Année 1863
Nous sommes tristes, et encore plus humiliés de dîner aujourd’hui au
restaurant. Il y a des jours de l’année, où il est convenable d’avoir une famille, à six
heures précises.
Chez Magny. Nos livres, notre mode de travail, ont fait, je le sens, une grande
impression sur Sainte-Beuve. La préoccupation de l’art, dans laquelle nous vivons, le
trouble, l’inquiète, le tente. Assez intelligent pour comprendre tout ce que ce nouvel
élément, non employé encore, apporte de richesses et de couleurs à l’historien, il
s’efforce de se mettre au courant. Il tâtonne, il interroge, il travaille à vous faire
causer. Il ne sait pas enfin, et voudrait bien savoir.
Et l’on a parlé misère de peuple et promiscuité des faubourgs, et Sainte-Beuve s’est
écrié avec un
accent d’humanité de 1788, qu’il ne pouvait comprendre que,
sur le trône, on ne fût pas un saint Vincent de Paul ou un Joseph II. « Assainir tout
cela, ce serait quelque chose, ce serait le commencement », a-t-il répété deux ou trois
fois… et de ces hauteurs humanitaires et philosophiques, il est vite descendu à causer
des petites filles du peuple, qu’il a fort étudiées, nous dit-il, et qui — remarque très
juste — ont, à la puberté, deux ou trois ans de folie, de fureur de danse, de vie de
garçon, jetant ainsi leurs gourmes et leurs bonnets par-dessus les moulins : après quoi
elles deviennent rassises, rangées, femmes d’intérieur et de ménage.
Aujourd’hui dînait Nieuwerkerke… Il nous rattrape en sortant, et nous emmène fumer un
cigare en ses appartements du Louvre. Dans un vitrine placée au milieu d’une fenêtre, il
nous fait voir sa collection particulière, une réunion de cires des xvie
, xviie
et xviiie
siècles, petits médaillons momifiés, petites figures
cadavériques, effrayantes à la façon de petits morts et de petites mortes.
Puis ouvrant, l’un après l’autre, quatre grands cartons, sur lesquels est écrit : Soirées du louvre, il fait défiler devant nous, toutes les caricatures
du Paris illustre : ministres, généraux, magistrats, artistes, écrivains, aquarellés le
soir, à la lampe, par Eugène Giraud, et rendus avec un modelage merveilleux, les coups
de gouache les plus lumineux, des ironies de dessin toutes spirituelles, — des
grossissements accentuant, outrant, pour ainsi dire, la ressemblance des gens.
Le café Anglais vend par an pour 80 000 francs de cigares. Le cuisinier a
un traitement de 25 000 francs. Le propriétaire possède des chevaux, des voitures, des
terres. Il est membre du Conseil général de son département. Voilà la grandeur des
folies de Paris.
Feuilleté aujourd’hui les 80 planches de Goya.
C’est le cauchemar de la guerre. Oh ! cette planche terrifique, comme une épouvante
rencontrée la nuit, par un clair de lune, au coin d’un bois : un homme empalé à une
branche d’arbre, nu, saignant, les pieds contractés de souffrance, l’agonie de sa
torture sur la face, et dans le hérissement des cheveux… le bras coupé net, comme un
bras cassé de statue…
Et puis, tournez la feuille : des bouches qui crachent la vie, des mourants vomissant
le sang sur des cadavres ; et tournez encore la feuille : l’Espagne mendiant, les pieds
dans la voirie d’une ambulance…
Le génie de l’horreur, c’est le génie de l’Espagne. Il y a de la torture, de
l’inquisition presque, dans les planches de son dernier grand peintre, et dans la
morsure de ses eaux-fortes, pour ainsi dire, de la brûlure de ses autodafés.
* * *
— À l’heure présente, il y a dans les bals publics quatre fameux danseurs, dont le plus
renommé s’appelle Dodoche, et qui est un marchand de papier. Le second est un sculpteur,
le troisième un marbrier
tumulaire, le quatrième un attaché aux Pompes
funèbres. Ainsi se rattachent nos Bacchanales à la Danse des Morts.
Ces danseurs sont en si grande vogue, surtout aux bals masqués, que pour la réclame et
la publicité de danser avec eux, les femmes leur donnent cinq francs par
contredanse.
Il est vrai qu’elles se rattrapent bien facilement par une coutume récemment introduite
au bal de l’Opéra, elles montent mendier dans les premières loges, chez Daru, dans les
loges d’ambassade, et grappillent des louis, des demi-louis, — faisant ainsi, dans leur
nuit, des recettes s’élevant à deux cents francs.
* * *
— Flaubert nous dit, que lorsqu’il était enfant, il s’enfonçait tellement dans ses
lectures, en se mordillant la langue et en se tortillant une mèche de cheveux avec les
doigts, qu’il lui arrivait, à un moment, de choir à terre. Un jour il se coupa le nez,
en tombant contre une vitre de bibliothèque.
Il y a aujourd’hui chez lui un jeune étudiant en médecine (Pouchet) s’occupant de
tatouage, et qui nous signale de singuliers tatouages, relevés par lui : la devise : Liberté, Égalité, Fraternité, sur le ventre d’une prostituée, et sur le
front d’un forçat, la légende pessimiste : Pas de chance.
Sainte-Beuve nous entrouvre ses souvenirs sur Mme Récamier, nous
esquisse une figure
de son salon : le vieux Forbin-Janson. On le rencontrait
dans l’escalier porté par un domestique à l’état de ruine, d’ombre, de mort. La porte
ouverte, à la vue de la femme de chambre, crac ! ainsi qu’un ressort, un sourire se
mettait à jouer sur sa figure. Et il entrait avec un grand air, et il saluait galamment,
et de temps en temps éternellement souriant, lançait un assez joli trait d’esprit, que
Mme Récamier relevait, faisait valoir.
Alors le vieillard se laissait aller à dire : « Ça, c’est du bon Forbin ! » Un mot
lugubre.
Puis il passe à la silhouette d’Ampère, qu’il a beaucoup connu, et qui venait le voir,
presque tous les matins, pendant le long temps où Sainte-Beuve, pris d’horreur pour le
monde, s’était claquemuré à l’hôtel du Commerce. Il nous le peint comme cavalier servant
de Mme Récamier, comme le patito classique, comme
le type de l’académicien cornac, comme le directeur littéraire des bourgeoises lettrées,
comme le cicerone de Mmes Cheuvreux, comme une
sorte d’abbé Barthélémy, en appuyant toutefois sur la distance qu’il y a entre la
duchesse de Choiseul et la Petite Jeannette.
Le commerce moderne en est arrivé à ceci : Bracquemond racontait à Gavarni qu’il
connaît un garçon, payé très cher, dans un magasin du passage des Panoramas, pour
imiter, avec ses lèvres, le sifflement de la soie neuve, en déroulant des rubans
reteints.
Lire les auteurs anciens, quelques centaines de volumes, en tirer des notes
sur des cartes, faire un livre sur la façon dont les Romains se chaussaient ou
mangeaient couchés, — voici ce qui s’appelle l’érudition. On est un savant avec cela. On
est de l’Institut, on est sérieux, on a tout.
Mais prenez un siècle près du nôtre, un siècle immense, brassez une montagne de
documents, trente mille brochures, deux mille journaux, tirez de tout cela, non une
monographie, mais le tableau d’une société, vous ne serez rien qu’un aimable fureteur,
un joli curieux, un gentil indiscret.
Il se passera encore du temps, avant que le public français ait de la considération
pour l’histoire qui intéresse.
Flaubert me contait, un de ces soirs, que son grand-père maternel, un bon vieux
médecin, ayant pleuré dans une auberge, en lisant un journal qui annonçait l’exécution
de Louis XVI, au moment d’être envoyé au Tribunal révolutionnaire de Paris, fut sauvé
par son père, alors âgé de sept ans, auquel sa grand-mère apprit un discours pathétique,
qu’il récita avec le plus grand succès à la société populaire de Nogent-sur-Marne.
Nous dînons ce soir chez la princesse Mathilde. Il y a Nieuwerkerke, un savant du nom
de Pasteur, Sainte-Beuve, Chesneau, le critique d’art de L’Opinion
nationale. Une physionomie curieuse que
celle de la princesse, avec
la succession d’impressions de toutes sortes qui la traversent, et avec ces yeux
indéfinissables, tout à coup dardés sur vous et vous perçant. Son esprit a quelque chose
de ce regard. C’est tout à coup une saillie, une échappade, un mot, peignant à la
Saint-Simon, une chose ou quelqu’un. C’est ainsi qu’elle définit je ne sais plus qui,
par cette phrase : « Un monsieur qui a sur les yeux la buée d’un tableau ! »
Des phrases menteuses, des mots sonores, des blagues, voilà à peu près ce que nous
discernons chez tous les hommes politiques de notre temps. Les révolutions, un simple
déménagement avec l’emménagement des mêmes ambitions, corruptions, bassesses dans
l’appartement quitté, — et cela se faisant avec de la casse et de grands frais.
De morale politique, point. Je cherche autour de moi une opinion qui soit
désintéressée, je n’en trouve pas. On se risque, on se compromet pour des chances de
places futures, on se dévoue pour un parti qui représente l’avenir. Ainsi de tous les
hommes que je vois. Si un sénateur a les opinions de ses appointements, mon jeune ami
*** est attaché aux d’Orléans, parce qu’il a une sorte de promesse d’être quelque chose,
s’ils reviennent. À peine y a-t-il deux ou trois fous, deux ou trois enthousiastes
gratis dans un parti, et si le hasard vous les fait rencontrer, c’est bien
, si vous ne vous apercevez pas que ce sont des imbéciles.
Cela amène, à la longue, une désillusion, un dégoût de toute croyance, une
tolérance d’un pouvoir quelconque, une indifférence de la passion politique que je
trouve chez tous mes compagnons de lettres, et chez Flaubert comme chez moi. On voit
qu’il ne faut mourir pour aucune cause, vivre avec tout gouvernement qui est, quelque
antipathique qu’il vous soit, et ne croire rien qu’à l’art, et ne confesser que la
littérature. Tout le reste est mensonge et attrape-nigauds.
Dîner Magny. Sainte-Beuve est tout heureux, tout joyeusement débordant d’une partie de
famille faite la veille. Véron l’a invité à dîner, lui, sa gouvernante et ses bonnes, et
les a menés, le soir, dans sa loge à l’Opéra. Une vraie partie de vieux de Paul de
Kock.
Et Sainte-Beuve se met à parler nerveusement de Gustave Planche, qu’il a présenté chez
Hugo, à propos d’une traduction de la Ronde du Sabbat, demandée par un
graveur anglais, — chez Hugo, où il le trouvait, un jour, installé et n’en démarrant
plus.
Planche n’écrivait pas alors, c’était un causeur blond, à figure assez jolie, mais un
causeur poussant la causerie à des heures si avancées de la nuit, que Hugo finit par
demander à Sainte-Beuve : « Quand votre ami se couche-t-il ? » Et Sainte-Beuve s’étonne
des séides qu’il a trouvés, surtout chez les femmes, déclarant qu’il manquait absolument
de nuque, d’organe à passion, et que dans la douleur de son
impuissance
auprès de Mme Dorval, il se roulait sur le
parquet, et si désespérément, que le portier de la maison l’entendait de sa loge…
Puis de Gustave Planche, il passe à Michelet dont il déclare le talent uniquement fait
de grossissement des petites choses, et le contrepied absolu du bon sens, ne lui
accordant qu’une originalité laborieuse et venant de la causerie de Quinet. Sur le
regimbement de la table, et l’admiration bravement témoignée par Flaubert pour l’œuvre
du grand historien, le voici entrant en une vraie colère, frappant la table du poing, en
dépit de douleurs dans les articulations, et jurant, et vociférant que tout l’hystérisme de ses livres vient de ce qu’il a connu une seule femme, et qu’il y
a chez lui du désir de prêtre.
Alors lâchant Michelet, le voilà faisant un tableau de ce que Marie-Antoinette a dû
souffrir avec Louis XVI, ce brutal, ce lourdaud qui jette un pavé sur un paysan qui
dormait, qui pète en réponse à un courtisan, lui demandant d’être nommé premier
gentilhomme de la chambre, qui donne un soufflet à M. de Cubières, et, pour se faire
pardonner, un cheval arrivé dans la même journée de Constantinople, ce qui fait dire au
souffleté : « Le roi me l’a donné d’une manière touchante ! »
Et il s’interrompt pour dire : « — Tenez, Veyne, qu’est-ce que j’ai là, un abcès, et il
tend le poignet.
— Non, une inflammation des articulations qui n’est pas même la goutte…
— Je ne veux rien faire, c’était seulement pour savoir.
— Vilaine machine que le corps humain ! dit l’un de nous.
— Non, c’est très bien fait.
— Très bien fait, dites-vous ; mais il me semble que vous avez joui d’une assez
mauvaise santé dans votre jeunesse ?
— Oh ! dans ma jeunesse… D’abord j’avais une vie qui n’était pas la vie de tout le
monde… Je me nourrissais mal… pas assez. Il y avait l’élément romanesque qui m’empêchait
de manger à ma faim… Et j’avais des remords d’avoir trompé ma maîtresse… Oui, je ne me
nourrissais pas assez… le remords, vous savez, n’est qu’une faiblesse physique. Plus
tard, j’ai changé cela, j’ai fait entrer dans ma vie une douce philosophie et de la
gaîté… »
Là-dessus Flaubert, oui Flaubert, et Saint-Victor se mettent à soutenir la thèse qu’il
n’y a rien à faire avec le moderne ; ce qui nous fait pousser des cris de paon et leur
jeter : « La plastique est transposée, voilà tout ! »
Hier nous étions dans le salon de la princesse Mathilde ; aujourd’hui nous sommes dans
un bal du peuple, à l’Élysée des arts, au boulevard Bourdon. J’aime
ces contrastes. C’est la société vue à tous ses étages.
Une grande salle, à l’agitation un peu sourde, au mouvement légèrement morne. Des
figures,
ternes, grises, des teints de misère et d’hôpital. De jeunes femmes
habillées de lainages bruns, de nuances sombres, sans le gai liséré du linge blanc
autour du cou, et rien que des bonnets foncés, avec quelquefois dessus seulement l’éclat
rouge d’un ruban. L’aspect général est celui de misérables marchandes du Temple, et la
plupart des visages sortent d’une fourrure de chat. Les hommes tous en casquettes, en
paletots, en chemises de couleur ; les plus élégants ont un cache-nez dénoué, dont les
deux bouts retombent sur le dos avec un négligé canaille. Le type dominant de ce monde
m’a paru le type du juif alsacien.
Là, les danseurs invitent les danseuses, en les prenant par les rubans de leurs bonnets
flottant derrière.
Contre l’orchestre s’est formé un quadrille, que de suite a entouré tout le monde,
attiré par la vue de la seule jolie femme du bal, une Juive, une jeune Hérodiade, une
fleur de la perversion parisienne, un merveilleux type de ces fillettes éhontées qui
vendent du papier à lettres dans les rues, à la brune. Et pendant qu’elle levait toute
droite la jambe et que l’on voyait, un instant, à la hauteur des têtes, une pointe de
bottine recourbée et un bas de mollet dans un bas rose, son danseur faisait apparaître,
en un cancan forcené, toute la crapulerie de la plèbe du xixe
siècle.
« C’est Dodoche », nous disait avec fierté, un petit bonhomme qui lui faisait
vis-à-vis, et Dodoche flatté d’être regardé par les trois seuls hommes
en
chapeaux du bal, prenait soudain à bras-le-corps sa danseuse, et la jetait avec une
grâce adroite dans l’orchestre.
En lisant les préfaces de Molière, on est frappé de la familiarité, presque de la
camaraderie de l’auteur avec le Roi. La flatterie même échappe à la bassesse par la
mythologie du compliment.
Dîners charmants que nos dîners du samedi. La conversation y touche à tout, et chacun
se livre et se confesse un peu. On parle femmes. — « Moi, dit Sainte-Beuve, mon idéal,
c’est des cheveux, des dents, des épaules et le reste… la crasse m’est égale… » Et comme
il est question des élégants bonnets, que les femmes du monde se mettent la nuit, il
dit : « Les miennes n’ont jamais mis de bonnet pour la nuit… je n’ai jamais vu qu’un
filet… Après ça, je n’ai de ma vie passé une nuit avec une femme, à cause de mon
travail. » Quelqu’un ayant fait une allusion aux femmes d’Orient, il témoigne une
indignation farouche contre l’épilage des femmes de ces pays. Saint-Victor vient à sa
rescousse, en jetant : « Ça doit ressembler à un menton de curé ! » Et l’incident se
termine par une violente diatribe de Sainte-Beuve contre l’Orient qui mutile tout…
Sainte-Beuve vient d’écrire un médaillon de Royer-Collard, et encore tout chaud de son
article, il nous
cite les mots consacrés de ce grand homme, et son dernier
mot inédit, entendu par Veyne, qui le veillait pendant sa maladie. Comme son domestique
avait peine à le faire uriner, il aurait dit en grommelant : « L’animal ne va plus ! »
Et Sainte-Beuve se pâme sur la hauteur philosophique de ce mot. Alors nous, de nous
récrier sur tous les mots de valeur qui passent dans la conversation et qu’on ne compte
pas, parce qu’ils ne sont pas dits par des gens bénéficiant d’une haute position
politique ou sociale, et nous citons le mot superbe de Grassot, à son animal à lui, dans
une pissotière : « Que t’es bête, viens donc, c’est pour pisser ! » Et nous parvenons à
tuer le mot du grand poseur avec le mot du grand farceur.
Au fond, notre indépendance absolue de tout ce qui est officiel, consacré,
académiquement reconnu, renverse les habitudes d’esprit, les religions, les
superstitions de respect de Sainte-Beuve, et nous lui apparaissons comme de singuliers
pistolets, comme des contempteurs un peu effrayants. En dépit de sa
liberté d’esprit de lettré, il a toujours sacrifié, et servilement souvent, à la
considération du nom de l’écrivain, de l’historien, de l’orateur, du causeur même. Il
n’a pas un jugement dégagé de l’agenouillement devant la politique à la façon du nôtre
et qui lui permette de juger un Pasquier dans son inanité, un Thiers dans son
insuffisance, un Guizot dans sa profondeur vide.
Nogent-Saint-Laurens qui dîne aujourd’hui et qui fait partie de la commission de la
propriété littéraire,
déclare qu’il est pour sa perpétuité. Proposition
contre laquelle s’élève avec une grande vivacité Sainte-Beuve, s’écriant : « Vous êtes
payé par la fumée, par le bruit… Mais un homme qui écrit devrait dire : Prenez, prenez…
On est vraiment trop heureux qu’on vous prenne ! » Et comme Flaubert, qui a l’habitude
d’adopter assez volontiers le contrepied de l’opinion émise, jette : « Moi, si j’avais
inventé les chemins de fer, j’aurais voulu que personne n’y montât, sans ma
permission ! » Sainte-Beuve réplique coléreusement : « La propriété littéraire pas plus
que l’autre… Il ne faut pas de propriété… Il faut que tout se renouvelle, que chacun
travaille à son tour…
Dans ces quelques paroles, jaillies du plus secret et du plus sincère de son âme, on
sent, dans Sainte-Beuve, le célibataire révolutionnaire, et il nous apparaît presque
avec la tête d’un conventionnel niveleur, d’un homme laissant percer contre la société
du xixe
siècle des haines à la Rousseau, ce Jean-Jacques
auquel il ressemble un peu physiologiquement.
Alors, je ne sais qui jette le nom de Hugo dans la conversation. Sur ce nom,
Sainte-Beuve bondit, comme mordu par une bête sous la table, et déclare que c’est un
charlatan, que c’est lui qui a été le premier un spéculateur en littérature ! Là-dessus
Flaubert s’exclame que c’est l’homme dans la peau duquel il aimerait le mieux être.
« Non, lui répond justement Sainte-Beuve, non, en littérature, on ne
voudrait point ne pas être soi… on voudrait bien s’approprier certaines qualités d’un
autre… mais en restant toujours soi. »
Et tout à coup un adoucissement se fait dans sa voix… et il reconnaît à Hugo un grand
don d’initiation : « Oui, c’est lui qui m’a enseigné à faire des vers. Un jour aussi, au
Louvre, devant des tableaux il m’a appris sur la peinture… tout ce que j’ai oublié
depuis… Un tempérament prodigieux, cet Hugo. Son coiffeur me disait que le poil de sa
barbe était le triple d’un autre, qu’il ébréchait tous les rasoirs. Il avait des dents
de loup-cervier, des dents cassant des noyaux de pêches. Et avec cela des yeux… tenez,
quand il faisait ses Feuilles d’automne, nous montions, tous les
soirs, sur les tours Notre-Dame, pour voir les couchers de soleil, — ce qui, entre nous,
ne m’amusait pas beaucoup ; — eh bien, il voyait de là-haut, au balcon de l’Arsenal, la
couleur de la robe de Mlle Nodier. »
Oh ! certes, c’est la santé d’une génie bien portant, mais toutefois pour le rendu des
délicatesses, des mélancolies exquises, des fantaisies rares et délicieuses sur la corde
vibrante de l’âme et du cœur, ne faut-il pas, je me le demande, un coin maladif dans
l’homme, et n’est-il pas nécessaire d’être un peu, à la façon de Henri Heine, un
crucifié physique ?
Nous allons avec Flaubert, au petit bal masqué intime, donné par Marc Fournier à la
Porte-Saint-Martin… On danse sur la scène fermée par trois décors
paradisiaques, au bruit d’un orchestre drolatiquement costumé et jouant le Pied qui remue, mené par Artus, travesti en vieux gendarme. Le bal ressemble un
peu à ces tableaux de l’Humanité qu’on vend sur les quais, et où l’on voit l’Univers
représenté en tous ses costumes. Il y a des Turcs de Carle Vernet, des bayadères de
Schopin, et des zouaves, et des Bretons, et des Circassiens, et des mousquetaires, et
des pompiers de la banlieue en maillot couleur de chair, ayant sur les jambes simulées
d’horribles exostoses. Gil-Perez s’exhibe en collégien fort en thème, Mélingue en
capucin. Fournier suivi de Mariquita en page, Fournier qui était tout à l’heure un
Charles IX authentique, en est à sa seconde transformation, et se remontre en pioupiou,
au nez mangé par un chancre.
Tout ce monde danse pour s’amuser, et presque toutes les femmes sont jolies, et font un
ensemble blanc et rose, où il y a des yeux qui brillent de plaisir, des Saint-Esprit
sautant sur de rondes gorges, de délicates chevilles et de petites bottines vertes
s’échappant de la gaze bouffante des jupes, des cheveux poudrés, légers comme des
marabouts, des passequilles de danseuse espagnole, se mêlant dans la contredanse, aux
rubans flottants d’une Folie. Et la Ferraris, en son costume de villageoise, avec sa
beauté ingénûment niaise, a quelque chose de la fillette de La Cruche
cassée de Greuze, imprimée sur un cahier de papier à cigarettes.
Un moment se dresse, sur l’estrade de l’orchestre, un théâtre de
marionnettes, où se joue la parodie du Bossu, parodie autour de laquelle toutes les
femmes s’asseyent en corbeille, celles qui n’ont pas de place s’asseyant sur les genoux
de celles qui en ont une… Puis Fournier, cette fois en pierrot, mi-partie blanc
mi-partie noir, trébuchant d’un portant à l’autre, les bras levés en l’air et invitant à
la joie, ivre de vin, ivre du bruit et de la folie de sa fête — et fantastique, et
hoffmanesque, et shakespearien, et sardanapalesque, m’apparaît à la façon de Pierrot,
dans une apothéose de la Faillite, au moment où une main invisible serait en train
d’écrire sur le décor du fond : Clichy.
… Je suis revenu ce matin, à huit heures. On dansait encore. Des marchandes
commençaient à se montrer en papillotes, sur la porte de leurs magasins. Des boutiques
n’étaient qu’entrouvertes. Les étalages se voyaient encore couverts de serge verte. Aux
portes des restaurants, on chargeait dans des tombereaux les écailles d’huître. En bas
de la Maison d’Or, un chiffonnier ramassait les citrons jetés. On enterrait la nuit.
Dans l’air vaguement flottait la sonorité des cors de chasse éteints du mardi gras… Il
se levait par le froid un jour magnifique d’hiver, et dans le bout des rues encore
toutes bleues de vapeur, dans ce ciel pâle et déjà brillant, dans ces pans de mur
éclairés, dans ces fenêtres où le réveil éclatait, dans ce lever de lumière, dans ce
ciel blanc tout balayé, comme une limpide aquarelle, de rose et de bleu, il me
semblait voir se fondre ma vision de la nuit : ces femmes, ces robes, ces bas… les
rubans du carnaval.
* * *
— À Londres, un jour d’hiver, Mélingue couché par terre, sur le tapis, devant la
cheminée, racontait à Gavarni sa jeunesse, parlant religieusement de son père, un
douanier de la mer, un vieux gabelou bronzé, qui, pendant une semaine passée à Paris, en
plein triomphe du jeune comédien, ne laissait rien sortir de lui, jusqu’au moment où la
diligence s’ébranlait dans la cour des Fontaines ; pour le ramener dans sa province, et
où soudain il envoyait une volée de baisers par la portière à son fils.
Et quand il fut mort, Mélingue trouvait, dans sa cahute de douanier, un tas de feuilles
de papier, couvertes de bâtons et d’informes lettres. Le vieil illettré s’apprenait à
écrire pour correspondre avec son fils.
Aujourd’hui Mlle *** a, chez Flaubert, une grasse causerie
scatologique. Elle énumère les actrices facilement dérangées par les émotions de la
scène, les actrices breneuses, foireuses, diarrhéeuses, les comédiennes perdant leurs légumes, selon son expression, citant comme les modèles du genre
Mlle Georges, Mlle Rachel, Mme ***.
Puis on parle pédérastie, et d’un certain pédéraste se faisant 1 800 francs dans la
saison des bals masqués,
pédéraste qui a trouvé le moyen de se faire de la
fausse gorge avec du mou de veau qu’il fait bouillir, et taille en forme de téton.
L’autre jour, dit-elle, il était désolé. Un putain de chat, ainsi
qu’il s’exprime dans son dialecte franco-germanique, au moment où il allait partir pour
l’Opéra, avait mangé un de ses seins, qu’il faisait refroidir dans le chéneau de sa
mansarde.
Dîner de Magny. Charles Edmond nous amène Tourguéneff, cet écrivain étranger d’un
talent si délicat, l’auteur des Mémoires d’un seigneur russe, l’auteur
de l’Hamlet russe.
C’est un colosse charmant, un doux géant aux cheveux blancs, qui a l’air du
bienveillant génie d’une montagne ou d’une forêt. Il est beau, grandement beau,
énormément beau, avec du bleu du ciel dans les yeux, avec le charme du chantonnement de
l’accent russe, de cette cantilène où il y a un rien de l’enfant et du nègre.
Touché, mis à l’aise, par l’ovation qu’on lui fait, il nous parle curieusement de la
littérature russe, qu’il annonce en pleine voie d’études réalistes, depuis le roman
jusqu’au théâtre. Il nous apprend que le public russe est grand liseur de revues, et
rougit de nous avouer que lui, et dix autres, sont payés 600 francs la feuille. Mais en
revanche, le livre à peine rétribué là-bas et rapportant tout au plus 4 000 francs…
Sur le nom de Henri Heine, prononcé par Tourguéneff,
comme nous affirmons
très haut notre admiration pour le poète allemand, Sainte-Beuve, qui dit l’avoir
beaucoup connu, s’écrie que c’était un misérable, un coquin, puis sur le tolle général de la table, se tait, se dissimulant derrière ses deux mains qu’il
gardé sur son visage, tout le temps que dure l’éloge.
Et Baudry de conter ce joli mot de Henri Heine, à son lit de mort. Sa femme priant à
ses côtés Dieu de lui pardonner, il interrompt la prière, en disant : « N’en doute pas,
ma chère, il me pardonnera ; c’est son métier ! »
C’est le dernier dimanche de Flaubert, qui part s’enterrer dans le travail, à
Croisset.
Un monsieur arrive, mince, maigre, rêche, la barbe pauvre, l’œil dissimulé sous ses
lunettes ; mais sa figure, un peu effacée, s’anime en parlant, et son regard prend de la
grâce en vous écoutant. Il a une parole amène tombant d’une bouche aux dents longues
d’une vieille Anglaise. C’est Taine, l’incarnation en chair et en os de la critique
moderne, critique à la fois très savante, très ingénieuse, et très souvent fausse
au-delà de ce qu’on peut imaginer. Il persiste chez lui un restant de professeur faisant
sa classe. On ne se défroque pas de cela, mais le côté universitaire est sauvé par une
grande simplicité, une remarquable douceur de rapports, une attention d’homme bien élevé
et se donnant poliment aux autres.
Comme nous parlions de ce qu’avait dit la veille Tourguéneff, qu’il n’y
avait qu’un homme populaire en Russie : Dickens, et que depuis 1830 notre littérature
n’y avait plus d’influence et que tout allait aux romans anglais et américains, Taine
nous dit que, pour lui, il est certain que l’avenir développera encore ce mouvement, que
l’influence littéraire de la France ira toujours en diminuant2, que depuis le
xviiie
siècle, il y a en France pour toutes les
branches de connaissances des hommes remarquables, un beau front d’armée, mais rien
derrière, pas de troupes, que c’est toujours l’histoire de la province et de Paris, à
l’heure qu’il est… Il ajoute : « Hachette vient de refuser de faire une traduction de
Mommsen, et il a eu raison. On publie dans le moment en Allemagne une nouvelle édition
des œuvres de Sébastien Bach : sur quinze cents souscriptions, il y en a dix en
France. »
Le soir, en dînant, on cause des donations au clergé, de la main à la main, et qui
échappent à la loi. Un notaire, M. Tresse, a dit à Claudin, qu’en 1852, M. Bineau étant
ministre des finances, une enquête a donné la certitude que les dix-neuf vingtièmes du 3
p. 100 au porteur, étaient entre les mains du clergé. Les petites sœurs des pauvres, qui
ont commencé
avec 7 francs, auraient maintenant 80 millions ! « Quel
pot-au-feu que l’Enfer ! » s’écrie Saint-Victor.
Ce serait une curieuse addition à faire que celle de l’argent que le
Paradis a coûté au monde.
* * *
— Le remords d’un crime, ne le supposez-vous pas abominable chez un portier ? La nuit,
sa conscience doit se réveiller à chaque coup de cordon ! Il y aurait quelque chose à la
fois de terrible et de grotesque à faire là-dessus.
* * *
— L’égalité : c’est un mot écrit au fronton de notre code, et en tête de toutes nos
institutions. Et quelle plus énorme, plus criante, plus inique inégalité que celle du
service militaire ! Ayez 2 000 francs, vous envoyez quelqu’un se faire tuer à votre
place ; ne les ayez pas, vous êtes déclaré chair à canon.
* * *
— L’homme est lâche dans le rêve, dans le réveil, dans les pensées du matin, dans les
cogitations du lit. Il est lâche dans la pose horizontale.
Dîner de Magny. Aujourd’hui dîne Taine, avec son regard un peu fuyard sous ses
lunettes, son attention, pour ainsi dire, affectueuse, sa parole facile, imagée, nourrie
de notions historiques et scientifiques, sa distinction légèrement malingre ; enfin ce
semblant d’air d’homme du monde, qu’attrapent les jeunes professeurs, ayant fait
l’éducation d’enfants d’une grande famille.
Il cause de l’absence du mouvement intellectuel
de la province française,
comparativement à toutes les associations lettrées des comtés anglais et des villes
allemandes ; il cause de la pléthore de ce Paris, qui absorbe tout, attire tout,
fabrique tout, de l’avenir enfin de la France, qui dans ces conditions doit finir par
une congestion cérébrale : « Paris, dans ces derniers temps, s’écrie-t-il, me fait
l’effet de la vallée d’Alexandrie… Au bas d’Alexandrie pendillait bien
la vallée du Nil, mais c’était une vallée morte ! »
Et j’entends à propos de l’éloge de l’Angleterre, repris par Taine, Sainte-Beuve lui
confier son dégoût d’être Français : « Je sais bien qu’on vous dit : être Parisien ce
n’est pas être Français, c’est être Parisien ; mais on est toujours Français,
c’est-à-dire qu’on n’est rien, compté pour rien… un pays où il y a des sergents de ville
partout… Je voudrais être Anglais, un Anglais c’est au moins quelqu’un… Du reste, j’ai
un peu de ce sang. Je suis de Boulogne, vous savez ? Ma grand-mère était Anglaise… »
Puis la causerie va sur About, que Taine défend comme son ancien camarade de l’École
normale. « Un garçon, dit Sainte-Beuve, qui s’est mis à dos les trois grandes capitales,
Athènes, Rome, Paris. Vous avez vu à Gaetana. C’est au moins
maladroit !
— Vous n’en avez jamais parlé, je crois, jette quelqu’un.
— Non. Il est très connu d’abord. Et puis il est vivant, trop vivant… J’ai l’air d’être
brave comme ça, en apparence, mais au fond, moralement, je suis très peureux. »
Puis s’entame une énorme discussion sur Dieu et la religion, une
discussion née de la fermentation d’une bonne et chaude digestion en de grandes
cervelles. Et Taine explique les avantages et les commodités du protestantisme pour les
esprits supérieurs par l’élasticité du dogme, et par l’interprétation que chacun, selon
la nature de son esprit, peut fournir à sa foi. « Au fond, finit-il par dire, tout cela
est une affaire de sentiment, et j’ai la conviction que les natures musicales sont
portées au protestantisme et les natures plastiques au catholicisme. »
Soirée chez Nieuwerkerke au Louvre. On dépose les paletots dans la galerie des
Miniatures, et on fait de la musique dans le salon des Pastels. Soirée sérieuse ainsi
que l’est une soirée d’hommes.
À minuit les intimes montent en haut, et l’on regarde faire à Eugène Giraud la charge
de Doré, séance tenante, en faisant sécher les touches d’aquarelle au-dessus de la
lampe. Cela au milieu d’une conversation, où il est fort question de permutations, de
changement de costumes dans les régiments de cavalerie, de commandants faisant jouer
leurs musiques devant madame une telle et une telle, — conversation sentant un peu le
café militaire.
À dîner chez Gisette, où chaque femme se met à confesser son caractère.
— Moi, je suis mauvaise comme la gale ! s’écrie Gisette.
— Tu es priée, dit Dennery, de ne pas calomnier la gale !
Dennery laisse ainsi tomber, de temps en temps, quelque méchanceté drolatique, quelque
féroce aphorisme, quelque inouïe maxime d’attachement à soi-même. C’est le La
Rochefoucauld en chambre du boulevard du Temple.
… Puis nous allons en corps, à la reprise de Don Juan de Marana, une
vieille pièce de Dumas père, encore plus vieillie que vieille.
Dans un corridor, Saint-Victor tombe sur Crémieux, qui juge de haut la pièce et, avec
un de ces gros rires balourds, une de ces ironies crevantes et solides qu’il a, il lui
jette : « Ah ! je te comprends, toi, tu es un créateur, tu es un génésiaque, et te voilà en train de fabriquer, là, tes petites genèses… » À quoi
Crémieux un peu interloqué répond : « Eh bien ! qu’est-ce que tu veux… moi je serai
forcé de t’appeler un critique ! »
Et Saint-Victor de rire comme un éléphant qui recevrait une noix d’un singe.
Dans cette pièce sans intérêt et sans valeur, il y a cependant un ballet charmant, un
ballet d’ombres couleur de chauve-souris, avec un loup noir sur la figure, et agitant de
la gaze obscure autour d’elles, ainsi que des ailes de nuit. C’est d’une volupté
étrange, mystérieuse, silencieuse, ce doux de mortes et d’âmes masquées, se
nouant et se dénouant dans un rayon de lune. Quand on brûle de
vieilles
lettres d’amour, il s’élève dans la flamme des souvenirs noircis qui ressemblent à cette
ronde.
Dîner chez Magny. Le nouveau récipiendaire est Renan. Et la conversation va de suite
naturellement à la religion. Sainte-Beuve dit que le paganisme a été d’abord une jolie
chose, puis est devenu une véritable pourriture, une v…… Et le christianisme a été le
mercure de cette v….. ; mais on en a trop pris, et maintenant il faut que l’humanité se
guérisse du remède.
Alors lâchant ses hautes théories, en aparté, il me parle de ses
ambitions d’enfance, de tout ce qu’éveillait en lui à Boulogne, sous l’Empire, le
passage des troupes… de son envie d’alors d’être militaire : « Il n’y a que la gloire
militaire, il n’y a que cette gloire-là. Les grands géomètres et les grands généraux, je
n’estime que cela ! » dit-il. Au fond, je perçois que son rêve aurait été d’être colonel
de hussards, pour faire des femmes. Et sa véritable ambition eût été d’être joli garçon,
mais j’ai rarement rencontré dans ma vie une vocation plus manquée que celle-là.
Et la bataille est autour de Voltaire. Et tous deux en parlant de l’écrivain, et en ne
tenant pas compte de son influence sociale et politique, nous contestons sa valeur
littéraire, nous osons rapporter l’opinion de l’abbé Trublet, le définissant « la perfection de la médiocrité », nous ne lui reconnaissons que la
valeur d’un vulgarisateur, d’un journaliste, rien de plus, joint
à de
l’esprit, si vous voulez, mais de l’esprit pas d’une plus haute volée que celui
qu’avaient toutes les vieilles femmes spirituelles du temps… Son théâtre, ose-t-on en
parler ?… Son histoire : c’est le mensonge et la convention pompeuse et bête de la plus
vieille et solennelle histoire… Sa science, ses hypothèses, un objet de risée pour les
savants contemporains ! Enfin la seule œuvre pour laquelle il mérite de vivre, son
fameux Candide, c’est du La Fontaine en prose, du Rabelais écouillé…
Que valent ces 80 volumes auprès d’un Neveu de Rameau, auprès de Ceci n’est pas un conte, — ce roman et cette nouvelle, qui portent, dans
leurs flancs, tous les romans et toutes les nouvelles du xixe
siècle.
Tout le monde nous tombe dessus, et Sainte-Beuve finit par déclarer que la France ne
sera libre, que lorsque Voltaire aura sa statue sur la place Louis XV. Et Voltaire amène
chez Sainte-Beuve un éloge de Rousseau, dont il parle comme un esprit de sa famille,
comme un homme de sa race, éloge qu’un brutal coupe par ces mots : « Rousseau, un
laquais qui se tire la q…. »
Renan devant cette violence de la pensée et du verbe, un peu effarouché, reste à peu
près muet, curieux pourtant, attentif, intéressé, buvant le cynisme des paroles, ainsi
qu’une femme honnête dans un souper de filles.
Puis revient le chapitre de Dieu.
— C’est étonnant, dis-je, comme au dessert on parle toujours de l’immortalité de
l’âme.
— Oui, dit Sainte-Beuve, quand on ne sait plus ce qu’on dit !
* * *
— Un bien beau mot du vieux Rothschild, prononcé l’autre jour chez Walewski. Calvet
Rognat lui demandant pourquoi la rente avait baissé la veille ? « Est-ce que je sais,
moi, pourquoi il y a de la hausse ou de la baisse… Si je le savais, j’aurais fait ma
fortune ! »
* * *
— Il me semble voir dans une pharmacie homéopathique le protestantisme de la
médecine.
Nous trouvons Gavarni, chez lequel nous dînons, maigri, fatigué, démoralisé, découragé,
sans aucun goût pour son travail, ennuyé des dessins que lui commande Morisot,
présentant l’aspect d’un homme qui a fini sa tâche.
À ce mélancolique dîner, Sainte-Beuve parle du suicide, comme d’une fin légitime,
presque naturelle de la vie, comme d’une sortie soudaine et volontaire de l’existence à
la façon des anciens, au lieu d’assister à la mort de chacun de ses sens, de chacun de
ses organes, — et il regrette qu’il lui manque le courage de se tuer.
* * *
— Ces temps-ci, un employé de la Compagnie d’affichage, au lieu de faire coller au mur
les affiches de théâtre, les livrait à un brocanteur de la rue de la Parcheminerie, qui
lui-même les revendait à un fabricant de couronnes funéraires. Ce dernier en faisait
une sorte de pâte sur laquelle on appliquait des fleurs d’immortelles. Tout
est comme ça à Paris.
Dîner chez Magny.
Il existe à la cour dans ce moment-ci une grande préoccupation de Marie-Antoinette. Un
jour, on a fait demander des Tuileries, à la Bibliothèque, toutes les pièces du
Collier ; un autre jour le petit prince, mené chez un peintre, l’a interrogé sur la mort
de Louis XVII, au Temple.
Sainte-Beuve laisse percer un sentiment très hostile à la personne de la Reine, une
sorte de haine personnelle. Il montre contre nous une petite colère, de ce que nous
ayons défendu sa pureté, et travaille, avec une animation tout à fait amusante, à nous
en faire dédire… Puis il esquisse, d’après des souvenirs, recueillis dans les familles,
un Louis XVI véridique, envoyant à ses courtisans, au petit lever des boulettes de la
crasse de ses pieds… Renan là-dessus élève une petite voix flûtée pour dire qu’il ne
faut pas être si sévère à rencontre « de ces gens-là : les rois ! qui n’ont pas choisi
leurs places… qu’il faut leur pardonner d’être médiocres ».
Et Sainte-Beuve me confesse à l’oreille l’idée qu’il a de faire, un de ces jours, une
Marie-Antoinette, avec l’intention d’être, par elle, désagréable à l’Impératrice.
Passé la soirée chez les Armand Lefébvre… Une jeune fille de notre connaissance nous
raconte ses visites à la sœur de P….., son ancienne
amie de Saint-Denis, et
qui s’est faite carmélite. Elle nous décrit son lit : une banquette avec une
couverture ; elle nous parle de son pot à l’eau contenant une pinte d’eau, destinée à la
soif et à la toilette de la semaine ; elle nous parle encore de cette écuelle de bois,
dans laquelle les carmélites mangent, avec leurs doigts, leur soupe maigre, leurs œufs,
leur poisson.
Puis c’est cette récréation, où comme il est défendu d’avoir une amie, une préférence,
une espèce de tour de valse les fait tomber à terre, l’une à côté de l’autre, au hasard.
Oui, une récréation, où il est commandé à la fois de parler et en même temps de ne rien
dire, et aussitôt que toutes sont assises à terre, et que la Supérieure, prenant la
parole, a dit : « Il fait beau ! » toutes se mettant à paraphraser la banale parole
pendant une demi-heure.
Elle nous peint ses entrevues avec cette personne invisible, agenouillée sur ses
talons, séparée d’elle par une grille et un rideau, et paraissant, tous les jours,
s’enfoncer un peu plus loin dans le lointain, et se reculer de la vie vivante.
À une de ses dernières visites, où on l’a fait attendre longtemps au parloir, son amie
lui disait : « Aujourd’hui, c’est un jour de récréation, nous ôtons les chenilles des
groseilliers, et par une grâce spéciale, on nous a permis de les ôter avec un petit
morceau de bois. »
* * *
— Maurice de Guérin me fait penser à un homme
qui réciterait le Credo, à l’oreille du Grand Pan, dans un bois, le soir.
Au fond de l’âme si dévouée de sa sœur, se perçoit comme une sécheresse de cloître. Il
y a un excès de catholicisme qui habitue tellement la femme à la souffrance qu’elle s’y
endurcit pour elle et les autres : elle perd le tendre.
* * *
— La mort pour certains hommes n’est pas seulement la mort, elle est la fin du
propriétaire !
En dînant au restaurant, je regarde le boulevard, à l’heure de sept heures. Ce n’est
pas encore la nuit, c’est un crépuscule à la lumière froide d’un glacier. L’asphalte et
la façade des maisons ont une blancheur de neige et les gens qui passent semblent des
personnages d’Eugène Lami défilant sur une toile de Wikemberg. Un peu plus tard toute
cette pâleur de la lumière tourne au bleuâtre, devient un pur Achenbach, azur et blanc,
avec des luminosités sibériennes.
Puis c’est un ciel sans couleur, des maisons rosées, des lueurs d’éclairage toutes
jaunes, avec des parties d’ombre de ce bleu neutre, qui transperce une veilleuse de
blanche porcelaine allumée.
M. de Montalembert nous a écrit de venir causer avec lui, au sujet de notre livre : La Femme au xviiie
siècle.
Sur la table du salon, se trouve une traduction italienne de la biographie du Père
Lacordaire, des
fables du comte Anatole de Ségur, et sous la copie du
mariage de la Vierge du Pérugin, placée au-dessus du piano, se voit un appareil pour
faire brûler devant une lampe ou un cierge. On aperçoit encore aux murs des cartons de
vitraux religieux, une horrible ronde-bosse argentée de Rudolfi, représentant le Miracle des roses de sainte Élisabeth, et à contre-jour, entre deux
fenêtres, apparaît l’aigle de Pologne, brodé en argent au plumetis, et entouré d’une
couronne d’épines sur fond de peluche amarante, avec au-dessus : Offert par
les Dames de la Grande Pologne à l’auteur d’« Une nation en deuil ». 1861.
M. de Montalembert nous fait passer dans son cabinet. Une politesse onctueuse. En vous
donnant la main, il l’approche de son cœur. La voix, avons-nous déjà dit, je crois, un
peu nasillarde, mais l’élocution aisée, mais le dire spirituel, mais la méchanceté
joliment enjouée.
Après des compliments, il nous demande pourquoi nous n’avons pas parlé des vertus
provinciales, de la vie sociale de la province, de cette vie si particulière, si
tranchée, si caractéristique, et qu’on trouvait surtout dans les villes de parlement
comme Dijon, de cette vie aujourd’hui complètement morte… « Oui, reprend-il, la province
ne se fait plus envoyer les livres de Paris, on ne lit plus ; quand il vient des voisins
chez moi à la campagne, je leur donne des livres, personne ne les ouvre… » Puis il nous
parle de l’article de Sainte-Beuve sur notre livre, et nous dit qu’à cette place où nous
sommes,
Sainte-Beuve venait souvent causer avec lui en 1848, lui avouant
que c’était dans le but de l’étudier, et lui demandait comment il faisait pour parler,
et prenait des notes, en se frottant joyeusement les mains : « Je lui ai connu bien des
phases d’existence. D’abord, idolâtre de Hugo chez Hugo, et là, faisant les meilleurs
vers qu’il ait faits : les vers à sa femme ; puis saint-simonien ; puis mystique à
croire qu’il allait devenir chrétien, et maintenant très mauvais.
Savez-vous que l’autre jour, à l’Académie, à propos du Dictionnaire, il a osé dire, en
se touchant le front : « Enfin croyez-vous que ce que nous avons là, soit autre chose
qu’une sécrétion du cerveau ? » C’est du matérialisme comme on ne croyait pas qu’il y en
eût encore, sauf chez quelques médecins. Il y a bien le rationalisme, le scepticisme,
mais le matérialisme pur, cela n’existait plus, il y a quelques années… Et dernièrement,
lors du prix de 20 000 francs et de la discussion au sujet de Mme Sand, n’a-t-il pas dit que le mariage était une institution condamnée, que ça
n’aurait bientôt plus lieu…
« Oh ! Littré, mon Dieu, tout en reconnaissant que l’évêque d’Orléans a fait son
devoir, et qu’il était dans son droit, je n’aurais pas été aussi éloigné que mes amis de
voter pour lui : c’est un homme austère, honorable, qui a fait de grands travaux.
« Et puis, il a une chose à son compte, dont je lui sais le plus grand gré et que
j’estime beaucoup en lui, c’est que toutes les fois qu’il a parlé du moyen âge, il a
rendu justice à l’élément germain
qui existe incontestablement dans notre
race. En dehors du dogme et de la foi, le catholicisme est sans doute ce qu’il y a de
meilleur, mais il faut pour l’équilibre, qu’au-dessus du catholicisme, l’élément germain
se mêle, en nous, à l’élément latin. Voyez en effet l’affaissement des races du Midi. Eh
bien, Littré a vu cela. Thierry, Guizot sont toujours contre les barbares. Littré, au
contraire, est pour eux, et son point de vue est très juste…
« Ah ! vous savez, nous avons dans l’Académie une nouvelle conversion au bonapartisme.
C’est Cousin, oui Cousin ! Il est venu l’autre jour me dire qu’il fallait nommer des
bonapartistes inoffensifs. Mais, lui ai-je dit, les reptiles sont
toujours dangereux ! Il trouve que l’on doit se contenter de la liberté civile. Mais, ça
m’est bien égal d’avoir la liberté de faire mon testament. Canning l’a très bien dit :
“La liberté civile c’est la liberté civique…”
C’est la vie politique
qu’il faudrait donner à la France… Mais voilà qu’on se retire, qu’on capitule dans la
vie privée ! »
Ce soir, chez la princesse Mathilde, Fromentin fait la remarque que, depuis les
Carrache, les procédés matériels de la peinture sont complètement changés, qu’on n’a
qu’à regarder un tableau d’avant eux, et qu’on verra toutes les lumières en creux,
tandis que dans la peinture moderne toutes les lumières sont en relief. Il regarde ces
empâtements comme un malheur, et, un peu poussé par nous, il dit ne comprendre la
peinture qu’avec une grisaille, recouverte de matières colorantes, de glacis. C’est du
reste son
procédé. Nous lui opposons Rembrandt. Il le déclare un maître
exceptionnel…
En revenant avec lui, il nous parle de l’ennui que lui cause la peinture, de
l’indifférence qu’il apporte à la réussite d’un tableau, en même temps qu’il
s’entretient bavardement du goût qu’il a à écrire, du petit battement de cœur à son
réveil, de la petite fièvre à laquelle il se reconnaît apte à la composition d’un
bouquin, et malheureusement des longs intervalles, et des années qui séparent un livre
d’un autre, en sorte que lorsqu’il se remet à la copie, il est incertain s’il sait
encore écrire.
* * *
— Aubryet me contait, que dans la rue, hier, une petite fille de sept ou huit ans, lui
avait proposé sa sœur, une fillette de quatorze ans, en lui offrant de faire, avec son
haleine, de la buée sur les carreaux de la voiture où ils monteraient, de manière que
les agents de police ne voient rien.
C’est le jour du dîner de Magny. Nous sommes au grand complet. Il y a deux nouveaux :
Théophile Gautier et Nefftzer.
La causerie touche à Balzac et s’y arrête. Sainte-Beuve attaque le grand romancier :
« Balzac n’est pas vrai… c’est un homme de génie, si vous voulez, mais c’est un
monstre !
— Mais nous sommes tous des monstres, riposte Gautier. Alors qui a peint ce temps-ci ?
Où se retrouve notre société ? Dans quel livre ?… si Balzac ne l’a pas représentée ?
— C’est de l’imagination, de l’invention, crie aigrement Sainte-Beuve,
j’ai connu cette rue de Langlade, ce n’était pas du tout comme ça.
— Mais dans quels romans trouvez-vous la vérité ! Est-ce dans les romans de
Mme Sand ?
— Mon Dieu, fait Renan qui est à côté de moi, je trouve beaucoup plus vraie Mme Sand que Balzac.
— Pas possible, vraiment !
— Oui, oui, chez elle les passions sont générales…
— Et puis Balzac a un style ! jette Sainte-Beuve, ça a l’air tordu, c’est un style cordé.
— Messieurs, reprend Renan, dans trois cents ans on lira Mme Sand.
— Plus souvent… à Chaillot… Mme Sand, elle ne restera pas plus que
Mme de Genlis.
— C’est déjà bien vieux, Balzac ! hasarde Saint-Victor, et puis c’est trop
compliqué.
— Mais Hulot, crie Nefftzer, c’est humain, c’est superbe !
— Le beau est simple, reprend Saint-Victor, il n’y a rien de plus beau que les
sentiments d’Homère, c’est éternellement jeune… Voyons Andromaque, c’est plus
intéressant que Mme Marneffe !
— Pas pour moi ! fait Edmond.
— Comment, pas pour vous ?
— Votre Homère ne peint que les souffrances physiques. Peindre les souffrances morales,
c’est autrement malaisé… Et voulez-vous que je vous dise : le moindre roman
psychologique me touche plus
que tout votre Homère… Oui, je lis avec plus
de plaisir Adolphe que l’Iliade.
— C’est à se jeter par la fenêtre, quand on entend des choses comme cela ! hurle
Saint-Victor.
Les yeux lui sortent de la tête. On a marché sur son Dieu, on a craché sur son hostie.
Il trépigne et beugle : « C’est insensé… Peut-on vraiment… D’abord les Grecs sont
indiscutables… Tout est divin chez eux. »
Hourvari général pendant lequel Sainte-Beuve se signe avec une piété d’oratorien, en
murmurant : « Mais, Messieurs, le chien d’Ulysse… » et que Gautier lance : « Homère, un
poème de Bitaubé… oui, c’est Bitaubé qui l’a fait passer… Homère n’est pas ça. On n’a
qu’à le lire dans le grec. C’est très sauvage… »
Et moi je disais à mon voisin : « On peut nier Dieu, discuter le pape, dégueuler sur
tout… mais Homère… C’est singulier les religions en littérature ! »
Enfin cela s’apaise, Saint-Victor tend la main à Edmond, et le dîner reprend.
Mais ne voilà-t-il pas que Renan se met à dire qu’il travaille à ôter de son livre
toute la langue du journal, qu’il essaye d’écrire la vraie langue du xviie
siècle, la langue définitivement fixée, et qui peut suffire
à rendre tous les sentiments.
— Vous avez tort et vous n’y arriverez pas, riposte Gautier, je vous montrerai dans vos
livres quatre cents mots qui ne sont pas du xviie
siècle…
Vous avez des idées nouvelles, n’est-ce pas, eh bien à des
idées nouvelles
il faut des mots nouveaux !… Et Saint-Simon, croyez-vous qu’il écrivit le langue de son
siècle ? Et Mme de Sévigné, donc…
Et la grande parole de Gautier enterrant les objections de tous, il continuait : « Oui,
peut-être avaient-ils assez des mots qu’ils possédaient, en ce temps-là, je vous
l’accorde. Ils ne savaient rien, un peu de latin et pas de grec. Pas un mot d’art.
N’appelaient-ils pas Raphaël, le Mignard de son temps ! Pas un mot d’histoire ! Pas un
mot d’archéologie ! Je vous défie de faire le feuilleton que je ferai mardi sur Baudry
avec les mots du xviie
siècle. »
Saint-Victor a dîné hier chez Girardin, où se trouvaient Boitelle, le général Fleury,
le duc de Morny. Quelle amusante parodie d’opposition dans le moment : Sacy aux Débats, Guéroult à L’Opinion nationale, Havin au Siècle, Girardin à La Presse.
Le duc de Morny, qui a été le causeur du dîner, s’est amusé à soutenir que les femmes
n’avaient point de goût, qu’elles ne savaient pas ce qui est bon, qu’elles n’étaient ni
gourmandes ni libertines, qu’en tout elles n’obéissaient qu’à des caprices et à des
boutades. Ensuite il a émis cet axiome que, chez les nations, un peu de libertinage
adoucit les mœurs, et enfin, à la grande indignation d’une honnête femme qui se trouvait
là, il a commencé une audacieuse et originale apologie de la tribaderie, qui, selon lui,
raffine la femme, la parfait, l’accomplit.
Ennui, fatigue, découragement de notre livre, presque fini (Renée Mauperin), ainsi qu’il arrive des tâches longues, au moment d’être
achevées.
Après dîner, en compagnie de Flaubert et de Bouilhet, — s’essayant à apprendre, à
Mantes, le chinois, pour fabriquer un poème du Céleste Empire, — nous voici rue de
Bondy, à l’entrée du boyau noir, encombré de blouses, au milieu desquelles s’ouvre la
porte des coulisses de la Porte-Saint-Martin.
Un escalier en colimaçon à rampe de bois graisseuse, et de toutes petites portes, et
des paliers resserrés, et un labyrinthe de corridors étroits, où les coudes touchent les
deux murs.
Puis les pieds posent sur un plancher, l’épaule frôle un châssis de bois, garni de
vieux journaux. Et nous voilà au milieu d’apparitions étranges, de porteurs d’oripeaux,
d’habillés d’étoffes claquantes, se perdant et s’éteignant dans le bleu des bourgerons
de faubourgs.
C’est un va-et-vient automatique, sans paroles, avec des morceaux de bal masqué qui
traversent le regard, une sorte de carnaval dans le clair-obscur, — et des petites
filles, en blouses de pension, filant entre vos jambes, et d’autres montant un escalier,
en remuant dans la nuit, des gazes d’anges. Par une découpure de décor, de temps en
temps, un coin de scène, une bouffée de musique, un bruit de voix.
Et un monde de machinistes, d’ouvriers, de figurants, un peuple hâve et rachitique, aux
faces fardées,
tout cela allant, avec un mouvement d’immense manufacture,
de prodigieuse usine, — d’une fantastique fabrique d’illusions, en pleine activité.
Là-dedans des odeurs de quinquet, des vapeurs de gaz, des âcretés de vieille poussière,
des sueurs de danseuses rousses, des émanations d’étoffes reteintes, l’haleine d’une
population nourrie d’ail, des relents de misère, de saleté de corps, d’aigre de petits
enfants.
Nous montons dans du noir, où l’on heurte des voix, nous ouvrons une loge de seconde.
Le lustre est baissé, la rampe haute. Aux deux coins de la scène, sur des fauteuils de
tragédie, sont assis, d’un côté Anicet Bourgeois, de l’autre Marc Fournier, et un
régisseur, une canne à la main, range des bataillons de danseuses, des légions de
comparses, ainsi qu’un caporal prussien qui commanderait aux visions d’un songe.
Dans la salle grouillent, confusément mêlés, le théâtre et la vie, la rue et la
féerie : des gens de l’endroit, en manches de chemises, attablés au velours des
premières galeries, des danseuses blanches, nuageuses, diadémées de clinquant, leur jupe
relevée en nimbe derrière elles, au milieu d’allumeurs de quinquets. Un prince Charmant,
en costume d’argent, mouche un petit mome en blouse.
Sur la scène on s’agite, on se remue. Espinosa, le maître de ballets, arpente le devant
du théâtre, en claquant la mesure dans ses mains. Les danseuses se trémoussent en
costume, ou bien en jupon et en
corset, dans un déshabillé de grisette, qui
vous fait passer devant les yeux, comme le Lever des ouvrières en
modes à l’Opéra ; — au cou, pour ne pas avoir froid, elles se sont noué leurs
mouchoirs.
— Ces dames seront-elles en costumes de caractère ? demande la voix de la censure.
— Des fa, des fa, crie le chef d’orchestre à la
musique.
Nous sommes redescendus dans la loge d’avant-scène de Fournier. Sur le fond raisin de
Corinthe, sourd et foncé de la loge, Mariquita essaie ses élévations.
Elle se détache, le visage à demi éclairé par les feux qui viennent de la rampe, et
meurent sur sa gorge, au bouquet de rubans rouges de son corsage ; tout le reste, la
jupe ballonnante et les jambes, flotte dans le demi-jour d’un blanc tiède à la Goya.
Au-dessus de sa tête, un papillon réveillé, remuant comme un atome coloré dans une raie
de lumière, va et vole dans la brume chaude de la loge.
Mon regard suit, au bout de la chaise où la main s’appuie, ce corps de femme vaporeux
et remuant, toute cette dislocation voluptueuse et harmonieuse, de la grâce qui
s’assouplit, de la légèreté qui se travaille.
Je me promène sur les boulevards extérieurs, élargis par la suppression du chemin de
ronde. L’aspect est tout changé, les guinguettes s’en vont. Les maisons publiques n’ont
plus leur caractère de gros numéros ; avec leurs carreaux dépolis et
éclairés, elles ont l’air de bar de New-York. Des blouses s’agitent
parmi la dorure de l’immense Café du Delta, mettant les soûleries de
la guenille, sous le dôme d’une galerie d’Apollon.
J’entre au Bal de l’Ermitage. Plus une jolie fille. Tout est pris
maintenant par l’argent, qui cueille tout en fleur, et fait de toute fillette jolie du
peuple, une lorette.
Là, assis sur un banc, entre Lariboisière et l’abattoir, ces deux souffroirs de l’homme et de la bête, je reste rêvant, à respirer un air chaud de
viande, à écouter de sourds beuglements venant jusqu’à moi, comme de lointains
égorgements… Et pendant ce, j’entends, dans mon dos, trois petites filles blaguer la façon dont les sœurs leur font faire le signe de la croix. Oui, c’est
bien le nouveau Paris.
Toute la liste de l’opposition passe à Paris. Penser que si la France entière était
aussi éclairée que Paris, nous serions un peuple ingouvernable !
Au fond, tout gouvernement quelconque qui diminue le nombre des illettrés, travaille à
sa chute.
Sept heures et demie, après une ondée. L’asphalte brillant, lavé de lueurs fugaces et
d’ombres allongées, ainsi que dans l’eau courante d’un fleuve. Une douce lumière humide,
dans laquelle le haut des maisons et des édifices étincelle de rose, avec les toits
d’ardoises, les troncs d’arbres des promenades, les lointains des trottoirs, s’enlevant
en violet.
À dîner à Saint-Gratien, cet Ésope de Chaix d’Est-Ange, dont l’esprit, le
joli méchant esprit a quelque chose de la mordillure d’un singe… Le soir, en nous
promenant dans le parc, l’ancien procureur général, l’initié à tous les secrets de
famille, nous dit qu’au fond la société vit absolument de l’hypocrisie, et que cette
hypocrisie, il faut la protéger, l’encourager même… parce que, pour peu qu’on pénètre
dans la vie des gens, on n’y trouve pas seulement l’adultère… mais l’inceste et tout le
reste.
* * *
— Paris, le véritable climat de l’activité de la cervelle humaine.
En sortant d’une discussion violente chez Magny, et dont je me lève, le cœur battant
dans la poitrine, la gorge et la langue sèches, j’acquiers la conviction suivante. Toute
discussion politique revient à ceci : Je suis meilleur que vous ! Toute discussion
littéraire à ceci : J’ai plus de goût que vous ! Toute discussion artistique à ceci : Je
vois mieux que vous ! Toute discussion musicale à ceci : J’ai plus d’oreille que
vous !
Mais c’est effrayant tout de même, comme en toute controverse, nous sommes seuls, et
comme nous ne faisons pas de prosélytes. C’est peut-être pour cela que Dieu nous a fait
deux.
À ce dîner, Sainte-Beuve raconte qu’au 24 février 1848, il avait un rendez-vous avec
une blanchisseuse.
« Eh bien ! oui, Messieurs, avec une blanchisseuse »,
affirme-t-il bravement. Il ne put repasser les ponts, arrêté par le peuple criant :
« Vive la ligne ! » De chez sa blanchisseuse il vit défiler une batterie d’artillerie,
ce qui lui fait dire : « J’aurais donné tous les doctrinaires pour une batterie
d’artillerie, je les donnerais encore ! » Enfin on lui trouve une chambre dans un petit
hôtel, où on ne faisait que demander M. Autran. C’étaient tous ses amis de Marseille qui
venaient pour une pièce, qu’il faisait jouer en ce moment.
Dans les discussions politiques, il n’y a guère avec nous que le silence de Gautier,
indifférent à ces choses, ainsi qu’à des choses inférieures, et se refusant absolument à
se rappeler que Sainte-Beuve le rencontra, après 1830, à une procession commémorative
pour les quatre sergents de la Rochelle.
* * *
— Le consommateur fait les gens qui le servent à son image.
* * *
Les boursiers donnent leur genre, leur insolence aux garçons de café du boulevard des
Italiens. À la hauteur du boulevard Saint-Martin, il y a des infiltrations de cabotinage
et de cascade chez le garçon, qui vous offre un melon sympathique. Au
Palais-Royal, fréquenté par les riches provinciaux et les viveurs posés de l’orléanisme,
le garçon a le service discret, respectueux, silencieux, des hommes qu’on prend pour
servir dans les ministères.
* * *
— Lu le Souvenir de Solférino du médecin suisse,
Dunant.
Ces pages me transportent d’émotion. Du sublime touchant à fond la fibre. C’est plus
beau, mille fois plus beau qu’Homère, que la « Retraite des Dix Mille », que tout.
Quelques pages seules de Ségur dans la « Retraite de Russie » en approchent. Ce que
c’est que le vrai sur le vif, sur l’amputé, sur le mourant de mort violente en pleine
vie, sur cela, décrit par de la rhétorique, depuis le commencement du monde.
On sort de ce livre avec le maudissement de la guerre.
Tantôt Dieu m’apparaît comme un bourreau et un tortureur de la vie universelle, tantôt
comme un mystificateur qui s’amuserait à couper des crins dans le lit du monde, enfin
comme un empoisonneur des Paradis d’ici-bas, des ciels bleus, des beaux climats, des
pays chauds, avec les fièvres, les féroces, les insectes.
Dîner de Magny.
Gautier. — « Les bourgeois ! Il se passe des choses énormes chez les
bourgeois. J’ai traversé quelques intérieurs. C’est à se voiler la face… La tribaderie
est à l’état normal, l’inceste en permanence et la bestialité…
Taine. — Moi je connais assez bien les bourgeois. Je suis d’une
famille bourgeoise… Et puis d’abord, qu’est-ce que vous entendez par bourgeois ?
Gautier. — Des gens qui ont de quinze à vingt mille livres de rente,
et qui sont oisifs.
Taine. — Eh bien ! je vous citerai trente femmes de
bourgeois que je connais, et qui sont pures.
Un quelconque. — Qu’en savez-vous, Taine ? Dieu lui-même n’en a pas
la certitude.
Taine. — Tenez, à Angers, les femmes sont si surveillées qu’il n’y
en a qu’une qui fasse parler d’elle.
Saint-Victor. — À Angers… mais c’est tout pédérastes, les derniers
procès…
… Sainte-Beuve. — Mme Sand, Messieurs, va faire
quelque chose sur un fils de Rousseau, pendant la Révolution… Ce sera tout ce qu’il y a
de plus généreux… Elle est pleine de son sujet… Elle m’a écrit trois lettres, ces
jours-ci… C’est une organisation admirable !
Soulié. — Tiens, il y a un vaudeville de Théaulon sur les enfants de
Rousseau.
Renan. — Mme Sand, la plus grande artiste de ce
temps-ci, et le talent le plus vrai !
La table. — Oh !… Ah !… Oh !… Ah !
Saint-Victor. — Est-ce curieux, elle écrit sur du papier à
lettres !
Renan. — Par vrai, je n’entends pas le réalisme.
Sainte-Beuve. — Buvons ; je bois, moi ! Allons, Scherer.
… Taine. — Hugo, Hugo n’est point sincère…
Sainte-Beuve. — Comment, vous Taine, vous mettez Musset au-dessus de
Hugo ! Mais Hugo, il fait des livres… Il a volé, sous le nez, à ce gouvernement, qui
pourtant est bien puissant, le plus grand succès de ce temps-ci… Il a pénétré
partout, les femmes, le peuple, tout le monde l’a lu… Ses livres s’épuisent de huit
heures à midi… Mais quand j’ai lu ses Odes et ballades, j’ai été lui
porter tous mes vers… Les gens du Globe l’appelaient un barbare… Eh
bien ! tout ce que j’ai fait, c’est lui qui me l’a fait faire… En dix ans, les gens du
Globe ne m’avaient rien appris.
Saint-Victor. — Nous descendons tous de lui.
Taine. — Permettez, Hugo est, dans ce temps-ci, un immense
événement, mais…
Sainte-Beuve, très animé. — Taine, ne parlez pas
d’Hugo !… Vous ne le connaissez pas… Nous ne sommes que deux ici, qui le connaissions,
Gautier et moi… Mais l’œuvre d’Hugo c’est magnifique !
Taine. — C’est, je crois, maintenant, que vous appelez poésie :
peindre un clocher, un ciel, faire voir des choses enfin. Pour moi ce n’est pas de la
poésie, c’est de la peinture.
Gautier. — Taine, vous me semblez donner dans l’idiotisme bourgeois.
Demander à la poésie du sentimentalisme… ce n’est pas ça. Des mots rayonnants, des mots
de lumière… avec un rythme et une musique, voilà ce que c’est, la poésie… Ça ne prouve
rien… Ainsi le commencement de Ratbert… il n’y a pas de poésie au monde comme cela.
C’est le plateau de l’Hymalaya. Toute l’Italie blasonnée est là… et rien que des
mots.
Nefftzer. — Voyons, si c’est beau, c’est qu’il y a une idée.
Gautier. — Ah ! toi, ne me parle pas…. Tu t’es
raccommodé avec le bon Dieu pour faire un journal. Tu t’es remis avec le vieux.
La table rit.
… Taine. — Par exemple, la femme anglaise…
Sainte-Beuve. — Oh ! la femme française… n’est-ce pas, il n’y a rien
de plus charmant… Une, deux, trois, quatre, cinq femmes : c’est délicieux… Est-ce que
notre amie est revenue ?… Et dire qu’au moment du terme, on en a une masse de
ravissantes… pour rien… de ces malheureuses-là ! Car le salaire des femmes… Voilà une
chose à laquelle jamais les gens, comme Thiers, ne penseront… Il faut renouveler l’État
par là… Ce sont des questions…
Veyne. — C’est-à-dire que s’il y avait une Convention…
Saint-Victor. — Non, il n’y a pas moyen de vivre pour une femme. La
petite Chose du Gymnase, avec 4 000 francs par an, me disait hier…
Gautier. — La prostitution est l’état normal de la femme, je l’ai
dit.
Un quelconque. — Au fond, Malthus…
Veyne. — Malthus c’est une infamie !
Taine. — Mais il me semble qu’on ne doit mettre au monde des
enfants, que lorsqu’on est sûr de leur assurer une existence… Des filles qui partent
pour être institutrices en Russie, c’est affreux !
Un quelconque. — Vivent les épouses, vivent les maîtresses
stériles.
Saint-Victor. — Allons donc… la nature, le grand
Pan !
Sainte-Beuve, à demi-voix à son voisin. — Je vends
tous les ans la propriété d’un petit volume… Ça me sert à donner quelques petites choses
aux femmes… à l’époque des étrennes. Elles sont si gentilles, qu’on ne peut vraiment
pas…
À ce moment du dîner, Sainte-Beuve, mis en gaieté par ses souvenirs, se fait des
pendants d’oreilles avec des bouquets de cerises. Tableau.
Et l’on ne sait comment le nom de Racine tombe dans la conversation.
Nefftzer à Gautier. — Toi, tu as commis une infamie ce matin. Tu as
vanté dans le feuilleton du Moniteur, le talent de Maubant et de
Racine.
Gautier. — C’est vrai, Maubant est plein de talent… Mais voilà, mon
ministre a l’idée idiote de croire aux chefs-d’œuvre… J’ai bien été forcé de rendre
compte d’Andromaque… Au reste, Racine, qui faisait des vers comme un
porc, je n’en ai pas dit un mot élogieux de cet être ! Puis on a lâché une nommée Agar
dans ce genre de divertissement… Vous l’avez vue, mon oncle.
Ici Gautier n’appelle plus Sainte-Beuve que mon oncle ou l’oncle
Beuve.
Scherer, épouvanté, regardant la table du haut de son
pince-nez. — Messieurs, je vous trouve d’une intolérance… Vous procédez par voie
d’exclusion… Enfin, à quoi donc devons-nous tâcher… C’est à réformer, à combattre des
opinions d’instinct. Le goût
ce n’est rien. Il n’y a que le jugement, il
faut avant tout du jugement.
Un quelconque. — C.. pour le jugement, rien que du goût, absolument
du goût.
Brouhaha.
Soulié. — On ne s’entend guère.
Gavarni. — On s’entend trop. »
Au bout d’une allée du parc de Saint-Gratien, la princesse en robe de foulard écru,
causant avec quelqu’un, les mains derrière le dos, à la Napoléon suivie d’un petit chien
gras à lard, monté sur quatre pattes semblables à des allumettes.
Elle se retourne : « Ah ! voilà Sainte-Beuve… allons, des renseignements bien vite ?
Qu’est-ce que vous savez de Duruy ?
— Mais, dit Sainte-Beuve avec un sourire vague, il est très aimable… il est bien
physiquement, ce qui ne nuit pas.
— Allons, nous en voulons plus ?…
— Eh bien, il a fait des précis que vous connaissez… et puis je crois qu’il a aidé
l’empereur dans son César.
— Oui, oui, je me rappelle, dit la princesse, qu’un jour l’empereur m’a demandé si je
connaissais quelqu’un pour remplacer Mocquard, qu’il se fatiguait maintenant très vite…
qu’il avait bien Duruy… Enfin, en voilà un drôle de changement, j’ai appris cela hier,
en revenant de Versailles où je m’étais
bien amusée… Je regrette beaucoup
Rouland… Au fond, on change toujours les hommes et jamais les choses… Là-dessus je me
sauve…
On dîne, et après dîner, Sainte-Beuve se plaignant de la vieillesse, on lui dit que
jamais il n’a été plus jeune : « C’est vrai, s’écrie la princesse, il a rompu avec un
tas de bêtises, d’idées tristes… J’aime bien mieux ce que vous faites maintenant…
N’est-ce pas vrai, Messieurs, que ses articles sont aujourd’hui d’une liberté… ça va, ça
va… il patauge dans le vrai !
— « Mon Dieu, oui, — fait Sainte-Beuve, un peu rouge du compliment — la critique, c’est
de dire tout ce qui passe par la tête… ce n’est que ça ! »
Ce cabinet, témoin de tant de choses redoutables, ce confident de secrets si noirs, ce
cabinet du préfet de police, le croirait-on ? il est tout plein d’amoureuses et blondes
peintures, de nudités friponnes, de fillettes aux coquets minois, qui ne couvrent pas
seulement les panneaux, à l’affreux papier impérial, semé d’abeilles d’or, mais sont
éparses sur les fauteuils, les chaises, le bureau, répandues, étalées partout. « Oui,
nous dit Boitelle, quand on voit comme moi, toute la journée, de si vilains individus,
c’est reposant d’avoir, de temps en temps, une jolie chose à regarder. »
Et il nous introduit dans son capharnaüm intime, la maisonnette du jardinier du petit
jardin de la préfecture ; bondé de tableaux jusqu’au toit, et où,
avec une
cuvette d’eau, une éponge, des cigares, il passe ses loisirs et les meilleures heures de
sa vie, à faire revenir et revivre les colorations encrassées de toiles énigmatiquement
anonymes.
Sainte-Beuve a donné sa démission de membre de la commission du Dictionnaire de
l’Académie, a renoncé à un traitement de 1 200 francs par an, pour écrire son article de
ce matin sur Littré. Il y a de la belle passion désintéressée dans les haines du
critique.
Témoignant mon étonnement de la luminosité brillantée de certaines aquarelles vues chez
Palizzi, il me dit leur donner à la fin cet éclat, avec des couleurs chinoises, dont il
a une boîte : — couleurs apportant à son aquarellage, un glacis de fraîcheur et une
richesse de coloration, que n’ont pas les couleurs d’Europe.
Un commissionnaire nous apporte une lettre de Sainte-Beuve, qui, se trouvant un peu
souffrant, nous prie de passer chez lui, pour causer de son article sur Gavarni.
Après le don par nous de quelques renseignements biographiques, nous passons à l’examen
des légendes des lithographies. Et notre stupéfaction est immense, à voir Sainte-Beuve
lire ces légendes, en les estropiant par une ignorance
de toutes les
modernités, de tous les parisianismes, une ignorance qui lui fait nous demander ce que
c’est que le plan, que nous lui expliquons par ma
tante, qu’il ignore aussi bien que le clou.
Mais c’est dans la vue compréhensive des images qu’il est surtout . Parmi
les acteurs de la scène dialoguée, il ne voit rien, ne perçoit rien, ne distingue pas
celui qui parle. Enfin c’est l’exacte vérité, je le jure, il va, dans une planche de
deux personnages, il va jusqu’à prendre l’ombre portée de l’un d’eux pour un troisième
personnage, et met un moment l’entêtement le plus comiquement colère, à voir trois
individus en scène…
Et sur tout, il faut des explications qu’il note, qu’il boit. Il s’accroche au moindre
mot technique que nous lâchons, le crayonne sur une feuille de papier, où il bâtit son
article au moyen de points de repère, semés ça et là, qui lui donnent l’air du dessin
d’un acarus du faux bourdon, grossi au microscope. À la fin il s’informe des peintres de
mœurs des époques antérieures.
— Abraham Bosse, lui disons-nous.
— De quelle époque ? fait-il.
— Puis Freudeberg.
— Vous dites ?
— Freudeberg.
— Comment ça s’écrit-il ?
Ainsi il attrape, ainsi il saisit, ainsi il happe au vol, sans rien digérer, vos idées,
vos notions, votre science… Et je pensais, en riant dans ma barbe, à l’espèce de
dévotion religieuse, avec laquelle un certain
nombre de gens allaient lire
cette étude… Tout de même, je crois que Sainte-Beuve fera bien de renoncer aux articles
d’art !
* * *
— L’œil de la femme, cette énigme, ce sphinx, ce muet diseur de choses, que contredit
sa bouche… Quel mystère, auquel je reviens toujours !
Il faut décidément un jour écrire deux ou trois pages d’observations là-dessus.
* * *
— Je m’en vais ce soir user mes gants de Saint-Gratien à la Closerie des
Lilas.
Là, seulement on retrouve le type physique de la femme de Gavarni, la petite souris de
Paris. Là, du vrai rire, de la bonne gaîté, et du brouhaha, et des femmes qui demandent
aux passants des épingles pour se rajuster, et des musiques d’orchestre reprises
joyeusement en chœur par les danseurs, et des étudiants qui, comme pourboire, donnent
une poignée de main aux garçons.
Chez Gautier à Neuilly. Il est huit heures et demie. Nous le trouvons à table, entouré
de son fils et de ses deux filles, croquant en manches courtes, avec toutes sortes de
coquets gestes, les écrevisses d’un grand plat, placé au milieu de la table. Et
grignotantes, en même temps qu’agacées par les carapaces, qu’elles rejettent avec des
impatiences de chattes, elles se retournent vers nous, passant leur tête pour nous
parler, l’une au-dessous
de l’autre, étageant leurs moues et leurs
sourires, nous contant le Chinois avec lequel elles ont dîné hier, allant chercher les
souliers de la Chinoise qu’il leur a donnés, bégayant les mots chinois qu’il leur a
dits. Ça leur va, ce caquetage exotique, à ces jolies et mutines Orientales de Paris,
qui ont, dans leurs mouvements, je ne sais quelle mollesse tendre, et dans leurs
personnes, un brin de ces êtres de gentillesse, timides, familiers et curieux, repoussés
doucement par la main du rajah de Lahore, dans la visite que lui fait le prince
Soltikoff. Oui, par moments, ces deux fillettes semblent les filles de la nostalgie des
pays de soleil de leur père.
Et l’on apporte des plats d’une cuisine étrangement cosmopolite : des épinards dans
lesquels on a pilé des noyaux d’abricots, un zabayon, — et Gautier,
heureux, réjoui, mangeant, plaisantant, interpellant les bonnes avec une solennité
drolatique, comiquement débonnaire, s’épanouit comme un Rabelais en famille.
On se lève de table, on passe au salon. Les fillettes vous attirent doucement dans de
petits coins d’ombre et d’intimité, en de gracieuses attitudes de confidences
familières, pour vous faire épeler une page de leur grammaire chinoise, ou vous montrer,
au milieu de petits rires argentins, une Angélique, d’après un tableau
de M. Ingres, sculptée par Judith, dans un navet, — hélas ! se ratatinant tous les
jours.
Mais voici Gautier qui, à propos du livre de Renan, auquel il reproche l’entortillage
de ce Dieu qui n’est
pas Dieu et qui est plus que Dieu, fait le livre,
selon lui, qu’il fallait faire sur Jésus-Christ.
Alors il esquisse un Jésus, fils d’une parfumeuse et d’un charpentier, un mauvais sujet
qui quitte ses parents et envoie dinguer sa mère, qui s’entoure d’un
tas de canailles, de gens tarés, de croquemorts, de filles de mauvaise vie, qui conspire
contre le gouvernement établi, et qu’on a très bien fait de crucifier ou plutôt de
lapider : un socialiste, un Sobrier de ce temps-là, un exaspéré contre les riches, le
théoricien désespéré de l’Imitation, le destructeur de la famille et
de la propriété, amenant dans le monde un fleuve de sang, et les persécutions, et les
inquisitions, et les guerres de religion, faisant la nuit sur la civilisation, au sortir
de la pleine lumière qu’était le polythéisme, abîmant l’art, détruisant la pensée, en
sorte que les siècles, qui viennent après lui ne sont que de la m…
jusqu’à ce que trois ou quatre manuscrits, rapportés de Constantinople par Lascaris, et
trois ou quatre morceaux de statues, retrouvés en Italie, lors de la Renaissance,
soient, pour l’humanité, comme un jour rouvert, en pleines ténèbres… »
« Ça c’était un livre, ça pouvait être faux, mais le livre avait sa logique. Il y avait
aussi le livre absolument contraire et qui prêtait au moins autant… Mais je ne comprends
pas un livre entre l’un et l’autre. »
Chez Magny.
À propos du livre : Victor Hugo, raconté par un témoin de sa
vie, Gautier déclare que ce n’était pas un gilet rouge qu’il portait à Hernani, mais un pourpoint rose.
Et sur le rire de la table, il ajoute : « Mais c’est très important. Le gilet rouge
aurait indiqué une nuance politique républicaine, et il n’y avait rien de ça. Nous
étions seulement moyenâgeux… Et tous, Hugo comme nous. Un républicain,
on ne savait pas ce que c’était… Il n’y avait que Petrus Borel de républicain… Nous
étions tous contre les bourgeois et pour Marchangy. Nous représentions le mâchicoulis, voilà tout… Ç’a été une scission, quand j’ai chanté l’antiquité
dans la préface de Mademoiselle de Maupin… Mâchicoulis et rien que
mâchicoulis… L’oncle Beuve, je le reconnais, a toujours été libéral… Mais Hugo en ce
temps-là était pour Louis XVII, oui, pour Louis XVII. Quand on me dira que Hugo était
libéral et pensait à toutes ces farces, en 1828… Il ne s’est mis qu’après dans toutes
ces saletés-là… Au fond Hugo est absolument moyen âge… à Jersey, c’est plein de
blasons ! »
— Gautier, — fait Sainte-Beuve, en l’interrompant : — Savez-vous comment nous avons
passé la journée de la première d’Hernani ? À deux heures nous avons
été avec Hugo, dont j’étais le fidèle Achate, au Théâtre-Français… Nous sommes montés
tout en haut, dans une lanterne, et nous avons regardé défiler la queue, toutes les
troupes de Hugo… Un moment il a eu peur, en voyant passer Lassailly, auquel il n’avait
pas donné
de billet. Je l’ai rassuré en lui disant : « J’en réponds ! »
Puis nous avons été dîner chez Véfour, en bas, je crois, — en ce temps la figure de
Hugo, n’ayant pas la notoriété publique.
… — Oui, oui, j’admire Jésus complètement, dit Renan.
— Mais enfin, s’écrie Sainte-Beuve, il y a dans ses évangiles un tas de choses
stupides ! « Bienheureux les doux parce qu’ils auront le monde. » Ça n’a pas de
sens ?
— Et Çakia Mouni, jette Gautier, si on buvait un peu à la santé de Çakia Mouni.
— Et Confucius, dit quelqu’un.
— Oh ! il est assommant !
— Mais, qu’est-ce qu’il y a de plus bête que le Koran ?
— Ah ! laisse échapper Sainte-Beuve, en se penchant vers moi : il faut avoir fait le
tour de tout et ne croire à rien. Il n’y a rien de vrai que la femme… La sagesse, mon
Dieu, c’est la sagesse de Senac de Meilhan, sagesse qu’il a formulée dans L’Émigré.
— Évidemment, lui dis-je, un aimable scepticisme, c’est encore le summum humain… ne croire à rien, pas même à ses doutes… Toute conviction est
bête… comme un pape.
… — Moi, fait Gautier, se confessant au docteur Veyne pendant ce temps ; moi, je n’ai
jamais eu un si violent désir de cette gymnastique intime… Ce
n’est pas que
je sois moins bien constitué qu’un autre. J’ai fait dix-sept enfants, et tous assez
beaux… On peut voir les échantillons… Mais se livrer à l’amour, une fois par an, je vous
assure que c’est bien suffisant… Ça me laisse le plus grand sang-froid… je pourrais
faire des opérations mathématiques… Puis je trouve humiliant qu’une gaupe puisse croire
que vous avez besoin de sauter dessus !
Sainte-Beuve, de son côté, raconte que lorsqu’il a été faire des cours à Liège, en
1849, à la suite de nombreuses écritures rapides, il a été attaqué de ce que les
médecins appellent la crampe d’écrivain, qui lui a à peu près paralysé les muscles du
bras droit, ce qui fait que depuis, il n’écrit plus que des billets et dicte ses lettres
un peu longues.
… Comme on se lève pour s’en aller, Gautier va à Scherer, le personnage le plus muet de
la société, et lui dit : « Ah ça, j’espère que la première fois vous vous compromettrez,
car nous nous compromettons tous, il n’est pas juste que vous restiez froidement à nous
observer. »
Gretz, près Fontainebleau.
Nous voici dans une auberge rustique de peintres, en pension à 3 fr. 50 par jour,
habitant des chambres blanchies à la chaux, couchant dans des lits de plume, buvant du
vin du cru, mangeant beaucoup d’omelettes. Mais d’aimables figures de cabaretiers, et
une rivière à deux pas, avec de l’eau
claire où l’on voit des poissons,
— et tout proche la forêt. Nous avons pour compagnons un frère de Palizzi et un jeune
gentilhomme de Saint-Omer, faisant de la peinture d’amateur.
Ici, de jour en jour, croît en moi une allégresse bête, dans laquelle les organes et
les fonctions ont comme de la joie. Je me sens du soleil sous la peau, et dans le
verger, à l’abri des pommiers, couché sur la paille des boîtes de laveuses, il se fait
en mon être un hébétement doux et heureux ainsi que par un bruit d’eau qu’on entend en
barque, à côté de soi, roulant d’une écluse.
C’est un état délicieux de pensée figée, de regard perdu, de rêve sans horizon, de
jours à la dérive, d’idées qui suivent des vols de papillons blancs dans les choux.
— Bricoler des casse-tête, expression des paysans pour se donner du
mal.
Sept heures du soir. Le ciel est bleu pâle, d’un bleu presque vert comme si une
turquoise y était fondue ! Là-dessus marchent doucement, d’une marche harmonieuse et
lente, des masses de petits nuages, balayés, ouateux et déchirés, d’un violet aussi
tendre que des fumées dans un soleil qui se couche, et leurs cimes sont roses comme des
hauts de glaciers, d’un rose de lumière.
Devant moi, sur la rive en face, des lignes d’arbres à la verdure jaune et
chaude encore de soleil, s’estompent dans le poudroiement des journées finissantes, en
ces tons d’or qui enveloppent la terre avant le crépuscule.
Dans l’eau ridée par une botte de paille, qu’un homme trempe au lavoir, pour lier
l’avoine, les joncs, les arbres, le ciel se reflètent avec des solidités denses, et sous
la dernière arche du vieux pont, près de moi, de l’arc de son ombre, se détache la
moitié d’une vache rousse, lente à boire, et qui, lorsqu’elle a bu, relevant son mufle
blanc, baveux de fils d’eau, regarde.
Le matin, le frôlement des voitures de foin contre les murs, met dans votre
demi-sommeil l’impression et le léger frou frou d’une femme qui,
assise au pied de votre lit, ôterait ses bas de soie.
— À la campagne, le travail m’est presque impossible. Je me sens le nuage qui passe, la
feuille qui remue, l’eau qui coule. Je ne suis plus une pensée.
— Un homme de quarante ans qui dirait : « Il y a dans la vie une chose ruineuse, même
pour les fortunés : la propriété. Presque toutes les difficultés de la vie viennent de
ce sentiment de l’homme qui ne veut pas se considérer comme un être fait pour le viager,
mais qui se prend pour le propriétaire éternel des choses et des créatures. Eh bien, ce
sentiment,
le premier et le plus fort de l’homme, je le tuerai en moi,
j’aurai la maison, la voiture, la femme, à l’année, au mois… Je serai usufruitier de
toutes les jouissances de la vie ! » (À développer dans un livre ou dans une pièce.)
Avoir roulé dans la foule, ce soir, aux Champs-Élysées, jour de la fête de
l’Empereur.
Les grands plaisirs du peuple sont les joies collectives. À mesure que l’individu sort
de la plèbe et s’en distingue, il a un plus grand besoin de plaisirs personnels et faits
pour lui seul.
En vaguant parmi cette multitude, je remarque dans ce monde un processionnement
passif : pas de gaieté, pas de bruit, pas de tumulte. Le tabac, ce stupéfiant, la bière,
cette boisson d’engourdissement, finiraient-ils par endormir, dans les veines de la
France, le sang du bourgogne ?
— Dans une société qui serait une aristocratie, mais une aristocratie de capacités
ouverte au peuple, se recrutant largement jusque dans les intelligences ouvrières, je
rêverais un gouvernement qui essaierait de tuer la misère, abolirait la Fosse commune,
décréterait la Justice gratuite, nommerait des avocats de pauvres payés par le seul
honneur de l’être ; établirait devant Dieu à l’église la gratuité et l’égalité pour le
baptême, le mariage, l’enterrement : un gouvernement qui donnerait, dans l’hôpital, une
hospitalité magnifique à la maladie ; — un gouvernement
qui créerait un
ministère de la Souffrance publique.
— Lu toute la journée Le Tribunal révolutionnaire.
Penser que Carrier a pu faire massacrer des milliers de personnes, qui avaient des
pères, des frères, des fils, des femmes, sans qu’aucun de ceux qui restaient, ait
seulement essayé de le tuer. C’est triste pour l’énergie des affections humaines. Chose
singulière ! Dans le seul grand assassinat de bourreau du temps, — et un assassinat de
main de femme, — c’est la tête et non le cœur qui a mené la main.
Je savais là-bas tous les ennuis de Gavarni, et le complet insuccès de l’expropriation
de sa maison du Point-du-Jour.
Nous allons le voir aujourd’hui. Mlle Aimée me dit, en traversant
les pièces du rez-de-chaussée : « Vous savez, il est très malade… Quand on lui a appris
la décision du jury, il a eu une tache de sang à l’œil, comme à la suite d’un coup de
sang. »
Nous entrons, et nous trouvons Gavarni dans son grand salon, au milieu de l’espèce
d’obscurité, que font des persiennes fermées en plein jour. Il nous semble très pâle
dans l’ombre. Nous entendons sa respiration oppressée. Il a peine à nous donner sa
chaude poignée de main d’autrefois. D’une voix étouffée, il s’essaye cependant à nous
faire ses amicales
plaisanteries d’autrefois, mais nous y sentons son
effort et son courage. Il nous dit : « C’est toujours la même chose, toujours ce tuyau
de soufflet… J’ai eu froid dans mon lit… Tous ces palliatifs, toutes ces inhalations
d’eau, je n’y crois pas… Il faudrait un seton ou me faire un trou là dessous… là, à la
gorge… Mais Veyne ne veut pas. Il me donne des choses à boire… Tenez, ça… qui n’est pas
joli à boire… » Et il sourit à peu près. « Mon Dieu, le soufflet est bon, très bon… Ce
sont les ficelles qui ne vont plus. Oui les poumons, la poitrine, c’est bon… Il m’a
ausculté… J’ai bien le cœur un peu trop petit. Mais au fond, c’est ce larynx… »
Nous lui parlons alors d’une consultation, à laquelle il ne se refuse pas trop.
Et nous le quittons très alarmés, effrayés de cette maigreur que nous touchions dans
cette main, pleine de cordes ; que nous devinions sous cette robe de laine blanche, sous
ces deux ou trois paires de chaussettes roulées autour de ses pieds ; effrayés de ce
lent dépérissement, de cet épuisement, de cet appauvrissement du sang et de la vie, de
cette anémie amenée par les longues souffrances, et peut-être encore par tant d’années
d’une alimentation insuffisante, où cette pure intelligence ne voulait pas manger, se
refusait à manger, trouvait de l’ennui à manger.
Sortant de la solitude de Gretz, nous retombons avec un certain plaisir dans cette
parlotte de Magny. Il n’est d’abord question que du mort qu’on vient
d’enterrer, d’Eugène Delacroix, et Saint-Victor esquisse drolatiquement, d’un mot, cette
figure de bilieux ravagé, que nous avons vu un jour passer dans la rue des Beaux-Arts,
un carton sous le bras : « Il avait l’air de l’apothicaire de Tippoo Saeb ! »
Et le mot lancé, soudain le critique pâlit dans sa soupe. On est treize… oui,
positivement treize. « Bah ! dit Gautier jouant mal l’assurance, il n’y a que les
chrétiens qui comptent, et il y a ici pas mal d’athées ! »
Toutefois Saint-Victor et Gautier envoient un garçon chercher, pour faire le
quatorzième, le fils de Magny, un jeune collégien, devant lequel on raconte bientôt des
choses énormes.
Cabourg. Nous voici dans un singulier endroit, un bain de mer fait par et pour des gens
de théâtre, un bain de mer dont la pancarte, réglementant la pudeur des baigneurs,
commence par : « Le maire de Cabourg, chevalier de la Légion d’honneur, commandeur de
l’ordre de Charles III… » et finit par le nom de Dennery.
On demande ici : « À qui ce chalet ? » On répond : « À Cognard. Et cet autre ? — A
Clairville. — Et ce dernier en construction ? — À Matharel de Fiennes. »
Tout semble bâti en billets d’auteurs, en droits d’auteurs, en critiques de théâtres,
en refrains de vaudevilles. Les chalets ressemblent à des décors, les escaliers à des
praticables, la mer du fond à la
Muette de Portici, et
l’on est poussé à croire que les vagues sont faites par des têtes de figurants sous une
toile très bien peinte.
Au milieu des chalets, un château s’élève, un château couleur chocolat, flanqué de
quatre tourelles. C’est à Billion, l’ancien directeur du Cirque, et les quatre tourelles
sont des lieux à l’anglaise. Cela ressemble au château de la Foire, dans une féerie, où
Lebel s’écrierait avec sa voix de stentor : « Allons ! bon, voilà que j’ai la
colique ! »
Et dans cette ville projetée, où des écriteaux promettent des rues, chaque maison
isolée recèle un vieux nom de théâtre, ici la Franconi, là, la veuve d’Adam, plus loin
Rosalie, la sauteuse de l’Hippodrome. C’est comme les Invalides et la Sainte-Périne des
coulisses. Aux bureaux de leurs caisses, les hôtels montrent de vieilles femmes, dont
les voix vous rappellent des voix d’autrefois entendues au théâtre. Et le grand café de
l’endroit est tenu par un cafetier, ébouriffant les bourgeois avec les blagues et les
charges du café des Variétés.
— Ce soir, en nous promenant au bord de la mer avec une femme de notre connaissance,
comme nous lui reprochions un amant indigne d’elle, elle nous dit ingénument :
« Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, quand il pleut et que je m’ennuie ! »
— Aux bains de mer, les filles ressemblent à des honnêtes femmes. Elles ont une tenue
pareille, la
même toilette, des enfants qu’elles promènent en ayant l’air
de les aimer — et à la fin de la saison, elles arrivent à se faire à elles-mêmes l’effet
d’être mariées.
— Pouah ! la vilaine et l’antipathique race que ces Normands, avec leurs paroles
avares, leur sourire de paysan qui vous attrape, leur teint rouvant
sur lequel il semble qu’il y ait du givre, leurs sourcils blancs, leurs yeux de faïence,
leurs regards aigres comme leurs pommes, leur rapacité sans la grâce et la polichinellerie du Midi.
— Il est des femmes, dont le charme singulier est fait comme d’une suspension de la
vie, d’une interruption de la présence d’esprit, d’absence rêveuse.
Aujourd’hui, dans la salle des dessins français du xviiie
siècle, au Louvre, je vois deux collégiens en uniforme, juchés sur des
tabourets, et copiant les trois crayons de Watteau, achetés par le
Musée à la vente d’Imécourt. Voilà pour le grand Maître, jusqu’ici seulement goûté par
les artistes, la grosse popularité qui commence.
Nous enterrons ce matin notre vieille cousine de Courmont, âgée de 83 ans, une de nos
visites du Jour de l’an… À ces rendez-vous derniers de la mort, les uniques rendez-vous
de la famille, on rencontre de grands jeunes gens en habit noir, qui se trouvent être
les fils de petites filles avec lesquelles vous avez joué.
Dîner chez Magny.
Il y a aujourd’hui bataille autour de l’histoire de Thiers, et il faut le dire, on est
presque unanime pour le déclarer un historien sans aucun talent. Seul Sainte-Beuve le
défend. C’est un si charmant homme ! Il a tant d’esprit ! Il possède une telle
influence ! Et il vous peint la façon dont il enguirlande une Chambre, dont il séduit un
député. Ce sont toujours les moyens d’argumentation et la manière de défense que j’ai vu
employer à Sainte-Beuve. Qu’on lui dise : — « Mirabeau a trahi. — Oui, mais il aimait
tant Sophie ! » Et il fera un tableau de sa passion pour sa maîtresse. Pour tout et pour
tous, c’est ainsi.
… Sainte-Beuve est parti. On est à boire le mélange de liqueur qu’il fait à chaque
dessert : un mélange de rhum et de curaçao.
— Ah ! mais, à propos, Gautier, vous revenez de Nohant, de chez Mme Sand, est-ce amusant ?
— Comme un couvent des Frères Moraves. Je suis arrivé le soir. C’est loin du chemin de
fer. On a mis ma malle dans un buisson. Je suis entré par la ferme, au milieu de chiens
qui me faisaient une peur… On m’a fait dîner. La nourriture est bonne, mais il y a trop
de gibier et de poulet. Moi, ça ne me va pas… Là étaient Marchal le peintre, Mme Calamatta, Alexandre Dumas fils…
— Et quelle est la vie à Nohant ?
— On déjeune à dix heures. Au dernier coup,
quand l’aiguille est sur
l’heure, chacun se met à table. Mme Sand arrive avec un air de
somnambule, et reste endormie tout le déjeuner… Après le déjeuner, on va dans le jardin.
On joue au cochonnet, ça la ranime. Elle s’assied et se met à causer.
On cause généralement, à cette heure, des choses de prononciation : par exemple, sur la
prononciation d’ailleurs et meilleur. La causerie
chaffriolante toutefois, ce sont les plaisanteries stercoraires.
— Bah !
Mais par exemple, pas le plus petit mot sur le rapport des sexes. Je crois qu’on vous
flanquerait à la porte, si vous y faisiez la moindre allusion…
À trois heures, Mme Sand remonte faire de la copie jusqu’à six
heures. On dîne, seulement on dîne un peu vite, pour laisser le temps de dîner à Marie
Caillot. C’est la bonne de la maison, une petite Fadette que Mme Sand a prise dans le pays, pour jouer les pièces de son théâtre, et qui vient
au salon, le soir.
Après dîner, Mme Sand fait des patiences sans dire un mot, jusqu’à
minuit… Par exemple, le second jour, j’ai commencé à dire que si on ne parlait pas
littérature, je m’en allais… Ah ! littérature… ils semblaient revenir tous de l’autre
monde !… Il faut vous dire que, pour le moment, il n’y a qu’une chose dont on s’occupe
là-bas : la minéralogie. Chacun a son marteau, on ne sort pas sans… J’ai donc déclaré
que Rousseau était le plus mauvais écrivain de la langue française, et cela nous a fait
une discussion avec Mme Sand jusqu’à une heure du matin…
Tout de même, Manceau lui a joliment machiné ce Nohant pour la copie. Elle
ne peut s’asseoir dans une pièce, sans qu’il surgisse des plumes, de l’encre bleue, du
papier à cigarettes, du tabac turc, et du papier à lettres rayé. Et elle en use. Car
vous n’ignorez pas qu’elle retravaille à minuit jusqu’à quatre heures… Enfin vous savez
ce qui lui est arrivé. Quelque chose de monstrueux ! Un jour elle finit un roman à une
heure du matin… et elle en recommence un autre, dans la nuit… La copie est une fonction
chez Mme Sand…
Au reste on est très bien chez elle. Par exemple c’est un service silencieux. Il y a
dans le corridor une boîte qui a deux compartiments : l’un est destiné aux lettres pour
la poste, l’autre aux lettres pour la maison. Dans ce dernier, on écrit tout ce dont on
a besoin, en indiquant son nom et sa chambre. J’ai eu besoin d’un peigne. J’ai écrit :
« M. Gautier, telle “chambre” et ma demande. Le lendemain à six heures, j’avais trente
peignes à choisir. »
Nous revenons de la campagne pour le dîner Magny. On cause de Vigny, le mort du
jour.
Et voici Sainte-Beuve jetant des anecdotes sur sa fosse.
Quand j’entends Sainte-Beuve avec ses petites phrases toucher à un mort, il me semble
voir des fourmis envahir un cadavre : il vous nettoie une gloire en dix minutes, et
laisse du monsieur illustre, un squelette bien net.
« Mon Dieu, dit-il, avec un geste onctueux, on ne sait pas trop s’il était
noble, on ne lui a jamais vu de famille… c’était un noble de 1814 ; à cette époque on
n’y regardait pas de si près. Il y a dans la correspondance de Garrick, un de Vigny qui
lui demande de l’argent, mais très noblement… qui le choisit parmi
tous, pour l’obliger. Il serait curieux de savoir s’il en descend… C’était avant tout un
ange, il a été toujours ange, Vigny ! On n’a jamais vu un beefsteak
chez lui. Quand on le quittait à sept heures pour aller dîner, il vous disait :
“Comment ! vous vous en allez déjà !…” Il ne comprenait rien à la réalité, elle
n’existait pas pour lui… Il avait des mots superbes. Sortant de prononcer son discours à
l’Académie, un ami lui dit que son discours était un peu long : “Mais je ne suis pas
fatigué ! ” s’écrie de Vigny… Avec cela un reste de militaire. Lors de cette réception,
il avait une cravate noire, et rencontrant dans la bibliothèque Spontini, qui avait
gardé l’étiquette du costume impérial, il lui jette en passant : “L’uniforme est dans la
nature, Spontini !…” Gaspard de Pons, qui avait été dans son régiment, disait de lui :
“En voilà un qui n’a pas l’air des trois choses qu’il est : un militaire, un poète, un
homme d’esprit ! ”
« Par là-dessus très maladroit ; l’arrangement qui le porta à l’Académie, il n’y
comprit jamais rien. Quand il recommandait quelqu’un pour les prix, il le perdait… »
Du poète décédé, Sainte-Beuve passe aux salons de Paris, et nous décrit celui de Mme de Circourt : salon
très éclectique, très plein, très
mêlé, très vivant, un peu trop bruyant, et où l’on tombait sur n’importe qui, et où l’on
parlait beaucoup trop, tous à la fois. « C’était un étourdissemeht, dit-il, plutôt
qu’une conversation. »
Puis Sainte-Beuve parle des deux uniques salons que fréquentent maintenant les hommes
de lettres : le salon de la princesse Mathilde, le salon de Mme de
Païva.
Ici Gautier prend la parole, et nous déroule l’étrange existence de cette femme3.
Elle serait la fille naturelle du prince Constantin et d’une juive. Sa mère, qui était
très belle, défigurée par la petite vérole, avait fait couvrir de crêpe tous les miroirs
de la maison, en sorte que la petite fille grandit sans se voir, et tourmentée par
l’idée qu’elle avait le nez en forme de pomme de terre… On la maria jeune à un tailleur
français de Moscou. Elle se laissa enlever par Hertz, qui lui donnait des leçons de
piano. Hertz ruiné en 1848 se sauve de Paris et l’abandonne. Elle tombe très gravement
malade, sans le sou, à l’hôtel Valin, aux Champs-Élysées. Gautier reçoit un mot d’elle
où elle le prie de venir la voir. Il y va. Elle lui dit :
« Tu vois où j’en suis… il se peut que je n’en revienne
pas… Alors tout
est dit… mais si j’en reviens, je ne suis pas femme à gagner ma vie avec de la confection, — et je veux avoir, un jour, à deux pas d’ici, tu entends
bien, le plus bel hôtel de Paris… rappelle-toi ça. » Son amie Camille, la marchande de
modes, l’arme alors en guerre, lui fournit un arsenal de toilettes pour son grand coup.
Gautier la revoit au moment de partir, toutes ses robes étalées sur les fauteuils, les
chaises, le lit, — et les essayant, comme un soldat fait jouer son fusil, avant la
bataille. Elle lui dit : « Je suis pas mal outillée, n’est-ce pas ?…
mais on n’est jamais sûr de rien… je puis rater mon coup… alors bonsoir… » Et elle lui
demande un flacon de chloroforme pour s’empoisonner en cas de non-réussite. Gautier va
demander le chloroforme à un interne de ses amis, et le lui apporte.
Ce soir, à Saint-Gratien, Girardin disait après dîner :
« Maintenant qu’il n’y a plus ni bien ni mal, qu’on est vaguement fixé sur ce qui est
droit, sur ce qui est honnête, qu’il n’est point de règle bien rigide pour tout cela, il
n’y a qu’une chose : le Succès, et l’Empereur doit avoir un ministre qui porte ce nom.
Drouyn de l’Huys n’a pas été plus heureux avec les Russes que les ministres de
Louis-Philippe. Il faut donc le sacrifier. Honnêteté, bonnes intentions, qu’est-ce que
ça me fait ? Un ministre, c’est absolument un cuisinier qui m’apporterait les plus
beaux certificats du monde, et qui me ferait de la mauvaise cuisine… Est-ce
que je ne devrais pas à mes invités de le renvoyer ? »
En chemin de fer, on cause de la candidature de Gautier à l’Académie :
« Elle n’a pas la moindre chance, dit Sainte-Beuve, il lui faudrait un an de visites,
de sollicitations, aucun des académiciens ne le connaît… Voyez-vous, le grand point, il
faut qu’ils vous aient vu, qu’il aient fait connaissance avec votre figure… Une
élection, sachez-le bien, c’est une intrigue, — une intrigue dans le bon sens du mot,
— fait-il, en se reprenant… Voyons, et il compte sur ses doigts, il aura Hugo, Feuillet,
Rémusat… Vitet, je crois… Il faudrait par exemple qu’il les voie beaucoup, ces deux
derniers-là… Si c’était bien mené, il aurait peut-être Cousin… on lui lâcherait la
Colonna, qui lui dirait qu’elle veut absolument une symphonie en blanc majeur, à elle
personnellement adressée. Mais ici, il serait de toute nécessité qu’elle ne lâchât pas
Cousin, une seconde avant l’élection… Par la princesse, nous aurions aussi de
Sacy. »
La santé est beaucoup dans la carrière d’un homme. Il y a des gens naissant armés de
cette force du corps sans défaillance, qui fait la volonté à toute heure. Girardin nous
dit qu’il n’a jamais été malade, qu’il ne sait pas ce que c’est que la maladie.
* * *
— Hier en sortant de la répétition d’Aladin, il me revenait cette
idée qui me hante presque toujours, à
la sortie du spectacle : c’est que
Molière, en lisant ses pièces à sa servante, a jugé le théâtre. Il se mettait simplement
au niveau du public des œuvres dramatiques.
Morère me disait que dans les cafés, où il allait en compagnie de Gavarni, celui-ci
avait un vrai sens divinatoire pour dire la profession de chacun, et que très souvent il
lui était arrivé de rencontrer, quelques jours après, dans la rue, les individus du
café, porteurs des instruments de la profession que Gavarni leur avait assignée.
Chez Gavarni une mémoire des faces humaines, un moment entrevues. Ils
sont emmagasinés dans sa tête, tous ces visages ! ainsi que les clichés d’un atelier de
photographie. Gavarni voit les gens qu’il dessine, ils lui
réapparaissent. Souvent il a dit à Morère :
— « Tenez, vous rappelez-vous ?
— Non, non…
— Comment ! cet homme que nous avons vu sur le quai de l’Horloge, vous savez ? »
Et il y avait de cela vingt ans.
C’est étonnant comme notre chemin littéraire se sera fait par le haut et pas du tout
par le bas. On a vu comme Michelet vient de nous traiter dans la préface de La Régence. Hugo, me disait Busquet, était pris de la curiosité la plus
sympathique à notre égard. C’est la grande critique qui nous a discutés, jugés,
appréciés.
Chez les camarades de notre temps, de notre âge, sauf chez Saint-Victor,
nous n’avons guère rencontré que le silence ou l’injure.
Trois jours passés à Oisème près Chartres, chez les Camille Marcille, cette maison dont
on s’en va, avec quelque chose de doucement remué en soi. Une villa que surmonte un
atelier, à l’instar d’une chapelle dominant un corps de bâtiment, et montrant l’Art
dressé au sommet de la vie de famille. Là-haut, les yeux se réjouissent au milieu des
Prud’hon, des Chardin, des Fragonard ; en bas dans le jardin, juste assez grand pour
être tout fleuri ; et par toute la riante et petite maison, le cœur s’égaie à la
cordialité de l’hospitalité, à tout ce qui se lève de bon, de frais, d’honnêtement
heureux, d’un intérieur réglé par le devoir, et, à tous moments, traversé par des vols
d’enfants.
Oh ! les jolies petites filles qu’il y avait là, et quelle douceur à se promener, leurs
petites menottes dans vos mains… et le soir, en nous allant coucher, l’amusante
ribambelle de petites bottines, à la porte de leur dortoir, comme rangées pour une nuit
de Noël ; et le matin, au déjeuner, en entrant dans la salle à manger, le riant et
touchant spectacle, entre les sièges des grandes personnes, de leurs petites chaises
graduées de taille, selon l’âge de chacune… Jolis petits anges fous, et déjà un peu
femmes, amoureux petits êtres qui se frottent coquettement à vous, avec des gentillesses
de chattes.
Un jour, ce fut un tableau charmant. On les entassa dans un petit panier,
traîné par un pauvre vieil âne, sur lequel tapait un garçonnet du village, à la blouse
envolée ! Toutes riaient, criaient, se démenaient : une charretée de bonheurs de dix
ans, et point de peintre pour rendre cela.
… La mère qui regardait sa toute petite fille, sa fille de huit ans, se renversant sur
moi, et me jetant par ses yeux, par ses gestes, par l’étreinte de ses mains, par tout
son corps, la tendresse de sa petite âme si étrangement tendre, se mit à dire avec un
sourire, le sourire de la Joconde : « Oh ! ma pauvre fille, tu es le sentiment… lui, il
est l’esprit : il t’attrapera toujours ! » Et elle ajouta avec un soupir : « Oui, on
peut la laisser ainsi encore quelques années, puis on essayera de refermer tout
cela ! »
… Voici, je crois, la première aventure d’amour flatteuse qui m’arrive.
Une petite bonne, une pauvre enfant trouvée de l’hospice de Châtellerault, servait les
fillettes de Mme Marcille. Elle avait une de ces figures minables,
ainsi qu’il semble qu’il y en ait eu au moyen âge, après les grandes famines, et des
yeux, dont le dévouement jaillissait, comme à travers ceux d’un chien battu. La brave
fille, un soir, en déshabillant sa maîtresse, se mit à lui dire : « Ah ! Madame, ce
M. Jules, je le trouve si potelé, si gai, si joufflu, si gentil, que si j’étais riche,
j’en ferais mon cœur ! »
— Une jeune mariée se trouvant grosse, et disant que ça lui était bien
égal d’avoir une fille ou un garçon, sa belle-mère lui jeta cette phrase, qu’on dirait
échappée des chaudes entrailles de la maternité : « Vous ne savez pas ce que c’est… que
le bonheur de créer un homme ! »
Au débarcadère du chemin de fer de Rouen, nous trouvons Flaubert, accompagné de son
frère, chirurgien en chef de l’hôpital de Rouen, un grand et maigre et noir garçon, au
profil à la découpure d’un quartier de lune, au long corps, à la fois desséché et souple
comme une liane.
Un fiacre nous emporte à Croisset : une jolie habitation à la façade Empire, placée à
mi-côte, aux bords de la Seine, qui a là, une grandeur de lac, et aujourd’hui, un peu
des vagues de la mer.
Nous voici dans ce cabinet du travail obstiné et sans trêve, dans ce cabinet, témoin de
tant et de si grands labeurs, et d’où sont sorties Madame Bovary et
Salammbô.
Deux fenêtres donnent sur la Seine, et laissent voir la grande eau et les bateaux qui
passent. Trois fenêtres s’ouvrent sur le jardin, où une superbe charmille semble étayer
la colline, qui monte toute droite derrière la maison : Des corps de bibliothèque en
bois de chêne, à colonnes torses, placés entre ces trois fenêtres, se relient à la
grande bibliothèque qui fait tout le fond de la pièce. Des boiseries blanches, et sur la
cheminée une pendule paternelle en
marbre jaune, couronnée par un buste
d’Hippocrate en bronze. Aux côtés de la cheminée, une mauvaise aquarelle, le portrait
d’une langoureuse et maladive Anglaise, que Flaubert a connue à Paris, dans sa jeunesse,
et puis encore des dessus de boîtes, à dessins indiens, encadrés comme des gouaches, et
l’eau-forte de Callot, une Tentation de saint Antoine : les images
conseillères du talent du Maître.
Entre les deux fenêtres donnant sur la Seine, se lève une gaine carrée, portant un
buste de marbre blanc de Pradier, le buste de la sœur de Flaubert, morte toute jeune, et
qui avec ses traits purs et droits, encadrés dans deux grandes anglaises, semble une
Grecque retrouvée dans un keepsake.
Une perse gaie, de façon ancienne et un peu orientale, à grandes fleurs rouges, garnit
les portes et les fenêtres. Dans un coin se dresse un divan-lit, recouvert d’une étoffe
turque, et sur lequel sont empilés des coussins. Au milieu de la pièce, la table de
travail, une grande table ronde au tapis vert, et où l’écrivain trempe sa plume dans un
encrier qui est un crapaud.
Et ça et là, sur la cheminée, sur la table, sur les planchettes des bibliothèques, et
accroché à des appliques ou fixé aux murs, un bric-à-brac des choses d’Orient : des
amulettes recouvertes de la patine vert-de-grisée de l’Égypte ; des flèches de sauvages,
des instruments de musique de peuples primitifs, des plats de cuivre, des colliers de
verroterie, le petit banc de bois sur lequel les peuplades de l’Afrique mettent leur
tête pour dormir, s’assoient, coupent
leur viande, enfin deux pieds de
momie arrachés par Flaubert aux grottes de Samoûn, étranges presse-papiers, mettant au
milieu des brochures, leur bronze fauve et la vie figée de muscles humains.
Cet intérieur, c’est l’homme, ses goûts, son talent. Un intérieur tout plein d’un gros
Orient, et où perce un fonds de barbare dans une nature artiste.
… Flaubert vit ici avec une nièce, la fille de la femme, dont le buste a été sculpté
par Pradier. Sa mère, née en 1794, et qui garde la vitalité des gens de ce temps, sous
ses traits de vieille femme, montre les restes d’une beauté passée, alliée à une sévère
dignité. Un intérieur provincial austère, et la jeune fille vivant entre la studiosité
de son oncle et la gravité de sa grand-mère, a pour les hôtes d’aimables paroles, de
gais regards bleus, et aussi une jolie moue de regret, quand, sur les huit heures, après
le bonsoir de ma vieille, adressé par le fils à sa mère, la
grand-maman emmène sa petite-fille dans sa chambre, pour bientôt se coucher.
Nous sommes restés enfermés toute la journée. Cela plaît à Flaubert qui a horreur de
l’exercice, et que sa mère est obligée de tourmenter, pour qu’il descende dans le
jardin. Elle nous disait que souvent, à ses retours d’une demi-journée passée à Rouen,
elle retrouvait son fils à la même place, dans la même pose, effrayée presque de son
immobilité. Jamais de sortie au dehors, il vit dans sa copie
et son cabinet
de travail. Point de cheval, point de canot… Toute la journée, d’une voix tonitruante,
et avec des coups de gueule de théâtre de boulevard, il nous a lu son premier roman,
écrit en 1842, et qui n’a d’autre titre sur la couverture que : Fragments
de style quelconque.
Le sujet est la perte du pucelage d’un jeune homme avec une garce
idéale. Il y a dans le jeune homme beaucoup de Flaubert, et de ses désespérances,
et de ses aspirations impossibles, et de sa mélancolie, et de sa misanthropie, et de sa
haine des masses… Toute la composition, sauf le dialogue très enfantin, est d’une
puissance étonnante pour l’âge où Flaubert l’a écrite. Il y a déjà là, dans le petit
détail du paysage, l’observation artiste et amoureuse de la nature de Madame Bovary. Le commencement du roman : « Une tristesse d’automne », est un
morceau qu’il pourrait signer, à l’heure qu’il est.
Comme repos, avant le dîner, il a été fouiller dans des costumes : défroques et
souvenirs, rapportés de voyages. Il remue avec joie tout son vestiaire de mascarade
orientale, et le voilà se costumant, et montrant, sous le tarbouch, une tête de Turc
magnifique, avec ses traits énergiques, son teint sanguin, ses longues moustaches
tombantes… et du fond de ses loques colorées, il finit par retirer, en soupirant, la
vieille culotte de peau de ses longues chevauchées, une culotte de peau toute ratatinée,
— et qu’il considère avec l’attendrissement d’un serpent qui contemplerait sa vieille
peau.
En cherchant son roman, il a découvert un pêle-mêle de papiers,
curieusement documentaires, et dont il a commencé une collection !
C’est la confession autographe du pédéraste Chollet, qui tua son amant par jalousie, et
fut guillotiné au Havre : une confession pleine de détails intimes et furibonds de
passion.
C’est la lettre d’une fille d’une maison de prostitution, offrant toutes les ordures de
ses tendresses à un souteneur.
C’est l’autobiographie d’un malheureux qui, à trois ans, devient bossu par devant et
par derrière, puis dartreux à vif, et que des charlatans brûlent avec de l’eau-forte,
puis boiteux, puis cul-de-jatte, le récit sans récrimination, et terrible par cela même,
d’un martyr de la fatalité, — morceau de papier, qui est encore la plus grande
objection, que j’ai rencontrée dans ma vie contre la Providence et la bonté de Dieu.
Et nous plongeant dans les abîmes de ces cruelles vérités, nous nous disons la belle
publication à faire pour des philosophes et des moralistes, d’un choix de documents
pareils, avec pour titre : Archives secrètes de l’humanité.
À peine nous sommes-nous promenés cette nuit, avant de nous coucher, un petit moment,
dans le jardin : le paysage avait l’air d’un paysage en cheveux.
… Nous demandons à Flaubert de nous lire quelques-unes de ses notes de voyages.
Il nous déroule ses fatigues, ses étapes forcées, ses dix-huit heures de
cheval, ses jours sans eau, ses nuits dévorées d’insectes, les duretés incessantes de
cette vie plus dures encore que le péril journalier… et brochant sur le tout une
terrible dysenterie. Toute la journée, il nous en lit de ces notes, et à la fin de cette
journée, entièrement chambrée, nous avons la fatigue de tous les pays parcourus et de
tous les paysages dépeints.
Comme repos, c’est coupé de pipettes, que Flaubert brûle vite, et de dissertations
littéraires, et de thèses tout à fait en opposition avec la nature de son talent, et
d’opinions de parade et de chic, et de théories assez compliquées et
assez obscures, sur un beau, non local, non spécial, un beau pur, un
beau de toute éternité, un beau, dans la définition duquel il se perd et s’embrouille,
mais dont il s’esquive assez spirituellement par cette phrase : « Le beau, le beau…
c’est ce par quoi je suis vaguement exalté ! »
Il est minuit sonné. Flaubert, qui vient de nous lire la fin de son voyage et son
retour par la Grèce, veut encore lire, veut encore causer, et nous dit qu’à cette heure,
il commence seulement à s’éveiller, et qu’il ne se coucherait qu’à six heures du matin,
si nous n’avions pas envie de dormir.
… Voici quelques hautes courtisanes qu’il m’est donné de voir. Toutes me font l’effet
de simples prostituées. Dans la familiarité et l’intimité de la vie, elles ne vous
apportent pas
d’autres sensations que celles que vous donne le commerce de
la femme de maison. Qu’elles en sortent ou qu’elles n’en sortent pas, il me semble que,
par leurs paroles, leur tenue, leur amabilité, elles vous y ramènent toujours. Aucune
dans le vice, jusqu’ici, ne m’a paru d’une race supérieure. Au fond, je crois qu’à
l’heure présente il n’y a plus de courtisanes, et que tout ce qui porte ce nom, n’est
que des filles.
Dîner Magny.
Théophile Gautier développe la théorie qu’un homme ne doit se montrer affecté de rien,
que cela est honteux et dégradant, qu’il ne doit jamais laisser passer de la sensibilité
dans ses œuvres, que la sensibilité est un côté inférieur en art et en littérature.
« Cette force, dit-il, que j’ai, et qui m’a fait supprimer le cœur dans mes livres,
c’est par le stoïcisme des muscles que j’y suis arrivé.
« Il y a une chose qui m’a servi de leçon. À Montfaucon, on me montra un jour des
chiens. Il fallait passer bien au milieu du chemin, et tenir contre soi les pans de sa
redingote. C’étaient des chiens très vigilants, élevés pour la garde des châteaux et des
fermes. Quand on leur mettait un âne dans le chemin, et qu’on les lâchait, en cinq
minutes, l’âne était nettoyé, il n’en restait qu’une carcasse… Après on me fit passer
dans un autre compartiment de chiens : ces derniers tout peureux, rampant à terre autour
de vous, léchant vos
bottes. “— C’est une autre espèce ? demandai-je à
l’homme. — Non, Monsieur, ce sont absolument les mêmes… Mais les autres, on leur donne
de la viande et ceux-ci on ne les nourrit qu’à la panade.”
« Cela m’a éclairé… j’ai mangé, par jour, six livres de mouton, et j’allais à la
barrière, le lundi, attendre la descente des ouvriers plâtriers, pour me battre avec
eux. »
Gaiffe nous accroche sur le boulevard… Je le mets sur ses souvenirs de la guerre
d’Italie, où il y a été envoyé comme journaliste. Il me parle, en délicat observateur et
en peintre coloriste, des blessés, de ce qu’il a surtout remarqué en eux : l’œil avec
dedans ce regard doux, triste, enfantin, attrapé comme celui d’une
petite fille, à laquelle on aurait abîmé sa poupée.
Puis il me peint un champ de bataille, en l’étonnante symétrie, en l’espèce
d’arrangement ordonné des morts, couchés avec d’étroites petites ombres portées derrière
eux… et la terre, sur tout ce champ de bataille, sans une motte en relief, mais aplatie,
durcie, battue comme une aire de grange… et toutes ces têtes, même celles aux traits
boursouflés, augustes de paix.
Il me dessine aussi la silhouette de l’aumônier, pareil à un semeur de blé, semant les
absolutions sur les champs des blessés, en train de le suivre de l’œil, ainsi que des
affamés suivent un gigot à une table d’hôte.
Un jour, Gaiffe dînait à l’état-major. Assez près de lui, il y avait un
tout jeune officier autrichien blessé, qu’un vieillard, sans doute un domestique, une
larme dans l’œil, cherchait à faire boire. Le jeune homme ne voulait pas, repoussait la
boisson avec une main, à un doigt de laquelle se voyait une bague armoriée. Dans le
mouvement de son refus, un peu de l’eau de la tasse, choquée par lui, tomba sur sa
tunique. Alors, avec une grâce charmante, il donna sur la joue du vieux, une petite tape
de gronderie amicale — et passa dans l’effort de ce geste.
Nous allons remercier Michelet, que nous n’avons jamais vu, de la phrase flatteuse,
qu’il a mise pour nous, dans la préface de son volume : La
Régence
4.
C’est rue de l’Ouest, au bout du jardin du Luxembourg, une grande maison bourgeoise,
presque ouvrière. Au troisième, une porte à un seul battant, ressemblant à la porte d’un
commerçant en chambre. Une bonne ouvre, nous annonce, et nous entrons dans un petit
cabinet.
Le jour est tombé. Une lampe, à l’abat-jour baissé, laisse vaguement apercevoir un
mobilier, où l’acajou se mêle à des objets d’art, à des glaces sculptées, et qui,
enseveli dans la pénombre, a l’apparence du mobilier d’un bourgeois, habitué des
Commissaires-priseurs. La femme de l’historien, une femme au
visage à la
fois sérieux et jeune, se tient sur une chaise, à côté du bureau, où est placée la
lampe, le dos à la fenêtre, dans la pose un peu rigide d’une teneuse de livres dans une
librairie protestante. Michelet est assis au milieu d’un canapé de velours vert, calé
par des coussins en tapisserie.
Il est comme son histoire même, toutes les parties basses dans la lumière, le haut dans
une demi-nuit ; le visage rien qu’une ombre, avec autour la neige de longs cheveux
blancs, une ombre d’où sort une voix professorale, sonore, roulante, chantante, et se
rengorgeant, pour ainsi dire, et qui monte et descend, et fait comme un continuel
roucoulement grave.
Il nous parle avec une haute estime de notre étude sur Watteau, et passe à l’histoire
si intéressante qui manque, à l’histoire du mobilier français. Alors, il nous esquisse,
comme en des devis de poète, le logis à l’italienne du xvie
siècle, et les immenses escaliers au milieu du palais ; puis les grands
plain-pieds amenés par la disparition des escaliers, et introduits à l’hôtel
Rambouillet ; puis le Louis XIV incommode et sauvage ; puis ces merveilles
d’appartements des fermiers généraux, à propos desquels il se demande si c’est l’argent
de ces financiers, ou le goût particulier des ouvriers d’alors, qui les ont fait naître…
puis enfin notre appartement moderne, même le plus riche… sérieux, démeublé, désert.
« Vous, Messieurs, qui êtes des observateurs, — s’écrie Michelet, abandonnant soudain
le mobilier
français : — il y a une histoire que vous écrirez, l’histoire
des femmes de chambre… Je ne vous parle pas de Mme de Maintenon,
mais vous avez Mlle de Launai… Et vous avez encore la Julie de la
duchesse de Grammont, qui a eu une si grande influence sur elle… dans l’affaire de
Corse, surtout. Mme Du Deffand dit quelque part, qu’il n’y a que
deux personnes qui lui soient attachées : d’Alembert et sa femme de chambre… Oh ! c’est
une chose curieuse et importante que la part de la domesticité dans l’histoire… Les
domestiques mâles ont eu moins de pesée sur elle…
Un moment, il parle de Louis XV et des temps modernes. Louis XV, un homme d’esprit,
mais un néant, un néant… Les grandes choses de ce temps-ci saisissent moins, elles
échappent… On ne voit pas l’isthme de Suez, on ne voit pas le percement des Alpes… Un
chemin de fer, on n’aperçoit qu’une locomotive qui passe, un peu de fumée… et ce chemin
de cent lieues ?… Oui, les choses de ce temps, on n’en voit pas la longueur ! »
Un moment de rêverie, au bout de laquelle Michelet reprend « : Je traversais un jour
l’Angleterre dans sa partie la plus large, de York à… J’étais à Halifax… Il y avait des
trottoirs dans la campagne, une herbe aussi bien tenue que le trottoir, et le long, des
moutons qui paissaient… tout cela éclairé au gaz. Oh ! une chose bien singulière ! »
Là, un silence, et la causerie repart :
« Avez-vous remarqué qu’aujourd’hui, les hommes célèbres n’ont pas la signification de
leur physionomie…
Voyez leurs portraits, leurs photographies… Il n’y a plus
de beaux portraits… Les gens remarquables ne se distinguent plus… Balzac n’avait pas de
caractéristique… Est-ce que vous reconnaîtriez, sur la vue, M. de Lamartine ? Rien dans
la tête, les yeux éteints… seulement une élégance de tournure que l’âge n’a pas cassée…
C’est qu’en ce temps, il y a chez nous trop d’accumulation… Oui, bien certainement, il y
a plus d’accumulation qu’autrefois. Nous contenons tous plus des autres, et alors
contenant plus des autres, notre physionomie nous est moins propre… Nous sommes plutôt
des portraits d’une collectivité que de nous-mêmes… »
Michelet a remué, comme cela, de hautes idées, pendant près d’une demi-heure.
Nous nous sommes levés ; il nous a reconduits jusqu’à sa porte. Alors, dans la lumière
de la lampe, qu’il portait contre lui, nous est apparu, une seconde, ce prodigieux
historien de rêve, ce grand somnambule du passé, cet original causeur ; et nous avons
vu, croisant sa redingote sur son ventre, dans un geste étroit, et souriant avec de
grandes dents de mort et deux yeux clairs, un vieillard criquet, ayant l’air d’un petit
rentier rageur, la joue balayée de longs cheveux blancs.
… Au sortir du dîner de Magny, et en pérégrinant, au pas lent et balancé d’un éléphant
qui, après une traversée, se souvient du roulis, — c’est le pas de Gautier
d’aujourd’hui, — le cher homme, tout en étant
heureux et flatté, à la façon
d’un débutant, des articles que vient de lui consacrer Sainte-Beuve, se plaint un peu de
ce que dans l’examen de ses poésies, il n’a pas parlé de celles où il a mis le plus de
lui-même, des Émaux et camées.
Il ne comprend pas cette application du critique, à trouver chez lui un côté amoureux,
sentimental, élégiaque, dont il a horreur. Il dit que, bien certainement, dans les
trente volumes qu’il a été obligé de pondre, il s’est vu forcé de donner aux bourgeois
par-ci par-là, la satisfaction d’un épisode d’amour, mais que les deux cordes de son
œuvre, les deux vraies grandes notes de son talent, sont la bouffonnerie et la
mélancolie noire.
« Enfin chez moi, s’écrie-t-il, ç’a été l’emmer…… de mon temps, qui m’a fait chercher
une espèce de dépaysement.
— Oui, oui, vous avez la nostalgie de l’obélisque ! lui disions-nous.
— C’est cela, et c’est cela que Sainte-Beuve ne saisit pas. Il ne se rend pas compte
que nous sommes tous quatre des malades… ce qui nous distingue : c’est l’exotisme. Il y
a deux sens de l’exotique : le premier vous donne le goût de l’exotique dans l’espace,
le goût de l’Amérique, le goût des femmes jaunes, vertes, etc. Le goût plus raffiné, une
corruption plus suprême ; c’est ce goût de l’exotique à travers les temps : par exemple,
Flaubert serait ambitieux de forniquer à Carthage, vous voudriez la
Parabère ; moi, rien ne m’exciterait comme une momie !
— Mais comment voulez-vous, lui disons-nous, que le père Beuve, malgré son
touchant désir de tout comprendre, comprenne à fond un talent comme le vôtre ? Oui,
c’est très gentil ces articles, c’est d’une littérature aimable et parfaitement
ingénieuse, et puis voilà tout. Jamais avec son petit parlage écrit, il n’a baptisé un
homme, ou donné la signification définitive d’une œuvre en un mot ou en une phrase ;
jamais enfin il n’a coulé dans du bronze, la médaille d’une gloire… Et vous, en dépit de
son envie de vous être agréable, comment pourrait-il entrer dans votre peau ? Tout votre
côté plastique lui échappe. Quand vous décrivez du nu, ça lui paraît en quelque sorte de
l’onanisme littéraire sous le prétexte de la ligne… Vous venez de le proclamer tout à
l’heure, vous ne cherchez pas à mettre de la sensualité là-dedans. Eh bien, pour lui, la
description d’un sein, d’une jambe de femme, le nu, enfin, est inséparable de l’idée
cochonne, de l’excitation physique… en un mot, à ses yeux, il y a du Devéria dans la
Vénus de Milo. »
Ce soir à dîner chez la princesse, Saint-Victor et Flaubert nous portent
insupportablement sur les nerfs, avec ce redoublement de grécomanie
qui les a repris ces jours-ci. Enfin, ils en arrivent à admirer, dans le Parthénon, ce
merveilleux blanc du marbre, qui est, s’écrie Flaubert enthousiasmé, « noir comme de
l’ébène ».
Voilà trois jours, que notre roman
de Renée Mauperin, a
commencé à paraître dans L’Opinion nationale. Voilà trois jours que
nos amis s’abstiennent rigoureusement de nous en parler, et que nous n’avons nulle
nouvelle de l’effet produit auprès de l’allant et du venant, que nous rencontrons. Nous
étions un peu désespérés de ce livre, tombant dans le silence, quand ce matin nous avons
reçu une aimable lettre de Paul Féval qui témoigne que l’enfant remue.
Là-dessus, je pose des sangsues, derrière les oreilles à Edmond, qui a mal aux yeux,
depuis quelque temps, et dont la dilatation des pupilles est aussi forte, que s’il avait
été empoisonné avec de la belladone. Et notre médecin et ami, Edmond Simon, a la
croyance que cette dilatation est produite par des excès de tabac, par l’abus de cigares
très forts.
La princesse, arrivée à cinq heures de Compiègne, parle de l’Empereur : … « Qu’est-ce
que vous voulez… cet homme, il n’est ni vif ni impressionnable ! Rien ne l’émeut…
L’autre jour, un domestique lui a lâché un siphon d’eau de seltz dans le cou, il s’est
contenté de passer son verre de l’autre côté, sans rien dire, sans donner aucun signe
d’impatience… Un homme qui ne se met jamais en colère, et dont la plus grande parole de
fureur est : “C’est absurde ! ” Il n’en dit jamais plus. Moi, moi, si je l’avais épousé,
il me semble que je lui aurais cassé la tête, pour savoir ce qu’il y avait
dedans ! »
En regardant ces yeux, où les
pupilles contractées sont dans une clarté
verte comme des têtes d’épingles noires, ces yeux étranges et profonds et aigus et
fascinants, ces yeux qu’on pourrait comparer avec leur cernure à des émeraudes montées
dans de la fièvre, je pensais au danger qu’il y aurait à rencontrer trop souvent cette
femme : danger, fait tout entier de l’immatérialité de la personne, du caractère
surnaturel de ses yeux, de cet émaciement de ses traits d’une finesse presque psychique,
de ce quelque chose de supra-humain qu’aurait une femme de Poe, qui serait une
Parisienne.
De toutes les femmes que j’ai vues, c’est celle que je serais le plus orgueilleux
d’occuper, près de laquelle je serais le plus humilié de ne pas paraître un être
distingué, enfin par laquelle il me serait le plus dur de n’être pas estimé à ma valeur
littéraire. Et cependant, si je venais à l’aimer tout à fait, je comprends, à la rigueur
avec elle, un amour sans la possession corporelle, mais avec la possession absolue de
tout ce qui me charme en elle, de tout ce qu’elle a d’immatériel, — une possession de
son cœur, de sa tête, de son imagination.
Enfin il se pourrait que je ne fusse pas jaloux que son mari couchât avec elle, mais je
serais peut-être jaloux de ses tendresses pour ses enfants.
▲