Le romantisme a été, sans contredit, dans la littérature de notre pays et de notre
époque, une grande révolution ; mais ce que je tiens à établir au début de cet article,
c’est que cette révolution a porté moins sur le fond que sur la forme, et a moins jeté
d’idées dans la circulation littéraire qu’elle n’a introduit, créé, ressuscité ou
naturalisé dans la langue poétique d’images nouvelles et de rythmes originaux. L’école
romantique a produit des rêveurs et des paysagistes, de vigoureux coloristes et
d’admirables ciseleurs : elle n’a pas eu un philosophe et un penseur. J’en excepte, bien
entendu, Balzac, qui n’est pas plus romantique, à mon avis, qu’il n’est réaliste, dans
l’acception étroite et fausse donnée aujourd’hui à ce mot, bien qu’il soit certainement,
entre tous les écrivains modernes, la plus haute et peut-être la seule expression du
réalisme dans son sens vrai et logique. Je dirai tout à l’heure pourquoi.
Prenez — dans le drame, la poésie ou le roman, — tous les personnages enfantés par le
romantisme, vous rencontrerez des conceptions puissantes, des synthèses hardies, vous ne
trouverez pas un type ; des fantaisies et des chimères éblouissantes, mais jamais ou
presque jamais l’homme. Ni Jacques et Lélia de George
Sand, ni Claude Frollo et Ruy Blas
1 de Victor Hugo, ni Franck et
Rolla d’Alfred de Musset, ne peuvent être considérés comme des types.
Leur individualité, s’ils en ont une, est toute arbitraire et personnelle à la pensée du
poète ; elle n’est pas, si je puis m’exprimer ainsi, une individualité humaine. Non
seulement ils sont plus grands ou plus petits que nature, mais, — chose beaucoup plus
grave, — ils sont autrement que nature. Des nains ou des héros pour la plupart, mais
quelques-uns aussi des monstres.
C’est en cela que le romantisme, qui a été, au point de vue du rajeunissement de la
langue et de la forme, une littérature essentiellement révolutionnaire, est resté par le
fait une littérature réactionnaire et conservatrice. Ses créations, prises dans leur
généralité et considérées dans leur essence, sont tout aussi exceptionnelles et tout
aussi fausses que celles des grands poètes du dix-septième siècle ; seulement,
l’atmosphère où elles baignent s’est épurée et élargie, le cercle où elles se meuvent
s’est agrandi ; on sent qu’une grande révolution sociale a soufflé là-dessus. De là ce
splendide épanouissement du lyrisme romantique ; de là ces lumineuses échappées ouvertes
par intervalles sur des horizons inconnus et ces aspirations brûlantes vers
l’avenir.
Mais, si l’on y regarde de près, la fiction est restée maîtresse absolue et souveraine
du terrain, la réalité humaine n’a pas été sérieusement abordée. Le romantisme a été un
hymne, un chant, plutôt qu’une peinture et une analyse ; et s’il a dépassé Rousseau, un
aïeul qu’il ne saurait désavouer, il est resté en deçà de Shakespeare2, son plus grand et son plus
glorieux ancêtre.
Cette révolution opérée, la langue de l’art moderne trouvée et fixée, — et c’est là
incontestablement le meilleur titre de l’école romantique, — il s’agissait, pour qu’un
monde nouveau fût découvert en littérature, non plus de traduire dans cette langue, par
la bouche de héros fantastiques et imaginaires, nos doutes, nos défaillances et nos
espérances dans l’avenir ; mais de peindre à l’aide de types façonnés à notre image, — à
nous hommes du dix-neuvième siècle, — les douleurs et les misères du temps présent, les
hontes et les splendeurs de la vie contemporaine.
Il fallait abandonner l’inspiration pour l’observation, la rêverie pour l’idée, le
héros, création démesurée et exceptionnelle, pour le type, représentation de l’homme
vrai. En un mot, il fallait que l’art, de lyrique, se fit réaliste. Penser davantage et
chanter moins, that is the question.
Cette seconde période de la littérature moderne a été, suivant nous, magistralement
inaugurée par Balzac. Voilà un inventeur, voilà l’analyste et le penseur par excellence.
L’exploration de la vie réelle et l’initiation à ses mystères a été faite par lui avec
une audace, une vigueur d’intuition et une sûreté de génie qui doivent effrayer les plus
vaillants parmi ceux qui le suivront. Heureusement pour ceux-ci, Balzac, dans son
ambition de parcourir jusqu’à ses extrêmes confins le vaste champ qu’il avait découvert,
a posé plus de jalons et accumulé plus de matériaux qu’il n’a élevé de monuments. Il a
magnifiquement accompli sa journée : mais le soleil, une fois couché, ne s’est pas
réveillé le lendemain pour distribuer l’ordre et la lumière dans les éléments multiples
et les diverses parties de son œuvre.
Et puis, comme l’édification de la comédie humaine a été parallèle au
mouvement romantique, Balzac a été englobé dans le romantisme, et il n’a pas été donné à
cet illustre père du réalisme de tenir sur les fonds de baptême littéraire l’école qu’il
avait fondée, et dont il reste jusqu’aujourd’hui le seul légitime représentant.
Depuis sa mort, un petit groupe de romanciers et de conteurs s’est formé, — ils sont
trois ou quatre à peine, — lequel s’est imaginé qu’en appliquant à la reproduction de
certains côtés, et plus spécialement du côté matériel et des détails vulgaires de la vie
humaine, la quantité d’observation dont tout homme intelligent se trouve pourvu, on
arriverait à créer un art nouveau et à rajeunir le roman.
M. Champfleury, — le coryphée jusqu’ici de ce petit groupe, — s’est levé un beau matin
en rêvant aux moyens de devenir
un personnage littéraire et de fonder une
école, et il s’est dit : — Jusqu’à présent le but de toute littérature a été la
reproduction du beau, du vrai, du comique, voire même du grotesque ; si j’inventais le
trivial ! — Puis il a écrit Chien-Caillou, les Aventures de
Mariette, le Professeur Delteil et les Bourgeois de
Molinchart.
Par une heureuse coïncidence, à la même heure où M. Champfleury accomplissait sa
découverte, un jeune peintre d’un très grand talent, ma foi ! d’une sûreté de brosse et
d’une fermeté de manière magistrale, M. Courbet faisait sa petite émeute au salon avec
l’Enterrement d’Ornans. Jamais faces plus bourgeonnées et plus
hideuses, trognes plus enluminées et plus rubicondes, fronts plus stupides et plus épais
ne s’étaient étalés avec autant de complaisance sur une toile de vingt pieds carrés.
C’était, dans sa plus mirifique expression, l’apothéose du laid, du vulgaire et du
trivial. Le public fut ahuri. Quelqu’un, sans songer à mal, laissa tomber le mot de
réalisme ; un feuilletoniste le ramassa ; et le lendemain, MM. Courbet et Champfleury
faisaient leur entrée, celui-ci dans la littérature, celui-là dans les arts, en qualité
de pères jumeaux de la nouvelle école dont un cimetière, — le cimetière d’Ornans, —
était le berceau.
Nous ne prétendons pas dire que l’école réaliste n’est pas née viable. M. Champfleury,
— car c’est de lui seul que nous voulons nous occuper ici — a incontestablement du
talent et une certaine puissance d’observation. Il a surtout, et la lecture de ses
livres le démontre surabondamment, la fermeté dans le vouloir, l’obstination dans la
patience. L’effort, je dirais presque l’entêtement de l’écrivain, se trahit à chaque
page. Si le travail pouvait devenir génie, assurément M. Champfleury serait un jour où
l’autre un grand romancier ; jusqu’ici, non seulement il n’a pas justifié ce titre ; il
n’a été qu’un conteur médiocre et très incomplet. — Que vient-on nous parler surtout de
genre créé, d’école fondée ? M. Champfleury n’a rien découvert ; il n’a ni créé un
genre, ni fondé la moindre école. Qu’est-ce en effet que le réalisme, et en quoi celui
de l’auteur de Chien-Caillou ressemble-t-il à cette grande chose ?
Le réalisme, ou nous nous tromperions fort, est la réalité humaine revêtant un corps et
une forme artistiques.
Mais la réalité humaine est double aux yeux de tout homme qui pense, elle a sa
manifestation extérieure et matérielle, elle a aussi son expression morale dont la
perception échappe à l’entendement du vulgaire. Le réalisme doit reproduire ces deux
faces de la vie humaine, sans quoi il n’est pas le réalisme. Pour être un grand peintre
de portraits il ne suffit pas d’attraper la ressemblance : le plus médiocre barbouilleur
peut arriver à ce résultat ; il faut surtout fixer la ressemblance morale et arrêter
l’âme dans les lignes et les contours du visage.
Balzac est le seul de tous les écrivains modernes qui ait compris et réalisé cette
double mission du réaliste ; mais, — réaliste — ne l’est pas qui veut. Peintre,
observateur et poète, il faut ces trois petites choses-là pour former un réaliste. Or
Balzac avait la couleur, il avait une toute-puissance d’observation à laquelle rien
n’échappait, et nous ne connaissons pas de plus grand poète que Balzac quand il est
poète, et il l’est souvent.
Qui oserait nier, en effet, que la réalité humaine de quelque côté qu’on l’envisage,
ait sa poésie ? quels événements si vulgaires de la vie sociale, quels détails si
familiers de la vie domestique n’ont leur parfum et leur charme ? Où sont les êtres si
déshérités de Dieu et si disgraciés de la nature qui n’aient à de certains moments leur
éclair de poésie et leur reflet de beauté ? Vous n’en trouverez pas un, sans en excepter
l’idiot, dont le masque abêti et stupide s’illumine par intervalles d’une clarté
mélancoliquement nostalgique d’un attrait si doux et si pénétrant. Cette clarté, ce
rayon, c’est l’auréole. Si vous ne savez pas la saisir et la fixer dans votre œuvre,
c’est que le côté interne des choses et des hommes vous échappe ; vous n’êtes réaliste
qu’à demi, vous calquez, vous ne peignez pas ; vous êtes un faiseur de procès-verbaux et
de croquis, non un jugeur d’hommes et un penseur, vous n’êtes pas l’héritier de Balzac,
vous êtes l’élève de Daguerre.
Et qu’on ne vienne pas nous dire qu’une si large place donnée à l’élément poétique,
dans la peinture de la vie humaine, tend à amoindrir la réalité au profit de la
fantaisie, à entraîner le réalisme sur la pente du lyrisme. Entre la poésie dont nous
faisons un des éléments constitutifs du réalisme, et la poésie proprement dite, dans son
acception la plus large et la plus complète, il y a un abîme. Celle-ci est l’inspiration
personnelle du génie s’abandonnant à l’interprétation arbitraire de la nature ; l’autre,
plus circonscrite, mais assurément plus profonde, c’est tout simplement le rayonnement
de la vie humaine dans la vérité.
M. Champfleury regarderait, j’en suis sûr, comme une injure la qualification de poète ;
en tous cas, ce n’est pas moi qui la lui jetterai à la tête. Non seulement l’historien
des Bourgeois de Molinchart, dont la vue ne pénètre pas au-delà de
l’écorce extérieure des choses, reproduit dans toute leur sécheresse glaciale les
événements de la vie réelle, il n’en voit encore qu’une partie et la moins digne
d’attention. Incapable de s’élever, comme Balzac, à la cime des généralités sociales, et
de surprendre de ces hauteurs les accidents et les péripéties du mouvement humain, il
erre à tâtons dans le labyrinthe de la société contemporaine. L’observation de Balzac
avait des yeux d’aigle ; M. Champfleury, lui, met un lorgnon à son observation myope qui
va s’accrochant sans cesse aux angles de la trivialité.
La trivialité ! voilà, en effet, la muse de prédilection, la source inspiratrice de
M. Champfleury. Si le trivial se haussait encore sous sa plume au niveau du comique,
mais c’est si rare !… Je pourrais découper vingt pages dans ses romans pour donner au
lecteur une idée des scènes qu’il affectionne, mais je m’adresse uniquement à ceux qui
les ont lus déjà. Je fais une appréciation du talent et de la manière de l’écrivain, et
non l’examen détaillé de ses ouvrages.
En fait de citations, je dois me borner à quelques phrases cueillies çà et là dans le
dernier publié de ses romans,
les Bourgeois de Molinchart, et
qui suffiront, je l’espère, à mettre en relief l’originalité ignorante et naïve de ce
style, sans précédents dans notre langue. J’ouvre au hasard, et je rencontre les phrases
suivantes :
« Julien ne pouvait quitter la vue de ces arbres qui étaient sous
sa fenêtre.
» Enfin, tu as été témoin de la manière dont l’avoué traite sa femme, avec quel
sans-façon il lui répond, et les moindres occasions qu’il saisit
pour l’humilier.
» M. Bonneau, qui ne savait à quoi occuper son temps, se jeta avec
fureur dans les bras de l’archéologie.
» Elles ne peuvent guère être comprises que notées.
» Julien se mourait de trouver un cœur dans lequel il pût décharger
le poids de ses secrets.
» … Farglair était occupé à manger des pommes de terre en robe de chambre, qu’il avait fait cuire dans le fourneau du poêle.
» Malgré la mobilité des plis des draps et des couvertures, un lit révèle les
sentiments de ceux qui l’habitent.
» On aperçoit une grande étendue de terrain sauvage et désolé, sur
lequel quelques plants de pommes de terre essaient de percer la terre qui forme la base du terrain.
» Le pied étranger, qui avait conscience d’un corps étranger, ne bougea pas.
» Il se passa sous la table un petit drame amoureux, complet, qui
pouvait s’appeler la séduction, commençant à la déclaration et finissant à un abandon
complet.
» Maintenant qu’il pouvait sonder à fond le creux
de son amour », — pour mesurer la profondeur !
» Le comte resta une partie de la nuit en contemplation devant les rideaux,
appliquant sa pensée (à quoi ?) avec une telle force qu’il lui semblait qu’elle devait
traverser l’espace, les murs, etc.
» Julien, en lui donnant la main et en la pressant fortement, etc.
» Alors, Louise se révolta contre elle-même et résolut de lutter contre sa passion
avec plus d’énergie pour la défense que celle-ci n’en avait mise à s’emparer d’elle.
— Elle restait les yeux grands ouverts, qui regardaient l’espace sans rien voir. »
Après de pareilles citations, — et nous pourrions les prolonger pendant trois
colonnes, — avons-nous besoin de dire que M. Champfleury n’est pas plus un écrivain
qu’il n’est un véritable observateur ? Nous ne pensons pas que notre idiome ait jamais
été, entre les mains d’un romancier, l’objet d’un aussi brutal vandalisme. — Cette
absence complète de style, ou plutôt, ce style éminemment original à force d’être
barbare, est-il racheté, chez l’auteur des Bourgeois de Molinchart, par
la science de la composition ? Ce roman, le meilleur à tout prendre qu’il ait écrit, est
là pour répondre. C’est une série de scènes qui se succèdent sans s’engendrer, et tel
chapitre, pourrait être déplacé ou même supprimé sans altérer l’ensemble général de
l’œuvre. — Que reste-t-il donc à M. Champfleury ? Le bénéfice d’une grosse méprise de
ses contemporains. On a voulu voir en lui le chef d’une école prétendue réaliste, et que
nous appellerions, nous, s’il était permis de faire un si monstrueux barbarisme, l’école
trivialiste. Au surplus, le silence commence déjà à se faire autour
de ce nom dont le passé date d’hier. Qu’un véritable romancier surgisse, et
M. Champfleury, qui se croit peut-être le Christophe Colomb du réalisme, n’en sera
peut-être pas même l’Améric Vespuce
Nous combattrons avec toutes les armes de la raison les artistes de la parole qui se
fourvoient et qui se trompent ; avec toutes les flèches du ridicule ces bateleurs de la
fantaisie qui passent leur temps à peigner des phrases soyeuses, à retaper des paradoxes
centenaires et à faire miroiter au soleil les verroteries de leur style.
Et quant aux talents fourbus et tombés en enfance qui n’ont pas le courage et le bon sens
d’abdiquer, nous dresserons leur acte de déchéance, et nous le soumettrons à la sanction
du public, leur juge suprême.
Mais nous aurons une sympathie ardente pour tout ce qui est jeune, pour tout ce qui a le
caractère de la sincérité ou porte l’empreinte de la force. Nous suivrons d’un œil
bienveillant toutes les tentatives généreuses, empressé de transmettre aux créateurs de
l’art nouveau les conseils du siècle, fidèlement consulté. Nous dirons aux poètes de se
méfier de leurs aînés, et, pour être originaux, d’aller puiser leurs inspirations dans les
entrailles de la société moderne, qui attend encore sa vraie poésie.
Certes, il ne s’agit plus pour eux de retourner à cette religiosité factice qui, en se
combinant avec une rêverie énervante, aboutit à une sorte d’onanisme intellectuel et
arrête la virilité du génie. Il ne s’agit pas davantage de résonner à la façon d’un
clairon sonore, et, comme cette statue mélodieuse de l’antiquité, de se répandre en rythme
éclatant et en cascades d’images. Le poète aujourd’hui doit moins viser à produire du
bruit qu’à susciter des idées. Car si la France compte parmi les poètes contemporains de
grands poètes, il n’en est pas un jusqu’ici qui ait jeté dans un moule immortel
l’expression et la pensée de ce siècle.
Une société où tous les fondements de la certitude sont ébranlés, d’où toute foi a
disparu, dont chaque membre s’agite, en des efforts isolés, cherchant à mettre la main sur
une croyance qui fuit toujours ; une société dont toutes les âmes sont troublées, tous les
esprits malades, et qu’ont vieillis avant le temps les douloureux enseignements de
l’histoire : cette société-là ne peut accepter pour ses véritables interprètes des poètes
qui croient et nient tour à tour, et dont l’inspiration ne procède ni d’un doute sérieux
ni d’une foi sûre d’elle-même.
La poésie nouvelle, que le siècle attend, dont il a soif, sera donc une poésie de
sédition et de révolte morale. Mieux vaut sans doute s’affirmer par la révolte qu’aboutir
au suicide du désespoir. Byron fut moins révolté qu’un désespéré sublime, et les poètes
nouveaux doivent chercher ce qu’il faut mettre à la place du désespoir. Mais pour cela ils
doivent se mêler au monde, l’inspirer du caractère polémique des idées modernes,
s’associer à notre trouble, et ne pas juger de la maladie universelle comme le poète
ancien contemplant la tempête du rivage.
Nous venons occuper dans le journalisme littéraire militant une place depuis longtemps
vacante, ou plutôt nous y prenons une place toute neuve ; nous venons exprimer notre
pensée libre et franche sur les écrivains et les œuvres de ce temps-ci : c’est assez dire
que nous ne sommes attaché à aucune secte, dévoué à aucun parti, enrôlé sous aucun
drapeau. Nous irons chercher notre inspiration, non dans le mot d’ordre de telle ou telle
coterie, mais uniquement dans les lumières de la conscience et de la raison loyalement
interrogées.
Nous ne sommes pas un critique de profession, nous n’avons pas pris patente pour ouvrir
boutique d’éloge ou d’injure ; nous serons tout simplement un lecteur de bonne foi,
rendant publiquement compte de ses impressions et enregistrant à voix haute ses jugements.
Trop sincère et trop fier, comme aussi trop désintéressé pour devenir un instrument entre
les mains de qui que ce soit, nous ne nous ferons le porte-voix d’aucune vanité, l’écho
d’aucun mensonge, le courtisan d’aucune faiblesse, le courtisan d’aucune faiblesse.
On ne rencontrera chez nous ni le charlatanisme de l’ignorance, qui veut à tout prix
paraître savante, ni le pédantisme de l’érudition, qui n’a qu’à se montrer pour être
ennuyeuse. Dieu nous garde de remuer le bric-à-brac enfermé dans les casiers de notre
mémoire, et de jamais parler latin ! Dieu nous garde surtout d’aller nous approvisionner
le samedi dans la poudre des bibliothèques, et de faire la roue le dimanche dans notre
érudition de la veillée ! Nous ne voulons marcher sur les brisées de personne.
Ayant à juger des vivants nous n’emprunterons pas aux morts leur férule ; nous ne serons
ni assez déloyal, ni assez stupide pour juguler un écrivain moderne avec un vers d’Horace
ou un passage de Quintilien. Nous descendons dans l’arène qui nous est ouverte, non pour y
engager la querelle oiseuse des mots, mais pour y livrer, dans la mesure de nos
forces, la bataille sérieuse des idées. Nous apporterons dans cette lutte de l’honnêteté
et de la franchise, de la jeunesse et de l’audace. Gouverné par l’inflexibilité de nos
convictions, nous jugerons sans colère, nous condamnerons sans crainte, nous exécuterons
sans pitié, quelles que soient d’ailleurs les personnalités qui poseront devant nous. Si
nous avons à parler d’un livre signé d’un nom illustre, nous mesurerons l’éloge, non à la
hauteur du piédestal de l’écrivain, mais au seul mérite de son œuvre ; nous aurons surtout
le courage qui a manqué à tant d’autres, nous crèverons de la pointe de notre plume tous
ces ballons enflés du vent de l’ignorance et de la sottise, les réputations usurpées.
N’ayant point de haines, mais seulement quelques admirations légitimes, nous professons
une égale horreur pour tout ce qui touche au dénigrement, et pour tout ce qui ressemble au
fétichisme. Quels que soient les privilèges du génie, nous ne nous prosternerons pas
devant sa souveraineté, nous nous inclinerons juste assez pour ne point abdiquer notre
droit de le juger.
Nous signalerons à la jeune génération actuelle ceux qui, ayant pénétré par surprise dans
le sanctuaire de la gloire, n’auraient jamais dû en dépasser le vestibule. Nous
attaquerons de front les larrons de renommée qui se gobergent dans l’insolence de
l’impunité ; mais nous ne nous amuserons pas à exhumer de vieux bouquins pour la
satisfaction de convaincre monsieur un tel d’avoir pillé une phrase ou mis à sac un
chapitre nous jugerons de plus haut, laissant ces procès-verbaux puérils aux
gardes-champêtres et aux gendarmes de la critique.
Évidemment nous ne leur demandons pas la beauté souveraine, la mesure dans la vigueur, la
grâce dans la force, cet apanage exclusif de littératures qui s’épanouissent en pleine
possession de l’idéal religieux et de la vérité morale. La fougue, l’énergie vivace, les
excès de la force, seront le partage nécessaire de cette poésie tourmentée comme notre
âge ; mais telle que nous la pressentons, elle aura certainement sa beauté et sa
grandeur.
Nous irons de la poésie au roman et du roman à l’histoire, nous appliquant à découvrir
les sources où celui-là doit se retremper pour y trouver une jeunesse nouvelle ; signalant
les écueils où trébuche celle-ci, défigurée de nos jours, tantôt en pamphlet tumultueux,
tantôt en dithyrambe emphatique, nous disons aux romanciers que l’habileté du récit et la
sagacité d’observation ne leur suffisent pas ; que s’il leur est nécessaire de voir, il
leur est indispensable de juger et que le romancier implique le moraliste. Quant à
l’agrément du récit en lui-même, c’est évidemment une qualité secondaire, et eussiez-vous
fait cent volumes, si cette qualité est votre unique mérite, vous n’êtes pas un romancier,
vous n’êtes qu’un raconteur.
Enfin, nous ferons partout et toujours la guerre aux méchants écrivains, parce que
quiconque écrit mal pense faux ou ne pense point ; le style étant, en réalité, non
l’agencement savant des mots, mais l’étroite connexité, l’harmonie complète de
l’expression et de l’idée.
Nous laisserons la critique paresseuse ou indifférente noyer périodiquement les
productions nouvelles dans un fleuve de banalités louangeuses et jouer son rôle de
serinette. Pour nous, nous prendrons la peine de lire avant de juger, nous ne négligerons
aucun moyen d’éclairer notre bonne foi ; nous accueillerons avec empressement, s’il nous
arrive de nous tromper, les réclamations loyales des intéressés ; et si nous sommes
sévères, c’est que la sévérité n’est que la justice rigoureusement appliquée et que nous
avons la passion de la justice.
Quelques lignes d’éclaircissement et de rectification nous sont imposées, avant toute
chose, par la façon déplorable dont a été imprimé notre dernier article. Le compositeur a
cru pouvoir, sans inconvénient pour l’intelligence de notre Préface,
intervertir l’ordre de nos feuillets, — vous devinez quel pêle-mêle grotesque est résulté
de cette méprise typographique. Chacun de nos alinéas cabriolait sur le ventre de la
logique, ou faisait la nique au sens commun ; c’était un quadrille de coq-à-l’âne, la
sarabande de l’inintelligible et de l’absurde.
Notre page de début se trouvait reléguée à la troisième colonne, si bien que notre
Revue, ainsi décapitée, n’était pas sans quelque analogie avec ce bon
saint Denis portant sa tête sous son bras. Une fois en veine de facéties, un compositeur
ne s’arrête plus. C’est ce que notre article démontrait surabondamment. Outre
l’interversion des feuillets, tel vocable avait été remplacé par son contraire, tel autre
avait été supprimé.
Donner une seconde édition de notre Préface, cela est naturellement
impossible ; et d’ailleurs Figaro n’aime pas à se répéter. Prenons donc un
mezzo termine, et résumons en quelques lignes ce que nous développions
en cinq colonnes. — Nous venons, disions-nous, remplir dans le journalisme littéraire un
rôle d’une nouveauté assez originale exprimer une opinion libre et franche sur les
écrivains et les œuvres de notre temps. Tous les mois, à cette place, nous passerons en
revue les publications récentes, ou nous étudierons quelque figure importante des lettres
modernes. Étranger à toute coterie, éloigné de toute influence, ennemi de tout système,
nous apportons toutes les garanties possibles de sincérité et de franchise : beaucoup de
loyauté, des convictions fortes, de la jeunesse et de l’audace. — Nous encouragerons de
notre humble voix toutes les tentatives originales ; nous travaillerons à recruter un
auditoire aux talents jeunes et vigoureux que la gloire n’a pas encore visités. Nous
rendrons hommage à ces nobles esprits qui consacrent leur vie et leur fortune à agrandir
les voies de l’art, à élever sa mission ; mais nous serons sans pitié pour les faux
talents comme pour les fausses gloires. — Nous irons du plus petit au plus grand, des noms
les plus obscurs aux noms les plus rayonnants, apportant partout la même hardiesse et la
même indépendance et, convaincu que la voix d’un honnête homme disant une chose juste a
toujours droit à l’attention, nous rappellerons à la dignité de leur gloire ceux, parmi
les plus illustres, qui défigurent leurs propres chefs-d’œuvre et battent monnaie avec les
rognures de leur génie. — Enfin, partout et toujours, nous aurons la justice pour muse et
pour conseillère. Ceci dit, entrons en campagne.
Un soir, — il y a bien quatre ou cinq ans de cela, — le hasard nous conduisit dans un
Divan fameux de la rive droite, à quelques pas du boulevard. Deux hommes qu’on nous dit
être jeunes, mais dont la physionomie, assombrie prématurément par les travaux de la
pensée, donnait à leur de naissance un démenti de quelque vingt ans, discutaient à
voix haute dans la pièce où nous entrâmes. Les habitués se groupaient sympathiquement
autour de la table, — chargée de flacons, — qu’ils occupaient.
L’un fit l’exposé de ce qu’il appelait sa théorie du beau bizarre ;
l’autre suivit, siècle à siècle, les traditions de l’élégance dans la société française, à
partir de la Renaissance jusqu’à lui, — exclusivement. Un de nos voisins, questionné
discrètement, nous apprit que ces deux messieurs passaient actuellement pour deux poètes
de génie ; il nous déclina leurs noms. Le premier se nommait M. Charles Baudelaire ; le
second était M. Philoxène Boyer, le même qui se voit menacé, dit-on, d’appeler
incessamment M. Véron son bienfaiteur.
Nous écoutâmes avec beaucoup de curiosité, mais avec moins de plaisir, les deux élégants
discoureurs ; M. Boyer surtout, dont l’attitude plus embarrassée joignait à l’autorité du
savant l’humilité du séminariste. Il avait l’onction, il avait la grâce, il avait le
charme, comme dit cet ex-prince du feuilleton qui a la manie de faire encore des décrets
après avoir mangé sa principauté.
Néanmoins il s’en fallut que nous fussions pleinement convaincu à l’endroit de leur
génie ; nous attendîmes que le temps nous fît là-dessus une opinion. — Le temps a marché,
— et il a changé bien des choses.
M. Philoxène Boyer a eu du génie pendant six mois, c’est-à-dire tout le temps qu’a duré
une fortune qu’il a servie à ses admirateurs temporaires avec l’insouciante prodigalité
d’une généreuse nature d’artiste ; aujourd’hui, l’auteur du poème dialogué de
Sapho n’est plus même compté parmi les poètes de la génération nouvelle.
Eux-mêmes, ses plus chauds amis d’autrefois, qui ont mal fait la digestion de ses dîners,
ne prononcent plus son nom que pour le désigner narquoisement au choix du bureau de
bienfaisance poétique de la Société des Gens de Lettres. Cela est triste, sans doute, mais
il en a été ainsi de tout temps. —
Donec eris felix
, etc.
a dit un ancien. — Tant que vous tiendrez table ouverte, vous serez cité partout comme un
grand poète, mais votre génie suivra votre dernière obole. — C’est ce qui est arrivé à
l’auteur de Sapho. Ses vers ont fait leur saut de Leucade avec son
héroïne ; à cette heure ils dorment comme elle dans les flots de la mer Égée, — je veux
dire dans l’océan de l’oubli. Je n’ai donc pas à m’occuper de M. Boyer.
Au reste, si vous teniez absolument à vous faire une opinion sur la manière de
l’écrivain, je puis vous donner le secret de ce style renouvelé du plus beau temps des
Précieuses, et qui semble à chaque phrase prêt à se pâmer. Soumis à une patiente analyse,
le style de M. Boyer est un composé agréable des éléments suivants : soupirs de
petite-maîtresse, rognures d’ailes de papillon, beaucoup de gouttes de rosée, un peu de
mousse de vin de Champagne et une dose incalculable de prétention et d’ennui brochant sur
le tout.
Arrivons à M. Baudelaire.
M. Baudelaire n’est certainement pas, en tant que poète, supérieur à l’auteur de
Sapho ; — je doute même que celui-ci ait jamais écrit des vers aussi
détestables que ceux qui foisonnent dans les Fleurs du Mal. Mais il faut
qu’il soit véritablement un homme fort, pour avoir fait de tout Paris la dupe d’une
mystification qui a duré près de dix ans.
Pendant dix ans, en effet, M. Baudelaire a réussi à se faire passer dans le monde des
lettres pour un poète de génie. Pareil à ces grands diplomates dont tout le prestige
consiste dans un silence affecté, l’absence de publicité fut l’unique secret de sa gloire
et de sa force. Comme eux, il lâchait parfois un mot, — je veux dire qu’il récitait
quelques-uns de ses vers à un petit nombre d’initiés, — mais il se gardait bien de les
publier. — Que de sagesse et de prudence il a fallu à cet homme, pour conserver pendant
dix ans cette puissance sur lui-même !
Cependant les initiés, — M. Baudelaire les avait naturellement choisis ignorants et
bavards, — allaient promenant partout la frénésie de leur admiration et élevant petit à
petit l’édifice de sa renommée.
L’un d’eux, — le plus spirituel incontestablement, — finit par trouver un beau jour la
plaisanterie un peu longue, et jugea qu’il était temps de prononcer son Delenda
Carthago : — Démolissons Baudelaire ! C’était, — nous assure-t-on, — un jeune
collaborateur de la Revue des Deux-Mondes. Il résolut de traîner le poète
de son Panthéon du Divan Lepelletier aux gémonies de la publicité. — Ce fut la Revue de
M. Buloz qui servit de gémonies.
M. Baudelaire avait résisté pendant dix ans à l’appât de l’impression ; cette fois il
succomba. Un poète n’est pas parfait. Il fit un choix de ses meilleures pièces et les
remit à M. Buloz, avec ce titre : les Fleurs du Mal.
On le devine, en tombant ainsi brusquement au milieu du public, la réputation et le
talent de M. Baudelaire se brisèrent en mille pièces, — et je défie bien la postérité d’en
retrouver un morceau.
Mais puisque la date de ce désastre est encore si près de nous, — les Fleurs du
Mal ont paru dans le courant du mois de juin dernier, — il n’est peut-être pas
sans intérêt, aujourd’hui, de vérifier jusqu’où peuvent aboutir les influences de coterie
et jusqu’à quel point se justifie le dédain qui a accueilli l’œuvre du poète.
Ces vers, je les ai là sur ma table, et je m’applique à en pénétrer le sens dans leur
ensemble, à trouver l’idée capitale qui relie ces diverses pièces l’une à l’autre. J’avoue
que j’ai de la peine. En fait d’idées, M. Baudelaire est d’une indigence navrante. Ayons
recours aux lumières de M. Buloz. L’honorable et prévoyant directeur de la Revue
des Deux-Mondes, voulant épargner à ses abonnés une dépense de temps et une
peine inutiles, a écrit ou fait écrire sur la première page des Fleurs du
Mal quelques lignes où nous sommes bien forcé d’aller chercher le mot de ces
logogriphes rimés. — « Ce qui nous paraît ici mériter l’intérêt, ainsi s’exprime la
Revue, — c’est l’expression vive et curieuse, même dans sa violence, de
quelques douleurs morales que, sans les partager ni les discuter, on doit tenir à
connaître comme un des signes de notre temps. »
Acceptons cette explication, et voyons jusqu’à quel point elle est justifiée par les vers
que nous allons passer en revue. M. Baudelaire débute par une sorte de voyage au pays du
cœur, selon l’expression de M. Étienne Eggis, — un de ses cousins les plus germains. C’est
de son cœur humain à lui qu’il nous fait le tableau, j’aime à croire, car voici ce qu’il y
trouve : « des chacals, des panthères, des lyces, des singes, des scorpions, des
vautours, des serpents, toute une ménagerie de monstres glapissants, hurlants, grognants
et rampants »
. Dans nos cerveaux malsains, dit-il,
Et il ajoute :
Voilà une idée fort jolie assurément. Si nous ne sommes pas tous, car je ne puis me
persuader que M. Baudelaire applique ces quatre vers aux propres dispositions de son âme,
— si nous ne sommes pas tous des empoisonneurs, des assassins et des incendiaires, c’est
que le courage nous a manqué. — Poursuivons, car je n’ai pas besoin de faire remarquer la
recherche pénible de l’image et la pauvreté de la forme dans ces quatre vers où fleurit si
agréablement l’adjectif-cheville.
L’auteur nous transporte dans l’île de Cythère, et voici ce qu’il y voit :
Ce qui le fait s’écrier mélancoliquement :
M. Baudelaire veut parler ici, sans doute, de ses souffrances en amour ; c’est agréable
pour les femmes qui l’ont aimé. Mais continuons, car le poète y retourne souvent à son
vomissement. — Pouvons-nous, dit-il plus loin,
Plus bas il ajoute, dans une langue de plus en plus logogriphique :
Et finalement il entasse, dans une série d’abstractions inintelligibles, l’Irrémissible
sur l’Irréparable, l’énorme Satan sur l’Être aux ailes de gaze ; — toute cette
fantasmagorie pour nous dire, — car c’est là l’idée de la pièce s’il y en a une, — que le
remords est difficile à extirper de l’âme humaine, lorsqu’il y a solidement pris racine.
Que de peine et de tapage inutile !
Pousserons-nous plus loin notre analyse ? Parlerons-nous du Tonneau de la
Haine, du Spleen, du Guignon, de l’Amour et
le Crâne, etc. ? À quoi bon ? Nous retrouvons partout la même inspiration
puérilement prétentieuse, et se battant les flancs jusqu’à étouffer partout le même
entassement d’allégories ambitieuses pour dissimuler l’absence d’idées ; partout aussi la
même langue ignorante, glaciale, sans couleur, et çà et là pittoresquement émaillée
« de vermines, de charognes, de monstres assassins et de vers du
tombeau »
.
Et c’est cette poésie scrofuleuse, écœurante, que la Revue des Deux-Mondes
nous offre comme l’expression de certaines défaillances, de certaines douleurs morales,
particulières à notre temps ! Ah ! vous nous la donnez belle, M. Buloz !
Oui, certes, notre époque abonde en défaillances, en souffrances morales de toute sorte ;
et il n’en saurait être autrement. Nous vivons dans un siècle d’angoisse et d’incertitude,
de trouble et de fièvre, de lutte et d’effort. Nous manquons d’une foi commune ; les
schismes et les divisions nous entourent. Nulle part n’habite la paix, nulle part ne se
trouve le repos ; et nous vîmes jusqu’aux derniers vestiges de nos croyances sombrer dans
le déchirement du monde et les désolations de l’histoire. Oui, la tâche est belle pour les
poètes de la nouvelle génération ; vienne le génie, les sublimes inspirations, — qui
naissent toutes de la douleur, — ne lui feront pas défaut ; mais de bonne foi,
pouvons-nous accepter la poésie de M. Baudelaire, cette poésie de charnier et d’abattoir,
comme l’expression, même incomplète, des souffrances du temps présent ?
Si les Fleurs du Mal ont été réellement écrites pour servir de traduction
à certaines douleurs morales, j’estime que ces douleurs sont purement imaginaires, car
elles n’ont rien de commun avec les grandes plaies intérieures qui dévorent l’homme
moderne. Celui-ci se sent descendu au fond d’un abîme où la nuit l’enveloppe de toutes
parts, mais il lutte, il se débat, il aspire à remonter, il appelle le soleil. — Le
dix-neuvième siècle est-il autre chose qu’un grand combat ? — Il a perdu ses anciennes
croyances ; mais qu’importe, puisqu’il croit encore à la nécessité d’une foi ?
L’homme de M. Baudelaire, — autant qu’on peut dégager une idée du ténébreux chaos de ses
vers, — s’enfonce résolument dans le mal, creuse sa fosse de ses propres mains, et s’y
couche tout vivant à côté de cadavres en putréfaction. Non, encore une fois, cette poésie,
— relevât-elle d’une haute inspiration, s’incarnât-elle dans une forme savante, — n’est
point la poésie de notre âge.
Mais je vais plus loin, et j’affirme que M. Baudelaire lui-même n’a rien de commun,
— quant à l’état de son âme, — avec les tortures morales qu’on prétend qu’il veut nous
peindre. L’absence de toute spontanéité dans l’inspiration, de toute émotion réelle, en
est la preuve irrécusable. Ses vers ne jaillissent pas tout armés du front du poète ; il
ne parvient à les en arracher qu’en se creusant laborieusement la cervelle. — Ses strophes
ne volent pas, elles se traînent ; elles ont des pattes au lieu d’ailes. — Allons !
M. Baudelaire, pas de respect humain, redevenez tout à fait vous-même : vous avez déposé
l’auréole de grand poète, quittez le masque du vieil homme. Que diable ! vous n’avez pas
tant que ça de serpents, de vautours et de panthères au fond de l’âme.
Les Fleurs du Mal portent pour épigraphe des vers d’Agrippa d’Aubigné
commençant ainsi : « On dit qu’il faut couler les exécrables choses dans le puits
de l’oubli… »
C’est pour avoir méconnu cet avertissement salutaire que
M. Baudelaire, déchu de sa renommée de surprise, ne sera plus cité désormais que parmi les
fruits secs de la poésie contemporaine.
Il y a trente ans, M. de Lamartine, dans sa préface des Méditations,
pronostiquait la ruine prochaine et inévitable du théâtre il y a quinze jours à peine,
M. Jules Janin, dans son feuilleton hebdomadaire, portait sur la comédie moderne cet arrêt
irrévocable : — La comédie est morte, disait-il, faute d’esprit, ou tout au moins faute de
courage.
Le romantisme s’est chargé de donner un démenti éclatant, quoique incomplet, au poète des
Méditations ; quant à la condamnation formulée si catégoriquement par le
critique des Débats, elle témoigne d’un aveuglement incroyable, pour ne pas
dire d’une prodigieuse partialité ou d’une inconcevable étourderie.
Nous n’hésitons pas à le proclamer, la comédie n’a jamais été plus vivante
qu’aujourd’hui ; elle ne s’est jamais engagée dans une voie plus féconde, et qui dût
nécessairement aboutir à de plus glorieux résultats. Il y a mieux : la vraie comédie, la
comédie sociale, la comédie humaine, telle que notre siècle la pressentait et l’attendait,
date seulement d’hier ; mais
du premier coup ses créations se sont placées à
côté des œuvres des maîtres, et la voilà, — tant elle est forte et vivace, — déjà parvenue
à la virilité sans avoir passé par les vagissements de l’enfance et les hésitations de la
première jeunesse.
Qu’importe qu’elle n’ait fait encore que trois ou quatre apparitions sur la scène ? Une
seule suffisait pour attester sa puissante viabilité, sa constitution florissante ; elle
n’a pas eu besoin d’ailleurs de s’imposer, elle était attendue de tous ; sa venue a été
saluée d’une acclamation universelle, et elle s’est emparée du théâtre, moins en
conquérant qui force les volontés, que comme un maître légitime qui prend possession de
ses domaines.
Toutefois la multitude, — qui résiste rarement à l’ascendant du génie, quand celui-ci a
derrière lui la vérité, — a-t-elle compris le sens véritable de cette ovation spontanée
dont elle entourait les débuts de la comédie moderne ? Ou tout ce bruit ne voulait rien
dire, ou il signifiait : — Un art nouveau vient de naître, un drame original vient d’être
créé, et c’est à son avènement que s’adresse cet applaudissement unanime.
À son insu ou à son escient, la foule proclamait cela, et elle ne se trompait pas.
Par sa trilogie, — nous pouvons employer ce mot, — les trois pièces dont nous voulons
parler se reliant entre elles par une pensée commune, — par sa trilogie de la Dame
aux camélias, de Diane de Lys, et du Demi-Monde,
M. Alexandre Dumas fils, cassant brusquement le fil de toutes les traditions, a renouvelé
le théâtre et changé les conditions de la scène. Il a implanté de vive force sur les
planches, dans leur nudité saisissante, la vérité sociale et la réalité humaine, qui n’y
avaient figuré jusqu’ici que sous toutes sortes de déguisements et d’artifices de
convention.
C’est bien une révolution, et une révolution fondamentale, car ni l’antiquité ni les
temps modernes n’avaient compris de cette façon la mission de l’art dramatique et le but
de la comédie.
Dans la société antique, l’individu n’existait pas, ou il existait si peu, il était placé
si bas, qu’il ne pouvait venir à l’esprit du poète de le donner en spectacle à ses
contemporains, soit à titre de leçon, soit comme un exemple. La vie privée était murée, le
foyer domestique protégé par une barrière infranchissable. La nation seule existait, et,
avec elle, et en elle les mille partis qui l’agitaient et se déchiraient dans son
sein.
Aussi le drame antique fut-il une tragédie toute nationale ; et la comédie grecque,
tirant ses principales inspirations des événements de la vie publique, ne dépassa-t-elle
guère les limites de la comédie politique. La tragédie représentait les dieux et les
héros ; la comédie mettait en scène les citoyens et les partis ; cherchez l’homme au
milieu de tout cela, vous trouverez des opinions à la place des caractères et l’allégorie
satirique au lieu de la peinture des mœurs.
S’il arrive à la comédie antique d’introduire des personnalités sur la scène, elle ira
les prendre, non pas sous le toit domestique ni parmi la foule, mais dans le petit nombre
des hommes que des ridicules excessifs ou des qualités surhumaines
désignent à l’admiration ou au rire universels. L’antiquité ignore l’homme, elle ignore
l’individu, elle ne veut pas le connaître, elle le méprise. À compter de ce moment,
c’est-à-dire à dater de son berceau, l’endroit de l’art dramatique est l’apothéose, et son
envers la parodie de l’humanité. La représentation de l’homme réel, la peinture de la vie
sociale, ne sont pas même entrevues. L’abstraction et l’idéal, l’exception et le
merveilleux s’intronisent sur le théâtre ; ils prennent en main le sceptre de la poésie
dramatique : ils ne le quitteront plus.
Un préjugé indestructible et qui subsiste encore de nos jours, s’enracine dès le principe
dans la conscience universelle : c’est que les rois, les héros, les grands hommes, peuvent
seuls être proposés en exemple à l’humanité ; que les infortunes princières et les
exploits héroïques ont seuls le droit et la faculté d’intéresser les multitudes, et qu’il
faut leur en laisser exclusivement le privilège. Ainsi s’expliquent cette placidité
majestueuse, cette sérénité impassible de l’art antique. La poésie grecque. quand elle
descend des cimes éblouissantes de l’Olympe, dédaigne d’aventurer son pied de déesse dans
les couches souterraines du monde ancien ; elle oublie de toucher les cordes basses de sa
lyre, et le théâtre, au lieu de réfléchir la vie, sert de miroir à l’histoire ou de cadre
à l’épopée.
Ce contresens, qui n’en était un qu’à demi dans l’antiquité, où l’homme n’existait pas
comme individu et n’avait pas de vie propre en dehors de la nation, s’est perpétué au
théâtre jusqu’à nos jours. Prenez, à toutes les grandes époques cette longue chaîne de la
tradition comique ou tragique : chaque chaînon est un anneau d’or formé par les
privilégiés de la société ou les élus de l’histoire, eux-mêmes transformés en personnages
d’un ordre supérieur et extrahumain. Jamais un anneau d’airain ou de fer ne vient attester
l’intrusion violente de l’élément populaire dans ce Livre d’Or de l’aristocratie
dramatique. L’horizon du drame est resserré entre les murailles d’un palais ou d’un
temple ; rarement il déroule ses péripéties dans l’enceinte du toit domestique, et s’il
lui arrive de s’aventurer sur la voie publique, il la traverse d’un pied rapide et sans
s’y arrêter jamais.
C’est ici le lieu de marquer l’éternel point de contact qui rapproche les théâtres en
apparence les plus dissemblables le théâtre des Grecs et le théâtre de Louis XIV, celui de
Shakespeare et celui des Allemands. Que m’importe que l’auteur d’Hamlet,
qui ignorait les traditions ou qui les dédaignait, — deux manières pour le génie de leur
être supérieur, — ait modifié les conditions extérieures de la scène ? Au fond, la pensée
capitale de son œuvre est la même qui a inspiré le théâtre antique. Il tient de Sophocle,
et Corneille tiendra de lui. Supprimez leurs différences artificielles, le sentiment de
l’héroïsme est l’atmosphère commune où baignent leurs créations. Ils ramassent dans le
champ de la légende ou de l’histoire une moisson de héros : tant mieux si l’homme se
trouve dans la collection, mais ce n’est pas leur affaire.
Avant tout, ce qui leur importe, ce n’est pas de reproduire la nature dans sa réalité
authentique, de peindre la vie véritable, — sociale ou domestique, — c’est de jeter dans
un milieu idéal et conventionnel des personnages d’un ordre
supérieur à
l’humanité et par conséquent indifférents au plus grand nombre ; ce n’est pas de faire
agir l’homme, mais de faire parader les grands hommes.
Leur drame ne s’agite pas au cœur de la société, il plane au sommet ; il domine la vie
humaine au lieu de s’y mêler, et quand il devrait s’attacher au sol, il se perd dans les
nues.
Que si vous demandez aux poétiques la raison de ces erreurs ou de ces lacunes du drame,
les poétiques vous répondent que le public a besoin de grands hommes et qu’à tout prix il
lui en faut ; que le seul spectacle salutaire à offrir aux masses, c’est celui de ces
gestes et de ces éclatantes destinées ; et qu’en fin de compte, ce n’est
pas faire œuvre d’art que mettre l’homme, tel qu’il est, face à face avec lui-même, et le
claquemurer dans la prison de ses infirmités et de ses misères.
Ceci pouvait paraître vrai avant la Révolution française. Quand le soleil n’éclairait que
les cimes de la société et laissait dans l’ombre ceux qui en portaient le fardeau, il
était naturel, il était logique que la comédie oubliât de descendre dans des profondeurs
jusque-là pleines de ténèbres. Mais la Révolution française, en créant définitivement
l’individu, fonda les droits de l’homme à la comédie et destitua les
grands hommes.
Il est hors de doute aujourd’hui que l’investigation de la vie réelle, par tous ses
côtés, sous toutes ses faces, est le domaine naturel et définitif de la comédie. À quoi
bon m’élever pendant trois heures au-dessus de moi-même, et, me grandissant jusqu’au
héros, me faire participer, sous prétexte de leçon, aux impossibilités d’un idéal
imaginaire ? Le rideau tiré, je retombe à plat dans ma petitesse, et votre idéal est pour
moi sans fruit, parce que je n’y puis atteindre.
Au contraire, quel sérieux enseignement pour moi dans le spectacle de ma propre vie et de
la vie de mon semblable ! Quelle multiplicité de leçons pour la foule, et surtout quelle
variété inépuisable de sujets pour le poète La comédie est morte, nous dit-on. Oui, la
comédie de caractères, c’est possible mais la comédie de mœurs n’a jamais été plus vivace,
et ce que sa sœur aînée avait en élévation, elle l’aura en largeur et en profondeur. La
première était plus sublime, la seconde sera plus vaste. Est-ce une infériorité ? Je n’en
sais rien. Ce que je sais, c’est qu’il suffit à la comédie réaliste d’être la comédie de
mon époque pour être en même temps la plus intéressante et à mon siècle d’être le dernier,
pour être aussi le plus grand.
Le romantisme avait bien compris l’urgence d’une révolution dramatique, quand il se
proposait de substituer à l’idéal classique l’imitation et la reproduction de la nature.
Malheureusement, le romantisme oublia à mi-chemin ce qu’il avait si pompeusement fait
sonner dans ses programmes et dans ses préfaces. Au lieu de jeter au panier la défroque de
l’art classique, il la retourna pour son usage, et la toge devint un pourpoint. En un mot,
si je puis transporter à des questions de théâtre l’emploi de ces expressions, le
romantisme ne fut, dramatiquement parlant, qu’une révolution politique quand il devait
être une révolution sociale. À la place de personnages supérieurs à l’humanité, il mit des
êtres différents de l’humanité au héros, il substitua l’exception morale ; l’art classique
s’élevait au-dessus de la vie réelle : il se tint à côté ; si bien que l’abstraction et le
faux, loin d’être mis à la porte de la comédie, s’y maintinrent en changeant de nom. Il
commit surtout l’erreur impardonnable de faire du grotesque et du lyrisme les deux
éléments principaux du drame, de sorte que la majorité de ses créations se trouva être
ridicule, et que ses personnages, à force de chanter, oubliaient, d’agir. Balzac, en
renouvelant le roman, ouvrit à la comédie sa voie naturelle.
Remercions M. Dumas fils de s’y être engagé si franchement ; félicitons-le surtout d’y
avoir débuté par trois coups de maître. Je ne connais pas de drame d’un intérêt plus réel
et plus poignant que la Dame aux camélias. D’où cela vient-il ? Pourquoi le
drame de Marion de Lorme
3, qui nous montre également une courtisane, nous émeut-il cent fois
moins, malgré le prestige et l’éclat de la poésie ? C’est que Marion de
Lorme est un plaidoyer, et la Dame aux camélias une peinture.
C’est que M. Victor Hugo tombe dans le faux en passant le badigeon du lyrisme sur la
virginité détruite de son héroïne ; et que M. Dumas reste dans la double vérité de l’art
et de la vie en menant la sienne à la seule réhabilitation possible et intéressante : la
mort.
Diane de Lys marque déjà un progrès immense dans la puissance de
conception et dans la manière de l’auteur. Quelle terrible et saisissante figure que celle
de ce mari qui, portant dans sa main gauche le code, et dans sa main droite un pistolet,
plane sur toute l’action comme une redoutable énigme ou comme une vivante menace ! Où sont
les maris de Molière et de l’ancienne comédie ? Quel travail s’est fait depuis dans la
conscience humaine ! Le spectre de Banquo, la statue du Commandeur, me font l’effet
d’apparitions moins effrayantes que cet homme, gardien taciturne de l’honneur conjugal
menacé, implacable incarnation de la loi sociale.
Dans le Demi-Monde, le jeune dramaturge s’est élevé encore plus haut, s’il
est possible. Qu’on nous signale une étude de passion mieux approfondie et plus attachante
que celle qu’il a si véridiquement incarnée dans Raymond de Nanjac. Il faut voir, à
l’émotion silencieuse et haletante de la foule, si ces événements quotidiens de la vie
réelle n’ont pas mille fois plus de prise sur elle que toutes les inventions d’un idéal
démesuré et arbitraire. Je ne parle pas d’un dialogue qui est d’un bout à l’autre un
chef-d’œuvre d’esprit, de précision et de vérité. Les personnages du drame romantique ont
la fièvre du moment, ils se démènent plutôt qu’ils n’agissent dans les drames de M. Dumas
fils, l’action marche à son dénouement avec la rapidité d’une flèche.
On lui a reproché de s’attacher à la peinture exclusive d’une portion de la société. Mais
la plupart des personnages de Diane de Lys ne sont-ils pas empruntés au
meilleur monde ? et d’ailleurs, si vous admettez qu’il y en a plusieurs, lequel sera le
plus vrai ?
Et puis, est-ce trop de trois comédies pour peindre l’un des côtés les plus considérables
assurément de la vie moderne ? Il est naturel que le jeune poète du
Demi-Monde ait d’abord commencé par ce qu’il connaissait le mieux ; il
complétera sa galerie de portraits au fur et à mesure de sa connaissance des originaux.
Donnons-lui le temps, et sachons attendre.
Après la publication et le demi-succès de leur double travail sur la société française,
pendant la Révolution et la période du Directoire, MM. Edmond et Jules de Goncourt ont
éprouvé le besoin de se reposer de ce grave labeur de l’histoire, dans la besogne plus
aisée et plus familière du petit conte, de la nouvelle et de l’anecdote.
Sous ce titre : Une Voiture de Masques, ils ont réuni en volume une
multitude de bluettes et de fragments, remarquables d’un bout à l’autre, — je suis bien
forcé de le dire, — par la recherche de la phrase poussée jusqu’à la puérilité, et le
parti pris de l’excentricité aboutissant au dernier terme de l’absurde. C’est pitié de
voir comme cette pauvre langue française se tord, se disjoint, se déhanche et se désosse,
aux prises avec ces jumeaux de l’.
La grammaire a beau crier et la syntaxe faire des façons : la syntaxe est une prude et la
grammaire une bégueule, et nos Siamois en goguette vous les prennent si bien de force, que
les viols les plus révoltants se renouvellent à chaque page. C’est un sanhédrin
d’imaginations et de tournures d’un précieux à vous lever le cœur, d’un saugrenu à vous
jeter à la renverse. — Du reste, de masques, pas un, si ce n’est celui que les auteurs ont
pris soin d’attacher à leur esprit pour cette équipée carnavalesque.
L’horreur du commun, — qui est assurément en soi une noble chose, — a bien mal servi et
conseillé MM. de Goncourt. De peur de ressembler à tout le monde, et pour être originaux
coûte que coûte, ils ont retourné leur habit et se sont fait une langue pour leur usage
particulier. Ils ont trouvé cette méthode ingénieuse, quand ils prennent la plume, de
tirer à pile ou face le bon sens ou l’absurde ; et le hasard, qui ne veut pas être tenté,
leur envoie rarement le sens commun.
Mais, — c’est justice à leur rendre, — s’ils ont perfectionné ce qu’on pourrait appeler
l’acrobatie de la phrase, s’ils marchent sur la tête sans broncher, s’ils avalent beaucoup
de sabres et en font avaler davantage à leurs lecteurs, leur style
conserve
parfois, au milieu de ces parades macaroniques, un parfum de bonne compagnie, un ragoût
d’ironie verveuse qui sentent leur homme d’esprit et leur gentilhomme. Qu’ils y prennent
garde, pourtant ! sur la pente où les voilà engagés, on s’arrête malaisément, et le jour
où ils voudront déposer leur masque, peut-être s’apercevront-ils que ce masque adhère si
étroitement, qu’il est tout simplement devenu la peau du visage.
L’idéal choisi par MM. de Goncourt n’est pas, tant s’en faut, celui de M. Alexandre
Weill.
Ceux-là, s’évertuant à descendre, se confondent dans la foule des bateleurs littéraires ;
celui-ci, aspirant à monter, se place modestement d’emblée à la suite des plus grands noms
du Panthéon de l’esprit humain. On lui avait reproché de n’être qu’un roturier de
lettres : vite, il se fabrique une généalogie de rois, de pontifes et de grands hommes, et
établit sa descendance en droite ligne de Moïse, de saint Paul, de Plutarque, de
Shakespeare, etc., etc. car j’en passe, — et des meilleurs, — comme dit ce vaniteux de Ruy
Gomez.
Dans ce siècle où l’on n’a guère plus d’aïeux, mais où l’usage n’interdit pas de s’en
fabriquer, il était assurément difficile de faire un meilleur choix et de se composer une
plus imposante galerie de portraits de famille. — Je sais bien que c’est à l’homme de
lettres, envisagé sous un point de vue collectif, que M. Weill attribue cette glorieuse
ligne d’ascendants ; mais comme il emploie la moitié de sa brochure à faire le procès à
ses confrères, les accusant d’être sortis de leur véritable voie, et qu’il se considère,
lui seul, comme resté fidèle à sa mission, c’est bien à lui, en réalité, que revient tout
l’honneur de cette illustre origine.
De ces colosses qu’il fait défiler sous nos yeux, il est le descendant légitime ; les
autres en sont tout au plus les bâtards et encore !… Je ne vois guère, en effet, par
quelle filiation mystérieuse on pourrait faire descendre de Shakespeare M. Philoxène
Boyer, par exemple, ou donner pour aïeul à M. Champfleury — Cervantès ou Rabelais.
M. Alexandre Weill aura, sans doute, pris cette fantaisie de son imagination pour une
idée neuve et hardie, — sans s’apercevoir qu’il n’était que l’éditeur de seconde main d’un
paradoxe de M. Murger.
Dans sa préface des Scènes de la vie de bohême, celui-ci constituait
également à ses héros une longue suite de glorieux ancêtres. M. Weill remonte jusqu’à
Moïse ; M. Murger, moins ambitieux, ne remontait pas au-delà d’Homère ; mais il démontrait
péremptoirement aux bohèmes de lettres contemporains qu’ils étaient les héritiers naturels
du divin Mélésigène. — Chose singulière ! M. Baudelaire lui-même n’a jamais voulu le
croire.
On devine dans quelles étranges erreurs M. Weill a dû tomber, sous l’empire de
prétentions si naïvement ambitieuses. Il voit dans l’homme de lettres, — non plus un
amuseur public, fi donc ! ni même un penseur ou un moraliste, mais un pontife, un apôtre,
un missionnaire, un évangéliste… « l’élu de Dieu, en un mot, et l’élu de Dieu,
malgré lui »
. M. Monselet, — un rare et charmant esprit, — publie à bâtons
quelque peu rompus son roman de la Franc-maçonnerie des Femmes : c’est un
sacerdoce qu’il exerce ; M. Marc-Michel fait représenter un vaudeville : c’est une mission
d’en haut qu’il accomplit. Savez-vous ce que faisait Jésus-Christ, quand il disait à ses
disciples : « Allez ! instruisez les nations ! » Il créait des hommes de lettres.
Mais M. Weill oublie donc que l’homme de lettres est de création toute moderne ; qu’il
est à peu près exclusivement le produit de l’éducation universitaire, et qu’il n’est pas
jusqu’à son nom qui ne date de notre époque ? Au siècle dernier, on disait les gens de lettres ; mais quel écrivain, pris individuellement, s’avisait de
s’intituler homme de lettres ? De nos jours encore, on ne prend cette qualification que si
l’on ne peut pas en prendre une autre. Pour peu que vous ayez fait jouer une comédie ou un
vaudeville, vous tenez à votre titre d’auteur dramatique. — Homme de lettres ! mais les
rédacteurs du Pantagruel sont des hommes de lettres ! Vous figurez-vous
Lamartine ou George Sand accolant à leur nom, sur leurs cartes, cette triomphante
épithète.
Ce qui n’empêche pas M. Weill, parodiant un vers d’Horace, d’affirmer qu’on naît et qu’on
ne devient pas homme de lettres, et il part de là pour entonner un dithyrambe en l’honneur
de « ce forçat divin, presque toujours martyr de la société humaine »
. On
le brise, dit-il, « mais qu’importe que le vase fragile tombe en morceaux, quand sa
liqueur rafraîchissante s’est répandue sur la société desséchée !… Sa mission est
accomplie. Il a vécu, il vivra !… et quiconque n’a pas son mot à dire n’est point un
homme de lettres, mais un scribe ou bien un littérâtre »
.
Pardon ! je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir si M. Weill a dit son mot,
et quelle liqueur rafraîchissante il a répandue sur la société desséchée. Son mot et sa
liqueur, où sont-ils ? Sont-ils contenus dans sa dernière brochure, ou dans sa pièce
mort-née d’Une Madeleine, dont une plume savante, spirituelle et
distinguée, — M. Paul de Saint-Victor, — traça l’ironique oraison funèbre ; dans sa
Vie de Schiller ou dans ses Histoires de Village ?
Je n’ai pas oublié que M. Hippolyte Castille, — un ministre de l’avenir qui l’a, par
anticipation, pris sous sa protection immédiate, — lui décernait, dans un article sur le
réalisme, publié il y a quelque dix-huit mois dans le Pays, un brevet
d’homme de génie. Dans cet article, qui voulait être un manifeste et qui ne fut qu’une
échauffourée, M. Castille mettait tout simplement M. Weill sur la même ligne que George
Sand. — Que dis-je ? c’est pardieu bien au-dessus de George Sand qu’il plaçait l’auteur
des Histoires de Village, car il établissait la supériorité de ces
peintures « simples et vraies », sur les créations idéales du poète de
Lélia.
Mais M. Castille n’est pas un aigle, quoiqu’il ait écrit les Oiseaux de
proie, et l’opinion publique, soupçonnant qu’il avait bien pu se tromper,
s’empressa de ne pas ratifier sa décision enthousiaste. L’amitié — et cette remarque est à
sa louange — l’avait sans doute égaré ; mais si l’amour a le droit d’être aveugle,
franchement l’amitié n’a pas celui de se montrer si peu clairvoyante. M. Castille, il est
vrai, reconnaissait que le style de son ami ne valait pas celui de madame Sand ; — bien
plus, il ajoutait avec une sorte d’orgueil que l’école soi-disant réaliste, dont M. Weill
était un des plus dignes chefs, tenait à honneur de mal écrire. J’avoue que cette
concession me fit le plus grand plaisir, et je trouvai M. Castille fort accommodant.
Cependant M. Alexandre Weill, tout ébloui de sa gloire nouvelle, s’était trop hâté de
gravir le piédestal qu’on venait de lui dresser. Tandis qu’il y montait en murmurant avec
reconnaissance : — « L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux… » — il fut saisi
d’un vertige inexplicable, et commit la faute énorme — le malheureux ! — de publier une
comédie en vers. Se figure-t-on des vers de M. Alexandre Weill ? M. Paul de Saint-Victor,
qui passait par là, se donna le plaisir de lui faire faire une effroyable culbute, et le
rimeur malencontreux d’Une Madeleine rentra dans la foule des Jean de
lettres, dont son impatient panégyriste avait trop tôt essayé de le tirer.
Si M. Castille prétend ne pas en avoir le démenti, il fera bien de devenir ministre le
plus tôt possible ; car — « hors qu’un commandement exprès du roi ne vienne », — le public
s’obstinera longtemps, je le crains, à ne voir dans M. Weill qu’un esprit très ordinaire
et qu’un fort médiocre écrivain.
Je n’ai plus les Histoires de Village assez présentes à ma pensée pour
porter sur cet ouvrage « un jugement motivé » ; mais — Dieu merci ! — je me souviens
assez, je me souviens trop de l’impression désagréable produite sur moi tout dernièrement
par la lecture de la Vie de Schiller. Je ne crois pas qu’on ait jamais rien
vu de plus mal fait, de plus pauvre et de plus plat. Schiller est pourtant la grande
admiration de M. Weill. À l’entendre, c’est le seul homme de l’Allemagne, et il n’est pas
hors de propos de remarquer que dans sa dernière brochure, — à laquelle ceci nous
ramène, — il lui immole l’auteur de Faust.
Au surplus, Goethe n’est pas la seule victime de son indignation et de sa colère. Il se
déchaîne avec une égale violence contre les grands écrivains de la Renaissance et de la
Grèce païenne, affirmant — ô sainte ignorance ! — que ceux-ci n’ont pas eu la moindre
influence permanente sur les peuples. Il faut l’entendre là-dessus ; il est superbe. — Les
immortels écrits d’Aristote, qu’est cela, je vous prie ? — « des limailles de
vérité »
! — La philosophie de Platon ? « des scories
humanitaires
» — Les poèmes d’Homère ? des contes à dormir debout ! — M. Weill
ne le dit pas, mais on sent très bien qu’il serait fort humilié d’avoir fait
l’Iliade.
En revanche, il exalte jusqu’à l’invraisemblable la nation juive. À l’en croire, les
Juifs ont tout fait, tout écrit, tout inventé, tout fondé. — En vérité ? « Vous
êtes orfèvre, M. Josse ! »
Il n’y a qu’un seul point de sa brochure sur lequel nous soyons complétement d’accord
avec lui. Ce n’est pas lorsqu’il écrit cette phrase, — qui veut paraître profonde et qui
n’est guère que plaisante : — « le pape de l’avenir sera un homme de
lettres »
— c’est quand, dans un accès de franchise et dans un retour sur
lui-même, il laisse échapper ce précieux aveu : — « Certes, la société dans
laquelle vit l’homme destiné aux lettres exerce une grande influence sur l’élégance ou
sur la crudité de son expression. »
— Je ne sais pourquoi cette phrase me paraît
avoir quelque chose de touchant ; ne semble-t-il pas que M. Weill, en l’écrivant, évoquait
mélancoliquement les souvenirs de son enfance ? Quoi qu’il en soit, son assertion est
parfaitement juste ; et M. Weill, par l’urbanité bien connue qu’il apporte dans ses
relations, s’est chargé de la rendre irréfutable.
Pour clore sa brochure, c’est à ses confrères qu’il distribue des coups de boutoir ; et
la littérature actuelle, prise en masse, ressent les derniers effets de cette éducation
— ébauchée au contact des moins nobles échantillons du règne animal.
L’accusation capitale que ce Caton de lettres fait peser sur les écrivains modernes,
c’est d’avoir sacrifié au veau d’or, de prostituer leur plume et de vendre leur talent,
— quand ils en ont. Ah ça, mais… je voudrais bien savoir ce que M. Weill ferait du sien,
— le cas échéant ? Ne vend-il pas ses brochures, ou du moins n’essaie-t-il pas de les
vendre ? S’il n’y réussit pas, quel mérite a-t-il à ce désintéressement forcé ? — Il ne se
prostitue pas à l’exemple de tant d’autres ? Brave homme ! puisque le public a mis
ailleurs ses préférences.
Si ce désintéressement tant prêché par M. Weill était chez lui bien sincère ; s’il
croyait surtout à la réalité de cet apostolat dévolu aux hommes de lettres, que ne
réglait-il sa conduite sur cette loi du sacrifice et de l’abnégation volontaire, qui fut
de tout temps le mobile des apôtres convaincus ? S’il a les mains pleines de vérités,
pourquoi refuse-t-il de les ouvrir ? — Le public n’achète pas vos livres ? qu’à cela ne
tienne, on les lui donne pour rien. Il est très possible qu’il les refuse, mais au moins
vous n’avez rien à vous reprocher : vous avez fait en conscience votre besogne d’apôtre.
C’est ainsi que le comprenait Jean Journet, — un modèle que j’offre à M. Alex. Weill.
Voyant le mal du siècle empirer, et les hommes s’enfoncer de plus en plus dans le
bourbier du matérialisme (style Weill), Jean Journet consacrait ses modiques ressources,
— il empruntait quand elles étaient épuisées, — à faire imprimer de petites brochures sur
les fléaux qui menaçaient la société ; les brochures imprimées, avec des titres sinistres,
il les fourrait dans sa poche ; puis, le soir venu, il allait de théâtre en théâtre,
gravissait avec les ailes de la foi, les cimes les plus inaccessibles du paradis, et sitôt
la toile tombée, son apostolat commençait. La vérité divine se mettait à pleuvoir sur la
tête du public, et le parterre était littéralement submergé sous une avalanche de
Cris d’angoisse, de Cris d’épouvante et de Cris de
détresse. — Voilà un apôtre, celui-là !
M. Weill entend son apostolat d’une tout autre manière ; à preuve l’anecdote
suivante que je vous demande la permission de vous raconter. — L’autre jour, j’avise donc
à l’étalage d’un libraire cette fameuse brochure sur l’Homme de Lettres.
Machinalement je m’arrête, je prends la brochure, et je me mets à la parcourir d’un œil
distrait. Il faut vous dire que le libraire en question est envers sa nombreuse clientèle,
— j’entends la clientèle qui lit et n’achète pas, — d’une affabilité et d’une politesse !…
l’antipode de M. Weill ! — Jugez de ma surprise quand je le vis s’avancer vers moi, m’ôter
poliment la brochure des mains, et la remettre en place avec toutes sortes de
précautions.
— C’est donc, m’écriai-je, un ouvrage précieux et d’une rare valeur, qu’il n’est pas
permis d’y toucher ?
— Oh ! non, Monsieur, me répondit le libraire qui, paraît-il, s’y connaît ; mais il est
de M. Alexandre Weill !…
— Eh bien, après ?
— Après ?… Je n’en suis que le dépositaire, et si, ne l’ayant pas vendu, — ce qui me
paraît inévitable, — je ne le lui rendais pas intact, il serait capable de me faire un
procès, ou tout au moins une scène épouvantable. Oh ! pour la scène !… Vous ̃comprenez,
Monsieur, que je ne veuille pas m’exposer…
— C’est trop juste.
Cette confidence du libraire ne laissa pas, je l’avoue, que de m’étonner ; mais j’étonnai
le libraire bien davantage, — car j’achetai la brochure.
Dirons-nous un mot, en terminant, du style et de la manière de l’écrivain ? La phrase de
M. Alex. Weill est généralement une phrase en souliers ferrés, qui s’avance pesamment au
pas d’un fusilier prussien ou d’un philistin de Mayence. Quelquefois elle paraît ample ;
elle n’est qu’obèse, — d’une obésité déterminée, dirait-on, par l’abus de la bière et de
la choucroute. — Mais où M. Weill est véritablement réjouissant, c’est lorsqu’il veut
faire semblant d’avoir de l’esprit. Il remue alors des plaisanteries du poids de
100 kilos, qu’il ne peut soulever qu’à demi, et qui, en lui retombant sur le corps, lui
cassent jambes et bras… Il faut voir sa dextérité ! Un éléphant du cirque pirouettant sur
une planche suspendue, et la planche qui se dérobe ! — M. Castille a beau regarder
M. Weill comme un des chefs de l’école réaliste, avec la meilleure volonté du monde je ne
vois en lui jusqu’à présent que le pachyderme du réalisme.
Nous venons de lire les Esprits malades, et nous le disons à regret dès le
début de notre article. : — M. Aurélien Scholl s’achemine, avec une terrible vitesse, vers
cette sorte de Bicêtre littéraire où l’ont de quelques heures précédé MM. de Goncourt. Ce
n’est pas qu’il n’y ait du talent, et beaucoup — mais beaucoup, entendez-vous ! — dans les
Esprits malades ; seulement ces esprits-là habitent une région où
l’épidémie de l’absurde paraît être un fléau endémique. — La vie y est comprise à rebours,
l’humanité déplorablement contrefaite. M. Scholl ressemble un peu à ces gamins du
boulevard, qui se campent la tête en bas et les pieds en l’air pour voir défiler sur la
chaussée hommes et chevaux renversés. — Pourquoi gâter ainsi, de gaîté de cœur,
d’incontestables qualités de verve, de passion et d’esprit, par les travers les plus
grotesques ?
Et puis à quoi bon ce titre, qui a le tort de promettre cent fois plus qu’il ne doit
tenir ? Les Esprits malades ! Il y avait un si beau livre à faire en
s’inspirant de ces trois mots ! — Quel admirable cours d’anatomie et de philosophie
morales offert, sous couleur de nouvelle ou de roman, à la société moderne ! Hélas ! ils
abondent autour de nous, les malades de l’esprit ; ils emplissent le monde, les désolés de
l’intelligence ; — et, parmi les plus jeunes hommes d’à présent, pour quelques gaietés
véritables, que d’irrémédiables inquiétudes ou d’implacables tristesses ?
Ne sommes-nous pas une génération de grands ennuyés ?
M. Aurélien Scholl est passé sans le voir à côté de ce vaste sujet, — ou, s’il l’a vu, il
s’est défié de ses forces. Contre son habitude, il a manqué de courage, — et il a fui…
S’il n’eût fui que de quatre pas !… Mais il n’avait pas auprès de lui un témoin armé
d’arguments irrésistibles pour le maintenir en face de son adversaire, — je veux dire en
face de son sujet, si bien que la fuite a été complète4. En revanche, — s’il a déserté le beau thème
qui lui était indiqué par son titre, — il a triomphalement abordé et résolu les problèmes
les plus impossibles de la phraséologie du burlesque. On trouve dans son volume des
phrases comme celles-ci :
« L’horloge des saisons avait sonné juin… Les pierres crevassées semblaient se
déboutonner, tant elles avaient chaud… — La prairie avait mis ses bracelets de
coquelicots… les fleurs se tendaient les bras d’un parterre a l’autre… — Les
vers luisants, ces becs de gaz du buisson, éclairaient la route aux limaces… »
Tout cela est très joli, j’en conviens ; et pourtant, en y songeant bien, M. Aurélien
Scholl n’a pas même la priorité de l’invention dans ces originalités baroques. Nous avons
eu déjà mieux que cela ; il suffit pour le prouver de rappeler les noms d’Étienne Eggis,
de germanique mémoire, et d’Adolphe Gaiffe, — le plus beau des enfants des hommes.
Dans un article du premier, mes yeux s’arrêtent sur ce galimatias adorable :
« La vague, humide d’un sourire, déferla sur le rivage pâle de ses lèvres… — L’aurore
se débarbouille, le soleil quitte son bonnet de nuit ; et les grandes forêts balancent,
comme dans un hamac, dans la batiste lumineuse de ses rayons, leurs hanches
énamourées ! »
Franchement, ceci vaut bien de l’Aurélien Scholl, ou je ne m’y connais pas.
Malheureusement, nous les avons perdus tous deux, — Adolphe Gaiffe et Étienne Eggis.
Celui-ci, dédaignant d’estropier plus longtemps la langue française, vu son indigence
d’adverbes et sa pénurie d’adjectifs, est revenu à l’idiome et au pays de la choucroute ;
quant à M. Gaiffe, s’estimant avec raison « trop beau pour rien faire », ou pour
conserver, du moins, cet ingrat emploi de feuilletoniste, il en a, — m’a-t-on dit, cherché
un autre… Bref, tous deux sont morts aux lettres françaises ; et j’ai appris, non sans
plaisir, — par la lecture des Esprits malades, — que M. A. Scholl avait été
institué légataire universel.
Il est de force — je me plais à le reconnaître — à tripler en peu temps la valeur de la
succession ; à moins qu’il ne préfère tirer sérieusement parti des brillantes facultés
qu’il a reçues, et qui peuvent faire de lui — dès qu’il le voudra — un romancier digne de
ce nom.
Et maintenant — comme la grande pièce après la petite — voici venir au pas solennel et
rythmé du chœur antique, la phalange sacrée des poètes. Après les pantalonnades de
l’esprit surmené par la folie, la tragédie des douleurs intimes et des défaillances de
l’âme humaine. Il y a, en effet, bien des larmes et bien des sanglots dans la plupart de
ces recueils ; — et notamment dans celui de M. Barrillot, un poète-ouvrier, qui n’équarrit
ni ne rabote ses vers à la façon de tant de ses devanciers, justement oubliés
aujourd’hui ; — mais qui les note d’une plume frémissante toute possédée du démon de
l’inspiration.
L’auteur de la Folle du Logis a beaucoup souffert ; il le dit lui-même un
peu dans sa préface, — et à travers le souffle ému de ses strophes on le devine
surabondamment. Qu’il le veuille ou non, les larmes jaillissent de ses vers mâles et
rudes, comme les pleurs de la sève de l’écorce entamée des chênes. — Nous devons d’autant
plus lui savoir gré de ne pas s’être érigé en victime et en martyr, et de n’avoir pas
pris, comme tant d’autres, le cadavre de Malfilâtre ou d’Hégésippe, pour en faire le
piédestal de son infortune et de son talent méconnu. L’occasion lui était si bonne — nous
dirions presque si naturelle — d’injurier la société et son temps !… les poètes incompris
n’y manquent jamais. M. Barrillot, qui a toutes les fiertés de l’ouvrier pauvre sans en
avoir les rancunes, a su garder la dignité de la souffrance : au lieu d’un faisceau
d’invectives, il a mieux aimé jeter à son siècle une opulente gerbe de beaux vers. Ceci
est l’indice d’une âme délicate ; — et la vraie poésie a fait des âmes délicates ses vases
de prédilection.
Aussi que d’inspirations touchantes ou gracieuses clairsèment ce volume, dont la note
dominante est d’une tristesse un peu sombre et d’une âpreté parfois sauvage. — Au fond, le
souffle de l’amour circule dans toutes ces pages et les parfume. Il est bien vrai que la
haine frappe par intervalles à la porte du poète, et qu’elle essaie même de l’ébranler ;
— mais la porte est solide : c’est peut-être M. Barrillot en personne qui en a forgé les
verrous ; — et tout ce que peut faire la haine, c’est de se coucher en travers du
seuil.
Toutefois, malgré les sincères éloges que nous avons tant de joie à lui donner, que
M. Barrillot n’aille pas se méprendre sur la portée de nos paroles. Il n’est pas encore un
grand poète, et nous ne savons s’il le deviendra jamais. Sa forme trahit parfois de
l’inexpérience, et ses hémistiches boitent souvent. Mais cette claudication, je l’avoue,
n’est pas sans grâce. On sent que c’est moins une infirmité de naissance que le résultat
d’un accident, — et on se corrige d’un accident. En somme, M. Barrillot est bien
véritablement un poète, car si ses vers ne s’élancent pas tout armés de son cerveau, ils
écoulent tout émus par les fissures de son cœur.
À côté de la Folle du Logis — une de ces belles femmes du peuple, qui
marchent dans la robustesse du bon sens et dans la plénitude de la santé, — voici une muse
au front pâle, au regard voilé, à la taille svelte et frêle, et toute pareille en sa
démarche aérienne à la Camille du grand Maro.
Cette muse, un peu farouche par excès de pudeur, affamée de solitude par appréhension des
laideurs de la vie humaine, s’exile volontiers du monde, et rencontre au milieu des bois
des inspirations d’une pénétrante sérénité. C’est elle qui a dicté à M. Eugène Cressot ce
recueil de Poésies dont chaque vers semble l’écho attendri d’une chanson
aimée, ou le fugitif reflet d’une vision disparue. Ce volume ressemble — en y entrant — à
une jeune forêt discrètement coupée d’ombre et de soleil, et toute remplie, non d’oiseaux
moqueurs qui vous sifflent ironiquement au passage, mais de charmants fantômes qui vous
font signe de la main, et vous murmurent à l’oreille les plus touchantes histoires du
cœur. — Des histoires qui se résolvent dans une larme, ou se condensent dans un souvenir ;
mais si poignantes parfois, si attachantes toujours !
Tout récemment, M. Laurent-Pichat — un noble esprit qui écrit sous la dictée d’un grand
cœur — a donné du talent de M. E. Cressot une définition aussi juste qu’ingénieuse. On
croit voir, dit-il, passer l’ombre d’André Chénier à l’horizon. L’André Chénier des
Élégies bien entendu ; — et même André Chénier un peu vu au clair de
lune, plutôt qu’à l’éclatant soleil de la Grèce, dans sa robe héritée d’Athènes.
Que de vers encore et que d’élégies nous aurions à recommander au lecteur ! Mais le
groupe des poètes a beau être aussi impatient que compacte, voilà vraiment assez de vers
pour cette fois. — Et que ceux qui veulent des élégies relisent Cinna !
— Cinna ! y pensez-vous ? Cinna ! une élégie ! — La plus
farouche, la plus implacable et la plus en colère des tragédies du vieux répertoire,
devenue le pendant de la Chute des feuilles ! — Le grand Corneille frère de
lait et de phtisie de Millevoye5
le poitrinaire !
— « Une admirable élégie » vous dis-je. Et certes le mot n’est pas de moi. Je le
ramassai, il y a quelque trois mois, en plein feuilleton des Débats.
M. Hippolyte Castille n’a pas toujours été secrétaire d’État au département des affaires
étrangères et président du conseil — je veux dire qu’il n’a pas toujours songé à le
devenir. Avant de prendre pour femme légitime la politique, il avait eu la littérature
pour maîtresse ; — il m’est même revenu qu’il lui avait fait pas mal d’enfants. De ces
pauvres petits, nés avec une complexion délicate, la plupart sont morts avant l’expiration
des mois de nourrice — malgré tous les soins des éditeurs ; — quelques-uns, moins chétifs
et mieux avisés, ont survécu à l’époque du sevrage, et ont pris bravement leur parti de la
destinée.
Se voyant abandonnés de leur père, et peu après des libraires adoptifs, dont la tendresse
n’a qu’un temps, — ces intéressants orphelins se mirent à implorer la pitié des bonnes
âmes, et tendirent leurs petites mains à la charité publique. — Mais le public est très
dur de sa nature, et les péchés de jeunesse de M. Castille recueillaient de maigres
aumônes.
Comme ils étaient sur le point de mourir d’inanition, vint à passer M. Jaccottet, le
directeur de la Librairie nouvelle. M. Jaccottet a l’âme tendre ; son cœur
n’a pas eu le temps de s’endurcir comme celui de ses confrères. — En voyant ces malheureux
petits êtres exténués et grelottants à la porte d’un éditeur sans entrailles, Vincent de
Paul-Jaccottet se sentit pris de compassion ; — et, comme il s’est voué, avec un
désintéressement qui l’honore, à l’œuvre de la Sainte-Enfance littéraire, il ramassa les
innocentes créatures, et les transporta dans son hospice des enfants trouvés, — autrement
dit dans sa Bibliothèque à un franc.
Puis, leur ayant fait un bout de toilette, et les avant revêtus d’une jolie couverture
jaune, il les relança de par le monde, méconnaissables et brillants dans leur petite
taille comme un écu tout battant neuf. — Vous avez dû les voir, ces premiers-nés de
l’inspiration de M. Castille, se hausser sur la pointe des pieds à la vitrine des
étalagistes, et, tout radieux de leur résurrection éphémère, s’efforcer d’attirer le
passant par la cocarde aux couleurs voyantes du réalisme.
Histoires de ménage, scènes de la vie réelle, ainsi a-t-il plu à l’auteur
de baptiser son volume de nouvelles.
Examinons, brièvement, quelle peut être la valeur de cet ouvrage, et si M. Jaccottet
n’eût pas mieux fait de le laisser mourir de sa belle mort, à cet obscur coin de borne de
l’indifférence publique.
Le premier reproche que tout lecteur compétent adressera nécessairement à M. Castille,
c’est de manquer absolument d’invention. La nouvelle qui tient la tête du livre, et qui en
est aussi la plus importante, est une réminiscence déguisée mais évidente de Balzac. — Si
Balzac n’eût pas fait les Parents pauvres, M. Hippolyte Castille n’eût
jamais écrit l’Histoire de ménage.
Son personnage de Frédéric Labé n’est qu’un calque affaibli du baron Hulot, celui de
Marie, une fugitive et indécise copie de la baronne, comme le type d’Élisa Merton n’est
que la doublure effacée de ce monstre horrible et charmant, madame Marneffe. — Que
m’importe que l’auteur retranche trente ans à son héros, et que son héroïne — d’une nature
moins odieuse et moins répulsive, mais aussi moins vraie que madame Marneffe — participe
autant de Manon Lescaut que de la courtisane enfantée par le génie de Balzac ? Ce
travestissement malhabile ne suffit pas à me donner le change sur la pensée de l’écrivain,
pas plus que le milieu tout arbitraire d’incidents et de faits domestiques ou sociaux où
il lui plaît de jeter ses personnages.
Quand j’ai à juger une œuvre, je m’inquiète fort peu d’abord des détails de forme,
d’arrangement ou de style, je vais droit à l’idée qui en a été l’inspiration et qui
devient sa raison d’être. — Si cette sorte de clef de voûte est absente de l’œuvre, soyez
sûr qu’elle ne se tient momentanément debout que par un miracle accidentel d’équilibre ;
il suffira, pour la jeter à bas, du souffle de la critique.
Ce centre de gravité idéal et philosophique n’est pas précisément ce qui manque à la
nouvelle de M. Castille. Il y a une idée dans l’Histoire de ménage ;
seulement, je le répète, cette idée est un emprunt fait à Balzac. — L’apprenti recommence,
après le maître, le tableau de la ruine morale et des désastres domestiques causés par
l’entraînement des sens, par la frénésie de la luxure et l’omnipotence de la passion.
Le choix d’un pareil thème était déjà une maladresse : on ne se mesure pas impunément
avec un créateur de la puissance de Balzac. — M. Hippolyte Castille ne paraît pas y avoir
songé ; ou plutôt, comme il ne doute de rien et nous semble avoir une très haute opinion
de lui-même, peut-être a-t-il engagé la lutte en pleine confiance dans sa force et en
toute naïveté. — Il s’est souvenu de Jacob luttant avec l’ange, et il s’est dit : — Je
serai Jacob ! — Mais, cette fois, c’est Jacob qui est resté sur le carreau.
C’est qu’en effet il n’était pas facile de traiter à nouveau ce sujet, déjà pétri et
façonné par la main souveraine du génie. M. Castille a eu recours, pour tourner la
difficulté, à un tour de prestidigitation littéraire d’une rare ingénuité. Il a rajeuni de
moitié les personnages qu’il empruntait à Balzac, persuadé qu’il rajeunissait du même coup
son idée. — Cet escamotage ne lui a pas réussi. Le roman de Balzac conserve l’immutable
et sereine jeunesse des chefs-d’œuvre, tandis que celui de M. Castille, atteint d’une
précoce décrépitude, ressemble à ces douairières sentimentales qui confessent négligemment
quarante ans, et comblent avec du rouge, sur leur visage, les ravins de la
soixantaine.
L’auteur de l’Histoire de ménage répudie, sans doute, toute parenté de sa
Nouvelle avec le roman du poète de la Comédie humaine. Ceci n’a rien qui
doive surprendre, et cette tactique. nous est connue.
Ils sont comme cela trois ou quatre qui se taillent un paletot dans le manteau de Balzac,
et qui n’ont garde d’avouer leur larcin, convaincus qu’il leur suffit, pour le déguiser,
de porter chacun le lambeau qui lui est resté dans la main, de la grande teinturerie du
réalisme. — Je confesse qu’un lambeau de pourpre, devenu couleur de boue, ne laisse pas
que d’être méconnaissable.
Néanmoins le public, qui peut s’y tromper d’abord, finit tôt ou tard par pénétrer la
ruse. Il devine la pourpre dans la loque comme on reconnaît, à sa coupe aristocratique, le
mantelet d’une grande dame vendu par sa camériste à la revendeuse à la toilette, en le
voyant passer dans la rue sur les épaules d’une gourgandine.
Si du moins la beauté de l’exécution et les qualités de détail rachetaient, dans
l’Histoire de ménage, le vol de l’idée et le manque d’invention ! Mais,
outre que la composition en est mal distribuée et la forme assez médiocre, le style
présente le défaut plus grave d’être presque constamment opposé au naturel et à la vérité
humaine.
Volontairement ou non, M. Castille en arrive à se substituer à tout propos à son
principal personnage. Celui-ci cesse d’être un homme pour devenir un masque à l’usage de
l’auteur. — Affublé de ce masque, élargi à plaisir comme ceux des acteurs de l’antiquité,
M. Hippolyte Castille va, vient, se démène, enfle sa voix, vocifère et fulmine contre la
société et le train du monde, des anathèmes ridicules, qui traînent depuis vingt-cinq ans
à tous les coins de rue littéraires. — Pour donner à ces banalités prétentieuses une
apparence de nouveauté, il les saupoudre de vocables rébarbatifs et de termes ambitieux
empruntés au jargon philosophique.
On sent que cet homme pose sans cesse en face du monde comme de lui-même ; qu’il se
préoccupe avant toute chose d’être différent d’autrui, pour mieux paraître supérieur à
tous. — Il trouvera le moyen d’envelopper une déclaration d’amour dans la sécheresse et la
précision pédante d’une formule scientifique ; la description d’un paysage, émaillée de
mots familiers au chimiste ou au psychologue, prendra sous sa plume le caractère d’une
laborieuse marqueterie.
Les héros du romantisme oubliaient d’être passionnés à force de chanter leur passion sur
tous les modes lyriques : les personnages de M. Castille aboutissent au même résultat par
un chemin différent : ils se noient dans un océan de rhétorique et de dissertations
déclamatoires. — Une lutte semble s’établir, dès les premières pages du livre, entre la
conviction que l’auteur a de sa puissance et l’avortement de ses facultés inventives ; et
comme son orgueil veut avoir naturellement le dernier mot, quand l’homme d’imagination se
trouve désarçonné, il appelle à son secours l’homme politique. — Le romancier se
métamorphose en tribun, en pasteur des peuples, en dictateur.
C’est alors qu’il laisse éclater, dans leur nudité brutale, cette sceptique indifférence
et ce mépris de l’humanité communs à tous ceux qui se croient appelés à gouverner leurs
semblables. — Aux sommets d’où il la contemple, il prend en risée la vie sociale et
flagelle la morale éternelle du revers de son éloquence. Et puis — je ne sais si je me
trompe — mais il y a, ce me semble, plus que du dédain et de l’ironie dans ces pages
enfiellées. Il s’en exhale çà et là comme un parfum de cruauté, une sorte de saveur
haineuse et d’implacabilité préconçue, qui produisent sur l’imagination du lecteur l’effet
du miroitement d’une hache.
M. Castille est sans doute, en réalité, un excellent homme : à ne le juger que par ses
œuvres, il serait un homme méchant. On se surprend, devant tel passage de son livre, à se
dire : — Il y a là-dedans du Robespierre et du Domitien ; en attendant de tuer des hommes,
l’auteur doit employer ses loisirs à tuer des mouches.
Toutes ces réflexions ne s’appliquent pas seulement à l’Histoire de
ménage, mais aussi et surtout à Lucien Bruno, la nouvelle qui clôt
le volume. — Nous omettons à dessein les deux autres, qui nous paraissent avoir une valeur
et une importance beaucoup moindres.
Quant aux œuvres politiques de l’auteur, nous n’avions pas à nous en occuper ; toutefois
nous ne laisserons pas échapper cette occasion de constater l’immense distance qui les
sépare de ses œuvres d’imagination. — M. Castille, en y apportant les défauts de son
esprit, y a révélé des qualités tout à fait nouvelles et puissantes. — Ces travaux,
abstraction faite de sa doctrine et de ses tendances, annoncent un remarquable écrivain
politique et un historien qui grandira.
Nous avons été sévère pour les Histoires de ménage, et nous y avons
d’autant plus de mérite que nous n’ignorons pas quelles terribles représailles peut
s’attirer notre impartialité de la part de M. Castille. — Le jour où l’on proclamera sa
dictature, que n’aurons-nous pas à craindre de ses rancunes ? Il est vrai que nous aurons
un préservatif contre sa colère dans notre obscure chétivité. Mais quoi ! ne nous
suffira-t-il pas d’avoir osé regarder son soleil en face, pour lui sembler digne
de ses vengeances ?
Il en sera ce que Dieu voudra ; nous sommes prêt à tout, et nous tenons dès aujourd’hui
notre tête à la disposition de M. Castille. — Nous lui demandons seulement en grâce de ne
pas aggraver méchamment notre situation en nous prêtant, par voie d’hypothèse, — comme il
nous est déjà arrivé, — des crimes imaginaires.
Que le public lise dans nos articles ce que nous y mettons, fort bien, mais non ce qu’il
lui plairait d’y mettre. Nous sommes le secrétaire de notre pensée, et non celui des
méchantes langues. Notre tâche se borne à la critique des livres, elle ne va point jusqu’à
la diffamation des personnes. — Ainsi il a plu, m’a-t-on dit, à quelques langues
envenimées et à quelques esprits myopes de donner une interprétation offensante pour
M. Gaiffe à quelques lignes que nous lui consacrions dans un de nos articles. — Comme la
faute en est à eux, non à nous, nous protestons une fois pour toutes — et sans avoir rien
à retirer, — contre cette tendance d’une partie du public à tout dénaturer, et à attribuer
à la phrase la plus innocente une portée scandaleuse. Le public s’était trompé dans son
interprétation, que le public se rétracte !
C’en est fait, l’ombre gagne de proche en proche, la Nuit devient chaque jour plus
envahissante et plus épaisse, et l’art actuel est à dix mille mètres au-dessous du niveau
normal du talent, de la poésie et de l’esprit. — Après avoir décrit son ellipse
foudroyante, la comète du romantisme a disparu du firmament poétique, et c’est à peine si
nous distinguons encore le bout de sa queue ; le chiffonnier Réalisme est à la veille de
manquer d’huile pour alimenter sa lanterne ; et mieux vaudrait la nuit noire que ces
lueurs sottes et bourgeoises que projette autour de nous la chandelle de suif de l’école
du Bon Sens.
Ah ! celle-là, nous l’avions crue morte, et nous applaudissions du cœur et de la main à
ce trépas inespéré. — Fou que nous étions ! Comme si l’école du Bon Sens pouvait jamais
avoir une fin, elle qui n’a point eu de commencement ! — Comme si elle n’avait pas été
engendrée de toute éternité par le mariage de la banalité, son immémoriale aïeule, et du
lieu commun, son père immortel !
Et que viennent-ils nous dire, ces ignares , ces stupides scoliastes, ces
sots fabricants de classifications et d’étiquettes, qui s’ingèrent de régenter la muse, de
parquer la poésie et de discipliner l’esprit ? — Que viennent-ils nous dire, que
M. Ponsard est le fondateur de cette école et l’inventeur du Bon Sens ?
Bien avant M. Ponsard, le bon sens avait été découvert ; — et du jour où il y eut trois
hommes sur la terre l’école se trouva fondée.
Abel, — ce type primitif du bon jeune homme, tel que M. Véron le
faisait revivre, il y a deux ans, pour l’édification des abonnés du
Constitutionnel, — Abel le timide, Abel l’innocent, Abel le pudique, fut
le premier représentant de l’école du Bon Sens, comme il fut aussi le premier
bourgeois.
Bien avant M. Ponsard, ce ponsardiste sans le savoir, avait composé sa comédie de
l’Honneur et l’Argent, quand il allait, sans arrière-pensée cupide et
sans autre salaire que la satisfaction de sa conscience, déposer sur l’autel du Seigneur,
sa vertueuse offrande de chaque jour.
Et Caïn, le farouche Caïn, — Caïn le révolté, Caïn le fratricide — en même temps que son
frère fondait l’école de la sagesse, de la modération et du bon sens, il créait, lui,
celle de l’insurrection morale, de la fantaisie déchevelée, de la rébellion à outrance et
du romantisme à tous crins.
Oui certes, Caïn fut le premier romantique, et le précurseur de la tragédie
shakespearienne, du drame byronien et du théâtre hugotique. — Sa hache ensanglantée
devait, plus tard, et tour à tour, devenir le poignard de Macbeth, le sabre du Giaour et
la fine lame d’acier deux fois trempé — la bonne lame de Tolède !
Ô poignard de Macbeth ! ô bonne lame de Tolède ! qu’êtes-vous devenus ? — Qu’êtes-vous
devenues, fantaisies juvéniles, audaces .sanguinaires, témérités bruyantes du
romantisme ?
Ruine et deuil ! « Enfer et damnation ! » du poignard de Macbeth, les Abel de la poésie
moderne, les poètes timides et craignant Dieu, ont fait un couteau à papier pour les
notaires de la comédie bourgeoise ; — de la bonne lame de Tolède, les malheureux ! ils ont
fait un sabre de bois.
En vérité, je vous le dis, le ponsardisme est éternel, l’école du Bon Sens remonte aux
premiers âges du monde, — mais son règne ne fut jamais mieux établi, plus universel et
plus florissant que de nos jours.
Malherbe, Nicolas Boileau, Jean-Baptiste Rousseau, Campistron, de Jouy, Raynouard — tous
les Ponsard du temps passé — réjouissez-vous ! Notre littérature s’était affranchie : la
voilà qui tend de nouveau ses mains et son cou à la chaîne des froides règles, au joug de
l’idée reçue, à la servitude du lieu commun, et aux menottes du préjugé. — Au lieu de la
chaudière des sorcières du grand William, où se tordaient pêle-mêle, dans une ardente
fusion, l’inspiration primesautière, la folie sans queue ni tête et l’originalité en
révolte du romantisme, nous n’avons plus que le pot-au-feu sensé, la marmite économique,
où mijotent doucettement et bonifacement les vertueux ingrédients de l’école du Bon
Sens.
Un moment, nous avions espéré que le Réalisme allait la renverser, cette école
sempiternelle ; et volontiers, quoique le Réalisme n’ait pas toutes nos sympathies, nous
aurions fait le coup de feu dans cette révolution littéraire. — Ou la liberté populaire et
individuelle, ou le despotisme du génie, nous ne voyons pas autre chose. — Nous préférons
encore, en littérature, aux bourgeois en bonnet de coton et en pantoufles, les paysans en
sabots ferrés, remplis de paille fraîche, ou les va-nu-pieds en haillons.
Malheureusement, le Réalisme n’a même pas eu ses trois jours de lutte courageuse et
d’héroïque bravoure. — En moins de rien, il avait épuisé sa giberne et tiré toutes ses
cartouches.
Il se crut vainqueur pourtant, et dans l’ivresse de son triomphe, au lieu de dresser de
nouvelles barricades, il se coucha — barricade vivante — au beau milieu de la rue — je
veux dire en plein ruisseau — après s’être gorgé de vin bleu. L’école du Bon Sens en
profita pour lui faire passer sur le corps, à l’exemple de Tullie, sa lourde charrette
attelée de bœufs comme le char de nos anciens rois ; et elle empocha la victoire.
À cette heure, elle règne à peu près partout : au théâtre, dans le roman, dans la
nouvelle, dans la poésie ; — et voilà, Dieu me pardonne ! qu’à force d’être sensée notre
littérature est à la veille de n’avoir plus le sens commun. — Tout ce qui se publie, tout
ce qui se lit et s’affiche d’inédit, est d’une honnêteté, d’une bégueulerie, d’une
anodinerie et d’une platitude parfaites.
L’ode n’est plus qu’un puéril exercice, une charge en douze temps de rimes riches ; la
nouvelle, un conte à ronfler debout.
L’école du bon sens a fait pour notre littérature ce que fit l’esclave Septimuléius pour
le crâne du dernier des Gracques : elle lui a mis du plomb, beaucoup de plomb dans la
tête ; — qui lui inoculera, en place de tant de plomb, quelques petits grains de
folie ?
Ce ne sera pas, à coup sûr, M. Gerdret, versificateur candide qui a rempli jadis — comme
son recueil nous l’apprend — les fonctions de sous-préfet, et qui s’intitule poète
aujourd’hui.
M. Gerdret se trompe : il n’a jamais été plus sous-préfet et jamais moins poète que dans
son livre. — Lui donner pour titre, à ce livre, ce simple mot : Insomnies,
c’est afficher une prétention exorbitante, car il est trop évident que ses vers n’en
sauraient coûter à personne. — Ce n’est pas Insomnies, c’est Narcotiques qu’il fallait dire.
Comprend-on, quand on a dans sa garde-robe un habit de sous-préfet et qu’on éprouve le
besoin de se sourire à soi-même dans le miroir complaisant de sa vanité, qu’on aille
— sans y être contraint par la force armée — se mirer dans de méchants vers ? Il est si
facile de passer son habit brodé, de coiffer le claque et de se camper devant sa glace !
— Ah ! monsieur Gerdret, le poète des Insomnies appartient beaucoup trop à
l’école du bon sens, mais en revanche l’ex-fonctionnaire en montre bien peu !
Pas plus que l’auteur des Insomnies, que je soupçonne de n’être plus
jeune, celui des Châtaigniers, paysannerie en vers, ne me semble destiné à
opérer un rajeunissement dans notre littérature travaillée par la goutte et l’hydropisie.
— M. Eugène d’Araquy a de la jeunesse pourtant, mais une jeunesse sans audace et sans
volonté, qui ne sait pas ou n’ose point être originale. Il ne dit jamais : Tout ou rien !
— Comme l’âne de Buridan, sa pensée reste souvent indécise entre l’orge de M. de Florian
et l’avoine du réalisme ; puis la voilà qui se décide, en fin de compte, à mettre la nappe
dans la plate auberge du juste-milieu littéraire. — L’influence de l’école du bon
sens !
— Ô bon sens, que me veux-tu ?
Mais au demeurant, pourquoi nous plaindre ? Voici deux inspirés, deux audacieux, deux
rebelles. MM. Édouard Plouvier et Charles Vincent, auteurs des Refrains du
dimanche. Je vous entretiendrai un peu longuement, comme il convient, dans une
prochaine causerie, de ce remarquable recueil. — Je vous chanterai un de ces refrains, et c’est bien le diable si vous n’oubliez pas ce que ma voix a de
détestable, dans l’harmonie et le charme de la chanson.
Une chose m’a toujours révolté : c’est l’indifférence ou plutôt le dédain dont la femme
laide a de tout temps été l’objet de la part de MM. les romanciers, les dramaturges et
les poètes.
Il n’est pas d’héroïne de roman ou de comédie qui ne soit une femme charmante, une
créature incomparable, une personne accomplie.
Quant aux Béatrices invoquées par les poètes lyriques, c’est bien autre chose,
vraiment.
Vous n’en trouverez pas une qui ne soit une merveille de grâce, un miracle de la forme,
un prodige de beauté. — On nous les présente toutes comme autant d’abrégés de la
perfection divine ; et si l’épithète d’ange commence à tomber, à leur endroit, en
désuétude, cela tient uniquement à la difficulté, plus grande de jour en jour pour les
poètes, de se procurer des ailes.
Il serait bien temps, ce me semble, de mettre un terme à cette absurde convention, dont
le moindre inconvénient est de souffleter à tout propos la réalité et la
vraisemblance.
Je ne veux pas dire que la femme belle ou seulement jolie n’est qu’une entéléchie et
une fiction ; mais tous les gens de bonne foi reconnaîtront qu’elle n’existe guère dans
la société qu’à l’état d’exception, et pour ainsi dire d’accident.
Cette formule immémoriale « la plus belle moitié du genre humain », n’a jamais été
qu’une méchante plaisanterie. Je n’y vois pas autre chose qu’une façon ingénieuse et
détournée de notre amour-propre de constater que les hommes sont fort laids.
N’est-ce pas une mystification ridicule, pour l’honnête bourgeois qui assiste à la
représentation d’une comédie, d’entendre traiter à chaque scène de « merveille divine »
et de « beauté sans seconde » l’héroïne de la pièce, quand il n’a devant lui qu’une
actrice fort ordinaire, d’une figure commune, et de tout point pareille à sa femme ou à
sa fille — deux affreuses créatures qu’on dirait sorties de l’atelier de M.
Courbet ?
Je parle du faux Courbet, bien entendu ; car tout le monde sait qu’il y a deux
personnalités bien distinctes dans le peintre de la Fileuse. — De ces
deux hommes, qui devraient bien au plus vite se fondre en un seul, le premier, le vrai,
l’auteur du Violoncelliste, de l’Homme blessé, de
l’Homme à la pipe et de tant d’autres œuvres admirables ou charmantes,
est tout simplement un des maîtres de ce temps-ci ; — le second, le faux Courbet,
l’auteur des Baigneuses et des Lutteurs de l’Hippodrome,
est un madré Franc-Comtois qui s’est fait un pinceau avec la queue du chien
d’Alcibiade.
Je pense d’ailleurs, — et je le désire vivement, — que M. Courbet ne nous donnera plus,
à l’avenir, que des chefs-d’œuvre, car cette queue, dont il s’était fait un pinceau, il
l’a prêtée dernièrement à M. About pour écrire sa préface de Guillery, et
M. Edmond About est trop habile homme et point assez scrupuleux pour la restituer à
M. Courbet.
Vous connaissez Mangin, n’est-ce pas ? Eh bien ! — c’est une chose avérée — les crayons
de Mangin sont excellents, mais si Mangin n’avait pas eu l’esprit de s’affubler — avant
la complainte du sire de Framboisy — de la défroque anachronique de ce Sganarelle féodal, Mangin ne vendrait pas ses crayons. — Cette vérité
philosophique a pu échapper à bien des gens, je suis sûr qu’elle n’a pas échappé à M.
Courbet.
Au surplus, l’auteur des Demoiselles de village ne fait guère que ce
qu’ont fait avant lui plusieurs pauvres grands hommes, jusque-là méconnus de leur
siècle ; — je parle des plus grands et des plus illustres. — Au dire de certains
de Shakespeare, l’immortel auteur de Roméo et Juliette
était obligé, à l’époque de ses commencements, de préluder par les parades de la porte à
la représentation de ses chefs-d’œuvre.
C’était le seul moyen d’attirer la foule. Seulement, il y avait, au théâtre de
Black-Friars, des comparses chargés de ce rôle subalterne. De pareilles complications
n’existent pas au théâtre de M. Courbet. Il est tout à la fois le héros de la pièce et
le paillasse, excellent peintre et meilleur charlatan, s’il est possible. Tout cela pour
le modique prix d’entrée de cinquante centimes. Avouons que ce n’est pas cher. Il est
vrai qu’au théâtre de Shakespeare on entrait pour un penny.
Il était si facile à M. Courbet de confier à l’un de ses nombreux amis ce rôle de
pitre. Il n’avait qu’à choisir dans son Épopée du peintre. Cela n’eût
été, assurément, ni moins beau ni moins bizarre. Fermons cette parenthèse et
De vrais moutons, en effet, pour la douceur, que les femmes laides, lesquelles tâchent
à faire oublier, à force de soumissions câlines et de tendresse, ce qui leur manque du
côté des charmes et de la grâce. — Je sais bien que, lorsqu’elle se mêle d’être
méchante, la femme laide devient quelque chose comme l’hyène de l’amour ou la panthère
du ménage. — Néanmoins on ne peut nier que ces panthères ne soient en très petit nombre
chez les femmes laides, au lieu d’en composer la majorité, comme l’ont fait courir ces
méchantes langues de jolies femmes. On ne saurait le crier trop haut, puisque les
romanciers et les poètes se sont faits, là-dessus, les apôtres du mensonge, ce n’est
point la femme laide, mais la jolie femme, qui fut de tout temps l’incarnation de la
médisance.
Mais n’anticipons pas sur ces remarques apologétiques, et revenons au point d’où nous
partions avant d’ouvrir notre parenthèse.
Imagine-t-on rien, disions-nous, de plus absurde que cette contradiction choquante qui
se renouvelle perpétuellement sur les planches ? L’héroïne de la pièce, de par le
caprice de l’auteur, est toujours une adorable créature, tandis que, de par la volonté
du bon Dieu, l’actrice chargée de la représenter n’est rien moins qu’une jolie femme.
Quand donc les poètes et le bon Dieu sauront-ils se mettre d’accord ?
Ici l’on m’arrête, et l’on me fait observer que l’exemple est des plus mal choisis, la
beauté étant, de l’aveu de tous, chose assez commune dans le monde des comédiennes. Pour
donner plus de poids à l’objection, on me cite la Comédie-Française.
Je confesse que l’objection est des plus embarrassantes. — Le personnel féminin de la
Comédie-Française est évidemment, dans son genre, une collection unique ; — et c’est là,
à dire vrai, le sérail d’élite de ce sultan blasé qu’on appelle
le public.
— Distinction, grâce, beauté, jeunesse, esprit, tout s’y trouve. — Mais n’y a-t-il pas
bien à dire encore ? et ces dames sont-elles véritablement des merveilles
irréprochables ?
Le Musée de la Comédie-Française.
Mesdames Nathalie, — Augustine Brohan, — Madeleine Brohan, — Favart, — Denain, — Émilie Dubois, — Bonval, — Marquet, — Judith, — Delphine
Fix, — Valérie, — Savary, — Figeac, — Mantelli, — Plessy.
Mademoiselle Nathalie a le port et la majesté d’une reine ; — mais d’une reine qui s’en
irait à pied visiter les halles, et qui mettrait tous ses soins à garder
l’incognito.
Mademoiselle Augustine Brohan est le prototype des femmes charmantes ; mais elle a je
ne sais quoi de vipérin et de démoniaque répandu sur toute sa personne, qui vous fascine
et qui vous inquiète. On regarde, on épie, on examine, et comme on ne trouve, en
définitive, ni griffes au bout de ses doigts roses, ni couleuvre frétillante au coin de
ses lèvres, ni queue de serpent au bas de sa robe, on conclut par la taxer d’incomplète,
et l’on se dit : C’est une Mélusine manquée6 !
Au reste, la spirituelle comédienne se dédommage, assure-t-on, dans l’intimité, des
contraintes de la scène. Elle ne peut être Mélusine sur les planches ; en revanche, elle
redevient tout à fait serpent dans la coulisse, disent ses amies intimes.
Madame Madeleine en remontrerait pour la beauté à la Vénus de Milo, et c’est
positivement la plus jolie femme de Paris. Elle a même, de plus que la Vénus, de très
beaux bras, mais le sculpteur a oublié de lui souffler le génie. C’est la Galathée de
Pygmalion, avant que Pygmalion devînt amoureux de sa statue.
Mademoiselle Favart a des yeux superbes des yeux qui envahissent toute la scène quand
elle fait son apparition. Il semble qu’elle ait emprunté à Homère les yeux bovins de
Junon ; mais il y a un petit malheur à cela : c’est que ses yeux lui mangent le front.
— Et puis — car le public lettré des Français a lu l’Iliade — on croit se
souvenir par moments que ces yeux ont déjà servi, et l’on trouve qu’ils ont été
enchâssés quelque peu maladroitement. On ne pourrait pas le prouver, mais la question
est louche.
Mademoiselle Denain semble sortie d’un magnifique bloc de Paros, mais d’un bloc
insuffisamment dégrossi. Elle a été commencée par Phidias, et achevée par
M. Préault.
Mademoiselle Émilie Dubois est, de toutes les Agnès passées, présentes et futures,
j’ose le dire, la plus naïvement adorable et la plus gracieuse. Elle a toute la saveur
et tout le parfum d’une pomme verte mais ces messieurs de l’orchestre, s’il faut les en
croire, n’aiment pas les pommes vertes. Cela vient, je présume, de ce qu’on a beau
secouer l’arbre, les pommes vertes tiennent bon. Ça les agace.
Mademoiselle Bonval est une très affriolante et très accorte personne. On sent qu’elle
a traversé de grandes maisons, en s’attardant dans l’antichambre. Sa figure est
soubrette comme ses rôles.
Mademoiselle Delphine Marquet est un des derniers, mais admirables échantillons de
cette espèce à peu près perdue : les blondes. Chacun de ses cheveux est un filet d’or,
et, vu la valeur de ce métal, sa coiffure naturelle ne s’évalue pas à moins d’un
million. — Malheureusement, le public, qui n’est pas facile à contenter, trouve que sa
chevelure a par trop déteint sur son talent. Ce qui fait qu’il est beaucoup moins
millionnaire.
Mademoiselle Judith a la suavité de contours et la pureté linéaire d’un chef-d’œuvre de
l’art grec. — Mais il lui manque cette expression de divin contentement et d’auguste
sérénité qui rayonne dans les créations du ciseau païen. Elle a toujours l’air
souffrant. — C’est une antique qui relève de maladie.
Mademoiselle Delphine Fix est la fusion la mieux réussie du bon Dieu — de la
gentillesse, de la grâce et de l’esprit. — Elle n’a qu’un défaut : elle sourit trop.
— Ses lèvres sont devenues comme une stéréotypie du sourire. — Le public pense qu’elle a
tort ; mademoiselle Fix soutient, elle, qu’elle a raison, et elle répond au public par
trente-deux arguments d’une irrésistible blancheur. — Mais il arrive qu’au moment où ses
dents vont gagner sa cause, sa bouche vient de la perdre.
Mademoiselle Valérie est une bien piquante et bien svelte miniature ; — mais ce n’est
pas une femme : c’est une guêpe. — Et puis elle a le nez presque aussi pointu que la
langue.
Mademoiselle Savary tire son principal charme de l’expression de douceur, de
résignation et de bonté qui éclaire sa physionomie. — Vous diriez d’une nonne condamnée
pour ses péchés à jouer la comédie. — Seulement, son joli petit nez, qui ferait si bien
dans la figure d’un enfant, semble, au milieu de la sienne, confus de sa petitesse.
C’est un nez qui a dix ans, et qui aura oublié de grandir depuis l’âge de raison. — La
bouche de mademoiselle Savary, qui s’en est souvenue, est beaucoup moins
adolescente.
Mademoiselle Figeac serait une bien jolie femme si elle était moins magnifiquement
vêtue. — Ses robes font un tort immense à sa figure : il est vrai que sa figure en fait
bien davantage à sa couturière.
Mademoiselle Mantelli sera une fort belle personne, ma foi ! du jour où elle saura
gesticuler et marcher. — Ses pas sont autant de saccades, et chacun de ses gestes est
coupé à angle aigu. S— es bras ont l’air d’obéir, en se mouvant, à l’impulsion d’un
ressort, de sorte qu’on tremble, au moindre geste un peu violent, que le ressort ne
vienne à casser. — Je ne sais si c’est une calomnie de mon lorgnon, mais il me semble
que la belle figure un peu castillane et un peu virile de mademoiselle Mantelli porte à
la lèvre supérieure un ornement tout à fait tra los montes. Elle se
sera déguisée, un soir, en caballero, et sa moustache postiche, en
rentrant dans l’armoire, aura laissé à sa lèvre ce souvenir velouté mais
imperceptible.
Madame Plessy, — et j’aurais dû commencer par elle me fait l’effet, — d’une grande dame
qui aurait eu pour institutrice une chatte. Elle a une bien jolie bouche mais si exiguë
et si mignonne ! — De cette bouche, la prose fluette de Marivaux s’en accommode assez
volontiers, et elle en sort sans trop de foulures ; mais pour les grands vers du
Misanthrope, c’est une autre affaire ! Ils sont obligés de se faire si
petits pour sortir par cette étroite porte, qu’ils en retombent sur la scène tout
essoufflés et tout aplatis. — Les narines de madame Plessy sont deux ironies roses, qui
semblent se railler à tout propos de l’exiguïté de sa bouche. Si peu qu’on les voie
s’enfler au moindre vent de l’émotion, elles ont bientôt fait de devenir plus grandes
qu’elle.
Somme toute, et malgré quelques imperfections de détail, le personnel féminin de la
Comédie-Française constitue un admirable ensemble. — Mais en peut-on dire autant de
celui des autres scènes ? Il n’est pas de théâtre, je le veux bien, qui n’ait son astre
en fait de beauté ; mais c’est le plus souvent un astre solitaire, réduit à se passer de
satellites. — Au contraire, pour un seul échantillon de la perfection plastique, que de
spécimens innombrables et variés de la plus irréprochable laideur ! — Au théâtre comme
dans le monde, c’est la laideur qui compose la majorité, et c’est au nom de cette
majorité, opprimée par une minorité infime, que nous avons protesté.
Nous réclamons pour les femmes laides le droit de naturalisation dans la république des
lettres.
Quand cette réforme sera accomplie, quand la femme laide remplacera dans le drame, la
comédie ou le roman « les merveilles de beauté, les étoiles et les anges venus d’en
haut », vous verrez comme chacun s’en trouvera mieux. Outre que l’art aura fait un pas
immense dans la voie de la vérité, les honnêtes gens y gagneront cet avantage de rompre
avec les habitudes d’une sotte hypocrisie. — Par exemple, les écrivains ne seront plus
obligés de refaire en tête de leurs préfaces cet éternel mensonge : « Chers lecteurs et
belles lectrices » ; les bourgeois ne seront plus forcés de trouver
leurs femmes charmantes, nécessité misérable qui dure depuis des siècles.
Comment voulez-vous, en effet, persuader à votre femme qu’elle a une vilaine figure,
tant qu’on ne met sur la scène ou dans les livres que des héroïnes d’une beauté
merveilleuse ? — Elle est intéressée à se retrouver tout entière dans ces peintures ; et
comme elle se trouve avoir toutes les passions de celles-ci, elle se figure aisément
qu’elle en a aussi le visage. — C’est une erreur généralement accréditée aujourd’hui
parmi les femmes qu’elles sont toutes jolies, et les plus laides ne sont pas les moins
empressées de faire parade de leurs prétentions à la beauté.
Aussi bien, la faute en est-elle à nous autres hommes, et à notre vanité, si toutes ont
fini par donner dans ce travers. — Quand nous sommes au spectacle, par exemple, et qu’on
nous déroule les aventures et les fautes mignonnes d’une très jolie femme — il n’y en a
jamais d’autres — que faisons-nous ? Au lieu de finir par crier à la fausseté et au
mensonge de ces redites éternelles, nous nous carrons avec fatuité dans notre stalle, et
nous passons galamment sur notre menton les barbes de plume caressantes de l’amour
propre.
Nous n’avons jamais eu de relations avec des femmes de l’espèce qu’on nous présente,
mais nous ne sommes pas fâchés de le laisser croire. — Nous nous récrions, nous
pleurons, nous feignons d’être émus, nous mettons la main sur notre cœur dans des
attitudes pathétiques ; et des douze cents spectateurs qui garnissent une salle, chacun
se substitue à son profit, devant les onze cent-quatre-vingt-dix-neuf restants, au
personnage du jeune premier. C’est une flouerie générale, dont personne n’est la
dupe.
Que les hommes renoncent à leurs sottes prétentions, la femme laide aura bientôt
abdiqué les siennes. — Quand les femmes sauront qu’il leur est permis d’être laides,
c’est-à-dire d’être vraies, elles seront toutes charmantes. Débarrassées des
appréhensions de la raillerie, elles rompront avec la méchanceté, et deviendront mille
fois plus tendres et plus aimantes. — Elles n’auront plus qu’un souci : se faire
pardonner leur visage.
Mais quand viendra-t-elle, cette réforme tant souhaitée, et quand donc celle des
lettres préparera-t-elle celle du monde ? — Deux fois en ce siècle, elle a failli
s’accomplir, et finalement elle a toujours été ajournée.
Il semblait que le romantisme, qui avait arboré cette formule célèbre : Le beau, c’est
le laid ! dût remettre les choses dans leur ordre véritable, c’est-à-dire attribuer une
plus grande importance dans l’art à la femme laide, ainsi que cela existe dans le monde,
où elle tient une si large place.
Mais le romantisme, dès son avènement, fut gâté par les jolies femmes.
Dans la crainte de voir signer leur déchéance par les poètes romantiques, elles mirent
toute leur coquetterie à les circonvenir et à les séduire ; et l’on peut dire qu’il n’en
est pas une, en ce siècle, qui n’ait usé ses doigts à les passer dans les cheveux du
romantisme.
Voilà pourquoi le romantisme, — soit dit en passant, — qui
avait les cheveux
si longs, nous montre aujourd’hui un crâne si chauve :
C’est là que l’attendaient les classiques, ils n’ont pas voulu d’autre vengeance.
Le romantisme, n’ayant plus un seul cheveu sur la tête, s’en va tous les jours frapper
à la porte de l’Institut pour y acheter, quoi ? des perruques.
Et l’Institut, malin comme tous les vieillards, lui dit tantôt : — J’ai mes pratiques ;
ou bien : — Mes perruques seraient trop grandes ; ou bien encore : — Le moment est mal
choisi, repassez l’année prochaine.
Quoiqu’il en soit, le romantisme étant demeuré, sa longue carrière durant, l’enfant
gâté des jolies femmes, celles-ci, — par la raison bien simple qu’on ne saurait peindre
que ce que l’on connaît bien, — continuèrent à tenir la corde dans les conceptions
romantiques.
Et quand les écrivains de cette école songèrent à réaliser leur programme, en ce qui
touche les créations féminines, au lieu de prendre dans la société la femme laide et de
lui donner droit de cité dans les lettres, ils y introduisirent des personnages de
fantaisie, des monstres femelles. Ils inventèrent :
La femme laide a donc continué à vivre dans la disgrâce des romanciers et des
poètes.
Mais un jour, une grande rumeur éclata dans la république des lettres.
Le romantisme se faisait vieux, et il avait beau se montrer d’autant plus aimable et
plus empressé qu’il vieillissait davantage, les jolies femmes se retiraient de lui.
Les jolies femmes sont exigeantes ; — c’est leur plus doux privilège.
Quand elles s’aperçurent que cette union, où elles s’offraient tout entières, menaçait
de devenir une union purement abstraite et métaphysique ; quand elles eurent constaté
l’insuffisance et la nullité croissante du romantisme, elles lui tirèrent leur révérence
et le mirent à la porte, Il leur fâchait d’être femmes de moins en moins, et de tourner
à l’ange d’une façon par trop complète.
Le romantisme, penaud, alla demander asile à l’Académie, — cet hôtel des invalides des
vétérans de lettres qui, par vieillesse ou par accident, se voient privés d’un de leurs
membres.
C’est alors qu’une grande rumeur, je le répète, se fit dans la république.
Le romantisme était parti, le réalisme arrivait.
Les jolies femmes se mirent à leur fenêtre, rêvant les dédommagements les plus
réalistes ; mais il faut croire que le réalisme était fort laid, car toutes les fenêtres
se refermèrent presque aussitôt.
Cette fois, la femme laide put enfin prévoir le terme de son injuste ostracisme.
Elle put légitimement espérer de s’introduire dans le monde de l’imagination et des
créations littéraires, à la suite du nouvel arrivant.
Il était bien avéré pour tout le monde que le réalisme n’avait pas eu le moindre
commerce avec la moindre jolie femme, et que celles-ci ne lui étaient connues que par
ouï-dire.
D’un autre côté, chacun se souvenait de l’avoir vu passer dans la rue donnant le bras à
des figures extrêmement désagréables.
Si donc, — comme nous le disions plus haut, — on ne saurait bien peindre que ce qu’on a
bien pratiqué, le règne des jolies femmes était passé, celui des femmes laides était
venu.
Et cependant l’attente générale fut encore une fois trompée.
On s’était singulièrement mépris, — paraît-il, — sur les femmes dans l’intimité
desquelles vivait le réalisme ; on les avait jugées avec beaucoup trop d’indulgence ; et
lorsqu’il voulut les présenter aux honnêtes gens, ce fut un cri de répulsion et de
dégoût unanime. — On les disait laides, il se trouva qu’elles étaient affreuses.
Le romantisme nous avait donné la femme horrible ; le réalisme nous
gratifiait, lui, de la femme ignoble.
En horreur de ces effroyables caricatures, artistes, poètes et public retournèrent de
plus belle aux « merveilles de grâce, aux trésors d’enchantement, aux prodiges de
beauté ».
Romans et poèmes redevinrent une succursale du paradis.
L’ange foisonna comme aux plus beaux jours du romantisme.
Pour la seconde fois, l’avènement de la femme laide était ajourné.
À quand cette réhabilitation ? Ceci est le secret de l’avenir.
La Révolution compte déjà un grand nombre d’historiens : mais pas un d’eux n’a vu ou
cherché jusqu’ici, dans cet enfantement d’un monde, le point de départ d’une littérature
et l’avènement d’une forme nouvelle de la pensée. C’est qu’à vrai dire, si l’on s’en
tient exclusivement aux œuvres de l’esprit contemporaines de la période révolutionnaire,
il est trop évident que la Révolution n’a point eu de littérature.
De quelque éclat inouï qu’aient brillé alors l’éloquence
parlementaire et le
journalisme, on ne saurait voir les éléments d’une littérature dans des harangues de
tribune et des articles de journaux ; et il faut, pour constituer une époque littéraire,
un faisceau d’œuvres de génie qui a manqué à la Révolution. — Son idée ne pouvait et ne
devait se traduire que bien plus tard dans le drame ou dans le livre.
C’était l’heure par excellence de l’action, et de l’action toute seule. Quant à
assister spéculativement à cette vaste débâcle pour essayer de la chanter ou de la
peindre, c’était chose impossible pour le penseur : il n’y avait pas de promontoire
assez élevé d’où on pût la regarder passer ; de l’un à l’autre bout, le littoral social
était submergé. On lutte contre le déluge, on s’y abandonne, mais on ne le chante pas,
— à moins d’y avoir survécu.
Aussi, de toutes parts, quelle activité vertigineuse ! quelle fièvre de combat !
l’édifice est au ras du sol, il s’agit de reconstruire ; il sera temps d’accorder sa
lyre quand le laurier pyramidera au sommet du monument.
En quoi la fiction pourrait-elle lutter d’ascendant, de puissance et d’intérêt avec
cette réalité formidable ? que sont, je vous prie, les tragédies de M.-J. Chénier,
comparées à ce drame gigantesque, où deux grands principes, mis en présence, groupent
autour d’eux trente millions de comparses ? Que deviennent ses héros devant les
pères-nobles de la Constituante et les jeunes premiers de la Convention ?
Et voilà, pourtant, les œuvres les plus recommandables de cette époque. Je me trompe ;
la Révolution enfanta un chef-d’œuvre : la Chaumière indienne ; mais,
suffit-il d’un chef-d’œuvre de deux cents pages pour faire une littérature ? Et,
d’ailleurs, ce petit livre ne répond qu’à un des besoins, ne représente qu’une des
aspirations du moment. C’est la sanction définitive, faite par un homme de génie, de la
découverte de la nature, inaugurée par Rousseau. Après avoir rejeté cette montagne
écrasante du dogme féodal et politique qui pesait sur toutes les poitrines depuis des
siècles, on aspire à s’enivrer d’air libre, à se fondre dans la vie universelle de la
création ; le petit livre de Bernardin est le grand chemin qui conduit vers la solitude
les âmes altérées de cette soif de vérité, d’isolement et d’idéal.
Mais où sont les œuvres qui résument l’effort révolutionnaire, et qui prêtent un corps
au monde d’idées qu’il a soulevées ? Ces œuvres, je l’ai dit déjà, ne pouvaient venir
que plus tard.
La Révolution portait virtuellement en elle une grande et forte littérature, mais la
gestation devait être longue, et le dix-neuvième siècle était marqué pour lui servir
d’accoucheur. Qui doute, en effet, que la poésie lyrique moderne ait été une inspiration
directe du génie révolutionnaire ?
Si le théâtre romantique a failli à ses promesses, s’il a été révolutionnaire moins par
le résultat que par l’intention, n’assistons-nous pas enfin, de nos jours, à la
représentation de l’homme vrai ? N’est-ce pas la vraie comédie sociale qu’ont inaugurée,
en des tentatives qui resteront, MM. Émile Augier et Alexandre Dumas fils ? Grâce à eux,
l’abstraction fait place à l’individu ; la vérité humaine succède à la vérité idéale ;
et, comme je l’ai dit ailleurs, ces deux rares auteurs comiques décrètent, en des œuvres
éminentes, les droits de l’homme à la comédie.
Quant au roman, il avait devancé le théâtre ; et, de toutes les branches de l’art,
aucune n’a été plus hardiment révolutionnaire. — Révolutionnaire avec George Sand dans
l’analyse des sentiments ; avec Balzac dans la peinture des mœurs ; avec le réalisme,
— ce réalisme encore si mal défini — qui reprend à nouveau l’œuvre de Balzac, et la
complète par le détail. Il rajeunit en simplifiant.
Ces réflexions, qui nous semblent justes, si M. Eugène Maron les eût faites comme nous,
il aurait donné à son point de vue toute sa largeur historique, et raconté, dans son
ensemble un et divers, une littérature qui a ses prodromes dans Rousseau et son
couronnement dans les œuvres du génie moderne.
Il n’eût pas fait, dans le sens strict du mot, l’histoire littéraire de la Révolution ;
il eût fait plus et mieux que cela : il aurait écrit l’histoire de la littérature
révolutionnaire.
À part ces omissions qui nous semblent aussi graves qu’évidentes, le livre de M. Eugène
Maron, fortement pensé, écrit dans un style sobre et vigoureux, à la fois plein
d’érudition substantielle et d’inspirations généreuses, a droit à tous les éloges.
Il se peut d’ailleurs que l’auteur, s’il donne une suite à son travail, — le volume
dont nous nous occupons ne comprend que la Constituante et la Législative, — comble les lacunes de sa première partie. Mais ceci est
l’expression d’un vœu plutôt que d’une espérance
Non seulement M. Eugène Maron néglige d’établir la filiation révolutionnaire des œuvres
contemporaines, il va jusqu’à nier que la révolution soit pour rien dans l’état actuel
des esprits ; c’est-à-dire dans ce mélange d’exaltation et de défaillance, de trouble et
de force, de désespoirs et de retours soudains vers la foi, qui résulte infailliblement
d’un grand bouleversement social, et qui résume jusqu’ici le caractère moral du
dix-neuvième siècle.
Nier cela, n’est-ce pas dénier du même coup aux chefs-d’œuvre du génie moderne, qui
réfléchissent dans leur sublimité un peu chaotique la maladie universelle de notre
temps, tout lien de parenté avec la révolution ?
À côté de ce jeune historien qui méconnaît, à notre avis. les titres les plus glorieux
de la littérature contemporaine, voici un poète dont l’inspiration s’abreuve hardiment
aux sources révolutionnaires. Je ne veux par là rien dire de plus, sinon que
M. Laurent-Pichat, l’auteur des Chroniques rimées, dépouille sans retour
la muse des vieilles friperies trouées dont quelques-uns s’obstinent à enharnacher ses
épaules, et fait hardiment de la poésie l’interprète et l’apologiste des idées
nouvelles.
Je sais bien que le lyrisme romantique — et je le signalais tout à l’heure a déjà
ouvert cette voie, — qu’il a jalonnée de chefs-d’œuvre. Aussi le recueil de M. L. Pichat
n’aurait-il pas pour moi l’importance que je lui accorde, s’il n’était tout simplement
qu’un écho attardé du romantisme.
Mais, bien loin de là, comme intention, comme exécution et comme but, ce volume a une
portée toute différente de celle attribuée généralement aux recueils lyriques qui sont
jusqu’ici l’orgueil de la poésie moderne. À l’édifice commun il apporte sa propre pierre
— une pierre qui n’est qu’à lui. — Le lyrisme romantique, même quand il puise ses
inspirations au cœur de la société actuelle, ne cesse jamais d’affecter cette tendance
égoïste, personnelle, et pour ainsi dire toute subjective, qui est son principal
caractère. L’humanité a une part dans ses chants, mais c’est le moi
qui y domine. Là où vous cherchez l’homme, vous ne trouvez souvent rien de plus qu’un
homme. Le poète se fait le centre et le motif de son œuvre ; il en devient la cause et
le but. — Société, humanité, univers, les sujets les plus vastes ne sont pour lui qu’un
moyen d’étaler de plus haut son génie et son orgueil. S’il s’inspire de préférence des
idées modernes et des questions de l’avenir, c’est parce qu’il sait qu’elles concentrent
l’attention universelle, et qu’il est sûr, en les donnant pour piédestal à sa
personnalité, qu’elle fixera tous les yeux. De là vient que le romantisme, dans ses
élans les plus humains, ne sort pas de la poésie intime. Sur cette montagne où il semait
ses sublimes paraboles, le Christ n’y montait qu’entouré de ses disciples et de tout un
peuple ; le lyrisme romantique s’établit seul sur la montagne et laisse la foule à ses
pieds. De cette hauteur, il ne saurait saisir qu’un murmure de voix confuses ; aussi, la
société a-t-elle en lui un écho puissant, mais incomplet.
La tâche du poète aujourd’hui, s’il veut avoir sa part d’influence dans le mouvement
social et dans le gouvernement des esprits, est de descendre de la montagne et de se
perdre dans la foule. Le moi doit être irrévocablement supprimé. Comme
le roman, comme la philosophie, comme l’histoire, la poésie doit se faire analyste et
polémique. Elle doit toucher à toutes les questions vitales. Au lieu de se borner à
l’hymne et à l’ode, elle aura la vérité d’une peinture, et quelquefois la valeur d’une
démonstration. Elle tournait le dos à la science ou se faisait remorquer par elle ; elle
marchera à ses côtés. Ce qu’elle perdra en élévation, elle le gagnera en profondeur.
Elle obéira, en un mot, à l’impulsion irrésistible qui se manifeste, — il n’y a plus à
s’en dédire, — dans toutes tes productions de l’esprit : de lyrique elle deviendra
réaliste.
C’est pour avoir compris cette mission nouvelle et nécessaire de la poésie, que le
volume de M. Laurent-Pichat, — indépendamment de tout mérite d’exécution, — nous paraît
avoir une sérieuse valeur. Mais puis-je lui faire honneur, à lui seul, d’une tentative
où on l’avait devancé de quelques heures, d’une initiative qu’il partage avec un autre ?
C’est M. Maxime Du Camp, dans ce réveil de la poésie, qui a sonné la diane ; il s’est
trouvé que M. Laurent-Pichat était déjà sous les armes, et tout aussitôt, s’élançant de
conserve au triomphe de leur idée, ils sont partis tous deux, l’auteur des
Chroniques rimées et l’auteur des Chants modernes, en se
disant comme au beau temps du romantisme :
Toutefois, bien que tendant au même but, la pensée n’est pas constamment la même, et
l’inspiration toujours identique dans ces deux recueils. Mais même quand elles
diffèrent, elles se complètent l’une par l’autre. M. Maxime Du Camp fait plus
spécialement de la poésie l’auxiliaire de la science. Il veut qu’elle s’associe aux
merveilleuses transformations de la matière et aux grandes inventions modernes, pour y
puiser son rajeunissement et en tirer un éclat nouveau. Elle s’attardait jusqu’ici sur
la route des idées ; pour la mettre au pas du progrès, il la jette sur une
locomotive.
M. Laurent-Pichat s’inspire de préférence du spectacle de la vie et des désolations
humaines. Les révolutions sociales le touchent plus que les révolutions de la science ;
il se préoccupe de la santé morale de son siècle plutôt que de son état intellectuel. Il
fait du poète l’éducateur du peuple et le pacificateur de ses colères. Caliban vient
d’entrer en scène, dit-il quelque part dans sa préface, au poète le rôle de Prospero.
L’élément humain a peut-être dans son livre une part plus large ; il s’adresse moins à
l’intelligence, au cœur davantage.
Mais il n’a garde d’oublier de s’associer à la pensée fondamentale des Chants
modernes. À ceux qui ont prétendu que M. Du Camp, dans sa théorie, réduisait
la poésie à la portée d’un enseignement didactique, celui-ci pourrait répondre, au
besoin, par des arguments empruntés à M. L. Pichat. Il ne s’agit pas, en effet, de
ressusciter au profit des inventions scientifiques la poésie descriptive, mais
d’interpréter, comme dit M. L. Pichat, les symboles cachés dans la matière, de retrouver
l’idée de Dieu dans la brutalité du fait et de révéler aux masses les mystères des
découvertes. Prêter une âme à la matière, tout est là. Et bien malavisés, ce me semble,
seraient ceux qui dénieraient à la poésie le droit et la faculté d’aller se retremper
dans une interprétation ainsi conçue des forces de la nature. Les Grecs, nos maîtres en
bien des choses, ne l’avaient pas compris autrement. Ne prêtaient-ils pas aussi une âme
à la matière ? Ne la divinisaient-ils pas ? La muse moderne, on devrait s’en apercevoir,
ne fait que suivre leur exemple. Seulement, au lieu d’animer la matière
à
l’aide de fictions riantes, elle lui souffle l’âme même de la science. C’est la réalité
détrônant l’imagination. En quoi la poésie en peut-elle être amoindrie ? Je voudrais
bien savoir si les espaces réels sont moins vastes que les espaces imaginaires.
MM. Du Camp et L. Pichat ont rencontré, dans cette voie frayée d’hier, de puissantes
inspirations. Tous les journaux, à l’envi l’un de l’autre, ont fait l’éloge du
Sac d’argent, de la Vapeur, de la Bobine,
etc. Mais, on doit une mention particulière à l’Eau qui chante, de
M. L. Pichat, — un chef-d’œuvre !
Au surplus, là n’est pas l’importance capitale de son livre ; elle est dans la
Chronique de Jacques Bonhomme, sorte d’épopée agreste, où, sous cette
appellation historique du peuple des campagnes, l’auteur chante les misères et les joies
de l’homme des champs. La moisson déroule ses enivrants spectacles. le dimanche sonne
ses joyeux carillons et rit dans ses habits de fête, pendant que la douleur s’apprête à
faire irruption au foyer rustique, avec cette terrible échéance de l’impôt du sang, et
qu’on voit s’allonger sur le seuil les doigts crochus de l’usure. C’est une série de
tableaux pleins de pages poignantes ; mais, ce qui donne à ces tableaux la valeur d’une
nouveauté et en fait une tentative originale, c’est qu’ils n’ont rien de commun avec les
scènes du même genre qui abondent dans la littérature allemande ou dans la poésie
britannique. Dans celles-ci, l’élément descriptif tient presque toute la place le
paysage y supprime l’homme. Chez M. Pichat, c’est l’homme qui rayonne sur le paysage ;
la nature lui sert de cadre. Et puis, le poète a trouvé, pour célébrer cette simple et
obscure vie des laboureurs, des accents d’une réalité, je dirais presque d’une crudité
non encore acclimatées dans la poésie. Il chante moins volontiers qu’il ne peint ; et
l’impression est d’autant plus durable. C’est de la poésie domestique et réaliste.
Si l’on ne trouve dans les Chants modernes aucune inspiration du même
genre, ce n’est pas que l’homme y cède toute la place à la matière. M. Maxime Du Camp a
su faire vibrer avec une réelle puissance les cordes les plus émues de l’âme humaine.
Pour ne citer que deux pièces, celle intitulée, À Aimée, et la
Maison démolie, renferment des strophes qu’on n’oublie plus. — La
dernière, qui m’a rappelé la Tristesse d’Olympio, a soutenu très
vaillamment dans mon esprit ce redoutable voisinage. — Peut-être même la forme est-elle
ici plus achevée et plus savante que dans telle autre pièce du recueil. Il y a, en
effet, çà et là, des négligences dans les vers de M. Du Camp ; il semble qu’il les ait
écrits à la hâte, et comme sur le point de partir pour aller à la découverte des sources
du Nil Blanc. Eux-mêmes voyageurs et toujours lancés au pas de course, ces vers ont
gardé l’habitude du négligé de voyage.
M. Laurent-Pichat, par un excès contraire, se préoccupe trop de la perfection de la
forme. Il professe un véritable culte de latrie pour la rime riche. On devine tout de
suite, rien qu’à l’inspection de ses rimes, qu’on a affaire à un millionnaire. — La rime
est une esclave, mais on lui doit obéir, — telle paraît être sa devise. Il est vrai
qu’elle est, chez M. Pichat, si constamment belle et si irréprochablement parfaite,
qu’on comprend, sans trop de peine, qu’elle soit passée au rang de favorite. Elle me
rappelle ces esclaves du sérail qui fixaient le cœur des sultans, et que leur beauté
élevait à la dignité d’impératrice. — La rime riche est la sultane de
M. Laurent-Pichat.
Malgré la vive sympathie que nous inspire le talent de M. Champfleury, celui de
M. Hippolyte Castille, et, dans une moindre proportion, celui de M. Charles Baudelaire ;
nous avons en toute franchise, et sans recourir à la lâcheté hypocrite des ambages,
exprimé notre opinion sur ces trois jeunes écrivains. — Sans méconnaître ce qu’ils
peuvent avoir, dans une mesure diverse, de puissance et d’élan d’imagination, nous avons
signalé les vices de leur esprit, les défaillances de leur style, les lacunes de leurs
œuvres. D’aucuns ont pensé que nous avions tort ; même il s’est rencontré parmi eux des
gens qui ont cru devoir nous reprocher amèrement, — si humble et si obscur que nous
soyons, — ce qu’ils qualifiaient de hardiesse malséante et, tranchons le mot,
d’agression jalouse.
Quoiqu’il soit dur de laisser égorgiller sa loyauté sans la défendre, nous avons gardé
le silence, estimant notre personnalité trop peu de chose pour l’intéresser directement
dans de semblables questions. — Si une occasion toute naturelle ne nous était offerte
aujourd’hui de repousser l’accusation, au moins irréfléchie, de ces braves gens, nous
persisterions à nous taire, convaincu qu’il n’appartient qu’aux niais ou aux poltrons
d’enfler un article de leur susceptibilité ombrageuse, et qu’entretenir tout exprès le
public de ces misères est la privauté exclusive de l’outrecuidance ou de la sottise.
Mais l’examen que nous allons faire des Histoires émouvantes, de
M. Charles Barbara, — un des cousins spirituels de M. Champfleury, — autorise et
justifie trop ouvertement notre réponse à ceux qui nous ont damné sans nous connaître,
pour que nous résistions davantage à l’appel d’une tentation qui n’est peut-être que la
sollicitation d’un devoir.
Il nous semble, tout d’abord, que ces bonnes gens dont nous parlions tout à l’heure
auraient dû commencer par s’informer si nous étions un pédant ventru, un cuistre
sexagénaire, dont quarante ans d’efforts sans résultat ont vérifié l’impuissance, — ou
si tel de ces critiques en cheveux blancs ne pourrait pas être, dans l’ordre naturel,
presque deux fois notre père. Ceci d’abord constaté, que notre modeste plume n’était pas
une béquille, ces mêmes gens auraient dû se demander si l’on est bien absolument tenu
d’avoir entassé ; n’ayant pas cinq lustres et demi sur sa tête, des Babels de poésie sur
des montagnes de prose, sous peine de se voir interne dans l’hospice des impuissants ou
relégué parmi les esprits chagrins.
Que des écrivains, qui assistent de leur vivant à la faillite de leur propre esprit ;
— que les Auriols grisonnants du feuilleton, dont le talent a fini par se casser les
reins dans une voltige folle sur le tremplin de la citation, prennent le chemin de
traverse de la rancune pour y assassiner le génie qui n’a pas l’idolâtrie des gazettes ;
— que les Saturnes de Revue, qui n’ont pu parvenir à engendrer la moindre progéniture,
s’en dédommagent en dévorant les enfants des autres, cela ne saurait se justifier, mais
cela s’explique et cela se voit tous les jours.
Mais qu’un jeune homme, que les ans accumulés n’ont pas atteint et convaincu
d’impuissance, obéisse, en traduisant en jugements ses impressions de lecture, à un
sentiment de rancune ou de partialité jalouse, — voilà ce que nous déclarons
impossible ; ou, si cela était, s’il se pouvait qu’un pareil homme existât, il nous
semblerait tout à la fois bien misérable et bien à plaindre, car il aurait perdu, vieux
avant l’âge, son meilleur titre et son plus beau privilège, la jeunesse et la sincérité,
— qui est l’âme même de la jeunesse.
Quant à nous, si nous devions parvenir jusqu’à l’âge de soixante ans, sans avoir rien
produit, ou seulement quelques essais illisibles, nous renoncerions alors à ce fâcheux
métier de critique, car nous pourrions nous inspirer, à notre insu, des mauvais conseils
de notre infirmité spirituelle ; en tout cas, on aurait le droit de le supposer, — et
c’est un droit que nous ne reconnaîtrons jamais à personne.
Mais que parlons-nous d’abjurer ce triste métier d’aristarque ? — Il y a bon temps que
nous l’avons dit : nous ne sommes pas un critique de profession, mais tout simplement
un critique de bonne foi, analysant publiquement ses impressions et
formulant à voix haute ses jugements. — Nous ne remorquons pas le plus léger bagage
d’érudition, et l’on aurait de la peine à trouver la citation la plus innocente dans les
plis de notre poche.
Notre seul criterium, notre unique pierre de touche, est dans la
spontanéité de notre propre émotion. Nous cédons à l’élan primesautier de l’esprit, à la
promptitude du cœur. Il se peut que la passion entraîne quelquefois notre plume ; — ce
n’est jamais la préméditation qui la dirige. Mais, quoi ! la passion n’implique-t-elle
pas la sincérité ?
Il n’appartient qu’aux âmes ardentes, aux natures droites et vraies, de vivre, pour
ainsi dire, dans un tourbillon polémique, et de traîner après soi cette fièvre
guerroyante, cet appétit de la bataille, qui n’est, après tout, que le légitime besoin
d’expansion de la jeunesse et de la vie.
Notre idéal, en fait de poète et d’écrivain, n’est pas le rêveur sublime dont le vol
plane perpétuellement dans le septième ciel du lyrisme, mais l’audacieux railleur qui
sait quitter le ciel pour la mêlée et faire siffler, à travers l’ode inspirée, les
flèches barbelées de l’ironie. Apollon ne tient pas seulement une lyre, il porte aussi
un carquois ; — même il ne dédaigne pas de s’armer d’un couteau, quand il lui arrive de
rencontrer Marsyas… Est-il moins beau dans cette exécution que dans son attitude
souriante au milieu des muses ? Demandez à la peinture. Un maître illustre,
— l’Espagnolet, je crois, — a jeté dans une de ses toiles cette scène saisissante… C’est
là, et jamais ailleurs, qu’il faut aller chercher l’explication de cette souveraineté
universelle de Dante, de Voltaire, de Byron et de Henri Heine.
Si petit qu’on soit, et quelque modeste que puisse être la tâche dont on s’acquitte, on
doit toujours, — poète ou critique, — avoir les yeux sur ces illustres modèles.
De notre temps surtout, toute plume doit s’affiler en épée ; l’article, comme le livre,
doit prendre les allures du combat. Nous vivons si bien dans un milieu de lutte et de
guerre spirituelle, qu’il faut, à tout prix, se dresser à cette escrime de la parole
écrite, — fût-ce aux dépens de ceux qu’on aime. L’avenir reconnaîtra les siens. Nous
ressemblons, tous tant que nous sommes, soldats de l’idée moderne, à ces bataillons
fraternels qui s’entrechoquent dans des simulacres de guerre avant de marcher à
l’ennemi.
Puissent MM. Castille, Champfleury, Baudelaire, et tout à l’heure M. Barbara, nous
pardonner d’avoir vu en eux une excellente occasion de nous faire un peu la main.
Nous espérons bien, d’ailleurs, leur fournir à notre tour, à eux ou à leurs amis, le
sujet de représailles sanglantes ; ceci n’est qu’une question de temps. — Notre
initiative n’aura donc servi qu’à les faire bénéficier du mérite d’une galanterie
involontaire. Ce sera comme s’ils nous eussent dit : « Monsieur Figaro, tirez le premier ! »
Me voici mieux à l’aise maintenant pour dire ce que je pense du volume de M. Ch.
Barbara. — Et comme je n’ai pas l’habitude d’aller, suivant l’expression vulgaire, par
quatre chemins, je commence par déclarer tout net que la lecture des Histoires
émouvantes m’a valu un amer désappointement.
Mes yeux ont été doués d’une propriété lacrymatoire prodigieuse, si bien que j’en suis
parfois humilié et presque honteux. Si l’on pouvait creuser un lit à toutes les larmes
que j’ai versées sur les infortunes fictives des héros de roman ou de comédie, je me
noierais à coup sûr dans cet océan, moi qui ne sais pas nager. — Aussi m’étais-je
attendu à pleurer toutes les larmes de mon corps sur ces « histoires émouvantes » ; mais
soit que la source de mes pleurs ait été subitement tarie, je suis puni par où j’ai
péché, soit que les récits de M. Barbara ne chatouillent qu’avec les plus sages
précautions la fibre lacrymale du lecteur, je dois à la vérité de confesser que mon
émotion n’a pas pris la tournure diluvienne que j’espérais, et que l’abondance de mes
larmes n’a point fait dudit volume une odieuse maculature.
M. Barbara a commis, dans un sens inverse, la maladresse ordinaire de ces niais
d’atelier ou de salon qui ne manquent jamais de vous dire, en manière d’exorde : — Ah !
comme je vais vous faire rire ! — et qui, finalement, vous assomment de la centième
édition d’une histoire bête et plate.
— Ah ! comme je vais vous faire pleurer ! semble dire M. Barbara par le titre,
d’ailleurs si modeste de son livre ; et grâce à cette précaution oratoire qui vous met
en garde contre votre propre émotion, vous êtes tout étonné d’arriver à la fin du volume
le cœur rebelle et l’œil sec.
Néanmoins, je ne prétends pas que ces contes soient absolument dénués de sensibilité et
d’émotion ; je dis seulement que M. Barbara a souscrit, au frontispice de son livre, un
billet au lecteur — sur lequel il ne donne guère qu’un léger acompte, et, qu’entre ces
neuf histoires, il n’en est pas une seule qui puisse lui valoir quittance.
Mais qu’importe, s’il satisfait d’un autre côté, imagination et esprit comptant, aux
engagements qu’il n’a pas tenus du côté de l’émotion ? — Science de la vie, pénétration
psychologique, invention, humour, détails de la réalité, la passion, le style, le
dialogue, le fait et le rêve, la poésie et l’action, il y a mille moyens d’intéresser le
lecteur et de s’emparer de lui. — La puissance du romancier ne consiste pas uniquement à
lui arracher des larmes ; il s’agit moins de le faire pleurer que de le faire songer.
C’est la mélancolie qui doit se dégager d’une saine et forte lecture ; j’entends cette
mélancolie robuste, qui n’a rien de commun avec l’énervement de l’esprit. — Voyez plutôt
la belle pécheresse du désert, la Liseuse du divin Allegri. Couchée sur
un lit de sable et de mousse, elle tient le livre des livres ; une lueur mystérieuse
transparaît à travers ses paupières, un insaisissable sourire effleure ses lèvres : elle
pressent ou se souvient, elle pense et elle rêve.
Hélas ! un premier aveu en amène un second : en ce qui touche l’invention, l’étude
approfondie des phénomènes de l’âme, l’observation de la vie réelle et cette faculté de
divination, signe distinctif des cerveaux puissants, M. Charles Barbara reste bien
au-dessous de ce que nous avions espéré. — Ici notre désappointement, qui n’était
d’abord que de la surprise, devient une cruelle déception.
L’auteur des Histoires émouvantes aurait, en effet, au dire de certaines
gens, ce don suprême de captiver l’intérêt, de subjuguer l’imagination de ses lecteurs,
et de promener à son gré leur curiosité haletante à tous les caprices de son récit. — Si
ses histoires ne vous peignent pas, convenez du moins qu’elles vous empoignent. — J’avoue, pour mon compte, qu’antérieurement à la publication du
livre qui nous occupe, j’avais déjà lu, dans divers recueils, trois nouvelles de
M. Barbara, où éclatait à un rare degré cette autorité de fascination, cette sorte
d’ascendant magnétique, qui conquiert au romancier l’empire des imaginations, à défaut
de celui des cœurs.
De ces trois nouvelles, — Thérèse Lemajeur, l’Assassinat du Pont-Rouge, le
Billet de mille francs, — les deux dernières surtout attestaient cette faculté
si précieuse et si peu commune. Non que Thérèse Lemajeur fût inférieure
aux deux autres ; elle avait à mon sens une valeur plus grande ; mais cette conception
remarquable arrivait à intéresser et passionner le lecteur plutôt par voie d’insinuation
qu’à l’aide des procédés qui domptent la curiosité et provoquent l’étonnement.
— Certains côtés de la vie de province et des mœurs de petite ville y étaient étudiés et
rendus avec une grande sagacité de pénétration, avec une irrécusable clairvoyance.
C’était du réalisme, et du meilleur. Il se dégageait de cette charmante nouvelle un
parfum de vie domestique, un attrait vague et paisible qui caressait doucement l’âme, et
l’enveloppait petit à petit dans un réseau d’émotions vraies !
D’une façon plus énergique, dans l’Assassinat du Pont-Rouge et le
Billet de mille francs, se trahissait cette propriété, attribuée aux
conceptions de M. Barbara, de maîtriser l’attention du lecteur, et de la pousser devant
lui, surmenée, hors d’haleine, sous l’éperon de la surprise. — Ce qui vaut mieux encore,
c’est que les coups de théâtre et les incidents forcés n’entraient pour rien dans ce
résultat : il y arrivait par les moyens les plus simples. L’analyse minutieuse d’une
catastrophe interne et psychique lui tenait lieu d’une course folle sur le terrain de
l’invraisemblance ; ses plus saisissantes péripéties se dénouaient dans l’âme de ses
héros.
Et puisque nous voilà engagé sur la pente de l’éloge, laissons-nous-y glisser de bonne
grâce nous avons le jarret assez ferme pour la remonter à temps. — Les peintures de
M. Barbara prenaient un tel air de réalité, son analyse avait un tel accent de
conviction, l’impression reçue était si forte et si intense, qu’on se surprenait à
substituer le conteur au héros même de son drame, et qu’on se croyait de bonne foi le
témoin oculaire de la perpétration d’un crime.
Certes, je me trompe fort, ou voilà un éloge en règle. Il. n’appartient qu’au vrai
talent d’entrer si carrément dans la peau de ses personnages, et je connais peu
d’écrivains de qui l’on puisse dire, à la lecture d’une histoire de vol ou de meurtre :
— Cet homme est un assassin, ou cet homme est un voleur. — Le génie seul m’avait semblé
jusqu’ici posséder le privilège de ces miracles d’illusion ; j’avoue, par exemple, qu’au
récit des forfaits de Richard III, je me demandai souvent avec terreur si l’âme de
Glocester n’habitait pas la poitrine du poète.
Il est inutile, je présume, de vous faire observer qu’il s’agit ici du
Richard III de Shakespeare8, et en aucune façon de celui de Casimir Delavigne ou de M. Victor
Séjour.
Ni M. Victor Séjour, ni Casimir Delavigne n’animeraient d’un pareil souffle de vie un
spectre historique. Ils n’ont pas à redouter que leur pièce donne jamais lieu à une
semblable méprise, ou qu’on puisse les prendre, un seul moment, l’un ou l’autre, pour la
personne de Richard III. — Pour s’élever jusqu’à la réalité du crime, leur talent est
beaucoup trop honnête homme.
Je retrouve dans les Histoires émouvantes, le Billet de mille
francs ; mais à la place de Thérèse Lemajeur et de
l’Assassinat du Pont-Rouge, M. Barbara nous livre cinq à six nouvelles,
dont deux sont d’une valeur médiocre, et le reste d’une désastreuse insignifiance ou
d’une absolue nullité. C’était, cependant, une idée heureuse que celle des Deux
Jumeaux, et je m’étonne que l’auteur n’en ait pas su tirer un meilleur parti.
Ces deux existences fraternelles qui, parties des mêmes confins de l’honnêteté et de la
vertu, se déroulent parallèlement dans un milieu social différent, pour aboutir, à
travers toutes les fatalités du vice, l’une aux zones sereines de la vie calme et
honorée ; la seconde aux hypogées du bagne et à l’échafaud, — ces deux existences,
dis-je, se prêtaient aux plus saisissants contrastes et contenaient de singuliers
éléments d’émotion et d’intérêt. Somme toute, et tel qu’il est, ce conte peut passer
pour un des meilleurs de M. Barbara.
Les Rapports d’un agent de police lui fournissaient un cadre peut-être
plus original et plus vaste ; mais dès qu’il lui arrive de trouver un cadre ingénieux,
le jeune conteur néglige presque toujours de parachever ses toiles. Est-ce sa volonté
qui manque d’audace ? Je crois plutôt que c’est son talent qui manque d’haleine.
— Arrive une situation hardie, périlleuse, autrement dit un obstacle, il n’a qu’une
manière
de l’affronter : il se dérobe. J’aime mieux l’allure résolue de
M. Champfleury, un coureur qui fait souvent la culbute dans le fossé ou le plongeon dans
la rivière, mais qui ramasse toujours ses jambes et touche quelquefois le but.
M. Barbara aura beau faire : le talent de son ami, je devrais dire de son modèle, le
dépassera éternellement de plusieurs têtes. Comparé au sien, ce talent vert et un peu
sauvage a presque l’encolure et la piaffe d’un pur-sang. M. Barbara, lui, n’est que le
cheval de trait de l’école réaliste.
Le plus grand défaut, — défaut irrémissible et qui équivaut à une condamnation sans
appel, — de tout ce que produit l’auteur des Histoires émouvantes, c’est
d’être vulgaire. Lisez la Chanteuse des rues, Vieille
histoire, les Douleurs d’un nom, je vous défie de n’être pas de
mon opinion. Avec des éléments innombrables de trivialité, il ne sait même pas être
franchement trivial ; je le répète, il reste vulgaire. Son style, quoique plus correct
et plus châtié que celui de M. Champfleury, participe tout naturellement de ce défaut de
sa pensée. Il est plat et sans couleur. — Un seau puisé dans une mare, et qui passe
insensiblement à l’état de carafe d’eau filtrée !
Je ne dirai pas un mot du Rideau, billevesée sans queue ni tête, où
l’auteur a essayé du fantastique à sa manière. J’en entamai la lecture un soir, en me
couchant, et, par une imprudence qui pouvait avoir les suites les plus fâcheuses, je ne
tardai pas à m’endormir. Une chaleur inaccoutumée me tira de ce court sommeil. — C’était
le Rideau de M. Barbara en train de causer un tort irréparable à ceux de
mon lit. Je parvins néanmoins à maîtriser les débuts de cet incendie, mais le volume de
mon endormeur avait brûlé jusqu’à la table des matières. — Franchement, c’est le plus
grand éclat qu’ait jeté son livre.
Puisque rideau il y a, M. Barbara devrait bien le tirer une bonne fois sur ce monde
hybride et malpropre où il lui plaît d’encanailler son lecteur. C’est prodigieux le
nombre de coquins qui grouillent dans ce microcosme, dont l’un des pôles regarde la rue
de Jérusalem et l’autre confine à Toulon. — Le ruisseau ou la halle occupe le point
central de la circonférence, et c’est bien ici le cas de dire que le centre est un peu
partout. Depuis M. Eugène Sue et l’illustre Rodolphe de Gérolstein, je ne connais pas de
romancier qui ait fait faire le coup de poing à ses héros avec cette ampleur musculeuse
et cette maestria consommée.
S’il est vrai, comme je l’ai ouï dire, que M. Barbara soit un virtuose de premier ordre
et qu’il ait remporté tous les prix possibles de violon au Conservatoire, mon avis est
qu’il ferait bien de faire servir l’influence civilisatrice de son instrument à
décrotter un peu l’âme de ses personnages et à polir les mœurs du monde qu’il peint. La
musique en a bien fait d’autres, et ce n’est pas plus difficile que d’apprivoiser des
lions ou de faire valser des ours.
Que M. Barbara y songe. Élever le niveau de la moralité publique, par le violon, est
une belle tâche pour un romancier. Peut-être trouverait-il dans le ventre de son
stradivarius la poésie qui ne foisonne pas précisément dans son livre, et notre
génération reconnaissante lui décernerait le titre glorieux d’Orphée de l’école
réaliste.
Que le lecteur se rassure ce n’est pas un article de critique picturale que nous allons
entamer. Il ne s’agit pas ici, — Dieu merci ! — de la collection de tableaux, qui
illustre les murailles vertes de la petite salle adjacente au foyer de l’Odéon. Non
qu’on ne puisse signaler, dans cette exposition permanente, mainte composition
charmante, mainte toile bien réussie. Il y a, par exemple, un fort beau portrait de
Laëmlein, une scène délicieuse d’Armand Leleux, une étude de jeune fille très
vigoureusement brossée, de Marcel Verdier…
Mais, pour quatre ou cinq ouvrages d’un vrai talent, que d’abominables croûtes ! quelle
mêlée invraisemblable d’imaginations incongrues et de faciès ! Pour un vrai
bouquet de fleurs, et pour un vrai paysage, quelle stupéfiante gamelle d’épinards au
beurre rance et de choucroute avariée !
M. Joseph Félon, entre autres, dont le pinceau se distingue d’habitude par une sorte de
grâce insinuante et spirituelle, a jeté parmi ce sanhédrin de figures impossibles, deux
ou trois félonies de couleur tout à fait indignes de son talent.
Malgré cela, la galerie du foyer de l’Odéon est bien loin d’être aujourd’hui ce que
nous nous souvenons de l’avoir vue il y a plusieurs années : quelque chose comme la
capitale de la Béotie de la palette, une sorte d’exutoire de toutes les immondices
d’atelier, à l’usage des rapins excommuniés des expositions publiques.
La direction actuelle a très pertinemment deviné ce que devait être cette galerie, afin
d’avoir une utilité réelle pour le théâtre. Elle a compris que si, d’une part, il
n’était pas mauvais que cette collection renfermât quelques tableaux de mérite, pour
reposer les yeux du public et abréger l’éternité de l’entracte ; d’autre part, il
fallait s’abstenir d’y multiplier les chefs-d’œuvre, sous peine de frapper de discrédit,
par une comparaison dangereuse, la troupe de l’Odéon.
Qu’est-ce en effet qu’un tableau, sinon une pièce de théâtre ? N’en savez-vous pas un
bon nombre qui peuvent se comparer aux drames les plus pathétiques de Shakespeare, ou
qui se haussent gaillardement au niveau des plus bouffonnes pantalonnades de Gozzi ?
M. E. Delacroix n’est-il pas un dramaturge aussi passionné, aussi profond que le poète
d’Othello ? Ou je me trompe fort, ou M. Meissonnier a brossé, de sa
brosse microscopique de magicien, d’aussi délicieux, petits proverbes que ceux d’Alfred
de Musset. — Prenez dix tableaux, chacun signé du nom d’un maître ; ornez-en le foyer
d’un de nos théâtres, et tout aussitôt, — à moins d’avoir une troupe composé de Talmas
et de Ristoris, — c’est-à-dire, à moins d’opposer le génie au génie, — le spectacle
devient impossible.
Dès le premier entracte, le public se précipite au foyer, et comme chacune de ces
toiles est vivante et animée, voici que les personnages descendent de leur cadre et se
renvoient la réplique aux yeux des assistants charmés. Le drame s’engage, l’intrigue,
s’emmêle, la pantomime se trémousse, les lazzis éclatent, le poignard s’aiguise dans
l’ombre, l’éventail joue aux lumières ; et le public est tout étonné de trouver dans
cette comédie de la ligne et de la couleur l’intérêt qu’il cherchait tout à l’heure
derrière la rampe. La vie, le mouvement, la passion, ont émigré des coulisses dans le
foyer. C’est là qu’habite, se démène, pleure, rit ou menace, la vraie troupe en chair et
en os ; et c’est l’autre qui est maintenant un assemblage de comédiens en peinture.
Les directeurs de l’Odéon ont donc fait preuve d’habileté en confiant l’illustration de leur foyer à, des artistes qui ont. pu, comme tout le monde,
avoir le diable dans leur bourse, mais qui n’ont jamais eu le diable à la brosse. De
cette façon, ils peuvent se passer la fantaisie, quand il leur plaît, de comédiens en
papier mâché ou en fer-blanc, et ceux-ci faire leur visite aux toiles inanimées du foyer
sans avoir à redouter ces rivalités de carton.
Ce n’est pas que je prétende qu’ils se soient permis jusqu’ici cette fantaisie : je
n’ai nullement envie d’avoir un procès, — fût-ce avec cet élégant M. Métrême, ou avec ce
charmant M. Buthiau, qui est, dit-on, et je n’ai pas de peine à le croire, un bien bon
enfant ! Je n’ai d’ailleurs en vue, dans cette courte esquisse, que le personnel féminin
du second théâtre français ; voilà le musée dont je m’institue le cicérone, et je veux
bien déclarer par avance, mais sous bénéfice d’examen, que le talent de ces dames ne
brille pas d’un moindre éclat que leur beauté.
Est une de ces belles et fortes femmes de Rubens, qui descendrait de son cadre et se
mettrait à marcher. De ces créations énergiques, elle en a la fière attitude et la santé
florissante. Elle en a aussi la chevelure cendrée et la blancheur mate de la peau, avec
des reflets dorés. L’ampleur de ses épaules, la robustesse de ses membres, la solidité
de son torse ; en font la colonne la plus carrée et la mieux assise de ce monument lourd
et trapu de l’Odéon. — Madame Toscan est l’Atlas femelle du second théâtre français.
Par un contraste d’ailleurs peu surprenant, son talent n’a pas — il s’en faut —
l’embonpoint de sa personne. Je ne suis même pas bien sûr qu’il existe ; en tout cas il
jouit d’une complexion malingre et d’une assez pauvre musculature. Pour moi, si je
l’entrevis jamais, il ne m’en souvient guère, mais ceci tenait sans doute au mauvais
état de ma lorgnette. À mon prochain voyage à l’Odéon, je me munirai d’un
microscope.
La plantureuse actrice cherche dans les éclats de voix les effets ratés par son jeu, et
il faut bien avouer que, si elle parvient un moment à émouvoir son public, elle réussit
presque toujours à l’assourdir.
Moi qui vous parle, je ne me crois plus en sûreté dans cette vaste salle, dès qu’il
prend fantaisie à madame Toscan d’y déchaîner son tonnerre. Par un mouvement d’effroi
instinctif, je reporte incessamment mes yeux de la rampe à la voûte, et de la voûte au
balcon. Il me semble que ces quatre rangs de loges engagent une ronde fantastique, et je
songe avec épouvante aux murailles de Jéricho. Le gosier de madame Toscan a sûrement été
fabriqué avec les débris des trompettes israélites.
Mais que les bourgeois de la rive gauche y prennent garde : S’ils s’avisaient, un jour,
de marier aux notes tonitruantes de sa voix les mélodies suraiguës de la clef forée, ils
ne sortiraient pas vivants de la salle. Denses deux bras samsonesques, l’actrice irritée
ébranlerait un des piliers du théâtre, et le monde assisterait à un nouvel écrasement de
Philistins9 !
Est deux fois la fille de son père : par la figure et par le talent. Ceci est un éloge,
et il faut y ajouter encore, en signalant cette suavité de diction, qui donne à sa
parole le bruit caressant d’un collier de perles s’égrenant sur un plateau de cristal.
Cette qualité est bien à elle, à elle seule, et la fée qui l’en a dotée au berceau, ce
n’était pas monsieur son père. De celui-ci, elle a le nez un peu trop court et le menton
proéminent. Madame mère Brindeau aura trop complaisamment regardé pendant sa grossesse
le menton de. Napoléon. — Aussi bien est-ce l’unique détail de ce frais visage qui ait
quelque chose d’impérial.
Mais où la jeune actrice cesse tout à fait d’être l’image de l’ex-sociétaire de la
Comédie-Française, c’est dans les proportions ultra-sveltes de sa
fluette personne.
Madame Harville est une gracieuse quenouille enroulée de satin blanc. Ajoutons que la
quenouille a dix fuseaux d’ivoire au bout de ses mains. Quel malheur que les deux
avant-bras viennent compléter la douzaine !
Est une Parisienne pur sang, douée d’un nez oriental. Comme son esprit et sa beauté
l’ont entourée de bonne heure de dévouements fanatiques, toujours prêts à réaliser ses
fantaisies les plus impossibles, un beau jour, elle a intimé à l’un de ses patitos l’ordre de lui rapporter le nez de Roxelane elle-même ; l’esclave
obéissant n’a fait qu’un saut de la rue de Vaugirard au Bosphore, et, le lendemain, la
triomphante comédienne arborait le nez en trompette de l’illustre favorite de
Soliman.
Dans une physionomie vulgaire, ce nez provocant et railleur serait tout simplement un
nez de grisette : que d’esprit il a fallu à mademoiselle Grangé pour s’en faire un nez
d’impératrice !
Mais elle en a tant ! L’esprit est son atmosphère naturelle, et elle en prête à tout le
monde : à ses camarades comme à ses poètes. M. Ponsard, notamment, a par deux fois
trouvé en elle la plus généreuse des créancières.
Un des procédés de la jeune comédienne est de souligner trop intentionnellement
l’hémistiche gaillard ou la riposte grivoise, quand par hasard ils se rencontrent. Son
jeu franc et spontané ignore ces compromis hypocrites, qui consistent
à
atténuer le mot leste, en lui découpant une feuille de vigne dans les décences bégueules
de la diction.
Mademoiselle Grangé tient en horreur la feuille de vigne.
Inutile de dire que je ne songe point ici aux rôles qu’elle a créés dans les comédies
de M. Ponsard ; l’auteur de Lucrèce, on le sait, travaille exclusivement
dans le vertueux, et ne fait point dans le nu.
Avec ces qualités mordantes et caustiques, l’esprit de mademoiselle Grangé pourrait
être dangereux pour ses voisines ; mais ses plaisanteries n’entament pas, tout au plus
égratignent-elles. S’il advient qu’une de ses fines épigrammes ait fait une vraie
blessure, au lieu d’emporter le morceau, elle ne songe qu’à le recoudre. Vous voyez que
ceci part d’une bonne âme, quoique l’aiguille ait bien aussi ses piqûres. Au total, s’il
plaisait jamais à la grande Augustine de se retirer de la causerie mordante et du vif
esprit, je ne vois que sa cousine Pauline pour lui acheter son fonds. — Ses pratiques
n’y perdraient rien.
Ajoutez à cela que mademoiselle Grange a une écriture… la plus belle du monde ! Il est
impossible de voir trois lignes écrites de sa main, sans tomber amoureux de ses pleins ; ses coulés vous arrachent des larmes
d’admiration ; et il n’est pas un seul galant homme dont ses liés
n’aient fait la conquête. Elle a été, pendant cent cinquante représentations la nièce de
M. Prudhomme, qui l’aura menée prendre des leçons chez Brard et Saint-Omer. Tant il y a
que l’Odéon tout entier est amoureux fou de cette adorable calligraphie.
Aussi l’Odéon est-il il inconsolable et refuse-t-il toute nourriture, depuis que le
Théâtre-Français, fort d’un droit immémorial, a résolu de lui enlever sa jolie
pensionnaire.
Le Théâtre-Français est un minotaure, à qui son tributaire de la rive gauche est tenu
d’envoyer, tous les cinq ans, une théorie de comédiennes de race. Il ne lui donne cette
fois que mademoiselle Grangé, mais une femme de la sorte en vaut quasiment une
douzaine ! — Autant par son esprit que par les agréments de son appétissante personne,
mademoiselle Grangé est un vrai morceau de minotaure.
Roule deux noirs charbons sous l’arcade sourcilière, — deux charbons à l’instant précis
où le charbon devient diamant. Ses beaux cheveux bruns, ondés naturellement et d’une
rare luxuriance, font un très joli cadre à sa figure. Et par ma foi ! le tableau est
tout à fait digne du cadre… surtout quand il rit. Ce rire éclatant et sonore éparpille
les perles sans les compter, bien que l’actrice n’oublie jamais d’en réserver
trente-deux de la plus belle eau pour le sourire.
Avant d’avoir joué le moindre bout de rôle dans les pièces de Mme Sand, elle était déjà
connue comme patronne du Berri, où on l’invoque sous le nom de sainte Solange.
Portait, elle aussi, un tison embrasé dans chaque orbite mais ces deux tisons
sembleraient, aujourd’hui, vouloir s’éteindre vertueusement. Par malheur, ce n’est pas
sans lui avoir un peu brûlé le visage, lequel atteste encore les ravages de l’incendie.
— Le talent de notre soubrette est allumé comme sa figure ; sans projeter un bien vaste
rayonnement, il est rare qu’il ne mette pas le feu à ses rôles.
À ce jeu combustible et pétillant, Gros-René ou Mathurin s’y brûle souvent la joue :
Mlle Saint-Hilaire l’alimente principalement à grand renfort de gourmades et de
patoches. — C’est un télégraphe à soufflets.
On se tromperait, cependant, à croire que sa verve est tout entière au bout de ses
doigts. Sa langue, comme sa main, a de vives éclaboussures, et il ne fait pas bon
s’exposer aux bourrades de son esprit.
Au demeurant la meilleure fille du monde, très forte en gueule, en
vraie Dorine qu’elle est, et douée d’un organe clair et retentissant, si elle en
bouchait les fêlures. Tel qu’il est, cet instrument ferait bien sa partie dans un
concert ; — j’entends dans un concert nocturne de petite ville, quand un veuf, déjà mûr,
convole en secondes noces.
Est encore une de ces femmes de poids que semble affectionner le
second Théâtre-Français. — L’Odéon est un peu comme les Turcs, qui jugent de la beauté
d’une femme, non sur les charmes du visage, mais d’après l’embonpoint de sa personne.
Pour eux, la plus massive est en même temps la plus belle. Je ne doute pas que,
transplantée en Orient, et préalablement enveloppée du féredjé, Mme Dessains n’enflammât
l’empire Ottoman. — Sans doute l’Odéon voit dans la massivité des formes des garanties
de talent.
À ce compte, notre actrice possède un talent prodigieux, surtout dans les bras. Ces
bras, empruntés à une commère de Jordaens10, s’arrondissent dans le haut d’une façon si outrée qu’elle devrait
bien leur mettre un corset. — Néanmoins, à prendre l’ensemble de sa personne, peut-être
son talent pèse-t-il quelques kilogrammes de moins que celui de madame Toscan. — Madame
Dessains doit pratiquer la pêche à la ligne ; car elle a bien certainement péché ses
yeux dans un étang. — D’autre part, on a remarqué que certaine actrice d’un autre
théâtre, qui a des yeux tout à fait pareils aux siens, ne jouait pas toutes les fois que
le nom de madame Dessains figurait sur l’affiche. Il n’est pas impossible qu’elles se
les prêtent.
Une femme qui a toutes les candeurs mutines de l’enfant, un enfant qui a tous les
charmes exquis de la femme, — est la coqueluche des étudiants. Le pays latin en est
assotté.
L’École de droit se dépeuple de jour en jour ; les amphithéâtres de l’École de médecine
sont déserts ; lui-même, M. Saint-Marc Girardin sorbonnise en vain toutes les semaines :
la jeunesse est distraite quand elle n’est pas absente. Où donc est-elle, cette jeunesse
irrespectueuse, et à quoi donc pense-t-elle ? Sous les marronniers en fleur du
Luxembourg, elle rêve de Bérangère, elle demande Bérangère à tous les échos d’alentour ;
comme en ses plus beaux jours du parterre, elle rappelle sa bien-aimée : — Bérangère for ever ! Bérangère ou la mort !
On compte jusqu’à vingt suicides occasionnés par la charmante ingénue, et si les
journaux n’en ont rien dit, c’était uniquement pour ne point jeter l’alarme dans les
familles. Mais le gouvernement s’est ému de cet état ne choses. Vous avez eu vent,
n’est-ce pas, d’un décret qui transporterait les Écoles à Versailles ou même à Bourges ?
C’étaient les beaux yeux de mademoiselle Bérangère qui avaient, à leur insu, motivé
cette mesure gouvernementale. Il n’en est plus question depuis quelque temps ; mais on
aurait tort d’en inférer que les suicides se ralentissent.
Comment cela finira-t-il ?
Heureusement, voici les vacances.
Est une actrice d’avenir que l’Odéon a récemment enlevée au théâtre des Folies.
Des yeux superbes, pleins d’éclairs noyés ; une bouche fière et un peu grande pour
lancer, sans les étrangler, les mâles alexandrins de Corneille ; une physionomie
expressive et mobile ; une carnation blanche avec de chaudes tonalités, tout imbibées
des vraies flammes de la passion. — Petite, mais admirablement prise dans sa taille, il
semble que le cothurne la grandisse. À l’heure des évanouissements tragiques,
tombe-t-elle dans les bras de madame Dessains, le parterre la perd de vue : les bras de
sa confidente la suppriment complètement.
La nature de la femme et le caractère de son talent présentent, pour ainsi dire, deux
contrastes antipodesques. Dans le déshabillé de l’intimité, il n’est pas de plus folle
créature, avec moins de sans-gêne et de souci de tout ce qui n’est pas le bonheur de
vivre. — C’est un rire exhilarant, une gaieté pyrique qui s’enivre du bruit des pétards
qu’elle vous bombarde aux oreilles. La tragédienne arrondit son grave péplos en bonnet
fripé de grisette.
Singulière et charmante organisation ! L’âme de Melpomène dans la peau d’un
débardeur !
Est un résumé adorable de toutes les grâces de son sexe. Sa frêle et délicate personne
semble avoir été formée de tendresse et de sympathie. — Seule peut-être entre toutes ses
pareilles, elle réalise le type accompli de ces femmes qui, sans atteindre à la
perfection de la forme, sans incarner l’idéal du beau plastique, vous semblent — on ne
sait pourquoi — plus belles que la beauté. Détaillez sa physionomie, partout vous voyez
flotter une âme. Mademoiselle Thuillier n’est pas une femme charmante, elle est la femme
charmante.
Ses yeux, petits en apparence, effraieraient par leur profondeur, si le rideau de ses
longs cils n’en tempérait la flamme intérieure. Qu’on s’imagine un foyer ardent, vu à
travers un velours ! — Ôtez le velours, c’est l’infini dans un regard… Le cœur de
l’homme, un muscle étroit, contient bien l’amour, c’est-à-dire l’immensité. « L’Océan
dans un dé ! » comme dit Aug. Vacquerie.
Le talent de l’aimable comédienne a tous les charmes de sa personne ; et l’on n’est pas
parvenu, grâce au ciel ! à le galvauder par des créations vociférantes et tumultueuses.
Sa voix émeut et caresse ; elle console en mettant des larmes dans les yeux. Sans
manquer de force et d’autorité, son jeu est plutôt une suite de variations sur le
clavier de la douceur. — Madame Toscan a de la poudre à canon plein la bouche ;
mademoiselle P. Grangé des poignées de sel au bout de sa langue ; seule mademoiselle
Thuillier a du miel sur les lèvres.
Qui de nous oubliera jamais sa sublime et touchante création de Mimi, dans la
Vie de Bohême, — un des chefs-d’œuvre du drame contemporain ?
Une chose qui ne doit plus vous surprendre, c’est que la physionomie de la charmante
actrice est un composé de mélancolie, de tristesse et de regret. Mademoiselle Thuillier
est une âme en peine. Apparemment sans qu’elle s’en doute elle-même, c’est une exilée.
— Dans ce Noukahiva du drame où l’a déportée sa destinée, elle rêve du paradis où
fleurissent les citronniers et le wergissmeinnicht immortels. — Mimi est une sœur de
Mignon, ou plutôt la Mignon de Goethe n’était qu’un pressentiment de mademoiselle
Thuillier.
A récemment été l’objet d’une odieuse et lâche persécution dont plus d’un journal a
retenti. L’injure et la calomnie lui étaient prodiguées dans des lettres anonymes,
tirées à des centaines d’exemplaires. Évidemment, ce n’était point l’amour méconnu qui
avait inspiré cette basse vengeance ; elle partait de quelque ignoble tentateur
honteusement éconduit.
Il a paru plaisant à M. Ch. Desnoyers de faire succomber à la tentation, quatre-vingts soirées durant, et devant quinze cents spectateurs,
cette vertueuse fille d’Ève dont tout Paris plaignait les malheurs et admirait la
vertu.
Le directeur de l’Ambigu montait un drame de M. Dennery, — le Paradis
perdu. — Il avait fouillé les vingt-cinq Édens des coulisses parisiennes sans
y découvrir une Ève un peu présentable. Il en avait cependant essayé plusieurs, et
toutes, — c’est justice à leur rendre, — faisaient preuve d’une égale supériorité au
même endroit de leur rôle : elles croquaient la fameuse pomme avec un brio et une
dextérité qui dénotaient un précoce apprentissage et une longue habitude. Mais, le
moment venu de se faire un manteau de leur chevelure, la plupart n’avaient à leur
service qu’une indigente toison, dont les derniers anneaux ne dépassaient pas
l’omoplate.
.Pour rien au monde, M. Desnoyers n’eût voulu manquer aussi ouvertement à la Genèse et
à la pudeur ! — Qu’aurait dit M. Veuillot, lequel tançait si pieusement, il y a deux
ans, M. Boyer, pour avoir déshabillé mademoiselle Teisseire, avec un tissu trop
galamment transparent de feuilles de vigne ? On m’objectera que M. Desnoyers n’est qu’un
sceptique, et que tirer son foulard de sa poche en disant à une belle fille : « Cachez
ce sein que je ne saurais voir », n’est à ses yeux qu’une façon ingénieuse de lui jeter
le mouchoir…
Ceci fût-il vrai, le directeur de l’Ambigu trouvait à la réalisation de son Ève un
obstacle beaucoup plus grave. Pas une de ses actrices n’était sérieusement blonde.
On avait bien songé à mademoiselle D. Marquet, mais elle venait d’être engagée en
Russie, et elle avouait hautement sa préférence pour Saint-Pétersbourg, — ce paradis
retrouvé des comédiens. C’est alors que l’Ambigu se souvint de mademoiselle Périga.
L’Odéon la lui prêta amicalement ; et, depuis ce jour, elle se donne tous les soirs une
indigestion de ces mêmes pommes refusées par mademoiselle Marquet, pour celles plus
substantielles et plus nourrissantes du général Guédéonoff.
Convenons que mademoiselle Périga a quelques-unes des qualités de son rôle.
On ne trouve peut-être pas en elle toute la richesse de formes qu’on est en droit de
prêter à la mère du genre humain ; mais on ne se souvient pas assez qu’Ève la blonde
commença par n’être qu’une simple côtelette masculine. À ce point de vue, mademoiselle
Périga figure, dans sa beauté un peu maigrelette, une côtelette fort ragoûtante. On
pourrait, lui souhaiter un timbre de voix plus harmonieux : elle tire parfois de son
gosier des intonations de gouttières qui n’ont rien de paradisiaque. Et puis, — si j’ai
bien vu, — sa figure, d’ailleurs pleine d’éclat, s’agrémente d’un archipel de grains de
beauté qui nom qu’un tort, celui ne n’être pas noirs. C’est un soleil qui a des taches…
de rousseur.
Mais sa chevelure est si authentiquement blonde !… d’un blond rutilant, avec un œil de
poudre… de carotte !
Dont la personne est loin d’atteindre à l’ampleur étoffée de madame Toscan, n’en est
pas moins une des cariatides les plus confortables de l’Odéon. Mais elle a un buste
démesuré. Dans la longueur de ce buste, tel que le dessinent ses robes, je lui dénonce
un complot évident de sa couturière. — Avec cela, son maintien est plein de dignité et
d’élégance ; mais cette dignité même est légèrement compromise par l’inclinaison un peu
facétieuse de son nez.
Ce nez, d’un dessin d’ailleurs correct et plein de noblesse, dévie narquoisement du
côté gauche. Plaisanterie d’un coup de vent en belle humeur, un jour que l’actrice
passait les ponts. Une bonne rafale le redressera, et, si la rafale se faisait trop
attendre, Mme Toscan en pourrait faire l’office.
Manquant peut-être un peu d’haleine, le talent de Mme Armand est un aimable mélange de
laisser-aller familier et de distinction aristocratique. — Une honnête bourgeoise
habitant la Chaussée-d’Antin, qui aurait accès dans les salons du noble faubourg.
Parfois elle emprunte l’éventail de Célimène, mais c’est toujours Elmire qui en
joue.
Est bien la plus jolie perruche qui soit venue s’abattre sur les planches de l’Odéon,
en brisant les barreaux de cette cage à perroquets qui s’appelle le Conservatoire.
Sa taille a été découpée dans une tige de palmier nain ses pieds pourraient se
faire des sandales d’une feuille de laurier-rose ; et, quant à ses mains atomistiques,
il a fallu, pour les ganter, inventer un numéro spécial parmi ceux déjà connus, il n’y
en avait point d’assez petits. — Avec cela, sa physionomie est plutôt espiègle
qu’intelligente mais elle rachète cet excès de mutinerie enfantine par ce regard humide
et ce sourire mouillé qui prêtent tant de charme à Mlle Delphine Fix.
J’ai prononcé le mot de perruche. Le fait est que, si elle ne récite pas ses rôles — ce
serait trop Conservatoire — elle ne les joue pas davantage : elle les croque. Ses rôles
deviennent autant de boîtes de dragées, et ils ne s’en plaignent pas. Elle a des dents
si amoureuses !… A-t-elle de l’esprit ? Je le crois volontiers, mais elle ne s’en doute
pas encore. Et pourtant elle n’attend plus — on a quelque lieu de le supposer — que son
cœur lui ait révélé comment l’esprit vient aux filles.
Parmi les jeunes écrivains de nos jours, dont l’imagination, l’esprit et le style
s’éparpillent à tous les vents de la publicité mensuelle ou hebdomadaire, il faut placer
au premier rang M. Louis Enault, touriste et narrateur infatigable, qui a fait, au
sortir du collège, son voyage de circumnavigation autour du globe, et qui, depuis, a
jonché toutes les routes littéraires des frêles monuments de son érudition armée à la
légère et des caprices de sa fantaisie.
J’en sais bien peu qui aient laissé tomber, dans la triple gueule de cette louve
inassouvie qu’on nomme la presse, autant de récits de voyages, d’études critiques,
d’articles actuels et piquants. — Le monstre s’est repu avidement de cette abondante
nourriture, et il faut bien qu’il l’ait trouvée suffisamment délectable et savoureuse,
puisqu’il s’est abstenu de toucher la chair fraîche, je veux dire de dévorer
l’écrivain.
C’est généralement l’inévitable destinée de ces héros de l’improvisation et de
l’aventure, de disparaître avant le temps et de se sentir manger vifs en pleine jeunesse
de l’âge, en pleine fleur du talent. C’est ici que la fable mythologique est d’une
vérité terrible. — De quel miel inépuisable il faut savoir enduire ses tartines ou
beurrer ses feuilles volantes pour qu’au Cerbère affamé le gâteau fasse oublier
l’écrivain ! Les impuissants et les mal doués n’y sauraient tenir longtemps. Aussi, la
plupart durent-ils huit jours, — l’espace de trois articles et l’intervalle d’une
bouchée !
M. Louis Enault dure depuis quelque cinq ans, et il ne me paraît pas jusqu’ici trop
entamé. Il durera longtemps encore, je présume, car il porte force gâteaux dans son
bissac, et il a fait tout exprès le voyage de Grèce pour aller s’approvisionner de miel
sur les hauteurs dorées de l’Hymette11.
Il y en a de plus favorisés, c’est vrai : j’entends ceux qu’une abeille mystérieuse a
visités dans leur berceau ; mais ceci est le privilège exclusif des poètes. M. Louis
Enault, voyant que les abeilles avaient dédaigné de venir à lui, a pris sa détermination
en homme d’esprit : il est allé aux abeilles. Ce qui fait que, sans être poète de
naissance, il ne laisse pas d’être un peu poète. — J’aurai l’occasion de le prouver tout
à l’heure.
Parlons d’abord du voyageur, du traducteur et du journaliste.
Comme Chateaubriand, comme Lamartine, M. L. Enault, en bon chrétien qu’il est, a
accompli son pèlerinage en Terre-Sainte. — Il n’a point, à l’exemple de ses illustres
devanciers, frété un trois-mâts pour cette grande circonstance ; mais je ne saurais, en
bonne conscience, lui en faire un crime. Noliser un vaisseau n’est point une condition
indispensable pour se préparer dignement à visiter le Saint-Sépulcre : en tout cas, elle
cesse de jour en jour d’être à la portée des gens de lettres. — Pour mon compte, si je
vais jamais en Palestine, je prévois qu’il faudra me résigner au mode de locomotion
adopté par cette respectable dame dont tous les journaux annonçaient naguère le départ.
— J’irai à pied.
On m’affirme néanmoins que Louis Enault pouvait facilement se payer le luxe d’un
brick : s’il y a renoncé, c’était par pure délicatesse et pour ne point humilier ses
confrères. — Toujours est-il qu’il ne fit pas le voyage sur ses jambes, avec un bâton
blanc pour toute monture, et sans autre escorte que sa gourde et son havresac.
Il partit, lui quarantième, en compagnie d’une dévote bande tout émaillée de robes
noires. J’ignore si ces robes noires contenaient ou non beaucoup d’esprit, et quel
pouvait être le mérite collectif de cette caravane des quarante ; mais ce que je sais
parfaitement, c’est que M. L. Enault a mis, dans la relation de son voyage, du talent et
du style comme quatre. — Il y a répandu surtout beaucoup d’onction et de piété : chacun
de ses chapitres dégage un parfum de dévotion qui pénètre et embaume l’âme.
L’objet divin du récit et la majesté des Lieux-Saints peuvent expliquer suffisamment
cette émotion convaincue, ce souffle religieux et attendri ; mais chez un sceptique du
petit journal et du grand format, ceci atteste évidemment le voisinage des soutanes.
Effectivement, M. Louis Enault voulut mettre à profit une si excellente occasion de se
convertir et il s’est purifié de ses péchés, — c’est lui-même qui nous le dit — dans les
eaux sacrées du Jourdain.
De cette onde salutaire, il en emplit un flacon, qu’à l’exemple de Chateaubriand, il a
rapporté dans sa poche. Puis, à son retour en France, au lieu de tremper sa plume dans
sa profane écritoire, il n’a eu qu’à la plonger dans la sacro-sainte bouteille, pour
écrire un beau livre, tout empreint de foi, d’élévation et de grandeur.
Je ne connais que deux défauts à ce volume de la Terre-Sainte : il est
vrai qu’ils ont une importance capitale. Le premier s’appelle
l’Itinéraire de M. de Chateaubriand ; le second est le Voyage en
Orient de M. de Lamartine. Si M. L. Enault pouvait réussir à les supprimer, il
se trouverait avoir écrit un livre fort remarquable.
Comme traducteur, M. Louis Enault se présente à la critique avec une version nouvelle
de Werther. Cette traduction, — disons-le tout de suite, — surpasse
toutes celles qui l’ont précédée par le respect scrupuleux du texte original, et par
l’habileté du traducteur à se fondre en quelque sorte dans l’âme du poète, de manière à
conserver à la poésie flottante de son œuvre toute son intimité pénétrante et toute sa
grâce.
Serrant de près la pensée de Goethe12, il l’étreint dans l’étau d’une concision nette et nerveuse ; — la
version française se superpose fidèlement à la phrase allemande et s’y découpe pour
ainsi dire à l’emporte-pièce ; mais cette fidélité n’a rien de routinier et de servile.
Au lieu d’un écho sec et inintelligent, c’est un interprète passionné qui arrache aux
entrailles du chef-d’œuvre l’idée créatrice et le souffle ému.
Enfin, — passez-moi la comparaison, — ce n’est pas un esclave, cette traduction, c’est
un affranchi s’attachant aux pas de son maître.
Toutefois, malgré sa valeur incontestable, était-elle bien nécessaire ? N’en déplaise à
M. Enault, je répondrai négativement. — Certes Werther est une grande et
belle œuvre : on ne saurait méconnaître sans injustice l’influence générale et salutaire
qu’elle eut, à son apparition, sur l’état des esprits — en Allemagne et même en Europe.
Elle donna le signal d’une réaction contre la corruption et l’aplatissement moral de la
nation germanique ; elle agrandit et redressa l’âme allemande, et devint, aux mains de
la jeunesse d’alors, un drapeau d’opposition contre les tendances matérialistes de cette
époque. Comme les œuvres de Rousseau en France, Werther en Allemagne eut
l’importance d’une découverte et d’une révélation. — À la prostration des vertus
civiques, à la dégénérescence des cœurs, Goethe opposait le sentiment de la nature,
l’exaltation de la liberté individuelle, la glorification du devoir. — C’était comme une
porte grandiose s’ouvrant tout à coup sur les chastes pays de l’idéal.
Mais si, dès le principe, ce livre eut une influence bienfaisante, s’il créa des héros
et des citoyens, — depuis, que de générations énervées, amoindries, condamnées à
l’impuissance par l’air malsain, en définitive, qu’on respire dans ses pages ! — Il
releva momentanément les âmes, mais ce fut pour les jeter peu à peu dans cette sorte de
surexcitation fiévreuse et de tristesse factice qui est devenue la maladie chronique de
la première moitié de ce siècle, et où se sont émoussées tant de qualités de force,
d’énergie d’action, de vertus d’esprit.
C’est Werther qui a été, en fait de fausse sentimentalité, le premier
instituteur de notre époque. Il n’enseigna même pas aux générations qui nous ont
précédés cette tristesse droite et saine, qui résulte chez l’homme de la science de la
vie et de la connaissance de soi-même : il glorifia la vie
inactive, la
mélancolie et la paresse orgueilleuses. — Cette peinture de la passion qui se ronge avec
un secret égoïsme et mange son propre cœur, fut un outrage fait à la passion. Elle lui
ôta ce qu’elle pouvait avoir de courage et d’autorité sur elle-même ; elle substitua la
vanité à la force.
Mais, Dieu merci ! les faux désespérés, les mélancoliques ténébreux, les enthousiastes
à froid, ont fait leur temps ; les réalistes sont venus qui ont remplacé les
idéologues ; et nous prenons en pitié, aujourd’hui, ces rêveries sans but, ce perpétuel
onanisme de l’âme par le cerveau.
Rêver et mourir, telle semblait être la pensée de cette littérature malsaine ; vivre en
agissant, c’est-à-dire en combattant, telle doit être la devise de la nôtre.
N’avions-nous pas raison de dire qu’une nouvelle traduction de Werther n’était pas
chose bien nécessaire ? — La justification de M. Louis Enault, si un travail fait avec
talent pouvait en avoir besoin, — elle est dans la notice biographique qu’il a consacrée
à Goethe ; notice qui nous explique les origines de son roman célèbre et éclaire d’un
jour tout nouveau la jeunesse du grand Wolfgang. Mais la priorité appartient ici à
M. Armand Baschet ; c’est lui, le premier, qui nous a raconté ces origines ; il est vrai
que M. Enault a sur M. Baschet l’avantage d’une exécution plus parfaite. Sa notice est
mieux pensée et mieux écrite, sinon plus complète. En un mot, toute vérification faite,
M. A. Baschet se trouve avoir perdu son droit d’aînesse. S’en serait-il démis de plein
gré, en vertu d’une transaction ? L’aurait-il vendu à son confrère ? Mais alors quel
aurait été le plat de lentilles. ? — Apparemment ce joli petit groom, qui est devenu la
moitié de la personne et toute la réputation littéraire de M. Baschet, — un Lapon
microscopique que rapporta, m’a-t-on dit, à son retour du pôle, M. L Enault, dans un
coin de sa valise.
Je n’ai pas besoin de célébrer les mérites de ce dernier comme journaliste.
Pour ne citer qu’un de ses articles, véritable chef-d’œuvre du petit journal, il n’est
pas un lecteur du Figaro qui ne se souvienne de son ravissant portrait de
Louis Hamon, — ce Prince Charmant du royaume de la Fantaisie, qui vient de faire son
tour de Grèce, en s’attardant à Athènes !
Mais je dois une mention toute spéciale à Constantinople et la Turquie,
ouvrage instructif, attachant, bourré de détails curieux sur les mœurs ottomanes, et
écrit dans un style éclatant, tout empourpré, — on le voit, — à l’ardent soleil de ces
heureuses contrées.
Même après Théophile Gautier, M. L. Enault a le secret de nous captiver par ses
descriptions de monuments ou ses peintures d’intérieur ; — car il s’est initié aux
mystères les plus intimes de la vie orientale, et l’on voit bien, malgré les préjugés, à
la façon savante dont il parle des femmes turques, que ces pudeurs farouches et voilées
ne l’ont point traité de Turc à More.
Cette partie du livre, — la dernière, — est d’un bout à l’autre remplie d’un vif
intérêt.
Pour les deux antres, pour ta deuxième surtout, où il est traité de l’administration,
de l’état politique et des finances de la Turquie, M. L Enault s’est rencontré plus
d’une fois, — soyons juste, — avec M. Ubicini, auteur d’un consciencieux et remarquable
ouvrage sur la Turquie actuelle.
Je terminerai en recommandant aux lecteurs du Figaro une trop courte
étude de M. L. Enault, sur Frédéric Chopin — ce compositeur de génie, ce musicien trois
fois sublime, avec les nerfs d’une femme, les doigts d’un sylphe et l’âme d’un
patriote ! — C’est le chef-d’œuvre du jeune écrivain. Ici, il s’est montré véritablement
poète ; et, pour vous le prouver, selon ma promesse de tout à l’heure, je pourrais citer
mainte page de cette notice ; les limites étroites de cet article ne me le permettent
pas.
Et, maintenant, si vous vouliez faire plus ample connaissance avec L. Enault, allez
chez Bisson, au coin du boulevard des Capucines, vous y verrez son buste, étalé aux
vitrines depuis huit jours. Mais, hâtez-vous ; M. Enault, qui ignore nécessairement
cette particularité, va en être informé par la lecture du Figaro, et vous
pourriez vous exposer à trouver son buste remplacé par un Apollon du Belvédère
quelconque, — ce qui ne laisserait pas d’être fort désagréable.
À le juger par ses œuvres, il y a deux hommes dans M. de Pontmartin. Le premier est un
gentilhomme accompli, un type d’urbanité et de savoir-vivre, qui se détache, au milieu
de la génération littéraire d’à présent, comme une attestation vivante des mœurs
délicates et raffinées d’un autre âge, comme une incarnation attardée, parmi nous, de
l’esprit, des idées et des traditions d’autrefois. Vous diriez d’un grand seigneur d’il
y a cent ans, inopinément endormi par la baguette magique d’une fée, et qui se
réveille ; comme ce moine de la légende, après un sommeil séculaire, entouré de gens
qu’il n’a jamais vus et dans un monde qu’il ne connaît point.
Ce premier personnage, très réel et très authentique dans l’individualité littéraire de
M. de Pontmartin, a, comme de raison, des airs suprêmement surannés, et exhale un parfum
de l’autre siècle, conservé dans un bonheur du jour. Sa phrase à
queue, poudrée à frimas et coiffée du tricorne porte l’épée en verrouil, et secoue
négligemment la poudre de macouba sur son jabot de dentelle. Dans ce style un peu sec,
mais empreint d’ailleurs d’une exquise distinction, l’auteur grasseye de très jolies et
très insignifiantes histoires, d’un rococo touchant et vertueux, à faire rêver une
douairière de la fontaine de Jouvence et des amours mythologiques et bouffis des singes
de Boucher.
Mais, comme il possède, en somme, — ce revenant littéraire, ce bel-esprit, moitié
mousquetaire et moitié abbé, — une très haute et très sagace intelligence, il ne dépend
pas de lui d’échapper à la compréhension absolue du présent, pour murer sa pensée dans
le culte exclusif d’un passé évanoui ; sans avoir rien oublié, il a appris quelque
chose.
Cette particularité contribue beaucoup à faire de ses contes et de ses nouvelles, — car
il s’agit principalement ici du conteur, — autant d’amalgames innominables, hétérogènes,
n’ayant de racines dans aucune époque et de nom dans aucune littérature.
Le procédé habituel du conteur consiste à s’embusquer dans les broussailles orthodoxes
d’une intrigue de l’autre monde, qu’il a soin d’imaginer aussi nulle que possible, pour,
de là, tirer triomphalement sur l’essaim des idées nouvelles et sur le principe de la
société moderne.
Il ne manque pas d’esprit, assurément ; mais il a l’habitude de verser tant de pleurs
sur les hommes et sur les choses du passé, dans le courant de son récit, que tout soit
sel fond en eau : son arme, chargée de poudre éventée, fait invariablement long feu ou
éclate entre ses doigts ; il vise un présent qui l’importune et ne tue que ses
héros !
On conçoit tout ce qu’a d’innocent et de puéril cette petite guerre faite, dans un
style plus mesuré que chevaleresque, à coups de vulgaires histoires et de contes
inoffensifs. — À ne considérer que cette face de son talent, M. A. de Pontmartin,
romancier errant pour le compte de bien des Dulcinées du Toboso, est un compromis, plein
de loyauté et de sincérité, entre le héros du roman de Cervantes et le paladin d’une
chanson greffée sur un conte de Perrault.
Mais, nous l’avons dit, il y a deux hommes dans M. de Pontmartin.
L’auteur des Contes d’un Planteur de choux, — auquel nous reviendrons
tout à l’heure, — est doublé d’un aristarque. Cette seconde face de son individualité
littéraire peut être regardée comme l’endroit de son talent (dont le
conteur n’est que l’envers), car l’auteur des Causeries
tient avec une supériorité relative et une autorité réelle, quoique restreinte, la plume
du critique. Mais quelles dissemblances caractéristiques, quel singulier abîme entre ces
deux hommes !
Autant le conteur gentilhomme, dont l’imagination va plantant des choux dans le potager des gothiques châteaux en Espagne, est timide, effacé,
poli, sans caractère et sans audace ; autant le critique, dans quelques-unes de ses
études, est implacable et violent.
En un clin d’œil, cette personnalité doucereuse se hérisse d’aspérités menaçantes ;
l’esprit de secte met toutes sortes d’angles à cette figure pâlotte qui s’allonge en
rictus sarcastique où se trahissent les bouillonnements intérieurs d’une colère sacrée.
Au nom de la morale, l’écrivain fulmine alors des anathèmes contre tout ce qui
représente l’art oseur, l’idée nouvelle, la poésie du doute et du
libre examen.
De son ceinturon de chasse, le gentilhomme fait une lanière dont il flagelle, à tour de
bras, les romanciers et les poètes, ces suppôts du vice, — « libertins émérites,
vieillards podagres, cloaques d’impudicité »
, — suivant sa propre
expression.
Singulière métamorphose ! l’intempérance de plume a remplacé le bon ton et la
distinction du style ; cette parole, si mesurée et si sage d’ordinaire, franchit alors à
pieds joints toutes les barrières, laissant en deçà les immunités de la critique, et
avoisinant, de l’épaisseur d’un cheveu, l’ardente personnalité. — L’écrivain fils des
croisés, le littérateur petit-maître, a jeté ses manchettes brodées par-dessus les
moulins de la polémique, — ou du moins les retrousse-t-il jusqu’au coude. Oubliant que
la critique, dans ses plus grandes sévérités, doit encore rester une magistrature, il
descend de son siège, et, écartant du bras les gendarmes, il vient prendre le délinquant
au collet. — « Tu attends que je te juge, nigaud approche que je t’assomme !… » — Et
voilà comment, peut-être par dépit de n’être que le clair de lune de Charles de Bernard,
on est devenu la doublure de M. Louis Veuillot.
Aussi bien, des aptitudes si diverses attestent une organisation d’écrivain peu
commune : on ne voit pas tous les jours la fleur des pois de l’atticisme aristocratique
faire le coup de poing avec cette supériorité toute plébéienne. Effectivement, M. Armand
de Pontmartin, dans tant et tant de furibondes attaques dirigées contre l’art
contemporain, a fait preuve d’un véritable talent, et donné la mesure d’un esprit
fécond,
ingénieux, plein de ressources et d’une rare souplesse de
polémique.
Mais les hautes qualités qu’il a déployées dans ces divers travaux, et qu’il serait
injuste ou maladroit de méconnaître, ne sauraient l’absoudre des violences calculées,
des emportements de casse-cou par lesquels le critique, essayant de réparer les échecs
multipliés du conteur, a de vive force attiré sur lui l’attention publique.
Certes, l’article sur Béranger, qui ameuta autour de M. de Pontmartin les colères de
tant de gens d’esprit mêlés à tant de bélîtres, renfermait plus d’une vérité bonne à
dire, plus d’une idée juste ; les intelligences d’élite, seules capables d’apprécier à
leur réelle valeur les beaux vers et de marquer leur vrai rang aux poètes, lui auraient
su gré d’attacher ce grelot, si, en faisant beaucoup de bruit, M. de Pontmartin l’avait
fait pour son propre compte. — Mais, en cela comme en bien d’autres choses, il était la
cloche de l’Univers.
En effet, toutes les fois que M. Louis Veuillot s’est donné la chrétienne satisfaction
de châtier quelqu’un ou quelque chose, le fils des croisés, servant de renfort au fils
de Sanchez, s’est empressé de crier à son chef de file :
— « Part à deux ! passez-moi les verges ! » — Et il a battu de verges George Sand,
Victor Hugo, Balzac !… Balzac ! cet abîme, cette mer aussi vaste et plus profonde que
l’Océan, que faisait fouetter Xerxès. — Si l’acte n’était pas moins insensé de la part
de l’écrivain que du roi vaincu, je me plais à reconnaître que la folie de
M. de Pontmartin se faisait presque pardonner à force de talent, de style et de
hardiesse d’esprit.
L’article dont je veux parler, ayant pour objet l’analyse des œuvres de Charles de
Bernard, est une des pages les plus remarquables des Causeries
littéraires.
Mais quelle sacro-sainte fureur vous poussait à refuser à Balzac toute espèce de sens
moral ; à persuader à vos lecteurs que l’immortel écrivain devait être rangé parmi les
corrupteurs sociaux, les fauteurs d’immoralité ; et que son œuvre contient ces éléments
de mort, ces principes de destruction latente, qui empoisonnent les âmes, allument les
révolutions et préparent la ruine des sociétés ?
Par quelle étrange privauté d’une critique prude et sermonneuse, mettiez-vous dans le
grand romancier un malhonnête homme, et une mauvaise action dans chacun de ses
ouvrages ? — Il y a, dites-vous, de la boue à pleines mains dans les romans de Balzac ?
Autant vaudrait, tirant sa propre condamnation de l’excès même de son génie, lui imputer
à crime d’avoir voulu être l’historien complet des mœurs de son temps.
Pour avoir écrit des pages immortelles, accuserez-vous Tacite d’être le complice de
Néron ?
Il me semble qu’il serait temps d’en finir avec cette rengaine idiote qui consiste à
dire que la meilleure manière de favoriser le vice, c’est de le peindre. Pour mon
compte, je me range à l’opinion de ceux qui veulent qu’un chef-d’œuvre ne soit jamais
une œuvre immorale.
M. de Pontmartin entend le roman d’une toute autre manière.
Comme d’autres en ont fait un moyen de propagande avancée, il y voit, lui, une forme de
propagande conservatrice ; — et Dieu sait quelles inventions étriquées, racornies,
miévrottes, lui suggère cette théorie de Procuste. À moins de les lire, vous ne sauriez
avoir une idée de la nullité de ces Contes d’un Planteur de choux. Rien
de plus étroitement conçu et de moins vivant. Nulle part d’intrigue sérieuse,
acceptable ; pas le moindre tressaillement humain ; ni préoccupation de la passion, ni
souci de la vie réelle. Ces personnages sont autant de mannequins coiffés à l’oiseau
royal, qui peuvent se trouver réciproquement, fort intéressants, mais qui ont le tort
irrémissible de faire crever d’ennui le lecteur. Ils s’expriment en général avec
beaucoup de tact et de mesure ; mais à force de puérilité et, grâce à l’importance
risible qu’ils s’attribuent, ils finissent par devenir vulgaires. — Car l’auteur possède
le merveilleux secret d’être banal avec distinction et terre à terre avec élégance.
Je ne crois pas que de tels contes, — en tant que prédication d’une foi politique et
religieuse, — parviennent à persuader ou seulement à toucher personne.
L’extrême faiblesse qui éclate dans ce livre ne doit pas me faire oublier que
M. de Pontmartin avait publié antérieurement un recueil de nouvelles d’un mérite bien
supérieur.
Dans la critique, et non ailleurs, est le talent et la force de M. de Pontmartin.
Toutes réserves faites en ce qui touche l’étroitesse de son point de vue, ses
préventions d’homme de secte et de coterie et la partialité voulue de ses jugements, il
me semble désigné par son talent comme l’héritier naturel de M. Gustave Planche.
M. Gustave Planche, qui a écrit dans son bon temps de si remarquables études, et que
Balzac appelait « le seul critique du dix-neuvième siècle », a depuis longtemps dit son
dernier mot, et, malgré la sensation produite par un de ses récents articles, ne vit
plus aujourd’hui que sur son passé. La nouvelle génération commence à se lasser
d’entendre ce Ganéça de la critique ressasser constamment les mêmes formules dans sa
pagode oubliée. D’un autre côté, l’Assemblée nationale est un théâtre de
second ordre, où doit se trouver à l’étroit l’humeur batailleuse de M. de Pontmartin.
Que M. Planche abdique donc en faveur du noble planteur de choux !
Quand le bœuf Apis, cette adoration de l’ancienne Égypte, semblait menacé d’une mort
prochaine, les mages se répandaient dans les bois, cherchaient un autre Apis mieux
portant et plus guilleret, et, dès qu’ils l’avaient trouvé, ils mettaient son
prédécesseur en disponibilité et préparaient son apothéose. — L’apothéose du dieu cornu,
en retrait d’emploi, était chose bien simple on le noyait magnifiquement dans les eaux
vertes du Nil !
Je demande que les mages de la Revue des Deux-Mondes procèdent à
l’apothéose de M. Gustave Planche.
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