Depuis longtemps, nous avions formé le projet de réunir en volumes la collection des
Revues bibliographiques de M. Philippe Gille. Une difficulté nous arrêta tout d’abord
quand nous voulûmes fixer la date à laquelle nous désirions faire commencer cette
publication. La Bataille littéraire moderne ne commençant guère qu’à
l’avènement des maîtres du Naturalisme, nous avons fixé à ce moment le point de départ de
la reproduction de ces articles dont le succès a consacré la valeur.
Dans ce premier volume, M. Philippe Gille,
moins soucieux d’imposer ses
opinions personnelles que de laisser le public juger lui-même de la valeur des écrivains,
a donné le plus souvent la parole à ces derniers ; ajoutons qu’il n’a ouvert la lice
qu’aux maîtres, et que le très grand intérêt de ce livre est dans la variété des morceaux
qu’il a su choisir dans l’œuvre de chacun d’eux pendant les années 1875, 1876, 1877 et
1878.
Qu’on n’attende pas ici la reproduction exacte des Revues bibliographiques de ces quatre
années ; M. Philippe Gille, bien que ne changeant rien à ses opinions passées, a dû
forcément supprimer, abréger et condenser. La critique proprement dite prendra une place
plus importante dans les volumes suivants, mais le lecteur pourra, comme dans celui-ci,
avoir toujours sous les yeux les pièces du procès, la défense des auteurs présentés par
les auteurs eux-mêmes. Tel qu’il est, ce premier volume sera, nous l’espérons, un livre
d’intérêt d’autant plus grand qu’il permettra de juger par des exemples l’ensemble des
quatre premières années de notre mouvement littéraire.
Pour bien suivre et étudier les phases de la Bataille littéraire, il
est absolument nécessaire d’établir une sorte de classement général, de composer des
groupes et d’englober dans des camps différents les œuvres qui forment pour ainsi dire les
bataillons des armées en présence.
Une division s’impose, plus tranchée de jour en jour, entre l’école spiritualiste et
l’école matérialiste ; c’est donc sous l’une ou l’autre de ces deux bannières qu’il faut
placer les écrivains de notre temps, suivant leurs écrits, leur influence et leurs
tendances.
Quelques-uns participent des deux, car une évolution nouvelle commence à se produire,
s’élevant contre le naturalisme comme le naturalisme s’est dressé contre le romantisme,
et, autrefois, les romantiques contre les classiques. Ceci tuera cela !
c’est la loi de nature, la loi du progrès et du mouvement.
En conséquence, cet ouvrage comprendra trois parties distinctes :
1º Naturalisme et dérivés (école matérialiste) ;
2º Romantisme et dérivés (école spiritualiste) ;
3º Divers ou littérature historique, philosophique et documentaire (histoire, mémoires,
philosophie, voyages, lettres, etc., etc.)
Il est certain que le Naturalisme, tout en procédant du Romantisme par bien des formules
et des procédés, a créé un genre tout spécial, et a servi à rallier tous ceux qui
combattaient l’excès du Spiritualisme ; il a incontestablement, par sa nouvelle manière de
voir les choses, modifié en bien des points nos formules littéraires.
Dans le Naturalisme et ses dérivés prendront place, outre les romans physiologiques ou
pathologiques proprement dits, tous ceux où la psychologie s’allie à la physiologie, tous
ceux qui ont été faits avec des documents
humains, tous les romans
d’observation d’après les types réels et existants.
Plus tard, à mesure que la lutte sera plus engagée, on verra, par l’allure même des
œuvres publiées, des indices des premières atteintes portées au Naturalisme. Le roman
d’idées, le roman d’analyse prennent la vogue ; bien que s’y rattachant par le côté
d’observation, par l’accentuation du pessimisme, ils s’en dégagent par une plus grande
partie accordée à la psychologie, à l’idéalisme et à la poésie.
Dans le Romantisme et ses dérivés viendra se classer tout ce qui se rattache à l’École
spiritualiste, les œuvres qui donnent une part plus importante à l’imagination, à l’âme
qu’aux fonctions matérielles.
Ce qu’on y rencontrera, c’est l’Idéal, l’image poétisée de la vie, la préoccupation de
l’optimisme, une préférence marquée pour les événements heureux ou bienfaisants, pour la
moralité, pour la défense des thèses
généreuses, saines ; on y verra le
roman psychique, qui repose du spectacle des vices par le contraste des vertus. C’est, en
résumé, le combat du beau contre le laid, le triomphe de l’âme, de l’esprit sur le corps
et ses appétits.
Les œuvres d’imagination pure, les romans d’aventure, bien que d’un art inférieur,
relèveront également de cette école.
Dans la troisième division de cet ouvrage, se trouveront réunis tous les matériaux qui
sont indispensables à la Littérature, et, dans cette lutte engagée entre les écoles
différentes, servent en quelque sorte d’approvisionnements, de munitions aux belligérants
de Lettres.
Les mémoires, les lettres, les études spéciales, les livres de voyage, de philosophie,
les histoires, les portraits, les mélanges y prennent place de droit, comme en une sorte
de bibliothèque commune aux combattants de toute nature dans cette grande Bataille littéraire.
Réunis sans parti pris d’écoles, ayant un triple intérêt, historique,
philosophique et documentaire, ce sera une mine inépuisable de précieux renseignements, un
choix des meilleures et des plus utiles productions contemporaines.
« Le dernier pas ne fait point la lassitude, il la déclare. »
Cette
grande vérité, formulée par Montaigne, n’est-elle pas applicable à toutes les
révolutions politiques, littéraires ou artistiques, qui ne seraient que d’éphémères
échauffourées si tout le monde ne les avaient faites avant ceux qui prennent modestement
le titre de rénovateurs et de révolutionnaires. Ces derniers ne font que répéter tout
haut, et utilement pour eux ce que depuis longtemps tout le monde avait trouvé et se
disait tout
bas. On ne m’accusera pas de dénigrer Napoléon, par
exemple, juste orgueil de notre siècle, mais j’affirme que le code qui porte son nom et
qui l’a grandi fût resté lettre morte si Bonaparte n’eût été que son inventeur, et si
toutes les provinces de la France ne l’avaient pas fait par leurs désirs, leurs besoins,
pièce à pièce avant lui.
Je ne sais plus quel grand clairvoyant a écrit que les inventeurs n’inventent rien et
ne sont que des « vulgarisateurs », mais je le remercie pour avoir ainsi résumé en un
mot une des plus limpides vérités du monde.
Tout en mettant de côté ces soi-disant révolutionnaires, qui se font d’éclatants
panaches avec les plumes des autres, il faut pourtant admettre qu’une idée, devenue
générale, a dû, à une certaine heure, germer dans un esprit avant d’être sortie d’un
autre, tout comme il a fallu qu’un brin d’herbe ait pointé avant les autres dans un
champ ensemencé dont les grains semblent avoir poussé ensemble. Le difficile est de
constater cette éclosion et de décerner justement le droit d’aînesse à une idée ou à un
brin d’herbe.
Ajoutons que la malice et l’indifférence humaine aidant, des origines sont devenues
obscures, qui étaient faciles à constater. De là vient que chez nous la plupart des
véritables inventeurs en toutes choses sont généralement demeurés inconnus.
Certes, les frères de Goncourt ne sont, eux, des
inconnus pour
personne ; mais, par un étrange hasard, c’est plutôt le monde littéraire que le vrai
public qui a su apprécier, je devrais, plus justement, dire : utiliser leurs importants
travaux.
Chercheurs infatigables, ils semblent en effet s’être donné la tâche d’entasser des
matériaux de toutes sortes, idées de romans, dénouements de pièces, observations sur la
nature morte et vivante, documents historiques, artistiques, etc., pour aider tels ou
tels de leurs contemporains, plus habiles constructeurs peut-être, à édifier des œuvres
à succès.
Je ne veux pour preuve de ce que j’avance que ce livre : Renée Mauperin
qui, réimprimé dans la collection de Lemerre, apparaît aujourd’hui comme une nouveauté
et que pourtant le public eût pu connaître dès 1864. Ceux qui le liront auront peine à
comprendre l’obscurité relative dans laquelle il est resté et déploreront que tant de
soins, d’observation, d’études intelligentes aient pu demeurer ainsi enfouis pendant
plus de dix ans.
C’est par quelques que je crois pouvoir, mieux que par des dissertations,
donner idée de ce roman qui devait être intitulé : la Jeune Bourgeoisie,
et qui dépeint de la façon la plus saisissante l’étrange forme qu’a prise notre société
depuis un quart de siècle.
Renée, pour me faire comprendre en un mot, est
une fille Benoiton ; son père, ancien militaire, marié à une femme insignifiante,
l’a élevée, ou, pour mieux dire, laissé s’élever à sa guise. Il l’aimait d’autant plus
qu’il avait aussi pour fils :
Un marmot raisonnable, un petit garçon bien sage, « une demoiselle », comme il
disait ; et ç’avait été pour lui une grande tristesse, mêlée de quelque honte, d’avoir
pour héritier ce petit homme qui ne cassait pas ses joujoux. Avec sa fille,
M. Mauperin avait eu le même ennui : elle était de ces petites filles qui naissent
femmes. Elle semblait jouer avec lui pour l’amuser. À peine si elle avait eu une
enfance. À cinq ans, quand un monsieur venait voir son père, elle courait se laver les
mains. Il fallait l’embrasser à certaines places : on eût dit. Qu’elle était venue au
monde avec la crainte d’être chiffonnée par les caresses et le cœur d’un père.
Le fils Mauperin veut faire un riche mariage ; or il a été l’amant d’une Mme Bourjot, la mère de la jeune fille qu’il veut épouser. Un homme
comme lui ne se décourage pas pour si peu. Après un discours en quatre points il a
enlevé le consentement de la mère ; reste celui de M. Bourjot, qui ne veut pour gendre
qu’un homme titré.
Tout réfléchi et après des recherches faites aux archives, Henri Mauperin demande à
être autorisé à ajouter le nom de Villacourt au sien ; le mariage va
donc être célébré.
Cette combinaison révolte le cœur et le bon sens de Renée, qui supplie son frère de
renoncer à ce mariage, dont elle sait l’impossibilité. Celui-ci se
refuse à toute concession et se retire. C’est alors que, pour déjouer ses projets,
Renée, qui a appris qu’il existait encore un Villacourt, lui envoie par la poste le
Moniteur, en soulignant de rouge la décision du garde des sceaux. Elle
pense que la protestation du dernier héritier du nom suffira.
Mais elle a compté sans le hasard.
M. de Villacourt est une sorte de gentilhomme sauvage et campagnard qui n’entend pas
raison. Il vient un beau matin souffleter Henri Mauperin. Une rencontre au pistolet aura
lieu le lendemain.
La scène du duel est d’une telle vérité que je dois en omettre certains détails.
On était arrivé.
M. de Villacourt et ses témoins attendaient sur la chaussée entre les deux
étangs.
La terre était blanche de la neige tombée toute la matinée. Le bois dressait dans le
ciel des branches dépouillées, et au loin des filées d’arbres tout noirs rayaient un
rouge coucher de soleil d’hiver.
On alla jusqu’au chemin du Montalet. Les pas furent comptés, les pistolets de
Denoisel chargés, les adversaires mis en ligne. Deux cannes posées sur la neige
marquèrent la limite des dix pas que chaque adversaire pouvait faire.
M. de Villacourt dépouillait sa redingote, arrachait sa cravate, jetait tout cela au
loin. Sa chemise, largement ouverte, laissait voir sa forte et rude poitrine, toute
couverte de poils noirs et blancs.
Les adversaires armés, les témoins s’éloignèrent et se rangèrent du même côté.
— Marchez, cria une voix.
À ce mot, M. de Villacourt s’avança, marchant presque sans
s’effacer. Henri, demeurant immobile, lui laissa faire cinq pas. Au sixième, il
tira…
M. de Villacourt tomba, assis par terre.
Les témoins virent alors le blessé poser son pistolet, appuyer avec force ses deux
pouces sur le double trou que la balle lui avait fait en lui labourant le ventre, puis
renifler ses pouces…
« — Je suis raté !… À votre place, monsieur !… » cria-t-il d’une voix forte à Henri,
qui, croyant tout fini, avait fait un mouvement pour s’en aller ; et, ramassant son
pistolet, il se mit à faire les quatre pas qui lui restaient jusqu’à la canne, en se
traînant sur les mains et les jambes. Sur la neige, derrière lui, il laissait de son
sang…
Arrivé à la canne, il appuya le coude à terre, ajusta lentement et longuement…
« Tirez donc ! » cria un témoin.
Henri, effaré, se masquant le visage avec son pistolet, attendait. Il était pâle,
avec un regard fier. Le coup partit : il oscilla une seconde, puis tomba à plat, le
visage contre terre, et ses mains, au bout de ses bras étendus, un moment fouillèrent
la neige de leurs doigts crispés.
C’est à partir d’ici que la partie dramatique du livre devient plus saisissante encore.
Terrifiée du mal qu’un élan de sa conscience lui a fait commettre, Renée, faible,
délicate, atteinte d’une maladie de cœur, doit mourir à son tour ; le médecin a fait
comprendre au malheureux père le sort qui l’attend.
Je prends encore au hasard quelques alinéas ; M. Mauperin vient à Paris pour faire
exécuter une ordonnance du médecin.
Une fois dans la rue, il alla. Il n’avait pas d’idée suivie,
mais une sorte de battement dans la pensée, sourd et continu, pareil au battement
d’une névralgie. Ses sensations étaient obtuses, comme sous le coup d’une grande
stupeur. Les jambes des gens qui marchaient, les roues des voitures qui tournaient, il
n’apercevait que cela. Sa tête lui semblait à la fois lourde et vide. Voyant qu’on
marchait, il marchait. Les passants l’entraînaient, la foule le roulait dans son flot.
Tout lui paraissait éteint et de la couleur des choses au lendemain d’une ivresse. La
rue n’avait pour lui que la lumière et le bruit d’un rêve. Sans le pantalon blanc d’un
sergent de ville, qui accrochait par instants son regard, il n’eût pas su s’il faisait
soleil.
Il lui était égal d’aller à droite ou à gauche. Il n’avait le désir de rien, le
courage de rien. Il était étonné de voir à côté de lui du mouvement, des gens se
presser, marcher vite, aller à quelque chose. Un but, un intérêt dans la vie, il n’y
en avait plus pour lui depuis quelques heures. Le monde lui paraissait fini. Il était
comme un mort sur lequel eût passé l’activité de Paris. Il cherchait dans tout ce qui
peut arriver à un homme ce qui eût pu le remuer, seulement le toucher, et il ne
trouvait rien qui pût atteindre à la profondeur du désespoir où il était.
Quelquefois, comme s’il répondait à quelqu’un qui lui eût demandé des nouvelles de sa
fille, il disait tout haut : « Oh ! oui, bien malade ! » et ce qu’il disait lui
faisait l’effet d’être dit à côté de lui.
…………………………………………………………………………………………………
Il se trouva dans un jardin public. Un enfant vint lui poser des gâteaux de sable sur
les pans de sa redingote ; d’autres, enhardis, s’approchèrent avec des audaces de
moineaux. Puis, peu à peu interdits, lâchant leurs pelles, cessant de jouer, ils se
mirent à regarder peureusement et doucement, avec des regards de petits hommes, ce
grand
monsieur si triste… M. Mauperin se leva et sortit du
jardin.
Il avait la langue épaisse, la gorge sèche : il entra dans un café.
En face de lui, il y avait une petite fille en chapeau de paille, en canezou blanc.
On voyait les petites jambes de l’enfant, la chair de ses petits mollets fermes entre
son pantalon à dents et son petit bas. Elle ne faisait que remuer sur son père,
monter, grimper, sauter sur lui. Elle piétinait toute droite sur ses genoux. Une
petite croix sautait sur la peau rose de son cou. Son père à tout moment lui
disait :
« Finis donc !… »
M. Mauperin ferma les yeux : les six ans de sa fille étaient là devant lui ! Et,
tirant à lui une Illustration, il se pencha dessus, essaya de mettre sa
pensée à regarder des images, et, à la dernière page, s’arrêta au rébus.
Quand M. Mauperin releva la tête, il s’essuya le front avec son mouchoir. Il avait
deviné le mot du rébus :
Contre la mort il n’y a pas d’appel !…
Je ne sais rien de plus navrant, de plus terrible que la scène où ce pauvre père est
obligé de faire souffrir lui-même sa fille en la soignant. Il s’agit d’un détail qui eût
paru trop prosaïque pour entrer dans un roman d’autrefois ; il lui pose des
ventouses :
Elle regardait son père, la bougie allumée, les papiers tortillés, les verres à
bordeaux, de ce regard inquiet que font les peurs de la chair devant le feu ou le fer
apprêtés contre elle.
— Suis-je bien ? dit-elle en cherchant à sourire.
— Non… Place-toi comme cela, fit M. Mauperin en lui indiquant comment il fallait
qu’elle se mît.
Elle se retourna sur la chauffeuse où elle était assise,
posa
les deux mains sur le rebord du dossier, appuya la joue sur sa main, ramassa ses
jambes, croisa ses pieds, et comme agenouillée et blottie dans le petit fauteuil, ne
laissant voir qu’un bout de profil perdu et effrayé, elle étala ses épaules ; elles
avaient déjà des angles tout prêts pour le cercueil… Ses cheveux, un peu dénoués,
glissaient avec de l’ombre dans le creux de son dos. Les omoplates saillaient. L’épine
dorsale faisait toucher à l’œil chacun de ses nœuds. Au bas de l’épaulette de sa
chemise tombée à la saignée, pointait un malheureux petit coude.
« Eh bien ! père ? »
Il restait là, cloué, ne sachant à quoi il pensait. À la voix de sa fille, il prit un
verre : alors il se rappela qu’il avait acheté ces verres-là pour le dîner le jour du
baptême de Renée. Il alluma un morceau de papier, le jeta dans le verre, renversa le
verre en fermant les yeux… Renée eut un sifflement de douleur, un soubresaut fit
courir ses os dans son dos, et puis elle dit :
« Oh ! bien ! j’aurais cru que ça faisait plus de mal… »
M. Mauperin lâcha le verre, qui glissa et tomba.
La ventouse n’avait pas pris.
À mesure qu’elle approche de la mort, Renée devient et se sent devenir plus femme ;
elle se rappelle des paroles qu’elle a dites, des audaces qu’elle a eues, sa familiarité
avec les jeunes gens ; elle n’oserait plus rien de cela.
Comme elle regardait par sa fenêtre, elle vit une fois une femme s’asseoir dans la
poussière au milieu de la rue du village, entre une pierre et une ornière, et
démailloter son petit enfant. L’enfant, sur le ventre, le haut du corps dans l’ombre,
remuait ses petites jambes, croisait ses pieds, gigotait dans le soleil : le soleil le
fouettait amoureusement
comme il fouette les nudités
d’enfant. Des rayons qui le caressaient et le chatouillaient semblaient lui jeter aux
talons les roses d’une corbeille de Fête-Dieu…
La mère et l’enfant partis, Renée regardait encore.
Ces fragments, pris un peu trop au hasard, ne sauraient donner qu’une idée imparfaite
de ce livre, déjà presque ancien et qui cependant est revenu parmi les nouveaux. Les
romans ont généralement une fortune contraire ; d’où vient donc ce regain de jeunesse
pour Renée Mauperin ? C’est que les frères Goncourt ont eu le rare
bonheur de savoir regarder et écrire alors qu’ils étaient jeunes et que leurs œuvres
sont encore empreintes de cette netteté, de cette puissance de vision, qui
n’appartiennent qu’à la jeunesse. Aussi faut-il les mettre au rang des chefs de l’école
du roman moderne. C’est l’avis d’Alphonse Daudet, un talent bien personnel cependant,
qui me disait dernièrement : « Si tous tant que nous sommes nous marchons aujourd’hui
vers un pays nouveau, une littérature nouvelle, c’est que nous avons un peu de leur
souffle dans nos voiles. »
Combien pensent comme lui qui se gardent bien de le dire.
Il est bien entendu que toutes ces études sont la reproduction exacte de celles que
j’ai publiées dans mes revues bibliographiques ; je n’y ai rien changé de la forme,
encore moins du fond des idées que j’y émettais. Tous ces articles doivent être
considérés comme les croquis d’un grand tableau qui reste à faire. Ces , comme
je l’ai dit plus haut, sont les pièces justificatives jointes à un procès-verbal.
Sous ce titre : Vie et aventures d’un positiviste, notre confrère
Francis Magnard vient de publier à la Librairie illustrée une courte histoire
paradoxale, bien moins invraisemblable qu’elle n’en veut avoir l’air.
Pierre-Paul-Jacques Beuvron, membre de l’Institut (section des sciences morales et
politiques), auteur des
Mythologies comparées
(6 vol. in-8º) et d’un Essai sur la cellule primordiale (1 vol. in-8º
avec planches), ouvrages qui se sont vendus difficilement en France, mais qui ont
obtenu un débit considérable en Allemagne et en Angleterre, était bien certainement
une créature angélique égarée sur la terre.
On l’eût néanmoins surpris et désobligé en accolant cet adjectif à son nom :
Pierre-Paul-Jacques Beuvron ne croyait ni aux anges, ni aux démons, ni à Dieu, ni à
l’âme humaine, ni à la vie humaine, ni à la vie éternelle.
Plein de ces convictions négatives, Beuvron se marie et épouse une jeune fille
charmante. Arrive le moment d’aller à l’église pour faire bénir l’union de leurs deux
existences :
… Ici, Jacques Beuvron prit Mlle Amélie à part et commença un
très long sermon sur les origines, les progrès et les inconvénients de la
superstition. Il cita Lucien de Samosate, Érasme, Montaigne, Bayle, Voltaire et le
docteur Strauss : il affirma son respect et même, dans une certaine mesure, sa
sympathie pour le Rabbi Jésus de Nazareth, mais en ajoutant de nouveau qu’il ne
pouvait se prêter à des plaisanteries telles que le culte catholique.
Elle se résigna.
Le mariage ne fut célébré que devant l’officier municipal.
— Eh bien ! dit Beuvron à sa femme dans la voiture qui les emmenait faire un tour de
promenade en sortant de la mairie, vous sentez-vous moins mariée, et le sacrifice fait
à vos prétendues convictions est-il si pénible que cela ?
Amélie sourit sans répondre. Elle venait, en effet, de recevoir sa première leçon de
philosophie positive.
Un beau matin, Mme Beuvron devint mère ;
les premiers soins donnés au baby ne lui laissèrent d’abord pas le temps d’examiner à
fond les doctrines de son mari, jusqu’au jour où cet enfant fut mis dans une Real-schule du grand-duché de Bade.
Elle resta donc seule au milieu des débris de toutes ses croyances, livrée aux dogmes
positivistes de M. Beuvron. Le résultat ne se fit pas attendre. Un autre savant,
également positiviste, prouva en peu de temps à Mme Beuvron
l’inanité des dogmes de notre religion, et M. Beuvron put constater que le positivisme,
pas plus que le laurier, ne garantit de la foudre.
Un peu ébranlé par cet accident, Beuvron se remet bien vite au nom du positivisme, en
discutant philosophiquement sur son cas avec Mme Beuvron elle-même.
Au bout de quelques années, le jeune homme, grandi à l’étranger, arrive chez son père la
tête pleine d’idées encore plus positives que celui-ci ne pouvait l’espérer.
— Mon père, lui dit-il un jour, il me faut cent mille francs, donne-moi
la clef de ton secrétaire. — Et il montrait un meuble dans l’angle de la chambre.
— Donne-moi la clef. — Je te préviens que j’appelle au secours si tu continues cette
facétie.
— Cela est inutile. Ta domestique est sortie, je l’ai envoyée à l’autre bout de
Paris. Le verrou de ton cabinet est tiré… ainsi, tu n’as qu’à t’exécuter. Tes
clefs ?
— Tu veux me voler, malheureux ?
— Te voler, non ! T’emprunter. Je te connais. La persuasion eût échoué sur toi. Tu as
toujours eu un fond d’avarice que l’âge augmente encore. J’ai besoin de cent mille
francs pour me tirer d’affaire et, en même temps, pour rebondir plus haut que jamais
sur le tremplin de la spéculation. Cent mille francs, quelle misère !
— Et si je refuse ?
— Si tu refuses… si tu refuses… Eh bien ! je te forcerai à consentir… Je suis le plus
fort, tu le sais. La loi du monde est le combat pour l’existence, tu le sais encore…
Donne-moi ton argent !
— Jamais.
Émile bondit du côté du secrétaire. Son père retrouva des forces et de l’agilité pour
défendre son trésor ; il voulut saisir à la gorge son fils, qui se dégagea
facilement ; alors il se précipita vers la fenêtre ; Émile le prévint et d’une main
brutale le repoussa brutalement. Le vieillard chancela et tomba sans connaissance.
— Où sont les clefs ? se dit Émile.
Il chercha, finit par les trouver, ouvrit le secrétaire, y prit un peu plus de
100 000 francs d’actions au porteur, les mit dans sa poche et referma le meuble.
Et ce fut tout. Le philosophe, en étant assassiné, avait encore une fois raison ; il
n’y avait là que l’application de la loi du plus fort, si précieuse au positivisme.
Il ne m’a été permis que d’esquisser ce petit livre de grande raison ; c’est par le
détail qu’il vaut, et je n’ai pu en indiquer que l’ensemble. Avant d’en dire le bien que
je pense, je m’arrête en me
souvenant que je parle du livre
d’un collaborateur, et je ne voudrais pas qu’il fût dit que j’ai manqué trop franchement
aux grands principes de la Société des gens de lettres, dont le premier article est
ainsi conçu : « Éreintons-nous les uns les autres. »
Tout comme il y a des peintres qui, uniquement préoccupés d’écraser de grasses et de
brillantes masses de couleurs sur leurs toiles, se soucient fort peu de la convenance du
sujet qu’ils doivent traiter, M. Émile Zola écrit, et quelle que soit la fable qu’il ait
à raconter, quel que soit son cadre, il y fait entrer tout ce qu’il a de couleur et
d’observation sur sa palette. Je lui fais défi de décrire un caillou du chemin sans que
vous croyiez voir ce caillou, sans qu’il vous devienne intéressant. Ce don de
description, cette faculté de transmission d’impression, il les possède au suprême
degré ; c’est un paysagiste fidèle qui laisse loin les maigres détails ; de la
photographie, c’est un huissier fureteur qui,
dans une bonne et
solide langue, fait le consciencieux inventaire de tout ce qu’il a vu.
Malheureusement, cet esprit si clairvoyant, si vigoureux, par tempérament plutôt que
par recherche, comme l’insinuent ses confrères, semble ne se plaire qu’à décrire les
laideurs ou les plaies du monde animé. Personne ne parle mieux des arbres, des animaux,
de la terre que M. Zola ; il est tel sillon fraîchement remué qu’il vous décrira en
poète grand comme Millet ; mais quand par malheur pour l’espèce humaine elle tombe sous
sa main, il l’abaisse, l’avilit tant et si bien que le dégoût vous prend des agissements
qu’il lui prête et que vous ne vous intéressez plus guère dans ses romans qu’à la partie
nature morte de l’œuvre.
Il s’agit dans le livre qui va paraître (complément de la série des Rougon-Macquart)
d’un prêtre qui commence sa carrière cléricale comme Jocelyn, qui est tenté, succombe,
se repent, et, après sa faute, rentre dans la vie religieuse. Sujet périlleux s’il en
fût, détails dangereux, repoussants même parfois, tel est le bilan des impressions que
l’on ressent à la lecture de ces pages brûlantes, qui, disons-le bien haut, ne peuvent
être lues par tout le monde.
Quant au charme, il existe incontestablement, mais à l’état intermittent. Le mari ou le
père qui parcourrait ce livre éprouverait le besoin de lire à sa famille deux ou trois
brillantes pages ; mais il devrait forcément s’arrêter à telle ou telle description,
tout
comme il ferait si, en montrant à des enfants un livre
plein de merveilleuses gravures, il lui fallait vivement et fréquemment tourner le
feuillet devant telle ou telle nudité.
Ceci posé, je cite quelques paragraphes qui pourront donner idée de ce livre étrange,
rempli de vérités et de contresens, mais qui reste l’œuvre d’un véritable écrivain.
Voilà, d’abord, la description d’une petite église de village où le prêtre dit tout
seul la messe du matin :
Derrière lui, la petite église restait blafarde des pâles lueurs de la matinée. Le
soleil n’était encore qu’au ras des tuiles. Les kyrie eleison coururent comme un
frisson dans cette sorte d’étable, passée à la chaux, au plafond plat, dont on voyait
les poutres badigeonnées. De chaque côté, trois hautes fenêtres, à vitres claires,
fêlées, crevées pour la plupart, ouvraient des jours d’une crudité crayeuse…
— Orate, fratres, reprit le prêtre.
Vincent (l’enfant de chœur) marmotta une longue phrase latine dans laquelle il se
perdit. Ce fut alors que les flammes jaunes entrèrent par les fenêtres. Le soleil, à
l’appel du prêtre, venait à la messe. Il éclaira de larges nappes dorées la muraille
gauche, le confessionnal, l’autel de la Vierge, la grande horloge. Un craquement
secoua le confessionnal ; la mère de Dieu, dans une gloire, dans l’éblouissement de sa
couronne et de son manteau d’or, sourit tendrement à l’Enfant Jésus de ses lèvres
peintes ; l’horloge, réchauffée, battit l’heure à coups plus vifs. Il sembla que le
soleil peuplait les bancs des poussières qui dansaient dans ses rayons. La petite
église, l’étable blanchie, fut comme pleine d’une foule entière.
………………………………………………………………………………………………………
Au dehors, on entendait les petits bruits du réveil heureux
de la campagne, les herbes qui soupiraient d’aise, les feuilles s’essuyant dans la
chaleur, les oiseaux lissant leurs plumes, donnant un premier coup d’ailes. Même la
campagne entrait avec le soleil ; à une des fenêtres, un gros sorbier se haussait,
jetait des branches par les carreaux cassés, allongeant ses bourgeons comme pour
regarder à l’intérieur, et, par les fentes de la grande porte, on voyait les herbes du
perron, qui menaçaient d’envahir la nef. Seul, au milieu de cette vie montante, le
grand christ, resté dans l’ombre, mettait la mort, l’agonie de sa chair barbouillée
d’ocre, éclaboussée de laque. Un moineau vint se poser au bord du trou ; il regarda,
puis s’envola ; mais il reparut presque aussitôt, et, d’un vol silencieux, s’abattit
entre les bancs, devant l’autel de la Vierge. Un second moineau le suivit. Bientôt, de
toutes les branches du sorbier, des moineaux descendirent, se promenant
tranquillement, à petits sauts, sur les dalles.
………………………………………………………………………………………………………
Après avoir lu les Oraisons, il se tourna en disant :
— Ite missa est.
— Deo gratias, répondit Vincent.
Le soleil avait grandi et les moineaux s’enhardissaient. Pendant que le prêtre lisait
sur le carton de gauche l’Évangile de saint Jean, annonçant l’éternité du Verbe, le
soleil enflammait l’autel, blanchissait les panneaux de faux marbre, mangeait les
clartés des deux cierges, dont les courtes mèches ne faisaient plus que deux taches
sombres. L’astre triomphant mettait dans sa gloire la croix, les chandeliers, la
chasuble, le voile du calice, tout cet or pâlissant sous ces rayons. Et lorsque le
prêtre, prenant le calice, faisant une génuflexion, quitta l’autel pour retourner à la
sacristie la tête couverte, précédé du servant qui remportait
les burettes et le manuterge, l’astre demeura, seul maître de l’église. Il s’était
posé à son tour sur la nappe, allumant d’une splendeur la porte du tabernacle,
célébrant les fécondités de mai. Une chaleur montait des dalles. Les murailles
badigeonnées, la grande Vierge, le christ lui-même prenaient un frisson de sève, comme
si la mort était vaincue par l’éternelle jeunesse de la terre.
Je voudrais, après une charmante description de basse-cour, pouvoir citer les
merveilleux tableaux du Paradou, une sorte de parc sauvage où se dévide l’idylle non
narrable de ce prêtre et d’une jeune fille du nom d’Albine. Il y a toute une thèse à
discuter ; on la devine. À côté d’un frère Archangias qui jure comme un païen et qui,
malgré les énergies de sa nature, a raison de toutes les faiblesses humaines, il faut
pour le livre de M. E. Zola que Serge, le jeune prêtre, succombe.
J’arrive à la mort d’Albine, une sorte de beauté sauvage qui, après avoir vécu de la
vie civilisée, se trouve transportée au milieu de cette sorte de paradis terrestre, de
cette nature vierge, qui exhale la vie par toutes ses plantes, par tous ses êtres.
Abandonnée, elle ne veut plus que mourir.
À cette heure, Albine, dans le Paradou, rôdait encore, traînant l’agonie muette d’une
bête blessée. Elle ne pleurait plus ; elle avait un visage blanc, traversé au front
d’un grand pli.
Mais comment mourir ? Elle voudrait être utile
à ces chères
plantes, à ces fleurs aimées, peut-être pour revivre en elles.
Alors, une dernière fois, elle reprit sa course à travers le jardin, en quête de la
mort. Quelle plante odorante avait besoin de ses cheveux pour accroître le parfum de
ses feuilles ? Quelle fleur lui demandait le don de sa peau de satin, la blancheur
pure de ses bras, la laque de sa gorge ? À quel arbuste malade devait-elle offrir son
jeune sang ?
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Elle monta aux grandes roches, les interrogeant, leur demandant si c’était sur leur
lit de cailloux qu’il lui fallait expirer. Elle traversa la forêt, attendant avec un
désir qui ralentissait sa marche que quelque chêne s’écroulât et l’ensevelit dans la
majesté de sa chute. Elle longe les rivières des prairies, se penchant presque à
chaque pas, regardant au fond des eaux si une couche ne lui était pas préparée parmi
les nénuphars. Nulle part la mort ne l’appelait, ne lui tendait ses mains fraîches.
Cependant, elle ne se trompait point. C’était bien le Paradou qui allait lui apprendre
à mourir, comme il lui avait appris à aimer. Elle recommença à battre les buissons,
plus affamée qu’aux matinées tièdes où elle cherchait l’amour. Et tout d’un coup, au
moment où elle arrivait au parterre, elle surprit la mort dans les parfums du soir.
Elle courut, elle eut un rire de volupté. Elle devait mourir avec les fleurs.
Je passe deux pages merveilleuses : c’est le pillage des fleurs du jardin par Albine ;
les lis, les héliotropes, les œillets, les pavots, les soucis, les roses, les
quarantaines, les menthes, les citronnelles, les verveines, elle les arrache par
brassées ; elle eût voulu emmener tout le parterre dans sa chambre.
Un instant elle resta debout, regardant autour d’elle. Elle
songeait, elle cherchait si la mort était là. Et elle ramassa les verdures odorantes,
les citronnelles, les menthes, les verveines, les baumes, les fenouils ; elle les
tordit, les plia, en fabriqua des tampons à l’aide desquels elle alla boucher les
moindres fentes, les moindres trous de la porte et des fenêtres. Puis elle tira les
rideaux de calicot blanc, cousus à gros points. Et, muette, sans un soupir, elle se
coucha sur le lit, sur la floraison des jacinthes et des tubéreuses.
………………………………………………………………………………………………………
Ne bougeant point, les mains jointes sur son cœur, elle continuait à sourire, elle
écoutait les parfums qui chuchotaient dans sa tête bourdonnante. Ils lui jouaient une
musique étrange de senteurs qui l’endormait lentement, très lentement. D’abord,
c’était un prélude gai, enfantin ; ses mains, qui avaient tordu les verdures
odorantes, exhalaient l’âpreté des herbes foulées, lui contaient ses courses de gamine
au milieu des sauvageries du Paradou. Ensuite un chant de flûte se faisait entendre,
de petites notes musquées qui s’égrenaient du tas de violettes posé sur la table près
du chevet ; et cette flûte, brodant sa mélodie sur l’haleine calme, l’accompagnement
régulier des lis de la console, chantaient les premiers charmes de son amour, le
premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais elle suffoquait davantage, la
passion arrivait avec l’éclat brusque des œillets à l’odeur poivrée, dont la voix de
cuivre dominait un moment toutes les autres. Elle croyait qu’elle allait agoniser dans
la phrase maladive des soucis et des pavots qui lui rappelait les tourments de ses
désirs.
Et brusquement, tout s’apaisait, elle respirait plus librement, elle glissait à une
douceur plus grande, bercée par une gamme descendante des quarantaines, se
ralentissant, se voyant, jusqu’à un cantique adorable des héliotropes dont les
haleines, de vanille disaient l’approche des noces. Les
belles de nuit piquaient çà et là un trille discret. Puis il y eut un silence. Les
roses, languissamment, firent leur entrée. Du plafond, croulèrent les voix, un chœur
lointain. C’était un ensemble large qu’elle écouta au début avec un léger frisson. Le
chœur s’enfla, elle fut bientôt toute vibrante des sonorités prodigieuses qui
éclataient autour d’elle. Les noces étaient venues. Les fanfares des roses annonçaient
l’instant redoutable. Elle, les mains de plus en plus serrées contre son cœur, pâmée,
mourante, haletait. Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devait l’étouffer,
quand les jacinthes et les tubéreuses fumèrent, l’enveloppèrent d’un dernier soupir si
profond qu’il couvrit le chœur des roses. Albine était morte dans le hoquet suprême
des fleurs.
J’ai dû sauter de nombreuses pages faites pour effaroucher bien des justes
susceptibilités. Nul ne me blâmera de m’être abstenu.
Je ne veux pas savoir si ce livre a ce qu’on appelle un but. C’est pour moi comme un
recueil de tableaux divers peints par un grand coloriste. Une œuvre d’art est avant tout
une œuvre d’art, et je ne veux me prononcer que sur ce point. En tous cas, il est
certaines matières difficiles à traiter, et si M. Zola a voulu ici prêcher le respect de
notre clergé, il a absolument fait fausse route. Il en est un peu de ces romans faits
pour moraliser comme des contes dédiés aux bébés pour les guérir de la peur et qui n’ont
pour résultat que de peupler pour eux les solitudes de fantômes que leurs cerveaux
n’eussent jamais enfantés. En tous cas, c’est l’œuvre d’un très grand écrivain, avec qui
le roman de vieille forme va avoir à compter.
Les Reliques vivantes, de M. I. Tourguéneff, tel est le titre du nouveau
livre du grand romancier que M. Courrière a classé parmi les écrivains de l’École naturelle dans son Histoire de la littérature contemporaine en
Russie, un bon livre publié l’an dernier. Le nouveau volume de M. Tourguéneff,
paru chez Hetzel, contient cinq nouvelles toutes empreintes du charme qu’on lui connaît.
Les Reliques vivantes, la Montre, Ça fait du bruit ! Ponnine et Babourine, Les
nôtres m’ont envoyé… telles sont ces cinq historiettes, bien dignes de
l’auteur des Mémoires d’un chasseur.
Dans les Reliques vivantes, il s’agit d’une pauvre fille de campagne qui
n’a pu épouser celui à qui elle était fiancée parce qu’elle est devenue
estropiée à la suite d’un accident. La malheureuse est paralysée et vit
absolument comme une morte ; étendue dans un lit, elle passe sa vie à regarder le ciel,
sans pousser une plainte, n’ayant qu’un sourire de reconnaissance pour le jour qui se
lève, pour l’oiseau qui passe devant ses yeux. Je ne sais pas de philosophie plus
doucement attrayante, plus communicative que la sienne.
Une page de ce récit touchant :
Il y en a de plus malheureux que moi ; il y en a qui n’ont pas d’asile, — d’autres
sont aveugles ou sourds, tandis que moi, Dieu merci, j’y vois parfaitement et
j’entends tout, tout Si une taupe creuse sous terre, je l’entends. Et je sens toutes
les odeurs, même les plus faibles ! Si le sarrasin fleurit dans les champs ou le
tilleul dans le jardin, on n’a pas besoin de venir me le dire, je l’ai senti la
première, pourvu qu’un souffle de vent soit venu de ce côté-là. Non, il ne faut pas
être ingrat envers Dieu ! Bien des gens sont plus malheureux que moi. Quand il n’y
aurait que ceci : une personne en bonne santé peut bien facilement tomber dans le
péché ; tandis que le péché s’est écarté de moi lui-même.
L’autre jour, le père Alexis — le prêtre — m’a donné la communion, et il m’a dit : Tu
n’as pas besoin de te confesser ; dans l’état où tu es, quel péché pourrais-tu
commettre ? Et je lui ai répondu : Mais, mon père, les péchés de pensée, ceux qu’on
commet en esprit ? — Oh ! a-t-il répondu en riant, ceux-là ne sont pas bien gros.
— Mais je crois que je n’ai pas beaucoup commis de ceux-là non plus, continua
Loukéria, parce que je me suis habituée à ne penser à rien, et bien mieux, à ne pas me
souvenir. Le temps passe plus vite.
Ce n’est pas tout ; la pauvre infirme chante des chansons, et
quelles chansons !
— Comment les chantes-tu ? En dedans ?
— En dedans, et aussi avec la voix. Je ne peux pas chanter très fort, comme vous
pensez bien ; mais on peut m’entendre. Tenez, je vous aie dit qu’il y a une fillette
qui vient me voir. Elle est orpheline, ça fait qu’elle est intelligente. Je lui ai
déjà appris quatre chansons qu’elle sait par cœur… Peut-être ne me croyez-vous pas ?
Attendez, je vais vous en chanter une.
Loukéria reprit haleine… La pensée que cette créature à peine vivante se préparait à
chanter éveilla en moi un effroi involontaire ; mais avant que j’eusse le temps de
dire un mot, j’entendis vibrer à mes oreilles une note prolongée presque
imperceptible, mais pure et juste… Une autre suivit, puis une troisième… Loukéria
chantait : « Dans les prairies. » Elle chantait sans que les lignes de son visage
pétrifié fissent un seul mouvement ; ses yeux mêmes restaient fixes… Mais quelle
touchante expression dans cette pauvre petite voix qui sortait avec effort, vacillante
comme un filet de légère fumée ! Et comme on sentait bien que la chanteuse y mettait
toute son âme ! Ce n’était plus l’effroi qui me serrait le cœur, c’était une
compassion indicible.
Ah ! je ne veux plus ! dit-elle tout à coup. Je n’ai pas la force… C’est le plaisir
de vous voir qui me l’a ôtée…
Tous, pour notre malheur, nous avons lu bien des livres de philosophie, mais où
avons-nous trouvé quelque chose de plus touchant ; il y a là, si j’osais dire, comme un
parfum lointain du livre de Job et de l’Imitation.
Voici l’épilogue de cette nouvelle, qui n’a que
trente pages
et qui vaut certes bien de gros volumes.
Quelques semaines plus tard, j’appris que Loukéria avait quitté ce monde. La mort
était revenue la prendre « après le carême de la Saint-Pierre ». On me raconta que, le
jour de sa mort, elle n’avait cessé d’entendre des cloches, bien qu’Alexéïevka soit à
cinq verstes de l’église, et que ce jour-là ne fût pas un dimanche. Du reste, Loukéria
disait que le son des cloches ne venait pas de l’église, mais « d’en haut ».
Probablement, elle n’osait pas dire : « du ciel ».
On peut rien que par ces quelques lignes juger de l’ensemble de ce livre, digne des
autres écrits de M. Tourguéneff. Les succès de ce romancier nous ont malheureusement
valu une avalanche de spécimens de littérature russe, bien plutôt faits pour nous en
dégoûter que pour nous en faire sentir les beautés. À côté d’œuvres délicates comme
celles de Tourguéneff, il nous faut voir figurer des grossièretés réalistes, ou des
œuvres d’une monotonie navrante, ou l’éternel petit bruit endormant du samoward ou les
jurons d’un mougik ivre ! Présentement l’auteur des Reliques vivantes et
Tolstoï devraient nous suffire.
Jack est une histoire vraie, une étude d’après le vif, c’est-à-dire que
tous les personnages de ce roman ont posé devant l’auteur. Car c’est un des plus grands
mérites des écrivains de l’école moderne de s’être retrempés dans la nature, quelque peu
oubliée depuis bien des années. Les deux volumes que M. Alphonse Daudet vient de publier
en sont la preuve.
Il s’agit dans le nouvel ouvrage de l’auteur de Fromont jeune et Risler
aîné, d’un de ces pauvres êtres voués dès leur naissance aux hasards les plus
cruels de la vie, aux répulsions les plus imméritées de la société. Que deviennent les
fils des femmes du demi-monde, des cocottes, pour dire le vrai
mot ?
Vivant dès leur naissance dans une atmosphère viciée, où
apprendront-ils qu’il est des mères qui ne font pas sortir leurs enfants du collège
quand le bon monsieur vient les visiter ? Dans la vie, alors qu’ils
seront devenus hommes, comment oseront-ils dire : Je suis le fils de la X…, de la B…,
de la R… ? Et ne vaudrait-il pas mieux pour ces déshérités (riches le plus souvent)
avoir été déposés sur le fameux tour de la rue d’Enfer ?
Telle n’a pas été l’idée de Mme Ida de Barancy, la mère du petit
Jack. Elle a cru, en constatant qu’elle avait un hôtel aussi beau, un coupé aussi
correct que ceux des femmes du monde qu’elle croisait chaque jour au Bois, elle a cru,
une fois mère, que toutes les portes s’ouvriraient devant elle et que si en réalité elle
n’était pas l’égale de ces privilégiées de la société, son fils, lui, innocent de tout
le passé, n’aurait jamais à supporter le poids de ses fautes.
Tout d’abord le petit Jack est conduit dans une de ces grandes maisons d’éducation
dirigées par des prêtres. Dès le parloir, la belle Ida de Barancy s’est trahie vingt
fois, et l’abbé qui dirige la maison a compris tout de suite la supercherie maternelle.
Avec toutes les réserves, les douceurs possibles, il refuse de recevoir l’enfant. On
devine les protestations, les larmes de la mère. Le recteur est attendri, il accepte le
petit Jack.
— Mais à deux conditions.
— Je suis prête à les accepter toutes.
— La première, c’est que, jusqu’au jour où votre position sera régularisée, l’enfant
passera ses congés, ses vacances même, dans notre maison, et ne rentrera plus dans la
vôtre.
— Mais il en mourra, mon Jack, de ne plus voir sa mère !
— Oh ! vous pourrez venir l’embrasser aussi souvent que vous voudrez. Seulement, et
c’est là notre seconde condition, vous ne le verrez jamais au parloir, mais ici, dans
mon cabinet, où j’aurai soin que vous ne soyez pas rencontrée.
Elle se leva toute frémissante.
Cette idée qu’elle ne pourrait jamais entrer au parloir, se mêler à cette charmante
confusion du jeudi, où l’on se fait gloire de la beauté de son enfant, de la richesse
de sa mise et du coupé qui vous attend à la porte, qu’elle ne pourrait pas dire à ses
amies : « J’ai salué hier, chez les Pères, madame de C… ou madame de V… », de vraies
madames, qu’il lui faudrait venir en cachette embrasser son Jack à l’écart, tout cela
la révoltait à la fin.
Le malin prêtre avait frappé juste.
Naturellement voilà l’enfant rentré chez sa mère.
Je passe une scène écrite de main de maître où les domestiques avinés de Mme de Barancy décident entre eux que l’enfant serait très bien placé
dans un pensionnat de l’avenue Montaigne ; c’est le gymnase Moronval.
Cette femme sotte et faible, craignant une nouvelle humiliation, accepte la
proposition ; sa femme de chambre, Mlle Constant, conduit donc le
petit Jack à sa nouvelle pension.
Le gymnase tenu par M. et Mme Moronval était une de ces singulières
institutions qui peu
achalandées happent au passage les
pensionnaires les plus invraisemblables ; des nègres, des mulâtres au nombre de huit ou
dix en formaient tout le personnel.
La femme de chambre insista pour que l’enfant reçût une éducation distinguée et
aristocratique.
— Oh ! pour cela, fit Mme Moronval, née Decostère, en redressant
sa longue tête.
Et son mari ajouta qu’il n’admettait au gymnase que des étrangers de distinction, des
héritiers de grandes familles, des nobles, des princes. Il élevait même, en ce moment,
un enfant de sang royal, le propre fils du roi de Dahomey. Pour le coup,
l’enthousiasme de Mlle Constant ne connut plus de bornes.
— Un fils de roi !… Vous entendez, monsieur Jack, vous serez élevé avec un fils de
roi
— Oui, reprit gravement l’instituteur, j’ai été chargé par Sa Majesté dahomienne de
l’éducation de Son Altesse royale, et je crois, sans me vanter, que je suis arrivé à
en faire un homme remarquable sous tous les rapports.
Que pouvait donc avoir le jeune négrillon qui arrangeait le feu, là-bas dans le
salon, pour s’agiter ainsi et remuer le seau à charbon avec ce terrible bruit de
fonte ?
L’instituteur continua :
— J’espère, et Mme de Moronval Decostère ici présente espère,
comme moi, que le jeune roi, une fois monté sur le trône de ses ancêtres, se
souviendra des bons conseils, des bons exemples que lui auront donné ses maîtres de
Paris, des belles années passées auprès d’eux, de leurs soins infatigables et de leurs
efforts assidus.
Ici Jack fut bien surpris de voir le négrillon, toujours occupé devant la cheminée,
tourner vers lui sa tête crépue,
et l’agiter, tout en roulant
ses gros yeux blancs dans une mimique d’énergique et furieuse dénégation.
Voulait-il dire par là que Son Altesse royale ne se souviendrait nullement des bonnes
leçons du gymnase Moronval, ou qu’elle n’en garderait aucune reconnaissance ?
Que pouvait-il en savoir, cet esclave ?
La vérité était que sans s’en douter Jack voyait en ce petit domestique, fort maltraité
d’ailleurs, le propre fils du roi de Dahomey. Les Moronval ayant appris que ce souverain
était détrôné et ne recevant plus le prix de la pension avaient résolu d’utiliser le
futur héritier d’un sceptre s’il arrivait à le reconquérir. Ils en avaient fait leur
domestique !
Rien de plus comique et de plus touchant que la vie de ce pauvre Mâdou, condamné à
cirer les souliers de ses camarades et prenant ainsi une bien dure leçon de philosophie
à l’endroit des vicissitudes d’un futur souverain.
Le petit Jack est tout étonné le soir de voir Mâdou coucher auprès de son lit. La
conversation s’engage entre les deux enfants.
« — Est-ce que c’est beau, votre pays ?… Est-ce que c’est loin ?… Comment
l’appelez-vous ?
— Dahomey, répondit le nègre.
Le petit Jack se dressa sur son lit :
— Oh ! mais alors… mais alors vous le connaissez !… Vous êtes peut-être venu en
France avec lui ?
— Qui ?
— Son Altesse royale… vous savez bien… le petit roi de Dahomey.
— C’est moi, dit le nègre simplement…
L’autre le regardait avec stupéfaction… Un roi ! Ce domestique qu’il avait vu toute
la journée dans sa défroque de laine rouge courir la maison, un balai ou un seau à la
main, qu’il avait vu servir à table, rincer les verres !
Le négrillon parlait pourtant sérieusement. Son visage avait pris une grande
expression de tristesse, et ses yeux fixes semblaient regarder loin, bien loin, vers
le passé ou quelque patrie perdue.
Était-ce l’absence du gilet rouge ou la magie de ce mot de roi, mais Jack trouvait au
nègre assis au bord de son lit, le cou nu, la chemise entrouverte sur sa poitrine
sombre où brillait une amulette d’ivoire, un prestige, une dignité nouvelle.
— Comment ça se fait-il ?… demanda-t-il timidement, en résumant dans cette question
tous les étonnements de sa journée.
Ça se fait… ça se fait… dit le nègre.
Tout à coup il s’élança pour souffler la lanterne.
— Pas content, moucié Moronval, quand Mâdou laisser lumière…
Puis il rapprocha sa couchette de celle de Jack.
— Toi pas sommeil, lui dit-il. Moi jamais sommeil quand parler Dahomey… Écoute.
Et dans l’ombre, où ses yeux blancs luisaient le petit nègre commença sa lugubre
histoire…
…………………………………………………………………………………………………
Son départ fut l’occasion de grandes fêtes publiques, de sacrifices aux fétiches, aux
divinités de la mer. Tous les temples furent ouverts pour la solennité, tout le peuple
oisif en prières, et au dernier moment, le navire étant prêt à appareiller, le
bourreau amena sur le rivage quinze prisonniers ashantis dont les têtes coupées
tombèrent, ruisselantes et sonores, dans un grand bassin de cuivre rouge.
— Miséricorde !… interrompit Jack éperdu, blotti sous ses
couvertures.
Le fait est qu’il n’est pas rassurant d’entendre conter de pareilles histoires par
celui-là même qui en a été le héros. Il y avait de quoi vraiment terrifier les plus
braves ; pour se rassurer, il fallait se dire bien vite qu’on était dans le pensionnat
Moronval, au beau milieu des Champs-Élysées, et non dans ce terrible Dahomey.
Je passe rapidement sur des chapitres épisodiques qui sont autant de délicates études.
Une séance littéraire au gymnase Moronval, où défilent les incompris de l’art, des lettres, des sciences, les déclamations poétiques d’un
certain d’Argenton, sont autant de photographies de ce monde de déclassés que l’on a si
bien baptisé les Ratés.
Ce d’Argenton est une sorte de bellâtre qui devient le pivot du roman que forcément je
dois faire tenir en quelques lignes.
Éprise de ce poète médiocre et poseur, Mme Ida de Barancy oublie
tout pour lui ; elle quitte Paris, laissant le petit Jack livré aux soins des Moronval.
Retirée à Étiolles avec le « cher grand poète », elle lui consacre si bien sa vie que
l’enfant n’y a plus sa place et qu’un beau matin, d’Argenton et ses amis, au nom des
grands principes, en font un ouvrier forgeron ; on l’expédie à Indret, cette terrible
ville de fer, de feu, de charbon, d’où partent toutes les grandes machines à vapeur de
la France.
Ce départ s’est fait malgré les protestations d’un
brave
médecin de campagne, le docteur Rivals, qui a déclaré que la santé de Jack ne lui
permettrait pas de supporter les fatigues de la vie qu’on voulait lui imposer. Près du
docteur Rivals, Jack laisse en partant une affection naissante, celle de Cécile, que
nous retrouverons plus tard.
C’est en vain qu’on a voulu faire de Jack un ouvrier ; malgré l’abandon de sa mère, les
persécutions de d’Argenton, un terrible voyage, il revient mourant à Étiolles. Le
docteur Rivals le recueille ; bientôt l’amour des deux jeunes gens est si clair que le
brave homme ne songe plus qu’à le consacrer par un mariage ; mais il faut que Jack
devienne un autre homme que celui que la faiblesse de sa mère et la stupidité jalouse de
d’Argenton en ont voulu faire.
Jack retourne donc à Paris pour travailler. C’est alors que sa mère, chassée, ruinée
par son amant, vient lui demander de la faire vivre. Ici les sentiments s’élèvent, le
fils a reconquis sa mère ; il le croit du moins. D’Argenton vient la réclamer ; Jack le
chasse, et Ida, forcée de choisir entre son fils et son amant… part avec ce dernier.
Jack, épuisé par la douleur, les fatigues, son amour qu’il croit méconnu par Cécile, à
qui Rivals l’avait fiancé, vient terminer sa triste vie sur un lit d’hôpital ; son
agonie est navrante :
Cependant le vieux docteur et Cécile sont près de son lit, il n’y manque plus que sa
mère.
— Que vous êtes bonne d’être venue, Cécile ! Maintenant je
ne me plains plus. Cela ne me fait plus rien de mourir, là, près de vous,
réconcilié.
— Mourir ! qui est-ce qui parle de mourir ? disait le père Rivals de sa plus grosse
voix : n’aie pas peur, mon fils, nous te tirerons de là. Tu n’as déjà plus la même
mine qu’à notre arrivée.
Depuis un moment, en effet, il était transfiguré par cette montée de flammes, cette
lueur de couchant que les existences ou les astres qui descendent projettent tout
autour dans un dernier et splendide effort. Il gardait la main de Cécile serrée contre
sa joue, s’y reposait avec amour, disait des choses tout bas :
— Tout ce qui me manquait dans la vie, vous me l’avez donné. Vous aurez été tout pour
moi : mon amie, ma sœur ma femme, ma mère.
Mais son exaltation fit bientôt place à une torpeur inerte ; cette rougeur fébrile à
de livides défaillances. Tous les ravages du mal se creusèrent alors sur ses traits
légèrement crispés par la difficulté d’une respiration sifflante. Cécile jetait à son
père des regards épouvantés, la salle se remplissait d’ombre, et le cœur des
assistants se serrait à l’approche de quelque chose de plus lugubre, de plus
mystérieux que la nuit. Tout à coup Jack essaya de se dresser les yeux grands
ouverts :
— Écoutez… écoutez… quelqu’un monte… Elle vient.
On entendait le vent d’hiver dans les escaliers, les derniers murmures d’une foule
qui se disperse, et de lointains roulements vers la rue. Il tendit l’oreille un
instant, prononça quelques paroles embarrassées ; puis sa tête retomba et ses yeux se
fermèrent encore. Il ne se trompait pas. Deux femmes montaient l’escalier en courant.
On les avait laissées entrer, quoique l’heure des visites fût passée. Il est des cas
où les consignes abaissent toutes leurs barrières. Arrivée à
la porte de la salle Saint-Jean, après ces cours, ces étages franchis, d’un pas
rapide, Ida s’écria :
— J’ai peur… dit-elle.
— Allons, allons, il le faut… fit l’autre… Ah ! tenez, les femmes comme vous, ça ne
devrait pas avoir d’enfant.
Et elle la poussa brutalement devant elle. Oh ! la grande pièce nue, les veilleuses
allumées^ tous ces fantômes à genoux, l’ombre des rideaux projetée, la mère vit cela
d’un coup d’œil, puis là-haut, tout au fond un lit, deux hommes penchés, et Cécile
Rivals, debout, aussi pâle que celui dont elle soutenait la tête sur sa main
appuyée.
— Jack ! mon enfant !…
M. Rivals se retourna.
— Chut ! fit-il.
On écoutait. Il y eût un murmure à peine distinct, un petit sifflement plaintif,
ensuite un grand soupir.
Ida s’approcha, défaillante et craintive. C’était son Jack, ce visage inerte, ces
mains étendues, ce corps immobile où son regard éperdu cherchait l’illusion d’un
souffle.
Le docteur se pencha :
— Jack, mon ami, c’est ta mère… Elle est venue.
Et elle, la malheureuse, les bras en avant, prête à s’élancer :
— Jack… c’est moi… Je suis là.
Pas un mouvement.
— Mort ? s’écria-t-elle avec un sanglot convulsif.
— Non… dit le vieux Rivals d’une voix terrible… Non… DÉLIVRÉ !
On pense bien que ces deux volumes d’Alphonse Daudet renferment d’autres tableaux
étudiés et émouvants. L’espace me manque pour en détacher un de plus, mais les
que j’ai cités peuvent
donner une idée de ce livre tout
d’observation et de cœur.
Je me rappelle entre autres détails ces quelques lignes, touchantes dans leur
naïveté.
Jack est au dortoir.
— Qu’est-ce que c’est qu’une cocotte ? demande à l’enfant un de ses
camarades.
— On a dit, continue un autre, que ta maman est une cocotte.
Et le petit Jack, qui n’a rien compris à tout cela, rit de tout son cœur en pensant
qu’on peut croire que sa maman a des plumes et des ailes !
Pauvre Jack !
La traduction que M. Bentzon vient de donner des Récits galiciens, chez
Calmann-Lévy, ne contribuera pas pour peu à faire connaître en France un romancier de
premier ordre. Je ne sais pas si M. Sacher-Masoch saurait venir à bout de ce qu’on
appelle un grand roman, si son amour de la vérité du détail ne lui interdit pas ces trop
longues histoires où ce qu’on appelle l’imagination doit remplacer tant de précieuses
qualités ; ce qui est certain, c’est que, par l’amour de l’observation, par la sobriété
et la justesse de l’expression, par l’horreur du hors-d’œuvre, il faut rapprocher
Sacher-Masoch dans ses Nouveaux Récits galiciens, son Legs de
Caïn, à côté de Xavier de Maistre et de Prosper Mérimée.
Dans cette courte analyse des nouveautés littéraires, je ne
puis donner idée à nos lecteurs que de l’une des anecdotes contenues dans ce volume, qui
contient quatre récits. La Justice des Paysans est une étude, prise sur
le vif, de ces Galiciens chez qui la Jacquerie est à l’état latent, et qui, défiants
d’une justice étrangère à leurs mœurs, aiment mieux absoudre eux-mêmes ou condamner
leurs coupables qu’attendre le verdict de juges de passage.
En deux mots, voici le sujet de la Justice des Paysans :
Dans un de ces villages à la fois russes, polonais et autrichiens par leurs mœurs, il
est d’usage de se rendre justice par soi-même ; la commune punit elle-même ses
criminels, au grand scandale des juges, de profession. Il faut que cette justice ne soit
pas toujours bien sévère, car dans le village où se passe l’action de la Justice
des Paysans, les voleurs et les volés vivent sur un certain pied d’intimité,
jusqu’au jour cependant où les guet-apens et les assassinats deviennent trop
fréquents.
Dans la nouvelle que j’analyse, le village de Toulava, éprouvé depuis longtemps par les
malfaiteurs, veut en finir avec eux ; une galante dame, Théodosie, aubergère-fermière,
voit incendier sa maison, brûler son mari par un certain Cyrille, avec qui elle était en
coquetterie ; elle veut se venger et rassemble les anciens du pays :
— Ce que je veux, dit brusquement la veuve, je veux que nous
nous assemblions pour juger cet incendiaire, ce voleur, et dès aujourd’hui, sur ce
lieu même !
— Comment ? qu’est-ce qu’elle dit ? demanda-t-on dans la foule.
— Elle demande que nous mettions Cyrille en jugement.
— Cyrille et les autres, Stawrowski, Lapkowitch, Kostka…
— Jugement pour toute la bande, pour ces coquins, ces voleurs de chevaux ! s’écria le
jeune Hryciou, les bras tendus vers le ciel et roulant les yeux comme un
visionnaire.
— Dieu a parlé par la bouche de cet enfant, dit Théodosie. Je demande que la commune
juge.
— Moi aussi ! ajouta Akenty Prow, on m’a réduit à la mendicité.
— Moi aussi ! moi aussi ! firent cent voix de tous côtés.
— Qu’il en soit ainsi ! dit Hryn Jaremus en se découvrant avec solennité. La commune
veut juger. Que Dieu lui donne sa bénédiction, qu’il nous garde d’injustice, de
violence et de péché.
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En approchant du cabaret, j’entendis des chants retentir. Les sept voleurs, assis
autour d’une grande table, buvaient, riaient et plaisantaient entre eux. Cyrille avait
une guitare mai d’accord suspendue à son cou par un ruban rose flétri ; Stawrowski, un
bras passé autour de la belle Juive, la forçait à danser une cracovienne pendant que
le Juif comptait de l’argent.
— Vite ! dis-je en entrant, sauvez-vous et gagnez sans retard la frontière de la
Hongrie. La commune veut vous juger, elle est sur vos talons.
— Qu’elle vienne ! s’écrièrent en chœur les bandits.
— Nous juger, nous ? fit Cyrille.
Stawrowski se mit à rire : — Ils n’en auront pas le
courage,
ils s’en retourneront avant d’atteindre le cabaret, je parie.
— Fuyez, supplia la Juive. Prenez des chevaux !
Le Juif s’avança, effaré ; — Oui, Cyrille, mieux vaut nous sauver.
Les voleurs éclatèrent de rire. En les regardant assis là tous les sept, jeunes,
forts et brillants de santé, il fallait bien reconnaître qu’ils étaient les plus beaux
et les plus hardis du village, même de tous les environs.
— Si vous ne voulez pas fuir, repris-je, livrez-vous à la commune, soumettez-vous à
son jugement, payez les dommages, jurez de devenir d’honnêtes gens, travaillez.
— Travailler, nous ? demandèrent les voleurs étonnés.
. — Travailler ? pardon… dit Stawrowski en riant à se tordre comme un enfant.
— Si je ne devais plus voler, s’écria Lapkowitch, garçon imberbe d’une vingtaine
d’années, si je ne devais plus voler, je ne voudrais plus vivre. Je crois qu’au
berceau déjà j’ai pris à mon frère, — nous étions jumeaux, — le suçon dans la bouche.
Et plus tard, aucune pomme, aucune prune n’avait bon goût si elle n’avait été dérobée.
Que voulez-vous ? Mon père et ma mère me donnaient pourtant de tout en abondance. Je
suis né voleur, je veux mourir voleur. Et parions que mon esprit sera de ceux qui
viennent la nui1 dans l’herbage emmêler la crinière des chevaux et
les chasser vers les marais.
— Qu’y a-t-il de répugnant à voler, s’il vous plaît ? demanda Kostka, un gaillard aux
membres d’airain, à physionomie bestiale, hâlé comme un Peau-Rouge. Est-ce que le blé
ne pousse pas pour tout le monde ? C’est celui qui marque la limite du champ qui est
le voleur, et Dieu permet qu’on lui reprenne ce qu’il a volé.
— Non, Dieu ne l’a pas permis.
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— Qui ose dire cela ?
— Nous ne reculerons pas, s’écrièrent les bandits. Eh ! l’eau-de-vie ! la
musique !
Cyrille pinça les cordes de sa guitare, et le chœur entonna une chanson à boire, sans
se laisser interrompre par un son plaintif et discordant : l’une des cordes de la
guitare venait de se rompre. Le Juif priait à haute voix, la Juive pleurait. Kasia
riait de peur, nerveusement, comme une folle.
— Ris donc, petite ! lui disait Stawrowski en la faisant boire dans son verre.
— Tu vois, je ris, répondait-elle en se jetant de l’eau-de-vie dans la gorge ; mais
soudain il parut qu’elle étranglait ; son visage devint pourpre, et elle se mit à
tousser.
— J’ai cru que tu allais pleurer, dit le pacha.
— Mais non, balbutia-t-elle, je ris. — Ses larmes coulaient dans le verre.
— Alors, vous voulez vous sauver ? dit tout à coup Cyrille d’un ton railleur. Si je
vous le demande, c’est qu’il est trop tard. Les voici qui viennent.
Le chœur reprit son refrain, qui retentissait sur la route, tandis que la commune,
s’avançant en silence, formait un grand cercle autour de la maison. Il s’écoula du
temps avant que personne osât interrompre ce silence solennel et de mauvais augure.
D’un air provocateur, le front haut, une main dans sa poche et de l’autre tenant sa
guitare, Cyrille apparut enfin sur le seuil de l’auberge.
— Que voulez-vous, bons voisins et amis ? Voulez-vous boire ou chanter avec nous ?
— Il fit crier sa guitare, et les bandits à l’intérieur passèrent à un nouveau
couplet. Dans ce moment même, une pierre brisa les vitres de l’auberge. — Qu’est-ce ?
s’écria Stawrowski penché à la fenêtre Qui a jeté cette pierre ?
— Nous ne sommes pas venus pour leur jeter des pierres, dit
Hryn Jaremus, sévère, nous sommes là pour juger.
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— N’as-tu pas volé ma vache ? demanda Hryn Jaremus.
— Autrement, qui diable l’aurait volée ?
— Et ma jument pie et mon poulain ? s’écria Hryciou, le tirant par la manche.
— Sans doute, ta jument pie et ton poulain, lit Cyrille en saisissant l’enfant par la
nuque pour le rejeter dans la foule comme un jeune chien.
— Et qui a pris mes bestiaux, mon surtout neuf, qui a noyé mes semences, qui ? glapit
Akenty Prow.
— C’est nous ! c’est nous ! crièrent les voleurs.
— Et qui a mis le feu à mon moulin, dit Théodosie avec un calme factice, qui a volé
mes épargnes, qui a tué mon mari ?…
— Tu mens, toi, interrompit Cyrille en feignant de la frapper avec sa guitare. Il
s’efforçait de sourire, mais il était très pâle.
On entendit alors de tous côtés : Je réclame mes bœufs, … mon blé, … mes fruits, …
mon linge… Et chaque fois que la question retentit : — Qui les a volés ? — Les voleurs
répondirent insolemment : — C’est nous ! c’est nous !
Alors les anciens et les juges rassemblés se concertèrent à voix basse ; puis Hryn
Jaremus, prenant la parole au nom de la commune : — Nous jugeons, dit-il, qu’il suffit
d’infliger à chacun cinquante coups ! Les voleurs sont condamnés à des dommages envers
tous, et Cyrille, en outre, doit rendre à Théodosie ses papiers et son argent.
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— Quoi ? des coups, des dommages ! dit Théodosie avec indignation. Je ne suis pas
satisfaite du jugement ; il m’en faut un autre. Qui a tué mon mari ? J’accuse Cyrille
d’avoir versé son sang, et le sang appelle le sang.
— L’as-tu tué, Cyrille ? demanda Jaremus en écartant la
foule.
— Nie, si tu le peux ! fit Théodosie en se posant devant Cyrille. Nie donc !
mens !
L’accusé se détourna. — Il ne le peut pas ! Il est le meurtrier. Que le sang de
Larion retombe sur lui ! — Et elle le saisit à la gorge.
— Laissez-le, sinon vous nous le paierez ! dit Stawrowski.
— Cette femme est folle ! murmura Cyrille, qui cherchait à se dégager.
— Écoutez ! ils nous menacent, ils se vengeront ! s’écriait Théodosie haletante de
rage ; tuez-les sur l’heure, autrement on n’en finira jamais. Le sang demande du
sang.
— Tuez-les ! répéta Hryciou dans une sorte de délire. Il ressemblait à quelque jeune
inspiré de l’Ancien Testament.
Ce cri trouva un immense écho. Toutes les lèvres le proférèrent à la fois.
Théodosie porta le premier coup. La soif du meurtre éclatait dans ses yeux ; elle
frappa Cyrille du pieu carbonisé qu’elle avait ramassé. Aussitôt la foule se jeta sur
les condamnés à coups de bâton et de pierres.
— Lâches ! cent contre un ! — La voix de Cyrille lança ces mots au milieu d’un
vacarme sauvage. Je les vis s’emparer de lui, le renverser ; je vis Kasia s’élancer
dans la mêlée. J’entendis ses supplications. — Ayez pitié de lui pour l’amour de mon
pauvre enfant ! — On la foula aux pieds, elle se releva, tomba de nouveau, combattant
comme une lionne, couvrant de son corps son bien-aimé, le père de son enfant. — Chiens
enragés, bêtes sauvages que vous êtes !
Une lutte terrible s’engagea, Les pierres volaient, le Juif
fut traîné hors de la maison. Je me précipitai au milieu de la foule pour délivrer
les malheureux, mais Jaremus et d’autres me retinrent avec force, et me poussant dans
le cabaret : — Il y va de votre vie ; la voulez-vous perdre pour quelques
malfaiteurs ?
Le vacarme s’apaisa. — C’est fini, dit Jaremus en me lâchant.
Nous trouvâmes devant le seuil huit hommes massacrés dans une mare de sang, le Juif
parmi eux. Spectacle horrible ! les yeux de Cyrille menaçaient encore ; ses poings
étaient encore fermés. Hryciou, à genoux auprès de lui, collait son oreille sur sa
poitrine : — Il est froid, dit-il en se tournant vers Théodosie, son cœur ne bat
plus.
Théodosie le contemplait avec une jouissance profonde et cruelle,
— Qu’avez-vous fait ? dis-je bouleversé.
— Nous avons jugé selon l’ancienne vérité.
— Vous avez jugé les coupables et les innocents, répliquai-je en leur montrant Kasia,
qui était tombée sur le cadavre de Stawrowski tout inondée de sang.
— Est-elle morte ? demanda le vieux.
Une des femmes, qui essayait en vain de la ranimer, fit un signe de tête
affirmatif.
— Et elle était mère…
— Mieux vaut, grommela Akenty Prow, exterminer l’engeance du même coup, comme on fait
pour les animaux de proie.
Voilà du roman nouveau et pour la forme et pour la vigueur de l’expression.
M. Sacher-Masoch est un grand coloriste, et je n’oserais affirmer qu’il ne fera pas
école un de ces jours.
Malheureusement je crains que ce romancier nouveau manque un
peu d’haleine et que son talent soit plutôt celui d’un grand nouvelliste que d’un
romancier dans toute l’acception du mot. Qui lira verra.
De même que le Beau Solignac était une étude du monde militaire sous le
premier empire, le Renégat est une étude du monde parlementaire sous
Napoléon III. En deux mots, le nouveau roman que M. Claretie vient de faire paraître
chez Dentu a pour objet de montrer un de ces fougueux démocrates qui, dès qu’ils avaient
obtenu la majorité suffisante des suffrages de leurs concitoyens, n’avaient rien de plus
pressé que d’aller déposer leurs hommages aux pieds de l’empereur.
Le héros du livre, Michel Berthier, n’a du moins, lui, pas de plan de défection bien
arrêté ; c’est un homme de nature faible (espèce redoutable !), qui, tout en voulant
marcher droit, ne sait aller que de
travers, et qui commet
mille petites infamies sans en avoir conscience. Pour mon goût, j’aime mieux les
vocations décidées, et Cartouche et Mandrin me paraissent cent fois plus estimables et
moins dangereux ; ce sont du moins des gens qui savent suivre leur ligne.
Je n’entreprendrai pas de donner une analyse complète du roman de M. Claretie. Je
signalerai, entre autres passages curieux, cette scène des élections prise au vol.
L’action commence par le dépouillement d’un scrutin :
C’était le soir, un soir de mai, après un jour de chaleur déjà grande. On étouffait
dans cette salle aux planchers couverts de bulletins tombés, maculés, foulés aux
pieds, détritus de la bataille électorale, feuilles mortes du vote. On se pressait
autour des scrutateurs, on se penchait sur leurs épaules, on montait, pour mieux voir,
sur les bancs et sur les pupitres des écoliers.
Cette anxiété qui serre le cœur devant tout inconnu, — un duel ou
une partie de cartes, un condamné qui attend sa sentence ou un candidat qui attend son
triomphe, — cette fébrile angoisse agitait les mains, allumait les regards, se
traduisait par des trépignements d’impatience, des soupirs d’ennui ou des mots
rapides.
Méthodiquement, lentement, gravement, comme des gens nouvellement investis d’une
fonction, les scrutateurs improvisés continuaient cependant leur œuvre sans se plus
hâter, et à mesure que les bulletins dépliés s’amoncelaient en deux ou trois tas sur
les tables, il était facile déjà de prévoir le résultat de la journée.
« — Michel Berthier ! Michel Berthier ! Michel
Berthier ! »
Ce nom revenait invariablement par séries presque
ininterrompues, comme une couleur qui s’acharne à sortir au jeu de
la roulette, et chaque fois qu’il éclatait dans la salle d’étude envahie par la foule,
c’était un frisson de victoire et de joie, bientôt coupé par quelques éclats de rire
et les lazzis que faisait naître ce nom jeté à de rares intervalles : Brot-Lechesne !
— Berthier est nommé, c’est évident, disait-on de tous côtés ; nommé à une majorité
formidable !
Berthier élu, une escouade d’électeurs va lui annoncer son succès.
En chemin, un de ceux qui marchaient, un homme du peuple, rencontra un pauvre diable,
un camarade d’atelier, qui lentement passait, frôlant la muraille, l’œil sur les
pavés, et tenant au bout de chaque main un enfant maigre qui marchait avec peine.
L’homme du peuple se détacha du groupe et vint à ce passant :
— Tu ne sais pas, dit-il, Michel Berthier ?…
Et tout son visage étincelait.
— Eh bien ?
— Il est élu !
— Ah ! fit l’autre en le regardant d’un air vague, morne et lassé. Eh bien !
qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? A-t-il de l’ouvrage à me donner ? — Allons,
moucherons, un peu de courage !
Il s’éloigna, traînant ses petits en haillons, haussant les épaules et murmurant
entre ses dents : — Quoi, Berthier ?… Après ?… Et du pain ?
— Faites-donc quelque chose pour ce peuple-là, dit alors l’autre ouvrier en courant
un peu pour rejoindre ceux qui se rendaient chez le nouvel élu. — Michel Berthier ! un
homme qui se fera peut-être tuer demain pour nous !… Ingrat, va !…
Celui-là était sans doute de ceux qui, prêts au sacrifice,
croient naïvement que leur cœur ardent bat avec le même entrain dans toutes les
poitrines humaines.
Là est une des leçons du livre ; elle s’adresse à ces pauvres insensés qui usent leur
vie, sacrifient leur travail et leur avenir à porter sur le pavois des gens qui ne se
sont servi d’eux que comme d’instruments et qui repoussent dédaigneusement ces
marchepieds humains dès qu’ils les ont hissés à la hauteur de leur ambition.
Un chapitre fort intéressant est celui où l’auteur aborde la question de moralité des
candidats. Michel Berthier entend, en voyageant avec sa maîtresse, un électeur qui
dit :
— Moi, j’ai voté pour Brot-Lechesne. Celui-là est un des nôtres, un homme établi,
marié, riche, considérable et considéré, père de famille. Tandis que ces avocats,
c’est comme les journalistes : on ne sait trop comment ils vivent. Il y a toujours un
peu de bohème dans leur cas.
Grave question s’il en fut. Ne devrait-on pas, avant de charger un député de veiller à
l’honneur et à la fortune de son pays, lui demander d’abord comment il a géré l’honneur
et la fortune de sa propre maison, comment il a conduit sa femme, ses fils et ses
filles ?
Michel Berthier a une maîtresse ; il craint qu’on le sache, et ne trouve rien de mieux,
ébloui par les splendeurs de ce monde nouveau pour lui, que
d’abandonner la malheureuse qu’il a trompée. Ce n’est là qu’un prélude, et, il faut
bien le dire, les opinions politiques de Michel ne sont guère plus solides que ses
affections.
Mais les électeurs qui ont la naïveté de nommer M. n’importe qui ont
parfois assez de logique pour lui demander compte de ses déviations de ligne politique.
C’est ce qui arrive à ceux de Michel Berthier, qui le secouent de la belle manière au
milieu d’un banquet civique. Un vieil ami, Ménard, une sorte d’illuminé, Jean Levabre,
lui disent assez nettement son fait dans la salle du repas :
Michel avait hâte de se trouver dehors. Il éprouvait une sorte d’irritation nerveuse
depuis que Jean Levabre avait parlé ; cette réalité militante était si loin de ses
rêves !
— Nous avons certes raison d’attaquer le despotisme, dit-il à Pierre, mais les
soldats dont nous disposons pour enlever la citadelle sont souvent terribles.
— Aussi bien est-ce à nous de marcher à leur tête dans le chemin droit et non pas de
les suivre, répondit Ménard.
— Et le mot de Ledru-Rollin, qu’en faites-vous ? N’est-ce pas lui qui disait : « Il
faut bien que je les suive, puisque je les commande ? »
Les indécisions de Michel ont cessé ; il fait une complète volte-face et résolument
tourne le dos à ses électeurs ; porté par des intrigues de salon et d’alcôves, il
devient ministre. C’est un Richard d’Arlington dont les évolutions, moins violentes
peut-être, sont intéressantes à suivre.
Je saute bien des pages, bien des chapitres où figurent des
personnages, des individualités très heureusement étudiées, et j’arrive au dénouement.
Repoussé partout, lui qui a tout renié, Michel est poursuivi par une idée incessante :
le suicide. Cette pensée et le nom de Lia, sa maîtresse qui s’est tuée, reviennent sans
cesse à sa pensée ; le voilà courant le monde, isolé un soir dans une chambre
d’auberge :
Depuis le matin, une terrible pensée l’étreignait.
En lisant un ouvrage d’un aliéniste célèbre, Michel avait été, jadis, profondément
frappé par cet axiome, d’une valeur scientifique et qui était demeuré gravé dans son
cerveau, comme certaines phrases on ne sait d’où venues et qui survivent parfois à un
monde de lectures : « L’observation prouve que la mort volontaire est à peu près
incompatible avec les derniers degrés de l’avilissement. »
Il se souvenait de ses tentations bizarres d’autrefois, de ces journées de chasse où
il appuyait ses dents sur le canon de son fusil, comme pour sentir, par avance, avec
une volupté funèbre, la sensation de la mort.
Et, comme si cet acier eût été là pour le tenter, la chandelle, qui brûlait dans un
chandelier normand en fer, éclairait un couteau aigu et brillant, laissé par mégarde
sur la table par la mère Tainbœuf, — un couteau qui servait à tailler le bois, à
couper le pain, à manger, à tout faire.
Michel sourit.
— Je suis fou ! se dit-il.
Il s’assit devant le feu et regarda.
Mais la folie le prend, il croit lire dans les flammes le nom de la pauvre Lia.
Le vent sifflait au dehors, sinistre. Michel se leva, ouvrit
la fenêtre, n’aperçut rien dans la nuit noire et referma les vitres, puis
machinalement vint se planter devant une glace posée sur la cheminée.
Un homme qui, seul, dans la nuit, regarde en face dans la glace ce quelqu’un qui fixe ses yeux sur lui, croit voir son propre spectre. Pour
Berthier, ce spectre semblait l’appeler, l’entraîner, lui sourire, lui désigner du
geste le couteau qui brillait là-bas.
Michel demeurait debout et se contemplait toujours, frémissant de sa propre pensée,
mais essayant de la dompter.
Tout à coup, il éclata de rire, d’un rire nerveux, saccadé, affolé.
— Tu le veux ? dit-il à son spectre. Tu le veux ? répétait-il. Tu le veux ?
Il inclina la tête, et l’autre s’inclina devant lui ; l’éclair même du couteau passa
dans ses prunelles.
Michel bondit vers le couteau et revint devant la glace, debout, regardant le fantôme
devant la glace.
Le fantôme ouvrit sa chemise, et Michel Berthier le vit appuyer la pointe du couteau
sur sa poitrine nue.
— Tu le veux ? répéta Michel.
Il se mit à rire encore, tandis que le vent battait effroyablement les vitres de la
petite chambre.
Froidement et regardant toujours son spectre, Michel Berthier appuya la pointe du
couteau entre deux côtes, à l’endroit où battait le cœur, et, après avoir cherché
d’une main la « bonne place », il enfonça la lame des deux mains, en pesant sur le
manche.
Un cri étouffé, le dernier et le seul.
Dans la cuisine, en bas, les époux Tainbœuf entendirent un bruit sourd, et ils
crurent tout d’abord que c’était un meuble quelconque qui tombait.
Ce ne fut que lorsque le sang s’égoutta à travers le
plancher mal joint qu’ils s’effrayèrent et qu’ils virent que le Parisien s’était tué là-haut.
Ainsi finit ce drame fort émouvant, comme on a pu le voir.
Évidemment il y a dans ce livre plusieurs portraits de personnages de notre époque ; il
ne m’appartient pas de leur restituer leurs véritables noms, l’auteur ayant déclaré, dès
la préface, que Michel Berthier ne ressemble à personne et n’est tracé d’après
personne.
Il le dit, je le crois, et pourtant !
La République des lettres publie actuellement et va bientôt terminer un
roman de M. Zola, intitulé l’Assommoir, un de ces cabarets où viennent
chaque jour achever de s’abrutir les travailleurs qui ne travaillent pas, et qui
finissent régulièrement par l’hôpital ou la prison.
Le roman de M. Zola a déjà fait beaucoup parler de lui et pour cause. C’est une étude
d’une rare crudité, et tout d’abord je prie les gens aux nerfs un peu délicats, les amis
du beau, du gracieux et du joli, de bien se garder d’y jeter les yeux.
Le livre de M. Zola est-il donc une œuvre d’immoralité ? Au contraire ; l’auteur a
voulu, tout en nous initiant aux mœurs de la dernière classe
des ouvriers de Paris, prêcher contre l’ivresse qui les décime chaque jour, et nous
montrer des types réels, qui ne ressemblent en rien aux ouvriers de convention d’Eugène
Sue. À ce point de vue, il a complètement réussi.
Selon notre habitude, nous laisserons le lecteur juge du talent de l’auteur en
reproduisant quelques pages de son livre, que, nous le répétons, nous ne défendons pas,
mais qui, dans un genre étrange, mérite une place dans notre collection, comme toute
œuvre d’art.
De plus, nous ajouterons à ces citations l’ d’un des prochains feuilletons de
l’Assommoir, dont la République des lettres a bien voulu
nous donner la primeur.
Voici d’abord un tableau de Paris le matin : une ouvrière, Gervaise, mère de deux
enfants, dont le mari Lantier n’est pas rentré de la nuit, l’attend à
la fenêtre et voit, au lever du jour, descendre les ouvriers qui se rendent à leur
travail ; c’est un morceau d’une rare fidélité :
Des boulevards extérieurs, de la rue des Poissonniers, de toutes les rues voisines
débouchaient des groupes de ce pas régulier et alourdi des travailleurs ; et la cohue
s’engouffrait dans Paris, où elle se noyait continuellement.
À la barrière, le piétinement du troupeau continuait. On reconnaissait les serruriers
à leurs bourgerons bleus, les maçons à leurs cottes blanches, les peintres à leurs
paletots, sous lesquels de longues blouses passaient. Cette
foule, de loin, gardait un effacement plâtreux, un ton neutre, où le bleu déteint et
le gris sale dominaient. Par moments, un ouvrier s’arrêtait court, rallumait sa pipe,
tandis qu’autour de lui les autres marchaient toujours, sans un rire, sans une parole
dite à un camarade, les joues terreuses, la face tendue vers Paris qui un à un les
dévorait par la rue béante du Faubourg-Poissonnière.
Ce défilé muet, se bousculant sur les pavés, dans le froid du matin, faisait songer à
une armée en marche, allant à quelque bataille dont pas un des soldats ne devait
revenir.
Cependant, aux deux coins de la rue des Poissonniers, à la porte des deux marchands
de vin qui enlevaient leurs volets, des hommes ralentissaient le pas, et, avant
d’entrer, ils restaient au bord du trottoir, avec ces regards obliques sur Paris, les
bras mous, déjà gagnés par une journée de flâne. Devant les comptoirs, des groupes
s’offraient des tournées, s’oubliaient là, debout, emplissant peu à peu les salles,
crachant, toussant, s’éclaircissant la gorge à coups de petits verres…
Peu à peu, les boutiques s’étaient ouvertes. Le flot de blouses descendant des
hauteurs avait cessé ; et seuls quelques retardataires franchissaient la barrière à
grandes enjambées. Chez les marchands de vin, les mêmes hommes, toujours debout, en
face les uns des autres, continuaient à boire, à tousser et à cracher.
Aux ouvriers avaient succédé les ouvrières ; les brunisseuses, les modistes, se
serrant dans leurs minces vêtements, trottant le long des boulevards extérieurs ;
elles allaient par bandes de trois ou quatre, causaient vivement avec de légers rires
et des regards vifs jetés autour d’elles ; de loin en loin, une, toute seule, maigre,
l’air pâle et sérieux, suivait le mur de l’octroi, en évitant les coulées d’ordures.
Puis les employés étaient passés, soufflant dans leurs doigts, mangeant leur pain d’un
son en marchant ; des
jeunes gens efflanqués, aux habits trop
courts, aux yeux battus, tout brouillés de sommeil, des petits vieux qui roulaient sur
leurs pieds, la face blême, usée par les longues heures du bureau, regardant leur
montre, réglant leur marche à quelques secondes près.
Et les boulevards avaient pris leur paix du matin ; les rentiers du voisinage se
promenaient au soleil ; les mères, en cheveux, en jupes sales, berçaient dans leurs
bras des enfants au maillot, qu’elles changeaient sur les bancs ; toute une marmaille
mal mouchée, débraillée, se bousculait, se traînait par terre, au milieu de
piaulements, de rires et de pleurs. Alors Gervaise se sentit étouffer, prise d’un
vertige d’angoisse, à bout d’espoir ; il lui semblait que tout était fini, que les
temps étaient finis, que Lantier ne rentrerait plus jamais. Elle allait, les regards
vagues, ne voyant plus, des vieux abattoirs noirs de leurs massacres et de leur
puanteur, à l’hôpital neuf, blafard, montrant par les trous encore béants de ses
rangées de fenêtres des salles nues où la mort devait faucher. En face d’elle,
derrière le mur de l’octroi, le ciel éclatant, le lever du soleil, qui grandissait
au-dessus du réveil énorme de Paris, l’éblouissait.
La jeune femme était assise sur une chaise, les mains abandonnées, ne pleurant plus,
lorsque Lantier entra tranquillement.
Je passe sur des détails trop vrais et j’arrive à ce tableau d’un
lavoir, d’une exactitude photographique et qui a sa poésie dans le réalisme.
C’était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté sur des
piliers de fonte, fermé à droite et à gauche par de larges fenêtres claires. Un plein
jour blafard passait librement, dans la buée chaude, dans la
vapeur d’eau suspendue, comme un brouillard laiteux. Des fumées montaient de
certains coins, s’étalant, noyant les fonds d’un voile bleuâtre. Il pleuvait une
humidité lourde, toute chargée d’une odeur savonneuse, une odeur fade, moite,
continue ; et, par moments, des souffles plus forts d’eau de javel dominaient. Le long
des batteries, aux deux côtés de l’allée centrale, il y avait des files de femmes, les
bras nus jusqu’aux épaules, le cou nu, les jupes raccourcies, montrant des bas de
couleurs et de gros souliers lacés. Elles tapaient furieusement, riaient, se
renversaient pour crier un mot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs
baquets, ordurières, brutales, dégingandées, trempées comme par une averse, les chairs
rougies et fumantes. Autour d’elles, sous elles, coulait un grand ruissellement : les
seaux d’eau chaude promenés et vidés d’un trait, les robinets d’eau froide ouverts,
pissant de haut, les éclaboussements des battoirs, les égouttures des linges rincés,
les mares où elles pataugeaient s’en allant par petits ruisseaux sur les dalles en
pente.
Et, au milieu des cris, des coups cadencés, du bruit murmurant de pluie, de cette
clameur d’orage s’étouffant sous le plafond mouillé, la machine à vapeur, à droite,
blanche d’une rosée fine, haletait et ronflait sans relâche, avec la trépidation
dansante de son volant qui semblait régler l’énormité du tapage.
Suit la description d’une bataille homérique de laveuses. Les détails en sont d’une
telle vérité que je n’en puis détacher que les lignes suivantes, qui du moins donneront
idée du mouvement de la scène.
………………………………………………………………………………………………………
Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deux
baquets, avec les enfants. Virginie venait de sauter à la gorge de Gervaise. Elle la
serrait au cou, tâchait de l’étrangler. Alors, celle-ci, d’une violente secousse, se
dégagea, la tira à son tour par la queue de son chignon qui pendait, comme si elle
avait voulu lui arracher la tête. La bataille recommença, muette, sans un cri, sans
une injure. Elles ne se prenaient pas corps à corps, s’attaquaient à la figure, les
mains ouvertes et crochues, pinçant, griffant ce qu’elles empoignaient. Le ruban rouge
et le filet en chenille bleue de Virginie furent arrachés ; son corsage, craqué au
cou, montra sa peau, tout un bout d’épaule ; tandis que Gervaise, déshabillée, une
manche de sa camisole blanche ôtée, sans qu’elle sût comment, avait un accroc à sa
chemise qui découvrait le pli nu de sa taille. Des lambeaux d’étoffe volaient.
D’abord ce fut sur la blonde que le sang parut, trois longues égratignures descendant
de la bouche sous le menton ; elle eut aussi le dos criblé de coups d’ongle, des
taches roses dans le duvet doré de sa nuque ; et elle garantissait ses yeux, les
fermant à chaque claque, de peur d’être éborgnée. La grande brune ne saignait pas
encore. L’autre visait ses oreilles, s’enrageait de ne pouvoir les prendre ; elle lui
avait à trois reprises labouré les tempes, quand elle saisit enfin la boucle de
l’oreille droite, une poire de verre jaune ; elle tira, fendit l’oreille, le sang
coula. Virginie eut une plainte sourde, se baissa, la serra aux cuisses, lui mangea
les genoux à travers sa jupe. Mais Gervaise la tenait de nouveau par la queue de son
chignon, elle l’attirait à elle, enfonçait sa bouche dans ses cheveux, lui mordait le
crâne. Toutes deux, par terre, se dévoraient avec des grognements.
— Elles se tuent ! séparez-les, ces guenons ! dirent plusieurs voix.
Du roman lui-même je parlerai peu. Le voici en
deux mots.
Gervaise vit avec Lantier, un beau de barrière qui l’abandonne avec ses deux enfants
pour suivre une certaine fille, sœur de la Virginie dont il vient d’être question. Elle
est aimée par un brave ouvrier zingueur, Coupeau, qui l’épouse. Le récit du mariage et
de la noce est tout un monde d’observation ; chemin faisant, je trouve ce croquis pris
dans la maison qu’il habite :
D’ailleurs, dans la maison, il y avait un pullulement de mioches, des
volées d’enfants qui dégringolaient les quatre escaliers à toutes les heures du jour,
et s’abattaient sur le pavé, pareils à des bandes de moineaux criards et pillards.
Mme Gaudron à elle seule en lâchait neuf, des blonds, des bruns,
mal peignés, mal mouchés, avec des culottes jusqu’aux yeux, des bas tombés sur les
souliers, des vestes fendues, montrant leur peau blanche sous la crasse. Une autre
femme, une porteuse de pain, au cinquième, en lâchait sept. Il en sortait des tapées
de toutes les chambres. Et, dans ce grouillement de vermines aux museaux roses,
débarbouillés chaque fois qu’il pleuvait, on en voyait de grands, l’air ficelle, de
gros, ventrus déjà comme des hommes, de petits, petits, échappés du berceau, mal
d’aplomb encore, tout bêtes, marchant à quatre pattes quand ils voulaient courir.
La mort de la mère de Coupeau ou plutôt son enterrement est le chef-d’œuvre du lugubre
réalisme ;
Enfin dix heures sonnèrent. Le corbillard était en retard.
Chacun, en arrivant, apercevait au milieu du cabinet, devant le lit, la bière
ouverte ; et, malgré soi, chacun
restait à l’étudier du coin
de l’œil, calculant que jamais la grosse maman Coupeau ne tiendrait là-dedans. Tout le
monde se regardait, avait cette pensée dans les yeux, sans se la communiquer. Mais il
y eut une poussée à la porte de la rue. M. Madinier vint annoncer d’une voix grave et
contenue, en arrondissant les bras :
— Les voici !
Ce n’était pas encore le corbillard. Quatre croque-morts entrèrent à la file, d’un
pas pressé, avec leurs faces rouges et leurs mains gourdes de déménageurs, dans le
noir pisseux de leurs vêtements, usés et blanchis au frottement des bières. Le père
Bazouge marchait le premier, très soûl et très convenable ; dès qu’il était à la
besogne, il retrouvait son aplomb. Ils ne prononcèrent pas un mot, la tête basse,
pesant déjà maman Coupeau du regard. Et ça ne traîna pas, la pauvre vieille fut
emballée, le temps d’éternuer. Le plus petit, un jeune qui louchait, avait vidé le son
dans le cercueil, et l’étalait en le pétrissant, comme s’il voulait faire du pain. Un
autre, un grand maigre celui-là, l’air farceur, venait d’étendre le drap par-dessus.
Puis, une, deux, allez-y ! tous les quatre saisirent le corps, l’enlevèrent, deux aux
pieds, deux à la tête, On ne retourne pas plus vite une crêpe. Les gens qui
allongeaient le cou purent croire que maman Coupeau était sautée d’elle-même dans la
boîte. Elle avait glissé là comme chez elle ; oh ! tout juste, si juste qu’on avait
entendu son frôlement contre le bois neuf. Elle touchait de tous les côtés, un vrai
tableau dans un cadre. Mais enfin, elle y. tenait, ce qui étonna les assistants ; bien
sûr, elle avait dû diminuer depuis la veille. Cependant les croque-morts s’étaient
relevés et attendaient ; le petit louche prit le couvercle pour inviter la famille à
faire les derniers adieux ; tandis que Bazouge mettait des clous dans sa bouche et
apprêtait le marteau. Alors, Coupeau, ses deux sœurs, Gervaise, d’autres encore, se
jetèrent
à genoux par terre, embrassèrent la maman, qui s’en
allait, avec de grosses larmes, dont les gouttes chaudes tombaient et roulaient sur ce
visage raidi, froid comme une glace. Il y avait un bruit prolongé de sanglots. Le
couvercle s’abattit, le père Bazouge enfonça ses clous avec le chic d’un emballeur,
deux coups par chaque pointe ; et personne ne s’écouta pleurer davantage dans ce
vacarme de meuble qu’on répare. C’était fini. On partait.
J’arrive à la fin du roman. Coupeau, de plus en plus abruti par la boisson, a une
fluxion de poitrine ; on le porte à Lariboisière, et là se déclare, pendant sa maladie,
un premier accès de delirium tremens. On le mène à Sainte-Anne, où sa
femme Gervaise va le voir.
Voici l’ inédit que nous avons copié sur le manuscrit :
Le dimanche seulement, Gervaise put se rendre à Sainte-Anne. C’était un vrai voyage.
Heureusement, l’omnibus de la rue Rochechouart à la Glacière passait près de l’Asile.
Elle descendit rue de la Santé, elle acheta deux oranges pour ne pas entrer les mains
vides. Encore un monument avec des cours grises, des corridors interminables, une
odeur de vieux remèdes rances, qui n’inspirait pas précisément la gaieté ! Mais quand
on l’eut fait entrer dans une cellule, elle fut toute surprise de voir Coupeau presque
gaillard.
— Et la fluxion ? demanda-t-elle.
— Emballée ! répondit-il. Ils m’ont retiré ça avec la
main.
Je tousse encore un peu, mais c’est la fin du ramonage.
Alors elle lui donna les deux oranges, ce qui lui causa un attendrissement. Il
redevenait gentil depuis qu’il buvait de la tisane et qu’il ne pouvait plus laisser
son cœur sur les comptoirs des mastroquets. Elle finit par oser lui parler de son coup
de marteau, surprise de l’entendre raisonner comme au bon temps.
— Ah ! oui, dit-il en se blaguant lui-même, j’ai joliment rabâché !… Imagine-toi, je
voyais des rats, je courais à quatre pattes pour leur mettre un grain de sel sous la
queue. Et toi, tu m’appelais. Enfin, toutes sortes de bêtises, des revenants en plein
jour ! Oh ! je me souviens très bien, la caboche est encore solide… À présent, c’est
fini, je rêvasse en m’endormant, j’ai des cauchemars, mais tout le monde a des
cauchemars.
Gervaise resta auprès de lui jusqu’au soir. Quand l’interne vint à la visite de six
heures, il lui fit étendre les mains ; elles ne tremblaient presque plus, à peine un
frisson qui agitait le bout des doigts. Cependant, comme la nuit tombait, Coupeau fut
peu à peu pris d’une inquiétude. Il se leva sur son séant, regardant par terre, dans
les coins d’ombre de la pièce. Brusquement, il allongea le bras et parut écraser une
bête contre le mur.
— Qu’est-ce donc ? demanda Gervaise effrayée.
— Les rats, les rats, murmura-t-il.
Puis, après un silence, glissant au sommeil, il se débattit en lâchant des mots
entrecoupés.
Ce dernier , si saisissant, si terrible, offre comme le verront ceux qui ont lu
le livre achevé quelques variantes avec le texte définitif ; nous en possédons
l’autographe, qui présente cette
particularité que M. Zola
n’avait pas alors osé mettre son héros sur le trône d’où il le fait parler à Gervaise.
Toute comparaison faite, je préfère cette première version à la dernière.
Les lecteurs jugeront.
La mort, cette terrible refaiseuse d’actualités, vient de rappeler l’attention publique
sur un homme qui, depuis quelques années, vivait pauvre, à l’écart, à peu près oublié de
tous. La jeune génération n’a connu Henry Monnier que de nom. On avait ouï dire que
c’était un conteur charmant, qu’il avait eu — comme acteur — une certaine vogue, qu’il
était le créateur de Joseph Prudhomme, de Jean Iroux (et non pas Hiroux, comme on l’a
tant de fois écrit), et d’autres types à jamais célèbres, mais on ne s’était guère,
donné la peine de lire ses livres, et ses types, même les plus fameux, on ne les
connaissait que sommairement.
Ils valent pourtant la peine qu’on s’y arrête. On
va bien
certainement réunir tous ces contes épars, ces tableaux réalistes, ces scènes de tous
les mondes qui forment l’œuvre de Henry Monnier. En attendant, nous venons de les
parcourir, et nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs les principaux
de ces études prises sur le vif ou la fine observation ou la violente satire se
présentent sous une forme constamment plaisante.
L’EXÉCUTION
L’exécution est célèbre. Elle date de 1829. À cette époque, le condamné était encore
conduit à l’échafaud en charrette.
Nous la donnons presque textuellement :
UNE RUE
LOLO s’approchant d’une fenêtre du rez-de-chaussée et craignant d’être
aperçu dans l’atelier.
LOLO. — Hé ! Titi, es-tu là ?
TITI. — Oui, attends que l’bourgeois ait l’dos tourné. Les compagnons sont allés
diner. J’suis à toi.
LOLO. — Viens-tu voir guillotiner ?
TITI. — Nous avons l’temps.
LOLO. — Ah ! oui, pas mal le temps ! Pour être bien placé en Grève, il faut y être au
coup de la demie de deux heures.
TITI. — Ousce qu’est ma veste ?
LOLO. — Viens sans ; vas-tu pas faire toilette ?
TITI. — Mais il m’faut ma veste. Je veux ma veste. Qu’est ce qui m’a effarouché ma
veste ?
LOLO. — C’est vrai, nous irons à Clamart.
TITI. — Quoi faire ?
LOLO. — Pour tout voir jusqu’à la fin ; c’est là qu’on vide les paniers. Est-ce que
tu comptes rentrer chez ton bourgeois ?
TITI. — Oui, tiens !
LOLO. — Laisse-moi donc, capon ; demain il fera jour, n’as pas peur ! v’là deux jours
que j’fais la noce, moi
LOLO. — Viens-tu ou je file mon nœud.
TITI. — Non, tiens. Attends donc, me v’là. (Il saute dans la
rue.)
LOLO. — Viendras-tu ?
TITI. — Attends ; je ne puis courir fort… Mon soulier prend l’eau.
LOLO. — R’tire-le ; fourre-le dans ton estomac. Dieu ! es-tu embêtant. (Lolo heurte un vieillard.)
LE VIEILLARD. — Prenez donc garde à vous. Vous avez failli me jeter à terre.
LOLO. — Qu’est-ce que vous avez encore à r’clamer, vous ? Je n’lai pas fait exprès,
est-ce que je l’ai fait exprès ? Pourquoi que vous ne pouvez pas marcher ? On prend
les omnibus quand on n’peut plus marcher, vieux grigou !
LE VIEILLARD. — Polisson !
LOLO. — Eh ! vieux voleur, vieux filou, eh ! malheureux ! avec tes bas bleus ! (Heurtant avec intention une pauvre femme.) Gare la graisse, ma
grand’mère ! (La pauvre femme se dérange.) Eh ! Titi ! ohé !
ohé !
TITI. — Pourquoi donc que tu veux bousculer comme ça tout le monde ?
LOLO. — Pourquoi qu’ils ne s’rangent pas ?
TITI. — Oh ! que d’monde ! Comment que nous passerons !
LOLO. — On s’coule dans les jambes. Fais comme moi. C’est bien autre chose en Grève,
va !
TITI. — Il y a t’i des femmes ?
LOLO. — C’est elles que ça amuse le plus, elles disent comme
ça qu’elles veulent les voir passer.
TITI — Combien qu’ils sont de guillotinés aujourd’hui ?
LOLO. — Trois avec la mère.
TITI — Je n’resterai pas jusqu’à la fin.
LOLO. — Ce n’est rien que ça. Mon père en a vu jusqu’à des soixante par jour, dans la
révolution, qu’les ruisseaux en étaient tout rouges ; et des riches, encore. En
v’là-t-il du peuple ! Tiens, Titi, r’garde donc un peu sur les toits, ils sont tout
noirs de monde. Hein ! nom d’un… tiens, … tu la vois, là-bas, la guillotine ?
TITI — Non.
LOLO. — Avance, monte sur mes épaules : vois-tu ?
TITI (sur les épaules de Lolo). — Là-bas, Oui, c’est ça ?
LOLO. — Un peu, mon n’veu. (Titi descend.) Dites donc, Monsieur au
chapeau gris, laissez-moi passer.
LE MONSIEUR. — Il n’y a pas de place.
LOLO. — Si, y en a. Laissez-moi passer, hein ? J’suis pas bien gros.
LE MONSIEUR. — Passe, et dépêche-toi.
LOLO. — Laissez-moi passer avec mon camarade, c’est la première fois qu’il voit ça,
hein ?
LE MONSIEUR. — Va te promener, ce n’est pas ici ta place, paresseux.
LOLO (de loin). — C’est la vôtre à vous ? Vous êtes donc un
mouchard ? Hé, Titi ?
LA GRÈVE
LOLO. — Hé, Titi ?
TITI. — Me v’là ! (Ils parviennent jusqu’au parapet, en face
l’instrument de supplice.)
LOLO, à ses voisins. — Laissez-moi donc monter après l’S du
réverbère avec mon camarade ; ç’a n’vous fait rien ?
LES HABITUÉS, montés sur le piédestal.
— Va-t’en !
LOLO. — Non, hein ? laissez-moi monter ; qu’est-ce que ça vous fait ?
LES HABITUÉS. — Le gendarme va te faire descendre.
LOLO. — Non, puisque je le connais : j’vous dirai quand ils viendront, les
criminels ; laissez monter mon camarade, hein ?
LES HABITUÉS. — Il y a assez de toi.
LOLO. — Hé ! Titi ?
TITI. — Après ?
LOLO. — Viens-tu ?
TITI. — J’suis bien.
LOLO. — Viens donc ici. (Il grimpe.)
UN GENDARME À CHEVAL. — Dis donc, hé ! gamin. Veux-tu descendre de d’là ?
UN HABITUÉ. — Il disait comme ça qu’il vous connaissait, monsieur le gendarme.
LE GENDARME. — Qu’est-ce que vous dites, beau blond ?
L’HABITUÉ. — Je te dis qu’il disait comme ça…
LE GENDARME, l’interrompant. — Je vous dis, moi, qu’on s’taise, ou
j’vous colloque à l’ombre. Grand serin !
L’HABITUÉ. — Je me tais, monsieur le gendarme.
LE GENDARME. — C’est ce que vous devriez toujours faire.
L’HABITUÉ. — Oui, monsieur le gendarme.
LOLO. — Gendarme, vous ne l’avez pas vu, il se moque de vous, il a tiré la
langue.
LE GENDARME. — Tu vas commencer toi, là-bas, par me faire le plaisir de descendre de
d’là.
LOLO. — N’ayez pas peur, gendarme, je m’tiens bien, je n’tomberai pas. Officier,
laissez-moi là, je ne tomberai pas.
L’OFFICIER — Il m’importe peu que tu tombes ou que tu ne tombes pas ; je prétends que
tu descendes.
LOLO, remontant. — Ohé ! les gendarmes, ohé ! J’m’en fiche encore
pas mal… Ah ! ces têtes !… Tiens, tiens, tiens, tous
ces
soldats qui entourent la guillotine ! Ils s’en moquent pas mal, eux ? Dites donc ?
Hé ! les militaires, c’est pas là votre place ; vous n’êtes pas de service ;
allez-vous-en donc à la plaine de Grenelle voir vos fusillés à mort ; ça ne vous
regarde pas, ça ; vous n’avez pas le droit de rester là ; vous n’avez pas l’droit
d’rester là ; allez-vous-en donc, c’est l’exemple au peuple, c’est not’exemple, à
nous. Ils sont encore bon enfant, eux !
PLUSIEURS VOIX. — Place à louer ! place à louer !
LOLO. — Hé ! Titi, es-tu bien ?
TITI., dans la foule. — Pas mal. Arrive-t-il quet’chose ?
LOLO. — Je ne vois rien. Si, si… attends… oui, non, c’est moi qui s’trompe. Y a-t-il
des femmes, nom d’un !… J’s’rai-t-il bien placé là pour en voir tomber de d’ssus les
toits ; j’n’aurai jamais c’bonheur-là, bien sûr. — Tiens, v’là le bijoutier du nº 10
qui ne s’embête pas, il vous a loué tout son prou1. Dites donc, Mesdames, ça vous
amuse-t-il ? De quoi, monsieur ? C’est-il votre épouse qu’est à vos côtés ? Oh ! c’te
tête ! Vous vous fâchez ? Vous avez donc l’caractère mal fait ? Allez, j’ai pas peur
de vous, avec vos moustaches ; vous n’avez pas seulement la croix. Allons, hû !
TITI. — Ça va-t-il venir bientôt ?
LOLO. — C’est selon ; s’ils ne d’mandent pas. Ils sont bien heureux, on ne leur
refuse rien d’abord. Ils disent comme ça qu’ils ont des révélations à faire pour
prendre leur temps ; on leur sert tout ce qu’ils veulent, de tout, du vin, des
omelettes soufflées, de tout… est-ce que j’sais, moi. Ils n’sont pas à plaindre, va !
Hé ! les v’là qui s’agitent là-bas ; ça n’va pas tarder ; les v’là apparemment qui
sortent du Palais de Justice. Oh ! hé ! les autres ; oh ! hé ! les v’là les
serins2, les hussards
de la guillotine qui arrivent. Oh ! je suis-t-il
content !
Les v’là ! les v’là, nous allons rire. (Il s’agite et bat des
mains.) Oh ! hé ! oh ! hé ! là-bas ! Tiens, j’les vois ; ils sont tous dans la
même charrette… les v’là qui détournent l’café… les v’là, oh ! viennent-ils vite !
PLUSIEURS VOIX. — Places à louer ! places à louer ! (Les gendarmes font
ranger la foule.)
LOLO — Il y en a-t-il des gendarmes, il y en a-t-il ! oh ! la mère… Oh ! la gueuse !
Ah ! scélérate ! va ! vieille sorcière… Tu vas la danser, va, sois paisible,
apprête-toi. Tiens, je ne vois pas M. Samson.
UN HABITUÉ — Il doit y être cependant.
LOLO — Quand j’vous dis qu’il n’y est pas, grand nigaud ! Il paraît qu’il n’exécute
pas aujourd’hui, il aura du monde à dîner apparemment. C’est l’premier aide qu’est
dans la charrette ; je le connais bien, M. Fardeau, il demeure dans la maison d’mon
oncle Camus, au quatrième sur le même carré ; n’y a que le plomb qui les sépare.
TITI — P’tètre bien que c’est son fils à M. Samson ?
LOLO — Non, ce n’est pas son fils, vu qu’il est trop jeune il n’fait que marquer.
A-t-il une jolie marque, c’crapaud-là ! il s’essaie qu’êtfois ; c’est lui qui a marqué
Polyte, mon cousin. Il n’a fait qu’vous flatter son épaule. L’autre s’attendait qu’il
allait commencer, pas du tout : il était marqué ; c’était la graisse qu’il y mettait.
C’est tout de suite bâclé avec lui. Les v’là, les v’là arrivés. (Profond
silence dons l’assemblée.)
LOLO. — V’là M. Samson, Titi, vois-tu M. Samson ?
TITI — Non, ousce qu’il est ?
LOLO. — Tu ne l’vois pas sur l’échafaud, ce grand bien mis qu’est chauve ? Il s’ra
venu dans son cabriolet. Tiens, c’est l’plus jeune qui commence : on le descend ; il
veut embrasser son prêtre, il a peur. L’prêtre est plus pâle que lui, il pleure…
Attachez-lui donc les jambes… il est attaché… coulez-le sur la planche… bien, et d’un…
(Mouvement.)
LOLO. — En v’là un autre. Oh ! comme il se débat ! C’est
l’plus brigand, celui-là ; c’est lui qui a dit des sottises au président, qui l’a
appelé grand filou. Il a défait ses bras ; attachez-lui donc ses bras ; vous allez lui
couper les mains… C’est pas un parricide… V’là qu’on lui attache les jambes… et de
deux ! (Mouvement.) Encore un, c’est le trois. C’est un rouge, tous
les rouges, c’est tout bon ou tout mauvais. On a oublié de l’faire vacciner, celui-là…
Est-il grêlé ! A-t-il les yeux mauvais, l’brigand ! C’est lui qu’a porté les coups à
la victime avec son ciseau… Il embrasse son prêtre… On l’monte… Il ne veut pas monter…
Enlevé ! (Mouvement.)
LOLO — V’là la mère, c’est la dernière. Oh ! est-elle petite ! Qu’est-ce qui dirait
une petite gueuse comme ça aussi méchante ! Quelle vieille horreur ! Elle embrasse
aussi son prêtre, la scélérate ! Ôtez-y donc son bonnet, à la fin ; on ne guillotine
pas en bonnet, jamais, ça ne se fait jamais… (Un des aides-exécuteurs
enlève le bonnet de la condamnée.) À la bonne heure. Tiens, vois donc, Titi,
elle est en tête grise. Oh ! qu’t’es laide, vieille sorcière ! T’as beau roulé tes
gros yeux, va ! jouis de ton reste… T’as beau faire… enfoncée… au panier… Elle n’a pas
de sang ! (Mouvement d’horreur prolongé dans l’assemblée.)
LOLO (descendant de l’S du réverbère.) — À Clamart ! À Clamart !
Hé ! Titi ! viens-tu ? Hé ! Titi ! ohé !
TITI. — Non, j’m’en vas !
LOLO. — Es-tu pâle ! Tu pleures ! qu’t’es bête ! mais c’est des scélérats ! Viens
donc, viens donc à Clamart ! à Clamart !
TITI. — Quoi faire ?
LOLO. — J’te l’ai dit. Suivons la charrette : viens, tenons-nous ensemble ; nous les
verrons encore quand on videra les paniers ; si, par bonheur, la charrette s’arrête,
nous monterons après ; nous ouvrirons les paniers, nous y loucherons ; c’est comme ça
que j’ai eu des cheveux du dernier.
Tel est le résumé d’un fragment de l’œuvre de Henry
Monnier,
qui a personnifié lui-même toute une époque ; certes, une nature toute particulière
d’esprit, une rare force d’observation, la volonté, ont été pour beaucoup dans la
célébrité de Henry Monnier, mais ce qui est curieux à noter, c’est qu’inconsciemment il
était lui-même le type qu’il croyait avoir inventé.
Ceux qui ont connu Henry Monnier ont constaté ce fait curieux. L’ensemble de ses
ouvrages résume si bien sa tournure d’esprit, son langage, qu’on croit parfois, en le
lisant, l’entendre parler. C’est qu’il s’est identifié dans chacun de ses personnages et
qu’il se les assimile avec une rare perfection.
— Je suis né singe, nous disait-il un jour, je m’associe par la pensée à tout ce que je
vois. C’est à ce point qu’ayant conduit un de mes amis au manège, l’autre matin, je me
suis couché avec une courbature, tant il montait mal à cheval !
Nous devons à l’obligeance de M. Charpentier la communication du dernier livre de
M. Edmond de Goncourt, la Fille Élisa.
Un roman, une étude de l’auteur de tant d’œuvres d’élite est un événement littéraire
qu’on ne saurait passer sous silence, quelques réserves qu’il faille faire sur le fond
même, sur le sujet du livre. La Fille Élisa est, avant
d’être un récit réaliste d’une rare intensité d’observation, une thèse contre certaines
applications des coutumes en vigueur dans les maisons de détention de femmes, le silence
par exemple.
Pour rendre son plaidoyer plus frappant, M. de Goncourt n’a pas voulu nous montrer une
coupable
intéressante ou par la passion ou par l’injustice des
hommes, il a pris une de ces mille brutes qui échouent sur les bancs de la cour
d’assises, il a choisi une fille publique qui a assassiné son amant et il nous la montre
torturée par ce qu’on appelle le règlement des prisons.
Inutile de dire que la Fille Élisa est loin d’être un livre de jeunes
filles ; selon nous, ceux-là seulement doivent l’ouvrir qui peuvent supporter la lecture
des détails d’une analyse médicale qui ne vous fait pas grâce de la moindre fibre.
M. de Goncourt a voulu, avant tout, être vrai, et on peut dire qu’il a pleinement
réussi.
Voici l’introduction de ce roman, qui n’en est point un, et dont l’intérêt est aussi
puissant que celui d’un procès criminel.
La femme allait-elle être condamnée à mort ?
Par le jour tombant, par le crépuscule jaune de la fin d’une journée de décembre, par
les ténèbres redoutables de la salle des assises entrant dans la nuit, pendant que
sonnait une heure oubliée à une horloge qu’on ne voyait plus, du milieu des juges aux
visages effacés dans des robes rouges, venait de sortir de la bouche édentée du
président, comme d’un trou noir, l’impartial résumé.
La cour retirée, le jury en sa chambre de délibération, le public avait fait
irruption dans le prétoire. Entre deux dos de municipaux coupés de buffleteries, il se
poussait autour de la table des pièces à conviction, tripotant le pantalon garance,
dénouant la chemise ensanglantée, s’essayant à faire rentrer le couteau dans le trou
du linge raidi.
Le monde de l’audience était confondu. Des robes de femmes
se détachaient lumineusement claires sur des groupes sombres de stagiaires. Au fond,
la silhouette rouge de l’avocat général se promenait, bras dessus, bras dessous, avec
la silhouette noire de l’avocat de l’accusée. Un sergent de ville se trouvait assis
sur le siège du greffier. Mais cette confusion, cette mêlée, ce désordre, ne faisaient
pas de bruit, n’avaient, pour ainsi dire, pas de paroles, et un silence étrange et un
peu effrayant planait sur le remuement muet de l’entracte.
Tous songeaient en eux-mêmes : les femmes avec leurs paupières abaissées et leur
regard voilé, les titis de la galerie avec l’immobilité de leurs
mains gesticulantes paralysées sur le rebord du bois. Dans un coin, un garde
municipal, son shako posé au-dessus d’une barrière devant lui, frottait contre la dure
visière un front bourgeonné et méditatif. Entre causeurs à voix basse des phrases
commencées se taisaient tout à coup… Chacun, en sa pensée trouble, sondait le drame
obscur de ce soldat de ligne tué par cette femme, et chacun se répétait :
La femme allait-elle être condamnée à mort ?
……………………………………………………………………………………………
Le silence devenait plus profond en l’obscurité plus intense, et dans les poitrines
s’amassait, mélangée de curiosité cruelle, la grande émotion électrique qu’apporte
dans une assemblée de vivants la peine de mort, suspendue sur la tête d’un
semblable.
Les heures s’écoulaient, et angoisseuse devenait l’attente.
De temps en temps, des claquements de fermeture dans les murs intérieurs du Palais de
Justice remuaient toutes les immobilités, faisaient tourner les yeux de tout le monde
du côté de la petite porte, par où devait rentrer l’accusée, et les regards
s’arrêtaient un moment sur son chapeau, qui pendait attaché, avec une épingle, au bout
de rubans flasques.
Puis tous ces hommes et toutes ces femmes redevenaient
immobiles. Peu à peu, dans les imaginations, avec la durée de la discussion et le
retardement de mauvais augure de l’arrêt, se dressaient le bois rouge de la
guillotine, le bourreau, la mise en scène épouvantante d’une exécution capitale, et,
parmi le panier de son, une tête sanglante : la tête de la vivante qui était là,
— séparée par une cloison.
La délibération du jury était longue, longue, bien longue.
La salle n’avait plus que l’éclairage de l’azur blême d’une nuit glacée passant à
travers les carreaux.
Dans la clarté crépusculaire, avec les clopinements d’un vieux diable, un garçon de
la cour, bancal, empaquetait, sous l’étiquette du parquet, les linges maculés de
taches brunâtres.
Du mystère se dégageaient des choses. La salle, les tribunes, les boiseries qui
venaient d’être refaites et n’avaient point encore entendu de condamnations à mort,
toutes pleines du travail suspect et des bruits douteux du bois neuf dans les ombres
du soir, semblaient s’émouvoir d’une vie nocturne, paraissaient s’inquiéter si elles
n’étrenneraient pas d’une tête.
Tout à coup, le tintement d’une sonnette retentissante. Et aussitôt debout devant la
petite porte d’introduction de l’accusée, qu’il tient fermée derrière lui, un
capitaine de gendarmerie. Aussitôt, sur leurs sièges, les juges. Aussitôt les jurés,
descendant le petit escalier, qui les mène de leur lieu de délibération dans la
salle.
Des lampes à abat-jour ont été apportées ; elles mettent un peu de rougeoiement sur
la table du tribunal, sur les papiers, sur le Code.
Dans la foule, un recueillement religieux retient tous les souffles.
Les jurés sont à leurs places. Ils sont graves, sévères,
pensifs et comme enveloppés, par-dessus leurs redingotes, de la majesté solennelle
de grands justiciers.
Alors le président du jury, un vieillard à la barbe blanche, se lève sur le premier
banc, déplie un papier, et, la voix subitement enrouée par ce qu’elle va lire, laisse
douloureusement tomber :
« Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, la réponse du
jury est : Oui, sur toutes les questions, à la majorité. »
La mort ! la mort ! la mort ! cela, dit tout bas, court les lèvres ; et gagnant de
proche en proche, le murmure d’effroi, pareil à un écho qui se prolonge indéfiniment,
redit longtemps encore aux extrémités de la salle : la mort ! la mort ! la mort !
En le saisissement de ce mortel « Oui, sans circonstances atténuantes », de ce
« Oui » redouté, mais non attendu — du froid passe dans tous les dos, et le frisson
des spectateurs remonte jusqu’aux impassibles exécuteurs de la loi.
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Un moment — dans le déroulement de la tragédie — l’émoi humain impose un court temps
d’arrêt pendant lequel, à la lueur des lustres qui s’allument, on aperçoit des gestes
irréfléchis, errants, des mains boutonnant sans y prendre garde un habit sur les
battements d’un cœur.
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Enfin l’ordre est donné d’introduire l’accusée. Des gens, pour mieux voir la
souffrance et la décomposition de son visage, à la lecture de l’arrêt, sont montés sur
les banquettes.
La fille Élisa, d’un bond, apparaît sur la petite porte avec un regard interrogateur
fouillant les yeux du public, lui demandant de suite son destin.
Les yeux se baissent, se détournent, se refusant à lui rien
dire. Beaucoup de ceux qui sont montés sur les banquettes redescendent.
L’accusée s’assied, s’agitant dans un dandinement perpétuel sur le grand banc, le
visage dissimulé, les mains croisées derrière le dos, comme si déjà elle les avait
liées et que la femme fût bouclée.
Le greffier lit le verdict du jury à l’accusée.
Le président de la Cour donne la parole à l’avocat général, qui requiert
l’application de la loi.
Le président, d’une voix où il ne reste plus rien du timbre mordant et ironique d’un
vieux juge, demande à la condamnée ce qu’elle peut avoir à dire sur la peine.
La condamnée s’est rassise. Dans sa bouche desséchée sa langue cherche de la salive
qui n’y est plus, pendant qu’un larmoiement intérieur lui fait la narine humide. Elle
est toujours remuante, avec toujours les mains derrière le clos, et sans avoir l’air
de bien comprendre.
Alors la Cour se lève, les têtes des juges se rapprochent, des paroles basses sont
échangées, durant quelques secondes, sous des acquiescements de fronts pâles. Puis le
président ouvre le Code qu’il a devant lui, lit sourdement :
« Tout condamné à mort aura la tête tranchée. »
À ce mot de « tête tranchée », la condamnée, se jetant en avant dans un élancement
suprême, et la bouche tumultueuse de paroles qui s’étranglent, se met à pétrir entre
des doigts nerveux son chapeau qui devient une loque… tout à coup le porte à sa
figure… se mouche dans la chose informe… et, sans dire un mot, retombe sur le banc,
prenant son cou à deux mains, qui le serrent machinalement, ainsi que des mains qui
retiendraient sur des épaules une tête vacillante.
Ceux qui ont eu la maladive curiosité d’entendre prononcer une condamnation à mort
reconnaîtront
que rien, dans ces quelques pages, n’est
dramatisé, et qu’elles sont comme un véritable procès-verbal de la dernière et terrible
séance des assises.
Revenons au roman. Comme nous l’avons dit plus haut, Élisa a assassiné un homme :
celui-ci était un soldat, qui, malgré l’abjecte condition de cette fille, se laissait
être son amant ; après une scène terrible, un dimanche dans un cimetière, Élisa, devenue
folle de colère en quelques secondes, tue le misérable à coups de couteau : folie
singulière et constatée qui fait commettre un crime à un être malgré sa protestation
intérieure : — « Mais retiens-moi donc ! »
crie-t-elle à son amant à
chaque nouveau coup qu’elle lui porte. Effroyable cas pathologique qui prouve une fois
de plus la débilité de ce pauvre cerveau humain qui, à tout instant de la vie, peut être
envahi par la démence.
La préméditation a été écartée et la peine de la coupable a été commuée.
Voilà la malheureuse parquée jusqu’à la fin de sa vie au milieu d’autres criminelles ;
que le ciel ne la lui fasse pas trop longue, car mieux vaudrait pour elle avoir passé le
mauvais quart d’heure de la place de la Roquette, Dans cet effroyable milieu, sous cette
terrible loi du silence, les esprits les mieux établis se troublent ; la pensée, sans
issue, sans moyen d’expansion, enfermée dans le crâne, y martèle incessamment la
cervelle et l’amollit peu à peu ; de là le genre de folie de la fille Élisa, dont
M. de Goncourt donne de si terribles détails que je renonce à les
transcrire. Je me contenterai de citer la fin de cette étude poussée jusqu’à ses
dernières limites.
La fille Élisa a été transportée à l’infirmerie. Chose singulière, étrangère aux choses
présentes, sa pensée s’est reportée vers le passé, elle ne vit plus que là, et c’est à
l’ombre du souvenir de ses premières années que vont s’éteindre ses derniers jours.
Parmi le passé de son enfance dans lequel vivait actuellement tout entière la vie de
la détenue, il y avait un souvenir persistant, habituel, quotidien : le souvenir du
gai printemps de son village. Chez la malade et l’impotente, depuis que la perception
des choses présentes devenait de jour en jour plus obtuse, les cerisiers du pays du
kirsch fleurissaient au-dessus de sa tête dans un avril perpétuel.
La prière matinale de la prison trouvait la prisonnière en marche à travers la
floraison candide de la contrée où elle avait fait ses premiers pas. Déjà elle courait
sur cette terre au vert plein de marguerites, au bleu matutineux du ciel tramé de fils
d’argent, au feuillage de fleurs blanches comme de blanches fleurs d’oranger. Elle
s’avançait sous ces arbres, au milieu desquels le sautillement des oiseaux était tout
noir, et qui apparaissaient à la petite fille, en leur virginale frondaison, ainsi
qu’un bois d’arbres de la bonne Vierge. Elle allait toujours par le
paysage lumineux, souriant. Et de toutes les branches de tous les arbres tombait
incessamment une pluie de folioles, lentes à tomber, et arrivant à terre avec les
balancements d’un vol de papillons dont elles semblaient des ailes.
À l’heure de midi, couchée à terre sous l’ombre légère
des
cimes fleurissantes, dans la tiédeur du temps, l’odeur sucrée des fleurs chauffées par
le plein soleil, l’effleurement gazouillant des oiseaux, elle demeurait sans bouger,
bienheureusement immobile, intérieurement charmée par cette blancheur qui tombait
continuellement sur elle, chatouillant son visage, son cou, sa nudité d’enfant.
Parfois des fleurs voletant au-dessus d’elle, et qu’emportait un souffle de vent à la
dérive, ces fleurs avec de gentils ronds de bras et des attirements de mains remuant
l’air et faisant de petits tourbillons, elle les ramenait toutes tournoyantes autour
de son corps, passant ainsi la journée, la journée entière, à se laisser ensevelir
sous cette neige fleurie.
Telle était l’illusion de la misérable femme qu’on la voyait avec les doigts gourds
d’une main presque paralysée décrire des cercles maladroits dans le vide puant de la
Cordonnerie, pour amener la chute, sur elle, des blanches fleurs des cerisiers du
Val-d’Ajol.
Voici le dénouement du drame :
Il y a des années, je passais quelques semaines dans un château des environs de
Noirlieu, Un jour de désœuvrement, la société avait la curiosité d’aller visiter la
Maison de détention des femmes.
On montait en voiture. C’était, ce jour, un triste et âpre jour d’automne. Sous un
ciel gris, plein d’envolées noires, un fleuve pâle se traînait dans une plaine de
craie, barrée au ras de terre par un mur de nuages solides, fermant l’horizon avec les
concrétions et le bouillonnement figé de masses pierreuses. Un paysage dont la
platitude morne, l’étendue blafarde, la lumière écliptique ressuscitaient comme un
morceau de la sombre Gaule, évoquaient sous nos yeux le décor de Champs Catalauniques,
ainsi que se les représente, à l’heure des grandes tueries de peuples, l’imagination
moderne.
Au bout d’un temps assez long, dans une froide éclaircie,
apparut Noirlieu avec sa double promenade sur les anciens remparts, son cimetière vert
dévalant jusqu’au bas de la colline, son rond de danse aux ormes étêtés, le grand mur
de sa maison de détention pour les femmes, flanqué à droite d’une Maison de correction
pour les jeunes détenus, flanqué à gauche d’une Maison de fous.
Nous descendions chez le sous-préfet, une connaissance du château.
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La visite de la prison des femmes fut longue, minutieuse, et agréablement égayée par
les saillies de l’aimable introducteur.
Nous allions quitter la maison, quand le directeur insista près du sous-préfet pour
nous faire visiter l’infirmerie.
Nous entrâmes dans une salle où il y avait une douzaine de lits.
« Quatre pour cent de mortalité, quatre pour cent, oui, Messieurs », répétait
derrière nos dos le petit directeur, avec une intonation allègre.
Je m’étais arrêté devant un lit sur lequel une femme était étendue dans une de ces
immobilités effrayantes qu’amènent les maladies de la moelle épinière. Au-dessus de la
tête, son numéro d’écrou était cloué dans le plâtre, au milieu du tortil desséché d’un
brin de buis bénit. Au chevet, se tenait debout une fille de salle, une détenue, qui,
muette dans sa robe pénitentiaire, semblait le Silence continu en
faction près de la mort.
« Celle-là, une condamnée à la peine capitale… la fille Élisa… une affaire
d’assassinat qui a fait du bruit dans le temps… » Et la voix, musicale et légèrement
zézeyante du directeur reprit aussitôt : « Quatre pour cent de mortalité… »
Je regardais attentivement la femme au masque paralysé, aux yeux aveugles, et dont la
bouche seule encore vivante
dans la figure tendait vers sa
garde des lèvres gonflées de paroles qui avaient à la fois comme envie et peur de
sortir.
— Mais, Messieurs, m’écriai-je avec un peu de colère dans la voix, est-ce que, même à
l’agonie, vous ne permettez pas à vos prisonnières de parler ?
— Oh ! Monsieur !… N’est-ce pas, cher directeur, que nous sommes plus élastiques que ça ? fit d’un ton léger le sous-préfet, qui, s’adressant à la
mourante, lui dit :
— Parlez, parlez tout à votre aise, brave femme.
La permission arrivait trop tard. Les sous-préfets n’ont pas le pouvoir de rendre la
parole aux morts.
Ainsi finit ce livre, qu’il ne faut pas considérer seulement comme un roman, mais aussi
comme la suite de ces remarquables études psychologiques, qui sont intitulées :
Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Manette
Salomon, Sœur Philomène, etc., livre osé, sérieux s’il en fut,
cruel peut-être de vérité, mais dans lequel M. Edmond de Goncourt a prouvé une fois, de
plus son immense talent d’analyste que ne rebute aucun sujet.
M. Gustave Flaubert vient de publier un nouveau volume chez Charpentier ; il est
intitulé : Trois contes et renferme trois nouvelles : Un cœur
simple, la Légende de Saint-Julien l’Hospitalier et Hérodias.
L’espace consacré à cette revue ne nous permet de nous occuper que de la première de ces
nouvelles.
Un cœur simple est l’histoire d’une pauvre fille de campagne, d’une
servante dont la vie toute de dévouement ne voit rien au-delà de ce qui est à portée de
ses yeux et de son cœur ; elle sert sa maîtresse Mme Aubain, elle
aime les enfants Virginie et Paul, elle aime son neveu Victor, et Loulou son perroquet ;
pour tout ce monde elle est héroïque sans y voir malice et meurt à la peine
« simplement », comme la chambrière dont parle Montaigne.
M. Gustave Flaubert a voulu ne pas faire un roman d’action ; il a raconté la vie de la
pauvre fille, comme s’il avait seulement relevé des notes, il a fait le procès-verbal de
ses journées ; cette simplicité sans affectation donne un grand charme à ces pages
exquises qui ne peuvent être comprises que par ceux qui aiment la nature pour elle-même
et qui ne croient pas qu’elle ait besoin d’être enjolivée de phrases ronflantes et de
périodes savamment sucrées. Commençons par le commencement.
Le roman, si c’en est un, se passe à Pont-l’Évêque. Voici le portrait de Félicité :
Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir
sans interruption ; puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien
close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son
rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement.
Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres
servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table
les miettes de son pain, — un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui
durait vingt jours.
En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle,
un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge., et par-dessus sa
camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.
Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq
ans,
on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; — et
toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en
bois, fonctionnant d’une manière automatique.
Une charmante description de la maison de Mme veuve Aubain où est
entrée Félicité :
D’abord, elle y vécut dans une sorte de tremblement que lui causaient le « genre de
la maison » et le souvenir de « Monsieur », planant sur tout ! Paul et Virginie, l’un
âgé de sept ans, l’autre de quatre à peine, lui semblaient formés d’une matière
précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval, et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia.
Cependant, elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa
tristesse.
Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Félicité préparait
d’avance les cartes et les chaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et
se retiraient avant le coup de onze.
Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l’allée étalait par terre ses
ferrailles. Puis, la ville se remplissait d’un bourdonnement de voix, où se mêlaient
des hennissements de chevaux, des bêlements d’agneaux, des grognements de cochons,
avec le bruit sec des carrioles dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché, on
voyait paraître sur le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière,
le nez crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses. Peu de temps après,
— c’était Liébard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obèse, portant une veste
grise et des houseaux armés d’éperons.
Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages. Félicité,
invariablement, déjouait leurs astuces ; et ils s’en allaient pleins de considération
pour elle.
Félicité allait promener les enfants et veillait sur eux :
voici un tableau peint d’après nature, certainement :
Un soir d’automne, on s’en retourna par les herbages.
La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard
flottait comme une écharpe suivies sinuosités de la Toucques. Des bœufs étendus au
milieu du gazon regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la
troisième pâture, quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles.
— « Ne craignez rien ! » dit Félicité ; et, murmurant une sorte de complainte, elle
flatta sur l’échine celui qui se trouvait le plus près ; il fit volte-face, les autres
l’imitèrent. Mais, quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable
s’éleva. C’était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les deux
femmes. Mme Aubain allait courir. — « Non ! non ! moins vite ! »
Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derrière un souffle sonore qui
se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ;
voilà qu’il galopait maintenant ! Félicité se retourna, et elle arrachait à deux mains
des plaques de terre qu’elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait
les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l’herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment
franchir le haut bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et
continuellement lançait des mottes de gazon qui l’aveuglaient, tandis qu’elle criait :
— « Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! »
Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul, ensuite,
tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y
parvint.
Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie ; sa bave lui rejaillissait à
la figure, une seconde de plus il
l’éventrait. Elle eut le
temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise,
s’arrêta.
Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l’Evêque.
Félicité n’en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu’elle eût rien fait
d’héroïque.
La petite Virginie devient malade par suite de l’émotion éprouvée ; elle est délicate
et sa santé ne se rétablit que difficilement ; l’enfant est mise au couvent, au grand
chagrin de Félicité, qui, pour se « dissiper », demande la permission de recevoir son
neveu Victor.
Il arrivait le dimanche après la messe, les joues roses, la poitrine nue, et sentant
l’odeur de la campagne qu’il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son
couvert. Ils déjeunaient l’un en face de l’autre ; et, mangeant elle-même le moins
possible pour épargner la dépense, elle le bourrait tellement de nourriture qu’il
finissait par s’endormir. Au premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait son
pantalon, nouait sa cravate, et se rendait à l’église, appuyée sur son bras dans un
orgueil maternel.
Ses parents le chargeaient toujours d’en tirer quelque chose, soit un paquet de
cassonade, du savon, de l’eau-de-vie, parfois même de l’argent. Il apportait ses
nippes à raccommoder ; et elle acceptait cette besogne, heureuse d’une occasion qui le
forçait à revenir.
Au mois d’août, son père l’emmena au cabotage.
Second chagrin pour Félicité, Victor part pour la Havane ; la pauvre fille le voyait
mangé par les sauvages, pris dans un bois par des singes, etc., etc.
À cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où
l’on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi des nègres dans
un nuage de tabac. Pouvait-on « en cas de besoin » s’en retourner par terre ? À quelle
distance était-ce de Pont-l’Évêque ? Peur savoir, elle interrogea M. Bourais.
Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les longitudes, et il
avait un beau sourire de cuistre devant l’ahurissement de Félicité. Enfin, avec son
porte-crayon, il indiqua dans les découpures d’une tache ovale un point noir,
imperceptible, en ajoutant : « Voici. » Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de
lignes coloriées fatiguait sa vue, sans rien lui apprendre ; et Bourais, l’invitant à
dire ce qui l’embarrassait, elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor.
Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément ; une candeur pareille excitait sa
joie, et Félicité n’en comprenait pas le motif, — elle qui s’attendait peut-être à
voir jusqu’au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée.
Ce fut quinze jours après que Liébard, à l’heure du marché comme d’habitude, entra
dans la cuisine, et lui remit une lettre qu’envoyait son beau-frère. Ne sachant lire
aucun des deux, elle eut recours à sa maîtresse.
Mme Aubain, qui comptait les mailles d’un tricot, le posa près
d’elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d’une voix basse, avec un regard
profond.
— C’est un malheur… qu’on vous annonce. Votre neveu.
Il était mort. On n’en disait pas davantage.
Félicité tomba sur une chaise, en s’appuyant la tête à la cloison, et ferma ses
paupières, qui devinrent roses tout à coup. Puis, le front baissé, les mains
pendantes, l’œil fixe, elle répétait par intervalles :
— Pauvre petit gars ! pauvre petit gars !
Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain tremblait un peu.
Elle lui proposa d’aller voir sa sœur à Trouville.
Félicité répondit, par un geste, qu’elle n’en avait pas besoin.
Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de se retirer.
Alors elle dit :
— Ça ne leur fait rien, à eux !
Voilà la première douleur. « Malheur, je te salue si tu viens seul », disent les
Arabes ; la pauvre Félicité n’était pas au bout de ses peines. Virginie est mourante
dans le couvent où elle a été mise ; Félicité part tout de suite pour Lisieux, elle y
arrive au petit jour :
Le couvent se trouvait au fond d’une ruelle escarpée. Vers le milieu, elle entendit
des sons étranges, un glas de mort, « C’est pour d’autres », pensa-t-elle ; et
Félicité tira violemment le marteau.
Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, la porte s’entrebâilla, et
une religieuse parut.
La bonne sœur avec un air de componction dit qu’« elle venait de passer ». En même
temps, le glas de Saint-Léonard redoublait.
Félicité parvint au second étage.
Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur le dos, les mains
jointes, la bouche ouverte et la tête en arrière sous une croix noire s’inclinant vers
elle, entre les rideaux immobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au pied de la couche qu’elle tenait dans ses bras, poussait des
hoquets d’agonie. La supérieure était debout, à droite.
Trois
chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges, et le brouillard blanchissait
les fenêtres. Des religieuses emportèrent Mme Aubain.
Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Elle répétait les mêmes,
prières, jetait de l’eau bénite sur les draps, revenait s’asseoir et la contemplait. À
la fin de la première veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les lèvres
bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s’enfonçaient. Elle les baisa plusieurs fois,
et n’eût pas éprouvé un immense étonnement si Virginie les eût rouverts ; pour de,
pareilles âmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette, l’enveloppa de son
linceul, la descendit dans sa bière, lui posa une couronne, étala ses cheveux. Ils
étaient blonds, et de longueur à son âge. Félicité en coupa une grosse
mèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine, résolue à ne jamais s’en
dessaisir.
Le corps fut ramené à Pont-l’Évêque, suivant les intentions de Mme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée.
Après la messe, il fallut encore trois quarts d’heure pour atteindre le cimetière.
Paul marchait en tête et sanglotait. M. Bourais était derrière, ensuite les principaux
habitants, les femmes couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle songeait à son
neveu, et, n’ayant pu lui rendre ces honneurs, avait un surcroît de tristesse, comme
si on l’eût enterré avec l’autre.
Puis les années viennent ; mille incidents, grands événements pour cette petite
vie, les emplissent, leur donnent une date ; c’est un toit qui s’est effondré et qui a
failli tuer un homme ; madame a rendu le pain bénit ; il est arrivé un nouveau
sous-préfet, etc… La maîtresse et la servante n’ont
pour sujet
de conversation que les fredaines de Paul à Paris, et le souvenir de Virginie ; on parle
toujours d’elle : on se demande si telle chose lui aurait plu, en telle occasion ce
qu’elle eût dit probablement :
Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la chambre à deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins souvent possible. Un jour d’été,
elle se résigna ; et des papillons s’envolèrent de l’armoire.
Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait trois poupées, des
cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Elles retirèrent également les
jupons, les bas, les mouchoirs, et les étendirent sur les deux couches, avant de les
replier. Le soleil éclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et des
plis formés par les mouvements du corps. L’air était chaud et bleu, un merle
gazouillait, tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles retrouvèrent un
petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron ; mais il était tout mangé de
vermine. Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l’une sur l’autre,
s’emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvrit ses bras, la servante s’y jeta ; et
elles s’étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait.
C’était la première fois de leur vie, Mme Aubain n’étant pas
d’une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante comme d’un bienfait, et
désormais la chérit avec un dévouement bestial et une vénération religieuse.
Ainsi finit ce simple récit, que sa saveur de vérité, son réalisme poétique, doivent
placer au rang des meilleures œuvres de M. Gustave Flaubert. Dans un cadre intime, on
retrouve toutes les qualités de l’auteur de Salammbô et de
Madame Bovary et pour moi je ne sais rien de plus
absolument touchant que cette scène ou la maîtresse et la servante tombent dans les bras
l’une de l’autre pour pleurer la petite morte. Le tout sans prétention, sans afféterie
dans la description du détail, et avec la virilité de style qui est le propre de
M. Gustave Flaubert. C’est là du moins mon opinion, et j’espère que ceux qui auront lu
ces seront de mon avis.
À la Librairie académique Didier, vient de paraître, sous ce titre :
Oblomoff, scènes de la vie russe, un livre très curieux. Cet ouvrage a
pour auteur Ivan Gontcharoff, un écrivain de premier ordre, — presque inconnu en France,
et qui a obtenu à Saint-Pétersbourg des succès retentissants. Il a été traduit par
Piotre Artamoff, l’auteur de l’Histoire d’un bouton, cette amusante
satire du formalisme allemand, où l’on a retrouvé quelque chose de l’humour d’Henri
Heine. La traduction a été revue et corrigée, avec les conseils des membres les plus
lettrés de la colonie russe, par M. Charles Deulin, qui l’a fait précéder sur
l’auteur.
Ce roman a ceci de particulier, que le héros, M. Élie
Oblomoff, y reste tout le long du volume en toilette de nuit, dans sa chambre à coucher,
allant tour à tour de son lit à son sofa. Il s’éveille à huit heures du matin et
s’habille à quatre heures du soir. Cependant défilent devant lui peints d’une touche
magistrale, les types les plus frappants de la société pétersbourgeoise. Lui-même
représente, avec une cruelle vérité, cette paresse rêveuse et indécise qui fait le fond
du tempérament moscovite.
Tous les Russes se sont reconnus dans ce portrait qui n’est pas flatté ; le nom d’Oblomovisme a passé dans la langue pour désigner cette apathie qui vient
du climat aussi bien que des institutions, et, ce qui est la suprême consécration pour
les œuvres littéraires, aussitôt après son apparition, Oblomoff a été mis
au rang des livres classiques.
La figure du héros est complétée par celle de son domestique-serf Zakhare, une sorte de
Scapin sauvage, qui est le produit hybride de deux époques différentes. De la première,
il a gardé un profond dévouement pour la famille de son barine, la
deuxième en raffinant se mœurs a élargi sa conscience. Il adore son maître et il le
calomnie, il lui prêche l’économie et s’enivre à ses dépens. Il se montre avec lui
familier, bourru, grossier, mais il se ferait tuer pour lui sans croire le moins du
monde qu’il accomplit un acte d’héroïsme.
Les scènes entre Oblomoff et Zakhare sont des plus amusantes.
En voici une qui donnera une idée de la manière de l’auteur.
Pendant qu’Oblomoff dort ou rêve dans son lit, Zakhare se tient à demi somnolent dans
la chambre voisine sur la plate-forme qui surmonte le poêle en faïence. Le maître a reçu
la veille de son staroste, intendant de village, choisi parmi les
serfs, une lettre qui lui annonce une diminution dans ses revenus. Il s’est éveillé de
mauvaise humeur et, résolu à vaincre son apathie pour s’occuper de ses affaires, il a
appelé Zakhare.
Oblomoff, enfoncé dans sa méditation, ne remarqua point Zakhare. Zakhare se tenait
devant lui en silence ; enfin il toussa.
— Que veux-tu ? demanda Élie.
— Mais c’est, vous qui m’avez appelé ?
— Je t’ai appelé ? Pourquoi t’ai-je appelé ? Je l’ai oublié, dit Élie en se délirant.
Va un moment chez toi, je tâcherai de me souvenir. !
Zakhare sortit, et M. Oblomoff continua de rester couché et de penser à cette diable
de lettre.
Un quart d’heure s’écoula.
— Allons, dit-il, assez du lit ; il faut enfin que je me lève… Cependant, si je
relisais encore une fois, mais avec attention, la lettre du staroste, je pourrais
ensuite me lever. Zakhare !
On entendit le même bruit de pieds, avec un grognement plus fort. Zakhare entra et
Oblomoff se replongea dans sa rêverie. Zakhare attendit à peu près deux minutes,
mais d’un air peu bienveillant, regardant son maître de
travers ; puis il se dirigea vers la porte.
— Où vas-tu donc ? demanda brusquement Élie.
— Vous ne dites rien ; voulez-vous que je reste là pour rien ? répondit Zakhare d’une
voix enrouée, car il n’en avait pas d’autre. Il prétendait avoir perdu sa voix
naturelle par un coup de vent. Un jour qu’il chassait à courre en compagnie de son
vieux maître, le vent s’était engouffré dans sa gorge. Il se tenait donc au milieu de
la chambre sur un demi-tour commencé, regardant toujours Oblomoff de travers.
— Est-ce que tes jambes sont paralysées, que tu ne peux rester là un moment debout ?
Tu vois, j’ai des soucis ; attends donc… tu n’es pas encore las d’être couché
là-dedans ? Cherche-moi la lettre que j’ai reçue hier du staroste. Qu’en as-tu
fait ?
— Quelle lettre ? Je n’ai pas vu de lettre, dit Zakhare.
— Mais c’est à toi que le facteur l’a remise. Tu sais, cette lettre si sale.
— Où l’avez-vous fourrée ? Qu’en sais-je, moi ! dit Zakhare, en tâtant les papiers et
les autres objets étalés sur la table.
— Tu ne sais jamais rien. Regarde là, dans la corbeille. Ou est-ce qu’elle ne serait
pas tombée derrière le sofa ?… Et voilà ce dossier qui n’est pas encore réparé ! Que
ne vas-tu chercher le ? C’est toi-même qui l’as cassé. Tu ne penses à
rien !
— Je ne l’ai point cassé, répondit Zakhare, il s’est cassé tout seul, Il ne pouvait
durer toujours. Il fallait bien qu’il se cassât une fois.
Élie ne crut pas utile de lui prouver le contraire.
— L’as-tu trouvée enfin ? demanda-t-il.
— En voici ! des lettres…
— Ce n’est pas cela.
— Ma foi ! il n’y en a pas d’autres, grogna Zakhare.
— C’est bien ! va-t’en, dit Élie avec impatience, je vais
me lever et je la trouverai bien moi-même.
Zakhare rentra dans son cabinet ; mais à peine avait-il appuyé ses mains pour sauter
sur le poêle, qu’il entendit crier vivement :
— Zakhare ! Zakhare !
— Seigneur Dieu, aboya Zakhare, en se dirigeant encore une fois vers la chambre ;
quelle existence ! J’aimerais mieux mourir !
— Qu’est-ce qu’il vous faut ? dit-il, en tenant la porte de la chambre, et en
dirigeant sur Oblomoff, en signe de mécontentement, un regard si oblique qu’il ne
l’apercevait plus que de la moitié de son œil, et que le maître ne saisissait de sa
personne que l’incommensurable favori d’où l’on s’attendait à voir, comme, d’un
buisson, s’envoler tout à coup deux ou trois oiseaux.
— Mon mouchoir de poche, vite ! Tu aurais dû deviner toi-même… Tu ne vois rien,
remarqua sévèrement Élie.
Zakhare ne manifesta ni déplaisir, ni étonnement particulier à cet ordre et à ce
reproche. Il trouvait probablement l’un et l’autre très naturels.
— Qui sait où est le mouchoir de poche ? croassa-t-il en faisant le tour de la
chambre et en tâtant chaque chaise, bien qu’il fût visible qu’il n’y avait rien
dessus.
— Vous perdez tout, continua-t-il, en ouvrant la porte du salon pour regarder si le
mouchoir n’y était pas.
— Où vas-tu ? Cherche ici : je n’ai pas mis les pieds là-dedans depuis avant-hier.
Dépêche-toi donc.
— Où est le mouchoir ? Il n’y a pas de mouchoir ! disait Zakhare en gesticulant des
bras et en promenant son œil dans tous les recoins. Mais le voici ! grogna-t-il d’un
air fâché, il est sous vous, en voici un bout. Vous êtes couché dessus et vous me le
demandez !
Et sans attendre de réponse, il se dirigea vers la porte.
Oblomoff était un peu confus de sa maladresse. Il trouva aussitôt un autre moyen de
prendre Zakhare en faute.
— Comme il fait propre ici ! Dieu de Dieu ! que de poussière, que d’ordure ! Là… là,
regarde dans les coins, fainéant !
— Fainéant ! moi !… reprit Zakhare d’un air offensé… mais je m’échine, je m’échine
sans ménager ma vie ! J’époussette partout et je balaye presque tous les jours.
Il montra le milieu du parquet et la table où dînait Élie.
— Tenez, tenez, tout est balayé, rangé comme pour une noce… Que voulez-vous de
plus ?
— Et ceci, qu’est-ce ? et Oblomoff indiquait les murs et le plafond ; et ceci, et
cela ? et il désignait du doigt l’essuie-mains jeté la veille et l’assiette oubliée
sur la table avec le morceau de pain.
— Ah ! ceci, ah bien ! je veux bien l’enlever, dit Zakhare d’un ton de
condescendance, en prenant l’assiette.
— Rien que cela ! et la poussière des murs et les toiles d’araignée ? fit Élie en
montrant les murs.
— Ça ? Je le fais à Pâques. : alors je nettoie les images et j’enlève les toiles
d’araignée…
— Et les livres, et les tableaux… pourquoi ne les fais-tu pas ?
— Les livres et les tableaux… à Noël : alors Anissia et moi, nous mettons en ordre
toutes les armoires. Quand voulez-vous que je puisse ranger ? Vous êtes cloué toute la
journée à la maison !
— Mais je vais quelquefois au théâtre ou en soirée. Est-ce que…
— Est-ce qu’on peut faire quelque chose la nuit ?
Oblomoff lui jeta un coup d’œil où se lisait un reproche, branla la tête et soupira.
Zakhare, de son côté, regarda par la croisée d’un air indifférent et soupira aussi. Le
barine semblait se dire : « Ah ! mon ami, tu es encore plus Oblomoff
que moi. » Et Zakhare probablement se disait : « Allons donc ! tu
n’es bon qu’à faire des phrases, des phrases assommantes ; et quant à la poussière et
aux toiles d’araignée, tu t’en moques pas mal. »
— Comprends-tu, dit Élie, que la poussière engendre des mites ? Il m’arrive même de
voir quelquefois sur les murs une punaise.
— Mieux que çà, j’ai des puces, moi, répliqua froidement Zakhare.
— Et tu crois que c’est bien ? mais c’est de la malpropreté.
Zakhare sourit de toute la largeur de sa face. Ce sourire atteignit ses sourcils et
ses favoris ; ils s’écartèrent et firent place à une grande tache, rouge qui s’étendit
jusqu’au front.,
— Est-ce ma faute s’il existe des punaises ? dit-il avec un étonnement naïf ; est-ce
moi qui les ai inventées ?
— C’est le résultat de la malpropreté, interrompit Oblomoff. Pourquoi dis-tu toujours
des sottises ?
— Je n’ai pas, non plus, inventé la malpropreté.
— Est-ce que là-bas, chez toi, les souris ne trottent pas toute la nuit ?
— Et les souris non plus, je ne les ai pas inventées. Elles abondent partout, ces
petites bêtes : les souris, les chats les punaises…
— Comment se fait-il que chez les autres on ne voit ni mites, ni punaises ?
La figure de Zakhare exprima l’incrédulité, ou plutôt la profonde conviction que la
chose était impossible,
— J’ai de tout cela, insista-t-il avec opiniâtreté. On ne peut pas surveiller chaque
punaise, ni se fourrer chez elle, dans sa fente.
Et il avait l’air de penser : « Peut-on faire un bon somme sans une punaise ? »
— Balaye, ôte les ordures des coins, et il n’y aura rien
de tout cela, dit sentencieusement Élie.
— Que je balaye ! mais demain il s’en accumulera encore, dit Zakhare.
— Il ne s’en accumulera pas, interrompit le barine, c’est impossible.
— Il s’en accumulera, je le sais, insista le domestique.
— Eh bien ! s’il s’en accumule, tu balayeras encore !
— Quoi ! refaire chaque coin tous les jours ? Quelle existence ! Mieux vaut
mourir !
— Mais alors, pourquoi est-ce si propre chez les autres ? demanda Oblomoff. Regarde
donc chez l’accordeur d’en face ; cela fait plaisir à voir… et ils n’ont qu’une
servante !
— Chez eux ! chez des Allemands ! Mais d’où diable voulez-vous qu’il leur vienne des
ordures ? répondit vivement Zakhare. Voyez donc la vie qu’ils mènent. Toute la
famille, pendant huit jours, est après le même os. L’habit passe et repasse du père au
fils, et du fils au père. La mère et la fille ont de mauvaises petites robes ; elles
sont toujours à ramasser leurs pieds comme des oies… D’où diable voulez-vous qu’elles
prennent des ordures ? Ces gens-là n’ont pas, comme nous, des armoires pleines de
vieilles hardes qui restent des années. Comment voulez-vous que, durant un hiver, il
s’accumule chez eux tout un coin de croûtes de pain ? Chez eux, il ne s’y perd pas un
croûton ; ils en font des biscotes, et puis, ils les avalent avec de la bière.
Et Zakhare cracha entre ses dents rien qu’à l’idée d’une existence aussi sordide.
Comme on le voit, Oblomoff est une sorte de roman de Dickens, éclos au
bord de la Néva.
Voici un livre qui, avant même d’avoir paru, a déjà fourni douze éditions à la
librairie Charpentier. Avant que bien des réclamations plus ou moins justifiées aient
surgi, avant que d’autres comptes rendus aient paru sur le livre d’Alphonse Daudet, nous
tenons à donner à nos lecteurs la primeur d’une œuvre étudiée sur la vie, une suite de
portraits d’une rare ressemblance et au bas desquels la mémoire du lecteur aura bien
vite mis un nom.
En faisant la part des soulignés, des exagérations nécessaires à l’intérêt d’un roman,
on trouvera dans le Nabab des études de mœurs qui, il faut oser le dire,
rappellent sans imitation les belles pages de Balzac.
Le Nabab est l’histoire d’une sorte de
bourgeois-gentilhomme, débarqué à Paris sous l’Empire avec une immense fortune ; ses
mains ouvertes (que de gens d’affaires les ont déjà oubliées !) lui ont conquis toutes
les sympathies parisiennes ; exploité par tous, fort compromis dans sa fortune, il a
recours à celui qui, disait-on, était de tout, le duc de Mora ; le duc de Mora, on l’a
deviné, c’est le duc de Morny, aux nécessités de l’action romanesque près. Il faut que
le Nabab soit député pour sauver sa situation ; le tableau de l’élection
en Corse est un tableau de maître ; le Nabab est élu, mais il est
invalidé et le drame commence. Il est impossible de donner une idée complète de ce
livre, dans lequel s’agitent cinquante personnages, tous copiés sur des originaux que
tout Paris a connus.
Le passage que nous citons se rapporte à la mort du duc de Mora.
Les lecteurs verront que le roman fait place à la réalité, et qu’il ne suffit pas de
l’imagination seule pour écrire les pages suivantes, qui sont un véritable chef-d’œuvre
d’expression et de vérité.
Le duc se mourait. Cela l’avait pris subitement le dimanche en revenant du Bois. Il
s’était senti atteint d’intolérables brûlures d’entrailles qui lui dessinaient comme
au fer rouge toute l’anatomie de son corps, et alternaient avec un froid léthargique
et de longs assoupissements. Jenkins, mandé tout de suite, ne dit pas grand-chose,
ordonna quelques calmants. Le lendemain, les douleurs recommencèrent
plus fortes et suivies de la même torpeur glaciale, plus accentuée
aussi, comme si la vie s’en allait par secousses violentes, déracinée. À l’entour,
personne ne s’était ému. « Lendemain de Saint-James », disait-on tout bas à
l’antichambre, et la belle figure de Jenkins gardait sa sérénité. À peine si dans ses
visites du matin il avait parlé à deux ou trois personnes de l’indisposition du duc,
et si légèrement qu’on n’y avait pris garde.
Mora lui-même, malgré son extrême faiblesse, bien qu’il se sentît la tête absolument
vide, et, comme il le disait, « pas une idée sous le front », était loin de se douter
de la gravité de son état. Le troisième jour seulement, en s’éveillant le matin, la
vue d’un mince filet de sang qui, de sa bouche, avait coulé sur sa barbe et l’oreiller
rougi fit tressaillir ce délicat, cet élégant qui avait horreur de toutes les misères
humaines, surtout de la maladie, et la voyait arriver sournoisement avec ses
souillures, ses faiblesses et l’abandon de soi-même, première concession faite à la
mort.
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La consultation eut lieu dans la soirée en grand secret, le duc l’ayant exigé ainsi
par une pudeur singulière de son mal, de cette souffrance qui le découronnait, faisait
de lui l’égal des autres hommes. Pareil à ces rois africains qui se cachent pour
mourir au fond de leurs palais, il aurait voulu qu’on pût le croire enlevé,
transfiguré, devenu dieu. Puis il redoutait par-dessus tout les apitoiements, les
condoléances, les attendrissements dont il savait qu’on allait entourer son chevet,
les larmes parce qu’il les soupçonnait menteuses, et que sincères elles lui
déplaisaient encore plus à cause de leur laideur grimaçante.
Il avait toujours détesté les scènes, les sentiments exagérés, tout ce qui pouvait
l’émouvoir, déranger l’équilibre harmonieux de sa vie. On savait cela autour de lui,
et la consigne était de tenir à distance les tristesses, les grands
désespoirs qui, d’un bout de la France à l’autre, s’adresseraient à
Mora comme à un de ces refuges allumés dans la nuit des bois, où tous les errants vont
frapper. Non pas qu’il fût dur aux malheureux, peut-être même se sentait-il trop
ouvert, à la pitié, qu’il regardait comme un sentiment inférieur, une faiblesse
indigne des forts, et la refusant aux autres, il la redoutait pour lui-même, pour
l’intégrité de son courage. Personne dans le palais, excepté Monpavon et Louis le
valet de chambre, ne sut donc ce que venaient faire ces trois personnages introduits
mystérieusement auprès du ministre d’État. La duchesse elle-même l’ignora. Séparée de
son mari par tout ce que la haute vie politique et mondaine met de barrières entre
époux dans ces ménages l’exception, elle le croyait légèrement souffrant, malade
surtout d’imagination, et se doutant si peu d’une catastrophe qu’à l’heure même où les
médecins montaient le grand escalier à demi obscur, à l’autre bout du palais ses
appartements intimes s’éclairaient pour une sauterie de demoiselles, un de ces bals
blancs que l’ingéniosité du Paris oisif commençait à mettre à la mode.
Elle fut, cette consultation, ce qu’elles sont toutes ; solennelle et sinistre. Les
médecins n’ont plus leurs grandes perruques du temps de Molière, mais ils revêtent
toujours la même gravité de prêtres d’Isis, d’astrologues, hérissés de formules
cabalistiques avec des hochements de tête auxquels il ne manque, pour l’effet comique,
que le bonnet pointu d’autrefois. Ici la scène empruntait à son milieu un aspect
imposant. Dans la vaste chambre, transformée, comme agrandie par l’immobilité du
maître, toutes ces graves figures s’avançaient autour du lit, où se concentrait la
lumière éclairant dans la blancheur du linge et la pourpre des courtines une tête
ravinée, pâlie des lèvres aux yeux, mais enveloppée de sérénité comme d’un voile, ou
plutôt comme d’un suaire. Les consultants parlaient bas, se jetaient
un regard furtif, un mot barbare, demeuraient impassibles sans un
froncement de sourcil. Mais cette expression muette et fermée du médecin et du
magistrat, cette solennité dont la science et la justice s’entourent pour cacher leur
faiblesse ou leur ignorance n’avaient rien qui pût émouvoir le duc.
Assis sur son lit, il commuait à causer tranquillement, avec ce regard un peu
exhaussé dans lequel il semble que la pensée remonte pour fuir, et Monpavon lui
donnait froidement la réplique, raidi contre son émotion, prenant de son ami une
dernière leçon de tenue, tandis que Louis, dans le fond, appuyait à la porte
conduisant chez la duchesse le spectre de la domesticité silencieuse, chez qui
l’indifférence détachée est un devoir.
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Minute solennelle, angoisse de l’accusé attendant la décision de ses juges, vie,
mort, sursis ou grâce !
De sa main blanche et longue, Mora continua à caresser sa moustache d’un geste
favori, à parler avec Monpavon du cercle, du foyer des Variétés, demandant des
nouvelles de la Chambre, où en était l’élection du Nabab, tout cela froidement, sans
la moindre affectation. Puis, fatigué sans doute ou craignant que son regard, toujours
ramené sur cette tenture en face de lui, par laquelle l’arrêt du destin allait sortir
tout à l’heure, ne trahit l’émotion qui devait être au fond de son âme, il appuya sa
tête, ferma les yeux et ne les rouvrit plus qu’à la rentrée des docteurs. Toujours les
mêmes visages froids et sinistres, vraies physionomies des juges ayant au bord des
lèvres le terrible mot de la destinée humaine, le mot final que les tribunaux
prononcent sans effroi, mais que les médecins dont il raille toute la science, éludent
et font comprendre par périphrases.
— Eh bien ! Messieurs, que dit la Faculté ? demanda le malade.
Il y eut quelques encouragements menteurs et balbutiés,
des recommandations vagues ; puis les trois savants se hâtèrent au départ, pressés
de sortir, d’échapper à la responsabilité de ce désastre. Monpavon s’élança derrière
eux.
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Le duc comprit tout de suite que ni Jenkins ni Louis ne lui diraient l’issue vraie de
la consultation. Il n’insista donc pas auprès d’eux, subit leur confiance jouée,
affecta même de la partager, de croire au mieux qu’ils lui annonçaient. Mais quand
Monpavon rentra, il l’appela tout de suite près de son lit, et devant le mensonge
visible même sous la peinture de cette ruine :
— Oh ! tu sais pas de grimace… De toi à moi, la vérité… Qu’est-ce qu’on dit ?… Je suis
bien bas, n’est-ce pas ?
Monpavon espaça sa réponse d’un silence significatif ; puis brutalement, cyniquement,
de peur de s’attendrir aux paroles.
— F…, mon pauvre Auguste.
Le duc reçut cela en plein visage sans sourciller.
— Ah ! dit-il simplement.
Il effila sa moustache d’un mouvement machinal ; mais ses traits demeurèrent
immobiles. Et tout de suite son parti fut pris.
Que le misérable qui meurt à l’hôpital sans asile ni famille, d’autre nom que le
numéro du chevet, accepte la mort comme une délivrance ou la subisse en dernière
épreuve ; que le vieux paysan qui s’endort, tordu en deux, cassé, ankylosé, dans son
trou de taupe enfumé et obscur, s’en aille sans regret ; qu’il savoure d’avance les
goûts de cette terre fraîche qu’il a tant de fois tournée et retournée, cela se
comprend. Et encore combien parmi ceux-là tiennent à l’existence par leur misère, même
combien qui crient en s’accrochant à leurs meubles sordides, à leurs loques :
— Je ne veux pas mourir…
Et s’en vont les ongles brisés et saignants de cet
arrachement suprême !
Mais ici rien de semblable.
Tout avoir et tout perdre. Quel effondrement !
Dans le premier silence de cette minute effroyable, pendant qu’il entendait à l’autre
bout du palais la musique étouffée du bal chez la duchesse, ce qui retenait cet homme
à la vie, puissance, honneurs, fortune, toute cette splendeur doit lui apparaître déjà
lointaine et dans un irrévocable passé. Il fallait un courage d’une trempe bien
exceptionnelle pour résister à un coup pareil, sans aucune excitation d’amour-propre.
Personne ne se trouvait là que l’ami, le médecin, le domestique, trois intimes au
courant de tous les secrets ; les lumières écartées laissaient le lit dans l’ombre, et
le mourant aurait pu se tourner contre la muraille, s’attendrir sur lui-même sans
qu’on le vit. Mais non. Pas une seconde de faiblesse ni d’inutiles démonstrations.
Sans casser une branche aux marronniers du jardin, sans faner une fleur dans le grand
escalier du palais, en amortissant ses pas sur l’épaisseur des tapis, la mort venait
d’entrouvrir la porte de ce puissant et de lui faire signe : « Arrive. » Et lui
répondait simplement : « Je suis prêt. » Une vraie sortie d’homme du monde, imprévue,
rapide et discrète.
Homme du monde ! Mora ne fut autre chose que cela. Circulant dans la vie, masqué,
ganté, plastronné, du plastron de satin blanc des maîtres d’armes les jours de grand
assaut, gardant immaculée et nette sa parure de combat, sacrifiant tout à cette
surface irréprochable qui lui tenait lieu d’une armure, il s’était improvisé homme
d’État de premier ordre rien qu’avec ses qualités de mondain, l’art d’écouter et de
sourire, la pratique des hommes, le scepticisme et le sang-froid. Ce sang-froid ne le
quitta pas au suprême instant.
Les yeux fixés sur le temps limité et si court qui lui
restait encore, car la noire visiteuse était pressée, et il sentait sur sa figure le
souffle de la porte qu’elle n’avait pas refermée, il ne songea plus qu’à le bien
remplir et à satisfaire toutes les obligations d’une fin comme la sienne, qui ne doit
laisser aucun dévouement sans récompense ni compromettre aucun ami. Il donna la liste
de quelques personnes qu’il voulait voir et qu’on envoya chercher tout de suite, fit
prévenir son chef de cabinet, et comme Jenkins trouvait que tout cela était beaucoup
de fatigue :
— Me garantissez-vous que je me réveillerai demain matin ? J’ai un sursaut de force
en ce moment… Laissez-moi en profiter.
Louis demanda s’il fallait avertir la duchesse. Le duc écouta ; avant de répondre,
les accords s’envolant du petit bal par les fenêtres ouvertes, prolongés dans la nuit
sur un archet invisible, puis :
— Attendons encore… J’ai quelque chose à terminer…
Il fit approcher de son lit la petite table de laque pour trier lui-même les lettres
à détruire ; mais sentant ses forces décroître, il appela Monpavon.
— Brûle tout, lui dit-il d’une voix éteinte.
Et comme il le voyait s’approcher de la cheminée où la flamme montait malgré la belle
saison :
— Non… pas ici… Il y en a trop… On pourrait venir.
Monpavon prit le léger bureau, fit signe au valet de chambre de l’éclairer. Mais
Jenkins s’élança :
— Restez, Louis… le duc peut avoir besoin de vous.
Il s’empara de la lampe, et marchant avec précaution tout le long du grand corridor,
explorant les salons d’attente, les galeries dont les cheminées s’encombraient de
plantes artificielles sans un reste de cendre, ils errèrent pareils à des spectres
dans le silence et la nuit de l’immense demeure, vivante seulement là-bas vers la
droite
où le plaisir chantait comme un oiseau sur un toit
qui va s’effondrer.
Il n’y a de feu nulle part… Que faire de tout cela ? se demandaient-ils très
embarrassés. On eût dit deux voleurs traînant une caisse qu’ils ne savaient comment
forcer. À la fin Monpavon, impatienté, marcha droit à une porte, la seule qu’ils
n’eussent pas encore ouverte.
— Ma foi, tant pis !… Puisque nous ne pouvons pas les brûler, nous les noierons…
Éclairez-moi, Jenkins.
Et ils entrèrent.
Où étaient-ils ?… Saint-Simon, racontant la débâcle d’une de ces existences
souveraines, le désarroi des cérémonies, des dignités, des grandeurs causé par la mort
et surtout la mort subite, Saint-Simon seul aurait pu vous le dire… De ses mains
délicates et soignées, le marquis de Monpavon pompait. L’autre lui passait les lettres
déchirées, des paquets de lettres satinées, nuancées, embaumées, parées de chiffres,
d’armoiries, de banderoles à devise, couvertes d’écritures fines, pressées,
griffantes, enlaçantes, persuasives ; et toutes ces pages légères tournoyaient l’une
sur l’autre dans les tourbillons d’eau qui les froissaient, les souillaient,
délayaient leurs sucres tendres avant de les laisser disparaître dans un hoquet
d’égout tout au fond de la sentine immonde.
C’étaient des lettres d’amour et de toutes les sortes, depuis le billet de
l’aventurière : « Je vous ai vu passer au bois, hier, Monsieur le
duc… » jusqu’aux reproches aristocratiques de l’avant-dernière maîtresse, et
les plaintes des abandonnées et la page encore fraîche des récentes confidences.
Monpavon connaissait tous ces mystères, mettait un nom sur chacun d’eux : « Ça, c’est
Mme Moor… Tiens ! Mme d’Athis… » Une
confusion de couronnes et d’initiales, de caprices et de vieilles habitudes, salis en
ce moment par la promiscuité, tout cela s’engouffrant dans l’affreux
réduit à la lueur d’une lampe avec un bruit de déluge intermittent,
s’en allant à l’oubli par un chemin honteux.
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Les visages, chose étrange, n’exprimaient ni pitié ni douleur, plutôt une sorte de
colère. Tous ces gens semblaient en vouloir au duc de sa mort comme d’un abandon. On
entendait des phrases comme celle-ci : « Ce n’est pas étonnant avec une vie
pareille ! » Et, par les hautes croisées, ces messieurs se montraient, à travers le
va-et-vient des équipages dans la Cour, l’arrêt de quelque petit coupé en dehors
duquel une main étroitement gantée, avec le frôlement de sa manche de dentelle sur la
portière, tendait une carte pliée au valet de pied apportant des nouvelles.
De temps en temps, un des familiers du palais, de ceux que le mourant avait appelés
auprès de lui, faisait une apparition dans cette mêlée, donnait un ordre, puis s’en
allait laissant l’expression effarée de sa figure reflétée sur vingt autres. Jenkins
un moment se montra ainsi, la cravate dénouée, les manchettes chiffonnées, dans tout
le désordre de la bataille qu’il livrait là-haut contre une effroyable lutteuse. Il se
vit tout de suite entouré, pressé de questions. Certes les ouistitis aplatissant leur
nez court au treillis de la cage, énervés par un tumulte inusité et très attentifs à
ce qui se passait comme s’ils étaient en train de faire une étude raisonnée de grimace
humaine, avaient un magnifique modèle dans le médecin irlandais. Sa douleur était
superbe ; une belle douleur mâle et forte qui lui serrait les lèvres faisait haleter
sa poitrine.
— L’agonie est commencée, dit-il lugubrement… Ce n’est plus qu’une affaire
d’heures.
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Dans l’antichambre, paisible aussi, brûlaient deux énormes lampes, Un valet de pied
dormait dans un coin, le suisse lisait devant la cheminée. Il regarda le nouvel
arrivant
par-dessus ses lunettes, ne lui dit rien, et
Jansoulet n’osa rien demander. Des piles de journaux gisant sur la table avec leurs
bandes au nom du duc semblaient avoir été jetés là comme inutiles. Le nabab en ouvrit
un, essaya de lire ; mais une marche rapide et glissante, un chuchotement de mélopée
lui firent lever les yeux sur un vieillard blanc et courbé, paré de guipures comme un
autel, et qui priait en s’en allant à grands pas de prêtre, sa longue soutane rouge
déployée en traîne sur le tapis. C’était l’archevêque de Paris, accompagné de deux
assistants. La vision avec son murmure de bise glacée passa vite devant Jansoulet,
s’engouffra dans le grand carrosse et disparut emportant sa dernière espérance.
— Question de confiance, mon cher, fit Monpavon paraissant tout à coup auprès de lui…
Mora est un épicurien, élevé dans les idées de chose… machin, comment donc ?
Dix-huitième siècle… Mais très mauvais pour les masses, si un homme dans sa position…
ps, ps, ps… Ah ! c’est notre maître à tous… ps, ps… tenue irréprochable.
— Alors c’est fini ? dit Jansoulet, atterré… Il n’y a plus d’espoir.
Monpavon lui fit signe d’écouter. Une voiture roulait sourdement dans l’avenue du
quai. Le timbre d’arrivée sonna précipitamment plusieurs coups de suite. Le marquis
comptait à haute voix… Un, deux, trois, quatre… Au cinquième, il se leva :
— Plus d’espoir maintenant… Voilà l’autre qui arrive, dit-il, faisant allusion à la
superstition parisienne, qui voulait que cette visite du souverain fût toujours fatale
aux moribonds. De partout les laquais se hâtaient, ouvraient les portes à deux
battants, formaient la haie, tandis que le suisse, le chapeau en bataille, annonçait
du retentissement de sa pique sur les dalles le passage de deux ombres
augustes, que Jansoulet ne fit qu’entrevoir confusément derrière la
livrée, mais qu’il aperçut dans une longue perspective de portes ouvertes, gravissant
le grand escalier, précédées d’un valet portant un candélabre, La femme montait droite
et fière, enveloppée de ses noires mantilles d’Espagnole ; l’homme se tenait à la
rampe, plus lent et fatigué, le collet de son pardessus clair remontant sur un dos un
peu voûté qu’agitait un sanglot convulsif.
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Le ciel s’était largement éclairci, comme il arrive souvent à la fin des jours de
pluie, un ciel immense, nuancé de teintes d’aurore, sur lequel le tombeau familial des
Mora dressait quatre figures allégoriques, implorantes, recueillies, pensives, dont le
jour mourant agrandissait les attitudes. Rien n’était resté là des discours, des
condoléances officielles. Le sol piétiné tout autour, des maçons occupés à laver le
sol maculé de plâtre rappelaient seulement l’inhumation récente.
Tout à coup la porte du caveau ducal se referma de toute sa pesanteur métallique.
Désormais, l’ancien ministre d’État restait seul, bien seul, dans l’ombre de sa nuit,
plus épaisse que celle qui montait alors du bas du jardin, envahissait les allées
tournantes, les escaliers, la base des colonnes, pyramides, cryptes de tout genre,
dont le faîte était plus lent à mourir. Des terrassiers, tout blancs de cette
blancheur crayeuse des os desséchés, passaient avec leurs outils et leurs besaces. Des
deuils furtifs, s’arrachant à regret aux larmes et à la prière, glissaient le long des
massifs et les frôlaient, d’un vol silencieux d’oiseaux de nuit, tandis qu’aux
extrémités du Père-Lachaise des voix s’élevaient, appels mélancoliques annonçant sa
fermeture. La journée du cimetière était terminée. La ville des morts, rendue à la
nature, devenait un bois immense aux carrefours marqués de croix. Au fond d’un vallon,
une maison
de garde allumait ses vitres. Un frémissement
courait, se perdait en chuchotements au bout des allées confuses.
Ainsi finit l’épisode de la mort du duc de Mora. À sa vie était liée celle du nabab,
qui, privé de son appui, voit tout s’écrouler jusqu’à son honneur.
Il est impossible d’entrer dans plus de détails sur ce roman demi-historique dont la
fable, des plus intéressantes, est écrite avec la puissance d’observation
et le charme communicatif qui ont fait la réputation d’Alphonse Daudet.
Bien des masques des héros du romancier seront levés par le public, mais il ne nous
appartient pas de devancer sa curiosité.
Voilà le premier livre signé Alexandre Dumas fils, de l’Académie
française, et c’est Michel Lévy qui a l’honneur de le publier. Que le lecteur ne
s’y trompe pas cependant ; bien que la plupart des nouvelles qui le composent soient à
peu près inconnues aujourd’hui, elles ne sont point absolument inédites.
Voici, du reste, l’histoire de ce volume racontée par l’auteur dans sa préface :
Michel Lévy a voulu absolument réunir en un volume ces nouvelles, dont quelques-unes
(la Fin de l’an, Angélique, les Trois chants du bossu, l’Exécution capitale,
Offland)
ont déjà vingt, vingt-cinq, et même
trente ans de date. Elles croyaient dormir tranquilles, ignorées et absoutes dans des
journaux jaunis, mais elles avaient compté sans un collectionneur impitoyable, M. le
vicomte de S… dont j’aurais bien envie de me venger en lui dédiant ce recueil. Il m’a
dénoncé à mon éditeur, qui prétend que le public s’intéresse à ces résurrections-là.
Doit-on faire revivre ce qui n’aurait peut-être pas dû naître ? Ces premiers essais,
dont j’avais oublié jusqu’à l’existence, ont eu pour moi, quand je les ai relus, un
charme qu’ils n’auront pas pour le lecteur nouveau ; ils m’ont fait revivre quelques
heures de mon insoucieuse jeunesse en évoquant les circonstances au milieu desquelles
je les écrivais, si heureux et si fier alors d’être imprimé. En tous cas, ils sont un
point de départ et complètent l’ensemble d’une œuvre.
Je dois cependant un dernier aveu au public. J’ai supprimé une historiette
sentimentale (la Croix de Pierre), qui avait paru dans le
Journal des Demoiselles, et un conte à la façon de Boccace
(les Maris), qui avait paru dans une revue dont j’ai oublié le nom.
C’était vraiment trop insignifiant et trop mauvais.
Je prévois, cher lecteur, que vous aurez le droit de me dire quand vous aurez lu les
autres : que, pendant que j’y étais, j’aurais pu…, ne me le dites pas ; nous ferons
mieux une autre fois.
Alex. Dumas fils.
Eh bien, certes, le lecteur ne se dira pas cela, car il est dans ce recueil telle ou
telle nouvelle écrite par Dumas d’autrefois qui est digne du Dumas de l’Académie. On ne
sent pas dans ces récits, simplement contés, les révolutions qui s’opèrent souvent dans
l’esprit d’un écrivain ; on y voit Dumas fils
partant fort
jeune en campagne, mais déjà armé de sa terrible loupe, de son scalpel et de sa
plume.
Disons cependant qu’on y rencontre plus souvent peut-être le charme, cette fleur de
jeunesse qui serait, il est vrai, bien inutile dans les thèses sévères et les plaidoyers
philosophiques que soutient présentement l’auteur de la Femme de
Claude.
En homme de goût, M. Alexandre Dumas nous a livré dans leur état primitif les œuvres de
sa jeunesse, alors qu’il lui eût été bien aise d’y apporter la plus-value de son
expérience. Nous pourrons donc constater comment a grandi ce talent osé, qui a su
élargir le roman et le drame jusqu’à en faire un cours de morale ; nous verrons couler
les premières gouttes de cette source qui, suivant sa pente, est devenue subitement un
des grands fleuves où vont se baigner et se désaltérer tant de désillusionnés de la
vie.
Car, ce qu’on ne sait pas, c’est que le cabinet d’homme de lettres de Dumas est un peu
celui d’un grand médecin, et que chaque jour on vient le consulter sur quelque maladie
morale dont on a trouvé le spécimen dans tel ou tel personnage de l’un de ses romans ou
de ses pièces.
Je m’arrête. Il s’agit de Dumas à vingt ans, et tout le bien que j’en dirais ne
vaudrait pas les quelques morceaux que je recopie. Lisez plutôt cette courte nouvelle,
qui n’est pas l’œuvre d’un commençant ;
Un de mes amis, un peu plus jeune que moi, fils d’une
bonne et honnête maison, se promenait par un beau soir d’été dans le parc d’Asnières,
dont, à cette époque, on venait de faire un bal. Il y a de cela une douzaine d’années.
Les quadrilles commençaient à se vider, les verres de couleur à pâlir. Il était seul
et s’ennuyait comme un homme bien élevé qui est venu chercher une distraction dans un
milieu qui n’est pas le sien. Il avisa une jolie personne de vingt ans qui se
promenait ou plutôt qui promenait un mirliton d’une longueur démesurée. Elle avait
perdu son amie dans la foule, et elle tenait son mirliton en l’air, pour que son amie,
reconnaissant de loin le drapeau, rejoignit le régiment.
Mon ami, qui avait sa voiture, offrit à ces deux dames de les reconduire ; elles
acceptèrent.
Voici le commencement. Vous devinez la suite.
Ils déroulèrent peu à peu toutes les devises du mirliton, et quand ils eurent fini,
ils recommencèrent. Bon et brave garçon, belle et bonne fille, ils s’aimaient entre le
peu et le trop, sans rien demander à la minute qui précédait celle où ils se voyaient,
sans rien exiger de celle qui allait suivre. Ils s’aimaient parce qu’ils étaient
jeunes, parce qu’ils étaient libres. Amour d’été.
Mon ami était poitrinaire, du fait de son père, qui était mort à trente ans. Quand
les feuilles du parc d’Asnières commencèrent à tomber, il toussa un peu plus que
l’année précédente, puis il s’alita. Sa mère s’assit à son chevet. Quelques amis
prirent quotidiennement le chemin de sa rue. On utilisa les phrases banales : Vous
avez meilleure mine, ça ne sera rien !
La mère ne répondait pas ; elle avait vu mourir le père.
Elle veillait, elle pleurait quand son fils dormait ; elle lui souriait à son réveil,
elle priait et attendait.
Tous les jours, la fille au mirliton, disons Camille ou
Antoinette, le mirliton n’est plus drôle maintenant, tous les jours, Antoinette venait
savoir des nouvelles du malade. — Pas bonnes. — Elle eût bien voulu le voir.
— Impossible. Madame sa mère est là. — C’est juste… Et elle s’en allait.
Elle dînait quelquefois gaiement en revenant de la rue… j’allais nommer la rue ; mais
elle ne croyait pas à la mort. Elle était si jeune et si rieuse, elle !
Un matin, par je ne sais quel pressentiment, elle vint plus tôt que de coutume savoir
des nouvelles.
Il était mort dans la nuit.
— Mort ! C’est impossible ! le premier mot qu’on dit en pareil cas.
Et elle se mit à pleurer, tout simplement, ces grosses larmes qui viennent on ne sait
d’où sous la pression de certains mots. Puis, comme elle n’avait pas pleuré depuis
longtemps, elle pensa sans doute à sa mère, à une sœur, à quelqu’un ; ses larmes
redoublèrent, elle cria qu’elle voulait voir le mort, qu’elle ne s’en irait pas,
qu’elle l’aimait, qu’il l’aimait bien aussi, qu’on ne pouvait l’empêcher de le
voir.
Du fond de la chambre mortuaire, la mère entendit du bruit. Elle ouvrit la porte,
elle ne pleurait pas, elle n’aurait jamais eu assez de larmes pour une aussi grande
douleur.
Elle appela un domestique et lui demanda ce qui se passait.
Le domestique raconta que, depuis le commencement de la maladie de monsieur, une dame
était venue demander tous les jours comment il allait, et qu’en apprenant sa mort,
elle s’était mise à pleurer, et qu’elle voulait absolument le voir une dernière
fois.
Le domestique, tout en soulignant le mot une dame, avait l’air
d’intercéder pour elle.
— Laissez entrer cette dame, dit la mère après une minute
de recueillement, et elle passa dans une autre chambre.
Antoinette entra, se jeta à genoux devant le lit sans oser découvrir le visage du
mort, et chercha quel objet sans valeur elle pourrait emporter, qui lui rappelât
éternellement celui qu’elle avait aimé plus qu’elle ne croyait. Après avoir longtemps
cherché, elle avisa une paire de pantoufles brodées par elle, oisives depuis longtemps
au pied du lit, les mit sous son manteau et partit.
La mère avait défendu que l’on touchât à aucun des objets qui avaient appartenu à son
fils ; elle les avait tous devant les yeux, comme elle avait dans la mémoire toutes
les minutes de sa vie.
Elle s’aperçut de la disparition de ces pantoufles. Elle les réclama avec l’avarice
d’un cœur qui ne veut rien perdre de celui qu’il a perdu.
On chercha partout, Ce fut elle qui devina.
— Savez-vous l’adresse de cette dame qui est venue ici ?
— Oui, Madame.
— Allez lui redemander ces pantoufles.
Antoinette les rendit, mais en suppliant le domestique de les redemander pour elle à
Mme X…
Le domestique fit la commission. Tout est sacré en de pareils moments.
— Reportez-les-lui, dit la mère.
L’enterrement eut lieu.
Mme X… fit faire à son fils un caveau dont elle emportait la clé,
et où elle venait s’enfermer pendant des heures entières.
Elle trouva tous les matins, pendant un mois, plusieurs couronnes suspendues aux
barreaux de la porte en fer.
Elle prenait ces couronnes, entrait, et les déposait sur
le petit autel du fond du caveau.
Le mois suivant, les couronnes diminuèrent. Le troisième mois, elles disparurent,
excepté une, dont la persistance quotidienne finit par étonner et par émouvoir la
mère. Quel était ce souvenir aussi persévérant que le sien ?
Elle questionna le gardien du cimetière.
— C’est une dame jeune, en noir, voilée, qui vient tous les matins avant Madame.
— Avant moi ?
— Oui. Elle s’agenouille devant la grille de la concession, elle
reste là cinq minutes, accroche sa couronne et s’en va. Elle m’a demandé si j’avais
une clé du monument, elle aurait voulu y entrer une fois.
Le lendemain la mère vint plus tôt.
Elle surprit Antoinette.
— Entrez, lui dit-elle en lui donnant la clé. J’attendrai.
Antoinette entra, fit sa prière, rendit la clé à Mme X… et, en la
lui rendant, lui baisa la main.
De Thérèse, la nouvelle qui a donné son nom au livre, je parlerai peu,
bien que ce soit le morceau considérable de l’œuvre ; c’est du Dumas d’aujourd’hui. Je
ne crois pas qu’il lui soit possible d’y changer une idée, une phrase, un mot. Prises
isolément, il est des pages qui peuvent paraître monstrueuses ; celle-ci, par
exemple :
Il sortit. — Frédéric resta seul avec la comtesse.
Alors il se leva, s’approcha lentement de cette dame qu’il ne connaissait pas un
quart d’heure auparavant, en tournant la tête à droite et à gauche, comme pour
s’assurer que personne ne pouvait plus l’entendre et comme
pour la prévenir ; puis, la regardant bien en face, la bouche armée d’un de ces
sourires qui n’appartiennent qu’à lui, il dit avec le ton de quelqu’un qui voudrait
réveiller une personne endormie :
— Thérèse ?
Elle eut comme un frisson, et le rouge lui monta aux joues ; elle ouvrit la bouche
pour riposter à l’insulte que contenait ce seul mot ; mais ses lèvres se rapprochèrent
doucement, elle garda le silence, et regardant cet homme en face, comme il la
regardait, elle attendit.
Alors il continua, toujours sur le même ton :
— Si nous nous aimions deux heures et qu’on n’en parlât plus jamais ?
Un silence de quatre secondes, durant lequel le regard de Frédéric pouvait se
traduire ainsi :
— Je sais à qui je m’adresse et dans quel moment !
— Et quand cela ? dit-elle, toujours sans le quitter des yeux.
— Aujourd’hui.
— Où ?
— Chez moi,
— Et vous demeurez ?
Il donna son adresse.
— Eh bien, attendez-moi à neuf heures.
Qu’on lise la nouvelle entière, qu’on voie comment la scène est amenée, elle aura perdu
sa crudité ; Dumas vous aura enserré dans les fils de sa logique et vous vous direz :
« Après tout, il a peut-être raison ! »
Je voudrais tout rapporter de ce livre qui renferme de charmantes études ; la
Maison du vent, la
Fin de l’an,
Offland, un petit conte allemand à la façon de Zadig ; les
Trois chants du Bossu, autant d’œuvres parfaites dans leur exiguïté.
Avant de finir je citerai, non pas une nouvelle, mais une anecdote fort courte intitulée
Histoire vraie ; et, de fait, ce qui y est conté me paraît trop
charmant pour que je ne le veuille pas vrai :
En 1835, la comtesse X… quittait le Mans pour se rendre à Bordeaux, où elle allait
faire ses couches dans la famille de son mari. Elle voyageait en poste dans sa
voiture, accompagnée d’une femme de chambre et de son domestique. Ce voyage, entrepris
trop tard, était, dans la position de la comtesse, une grave imprudence, si grave,
qu’après deux jours de marche, la comtesse sentit qu’il lui était impossible de
continuer sa route. Il fallut s’arrêter aux premières maisons qui se rencontrèrent :
c’était entre Angoulême et Libourne. Il était nuit ; on ne pouvait, espérer trouver
dans un si misérable bourg les secours que réclamait impérieusement l’état de la
voyageuse.
Le hasard est un grand maître.
Un médecin, appelé en toute hâte de la ville voisine, venait justement d’arriver dans
le village, où il donnait ses soins à une femme, attendant auprès de sa cliente la
dernière-période de l’état le plus intéressant. Au bruit que fit l’arrivée de la
comtesse, aux cris du domestique qui avait réveillé tout le monde dans le village, le
docteur sortit et s’approcha de la voiture de poste. On descendit la comtesse de son
coupé ; d’hôtel ou d’auberge il n’y en avait pas, cela va sans dire. ! Le docteur fit
installer tant bien que mal un lit dans la chambre de la paysanne, y fit déposer la
comtesse, et attendit les événements.
Pensez ce que vous voudrez de la vraisemblance de mon
histoire, mon cher monsieur Z…, mais la vérité est que, quelques instants après, la
femme de chambre de Mme X… annonçait aux commères assemblées
autour de la maison la venue simultanée de deux garçons des mieux portants.
Dans la précipitation d’un pareil moment, on ne prend pas garde à tout. Il n’y avait
là qu’un berceau. Le docteur y déposa les nouveau-nés et s’occupa de leurs mères.
Quand la comtesse fut revenue à elle, elle demanda à embrasser son fils. Le docteur
s’aperçut alors de l’étrange confusion qu’il avait faite ; il se troubla, comme ahuri,
de cette demande, et avoua la situation.
X… réfléchit un instant.
— Docteur, dit-elle, quelle est cette femme à qui je dois l’hospitalité ?
— Une pauvre paysanne dans la misère, mère de plusieurs enfants, et pour laquelle le
nouveau-né est plus un surcroît de peine qu’une joie.
— Eh bien, dit en souriant la comtesse, j’aurai deux fils au lieu d’un.
Le domestique partit pour Bordeaux avec la voiture de poste qui, la nuit suivante,
amenait le comte auprès de sa femme.
Le comte sut tout, et, au mot que lui répéta le docteur, il regarda la comtesse et la
remercia dans un sourire de ce noble et sincère élan de sa maternité.
Quant à la paysanne, en laissant son fils à des mains étrangères, elle consentit à un
sacrifice qui assurait l’existence de sa famille. Le comte pourvut du reste largement
à ses besoins.
Quelques jours après, la comtesse partait en emmenant les enfants ; elle les garda
auprès d’elle, les aimant d’une égale tendresse, sans laisser atteindre un seul jour
son âme maternelle par une cruelle pensée d’incertitude.
Le comte mourut.
La loi n’entre pas dans les romans de maternité. Il y avait là deux enfants inscrits
à l’état civil sous deux noms différents. Le hasard seul avait fait de l’un le fils du
comte X…, de l’autre le fils de la paysanne. Mais peu importait au Code civil. Le
cœur de la comtesse pouvait réclamer contre cette distinction ; cela ne regardait pas
la loi.
Les jeunes gens devenus majeurs, le conseil de famille se réunit pour rendre au fils
du comte ce qui lui revenait, par testament, des biens de son père. Il fallait donc
que la comtesse décidât entre ces deux enfants de son âme : qu’elle fît à l’un une
situation qui peut-être revenait à l’autre. Le conseil de famille la laissait arbitre
dans une question douloureuse qu’elle avait toujours éloignée de son esprit. Le moment
était venu de la résoudre.
— Messieurs, dit la comtesse, ce que je ne me sens pas la force de faire, faites-le :
choisissez vous-mêmes. À celui que vous aurez nommé reviendra la fortune du comte.
Quant au second, je le jure, il aura la mienne, l’une vaut l’autre. Je puis la lui
donner de la main à la main.
En parcourant ces quelques pages si simples, si touchantes, ne se trouve-t-on pas
l’esprit reposé comme lorsqu’on vient de relire une des charmantes anecdotes de
Diderot !
Si je ne me retenais, je citerais bien aussi la douloureuse histoire d’une pauvre
portière ; il y a là un cocodrille qui fera venir des larmes à bien
des yeux. Mais, comme disent les tourlourous qui écrivent à leurs familles, « le papier
me manque, et c’est bien heureux, mes chers parents, car, tout bien considéré, je
n’avais plus rien à vous dire ».
Chose singulière, c’est pendant les jours d’été, pendant les mois de repos passés à la
campagne, où l’habitant des villes peut trouver le temps, de lire, que MM. les éditeurs
ont placé leur morte-saison. Les plus osés produisent presque clandestinement un volume
de loin en loin ; encore ont-ils bien soin de n’en pas aviser la presse, et si le hasard
ne m’avait fait passer devant les vitres de Victor-Havard, j’ignorerais comme tout le
monde que M. Gustave Droz vient de publier chez lui un nouveau roman
Tout heureux de cette découverte, j’ai acheté le livre, et je l’ai lu avec l’intérêt
qu’excite toute nouvelle production de l’auteur de Monsieur, Madame et
Bébé.
Le roman de M. Droz est plutôt une étude consciencieuse de
la fin du siècle dernier qu’un roman. C’est un cadre dans lequel il a fait entrer de
nombreuses et minutieuses observations, c’est une reconstitution habile de l’époque qui
a précédé la Révolution.
L’action est des plus simples et, en homme qui sait son métier, l’auteur l’a enveloppée
d’une forme mystérieuse faite pour piquer la curiosité du lecteur. Il y a dans
les Étangs un problème comme Edgar Poe aimait à en résoudre ; étant
donnés tels ou tels événements plus ou moins embrouillés, il s’agit de trouver un fil
conducteur et d’arriver à la connaissance de la vérité. Cuvier ne procédait pas
autrement dans un autre ordre de choses et reconstituait avec un os tout un être
antédiluvien. Seulement, et cela soit dit sans offenser la mémoire de Georges Cuvier, il
ne façonnait pas lui-même l’os qui devait servir de point de départ à ses études et à
ses déductions.
Voici en quelques mots l’idée mère du nouveau livre :
Darthel est un jeune homme curieux des choses du passé ; le hasard et un orage le
conduisent dans un vieux château tombé en ruine ; belles ruines s’il en fut, où toutes
les grandes époques de notre histoire artistique ont laissé leurs traces, où le gothique
a vu la Renaissance construire ses
élégances à côté de sa
sévérité, où le Louis XIII, le Louis XIV, le Louis XV sont venus imprimer la marque de
leur passage. Quelques renseignements, une liasse de papiers de famille tombent entre
les mains du chercheur et lui révèlent un drame sanglant dont la justice n’a pas pu, il
y a près de cent ans, découvrir l’auteur.
À force de soins, d’études, Darthel ressuscite sur le papier tous ses personnages et,
de suppositions en déductions, arrive à débrouiller l’écheveau dans lequel se sont
perdus les hommes de justice qui ne sont plus que cendres aujourd’hui.
Dans l’impossibilité de résumer autrement le livre de M. Droz, je me contenterai de
citer quelques pages, de charmants tableaux qui me paraissent devoir assurer le succès
des Étangs.
Voici d’abord une partie de la description du château où se passe le roman :
La porte s’ouvrit et nous aperçûmes une petite vieille à la face stupide qui nous
dévisageait. Elle avait relevé sa jupe par-dessus sa tête pour traverser la cour, et
sous son jupon trop court, on voyait ses jambes brunes et noueuses comme un vieux
sarment de vigne. Au bout d’un moment, elle comprit enfin que nous n’étions pas des
voleurs de grands chemins, et, désireuse aussi, probablement, de ne pas rester plus
longtemps exposée au déluge, elle nous laissa passer.
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Il est impossible de trouver quelque chose de plus pittoresque et de plus charmant
que le spectacle qui s’offrit alors à nos yeux :
Imaginez un tout petit manoir à moitié en ruines, perdu,
noyé dans la plus insoumise des végétations et comme dévoré par elle.
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À gauche en particulier se dressait une tourelle à pans coupés dont on devinait les
élégants détails sous le manteau de lierre qui la recouvrait ; son toit pointu se
perdait dans les branches d’un chêne séculaire, et vers son milieu une étroite fenêtre
à meneaux, encore munie de ses petites vitres à losanges enchâssées de leurs vieux
plombs, vous regardait curieusement. Tout près de la tourelle, une porte basse,
étroite, sorte de cave à moitié bouchée par le tronc d’un énorme figuier fléchissant
sous le poids des années, branlant, craquant au vent et de tous côtés soutenu par des
étais presque aussi vieux que lui.
Je saute soixante pages et je trouve ce portrait charmant de la tante du héros de notre
roman :
Rien de plus triste et de plus froid que l’austère cellule qui servait de chambre à
la maîtresse de la maison. La pauvreté de la chère femme apparaissait d’abord : de
maigres petits rideaux transparents et reprisés en beaucoup d’endroits, mais d’une
blancheur irréprochable, encadraient la fenêtre et entouraient l’étroite couchette.
Trois ou quatre chaises de forme antique et recouvertes de housses décolorées
attendaient les visiteurs derrière les petits tapis… Cependant ma bonne tante, calme
et sérieuse comme un chef arabe, assise dans son grand fauteuil et ayant au bras son
sac en soie violette, nous attendait. Ses deux mains maigres, perdues dans les plis de
ses gants, reposaient sur ses genoux, à la façon des divinités égyptiennes, et, sous
les grands tuyaux de son bonnet, qui ressemblait beaucoup à la coiffe d’une
religieuse, s’épanouissaient deux touffes de cheveux
frisés
en boucles. Ce qui m’étonnait, c’est la diversité de coloration de ces deux touffes.
Je les vis tantôt grises, tantôt noires ; dans les dernières années elles étaient plus
volontiers blondes, mais d’un blond tirant sur le roux et nuancé de reflets verdâtres
tout à fait singuliers. La citoyenne Grivault mettait ses touffes comme on met ses
décorations : dans les grandes circonstances seulement. C’était une habitude, et j’ose
dire à sa louange que la coquetterie n’y était pour rien.
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On doit juger, d’après cela, quelle devait être mon émotion lorsque, à la visite du
jour de l’an, il fallait lui réciter ma fable, puis embrasser sa main, qu’elle
dégantait tout exprès. Il est vrai qu’après cette cérémonie elle ouvrait son sac
violet et sortait un petit cornet de pralines détestables, un beau louis d’or
enveloppé dans un morceau de papier et m’offrait le tout avec une vilaine grimace qui
n’était autre chose qu’un affectueux sourire. Chère vieille tante ! que de privations
représentait ce louis d’or !
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Comme il nous arrivait parfois d’entrer à Saint-Sulpice le matin du jour de l’an pour
entendre la messe avant d’aller déjeuner rue de Vaugirard, je vis bien souvent le
carrosse de ma tante stationner à la porte de l’église, où il faisait toujours
sensation. Je l’aperçus, elle aussi, la pauvre femme, réfugiée dans un coin de la
chapelle des morts, vêtue d’un grand manteau noir à petite pèlerine et coiffée d’un
chapeau immense qui rappelait avec une fidélité désolante la capote profonde des
cabriolets fort à la mode à cette époque. Quant à Loïlle, agenouillée derrière sa
maîtresse, les mains jointes, la tête baissée, enveloppée dans un châle beaucoup trop
grand, elle avait l’air d’un paquet oublié sur la dalle.
Suit un portrait de Greuze, peint de main de maître, c’est le cas de le dire :
Je n’étais encore qu’un enfant, cela est vrai, mais il y a
des bouffées d’air tiède qui parfois devancent le printemps.
Ce sentiment indéfinissable n’avait pour objet, comme on peut le penser, ni ma bonne
tante Anne ni sa fidèle Loïlle ; il s’adressait à un pastel inachevé, suspendu près du
lit, au-dessus d’un rameau de buis. C’était le portrait d’une jeune fille mise à la
mode du siècle dernier, souriante, très légèrement poudrée, fraîche comme une rose.
Son col et sa poitrine étaient nus sous un fichu léger comme un zéphir et fripé comme
un bonnet de mousseline qu’on aurait ramassé de l’autre côté du moulin.
Au milieu de cette neige, un petit bouquet bleu, non pas flétri, mais comme pâmé et
prêt à s’endormir dans ce tiède petit coin. Mon imagination n’était pourtant pas
précoce ; j’avais la candeur d’une tourterelle privée, et cependant je ne pouvais
regarder ce portrait sans rougir. Il rayonnait, me chauffait la joue. Je ne m’étais
jamais demandé si la jeune fille au bouquet bleu était jolie ou laide, chaste ou
coquette ; j’ignorais, bien entendu, toutes ces nuances et je subissais le charme de
cet art exquis avec un abandon et une sincérité d’innocence que je ne me rappelle pas
sans quelque orgueil. J’ai vraiment bien mérité de posséder ce bijou qui peut compter
parmi les chefs-d’œuvre de Greuze.
Imaginez la plus jolie fille du monde ayant dansé sur l’herbe depuis un bon moment,
joyeuse, toute moite encore, heureuse de vivre, d’être trouvée jolie, de respirer le
grand air et retournant tout à coup la tête pour répondre à je ne sais quelle malice,
un peu trop tendre sans doute, que son danseur vient de lui murmurer en passant. Son
joli cou est légèrement tordu, sous la gaze légère sa poitrine virginale se gonfle un
peu ; songez qu’elle est essoufflée et qu’il faut reprendre haleine pour répondre à
l’audacieux. Déjà sa bouche est entrouverte, on aperçoit le blanc laiteux de ses
dents ; le coin de sa bouche est imperceptiblement soulevé.
Si elle osait rire, on verrait apparaître la jolie fossette qui s’ébauche
coquettement vers le milieu de la joue.
Voici à propos des écritures et des signatures une page que je recommande non seulement
aux graphologues (!), mais aussi aux gens dégoût. Il s’agit de ces
invraisemblables signatures que les tabellions apposaient autrefois au bas des
actes :
À examiner certaines écritures du vieux temps, on croirait avoir sous les yeux le
tracé chorégraphique de quelque ballet d’apparat. Les signatures de notaire en
particulier, sont en ce genre des œuvres absolument uniques. Ce qu’il fallait de
recueillement, de soin, de légèreté de main, de talent naturel et d’étude sérieuse
pour exécuter ces chefs-d’œuvre est vraiment prodigieux. Comment un homme capable de
prendre cette peine pour tracer son nom n’en aurait-il pas eu le respect ?
Je le vois d’ici, ce cher notaire à perruque, je le vois déposer sa tabatière d’or
sur le coin de la table, tâter son jabot, s’asseoir noblement, ajuster son papier,
examiner sa plume, la tremper dans l’encre et, devenant tout à coup sérieux, lancer
sur le papier ce premier jet élégant et hardi, prélude des plus étonnantes
variations ; sa main passe et repasse, s’allonge et se replie. Bientôt il semble que
la passion l’emporte ; les traits se multiplient et, par des retours subits et
rapides, elle est entraînée de tous les côtés en même temps. Vingt fois elle revient
sur sa route sans passer par le même chemin. On tremble, on a le vertige. Sans doute
elle erre à l’aventure, cette audacieuse main, et bientôt elle va s’arrêter confuse au
milieu de l’inextricable chaos où elle s’emprisonne à plaisir. Mais non : le tabellion
sourit et nous rassure ; la plume grinçante, fatiguée mais soumise,
achève une dernière volte, exécute une dernière pirouette, et tout à
coup, épuisée, sans force, tombe la tête la première dans le trou de l’écritoire, où
elle reste immobile et droite comme un peuplier au bord d’un étang.
Le notaire a signé.
J’arrête là mes citations ; aussi bien la moitié du livre y passerait s’il fallait
reproduire tous les traits délicats, les descriptions ingénieuses et les tableaux
d’après nature. Est-ce à dire que l’intérêt romanesque y manque ? loin de là ; mais ce
qui est certain, c’est qu’il est des écrivains qui, pressés d’arriver au but, font
prendre le chemin de fer à leurs lecteurs, et que d’autres aiment mieux les conduire à
pied pour leur montrer tel ou tel point de vue, un bouquet de bois, une cavée, un lever
ou un coucher de soleil, un beau chêne ou un brin d’herbe ; M. Droz est de ces derniers.
Que ceux qui aiment la nature et qui ne sont pas attendus à heure fixe le suivent !
Il est difficile de faire la critique d’un livre qui, dès la première quinzaine de sa
publication, s’est vendu à près de vingt mille exemplaires. Le succès de Monsieur
de Camors est dépassé par celui de ce dernier roman d’Octave Feuillet.
Le Journal d’une femme est ce qu’est généralement une confession, l’aveu
des fautes d’autrui. En effet, Charlotte, qui est une figure sympathique, charmante dans
le livre de M. Feuillet, cède bien vite à l’intérêt qu’inspire Cécile, la véritable
héroïne du roman.
La fabulation de ce livre est fort simple : Cécile épouse par un caprice inconscient un
brave général, M. d’Eblis ; elle croit l’aimer. Ce mariage fait un
peu par tout le monde et par Charlotte, qui se sacrifie à son amitié et
à un sentiment fort noble, ne produit qu’une de de ces unions banales où l’amour ne
reste pas longtemps s’il y est venu, et un beau jour, Mme d’Eblis
devient coupable. C’est là que se développe la moralité du roman et que le talent de
M. Octave Feuillet intervient avec toutes les ressources de son charme. Les remords de
la coupable, le suicide, tout est peint de main de maître, et bien à plaindre sont les
cœurs qui n’en seront point touchés.
La forme de roman par lettres, si pénible d’ordinaire, ne nuit aucunement à l’action ;
au contraire, elle lui donne ici une allure et une légèreté inaccoutumées ; les
intéressants seraient faciles à faire de ce beau livre, aujourd’hui dans toutes les
mains ; je coupe au hasard ces pages charmantes d’un récit militaire demandé au général
d’Eblis.
Il hésita, soupira, puis s’inclinant légèrement :
— Oh ! mon Dieu ! oui. — J’étais alors sous Metz… Dans la soirée dont je parle, le
27 octobre, j’avais été chargé de porter quelques ordres dont le sens ne me paraissait
que trop clair… Je devais en particulier arrêter dans sa marche un de nos régiments
dont j’ai oublié le numéro. Je l’avais rejoint et arrêté en effet… J’allais repartir…
J’attendais seulement que mon cheval eût un peu soufflé… Nous nous trouvions alors
dans une plaine près d’un village nommé Colombey, je crois ; les horribles tempêtes
qui marquèrent ces jours sinistres s’étaient apaisées pour quelques heures ; une lune
tranquille se reflétait dans les flaques d’eau qui
couvraient la campagne. L’imagination fait des rapprochements étranges. Il y a
certainement, peu de rapport entre le décor riant qui nous entoure ici et ces
marécages désolés ; cependant, ce clair de lune sur l’eau, me les rappelant tout à
l’heure…, et ces beaux cygnes qui dorment là me faisaient songer à mes dragons
d’escorte, immobiles comme eux dans leurs manteaux blancs… Le régiment, en attendant
de nouvelles instructions, gardait ses rangs, l’arme au pied. On avait allumé un grand
feu de bivouac, autour duquel quelques officiers s’entretenaient à voix basse d’un air
morne… Des bruits de capitulation couraient depuis la veille dans les camps… Le
colonel, qui était un homme déjà mûr, à moustaches grisonnantes, allait et venait
solitairement à quelque distance en froissant dans sa main l’ordre que je lui avais
apporté. — Tout à coup, il s’approcha de moi et me saisit le bras :
— Capitaine, me dit-il avec l’accent d’un homme qui va en provoquer mortellement un
autre, deux mois je vous prie !… — Vous venez du quartier général… vous devez en
savoir plus long que moi… C’est la fin, n’est-ce pas ?
— Mon colonel, on le dit, et je le crois.
— Vous le croyez ?… Comment pouvez-vous croire une chose pareille ?
Il lâcha mon bras avec une sorte de violence, fit quelques pas, et, revenant à moi
brusquement, il me regarda dans les yeux :
— Prisonniers alors ?
— Mon colonel, je le crains.
Il y eut encore un silence : il demeura quelque temps devant moi dans une attitude de
réflexion profonde ; puis, relevant la tête, il reprit avec une émotion
dans la voix :
— Et les drapeaux ?
— Je ne sais pas, mon colonel.
— Ah ! vous ne savez pas ?
Il me quitta de nouveau, et marcha à l’écart pendant cinq ou six minutes ; s’avançant
alors vers le front de ses hommes, il dit d’un ton de commandement :
— Le drapeau !
Le sous-officier qui portait le drapeau sortit du rang. — Le colonel saisit la hampe
d’une main, et levant l’autre vers le groupe des tambours :
— Ouvrez un ban ! dit-il.
Les tambours battirent.
Le colonel s’était approché du feu, portant haut le drapeau : il posa la hampe sur le
sol, promena un regard sur le cercle des officiers, et se découvrit : — ils
l’imitèrent tous aussitôt ; la troupe attentive gardait un silence de mort.
— Il eut alors un moment d’hésitation ; je voyais ses lèvres trembler ; ses yeux
étaient attachés avec une expression d’angoisse sur le glorieux lambeau de soie
déchirée, triste image de la patrie. Enfin, il se décida : il fléchit un genou, et
coucha lentement l’aigle dans l’ardent foyer. — Une flamme plus vive jaillit soudain
et éclaira plus nettement les visages pâles des officiers. Quelques-uns
pleuraient.
— Fermez le ban ! dit le colonel.
Et pour la seconde fois résonna la batterie lugubre des tambours détrempés par la
pluie.
Il remit son képi et vint vers moi.
— Capitaine, — me dit-il de sa voix la plus dure, — quand vous serez là-bas, ne vous
faites aucun scrupule — aucun — de raconter ce que vous avez vu !… Je vous salue.
— Mon colonel, lui dis-je, voulez-vous me permettre de vous embrasser ?!
Il m’attira violemment sur sa poitrine, et, me serrant à m’étouffer :
— Ah ! mon pauvre enfant ! — murmura-t-il ! — mon pauvre
enfant !
À ce point de son récit, M. d’Eblis se détourna, et j’entendis une sorte de sanglot.
Je ne pus m’empêcher de lui tendre ma main. — Il parut étonné ; il la prit et la
pressa avec force.
— N’est-ce pas, vous comprenez tout ce qu’on souffre dans ces moments-là ?
— Oui.
Et, comme je retirais ma main, il la retint doucement.
— Si quelque chose au monde, ajouta-t-il, pouvait les faire oublier, ce serait un
moment comme celui-ci.
Je ne répondis pas, et il me rendit ma main.
Après quelques pas faits en silence :
— Si nous rentrions ? lui dis-je.
— Hélas ! tout ce que vous voudrez !
Et nous rentrâmes.
Le style de M. Octave Feuillet n’est plus à juger, non plus que son grand rôle dans la
littérature contemporaine, mais on peut, d’après ce seul morceau, avoir une idée de la
perfection du détail, des soins de mise en scène qui accompagnent l’action principale du
Journal d’une femme ; nous n’avons qu’un regret, c’est, en rendant
compte de ce livre, paru chez M. Calmann-Lévy, de ne pouvoir lui prédire un grand
succès, puisqu’il l’a obtenu dès le jour même de son apparition.
Voici peut-être des œuvres de M. François Coppée le volume qui obtiendra le plus grand
succès. Ajoutons que ce succès est mérité, et qu’à notre époque de poésie le plus
souvent nuageuse sans élévation, énergique sans but, on est heureux de trouver un homme
qui, avec le culte de la forme, ait le respect de l’idée. Comme il ne faut imposer à
autrui ses sympathies ni ses opinions personnelles, je ne saurais mieux faire que de
citer la pièce suivante comme échantillon des cinquante et quelques morceaux qui
composent le volume qui vient de paraître chez Lemerre.
Citons cet épisode historique de la Terreur :
L’UN OU L’AUTRE
On peut juger de la valeur du livre d’après ce seul . Bien d’autres pièces
seraient à citer, telles que l’Hirondelle de Bouddha, le
Liseron, le Fils de l’empereur, les Mois,
etc. En résumé, l’apparition
de cet ouvrage est un événement
heureux pour ceux qui aiment les beaux vers dans des pièces d’un autre caractère et
charmantes de sentiment et de fraîcheur ; les compositeurs trouveront aisément des
prétextes à leurs inspirations musicales.
Une des grandes qualités du roman que M. Francisque Sarcey vient de faire paraître chez
Calmann-Lévy est d’être une étude d’après nature ; il est certain que l’auteur a connu
et aimé son héros et que l’invention est entrée pour peu de chose dans les trois cents
pages qui composent son nouveau livre. Un détail fantaisiste (et c’est le plus grand
éloge que je puisse faire de cet ouvrage) y serait déplacé ; tout a certainement été vu
et observé dans ces pages qui ne sont que le procès-verbal du martyre d’un humble
professeur sorti de l’École normale.
Étienne Moret est un pauvre diable, comme nous en avons tous rencontré quelque part ;
tout lui tourne
à mal, et il semblerait que seule la fée
Carabosse ait présidé à son baptême. La nature, qui eût bien pu se dispenser de le
produire, semble s’être plu à entourer ce pauvre cœur aimant de laideurs et de
gaucheries afin que tous, hommes et femmes, s’en éloignassent à première vue.
Son entrée dans la salle du grand concours est un chef-d’œuvre de vérité.
Je n’ai jamais vu de singe qui ressemblait plus à l’homme qu’il ne ressemblait
lui-même à un singe. Il était de petite taille, mal tourné et le cou dans les épaulés.
La bouche s’avançait en forme de museau et se fendait, pour sourire, jusqu’aux deux
oreilles. Les lèvres, en se retirant, laissaient voir deux rangées de clous de girofle
d’une plantation irrégulière. La nature semblait avoir fait des économies sur son nez,
qu’on apercevait à peine, tant il était enfoncé et aplati entre les pommettes
saillantes des joues !
Mais elle avait pris sa revanche sur les oreilles, et n’en avait pas ménagé l’étoffe.
C’étaient d’amples et larges oreilles qui ne ressemblaient pas mal à de belles
huîtres, avec leurs rebords ouverts et plats. Il fallait chercher ses yeux, perdus
sous les plis tombants des paupières ; on eût dit qu’ils avaient été percés avec une
vrille. Au fond de leurs deux petits trous gris brillaient deux points lumineux d’une
inconcevable mobilité. Quelques poils ébouriffés les surmontaient en guise de
sourcils, et les cheveux, coupés ras, se redressaient en brosse sur sa tête.
Son visage se fronçait incessamment de rides singulières il se décomposait à tout
propos en grimaces qu’il était impossible de voir sans songer à ces vilains magots qui
dansent en place publique sur les orgues de Barbarie.
Les écoliers ne portaient pas encore la tunique à cette
époque. Il avait donc l’habit noir, son bel habit noir, son habit des dimanches,
s’il vous plaît ; car on se mettait en grande tenue pour ces jours de solennités
classiques. Non, vous ne pouvez imaginer rien de plus piteux, de plus lamentable que
ce malheureux habit noir, tout fripé, dont les basques trop longues pendaient
mélancoliquement sur les mollets. On ne retrouverait son pareil que sur le dos des
balayeurs de Londres, qui demandent fièrement l’aumône en habit de bal et en chapeau
rond.
Nous ne nous piquions pas certes de beaucoup de soin dans notre mise ; nous n’étions
pas de beaux fils, comme messieurs les collégiens d’aujourd’hui, qui jouent au gandin
et au petit crevé.
Mais ce pauvre garçon faisait tache sur la négligence commune. Le reste de son
costume s’en allait à l’avenant. Son pantalon, veuf de bretelles, ne tenait plus que
par des ficelles rouges, dont les bouts passaient dans l’intervalle laissé entre son
gilet trop court et le haut de sa culotte. Ses bas retombaient sur des souliers tachés
de larges éclaboussures. Son chapeau, tout bossué, brillait au soleil de reflets
roux.
Il fallait, avant d’arriver dans la salle, monter un perron de quelques marches. Il
s’y prit de façon si maladroite qu’il heurta contre le premier degré et tomba tout de
son long, les mains en avant, le nez contre terre. Les dictionnaires qu’il portait sur
son dos passèrent par-dessus sa tête et roulèrent près de lui sans lui faire aucun
mal ; mais il écrasa dans sa chute le pot de confitures dont l’administration du lycée
Henri IV pourvoit généreusement ses champions. Nous éclatâmes tous de rire ; il se
releva du plus beau sang-froid du monde, regarda, en souriant, les ruisseaux de gelée
de groseille qui coulaient, comme miel de l’âge d’or, sur son gilet et sur son habit,
les ramassa, sans maudire, du bout de son doigt, qu’il essuya très proprement sur ses
lèvres,
et s’en alla s’asseoir à la place qui lui était
destinée, semblable aux dieux immortels, qui voient d’un œil serein les vaines
agitations des hommes et la chute des empires.
Je passe pour le moment sur les péripéties des premières, des seules amours de ce
déshérité ; attiré par son cœur dans le grenier d’une pauvre femme, il lui vient en aide
et, sans s’en douter d’abord, est pris d’amour pour sa fille Pauline. « C’est un
bien joli meuble dans un appartement qu’une jolie fille »
, dit M. Sarcey ;
c’était aussi l’avis d’Etienne Moret. Mais que faire quand on se sent laid, timide, un
peu ridicule ; ce que fit le pauvre professeur, s’éloigner.
Le voilà parti pour Rodez, cherchant à oublier, tombé aux griffes des provinciaux ;
pour se croire encore à Paris il écrit, à ses amis, de touchantes lettres dont je
garantirais l’authenticité.
J’ai parlé des griffes des provinciaux, je n’ai pas parlé de celles des enfants, des
terribles bourreaux que nous avons tous été plus ou moins sur les bancs des
collèges.
Un matin, notre ami Moret arriva, horriblement enrhumé, dans sa classe, et comme son
habitude était de rester en classe tête nue :
— Messieurs, dit-il avec beaucoup de politesse, je suis un peu souffrant, je prendrai
la liberté, si vous le voulez bien, de garder ma toque.
Le brave garçon n’avait nul besoin de permission, puisque la toque du professeur,
comme celle de l’avocat, jouit d’une immunité que ne possède point le chapeau. Mais il
n’avait pas plus tôt coiffé sa toque qu’un de ses élèves se leva :
— Puisqu’il en est ainsi, dit-il tout haut en gouaillant,
je ne vois pas pourquoi je serais plus poli que mon professeur.
Et il se planta sa casquette sur la tête, et toute la classe l’imita.
— Je vous ferai observer, messieurs, dit Moret d’un ton de voix qui eût attendri des
tigres, que je suis enrhumé.
— Nous aussi ! cria toute la classe.
— Voilà qui est différent !
Et il commença sa leçon au milieu des rires étouffés de ses quarante gamins. Quand
par un mouvement machinal il ôtait sa toque, quarante bras se levaient en même temps
et quarante casquettes étaient posées sur le bane ; s’il éternuait, quarante
éternuements lui répondaient à la fois.
— Mais, messieurs… objectait-il doucement.
— Tiens ! on n’a plus le droit d’être enrhumé, alors ! vous l’êtes bien, vous !
Conterai-je le sable mêlé à l’encre de son écritoire, les épingles enfoncées dans sa
chaise, les grains de poudre cachés dans le poêle, les boulettes de papier mâché
envoyées au plafond pour y tenir en suspens des silhouettes égrillardes, les singes
dessinés sur tous les murs avec des devises insultantes, toutes les farces classiques,
dont la plupart d’entre vous ont sans doute gardé le souvenir dans leur mémoire ?
Aucune ne fut épargnée à notre camarade. Il lui avait échappé un jour de leur dire :
« Vous êtes bien fatigants avec tous ces lazzis. » Ce mot de lazzi les avait amusés,
et comme Moret était de taille courte, ils l’avaient tout aussitôt surnommé : lazzi
mineur. Ce sobriquet sous forme de calembour, était un texte perpétuel de
plaisanteries détournées, dont le pauvre Moret ne pouvait saisir le sens.
Commençait-il à expliquer un texte latin : ad Ephesum,
disait-il.
— Pardon ! monsieur, interrompait un élève, seriez-vous assez bon pour me dire dans
quelle province se trouve Éphèse ?
— Mais vous savez bien, répondait ingénument le
professeur, qu’Éphèse est une ville de l’Asie Mineure !
L’Asie Mineure ! À ce mot, toute la classe poussait de formidables éclats de rire et
imitait tous les cris d’animaux qu’entendit l’arche de Noé. Le malheureux insistait :
il demandait, tantôt avec un air de dignité blessée, tantôt d’un air de bienveillance
humble, ce qu’il y avait de si drôle dans ces deux mots de l’Asie
Mineure, et la classe repartait de plus belle.
C’est assurément un métier fort dur que de scier des pierres ou d’en casser sur la
route ; ramasser des chiffons dans la rue ou la nettoyer de ses ordures n’est pas non
plus un état agréable ; mais j’aimerais mille fois mieux être scieur de long,
cantonnier, chiffonnier ou balayeur, que de faire la classe quatre heures par jour à
d’abominables petits gredins dont je ne serais jamais le maître. Réfléchissez un peu !
quatre heures par jour en face de quarante paires d’yeux ennemis, qui saisissent le
moindre oubli au vol, pour vous le faire payer par quelque mauvais tour ! Et se dire :
Ces enfants ne sont pas méchants au fond ! je pourrais leur être utile ; je me sens
pour eux une affection vraie, un désir sincère de les instruire, et ils ne veulent
pas. Ils écoutent l’imbécile d’à côté ; et moi, ils me jetteraient des trognons de
chou ! Que leur ai-je fait pour être ainsi traité par eux ? car enfin ma place, mon
avenir, ma vie est entre leurs mains ; ils me feront destituer ; ils me réduiront à la
misère. Et pourquoi ?
Je passe rapidement sur les événements de la vie d’Etienne Moret. Ils sont d’autant
plus navrants qu’ils sont vrais. Peu de bruit, peu de fracas font les infortunes
réelles ; « je n’aime pas les malades qui mangent leur douleur », disait Velpeau. Et il
avait raison, l’expansion est un soulagement et
souvent une
guérison ; la douleur qui fermente brise le vase trop faible pour la contenir.
À tous ses maux, à ses misères matérielles, à l’infidélité de celle qui n’a même pas
été sa maîtresse, Moret ne trouve d’autre remède que le suicide.
Dans ce livre vraiment touchant on trouvera bien d’autres pages de valeur, mais on
pourra juger d’après les qui précèdent de l’intérêt que présente une étude de
cette nature faite par M. Francisque Sarcey dans un monde qui a été le sien.
À y bien regarder, ce n’est là que le récit de la vie d’un homme, mais j’avoue que je
le préfère de beaucoup à ces longues fausses histoires où se démènent trente héros de
carton qui se meuvent sans vous toucher, et qui meurent sans qu’on les regrette, parce
que leurs auteurs n’ont pas su les faire vivre.
Mon oncle Barbassou vient de paraître en volume chez Calmann-Lévy. Le
roman de M. Mario Uchard est une œuvre qui, sous un aspect fantaisiste, cache un
plaidoyer philosophique, je n’ose pas dire moral, malgré sa forme d’une légèreté plus
apparente que réelle. Du talent de l’écrivain de la Fiammina, de
la Comtesse Diane, de Jean de Chazol, etc., je ne
parlerai point, laissant au lecteur le droit de juger l’œuvre par les qui
suivent.
Le roman s’expose ainsi par une lettre du neveu de Barbassou.
À vingt-deux ans, mon oncle Barbassou s’était fait Turc par opinion politique :
c’était sous les Bourbons. Ses états de services en Turquie n’ont jamais été bien
clairs dans les
luttes de Méhémet-Ali et du sultan, et je
crois qu’il s’y embrouillait un peu lui-même, car il servit alternativement ces deux
princes avec une égale bravoure et une égale sincérité, Par hasard, il se trouva
précisément du côté d’Ibrahim lorsque celui-ci défit les Turcs à la bataille de
Konieh ; mais, emporté dans cette fameuse charge à fond qu’il commandait et qui décida
de la victoire, mon oncle infortuné eut la disgrâce de tomber blessé aux mains des
vaincus. Prisonnier de Kurchid-Pacha et bientôt guéri de sa blessure, il s’attendait à
être empalé, quand, à sa grande joie, sa peine fut commuée en celle des galères. Il y
resta trois ans sans réussir à s’évader, ce qui fait que, un beau jour, il se trouva
tout à point sous la main du sultan, qui le nomma pacha en lui donnant un commandement
dans les guerres de Syrie. Quelle circonstance mit fin à sa carrière politique ?
Comment obtint-il du pape un titre de comte du Saint-Empire !… On l’ignore
Quant à moi, du plus loin qu’il m’en souvienne, voici tout ce que j’ai jamais su de
lui. Étant toujours en mer, il m’avait mis très jeune au collège. Une année, comme il
se trouvait au château de Férouzat, il m’y fit venir pendant les vacances. J’avais six
ans, je le voyais pour la première fois… Il m’enleva à bras tendus pour m’examiner de
face et de profil : puis, me faisant tourner délicatement en l’air, il me tâta les
reins, après quoi, satisfait sans doute de ma structure, il me remit à terre avec des
précautions infinies, comme s’il eût eu peur de me casser.
— Embrasse ta tante, me dit-il.
J’obéis.
Ma tante était alors une fort belle personne de vingt-deux à vingt-quatre ans, brune,
avec de grands yeux noirs fendus en amandes, des traits purs dans un ovale parfait.
Elle m’assit sur ses genoux et me couvrit de baisers, en me
prodiguant les noms les plus tendres, auxquels se mêlaient des mots d’une langue
étrangère, qui semblaient une musique, tant sa voix était harmonieuse et douce. Je la
pris eu grande affection. Mon oncle me laissait faire toutes mes volontés et ne
souffrait point qu’on y mit obstacle. D’où il advint qu’à la fin des vacances je ne
voulais plus retourner au collège, ce à quoi j’eusse certainement réussi si le navire
de Barbassou-Pacha ne l’eût attendu à Toulon.
Tu devines avec quelle joie je revins à Férouzat l’année suivante. Mon oncle
m’accueillit avec le même plaisir, se livra au même examen sur mon râble. Sa
sollicitude en repos :
— Embrasse ta tante, me dit-il.
J’embrassai ma tante ; mais, tout en l’embrassant, je fus un peu étonné de la trouver
fort changée. Elle était devenue blonde, rose. Un certain embonpoint ferme et jeune,
qui lui seyait à merveille, lui donnait l’apparence d’une fille de dix-huit ans. Plus
timide qu’à notre première entrevue, elle me tendit ses joues fraîches en rougissant.
Je remarquai aussi qu’elle avait modifié son accent, qui ressemblait beaucoup à
l’accent d’un de mes camarades de collège, qui était Hollandais. Comme j’exprimais ma
surprise sur ce changement, mon oncle m’apprit qu’ils revenaient de Java. Cette
explication me suffit, je n’en demandai pas davantage, et dès lors je m’accoutumai
chaque année aux diverses métamorphoses de ma tante. La métamorphose qui me plut le
moins fut celle qu’elle contracta à la suite d’un voyage à Bourbon, d’où elle revint
mulâtresse, sans cependant cesser d’être remarquablement jolie. Mon oncle, d’ailleurs,
était toujours excellent pour elle, et je n’ai jamais connu meilleur ménage. Par
malheur, lancé dans de grandes affaires, Barbassou-Pacha resta trois ans absent, et,
lorsque je retournai à Férouzat, il m’embrassa tout seul. Je m’informai de ma
tante : il était veuf. Comme cet accident ne paraissait pas
l’affecter davantage, j’en pris mon parti comme lui.
Mais les oncles ne sont pas éternels, et un beau jour André de Peyrade apprit par son
notaire la mort de Barbassou-Pacha. Il était constitué légataire universel, et pourtant
il pleura toutes les larmes de son corps en apprenant le décès du brave Barbassou.
André avait bien raison de regretter son oncle ; l’héritage montait à 37 millions !
Mais une partie de la succession, la plus étrange et la plus inattendue, était encore
ignorée du notaire et de lui. C’était tout simplement un sérail composé de jeunes et
jolies filles plus belles les unes que les autres, et cet héritage tombait aux mains
d’un sceptique qui niait l’amour passion, ne reconnaissant que la puissance de la chair
et déclarant insensé l’homme qui se contentait d’une seule femme !
On s’imagine facilement les étonnements, les extases d’un garçon de vingt-six ans en
présence d’un pareil héritage ; le tout est raconté avec une rare délicatesse ; les
timidités, les demi-audaces de ce sultan improvisé qui se prend pour un personnage de
féerie n’ont de comparables que celles du Dormeur éveillé ; le voici au
lendemain matin de ce rêve qui est une réalité :
Chose étrange dans les annales du cœur et que n’ont pas prévu les psychologistes, André
aime d’un
égal amour ses quatre sultanes ; cette idylle
curieuse poursuit son cours quand un beau matin une bombe et pis que cela, on va en
juger, vient tomber au milieu de cette moitié de Décameron.
Un bruit de voiture se fait entendre :
Étonné, j’écoute, lorsque soudain une voix de stentor prononce ces mots :
— Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, ces crétins-là ?… Est-ce qu’ils vont me laisser là
longtemps avec mon sac ?
Louis, juge si je demeure interdit, stupéfait. Je crois reconnaître la voix de mon
oncle défunt, qui, prenant des sons cuivrés de trompette, grossit encore, en ajoutant
de son grand ton de commandement :
— François ! si je t’attrape, animal, tu vas voir !
Je me lève, je cours à la fenêtre, et j’aperçois distinctement mon oncle
Barbassou-Pacha lui-même.
— Tiens ! tu es ici, garçon ? me dit-il.
Moi, je saute par-dessus le balcon et je tombe dans ses bras ; il m’enlève de terre,
comme si j’étais un enfant, et nous nous embrassons. Tu devines mon émotion, ma
surprise, mon saisissement. Les gens nous regardaient de loin, effarés, n’osant encore
s’approcher.
— Ah çà ! répéta mon oncle, qu’est-ce qu’ils ont donc ?…
— Je vous expliquerai tout cela, lui dis-je ; entrez, pendant qu’on enlèvera vos
bagages.
— Allons ! répondit-il, et fais-moi vite déjeuner, j’ai une faim de loup.
Impossible après cela de douter de l’existence de l’oncle, qui raconte son odyssée, la
plus curieuse du monde. Après le dîner, il faut bien que le neveu
avoue l’arrivée de Mohammed-Azis, son serviteur et de ses houris, et ce
qui s’en est suivi.
— Bigre, tu hérites bien, toi ! dit l’oncle.
Et c’est à ces cinq paroles que se borne la scène de famille.
Ici commence réellement le roman.
André amène son harem à Paris. On trouve les sultanes aux prises avec les
Parisiennes.
Je passe sur les péripéties les plus étranges qui résultent de ce contact.
Quant à André, qui courait grand risque de mourir d’une indigestion d’amour, comme
disait Musset, son cœur souffre plutôt d’inanition. Malgré ses théories païennes, il
s’éprend un jour de la belle Koudjé-Gul, une de ses sultanes, et voici sa dernière
profession de foi.
…… Oui, je confesse mes erreurs. J’abjure mes vanités païennes, mes principes de
sultan, je renie Mahomet ! J’ai, trouvé mon chemin de Damas, et l’amour vrai m’est
apparu dans sa gloire, resplendissant sur la nue ; il m’a touché de sa grâce et mes
fausses idoles gisent dans la poussière.
Après cette éloquente plaidoirie de l’homme qui trouve toujours de bonnes raisons pour
défendre sa dernière passion, le roman, très mouvementé, leste, pimpant et tendre comme
une idylle de vingt ans, finit par cette phrase charmante pour un sultan qui d’abord se
trouvait indigent de n’aimer que quatre femmes :
Voyons, Louis, toi qui aimes, es-tu vraiment bien sûr
qu’on ait assez d’un cœur pour aimer d’un véritable amour ? — Ce doute m’inquiète.
Mes compliments à ta femme !
Namouna n’a pas dit autre chose, et ces pages, qui rappellent parfois le héros de
Musset, pourraient se résumer ainsi :
Une fois n’est pas coutume, Citons un joli sonnet de M. Albert Mérat, paru chez
Lemerre, dans son recueil intitulé : Au Fil de l’eau :
RÉVEIL
Le plus
fin qu’elle puisse avoir
, et le premier
.
On a dit tant de belles et de jolies choses sur le printemps qu’on est tout étonné
qu’il puisse fournir encore des idées nouvelles aux poètes ; mais c’est un des
privilèges de la France qu’il lui suffit du premier rayon de soleil pour faire germer
son blé dans la terre, ses vignes sur les coteaux et les sonnets dans le cerveau de ses
poètes.
Le rôle de M. Cherbuliez, dans la littérature de notre temps, est trop important pour
que je ne m’arrête pas devant son nom. Son dernier roman, Jean Têterol,
qui vient de paraître chez Hachette, commande l’attention, et j’essayerai de le résumer
en ces quelques lignes :
Jean Têterol, garçon jardinier à dix-huit ans, est un beau matin traité par son maître,
M. de Saligneux, comme Candide l’a été un beau soir par le baron de Thunder-ten-tronckh,
quand il baisait la main de Cunégonde. Ce coup-de pied le lance loin, car Jean Têterol,
qui a juré de se venger, vient à Paris, s’y marie, a un fils et fait une grosse fortune
dans la bâtisse.
Revenu au pays pour s’y venger, Têterol trouve
M. de Saligneux… mort ; mais son château, habité par son fils, un grand viveur parisien,
à demi ruiné et père d’une charmante jeune fille. Les idées de vengeance de Têterol se
modifient sans s’amoindrir : il veut marier son fils à la fille de M. de Saligneux. Le
hasard fait que le fils Têterol est déjà amoureux de Mlle de Saligneux ; celle-ci le trouve aussi fort à son gré ; mais, apprenant que
son mariage n’est entre son père et le vieux Têterol qu’une convention financière, elle
refuse net. Je passe sur des pages charmantes du récit, et j’arrive à la conclusion, qui
est l’union des enfants de l’ex-jardinier et du seigneur de Saligneux.
Un du livre, pour rappeler le charme et l’élégance du style de l’auteur de
Paule Méré, du Comte Kostia et de tant d’autres romans
qui ont obtenu un si légitime succès.
Voici le portrait de Jean Têterol, devenu homme de grandes affaires :
M. Têterol portait son histoire sur sa figure. Petit, ramassé de taille, un peu
courtaud, fortement râblé, toujours vêtu de gros drap, ses millions ne lui avaient pas
ôté son air rustique. Sa tête puissante était solidement attachée sur ses larges
épaules ; ses sourcils buissonnaient. Son œil, d’un bleu d’acier, exprimait
l’intelligence et la volonté et devenait terrible dans ses colères.
Les rides de son front, ses manières, sa démarche révélaient un orgueil sans
arrogance et sans faste, mais
intraitable, qui disait de
loin aux passants : Me voilà, c’est moi. Il suffisait de voir cet orgueilleux
traverser la rue pour reconnaître en lui un homme de petits commencements, qui s’était
frayé son chemin en jouant des coudes, un homme de guerre et de combat, qui avait
gagné sa bataille. À quoi montait sa fortune ? Personne ne le savait, excepté lui.
Avec l’âge, il était devenu communicatif ! il aimait à raconter ses affaires ; mais
quoi qu’il racontât, il y avait toujours quelque chose qu’il ne disait pas ; il
joignait le partage à la cachotterie. Avait-il un payement à faire, il n’ouvrait
jamais le bureau où était sa caisse avant de s’être enfermé à clef et d’avoir jeté un
regard furtif sous les meubles pour s’assurer qu’il était bien seul. Acquittait-il le
prix d’une emplette dans une boutique, il se tournait contre le mur en tirant sa
bourse, qu’il ne faisait qu’entrebâiller, afin que le mur lui-même ne pût savoir ce
qu’il y avait dedans. Quand on se défie des hommes, on finit par se défier des murs,
et M. Têterol se défiait de tous les hommes et même de son chien, qui, à parler
franchement, avait la déplorable manie de fureter dans les tiroirs.
Cependant ses actions étaient quelquefois moins dures que ses paroles. Lorsqu’un
misérable, prenant son courage à deux mains, se hasardait à faire appel à sa
générosité :
— Qui me délivrera des pleurards ? s’écriait M. Têterol. Qui donc a laissé entrer ici
ce discoureur ? Est-ce un moulin que ma maison ? Ah ! tu as bien choisi ton homme !
Est-ce que j’ai le temps de t’écouter ? Je n’ai jamais rien demandé à personne, moi ;
je me suis toujours passé de tout le monde, moi, et c’est bien le moins qu’on me
laisse tranquille. Tu n’as pas de quoi payer ton terme ? Couche à la belle étoile ;
j’y ai bien couché, moi qui te parle, et je n’en suis pas mort. Tu n’as pas de quoi
dîner ? Dans le temps où je grimpais aux échelles, je dînais d’oignons crus… Mais
tais-toi donc, est-ce que je coupe dans tes histoires ? Tu es un
fainéant qui voudrait gagner sa vie sans rien faire. Ah ! tu
t’adresses mal, j’ai la sainte horreur des bras débiles, des lèvres tremblantes et des
volontés flasques. J’ai sué pendant quarante ans ; sue, mon garçon. J’ai pâti, j’ai
peiné, apprends à peiner et à pâtir. J’ai fait ma trouée, fais la tienne… Non, je ne
donne rien. Ah ! si, je veux te donner quelque chose, un bon conseil. Veux-tu savoir
la maxime qui m’a servi de règle dans toute ma vie ? Écoute ceci, et crois-moi :
l’homme qui n’a pas de besoins devient tôt ou tard le maître de ceux qui en ont. »
À ces mots, l’autre prenait la porte en marmottant entre ses dents : « Vieux
crocodile ! » Mais le crocodile lui criait d’un ton brutal : « Attends ! » Et se
tournant vers le mur, entrouvrant sa bourse avec précaution, non sans promener ses
yeux à droite et à gauche comme pour garder son dos, il en tirait un écu qu’il jetait
au nez du pauvre hère, et il lui disait :
— Va-t’en bien vite, ou je vais courir après toi pour te le reprendre.
Si court que soit cet , il peut donner au lecteur une idée de la façon dont est
traité ce roman finement étudié, dont les péripéties ne sont pas le moindre intérêt.
L’Idée de Jean Têterol est, pour nous résumer, un livre attachant et
doublement attrayant, à notre époque de romans malsains et aussi maniérés sous leur
allure étudiée de grossière franchise que les livres précieusement écrits du siècle
dernier.
Je ne puis passer sous silence le beau livre que vient de publier M. Jean Aicard, un
poète s’il en fut et de la bonne école. Témoin la pièce suivante des Poèmes de
Provence parus chez Charpentier, qu’à notre grand regret nous sommes obligé de
morceler.
Remarquons que tout le volume est dédié aux cigales, si chères aux Provençaux :
L’ÂME DU BLÉ
Je regrette tout ce que j’ai coupé, mais l’espace commande ; il ne me reste plus qu’à
engager le lecteur à lire avec recueillement ces poèmes dont chaque vers est aimé et
ciselé à la façon antique ; il y a dans ce livre un parfum de poésie grecque et une
pureté de ferme et de langage qui rappellent le charme des bonnes œuvres d’André
Chénier.
Je ne saurais mieux présenter ce livre (paru chez Dentu) aux lecteurs du
Figaro qu’en leur disant que le père l’a dédié à sa fille. Ce roman est
donc une œuvre faite de sentiment et de cœur dont la lecture peut être conseillée à tout
le monde, qualité rare aujourd’hui pour les livres nouveaux.
Il s’agit, en deux mots, d’un enfant (le héros du roman) qui vient d’être loué par un
ex-ténor italien, devenu montreur de chiens savants, et qui quitte la maison paternelle.
Je ne veux pas déflorer, en les résumant en quelques mots, les anecdotes charmantes qui
forment le récit du petit Rémi Barberin ; qu’il suffise présentement de savoir que le
pauvre enfant court le monde en compagnie de son maître
(un
brave homme au fond), de plusieurs chiens et d’un petit singe qu’on appelle Joli-Cœur.
C’est l’épisode relatif à Joli-Cœur que nous découpons dans ce livre délicat. Joli-Cœur
a pris un refroidissement en traversant, avec la troupe, une forêt par les grandes
neiges d’hiver.
Les pronostics du jour levant s’étaient réalisés ; le soleil brillait dans un ciel
sans nuages, et ses pâles rayons étaient réfléchis par la neige immaculée ; la forêt,
triste et livide la veille était maintenant éblouissante d’un éclat qui aveuglait les
yeux.
De temps en temps Vitalis passait la main sous la couverture pour tâter Joli-Cœur ;
mais celui-ci ne se réchauffait pas, et lorsque je me penchais sur lui je l’entendais
grelotter.
Il devint bientôt évident que nous ne pourrions pas réchauffer ainsi son sang glacé
dans ses veines.
— Il faut gagner un village, dit Vitalis en se levant, ou Joli-Cœur va mourir ici ;
heureux nous serons s’il ne meurt pas en route. Partons.
La couverture bien chauffée, Joli-Cœur fut enveloppé dedans, et mon maître le plaça
sous sa veste contre sa poitrine.
Nous étions prêts à partir.
— Voilà une auberge, dit Vitalis, qui nous a fait payer cher l’hospitalité qu’elle
nous a vendue.
En disant cela, sa voix tremblait.
Il sortit le premier, et je marchai dans ses pas.
Il fallut appeler Capi, qui était resté sur le seuil de la hutte, le nez tourné vers
l’endroit où ses camarades avaient été surpris.
Dix minutes après être arrivés sur la grande route, nous
croisâmes une voiture dont le charretier nous apprit qu’avant une heure nous
trouverions un village.
Cela nous donna des jambes, et cependant marcher était difficile autant que pénible,
au milieu de cette neige, dans laquelle j’enfonçais jusqu’à mi-corps.
De temps en temps, je demandais à Vitalis comment se trouvait Joli-Cœur, et il me
répondait qu’il le sentait toujours grelotter contre lui.
Enfin, au bas d’une côte, se montrèrent les toits blancs d’un gros village ; encore
un effort et nous arrivions.
Nous n’avions point pour habitude de descendre dans les meilleures auberges, celles
qui, par leur apparence cossue, promettaient bon gîte et bonne table ; tout au
contraire nous nous arrêtions ordinairement à l’entrée des villages, ou dans les
faubourgs, choisissant quelque pauvre maison d’où l’on ne nous repousserait pas, et où
l’on ne viderait pas notre bourse.
Mais, cette fois, il n’en fut pas ainsi : au lieu de s’arrêter à l’entrée du village,
Vitalis continua jusqu’à une auberge.
……………………………………………………………………………………………
Mon maître ayant pris ses airs « de monsieur » entra dans la cuisine, et le chapeau
sur la tête, le cou tendu en arrière, il demanda à l’aubergiste une bonne chambre avec
du feu.
Tout d’abord l’aubergiste, qui était un personnage de belle prestance, avait dédaigné
de nous regarder, mais les grands airs de mon maître lui en imposèrent, et une fille
de service reçut l’ordre de nous conduire.
— Vite, couche-toi, me dit Vitalis pendant que la servante allumait le feu.
Je restai un moment étonné : pourquoi me coucher, j’aimais mieux me mettre à table
qu’au lit.
— Allons vite, répéta Vitalis.
Et je n’eus qu’à obéir.
Il y avait un édredon sur le lit. Vitalis me l’appliqua
jusqu’au menton.
— Tâche d’avoir chaud, me dit-il ; plus tu auras chaud, mieux cela vaudra.
Il me semblait que Joli-Cœur avait beaucoup plus que moi besoin de chaleur, car je
n’avais nullement froid.
Pendant que je restais immobile sous l’édredon pour tâcher d’avoir chaud, Vitalis, au
grand étonnement de la servante, tournait et retournait le pauvre petit Joli-Cœur
comme s’il voulait le faire rôtir.
— As-tu chaud ? me demanda Vitalis après quelques instants.
— J’étouffe.
— C’est justement ce qu’il faut.
Et venant à moi vivement, il mit Joli-Cœur dans mon lit, en me recommandant de le
tenir bien serré contre ma poitrine.
La pauvre petite bête, qui était ordinairement si rétive lorsqu’on lui imposait
quelque chose qui lui déplaisait, semblait résignée à tout.
Elle se tenait contre moi, sans faire un mouvement ; elle n’avait plus froid, son
corps était brûlant.
Mon maître était descendu à la cuisine bientôt il remonta portant un bol de vin chaud
et sucré.
Il voulut faire boire quelques cuillerées de ce breuvage à Joli-Cœur, mais celui-ci
ne put pas desserrer les dents.
Avec ses yeux brillants, il nous regardait tristement comme pour nous prier de ne pas
le tourmenter.
En même temps, il sortait un de ses bras du lit et nous le tendait.
Je me demandais ce que signifiait ce geste qu’il répétait à chaque instant, quand
Vitalis me l’expliqua.
Avant que je fusse entré dans la troupe, Joli-Cœur avait eu une fluxion de poitrine
et on l’avait saigné au bras ; à
ce moment, se sentant de
nouveau malade, il nous tendait le bras pour qu’on le saignât encore et le guérît
comme on l’avait guéri la première fois.
N’était-ce pas touchant ?
Non seulement Vitalis fut touché, mais encore il fut inquiété.
Il était évident que le pauvre Joli-Cœur était malade, et même il fallait qu’il se
sentît bien malade pour refuser le vin sucré qu’il aimait tant.
— Bois le vin, dit Vitalis, et reste au lit ; je vais aller chercher un médecin.
……………………………………………………………………………………………
Notre maître ne fut pas longtemps sorti ; bientôt il revint amenant avec lui un
monsieur à lunettes d’or, — le médecin.
Craignant que ce puissant personnage ne voulût pas se déranger pour un singe, Vitalis
n’avait pas dit pour quel malade il l’appelait ; aussi, me voyant dans le lit rouge
comme une pivoine qui va ouvrir, le médecin vint à moi, et m’ayant posé la main sur le
front :
— Congestion :
Et il secoua la tête d’un air qui n’annonçait rien de bon.
Il était temps de le détromper, ou bien il allait peut-être me saigner.
— Ce n’est pas moi qui suis malade, dis-je.
— Comment, pas malade ? Cet enfant délire.
Sans répondre, je soulevai un peu la couverture, et montrant Joli-Cœur, qui avait
posé son petit bras autour de mon cou :
— C’est lui qui est malade, dis-je.
Le médecin avait reculé de deux pas en se tournant vers Vitalis :
— Un singe ! cria-t-il ; comment, c’est pour un singe que vous m’avez dérangé, et par
un temps pareil !
Je crus qu’il allait sortir, indigné.
Mais c’est un habile homme que notre maître, et qui ne perdait pas facilement la
tête. Poliment et avec ses grands airs, il arrêta le médecin. Puis il lui expliqua la
situation : comment nous avions été surpris par la neige et comment, par la peur des
loups, Joli-Cœur s’était sauvé sur un chêne où le froid l’avait glacé.
— Sans doute le malade n’était qu’un singe ; mais quel singe de génie ! et de plus un
camarade, un ami pour nous ! Comment confier un comédien aussi remarquable aux soins
d’un simple vétérinaire ?
……………………………………………………………………………………………
Pendant que notre maître parlait, Joli-Cœur, qui avait sans doute deviné que ce
personnage à lunettes était un médecin, avait plus d’une fois sorti son petit bras
pour l’offrir à la saignée
— Voyez comme ce singe est intelligent, il sait que vous êtes médecin, et il vous
tend le bras pour que vous lui tâtiez le pouls.
Cela acheva de décider le médecin.
— Au fait, dit-il, le cas est peut-être curieux.
Il était, hélas ! fort triste pour nous, et bien inquiétant : le pauvre M. Joli-Cœur
était menacé d’une fluxion de poitrine.
Ce petit bras, qu’il avait tendu si souvent, fut pris par le médecin, et la lancette
s’enfonça dans sa veine, sans qu’il poussât le plus petit gémissement.
Il savait que cela devait le guérir.
Puis après la saignée vinrent les sinapismes, les cataplasmes, les potions et les
tisanes.
Bien entendu, je n’étais pas resté dans le lit ; j’étais devenu garde-malade sous la
direction de Vitalis.
Le pauvre petit Joli-Cœur aimait mes soins, et il me
répondait par un doux sourire : son regard était devenu vraiment humain.
Lui, naguère si vif, si pétulant, si contrariant, toujours en mouvement pour nous
jouer quelque mauvais tour, était maintenant là, d’une tranquillité et d’une docilité
exemplaires.
……………………………………………………………………………………………
Comme un enfant gâté, il voulait nous avoir tous auprès de lui, et lorsque l’un de
nous sortait, il se fâchait.
Sa maladie suivait la marche de toutes les fluxions de poitrine, c’est-à-dire que la
toux s’était bientôt établie, le fatiguant beaucoup par les secousses qu’elle
imprimait à son pauvre petit corps.
J’avais cinq sous pour toute fortune, je les employai à acheter du sucre d’orge pour
Joli-Cœur.,
Malheureusement, j’aggravai son mal au lieu de le soulager.
Avec l’attention qu’il apportait à tout, il ne lui fallut pas longtemps pour observer
que je lui donnais un morceau de sucre d’orge toutes les fois qu’il toussait.
Alors il s’empressa de profiter de cette observation, et il se mit à tousser à chaque
instant, afin d’avoir plus souvent le remède qu’il aimait tant, si bien que ce remède,
au lieu de le guérir, le rendit plus malade.
Quand je m’aperçus de sa ruse, je supprimai bien entendu le sucre d’orge, mais il ne
se découragea pas : il commençait par m’implorer de ses yeux suppliants ; puis il
voyait que ses prières étaient inutiles, il s’asseyait sur son séant, et courbé en
deux, une main posée sur son ventre, il toussait de toutes ses forces, sa face se
colorait, les veines de son front se distendaient, les larmes coulaient de ses yeux,
et il finissait par suffoquer, non plus en jouant la comédie, mais pour tout de
bon.
Je saute quelques pages ; il s’agit pour nos
artistes
ambulants de donner un concert. Au roulement de tambour qui précède la représentation,
la conscience d’artiste de Joli-Cœur se réveille ; il veut, presque mourant, mettre son
uniforme de général ; on est obligé de le lui faire endosser.
C’était vraiment chose touchante de voir l’ardeur que ce pauvre petit malade, qui
n’avait plus que le souffle, mettait dans ses supplications, et les mines ainsi que
les poses qu’il prenait pour nous décider ; mais lui accorder ce qu’il demandait c’eût
été le condamner à une mort certaine.
L’heure était venue de nous rendre aux Halles, j’arrangeai un bon feu dans la
cheminée avec de grosses bûches qui devaient durer longtemps ; j’enveloppai bien dans
sa couverture le pauvre petit Joli-Cœur, qui pleurait à chaudes larmes, et qui
m’embrassait tant qu’il pouvait, puis nous partîmes.
La représentation terminée, on retourne à l’auberge.
Je montai l’escalier le premier et j’entrai dans la chambre en courant ; le feu
n’était pas éteint, mais il ne donnait plus de flamme.
J’allumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Cœur, surpris de ne pas
l’entendre.
Il était couché sur sa couverture, tout de son long ; il avait revêtu son uniforme de
général, et il paraissait dormir.
Je me penchai sur lui pour lui prendre doucement la main sans le réveiller.
Cette main était froide.
À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre.
Je me tournai vers lui.
— Joli-Cœur est froid !
Vitalis se pencha près de moi.
— Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu, Rémi, j’ai été coupable
de t’enlever à Mme Milligan. Je suis puni. Zerbino, Dolce.
Aujourd’hui Joli-Cœur. Ce n’est pas la fin.
Et l’odyssée continue à travers les aventures les plus imprévues et plus touchantes les
unes que les autres. Mais j’en ai assez dit, et je sens qu’elles sont si étroitement
liées ensemble par l’intérêt qu’a su y mettre l’auteur que je finirais par les citer
toutes.
L’auteur de Rome vaincue, M. Alexandre Parodi, a publié chez Dentu une
œuvre dramatique en deux parties, intitulée Séphora. C’est un poème
biblique qui a pour personnages : Adam, Gad, Tubal, etc., et Caïn lui-même. L’action est
intéressante malgré la sévérité du sujet, et M. Parodi a écrit de sa meilleure plume de
beaux vers dont je ne puis donner autant d’ que je le voudrais.
Adam a vécu près de dix siècles, et voici comment il raconte à Séphora, une de ses
descendantes, le lendemain du jour du premier crime qui ensanglanta la terre ;
Adam se met à la recherche de Caïn, et c’est là qu’est l’intérêt dramatique du beau
poème de M. Parodi. Il ne faut pas chercher à comparer cette œuvre dramatique au beau
poème de Victor Hugo sur le même sujet ; le maître est le maître, mais un sentiment vrai
appartient à tous, et cette pensée du pardon pour Caïn est aussi personnelle à M. Parodi
qu’à l’auteur des Contemplations.
La librairie Plon vient de mettre en vente un roman de notre collaborateur Henry
Gréville, l’Expiation de Savéli, une nouvelle russe ; la Russie est à la
mode en ce moment ; de même que le Louis XV est devenu impossible au théâtre, le roman
de mœurs parisien se fait vieux, les auteurs ont besoin de changer de champ
d’observation. Aussi vont-ils chacun où les mènent le vent, leurs études ou leurs
sympathies. C’est donc en Russie que M. Gréville a fait se dérouler les situations de
l’Expiation de Savéli.
Résumons ce livre en quelques lignes :
Bagrianof est un seigneur russe de l’ancien
régime, féroce et despote suivant la tradition ; exemple : un jeune paysan ne
témoignant pas assez de respect à Bagrianof, au gré de celui-ci, est désigné par lui
comme soldat. (Le service militaire, sous l’ancien régime, était pour la vie entière.)
La fiancée de Savéli, désespérée, car son père ne veut plus consentir à son mariage, va
demander à Bagrianof la grâce de Savéli. Celui-ci, comme les seigneurs de notre moyen
âge (à ce que disent les chroniqueurs), ne voit rien de mieux à faire que de déshonorer
la jeune fille par la violence. Éperdue, elle se sauve, instruit son amant du crime dont
elle a été la victime et se tue.
Savéli rapporte le corps de Fédotia à la maison de son père. Au banquet funéraire qui
suit l’enterrement, les paysans jurent de tuer Bagrianof. Ils sont aidés par le
domestique de celui-ci, qui a été traité avec la dernière cruauté par son maître,
désireux de se venger de la réprobation que la mort de la jeune fille a attirée sur
lui.
La nuit venue, ils envahissent la maison, massacrent Bagrianof et mettent le feu à son
logis.
Un à un, se succédant en file serrée, les paysans entrèrent sans bruit ; leur
respiration étouffée s’entendait à peine. Quand la chambre fut pleine, la porte se
referma, et Bagrianof se mit brusquement sur son séant.
Souvent, dans ses rêves, — car ses rêves avaient été les vengeurs de ceux qu’il
opprimait, — il avait vu sa chambre pleine de têtes hideuses qui le regardaient avec
des yeux
féroces ; il s’était réveillé avec la corde au
cou, cette corde qu’Ilioucha avait tenue dans sa main pendant un quart d’heure, et
qu’il avait laissé échapper, « l’imbécile ! » Mais, d’ordinaire, un coup d’œil
suffisait à dissiper ses frayeurs. Bagrianof se retournait, faisait le signe de la
croix pour chasser le démon, et se rendormait. Cette fois, le rêve avait une si
poignante apparence de réalité qu’il resta les yeux ouverts, la bouche béante, sans
oser conjurer la vision à l’aide du signe de croix habituel.
Ses ennemis étaient au grand complet : tous ceux qu’il avait lésés, tous ceux qu’il
avait frappés ou molestés, ceux dont il avait déshonoré les filles ou les sœurs, ceux
dont il avait envoyé les fils ou les frères en Sibérie, tous étaient là, chacun une
hache ou un couteau à la main, et plus près de lui, tout contre le lit, le père de
Fédotia et le fiancé, qui le regardaient avec des yeux ardents. Un autre, derrière
eux, allumait des bougies pour y voir plus clair.
Bagrianof comprit qu’il ne rêvait pas et que le jour était venu.
On le lui avait dit, parfois, que ses paysans le tueraient ; les paroles d’adieu du
général-gouverneur lui passèrent dans le cerveau comme une épée flamboyante : « C’est
dommage qu’ils ne vous aient pas tué ! »
— Grâce ! cria-t-il en étendant les mains pour implorer.
— Grâce ? répéta Iérémeï en le regardant tranquillement, ma fille a crié grâce ici
même, là où tu dors, chien maudit ; as-tu fait grâce ?
— J’ai pardonné à Savéli !… balbutia Bagrianof, saisi de terreur.
— Je ne te pardonnerai pas, moi ! dit Savéli, sans témoigner plus de colère apparente
que le vieillard : tu as tué ma fiancée, je l’aimais plus que la vie, tu vas
mourir.
— Je te donnerai tout mon argent ; laisse-moi seulement
la
vie, dit Bagrianof, dont la langue épaissie ne pouvait plus articuler de paroles
distinctes.
— Écoute, seigneur, dit Savéli, nous sommes tous ici, tout le village, entends-tu ?
Nous allons te tuer, parce que tu es maudit de Dieu.
— Tu as comblé la mesure d’iniquité, reprit Iérémeï, prie Dieu de te recevoir,
l’heure de ta mort est venue.
Bagrianof, d’un bond, se mita genoux sur son lit : deux pistolets chargés étaient sur
sa table de nuit, il voulut les atteindre ; avant qu’il eût allongé le bras, la hache
de Savéli lui faucha l’épaule. Il tomba sur le lit en hurlant.
— Au secours ! cria-t-il une seule fois.
Nul ne sait qui lui porta le coup mortel, car dix haches s’abattirent au même
instant.
Un grand silence se fit. Les paysans s’entre-regardèrent. Bagrianof ne bougeait
plus ; un ruisseau de sang coulait le long du drap jusqu’à terre ; de larges taches
rouges marbraient le linge et la couverture.
— Le feu, vite ! cria quelqu’un.
Je passe bien des épisodes intéressants et par le fond et par le détail. Bien des
années se sont écoulées, Savéli, le meurtrier de Bagrianof, a fait fortune. Religieux
comme le sont en Russie ceux de sa caste, il veut se confesser à l’occasion de Pâques et
s’adresse à un prêtre à qui le hasard a fait connaître son secret :
Mais il faut que l’assassin, car sa vengeance a été un assassinat, soit puni jusque
dans sa postérité. Son fils Philippe aime la petite fille de la victime. Le prêtre qui a
confessé Savéli leur apprend
la vérité. Les amants se
quittent pour ne plus se revoir.
— Me voici, dit Catherine en s’approchant du mourant, que désirez-vous ?
Savéli ouvrit ses yeux dilatés par l’agonie, et resta un moment sans répondre.
— C’est vous, la demoiselle ? dit-il enfin.
— Oui, c’est moi.
— Pardonnez-moi… dit-il en essayant de joindre ses mains déjà glacées.
— Je vous pardonne, dit Catherine.
Elle pensait à l’opposition formulée par Savéli à son mariage.
— Pardonnez-moi… tout ! insista le moribond.
— Je vous pardonne tout, répéta Catherine.
— Bénissez-moi, ajouta Savéli d’une voix éteinte.
La jeune fille fit le signe de la croix sur le meurtrier de son grand-père.
Une joie étrange illumina les traits du coupable, et il expira.
Ainsi finit ce roman vraiment émouvant, intéressant par sa fable et par l’habileté avec
lequel il nous initie, sans l’imiter, au procédé des romanciers russes. C’est au point
de vue littéraire une curiosité que j’ai cru devoir signaler ; comme on le voit, le
roman français tend à se modifier, et c’est à l’étranger qu’il va demander ses éléments
de rénovation.
Sous ce titre, Paul de Musset a réuni en un volume paru chez Charpentier trois
nouvelles qui, pour être relativement courtes, n’en sont pas moins intéressantes :
l’Histoire d’un diamant, Don Fa-tutto et les
Dents d’un Turco peuvent prendre place parmi les meilleures œuvres de M. Paul
de Musset, esprit délicat et plume fine dont l’éloge serait superflu aujourd’hui.
J’analyserai aujourd’hui la dernière de ces nouvelles, une fantaisie dont je voudrais
pouvoir citer tous les détails et dont je ne puis que donner le résumé.
Voici la fable.
Nous sommes au commencement de la guerre de 1870.
Dans son régiment, le major Wolfgang Fressermann passait
pour un joli garçon. Il avait trente ans, la face large, la peau très blanche, les
cheveux blonds, les moustaches en crochets, les yeux d’un bleu clair, le regard froid
et l’air martial. Sa mâchoire inférieure était un peu lourde, et sa langue épaisse, ce
qui l’obligeait à parler lentement. Sa taille, de grandeur moyenne, bien serrée dans
l’uniforme, paraissait belle, quoique les épaules fussent un peu hautes et le cou
court. Il avait la jambe forte et le pied long ; mais il valsait avec grâce. Malgré la
vigueur de sa constitution, tous ses avantages physiques étaient gâtés par une
fâcheuse infirmité. Fressermann avait les dents mauvaises, et il souffrait parfois de
névralgies insupportables, ce qui ne l’empêchait pas de faire son service avec une
louable ponctualité.
Né dans la petite ville de Roth, d’une famille aisée, mais n’ayant point de titre au
milieu d’une aristocratie pleine de morgue, le major savait rendre à chacun ce qu’il
lux devait, parlant avec plus de respect à un graf qu’à un baron,
humble devant ses supérieurs, poli avec ses égaux, brusque et hautain avec ses
inférieurs, comme il sied à un bon Allemand. D’ailleurs, intelligent, laborieux,
musicien, doué d’aptitudes diverses et d’une mémoire complaisante, il portait dans sa
tête un bagage considérable de notions variées, les unes utiles, les autres sans
valeur. À force d’étudier les , si nombreux en son pays, il avait perdu
le sens vrai des textes. Le cours d’esthétique de Hegel lui avait appris les règles du
beau dans les arts ; priais, en face d’un tableau, il ne pouvait pas dire si la
peinture était bonne ou mauvaise. Sa sensibilité poétique s’émouvait aisément. Les
larmes lui venaient aux yeux lorsqu’il chantait un Lied de
Schubert ; mais à la vue d’un blessé ou d’un agonisant, il restait maître de lui-même
comme l’empereur Auguste. Nul ne savait mieux que lui soutenir
une thèse fausse en observant les lois de la logique. Enfin, à tous
les dons heureux que lui avait prodigués les bons génies, le jour de sa naissance, une
méchante fée, arrivée la dernière, avait opposé ce correctif inquiétant ; « Avec tout
cela, tu ne plairas pas. » En effet, lorsqu’il voulut faire la cour à la fille de son
voisin, le riche fabricant de quincaillerie de Fürth, Mlle Emilia
ne répondit à ses compliments que par une incrédulité railleuse et affectée. Six mois
avant la guerre, le 24 décembre, on fit chez le voisin deux arbres de Noël, l’un pour
les enfants, l’autre pour les grandes personnes. Mlle Emilia
disposa les numéros de telle sorte que M. Fressermann gagna une brosse à dents. Cette
allusion peu charitable à son infirmité blessa justement le major. Il en conclut que
la jeune fille avait un cœur dur, et il cessa de lui adresser ses hommages.
Nous arrivons à un épisode du combat de Wissembourg. Parmi les combattants de l’armée
française, on distingue un turco, un grand diable bronzé, à la lèvre épaisse, aux dents
blanches comme des amandes fraîches.
Alors commença le combat à la baïonnette, puis la lutte corps à corps, et enfin la
boucherie. Les tirailleurs algériens, accablés par le nombre, furent tués, blessés ou
désarmés jusqu’au dernier homme. Un seul pourtant se défendait encore. Ali, grimpé sur
l’impériale d’un wagon, tirait dans la mêlée en ajustant de préférence les officiers.
Quatre fusils à aiguille furent dirigés vers lui de quatre points différents. Les
quatre balles sifflèrent à ses oreilles sans l’atteindre, et il se mit à danser en
faisant son rire féroce et muet. Le major Fressermann, qui se trouvait près du wagon,
monta sur le marchepied, et d’un coup de sabre frappa le turco à la jambe gauche. Ali,
devenant
furieux, bondit comme un tigre, malgré sa
blessure, et sauta dans la mêlée ; mais, au moment où il touchait la terre, le major
lui porta un violent coup de pointe qui lui traversa la poitrine et l’envoya rouler
sous son wagon ; il y demeura étendu sur le dos, versant un ruisseau de sang par sa
large plaie, les yeux grands ouverts et la lèvre supérieure relevée au-dessus des
gencives avec une étrange expression où se mêlaient ensemble la rage, le rire et
l’agonie.
C’en est fait du pauvre Ali. Mais c’est ici que l’histoire commence. Le chirurgien
allemand examine les mourants et les morts :
— Oh ! dit-il, voilà un jeune sauvage qui a la vie dure. Il est encore chaud.
Cependant je ne sens pas battre le pouls. Cette mousse rousse qui sort de ses lèvres
indique que les poumons sont hors de service. Quelle mine terrible ! On dirait que le
drôle nous regarde et qu’il veut nous mordre avec ses dents affilées comme des
lancettes. Mettons-le dans le tas des mourants ; il n’y a rien à en faire.
Le major Fressermann s’approcha, tenant son mouchoir appuyé sur la joue droite :
— Mon cher Basilius, dit-il, je souffre horriblement, et je crains d’avoir une fluxion
demain. Ne pourriez-vous m’arracher ma dent malade ?
— Si fait, répondit le chirurgien. J’ai dans ma trousse tout ce qu’il faut pour cela.
Une simple clef de dentiste suffit. Voyons un peu votre bouche. Diable ! elle est en
mauvais état. Presque toutes vos dents sont plus ou moins cariées. Au lieu de les
perdre une à une, ce qui arrivera infailliblement, n’aimeriez-vous pas mieux les
échanger contre celles de cet Africain ? Voilà un jeune Arabe qui nous fournit un
râtelier complet, la plus belle marchandise
du monde, sans
bourse délier. Il n’y a que la guerre pour offrir de telles aubaines. Je vous
débarrasse de vos mauvaises dents, et je les remplace par celles de ce turco. C’est
une opération connue qui a déjà réussi. Au moment où la dent est arrachée, on
introduit aussitôt la dent pareille dans l’alvéole.
— Êtes-vous bien sûr de ne pas m’estropier ? dit le major. Ne cédez-vous pas à
l’envie de tenter une opération rare et de me prendre pour sujet d’une
expérience ?
……………………………………………………………………………………………
Quoique dur au mal, Fressermann demanda grâce après la sixième dent et
remplacée. Le docteur lui accorda dix minutes de répit, et autant à la douzième dent.
Enfin, au bout d’une grande heure, la dix-huitième dent fut mise en place. Basilius
pressa doucement les gencives avec ses doigts, corrigea les irrégularités, et tirant
de sa trousse un petit miroir : — Mon cher major, dit-il, regardez-vous. Ce ne sont
pas des dents que vous avez, ce sont des perles, des opales, des pierres fines. Vous
êtes rajeuni de dix ans. Que nous disiez-vous tout à l’heure de Pierre Schlemihl ?
C’est à la légende de don Juan qu’il faut penser. Les femmes vous suivront désormais
comme cette ombre que Schlemihl a eu la sottise d’aliéner. Nos grands peintres de
Munich vont se disputer l’honneur de vous représenter en Apollon, et le sculpteur qui
fera votre statue l’appellera l’Antinoüs germain.
On juge de la surprise des compatriotes de Fressermann lorsqu’ils le virent revenir le
visage orné de dents plus belles qu’il n’en existait à dix lieues à la ronde. Mais,
hélas ! M. Fressermann a bien pris les dents du turco, mais elles sont restées des dents
de turco et ne veulent manger que la nourriture propre aux enfants du désert.
Je passe le récit de mésaventures terribles pour le pauvre
Allemand ; il devient un personnage fantastique pour ses concitoyens ; livré aux
caprices d’une mâchoire de turco, il siffle malgré lui quand il entend jouer du Mozart
ou du Beethoven, voire même du Wagner, ce dieu des Français névrosés. Amoureux d’une
jeune femme, il veut lui baiser la main et la mord jusqu’au sang ; la belle pardonne ;
mais au beau milieu d’une déclaration, les dents du turco lui mordent la langue.
Fressermann s’avoue vaincu ; il reconnaît que toute lutte est devenue impossible contre
la mâchoire du défunt turco. Décidé à vivre en paix, il suivra sa dentition où ses
caprices le conduiront. D’autant plus que l’âme de l’Arabe restée dans ses molaires, ses
canines et ses incisives lui fait commettre bien d’autres méfaits ; le turco est souvent
atteint de cleptomanie, et un beau jour M. Fressermann se surprend volant une pipe.
Il part pour l’Afrique, espérant y trouver le repos. C’est là le châtiment. La
dentition du turco est reconnue ; les complications se multiplient dans la vie de
l’Allemand, qui passe par des épreuves sœurs de celles des Mille et Une
Nuits.
Épuisé d’émotion, Fressermann veut retourner en Europe.
Mais, hélas ! pour l’infortuné Fressermann, sa patrie devait être plus cruelle encore
que la terre africaine ; à peine a-t-il touché le sol natal que le
pauvre édenté se précipite sur des pfannkucken ; il
fait le pari d’en engloutir une de six œufs. Il gagne sa gageure et meurt
d’indigestion.
Tel est le résumé de la nouvelle de M. Paul de Musset, très prestement, très
spirituellement écrite. En écrivant ce nom, je ne puis m’empêcher de penser à
l’inconvénient que comporte souvent l’honneur d’être de la famille d’un homme illustre.
Ceux qui n’ont pas nativement la juste mesure dans l’esprit pour apprécier la valeur
d’un artiste ont besoin de le comparer à un autre. Ce n’est que par des parallèles, des
calculs, des considérations multipliés qu’ils arrivent à lui assigner le chiffre qu’il
représente dans son art. Triste besogne infligée par le manque de goût personnel et de
courage d’opinion, à ce point que ceux-là étaient rares autrefois qui osaient placer le
nom de Paul de Musset à côté de celui de son frère, Alfred de Musset. Certes, M. Paul de
Musset eût eu mauvaise grâce à chercher un renom de poète à côté de l’immortelle gloire
d’Alfred de Musset, mais il a compris le rôle que lui assignait la grandeur de son
frère ; il s’est contenté de suivre un sentier qu’il avait découvert, et il a prouvé que
l’esprit sans prétention et le charme de la forme étaient aussi des titres pour prendre
une bonne place dans la littérature française.
Les Esquisses parisiennes, que M. Théodore de Banville vient de publier
chez Charpentier, contiennent une douzaine de nouvelles humoristiques, — qui, sous une
forme paradoxale, en disent plus long et plus vrai que bien des gros livres que leurs
auteurs baptisent du nom prétentieux d’études sur tel ou tel
sujet.
La Vie et la mort de Minette est l’histoire d’une figurante qui vit en
aimant un cabotin et qui meurt en tombant des cintres, habillée en fée ; le Conte
pour faire peur, c’est l’odyssée d’une pauvre fille qui sort un matin de chez
sa mère pour acheter deux sous de lait et qui rentre… quelques années
plus tard, couverte de diamants ; je passe bien des titres et je
trouve, vers la fin du volume, une nouvelle intitulée le Festin des
Titans. Que Banville me permette de le réduire à ma façon :
Lord Angel Sidney, cent fois millionnaire, s’ennuie à mourir ; un matin, il fait venir
son factotum M. Tobie, et décidé, lui blasé plus que l’Enfant du siècle
de Musset, à trouver quelque chose de piquant, de nouveau, lui dit :
Monsieur Tobie, d’ici à huit jours, je veux donner un grand festin, un festin
magnifique, comme quand Lucullus dîna chez Lucullus ! Il me faut, dussiez-vous égorger
Mme Chevet, des fruits de l’Inde et de la Guadeloupe. Il me faut
un surtout d’or ciselé par Barye, et des bougies à travers lesquelles on puisse
regarder à la loupe une miniature d’Isabey. Vous vous arrangerez pour qu’il y ait sur
les miroirs et sur les vitres des fleurs peintes par Diaz. Et pour ce jour-là,
entendez-vous, monsieur Tobie ? vous me trouverez, fût-ce en Chine, des convives qui
ne soient ni tailleurs, ni photographes, ni membres de la Société d’horticulture !
Je veux six gaillards au moins ! Cherchez-les où vous voudrez, exerçant des
professions dont je n’aie jamais entendu parler sous aucun prétexte. Si je connais un
seul des états que font ces gens-là, ne comptez plus sur mon amitié.
Fidèle aux ordres de son maître, Tobie a recruté suivant le programme les convives
désirés. Je passe sur la description des convives et d’une salle à manger féerique :
Après avoir baisé la main aux dames et salué les hommes
comme des pairs d’Angleterre, lord Angel invita tout le monde à passer dans la salle à
manger, où les cinq hommes, pareils à des tigres déchaînés, dévorèrent en une heure le
dîner de vingt banquiers. C’était un spectacle inouï de voir étinceler ces mâchoires
qui semblaient décidées à engloutir l’univers, et qui s’agitaient comme si jamais
auparavant elles n’eussent rien broyé entre leurs dents terribles.
Quant aux deux dames, elles mangèrent raisonnablement, en femmes qui, à la vérité,
n’ont pas lu Byron, mais qui, toutefois, ont fondu de-ci et de-là dans leurs verres
quelques perles de Cléopâtre. Le jeune homme de dix-huit ans ne mangea, lui, qu’un
ortolan et une demi-orange de la Chine, et certes, s’il cherchait un moyen de se faire
remarquer, il tomba on ne peut mieux, car le moins affamé des autres convives semblait
affecter de prendre les faisans dorés pour des mauviettes, et les avalait par
douzaines.
Mais le but de lord Angel Sidney n’est pas seulement d’assouvir la faim et la soif de
ces étranges invités ; il faut qu’il sache si le secret de leur vie vaut la peine qu’il
a prise de les supporter. Le maître de la maison donne l’exemple, il se
raconte, et quand il a fini de parler passe la parole à un de ses convives.
— Vous voyez en moi, dit celui-ci, l’Employé aux yeux de bouillon.
Enfant, je n’ai jamais mangé. Manger, voilà la grande affaire. Il y a deux races
d’hommes, celle qui mange et celle qui ne mange pas. Les pauvres haïssent les riches
parce que les riches mangent ; les riches exècrent les pauvres parce que les pauvres
voudraient manger. Je vis que tout
était là, et que le sort
de l’humanité s’agite autour des endroits où l’on fait la cuisine.
Fort de cette idée, notre homme entre comme employé à la Jambe-de-bois, un établissement de bouillons à un son, concurrence du Grand-Vainqueur.
Un matin pourtant, tous les Auvergnats de la Jambe-de-bois
émigrèrent pour le Grand-Vainqueur. Quand mon maître leur en demanda
en pleurant la raison, ils lui répondirent que son bouillon n’avait pas d’yeux, tandis
que celui du Grand-Vainqueur en était inondé comme une queue de
paon.
Messieurs, j’eus le courage de passer une nuit entière caché dans une armoire de
cuisine, au Grand-Vainqueur. Le lendemain, à l’heure où l’Aurore
profite de ce qu’elle a des doigts de rose pour ouvrir les portes de l’Orient, je
surpris le secret de notre rival.
Le misérable fourrait ses doigts dans un vase plein d’huile de poisson et les
secouait ensuite sur les bols de bouillon alignés autour de la table. C’est ainsi
qu’il y faisait des yeux !
Les yeux étaient nombreux, je ne dis pas, mais quels yeux ! comme c’était fait ! Pas
de goût, pas de grâce ! ni vraisemblance ni idéal ! Dans le trajet du Grand-Vainqueur à la Jambe-de-bois, mille idées jetèrent
tour à tour leurs ombres sur mon front, mais enfin une création lumineuse éclaira tout
à coup mon cerveau de ses flammes aveuglantes.
La seringue était trouvée !
Tous les matins, armé de cette bienheureuse seringue, je vise les bouillons, et j’y
exécute, la main levée, une mosaïque d’yeux à faire pâlir la nature.
Quand l’employé aux yeux de bouillon a
terminé son histoire, le convive qui le suit dit : Messieurs, vous voyez en moi le vernisseur de pattes de dindon. Il s’explique :
— Je ne nie pas l’originalité des yeux de bouillon factices ! Mais que faut-il pour
arriver à ce trompe-l’œil ? Un léger sentiment de la ligne et quelque dextérité dans
le poignet.
Moi, messieurs, je suis un coloriste !
Quand une volaille n’a pas été vendue en son temps, qu’arrive-t-il ? Les pattes,
d’abord si noires et si lustrées, s’affaissent et pâlissent, le ton en devient terne
et triste, signe révélateur qui éloigne à jamais l’acheteur initié aux mystères de la
couleur par les admirables créations de Delacroix. Attiré souvent dans le marché aux
volailles par cet amour de l’inconnu qui caractérise les artistes, je m’aperçus de
cette mélancolie des pattes de dindon, et j’entrevis un nouvel art à créer à côté des
anciens.
C’est à moi qu’on doit les vernis à l’aide desquels les marchands dissimulent
aujourd’hui la vieillesse des rôtis futurs : vernis noirs, vernis bruns, vernis gris,
roses, écarlates et orangés, une palette plus variée que celle de Véronèse ! Mais
posséder les vernis, ce n’est rien ! tout le monde les a aujourd’hui ; le sublime du
métier, c’est de savoir saisir les nuances intimes de chaque espèce de pattes, et de
les habiller chacune selon son tempérament !
Je passe les récits de quelques convives et je trouve le discours du reconnaisseur d’enfants :
Je reconnais tous ceux qui le veulent, pourvu, bien entendu, continua avec une
adorable impertinence le vieux gentilhomme, pourvu qu’ils puissent faire honneur à
leur
père. C’est cinq cents francs, prix net… et six cents
francs pour les nègres.
— Bah ! s’écria Roger-Bontemps, vous avez reconnu un nègre ?
— Plusieurs nègres et trois Indiens anthropophages. Pour les nains, c’est cinquante
francs en plus, et je traite de gré à gré pour les infirmités physiques. La semaine
dernière, j’ai eu un bon bossu. Un bossu de quinze cents francs ; il est vrai qu’il
portait des lunettes vertes.
Les femmes aussi font leurs biographies. Arrive le tour d’un grand garçon dont le
visage est couvert de balafres.
— Moi, dit cet athlète d’une voix formidable, je suis employé au théâtre
Saint-Marcel, un théâtre situé rue Censier, dans un quartier de tanneurs.
On m’y appelle le figurant qui remplace le mannequin.
Le théâtre Saint-Marcel est l’enfer de la pauvreté humaine. Les comédiens s’y
peignent les pieds avec du noir pour imiter les bottes, et cirent des bottes réelles
pendant l’entracte à la porte du spectacle. Un procès compliqué contre les quinze
derniers directeurs du théâtre Saint-Marcel absorbe le peu d’argent que les artistes
gagnent à cette industrie de commissionnaire. À ce théâtre, on ne se souvient pas
d’avoir été jamais payé ; et c’est à ce point qu’un maître tanneur ayant laissé tomber
dans le foyer des comédiens une pièce de cinq francs, cette pièce est restée là
jusqu’à ce que son propriétaire vint la chercher, car personne ne savait ce que
c’était !……
Dans chacune des comédies qu’on y joue il y a un mannequin, et le mannequin d’Il y a seize ans est précipité du célèbre pont cassé, haut de douze
pieds. Or, comme le costumier, homme intraitable, demandait quarante sous pour
déshabiller et rhabiller le mannequin pour le drame, je suis,
hélas ! le figurant qui remplace le mannequin ! Pour dîner et déjeuner à la cuisine
chez le marchand de vins des artistes, je fais chaque soir ce saut terrible ! Trois
fois par semaine régulièrement, je tombe et me mets le crâne en loques ; voyez mes
balafres ! j’ai fait vingt ans la guerre sous l’Empire, et je n’en avais rapporté que
deux blessures ; mais le rôle du mannequin, ce sont de rudes campagnes ! Seulement,
comme je n’ai pas trouvé d’autre état que celui-là pour ne pas mourir de faim, je fais
celui-là.
— Milord, s’écria vivement Roger-Bontemps, je demande à présenter une observation. La
profession de monsieur n’est pas excentrique, elle est absurde !
— Messieurs, dit lord Sidney, n’attaquez pas vos professions, toutes ont bien leur
mérite, et Pâris lui-même serait embarrassé, car vous êtes plus de trois, et je ne
sais vraiment comment vous satisfaire tous ! Sachez seulement que je trouverais de
très mauvais goût de votre part de ne pas fourrer l’argenterie dans vos poches, et que
moins on en retrouvera sur la table, plus je garderai de vous un agréable
souvenir.
Un prix de 10 000 francs de rente va être décerné au remplaçant de
mannequin, comme exerçant la profession la plus singulière.
— Pardon, milord, murmura timidement le jeune homme de dix-huit ans, mais je n’ai pas
encore parlé.
Les convives regardèrent avec dédain ce faible athlète.
— Eh quoi ! lui dit lord Sidney avec un étonnement profond, exerceriez-vous à votre
âge une industrie plus que les professions excentriques de ces
messieurs ? Mais alors quel démon peut l’avoir inventée ?
— Milord, articula le jeune homme d’une voix douce,
mais
ferme, je suis poète lyrique et je vis de mon état.
À cette révélation foudroyante, tous les convives baissèrent la tête. — Que ne
parliez-vous plus tôt ! s’écria lord Sidney ; les dix mille livres de rente sont à
vous, et bien à vous ! Mais comment ferez-vous pour mourir à l’hôpital ?
— Milord, dit finement Régine, je vais prier monsieur de m’offrir son bras.
. Comme on le pense bien, cette courte analyse est loin d’avoir le relief de
l’humoristique récit de M. de Banville ; elle peut cependant donner idée de la fantaisie
et de l’esprit charmant qui l’animent.
La librairie Calmann-Lévy a mis en vente un nouveau roman de M. Octave Feuillet. Un
livre de l’auteur de Sybille, du Roman d’un jeune homme
pauvre et de tant d’œuvres remarquables et remarquées est toujours un
événement littéraire et pour les difficiles, curieux de savoir si la dernière conception
est à la hauteur des premières et pour ceux qui lisent parce qu’ils aiment lire et
éprouver des émotions ; c’est assez dire le nombre de lecteurs qui attendent les
Amours de Philippe. Personne ne sera déçu, le roman de M. Octave
Feuillet est digne de ses devanciers : même respect de la forme, même élévation de
sentiments, même mouvement dramatique. Nous recommandons particulièrement la
troisième partie de ce livre à nos lecteurs, en remerciant l’auteur
d’avoir trouvé un dénouement qui, pour être heureux, n’en est pas moins émouvant.
Commençons l’analyse du roman selon le procédé dont nous avons usé jusqu’à ce jour.
Le comte Léopold de La Roche-Ermel vit retiré dans son château, situé au cœur de
l’ancienne province du Perche. Il a pour cousin et voisin de Boisvilliers, un parfait
gentilhomme comme lui ; tous les deux, veufs, ont, le comte Léopold, une fille, Jeanne,
M. de Boisvilliers, un garçon, Philippe, qu’ils élèvent avec l’idée de les unir un
jour ; je cède la parole à M. Octave Feuillet.
Or, M. de Boisvilliers avait un fils, Philippe, né quelques années avant sa cousine
Jeanne, et dès que le comte Léopold eut perdu toute espérance d’avoir lui-même un
héritier direct, son rêve ardent fut d’unir un jour sa fille à Philippe de
Boisvilliers, qui devait être, après lui, l’aîné des La Roche-Ermel.
Le comte Léopold laissa-t-il échapper ce secret de son cœur, ou cette combinaison si
naturelle et si convenable saisit-elle d’elle-même l’imagination des deux familles ?
Quoi qu’il en soit le mariage futur des deux enfants fut désormais chose convenue à
La Roche-Ermel comme à Boisvilliers : on s’en entretient d’abord mystérieusement, par
allusions et par sourires ; puis on s’enhardit et on dit à Philippe : « Votre petite
femme », en parlant de Jeanne ; — à Jeanne : « Votre petit mari », en parlant de
Philippe. Les femmes, et en particulier l’excellente Angélique-Paule, se plaisaient à
ce jeu, qui ne laissait pas, il faut le dire, d’intéresser vivement Mlle Jeanne. Elle était, autant
qu’une enfant peut
l’être, éprise de son cousin : on se divertissait à faire cacher Philippe derrière un
rideau ou sous une table, puis on introduisait Jeanne, qui était censée ignorer sa
présence : mais elle la devinait aussitôt, allait droit à la cachette de son cousin et
le découvrait en rougissant. Tout le monde alors se pâmait de joie, excepté le jeune
Philippe, garçon fier et timide, à qui tout cela paraissait cruellement insupportable.
Il tenait de sa mère, qui malheureusement n’était plus, une sensibilité nerveuse un
peu exaltée. Les plaisanteries que les domestiques et les commères du voisinage ne lui
ménageaient pas, au sujet de ses amours et de son mariage, achevaient de l’exaspérer,
et sa petite fiancée présomptive, cause innocente de toutes ces persécutions, devenait
peu à peu pour lui l’objet d’une extrême antipathie.
Ces impressions le suivirent au lycée Louis-le-Grand, où il entra vers sa quinzième
année, et elles se réveillaient avec plus de force à l’approche des vacances. Son
retour au pays natal lui était empoisonné d’avance par la pensée d’y retrouver sa
fatale cousine souriante et rougissante ; son aversion pour elle avait même fini par
s’étendre aux lieux où elle respirait et aux personnes qui l’entouraient, et nul doute
que, s’il eût disposé de la foudre, le manoir de La Roche-Ermel n’eût été balayé de la
terre avec toutes dépendances, y compris le chef de la branche aînée, le chevalier
Charles-Antoine et sa flûte, la tante Angélique, la pauvre Jeanne et les
domestiques.
De telles dispositions de la part du jeune de Boisvilliers, si elles eussent pu être
soupçonnées des deux familles, y auraient jeté une étrange consternation.
Les années s’écoulent et l’aversion du cousin pour la cousine ne fait qu’augmenter,
pendant que la pauvre Jeanne, qui, hélas ! n’est pas jolie, sent
germer dans son cœur une affection sans bornes.
Ses études terminées à Paris (il vient d’être reçu avocat), Philippe, revenu à
Boisvilliers, comprend que l’heure de l’explication a sonné. Un soir, trouvant
décidément sa cousine sans beauté aucune, malgré ses beaux cheveux noirs, son regard
plein de charme, Philippe déclare nettement à son père qu’il n’épousera pas Jeanne et ne
pourra jamais se résigner à vivre en province.
On juge de la douleur de M. de Boisvilliers, mais un père n’a plus de volonté sur un
cœur de vingt ans. Avant de renvoyer son fils à Paris, l’objet de ses rêves, le comte
tint à lui expliquer que ni lui ni son oncle ne sont, comme il le suppose, deux
inutiles.
Voici cette réponse pleine de noblesse et de raison.
Nous sommes deux gentilshommes campagnards, comme vous dites, et nous vivons sans
gloire, mais non sans honneur. Nous travaillons à la multiplication du pain et de la
viande, et nous donnons à la cavalerie française de solides remontes… C’est déjà
quelque chose — mais ce n’est pas tout, mon fils ; il est bon, en ce temps-ci plus que
jamais, que des gens comme nous demeurent dans leur pays natal, ville ou campagne, et
s’y fassent respecter.
À part les services pratiques qu’ils peuvent rendre autour d’eux, il y a, dans leur
présence seule, dans la supériorité de leurs connaissances, dans la dignité de leur
vie, dans les grands souvenirs que leur nom réveille, il y a, dis-je, un enseignement,
il y a un exemple, il y a une autorité. Ils
sont comme ces
vieux clochers qu’on aperçoit çà et là, dans les campagnes, qui font rêver le passant
dans le chemin, le paysan sur son charme, et qui rappellent les foules, malgré elles,
à de hauts sentiments et à de respectueuses pensées. Non, mon fils, nous ne sommes pas
inutiles !… Ne me dites rien, Philippe, non, pas un mot ! Je crois vous comprendre,
mais je n’arracherai pas à votre sensibilité, à votre attendrissement un sacrifice que
vous regretteriez demain. Suivez la voie que vous avez choisie, suivez-la en homme de
bien, et je me consolerai.
Le lendemain matin, Philippe était reparti pour Paris sans avoir revu sa cousine. Qui
l’y ramenait ? On va le savoir : Philippe était amoureux fou d’une grande comédienne, de
Mary Gérald. Philippe, qui se croyait poète, avait composé une tragédie, afin d’avoir un
prétexte pour se rapprocher d’elle. La scène de la lecture de la pièce, chez l’actrice,
mériterait d’être citée tout entière si l’espace réservé à cette revue le permettait. La
pièce est jugée bonne, l’auteur trouvé charmant ; bref, la tragédie va être jouée, et la
tragédienne est vite installée avec Philippe dans un délicieux hôtel que celui-ci a loué
sans consulter autre chose que son cœur et ses rêves de fortune et de gloire.
On juge de la surprise de M. de Boisvilliers quand il vient à Paris pour embrasser son
fils, et qu’il le trouve logé dans cette demeure relativement somptueuse.
Le vieux gentilhomme repart, la mort dans le
cœur, convaincu
que son fils se déshonore et a accepté l’hospitalité de la comédienne.
Enfin, le grand jour de la représentation a sonné.
Triste souper, s’il en fût, car Mary Gérald n’y vint pas, pas plus qu’elle ne revint
à l’hôtel. Le lendemain, M. de Boisvilliers recevait la lettre suivante :
« Mon père, ma pièce a été sifflée, ma maîtresse m’a abandonné, et je dois vingt-cinq
mille francs. J’accepte mes chagrins qui sont grands en expiation de ceux que je vous
ai causés. Je change de logis ; je renonce à la littérature, et je vous prie d’être
assez bon pour payer ma dette. »
« Je vous embrasse, mon père, avec un tendre respect. »
Il alla jeter lui-même cette lettre à la poste, et il eut en passant devant des
affiches de théâtre la curiosité de voir ce que devenait Frédégonde. On annonçait que
la seconde représentation était retardée par une indisposition de Mary Gérald. — Le
lendemain, en parcourant les journaux où il recueillit encore plus d’une amertume, il
apprit que la jeune comédienne avait payé son dédit à son directeur et qu’elle était
partie pour Saint-Pétersbourg, où l’attendait un brillant engagement.
Peu de temps après, M. de Boisvilliers recevait encore la lettre que voici :
Mon père, je viens de prendre un engagement pour la durée de la guerre dans le 2e régiment de zouaves. Je suis sûr que vous m’approuverez. Je
rejoins mon corps demain à Châlons. Je vous écrirai autant que je le pourrai.
La guerre vint, et Philippe fut blessé pour avoir, au péril de sa vie, sauvé celle du
marquis de Talyas, son commandant.
Ici commence le second chapitre et le plus dramatique des
amours de Philippe. M. de Talyas est marié et la marquise est une franche et charmante
coquette ; le jeune héros lui plaît et, malgré les révoltes de sa conscience, le trouve
fort à son gré. Cette passion, annoncée comme je le fais, est chose brutale ; il faut
suivre dans le livre le cours délicat de ces amours dont toutes les phases sont
reproduites avec une grande délicatesse de nuances.
Mais le temps a passé, les idées ont changé. Philippe a regardé l’avenir.
Le mariage est décidé, le rêve de toute la vie de Jeanne va s’accomplir.
La marquise a ordonné cette union avec une femme qu’elle croit laide, dépourvue de tout
charme ; elle n’en conservera pas moins son amant.
Celui-ci ne fait aucune objection à cette clause honteuse, se réservant de l’éluder par
tous les moyens possibles ; il retourne à Boisvilliers.
La marquise, bien que ne se rendant pas compte de ce qui se passe dans le cœur de
Philippe, trouve qu’il met bien des lenteurs à établir pour l’avenir des relations
nécessaires entre la famille de sa fiancée et la sienne ; la question des toilettes de
mariage de la jeune provinciale va lui servir de prétexte ; elle agit de telle façon que
c’est Jeanne elle-même qui demande à Mme de Talyas de faire
certaines emplettes à Paris ; elle lui expédie des
modèles de
ses robes ; Mme de Talyas examine curieusement l’envoi de la jeune
fille :
Elle passa ensuite à l’ouverture de la caisse qu’elle avait fait déposer dans son
cabinet de toilette. Quand elle eut enlevé les feuilles de papier de soie qui la
recouvraient, elle se pencha sur les tiroirs, ses narines délicates s’enflèrent, et
elle aspira deux ou trois fois avec force pour mieux saisir les légers parfums qui
s’en exhalaient.
— Elle est soigneuse, cette fille, murmura-t-elle. Qu’est-ce que c’est donc que cette
odeur-là ?… Où prend-elle ça ?
Elle tira lentement de la caisse les objets qu’elle contenait, les maniant et les
flairant l’un après l’autre avec la curiosité attentive d’un fauve qui retourne sa
proie. Jeanne envoyait deux de ses robes, l’une montante et l’autre décolletée ; Mme de Talyas les suspendit, les dressa, les étala, en interrogea les
moindres plis et les moindres flexions, et son front s’assombrit.
— La taille un peu courte, dit-elle, oui…, mais bien faite !
Il y avait aussi quelques échantillons de lingerie qui révélaient des habitudes
personnelles d’une recherche élégante et même raffinée. Les gants étroits et longs
donnaient la mesure d’une belle main patricienne. Les bottines, enfin par lesquelles
la marquise termina cet intéressant déballage n’étaient pas neuves, et leur allure
fine et cambrée était d’autant plus significative qu’elles avaient été moulées et
fatiguées sur le vif.
Son examen de détail achevé, Mme de Talyas demeura quelques
minutes encore dans une contemplation silencieuse devant les divers articles de
toilette qui étaient épars sur le tapis ; puis elle s’assit les mains croisées sur ses
genoux, et dit d’une voix sourde :
— On me trompe… elle est belle !
Mme de Talyas ne tarde pas à aller vérifier
elle-même l’étendue du malheur qu’elle soupçonne. L’entrevue des deux
femmes est traitée de main de maître.
— Vous ne l’épouserez pas, dit la marquise à Philippe, ou j’envoie vos lettres à mon
mari.
— Envoyez-les, dit Philippe, il viendra et me tuera ; peu m’importe, car je ne veux
plus supporter le poids de votre tyrannie !
Blessée dans ce qu’elle a de plus cher, Mme de Talyas rêve toutes
les vengeances. Décidée à en finir, elle veut une explication et propose un matin à
Jeanne de l’accompagner dans une promenade.
Mlle de La Roche-Ermel se leva de son banc et parut attendre que
la marquise passât devant elle et débarquât la première. — Ah ! mon Dieu ! dit Mme de Talyas, qui s’était levée de son côté et qui jouait avec une
rame, passez donc… nous n’en sommes pas à nous faire des politesses.
Jeanne, en entendant cette discourtoise apostrophe, éprouva l’étonnement mêlé de
mépris que ressentirait un homme de cœur auquel son adversaire adresserait des injures
sur le terrain. Elle laissa voir cette expression dans le pli dédaigneux de ses
lèvres. Mme de Talyas la surprit, et le flot de haine et de colère
amoncelé dans son âme déborda, Elle avait joué son amour, son honneur, sa vie… et elle
avait tout perdu… Elle sentit le vertige du désespoir et la tentation du crime.
En ce moment même, Jeanne, debout sur l’avant du canot, faisait le geste de poser le
pied sur le premier degré de l’escalier ; la marquise, tendant brusquement la rame
qu’elle avait saisie, en appuya la palette contre la paroi du rocher et imprima à la
barque un violent mouvement de recul.
Jeanne, comme
suspendue entre la rive abrupte et l’eau profonde, eut le vif sentiment du danger et
prit un élan désespéré. Son pied atteignit la première marche, mais il glissa sur la
pierre humide ; elle chancela, essaya de se retenir aux branches légères qui pendaient
sur le talus et trouva, en effet, dans ce frêle appui, la force suffisante pour ne pas
rebondir en arrière, mais elle tomba le visage en avant, et sa tête porta contre
l’angle d’une marche. Par un effort suprême, elle se releva aussitôt et gravit
follement l’escalier ; puis, se retournant, le front saignant vers Mme de Talyas, qui était dressée dans la barque :
— Oh ! Madame ! dit-elle, Madame !
Et la pauvre fille, après avoir cherché d’un geste éperdu quelque soutien auprès
d’elle, s’affaissa lourdement sur le sol.
La marquise s’était rapprochée de la rive avec une précipitation fiévreuse ; elle
descendit de la barque et escalada les degrés. Elle se trouva alors devant Jeanne, qui
avait perdu connaissance ; son visage décoloré était renversé vers le ciel, et
quelques gouttes de sang, s’échappant de son front blessé, coulaient lentement sur ses
joues blanches. Mme de Talyas, l’œil hagard, les cheveux dénoués,
les narines palpitantes, belle encore, mais de la beauté farouche d’une Euménide, se
courba sur elle, la regarda, puis regarda l’abîme ouvert à deux pas de ce corps
inerte. — En cet instant, un bruit soudain de feuillages froissés se fit entendre
derrière elle ; elle se retourna, c’était Philippe.
À cette brusque apparition, elle eut une minute de complet égarement ; elle avança
les mains comme pour repousser Philippe et lui masquer le corps inanimé de Jeanne.
— Le jeune homme attacha ses yeux sur elle avec une fixité terrible, ne dit pas un mot
et l’écarta violemment ; puis il se mit à genoux, prit la main de Jeanne, toucha
l’artère et respira avec force, comme un homme délivré d’une mortelle
appréhension.
— Jeanne… ma bien-aimée… dit-il en approchant son visage
de celui de sa fiancée… parlez-moi., je vous en prie.
Il vit ses lèvres béantes se colorer doucement et ses yeux s’entrouvrir.
— Jeanne, c’est moi, reprit-il.
Elle le regarda d’abord avec un vague étonnement, puis elle le reconnut et
sourit.
— Où souffrez-vous, chère enfant ? Vous êtes blessée, dites ?
— Non… rien… murmura-t-elle d’une voix faible comme un souffle… presque rien,
vraiment… une égratignure au front… Rien de plus… Je vais me lever et marcher.
— Non… pas encore… attendez… attendez… Mais, dites-moi, que s’est-il donc passé ?
Et ses yeux se portèrent comme malgré lui vers la marquise.
— Comment cela est-il arrivé ?
Les yeux de Jeanne avaient suivi la même direction que ceux de Philippe, et ils
s’arrêtèrent avec insistance sur Mme de Talyas qui, debout,
immobile, muette, effrayante de pâleur, rajustait d’une main machinale le désordre de
ses cheveux.
— Eh bien, dit Jeanne après une pause, j’ai été maladroite en débarquant… j’ai manqué
une marche, voilà.
Puis, s’adressant à Mme de Talyas et lui souriant :
— Pardon, Madame, de la peur que je vous ai faite… Soyez bonne… voyons… donnez-moi la
main pour m’aider.
Ces paroles généreuses, ces paroles inespérées, provoquèrent chez la marquise un de
ces mouvements soudains, un de ces reflux violents, auxquels la passion est
sujette.
— Des femmes comme elle, on peut tout craindre et tout espérer. — Après une minute de
surprise confuse, elle
s’approcha de Jeanne à la hâte et la
soutint avec des soins attentifs, pendant qu’elle se relevait péniblement. Quand elle
la vit debout, elle lui prit les mains et la regarda dans les yeux ; puis elle
l’attira sur son sein et l’y serra longuement en l’embrassant avec une exaltation
passionnée.
Se tournant vers Philippe stupéfait :
— Elle ment, dit-elle, j’ai voulu la tuer !…
En même temps, elle s’assit à demi défaillante sur un des fragments du rocher qui
étaient semés dans les broussailles, enveloppa sa tête dans ses mains et on l’entendit
sangloter.
……………………………………………………………………………………………
Comme ils rentraient au château, on remit à Mme de Talyas un
télégramme qu’on venait d’apporter pour elle. C’était la réponse de son mari qui lui
promettait d’être à La Roche-Ermel le lendemain soir. Elle garda pour elle le contenu
véritable de la dépêche ; mais elle affecta de s’en montrer très attristée et dit que
son mari la rappelait immédiatement à Paris, auprès de leur fils malade. Elle fit
aussitôt ses apprêts pour partir le soir même.
Jeanne, légèrement indisposée à la suite de son accident, avait dû prendre le lit.
Avant de se mettre en route pour la gare, la marquise pria qu’on la laissât un instant
seule avec elle. Elle s’assit près du lit et garda longtemps, sans parler, la main de
Jeanne dans la sienne. Puis, se levant d’un mouvement subit :
— Je vais vous faire mon cadeau de noces, ma chère, dit-elle.
Elle ouvrit son écrin de voyage qu’elle avait posé sur la table en entrant, et en
tira un paquet de lettres qu’elle lui montra avec un triste sourire… Les soirées
étaient déjà fraîches et il y avait un assez grand feu dans la chambre. Elle y jeta
les lettres une à une. Puis, revenant à Jeanne,
se pencha
sur elle et baisa doucement la plaie de son front.
— Adieu ! dit-elle.
Et elle partit.
Tel est le dénouement de ce livre, écrit avec la simplicité et le charme qui sont la
marque distinctive du talent d’Octave Feuillet ; les lecteurs l’applaudiront, beaucoup
de gens de lettres seront plus réservés ; car, pour les confrères, M. Octave Feuillet
est devenu ce belluaire depuis longtemps triomphant qu’un Anglais venait voir tous les
soirs au cirque, au milieu de ses lions, avec l’espoir de le voir enfin dévorer. Cette
joie leur est encore et leur sera longtemps refusée.
M. Maxime Du Camp, à qui nous devons tant d’ouvrages intéressants, tant de précieux
documents qui serviront à l’histoire de notre époque, publie, en ce moment, dans la
Revue des Deux Mondes, une série d’articles sur les prisons de Paris
pendant la Commune ; nous venons de lire celui qu’il a consacré spécialement à la Maison
de Justice (la Conciergerie), à Saint-Lazare et à Sainte-Pélagie. Tant de choses ont été
dites au lendemain même de la Commune qu’il était bien difficile, dans le trouble de
tels
événements, de distinguer le vrai du faux, de
l’exagéré ; aujourd’hui les années ont passé, les recherches ont pu être faites sans
passion sur ces effroyables journées, et l’on peut commencer à écrire leur histoire.
C’est cette tâche qu’a entreprise M. Maxime Du Camp. Se trouvant, par ses relations,
aux sources mêmes des renseignements les plus authentiques, l’auteur de
Paris n’a négligé aucun fait, aucun épisode et en a formé un ensemble
d’un saisissant intérêt.
Nous nous rappelons à ce sujet un fait bien curieux et dont nous connaissons plusieurs
témoins. C’était après un dîner auquel avait assisté Chaudey. On parlait politique ; le
Dr de L… lui dit : « Vous avez tort, Chaudey ; vos républicains ne
sont que des affamés qui se moquent de la République ; quittez-les au plus vite ! »
— « Vous, dit en riant Chaudey, vous êtes trop réactionnaire, je vous ferai fusiller
quand nous aurons la République ! » — « Je ne la souhaite ni à vous ni à moi, répondit
le docteur, mais croyez bien que le devoir des radicaux est, pour conserver leur
prestige, de fusiller les modérés qui ont été assez faibles pour se fourvoyer parmi
eux ! À ce titre, vous serez fusillé avant moi. »
Effectivement, les gens de la Commune n’eurent rien de plus pressé que de s’en prendre
à Clément Thomas, à Chaudey, etc., tout comme ils le feront à leurs coryphées
d’aujourd’hui quand le
temps viendra, si l’indifférence
publique le permet.
Terminons par le récit de la mort de l’assassin de Chaudey :
……………………………………………………………………………………………
Raoul Rigault ne survécut pas longtemps à Chaudey ; le meurtre n’était pas commis
depuis vingt-quatre heures que déjà l’assassin était puni et avait rejoint sa
victime.
Très prudent, malgré son arrogance et sa cruauté, Rigault, dès le 18 avril, en
prévision des événements qu’il redoutait et afin de se ménager le moyen de fuir, avait
retenu un logement rue et hôtel Gay-Lussac, chez un maître de garni nommé Chrétien ;
il s’était fait inscrire sur le registre des locataires au nom d’Auguste de Varenne,
hommes d’affaires, âgé de vingt-sept ans, né en Espagne, ayant eu Pau pour dernier
domicile ; il avait là une simple chambre qu’il partageait souvent avec Dacosta ; une
femme de théâtre, avec laquelle il était également lié, ne demeurait pas loin de
là.
Le 24 mai, vers cinq heures du soir, quelques chasseurs à pieds du 17e bataillon, après avoir emporté la barricade du boulevard Arago, aperçurent
un commandant de fédérés qui, très précipitamment, entrait à l’hôtel ; ils firent feu
sur lui et le manquèrent. Quatre ou cinq hommes, conduits par un caporal, se jetèrent
derrière lui, pénétrèrent dans la maison et en arrêtèrent le propriétaire, qui,
naturellement, fit de sérieuses objections. La maison n’avait qu’une issue, on s’en
assura, et le malheureux logeur fut requis d’aller chercher l’officier fédéré qui,
disait-il, avait gravi l’escalier en courant. Il n’ignorait pas que cet officier était
son locataire, Auguste de Varenne, et qu’Auguste de Varenne n’était autre que Raoul
Rigault.
Tout en haut de l’escalier, au-dessous d’une fenêtre à tabatière, ouvrant directement
sur la toiture, M. Chrétien
trouva Rigault fort effaré et
lui dit : « Les soldats sont en bas, il faut descendre. » Rigault lui proposa de le
suivre sur les toits et d’essayer ainsi d’échapper aux poursuites. Le propriétaire
refusa ! « Non, descendez, rendez-vous, sans cela, je serai fusillé à votre place. »
Raoul Rigault sembla hésiter, puis prenant brusquement son parti : « Soit, dit-il, je
ne suis pas un lâche (le mot fut beaucoup plus vif), descendons ! » Il portait une
épée et tenait un revolver à la main. Au second étage, il rencontra le caporal qui
montait escorté de deux de ses hommes ; Rigault lui dit : « C’est moi ! » et lui remit
ses armes sans même essayer d’en faire usage.
Les soldats l’entourèrent et le firent sortir de la maison pour le conduire à la
prévôté, installée au Luxembourg : le caporal avait gardé le revolver à la main. Rue
Gay-Lussac, auprès de la rue Royer-Collard, on rencontra un colonel d’état-major qui
s’arrêta et demanda : « Quel est cet homme ? » Rigault répondit : « C’est moi, Raoul
Rigault ! À bas les assassins ! » Le caporal, sans attendre l’ordre, lui appliqua son
propre revolver sur la tête en lui disant : « Crie vive l’armée ! — Rigault cria :
— Vive la Commune ! » Le caporal fit feu ; Rigault s’abattit la face contre terre, les
bras en avant ; une convulsion le retourna ; alors un des chasseurs lui tira un coup
de fusil au sein gauche.
On plaça le cadavre près de la barricade de la rue Gay-Lussac, où trois autres
étaient déjà étendus contre les tas de pavés ; pour le reconnaître, on lui attacha un
bouchon de paille à la ceinture. On les porta tous dans une maison voisine, où ils
restèrent deux jours, ainsi que le prouve ce récépissé : « Reçu du concierge,
M. Morot, demeurant rue Saint-Jacques, nº 250, quatre cadavres au nombre desquels
celui de Raoul Rigault. — Brès, capitaine de la garde nationale, rue de la Huchette,
nº 19. Paris, 26 mai 1871. »
Il n’y a point à plaindre Rigault. Il a mené à la préfecture de police, a écrit Louis
Rossel, l’existence scandaleuse
d’un viveur dépensier ;
entouré d’inutiles, consacrant à la débauche une grande partie de son temps. Il fut
cruel sans raison, féroce sans excuse, et barbota dans le sang comme dans son élément
naturel. Si jamais criminel mérita la mort, ce fut celui-ci. Il n’avait jamais invoqué
que la force il mourut justement frappé par sa propre divinité. On doit estimer
heureux qu’il ait été tué le 24 mai, car, s’il avait réussi à se jeter sur la rive
droite de la Seine et à se réunir à ses complices assemblés à la mairie du XIe arrondissement, il est probable que, venant au secours de Ferré,
il n’eût pas laissé un seul otage en vie dans la prison de la Grande-Roquette ; de
même l’on peut affirmer que, s’il eût été mis à mort le 23, jamais Gustave Chaudey
n’eût été assassiné.
Il en est un cependant qui sut échapper à ce ridicule, c’est Augustin Ranvier.
Lorsque, dans la matinée du 18 mai, les soldats s’emparèrent de la rue Saint-Maur, au
moment où la lutte éteinte allait enfin laisser respirer Paris, étouffé depuis deux
mois sous le poids de la Commune, ils fouillèrent la maison portant le nº 139, et dans
l’appartement occupé par une dame Guyard, ils aperçurent un homme pendu au plafond :
le cadavre était déjà raide et froid. On le transporta à l’église Saint-Joseph avec le
corps de plusieurs insurgés tués sur les dernières barricades. En visitant les
vêtements de ce corps inconnu pour y découvrir quelques pièces d’identité, on vit un
papier attaché par une épingle à la doublure du gilet. Sur ce billet on lut : « Je
suis Ranvier, directeur de Sainte-Pélagie. Je meurs parce que mon crime est
impardonnable. »
Complétons ce récit par une note que nous reçûmes après la mort de Rigault ; nous n’en
donnons que l’extrême fin, écrite par un témoin de l’exécution :
« … J’allai examiner le cadavre ; Rigault était couché sur
le dos, les bras en croix ; la poitrine, découverte, portait deux blessures : la tête
était fracassée et déjà tuméfiée et bleuâtre. La bouche était ouverte.
« Cette tête était renversée sur des débris de légumes (depuis longtemps la rue
n’avaient pas été balayée), surtout des carottes et des poireaux. On ne savait qui
avait placé sur sa poitrine une feuille de papier à lettres portant ces mots :
« Respect aux morts. — Pitié pour un malheureux père ! »
« Il y avait d’assez nombreuses spectatrices ; c’étaient surtout des filles du
quartier ; elles s’extasiaient sur la blancheur de la chemise et sur la propreté des
pieds à Rigault, à qui on avait enlevé ses chaussures. L’une d’elles, grande fille
dégingandée, dit : « Oh ! c’est bien Raoul Rigault, j’ai bu assez de bocks avec
lui ! » Elle ne paraissait pas du tout émue du spectacle.
« Trois jours après cette juste exécution, nous rencontrâmes rue Le Peletier, avec
Alfred d’Aulnay, le père de Raoul Rigault ; il était grave plutôt qu’affligé.
— « Je craignais tant, dit-il à d’Aulnay, qu’il ne fût guillotiné ! » Nous le
quittâmes, comprenant bien par quels supplices, par quelles douleurs avait dû passer
ce malheureux père, un honnête homme, pour en être réduit à prononcer de telles
paroles en parlant de son fils !
Enfin vient de paraître chez Charpentier le premier volume des Mémoires d’Odilon
Barrot, que nous avons annoncés dernièrement. Ce volume, qui commence à la
Restauration, s’arrête à la Révolution de 1848 et contient de précieux renseignements
sur la fin du règne de Charles X, sur Casimir Perier, Guizot, Molé, pourrait, jusqu’à un
certain point, être intitulé : les Mémoires d’un bourgeois de Paris.
En effet, on reste étonné, quand on considère la profondeur de l’abîme où nous ont
jetés les révolutions, de voir combien étaient inconscients du danger les hommes qui
nous y ont précipités. Obéissant le plus souvent (je ne parle que des honnêtes gens) à
un caprice du cœur, la plupart des coryphées politiques du
demi-siècle qui vient de finir, enivrés par une idée généreuse, ont pris pour
collaborateurs des gens prêts à tout, et qui, devenus forts par leur appui, les ont
toujours conduits à de sinistres aventures.
Les révolutions de 1830 et de 1848 sont caractérisées par ces mots d’un personnage de
vaudeville : « — Ah, si nous avions su que cela devait nous mener si
loin ! »
De même Odilon Barrot, qui prépara le banquet du douzième arrondissement, se garda,
bien d’y prendre part, comprenant que ceux qu’il venait de déchaîner si imprudemment
iraient, eux aussi, plus loin qu’il ne le voulait !
Son récit de la révolution de 1848 resterait comme un grand enseignement si on pouvait
enseigner quelque chose aux gens affolés par la politique.
De cet ouvrage intéressant à tous égards, je ne citerai aujourd’hui, en les abrégeant,
que quelques passages de la révolution de 1830.
Il s’agit du voyage de Cherbourg, du départ de Charles X, de la sauvegarde qui lui fut
accordée et qui était composée du maréchal Mortier, du baron de Schonen, du colonel
Jacqueminot et d’Odilon Barrot.
Je commence mes au chapitre III ; le roi Charles X est à Rambouillet,
attendant le résultat de son abdication et de la désignation qu’il avait
faite du duc d’Orléans, comme lieutenant général du royaume.
Odilon Barrot va prendre congé de Louis-Philippe avant de partir pour Rambouillet.
Je pris à peine le temps de retourner chez moi, d’y faire prendre quelques effets de
voyage et une lettre de crédit, puis je retournai au
Palais-Royal.
La duchesse d’Orléans était cette fois dans le cabinet de son mari, et lorsque j’y
entrai, je les trouvai tous deux en proie à la plus vive émotion.
Le duc se récriait sur sa fatale destinée, qui le condamnait à être l’instrument de
la déchéance et de l’exil d’une famille qui l’avait comblé de bienfaits et pour
laquelle il avait une si profonde affection. Ses paroles étaient entrecoupées de
sanglots ; la duchesse, de son côté, livrée à une extrême agitation, se jetait au cou
de son mari, cherchant à le consoler, à le soutenir, et, se retournant vers moi : « Le
voyez-vous, disait-elle, c’est le plus honnête homme du royaume. »
J’étais moi-même ému de cette scène à laquelle j’assistais dans un silence
respectueux.
Le lieutenant général alors s’approcha de moi :
« M. Odilon Barrot, je vous ai choisi parce que je connais votre cœur et que j’ai
déjà pu apprécier la générosité de vos sentiments.
« Je vous charge particulièrement non seulement de veille à la sûreté de mes
malheureux parents, mais de les entourer de tous les égards dus au malheur… »
Je l’assurai que j’étais prêt à sacrifier ma vie pour accomplir la mission qu’il me
faisait l’honneur de me confier et que j’en comprenais le caractère et la portée.
Voici un tableau de Paris au moment où le bruit
courait que
le roi refusait de s’éloigner de Rambouillet :
D’un bout à l’autre de Paris et de sa banlieue, un cri unanime s’éleva : À Rambouillet ! à Rambouillet ! et aussitôt chacun de s’armer des premières
armes tombées sous sa main, de s’emparer de tous les moyens quelconques de transport,
puis, sans ordre, sans commandement, de s’acheminer pêle-mêle vers la route de
Versailles. Le mouvement avait précédé le rappel des tambours ; il ne put pas être
régularisé, et au lieu du contingent régulier de chaque légion de la garde nationale,
c’était une immense cohue composée d’hommes de toutes professions, les uns à pied, les
autres en charrette ; d’autres encombrant des voitures dont ils s’étaient emparés et
qu’ils chargeaient jusqu’à l’impériale : ceux-ci revêtus d’uniformes divers, ceux-là
en habits et en blouses ; les uns armés de fusils, les autres d’instruments de travail
et même de broches de cuisine.
Tous poussaient des cris confus ; un étranger qui aurait vu passer un convoi si
bizarre, sans connaître la cause qui lui donnait l’impulsion, n’aurait su comment le
caractériser.
… Quelques escadrons de cavalerie en auraient eu facilement raison ; mais la force
morale et la confiance étaient du côté de cette population confuse, tandis que la
démoralisation la plus complète avait atteint et paralysé la force organisée qui
entourait Charles X.
Enfin les délégués arrivent au château et sont admis devant le roi :
Charles X était seul, debout près d’une table ; sa contenance était contrainte et
sévère ; il était visiblement agité, quoiqu’il affectât une assurance apparente. Sa
voix était brusque.
« Hé bien, que me veut-on ? » furent les premières paroles
qu’il nous adressa lorsqu’il nous vit entrer. Mes collègues m’avaient chargé de porter
la parole ;
« Sire, lui dis-je, nous sommes suivis par une colonne armée de la population de
Paris ; nous l’avons devancée et nous nous sommes hâtés de nous rendre auprès de vous
pour épargner à la France un horrible conflit dans lequel périraient infailliblement
vos plus fidèles serviteurs, ceux qui doivent vous être les plus chers…, conflit
désormais sans objet, puisque vous et votre fils avez abdiqué.
« J’ai abdiqué, il est vrai, dit Charles X, mais c’est au profit de mon petit-fils,
et nous sommes tous résolus ici à défendre ses droits jusqu’à la dernière goutte de
notre sang. »
Ces derniers mots avaient été prononcés d’une voix forte et qui paraissait exprimer
une irrévocable résolution.
Je me rapprochai alors du roi, et avec un accent pénétré et qui s’animait du
sentiment que m’inspirait une si grave situation :
« Il ne m’appartient pas, lui dis-je, de préjuger les droits dont vous parlez ni les
espérances qui s’y rattachent ; mais gardez-vous que le nom de votre petit-fils soit
le signal de la catastrophe qui se prépare ; quel que soit l’avenir que Dieu lui
réserve, dans l’intérêt même de cet avenir, qu’il ne soit pas souillé du sang qui va
couler. »
Charles X était ému, sa contenance et sa voix changèrent subitement.
« Hé bien, me dit-il, que faut-il faire ? »
Cédant moi-même à une émotion trop vive pour respecter les lois de l’étiquette, je
saisis une des mains du roi, et la pressant dans les miennes :
« Vous avez déjà commencé le sacrifice, sire, il faut le consommer et le consommer
tout de suite, il n’y a pas un instant à perdre…
La retraite est commencée, on arrive à Dreux.
C’est à Dreux que la duchesse de Berry, qui n’était pas à
Paris lors des journées de Juillet, rejoignit la famille royale ; afin de traverser
les campagnes avec sûreté, elle avait cru devoir prendre un déguisement ; elle était
revêtue de la veste et du chapeau d’un meunier.
C’est aussi dans cette ville que le soir, réunis dans un salon, Mme de Gontaut-Biron, gouvernante du duc de Bordeaux, nous dit ce mot plein de
sens et d’esprit : « Si, le trente Juillet, je vous avais apporté le
jeune prince royal à l’Hôtel de Ville et que je l’eusse mis sur les genoux du général
La Fayette, qu’auriez-vous fait ?… »
« Ma foi, Madame, il est probable qu’alors ni vous ni moi ne serions ici… »
C’est à propos de cette réponse qu’on a prêté à Odilon Barrot cette réflexion faite à
Mme la duchesse du Berry : « Gardez bien cet enfant, Madame, ce
sera un jour le salut de la France ! »
Dans ce terrible voyage, qui rappelle en plus d’un incident celui de Louis XVI, je
trouve ce détail curieux au point de vue de la question d’étiquette.
On est arrivé à Laigle :
C’est aussi dans cette ville, si mes souvenirs sont fidèles, que se passa un incident
puéril, mais bien caractéristique ; on vint nous dire qu’on était fort en peine de
trouver une table carrée pour servir le dîner du roi. On n’avait rencontré que des
tables rondes : or, autour d’une table ronde, tous les convives sont au même rang ;
une table carrée seule permettait de conserver au roi la prééminence qui lui
appartient. Nous donnâmes la solution de ce difficile et important problème en
conseillant tout simplement de scier la table ronde de manière à en faire une table
carrée, ce qui fut fait.
Plus loin, je trouve ce touchant portrait de la duchesse
d’Angoulême :
Pendant que cet enthousiasme se manifestait de mille manières sur la grande route
autour de nous, souvent il arrivait que, derrière et à quelque distancera malheureuse
duchesse d’Angoulême, fatiguée de la voiture, marchait, silencieuse et absorbée dans
sa douleur. Alors à sa vue le silence se faisait, on s’éloignait avec respect et
attendrissement à l’aspect de ce monument vivant des plus grandes vicissitudes et des
plus cruelles épreuves qu’il n’ait été jamais donné à un être humain de subir.
Le malheur extrême et immérité la sanctifiait en quelque sorte aux yeux de ce peuple
si admirable par la délicatesse et la sûreté de ses instincts.
Pour moi, lorsque les détails du service me faisaient le rencontrer par hasard, je
m’empressais de m’éloigner aussitôt, ne trouvant pas d’autre moyen que cette réserve
respectueuse de lui prouver ma profonde sympathie pour ses malheurs.
Mon collègue le baron de Schonen, pour n’avoir pas eu la même discrétion et s’être
hasardé à lui adresser quelques paroles, s’était attiré une de ces rebuffades par
lesquelles se trahissait trop souvent, dans cette princesse, un caractère aigri par la
souffrance. « Suis-je donc condamnée, s’était-elle écriée, à avoir toujours devant moi
le visage de cet homme !… »
Cette parole était dure et non méritée, car c’était un sentiment bienveillant qui
portait de Schonen à offrir ainsi ses services et ses consolations. Seulement son
cœur, dans cette circonstance, n’avait pas eu assez d’esprit.
À Carentan, la foule, moins hostile que dans les localités qu’on venait de traverser,
venait curieusement visiter les fugitifs.
J’assistais donc à pied et mêlé à ce peuple de curieux à
ce triste et solennel défilé, qui s’avançait lentement et au milieu d’un silence
profond à travers cette foule à peine calmée.
Les premières voitures qui parurent étaient celles qui renfermaient le duc de
Bordeaux et sa sœur, avec leurs gouvernantes. On avait appris à ces enfants, dans le
temps de leur grandeur, à distribuer à la foule des saluts et des sourires gracieux
toutes les fois qu’ils paraissaient en public ; on ne les avait pas déshabitués de cet
usage depuis leur triste déchéance, et lorsque le peuple vit ces deux charmantes
petites têtes blondes paraître aux portières et envoyer à droite et à gauche des
baisers, l’attendrissement fut général ; les hommes murmuraient tous bas dans leur
langage naïf : « Ils sont cependant bien gentils, ces pauvres innocents », et les
femmes pleuraient.
En un instant l’hostilité avait fait place à un vif et universel intérêt.
Tout est préparé pour l’embarquement ; je détache ces réflexions curieuses de Charles X
sur la première révolution :
Après nous être ainsi assurés que tout était disposé pour l’embarquement, nous
retournâmes à Valognes. Charles X, de son côté, avait terminé ses préparatifs et était
prêt à s’embarquer ; il était plus gai et plus expansif que les jours précédents, soit
qu’il se sentit dégagé désormais des appréhensions qu’il avait eues pendant le voyage,
soit que la résignation religieuse qui le soutenait dans cette grande épreuve reçût de
l’approche du dénouement une nouvelle force. Il avait toujours montré dans les
rapports que nous avions avec lui une politesse bienveillante et digne, mais froide et
réservée. Peut-être son langage avec moi avait-il eu un peu plus d’abandon et de
familiarité, à raison de ma jeunesse et
surtout parce que,
n’ayant appartenu par aucun lien à son gouvernement, je lui paraissais, dans mes idées
de fidélité et de loyauté, moins chargé que mes collègues du reproche de félonie. Il
avait même parfois porté cet abandon jusqu’à me parler de la Révolution, sujet sur
lequel, en général, il déclinait toute conversation.
« Je n’avais pas le choix, me disait-il, les ordonnances étaient une nécessité
impérieuse et absolue ; une fois placé sur la pente des concessions on ne peut plus
s’arrêter. J’avais devant les yeux l’exemple de mon frère ; j’ai mieux aimé monter à
cheval qu’en charrette.
« Du reste, je connais tous les fils de la conspiration qui était ourdie et sur
laquelle je n’ai fait que prendre l’initiative ; je pourrais vous nommer le banquier qui a soldé tout ce mouvement populaire. » (Il faisait, sans
doute, allusion à Laffitte).
Quelques lignes sur l’embarquement ; je ne sais rien de plus touchant que ce départ
raconté par un homme qui, dix-huit ans plus tard, mettait ainsi le successeur de
Charles X sur le chemin de l’exil :
Ce fut un moment d’attendrissement universel que celui où nous vîmes descendre ce
vieillard sur lequel tant d’infortunes s’étaient appesanties, sans altérer en lui les
grâces de la jeunesse et sans troubler cette sérénité d’âme que lui donnaient, au
milieu des plus cruelles épreuves, ses croyances profondes et sincères.
L’attendrissement redoubla et les sanglots recommencèrent à éclater autour de nous
lorsque après lui descendit, couverte de ses vêtements de deuil qu’elle n’avait jamais
quittés, la duchesse d’Angoulême, cette sainte femme à qui la Providence n’avait
épargné aucune douleur ; puis vint un jeune enfant, et à son apparition un
frémissement se fit entendre au milieu de cette foule d’exilés. Les
gardes du corps firent retentir leurs armes, sans cependant pousser
aucun cri.
M. de Clermont-Tonnerre saisit cet enfant avec une sorte d’exaltation et le montra
aux assistants avant de l’emporter dans le bâtiment. La duchesse de Berry vint
ensuite. Nous les suivions profondément émus nous-mêmes de cette scène, que le génie
d’un grand artiste devrait transmettre à la postérité, ne fût-ce que comme une leçon
éclatante pour les peuples et pour les rois.
Cette revue bibliographique ne serait pas celle du Figaro si elle
n’avait pas su trouver dans des mémoires qui relatent tant de faits historiques quelque
épisode un peu moins sévère que les graves événements que je viens de citer.
Voici une anecdote que raconte Odilon Barrot au commencement du volume. Il s’agit de sa
première cause.
Je me souviens que, chargé de plaider pour un vagabond accusé d’avoir volé la nuit et
avec effraction quelque volaille dans une ferme, j’allai, comme d’usage, visiter mon
client à la Conciergerie. Ses haillons, sa barbe inculte donnaient à ce malheureux un
aspect si repoussant que je ne pus m’empêcher de lui dire : « Vous êtes condamné
d’avance, soyez-en certain, si vous vous présentez demain dans cet état devant le
jury. — Que faut-il donc faire, monsieur l’avocat ? — Parbleu, vous laver, et surtout
vous faire faire la barbe. — Mais je n’ai pas de quoi ! — Qu’à cela ne tienne. Voilà
pour la barbe » ; et je lui remis une petite pièce de monnaie dans la main.
Le lendemain, mon client était tout autre ; il ressemblait presque à un honnête
homme ; aussi fut-il acquitté, et
certainement le rasoir du
barbier avait eu autant de part dans cet acquittement que ma jeune éloquence.
Ah ! si Odilon Barrot avait continué à faire débarbouiller les gens qu’il a patronnés
et à qui il a serré la main, combien l’eussent abandonné en chemin. Quel bonheur pour
lui, pour eux et pour nous !
Les Lettres à une autre inconnue paraîtront mardi prochain chez Michel
Lévy. Un heureux hasard me permet aujourd’hui de parcourir cette nouvelle collection de
lettres de l’auteur de Colomba. Cette autre inconnue ne
le cède en rien à la première, loin de là. Éclairées par la remarquable préface de
M. H. Blaze de Bury, ces lettres, malgré leur légèreté apparente, voulue peut-être, expliquent plus de faits qu’elles n’en rapportent.
On est tout étonné en lisant ces lettres d’apprendre qu’il existait, chez
l’impératrice, une cour d’amour dont Mérimée, sexagénaire, était le secrétaire. On
devait y viser quelque peu au bel esprit ; Mérimée ne s’en défend pas, ce qui ne
l’empêche
pas de nous montrer se profilant déjà dans l’ombre
la statue du Commandeur. La statue tient un bâton, mais ce n’est pas le froid rouleau de
marbre du Commandeur de Don Juan, c’est un bâton noueux au bout du bras
vivant de l’étranger qui vous guette au coin du bois ; le spectre qui le brandit
s’appelle Bismarck.
Je ne saurais mieux faire, pour donner ici une idée de ce livre dont je transcrirai
plus bas quelques pages, que de citer plusieurs paragraphes de l’avant-propos de
M. Blaze de Bury ; il a connu Mérimée et le sait non seulement comme il voulait
paraître, mais encore comme il était en réalité.
Parlant de la première inconnue :
Je serais bien étonné, dit M. Blaze de Bury, si la personne qu’on prend généralement
pour l’inconnue était la vraie.
Rien de plus indéchiffrable que ces sortes d’énigmes littéraires, et c’est justement
là-dessus que la vanité humaine aime à spéculer. On n’est jamais fâchée d’être Elvire
ou de se voir attribuer le mérite d’un livre imprimé sans nom d’auteur, et qui fait un
certain bruit. En pareil cas, vous pouvez adresser vos compliments à la femme la plus
honnête et la plus modeste : elle commencera par nier coquettement ; insistez, elle
minaudera de l’éventail et sourira d’un sourire qui, s’il ne dit point oui, ne dit pas
non !
Je trouve dans cette préface un portrait bien ressemblant de l’homme d’esprit qui
s’appelait. Mérimée et qui voulait à toute force être un sceptique :
Par bonheur, Dieu a voulu que la nature humaine fût pleine
d’inconséquences.
Le cœur vient alors qui corrige l’esprit, et, du cœur, Mérimée en avait plus qu’il ne
voulait le laisser voir. Son naturel vaut mieux que ses principes. Sous l’athée et le
libertin, l’artiste se dérobe sans doute, mais point assez pour ne pas reparaître et
s’émouvoir au bon moment.
Tel était l’écrivain, tel était l’homme : le meilleur des fils, l’ami le plus sûr et
le plus serviable. Courageux, discret, sachant payer de sa personne, en un mot un de
ces ironistes qui sont capables de toutes les compassions et de
toutes les aumônes, pourvu que la religion n’intervienne pas et qu’on les laisse faire
« au nom de l’humanité ».
Passons au portrait physique :
— Mérimée est un gentilhomme, disait M. Cousin.
Cette qualité, jointe au prestige du talent et du renom, expliquerait bien des
petites fascinations exercées çà et là jusqu’à sa fin, non qu’il n’eût rien de ce qui
constitue un héros de roman. Il n’était point beau ; sa tête carrée, son expression
narquoise et goguenarde le faisaient ressembler à un paysan ; mais il s’entendait aux
choses de la vie du monde, marchait l’égal de tous et savait se faire respecter. Avec
lui, la littérature ne venait que par surcroît.
Causeur, érudit, archéologue, académicien, sénateur, tout ce qu’on voulait, mais
homme de lettres, jamais !
Quelques mots sur la nouvelle Inconnue :
La spirituelle et charmante Inconnue, nommée par l’impératrice Eugénie
présidente de la cour d’amour, avait choisi Mérimée pour son secrétaire. L’impératrice
adorait ces divertissements renouvelés de Clémence Isaure, et ce
sera son mérite d’avoir su y associer des esprits tels que Mérimée,
Octave Feuillet et Jules Sandeau.
Voilà tout ce que nous pouvons savoir sur elle… pour le moment, car l’avenir est
toujours indiscret, et bien rares sont les masques que le temps ne lève pas.
Après avoir insisté sur le côté galantin, disons le mot, de Prosper
Mérimée, M. Blaze de Bury conclut ainsi :
Voltaire disait :
« Si Pétrarque n’avait aimé, il serait moins connu ! »
Je n’oserais affirmer cela de Mérimée, que sa littérature seule a rendu célèbre. Oui,
mais comment nier que cette vie d’action et de galanterie qu’il mena jusqu’à la fin
n’ait puissamment aidé à l’originalité de sa littérature en maintenant en éveil chez
l’écrivain ces facultés expérimentales qui sont le fond et le meilleur de son
talent ?
Passons maintenant à cette curieuse correspondance et voyons si, toutes proportions
gardées, on n’y trouve pas un peu de l’esprit de Voltaire, un peu du coup de crayon de
Saint-Simon.
Toutes les lettres sont adressées à la présidente de la cour d’amour dont j’ai parlé
plus haut. Voici un emprunt fait à la première :
Paris, samedi 11 mai 1863.
Chère et belle présidente,
… Tout le monde ici est extrêmement ému par la mort de M. de Morny. On commence,
maintenant qu’il n’est
plus, à comprendre toute sa valeur.
On cherche un homme pour le remplacer, et je crois qu’on le cherchera longtemps. Un de
vos amis et presque compatriote s’est offert, mais on n’a pas accepté. On dit que
M. de Morny est mort épuisé, sans aucune maladie, mais à bout de force, n’ayant plus
que de l’eau dans les veines au lieu de sang. À toutes les fatigues morales et
physiques, il joignait l’habitude de se droguer à la manière anglaise, ce qui était
encore plus dangereux peut-être que le reste.
Je n’ai encore vu personne ; mais, dans une heure, j’aurai fait une visite à l’auteur
de la Vie de César, qui veut bien me recevoir aujourd’hui. Le livre
embarrasse un peu les gens qui voulaient le critiquer. Ils sont obligés de le trouver
un peu trop savant pour eux ; ils disent que cela regarde l’Académie des inscriptions,
et non l’Académie française. Il me semble qu’il y a de très belles pages. Je suis
surpris de l’érudition, plus grande et plus solide que je ne m’y serais attendu ; je
regrette toujours cependant qu’il n’ait pas suivi mon conseil, qui était de se borner
à faire un sur les et à laisser aux pédants en
us la discussion des textes et les dissertations sur la manière
dont les Romains mettaient leur bonnet de nuit.
Dans une autre lettre, je trouve ce joli croquis de la princesse de Metternich et pour
la première fois le nom du grand chancelier :
La princesse de Metternich est, au contraire, toute grâce et toute amabilité.
Seulement, elle s’est jetée dans la peinture, j’entends le Samojivopistvo
3
et comme cette science a fait des progrès ! Elle a des lèvres d’une couleur de feu
ravissante, avec lesquelles on peut boire du thé sans les laisser sur la tasse.
Il paraît qu’il n’y aura pas de Fontainebleau cette année. C’est encore là un nouveau
tour de M. de Bismarck. Quelques-uns disent que l’empereur ira dans quelques jours à
Vichy ; d’autres, que Leurs Majestés, partiront pour leur voyage en Alsace et en
Franche-Comté. Imaginez un peu le plaisir qu’il y a de recevoir des harangues et
d’embrasser des demoiselles habillées de blanc qui vous offrent des bouquets par
trente degrés au-dessus de zéro ! Ne vaudrait-il pas mieux aller en gondole sur le lac
ou disserter dans la cour d’amour sous votre présidence ?
Nigra montre une grande joie (vraie ou affectée, je ne saurais dire), du refus de
l’Autriche à l’invitation d’envoyer ses plénipotentiaires à la conférence. Il est
certain qu’il y a un enthousiasme en Italie, et que tous les jeunes
gens sont soldats. Se battront-ils aussi bien que les Croates, je n’en sais rien. Nos militaires paraissent avoir une très bonne opinion de l’armée
autrichienne et très médiocre des Prussiens. Ils ont envoyé dernièrement un de,
leurs canons à l’empereur ; ce sont des canons très et qui doivent
leur assurer la victoire. Malheureusement, il a crevé au premier coup ; ce qui est un
défaut désagréable pour qui fait usage de ces instruments.
Quoi qu’on fasse pour s’étourdir à la cour d’amour, on entend le bruit du dehors ;
c’est la foule qui parle de la guerre :
Nous demeurons, nous autres, immobiles, chantant des variations sur ce thème favori,
te bonheur de la paix. Le faubourg Saint-Germain a trouvé que c’était l’empereur qui
était l’inventeur de la guerre, et qu’elle s’était manigancée à Biarritz entre lui et
M. de Bismarck. Ils devraient ajouter le chien Néro, qui était en tiers avec eux dans
leur seule conversation sur la terrasse que vous connaissez bien. Le
monde étant très bête, particulièrement dans mon quartier, il y a
beaucoup de gens qui gobent cette bourde-là.
Laissons ce vilain sujet de guerre.
Dans une lettre datée de Saint-Cloud et du 14 août 1866, je trouve en même temps qu’une
singulière idée artistique quelques lignes sur la présence de l’impératrice du
Mexique :
Nous avons le bonheur de voir de temps en temps l’impératrice du Mexique. C’est une
maîtresse femme qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Louis-Philippe. Elle a des
dames d’honneur avec des yeux flamboyants, mais des teints de pain d’épice et un faux
air d’orang-outang. Nous nous attendions à voir des houris de Mahomet ! On suppose que
Sa Majesté est venue demander de l’argent et des soldats ; mais je crois qu’on ne lui
donnera rien que des fêtes, dont elle a l’air de ne pas se soucier beaucoup.
Quelques lignes bien caractéristiques sur la mort de son ami Bacciochi :
Le pauvre Bacciochi est mort après une cruelle agonie. Nous en avons reçu la nouvelle
hier, au moment où l’on était le plus gai ou du moins plus bruyant que de coutume. À
ce tapage a succédé un assez long silence, et je crois que chacun se demandait quel
serait l’effet produit par l’annonce de sa propre mort dans l’illustre assemblée. Salute a noi ! disent les Italiens en pareille occasion. Je n’ai
jamais entendu parler de maladie plus étrange que celle de ce pauvre Bacciochi. Il ne
pouvait tenir en place, et était obligé de marcher toujours, jusqu’à ce qu’enfla il
tombât accablé, et alors, quelquefois après vingt-quatre heures, il dormait quelques
minutes. C’est le supplice du Juif errant.
On dit que les
dames en sont en grande partie responsables.
Et voilà un homme enterré !
Mérimée savait que le monde parisien, comme le peuple athénien, n’aime pas à être
attristé et que l’idée de la mort lui déplaît fort. Aussi il ne s’appesantit pas sur les
regrets et sort vivement du lugubre par une plaisanterie :
Hier, à onze heures du soir, un de mes amis qui m’avait tenu compagnie et qui venait
de me quitter est remonté précipitamment pour me dire que le feu était à ma maison. En
sortant dans la rue, un sergent de ville lui avait dit : « Comment, vous sortez et le
feu est chez vous ! » J’ai ouvert la fenêtre et j’ai senti, en effet, beaucoup de
fumée, mais je n’ai pas vu de feu. Il y avait sous ma fenêtre un grand rassemblement.
Ma cuisinière commençait à prendre son chat, et j’hésitais entre mon argent et mes
bottes, lorsqu’on a découvert qu’il ne s’agissait que d’un feu chez un boulanger de la
rue du Bac, assez loin de chez moi.
Dans une lettre du 14 juillet 1867, je lis cette page relative à la présence du sultan
à Paris :
Les dames de l’Académie impériale de musique s’étaient flattées que le sultan leur
jetterait beaucoup de mouchoirs, mais il n’en a jeté aucun. Il voyage maintenant, et
peut répondre comme une demoiselle de la rue de Bréda devant qui deux de ses amies de
la rue Notre-Dame-de-Lorette parlaient de ce qu’elles feraient si M. de Greffulhe leur
faisait cent mille livres de rente : « Moi, dit l’une, j’aurais une chambre à coucher
tendue en cachemire. — Moi, dit l’autre, j’aurais une calèche avec des chevaux gris et
des cocardes en satin
avec un diamant au milieu. — Et moi,
dit la demoiselle de la rue de Bréda, si j’avais cent mille francs de rente, je
coucherais seule. »
L’état de sa santé l’inquiète sans cesse, et, sous les éclats les plus gais de son
esprit, il n’est pas difficile de deviner la pensée qui le tourmente :
Le temps passe assez vite, sinon d’une manière amusante, et je m’endors assez
souvent. Je m’en trouve assez bien jusqu’à présent. On m’en a rapporté des effets
merveilleux, et je compte pousser l’expérience jusqu’au bout. Guy Patin disait qu’en
fait de découvertes médicales, il fallait se hâter de les prendre pendant qu’elles
guérissaient.
Je réduis autant que possible la lettre XXXVI, datée de Cannes :
1er avril 1869.
Chère présidente,
Veuillez, je vous prie, ne pas chercher un autre secrétaire. Votre vieux serviteur
n’est pas encore mort et serait désolé d’être remplacé auprès de vous. J’ai été fort
malade le mois passé, et je ne suis pas encore parfaitement rétabli ; pourtant je
commence… Nous avons maintenant de l’eau, et bonne à boire et à cuire les légumes.
Nous avons un égout collecteur, qui a empesté la ville pendant trois mois et ne l’a
pas du tout lavée. On nous a fait un quai magnifique le long de la plage, mais la mer
l’a emporté aussitôt qu’il a été terminé. Enfin, nous possédons deux journaux dont les
rédacteurs s’injurient dans le style le plus provençal, et qui, de temps en temps,
quittent la plume pour se
donner des coups de canne. Vous
voyez que nous avons fait de grands progrès en civilisation, et que nous tendons à
devenir grande ville.
Pour terminer mes et répondre à ceux qui croiraient ne trouver qu’un recueil
de lettres légères ou superficielles dans cette correspondance, je copie cette page, une
des dernières qu’ait écrites Prosper Mérimée ; malgré lui encore il entend les bruits de
la rue, et sa dernière phrase prouve qu’il en a compris le terrible sens :
Je suis bien inquiet. Je trouve que les affaires ne vont pas bien et je crains que,
dimanche prochain, elles n’aillent plus mal. Que dit M. Gavini ? Si vous saviez
quelque nouvelle, il serait charitable à vous de m’en faire part. Ici, nous avons des
assemblées populaires qui font beaucoup de bruit. On y tient les discours les plus
incendiaires, et on crie impunément : « Vive la République ! » Ce qu’il y a de plus
triste, c’est qu’un certain nombre de gens riches du pays excitent cette canaille, qui
leur fait peur et qu’ils espèrent se rendre favorable en affectant les opinions
socialistes.
Il est aisé d’après ces de juger de l’intérêt de cette correspondance qui,
malgré sa frivolité affectée, appartient par sa date, ses réflexions, ses restrictions
même, à l’histoire de nos désastres. Peut-être même s’expliquera-t-on plus tard bien des
déceptions, des effondrements en relisant ces quelques lettres et en constatant que trop
de grands esprits de notre époque firent comme Mérimée et se
bornèrent à constater la décadence de leur pays alors qu’il avait le droit de de
toutes les clartés de leur intelligence et de leur génie pour se guider.
Combien douce et aimable est la philosophie de Michelet. Une nouvelle édition de
l’Insecte vient de paraître chez Hachette ; elle est illustrée de
150 gravures de Giacomelli, un dessinateur de grand talent. Il y a dans
l’Insecte tout un peuple de scarabées, de mouches, de fourmis,
d’abeilles, de rares coléoptères, de papillons et de fleurs. Il n’est pas jusqu’à
l’araignée qui ne soit le sujet d’un charmant dessin. L’adjectif charmant, à propos
d’une araignée, peut paraître exagéré ; qu’on relise ce passage du livre de Michelet et
l’on verra que la pauvre bête a bien aussi sa poésie.
Mes premiers rapports avec l’araignée ne furent rien
moins
qu’agréables. Dans ma nécessiteuse enfance, lorsque je travaillais seul à l’imprimerie
de mon père, alors ruinée et désertée, l’atelier temporairement était dans une sorte
de cave, suffisamment éclairée, étant cave par le boulevard où nous demeurions, mais
rez-de-chaussée sur la rue Basse. Par un large soupirail grillé, le soleil venait à
midi égayer un peu d’un rayon oblique la sombre casse où j’assemblais mes petites
lettres de plomb. Alors, à l’angle du mur, j’apercevais directement une prudente
araignée qui, supposant que le rayon amènerait pour son déjeuner quelque étourdi
moucheron, se rapprochait de ma casse. Ce rayon, qui ne tombait point dans son angle,
mais plus près de moi, était pour elle une tentation naturelle de m’approcher.
Malgré le dégoût naturel, j’admirai dans quelle mesure progressive et timide, lente
et sage expérimentation, elle s’assurait du caractère de celui auquel il fallait
qu’elle confiât presque sa vie. Elle m’observait certainement de tous ses huit yeux,
et se posait ce problème : « Est-ce, n’est-ce pas un ennemi ? »
Sans analyser sa figure ni bien distinguer ses yeux, je me sentais regardé, observé ;
et apparemment, à la longue, l’observation me fut tout à fait favorable. Par
l’instinct du travail peut-être (qui est si grand dans son espèce), elle sentit que je
devais être un paisible travailleur, et que j’étais là aussi occupé, comme elle, à
tisser ma toile. Quoi qu’il en soit, elle quitta les ambages, les précautions avec une
vive décision, comme dans une démarche hardie et un peu risquée.
Non sans grâce, elle descendit sur son fil et se posa résolument sur notre frontière
respective, le bord de ma casse, favorisée en ce moment d’un blond rayon de soleil
pâle.
J’étais entre deux sentiments. J’avoue que je ne goûtais pas une société si intime ;
la figure d’une telle amie me revenait peu ; d’autre part, cet être prudent,
observateur, qui certainement ne prodiguait pas sa confiance, était venu là
me dire : « Eh ! pourquoi ne prendrais-je pas un tant soit
peu de ton soleil ?… Si différents, nous arrivons cependant ensemble du travail
nécessiteux et de la froide obscurité à ce doux banquet de lumière… Prends un cœur et
fraternisons. Ce rayon que tu me permets, reçois-le de moi, garde le… Dans un
demi-siècle encore, il illuminera ton hiver. »
Il est impossible de parler avec plus de charme de l’insecte le plus universellement
abhorré et, disons-le, méconnu. Il est certains passages vraiment attendrissants.
L’œuvre de Michelet a obtenu un trop grand succès pour que j’aie à en signaler la
valeur.
Le plus grand éloge que j’en puisse faire tiendra dans cette courte anecdote absolument
authentique.
Un de mes amis lisait l’Insecte en se promenant dans son jardin, alors
que cet ouvrage venait de paraître.
— Je suivais, me dit-il, machinalement une étroite allée, tout en tournant les pages de
mon livre. Le jardin était rempli de ces petites bêtes vertes, grosses comme des
hannetons, qu’on appelle communément des couturières, et qui, par
parenthèse, m’inspiraient une telle horreur que je n’en voyais pas passer une sans
mettre le pied dessus. Tout à coup, un de ces insectes traversa l’allée que je suivais ;
instinctivement je me préparais à l’écraser, quand je me sentis retenu par une sorte de
seconde
pensée. Je lui fis grâce. Le livre de
Michelet m’avait tellement impressionné que mon antipathie contre les insectes s’était
évanouie, et qu’en rentrant chez moi je me surpris changeant deux ou trois fois mon pas
pour ne point écraser des files de fourmis qui traversaient le sentier.
Le titre du livre que le général Ambert vient de faire paraître chez Dentu dit bien
quel est son but et quelle vérité il veut démontrer. Les quelques lignes qui lui servent
de préface l’expliquent suffisamment :
Après la dernière guerre et les événements qui l’ont suivie, l’auteur de ce livre a
jeté un regard en arrière pour distinguer dans la mêlée les vertus et les vices, les
dévouements et les égoïsmes, les courages et les défaillances.
Le tableau était triste jusqu’à la désolation.
Cependant, au milieu des sombres nuages, une figure se montrait animée du patriotisme
le plus ardent et le plus pur.
Tout d’abord cette figure semblait effacée.
Prenant peu à peu des reliefs accentués, elle a dominé ce qui l’entourait.
C’était la figure du prêtre catholique.
……………………………………………………………………………………………
Le maréchal Bugeaud disait souvent : « Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. »
Il exprimait cette vérité que, dans un régiment, une compagnie, un groupe quelconque,
il y a un petit nombre d’hommes, toujours les mêmes, pour donner l’exemple du courage
embellir le sacrifice et montrer le devoir.
Au milieu des grandes luttes de la vie, guerres et révolutions, ce sont aussi les
mêmes qui se font tuer. Ils se nomment le prêtre et le soldat.
Maintenant que le lecteur sait sur quel terrain le général Ambert s’est placé pour
faire ses observations, je ne puis mieux donner idée de son remarquable et consciencieux
travail que par des de ce volume qui lui a été pour ainsi dire dicté sur les
champs de bataille.
Le général parle de la vie en soldat qui a vécu et de la mort en homme qui l’a souvent
sentie passer.
Ceux que M. Ambert a vus à leurs derniers moments étaient jeunes et encore à cet âge où
le corps et la raison ont toutes leurs énergies ; les fausses doctrines, ces lèpres de
l’esprit, ne les avaient pas encore touchés et amoindris, et tous, il le dit et le
prouve, sont morts, croyant fermement à une autre vie. Cette débilité morale, qu’on
appelle l’athéisme, est généralement inconnue à l’homme qui meurt dans sa jeunesse sur
les champs de bataille ; il tombe pour défendre son pays, et avant de fermer
les yeux il appelle l’aumônier qui vient lui parler de sa vraie
patrie.
Il est bon, il est sain que de tels livres soient écrits par un soldat ; le clergé
français ne serait ni aussi diffamé ni aussi persécuté par l’étranger si l’on ne sentait
qu’il est avec l’armée le dernier rempart de notre honneur national.
Cela est si vrai qu’un historien allemand a dit, dans un livre sur la guerre, que
l’ennemi avait trouvé plus de patriotisme dans le clergé catholique que dans les classes
diverses de la société.
Nous avons connu un jeune prêtre qui est mort à la peine. Élevé par une veuve pieuse
et souffrante, il ne connut jamais les jeux riants de l’enfance. Le séminaire avait
été pour lui une sorte de refuge. Il en sortit pour guider un petit troupeau, loin des
villes, au milieu des bois. Il y vivait en paix lorsque les bruits de guerre vinrent
jusqu’à lui. Il partit et ne revint pas.
Mais il eut long et grand courage, nous dirons volontiers un saint courage. Son corps
tremblait à la bataille, son regard se troublait, mais son âme dominait le corps ; il
marchait dans la fournaise et allait aux blessés le front calme. Faible, il supportait
les fatigues inouïes ; timide, il soutenait les courages ; mais il sentait à chaque
pas qu’il marchait vers une mort prochaine. Parfois, il tombait, accablé par le poids
de sa croix, mais il se relevait pour faire quelques pas encore. Les soldats le
considéraient comme l’enfant du régiment, ils l’aimaient tous, prêtaient l’oreille à
sa voix, lui faisaient au bivac un nid dans la paille, lui versaient le vin de la
gourde et le couvraient d’un grand manteau de
guérite. Il
mourut au milieu d’eux, après une marche pénible. Pour mourir il se coucha au pied
d’un arbre.
Pauvre victime du devoir, qui tombait comme Bayard, et que Dieu avait créée pour la
douce existence des lévites.
Voici un tableau peint de main de maître. Ceux qui ont fait la dernière campagne en
constateront la vérité.
La nuit était venue et le froid se faisait vivement sentir. Le capitaine prussien
inscrivait sur un papier le nombre de cadavres relevés et formant un monceau. Un homme
enveloppé de son manteau recevait les renseignements que lui fournissaient les frères.
On entendait encore le bruit des pelles et des pioches qui brisaient la glace, et la
marche pesante des frères porteurs de brancards. Ils déposaient leurs précieux
fardeaux, essuyaient la sueur de leur front, qui ruisselait malgré le froid ; ils
sondaient la neige. D’un côté se trouvaient les Français morts, de l’autre les
Prussiens morts. Entre ces cadavres des torches répandaient de fugitives lueurs
rouges ; des mots se croisaient en langue française et en langue allemande. Le
capitaine prussien déclara que la dernière minute de l’armistice allait sonner.
Trois coups de sifflet se firent entendre.
Le capitaine, qui tenait sa montre à la main, l’enfonça sous les revers de sa large
capote et réunit ses hommes : les frères se placèrent en rang. D’un côté se voyaient
les Allemands aux casques pointus, de l’autre les frères au sombre chapeau rabattu sur
le front.
Le capitaine donna ses ordres et de grandes fosses furent creusées. D’un côté on
déposa les Français, de l’autre les Allemands ; un frère prenait le numéro matricule
de chaque Français avant de le descendre en terre. Parfois le capitaine
prussien s’approchait des Français et s’informait du chiffre qu’il
notait avec soin.
Le vent de la nuit agitait la flamme des torches, souvent nous étions plongés dans
une profonde obscurité, puis tout à coup des coins du tableau se trouvaient inondés de
lumière. On parlait à haute voix et jamais sans nécessité. Le bruit des corps qui
tombaient un à un dans la fosse retentissait à cause de la gelée. Deux frères
descendus dans cette fossé replaçaient les têtes et les membres. Ces deux frères aussi
bien que les autres étaient couverts de neige, de sang et de boue. Presque tous
avaient les mains déchirées et les vêtements en lambeaux. L’un d’eux ayant trouvé sur
un soldat mort le crucifix d’un chapelet, baisa le crucifix et le replaça sur la
poitrine du mort.
Ce cruel service dura longtemps. Enfin les fosses furent remplies jusqu’aux bords ;
on les recouvrit de terre et de neige, qu’il fallut fouler aux pieds.
Suit un trait d’héroïsme qui perdrait à être souligné :
Le 19 décembre 1870, le frère Nethelme, professeur à l’école de Saint-Nicolas, fut
atteint par une balle prussienne.
Après deux jours de souffrances, le frère mourut.
Le frère était à peine enseveli qu’un jeune homme se présenta au frère Philippe, le
supérieur.
— Je viens, dit-il, du département de la Lozère, pour prendre la place de mon propre
frère Nethelme qui a été tué.
— Avez-vous le consentement de votre famille ? demanda le vieillard.
— Mon père et ma mère, répondit le jeune homme, m’ont embrassé et béni avant de me
laisser partir.
C’est la chevalerie dans son héroïque grandeur, dans sa
sublime simplicité.
Je passe des scènes sanglantes où le prêtre trouve toujours la première place ; il en
est de terribles où l’ennemi, fusillant des enfants de quatorze ans, des vieillards de
soixante ans, ne recule pas non plus devant le meurtre d’un pauvre curé de campagne.
Bien qu’il n’y ait eu là que des soldats, on pense malgré soi aux assassins de la rue
Haxo.
Voici encore un trait entre bien d’autres :
Des soldats allemands entrent dans un village et exigent six victimes à fusiller ;
probablement comme représailles.
On tire au sort, et cependant ceux qui avaient fait feu sur les Prussiens
n’appartenaient pas à la commune.
Les six malheureux que le sort avait désignés furent livrés à cinq heures du soir et
enfermés dans la salle d’école, au rez-de-chaussée de la mairie.
L’officier prussien autorisa le curé à porter à ces hommes les consolations de la
religion. Ils avaient les mains attachées derrière le dos. Une même corde leur liait
les jambes.
Le prêtre trouva ces hommes dans un tel état de prostration qu’ils comprenaient à
peine ses paroles. Deux d’entre veux semblaient évanouis, un autre était en proie au
délire de la fièvre. À l’extrémité de la corde, la tête haute et le front calme en
apparence, se trouvait un homme de quarante ans, veuf et père de cinq enfants en bas
âge, dont il était l’unique soutien.
Il sembla d’abord écouter avec résignation les paroles du
prêtre, mais saisi par le désespoir, il se laissa aller aux plus abominables
imprécations. Il maudissait la nature entière. Passant du désespoir à
l’attendrissement, il pleurait sur ses enfants voués à la mendicité, à la mort
peut-être. Alors, il voulait que ses enfants fussent, avec lui, livrés aux
Prussiens ; saisi d’un rire satanique il s’écriait : Oui, c’est le petit Bernard, âgé
de trois ans, qui a tiré sur ces gredins !
Tous les efforts du prêtre furent inutiles pour ramener la paix dans cette âme
brisée. Le curé sortit et marcha lentement vers le corps de garde où se tenait
l’officier. Celui-ci fumait dans une grande pipe de faïence. Il écouta le curé sans
l’interrompre, laissant échapper de ses lèvres ces légers tourbillons que le soleil
colore.
— Monsieur le capitaine, dit le curé, on vous a livré six otages qui, dans quelques
heures, seront fusillés. Aucun d’eux n’a tiré sur votre troupe. Les coupables s’étant
échappés, votre but n’est pas de punir ceux qui ont attaqué, mais bien de faire un
exemple pour les habitants des autres localités. Peu vous importe donc de fusiller
Pierre ou Paul, Jacques ou Jean. Je dirai même que plus la victime sera connue, plus
l’exemple sera salutaire. Je viens, en conséquence, vous demander la faveur de prendre
la place d’un pauvre père de famille, dont la mort plongera dans la misère cinq petits
enfants. Lui et moi sommes innocents, mais ma mort vous sera plus profitable que la
sienne.
— Soit, dit l’officier.
Quatre soldats conduisirent le curé dans la prison ; il fut garrotté avec les autres
victimes.
Heureusement que là ne finit pas cet horrible drame ; j’ai parlé tout à l’heure des
gens de la rue Haxo ; pas un de ces misérables, qui massacraient des Français comme eux,
ne trouva un mot de plus pour les victimes ; un commandant prussien
apprit ce qui s’était passé et en faveur de l’héroïsme du prêtre, fit
grâce aux six otages ! Il est vrai qu’on ne se battait pas au nom de la fraternité.
Je termine par un trait d’une touchante et admirable simplicité et qui en dit bien long
en peu de mots.
Le curé de Neuville, département des Ardennes, était M. l’abbé Cor, âgé de plus de
quatre-vingts ans. Accusé d’avoir favorisé la marche des Français, et retardé celle
des Prussiens, le vieillard fut arrêté. Les Prussiens l’attachèrent à la queue d’un
cheval et le traînèrent ainsi sur les chemins et dans les terres labourées. Souvent le
vieillard tombait, mais un cavalier prussien, qui avait attaché une corde à la jambe
du curé, tirait cette corde. Ses mains et son visage étaient ensanglantés, ses membres
meurtris, ses vêtements en lambeaux.
Les Prussiens le jetèrent enfin dans un fossé de la route.
Malgré son grand âge et ce long martyre, l’abbé Cor revint à la vie.
En le voyant ainsi couvert de boue et de sang, un de ses paroissiens lui dit :
— Monsieur le curé, dans quel état vous voilà !
— Oh ! répondit le curé, c’est ma vieille soutane !
Je n’ai pu, dans ce court résumé d’un livre dont on comprend la portée élevée, retracer
que quelques traits anecdotiques ; cet ouvrage renferme de plus une partie historique et
philosophique que le cadre de cette revue ne me permet pas d’embrasser ; quant aux faits
que je viens de rapporter et à ceux
que je n’ai pu citer, ils
sont, le lecteur le verra, d’une entière authenticité.
Aux intéressés qui essaieraient de devoir douter, je me contenterai de citer le nom du
général Ambert, en disant avec Pascal : « Je crois volontiers les histoires dont
les témoins se font égorger. »
Je ne citerai du livre de M. le baron de Nervo, paru chez Calmann-Lévy, que la partie
relative à la mort de Gustave III. La vie si agitée de ce souverain est trop connue pour
qu’il y ait lieu de la rappeler ici.
Bien des biographies, des mémoires ont altéré cette physionomie originale ; ajoutons
que des intérêts politiques ont, dès le lendemain de la mort du roi de Suède, fait
diffamer celui qui n’avait rêvé que de soustraire son pays à l’ambitieuse politique de
deux grandes puissances. Si les mémoires de l’abbé Roman retracent assez bien les
principaux traits du neveu du grand Frédéric, les Cours du Nord de John
Brown (traduits par Cohen) sont
une sorte de pamphlet auquel
il faut bien se garder d’ajouter foi.
Quoi qu’aient pu dire les ennemis de Gustave III, ils n’empêcheront pas que celui qui a
secoué le joug d’une noblesse arrogante, d’un Sénat et des États qui discutaient à ses
prédécesseurs jusqu’au choix d’un domestique, et qui a conduit ses troupes presque sous
les murs de Saint-Pétersbourg, ne soit taillé sur le modèle des grands rois et des
grands capitaines.
On a attribué à des émissaires de la révolution française l’assassinat de Gustave III ;
les sottes manifestations des patriotes en faveur du régicide ont pu seules faire croire
à ce crime ; la vérité est que la noblesse suédoise, sentant ses prérogatives perdues
par la politique de Gustave III et par le rapprochement immédiat qu’il voulait entre le
peuple et le roi, résolut de se défaire de sa personne. Trois fanatiques furent
choisis : les comtes de Horn, de Ribbing et Anckarstroëm.
Ce dernier avait eu, quelques années auparavant, à se plaindre particulièrement du roi.
Je cite la version de M. de Nervo :
Dans toutes les cours, il y a toujours une actrice, une cantatrice, une danseuse, qui
a la faveur du public, de la société. La jeune danseuse qui avait alors à Stockholm
les bonnes grâces de la cour, était une jeune Napolitaine qui s’appelait Carlotta
Bassi.
— Un jeune officier des gardes, de la compagnie des
gardes
bleus, nommé Anckarstroëm, était son préféré, et comme elle mettait pour condition de
son amour, le mariage, Anckarstroëm avait dû, d’après les règlements de l’armée, faire
demander au roi, par l’intermédiaire de ses chefs, l’autorisation de l’épouser.
Gustave, dans le premier moment, s’était contenté de remettre à plus tard sa réponse.
— Pour l’honneur de l’armée, épouser line danseuse était une chose grave, et quoiqu’on
lui observât que cette jeune personne était elle-même la fille d’un capitaine, il
avait fini par une décision sans appel, il avait refusé cette autorisation.
On comprend la douleur des deux jeunes gens ; elle fut plus grande encore, lorsqu’un
matin, le jeune officier apprit que sa fiancée avait été enlevée la nuit et expulsée
du royaume.
Quelques années s’étaient passées depuis cette époque, des complications de politique
intérieure étaient venues entraver les projets du roi, la Révolution française grondait,
Louis XVI était prisonnier, et bien que Gustave III eût juré de le délivrer, on jouait
dans les bals de Stockholm le Ça ira et la Carmagnole. De
plus les Illuminés, les tueurs de rois, commençaient
à endoctriner la populace.
Le roi résolut de convoquer la diète de Gefle. On lui y décerna une statue. Ses ennemis
irrités de ce triomphe ne furent que plus acharnés contre lui. Gustave, voulant célébrer
sa rentrée à Stockholm, fixa un bal masqué pour le 16 mars 1792.
L’occasion trouvée (le bal), les trois conjurés, pressés par leurs complices, se
réunirent donc, et arrêtèrent définitivement que le moment était arrivé. Le lieu
devait être le bal
du 16 mars, le résultat la mort du roi,
sauf à aviser après, selon les circonstances.
Restait à décider qui porterait le coup.
Ribbing et de Horn réclamaient ce qu’ils appelaient cet honneur. Anckarstroëm qui
était plus âgé, plus sûr de lui, et qui lui aussi avait un autre motif de vengeance à
laver dans le sang, insista pour que le coup fût porté par lui. — Pour s’accorder, ils
décidèrent qu’on s’en remettrait au sort.
Leurs trois noms furent écrits, mis dans un vase qui était sur la table
d’Anckarstroëm (cela se passait chez lui). Le plus jeune, le comte de Horn, mit sans
trembler la main dans le vase, en tira un billet, l’ouvrit et lut : — Anckarstroëm.
Par la fatalité, le pauvre roi était livré aux coups de celui qui le détestait le
plus.
Anckarstroëm, alors, fit jurer à ses amis que dans aucun cas, s’ils étaient arrêtés,
ils ne nommeraient leurs complices, puis il annonça que s’il ne pouvait échapper, il
se brûlerait la cervelle au bal même.
Tout étant arrêté, Anckarstroëm éprouva cependant un doute. — Comment, dit-il,
pourrai-je reconnaître le roi au milieu de tous ces masques ? — Je te l’indiquerai,
lui répliqua le jeune comte de Horn. Celui à qui je dirai ; « Beau
masque, bonne nuit », tu le frapperas ! ce sera le roi.
On se serra la main, on réunit le soir les autres conjurés chez le général Pecklin où
tous dînèrent la veille, on leur révéla tout et on attendit le lendemain.
……………………………………………………………………………………………
Le 16 mars étant arrivé, le roi se prépara à aller au bal. — Il habitait alors le
petit château de Haga, distant de Stockholm d’une lieue à peine. Après y avoir dîné,
il monta en voiture et arriva au grand théâtre.
Gustave avait alors fait disposer dans les bâtiments du
théâtre, quelques petits appartements dans lesquels il avait l’habitude de passer le
temps qui précédait l’heure de la représentation.
Il y recevait, donnait des audiences privées et y soupait quelquefois.
……………………………………………………………………………………………
Au milieu de son souper, un page lui apporta un billet. Ce billet, remis à un valet
de pied par un inconnu, portait sur l’adresse : Au roi.
Le roi l’ouvrit, et lut écrits au crayon ces mots : « Je suis encore de vos amis,
quoique j’aie des raisons pour ne plus l’être. N’allez pas au bal ce soir, il y va de
votre vie. »
Il n’y avait pas de signature, mais on sut depuis que ce billet était du colonel des
gardes, Lilienhorn, l’un des conjurés qui s’était repenti.
Le roi lut le billet, sourit, et le mit dans sa poche.
Demeuré seul avec le comte d’Essen, son écuyer, Gustave lui montra le billet, et lui
demanda ce qu’il en pensait.
Le comte qui savait mieux que le roi, peut-être, quelles étaient les animosités
soulevées de toutes parts contre lui, essaya de le dissuader d’alla au bal, et lui
conseilla de retourner à Haga.
Le roi, en riant, répondit qu’il connaissait ses braves Suédois, que pas un
n’oserait, et il se prépara à se revêtir de son domino. — Alors, lui dit le comte :
« Au moins, n’y allez que cuirassé. » « Pas davantage », lui répliqua le roi.
……………………………………………………………………………………………
Les conjurés attendaient le roi. — Ils s’étaient partagés en deux bandes, l’une
composée de ceux que nous avons nommés d’abord, l’autre, des trois chefs du complot,
de Horn, Ribbing, et celui qui devait porter le coup : Anckarstroëm.
À l’entrée du roi, ces deux bandes devaient venir se
rencontrer en sens opposé, se heurter, et au milieu de ce tumulte, le pistolet devait
partir.
Anckarstroëm était à son poste et attendait avec ses deux amis. — Il était vêtu d’un
large domino noir. Il avait à la ceinture le poignard, et un des pistolets chargés ;
— à la main droite, et sous les plis de la large manche de son domino, il tenait son
pistolet, tout armé.
Le bal avait commencé, l’orchestre jouait, il y avait beaucoup de monde, sept à huit
cents personnes.
Le roi parut. — Il entra par la deuxième coulisse du théâtre ; à sa vue, on s’écria :
voilà le roi ! Au même instant, les deux bandes dont nous avons
parlé se précipitèrent l’une vers l’autre, sur le passage du roi, le heurtèrent,
l’enveloppèrent, et un domino, lui frappant sur l’épaule (le comte de Horn), lui dit à
haute voix :
« Bonne nuit, beau masque ! »
À ces mots, un coup de pistolet partit, et Gustave tomba dans les bras du comte
d’Essen.
« Je viens d’être blessé par un grand masque noir »,
s’écria-t-il.
À l’instant, un grand bruit se fit dans la salle : « Au feu,
s’écrièrent plusieurs voix : dehors, dehors, la salle va
s’écrouler », et la foulé se précipita vers l’escalier. — Ce fut en vain, nul ne
put sortir, toutes les portes furent immédiatement fermées. — On va voir pourquoi.
Dans le premier moment, on avait porté le roi sur une banquette, on le déshabilla, il
était blessé au côté gauche. — La blessure était horrible ; le roi, toutefois, n’avait
pas perdu connaissance ; on le mit sur un brancard et on le transporta dans ses petits
appartements, au milieu de l’indignation et des larmes de ceux qui
l’accompagnaient.
On sait quel fut le courage du roi et avec quel
sang-froid
il apprit qu’il devait mourir de sa blessure ; l’expiation d’Anckarstroëm fut
terrible :
De tous les conjurés, Anckarstroëm seul restait. Son procès dura un grand mois. On
chercha vainement et par tous les moyens à lui faire avouer quels étaient ses
complices ; — selon ce qu’il avait promis, il ne nomma personne. — Enfin, après ces
trente jours de délai, la justice prononça. Il fut condamné à mort, c’est-à-dire au
supplice des criminels de lèse-majesté.
Ce supplice était celui de recevoir quinze paires de verges en trois jours et le
quatrième d’avoir la tête tranchée sur le billot, par la main du bourreau.
Au milieu de nombreux détachements de cavalerie, sur une charrette, Anckarstroëm
parut, environné des bourreaux. — Il était froid, presque injurieux pour la foule qui
le couvrait de huées et d’imprécations. Durant trois jours, on le promena dans les
trois quartiers de la ville où il dut recevoir les verges auxquelles il avait été
condamné. Le quatrième jour, on l’amena sur la place des exécutions. — Là, monté sur
l’estrade, en face du billot, on lui demanda encore s’il avait quelque chose à
déclarer : — « Si c’était à recommencer, je le ferais encore. » — Puis, s’étant mis à
genoux, et ayant étendu son bras droit sur le billot, le bourreau lui coupa le
poignet, puis la tête.
Les complices du régicide furent graciés.
Comme il faut qu’en France on rit de tout, même d’un assassinat, on racontait, il y a
une quarantaine d’années, l’historiette suivante, à propos de l’un des complices de la
mort du roi de Suède :
Le comte Ribbing s’était réfugié à Paris ; il était
alors
fort âgé. Scribe venait de terminer avec Auber son opéra de Gustave ou le Bal
masqué. Inquiet sur certains points de la mise en scène, il alla, dit la
légende, trouver le comte Ribbing, qui était devenu un bon bourgeois de Paris, et le
pria d’assister à sa répétition générale à l’Opéra. Celui-ci s’y rendit et suivit la
pièce avec beaucoup d’attention.
— Eh bien ? lui demanda Scribe, que dites-vous de cela ?
— C’est très bien, très bien, fit le comte, assez mollement.
— Mais vous ne paraissez pas complètement satisfait ?
— C’est vrai, ajouta le comte, c’est que vous vous êtes trompé, la chose ne s’est pas
absolument passée comme cela, d’autant que je puis m’en souvenir.
— Qu’y avait-il de plus ? demanda Scribe anxieux.
— Il me semble que nous avons assassiné un peu plus sur la gauche ! fit le comte avec
une grande simplicité.
Scribe le remercia vivement et profita de l’avis.
Si l’historiette est vraie, je ne l’affirme pas, mais il faut avouer que rien que
l’idée de faire régler historiquement le ballet de Gustave par un de ses meurtriers,
était déjà une invention assez gaie.
L’auteur de la Chartreuse de Parme, peu satisfait des histoires de
Napoléon qui circulaient de son temps, avait conçu le projet d’écrire ses impressions
personnelles sur l’homme si qu’il avait eu l’occasion d’entrevoir à
Saint-Cloud, à Marengo et à Moscou.
Ceux qui ont lu Stendhal le retrouveront tout entier dans ce volume, paru chez
Calmann-Lévy, et dont les chapitres n’étaient destinés qu’à encadrer des citations
prises pour la plupart au Mémorial de Sainte-Hélène.
Je tourne au hasard les pages de ce livre écrit avec autant de sincérité que de finesse
d’observation, copiant les passages qui m’ont paru particulièrement intéressants.
Voici quelques fragments de la préface, un morceau digne
d’être assimilé aux œuvres les plus appréciées du maître :
En sa qualité de souverain, Napoléon écrivant mentait souvent. Quelquefois le cœur du
grand homme soulevait la croûte impériale ; mais il s’est toujours repenti d’avoir
écrit la vérité, et, de temps en temps, de l’avoir dite. À Sainte-Hélène, il préparait
le trône de son fils, ou un second retour, comme celui de l’île d’Elbe. J’ai tâché de
n’être pas dupe.
……………………………………………………………………………………………
Une croyance presque instinctive chez moi, c’est que tout homme puissant ment quand
il parle, et à plus forte raison quand il écrit. Toutefois, par enthousiasme pour le beau idéal militaire, Napoléon a souvent dit la vérité dans le
petit nombre de batailles qu’il nous a laissées.
Ici commence ce que Stendhal appelle l’histoire de Napoléon et ce qui est uniquement
celle de sa campagne d’Italie ; je passe sur des chefs-d’œuvre de description qui seront
bien recherchés de ceux qui ont vécu de la vie mondaine italienne.
Parlant de Mme Laetitia, il dit :
Cette femme rare, et que l’on peut dire d’un caractère unique en France, eut,
par-dessus tous les autres habitants des Tuileries, la croyance ferme, sincère et
jamais ébranlée, que la nation se réveillerait tôt ou tard, que tout l’échafaudage
élevé par son fils s’écroulerait et pourrait le blesser en s’écroulant.
Nous arrivons à l’enfance de Napoléon :
Il dut recevoir surtout l’éducation de la nécessité. On se
figure peu en France la sévérité de manières de l’intérieur d’une famille italienne.
Là, aucun mouvement, aucune parole inutile, souvent un morne silence. Le jeune
Napoléon ne fut sans doute entouré d’aucune, de ces affections françaises qui
réveillent et cultivent de si bonne heure la vanité de nos enfants et parviennent à en
faire des joujoux agréables à six ans et à dix-huit ans de petits hommes fort
plats.
Ici je copie un bien curieux document reproduit par Stendhal.
Une jeune femme d’esprit, qui vit plusieurs fois Napoléon en avril et mai 1795, a
bien voulu rassembler ses souvenirs et me donner la note suivante :
« C’était bien l’être le plus maigre et le plus singulier que de ma vie j’eusse
rencontré. Suivant la mode du temps, il portait des oreilles de
chien immenses et qui descendaient jusque sur les épaules. Le regard singulier
et souvent un peu sombre des Italiens ne va point à cette prodigalité de chevelure. Au
lieu d’avoir l’idée d’un homme d’esprit rempli de feu, on passe trop facilement à
celle d’un homme qu’il ne ferait pas bon de rencontrer le soir auprès d’un bois.
« La mise du général Bonaparte n’était pas faite pour rassurer. La redingote grise
qu’il portait était tellement râpée, il avait l’air si minable, que
j’eus peine à croire d’abord que cet homme fût un général. Mais je crus sur-le-champ
que c’était un homme d’esprit ou, du moins, fort singulier. Je me rappelle que je
trouvais que son regard ressemblait à celui de J.-J. Rousseau, que je connaissais par
l’excellent portrait de La Tourb, que je voyais alors chez M. N***.
« En revoyant ce général, au nom singulier, pour la
troisième ou quatrième fois, je lui pardonnai ses oreilles de
chien exagérées ; je pensai à un provincial qui outre les modes et qui, malgré
ce ridicule, peut avoir du mérite. Le jeune Bonaparte avait un très beau regard, et
qui s’animait en parlant.
« S’il n’eût pas été maigre jusqu’au point d’avoir l’air maladif et de faire de la
peine, on eût remarqué des traits remplis de finesse. Sa bouche avait un contour plein
de grâce. Un peintre, élève de David, qui venait chez M. N***, où je voyais le
général, dit que ces traits avaient une forme grecque, ce qui me donna du respect pour
lui…
……………………………………………………………………………………………
« Il n’avait nullement l’air militaire, sabreur, bravache, grossier, II me semble
aujourd’hui qu’on lisait dans les contours de sa bouche, si fine, si délicate, si bien
arrêtée, qu’il méprisait le danger, et que le danger ne le mettait pas en
colère… »
Une femme fort prétentieuse et fabuleusement laide remarqua les beaux yeux du
général, le persécuta de ses préférences ridicules et prétendait gagner son cœur, en
lui donnant de bons dîners : il prit la fuite. Cependant, comme je respecte infiniment
les témoins oculaires, quelques ridicules qu’ils aient d’ailleurs, je transcrirai les
récits de cette dame :
« Le lendemain de notre second retour d’Allemagne, en 1795, au mois de mai, nous
trouvâmes Bonaparte au Palais-Royal. Nous fûmes au Théâtre-Français, où l’on donnait
une comédie : Le Sourd ou l’Auberge pleine. Tout l’auditoire riait aux
éclats. Le rôle de Dasnières était rempli par Baptiste cadet, et jamais personne ne
l’a mieux joué que lui. Les éclats de rire étaient tels que l’acteur fut souvent forcé
de s’arrêter dans son débit. Bonaparte seul, et cela me frappa beaucoup, garda un
silence glacial. Je remarquai à cette époque que son caractère était froid et souvent
sombre ; son sourire était faux et souvent fort mal
placé ; et, à propos de cette observation, je me rappelle qu’à cette même époque, peu
de jours après notre retour, il eut un de ces moments d’hilarité farouche qui me fit
mal et qui me disposa peu à l’aimer.
« Il nous raconta avec une gaieté charmante qu’étant devant Toulon, où il commandait
l’artillerie, un officier qui se trouvait de son arme et sous ses ordres, eut la
visite de sa femme, à laquelle il était uni depuis peu et qu’il aimait tendrement. Peu
de jours après, il eut ordre de faire une nouvelle attaque sur la ville et l’officier
fut commandé. Sa femme vint trouver le commandant Bonaparte et lui demanda, les larmes
aux yeux, de dispenser son mari de service ce jour-là. Le commandant fut insensible, à
ce qu’il nous disait lui-même, avec une gaieté charmante et féroce. Le moment de
l’attaque arriva, et cet officier, qui avait toujours été d’une bravoure
, à ce que disait Bonaparte lui-même, eut le pressentiment de sa fin
prochaine ; il devint pâle, il trembla. Il fut placé à côté du commandant, et dans un
moment où le feu de la ville devint très fort, Bonaparte lui dit : Gare !
voilà une bombe qui nous arrive. L’officier, ajouta-t-il, au lieu de s’effacer
se courba et fut séparé en deux. Bonaparte riait aux éclats, en citant la partie qui
fut enlevée… »
Il avait envie de rester à Paris, et il alla voir une maison vis-à-vis de la nôtre.
Il eut le projet de la louer avec son oncle Fesch, depuis cardinal, et avec un nommé
Patrault, un de ses anciens professeurs de l’École militaire, et là il nous dit un
jour : « Cette maison, avec mes amis, vis-à-vis de vous, et un cabriolet, et je serai
le plus heureux des hommes. »
Plus tard Bonaparte se montra quelque peu plus exigeant !
À côté de ces épisodes, il est certains passages où l’esprit
de l’auteur s’élève et semble plonger dans l’avenir ; voici un de Stendhal sur
la dynastie de Napoléon :
Quand l’imagination de l’Empereur se livrait à un de ses plaisirs de prédilection,
celui de s’égarer dans le roman de l’avenir, il se faisait une illusion complète sur
le rôle du futur roi de Rome. Comme il se voyait supérieur à tout ce qui avait existé
depuis des siècles, comme il sentait qu’il aimait vraiment la France et d’un amour que
les âmes vulgaires des rois, ses prédécesseurs, n’avaient jamais pu éprouver, il se
figurait que les règles immuables provenant de la nature du cœur humain cesseraient
d’avoir leur effet, lorsqu’après sa mort, le roi de Rome, son fils, n’aurait de
ressource que dans la force de son titre ou dans celle de son génie.
Il n’entrevit jamais que cet enfant, mal élevé par des êtres élégants et plats, comme
tous les princes nuls, ne trouvant point dans le cœur des Français l’antique habitude
d’obéir à sa race, ne serait qu’une griffe entre les mains de
quelques généraux entreprenants.
Napoléon ne vit point que, pour donner de l’autorité au roi de Rome privé de son
père, il fallait se dessaisir, de son vivant, d’une partie de son pouvoir et souffrir
que des corps politiques se formassent.
Mais il aimait le pouvoir, parce qu’il en usait bien et qu’il aimait le bien opéré
rapidement ; toute discussion ou délibération retardante lui semblait un mal.
Faute d’instruction, il ne vit jamais l’exemple de Charlemagne, autre grand homme,
auquel rien ne survécut, et il ne connut Charlemagne que par les pauvretés académiques
de M. de Fontanes.
On voit que l’admiration qu’il avait pour
Napoléon
n’aveuglait pas Stendhal, et c’est par cette absence de parti pris, ce désir de voir
vrai et de dire juste, sensible jusque dans ses romans, qu’il s’est acquis l’honneur de
figurer parmi les rares écrivains originaux de notre siècle.
La librairie Calmann-Lévy a publié deux volumes contenant la Correspondance
inédite de Balzac. Je ne sais pas d’enseignement plus grand, plus terrible,
que ces lettres pour tous ceux qui veulent vivre de leur plume, je ne sais rien non plus
de plus beau que le spectacle de cette lutte d’un homme de génie contre les obstacles et
les misères de la vie.
Avant d’avoir lu ce livre, on peut se demander où Balzac puisait tant de forces pour
combattre, à quelles sources il retrempait son courage émoussé contre tant d’obstacles.
Il suffit d’avoir lu dix de ces pages intimes du grand écrivain pour connaître son
secret. Balzac était avant tout un homme de famille et il n’est pas une action de sa
vie, pas une ligne de
ce grand œuvre qui s’appelle la
Comédie humaine, qu’il n’ait préalablement soumis au contrôle de sa
mère et de ses sœurs, et débattu pour ainsi dire sous leurs yeux.
Jamais il n’y eut de fils plus dévoué, plus respectueux que Balzac, et on est heureux
de penser qu’un des plus grands hommes de notre temps en ait peut-être été le
meilleur.
Je copie quelques passages de ses premières lettres ; il avait vingt ans et
s’installait à Paris avec l’idée bien arrêtée d’y acquérir la célébrité. Pour bien
comprendre certains détails, il est bon de savoir que lorsque le jeune Honoré vint ici
pour tenter la fortune littéraire, on était convenu, chez son père, de dire aux amis de
la famille qu’il était allé passer quelque temps à Alby, près d’un cousin, de manière
que sa tentative restât ignorée en cas d’insuccès.
Voici sa première lettre :
À mademoiselle Laure de Balzac, à Villeparisis
(Seine-et-Marne).
Paris, 12 avril 1819.
Tu veux, ma chère sœur, des détails sur mon emménagement et ma manière de vivre, en
voici.
J’ai répondu à maman elle-même sur les achats ; mais tu vas frémir, c’est bien pis
qu’un achat ; j’ai pris un domestique !
— Un domestique ! Y penses-tu, mon frère !
Oui, un domestique. Il a un nom aussi drôle que celui du
docteur Nacquart ; le sien s’appelle Tranquille ; le mien
s’appelle Moi-même. Mauvaise emplette vraiment !… Moi-même est
paresseux, maladroit, imprévoyant. Son maître a faim, a soif : il n’a quelquefois ni
pain ni eau à lui offrir ; il ne sait pas même le garantir contre le vent, qui souffle
à travers la porte et la fenêtre comme Tulou dans sa flûte, mais moins
agréablement.
Dès que je suis éveillé, je sonne Moi-même, et il fait mon lit. Il se met à balayer
et n’est guère adroit dans cet exercice.
— Moi-même !
— Plaît-il, monsieur ?
— Regardez donc, cette toile d’araignée où cette grosse mouche pousse des cris à
m’étourdir ! ces moutons qui se promènent sous le lit ! cette poussière sur les vitres
qui m’aveuglent !
— Mais, monsieur, je ne vois pas…
— Allons, taisez-vous, raisonneur !
Et il se tait.
Il bat mes habits, balaye en chantant, chante en balayant, rit en causant, cause en
riant. Au total, c’est un bon garçon. Il a mis mon linge en ordre dans l’armoire à
côté de la cheminée, après l’avoir bien collée en papier blanc : avec six sous de
papier bleu et de la bordure qu’on lui adonnée, il m’a fait un paravent, il a peint en
blanc la chambre, depuis la bibliothèque jusqu’à la cheminée. Quand il ne sera pas
content, — ce qui n’est pas encore arrivé, — je l’enverrai à Villeparisis chercher du
fruit, ou bien à Alby voir comme Va mon cousin.
Assez parlé de mon domestique ; parlons du maître, le maître qui est Moi.
Je trouve dans une lettre adressée également à sa
sœur ce
bel élan d’une âme où déborde la passion de la gloire :
Quel bonheur de vaincre l’oubli, d’illustrer encore le nom de Balzac ! A ces pensées,
mon sang bouillonne ! Lorsque je tiens une belle idée, il me semble entendre ta voix
qui me dit : « Allons, courage ! »
J’ai décidément abandonné mon opéra-comique. Je ne puis trouver un compositeur dans
mon trou : je ne dois pas, d’ailleurs, écrire pour le goût actuel, mais faire comme
ont fait les Racine et les Corneille, travailler comme eux pour la postérité !… Le
second acte, au surplus, était faible et le premier trop brillant de musique. Et,
réfléchir pour réfléchir, j’aime mieux réfléchir sur Cromwell. Mais il
entre ordinairement deux mille vers dans une tragédie, juge que de réflexions !…
Plains-moi. Que dis-je ! Non, ne me plains pas, car je suis heureux ; envie-moi
plutôt, et pense à moi souvent.
Balzac faisant de l’opéra-comique ! mesurant des vers pour le compositeur ! Déjà en
1819, il avait pris l’habitude de la funèbre promenade où il trouva la belle imprécation
de Rastignac :
Tu sauras que je me délasse de mes travaux en croquignolant un petit roman dans le
genre antique. Mais je le fais mot à mot, pensée à pensée, ou pour mieux dire, ab hoc et ab hac. Je sors rarement ; mais, lorsque je divague, je vais m’égayer au Père-Lachaise. J’attends l’hiver pour travailler
plus assidûment.
Qu’on ne croie pas qu’avec les mille projets qui tourbillonnaient dans sa tête Balzac
ait été ce qu’on appelle un homme sérieux à vingt ans ; il était
resté enfant, il le fut toute sa vie. Je rencontre à chaque pas des
lignes comme celles-ci :
Tu sauras que je t’ai écrit en dînant, et qu’après avoir fini ma lettre, j’ai trouvé
autour de moi une trentaine de bouchées commencées. Je vais les achever.
Réponds-moi aussi longuement que je t’écris.
Ma fluxion est bien désenflée ce matin. Hélas ! dans quelques années peut-être, je ne
pourrai plus manger que de la mie, de la bouillie et les mets des vieux ; il me faudra
ratisser des radis comme bonne maman ! Tu auras beau dire : « Fais arracher ! » J’aime
autant laisser la nature à elle-même ; les loups ont-ils des dentistes ?
Son mariage accompli, Balzac prêt à revenir en France prévient sa mère de son retour ;
je trouve cette phrase bien touchante dans les recommandations qu’il lui fait ; ceux qui
l’ont pris pour un sceptique, qui ont cru aux théories des fièvres de son imagination,
seront bien étonnés en les lisant dans leur émouvante simplicité :
Ma chère mère, si tu avais besoin de quelque chose pour toi, n’hésite pas à me le
dire, car nous voulons que tu aies toutes tes aises. Le mot omnibus
m’a fait la plus vive peine sur ton compte ; à ton âge, dans ta position de santé,
quand tu vas dîner chez Laure ou que tu en reviens, et surtout quand tu sors pour mes
affaires, prends des voitures. Je te le répète, tes omnibus m’ont fait saigner le
cœur ! J’espère bien, par mes travaux, faire en sorte que jamais tu ne montes en
omnibus, et que tu puisses désormais toujours prendre une bonne petite voiture pour
toute espèce de course qu’il ne te plaira pas de faire à pied.
Que de belles et touchantes pages je dois passer pour
arriver aux dernières journées de cette grande vie.
Cette année dont il ne doit pas Voir la fin, Balzac la considère comme la plus belle de
son existence ; il doit mourir au mois d’août, voici ce qu’il écrit au mois de mars.
Vierzschovnia, 17 mars 1850.
J’ai remis jusqu’aujourd’hui à répondre à votre bonne et adorable lettre, car nous
sommes de si vieux amis que vous ne pouvez apprendre que de moi le dénouement heureux
de ce grand et beau drame de cœur qui dure depuis seize ans. Donc il y a trois jours,
j’ai épousé la seule femme que j’aie aimée, que j’aime plus que jamais et que
j’aimerai jusqu’à la mort. Cette union est je crois la récompense que Dieu me tenait
en réserve pour tant d’adversités, d’années de travail, de difficultés subies et
surmontées. Je n’ai eu ni jeunesse heureuse, ni printemps fleuri ; j’aurai le plus
brillant été, le plus doux de tous les automnes. Peut-être, à ce point de vue, mon
bienheureux mariage vous apparaîtra-t-il comme une consolation personnelle, en vous
démontrant qu’à de longues souffrances, la Providence a des trésors qu’elle finit par
dispenser.
Dans une lettre à sa sœur, on lira cette recommandation pleine d’amour et de respect
filial :
Je compte sur toi pour faire comprendre à ma mère qu’il ne faut pas qu’elle soit rue
Fortunée à mon arrivée. Ma femme doit aller la voir chez elle et lui rendre ses
respects. Une fois cela fait, elle peut se montrer dévouée
comme elle l’est ; mais sa dignité serait compromise dans les déballages auxquels
elle nous aiderait.
Donc, qu’elle mette la maison en état, fleurs et tout, pour le 20, et qu’elle vienne
coucher chez toi ou qu’elle aille à Suresnes chez elle. Le surlendemain de mon
arrivée, j’irai lui présenter sa belle-fille.
Adieu ; dans neuf ou dix jours, je te verrai et je ne veux pas fatiguer mes yeux.
Mille amitiés à Surville.
La maladie de cœur a fait de tels progrès qu’il est obligé d’écrire à sa mère :
Je te conjure d’aller soit à Suresnes, soit chez Laure ; car il ne serait ni digne ni
convenable que tu reçusses ta belle-fille chez elle. Elle te doit du respect et doit
t’aller trouver chez toi.
……………………………………………………………………………………………
Comme il m’est impossible de monter un escalier de plus de
vingt-cinq marches, si tu étais chez Laure, j’en aurais un de moins à monter.
Adieu ! Je ne te dis rien de plus, car dans huit jours j’espère t’embrasser.
Voici, sans qu’un mot y soit changé, les deux dernières lettres de Balzac :
À Monsieur Louis Véron, directeur du
Constitutionnel, à Paris.
Dresde, 11 mai 1850.
On se marie à sept cent cinquante lieues de Paris, dans un pays de gouvernement
absolu ; on se croit à l’abri du
pillage, et me voilà
pillé, abîmé dans ma considération, et trahi comme un roi4 !
La lettre ci-jointe vous dira combien je suis furieux, et je vous prie de l’insérer
dans le Constitutionnel dès qu’elle vous sera parvenue.
Excusez le griffonnage : j’ai une maladie nerveuse qui s’est jetée sur les yeux et
sur le cœur ; je suis dans un état affreux pour un homme nouvellement marié ; mais il
y a dans cette malheureuse affaire une compensation, c’est que je puisse me rappeler à
votre bon souvenir, à travers mon voyage.
Oh ! quelles belles choses il y a ici ! J’en suis déjà pour une toilette de
vingt-cinq à trente mille francs, qui est mille fois plus belle que celle de la
duchesse de Parme. Les orfèvres du moyen âge sont bien supérieurs aux nôtres et j’ai
découvert des tableaux magnifiques. Si je reste, il n’y aura plus un liard de la
fortune de ma femme, car elle a acheté un collier de perles à rendre folle une
sainte.
Mille amitiés et à bientôt, je vous remercierai moi-même dans les Tuileries, car je
ne peux pas monter plus de vingt marches, le cœur s’y oppose. J’espère que, vous et le
Constitutionnel, vous allez bien.
À Monsieur Théophile Gautier, à Paris.
Paris, 20 juin 1850.
Mon cher Théophile,
Je vous remercie cordialement de l’intérêt que vous avez bien voulu me témoigner. Si
vous m’avez trouvé sorti, la dernière fois que vous êtes venu, ce n’est pas que
j’aille mieux : je m’étais seulement traîné jusqu’à la Douane, en
contravention aux ordonnances du médecin ; car il fallait absolument
en retirer mes bagages.
Aujourd’hui, je suis délivré d’une bronchite et d’une affection qui embarrassait le
foie. Il y a donc amélioration ; aussi, demain, attaque-t-on la véritable maladie
inquiétante, maladie dont le siège est au cœur et au poumon, ce qui me donne de
grandes espérances de guérison. Mais je dois toujours rester à l’état de momie, privé
de la parole et du mouvement ; état qui doit durer au moins deux mois. Je devais ce
bulletin à votre amitié, qui me semble encore plus précieuse dans la solitude où me
tient la Faculté.
Si vous venez encore, faites-moi savoir d’avance le jour et l’heure, pour que je
puisse avoir le plaisir de vous recevoir et de jouir de vous, que je n’ai point vu
depuis si longtemps !
À vous de cœur.
À la suite de ces lignes, dictées à Mme de Balzac, le malade avait
signé, puis il ajouta de sa main :
Je ne puis ni lire ni écrire !
Et il ne lut plus, et il n’écrivit plus !
Tel est le résumé bien écourté de trois cent quatre-vingt-quatre lettres qui serviront
peut-être plus à connaître Balzac que son œuvre entière ; c’est une sorte de
Mémorial de Sainte-Hélène écrit sans préoccupation de l’effet, sous la dictée des événements, des impressions ; la Comédie
humaine avait révélé l’homme de génie, l’anatomiste moral, le sévère et
terrible observateur, le chercheur de plaies ; la Physiologie du mariage
nous avait montré
le sceptique terrible implacable — et voilà
qu’un paquet de lettres dédaignées, qu’il n’a pas mises à l’adresse de la postérité,
éclaire Balzac sous son véritable jour, le parfait, l’explique, et nous montre en lui le
fils, le frère, le mari aimant et respectueux ; l’homme de talent, l’homme de génie,
disparaissent, on ne voit plus que l’homme qui a vécu par le cœur et qui est mort par
lui.
Sous ce titre : Kléber, sa vie, sa correspondance, le général comte
Pajol vient de publier chez Firmin-Didot un volume d’autant plus curieux qu’il raconte
la vie de son héros à l’aide de documents officiels ; on peut suivre pas à pas, depuis
le jour où il porte l’épée pour la première fois, jusqu’à celui de sa mort, le grand
général alsacien. Je trouve cette anecdote dans les premières pages du livre de M. le
comte Pajol :
Lors de son retour en Alsace, il s’arrêta quelque temps à Besançon. Pendant son
séjour dans cette ville, il lui arriva une aventure qui dépeint son caractère et qui
fit alors une certaine sensation. Il se lia rapidement avec la jeunesse
bisontine, partageant ses plaisirs aussi bien dans le monde que dans
les classes inférieures. Il y connut un certain Doney, qui depuis a été garde
d’Artois, chevalier de Saint-Louis, et a émigré au commencement de la Révolution. Ce
jeune homme crut s’apercevoir que Kléber avait été plus heureux que lui près d’une
personne à laquelle il faisait sans succès une cour assidue. Fâché de se voir un rival
aussi entreprenant et doué d’avantages qui lui avaient si vite assuré cette bonne
fortune, il lui chercha querelle.
Kléber, qui n’avait jamais refusé une affaire, répondit vivement, et on résolut de se
battre. Le jour choisi fut le lendemain, et la place désignée les prés de Vaux. Doney,
à qui sans doute la nuit avait porté conseil, et qui avait appris que Kléber était une
très bonne épée, voulut éviter le combat, sans cependant se compromettre dans l’esprit
de ses camarades : il imagina de faire part de cette aventure à son père. Celui-ci
alla prévenir le commandant de la place : mais il s’y prit un peu tard. La rencontre
eut lieu, son fils fut blessé. Lorsque Kléber revint à la ville, il fut arrêté à la
porte et conduit chez le commandant, qui le fit mettre en prison.
Je passe sur des pages fort intéressantes sur les guerres de la Vendée, et j’y vois
que, pas plus que les autres grands hommes de son temps, Kléber ne fut épargné par les
révolutionnaires ; à ce point que le représentant de la Marne, Prieur, dit un jour à
Marceau, à qui il se permettait d’adresser des observations :
Au surplus, c’est moins ta faute que celle de Kléber ; c’est lui qui t’a conseillé,
et dès demain nous établirons un tribunal exprès pour le faire guillotiner !
La campagne d’Égypte, grâce aux pièces officielles citées,
apparaît sous un jour nouveau, et on s’étonne en voyant l’esprit de prévoyance, de
sagesse de Kléber, que la nature ait coupé si étrangement le fil de la vie d’un homme
qui semblait devoir jouer un si grand rôle dans les destinées de la France. Je copie le
passage relatif à la mort du fanatique qui assassina Kléber :
… Le cortège funèbre du général prit le chemin de l’esplanade de l’Institut, où
Soleyman et ses complices devaient subir leur peine. Le jeune Syrien marchait d’un pas
ferme, avec une contenant assurée, reprochant à ses compagnons la faiblesse qu’ils
laissaient voir à des infidèles. Son courage ne se démentit pas un moment ; et s’il
répandit quelques pleurs, ce fut lorsque, dans la prison, on lui rappela sa famille.
Les trois ulémas furent d’abord décapités ; puis on commença par appliquer le poignet
de Soleyman sur un brasier ardent ; le feu dévora ses chairs, sans que la douleur lui
arrachât un cri ; il supporta le second supplice avec la même fermeté ; ses traits se
décomposèrent à peine, et lorsque le pal, fixé perpendiculairement, l’eut élevé dans
les airs, il promena ses regards sur la multitude, et prononça d’une voix sonore la
profession de foi des musulmans : « Il n’y a point d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet
est son prophète. »
Soleyman resta vivant sur le pal pendant près de quatre heures.
Ainsi finit Soleyman dont les Parisiens visitent sans s’en douter le squelette au
Jardin des Plantes les jeudis et les dimanches. Il est placé dans une
petite salle du Musée d’anatomie, et l’on peut constater les traces du
feu qui l’a brûlé sur les os des jambes et de la colonne vertébrale. Soleyman, on peut
voir, était de très petite taille, et sa structure rappelle un peu celle du singe.
Kléber était une sorte de géant.
Notes d’un musicien, en voyage, par Jacques Offenbach, tel est le titre
du volume qui nous arrive de chez Calmann-Lévy.
Tout d’abord, il faut dire que M. Offenbach n’a pas la prétention d’avoir découvert
l’Amérique et qu’il n’a fait que publier ses impressions à mesure qu’elle se
produisaient ; ce sont de véritables notes détachées d’un carnet d’artiste ; ce qu’il a
vu, d’autres ont pu le voir, mais il l’a regardé à sa manière et le rend avec la forme
humoristique que la nature lui a donnée : je trouve, dès les premières pages du livre,
au moment où le paquebot remporte, cette phrase toute charmante de cœur et de
vérité :
Le navire partit, et lorsqu’en frôlant la jetée, il me
laissa pour la dernière fois voir mon fils, j’éprouvai une douleur poignante.
Tandis que le navire s’éloignait, mes regards restaient attaches sur ce petit groupe
au milieu duquel se trouvait mon cher enfant. Je l’aperçus très longtemps. Le soleil
faisait reluire les boutons de son habit de collégien et désignait nettement à mes
yeux l’endroit qu’eût deviné mon cœur…
Quoi de plus touchant que ce dernier paragraphe et quel écrivain de profession pourrait
transmettre plus d’émotion. Le livre est très curieux et renferme une série
d’observations sur la vie américaine faite, avec l’humour et l’esprit qu’on doit
attendre d’un Parisien tel qu’Offenbach.
Notre traversée sera moins longue que la sienne ; nous voici arrivés à New York, dans
un hôtel de je ne sais quelle avenue ; on se met à table.
Donc vous prenez place. Le garçon ne vous demande pas ce que vous voulez. Il commence
par vous apporter un grand verre d’eau glacée ; car il y a une chose digne de remarque
en Amérique, c’est que, sur les cinquante tables qui sont dans la salle, il n’y en a
pas une où l’on boive autre chose que de l’eau glacée ; si, par hasard, vous voyez du
vin ou de la bière devant un convive, vous pouvez être sûr que c’est un Européen.
Après le verre d’eau, le garçon vous présente la liste des quatre-vingts plats du
jour. — Je n’exagère pas. — Vous faites votre en en choisissant trois ou quatre,
et — c’est le côté comique de la chose — tout ce que vous avez commandé vous est
apporté à la fois. Si, par malheur, vous
avez oublié de
désigner le légume que vous désirez manger, on vous apportera les quinze légumes
inscrits sur la carte, de telle sorte que vous vous trouvez subitement flanqué de
trente assiettes, potage, poisson, viande, innombrables légumes, confitures, sans
compter l’arrière-garde des desserts, qui se composent toujours d’une dizaine de
variétés. Tout cela rangé en bataille devant vous, défiant votre estomac. La première
fois, cela vous donne le vertige et vous enlève toute espèce d’appétit.
Comparez le confortable de nos hôtels à celui des hôtels américains.
Non seulement on a chez soi des calorifères pour tous les appartements, le gaz dans
toutes les pièces, l’eau chaude et l’eau froide en tout temps, mais encore, dans une
pièce du rez-de-chaussée, sont rangés symétriquement trois jolis petits boutons d’une
grande importance.
Ces trois boutons représentent pour l’habitant trois forces considérables : la
protection de la loi, le secours en cas d’accident, les services d’un auxiliaire. Tout
cela en trois boutons ? Certainement, et il n’y a aucune magie dans cette affaire.
Les trois boutons sont électriques. Vous appuyez sur le premier, et un
commissionnaire apparaît pour prendre vos ordres. Vous touchez le second, un policeman
se présente et se met à votre disposition. Le troisième bouton vous permet enfin de
donner l’alarme en cas d’incendie, et d’amener, en quelques instants, autour de votre
maison, une brigade de pompiers.
Outre ces trois boutons, vous pouvez encore, si bon vous semble, avoir, dans votre
cabinet de travail, ce qui se trouve dans tous les hôtels, dans les restaurants, voire
même chez les débitants de boissons et de tabac, le télégraphe. Quand
vous en manifestez le désir, on installe chez vous un petit appareil
qui fonctionne du matin au soir et du soir au matin, et qui vous donne toutes les
nouvelles des deux mondes. Un ruban de papier continu se déroulant dans un panier
d’osier vous permet de lire les dernières dépêches de Paris, de la guerre en Orient
aussi bien que celles des élections de Cincinnati et de Saint-Louis. À toute heure,
vous avez la hausse et la baisse de tous les pays, vous savez à la minute si vous avez
fait fortune ou si vous avez sauté.
Terminons par le récit d’un nouveau supplice spécialement inventé pour les
compositeurs ; je les laisse juges de ce qu’a dû souffrir Offenbach :
J’arrivai donc le matin à X… On donnait le soir la Belle parfumeuse.
Je me rendis au théâtre pour faire répéter au moins une fois mon orchestre.
Je m’installe bravement à mon pupitre. Je lève mon archet. Les musiciens
commencent.
Je connaissais ma partition par cœur. Quelle ne fut donc pas ma surprise en
entendant, au lieu des motifs que j’attendais, quelque chose de bizarre qui avait à
peine un air de famille avec mon opérette. À la rigueur, je distinguais encore les
motifs, mais l’orchestration était toute différente de la mienne. Un musicien du cru
avait jugé à propos d’en composer une nouvelle !
……………………………………………………………………………………………
Je repris mon archet et je donnai de nouveau le signal de l’attaque à mon orchestre.
Quel orchestre ! Il était petit, mais exécrable. Sur vingt-cinq musiciens, il y en
avait environ huit à peu près bons, six tout à fait médiocres, et le reste absolument
mauvais. Pour parer à toutes les éventualités, je priai tout d’abord mon second violon
de prendre un tambour et je lui donnai quelques instructions à voix basse. Bien m’en
prit, comme on le verra par la suite. Il n’y avait pas de
grosse caisse dans l’orchestration.
……………………………………………………………………………………………
Quelle représentation ! Il fallait entendre cela. Mes deux clarinettes faisaient des
couacs à chaque instant… excepté pourtant quand il en fallait. Dans la marche comique
des aveugles du premier acte, j’ai noté quelques fausses notes qui produisent toujours
un effet amusant. Arrivées à ce passage, mes clarinettes s’arrêtent et comptent des
pauses. Le cuistre qui a orchestré ma musique a écrit ce morceau pour le quatuor
seulement.
……………………………………………………………………………………………
Déjà, à la répétition, j’avais prié messieurs les clarinettes de jouer n’importe quoi
en cet endroit, sachant d’avance que les couacs viendraient naturellement. Mais
j’avais compté sans mon hôte. Forts de leur texte, les brigands ont absolument refusé
de marcher.
— Nous avons des pauses à compter, nous les compterons. Il n’y a rien d’écrit pour
nous.
— Mais, messieurs, les couacs que vous faites quand il n’y a pas de pauses ne sont
pas inscrits non plus, et cependant vous vous en donnez à cœur joie.
Impossible de les convaincre. Voilà pour les clarinettes. Quant au hautbois, c’était
un fantaisiste qui jouait de temps en temps, quand l’envie lui en prenait. La flûte
soufflait quand elle pouvait. Le basson dormait la moitié du temps. Le violoncelle et
la contrebasse, placés derrière moi, passaient des mesures et faisaient une basse de
contrebande. À chaque instant, tout en conduisant de la main droite, j’arrêtais soit
l’archet de la contrebasse, soit celui du violoncelle. Je parais les fausses notes. Le
premier violon — un excellent violon celui-là — avait toujours trop chaud. Il faisait
une chaleur de quarante degrés dans la salle. Le malheureux voulait toujours s’essuyer
le front.
Mais moi, d’une voix émue :
— Si vous lâchez, mon ami, nous sommes perdus !
Il posait son mouchoir avec tristesse et reprenait son instrument. Mais la mer de la
cacophonie montait toujours. Que de fausses notes !
Heureusement, le premier acte touchait à sa fin.
Un succès d’enthousiasme !
Je croyais rêver.
Tout cela n’est rien auprès du second acte.
Ayant toujours en tête l’orchestration que j’avais écrite, je me tournais, à gauche,
vers la petite flûte qui devait, d’après mon texte, exécuter une rentrée. Pas du tout,
c’était le trombone à droite qui me répondait.
Mes deux clarinettes, fortes en… couacs, avaient à faire, toujours d’après ma
partition, un chant à la tierce. Le musicien de l’endroit avait enlevé ce chant aux
instruments à archet pour le donner au piston, qui jouait faux, et au basson, qui
dormait toujours.
Nous arrivons péniblement au finale. J’étais en nage. Je me disais que nous n’irions
pas jusqu’au bout.
Le duo entre Rose et Bavolet marcha cahin-caha, mais enfin il marcha. La finale
enchaîne le duo. Comme celui-ci finit en ut, j’ai fait naturellement pour l’entrée de
Clorinde, qui attaque en si majeur, la modulation par le do dièse, fa dièse, mi. La
basse fait le la dièse. Ma petite marche harmonique avait été orchestrée par le grand
musicien de X… pour les deux fameuses clarinettes, le hautbois qui ne jouait pas, et
le basson. Diable de basson. Il dormait plus profondément que jamais. Je fais des
signes désespérés à son voisin, qui le réveille brusquement. Si j’avais su, je
l’aurais laissé dormir. Cet animal-là, au lieu d’entonner le la dièse, attaque un mi
dièse de toute la force de ses poumons. Cinq tons plus haut ! La malheureuse artiste
qui joue Clorinde suit naturellement l’ascension naturelle et prend la mélodie
également cinq tons plus haut. L’orchestre, qui n’entre pas
dans tous ces détails, continue à jouer cinq tons plus bas. On peut juger d’ici de la
cacophonie. Je me démenais sur mon pupitre, suant à grosses gouttes, faisant des
gestes désespérés à Clorinde et à mes musiciens. C’est alors qu’une inspiration du
ciel vint à mon esprit égaré. J’adressai à mon tambour un signe énergique et
désespéré. Il comprit et il exécuta un roulement ! Ah ! le beau roulement, à casser
les vitres, un roulement de trente mesures qui dura jusqu’à la fin du duo et qui
escamota Dieu sait combien de fausses notes. Le public n’a certainement pas compris
pourquoi, au milieu de la nuit, dans une scène mystérieuse, le tambour se faisait tout
à coup entendre avec une telle force et une telle persistance. Peut-être a-t-il vu là
un trait de génie du compositeur ? C’en était un, en effet, qui m’avait permis de
sauver la situation. Je ne puis penser, sans frémir, aux horreurs antimusicales que ce
roulement a si sérieusement dissimulées.
Après cette excentricité, je m’attendais naturellement à un déluge d’injures dans les
journaux qui parleraient de la représentation. C’est tout le contraire qui se
produisit : des éloges, rien que des éloges sur la façon magistrale avec laquelle
j’avais conduit !
Les succès, le talent d’Offenbach ont dû lui faire bien des ennemis dans le monde ; il
faut toujours compter avec les envieux et les médiocres, mais je crois que bien peu de
haines et de rancunes ne lui pardonneront pas sa renommée en pensant à ce qu’il a dû
souffrir pendant cette fatale soirée !
La librairie Firmin Didot vient de publier une nouvelle série de Mémoires relatifs à
l’histoire de France pendant le xviiie
. Le dernier volume
paru contient des Mémoires sur la guerre de la Vendée et l’expédition de
Quiberon avec une introduction.
On ne peut émettre sur cette terrible guerre civile qu’après avoir vécu avec ceux qui
l’ont traversée, c’est-à-dire après avoir lu ce livre qui contient les Mémoires de Mme de Bonchamps, ceux de Mme Sapinaud, du général
Turreau, du comte de Vauban, les notes et relations de Rouget de Lisle et la relation
d’un officier échappé des
prisons d’Auray et de Vannes après
l’affaire de Quiberon.
Il est difficile de citer un épisode choisi parmi les cinq cents pages environ qui
forment ce volume ; toutes présentent un rare intérêt ; ce qui domine, il faut bien le
dire, c’est le courage héroïque qui fut dépensé de chaque côté ; l’antiquité n’a pas de
plus beaux exemples de dévouement et d’abnégation.
J’ du dernier chapitre de la relation intitulée : l’Évasion des prisons d’Auray,
les deux pages suivantes :
Le 1er août, à midi, un officier républicain que j’avais connu à
Auray entre dans l’église avec un de ses camarades. « Quoi ! s’écrie-t-il, vous vivez
encore ! » Il ajouta : « Voilà mon ami qui n’est pas moins touché que moi de vos
malheurs. Le service nous oblige à sortir, nous reviendrons ce soir ; mais si l’on
vient demander des personnes pour l’interrogatoire, ne vous présentez pas. »
Les deux officiers revinrent à quatre heures. Celui qui m’avait été présenté le matin
m’examinait attentivement ; je crus reconnaître ses traits : nous avions été élevés
ensemble au collège de *** Les souvenirs les plus doux de l’enfance et les plus
tendres sentiments de la nature se réveillant à la fois dans son cœur, il se jeta dans
mes bras et s’écria : « Non, mon ami, vous ne mourrez pas. » Il ne put prononcer que
ces mots ; il me couvrit de larmes. Son camarade, l’arrachant de mes bras, lui dit :
« Vous êtes trop ému. Les soldats de garde pourraient concevoir des soupçons, Demain,
nous reviendrons déjeuner ici et nous combinerons avec plus de calme les moyens
d’obtenir un sursis ; c’est beaucoup que de gagner du temps. »
……………………………………………………………………………………………
Le 3 août, à sept heures du matin, je sortis avec tous ceux qu’on vint chercher pour
l’interrogatoire. Il avait lieu à l’hôtel de Gouvello.
Voici les détails de mon interrogatoire : j’étais vis-à-vis le président. La galerie
était derrière ; il y avait à peu près cent personnes.
D. Votre nom, citoyen ?
R. ***.
D. À quelle époque avez-vous émigré ?
R. Je n’ai point émigré ; je suis sorti de France avant la Révolution.
D. Avez-vous porté les armes contre la République ?
R. Non.
D. Mais vous êtes du rassemblement de Quiberon ?
R, Cela est vrai, mais je n’étais pas employé militairement,
D. Étiez-vous noble ?
R. Non.
Alors, le président dit : Quelles sont, citoyen, les raisons qui vous ont forcé à
sortir de France ?
……………………………………………………………………………………………
Alors le président me dit avec douceur : « Soyez tranquille, on vous rendra
justice. » À ces mots, les geôliers, qui avaient gardé un morne silence, applaudirent
avec l’expression de la joie la plus vive. Je passai dans l’appartement où se
trouvaient ceux qu’on allait interroger ; je leur recommandai de n’avoir pas l’air de
me connaître., M. d’Entrechaux se fit passer pour domestique. À midi, la commission
leva sa séance, tout le monde était interrogé. À une heure, Sophie vint, avec une de
ses amies, me demander. Elle prononça à haute voix mon véritable nom. Cet incident
pouvait me devenir funeste. Je m’approchai d’une fenêtre et je lui dis : « Le citoyen
que vous
demandez n’est pas ici ; allez ce soir à la maison
d’arrêt. Le citoyen *** vous en donnera des nouvelles. » Sophie était si troublée
qu’elle ne savait pas ce que je lui disais ; son amie m’avait entendu et l’emmena.
Je passai depuis midi jusqu’à quatre heures avec ceux qui venaient d’être interrogés.
On aurait dit qu’en approchant de la mort ils devenaient plus calmes. Un élève de la
marine, M. de Payen, qui n’avait que six mois de trop pour obtenir le sursis, déclara
son âge, quoique sa figure fût extrêmement jeune. Le président insista en vain et ne
put le sauver.
À quatre heures du soir, le détachement chargé de l’exécution arriva ; le greffier
appela ceux qui étaient condamnés à mort. Le nom de M. de N… avait été mal écrit sur
le registre ; il n’y répondit pas ; le greffier passa aux autres. Il allait se retirer
lorsque M. de N… lui dit : « C’est sûrement mon nom que vous avez prononcé, et il
suivit ses camarades5.
Lorsque cet appel fut fini, un caporal lia aux condamnés les mains derrière le dos.
Pour ajouter à l’horreur de ce spectacle, ils étaient précédés d’hommes qui devaient
creuser leurs tombeaux. Vingt-huit allaient périr ; douze avaient obtenu des sursis
M. d’Entrechaux et moi étions de ce nombre. Mais lorsque nos infortunés camarades, se
tournant vers nous pour la dernière fois, nous dirent : « Ne nous oubliez pas : nous
sommes heureux de vous avoir
sauvés. » Non seulement nous
ne sentîmes pas le bonheur de notre situation, mais des sentiments nouveaux
s’élevèrent en nous. Nous fûmes prêts à nous trahir et à demander de les suivre. Notre
cœur, combattu par je pesais quels remords, déchiré par la douleur, nous fit éprouver
des tourments plus cruels que cette mort à laquelle nous venions d’échapper, Une
demi-heure après, nous entendîmes la fatale décharge, et presque au même instant nous
vîmes passer sous nos yeux les dépouilles sanglantes de nos amis… Je tombai accablé ;
j’essayai en vain de goûter quelque repos ; des fantômes effrayants me poursuivaient ;
enfin, après une longue agitation, j’entendis une voix qui calma mes sens : c’était
celle de Sophie que je n’avais pas encore aperçue et qui était entrée dans l’hôtel.
Tous ceux qui avaient obtenu le sursis des différentes commissions furent transférés,
le lendemain 4, à la tour de Vannes ; nous étions cent huit. »
Nous le répétons, c’est seulement d’après ces documents authentiques qu’il faut se
faire une opinion sur cette guerre civile, devenue plus sanglante encore parce que des
intérêts particuliers vinrent s’y mêler. En effet, comme le dit M. de Lescure, Tallien
avait besoin de laver dans le sang d’une hécatombe son honneur révolutionnaire attaqué.
Il pouvait tout se permettre, hormis la modération. Il se montra implacable comme la
peur qui l’est plus encore que la haine, et attesta désormais sa sincérité républicaine
par les mânes des fusillés de Quiberon dont la malédiction devait poursuivre sa vie et
le condamner à de si humiliantes déchéances.
L’éminent auteur de Paris et ses organes, M. Maxime Du Camp, vient de
publier chez Lévy un livre fort intéressant, intitulé l’Attentat de
Fieschi ; c’est croyons-nous, le commencement d’une série qui a pour titre
général : les Ancêtres de la Commune. Les renseignements, puisés aux
meilleures sources, abondent dans ce volume où l’on voit se nouer et se dénouer toute
l’intrigue de ce régicide ; la préface mériterait d’être citée dans son entier, mais
l’espace réservé à cette revue ne me permettant de donner qu’un , je crois que
les lecteurs me sauront gré d’avoir choisi le chapitre de l’exécution ; rien n’y est
dramatisé ; c’est le procès-verbal même des faits qui se sont passés qu’on va lire :
L’état d’âme de Pépin était lamentable ; lui qui fut très
courageux en présence de la mort, lorsque toute espérance fut perdue, il ne pouvait
supporter l’idée de sa fin prochaine, et se débattait contre les fantômes de la
dernière heure qui l’assaillaient à outrance. Immobilisé dans sa camisole de force,
assis sur le dur escabeau de la prison, la tête retombée sur la poitrine, le
malheureux pensait à sa femme, à ses cinq enfants et cherchait une issue à la route
horrible au bout de laquelle l’échafaud lui apparaissait. Comme des moribonds qui se
figurent que la présence du médecin leur rendra la santé, il s’imaginait que la
présence de ses juges prolongerait sa vie.
Il demandait pour quelques instants la liberté de ses bras et écrivait — non point
des « déclarations » comme Fieschi — mais des lettres suppliantes au duc Decazes, au
procureur général, M. Pasquier. Celui-ci, escorté de M. de La Chauvinière, greffier en
chef de la Cour, se présentait auprès du condamné, prêt à recueillir les aveux
arrachés par l’angoisse. Ces interrogatoires se multiplient : j’en compte un le
15 février, deux le 17 et enfin un dernier le 19, à une heure moins un quart du matin,
effort suprême qui précéda de peu d’instants les redoutables apprêts de la toilette et
le départ pour la place Saint-Jacques.
Le 18 février, à 11 heures du soir, M. Pasquier, qui habitait le Petit-Luxembourg,
reçut une lettre par laquelle Pépin s’engageait à faire des révélations graves et à
donner des indications précises de nature à éclairer le gouvernement sur les dangers
qui menaçaient celui-ci. Trois fois déjà M. Pasquier avait vu Pépin et n’en avait
obtenu que de vagues renseignements ; évidemment, il ne se souciait plus d’aller
encore entendre d’inutiles récriminations et voulut se soustraire à un spectacle très
pénible ; il fit prier M. Zangiacomi de se rendre près de Pépin pour l’écouter ; en
même temps, il avisa M. Thiers et M. Persil qui ne tardèrent pas
à arriver. Une seconde lettre de Pépin fut apportée vers minuit et
demi, très pressante et réclamant la présence immédiate de M. Pasquier. L’exécution
était commandée pour huit heures du matin ; le ministre de la justice et celui de
l’intérieur restèrent au Petit-Luxembourg, près de Mme la duchesse
Decazes, attendant le retour de M. Pasquier, afin de décider si l’on devait surseoir
au supplice ou lui laisser libre cours. M. Pasquier se résigna à aller lui-même
interroger encore une fois le condamné.
Pépin était fort abattu ; il savait que les premières minutes de son jour suprême
avaient sonné, et que la mort — « Celle qui ne se repose jamais » comme dit le
romancier espagnol — l’attendait dans quelques heures. Pépin, dans sa lettre avait
promis de dire toute la vérité, et cependant sa première réponse à M. Pasquier cache
une réticence : « Je suis déterminé à dire tout ce que je sais. » Il avoua bien des
choses cependant, et fort sérieuses. Il avait demandé des fusils à Godefroy Cavaignac
dans un but qu’il ne lui avait pas dissimulé ; il avait donné avis de l’attentat au
docteur Recurt avant que celui-ci fût réintégré à Sainte-Pélagie, par conséquent entre
le 1er mars et le 6 mai 1835, et Recurt ne l’avait « point
détourné de son projet » ; il avait prévenu Floriot, marchand de vin du faubourg
Saint-Jacques et chef de section à la Société des Droits de l’homme ; il avait tout
dit le matin même du 28 juillet à Auguste Blanqui ; il avait fourni des détails sur
l’organisation d’une nouvelle société secrète à laquelle il avait été affilié par
Recurt et qui fut la Société des familles ; il parla du Bataillon révolutionnaire
organisé par Henri Leconte, et enfin révéla l’existence d’une fabrique clandestine de
poudre établie rue de Lourcine.
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« Jusqu’ici, lui dit M. Pasquier, vous n’avez parlé que des individus que vous aviez
avertis ; il faudrait maintenant
parler de ceux qui vous
auraient excité au crime, qui vous auraient fourni le moyen de le commettre. » Pépin
répondit : « Si je n’ai pas révélé les projets de Fieschi, c’est que j’ai cédé à
l’influence de son poignard ; aucune autre influence n’a été exercée contre moi. La
première partie de cette réponse est un mensonge, la seconde est sincère.
M. Pasquier se retira ; les ministres, instruits par lui des révélations de Pépin,
décidèrent qu’il n’y avait pas lieu à suspendre l’exécution ; mais pensant qu’à la
minute suprême, en présence de la guillotine, le condamné pourrait livrer le dernier
mot de son secret, ils déléguèrent M. Zangiacomi pour recevoir, au besoin, les
déclarations in extremis, et lui donnèrent plein pouvoir d’ajourner
l’exécution si les circonstances l’exigeaient.
Pendant que Fieschi écrivait ses phrases ridicules ou qu’il causait avec Nina
Lassave, pendant que Pépin faisait effort pour dégorger tout son égout, le vieux Morey
souffreteux, presque toujours couché, se plaignait de la nourriture et ne récriminant
contre personne, persistait, dans son rôle. Le 18 février, M. Pasquier fit
spontanément un effort pour l’amener à quelque confession ; ce fut peine perdue, le
condamné se contenta de répondre hypocritement, d’une voix dolente : « Je ne suis pas
capable de faire du mal mon pays et si je savais quelque chose qui pût être utile, je
le dirais. »
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Le 19 février, vers six heures du matin, on entra dans la cellule des condamnés et on
les prévint qu’il ne leur restait plus qu’à se préparera mourir ; Morey fut impassible
et Pépin résigné ; Fieschi éprouva une émotion violente dont il se remit aussitôt ; il
dit à voix basse : « Et ce que l’on m’avait promis ? » L’abbé Grivel lui recommanda de
penser à son âme. Pépin était fort calme ; autant il avait lutté avec maladresse et
sotte astuce pour sauver sa vie,
autant il prouva de
résolution, lorsqu’il fut face à face avec la mort. Il demanda une aile de poulet, la
mangea avec appétit, but un verre de vin et alluma paisiblement sa pipe.
Les trois condamnés furent réunis dans l’avant-greffe pour subir l’inutile et cruelle
cérémonie de la toilette ; chacun s’y montra selon son caractère ; Morey toujours
absorbé ; Pépin questionnant les aides du bourreau sur les détails de l’exécution ;
Fieschi verbeux, plein de jactance et cherchant peut-être à s’étourdir à force de
bruit. Il y avait là un certain nombre de personnes, les trois aumôniers, l’exécuteur
et ses aides, le directeur de la prison, les gardiens, les soldats ; c’était une sorte
de public, et Fieschi ne perdit pas cette occasion de dire encore quelques niaiseries
redondantes : « Je laisse ma tête à M. Lavocat, mon âme à Dieu, mon cœur à la terre.
Où donc est M. Lavocat ? pourquoi ne vient-il pas ? Il faut qu’il me voie mourir, je
serai intrépide ; il n’aura pas à rougir de Fieschi ! Il baisait le crucifix,
embrassait l’aumônier, embrassait les gardiens et répétait : « Vous verrez comme je
saurai mourir ! » Puis il dit cette énormité : « Ma pauvre petite Nina, que va-t-elle
devenir ? Je la recommande à la duchesse de Trévise. »
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Il faisait froid. Le ciel, triste et gris, roulait de gros nuages obscurs qui
passaient au-dessus des arbres dépouillés ; le lugubre cortège, marchant au pas,
traversa la grande allée du Luxembourg, l’avenue de l’Observatoire, et à huit heures
un quart, après avoir accompli son trajet entre deux haies de soldats, parvint à la
place Saint-Jacques, où la troupe avait grand-peine à maintenir la foule immense qui
s’étouffait aux environs de l’échafaud. Au-delà de la barrière, à la fenêtre du
premier étage d’une maison occupée par le marchand de vin Étienne, on pouvait voir le
duc de Brunswick — celui dont tout Paris a connu les diamants et
les perruques en soie noire — qui regardait cette scène à l’aide
d’une lorgnette revêtue d’ivoire sculpté.
Ils descendirent de voiture ; Fieschi avec l’abbé Grivel ; Pépin, toujours fumant,
avec l’abbé Gaillard ; quant à Morey, qu’accompagnait l’abbé Montès, il fallut l’aider
et même le porter. « L’héroïque vieillard » avouait lui-même « qu’il n’avait plus de
jambes, quoique le cœur fût encore bon ». Au moment où les trois condamnés, les
aumôniers et les aides formaient un groupe sinistre au pied de l’échafaud,
M. Zangiacomi, suivi de M. de La Chauvinière, de M. Couchy, greffier de la Cour des
Pairs et assisté de M. Vassal, commissaire de police, se tenait dans la baraque du
contrôleur d’une station d’omnibus ; il était là pour remplir la mission que la
justice lui avait confiée, et il fit faire une dernière tentative près de Pépin, que
l’on eût voulu avoir une raison suffisante de gracier.
Par ordre du juge d’instruction, armé de pleins pouvoirs et prêt à arrêter la main du
bourreau, M. Vassal s’approcha de Pépin, le tira à part et lui dit : « À cette minute
qui va être la dernière de votre vie, vous n’avez plus d’intérêts à ménager ; il y a
des êtres qui vous sont chers et qui seront heureux de vous voir conserver
l’existence ; dites-nous la vérité, mais la vérité sans réserve, et il sera sursis à
votre exécution. » Pépin leva les épaules avec un geste de découragement et dit :
« J’ai dit tout ce que je savais. » À voix basse, M. Vassal insista : « Si l’échafaud
est démonté, on ne le remontera pas pour vous. » Pépin répliqua : « Je n’ai rien à
dire. » — « Réfléchissez bien. Est-ce votre dernier mot ? — Oui. » Et Pépin alla de
lui-même se placer près de ses complices.
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Pépin, les yeux levés vers le ciel, comme s’il récitait une prière mentale, gravit
sans faiblesse les degrés de l’échafaud ; arrivé sur la plate-forme, il cria : « Je
suis
innocent ! je suis victime ! » et mourut. On porta
Morey, qui était incapable de marcher ; il était lourd, l’escalier n’était pas large ;
les aides de l’exécuteur, qui le tenaient dans leurs bras, frôlaient involontairement
ses vêtements. On a prétendu — tant une légende malsaine a essayé de glorifier ce
misérable — qu’il se serait tourné vers ses porteurs et leur aurait dit d’une voix
douce : « Pourquoi gâter ce gilet ? il peut encore servir à un pauvre. » Il fut bien
plus humain et ne tomba pas dans ce pathos sentimental. Comme l’exécuteur ne pouvait
détacher la corde qui retenait sa redingote, allait déchirer la boutonnière où elle
était nouée, il dit : N… de D…, n’abîmez donc pas mes effets ! ce qui est naturel à
un homme grossier dont tous ceux qui l’ont connu disaient volontiers : « C’est une
canaille ! » Jugement peu courtois, mais que l’histoire impartiale, ne se souciant
guère des fantaisies de l’esprit de parti, est forcée d’accueillir, malgré la
brutalité de l’expression, car il est conforme à la vérité.
Fieschi, le plus coupable, devait mourir le dernier ; il avait dit qu’il serait
intrépide — il le fut. Il monta très rapidement l’escalier et, prenant une pose
théâtrale, autant que le lui permettaient ses liens, il s’écria d’une voix que nulle
émotion n’altérait : « Je vais paraître devant Dieu. J’ai dit la vérité. Je meurs
content. J’ai rendu service à ma patrie en signalant mes complices. J’ai dit la
vérité, point de mensonge. J’en prends le ciel à témoin ; je suis heureux et
satisfait, je demande pardon à Dieu et aux hommes, mais surtout à Dieu. Je regrette
plus mes victimes que ma vie ! » Il se pencha vers l’abbé Grivet, qui l’avait conduit
jusqu’aux bords de la bascule ; il l’embrassa et lui dit en souriant : « J’aimerais
assez à venir vous donner de mes nouvelles dans cinq minutes. » Il avait probablement
longtemps cherché d’avance et composé « ce mot de la fin », restant jusque sous la
hache de l’échafaud ce qu’il s’était montré depuis le commencement du procès : un
épouvantable histrion.
Comme on le voit, ce récit est écrit de la main d’un fidèle
historien, soucieux du détail, et je dirai presque d’un juge d’instruction qui ne veut
négliger aucun indice, perdre aucun des fils qui peuvent conduire à la vérité ; ce n’est
pas un des moindres mérites de M. Maxime Du Camp que cette conscience qui vient doubler
l’estime que l’on a pour l’écrivain.
Le troisième volume des Mélanges et lettres de M. X. Doudan, ouvrage
dont nous avons donné de si intéressants fragments, a été publié à la librairie
Calmann-Lévy. Cette nouvelle série n’est pas moins curieuse que les précédentes ; les
faits politiques, littéraires ; les portraits des personnages de la Restauration, du
règne de Louis-Philippe et de la seconde République y sont reproduits avec une rare
justesse d’observation ; qu’on ajoute le charme propre à cet écrivain qui procède, sans
y chercher, de Stendhal et de Mérimée, et on aura idée de ce livre, qui n’est qu’un
recueil de correspondances, mais qui a sa place dans toutes les bibliothèques dont le
choix fait la valeur.
Voici, par exemple, une lettre dans laquelle M. Doudan parle
de Lamartine, à qui il ne pardonne guère ses écrits sur les libéraux de l’époque :
J’ai commencé M. de Lamartine ; c’est un drôle d’homme et un drôle de livre. Si
jamais un Allemand, dans mille ans, prend ce volume au sérieux, il croira qu’il s’agit
d’une nation de grands hommes, tous grands hommes, depuis M. Flocon jusqu’à
M. Marrast. Il a certainement inventé le premier qu’avec une bienveillance universelle
dans les jugements on pouvait faire autant de mal que les autres avec toute l’âpreté
du monde. Il dit seulement de M. Thiers qu’il est l’agitateur intestin
d’une assemblée. L’expression n’est pas emphatique, et je n’aimerais pas, à la
place de M. Thiers, qu’on me nommât l’agitateur intestin de personne. Il n’a point
parlé de M. de Broglie : c’est assurément le dessein prémédité, car, enfin, il a dû
entendre parler quelquefois dans sa vie de M. de Broglie. On dit que M. de Broglie est
inconsolable de ce silence étudié de M. de Lamartine.
J’ai reçu une charmante lettre de M. de Broglie aujourd’hui. Il ne me semblé pas trop
abattu de ne pas figurer dans ce panthéon et à côté et en contraste de M. Sobrier et
de M. Caussidière, de glorieuse mémoire.
À propos de Michelet, ces quelques lignes :
Vous avez donc lu l’histoire de Richelieu par M. Michelet ? Vous le jugez avec une
rare équité. Depuis que ce diable d’homme a dit tant de sottises, personne ne veut
plus voir les côtés supérieurs de sa singulière intelligence. Vous dites à merveille
que ses caricatures donnent bien plus l’idée des êtres vivants que les pâles académies
de presque tous les autres historiens. Bien qu’il ne soit pas d’un naturel doux, il a
comme une sympathie universelle qui le fait entrer
successivement dans la manière d’être de tous les êtres de tous les temps. Il
rencontrerait un mastodonte qu’il comprendrait dans une certaine mesure les instincts
et les idées sans doute un peu confuses du jeune monstre ; il se ferait un moment
mastodonte. Je conviens qu’il a écrit l’histoire de la Révolution : il était entré
dans les idées et les instincts de quelque chacal. C’est le tour de la critique
moderne de tout comprendre, bien qu’il y ait tant de gens qui ne comprennent ni rien
ni personne. C’est peut-être là le plus dangereux des progrès de notre âge. L’esprit
est si faible, la force morale si peu énergique dans les hommes pris en masse qu’on
est souvent bien près d’absoudre tout ce que l’on comprend.
Adieu, cher monsieur ; ne vous ennuyez pas trop des lettres d’un malade, ne vous
découragez pas de lui donner le plaisir très vif des vôtres.
Le côté politique s’accentue ; quelques jours encore, et vont commencer ces terribles
journées de juin. Cette lettre est adressée à Mme la baronne de
Lascours et datée du 17 juin 1848 :
Chère madame, ces bonnes nouvelles de Lascours nous font grand plaisir. Vous êtes
contente de votre petit nid dans les montagnes ; vous vous portez tous bien, même
M. de Lascours, qui n’y est pas plus sujet que moi : vous n’entendez que de très loin
le bruit des partis qui se heurtent et se menacent, heureusement sans en venir aux
mains. On se compte, et ceux qui se sentent les moins nombreux vont se coucher,
attendant que la majorité passe de leur côté le lendemain. Après tout, il serait
souverainement absurde de s’égorger quand personne, excepté deux ou trois mille
bandits, n’a le moindre motif d’en vouloir à la vie de qui que ce soit. Je suis
seulement fâché que M. Joly, dans vos contrées, ait érigé en crime un petit doute
innocent sur la grandeur et la stabilité de la République. Pour sa
stabilité, je n’en sais rien, et il me semble que Louis-Napoléon frappe à la porte
avec un mélange de force et de discrétion qui pourrait déterminer à le laisser entrer.
Pour la grandeur de cette même République, je ne vois presque personne qui en soit
ébloui. Un M. de Fourmont, qui voyageait en Grèce vers le milieu du xviiie
siècle, je crois, écrivait à Paris : « J’ai employé
quarante ouvriers à détruire tout ce qui restait de l’ancienne Sparte. » Ce
M. de Fourmont n’était pas pour cela un très grand homme. Le gouvernement
d’aujourd’hui, si ce nom de gouvernement n’est pas bien pompeux, fait comme
M. de Fourmont. M. Joseph de Lascours doit vous écrire que Paris n’a pas bon air. On
dit qu’il commence à ressembler à un grand village d’Orient un jour d’émeute. On ne
nettoie pas même les dehors de la coupe et du plat. La ville est d’une malpropreté
révoltante. Je ne sais ce qui arrivera de cet épisode de Louis Bonaparte… La démission
qu’il vient de donner, afin, dit-il, de ne rien troubler dans son pays, ne lui fera
assurément point de tort. C’est une déclamation bien placée.
L’Évangile dit que l’homme ne vit pas seulement de pain. C’est bien vrai. Il vit
aussi de déclamations ; mais les médecins remarquent qu’à ce régime il décline et
maigrit à vue d’œil. Je ne me porte pas garant de cette manière de voir qui pourrait
bien être un peu séditieuse.
Tout le monde va bien, mais on est terriblement éparpillé.
Et c’est cet éparpillement qui est la plaie de la société française, tout comme le
morcellement de la terre, prescrit par le Code civil, est celle de la propriété. Le mal
augmente chaque jour, et ce ne sont aujourd’hui que coteries, églises mondaines ou
politiques. Pourtant ce mal nous profite, puisque, par
l’isolement, il force de grands esprits clairvoyants, comme M. Doudan, à écrire et à
nous léguer des mémoires qui prendront certainement place à la suite de ceux que nous a
légués le xviiie
siècle. À y bien regarder et l’esprit et
la langue sont les mêmes.
J’ d’une savante étude, intitulée les Maîtres d’autrefois,
publiée en ce moment chez Plon par M. Eugène Fromentin, les lignes suivantes, consacrées
à l’examen des deux chefs-d’œuvre de Rubens à Anvers : la Mise en croix
et la Descente de croix.
Il est intéressant de voir comment un peintre du talent de M. Fromentin apprécie
l’œuvre du grand maître :
La Mise en croix et la Descente de croix sont les deux
moments du drame du Calvaire dont nous avons vu le prologue dans le triomphal tableau
de Bruxelles. À la distance où les deux tableaux sont placés l’un de l’autre, on en
aperçoit les tâches principales, on en saisit la tonalité dominante,
je dirais qu’on en entend le bruit ; c’est assez pour en faire
comprendre sommairement l’expression pittoresque et deviner le sens. Là-bas, nous
assistons au dénouement, et je vous ai dit avec quelle sobriété solennelle il est
exposé.
Tout est fini. Il fait nuit, du moins les horizons sont d’un noir de plomb. On se
tait, on pleure, ou recueille une dépouille auguste, on a des soins attendrissants.
C’est tout au plus si de l’un à l’autre on échange ces douces paroles qui se disent
des lèvres après le trépas des êtres chers. La mère et les amis sont là, et d’abord la
plus aimante et la plus faible des femmes, celle en qui se sont incarnés, dans la
fragilité, la grâce et le repentir, tous les péchés de la terre, pardonnés, expiés et
maintenant rachetés. Il y a des chairs vivantes opposées à des pâleurs funèbres. Il y
a même un charme dans, la mort. Le Christ a l’air d’une belle fleur coupée. Comme il
n’entend plus ceux qui le maudissaient, il a cessé d’entendre ceux qui le pleurent. Il
n’appartient plus ni aux hommes, ni au temps, ni à la colère, ni à la pitié ; il est
en dehors de tout, même de la mort.
Ici, rien de tout cela. La compassion, la tendresse, la mère et les amis sont loin.
C’est dans le volet de gauche que le peintre à rassemblé toutes les expressions de la
douleur en un groupe violent, dans des attitudes violentes ou désespérées. Dans le
volet de droite il n’y a que deux gardes à cheval, et de ce côté-là il n’y pas de
merci. Au centre, on crie, on blasphème, on injurie, on trépigne. Avec des efforts de
brute, des bourreaux à mine de bouchers plantent le gibet et travaillent à le dresser
droit dans la toile. Les bras se crispent, les cordes se tendent, la croix oscille et
n’est encore qu’à moitié de son trajet. La mort est certaine. Un homme cloué aux
quatre membres souffre, agonise et pardonne. De tout son être, il n’y a plus rien qui
soit libre, qui soit à lui ; une fatalité sans miséricorde a saisi le corps. L’âme
seule y échappe ; on le sent bien à ce regard renversé,
qui
se détourne de la terre, cherche ailleurs des certitudes et va droit au ciel.
Suit une étude très détaillée sur les maîtres hollandais, étude où le sentiment et la
science ont une part égale. M. Eugène Fromentin est un écrivain de race, et son bagage
littéraire, plus précieux que volumineux, lui permet de poser aujourd’hui, avec chance
de succès, sa candidature à l’Académie française. Chose singulière, Eugène Fromentin
n’est pas membre de l’Institut, et c’est vraisemblablement par la porte des Mérimée,
Alexandre Dumas, d’Haussonville, etc., qu’il fera son entrée sous la coupole du Palais
Mazarin.
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