuis acquis une grandissante renommée dans le Roman, en même temps qu’elle date particulièrement son action, d’avoir, pour les Lettres Arméniennes, harmonieusement équilibré en unité décisive la vieille langue et ses variations plus ou moins hasardeuses. D’elle désormais, la moderne langue littéraire est le plus sûrement déterminée).
- — Mais, s’il vous plaît, cette Ellipse ?… je crois comprendre que c’est là un signe irréel, un dessin géométrique selon quoi le poète rend saisissable le mouvement du Monde, son développement vers le progrès, avec cependant des arrêts et des régressions de ce progrès ?
- — Votre excellence a merveilleusement compris.
- — Bien. Mais, ce dessin géométrique vaut également pour le développement de chaque être humain ?
- -certainement. Pour M. René Ghil la loi est la même.
- — Et la même pour les peuples, sans doute ?
- — La même, Excellence.
- -vous connaissez peut-être M. René Ghil ?
- -je l’ai connu à Paris, oui, et longtemps…
- — Alors, dites-moi, aime-t-il l’Orient ?
- — Des passages mêmes de mon article répondent à la question. Bien que partant de la Science occidentale, sa pensée philosophique s’apparente aux philosophies orientales, et tel de ses livres prédit même et évoque un lent mais immense réveil des contrées d’Orient.
- — Alors, il nous aime ?
- -certainement, Excellence.
- -vous pourriez donc me dire à quel point de l’Ellipse il place la Turquie ? Demanda-t-il avec presque de l’anxiété.
- — Voici, Excellence, là, presqu’à l’extrémité, assura-t-elle avec aplomb…
L’incident Sarcey-René Ghil et la presse : article d’Arsène Alexandre, Lecon à Sarcey
« La Société du Progrès social continue la série de ses Conférences. Elle a successivement donné à ses auditeurs des causeries sur la « la Femme et l’Enfant dans l’industrie » (Mme Aline Valette), « Interventionnistes et Economistes » (Eugène Fournière) », le véritable Jésus-Christ » (E. Lasigne), « Néo-panthéisme » (Marc Amanieux), et tout récemment deux nouvelles causeries de Robert Bernier sur l’Art social. Prochainement MM. Tabarant, L. Xavier de Ricard prendront la parole. Ces conférences gratuites, publiques et contradictoires, commencent à forcer l’attention, et le nombre des auditeurs va sans cesse en augmentant. Nous avons surtout goûté Robert Bernier qui, devant un nombreux auditoire, a parlé des écrivains et des poètes socialistes de la génération actuelle. Le conférencier a lu des passages des œuvres en prose de Descaves, Fèvre, Rosny, Jean Lombard, Xavier de Ricard, et des vers de Devoluy, l’auteur de Flumen Emmanuel Saïf, Jean Lombard, Jules Jouy, René Ghil, toute notre lyre enfin, si pleine de pitié pour les pauvres ». (5 mars 91)…Journal hebdomadaire, « littéraire indépendant » et lui aussi anarchiste : « l’En dehors », de Zo d’Axa62. Assez littéraire pour avoir produit un ou deux Articles du lointain Henri de Regnier, par exemple, assez anarchiste pour avoir eu, en les personnes de son directeur et de deux rédacteurs attitrés, tout simplement, les Honneurs de la Cour d’assises ! Les Pouvoirs publics prirent-ils vraiment inquiétude de cette orientation de l’Intellectualité à une heure où les masses étaient travaillées politiquement par des idées avancées ? Joua-t-on d’intimidation, ou simplement la comédie de la providence qui sauve la Société occultement menacée ! Mais à un an de là environ, nous avions le « procès des Trente » où pêle-mêle avec des anarchistes plus ou moins avérés, des Intellectuels véritables vinrent répondre d’ignorés agissements qui, paraît-il, nous mettaient en péril ! Je ne retrouve plus les noms, excepté, présent en toutes les mémoires, du critique artiste de l’Impressionnisme, Félix Fénéon. Je crois que tout le monde se retira indemne : ils étaient trop !… Mais le « Gaulois » avec des intentions peut-être moins innocentes que de reportage sensationnel, avait saisi l’occasion d’exposer en sa Salle des Dépêches les portraits de la plupart d’entre nous (de la collection des Hommes du jour) et, ainsi unis en une plaisante et inattendue communion, de les présenter aux sourcilleuses méditations des Bourgeois sous l’épithète collective : Les Intellectuels de l’Anarchie ! Là voisinaient Viélé-Griffin, Henry de Régnier, Gustave Kahn, Verhaeren, Moréas trop occupé à découvrir Ronsard pour politiquer, moi-même et d’autres… Le procès de « l’En Dehors » par contre, emporta de légères condamnations. J’assistai à la représentation… Prévenu libre, Zo d’Axa était en retard et l’on avait donné lecture de l’acte d’accusation qui visait excitation à l’on ne sait plus quoi, quand il arriva. Barbe en pointe et cheveux d’un roux doré, grand, très élégant, d’allure Mousquetaire, il s’excusa en termes exquis tout en retirant ses gants gris perle, et, à son aise ainsi qu’en un salon, pria que l’on continuât. Il ne discuta d’ailleurs pas, avec l’air de dire qu’il était trop poli et respectueux de la Magistrature, pour contredire le Président, qui monologuait. Son avocat plaida puis le Ministère public tonna, dénonçant cet homme cultivé et Bourgeois, oui, Messieurs ! Comme particulièrement dangereux… « Et savez-vous, Messieurs les Jurés, comment on vous appelle couramment dans cet « En dehors », s’écria tout à coupl’éloquent Avocat général ? On vous appelle les douze potirons ! ». Zo d’Axa se leva alors avec un sourire, et malgré le Président, interrompit :
- -je goûte autant que vous-mêmes, Messieurs les Jurés, la généreuse éloquence de M. l’Avocat général : cependant il sied de rendre à César ce qui est à César… Vous pourriez parcourir toute la collection de « l’En Dehors » sans trouver l’expression que l’on dit être tirée de nos pages : elle ne nous appartient pas et c’est donc M. l’Avocat général lui-même qui vient à l’instant de l’inventer. Spirituelle saillie, dont nous sommes certainement incapables ! Et il se rassit, tranquille parmi l’émoi. Une heure après il prenait le train pour Bruxelles.
« Vous reconnaissez-vous au milieu des cent écoles littéraires qui, depuis quelques années, se disputent la bonne place au soleil ? Victor Hugo mort, les Parnassiens à l’Académie, les petits se sont mis à danser la ronde de la délivrance. Moréas, en pèlerin passionné, rénove les verbes anciens, extirpés de Montaigne ou d’Agrippa d’Aubigné. Pour le comprendre, il faut une clef : quelques méchantes langues prétendent que le poète prête la sienne, qui est une clef de Garangeot. Verlaine déambule de l’hôpital au café François Ier : dans le trajet, il fait des helminthes dont quelques-uns sont, à la vérité, très beaux. Moréas se dit « SYMBOLISTE ». Verlaine accepte le titre de « DÉCADENT ». René Ghil, lui, cumule : il est « Evolutif instrumentiste ». Ne croyez pas qu’il joue du trombone dans les bals du dimanche, non, son instrument est le dictionnaire, avec ses marges. Il complète Larousse et tripatouille Littré. — Charles Morice affirme que son ami Moréas est un excellent écrivain, auquel il ne manque que des idées. Péladan a fait le tour de toutes celles qui existent : il a pénétré le sens abscons des Pentacubes de Salomon et du livre de Jamblic. A ceux qui s’étonnent de cette puissance cérébrale, il répond, avec une désinvolture adorable, qu’il est mage, et que pour être mage, il faut, au minimum, du génie, du caractère, de l’indépendance. P. Adam a écrit Chair molle, où il s’agit d’un couvent spécial, aux contrevents verts le rêve de Jean-Jacques. Puis il a brisé la courge naturaliste sur laquelle il tapait et a pris un luth aux cordes tressées avec des fils de la Vierge. Encore, Maurice Barrès qui cultive son Moi avant de le toucher Mallarmé et Baju, Arthur Rimbaux, Mostrailles, (?) Lafforgue, Stuart Mérill… J’en passe et des moindres ! Tout ce monde grouille, en secouant des castagnettes et des banderoles, le coup d’œil est pittoresque. C’est la foire des mots et des pseudo grands hommes »…Nous eûmes propagé par les multiples Gazettes de France un plus grand émoi : la grande colère de Sarcey ! « Hier soir, commence Victor de Cottens65, « Voltaire » 16 Février 1891), dans les tavernes où s’échafaudent les gloires modernes et les piles de soucoupes, dans les fumées de l’encens et la fumée des pipes, la grande colère de M. Sarcey motivait des conversations animées et suggestives. C’est l’événement du jour, un événement bien parisien. ». De quoi s’agit-il ? Fernand Xau66 va nous l’apprendre qui, dès, la prime rumeur, est allé interwiever le grave critique :
« Or, hier matin, passant vers onze heures devant le n° D9 de la rue de pouai, je m’avisai de sonner. — M. Sarcey est là? — Oui, monsieur… Pendant que mon nom lancé du vestibule, dans un acoustiqu, va frapper au deuxième étage l’attentif tympan du maître, je monte les escaliers. Preste comme un rat, un petit bonhomme, de cinq ans peut-être, passe en flèche entre mes jambes et, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ouf ! il est là-haut, dans la bibliothèque. Je l’entends crier mon nom avec une très amusante netteté. Au moment où j’entre, M. Sarcey, de la bonhomie plein les traits, enfle sa voix en tonnerre et profère comiquement, le bras étendu : — Comment ! petit malheureux ! c’est dans pareille tenue que tu entres ici ! Mais tu es le déshonneur de tes parents ! Le petit malheureux » est, en effet, assez sommairement vêtu d’un pantalon dont les bretelles se croisent sur une chemise de flanelle. Mais l’objurgation ne l’a pas ému, et c’est en souriant qu’il tourne vers moi une large face embuée d’un sang visiblement riche et dans laquelle le front, les yeux, le nez et tous les traits crient puissamment : « Je suis de la famille, vous savez, vous ! » — Veux-tu bien te sauver !… Asseyez-vous donc, monsieur, et veuillez me dire ce qui vous amène. — Voici, cher maître. Vous ignorez probablement — si bien informé que vous soyez à l’habitude que quelques jeunes gens, pour faire la pige à Antoine, ont monté une entreprise dramatique et officient bien loin, bien loin, dans les champs, au-delà la rive gauche — Ah ! oui. Je sais. Continuez, je vous prie — Peut-être ignorez-vous que ces jeunes seïdes de l’art dramatique out nourri et nourrissent encore le projet de vous… hum — De me… ? — De vous embêter Je vous passe le mot. — Grand merci. — En quoi faisant ? — En montant une pièce qui est de vous. Ils espèrent, en la jouant, vous jouer en même temps un mauvais tour. -je vous avouerai que je ne comprends pas très bien. Et d’abord, je n’ai jamais fait de théâtre. Pardon, cher maître, et Risette, s’il vous plaît ? — Risette ? Quelle Risette ? Mais l’unique Risette ! Risette, ou Les Millions de la mansarde Mais cette pièce est d’About -elle est d’About, d’accord ; mais n’est-elle pas aussi de vous un peu ? L’on aurait découvert une édition sur laquelle votre nom s’étale Ces jeunes gens mentent, et voilà tout. Pourquoi eussé-je signé ? About était connu. Je ne l’étais aucunement. Je venais d’arriver à Paris. J’avais, il est vrai, tout comme un autre, en cartons, des projets dramatiques. J’avais même des projets de romans, toutes sortes de projets. J’en ai des monceaux : chez moi. Et je n’en fis jamais rien, parce que je trouvai,. sans guère tarder, mon chemin de Damas, qui était de faire de la chronique et de la critique de théâtre. — C’est fort bien, mais on se fait une véritable fête de mettre votre nom sur le programme. Cependant, on craint que vous ne vous y opposiez. — Et pourquoi donc ! Si cela les amuse, je n’y vois, pour ma part, aucun obstacle, et tout cela m’est bien égal ! Oui, mais, le projet s’aggraverait de cette circonstance : Risette serait donnée avec un prologue ÉCRIT PAR M. RENÉ GRIL !!! — Encore un coup, qu’est-ce que ça pourrait bien me faire ? Ces jeunes fumistes espèrent-ils que je sortirai de mon calme pour si peu de chose ? » Puisque j’avais ramené l’attention de M. Sarcey sur l’attitude des « Jeunes » à son encontre, je me plus à en causer un peu avec lui, et, en quatre paroles, aussi dépourvues d’amertume que pleines de jovialité, il me résuma son sentiment sur la question : Mais en quoi voulez-vous donc qu’ils me touchent, ces jeunes-là ? Dites-leur bien, à tous ces morveux de l’écritoire, qu’ils sont vraiment par trop outrecuidants, s’ils pensent que j’ai l’oreille à leurs sifflements de vipère. Pour parler carrément de tout ce qu’ils peuvent imaginer contre moi, vous entendez bien, je m’en fous — oui, je m’en fous ! (« Echo de Paris », 15 Février 91.)Jovialité, soit ! « Vivacité et rigueur de langage surprenantes », appréciait un autre. Et de vrai, « notre Oncle » ainsi qu’on l’appelait en certaines Revues et qu’on l’interpellait pendant les entractes du Théâtre d’Art de Paul Fort, notre Oncle sans le vouloir paraître était exaspéré. La preuve en est, que le lendemain il se donnait la peine de revenir sur l’interview de Xau, et de préciser ses paroles :
« — Mon interviewer me demanda si je ne m’opposerais point à ce que mon nom parût sur l’affiche, si je ne répondrais point au prologue qui devait, me disait-il, être écrit par M. RENÉ GHIL : -moi, m’écriai-je, répondre à René Ghil allons donc ! ce serait grêler sur le persil. Je veux bien croiser la, plume avec Emile Zola, avec Daudet, avec Henri Becque ! Mais là, vraiment, perdre mon encre à des polémiques avec d’illustres inconnus, pas si sot. Et puis je ne leur en veux pas, du tout. Je vous avouerai même que c’est toujours un plaisir nouveau pour moi, quand j’ouvre une de leurs revues, de m’y voir traité de vieux crétin ou de triple idiot. C’est une politesse à laquelle ils ne manquent guère. Quand je les vois si enragés, je me dis avec une joie intime : Allons ! petit bonhomme n’est pas mort ! Le jour où ils cesseraient de m’injurier, le jour où je passerais Bouddha, ce jour-là, ce me serait un avertissement de faire mes paquets. Je ferai tout mon possible pour les enterrer, ce sera bien plus drôle. Je lui dis tout cela et beaucoup d’autres choses encore, mais toujours riant, blaguant, avec cette robustesse de bonne humeur dont m’a gratifié l’indulgente nature. Le lendemain, on m’apporte l’interview qui avait paru dans le journal où écrit M. Fernand Xau. Que voulez-vous ? C’était cela, et ce n’était pas cela. J’avais dit, ou à peu près, tout ce que M. Xau me mettait dans la bouche : mais l’accent n’y était plus. J’avais l’air, dans ce compte rendu, d’un auteur piqué et furieux, qui piétinait rageusement ses ennemis. Exact, si vous y tenez, mais vrai, non pas. Je ne retrouvais dans cette conversation ni mon tour d’esprit, ni mes formes de phrases, ni ma gaieté, ni surtout mon indifférence » (« xixe siècle » 17 février).Bien entendu, Chroniques et Echos recueillirent avec allégresse l’expressive exclamation, d’ailleurs très pittoresque : Répondre à M. René Ghil ! ce serait grêler sur le persil ! Absent de Paris en ce moment, c’est par la presse, des lettres ensuite, que m’arriva la nouvelle. Je ne goûtai pas mieux la plaisanterie saugrenue : car, et on l’avait également escompté, rien ne pouvait m’être plus désagréable que paraître user d’impolitesse et agir indirectement contre un adversaire. Et vraiment, l’irritation de Sarcey, loin de m’irriter moi-même, me peinait. Je télégraphiai à Victor de Cottens qui reproduisit immédiatement : « Prière démentir prologue entre Sarcey. Invention sans doute de tristes Décadents symbolistes de polissons sûrement. Merci. » « Mais que vont dire les Symbolistes ainsi malmenés par M. René Ghil ? » se demandait de Cottens. Je ne crois pas que quelqu’un protesta. Mais, somme toute, l’on ne sut exactement d’où provenait l’histoire. Il est inutile de dire qu’en mon esprit, n’était en cause aucun des grands « Symbolistes ». J’avais écrit en même temps à Sarcey. Je l’assurai de mon innocence et de mes regrets. Je saisissais l’occasion de le prier de comprendre ce que moi et mes amis représentions : « Les poètes des « Ecrits pour l’Art », parce qu’ils travaillent, eux, sont incapables d’écrire un prologue tendant à ridiculiser un homme qui ne pense pas comme eux, c’est vrai, mais qu’ils n’insulteront jamais, et personne. Insultes et sarcasmes sont raisons de vaincus. « Bref, je suis au regret, monsieur, et indigné contre les ratés, quels qu’ils soient, qui ont lancé cette nouvelle. Je ne les connais pas car je ne vois pas cette prétendue Jeunesse, qu’on rencontre au quartier ou à Montmartre. Je travaille avec patience et conscience, et crois en notre avenir de poésie rationnelle. » Désinvolte et certainement content, il me répondit par retour de courrier : « Je n’ai pas cru un mot de cette histoire. (Et la grêle sur le persil, alors ?) Votre lettre est charmante. Je la publierai comme réponse aux imbéciles. A vous. ». Il la publia, — mais par habitude m’éreinta largement, tout en en retenant ceci : « Quand je comprends par-ci, par-là, quelques phrases, je me dis : c’est un Décadent. Quand je ne comprends presque rien : il faut, me dis-je, que ce soit un Symboliste. Mais quand je ne comprends rien du tout, comme en les « Ecrits pour l’Art » dont me parle M. René Ghil, je saurai maintenant que c’est un Evolutionniste-instrumentiste. » (xixe siècle, 20 Février). Mais si Risette ne comporta pas de « prologue », l’histoire eut un épilogue, certes inattendu de Sarcey d’un Article d’Arsène Alexandre67. J’en reproduirai les principaux passages, qui répondent, en la personne de Sarcey, à la plupart des critiques d’alors :
Interrogé par Fernand Xau, M. Sarcey prit la mouche, répondit avec la bonne humeur dont il est si fier, qu’il valait mieux avoir fait des pièces comme Risette et s’être arrêté, que de faire des vers comme les Symbolistes, et continuer. Il disait encore toutes sortes de choses très spirituelles qu’il n’est pas indispensable de rappeler. En passant pourtant, M. Sarcey se comparait à l’éminent critique musical Scudo, qui connut des scies analogues pour la seule romance qu’il eût écrite de sa vie : le Fil de la vierge. » M. René Ghil a répondu simplement que cette prétendue exhumation de Risette n’était qu’une mystification. La lettre était en somme fort convenable. M. Ghil parlait un peu en détail du but poétique qu’il vise, mais quel artiste ne succombe pas à la tentation de revenir sans cesse à l’objet de ses travaux ? M. Sarcey là-dessus traite M. Ghil et ses adeptes de fumistes. Nous savons que c’est un mot que le critique applique volontiers : il a déjà servi pour M. Renan, le docteur Koch, d’autres encore. De même que certains ont la monomanie de la persécution, M. Sarcey à celle de la fumisterie. Ce qu’il ne comprend qu’avec peine lui semble une sorte de poisson d’avril perpétuel, une farce à froid. Un artiste très sincère, qui tente de se frayer un chemin nouveau, qui recherche des effets inédits, est, du moment que le public ne l’a pas compris du coup, un mauvais plaisant qui a voulu mystifier son monde. L’incident de Risette n’a en lui-même qu’une mince importance, et il y aurait peu d’intérêt à le commenter si M. Sarcey lui-même ne nous fournissait pas une excellente occasion de dire deux mots de la critique en général, et de la sienne en particulier. C’est « l’éminent critique musical Scudo », que nous n’avons pas pu digérer. Cet éminent est un des hommes qui avec Fétis et Félix Clément aient écrit le plus d’âneries sur l’art des sons, il y a une quarantaine d’années. Encore Fétis se sauvait-il par une érudition incontestable. Mais Scudo fut bien le bavard le plus prétentieux, le plus tranchant pédant, le pion le plus injuste qui ait été appelé à juger les plus grands artistes de ce siècle. M. Sarcey le représente, comme n’ayant jamais composé qu’une seule romance. Or, Scudo en composa des masses toutes plus, insipides les unes que les autres. Ce n’est de la part de M. Sarcey qu’une légère inexactitude ; mais le détail a quelque importance, car c’est ce bagage qui donna à Scudo assez de confiance en lui-même pour, rendre quelques arrêts qui valent la peine d’être conservés. De Wagner, « l’éminent critique musical » a écrit : « Si toute sa musique ressemble à l’ouverture du Tannhauser, nous comprenons le besoin qu’il a eu d’abriter sa pauvreté d’invention sous ses fausses théories. Cette ouverture d’une incommensurable longueur, mal dessinée et qui forme une succession infinie de combinaisons sonores, dont il est bien difficile d’expliquer le sens… » De Berlioz, « l’éminent critique musical écrivit ceci : « L’auteur de la Symphonie fantastiqueest la dupe de son procédé : il se pipe lui-même ; il s’enivre de bruit ; il croit avoir fait merveille parce qu’il fait attaquer par vingt trombones un dessin de basses des plus médiocres, mais il n’a qu’à faire jouer, par deux cents instruments l’air « J’ai du bon tabac », ou entonner par deux cents choristes le plus indigne Pont-Neuf, il obtiendra des effets analogues… « M. Berlioz est peut-être le compositeur le plus dépourvu d’idées mélodiques qui ait jamais existé mais encore quand une idée lui arrive, il ne sait pas la traiter parce qu’il ne sait pas écrire. De Schumann, enfin, un des plus grands artistes de ce siècle, « l’éminent critique » a encore écrit ces lignes : « L’instrumentation de M. Schuman, touffue comme celle de Mendelssohn, se rapproche par les défauts des mauvaises tendances de la troisième manière de Beethoven. On voit que M. Schumann se donne une peine infinie pour paraître original et profond. Après beaucoup d’efforts, il n’arrive qu’à la confusion et à la bizarrerie. » Voilà. Il faut remercier M. Sarcey de nous avoir donné cette occasion de montrer ce que l’on doit penser des éminents critiques. Mais une chose ne nous frappe-t-elle pas ? L’analogie entre les procédés de Scudo et les siens propres, la tendance à condamner d’un gros mot ce qu’on ne comprend pas. M. Sarcey a aussi vite fait de dire de tels ou tels poètes, chercheurs d’harmonies subtiles, de pensées non défraîchies : « Ce sont des fumistes, ce sont des farceurs », que Scudo, naguère, de traiter Berlioz de fou, Wagner d’impuissant, et Schuman de baroque. Pour nous, nous n’admettrons jamais qu’un critique puisse ainsi juger sans appel une tentative neuve. Nous n’admettrons point davantage qu’on puisse considérer comme un mystificateur un artiste, de quelque âge qu’il soit et de quelque talent, qui vient d’accomplir cette dure besogne de passer plusieurs mois à mettre tout son effort dans un livre, puis de lui trouver un éditeur et de l’accompagner jusque devant le public. De pareilles farces coûteraient bien cher au farceur, et l’amusement, ce semble, ne vaudrait pas la peine. « Il faut avoir le courage de leur dire très nettement leur fait » dit M. Sarcey, en parlant des poètes de la Jeune-Ecole. Il ne nous paraît pas qu’il y ait aucun courage à accabler des chercheurs (nous ne discutons pas s’ils ont ou non trouvé) dont le public n’est déjà que trop disposé à rire, sans faire un effort pour comprendre. « Insultes et sarcasmes sont raisons de vaincus », dit de son côté M. Ghil dans sa lettre à M. Sarcey. Ceci nous paraît plus noble et mieux pensé. Et il se trouvera que ce piètre incident a une moralité assez haute. » (« Paris », 2l Février 91, et « le Clairon », 22 Février, 91).Moralité assez haute, vraiment tirée par un critique de haute probité : et c’est pourquoi nous avons retenu cet incident Sarcey-Risette.
La lutte entre les deux mouvements poétiques — La « Revue indépendante » : ses études sur la « Poésie-scientifique ».
comme tout Paris, autrefois, avait pour Rodrigue les yeux de Chimène. » (xixe siècle, 20 Février). Boutade, en allusion tout simplement à une heure solennelle — et diversement interprétable du « Symbolisme ». Après les deux plaquettes de vers (Syrtes, et les Cantilènes 84 et 86), et deux Romans avec Paul Adam en Janvier 91 Moréas publiait son nouveau recueil : Le Pèlerin passionné, et sa Préface… Vers et préface dénoncent que Moréas qui, avons-nous dit, semble successivement apprendre avec émerveillement notre Littérature plutôt que la connaître, est désormais en pleine possession de la Pléiade. Désormais ce sera : « Ronsard et moi ! » Et de moi il a même appris à ne pas dédaigner Du Bartas que, malgré la louange de Goethe, avait décisivement couvert de son incompréhension Sainte-Beuve. Moréas aggravait simplement l’incohérence de son Manifeste du « Figaro » « Je poursuis, dans les idées et les sentiments, comme dans la prosodie et le style, la communion du Moyen-Age Français et de la Renaissance Française, fondus et transfigurés en le principe de l’Ame moderne » ! Et encore, prétend-il qu’il va enrichir la langue, lui rendre verdeur et originalité, la délivrer d’imitations étrangères ! Et il la retrempera aux sources « romanes », reprendra les archaïsmes, les vieux tours de langue, usera de mots composés ainsi que Ronsard et Du Bartas : c’est tout ce qu’il a vu en le poète de la Création en effet… Je n’aurai point la sévérité d’Edouard Dujardin disant « qu’il suffisait d’ouïr à la Brasserie comment Moréas prononçait notre langue, pour comprendre à quel point cet imitateur de tous nos styles est resté parmi nous, avec son indéniable talent, un étranger. » Je retiendrai un « indéniable talent », un tempérament poétique requis par l’extériorité de prétextes divers à user de ses dons de sonorités verbales et de Jeux de syntaxe et nierai, avec le poète d’Antonia et de Mari magno, que Moréas ait été Symboliste… Or, c’est pourtant à l’occasion de la parution du Pèlerin passionné qui, dès lors, annonçait le nouvel avatar « roman », que le 3 février se réunissaient en un Banquet d’allégresse et de triomphe autour de son auteur, les grands noms du « Symbolisme » mais aussi d’autres qu’on ne s’attendrait point à voir là ! Stéphane Mallarmé présidait — avec, à ses côtés, Catulle Mendès, Anatole France, Mirbeau, Clovis Hugues, Barrès, Henri de Régnier, Viélé-Griffin, Chabrier, Vallette et Raynaud, du Plessys, de la Tailhède, de l’« Ecole romane » de demain C’était le « Symbolisme » qu’on acclamait en Moréas, et c’en était comme l’apothéose, a dit Ernest Raynaud : avec cette restriction· maligne que la roche Tarpéienne est près du Capitole, et que sonna comme un défi roman le toast de Maurice du Plessys — averti que Moréas était sur le point de rompre avec « l’Ecole Symboliste » ! Peu de temps après le Banquet, il est vrai, Moréas instaurait l’« Ecole Romane », avec une superbe inconscience égale à son manque de sens critique, Moréas délaissait « le Symbolisme — que j’ai « quelque peu inventé » déclarait-il ! Et Mallarmé, président du Banquet d’hier, ne pouvait vraiment s’en plaindre. Non point, comme le veut dire Ernest Raynaud, que le désaveu de Moréas ait porté un coup au « Symbolisme » : Moréas n’en était pas, et il avait imité de là comme d’ailleurs. Son départ ne mettait qu’en plus vraie lumière les Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Gustave Kahn, Stuart Merrill, Edouard Dujardin, etc. Mais ce qui me paraît le plus symbolique — en ces agapes de triomphe Symboliste c’est la présence autour de Mallarmé, de Mendès et d’Anatole France, hier encore irréductibles en leur passé Parnassien. (Notons que les Banquets allaient se suivre en l’honneur de Mallarmé, digne hommage et qui eût dû être le premier, de Verlaine par les soins de la « Plume ». En Février 95, Banquet Gustave Kahn, impliquant la reconnaissance de la technique du Vers-libre. Partout, les Parnassiens s’assoient auprès des Symbolistes. Mais en Avril 97, nous avons une dernière tablée plus et trop significative qui autour de Catulle Mendès demeuré comme l’incarnation du Parnasse et sous le patronage de Mallarmé, Coppée, Hérédia et Sully-Prudhomme, réunit toutes les têtes marquantes et toute la suite du Symbole ! Ainsi, alors que la plupart recueillaient leurs Recueils pour l’édition « ne varietur », ce que d’aucuns publièrent ensuite n’étant guère que mouture nouvelle des premières œuvres caractérisées, quand ce n’est point pas en arrière (Je mets à part naturellement, Vielé-Griffin et Emile Verhaeren et aussi Edouard Dujardin qui demeureront en action, et en progression), alors que plusieurs parmi eux s’en allaient vers le Roman, et qu’en somme la sensation était donnée que le « Symbolisme » avait développé toute sa vitalité : n’était-il point étrange de retrouver groupés en solennité autour du Parnasse, voire du Romantisme, les poètes qui avaient voulu en être la négation et qui, entre eux, hier encore luttaient et se niaient ? Ici, se représente la parole de Gustave Kahn qui, s’il revendique avec raison pour grand apport du Symbolisme, le Vers-libre, avouera que ce mouvement a été moins une innovation qu’un achèvement, un épanouissement du Romantisme et du Parnasse. Et, de Mauclair, le dire que ce même mouvement « est un mouvement de forme, plutôt que d’idées ». Rappelons encore, après Ernest Raynaud, que « Jules Laforgue estime que Mallarmé ne relève que de la conscience Parnassien ne dont il est l’apothéose », et qu’André Gide exprime le même avis, « entendant par là qu’il ne le considère pas comme un initiateur, mais le sommet et la consommation du mouvement Parnassien. » Or, voici ce que d’autre part disait en 1892, l’un de la première heure Parnassienne, Xavier de Ricard68 : « Les Parnassiens furent surtout des Fantaisistes cosmopolites allant d’un siècle à l’autre, d’une nation à une autre, sans conviction et sans nécessité, non pas même au gré de leurs· impressions, mais au hasard de leurs caprices caprices nullement spontanés d’ailleurs. Ni une esthétique, ni une poétique, ni une doctrine. ». (« Revue indépendante », Juin 1892.) De Forme plutôt que d’Idées, sans doctrine précise, inspiration allant aussi d’un siècle à l’autre en le domaine de rêverie légendaire du Passé, sans autre nécessité que le dédain ou la peur, l’incompréhension des temps modernes et de leurs aspirations : points de rapprochement évidents, cependant que se hâter de proclamer, du Symbolisme, une ardente conviction, une recherche Unanime de Beauté — si elle demeure généralement dans le sens égotiste et spiritualiste d’hier et l’amour d’une langue poétique nouvelle retravaillée dans la préoccupation musicale, de plus en plus mélodique. Sans parvenir aux constructions harmoniques, au développement symphonique. (Exception encore pour d’aucuns des grands poèmes dramatiques de Francis Vielé-Griffin.) Rapprochements, opinions d’intéressés eux-mêmes, qui expliquent comment le « Symbolisme », presque au terme de son œuvre principale, put en enfant à peine révolté, en enfant à peine prodigue, être reçu aux étreintes presque sincères de plus d’un glorieux survivant du Parnasse. Et c’est que, préoccupé presque exclusivement d’une esthétique d’expression, de « Forme », de métrique, de rythme pour le rythme, il lui manqua, comme au Parnasse, la valeur rénovatrice d’une « Idée » instaurant une Poésie vraiment nouvelle, c’est-à-dire adéquate aux connaissances, aux aspirations, aux émois, des modernes Humanités : pour, de sens universel, les synthétiser — en même temps que re-placer par l’Hypothèse destructrice et créatrice ; la Rêverie ancienne qui a livré tout son Sublime égocentriste… Embrassement « presque sincère » en ce Banquet à Mendès, venons-nous de supposer ? C’est que me revient en mémoire un passage du livre d’Ernest Raynaud, d’où ressort que vers 1892, Mendès ne montrait guère de propension à l’attendrissement général ! C’était au « Napolitain », et, après avoir vanté le seul Parnasse et protesté que de tous les poètes vivants le plus digue d’admiration était Armand Silvestre Mendès disait : « Les Symbolistes nous font rire. Ils n’ont rien inventé. Le Symbole est vieux comme le monde, et de qui se réclament-ils ? De Baudelaire, un Satan élégiaque. Les maîtres qu’ils revendiquent sont des Parnassiens qui ont mal tourné ». Passant en revue les Jeunes, il leur dénia toute originalité : « Selon lui, Henri de Régnier était contenu dans Banville et dans Hugo, le Hugo du groupe des « Idylles ». Pour Francis Viélé-Griffin, il se déclara incompétent : « J’aime mieux croire qu’il m’échappe ; car s’il n’est chez lui que ce que j’ai compris, il n’est pas grand chose »… Il avait dit de Verlaine : « un Desbordes-Valmore en pantalon », et de Mallarmé : « C’est, comme disait Cros, un Baudelaire cassé dont les morceaux n’ont pas pu se recoller !… » Soucieux d’avérer les propos qu’il rapporte, Ernest Raynaud prend soin d’avertir qu’on les retrouve en le Rapport qu’avait demandé à Mendès le Ministre de l’Instruction publique, en 1900 : Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900 (Edition Fasquelle, 1903) Il est vrai, tout est pareil ou presque pareil mais les restrictions sont devenues souples et subtiles, presque restrictions mentales. Mais pourtant ! Passant l’éloge des Parnassiens parmi lesquels, pour Mendès, le plus grand est encore Armand Silvestre ! Voici qu’en Mallarmé il goûte « les images vives et fines, la justesse d’expression, le si personnel, le si perspicace sentiment du lointain et de l’inconnu » en Verlaine « cette fraîcheur d’innocence, cette ingénuité infantile, charme frêle et impérissable de son œuvre, bouquet du mois de Marie, qui ne se fanera. ». Mais s’il garde la même et mauvaise rigueur envers Vielé-Griffin, et en mêmes termes, Henri de Régnier trouve maintenant grâce : « Ce très haut artiste ne laissa pas tout d’abord d’être visiblement imbu de plusieurs grands poètes qui le précédaient à peine. » Mais « le titre de son dernier livre (Les médailles d’argile) calomnie cet heureux et durable artiste » Moréas : « il remonte en deçà de la Renaissance Française, on dirait qu’il la précède. Dans lesStances il exprime selon son seul instinct et selon sa destinée, sa propre âme, et il nous enchante en l’exprimant. » — Mikhaël : « Il est probable qu’il eût continué le Parnasse, s’il n’était mort si jeune » Paul Fort n’est plus « un faux simpliste » : « A défaut de la simplicité réelle que personne ne saurait avoir, il affirme sincérité, et j’ai talent. » — Rodenbach : « Ame ouverte à toutes les impressions de lointain, artiste à l’art volontaire et sûr ». Il trouvera qu’en Adolphe Retté, « certains nouveaux poèmes réalisent un très fort et très vaste talent » Saint-Paul Roux, précipite à travers les brumes du Symbole une rutilante orgie romantique Bien qu’il eût ironisé sur « l’esthétique Belge », nous dit encore Ernest Rayuaud il ne peut pas n’être sensible à ce qu’il est de Hugo sous l’évolution d’Emile Verhaeren : « La force qui demeurera le caractère distinctif de son inspiration et de son art, se rue à travers tout, par-dessus tout, en un débordement irrésistible d’intensité. » — Gustave Kahn : « Un inventeur très divers, très puissant et très délicat ». Mais, parlant du « Vers-libre », il sied, dit-il, de prendre en considération le Livre de Jade de Judith Gautier, et en chercher la théorie et la première pratique précises en l’œuvre de Jules Laforgue et de Gustave Kahn. Le Banquet de 1897, et les autres comme préparatoires, antérieurement, avaient opéré. Mais, s’il est devenu si amène, ne serait-ce point que quelque chose s’est assagi en son sens ? Moréas le protéique n’est plus même « roman » : il a rencontré Malherbe, et Racine « en qui nous devons chercher les règles du vers et le reste ». Et le sourire de Mendès salue les Stances Henri de Régnier, avec les Jeux rustiques et divins et Médailles d’argile commence un retour à mi-route du Parnasse. Et Rodenbach en est si peu sorti. Mendès loue d’autant plus qu’il discerne moins d’évasion et que la rupture n’est point décisive. Quand on regarde de près, c’est là son critérium. Et, ne devait-il point, oui, précisant ses intimes espoirs et ce qu’il apercevait, ne devait-il d’une, allégresse presque imprudente, noter lui-même l’assagissement du Symbolisme, s’écriant : « D’ailleurs, tous, tous ! les de Régnier, les Moréas, sont rentrés dans le giron de la poésie orthodoxe ! tous, assagis ! « (Interview, 1904). Jugements qui pèchent donc d’être intéressés. Mais d’autres dont la malice n’est point sans trouvaille et sans vérité. Francis Jammes : « charme d’étroitesse douce qui presse et n’opprime pas, et de langueur d’enfant pâli de fièvres intermittentes » Albert Samain : « C’est dans les « sujets » pas énormes, sans orgueil, ressemblances de son âme, qu’il est entièrement admirable » « Dans les Poèmes d’André Walter, André Gide, il a pas mis le meilleur de lui-même » J’avais écrit dès 1895 : « Des maîtres du Parnasse et leurs amis de la critique protègent, disons à son apogée, ce qu’on nomme le Symbolisme. Il s’agit de savoir où en quel point excentrique hors du passé, se trouve suprêmement tendu son effort. Or, la pierre qui a été lancée du Parnasse est retombée dans le Parnasse à peine déviée de la verticale. » Outrancière image, évidemment, parce qu’elle généralise, couvre, en même temps que de hasardeuses imitations, de hautes exceptions créatrices pour lesquelles on a saisi mon admiration que nous aurons à préciser… Fléchissement de la courbe ; oui, et continu pour d’aucuns. Quant à Mendès, il est vrai qu’en ces années, de 1895 à 1900 et ensuite, il attirait à lui et des anciens et des nouveaux-venus du Symbole, en même temps que les poètes qui s’essaient à des réactions néo-quelque chose. Il me souvient, d’ailleurs, d’une conversation avec lui, pendant un entr’acte de la pièce de Paul Adam et d’André Picard, Le Cuivre, où tout en rédigeant son compte rendu il me parlait de son dévouement aux jeunes : « Ils ne le savent pas assez, les Jeunes, dites-leur cela. Je les aime, qu’ils viennent me dire leurs pensées, leurs desseins. Je ne demande pas mieux que de les aider, moi. Dites-leur cela. » Mendès était alors au « Journal » grand dispensateur de la louange ; il me semble qu’il continuait pourtant à incliner vers les Assagis et les Orthodoxes tout en s’écriant : « Quelle admirable France qui ne cesse de produire des poètes, encore des poètes !… » (Bien qu’il me sut irréductible, il devait pour moi, en son Rapport de 1900, rappelons-le en passant, comme demeurer en expectative, et avec une latente sympathie : « Les théories de M. René Ghil ne manquent ni d’énormité, ni de mystère. Son œuvre poétique choque d’abord ; par l’obscurité qui semble faite exprès, de l’idée, et par les rudes heurts des mots rares. »). Mais, remontons à 1891. Au lendemain du Banquet Moréas où, avons-nous dit, Mallarmé avait à sa droite et à sa gauche Mendès et Anatole France, ce dernier eut la digestion heureuse. Au « Temps » qui l’avait pour critique littéraire, il consacra immédiatement aux « poètes nouveaux », une série de Médaillons qui s’évertuaient à l’aménité. Il dut lui en coûter, certes. Anatole France que certaine presse conservatrice traite maintenant de « Bolchevik » (chacun son tour), alors ne pratiquait point les idées avancées : il conservait le passé Parnassien et le dogme universitaire et s’insurgeait contre les « novateurs » avec peut-être moins d’irritation que Sully-Prudhomme mais une ironie non encore parvenue au scepticisme !… Il pouvait se sentir quelque peu gêné, car pas plus tard qu’en Novembre (Univers illustré, 29 Nov, 90), après une Réponse de moi à un autre article, il s’excusait de m’avoir compris parmi les Symbolistes, en disant : « Mon erreur vient de ce que, ne comprenant rien, à ce qu’écrivent les décadents et les Symbolistes, et n’entendant pas davantage à ce que M. Ghil compose, j’ai cru qu’ils parlaient la même langue. » Il ironisait ensuite en plusieurs colonnes, sur mon livre récent, La Preuve égoïste, sur l’Instrumentation, « théorie qui a fait quelque bruit », rapportait sans trop de respect l’opinion de Verlaine, etc. et terminait longuement en apercevant d’allure prophétique une humanité lointaine où l’on me commenterait en Sorbonne ! (Et dire que c’est dès maintenant un peu arrivé, comme nous aurons à le voir à propos des Thèses de doctorat de M. C. Fusil, La Poésie scientifique, et de Mlle A. Chaix, La Correspondance des Arts dans la poésie contemporaine. Il est vrai que si, pour les uns, Anatole France est un Bolchevik, pour d’autres il n’est pas loin d’être un apôtre, un saint — et le don prophétique est inclus). Entre les extrêmes, disons-le avec admiration un merveilleux discoureur des choses du temps. Il était à remarquer en les Médaillons que la louange était dosée selon le même critérium que de Mendès plus tard. Quant au mien, il n’était pas modelé avec amour, s’il m’en souvient. Il disait de Moréas : « Il est nourri de nos vieux romans de chevalerie, et il semble ne vouloir connaître les dieux de la Grèce antique que sous les formes affinées qu’ils prirent sur les rives de la Seine et de la Loire, au temps où brillait la Pléiade. M. Jean Moréas est une des sept étoiles de la nouvelle pléiade. Je le tiens pour le Ronsard du Symbolisme. » « Ronsard du Symbolisme », ce n’avait aucun sens, d’ailleurs, mais si peut-être : ce diminuait d’autant la valeur de nouveauté de ce mouvement !… La lutte cependant, continuait avec une âpreté accrue entre « la Poésie Scientifique » et « l’Ecole Symboliste ». En même temps que pour rendre son dû au vrai maître du Symbole, elle publiait, une ingénieuse Etude sur Mallarmé du critique italien Vittorio Pica, la « Revue Indépendante » de Février 91 produisait trois articles contre le Pélerin passionné et Moréas, de George Bonnamour, Mme Marie Krysinska, et moi. « On sait que quelques littérateurs ont offert un Banquet à M. Moréas, prôné comme un dieu, écrit Augustin Hamon, le notoire traducteur, depuis, du grand Bernard Shaw : les auteurs des articles en question sapent l’Idole et lui caressent peu agréablement l’épiderme. M. Moréas ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cet excès d’indignité. » (Egalité, 17 mars 91). L’Enquête sur « l’Evolution littéraire » de Jules Huret, commencée le 3 mars à « l’Echo de Paris », dénonça d’ailleurs une lutte tout aussi vive entre les diverses interprétations Symboliques et que, unies par des questions « de forme plutôt que par des idées », en effet, ce qui leur créait une cohésion apparente, la détruisait en même temps. D’idées génératrices d’œuvre, d’esthétique générale, de plan et de construction philosophique, il n’en est nulle part, et il était caractéristique que Jules Huret, pour moi seul, dût annoncer qu’en ma Réponse il avait à supprimer toute cette partie d’exposition d’idées constructives qui n’était pas dans l’air général de son enquête. Il avait cependant demandé de tous, comme de moi-même », d’exposer leur esthétique personnelle » (Lettre du 9 Mars) Bien intéressante, cette Enquête. Non point que l’historien littéraire puisse en elle recueillir une documentation véridique, mais intéressante par son désordre et son manque de vérité même. Les réponses sont plaisantes de vouloir tout ignorer, telle, de Verlaine, d’autres, de vouloir tout ignorer de ce qui n’est pas soi-même et alors il arrive que l’Enquêteur s’amuse un peu de l’Enquêté : ainsi remarquera-t-il doucement, après avoir écouté Gustave Kahn, que sa théorie du « Vers-Libre » lui semble se présenter très parente de l’instrumentation verbale… Quelle erreur ! proteste violemment Kahn Bon, entendu, et Huret continue d’écouter. Mais probablement Moréas l’a-t-il particulièrement agacé: « Quand il a dit, avec son ineffable sourire et le geste dont il frise perpétuellement sa moustache : « Moi, j’ai du talent ! », il devient inutile de rien ajouter. Deux choses l’intéressent au monde, deux choses à l’exclusion de toutes autres : ses vers et lui, lui et ses vers. Il prononce les « e » muets comme les « é », et il dit : « Jé m’en fiche », et « tu né comprends pas ! » Les plus dignes réponses vinrent naturellement des plus Grands de l’heure : Mallarmé, de Régnier, Viélé-Griffin, Gustave Kahn, Dujardin. De l’auteur de la Littérature de tout-à-l’heure, et qui, par surcroît de ridicule annonçait les Vingt-huit jours d’un poète ! de Charles Morice, quel outrecuidant résumé de sa solennelle et verbaliste pauvreté d’idées et de talent ! « Celui-là, commence Huret, c’est, dit-on, le cerveau du Symbolisme. » Le plus étrange est que les Symbolistes qui avaient ouï de Mallarmé les causeries prenantes, graves, subtiles, paradoxales aussi, mais si artistement aient pu eux-mêmes s’attarder au délaiement maladroit et terne, plagié de ces délicieuses « évagations », et augmenté de pénibles idéalités de songe-creux. Voici, par exemple, comme d’après Mallarmé, il parle à Huret — du Symbole : « Le Symbole, c’est le mélange des choses qui ont éveillé nos sentiments et de notre âme, en une fiction, et le moyen, c’est la suggestion. Il s’agit de donner aux gens le souvenir de quelque chose qu’ils n’ont pas vu » ! Je résumerai ainsi Charles Morice : en 1886, lui, tentait de créer une « Ecole Française », au nom du classicisme, et après 1900, au nom du classicisme tentant une sournoise réaction, il rêvait de créer encore une « Ecole Française » ! Entre temps il chercha ce qu’il ne trouva ni auparavant ni après : un peu de talent en soi-même… » A la « Revue Indépendante » encore, la leçon il tirer de cette consultation « récipient aux ragots de lettres », un Article de virulente ironie de Gaston et Jules Couturat, la met en lumière crue : « le Fiasco Symboliste ». Un nouvel article contre Moréas est annoncé, qui est de Camille Mauclair non encore passé au « Mercure de France ». Absolument sincère, d’ailleurs, « supérieurement intelligent et même surtout intelligent, et par là nous entendons : compréhensif, plutôt que : créateur » (dira Paul Léautaud), disciple tour à tour de Mallarmé, Maeterlinck, Barrès, Paul Adam, il cherche en critique dominé par la sensibilité des voies de Beauté successives où se complaire ses aspirations spiritualistes, philosophiquement nourries de l’idéalisme Allemand. A cette heure, là ne connaissait-il point assez les autres poètes du Symbole, et trop Moréas ? Mais il m’écrivait de sa haine des « négrillons sauteurs dénommés Symbolistes et Romans », et plaisamment me mandait « que ces gens se promettaient de massacrer la rédaction de la « Revue Indépendante », tandis que lui-même, comparé à Henri Fouquier, doit être occis de la propre main du palikare Moréas ! (Août 91). Et voici un autre article qui, pour être sans violences, n’en mène que plus méthodiquement de remarquables déductions psychologiques : il s’intitule « Littérature de Cénacle », d’Abel Pelletier (Août 91). D’idée scientifique, Abel Pelletier qui donna à « l’Indépendante » et à « l’Art et la Vie » une série d’Etudes pénétrantes était l’auteur de deux plaquettes : Le Poème de la chairetL’amour triomphe, où dans le vers à idées et images très condensées s’inscrivait dès lors la caractéristique des poèmes-un qu’il donnerait plus tard : thème de quelque supérieure crise d’âme développé en sorte de suite psychologique, continuement soutenue de lyrisme. Poétique qui lui est propre. L’un de ces thèmes, ici d’une ampleur tragique où il est de l’antique Fatum, il allait le mettre en œuvre en la première partie (parue en 1896) d’une tétralogie qu’il complètera sans doute, nous le souhaitons : Titane, drame en trois actes. Un court Avertissement, mais plein et intense, notait les phases du théâtre : « Prométhée, Hamlet, Figaro, Faust, l’Ennemi du peuple, autant d’incarnations d’un souci unique : élargir sa vie, vivre davantage. » Le théâtre modernement, doit encore apporter secours à la révolte humaine contre de nouvelles oppressions, et pour quoi un nouvel héroïsme est nécessaire : « un héroïsme où l’idée triomphe des sens, le savoir de l’ignorance, l’égoïsme rationnel de l’égoïsme instinctif. « D’où, nécessité en Belles Lettres, d’entourer d’un nimbe éclatant, d’une vénération plus compréhensive, plus révélatrice, cette divinité humaine, l’idée »,, considéré comme énergie déterminante, idée-Force… En conséquence de ce concept, Abel Pelletier apportait à son drame une technique toute nouvelle qui traitait les personnages, c’est-à-dire l’idée exprimée par chacun d’eux, selon leur valeur hiérarchique, « selon le niveau de l’esprit où les pensées naissent, dans la masse générale des esprits ». Et ainsi, les personnages dont la passion meut directement le drame s’expriment en vers, d’autres en prose diversement rythmée d’aucuns en une langue voulûment vulgaire… (Il est utile de rappeler en ces temps-ci de recherches avoisinantes, cette propriété réalisante d’Abel Pelletier)… Mais soucieux de prouver qu’ils ne détruisent point pour détruire, et de dire en leur orgueilleuse sincérité où ils avaient reconnu une puissance de construction, en ce même numéro d’août les deux Couturat (Gaston Moreilhon et George Bonamour) publiaient une Etude de soixante-quinze pages (M. René GHIL) d’une documentation et d’une pénétration incomparables. Tout d’abord, les deux critiques tenaient à situer le concept de la Poésie scientifique, en en désignant des précurseurs et des annonciateurs : « Avant de développer les théories qui mettront en valeur sa pleine originalité, dire avec le passé les attaches de cet écrivain a paru nécessaire, puisqu’il est considéré comme étrangement subversif et impossible : attaches avec le passé par le culte du savoir, la recherche du vrai, la foi au mieux, mais aussi, intransigeante préoccupation d’individualité… Ouvrir à la poésie cette voie rationnelle, scientifique cela, n’est-ce pas, vaut mieux que pasticher Ruteboeuf, instaurer le vocabulaire du xiiie siècle, noter les doléances de gentils preux, les roucoulades niaises des cours d’amour (telle vouloir de M. Moréas), ou qu’évoquer la légende à l’instar de Wagner, brosser les mêmes somptueux décors et hanter l’ombre des silhouettes châtelaines (tel le vouloir de M. de Régnier). » Ils commençaient :
« Le rêve cosmogonique de M. René Ghil, d’où découle le principe de philosophie qui soutient de sa charpente toute l’Œuvre, s’échafaude avec la splendeur et le charme délicat d’une théogonie Indoue. Perdrait-il, quoique construit avec des matériaux donnés par la science expérimentale et le transformisme, toute valeur de réalité, comme les songeries platoniciennes et la Divine Comédie, il demeurerait haut une délicieuse spéculation d’envolée superbe et d’imaginatif rationalisme, un troublant concept de Kosmos qui n’a d’égal en la littérature contemporaine que le poème « Euréka » du divin Edgar Poe. Si M. Taine a prévu la possibilité d’une Métaphysique moderne, il faut convenir que M. René Ghil, des données évolutives a su tirer une très curieuse hypothèse. « Libre de ne la considérer que comme un pur poème, élevé avec des éléments scientifiques, à qui cherche avant tout de la poésie en un livre de vers. Le positiviste et le matérialiste y peuvent au contraire voir la concrétisation et l’ingénieuse affabulation d’idées, qui lui sont chères, et de théories qui leur paraissent démontrées. Mais, si Ion admet que les hautes poésies antiques et modernes prirent toujours à tâche de résumer, confusément mêlés aux rêves, aux émotions et aux sensations de l’homme, les conceptions religieuses esthétiques, la théologie, la métaphysique et le savoir de ses diverses phases historiques, on reconnaître que le vaste Système évolutionniste devait être à son tour interprété esthétiquement et que vient à son heure, en tant que conception actuelle du monde, le poème de M. René Ghil. »Ils étudiaient alors le Traité du verbe, ou plutôt L’En méthode A L’Œuvre qui était le titre ne varietur sous lequel en paraissait une quatrième édition, cette année 1891 exposaient de commentaire prestigieusement relié à de multiples et caractéristiques extraits, le concept philosophique, matérialiste au principe et réduisant l’antinomie matérialiste et spiritualiste ensuite, montraient comment il se sépare de Darwin et Spencer, et en quoi réside mon vouloir sociologique. (Exposition incomplète ici, car ce n’est qu’en la dernière édition D’En méthode en tête de l’édition nouvelle et revue de la Première Partie de Œuvre (Dire du mieux, en cinq volumes, Messein, éditeur, 1904-1909), que s’inscrivaient vraiment les principes sociologiques. Née en même temps que l’aperception de l’Œuvre, avons-nous dit, la Méthode qui la génère et qu’elle développe est allée d’augments en augments à chaque édition, recueillant l’essence des articles commentaires que nous donnions entre temps dans les Revues. Ainsi, n’est-ce qu’en cette dernière édition que nous énoncions la loi que nous avions exprimée par l’Ellipse et à laquelle nous avions ramené les phénomènes de tous ordres : « loi à double action : condensation-expansion ».) Ils détaillaient ensuite la théorie d’Instrumentation verbale, la montrant soudée à la théorie évolutive et des modes d’art une rationnelle synthèse. Ils terminaient par une nombreuse et re-créante paraphrase des trois livres de l’Œuvre alors parus… En Novembre 92, à propos du tome II du Vœu de vivre (Livre IV de Dire du mieux) qu’ils étudient, Gaston et Jules Couturat donnaient à la précédente Etude un complément d’une vingtaine de pages : « De la Poésie scientifique ». encore par l’attaque, d’ironiser sur un dire d’Albert Aurier que la littérature de demain sera une rature d’idées expérimentées par des formes : « Idées, disent-ils ! Jamais s’exhorta-t-on à montrer davantage, avec l’insouci parfait savoir où, comment, et quelles trouver ! Puis, en béats gestes de prêtres du grand art, le seul, l’unique, « celui qui a précédé l’esthétique », Kantiens quelconques ou obtus Mystagogues, ils ont cette restriction : « Des idées, oui ! mais non l’Idée scientifique qui est la négation même de la Beauté »… Après une discussion serrée, ils imposaient ce dilemme : « Ou l’idée sera vraie, probable et neuve, (belle surtout et par-dessus le marché) et ce sera une idée scientifique. Ou l’idée sera belle, mais fausse ou banale et alors indifférente en sa valeur d’idée, partant impréférable à la sensation au sentiment, à la passion Aux classifications arbitraires un groupe de poètes se refuse, qui ne convient pas que le vrai, le démontré, le didactique si l’on veut, échappe à l’esthétique, et qui ne nie avec énergie que le goût habituel et conventionnel, le parti-pris normalien, soit un suffisant critérium du Beau et du Laid. » Après avoir l’année précédente présenté les lignes générales, disaient-ils, le processus intellectuel, la philosophie, l’esthétique, la manière d’art, ils allaient maintenant en reprendre les traits saillants, dans un ordre plus analytique selon la marche particulière du nouveau volume. « C’est une évocation par images directes, sans à peu près de comparaison, de métaphore ou de symbolisme : ces barbares et antiques ornements… Drame un et divers de l’Idée qui fait de M. René Ghil le vrai initiateur de la Poésie Scientifique et intellectuelle, et lui a permis de douer de vie, de beauté, d’émotion, les concepts réputés les plus arides. » Et, insistaient-ils, en ce livre et aux deux précédents, « une autre surprise de M. René Ghil, c’est l’envahissement de la poésie, si conventionnelle, si conservatrice essentielle, par le triomphant Modernisme. Chemin de fer, usine, cités, petites villes provinciales (les campagnes demain), luttes politiques et sociales, rêves de morale et de Bonheur, foules grouillantes dans le fer et la pierre des constructions géantes, en une vie surchauffée et comme à plusieurs atmosphères cela accuse une beauté puissante et tragique, et l’on pense à un Whitman non morcelé, mais de successions de fresques reliées par la longue théorie des aperçus sociologiques, des espoirs de demain, des stupres du présent, et surtout par cette doctrine évolutive algrébrée par M. René Ghil en une ellipse figurative de la Matière en perpétuel devenir, meilleur veut-on rêver ». Ils étudient la langue et la syntaxe et notent : « Le Refrain, aussi, cette très ancienne chose des poésies primitives, à l’instar de Wagner M. Ghil en dota la littérature. Et le leit-motiv par lui hausse son importance, de l’assonance et du sentiment, au rappel philosophique de l’unité, au ressouvenir des concepts-thèmes, au lien serreur des divers livres. » — Mais voici qui apporte témoignage qu’en le « Symbolisme » qu’ils répudient, ils savent et veulent reconnaître une particulière valeur et prendre même sa défense. Après avoir constaté « que, par ce dynamisme amoureux des étendues amples, des puissants rêves, des constructions réfléchies, des spéculations passionnantes et la tendresse contenue et pénétrante, M. Ghil appartient certes à la haute race des artistes du Nord », ils disent encore : « Sienne aussi, cette exquisité d’impression, cette subtilité, ce charme spécial de la trouvaille émotrice qui est la caractéristique des poètes anglo-saxons — et aussi de M. Vielé-Griffin, n’en déplaise au plat prosaïste méridional M. Maurras. » Il était allusion ici, à mes origines Wallones du côté paternel, mais qui sont Françaises par ma mère69 : de la vieille race Poitevine si lointainement complexe. Je retrouve à ce propos ma Réponse à diverses questions que me posait le Docteur Emile Duché (Dordogne), préparant longuement, m’écrivait-il, un ouvrage sur la « Précocité intellectuelle, ses relations avec le génie et le talent, et ses rapports avec l’hérédité et l’éducation. » — Je lui disais alors pouvoir peut-être déterminer l’apport en moi de l’une et l’autre hérédité ou ancestralité. Du côté paternel : Facultés de création avec nécessité de construction harmonieuse et de plan, la tendance philosophique et le recours premiers à la connaissance, à la Science. Du côté maternel : les dons plus spécialement poétiques, de musicalité et de rythme aux immédiates sources psychophysiques. Oui. Mais en allant vers le Sud-Ouest Français, ne rencontrons-nous point une singulière, une très caractérisée puissance constructive : Jean de Meung après Guillaume de Lorris, Ronsard épique avec la Franciade, Rabelais, du Barta et, moderne, Strade, qui était aussi du Poitou ? Et, pour de Meung, Rabelais de qui l’Œuvre n’est qu’un vivant pensant et énorme poème, Du Bartas, et Strada, n’est-ce point de dessein philosophique, et n’est-ce point « poésie Scientifique » ? Si vrai, que nous les avons vus précurseurs de mon propre vouloir. Mais d’autre part, Gaston et Jules Couturat70 relevaient en moi et en mon œuvre une attirance comme atavique vers les pensers et les choses Asiatiques. D’autres, depuis. Et le puissant poète Russe Valère Brussov (en la Revue « Viessi » la Balance Moscou, 1904) propose une raison de cette prédilection qui, oui, me paraît émaner de quelque passé subconscient, Or, au Poitou à races superposées, il en est une, la plus restreinte, très brune, de taille plutôt petite, et, pour les adolescentes, d’extrémités et d’attaches restées délicates, avec souvent des reviviscences du masque plutôt extrême-oriental. Race silencieuse, tenace et patiente, d’âme primitive sous certains aspects, antireligieuse mais encore très attachée à des superstitions, à des coutumes, où l’on reconnaît la même source « Toi, tu es de chez nous ! » me disaient, lors de la dernière Exposition, ceux d’Orient et de Java.). Les deux critiques concluaient :
« En résumé, il est incontestable que M. René Ghil offre en son œuvre tout un ensemble de tendances nouvelles de conception et de rendu, un plan haut échafaudé, une forme aux ressources infinies, des milieux et des pensers délaissés, tout un effort vers l’en-dehors, forme et fond, vocabulaire, syntaxe, décor originaux, une poussée vers l’inhabituel et le rare qui a fait dire à M. Merrill que « ce poète ne ressemble à aucun autre ». De là l’immense impression de surprise, de déroutement, de méfiance, chez ceux qui n’ont pas encore appris à le 184 goûter et à l’aimer, qui surtout n’ont pas compris et n’y tâchent en rien comme si l’incompréhension en quoi que ce soit n’était pas inférieure et humiliante. D’ailleurs, il n’importe… De l’école symboliste actuellement en Apogée, il ne restera d’ici peu que des talents individuels et admirés malgré et non pour les théories. A toutes époques, depuis un siècle surtout, auprès des triomphateurs du moment, il s’est toujours trouvé un amoindri, un dédaigné, un moqué même, dont la génération suivante a procédé. C’est Diderot sous le roi Voltaire, et le néo-chrétien Jean-Jacques. C’est Balzac dans le fracas Romantique. C’est Verlaine et Mallarmé parmi les Parnassiens. C’est Villiers chez les Naturalistes. Sait-on si l’école poétique tuera la bêtise idéaliste et sa reviviscence symbolique ne sortira pas de M. Ghil. A l’heure actuelle, il n’en demeure pas moins le plus complexe, le plus subtil et le plus intellectuel des rénovateurs. Et il comptera demain un des premiers parmi ces artistes qui ne peuvent tarder à venir et qui, philosophes ou critiques, romanciers ou poètes, réalistes ou fantaisistes, se seront résolument dégagés des religions mortes, des scolastiques vaines, des naïvetés subjectives, pour adopter comme base solide de leur foi et méthode sure de leur travail, cette unique certitude moderne, la Scientifisme…L’on voudra sans doute me pardonner puisque les sarcasmes et les insultes et les négations n’ont pas été tus) de m’être attardé sur les deux Etudes de Gaston Moreilheon et Georges Bonnamour. Ma pensée première est de leur apporter à nouveau le tribut de ma gratitude. Et qu’il me soit ainsi permis de dire que ces pages et leur complément en les Articles que me consacra encore sous sa seule signature Gaston Moreilhon (en la « Vie », en « les Ecrits pour l’Art » de nouvelle série 1905, direction Jean Royère et en la « Revue de l’Epoque », à propos de Lamartine, poète social, 1922), constituent matière d’un volume et un inattaquable document et la durable expression d’une unique compréhension qui, tout en étant le plus intimement analyste ramasse le tout en la plus généreuse synthèse. Mais aussi, puisque 1892, « à l’apogée de l’Ecole Symboliste » et de la lutte des deux Mouvement, les Couturat n’hésitaient point à prévoir les résultantes, non plus n’avons-nous hésité à produire leurs conclusions pour, aux pages terminales, les mettre en regard de l’immédiat présent poétique et voir en quoi il répond, ou non, à leurs anticipations. Leur responsabilité est la mienne. Maintenant, avant d’évoquer le groupe de Poètes d’âme aussi intrépide et d’une solidarité de pensée non-pareille, qui sans cesse accrus de 88 à 93, aux « Ecrits pour l’Art », apportèrent passionnément à la Poésie scientifique leur neuve volonté, leur talent et leur foi,-nous dirons encore de « la Revue Indépendante » quels étaient ses Jeudis, en l’étroite salle de Rédaction aménagée à l’arrière de la Librairie Savine, rue des Pyramides. Dès lors, d’ailleurs, les deux Revues avaient de mêmes rédacteurs : Gaston et Jules Couturat, Eugène Thebault, Marcel Batilliat, Albert Lantoine, Mario Varvara, Pierre Devoluy, etc., mais « l’Indépendante » étant avec ses cent vingt-huit pages mensuelles une grande Revue d’avant-garde, de premier plan par son passé divers mais successivement, caractéristique, par son présent de lutte et de spéculations hardies qui allaient de la littérature à la sociologie. Et vraiment elle ne méritait guère le dire de dédain, mais mêlé de rancœur, de Gustave Kahn disant en son livre de Souvenirs que la « Revue Indépendante » n’avait plus connu les heures valeureuses qu’il lui avait values en l’an 1888 lorsqu’il présidait à ses destins. Et c’est probablement parce qu’en sens inverse elle n’avait pas perdu de sa valeur et s’était douée d’une énergie singulière, qu’en l’autre camp l’on rêvait le « massacre de sa rédaction » ! ainsi qu’en simulait la crainte Camille Mauclair.
- — Qui est donc celui-ci ? demanda-t-il à Bonnamour à l’issue d’un de nos Jeudis.
- — C’est René Ghil.
- — Ah !… C’est curieux : il n’en a pas l’air…
- — Jolis garçons vous êtes, oui-da ! La petite danse de Saint-Guy métaphysique qui secoue une génération sur dix, vous travaille, et vous prenez cela pour un renouveau ? Votre candeur vous excuse. Nous sommes transformistes, simplement. Il n’est de nouveau que la Science et la Vie, et s’il vous faut du Mystère, cherchez-en la dedans, et vous en trouverez ! Le « Poète », imperturbable, avait le dernier mot :
- — Voulez-vous une cigarette ?…
- — Mais les intellectuels, disions-nous ?
- -vous travaillerez vos quatre heures pour la Société. Après quoi, vous emploierez votre temps à votre gré !
- — Mais si, au moment où la sirène nous appellera nous sommes en train d’un poème, par exemple ? Ou d’une expérience quelconque ? Dites-vous qu’en créant de la Beauté ou en étant sur la voie d’une découverte d’ordre de science, nous ne travaillons pas pour la société, pour l’Humanité ?
- — Non non ! Comme tout le monde : vos quatre heures avant tout. Vous aurez tellement de temps après ! Quant à Vos travaux, ils auront leur récompense, encore que tout doive être sans sanction : vous serez à l’honneur devant les autres hommes !
- — Savez-vous que vous avez publié un article magnifique, dans la « Revue Indépendant » ? et que de telles pages sont pour montrer la hauteur de vues de notre Groupe — raillé par d’aucuns non par méchanceté souvent, mais par ignorance… La lutte pour les idées ne peut, comme vous le dites, qu’affirmer une œuvre. Et tous, nous devons défendre ce que nous estimons vrai, de toutes nos force, et nettement, sans donner prise à des interprétations fausses. » (Albert Lantoine, février 92)
- — Du pur évocateur des réalités quotidiennes en tels prolongements de suggestion et de rêve, de Max Elskamp : « Dans le bon combat pour lequel vous combattez, avec des forces accrues, je voudrais vers votre but, être parmi ceux de bonne volonté qui marchent vers lui pour l’atteindre. Mais, mon heure est à cette heure, de résignation… N’importe, un jour ou un soir, je viendrai — plus sûr qu’aujourd’hui de moi-même de tout mon vouloir vers vous et à vous. (Anvers, juin 91).
- — Les « Ecrits pour l’Art », aidés ensuite par la « Revue Indépendante », présentent l’historique vivant, tenace, intransigeant, de notre lutte contre une hostilité générale qui ne cèderait que peu à peu : contre la vieille réaction insolente ou sournoise, contre le Symbolisme — et mêlés à lui les éléments décadents son spiritualisme négateur de la réalité du monde et qui s’en allait au délaissement de soi-même en la persuasion du mal de penser et d’œuvrer, de l’anémie Mystique… Fortement encore, ils dénonçaient cette « sensibilité chrétienne » qui, de Baudelaire et Verlaine, et du Romantisme héritée, nous apparaissait d’autant dangereuse que demain ce ne serait qu’elle qui, pour d’habiles à circonvenir de neuves générations, sacreraient telles et telles œuvres proposées comme résumant l’Epoque une époque restreinte dont alors on organiserait ainsi l’admiration. Dès ce temps d’ailleurs, en 1892, un petit livre, signé d’homme d’Eglise, La Littérature néo-chrétienne, ne revendiquait-il point l’idéalisme Symbolisme plein d’indulgence et mettant en lui d’invitants espoirs…
- — « Il était temps vraiment que se trouvât, en déductions des lois qui gouvernent l’évolution générale et plus notamment l’évolution humaine, un principe d’Art disciplinant les vagues aspirations éparses, et ne demandant aux divers tempéraements que leur participation isolément consentie, pour de plus en plus en organiser la marche, en mieux groupe les efforts. Mais une loi, telle que celle affirmée par L’en méthode à l’œuvre, ne pouvait, dans son application au processus intellectuel, négliger le parallèle processus social, en conséquence l’un et l’autre du principe d’évolution vers le Mieux. Là seulement devait se résoudre la doctrine, se trouver sa raison d’être toute. Cela s’imposait donc, proscrire l’égotisme de l’œuvre d’art, n’admettre au lieu du Moi stérile et précaire, aux gestes courts et imprécis, que le ministère plus probe de l’Esprit, apte aux larges Synthèses dédaigneux de se localiser dans les sentiers suivis par les coupables ou les inconscients qui s’isolèrent de l’Humanité » (Jean Philibert, « Ecrits », Août 91).
- — « On nous a dit qu’un art purement humain et positif est la négation de tout Art. Nous ne le pensons pas, trouvant preuve du contraire dans les chefs d’œuvre de la pensée. On peut se passer d’Eden, quoi qu’en dise M. Mallarmé. Pour nous la quantité d’Absolu que comporte l’idée d’Humanité et de Morale humaine altruiste, nous est assez. En espérant l’heure, lointaine sans doute de l’équilibre harmonique, nous devons combattre les sophistes, ne pas permettre qu’une littérature d’ataviques détraqués puisse détourner l’Humanité de son évolution ascendante vers le Mieux… Notre idéal apparaîtra en l’avenir autrement beau qu’un certain culte infécond de l’Inconnaissable, ou que la stérile contemplation d’un Moi illusoire » (Pierre Devoluy, « Ecrits », mars 1891)
- — La situation est ce qu’elle était quand Hugo leva le drapeau romantique. Les Jeunes, hésitants, cherchent une Formule, neuve et féconde. Le Traité du verbe la donne. L’idée servie par la musique la Science remplaçant l’incertitude d’inspiration et, logiquement expliquée, l’universelle nécessité de Synthèse, l’immense désir de sortir des ornières du passé ce principe posé que l’Art vit de transformations, devenant, comme la Matière : voilà ce que nous avons vu dans l’œuvre didactique et critique de M. René Ghil » « Sûrement les collaborateurs des « Ecrits » gardent intactes leurs préférences, leurs personnelles visions d’art et de choses. J’affirmerais toutefois, sans crainte de démenti, que ce qui les unit, c’est le commun désir de substituer partout la Synthèse à l’Anecdote. C’est notre vouloir d’exiger des poètes de l’avenir un thème longuement pensé, sur lequel se déroulera l’œuvre ». (Eugène Thebault, « Ecrits », (Décembre 89 et Janvier 90)…
Si les premiers poèmes que donna Mallarmé durant une dizaine d’année, de 1862 à 73 environ, dénoncent un poète doué extraordinairement, de qui le Verbe a des sonorités insolites et les images présentent souvent une rareté concise et logique qui lui est propre, sa personnalité princière est cependant loin d’être élucidée encore Quant aux sonorités nuancées du vers. Rappelons ce qu’écrivait des Fleurs du mal Leconte de Lisle : « Tout concorde à l’effet produit, laissant dans l’oreille exercée comme une vibration multiple savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux, de splendides couleurs ». Il disait encore que le livre de Baudelaire « laissait dans l’esprit la vision de choses effrayantes et mystérieuses. » (Revue Européenne, 1861.) Or, du Vers de Mallarmé persistait une vibration de métaux plus précieux encore, si l’on ne peut dire qu’elle était dès lors, comme plus tard, ainsi qu’une immatérialité vibratile de cristal ! Ses couleurs n’ont point l’intensité lumineuse dont éclate Baudelaire : moins distinctes, elles se nuancent davantage, vont, concurremment avec le Verbe moins pleinement sonore, à une musicalité mélodieuse. Que l’on entende chanter, par exemple, le doux poême « Apparition » :
Mais en Mallarmé ne se retrouvaient point les visions de noir et d’inquiétant tourment dont s’émeut l’impassibilité de Leconte de Lisle. Visions impossibles au tempérament serein de qui la rêverie s’approfondit tout au plus d’un frisson de trop de chasteté en ronde du miroir de solitude où s’apparaît Hérodiade : « cette singulière enfant ! », nous disait d’elle en hochant la tête son créateur nu regard calme !
A dessein certes, nous traçons dès les premières lignes un parallèle entre Baudelaire et le Mallarmé de la première heure. En tous les poèmes de cette époque, l’ascendant souverain du poète des Fleurs du mal est évident. Mais, disions-nous, l’étrange, la violence, l’orage de l’âme et le blasphème, sont incompatibles avec la nature de Mallarmé : or, l’emprise est alors telle, qu’il nourrit son inspiration à travers Baudelaire contre sa propre nature ! De cette inspiration relèvent des poèmes comme les « Fenêtres », « l’Azur », le « Guignon » (qui n’est presque pas de lui-même), et peut-être le « Don du poème » où il est quelque chose de ce que l’on nomme le Satanisme de Baudelaire. Nous pouvons relever de directes réminiscences, qui s’imposent au poète. Par exemple, ce vers de « l’Azur » :
vers qui dénonce évidemment la hantise du vers des « Femmes damnées » : Comme un bétail pensif … Mallarmé se montre alors tout impressionné de l’art d’extériorisation de Baudelaire. Et n’est-ce point extraordinaire encore, lorsque l’on considère l’art de méditation et de re-création intérieures auquel il parviendra en sa période de suprême personnalité ? L’on peut dire cependant, que, soit acquis, soit naturel à l’esprit de Mallarmé, le soin de donner pour substratum aux plus pures et lointaines nuances analogiques de l’Idée, quelques traits de réalité nettement extériorisés, demeure en presque toute son œuvre là même où les quelques traits réels sont, hors de leur transposition illusoire, voulûment à deviner. Je crois donc à une pré-disposition innée de Mallarmé à assurer sa méditation sur du spectacle tangible, sur des traits quelconques de Nature, à quoi son Moi se réservera, devenu philosophique, d’attribuer valeurs idéales à son gré. Disposition spontanée qui, d’une part, apparaît en rude valeur alors que son art n’a pas encore acquis sa complexité subtile et, d’autre part, s’exagère par le commerce passionné avec l’art de Baudelaire dont la commotion est en lui toute puissante. Si puissante ! que, disons-nous, il prendra de Baudelaire de mêmes thèmes d’inspiration, imités même, tel le poème du « Guignon », et que, dans la « Brise marine », c’est l’exotisme de « l’Invitation au Voyage », qui à son tour requiert l’admiration éparsement vibrante de Mallarmé hanté des mâtures en les ports des îles entrevues ! Le « spleen « de Baudelaire, aussi le gagne. Mais, dans des poèmes comme les « Fenêtres », « l’Azur », le « Guignon », une tendance Baudelairienne — et du Romantisme — est à remarquer : l’emploi d’images et de vocables violemment extériorisés, en raccourcis étonnants souvent, empreints même d’une sorte de trivialité rendue tragique. Lorsque tout le Parnasse tend au soin noble et précieux du mot et de l’image, en quoi d’ailleurs il perd contact avec la réalité et la vie, Baudelaire, lui, entre avec passion dans la vie qu’il veut étrange et pantelante. Mais encore, il admet en son poème le spectacle quotidien de l’existence. Le premier, par échappées, il a eu intuition d’associer à l’homme moderne son milieu le plus habituel, le plus humble : il a vu les rues des villes, les quais, les squares, les toits. D’où un vocabulaire approprié et nouveau. Et avec lui, comme avec Hugo et plus émotivement, tous les mots voulus, quels qu’ils soient, deviennent du domaine poétique. Le tout est de les produire avec art, et l’art de Baudelaire en tel sens est d’extraordinaire et d’impeccable habileté, ou plutôt d’un circonspect travail mené d’un attentionné sentiment de l’harmonie. De cette introduction artiste en poésie, introduction de parti-pris et comme insolente à l’entour, du mot et de l’image vulgaires, Mallarmé est alors séduit. Mais, tout naturellement, il manque, lui, de cet art d’admirable équilibre, produit d’un long essai, d’une longue patience. Et il exagérera, sous la hantise du Modèle au sourire retors et subtil ! D’où, par exemple, écrira-t-il ce qu’il répudierait plus tard, parce que tout geste et toute évocation en violence seront devenus ennemis à sa vraie nature désensorcelée :
Or, lorsque Mallarmé aura acquis l’art d’un Baudelaire, et un art d’une sûreté et d’une pureté plus constantes que les siennes, la séduction pourtant demeurera, du paradoxal emploi des mots habituels, communs, du commerce quotidien. Mots qu’il s’agira pour lui (et l’excès de ce souci devenant procédé, le vaincra) de douer d’une âme, d’une âme qui les rendra désormais étrangers à la multitude qui pourtant s’en sert quotidiennement « Les mots ont une âme, dit Maupassant en son Etude sur Flaubert. La plupart des lecteurs, et même des écrivains, ne leur demandent qu’un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît au contact d’autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d’une lumière inconnue. »84 Jusqu’au paradoxe, oui, (comme souvent, car le paradoxe est un Jeu, et Mallarmé a compris souvent la poésie comme un Jeu qui se complaît en soi-même), allait cet amour de l’emploi des mots les plus ordinaires dans le poème le plus hermétique. Il me souvient, à ce propos, de ce qu’il me disait à Valvins, tout en me promenant sous l’angulaire voile de sa barque. Il me reprochait un peu l’emploi de mots savants ou pris plutôt à leur premier sens, de valeur originelle : « Pourquoi ? Non, et son sourire s’amusait, il convient de nous servir des mots de tout le monde, dans le sens que tout le monde croit comprendre ! Je n’emploie que ceux-là. Ce sont les mots mêmes que le Bourgeois lit tous les matins, les mêmes ! Mais, voilà (et ici son sourire s’accentuait), s’il lui arrive de les retrouver en tel mien poème, il ne les comprend plus ! C’est qu’ils ont été récrits par un poète ». Je sais, parce que le Maître lui-même me le dit aussi au moment de leur composition, que ce précepte a été plus notamment mis en pratique en trois de ses Sonnets sans titres, dont le premier vers est respectivement :
Au premier sonnet il s’agit, en une chambre déserte, où l’âtre agonise comme d’un soir fumeux de soleil et de torche étouffée, d’un meuble, d’une « console » qui concentre toute la lueur, en une solitude, sous le marbre plat et de tombeau Au second, c’est un vase léger ; verre précieux peu à peu suggéré. Verre où des lèvres n’ont bu, qui pas même n’évoque d’un baiser le parfum — en l’haleine expirante d’une rose : il est vide… Au troisième, sachons que voici un « rideau » (non point d’un lit, comme d’aucuns l’ont interprété, car si ce rideau doit suggérer un lit, le lit n’existe pas, réellement), et voici en même temps une guitare, une « mandore ». Et le dit le vers,
le poète peu à peu amène une analogie entre le lit absent, lieu des enfantements et la rondeur ventrale de l’instrument : ventre d’où « Filial, ou aurait pu naître. » Ces trois Sonnets, on le sait, sont de la dernière manière de Mallarmé. Ils sont d’un art « d’allusion » qui vraiment l’enchantait à laisser croire que le Symbole, ce n’était que cela ! Ils ne sont même que de l’art et, oui encore, un Jeu poétique. Leur compréhension est ardue, et certes, l’on doit tout de même s’avouer déçu, alors que l’on a compris, saisi le sens de la devinette. Ne nous étonnons pas : en Mallarmé le génie esthéticien se mêle souvent d’ingéniosité, exercée à la rare perception et au travail de l’analogie primitive Reprenons. Nous avons vu en Mallarmé une singulière aptitude d’esprit à l’art Baudelairien, encore que cette aptitude, naturelle ou acquise, s’exagère immédiatement par une prise de possession presque entière de son sentiment poétique à la lecture que l’on dirait exclusive, des Fleurs du mal. Nous avons vu aussi que l’ascendant est tel que l’inspiration de Mallarmé arrive à en être dirigée, que certains poèmes se présentent nettement en réplique à tels et tels de Baudelaire, et d’autres, sous l’emprise de l’admiration unique, sont, de concept et de sentiment, en opposition avec son tempérament même. D’ailleurs, oriente-t-il alors son activité poétique à l’imitation exacte de Baudelaire : comme lui il se partage entre le Poème et le petit poème en prose. Il est, comme lui, épris d’Edgar Poe et le traduit : et c’est, semble-t-il, à travers le traducteur de Poe que Mallarmé s’attache au poète du « Corbeau ». Là encore il semble qu’il subisse pour tout le temps la si captieuse personnalité, car il n’est point entre Poe et Mallarmé de réels points de contact. Il n’en avait point été de même pour Baudelaire qui certainement avait dû sentir en l’auteur des Histoires Extraordinairesun génie proche du sien, complémentaire de certains côtés imprécis de son être poétique. Il est malaisé de déterminer, peut-on même déterminer en quoi la rencontre a été nécessaire ou simplement heureuse, et peut-être est-il plus exact de dire que par Edgard Poe Baudelaire s’est trouvé éclairé sur lui-même ? La prestigieuse intellectualité philosophique du poète d’Euréka n’est saisie en somme que par le grand Villiers de l’Isle-Adam, tandis que l’esprit romantique de Baudelaire est surtout touché par le tourment étrange de sa pensée extériorisant une atmosphère lourde d’occulte où se meuvent des visions spiritualisées Or, de quelle préoccupation en l’esprit avide des poètes nouveaux d’alors dut être Baudelaire, qui s’imposait lui-même et imposait encore ses prédilections littéraires ! Paul Verlaine, Baudelairien aussi à l’époque des Poèmes saturniens avait d’un Article enthousiaste salué au nom de la pléiade nouvelle le poète en qui ils reconnaissaient leur Maître. De cet article l’on trouve mention en une des Lettres de Baudelaire (Editions du Mercure, 1907) : le poète, d’un air léger car, n’est-ce pas, il serait déplorable d’avouer son âme s’étonne de cet enthousiasme qu’il déclare « excessif » : cependant qu’on l’en sent intérieurement très heureux, peut-être très ému. Mais personne ne sentit, ne comprit aussi complètement que Stéphane Mallarmé l’apport poétique du poète des Fleurs du mal ses poèmes de dix années le prouvent, mais le mode d’art et de penser dont il poussera à l’extrême les possibilités et dont il se sacrera, le Symbole il l’a reçu et conçu de Baudelaire. Je rappellerai, extrait d’une de ces mêmes lettres publiées en 1907, le passage où Baudelaire, incidemment, exprime que l’Imagination, supérieure à la Science exécrée, d’établir entre les éléments du Tout des « concordances mystiques » — crée une harmonie universelle. (Faisons remarquer à nouveau, devant cette assertion, son erreur, qui a été l’erreur de Mallarmé et du « Symbolisme ». L’Imagination, exercice du Moi, ne peut établir que des concordances relatives : ce Moi qui alors, composera analogiquement un univers à l’image seulement de sa sensibilité imaginative. L’apport expérimental des sciences uniquement, peut permettre de se créer une harmonie universelle, en donnant aux concordances une valeur réelle et impersonnelle de rapports entre les éléments et de l’Humain avec l’Universel en évolution interdisant en même temps quelle latente survie de religiosité atavique que, nous le savons, pour Baudelaire et les Symbolistes recèle cette épithète de sens trouble : mystique.) Baudelaire a-t-il ailleurs qu’en cette lettre résumé aussi heureusement son essentielle esthétique ? Mais l’expression de cette Esthétique qui déterminait un concept artistique des relations émotives du Moi et du monde extérieur, concept non entièrement explicite et conscient, Mallarmé et les autres ne la trouvaient-ils point superbement en le poème tant rappelé depuis : « Concordances ».
En ces vers était latente toute la théorie symboliste : en les développant selon le vœu spiritualiste enclos en eux elle allait trouver toute la gamme des Analogies que Mallarmé nuancerait et immatérialiserait à désincorporiser l’Idée, à la priver de tout signe, si possible Or, Verlaine malgré son enthousiasme n’a pas été véritablement impressionné par l’esthétique Baudelairienne, pas plus que n’en portent l’empreinte les divers poètes Parnassiens. L’empreinte, si nous la trouvons si nette et durable en Mallarmé, c’est que Mallarmé seul était alors apte à s’assimiler l’entière et l’intime pensée de cet Art qui, comme toute expression de pensée vraiment neuve et nécessaire, dépassait la sensibilité et l’entendement de la génération. Alors est-il tout indiqué d’admettre que Stéphane Mallarmé portait dès lors en lui, en énergie plus ou moins latente, plusieurs des vertus poétiques de Baudelaire, et tout particulièrement et en prime tendance le don de suggestion et d’analogie — ou Symbolisme, entendu tel que privé de ses intentions philosophiques plus tard mises au point, ou empruntées. Nous comprenons qu’il se produisit tout naturellement, de Mallarmé non encore en possession d’une volonté soutenante, vers Baudelaire aux puissances tant concentrées, un transport passionné ! Par l’impulsion complémentaire reçue, les qualités poétiques de Mallarmé vont premièrement à s’exagérer, à se troubler même, à s’adultérer. Et cette période de « première œuvre » de dix à douze années, disions-nous, doit, il me semble, se voir un temps de recherche d’équilibre de sa personnalité violemment et intimement travaillée, accrue de conscience et d’éléments d’expression poétique au contact de l’Œuvre du premier Maitre Or, par quel processus, comment, de quel évertuement, ou sous quelle autre action extérieure le Mallarmé de première période devint-il le poète d’HÉRODIADE et de l’Après-midi d’un faune ? Le poète aussi du « Pître châtié » ou du « Tombeau d’Edgar Poe » ? Poèmes qui sont à l’aurore radieuse de sa « seconde Œuvre », que nous caractériserons d’en dire : que désormais le Verbe de Mallarmé s’est assez soudainement allégé de la densité du verbe Baudelairien, qu’il s’est apuré de l’atmosphère comme sourdement magnétique des Fleurs du mal, qu’il crée autour de lui une atmosphère propre, subtilement vibratile, sereine, et suggestive de quel optimisme désert — en dehors des vibrations de l’entour en volontés et en acte : « La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive »87 avait écrit Baudelaire. Dès cette époque, et le souci en est surtout sensible en l’Après-midi, sa poésie « se contente d’allusion à la réalité des choses ou de distraire leur qualité pour incorporer quelque idée. A cette condition s’élance le chant qui soit la Joie d’être allégé » (Divagations)88 Allégé c’est le mot qui se présente naturellement. Le concret qui, nous l’avons dit, existe partout, même aux poèmes les plus « allusionnistes », pour servir de support aux analogies que crée le poète, de plus en plus va à perdre ses contours : et c’est une abstraction qui transparaît au travers, suggestive par son vague même, L’image idéale de la chose se substitue à la chose réelle et vue. S’il dit : une Fleur ce qu’il veut montrer, c’est « l’absente de tout bouquet », c’est-à-dire son souvenir suggéré et comme hors du regard, idée pure, dépouillée du signe. Or, il semble que ses poèmes en prose, de la première période, dénoncent, plus que les vers écrits au même temps, cette tendance qui est la dominante de l’art Mallarméen. Peut-on voir là une action venue des poèmes de Poe ?… Mais, d’autre part, à propos de ce premier allègement verbal et syntaxique il est singulier que la prose poétique de Mallarmé soit, à toute période de son art, plus abstraite grammaticalement et de concept et de discours plus contournés et aheurtés que ses vers mêmes. Nous en verrions la preuve en ses Divagations et, dans cet étrange poème en prose du « Coup de dé » qui a été sa dernière page. Quoi qu’il en soit de cette remarque, il me paraît intéressant de la noter. Elle semble indiquer qu’à un moment la spontanéité première de Mallarmé à écrire le Vers a été volontairement pliée à un atermoiement, un arrêt avant une écriture qu’il voulait de toute pureté selon des règles qu’il impose et outre continuement. Et la préparation de cette écriture en vers n’eût-elle pu s’opérer ainsi, à travers des essais en prose poétique dont, par éliminations successives, par suppression de détails et par ellipses, il aurait extrait la pure expression diamantaire, qu’il désirait sans cesse plus pure, plus immatérielle ?… Mais sans insister, que Mallarmé de plus en plus ait tué l’élan spontané de l’inspiration, est indéniable. Là, d’ailleurs, il alla encore au paradoxe. A moi, à d’autres, il a complaisamment dévoilés que d’aucuns de ses Sonnets dernière manière ont été composés selon le procédé des Bouts-rimés : c’est-à-dire qu’il avait choisi ses rimes, écrit les quatorze mots terminaux, puis rempli le sonnet ! Ainsi par exemple, du Sonnet commençant par « Ses purs ongles très hauts dédiant leur onyx » et, me dit-il à moi-même, comme il lui manquait un mot en la série YX, il en avait inventé un, le mot : ptyx auquel il donna le sens de vase, d’urne, et dont il exprime la non-existence par le vers immédiat : « Aboli bibelot d’inanité sonore » !…
- — Mais la vraie, l’évidente déterminante du passage du poète à sa seconde manière, à sa seconde œuvre (mais sans que son concept d’art désormais acquis en soit dévié), il sied la voir en l’action de l’Œuvre de Théodore de Banville : Banville, le seul à qui l’auteur de l’Après-midi d’un faune donnât et continuât de donner le nom de Maître.
Elle en procède encore « d’aimer l’horreur d’être vierge », et de hanter la solitude de palais et de parcs ou les miroirs et les eaux mortes se contemplent, où le décor, adéquat à Hérodiade elle-même, revêt une splendeur impassible de métaux et de pierres précieuses. Mais, quelle souplesse mélodieuse du vers toute nouvelle, quelle science nouvelle aussi de la coupe de tel vers, de manière à le rendre comme dramatique suivant l’action de la pensée ! Et encore, en tout le poème, quelle élévation de l’accent poétique, quel hiératisme somptueux. J’ai dit : dramatique. Si des poèmes dialogués tels que Déïdamia ou Diane au bois 89 emprunte de scandantes qualités techniques, le poème Hérodiade est en même temps une scène dramatique il la manière de pureté d’un Racine : une action dont le geste est tout intellectualisé. Même pureté en les poèmes dramatiques de Banville : aussi, pré ci ·sons que c’est du Banville dramatique qu’alors procéda Mallarmé. Que l’on se reporte à l’adorable pièce : Diane au bois, en donnant toute l’attention au personnage de Gniphon, le Satyre. Brillant d’amour voleur du vin de Silène, halluciné par les visions des suivantes de Diane-chasseresse au soleil des clairières ce Gniphon de qui les gracieuses et les cruelle s’amusent, cependant se leurre lui-même. Son désir incessant et exaspéré lui crée un rêve monstrueusement heureux, et il arrive à croire un peu qu’il les a domptées en ses étreintes ! Il hésite entre deux d’entre elles, et ne se peut décider : « Eh bien ! oui, toutes les deux, tant pis ! » « J’en tiens une, courons ! » s’écrie en son emportement le Chèvre-pied… Et Mélite l’une des poursuivies, après s’être moquée, lui lancera son rire sans pitié : « Adieu, lys ! » Or, le thème du Satyre, en Banville est on le voit, celui-là même que développe Mallarmé en l’Après-midi d’un faune. Incontestablement il l’a repris tout entier, il a amassé l’épisode en une sorte de long monologue mouvementé des gestes du Faune haletant, précipité en poursuites. Tout au plus a-t-il exagéré l’ivresse hallucinée du demi-dieu, qui se demande si son triomphe ne s’est point leurré d’énormes touffes de roses seulement sur son poitrail enserrées ! C’est un couple également que poursuit le Faune la Brune et la Blonde, les deux sœurs. Des mouvements de vers, des expressions caractéristiques du poème de Banville sont retenues. Ainsi le «. Adieu, lys ! » le voici replacé en évident réminiscence, en ces trois vers d’un pur délire :
Si, par surcroît, l’on sait que l’églogue du Faune avait été écrite sur la demande même de Banville pour être récitée par Coquelin (récitation qui n’eut pas lieu, d’ailleurs) nul doute : Mallarmé est si séduit par l’art de son Aîné et son amitié attentive et dévouée, qu’il va même à s’inspirer d’une de ses inventions poétiques comme hier il s’inspirait tout aussi entièrement de l’œuvre de Baudelaire. Le Banville des poèmes dramatiques surtout le captive. Faut-il voir là peut-être le principe encore vague des tendances de Mallarmé à vouloir s’exprimer par le Théâtre ? tendances que devait plus tard élargir singulièrement la pensée Wagnérienne qui sûrement, détermine le rêve du Théâtre idéal dont les conversations de l’auteur des Divagations, et le livre lui-même, nous ont dit un peu. A travers Banville donc, il arrive à l’art merveilleux de l’Après-midi d’un faune : il n’en est pas moins vrai que c’est en ce poème qu’il acquiert sa personnalité toute. La caractéristique en est que l’image ne se présente plus seule, nette et nue en soi-même mais est-elle amenée, ainsi qu’elle le sera désormais en tous poèmes et sonnets qui vont suivre, par une série nuancée d’analogies. L’image est un composé d’images analogiques devenant de plus en plus intellectualisées, pour dégager en la dominante l’idée que le poète a eu en vue, qui ne doit naître que d’un total d’allusions. C’est là, et rien d’autre, en somme, ce que Mallarmé entendit par l’art du Symbole : ce qu’il exprime encore lors de l’Enquête Huret, nous l’avons vu. En même temps le poète s’est astreint à ne se plus laisser aller aux grands mouvements, aux envolées verbales (considérés comme du geste extérieur), que nous trouvions en sa première manière, romantique à travers Baudelaire. Il retient toute spontanéité, se replie sur soi, condense sa pensée, et, au lieu de l’exprimer d’un coup dans l’émotion du rythme — il la dilue en quelque sorte, la décompose en éléments analogiques pour lui recréer en l’assagissement du cerveau tout spirituel. Son Verbe a perdu les sonorités pleines, logiquement, étant donné son mode nouveau de concevoir. Jouant les unes sur les autres, à intervalles très rapprochés, ces sonorités alors ont donné au vers une intensité mélodique attentivement continue et contenue, encore inconnue en notre poésie. Syntaxe et grammaire se rapprochent du latin Virgilien, et de plus en plus la langue tendra, heureusement pour un temps, à une qualité comme agglutinante. Cet art devenu superbement personnel de l’Après-midi d’un faune, nous en verrons la sûreté souveraine et l’exemplaire synthèse, en le sonnet du « Cygne ». Je sais, l’on peut voir en ce Cygne, captif de la glace du lac « pour n’avoir pas chanté la région ou vivre », une réplique de « l’Albatros » de Baudelaire. Qu’importe. L’idée est la même, mais cette similitude même marque la distance qui sépare les deux arts. Jamais peut-être plus pure sensation n’a été donnée, de l’orgueil suprêmement intellectualisé :
Mais quelle maîtrise a présidé à toute l’ordonnance du poème où tout : vocables, musicalité, couleur, ligne et mouvements, concourt à cette candeur rigide de l’oiseau et du « stérile hiver où resplendit l’ennui », tandis que les rimes où domine la lettre « i » ou vibrante à l’aigu ou adoucie de consonnes appropriées, viennent, en outre, comme produire une acuité de gel et de délaissement. Ce souci, spécial ici, dénonce l’attention qu’avait apportée Mallarmé à la théorie de « l’Instrumentation verbale ». Le « Sonnet à Wagner » également montre qu’il tendit un temps à l’appliquer : là, la trame seulement mélodique partout ailleurs, devient harmonique, et il produit de remploi des mots en leur valeur émotive de timbres vocaux une saisissante et somptueuse impression Rien d’étonnant à ce que sa nature impressionnable et réceptive ait continué à être en éveil d’apports nouveaux, et d’ailleurs si directement adaptables à son art. Quelque temps avant sa mort, nous dit Camille Mauclair, Mallarmé travaillait à terminer Hérodiade. Il ne dit pas comment et en quoi il le reprenait. Mais, dès 1887 le Maître m’avait parlé de ce travail auquel il s’était mis et qui comportait alors l’écriture d’un Prélude et d’un Finale. Le Prélude, il m’en lut alors une soixantaine de vers peut-être. Ils étaient selon la théorie « instrumentale », conçus symphoniquement et c’est pourquoi il m’en donnait connaissance. Avait-il persisté selon la même méthode ? Non sans doute : car ce Prélude, peut-être non achevé, n’a pas paru, nul ne semble l’avoir connu après moi. Et quant au « Finale » qui serait, si l’on veut, le Poème de Saint Jean, écrit très postérieurement et placé à la suite d’Hérodiade, il est purement dans la manière Mallarméenne. Je crois donc qu’il détruisit cet essai par quelque rancune pardonnable envers la Poésie scientifique. De cette rancune serait un indice, quand en les Divagations il parle des diverses techniques, le silence qu’il garde sur la première par la date et l’action générale, nous l’avons vu : l’Instrumentation verbale, précisément. Dans l’Art en silence 90, Mauclair insiste que « le procédé de l’allusion, de l’allégorie, de la fiction, apparaissait à Mallarmé le seul logique. « Nous l’avons dit la caractéristique de son art. Mais, en dehors de tout Symbolisme — ce procédé comporte en résultante simple une vertu générale de « suggestion » : art d’évoquer supprimant désormais, tant il l’appliqua inéluctablement, la narration, la description et l’éloquence. Désormais, qui ne sait pas naturellement évoquer ou suggérer au lieu de dire et montrer, n’est pas un poète. En cette vertu — que possédèrent d’ailleurs tous les grands poètes, mais dont lui plus que nul autre concentra les puissances en elle surtout, apport énorme qui assure à l’œuvre de Mallarmé si rare soit-elle, une renaissance d’enseignement pour toute nouvelle génération poétique, réside une action qui a été totale, nous le répétons, en dehors du seul Symbolisme. Malheureusement cet art dévolu au Symbole le poète des dernières œuvres (la « Prose à des Esseintes «, la plupart des Sonnets, et le « Coup de Dé ») ne sut pas l’appliquer amplement, ni même à des idées. Si, comme le dit encore Camille Mauclair, le Drame multiple que rêvait Mallarmé devait être « la confrontation de l’être humain doué de conscience, avec la nature », la moindre réalisation n’en apparaît. A partir de la « Prose pour des Esseintes «, présentée comme la suprême manière, qu’est-ce partout, et nous en avons noté des exemples ? Jeux d’allusion aux plus minimes réalités, « l’idée » si l’on peut dire, apparaissant le contentement d’arriver à évoquer cette réalité (commode, rideau, vase ou guitare) sans la nommer ! Jeux, hélas ! ressuscitant l’art des Rhétoriqueurs… En même temps les analogies ameneuses d’images deviennent de plus en plus subtiles, éloignés les unes des autres. Il procède par continuelles ellipses, agrandies, supprimant outrement les transitions. De manière qu’entre les strophes, qu’entre le phrases, presque tous liens sont coupés : Il va à l’outrance plus que périlleuse de ses qualités, il les perdra en les élevant au grammatical, au verbal Absolu qui le hante. Là est « l’obscurité de Mallarmé » : non point en les idées qui sont simples, simplistes même, quasi non-existantes en certains cas. Mais ne serait-ce point là une seconde cause d’obscurité : alors que l’on s’évertue à trouver autre chose — que si peu ? « Langue de dialecticien », excuse peut-être Mauclair. Oui, pour ses derniers écrits. Souci de grammairien passionné qui perdit la mesure, pris du vertige du Verbe à saisir en son essence même, alors qu’il voulait de plus en plus « exclure les clichés, trouver un moule propre à chaque phrase et pratiquer le purisme », dit-il lui-même en les Divagations. «. Au terme de sa vie, dit aussi Mauclair, il essaie une sorte de compromis entre le vers et la prose, dont il publia un exemple (Un coup de dé jamais n’abolira le hasard). Essai de remplacer la ponctuation par des gradations dans la grandeur ou l’exiguïté des caractères d’imprimerie, selon l’importance des membres de phrases. » Voilà donc la suprême préoccupation ! Quant au sens, à l’idée de cet essai, Mauclair pas plus que Mockel et d’autres d’alors, ne tente de la déterminer. Mieux encore, pour Mauclair, c’est un compromis entre le vers et la prose : or, Gustave Kahn prétend, de son côté, que ce sont des « vers libres » ! et que sa persuasion n’est pas étrangère à cette conversion tardive du Mallarmé dont toute l’œuvre est de technique classique, qui considérait chaque vers comme « un seul mot » solide, et nous disait sa répulsion instinctive à le césurer autrement traditionnellement. Quant au souci principal révélé par Mauclair d’exprimer la valeur des phrases selon l’emploi de lettres de divers corps, il dénonce simplement que Mallarmé en arrivait alors à n’avoir en vue que des recherches de Forme — qui, examinées, semblent nier la valeur en elle-même et du verbe et de la pensée. Rappelons-nous : « Le mouvement Symboliste est un mouvement de Forme, plutôt que d’idées ». (Art en silence.) Je sais oui, le tourment de vouloir la tensive angoisse d’extérioriser dans l’écriture tout notre entendement des choses, toute leur vibration complexe non point que les mots soient les signes seulement à représenter l’énergie et le travail du cerveau, mais qu’ils deviennent ainsi qu’une substance vivante, et ainsi qu’un acte même !… J’ai voulu, quant à moi, que le Verbe exprimât la pensée par tous les modes d’art auxquels il doit et puisse suppléer, voulu qu’il exprimât en même temps l’Idée en sa conscience la plus compréhensive et le processus des sensations multiples et variées qui donnent naissance à l’Idée et à son Emotion en vivante et universelle Synthèse. Mais il sied d’accepter de se détacher de notre œuvre alors que nous sentons en nous le désespoir de l’impossible : le mot, qu’on le sente et le scrute aussi près que l’on puisse de l’origine psycho-physique le mot n’est point de même essence que la pensée. Il est en quelque sorte plus matériel, son instrument, qui ne peut lui être entièrement adéquat. Pour n’avoir pas senti ainsi, pour avoir à l’excès sublimé le sens du mot (et c’est le signe même qu’il voudrait arriver à supprimer), pour, dans sa syntaxe avoir réséqué trop de liens du discours, d’où susciter la nudité d’une phrase en aridité abstraite, Mallarmé a succombé, halluciné de la seule Forme : sa victime sacrée, mais d’exemple dangereux. N’importe. Et c’est encore de cette préoccupation qui l’emporte lui-même, que l’on a pu dire de lui qu’il est par excellence un Latin, et un auteur de pure tradition Française. Il est vrai. Il a été à l’extrême dans le sens de toute une partie de la Poésie, il a poussé aux limites dernières la préoccupation irrésistible du grand nombre : la préoccupation de « Forme « — dont relève avant tout le « Symbolisme ». (Faisant exception de nouveau pour quelques-uns de cette Ecole dont nous parlerons, et surtout pour Francis Vielé-Griffin). « Mais, avoue Mauclair, Mallarmé n’a pour ainsi dire rien publié conformément à son Système. Les quelques sonnets qu’il donnait de loin en loin sont des essais. » Or, du « Système » dont parle Mauclair, les principes se trouveraient inclus dans le recueil d’articles des Divagations, et en ce qu’il nous dit lui-même de l’Œuvre rêvée de Mallarmé : sorte de grand et multiple Drame comme moderne ment sacré, alliant la mimique, la danse, la musique, et le poème dramatique. Nous allons donc voir rapidement ce que pouvait comporter ce rêve d’art en rappelant aussi mes souvenirs personnels, et alors que Mallarmé n’avait pas encore assimilé quelques éléments de volontés d’art extérieures dont on retrouve traces en les Divagations, et sans, disions-nous, toutes les intentions philosophiques que lui prêtent Camille Mauclair et Albert Mockel et d’autres à leur suite, comme désireux presque inconsciemment de doter de quelque esprit de construction, qu’il n’eût certes pas, l’Idéalisme Symboliste. Mais protestons qu’il n’est pas exact de dire que Mallarmé n’appliqua pas son système car, sans recourir à une Œuvre qui n’exista pas, rêvée et à peine, sa pensée est et n’est que le « Symbolisme » : et, malgré les erreurs où il alla, là est sa durable et précieuse gloire… L’ŒUVRE RÊVÉE Nous avons vu l’évolution poétique de Stéphane Mallarmé redevable au principe, puis, pour parvenir à plus de lui-même, à des réalisations d’art venues à lui de l’extérieur. Plus tard, nous avons relevé une attention à l’« Instrumentation verbale », attestée par des sonnets et des passages des Divagations, où souvent revient le mot : instrumentation, en le sens littéraire qu’il prit de moi. Le mode d’art, et la pensée ou plutôt le mode de penser, qui constituent le concept Symbolique nous les vîmes peu à peu se préciser en se concentrant en des poèmes de moindre étendue, dans le seul sonnet ensuite. Jeux d’analogies en images de plus en plus comme stérilisées de tout concret, pour l’expression d’une idée comme dépouillée de tout signe, mais dont le simplisme souvent déconcerte si l’art qui l’évoque, qui la suggère, est d’une subtilité de plus en plus surprenante. Cette manière Symbolique dès lors maîtrisée — nous la pouvons dater du sonnet au « Tombeau d’Edgar Poe » (1877), qui semble comme une version plus intense du « Toast Funèbre à Théophile Gautier » (1873). Or, nulle part en l’œuvre antérieure ou postérieure, l’on ne découvre un lien de pensée générale, directrice, entre les divers poèmes et sonnets, un indice révélateur nous donnant à supposer cette œuvre secrète qui nous était promise par le Maître et à laquelle il devait travailler. « On doit attribuer à deux causes sa si limitée production », écrivait le critique italien Vittorio Pica dans une large Etude : « la première est qu’il travaille continuellement à un drame poétique destiné à l’incarnation suprême de son vouloir artistique. » (Revue Indépendante, Mars 1891)… Il est plus qu’évident que pas une page parmi sa publication poétique, n’a trait à cette œuvre elle-même. Nous devons donc en parler en recueillant le peu qu’il en a dit à moi-même, et à quelques-uns en ses soirées du Mardi. Je rapporterai quelques indications par moi retenue et qui n’ont pas été sues ou rappelées par d’autres : L’Œuvre, il me semble, devait se composer de vingt volumes. Quatre, de propositions génératrices de la série, devaient, strictement liés entre eux, représenter ainsi que le centre irradiant de sa pensée. Et chacun des quatre livres en commandait quatre autres qui en dérivaient directement. Le tout créerait une philosophie du Monde Or, il ne me révéla (en 87) que d’un seul des quatre livres-thème l’Idée dont il serait le développement : « Moi n’étant pas, rien ne serait. » Mallarmé ne me donna aucun détail de composition, de matière du livre. Rien de personnel, donc. Nous avons lieu de croire que cette œuvre si elle eût pu être construire et écrite, eût peut-être construite et écrite, eût reproduit en son essence philosophique un idéalisme à notion du Moi incarnant l’Idée créatrice du Monde — où l’on eût retrouvé Platon, Fichte, Hegel, Schelling. Vittorio Pica, Mauclair, Mockel, d’autres après et d’après eux, ont parlé d’un drame poétique. Un Drame devait-il venir ainsi qu’en couronnement synthétique ? Ou se développait-il, en la pensée de Mallarmé, par les vingt volumes que comporterait le plan ? Il est impossible de le dire, puisque lui-même s’en est tû. L’Œuvre, admettons-le pour la totalité si l’on veut, devait donc, parties par parties, s’exprimer par le Théâtre en même temps que par le Livre. Or, voici quelques indications encore, quant à la manière dont Mallarmé entendait disposer les volumes : Le volume serait un in-12 et le pliage du papier intervenait dans l’expression de la pensée, Le livre étant vierge, non coupé : le lecteur connaîtrait simplement les pages ainsi visibles au long du volume. De cette première lecture il acquerrait le « sens ésotérique » de l’œuvre. Ainsi préparé, il pourrait alors couper les pages premièrement inviolées où il trouverait le « sens ésotérique », et complet ! (J’ai dit qu’en Mallarmé existe un sens de génie, mais aussi une ingéniosité et une propension au paradoxe qui le gâtent. En voilà un exemple singulier. Et, quant à moi, cette nécessité d’un tel pliage apportée à l’expression de la pensée, me donna les plus grands doutes sur la grandeur de l’Œuvre promise, De même que la promesse continue m’en irrita plus tard, et pareillement irrita Vielé-Griffin ainsi que le relève avec quelque malice Ernest Raynaud.) Peut-être Mauclair essaie-t-il d’atténuer cette étrangeté quand il dit, lui aussi très dialecticien : « Par livre, Mallarmé entendait, comme Edgar Poe, une condensation de pensée et d’émotion restreinte, une sorte de vade mecum, spirituel, éblouissant, profond et bref dont le symbolisme très concentré contînt une série de motifs de méditation sur lesquels pût s’exercer le travail personnel du lecteur (L’art en silence, 1901)… Si nous traduisons, et d’ailleurs selon la pensée même de Mallarmé souvent à demi-avouée, c’est prétendre que chaque lecteur peut et doit de la même lecture tirer le sens qui lui agrée personnellement, et même à telle ou telle heure de son humeur. Mais Mauclair se rappelait-il aussi ce soir, où Mallarmé prétextant que le Livre était encore trop explicite pour le résultat « éblouissant, profond et bref » rêvait d’une « sorte de montre dont le cadran porterait de simples signes diversement disposés et colorés. » Montre, qui tirée de la poche parlerait assez par ces signes, mobiles et que l’on pourrait manœuvrer de diverses manières, pour immédiatement suggérer toute une méditation sur l’homme et l’univers au gré du « Moi » porteur du précieux petit instrument, Moulin à prière d’autre sorte ! Puisqu’il s’agit d’épuiser tous les renseignements sur l’Œuvre rêvée (dont le rêve ne présente guère plus de coordination que la plupart des rêves), rappelons de mes propres souvenirs encore ceci : sur la nature de l’un des Personnages qui devait à un moment solennel apparaître sur la scène. Un personnage apparaîtrait, hiératique, imberbe, tout enveloppé de tissus précieusement blancs, sans gestes en tête la tiare papale, dômale et également blanche, ceinte des trois couronnes gemmées de toutes pierreries : et ce serait, ce suprême Pontife — une symbolisation Phallique, autour de quoi eussent évolué sans doute, comme l’entendait Mallarmé, les danseuses rituelles. Je crois, hélas ! Que de la Foule, cette Foule idéale « qui tout à coup a besoin, écrit-il, de se trouver face à face avec l’Indicible ou le Pur, la poésie sans les mots », serait partie une ruée de rires et d’interpellations moins pures, et certainement indicibles !… Des mots, des images, sous lesquels on91 ne met rien. Et quant à la Figuration dont un personnage nous a donc été présenté rien que des aspects allégoriques où se retrouve le procédé analogique, sans que nous puissions saisir une venue d’idée nouvelle, grande et émotive universellement… Mais ne remarquons-nous point, maintenant, la disproportion qui existe entre ce vaste plan d’une œuvre voulue complexement philosophique, et la manière d’art stérilisée à ne plus contenir presque d’idée, où l’idée n’est plus que prétexte à recherche d’expression verbale, pour le Verbe, exaspéré à se contenter en soi-même ? Où, suprême contradiction, il niera même toutes valeurs non seulement de l’Idée mais du Verbe en soi, quand, dans le « Coup de dé », il s’ingéniera pour les distinguer à des arrangements qui nécessitent de puiser en toutes les casses de l’imprimeur. Disproportion, contradiction, qui ne peut être mise en doute. C’est que l’impulsion épanouissante vers le rêve d’une pareille œuvre a été donnée à Mallarmé, évidemment, par le génie énergique de Wagner. Peut-être du temps du Parnasse avait-il gardé une première préoccupation de la pensée de Wagner : Mendès n’a-t-il pas été en France son premier et ardent apologiste. (Dès ce temps aussi il dut sans doute assentir à l’idéalisme Régelien que dut alors commenter Villiers de l’Isle-Adam). Mais, c’est vers 1885 qu’eut lieu l’intervention Wagnérienne : les orchestres sonnèrent souverainement de Wagner et quasi nul concert sans la présence méditative de Mallarmé. L’armoire secrète dont nous avons parlé, il est vrai, existait auparavant, qui recevait les petits papiers où Mallarmé à toute heure inscrivait les pensées qui lui venaient de sa préparation à la grande Œuvre. Mais l’on peut se demander si avant les années 85-86 et suivantes, son plan était le même ? Je suis tenté de croire qu’alors seulement, en entendant à satiété la musique de Wagner et en la pénétrant davantage, il développa l’image d’un grand Drame poétique, d’une nouvelle Trétralogie. Telle qu’il en parla, il avait vu son œuvre à travers l’œuvre Wagnérienne : c’est d’ailleurs à partir de 86 qu’il en parle le plus souvent, sans pourtant devenir explicite, comme s’il était en train d’en méditer des détails. En août 1885, la « Revue Wagnérienne » publiait de lui un article caractéristique92. Richard Wagner, méditation superbe d’un poète qui reçoit une inspiration qu’il raisonne et retravaille en même temps .. Si nous reportons maintenant à ce que Mauclair a érépété très exactement des paroles mêmes de Mallarmé, touchant son œuvre scénique et sa Symbolisation l’on verra que le rêve du poète se présente en variante littéraire de solennelle allure du Drame Wagnérien.
« La Fusion de la parole, du geste, du décor, du Ballet et de l’expression musicale, était indispensable. Le Vers était le mode élocutoire de l’individu pensant, de l’Homme : les idées du drame s’énonçaient par lui. Et, comme toute idée est une constatation du divin et par conséquent d’essence religieuse, le Vers l’exprimait, musical et rythmé. La Symphonie représentait l’élément passionnel, sensitif. Le Geste était, par les intentions de la mimique, l’élément actif… Le Ballet était l’élément animé du décor. Il représentait ce qui, de la nature, prenait part aux émotions de l’individu : soit que rangé au dernier plan de la scène, il semblât incarner ce décor, soit que, détachant une ou plusieurs Ballerines, le poète les vit comme des sensations voltigeantes autour du principal. De la sorte, l’Homme énonçant une idée, le Mime exécutait le geste commandé par ses paroles, le Ballet intervenait pour exprimer le résult de ces actes en la nature, et la musique les sentiments généraux du drame — un peu selon le rôle du chœur Grec. La tonalité du vers et son rythme — élément central — réglaient l’orchestre et les récitatifs. »C’est la scénique même du drame Wagnérien, excepté que le rôle prépondérant est dévolu au personnage. L’autre variante et capitale, où veut se particulariser Mallarmé — c’est qu’il n’admet point de Légende existante : il créerait, lui, des thèmes propres, littéraires et idéologiques à grandes généralisations symboliques. « Entre le héros et la nature assistant à ses pensées le Ballet allait et venait selon le double échange. Tout, dit Mallarmé, agit au théâtre par réciprocités, et relativement à une seule Figure ». La Danseuse était de première importance dans la pensée du Maître Symboliste : il revient souvent à elle. Elle n’est point un corps humain qui évolue mais pour lui, une métaphore : glaive, coupe, fleur une écriture corporelle, des signes, des images, animation d’hiéroglyphes… Si l’on examine de près ces propositions d’art scénique — scénique seulement, car d’idées génératrices, il n’en est question l’on trouve au résumé les divers aspects du Théâtre légendaire occidental, Grec et Wagnérien, avec prépondérance de nécessité Symbolique : l’évocation et la suggestion qui sont l’art propre de Mallarmé. De plus, et tout au principe il me semble, il a été hanté (ne connaissant point, par exemple, les représentations religieuses très supérieures des temples du Thibet) par le cérémonial émouvant du culte catholique, tel qu’il se pratiquait sous les lueurs des verrières de nos cathédrales, quand l’âme de la Foule communiait à l’âme de l’Officiant au Moyen Age et que, par les répons aux paroles du prêtre à l’autel, s’établissait entre eux un dialogue prenant et mystique… Il est à ce propos deux ou trois pages pleines de grandeur suggestive, malgré la prose compliquée, dans le volume des Divagations 93. Evidemment, la Figure centrale du drame Mallarméen, l’Homme, c’est le prêtre responsable du Divin, et opérant avec le Divin l’union de la Multitude. L’art scénique de Mallarmé rêvait de célébrer des Vêpres intellectuelles et de pensée universelle. Mais nous n’avons là qu’une description incomplète, morcelée, grandiose par endroits, de l’extériorité seule du Drame. Quels sont les thèmes nouveaux, capables d’universelle émotion, qui, de cette complexe et simultanée Figuration, doivent produire une communion nouvelle ? Le poète ne l’a pas dit. Ils ne devaient être d’aucun temps, d’aucun lieu, ne correspondre à rien d’existant, même pas de personnalité légendaire. Donc, c’est qu’ils devaient être philosophiques : des états d’âme généraux et d’émotion universelle exprimés en Symbole. « Fait spirituel », dit Mallarmé avec l’irritant laconisme dont il use devant ces questions, non résolues en son esprit certainement. Et ces Symboles, dit-il encore, « doivent ne synthétiser rien autre chose que les délicatesses et les magnificences, immortelles, innées, qui sont à l’insu de tous dans le concours d’une muette assemblée. » ! Mais encore, quels sont-ils ? Nous apercevons donc que son Héros principal est encore le Moi — de tous les « moi » assistants devenus synthétique… J’ai rapporté le mot résumant de Mauclair : « Confrontation de l’être humain, doué de conscience, avec la nature », sans que l’on puisse savoir si c’est là mot de Mallarmé lui-même. En tout cas, comme il pourrait sembler s’apparenter à quelqu’une de mes propositions et que nous aimons la netteté, il sied de l’expliquer au sens de Mallarmé. Mallarmé ne pouvait entendre ceci comme moi, au sens évolutionniste, lui qui ne pouvait se passer d’Eden. Il ne veut pas dire que l’Homme conscient par le plus de connaissance émotive des rapports universels, que lui donne la Science, recréer en lui cet univers devenu ainsi conscient et ému de soi, en son cerveau. Non. Mais le « Moi » conscient par introspection des idées « immortelles et innées » les rappelle et les rapporte à soi hors du monde d’apparences matérielles — qui ne sont que Symboles : les thèmes qu’eût pu concevoir Mallarmé se seraient donc essentiellement rattachés (nous l’avons vu par le seul qu’il ait accidentellement indiqué) à la pensée Platonicienne — l’Idée archétype de toutes choses… Funeste concept à heureuse destinée en la philosophie grecque et par elle en les spéculations occidentales, du millénaire Système Indou du philosophe Vyasa94 tandis que de son antagoniste, que l’on pourrait dire « évolutionniste », Kapila95, la doctrine puissante n’apparaît qu’en les Ioniens sachant la mutabilité des choses, et ne s’est avérée qu’hier — encore sournoisement attaquée ou adultérée). Nous ne savons don rien de sûr de la pensée intérieure de « l’Œuvre rêvée ». S’il avait amassé des matériaux, il n’a pas construit, et ne nous a pas même révélé le plan de cette construction. Il nous a dit les acteurs permanents de son drame, et non ce qu’ils devaient exprimer. Le poète que d’aucuns nous donnent comme réalisant l’Idée en son essence, et constamment muet sur les idées… Autant que nous en apercevions, sa pensée philosophique n’apportait rien de personnel, rien de nouveau… Son rêve scénique, lui, relève de l’esthétique énorme de Wagner. Et, le secret de non-création de cette œuvre demeurée une hantise que nous dirons cependant grandiosement chimérique, c’est qu’ici l’action subie par Mallarmé n’était pas en rapport avec son tempérament, et pas davantage avec son esthétique qui, si elle est de suggestion et d’un art incomparable du Symbole, ne l’est qu’en subtilité. Il n’est rien en lui d’énorme et de surplombant, rien d’un esprit capable de Synthèse. J’ai dit que nulle page en son œuvre éparse n’a rapport à cette grande œuvre. Et ce ne sont que des mots dépourvus de sens véritable, quand Albert Mockel dit quand même : « Ses poèmes restent comme des statues dispersées qui marquent la place du grand édifice absent96. » ! Des mots encore, s’il parle lui aussi du dernier poème : un Coup de Dé. Imprudemment donne-t-il ce poème « hermétique et fascinant » comme « l’essai surprenant d’une méthode dont le poète n’avait pu pénétrer encore les ressources, ni tous les inconvénients » méthode qui (vraiment tard) devait servir à l’expression de l’Œuvre rêvée. Le poème du « coup de dé », dernière et illusoire recherche de Mallarmé dans l’absolu de la Forme qui ici prime toute idée, dénonce pour moi, précisément, cette disproportion pénible entre son grand rêve et sa technique poétique propre surtout à du détail de l’inspiration égoïste et hasardeuse dont il n’est pas sorti. Je crois donc dangereux pour Mallarmé, parce que ce peut être irritant — de vouloir lui prêter des grandeurs qu’il ne possède pas, tandis qu’il en a d’autre part qui vainquent la durée… « Il a mêlé l’individualisme au Mysticisme, dit Camille Mauclair. Très peu d’hommes ont pris cette direction » Je pense qu’au contraire la plupart ont eu cette direction de poésie égotiste, de poésie du « Moi » exalté en norme anthropocentrique, mesure de l’Univers. En quoi John Charpentier a raison de ne voir en Mallarmé « qu’un rameau élancé du grand massif Baudelairien », comme Gustave Kahn de considérer en conséquence que le Romantisme et le Parnasse s’accomplissent suprêmement en le Symbolisme. En prenant pour appui le rêve si imprécis d’une Œuvre avortée, en voulant passer sur le caractère, éminemment morcelé de l’œuvre publiée, sans unité et tellement sous l’action successive du dehors, c’est outrepasser une admiration sanctionnée et ainsi presque lui nuire, que de dire de Mallarmé : « Il a le caractère du constructeur de Système, la fusion de la raison pure et de la raison pratique, l’aisance à se mouvoir dans l’abstraction comme dans la vie, sans cesser d’être soi-même dans l’une et dans l’autre. » ! Jugement que rétorque l’œuvre même. Il n’a pas le caractère du constructeur tout simplement pour ceci : le constructeur intellectuel, en la moindre de ses productions est inévitablement ramené à l’unité, en ce que les Fragments, par l’évocation et la suggestion des rapports, vont nécessairement se rattacher à un tout : les Fragments, si éloignés soient-ils, représenteront cette Unité, en eux-mêmes et en leur réunion. Là est la marque du génie constructeur… Je me rapprocherais donc de l’appréciation mesurée, admirative certes, qu’émet en son Anthologie des poètes français, G. Walch, quand ainsi qu’à regret son impartialité prononce :
« Cependant, l’on est bien obligé de le constater, Stéphane Mallarmé, tout en caressant jusqu’à sa mort le dessein d’écrire le chef-d’œuvre rêvé, n’y a rien publié, rien écrit, ni même qu’on sache, rien ébauché qui s’y rapportât ou permit de s’en faire une idée. Malgré cette apparente défaillance du chef de l’Ecole Symboliste, on ne peut qu’admirer sa noble tentative pour « consacrer la poésie, pour lui assurer définitivement une fonction supérieure, au-dessus des insuffisances, dei à-peul — près de la prose ”, au-dessus de la brutale netteté du verbe, pour en créer un langage d’essence surhumaine qui permit à quelques élus ou moins de communier avec les di eux, sous lei espèces de l’universel Symbole ».De l’auteur de L’Anthologie c’est ainsi une admirative reconnaissance d’une suprême consécration du mode de penser Symbolique, et du prestigieux évertuement de Mallarmé à la quintessence du Verbe : ce pourquoi, tout en retenant la « défaillance » — on la doit cependant excuser en la regrettant et peut-on ne la dire qu’apparente… Je prétends davantage. Il me semble que ce puisse être de reports précis à plusieurs des préoccupations scéniques de cette œuvre rêvée que demain tende à renaître un théâtre poétique, digne, par-dessus la décadence innommable du spectacle contemporain de la Pensée Française. Je sais des poètes actuels qui de cette éparse Rêverie qui ne put être astreinte à des contours parce qu’elle manqua d’idée centralisatrice, ont recueilli, sinon une inspiration, du moins complément de certitudes d’art. Ils croient nécessaire eux aussi, l’apport discret et nuancé et de la parole généralisée du chœur autour de l’Action qu’ils veulent, eux, à la manière éternelle d’un Eschyle : pour, en émotion de la connaissance et du sens universel qui les relient en le temps et l’espace, d’humaines et nouvellement religieuses Synthèses… Mais parmi l’Ecole Symboliste : tributaire du romantisme et du réalisme en même temps, tandis que, se situant dans la vie et épris de spéculations sur le devenir humain, de par encore son souci de construction, il se rapprocherait de nous, le nom de Paul-Napoléon Roinard97 ne s’impose-t-il point en tant que réalisateur d’un peu du rêve dramatique de Mallarmé ? Le poète à la grande âme et au grand verbe du Miroir et de Tous les amours, avec le sens puissant des réalités mais leur grandissement à de spirituelles transmutations ainsi qu’attesté par son masque à la Flaubert, a senti de l’épandu rêve Mallarméen ce qui était désirable. Il a saisi cette part, tout en sortant comme naturellement pour la réaliser, du trop étroit, du trop précieux mode d’art Symboliste. Selon des vues modernes, Roinard a retrouvé et recréé la vieille Allégorie. Naturiste, et philosophe travaillant de l’humain dans une haute émotion sociologique, outrepassant les régressions il voit éternelles les énergies d’amour et de devenir : et cette Allégorie qui n’est point un verbal apparat, il l’a rendue complexe, « tous les Amours », du drame du cœur et de l’esprit. Et de l’esprit : car, en Roinard, ainsi qu’en l’auteur de Titane, Abel Pelletier, se développe le même hautain dessein reconnu vitale ment nécessaire, d’élever suprêmement en la hiérarchie humaine la pensée et les porteurs de pensée. Mais encore, rattachant son œuvre aux encore occultes prestiges de la Matière, ainsi l’élargit-il à un Universel tout pantelant de Mystère — où se concentre l’émotion qui sait et pressent. L’Œuvre de Paul Roinard mérite ainsi un hommage particulier, et sa vie littéraire passionnément vouée à un art sans concessions Si, contrairement à l’assertion de Mauclair qui lui a souvent tant prêté, Mallarmé ne se meut pas dans la Vie (ni lui, ni le Symbolisme et là est la raison première pourquoi Demain emporté d’évolution les admirera en devant se retourner), il s’est « mû dans l’Abstraction » il est vrai. Mais c’est en celle du Verbe qu’il est allé le plus loin qu’il soit presque témérairement possible. Après Baudelaire et dans le même sens, capitale est son innovation Syntaxique. « L’innovation syntaxique est très rare, remarque Camille Mauclair, elle sort de pair un écrivain. » Mallarmé réalise donc son originalité la plus singulière, non vraiment dans l’épithète rare, et non dans le Rythme — qu’il contraint le plus souvent à la mesure strictement classique mais dans les dispositions réciproques des termes du discours : c’est un dessin complexe, compliqué, où la place des mots correspond le plus subtilement, le plus méthodiquement, à la coordination de toutes nuances de la volonté artiste opérant par images sériées. Joint à cette science de texture, que le son des mots à telle et telle place et même voulùment insolite à tel endroit, vient en surcroît du sens, apportant une expression émotionnelle, soudaine et presque inexplicable Toutes qualités, il est vrai que l’on trouve en tout vrai et grand poète : mais avec des intensités, des intentions, des réitérations diverses, Mallarmé a porté ces qualités au plus haut point dans la recherche expressive Ainsi, l’on a eu raison de dire qu’il est un « grammairien de génie. » — Le Verbe le domine et le mène, de plus en plus surmonte l’émotion et l’idée tue la spontanéité. Synthétique en ce sens, il ’va à user ultimement de l’ellipse, de l’élision des rapports qui unissent strophes et phrases entre elles : comme si vraiment l’idée devait pouvoir surgir plutôt en les intervalles ! Il a supprimé quasi tous termes de transition. Avec une volupté d’initié suprême, tel un Platon, Apollodore ou Aristote, on le voit subtiliser tous les modes du discours : transpositions de mots soudain déséquilibrant la période, emploi du mot en même temps pour le propre et le détourné, le littéral et le spirituel, attribut attaché de loin à d’autres termes que logiquement selon la grammaire, toutes les applications métaphoriques. « Joie d’être allégé ! » tel est le principe de son chant. Jeu suprême de décomposition du discours et qui entraîne la décomposition surprenante des idées réduites à parcelles spirituelles, auxquelles redonnera cohésion à son gré artiste le périlleux Logicien ! Idées qu’il choisit pour « guider le sens des Images », dît Albert Mockel, qui remarque en même temps avec sans doute quelque suspensive appréhension : « C’est un peu leur en imposer un a priori. » (Albert Mockel — « Stéphane Mallarmé »). Il n’est rien de plus vrai que d’assurer, par toute l’œuvre et les dires de Mallarmé, que cet à priorisme de l’idée à « guider le sens des images » qui pour lui importent davantage, est l’art même de Mallarmé et sa philosophie. Ainsi, comme nous l’avons vu, demeure-t-il dans la Poésie d’ordre égotiste, et dans le spiritualisme qui donne au Monde le sens qui réside en le « Moi » impeccable d’être partie de l’Idée qui le produisit… Stéphane Mallarmé est une prestigieuse figure terminale. Du Symbolisme — qui a été l’âme de presque toute la poésie antérieure depuis les siècles, et dès primitivement alors qu’elle cela le Savoir interdit et son émotion sous le Symbole Mallarmé a été la suprême subtilité. De la Poésie à inspiration égotiste, inspiration déterminée par l’émotion et le sentiment individuels ou la reprise par l’individu d’idées générales devenus lieux communs et philosophiquement, prolongement du « Moi » en modelant le Monde à ses images émotives Mallarmé a été la qualité la plus intellectualisée, mais en stérilisant, en éperdant l’Idée dans l’expression verbale à la recherche de laquelle l’idée n’est quasi plus que prétexte. Le Moi est l’Idée, l’Idée est le Verbe n’est que du Verbe, cérébralisé à une impossibilité devenue mystique… Tel que nous venons de l’étudier selon toute ma pensée et mon admiration consciente de sa haute action non seulement en tant que créatrice du « Symbolisme » mais énergique en toute la Poésie d’un temps : de par la décisive maîtrise qu’il exerce en l’art d’évocation et de suggestion, et pour sa part en l’évolution syntaxique Stéphane Mallarmé, répétons-le, s’élève, si elle est terminale, comme une prestigieuse et unique Figure. J’ai résolument remis sous la vérité et la valeur des Faits, les interprétations trop souvent marquées de l’imagination et de la pensée propre des interprétateurs, quelques emprunts inconscients ou intéressés aux théories adverses, et les suppositions et les conclusions hasardées ou démenties par l’œuvre réelle du poète, auxquelles ont pu donner lieu le trop peu que l’on sait de l’Œuvre non existante. J’ai alors démontré que nous ne trouvions point en présence d’un esprit constructeur, capable de Synthèse mais non plus d’un véritable créateur, car au principe et à deux reprises au moins nous avons vu son évolution péremptoirement déterminée par l’action et l’emprise du dehors… Fondée sur l’Œuvre réelle, ma conclusion ne s’en trouve pas moins pénétrée de sa splendide Beauté inscrivant le nom de Mallarmé parmi ceux des Poètes prédestinés de qui l’existence est une nécessité historique.
« Il veut l’expression des idées, le multiple chatoiement de la vie. Faces de deuil et d’allégresse innombrablement entremêlées. Il va recréer, modernement, une Forme ancienne, et sera retrouvé le Mythe. De partout et de tous les âges, de l’histoire et de la légende, parmi les héros ou les dieux, il fait surgir des personnages : il les groupe, il leur prête des voix, ordonne drames et récits. D’abord il ne demande à sa culture que le cadre où situer les êtres qu’il imagine : telle Yeldis, et sa suite de paladins, tel Phocas le Jardinier, tel Wieland le Forgeron. Mais bientôt les héros du passé, dont chacun connaît les visages, surgissent, revifs, et chantent : et c’est Pindare, et c’est Sapho, c’est Bellérophon, c’est Tantale, Ulysse, Dédale, Pénélope. Revifs, pas tout à rait. Car le poète les réinvente. Ils ne sont plus les Mythes anciens, évocateurs d’âges révolus, interprètes des grands Mystères porte-paroles métaphysiques. Ils sont devenus des mythes modernes, c’est-à-dire psychologiques. S’ils restent cependant cosmiques, c’est à la manière des mortels, non plus à celle des dieux. Ils ressentent la misère du monde, la lassitude, l’ennui, l’angoisse, autant que la Joie ou la paix. Plus grands que s’ils traduisaient simplement les variables moments émotifs du poète qui les éveilla, ils ne sont pourtant plus à la mesure des aèdes-prêtres qui peuplèrent d’eux l’effroi sacré des peuplades devant l’impénétrable nature. Mais ils sont beaux, plus humblement d’humanité, d’héroïsme voilé de luttes, d’acquiescement mêlé de révoltes, de sérénité troublée de douleurs. Et ils sont beaux, par-dessus tout, de refléter ainsi la vie, au sein d’un univers agi de Forces inconnues. Ainsi M. Vielé-Griffin qu’il laisse son chant module les phases de sa propre vie, ou qu’il s’amuse à des chansons propres à supporter son rêve, ou qu’il s’élève et qu’il s’exalte aux cimes du Mythe atteint à travers son émoi, comme intellectualisé, au sens général et cosmique. Sous les trois formes, qu’il traita parallèlement, le poète demeure le même : celui que l’enthousiasme emporte, selon l’acception grecque, jusqu’à retrouver le dieu en lui, image du tout. »Mais de toute sincérité est l’ardente admiration de Paul Jamati :
« Je ne formulerai qu’un regret, dit-il. De la persistance de l’attitude exclusivement lyrique l’individu, en M. Francis Vielé-Griffin, conserve la prédominance, en sorte que l’évolution commencée reste en chemin. Elle ne parvient pas, en effet, à faire du poète, identifié à la matière même de son chant, la conscience vivante du Tout. »Et encore dit-il :
« Si M. Vielé-Griffin a su pétrir les antiques Mythes pour de nouvelles Figures où coule sa propre expression, il n’échappe pas au danger que présente l’utilisation des formes scellées par le passé sur les concepts pour quoi elles ont été créées gaine vivante d’émotion qui, par leur accumulation, provoquèrent peu à peu la naissance de la pensée. Pour l’antique, le concept du monde trouvait son expression naturelle dans le Mythe, qu’il découvrait mais qui ne se pouvait pas plus séparer du phénomène ou de l’ensemble des phénomènes d’où il sortait, que de la notion ouranienne ou naturiste vers quoi il tendait… »Et, après « récuser la distinction entre l’intelligence et la sensibilité, au même titre que la dualisme qui sépare esprit et matière », et protester que pour le Moderne, la pensée du poète doit partir de la connaissance, de la science continuement en devenir d’Hypothèse de sorte que « le tout inexprimé se délivre, de rapports en rapports » Paul Jamati conclut, comme par un chant émouvant :
« Mais ces remarques n’ont valeur de critique. Je dois écrire pour ceux d’aujourd’hui, et dégager de l’œuvre de M. Francis Vielé-Griffin la leçon, et toutes les leçons, que ma personnelle méditation, ma façon de comprendre la vie, ma conception de la Beauté, me dictent impérieusement. Mon admiration n’en est pas lésée. Elle s’élève, au contraire, jeune et entière, vers le poète qui sut allier au Symbolisme, qu’il dépassa, le souci continu de vivre, accordé aux amplitudes d’éternité vers le seul maître du « vers-libre », vers le créateur de ces figures que l’avenir n’oubliera pas : Sapho, Tantale, Wieland. Elle s’élève vers celui à qui son destin et son génie avaient donné de faire pousser une essence d’arbre nouvelle dans la forêt abâtardie du vieux Romantisme. Je veux entendre, avant tout, par romantisme, cette tendance qui incite l’artiste à replonger aux couleurs de son « moi » toute vision qui lui apparaît, qu’elle ébranle d’ailleurs son esprit ou son cœur ou seulement sa chair, ou qu’elle touche l’ensemble de sa sensibilité. Et mon admiration s’élève vers le poète qui inscrivit, en tête du premier poème de son premier livre, ce vers, dont rien dans sa vie ni dans son œuvre ne vint embrumer, même légèrement, la ferveur :J’ai donné la parole à l’un des nouveaux poètes que groupe à leur tour vers l’interprétation que lui donnera leur personnalité, cette mission du poète désormais, de multiplier « le lien qui manquait entre l’être humain et le cosmos ». Ainsi, c’est le présent, puissant de demain, qui se prononce sur Francis Vielé-Griffin. Qu’est devenu de Mendès le dédain léger et mauvais ?… Je n’ai qu’à assentir à l’admiration exprimée par le poète Paul Jamati Et aussi à ses restrictions qui ne sont que du principe qui sépare du Symbolisme, la Poésie scientifique. Mais, rappelant spécialement, de cette Œuvre magistrale, les Voix d’Ionie, et, d’entre elles qui pour moi sont le chant sur la cime, le poème de « Galatée » : où donc, en est arrivé là le second Maître du Symbolisme, si Mallarmé en reste le premier d’avoir été l’initiateur nécessaire ? Selon l’antique Fable, Galathée s’éveille à la vie par les puissances d’amour et la garde en son étreinte son créateur et son amant. Mais que devient en Vielé-Griffin, la merveilleuse histoire ? Galathée animée de corps, ingénue et étrangère en l’ignorance lumineuse de son ennui, là-bas, parmi l’azur, a vu passer curieusement de lisses éphèbes. Et son désir vers eux lui apprend la souplesse de ses premiers gestes et les primes palpitations de son cœur : l’Œuvre ne s’anime vraiment que lorsqu’elle s’éloigne, lorsqu’elle s’est séparée de son créateur pour se donner à l’Avenir. Belle et intense, la conception, mais davantage : car voici, l’acceptation de Pygmalion en un chant de grandeur émotive ment incomparable. Pas à pas, comme entraînée par la lumière d’amour de ses lèvres, que s’en aille vers la Vie renaissante Galathée avidement et sereinement inconsciente comme la Nature, du passé qu’elle meurtrit et détruit en s’en allant au devenir de soi-même qui importe à l’univers !… … J’appris au main cette mort désespérante d’Emile Verhaeren le silence de mes larmes sous les paupières, les mains ainsi que vides. J’ai alors senti passer près de moi l’aveugle roue de la Fatalité que Quelques-uns de ruse et de proie ont osé pousser de leur misérable volonté et qu’ils ne purent plus arrêter ! Et la Force-mécanique dont cet Occident a l’orgueil en signe de progrès, sournoisement avait dû happer encore l’un des Grands d’entre nous : Verhaeren, que nous aimions, et, quoiqu’il n’eût qu’une dizaine d’années de plus que nous, que nous vénérions sous notre sourire ami. Je sais, cependant : la Roue n’est point aveugle, habitée de Shiva qui crée en détruisant. L’humble certitude en le Devenir meilleur qui parcourt le monde selon ses lois, au-dessus de la douleur, redresse le regard qui veut Demain. Mais, qu’il est lourd d’être en même temps une pensée et un cœur d’homme. Disons d’Emile Verhaeren, en en déterminant les composantes principales. L’Œuvre impérissable. Elle se présente, quoique d’unité par le tempérament, le sentiment et le verbe essentiellement romantiques qui la génèrent, d’inspiration double : Flamande, et la plus impulsive de son génie et Française, en emprunts comme d’aperception irresponsable, d’idées et de techniques qu’il incorpore aux énergies romantiques, disons-nous, de son tempérament. Verhaeren est durablement le grand poète de la patrie Flamande : parce qu’il amasse en lui, d’innéité et puissamment, l’âme tumultueuse et pourtant irrésistante aux apports extérieurs, de sa race parce qu’il en détient toute la qualité de Rêve mêlé de religiosité naïve ou sombre, plein d’aspirations élargissantes mais démesurées d’imprécisions d’Au-delà, ou alourdies de destinations très immédiates. Il est la plus directe expression du génie Flamand, et l’on serait tenté de dire non seulement son grand, mais son unique poète, n’étaient près de lui trois autres : Maeterlinck, oui, mais Hodenbach, Van Lerberghe et surtout Max Elskamp, pour exprimer aussi cette âme nationale mais sans en soulever les masses sensitives : en douceurs et mélancolies, en hantises d’Au-delà selon la sensibilité religieuse des simples. Mystique, Emile Verhaeren l’est autrement et ainsi que malgré lui, parce qu’il est sa Race, et plus peut-être que lui-même ! Mystique de cette noire ardeur, tourmentée, extériorisée et qui s’allégorise en ces possédés d’une Foi impulsivement comprise qui, dans les églises de Flandre priaient, bras en croix, durant des heures, avec une haleine ardente et barbare ! Or, souvent Verhaeren a été dit un « Barbare », de tempérament et d’art : Léon Bazalgette le répéta après que Francis Vielé-Griffin l’eût salué de ce vocable — qui lui était appliqué à lui-même par Henri de Régnier, en 87. Un Barbare il est vrai, tout à coup surgi d’un complexe Nord solide et pourtant travaillé de nervosismes, parmi des choses et des idées dont il reçoit un choc éparrant qu’il perçoit, qu’il amasse d’une hâte violente, énormément, sans vouloir, sans pouvoir les pénétrer et les concevoir par leurs éléments dissociés. L’expression est heureuse, pour rendre de ce poète l’impulsion pathétique, l’opulence en puissants raccourcis, et en même temps sa naturelle et comme inconsciente propension à assimiler, d’autres créations proches, tout ce qui convient à son tempérament, avec une sorte d’instinct premier. Pour cela, pour une part et surtout dans le domaine de la spéculation, il sied peut-être voir en Verhaeren un sens de réceptivité plus opérant que le sens même de vraie création qui ne veut, pour les douer de conscience et d’émotion, que les matériaux vierges, par lui-même et par lui seul réunis, ordonnés, pénétrés et possédés. Mais, disions-nous, il est remarquable comme Verhaeren avec sûreté sait transmuer ses acquis d’où qu’ils viennent, les adapter à son originelle personnalité. Tempérament romantique, certes, il s’apparente par cette adaptation à large enveloppement à Hugo lui-même. Mais il me paraît que l’on doive dire de Verhaeren : un Barbare mystique empreint d’une sorte de religiosité atavique devenue hagarde et immémoriale, si intensément agissante en lui, cependant, qu’elle soumet et trouble en la douant d’énormité sa propre clarté de regard, et quasi l’hallucine ! Les êtres et les choses ne lui apparaissent pas seulement, il en est habité. Il me souvient d’une conversation avec Verhaeren, en 88 ou l’année suivante, qui nous éclaire singulièrement sur l’être intime du grand poète. Nous suivions une après-midi les rives de la Seine, hors Paris. Et tout à coup il me dit avec une sorte de mélancolie d’aveu : qu’il concevait et admettait les données de science de ma poétique, le principe philosophique qui s’en trouvait déduit, qu’en ce qui regardait l’Expression il avait retravaillé son verbe selon l’Instrumentation mais qu’il sentait que « son art demeurerait pourtant en dehors et à côté de sa conviction philosophique, retenu qu’il était, par une puissance obscure de très vieux sentiment religieux, qui du loin de la race le dominait. » (L’on peut remarquer pourtant que, dans la série de ses volumes qui mettent en œuvre les Activités modernes et prennent directe inspiration et matériaux et thèmes en les livres de première Partie de mon œuvre, des poèmes de la Multiple splendeur attestent qu’il s’est même approché par endroits, d’un plus complexe « sens universel » exprimant les rapports de l’Humain et de l’Univers sur données évolutive. Verhaeren sut ne point lutter contre son génie propre. Et c’est ainsi que cette sorte, d’atavique emprise dont un instant il lui semblait se trouver gêné, doue son œuvre d’émoi sans pareil. Que, par, cette, nécessité de Son regard de « Barbare » et de Mystique, d’étreindre énormément les choses, de les voir et les sentir transpirantes d’une atmosphère comme volitive qui va à doubler la réalité d’apparences et de gestes anthropomorphes écartelés d’angoisse que Verhaeren ait été empêché de pénétrer philosophiquement la contexture complexe de l’acte universel, c’est là attendu. Il perçoit tout comme en choc d’éclairs, immensément, et, le rend en son verbe immédiatement vibrant. Son art, pour si, ample qu’il soit, n’est donc point à proprement parler, de Synthèse car il agit par masses d’intuitions, non en recomposition de dissociation des éléments. L’ordonnance de ses livres ne se présente non plus comme préconçue, mais plutôt les poèmes en sont, donnés tels à peu près qu’il les rencontre l’un après l’autre, sensitivement et dans une générale tonalité sensitive. Mais son art, c’est avec cette ampleur, à, secousses d’éclair successives, une série d’extériorisations en plastique (par quoi il s’apparenterait à Vielé-Griffin) ; en plastiques anthropomorphiquement vivantes et à halo tout vibrant de suggestion, de démesure, à la manière d’Hugo. De cette vision et cette expression par masses qui de très haut peut trahir la, réalité des choses, et des idées, car elle ne rend point leur complexité et, par là, leurs rapports réels, l’erreur dommageable apparaîtrait surtout sensible là, où avec son sens assimilateur très averti, Verhaeren me suivit. Et ici, nous trouvons la première action de pensée Française sur son Œuvre et ses directions, et qui devait être en lui tant expansive.
« Il paraît bien, écrit Pierre Quillard à propos de Louis le Cardonnel, que comme Emile Verhaeren, Stuart Merrill, et d’autres, il a été touché par les théories instrumentales de M. René Ghil. » — « Si la critique se croit le droit d’admirer le talent d’Emile Verhaeren, et parfois de Mallarmé, de Gustave Kahn, de Vielé-Griffin, et d’autres, dont la technique a subi l’influence de René Ghil, faudrait-il se détourner de ce dernier parce que son intensité est plus grande, et son but scientiste plus élevé ? » (Edgar Baës, « Fédération artistique », Bruxelles, Février 1907.) « Verhaeren brise son vers, qui s’alourdissait des disciplines anciennes, et retrempe son inspiration au matérialisme, à la c’croyance en l’idéal scientifique, et en la nécessité de l’effort. Manifestement, c’est à M. René Ghil qu’il est ici redevable… A l’Œuvre de M. René Ghil qui exalte optimistement la science, Verhaeren a dû d’éprouver — à travers son tempérament farouche et son imagination héroïque et tragique — tout ce qu’il pouvait se retrouver de beauté à célébrer l’orgueil humain, en départ de conquête au-devant des inconnus menaçants, et à le célébrer en rythmes indépendants et souples. Telle est du moins, l’impression qu’on tire de son livreLes Forces tumultueuses (1902), que je ne crains pas de déclarer, sinon le meilleur, du moins le plus significatif de tous ceux qu’il a donnés » (John L. Charpentier. « Les Temps Nouveaux », Avril 1908). … « Comprend-on à ces seules et très courtes citations (il s’agit de mon Vœu de vivre) que René Ghil ait pu écrire quelque part : « Mais mon heur ne serait-il assez grand, alors que je faisais entrer dans la poésie l’Homme-social, les milieux d’activités humaines, les usines, les ateliers, les travaux aux âmes mécaniques, l’œuvre des champs, les trains, les Banques, d’en avoir impressionné entre autres, le grand talent romantique et mystique d’un Verhaeren et ses Villes tentaculaires ». Mais on va le percevoir mieux encore tout à l’heure… Les Villages aussi subiront le contact indirect de la grand’Ville qui tue la Vie. C’est l’exode des campagnes Pour comparer avec Verhaeren. » (Marcello-Fabri, « la Revue de l’Epoque », juin 1920)Sans qu’il soit nécessaire de multiplier des citations de toutes dates à montrer une partie centrale de l’Œuvre de Verhaeren dépendre de l’inspiration qu’il puisa en la Méthode de Poésie scientifique mais des matériaux mêmes de mes livres retravaillés en son tempérament romantique : nous en produirons cependant encore une Parce qu’en même temps qu’elle témoigne, avec une perspicacité irritée elle dénonce d’hier une duplicité latente envers les Lettres Françaises. Il s’agit de la grosse et lourde apologie de Verhaeren par l’Allemand Zweig, traduite en Français (1910) — et il s’agit de l’ironique et méprisante protestation qu’éleva en sa revue la « Phalange », le poète Jean Royère. (Après avoir repris une année les « Ecrits pour l’Art », il avait, en 1906, créé cette Revue de haut éclectisme mais avec prédominance d’art Symboliste — où par tempérament, par sa philosophie spiritualiste, et d’ailleurs pour de si délicates expressions de son pur talent, il était naturellement ramené). Jean Royère immédiatement mettait à nu « en ce gros livre dont il ne reste pas grand chose si l’on en retire les épithètes », le dessin de son auteur : Verhaeren n’est compris vraiment ni en France, ni en Belgique, mais seulement en Allemagne ! Explication aisée : c’est que le poète des Villes tentaculaires n’a de Français que la langue, il est un Flamand, de race et d’esprit germaniques Verhaeren est un Allemand ! M. Zweig prétend en même temps que pour comprendre Verhaeren, il sied de comprendre Whitman : Verhaeren, allemand, est aussi un Whitman français, parce que Whitman est germanique. (Ah ! Les a-t-on assez découverts, le rude poète Américain et son « Chant d’Exposition », depuis M. Zweig, et Léon Bazalgette, qui donna dans le même travers ! Mais dès 1887, Vielé-Griffin en avait traduit et publié quelques poèmes, Merrill, les Couturat, Georges Knopff, en avaient parlé incidemment, et pourtant les livres de Verhaeren sur le moderne spectacle industriel ne partent que de 1893-95 : nous avons dit pourquoi, et tout à l’heure les dates avèreront. Verhaeren regardait du côté de la France.) Les assertions énormes du critique allemand sont relevées par Jean Royère : « Verhaeren est un homme prédestiné, le créateur de son époque. Tout le présent de la planète, les prodiges de l’industrie et l’action des démocraties, tel qu’il résulte de l’émancipation philosophique et religieuse du nouveau monde, c’est Verhaeren ! Le premier il comprit qu’à un univers nouveau devait correspondre un art nouveau. Tandis que les autres artistes s’attardaient encore dans un art conventionnel, à ne voir que laideur dans le spectacle industriel et scientifique, Verhaeren a senti cette beauté. Verhaeren est devenu le philosophe de l’humanité dont il a pénétré la loi. Ses poèmes en sont l’éthique, la philosophie révélée lyriquement. Plus grand philosophe que Nietzsche et poète supérieur à, Goethe dont il surpasse le panthéisme par sa conception idéaliste de la vie, Verhaeren réunit toutes les merveilles du génie humain ! » « L’admiration même désordonnée d’Emile Verhaeren n’a rien qui puisse me choquer, sourit Jean Royère mais toute seule elle ne m’instruit pas ! » Et il termine, par cette toute petite remarque en douceur, que l’on pouvait attendre d’un poète très averti et sans arrière-pensée :
« La seule pensée de M. Zweig est que Verhaeren est le poète de la vie, de l’énergie moderne. Il en fait le créateur d’un art tout nouveau, d’une poésie fondée sur la Science. Or, il oublie de citer René Ghil, qui a pourtant plus de droit qu’Emile Verhaeren au titre de poète scientifique. » (« La Phalange », 20 Mai 1910)Ainsi revenons-nous en France, à la vérité, et à la gloire vraie de Verhaeren… Or, en 83, Verhaeren avait donné Les Flamandes comme au sommet de son œuvre il donnera Toute la Flandre : c’est-à-dire qu’il œuvre là sous l’impulsion pure de son génie de Race. (Dans les œuvres à développement selon des directions diverses, successives, l’on pourrait peut-être ainsi remarquer que les premiers et les derniers ivres souvent décèlent comme inconsciemment l’inspiration le plus immédiatement représentative de l’âme propre, non adultérée d’apports extérieurs. Toute la personnalité neuve a surgi, et, au-dessus des acquis, ensuite, elle retourne à soi-même)… En 85, Les Moines sont une régression parnassienne, et comme imprégnée de cet atavisme qu’il accusait De 87 à 91, paraissent les trois volumes en sorte de trilogie expressive d’une crise d’âme, du tempérament aussi, et aussi d’esthétique : Les Soirs, Les Débâcles, Les Flambeaux Noirs. La lettre est curieuse et émouvante, que le poète m’écrit à propos des Débâcles, en 88 : curieuse du point de départ de sa délivrance :
« Vous avez compris ce livre, loin de tout autre, loin même des modes du moment, livre crispé en contradictions, où des heurts et des craquements ci et là fendent des murs de raison. Livre d’un être à bout de soi et des autres, et né pour vouloir et voulant à l’encontre de lui-même. Ah ! Si quelqu’un comprenait comme vous — mais plus explicitement encore, que loin d’être un livre de rêve, les Débâcles brûlent d’être un livre d’action et de mouvement, et le sont autant qu’elles peuvent l’être. Philosophie plutôt stoïcienne que pessimiste certes, et avant tout, comme vous dites, évolutive. »Donc, attrait à ma pensée, comme nous venons d’en entendre, à l’idée évolutive qui n’admet le pessimisme mais peut une pensée stoïcienne nul doute que c’est en la série de mes livres sur le monde des Activités moderne qu’il saisira la matière à développer lui-même la sourde nécessité « d’action » dont il était en tourment. Là, il prit la possibilité de « vouloir, et de vouloir à l’encontre de lui-même », se délivrant du vieil atavisme religieux, et en même temps se délivrant esthétiquement. A mesure de la parution de la première Partie de mon « Œuvre » et quasi livre à livre retravaillé en son sens extériorisant et verbal, et tant soi peu éloquent même, il donnera lui-même cette suite moderne — et qui prendra ainsi une sorte d’unité de ma propre unité préconçue : Les Campagnes Hallucinées (1893), annonciatrices des Villages illusoires (95), Les Villes tentaculaires (1895), Les Visages de la Vie (99), Les Forces tumultueuses (1902), La Multiple Splendeur. Livres, ainsi qu’en réplique à mon premier volume, Légende d’âmes et de sangs (1885), mais à la Preuve égoïste (1890), aux trois volumes du Vœu de vivre (1891, 92, 93), et, passim, l’Ordre altruiste (94, 95, 97), avec quoi était entré en une partie du Poème nouveau de mes volontés — et dans le domaine de la Poésie pour la première date — le poème des énergies nouvelles et leurs résultantes sociales : le monstrueux et l’intelligent mécanisme industriel, le monde ouvrier, les transports électriques la lutte de vie de l’homme et de la machine, de l’ouvrier et du capital les Banques et les Bourses, tout l’occulte entre-lacs du travail et de l’Or internationalisés. Puis « les petites Villes » réduites à l’inactivité, taries par les « grandes Villes » et les campagnes également se visant à leur attrait complexe, tandis que socialement les âmes sur les terroirs se troublent et s’inquiètent et s’appauvrissent de race… Cette matière nouvelle venant exalter son vœu d’action et son tempérament nombreux, Verhaeren la départagera en thèmes à limites précises selon le mode romantique, en sa superbe et impérieuse expression romantique. Car, nous le disions, il n’entre point en sa manière de procéder par Synthèses, laissant transparaître la suite des déductions d’où ressort elle-même, de rapports en rapports, une unité de concept philosophique : suggestion totale d’un état d’âme social, puis généralement humain, de valeur le plus universelle possible d’être reliée à l’évolution générale. Et si l’on prend pour ses conclusions la Multiple splendeur (exaltation de l’Occident industriel et trouveur de la Fiction mondiale de l’or, exaltation de la pensée et de la science en tant que servant utilitairement l’Humanité), l’on doit dire et l’événement a prouvé qu’emporté par son rêve de progrès à la Hugo, il ne discerne pas en cette multitude splendeur qui l’aveugle, l’inquiétude des individualismes, puis des diverses collectivités, puis des peuples et leur détraquement moral. Il n’a pas doublé de méditation à regard d’universelle sentiment d’admiration éprouvé de cette Activité qui ne connaît de poids ni de distance mais dont la propulsion non réglée économiquement, non internationalement, menait à un égoïsme sans normes, donc à de contagieuses amoralités, des convoitises et du guet-apens. Et, en résultante, à une chute morale, à un mépris de la Pensée et de la Science pures, et, de là, des droits des individus, des peuples, et de l’Humanité générale. Ainsi, partie de la mienne, son inspiration ne la suit-elle en somme que de l’extérieur : alors que ma pensée critique et philosophique avait vu sous cette « splendeur » non un progrès véritable ; mais une déviation par pléthore d’organismes matériels, hors de l’évolution normale et harmonieuse. Jugement qui se présentait tel, de ce que le sens intellectuel et moral n’avait pas progressé en rapport de l’expansion de cet Industrialisme créateur et assouvisseur continu d’inassouvis Besoins qu’il crée en même temps : d’où misère matérielle du désir, misère morale, tendance à l’asservissement ou à l’annihilation des idéals humains. Et, d’à travers les états d’âmes individuels et sociaux mes Synthèses (en 1894) m’imposaient en résultante le Poème anticipé, dans l’Ordre altruiste, où éclatait de ses lointaines et complexes causes et s’évoquait la Guerre, la Guerre qui serait longue et mondiale, suivie de son retentissement prolongé : les révolutions, les remuements en Asie et du côté de la terre noire, une menace planant vers le Pacifique. Tout le déséquilibre aux oscillations comme simisques Faillite de la conscience moderne et d’une phase humaine.
… « C’est ainsi que de la Poésie Scientifique, le romantisme de Verhaeren, et peut-être une certaine crainte d’affirmer l’idée, l’empêchèrent de prendre autre chose que l’introduction du monde moderne dans la matière poétique. Encore son ivresse d’exalter le conduisit-elle à admirer le Progrès sous toutes ses formes, application souvent néfaste des résultats de la science à l’amélioration du bien-être de quelques-uns et à l’augmentation des besoins de tous. Comme il n’était point soutenu par le culte de la science en soi, pure recherche désintéressée, sans autre but que de connaître, il subit son tempérament et méconnut le point de vue critique dans la peinture des usines, de la bourse et des banques, irradiant les produits et l’or sur la terre entière dominée, et présageant à ses yeux l’aurore d’un avenir de lumière et d’universelle Fraternité. Il exalta tous les efforts. Il chanta l’idée, maîtresse de l’homme, maîtresse du monde. Il montra le savant domptant la matière et pliant les Forces obscures aux besoins des peuples. Il associa dans un accord, malheureusement chimérique, le travailleur de la pensée et l’exploiteur des découvertes. Aussi lorsque survint la guerre, fut-il déconcerté de comprendre que toutes ces énergies, dépensées avait-il cru pour l’amour des hommes, n’avaient déchaîné que la haine. Ainsi s’expliquent les derniers volumes, écrits avec douleur, à la veille d’une mort tragique, et le parti qu’en surent tirer quelques officiels avisés. Le plus pur Verhaeren n’est pas là ! Il réside dans les Flamandes et surtout dans Toute la Flandre… Là, le souffle cosmique anime l’ardeur Dionysiaque du poème… Donc, en marge du Symbolisme, en marge de la Poésie Scientifique, suivant une évolution bien personnelle, Emile Verhaeren demeure lui-même. Il est poète de la vie, sans calcul, car il est la vie. Unilatéral et sans nuances, son art, fatalement incomplet, loin des visions constructives, s’impose, non sans quelque excessive éloquence, par sa force et sa Jeunesse. » (Paul Jamati. « Rythme et Synthèse », Mars 1921) En sa thèse, C. Fusil voit pourtant l’œuvre de Verhaeren dépendre de la « Poésie Scientifique » mais, dit-il, « Verhaeren revient à l’attitude de Hugo, il contemple la science dans ses contours, superficiellement »… En même temps remarque-t-il que de Hugo qui le tenait du xviiie siècle, il a gardé le concept erroné du Progrès continu : d’où, tout en exprimant son admiration d’une œuvre tant imposante, conclut-il à sa grandeur en soi et dans l’époque, en lui déniant pour ces deux principales raisons, une action de direction sur les proches et logiques destins de la poésie…Pour ces deux mêmes raisons caractéristiques, plutôt de Verhaeren que de moi-même paraîtraient tenir les inspirations qui s’ouvrirent depuis à la vision d’un nouveau monde servi de pensée et de science appliquées, exaltant « l’Homme qui devient dieu » : expression qui me vient du titre du premier livre de Marcello-Fabri (1912)100. Presque partout, non dégagés d’imitation, les poèmes qui en résultent son précaires, morcelés, et assez souvent retournent à la description périmée, voire à l’éloquence. Mais il a été trois exceptions remarquables : Maurice Magre101, avec La Chanson des Hommes (1898), lui, plus peut-être que Verhaeren même est conscient de ma pensée : « Que le poète aille dans les campagnes et les villes, partout où des êtres s’agitent et pensent, et que les tragédies humaines animent son œuvre. Que ce soit parmi les rudes travaux des champs ou devant l’amer labeur des usines, son esprit deviendra plus vigoureux et plus pur au sein de la vie… Assez longtemps le poète a rêvé loin des hommes ». Jeune et prématurément ému du grand amour de l’humanité, livre tout ardent du don de soi, n’était-il pas la réalisation du rêve qui sourdait en son auteur, lorsque, étudiant encore, il m’écrivait : « C’est, votre œuvre, une œuvre vraie, qui éclairera la marche ascendante des Jeunes dans la voie du Beau. Votre livre m’a été l’ami qui donne le courage. Je veux vous suivre désormais en tout ». Jeunes paroles d’un être qui sent ses puissances… De Marcello-Fabri aussi, le premier livre au superbe titre : L’Homme qui devient Dieu, est un chant moderne des Travaux et des Jours… Je ne rappelle Marcello-Fabri à cette place qui n’est point la sienne, puisque la sienne propre il l’a amplement déterminée depuis, que pour noter son premier pas. J’ai rappelé, de dire son évolution, La Folie de l’homme, poème-Féerie dont le dramatisme ose l’idée comme sur trois plans concentriques s’entrepénétrant (individuel, social, philosophique), pour le total d’une Synthèse — où la science se sublime d’émoi métaphysique. J’ai nommé ensuite le récent Inconnu sur les villes, roman des Foules modernes, mais poème, et épopée — hagarde comme les Multitudes et leur instinct, et, à dessous de devenir, immense comme l’intelligence sourde de leur instinct… Le plus près de Verhaeren, au sens dont nous parlons, et aussi par l’ampleur évocatoire et verbale de son talent aux énergies renouvelantes, a été et demeure évidemment Nicolas Beauduin102, l’un des poètes marquants de l’heure présente. Nous trouvons succinctement rappelée cette œuvre d’hier, en même temps que sur son évolution des appréciations à retenir, précieuses d’émaner d’un Jeune —— et qui plus qu’aucun autre s’est prononcé méthodiquement sur l’œuvre et l’action des Aînés : Paul Jamati. Il s’agit du dernier poème de Nicolas Beauduin, L’homme cosmogonique (1922) dont est grande la valeur lyrique si pas plus que son critique, nous n’en admettons des inventions techniques d’expression visuelle, relevant en somme du « Dé » de Mallarmé :
« M. Nicolas Beauduin a retrouvé sa véritable inspiration, issue de celle du grand Verhaeren. Le bruit des machines, les détentes de la vapeur, les bobines, la T. S. F., les hautes tensions des courants sortis des dynamos puissantes, le travail exacerbé de l’homme, qui semble emporter sa planète au galop fulgurant, de ses forges et de ses moteurs voilà les thèmes qui conviennent à l’imagination et au verbe de M. Nicolas Beauduin. Je sais bien que si le poète avait fui avec horreur les Dynamismes qu’il exaltait si ardemment avant la guerre, c’était pour avoir vu en eux la cause profonde de tous les massacres. Mais échappe-t-on à sa nature ? Or, M. Nicolas Beauduin n’allie pas le sens critique à l’évocation directe. Il ne peut faire le procès de notre aveugle et sanglant progrès par sa seule représentation dans l’œuvre d’art. Il faut qu’il chante, qu’il célèbre. Certes, on sent, dans le livre nouveau, où quelques éléments anciens sont fort adroitement repris, que la foi du poète en l’avenir mécanique fut ébranlée. On sent qu’il a vu que du sang imprégnait les rouages de nos machines. Il le dit et il le déplore. Il montre les aspirations des foules. Il sait que la lutte ne va pas sans victimes. Il sait que le bonheur qu’il veut prédire sera le prix de mille douleurs. Mais son chant repousse l’inquiétude. Il est la lyrique expansion d’une Joie toute extérieure de mouvement, de vitesse, d’immédiate puissance. Son enthousiasme est une ivresse, l’orgueil démesuré du Titan qui compte escalader le ciel, c’est-à-dire, puisqu’il s’agit du monde moderne gouverner l’univers, influer sur le cours des choses, diriger la machine cosmique. Quant à la science, sa place est mince dans le poème. Les savants de M. Nicolas Beauduin sont avant tout des ingénieurs. Pourtant les réalisations industrielles, si belles qu’elles soient, l’effort des techniciens utilitaires ne sauraient être confondus avec la recherche passionnée, mais désintéressée, de qui veut, en scrutant la vie, accroître la conscience humaine. C’est ce que M. Nicolas Beauduin n’a dit nulle part. Mais laissons là ces discussions. Et sachons gré à M. Nicolas Beauduin qui ne cesse d’évoluer, de s’écrier dans son enthousiasme cosmique et modernement Dionysiaque :… Or, reprenons. D’autre part, Emile Verhaeren est-il donc tributaire aussi du mode d’art Symboliste ? On le peut dire par la trilogie des Soirs des Débâcles, des Flambeaux Noirs, pour ce qu’elle est l’expression de personnels, de singuliers états d’âme ; et las et pessimistes, auxquels le naturisme apporte ses images analogiques soumises aux sensibilités du Moi. Mais, s’il tient du Symbolisme c’est surtout par les modes nouveaux qu’apporta ensuite à l’art et à l’inspiration de Verhaeren, la persuasion de Francis Vielé-Griffin. Nous l’avons dit en passant, le poète des Flamandes et des Moines, dès le volume des Soirs, retravailla son verbe et de plus en plus, selon l’Instrumentation verbale. Mais on le voit sortir du « Rythme évoluant » — qui ne détruit pas la mesure alexandrine et se délier en « Vers-libre », mais si près de Vielé-Griffin qu’il n’est de doute que ce soit de son Œuvre que vient la détermination, cependant qu’en naturelle conséquence il participe de sa directe, plastique, vivante Rythmique. (Il est à remarquer pourtant quand les Héros de Toute la FlandreVerhaeren reviendra à ses grandes périodes massives de vers alexandrins mesurés selon les énergies de l’idée propulsant le Rythme). Mais encore à l’action du splendide poète de la Lumière de Grèce nus avons dû, il me semble, la lointaineHélène de Sparte inspiration qui autrement ne s’explique guère en l’Œuvre de Verhaeren. Et aussi, à telles amples douceurs nostalgiques, mais à telles sensitivités en émois vierges parmi la Nature, du même complexe poète, s’apparentent peut-être les mélodieuses Heures Claires, leur suavité du plus adorant chant d’amour… Or, entendons et répétons que les idées, les thèmes et les modes d’expression dont s’inspira Emile Verhaeren sont une chose mais l’Œuvre qu’il en crée personnellement en son tempérament énorme, en est une autre ! Seulement, notant avec vérité et non unilatéralement son évolution, en avons-nous déduit que, pour une part importante appartient aux Lettres Françaises, pour leur honneur, le poète national de la Belgique. Poète national : c’est sous ce vocable, grand quand il sacre un Verhaeren et qu’il s’en sacre, que la piété de sa patrie et du monde l’a étendu tranquille de gloire… Se reliant au volume des Flamandes, par-dessus la partie d’œuvre dont nous venons de parler, l’épopée de Toute la Flandre : en cette suite de grands poèmes nous trouvons à son apogée peut-être la personnalité du poète. Il est là tout lui-même, lui seulement, tel et plus puissant encore en l’irruant développement de son tempérament emportant sa terre et son peuple avec lui : poètes-Forces, et partout poète d’énormité de la Vie que sait-il comme dédoubler qu’on ne sait quelle atmosphère d’ondes et d’émois occultes, poète d’une œuvre qui est un grand accomplissement… Mais, où placerons-nous un poète de qui le nom n’est point assez prononcé : Robert d’Humières, le poète duDésir aux destinées, impeccable et profond. Beaucoup qui louent le traducteur de Kipling ne se souviennent pas du sonnet terminal, « Envoi », la prière à ses « Frères de demain » de parler de lui à la Beauté,
Sans doute malgré que le domine le chant du « Désir sacré », du Désir aux destinées ne détient pas tout le concept du poète, s’il en décèle l’essentielle émotion. Quelque livre nouveau l’eût-il rendu plus explicitement, nous l’ignorerons. (L’on sait que Robert d’Humières103 qui avait appartenu à l’armée, quand vint la Guerre reprit du service, à quarante-six ans et ne revint pas !). Mais sa conception philosophique il l’exprima et nous la trouvons succinctement en l’Anthologie de Walch :
« M. d’Humières se montre partisan du monisme évolutif… La science lui a permis de suivre le vœu de durer qui se manifeste dans la Substance unique « depuis ses origines encore ténébreuses où il méditait dans les profondeurs du minéral jusqu’au moment où il se transmue en la plus audacieuse conception d’immortalité. » L’Œuvre constitue pour l’individu, selon ses dons de réalisation possible, sa virtualité, c’est-à-dire son devoir et sa destinée en même temps. Par elle il sert l’espèce en travaillant à augmenter la conscience qu’elle prend de l’envers, conscience nécessaire à sa conservation. L’évolution procède par essais et tâtonnements. Toute œuvre humaine est périssable, mais aucun effort n’est perdu. »Du Désir aux destinées parut en 1902 Si l’art d’appeler les images pourrait être dit Symboliste, si le verbe et la métrique sonnent Mallarméen, il est évident — en les rapprochant point par point — que la pensée du poète telle qu’elle s’exprime en l’Anthologie, s’est entièrement accordée aux principes tant philosophiques qu’éthiques et sociaux de la « Poésie-scientifique. » En dehors d’ailleurs de toute préoccupation séparative, il sied de voir en Robert d’Humières malgré son œuvre restreinte, un poète de haut évertuement, qui ne périra pas.
- -nous voulons la tête de Gustave Kahn !
Je reprendrai donc pour moi-même le passage de L’Histoire de lettres antérieurement cité, où Florian-Parmentier constatait dès lors pour la Poésie-scientifique — l’arrivée au point de « diffusion ». Du contexte s’assurait qu’il entendait par là en voir la pensée plus ou moins intégrale pénétrer multiplement et ainsi qu’aux dessous de silence l’Inspiration générale. D’accord ainsi avec les assertions anticipées dont nous avons retenu les plus nettes à dates diverses, de Gaston et Jules Couturat à John L. Carpentier, par exemple, lorsque déterminant la valeur évolutive des deux Mouvements, le dernier disait que : l’inspiration poétique s’est tarie, après Mallarmé, devant Jean Moréas et Gustave Kahn, tandis qu’elle se renouvelle derrière M. René Ghil (Temps Nouveaux, 31 Mai 1909). Mais, d’autre part, puisqu’André Fontainas sans d’ailleurs vouloir en rien la diminuer, était d’avis (au « Mercure de France », 1921), que la doctrine de poétique Scientifique, principes, matière et expression, n’est propre qu’à moi-même, est aux autres « incommunicable » : est-il nécessaire de laisser la parole à un poète de la nouvelle génération, de qui soient appréciées parmi elle œuvre et attention critique, et la Revue où il parle :
« L’influence de la théorie instrumentale de Ghil fut, dès le Traité du verbe, indiscutablement, considérable. Sans aller jusqu’à affirmer, ce que d’aucuns déclarèrent, que le vers-libre de M. Gustave Kahn, directement, était issu du ghilisme il apparaît certain aux yeux mêmes des Jeunes d’à présent que des poètes de la plus belle valeur furent influencés par « l’instrumentation verbale » : (Albert Mockel, Stuart Merril, Louis Le Cardonnel, Emile Verhaeren). Dans un numéro du Mercure de France, datant d’une quinzaine d’années, M. Jean de Gourmont signalait la répercussion des théories « instrumentistes » sur le Symbolisme. Presque tous les représentants du Groupe unanimiste, M. Jules Romains, peut-être, excepté (Duhamel, Arcos, Vildrac), furent, au moins pour une période de leur vie littéraire, les féaux du ghilisme. Georges Duhamel et René Arcos l’ont d’ailleurs proclamé à leurs débuts. S’il fallait citer, aujourd’hui, les poètes teintés ou nuancés de ghilisme, à peu près tout ce qui a une valeur dans les littératures de langue Française, devrait être nommé. Les écrivains Belges-Français particulièrement. Mais en France même quelle gerbe l’on pourrait glaner, de noms talentueux qui, ;\ un moment donné tout au moins, furent impressionnés, soit par les théories d’instrumentation verbale soit par celles de la poésie scientifique.(Suit une liste d’une trentaine de noms, d’ailleurs les mêmes à peu près qu’en même témoignage avait aussi donnés Florian-Parmentier, dans son Histoire de lettres.)
« En voici assez pour, sommairement, indiquer quelle fut l’influence du poète et de ses théories quand j’aurai ajouté que René Ghil, dès 1886, était salué, en même temps que Verlaine et Mallarmé, pourtant plus âgés que lui de plusieurs lustres, ainsi qu’un chef d’école ». (Marcello-Fabri « Revue de l’Epoque », Juin 1920).Or, puisqu’il sied non seulement de démontrer « communicable » le total ou le partiel de la « Poésie scientifique » mais de donner appui aux témoignages : n’est-il ironiquement intéressant de noter par exemple, qu’en 1904, dans la même interview où il triomphait de « l’assagissement » des Symbolistes Mendès s’écriait imperturbablement : « Le poète doit être universel ! Il doit s’élever du général à l’universel ! Il doit s’élever du général, à l’universel » Parole et enseignement certes nouveaux, de Mendès ! mais qui rendaient, singulièrement présent à l’interview l’auteur de l’En méthode… Tandis qu’en 1907, à l’Académie et à propos du Prix de Poésie, le Rapport (dû, paraît-il, à un « Maître », qu’il ne nommait pas) prônait des qualités poétiques qui manquaient d’ailleurs au livre retenu, mais dont l’éloge était là inhabituel : « Ce n’est point un recueil de morceaux divers rapportés artificiellement : on trouve unité de composition, en somme harmonieuse. On trouve aussi un sentiment très direct, et partout présent, de la nature et de la vie universelle » Et si l’on se reportait à la nouvelle enquête littéraire de Georges Le Cardonnel107, La littérature contemporaine(1905) : en dehors de la réponse de Verhaeren qui semble comme sortie de l’En méthode ou de l’un de mes articles, ne trouverait-on pas maintes exhortations à douer la poésie du sens de vie universelle, à tendre à son unité et à l’unité de son expression, à la Synthèse ? Avec quelques enveloppements, certes !… Mais à cette Enquête de qui est cette réponse : « S’il est une tendance qui s’affirme de notre temps, c’est celle de comprendre que l’homme n’est pas la mesure de toutes choses, mais qu’au contraire il n’est rien qu’un point sur la planète, qui n’est elle-même qu’un point sur la planète, qui n’est elle-même qu’un point sur la planète, qui n’est elle-même qu’un point dans l’espace » Elle est de Brunetière. Brunetière qui, après avoir repoussé doctoralement l’Evolutionnisme, à un an ou deux de là, en 1893, demandait avec désinvolture une poésie qui relevât de Darwin et Haeckel ! En même temps que moi, Arsène Alexandre lui apprenait ou plutôt lui rappelait l’existence de cette Poésie — sur laquelle avait antérieurement phrasé l’homme de la « Revue des Deux-Mondes »… Quant à la pénétration à l’Etranger de ma pensée : nous serons sans doute dispensés de répéter avec des témoignages que, première, elle suscita l’attention et l’étude et la discussion passionnée hors Frontières, surtout et comme en Frane au point de vue de sa technique poétique. Mais, quoique l’Instrumentation verbale demeure agissante, doit-on noter ensuite une montée prépondérante de l’idéalisme Symboliste : prépondérance qui plus tard le cèdera à une progressive compréhension de l’En méthode et de mon œuvre à mesure qu’on en percevra les valeurs de Synthèse. Nulle part plus qu’en Russie ne se présente en netteté cette évolution, que récemment rappelait en une saisissante étude sur les « Poètes dans la tourmente Russe » Armen Ohanian108, l’auteur de la nostalgique, suave et grave aventure en Occident de la petite Danseuse de Shamarka :
« C’était l’époque où les Symbolistes russes, venus de Baudelaire, de Verlaine et de Mallarmé, en sortant, commençaient à se modeler sur les théories de René Ghil. La poésie russe, toujours grande par l’inspiration et profonde en ses recherches, fatiguée à ce moment du vague du Symbolisme, trouvait de nouvelles routes et de nouvelles formes dans la « Poésie Scientifique » du poète Français. Valère Brussoff, premier interprète des théories de René Ghil en Russie indiquait vigoureusement la parenté des aspirations de René Ghil avec celles des Russes. En 1904, dans la revue des nouveaux poètes « Viessy », parut son Etude sur la Poésie Scientifique. Insistant sur la possibilité d’origines lointainement asiatiques de René Ghil, la Gaule ayant été envahie par les Pinks sous les Césars, V. Brussoff écrit : « La métaphysique de René Ghil, rappelle les idées fondamentales des théories orientales ; il aime les symboles primitifs d’Egypte et des Indes, il est des couleurs de l’Orient dans ses images et dans les expressions de ses vers. » Et — ajoutons nous-mêmes — dans ses dons prophétiques. Certains poèmes de René Ghil semblent être sortis des lèvres austères d’un de nos grands solitaires des désert, dont les exhortations ou les délires savants terrassaient les foules humbles, courbées sous une crainte mystique. Souvenons-nous de son poème : « Dans des Temps » qui remonte à 1894. Un visionnaire seul pouvait entrevoir vingt ans d’avance la Terre entière en guerre… Dans ces visions prophétiques de René Ghil ; dans ses théories et ses œuvres, les Russes reconnurent facilement l’apôtre de l’évolution humaine, l’être qui hantait toujours leur esprit avide de larges horizons. Les thèmes et la poésie de René Ghil, les drames sociaux, les drames cosmiques, la négation du monde moderne industrialisé à outrance, trouvèrent écho chez les poètes. Ils saisirent en lui, facilement, ce qui les relie à Dante, à Goethe, à Milton… « René Ghil, écrivait Valère Broussof, a saisi parmi les moments de l’Univers plusieurs moments fondamentaux, restés inaccessibles à l’attention des poètes et des auteurs des livres sacrés du passé. Il arrêta en plusieurs lieux les torrents des Instants et des millénaires qui s’effondrent sans cesse. Il donna la possibilité à nous autres, humains, de nous arrêter d’un pied terme sur de nouveaux points de vue d’où nous pouvons percevoir l’Incommensurable… » Reconnaissants à René Ghil de ses appels vers les sphères ouraniennes de l’Intellect, les poètes russes commençaient à lutter contre l’Inconscient, le spontané, et l’égotisme. La Vérité et le Savoir, proclamés par lui comme supérieurs au « doute et à la négation venant de l’erreur ou du rêve des vagues intuitions. » étaient adoptés comme principe par les Jeunes. Mais l’enseignement de René Ghil de « re-créer en soi l’Univers et ses Rythmes, au lieu de n’être que la survie dégénérée des rhapsodes du plaisir et de la douleur et ses philosophies qui ne peuvent se passer d’Eden », n’était pas facile à réaliser là, où les stagnantes marais de la vie Russe ne laissaient entrevoir aux poètes ni l’Univers, ni ses Rythmes ! Si l’aîné des Symbolistes russes, Balmont, connaissant sans doute les théories de « l’Instrumentation » arriva à recréer phonétiquement et idéographiquement la parole, et vainquit la monotonie de la langue classique russe, ses cadets, Valère Brussof, Théodore Sologoub, Siatcheslave, Ivanoff, Alexandre Blok, ne se sentirent pas satisfaits par cette tâche et restèrent de longues années tourmentées, en appréhension d’un avenir orageux qui devait décharger l’atmosphère où la poésie étouffait lentement »… (« Revue de l’Epoque, mai 1922)C’est ému également de ce sens universel qui requiert le grand et volontaire poète Russe, Valère Brussov, qu’en Angleterre un poète qui avait œuvré avec talent en le mode ordinaire, John Davidson, à son tour proclama des principes de Poésie scientifique, « désormais seule admissible » concluant, en termes identiques aux miens : « La poésie doit être le poème complexe et essentiel de l’Univers conscient de soi » (J. Davidson The Theotrocrat. Londres, 1905 Une étude de Laurence Jérold aux « Ecrits pour l’Art », Janvier 1906)… … Mais André Fontainas écrit aussi (au « Mercure » du 1er sept. 1920) : « A l’heure de ses débuts, il s’est, après de profondes réflexions, après s’être nettement défini le caractère futur de son œuvre et ses moyens et son but admirable, dirigé dans la voie choisie, sans un instant de doute, de recul, d’effroi. Et cependant s’il est un homme à qui n’ont point été ménagées les plus sottes plaisanteries, les injures, peut-être les menaces sur qui une foncière incompréhension et l’ignorance se sont spécialement acharnée, certes c’est M. René Ghil. Quelle force de caractère il lui a fallu pour n’être point détourné, quelle certitude magnifique ! » Alors, l’excès même de la sottise et de l’insulte ne peut-il me permettre encore de porter à l’attention que c’est de la date de parution du Traité du verbe (1885-1886) que part, en le domaine science même, toute une série de travaux évidemment suscités par « l’Instrumentation verbale ». Série de recherches qui présentent trois phrases. La première correspond à la première édition du Traité où, de par les interprétations incompréhensives de la presse, l’on put croire que ma technique poétique prenait point de départ en l’Audition colorée. Tandis qu’avant le Traitéet ses éditions successives, l’on ne compte que quelques études ou volumes, traitant de l’audition colorée (et l’on semblait n’avoir nul souvenir du premier et du plus net essai en la matière, du P. Castel, 1725-35), aussitôt après et avec continuité de 87 à maintenant, le phénomène est étudié un peu partout. Entre temps seconde phase il a été compris que « l’Instrumentation verbale » partait, non de la couleur des sons, mais de la valeur phonétique, des valeurs des timbres vocaux. Et que, de par les éléments du langage à l’origine (dont l’émotion a été la nécessité première à l’expression phonétique elle-même imitative des phénomène extérieurs, ainsi rapportés à la conscience en images idéographiques), cette Expression d’art, représentative de l’université sensitive, émotive et idéique en même temps, constitue de tous les modes d’art en correspondance une expression Synthétique. C’est sans doute plus d’un quarantaine de livres et d’études en les Revues spéciales qui paraissent sur la question, durant une quinzaine d’années. On en trouve la liste, avec discussion des principales idées émises, en le volume de Mlle M.-Antoinete Chaix : La Correspondance des arts dans la poésie contemporaine, Paris 1919). La Littérature, mais la Poésie surtout passa tel qu’un phénomène inconnu sous le regard étonné et étonnamment prompt à se prononcer, de la Médecine et de la Psychologie. Jugement rapide autant que simpliste : cas pathologique, névropathie. « Dégénérescence », dira Max Nordau (1894) travaillant sur le livre retentissant de Lombroso : L’homme de génie(1889). Avec Nordau, nous étions tous plus. ou moins des « dégénérés »109 mais c’était là un titre vraiment à envier, car, Hugo aussi, et Zola, et Flaubert, et Balzac, et tous, et Shakespeare, il me semble, selon Goethe ! J’étais même quelque peu humilié d’apparaître à Nordau moi un peu plus sain parce que constructeur philosophique à données de science. (Max Nordau revint-il par la suite sur plusieurs de ses verdicts ? En tout cas, lorsque de 1904 à 1909 parut l’édition revue de la première Partie de mon œuvre, en deux lettres il me louait « de rester le fier héraut d’une doctrine à laquelle il ne se convertit pas », me disant ensuite : « Vous avez écrit à vous seul une page de l’Histoire de la Littérature »). Les critiques littéraires étaient en allégresse : « L’avenir est au Symbolisme ironise Anatole France qui également met le tout sous le même vocable — si la névrose qui l’a produit se généralise ». Et quant à la Psychologie : Ribot, en 1900 encore, voit aussi, « sans insister », que ces expressions de l’imagination créatrice sont plutôt du ressort de la pathologie ! Sans insister non plus, allons a la thèse de doctorat de l’Université de Mlle M.-A. Chaix, pour dire que son livre apporta la mise au point et les conclusions décisives. De la discussion documentée et serrée ressort qu’il n’est là rien de pathologique, point de névrose, et tout le processus va avérer que « la correspondance des arts devait provenir d’une manière de penser, d’une conduite de l’esprit et non point d’un mode particulier de sensibilité. »… Retrouvant le point de départ de cette « conduite de l’esprit », en mes théories d’Instrumentation, avec un sens très artiste. elle parcourt les œuvres Symbolistes et revient, pour l’exemple le plus probant de sa démonstration aux mêmes théories. « Dans la correspondance des Arts, érigée en procédé artistique par les poètes contemporains, démontrer une activité volontaire et considérable », tel était son dessein. Et l’auteur divise les poètes, sur cette conclusion, en trois groupes :
1° — « Ceux pour qui la Correspondance des Arts se réduit à un procédé nouveau, dû à des emprunts divers aux arts voisins. Nous rangeons ici, à une extrémité, Gautier avec la « Symphonie en blanc majeur », à l’autre Fernand Gregh, avec les « Variations sur le Carnaval de Schumann ». Ceux-là procèdent par transpositions. 2° — Ceux qui présentent la Correspondance comme un fait de sensibilité et un champ nouveau pour le poète. Là, Baudelaire est le grand maître. C’est ce que nous appellerons Correspondances proprement dites. 3° — Ceux qui construisent des théories des Correspondances, les rattachant à des ensembles philosophiques, et codifiant leurs emplois. Wagner en est un exemple typique, et M. René Ghil en est un autre. Il s’agit là de systèmes artistiques englobant la correspondance des Arts. »
- — La somme des expressions d’art, la Synthèse, est plus complète en M. René Ghil qu’en Wagner », remarqua dans la discussion de ce point central, M. Lacroix, qui présidait la soutenance.
« La science ne cesse de croître ; elle risque des hypothèses audacieuses et profondes, dont les racines secrètes plongent dans la lointaine antiquité. Et voici que commence à se révéler un sens, ou, si l’on veut, une faculté à peu près nouvelle dans notre littérature et particulièrement dans notre poésie, et c’est cette faculté que nous appelons Panesthésie. L’homme n’est pas un atome isolé, perdu dans l’abîme des choses ; il est une parcelle vivante et intégrante d’un tout organisé sensible et vivant ; il a sa vie à lui, effroyablement bornée, transitoire et éphémère. Mais cette vie se rattache à la vie totale des choses ; dans le macrocosme il est un microcosme, qu’il en prend conscience et qu’il la traduit dans son langage. Il tient donc en lui, momentanément, le monde tout entier : tel un tout petit cercle comprend autant de degrés et de rayons qu’un cercle au diamètre immense… « A lire les épopées primitives de l’Inde ou du Mexique, il nous semble qu’ils aient été doués de cette panesthésie. Facilement, naïvement, instinctivement, ils associaient leur vie à celle des êtres et des choses qui les entouraient ; non seulement tout avait une âme, mais cette âme ils la reconnaissaient en eux-mêmes, ils lui trouvaient des affinités avec toutes les autres âmes répandues autour d’eux, vibrantes au même rythme que leur âme, éprouvant les mêmes joies, les mêmes mirages et les mêmes effarements. Ceux-là, d’instinct, opéraient une synthèse maladroite, étrange, et quelquefois merveilleusement savante et émouvante. A nous de revenir, après des siècles d’analyse, et plus avertis que les poètes primitifs, à ce sens Universel et Synthétique : à nous de retrouver l’âme du monde, dont nous sommes un instant comme le centre nerveux, vibrant, intelligent et chantant ! »
« Et qu’est donc l’Intuition, sinon le point d’une Synthèse si rapide que l’esprit n’a pu en saisir les immédiats termes analytiques. Du secours d’une méditation intense dont l’intensité vibratoire éveille d’onde en onde d’autres vibrations associées, tout à coup accrues en diverses localisations du cerveau soudain, par la seule énergie coordinatrice, les résultantes se sont précipitées produisant comme ce coup d’éclairs dont toutes notre cérébralité retentit ! Mais, plus avant encore nous dirons maintenant que l’énergie, de plus en plus tendue et motrice, de notre pensée consciente, a pénétré en cette énorme partie d’ombre prolongeant notre Moi réalisé, qu’est le Sub-conscient. Et soudain seront mises en co-vibration les potentielles accumulations d’obscures perceptions qui, de proche en proche, selon le heurt déterminant, s’ordonneront en une aperception à large et surprenante commotion… De quoi dirons-nous le produit, cette Sub-conscience ? D’abord (et en voici la partie la plus voisine de notre moi aggloméré), parmi toutes les sensations qui continuement nous assaillent, toutes celles qui depuis notre venue à la vie individuelle nous ont pénétrés et nous relient harmonieusement à l’univers qui nous couve n’est-elle point précaire, toute criblée de lacunes, la part que nous percevons, qui est devenue consciente en nous ? Cependant, ces lacunes innombrables n’existent pas : tout heurt de l’extérieur a marqué en nous son empreinte, ssi légère soit-elle. Et en notre cerveau, de l’inconscient au conscient, par association tout se tient et se continue… donc, à l’instant de pensée intense où toute la sensibilité et tout l’intellectualisé de l’être concourent, toute idée (produite de sensations perçues et réfléchies) peut, par simple mécanisme d’associations, éveiller les éléments de même ordre que nous ignorons exister et évoluer aux prolongements obscurs de notre Moi, et nous révéler davantage de ce Moi. Et, comme il est, tout entier, et conscient et inconscient, en communion avec le Tout, davantage du Tout sera donc en même temps porté à notre connaissance. Mais d’une part plus ténébreuse, quoique plus vertigineusement vitale et universelle, notre Sub-conscient est encore la survie d’hérédités et d’atavismes, la somme d’innombrables « moi » dont le peuple obscur, résistant, descend animalement à l’origine instinctive Et, nous l’avons dit, tout se tient et se continue et s’associe et s’appelle : notre Moi est une unité-qui-devient. Or, notre énergie « intuitive », de vibrations en vibrations en la texture de nos présents et des passés qui nous habitent obscurément, peut énormément rapporter de la certitude de l’Instinct — certitude devenue hautement cérébrale, d’avoir touché tout à coup à quelque point de l’être essentiel des choses. Mais, disions-nous, l’Intuition ne nous peut cependant contenter, ainsi, en ses aperceptions soudaines et espacées : car, si elle éclate à un cri éperdu de possession, elle ne peut ainsi posséder la vérité essentielle de l’univers que par Fragments, seulement. Or, la mission que nous avons voulu assigner à la Poésie, est de re-créer consciemment une harmonie émue de cet univers. Et c’est ici que nous avons demandé l’intervention, l’aide nécessaire et épanouissante de la Science. »Et on le voit, nous n’émancipons pas le Subconscient de la tutelle de la pensée !… … La théorie du Subconscient comme principe d’art ne mène naturellement pas à des œuvres constructives, de Synthèse. Non. Ils sont poètes du détail — mais pas de l’analyse du détail, du spontanéissant en images rapides : « saisir les Images du monde sans vouloir les re-créer en la vision, rien n’étant vrai que l’éphémère. (« Ils sont d’une époque qui est : vitesse, mécanique, trépidation, etc. » dit Gaston Souvebois)111… Inutile l’évertuement à l’unité constructive et aux Synthèses, puisque leur Subconscient non opprimé de raison, est simultanément sentimental et raisonnable, et tout ce qui en provient est raison supérieure et à soi-même suffisante. Or, voici : de cet art poétique sont les Précurseurs Mallarmé et Rimbaud, seuls d’hier trouvant grâce et pourtant Paul Claudel, il me semble. Qu’ils se soient reconnus issus des Illuminations et de la Saison en enfer d’Arthur Rimbaud, n’est point pour surprendre. Jeune prodige qui avait tout dit avant de prendre et sans doute de pouvoir prendre conscience lui-même, mais qui demeure, pour son poème d’évocation vastement, superbement étrange, « le Bateau ivre », Rimbaud apparaît plutôt en poésie comme un accident. Tempérament poétique, romantique, d’une précocité étonnante (trop précoce pour la durée), tempérament aventureux, curieux de lectures de science peut-être, où il puisa des suggestions, il se caractérise de spontanéité désordonnée, d’aperceptions telles qu’halllucinées, de sursauts hagards et tels que tressaillis, il est vrai, hors du Subconscient. Il est en lui-même, tel, désordonné et incomplet. Il n’appartient pas à une évolution logique et générale et c’est, dès lors, une erreur première de voir un précurseur en un esprit qui n’est qu’un produit spontané de sensibilité et d’une sensibilité toute particulière, et certainement névropathe. Mais Mallarmé ? Quel Mallarmé est par eux revendiqué ? Non, ce n’est point le Maître du Symbole, ce n’est davantage le poète de l’incomparable verbe mélodique de l’Après-midi d’un faune et D’Hérodiade, et de Sonnets où s’exalte plus encore d’être astreinte à une suprême pureté, une occulte Beauté. Non : le Mallarmé qu’ils ont élu est celui qui écrivit ce dernier poème, est-ce prose, est-ce vers-libre ? le « Coup de Dé », dont on doute si l’on a compris, tant en est pauvre le thème parmi l’entrelacs du dessin. Figuration comme imitative à l’aide d’alinéas et de caractères de corps divers. Pourtant, comment peut se concilier cette double prédilection : Rimbaud, spontané, désordonné, traversé pourtant d’éclairs surprenants, et Mallarmé suprêmement intelligent et pesant méticuleusement toute chose, « grammairien de génie » Les poètes qui les ont élus se proposent d’exprimer le détail, l’éphémère, tel qu’au seul gré non point même d’associations d’idées, mais de surgissements d’images seulement, le leur apporte leur sensibilité. Mallarmé proédant par ellipses, de plus en plus supprimant transitions et relations, dans le poème du « Coup de dé » arrive à l’extrême, à l’impossible du procédé. Le lien logique, s’il existe, n’apparaît plus. Juxtaposés, mais comme à distance dans le vide les alinéas, les phrases ont l’air de surgir indépendamment. Par là évidemment, malgré qu’en Mallarmé tout soit voulu et prémédité longuement, nos poètes ne regardant que le résultat ont donc voulu voir en sa dernière manière l’initiation à leur art du Subconscient. Et d’autre part, pourquoi pas ? Leur concept kabbaliste que la connaissance est simultanément sentimentale et raisonnable, leur heureuse émotion à se sentir aller à délivrance du contrôle de la raison pour les certitudes d’un Subconscient, qui, malgré les précautions, n’est que d’essence mystique n’est-ce point là la notion Mallarméenne de la sorte d’innéité intuitive du Moi le mettant en tout détail, en correspondance avec l’essentiel vérité du Monde, par le Verbe tel que médiateur ? Or, entre cette théorie du Subconscient à contenu mystique, entre cette connaissance de même qualité, « simultanément sentimentale et raisonnable », et les déclarations récentes d’écrivains porte-parole d’un autre groupement, me paraît exister une vraie connexité: avec de plus amples vues et plus habiles ici. Je répéterai : est-ce un groupement ? Ou un appel à un groupement ? Ou, de ce côté tout se tient-il sous une impulsion qui amasserait et organiserait le presque amorphe, a si déterminés contours ? Quoi qu’il en soit, un livre à plusieurs signataires introduit nettement le « procès de l’Intelligence », au nom de la pensée chrétienne, catholique, qui est amour en même temps. Nous retrouvons donc, mais nette, mais montée à la pensée et à l’action, cette sensibilité chrétienne que nous vîmes, héritée du romantisme, latente en le Symbolisme : ou nostalgie d’Eden, sensualité à attrait et horreur du péché, évagation satanique parmi les sciences occultes. Nul doute : ce contre quoi l’on veut mettre en garde l’Intelligence, c’est la Raison, « séduisante idole », avec ses avantages appréciés « de qui se sent gêné par les reproches et les appels amoureux du Dieu chrétien ». La Raison qui, paraît-il, n’a pour mission que le mal « de réduire l’inconnu au connu, de substituer l’immobilité géométrique à la vie mouvante et changeante, remplacer la vie, et en particulier la vie spirituelle, par l’image ou par l’équivalent algébrique de la vie » ! La Raison, c’est, n’est-ce pas, la Science et sa philosophie, haïe hier, haïe continuement Donc, comme nos poètes tout à l’heure, supprimer le « contrôle de la raison ». Et nous aurons la « véritable Intelligence », qui, par l’affinité, la divination sympathique la contemplation et l’amour (simultanéité du sentiment et de la raison), dépasse la connaissance discursive, rationnelle, notionnelle, conceptuelle, des intellectualités proprement dites, et nous met au cœur des choses, au cœur même de la réalité. La véritable intelligence et la véritable intuition, loin de s’opposer, ont le même sens (Paul Claudel aussi, dans son Art poétique, s’entend à donner le même sens aux mots diamétralement opposés et à tourner la science). Par elles, l’on pénètre au cœur du réel Et M. Bergson a rendu d’éminents services à la « réalité spirituelle » qui caractérise la religion chrétienne. Mais encore, la raison étudie comme phénomènes anormaux par excellence les états mystiques « ligature, extase », et non point en tant « qu’épanouissement suprême mais normal de la vie surnaturelle intérieure, conséquence de la prière et de l’ascétisme »… Alors, nous semble-t-il revenir par l’ascétisme et avec l’épanouissement suprême, à l’heureuse « Fatigue » qui rend à toutes ses puissances le Subconscient recéleur de la « réalité spirituelle « ? De lui proviendrait tout naturellement, ligature, lévitation et extase : et de cette théorie pourquoi même ne dépendraient point les communications médiumniques avec l’Au-delà où se spécialisent quelques savants mêmes avec un succès qui d’ailleurs permet un diagnostic sur l’état de santé corporel et mental de l’instant. De l’autre côté… Donc, d’aucuns ont voulu trouver en l’En méthode à l’œuvre, en les données de la « Poésie scientifique », et l’OEuvre qui s’en est développée et poursuit encore sa publication non arrivée à son terme, des principes généraux qui, en même temps que reliés à une grande tradition, peuvent être immédiatement déterminants pour une nouvelle Inspiration poétique les retravaillant selon ses tempéraments et son évertuement à plus être…
« Que de nos jours, on la ratifie ou non, mon opinion est que l’année 1885 ouvre une ère poétique nouvelle : et c’est de l’ère Ghilienne — s’il doit enfin se faire jour au travers du trouble actuel — que datera le vrai Renouveau dont se fleurir notre avenir. » (Marcello Fabri. Revue de l’Epoque.) « Aboutissement d’une lignée de primitifs aèdes et de tâtonnants lyriques, il s’avère, de par son Œuvre et la place qu’elle tient pour nous désormais, qui vivons un âge de science, et de pensée retrempées au chaos des tueries sanglantes, le point de départ assigné à nos efforts ! Ainsi, non seulement M. René Ghil appartient à une tradition, mais encore a-t-il renoué à tout jamais en l’énormité de son œuvre aux innombrables correspondances, aussi émue des nuances de la douceur que de la puissance des colères, et toujours possédée d’infini la tradition de ce qui fut, est et sera l’unique et totale Poésie : multiplement religieuse et anxieusement universelle (Paul Jamati « La Vie des Lettres », Févr. 22).Je situerai premièrement les deux points principaux d’où partent ces paroles, et d’autres de même sens que précédemment nous avons dû citer qui, avons-nous noté, viennent en réplique à de pareilles assertions par anticipation au cours des trente années et plus que nous avons parcourues. Elles partent de deux périodiques : « La Revue de l’Epoque », de Marcello-Fabri,-et, sous la direction de Paul Jamati, « Rythme et Synthèse ». Or, tout de suite cette particularité, qui ne paraîtra point sans doute de mauvaise augure : avec l’empreinte d’évolution, une prise de possession nouvelle des temps et des œuvres, des interprétations de tempérament nouveau, des aspects aperçus avec prédilection ou divination, des poussées s’accusant en tel ou tel sens de personnalité, les deux Revues semblent ainsi que continuer respectivement, et la « Revue Indépendante » dans sa dernière période de 89 à 93, et les « Ecrits pour l’Art ». Fondée en 1918, à l’heure où au sortir de la Guerre s’allait révéler la mondiale débâcle matérielle et morale qui danse dans l’inconscience aventurée parmi l’amorphe et l’incohérence par un homme passionné de son art qui trouvait ses volontés, la « Revue de l’Epoque » s’élucidant elle-même peu à peu en recherchant les éléments valables d’une harmonie, a été la première revue d’avant-garde. De vraie « Avant-garde », qui n’est point gageure d’excentricités mais là où l’on discerne dans le sens de l’évolution générale les relations énergiques, nécessaires, entre les directions exprimées ou latentes émanant de l’œuvre de tels et tels Devanciers, et les aspirations et les puissances d’une génération nouvelle. Et c’est ainsi que Marcello-Fabri est arrivé à donner à sa revue valeur de saine Revue de la pensée littéraire et artistique la plus en avant en un esprit de haut et restreint éclectisme qui disions-nous rappelle « l’Indépendante » cependant que la similitude se resserre encore de voir la valeur la plus représentative de directives générales ou de méditation à trouver les voies nouvelles, en les deux mêmes noms qui s’accordent : René Ghil, pour la poésie, et pour le Roman J.-H. Rosny. Tendance de prédilection qui, immédiatement, se démontre non entravante. Dans le Roman : nous avons dit précédemment l’apport logiquement audacieux de Marcello-Fabri qui, avec son Inconnu sur les villes, a instauré avec retentissement le « roman des Foules », le roman des collectivités humaines de l’instinct à l’intelligence avec, comme puissance unitive du phénomène dans le temps et l’espace, son apport de la notion « Synchronisme » : mot-méthode qui lui appartient en propre (si depuis d’aucuns en usent comme innocemment !) La Revue, d’autre part, rend attentive la génération montante à l’œuvre et l’art si particuliers de Beauté, de Marcel Batilliat, le créateur du roman comme « Synthèse décorative de la vie ». Formule, (« l’une des plus originales de ce temps », a dit l’auteur d’une très compréhensive, très sensitive étude sur lui (René Pichard du Page) qui réalisée en partie en une série préconçue de Romans dont la publication se va continuer, vaut également en directive. « Dégager de la vie quotidienne tout ce qu’elle peut présenter d’éléments de Beauté », sur ce principe Marcel Batilliat conçut son œuvre dont les trois parties, quoique se superposant, peuvent avoir pour titres : le Règne de la Beauté, de l’Action et de la Sagesse, l’Action n’étant que de la Beauté en mouvement, la Sagesse le tempérament apporté à l’action trop impétueuse, trop idéalement dégagée des réalités. Il a créé — en marge du roman social et du roman lyrique — un mode nouveau qui tient de l’un et de l’autre, et s’universalise de synthèse. « Le roman, a-t-il dit, demeure une interprétation décorative et lyrique éternelle et renouvelée, de la vie des Races et de la Beauté du monde. » (« Revue de l’Epoque », Avril 1922). Un troisième mode du Roman est représenté parmi les prédilections de la « Revue de l’Epoque » par le « roman d’expression symphonique Il de Paul-Emile Cadilhac112. Avec un art surprenant, de toute largeur ou de toutes délicatesses, en pleine vie, en pleine réalité envisagée philosophiquement et en toute nuance psychique une vaste et précise orchestration, une multiple « instrumentation » évoquant et mouvementant les masses, menant à travers le tout, le dialogue… Il appartenait certes à la « Revue de l’Epoque » d’insister sur cet apport d’originalité et de valeur très grandes… Quant à la Poésie : sans insister, donnons de Marcello-Fabri, un passage qui peut résumer :
« Baudelaire, Stéphane Mallarmé, René Ghil, voilà les sommets du triangle. S’il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ce qu’apporta le premier, et si le second a pénétré en le Royaume serein où cessent les discussions stériles, le troisième, qui au regard de ce siècle apparaîtra sans doute le plus puissant sinon le plus artiste, peut, encore qu’il soit, devant, par sa vie de recueillement intense et son œuvre silencieuse, faciliter le nécessaire recul qui permettra à ceux dont Demain espère, de recueillir dès à présent le fruit mûr de son enseignement. Car, loin d’être, ainsi que d’autres, déjà dans le passé, René Ghil comme tous les vrais vivants, entrai ne par avance l’avenir dans le sillage de son œuvre » (Juin 1920)Mais, dirigée, avons-nous dit, en esprit de haut et restreint éclectisme, et pour apercevoir d’admiration raisonnée les rapports qu’ont avec les aspirations et les volontés nouvelles, d’autres Aînés de grande action qui, eux aussi, continuent à se produire la « Revue de l’Epoque » publie méthodiquement sur eux de probes et persuasives Etudes. Il en a été sur Francis Viélé-Griffin, de Paul Jamati à qui nous empruntâmes citations, de Jacques Duvaldizier sur Sébastien-Charles Leconte, Alexandre Mercereau, Edouard Dujardin Marcello-Fabri rendit hommage à l’œuvre d’Han Ryner tandis que l’étude sur Gustave Kahn était signée d’Antoine Orliac, Antoine Orliac, poète intense, pathétique, parmi la poésie nouvelle. Il a en 22, donné le premier livre d’une trilogie (L’Evasion spirituelle, le Printemps mystique, la Conquête du silence) : trilogie d’ailleurs entièrement écrite. Dans l’Evasion, si toute la pensée, si toute son expression, ne sont point encore arrivées à elles-mêmes (car « l’unité de l’individu a produit l’unité de l’OEuvre »), elles assurent dès lors leur devenir. Et nous savons par des extraits des livres suivants publiés aux Revues et par le poème « Métabolisme ») paru à part hors de la Conquête du silence ; à quelle sensation d’éternel, dirions-nous, doit atteindre ce poète qui « s’évade », mais de qui la philosophie spiritualiste cependant, nous semble dépendre du long temps consacré avec pénétration et émoi à l’étude des sciences. Ainsi qu’une suite des « Ecrits pour l’Art » se présenterait la Revue « Rythme et Synthèse », avec ce détail, par surcroît, qu’elle sort des presses de E. Goussard, de Melle, l’imprimeur dévoué des « Ecrits » qui veuille agréer mon amitié et ma gratitude. Elle est de Groupement nettement déterminé sur un départ raisonnant et les directions aperçues et ses propres valeurs, hors de la Poésie scientifique. Groupement sur des principes généraux, mais non dogmatisme. Dans la remarquable série d’Articles publiés par Paul Jamati pour exprimer autant ses propres interprétations que du Groupe entier, il s’en explique :
« Assurer l’œuvre synthétique. Sans que l’égare le détail de tel ou tel domaine spécial, que, selon ses tendances personnelles, le poète conçoive l’image du tout. Loin d’être un dogme, elle établira cependant entre l’Homme et l’Univers le lien nouveau que l’avenir appelle. Diverses, comme les pensées qu’elle suscitera, apparaîtront les Formes d’une telle poésie. Le multiple jeu des tempéraments en déterminera les caractères. Lorsque la diaprure du monde s’offre à leurs recherches émues, comment d’avance cataloguer les milles réflexes de Beauté qu’elle animera chez le poète ? Il est probable cependant que ceux qu’un vœu rapide presse de réaliser l’enthousiasme, garderont l’apparence extérieure du vieux lyrisme, et diront l’ivresse d’éprouver à travers soi la présence de la vie qui passe. D’autres, plus réfléchis peut-être, ou plus enclins aux idées, exigeront de l’artiste un effort plus conscient et plus complet. Ils s’attacheront à des thèses, dont ils élargiront d’envolée les conséquences métaphysiques. Ils éclaireront de leur rêve les ressorts cachés de la vie. Ils construiront le grand système que chaque époque semble attendre pour que la suivante le brise. D’autres enfin, plus pénétrés du doute et pourtant avides d’unité, arrêteront au seuil des hypothèses l’élan de leurs vœux vers l’infini. Objectifs et naturalistes, au même titre que les précédents, ils émettront une vision d’universel, où, dans l’œuvre plongeant au Mystère, l’inconnaissable aura sa place. Mais à tous, au cours de la réalisation de Beauté, il appartiendra également de suggérer des solutions aux problèmes de l’éthique et de la politique, posés du point de vue de l’action. Les poètes ne sont-ils pas les constructeurs ? Qui construit ne peut éloigner la réponse aux mille questions qui se groupent en faisceau ardent. Les poètes sont dorénavant les hommes de toutes les synthèses, parce que la poésie est la Synthèse par excellence. A eux de projeter sur le monde la vision coordonnée des futurs. A eux d’accorder l’homme à l’homme, comme au tout vivant qui le contient. » (R. et S. Juin 21). Et dit et généralise Georges Jamati : Nous avons voulu démontrer que notre religion de la science se confond avec la religion de la Beauté, et que pour nous, tout art était cultuel dès que d’essence panthéiste, il s’efforçait d’enclore une Synthèse dans le Rythme deux mots sous l’évocation desquels nous avons placé cette Revue. Une recréation de l’Univers en soi et dans ses rapports avec nous, c’est ce que ne s’enhardit pas à tenter l’artiste qui se contente d’exprimer ses sentiments personnels et de traduire sa propre vision. Les naturalistes et Ibsen, Lafcadio Hearn et M. J.-H. Rosny ont pressenti le rôle de la science, mais ce restera la gloire de M.René Ghil d’avoir compris qu’une poésie ambitieuse d’évoquer, à travers l’émoi de l’homme, la totalité et l’unité du Monde tel qu’il nous apparaît et tel que nous le connaissons aujourd’hui, devait reposer sur la science contemporaine, héritière des religions d’autrefois. »De novembre 1919, date « Rythme et Synthèse » qui, sûre d’elle-même dès la première heure, « petite revue », mais de plein intérêt d’être surtout sous un angle nouveau une revue d’exposition d’idées en les domaines poétique, philosophique et social, s’est maintenant imposée. Imposée autant par son émouvant orgueil à continuement remonter à la doctrine qui la détermina, que par la démonstration des énergies transmuantes qu’elle développe progressivement, selon la personnalité accrue de ses adhérents. Frères aussi de talent, un talent qui sourd de l’être, de même sensation et de même pensée, d’être agis par l’univers et de l’agir, Paul et Georges Jamati ont avec leurs amis créé là un centre d’attraction qui lentement tourne à soi des éléments ou nouveaux ou hésitants. Je dirai de quelques-uns des poètes et écrivains de ce Groupe qui tend, il me semble, à l’heureuse dénomination de « Poésie cosmique » : heureuse à mon sens, de relier à l’origine, selon leur désir, le mode nouveau et extérieur à elle, de son évolution. De Paul Jamati : une première et valeureuse réalisation, le livre-poème du Vent de guerre, paru non encore à sa place (par nécessité de prise de date et d’actualité) dans une grande « suite Symphonique » qui doit comporter quatre volumes évoquant l’Homme depuis la conception, en tant qu’individu, être social, et de valeur cosmique — ou sa valeur de re-création sensible et consciente de l’Univers. Sans insister sur l’ampleur et l’unité de construction de cette œuvre dont ont paru d’ailleurs divers Fragments, nous remarquerons que, ainsi qu’alexis de Holstein de qui nous allons parler, le poète du Vent de guerre, des poèmes de l’enfance et d’amour, compose son vers et son livre selon le « Rythme évoluant », tandis qu’au travers de ses développements secondaires progresse le leit-motiv. Ses études d’esthétique et de critique, nous les avons souvent signalées. Après s’être, lui aussi, exprimé en ses « Considérations esthétiques », Georges Jamati est également entré en sa réalisation — qui est d’expression dramatique par une première pièce où se noue, avec suspension d’un dénouement particulier d’où les résultantes ont la nécessité de nouvelle action, une action génératrice dont les leçons successives vont par cinq autres parties à une suprême Synthèse. Théâtre d’une technique personnelle dont nous dirons seulement qu’il se caractérise d’exprimer la Vie en même temps sous l’aspect égotiste et social, en même temps en pleine réalité et sur le plan philosophique. Poète, Gabriel Brunet113 se double d’un critique de qui le nom est dès maintenant retenu. S’il sait en la Revue s’astreindre au peu de pages tout en ne laissant rien perdre de sa pensée, c’est au Mercure de France surtout que, depuis trois ans, il signa les Etudes très remarquées que sous peu sans doute nous retrouverons en volume : un premier volume d’une série littéraire et philosophique qui, pouvons-nous dire, apportera révision des valeurs. De Gabriel Brunet, le critère, dépendant de la donnée évolutionniste interprétée par un esprit singulièrement élargissant, tout simplement renouent la Critique mais voulons-nous dire par là qu’il lui donne son véritable sens, sa raison d’être en une valeur agissante. En un article au « Mercure » et qui sera sans doute l’Avant-propos à son premier volume, nous avons eu ses vues sur la mission du critique. « Le critique est avant tout un homme qui plonge à plein dans la vie de son temps, et prend conscience de ses besoins les plus vrais et les plus profonds. Mais son regard reste en même temps fixé sur les œuvres du passé qui recèlent les plus capitales expériences de l’humanité. Le critique serait donc, le médiateur entre l’Œuvre d’autrefois et la vie d’aujourd’hui. » (Mercure, mai 22). Il ne s’agit donc — mais, n’est-ce pas, avec la capacité de tenir présents en l’esprit tout un moderne état d’âme social et l’Œuvre à étudier, elle-même représentative de la sensibilité et de la mentalité d’une époque il ne s’agit que de voir et démontrer en quoi cette Œuvre correspond peu ou prou, ou non, aux aspirations évoluées. Ainsi, sa survie est-elle, dans le temps et l’espace, en rapport avec la somme de vérité et d’émotion qu’elle continue à détenir. Principe dont la simplicité n’a d’égale que son envergure. Si, d’autre part, Gabriel Brunet parle de la Poésie, il dit : « Le poète est par excellence l’esprit philosophique et l’homme religieux. Peut-être l’esprit philosophique n’est-il en dernière analyse — que le sens du général dans le particulier. Plus philosophe encore est le poète, puisqu’il est essentiellement l’homme qui, par une vivante intuition, saisit « l’universel » dans le particulier. Remarquons-le, d’ailleurs, toute philosophie qui s’élève au sens de l’universel se transmue en poème, l’émotion poétique étant en définitive, la montée d’extase en l’esprit qui sent fIuer sous sa vie individuelle, le torrent de la vie universelle. La poésie telle que nous la comprenons unit non seulement l’homme à l’homme, elle unit l’homme à tout ce qui est, dans un grand hymne de ferveur pour l’Univers. (R. et S. Mars 1920.) Si dans le Vers, s’extérioriserait plutôt, de Noël Bureau114, une sensibilité douloureuse de violer elle-même sous l’emprise du dieu les pudiques retraites d’une âme tout amour c’est en ses Contes, ou mieux ses poèmes en prose d’une inspiration et d’une technique qui lui sont propres comme en une voix humaine l’âme et ses contours muants, que le poète s’est tout entier révélé. Il s’est dit lui-même en le Marcheur d’un de ces Contes, qui sont comme autant d’étreintes de la Vie et des réalités pour en tirer des mots de l’éternel en fluence : « Il embrassa de son regard aigu la largeur du monde, et, d’un haussement d’épaules, il tua en lui les derniers doutes. Il avait adopté une morale spéciale, dictée par son coeur, et ratifiée par sa raison Chemin faisant, son âme s’infusait l’essence infinie des Phénomènes observés. Il marchait fermement, le regard élevé à la hauteur du But à atteindre, fixant avec tendresse un immense mirage qui s’enfuyait » Et dans un autre poème parmi les plus saisissants, qui semble comme en contact serein avec le Mystère ainsi nous avertit-il que la raison du Monde s’exprime hors du silence entrepénétré de l’univers et de l’homme le méditant : « Celui-là sera seul qui pourra se cacher derrière ses paupières, qui arrêta dans sa gorge les paroles pensées, et qui saura ne pas entendre D’ailleurs, la pierre venue du ciel bruit-elle en tombant dans la solitude de la plaine immense ? ». Nous dirons encore Alexis de Holstein, le plus « Jeune » : poète à suggestions concentrées se détendant aux nuances d’un verbe naturellement apte aux variations musicales, et qui « tend se mains vers la nuit aux cent réponses » qui put supputer les théories d’Einstein, et, tout se tient, qui, étudiant la nature du Rythme, conclut : « Comme en la conque étroite s’emprisonne l’immense écho des mers, en le Mètre constamment comparable à lui-même, vibrera le Rythme : écho du monde. Et le frêle Nombre que calcula l’homme contiendra un instant l’univers entier ». Permanents ou passants les noms principaux de : René Morand, George Hain, J. Van Dooren, H. de Steiger Marcel Batilliat, Gaston MoreiThon, Marcello-Fabri, Antoine Orliac, C. Fusil, N. Berthonneau, Amen Rihani, Edmond Rocher, t. M. Mustoxidi, l’auteur d’un ouvrage de premier ordre, un Historique de l’esthétique en France, préparant un second volume où l’auteur exposera ses principes d’une Esthétique selon des vues scientifiques. Nous relevons le nom de l’étranger, de Constantantin Balmont et l’admiration particulière à Valère Brussov. Des traductions de poèmes du grand poète Grec Costi Palamas et du poète Serbe Sibe Militchich, de qui la pensée et l’œuvre d’unité valent une attention toute spéciale : Sibe Militchich étant en Serbie le promoteur en pleine lutte d’une poésie « cosmique » d’inspiration également scientifique avec prédominance d’émoi ouranien et d’expression lyrique. Or, « unité d’oeuvre, unité de composition, construction, Synthèse » : mots emplis de choses à tout instant prononcés par la « Poésie scientifique. ». Avec A. Schneeberger, poète, et le méthodique mais très sensible critique artistique de la « Revue de l’Epoque », Marcello Fabri avait tout premièrement insisté sur leur même constatation : que l’Art pictural le plus consciemment actuel se présente pressé par cette même nécessité que poétique, de « construction, de composition et de Synthèse ». Il est là, il est vrai, un parallélisme évident. La peinture, en sa partie de recherches vivace et puissante, dénonce un retour immédiat à la ligne, au volume et à la composition. Mais son dessin constructeur, contraignant pour la lumière coruscante le muscle et la pulpe, ainsi que l’on peindrait de l’intérieur vers l’extérieur, dit à propos de Marcel Gromaire, A. Schneeherger en même temps s’assure nouveau et traditionnel, d’être le pantellement de la Vie amassée : une Synthèse, d’où émanent émotion et spiritualité. « Période de recherches, pense Marcel Gromaire115 de qui, puissances de don et de pensée patiente, l’avis est précieux : période d’analyse non, comme hier, d’analyse pour elle-même mais d’Analyse pour la Synthèse. Demain, période de substance. » Et parlant excellemment du peintre aux denses et sensibles harmonies Marcel Roche, Noël Bureau se résume ainsi au numéro de novembre 21, de « Rythme et Synthèse » :
« Le véritable effort de Marcel Roche s’affirme dans des compositions où il condense ses études. Là, la nécessité de synthèse n’élimine pas le respect de la vie. L’œuvre est pensée, mesurée avec sa cadence, ses rythmes réunis en un unique rythme : l’essentiel, seul, est retenu. C’est là la voie de la génération montante, là est venue s’affirmer la préoccupation des constructeurs : condenser l’effort vers une réalisation complète, émue, à l’armature solide mais cachée, vers une synthèse qui s’appuie sur la Vie la véritable Ecole de l’Art classique ! »Je ne veux m’appesantir, mais encore, n’est-il permis de voir solidaires de la même pensée les artistes de qui se présentent naturellement les noms évocateurs : les Segonzac et les Sabbagh, le sculpteur Loutchansky Francisco Durrio alliant de puissante tradition la statuaire à l’architecture. Et dans le Bois gravé, le « peintre à la ligne noire » Antoine Gallien, et Pierre Menon… Je dirais que la peinture va, elle aussi à un sens religieux de la Vie-en-énergie. Et voici qu’à la « Revue de l’Epoque » encore, un article de grave ardeur conclut en mêmes termes : « Il faut tendre son être vers la compréhension de l’Unité et élargir sa perception à la synthèse cosmique… Nous voulons un art-synthèse des connaissances, un art qui soit scientifique — et religieux. Scientifique par la précision des lois qui l’organisent et le dirigent, et religieux par la foi pure et simple qui l’anime. (Jacques Poisson Janvier 22) … Maintenant, à l’avant dernier numéro de la troisième année les Poètes de « Rythme et Synthèse » — pour se situer plus exactement encore devant l’incompréhension peut-être ou la mauvaise intention — ont tenu à des précisions dernières : et sur la « nature de l’enseignement qu’ils ont cru pouvoir dégager de l’Œuvre de M. René Ghil », et sur leurs directions propres. Je dois donc, par quelques passages rapportés pour répondre le mieux possible à leurs vœux, donner acte de cette Déclaration argumentée due à Georges Jamati : les reproduire aux dernières pages de cet Historique d’une époque qui a été nôtre dernières pages mais en même temps les premières de l’histoire d’une époque nouvelle qui, pour une part dont leur œuvre donnera le poids et sera la leur.
« A quel critérium de la connaissance allait donc recourir M. René Ghil, préoccupé au contraire, sinon d’atteindre à une objectivité absolue, du moins de remettre à leur place ses propres impressions, ses propres sentiments en leur assignant la mission de synthétiser la Vie universelle. Les grands poètes, religieux des antiquités de l’Ancien et du Nouveau Monde obéissaient à des dogmes et développaient des mythologies, mais les révélations ne satisfont plus aujourd’hui le plupart d’entre nous. La Science, au contraire, résultat d’expériences contrôlées et de raisonnements s’impose et, à ce titre, mérite d’être considérée comme l’héritière des religions. M. René Ghil, logiquement, se trouvait donc entraîné à tenter une poésie scientifique, c’est-à-dire une poésie qui, vivifiée par l’inspiration et la sensibilité individuelle, emprunterait à la science sa vision du monde. Son Œuvre est là pour montrer qu’il a réalisé son programme sans jamais tomber dans l’abstraction sèche, dans la versification didactique. Il a construit. Il a rejeté toute métaphysique dogmatique ou imaginative, mais il a cru pouvoir en esquisser une autre, très générale et très large, qui n’est au total qu’une hypothèse prolongeant et complétant les données du transformisme. D’où vient la Vie ? A quoi tend-elle ? Questions auxquelles il ne se croit pas autorisé à répondre. Il préfère les formuler ainsi : sous quel aspect se présente la Vie ? Quel peut être notre rôle vis-à-vis d’elle ? Et il répond : elle devient, elle se transforme sans cesse, l’Esprit naissant perpétuellement de la Matière et chaque forme tendant, après mille régressions temporaires, à se dégager de l’inertie passive afin d’être, c’est-à-dire de connaître. En corollaire se déduit une Ethique qui, considérant que l’homme a pour fonction de prendre conscience du monde, lui commande de confronter son être intelligent et sensible avec l’Univers, de placer celui-là au service de celui-ci et de se méfier du prétendu progrès matériel et industriel pour ne viser qu’au mieux moral, soit à plus d’ordre, plus d’amour, plus de compréhension. Au poète, comme au savant, comme à l’artiste, échoit le rôle sacré d’aider à cette prise de conscience. Prêtre il se fera de son sacerdoce une grave conception, et osera tenter de travailler à l’élaboration de vastes monuments qui soient à la fois des bibles et des rituels. Il ne s’agit pas de prêcher mais de se souvenir que toute œuvre d’art est une prière et une incantation. Incantatoire et religieuse, la poésie scientifique l’est plus qu’aucune autre. C’est que, répudiant les distinctions arbitraires entre le fond et la forme, M. René Ghil, prestigieux musicien, a su conférer à ses vers une valeur comme magique et exprimer par un style synthétique recréant la langue pour de nouvelles fins, par un jeu subtil de sons et des rythmes, comme tout le mystère, tout l’impondérable qui prolonge notre savoir et notre ignorance jusqu’aux horizons de l’Infini… Des bases solides et une orientation, voilà ce que nous devons à M. René Ghil, et c’est la souplesse même de ses conceptions qui leur donne une valeur éducative. La poésie, grosse d’évocations universelles, doit établir un lien entre l’homme et la nature. Elle est d’essence religieuse et sociale. Elle est par essence une morale. Elle a sa fin en soi, qui est la Beauté celle-ci n’étant en définitive que la compréhension et la pénétration de la Vie, ce vers qui nous tendons de millénaire en millénaire. La poésie est le verbe, c’est-à-dire la pensée traduite mais suggérée aussi, la conscience et l’intuition. Elle est là la fois la philosophie et la musique. Ce programme, après notre maître, nous le faisons nôtre. Qu’importe, si vous l’admettez, que vous vous fassiez de la science une conception ou une autre, que vous laissiez dans vos œuvres une plus ou moins grande place à ses propositions, que vous rejetiez toute métaphysique ou que vous en acceptiez une quelconque soit à titre d’hypothèse, soit comme une certitude. Qu’importe que vous vous exprimiez par cris rapides, par chants impulsifs, sanglots ou rires, ou que vous rêviez d’un audacieux ensemble, que vous écriviez en vers ou en prose, que vous soyez lyrique ou épique, romancier ou dramaturge, vous n’en êtes pas moins des nôtres, vous appartenez au grand mouvement d’art cosmique dont M. René Ghil, poète scientifique, s’avère l’initiateur » (R. et S. juin 22)Avec les Dates et les Œuvres les témoignages, les anticipations de sanction qui sont des paroles de silence glacées ou que d’ardentes voix nouvelles à nouveau envoient à Demain : avec, quand il a été indispensable à la précision des apports divers et à soutenir le témoignage, le rappel des théories adverses et des responsabilités prises : nous avons de nos Souvenirs qui sont une vie d’homme intimement mêlée à la totale action, évoqué toute une Epoque de Poésie. Peut-être apparaîtra d’elle désormais une plus directe, une plus nette et vraie aperception. De la détermination des deux Mouvements qui la tranchent, et leur antagonisme de haute passion, de là vraiment, s’ordonne une harmonie : les rapports harmoniques naissant de leur antagonisme même. Mais, de la passion et de l’orgueil de notre Art, du don de nous tous au dieu dont nous spiritualisons le Monde, à nous tous nous avons amassé une Unité, pourtant : l’unité d’une grande Epoque.