Il est des livres qu’on n’a véritablement lus que quand on les a relus. J’ai constaté
cette vérité quand je suis arrivé pour la seconde fois à la dernière page de
L’Argent, le nouveau roman de M. Émile Zola. À la première lecture,
j’avais tout d’abord ressenti l’étonnement, presque l’effarement qu’on éprouve en
entrant à la Bourse quand sa fournaise est en pleine activité. Étourdi par ce grondement
continu d’une foule où tout le monde
parle ensemble à haute voix,
où les cris déchirés et variés de la corbeille font l’effet des instruments aigus d’un
monstrueux orchestre, on a peine à rassembler ses idées et à concentrer son attention
sur un point. « Les agents eux-mêmes, au milieu d’une gesticulation épileptique,
ne s’entendent plus. Tout à la fureur professionnelle qui les agite, ils continuent
par gestes, puisque les basses caverneuses des uns avortent, tandis que les flûtes des
autres s’amincissent jusqu’au néant. On voit s’ouvrir des bouches énormes sans que des
bruits distincts paraissent en sortir ; les mains seules parlent : un geste du dedans
au dehors qui offre, un autre geste du dehors au dedans qui accepte ; les doigts levés
indiquent les quantités, les têtes disent oui ou non, d’un signe. C’est intelligible
aux seuls initiés comme un de ces coups de démence qui frappent les
foules. »
En présence des faits qui se multiplient sous vos yeux à chaque page, d’un défilé
d’événements dans lesquels figurent plus de soixante personnages, on se sent pris aussi
d’un peu de vertige, et on se demande comment l’auteur sera assez habile pour ne pas
brouiller tous ces personnages, s’il est vrai, comme le disait Thiers, que les grandes
armées ne sont que des embarras pour les généraux. Heureusement, le général a du
sang-froid et ne commande pas un mouvement qu’il n’ait tout étudié, depuis l’équipement
du soldat
jusqu’aux plus petits détails du terrain sur lequel il
va le faire évoluer.
Pour simplifier mon analyse, je dirai que c’est tout simplement l’histoire du terrible
krach de l’Union générale que M. Zola a pris pour sujet de son nouveau roman. Les
chiffres me paraissent les mêmes, et la grande différence n’existe que dans le prétexte
de la spéculation. La catastrophe est identique, et c’est dans les maux qu’elle a
produits au milieu de tous les rangs de la société que M. Zola a trouvé les grands
éléments de son livre. Il a voulu constater les dégâts faits par chacun des morceaux de
l’obus qui venait d’éclater, les suivant partout, selon le caprice du hasard qui les a
lancés. Depuis le millionnaire, le grand banquier, jusqu’au plus humble spéculateur, en
passant par la vieille noblesse, la bourgeoisie, il a tout voulu voir, se faisant
découvrir depuis les plus grandes plaies jusqu’aux moindres égratignures. De cette
enquête minutieuse est résulté ce livre de haut intérêt, qui résume l’histoire de
l’argent de nos jours et qui indique peut-être celle du système financier de l’avenir
par le socialisme.
Le socialisme, voilà le grand mot lâché, car le livre de M. Zola enregistre aussi les
doctrines de ceux qui veulent renverser le système social actuel, dont tout doit
disparaître pour suivre le mouvement indiqué par le socialiste Sigismond
Dusch, physionomie étrange d’un réformateur qui, tout en mourant
d’épuisement, développe ses théories entre deux quintes. — « Nous n’avons pas
besoin, dit Sigismond, de rien démolir, vous vous démolissez bien vous-mêmes ; vous
travaillez pour nous, sans vous en douter. Vous êtes là quelques usurpateurs qui
expropriez la masse du peuple, et quand vous serez gorgés, nous n’aurons qu’à vous
exproprier à notre tour… Tout accaparement, toute centralisation conduit au
collectivisme. Vous nous donnez leçon pratique, de même que les grandes propriétés
absorbant les lopins de terre, les grands producteurs dévorant les ouvriers en
chambre, les grandes maisons de crédit et les grands magasins tuant toute concurrence,
s’engraissant de la ruine des petites banques et des petites boutiques sont un
acheminement lent, mais certain, vers le nouvel état social. »
Heureusement
pour l’état social en question que le rêveur expire en balbutiant ses théories, qui
seront, dit-il, sûrement reprises par ses successeurs.
On voit que l’auteur n’a pas craint d’aborder les questions les plus graves ; il n’a
pas reculé non plus devant les querelles antisémitiques ; son héros Saccard, le grand
agioteur, frère du ministre Rougon, roulé par un banquier juif,
fulmine en montant son escalier : « Il dressait le
réquisitoire contre la race, cette race maudite qui n’a plus de patrie, plus de
prince, qui vit en parasite chez les nations, feignant de reconnaître les lois, mais
en réalité n’obéissant qu’à son Dieu de vol, de sang et de colère. »
À quoi
Mme Caroline, un des personnages les plus sympathiques du livre,
répond par ces paroles si justes : — Pour moi, les juifs ce sont des hommes comme les
autres. S’ils sont à part, c’est qu’on les y a mis.
Saccard, du reste, n’est pas toujours aussi fou, il a des moments de sagesse, et
celle-ci lui revient quand il voit le grand banquier, le roi des rois, malade d’une
affection de l’estomac, ne pouvoir se nourrir péniblement que d’un peu de lait. Il ne
pouvait, nous dit-il, même plus toucher à une viande ni un gâteau ! Alors, à quoi bon un
milliard ?… Pourquoi donc se lever dès cinq heures, faire ce métier abominable,
s’écraser de cette fatigue immense, mener une vie de galérien que pas un loqueteux n’eût
acceptée, la mémoire bourrée de chiffres, le crâne éclatant de tout un monde de
préoccupations ? Pourquoi cet or inutile ajouté à tant d’or, lorsqu’on ne peut acheter
et manger dans la rue une livre de cerises, emmener à une guinguette du bord de l’eau la
fille qui passe, jouir de tout ce qui se vend, de la paresse et de la liberté ?
Voilà qui consolerait bien des envieux si l’envie ne tuait pas
la logique !
Je m’arrête pour résumer en quelques mots la fable, le roman prétexte à cette étude
puissamment traitée.
L’action se passe sous l’Empire, Saccard, le frère de Rougon, le ministre si puissant,
s’est trouvé ruiné ; il s’agit d’édifier une nouvelle fortune ; Pour cela il suffirait
d’une idée ; mais où la trouver ? Heureusement elle a germé dans le cerveau d’un honnête
ingénieur, Hamelin, lequel a imaginé une chose qui n’est guère plus folle que bien
d’autres, de refaire le royaume de Palestine et d’y mettre le pape. On se contenterait
d’abord de Jérusalem avec Jaffa pour port de mer ; la Syrie serait déclarée indépendante
et on la joindrait. De là à réédifier les villes détruites ou à faire revivre par un
réseau de chemins de fer des villes mortes, il n’y a qu’un pas ; il est franchi et les
projets succèdent aux projets, les épures aux épures ; les gens pieux, épris de l’idée,
ne demandent qu’à souscrire ; ceux qui ne se soucient que de toucher de gros dividendes
font comme eux, et la Banque Universelle est fondée. L’engouement du système Law, de
l’Union générale, n’est rien à côté de la véritable furie de lucre qui s’élève de toutes
parts et qui pousse des troupeaux d’actionnaires à la Bourse où le marché grandit
chaque jour. Mais Saccard a affaire à forte partie, et le banquier
qui l’a déjà ruiné une fois accomplit tranquillement et sûrement son travail. Le
discrédit commence et l’effondrement le suit de près. C’est là qu’est la partie la plus
émouvante du livre, et rien ne peut peindre l’effarement du financier quand il sait que
tout est perdu et que les actions montent toujours ! Il n’a plus le sou en caisse et
c’est pour des millions qui vont être engloutis que l’on combat autour de lui !
Voilà, en un résumé brutal, tout le livre de M. Zola. Ajoutez-y des créations, je
devrais dire des reflets, des visages de personnages réels, tels que la princesse
d’Orviedo, Hamelin l’ingénieur, Muzaud, l’agent de change qui se tue, la baronne
Sandorff, Delcambre, le procureur général, qui tous ont vécu sous d’autres noms qu’il ne
serait pas difficile de leur restituer, et qui se retrouvent en partie dans le monde qui
s’agitait à la veille de la guerre.
Dans L’Argent, M. Zola n’a point dépensé moins de conscience, de
recherches, moins de préoccupation de l’authenticité du document que dans ses autres
œuvres ; peut-être même, et ce n’est là qu’une critique de détail, s’est-il un peu trop
préoccupé de l’absolue vérité, ne voulant laisser sortir de son contrôle que des faits
absolument constatés. Le lecteur ne s’inquiète pas toujours de cette sincérité, trouvant
parfois qu’un fait
supposé lui prouve autant que dix qui sont
arrivés. De ce luxe de détails, de ces pages substantielles résulte parfois le malaise
qu’on éprouve à voir un tableau trop rempli et qui, surchargé d’objets placés les uns
sur les autres, manque forcément d’air et de perspective. Parfois même aussi aimerait-on
voir dissimuler ou arranger certaines parties dont la crudité étonne et dont la vérité
n’est pas toujours l’excuse. Je veux parler présentement d’un épisode plus
qu’anacréontique qui vient tout à coup rompre l’étude financière dans laquelle on était
plongé ; je m’explique :
Saccard a pris pour maîtresse la baronne Sandorff, laquelle a pour amant en titre le
procureur général Delcambre. Là n’est pas le mal, mais ce qui est grave, c’est que
M. Zola a cru devoir nous dire non seulement que la baronne trompait le procureur avec
Saccard, mais comment elle s’y prenait pour le tromper. Les détails sont dans le livre
d’où je me garderai bien de les tirer. J’avoue que je ne les crois nullement nécessaires
à l’intelligence du roman et que l’auteur eût pu se contenter de dire que Saccard et
Mme Sandorff trompaient M. Delcambre. C’est affaire de goût, et
peut-être le public eût-il, s’il avait été omis, réclamé ce morceau qui est comme
l’unique marque du Zola d’autrefois. En effet, à l’exception de ce passage, je ne vois
pas dans L’Argent une ligne qui puisse offenser le plus délicat.
Malgré sa teinte forcément sombre et que commandaient les
événements dramatiques qui s’y déroulent, je dois conclure que l’Argent
est un roman optimiste, chose rare dans l’œuvre de Zola, et que derrière ces
catastrophes accumulées on voit s’élever l’espoir de jours réparateurs. Je ne saurais
mieux finir que par ces paroles qui sont presque les dernières du livre : « Mon
Dieu ! au-dessus de tant de boue remuée, au-dessus de tant de victimes écrasées, de
toute cette abominable souffrance que coûte à l’humanité chaque pas en avant, n’y
a-t-il pas un but obscur et lointain, quelque chose de supérieur, de bon, de juste, de
définitif, auquel nous allons sans le savoir et qui nous gonfle le cœur de l’obstiné
besoin de vivre et d’espérer ? »
Tout ce qu’a d’horrible et d’inquiétant la pratique des sorcelleries, de l’astrologie,
des envoûtements, des messes noires, de l’incubat, du succubat, de la philosophie
hermétique, de la démonialité, toutes les insanités criminelles, sadiques et folles du
moyen âge qu’a recueillies Collin de Plancy dans son « Dictionnaire infernal », tout
cela se trouve contenu et amalgamé dans un roman d’action moderne que M. J.-K. Huysmans
vient de publier chez Tresse et Stock sous ce titre : Là-bas.
Ce qui fait une des étrangetés de ce livre des plus curieux, mais dont la lecture est
loin de devoir être conseillée à tout le monde, c’est que, débutant par une sortie des
plus éloquentes contre
les libertés du naturalisme, l’auteur
prend pied de là pour nous faire suivre dans sa vie et dans ses crimes sanglants et
immondes, un monstrueux et invraisemblable personnage, un fou hystérique, le maréchal de
Rais. Tout ce que le procès de ce misérable aliéné renferme d’épouvantable nous est
conté par l’auteur des Sœurs Vatard et détaillé avec une effroyable
complaisance ; on entend les cris, on assiste à l’assassinat, à l’agonie des petits
enfants égorgés parce monstre qui figure si étrangement aux côtés de Jeanne d’Arc, et
que la légende, qui d’habitude exagère tout, n’a pu arriver encore à rendre assez
odieux, assez abominable. Ses réponses, ses aveux sont scrupuleusement copiés et l’on
n’y peut croire, même en les relisant.
M. Huysmans n’a pris ce personnage monstrueux à tous les points de vue, que pour nous
familiariser si bien avec les superstitions du moyen âge, que nous admettions sans trop
de répugnance celles auxquelles il affirme qu’on se livre aujourd’hui. Certes, entre le
moyen âge et le temps présent il n’y a pas si loin que le dit le compte des siècles ; et
ce tout-puissant maréchal, fou, passionné de musique, traînant à ses trousses, en
voyage, un orgue et des musiciens, fait bien penser un peu au dément roi de Bavière ; du
moins ce dernier ne fut-il pas criminel et sa folie s’arrêta-t-elle à réaliser en
accessoires d’un spectacle enfantin les cauchemars de son cerveau ; pour
revenir à : Là-bas, il semble que tout le but du livre
soit de nous montrer une messe noire dite en présence de convulsionnaires modernes par
un prêtre fou et défroqué, l’abbé Docre.
C’est dans le chapitre consacré à la célébration de cette messe dite en l’honneur de
Satan, que l’auteur a entassé tout ce qui peut effarer, inquiéter la raison humaine.
C’est une concentration de sacrilèges, de mystérieuses horreurs dont je ne puis donner
idée, et dont la puissante forme descriptive vous imprime violemment le souvenir.
Sans y insister davantage, je signalerai l’apostrophe au Christ, qui est ce que les
athées chrétiens (qu’on me pardonne ce néologisme) peuvent rêver de plus sauvage et de
plus révolté. Jamais les philosophes du xviiie
siècle qui
croyaient insulter au christianisme n’auraient pu rêver cela.
Dans ce livre où se révèlent bien des qualités d’écrivain et d’observateur, mais que je
ne puis vraiment recommander qu’aux curieux, se déroule aussi un roman passionnel très
étudié et qui met en relief de curieuses et originales physionomies.
C’est le livre d’un scrupuleux et d’un artiste ; il a pour titre :
L’Exorcisée, a paru chez Lemerre et est signé Paul Hervieu, du nom de
l’auteur de Flirt, de L’Inconnu, etc. Il ne faut pas
chercher dans cet ouvrage de grands mouvements dramatiques, ce qu’on est convenu
d’appeler une action et qui n’en est pas toujours une ; comme si penser, ressentir ou
parler n’était pas autant agir que remuer les bras, les jambes et courir le monde en
chaise de poste, en chemin de fer ou en bateau. C’est aussi un voyage que nous raconte
M. Hervieu, mais un voyage autour de l’âme d’une femme, entrepris par un navigateur
expert, un chercheur de détails destinés à reconstituer un ensemble. Un tel livre,
plein de délicatesses et de
sous-entendus, ne se raconte guère
plus qu’on ne ramène à un fil tous les cercles d’une fine toile d’araignée ; ténuité et
perfection semblent résumer la tâche que s’est imposée l’auteur de
l’Exorcisée en l’écrivant.
Comme je l’ai dit, le roman de M. Hervieu n’est guère qu’une conversation entre un
homme et une femme qui s’aiment ou plutôt qui sont sur le point de s’aimer ; par des
habiletés de diplomate qui ne veut pourtant tromper personne, l’homme arrache le secret
d’un premier amour à la femme, et, fier de cette confession, ne demande rien, n’impose
rien à celle qu’il vient d’exorciser. Infiniment de tact et de mesure dans tous les
développements de cette scène écrite comme de la pointe d’une aiguille sur le pétale de
la fleur la plus fine.
On devine aisément que la nature des qualités d’écrivain de M. Hervieu en ferait bien
vite un défaut si elles étaient outrées, et que la préciosité sur ce terrain, viendrait
facilement exagérer cette quintessence de délicatesses ingénieuses. Heureusement pour
lui, son observation, toujours vraie, reste franche et d’esprit bien français. Je copie
ce passage, pour exemple ; c’est la femme qui parle :
Faire l’amour ! Il fallait être bien homme pour créer cette expression !… Chez nous,
c’est agir et vivre. Nous aimons comme vous et, en plus, comme nous ; ainsi,
l’on est loin de compte… un homme a des amours ou même un seul
amour ; quand il n’aime pas une femme, il n’aime pas… Nous, nous avons l’Amour ; nous
aimons toujours, même sans aimer un homme. L’amour circule en nous, continuellement,
comme notre sang. Une fois que le sang s’est éveillé dans notre cœur, il y bat
toujours, jusqu’à la mort, même à vide, surtout à vide, parce que c’est rare,
exceptionnel que nous ayons rencontré quelqu’un qui veuille ou qui sache occuper toute
la place. Lorsqu’il ne nous est pas possible d’être attachées à personne, nous aimons
cependant, encore, quand même… aussi mal et autant que l’on respire avec un seul
poumon.
Tel est le ton général de l’ouvrage de M. Hervieu, et personne ne s’en plaindra.
Il y a de tout dans ce livre très court, même de la fantaisie, mais de la fantaisie
résultant toujours d’une observation. Voici par exemple, une sortie inattendue et très
juste à propos de l’ameublement moderne. Le héros a remis des meubles de toutes sortes
dans son salon qui a, à la fois, un caractère de fumoir, de boudoir et d’oratoire :
— Mon intention a été de réagir, dans cet intérieur, contre la monotonie si fatigante
des sièges, contre l’usage de ne trouver partout de n’offrir jamais que de quoi
s’asseoir. Convier quelqu’un à s’asseoir, c’est la base de la politesse. Avoir fait
asseoir tout le monde en rond ou en long, voilà le triomphe de la bonne tenue. Et les
autres attitudes de notre corps, on les a sacrifiées comme
si
elles eussent été insociables ; et même, dans la solitude où chacun peut être libre
chez soi, on les a navrées par le plus absolu dénuement. Nulle aide du mobilier, nulle
faveur, nul soutien pour quiconque aime le délassement d’être debout. À bas
celui-là !… Assis !… assis ! Aucun meuble pour l’adosser, pas un pour l’accouder…
Résignez-vous donc à vous voir au milieu d’une insurrection contre ce qui est l’assise
même de la société… Certes, j’ai dû inventer, faire des plans, commander
autoritairement. Mais, du moins, le curieux ou la curieuse qui aurait la fantaisie de
vouloir rêver à quoi les ibis immobiles songent si longuement sur une seule patte,
découvrirait, ici, jusqu’à l’appui bien rembourré et prédestiné à lui permettre de
garder indéfiniment sa jambe repliée sous soi…
Ce n’est là qu’une boutade, mais j’ai tenu à donner dans ces courts , pris aux
deux pôles du livre, une idée de la logique et de la fantaisie dont l’ensemble produit
un charme nouveau ; l’auteur rompt ainsi la monotonie que prendrait forcément la
conversation de deux êtres jeunes et beaux qui, se conformant à l’usage adopté par trop
de romanciers du jour, perdraient sottement leur temps à la sèche analyse de leurs
sentiments.
Voici un roman dont la donnée est loin d’être banale, peut-être même… mais disons
d’abord qu’il s’agit d’un livre que M. J.-H. Rosny vient de publier, et qui a pour
titre : Daniel Valgraive. Étrange homme que ce Daniel Valgraive qui,
poursuivi par la terreur et le pressentiment de la mort, veut de son vivant assurer la
tutelle d’un époux à sa femme et d’un père à son enfant. Je ne saurais mieux faire que
de prendre l’exposé du roman dans la bouche de son héros :
Pour se donner un maximum d’amer courage, il formula son projet dans une phrase deux
ou trois fois chuchotée, dont les mots lui poignardaient le cœur.
— Il faut qu’Hugues épouse Clotilde !
Alors, lentes d’abord, indécises comme une aube, les raisons
sourdirent.
Seul, Hugues Vareilh était capable d’aimer Charles comme son propre fils. Seul, il
lui continuerait l’éducation selon l’idéal de Valgraive. Aucune circonstance, aucune
naissance d’autre enfant, aucun calcul d’intérêt, ne pourrait détourner la tendresse,
la notion du devoir chez un tel beau-père. Avec lui, Charles serait certainement
heureux ; avec lui, la fortune ne deviendrait pas une source de dépravation et
d’abaissement de caractère chez l’enfant bien doué, déjà enclin aux noblesses plutôt
qu’aux vilenies du cœur ; avec lui, la mère ne souffrirait d’aucun de ces sombres et
féroces débats dont souffrent les ménages à double lignée.
C’était donc le bonheur pour Charles, c’était le bonheur pour Clotilde. Et c’était
aussi le bonheur pour Hugues.
Car Daniel ne l’ignorait pas, Vareilh aimait secrètement, douloureusement Clotilde,
et cet amour, par sa pureté, par le soin extrême dont il était dissimulé, par une
immolation complète, n’était point de ceux dont on pût faire un reproche.
Puis, au tréfonds, il était une excuse supérieure et à laquelle Valgraive ne pouvait
songer sans un peu de remords : Hugues avait connu et aimé Clotilde le premier, Hugues
avait pu l’espérer pour femme. Certes, l’un n’avait pas enlevé la jeune fille à
l’autre ; certes, la précaire situation de fortune d’Hugues, sa réserve délicate,
fière et craintive, son silence, lui donnaient d’emblée tout désavantage non seulement
sur l’ami, mais sur chacun des jeunes et riches antagonistes qui désiraient Clotilde :
irrésistiblement un quelconque devait remporter sur ce timide. De plus, Daniel avait
pu concevoir et avait conçu, par défaut de confidences, des doutes si Vareilh aimait
ou n’aimait point. Mais, hélas ! toute cette équivoque avait été favorisée par mille
ruses minuscules de
conscience, par toute espèce de nuances
d’attitude que Valgraive s’était depuis reprochées.
Ce serait donc une œuvre juste et réparatrice, s’il pouvait durant ses derniers mois
d’existence, préparer un mariage futur entre Clotilde et Hugues, dépenser de l’adresse
de l’héroïsme et de la charité à vouloir que l’ami lui succédât dans la possession de
la jeune femme…
Mais, le problème, une fois posé, l’orage naquit, un recul jaloux et navré de toute
l’âme, une affreuse et noire colère.
Daniel Valgraive réalise son projet et meurt, ou plutôt se laisse mourir, regardant
s’écouler une vie qui déjà n’animait plus qu’une partie de son cerveau ; pauvre cerveau
hanté de mille tourments, de mille heurts de sentiments, que M. H. Rosny décrit avec
toute la conscience d’un analyste de l’école moderne.
Ce livre est le premier ouvrage publié par le nouvel immortel Pierre Loti, Le
Livre de la Pitié et de la Mort est composé d’une suite de récits détachés,
d’impressions tout intimes et venues le plus souvent de très petites choses de la vie.
Peut-être attendait-on du nouvel élu quelque livre rappelant les morceaux de réception
académique que donnaient les peintres et sculpteurs du siècle dernier, je l’eusse
préféré pour ma part ; mais tel qu’il est, le volume de Loti mérite de prendre place à
côté de ses autres œuvres.
Les infiniment petits, les récits demi-enfantins semblent cette fois avoir captivé son
attention et séduit sa plume ; mais si grêles qu’ils soient, il n’est pas de sujets qui
ne deviennent intéressants
quand ils sont traités avec la
netteté de vision, la simplicité du rendu de l’auteur de Pêcheurs
d’Islande. Témoin ce commencement d’un récit intitulé : Chagrins d’un
vieux forçat :
C’est une bien petite histoire, qui m’a été contée par Yves — un soir où il était
allé en rade conduire, avec sa canonnière, une cargaison de condamnés au grand
transport en partance pour la Nouvelle-Calédonie.
Dans le nombre se trouvait un forçat très âgé (soixante-dix ans pour le moins), qui
emmenait avec lui, tendrement, un pauvre moineau dans une petite cage.
Yves, pour passer le temps, était entré en conversation avec ce vieux, qui n’avait
pas mauvaise figure, paraît-il, — mais qui était accouplé par une chaîne à un jeune
monsieur ignoble, gouailleur, portant lunettes de myope sur un mince nez blême.
Vieux coureur de grands chemins, arrêté en cinquième ou sixième récidive, pour
vagabondage et vol, il disait : « Comment faire pour ne pas voler, quand on a commencé
une fois — et qu’on n’a pas de métier, rien et que les gens ne veulent plus de vous
nulle part ? Il faut bien manger, n’est-ce pas ? Pour ma dernière condamnation,
c’était un sac de pommes de terre que j’avais pris dans un champ, avec un fouet de
roulier et un giraumont. Est-ce qu’on n’aurait pas pu me laisser mourir en France, je
vous demande, au lieu de m’envoyer là-bas, si vieux comme je suis ?… »
Et, tout heureux de voir que quelqu’un consentait à l’écouter avec compassion, il
avait ensuite montré à Yves ce qu’il possédait de précieux au monde : la petite cage
et le moineau.
Le moineau apprivoisé, connaissant sa voix, et qui pendant près d’une année, en
prison, avait vécu perché
sur son épaule… Ah ! ce n’est pas
sans peine qu’il avait obtenu la permission de l’emmener avec lui en Calédonie ! — Et
puis après, il avait fallu lui faire une cage convenable pour le voyage ; se procurer
du bois, un peu de vieux fil de fer, et un peu de peinture verte pour peindre le tout
et que ce fût joli.
Ici, je me rappelle textuellement ces mots d’Yves : « Pauvre moineau ! Il avait pour
manger dans sa cage un morceau de ce pain gris qu’on donne dans les prisons. Et il
avait l’air de se trouver content tout de même ; il sautillait comme n’importe quel
autre oiseau. »
Quelques heures après, comme on accostait le transport et que les forçats allaient
s’y embarquer pour le grand voyage, Yves, qui avait oublié ce vieux, repassa par
hasard près de lui.
— Tenez, prenez-la, vous, lui dit-il d’une voix toute changée, en lui tendant sa
petite cage. Je vous la donne, ça pourra peut-être vous servir à quelque chose, vous
faire plaisir…
— Non, certes ! remercia Yves. Il faut l’emporter au contraire, vous savez bien. Ce
sera votre petit compagnon là-bas.
— Oh ! reprit le vieux, il n’est plus dedans… Vous ne saviez donc
pas ? il n’y est plus…
Et deux larmes d’indicibles misères lui coulaient sur les joues.
Pendant une bousculade de la traversée, la porte s’était ouverte, le moineau avait eu
peur, s’était envolé, — et tout de suite était tombé à la mer à cause de son aile
coupée.
Suivent des réflexions, ou plutôt des suites d’impressions que je ne
puis reproduire et qui sont empreintes de ce charme pénétrant que je
retrouve dans les chapitres comme : Rêve, Tante Claire nous
quitte, Viande de boucherie, Une bête galeuse,
etc. L’apitoiement sincère sur l’injustice et la cruauté humaine à l’endroit des
animaux, forme la majeure partie de ce livre très doux et très léger de lecture.
Sous ce titre : Nocturnes, une vingtaine de spirituelles études
nouvelles parues chez Kolb et signées par Henri Lavedan. La plupart de ces saynètes sont
de véritables bijoux d’observation. Entre autres et au hasard, je citerai :
Tourments, un dialogue de nuit exquis entre le père et la mère du jeune
Georges, qui découche pour la première fois ; c’est gai et c’est délicat, malgré les
légèretés de la plume ; j’y trouve une rare finesse de sentiment et le résumé, en
quelques pages, de bien des heures, bien des jours de tourments de la vie paternelle et
maternelle. En voici un court :
Le Père. — Ce n’est pas faute de te
l’avoir dit. On doit s’attendre à tout de la part des enfants. Les parents qui n’en
ont pas ne connaissent pas leur bonheur !
La Mère.
— Que sait-on ? C’est bien triste aussi, va, quand on vieillit…
Le Père. — Enfin, il y a quelque
chose de plus simple que tout ça : c’est d’avoir des enfants qui vous donnent un peu
de satisfaction. On ne leur demande pas d’être des aigles… mais de faire
tranquillement leur petit chemin. Pas bien sorcier : « Qu’est-ce que tu veux ?
Qu’est-ce qui te plaît ? Saint-Cyr ? Polytechnique ? Dis-le, travaille et marche ».
Tandis qu’au lieu de ça, non, il faut gaspiller sa jeunesse, l’argent de ses parents,
s’occuper à des rubans, des gants de Suède… un tas de de foutaises ! Oh ! ces
choses-là me font bouillonner !
La Mère. — Calme-toi, Tu vas te
rendre malade. Cinq heures moins dix !
Le Père. — Va donc me la chercher,
cette lettre.
La Mère. — J’y vais. Et penser qu’il
y a des mères qui sont si tranquilles ! (Elle sort.)
Le Père, il réfléchit, prend sa
montre posée sur la table de nuit et la remonte. Un vague sourire passe et
disparaît sur son visage. — Galopin d’enfant ! (Il
soupire et repose sa montre.)
La Mère, une lettre à la
main. — Voilà. (Elle la tend à son mari.)
Le Père. — Voyons un peu. (Il lit.) « Mon petit Pierrot… »
La Mère. — Elle l’appelle comme
nous !
Le Père. — « Je pense que j’aurai le
bonheur de te voir demain, comme il est convenu, à trois heures… » (S’interrompant.) C’est bien ça : l’heure de sa répétition !… à trois heures.
« J’attends ce moment avec bien de l’impatience, car je voudrais toujours être dans
tes gentils bras chéris qui sont si doux et qui me serrent si fort que je crois
toujours que je vais mourir de joie et d’extase en prononçant ton nom que j’adore plus
que tout ! »
La Mère.
— Quelle honte !
Le Père. — Ne t’affecte pas, ma
bonne amie… Sans doute, quelque modiste… (Reprenant.) « Ah ! oui,
mon amour, quand tu m’embrasses, il me passe des frissonnements partout. Je te
remercie bien pour ton joli petit parapluie. Jeanne est furieuse parce qu’elle dit
qu’elle voudrait avoir le pareil, et moi je ne veux pas. Je me suis fait un nouveau
chapeau qui te plaira, je pense… Je le mettrai la prochaine fois que nous irons au
cirque. Tu sais que tu m’as promis, quand viendra le printemps, de me mener souvent à
la campagne, dans les bois…
La Mère. — Il finira par
s’afficher…
Le Père. — D’ici-là ! (Reprenant) « les bois. Nous rapporterons du lilas pour l’appartement. À
demain, mon trésor, fais bien attention, brûle cette lettre à cause de ta famille. Je
me pends à ton cou et je t’embrasse comme quand nous… »
La Mère. — Oh ! ne lis pas tout haut
cette phrase-là, je t’en supplie. C’est tellement… que… enfin… moi, à mon âge, je n’ai
pas compris. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Le Père. — Rien. Des insanités ! (Il lui rend la lettre.)
L’esprit est décidément une charmante chose, et je crains que ceux qui en disent tant
de mal aujourd’hui aient de bien bonnes raisons pour cela.
Quoique la très détestable politique puisse inventer, elle n’empêchera pas que la
France ait dans les veines une majeure partie de sang romain et qu’en Italie, comme ici,
chaque nation sente qu’elle a une sœur au-delà des Alpes. La preuve en est la facilité
de vivre qu’un Français éprouve dans toute l’Italie, se sentant partout un peu chez lui,
en familiarité avec les objets et les gens, et s’y trouvant comme dans une ancienne
patrie. Notre admiration pour les pays du Nord, que ce soit l’Angleterre, l’Allemagne,
la Hollande, est tout autre que celle que nous ressentons pour les beautés de l’Italie ;
pour ceux-là il nous faut comme un peu plus de réflexion,
d’érudition, un effort d’attention ; qu’il s’agisse de la nature ou de l’art, nous
avons besoin d’être initiés ; tandis que, dès que nous sommes sur la terré italienne,
les mots, comme les idées, l’intelligence des choses, nous viennent spontanément. Chaque
objet nous parle notre langue, et nous l’aimons, et nous l’admirons sans nous
apercevoir, le plus souvent, que nous sommes sur la terre étrangère, Il me semble qu’un
enfant se sentirait ainsi à l’aise avec sa grand-mère, bien qu’il ne l’eût jamais
vue.
Telles sont les idées premières qu’éveille le très curieux et très captivant livre que
M. Paul Bourget vient de publier sous le titre fort exact de : Sensations
d’Italie. Dans cette œuvre nouvelle, le romancier disparaît, il n’y a plus
qu’un voyageur, mais un voyageur poète et qui pourtant sait voir avec une rare
précision. On a justement reproché aux analystes, dont M. Paul Bourget est pour ainsi
dire le chef d’école moderne, leur tort d’immobiliser la nature pour la mieux observer,
de mettre l’hirondelle en cage pour l’étudier de plus près ; plus de mouvement, partant
plus de vie. Ce reproche on ne le fera pas, cette fois à l’auteur de Cruelle
énigme, car c’est dans leur vie même, présente ou évoquée, qu’il nous montre
ces curieuses villes comprises dans le midi de l’Italie, de la mer Ligurienne aux rives
de l’Adriatique, de Volterra à Reggio en passant
par Colle,
Sienne, Monte-Oliveto, Montepulciano, Chiusi, Orvieto, Pérouse, Assise, Foggia, Bari,
Lecce, Tarente et Cortone, l’antique Crotone où Pythagore amenait des femmes suspendre
au temple des fleurs et leurs ceintures, ce mystérieux Pythagore, dit M. Bourget, qui a
prononcé cette maxime singulièrement profonde pour un de ces complaisants de souffrance
intime comme nous le sommes tous : « Il ne faut pas manger son
cœur !… »
Comme on le voit, l’auteur de ce livre attachant a tenu surtout à visiter les villes où
ne s’écoule pas le courant des voyageurs banals qui suivent pas à pas l’itinéraire d’un
guide d’où ils ne détachent jamais les yeux, quitte à rentrer chez eux sans avoir rien
vu que les pages illustrées de leur livre.
L’érudition de M. Bourget, qui n’apparaît qu’à fleur de peau, donne un précieux reflet
à toute chose, elle lui sert bien plus à apprécier, à comparer qu’à citer.
Nul mieux que lui, sans prétendre à l’historien, ne saurait nous rappeler les sièges,
les massacres, les vieilles villes du moyen âge italien, les antiques basiliques, les
couvents, les cryptes aux murailles incrustées d’ossements. Il possède au plus haut
point ce don si rare de pouvoir montrer un tableau en le racontant ; il nous en donne la
composition, le mouvement et la couleur, il nous
raconterait
une mélodie du pays qu’on croirait l’entendre. Intelligent fureteur, il a découvert bien
des coins ignorés pour nous y montrer une peinture de primitif, un bas-relief antique ou
un bronze de la Renaissance. Préférant la locanda aux grands hôtels,
il a pu voir posément ce que la plupart des touristes ne voient que du haut d’une
voiture qui les secoue impitoyablement.
Je signale, avant de terminer, de très belles pages sur Leopardi, car l’écrivain garde
ses droits, le chapitre consacré au Pinturicchio, à Pérugin, aux fresques de Signorelli,
et celui dans lequel il réhabilite ce grand artiste diffamé, dit-il, le Sodoma, le
peintre de ce Christ si humain, si intime, qu’il l’appelle : « Mon Christ », et qui eut
le tort, comme Wagner, qui mettait des robes de satin rose, de se promener dans les rues
de Sienne paré de vêtements un peu trop féminins. M. Bourget nous fait aussi un beau
portrait de ce Frédéric II qui, comme Louis-Philippe d’ailleurs, disent les racontars,
ne témoignait son affection à Isabelle d’Angleterre que lorsque les astres étaient à
certains moments de la course, et cela probablement dans l’intérêt de sa lignée.
L’auteur nous montre aussi Murat fusillé, le général Choderlos de Laclos, l’auteur des
Liaisons dangereuses, mourant à Tarente, et dans les légendes
italiennes les Sirènes, dont le nom seul est poésie, s’apprivoisant avec du pain, du vin
et… du fromage !
Je me résume en répétant ce que j’écrivais au commencement de
cet article, que M. Bourget a subi et nous transmet les charmes de l’Italie, ce charme
particulier et que n’ont point les autres pays où le visiteur français est obligé
d’aller au-devant des impressions et des émotions, tandis qu’ici elles semblent toutes
venir spontanément à lui.
M. Gustave Toudouze est un amant très épris de la Bretagne ; quoi qu’il fasse, c’est
toujours aux environs de Camaret, près des noirs rochers cerclés d’écume blanche, sur
les rivages de cette mer âpre et turbulente, attaquant sans relâche l’audacieuse pointe
de terre française qui la divise, que sa muse le ramène. Ajoutons que nul mieux que lui
ne sait nous apporter dans un livre l’image de ce paysan qui ne ressemble à aucun autre,
et le parfum salé de l’Océan, sa véritable patrie.
Cette fois, c’est une charmante idylle : Ma douce (en breton : Và
douc !) que M. Toudouze vient de publier chez Victor Havard, idylle qui n’a
rien de commun avec le milieu paisible de Daphnis et
Chloé,
mais qui se déroule dans le vent de la tempête, sur ces côtes terribles qui ont enrichi
jadi sles naufrageurs. Le grand-père de Jannik, notre héroïne, (Jannedik, en diminutif
affectueux), le vieux Kerloé’k est bien soupçonné un peu d’avoir exercé cette ténébreuse
profession, mais ce ne sont que des on-dit qui l’ont fait croire ; quant à lui, il s’en
défend de toutes ses forces, affirmant, ce qui est déjà suffisant, avoir amassé son
argent grâce à la Bande Noire.
Jamais jusqu’à ce jour il ne s’était préoccupé de ce qu’on pourrait penser de lui,
dire de lui, plus tard, quand il n’y serait plus, parce qu‘il n’avait jamais pensé à
la mort, et voilà que, tout à coup, sous l’influence de la solitude, sous l’obsession
de cette histoire racontée par la doyenne de Camaret, cela se levait lentement au fond
de lui, comme de derrière d’épaisse ténèbres, et lui laissait voir son existence
passée ainsi qu’en un miroir implacable.
Oui, il devait bien le reconnaître à cette heure, se l’avouer en ce moment de
recueillement : dans ses vieilles veines couraient quelques globules du sang de ses
ancêtres, les pilleurs d’épaves, — du sang brasillant qui pousse vers le butin, qui
jette farouchement au milieu des tempêtes jusqu’au navire en perdition, non pour le
sauver mais pour l’achever, — du sang qui bouillonne et fermente jusqu’à l’ivresse
meurtrière, — du sang enfin qui ne recule pas devant le sang des autres !
Ah ! il le savait bien, et d’autres avaient pu le remarquer. Aux jours de soulèvement
de l’Atlantique, en lui l’âme se soulevait tout entière d’un seul bond, comme remuée
par un irrésistible vertige ; ses yeux luisaient
d’ardeurs
féroces, le ravin de ses vieilles rides s’entrouvraient pour laisser jaillir des pores
de sa peau une physionomie nouvelle, une expression avide et cruelle : l’âme des
grands aïeux suintait, terrible, menaçante à travers son épiderme tanné, l’âme
tragique et sombre des naufrageurs d’autrefois.
Mais ce n’était jamais qu’une lueur passagère, qu’un éclair sans effet, et aussitôt,
son visage reprenait le masque pesant appliqué par les années ; les plis lourds de la
peau retombaient entassés les uns sur les, à la figure un moment ranimée, ce morne et
rugueux aspect de granit, sous lequel s’étaient peu à peu endormis les ardeurs de la
jeunesse, les chaleurs du sang et le redoutable héritage atavique.
Ce bon portrait est très bien encadré dans un sombre paysage et complète admirablement
l’ensemble du personnel du roman. L’action est des plus simples, car il s’agit de savoir
si un brave garçon, un marin du nom de Sylvestrick, gardera son amour à sa Douce, qui
vient d’être frappée par une cruelle maladie, la petite vérole. L’amour survivra-t-il
aux changements que le terrible mal peut infliger à un joli visage ? Il y résiste, et
c’est en s’acheminant vers ce dénouement que l’on ressent le charme de ce livre écrit
simplement dans une bonne langue, poétique souvent, et vigoureuse quand il le faut.
Il s’agit d’un livre écrit avec beaucoup de talent et de tact, et qui pourrait prendre
rang parmi les meilleurs romans psychologiques parus depuis longtemps. Un roman
psychologique, captivant, intéressant à toutes ses pages, voilà qui n’est certes pas
banal. Cette originalité nous vient de M. Abel Hermant, et le volume, édité par
Charpentier, a pour titre : Serge. Il est peu d’œuvres qui s’adressent
aussi directement aux côtés élevés de l’esprit que cette exquise idylle, étude dont le
thème pourrait paraître fourni par la Nouvelle Héloïse. Il y a dans
Serge, comme dans le livre de Rousseau, un mari confiant, deux amants
qui se défendent contre leur passion, la maternité qui vient la combattre et y apporter
le dernier
apaisement ; mais les héros de M. Abel Hermant sont
tout de pureté, et Serge n’a pas, comme Saint-Preux, avili celle qu’il aime en
s’avilissant lui-même.
Tout en étant rempli de faits, le livre de M. Abel Hermant est raconté rien que par ce
que je viens d’en dire ; c’est que l’analyse des sentiments, analyse sans sécheresse,
faite sur des êtres réellement vivants, y prend la grande part, et que, comme il ne
s’agit guère que de choses entrevues, noyées dans la pénombre, l’écrivain est obligé d’y
insister et de souligner nettement des traits à peine indiqués dans la nature ; dans ce
cas, il faut dire et redire, épuiser la matière pour être bien compris.
Toute l’Idylle est, je le répète, charmante, et ce collégien grandissant auprès de
cette jeune fille, l’aimant sans le savoir, chaste sans pruderie, est une exquise
conception, rajeunie par une excellente forme littéraire. La donnée du livre me paraît
résumée dans ce paragraphe très court :
Elle était très apaisée. Elle réfléchit. La situation lui parut fort simple. Elle
aimait Serge en toute innocence. Elle avait donné la main à Louis de Gravilliers sans
discontinuer d’aimer Serge. Mais elle se trouvait maintenant avertie, et Serge
également. Ils étaient tous les deux très honnêtes. Elle ne voulait point tromper son
mari, ni trahir l’amitié. Que faire ? Se séparer. Demeurer sans se voir, des mois, des
années peut-être, jusqu’à la guérison, jusqu’à l’oubli.
Serge pense au suicide, Aline à un divorce, mais pendant ce
temps les jours passent et le mari, un homme de tact, qui sent qu’on n’épouse pas une
femme si on n’a pas obtenu son cœur comme on a obtenu sa main, gagne chaque jour un peu
de terrain ; à ce point qu’un beau matin, Aline apprend à Serge qu’elle sera mère dans
quelques mois. Serge se révolte, réfléchit, s’apaise et l’honnête qui est la sagesse,
lui fait envisager sa situation près de ce mari qu’il aime et de cette femme qu’il
adorait. Je copie la dernière page du livre qui dira mieux que je ne saurais faire le
beau mouvement d’âme de ce pauvre garçon :
Il s’endormit le soir de très bonne heure, avec une impatience du lendemain. Il s’en
fut, courageux et alerte, attendre Aline devant l’abbaye. La chance le favorisait :
elle descendit la première et ils purent demeurer seuls quelques instants.
Elle paraissait toute changée. Jusque-là, par une délicatesse, elle avait dissimulé
sa taille épaissie. Elle l’accusait aujourd’hui avec une sorte d’autorité. Mais son
état de grossesse n’était pas encore assez avancé pour que la vue de son joli corps
fût déplaisante. Elle avait l’air seulement de courber les reins davantage et de se
renverser en arrière avec souplesse. La fleur de son teint n’était point gâtée. Elle
portait un grand chapeau de paille lourde, dont les bords en avant et en arrière
ployaient et balançaient à chacun de ses pas ; et ses larges yeux qui étaient à
l’ombre, pouvaient rester ouverts et fixes malgré la clarté vive du matin. Ils avaient
perdu leur mystère, mais non leur candeur, et si Aline,
appesantie, ne ressemblait plus aux vierges grêles des très anciens peintres, du
moins elle ressemblait à celle que Rubens a osé peindre, avec les marques de sa
maternité prochaine.
En présence de cette femme, Serge redevenait si enfant, qu’ils furent tous les deux
attendris. Des larmes leur montèrent aux yeux. Alors, Serge prit Aline par la main ;
il l’entraîna dans l’allée, où déjà il lui avait parlé la veille. Il voulait lui dire
tout ce qui s’était passé dans son âme depuis hier ; mais les mots ne lui venaient
point. Et tous les deux seulement laissaient couler sur leurs visages leurs larmes ;
douces larmes, sans amertume, sans rancune contre la vie.
Puis Serge s’arrêta. Elle s’arrêta en face de lui et tout près. Ils se
regardèrent.
— Aline, dit-il enfin, on prétend qu’il pourrait me ressembler si tu avais beaucoup
pensé à moi….
Alors elle sourit divinement, reposa ses deux bras sur les épaules de son ami ; ses
poignets nonchalants et ses longues mains pendaient. Elle se courba, lentement
jusqu’au front de Serge et y appuya ses lèvres.
— Mon petit Serge, dit-elle, je t’aime de tout mon cœur.
Le sentiment qui a dicté cette page est exquis et j’ai rarement trouvé, même chez
M. Hermant, autant de discrétion et de mesure dans un récit plein de dangers pour un
écrivain inexpérimenté.
Quoi de plus émouvant, question littéraire à part, que d’entendre un fils parler de son
père, quand ce père était un héros ? Je ne m’attendais certes pas à sentir battre mon
cœur un peu plus vite en ouvrant le livre de M. Paul Margueritte, un volume de petits
récits paru chez Lecène et Oudin. Le Cuirassier blanc est la première
de ces nouvelles et a donné son titre au livre.
La guerre vient de finir, le territoire est encore envahi. Il y a quelques mois que le
général Margueritte est tombé mortellement frappé à Sedan ; son fils, l’auteur du livre
dont je parle, âgé alors de treize ans, est forcé de voyager ; il est escorté par un ami
de son père, un patriote qu’irrite justement la présence inévitable de l’étranger. On
monte dans un train.
Le train partait. Paul D… me poussa dans les premières, au
hasard, au milieu d’un nuage de fumée bleue à travers laquelle s’ébauchèrent, dans un
coin, trois officiers de ligne berlinois, fumant de gros cigares, et, juste en face de
nous, un gigantesque cuirassier blanc. Il nous salua très poliment, la main au casque,
et force nous fut de rendre le salut. Les trois Berlinois, eux, n’avaient pas bougé.
Sanglés dans leur tunique noire, ils tendaient sous la casquette plate à galons rouges
des visages maussades : moustaches fauves et durs yeux bleus. L’un d’eux portait des
lunettes. Ils continuèrent à fumer, raidement.
Le cuirassier nous regardait avec bienveillance, de l’air d’un homme prêt à lier
conversation ; et il me souriait presque, intéressé peut-être par cet habit militaire
du Prytanée que je portais et dans lequel je redressais ma taille frêle, par je ne
sais quel puéril et douloureux orgueil, en fils de soldat tué à l’ennemi, en futur
soldat de la revanche.
Il avait l’air très doux, ce géant blond. On l’eût dit habillé en drap de neige ; sur
sa poitrine, bombant en bouclier, une barbe annelée ruisselait, du même or que ses
galons et ses croix d’officier supérieur. Ses bottes s’évasant haut, armées d’éperons
à chaînette de vermeil, jetaient des feux de vernis noir. Il sentait bon l’eau de
Chypre. Ses fortes mains, très soignées, montraient à l’annulaire gauche l’alliance du
mariage. Peut-être avait-il des fils de mon âge. Tout cela, je le démêlais pêle-mêle,
et malgré la sourde rancœur qui me faisait songer de tout Prussien : « C’est peut-être
celui-là qui a tué mon père ! » je devinais bien que je ne pouvais considérer cet
homme comme mon ennemi. Et cela m’humiliait ; son regard paternel m’oppressait le
cœur.
On fume, le cuirassier blanc offre du feu au plus âgé de nos
deux voyageurs ; il accepte, on échange quelques mots ; le Prussien demande l’âge du
jeune homme ; celui qui le conduisait le renseigne et ajoute :
— C’est le fils du général de cavalerie Margueritte tué à Sedan.
Les trois officiers prussiens, à ces mots ; tournèrent automatiquement la tête, et du
même geste spontané nous firent le salut militaire. Fût-ce cet hommage inattendu, ou
le bon regard du cuirassier, qui me plaignait en hochant la tête ? Un acide brûla mes
paupières, et je me mordis les lèvres pour ne pas pleurer.
Les trois officiers noirs me considéraient avec une sympathie austère ; deux d’entre
eux jetèrent leur cigare et ils murmurèrent de l’un à l’autre :
— Ya wohl, Sedan, chasseurs d’Afrique !
Le reste de la scène n’est pas moins frappant et c’est à regret que j’arrête là mon
; pourtant je ne puis moins faire que de citer ce passage encore :
Le cuirassier blanc murmura ;
— J’ai perdu mon frère à Frœschwiller ; il était colonel de hussards : un obus l’a
coupé en deux sur son cheval.
Ses yeux devinrent humides. Le plus âgé des officiers prussiens, qui cependant
n’avait pas l’air bien vieux, déclara alors, d’une voix très dure :
— Mon fils aussi est tombé, devant Strasbourg, pour la patrie !
Le cuirassier blanc, levant sur Paul D… ses yeux où flottait
une brume du Nord, soupira dans sa barbe d’or, qu’il tenait à poignée, de ce geste
pensif qu’ont les statues, et dit :
— Triste chose, monsieur, la guerre !
Que de choses dans ces quelques lignes de dialogue et quelles pensées n’évoquent-elles
pas quand on pense qu’il est des hommes qui osent prendre sur eux de faire s’entrégorger
de pareilles gens ! Cette nouvelle m’a d’abord suffi pour prendre bonne opinion du livre
de M. Margueritte ; le reste de la lecture m’a confirmé dans mon sentiment.
C’est un don précieux que celui de pouvoir rendre rien qu’avec le secours des mots
l’image d’un objet, d’un fait matériel ; plus précieux encore est celui de nous montrer
ce qui se passe dans l’esprit, la vie intime de la créature, homme ou bête. M. Jean
Reibrach possède ce don-là, et c’est ce qui fait le charme de la lecture du livre :
la Vie brutale, qu’il vient de publier chez Charpentier et Fasquelle.
Les cinquante et quelques chapitres qui composent la Vie brutale ont le
rare mérite de n’être pas des « études de la vie parisienne », cette vie parisienne tant
exploitée qu’il n’y reste rien qui ne soit devenu une insupportable redite. Les héros de
M. Reibrach n’évoluent donc pas dans les milieux banals des cercles, des
pseudo-salons du faubourg Saint-Germain ou de l’inévitable finance, mais
en pleine vie réelle et le plus près possible de la nature. C’est comme peintre que je
signale aujourd’hui l’auteur de ce livre, et aussi ne donnerai-je de lui qu’un croquis,
d’après nature, des portraits de singes, tout comme en ont laissés Watteau, Decamps ou
Rousseau.
Tout au fond, en d’étroites cages superposées, grêles, étiques, des singes regardent.
Il y en a des gris, velus jusque sur la face. Il y en a de roux, avec d’exsangues
faces glabres, un front bas, des cheveux, des oreilles larges. Il y en a de noirs,
avec des teints huileux de nègres. Les faces pâles ont des visages triangulaires, aux
pommettes osseuses, pareils à des coquilles de noix sculptées en têtes d’hommes, l’air
très fragile. L’un d’eux semble un jockey tombé, un autre, une prostituée la nuit, à
la porte d’un café qui ferme ; un autre, un mendiant dont la sébile est vide. Des plis
vieillots entourent leurs paupières, leurs tempes, ratatinent leurs joues d’enfants
caduques. Et tous ont des paupières qui se lèvent et s’abaissent, des yeux en amande,
des yeux qui regardent et des regards qui pensent, des regards d’êtres humains très
tristes en exil.
L’un se gratte, assis, une cuisse allongée ; d’autres se balancent ; d’autres
grimpent et redescendent ; mais toujours leur masque humain garde sa tristesse
indéfinissable, immense, qui jure avec les gestes, comme jure, avec ses lazzis, l’âme
d’un paillasse sans pain. Quand leur agitation s’arrête d’elle-même, parce que leur
pensée ne la suit plus, partie ailleurs, leur dos aussi devient triste, leurs petites
mains sont très tristes.
L’un, paisible, d’un bras las qui pend, attend du sucre que guettent ses yeux
mobiles.
Mais la plupart sont figés en leur tristesse. Leur petite
face mièvre n’a que des yeux. Il y a des yeux cernés de fatigue, des yeux douloureux
de phtisiques, des yeux de malades que l’on bat ; et ces yeux vont, viennent, coulent,
glissent, élargissent par les plis de la face leur poignante tristesse, poursuivant
continuellement des pensées insaisissables, errant sur les barreaux, sur leurs mains
tristes.
Tous ceux qui savent regarder ne voient-ils pas ces pauvres bêtes, comme s’ils les
observaient dans une ménagerie ou dans leurs cages privées du Jardin d’acclimatation ?
J’ai cité au hasard ce passage pour prouver une fois de plus que tout peut devenir
intéressant sous la plume ou le crayon, quand c’est le souci de la vérité dans la
reproduction de la nature qui les guide.
— Vous reconnaissez le peuple américain pour le peuple le plus logique de la terre et
dès que vos romanciers, auteurs dramatiques et journalistes ont à attribuer une folie
quelconque à un personnage, c’est presque toujours sur le dos d’un Américain qu’ils la
mettent !
Ainsi me parlait dernièrement un habitant des États-Unis, et sa réflexion très juste
revient à ma mémoire après la lecture de l’Américaine, le nouveau roman
que M. Jules Claretie vient de publier chez Dentu. C’est par la logique et le sentiment,
qui ne sont pas monopolisés chez les Européens, que vivent les Américains héros du livre
de M. Jules Claretie. L’auteur d’œuvres à grand succès, et à qui ses fonctions
d’administrateur de la Comédie-Française n’ont point fait un
repos, rentre dans la lice après un assez long temps écoulé, et nous donne un pendant
à Monsieur le Ministre au Beau Solignac, au
Train 17 ou au Prince Zilah.
Dans l’Américaine, étude légère d’une colonie américaine qu’il a vue
évoluer à Trouville, l’auteur a eu pour but de nous démontrer que les Américains ne sont
pas que des excentriques mal élevés, comme le veulent les légendes déjà surannées, mais
que, tout en étant gens d’affaires, ils ne sont pas plus sceptiques que nous à l’endroit
des choses du cœur. C’est le divorce, si facile en Amérique, qui a fourni les éléments
du plaidoyer ; plaidoyer présenté dans une langue précise et piqueté de mots de l’esprit
le plus parisien. Pas de complications, pas de mélodrame, de la sincérité et de
l’émotion, voilà le du livre, dont le résumé tiendrait en quelques lignes, car il
ne s’agit que d’un honnête homme qui s’aperçoit que sa femme en aimait un autre avant de
le prendre pour mari. Que faire ? aller au plus court, comme font les Américains : « Je
vous aime, ma chère amie, mais vous en aimez un autre ; devenez libre, je vais faire
prononcer le divorce contre moi. Voilà le discours de Richard Norton à sa femme.
Celle-ci réfléchit, apprend qu’au moment où il lui propose le divorce, son mari est
ruiné, à la veille de la misère ; la lumière se fait dans son esprit et éclaire son
cœur :
— Votre fortune est compromise, m’a-t-on dit.
— Que vous importe ? Je la referai. Honnêtement, loyalement.
— Vous referez cette fortune… seul ? demanda-t-elle en la regardant en face.
— Seul !
— Eh bien, dit-elle en relevant la tête, et votre compagne de tous les jours, qu’en
faites-vous ?… Elle a partagé votre luxe, elle partagera votre misère ?
Il recula comme si l’on eût repoussé brusquement, et
Sylvia, les yeux ardents, répétant avec une sorte d’exaltation les paroles de
dévouement et de devoir :
— Vous prenez cet homme dans la bonne comme dans la mauvaise fortune,
dans la santé comme dans la maladie, dans la pauvreté comme dans la
richesse ! »
Et, superbe, tête haute, toute son honnêteté passant dans son regard et dans sa
voix :
— Cet acte que vous me présentez, de quel nom le signerai-je ? De mon nom de jeune
fille ou de mon nom de femme ! Vous ne savez donc point — et elle se tournait vers le
marquis, — ce qu’on dit de vous ? On dit que vous avez volé vos actionnaires !…
Norton ! un voleur ! infamie ! Eh bien ! ce nom de Norton que vous m’avez donné, je le
garde, puisqu’on l’insulte.
Voilà le ton général de ce livre qui renferme d’autres belles scènes et des pages
éloquentes comme celle-ci, par exemple, qui pourrait servir de conclusion à
l’ouvrage :
Il est chez toute femme un héroïsme latent
Je suis certain qu’il y a, sous plus d’un habit de Redfern, des cœurs qui valent
celui de la Pauline de
Corneille. Seulement, pour battre la
charge de l’héroïsme, il leur faut l’occasion. On n’a pas tous les jours des tortures
ou des bêtes féroces à braver, comme du temps de Polyeucte. Mais on retrouverait très
vite des Pauline si les lions de l’Hippodrome étaient devrais lions. Le sublime change
de costume, comme le reste. Sylvia, au temps de la Révolution, si l’on eût arrêté son
mari, eût crié ; « Vive la Gironde ! » ou : « Vive le roi ! » pour le suivre sur
l’échafaud, selon qu’il eût été girondin ou royaliste. Il n’y a plus aujourd’hui à
braver la guillotine pour partager le sort d’un mari. Mais il y a toujours le
dévouement féminin instinctif pour braver cette autre guillotine de poche qu’on
appelle la calomnie. Mistress Norton a voulu rester fidèle à l’honneur du nom ; c’est
du cornélien bourgeois qui vaut bien l’autre, ou plutôt qui est identique à l’autre.
Pauline meurt, Sylvia se condamne à vivre et tue son amour. Voilà. Le vieux Français
dirait à notre belle Américaine : Bravo, ma fille !
Dans ce rapide compte rendu de l’Américaine, je suis obligé de passer
sous silence des épisodes, des remarques qui sont la consignation précise de faits
observés, la manifestation de caractères très nettement définis et pris dans la vie
même. Pour me résumer, je dirai que de par ses idées, saines et élevées, l’intérêt de sa
fabulation, ce dernier roman de M. Jules Claretie ne peut manquer de suivre ses aînés
dans le chemin du succès qu’ils lui ont frayé.
Qui ne se rappelle cette merveilleuse poésie d’Alfred de Musset intitulée :
Souvenir, et les beaux vers que Victor Hugo a écrits dans la
Tristesse d’Olympio :
C’est dominé par ce sentiment qui a guidé nos deux plus grands poètes, que Pierre Loti
a écrit son dernier volume : Fantôme d’Orient. Comme le héros de Musset,
comme celui d’Hugo, il a voulu revoir l’endroit où lui avait souri le bonheur, savoir,
en retournant à Stamboul, ce qu’était devenu Aziyadé. C’est un tort, je crois, au point
de vue du
dilettantisme des impressions, de vouloir fouiller
dans le passé, et de rechercher dans des cendres refroidies une étincelle du feu de la
jeunesse. Mais qui n’a cédé à de pareilles curiosités, qui n’a voulu revoir les milieux
de son enfance, quitte à les retrouver dénaturés, amoindris, vides de tout le bonheur
qui les emplissait jadis ? Ainsi a fait Pierre Loti et c’est ce qui nous vaut le livre
qu’il vient de publier chez Calmann-Lévy.
C’est le cœur plein de doutes et d’anxiété qu’il lui a fallu s’informer de ce que les
années avaient fait d’Aziyadé. Comme Monte-Cristo évadé, et après des ans de captivité
demandait, craignant de savoir la vérité, ce qu’étaient devenus son père et sa
maîtresse, Pierre Loti interroge ; c’est d’abord à la nature muette qu’il redemande ses
souvenirs.
Je commence à regarder de mes pleins yeux là-bas en face, fouillant de loin cette
autre rive où nous allons aborder.
Quoi, est-ce que je ne m’y reconnais plus ? C’était bien là pourtant, j’en suis très
sûr.
Oh ! mon Dieu, on a tout changé, hélas ! Ma maison, très vieille, et les deux ou
trois qui l’entouraient n’existent plus. Je n’avais pas prévu cette destruction et je
sens mon cœur se serrer davantage. Ce cadre qui avait entouré ma vie turque est à
jamais détruit — et cela recule tout dans un lointain plus effacé.
Je mets pied à terre, cherchant à m’orienter, à reconnaître au moins quelque chose.
Le petit café des
derviches conteurs d’histoires, où donc
est-il ? À la place, il y a un grand mur blanc que je ne connaissais pas, un corps de
garde tout neuf, avec des soldats en faction. Et toutes les maisons alentour sont
fermées, muettes, inabordables surtout. Allons, je suis un étranger ici maintenant ;
j’ai été fou de venir y perdre mes instants comptés, quand j’aurais dû au contraire
revenir sur mes pas, suivre la seule piste un peu sûre, rechercher à tout prix cette
vieille femme.
Pourtant, cela faisait partie de mon pèlerinage aussi, de revoir Eyoub, et j’en étais
si près !
Oh ! et la mosquée sainte, et l’allée des saints tombeaux ! Je suis à deux pas à
présent de ces choses mystérieuses et rares, autrefois si familières, dans mon
voisinage ; je ne reviendrai peut-être jamais ici — aurai-je le courage de quitter
Eyoub sans aller les revoir ? Du reste, en courant, ce sera une perte de cinq ou dix
minutes à peine, — et je dis à mon batelier : « Va, aborde un peu plus loin, au quai
de marbre là-bas, à l’entrée du saint cimetière. »
Laissant le vieux Grec dans le caïque avec le rameur, je redescends à terre, seul,
saisi tout à coup par le silence glacé de ce lieu, par sa sonorité funèbre, que
j’avais oubliée, et qui change le bruit de mon pas. Dans l’allée d’éternelle paix, sur
les dalles de marbre verdies à l’ombre, où l’on voudrait marcher lentement, la tête
basse, il faut passer aujourd’hui avec cette précipitation enfiévrée qui donne à
toutes les choses, revues ainsi, je ne sais quel air d’inexistence. Je cours, je
cours, dans cette allée, entre les deux alignements de kiosques funéraires et de
tombes, au milieu de toutes les silencieuses blancheurs des marbres. De droite et de
gauche, bordant la voie étroite, sont de vieilles murailles blanches, percées d’une
série d’ogives, par où la vue plonge dans les dessous ombreux d’une sorte de bocage
rempli de sépultures.
Rien de changé, naturellement, dans
tout cela qui est sacré et immuable ; ce lieu unique, si étrangement mêlé à mes
souvenirs d’amour, était le même bien des années avant notre existence et sera ainsi
longtemps encore après que nous aurons tous deux passé.
Au bout de l’avenue, dans une ombre plus épaisse, sous une voûte obscure de platanes,
je m’arrête devant la petite porte de l’impénétrable mosquée sainte. Il y a toujours
là les mêmes vieilles mendiantes, au visage voilé, assises, accroupies, immobiles sur
des pierres, L’une d’elles, réveillée de son rêve par le bruit de mon pas, s’inquiète
de me voir accourir, se demande si j’aurai par hasard l’impudence de franchir ce
seuil : « Yasak ! Yasak ! » (Défendu ! Défendu !), dit-elle, d’une voix irritée,-en
étendant une main de morte comme pour me barrer le passage. Et je lui réponds
tranquillement, dans cette langue turque que je reparle déjà avec la facilité
d’autrefois : « Je le sais, ma bonne mère, que c’est défendu ; je veux seulement jeter
un coup d’œil à l’entrée et puis je m’en irai. » Ce disant je lui remets une aumône ;
alors, d’une voix calmée, elle rassure les autres qui s’inquiétaient aussi : Il sait,
il sait ; il est du pays ; il vient regarder, seulement.
Je passe des chapitres, j’abrège. Aziyadé est morte, il l’apprend par ses compagnes,
vieillies, méconnaissables. Rien de plus touchant que la recherche du tombeau de la
pauvre fille ; tout cela simplement dit, avec une suite de détails inscrits comme ils
sont venus, dans un désordre bien plus émouvant que l’art ordonné du meilleur romancier.
Sans recherche de couleur locale, et rien que par la forme du savoir dire vrai,
M. Pierre
Loti nous montre toute cette Stamboul merveilleuse,
ses moindres ruelles, un café, un coin du port, et cette campagne aride qui l’entoure et
où il trouvera la sépulture où dorment avec Aziyadé tant de beaux jours, rendus encore
plus regrettables par le charme que le temps sait, à lui seul, ajouter à toutes choses.
C’est un livre de poète que Fantôme d’Orient, une rêverie séduisante mais
dont l’émotion, il faut le dire, paraît souvent superficielle et plus cherchée que
spontanée ; j’ai parlé, plus haut des grands élans de Musset, Victor Hugo et Lamartine
traitant des sujets analogues, je n’en demande pas tant à M. Pierre Loti, mais il semble
qu’il eût pu trouver, au souvenir de celle qu’il a aimée et perdue, un peu plus qu’une
légère rêverie mélancolique ; cette réserve faite, je maintiens ce que j’ai dit plus
haut.
Des trois nouvelles qui forment le volume que M. Jean Jullien vient de publier à la
Bibliothèque artistique et littéraire, la première, celle qui donne son titre au livre :
La Vie sans lutte, est certainement la plus intéressante. C’est une
courte et saisissante étude de la vie du petit employé dans l’administration française,
supplice de martyr, dont beaucoup ont parlé sans en connaître les horribles
raffinements. Dans l’état actuel, tout employé qui ne possède pas une petite rente où le
génie de l’administration est un homme voué à une misère bien plus cruelle que celle du
dernier des manœuvres. S’il veut vivre, il est condamné au célibat, de par ses
appointements, de par les dépenses que nécessite la tenue
qui
lui est imposée. Les travaux supplémentaires les copies de rôles, ne produisent que des
sommes dérisoires, et s’il a femme et enfants, on devine l’enfer qu’il s’est préparé.
Car, comme le dit M. Jean Jullien : « Ils sont longs les mois de
l’expéditionnaire, cette roue dentée qui s’engrène sur le pignon lent de l’année, et
qui n’arrive avec une torturante lenteur à la détente de la paye que « pour
recommencer fatalement la même course dans le même cercle. »
Dans La Vie sans lutte, l’auteur nous montre les drames qui se jouent
dans ces pauvres ménages d’employés, d’hommes qui eussent pu vivre heureux sous la
blouse de l’ouvrier et qui meurent de misère sous leurs redingotes râpées. Les
caractères des quelques personnages qui passent dans cette courte étude sont sobrement
et nettement tracés ; je signalerai celui de la mère Maréchal, une faubourienne, tante
de l’employé, qui vient au secours du ménage, alors que sa nièce entre en agonie.
Accoudée sur la barre d’appui de la fenêtre, la femme d’ouvrier regarde au loin Paris
qui, des hauteurs de Belleville, lui apparaît dans le lointain et lui adresse en son
langage cette éloquente apostrophe.
… Puis ses regards, par une échappée de lointain, allèrent se perdre sur une
apparition, une évocation de Paris, un Paris dessiné à grand traits dans un gris
bleuté
plein de lumière, un Paris fumeux sans relief, étalé
comme un lac dans le fondu d’une perspective aérienne, une toile de fond derrière les
déchiquetures des portants, un coin du large aperçu entre les rochers de la côte.
Au-dessus, un air louche, opalescent, strié de traînées sales, laissait entrevoir
confusément la ville, des monuments à peine indiqués, des clochers, des tours, des
dômes, des coups de jours et de grands méplats d’ombre enveloppée dans une atmosphère
violacée, des vitres de-ci de-là scintillaient au soleil comme des parcelles de mica,
et au loin les collines se mouraient à l’horizon confondues avec les nuages.
La mère Maréchal fut un instant à se demander ce qu’elle voyait, tout d’un coup elle
releva la tête, croisa les bras :
— C’est toi, vieille canaille de ville, te voilà vautrée là-bas, comme une coquine
sur un canapé. Ah ! tu te fiches pas mal, sans cœur, des pauvres benêts que tu séduis
et que tu trompes, et que tu perds, pourvu qu’on rigole chez toi et que tes carrosses
roulent aux Champs-Élysées. Ah ! à Paris on s’amuse tout le temps ! à Paris on n’a
qu’à se laisser vivre ! à Paris on est bien mis, et l’on gagne de l’argent sans
travailler ! Oui, mon garçon, à Paris quand on n’a pas le courage de faire le coup de
poing, on crève de faim, et si l’on a une femme, on la laisse mourir d’épuisement à
vingt ans !
Voilà de la logique, j’en appelle au monde des employés ; mais on ne choisit pas
toujours sa carrière, et plus d’un, en sortant de son ministère, répétera longtemps
encore : Tout le monde n’a pas le bonheur de pouvoir être ouvrier !
Parmi les auteurs de romans dont la réputation s’est faite en raison du progrès
constant de leur talent, il convient de noter que M. Gustave Toudouze, dont chaque
production témoigne d’un nouvel effort : Le Vertige de l’inconnu est en
même temps qu’un roman, l’étude d’un état particulier du cerveau humain, d’une passion
qui, poussée plus loin que ne le permet la science, confine à la folie. Épris des ruines
de son antique château breton, un rêveur, demi-poète, demi-savant, forcé de vendre son
bien que les dispositions du Code civil ne lui permettent pas de laisser indivis, sent
sa raison faiblir, les vertiges, les visions l’envahir et, finalement, devenu fou,
commet une action qui serait un assassinat, n’était son état mental.
Amant passionné de la Bretagne, M. Gustave Toudouze nous y
conduit souvent et sait nous la faire aimer. Pour écrire son livre et expliquer les
hallucinations de son héros, il a particulièrement étudié les observations recueillies
sur certains phénomènes encore non définis par la science, et dont le magnétisme animal
est peut-être l’explication. Celui qui plaide en faveur des révélations mystérieuses,
cite ces deux faits, incontestés d’ailleurs :
Il y a, dans ce genre, un fait… historique, celui-là, et encore assez près de nous.
C’est le cas de la mère de l’assassin Lebiez, à Tours, disant subitement un soir à son
mari, en parlant de son fils habitant alors Paris, où il étudiait la médecine, comme
tu sais : « Ah ! c’est affreux ! Notre fils vient de faire quelque chose de
monstrueux, je le sens. » Naturellement, le père croyant à quelqu’une de ces crises de
sensiblerie coutumières aux femmes, aux mères surtout, la rassura, plaisanta même.
Trois jours après, les journaux contenaient le récit de l’arrestation de Lebiez et ses
aveux. Le père qui recevait le journal, le déchira, ne songeant qu’à éviter un pareil
coup à sa malheureuse femme ; mais la mère, mise en émoi par la suppression d’un
journal qu’elle lit d’habitude, sort, en achète un autre à l’insu de son mari, et voit
que son terrible pressentiment était juste ! La chose a eu lieu, a été vérifiée,
certifiée, reconnue exacte.
Voici le second fait :
C’était tout au début de ma carrière, au retour d’un long voyage, à l’époque où
j’habitais Brest. Je dînais chez
une dame qui avait perdu
deux de ses fils morts loin d’elle, tous deux officiers de marine, et on m’avait
affirmé que, à la minute même où ils mouraient, elle avait su chaque fois le malheur
qui la frappait. Naturellement je n’en croyais rien, mais tout de même elle
m’intéressait et, ce soir-là, je ne pouvais me lasser de la regarder sans découvrir
dans ses traits, dans sa physionomie, rien qui pût indiquer cette sorte de double
vue.
Malgré la mélancolie dans laquelle l’avait plongée ce double deuil remontant déjà à
quelques années, elle faisait bonne mine à ses invités et trouvait encore des sourires
et de bonnes paroles pour recevoir ses amis. Le dîner était joyeux, on parlait
beaucoup du fils qui lui restait, un camarade à moi en Cochinchine, où je l’avais
laissé en bonne santé. Brusquement, vers la fin du repas, au moment où la conversation
était générale et où les voix montaient un peu, fouettées par chère et les vins
capiteux, elle se lève, les yeux hagards, les mains tendues devant elle, en criant :
« Oh ! mon Dieu ! Mon fils est mort ! » Et elle tombe raide évanouie.
Le surlendemain, une dépêche confirmait la nouvelle : son fils était mort, frappé
d’une balle au cœur, dans une surprise de nuit, à l’heure même où elle l’avait
dit.
Je ne veux pas déflorer l’intérêt du roman et je m’arrête à regret, ne pouvant citer
une belle page contenant le récit de la mort d’un soldat qui, à travers son agonie, voit
flotter de la fenêtre de sa chambre, le drapeau placé sur un monument public et qu’il
prend pour celui de son régiment entrant dans la mêlée d’une bataille.
De l’autre côté de la Seine, là-bas, sur le dôme du Louvre, quelque chose le
fascinait irrésistiblement,
faisant tressaillir son cœur d’un
battement inattendu, ranimant son pouls déjà presque mort, l’arrachant fibre par fibre
à l’engourdissement qui l’écrasait. Sa bouche s’ouvrit et, de son gosier, en une
exclamation joyeuse, ce mot sortit, répété :
— Le drapeau !… Le drapeau !… Le drapeau !…
C’est, outre un excellent morceau littéraire, un bel élan patriotique qui repose un peu
de la froide raison de bien des étranges philosophes qui sévissent en ce moment, et nous
ramène sur un plus noble terrain que leur champ d’observation.
« Il faut donc te rouvrir, tombe longtemps fermée Sanglante
Josaphat de notre grande armée ! »
Involontairement, ces deux vers de Méry évoquant Waterloo me reviennent à la mémoire
avant d’ouvrir le livre d’Émile Zola, et c’est avec une sorte d’appréhension que je
feuillette ces pages qui vont faire revivre tant de journées sanglantes, de douleurs
inutiles et de tableaux sinistres que le temps commençait à voiler. La lâcheté humaine
fuit le souvenir, cherche l’oubli de tous ses deuils et veut toujours clore la porte par
l’entrebâillement de laquelle elle craint de voir se glisser certains revenants.
C’est contre cette faiblesse que M. Émile Zola
voulu réagir,
croyant salutaire, aujourd’hui que la France est debout, de démontrer, par les causes
mêmes de sa défaite, l’espoir de sa reconstitution, et de donner dans la
Débâcle, non pas une œuvre de découragement, mais de précaution pour
l’avenir. Il a voulu expliquer comment la France victorieuse de Napoléon Ier avait pu, cinquante ans plus tard, malgré son héroïsme, tomber à deux doigts
de sa perte, cherchant à bien établir les responsabilités, et à rendre à chacun la
justice qui lui est due. Aussi n’est-ce pas précisément un roman que le livre de
M. Émile Zola, c’est plutôt un ensemble de documents recueillis, non pas dans les
rapports officiels, mais là où s’est promenée la bataille ; il a questionné dans les
villes et dans les moindres bourgs ceux qui ont vu et entendu ce qui se passait et se
disait, alors que le pays était envahi.
Avec sa puissance d’évocation, l’auteur a fixé comme dans un panorama tous les tableaux
de cette terrible guerre où nos soldats tombaient sans presque jamais rencontrer
l’ennemi, cette Iliade dans les ténèbres, où l’on combattait au hasard
des adversaires invisibles et préparés depuis un demi-siècle à une guerre que nous
n’avions pas su prévoir.
Avant d’entrer plus avant dans le récit de M. Zola, je relèverai dans son livre une
idée qui
me paraît au moins discutable : l’auteur nous montre
l’Empire vieilli, acclamé encore au plébiscite, mais « ayant affaibli l’idée de
patrie, en détruisant la liberté »
. Ce n’est pas, je crois, là qu’il faut
chercher une des causes de nos défaites, et l’héroïsme de la défense de notre sol le
prouve de reste. Bien au contraire, c’est, hélas ! depuis qu’on nous a imposé tant de
libertés, que d’étranges doctrines se sont répandues, et qu’au nom d’un progrès qui
considère les frontières comme des obstacles à la propagation de l’idée socialiste,
quelques-uns ont décrété que l’amour de la patrie était non seulement suranné, mais
dangereux. Les mots : « À bas la patrie ! » écrits sur nos murs, disent assez que ce
n’est pas à l’Empire qu’il faut faire remonter ce blasphème qui serait un acte de folie
chez des vainqueurs et qui peut prendre un autre nom dans la bouche des vaincus.
Qu’on ne croie pourtant pas que la Débâcle soit un livre de haine contre
l’Empire ou l’Empereur, non plus qu’une œuvre antipatriotique, comme on l’avait dit
lorsque la publication en fut faite en Italie. M. Zola s’est, au contraire, efforcé
d’être juste et indépendant en écrivant son récit ; les silhouettes qu’il a tracées de
l’Empereur, d’après des témoignages incontestables, en fournissent une preuve
irrécusable ; ce sont comme des instantanés photographiques avec leur impitoyable
exactitude de détails.
Un exemple : la déroute, la débâcle a commencé. Voici
l’Empereur prenant son repas, dans une maison bourgeoise où il s’est installé. Il est
assis devant une petite table sur laquelle son couvert est mis, éclairée, à chaque bout,
d’un flambeau. Dans le fond, deux aides de camp se tiennent silencieux. Un maître
d’hôtel, debout près de la table, attend. Et le verre n’a pas servi, le pain n’a pas été
touché, un blanc de poulet refroidit au milieu de l’assiette. L’Empereur, immobile,
regarde la nappe de ces yeux vacillants, troubles et pleins d’eau qu’il à Reims. Mais il
semble plus las, et lorsque se décidant, d’un air d’immense effort, il a porté à ses
lèvres deux bouchées, il repousse tout le reste de la main. Il a dîné. Une expression de
souffrance, endurée secrètement, blêmit encore son pâle visage.
Plus loin, l’auteur nous le montre à cheval, « les moustaches fortement cirées,
les joues si colorées qu’on le trouve rajeuni, fardé comme un acteur. Sûrement il
s’était fait peindre pour ne pas promener, parmi son armée, l’effroi de son masque
blême, décomposé par la souffrance, au nez aminci, aux yeux troubles. Et averti, dès
cinq heures, qu’on se battait à Bazeilles, il était venu, de son air silencieux et
morne de fantôme, aux chairs ravivées de vermillon »
.
Il ordonne à son état-major de se mettre
derrière une
briqueterie, à l’abri d’une pluie de balles qui criblait les murs, et des obus qui
s’abattaient sur la route. On le supplie de s’abriter aussi ; il refuse et « tout
seul, il s’avance, au milieu des balles et des obus, sans hâte, de sa même allure
morne et indifférente, allant à son destin… Il marchait, il poussait son cheval à
petits pas. Pendant une centaine de mètres, il marcha encore. Puis il s’arrêta,
attendant la fin qu’il était venu chercher. Les bailes sifflaient, un obus avait
éclaté, en le couvrant de terre. Il continua d’attendre… Alors, après cette attente
infinie, l’Empereur, avec son fatalisme résigné, comprenant que son destin n’était pas
là, revint tranquillement, comme s’il n’avait désiré que reconnaître l’exacte position
des batteries allemandes »
.
Le portrait n’est-il pas superbe et ne donne-t-il pas une notion plus exacte de la
vérité que tous les bulletins officiels ? Toutes les fois que M. Zola nous montre la
figure de cet Empereur qui commençait, sur le champ de bataille, à mourir du mal qui l’a
emporté, il le fait avec une même fidélité, il nous le montre « dans cet
effrayant coup du sort qui brisait et emportait sa fortune ainsi qu’un brin de paille,
trouvant des larmes pour les autres, éperdu de la boucherie inutile qui continuait,
sans force pour la supporter davantage »
. Sur son ordre on hisse une nappe
comme drapeau blanc, mais le feu continue toujours ; il est trop
tard ! — Quelle guerre ! disait Napoléon Ier revenant de Russie,
— quelle boucherie ! eût-il dit de celle-ci.
M. Zola, continuant son enquête, a voulu tout nous montrer des causes de nos
désastres ; le désordre est partout dès le commencement de la guerre ; les soldats
découragés, se croyant trahis parce qu’ils n’ont pas triomphe au premier coup de feu,
doutent de leurs chefs, les suivent en maugréant, jetant dans les fossés des chemins
leurs sacs, leurs fusils. On n’ose pas punir. Des officiers, à l’arrière-garde,
escortant les voitures du convoi, font ramasser les armes ; puis la déroute s’accentue,
les fuyards se répandent dans les bois, dans la campagne, traversant les villages que
les habitants désertaient.
D’autres ne voulaient pas quitter leurs champs. Une vieille paysanne, haute, maigre,
aux cheveux gris échappés de son bonnet, crie aux soldats qui fuient !
« — Lâches ! brigands ! lâches !… Brusquement, elle parut encore grandir. Elle se
soulevait, d’une maigreur tragique, dans son lambeau de robe, promenant son long bras
de l’ouest à l’est, d’un tel geste immense qu’il semblait emplir le ciel.
« — Lâches ! le Rhin n’est pas là… Le Rhin est là-bas, lâches ! lâches ! »
Tous ces détails, l’auteur les a recueillis sur place, appris de la bouche de ceux qui
avaient vu et entendu ; d’autres lui ont été adressés par de jeunes soldats instruits
qui avaient pris des notes étape par étape. De ce nombre se trouvaient de jeunes
professeurs, des licenciés qui avaient rédigé au jour le jour les faits qui se passaient
sous leurs yeux ; presque tous leurs cahiers racontant à peu près les mêmes événements,
le contrôle en devenait plus facile ; le livre de M. Zola s’est composé d’une partie de
ces éléments, et c’est ce qui en fait et en fera dans l’avenir la principale valeur. Le
côté romanesque a dû être sacrifié, bien qu’intéressant, mais que sont les imaginations
humaines à côté de la grandeur des effroyables réalités de la nature ! M. Zola a, très
heureusement, fait évoluer ses personnages dans le cercle où s’est décidée la fortune de
la France, à Sedan et dans ses environs ; il a fait de son roman la conclusion
nécessaire de la série des Rougon-Macquart, terminant ainsi son étude sur le monde du
second Empire : on y retrouve des personnages connus, des héros, ou leurs descendants,
de la Terre et des ouvrages qui ont précédé.
Mais comme je l’ai dit plus haut, le grand intérêt du livre c’est la guerre ; on n’y
voit qu’elle, on n’y cherche qu’elle ; tous les détails se
gravent d’autant mieux dans notre esprit, que décrits en une langue d’une rare
netteté, ce sont autant de morceaux de vérité qui lui sont présentés. La scène de
pillage, de je ne sais quelle ville, est étonnante de précision ; les Prussiens meurent
de faim (ils viennent de se battre à Beaumont), se jettent dans les maisons, les
boutiques, enfoncent portes et fenêtres, cassent les meubles, cherchant à boire et à
manger, avalant tout ce qui leur tombait sous la main ; en voilà un qui, chez l’épicier,
puise avec son casque dans un tonneau de mélasse ; d’autres qui, ne sachant pas que la
ville a déjà été pillée, s’acharnent à tout démolir, croyant qu’on leur refuse la
nourriture. Celui-ci, chez le docteur a mangé tout un savon ; le pharmacien veut
vainement empêcher un soldat de boire un litre de sirop d’opium, ceux-là se pansent les
pieds avec des chemises de femmes garnies de dentelle, etc. Tous ces curieux détails,
M. Zola a su les maintenir dans leur proportion à côté des grandes pages du livre,
telles que la bataille de Sedan, qui restera comme un des plus beaux récits de combats
que nous connaissions. Il peut sans exagération prendre place à côté de ceux de
Stendhal, de Victor Hugo et de Tolstoï. Dans ces descriptions rapides comme l’action
elle-même, l’artiste double l’historien, et je trouve à la fin de la grande bataille ces
lignes d’une si haute poésie dans leur mélancolique vérité :
« Maurice s’aperçut avec joie que Jean rouvrait les yeux ;
et comme il courait à un ruisseau voisin, voulant lui laver la figure, il fut très
surpris de revoir à sa droite, au fond du vallon écarté, protégé par des pentes rudes,
le paysan qu’il avait vu le matin et qui continuait à labourer sans hâte, poussant sa
charrue attelée d’un grand cheval blanc. Pourquoi perdre un jour ? Ce n’était pas
parce qu’on se battait, que le blé cesserait de croître et le monde de vivre. »
Je passe d’effroyables pages remplies de la description des travaux d’une ambulance, où
l’on voit des membres broyés, des flancs saignant par des déchirures affreuses, des
nœuds d’entrailles, des mâchoires fracassées, orbites défoncés, crânes ouverts laissant
voir la cervelle, où l’on entend, dans les cris, les scies qui passent dans les os, où
l’on voit jeter des seaux de sang sur les corbeilles de marguerites du jardin, où la
nausée vous prend aux odeurs du sang et du chloroforme.
Mais ces horreurs ne sont pas les dernières et, pour que la Débâcle soit
complète, il faut que nous assistions aux cruautés de la guerre civile ; à l’avènement
et à la chute de la Commune. Là nous voyons l’ami tuer l’ami sur une barricade, par une
méprise. Une méprise ! n’est-ce
pas là toute l’histoire de
cette sanglante aventure qui n’a pas eu encore d’explication plausible ?
Tel est le livre de M. Émile Zola, livre qui a pris aujourd’hui un sens spécial qu’il
n’aurait pas eu au lendemain de nos défaites. Selon lui, il nous faut présentement
envisager plus froidement les choses et bien examiner le précipice où nous pouvions
périr, pour n’y plus retomber. Nous devons partager son avis, non cependant sans
constater l’effort qu’il faut faire pour se pencher sans émotion sur ce terrain qui
cache tant de désastres, sur lequel sont tombées tant de larmes. Comme le héros du
romancier comme Jean, au dernier jour de la Commune, il faut, après avoir envisagé le
passé, regarder aussi dans l’avenir :
« C’était bien pourtant la fin de tout, un acharnement du destin, un amas de
désastres, tels que jamais nation n’en avait subi d’aussi grands : les continuelles
défaites, les provinces perdues, les milliards à payer, la plus effroyable de toutes
les guerres civiles noyée sous le sang, des décombres et des morts à pleins quartiers,
plus d’argent, plus d’honneur, tout un monde à reconstruire ! Et pourtant, par de là
la fournaise hurlante encore, la vivace espèce rance renaissait, au fond du grand ciel
calme, d’une limpidité souveraine. C’était le rajeunissement certain de
l’éternelle nature, de l’éternelle humanité, le renouveau promis à qui
espère et travaille, l’arbre qui jette une nouvelle tige puissante, quand on en a
coupé la branche pourrie, dont la sève empoisonnée jaunissait les feuilles. »
Et de fait, la France d’aujourd’hui est à tous les points de vue autre que celle d’il y
a vingt ans ; si nous avons oublié trop de choses, nous en avons appris d’autres ; nos
armements peuvent, dit-on, et nous l’espérons, être redoutables pour nos agresseurs et
nous en faire maintenant respecter ; voilà qui est bien ; espérons donc, comme le dit
M. Zola, et fasse le ciel que nous n’ayons jamais d’autres ennemis que ceux qui sont
au-delà de nos frontières.
Voici un livre bien autrement effrayant, bien plus sûrement impressionnant que toutes
les imaginations d’Edgar Poea, car il s’agit de faits réels et constatés dans le livre des
Possédés de la morphine, que M. Maurice Talmeyr vient de publier chez
Plon. En une suite d’exemples tous aussi authentiques qu’invraisemblables, M. Maurice
Talmeyr a dépeint le rôle que joue à différents échelons de notre société la morphine,
cet épouvantable engin de destruction que la science lui avait donné pour, engourdir ses
heures de douleur. D’un remède, la sottise humaine a fait une maladie nouvelle, et ce
qui est sorti de l’esprit de l’homme sert aujourd’hui à l’abêtir. Je voudrais pouvoir
citer toutes ces pages qui ne relatent
que des faits réels, et
qui semblent le plus souvent des récits de cauchemars enfiévrés. Une remarque curieuse
que je prends au passage :
La morphine, en définitive, a tous les effets mystérieux de ces anciens élixirs de
sorcellerie qu’on s’inoculait aussi dans les veines. Nous allons en voir et en
raconter quelques-uns, mais ce qu’il faudrait voir et dire, c’est précisément ce qu’on
ignore et ce qu’on ne racontera jamais. Elle réveille et elle endort, elle berce et
elle torture, elle tue et elle ressuscite, elle fait des visionnaires comme elle peut
faire des soldats, et certains officiers allemands, pendant la guerre, se morphinaient
pour mieux nous conquérir. Nous promenions des drapeaux et nous chantions la
Marseillaise, mais ils avaient leur seringuette dans leur, sacoche,
se piquaient entre les étapes et écoutaient leurs musiques jouer les marches de
Wagner.
Partout, jusque dans les bas-fonds du monde parisien, l’auteur a cherché des exemples,
des récits touchant cette incroyable monomanie. Il a questionné la surveillante d’un
hospice de morphinés qui lui a affirmé que Paris était rempli de ces malheureux.
Nous causions dans une petite salle où elle raccommodait du linge, et elle me
raconta, pendant qu’on entendait des coups sourds contre les portes des cellules mêlés
à des chansons chantées par des voix de fous :
— Vous ne vous figurez pas ce que nous voyons !… Et pour un morphinomane que nous
connaissons, il y en a
mille dont nous ne nous doutons même
pas ! Et ce qu’ils imaginent, ce qu’ils remuent, ce qu’ils en arrivent à mettre en jeu
pour se faire donner de la morphine ou s’en procurer en fraude, c’est fabuleux ! Ils
vous entreprennent d’abord par le raisonnement, et trouvent des raisons inouïes, des
raisons auxquelles on est quelque fois sur le point de se laisser prendre, quoiqu’on
sache pourquoi et comment ils se trouvent là !… On a beau être au courant, on est
presque persuadé ! Ils finissent par vous paraître plus sensés que vous ne l’êtes
vous-même !… Ensuite, ils ont recours aux supplications, ils vous prient, ils vous
conjurent, ils se mettent à genoux devant vous ». C’est à la lettre ! Ils
s’agenouillent en joignant les mains !… J’ai vu ici un docteur enferme, par sa
famille, et qui embrassait en pleurant les jambes de l’interne… Et lorsque, malgré
tout, ils n’ont rien obtenu par la douceur,-ils emploient la menace, vous préviennent
qu’ils vous tueront, et vous tueraient parfaitement, si on ne les tenait pas à
l’œil !… Quant à leurs ruses, elles dépassent tout. Il y en a qui descellent le marbre
de leur cheminée, d’autres qui déclouent un coin de leur tapis, d’autres qui enlèvent
des feuilles, de leur parquet, d’autres qui cachent tout leur attirail dans leur bois
de lit. Nous avons soigné une jeune fille qui se faisait envoyer de la morphine dans
des lettres. On ouvrait l’enveloppe, il en tombait de la poudre !… Un monsieur, un
été, nous avait dit qu’il adorait le melon. Il avait demandé la permission de s’en
faire apporter par sa femme, et on y avait consenti, mais il y avait toujours un petit
paquet de morphine dans le melon !
Là où beaucoup de malades qui en sont à leur première piqûre de morphine n’éprouvent
que l’impression d’un horrible mal de mer avec ses
nausées, des
troubles de l’esprit qui confinent à des tentatives de la démence, il en est qui
obtiennent d’indicibles extases, mais, comme le dit M. Maurice Talmeyr :
Quel que soit l’imprévu, cependant il y a des fatalités générales, et ils tombent
tous, à la longue, dans une détérioration morale poussée jusqu’à la décomposition,
Est-ce le goût de rabaissement et de la déchéance ? Est-ce l’état de rêve et de
demi-sommeil où ils vivent les yeux à moitié fermés, et voyant toujours et quand même
des palais et des paradis ? Est-ce parce qu’ils planent trop haut ou parce qu’ils
croupissent trop bas ? Ils en arrivent tous à une inconscience sordide, à une
indifférence affalée et dégoûtante, aux chemises sales, aux mains noires, à
l’avilissement et à la crasse. Et tous subissent aussi l’horrible et fameux état de besoin. Il revient tous les jours les tourmenter à une heure
fixe, et les prépare ainsi à l’atroce agonie où ils doivent tous également finir,
comme le sommeil nous rendort tous les soirs pour nous habituer à la mort.
Je n’ai voulu citer que de curieux exemples de morphinomanie, il en est d’effroyables
dans le livre de M. Maurice Talmeyr ; c’est là qu’iront les chercher ceux qui ne
craignent pas les émotions.
L’esprit et le corps ne vieillissent pas toujours en même temps et, le plus souvent,
l’un hérite des forces vitales de l’autre ; chez les gens d’élite le cœur conserve
toujours la sève de la jeunesse et, battant toujours de même, oublie quelquefois que le
corps qui l’enveloppe a bien pu changer. De là de mélancoliques retours, de douloureuses
déceptions et ces cruelles leçons qu’amènent avec eux ces « Étés de la Saint-Martin »,
qui inspireront toujours les poètes et les romanciers.
C’est de cette idée qu’est né le dernier ouvrage de M. Paul Margueritte : Sur le
retour ; œuvre délicate de sentiment et de forme, et qui, ne prétendant en
rien à l’étude psychologique, nous peint sans pédanterie tout un petit coin de société,
avec son charme, son élégance, ses perfidies par faiblesse,
nous montre enfin la vérité sans brutalité, bien clairement, sans grossissement ni
amoindrissement. Un jeune mari qui trompe sa femme, un homme déjà sur l’autre versant de
la vie qui ne peut résister au charme de la jeunesse et qui lui tend des bras d’amant
qui devraient être ceux d’un père, voilà toute la fable de ce livre qui prendra place à
côté de son aîné : la Force des choses, dont nous avions prédit le
succès.
Une courte citation pour donner idée du charme qui enveloppe l’ensemble de ce roman. Il
s’agit de la réconciliation des deux époux attendue par leur famille, en présence du
pauvre colonel pour qui a brillé un instant l’été de la Saint-Martin.
Il était cinq heures. M. de Francœur, les Fabvier, Jeanne et Josée se tenaient sur la
terrasse, en un coin où le soleil oblique, frappant les vitres des serres, gardait
encore un peu de chaleur.
Josée, très patiemment, faisait des petits pâtés avec du sable. Jeanne venait de
tresser des colliers avec ces petites fleurs roses qu’on enfile les unes au bout des
autres, et toute joyeuse, elle en posa un sur la tête de Tighiale, qui, aux pieds de
son maître, dormait.
« Vois, oncle, comme cela lui va bien. »
Il se mit à rire ; les Fabvier aussi souriaient, d’un air lointain elle, travaillant
au crochet, d’un doigt sûr qui remédiait à ses mauvais yeux ; lui, assis, les mains
vides, de belles mains blanches et sèches, inactives de vieillard.
Un grand silence de communes préoccupations reprit. Lilia
avait été couper des fleurs dans le fond du jardin, et Marc venait de l’y rejoindre,
brusquement comme s’il prenait un parti. Ils ne revenaient point, et cela donnait bon
espoir aux Fabvier et au colonel, bien qu’ils n’eussent point échangé un mot, ni même
un regard. Mais ils se comprenaient. Et une grande espérance leur venait, sachant
combien Lilia était bonne. Mais, en songeant à sa douleur et à l’injustice de
l’outrage qu’elle avait subi, ils doutaient presque qu’elle pardonnât. La vue des
enfants les consolait, en les rassurant : ces innocents ne devaient point payer pour
le coupable.
Le soleil descendait, et avec lui une paix tiède s’abaissait, flottante en atomes
lumineux, sur la terre. Cette journée d’automne, belle entre les dernières, faisait
penser à des temps moins beaux, à des grisailles prochaines, aux froids d’hiver. En
savourant cette splendeur déclinante du jour, on ne pouvait refouler la conscience
inquiète de ce qu’elle avait d’éphémère et d’illusoire. Elle éveillait au cœur des
Fabvier, et, par une analogie de circonstances, au cœur aussi de M. de Francœur, un
apaisement doux mêlé de regrets pour la vie qui passe, les peines qui s’oublient, la
mort qui vient à petits pas.
« Je vois la robe de maman ! » s’écria tout à coup Jeanne.
Une tache de couleur grise, derrière les massifs, assez loin, allait et venait, avec
une grâce effacée ; elle se rapprocha : on vit revenir lentement Marc et Lilia
ensemble. Mais des bouquets d’arbres roux les cachèrent.
Les regards de Mme Fabvier et de M. de Francœur se rencontrèrent,
avec espoir. M. Fabvier, l’œil fixé sur les champs dorés de reflets, sur les bois
lointains qu’atteignait déjà l’orbe rouge du soleil, demeurait immobile et
pensif, comme s’il n’avait rien entendu, l’air très loin de là. La
chaleur se retirait de la terre à mesure que le soleil plongeait ; il absorbait la
dernière vie et la suprême beauté ; lui disparu, plus rien ne serait, et un malaise,
une impatience inexplicable faisaient désirer à M. de Francœur que Lilia et que Marc
parussent avant que l’ombre couvrit tout.
« Les voilà ! » dit Mme Fabvier.
Son mari se détourna. Les enfants interrompirent, Josée ses pâtés de terre, Jeanne
ses colliers de fleurs. M. de Francœur instinctivement se leva : Marc et Lilia
s’avançaient causant bas, elle à son bras, douce et résignée, lui attendri et sincère.
Elle avait pleuré, mais elle sourit en apercevant les siens, et elle embrassa sa
mère.
Les enfants s’étaient jetés dans les bras de Marc. Et ce tendre silence, où l’on
s’embrassa, fut doux au cœur des vieux et de M. de Francœur. Il se pencha sur Tighiale
pour cacher son émotion, et il le caressait, de tapes amicales sur les flancs. Le beau
coucher de soleil ! » dit enfin Marc d’une voix émue.
Tout le monde regarda : le globe de feu disparaissait aux trois quarts à l’horizon.
Lilia le suivit, d’un long regard de femme éprouvée, qui, aux trahisons du cœur, sent
l’amour s’en aller et l’automne de l’âge venir. M. de Francœur aussi se sentait
triste, triste, et pacifié, devant ce beau soleil mourant ; et le silence des Fabvier
demeurait plein d’éloquence.
Seuls, les enfants, un reflet de feu dans leurs beaux yeux vagues, riaient tout bas,
sans comprendre.
L’astre s’éteignit.
« À plus, fit la petite voix de Josée. Parti, le soleil. Où est-il allé, dis,
maman ? »
Ce n’est qu’un coin du tableau, mais au charme de poésie qui
s’en dégage, on peut juger de la valeur de la composition tout entière.
L’ensemble du roman n’est pas traité avec moins de délicatesse de touche ; chaque
chose, chaque personnage y est mis à sa place, la perspective y est partout observée et
ne prête pas à la confusion que la superposition des événements impose à trop de nos
romans modernes, leur donnant un faux aspect de peintures japonaises ou chinoises.
Il est de singuliers touristes qui, à peine montés en wagon, n’ont qu’une idée, un
désir, celui d’arriver à destination ; rien n’existe pour eux entre le point de départ
et le point d’arrivée ; le train qui les emporte peut traverser des plaines, des forêts,
côtoyer des lacs, glisser sous de roses crépuscules ou de magiques couchers de soleil,
blottis dans l’angle de leur compartiment, ils ont dormi ou contemplé sans arrêt les
bagages qui gonflent les filets ou la lampe qui tremblote, mais n’auront pas jeté un
regard à la campagne qui défile derrière les vitres ; ils n’auront songé qu’à arriver
dans une ville qu’ils traverseront également enfermés dans un omnibus, lequel les
jettera dans un hôtel, sans qu’ils se soient souciés
d’apercevoir une rue, une maison du chemin. Ceux-là ne liront jamais un roman de
M. Paul Bourget. Très pressés, ils garderont pour toutes choses et toute leur vie cette
allure de Juif errant, qu’il s’agisse d’amour, d’art ou de littérature.
Heureusement pour celui qui s’est donné la peine de créer les belles et douces choses
de la terre, que tout le monde ne les traverse point au pas de course, et qu’à côté de
ceux qui ne pratiquent que les trains express, il en est d’autres qui préfèrent les
voyages à pied. Ceux-là trouvent que ce n’est pas une heure perdue que celle qu’ils
passent à s’arrêter pour regarder non seulement les lointains horizons, mais aussi un
coin du pays, une ruine, à écouter le bruit du vent dans les feuillages ou celui d’une
source dont l’eau ressaute sur les cailloux. Tout pour eux mérite examen dans cette
nature qu’ils veulent étudier et comme déguster goutte à goutte.
C’est là le procédé qu’emploie, dit-on, M. Bourget pour écrire ses romans ; la vérité,
c’est qu’il n’a ni système, ni procédé, mais qu’il va suivant son tempérament, se disant
que comme tout ensemble est fait de détails, il ne saurait juger consciencieusement de
cet ensemble s’il n’a pas étudié ces détails. Là-dessus, certaine critique disserte avec
plus ou moins de bonne foi ; ou se perd en objections psychologiques, on en appelle à
tout ce que le fouillis philosophique a de plus
embrouillé, on
va rechercher, pour mieux étourdir son public, le pathos du jargon scolastique, on
l’accable en Barbara, en Baroco, en Camestres, etc. Singulière façon de juger un homme
et de faire connaître son œuvre. Quant à moi je n’y vois pas si loin et j’ai lu le
livre : la Terre promise, pour ce qu’il se donne, pour un roman.
La Terre promise est certainement une des études les plus touchantes
qu’ait écrites M. Bourget, et je ne sais rien de plus émouvant que le combat qui se
livre dans les âmes honnêtes de ses héros. Au moment où il va s’unir à la jeune fille
qu’il adore, un homme rencontre une femme veuve qu’il a aimée, alors qu’elle était
mariée ; il l’a quittée brutalement, lui croyant un autre amant. Un enfant est né de cet
amour, après la rupture. La vue de cet enfant, dont il ignorait l’existence, de cette
petite fille, éveille en lui le sentiment de la paternité. C’est la lutte entre l’amour
du père et son amour de fiancé qui a fourni à l’auteur ses plus beaux élans.
M. Bourget examine avec une rare ténacité de conscience, ce qui se passe dans le cœur
de tous ses personnages, du héros de son roman, de la mère coupable, de la jeune fille
et de l’enfant aussi. Il est des pages exquises dans bien des parties de ce livre, mais
je signalerai surtout celles où commence à s’émouvoir le cœur du père pour
cette enfant inconnue il y a huit jours ; le travail est latent,
involontaire ; il y a là comme une lente montée de sève qui va aboutir à l’éclosion
d’une tendresse inconnue ; malgré lui, le père sent la prise de possession de toutes ses
facultés par ce petit être qui ne le connaît pas et qu’il suit par la pensée bien
au-delà de son âge. Ses yeux s’ouvrent et voient dans le lointain un bonheur nouveau,
une terre promise à laquelle il n’arrivera qu’au prix de bien cruelles souffrances !
Le drame, très simple, qui nous conduit au dénouement, sert de cadre à de hauts aperçus
philosophiques, sans que le côté sentimental, la note dominante du roman en devienne
amoindrie.
On reprochera peut-être à M. Bourget d’étudier toutes choses avec trop de soin et, par
excès de conscience, de créer dans son livre ce qu’on appelle des « longueurs ». Il faut
encore s’entendre sur ce point, et, pour ma part, je ne trouve jamais long que ce qui
est ennuyeux ; il est de beaux hors-d’œuvre, il en est même qui sont des chefs-d’œuvre ;
ceux de M. Bourget méritent justement d’être lus et relus. Il faut se défier des
jugements hâtifs. Un jour que Banville vantait devant Labiche l’orage dépeint par
M. Zola dans la Page d’amour, l’auteur de Monsieur
Perrichon laissa tomber cette phrase : — « Eh bien, à la place de M. Zola, je
n’aurais pas interrompu l’action du roman pour raconter un orage ; j’aurais tout
simplement dit : une forte tempête éclata sur Paris, et j’aurais
continué mon récit ! » Banville était indigné ! Quelques jours plus tard, je vis
Labiche ; il avait lu la Page d’amour. — Vous savez, me dit-il, qu’il est
très beau cet orage ; puis, avec un sourire plein de malice : je l’aime mieux que le
reste !
Je ne dirai pas exactement la même chose de certaines parties de la Terre
promise, mais je dirai que je les aime autant que le reste.
Le fils de notre grand romancier a eu assez de talent et d’esprit pour ne pas s’engager
dans la route parcourue par son père et ne pas songer à glaner dans un champ où celui-ci
avait fait moisson complète. C’est une œuvre nouvelle de tous points que celle de
M. Léon Daudet, bien que par l’hérédité des idées et des aspirations, on le sente
petit-fils de Jean-Jacques et de Goethe1 ; un petit-fils qui a
amalgamé la science d’aujourd’hui avec la philosophie de l’auteur de La Nouvelle
Héloïse et les rêves audacieux de celui du second Faust.
Le premier ouvrage de M. Léon Daudet a excité la curiosité de la critique,
Hærès, le second, va appeler et je voudrais dire retenir sur lui
l’attention des lecteurs sérieux. J’ai trouvé pour ma
part un
grand charme dans cette conception qui incessamment ouvre l’esprit sur un nouvel aspect
des choses par une comparaison inattendue, une analyse des sensations les plus ténues,
et qui nous fait faire le tour du monde des idées humaines en trois cents pages.
L’auteur est à l’âge où à la force d’une imagination très vive, vient se joindre la
facilité d’apprendre et d’acquérir ; il reçoit de toutes parts et donne généreusement.
Aussi son livre est-il touffu de pensées, d’observations et force-t-il à une lente
lecture ; il n’est pas de ceux que l’on parcourt. Pour s’élever à de grandes hauteurs
dans l’éther des idées, son héros n’en voit pas moins ce qui s’agite sur notre terre et
son œil perçant y découvre tout, jusqu’à ce qui s’agite dans les brasseries littéraires,
témoin cette page qui renferme une critique si juste :
À cela se trouvaient mêlés, on ne savait trop pourquoi, Karl Marx, Richard Wagner,
Carlyle et ses symboles, que la plupart ne connaissaient que le nom, et l’on
démarquait avec soin quelques auteurs anglais et américains dont l’éloignement fait la
grandeur. On se croyait sublime quand on avait mis sous une forme baroque, empêtré de
ficelles une réflexion vieille comme le monde, joint un souvenir de parfum à un de
couleur ou de son, à une de ces pauvres idées mystiques comme il en flotte à tous les
âges. Encore ces rapsodes étaient les meilleurs. Les autres n’avaient jamais rien lu,
rien vu, étaient ignorants comme des carpes, bêtes comme des métis d’oies et de
dindons, réunissaient toute la zoologie dans
leurs
prétentieuses personnes et faisaient des articles de critique ; d’œuvres, néant. Elles
ne se trouvent point dans les fonds de bocks. Des Grecs, des Moldaves, des Turcs, des
Lapons, transportaient dans ces parages leur natif mépris du français et leur
suffisance exotique. On créait des écoles, des contre-écoles, des schismes dont un
petit torchon d’imprimerie représentait l’éphémère drapeau. Et les naïfs adolescents,
éphèbes pour la circonstance, avalaient bouche bée ces
affirmations courageuses, révolutionnaires, que fortifie un violent coup de poing sur
la table de marbre.
On parachevait ainsi l’éducation du provincial : happé au sortir du collège, adulé,
circonvenu, généralement jobard, ayant quelque argent, il était mis en coupe réglée.
Son portrait s’exprimait ; il récitait des vers par consonances,
tremblances et soupirances, traitait Victor Hugo et
Goetheb de
crétins, Balzac et Flaubert de ramollis.
Mais ce n’est là qu’un petit point du livre, que je dirais suggestif si ce mot nouveau
n’avait tellement servi ces derniers temps, que je crains de me servir d’un vocable tout
à fait démodé. Je dirai simplement qu’Hærès est une œuvre vraiment
intéressante, à étudier, et j’espère qu’un me croira.
Voici un livre de lecture légère et amusante qui n’en est pas moins œuvre d’observateur
et d’écrivain. M. Henri Lavedan dans : Leur cœur (chez Kolb) continue la
galerie de tableaux délicatement touchés qui représentent les mœurs, plus encore, la
morale de notre temps. De grands artistes, comme Moreau le jeune, nous ont laissé en
d’admirables estampes le Monument du costume du xviiie
siècle ; on dessine moins spirituellement aujourd’hui, maison écrit aussi
bien, et la plume de M. H. Lavedan instruira autant nos petits-fils sur notre monde que
le burin de Moreau nous a renseignés sur celui de son temps.
Leur cœur forme la première partie du livre,
Gens de maison la seconde, et le petit acte : En
visite, la troisième. De « l’esprit de mots », il y en a beaucoup dans ce
livre écrit avec une délicatesse rare ; de l’observation réelle, sans prétention,
cruelle même sous la gaîté de sa forme, il y en a partout, et nul mieux que M. Lavedan
ne sait faire parler, en même temps que les drôlesses et les petits jeunes gens, ce
monde de ménages mondains, accouplements d’une dot et d’un mondain cercleux, ce dernier
toujours trompeur et trompé comme il convient. Sans efforts, avec une facilité native,
il a, en trois coups de plume, esquissé un aspect de gens ou de choses ; c’est mieux
qu’une photographie, c’est un dessin indiqué à peine, discrètement accentué et qui nous
donne l’impression exacte d’un personnage ou d’une scène.
L’espace me manque pour citer une de ces exquises petites comédies et je ne prends que
l’indication scénique de l’une d’elles. Celle-ci est intitulée : Sur le
siège, et composée de l’unique conversation de deux domestiques, un cocher et
un valet de pied :
Quatre heures de l’après-midi, en hiver. Sous le porche d’une belle maison de la rue
Scribe, M. Daubrenier (trente-huit ans) et Mme Daubrenier
(vingt-cinq) montent dans le coupé. Dès que la portière est fermée, l’alezan Plutus
ébauche sur place une petite coquetterie, tandis que Joseph, avec la souplesse légère
d’un écureuil en
houppelande, saute près du cocher Léon en
disant tout bas, comme un secret : « 27, avenue de Messine. » Léon touche, et on
franchit le trottoir.
La conversation s’engage alors entre Joseph et Léon, mais une conversation à bouche
presque close, à visage immobile, à regards éteints, glacés et corrects l’un à côté de
l’autre, on ne se douterait jamais qu’ils parlent. Et pourtant !…
C’est un rien que ce petit coin de tableau, les couleurs y sont à peine indiquées, mais
qui n’en reconnaîtrait l’absolue exactitude ? Tout le monde a vu ces domestiques
d’apparence muette ; ils parlent pourtant ! comme dit M. de Lavedan, et c’est en lisant
son livre qu’on les entendra. Mais c’est au récit des perfidies féminines et masculines,
à la profonde sottise mondaine de ses héros qu’on reconnaîtra ce que contient d’esprit
et de vérité ce livre amusant qui a pour titre : Leur cœur.
93] Promesse, le nouveau roman de M. Jules Case (chez Ollendorff), est
une œuvre distinguée, un livre plein d’observation, qui mérite l’attention des délicats.
Par ce temps de scepticisme, d’induration des cœurs, on éprouve un véritable soulagement
à constater qu’il existe encore de belles âmes et l’on doit savoir gré aux romanciers
qui ne craignent pas de les recueillir dans leurs livres. L’amour, cette chose que le
naturalisme ne présente plus que d’une façon écœurante, contrairement à l’avis de
H. Rigault, ce charmant esprit qui le déclarait : « une plante rare, ne naissant
que dans les âmes choisies »
. l’amour naïf, vrai, sincère, fait tous les frais
du roman de M. Jules Case. De la passion, de la tendresse, de l’émotion
communicative, telles sont les notes dominantes de ce livre, que ne
comprendront que ceux qui savent ou ont su aimer. Qu’on lise plutôt cette sorte de
profession de foi devinée d’une jeune fille, rebutée d’abord par celui qu’elle
adore :
Si Gilbert avait demandé à Lucienne ; pourquoi m’ai mes-tu ? Lucienne eût pu
répondre : Ce n’est pas pour tes qualités que je t’aime. Es-tu beau ? Je n’en sais
rien. Je mets des épithètes gracieuses sur tes traits, mais est-ce une raison ? Je me
plais à croire que ton esprit est vaste et digne de l’admiration de la pauvre
ignorante que je suis, mais peut-être m’abusé-je. Je pense ainsi et je te vois ainsi
parce que je t’aime, mais ce n’est pas pour cela que je t’aime. Et quand même, ces
qualités ne me touchent pas de si près. D’autres que moi, Lilie par exemple, ou une
autre, la première venue qui possédera ou du jugement, ou de l’ambition, ou de
l’innocence, t’aimeraient à cause de tes mérites. Mais c’est par autre chose que je
tiens à toi, comme une tige vivace greffée sur une autre tige, c’est sur un autre
terrain que j’ai poussé, c’est ailleurs, que j’ai bâti la chapelle sacrée et discrète
où vont s’agenouiller mes tendresses à jamais fidèles, qu’appellera un tintement de
cloche de moi seule entendu. En toi, comme en toute créature humaine, il y a deux
parts, deux régions, deux formes, presque deux âmes : celle que tout le monde voit,
apprécie, admire ou envie, et celle que tu caches et qu’on ignore.
Cette dernière, je l’ai étudiée dans tous ses replis, dans ses ténèbres et ses
contradictions, j’ai pénétré en elle, je m’y suis promenée, d’abord aveugle et
craintive, puis je me suis enhardie ; repoussée et froissée, j’y suis revenue ; ce qui
me rebutait d’abord m’est peu à peu devenu cher ;
à force de
l’explorer, ce domaine est devenu mien, il ne peut désormais appartenir à nulle que
moi ; qui y pénétrera sera une étrangère sans patience qui se récriera et se plaindra.
Car j’ai souffert à t’apprendre. C’est pour cela que je t’aime. D’autres connaîtront
tes puissances et tes beautés, elles sautent aux yeux vulgaires. Moi, je connais tes
faiblesses et tes infirmités, ce qu’il y a d’inquiet, de débile, d’injuste en toi. Ces
choses, il n’est qu’une femme désormais au monde qui puisse non seulement les
pardonner, mais les chérir, c’est moi. Une mère n’adore pas son enfant parce qu’il rit
et chante de santé, mais parce qu’elle a toujours les yeux sur le point faible qui
menace cette frêle créature. Elle craint sa mort ; et ses baisers se centuplent et son
effusion s’affole. Moi je crains pour toi le malheur, je puis le conjurer, le
détourner, me mettre entre toi et lui : il reculera devant moi tu seras sauvé. Je
t’aime, Gilbert, en ce que tu as de frêle, de délicat, de méchant. Oh ! le triste
amour, la vilaine tendresse, les grossiers baisers que t’apporterait celle qui ne
saurait pas tout cela. Elle t’aimera à contretemps. Ses lèvres repousseraient tes
lèvres de révolte et de dégoût. Ce serait une folle, une inconsciente, une aveugle
jouant sans savoir, avec le mécanisme délicat qu’est une âme, qu’est ton âme. Elle
briserait tout et elle serait brisée, la malheureuse. Tu la haïrais.
Comme on le voit, la passion et la tendresse débordent de ce cœur de jeune fille, et ce
n’est pas sans art que l’auteur a su en analyser les élans. Je ne parlerai pas de
l’action que je ne pourrais résumer en si peu de lignes et qui est d’un intérêt très
dramatique ; je n’ai voulu insister que sur le côté le plus séduisant du livre à mon
avis, sur
l’idylle qui, quoi que l’on dise ou qu’on pense, est
de tous les âges de l’humanité. Comme l’écrivait Saint-Marc-Girardin : « Personne
n’est à l’abri de l’idylle, ni les vicieux de la bonne compagnie, ni les soudards de
la mauvaise, ni la courtisane elle-même, en dépit de la banalité de ses
amours ! »
Les vivants vont vite, et c’est avec une incroyable rapidité qu’un nouveau bataillon
vient se placer devant celui des jeunes de la veille, devenus vétérans en un jour. Ainsi
partout et surtout dans le monde des lettres. Certes, les Loti, Maupassant, Bourget et
bien d’autres, sont toujours des plus vaillants sur la brèche, mais des troupes plus
fraîches arrivent aussi à leur tour avec de nouveaux officiers. Parmi ces derniers,
sans vouloir en faire un chef d’école, il faut signaler, au
premier rang, M. Marcel Prévost qui vient, dans la Confession d’un amant,
de dégager complètement sa personnalité. Dans Mademoiselle Jaufre, dont
on se rappelle le succès dans le Figaro, dans Cousine
Laura, Chonchette, le Scorpion, on avait déjà pu
constater de grandes qualités de vie, de charme et de style, mais elles étaient, pour
ainsi dire, éparses, et on les trouve aujourd’hui réunies dans la Confession d’un
amant, un des livres les plus impressionnants que l’école des analystes nous
ait donnés. Analyste, M. Marcel Prévost ne l’est pas dans le mauvais sens, c’est-à-dire
amoureux du détail au détriment de l’ensemble ; un de ses grands mérites, au contraire,
est d’être rapide, d’exposer avec une rare brièveté, et d’arriver droit au but sans se
perdre dans les petits chemins. Qu’on ajoute à ces précieuses qualités le tact, le sens
des demi-teintes quand elles sont nécessaires, et on s’expliquera pourquoi ce livre
mélancolique, sensuel et chaste à la fois, doit donner une place importante à son auteur
parmi les romanciers du jour.
Le héros du livre est un jeune homme de province élevé par des femmes, et ayant avec
elles pris ces tendresses de cœur qu’elles communiquent sans s’en douter. Avec elles
aussi il a contracté des timidités, la peur des hasards et des orages de la vie, et
l’instinct de fermer son cœur dès que celui-ci cherche à s’ouvrir. C’est de cette
méfiance, de ce combat contre soi-même, qu’est née l’idée de ce roman vraiment exquis
dans presque toutes ses parties. Frédéric, le héros du livre, sort vainqueur de la
lutte, sacrifiant, par crainte des faiblesses de l’amour, le charme qu’elles lui eussent
fait goûter, et conclut en prenant dans la vie un rôle où la femme n’est plus rien.
Telle est la donnée de la Confession d’un amant ; peut-être
reprochera-t-on à ce nouveau Télémaque de fuir deux enchanteresses si charmantes de
coquetterie et de candeur, que le lecteur les aime plus qu’il ne les aime lui-même,
peut-être trouvera-t-on son courage exagéré, mais n’oublions pas que les grands amants,
Adolphe, Werther, Saint-Preux, étaient aussi de grands raisonneurs et qu’ils avaient,
d’ailleurs, comme Frédéric l’a eu, sous les traits d’un réfugié Irlandais, type très
curieux, un Mentor pour les ramener dans le dur sentier de la vie réelle.
Un pareil livre mériterait de plus longs examens, mais j’ai hâte de donner un
échantillon de la façon dont sont traitées les scènes qui s’y succèdent avec un rare
intérêt. Frédéric a pour maîtresse une femme mariée qui s’est donnée à lui ; le temps a
passé, et son cœur, qui ne suit pas toujours sa raison, est pris par un amour nouveau.
Tout à coup, dans sa retraite, on lui annonce que
celle qui
l’a aimé, qu’il aimait aussi, va mourir. Les convenances veulent qu’il vienne visiter la
pécheresse malade. C’est le mari, ignorant de ce qui s’est passé, qui le mène lui-même à
la chambre de la mourante. Le tableau est d’une rare vérité d’impression.
Il se leva brusquement et me dit :
— Montons…
Je le suivis jusqu’à la chambre de Marie-Thérèse. Il me semblait que je rêvais, que
tout ce que je voyais n’était pas réel ; j’attendais, en marchant d’un pas de
somnambule, la secousse qui allait me réveiller.
Mais quand j’eus franchi la porte, quand le spectacle de cette chambre de malade me
fut, d’un coup, entré dans les yeux, je reçus un choc si violent, qu’il me figea sur
place… Pourquoi Hector ne m’avait-il pas prévenu ?… Là dans ce lit qui avait bercé nos
caresses, je voyais sur les oreillers froissés une tête de femme endormie, et
— suprême horreur — cette femme était vieille. Oui. Les mèches de cheveux qui
s’échappaient du bonnet de dentelle étaient grises. Les traits étaient méconnaissables
détendus, ridés. Jamais l’effondrement de la vie humain dans l’abîme de la mort ne
m’était apparu avec ce resplendissement d’épouvante. Je m’approchai, attiré par une
affreuse curiosité, tandis qu’Hector s’appuyait au bois du lit… Je me penchai sur le
visage assoupi. L’expression de la-douleur survivait à la conscience ; mais ce n’était
pas ce reflet de souffrance qui me terrifiait. Sous ce masque de mort, je revoyais les
lignes, les nuances dont le sortilège m’avait surpris et gardé si longtemps. Ces
paupières flétries avaient battu près des miennes ; j’avais plongé mes narines dans la
soie brune
de ses cheveux décolorés ; et ses lèvres
froides, fendillées, avaient électrisé les miennes. Jeunesse, ensorcellement du désir,
beauté, qu’était-ce donc que tout cela ? Le temps qui m’avait épargné avait suffi à
dissoudre le corps charmant auquel je m’étais tant de fois éperdument enlacé !
Hector, qui me regardait, lut mes émotions sur mes traits. Il dit à voix basse :
— Comme elle est changée !
Et je répondis, sans chercher de misérables atténuations :
— Oui, c’est affreux.
— Tu vois, reprit-il, elle dort ainsi, presque sans intervalle. C’est l’effet de
l’antipyrine prise à haute dose…, le seul moyen que nous ayons de l’empêcher de
souffrir. Au moins, comme cela, elle oublié !
… Mais, depuis quelques instants, le visage de Marie-Thérèse était agité de
tremblements. Évidemment, dans son sommeil même, elle percevait une présence insolite.
Elle ouvrit les yeux, et, comme il suffît d’un rais de soleil entre deux nuages pour
transformer un paysage, ces yeux rendirent au visage flétri par l’attouchement de la
mort sa jeunesse et sa séduction. C’est qu’ils étaient restés jeunes ; c’étaient
encore les yeux de ma maîtresse, de la toute jeune femme qui autrefois m’attirait sur
ses genoux pour me caresser.
Elle les fixa sur son mari, puis sur moi, et subitement se dressa à demi sur son
séant.
— Frédéric… C’est toi !…
Hector, à cet élan, avait eu une crispation du visage. Marie-Thérèse comprit sans
doute qu’elle lui avait fait du mal, car elle tourna vers lui un regard où, pour la
première fois, je lus une réelle affection, et elle lui tendit, sa main, si
maigre.
— Je vous remercie, fit-elle, mon ami. Vous êtes très bon.
Hector cacha sa tête dans l’oreiller, tout près de celle
de sa femme. La malade me considéra quelques temps ; puis elle ramena ses yeux sur sa
poitrine, sur ses bras.
Et je devinai qu’elle souffrait, plus que de mourir, d’être vue ainsi, dans la
déchéance de sa grâce de femme :
— Qu’allez-vous penser de moi ? murmura-t-elle. Je ne vis déjà plus… La mort devrait
nous prendre tout d’un coup et ne pas faire de nous une ruine avant de nous
achever.
Je balbutiai :
— Marie !…,
Jamais je n’avais compris si cruellement la vanité des consolations.
— Grâce à Dieu, reprit Marie-Thérèse, je ne regrette pas de partir… Je n’aurais plus
le courage de recommencer à vivre.
À ce moment, Hector, suffoqué par les larmes, quitta la chambre. Moi, je restai.
Elle me regardait avec ces admirables yeux, toujours pleins de jeune passion ; elle
me tendit ses bras, d’un mouvement gracieux comme autrefois.
— Tu n’as pas changé, fit-elle. Tandis que je souffrais, tu restais calme… De quelle
argile es-tu donc pétri, toi que le plus violent amour qu’ait pu te donner une femme
n’a pas fait aimer ?…
La scène se développe et c’est par la puissance de la vérité qu’elle vient se graver
dans l’esprit, où pour beaucoup elle réveillera bien de doux et cruels souvenirs. Le
tout sans digressions inutiles et sans pourtant qu’une chose à noter ait été omise.
C’est donc un véritable livre que la Confession d’un amant,
et je suis heureux d’en annoncer la venue en même temps que celle d’un
romancier nouveau.
M. Marcel Prévost vient au monde littéraire muni de deux précieuses et rares qualités :
l’imagination et l’ordre ; l’une n’est pas moins intéressante que l’autre, et sans être
grand prophète, je puis affirmer qu’elles ne peuvent qu’aider puissamment au succès du
romancier.
« Tout est vrai là-dedans, rien n’y est exact »
dit M. Maurice Barrès,
en parlant du Jardin de Bérénice, l’ouvragé qu’il vient de publier chez
Perrin. Et de fait on sent partout, dans ce livre singulier fait de charme et de
philosophie, d’ironie et de logique, le frémissement de la chose vivante. Comme ce sage
d’un conte suédois, je n’ai pas besoin qu’on me dise : « Il y a un poisson dans
ce sac, si je vois le sac remuer ; je n’ai pas besoin qu’on me dise : la cabane est
habitée, si je vois la lumière par les fentes de ses murs. »
Un amour idéal et
réel à la fois, des observations fantaisistes et exactes des mœurs politiques de la
province en matière d’élections, une étude profonde et légère à la fois des sentiments
humains, voilà ce qu’il faudrait dire de ce livre, écrit
parfois par un poète, souvent par un petit-fils de Voltaire et de Sterne. Car l’esprit,
le bon sens et l’humour y ont aussi leur place, ainsi qu’on peut le voir, en ouvrant
n’importe où le Jardin de Bérénice.
Comme échantillon de cet esprit qui sait n’être pas tapageur, mais qui, heureusement,
ne saurait être assez discret pour n’être point remarqué, je prends cette phrase que
M. Barrès prête à Renan, dans un dialogue supposé entre l’académicien et un reporter
bien connu aujourd’hui :
« Oui, cher monsieur, je pense peu de bien des jeunes gens qui n’entrent pas dans la
vie l’injure à la bouche. Beaucoup nier à vingt ans, c’est signe de fécondité. Si la
jeunesse de cette heure approuvait intégralement ce que ses aînés ont constitué, ne
reconnaîtrait-elle pas d’une façon complète que sa venue en ce monde fut
inutile ? »
N’est-ce pas charmant de bonhomie apparente, et la vérité n’est-elle pas dite aussi
doucement que possible à nos jeunes un peu trop indignés d’aujourd’hui ? Continuant sur
le même ton d’ironie délicate. M. Renan, sommé de dire pourquoi il ne collaborerait pas
à la tâche de donner un sens au mouvement populaire, répond en tournant ses pouces :
— Mes raisons sont nombreuses, mais je n’ai pas à vous les détailler ; une seule
suffira : mon
hygiène s’oppose à ce que je désire voir
modifier, avant que je meure, nos institutions.
Dans un passage rappelant une scène de café de province, le héros du livre raconte
avoir été traité à la fois de radical et de réactionnaire par son adversaire qui s’était
échauffé jusqu’à brandir une chaise au-dessus de sa tête en s’écriant : « Moi, monsieur,
je suis un républicain modéré ! »
Un petit tableau charmant est celui où l’auteur nous montre pour la première fois celle
qui sera l’héroïne du livre ; elle est figurante à l’Éden et n’a que dix ou douze
ans :
« Soudain, sur la rue Boudreau, s’ouvrit une porte d’où se déploya en éventail un
troupeau de petites filles fanées. Elles sautaient à cloche-pied et criaient comme à
la sortie de l’école, pouvant avoir de six à douze ans. Sur le trottoir en face, mal
éclairé, nous étions des vieux messieurs, des mamans, mon ami et moi, une vingtaine de
personnes mornes. Une fillette nous aperçut enfin et courut au peintre avec une
vivacité affectueuse. Lui, la prenant par la main : — Ma petite Bérénice, me dit-il.
Elle s’était fait soudain une petite figure de bois où vivaient seuls de beaux yeux
observateurs. »
Ce léger crayon de celle qui est l’héroïne du livre n’est-il pas un croquis échappé au
monde de Forain.
Ce que je louerai surtout dans ce livre c’est le
soin que
l’auteur, qui a beaucoup d’esprit, met à éviter la brutalité de ce qu’on appelle
l’effet : c’est en passant, presque négligemment, qu’il dit ce qu’il a à dire :
« Cette dentelle avait été offerte par le roi charmant, le Louis XV des
premières années, à l’une de ces maîtresses d’un soir qu’on avait soin de lui
présentera chaque relai, afin qu’il put se rendre compte des ressources variés du
royaume. »
Je trouve encore une page charmante où il s’agit d’une grand-mère qui reconnaît en
wagon, d’après un portrait, la maîtresse de son petit-fils qui vient de mourir ; elle
ferme les yeux pour que la pauvre fille, qui l’a reconnue de la même façon, par un
portrait, et qui ne peut lui parler, puisse du moins la regarder à son aise.
Le Jardin de Bérénice, on le voit, renferme une flore littéraire très
variée ; il y a de tout, peut-être y trouvera-t-on un peu trop de fleurs et y
regrettera-t-on quelques grands arbres qui lui donneraient un peu plus d’importance ; on
reprochera peut-être aussi l’absence de la forme accoutumée, le manque de la clarté
générale ; cela est possible, mais je crois aussi que la belle ordonnance des parcs de
Le Nôtre, le grand jour impitoyable sur toutes choses, détruiraient le charme intime,
les colorations délicates d’une œuvre faite de sentiment et de sous-entendu. La
philosophie est la dominante du livre, dans lequel, en
raison
du nom de l’auteur, on cherchera plus de politique qu’il n’y en a réellement ; il en a
donné une juste note, et c’est par le tact et la mesure qu’elle a pris sa valeur ; une
phrase relative à Bérénice, qui était surnommée : Petite-Secousse, à l’Éden, la résume à
peu près toute :
« Petite-Secousse, je crois en vérité que tu existes, partout, mais il était plus
aisé de le constater dans le cœur d’un léger oiseau de passage, que de distinguer
nettement comment bat le cœur du peuple. »
La Femme-Enfant. C’est le titre du nouveau roman que M. Catulle Mendès,
l’élégant écrivain, vient de publier chez Charpentier. M. Catulle Mendès occupe dans la
littérature moderne-une place trop élevée pour qu’une œuvre de lui n’appelle pas notre
attention aussi c’est avec une véritable curiosité mélangée de plaisir que j’ai ouvert
son livre, certain de n’y rencontrer rien de banal. Et, en effet, dans ces six cents
pages lues d’un trait, j’ai trouvé les éléments de succès pour plusieurs romans et de
réputation pour plusieurs écrivains. C’est d’une plume aisée, avec une étonnante
facilité de transmission d’impressions que M. Catulle Mendès sait peindre le dehors et
le dedans des êtres ; il décrit tout ce qu’il voit
tout ce
qu’il rêve, et je lui reprocherai peut-être de trop voir et de trop rêver, mais quels
beaux défauts ! Le danger, par exemple, est justement cette fluidité de visions dans
laquelle se noient pour lui tous les contours et qui laisse souvent le lecteur indécis
sur la ligne de démarcation des sentiments très soulignés dans la nature saine ou
malsaine. Je m’explique.
Le héros de la Femme-Enfant prend pour maîtresse une femme qui lui a
servi de mère, et cette monstruosité est si doucement conduite, avec tant de charme
entraînant, qu’il faut un effort de réflexion pour que la conscience se révolte contre
cette sorte d’inceste. Ce point établi, et sauf quelques scènes sur lesquelles
M. Catulle Mendès a l’habitude de s’étendre avec un peu trop de complaisance, il faut
dire que la Femme-Enfant est un livre composé de morceaux pleins de
charme, de vérité et de talent.
Les moindres choses deviennent de petits tableaux sous la plume de Catulle Mendès ;
est-il rien de plus exact que ce croquis d’une fillette de coulisses rétablissant sa
toilette à la hâte ?
Elle tira de sa poche un tout petit mouchoir en batiste bordé d’un ourlet rose,
l’ouvrit, y prit un mignon miroir d’écaille et une houppette à poudre de riz, souffla
sur le duvet de cygne, puis, guettant son visage dans l’étroite glace, frôla de la
légère blancheur ses joues, son nez, son menton, le menton surtout, un peu trop rose ;
elle
penchait la tête, la relevait ; une préoccupation
intense l’absorbait toute ; elle avait ce froncement de sourcils, où converge toute
l’âme d’un grand artiste pensif qui achève un chef-d’œuvre.
Ceci n’est qu’en détail. Voici une page toute à la louange de la conscience des gens de
théâtre ; tous ceux qui ont marché sur le plancher d’une scène en constateront la
fidélité.
… Le directeur ne trouvera pas les 20 000 francs qu’il lui faut, au dernier moment on
n’aura pas cent sous pour acheter, au bazar de la rue Saint-Martin, un accessoire
indispensable à la grande scène du premier acte, n’importe ! Après les trois coups
frappés, la toile se lèvera, solennelle, et ce sera, pendant quatre heures, parmi la
bousculade des zèles, sans qu’il manque une touche aux décors achevés dans le foyer,
ni une dentelle au costume de la plus humble figurante épinglé dans la loge par des
couturières affolées, sans qu’un acteur ou une actrice ne récrimine ni n’hésite, la
première représentation, avec ses angoisses et ses espérances, avec ses : « Mon dieu !
mon dieu ! est-ce que ça marche ? Ils sont rudement froids, tout de même ! mais non,
mais non, ils se dégèlent ! » avec toutes ses affreuses et délicieuses fièvres ! Et ce
miracle ne sera pas dû, comme on serait tenté de le croire, au groupement de tous les
intérêts matériels vers une soirée qui peut compenser par le succès, c’est-à-dire par
la probabilité des recettes, tant de peines et de dénuements. Non, dès que l’homme et
la femme, plus ou moins, si peu que ce soit, touchent au théâtre, un furieux amour de
l’art s’installe en eux et s’y développe et les tient et ne les lâche plus.
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Le décorateur a juré de ne pas livrer les décors si on ne
lui apporte avant midi un acompte de deux cents louis ; il les livre pourtant, sans
acompte ; pourquoi ? parce qu’il aime ses peintures, ce peintre, et veut les faire
voir, en scène ! Le costumier dit : « Pas d’argent, pas de costumes », mais, le soir,
bien qu’il n’ait pas reçu un sou, tout le monde est habillé ; pourquoi ? parce qu’il
veut, ce couturier artiste, que la rampe illustre ses étoffes et l’exquise façon dont
il les taille et les brode. Le baryton chante pas payé ; la divette chante pas payée ;
ce comique chante pas payé à cause du trio dont ils se sont tant moqués aux
répétitions, mais qui depuis ce matin, leur paraît superbe, et où chacun d’eux se juge
incomparable. Même les petits rôles — quelques notes dans les ensembles ou çà et là,
une réplique-même les comparses qui ne souffleront mot, oublient que, faute de logis,
ils couchent au foyer, qu’ils n’ont pas mangé depuis longtemps, que depuis six mois
ils n’ont pas pris l’absinthe au café Louis XIV, oublient qu’ils n’ont pas de chemise,
en l’admiration de revêtir des satins et des velours chamarrés de pierreries qui
étincelleront au lustre ! La petite cocotte, qui a enfin obtenu de figurer le
cinquième insecte dans le divertissement de la Reine des abeilles, pense qu’elle
s’habille d’un sacerdoce en endossant le crêpe glauque et doré, de ses ailes de
cigale ; et le patron du bazar de la rue Saint-Martin a vendu à crédit l’accessoire
indispensable à la grande scène du premier acte, parce que « c’est pour un théâtre ! »
Puis, si la pièce réussit. — tout arrive, même le succès — ou semble réussir, il y
aura, derrière le rideau baissé, après le troisième rappel, les embrassades
enthousiastes, sincères, avec des larmes plein les yeux, les cris de fête, le brouhaha
tumultueux de la souvenir des acrimonies, des rancunes, des misères ; même les plus
pauvres ne songeront
pas qu’ils seront payés peut-être !
car l’effort artistique — si médiocre qu’il soit — implique, momentanément du moins,
le désintéressement parfait, et tout ce qui n’est pas l’amour d’elle s’évanouit dans
la gloire.
Je m’aperçois que j’ai consacré à ce roman plus que l’espace qui m’est permis, sans
avoir résumé ce livre touffu d’idées, chose rare dans les productions contemporaines. Je
ne puis que renvoyer au livre dont l’idée principale est l’amour d’un cœur simple,
droit, qui se perd à vouloir comprendre les fantaisies d’un esprit en désarroi. C’est
l’ancienne maîtresse qui se charge de remettre la nouvelle dans la bonne voie ; elle y
parviendrait si la nature n’arrêtait pas court une vie qu’elle a donnée comme à regret à
l’héroïne de ce roman étrange et captivant.
Monsieur Fred, le dernier roman de Gyp est un livre très amusant par la
forme, mais très sérieux, presque navrant par le fond. Monsieur Fred est cet enfant gâté
que l’affection aveugle fait croître dans les familles riches, et qui deviendra
l’inutile oisif qui, n’ayant rien à faire dans la vie, va échouer au cercle pour y tuer
le temps, s’il est garçon, ou pour fuir sa maison, s’il est marié. Et pourtant, que de
dépenses de cœur a faites la pauvre mère, à qui son mari du grand monde n’a rien appris
de la vie pour n’être pas inquiété dans ses fredaines ! J’ai lu, chapitre à chapitre, la
vie de ce garçon, le voyant descendre du mensonge à l’escroquerie mondaine, qui ne
différencie de l’autre que parce qu’elle échappe à la police
correctionnelle. J’espérais pourtant sentir poindre quelque part un soupçon d’honneur
ou de virilité dans la vie de ce jeune homme, que je m’attendais à voir nettoyé par le
service militaire. Gyp ne nous a pas donné cette satisfaction et nous le conduit de
l’école de Madrid jusqu’au mariage. On devine le mari que Fred va faire !
Tout cela raconté alertement, à la façon des autres ouvrages de l’auteur. Je cueille,
où le livre s’ouvre devant moi, ce court chapitre, qui est un rien et qui est charmant
de vérité :
Rue de Prony, chez madame Blanche de Chatou.
Aux cinq heures de Blanche. Un petit salon encombré de bibelots. Faux Louis XV ; faux
Louis XVI ; faux Japonais ; faux tout.
MM. d’Ulster, d’Oronge, Agénor, du Hauban, Xaintrailles, des
Açores, etc., etc. — quelques poètes et quelques
peintres.
Blanche de Chatou, quarante-cinq ans. Grande, forte, blondie au
henné. Robe de peluche bleu Nil. — Elle sert le thé.
La conversation est très correcte et à la pose. On sent que la tenue est de rigueur.
Blanche de Chatou. — … Sans doute,
Maupassant a une puissance étonnante, une admirable chaleur, une forme irréprochable,
mais l’optique de Bourget est plus mienne… et puis, tout en étant dur parfois pour les
femmes, il les respecte plus que Maupassant… il comprend mieux que lui, peut-être, les
finesses exquises de ces natures qui…
Un valet de pied,
présentant à Blanche une carte sur un plateau. — Ce
monsieur attend…
Blanche de Chatou, lisant la
carte. — « le duc de Nevers » !…
Agénor du Hauban. — Tiens, tiens !…
le petit cousin… voyez-vous ça ?…
Blanche de Chatou, ravie, au
valet de pied. — Eh bien faites entrer !…
Le valet de pied, revenant et
présentant, sur le même plateau, l’étui en vieil argent de la duchesse.
— M. le duc fait dire à madame que ce n’est pas pour prendre du thé qu’il
vient… et qu’il n’a pas le temps d’attendre…
……………………………………………………………………………………………
C’est ce qu’on appelle une photographie instantanée ; mais tout y est, l’ensemble et le
détail, si on se donne la peine de le chercher.
« Voilà celui qui redescend du Ciel ! » eût-on dit de Victor Hugo, si, de son vivant,
il eut publié le livre qui paraîtra demain ; livre qui renferme tout ce que les
spéculations philosophiques et religieuses, tous les désirs, toutes les aspirations de
l’âme humaine ont résumé d’utopies et de suppositions, tournées toutes vers un but
unique : Dieu.
On a dit qu’il est des livres qu’il faudrait commencer à lire pour la seconde fois,
Dieu est de ceux-là. Pour que l’esprit ne se perde pas dans l’infini
vertigineux où le génie puissant du poète l’emporte, un guide lui est nécessaire, et
c’est seulement muni du plan de l’œuvre que j’engage
le
lecteur à y pénétrer. Voici, en quelques mots, l’analyse du livre :
Un homme, le poète, veut connaître Dieu, le voir, savoir enfin quel est le but de sa
vie, la raison de toutes choses, pourquoi les joies, pourquoi les douleurs. Par la force
du désir, il monte au-delà du terrestre et commence l’Ascension dans les
ténèbres. Là, il rencontre « L’Esprit humain » ; c’est à lui qu’il s’adresse
et celui-ci lui répond par toutes ses Voix ; l’une d’elles, qui représente le bon sens,
lui dit :
Et l’esprit lui dépeint tous les dieux inventés par l’homme ; entre autres je citerai
ces vers charmants à propos du prétendu Dieu des bonnes gens, inventé et popularisé par
le très accommodant Béranger :
Ces Voix résument toutes les croyances de l’humanité ; chemin faisant, entre bien
d’éloquentes pages, je trouve ces beaux vers :
Je voudrais citer bien d’autres morceaux, mais je reviens au plan général de l’œuvre.
L’esprit humain n’a pas satisfait qui est avide de
connaître,
mais il lui a ouvert les espaces où il va pouvoir interroger les esprits qu’il pense
devoir le rapprocher de Dieu, et que Victor Hugo présente sous des formes étranges. Je
copie sur le manuscrit original une note qui est une indication précieuse, elle est
comme le titre des chapitres de la seconde partie du poème, définition des êtres que le
poète interroge :
La Chauve-souris représente l’athéisme : Nihil.
Le Hibou, le sceptisme : Quid ?
Le Corbeau, le manichéisme : Duplex.
Le Vautour, le paganisme : Multiplex.
L’Aigle, le mosaïsme : Unus.
Le Griffon, le christianisme : Triplex.
L’Ange, le rationalisme : Homo.
La Lumière, ce qui n’a pas encore de nom : Deus.
Et Victor Hugo, avec toute la force de son génie (Dieu a été écrit de
1853 à 1855), fait parler toutes ces religions, s’élevant à des hauteurs où n’atteignent
ni les visions d’Ézéchiel, ni les rêves de l’Apocalypse. Le vertige vous prend et c’est
dans un éblouissement qu’on voit tout ce que découvre le poète. Parfois l’esprit
s’arrête effrayé devant une description, une image qu’il croit le chaos et qui n’est
peut-être, après tout, qu’un morceau sublime. Le poète nous mène partout dans l’espace
et l’infini, parfois aussi il redescend sur terre, mais c’est pour nous montrer
aussi ce que c’est que l’énormité dans les choses de notre
monde. La description du cirque de Gavarnie, les problèmes de son origine dépassent tout
ce qu’a pu supposer l’imagination humaine. Dans de superbes pages il explique, par la
bouche du matérialisme, comment cette immensité a été creusée par des gouttes d’eau
tombant pendant des milliers de siècles. Je prends une des vingt explications du poète,
la moindre :
Le sentiment des grandeurs et des hauteurs vous échappe quand on vient de lire ces
rêves de géants, et l’esprit reste troublé comme celui de ce peintre qui renonça à son
art, ayant perdu le sens des proportions pour avoir exécuté des fresques colossales.
Le chapitre de l’Ange renferme de superbes morceaux ; je lui
emprunte seulement ce paragraphe ; il s’adresse à l’homme ;
Tout Victor Hugo, celui de la Légende des siècles, des
Contemplations et des premières poésies, se retrouve dans ce morceau,
comme il réapparaît dans le dénouement du livre ; l’ange, qui déploie une aile blanche
et une aile noire, rapproche le chercheur de Dieu, mais ne le lui montre pas. Un rire
retentit dans l’espace où il monte encore, une sorte de suaire blanc s’étend au-dessus
de sa tête et une voix lui dit :
Jersey, 1855.
Tel est le résumé trop nu, trop froid, trop incomplet, d’un livre à qui il faudrait
bien d’autres livres pour l’expliquer, pour en faire comprendre les puissantes beautés.
On dira certainement qu’il renferme des parties obscures ; peut-être serait-il plus
juste de dire au contraire qu’elles sont trop lumineuses pour nous. À regarder fixement
le soleil, source de lumière, les yeux se troublent et la nuit s’y fait ; est-ce à dire
que sa flamme soit éteinte ? Il en est de même de ce livre sur lequel il est prudent de
ne pas fixer trop longtemps son esprit ; il est fait pour éclairer, mais il peut aussi
éblouir et aveugler.
Dans Simple, le dernier roman de M. Jean Rameau, je trouve cette
description d’un cabaret qui a pour enseigne le Chien-Rouge et qui offre plus d’une
ressemblance avec celui qui porte le nom d’un autre animal, d’une différente
couleur :
Le Chien-Rouge était un somptueux cabaret de Montmartre, qui menait grand bruit
depuis deux ans. Son fondateur, le génial Florentin, en avait fait le lieu de
rendez-vous de trente jeunes gens d’avenir, poètes, peintres, musiciens, que tout
Paris allait voir fidèlement une fois par semaine.
……………………………………………………………………………………………
Doris vit confusément un petit hôtel, à la façade hérissée de fantastiques bêtes
rouges. C’étaient des chiens, des chiens de toute taille, en bronze, en bois, en
faïence,
en terre cuite, posés, en des postures étranges,
sous les balcons, sur les lanternes, dans les entablements et jusque sur la toiture.
Au milieu, énorme et triomphal, un chien plus grand que les autres trônait dans une
auréole d’or, et ses deux pattes gigantesques, noblement, tenaient, l’une, un bock,
l’autre, une lyre. Çà et là, dans cette façade tourmentée, le rougeoiement d’un
vitrail ou le balancement romantique d’un lierre. Puis, dans un coin, une petite porte
obscure, derrière laquelle, hallebarde au pied, paradait dans la lumière un grave
suisse chamarré d’or.
Lucien et Doris entrèrent.
À la porte, il y avait des bousculades de femmes élégantes et de messieurs décorés.
Quand ils eurent gravi quelques marches, Lucien et Léon se trouvèrent devant une Diane
blanche, dont la flèche défendait l’accès d’un escalier tortueux. À gauche et adroite,
des tapisseries de haute lice.
— Mes seigneurs !… salua une voix sonore.
C’était Lui ! Chien-Rouge en personne, l’historique Florentin qui
allait à leur rencontre.
Florentin de Châteauroux était encore maigre à cette époque. Frais échappé du
boulevard Rochechouart, où il débuta dans la vente des bocks artistiques et des
littéraires mêlé-cassis, il se permettait d’interdire l’entrée de son cabaret aux
agents de change qui ne lui plaisaient point. Il s’amenda depuis et dut aller à la
Bourse.
……………………………………………………………………………………………
Mais Florentin survint et fit donner du piano.
Un monsieur correct joua sa dernière composition musicale : le Chœur des
mollusques pendant le Déluge.
Puis la parole fut donnée à un jeune homme doué d’une tête macaronique, dont la seule
vue fit trépigner l’assistance. Il annonça de sa voix — il
semblait mâcher du coton en parlant — sa nouvelle œuvre : la Ballade des goitres.
Et sur ce simple titre, tout le monde se tordit sans savoir pourquoi. On se tordit
encore jusqu’à la fin de la déclamation. C’était, d’ailleurs, une œuvre de haute
folie, d’inénarrable gâtisme, qui resterait. Et l’auteur la gloussait avec une gravité
si imperturbable, que toutes les côtes en tressautaient bon gré mal gré. Doris
lui-même en pleura.
Puis on vit successivement un poète vermillon maudire la vie avec des rimes
convaincues, un petit homme, chauve exécuter une Marche nuptiale pour
fromages de Brie, un rimeur imberbe, à voix douce de première communiante,
glousser un sonnet tiré d’un volume gentiment appelé : Poésies
sales, que le Parquet, toujours dur aux jeunes, avait refusé de poursuivre, et un
long rêveur diaphane, à cheveux de réglisse, à tête de bouc voluptueux, raconter en
vers sonores et effrénés les aventures d’une Napolitaine et de ses trois
cents amants.
Le succès fut considérable.
Florentin, entre deux poètes, haranguait les auditeurs en termes pompeux, avec des
poses sibyllines, entremêlant dans ses phrases charentonnesques la question d’Orient
et le tout à l’égout, la poésie d’Eschyle et la bière du Chien-Rouge, et après une
cataracte de mots tonitruants et incompréhensibles qui l’ahurissaient lui-même, il
finissait par conseiller à ses victimes embicêtrisées de soutenir le ministère et de
renouveler les consommations.
— Je n’y ai jamais été ! disait en se défendant une dame très curieuse de toutes
choses, mais c’est joliment ressemblant !
Pour nous, il nous semble qu’en changeant le Chien-Rouge en
Chat-Noir, on ne modifierait pas grand-chose à l’aspect du célèbre
cabaret de la rue Victor-Massé.
Je ne parle pas du roman, vraiment intéressant, et que cet me semble devoir
donner le désir de connaître.
Les Contes salés que M. Armand Silvestre vient de publier chez Kolb,
contiennent la série de ces contes que j’ai souvent signalés en raison de leur belle
humeur, mais que j’ai dû ne recommander que sous certaines réserves. Jusqu’ici je me
suis abstenu de donner des des livres d’Armand Silvestre, me contentant
d’expliquer mon silence par la vivacité des récits de ce maître Jacques qui est tantôt
un poète raffiné, tantôt un Paul de Kock des plus décolletés, quand il ne représente pas
le gouvernement !
Je ne puis cependant pas refuser de le faire connaître aux lecteurs du
Figaro et je coupe dans Amende honorable, (un des contes
salés), ces deux pages qui donneront la juste note d’une
littérature que mon silence prolongé semblerait désigner comme dangereuse ; il n’en
est rien, et les gauloiseries d’Armand Silvestre n’ont jamais perverti personne, au
contraire de ces littératures douceâtres, corrompues et malsaines qui sont devenues
d’une lecture courante.
Il s’agit d’un commandant Rotsec (il faut bien l’appeler par son nom), homme franc et
loyal, qui désire épouser Mlle de Pétensac (se reporter à la
parenthèse ci-dessus), laquelle fait son entrée dans une soirée, accompagnée de sa mère,
laquelle est affligée d’un nez d’une longueur invraisemblable qui prend des
frémissements de trompe dans la joie, et des rigidités menaçantes dans la colère.
Il attendait avec anxiété l’entrée de Mlle Amélie dans sa
toilette de soirée. Il y avait presque foule déjà dans les salons quand enfin, et
précédent de fort près sa fille, Mme de Pétensac apparut dans une
toilette grenat qui lui donnait l’air d’une bombe framboisée d’où son nez s’élançait
comme un pic de vanille. Ah ! la nature expansive du commandant Rotsec, son humeur
confidente ne pouvaient rester silencieuses devant une si imposante manifestation, et
bien que le nom de celle qui portait ce nez majestueux eût été murmuré autour de lui,
il ne put se contenir de dire à son voisin, à demi-bas seulement : — Cré nom ! voilà
un pif que je ne consentirais jamais à me laisser fourrer dans le derrière ! » Le
voisin, ayant lui-même mal contenu son rire et sa surprise, en communique rapidement
l’a son propre voisin. Ainsi le mot malencontreux, comme
une traînée de poudre, circulait de travée en travée, salué par une hilarité
contagieuse d’abord, puis générale.
M. de Pétensac fut d’abord enchanté. Jamais on ne s’était autant amusé à ses petites
fêtes. Mais quand un invité complaisant lui eut révélé, a lui aussi, le secret de
cette joie, loin de le partager, ce qui eût été spirituel, il se mit dans une colère
épouvantable. Il vous tomba sur le malheureux et innocent Plafougnol, comme un ouragan
qui se déchaîne. C’était lui qui l’avait forcé à inviter ce goujat.
Plafougnol, atterré et furieux aussi, transmit intégralement la poussée à Rotsec.
Mais le commandant le prit mal d’abord et se révolta qu’on donnât tant d’importance à
un propos aussi naturel. Il soutint que la vérité était toujours bonne à dire, prit
ensuite à témoin successivement tous les invités de la justesse de sa remarque et leur
demanda si aucun d’eux serait plus disposé que lui à se soumettre à l’expérience,
pesta contre la mesquinerie et la susceptibilité du monde d’aujourd’hui. Mais,
soudain, le bon cœur et la générosité de sa nature reprenant le dessus sur son
indignation, voyant d’ailleurs M. de Pétensac dans un état à faire pitié, il s’élança
vers lui et sur le ton désespéré du plus sincère remords :
— Cher monsieur, s’écria-t-il, mon ami vient de m’apprendre que je vous avais offensé
par un propos qui m’était sorti du cœur. Je ne sais pas mentir, monsieur. J’ai dit, et
j’en conviens que je ne consentirais jamais à me laisser fourrer le nez de Mme de Pétensac dans le derrière. Mais je regrette cette expression,
d’ailleurs exagérée. Je vous en fais toutes mes excuses. Je le retire
formellement, et, s’il vous faut davantage pour vous prouver la
sincérité de mon regret… eh bien, j’y consens !
Et, maintenant personne ne pourra m’accuser de n’avoir pas donné sa place dans ces
revues bibliographiques à la prose d’Armand Silvestre. Avec ce titre : Contes
salés, on pouvait s’attendre à quelque chose de plus grave et de bien moins
gai… gauloisement parlant.
Tout n’est pas cauchemar dans les Cauchemars que M. Jean Richepin vient
de publier chez Charpentier, et à côté de nouvelles auprès desquelles les récits de Poe
et ceux d’Hoffmann ne sont que contes d’enfants, comme « Pft ! Pft ! » ou bien :
« l’Assassinat du Pichet qui piche », il en est d’autres, écrites sans moins dotaient,
charmantes ou gaies, suivant le vent qui soufflait ce jour-là ; car j’ai idée que les
points cardinaux jouent un grand rôle dans les inspirations artistiques ou littéraires,
et qu’on pourrait dire en lisant Musset désespéré, amoureux, croyant ou sceptique : ceci
a dû être écrit par le vent d’Est, du Nord, du Sud ou de l’Ouest. Grave question qui
sera peut-être résolue un jour par la science.
Si le nom de Musset est venu sous ma plume, c’est que je
venais de lire dans les Cauchemars une nouvelle intitulée :
Immoralité, pleine de cette facile désinvolture, de cette élégance
native qui sont le secret du charme de l’auteur des Deux Maîtresses. Dans
Immoralité, il s’agit d’un oncle qui annonce à son neveu que sa
maîtresse, qui a été sienne jadis, lui plaît encore et qu’il va l’épouser. Certes l’idée
de cette nouvelle ne fût pas venue à Fénelon, mais elle n’est pas aussi immorale qu’elle
voudrait le paraître, et le charme aisé du récit, la gaîté du détail, — la gaîté,
l’ennemie des sots, l’amie des autres, comme disait Dancourt, — en font une exquise
lecture ; quelle amusante scène de comédie on écrirait rien qu’avec ce début :
— Monsieur mon neveu, vous me rendrez cette justice, que je n’ai jamais joué avec
vous le rôle d’un oncle de comédie, quoique je sois aussi oncle à héritage qu’il est
possible de l’être. Cet héritage, vous n’avez même pas l’ennui de l’attendre, puisque
je partage avec vous mes revenus. De mon côté, je dois vous rendre cette justice, que
vous avez pendant dix ans dépensé ces revenus comme je le désirais, en loyal neveu qui
fait bravement la fête. Ainsi jusqu’à l’année dernière, nous n’avions qu’à nous louer
l’un de l’autre.
— Monsieur mon oncle, interrompit Raoul, je ne vois pas pourquoi nous cesserions.
Quant à moi, je vous garde les mêmes sentiments.
— Moi pas, monsieur, répliqua le comte, et je crois
que
tout à l’heure vous changerez aussi d’avis. Laissez-moi continuer.
Raoul s’assit mélancoliquement. Il pressentait bien de quoi le comte était mécontent
depuis l’année dernière. Déjà par deux fois cette question avait été débattue entre
eux. Il s’agissait de la grande Constance, une vieille garde à laquelle Raoul s’était
acoquiné. Le comte ne goûtait pas ce « collage », avait essayé d’en détourner Raoul,
n’y avait pas réussi, puis avait paru n’y plus penser, car il n’en avait pas reparlé
depuis six mois. Mais Raoul connaissait trop bien son oncle pour ne pas avoir compris
tout de suite, au ton cérémonieux de la conversation, qu’on allait remettre la chose
sur le tapis. Et l’obstination du comte l’attristait, n’étant pas moins obstiné
lui-même dans son acoquinement.
— Mon cher, reprit le comte, vous m’avez donné, il y a six mois, pour excuser votre
liaison avec Constance, des raisons qui m’ont beaucoup fait réfléchir. J’en conclus
tout d’abord que vous n’étiez point doué, comme je le croyais, pour l’existence à
laquelle je vous avais destiné trop légèrement, je l’avoue. La fête n’est pas votre
affaire. Je m’étais trompé. Vous êtes né pour le mariage.
— Oh ! se récria Raoul. Pour le mariage ! Allons donc. Vous pensez cela, mon
oncle ?
— Comme je vous le dis, mon neveu. Voyez plutôt, je vous prie. Vous aviez des
maîtresses. Vous en changiez. Vous alliez de fantaisie en fantaisie, Vous étiez bien
tel que je souhaitais, tel que j’ai toujours été moi-même. En un mot, vous étiez digne
de moi et ainsi qu’on dit dans le commerce, vous preniez la suite de mes affaires.
J’étais ravi. Tout à coup vous vous rangez. Vous n’avez plus qu’une maîtresse. Elle
vous chambre. Vous vous trouvez bien de ce régime. Qu’est cela, je vous le demande
sinon un accès de mariage ?
J’ai voulu seulement en citant cette page, arrêtée court,
indiquer le ton dans lequel était noté le morceau ; à ce rien on peut juger de
l’ensemble et pressentir le plaisir qu’on aura à lire ce recueil de nouvelles très
variées de sujets et d’une forme élégante et châtiée.
Sous ce titre : Le Règne du silence, un poète convaincu, un romancier à
succès, dont on a lu dernièrement en tête du Figaro un admirable article
à propos de Lamartine, M. Georges Rodenbach, vient de publier chez Charpentier un
nouveau recueil de vers. La préoccupation de M. Rodenbach, comme celle des poètes de
conscience, est de faire tenir le plus d’émotion, le plus d’impression possible dans un
vers. De là, il faut bien le dire, des ellipses, des sous-entendus, des mots
pléthoriques d’intentions qui parfois rendent difficile l’accès de la pensée ingénieuse
et élevée de l’auteur. Maintenant que j’ai signalé ce qui me paraît un défaut et qui
n’est peut-être que l’aspiration à la perfection, je dois dire que j’ai lu peu
de livres de vers aussi remplis de hautes pensées. Quand on a
fermé celui-ci, on reste longtemps sous l’impression reçue, et de sa lecture résulte
pour l’esprit tout un réveil d’images et de sensations qui n’en est pas le moindre
mérite. J’ai dû, pour obéir à ma conscience, faire la critique qui précède, mais j’avoue
qu’en relisant ces pages et en les étudiant j’y ai trouvé les qualités qui font le vrai
poète. Je détache de la pièce intitulée Le Cœur de l’Eau ; ces vers qui
en diront plus que je n’en puis écrire sur la valeur de M. Rodenbach :
M. Henri de Régnier s’excuse presque, dans la préface du livre : Épisodes, sites
et sonnets, qu’il vient de publier chez Vanier, de rééditer des péchés de
jeunesse. On sait que M. H. de Régnier fait partie du bataillon de poètes qui a pris
pour mission de donner une nouvelle forme aux vers français ; j’ai avoué mes étonnements
en présence de vers qui ne rimaient pas, qui s’astreignaient à une régulière
irrégularité quant à la place de la césure, qui n’hésitaient pas à marcher sur treize,
quatorze pieds et même davantage, et cet aveu sera garant de ma sincérité quand je dirai
que, dans le volume de M. Régnier, que j’ai sous les yeux, j’ai trouvé de véritables
richesses poétiques qu’il renie sans doute aujourd’hui, mais
qui feront peut-être partie du meilleur de son bagage de demain.
Pourquoi s’inquiéter d’une nouvelle forme de vers quand on approche si bien celle de
nos grands poètes, et que par elle on dit si bien ce qu’on veut dire ? Ainsi, je lis,
dans une délicate pièce, intitulée : « le Voleur d’abeilles », ces dix vers qui ne le
cèdent en rien à ceux des poètes les moins révolutionnaires :
Je ne sais ce que diront de pareils vers les intransigeants du nouveau système, mais
celui qui a écrit ces deux strophes pourrait bien quelque jour changer de chemin et
revenir sur ses pas ; c’est quelquefois le meilleur moyen d’avancer que de savoir
rétrograder à propos.
Les Cornes du Faune, tel est le titre d’un petit volume de vers que
M. Ernest Raynaud vient de publier à la Bibliothèque artistique et littéraire. M. Ernest
Raynaud, un révolutionnaire en poésie, un introducteur de mots renouveaux : « pulchre »
pour : beau, etc., n’a pas besoin d’aller réveiller si loin des vocables un peu démodés
pour nous, quand notre langue française d’aujourd’hui lui permet d’écrire le charmant
sonnet que voici :
Je n’aime pas beaucoup « imbrifère », mais je reconnais que voilà de l’esprit léger et
un sentiment poétique très profond, deux, qualités bien rares à voir marcher de
front.
Voici un livre très curieux et que je signale aux amis du vrai, des impressions
réelles. L’Âge de fer, que M. Léonce de Larmandie a publié chez Jouaust,
est le récit de la vie d’un enfant depuis le jour où on le met dans un collège religieux
jusqu’au jour où il va entrer à l’École polytechnique. Point de roman, rien que le récit
de cette vie étape par étape ; réfectoire, dortoir, salle d’étude, cour de récréation et
reste, tout y a son chapitre, et il semble que ces notes aient été prises au jour le
jour, tant l’auteur a conservé vives les impressions de son enfance. Voici par exemple
cette page du chapitre intitulé Triclinium :
Sur un tréteau anguleux et nu, le préfet est debout, les
mains fourrées aux manches de sa douillette, raide, inflexible, l’œil errant, chargé
de sévérité comme le ciel de nuages. Il prononce un benedicite
latin, — toujours ce latin qui glace l’onction des prières. Il n’ose peut-être pas en
langage connu appeler l’œil du Très-Haut sur la pâture des jeunes prisonniers.
— Tumultueusement on s’assied. Pour aujourd’hui il y a licence de parler. Je n’ai pas
faim, et laisse passer, sans y arrêter même un regard, le tronc du cône métallique qui
rapidement fait le tour du carré. Mes compagnons se rassasient, la
tête courbée, gloutonnement. L’un d’eux, le chef du carré, saisit ma part et l’en
gouffre. On lui jette de tous côtés des regards haineux et sournois, mais il est le
plus fort, et l’on se tait. Si quelque audacieux paraît trop mécontent, la main droite
du major s’ouvre et s’agite, prompte aux sévices, répandant la crainte.
Le brouet achevé, on se jette sur le pain, et le croûton, morceau du lion, est encore
l’objet de jalouses convoitises. Un tout petit s’en est emparé, un plus grand le lui
arrache en lui infligeant un soufflet cruel. Le petit sanglote et n’ose pas se
défendre ; le surveillant intervient, il frappe d’une heure d’arrêts le coupable et
l’innocent. Je suis révolté, j’élève la voix, mais oh me signifie qu’étant nouveau je
n’ai rien à dire. J’insiste, frémissant, hors de moi ; le maître me condamne au pain
et à l’eau pour le repas suivant. Toute la table éclate en rires d’ironique
approbation ; victimes et bourreaux se réconcilient pour couvrir de communes huées
celui qui a prêché la justice. Oh ! comme je me mets à tous les haïr, les exécrer, les
mépriser ! Je suppute ma force, comptant bien l’employer un jour.
Plus loin, un chapitre terrifiant intitulé : Dies iræ, et dont voici le
commencent :
La mort d’un condisciple était un événement qui jetait sur
plusieurs semaines un formidable voile noir. La première fois que je fus le témoin
d’une pareille horreur, je pensai perdre la raison, de panique, de saisissement. Le
Père préfet vint nous annoncer la fatale nouvelle à l’étude du soir, parmi le silence
des tombes, avec des gestes, des attitudes et des propres à nous faire
frémir jusqu’en la moelle de nos os.
« Dieu l’a pris à l’improviste, dit le religieux ; hier, il riait, causait, mangeait
avec vous ; aujourd’hui… allez le voir… Vous y viendrez tout à l’heure prier pour son
âme et méditer sur le coup de foudre qui l’a frappé. Demain, cette nuit peut-être, ce
sera vous plein de santé, vous orgueilleux de vos forces, vous si fier de votre
intelligence, vous dont la jeunesse est imprégnée de joie, ce sera vous que tranchera
l’inexorable faux. L’heure est proche, adorez Dieu et tremblez ! »
À cette homélie stupéfiante succéda le défilé devant le corps, à l’infirmerie. Je
n’oublierai de ma vie ce spectacle infernal : violemment révulsée sur le traversin, la
face du trépassé émergeait du flot des linges blancs, étrangement écarlate, semblable
au masque de la Mort rouge. Les yeux, que l’on n’avait pu fermer,
reluisaient encore, ainsi que des charbons expirants, et sous leur attraction
d’épouvante enchaînaient les regards. Les artères du cou étaient tuméfiées, les mains
déjetées, les jambes tordues. On comprenait l’effroyable lutte contre l’étranglement
de l’asphyxie.
L’espace me manque pour transcrire le reste du chapitre qui est écrit, je le répète,
avec une rare puissance de relief
Mes hôpitaux, par Paul Verlaine (chez Léon Vanier), quel titre et quel
livre ! Le frisson de l’épouvante vous prend à lire avec quelle philosophie, prise par
l’habitude, l’auteur peint les milieux où l’ont jeté les cruels et terrifiants aveugles
hasards de la vie. Mes hôpitaux ! Verlaine n’écrit pas ce titre comme
Sylvio Pellico écrivait Mes prisons ; il le trace sans haine, sans
rancune avec une certaine tendresse d’accoutumance, habitué à ces monstruosités, comme
Pellissonc
l’était à son araignée dont il oubliait les hideuses pattes velues, les mouvements d’une
stupéfiante vivacité, pour n’en plus parler qu’avec le charme du souvenir. Lisez plutôt
cette page :
Évidemment, nous sortirons tôt ou tard, plus ou moins
guéris, plus ou moins joyeux, plus ou moins sûrs de l’avenir, — à moins que plus ou
moins vivants. Alors nous penserons avec mélancolie que j’ai déjà connue dans mes
« entr’actes », un tantinet rageuse, goguenarde un petit, reconnaissante tour à tour
et rancunière à nos souffrances morales et autres, aux médecins inhumains ou bons, et
aux infirmiers rosses ou pas, à telle ou telle surveillante qu’on maudissait quand on
ne la mystifiais pas, — pas nous, les autres ! — parce qu’elle était trop bonne, etc…
etc.
Et peut-être un jour regretterons-nous ce bon temps où vous,
travailleurs, vous vous reposiez ; où nous, les poètes, nous travaillons ; où toi,
l’artiste, tu gagnais ton banyuls et tes todds avec des portraits de suppléantes et
d’élèves et quelles « fresques » dans la salle de garde !
Oui, peut-être un jour nous reviendrons, mélodieuses du passé, ces conversations de
lit à lit, de bout à bout de salle parfois : Allons, messieurs, un peu de silence,
donc ! Nous ne sommes pas ici à la Chambre. Taisez-vous, 27, espèce de cheval de
retour ! C’est toujours les abonnés qui font le plus de pétard ! » ces discussions
plus qu’animées et rien moins qu’attiques ; ils nous reviendront ces sommeils coupés
de cris d’agonie, des vociférations de quelque alcoolique, ces réveils avec de ces
nouvelles : « Le 15 a cassé sa pipe. — As-tu entendu ce cochon de 4 ? Quel nom de Dieu
de sale ronfleur ! » Par-dessus tout nous reviendra, hélas ! sous forme d’utile
regret, ce calme sobre, cette stricte sécurité de ces lieux de douleur, certes, mais
aussi de soins sûrs et de pain sur la planche.
Peut-être, un jour que la mort nous tâtera, que la maladie avant-courrière et
fourrière nous tiendra fiévreux et douloureux et peut-être miséreux et solitaires, les
reverrons-nous, non sans attendrissement et une sorte de triste — ô bien triste ! —
gratitude, ces longues avenues de lits bien blancs, ces longs rideaux blancs, car tout
est long et blanc, en quelque sorte, en ces asiles…
Et cela est dit sans pose, naturellement.
Pauvre Verlaine ! pauvres nous aussi, pauvre aussi notre fonctionnement social qui fait
qu’au xixe
siècle, bientôt au xxe
, un écrivain du talent de Verlaine écrive de pareilles choses, et en
soit venu à déguster les horribles douceurs de l’hôpital !
Léon Vanier, l’éditeur des rénovateurs, décadents, instrumentistes qui s’appellent
Rimbaudd,
Mallarmé, Moréas, Vielé-Griffin, etc., vient de donner une réimpression d’un livre
étrange de Tristan Corbière, intitulé : Les Amours jaunes. Tristan
Corbière est mort et mort jeune, ce qui force à parler de lui sur un autre ton que s’il
était vivant, n’en déplaise à ceux qui, selon la mode récente, profitent du départ d’un
homme dans l’autre monde pour le traîner au ruisseau dans celui-ci, sous prétexte
d’indépendante critique.
J’avoue que de toute l’œuvre de Corbière, je ne trouve guère mieux à citer que
l’épitaphe qu’il s’est faite et qui me rappelle le charme insouciant des poètes du
dix-septième siècle. Je copie :
ÉPITAPHE
pour
tristan-joachim-édouard corbière,
philosophe
—
On voit rien qu’à ces vers que Corbière était loin d’être sans talent. Le reste de son
œuvre est moins sage, moins limpide, mais renferme parfois un grand charme pris à
l’indépendance de la forme. Je trouve dans la préface qui est en tête du volume ces
trois lignes qui résument parfaitement pour moi l’homme et son œuvre :
« Il veut être indéfini, inentologable, pas être aimé, pas
être haï — bref, déclassé de toutes les latitudes, de toutes les
mœurs. »
Et sa volonté, hélas ! a été faite.
Elle ne l’a été que trop ! et le poète qui, on l’a vu, n’était pas sans talent, ne
trouve aujourd’hui que l’indifférence, là où son amour de l’étrangeté quand même croyait
recueillir « l’étonnement du bourgeois », cette enfantine conquête si ardemment
convoitée par les prétendus jeunes gens d’une école qui se croit nouvelle. Hélas, il
faut bien qu’ils le sachent, le bourgeois ne s’étonne pas, ne sait plus s’étonner, il
achète ou n’achète pas un livre, il acclame ou ignore un nom, et quoiqu’on dise ou qu’on
fasse, malgré les brevets de génie qui se distribuent entre dix heures et minuit dans
des brasseries, c’est encore lui qui décerne la gloire définitive ; pourquoi ? parce que
si ignorant, si peu vibrant qu’il soit, il possède le bon sens qui lui seul prononce en
dernier ressort.
L’Enchantement de Siva, n’est point un livre ; c’est une simple
brochure, mais que je signalerai comme contenant un morceau poétique d’une rare
puissance. L’auteur, M. Jean Lahor, a emprunté aux légendes de l’Inde un épisode de la
vie du formidable Siva, Les dieux, craignant d’être tués un jour « par ce dieu de
la mort qui méprisait l’amour »
, envoient vers lui la plus merveilleuse des
femmes, créée de tous les charmes, pour le séduire. Rien de plus impressionnant que la
rencontre de ces deux puissances : la Beauté et la Mort. Qui es-tu ? lui demanda
l’ascète se sentant pris par l’enchantement :
Qui peut dire comment et pourquoi
naît un être
?
Siva la chasse ; mais dès qu’elle est partie, Siva, qui a perdu le repos, veut la
rejoindre à travers mille obstacles ; c’est dans cette poursuite vertigineuse à travers
les espaces, les forêts, les jungles, que le poète révèle toute la grandeur de sa
conception. Je suis forcé, d’abréger :
Et la poursuite continue, et le dieu géant broie sous ses pieds des arbres séculaires,
écrase des troupeaux d’éléphants, fait déborder des ruisseaux, courant toujours éperdu.
Tout à coup une troupe
de grands singes se précipite vers la
fugitive, Siva les écrase à leur tour, et, ivre d’amour, appelle d’un cri terrible celle
qu’il vient de sauver de l’étreinte des monstres :
Il n’en fut que plus
ivre et plus
ardent peut-être
J’ai cru devoir détacher du bloc des nombreux livres de poésies du jour, ce morceau
remarquable qui révèle une véritable puissance de conception et de mise en scène, sous
une rare pureté de forme.
Sous le titre de Karikari, M. Ludovic Halévy vient de réunir six
charmantes nouvelles qui forment un volume paru chez Calmann-Lévy. Toutes les qualités
d’observation parisienne qui sont la caractéristique du talent de l’auteur de la
Famille Cardinal se retrouvent dans ces récits simplement écrits et qui
en disent souvent plus long qu’ils n’ont l’air d’y prétendre. C’est ainsi que dans la
nouvelle intitulée : Guignol, se trouve traitée et résolue, selon moi, la
grande question de la rénovation de l’art dramatique qui passionne toute une petite
église littéraire, et à laquelle le vrai public n’attache jusqu’à présent aucune
importance, se contentant d’aller où on l’intéresse
et
l’amuse, évitant avec soin ce qui l’irrite ou l’ennuie.
Il s’agit, dans Guignol, de la directrice d’un théâtre de marionnettes,
qui a cru que le public se contentait de demander du nouveau sans se soucier du
meilleur. Comme autrefois Charles Nodier, M. Halévy assiste à une représentation de
Guignol ; la directrice, une ancienne choriste, l’a reconnu et le prie
d’enjamber la corde qui sépare les spectateurs payants du public des promeneurs :
Mais, monsieur, ne restez donc pas là, en dehors de la corde. Entrez, je vous en
prie, entrez… et sans payer. Oh ! je ne prendrai pas votre argent, bien sûr. Vous
savez, toutes les fois que vous passerez par ici, vous avez vos entrées. Vous les
méritez bien, vous m’avez rendu un fier service en me faisant quitter le théâtre. Ça
va très bien, mes affaires… je gagne de l’argent, pas mal d’argent.
Et nous voilà causant la directrice de Guignol et moi. Sa conversation était fort
intéressante. Elle était contente, ça allait très bien. Elle avait eu le bonheur de
tomber sur un artiste hors ligne et très comme il faut, qui ne
disait jamais rien d’inconvenant, ce qui lui faisait avoir des matinées en ville, dans
le grand monde. C’était cet artiste très comme il faut qui faisait
pleuvoir en ce moment une grêle de coups de bâton sur le dos de Camazou, en
disant :
— Ah ! tu veux de l’argent ! Eh bien ! en voilà de l’argent ! Voilà le terme de
janvier, voilà le terme d’avril, voilà le terme de juillet, voilà le terme d’octobre,
cela te fait de l’argent d’avance !
Quelque temps après cette séance, notre promeneur retourne à
son Guignol ; cette fois, le public a déserté, les affaires ne vont
plus ; la pauvre directrice ouvre son cœur :
Ah ! que je suis heureuse de vous voir, me dit-elle.
Je suis si tourmentée, tourmentée…
— Tourmentée ?
— Oui, j’ai des ennuis, ça ne va plus, je perds de l’argent. Regardez, personne ici…
et là-bas, c’est plein, toujours plein !
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— Je vais vous dire ça. Mon artiste m’a quittée. Il était fatigué. Il avait de quoi
vivre. Il s’en est retourné chez ses enfants, dans son pays… J’ai engagé un nouvel
artiste, un homme bien plus distingué que l’autre… Savez-vous ce que je crois, moi ?
Trop distingué, c’est ça qui nous perd… Un homme qui a de l’esprit, de l’éloquence,
des idées littéraires enfin…
……………………………………………………………………………………………
J’examinais l’attitude du public ; les spectateurs de derrière la
carde n’étaient pas mécontents et j’entendis cette parole : « Il est drôle ce
guignol-là, on se croirait à l’Ambigu. » Les bonnes qui accompagnaient les enfants
étaient également satisfaites. Elles avaient pris un certain plaisir à écouter cette
scène d’amour ; mais les enfants étaient consternés, anéantis, et une malheureuse
jeune mère était obligée d’emmener de force une pauvre fillette qui se faisait traîner
en disant : « C’est pas fini… y a pas eu de Polichinelle… Je veux voir
Polichinelle ! »
Mme Lamblin était à côté de moi.
— Vous entendez, me dit-elle, vous entendez ! On redemande Polichinelle, et Camuset
ne veut pas leur rendre Polichinelle… Oh ! vous avez bien cinq minutes à me
donner. Parlez-lui, je vous en prie… Il m’est tellement
supérieur… .
Je passe une conversation charmante avec Camuset que, finalement, la directrice,
ruinée, renvoie dans ses foyers. Elle a eu raison, la pauvre femme.
Et le mois suivant, comme je passais dans les Champs-Élysées je m’arrêtai près du
petit théâtre de Mme Lamblin. La voix aiguë et criarde de
Polichinelle dominait une tempête de rires et d’applaudissements. Mme Lamblin vint à moi, radieuse, épanouie…
— Regardez, me dit-elle, pas une place vide ! ils sont tous revenus… Polichinelle et
les coups de bâtons, voilà tout ce qu’il leur fallait !
Tout est là pour un directeur, savoir donner au public ce qui lui plaît, lui donner du
meilleur s’il le peut, mais sans avoir l’air de changer ses habitudes, plus qui ne
changerait la disposition ou le caractère de l’affiche d’une pièce à succès. Il faut
craindre les rajeunissements qui ne font, le plus souvent, que souligner la vieillesse,
et surtout se méfier des Camuset qu’on doit s’empresser de renvoyer, quand on a eu la
faiblesse de les accueillir.
Que de Camusets n’avons-nous pas subis depuis quelque temps ! Camusets de la
littérature, du théâtre, de la musique, de la peinture, de la
sculpture, pour ne parler que de l’art ; au roman fait pour nous montrer l’homme
agissant, pensant, suivant des passions ou leur résistant, on a substitué de pédantes
spéculations philosophiques, des grossièretés voulues, des travaux de myopes ; à la
musique française faite d’esprit, de sensibilité et de clarté, on a opposé
d’insupportables rêveries de fous, ou des contrefaçons aussi maladroites que malhonnêtes
de la musique allemande ; quant à la peinture, à la sculpture françaises, on a voulu les
remplacer par d’horribles tentatives, des ébauches informes, croyant qu’il suffisait de
mal voir et de ne savoir ni composer, ni peindre, ni dessiner, pour créer une école
nouvelle ; la spéculation n’y a vu qu’un nouveau moyen d’exploiter la sottise publique
et les critiques qui avaient besoin de se faire connaître aidant, on a déclaré que le
temps du beau et du grand était fini et que le règne du laid et du bête était arrivé. Il
y avait un peu de vrai là-dedans, mais pas tout heureusement.
C’est au fond, et en y regardant bien, la thèse de la nouvelle de M. Halévy, et pour
moi, je la trouve très spirituellement défendue. Les autres récits : Karikari, Un
tour de valse, Tom et Bob, La plus belle, Noiraud et Deux
cyclones, sont de charmantes études prises dans les milieux artistiques et
mondains.
Sans être un profond philosophe ni un grand « étudieur » du beau sexe, on peut avancer
que les femmes mariées se divisent en deux parts, l’une faite de celles qui ont des
amants, l’autre de celles qui n’en ont pas.
Si j’ai commencé par les femmes coupables, c’est que le livre charmant que M. Marcel
Prévost vient de publier chez Lemerre, sous le titre de : Lettres de
femmes, ne se compose guère que de la correspondance de femmes qui trompent
leurs maris avec une candeur, une facilité, un sentiment de n’exercer que leur droit,
qui pourra étonner au premier abord, quelque pur que soit dans sa forme, et j’ajouterai
dans son but, le livre de M. Marcel Prévost. Peut-être les jeunes
mariées qui se sentent chancelantes en pourraient-elles tirer profit et
s’y trouver un remède préventif ; mais tout est, hélas ! dangereux dans la médication
des âmes, et le tout est de prendre juste la dose, ni plus ni moins, c’est affaire de
prudence et de tact. Je ne vais pas plus loin.
Ceci posé, je dirai que les vingt et quelques lettres de femmes que je viens de lire
forment un ensemble d’une lecture très attrayante, aussi sérieuse par le fond qu’elle
est vive et légère par la forme. Que d’esprit, que de sujets de comédie, que de mots à
la Meilhac dans ces confidences d’amies à amies, que d’adorables perversités,
d’innocence, que de touchants repentirs, quel manuel Roret de la femme coupable !
C’est une femme de chambre dévouée qui, pour permettre à la baronne, sa maîtresse, de
villégiaturer avec un capitaine subit les attaques du baron et lui écrit : « Oh !
madame, il y a des fois où la place des femmes de chambre est bien difficile, surtout
quand on est dévouée aux maîtres ! »
Et plus loin : « Alors, monsieur a
été encore plus pressant. Mais il a bien vu que je ne me défendais pas pour rire et
qu’on n’a pas une honnête fille les fois où elle ne le veut pas ! »
Les fois où elle ne le veut pas n’est-il pas charmant ?
Je ne saurais analyser les vingt-cinq Lettres de femmes qui composent le
volume, mais parmi
elles je ne puis me dispenser de signaler
les Vingt-huit jours, la comédie très délicate d’une jeune femme qui
maudit d’abord le service militaire qui lui prend son mari ; elle supplie celui-ci de
revenir dès qu’il sera libre et surtout de ne pas aller passer huit jours chez sa mère
quand il aura quitté l’uniforme. Puis elle lui demande l’autorisation de chasser un de
ses amis qui lui fait les doux yeux ; puis elle lui écrit que, tout réfléchi, il serait
cruel à lui de ne pas accorder à sa mère les huit jours qu’elle lui demande, qu’elle a,
pour lui faire plaisir, augmenté sa bonne de dix francs et que, décidément, elle s’est
aperçu que son ami ne lui faisait pas du tout la cour qu’il était préoccupé de se
marier. « N’en parle pas à ta mère, dis, chéri ! »
est le dernier mot de
la lettre, un véritable petit tableau fait de nuances d’une extrême délicatesse de
touche.
Le Choix d’un amant n’est pas moins curieux d’observation et de
délicatesse, au milieu de hardiesses de situations parfois inquiétantes, mais d’où
l’auteur se tire toujours à l’honneur de son bon goût. Mais c’est particulièrement dans
le Journal de Simone que je trouve un tout complet, une suite de tableaux
vifs, je crois le dire, mais dont l’ensemble fait une véritable étude. Les hésitations
d’une femme mariée qui en est à son premier rendez-vous, ses déceptions quand elle
voit de près l’objet aimé, ses retours d’esprit, ses
incertitudes, tout est décrit avec une rare habileté de main. M. Marcel Prévost ne nous
montre pas l’adultère surpris, puni, il nous le présente facilement ignoré du mari comme
de tout le monde, et la coupable devient mère sans que personne soupçonne la moindre
faute. « Le cas de l’enfant » donne lieu à cette page exquise qui plaide, on le verra,
en faveur des tendances réelles du livre :
J’ai retiré ma fille de son berceau ; j’ai pris dans mes mains ce rouleau de chair et
de langes ; je lui ai parlé, je lui ai dit :
— Pauvre petite ! te voilà venue au monde bien tristement, avec l’estampille d’un
mensonge. Tu es née du caprice combiné d’un Parisien égoïste et d’une Parisienne
désœuvrée… Je vois bien que, par bonheur, leur accouplement t’a fait un corps solide
et sain ; mais quelle âme t’aura-t-il faite, hélas ! Nous ne pensions guère à toi le
jour où nous t’avons conçue ! Oh ! pauvre petite ! maintenant que tu es née, je t’aime
bien tout de même, et je voudrais me faire pardonner de toi toutes ces saletés
compliquées qui t’enveloppent, dès ta naissance, plus étroitement que tes langes. Je
t’élèverai de mon mieux, je te le promets. Je redeviendrai chaste, auprès de toi, pour
que tu puisses respecter ta mère, quoiqu’elle ne mérite guère ton respect. Je
m’efforcerai de te donner le goût de la vie simple et régulière ; entre le libertinage
et toi j’accumulerai tous les obstacles : surveillance étroite, conventions mondaines,
religion… J’aime mieux que tu sois bornée, bourrée de préjugés, bigote,
— pourvu que tu restes ce que ta mère n’est plus : une honnête
femme !…
……………………………………………………………………………………………
Wagnérienne, une des dernières nouvelles du volume, cache aussi sous une
forme très gaie une utile leçon, et ce m’est un plaisir, tout en maintenant mes
réserves, de signaler ce volume qui continuera certainement pour son auteur le succès de
la Confession d’un amant.
Il ne faut pas voir dans le livre de M. Maurice Montégut, qui vient de paraître chez
Dentu : Le Mur, une apologie de la Commune ni du gouvernement de
Versailles, c’est un roman historique, dans lequel l’auteur s’est efforcé de rester
impartial. Du roman lui-même, je dirai peu de chose, car le cadre dans lequel tient le
tableau a une telle importance que le sujet prend forcément la seconde place. Malgré le
dramatique des situations, c’est le canon, la fusillade, l’incendie, les massacres qui
captivent d’abord l’attention, et le tout est rendu avec une telle vérité, une telle
puissance de mise en scène, qu’il semble qu’on revive ces horribles journées.
Évidemment, M. Maurice Montégut a, comme les peintres, fait son
tableau avec des croquis pris d’après nature, car la mémoire seule ne
peut conserver cette vivacité d’impression qui anime ses récits. C’est avec la crainte,
la terreur, qu’on avait de trouver, un cadavre nouveau, une barricade sanglante, en
tournant un coin de rue, qu’on feuillette ces pages qui évoquent jusqu’à cette horrible
odeur d’incendie, de pétrole et de sang qui constituait alors l’air qu’on respirait à
Paris. J’ai vu les ruines fumantes de l’Hôtel de Ville et je ne sais pas de photographie
qui me les ait reproduites avec plus de netteté que ce récit :
L’horreur s’élargissait, se compliquait ; au milieu des décombres effondrés, fumants
encore, des pans de murs énormes se dressaient, calcinés, rougeâtres, supportant des
fragments de corniche où s’accrochaient des rampes de fer tordues, pareilles à des
serpents, élancés dans l’espace. Puis, des voûtes apparaissaient, obscures, sous des
entassements hérissées de charpentes, de poutres, de solives carbonisées, noires,
chevaux de frise impromptus qui gardaient-les approches. Sur les flancs de la ruine,
les murailles restées debout, du sol au troisième étage, ouvraient des embrasures
vides de fenêtres, où le jour passait ; et cela faisait une suite de regards fixes,
comme en ont, la nuit, les hiboux alignés sur une branche. Le centre du monument
restait inaccessible, mystérieux, menaçant ; un feu lent y couvait encore, rongeant
les débris. La place était jonchée d’éclats, de ferrailles, de moellons ; une tête de
statue avait roulé très loin ; elle gisait le nez au ciel. La ruine chaude
tressaillait par moments ; un balcon s’abattait, un mur croulait, entraînait d’autres
murs ; et de la poussière de charbon s’exhalait en
haleine noire, dans une nouvelle poussée de fumée ravivée, plus épaisse, qui sentait
le soufre et le salpêtre ; parfois aussi un grand trou se creusait dans les sous-sols
crevés, formait entonnoir, attirait les matières superposées, avec un bruit
d’avalanche souterraine ; l’immense cadavre se décomposait…
Avenue Victoria des maisons flambaient encore ; les autres, déjà consumées penchaient
leurs carcasses décharnées, déchiquetées, leurs vertèbres à jour, sur le front des
passants.
À travers ces ruines, l’œil avait des surprises ; à chaque pas, des incohérences
burlesques distrayaient l’esprit de la stupeur ambiante. À un cinquième étage, le long
d’un mur, à pic sur l’abîme, pendait une crinoline rouge accrochée à un clou, C’est
tout ce que la flamme avait respecté. Plus loin, dans une chambre dévastée sans
cloisons, sans plancher, sans plafond, sur une cheminée un vase de verre bleu défiait
le vertige. Quelques glaces appliquées aux murailles par miracle restaient intactes.
Le soleil y allumait des foyers d’éblouissements ; tout n’était point pulvérisé ; par
les débris, il se faisait des rencontres bizarres, un chapeau d’homme dans une
baignoire ; des fauteuils éventrés perdaient leur crin sur des pianos cassés ;
beaucoup de cages à serins, de pots de fleurs avaient chu des mansardes, dans la
penchée derrière des maisons, attaquées par leur base. Une barricade était ensevelie
sous les décombres, peut-être avec ses défenseurs.
Ceux qui ont vu toutes ces horreurs doivent les reconnaître ; quant aux autres, ils
trouveront dans le livre de M. Maurice Montégut le tableau fidèle de ces journées
sanglantes où l’on tuait, on
brûlait, on assassinait, sous le
soleil le plus resplendissant, le printemps le plus fleuri que puissent rêver les
poètes. Rien de plus grand et de plus désespérant que cette impassibilité souriante de
la nature planant sur des désastres.
Par le temps de guerre qui court contre la prose et la poésie française écrite par les
plus grands maîtres, depuis Rabelais, Racine, Voltaire, Diderot, Victor Hugo et Musset,
il est intéressant de consulter les maîtres modernes sur la valeur de ce qu’on est
convenu d’appeler, dans une petite église : les idées nouvelles. Il s’agit de la
poésie ; présentement. M. Sully Prudhomme, sous ce titre : Réflexions sur l’art
des vers, vient de publier chez Lemerre une plaquette très intéressante pour
ceux qui défendent ou qui combattent le système de prosodie actuelle. Il est curieux de
connaître sur une pareille question l’opinion d’un écrivain de logique autant que
d’inspiration. Dès les premières lignes, il entre dans le
débat :
Que les géomètres sont heureux. Leurs questions ne sauraient durer, celles des
artistes sont interminables. C’est que les premiers doivent définir ce dont ils
parlent tandis que les seconds croient pouvoir s’en dispenser.
Tout est là. Je passe sur la partie pour ainsi dire technique de la brochure, très
clairement exposée, pleine de bonne volonté et de sincérité pour tous, et j’arrive à ce
passage fait pour rassurer ceux qu’offensent un peu les doctrines de ceux de nos
nouveaux poètes qui n’admettent pas la limite des mètres, secouant le joug de la césure
et de la rime, tout en croyant faire des vers. Le raisonnement de M. Sully Prudhomme est
mathématique :
Onze étant un nombre premier, le rythme de onze syllabes ne peut pas être régularisé.
D’autre part il ne se rythme pas symétriquement d’emblée comme, par exemple, le vers
court de sept syllabes. Il devrait donc être, par instinct, antipathique à l’oreille.
Les vers de ce genre que cite Banville, et dont il est l’auteur, n’engagent point à
les imiter et il n’a fait qu’y exercer en passant son art curieux et prodigieusement
souple :
Enfin les vers de treize syllabes qu’il cite, de lui également :
etc., ne l’ont pas satisfait au point de l’induire à user de ce
mètre, sauf par exception et pour rechercher de tout le possible en versification.
L’oreille y répugne, pour les mêmes motifs qu’un vers de onze syllabes…
Il résulte de cette analyse que toute innovation désormais tentée dans la phonétique
du vers ne saurait aboutir qu’au simple démembrement d’une forme préexistante ou à un
retour à la prose, à moins que l’acoustique ne change.
Voilà qui me paraît jugé en dernier ressorti Cette conclusion n’est au fond qu’une
condamnation motivée du vers, qu’il faut, si on la reconnaît juste, refuser comme on
refuse la monnaie qui n’a pas le poids.
C’est un livre de sérénité, d’émotion et de douce philosophie, que ces Contes à
la Reine, de M. Robert de Bonnières, Dans ce petit volume pur de sentiment,
clair de style, si bien châtié dans toutes ses parties, la note dominante est évidemment
l’amour et la recherché de la perfection ; l’auteur — qui comme tout poète est un
rêveur — a voulu, chose rare aujourd’hui, raconter ses rêves d’une façon intelligible en
langue française, choisissant le mot qui, rendant exactement la pensée, eût toujours
l’harmonieuse sonorité qu’il voulait à son vers ; M. de Bonnières ne regarde pas au
temps quand il écrit ces petits poèmes auxquels il donne volontairement l’aspect de
bluettes, et c’est une raison pour que le temps lui en tienne compte.
La Fuite de l’Infante, Sauge-Fleurie, les Jardins du Paradis, Pierre et Lazare,
l’Épitaphe d’une Courtisane, le Castel de cire sont des pièces exquises que
leur longueur ne me permet malheureusement pas de citer ; je me contenterai de prendre
le plus court de ces petits contes pour donner idée de la tonalité générale du
livre :
LES TROIS PETITES PRINCESSES
Quant à dire quel
don c’était
,
Grand bien n’est-ce pas ce qu’on
présente
Souvent pour tel
; car là tout
beau !
Comme on le voit, en ces vers élégants et faciles, M. de Bonnières a, sur beaucoup,
l’avantage d’écrire dans la langue de notre siècle et dans celle de l’autre ; il aime
La Fontaine comme il aime Musset, et j’ai idée que ces deux noms-là portent bonheur à
une œuvre.
C’est un conte de fée qui semblerait être né de la collaboration du Victor Hugo de la
Légende de Pécopin et de Mme d’Aulnay, que cette
Luscignole dont M. Catulle Mendès vient de nous raconter la poétique
légende.
Il s’agit d’une petite fille dont l’enfance se passe dans la tour d’une cathédrale (qui
pourrait bien être celle d’Aix-la-Chapelle), auprès de son oncle le bedeau, Alas Schemp,
grand buveur de schiedam et éleveur de rossignols. La pauvre petite surprend un jour le
secret du dompteur d’oiselets ; il leur crève férocement les yeux pour que ces chantres
des nuits, ne voyant plus la lumière du jour, emplissent de leurs merveilleuses
vocalises l’ombre dans laquelle il les a plongés.
L’enfant ne
veut plus consentir à vivre avec ce bourreau ; elle se sauve et tombe entre les mains de
saltimbanques qu’elle émerveille en imitant à s’y méprendre le chant des rossignols. Ici
la féerie commence, féerie que le feu roi de Bavière, épris de wagnérisme, rend toute
vraisemblable ; un souverain aussi étrange que lui fait venir Luscignole dans son
palais, l’entend, s’en éprend, la fait revêtir d’un costume d’oiseau et la met dans une
merveilleuse cage qu’il fait attacher à un arbre de la forêt. Luscignole, devenue
oiselle, vit quelques heures dans ce rêve, jusqu’au moment où Alas Schemp, toujours
cherchant des rossignols, entend cette voix merveilleuse, se glisse près de Luscignole,
l’emporte et lui crève les yeux pour la faire chanter pour lui dans une nuit
éternelle.
Telle est la donnée de ce poème délicat qui, pour être une fantaisie ailée, n’en
contient pas moins des réalités terrestres, témoin cette page prise à la description
d’une sortie d’atelier dans une ville industrielle de province :
La ville presque tout le jour demeure silencieuse et solitaire ; rarement ici,
là-bas, la sonnaille d’un sabre d’officier sur la dalle du trottoir, le long des
maisonnettes, ou un bruit de buveurs attablés, qui sort de la porte mi-close d’une
brasserie ; plus souvent, vers les faubourgs neufs dont les hautes cheminées percent
la brume épaissie et noircie de charbon, un râle de machine, ébranleur des murs, un
sifflement aigu, acerbe, qui lacère. Puis le silence encore et la solitude ; on dirait
qu’en chaque maison aux vitres claires sans passage de
formes, habite le néant d’un cercueil diaphane déserté. Mais, un peu avant le soir,
après de sourdes fermetures de portes, qui se succèdent ainsi que d’écho en écho, de
longs convois de femmes, par rangs de trois, descendent des faubourgs, vers les logis.
Ce sont les ouvrières des fabriques. Hautes, hâves, exsangues, elles portent,
haillonneuses, des chapeaux de paille noués d’une ficelle sous le menton, d’étroits
châles de laine jaunâtre ou marron, au ramage déteint, croisés sur la poitrine plate,
et qui, derrière, s’allongent en pointe effrangée vers des talons éculés de souliers
d’homme, trop grands, où claquent à chaque pas les pieds nus. Chacune pareille à
toutes et toutes pareilles à la vivante misère, elles vont, sans rires, sans paroles,
sans gestes, d’une marche égale de soldats, passives, résignées enfin à la discipline
de l’éternel labeur et du désespoir. Parfois, l’une des femmes se détache d’un rang,
sans adieu à ses compagnes, tourne dans une rue, s’éloigne, disparaît ; la place est
tout de suite prise par la première du rang suivant, remplacée à son tour ; c’est dans
toute la file une prompte évolution, sans désordre, régimentaire. D’autres s’écartent,
plus fréquemment à mesure que le convoi entre plus avant dans les quartiers où
séjournent les misérables. Mais, de moins en moins long, il marche encore, dans le
crépuscule assombri, par lignes de trois. Réduit à quelques rangs, il ne cesse pas de
s’avancer, à chaque instant. Enfin il n’y a plus que trois femmes, que deux femmes, il
n’y en a plus qu’une seule ; elle va toujours, entre les maisons rapprochées, sans
hâte, d’une marche égale de soldat ; peu à peu s’enfoncent dans l’ombre son chapeau de
paille et son châle de laine au ramage déteint.
On connaît Catulle Mendès poète, j’ai voulu
montrer à quelle
précision il peut arriver quand il veut peindre d’après nature. De ce livre, léger comme
une plume d’oiseau, émane un véritable charme ; la lecture en est douce et facile et
j’ajouterai, pour ceux qu’ont pu effaroucher parfois les fantaisies osées du chantre de
toutes les grâces, que Luscignole peut être lue aussi par un enfant, et
qu’on peut lui appliquer en épigraphe ces mots que Voltaire a mis sous le titre de
Mérope : « Austeri legite ; crimen amoris
abest ! »
M. Stéphen Liégeard, l’auteur de la Côte d’azur vient de publier chez
May et Motteroz un recueil de poésies de sentiments très variés, depuis l’ïambe
patriotique jusqu’à l’idylle, au sonnet et à l’à-propos ; tour à tour éloquent et léger,
l’auteur des Grands Cœurs a intitulé ce nouveau recueil : Rêves et
combats. Ce titre explique suffisamment ce que je viens de dire et me permet
de signaler, entre autres ; une très belle pièce sur Châteaudun qui commence le volume ;
j’y copie en passant cette fière strophe :
Plus loin, une belle et sévère méditation sur le tombeau de Lamartine.
Suivent des pièces d’un style plus familier ; ce sont deux anciens amants, sorte de
Philémon et Baucis qui, à leur automne, veulent revoir un ruisseau qui les a reflétés à
leur printemps ; Philémon souriant à Baucis qui y constate ses cheveux blancs, lui dit
pour la consoler :
Je signalerai une chaude poésie : la Fête du Raisin, où je trouve cette
strophe qui évoque la vision d’un bas-relief grec :
Puis ce sont des discours, des épîtres, des protestations politiques venues en leur
temps, toutes brûlantes d’éloquence patriotique ; l’auteur passe
en revue bien des choses, glorieuses ou tristes, gaies ou
mélancoliques, car sa mémoire a gardé un reflet de toutes les heures de sa vie, comme il
le dit dans ces deux jolis vers :
Voilà un volume qui certes ne peut que plaire sous la grande coupole ; elle sera
probablement quelque jour hospitalière à M. Stéphen Liégeard qu’elle a déjà encouragé
par ses récompenses et, plus encore, par ses votes.
M. Paul Lacomblez, dans Loth et ses filles, a voulu écrire et a écrit un
livre tout de pureté biblique, malgré l’impression que pourrait donner le titre de son
poème. Jamais sujet plus scabreux n’a été traité avec plus de tact, et c’est ici
l’occasion de constater une fois de plus que tout peut se dire et s’écrire, et que c’est
le propre de l’art vrai de rester toujours chaste et de purifier tout ce qu’il touche.
Je coupe au hasard dans une de ces pages, regrettant de ne pouvoir donner un plus long
de ce poème. Loth, fuyant Sodome, veille sur ses filles qui dorment :
On éprouve un plaisir reposant à lire ces vers harmonieux, dont le but n’est pas la
recherche de l’effet par l’étonnement, et qui impressionnent rien que par le charme qui
s’en dégage.
L’Étui de nacre : c’est le titre d’un livre de M. Anatole France qui
contient une suite de récits ou plutôt de vivantes évocations, de véritables
restaurations d’événements que le temps a fait disparaître dans son lointain. Ce qu’il
nous dit de ces choses du commencement de l’ère chrétienne, il nous le rapporte avec une
telle foi, une telle fidélité, qu’il semblerait qu’on lise une page de Jacques de
Voragine ou de quelque Père de l’Église. Nul mieux que lui ne sait prendre les idées, la
langue d’un temps, vivre dans l’au-delà des siècles et nous en rapporter la couleur et
le parfum.
Épris de l’antiquité qui, bien qu’on en ait dit, a eu grande raison de venir avant
nous, M. Anatole
France est arrivé à ce point de sa
possession qu’il la peut, pour ainsi dire, parler sans pédantisme, comme on parlerait
une langue familière ; son Procurateur de Judée nous montre Ponce-Pilate,
revenu en Italie, retiré, à Baïes et racontant les choses de son administration à
Jérusalem, comme un vieux magistrat s’étend sur tel ou tel procès du temps où il
jugeait. Le dernier trait est charmant et laisse bien au personnage le caractère que lui
a donné l’évangile de la Passion. Un ami lui demandé ce qu’était le Nazaréen Jésus, mis
en croix : « Pontius, lui dit-il, te souvient-il de cet homme ? »
« Pontius fronça les sourcils et porta la main à son front comme quelqu’un qui
cherche dans sa mémoire. Puis, après quelques instants de silence :
— Jésus ? murmura-t-il, Jésus de Nazareth ? Je ne me rappelle pas. »
Amycus et Célestin est une charmante évocation mi-chrétienne et
mi-païenne qui respire l’air pur de la Thébaïde et le souffle embaumé de l’antiquité
grecque. C’est un dialogue entre un ermite et un petit faune. Chacun d’eux garde sa
croyance en faisant des concessions d’ami à l’autre. Le faune accepte le baptême, tout
en adorant le soleil, et l’ermite, touché de voir le faune parer de fleurs l’autel du
chrétien, se
console en disant : « Le faune est un
hymne de Dieu ! »
Puis c’est la Légende des saints Oliveri et Liberette, sainte Euphrosine
Scolastica, le Jongleur de Notre-Dame, la Messe des
Ombres, qui vous poursuivent, après la lecture d’un charme persistant comme
l’odeur de l’encens et la sonorité des chants sacrés après qu’on est sorti de l’office
divin.
Ce ne sont pas des restaurations antiques seulement qui composent l’Étui de
nacre, aussi varié de couleurs que l’iris des coquilles ; j’y trouve
Gestas, un délicieux croquis moderne, plein de petits tableaux d’une
rare vérité ; rien de plus touchant que la scène où ce fantaisiste ivrogne veut
absolument se confesser, appelant dans l’église un prêtre comme un étudiant appelle un
garçon au café pour prendre un bock ! Puis suivent d’autres évocations d’une époque que
M. Anatole France possède merveilleusement aussi, celle de la Révolution. Les
Mémoires d’un volontaire, la Mort accordée, l’Anecdote
de floréal an II, sont de véritables fac-similés de mémoires, si réussis que
l’inquiétude vous prend en pensant à la multitude de ceux qui sortent de partout
aujourd’hui.
Comme on le voit, l’Étui de nacre est un bon livre écrit par un
écrivain, chose rare, et assez varié pour plaire à tout le monde des lecteurs ; l’auteur
y a renfermé le charme de Thaïs et l’humour du Crime de Sylvestre
Bonnard.
En écrivant l’Ennemi des lois, M. Maurice Barrès était, sans s’en douter
peut-être, parti pour nous donner la formule d’un second Contrat social, un Contrat
social d’autant plus attrayant qu’il eût été, celui-là, fait de sentiment ; mais le
sentiment est un terrain très mobile, très glissant et qui conduit non pas où l’on veut
aller, mais où sa pente nous entraîne. Cette fois il nous a menés à deux pôles imprévus,
du rêve de nouvelles conventions sociales à l’amélioration des amphithéâtres où l’on
égorge les chiens. Qu’on ne croit pas que je plaisante à propos de l’œuvre de M. Maurice
Barrès ; je suis très loin de voir là le but de son livre, mais notre siècle n’aurait-il
été profitable qu’aux animaux, qu’il aurait bien mérité de la morale et de la
philosophie.
M. Maurice Barrès n’a d’ailleurs pas voulu emprisonner ses
idées, ses sensations dans un plan, un scénario aux limites bien arrêtées. Sa logique
suit ses personnages, elle est mouvante, elle varie selon les sujets, elle change comme
eux, selon les localités, les latitudes. Tout d’abord le livre paraît s’ouvrir sur une
sanglante actualité ; son héros est un écrivain qui a, dans un journal, défendu les
doctrines d’anarchistes, lanceurs de bombes. Je me garderai bien de m’occuper du procès
qui lui est fait et dont le résultat est trois mois de prison à Sainte-Pélagie. Là,
André Maltère eût pu tranquillement étudier la question et se demander si de pareilles
tentatives sont bien faites pour engager le capital à s’unir aux travailleurs, et si par
hasard, en présence des risques qu’il court par les grèves, par les impôts tous les
jours plus écrasants, ce même capital n’aurait pas l’idée de se fixer définitivement à
l’étranger. Mais le ciel, une petite princesse russe et une charmante et intelligente
jeune fille, bachelière doctoresse en droit, plus un chien, en ont décidé autrement ;
ainsi va la vie ! André Maltère devient l’amant de la princesse, ce qui est bien, puis
il épouse la jeune fille, ce qui est mieux ; il voit mourir son pauvre chien, et comme
rien n’est éternel, même le chagrin, il en accepte un autre de la princesse et
finalement tous les quatre s’unissent, trop heureux d’oublier ensemble les lois
et les convenances mondaines. Ils pourront ainsi étudier tout à
l’aise les doctrines du père du Saint-Simonisme, de Comte, de Fourier, de Karl Marx, de
Lassalle, aller admirer les maîtres à Venise, à Munich, suivre sur les étangs bavarois
les cygnes et les rêves wagnériens de Louis II, et, ce qui fait tout pardonner, trouver
le bonheur dans ce petit phalanstère d’idées et de sentiments mis en commun.
Je sens, après l’avoir écrit, que ce résumé, où tous les faits ainsi pressés
s’étouffent et se déforment, ne peut donner une juste idée du livre très original et
très hardi de M. Maurice Barrès ; il faut pardonner cet abrégé disgracieux à qui n’a pas
la liberté de retendre, et aller chercher dans l’Ennemi des lois
l’agrément d’une haute fantaisie écrite par un subtil écrivain. La mode est aujourd’hui
de transmettre au public ses moindres idées, les songes les plus fugitifs. M. Barrès a
suivi cette mode, si tant est qu’il ne l’ait point un peu donnée. En résumé, ce livre
très curieux semble avoir été inspiré par cette réflexion de Chateaubriand, qui ne
dédaignait pas non plus les rêveries : « Chaque homme renferme en soi un monde à
part, étranger aux lois. »
À Monsieur Philippe Gille,
« Attention. Monsieur, silencieux davantage vous ne serez
plus dans le tram.
« Peladan »
Voilà ce que je viens de lire écrit à l’encre bleue, sur la couverture rose d’un livre
qui m’arrive de la librairie Dentu et qui a pour titre : Typhonia,
onzième roman de l’Éthopée, par Joséphin Péladan, avec la règle
esthétique du Second Salon de la Rose + Croix. Du même coup, je recevais donc un livre
et une menace, celle de n’être plus dans le train. Il y avait donc un train et j’étais
dedans, et je courais risque de n’y être plus.
Que de
nouvelles à la fois ! Je me remis pourtant avant même que d’examiner le volume rose.
« Être dans le train », cela signifiait : être avec les hommes du progrès, avec les
jeunes ; cette perspective m’aurait absolument flatté et réjoui, si j’avais été certain
que les hommes du progrès du jour fussent bien sûrs d’aller en avant et que, parmi les
jeunes, que je respecte, il ne se trouvât pas un lot de quadragénaires attardés. Je me
rappelai le ridicule dans lequel sont tombés quelques artistes et gens de lettres qui,
oubliant que des poumons de cinquante ans n’ont pas l’élasticité de ceux de dix-huit,
s’essoufflent à vouloir courir avec les collégiens, et ne sentent pas que les
étourderies de l’enfance perdent toute grâce quand est venu l’âge mûr. Si encore cette
gambade péniblement exécutée, et dont leur conscience n’est pas dupe, les faisait passer
pour jeunes aux yeux des autres ! Loin de là, hélas ! Que chacun reste dans son
compartiment, puisque train il y a. J’avoue trouver tous ces efforts de rajeunissement
moral plus attendrissants que louables, et dût me blâmer le Sâr Péladan, je ne
chercherai point à savoir si je suis ou si j’ai été dans le train ; si j’y suis, c’est
tant mieux ou tant pis, mais je ne veux jamais m’en soucier, ne tenant qu’en médiocre
estime ceux qui enfilent en désespérés les chemins de Damas.
Je ne croyais pas que Typhonia m’induirait en
confession de foi, mais je ne me révolte pas contre cet imprévu soulageant. Revenons
bien vite au livre du Sâr Péladan. Typhonia, c’est Paris, la ville
perverse, mais qui doit désorienter la férocité de la bourgeoisie française, la province
n’existant pas pour la civilisation. Quant à Sin et Nannah, les héros de ce roman fantastique, ce sont de bien singuliers
personnages. Le premier est un jeune homme qui se met tout nu devant son armoire à glace
et, se comparant à des femmes photographiées dans le même costume, se juge infiniment
plus désirable qu’elles, étant plus mince et aussi plus pâle. Ajoutons, pour compléter
le portrait, que ledit jeune homme, au théâtre n’aime les femmes qu’en travesties. Je
n’insiste pas, mais M. Sin me paraît, lui, dans un train bien étrange. Nannah, la jeune
fille, n’est pas moins curieuse à étudier dans son couvent ; elle a cependant le sens
plus juste que Sin qu’elle mettra plus tard dans la bonne voie, j’allais dire le bon
train. Je m’arrête, renonçant à donner un compte rendu détaillé de ce livre touffu,
encombré, mais dans les obscurités duquel pointe souvent la lumière d’une véritable
observation, de pensées élevées. Mais à quel prix arrive-t-on à ces oasis de
demi-clarté ! Il y a de tout dans Typhonia, dont l’auteur a voulu faire
un microcosme et qui, pour parler juste, sans être tout un monde,
contient un tohu-bohu de rêves faits de poésie et de philosophie, et
d’un idéal toujours élevé, malgré l’étrangeté de leur forme.
Et maintenant, je crois bien que je suis dans le train pour un bout de temps.
Tout le monde a appris que Frédéric II, Frédéric le Grand, fut un grand ami des
philosophes de son temps, qu’il aimait à
qu’il fut un homme de guerre et épargna le moulin de Sans-Souci ; passé
cela, la masse du public ne sait pas grand-chose de ce monarque qui
pourtant vaut la peine d’être étudié du jour de sa naissance à celui de
sa mort. Un historien de haute valeur, M. Ernest Lavisse, vient de faciliter à ceux
qu’intéresse ce qui s’est passé autrefois dans la Prusse qui a préparé celle
d’aujourd’hui la connaissance exacte de tous les faits relatifs à la biographie du
héros. La Jeunesse du grand Frédéric, tel est le titre du volume qu’il
vient de publier chez Hachette et qui, bien que complet, en annonce forcément au moins
un autre, celui de la vie militaire de Frédéric, de sa politique et de l’œuvre qu’il
préparait.
Ce n’est pas seulement de Frédéric qu’il s’agit dans ce volume, c’est aussi de son
étrange père, ce Frédéric-Guillaume Ier qui fut en même temps qu’uni
préparateur de la grandeur de son pays, une sorte de fou, moitié ivre la plupart du
temps, épris de militarisme, féroce, despote et jouant au Brutus dans sa royale famille.
Je ne puis qu’effleurer rapidement ce livre substantiel dont la conclusion donne
peut-être le plus beau et le plus complet portrait qui ait été fait de Frédéric II :
Il n’a aucune sorte de moralité. À quatorze ans, il prévoit la mort ou l’internement
de son père, prend ses dispositions, complote avec des ministres étrangers auxquels il
fait des confidences que ceux-ci ne veulent pas confier au papier. Il est en relations
d’amitié et d’intimité avec des gouvernements que le roi considère comme ses ennemis.
Les abominables traitements qu’il subit
n’excusent pas sa
conduite ; cette conduite au contraire explique en partie la cruauté de son père.
Il n’a point de bonté. Le mot bonté n’est pas une seule fois prononcé, même par ceux
des témoins de sa vie qui le jugent avec la plus grande bienveillance. Il aime sa mère
et sa sœur, mais qui pensent comme lui et intriguent avec lui. Il aime ses amis, et
même il leur parle sur un ton singulier de tendresse brûlante, mais l’amitié ne
devient un mérite que lorsqu’elle paie en sacrifices les joies dont elle est la
source » Frédéric aurait-il montré du dévouement à ses amis s’ils s’étaient réclamés
de lui ? Quand il a vu passer Katte marchant à l’échafaud, il a offert, pour le
sauver, de renoncer à la couronne, même de mourir ; mais quelques semaines après la
tragédie, sûr de vivre et hors de son cachot, il est « gai comme un pinson ».
Il paraît avoir éprouvé un moment un sentiment qui ressemble à de l’amour, mais son
cœur n’y a pas été pris tout entier ; c’est sa tête d’écolier et de jeune homme de
lettres qui lui fournit la rhétorique et la poésie de ses déclarations à Mme de Wreech. Il n’éprouve pas de plaisir en la compagnie des
femmes ; il ne les aime pas. Il ne veut d’elles que le plaisir, « la jouissance », et,
après, il « les méprise ». L’idéal qu’il décrit de l’épouse qui lui conviendrait est à
peu près le portrait d’une fille publique. L’amour chez ce jeune homme n’est qu’un
vice ; peut-être même n’est-il qu’une fanfaronnade de vice.
J’arrête, mais à regret, une citation qui peut donner cependant, dans sa brièveté, une
idée du ton au morceau.
On a beaucoup parlé de l’étiquette de la cour française et de ses exagérations ; celle
de la cour
de Prusse, et notamment de l’éducation du futur
Frédéric le Grand, n’est pas moins curieuse. Frédéric Guillaume ne veut rien laisser au
hasard, même les plus petites choses : on ne doit rien faire qu’il n’ait prévu et
prescrit ; tout est réglé minute par minute. Un exemple :
Les jours de semaine, lever à six heures. Le prince ne se retournera pas dans son
lit, il se lèvera tout de suite (sogleich), se mettra à genoux,
récitera la petite prière ; puis, au galop (geschwinn), il se
chaussera, se lavera la figure et les mains, mais sans employer le savon ; il retire
son casaquin et se fera peigner, mais non poudrer. Pendant qu’on le peignera, il boira
son thé ou son café. À six heures et demie entreront le précepteur et les
domestiques ; lecture de la grande prière et d’un chapitre de la Bible ; chant d’un
cantique. Les leçons se succèdent ensuite de sept heures à onze heures moins le quart.
Alors le prince, au galop (geschwind), se lave le visage et les
mains, en se servant du savon pour les mains seulement. Il se fait poudrer et met son
habit, et se rend chez le roi, pour y rester depuis onze heures jusque deux, heures.
Après quoi, les leçons reprennent pour durer jusqu’à cinq heures. Le prince dispose de
son temps jusqu’au coucher, comme il lui plaît, « pourvu qu’il ne fasse rien qui soit
contraire à la volonté de Dieu ».
Ceci n’est qu’un détail curieux, mais le livre en abonde et leur suite forme un
ensemble qui nous fait connaître dans l’intimité ces deux hommes étranges qui ont fait
un peuple redoutable de quelques provinces et de quelques régiments.
Un homme qui, à l’âge de seize ou dix-sept ans, a quitté les champs, s’engageant comme
soldat, pour faire la campagne d’Anvers, études premières ou à peu près, s’est jeté dans
notre capitale et, à force de jouer des coudes dans la foule des gens de lettres, y est
devenu un écrivain à succès, a dirigé une revue où il a pris comme collaborateurs :
Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Murger, Champfleury, Monselet et bien d’autres, qui
a, comme administrateur, conduit le Théâtre-Français en y jouant les œuvres de Victor
Hugo, d’Alexandre Dumas, Ponsard, Octave Feuillet, Alfred de Musset, Jules Sandeau, Mme de Girardin, Gozlan, Mme Sand, etc., qui a
vécu dans tout le monde des artistes, hommes et femmes, depuis
plus de cinquante ans, a le droit d’avoir vu bien des choses et un peu le devoir de les
raconter à tout le monde. S’il ne s’agissait en effet que de rapporter strictement sa
propre vie et de communiquer les impressions qu’on a ressenties en tournant autour de
son être comme ferait un voyageur qui contemple un monument, il serait un peu puéril, à
moins d’être Montaigne, de dire par le détail les infiniment petites choses qui tiennent
dans l’existence fermée d’un seul homme. Mais quand cette vie est ouverte à tout venant
à grands battants, que. toute une époque l’a animée et remplie, quand on a connu tout le
monde de son siècle, on ne fait guère en écrivant ses mémoires, comme l’a fait Houssaye,
qu’écrire ou compléter ceux des autres, rapporter à la statue de tel ou tel grand homme,
à la statuette de telle ou telle célébrité d’un jour, un morceau tombé ou oublié qui lui
appartient et qu’on déroberait si on le gardait pour soi.
Le bavardage c’est le devoir ; sans lui nous n’aurions que les grosses conventions de
l’histoire, et rien du charme des détails qui sont la vérité et la vie d’une époque. La
nature est une généreuse prêteuse, mais elle n’aliène jamais rien au profit d’un seul ;
il faut, bon gré, mal gré, tout lui rendre, depuis les confidences reçues jusqu’aux
émotions ressenties, jusqu’aux moindres
impressions de l’âme
ou des yeux ; les écrivains, les poètes, les peintres et les musiciens ne sont pas faits
pour être autre chose que les agents de ces restitutions.
Arsène Houssaye ne pourra pas être accusé de détournement à propos de ses Mémoires ; il
y raconte toutes ses affaires, toutes celles des autres et quels autres ! Ce sont des
récits sur l’Empereur, l’Impératrice, le Prince impérial, le prince Napoléon, le comte
de Nieuwerkerke, le comte de Paris, le duc d’Aumale, les Alexandre Dumas, Thiers,
Gambetta, Rémusat, Morny, Chateaubriand, Talleyrand, le duc d’Orléans, Louis-Philippe,
Victor Hugo, Musset, Jules Favre, Scribe, Flaubert, Gautier, Girardin, Delacroix, Fould,
Basilewski, Meissonier, Baudelaire, Caro, Métra, About, Balzac ; et quels récits ! tous
écrits d’après nature, dans l’intimité absolue de chacun et de chacune.
Car les chacune sont nombreuses aussi dans le défilé, et rien n’est plus séduisant que
la façon donzelles sont présentées dans leur vie d’alors, sous la coloration d’une
époque qui commence à se détacher plus nettement à mesure que les années nous en
éloignent. Tout un monde défile dans ces deux volumes, depuis l’Impératrice, la
princesse Mathilde, la princesse Czartoryska, la princesse Troubetskoï, la duchesse
Colonna,
jusqu’aux comédiennes Rachel, Judith, les trois
Brohan, Mlle Georges, et puis plus loin Geffroy, Beauvallet,
Provost, Got, Bressant, etc., et plus loin encore, revenant aux femmes, les Marguerite
Bellanger, Cora Pearl, Anna Delion, la Madone, Lola Montés, Juliette Beau, Rosalie Léon,
etc., qui ont toutes joué aussi des rôles, mais pas seulement au théâtre.
Une fois lancé sur le terrain féminin, Arsène Houssaye, qui nous a déshabillé les
hommes de son temps, se serait bien gardé de s’arrêter en si beau chemin. Il faut voir
avec quelle conscience il insiste sur les détails féminins, racontant crânement ses
amours et, tout aussi facilement d’ailleurs, celles des autres ; tout cela avec un tel
naturel, un tel entrain, une si douce joie de vivre, qu’on ne songe pas un instant à
l’accuser d’indiscrétion ; c’est que la légèreté de main est la qualité maîtresse
d’Arsène Houssaye, et que grâce à elle il a su n’appuyer sur les choses que juste ce
qu’il fallait, ou du moins le paraître. Il a toujours semblé suivre un peu le hasard,
poussé par un vent favorable ; je ne crois pas beaucoup pour ma part au hasard, et je
pense qu’au fond de ce charme et de cette grâce il y avait une volonté fixe qui savait
tourner les obstacles en laissant croire qu’ils étaient tombés d’eux-mêmes, alors
qu’elle les avait bel et bien renversés Il suffit de
savoir
ce que c’est que la conduite d’un journal ou d’un théâtre pour deviner que l’Artiste, pas plus que la Comédie-Française, ne peuvent marcher tout
seuls, et qu’il faut de fermes volontés pour naviguer dans ces deux océans, le théâtre
et le journalisme, dont la consigne salutaire est l’éternel louvoiement, quoi qu’on en
dise.
Doué de beaucoup d’habileté, sympathique de tout son personnage, l’esprit ouvert à tout
ce qui touchait aux arts, Arsène Houssaye semblait ne se fixer à rien, papillonnant
aussi bien autour des carrières que de la société des femmes ; romans, théâtre, poésie,
il aborda tout, et comme il était sincère, tout lui réussit. Cette qualité si rare, il
l’a conservée, et c’est ce qui a fait dire à Théophile Gautier : « Sa poésie est
ondoyante et diverse comme l’homme de Montaigne. Elle dit ce qu’elle sent à ce
moment-là, et c’est le moyen d’être toujours vraie. Les émotions ne se ressemblent
pas ; mais être ému, voilà l’important. Sous cette légèreté apparente, le cœur palpite
et l’âme soupire, et si le mot est simple, parfois l’accent est profond. »
Et c’est justement cet amour de la variété dans les choses de la vie qui est la
véritable caractéristique d’Arsène Houssaye ; sans elle il n’aurait pas vu la centième
partie de ce qu’il avait à nous
raconter, et nous n’aurions
pas les si curieux récits de ses Mémoires.
Un trait de sa vie pour expliquer que l’homme est fait tout d’une pièce et que son
moral n’est autre chose que la continuation de son être physique.
Un jour, un des amis les plus intimes d’Arsène Houssaye, Auguste Vitu, désireux de le
voir, se rend au pittoresque hôtel qu’il venait de se faire construire avenue Friedland.
Arrivé là, il trouve dans une magnifique galerie, Arsène Houssaye juché au bout d’une
échelle et enfonçant à grands coups de marteau un énorme clou dans la muraille. Vitu
parvient à se faire entendre, malgré le bruit, et alors Houssaye, le visage rayonnant de
joie, lui dit en se penchant et en s’essuyant le front :
— Vous ne pouvez pas savoir, mon cher ami, la douceur qu’il y a à être chez soi, à être
son propre propriétaire et à pouvoir enfoncer un clou qui est à soi, qui restera vôtre,
dans une muraille qui vous appartient !
Vitu n’eut garde de contester cette jouissance, Houssaye finit par accrocher un tableau
(qui lui appartenait aussi) à son clou, puis on se quitta.
À quelques jours de là, voulant apporter à Houssaye un renseignement que celui-ci lui
avait demandé, Vitu retourne avenue de Friedland ; quel n’est pas son étonnement en
apprenant que son ami est déménagé. Sans penser un instant à sonder ce mystère, Vitu
demande sa nouvelle adresse, on la lui donne et il va, 125, avenue des Champs-Élysées. Ô
surprise ! ce n’était plus sur une échelle que le déménagé était monté c’était sur un
fauteuil ; il clouait encore ! Vitu ne put s’empêcher de sourire ; Houssaye prévenant
son observation, lui dit avec une parfaite bonhomie :
— Ce n’est pas ennuyeux non plus d’enfoncer, des clous dans les murs des autres, il me
semble qu’on le fait plus aisément que chez soi, on ne craint pas de détériorer !
J’abrège : un mois plus tard, Vitu revient pour voir Houssaye : « — Il demeure
maintenant tel numéro rue du Bel-Respiro », lui répond un domestique étranger. Vitu
pénètre dans la maison indiquée, mais, nouvelle surprise, il voit descendre par le grand
escalier, toute une caravane de nourrices, de gouvernantes et de bébés, d’enfants tenant
en mains les cerceaux et les sabots obligés. Comment toute cette famille a-t-elle pu
venir à Houssaye en un jour ? Ce mystère s’expliqua vite. Houssaye avait redéménagé et
était retourné à l’hôtel de l’avenue Friedland. Je ne poursuis plus Vitu dans ses
pérégrinations, mais je suis bien convaincu qu’il a dû retrouver Arsène Houssaye,
replantant des clous avec bonheur dans ses propres murs.
Tout cela pour prouver que l’amour du changement, du
nouveau, a été le véhicule qui a promené Houssaye dans tous les mondes où il a opéré les
fructueuses cueillettes qu’il nous rapporte. À l’entendre, ces changements de domiciles
ont eu d’autres motifs plus aimables que le besoin de voir de nouveaux appartements, le
besoin de changement fréquent pour son esprit et son cœur n’en est pas moins établi.
Comment d’ailleurs eût-il pu écrire ses recueils de poésie, passer des Destinées
de l’âme à l’Histoire du dix-huitième siècle, de
l’Histoire de Léonard de Vinci au 41e fauteuil de l’Académie, au Roi Voltaire, au
Molière, sa femme et sa fille, aux Grandes Dames, nous
raconter les soupers d’Alfred de Musset, le mot du Prince Impérial regardant
l’impératrice qui lui disait qu’il avait du sang espagnol dans les veines :
— « Si je le pensais, je me ferais tout de suite saigner aux deux
bras ! »
; nous montrer Talleyrand regrettant de n’avoir pas trahi Louis XVIII
en 1815, nous donner cette pensée de Napoléon III : — « C’est la faute de
l’Empire si la République est vaincue, et pourquoi est-ce ma faute, c’est parce qu’il
n’y avait plus d’hommes ni moi-même ! »
et tant d’autres faits scrupuleusement
exacts, s’il n’avait pas déjeuné, soupé, dîné, vécu avec tout le monde de son temps ?
Qu’on ne lui en veuille pas de cette bonne fortune, il nous rapporte les
plus beaux reliefs de tous ces festins en souvenirs qui les valent
bien.
Un ami d’Arsène Houssaye, homme de grand esprit aussi, me disait dernièrement que ce
qui l’étonnait le plus dans sa vie c’est qu’il ait su se faire une physionomie à, une
époque où toutes les physionomies étaient prises. Qu’on fasse le dénombrement des hommes
remarquables de son temps et l’on verra que l’appréciation n’a rien d’exagéré.
On a épuisé pour Arsène Houssaye, toutes les comparaisons avec les épicuriens du siècle
dernier, on l’a couronné de roses, pensant peut-être bien lui faire expier, par des
anénites un peu aigrelettes, de gros succès de public ; ce qui est certain, c’est que la
lecture de ses livres est salutaire comme une bouffée d’air, un rayon de soleil ; rien
de décourageant dans son œuvre, c’est la vie, la lumière qui l’attirent ; on le verra
s’enivrer d’un parfum comme un insecte qui se roule dans une fleur, redevenu homme, s’il
lui arrive de trébucher, ce sera pour avoir regardé un peu trop en l’air, au contraire
d’autres qui tombent pour n’avoir su regarder qu’en bas.
La vie a été douce et le sera longtemps encore à Arsène Houssaye, qui a pour les années
un sourire dédaigneux qui les éloigne de son front. Il a vu bien des choses et bien des
gens, et a su
rester bon ; ce n’est pas indifférence ou
mépris philosophique ; non, comme ces beaux mascarons chevelus et barbus qui sont
sculptés au Pont-Neuf, immobile, il a constamment regardé et vu passer beaucoup d’eau ;
les flots se sont succédé sous ses yeux pareils entre eux, à peu près comme les hommes ;
impassible, il regarde encore aujourd’hui couler la rivière, toujours souriant, toujours
prenant ses notes ; ce n’est plus précisément la même pureté d’eau, on a construit tant
d’usines sur ses bords ! mais c’est toujours la Seine, et il adore ce fleuve-là !
Assembler puis désagréger, désagréger puis rassembler, il semble que ce soit le métier
de l’historien et du philosophe. La tradition nous a fait parvenir en bloc le récit d’un
fait quel qu’il soit ; aussitôt le savant le démolit miette à miette, examinant chaque
parcelle pour remonter de l’effet à la cause ; le hasard met-il sous ses yeux une
poussière de faits sur le temps passé, bien vite il quitte sa loupe, et de ses
efforts il s’évertue à reconstituer en gros toute une époque dont il ne connaissait que
de détails. Le Verre d’eau de Scribe ou « aux petits effets les
grandes causes », puis Salammbô reconstituant
Carthage, peuvent servir à développer cette thèse que je ne fais qu’indiquer.
C’est en lisant le Journal des Goncourt que cette remarque m’a paru une
vérité plus palpable. Au premier abord, cet amas de notes de trois lignes, d’une demi
page, plus ou moins, n’a guère plus d’importance que les notes sommaires du carnet d’un
oisif ; en y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’on a, sous les yeux, comme
l’esprit, le léger reflet très fidèle de tout ce qui s’est passé de 1872 à 1877.
M. de Goncourt nous fait apercevoir d’un mot un homme ou une femme, et on sent le rôle
qu’ils jouent dans notre société et pourquoi ils y ont pris leur importance ; il y a de
tout, je le répète, dans ces notes, pour qui sait les lire, et bien des lignes que nous
ne faisons que parcourir seront scrutées comme documents par des historiens de
l’avenir.
On a accusé M. de Goncourt d’indiscrétion à cause de la publication de ces mémoires ;
on l’a cru malveillant quand il n’était que fidèle et rapportait les faits, les paroles
comme il les avait vus, entendus et compris. Je sais bien que le silence est précieux et
que des mémoires posthumes soulèvent moins de susceptibilités que quand le témoin
et les acteurs des faits sont encore là ; mais outre qu’il y a
quelque courage à montrer jusqu’à son arrière-pensée, il y a aussi une sorte de probité
qui permet la rectification si l’on s’est trompé. Saint-Simon a merveilleusement dit
tout ce qu’il avait sur le cœur, mais de combien d’erreurs passionnées sont remplis ses
récits ! S’ils eussent été connus de ses contemporains, que de rectifications immédiates
eussent épargné celles qui se font chaque jour, grâce à d’autres mémoires
contradictoires ! Est-ce à dire qu’il faille tout écrire de ce que l’on voit ou de ce
que l’on entend ? Grave question de tempérament qu’il ne m’appartient pas de résoudre
ici. En curieux, je lis le Journal des Goncourt, sans y chercher autre
chose que le renseignement et mon agrément.
Victor Hugo est de ceux dont les moindres opinions sont curieuses à connaître ; je
trouve à propos de lui cette boutade de Théophile Gautier.
« Mercredi. — Théophile Gautier, ce soir, chez la princesse,
défendait Hugo, un peu, contre tout le monde. Il le défendait ainsi : « Oh ! quoi que
vous disiez, c’est toujours le grand Hugo, le poète des vapeurs, des nuées, de la mer,
— le poète des fluides ! »
Plus loin je trouve tout le récit des premiers
temps de la
vie de Ziem ; le peintre charmant et original raconte son roman tout aussi fantaisiste,
tout aussi curieux qu’un voyage de d’Assouci. Puis c’est une suite d’historiettes
amoureuses contées par Flaubert, Tourguéneffe, les unes très douces, les autres un peu vives.
L’auteur revient à Victor Hugo sans se lasser d’étudier l’homme de génie ; puis c’est
Zola au moment où il écrit le Ventre de Paris. Les dîners littéraires
tiennent aussi une grande place dans le volume. Bazaine, Gambetta, Claudius Popelin et
bien d’autres y sont silhouettés tour à tour. Je signalerai surtout les pages relatives
à la réception d’Alexandre Dumas à l’Académie française, pleines de notes vraiment
intéressantes.
Et pour faire aussi la critique de ce livre qui soulève d’amères réclamations, je dirai
que l’inconvénient et le danger même de ces notes est que, tout en croyant donner des
copies d’après nature, l’écrivain laisse des portraits qui, pris sous un aspect
accidentel et souvent exceptionnel, manquent de la ressemblance absolue. Voici par
exemple un croquis de Sardou parlant affaires ; du Sardou de M. de Goncourt on n’emporte
que le souvenir d’un homme voué seulement au négoce ; du Sardou auteur dramatique,
érudit, chercheur, éloquent, coléreux, sympathique, il n’est pas question ; donc le
portrait est incomplet et, pris sous
cet éclairage seulement,
reste insuffisant. Je sais bien que M. de Goncourt n’a pas la prétention de peindre des
portraits poussés à la perfection comme la Joconde, mais il serait
parfois à désirer que son croquis nous donnât un peu moins de détails et un peu plus
d’ensembles.
On écrit peu de mémoires aujourd’hui ; les journaux sont là pour raconter les grands et
petits faits, et l’on se soucie peu de leur faire concurrence dans l’avenir. On s’est
justement plaint de la passion qui entrait le plus souvent dans ces récits écrits par un
seul qui ne juge que par ses deux yeux et par son seul bon sens ; les récits faits par
tout le monde sont-ils beaucoup plus dignes de foi ? Il suffit d’examiner le compte
rendu d’une grande séance de la Chambre rapporté par deux journaux d’opinions opposées,
pour voir que la sténographie elle-même n’est pas toujours impartiale. L’Histoire
future, renseignée seulement par des documents imprimés, le
sera-t-elle plus que celle d’aujourd’hui émanée des manuscrits encore vivants de la
vie de ceux qui nous les ont légués ? Je penche pour l’équivalence, laissant à de plus
avisés la responsabilité d’une conclusion, mais tout en avouant mon faible pour les
mémoires.
C’est en lisant le livre du général baron de Marbot, dont le premier volume vient de
paraître, que ces réflexions me sont venues comme elles viendront à bien d’autres. Qui
pourrait remplacer ces récits d’un soldat retrouvant sous sa plume toute l’énergie de
son épée et qui croit en remplissant une page, parcourir encore un champ de bataille ?
Tout le feu de l’action s’y retrouve et je ne sais pas d’appareil photographique qui
puisse reproduire plus fidèlement les grandes et cruelles choses que l’œil perçoit et
enfonce dans la mémoire à certains moments suprêmes de la vie.
Le général Marcellin Marbot, fils du général qui mourut héroïquement au siège de Gênes,
a pris part au plus grandes batailles de la Révolution et de l’Empire ; aide de camp du
duc d’Orléans fils de Louis-Philippe, on le retrouve aux campagnes d’Afrique, il est
fait pair de France, et meurt à Paris en 1854, à l’âge de 72 ans. De ce curieux volume,
qui commence au siège de
Gênes et qui s’arrête à la bataille
d’Eylau, il reste, au premier recueillement après la lecture, le sentiment d’une
féerique marche triomphale à travers l’Europe, guidée par l’effroyable et puissante
symphonie d’un orchestre de cent mille mortiers, caissons, canons et obusiers, soutenus
par une incessante fusillade doublée d’un perpétuel roulement de tambours. Quand
l’esprit revient de cet étourdissement, de ces éblouissements du bruit et du feu, il
commence à percevoir mille détails, mille renseignements, qui ne sont plus le poème
héroïque, mais qui sont les éléments de l’histoire et des mœurs d’un temps si
curieux.
Je revois, par exemple, le futur héros, le sabreur, élevé dans un pensionnat de jeunes
filles jusqu’à dix ans, au milieu d’enfants qui l’enguirlandaient de fleurs ; la
nouvelle de la mort de Louis XVI arrive, et la directrice fait mettre à genoux tout ce
petit monde, dont un futur général républicain, pour réciter des prières pour le repos
de l’âme du pauvre Roi. Marcellin sort de ce couvent pour entrer dans une école
militaire. Il rencontre chez son père nombre de conventionnels : « Ils étaient,
dit-il, d’une médiocrité plus qu’ordinaire et leur courage si vanté
prenait source dans la peur qu’ils avaient les uns des autres. »
C’est aussi
chez son père qu’il connaît Bernadotte, les Bonaparte, Joubert,
Cambacérès, Mme de Staël, etc. Bientôt la voilà
housard, se peignant au cirage des moustaches selon l’usage de Bercheny ; la vie du
régiment commence, les duels et le reste ; quelques mois, et notre héros est en Italie,
avec Championnet.
Parmi les généraux du temps, il en rencontre un tellement étrange qu’il faut
enregistrer son nom ; c’est le général Macard, qui s’écriait au moment décharger
l’ennemi : « Allons ! je vais m’habiller en bête ! »
et jetant tous ses
vêtements excepté son chapeau empanaché, sa culotte et ses bottes, il restait nu jusqu’à
la ceinture, montrant un torse velu comme celui d’un orang-outang, et s’élançait,
sabrant, hurlant et jurant comme un païen. Le même général, d’une instruction fort
rudimentaire, ne pouvait comprendre pourquoi un officier du génie, qui savait mesurer
des montagnes éloignées de plus d’une lieue ne pouvait lui prendre mesure d’une paire de
bottes à lui « qu’il avait là sous la main ! »
Un héros pourtant.
Puis voici l’horrible siège de Gênes où Masséna enfermé pour immobiliser autour de lui
les Autrichiens et faciliter l’arrivée de Bonaparte, voit mourir par milliers les
habitants et, les soldats de la ville assiégée ; c’est un récit effroyable que celui de
ce siège qui finit par l’évacuation de la place. Au moment de signer le traité, Masséna
pose la
plume en s’écriant : « Voilà le premier Consul
qui arrive avec son armée ! »
Hélas ! c’était le tonnerre qui grondait et
Masséna dut se résoudre à conclure. À côté de ces grandes choses, des épisodes pleins de
cette gaîté française que n’arrêtait pas le bruit du canon.
Plus loin, c’est une rectification à la légende qui fait d’Augereau le fils d’un
domestique ou, d’une pauvre fruitière. Augereau, avec qui Marbot est intimement lié,
« était fils d’un homme qui faisait un commerce de fruits fort étendu et avait
acquis une fortune, qui lui permit de bien faire élever ses enfants »
. Il y a
bien loin de là au pauvre enfant traînant dans les ruisseaux de la rue Mouffetard.
Je passe sur les détails fournis sur le grand général, sur les leçons de danse et
d’escrime qu’il donna à Dresde avant d’entrer dans l’armée française, sur l’épisode de
Napoléon qui, au camp de Boulogne, veut pointer un canon sur un brick anglais, et le
manque en homme qui a oublié un ancien métier mais qui en sait admirablement un
nouveau.
À ce propos, Marbot, qui veut être toujours net de conscience, raconte qu’il a, par
condescendance pour le général Morland, consenti à tromper l’Empereur en le renseignant
à faux sur l’effectif d’un régiment. Voici Austerlitz
admirablement raconté ; dans le chapitre consacré à la grande bataille, je trouve
cette réflexion fort juste, dans la bouche du général : « Presque tous les
auteurs militaires surchargent tellement leurs narrations de détails qu’ils jettent la
confusion dans l’esprit du lecteur, si bien que dans la plupart des ouvrages publiés
sur les guerres de l’empire, je n’ai absolument rien compris, à l’historique de
plusieurs batailles auxquelles j’ai assisté. »
Terrible bataille ou les
grenadiers à cheval s’acharnant sur les chevaliers-gardes, qui les avaient tournés en
ridicule, criaient en leur passant leurs énormes sabres au travers du corps :
— « Faisons pleurer les dames de Saint-Pétersbourg ! »
Mustapha, désolé
de n’offrir qu’un étendard à l’Empereur, regrette de ne pas lui apporter la tête du
prince Constantin. — « Veux-tu te taire, vilain sauvage ! »
lui répond
Napoléon indigné. Puis c’est un glaçon qui passe sur le fleuve, emportant un officier
russe blessé ; dans son épaisseur la glace est colorée par le sang du malheureux. Marbot
se jette à la nage au milieu des éclats de la débâcle qui lui mâchurent le corps, et le
sauve.
La bataille d’Iéna et, bien d’autres hauts faits d’armes ont aussi leur description.
Chemin faisant, je trouve un épisode qui sera désagréable aux antisémites et qui prouve
que la haute
fortune des Rothschildf a pour principe un acte de loyauté
financière : l’électeur de Hesse avait laissé son trésor entre ses mains ; malgré toutes
les propositions de partage secret qui lui furent faites par les agents du Trésor
français, il ne livra rien du dépôt, mais refusa, quand revint l’électeur, d’en toucher
les intérêts qui lui appartenaient ; or, huit ans s’étaient écoulés et le capital était
de quinze millions.
Un fait d’armes, admirablement raconté dans sa simplicité, nous montre des Russes qui
ont reçu pour consigne de ne pas répondre à notre feu, défilant la nuit sous la
fusillade, à vingt-cinq pas, sans mot dire, sans ralentir leur marche. « On eût
dit que nous tirions sur des ombres !… Ce ne fut qu’en les piquant de leurs
baïonnettes que nos soldats acquirent la conviction qu’ils avaient affaire à des
hommes ! »
Au milieu de ces scènes héroïques, le général raconte avec une charmante humeur, les
aventures de sa jument Lisette, qui se battait comme un homme et
dévora le visage d’un grenadier russe, sauvant ainsi la vie à son maître.
« J’avais devant moi, dit le général, une tête de mort vivante et toute
rouge. »
Ce chapitre est précédé d’un autre révélant une singulière infirmité de la reine de
Prusse, qui fait involontairement songer à la maladie dont
est mort son petit-fils, l’avant-dernier empereur d’Allemagne. Une seule chose
déparait sa beauté, a remarqué le général : elle portait toujours une grosse cravate,
afin de cacher un goitre assez prononcé qui, à force d’être tourmenté par les médecins,
s’était ouvert et répandait une matière purulente, surtout lorsque cette princesse
dansait, ce qui était son divertissement de prédilection.
Pour terminer, je citerai un des mille faits de ces guerres qui réalisèrent plus de
prodiges d’héroïsme réel que n’en contiennent la plupart des fables qu’on prête à
l’antiquité. À Eylau, le 14me de ligne était écrasé par le nombre.
Les débris du régiment s’étaient formés en carré sous les ordres d’un chef de
bataillon ; il fallait essayer de sauver ces braves gens qui allaient infailliblement
être hachés par l’ennemi. Monté sur Lisette, Marbot arrive sous la
mitraille jusqu’au chef du bataillon. « — Je ne vois aucun moyen de sauver le
régiment lui dit celui-ci ; retournez vers l’Empereur, faites-lui les adieux du 14e de ligne qui a fidèlement exécuté ses ordres, et portez-lui
l’aigle qu’il nous avait donnée et que nous ne pouvons plus défendre. »
Le commandant remit alors l’aigle que les soldats saluèrent pour la dernière fois au
cri de : Vive l’Empereur ! eux qui allaient mourir pour lui.
C’était, ajoute Marbot, le
Cæsar, morituri te
salutant !
de Tacite ; mais ce cri était ici poussé par des héros.
Le bataillon fut bientôt englouti, et Marbot vint raconter à l’Empereur ce qu’il avait
vu, quand lui-même fut guéri des blessures qu’il avait reçues malgré son courage et
celui de Lisette !
On pourrait croire en lisant ce titre du dernier livre de M. Édouard Drumont, que,
considérant la question antisémitique épuisée, il se retire définitivement de la lutte
pour s’occuper uniquement de la solution du problème social. Un adverbe suffit pour nous
retirer cette illusion, j’allais dire cet espoir, je le trouve dans un alinéa de sa
préface. « Le présent volume, écrit-il, clôt momentanément la
série de mes livres, consacrée à l’étude psychologique et sociale de l’époque
actuelle. Il y a temps pour tout, en effet, et il faut se hâter de publier ces sortes
de livres, très modérés au fond, mais parfois un peu vifs dans la forme, lorsque l’on
a encore la main solide et le
pied ferme, à l’âge où l’on
vous cherchera d’autant moins de mauvaises querelles que l’on vous sait mieux en état
de répondre tout ce que vous avez écrit. »
Voilà qui est clair et qui ne ressemble guère à un désarmement. Dans cette phrase mise
en tête d’une œuvre de violence, je relis avec surprise les mots suivants : « Ces
sortes de livres très modérés au fond, mais parfois un peu vif dans la
forme ».
Comment ! la France juive, la Fin d’un
Monde, étaient des livres modérés aux yeux de leur auteur ? — « Zuze un
peu ! » ne peut-on s’empêcher de penser en présence de cette appréciation d’ouvrages qui
ont soulevé des tempêtes mal calmées encore aujourd’hui. Le Testament d’un
antisémite ne les apaisera pas non plus, il s’en faut.
J’ai connu jadis au quartier Latin un très honnête et très charmant garçon qui n’eût
pas, comme on dit, fait de mal à une mouche et qui, rentré chez lui, en roulant des
cigarettes, écrivait paisiblement sans passion aucune, des brochures qu’il intitulait :
Cris de Haine ! Tuez-les tous ! La mort pour le bourgeois ! Le sang du
prolétaire crie vengeance ! Levons-nous ! etc., etc. Jamais il ne s’est douté
qu’il excitait des citoyens à la haine des uns contre les autres, et paraissait fort
étonné quand nous lui laissions entendre qu’il ne
poursuivait
pas précisément une œuvre de conciliation.
Tel n’est pas tout à fait le cas de M. Édouard Drumont, mais la phrase que je viens de
souligner pourrait le laisser penser à quelques-uns. Mon avis personnel est tout autre,
et je crois que M. Drumont, très convaincu de ce qu’il écrit, poursuit un but,
traversant la foule au pas de course, sans se soucier des meurtrissures que ses coudes
et ses enjambées font autour de lui. C’est ce dédain qu’il faut lui reprocher, car
chemin faisant il cause de cruelles blessures, dévoilant l’intimité de ceux qu’il
considère comme l’ennemi, quand il y trouve le profit pour sa cause ou l’appoint pour
compléter un argument.
Certes, il n’est guère de polémistes, de journalistes qui n’aient jamais blessé
personne involontairement, dans un élan irréfléchi de la plume ; c’est là le danger du
métier, et c’est le regret qu’on en éprouve qui fait qu’on peut se tendre la main entre
blesseurs et blessés, sans arrière-pensée. Mais les plaies que fait M. Drumont sont
profondes, parce que c’est avec une absolue conviction qu’il défend ses idées, et cela
pour servir une religion qui, elle n’admet pourtant ni les rancunes, ni les haines, ni
les vengeances.
J’ai dit dans un précédent article où je constatais, avec regret, le mauvais usage,
selon moi,
que M. Édouard Drumont fait de son talent, que,
dès qu’un personnage quelconque, politique ou autre, lui déplaisait, il en faisait un
juif ; je ne puis que répéter ce que j’ai écrit, car dans le Testament d’un
antisémite, je retrouve les mêmes idées invariablement arrêtées.
Tout le monde y passe, et j’avoue que ce n’est pas sans hésitation que j’ai fait ce
compte rendu d’un livre où le clergé et les nôtres sont durement traités. Mais le public
ne doit attendre de nous que de l’impartiabilité et nous pensons en faire preuve
aujourd’hui. Dans ce livre qui contient mille idées, l’auteur demande pourquoi le culte
catholique n’a pas les mêmes libertés sur la voie publique que les religions politiques,
la franc-maçonnerie, qui manifestent quand il leur plaît ; plus loin il s’attaque à la
duchesse d’Uzès, au comte de Paris, au Boulangisme, à M. Pasteur, à Jules Simon, à
M. Christophe, aux Rothschild sans arrêt, à l’Académie, aux Sociétés financières, aux
beaux-arts, à Léo Taxil, à bien d’autres gens et bien d’autres choses, et cela toujours
avec l’éloquence passionnée qu’on lui connaît, éloquence persuasive parfois, mais bien
dangereuse d’un apôtre défendant le Dieu de pardon à coups de ce crucifix fait pour être
adoré et non pour servir de casse-tête.
Comme conclusion : je trouverai toujours
regrettable de voir
un réel talent se perdre en de pareilles polémiques, et je rappellerai à ceux qui
verraient un livre redoutable dans le Testament d’un antisémite que
toujours la violence même et la précipitation avec lesquelles ils sont lancés empêchent
les traits les mieux acérés de porter juste.
Toutes les fois qu’an homme mal élevé écrit quelques mots grossiers, qu’il les fait
imprimer avec soin, il se trouve toujours un amoureux du banal qui le baptise
rabelaisien ; c’est une affaire jugée par beaucoup de gens que l’œuvre de Rabelais n’est
qu’un recueil de gros mots dont l’ancienneté seule fait le mérite. Les idées sont
également arrêtées sur son image ; on le veut éclatant de rire, montrant des crocs
aigus, l’œil effronté, la joue rebondie supportée par un triple menton ; un peu comme
ces moines qui font la joie des amateurs d’estampes à bon marché. Si Rabelais osait se
présenter parlant le langage du savant qu’il était, avec la véritable figure que la
nature
lui avait donnée, on le chasserait évidemment de
partout comme un usurpateur en lui disant : Vous n’êtes pas Rabelais ! Dites-nous des
ordures, enivrez-vous, courez après les filles, faites des plaisanteries de
commis-voyageur du temps de Louis-Philippe, et vous serez le seul, l’indiscutable auteur
de Pantagruel, le curé de Meudon qu’on nous a si bien fabriqué que nous n’y voulons rien
changer !
Heureusement qu’il est des chercheurs qui n’admettent pas que les opinions toutes
faites, et le livre que M. Arthur Heulhard, à qui nous devons déjà Rabelais légiste et
Rabelais chirurgien, est là pour le prouver. En un superbe volume qu’il a intitulé :
Rabelais, ses voyages en Italie, son exil à Metz, M. Heulhard a réuni
plus de vérités qu’il n’en faut pour qu’on puisse mieux apprécier ce grand méconnu,
inconnu, hélas ! par ceux qui le jugent si sévèrement.
On cite volontiers, à l’appui de cette opinion que le livre de Rabelais n’est qu’une
suite « d’ordures », ces mots de La Bruyère : « C’est le charme de la
canaille »
. On oublie d’ajouter que le même La Bruyère dit : « Où il
est bon il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent ; il peut être le mets des plus
délicats. »
Il n’en faut pas davantage pour confirmer cette opinion que
La Bruyère, sensible aux détails de Pantagruel, n’en a saisi ni l’ensemble
ni la portée. Il aurait oublié, avec bien d’autres, que, ne pouvant
dire toute sa pensée dans son temps, Rabelais lui a donné une enveloppe qui seule
pouvait la faire parvenir aux hommes de l’avenir à qui elle s’adressait. Car les grands
esprits, inaccessibles pour la plupart du temps à leurs contemporains, en sont réduits,
pour ainsi dire, à mettre leurs lettres à la poste à destination de la postérité. Il
leur faut dissimuler, sous l’épaisseur de l’enveloppe, les valeurs qu’elles renferment
et qui ne peuvent enrichir que ceux des siècles futurs qui sauront les comprendre. Les
lettres de Rabelais, encore fermées au temps de La Bruyère, peuvent être ouvertes
aujourd’hui et comprises par nous qui en somme les destinataires. C’est ce que prouve le
livre érudit et intéressant de M. Heulhard.
Fouillant partout, en France comme en Italie, comme en Piémont, comme à Metz, les
papiers d’État, les archives municipales, les correspondances diplomatiques et
littéraires, consultant les poésies, les monuments, les estampes, l’auteur a suivi
Rabelais dans toutes ses pérégrinations, depuis ses voyages à Rome jusqu’à sa fuite à
Metz, quand la Sorbonne menaçante songeait, peut-être à lui faire partager le bûcher
d’Étienne Dolet.
Ces voyages d’Italie, en compagnie du cardinal
Jean
Du Bellay, nous montrent l’importance que la cour attachait à l’opinion de Rabelais
comme savant et comme diplomate. En effet, dans son voyage à Rome il ne s’agit rien
moins que d’engager le Pape à rompre le mariage de Catherine d’Aragon avec Henri VIII ;
en un mot, à retirer à l’Espagne le crédit que lui donnait en Angleterre une souveraine
tante de Charles-Quint. Rien de plus curieux que de suivre Rabelais dans ces ambassades
où il manque d’être assassiné en même temps que le cardinal Du Bellay. Chemin faisant,
le soi-disant curé de Meudon étudie l’antiquité, les mœurs, tout jusqu’aux plantes des
pays qu’il traverse, notant tout ce qui doit enrichir ce microcosme qui est son livre.
Tout y passe et l’on peut facilement retrouver dans Gargantua ou
Pantagruel les précieuses remarques, fruits de ces voyages ; il
s’occupe de tout, même d’architecture, comme dans son abbaye de Thélème, si bien
reconstituée par les dessins de M. Léon Dupray. Il discute sur tout, renseigne sur tout,
débordant de science et la cachant sous des plaisanteries pour se la faire pardonner par
les jaloux de son temps.
Je ne puis qu’esquisser ce livre si complet, et je passe rapidement sur bien des faits
pour arriver à l’époque où Rabelais se rapproche de Guillaume Du Bellay, seigneur de
Langey, frère de Jean. C’est ce héros qui lui sert de modèle pour son Pantagruel ; le
récit de sa vie intime avec lui
est des plus curieux et des
plus complets, car Rabelais ne le quitte que lorsqu’il meurt, et, savant chirurgien,
après avoir fait son autopsie dont on possède le rapport. Je passe aussi sur le séjour
de Rabelais à Metz, fuyant la Sorbonne parce qu’il vient de publier « le tiers livre »,
et y écrivant le quatrième.
Je termine enfin par la révélation, d’un Rabelais inconnu pour beaucoup, de Rabelais
devenu père. Rabelais, et le fait est bien prouvé, avait un enfant, né à Lyon ; il
l’avait reconnu et nommé Théodule ; le pauvre Théodule mourut âgé de deux ans, et aux
larmes que versent les amis de Rabelais, il est permis de croire que celui à qui on a
infligé un éclat de rire perpétuel ne rit pas pendant toute sa vie ; son ami intime,
prêtre comme lui, faisant partie comme lui du cénacle de Marguerite de Navarre, a laissé
sur ce petit mort des élégies, des distiques des plus touchants ; on y respire le parfum
de l’antiquité ; je copie l’épitaphe traduite d’élégants vers latins :
À Théodule Rabelais, mort âgé de deux ans
Tu demandes qui repose en ce tombeau si petit ? C’est le petit Théodule ; à la
vérité, en lui tout est petit, âge, forme, yeux, bouche, enfin pour le corps c’est un
enfant. Mais il est grand par son père, le savant, l’érudit, versé
dans tous les arts qu’il convient que connaisse un homme bon, pieux
et honnête. Ce petit Théodule les aurait tous tenus de son père, si le destin l’avait
fait vivre.
Rabelais père et père malheureux, ce n’est pas une des moindres révélations que
renferme ce beau et bon livre qui pourrait servir de réhabilitation à Rabelais à tous
les points de vue, si Rabelais pouvait en avoir besoin
Je ne sais rien de plus intéressant que la vie d’un grand artiste racontée sincèrement
par lui-même. Dans toutes ces lettres, c’est Flaubert qui revit, le Flaubert familier,
enjoué, inquiet, que nous avons connu. Que de choses dans ce volume de lettres écrites,
à Bouilhet, Feydeau, Georges Sand, Baudelaire, Goncourt, etc. Il y parle de tout, de ses
impressions journalières, de ses projets, de ses voyages, de ses œuvres et surtout du
tourment qu’elles lui donnent. À propos de Salammbô il écrit à Ernest
Feydeau :
Samedi soir.
Mon vieux Brrulant,
Si je ne t’ai pas écrit, c’est que je n’avais absolument rien à te dire.
Je travaille comme quinze bœufs. J’ai bientôt, depuis
que
je ne t’ai vu, fait un chapitre, ce qui est énorme pour moi. Mais que j’ai de mal ! Me
saura-t-on gré de tout ce que je mets là-dedans ? J’en doute, car le bouquin ne sera
pas divertissant, et il faudra que le lecteur ait un fier tempérament pour subir
400 pages (au moins) d’une pareille architecture.
Au milieu de tout cela, je ne suis pas gai. J’ai une mauvaise humeur continue. Mon
âme, quand je me penche dessus, m’envoie des bouffées nauséabondes. Je me sens
quelquefois triste à crever. Voilà.
Ce qui ne m’empêche pas de hurler du matin au soir à me casser la poitrine. Puis le
lendemain, quand je relis ma besogne, souvent j’efface tout et je recommence ! Et
ainsi de suite ! L’avenir ne me présente qu’une série infinie de ratures, horizon peu
facétieux. Tu féliciteras de ma part ce bon Théo sur sa croix d’officier ; je ne lui
ai pas écrit par bêtise ; et tu lui diras que je pense souvent à lui et que je
m’ennuie de ne pas le voir. Ce qui est vrai.
Encore à propos de Salammbô, une lettre adressée au même :
… J’en ai fini avec mes notes et je vais m’y mettre cette semaine, où dès que tu
seras parti de céans ! Il faut bien se résigner à écrire.
Je suis un peu remonté, à la surface du moins. Car, au fond, je suis bougrement
inquiet. Plus je vais et plus je suis poltron. Je n’ose plus. (Et
tout est là : oser !) Ce qui n’empêche pas que le susdit roman ne soit la preuve d’un
toupet exorbitant. Et puis, comme le sujet est très beau, je m’en méfie énormément, vu
que l’on rate généralement les beaux sujets. Ce mot, d’ailleurs, ne veut rien dire,
tout dépend de l’exécution. L’histoire d’un
pou peut être
plus belle que celle d’Alexandre. Enfin ! nous verrons.
Adieu, cher vieux, à samedi. Nous taillerons, j’imagine, une fière bavette. Mais je
ne parlerai nullement de Carthage, parce que parler de mes plans me trouble. Je les
expose toujours mal. On me fait des objections et je perds la boule.
Je reproduis ce fragment, qu’on trouvera peut-être un peu trop gaulois, mais qui, mis à
côté des délicatesses du grand écrivain, donne bien idée des oppositions de cette nature
exubérante, exagérée par instants autant qu’elle était mesurée par d’autres. Il écrit à
Bouilhet en route pour Carthage :
… Je me suis trouvé extrêmement seul à Marseille pendant deux jours. J’ai été au
musée, au spectacle. J’ai visité les vieux quartiers ; j’ai fumé dans les cabarets
écartés, au milieu des matelots, en regardant la mer.
La seule chose importante que j’ai vue jusqu’à présent, c’est Constantine, le pays de
Jugurtha. Il y a un ravin démesuré qui entoure la ville. C’est une chose formidable et
qui donne le vertige. Je me suis promené au-dessus à pied et dedans à cheval. C’était
l’heure où sur le boulevard du Temple la queue des petits théâtres commence à se
former. Des gypaètes tournoyaient dans le ciel.
En fait d’ignoble, je n’ai rien vu d’aussi beau que trois Maltais et un Italien (sur
la banquette de la diligence de Constantine) qui étaient saouls comme des Polonais,
puaient comme des charognes et hurlaient comme des tigres. Ces messieurs faisaient des
plaisanteries et des
gestes obscènes, le tout accompagné de
pets, de rots et de gousses d’ail qu’ils croquaient dans les ténèbres, à la lueur de
leurs pipes. Quel voyage et quelle société ! C’était du Plaute à la douzième
puissance. Une crapule de 75 atmosphères.
J’ai vu à Philippeville, dans un jardin tout plein de rosiers en fleurs, sur le bord
de la mer, une belle mosaïque romaine représentant deux femmes, l’une assise sur un
cheval et l’autre sur un monstre marin. Il faisait un silence exquis dans ce jardin ;
on n’entendait que le bruit de la mer. Le jardinier, qui était un nègre, a été prendre
de l’eau dans un vieil arrosoir et il l’a répandue devant moi pour faire revivre les
belles couleurs de la mosaïque, et puis je m’en suis allé.
Et enfin cette lettre, si touchante dans sa simplicité, adressée à Maxime Du Camp pour
lui apprendre la mort de Louis Bouilhet :
Ses sœurs sont venues de Cany lui faire des scènes religieuses et ont été tellement
violentes qu’elles ont scandalisé un brave chanoine de la cathédrale. Notre pauvre
Bouilhet a été superbe, il les a envoyées promener. Quand je l’ai quitté pour la
dernière fois, samedi, il avait un volume de Lamettrie sur sa table de nuit, ce qui
m’a rappelé mon pauvre Alfred Le Poitevin lisant Spinoza. Aucun prêtre n’a mis le pied
chez lui. La colère qu’il avait eue contre ses sœurs le soutenait encore samedi, et je
suis parti pour Paris avec l’espoir qu’il vivrait longtemps. Le dimanche, à cinq
heures, il a été pris de délire et s’est mis à faire tout haut le scénario d’un drame
moyen âge sur l’Inquisition ; il m’appelait pour me le montrer et il en était
enthousiasmé. Puis un tremblement l’a saisi, il a balbutié : Adieu ! Adieu ! en se
fourrant la tête sous le menton de Léonie, et il est mort
très doucement. Le lundi matin, mon portier m’a réveillé avec une dépêche m’annonçant
cela en style de télégraphe. J’étais seul, j’ai fait mon paquet, je t’ai expédié la
nouvelle.
……………………………………………………………………………………………
Moi et d’Osmoy, nous avons conduit le deuil, il a eu un enterrement très nombreux.
Deux mille personnes au moins ! Préfet, procureur général, etc., toutes les herbes de
la Saint-Jean. Eh bien ! croirais-tu qu’en suivant son cercueil je savourais très
nettement le grotesque de la cérémonie ; j’entendais les remarques qu’il me faisait
là-dessus ; il me parlait en moi, il me semblait qu’il était là, à mes côtés, et que
nous suivions ensemble le convoi d’un autre. Il faisait une chaleur atroce, un temps
d’orage. J’étais trempé de sueur et la montée du cimetière monumental m’a achevé. Son
ami Gaudron avait choisi son terrain tout près de celui du père Flaubert, Je me suis
appuyé sur une balustrade pour respirer. Le cercueil était sur les bâtons, au-dessus
de la fosse. Les discours allaient commencer (il y en a eu trois) ; alors j’ai
renâclé ; mon frère et un inconnu m’ont emmené. Le lendemain, j’ai été chercher ma
mère à Serquigny. Hier, j’ai été à Rouen prendre tous ses papiers ; aujourd’hui, j’ai
lu les lettres qu’on m’a écrites, et voilà ! Ah ! cher Max, c’est dur !
Voilà des lettres qui feront mieux connaître Flaubert que tous les récits, toutes les
biographies qui ont été écrits et qu’on écrira sur lui.
Le général Thoumas, dont nous avons à plusieurs reprises signalé le beau travail sur
l’exposition rétrospective militaire du ministère de la guerre en 1889, a fait paraître
chez Calmann-Lévy un très intéressant volume sur Le Maréchal Lannes. La
vie intime, militaire et politique du duc de Montebello y est suivie pour ainsi dire pas
à pas, étape par étape. On le voit en Italie, en Égypte, puis encore en Italie, à Ulm,
Austerlitz, Eylau, en Espagne, à Ratisbonne, et enfin à Essling. Les détails de cette
dernière bataille, où Lannes devait recevoir une blessure mortelle, sont
particulièrement intéressants ; le récit de sa discussion avec Bessières, des traits de
caractère à côté de faits militaires jugés et expliqués par
un militaire, augmentent l’intérêt de cette publication qui met en lumière une des plus
grandes gloires de l’épopée impériale. Bien des pages seraient à citer de ce livre
éloquent, aussi intéressant par son côté littéraire que par son importance documentaire.
Parmi les pièces justificatives je trouve, à la suite d’une note du docteur Lanfranc,
qui assista à l’amputation, à l’agonie et à la mort d’un héros, les pages suivantes
qu’il adressait au docteur Corvisart.
Lannes venait de demander à voir l’Empereur ;
M. Saint-Mars parti sur-le-champ, rencontra l’Empereur et lui dit tout. L’Empereur
répondit qu’il allait se rendre chez le maréchal. Dans cet intervalle M. le maréchal
éprouvait une faiblesse de cinq ou six minutes avec perte absolue de connaissance.
MM. Larrey et Yvan arrivèrent ; nous nous empressâmes de ranimer ses sens, je
promenais un flacon d’ammoniaque sous ses narines, lorsqu’il se ranima brusquement. Il
m’aperçut tenant le flacon et aussitôt s’écria avec fureur :
« Comment, drôle ! mettre sous le nez d’un maréchal d’Empire des cochonneries ! Mes
aides de camp, quarante grenadiers, qu’on traîne cet homme dehors par les cheveux ! »
À l’instant, je me montrai docile, je sortis. M. le maréchal parut se calmer ; une
demi-heure après l’Empereur arriva. Il aborda, avec l’expression de la plus profonde
douleur, le lit de M. le maréchal, et M. le maréchal s’écria : « Ah ! voilà
l’Empereur. » Et, au même moment, il lui dit : Ce drôle qui m’a empoisonné, Sire !
qu’il ne rentre plus chez moi ! » L’Empereur demanda à M. Paulet les motifs de ce
propos, on les lui rapporta.
L’Empereur resta une demi-heure avec MM. Paulet, Larrey,
et Yvan, auprès de M. le maréchal, dont le délire ne discontinua pas. Il demanda à
être-seul avec l’Empereur. MM. les chirurgiens se retirèrent et l’Empereur passa
encore une demi-heure avec le maréchal, puis il sortit. MM. Larrey et Yvan
retournèrent auprès du malade. L’Empereur était dans l’antichambre, avec ses aides de
camp et ceux de M. le maréchal, où je me trouvais aussi avec M. Paulet. « Le maréchal,
dit-il, a voulu me parler et n’a rien pu me dire de suivi. » Il s’adressa ensuite à
M. Paulet en lui demandant ce qu’était cette maladie. M. Paulet lui répondit : « Sire,
une fièvre pernicieuse très grave. » M’apercevant derrière M. Saint-Mars, qui me
pressait pour me porter en avant, il demanda qui j’étais. M. Paulet lui répondit que
j’étais un des médecins de sa maison, celui dont se plaignait M. le maréchal. Alors il
me dit : « Ce n’est rien… Que pensez-vous de cette maladie ? — Sire, c’est une fièvre
pernicieuse, mortelle par sa nature. » Il manifesta un mouvement de peine et de
surprise et partit au même instant.
À minuit, un officier vint nous prévenir que le docteur Franck se rendait auprès de
M. le maréchal par ordre de l’Empereur il arriva à une heure et demie. Nous lui
contâmes ce qui s’était passé ; il observa le malade et il dit que M. le maréchal
périssait d’une fièvre pernicieuse contre laquelle on avait tout employé ; il passa le
reste de la nuit avec nous et jusqu’après la mort de M. le maréchal.
Le 31 mai, à six heures du matin, M. le maréchal n’existait plus. Un quart d’heure
après, l’Empereur se présenta à cheval à la porte de l’habitation de M. le maréchal.
Le général Frère accourut annoncer à l’Empereur la mort de M. le maréchal. L’Empereur
resta à cheval ; il parut consterné ; quatre ou cinq secondes après, il demanda à
quelle heure était mort M. le maréchal, s’il avait été
très
agité. Le général Frère répondit qu’il avait été très agité la veille et auparavant.
— L’Empereur : « Mais comment donc, Yvan ! pourquoi ne pas m’avoir averti avant son
délire ? — Sire, le délire n’a paru qu’hier quelques instants avant votre arrivée
auprès de M. le maréchal. » Personne n’osa démentir cette assertion. L’Empereur
demanda ensuite le docteur Franck : il se présenta. « Eh bien ! de quoi est mort le
maréchal ? — Sire, d’une fièvre pernicieuse contre laquelle on a tout employé… »
L’Empereur parut frappé d’une profonde douleur, il ordonna que le corps de M. le
maréchal fut embaumé, il resta quelques instants dans le silence, qu’il rompit ensuite
en disant : « Au surplus, tout finit comme ça ! » Il partit aussitôt.
Quelle page d’histoire dans le récit de ce simple chirurgien ! C’est à l’aide de
documents de cette valeur que M. le général Thoumas a écrit son livre, le meilleur et le
plus complet qui ait été publié sur Lannes.
M. Edmond Rousse, de l’Académie française, vient de publier chez Hachette, dans la
collection des grands écrivains français, un volume sur Mirabeau. C’est
le résumé le plus complet que je connaisse de la vie tumultueuse et désordonnée du grand
orateur français.
Comme le dit très justement M. Rousse, pour le débrouiller et le voir comme il est, à
travers les fables de la politique et les mensonges des partis, ce n’est pas lui seul
qu’il faut connaître ce sont tous les siens ; et l’auteur nous montre cette étrange
famille, dont l’histoire complète se trouve admirablement détaillée dans l’ouvrage de
M. de Loménie.
Pour résumer la belle étude de M. Edmond Rousse, j’en citerai la première et la
dernière page. Voici l’introduction :
Une phrase et un geste ; quand j’étais jeune, c’est tout ce que nous savions de
Mirabeau : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple,
et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes… »
Une belle phrase, qui sonne bien — et qui n’a peut-être jamais été dite ; — un geste
superbe, que depuis cent ans de grands artistes ont, à l’envi, rendu populaire.
Ce bras étendu, cette main menaçante, cette grosse tête poudrée, ces grosses lèvres
bouffies d’éloquence ; ce gros corps planté fièrement, cette laideur tumultueuse et
trapue enfoncée dans les plis corrects de l’habit à la française, relevée par
l’ pompeuse de la coiffure à la mode, et prenant dans ces atours solennels
je ne sais quelle majesté emphatique, colossale et bizarre : c’est ainsi que cette
image était restée dans ma mémoire, comme le pendant démocratique de Louis XIV entrant
tout botté dans la grande chambre du Parlement.
Ajoutez à ce tableau la figure élégante et frêle du marquis de Dreux-Brézé dans son
costume de cour, avec le chapeau à plumes et les talons rouges, s’effaçant devant
l’habit noir du Tiers-État comme le fantôme de la royauté devant l’apparition soudaine
du peuple. Voilà, sans l’envisager de plus près, dans quel cadre, dans quelle auréole
nous avions entrevu Mirabeau.
Voici la conclusion que je suis malheureusement obligé d’écourter :
Que serait devenu Mirabeau s’il eût vécu ? On a dit
souvent qu’il aurait été une des premières victimes de la Terreur… Je n’en crois
rien ; — il n’aurait pas attendu la Terreur… Avec beaucoup de courage, c’était l’homme
le plus pratique qui fût au monde. « Si vous faites une loi contre les émigrants,
avait-il dit un jour à l’Assemblée, je jure de n’y obéir jamais !… » Il aurait tenu
son serment. Je le vois assez clairement sortant de France après le 10 août, « ne
voulant pas se perdre » avec un prince qui n’avait pas su se laisser sauver,
adressant, de Londres ou de Philadelphie, de belles lettres au peuple français pour
lui conseiller la justice et la clémence. Puis, sans trop d’efforts, je le trouve
quinze ans après, mûri par les événements, désabusé des chimères démocratiques de sa
jeunesse, épris de Napoléon comme il l’avait été du grand Frédéric ; dignitaire un peu
gênant de l’Empire ; ambassadeur en Russie à la place de Caulaincourt, ou ministre des
affaires étrangères après la disgrâce de Talleyrand. L’Empereur n’aurait pas eu besoin
d’anoblir. Tout au plus l’aurait-il fait duc. Il était comte par droit de
naissance.
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Aucun nom ne marque mieux que le sien, dans cette fin de siècle tragique, la limite
qui sépare le temps où il a vécu des années effroyables qui l’allaient suivre.
Vainement tenterait-on d’enchaîner ensemble ces deux époques et de les river l’une à
l’autre. Les choses humaines ont rarement cette unité symétrique et tranchante que nos
passions, notre orgueil ou nos intérêts d’un jour leur voudraient donner. « L’histoire
date ses justices », a dit Michelet. Jamais, malgré toutes leurs fautes, elle ne
confondra les rêveurs courageux, les révoltés éloquents de la Constituante, avec les
furieux du 10 août, les égorgeurs de Septembre et les bourreaux de la Terreur. Jamais
elle n’accouplera, dans ses sentences,
le nom de Mirabeau
avec les noms sinistres de Danton, de Robespierre et de Marat « L’histoire date ses
justices !… »
Il était intéressant de voir le grand orateur jugé par un homme qui, mieux que tout
autre, a prouvé qu’il savait jusqu’où peut s’élever l’éloquence.
— « Soldats, rappelez-vous que vous êtes braves, et surtout que vous êtes trois contre
un ! » Ainsi parlait un roi de féerie dont j’ai oublié le nom, et ses prudentes paroles
pourraient être inscrites en grandes lettres sur les drapeaux de la triple alliance.
Peut-être bien que les liens de cette association un peu relâchés aujourd’hui, seraient
bien vite dénoués, si les peuples se souciaient un peu plus de se connaître et
consentaient à ne pas accepter de leurs gouvernements ou de leurs gaze tiers des
opinions toutes faites. Ces réflexions me sont inspirées par la lecture d’un excellent
ouvrage : Français et Anglais, de Philip Gilbert Hamerton, dont
M. G. Labouchère vient de nous donner la traduction en deux volumes.
Certes l’auteur est Anglais et bien Anglais de
cœur et
d’esprit ; néanmoins il a vécu en France assez pour être impressionné par la différence
de nos mœurs avec celles de son pays, assez peu aussi pour s’y être habitué. En sorte
que son œil, juste autant que son esprit, a gardé cette première vision si précieuse et
si difficile à conserver pour bien juger. On est tout d’abord étonné, un peu douteur
quand M. Hamerton vous dit : — Vous êtes ainsi, vous vous tenez de telle façon. On ne
peut pas se croire aussi étrange, aussi imparfait : on ressent l’étonnement qu’on
éprouve quand un reflet de glaces vous montre de dos ou de profil à vous-même. Tout
d’abord on hésite à se reconnaître, on se croyait ou mieux ou plus mal, mais point
ainsi ; il faut en prendre son parti, tout comme on le prend quand on a tourné quelques
pages de ce livre qui n’est pas une étude lourde et prétentieuse, mais une série
d’observations présentées avec humour et légèreté sur toutes choses de la vie morale et
matérielle.
Les grandes divisions de cette étude sont : l’éducation, le patriotisme, la politique,
la religion, les vertus, la coutume, la société, le succès, etc., parties qui se
subdivisent en très curieux chapitres sur la tempérance, le confort, le décorum, le
luxe, les rapports sociaux, le formalisme, l’art, l’orgueil patriotique, etc., etc. Tous
les parallèles sont très consciencieusement établis et c’est là le côté vraiment utile
de ce livre.
Ce n’est pas seulement les erreurs françaises sur les
habitudes et le tempérament du peuple anglais, que M. Hamerton enregistre dans son
livre, ce sont aussi les clichés qui circulent sur nous, de l’autre côté de la Manche.
Voici, par exemple, l’abrégé d’un passage très curieux. C’est l’auteur anglais qui
parle :
« C’est une opinion fort accréditée en Angleterre, que la religion est “odieusement
et stupidement persécutée” en France, mais on se garde bien de protester contre le
traitement que le gouvernement italien inflige aux ordres monastiques. Et puis, c’est
toujours la vieille histoire de la paille et de la poutre. En France, l’Église
catholique a été dépouillée par le pouvoir séculier, qui lui paye comme dédommagement
deux millions de livres sterling par an, et se charge de la réparation des édifices
diocésains. En Angleterre, l’Église catholique a été dépouillée par le pouvoir
séculier, qui ne répare rien du tout, et ne lui paye pas un centime.
Les pasteurs et les rabbins français reçoivent un salaire de l’État « persécuteur » ;
le gouvernement anglais ne donne rien aux cultes dissidents. Les processions
catholiques sont interdites dans plusieurs villes françaises ; en Angleterre, on ne
les tolère nulle part. En France, un catholique peut être chef de l’État ; en
Angleterre, il y a une loi qui le défend. Le gouvernement français
conserve des relations amicales avec le Saint-Siège ; celui-ci n’est
pas représenté à la Cour de Saint-James.
On accuse le gouvernement français de persécution et de tyrannie pour avoir exilé les
prétendants, après les avoir tolérés pendant seize ans. Le gouvernement anglais a
toujours laissé les prétendants en exil, et le dernier s’est éteint en terre
étrangère.
Une autre anomalie, à la fois curieuse et regrettable, est l’hostilité instinctive
des républicains à l’égard de l’Angleterre. Cette haine se mesure au degré de
républicanisme. Le modéré n’aime guère l’Angleterre, le progressif la déteste, le
radical l’a en horreur. Il n’y a pas à raisonner avec ces passions. L’Angleterre est
nominalement une monarchie, c’est vrai, mais — tout Français éclairé devrait le
savoir — elle a donné en réalité l’exemple des libertés publiques.
Ce qui explique peut-être ces anomalies, c’est que l’ancienne antipathie, qui faisait
verser jadis des flots de sang, a pris maintenant la forme d’une jalousie réciproque.
Aucun des deux peuples ne peut supporter de voir l’autre libre et prospère. Ajoutez
aussi le mépris pour les neutres, qui, dans les temps difficiles, se traduit par une
haine plus violente que la haine de l’ennemi. Le libre penseur français garde la
neutralité entre deux religions, et l’Anglais, ami de la liberté
politique, est regardé en France comme un neutre, parce qu’il n’a ni
la virulence de l’intransigeant, ni les rancunes du réactionnaire. »
On voit rien qu’à ce fragment quel est l’esprit général du livre. Aux yeux de l’auteur,
les deux peuples peuvent et doivent s’entendre, mais il ne le leur prêche pas ; il se
contente de leur montrer leurs vices et leurs défauts et la conclusion se déduit
d’elle-même ; Français ou Anglais, ne vous méprisez ni les uns ni les autres, car si vos
imperfections ne sont pas les mêmes, elles forment un total à peu près égal sur les deux
rives du bras de mer qui vous séparent. Vous Français, vous vous croyez plus sobres que
nous parce que vous vous grisez autrement ; votre vin est plus sain que notre bière,
mais vous prenez des spiritueux ; il est vrai que, sous le rapport de la boisson,
l’Angleterre est le pays des extrêmes ; l’ivrognerie y est plus dangereuse et plus
brutale ; mais cette horrible coutume a produit une réaction en sens contraire, et il y
a beaucoup plus de buveurs d’eau en Angleterre qu’en France. Les Français font des repas
plus copieux que les Anglais, mais ils se mettent moins fréquemment à table. En
Angleterre, tout est pour le luxe de la table, beau linge, magnifiques assiettes,
domestiques imposants et tout cela pour un gigot et quelques pommes de terre bouillies.
Tel est le
résumé d’une de ces pages bourrées de notes prises
sur toutes choses.
Je regrette de ne pouvoir donner idée des mille observations qui fourmillent dans ce
livre et dont celles qui concernent la moralité des deux peuples offrent le plus grand
intérêt. Je trouve à propos de la propreté en Angleterre cette phrase charmante :
« Quant aux indigents qui sont misérablement vêtus, M. Galton a démontré que la
malpropreté était pour eux une nécessité par le froid ; c’est la camisole du
pauvre. »
Je quitte à regret, je le répète, cet ouvrage que je voudrais citer en entier et qui,
malheureusement, n’a pas de similaire en France ; il y aurait, par de semblables
publications d’utiles leçons, à recevoir et à se donner entre deux peuples qui ne sont,
au fond, séparés que par de vieux préjugés et un mal de mer ;
Je terminerai cet article par une phrase qui me revient à la mémoire et qui sert de
conclusion à une étude sur la tenue extérieure du Français et de l’Anglais :
« Les gentlemen français, dans leurs rapports avec des inférieurs, emploient
souvent des termes d’une politesse excessive pour éviter une trop grande familiarité,
et ils sont
parfaitement compris. Avec les habitudes
anglaises, l’excessive politesse semblerait peu naturelle, et l’Anglais se défend au
moyen d’une froide réserve. Les manières des individus représentent toujours un idéal
quelconque ; en Angleterre, c’est la dignité ; en France, c’est la grâce qui est
l’objectif. »
Voilà qui est précieux à recueillir de la bouche d’un Anglais.
Voici, dit Alphonse Karr, ce qu’on pronostiqua sur moi à mes parents :
« Comme les hommes n’appellent sages que ceux qui ont précisément la même folie
qu’eux, il risquera fort de passer pour fou, ayant aussi sa folie, mais sa folie à
lui ; n’ayant jamais la folie régnante du moment, il marchera le plus souvent à
l’encontre de la foule ; ses côtes sont vouées aux coudes des passants. Il ne réussira
à rien, ni en politique, ni en littérature.
« Jamais il ne sera porté par une coterie, jamais il ne pourra partager la fortune
d’un parti ; il marchera seul, et à la fin de sa vie, il
se
sera promené et ne sera pas arrivé. Vous serez bien heureux s’il ne passe pas pour un
ennemi public et s’il n’est pas traité comme tel. Il peut compter sur deux choses ; la
haine des méchants intelligents et le dédain des méchants imbéciles. »
Le pronostic ne s’est réalisé qu’en partie. Alphonse Karr a vécu volontairement loin du
monde, et il a eu tort ; un philosophe qui étudie l’humanité ne doit pas la voir de trop
loin, le détail en est précieux ; mais quand il dit qu’il s’est promené sans être
arrivé, il a raison, car il eût été bien autrement apprécié de la foule s’il eût fait ce
qu’on appelle un métier de la littérature, s’il eût pratiqué les lettres comme un
employé va à son bureau, de telle heure à telle heure, et ne s’occupant que d’une chose
toute sa vie, politique, poésie ou critique à son choix. Malheureusement pour lui,
heureusement pour nous, son esprit a voltigé à droite et à gauche, sans direction, un
peu comme font ses guêpes, prenant son miel où le vent le poussait, et sans s’inquiéter
des rancunes que lui préparaient les piqûres qu’il distribuait sur son passage.
Il a eu cent fois raison encore l’oracle qui a dit qu’Alphonse Karr pouvait compter sur
la haine des méchants intelligents et le dédain des méchants imbéciles. Il suffit de
lire ce qui a été
écrit sur ce grand homme d’esprit, au
lendemain de sa mort. Il est de vivaces rancunes !
Mais le pronostic que je viens de citer est incomplet, car il eût pu dire aussi qu’à
côté des ennemis irréconciliables que l’auteur des Guêpes se ferait, il
surgirait aussi un groupe d’amis de l’homme (le Figaro en tête), qui
avait si bien défendu le bon sens français, et que ceux-là voudraient lui laisser un
souvenir de leur sympathie. Cette marque d’estime, de reconnaissance, vient de lui être
donnée littérairement, et c’est lui-même, Karr, qui en a fourni le marbre, le bronze et
la forme. Dans le monument qui sera élevé au grand sculpteur Barye, le Comité a choisi
les meilleures de ses œuvres pour lui en faire un piédestal. Les amis d’Alphonse Karr,
guidés par son éditeur et son ami Calmann Lévy, ont fait de même.
Aujourd’hui ce projet est réalisé et j’ai sous les yeux ce beau volume :
l’Esprit d’Alphonse Karr, rempli de tant de charmantes et grandes
pensées. Car Alphonse Karr n’est pas seulement un homme d’esprit dans le sens du mot,
c’est aussi un philosophe et un philosophe doué d’une grande sensibilité de cœur,
quoiqu’on en ait dit. Celui qui a écrit : « Si un homme n’a jamais prié, il n’a
pas besoin d’ajouter qu’il n’a jamais vu en danger une personne qu’il aimait : — Je le
savais »
, n’est pas un de ces sages égoïstes qui n’ont vu et
aimé qu’eux-mêmes dans la vie. Il adorait « ses petits », comme il
disait, mais il savait aimer et défendre ses amis dignement et sans que son esprit
perdît ses droits. Témoin ce passage relatif à Lamartine qu’il aimait tendrement, bien
qu’il l’eût maintes fois critiqué :
« Louis-Philippe était en fuite. Lamartine, pendant quelque temps, garda à peu près
seul du courage en France, et beaucoup de gens espéraient qu’il trahirait le nouvel
ordre de choses ; mais quand ils virent que ce n’était pas un traître, ils lui
retirèrent leur estime et leur confiance. Il rentra dans la vie privée : d’abord il
lui fallut se défendre : on imprimait qu’il avait volé des millions ; il prouva qu’il
n’avait rien volé ; ce fut le dernier coup porté à sa considération. En effet, s’il
avait volé trois ou quatre millions, on aurait eu l’espoir de lui en sous-voler la
moitié ; mais il prouva qu’il avait achevé de se ruiner, et il se remit à faire des
livres pour payer ses créanciers et pour vivre ».
Quel beau plaidoyer en quelques lignes où passe l’esprit de Voltaire et de Diderot, et
quel bel éloge de Lamartine et d’Alphonse Karr à la fois ! Je referme à regret ce beau
et bon livre qui referme tant de belles, vives et justes pensées, et dont la préface,
que lui-même a écrite, est un
charmant échantillon. En les
lisant, on ne pense pas à les , à les critiquer ; on n’a qu’une idée : les
transcrire ou les répéter. Sans chercher à amoindrir le mérite de celui qui a si
judicieusement choisi dans l’œuvre d’Alphonse Karr les maximes qui remplissent ce
volume, je dois ajouter, en terminant, qu’il eût suffi d’ouvrir au hasard les livres
qu’il a écrits et que chaque page eût laisser échapper comme d’elle-même ces pensées à
qui le présent ferait un bien autre accueil si elles étaient signées d’un nom du passé ;
car malgré son apparent amour pour les jeunes et les vivants, le public n’aime guère que
ceux qui ne sont plus là. « — J’ai eu la curiosité de rechercher dans les livres
les plus anciens : je n’ai pas trouvé un seul écrivain qui ne regrettât le passé et ne se plaignît du présent, que nous
regrettons aujourd’hui qu’il est devenu passé à son
tour. »
Je n’ai pas cru pouvoir mieux terminer qu’en citant encore Alphonse Karr.
La célébration du centenaire de cet homme, qui a eu le génie du théâtre de son temps,
va faire couler bien de l’encre mêlée d’un peu de fiel ; pendant que les uns s’apprêtent
à fêter la mémoire de l’auteur si prodigieusement fécond qui a écrit ces étincelantes
comédies qui s’appellent : la Camaraderie, le Verre d’eau,
Une chaîne, Bertrand et Raton, pour le Théâtre-Français,
les superbes poèmes du Prophète, de la Juive, des
Huguenots, pour l’Opéra ; des centaines de comédies-vaudevilles pour le
Gymnase, les autres fourbissent dans l’ombre, pour les remettre bientôt en lumière, tous
les clichés, entre autres les célèbres vers :
que Scribe n’a jamais écrits ainsi, et qui appartiennent en propre à la
prosodie de Meyerbeer ; Scribe s’indignait de la mauvaise foi de ceux qui lui
attribuaient ces sottises : — Tous ces gens-là, disait-il un jour de nervosité (à un de
ses collaborateurs, dont les notes fournissent les renseignements qui vont suivre), tous
ses gens-là tirent mille bêtises de leurs propres cerveaux, ils me les mettent sur le
dos, et quand ils m’ont prêté toutes leurs inepties, ils disent : Dieu qu’il est bête !
au lieu de dire : Dieu que nous sommes bêtes !
Tout le monde a raconté la vie de Scribe, depuis sa naissance dans la maison de
confiserie du Chat Noir, rue Saint-Denis, la confection de ses quatre
cents pièces, jusqu’à sa mort dans l’hôtel qu’il venait de faire construire rue
Pigalle ; aussi m’abstiendrai-je de dépouiller les gazettes et les biographies
d’autrefois pour ne parler que d’un Scribe nouveau pour moi, et qui diffère beaucoup de
celui de la légende qui en a fait une sorte d’homme de science appliquant les
mathématiques au théâtre. Voilà un passage que j’emprunte à des notes prises, pour ainsi
dire, sous la dictée de Scribe, par un admirateur du célèbre auteur. Je copie en
abrégeant :
« Quand je le vis pour la première fois, j’allais lui
demander des nouvelles de deux pièces que je lui avais envoyées, espérant qu’il en
prendrait au moins une. Je fus reçu après cinq minutes d’antichambre dans une petite
pièce (il demeurait alors rue Olivier) que je pris d’abord pour une bibliothèque. De
grands volumes, admirablement reliés, garnissaient une vitrine qui tenait tout un côté
de la pièce. Je lus avec étonnement, sur le dos d’un ouvrage d’au moins trente
volumes, ce titre singulier : l’Esprit des danseurs. Je restais rêveur,
contemplant ces mots, lorsqu’un quart de la bibliothèque s’ouvrit subitement devant
moi, comme une porte de féerie, livrant passage à un homme de moyenne taille aux
cheveux blancs, aux petits yeux vifs enfoncés sous de larges sourcils, surmontés d’une
paire de lunettes, placées sur le front pour laisser reposer les yeux. La porte
secrète se referma et M. Scribe, c’était lui, m’emmena dans son cabinet.
« Avec une extrême vivacité et en homme qui s’acquitte d’un devoir pressé, il
m’apprit qu’il avait lu mes pièces, et se résuma en me disant que la première ne
donnait et ne donnerait rien, mais que la seconde renfermait un sujet. Je passe sur la
seconde qu’en quelques mots il avait “mise sur ses pieds”, comme il disait, mais voici
la conversation que nous eûmes à propos de la première et qui était intitulée :
Le Bourgeois.
« — Ne vous y trompez pas, me dit-il de sa voix chaude et
voilée, il y a de faux sujets et le vôtre est de ceux-là ! Le terrain est mauvais, ne
vous aventurez pas. Tenez, Bressant m’a apporté une idée qu’il prenait pour, un sujet
et qui était absolument impraticable à la scène. Il oubliait, lui, acteur, qu’une fois
que les gens sont assis dans un fauteuil qu’ils ont payé, ils prennent des idées tout
autres que celles qu’ils ont chez eux. Assis au théâtre, il leur vient des exigences
de logique, de moralité, de délicatesse et de courage qu’ils sont loin d’avoir dans la
vie. On ne sait pas ce que c’est que le bourgeois !
« Et comme je m’étonnais de le voir traiter ai cavalièrement le public pour qui il
avait tant travaillé et qui l’avait remercié par tant de succès :
« — Vous allez me comprendre. Il s’agissait d’un fait qui lui était arrivé à lui,
Bressant. Il était charmant, vous le savez, et recevait des déclarations de tous
côtés. Un jour, une grande dame du plus haut monde, qu’il m’a nommée, femme d’une
beauté, lui écrivit et lui assigna un rendez-vous. Il partit bravement
et était près d’arriver à l’hôtel de la grande dame, quand il reçut un second billet
lui apprenant que le mari était embusqué avec deux domestiques pour le tuer dès qu’il
viendrait. — “Fuyez, disait-elle à la fin de son billet, je ne veux pas que vous vous
exposiez à un tel danger.” Bressant,
qui n’était pourtant
pas un lâche, il s’en faut, réfléchit et n’alla pas plus loin ce jour-là. Ici
commençait la pièce, que je vous passe. — Mon cher Bressant, lui dis-je, votre comédie
est impossible si je respecte entièrement votre récit comme vous paraissez y
tenir.
« — Pourtant, fis-je avec étonnement, puisque c’était la vérité !
« — La vérité ! s’écria Scribe, mais elle n’est que relative au théâtre ! Est-ce que
vous vous y tenez comme dans ce cabinet ? Vous y marchez sur un plan incliné pour être
vu de toutes les places ; vous y parlez plus fort pour être entendu de tout le monde ;
vous y résumez en une minute ce qui demande quelquefois une journée dans la vie
réelle. La vérité absolue ! mais elle est contraire au théâtre qui n’est, pour moitié,
que convention, puisqu’on ne va pas dans la vie raconter ses affaires intimes à des
gens, uniquement parce qu’ils ont donné cinq, dix ou vingt francs à un contrôle !
« Je ne soufflai plus mot, enchanté de m’instruire, et d’avoir posé, le doigt sur une
touche qui résonnait si bien.
« — Je reviens à Bressant. C’est impossible, lui dis-je, parce que le public, composé
de braves gens, très raisonnables, qui se sauveraient cent
fois plutôt que de songer seulement une minute à s’exposer à un danger possible,
exige, de l’homme qui est sur les planches, des sentiments plus hauts que nature. Très
logiquement, le public, qui prend des lorgnettes pour mieux distinguer, exige aussi un
grossissement des passions et veut voir sur le théâtre ce qu’il ne voit pas chez
lui.
« Et en disant tout cela, Scribe, très animé, était devenu rouge, d’un rouge de
colère. Subitement il s’apaisa, et, très froidement, comme si son indignation n’eût
été que factice, il ajouta en riant :
« — Vous vous dites : Il me parle de Bressant, et il ne me dira pas un mot de ma
pièce ? M’y voici. Votre titre : Le Bourgeois, est bon, mais vous
n’avez pas su de quel côté il vous fallait le prendre. Bien d’autres que vous seraient
embarrassés, car on n’ose pas en faire l’apologie par crainte d’avoir contre soi les
petits et les grands, ni le critiquer à outrance parce que au fond, c’est lui qui fait
le succès d’une pièce. C’est la mode aujourd’hui de rire du bourgeois, de le traiter
comme une buse, incapable de rien concevoir de grand ni de noble ; c’est faux,
archifaux, et ce sont les bohèmes qui ont cru se hausser en le mettant sous leurs
pieds, qui ont livré cette diffamation à la circulation. Depuis quelque temps, on
appelle le bourgeois : Prud’homme, du nom que Monnier croit avoir inventé, mais
Montaigne,
Molière, Voltaire et Beaumarchais peuvent être
traités aussi de Prud’hommes, car l’esprit n’est au fond que du bon sens, si on y
regarde. Pauvre bourgeois, tout le monde lui tape dessus depuis 1848 ; ceux d’en bas
cherchent à le piller et à lui tordre le cou, tandis que ceux d’en haut, qui feignent
de le dédaigner, lui envient aussi ses économies. On le traite comme un être honteux,
on lui prête tous les vices, toutes les ambitions.
« Le bourgeois, il est vrai, veut un marquis pour sa fille, mais le noble ne cherche
qu’un magot pour son fils ! Qui est plus grand des deux, de celui qui monte à
l’honneur ou de celui qui descend à l’argent ? Il est patriote et brave, vous le
trouvez toujours devant ou derrière les barricades. Il est scrupuleux pour l’honneur
de son nom et répond à une mauvaise pensée : « Qu’est-ce qu’on dirait de moi dans le
quartier ? » Qui oserait écrire tout cela ! Voyez-vous, je ne comprends pas le sot
acharnement de l’ouvrier et de l’artiste surtout contre le bourgeois ; à l’ouvrier, je
dirai qu’il est aussi bête en criant contre, le bourgeois que contre le soldat, car il
sera bourgeois demain s’il a de l’ordre, et soldat s’il n’a pas de condamnation. Quant
aux confrères je ne leur dirai rien, car ils ne sont pas de meilleure foi dans leur
haine que dans leur dédain. J’en connais un qui fait des vers (quels vers !) et qui
veut être étrange à tout prix :
il surveille constamment
son étrangeté, ayant peur d’être surpris en défaillance d’étrangeté ! La vérité de
tout cela, c’est que le bourgeois n’est pas celui que vous avez compris, mais bien
celui que je viens de vous dépeindre. Mais le public veut le bourgeois bête et
encrassé, et c’est comme cela qu’il faut le lui servir. Je plaide contre moi, mais
vous m’avez demandé un conseil et je vous le donne. »
Ici s’arrêtent les notes prises, ce jour-là, par le collaborateur en sortant de chez
Scribe. J’ai cru curieux et intéressant de montrer, surpris dans la chaleur de la vie,
cet homme dont on a fait un homme artificiel, esclave du convenu. On, l’attaque
beaucoup, et assez justement, je le reconnais, au point de vue de la langue qu’on parle
dans son théâtre tout d’improvisation. Mais est-ce bien le moment de le chicaner
là-dessus aujourd’hui que recommencent les « Belle marquise, d’amour mourir vos
beaux yeux me font »
, et les réformes de grammaire dont le résultat serait de
nous faire orthographier comme nos cuisinières et nos blanchisseuses ?
Je n’insiste pas, ne voulant pas faire œuvre de critique, mais seulement de curieux en
montrant un croquis du Scribe, homme de souveraine logique que le hasard vient de me
révéler. Quant à son style, quant à sa façon d’entendre le théâtre,
c’est à qui les trouvera démodés aujourd’hui. Mais qui n’est pas démodé
à son tour ? Sous Louis XIV on riait des modes de Louis XIII, tout comme sous Louis XV
et Louis XVI on riait de celles de Louis XIV et de Louis XV, tout comme on a ri de
celles de la Révolution, de l’Empire, de la Restauration, d’il y a dix ans, tout comme
on rira de nous demain, car, quoi qu’on dise, la mode est de rire en France, même aux
dépens de ses intérêts, même aussi, et cela périodiquement, aux dépens de ses gloires
— quitte à les réhabiliter plus tard.
Ce n’est pas à vrai parler, un livre d’histoire que M. le marquis de Flers vient de
publier sous ce titre : le Roi Louis-Philippe, ce n’est que sa vie
anecdotique de 1773 à 1850, et pourtant c’est avec les documents qu’il met au jour,
qu’il est peut-être le plus aisé de connaître ces dix-huit ans de règne sur lesquels les
passions politiques ont jeté bien de l’obscurité. On juge mieux les faits en connaissant
les tendances secrètes de celui qui les a conduits qu’en consultant
l’Officiel qui ne dit jamais assez, ni les journaux indépendants qui
disent toujours trop. Sans prétention à écrire l’historique du règne de Louis-Philippe
par ses grandes lignes, M. de Flers nous en a donné les détails recueillis, et dans sa
famille
même et dans celle du Roi, où toutes les anecdotes de
sa vie sont précieusement redites et transmises ; de plus, M. de Flers, pour mieux
montrer l’homme, a voulu nous faire connaître toute sa race jusqu’à ce jour, par des
lettres des ducs d’Orléans depuis Louis XIV jusqu’au dernier duc, S. A. R. Philippe de
France.
L’auteur du livre ne cache pas ses sympathies pour la famille d’Orléans, témoin ce
passage de la préface :
Lorsque Louis-Philippe accepta la couronne en 1830, il sauva la France de l’anarchie,
après avoir tout tenté pour n’être que le régent du roi Henri V. Bien peu le savent.
Au contraire, n’a-t-on pas dit et répété à satiété qu’il avait préparé et exploité la
révolution contre le roi Charles X ? Rien n’est plus inexact. Nous avons l’espoir que
le lecteur, après avoir lu le chapitre consacré à la Révolution de Juillet, sera
édifié, et reconnaîtra que le duc d’Orléans, à cette époque, n’avait le choix qu’entre
l’exil ou le trône. Les dix-huit années de grandeur et de prospérité qu’il a données a
la France montrent qu’il a agi conformément aux véritables intérêts du pays, et si son
cœur a dû saigner de voir ses parents partir pour un exil immérité, sa conscience a pu
lui répondre qu’il n’avait rien négligé pour éviter cette déplorable révolution. S’il
avait refusé la couronne, c’était la République proclamée, c’est-à-dire à l’intérieur
l’anarchie et la fin de la liberté, à l’extérieur, une coalition de l’Europe inquiète
et hostile, bientôt la guerre, et peut-être l’invasion !…
Et M. de Flers démontre ce qu’il avance, non pas par des
raisonnements et des déductions, mais par des pièces d’une authenticité indiscutable :
cent trente lettres provenant des archives de la famille d’Orléans et dont il donne des
copies et des fac-similés dans ce beau livre orné de portraits
reproduits d’après des gravures de l’époque. On croirait lire un roman en suivant le
cours de la vie si agitée si pleine d’imprévu d’un homme qui semblait par sa naissance
devoir être à l’abri de tous les hasards.
Dans un rapide et très clair résumé M. de Flers nous montre les silhouettes de tous les
ducs d’Orléans, depuis le duc frère de Louis XIV, son fils le Régent, son petit-fils
Louis-Philippe, son fils et son arrière-petit-fils. Il nous souligne la jalousie du
grand Roi contre son frère et son neveu, contre celui qui devait être le Régent et,
malgré sa réputation de légèreté, éteindre pour quatre cent millions de dettes
auxquelles Louis XIV n’était certes pas étranger.
Arrivent les premières années de Louis-Philippe, son éducation par Mme de Genlis, les marques de sa précoce intelligence et de sa bonté de cœur ;
puis ce sont les événements de Varennes pendant lesquels il sauve de la mort, par son
énergie, deux prêtres que la populace voulait égorger ; belle action qui lui vaut une
couronne
civique ; cette couronne est maintenant au château
d’Eu, dans la salle d’études des jeunes princes. La Révolution marche, voici notre héros
duc de Chartres à Valmy, défendant son pays contre l’invasion ; Kellermann écrit en
parlant de lui et de son frère :
Du quartier général de Dampierre-sur-Auve, le 21 septembre 1792, à neuf heures du
soir.
Embarrassé du choix, je ne citerai, parmi ceux qui ont montré un grand courage, que
M. le duc de Chartres et son aide de camp, M. le duc de Montpensier.
Kellermann.
Puis vient son entrevue si curieuse avec Danton, où se trouvent ces singulières
prédictions que le futur roi Louis-Philippe devait réaliser de point en point, jusques
et y compris le projet de fortifier Paris :
Mais l’ancien régime a fait son temps, on ne reviendra pas en arrière, et les
conquêtes de la Révolution ne risquent rien ; elles subsisteront toujours ; une
monarchie démocratique sera établie. Jamais la France ne supportera la branche aînée
de votre famille !… tandis que vous qui avez combattu sous le drapeau tricolore, vous
aurez de grandes chances de régner. Aussi, votre devoir est de vous réserver. Je vous
étonne sans doute en vous tenant ce langage, mais vous reverrai-je jamais ? dit-il
amèrement. Oh ! vous avec une tâche difficile, celle de donner à ce peuple les deux
biens qu’il désire le plus et qu’il sait le moins garder, l’ordre et la liberté… Vous
en aurez
une autre non moins grave aussi, celle d’assurer
notre indépendance nationale, toujours menacée par la position géographique de Paris.
Vous saurez alors, vous qui aurez fait cette glorieuse campagne de 1792, où est le
point faible. Il est ici. Souvenez-vous bien que Paris est le cœur de la France, et
faites ce que nous n’aurons pas eu le temps de faire, fortifiez bien Paris ! Allez
maintenant, général, rejoignez l’armée de Dumouriez et battez les Autrichiens…
M. de Flers aborde très nettement tous les chapitres de l’histoire de la famille
d’Orléans et n’hésite pas à se prononcer sur les points les plus délicats, témoin son
récit de la mort de Philippe-Égalité, dans lequel se trouve cette phrase rapportée par
son confesseur, l’abbé Lothringer :
J’ai mérité la mort pour l’expiation de mes péchés, j’ai contribué à la mort d’un
innocent, et voilà ma mort ; mais il était trop bon pour ne point me pardonner.
Enfin vient l’exil avec ses douleurs et ses misères ; le duc de Chartres, réfugié en
Suisse, entre comme professeur au collège de Reichenau, aux appointements de 1 400 fr.
par an. C’est là qu’il apprend la fin tragique de son père. Poussé par le désir de
s’instruire, il va en Danemark, en Suède, puis s’embarque pour aller retrouver ses
frères à Philadelphie. Il y rencontre Washington, il fait un peu de tout, saigne au
besoin un malade et tire parti de l’instruction pratique qu’il
a reçue. Revenu en Europe, il se marie et enfin, en 1814, rentre en France et vient
demeurer à Paris, rue Grange-Batelière. La Restauration lui rend alors le Palais-Royal,
bâti par son père, et là il s’entoure de savants et d’artistes. Parmi ces derniers,
Gérard, Gros, Géricault, Girodet, Horace Vernet, Alexandre Dumas, etc. Père de famille
intelligent, il surveille l’éducation de ses enfants et écrit les notes de leur travail
et de leur conduite jour par jour. Je copie ces deux paragraphes, écrits sous les
rapports de M. Boismillon et qui dénotent toute sa tendresse. M. de Boismillon
écrit :
Jeudi, 30 mars 1820.
Le duc de Chartres (alors âgé de dix ans) n’a pas assez de tenue avec Becker, et fait
souvent bien des choses qui rebutent cet excellent homme ; il est vrai que c’est en
badinant, mais il arrive à un âge où il est bien important qu’il s’habitue à une sorte
de réserve et de maintien dans ces rapports-là.
Le duc d’Orléans inscrit au-dessous :
Je dirai à Chartres qu’on ne doit badiner qu’avec ceux à qui leur position dans le
monde permet de nous le rendre. Or, comme Becker doit nécessairement s’en abstenir
avec lui, il y a à la fois inconvenance, mauvais goût et défaut de tact à se le
permettre avec lui. C’est, en outre, un mauvais exemple à donner à ses frères et sœurs
et il
faut que Chartres se corrige absolument de cette
mauvaise habitude.
Lundi 19 avril 1824. (Sur le prince de Joinville âgé de six ans.) Écriture et calcul.
Bien. Idem pour le rudiment et l’allemand au soir. Catéchisme,
rudiment, explication conjugaisons latines : Bien. Mal, pour l’emploi du temps.
Conduite : il n’a pas été docile en promenade. Il a encore cueilli des fleurs dans le
parc, quoique Monseigneur l’ait réprimandé hier à ce sujet.
Le duc d’Orléans ajoute :
Si Joinville continue à s’amuser à la dévastation, il me forcera à prendre des
mesures sévères pour l’en corriger. Il ne doit rien cueillir sans en avoir demandé et
obtenu la permission. Il s’est bien conduit dans le bateau, et en considération de
cette bonne conduite, je lui pardonne le reste pour cette fois. J’espère qu’il ne me
donnera pas lieu de regretter cette indulgence.
Roi des Français, Louis-Philippe, qu’on traite de roi bourgeois, sauve Versailles de la
ruine et le fait restaurer, prenant sur sa liste civile une somme de plus de vingt-trois
millions. On ne pense jamais qu’à lui reprocher le mauvais goût de son temps, quand il
s’agit de Versailles ; on oublie que ce palais n’existerait plus sans l’intervention
habile de Louis-Philippe, qui le préserva en le dédiant à toutes les gloires de la
France.
Les mots d’esprit du Roi se trouvent partout
dans cette
consciencieuse étude. J’y rencontre ceux-ci :
Le duc de Broglie détournait le Roi de s’enferrer dans quelques-unes de ces querelles
théologiques, fréquentes à cette époque, et où, disait-il : « on ne tarde pas à avoir
contre soi, toutes les bonnes âmes, pour soi tous les vauriens ». — « Vous avez bien
raison, lui répondit le Roi ; il ne faut jamais mettre le doigt dans les affaires de
l’Église, car on ne l’en tire pas : il y reste. »
Et plus loin :
« Sire, lui dit un jour le président de la Chambre, M. Dupin, nous ne serons jamais
d’accord sur cette question ! » — « Je le pensais, M. Dupin, mais je n’aurai jamais
osé vous le dire. »
L’auteur ne craint pas de parler de l’arrestation de la duchesse de Berry ; je cite son
texte :
Le traître Deutz allait la livrer au gouvernement, et était d’accord pour cela avec
M. Thiers.
À peine le Roi l’eut-il appris, qu’il manda la Reine dans son cabinet et lui exposa
ses intentions de faire fuir la duchesse. La Reine, s’associant chaleureusement à
cette pensée, cherchait comment on devrait s’y prendre pour cela, lorsque le comte de
Montalivet (de qui nous tenons ce récit) entra dans le cabinet royal. — « Que faire
pour que notre cousine échappe à une arrestation qu’il me sera impossible d’empêcher
dans peu de jours ? — Sire, conseilla M. de Montalivet, que M. Pasquier fasse venir
M. de Pastoret, et celui-ci fera
prévenir, à Nantes, Mme la duchesse de Berry de fuir sans perdre une heure… Le Roi et la
Reine donnent leur complet assentiment à la proposition. M. de Pastoret, alors un des
représentants autorisés du parti légitimiste à Paris, est averti : avis est
promptement donné à la duchesse qu’elle est trahie et qu’elle va être arrêtée. On sait
le reste. La princesse refusa de fuir, rêvant toujours un soulèvement impossible.
J’arrive aux tristes jours de la Révolution de 1848 qui terrifia ceux-là mêmes qui
l’avaient faite. Encore une légende à détruire que celle qui veut que Louis-Philippe
soit parti en fiacre. Les voitures qui vinrent le prendre avec sa famille auprès de
l’obélisque étaient deux broughams et un cabriolet à deux roues
appartenant à la maison du roi envoyées par le duc de Nemours resté place du Carrousel.
Théophile Gautier a donc fait dire à tort par l’obélisque, dans ses Émaux et
camées :
Puis c’est l’exil et la mort du roi à Claremont, entouré de ses fils, de sa famille et
de ses enfants. Ainsi mourut un homme que la mauvaise foi politique a défiguré et dont
un de ses serviteurs dévoués vient de nous rendre le portrait exact.
Telles étaient les passions insensées qui agitaient Paris en 1848, qu’au faux bruit de
la
mort du Roi qui courut le 29 février, il se trouva un
homme assez imbécile pour monter sur une barricade au coin des rues Pastourel et du
Grand-Chantier, et annoncer la fin de Louis-Philippe en ces termes : « Tarquin n’est
plus ! » Tarquin, lui, dont ses ennemis, ne pouvant le noircir autrement, avaient fait
un père de famille se promenant son parapluie à la main ? Les regrets et les remords ne
se firent pas attendre et nous rappelons encore ces bourgeois réformistes effarés, se
disant avec autant d’étonnement que de naïveté :
— Mais ce n’est pas cela que nous voulions ! On ne nous a pas compris !
Hélas ! comment comprendre ceux-là qui ne se comprennent pas eux-mêmes !
Il ne faut pas chercher un livre consolant du passé ni rassurant sur l’avenir dans
celui que le député de la Seine, l’ancien ministre, vient de publier sous ce titre :
M. de Moltke, ses Mémoires et la Guerre future. C’est, pour ainsi dire,
le résumé cruel de nos désastres, de nos fautes commises, et la prédiction d’une guerre
inévitable, farouche, et dans laquelle une nation doit disparaître. Malheureusement pour
l’optimisme si naturel à l’homme, M. Lockroy ne veut pas nous permettre la moindre
illusion sur nos faiblesses, nos imprévoyances présentes, non plus que sur les moyens
formidables de destruction dont peut disposer la triple et peut-être quadruple alliance.
Selon lui, il faut être prêt, archi-prêts à entrer
en guerre
et prendre l’offensive dès qu’on le pourra. Sur le premier point, le peu que je devine
d’art militaire m’affirme qu’il a raison ; sur le second, j’avoue mon incompétence
absolue ; il me semble même que dans la situation présente nous sommes tenus d’avoir
toujours raison, et que, dans la logique coutumière l’agresseur a toujours tort.
Il est vrai que ma logique personnelle est singulièrement troublée quand je rouvre le
livre de M. Lockroy, où l’enchaînement et la déduction des idées sont bien faits aussi
pour me donner des doutes. Ce sont les Mémoires de M. de de Moltke, dont le
Figaro a donné des qui sont le point de départ de ce travail
plein de patriotisme inquiet.
Le livre commence par un portrait physique et psychologique du maréchal que les
Prussiens ont surnommé : le grand silencieux. Ceux qui l’ont vu le reconnaîtront et se
rappelleront que M. Lockroy a été peintre avant d’être littérateur et homme politique :
« Je me heurtai, en traversant le jardin de l’hôtel, à un vieillard, sec,
anguleux, proprement mis et dont le torse de grenadier était surmonté d’une tête
énergique de vieille femme. Complètement glabre, avec ses yeux clairs, ses mâchoires
fortes, sa bouche qui semblait ouverte dans la peau par un coup de
canif, son front haut et dénué de sourcils, son visage avait une
dureté tranquille et hautaine qui frappait au premier coup d’œil. On lisait la bonté
sur la figure placide de Garibaldi. On devinait la cruauté sur celle-là. »
Suit le portrait moral de cet homme pour qui la guerre était une science
indispensable à la marche de l’humanité, comme il le disait lui-même. Puis vient le
récit de sa campagne en Orient et la constatation des fautes militaires qui firent son
apprentissage.
Eu écrivain qui a étudié toutes les ressources de la tactique actuelle, M. Lockroy
entre dans les détails des manœuvres de la dernière guerre, expliquant les fautes pour
qu’elles soient évitées dans un avenir de luttes qu’il croit prochaines. Metz et Sedan
servent surtout à ses études, aux exemples qu’il tient à citer. Abordant la question du
désarmement, qui serait la seule solution réclamée par l’humanité, l’auteur déclare que
ce n’est pas à un pays vaincu de le demander et que les hommes politiques français qui
le proposeraient ne feraient qu’ajouter une honte à beaucoup d’autres ; il conclut en
disant : « Et qui nous assure que le désarmement ne serait pas un piège tendu à
notre naïveté et à notre bonne foi ? »
Aux rêves de rétrocession des provinces
annexées il oppose la réponse très nette de
M. de Moltke :
— Ce que nous ayons obtenu en six mois par la force des armes, nous le
défendrons pendant cinquante ans par les armes, afin que nul ne puisse nous
l’arracher !
Enfin M. Lockroy cite les paroles du major Von der Goltz
déclarant qu’il faut une lutte finale et inévitable, violente et sérieuse, comme l’est
toute lutte décisive entre deux peuples dont l’un veut faire reconnaître sa suprématie
aux autres.
L’auteur détaille toutes les façons d’attaques possibles des alliés, et insiste surtout
sur la faiblesse de nos côtes dans la Méditerranée, sur les progrès faits par la marine
italienne, sur la lenteur que la Russie mettrait forcément à venir à notre aide, en
raison de l’insuffisance de ses moyens de locomotion.
Comme on le voit, ce n’est pas un livre fait pour leurrer que celui de M. Lockroy qui
nous dit, pour toute consolation, en finissant : « Unissons-nous donc tous pour
la soutenir, cette guerre, dont on nous menace depuis si longtemps et dont on veut
nous épouvanter. Nous avons pour nous le droit ; nous avons pour nous la justice, et
le sentiment de la justice et du droit nous donnera cette force morale qui commande la
victoire. Conjurer ou retarder la lutte n’est pas en notre pouvoir, et d’autres
sonneront peut-être bientôt l’heure où
la France devra
jouer sa dernière partie. »
Tel est le livre très important et très inquiétant que vient de nous donner l’ancien
ministre ; peut-être, malgré ses prévisions multipliées, n’y tient-il pas assez compte
des modifications que le hasard sait parfois apporter. Certes, il ne faut pas trop
spéculer sur l’intervention du fameux grain de sable de Cromwell, mais ce grain de sable
existe, cependant, et vient souvent arrêter ce qui semblait inévitable, en tombant, on
ne veut plus savoir d’où, dans l’engrenage des prévisions humaines,
Un premier volume des Mémoires du duc de Morny paraît chez l’éditeur
Ollendorff, sous ce titre : Une ambassade en Russie ; il se compose de
lettres échangées de 1853 à 1863, entre Saint-Pétersbourg et le cabinet de Paris à
propos de notre politique extérieure. Ces lettres, qui portent en elles le grand intérêt
des choses du passé, sont réunies et publiées par les soins du fils aîné du duc de
Morny, qui les a fait précéder d’une préface. Nous en détachons ce passage qui contient
une appréciation très juste du caractère de cet homme qui résuma en lui tant de hautes
qualités et dont la perte enleva à l’Empereur son conseiller le plus dévoué et le plus
indépendant.
Les défenseurs de l’empire, comme ses adversaires, se sont
accordés à reconnaître que sa mort fut une perte irréparable pour, ce régime. Ils ont
rendu ainsi un éclatant hommage à ses qualités d’homme d’État qui furent avant toutes
autres, la clairvoyance, le sang-froid, le sens aiguisé des choses pratiques.
Il fut le contraire d’un idéologue, se défia des principes rigides et des axiomes, et
s’appliqua toute sa vie à soumettre les théories au contrôle des résultats. À ce point
de vue l’école de la politique expérimentale peut le compter au nombre de ses
adeptes.
Rien de plus juste ne pouvait être dit sur celui qui fut, sinon le fondateur du second
Empire, du moins l’organisateur de son avènement. De la lecture de ces
Mémoires il résulte que M. de Morny, par la sympathie qu’il inspirait à tous, par une
exacte connaissance des hommes, par un scepticisme mêlé de bonté, par une habileté qui
consistait à apporter une honnêteté chevaleresque dans les relations diplomatiques,
était l’intermédiaire indiqué entre l’Empereur et les puissances européennes.
Les lettres du prince Gortschakoff, de M. de Morny à l’Empereur, à M. Walewski, de
M. de Kisseleff, les notes que nous avons sous les yeux, confirment à chaque page cette
vérité. On y trouve à tout propos des marques d’une profonde sagesse qui eût étonné ceux
qui ne connaissaient M. de Morny que comme il daignait se faire connaître à eux.
C’est surtout pendant son ambassade à Saint-Pétersbourg que
le duc montre toute sa valeur de diplomate ; ce qui ne l’empêche pas de rester très
humain et de s’écrier, rien qu’à l’idée d’une nouvelle guerre :
Maintenant, pour Dieu ! que chacun de nous songe à tous les maux de la guerre, qu’il
apporte dans ces négociations un sentiment humain et religieux qui le dispose aux
concessions possibles.
Les notes rapportent de curieuses conversations avec l’empereur de Russie, notes
auxquelles les événements présents donnent un intérêt d’actualité. Voici une phrase du
Tsar, à propos de la présence d’officiers français venus en Russie :
Je ne puis assez vous répéter, a continué l’Empereur, combien je suis heureux de
toutes ces marques de rapprochement, et si la guerre a eu un bon côté, c’est celui
d’avoir montré combien deux nations ont de sympathie l’une pour l’autre et les deux
armées d’estime réciproque.
Le Parisien qu’il était se retrouve dans ces deux lignes datées de Saint-Pétersbourg où
tout le monde lui donnait des marques de la sympathie de la Russie pour la France :
Les mots : sympathie pour la France, finissent par me prendre sur les nerfs, tant on
nous les répète. Le vent souffle ainsi.
C’est surtout l’Angleterre qui excite les défiances de
M. de Morny, défiances partagées par le Tsar qui lui dit :
J’ai une grande confiance dans la sagesse et la loyauté de l’empereur Napoléon, mais
j’avoue que j’en ai moins dans son associée, et je ne puis oublierai politique
étrangère qu’a suivie lord Palmerston dans tous les coins de l’Europe.
Mais pourtant son antipathie n’aveugle pas M. de Morny et il écrit à M. Walewski cette
page significative :
Les révolutionnaires ne sont jamais des amis sûrs ; ils se servent des sympathies
qu’ils excitent pour arriver à leurs fins, mais ils n’ont jamais ni reconnaissance ni
modération, et je suis convaincu que même aujourd’hui le roi de Naples est moins
l’ennemi de l’empereur Napoléon que le plus doux révolutionnaire.
Bien qu’aussi autorisé que plénipotentiaire le fut jamais, le duc de Morny ne faisait
rien sans consulter l’Empereur et il lui avoue parfois ingénument qu’il ne peut rien
sans lui. Je trouve cette ligne en tête d’une note :
Mon bon Empereur,
J’ai reçu votre lettre avec bien du plaisir et de l’intérêt. J’étais un peu sans
boussole.
Ces lettres, et ce ne sera pas leur moindre
mérite, auront
pour effet, non seulement de nous renseigner sur bien des points de la politique de
Napoléon III, mais aussi de nous montrer, sous son véritable jour, un homme dont le
dévouement à un gouvernement combattu par une impitoyable opposition, devait faire une
cible à diffamations. Il en a été du duc de Morny comme de bien d’autres hommes
politiques qu’on n’apprécie à leur juste valeur que dès qu’ils ont fermé les yeux.
C’est seulement quand l’ennemi s’est avancé sur le sol français que bien de ceux qui
feignaient de n’avoir vu en M. de Morny qu’un personnage de légèreté et de plaisir, se
sont aperçus que le seul homme qui pouvait peut-être par ses conseils empêcher les
désastres qui venaient à nous, n’était plus à côté de Napoléon III.
M. Ferdinand Brunetière publie chez Hachette un volume de substantielles Études
critiques sur l’histoire de la littérature française. Cette quatrième série
contient une analyse du livre de M. Rigal sur le théâtre d’Alexandre Hardy, le roman
français au dix-septième siècle, Pascal, les jansénistes et les cartésiens, Montesquieu,
Voltaire, Rousseau, Mme de Staël, toutes fort intéressantes, mais
auxquelles je préfère, je ne sais pourquoi, sa belle étude sur la philosophie de
Molière ; il est de fait que Molière aura toujours en France le don d’éveiller
la sympathie ou tout au moins la curiosité et que, quoi qu’on ait dit sur lui, il
restera toujours à dire. Je voudrais citer quelques-unes de ces pages remplies d’une
admiration de bon sens, qui, bien conduite, s’arrête devant les
beaux endroits, les , les force pour ainsi dire à montrer leurs secrets moyens
et cherche les éclaircissements de toutes choses. Forcément l’énigme de
Tartuffe
g prend une grande partie de l’étude ; en même temps que dans l’œuvre on
pénètre dans le monde de l’époque où elle est née ; on trouve partout Louis XIV, les
faux dévots, les jansénistes, les jésuites, M. Brunetière aborde la fameuse question :
Louis XIV a-t-il été trompé par Molière ? et la réduit à ce qu’elle doit être. Voici, je
crois le mot juste sur la conduite de Louis XIV, à l’apparition de
Tartuffe :
Même à ce propos, n’a-t-on pas pu dire que Louis XIV avait « commandé »
Tartuffe à Molière ? Rapin l’affirme dans ses curieux
Mémoires. Ce qui est du moins certain, c’est que, de tout temps,
avant d’être une règle de conduite intérieure pour lui, la religion a été pour
Louis XIV une affaire d’État. Longtemps encore après Tartuffe dans la
question des libertés de l’Église gallicane, il ne craindra pas, pour faire triompher
sa politique religieuse, de menacer, de pousser jusqu’au schisme, s’il le faut.
« Évêque du dehors », il n’a jamais laissé passer l’occasion, quand elle s’offrait, de
faire sentir aux représentants de la religion que sa volonté devait demeurer toujours
au-dessus d’elle. Et si nous ne croyons pas, pour beaucoup de raisons, qu’il ait
provoqué l’occasion de Tartuffe, tout nous permet de dire que, quand
Molière la lui eut donnée, il s’en servit comme d’un instrument de règne.
Vrais ou faux, les « dévots » lui étaient suspects de
vouloir lui imposer une autre volonté que la sienne, peut-être même, comme les
protestants jadis, de prétendre former un parti, un État dans l’État. Après une longue
hésitation — qu’il accorda surtout aux instances de sa mère ou peut-être à celles de
l’archevêque de Paris, M. de Péréfixe, son ancien précepteur, et de M. de Lamoignon, —
il laissa donc jouer Tartuffe. Et sachant que la pièce était « capable
de produire de très dangereux effets », il se crut sans doute assez fort pour empêcher
les choses d’aller plus loin qu’il ne voulait, mais il ne fut la dupe de personne, ou
même c’est précisément parce qu’il avait mesuré la portée prochaine de la comédie
qu’il finit par en autoriser la représentation.
Voilà, je crois, la vérité absolue sur les motifs qui ont guidé Louis XIV, dans la
question Tartuffe, qui fera courir encore bien des plumes sur le
papier.
Avec Les Parisiens, une série de portraits que M. Francis Chevassu fait
paraître chez Lemerre, j’ai retrouvé l’impression éprouvée il y a vingt ans, en lisant :
Les Artistes vivants, un livre de Théophile Silvestre, bien à tort
oublié aujourd’hui. Tout comme le critique d’art, M. Francis Chevassu a le rare don de
nous montrer avec un vif relief l’homme tel qu’il est, tel qu’il se manifeste aux yeux ;
l’identité est parfaite et de ce croquis à la plume un peintre ferait aisément un
portrait. La ressemblance morale n’est pas moins frappante que la ressemblance physique,
à ceci près que, pour l’obtenir, M. Francis Chevassu ne craint pas de forcer certains
traits, d’en exagérer le caractère, non pas jusqu’à la caricature, mais de façon
à bien exprimer l’impression reçue. Je ne crois pas que tous
les portraiturés soient satisfaits de leur image (on se trouve toujours ou un peu
vieilli ou un peu enlaidi), mais pour le tiers, un peu plus indifférent, il y a plaisir
à voir cette galerie d’êtres vivants de la vraie vie, qu’ils soient ou non flattés par
l’artiste. Meissonier, MM. Floquet, de La Forge, Camille Doucet, Coquelin, le prince de
Sagan, Sardou, Arsène Houssaye, Daudet, Meilhac, Barrès, beaucoup d’autres y passent,
chacun caractérisé d’un trait. Qui, dans Ézéchiel (c’est ainsi que M. Chevassu le
surnomme), ne reconnaîtrait Alexandre Dumas fils :
M. Alexandre Dumas ne présente rien d’un dégoûté, d’un dilettante ou d’un sceptique :
c’est un convaincu et un brutal. Il faut le considérer dans la rue, au cours d’une des
promenades dans Paris, où il met en pratique les conseils hygiéniques de ses
Préfaces.
Il y a peu d’hommes, aujourd’hui, qui soient capables de supporter le tête-à-tête
avec leurs pensées ou n’éprouvent, du moins, le besoin de se parler à eux-mêmes au
bras d’un indifférent. M. Dumas marche toujours seul. La taille rigide, les mains
jointes derrière le dos, dans son énergique dandinement, il poursuit d’un pas cadencé
la route droite, sans qu’aucune indécision fléchisse jamais le tracé du chemin,
promène en des zigzags indécis sa fantaisie en maraude. Son œil gris, qui a tour à
tour des transparences inquiétantes pour poursuivre intérieurement des chimères
invisibles, et des reflets d’acier pour guetter les drames de l’ambition ou de
l’argent sur le visage des passants pressés, se fixe
toujours en face sur la vie, — comme celui d’un homme qui n’a peur ni de ses idées
ni de ses rêves.
L’œuvre du Maître n’atteste-t-il pas, avec la même netteté que fait le regard, les
épisodes de la lutte qui se poursuit en lui entre l’Idée et le Fait ? C’est du même
pas assuré qu’on le voit aller par les rues, qu’il traversa les théories et les
systèmes. Même dans le sanctuaire mystique, où Pie IX avait baissé sa voix d’ancien
cuirassier, il garda ses allures cavalières et son ton péremptoire.
C’est un homme tout d’une pièce. Il entre dans les convictions de force. Il ne
persuade pas : il évangélise avec un crucifix plombé. Et son individualité impérieuse
se redresse aussi devant la nature : elle ne le possède pas, il la domine. Enfin sa
charité même — qui est très efficace, quoi qu’on en ait dit, — est rude. Elle ne
connaît pas les oublis, les caprices — les inconséquences mêmes, les élans et les
retours, irraisonnés et irraisonnables, qui sont l’école buissonnière du cœur. Elle va
devant soi, avec un air impassible, sans perdre de temps.
— Vous voulez un louis, répondait un jour l’auteur de la Question
d’argent à une veuve d’officier. Je connais votre cas : vous reviendrez cinq
fois. Voici les cinq louis : ne revenez pas.
Mais ces manières vont bien au personnage : avec son allure superbe, son masque viril
et martial que coupe résolument le nez hébraïque sur une moustache conquérante
d’ancien mousquetaire, — il était né dominateur. On rencontre peu d’hommes illustres
qui donnent physiquement la représentation de leur mérite ; Dumas le proclame. Son
geste autoritaire, son port de tête dédaigneux appuient nécessairement les
éblouissantes tirades de Ryons, et imposeraient seules au scepticisme défiant le
respect des austères sentences.
On peut juger rien qu’à cette page de la façon dont chaque
personnage est étudié et, sans se compromettre, classer M. Francis Chevassu parmi les
écrivains de talent du jour qui ne font pas fi de l’esprit, et pour cause.
M. Jules Lemaître a fait paraître, dans la nouvelle bibliothèque variée de Lecène et
Oudin, une suite d’études et de portraits littéraires intitulée : les
Contemporains : MM. Guy de Maupassant, André Theuriet, Renan, Édouard Rod et
bien d’autres écrivains y sont l’objet d’observations et de critiques d’une rare
vivacité d’esprit et de clairvoyance. En homme convaincu, il ne mâchonne pas ses
opinions, et son amour pour notre belle langue française lui inspire des indignations de
grande liberté d’allure. C’est ainsi qu’à propos du Termite de M. Rosny,
s’en prenant au héros du livre, Servaise, il s’écrie :
Jadis, à vingt ans, nous savions admirer. Nous étions
respectueux des maîtres. Nous aimions naïvement les grands classiques ; nous aimions
Lamartine, Hugo, Musset, Sand, Michelet, Taine, Renan. Même d’humbles dramaturges,
tels qu’Augier ou Dumas, ne laissaient pas de nous inspirer quelque considération.
Mais rien n’est plus rogue, plus pédant, plus tranchant, plus prompt au dénigrement
que Servaise et ses émules. Ces jeunes gens ont des dédains aussi inattendus que leurs
admirations, et celles-ci sont aussi rares que ceux-là sont étendus, et aussi
agressives qu’ils sont écrasants. Ce sont moroses cervelles de fanatiques qui haïssent
et méconnaissent tout ce qui ne leur ressemble pas. Eux qui ne savent rien, qui n’ont
même, le plus souvent, aucune connaissance historique de la langue (et il y paraît à
la barbarie de leur syntaxe et aux impropriétés de leur vocabulaire), ils ont des
mépris imbéciles et entêtés pour les plus beaux génies et pour les plus incontestables
talents, dès qu’ils ont reconnu ces dons abominables : le bon sens, une vision lucide
des choses et l’aisance à la traduire. Lisez là-dessus, pour vous édifier, la plupart
des jeunes revues littéraires : elles suent le pédantisme le plus âcre et la plus
sotte intolérance.
Cela rend leur compagnie peu divertissante ou même étrangement incommode. Ils sont
déconcertants. On est sûr que, quoi qu’on leur dise, ils vous prendront en pitié. On
est aussi embarrassé pour leur parler qu’on le serait avec un derviche ou un thug
étrangleur.
Même entre eux, ils restent mornes, hargneux, fermés. Les réunions d’hommes de
lettres furent charmantes autrefois. Les banquets de ces jeunes gens, même leurs
conversations autour des bocks, sont lugubres. Ces infortunés ne parlent que de
littérature. M. Rosny a noté quelques-uns de leurs propos avec une exactitude cruelle.
Ils se rassemblent pour déchirer les absents pendant la première heure et pour se
déchirer entre eux le
reste du temps, — en phrases brèves,
bizarres, violentes et obscures. Chacun songe à soi et se défie des autres. « …
Silence. L’atmosphère est fausse, craintive. » Au fond, ils se réunissent pour
s’ennuyer ensemble. « … Bah ! répondit Jouveroy, je ne me plais qu’avec les gens qui
s’embêtent. »
La Bruyère dit en parlant de certains financiers : « De telles gens ne sont ni
parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de
l’argent. »
Je dirais volontiers des pareils de Servaise : « Ils ne sont ni chrétiens, ni
citoyens, ni amis, ni parents, ni peut-être des hommes : ce sont des littérateurs,
— chacun d’une religion littéraire distincte à laquelle il est seul à croire, et qu’il
est seul à comprendre, — quand il la comprend. »
J’exagère ? Oh ! à peine. Il fallait bien forcer un peu les traits pour vous rendre
mieux reconnaissable ce monstre : le jeune homme de lettres en cette fin de siècle.
S’ils n’en sont peut-être pas tout à fait là, c’est là qu’ils vont. Il y en a toujours
bien un sur deux qui est fait sur ce modèle ; et c’est fort inquiétant.
Ces études littéraires sont suivies d’une très curieuse et très intéressante série des
fameux Billets du matin qui obtinrent un si grand succès par leur accent
de vérité, et l’élégance facile de leur forme.
M. Gustave Larroumet vient de réunir en un volume de haut intérêt, paru chez Hachette,
une suite de ses Études d’histoire et de critique dramatiques ; la rare
et pénétrante éloquente de l’auteur, rendant accessible à tous les questions d’art les
plus élevées, nous montre Œdipe roi tel qu’il est joué à la
Comédie-Française, en le rapprochant de la tragédie originale de Sophocle, la comédie au
moyen âge, le théâtre de Molière à Marivaux, Shakespeare et le théâtre français,
Beaumarchais dans sa vie et dans son œuvre ; puis il aborde le théâtre en général pour
en dégager la morale, il étudie les comédiens et leurs mœurs et les théâtres de Paris,
appréciant leurs troupes et leurs genres. Si la variété des sujets ne manque pas à
l’œuvre de M. Larroumet, il faut dire que son érudition les
traite avec une rare sagacité et sait les approfondir en paraissant les effleurer
seulement.
Pour donner idée du livre, je prendrai cette page du chapitre consacré aux comédiens et
à leurs mœurs ; après avoir cité le grave Platon et ses opinions sur les acteurs,
M. Larroumet dit :
Au demeurant, il y a dans la théorie de Platon une part de vérité que les comédiens
démontrent tous les jours avec une naïveté amusante et d’où résulte un des traits de
leur caractère, par suite un élément de l’opinion qu’on se fait d’eux.
Ils prétendent monter à la hauteur des rôles qui les flattent, ils ne veulent pas
descendre au niveau de ceux qui les humilient. Rois et reines de théâtre, retiennent
assez souvent hors de la scène un peu de la solennité de leur emploi ; ils estiment
que leur rang dans la hiérarchie théâtrale leur donne une sorte de noblesse, et ils ne
se privaient pas jadis de faire sentir cette supériorité aux soubrettes et aux valets
Mlle Clairon affectait à la ville des airs de reine,
d’impératrice, de déesse, et tel acteur du cirque, habitué à représenter Napoléon Ier, avait beau quitter le petit chapeau et la redingote grise, il
conservait soigneusement les habitudes extérieures du grand capitaine : une main dans
le gilet, l’autre derrière le dos, la mèche noire sur le front, le regard froid,
l’expression marmoréenne du visage rasé.
Bien qu’aujourd’hui le Scapin se trouve au moins l’égal du grand premier rôle, causez
avec des comédiens durant un entracte et vous verrez que, malgré la détente du foyer,
leurs costumes influent de façons très
différentes sur leur
attitude et leur pensée intime. L’un porte les attributs de César ou de
Charles-Quint : qu’il s’en rende compte ou non, que ce soit impression confuse ou
bouffée d’orgueil, il trouve que cela ne lui va pas si mal, qu’il élève aisément son
âme à la hauteur de ces marques glorieuses, et que, si le hasard l’eût jeté dans le
monde en lui confiant au vrai le rôle historique qu’elles signifient, peut-être ne
s’en fût-il pas trop mal tiré. De même pour tous les rôles et costumes qui flattent
l’amour-propre ; ministres, grands seigneurs généraux, simples officiers, grands
hommes de l’art, de la littérature ou de la science, beaux ingénieurs, personnages de
tout ordre auxquels vont l’admiration ou la sympathie des spectateurs.
Voyez, au contraire l’acteur vêtu d’un costume plaisant ou ridicule : casaque rayée
du valet comique, houppelande du barbon, tablier du matassin. Dès qu’il est sorti de
scène, il laisse deviner qu’il domine, et de très haut, cette incarnation momentanée.
Il n’est pas un Scapin mais un homme du monde ; il est plus jeune et moins laid que
Géronte ; il s’amuse tout le premier de la fantaisie grotesque qu’il consent à
traduire. Dans la vie réelle, il est électeur éligible, propriétaire, homme de sens et
de goût ; il est un citoyen comme les autres rangé, réglé, estimé ; peut-être
avez-vous affaire en lui à un conseiller municipal ou à un maire ; peut-être un ruban
rouge ou violet fleurit-il la boutonnière du vêtement qu’il a dépouillé dans sa loge.
L’acteur tragique est généralement plus lent à s’aller déshabiller que l’acteur
comique : celui-ci ne s’attarde au foyer que lorsque son costume le flatte de quelque
façon.
Cette dernière réflexion n’est-elle pas charmante et de
toute vérité ? Bien d’autres morceaux seraient à citer, mais j’ai tenu à faire connaître
celui-ci, qui peut donner idée de la légèreté d’esprit qu’on rencontre dans ce livre à
côté de pages d’une rare élévation de pensée et de critique.
La grande étude que M. Émile Ollivier vient de publier sur Michel-Ange
(chez Garnier), n’est pas seulement une biographie et une éloquente description de
l’œuvre du maître, c’est en même temps comme une rectification des nombreuses erreurs
entassées dans bien des volumes qui ont fait foi jusqu’ici. « Pendant plusieurs
siècles on n’a connu, dit M. Ollivier, que le Michel-Ange à moitié faux de Condivi, de
Vasari et du fils de Léonard Buonarroto. »
Les papiers de la famille
Buonarroto, accessibles en leur totalité seulement depuis la mort du dernier d’entre
eux, en ont révélé un bien différent de celui qu’avait fabriqué une naïve admiration. Et
à la vérité, on ne connaît intimement l’homme du génie duquel est
sorti le Moïse, qu’après avoir lu ces lettres pleines de
cœur et de prévoyance qu’il écrivait à son père et à ses frères, souvent indignes de
tant de tendresse.
Les premières années de Michel-Ange, racontées par M. Émile Ollivier, ont tout
l’intérêt d’un roman ; très habilement, l’auteur y mêle les événements politiques qui
rendaient si précaire la vie d’artiste, ces révolutions qui contraignirent Michel Ange à
s’expatrier, mais qui, en forçant ses yeux à voir d’autres œuvres que celles de son
pays, contribuèrent à ouvrir son esprit et à lui faire embrasser l’ensemble de l’art de
son temps.
Non seulement il apprenait à être peintre, sculpteur, architecte, il apprenait aussi à
être homme, et qui sait si les événements qui apportèrent et remportèrent Savonarole et
tant d’autres, n’ont pas laissé quelque chose de leur terrible grandeur dans l’âme de
Michel-Ange ?
Toutes les luttes du statuaire avec le pape Jules II, luttes mesquines dont les
ajournements de paiement tiennent la plus grande place, sont rapportées dans ce livre
rempli d’épisodes inédits et curieux, comme l’arrestation d’Érasme à Rome parce que les
passants avaient pris son rabat blanc pour le linge de cette couleur qu’on attachait à
l’épaule des pestiférés.
C’est pour la description de la chapelle
Sixtine que
M. Émilie Ollivier a écrit les pages les plus éloquentes de son livre. J’y copie ce beau
morceau de la création de l’homme, — regrettant de ne pas lui faire de plus larges
emprunts :
Le monde est superbe et charmant, ordonné avec nombre, poids et mesure ; chaque chose
y est à la place marquée ; dans les lointains de l’abîme aussi bien que sur les
élévations des cimes, la vie bénie de Dieu éclate et crée à son tour. Cependant nulle
créature digne d’admirer ces merveilles et de les célébrer n’est encore là. Alors le
Tout-Puissant se revêt de plus de majesté et de plus d’amour, il s’entoure d’une
auréole plus nombreuse d’anges, comme s’il voulait multiplier les témoins de sa plus
belle œuvre. Jusque-là tout avait été fait pas la simple pensée, sans qu’il y mît la
main. Cette fois, il prend lui-même de la boue entre ses doigts ; il la modèle à son
image et à sa ressemblance ; il souffle sur la face de l’esprit de vie, et l’homme
est.
Il est, cet Adam, père commun, « dont chaque épouse est la fille ou la bru ». Aucun
corps d’une telle perfection de formes n’a jamais existé. Phidias lui-même n’a pas
soupçonné ces ligues fortes et gracieuses, ces membres élégants et nobles. Il est,
mais il ne s’est pas encore levé ; les petites herbes répandues autour de lui n’ont
pas été froissées par son pied.
Voilà le moment de l’action choisi par l’artiste. Le Seigneur suspendu dans l’éther
au milieu du cortège céleste, le regard fixé sur le regard de l’homme, le touche du
doigt et lui dit : « Lève-toi ! » Et l’homme, soutenu sur l’un de ses bras, l’autre
appuyé sur son genou relevé, tend la main vers le doigt de Dieu en signe
d’assentiment.
Le doigt de Dieu, son regard n’ont plus l’impérieuse
décision avec laquelle il assignait leur place aux astres et aux animaux. Le
commandement par lequel il appelle Adam à se lever a je ne sais quoi d’attendri et
d’affectueux. Il y a aussi plus qu’une soumission passive dans la réponse d’Adam à
l’appel divin, il y a un tendre acquiescement. Le regard est ému ; le doigt, au lieu
d’être tendu comme celui de Jéhovah, est courbé en signe de respectueuse révérence ;
toutefois, la main elle-même est à peine inclinée. Même dans le visage un peu soucieux
comme dans l’attitude alanguie, se marque quelque hésitation. Faut-il entendre déjà
sur ces lèvres qui n’ont encore rien dit, les lamentations de Job sur la fragilité de
la vie humaine qui se flétrit comme la fleur et passe comme l’ombre, quasi flos, velut umbra, et qui, du berceau à la tombe, n’est qu’un
gémissement ? Non. On ne saurait pourtant ne pas y entendre une interrogation inquiète
murmurée dans ce cœur à peine éveillé.
« Qu’est donc, ô Seigneur, cette vie que tu me donnes ? Elle sera toute de délices et
c’est le long des ruisseaux de lait et de miel, sons les ombrages parfumés,
retentissants de mélodies ineffables, qu’elle s’écoulera dans le contentement, la paix
et l’adoration. Mais quel bonheur pourrait compenser l’indicible félicité de rester
confondu en toi, d’être une partie de toi-même, un atome de ton essence, un souffle de
ton esprit, et de participer sans cesse et toujours aux béatitudes, aux grâces, aux
perfections, aux omnipotences de ton infini ? Vivre, ne sera-ce pas être séparé de
toi, te perdre ? Quelque enchantée que soit l’existence nouvelle, puisqu’elle me
distingue de toi, qu’elle m’arrache à loi, ne sera-t-elle pas une déchéance, une
douleur ? Cependant, que ta volonté soit faite ! Je me lèverai et, dominateur
solitaire, je prendrai possession, sous ton regard, du jardin d’élection que tu m’as
préparé, et je donnerai un nom aux choses et aux êtres que tu y as répandus ! »
Bien d’autres belles pages composent ce livre fait non
seulement des impressions de M. Émile Ollivier, des manuscrits retrouvés, des œuvres des
auteurs anciens, mais complété par les opinions d’artistes érudits qui ont étudié le
sculpteur de génie. C’est à regret qu’on ferme un pareil livre, plein de hautes pensées
et de grands enseignements pour les artistes de tous les temps.
Le morceau capital de ce dernier ouvrage est certainement sa préface ; c’en est du
moins le plus récent, car les chapitres qui le composent sont, pour la plupart, des
allocutions ou des discours prononcés en diverses circonstances, des lettres ou des
études déjà publiées. Leur réunion n’en forme pas moins un livre de tout intérêt,
renfermant, en même temps que de hautes spéculations philosophiques, un grand nombre de
ces récits charmants, où l’esprit, la sincérité et le scepticisme nous parlent ensemble
dans une langue exquise.
J’ai signalé la préface et je ne saurais mieux faire que d’en citer quelques passages
avec le regret de ne la pouvoir reproduire dans son
entier,
M. Renan s’excuse de ne parler guère que de lui dans ce volume qui lui a été demandé par
son ami regretté Calmann Lévy :
J’ai reproché plusieurs fois aux esprits de notre temps d’être trop subjectifs, de
s’occuper par trop d’eux-mêmes, de n’être pas assez entraînés, absorbés par l’objet,
c’est-à-dire par ce qui est devant nous, le monde, la nature, l’histoire. Parler de
soi est toujours mal. Cela suppose qu’on pense beaucoup à soi ; or le temps a donné à
penser à soi est un vol fait à Dieu, comme on aurait dit autrefois » Dans le temps où
je commençai à donner, dans la Revue des Deux Mondes, la série de mes
confidences, je rencontrai Jules Sandeau qui me dit avoir trouvé du plaisir à les
lire. « Dulcia vitia ! lui répondis-je ; le public, maintenant
indulgent, se vengera un jour. Et comment saurai-je qu’il est à la veille de changer
d’avis ?… — Non, Renan, me dit-il, le public sera toujours content, quand vous lui
parlerez de vous. » L’opinion de Sandeau m’a mené peut-être un peu loin ; mais que mes
amis plus sévères, qui traitent ces petits volumes de frivolités, se rassurent ; je
n’en ferai plus. Je joue depuis quelque temps un jeu fort dangereux : parler sans
cesse de mourir en continuant d’occuper la place que des jeunes gens de génie sont
pressés de prendre ! J’ai peur d’être bientôt sommé de tenir parole ; je vais
m’arrêter.
Passant en revue les connaissances acquises aujourd’hui, il crie à la génération
présente avec une sorte d’amertume bientôt corrigée par un sourire :
Que de choses vous saurez dans quarante ou cinquante
ans,
que je ne saurai jamais ! Que de problèmes vous verrez résolus ! Quel sera le
développement du germe intérieur de l’empereur Guillaume II ? Qu’adviendra-t-il du
conflit des nationalités européennes ? Quel tour prendront les questions sociales ?
Sortira-t-il quelque chose du mouvement socialiste proprement dit ? Quel sera le sort
prochain de la papauté ? Hélas ! je mourrai avant d’avoir rien vu de tout cela si ce
n’est par conjecture, et vous contemplerez ces énigmes comme des faits accomplis !… On
prétend qu’il existe dans le Liban de vieux testaments arabes où le mort met pour
condition à ses donations qu’on viendra l’avertir dans son tombeau quand les Français
seront maîtres du pays. Je me dis en effet, par moments, qu’il y a telle nouvelle qui,
glissée furtivement à mon oreille dans mon tombeau, pourrait me faire tressaillir au
point de me ressusciter. Mais j’ai tant de fois lu dans la Bible qu’au fond du scheol on ne sait rien de ce qui se passe sur la terre, qu’on n’y
entend rien, qu’on ne s’y souvient de rien !… Non, je ne mettrai aucune clause de ce
genre au bas de mon testament.
Et plus loin, reprenant confiance, malgré les doutes de toutes espèces qui viennent
assiéger son esprit, il veut croire, lui qui ne croit guère, à une consolation dans
l’avenir :
La France, en sa marche étourdie de comète, s’en tirera peut-être mieux que certains
indices ne le feraient croire. L’avenir de la science est garanti ; car, dans le grand
livre scientifique, tout s’ajoute et rien ne se perd. L’erreur ne fonde pas ; aucune
erreur ne dure très longtemps. Soyons tranquilles. Avant mille ans, espérons-le, la
terre aura trouvé le moyen de suppléer au charbon
de terre
épuisé, et jusqu’à un certain point, à la vertu diminuée.
Comme il n’est pas possible à M. Renan de parler longtemps sans s’inquiéter de
l’au-delà, la philosophie le ramène à la religion qu’il n’aime guère, mais dont il
reconnaît la nécessité, pour quelques-uns du moins.
Gardons, dit-il, une place dans les funérailles, pour la musique et l’encens. Un
immense abaissement moral, et peut-être intellectuel, suivrait le jour où la religion
disparaîtrait du monde. Nous pouvons nous passer de religion parce que d’autres en ont
pour nous.
Voilà qui est commode en même temps qu’un peu dédaigneux, il faut le reconnaître. Il ne
veut pourtant pas que la ruine devenue inévitable des religions « prétendues révélées »
entraîne la disparition des sentiments religieux :
Le christianisme nous a rendus trop difficiles, trop exigeants. Nous voulons le ciel,
rien de moins, et nous le voulons à coup sûr. Contentons-nous de plus petits profits.
Il y a quelques années, M. de Rothschild soutenait avec vivacité, au consistoire
israélite, la doctrine de l’immortalité de l’âme ; un savant israélite de la plus
vieille école, qui me le racontait, ajoutait cette réflexion « Comprend-on cela ? Un
homme si riche… vouloir encore le paradis par-dessus le marché !… Qu’il nous laisse
cela, à nous autres pauvres diables. »
Je passe bien des pages et je trouve un épisode
de la vie
bretonne raconté avec un charme irrésistible. Le chapitre intitulé : Emma
Kosilis est l’histoire d’une pauvre fille pieuse qui, aimant un homme qui lui
ne l’aime pas, entre au couvent :
Assidue à la prière et aux exercices de piété, elle se plia vite aux habitudes
religieuses du cloître. Au bout de quelques jours, le bercement lent et monotone d’une
vie régulière l’eût endormie, et son état ordinaire devint une sorte de sommeil plein
de douceur.
Avait-elle réussi à chasser de son cœur l’image qui l’avait envahi tout entier ? En
aucune façon : elle ne l’avait pas même essayé. Le soupçon ne lui vint pas un instant
que cette pensée fût coupable. C’était, comme dans le Cantique, un bouquet de myrrhe
en son sein. Elle aurait douté de Dieu plutôt que de la droiture du sentiment qui la
remplissait. Son amour était chez elle à l’état d’un rêve plein de douceur
indéfiniment continué, d’une musique suave qui n’aurait eu qu’une note. Il n’y avait
ni haut ni bas dans cet état de paix profonde. Elle ne distinguait pas son amour. Ses
austérités surtout en étaient pénétrées. Elle y goûtait un charme extrême. Sentant par
instinct qu’une femme doit jouir ou souffrir, elle trouvait à macérer sa chair une
sorte de volupté. Elle éprouvait une joie intime à songer qu’elle souffrait tout cela
pour celui qu’elle aimait, et à se dire qu’elle ne verrait jamais d’autre homme que
lui. Son état de vague amour recevait des longues psalmodies du couvent une sorte
d’excitation puissante et de renouvellement.
Celui qu’elle aimait, Émilien, et qui ignorait son amour, se marie, puis devient veuf,
puis le hasard fait qu’un brave homme de curé donne à
soigner
à Emma les deux enfants d’Émilien. Elle le revoit, il comprend ce qui s’était passé dans
le cœur d’Emma Kosilis et l’épouse ; le ménage est heureux, ils ont, je crois, huit
enfants. Rien de plus, rien de moins, pas d’arrangement ni d’invention, c’est le fait
tel qu’il s’est passé ; la nature parle toute seule dans ce récit et c’est sous sa
dictée que M. Renan a écrit ; rares sont ceux qui savent transcrire sa parole.
Je passe bien des chapitres où se trouvent des lettres à M. Berthelot, à M. Jules
Lemaître, les discours, les conférences que j’ai signalés plus haut, des études sur
Victor Hugo, George Sand où je rencontre, par parenthèse, ces charmantes lignes :
Beaucoup la liront ; mais bien peu sauront comprendre une pareille sincérité, une si
complète absence de déclamation, une si parfaite horreur de la pose et de la phrase,
tant d’innocence d’esprit. Le génie joue avec l’erreur, comme l’enfance avec les
serpents ; il n’en est pas atteint.
Une très curieuse page est celle qui est consacrée aux souvenirs du passage de M. Renan
au Journal des Débats ; il y parle des Bertin, Prévost-Paradol, de Sacy,
Rigault, Jules Janin, etc., il donne de M. Saint-Marc Girardin ce léger croquis et nous
fait une petite confession d’écrivain :
M. Saint-Marc Girardin fut un homme de grand sens
politique. Sa parole, forte et assurée, était relevée par un esprit vif et piquant.
Il m’intimidait un peu, comme le font en général les universitaires. Ils parlent trop
bien. Une de mes manies est de faire exprès des phrases incorrectes, où l’accent de
pensée porte justement sur l’incorrection qui le fait saillir. Habitués à réprimander
cela chez leurs élèves, les professeurs ne comprennent pas cette appréhension de
parler comme un livre et trouvent ma conversation touffue, entassée.
À propos de la façon dont est écrite l’histoire et qui ne ressemble guère à celle que
prescrit Isocrate, M. Renan fait cette juste remarque et encore une confession :
La mémoire des hommes, outre qu’elle est courte, est l’inexactitude même. J’ai
l’honneur d’être membre de la Commission de l’Histoire littéraire de la France, à
l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Si on savait quelle lessive d’erreurs
nous faisons, à chacune de nos séances, tout le monde deviendrait incrédule sur ce qui
se dit et se raconte. Le jugement dernier, à supposer que l’Éternel y fasse une place
à l’interrogatoire des témoins, sera un tissu d’iniquités.
Voici un exemple de plus, pris par M. Renan quand il assista au 18e centenaire de Pompéi :
Nous visitâmes surtout cette rue des Tombeaux, un des lieux les plus poétiques du
monde ; nous nous assîmes sur ces sièges hospitaliers que la mort offre au vivant
comme pour lui conseiller le repos. (Oh ! le bon conseil que donnent les morts !) Nous
allions saluer, à la porte de la ville, la place où fut trouvé le soldat,
victime de son devoir, quand un de nos compagnons nous arrêta
brusquement : Tout est changé, nous dit-il, ce petit réduit n’est plus, comme on le
croyait, une guérite : c’est bien à tort qu’on a voulu voir dans le cadavre qui y fut
trouvé les restes d’une sentinelle qui aurait péri à son poste, acceptant le danger
évident de l’asphyxie plutôt que de fuir. Cet homme ne méritait pas les honneurs qu’on
lui a rendus ; c’était peut-être un voleur. » Cela nous rendit pensifs. Quoi ! même
après la mort, un héros du devoir peut, selon les caprices de l’archéologie, être
confondu avec un voleur ! Le cadavre d’un voleur peut usurper, durant des années, par
suite d’une erreur des antiquaires, les honneurs dus aux héros !
Je m’arrête à regret, signalant pourtant encore un chapitre, le plus important du
livre : l’Examen de conscience philosophique. Jamais l’esprit de M. Renan
ne s’est élevé plus haut ; de ces hauteurs il n’a guère rapporté de vérités consolantes
et je dois dire que je les trouve le plus souvent cruelles ; la conclusion est celle-ci
que l’âme n’existe pas comme substance à part. Qu’en savons-nous ? Qu’en sait-il ?
D’autant plus qu’il affirme que les choses se passent comme si elle existait.
« Il faut agir comme si Dieu et l’âme existaient »
, dit-il un peu plus
haut. Alors à quoi bon les nier ? En fin de compte, ce qu’il y a de plus clair dans la
philosophie de M. Renan, c’est qu’elle prêche la gaîté :
On m’a reproché de beaucoup prôner cette religion, facile en apparence,
en réalité la plus difficile de toutes.
N’est pas gai qui
veut, il faut pour cela être d’une vieille race, non blasée ; il faut aussi être
content de sa vie. Ma vie a été ce que je voulais, ce que je concevais comme le
meilleur. Si j’avais à la reprendre, je n’y changerais pas grand-chose. D’un autre
côté, je crains peu de l’avenir. J’aurai ma biographie et ma légende. Ma légende ?…
Ayant un peu la pratique des écrivains ecclésiastiques, je pourrais la tracer
d’avance. Les légendes des ennemis de l’Église officielle sont toutes coulées dans le
même moule. La fin que le livre des Actes attribue à Judas (crepuit medius) en est la base obligée. Pour une partie de la
tradition, je finirai comme cela d’une façon combinée d’Arius et de Voltaire. Mon
Dieu ! que je serai noir ! je le serai d’autant plus que l’Église, quand elle se
sentira perdue, finira par la méchanceté ; elle mordra comme un chien enragé.
À notre tour d’être sceptiques et de répéter : Qu’en savons-nous ? Qu’en sait-il ?
Malgré toute la sympathie qu’inspire tout le grand talent de M. Renan, on éprouve, le
dirai-je ? une sorte de gêne à entendre un homme qui a parcouru la plus grande partie du
chemin de sa vie, qui, comme il l’avoue, a peur d’être obligé, d’être sommé bientôt de
quitter la place ne nous laisser que des paroles de doute et d’incrédulité ; tout cela,
si cruel est dit je le sais, le sourire aux lèvres, mais la gaîté en pareille matière
n’est pas communicative.
Évidemment, les croyants ne savent pas grand-chose de l’autre monde, mais les
incrédules n’en savent pas davantage, et les uns comme les autres
ont grand tort de vouloir imposer leurs opinions. Espérez ou désespérez
à votre guise, mais ne trompez ni ne découragez personne. L’idée, le besoin d’une autre
vie est nécessaire à l’homme qui, très justement, n’est pas absolument satisfait de
celle-ci ; permettez-lui, vous savant qui avouez ne pas savoir, une illusion qui
l’aidera à faire ce dernier pas !
Si au lieu de croire qu’ils vont tomber dans l’ombre éternelle, il en est qui pensent
monter vers l’éternelle lumière, pourquoi leur arracher un espoir, cet espoir ne
serait-il que le résultat d’un mirage ? Celui qui est épuisé de forces, qui n’arrivera
jamais à sortir du désert où il va mourir sûrement, croit voir s’élever devant lui, des
plaines de verdure, des bois fleuris, une ville où l’attend tout ce qu’il a aimé, et
dont il entend les cris joyeux ; il est dupe assurément des fantômes de son cerveau.
Mais qui ira cruellement le détromper en lui disant : « il n’y a là qu’un fantôme, et
tu vas mourir où tu es tombé, dans la douleur et le désespoir ! » Jamais personne ne
sera assez féroce pour lui imposer le supplice de la vérité ; tout ce que l’on pourra
faire ce sera de l’affermir dans cette douce erreur et l’on aura fait son devoir
d’homme, j’allais dire de chrétien, pardon.
Encore si l’on était sûr de ne pas être dupe
soi-même d’un
autre mirage, plus triste, par exemple, car tout est doute dans la vie !
Mais je m’arrête devant tant d’incertitudes.
Ce qui est certain, par exemple, c’est que M. Renan vient d’écrire un livre qui sera lu
et partout, et que si nous ne sommes pas d’accord avec le philosophe, nous
saluons de toute notre admiration le grand écrivain.
Dans la grande galerie du château de Chantilly, presque en face une vitrine enfoncée
dans la muraille et renfermant les reliques précieuses de la gloire du grand Condé,
armes, étendards, parchemins, se trouve placé un grand tableau allégorique, peint par
Michel Corneille. Cet artiste à peu près inconnu aujourd’hui, bien que ses œuvres
nombreuses, ornent encore les palais de Versailles, de Trianon, de Fontainebleau, etc.,
fut un jour appelé par le fils du grand Condé, dont Saint-Simon a laissé un si étrange
portrait, et reçut de lui l’ordre de peindre un tableau qui résumât toute la vie de son
illustre père. Lui-même, dit d’Argenville, « tira de son imagination vive et
brillante »
l’idée de la composition qu’il
confia
au peintre. Ce fut, ajoute cet auteur, la plus fine allégorie que l’esprit, humain
puisse produire. Sur cette toile, le grand Condé est représenté foulant aux pieds les
conquêtes et les expéditions qu’il a faites à la tête des troupes espagnoles ; elles
sont inscrites sur des banderoles. Le héros impose d’une main silence à un génie prêt à
publier ses conquêtes de Valenciennes et de Condé, et ordonne de l’autre à la Renommée
d’annoncer son repentir ; la devise : Quantum pœnituit ! est écrite
sur son drapeau. Au bas du tableau, l’Histoire foule aux pieds l’Erreur et déchire à
regret plusieurs feuillets de la vie de ce prince.
Ce que Michel Corneille a symbolisé sur sa toile, M. le duc d’Aumale vient de
l’exprimer dans le sixième volume de l’Histoire des princes de Condé pendant les
seizième et dix-septième siècles ; à ceci près que, sans dissimuler la vérité,
il l’a présentée avec un rare tact, mettant à côté des fautes, j’allais dire des crimes,
les qualités, les vertus héroïques qui les ont fait oublier ; les fautes des saints ne
paraissent plus, sincèrement reconnues, a dit Bossuet, et, dans la vie de Condé, il ne
faut plus regarder que l’humble reconnaissance du prince qui s’est repenti et la
clémence du grand Roi qui les a oubliées. C’est évidemment sous l’impression de ces
belles paroles que le royal châtelain de Chantilly a écrit ce volume, le plus captivant
peut-être de la collection.
À l’intérêt qu’éveille l’histoire racontée avec une
remarquable puissance de verve, avec l’autorité d’un soldat expérimenté, se joint aussi,
il faut le dire, la curiosité qu’inspire l’historien. Ceux qui ont l’honneur de
l’intimité du duc d’Aumale, parlent avec admiration, si ce sont des militaires, de ses
hautes qualités de clairvoyance comme chef d’armée, comme administrateur ; les amateurs
d’anciennes et belles éditions, de ses rares connaissances de bibliophile ; les
artistes, de la sûreté de son goût de collectionneur ; les chasseurs, de son érudition
en matière de vénerie. C’est le cas, à propos de l’histoire des princes de Condé, de
dire que l’œuvre y reflète l’homme, et que tous auront le plaisir de le retrouver dans
ces pages écrites avec autant d’entrain que d’érudition.
Dans ce livre fait de renseignements authentiques et suivi près de trois cents pages de
pièces et de documents inédits, richesses historiques inappréciables, les moindres
escarmouches, comme les véritables combats, les travaux de siège, de défense, les
sorties, les retraites, tout est raconté par un homme qui sait ce que c’est que les
soldats et les camps ; il a le rare don de se transporter dans une action du
xviie
siècle, de la reconstituer de s’identifier avec
les combattants et de faire comprendre, par exemple, les mouvements stratégiques de
Turenne, comme s’il les avait vu
opérer sous ses yeux, comme
s’il s’agissait du combat de l’Affroun, du Téniah, de Mouzaïa ou de la prise de la
Smalah. Les yeux fixés sur la France du règne de Louis XIV, il ne peut s’empêcher de
penser à celle d’aujourd’hui et arrêté devant Valenciennes, il écrit cette belle
page :
« C’est là que Louis XIV à cheval, à la tête de ses troupes sous les armes, en face
de Guillaume, s’arrêta, tint conseil, et finit par renoncer à l’espérance de la
victoire, non par crainte du péril, mais pour ne pas exposer le Roi aux risques d’une
défaite. — Quelle vue ! et que de souvenirs ! — Dans le fond, Valenciennes, cachée au
milieu des arbres, et les prairies boisées, marécageuses de l’Escaut, large ruban vert
qui se déroule jusqu’à Condé. Plus près, devant l’ouvrage couronné que les
mousquetaires de 1677 enlevèrent avec une si incroyable audace, le monument élevé à la
mémoire du général en chef Dampierre, tué en 1793, l’aïeul du vaillant officier qui,
soixante-dix-sept ans plus tard, tomba sous les murs de Paris à la tête des mobiles de
l’Aube ! Et là-bas, à l’ouest, sous le nuage de fumée noire que vomissent des
centaines de cheminées, ce rideau de Denain où Villars, saisissant avec un admirable
à-propos l’erreur d’un grand capitaine, perça les lignes du prince Eugène et sauva la
France épuisée ! »
C’est avec une rapidité de narration étonnante, dont la
chaleur rend la vie à des faits du passé, que l’historien nous montre l’ensemble et le
détail de cette époque si profondément troublée, où l’émeute précède la guerre civile,
l’appel à l’étranger, et nous fait assister à des défaites et à des victoires qui sont
aussi des défaites. Voici la première Fronde, l’arrestation de Condé et des princes,
leur incarcération à Vincennes, dont le gouverneur s’est engagé à les tuer plutôt que de
les laisser enlever et qui leur refuse le « pain du roi » ; voici le prince de Conti
demandant l’Imitation de Jésus-Christ, pendant que M. de Longueville demande celle de
M. de Beaufort, qui s’est évadé ; c’est le transfèrement à Marcoussis, la rentrée en
grâce, le départ de Mazarin, accablant de prévenances ceux qui sont la cause de son
exil, les saluant très bas, trop bas ; c’est La Rochefoucauld disant ces mots qui
permettent à la fois d’espérer et de désespérer : « Tout arrive en
France »
; c’est Condé rimant un couplet contre d’Harcourt, c’est Louis XIV
enfant, qui comprend qu’il faut dissimuler et qui fait « caresse à M. le
prince »
, mais qui, peu de temps après, dit que s’il avait eu ses gardes il
l’eût fait charger. Le spectacle change, de rebelle qu’il était aussi, voici Turenne qui
se rallie et vient défendre le roi contre Condé, devenu, de l’aveu de Bossuet, le plus
coupable de tous les hommes ; il veut se réhabiliter en combattant,
et pourtant l’ennemi c’est son « camarade », c’est Condé : « Il faut
vaincre ou mourir ! » mais il est obligé de battre en retraite. « Quel malheur,
s’écrie M. le prince, que de braves gens comme nous se coupent la gorge pour un faquin
qui n’en vaut pas la peine. »
Mais la guerre continue, guerre acharnée, qui
vient prendre pour terrain Paris même.
Rien ne saurait donner une idée de cette guerre des rues, guerre terrible, fiévreuse ;
Paris assiégé, Paris soulevé d’abord, rappelle en bien des points le Paris que nous
avons vu il y a vingt ans ; rien que le chapitre consacré à cette partie de la vie de
Condé suffirait à l’intérêt du livre. Quoi de plus émouvant que, cette rencontre du
héros révolté avec Mademoiselle :
« Soudain, il apparaît devant Mademoiselle, l’épée nue à la main (il avait perdu le
fourreau), martelée de coups, la chemise tachée de sang, les cheveux tout mêlés, les
yeux étincelants à travers le masque de sueur et de poussière qui couvrait son visage,
terrible et sublime ! À peine est-il en présence de la princesse que les larmes
éteignent le feu de son regard ; il tombe en pleurant sur un siège : Pardonnez à ma
douleur ! J’ai perdu mes amis, tous mes amis ! Après cela, que l’on dise qu’il n’aime
rien ! s’écrie Mademoiselle. Elle le rassure sur le sort de
quelques-uns et lui annonce que Paris est ouvert. Condé se remet, baise la main qui
vient de sauver ses soldats, ajoute quelques mots et retourne en hâte au
faubourg. »
Le mouvement commence ; M. le prince, harassé de fatigue, miné par les fièvres, monte
pour observer sur le cloître de l’abbaye Saint-Antoine. Tous les ordres sont donnés. La
chaleur est toujours accablante. M. le prince descend du clocher, traverse le préau ; la
fraîcheur du tapis vert qui s’étend sous ses pieds à l’ombre de grands arbres le tente,
l’attire. Soudain il jette ses armes, ses habits, et, tout nu, comme un poulain sauvage,
il se roule dans l’herbe touffue. Après ce bain improvisé, il se fait vêtir et armer,
saute à cheval, et donne un dernier coup d’œil au dispositif de son armée. Le moment est
venu.
La famille royale regarde le spectacle des hauteurs de Charonne, du village de
Pincourt, comme on l’appelait alors. On sait le reste, depuis le départ de Condé jusqu’à
sa condamnation à mort qui ne lui arrache que cette plaisanterie : « J’ay veu les
gazettes et l’arrest de nostre penderie, dont je ne me mets guère en
peine. »
Puis viennent les jours d’exil et de misère, d’une, misère invraisemblable pour celui
qui laissait derrière lui les splendeurs de Chantilly. La princesse est sans feu à
Malines, l’hôtesse fait mettre en
prison le maître d’hôtel
qui ne la paye pas ; ce qui n’empêche pas Condé de vouloir que son fils soit élevé en
gentilhomme ; le pauvre enfant manque parfois de vêtements, de nourriture, mais
l’écuyer, les précepteurs, le cheval de selle, les livres, les fleurets, le maître à
danser sont toujours respectés. Témoin les lettres prises dans les documents inédits ;
celle-ci adressée au comte de Fiesque :
… Je me vois réduit à la dernière misère. De quelque costé que je me tourne, je ne
vois que des gens qui me demandent de l’argent et à qui j’en doibs de toutes manières.
Ma femme et mon fils n’ont pas de pain, et il a fallu qu’ils ayent vendu leurs
cheveaux de carrosse pour vivre, après avoir vendu le peu de vaiselle d’argent qui
leur restoit, et ma femme mis en gage jusques à ses habits. C’est une chose digne de
pitié, et à laquelle si on ne remédie promptement, comme aux autres nécessités dans
lesquelles je suis, je me vois dans un abisme duquel je ne pourray jamais me tirer.
Dans l’extrémité où je suis vous devés trouver bon que je vous représente par toutes
mes lettres l’estat de ma misère…
Je suis dans un tel descry auprès des marchands qu’ils me considèrent comme un
banqueroutier, Ma femme et mon fils meurent de faim ; mes places manquent de toutes
choses, et je n’ai pas un sol y a plus de trois mois pour pouvoir fournir aux dépenses
de la campagne, où vous sçavez qu’il y en a quantité qu’on ne peut esviter. J’emprunte
de tous costés et ne rends rien à personne…
A. C.
Quel épisode dans cette grande vie, et que de réflexions dut faire le vainqueur de
Rocroy sur
les vicissitudes de ce monde ! Voilà l’histoire et
des nouveaux renseignements pour la compléter. Je reviens à l’historien et aux marques
de sa personnalité, de ses goûts que je retrouve à chaque page ; malgré lui, le grand
amateur, le connaisseur de choses d’art, ne peut, chemin faisant, s’empêcher de parler
de tout ce qui l’intéresse ; il nous montre Condé faisant faire son portrait par Juste,
par Teniersh,
« qui a fixé sur le cuivre ces traits séduisants par leur étrangeté »
;
l’amateur érudit des livres de vénerie aime à se servir, des termes consacrés, les
appliquant à un bien autre gibier que celui des bois et des plaines ; parlant d’une
manœuvre qui sépare Hocquincourt de Turenne :« Voilà, s’écrie-t-il, ce qu’en
terme de chasse on appelle un rabat. »
Ces remarques seraient puériles, faites
à propos d’un ouvrage d’un intérêt aussi sérieux, si elles n’avaient pas pour raison de
démontrer à quel point M. le duc d’Aumale vit de sa vie personnelle dans ses œuvres, les
animant de son feu, phrase par phrase, mot par mot, à ce point que c’est l’entendre
parler que le lire.
Sans avoir fait de son livre un plaidoyer en faveur de Condé, M. le duc d’Aumale a très
justement relevé ce qui pouvait atténuer ses fautes, fautes inoubliables, mais qui
n’avaient pas alors la gravité qu’elles auraient de notre temps ; il nous le montre fort
ému en voyant un étendard pris au Roi et le renvoyant aussitôt ;
quel tableau ! mais tout cela est dit sans y insister et de façon à ce
que ce livre soit à la fois un livre de vérité et de tact. Le soldat, le grand homme de
guerre, a surtout captivé son admiration et c’est d’un cœur sincère que l’auteur,
s’écrie : « Que ne peut oublier la cause, l’injuste cause, pour ne considérer que
le caractère et l’art. Le tableau de Chantilly a raison, il faudrait déchirer ces
pages de l’histoire du héros, crier à la Renommée : Sileat ! et lui
arracher sa trompette. »
À côté de : Choses vues, dans le recueil des œuvres posthumes de notre
grand poète, va prendre place un recueil de lettres réunies par MM. Paul Meurice et
Auguste Vacquerie, sous le titre de : Bretagne et Normandie ; ces
lettres, écrites de 1834 à 1836, ont pour la plupart été adressées à Mme Victor Hugo ; celles-ci portent toutes comme suscription : « À Madame la vicomtesse Victor Hugo. »
Malgré ses opinions libérales, Victor Hugo ne reniait aucunement son titre de noblesse,
et c’est une chose à constater que, malgré la grandeur de son nom, il a toujours tenu
aux titres qui pouvaient y être attachés. Il était fier de ses qualités de pair de
France, de député, de membre de
l’Académie française, et, un
jour que Vacquerie souriait en le voyant ouvrir une lettre sur laquelle était écrit :
« À Monsieur Victor Hugo, sénateur »
et lui faisait
remarquer que : Victor Hugo suffisait . — « Mais, c’est mon titre ! »
,
répondit très sérieusement le poète. Et, à ce propos, disons qu’il souffrit beaucoup,
lui qui devait entrer au Panthéon plein de gloire, après avoir reposé sous l’Arc de
Triomphe, de n’être qu’officier dans l’ordre de la Légion d’honneur. M. Grévy qui eût
pu, comme le lui avaient demandé MM. Bardoux et Jules Ferry, lui faire franchir les
ordres intermédiaires et le nommer grand-croix, ce qui n’eût été qu’un acte de justice
applaudi par tout le monde, ne voulut jamais s’y résoudre. Explique qui voudra ce
respect pour un ordre qu’il ne sut pas toujours faire assez respecter.
Ces lettres présentent ce double attrait de nous montrer non seulement Victor Hugo
poète, archéologue, chrétien, philosophe, mais aussi Victor Hugo dans l’intimité,
parlant de sa famille, comme un excellent bourgeois, envoyant des baisers à Didine, à
Toto, assurant sa femme de sa tendresse, lui disant, accablé de fatigue, au
débotté :
« Mais ce qui n’est pas las, ce qui est toujours
prêt à
t’écrire, à penser à toi et à t’aimer, c’est le cœur de ton pauvre vieux mari qui a
été enfant avec toi, quoique tu sois restée bien : plus jeune que lui de cœur, d’âme
et de visage. »
Or, ce pauvre vieux mari avait alors tout juste trente-deux ans. Que
de détails charmants d’humour, d’esprit dans toutes ces lettres écrites à la hâte, en
descendant de la diligence, sur un coin de table d’auberge, n’importe où. La Bretagne ne
lui inspire d’abord qu’une médiocre admiration ;
« Du reste j’avais besoin d’eau. Depuis que je suis en Bretagne, je suis dans
l’ordure. Pour se laver de la Bretagne il faut bien l’Océan. Cette grande cuvette
n’est qu’à la mesure de cette grande saleté… Enfin on vous sert à dîner. Les assiettes
bretonnes sont comme des formations. Il faudrait pénétrer plusieurs couches de je ne
sais quoi avant d’arriver à la faïence. Si les puces marchaient, elles y laisseraient
très certainement l’empreinte de leurs petits pieds. Comme Pontorson touche à la mer,
on n’a pas de poisson, on vous sert un gigot à demi rongé. Le tout se passe à la lueur
d’une maigre chandelle dans un gros flambeau rococo de cuivre vert-de-grisé, laquelle
chandelle se penche mélancoliquement et verse des larmes de suif dans les assiettes.
Et puis on se couche, et le lendemain matin on paye
cinq
francs, non pour avoir mangé, mais pour avoir été mangé. »
Parmi les impressions de voyage je relève celle-ci, prise dans un hôtel d’Ostende :
« Je t’ai dit qu’on dînait mal au Lion d’or. Si vous voulez manger du veau, allez
dans les ports de mer ! Pas de poisson à Ostende, pas de crevettes, surtout pas
d’huîtres, bien entendu. »
Plus loin il visite une basse-cour, car il veut tout voir, et lui qui monte au plus
haut des cathédrales, qui descend dans les rochers, qui s’aventure la nuit en mer, il ne
dédaigne pas d’aller visiter des animaux domestiques qui se roulent dans le fumier.
« Au milieu de toutes ces bêtes se traîne et se prélasse, comme l’éléphant au Jardin
des Plantes, une énorme truie pleine et prête à mettre bas. C’est plaisir de la voir
se vautrer dans l’ordure. Elle est monstrueuse, elle est gaie, grasse, velue, rose et
blonde. Il faut être un fier cochon pour faire la cour à une pareille créature ! »
Voilà du Victor Hugo inattendu. À côté de ces pages fantaisistes il en est de superbes
où se révèlent, malgré le langage familier, toute
l’éloquence, toute la merveilleuse imagination du poète. Quoi de plus beau que cette
impression reçue quand il voyage pour la première fois par le chemin de fer ? Qui ne le
reconnaîtrait dans ce rêve vraiment superbe où, parlant d’une locomotive, il écrit :
« Il faut beaucoup d’efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une bête
véritable. On l’entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en route ; il
sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s’emporte ; il jette tout le
long de sa route une fiente de charbons ardents et une urine d’eau bouillante ;
d’énormes raquettes d’étincelles jaillissent à tout moment de ses roues ou de ses
pieds, comme tu voudras ; et son haleine s’en va sur vos têtes en beaux nuages de
fumée blanche qui se déchirent aux arbres de la route.
« On comprend qu’il ne faut pas moins que cette bête prodigieuse pour traîner ainsi
mille ou quinze cents voyageurs, toute la population d’une ville, en faisant douze
lieues à l’heure. »
« Après mon retour, il était nuit, notre remorqueur a passé près de moi dans l’ombre,
se rendant à son écurie, l’illusion était complète. On l’entendait gémir dans son
tourbillon de flamme et de fumée comme un cheval harassé.
« Il est vrai qu’il ne faut pas voir le cheval de
fer ; si
on le voit, toute la poésie s’en va. À l’entendre, c’est un monstre, à le voir ce
n’est plus qu’une machine. Voilà la triste infirmité : de notre temps : l’utile tout
sec ; jamais le beau. Il y a quatre cents ans, si ceux qui ont inventé : la poudre
avaient inventé la vapeur, et ils en étaient bien capables, le cheval de fer eût été
autrement façonné et autrement caparaçonné ; le cheval de fer eût été quelque chose de
vivant comme un cheval et de terrible comme une statue. Quelle chimère magnifique nos
pères eussent faite avec ce que nous appelons la chaudière ! Te figures-tu cela ? De
cette chaudière ils eussent fait un ventre écaillé et monstrueux, une carapace
énorme ; de la cheminée une corne fumante ou un long cou portant une gueule pleine de
braise ; et ils eussent caché les roues sous d’immenses nageoires ou sous de grandes
ailes tombantes ; les wagons eussent eu aussi cent formes fantastiques, et, le soir,
on eût vu passer près des villes tantôt une colossale gargouille aux ailes déployées,
tantôt un dragon vomissant le feu, tantôt un éléphant la trompe haute haletant et
rugissant ; effarés, ardents, fumants, formidables, traînant après eux comme des
proies cent autres monstres enchaînés, et traversant les plaines avec la vitesse, le
bruit et la figure de la foudre. C’eût été grand. »
Je ne sais si tout cela eût été absolument pratique, mais c’est bien là un de ces beaux
rêves de Victor Hugo admirablement réalisés par ses dessins fantastiques.
Le poète s’émeut de tout ; témoin cette délicate esquisse d’après nature :
« C’est une rencontre bien jolie et bien gracieuse qu’une chaumière au bord du
chemin. De ces quelques bottes de paille dont les paysans croient faire un toit, la
nature fait un jardin. À peine le vilain a-t-il fini son œuvre triviale que le
printemps s’en empare, souffle dessus, y mêle mille graines qu’il a dans son haleine,
et en moins d’un mois le toit végète, vit et fleurit. S’il est de paille, comme dans
l’intérieur des terres, ce sont de belles végétations jaunes, vertes, rouges,
admirablement mêlées pour l’œil. Si c’est au bord de la mer et si le chaume est fait
d’ajoncs, comme auprès de Saint-Malo, par exemple, ce sont de magnifiques mousses
roses, robustes comme des goémons, qui caparaçonnent la cabane. Si bien qu’il faut
vraiment très peu de temps et un rayon de soleil ou, un souffle d’air pour que le
misérable gueux ait sur sa tête des jardins suspendus comme Sémiramis. Depuis que j’ai
quitté Paris, je ne vois que cela. À chaque hoquet du printemps une chaumière
fleurit. »
En Belgique, il se refuse à visiter la plaine où Napoléon
fut vaincu, cette plaine qui devait lui inspirer plus tard de si grandes pages :
« À Bruxelles, je n’ai pas voulu voir Waterloo. J’ai jugé inutile de rendre cette
visite à lord Wellington, Waterloo m’est plus odieux que Crécy. Ce n’est pas seulement
la victoire de l’Europe sur la France, c’est le triomphe complet, absolu, éclatant,
incontestable, définitif, souverain, de la médiocrité sur le génie. Je n’ai pas été
voir le champ de bataille de Waterloo. Je sais bien que la grande chute qui a eu lieu
là était peut-être nécessaire pour que l’esprit du nouveau siècle pût éclore. Il
fallait que Napoléon lui fît place. C’est possible. J’irai voir Waterloo quand un
souffle venu de France aura jeté bas ce lion flamand à qui saint Louis avait déjà
arraché les ongles, les dents, la langue et la couronne et aura posé sur son piédestal
un oiseau français quelconque, aigle ou coq, peu m’importe. Je n’ignore pas que tout
ce que j’écris ici pourrait se traduire en un couplet de facture, mais cela m’est
égal. Albertus sait bien que j’ai tout un grand côté bête et patriote. »
Je tourne bien des feuillets de ce livre si curieux, si varié, et partout je retrouve
Victor Hugo
l’homme de ses œuvres, aimant, admirant la nature
dans ses détails comme dans ses créations les plus majestueuses et, pour la rendre
encore plus imposante, y cherchant partout Dieu plus grand qu’elle. Que les athées
lisent ces quelques lignes écrites par un homme dont l’intelligence valait bien la
leur :
« Dis à ma Didine et à Dédé que j’ai pensé aujourd’hui à elles dans la chapelle de
Notre-Dame-de-la-Délivrance. Il y avait de pauvres femmes de marins qui priaient à
genoux pour leurs maris risqués sur la mer. J’ai prié aussi moi, à la vérité sans
m’agenouiller et sans joindre les mains, avec l’orgueil bête de notre temps, mais du
plus profond du cœur j’ai prié pour mes pauvres chers enfants embarqués vers l’avenir
que nul de nous connaît. — Il y a des moments ou la prière me vient. Je la laisse
venir et j’en remercie Dieu. »
« Je rends à Dieu mon âme reconnaissante »
, dit en mourant Michelet qui
partage avec Victor Hugo la foi de Bossuet, Pascal, Cuvier et autres arriérés qui
croyaient à Dieu et à la patrie dans un pays où présentement on a chassé Dieu de l’école
et où l’on écrit parfois sur les murs ces quatre mots terrifiants : À bas la
patrie !
C’est donc une lecture réconfortante que celle
de ce livre
qui contient tout ce qu’il y avait de meilleur dans le cœur de Victor Hugo, qui nous le
montre sans apprêt, écrivant sans se relire toutes ses impressions, petites ou grandes,
et où se révèle à chaque page, à propos d’un fait, d’un aspect, d’un coin du ciel, d’un
monument, d’un fleuve ou d’un oiseau, le penseur profond, le tendre père de famille et
le plus puissant comme le plus glorieux de nos poètes.
Dans sa série de la « Bibliothèque contemporaine », la librairie Calmann-Lévy publie un
très curieux recueil de Lettres intimes de Stendhal ; bien que l’œuvre de
l’auteur de la Chartreuse de Parme soit un peu oubliée de nos jours, sa
personnalité n’en est pas moins restée intéressante en raison même du voile énigmatique
dans lequel il aimait à envelopper sa vie et ses pensées. En lisant ces lettres on
constate que Stendhal n’était sec et sceptique que lorsqu’il le voulait, à la façon d’un
acteur qui se grime pour le public, mais qu’au fond c’était le meilleur homme du monde.
Cette constatation l’humilierait peut-être à ses yeux, j’avoue qu’elle le grandit aux
miens ; parmi ces lettres on sent, on devine clairement celles
qui ne s’adressent qu’à la personne même à qui il écrit, et celles qu’il croit devoir
être lues par d’autres aussi ; il est, dans celles-là, en scène comme dans ses livres.
Parmi les premières j’en trouve une adressée à sa sœur, et qui, certes, n’était écrite
que pour elle ; j’en copie la première page :
Tu trouveras dans le monde ma chère petite, beaucoup d’âmes sèches ; ces gens-là
n’ont jamais eu dans leur vie un moment de tristesse, de cette tristesse onctueuse que
nous avons éprouvée souvent ; ils ne sont ordinairement sensibles qu’à deux passions,
la vanité et l’amour de l’argent. Cette sécheresse vient de l’âme. Il nous arrive
souvent à nous autres gens sensibles, de pleurer pour une idée qui nous passe par la
tête. En venant d’acheter ce papier je passais par une rue nommée des Orties et assez
bien nommée, car il n’y passe personne ; un des côtés est formé par la majestueuse
galerie du Muséum. Cette galerie est très élevée et très noire ; la rue est étroite et
silencieuse, et vis-à-vis des maisons très hautes J’ai rencontré là une femme de
quarante ans, vieille de misère, qui portait son enfant derrière elle et qui chantait
pour demander l’aumône. Cela, joint à l’aspect de la rue, qui faisait déjà son effet,
m’a touché.
En prêtant l’oreille, j’ai entendu qu’elle chantait une chanson de corps de garde ;
cela m’a serré le cœur et fait venir les larmes aux yeux. J’ai doublé le pas, et ce
n’est que sur le pont Royal que je me suis aperçu que je ne lui avais pas donné. Il y
a tant de charlatans pauvres à Paris qu’il est nécessaire, lorsqu’on n’est pas très
riche, de ne pas donner. Cependant je me suis repenti de n’avoir pas donné à cette
pauvre mère. J’ai réfléchi
ensuite que sa chanson m’avait
fait venir les larmes aux yeux, parce que je voyais que les paroles, qui en étaient
crapuleuse, devaient détruire dans le cœur des écoutants le sentiment duquel elle
espérait quelque charité. Chaque mère en la voyant passer avec son enfant sur le dos,
en avait pitié, parce qu’elle se disait : « Un jour, je puis en être réduite là. »
Lorsqu’elle entendait sa chanson, la pitié cessait jamais je n’aurai de mauvaises
mœurs ; cette femme en a sans doute, sa chanson le prouve, et ce sont sans doute ses
mauvaises mœurs qui l’ont mise là. »
Le tort de Stendhal est de ne pas revenir sur ses pas pour donner une pièce de monnaie
à la pauvresse qui lui fait faire de si justes réflexions, mais c’est déjà beaucoup pour
lui que cet attendrissement. Dans ses lettres, très curieuses, il raconte, toujours à sa
sœur, l’horrible incendie auquel il a assisté à l’hôtel du prince de Schwarzenberg, avec
une incroyable indifférence ; il constate en dilettante « la terrible, opposition
de ce qu’il y a de plus gai à ce qu’on peut concevoir de plus horrible »
et
conclut pourtant en se félicitant que « ses excellents parents n’aient pas eu de
mal »
. Quant aux événements de 1815, il les raconte dans une courte lettre que
je reproduis tout entière.
Je me porte fort bien ; il y a eu hier une fort belle bataille à Pantin et à
Montmartre ; j’ai vu prendre cette montagne.
Tout le monde s’est bien conduit, pas le moindre désordre.
Les maréchaux ont fait des prodiges. Je désire avoir de vos nouvelles. Toute la
famille se porte bien. Je suis chez moi.
On ne saurait être plus laconique.
M. Joseph Reinach vient de publier chez Ollendorff, sous ce titre : Le
Dix-neuvième Siècle, en même temps que près de cent articles qu’Edmond About
écrivit pour ce journal quand ils dirigeaient, une excellente préface qui a pour titre :
« Edmond About journaliste ». Il le prend dans le journalisme, dès son entrée au
Figaro jusqu’à son dernier article dans le XIXe Siècle. L’étude est complète, et ceux qui ont connu About l’y
retrouveront avec tout son esprit, son cœur et ses étourderies. Ce livre, qui intéresse
tous les amis des lettres françaises, doit être surtout précieux pour les journalistes,
je parle des vrais, de ceux qui comprennent l’honneur de leur profession, et non pas
ceux qui ont fait une arme offensive d’une arme
qui ne
devrait servir qu’à défendre les intérêts de tous par l’unique vérité. Quelle fine leçon
contenue dans ces quelques lignes de Valentin à sa cousine :
On se sert de son premier journal comme de son premier fusil. N’as-tu jamais
rencontré, ma cousine, un garçonnet de douze ans à qui l’on vient de donner un fusil
pour ses étrennes ? Il a de la poudre, il a du plomb, il a des capsules ; l’univers
est à lui ! Aucune force humaine ne saurait le retenir ; il court les champs, les
jardins, la maison même, avec son fusil neuf. Il s’enivre du bruit des explosions, de
l’odeur de la poudre et de la joie de détruire. Il tire sur les moineaux, sur les
écureuils, sur les pigeons, sur les poulets, sur le chat de la maison, sur papa ou
maman s’il ne rencontre pas d’autre proie.
N’est-ce pas là la vérité absolue et ne la constatons-nous pas malheureusement chaque
jour ? Certains frètent un journal ou une revue comme autrefois un vaisseau-corsaire,
dit M. Reinach dans une page très éloquente et très sensée dont je copie ici un
passage :
Il n’y a point, je crois, d’accusations injurieuses qui n’aient été infligées au
journalisme, et beaucoup étaient méritées ; avec tous ses défauts, tous ses
inconvénients et tous ses vices, le journal n’en reste pas moins le plus redoutable
adversaire que l’Iniquité et la Routine coalisées aient encore rencontré dans le
monde. Le journaliste peut calomnier, diffamer, baver, se faire le complice du
Mensonge ; le journal même est et reste la Lumière. Les actes d’oppression et
d’injustice qu’on pouvait commettre autrefois dans des caves, sans que la plainte de
la
victime frappât jamais oreille humaine, la publicité les
saisit aujourd’hui à peine accomplis ; il n’y a plus de caves, la société moderne est
devenue une immense maison de verre. Jadis, la plus belle vérité, quand on la
découvrait, mettait des années à franchir les montagnes, les plaines et les déserts
qui l’entouraient d’une série de barrières et d’enceintes ; il faut une heure
aujourd’hui à une pensée nouvelle pour faire le tour du monde.
J’arrête là un emprunt que j’eusse voulu faire plus long, car cette préface jette une
vive lumière sur ce métier de journaliste qui devrait se borner à rester la terreur des
sots et des malfaiteurs en ne disant que la vérité. Malheureusement il est des.
exceptions dans le monde de la presse comme dans celui des notaires, des grands
seigneurs, des gens du monde, qui renferme aussi ses voleurs, ses escrocs, ses
tricheurs, etc., qui n’en forment, il est vrai, pas la totalité, mais une partie sur
laquelle les niais ou les intéressés veulent juger un ensemble. Je reviens à l’étude de
M. Reinach sur About qu’on doit remercier au nom du journalisme d’avoir fait revivre cet
homme d’esprit, ce brave cœur, ce naïf, qui disait ingénument du cabinet que présidait
M. Ollivier : « Il m’a tout offert, j’ai tout accepté, je n’ai rien reçu. » S’il eut le
tort de prendre ainsi pour argent comptant les promesses de la politique, About ne cessa
pas de lui donner en échange, mais sans être écouté, les plus sages conseils. Ainsi
conclut, et très justement, M. Reinach.
L’Étude d’histoire politique et religieuse sur Lamennais que M. Spuller
vient de publier chez Hachette, est en même temps qu’une biographie très complète du
célèbre abbé, une appréciation de ses œuvres : l’Essai sur l’indifférence, la
Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, les Paroles
d’un croyant, les Mélanges, Dante, etc., etc., la constatation de l’effet
qu’elles produisirent à leur apparition et de l’importance qu’elles prennent
aujourd’hui. M. E. Spuller a joint à cette étude très complète le récit des derniers
moments et de l’inhumation de Lamennais. Qu’on me permette à ce sujet quelques souvenirs
recueillis par un témoin oculaire, sur les circonstances qui les accompagnèrent.
« Je demeurais rue du Grand-Chantier, nº 7 juste en face
le domicile de Lamennais. Tous les matins de très bonne heure, je le voyais sortir ;
il allait ou faire sa promenade accoutumée, ou prendre une leçon d’escrime, car on
disait que ce vieillard décharné, courbé par les années, était d’une force remarquable
aux armes ; grand amateur de tableaux, il collectionnait des peintures de maîtres ; il
adorait la musique, mais d’une façon quelque peu primitive ; il ne comprenait
absolument que la mélodie ; aussi, grand fut l’étonnement de Chopin, quand un jour
qu’il venait d’exécuter un grand morceau, Lamennais lui dit :
« — Oh ! ce doit être admirable ! maintenant faites-moi le plaisir de ne vous servir
que de la main droite ; votre main gauche m’a empêché d’entendre la moitié de ce que
vous avez joué.
« Un jour ma concierge me dit : — Vous savez que le voisin d’en face va mourir ; il a
attrapé une fluxion de poitrine. Ce fut un grand remue-ménage dans le quartier ; on
affirmait que le curé de Saint-François était venu deux fois, sur la demande du
mourant ou de sa sœur, pour l’administrer, mais qu’il aurait été repoussé par un de
ses parents qui avait dit : “S’il recevait un prêtre, ce serait renier toute sa vie.”
Il avait encore toute son intelligence et dit à ses amis réunis autour de son lit :
“— Ce sont les beaux moments !” Il mourut le 27 février et la préfecture de police fit
dire partout que Lamennais avait exprimé le désir formel
de n’avoir que vingt personnes désignées pour assister à son convoi. Le départ du
corbillard eut lieu à 7 heures du matin ; la cérémonie fut faite de bonne heure parce
qu’on craignait l’affluence des gens descendant de la Courtille (c’était le Mercredi
des Cendres) et surtout celle des sociétés secrètes. Tout le long du chemin, jusqu’au
cimetière, les agents de police opérèrent des arrestations de personnes qui voulaient
se mêler aux vingt invités qui suivaient le convoi.
« J’étais jeune et mince, je me glissai dans la foulé et j’arrivai à la porte du
Père-Lachaise. J’y vis David d’Angers, rouge de visage, avec ses longues moustaches
blondes, je vis Béranger très entouré ; il portait un chapeau gris en feutre mou, à
larges bords, très enfoncé sur sa tête. Il avait une très grosse figure, pleine et
couperosée, le nez gros et rond, la bouche grande, les yeux saillants à cornée jaune
comme des billes de vieil ivoire ; deux longues mèches de cheveux d’un jaune qui
tirait sur le vert, entouraient son visage. Il marchait, s’appuyant sur sa canne ; on
le regardait presque sous le nez…
« Toute la foule s’ébranla pour entrer à la suite du corbillard ; mais les sergents
de ville ne laissèrent pénétrer que quelques personnes ; on m’a dit qu’il n’y en avait
eu que huit ; je vis David d’Angers bataillant pour entrer. Je me faufilai à
côté de lui et je me trouvai dans le cimetière qui paraissait
désert. À peine Béranger eut-il franchi la porte qu’il retira son chapeau et mit un
bonnet de soie noire.
« — Ce n’est pas la peine, lui dit quelqu’un, il n’y aura pas de discours,
« — Ma foi, tant mieux, dit Béranger.
« Lamennais, selon sa volonté, fut inhumé à la fosse commune. Le fossoyeur planta une
croix ; on la lui fit retirer, m’a-t-on dit.
« À la sortie, la foule se rua vers Béranger qui parut effrayé et se fit conduire à
un fiacre ; à peine y fut-il monté que quelques hommes en blouse dételèrent les deux
chevaux pour traîner la voiture. Béranger, comprenant qu’on l’eût mis en pièces pour
obtenir un effet, descendit lestement par l’autre portière du fiacre
et remonta tout de suite dans une seconde voiture ; le fiacre continua quelque temps
sa marche triomphale pendant que Béranger rentrait tranquillement à son domicile, rue
de Vendôme. »
J’arrête ici cette curieuse relation ou je trouve d’autres détails sur les derniers
moments de Lamennais, fournis par une conversation avec son neveu M. Blaise,
ex-directeur du Mont-de-Piété de Paris. Pour revenir au livre de M. E Spuller qui
contient aussi une partie anecdotique, je dois ajouter que c’est surtout par les
jugements littéraires et philosophiques qu’il se recommande aux lecteurs.
Le 2e volume des Œuvres et les Hommes, par Barbey
d’Aurevilly, est consacré uniquement à la littérature épistolaire de notre temps et
contient de véritables chefs-d’œuvre de critique du grand écrivain. Bien que ces pages
ne soient pas inédites, assez peu de lecteurs les connaissent pour que je n’hésite pas à
choisir pour eux, presque au hasard, ce passage consacré à Mérimée. Il est d’une âcre
saveur comme on en jugera ; mais Barbey d’Aurevilly ne savait pas critiquer à demi, il
disait sa pensée telle qu’une impression la faisait naître dans son esprit, et avec
quelle puissance de relief ! Voici le morceau :
On ne s’y attendait pas, mais c’est une destinée ! Tous les secs doivent périr par
les lettres, et ils ont tort
de toucher à cette hache. Ils
peuvent faire illusion dans leurs livres, travaillés longtemps, habilement élaborés
mis en posture et en perspective avec tout l’effort et les ressources d’un art savant.
Mais des lettres ! Des lettres, qu’on écrit dans les négligences de l’intimité et au
jet de la plume, sortent plus immédiatement de nous, laissent mieux voir le fond de
l’âme, quand on en a, et l’aridité du fond, si le fond est aride. Les lettres de
Madame de Sévigné, dont on parle tant, qui ne sont que charmantes et qui auraient pu
être divines si l’âme de la femme qui les a écrites eût été plus vraie et plus tendre,
nous disent pourtant très bien la qualité médiocre de l’âme qui les a tracées avec
tant de coquetteries et de chatteries d’amour maternel ! Un écrivain épistolaire qui
n’écrit que pour les deux yeux d’un ami ou les oreilles de quelques autres, est
toujours un peu l’homme d’esprit dont le prince de Ligne parle quelque part, et qui
doit avoir de l’esprit même au saut du lit et quand il n’a pas encore arraché le
bonnet de nuit de sa tête. C’est alors qu’on voit dans toute sa vérité, dans toute la
naïveté première de sa nature, l’écrivain qui, dans son livre, fera le beau avec
toutes les recherches de l’art et quelquefois de l’artifice. Les lettres, c’est
intellectuellement la pierre de touche de toute supériorité humaine, et si un homme
est supérieur dans ses lettres, c’est qu’il l’est partout, et si inférieur, c’est que
réellement il l’est au plus profond de sa substance. On le voit clairement dans ses
lettres ! Si donc on ne veut pas montrer la médiocrité ou la pauvreté de son âme, il
faut bien se garder d’entrer dans le confessionnal d’une correspondance, où l’on
s’accuse sans vouloir s’accuser et quelquefois en se vantant. Talleyrand, dit-on,
n’écrivit jamais une seule lettre ; Talleyrand, cet homme médiocre qui sentait sa
médiocrité et malgré la conscience de l’enchantement de ses manières, n’avait pas tant
d’esprit
puisqu’il n’avait pas d’âme dessous ! Mérimée, le
sec Mérimée, aurait dû plus que personne se défier des lettres. Avant celles-ci, les
deux volumes à des Inconnues avaient déjà donné une triste idée de
l’âme d’un écrivain surfait par une admiration surprise, et qui, pour ne pas croire à
l’âme, méritait bien, du reste, de n’en pas avoir !
Je ne connais, dans toute la littérature française du dix-neuvième siècle, que About
qui ait contre le catholicisme une insolence pareille à celle de Mérimée, et encore
About est immortellement le gamin qui abaisse le marchepied de la voiture de Voltaire
et qui ramasserait les bouts de cigares de Voltaire, si Voltaire fumait. Mais Mérimée,
dans ses Lettres à Panizzi, n’a plus l’âge qui fait pardonner leur
impertinence aux gamins de la rue et de la libre pensée : il est vieux, il a l’âge
d’être grave, et, comme un vieillard affaibli, il bave sur le catholicisme à faire mal
au cœur à ceux même qui pensent comme lui sur le catholicisme, parce qu’il faut de
l’esprit à ceux-là mêmes qui se mêlent de nous insulter !
Je reconnais que la sortie est passionnée, mais la passion était de l’essence même de
Barbey d’Aurevilly qui disait avec une incroyable désinvolture : « Apprenez, monsieur,
que j’ai toujours sacrifié mes principes à mes passions ! » Ajoutons que ce que le grand
écrivain appelait ses passions, c’était l’amour du vrai, du noble et du beau pour
lesquels il a toujours combattu et que ses écrits défendent vigoureusement encore
aujourd’hui qu’il n’est plus là.
Voici un nouveau volume de mémoires militaires : il a pour titre : Souvenirs et
campagnes d’un vieux soldat de l’Empire (1803-1814) et pour auteur le
commandant Parquin (chez-Berger-Levrault). En une introduction très intéressante, M. le
capitaine Aubier nous fait connaître le commandant et les conditions particulières dans
lesquelles ces souvenirs furent écrits ; ils viennent compléter la bibliothèque
militaire de l’Empire et se rangera côté des lettres de Lassalle, des Mémoires de
Marbot, Macdonald, de Coignet, du Conscrit de 1808, etc.
Le commandant Parquin a, comme tant d’autres, partagé le fétichisme qu’inspirait
Napoléon Ier, ce
culte qui faisait se
redresser des mourants sur le champ de bataille pour crier une dernière fois : « Vive
l’Empereur ! » qui faisait manger aux grenadiers de Fontainebleau les cendres de leurs
drapeaux brûlés. Pas un instant son admiration ne faiblit ; et quand l’Empire s’est
écroulé, que l’Empereur est mort, sacrifiant sa situation de fortune, il va se ranger
auprès du prince Louis Bonaparte, le suit partout, même en prison, à Doullens où il va
mourir, heureux de donner sa vie pour le souvenir de celui qu’il sert en la personne de
son neveu.
Voici deux épisodes qui donneront idée du courage et du caractère du commandant
Parquin :
Après la bataille de Montmirail, l’Empereur demande au général Colbert de lui
désigner un capitaine et cent cavaliers d’élite pour une mission difficile. Le général
choisit Parquin. L’Empereur le fait venir et lui dit : « Capitaine, marchez à l’ennemi
et faites-moi des prisonniers ; j’en ai besoin. » — « Un ordre aussi honorable à
recevoir et émané d’une pareille bouche, raconte Parquin, devait produire son effet. »
— Il le produisit. À 6 heures du soir, Parquin passe la Marne avec sa troupe ; à
9 heures, il surprend, dans un village incendié, un groupe de traînards russes ; il
obtient de précieux renseignements sur la marche de l’armée. À 10 heures, il arrive en
vue d’Oulchy-le-Château, fortement occupé par les troupes ennemies. Il dissimule ses
cavaliers, fait prévenir le général Colbert, puis, à onze heures, alors que tous les
feux sont éteints, il pénètre au galop dans les cantonnements, enlève le petit poste,
bouscule la
grande garde et fond sur les bivouacs. La
moitié de son escadron sabre, tandis que l’autre moitié fait le coup de feu. Comme il
a eu soin de composer son détachement de cavaliers de différentes armes, chasseurs,
lanciers, dragons et mameluks, l’ennemi affolé, se croit attaqué par plusieurs
régiments de cavalerie. L’épouvante est générale, les cavaliers de Parquin n’ont qu’à
frapper sur des fuyards. Aussi, sans avoir subi de pertes, il ramène à l’Empereur une
centaine de prisonniers, dont deux colonels et plusieurs officiers.
De telles actions peuvent faire croire à de brillantes récompenses ; il n’en était
rien, et l’héroïsme était tellement passé dans les mœurs, que pour obtenir la croix,
après plusieurs propositions sans effet, Parquin dut la demander lui-même. Il le fit
avec cet esprit de décision qui lui était propre. En congé, à Paris, après sa rentrée
d’Espagne, il venait d’être nommé lieutenant aux chasseurs de la vieille garde. Un
dimanche d’avril 1813, à une de ces revues que passait fréquemment l’Empereur dans la
cour des Tuileries, il met pied à terre et, pour bien attirer l’attention, va se placer
à la gauche du régiment d’infanterie de la jeune garde.
— Qui es-tu ? demanda l’Empereur, en passant devant lui.
— Un officier de votre vieille garde, Sire ; je suis descendu d’un grade pour servir
près de Votre Majesté.
— Que veux-tu ?
— La décoration.
— Qu’as-tu fait pour la mériter ?
— Enrôlé volontaire à seize ans, j’ai fait huit campagnes. J’ai gagné mes épaulettes
sur le champ de bataille et reçu dix blessures que je ne changerais pas contre celles
que j’ai faites à l’ennemi, j’ai pris un drapeau en Portugal ; le général en chef
m’avait porté pour la décoration. Mais il y a si loin de Paris à Moscou que la réponse
est encore à venir.
— Eh bien ! je te l’apporte moi-même. Berthier, écrivez la croix pour cet officier,
et que son brevet lui soit expédié demain ; je ne veux pas que ce brave me fasse plus
longtemps crédit.
Le livre renferme bien, d’autres anecdotes et des récits sur différentes campagnes,
notamment sur celle d’Espagne, je ne puis qu’y renvoyer le lecteur qui y trouvera
partout l’héroïsme facile de ce temps où tant de prodiges furent accomplis pour le seul
amour de la patrie.
Le troisième et dernier volume de : Mon journal, recueil des mémoires de
M. Ernest Pinard, ancien ministre de l’intérieur, est consacré à la politique intérieure
du second Empire. L’auteur en résume les commencements et nous conduit jusqu’à la
guerre. De récents événements donnent un intérêt d’actualité à toutes les pages et
particulièrement à celle-ci qui est la fin d’une conversation que M. Pinard eut avec le
Prince Impérial, au château d’Arenenberg :
« Et puis, ajoutait le Prince, il faut faire tomber les fausses légendes. On me sert,
moi, en disant la vérité, toute la vérité, sur ce qui s’est fait sous mon père, mais
on sert aussi les autres. Rappelez-vous notre conversation d’hier. Je ne crois pas, du
moins je ne veux pas croire aux calomniés de l’histoire, condamnés à perpétuité : il
vient toujours un moment où la justice se fait ;
l’erreur
peut persister sur des détails, mais on ne trompe pas toutes les générations sur les
grandes lignes ».
Le Prince ouvrit la fenêtre : la matinée était calme et splendide. « Il y a deux
jours, dit-il, une tempête nous cachait toute la rive opposée du lac et donnait aux
collines plus éloignées qui la dominent des aspects effrayants ou fantastiques.
Aujourd’hui, nous distinguons les sites les plus lointains dans leurs détails : tout a
repris sa place sous la lumière du jour. Eh bien, je crois que l’histoire est un peu
comme la nature. Un moment arrive aussi où les passions tombent avec les haines, la
vérité reprend alors sa place avec ses droits. »
Ce passage ne prend-il pas une singulière signification au lendemain du jour où
M. de Bismarck vient de faire bien spontanément un aveu qui donne un si beau démenti à
ceux qui représentaient Napoléon III comme désireux de faire la guerre dans un intérêt
purement dynastique ? Comme disait le prince, la vérité reprend toujours sa place avec
ses droits, et elle nous vient aujourd’hui parce que M. de Bismarck, justement suspect à
son souverain, se prend de colère à voir que tout passe, et tient à prouver qu’il était
tout, quand son maître n’était rien qu’un pantin, une ganache qu’il faisait gesticuler à
son gré. Et pour se donner cette gloire étrange, il ne craint pas d’assumer sur lui seul
la responsabilité de tant de deuils, de tant de misères, de tant de sang allemand et
français versé ; il ne craint pas de nous montrer de Moltke, qu’on croyait un soldat
féroce, mais honnête, sourire à son acte de faussaire.
« Et nous nous remîmes à dîner de bon appétit ! »
dit-il dans un
nouveau récit.
Ce n’est point ici le cas d’examiner le cas de M. de Bismarck, mais il est difficile,
quand on lit un livre d’histoire comme celui de M. Pinard, de ne pas constater combien
il est difficile de faire sortir la vérité même des événements auxquels on a été
personnellement mêlé. M. de Bismarck nous a été l’occasion de constater que le Prince
Impérial disait juste, et quelle différence existait entre ce fléau moderne, comme il se
plaît à se nommer, et Attila qui, plus discret, que lui, se contentait pour quitter Rome
de demander du poivre et de la soie. Les pillards coûtaient alors moins cher
qu’aujourd’hui. La gloire de M. de Bismarck expiera le crime qu’il a commis, et son
imprudente vantardise la remettra juste à sa place. À ce point de vue, il eût dû penser,
avant de se livrer à cette orgie de révélations, à la recommandation de Chateaubriand :
« Vous qui aimez la gloire, soignez votre tombeau, couchez-vous-y bien, tâchez
d’y faire bonne figure, car vous y resterez ! »
À Sainte-Hélène on a placé
l’épée de l’Empereur à côté de lui dans son cercueil, sous sa main ; dans celui du
prince de Bismarck on ne pourra guère mettre qu’un grattoir, arme de vilain.
Comme on le verra, les mémoires de M. Pinard nous ramènent souvent à l’actualité.
Voici un livre fort curieux a beaucoup de points de vue, mais qui ne fera certes pas
d’amis à Flaubert et qui, bien que formé de lettres intimes où l’homme semble se
dévoiler tout entier, nuira certainement à la réelle ressemblance de son portrait. On ne
peut asseoir un jugement définitif sur la valeur d’un homme que lorsqu’on l’a entendu
raisonner de sang-froid, qu’il a pris le temps de la réflexion ; ce n’est pas quand son
amour-propre, ses intérêts personnels sont enjeu qu’il faut l’écouter, et l’on doit bien
se garder de prendre à l’heure même, pour les véritables cris de sa conscience, des
boutades coléreuses qu’il serait prêt à désavouer le lendemain. C’est en lisant le
dernier volume de la
Correspondance de Gustave
Flaubert que cette vérité éclate. Si l’auteur de Madame Bovary
eût été tel que le montrent ses lettres, c’eût été un abominable garçon, déchirant à
belles dents dans le privé ceux à qui il donnait les meilleures poignées de main.
L’inconvénient comme l’avantage des lettres adressées à des amis intimes, est
généralement d’être écrites sous une impression du moment ; c’est un soulagement qu’on
se donne, et la mauvaise humeur s’écoule en passant de la plume sur le papier ; la
lettre partie, on n’y pense plus. Le tort de l’écrivain n’est pas de l’écrire mais de la
mettre à la poste, le petit tort des amis est de la conserver, le plus grand est de la
publier. On expose les vivants à haïr des morts qu’ils ont chéris, et à regretter
l’amitié confiante qu’ils leur ont donnée.
J’ai eu l’honneur de rencontrer plusieurs fois Flaubert, entre autres, chez notre ami
commun Charpentier, et je n’eusse pas cru que cet homme à l’air bon enfant, à l’aspect
d’un cuirassier habillé en bourgeois, à la franche poignée de main, eût un tel mépris de
l’humanité, une amertume contenue, un tel dégoût de tout et de tous. Je le croyais
tellement absorbé par son art, ses chefs-d’œuvre, qu’il ne pouvait pas s’indigner des
travers de l’humanité, étant monté trop haut pour les apercevoir. Il me faut encore en
rabattre sur ce point. Ouvrons le livre et feuilletons-le,
cherchons-y les bons élans, pris même dans la colère, laissant passer bien des traits
amers et en remarquant que Flaubert apportait dans son style familier l’allure du soldat
que je signalais tout à l’heure. — « Quelle chouette lettre vous m’avez
écrite ! »
dit-il à George Sand. — « Il me semble que je vais
crever »
, écrit-il plus loin, puis ce sont des jurons, quelques gros mots, des
vocables de gamin : « — Mon pauvre cher bougre »
— « Ma guibole se
consolide »
, etc., etc. Je n’insiste pas sur ce côté pittoresque qui résulte
de l’entrain et de la chaleur avec lesquels il écrivait.
La haine de Flaubert contre la critique était profonde, et la presse a eu le don de le
tenir en colère continuelle. Il oubliait que le public sait faire justice des critiques
systématiques et intéressées, et ne se soucie que de la valeur d’une œuvre.
« — Je m’en fiche profondément ! dit-il, ce qui m’empêche pas que je suis
étonné par tant de haine et de mauvaise foi. »
Haine désirable pourtant que
celle des roquets hargneux qui vous soulignent votre valeur mieux que de complaisants
applaudissements. La correspondance prend un autre ton quand arrive la guerre civile.
« Ces misérables-là déplacent la haine, on ne pense plus aux Prussiens. Encore
un peu on va les aimer. Aucune honte ne nous manquera »
Puis : « — Le
Paris que nous aimions est fini ! Au paganisme a succédé le
christianisme, nous entrons maintenant dans le muflisme ! »
La politique le préoccupe : « — Qui sait si, dans
vingt ans, un petit-fils de Jérôme ne sera pas notre maître ? »« — Jamais, mon cher
vieux, je n’ai eu des hommes un si colossal dégoût ? Je voudrais noyer l’humanité sous
mon vomissement ! »« — La presse est une école d’abrutissement parce qu’elle dispense
de penser.
» Je passe bien des pages enfilées et je trouve cette phrase si
touchante où Flaubert met son cœur à nu ; il vient de perdre sa mère : « — Je me
suis aperçu, depuis quinze jours, que ma pauvre femme de maman était l’être que j’ai
le plus aimé ! C’est comme si on m’avait arraché une partie des entrailles »
.
La politique revient : « — Le 4 septembre a inauguré un état de choses qui ne
nous regarde plus. Nous sommes de trop. On nous hait et on nous
méprise, voilà le vrai. Donc, bonsoir ! »
Plus loin il déclare Théophile
Gautier supérieur à Musset et il ajoute cette singulière appréciation : « — Mais
c’était un auteur inconnu, Pierre Corneille l’est bien ! »
Un des torts graves de ceux qui composent ces recueils de lettres est de les accepter
toutes et de faire constater au public que les auteurs, si féconds qu’ils soient, n’y
apportent pas toute la variété désirable. On a le regret de voir que sous certaines
impressions ils prennent des formules
qui les satisfont et
qu’ils transcrivent à leurs amis un peu comme des circulaires. La pensée qui précède et
bien d’autres se trouvent en double et même en triple dans des lettres écrites à
diverses personnes. Continuons.
Pour lui, Gautier est mort de la « charognerie moderne »
, comme il le
disait lui-même. Tout a le don de l’irriter dans la vie, témoin cette amusante boutade :
« Je ne suis pas comme M. de Vigny, je n’aime pas le son du cor au fond des
bois. Voilà deux heures qu’un imbécile posté dans l’île en face de moi m’assassine
avec son instrument. Ce misérable-là me gâte le soleil et me prive du plaisir de
goûter l’été… J’ai envie d’aller chercher le garde champêtre ! »
On sait
l’horreur, qu’il avait de l’Institut : « Eh bien, le bon Alexandre Dumas a fait
le plongeon ! le voilà de l’Institut ! je le trouve bien modeste. Il faut l’être, pour
se trouver honoré par les honneurs. »
Puis, viennent les déboires dramatiques. Flaubert ne voulait pas croire que l’art du
livre et celui de la scène fussent si différents et qu’il existât pour elle des lois
d’optique, toutes spéciales, en un mot qu’il fallait penser et écrire pour le théâtre,
comme on compose et comme on peint les décors. Il ne voulait pas reconnaître qu’un
acteur qui marche sur un plan incliné, pour rester en vue du public quand il s’en
éloigne, ne peut pas marcher comme dans la vie réelle. De là
d’autres indignations, d’autres révoltes. — « Tous les idiots du lundi viennent
si pâmer sur Une chaîne de M. Scribe. »
Évidemment les abonnés de la Comédie-Française, particulièrement, sont, le plus souvent,
de braves genreux qui viennent pour s’entre-regarder dans la salle, mais eux seuls n’ont
pas fait le succès de Scribe, et il eût pu reconnaître que le goût du public y fut pour
quelque chose — que d’encre coulera encore inutilement à propos de ce malentendu !
Flaubert, l’ami de Goncourt, se montre sévère dans ses lettres pour la Fille
Élisa ; il veut rugir en lisant les Amours de
Philippe par Octave Feuillet, il est dur pour Daudet, Sardou, tendre pour
Gustave Claudin, il déclare plus loin que Bossuet, « l’aigle de Meaux, est une
oie »
. Tout cela dit avec l’accent d’un homme dont l’âme est blessée, qui ne
voit plus juste et se croit méconnu parce que le public ne fait pas à toutes ses œuvres
un égal succès. Il en arrive à détester de ses travaux celui qui a fait sa gloire, et
écrit à son éditeur : « La Bovary m’embête. On me
scie avec ce livre-là. Car tout ce que j’ai fait depuis n’existe pas, — je vous assure
que si je n’étais besogneux, je m’arrangerais pour qu’on n’en fît plus de
tirages ! »
C’est dans ces quelques lignes-là
qu’il
faut chercher la cause de ces accès, de misanthropie, de rage, de dégoût qui font du
dernier volume de la Correspondance de Flaubert un livre amer sur lequel
il faut bien se garder de juger son esprit ni son cœur.
C’est un livre d’une lecture très captivante que celui que M. A. Bardoux a ajouté à ses
études sociales et politiques et qui a pour titre : Les Dernières Années de
La Fayette (1792-1834). L’auteur a pris le héros de la Révolution l’amant
sincère autant qu’irréfléchi de la liberté, le Don Quichotte français, comme on l’a
appelé, depuis le moment où il sortit de France pour éviter l’échafaud, le 20 août 1792,
jusqu’à sa mort, le 9 mai 1834. À l’aide de documents tirés des archives autrichiennes,
il a pu nous donner des détails inédits sur l’emprisonnement à Olmutz, de La Fayette, de
sa femme, de ses filles et de ses deux compagnons : MM. de Latour-Maubourg et Bureaux de
Pussy.
Presque toute la première partie de l’ouvrage est consacrée
à l’histoire du martyre de Mme de La Fayette, à son activité que
rien ne pouvait décourager pour parvenir à rejoindre, à revoir son mari. Combien
celui-ci dut songer sous les verrous à ce qu’il appelait : cette délicieuse
sensation du sourire de la multitude ; et, pourtant rien ne put altérer en lui
l’amour de la popularité ; il était resté sensible aux sympathies du peuple qui venait
d’étendre de si cruels deuils sur sa famille ; sa belle-mère, sa belle-sœur avaient été
toutes deux exécutées le 22 juillet 1794, cinq jours avant que Robespierre eut expié ses
crimes :
Le digne prêtre qui avait accompagné jusqu’au pied de l’échafaud Mme de Noailles s’introduisit, comme , dans la maison de détention. Il
vint apporter à Mme de La Fayette des consolations et lui faire le
récit des derniers moments de sa mère, de sa grand-mère, et de sa sœur.
Qui n’a lu dans la vie de Mme d’Ayen la relation du P. Carrichon,
ce violent orage qui éclate au passage des charrettes et qui faisait chanceler, sur sa
misérable planche sans dossier, la vieille maréchale, dont le bonnet, soulevé par le
vent, laissait passer les cheveux gris ? Qui ne suit des yeux, sous ce ciel noir
traversé d’éclairs, Mme d’Ayen et sa fille, s’inclinant sous la
prière du courageux prêtre qui les accompagnait sous un déguisement ? Et qui ne voit
monter à l’échafaud Mme la maréchale dont il fallut échancrer le
haut, de la robe pour découvrir le cou ; et la duchesse d’Ayen, dont le
bourreau arracha le bonnet retenu par une épingle et une poignée de
cheveux ; enfin Louise, sa fille, en robe blanche, dont la chevelure fut aussi
profanée ; et disant à un jeune homme montant avant elle les degrés du supplice et qui
blasphémait : « De grâce, monsieur prononcez le mot de pardon » ?
Mais le temps arriva enfin où Mme de La Fayette put aller retrouver
son mari et partager, sa captivité. Sorti de prison, le général finit par rentrer en
France, mais son rôle politique y paraissait terminé. Les entrevues avec le Premier
Consul sont très caractéristiques ; ces deux hommes s’admirent et se redoutent :
Le 3 nivôse (après l’explosion de la machine infernale) fut pour La Fayette une
occasion d’aller lui rendre visite. En recevant ses compliments, le Premier Consul lui
rappela leur conversation à Mortefontaine sur la constante coopération des partis
extrêmes dans les temps révolutionnaires. Comme La Fayette l’engageait à publier les
preuves du complot, il lui fit observer qu’elles n’étaient pas susceptibles de
publicité, il ajouta que Louis XVIII lui avait écrit pour désavouer ce crime. « Sa
lettre est bien, dit-il, la mienne aussi, mais il finit par me demander une chose que
je ne puis faire, c’est de le mettre sur le trône. » Alors il lui conta gaîment les
propositions dont on chargeait sa femme Joséphine. « Ils me promettent une statue qui
me représentera tendant la couronne au roi. J’ai répondu que je craindrais d’être
enfermé dans le piédestal… Leur rendre le pouvoir serait de ma part une infâme
lâcheté ! Vous pouvez désapprouver mon gouvernement, me trouver despote ; on verra,
vous verrez un jour si je travaille pour moi
ou pour la
postérité !… Mais enfin, je suis maître du mouvement, moi que la Révolution, que vous
et tous les patriotes ont porté où je suis, et si je rappelais ces gens-là, ce serait
nous livrer tous à leur vengeance. » Il parla si éloquemment de la gloire et de la
France que La Fayette lui prit la main.
Pourtant, au cours de la conversation, quand Bonaparte lui parla du Concordat :
« Avouez, lui dit La Fayette en riant, que cela n’a pour raison que de casser la petite fiole ! »
Ce franc-parler ne plut pas
toujours, et La Fayette eut à s’en apercevoir. Le récit de la mort de Mme de La Fayette est des plus touchants, et la lettre qu’écrivit alors le
général est un chef-d’œuvre dicté par la douleur.
La perte qu’il venait de faire le détourna un instant de la politique, mais les
événements, son tempérament, modifièrent bientôt ses idées de retraite. L’amour de la
popularité, disons aussi de la liberté, le ramena dans la lice ; nous le voyons affilié
au carbonarisme, aidant à la Révolution de 1830, et retournant en l’Amérique pour y
recevoir ses dernières ovations. Après ce beau chapitre de sa vie, la populace
parisienne s’empara du vieillard et les politiques d’alors délibèrent ingénument s’ils
devaient un jour d’émeute le tuer, pour traîner son cadavre en demandant vengeance
contre le despote Louis-Philippe ! Enfin, il meurt, et l’Amérique envoie en hommage
une poignée de terre qu’on répand sur le tombeau que La Fayette
partage avec sa famille, au milieu de treize cents victimes que la Terreur avait
guillotinées place du Trône, en quarante-trois jours.
M. A. Bardoux a tenu à ne s’entourer que de renseignements indiscutables, et c’est dans
les lettres mêmes de La Fayette qu’il a puisé les éléments de ce livre, qui complète les
récits du général qui présida à deux de nos Révolutions.
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