L’idée de gloire n’est pas des plus difficiles à résoudre. On la peut identifier avec
l’idée générale d’immortalité dont elle n’est qu’une des formes secondaires, et des
plus naïves ; elle n’en diffère que par la substitution de la vanité à l’orgueil. Là,
nous avons l’idée de durée fortifiée par l’orgueil d’un être qui se croit une
importance immortelle, mais consent à jouir sans fracas d’une pérennité absolue ; ici,
la vanité, remplaçant l’orgueil, écarte l’idée d’absolu, ou, se déclarant incapable de
l’atteindre, s’accroche à un désir, d’éternité sans doute, mais d’éternité objective,
sensible à autrui, d’éternité un peu de parade et qui perd en bruit répandu par le
monde ce que l’immortalité absolue gagne en profondeur et en orgueilleuse
humilité.
Les mots abstraits définissent mal une idée abstraite ; il vaut mieux s’en rapporter
à l’opinion commune. La gloire, on sait ce que c’est ; la gloire littéraire, tout
écrivain se l’imagine. Rien de plus clair que ces sortes d’illusions ; rien de plus
clair que le désir ou que l’amour. Les définitions, où les dictionnaires seuls sont
obligés, contiennent de réalité ce que contient de vie obscure et grouillante un filet
relevé mal à propos de la mer où il attendait sa proie ; des varechs s’y tordent et de
grêles bêtes y meuvent leurs pattes translucides, et voici toutes sortes d’hélices ou
de valves qu’une sensibilité mécanique tient, forcloses, mais la réalité, qui était un
gros poisson, a, d’un coup de queue, passé par-dessus bord. En général, les phrases
nettes et claires n’ont aucun sens, ce sont des gestes affirmatifs qui suggèrent
l’obéissance, et voilà tout. L’esprit humain est si complexe et les choses sont si
enchevêtrées les unes dans les autres que, pour expliquer un brin de paille, il
faudrait démonter tout l’univers ; et il n’est dans aucune langue aucun mot de race
sur lequel une intelligence lucide ne puisse bâtir un traité de psychologie, une
histoire du monde, un roman, un poème, un drame, selon les jours et la qualité de la
température. La définition, c’est le sac de farine comprimée et qui tient dans un dé.
Que pouvons-nous faire de cela, si nous n’explorons pas les mers antarctiques ? Il est
plus à propos de passer au microscope une pincée de farine et d’y chercher avec
patience parmi le son le vivant amyle. Dans les résidus laissés par l’analyse de
l’idée d’immortalité, on trouvera l’idée de gloire à l’état brillant de paillette.
L’homme se croit encore la dernière œuvre de la force créatrice. Darwin, corroborant
la Bible, n’a fait qu’au sixième jour sortir des limbes le couple humain. Et les
savants les plus qualifiés en sont là, et cela permet ces écrits douteux où l’on
célèbre les équivoques accordailles de la Science et de la Foi. Mais le darwinisme va
s’évanouir devant des notions plus précises. Demain nous ne serons plus tenus de
croire que la génitrice du monde, ayant organisé sans idées morales les espèces
inférieures, inventa l’homme pour déposer dans son cerveau un principe dont elle
s’était fort bien passée elle-même au cours de ses travaux préparatoires. Si l’homme
n’est plus la dernière venue des créatures, si l’homme est un animal fort ancien dans
l’histoire de la vie, si la fleur de l’arbre vital est, non pas Adam, mais la Colombe,
toute la métaphysique de la morale va crouler. Quoi, après ce chef-d’œuvre, l’Homme,
Il (ou Elle, selon le mot nul que l’on suppose) s’est abaissé à faire l’oiseau ! Quoi,
la grue après l’ancêtre d’Abraham ! Cela est ainsi. Les travaux de M. Quinton1 ne vont plus permettre d’en douter. Il devient certain que l’intelligence
humaine, loin d’être le but de la création, n’en est qu’un accident, et que les idées
morales ne sont que des végétations parasites nées d’un excès de nutrition. Les
phénomènes intelligence, conscience morale, et tous les titres de noblesse énumérés
dans le parchemin, auraient pu, sans doute, apparaître chez n’importe quelle autre
espèce ; les oiseaux, dont l’évolution n’est pas finie, n’en seront peut-être pas
exemptés. Leur système artériel est bien supérieur à celui de l’homme, plus simple et
plus solide ; ils peuvent manger sans s’interrompre de respirer ; ils volent, ils
parlent, ils peuvent réciter les Droits de l’homme ou le Symbole de Nicée, exercices
suprêmes de bien des hommes. L’oiseau, roi chronologique de la création, est demeuré
jusqu’ici, et malgré ses perfectionnements, un animal ; la série des oiseaux ne semble
pas, pour l’intelligence, supérieure à la série des mammifères, où l’homme figure à
titre d’inexplicable exception. On ne pourrait donc considérer l’intelligence comme
une finalité que si chacune des espèces animales était rigoureusement déterminée et
fixe. C’est l’opinion, au moins provisoire, de M. Quinton. Les espèces, depuis
qu’elles sont espèces, depuis que les individus qui la composent se reproduisent en
des êtres identiques à eux-mêmes, les espèces, telles que définies, par ces syllabes,
espèce, peuvent disparaître ; Elles ne peuvent plus se modifier.
L’homme a très certainement passé par des états divers où il n’était pas un homme ;
mais du jour où l’homme a produit un homme, l’humanité était immuable. Il est donc
possible que l’intelligence humaine, au lieu d’être un accident, une dérogation, ait
été déterminée, dès l’origine, comme la main humaine, comme les pieds humains, comme
les cheveux humains. Elle aurait donc, dans l’univers, un rôle normal et logique, et
son excès même, le génie, ne serait plus qu’une exubérance de force. Mais il resterait
à expliquer la stupidité de l’oiseau ; serait-ce le témoignage de la dégénérescence
intellectuelle des forces créatrices ? L’opinion la plus probable est que
l’intelligence est une excroissance comme la galle du chêne ; quel est l’insecte qui
nous a fait cette piqûre ? Nous ne le saurons jamais.
Que l’intelligence soit, comme le croyait Taine, un produit normal du cerveau, ou
qu’elle soit une maladie, cela importe peu, d’autant plus qu’une tare qui se transmet
telle quelle de génération en génération finit par perdre ses caractères
pathologiques ; elle fait partie intégrale et normale de l’organisme2. Cependant son origine accidentelle se trouve corroborée par
ceci : excellent instrument pour les combinaisons aprioristes, l’intelligence est,
spécialement, dirait-on, inapte à percevoir les réalités. C’est à cette infirmité que
sont dues les métaphysiques, les religions et les morales. Comme le monde extérieur ne
peut arriver à la conscience qu’en se faisant identique à la conscience, qu’en
épousant avec scrupule tous les replis de la poche et tous ses détours, il arrive
qu’en croyant avoir une image du monde nous n’avons qu’une image de nous-mêmes.
Certains redressements sont possibles ; l’analyse des phénomènes de la vision nous a
fait admettre cela ; par la comparaison de nos sensations et de nos idées avec ce que
nous pouvons comprendre des sensations et des idées d’autrui, on arrive à déterminer
des moyennes probables ; mais surtout des moyennes négatives. On dresserait plus
facilement une liste des non-vérités qu’une liste des vérités. Affirmer que telle
religion est fausse ne dénote plus une grande hardiesse d’esprit ni même beaucoup
d’esprit ; la véracité d’aucune religion n’est plus un sujet de controverse que pour
les différents clergés européens dont c’est le gagne-pain ou pour ces rationalistes
attardés qui guettent toujours, comme leur maître Kant, l’heure propice et lucrative
des conversions opportunes. Mais à la question naïve de ces esprits qui ont horreur du
vide, comme la nature du xviie
siècle : Par quoi
remplacez-vous cela ? Nul ne peut répondre. Il suffit, et c’est assez beau, d’avoir
transmué en non-vérité, une vérité. Le métier supérieur de la critique ce n’est pas
même, comme le proclamait Pierre Bayle, de semer des doutes ; il faut aller plus loin,
il faut détruire, il faut incendier. L’intelligence est un instrument excellent de
négation ; il est temps de l’utiliser, et de cesser de vouloir élever des palais avec
des pioches et des torches.
L’histoire de l’idée d’immortalité est un bon exemple de notre impuissance
congénitale à percevoir les réalités autrement que réformées et retravaillées par
l’entendement. L’idée d’immortalité est née de la croyance au double. Pendant le
sommeil et alors que le corps est inerte, il y a une partie de l’homme qui se meut,
qui voyage, qui combat, qui mange, jouit ou souffre, exerce tous les phénomènes de la
vie ; cette partie de l’homme, ce double de l’homme, ce corps astral, survit à la
décomposition du corps matériel dont il conserve les usages et les besoins. Telle est
sans doute l’origine de la croyance à ce que nous appelons, depuis l’hellénisme,
l’immortalité de l’âme ; à un stade plus ancien, la religion égyptienne est basée sur
la théorie du double : c’est pour les doubles et non pour les âmes qu’on dispose des
nourritures réelles, et plus tard symboliques, dans les tombeaux. Mais la religion
égyptienne est déjà surchargée de l’idée de justice, d’équilibre ; on pèse les doubles
dans les balances du bien et du mal ; la métaphysique de la morale a obscurci l’idée
primitive d’immortalité, qui n’est autre chose que l’idée pure de durée indéfinie.
Pour les théologiens, pour les philosophes, s’il y en a encore à professer ces
honnêtes doctrines, pour le commun des hommes, l’idée d’immortalité ou de vie future
est intimement liée à l’idée de justice. Le bonheur éternel est une compensation
accordée aux douleurs humaines ; il y a aussi, mais alors pour les seuls théologiens,
de personnels supplices, par quoi sont punis les manquements aux ordres des prêtres ;
et ces tourments sont encore pour les bons un surcroît de récompense et une garantie
contre la promiscuité. Il y a là une sélection aristocratique, mais basée sur l’idée
de bon et de mauvais, au lieu de l’être sur l’idée de force et de faiblesse. Ces
étranges renversements des valeurs mettaient Nietzsche fort en colère ; il faut les
accepter au moins comme des conséquences transitoires de la sensibilité de l’homme
civilisé. L’homme primitif, dont les nerfs vibrent peu et dont l’intelligence est
passive, ressent la souffrance, quoique amortie, mais ne ressent pas l’injustice, qui
est souffrance morale. Pour retrouver un pareil état, il faut franchir les régions
moyennes et interroger un Gœthe, un Taine ou un Nietzsche, les hommes chez qui
l’intelligence a enfin vaincu, par son excès même, et repoussé les supplications de la
pitié et les tentations sentimentales de la justice. Si l’idée d’immortalité était née
dans une intelligence supérieure, elle n’aurait différé que par plus de logique, des
conceptions brutales de l’humanité primitive.
M. Marillier a recueilli et coordonné tout ce qui, dans les croyances des
non-civilisés, touche à la survivance de l’âme3 ; il résulte de l’ensemble des faits que l’idée de
justice n’a aucunement coopéré à la conception de l’idée d’immortalité. Il y eut peu
de découvertes plus importantes pour l’histoire des croyances humaines. L’idée
d’immortalité fut d’abord, comme ose le dire M. Marillier, une idée purement
scientifique ; elle est le grossissement et le prolongement d’un fait, mal observé,
mais d’un fait. La vie future est la suite de la vie présente, et elle comporte les
mêmes usages, les mêmes plaisirs, les mêmes déboires. Ce monde a, lui aussi, un
double : l’autre monde. Les méchants et les bons, les forts et les faibles y
continuent leur état. Parfois la vie, sans que ses éléments changent de relation, y
est plus clémente ; parfois dans les mêmes conditions, pire. Si la vie future est
considérée comme meilleure ou comme pire, elle est la même pour tous. Meilleure, c’est
l’égalité parfaite dans les jouissances médiocres qui sont l’idéal moyen aussi bien du
civilisé que du sauvage. Les tribus de la Nouvelle-Guinée, anémiées par la faim,
rêvent de manger du sagou à discrétion pendant toute l’éternité. Comme on pourrait
découvrir, même dans ce paradis égalitaire, une assez vague idée de compensation, donc
de justice, il faut aller plus loin, à Java, où le paradis, sans doute à cause d’un
excessif péage, n’était accessible qu’aux riches ; chez ces résignés où seuls les
rois, les prêtres et les nobles étaient sauvés ; à Bornéo où l’au-delà, divisé en sept
cercles, correspondait aux sept divisions de la hiérarchie sociale. En un autre coin
de la grande île, « toute personne qu’un homme tue en ce monde devient son esclave
dans l’autre ». Voilà un paradis nettement basé sur l’idée de force et une croyance
qui se rit un peu de l’impératif catégorique. Non seulement le faible n’est pas
« compensé », mais sa faiblesse et sa souffrance peuvent, par le caprice du fort, être
portées à l’infini ; le tueur s’est acquis un profit immortel. Des sociétés où il y a
de la poésie, de l’art, des rires, de l’amour, vivent encore avec une telle morale ;
on peut en être contristé, on n’en est pas surpris, car il est évident que voici
contre les étrangers un terrible élément de résistance. Cela a ses inconvénients : de
temps en temps, à Bornéo, une troupe de jeunes Dayaks, qui n’ont pas encore tué, se
précipite dans une ville et tue ; ayant ainsi gagné la vie éternelle et un esclave,
ils se tiennent plus tranquilles. Chez les Shans, exterminé par un éléphant, on est
privé de paradis ; mangé par un tigre, on devient tigre ; les femmes mortes en couche
deviennent des lamies et hantent les tombes, pieds retournés, talons en avant. Aux
Mariannes, il y a un paradis et un enfer ; la mort violente conduit en enfer, la mort
naturelle conduit en paradis : ces peuples étaient de toute éternité voués à
l’esclavage. En une autre région de l’Océanie, le sort de l’âme est joué par la
famille du défunt à pair ou impair : impair, c’est l’anéantissement ; pair, le bonheur
éternel. A Tahiti, les âmes aveugles s’en vont au hasard, sortant des corps, vers une
plaine où il y a deux pierres : l’une, si on la touche d’abord, donne la vie
immortelle, l’autre l’éternelle mort. Ceci est d’une absurdité presque sublime ; c’est
grandiose et terrible ainsi que la prédestination. Saint Augustin la plaçait dans la
nuit d’avant la naissance ; les Tahitiens la situaient dans les ténèbres d’après la
mort. Le protestantisme, auquel ces pauvres gens se sont adonnés depuis, ne les a pas
beaucoup changés de croyances ; en général, le plus grand effort d’un novateur
religieux ou philosophe est de mettre, et réciproquement, à la fin ce qui se trouvait
au commencement.
En s’agrégeant à l’idée d’immortalité, l’idée de justice en a donc singulièrement
troublé le caractère originel ; elle a même contaminé l’idée d’immortalité terrestre,
l’idée de gloire.
Comment la gloire, d’abord réservée aux rois et aux guerriers chantés par les poètes,
a-t-elle fini par être attribuée aux poètes plus encore qu’aux héros de leurs poèmes,
c’est un fait de civilisation dont l’origine exacte n’aurait pas beaucoup d’intérêt.
Il serait plus curieux d’apprendre par suite de quelle modification dans les mœurs ou
de quel agrandissement de l’égoïsme et de la vanité, à l’idée de pérennité du nom et
de l’œuvre vint s’adjoindre l’idée compliquée de justice. Un dramaturge athénien, si
son œuvre était bafouée par le peuple, à quelle époque de la civilisation grecque
eut-il l’audace d’en appeler à la postérité ? Connaît-on de très anciens textes où se
lisent de pareilles récriminations ? La sensibilité s’est tellement accrue qu’il n’est
plus à cette heure de poètereau dédaigné qui ne songe à la justice des générations
futures ; l’exegi monumentum d’Horace et de Malherbe s’est
démocratisé, mais comment croire que la vanité des auteurs ait eu un commencement ? Il
faut l’admettre cependant, pour se tenir dans la logique des développements successifs
du caractère humain. La gloire littéraire ne fut d’abord que le sentiment de la durée
future de la réputation présente ; sentiment légitime et qui concorde assez bien avec
les faits, car les déchéances absolues sont presque aussi rares que les
réhabilitations solides. A ce moment, c’est une probabilité scientifique. Eschyle
croit que la relation qui existe de son vivant entre les Suppliantes
et l’opinion publique se maintiendra équivalente au cours des âges. Eschyle a raison ;
mais non, s’il fait le même rêve pour les Danaïdes et les Égyptiens. Cependant Pratinas se voit dans l’avenir l’un des rivaux
d’Eschyle, et Pratinas n’est plus qu’un mot, à peine un nom. L’idée de gloire, même en
sa forme la plus ancienne et la plus légitime, contiendrait donc ridée de justice, au
moins par prétérition, puisque sa non-réalisation nous suggère aussitôt l’idée
d’injustice. Mais il ne faut pas faire raisonner d’après notre sensibilité des hommes
d’une civilisation aussi ancienne. Pratinas se fût peut-être soumis au destin : il eût
peut-être qualifié de fait pur et simple ce que nous nous plaisons à nommer injustice.
L’idée de justice, étant soumise aux variations de la sensibilité, est des plus
instables. La plupart des faits que nous rangeons aujourd’hui dans la catégorie de
l’injustice, les Grecs les laissaient dans la catégorie du destin ; à d’autres, que
nous jetons dans la fosse sous le nom de malheurs ou de fatalité, ils s’ingéniaient à
y trouver des remèdes. En principe, quand un peuple rétrécit la catégorie destinée au
profit de la catégorie injustice, c’est qu’il commence à s’avouer sa propre
décadence ; l’extrême état de sensibilité à l’injustice se traduit par le bâillon du
Jaïn qui ne respire qu’à travers un voile pour ne détruire aucune vie4. État de
dégradation intellectuelle vers lequel marche aussi l’humanité européenne, où les
végétariens mystiques furent les précurseurs des socialistes sentimentaux.
N’avons-nous pas déjà les « frères inférieurs » et n’entendons-nous pas louer les
machines qui épargnent aux animaux d’exercer leurs muscles ? Pleurer sur l’esclave qui
tourne la roue, ou sur le poète qui chante dans le désert, signe de dépravation ; car
l’esclave qui tourne la roue, c’est qu’il aime la vie plus qu’il ne souffre de son
labeur, et le poète qui roucoule dans un trou comme le crapaud, c’est que sa chanson
est un agréable exercice physiologique.
Les lois physiques, que des savants promulguèrent ou constatèrent, sont des aveux
d’ignorance. Quand on ne peut expliquer un mécanisme, on affirme que ses mouvements
s’opèrent en vertu d’une loi. Les corps tombent en vertu de la loi de la pesanteur ;
cela équivaut, dans le sérieux, à la bouffonne virtus dormitiva. Les
catégories sont des aveux d’impuissance. Jeter un fait dans l’abîme destin ou dans le
tiroir injustice, c’est renoncer à l’exercice des plus naturelles facultés
analytiques. Les Lusiades furent sauvées parce que Camoëns savait
très bien nager, et le premier traité de Newton sur la lumière et les couleurs fut
perdu, parce que son petit chien, Diamant, renversa un flambeau. Présentés ainsi, ces
deux événements ne rentrent plus ni dans la catégorie Providence ni dans la catégorie
Fatalité ; ce sont des faits inqualifiables, des faits comme il s’en est produit des
milliers, sans que les hommes y aient trouvé prétexte à l’enthousiasme ou à la colère.
Qu’Eschyle ait survécu et que Pratinas soit mort, ce sont des aventures comme il en
arrive à la guerre ; il y en a de plus scandaleuses, mais ni les unes ni les autres ne
se doivent juger d’après la notion puérile d’une justice distributive. Si la justice
est blessée parce que Florus surnage dans le naufrage où périrent Varius et Calvus,
c’est la justice qui a tort ; ce n’était point là sa place.
Cependant, comme elle s’est agrégée à l’idée de paradis, l’idée de justice est
devenue la parasite de l’idée de gloire. A l’immortalité que Tahiti jouait à pile ou
face, on substitua jadis, croyant bien faire, l’immortalité providentielle ; mais pour
ce qui est de la gloire, du moins, nous savons que la Providence, si elle ne tire pas
au sort le nom de élus, se détermine par des motifs peut-être inavouables. Pour
injuste que soit l’homme, par nature et par goût, il est moins injuste que le Dieu
qu’il a créé : ainsi des hommes chastes procréent d’obscènes littératures, comme le
faisait remarquer Ausone, avec à propos ; ainsi l’œuvre du véritable génie est
toujours inférieure au cerveau qui l’enfanta. La civilisation a mis dans la gloire un
peu de méthode, provisoirement.
Même dans l’ordre spirituel, les hommes ont presque toujours été en désaccord avec
les décisions de leurs dieux. La plupart des saints d’autrefois furent créés par le
peuple malgré les prêtres ; au cours des siècles, le catalogue des saints et le
catalogue des grands hommes se sont différenciés, au point de ne plus bientôt porter
un seul nom commun. Presque tous les hommes vénérables de ce siècle, presque tous ceux
dont l’argile contenait des veines ou des traces d’or sont des réprouvés. Nous vivons
aux temps de Prométhée. Quand la Providence gouverna seule la terre, pendant
l’interrègne de l’humanité, elle fit de telles hécatombes que l’intelligence manqua de
périr. En l’an 960, le fils d’un serf d’Aurillac, le jeune Gerbert, concentre en lui
presque toute la tradition européenne ; il est à lui seul la civilisation. Quel moment
dans l’histoire ! Les hommes, par un instinct admirable, en firent leur maître ; il
fut le pape Silvestre II. Mort, on commença de bâtir, sur cette colonne qui avait
soutenu le monde, la légende qui devait aboutir au Faust de Gœthe.
Telle est la gloire, que Gerbert est inconnu. Mais il n’est pas inconnu comme
Pythagore ; on a pu écrire sa vie, on a conservé ses écrits. Si Gerbert n’est pas un
de nos grands hommes aujourd’hui, il le sera peut-être demain ; il a gardé intactes
toutes ses possibilités de résurrection. C’est que, pour laisser de côté l’idée
paradoxale de Providence, depuis Gerbert, nous n’avons presque pas changé de
civilisation.
Lorsque les Chrétiens arrivèrent au pouvoir, ils ne conservèrent, outre ce que le
hasard épargna, que les livres nécessaires à l’enseignement scolaire. Il est resté de
l’Antiquité ce qui serait resté du xviie
siècle, si les
professeurs de la vieille Université, joints aux Jésuites et aux Minimes, avaient eu
un droit de vie et de mort sur le livre. Ajoutant La Fontaine au catalogue de Boileau,
ils brûlaient le reste. Les Chrétiens brûlèrent beaucoup, malgré leurs protestations
d’amour ; et ce qu’ils ne brûlèrent pas, ils l’amendèrent. C’est à eux que l’on doit
l’image, presque burlesque, d’un Virgile chaste. L’inachèvement authentique de l’Enéide fut un bon prétexte aux coupures et aux grattages ; les
libraires, chargés de la besogne, y furent d’ailleurs inintelligents et paresseux.
Mais la grande cause de la disparition de presque toute la littéraire païenne fut plus
générale. Un jour vint où on la jugea sans intérêt ; dès les premiers siècles, son
cercle avait commencé de se rétrécir. Une sainte Cécile pouvait-elle se plaire à
Gallus ? Cette délicieuse et héroïque romaine (qu’on retrouva au siècle dernier
couchée en poussière dans sa robe sanglante) ayant changé de religion, changea de
cœur. Les femmes cessèrent de lire Gallus, et Gallus a péri presque tout.
Dans le livre intéressant qu’il rédigea sur ce sujet5, M. Stapfer n’a pas tenu compte des
changements de civilisation. Pour expliquer la perte de tant de livres anciens, il n’a
songé qu’au hasard. Le hasard est un masque ; et c’est précisément le devoir de
l’historien de le soulever ou de le déchirer. Du vie
siècle à nos jours, il y eut encore une modification partielle dans la
civilisation, au xve
siècle. Vers ce temps, l’ancienne
littérature commença de ne plus émouvoir beaucoup le public ; les romans, les
miracles, les contes parurent tout à coup vieillis ; on cessa de les copier, de les
réciter ; on les imprima peu, un seul manuscrit a conservé Aucassin et
Nicolette, qui est quelque chose comme le Daphnis et Chloé du Moyen Age. Des
accidents épouvantent le poète et même le critique, plus froid, dont la rigueur est
logique, du moment que l’on veut bien séparer de l’idée sentimentale de justice
l’idée, purement historique, de survivance littéraire. Jusqu’ici, et je reprends
l’allusion au rôle conservateur de la civilisation moderne, l’imprimerie a protégé les
écrivains contre la destruction, mais le rôle sérieux de l’imprimerie ne porte encore
que sur quatre siècles. Cette invention lointaine apparaîtra un jour telle que
contemporaine à la fois de Rabelais et de Victor Hugo. Quand il se sera écoulé entre
nous et un moment donné du futur un temps égal à celui qui nous sépare de la naissance
d’Eschyle, dans deux mille trois cent soixante-quinze ans, quelle influence
l’imprimerie aura-t-elle eue sur la conservation des livres ? Peut-être aucune. Tout
ce qui n’aura pas valu la peine d’être réimprimé, c’est-à-dire tout moins quelques
épaves heureuses, aura disparu, et d’autant plus vite que la substance matérielle des
œuvres est devenue plus précaire. La découverte même d’un papier inaltérable ne serait
pas une cause absolue de survie, à cause de la tentation d’employer à mille autres
usages ce papier trop solide. Ainsi la valeur du parchemin a souvent déterminé le
sacrifice d’un manuscrit ; ainsi les objets d’art en or vont nécessairement à la
fonte, quand la mode a changé. La matière qui conserverait le mieux les livres devrait
être inaltérable, mais fragile, un peu cassante, pour n’être bonne à rien sortie de sa
reliure : une telle découverte ne serait-elle pas un fléau ?
Pour l’œuvre des quatre derniers siècles et pour ce qui, vers 1450, restait indemne
de l’œuvre antérieure, et pour ce qui s’est retrouvé depuis en des poussières,
l’imprimerie a été, jusqu’ici, un mémorable bienfait. Nous ne sommes pas obligés
d’accepter les opinions de jadis ; les livres sont là et, rares ou communs, nous les
pouvons découvrir et lire. De la gloire et de l’opprobre que Boileau distribua à ses
contemporains nous sommes les juges surpris et cléments. Martial a déshonoré des
poètes qui furent peut-être un Saint-Amant ou un Scudéry ; mais nous avons sous les
yeux les pièces du dossiers des Satires, et nul professeur ami des bonnes mœurs et des
éternels principes ne peut plus nous imposer ses médiocres haines. Un homme d’esprit a
remarqué que Boileau traite les écrivains qui lui déplaisent à peu près comme nous,
les assassins avérés ou les suborneurs de petites filles ; mais grâce à la durée
imprévue des livres, ces vieilles injures ne sont rien de plus pour les juges que la
vitupération d’un avocat. J’ai Sanlecque à portée de la main, et même Cottin et même
Coras ; s’ils sont médiocres, je ne le dirai que d’après ma libre impression
personnelle.
On a rédigé un essai de catalogue des livres perdus6 ; le nombre en
monte à cinq ou six cents, et encore, pour atteindre ce chiffre, faut-il compter
certains ouvrages qui ne sont qu’égarés et quelques éditions d’oeuvres réimprimées
plusieurs fois. Y avait-il parmi ces livres perdus des pages vraiment dignes de
larmes ? Cela est peu probable, d’après les épitaphes de ces tombes. Ce n’étaient sans
doute ni d’autres Maximes, ri d’autres Phèdres, ni
même d’autres Alaric que : Herménégilde, tragédie,
par Gaspard Olivier (1601) ; les Poétiques Trophés par Jean Figon de
Montélimart (1556) ou le Courtisan amoureux (1582), ou le Friant Dessert des femmes mondaines (1643). Mais qui sait ? Cependant
le Coupe-Cul des Moines, ou la Seringue
spirituelle inspirent de médiocres regrets, et pareillement les Estranges et espouvantables Amours d’un diable déguisé en gentilhomme et d’une
demoiselle de Bretagne. Une perte plus évidente, c’est celle de plusieurs Almanachs rédigés par Rabelais, mais cela ne va pas encore très loin.
Que des doigts trop fiévreux aient usé prématurément les premières éditions de l’Astrée, des Aventures du baron de Fœneste, des Odes de Ronsard7,
cela prouve seulement le succès immédiat de ces œuvres qui ne cessèrent durant plus
d’un demi-siècle d’être en les mains de tous les curieux ; et on en dirait autant des
éditions originales des premiers romans d’Alexandre Dumas, qui ne peuvent être
rangées, en grande partie, parmi les livres perdus8. Mais que l’on puisse
relever les inscriptions d’un cimetière, cela prouve du moins que les morts qu’elles
signalent eurent un nom et une gloire, même passagère. Les vrais livres perdus sont
ceux dont nul ne pourrait, aujourd’hui, même soupçonner le titre. Cette poussière
anonyme ne remplirait pas sans doute un bien grand ossuaire ; mais avec les manuscrits
perdus on construirait une nécropole.
Il n’est pas probable que de la littérature française du Moyen Age beaucoup plus de
la centième partie ait survécu aux changements de la mode. Presque tout le théâtre a
disparu. Le nombres des auteurs devait être immense en un temps où l’écrivain était
son propre éditeur, le poète son propre récitateur, le dramaturge son propre acteur.
En un certain sens, l’imprimerie fut un obstacle aux lettres ; elle opérait une
sélection et jetait le mépris sur les écrits qui n’avaient pu parvenir à passer sous
la presse. Cette situation dure encore, mais atténuée par le bas prix de la
typographie mécanique. L’invention dont on nous menace, d’un appareil à imprimer chez
soi, multiplierait par trois ou quatre le nombre des livres nouveaux ; et nous
retrouverions les conditions du Moyen Age : tous ceux qui ont quelques lettres — et
d’autres, comme maintenant — oseraient la petite élucubration qu’on glisse a ses amis
avant de l’offrir au public. Tout progrès finit par se nier lui-même ; arrivé à son
maximum d’expansion, il tend à rétablir l’état primitif auquel il s’était
substitué.
Le changement de civilisation, de l’antiquité au Moyen Age, fut intellectuel et de
sentiment, plutôt que matériel. Les mêmes métiers se prolongent dans les mêmes
conditions primitives ; la librairie au temps de Rutebeuf est celle qui vendait,
toutes fraîches et vives, les odes d’Horace. Aux deux époques, qui sont pareillement
des époques de plénitude, la littérature fut pareillement abondante. Il n’en reste à
peu près rien. Toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine Apollinaire, tient en deux
volumes in-folio9, mais presque tout le second
tome est donné aux poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins maltraités. Antoine
avait fait cadeau à Cléopâtre de la bibliothèque de Pergame, qui se composait de deux
cent mille ouvrages grecs à un seul exemplaire : la littérature grecque, dans
l’édition Didot, tient en soixante et un volumes ; on y ajoutera, sans beaucoup
grossir le nombre des feuillets, tel traité d’Aristote, Hérondas, Bacchylide. Il en
fut de la littérature comme d’une armée décimée ; on enterra les morts et les
survivants sont des héros. On peut juger de la valeur absolue, mais non de la valeur
relative de ce qui reste : ici, nous retrouvons Pratinas ; il nous enseigne que la
gloire est un fait.
La gloire est un fait pur et simple et non un fait de justice. Il n’y a aucun rapport
exact entre le mérite réel d’un écrivain (on se limite à l’examen de la gloire
littéraire) et sa réputation parmi les hommes. Pour compenser, dans le sens du hasard
et, si l’on veut, de l’injustice, la survie du livre depuis quatre cents ans, la
critique a imaginé un système hiérarchique, qui divise les écrivains en castes, depuis
l’idiot jusqu’au génie. Cela a l’air solide et sérieux ; c’est arbitraire puisque les
jugements esthétiques ou moraux ne sont que des sensations généralisées. Le jugement
littéraire rejoint ainsi, jusqu’à s’y confondre, le jugement religieux.
L’immortalité terrestre et l’autre, celle qui évolue idéalement au-delà de la vie
réelle, sont des conceptions de même ordre, nées d’une cause unique : l’impossibilité
pour la pensée de se penser inexistante. Descartes n’a fait que poser un axiome
physiologique et d’une vérité humaine si absolue, qu’elle eût été comprise par les
plus anciens et les plus humbles peuples. « Je pense, donc je suis », c’est la
traduction en paroles d’un état cellulaire. Tout cerveau qui vit pense cela, même
inconscient. La minute vécue est une éternité ; elle n’a ni commencement, ni fin ;
elle est ce qu’elle est, elle est absolue. Cependant le désaccord est complet entre la
vérité cérébrale et la vérité matérielle ; l’organe meurt, par lequel l’homme se pense
immortel et l’absolu est vaincu par la réalité. Le désaccord est complet, évident,
indéniable ; cependant il est inexplicable. Devant une telle contradiction,
l’hypothèse prend quelque force d’une dualité, et d’ailleurs le laboratoire affirme la
différence essentielle du travail musculaire et du travail cérébral. Le ploiement de
l’avant-bras et même d’une phalange détermine un dégagement d’acide carbonique ;
l’activité cérébrale, tous les muscles étant au repos, n’inscrit aucune trace de
combustion. Cela ne dit pas que les organes de la pensée soient immatériels ; on les
touche, on les pèse et on les mesure ; mais ils sont d’une matérialité particulière et
dont on ne connaît pas encore les réactions vitales. Inexplicable en théorie, le
désaccord entre la pensée et la chair s’explique donc en fait par une différence au
moins de construction moléculaire ; ce sont deux états dont l’un n’a de l’autre qu’une
connaissance superficielle, et la chair va se dissoudre que la pensée se pense
toujours éternelle.
Il y a donc deux immortalités : l’immortalité subjective, que tout homme se décerne
volontiers et même nécessairement ; l’immortalité objective, celle dont Pratinas a été
frustré, celle qui est un fait. La première, religieuse ou littéraire, ne comporte
plus, après ce que nous en avons dit, et à défaut de précises analyses, que des
réflexions philosophiques, c’est-à-dire vagues ; l’immortalité objective est un sujet
de dissertation moins abstrait. On y ferait même entrer toute l’histoire, avec un peu
de bonne volonté ; mais la littérature française forme une longue et une assez
brillante cavalcade.
Les mots, dès qu’ils embrassent, sous leurs ailes, une certaine étendue de réalité
perceptible, cèdent volontiers leur formule. La gloire, c’est la vie dans la mémoire
des hommes. Mais de quels hommes, mais quelle vie ?
M. Stapfer10 a essayé le
dénombrement des œuvres qui du xvie
au xviiie
siècle sont restées, ce que l’on appelle rester en langage de critique professionnel. Ce chapitre intitulé avec esprit
(avec un esprit un peu janséniste) « le petit nombre des élus » serait bref, s’il
n’était qu’un catalogue. En somme, et on peut admettre cela provisoirement, de tous
les écrivains français des trois derniers siècles, vingt-cinq ou trente auraient
atteint ce qu’on appelle la gloire ; mais de ces trente, à peine si la plupart sont
autre chose qu’un nom. Quelle vie et de quels hommes ? M. Stapfer songe à des œuvres
qu’un Français d’aujourd’hui, « de culture moyenne », peut avoir, tel jour de pluie,
la fantaisie d’entrouvrir. Il est impossible d’accomplir une sérieuse analyse si l’on
admet dans son raisonnement des expressions comme « culture moyenne ». Un homme de
« culture moyenne » peut fort bien se plaire à Saint-Simon et ne posséder chez soi ni
un Pascal, ni un Bossuet, ni un Corneille, ni un Malherbe. On peut lire et relire
Pascal et goûter peu Rabelais. Mais ces amateurs de lecture difficile sont des
professeurs, des ecclésiastiques, des avocats, des hommes qui, s’ils n’écrivent
eux-mêmes, tiennent aux lettres par leur métier et la nécessité de se maintenir en
contact avec la période classique de la littérature française. Et où ont-ils appris
que Boileau est un meilleur poète que Théophile ou Tristan ? Au collège, car c’est par
le collège que la gloire littéraire se maintient dans le souvenir ennuyé des
générations distraites. Il n’y a pas de « culture moyenne » appréciable et figurable
par une courbe flexible ; mais il y a des programmes. Villiers de l’Isle-Adam avait
inventé la « Machine à gloire » ; il y a au Ministère de l’Instruction publique une
salle où, sur la porte, on devrait lire : « Bureau de la Gloire ». C’est là que se
réunit le Conseil Supérieur qui élabore le programme des études. Ce programme est la
gaveuse qui produit les cultures moyennes ; les noms absents de ce programme seront
éternellement inconnus des générations dont il sera le guide paternel. Mais la
conscience d’un éducateur ne peut imposer à des enfants la connaissance d’écrivains
dont la moralité n’est pas universellement admise. Molière était fort immoral en son
temps, et c’est ce qui fit son succès près d’un public qui n’avait que le choix, à ses
jours de repentant, entre les plus éloquents ou les plus habiles sermonaires. C’est à
mesure qu’il a été moins compris que Molière, peu à peu, est devenu un moraliste. A
mesure que les sensibilités successives se sont différenciées davantage de la
sensibilité du xviie
siècle, la grossièreté a perdu de
sa puanteur et on a fini par trouver de la délicatesse a des saillies qui, mises au
ton d’aujourd’hui, nous donneraient de la gêne. Molière, bien plus brutal encore dans
le fond qu’à la surface, jouit de ce qu’on pourrait appeler la moralité acquise. C’est
un phénomène inévitable d’accommodation. Il fallait ou sacrifier Molière ou démontrer
la beauté de son génie philosophique.
Son mot qui n’est qu’un mot, « Pour l’amour de l’humanité », a été creusé et labouré
par les ainsi qu’une boule d’ivoire qui au tour, finit par se résoudre
en un réseau de cercles enchevêtrés ; ce n’est qu’un hochet pour les bébés. Comment
va-t-on concilier les Femmes savantes et le Féminisme ? Il y aura là
un travail de cirque fort curieux à suivre. Dans ses Réflexions sur les
Femmes, si pénétrantes et d’une si belle langue, Mme de
Lambert dit que cette comédie, d’ailleurs odieuse, fut cause que l’instruction chez
les filles parut comme une inconvenance, une impudeur, une sorte d’obscénité : d’où la
folie de plaisirs purement sensuels où les femmes inclinèrent, n’ayant plus d’autres
ressources que la chère et l’amour. On s’en tirera en considérant séparément l’idée
féminisme et l’idée Femmes savantes, en épiloguant sur le mot
« savant » qui a pris récemment une signification très précise. Le savant, au
xviie
siècle, c’est le curieux non seulement des
sciences, mais des lettres, c’est l’esprit inquiet des nouveautés et qui discute des
tourbillons sans négliger Vaugelas. Mme de Sévigné était une
« femme savante » et aussi Ninon. Sans doute il fallait sauver l’œuvre de Molière ;
elle en valait la peine. Mais n’aurait-on pu le faire avec plus d’honnêteté et plus de
lucidité ?
Tenté sur Rabelais et sur Montaigne, le même travail de mise au point a moins bien
réussi. Rabelais surtout a découragé les naïvetés les plus têtues et, faute de pouvoir
moissonner de vertueuses gerbes en son abbaye de bon plaisir, on rangea Pantagruel
parmi les vagues précurseurs des idées modernes, ce qui n’a aucun sens appréciable,
les idées modernes étant fort contradictoires. La Fontaine s’est prêté aux caprices
des moralistes avec cette indifférence au bien et au mal qui fut le propre de son
tempérament uniquement sensuel ; et quant à Racine, dont l’œuvre serait épouvantable,
si elle n’était rédigée en une langue froide et abstraite comme l’algèbre, la dévotion
janséniste de ses derniers jours a permis de trouver des intonations pieuses même à
ses plus délirantes chansons de luxure et de cruauté11. Pourquoi ce soin n’a-t-il pas été porté jusque sur un
Saint-Amand ou sur un Théophile ? On trouve là l’influence de Boileau, qu’il est
encore dangereux de contredire quand on recherche une certaine qualité de réputation.
Heureux de trouver leur tâche limitée et déterminée par une autorité célèbre, les
éducateurs arrêtèrent, dès que sa longueur fut décente, le catalogue des gloires. Leur
entreprise était de critique morale bien plus que de critique littéraire ; un seul
livre, les Fables, par exemple, leur eût suffi, album où déposer les
aphorismes sournois du vieux catéchisme. L’idéal de l’éducateur est le Coran, les mêmes pages contenant un exemple d’écriture, un modèle de style, un
code religieux et un manuel de morale.
On peut donc conclure qu’en réalité il n’y a pas de gloire littéraire. Les grands
écrivains sont proposés à notre admiration non comme écrivains, mais comme moralistes.
La gloire littéraire est une illusion.
Cependant, tout en réservant pour des usages scolaires quelques-uns des meilleurs
génies français, les historiens de la littérature ont dû motiver leurs choix, feindre
des préoccupations d’art. Un Nisard rédigea une histoire de la littérature française
où il n’est à peu près question que de morale ; on trouva une telle préoccupation
noble, mais trop exclusive. Les manuels ordinaires entremêlent adroitement les deux
ordres ; il faut qu’un enfant ne sache pas bien si La Fontaine leur est prescrit comme
un grand poète ou comme un bonhomme qui enseigna la prévoyance, comme l’auteur de Philémon et Baucis ou comme le précurseur de Franklin. Munis des
quatre règles de la morale et des quatre règles de la littérature, les professeurs ont
examiné les talents, et ils les ont classés ; ils ont décerné des prix et des mentions
honorables. Il y a le premier ordre et il y a des ordres échelonnés jusqu’au quatrième
et au cinquième ; la littérature française est devenue hiérarchique comme une maison
de rapport. « Villon, me dit un jour l’un de ces arpenteurs, n’est pas de premier
ordre. » Il faut nuancer l’admiration selon les sept notes de la gamme universitaire :
de sérieux flûtistes excellent à ce jeu.
Il ne s’agit pas de contester le palmarès de la gloire ni d’en proposer une rédaction
nouvelle. Tel qu’il est, il répond à son usage ; il peut avoir l’utilité des
classifications arbitraires de la botanique. Il ne s’agit pas de l’amender ; il s’agit
de le déchirer.
Que Racine soit un meilleur poète que Tristan L’Hermite et qu’Iphigénie l’emporte sur Marianne, voilà deux propositions
inégalement vraies ; car on pourrait tout aussi bien nous donner à comparer ceci, qui
est de Racine :
à cela, qui est de Tristan :
Je sais bien que je compare le meilleur de Tristan avec le pire de Racine ; mais
Tristan tout de même avait son jardin, si Racine avait son domaine, et parfois il y
fait bon. Déchirons donc le palmarès afin d’ignorer que Tristan L’Hermite est un poète
« à la versification ridicule »14, et que le plaisir que nous pouvons tirer de sa rencontre ne soit pas gâté par
avance, et que nous osions, comme lui, dire à sa muse :
C’est l’inconvénient des méthodes comparatives. Les critiques, ayant élu comme idéal
le grand poète d’un siècle, n’estiment plus les autres que comme des précurseurs ou
des disciples15. On juge les écrivains d’après ce qu’ils ne sont
pas, faute d’avoir su comprendre leur génie particulier et souvent faute de les avoir
interrogés eux-mêmes. Pratinas en vérité est mieux traité : il jouit du silence.
Mais il est mort, et il s’agit de vivre. Vivre, de quelle vie et en la mémoire de
quels hommes ? La vie est un fait physique. Un livre n’est pas mort qui existe à
l’état de tome dans une bibliothèque ; et peut-être que c’est une gloire plus enviable
d’être inconnu à la manière de Théophile que d’être célèbre à la manière de
Jean-Baptiste Rousseau ? La gloire, quand elle n’est que classique, est peut-être
l’une des formes les plus dures de l’humiliation. Avoir rêvé de passionner les hommes
et les femmes et n’être plus que le pensum triste qui retient en prison un écolier
distrait ! Est-il cependant d’universelles réputations qui ne soient point
classiques ? Très peu, et alors elles ont une autre tare. C’est pour ce qu’ils
contiennent de malpropre qu’on lit les romans saugrenus de Rétif16, les contes
syphilitiques de Voltaire, et cette ennuyeuse Manon Lescaut, si
gauchement adaptée de l’anglais. Les livres de jadis n’ont plus de public, si par
public il faut entendre les hommes désintéressés qui lisent uniquement pour leur
plaisir, et goûtent ce qu’un livre contient d’art et de pensée, mais ils ont des
lecteurs encore, et ils en ont tous.
Il n’y a de livre mort que le livre perdu ; tous les autres vivent, et presque de la
même vie, et plus ils sont anciens, plus cette vie devient intense, devenant plus
précieuse. La gloire littéraire est nominale ; la vie littéraire est personnelle. Il
n’est pas un poète du prodigieux xviie
siècle qui ne
ressuscite chaque jour entre les mains pieuses d’un curieux. Bossuet n’est pas plus
feuilleté que ce Recueil de Pierre du Marteau17 ; et, à tout prendre, la Plainte du cheval Pégase aux chevaux de la petite Ecurie, par Monsieur de
Benserade, est d’une lecture plus agréable et moins dangereuse que le Discours sur l’histoire universelle : le moralisme pompeux est-il tant
supérieur au burlesque badin ? Toute plante de la montagne offre un égal intérêt au
botaniste ingénu. Pour lui l’euphorbe n’est pas célèbre ni la bourrache ridicule (elle
a d’ailleurs les plus beaux yeux du monde) et il emplit sa gibecière jusqu’à ce
qu’elle refuse un dernier brin d’herbe. La gloire littéraire est une invention à
l’usage des enfants qui préparent leurs examens ; il importe peu à l’explorateur de
l’esprit de jadis que ce vers plaisant soit d’un inconnu ou cette forte pensée d’un
méprisé. Un homme et son œuvre, cela est d’intérêt si différent ! L’homme est une
physiologie qui n’a de valeur que dans le milieu où elle a évolué ; l’œuvre, quelle
qu’elle soit, peut conserver, au cours des siècles, un pouvoir abstrait. Il ne faut
pas s’exagérer ce pouvoir ni s’en faire une tyrannie. Une pensée n’est guère autre
chose qu’une fleur desséchée ; mais l’homme a péri et la fleur reste couchée dans son
herbier ; elle est le témoin d’une vie disparue, le signe d’une sensibilité
abolie.
Lorsqu’on regarde dans la galerie d’Apollon ces onyx et ces corindons façonnés en
conques et en coupes et ces ors où le burin a écrit des fleurs et ces émaux violents,
va-t-on, avant d’oser se réjouir, demander quel est le nom de l’artisan de tels
joyaux ? La question cependant serait vaine. L’œuvre vit et le nom est mort.
Qu’importe le nom !
« Moi, qui ne désire pas la gloire », écrivait Flaubert. Il parlait de la postérité,
de ces temps futurs, et par conséquent inexistants, auxquels tant de médiocres
énergies sacrifient l’heure présente, cette réalité unique. Aucun des livres de
Flaubert ne pouvant servir de prétexte à un enseignement moral, Flaubert fut sage. Il
ne désirait et il n’aura pas la gloire, à moins que Madame Bovary ne
conserve pendant le prochain siècle sa réputation équivoque et ne s’inscrive, dans la
tradition des adolescents, parmi les célèbres mauvais livres. Cela est peu probable,
puisque Mademoiselle de Maupin est déjà d’une lecture pénible. Mais
ce qu’on ne peut dire au futur ni de lui ni d’aucun écrivain de la dernière moitié du
siècle, on peut le dire au passé. Gautier et Flaubert ont connu la gloire, celle
qu’ils se décernèrent eux-mêmes dans l’invincible conscience de leur génie. La gloire,
c’est une sensation de vie et de force ; un sylvain la goûterait dans un tronc
d’arbre.
Qu’il est plaisant d’écouter le professeur éloquent dont la parole déclare : « Ce
livre ne restera pas. » Mais aucun livre ne reste, et cependant tous les livres
restent. Connaît-on Palemon, fable bocagère et pastorale, par le
sieur Frenicle18 ? Eh bien, ce livre est resté puisque je viens de le lire,
et que j’en ressuscite un vers, qui n’est pas laid :
Il est temps que l’homme apprenne enfin à se résigner au néant, et même à jouir de
cette idée dont la douceur est incomparable. Les écrivains pourraient donner l’exemple
au peuple en abandonnant résolument leurs vaniteux espoirs. Ils laisseront un nom qui
ornera pendant quelques siècles les catalogues et des œuvres qui dureront ce que vivra
la matière qui les supporte. C’est un beau privilège au prix duquel ils devraient
consentir à taire leurs doléances. Et quand même cette illusoire éternité leur serait
refusée, aussi bien que toute gloire présente, pourquoi cela diminuerait-il leur
activité ? C’est au passant et non à l’humanité future que le cerisier sauvage offre
ses fruits ; et si personne ne passe, comme il s’est couvert de neige au printemps il
s’empourpre quand vient l’été. La vie est un fait personnel, immédiat et qui s’écoule
dans la minute même où elle est sentie. Adjoindre à cette minute les siècles à venir,
c’est raisonner mal, car le présent seul existe, et il faut rester dans la logique
pour être encore un homme. Soyons un peu moins primitifs et ne nous figurons pas que
le prochain siècle sera le « double » du présent et que nos œuvres y garderont la
position qu’elles occupent aujourd’hui, ou une position pire. La manière dont nous
comprenons Bérénice affligerait Racine, et Molière soufflerait
volontiers les chandelles les soirs qu’on s’ennuie tant au Misanthrope. Les livres n’ont qu’un temps ; arbres, arbustes ou pauvres
herbes, ils meurent ayant parfois semé leurs pareils, et la vraie gloire ce serait de
provoquer une œuvre sous l’ombre de laquelle on serait étouffé ; ce serait la vraie
gloire parce que cela rentrerait dans les plus nobles conditions de la vie. Les
témoins du passé ne sont jamais que des paradoxes ; ils ont commencé à languir
quelques années, ou moins, après leur naissance, et leur vieillesse se traîne triste
et ridée parmi les hommes qui ne les comprennent plus, ni ne les aiment. Souhaiter
l’immortalité, c’est désirer de vivre éternellement dans l’état des Struldbruggs de Swift.
« Tel est le détail qu’on me lit au sujet des Immortels de ce pays… » — et le
sentiment de l’homme continue de se révolter contre l’idée de destruction, et
l’écrivain tremble à l’idée de pérennelle obscurité. Il faut à notre sensibilité une
toute petite lumière dans le lointain, parmi les arbres qui bordent notre vue. Cela
rassure les muscles, cela calme le pouls.
En un de ses Paradoxes, où il a parfois un peu de l’ironie de Heine
ou de l’esprit de Schopenhauer, M. Max Nordau a dessiné le plan machiavélique d’une
école du succès. On y enseignerait la rebours de la morale usuelle, et non pas la vertu,
mais l’art de parvenir. Cette école existe : c’est la vie. Des yeux et des oreilles
précoces en recueillent l’enseignement dès l’adolescence ; de jeunes hommes se vouent au
succès comme d’autres à l’apostolat ou à la gloire. Sont-ils déraisonnables ? Non. Et
méprisables ? Pourquoi donc ? Ecrire, chanter, sculpter, ce sont des actes ; penser,
même dans le silence de la nuit et au fond d’un cachot, c’est un acte. Or, quel est
l’acte qui n’a pas pour but son propre achèvement ? Le raisonneur qui s’est convaincu
lui-même voudra persuader les autres, nécessairement ; et le poète qui s’admire,
contraindre autrui à l’enthousiasme. Ceux qui se contentent d’une approbation intime ou
restreinte sont peut-être des sages ; ils ne seront point comptés parmi les forts. Même
timide, même dédaigneux, le rêveur veut la gloire de rêver ; et il rêverait avec délices
devant les foules délirantes de contempler ses yeux perdus dans un océan de songes et de
niaiseries. Ce serait le succès. Le succès a quelque chose de précis qui calme et qui
nourrit. C’est un repas. C’est un fait. C’est le poteau d’arrivée.
Le succès est un fait en lui-même et en dehors de l’œuvre ou de l’acte qu’il
accompagne. L’assassin qui a réussi son crime de point en point éprouve d’autres joies
que celle de l’avidité désaltérée. Il se trouve en somme que le succès lui a donné
raison, et, toutes recherches dépistées, on comprend fort bien l’état qu’a osé décrire
Barbey d’Aurevilly. Cependant le crime, à moins d’être politique, ne reçoit que rarement
dans nos civilisations un applaudissement public, comme chez les Dayaks de Bornéo ou les
sujets du Vieux de la Montagne. C’est pourquoi, malgré une ironie célèbre, nous ne
considérerons pas l’assassinat « comme un des beaux-arts ». Tout au moins faudrait-il le
ranger dans cette catégorie d’art dont le succès est le seul et unique but et qui tient
beaucoup moins à son nom de départ qu’à son nom d’arrivée ; or, cela n’est point le
sujet de cet essai, qui est fort sérieux et dont tous les mots seront pesés avec soin.
Il s’agira uniquement des œuvres d’art et en particulier de celles qui appartiennent à
la littérature.
Le succès donc est un fait, mais, pour la catégorie d’actes qui nous occupe, un fait
éventuel et qui ne change pas l’essence même de l’acte. En cela je comparerais
volontiers le succès à la conscience, flambeau qui s’allume en nous, éclaire nos actions
et nos pensées, mais n’a pas plus d’influence sur leur nature que son ombre, par une
nuit de lune, sur la marche du train qui passe. La conscience ne détermine aucun acte.
Le succès ne crée pas une œuvre, mais il la met en lumière, et tellement qu’il en reste
presque toujours quelque chose dans la mémoire des hommes. On ne devient pas Racine pour
avoir été applaudi sous les chandelles, et on reste Racine, même si Phèdre est jouée six jours de suite devant des loges noires19. Mais on devient Pradon, et c’est beaucoup. Etre Pradon dans
les siècles, c’est vivre d’une gloire obscure et fâcheuse, triste et vaine ; sans doute,
mais à peine moins précaire que la vie que nous nommons véritable. Pradon est ridicule à
la fois et illustre. On ne peut conter la vie de Racine sans y mêler son nom. On
recherche ses œuvres pour comprendre cette renommée d’un jour qui s’est prolongée durant
tant de lendemains. Il n’y a pas à en douter, Pradon n’avait presque aucun talent,
encore qu’assez adroit en son métier de constructeur dramatique. C’était, comme disent
les journalistes, un homme de théâtre ; on est même allé jusqu’à prétendre20 que pour
avoir une Phèdre parfaite, il l’aurait fallu écrite par Racine sur le plan de Pradon.
C’est absurde ; mais tout succès a une cause. La cabale n’explique rien. La duchesse de
Bouillon n’eût pas risqué la bataille sur une carte nulle, Pradon était connu. Sa
tragédie de Pyrame et Thisbé avait été applaudie. Dix ans après Phèdre, et, sans nulle cabale, son Regulus alla aux
nues. Il était donc destiné à une réputation modérée, à celle que son Solyman, par exemple, valut à l’abbé Abeille, vers les mêmes années.
Cela fut-il heureux pour ce médiocre poète d’avoir rencontré sur son chemin la duchesse
de Bouillon ? Devançant nos procédés, cette terrible femme avait loué les loges des deux
théâtres, emplissant les unes, laissant les autres vides ; de notre temps elle eût
acheté les journaux par surcroît, mais nul ne sait combien elle paya le caquet des
nouvellistes et des pamphlétaires. C’est un des plus beaux coups du genre, puisqu’il a
réussi à merveille ; mais qu’y gagna Pradon ? Après beaucoup d’injures, un océan
d’injures posthumes. Il n’est pas de jour où quelque professeur ne le traite comme un
Damiens ou comme un Ravaillac. Cela se compense-t-il par l’immortalité ? Une immortalité
honteuse est-elle préférable à la nuit ? D’abord, il faut écarter la honte, et tenir
pour indifférentes les injures. Tout succès attise le feu de la haine et rend plus
épaisse la fumée qui retombe. Cela n’a aucune importance. La haine est une opinion, et
les injures, et les mots qui jettent l’infamie ; le succès est un fait. La duchesse de
Bouillon ne pouvait changer la valeur essentielle de chacune des deux Phèdre, non plus qu’en « or pur » transmuer du « plomb vil » ; mais elle
pouvait voiler l’or et dorer le plomb ; elle pouvait forcer la postérité à répéter le
nom de son favori. Ce fut son œuvre. Elle est belle et restera mémorable. Sur le moment
personne ne savait laquelle il fallait admirer de ces deux peintures aux cadres pareils.
Les amis de Pradon valaient ceux de Racine. L’un avait Boileau ; l’autre, Sanlecque, son
rival parfois heureux. Mais l’autorité de Boileau s’effaçait devant celle de Mme des Houlières, représentant la société polie et l’esprit des
ruelles. Il arriva même que la querelle des Sonnets mit l’esprit du côté de Pradon, car
celui du duc de Nevers est, encore aujourd’hui, de la méchanceté la plus plaisante.
Molière, qui détestait Racine et avait jadis prêté son théâtre à une parodie
d’Andromaque, eût sans doute favorisé Pradon. Sa mort a épargné ce scandale aux amis des
bonnes lettres. Ce fut donc autour d’une illusion raisonnable que se fit la
cristallisation du succès, et les beaux esprits n’eurent pas à rougir de leur parti.
C’est un mensonge pieux des historiens de la littérature française de prétendre que le
vrai public vengea Racine du désert organisé par Mme de Bouillon.
Les loges de l’hôtel de Bourgogne avaient été louées pour six jours et la Phèdre de Racine ne fut jouée que sept fois ; le public avait compris : il
obéissait au succès, comme les chiens au sifflet.
C’est que le succès, même organisé par des moyens frauduleux, exerce un puissant
attrait sur les foules, et mêmes lettrées. Assurément, le public des théâtres était, en
1677, bien supérieur comme intelligence, instruction et goût, au public moyen
d’aujourd’hui ; et cependant on le voit s’éprendre de pièces décidément médiocres et
dédaigner les plus belles. C’est que le succès, et surtout pour les œuvres de théâtre,
peut naître spontanément d’un hasard, de l’agréable visage d´une actrice, d’un beau
geste, d’un applaudissement bien placé, du caprice ou de l’émotion d’un petit groupe de
spectateurs. Le troupeau suit, puisque tous les hommes assemblés sont troupeau, et
l’histoire compte un nom et une date de plus.
Les Américains — ceux du Nord, car au Sud ils ont plus de finesse — n’hésitent jamais
devant le succès. Quel est le poème dramatique dont le succès a dépassé les
enthousiasmes mêmes du Cid et d’Hernani ? C’est
Cyrano de Bergerac. Donc cette chose est admirable. Et ils la font apprendre par cœur
ainsi que l’Aiglon, dans les écoles où, eux-mêmes illettrés, ils se
cultivent de savantes épouses. Pour redire encore ma vraie pensée, je ne trouve pas cela
déraisonnable. Ne confondons point l’histoire, qui est un roman complet, ou du moins
suivi, avec le temps présent qui nous apparaît fragmentaire, tel un numéro de journal
déchiré en mille bouts de papier. Comment les classer, selon quel ordre ? Nous n’en
savons rien. Nos jugements d’aujourd’hui, ceux qui paraissent les plus sages, les plus
sains, seront ridicules dans vingt ans, parce que notre patience lassée n’a pu
reconstituer la feuille entière, ou parce que le feu ou le vent ont dévoré une partie
des petits carrés. En ce brouillard de nos idées, le succès s’allume comme une lune
électrique. Quelque chose d’indéniable brille, que les professeurs de philosophie
appellent un critère. Mais disons-le seulement un fait, de même qu’une fleur est un
fait, ou une averse ou un incendie. Et que peut-on opposer à ce fait, pour le
contredire ? Presque rien, le produit d’un jugement, l’idée que certains hommes ont de
la beauté littéraire. Encore cette opposition n’est-elle point radicale, puisque la
beauté n’est aucunement, en principe, exclue des chances du succès. Il ne faudrait point
parier pour la beauté, il serait imprudent de la prendre à égalité ; mais il y a des
exemples dans l’histoire que l’œuvre la plus belle ait été aussi celle que les hommes
ont le plus fêtée. Alors le succès est adorable, ainsi que le soleil qui vient à propos
mûrir les moissons, ainsi que l’orage qui remplit les ruisseaux et les fontaines.
Qu’est-ce qu’un beau livre dont il ne reste plus un seul exemplaire connu ? Qu’était-ce
que la Vénus sans bras avant que M. de Marcellus l’eût fait sourdre des abîmes ? Le
succès est pareil à la lumière du jour et, encore un coup, s’il ne crée pas l’œuvre, il
l’achève, en déchirant le voile de ténèbre qui l’enveloppait. Il y a une autre
considération qui augmente encore la valeur du succès ; c’est que si le but de l’œuvre
d’art est de plaire, plus grand sera le nombre de ses conquêtes et mieux ce but aura été
rempli. L’art a certainement une fonction, puisqu’il est ; il satisfait à un besoin de
notre nature. Dire que ce besoin est précisément le goût artistique, c’est dire que le
café ou le tabac sont aimés parce qu’ils satisfont le goût que l’homme a pour le café ou
le tabac. C’est ne rien dire du tout, pas même une sottise ; c’est proférer des mots
sans signification aucune. Les choses ne se correspondent pas dans la vie avec cette
simplicité, selon cette relation bénévole de pot à couvercle : laissons cela à la
philosophie chrétienne des finalités. Le but de l’art étant de plaire, le succès est
tout au moins un commencement de preuve en faveur de l’œuvre. Plaire, l’idée est très
complexe ; nous verrons plus tard ce qu’elle contient ; mais le mot peut servir
provisoirement. Donc cette œuvre plaît. Une tour s’est élevée soudain aux accents
passionnés de la foule. Voilà le fait. Il faut la démolir. Cela n’est point facile,
puisque, par une magie singulière, presque tous les béliers dont on la bat se
transforment en contreforts qui ajoutent leurs poids à la solidité du monument. Il faut
prouver à cette forteresse qu’elle n’existe pas ; à cette foule que son admiration n’a
pas remué toutes ces pierres, qu’elle est menteuse, hallucinée ou imbécile. Cela ne se
peut pas. Ils trouvent cela beau. Que leur répondre, sinon : oui, cela est beau.
Le prêtre prend une hostie dans le corporal et l’élève à la dignité de Dieu. Il
l’entoure de rayons et le montre au peuple. Pendant cette ostention, le peuple à genoux
baisse la tête, prie et croit. L’œuvre que le succès exalte n’est pas choisie moins au
hasard que l’hostie par les doigts du prêtre ; mais sa divinité n’en est pas moins
certaine, du moment qu’elle a été choisie. Il faut respecter les arrêts du destin et ne
pas contrarier la piété populaire.
Cependant, il y a, dit-on, une esthétique. Il y en a même plusieurs. Mais nous n’en
supposerons qu’une et que, toujours en principe, elle ait de bonnes raisons à opposer
au succès, quel qu’il soit. S’il y a une esthétique, cela nous oblige à reconnaître
qu’il y a un beau absolu, et que les œuvres sont jugées belles en proportion de leur
ressemblance avec cet idéal vague et complaisant. C’est cette esthétique, son
existence admise l’espace d’un moment, qu’il s’agit d’ouvrir et de passer au
scalpel.
La sensibilité qui cède au succès ou qui le provoque est fort intéressante ; mais il
sera peut-être permis de ne pas mépriser tout à fait et tout d’abord la sensibilité
qui s’oppose au succès et qui nie l’œuvre heureuse en tant qu’œuvre belle. Ces deux
sensibilités, également spontanées, ne sont pas également pures. La seconde est fort
mêlée. L’esthétique par quoi elle se résume, aussi fragile que la morale, est un
mélange de croyances, de traditions, de raisonnements, d’habitudes, de conceptions ;
il y entre du respect, de la peur et un appétit obscur de nouveauté. « Sur des pensers
nouveaux, faisons des vers antiques. » Le vieux neuf, voilà ce que préconisent toutes
les esthétiques, car il faut flatter une caste selon ses nerfs et selon son érudition.
Le jugement de l’artiste en matière d’art est un amalgame de sensations et de
superstitions. La foule ingénue n’a que des sensations. Son jugement n’est pas
esthétique. Ce n’est même pas un jugement. C’est l’aveu naïf d’un plaisir. Il s’en
suit nécessairement que seule la caste esthétique a qualité pour juger de la beauté
des œuvres et leur déférer cette qualité. La foule crée le succès ; la caste crée la
beauté. C’est équivalent, si l’on veut, puisqu’il n’y a de hiérarchie ni dans les
sensations ni dans les actes et que tout n’est que mouvement ; c’est équivalent, mais
différent. Voilà donc un point acquis. En matière d’art, à l’opinion de la sensibilité
s’oppose l’opinion de l’intelligence. La sensibilité ne se soucie que du plaisir ;
qu’à ce plaisir se joigne un élément intellectuel, et voilà l’esthétique. La foule
peut dire : cela me plaît, donc cela est beau ; elle ne peut pas dire : cela me plaît
et cependant cela n’est pas beau, ou : cela me déplaît, et cependant cela est beau. La
foule, en tant que foule ne ment jamais ; le jugement esthétique est une des formes
les plus complexes du mensonge21.
Il est bien évident qu’il n’y a pas de beau absolu, non plus que de vérité, de
justice, d’amour. La beauté des poètes, la vérité des philosophes, la justice des
sociologues, l’amour des théologiens, autant d’abstractions qui ne tombent sous nos
sens et maladroitement, que délimitées par le ciseau du sculpteur. Comme idées conçues
dans le futur ou dans le passé, elles expriment une certaine concordance entre nos
sensations présentes et l’état général de notre intelligence. Cela est surtout
sensible pour la vérité, qui est bien une sensation que notre intelligence ne
contredit pas ; mais telle autre intelligence la contredit, ou se trouve contredite
par des sensations d’une intensité ou d’un mode différents.
L’idée de beauté a une origine émotionnelle, elle se ramène à l’idée de procréation.
Il faut que la femelle qui sera la mère soit conforme au type de la race, c’est-à-dire
il faut qu’elle soit belle22. La femme est moins exigeante,
peut-être parce que l’homme ne transmet que très peu de lui-même à ses descendants. Le
premier étalon de la beauté a donc été la femme et, en général, le corps humain. Etre
beau, pour un animal, pour un objet, c’est avoir quelque chose d’humain, dans la
forme, dans le caractère ; on peut décrire un paysage avec des termes qui presque tous
conviendraient à la beauté d’une femme, et le marbre a sa blancheur, et les saphirs
sont ses yeux et le corail, ses lèvres. Il y a là tout un vocabulaire de clichés. Bien
entendu qu’il faudrait en corriger quelques-uns et faire remarquer que c’est l’ébène
qui est noire comme des cheveux noirs et le cygne qui a un cou de femme. La beauté est
si bien sexuelle que les seules œuvres d’art incontestées sont celles qui montrent
tout bonnement le corps humain dans sa nudité. Par sa persévérance à demeurer purement
sexuelle, la statuaire grecque s’est mise pour l’éternité au-dessus de toutes les
discussions. C’est beau, puisque c’est un beau corps humain, tel que celui avec qui
tout homme ou toute femme voudrait se joindre pour se perpétuer selon sa race.
Mais un autre fait plus obscur, quoique non moins certain, permet de ramener par un
autre chemin l’idée de beauté à l’idée même de sexualité. C’est ceci, que toutes les
émotions humaines, quels que soient leur ordre, leur nature et leur intensité,
retentissent plus ou moins sur le réseau nerveux génital. La pathologie sexuelle a mis
cela en lumière. Les parfums aussi bien que l’odeur ou la vue du sang, le bruit et la
chaleur, le travail intellectuel et le travail musculaire, le repos et la fatigue,
l’ivresse et l’abstinence, les sensations les plus contradictoires favorisent l’essor
sexuel. D’autres, telles que la peur, le froid, la contrariété ricochent aussi vers un
centre voisin et intriqué dans le réseau génital. Voyez le premier chapitre d’En Ménage ou M. Huysmans décrit l’effet produit sur un être doux et
nerveux par la découverte d’un amant chez sa femme. Parmi les émotions qui
retentissent le plus sûrement sur tout organisme un peu sensible, il faut placer au
premier rang les émotions esthétiques. Et ainsi elles retournent à leur origine. Ce
qui porte à l’amour semble beau ; ce qui semble beau porte à l’amour. Il y a là un
entrelacs indéniable. On aime une femme parce qu’elle est belle ; et on la juge belle
parce qu’on l’aime. Il en est de même de toutes les choses qui permettent des
associations d’idées sexuelles et de toutes les émotions qui retentissent sur le
système génital. Mais il n’est pas du tout nécessaire pour qu’une œuvre d’art éveille
des idées d’amour, qu’elle nous présente un tableau sensuel : il suffit qu’elle soit
belle, qu’elle soit captivante. Elle passionne : où chercherons-nous le siège de cette
passion ? Le cerveau n’est qu’un centre de transmission ; ce n’est pas un
aboutissement. C’est une erreur heureuse et méritoire d’avoir fait du cerveau de
l’homme le centre absolu de l’homme ; mais c’est une erreur. Le seul but naturel de
l’homme est la reproduction. S’il y avait un autre but à son activité, il ne serait
plus un animal ; et nous tombons dans le christianisme. Revoici l’âme, le mérite, le
démérite et tout le jargon des marchands d’orviétan spiritualiste. La conscience de
l’émotion s’élabore au moment où l’émotion y passe, mais elle ne fait que passer en
laissant son image, et elle descend dans les reins. Cette manière de parler est
peut-être figurée, et, d’ailleurs, il ne s’agit pas d’excitations intenses et
fortement localisées. On veut seulement dire que l’émotion esthétique met l’homme en
un état favorable à la réception de l’émotion érotique. Cet état est donné aux uns par
la musique, à d’autres par la peinture, le drame. J’ai connu un homme, il est vrai
d’un certain âge, qui pouvait tromper un désir sexuel en feuilletant des albums
d’estampes. L’exemple inverse serait sans doute moins paradoxal : l’émotion esthétique
est celle dont l’homme se laisse le plus facilement distraire par l’amour, tellement
le passage est aisé, presque fatal. Cette union intime de l’art et de l’amour est
d’ailleurs la seule explication de l’art. Sans cela, sans ce retentissement génital,
il ne serait pas né, et sans cela il ne se serait pas perpétué. Il n’y a rien
d’inutile dans les profondes habitudes humaines ; tout ce qui a duré est donc
nécessaire. L’art est le complice de l’amour. L’amour ôté, il n’y a plus d’art ; et
l’art ôté, l’amour n’est plus guère qu’un besoin physiologique.
Mais il s’agit moins de l’art ici que de sa puissance émotionnelle, et il faut alors
ranger sous le nom d’art tout ce qui est spectacle ou jeu, tout le divertissement qui
se prend en public ou à propos duquel on se communique ses impressions. Un feu
d’artifice peut émouvoir tout comme une tragédie ; la seule hiérarchie est celle de
l’intensité. Or, il n’est pas douteux que le succès d’une œuvre d’art n’augmente
fortement sa puissance émotionnelle sur le commun des hommes. De là, pour la foule,
cette croyance très naturelle que toute œuvre est belle, qui a du succès, et que les
chutes sont toujours méritées et les dédains. En somme, ce que la caste appelle
beauté, le peuple l’appelle succès ; mais il a appris des aristocrates, ce mot
vraiment dénué de sens pour lui, et il s’en sert pour rehausser la qualité de ses
plaisirs. Cela n’est pas tout à fait illégitime, succès et beauté ayant une origine
commune dans les émotions, la seule différence étant la différence même des systèmes
nerveux où elles ont évolué. Et d’ailleurs très peu d’hommes sont capables d’une
originale émotion esthétique ; la plupart de ceux qui l’éprouvent ne font qu’obéir,
tout comme le peuple, à la suggestion d’un maître, au commandement de leurs souvenirs,
aux influences de leur milieu, à la mode. Il y a une beauté de passage aussi précaire
que les succès d’engouement. Une œuvre d’art vantée par la caste d’aujourd’hui sera
méprisée par la caste de demain ; et il en restera moins peut-être que de l’œuvre
délaissée par la caste et acclamée par le peuple. Car le succès est un fait dont
l’importance croît avec la poussière qu’il soulève, avec le nombre des fidèles qui
sont venus et qui l’accompagnent en cortège. Les émotions de la caste et les émotions
du peuple sont destinées à un même aboutissement. La nature, qui ne fait pas de sauts,
ne fait pas de choix. Il s’agit de faire des enfants. L’odorat du grand-paon (ou un
sens analogue) est si développé qu’une larve femelle de ce papillon rare attire, le
jour de son éclosion, une nuée de mâles là où la veille on n’en voyait aucun. Cette
acuité serait absurde si elle ne servait au grand-paon qu’à se choisir une nourriture
plus délicate parmi le troupeau des fleurs, ou, d’une façon quelconque, à augmenter
son plaisir et son avancement spirituel, la culture de son intelligence. Elle sert au
grand-paon à mieux faire l’amour ; c’est son sens esthétique.
Cependant, il est des natures humaines, moins diffuses ou plus réfractaires, chez
lesquelles les émotions ne retentissent pas vers le centre de grande sensibilité, soit
que ce centre soit atrophié, ou que le courant émotionnel ait rencontré sur son
parcours un obstacle, une digue, un terrain imperméable. Usons, sans préjuger de la
justesse de l’analogie, des comparaisons les plus communes et les plus frappantes. Un
courant électrique est lancé dans un fil en vue de créer un mouvement ; le fil tombe
appuyé sur un morceau de bois ; et au lieu de mouvement il se produit de la chaleur :
le train brûle, que l’on voulait faire rouler. L’émotion en route vers le sens génital
qu’elle a mission d’éveiller rencontre un centre de résistance ; elle s’y brise, elle
s’y tord sur elle-même, mais s’y installe ; et toutes celles du même ordre qui
passeront par le même centre auront le même sort. Il s’agissait de faire tourner une
roue, voici un feu d’artifice ; il s’agissait de conserver l’espèce, voici que naît
l’idée de beauté. L’émotion esthétique, et alors sous sa forme la plus pure, la plus
désintéressée, n’est donc qu’une déviation de l’émotion génitale. L’Aphrodite qui nous
entraînait à son culte ne nous trouble plus ; la femme s’est évanouie, il reste de
nobles formes, des lignes agréables, mais un cheval aussi est beau, et un lion et un
bœuf. Heureux arrêt de circulation qui nous a permis de réfléchir, de comparer, de
juger ! Le courant nous jetait vers la sœur de la déesse ; il nous en éloigne, car
elle est moins belle ! On pourrait supposer que c’est dans la région intelligence que
le courant émotionnel s’est diffusé, formant ainsi ce mélange d’émotion et
d’intelligence qui nous donne le sens esthétique. L’intelligence est un accident ; le
génie est une catastrophe. Il faut bien se garder même des rêves d’un état social où
régneraient uniformes la santé, l’équilibre, l’équité, la modération, l’ordre, où les
catastrophes seraient impossibles et les accidents très rares. L’intelligence humaine
est certainement la conséquence de ce que nous appelons naïvement le mal ; s’il ne se
formait pas des coupures ou des nœuds dans les fils, si l’émotion atteignait toujours
son but, les hommes seraient plus forts et plus beaux et leurs maisons parfaites comme
des termitières ; seulement le monde n’existerait pas.
Avant de retourner vers notre point de départ, voici un résumé :
Deux sortes d’émotions concourent à la formation du sens esthétique ; les émotions de
nature génésique et toutes les autres émotions, quelles soient-elles, selon une
proportion qui varie à l’infini avec chaque homme. Les premières sont celles que nous
ressentons à la représentation parfaite du type de notre race. Apollon est beau, parce
qu’il est le mâle humain dans toute sa pureté. Pour la plupart des hommes, toute idée
adventice écartée rigoureusement, la vue de ce marbre est agréable, parce qu’elle
évoque le désir, soit directement, soit selon le sexe, par contre évocation. On se
souvient du mot de Stendhal : la beauté, c’est une promesse de bonheur. La philosophie
sensualiste qui lui permettait cette définition n’était point sotte. Il sera
nécessaire d’y revenir avec la science pour point d’appui. C’est donc, en somme, pour
qualifier la « promesse de bonheur » qu’on a inventé le mot « beauté ». Et ce mot a
été successivement appliqué à tout ce qui promet aux hommes la réalisation d’un de
leurs autres désirs toujours plus nombreux et toujours plus complexes ; et ensuite, le
besoin émotionnel s’étant extrêmement développé, à toutes les causes d’émotions, même
terribles, même sanglantes. Mais ces émotions de toute nature, qui font la vie même de
l’homme, elles ont un but — comme l’odorat du grand-paon — elles pénètrent en nous
pour nous rappeler que notre unique devoir de créatures vivantes est la conservation
de l’espèce ; quel que soit le sens qu’elles aient frappé d’abord, elles rebondissent
de là vers le centre de la sensibilité générale. Je songe à ces amants romantiques
qu’on vit, enveloppés par l’orage, se posséder avec fureur, ou à l’émotion douce de
Tibulle, quam juvat immites… Les horribles, stupides et sauvages
tragédies dont se délectaient les Grecs et les Français de l’ancien régime, c’étaient
des philtres, et rien de plus. Si de grands poètes (comme les femmes, les grands
poètes n’ont ni goût ni dégoût) n’avaient pris la peine de repenser les histoires
d’Oreste, de Thyeste, de Polynice, nous les jugerions telles que le délire d’une
société en enfance ou en abjection. Il n’est pas une tragédie de Racine qui n’ait été
jouée cent fois en cour d’assises par des comparses hideux. On trouvera si l’on veut
dans les traités spéciaux de Ball, de Binet et dans les ouvrages de vulgarisation, des
exemples de la transformation en acte sexuel d’une sensation quelconque. Ici, il n’y a
pas de catégories ; c’est l’illimité. On a vu des hommes auxquels l’odeur des pommes
pourries donne des émotions fortes et nécessairement sexuelles. Schiller en avait
toujours une provision dans le tiroir de sa table de travail ; mais comme il possédait
un passage réfractaire où se brisaient, en grande partie, les courants émotionnels, il
faisait des vers, au lieu de faire l’amour, ayant respiré des pommes pourries.
Voici donc toute une classe d’hommes chez lesquels les émotions arrêtées à moitié
chemin se transforment en intelligence, en goût esthétique, en religiosité, en
moralité, en cruauté, selon les milieux et les circonstances et d’après un mode
dynamique des plus obscurs. On peut même dire que cette transformation des émotions se
fait, peu ou beaucoup, chez tous les hommes ; il arrive aussi que les émotions
retentissent presque également dans toutes les directions, qu’une partie notable aille
vers les centres génitaux et qu’il en reste assez en chemin pour produire un grand
philosophe, un grand artiste ou un grand criminel. L’amour semble particulièrement lié
à la cruauté, soit par son absence, soit par son excès. La mimique de la cruauté est
exactement celle de l’amour sexuel ; Duchenne de Boulogne a prouvé cela par ses
expériences. En des types tels que Torquemada ou Robespierre, les émotions
n’aboutissent pas au sens génital ; elle se heurtent à un obstacle qui les incline
vers un autre centre ; au lieu de se transformer en besoin de reproduction, elles se
transforment en besoin de destruction. Mais il y a le type néronien et le type sadique
où la sexualité et la cruauté s’exaltent ensemble et s’enchevêtrent. Ce sont des
hommes capables de plus fortes secousses émotionnelles que les autres hommes. Quoique
divisé et réparti vers deux buts, le courant reste assez fort pour produire des actes
très intenses. Le même phénomène apparaît, quoique d’un ordre plus rassurant, quand la
puissance intellectuelle s’exerce en même temps que la puissance génitale. Tout homme
capable d’émotion est capable d’amour et en même temps soit de cruauté, soit
d’intellectualité, soit de religiosité ; mais il arrive que le courant émotionnel est
tout entier absorbé par l’une des activités humaines, et l’on a une variété de types
extrêmes, l’autre variété étant fournie par les hommes d’une grande réceptivité
émotionnelle et par conséquent d’une grande diversité d’aptitudes.
Mais restons dans la moyenne de l’humanité et dans la question esthétique. Selon
l’importance de la dérivation du courant émotionnel, on aura, par exemple, un
spectateur qui retiendra de la tragédie tout ce qu’elle a de beauté pure ou forte, qui
sortira en l’état d’émotion intellectuelle, moins sensible au meurtre qu’à la courbe
du geste qui frappe, aux imprécations, aux épouvantes, qu’à la forme musicale qui les
limite, les enferme, les fait vivre ; on aura aussi un spectateur qui, malgré quelques
lueurs d’émotion intellectuelle, sort du théâtre à peu près comme d’une séance de boxe
ou d’une corrida. Voilà les extrêmes. L’un devant une statue parfaite jouit de la
grâce des courbes, songe : quelle belle œuvre ! l’autre s’écrie : quelle belle femme !
Entre ces deux types, il y a tout un jeu de nuances. Pour le type moyen, l’idée de
beauté n’existe guère ; il jugera de l’œuvre d’après l’intensité ou la qualité de son
émotion. Ça lui donne du plaisir, ou le laisse froid, et voilà tout. Le type moyen est
celui qui détermine les succès en art ; il faut plaire au type moyen, il faut
l’émouvoir.
Les représentants de la caste esthétique jugent aussi une œuvre d’art par l’émotion
qu’ils ont éprouvée, mais cette émotion est d’un ordre tout particulier ; c’est
l’émotion esthétique. Seules, pour eux, appartiennent à l’art, à la catégorie de la
beauté, les œuvres, qui peuvent donner l’émotion, le frisson esthétique. Ainsi se sont
trouvées exclues de l’art les œuvres utilitaires, moralisatrices, sociales, ayant un
but quelconque en dehors de ce but précis et exclusif, l’émotion esthétique ; et aussi
les œuvres trop sexuelles, dont l’appel à l’exercice génital est trop direct,
quoiqu’elles répondent, mais alors avec une clarté excessive, à l’idée première que
les hommes ont eue de la beauté artistique. Ainsi s’est formée cette catégorie
esthétique qui, éternellement instable, allant du réalisme à l’idéalisme (un certain
idéalisme), du sentimentalisme à la brutalité, de la religiosité au sensualisme, n’en
est pas moins un jardin clos. L’art est donc ce qui donne une émotion pure,
c’est-à-dire sans vibrations hors d’un groupe limité de cellules, ce qui n’invite ni à
la vertu, ni au patriotisme, ni à la débauche, ni à la paix, ni à la guerre, ni au
rire, ni aux larmes, ni à rien qui ne soit l’art lui-même. L’art est impassible, et,
comme a dit de l’amour un vieux poète italien, non piange nè ride.
Ceci n’a rien ni de rationnel, ni de juste, ni de conforme à aucune vérité. Il s’agit
des usages d’une caste intellectuelle. Née d’une imperfection du système nerveux,
l’idée de beauté s’est agrégée en chemin toutes sortes de règles, de préjugés, de
croyances, d’habitudes, et il s’est formé un canon dont la forme, sans être absolue,
n’oscille à un moment donné qu’entre certaines limites. La restriction est nécessaire.
Tous les hommes raffinés d’une époque s’entendent sur l’idée de beauté. Aujourd’hui,
par exemple, il y a des pierres de touche : Verlaine, Mallarmé, Rodin, Monet,
Nietzsche. Avouer qu’on n’est pas ému par les Mains, par Hérodiade, par l’Eve, par les Cathédrales, par Zarathoustra, c’est avouer qu’on est
dépourvu du sens esthétique. Mais des œuvres d’un tout autre ton furent admirées jadis
par le même groupe humain. De Ronsard à Victor Hugo, le principe de la beauté fut
cherché dans l’imitation. On imita les Anciens, les Italiens, les Espagnols, les
Anglais. Au dernier siècle, ce fut la quête de l’originalité ; et cela donna même, il
y a quelques années, un excès de fausses notes, mais une musique moins plate, en
somme, que celle dont on avait si longtemps fatigué les muses. Non pas qu’on ait moins
imité, mais on le fit avec l’illusion de créer du nouveau, et l’illusion est presque
toujours féconde. La France est d’ailleurs le pays où l’idée de beauté a subi le plus
de variations, étant peuplée d’hommes vifs et curieux, toujours aux aguets de ce qui
se passe et prêts à faire connaissance avec tout ce qui est étranger et nouveau,
quitte à en rire si ce nouveau ne convient pas à leur tempérament.
Notre sens esthétique a donc des caprices. Mais, variable historiquement, il est
assez solide à un moment donné. Il y a une caste esthétique aujourd’hui ; il y en eut
toujours une, et l’histoire de la littérature française n’est guère autre chose que le
catalogue raisonné des œuvres qui furent successivement élues par cette caste. Les
succès s’élaborent dans la rue ; la gloire sort des cénacles. Comme il n’y a pas
d’exemples du contraire, il faut bien admettre cela comme un fait ; et aussi que les
cénacles se dégoûtent des gloires qui leur échappent et se mettent à courir les rues.
Un fait est toujours légitime, étant toujours logique, mais on peut lui opposer les
répugnances de sa propre sensibilité ou d’un groupe de sensibilités. C’est ce que fait
la foule sous la conduite de quelques esprits moyens, instruits, bons avocats,
puisqu’ils haïssent la maison qu’ils combattent et qui ne les connaît pas. Aux
réputations souvent fort obscures du groupe esthétique on voit donc sans cesse
opposées les célébrités du succès. Il est facile de duper le peuple en lui montrant
ici la pauvre lampe solitaire, et là l’éclat des globes crus et le rutilement des
tulipes ; mais le peuple n’a guère besoin d’encouragements : il marche naturellement
vers ce qui l’éblouit. Cela aussi est un fait, et cela aussi est légitime. Le public,
mené par des bergers sournois, a tort de mépriser la lueur confuse des étoiles ; mais
la caste esthétique a tort de rire des plaisirs du peuple. Elle a tort aussi
d’accaparer certains mots et de refuser le nom d’oeuvre d’art à des compositions qui
ont, exactement comme celles qu’elle admire, pour but de susciter des émotions. C’est
une question de qualité, non d’essence. Elle a tort aussi de réclamer sans cesse qu’on
lui rende justice. Elle souffre moins de voir applaudie une pauvreté que dédaignée une
œuvre véritable. Son jugement, si adroit à dépister le faux art, faiblit soudain, et
elle se fâche qu’un sectateur du goût populaire ne s’incline pas devant ses
admirations. C’est toujours une erreur d’en appeler à la justice ; mais c’est de la
démence d’en appeler à la justice d’un groupe social. Il faut laisser cela et
s’enfermer dans une opinion comme dans une tour. On pourrait égorger cent fanatiques
de Quo vadis plutôt que de les convaincre, et avec moins de fatigue.
La justice littéraire est une absurdité. Elle suppose la parité des émotions en des
hommes d’une catégorie physiologique différente. Une œuvre est belle pour ceux à qui
elle donne des émotions. La sensibilité est incorruptible, aussi bien celle du
populaire que celle des cénacles ; elle est incorruptible comme le goût et comme
l’odorat. Jadis on avait imaginé un goût en soi, un goût absolu qu’on adorait dans un
temple. Rien de plus ridicule ; et rien de plus tyrannique. Laissons les hommes
chercher librement leurs plaisirs. Les uns veulent qu’on leur torde les entrailles ;
d’autres, qu’on leur débouche la rate ; d’autres, qu’on leur perce le cœur. Il faut
des instruments divers pour chacune de ces opérations ; l’art est une chirurgie dont
la trousse est riche et une pharmacopée aux fioles de toutes formes et de toutes
odeurs.
On parle très sérieusement — c’est-à-dire sans rire — d’initier le peuple, à l’art.
En termes moins vagues, correspondant à une certaine réalité scientifique, il
s’agirait de façonner ainsi la physiologie du commun des hommes que l’émotion au lieu
d’aboutir au centre génital se diffusât vers le centre esthétique. L’entreprise n’est
pas des moindres. Pauvre peuple ! Comme on se joue de lui et qu’ils sont stupides, en
leur bonté, ses maîtres intellectuels ! Ils croient vraiment que le goût de la
peinture, de la musique, de la poésie, cela s’apprend comme l’orthographe ou la
géographie ! Et quand cela serait, et quand on aurait donné quelque admiration à
quelques ouvriers ? Quelle importance cela a-t-il que le peuple n’admire pas ce que
nous admirons ? Il aurait tout aussi bien le droit d’exiger de nous le partage de ses
enthousiasmes. Il n’y a pas d’absolu esthétique. Ce qui est beau, c’est ce qui nous
émeut ; mais nous ne pouvons être émus que dans la mesure de notre réceptivité
émotionnelle et selon l’état de notre système nerveux. L’insensibilité à ce que nous
nommons la beauté, idée très complexe dès qu’on s’éloigne de la plastique humaine, ne
serait en somme que le témoignage d’un organisme sain, d’un cerveau normal, où les
courants nerveux vont droit leur but, sans déviations. Mais cet état semble rare. Tous
les hommes sont aptes à recevoir certaines émotions esthétiques, et tous en sont
avides ; mais presque aucun ne se soucie de la qualité de cette émotion. Etre ému,
voilà l’important. Nul monument depuis les cathédrales, et peut-être depuis les
pyramides, n’a remué comme la tour Eiffel la sensibilité esthétique de l’humanité.
Devant tant de ferraille en hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la
sottise a médité, l’étourderie a rêvé ; il tombait de là comme un orage d’émotions. On
chercha à le détourner ; il était trop tard, le succès était venu. Plus une œuvre
reçoit d’admirations, plus elle se fait belle pour la foule. Elle se fait belle et
presque vivante ; des ondes émotionnelles s’en détachent et viennent, ainsi que des
vagues, déferler sur le peuple enivré et haletant ; l’organisme tout entier est en
fête ; stupide et beau, le génie de l’espèce sourit dans l’ombre.
Tel est le rôle social de l’art. Il est immense. Il y a un oiseau d’Australie qui se
bâtit pour nid une large cabane où il sème tout ce qu’il trouve de cailloux
brillants ; le mâle, parmi cette mosaïque, danse un grave devant sa compagne
troublée ; et c’est l’art surpris à son obscure naissance, au moment où il est lié
étroitement à l’expansion de l’instinct génital. Un caillou rouge donne une émotion à
un oiseau, et cette émotion surexcite son désir. Tel est le rôle social de l’art. Il
faut que le peuple admire — et par peuple, ici, j’entends l’ensemble des hommes, — il
faut qu’il éprouve des émotions esthétiques, il faut que ses nerfs tremblent sous de
longues vibrations, il faut que ses amours soient riches et compliquées : mais
qu’importe d’où vient le nuage, pourvu qu’il pleuve !
Je n’ai voulu que montrer la légitimité de toute émotion esthétique, quelle que soit
sa source, et de tout succès, quelle que soit sa qualité ; mais on me croira
volontiers si j’avoue que je garde mes préférences pour telle forme de l’art, pour
telle expression de la beauté. Je m’écarte en ceci du sentiment commun, que je ne
crois pas utile de généraliser des opinions, d’enseigner des admirations. Forcer
d’admirer est aussi méchant que de forcer d’entrer. C’est à chaque homme de se donner
l’émotion qui lui est nécessaire et la morale qui lui convient. L’âne d’Apulée
voudrait bien brouter des roses parce qu’il reprendrait aussitôt la forme humaine.
C’est une très bonne idée de brouter des roses, c’est une méthode de délivrance.
1901.
Sans être aussi répandue qu’elle pourrait l’être et qu’elle le sera, l’instruction est
fort en faveur. On vit de moins en moins et on apprend de plus en plus. La sensibilité
capitule devant l’intelligence. J’ai vu rire de qui regardait avec attention et avec
plaisir une feuille morte ; on n’aurait pas ri d’entendre murmurer à ce propos quelque
nomenclature ; mais d’autres hommes, sans ignorer les manuels, estiment que la véritable
science doit être sentie d’abord comme un plaisir. Ce n’est pas la mode ; la mode est de
s’instruire dans les seuls livres et aux lèvres de ceux qui récitent des livres.
Corneille Agrippa, qui possédait tout le savoir de son temps, et davantage, s’est amusé
à rédiger un « Paradoxe sur l’incertitude, vanité et abus des sciences23 » ; on pourrait le reprendre, mais sur un autre ton, car il n’est
pas nécessaire qu’une science soit incertaine, vaine et abusive, pour être inutile à
celui qui la cultive ; et par contre la certitude d’une science, son intérêt et sa
légitimité ne lui confèrent pas un droit absolu à la régence des esprits. On
conviendrait même volontiers de l’absurdité d’un débat sur la certitude ou l’incertitude
des sciences ; il y en a d’aléatoires, mais que les gens légers ou intéressés seuls
qualifient ainsi ; le mot science contient par définition l’idée de vérité
objective, et il faut s’en tenir là sans autres contestations et concéder même cette
vérité objective, quelque répugnance que l’on éprouve devant le mariage indissoluble de
deux mots alors ironiques.
Aussi bien il ne s’agit pas de la science, mais de l’instruction dont la science est la
matière ou le prétexte. Quelle est la valeur de l’instruction ? Quelle sorte de
supériorité cela peut-il conférer à une intelligence moyenne ? L’instruction, si elle
est parfois un lest, n’est-elle pas le plus souvent un fardeau ? n’est-elle pas aussi,
et plus souvent encore, un sac de sel qui fond sur les épaules de l’âne aux premiers
orages de la vie ? Et ainsi de suite.
L’instruction est de deux sortes, selon qu’elle est utile ou de parure. L’astrologie
même peut devenir une science pratique, si l’astrologue y trouve le pain quotidien ;
mais à quoi cela peut-il bien être bon, sinon peut-être à lui fausser l’esprit, qu’un
magistrat connaisse la géométrie ? Tout ce qui concerne son métier, le dessin et
l’archéologie même et toutes les notions de cet ordre seront profitables à un
intelligent ; mais à quoi lui servirait, sinon peut-être à entraver son activité, une
théorie esthétique ? Quand elle ne trouve pas à s’appliquer et à se monnayer,
l’instruction est un lingot qui dort sous une vitrine ; cela est inutile, pas très
curieux et sans beauté.
Il est beaucoup question en certains milieux politiques de l’instruction intégrale.
Cela signifie sans doute que tout doit être enseigné à tous, et aussi, qu’une notion
universelle et vague serait un grand bienfait, un grand réconfort pour n’importe quelle
intelligence ; mais l’on confond dans ce raisonnement la matière et la forme.
L’intelligence, qui a une forme générale et commune, en a une particulière en chaque
homme. Comme il y a plusieurs mémoires, il y a plusieurs intelligences ; et chacune de
ces intelligences, modifiée par les physiologies propres, détermine les individus
intellectuels. Loin que tout puisse être avec fruit enseigné à tous, il semble bien
qu’une intelligence donnée ne peut recevoir, sans danger pour sa contexture même, que
les genres de notions qui y pénètrent sans effort. Si l’on s’était habitué à donner aux
mots les seules significations relatives qu’ils comportent, instruction intégrale
voudrait dire toute la sorte d’instruction qui est compatible avec la morphologie
inconnue d’un cerveau ; dans la plupart des cas, la quantité de cette instruction se
réduirait à rien, car la plupart des intelligences sont incultivables.
Du moins par les procédés actuels qu’un seul terme résume : l’abstraction. On a fini
par admettre dans les milieux enseignants que la vie ne peut être connue que sous la
forme du discours. Qu’il s’agisse de poésie ou de géographie, la méthode est la même :
une dissertation qui résume le sujet et qui a la prétention de le représenter.
Finalement l’instruction est devenue un catalogue méthodique de mots, et la
classification remplace la connaissance.
Un homme, le plus intelligent et le plus actif, ne peut acquérir qu’un fort petit
nombre de notions directes et précises ; ce sont cependant les seules qui soient
vraiment profondes. L’enseignement ne donne que l’instruction ; la vie donne la
connaissance. L’instruction a du moins cet avantage d’être de la connaissance
généralisée, sublimée, et pouvant contenir, sous un petit volume, une grande quantité de
notions ; mais, dans la plupart des esprits, cette nourriture trop condensée reste
neutre et ne fermente pas. Ce que l’on appelle la culture générale n’est le plus souvent
qu’un ensemble d’acquisitions mnémoniques, purement abstraites et dont l’intelligence
est incapable de faire la projection sur le plan de la réalité. Sans une imagination
très vivante et active dans tous les sens, les notions confiées à la mémoire se
dessèchent dans un sol inerte ; l’eau qui les amollit et le soleil qui les mûrit sont
nécessaires à la germination des graines.
Il vaut mieux ignorer que de savoir mal, ou peu, ce qui est la même chose. Mais sait-on
ce que c’est que l’ignorance ? Il faut avoir appris tant de choses pour la goûter et la
comprendre, ! Ceux qui en pourraient jouir par état ont trop d’illusions sur eux-mêmes
pour s’y récréer franchement ; et ceux qui le voudraient sont trop loin de l’innocence
première. Il y a eu des moments dans la civilisation où des hommes savaient tout ; ce
n’était pas beaucoup. Etait-ce beaucoup moins que toute la science d’aujourd’hui ? Cette
relativité peut nous faire réfléchir sur la valeur de l’instruction ; elle nous servira
aussi à la qualifier. L’instruction n’est jamais que relative ; elle doit donc être
pratique.
M. Barrès, dans son dernier roman24, fait proférer par un député du type Burdeau cette maxime
politique : « La vertu est, comme le patriotisme, un élément dangereux à exciter dans
les masses. » A ces deux abstractions, il faudrait peut-être joindre toutes les autres
afin de prononcer un ostracisme général contre toutes les idées qui n’ont pas été
d’abord définies. Et cela ne voudrait pas dire qu’il faut proscrire les vertus ou les
sentiments patriotiques ; mais seulement ceci : que rien n’est plus mauvais pour la
santé d’une intelligence moyenne que le jeu des mots abstraits, que cette fausse science
verbale qui se trouve sans application dès qu’on va participer à la vie réelle. Il ne
s’agit pas d’être vertueux ; comment réaliser un mot qui est la synthèse de plusieurs
idéaux contradictoires ? Il s’agit d’accommoder sa nature aux conditions vitales du
milieu et aux traditions morales. Il ne s’agit pas d’être patriote ; il s’agit de
défendre contre les animaux étrangers la pureté de la fontaine où l’on boit. Il ne
s’agit pas de savoir quel est le principe abstrait où pourrait bien prendre sa source le
large fleuve des idées générales ; il s’agit de faire de sa vie un acte de confiance, à
la fois et un acte de prudence. Il s’agit surtout de garder assez de naïveté pour
respirer avec joie l’air social tel qu’il est et assez de souplesse pour obéir sans
lâcheté aux lois élémentaires de la vie.
La vie est une suite de sensations reliées par des états de conscience. Quand on n’a
pas un organisme tel que la notion abstraite redescende vers les sens dès qu’elle a été
comprise ; si le mot Beauté ne vous donne pas une sensation visuelle ; si vous ne sentez
pas à manier les idées un plaisir physique, à peu près comme à caresser une épaule ou
une étoffe laissez les idées. Quand le meunier n’a pas de blé à moudre, il ferme ses
vannes et dort, ou va se promener ; mais il ne songe pas à moudre à vide et à user ses
meules pour recueillir du vent. L’instruction n’est souvent autre chose que ce vent
soufflé par la rotation des tamis et perceptible en paroles.
L’enseignement, du haut en bas, des universités officielles aux populaires de l’école
de village à l’Ecole Normale, n’est guère autre chose qu’une fabrique de phrases. De
toutes, la plus sérieuse est l’école primaire, où on apprend à lire et à écrire,
acquisitions non d’une science, mais d’un sens nouveau. Si l’on retranchait du programme
des autres tout l’inutile, tout l’inapplicable à la vie et à telle profession ou métier,
il en resterait la matière à peine de dix-huit mois d’écolage.
La plus grande partie du peuple échappe encore aux tortures d’écouter les messieurs qui
récitent des livres. Les enfants pauvres, libérés de la prison scolaire, apprennent un
métier, ce qui est un agrandissement de soi, et commencent de vivre à l’âge où leurs
frères riches s’exercent au maniement de mots qui ne correspondent à rien de réel,
outils qui sculptent l’éternel vide25. On va remédier à cela, et voici une soirée d’université populaire :
« Le Développement de l’idée de justice dans l’Antiquité. » En supposant, ce qui est
improbable, que le professeur n’ait émis à ce sujet que des appréciations acceptables
par une intelligence saine, de quelle utilité peut bien être une telle dissertation pour
un auditoire populaire, et qu’en retira-t-il d’applicable à son humble vie ? Moins
assurément que des vieux sermons qui ne craignaient pas de bafouer ses vices,
d’épouvanter sa lâcheté devant les plaisirs bas. Mais le clergé de la religion laïque
est grave et dédaigne les faits. Des âmes parlent à des âmes ; l’idéal descend sur le
peuple. Les premiers chrétiens du moins se réunissaient à la fois pour prier et pour
manger fraternellement ; après le repas, d’aucuns se levaient pour prophétiser. Les
prophètes modernes ne vivent que d’abstraction, et cette nourriture économique et
ridicule, ils la partagent volontiers avec leurs frères.
L’homme qui a lentement acquis une science, outre les avantages sociaux qu’il en peut
retirer, a conféré par cela même aux organes de son attention une force et une agilité
particulières. Il ne possède pas seulement la science qu’il convoitait, mais tout un
ensemble d’engins de chasse en bon état et tout prêt à de nouvelles captures. Lorsqu’on
a appris avec soin et patience une langue étrangère, on peut ensuite s’approprier par un
travail beaucoup moindre les langues de la même famille. Mais si l’on a eu recours à
quelque méthode expéditive, l’acquisition n’a plus que sa valeur propre et elle peut
même se détériorer assez rapidement. L’eau qui a bouilli très vite refroidit de même ;
c’est ce que ne savait pas l’industriel qui avait établi des bouilloirs publics ; le
temps de traverser la rue et c’était comme si on revenait de la fraîche fontaine. C’est
pour ce même motif que l’enseignement rapide des conférences est si particulièrement
inutile. On y apprend à croire et non pas à raisonner, ce qui serait encore une manière
d’agir et de vivre.
Le bagage qui constitue l’instruction est presque uniquement fait de croyances. On
enseigne les lettres et les sciences comme un catéchisme. La vie est l’école du doute
prudent ; l’école est une église prétentieuse. Tout professeur est muni d’un arsenal
d’aphorismes ; l’adolescent qui ne se laisse pas frapper au cœur est méprisé. Le
renversement des valeurs logiques est porté à ce point que tels actes intellectuels, la
résistance à la foi scientifique, la réserve cartésienne, sont considérés comme des
marques d’inintelligence.
M. Jules de Gaultier a imaginé un nouveau manichéisme dont l’emploi prudent sera fort
utile pour déblayer certaines questions26. A l’instinct vital il oppose l’instinct de
connaissance ; mais l’un n’est pas le bon principe plutôt que l’autre, le mauvais
principe. Ils ont tous les deux leur rôle dans le travail de la civilisation ; car si
l’un développe chez l’homme le besoin de connaître aux dépens des forces qui conservent
la force vitale, il permet en même temps à l’intelligence de mieux jouir et de soi-même
et de la vie sensitive. Le génie spontané et inconscient des races en croissance ne
refuse d’obéir ni à l’un ni à l’autre de ces grands instincts ; la vie use non son
énergie qui est immuable, mais les modes énergétiques qu’elle a revêtus ; on se lasse de
sentir avant de s’être lassé de connaître. C’est ce qu’a exprimé naïvement Leibnitz et
ce que répètent avec lui tous les esprits dont l’intelligence est le vautour : « Il
n’est pas nécessaire de vivre, mais il est nécessaire de penser. » Quand cet aphorisme
descend dans le peuple, c’est que l’instinct vital en décadence commence à renoncer à la
lutte ; c’est l’ère glorieuse de la floraison, mais la plante va mourir après que le vol
des insectes l’aura fécondée et que le vent aura porté ses graines vers un sol
vierge.
Une niasse ignorante forme chez un peuple une magnifique réserve de vie. Notre
civilisation a méconnu cela : c’est un champ immense de petites fleurettes qui épuise
pour un éclat inutile la sève de la terre.
De telles idées, même atténuées en images, peuvent sembler barbares à ceux qui croient
aux « bienfaits de l’instruction » ; mais il commence à être plus facile de trouver des
adjectifs que des raisons pour régénérer ce thème ancien et qui va s’épuiser. A entendre
tant de journalistes et de députés parler de l’instruction comme d’un souverain élixir,
on sent bien qu’ils y ont goûté, et à la vraie, à la bonne, à celle que synthétisent les
manuels et les encyclopédies, mais non aux détestables jarres où dort l’esprit mauvais
de l’analyse. Le vrai savoir, le « gay sçavoir » est singulièrement vénéneux ; il est
vénéneux autant que bienfaisant ; il contient autant de doutes, que de paillettes d’or
l’eau-de-vie de Dantzig. On ne sait jamais où l’ivresse de cette liqueur violente peut
mener une intelligence qui n’est pas très forte ou très sceptique.
Mise en regard de la science, l’instruction est si peu de chose qu’elle mérite à peine
un nom. Qu’est-ce que valent d’élémentaires notions de chimie lorsque l’on songe au
chimiste qui manie, compose et décompose les corps, qui compte les molécules et pèse les
atomes ? Et qu’importe que cent mille bacheliers sachent quels sont les éléments de
l’air ? Mais déjà ils ne le savent plus. Si on leur avait appris à respirer, ils
auraient peut-être évité deux ou trois maladies dont ils transmettent joyeusement à
leurs enfants les prédispositions ou les germes. Il est nécessaire (malgré une ironie
célèbre) qu’il y ait une chimie et des industries chimiques, mais non que l’on enseigne
au premier venu les obscurs principes d’une science vaine. Ceci n’est qu’un exemple,
mais qui s’étendrait à presque tous les éléments de la culture générale. Un cerveau
moyen d’aujourd’hui ressemble à ces jardins d’essai où verdissent des spécimens de
toutes les flores ; encore ce jardin a-t-il son utilité particulière ; les cerveaux
riches d’un peu de tout ne sont bons à rien : le terrain a été transformé non pas même
en un parterre, mais en un herbier, et les plantes sèches y sont si médiocres et si
défectueuses qu’on ne peut les faire servir à aucun usage décent. Il faudrait au moins
que la plus grande partie des plates-bandes eût été réservée à une culture profonde et
passionnée ; dans ce cas, les coins morts du jardin reprennent quelque intérêt : ils
servent de fumier et de terreau pour réchauffer le cœur du jardin vivant.
On ne prétend donc pas dire que la culture générale soit inutile ; elle est
indispensable à titre d’auxiliaire et de réserve, mais à ce titre seul, et si cette
culture générale et superficielle coïncide avec une ou plusieurs sections de culture
intensive. Seule, elle n’a aucune valeur. Si de la moyenne on descend vers les jardinets
populaires, on ne voit plus, à la place de la mauvaise herbe, mais luxuriante, que de
chétives germinations déjà gelées par la vie. On a sarclé toute la flore naturelle, et
ce qu’on a semé à la place dans un terrain mal préparé et mal nettoyé n’a pu pousser
faute d’eau et de soleil. Tout l’intérêt de ses petits potagers ridicules est dans un
arbre souvent grand et beau, quelque marronnier ou quelque tilleul : c’est le métier où
l’homme s’est perfectionné avec courage. Un de ces arbres vaut à lui seul toutes les
cultures générales qui l’ont relégué dans un coin pierreux ; il les domine par son
utilité et par sa beauté.
La raison de l’homme, dans la vie, est d’être une fonction ; il faut que ses journées
soient créatrices d’un résultat. C’est pourquoi l’on regrettera éternellement que les
métiers se soient abolis dans l’émiettement par la division du travail poussée à
l’extrême. La civilisation industrielle a retiré à un très grand nombre d’hommes le
plaisir qu’ils trouvaient au travail. Un salaire élevé peut faire que l’on soit content
d’avoir travaillé, mais cela ne donne pas le contentement actuel, la joie d’user l’heure
présente à la réalisation d’un objet. L’industrie a opéré contre l’artisan en faveur de
l’oisif, et aussi en faveur du capital contre le travail. Telle découverte mécanique a
été plus nuisible à l’humanité qu’une guerre séculaire. On a tellement diminué la valeur
hédémonique de l’activité musculaire que les seuls moments où les manoeuvres sentent
leur vie sont ceux où l’homme normal s’affaisse, le repos ; et, nécessairement, ces
heures de sensation négative, on a tenté de les gonfler jusqu’à en faire le plaisir tout
entier de vivre : l’alcool a été ce moyen.
Pour tarir cette source d’excitation, des esprits de bonne volonté, mais d’intelligence
malsaine, c’est-à dire sans contact avec la réalité, ont songé à opposer au plaisir de
boire le plaisir d’apprendre. Si l’œuvre était possible, on aurait remplacé l’ivresse
physiologique par l’ivresse cérébrale : et cela ne serait pas un très bon résultat. Qu’à
une journée de travail musculaire succède une soirée de travail intellectuel, et la
fatigue totale est doublée sans profit réel pour l’homme soumis à ce régime. Songez au
malheureux qui, après avoir poussé pendant dix heures un morceau de bois sous les dents
cruelles d’un scie circulaire, s’en vient, ayant soupé vaguement, écouter un monsieur
qui l’entretient de la sainteté de la justice ! Mais la justice demanderait que le
prédicant alternât, avec l’artisan, le poussage des billes de bois et la confortable
étude des principes fructueux du charlatanisme social. Pauvres gens qui, ayant toujours
instinctivement besoin de prêtres, se croient vainqueurs, ayant nié un dogme,
d’applaudir à la morale de ce dogme, mais déformée par l’hypocrisie et par la haine !
C’est avec l’instruction, invention très vieille, que le clergé a dominé le peuple et le
monde ; et c’est avec l’instruction encore que les sermonnaires laïques prétendent bien
rogner les dernières griffes de l’instinct vital.
Car tous ces enseigneurs enseignent éperdument à ne pas vivre. Ils transportent dans la
partie saine du peuple, et cela avec une certaine bonne foi, leurs habitudes maladives
de ne recevoir les sensations que par reflet, de regarder dans une glace la vie qu’ils
n’osent affronter. Le vrai but de cette instruction est l’imposition d’une morale, mais
singulière et dont presque tous les préceptes sont négatifs. Par l’affaissement de la
volonté de vivre, au profit d’une cérébralité instable, ils façonnent ces générations
énervées, obéissantes et sages qui sont le rêve des tyrans médiocres. Au moment où une
race aurait besoin, rien que pour durer, de toutes les forces dont son instinct est
peut-être encore dépositaire, ils lui versent, mais avariée et empoisonnée, cette même
liqueur avec laquelle les apôtres romains domptèrent la surénergie des barbares. Nous
aurions le sort de ces vaincus si un protestantisme, rationaliste ou religieux, se
substituait souverainement à notre catholicisme traditionnel et païen.
Mais comment n’être pas tenté de donner des préceptes de conduite en même temps que des
préceptes de grammaire ? Il suffirait que ces préceptes ne fussent pas dépressifs et que
les adolescents y trouvassent au contraire une excitation à l’activité, à toutes les
activités. L’instruction, en soi, n’est rien ; on ne peut la juger qu’en examinant ses
entours à la lueur de cette torche. Un flambeau a l’utilité, non de sa lumière, mais des
objets sur lesquels porte sa lumière. On verra aussi un four chauffé avec méthode de
bourrées ou de falourdes ; mais cette chaleur n’est qu’un embrasement stérile si on ne
lui donne à travailler et à mûrir, quand elle s’amortit, la pâte du pain éternel.
L’instruction est un moyen et non un but. Il est douloureusement absurde d’apprendre
pour apprendre, de brûler pour brûler. Le chant même des oiseaux n’est pas vain ; aux
périodes de calme sexuel, il est la répétition des grands concert d’amour. Considérée
comme l’instrument précis d’une œuvre future, l’instruction peut avoir une importance
très grande et même absolue ; elle peut être la condition nécessaire de certains gestes
intellectuels. Elle sera le bâton de voyage de l’intelligence ; mais offerte à un
cerveau médiocre, dirigée vers le seul accroissement de la mémoire, elle est inefficace
à régénérer des cellules malades. Elle leur sera plutôt un écrasement ; elle les rendra
stupides ; elle détournera des facilités de la vie les activités qui n’étaient faites
que pour la pratique quotidienne. L’instruction pondère les génie oscillants, elle leur
fournit des sujets de comparaison et des motifs de réflexions aux génies déjà
équilibrés, elle fournit un peu de ce trouble d’où naît l’ironie. Elle est tantôt un
appoint à la certitude, tantôt la cause d’un déclenchement vers le doute. Mais elle
n’exerce d’influence que sur des intelligences en mouvement ou en puissance de
mouvement ; elle ne détermine pas, elle incline. Surtout elle ne crée pas
l’intelligence. Nous avons constamment sous les yeux des exemples d’hommes instruits, de
tout ce que l’on enseigne et qui sont restés des médiocres et qui, écrivant depuis vingt
ans, n’ont même pu apprendre à écrire. Et en voici d’autres qui ne savent qu’un métier
et qui n’ont lu que dans la vie : leur lucidité humilie parfois même le génie.
1900.
La part des femmes est si grande dans l’œuvre de la civilisation qu’il serait à peine
exagéré de dire que l’édifice est bâti sur les épaules de ces frêles cariatides. Les
femmes savent des choses qui n’ont jamais été écrites, ni enseignées, et sans lesquelles
presque tout le matériel de notre vie quotidienne serait inutilisable. Des Cosaques, en
1814, ayant découvert une provision de bas, les enfilèrent immédiatement par-dessus
leurs bottes ; exemple général de nos gestes les plus communs, si les femmes n’avaient
pas été, dans les siècles des siècles, les patientes éducatrices de l’enfance. Ce rôle
est si naturel qu’il en paraît humble ; nous ne sommes frappés que par l’.
Le puissant outillage d’un tissage nous subjugue ; qui a jamais regardé avec émotion le
simple jeu de deux aiguilles à tricoter ? Cependant, comparé à ces petits morceaux de
bois, le plus formidable métier mécanique n’est plus rien ; il représente une
civilisation particulière : les aiguilles de bois ou de fer représentent la civilisation
absolue. Il faut en tout distinguer l’essentiel et ce qui est de surcroît. Dans la
civilisation, la part des femmes représente l’essentiel.
Cela est plus facile à sentir qu’à prouver, car il s’agit précisément des actes qui
passent inaperçu le long de la vie, de toutes sortes de choses dont on ne parle pas,
parce qu’on ne les voit pas ou parce qu’on n’en comprend pas l’importance. Ainsi la
physiologie a été longtemps ignorée, tandis que la curiosité se portait aux monstres ;
le phénomène continu disparaît pour nos sens. Ce fut un citadin ou un prisonnier ou un
aveugle soudain guéri, qui s’avisa le premier de la beauté de la nature. Il y a une
physiologie extérieure qui disparaît dans l’habitude ; analysée, elle révèle les actes
volontaires les plus importants de la vie. Volontaires, c’est-à-dire contingents
relativement aux mouvements primordiaux de la vie d’une espèce ; volontaires, en ce
qu’ils ont de particulier pour signaler une race ; volontaires, si l’on regarde la
volonté comme la conscience d’un effort inconscient.
Sens, ou faculté, la parole ne peut logiquement être séparée de l’ouïe, mais
l’éducation de l’ouïe est beaucoup moins sensible que celle de l’appareil vocal ; on
peut donc les considérer séparément, ou du moins sans observer un ordre précis en des
acquisitions qui sont enchevêtrées comme tous les jeux de la vie. Remuer, entendre,
voir, parler, tout cela se tient ; l’imitation se jette à la fois sur toutes les
fonctions, quoiqu’on puisse établir un ordre de naissance appréciable pour chacune
d’elles. Cet ordre importe peu en une étude où il s’agit non de l’intelligence qui
reçoit, mais de l’intelligence qui donne, de l’extérieur et non de la vie psychologique
interne.
La parole est féminine. Les poètes et les orateurs sont des féminins. Parler, c’est
faire œuvre de femme. La femme, parce qu’elle parle comme chante un oiseau, est seule
capable d’enseigner le langage. Quand l’enfant tente d’imiter les sons qu’il a entendus,
la femme est là qui le regarde, lui sourit et l’encourage ; il s’établit un contrat muet
de travail entre ces deux êtres, et que de patience chez celui qui sait pour guider
celui qui essaie ! Les premiers mots que prononce un enfant ne correspondent en son
esprit à aucun objet, à aucune sensation ; l’enfant, à ce moment de sa vie, est un
perroquet, et rien de plus. Il imite ; il parle parce qu’il entend parler. Si on se
taisait autour de lui, la parole resterait figée dans son cerveau. De là l’importance du
babillage de la femme, importance bien supérieure à celle des plus beaux poèmes et des
philosophies les plus profondes. La fonction qui fait de l’homme un homme est l’oeuvre
particulière de la femme ; un enfant élevé par une femme très femme et très bavarde est
plutôt formé à la parole et par conséquent à la conscience psychologique ; aux soins
d’un homme taciturne, le même enfant se développerait très lentement, et si lentement
peut-être qu’il n’atteindrait jamais la limite de son intelligence pratique.
S’il était possible d’assigner au langage une origine, on dirait qu’il fut la création
de la femme. Mais le secret de toutes les origines nous échappera éternellement. Les
oiseaux chantent, le chien aboie, l’homme parle. On ne se figure pas mieux un homme
muet, qu’un chien muet, qu’un pinson muet. Et si ces espèces jadis ont vécu sans voix,
on ne comprend pas bien pourquoi elles auraient acquis un organe dont se passent fort
bien d’autres animaux et même les oiseaux des terres australes. Si le langage
s’apprenait ou se gagnait, si pour en retrouver les premiers rudiments, les célèbres
racines, il suffisait d’atteindre la mère commune du latin et du sanscrit, du grec et du
saxon, on ne voit pas bien pourquoi le chien ne converse pas avec son maître autrement
que par la queue, les yeux, les jappements. Mais le chien ne parlera jamais, parce que
le génie d’une espèce animale est déterminé aussi rigoureusement que la forme des
espèces cristalliques.
Que la plus ancienne langue fût composée de cinq ou six cents monosyllabes
correspondant à autant d’idées générales, c’est une opinion maintenant sans valeur, mais
qui eut de la force ; elle supporta plusieurs constructions dont l’ ne fut
pas d’abord évidente. Cependant on n’avait jamais observé en aucune langue réelle
quelque chose comme un réservoir même inconscient de racines. Les mots naissent les uns
des autres par dérivation, venant au monde tantôt plus longs, tantôt plus courts que le
mot premier. Cette dérivation est toujours dominée par un sens concret, réel et vivant ;
aucun homme, s’il n’a fait des études spéciales qui lui aient gâté l’esprit, n’a le sens
des racines. Les ba, be, bi, bo, bu, des alphabets, voilà autant de racines, d’après la
théorie ; mais à chacun de ces sons, une série de significations parentes n’est pas
dévolue ; ils peuvent, et dans la même langue, les assurer toutes, au hasard, ou selon
une logique dont les lois sont indéterminables27.
Ce qu’il y a de primitif dans le discours, ce n’est pas le mot, mais la phrase. La
phrase parlée de l’homme est instinctive, comme la phrase chantée de l’oiseau, comme la
phrase jappée du chien. Le mot est un produit analytique.
Pour donner la priorité au mot sur la phrase, on était parti de cette idée que le mot
est créé après que la chose a été perçue, l’homme agissant comme un nomenclateur, comme
un professeur de botanique qui donne des noms à des brins de mousse. La réalité est
différente. L’enfant balbutie des mots avant de connaître les objets dont ces mots sont
le signe. Il est possible que l’homme ait parlé — jacassé — très longtemps avant que
s’établît dans son esprit une relation fixe entre les choses et les sons familiers
sortis de sa bouche.
Des milliers de langues ont pu être ainsi successivement jacassées sur des milliers de
territoires, langues imprécises, avant tout musicales, suite de phrases où certains sons
seulement correspondaient à des réalités. Mais ces sons, malgré leur importance, malgré
leur valeur d’utilité et de représentation, on peut les supposer d’abord presque aussi
fugitifs que le reste du discours. Une langue non écrite ne survit jamais à la
génération qui l’a créée ; chez les sauvages, chaque génération refait sa langue, si
bien que le grand-père est un étranger parmi ses petits-enfants.
Si l’on admet ce jacassement primitif, on admettra volontiers que la femme a dû y
prendre une grande part, en même temps qu’elle excitait par ses rires et par son
attention la verve des mâles. La femme est peu capable d’innovation verbale ; nulle
jamais, parmi celles qui furent tout de même de bons écrivains, ne se créa une langue
dans le sens où l’on dit cela de Ronsard, de Montaigne, de Chateaubriand, ou de Victor
Hugo ; mais elle redit bien, et souvent mieux qu’un homme, ce qui fut dit avant elle.
Née pour conserver, elle s’acquitte de son rôle en perfection. Elle rallume
éternellement et sans se lasser, à la torche qui va mourir, une torche nouvelle et toute
pareille. C’est entre les mains des femmes que brillent les lampada
vitaï, danseuses du ballet de la vie ou vestales mélancoliques au fond des caves.
Ce que la femme fut historiquement, elle le sera toujours et elle le fut toujours, dès
avant l’histoire.
Des mots se fixent dans le jacassement primitif ; c’est l’œuvre de la femme. Née à
l’attention par la monotonie de son labeur de ménagère28, elle se révolte contre le
renouvellement inutile des termes. Sa vie s’est compliquée en ce territoire où la chasse
est abondante, où la nature est féconde ; les besoins des hommes croissent avec leur
richesse, et en même temps les travaux de la femme. Travaillant davantage, elle a moins
de temps pour écouter les discours et les chansons ; des nouveautés trop rapprochées la
déroutent ; elle corrige le langage des hommes qui, à leur tour, se déconcertent. Ainsi
naissent les mots usuels ; ainsi se multiplie dans le chant parlé de l’homme le nombre
des sons fixes correspondant à des réalités.
Il arriva aussi, et cela sans doute, dès les temps les plus anciens, que la femme, dont
la mémoire est excellente, eût retenu des parties de discours plus musicales, mieux
rythmées, quelque couplet semblable à ces mélopées que les nègres répètent
insatiablement. L’homme créait ; la femme apprenait par cœur. Si un pays civilisé
parvenait un jour à cet état d’esprit où toute nouveauté est aussitôt accueillie et
intronisée à la place des idées et des rouages traditionnels, si le passé cédait
constamment devant l’avenir, après quelque temps de curieuse frénésie, on verrait les
hommes tomber dans cette hébétude du touriste qui ne regarde jamais deux fois les mêmes
figures ; pour se ressaisir, ils devraient se retirer dans une vie tout animale, et la
civilisation périrait. Une pareille fin semble avoir atteint d’anciens peuples, si
pressés de renouveler leurs plaisirs, que leur passage n’a laissé que des traces
hypothétiques. C’est l’excès d’activité, bien plus que la torpeur, qui a conduit au
dépérissement beaucoup de civilisations asiatiques. Partout où la femme n’a pu
intervenir et opposer l’influence de sa passivité à l’arrogance des jeunes mâles, la
race s’est épuisée en essais fugitifs. On peut donc être sûr que là où s’est organisée
une civilisation durable, la femme en fut la pierre angulaire.
Se levant, comme récitatrice, devant le créateur, la femme fonde un répertoire, une
bibliothèque, des archives. Le premier cahier de chansons, ce fut la mémoire d’une
femme ; et ainsi du premier recueil de contes, de la première liasse de documents.
Cependant l’invention de l’écriture vint, comme successivement tous les progrès,
diminuer l’importance archiviste de la femme. Tout ce qui parut digne de mémoire étant
fixé par des signes sur des matières durables, la femme se donna le souci et le plaisir
de faire vivre ce que les hommes condamnaient à l’oubli. Elle s’est acquittée de sa
tâche avec une fidélité que la matière a presque toujours trahie ; et c’est ainsi que
des contes qui ne furent jamais écrits, et qui remontent assurément aux temps les plus
lointains, sont venus jusqu’à nous. Les femmes qui s’en étaient amusées, petites, en
amusèrent leurs enfants. Malgré les efforts de la pédagogie rationnelle qui voudrait
bien substituer au Petit Poucet l’histoire de la Révolution ou celle
de la fondation de l’Empire allemand, c’est avec le conte bleu ou rouge, d’amour ou de
sang, que les mères continuent d’endormir les enfants sages. Or il s’est trouvé que
cette littérature orale, dont les thèmes dépassent en nombre ceux de la littérature
écrite, était de la plus grande beauté et par conséquent d’une importance suprême. On
doit la sauveté presque intégrale de ce trésor au génie conservateur de la femme.
Elle garda aussi les chansons, les musiques (et les danses qui s’y joignent) dont
l’homme se détache à l’âge même où il quitte la jeunesse. Pour lui, ce sont des
futilités et il n’y songe plus ; pour la femme, ce sont les moyens de plaire et elle y
songe toujours, et, sans espérance, elle s’y rejette pour revivre les félicités passées.
Les vieilles femmes maintiennent ainsi la jeunesse de leur cœur.
Il ne semble pas que les femmes aient eu une grande part dans l’invention des contes et
des chansons ; elles ont conservé, ce qui est une manière de créer ; mais on trouve
cependant la marque de leur esprit en certaines variantes. Leur tendance fut d’adoucir
le dénouement d’un conte, de calmer l’effervescence d’une chanson trop folle. Cette
intervention sauva la vie à beaucoup de ces petites choses, en les mettant à la portée
des enfants, dont la mémoire est un coffret très sûr.
Avec la littérature, les femmes sauvaient tout un ensemble de notions qu’il est
difficile de déterminer. Il ne s’agit pas du long chapelet des superstitions, mais de ce
que les superstitions, les croyances, les traditions, contiennent de science pratique.
Pour évaluer l’importance de ce chapitre de la connaissance humaine, il faut se
recueillir en une sorte d’examen de conscience ; alors, ayant longtemps réfléchi, on
saura trier les choses qui s’apprennent dans les livres et celles qui ne furent jamais
écrites et que pourtant tout le monde sait. Ce qu’il y a de vraiment indispensable pour
la conduite dans la vie nous a été appris par les femmes : les règles de la
politesse, ces gestes qui nous ouvrent la cordialité ou la déférence d’autrui, ces mots
qui font bienvenir, ces attitudes qu’il faut varier selon les caractères et les
situations ; toute la stratégie sociale. C’est en écoutant les femmes qu’on apprend à
parler aux hommes, à s’insinuer dans leur volonté, car seules celles qui savent plaire
peuvent enseigner à plaire.
Avant même de parler, un enfant connaît la valeur d’un sourire ; c’est son premier
langage, et rien ne prouve qu’il soit absolument instinctif. L’animal n’a d’attitudes
que celles qui sont le signe d’un besoin ; il y en a de belles, il y en a de jolies, il
n’y en a pas de volontaires. Le sourire du plus petit enfant voile souvent une
intention. La femme lui a appris le mystère des échanges et que, pour un geste aimable,
on peut acquérir des nourritures et les autres choses nécessaires à la vie. La petite
fille, mieux disposée à goûter cet enseignement, connaît la valeur du pli de ses lèvres
et du geste qui agite sa main rose, et cela bien avant que la connaissance des signes
vocaux ait permis à son cerveau tendre le raisonnement élémentaire. C’est donc chez elle
imitation pure ; mais l’acte est favorisé par le souvenir du but déjà atteint aux
premiers essais, et il y a là un exemple très curieux et très obscur d’un effet
déterminant sa cause dans l’inconscience physiologique.
Les femmes n’ayant guère dans la vie que des relations passionnelles, ces jeux très
primitifs restent le fond de leur tactique sociale ; les hommes, à mesure qu’ils vivent,
sentent le besoin de compliquer cette science élémentaire, mais elle leur demeure
toujours une ressource suprême : attendrir son vainqueur, lui plaire, tel est le dernier
argument du vaincu.
Toute la mimique est l’œuvre des femmes. Même silencieuse, une femme parle encore, et
souvent avec une sincérité que n’ont pas ses paroles ; même immobile, elle parle encore
et souvent avec plus d’éloquence que par des mots ou des gestes. La conformation de son
corps fait que sa respiration est un langage ; le rythme de sa poitrine dit l’état de
son âme et les degrés de son émotion. Aucun discours ne trouve un homme plus sensible.
Mais leurs yeux disposent d’un clavier plus étendu, quoique moins émouvant. Avec les
yeux, avec l’arc de la bouche muette diversement infléchi, la femme peut aller jusqu’au
bout de sa pensée. L’œil pâlit ou s’avive, lève ou abaisse son regard, et c’est le désir
ou le dédain, le dépit ou la promesse, autant de pages qu’un homme comprend dès qu’il a
intérêt à les lire. A ces lueurs et à ces mouvements, le jeu des paupières ajoute sa
valeur ; ce jeu est affirmatif, négatif, interrogateur. Il profère un oui bref et net et
un oui de langueur et d’abandon ; il questionne sur le ton de la colère ou celui de la
plainte, il refuse par un arrêt brusque à moitié de la prunelle qui voile les yeux sans
les fermer. Mais que d’autres nuances et que le sourire aussi est riche en paroles !
Toute la femme parle ; elle est le langage même.
Ses enfants seront d’abord des mimes. Comme leur mère ils sauront parler d’abord avec
tout ce qui ne parle pas, acquisition précieuse. Darwin a trouvé chez les animaux
l’esquisse de l’expression des émotions. Il y a dans la mimique humaine une importante
part d’instinct ; la femme a cultivé ces mouvements primitifs, elle les a changés de
nuances, elle les a multipliés ; aux signes des émotions vraies sont venus se joindre
les signes des émotions fausses, et alors seulement il y a eu langage. L’expression
animale des émotions n’est pas un langage, car elle ne saurait feindre ; le langage vrai
commence avec le mensonge. Il y a un sens du réel dans le mot fameux : le langage a été
donné à l’homme pour déguiser sa pensée. Le mensonge qui est la seule preuve extérieure
de la conscience psychologique est aussi la seule preuve que des gestes sont un langage
et non une mimique inconsciente ; le mensonge est la base même du langage et sa
condition absolue. L’analyse des faits linguistiques démontre cela assez bien, puisque
tout mot contient une métaphore et que toute métaphore est un déplacement de la réalité,
quand elle n’est pas un mensonge voulu et prémédité. Mais à prendre le langage tel qu’il
nous apparaît, et en supposant que chaque mot corresponde à un objet, on peut dire que
s’il existait un homme qui n’eût jamais menti, cet homme n’aurait jamais parlé. Ce n’est
pas parler, en effet, que dire « j’ai peur » ou « j’ai froid », quand on a peur ou qu’on
a froid ; c’est exprimer une émotion ou une sensation au moyen de signes verbaux, et
analogues au tremblement de l’animal transi ou affamé. Mais si au contraire, niant son
émotion ou sa sensation, l’homme qui a froid dit « j’ai chaud » et l’homme qui a faim
« je n’ai pas faim », il parle. Qu’il use des paroles, des gestes, ou des signes de
l’écriture, à cela, au mensonge, c’est à-dire à la conscience, on reconnaît l’homme.
Mensonge, que l’on ne s’y trompe pas, prend ici le sens de : expression d’une sensation
imaginaire ; il s’agit de psychologie et non de morale, domaines séparés.
Si la femme est le langage, elle doit donc être le mensonge, et aussi la conscience.
Tout cela se tient et ne fait qu’un. Le premier de ces points n’a pas été étudié, mais
l’opinion populaire lui est favorable. Outre qu’elles parlent plus volontiers que les
hommes, elles usent d’une syntaxe meilleure, d’un vocabulaire moins hasardé, elles
prononcent bien : on sent que le langage est leur élément. Le second point, le mensonge,
est incontesté ; mais on en fait un crime aux femmes alors qu’il est la conséquence d’un
autre don et d’ailleurs une affirmation de leur spiritualité. Les femmes mentent plus
que les hommes ; c’est donc qu’elles ont un plus grand sentiment de l’indépendance, une
conscience plus vive : et voilà le troisième point atteint, sans qu’il soit besoin,
semble-t-il, d’une démonstration minutieuse.
On a parlé du mensonge hystérique : il est probable qu’il y a là un abus, non dans les
termes, mais dans l’intention qui les a unis. Si l’on veut dire mensonge inconscient,
c’est une absurdité. Le mensonge est au contraire le signe même de la conscience, et il
ne peut y avoir mensonge que là où il y a conscience pleine et active. Il ne faut pas
confondre une sensation délirante exprimée telle qu’elle a été sentie avec le
travestissement volontaire donné à l’exposition d’une sensation vraie ; confondre avec
le dernier, le premier terme de la série. L’animal ne ment jamais ; comment le
pourrait-il ? Il est forcé d’exprimer, telle qu’il l’éprouve, sa sensation. S’il a envie
de mordre, le chien retrousse ses babines, montre ses dents. Le voit-on se contenir,
faire l’hypocrite, mentir ; c’est qu’au contact de l’homme, il a peut-être acquis un
rudiment de conscience ; c’est que l’éducation qu’il a reçue se trouve à ce moment en
conflit avec son instinct. D’ailleurs la ruse, et surtout appliquée à la défense ou à la
quête de la vie, est tout autre chose que le mensonge ; c’est une forme aiguë de la
prudence. Le vrai mensonge est sans but, sans utilité que d’affirmer un détachement
supérieur ; il apparaît tel qu’une négation des liens qui attachent l’homme à la
réalité ; par quoi il se rapproche de la poésie et de l’art dont il est un des éléments.
L’art est né, comme le mensonge, d’une vive conscience des sensations et des émotions ;
il affirme un état de sensibilité extrême, en même temps qu’une tendance à repousser ce
réel dont les sens d’un homme furent blessés. L’art, quelle que soit sa forme, implique
une connaissance approfondie des signes, et la volonté de les transposer, sans tenir
compte de leurs concordances usuelles. L’artiste est celui qui ment supérieurement,
au-dessus des autres hommes. S’il ment avec la parole, c’est le poète ; avec le son
inarticulé, c’est le musicien ; avec les formes dont il fixe les attitudes, c’est le
sculpteur, et son art n’est que le développement extrême du langage des gestes (dont le
danseur figure un état très fugitif) ; avec les lignes et les couleurs, c’est le
peintre, et que fait-il sinon de rendre aux hiéroglyphes des écritures primitive leur
véritable aspect et toute leur ampleur naturelle ? L’art est un langage, et il n’est que
cela.
Mais si la femme est le langage, d’où vient qu’elle se soit si médiocrement manifestée
dans les jeux suprêmes du langage ? Des critiques, pour la flatter, ont allégué on ne
sait quelle hérédité latérale, par quoi on démontre que, filles de mères de moins en
moins cultivées, à mesure que l’on remonte le cours des siècles, il n’est pas surprenant
que leurs aptitudes soient moindres que celles des mâles. Cela n’est pas sérieux, car
s’il est vrai que le génie et le talent sont souvent en rapport direct avec les cultures
antérieures, il y a aussi de soudaines aptitudes que le milieu développe. Pourquoi une
fille ne trouverait-elle pas cette aptitude dans sa chair, comme son frère ? D’ailleurs
voilà des milliers d’années qu’on apprend la musique aux femmes, et c’est peut-être là
qu’elles ont encore le moins créé. La cause est plus profonde. La femme est le langage,
mais le langage élémentaire, le langage utile ; son rôle n’est pas de créer, mais de
conserver. Elle s’en acquitte à merveille. Elle ne crée ni les poèmes, ni les statues ;
mais elle crée les créateurs des poèmes et des statues ; elle leur enseigne le langage,
qui est la condition de leur science, le mensonge qui est la condition de leur art, la
conscience qui leur donne le génie. Quand l’enfant, vers six ou sept ans, sort des mains
de la femme, l’homme est fait. Il parle, et c’est tout l’homme.
La grande œuvre intellectuelle de la femme est l’enseignement du langage. Les
grammairiens et leurs succédanés, instituteurs et professeurs, s’imaginent être les
maîtres du langage et que, sans leur intervention, la langue des hommes périrait dans la
confusion et l’incohérence ; on les entretient depuis des siècles dans cette illusion,
et pourtant il n’en est pas de plus ridicule. Les femmes sont les ouvriers élémentaires,
et les poètes, les ouvriers supérieurs du langage, les uns et les autres inconscients de
leur rôle ; l’intervention du grammairien est presque toujours mauvaise, à moins qu’elle
ne se borne à constater des faits, à moins qu’elle n’ose ramener vers les mains des
femmes et des poètes une influence que la science ne saurait exercer qu’avec injustice.
Voici des enfants qui parlent, ; ils s’en vont à l’école recevoir une leçon de
grammaire. Ils parlent et usent de toutes les formes du verbe et de toutes les nuances
de la syntaxe avec aisance et justesse. Ils parlent, mais voilà l’école, et le maître
triomphe de leur apprendre ce que c’est que l’imparfait du subjonctif. A une fonction,
l’écolâtre a substitué une notion ; il a remplacé le geste par la conscience du geste,
le mot par sa définition : il enseigne la grammaire ; il n’enseigne pas le langage.
Le langage est une fonction la grammaire est l’analyse de cette fonction. Il est aussi
inutile de savoir la grammaire pour parler sa langue naturelle que de savoir la
physiologie pour respirer avec ses poumons ou marcher avec ses jambes. Comparé au rôle
de la mère ignorante qui cueille comme une fleur le premier mot épanoui sur les lèvres
de l’enfant, le rôle du maître est presque nul. Ce mot qui vient de fleurir, c’est la
mère elle-même qui l’a semé, car si le langage est une fonction, il faut lui donner les
matériaux sur lesquels elle puisse s’exercer. Le bavardage futile d’une femme, si peu
différent de celui de la petite fille qui parle à sa poupée, voilà la première leçon de
l’enfant et celle qui en importance dépasse toutes les autres ; autant de mots, autant
de graines qui vont germer, pousser, fructifier dans le jeune cerveau. Sans cette
semence jetée sans cesse à la volée, la fonction linguistique de l’enfant resterait
inerte et il ne sortirait de ses lèvres que des sons vagues et peut-être inarticulés. On
s’est demandé parfois quelle langue parleraient des enfants élevés ensemble hors de
portée de la voix humaine. Ils n’en parleraient peut-être aucune. C’est une question que
nul ne peut résoudre. En tout cas, ils ne parleraient qu’une langue rudimentaire,
c’est-à-dire trop riche, variable et entièrement inconnue, car il n’y a pas plus de
racines innées que d’idées innées. L’enfant ne crée pas sa langue, encore moins il ne
secrète pas sa langue ; il l’apprend. Il parle selon qu’on parle autour de son berceau ;
il est phonographe et d’abord aussi mécaniquement que l’instrument même. Avant de
pouvoir situer les signes vocaux au-dessus des objets, il les possède en grand nombre
mais en confusion, « en vrac ». Ensuite il apprendra à utiliser cette richesse ; comme
il connaît d’une part les mots et d’autre part les objets, l’opération qui va les réunir
dans sa mémoire lui sera des plus faciles et des plus naturelles. La femme dirige cette
répartition avec joie, et elle s’admire en admirant les progrès de l’enfant ; elle croit
que la double acquisition du mot et de l’objet se fait intégralement à son ordre, et
cela lui donne de l’orgueil. Ainsi, l’ignorance du mécanisme psychologique de l’enfant
assure le succès de l’éducatrice.
Ce langage que l’enfant tient tout entier de la femme, c’est en son honneur que plus
tard il l’exercera volontiers comme poète, conteur, philosophe, théologien ou moraliste,
comme créateur de valeurs, selon l’expression très forte de Nietzsche. La plus grande
partie de la littérature est l’œuvre indirecte de la femme, faite pour elle, pour lui
plaire, ou la piquer, pour l’exalter ou la dénigrer, toucher son cœur, idéaliser ou
maudire sa beauté et son amour. Il a fallu que les deux sexes fussent aussi profondément
dissemblables, aussi étrangers, aussi opposés, pour que l’un se soit fait l’adorateur de
l’autre. Avec la parité des goûts, des besoins, des désirs, les différences corporelles
n’eussent pas suffi ni le commandement de l’espèce. L’humanité pouvait se perpétuer sans
l’amour29 ; l’amour eût été impossible sans les
divergences radicales qui font que l’homme et la femme sont deux mondes l’un à l’autre
impénétrables. On ne peut adorer que l’inconnu ; il n’y a plus de religion là où il n’y
a plus de mystère. La femme inconnue fut adorée par l’homme naturellement religieux.
Dans toutes les sociétés, tant qu’elle est jeune et belle, la femme, et même esclave,
est la maîtresse de la civilisation ; les poètes, que sa grâce a inspirés, augmentent
cette suprématie en faisant d’elle l’objet de leurs chants, et la poésie, qui ne voulait
d’abord que dire les joies de la possession ou les affres du désir, achève son
évolution, en créant l’amour. Car l’amour, avec tout ce que contient ce mot, de
sentiment, de passion, de rêve, de bonheur, de larmes, est bien une création verbale et
l’œuvre même de l’imagination des artistes du langage.
C’est dans les poèmes, les contes, les récits traditionnels, que l’homme vulgaire,
enclin à la seule jouissance, a appris à aimer, à augmenter jusqu’à l’infini des joies
médiocres et des chagrins futiles. Répétons ici le mot de Nietzsche : le poète a été le
créateur des valeurs sentimentales. Mais presque aussitôt créées, elles lui ont échappé.
S’emparant de ces valeurs nouvelles, la femme les a transformées en instruments de
règne ; elle a cueilli avec simplicité les fruits du langage, son œuvre.
Comment l’amour évolua sous cette domination et tous les bienfaits qui en ont été la
conséquence, ce serait un long chapitre de l’histoire de la civilisation.
1901.
Note. — Les déductions philosophiques n’ont de valeur que si elles
s’accordent exactement avec la science ; mais alors elles ont une valeur. J’ai donc
saisi l’occasion de compléter la note de la page 69 sur le mensonge considéré comme
réaction vitale. Voici un exposé plus clair de la position scientifique de la
question :
« M. R. Quinton a été amené, au cours de ses travaux, à reconnaître que l’ensemble de
tous les êtres vivants se divise en deux grandes séries physiologiques, qui
correspondent exactement aux deux séries anatomiques : Invertébrés et
Vertébrés. — La première et inférieure (Invertébrés) toujours en équilibre au milieu, subissant toutes les conditions
extérieures, si défavorables qu’elles soient ; la seconde et la plus élevée ( Vertébrés) n’acceptant pas ces conditions, réagissant contre elles,
toujours en déséquilibre avec le milieu, maintenant intérieurement la concentration
saline des origines en face des mers qui se concentrent davantage ou des eaux douces qui
se dessalent, maintenant encore la température des origines en face du milieu terrestre
qui se refroidit, mentant au milieu, en définitive, pour maintenir ses
conditions de vie optimes. Le mensonge dont nous parlons n’est que la forme
psychologique de cette réaction du Vertébré contre l’hostilité du
milieu. »
Les termes obscurs de cette note (concentration saline, température des origines) se
trouveront expliqués dans le livre que va publier M. Quinton, l’Eau de
mer.
25 mars 1902.
— Les Jésuites ne sont pas au goût français. L’homme de France, et la femme surtout,
veut que ses mœurs soient régies par une morale sévère, peut-être pour le plaisir
d’avoir l’air de lui désobéir. Sa joie, qui sait se contenter d’apparences, est
surtout de frauder et de braver. Il a l’esprit de contradiction. En presque tout il se
conforme aux préceptes jésuitiques — si ce sont des préceptes, et particuliers aux
Jésuites — mais il se veut idéalement plus haut que ses mœurs.
Les Jansénistes non plus ne sont pas au goût français, mais pour des motifs opposés.
C’est que la sévérité de leurs principes trop chrétiens a une tendance à passer
d’emblée, dès qu’on les accepte, à l’application. Notre amusement n’est pas d’agir,
mais d’en avoir la liberté. La licence dont on se plaint, on crie si l’autorité naïve
la veut réprimer. Ceux qui défendent la religion avec le plus de force ne mettent
jamais les pieds dans une église. La foi corrompt les meilleures causes. Il n’y a rien
de plus odieux que la morale chrétienne défendue par un croyant. Il faut tout savoir
comme si on ne savait non, et douter de tout comme si on croyait à tout.
Au fond de ce caractère, on discerne un sens inné de l’élégance, de ce que
d’Aurevilly et Baudelaire appelaient le dandysme. Il lui plairait plutôt de paraître
vicieux sans vices que vertueux sans vertu. Tartufe, selon les saisons, vient de
Genève ou du Gesù. C’est le type qui nous choque le plus. Il faut que les passions
politiques soient très ardentes pour que nous consentions à l’élire parmi
nous-mêmes.
L’indignation contres les Jésuites, quand les Provinciales
popularisèrent leur théologie morale, ne fut pas celle de la vertu contre le vice.
Jamais en France on ne se donna longtemps un tel ridicule. Ce fut celle d’un émancipé
contre un tuteur trop indulgent. Les casuistes prenaient beaucoup de mal pour
innocenter des méfaits qui n’étaient délicieux que par la grâce de l’esprit de
contradiction. Les plaisirs permis sont les plus fades. Don Juan, en passe de recevoir
des compliments sur ses bonnes mœurs, se trouva furieux, tel un mômier qu’insulte
l’allusion à ses fredaines.
De ce que l’accueil fait aux Provinciales fut presque pareil chez
les Jansénistes et chez les libertins, il n’en faudrait point conclure à une identité
de sentiments intimes dans les deux groupes. Ce qui, pour un catholique indifférent,
n’était que tartuferie inutile et lourde, blessait Jansénistes et Protestants ainsi
qu’un outrage à la morale éternelle. Pascal, et quoique janséniste, a mis les cas de
conscience en comédie ; de Genève on voyait cela tel qu’un drame de douleur et de
scandale.
Voilà les deux points de vue. La persévérance des Protestants, qui égale celle de la
taupe, a fini par faire prévaloir l’interprétation calviniste. Les derniers des
Jansénistes français, réfugiés dans les bureaux de la Chambre, répètent encore la
plainte indignée de l’auteur des Jésuites mis sur l’Eschafaut. Tous
les gens simples et les hommes sages ont pris au sérieux les crimes de Suarez et de
Tamburini, cependant qu’Escobar acquérait un renom immortel. Mais que vaut cette
réputation ?
— La plupart des réflexions qu’on va lire sont antérieures aux polémiques
d’aujourd’hui. Elles sont nées au hasard des lectures et des heures. Il a paru que
l’occasion s’offrait assez bonne de les rédiger, de leur donner une forme. Ce qui
n’occupait qu’un esprit désintéressé de tout, et intéressé à tout, pourra, dans les
conjonctures présentes, amuser les incrédules et révolter les croyants. Il semble
parfois que l’histoire ait été rédigée, en style « grand penser ». dans l’île du
docteur Moreau /
— Comme toutes les hérésies, ces actes de foi paradoxaux et démesurés, le Jansénisme
naquit inattendu ; c’est-à-dire qu’aux hérésies comme aux révolutions de la politique
ou de l’art il faut un prétexte. Entre deux partis extrêmes, il y a toujours une
opinion moyenne. On y rencontre, parmi une foule indécise et peureuse, quelques
esprits trop critiques et qu’une passion unique n’incline pas ; mais que la
sensibilité de cette foule se trouve soudain blessée et la raison de cette élite
soudain froissée, voilà des équilibres rompus. On a vu, lors d’une récente affaire,
ces tombées brusques de la flèche, qui font songer aux balances du Dr Crookes impressionnées par l’inconscient. Le Jansénisme fut une affaire
tellement semblable à la nôtre que c’en est humiliant. Les Jésuites, également
innocents de l’une et de l’autre, pâtirent jadis et naguère. Cependant, la première
histoire, bien plus désintéressée, fut bien plus bête. Il serait impossible de s’y
distraire à cette heure, si elle n’avait fait deux victimes, Pascal et Racine, et si
elle n’était devenue ainsi, au cours des années, l’une des phases les plus détestables
de la longue folie humaine.
Calviniste, l’aïeul des Arnauld, Antoine, fût touché de la grâce lors de la
Saint-Barthélemy. Il abjura prudemment et mourut, léguant à ses enfants une foi
équivoque où l’amour de Genève le disputait à la crainte de Rome. Les Arnaud avaient
pour ami Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et ce Duverger maniait à sa guise
l’esprit d’un certain Hollandais nommé Corneille Jansénius, évêque d’Ypres. Ce pauvre
homme, s’imaginant avoir découvert la véritable doctrine de saint Augustin, rédigea sa
trouvaille en un considérable infolio nommé Augustinus. En ce
temps-là on lisait les livres de théologie ; c’était la nourriture de ces esprits qui
aujourd’hui se repaissent avec ardeur de métaphysique sociale. Rome condamna. Antoine
Arnauld approuva. Un brave homme, Nicolas Cornet, eut pitié des fidèles et voulut leur
épargner l’énorme tome. Par son génie, l’Augustinus fut résumé en
cinq propositions, lesquelles, dépouillées du jargon théologique, se réduisent à cette
incontestable vérité : l’homme n’est pas libre, tous ses actes sont déterminés.
Mais il aurait paru un peu hardi de supprimer ainsi toute religion, toute morale, et
telle n’était l’intention, ni de Jansénius, ni d’Arnauld, ni de leurs maîtres Augustin
et Calvin.
Le déterminisme est tempéré par la grâce. Il y a le bien et le mal. Livré à lui-même,
l’homme suit son penchant, qui l’incline au mal ; secouru par la grâce, il va au bien,
avec une égale sûreté. Cette grâce, dont dépend la vertu et le salut éternel, il n’est
pas au pouvoir de l’homme de lui résister ; la grâce est toujours nécessitante.
Cette notion de la grâce n’est pas absurde, si on la réduit à des proportions
humaines, Dieu éliminé. La grâce alors c’est la force, c’est le talent, c’est le
génie, c’est la beauté, l’esprit ou la belle humeur. La grâce est un fait, Renan
employa plusieurs fois ce mot fort à propos.
Mais, retirant la liberté à l’homme, saint Augustin et ses interprètes l’avaient
laissée à Dieu. On arrivait ainsi à la notion d’un être, infini et tout puissant,
créant expressément des êtres voués à la douleur éternelle. Nulle illusion n’était
laissée aux hommes ni sur eux-mêmes ni sur le maître de leurs âmes. Tout effort vers
le bien était inutile ; une longue vie de dévouement et de foi était nulle devant le
nouveau Baal. Ceux qui devaient être dévorés, Dieu les avait choisis et marqués de
toute éternité.
Rien ne blesse un homme civilisé comme la négation de son libre arbitre. La science
elle-même échouera à détruire cette notion que l’humanité juge essentielle. Quand les
hommes se croyaient destinés à la vie éternelle, la question était bien plus
importante. Les Jésuites, prenant le parti de la liberté, ne faisaient que se ranger à
l’opinion commune. Si Pascal n’eût pas fait dévier la polémique vers les cas de
conscience et le casuisme, il était vaincu, malgré qu’il eût beaucoup plus d’esprit
que le P. Nouet. Tout le monde était à peu près d’accord en France pour admettre que
la grâce suffisante n’est refusée à personne, que le Christ est mort pour tous les
hommes et que le ciel est ouvert à toutes les bonnes volontés. Cette religion modérée
est compatible avec la civilisation ; elle peut devenir aimable, si le clergé est fin
et doux. A la porte fermée du calvinisme, les Jésuites avaient depuis longtemps opposé
la porte ouverte et, de la naissance à cette porte bienheureuse, étendu pour les âmes
délicates un beau tapis. La voie douloureuse était devenue le chemin de
velours.
— Elle se résume bien dans le titre de l’ouvrage du P. de Sarrasa, L’art
de se tranquilliser dans tous les événements de la vie
30 L’intérieur du tome n’est pas moins éditant
« Pour parvenir à une joye constante et durable, il faut faire choix d’un chemin que
l’on puisse faire avec plaisir. Il faut bien se garder de donner dans des détours et
dans des voyes épineuses, qui répandent du désagrément sur le voyage que l’on doit
faire pour arriver au pays de la joye… » Et il nous sert l’exemple du marin qui, s’il
n’a échappé qu’avec peine à la tempête, se réjouit sans doute d’être arrivé au port,
mais garde en son bonheur présent l’amertume d’un fâcheux souvenir. « De là je conclus
que, pour rendre notre joie durable, nous devons choisir des moyens auxquels un
certain contentement soit attaché31. » Voilà
bien la philosophie des Jésuites : le chemin de velours.
Sarrasa n’est point sot d’ailleurs. Il sait que tels qui feignent de fuir les
plaisirs ont avec eux des rendez-vous secrets. « Ceux qui de jour paraissent les plus
chastes et les plus remplis de pudeur sont de nuit, quand personne ne les voit, les
plus impudiques et courent après toutes les voluptés auxquelles le jour n’est pas
favorable32. » Il n’est dupe de rien, pas
même des scrupules de conscience, leur attribuant une origine purement physique : « Si
la mauvaise constitution du sang cause des scrupules, il faut la rendre plus fluide.
C’est par là qu’on ôte la nourriture aux scrupules. Nous n’avons pas besoin de donner
ici les remèdes qui sont bons à cela. Ce serait empiéter sur les droits de messieurs
les médecins. » Il déconseille le jeûne, les mortifications, les longues veillées de
prières. « L’estomac vide, dit-il prestement, cause dans les scrupuleux le même effet
que la bourse vide cause dans les autres. L’un et l’autre affaiblit l’âme et dérange
l’imagination33. » Sarrasa sait qu’une
bonne conscience accompagne nécessairement une bonne santé. Ce Jésuite s’intéressait
aujourd’hui à la psychophysiologie. Il aurait suivi le cours de M. Ribot au Collège de
France.
C’est d’ailleurs un médiocre. Il n’en est peut-être que plus représentatif. On ne
verrait pas bien au contraire par quel moyen rattacher Baltasar Gracian à l’esprit
jésuite, s’il n’avait, lui aussi, étendu sous nos pieds un tapis fleuri et doux. Voyez
cet art de jouir de la vie ramassé en quelques lignes :
« Ne point vivre à la haste. — Savoir partager son temps, c’est savoir jouir de la
vie. Il reste beaucoup de vie à plusieurs, mais la félicité de la vie leur manque. Ils
gaspillent les plaisirs (car ils n’en jouissent pas), et quand ils ont été bien avant,
ils voudraient pouvoir retourner en arrière. Ce sont des postillons de la vie, qui
ajoutent à la course précipitée du temps l’impétuosité de leur esprit. Ils voudraient
dévorer en un jour ce qu’ils pourraient à peine digérer en toute leur vie. Ils vivent
dans les plaisirs comme gens qui les veulent tous goûter par avance. Ils mangent les
années à venir, et comme ils font tout à la haste, ils ont bientôt tout fait. Le désir
même de savoir doit être modéré pour ne pas savoir imparfaitement les choses. Il y a
plus de jours que de prospérités. Haste-toi de faire et jouis à loisir. Les affaires
valent mieux faites qu’à faire et le contentement qui dure est meilleur que celui qui
finit34. »
Ce fragment appartient bien à la philosophie des Jésuites. Baltasar Gracian est un
grand écrivain, quelque chose peut-être comme le Machiavel de la vie pratique. Il
abonde en maximes serrées, nettes, tranchantes :
« Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur.
« Il n’y a pas de plus grande seigneurie que celle de soi-même. »
Il est dur, hautain, ironique. Voici quelque chose de si fort qu’on ose à peine le
transcrire, en un temps sentimental :
« Connaître les gens heureux, pour s’en servir, et les malheureux, pour
s’en écarter. — D’ordinaire le malheur est un effet de la folie : et il n’y a
point de contagion plus dangereuse que celle des malheureux. Il ne faut jamais ouvrir
la porte au moindre mal, car il en vient toujours d’autres après, et même de plus
grands, qui sont en embuscade. La vraie science au jeu est de savoir écarter. La plus basse de la couleur qui tourne vaut mieux que la plus haute
de la partie précédente… »
Voilà, semble-t-il, un excellent du gloria victis,
cette imprudente devise des chrétiens, des lâches et des maladroits. L’école de ce
jésuite est celle de la dignité et de la force. Il est donc prudent de ne pas
insister, — ne fût-ce que pour suivre mieux son précepte.
L’ordre des Jésuites a compté beaucoup d’hommes remarquables, et peu de grands
hommes. Cela se comprend. Quand ils ont paru, le génie n’était plus religieux. Les
trois maîtres de l’intelligence au xvie
siècle évoluent
au-dessus de la religion. Ni Erasme, ni Rabelais, ni Montaigne ne prirent parti dans
les querelles de la Réforme. Cela se passait sous leurs pieds, comme dans les galeries
d’une fourmilière. Hommes de foi et rien de plus, Luther et Calvin avaient les
cervelles de leur état, cervelle de moine, cervelle de curé. La plupart des Jésuites
ont des cervelles de curé ; il serait sot de s’en étonner. Ce sont des prêtres plus
avisés que le vulgaire clerc, mais prêtres avant tout et bornés par leur croyance.
Leur épanouissement est au xviie
siècle. Ils sont
partout et fleurissent partout. A Pascal qui les calomnie s’oppose, en Espagne,
Gracian qui les illustre. Aucun Janséniste de bataille, Pascal excepté, n’est
supérieur aux polémistes de la compagnie. Mais les grands esprits manquent ici et là :
Descartes n’avait pas d’opinion sur la grâce.
Le Jésuite est un être optimiste de sa nature. Son but est le bonheur. Il y croit et
le veut, non pas seulement après la mort, mais aujourd’hui même. Ce bonheur, qu’il
poursuit et qu’il atteint, est le bonheur passif ; n’avoir plus de volonté. De là
l’obéissance.
Mais ceci n’est pas nouveau. Depuis qu’il y a des sectes, le sectateur est un être
d’obéissance. La constitution de tous les moines et frères d’Orient et d’Occident est
fondée sur l’obéissance. Ni le sectateur ni le moine cependant ne sont des passifs. Le
moine est souvent un révolté ; l’orgueil le travaille ; il souffre de ses liens plus
que de ses privations. Il y eut des schismes de Franciscains, du vivant même de saint
François ; tous les grands ordres religieux se sont coupés en groupes rivaux ; seuls
les Jésuites sont restés unis et uniques. C’est qu’ils ont su transformer la vieille
obéissance monacale et trouvé la volupté suprême là où les autres n’avaient senti que
les nœuds de la corde. Le point capital de la psychologie du Jésuite est là.
L’homme se figure être libre et tire de cette illusion de la joie et de la
fierté.
Cependant tous nos actes, quelle qu’en soit l’apparence, sont des actes d’obéissance.
Le motif le plus fort l’emporte toujours. Des philosophes se sont imaginé que nous
pouvions créer des motifs. Si c’est ex nihilo, rien de plus
absurde ; si ces motifs sont des combinaisons de motifs préexistants au moment de la
décision, la règle générale leur est applicable. Dans la combinaison où entrent des
motifs de diverses natures, les motifs homogènes se grouperont nécessairement pour
former des principes déterminants. Qu’il soit une somme, qu’il soit une unité, que les
poids soient d’un bloc ou en poudre, le plateau qu’il écrase cède. Il détermine parce
qu’il doit déterminer. Il se fait obéir parce qu’il est le plus fort. Toute la
psychologie se réduit au principe d’identité et tous les raisonnements a la formule :
a=a.
Nous n’avons donc pas besoin de prononcer de vœux pour vivre dans l’obéissance. C’est
notre état naturel. Mais celui même qui n’est pas dupe de l’illusion générale est dupe
de l’illusion personnelle. Il est rare que l’acte soit déterminé instantanément, sans
conflit ; qu’il y ait un seul motif, ou, parmi d’autres, un motif assez puissant pour
écraser aussitôt tous les autres, assez éclatant pour les éclipser dans la seconde.
Les conflits sont la règle ; tant qu’ils durent, nous jouissons de l’angoisse et du
plaisir, selon les tempéraments, d’avoir à prendre une décision. L’angoisse est sans
doute un signe de dégénérescence ; le plaisir, un signe de santé. Il n’y a pas de cas
de conscience pour un esprit normal, ni d’idée de devoir, ni de remords, autant de
tares ou de fêlures. Plus la décision se fait attendre, plus l’état devient
désagréable et plus l’esprit est malsain : mais aussi plus est vive l’illusion de la
liberté. L’idée du libre arbitre est essentiellement une idée de malade. Une
intelligence bien portante n’a pas le temps de tirer du conflit une telle conclusion,
c’est la besogne des valétudinaires.
Cela, nous le sommes tous plus ou moins ; et les moins malades vivent encore
malaises, opprimés par une religion étrangère à leur race. Tous les efforts des
Européens pour adapter à leur organisme les dogmes chrétiens ont été inutiles. Même
sous la forme romaine, la moins dangereuse, ils restent un obstacle à la force,
c’est-à-dire à la beauté de la vie. Le christianisme est une machine à donner des
remords, parce que c’est une machine à diminuer la souplesse et à refréner la
spontanéité des réactions vitales. On peut parler objectivement du christianisme,
puisque c’est une des religions qui sont pratiquées par des races étrangères à leur
naissance. Et c’est même la seule qui, rejetée comme impraticable par ses créateurs,
ait en même temps trouvé du crédit dans le monde. Quel triomphe pour les Juifs d’avoir
forgé pour la multitude des Philistins un pareil instrument de dégénérescence ! Il est
vrai qu’ils ne le firent pas exprès ; mais les grandes choses ne sont jamais le fruit
de la volonté consciente. L’invention, fort curieuse, et qui a réussi, doit donc
rester à leur honneur.
Partout où les Protestants ont eu le dessous en Europe dans leurs tentatives de
réaction évangélique, ils se sont réclamés de ce qu’ils nomment la tolérance. Leur
argument est que la religion serait un fait de conscience. Son domaine serait
l’intimité. On croit comme on aime et l’homme n’est point coupable des mouvements de
son cœur. Cette déclaration peut être vraie, relativement à notre état sentimental ;
mais si l’on cherchait une preuve de la fausseté, c’est-à-dire de l’illogisme du
christianisme, elle la fournirait par la même occasion. Loin d’appartenir au domaine
de la conscience, la vraie religion est un fait purement social, purement extérieur.
Les processions, les chants, les jonchées de fleurs, tout ce qui est fête, joie et
prodigalité, voilà les formes de la religion normale. Le reste est plaisir morose et
passe-temps de malade. La prière même doit être publique et sa manifestation la plus
saine est le don et l’ex-voto. Quand une religion est professée par la race qui la
créa, elle est sociale au même degré que toutes les autres coutumes ; elle ne compte
pas plus d’hérétiques que n’en comptent les usages nuptiaux ou mortuaires. Mais si
c’est un apport de conquérants ou de missionnaires, tôt ou tard les hérédités soumises
se révoltent. Ce n’est pas la conscience, c’est la chair qui regimbe, sur les bords de
la Seine, contre un dogmatisme venu de Jérusalem. A la moindre défaillance du clergé,
le rire gagne les fidèles, ou la colère ; on se demande les uns aux autres :
Pourquoi ? Des espérances particulières, douteuses ou timorées, donnent naissance à
toutes sortes de petites hérésies ; la religion intérieure est créée, et inaugurée la
période de dissolution religieuse.
En devenant intérieure et individuelle, la religion suscite dans les esprits une
inquiétude particulière, le scrupule. Toute maladie appelle des spécialistes. Quand il
porte sur la croyance, le scrupule est soigné par le théologien ; quand il s’attaque
aux actes, on a recours au casuiste. Les Jésuites surgirent au bon moment pour devenir
les médecins et les chirurgiens de la maladie religieuse.
Mais ces médecins se recrutaient parmi les hommes les plus malades, les plus
hésitants et les plus scrupuleux, les plus religieux. Avant de soigner les autres, ils
avaient besoin d’un remède énergique. Ignace de Loyola vint et leur offrit
l’obéissance passive, le perinde ac cadaver. Ce philtre sauva des
milliers d’hommes valeureux, auxquels il ne manquait pour agir que l’impulsion d’une
volonté. Témoins de la lutte que se livraient en eux-mêmes des motifs contradictoires,
ils se sentaient impuissants à susciter un vainqueur. En abdiquant ce soin, en
acceptant comme principe un mobile extérieur à leur conscience, n’ayant plus qu’à
obéir sans scrupule, les scrupuleux furent des hommes d’action.
Quel homme que ce Loyola, quel créateur d’énergie, et quel génie
psychologique ! Nul avant lui n’a compris, et nul peut-être depuis, que ce qui fait la
faiblesse de l’homme, c’est sa volonté propre. Un homme sans volonté, s’il est bien
portant et de moyenne intelligence, est apte à presque toutes les besognes, à presque
tous les emplois. Dans une race, tous les individus sont égaux comme instruments, et
les plus mauvais sont encore capables d’un bon service. La tare est la conscience qui
crée l’indécision, la paresse, la gaucherie, et qui altère la volonté. Or une volonté
malade rend l’homme impropre à l’action et en fait un être dangereux pour soi et pour
autrui. La conscience ôtée, tous les hommes seraient utilisables, comme les chevaux,
comme les chiens ou les rennes. Mais l’état d’homme est lié à l’existence de la
conscience. L’homme est un animal qui a le privilège de se regarder agir ; et plus il
est ancien dans la civilisation, plus il est cultivé, plus il se regarde avec
complaisance. Il semble aussi que l’intelligence, qui est fort variable, se maintienne
dans un certain rapport avec la conscience psychologique, qui est également variable.
Il ne s’agit donc pas d’abolir la conscience, ce qui d’ailleurs est impossible, mais
d’éluder sa mauvaise influence. La conscience contamine la volonté, principe ou
avant-coureur de l’acte : on amputera la volonté propre pour greffer à sa place, dans
la série, une volonté extérieure.
Un homme nouveau est créé.
Quel est son état ? Nous pouvons l’apprécier sans avoir vécu sous la domination du
vœu d’obéissance. Il n’est aucun homme, si puissant qu’il soit, ou si volontaire, qui
ne l’ait éprouvé parfois. Que l’on songe à la sensation des premières heures de chemin
de fer lors d’un voyage entrepris sans soucis, par caprice. La volonté est abolie par
le fait même de son inutilité provisoire, aucun acte n’étant permis ; n’ayant aucun
conflit à surveiller, la conscience sommeille : le plaisir que nous goûtons alors est
évidemment celui que nous donne l’absence de responsabilité dans le mouvement. Ce
plaisir est pour beaucoup dans le goût des voyages ; il pousse même aux voyages
factices, dont les chevaux de bois sont le type. Agir et vivre dans le
désintéressement de celui qui n’agit pas, c’est peut-être le bonheur parfait.
On s’étonne qu’il y ait en France cinquante ou soixante mille religieux. Si peu, cela
prouve la force de résistance de la race et sa jeunesse. Au Thibet et en Mongolie, la
moitié des hommes sont religieux ; il y a des monastères de six et huit mille moines.
Nul opium n’est comparable au vœu d’obéissance ; nul esclavage d’amour heureux ne
donne une pareille béatitude.
Mais le Jésuite n’est ni un moine bouddhiste ni même un Chartreux ; le Jésuite est un
homme d’action. Sa volupté n’est pas celle du fumeur d’opium ; elle n’est pas non plus
celle du passager, ni celle du voyageur souriant au paysage ; c’est plutôt celle du
soldat de carrière et de goût, d’un soldat qui serait doux, fin, souriant, ferme à son
devoir, d’obéissance passive, joyeuse et discrète.
Pour marcher sans glisser sur le chemin de velours, il faut s’être libéré les épaules
du fardeau de la volonté.
— Il ne faut jamais s’attendre à trouver un génie complet, un dieu. L’homme est un
homme, c’est-à-dire un animal dont la seule supériorité sur les autres animaux est la
diversité des aptitudes. Cette supériorité fait supposer qu’il y aura des
contradictions. Le génie augmente une aptitude, dessèche les autres. Pascal, génie de
science, de rigidité, de raisonnement, de clairvoyance logique, devient, s’il aborde
la théologie, construction de subtilité, le plus morose des fanatiques. Sa théologie
s’enchaîne comme la géométrie. Le malheureux, dans la droiture de sa logique, traite
selon les principes d’Euclide une matière variable, obscure, modelée sur la
psychologie instable des hommes.
A ses coups de boutoir, le Jésuite biaise. Comment ferait-il ? Il est en l’air, mal
appuyé, mal en défense, armé d’une épée de hasard, — contre un adversaire emmuré dans
la cotte de maille du syllogisme, ferme sur ses étriers, mobile, porté çà et là
soudain par la fougue de son cheval, Mauvaise-Foi, et pointant Donc, sa lance de douze
coudées.
Mettons que Pascal s’amuse. Il joue au chat et à la souris. A chaque partie de jeu,
il croque un Jésuite, pour finir. Il le croque, si nous le permettons. Je crois bien
qu’il en est des Provinciales comme de la plupart des anciens livres
célèbres ; on les admire de confiance et on s’y amuse par prétention.
« Nous soutenons donc, dit le Jésuite (IVe Lettre), comme un
principe indubitable « qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous
donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal, qui y est, et une
inspiration qui nous excite à l’éviter ». M’entendez-vous maintenant ?
« Etonné d’un tel discours… » C’est Pascal qui reprend, mais c’est nous qui sommes
étonnés, car la sentence du Jésuite est des plus nobles et des plus humaines. Elle
équivaut à dire que, pour être coupable, il faut avoir agi avec discernement, avec la
conscience de violer une loi morale, une loi divine, une loi civile. Mais Pascal pense
en géomètre ; il sépare l’acte de l’acteur, juge que, tracé de travers par un aveugle
ou par un voyant, le cercle n’en est pas moins déformé. Il faut refaire la figure,
mais d’abord couper la main malhabile, afin de parer à de futures erreurs.
Cette quatrième Provinciale, si elle n’était lugubre, serait bête
comme une parade de Tabarin. Quelle humiliation pour l’esprit humain de voir un Pascal
tombé si bas que d’être obligé, pour triompher, d’imaginer un adversaire stupide !
Mais le Jésuite obtus, qui tremble sous la grande lance, dès qu’il parle, on est de
son avis. Il ne croit pas, cet homme simple, que le Dieu qu’il sert veuille condamner
les coupables sans les entendre, ni qu’il y ait des coupables là où il y a des
ignorants et des pauvres d’esprit.
Quelle est démodée, cette ironie chrétienne des Provinciales ! Par
exemple (Lettre IVe) :
« Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi les gens ! Les autres apprennent à
guérir les âmes par des austérités pénibles ; mais vous montrez que celles qu’on
aurait crues le plus désespérément malades se portent bien. Ô la bonne voie pour être
heureux en ce monde et en l’autre ! J’avais toujours pensé qu’on péchait d’autant plus
qu’on pensait moins à Dieu ; mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur
soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures pour l’avenir. »
Otez l’ironie, et ce morceau est parfait. Mais ôter l’ironie, c’est prendre l’envers
de la pensée de Pascal. On obtient du Nietzsche :
« Quand on a pu gagner une fois sur soi de ne plus penser du tout à Dieu, toutes
choses deviennent pures pour l’avenir. » Ainsi parlait Zarathoustra.
Le péché par ignorance, atténué ou effacé, c’est ce que l’on a raillé longtemps sous
le nom de « péché philosophique ». Les ennemis des Jésuites y trouvent encore un bon
prétexte à d’hypocrites indignations ; cependant que, reprenant les principes méprisés
de Suarez et d’Escobar, ils donnent à l’ignorance invincible le nom plus nouveau et
moins pur d’irresponsabilité.
Transporté dans le domaine des codes, le péché philosophique n’est autre chose que le
crime ou le délit perpétré avec inconscience ou demi-conscience.
Les Jésuites ne croyaient guère à la responsabilité du pécheur ; pas plus que le
philosophe d’aujourd’hui ne croit à la responsabilité du criminel. Mais le théologien
pouvait excuser le pécheur et l’absoudre, ce que le philosophe ne peut conseiller à la
loi envers le criminel. Les conclusions diffèrent ; les principes sont les mêmes.
Il serait bien étonnant que, pendant deux ou trois siècles, des centaines d’hommes
d’étude eussent remué toute la psychologie du pécheur sans en tirer quelques idées
neuves et justes. Les Jésuites ont fait en ce domaine beaucoup de petites découvertes.
Une des meilleures fut précisément celle de l’ignorance invincible. Etablir
l’irresponsabilité morale de l’homme, à l’heure même où l’on donnait une volonté aux
bêtes, où les fables la vieille légende de leur supériorité, à l’heure où
l’on faisait encore des procès criminels aux animaux nuisibles, excommuniés par les
évêques, proclamer qu’en beaucoup de cas il peut y avoir péché ou délit sans
coupables, ce fut un acte d’audace intellectuelle et de probité scientifique.
L’axiome théologique du P. de Rhodez « que le péché ne saurait être plus grand que la
conscience ne le dicte », ce serait peut-être un bon point de départ pour une
discussion philosophique sur la Loi. On arriverait, il semble, à cette conclusion,
que, loin de proclamer tous les hommes égaux devant elle, il faudrait dire : « Les
hommes sont inégalement responsables devant la loi. » C’est d’ailleurs le principe des
circonstances atténuantes, de l’excuse, de la loi de sursis. Mais les Jésuites
allaient bien plus loin, jusqu’à dire que la loi morale doit se désintéresser des cas
inguérissables, des consciences invinciblement obscures. Comme ils partent de
l’observation, de l’examen critique de la vie, ils ne se trompent presque jamais. Ceux
qui parlent de la loi, de l’impératif, de l’absolu, les aprioristes en un mot, se
trompent presque toujours ; et si leur dogme coïncide avec la réalité, c’est par
hasard, et parce que tout arrive.
La multiplicité des cas de conscience discutés par les casuistes montre clairement
qu’à leur idée il y a autant de morales que d’individus ou du moins que de groupes de
caractères ou de tempéraments. La morale vulgaire, chrétienne (puisqu’il n’en est pas
d’autre), est un frein que l’on serre indifféremment aux montées et aux descentes.
Quelques-uns s’en trouvent assurés ; d’autres, paralysés. Les victimes du vice ne sont
peut-être pas plus nombreuses que les victimes de la vertu. Mais cette idée de vertu,
quelle bulle ! N’est-il pas clair qu’un accès de colère serait pour un flegmatique un
acte de vertu, c’est-à-dire de réaction, et pareillement un acte de débauche, pour un
frigide ? Et tout au contraire, la tempérance sera l’effort et la vertu des fougueux,
mais des fougueux seuls. Voilà le double point de vue, avec ses nuances et
combinaisons, comme à une rose des vents, pour regarder les actes humains et en juger.
La morale abstraite est rétrograde ; elle rejette les hommes d’aujourd’hui vers
l’imitation d’un caractère ancien. Parce qu’un charpentier de Judée, tout de rêves et
de paroles, fuyait les femmes ou ne les voulait que servantes, on a imaginé que
l’amour est un crime ; et parce qu’il vivait en parasite, que l’argent est mauvais ;
et parce qu’il était humble d’origine, que l’orgueil de race et de famille est
ridicule ; et ainsi, il y a les sept péchés capitaux que d’autres appellent maintenant
les sept vertus théologales, et réciproquement. Mais il ne faut pas créer par esprit
de contradiction un absolu antinomique à l’absolu chrétien. Il n’y a que des
accidents. Il y a des cas de conscience ; il n’y a pas de morale ; il y a des
maladies, et quelques remèdes.
— Pascal n’était pas destiné à la dévotion. Mais dès qu’il y fut entré, sa logique le
poussa aux extrêmes. « Sa sœur, dit Tallemant, religieuse à Port-Royal de Paris, lui
donna de la familiarité avec les Jansénistes : il le devint lui-même. » Comme Pascal,
Jacqueline était une précoce. Dès douze ans elle faisait des vers ; elle jouait la
comédie, et très futée. Le Prince déguisé, de Scudéry, où elle
brilla devant Richelieu, lui valut la grâce de son père. Le cardinal la prit sur ses
genoux, lui disant : « Tu es trop aimable, on ne peut rien te refuser. » Pascal avait
alors onze ans. Euclide allait lui tomber sous la main. Il lut et il comprit. C’est là
le miracle ; mais il ne découvrit pas la géométrie, comme l’enseigne la légende. Le
Pailleur, qui reçut la confidence de la stupeur d’Etienne Pascal, était mathématicien
et débauché, homme intègre d’ailleurs. On voit le milieu. Il est honnête sans
rigidité.
Les Arnauld étaient plus singuliers. Robert, M. d’Andilly, était médiocre en tout,
sauf en amour. Sa femme a conté leurs nuits, d’où Tallemant suppose qu’elle n’a pu les
conter qu’à un galant : « Cet homme (M. d’Andilly), était un des plus grands abatteurs
de bois qu’on pût trouver, mais il faisait cela de la façon la plus incommode du
monde. Il la poussait la nuit, « Cataut, ! Cataut ! », la réveillait
en lui disant : « C’est pour l’acquit de ma conscience. » Puis avant que d’en venir
plus avant il faisait une prière à Dieu, pour sanctifier l’œuvre de la chair, et cela
le prenait quelquefois six ou sept fois en une nuit35. » La pauvre femme en mourut. M. d’Andilly, empêché de
courir par ses principes religieux, devint « frôleur » ; « il allait voir les femmes
et les embrassait charitablement un gros quart d’heure. » Il était brusque et même
brutal, donnait des coups de poing en parlant. Voilà un des fondateurs du Jansénisme.
Il se jeta à la macération par terreur de l’enfer.
Antoine, dont le surnom qui en fait le Grand Arnauld semble une dérision, avait une
tête scolastique. C’était un fort disputeur ; tout lui était bon ; la logique, la
grammaire, la théologie, la philosophie, la science, la galanterie. Il attaqua en même
temps les Jésuites et les Protestants ; mais sa grande haine était pour les novateurs.
La science l’importunait. Après avoir vilipendé Descartes, Huygens et Malebranche, il
s’attaqua à Pascal, mais par la douceur. Il tendit des filets onctueux. Pascal englué,
il le travailla, l’amollit, lui enleva sa foi en l’intelligence et sa confiance dans
la volonté. Tout aux mains d’Arnauld et de Dieu, Pascal en arriva à se reprocher comme
du temps perdu les rares instants que, dans une poussée de son génie, il donnait
encore à la science ! Le Jansénisme ne serait qu’un accident dans l’histoire des
aberrations humaines s’il n’avait dévoré une si belle proie. Mais cela compte d’avoir
réduit à l’état de diseur de chapelets le plus bel esprit scientifique du xviie
siècle. Cette victoire ne permet pas qu’on oublie
Port-Royal.
Comme il faut du ridicule au début de toutes les hérésies ; comme, pour décider
Luther, il faut qu’il entende un prêtre romain travestir à l’autel les paroles de la
consécration et dire : Panis es et panis manebis, il faut, pour
déterminer le jansénisme, la vue de la trop belle gorge de Mme de
Guéméné. Tallemant en fait le conte : « Voici l’origine de cette secte, qu’on appelle
les Jansénistes, et qui fait aujourd’hui tant de bruit. La marquise de Sablé dit un
jour à la princesse de Guéméné : « qu’aller au bal, avoir la gorge découverte et
communier souvent ne s’accordent guère bien ensemble » ; et la princesse lui ayant
répondu que son directeur, le P. Nouet, jésuite, le trouvait bon la marquise la pria
de lui faire mettre cela par écrit, après lui avoir promis de ne le montrer à
personne. L’autre lui apporta cet écrit ; mais la marquise le montra à Arnauld, qui
fit sur cela le livre de la fréquente Communion. » Voilà l’homme qui
mania Pascal ; il avait de l’adresse et ce génie du polémiste de profiter de toute
occasion.
Pour lire les Pensées avec toute la douleur qu’elles exigent, il
faut regarder Pascal au fond d’une basse-fosse. La foi le mure mieux que des pierres
et le détient mieux que des chaînes ; la foi lui cache le jour, lui refuse l’air. Il
devient à moitié fou ; la terre s’ouvre devant lui et il voit sortir de la fente des
flammes et des diables. Les amulettes vulgaires de l’Eglise ne lui suffisent pas ; il
lui en faut de particulières pour rassurer son tremblement. Arnauld, avec la bêtise du
fanatique, juge que son œuvre est bonne, et sourit. Pascal subit ce sourire ; il
l’aime ; c’est sa seule lumière. Sous cet encouragement, il tente une apologie du
christianisme. On croit trouver dans les Pensées, à côté des raisons
du chrétien, les traces d’une raison très libre. C’est une illusion. Tout ce qui
supporte cette interprétation n’est qu’objection provisoire ou ironie. Pas une ligne,
si l’on veut respecter le Pascal chrétien, ne doit se retourner contre la citadelle
qu’il défend. Tout ce qui est demeuré de l’apologie interrompue attaque le libre
examen, la liberté, la nature, la science. En lisant, souvenez-vous que celui qui a
écrit votre lecture croyait sans défaillance à Dieu, à l’âme, à l’enfer, au ciel, à la
prédestination, à l’inutilité des œuvres, à la grâce nécessitante. S’il vous dit :
« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », il n’allègue que les vérités humaines
qu’il méprise et qui ne sont pour lui que des erreurs ; car il croit à la Vérité, à
l’absolu, à la prédestination, au ciel et à l’enfer. Ce n’est pas un homme qui se
construit des preuves en rempart contre les assauts du doute. Il est assuré, il a la
foi. Sa seule inquiétude, c’est de savoir s’il a la grâce ; s’il avait la grâce, tout
lui serait égal, parce que la grâce, dès qu’elle est, elle est toujours
nécessitante.
Mais s’il était permis de repousser le registre de l’ironie, de transposer, selon le
mode naturel, ces profondes mélodies philosophiques ! S’il était permis de considérer
les objections comme des aveux de l’inconscient ! Et enfin, si l’on osait rejeter de
ces pages tout le dogme et tout l’amour, toutes ces effusions qui montent vers rien,
toute cette théologie qui tourne en procession autour du néant ! Une telle œuvre ne
serait plus l’œuvre du Pascal chrétien, du prisonnier d’Arnauld. Peut-être serait-elle
l’œuvre du Pascal vrai, du fils sévère de Montaigne, du frère intellectuel de
Descartes ? On a imaginé un recueil arbitraire qui s’appelle Montaigne
chrétien. Cela nous paraît bouffon, parce que Montaigne n’était pas chrétien,
et aussi parce que le christianisme ne manque vraiment pas d’apologistes. Un Pascal
philosophe serait moins absurde, parce que les Pensées sont l’œuvre
d’un converti, d’un déchu, et que l’on peut supposer sous la couche chrétienne un
granit originel. Décrépir les Pensées, ce serait peut-être ôter le
badigeon qui recouvre des pierres sculptées. On verrait ce que Pascal aurait pensé si,
au lieu de se retirer à Port-Royal, il avait été rejoindre Descartes en Hollande36.
La conversion de Pascal ne fut pas un calcul. Il montra toujours une grande droiture,
même dans les Provinciales, dont les mensonges sont imputables aux
seuls Jansénistes. Le P. Daniel l’a reconnu volontiers37 et les manuscrits de Tallemant sont venus confirmer le fait38 : « Ces Messieurs de Port-Royal lui donnaient la matière et il la disposait à
sa fantaisie. » Si cela avait été un calcul, il n’aurait pas été mauvais, au point de
vue du monde. La conversion de Pascal tourmenta son génie et augmenta sa réputation.
Les Jansénistes, sûrs qu’il leur appartenait et qu’il ne recommencerait pas, vantèrent
sa précocité jusqu’au ridicule. L’histoire de l’invention de la géométrie faisait rire
ceux qui savent ce que c’est que la géométrie. Descartes lui contestait la découverte
de la pesanteur de l’air, assurant que l’expérience du Puy-de-Dôme n’avait été faite
que sur ses propres indications et à sa prière. Port-Royal soigna la gloire de son
protégé et c’est peut-être à cause de Pascal qu’Arnauld imagina de quereller
Descartes. C’était l’enfant d’adoption d’une secte assez puissante pour résister au
pape et soutenue par tout le protestantisme étranger. Il y a là-dessus une bien jolie
anecdote dans le P. Daniel39. Comme on s’étonnait dans une société de la fable de la géométrie, quelqu’un
dit « que c’étoit encore très peu de chose que cette hyperbole, quelque outrée qu’elle
parût, pour reconnoître les obligations qu’ils lui avoient pour les Lettres au
Provincial. Tout le monde en demeura d’accord ; et on avoua qu’on ne pouvoit pas païer
en meilleure monnoie les services que M. P… avoit rendus à ces Messieurs. » Je sais
bien que le P. Daniel est suspect40 ; mais il
ne l’est pas plus que « ces Messieurs », Pascal d’ailleurs méprisait la gloire. Toutes
ces querelles passaient au-dessus de sa tête. Pendant ce temps-là, prosterné aux pieds
du crucifix, il « s’abêtissait ».
— Le protestantisme est une réaction chrétienne contre la liberté de vivre, condition
essentielle de la liberté de penser. Pascal a donc séduit les protestants. Ils ont cru
qu’il apportait plus de christianisme. Si cela est vrai, et si les Jésuites, au
contraire, représentaient moins de christianisme, ce sont les Jésuites dont un esprit
sain devrait se faire le champion. Mais cela n’est pas sûr. Les Jésuites sont tout
aussi chrétiens que les Jansénistes, mais moins durement et avec plus de lumières. La
partialité des protestants a une autre cause, et fort juste : c’est que les Jésuites
ont préservé le monde latin du fléau de la Réforme. Maintenant qu’ils ne sont plus
bons à rien et qu’ils se sont protestantisés comme le reste du clergé catholique, on
peut leur rendre cette justice sans avoir l’air de les flatter. Tout en frondant Rome,
Port-Royal restait fort attaché au pape. La sympathie des protestants fut indirecte ;
elle s’attacha aux Jansénistes, en haine des Jésuites. Et cela continue, à un moment
où, devant l’ironie supérieure de la science, toutes les croyances religieuses sont
égales, et tous les dogmes. Un protestant libéral ne peut pas s’imaginer à quel point,
vu à la lumière du laboratoire, il est identique au Jésuite ou au Capucin. L’analyse
révèle une surprenante parité de matières grises et la même population cérébrale :
décalogue commun, métaphysique commune, entités mâles et femelles procréant les mêmes
superstitions morales. Une critique générale du christianisme distinguerait à peine de
passagères variétés entre les frères de la grande famille, si on n’était obligé de
remarquer les antipathies qui les divisent et qui les classent.
Ceci est un point de départ pour une étude plus profonde. Il faut renforcer les
microscopes, et les réactifs. Alors on découvre que les superstitions morales des deux
clans évoluent selon des principes contradictoires, l’abstrait et le concret. La
morale du christianisme pur, protestantisme ou jansénisme, repose tout entière sur
l’abstraction ; la morale du christianisme mitigé, la morale du catholicisme, partie
des mêmes principes, s’est modifiée libéralement selon les ressources de la méthode
expérimentale.
Sans doute son origine, qui est un commandement divin, a restreint le champ
d’évolution ; elle n’a pu se mouvoir que selon une piste fermée. Partie de Dieu, elle
revient à Dieu. Mais entre les deux bornes, elle a divagué avec une certaine
élégance.
Il y avait au xve
siècle un astronome nommé
Regiomontanus, qui savait tout ce que l’on pouvait savoir de son temps ; et cela
différait peu de ce que l’on sait aujourd’hui. Mais il ignorait ou voulait ignorer le
point capital de l’Astronomie. Il plantait la terre au milieu du monde, ce qui rendait
ses admirables calculs d’une effroyable complexité. Si, à la place de la terre, il eût
fixé le soleil, ses courbes se redressaient, ses nœuds se dénouaient, ses orbites se
désenchevêtraient. Il ne put ou il n’osa. Les casuistes de la compagnie de Jésus me
font toujours penser à Regiomontanus. Ils se sont bien doutés que la morale est une
science fort aléatoire et toute relative ; mais ils n’ont jamais osé laisser leurs
doutes affaiblir leurs principes. Ils posent d’abord le précepte : la terre est le
centre du monde. Puis ils raisonnent comme s’il n’y avait pas de centre, ou comme si
le centre du monde et de la morale se déplaçait sans cesse au gré des passions ou des
milieux humains. Le Jésuite espagnol absout le duel et le Jésuite français le
condamne. Vérité en deçà, erreur au-delà. La maxime de Pascal montre la corde de son
ironie pour en fouetter les Jésuites. Mais Pascal n’a pas eu le dernier mot, et son
châtiment est qu’on lui fasse gloire de l’aphorisme pyrrhonien dont il cinglait ses
adversaires. Deux siècles de main-mise protestante sur notre histoire, notre
littérature, notre morale traditionnelle ne nous empêcheront pas de dire très
nettement notre pensée à la place des imbéciles et des fanatiques ; et si c’est
Escobar lui-même qui défend la liberté de la vie, nous ne rirons plus d’Escobar.
Un publiciste qui batailla contre les Jésuites41, Charles Sauvestre, a très
bien vu que, dans leur morale, il n’y a presque plus rien d’évangélique. Cette morale
qui nie la morale absolue n’est autre chose qu’une suite de conseils critiques pour
toutes les circonstances de la vie. Plus de principes, dirait-on, mais une perpétuelle
accommodation aux événements. Ceci est exagéré. Comme on l’a déjà observé, jamais
aucun casuiste n’a oublié le texte des commandements de Dieu ; ils les écrivent en
tête de chacune de leurs pages.
Les principes démeurent, mais les situations changent. Pour les appliquer à un cas
particulier, il faut les traiter comme ces vêtements de famille qu’on allongeait ou
qu’on repliait selon la taille du nouveau venu. Pour être bon à quelque chose, il faut
qu’un principe soit maniable. « Tu ne voleras point. » Quoi, jamais ? — Jamais ! Et
nous voilà dans l’absurdité, car je vais vous citer cinquante anecdotes où vous
reconnaîtrez que le vol fut légitime et même nécessaire. La morale qu’il faut violer
pour vivre, ce n’est plus qu’un instrument de tyrannie entre les mains du plus fort.
Il faut imaginer une accommodation qui la rende pratique. C’est ce que les Jésuites
essayèrent assez gauchement, mais avec une bonne foi que prouve leur naïveté. En règle
avec les principes chrétiens, ils élaborèrent des jugements qui ne sont que la
constatation des coutumes morales, et plutôt qu’un code, un guide. Un célèbre manuel,
encore réimprimé, porte ce titre archaïque : « La Guide du pécheur. » Voilà la morale
ramenée à des proportions honnêtes, à sa place parmi les usages mondains.
— Il n’y a guère une page des Provinciales qui n’incline un bon
esprit à avoir de l’amitié pour les Jésuites. Puisqu’il s’agit de la liberté
charnelle, prenons la lettre neuvième42 :
« Mais (dit le Jésuite) ce qui nous a donné le plus de peine a été de régler les
conversations entre les hommes et les femmes : car nos pères sont plus réservés sur ce
qui regarde la chasteté. Ce n’est pas qu’ils ne traitent des questions assez curieuses
et assez indulgentes, et principalement pour les personnes mariées ou fiancées.
J’appris sur cela les questions les plus qu’on puisse s’imaginer. Il
m’en donna de quoi remplir plusieurs lettres : mais je ne veux pas seulement en
marquer les citations, parce que vous faites voir mes lettres à toutes sortes de
personnes ; et je ne voudrais pas donner l’occasion de cette lecture à ceux qui n’y
chercheraient que leur divertissement.
La seule chose que je puisse vous marquer de ce qu’il me montra dans leurs livres,
même français, est ce que vous pouvez voir dans la Somme des péchés du père Bauny, p.
165, de certaines privautés qu’il y explique, pourvu qu’on dirige bien son intention,
comme à passer pour galant : et vous serez surpris d’y trouver, p.
148, un principe de morale touchant le pouvoir qu’il dit que les filles ont de
disposer de leur virginité sans leurs parents. Voici ses termes : « Quand cela se fait
du consentement de la fille, quoique le père ait sujet de s’en plaindre, ce n’est pas
néanmoins que la dite fille, ou celui à qui elle s’est prostituée, lui aient fait
aucun tort, ou violé pour son égard la justice : car la fille est en possession de sa
virginité, aussi bien que de son corps ; elle en peut faire ce que bon lui semble, à
l’exclusion de la mort ou du retranchement de ses membres. » Jugez par là du
reste…
Voilà tout ce que je puis dire de tout ce que j’entendis, et qui dura si longtemps
que je fus obligé de prier enfin le père de changer de matière… »
Voici donc les Jésuites accusés de défendre la liberté. Ce n’est pas la Fronde, ou un féministe hardi, ou un philosophe impie qui proclame les droits
de la femme à disposer de son cœur et de son corps, c’est un obscur Jésuite du
xviie
siècle, c’est le P. Bauny ; mais avec lui,
c’est toute l’Eglise. Car ce fut une des gloires du christianisme, et l’une des plus
sûres, de briser la terrible puissance paternelle qui faisait de chaque Romain un
tyran et un bourreau. La domination des parents cesse à l’heure où fonctionne la
conscience individuelle. Une fille a le droit de se marier, dès qu’elle est nubile. Ce
qui constitue le sacrement de mariage, ce sera le consentement mutuel des fiancés, et
cela seul. Le reste n’est que cérémonial. Comme Pascal se rapetisse et qu’il devient
médiocre sous cette grandeur d’une loi de la nature érigée en sacrement par des sages
qui trouvèrent ce moyen de faire respecter les ordres méconnus de la vie !
Hommes d’action, les Jésuites estiment peu les vertus inactives, comme la chasteté ;
optimistes, ils mettent au-dessus de tous les biens la conservation de l’existence.
Dans son sur le prophète Daniel, Cornélius à Lapide dit avec tact : « La
chaste Suzanne a agi en femme héroïque ; mais dans un tel péril d’infamie et de mort,
elle pouvait se borner à tout endurer des deux vieillards sans consentir ni coopérer à
rien intérieurement, parce que l’existence et la réputation valent mieux que la
chasteté… De jeunes et chastes vierges se croient coupables si elles ne luttent et ne
résistent de toutes leurs forces et par leurs cris, tendis qu’il suffît de détester et
d’exécrer l’acte auquel on est forcé. » Les filles et femmes ont toujours été de cet
avis. Elles savent que le monde, à qui les actes sont indifférents, n’est sensible
qu’au scandale. Une fille à demi violée et délivrée à temps de son agresseur est
perdue de réputation ; celle qui a tout subi portes closes demeure comme intacte. Cela
revient à dire qu’entre deux maux, fidèle au chemin de velours, le Jésuite conseille
de choisir le moindre. Ce n’est pas héroïque. Sans doute, mais l’humanité n’est pas
faite de héros, et les héros, d’ailleurs, se créent leur propre morale. Il s’agit de
vie pratique, et de mettre en garde les hommes contre les grands principes abstraits
qui ne sont que des pièges où se gardent de choir ceux qui les formulent. Il n’est de
louche aventurier qui ne se vante du potius mori quam fœdari. J’aime
mieux cette comédienne qui, à ce propos, disait en souriant — tout le contraire. Mais
quand le déshonneur est secret et qu’il s’accompagne d’un plaisir, il serait bien sot
d’aller préférer la mort ou l’infamie publique. C’est ce qu’affirme le P. Taberna :
« Une jeune fille ne pèche point si, dans un péril de mort ou d’infamie, elle reste
purement passive et n’emploie point tous les moyens dont elle peut disposer pour
chasser le séducteur, comme de le tuer et d’appeler le voisinage. » La malheureuse
sera bien avancée de lire dans tous les journaux le récit de sa victoire ou d’avoir à
paraître en Cour d’assises avec l’air qui convient à une victime modeste de
l’érotisme ! Il est difficile de trouver les casuites en défaut, surtout les derniers
venus, qui ont profité des observations antérieures et d’une plus large observation
des mœurs. Ils connaissent la nature humaine, savent la puissance des préjugés. Ni
dupes, ni hypocrites, ils ne consentent pas à prêcher une morale inapplicable, ils
aiment mieux être utiles que d’acquérir par le facile moyen de l’écriture une
réputation de stoïcisme et d’intégrité.
Fort en avant sur leur temps, mais surtout sur le nôtre, ils défendent avec
persévérance le droit de chacun à user et à abuser de soi-même. Ainsi Sanchez, quand
il accepte, en son célèbre traité De Matrimonio, la légitimité de
certains baisers hardis et précis. On sait qu’il y met une restriction : c’est qu’ils
ne seront qu’un prélude et que l’acte naturel désaltérera les incendies de la chair.
Les physiologistes, successeurs des casuistes, sont en général du même avis sur cette
question secrète ; ceux qui se réservent le font pour des motifs où du moins la morale
n’a rien à voir. Souvenons-nous des vers de Baudelaire. La morale écartée, il reste la
matière d’une discussion peut-être gastronomique. Henri IV avait des goûts sauvages.
Le tort des casuistes, ce n’est pas leur complaisance ; elle est fort sommaire, quoi
qu’on ait dit ; c’est leur subtilité. Le péché devient topographique. On se croit au
jeu de l’oie (de la petite oie) : voici la prison, et le puits. Assis dans sa chaise
de marbre, froid comme la pierre qui le glace, Sanchez discute le plan de la bataille.
Il connaît les chemins ouverts et les chemins creux. Ici, il y a une belle prairie, et
là un bourbier. Il est magnifique et serein. Il sait tout et méprise tout. Quand la
farce érotique a épuisé ses jeux, il referme les rideaux sur les deux petites
marionnettes obscènes, et sa face pale n’est émue ni de dégoût, ni de pitié.
Alexandre Dumas, dans sa Question du Divorce, s’élève, avec son
hypocrisie de vieux viveur fourbu, contre cette tolérance délicate des théologiens qui
veulent bien que la femme, étourdie et non satisfaite de la ruée brutale de l’homme,
achève à sa guise ce qu’un contact égoïste et trop rude n’a fait qu’ébaucher. Que
voilà donc encore de la morale mal placée ! Pourquoi ne pas laisser les hommes et les
femmes juges de leurs plaisirs et nochers de leur barque ! Mais le casuiste ici n’est
que l’écho de la plainte des femmes. Les hommes croient connaître les femmes, et cela
arrive. Mais qui connaît les hommes ? Qui, hormis le confesseur ou le médecin, a
entendu le gémissement de la femme toujours trompée ? Sa lenteur à s’émouvoir la
laisse d’un pas en arrière, et l’homme ne tourne jamais la tête. Tantale, toutes les
nuits, sent la caresse vaine d’un plaisir ironique. Il reste à la victime, — quoi ?
Ça, l’adultère, ou le désespoir. Car on ne laisse pas sa froideur tranquille, la
tentation revient avec la certitude d’un accès de fièvre ; tout l’organisme va être
encore secoué, tordu, tendu : et la flèche éternellement se brise et tombe.
Cette aventure est si commune qu’un médecin, il y a une vingtaine d’années, a repris
la thèse du casuiste. Mais il place l’adjutoire avant l’acte, et c’est à l’homme qu’il
en confie le soin44. Mais dire qu’il y a des hommes à
qui il faut rédiger de telles ordonnances ! Il y en a, et beaucoup. Et ce sont les
meilleurs, les plus sains : la volupté est une création humaine, un art délicat où
quelques-uns seulement sont aptes, comme à la musique ou à la peinture. La nature ne
s’inquiète pas du plaisir ; l’acte lui suffit. Mais les théologiens croyaient le
contraire et que la participation effective de la femme était indispensable à la
fécondation45. De là leur condescendance. Cependant si la volupté n’est pas
nécessaire à la fécondation, elle-même fort inutile le plus souvent, elle l’est à
l’intégrité du système nerveux. Parti d’un principe faux, le casuiste a trouvé une
conséquence tolérable. D’ailleurs, les femmes demandaient l’absolution et non la
permission : le casuiste souvent écrit sous la dictée de la femme.
Il ne faut pas croire ce que disent les pamphlétaires. Les questions de cet ordre, et
le catalogue en est long et fastidieux, n’ont pas été traitées par les casuistes
« avec une complaisance particulière ». Elles viennent à leur rang dans les manuels de
théologie morale, et plus d’un lecteur sournois aura trouvé que la place leur est
mesurée avec parcimonie. Dans l’ouvrage de Sanchez sur le mariage, la discussion des
cas érotiques tient en quelques pages noyées en deux énormes tomes. Et cependant,
comme le dit Liguori, « c’est la matière la plus fréquente et la plus abondante de la
confession ». C’est souvent la seule, comme c’est l’unique conversation des mâles
vulgaires et l’unique rêve de presque toutes les femmes. Le théologien aborde ce
chapitre avec le sang-froid du physiologiste qui entre dans la région du sixième sens.
Sans doute, ils auraient pu, non le passer sous silence, mais l’abréger encore ou le
restreindre à des généralités. Cette méthode eût été sévère, car elle aurait équivalu
à prohiber tout ce qui est inutile à la fin directe du mariage, la procréation. Si la
confession a parfois été pour les femmes une école de volupté, qui s’en plaindra, né
en dehors du protestantisme ou du jansénisme ?
Pourquoi les casuistes ont-ils étudié les cas de conscience de l’amour ? Mais
pourquoi y a-t-il en vente, à cette heure, trente ou quarante ouvrages de médecine
vulgarisatrice où les rapports sexuels sont examinés avec beaucoup moins de décence
que dans Sanchez ou dans Liguori ? C’est qu’autrefois les hommes songeaient à leur
salut et qu’aujourd’hui ils songent à leur santé. Et ils voulaient conquérir leur
salut comme aujourd’hui conserver leur santé, sans se priver d’aucuns de leurs
plaisirs. Les casuistes les rassuraient ; les médecins les réconfortent. C’est en ces
matières surtout que l’humanité entend rester immuable ; car elle sent bien que,
guérie de ses vices, elle se trouverait du coup guérie de la vie, c’est-à-dire du
plaisir de vivre.
Il faut donc rire des sots qui prétendent trouver en des in-folios latins l’origine
de la corruption de nos moeurs. L’indignation contre la casuistique de l’amour signale
un hypocrite ou un coquebin. Elle ne peut être prise au sérieux dans un pays qui
possède, avec l’Italie, la littérature la plus libre de l’Europe et la plus
délicieusement érotique.
Il y a tant d’autres questions sur lesquelles on pourrait se mettre d’accord pour
détester les Jésuites ! Mais il semble qu’on ait choisi pour les accabler celles de
leurs idées ou de leurs méthodes qui obtiennent nécessairement l’assentiment d’un
esprit dénué de tout fanatisme. C’est peut-être que les motifs sérieux d’exclusion que
l’on pourrait proférer contre la compagnie de Jésus seraient également valables contre
les autres sectes chrétiennes. Je comprends qu’on dise nettement comme Nietzsche : Le
christianisme, voilà l’ennemi. Toute autre formule est un acte de foi religieuse.
— « C’est un des caractères de la casuistique des Jésuites, dit Paul Bert avec
amertume, de toujours prendre parti pour le pécheur. »
Il faudrait généraliser. Il n’est pas juste de faire honneur aux Jésuites d’une
initiative qui appartient au christianisme lui-même. La théologie morale règle les
rapports de l’homme avec Dieu ; elle est un du Décalogue et des articles
qu’au Décalogue ajouta l’Evangile. Il n’y a pas devant l’Eglise des crimes, des
délits, des infractions ; il n’y a que des péchés. Quel que soit le péché, le repentir
l’efface ; et le rôle du prêtre est de provoquer le repentir dont l’absolution n’est
que le sceau ou la signature. Tous les sacrements, le chrétien se les confère à
lui-même par sa volonté d’y participer ; le prêtre est moins un dispensateur qu’un
témoin. S’il prenait, en ces conjonctures si graves pour un croyant, parti contre le
pécheur qui se veut absous, il serait un juge d’instruction, un procureur, un sergent
d’armes ou un bourreau, non pas un prêtre. Il faut comprendre les matières dont on
traite, être théologien, s’il s’agit de théologie. Paul Bert était un cuistre.
Le cuistre, qui est un imbécile, est aussi un ignorant. Savoir sans comprendre, c’est
ignorer. Il était si facile, à ce moment du discours, de se souvenir du mot de
l’Evangile sur la joie que cause au ciel la venue au bien d’un pécheur. Le
christianisme est essentiellement la religion des faibles, des humbles, des malades.
Or, qu’est-ce qu’un pécheur ? Demandez-le à la science, à celle d’aujourd’hui même :
un malade. Il n’y a pas des honnêtes et des malhonnêtes gens ; il y a des gens malades
et des gens sains, avec toutes nuances qui se peuvent imaginer dans l’intervalle.
Prendre parti pour le pécheur, c’est prendre partie pour le malade ; c’est se faire
médecin. Aux temps de la foi, on appelait les prêtres les médecins des âmes. Tout cela
est logique.
Mais Paul Bert, écho bégayant des Jansénistes, veut dire encore autre chose : que les
casuites, par l’analyse quasi-scientifique des actes, en étaient arrivés à excuser
presque tous les actes mauvais. Avec un tel système, s’écrient les procureurs, on ne
pourrait plus guillotiner personne ! On le peut toujours et on le fait toujours, et le
christianisme autoritaire, toujours maître des consciences, suggérera encore longtemps
de bons arguments pour défendre les idées d’expiation et de châtiment. Mais ces idées,
que les casuistes ont, sans le vouloir, singulièrement contribué à affaiblir, ne sont
désormais regardées que comme des conceptions de l’esprit sans aucune racine dans la
réalité sociale. Le droit de punir n’est plus un droit : c’est une sottise. Non pas
que l’on conseille un surcroît d’indulgence pour les malades dangereux, tout au
contraire ; mais il faudrait que la besogne fût faite sans apparat, et que
l’élaboration du bulletin de prison ne demandât pas plus de cérémonies que celle du
bulletin d’hôpital.
Prendre parti pour le pécheur ? Furent-ils donc les précurseurs de la science, ces
sombres réactionnaires ? Oui. Le casuisme a été un élément de dissolution morale. Au
commandement : « Le bien d’autrui ne prendras — ni retiendras sciemment », ils ont
répliqué par le fameux distinguo qui sonna pendant des siècles comme
un ricanement. Toute la liberté de l’esprit moderne est contenue en germe dans ce distinguo qui fait tant rire les imbéciles. Le distinguo, c’est le nom enfantin de la dissociation. Il n’y a pas d’absolu, il
faut à chaque pas, le long du chemin des idées, proférer ce distinguo fatidique. Avec
ce vocable ridicule, voilà la naissance de l’analyse. Le Pour et le Contre naissent
tout armés de cette dent de Dragon et se jettent l’un sur l’autre pour une lutte
éternelle, cependant que de chaque goutte de leur sang versé naissent les nuances, les
arguments, les contradictions et toutes les vérités aux yeux fous.
Il y en a beaucoup, de ces vérités, mais il n’y a pas de Vérité ; alors il faut
distinguer. La psychologie est faite de distinctions, et la politique, et l’art même
de vivre. Un acte change de valeur selon qu’il est commis par un homme, une femme, un
enfant, dans une chambre close, dans la rue, sur le radeau de la Méduse, à la guerre,
dans une fête, et ainsi de même pendant plusieurs centaines de mots. Mais chacun de
ces mots peut être modifié par l’époque, par le pays où on le prononce, par le milieu
et le moment ; et l’on obtient une série de relativités qui s’avance vers l’infini. On
a classifié les actes sous quelques clefs ; c’est une méthode. En réalité un acte
humain est unique de son espèce ; il ne peut être jugé que par un jugement qui le
qualifie spécialement. Les lois ne sont que de grossiers moyens de police ; elles
assurent la justice en cultivant l’iniquité.
Mais il ne faut pas être trop sérieux, même sur de telles questions. L’humanité prête
beaucoup à rire et surtout ses conducteurs, qui sont de véritables personnages de
comédie. Sans doute, pour guider les hommes vers leur obscure destinée, il ne faut pas
être trop intelligent. L’intelligence est un don qui ressemble a un fardeau ; son
poids paralyse l’activité. Cependant il y a une certaine bêtise, dépassant la commune
mesure, dont il est permis de s’étonner même si l’on fait profession de ne s’étonner
de rien. Guidés par certains jugements de M. Magnaud, des hommes politiques ont songé
à excuser absolument le vol par nécessité ; je crois même qu’ils appellent cela « le
délit nécessaire ». C’est du jargon, mais leur idée se comprend. Ces mêmes hommes, les
mêmes exactement, à la même heure exactement, condamnent comme immorales les
propositions indulgentes des Jésuites sur le vol. Voici ce que disait, il y a plus de
deux cent cinquante ans, à l’époque où l’on commençait à discuter le Discours de la Méthode, un obscur jésuite, le P. Pierre Alagon, dans son Abrégé de la Somme de saint Thomas :
« D. — Est-il permis à quelqu’un de voler, à cause de la nécessité où il se
trouve ?
« R. — Cela lui est permis, en secret, soit ouvertement, s’il n’a pas d’autre moyen
de subvenir à son besoin, Ce n’est ni vol, ni rapine, parce qu’alors, selon le droit
naturel, toutes choses sont communes. »
Ce passage est fort remarquable. C’est une doctrine, et celle même de l’ancienne.
église, de celle qui n’obéissait pas encore aux ordres des rationalistes et des
protestants. Elle passa dans l’enseignement des séminaires et on la trouve en des
catéchismes, en celui du diocèse de Verdun (1860) que des débats politiques ont rendu
célèbre, vers 1876 et plus tard au temps de Jules Ferry, sous le titre de Catéchisme
de Marotte, le rédacteur. Marotte disait :
« D. — Est-on toujours coupable de vol quand on prend le bien d’autrui ?
« R. — : Non ; il peut arriver que celui dont on prend le bien n’ait pas le droit de
s’y opposer ; ce qui a lieu, par exemple, lorsque celui qui prend le bien d’autrui est
dans une nécessité extrême, et qu’il se borne à prendre ce dont il a besoin pour en
sortir. »
A la réimpression du volume, l’évêque de Verdun eut la lâcheté de faire sauter ce
paragraphe ; pour bénéficier à son tour des faveurs de l’Etat ; son successeur va le
rétablir.
Se souvient-on de ces femmes, l’une condamnée, l’autre préventivement soumise à des
semaines de prison, pour un vol de pois écossés, pour un vol de pain ? Elles eussent
reçu des compliments peut-être, si la doctrine des Jésuites avait été formulée
quelques mois plus tôt en projet de loi. Les théologiens, et d’abord ceux de la
Compagnie de Jésus, ont devancé de deux ou trois siècles les plus audacieux défenseurs
de la plèbe. C’est pourquoi les anciennes monarchies, en leurs crises de despotisme,
les taxaient d’anarchie et les proscrivaient.
Peut-être les monarchies avaient-elles raison. Il faut vivre et la vie ne peut se
maintenir que par l’injustice. Quand les maîtres sont au pouvoir, les coups retombent
sur les esclaves ; si l’Etat est gouverné par la coalition des esclaves, c’est contre
les maîtres que l’injustice est déchaînée. La lutte est de droit : et toute lutte
suppose des alternatives de vainqueurs et de vaincus. Toute doctrine, soit d’autorité,
soit d’anarchie, se trouve quelque jour la doctrine du règne. L’heure est aux
Jésuites, à leur morale facile, et on les chasse ! Personne ne veut plus marcher que
sur le chemin de velours, et on tourmente ceux qui l’ont établi ! Rien n’est blessant
comme une faute de logique.
Ce qui est énorme, par-dessus tout, c’est qu’on ait réussi à faire accepter comme un
bienfait au peuple des misérables la substitution de la dureté aveugle du Code à
l’indulgente doctrine de l’excuse. Le Code ne demande pas : avez-vous faim ? avez-vous
des enfants à nourrir ? avez-vous volé un pauvre ou un riche, un artisan ou un avare ?
Le Code ne demande rien. Il condamne. Du fagot que la vieille a récolté pour faire
bouillir sa dernière soupe, il lui rompt les reins avec sérénité.
Le Code a raison. Il est fait précisément pour protéger la civilisation contre la
barbarie, ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas. Il est le piège à loups
où l’on trouve parfois une bête innocente ; mais qu’importe, si la veille il a pris un
loup et si le lendemain il prend encore un loup. Scientifiquement, il faudrait un Code
pour chaque individu ; mais cela compliquerait un peu les sociétés. Paul Bert voulait
que l’on appelât les lois : commandements de l’Etat, en pendant aux commandements de
l’Eglise. Les faux savants sont toujours tarés de mysticisme. Celui-là croyait que le
code, œuvre de la raison, peut s’opposer au catéchisme, œuvre de la foi. Ses
successeurs se voient forcés d’emprunter à l’œuvre de foi un article qu’ils
repoussaient il y a vingt ans au nom de la raison. Ces deux domaines ne sont pas bien
déterminés. L’incroyant n’est pas toujours celui qui fait profession de ne pas croire.
Quand donc saura-t-on que l’irréligion est une religion ?
— Le soin des casuistes s’étend à toutes les circonstances de la vie sociale. Ils
traitent des plus minimes questions, de celles que dédaignent les moralistes
abstraits, de celles qui suggèrent aujourd’hui tant de chroniques et de petites pièces
de théâtre. La pièce à thèse n’est qu’un cas de conscience
dialogué ; ce genre, qui est une négation impuissante de l’art, a son origine directe
dans ces thèses de morale et de théologie dont on allait jadis
écouter en apparat la discussion solennelle. J’en ai une petite collection, françaises
du xviie
siècle, allemandes du xviiie
où les matières les plus imprévues sont brassées par des érudits
naïfs armés de grec et d’hébreu. Comme il est naturel, beaucoup de ces petits
in-quartos discutent des rapports sexuels, de la pudeur, de la fornication, de la
nudité. Les unes sont catholiques ; les autres, luthériennes ; mais d’un esprit au
fond peu différent. Le protestantisme a eu ses casuistes, que nous ignorons ; ils ne
sont pas moins singuliers que les nôtres et presque aussi impudents. Voici une de nuditate capitis, pectoris, ventris, pudendorum et
pedum, une Disquisitio theologica de tactibus impudicis. Ces
livrets en mauvais latin d’école se débitaient aux curieux plutôt qu’aux saints ;
Beverland s’était fait en ce genre une réputation équivoque et l’on ne savait plus
s’il rédigeait en théologien ou en libertin ses Lucubrationes.
Il y a donc toute une littérature qui gravite autour du casuisme ; elle est presque
toujours inférieure à celle même des casuistes, parce qu’elle substitue au sens
pratique de la vie une vaine science littérale. Le casuiste, surtout s’il est de la
Compagnie, ne s’occupe que du présent ; sa tache est de concilier la loi et les mœurs,
d’adoucir ce qu’il y a de trop pénible en certains devoirs de nature ou de profession.
Il a trouvé des excuses aux voleurs, il n’en manquera pas pour les prostituées. Elles
exercent un métier déshonnête ; sans doute, et qui le nie ? Mais c’est leur métier, et
le propre d’un métier est qu’il doit nourrir. Tamburini (le nom convient à cette
exégèse bouffonne) reconnaît donc la légitimité du « prix du stupre ». On accorde ici
à ce mot un sens étendu, staprum ayant en latin de casuiste le sens
de fornication, degré ou de force, avec une vierge. Il s’agit des complaisances d’une
femme qui vit d’être aimable. Elle a le droit d’en exiger le prix, si tel est le
contrat verbal ou tacite passé entre les parties. Juge de paix, Tamburini taxerait les
nuits et les moments ; Jésuite bénin, qu’il serait aimé des tristes voyageuses qui de
Cythère reviennent les mains vides ! On devrait imprimer son portrait avec sa
consultation autour, colorié dans le goût d’Epinal. Des piétés canoniseraient cet
honnête homme. Car Tamburini ne fait rire que par excès d’honnêteté et de logique. A
toute peine son salaire, dit-il avec simplicité ; et il ajoute : au péché de cette
fille qui se prostitue et au tien, mâle misérable qui profites de sa pauvreté,
pourquoi veux-tu encore ajouter la filouterie ? Paie, puisque tu as promis de payer ;
et, restant pécheur, sois du moins pécheur honorable.
— On lit dans les Propositions dictées au collège de Clermont, par le P. Airault
(1644) •
« Pr. — Si une femme peut se procurer un avortement ?
« R. — Si une honnête fille avait été corrompue malgré elle par un jeune libertin,
elle pourrait, avant que le fruit soit animé, s’en délivrer, suivant le sentiment de
plusieurs, de peur de perdre son honneur qui lui est beaucoup plus précieux que la vie
même.
« Pr. — S’il est permis à une femme mariée, qui, en accouchant, est toujours en grand
danger de mourir, de prendre un remède pour être stérile, afin d’éviter ce péril ?
« R. — Je réponds que cela est permis parce que, poussée par une juste cause, elle
conserve sa vie par ce moyen ; et, en effet, il est plus à propos qu’elle en use ainsi
que de refuser à son mari le devoir conjugal et mettre son salut en danger. »
Les dispositifs des jugements sont médiocres, mais les jugements sont sages et
inattaquables. La pratique alléguée dans la seconde proposition a passé dans nos mœurs
par des moyens plus honteux et pour des motifs plus légers que ceux que le Jésuite a
supposés. Quant à l’avortement précoce, on n’oserait plus guère le considérer comme un
crime, hors le cas de meurtre ou de scandale. Mais que d’années il nous a fallu pour
regagner, après l’avènement au pouvoir de la morale vulgaire, l’état de civilisation
dont témoigne un humble cours de philosophie que faisait, l’an de Rodogune, princesse des Parthes, un tout petit Jésuite. Voilà de quoi méditer
et disserter, car les deux thèses dans les deux cas sont discutables. On peut incliner
vers l’une ou l’autre selon qu’on se trouve disposé à respecter davantage la liberté
individuelle ou les droits anonymes et mystiques de la vie. Elle proteste, la vie,
contre la stérilité aussi bien que contre l’avortement. On dit que les Arabes
connaissent un breuvage qui rend les femmes stériles. C’est à un tel remède que
songeait Airault. La recette s’en est perdue ; plus barbare que la barbarie, la
science fend les ventres qu’elle veut neutres. Mais la vie, vaincue, se venge, car
voici les conséquences de l’ablation des ovaires : « Le vagin se rétrécit, la vulve
prend un aspect infantile, les poils du pubis se raréfient…46. » Les romanciers qui exploitent l’heureuse
stérilité des « ovariotomisées » n’ont point su ces détails honteux, cet infantilisme,
qui n’est qu’une vieillesse anticipée. La vie est terrible. Elle a un but qui n’est
pas celui qui nous insinuent notre vanité et notre lâcheté : elle piétine et déchire
le chemin de velours.
— Rédigé en termes d’école, stricts et obscurs, le probabilisme paraît d’abord une
doctrine singulière. La voici en langage clair. Les probabilistes déclarent tout
d’abord que la vérité est fort difficile à connaître : à côté de ce qui passe pour
vrai, il y a ce qui approche de la vérité, et à des degrés variables. Il y a des
opinions très probables, il y en a de probables, il y en a de moins probables ; elles
sont très sûres, sûres, plus ou moins sûres. Sommes-nous tenus de suivre toujours la
plus sûre et la plus probable ? Voilà toute la question. Si l’on répond par
l’affirmative, c’est que l’on détient la vérité. Qu’est-ce que la vérité ? En dehors,
disent les théologiens, des matières de la foi, il n’y a que des opinions. La plus
sûre, aujourd’hui, était méprisée hier et le sera demain. Le probabilisme favorise la
liberté, le jeu de la vie. En réalité, nous n’agissons jamais avec, comme moteur, la
certitude ; c’est la croyance, la confiance qui nous permet l’acte. S’il fallait,
avant le geste, acquérir la notion précise de ses conséquences, toute vie de relation
nous serait rendue impossible. Pour s’en tenir au point de vue théologique, si
l’opinion la plus sûre doit toujours être suivie, cela restreint jusqu’à l’étouffement
la prison morale. Nous n’avons plus le choix qu’entre la non-activité et une seule
activité bien déterminée. C’est ce que voulait Port-Royal en préconisant ce qu’ils
appelaient le tutiorisme ; cela concordait logiquement avec leurs
idées sur la prédestination et la grâce. Après avoir ôté à l’homme la liberté
théorique ; ils devaient vouloir lui enlever la liberté pratique. Un Janséniste, par
des voies opposées, en arrivait au même état d’esprit qui suscitait le Jésuite ; par
impossibilité d’agir, il se jetait au cloître, comme le Jésuite dans les rets de la
compagnie par impossibilité de vouloir : l’un avait une maladie des centres nerveux,
l’autre une maladie de l’appareil moteur.
La raison par laquelle Antoine Escobar, tant moqué, défend le probabilisme, est
admirable :
« C’est, dit-il, que l’homme ne peut acquérir des choses une certitude pleine et
entière. » Comment même essayer de réfuter cela ? Et comment a-t-on osé jeter le
ridicule sur une opinion aussi saine formulée en un langage si simple et si sûr ? Ce
qui nous semble la vérité n’est qu’une manière de voir les choses ; relativement aux
choses, une manière d’être vues. Et peut-être même le relatif est-il sans corrélatif ;
peut-être la vie n’est-elle qu’un pur phénoménalisme et nos sensations une suite
d’illusions créatrices de leurs causes apparentes. Sans aller jusque-là (quoique cela
soit permis et logique), on doit s’en tenir au doute. Affirmer la vérité métaphysique,
morale ou pratique, c’est faire acte d’imposteur ou de prophète, mais les termes sont
équivalents.
L’affirmation de la vérité morale, en particulier, ne peut être qu’un geste
théologique. Le kantisme est une hérésie chrétienne, et qui a bien gardé, en les
renforçant, les caractères essentiels du christianisme. Sans un dieu moral,
c’est-à-dire libre et conscient, il n’y a de morale humaine que celle de l’empirisme.
La morale est l’expression de la volonté de l’absolu, ou rien, ou un code d’usages.
Dieu écarté, la morale tombe, comme un cérémonial de cour à la chute de la
royauté.
Le probabilisme mène jusque-là. La haine des protestants chrétiens et kantiens (des
nuances) est donc toute naturelle contre une telle méthode47. Poussée à fond, elle eût abouti à la liberté, c’est-à-dire à la
suprématie de la force. C’est contraire absolument aux principes chrétiens qui
commandent de détruire les aristocraties en leur imposant la morale qui fait les bons
esclaves, les bons citoyens. Aussi, comme l’on comprend bien l’émotion de Paul
Bert48,
interprète de la médiocrité universitaire et parlementaire, à célébrer ces mots
sublimes, conscience, vérité, justice, ces mots « saints » ! La conscience morale,
pour cet esprit simple, est absolue. Elle ne comporte aucun degré. Tous les hommes ont
une notion égale et lucide du Devoir. Il y a le bien et le mal ; et ces deux couleurs
ne comptent aucun aveugle. Il s’exalte, il s’enivre de ses paroles comme d’une bave :
il en arrive à proclamer le libre arbitre, à déclarer que ceux qui mettent en doute la
certitude morale sont des malfaiteurs. Pour lui, il n’a jamais éprouvé aucune
hésitation : le bien est à gauche et le mal est à droite. Il n’y a pas de cas de
conscience. Une voix intérieure, une voie impeccable, une voix impérative, nous dicte
toujours notre devoir. Douter de cela, c’est douter de la dignité humaine. Ah ! le bon
type d’imbécile ! Qu’on me donne un tome d’Escobar, qu’on me permette de relire la
page où cet homme véridique avoue « qu’il n’est pas donné à l’homme d’acquérir des
choses une certitude pleine et entière ».
— Ce sont des surnoms honnêtes ou puérils du mensonge. Les casuistes ont bien connu
que les hommes ne pouvaient tenir société sans recourir au mensonge ; mais, n’osant
contrevenir directement à un précepte du Décalogue, ils imaginèrent des subterfuges.
La méthode des Jésuites comporte quantité de caches, de portes dissimulées, de
trappes, toute une machinerie vraiment déplaisante. Un terrain uni et solide convient
mieux, avec des murailles sans surprises, aux jeux de la discussion. Mais ils étaient
pris entre leur foi théologique et leur scepticisme moral ; de là ces pans de
tapisserie qui s’ouvrent pour permettre au conspirateur de dépister les alguazils
aussi bien que les « familiers » ; car ils furent toujours un peu traités comme les
ennemis du genre humain : l’Inquisition d’Espagne inquiétait Escobar pour la sévérité
de sa doctrine, cependant que Pascal le bafouait pour son relâchement. Pascal le
savait : et cela prouve bien que son fameux mot, « vérité en deçà — erreur au-delà »,
représente, non pas la constatation d’un philosophe, mais la plainte d’un
chrétien.
Pascal est d’avis qu’on ne doit jamais mentir ; Arnauld qui le fournissait de
citations tronquées, était « tutioriste », sinon l’inventeur du mot et de la doctrine.
Les casuistes de la Compagnie, plus déliés, d’esprit souriant, ne pouvaient consentir
à répéter éternellement aux hommes : le mensonge est toujours un péché. Défendre
toujours le mensonge, cela équivalait, selon leur justice ingénieuse, à damner toute
l’humanité, puisque les sociétés humaines ne sont possibles que par le mensonge,
puisque, pour tout dire, le mensonge est le grand lien social49.
Je crois qu’il ne faut pas reculer devant le mot. Pourquoi équivoquer comme saint
Augustin et distinguer entre « mentir » et « cacher la vérité » ? Il est vrai que
cette distinction, si elle est mauvaise verbalement, est juste moralement. Il y a bien
des sortes de mensonges. Il y a surtout ceux qui sont innocents et ceux qui
poignardent. Moïse n’en défend qu’un, le faux témoignage. Le P. de Condren, un
oratorien qui ne passait pas pour un ami de la morale facile, a établi très dignement
ce qu’on pourrait appeler le droit au mensonge. Il use, comme saint Augustin, de deux
termes, mais choisis avec finesse : « Toute la difficulté vient de ce qu’on confond le
mensonge avec la fiction, de ce qu’on comprend sous le nom de ce péché odieux toutes
les apparences qui se peuvent donner légitimement sans violer ni la justice, ni la
charité, ni la simplicité, ni aucune autre vertu. » A cette objection que « nos
paroles sont les signes naturels de nos pensées ; et que, par conséquent, c’est un
péché contre nature, quand elles ne sont pas conformes », il répond « que les paroles
sont signes libres et volontaires de nos intentions plutôt que de nos pensées… L’homme
a droit et même obligation de défendre son honneur et ses biens, et tout ce qui
appartient au prochain, de ses paroles aussi bien que de ses mains50 ». Cette distinction entre
le mensonge et la fiction, si ingénieuse (comme le remarque le P. Daniel), les
Jésuites ne semblent pas l’avoir goûtée. Ils admettent que déguiser la vérité est
toujours un mensonge, et leur art n’intervient que pour composer des formules qui
permettent à la fois de ne pas mentir et de ne pas dire la vérité. En cela, il faut
l’avouer, leur art est misérable. Sans doute, Pascal, sur ce point comme sur tous les
autres, a exagéré et même dénaturé la pensée des casuistes. Sanchez dit quelque part :
« Ce n’est pas mentir que d’user de termes ambigus en les faisant entendre en un autre
sens qu’on ne les entend soi-même. » Et il ajoute : « Il n’y a pas là mensonge
proprement dit, mais l’usage de ces termes n’en doit pas moins être défendu, à moins
qu’il n’y ait une cause légitime qui nous donne droit d’en user. » Pascal arrange
ainsi les dires de Sanchez : « Je veux maintenant, dit le Jésuite, vous parler des
facilités que nous avons apportées pour faire éviter les péchés dans les conversations
et dans les intrigues du monde. Une chose des plus embarrassantes qui s’y trouve est
d’éviter le mensonge, et surtout quand on voudrait bien faire accroire une chose
fausse. C’est à quoi sert admirablement notre doctrine des équivoques par laquelle il
est permis d’user de termes ambigus, en les faisant entendre en un autre sens qu’on ne
les entend soi-même, comme dit Sanchez51. » On
voit combien il est dangereux d’aller chercher dans les Provinciales
des arguments contre les casuistes. Le plan de cette lettre, particulièrement
calomnieuse, fut fourni à Pascal par Nicole. La polémique anti-cléricale vit depuis
deux siècles et demi sur quelques citations équivoques par quoi Pascal raille
l’équivoque. C’est un des plus curieux exemples de tromperie qui soient au monde. Il
semble pourtant que les Jansénistes auraient pu demeurer dans l’exactitude sans
risques pour leur cause, car c’est un point où les Jésuites sont extrêmement faibles,
et même ridicules. Cependant, que l’on examine telle formule d’Emmanuel Sa : « Toute
personne qui n’est pas interrogée légitimement peut répondre qu’elle ne sait rien de
ce qu’on lui demande, en sous-entendant de façon quelle soit obligée de
le dire. » Le moyen est médiocre comme sauvegarde de la liberté ; mais il n’est
pas monstrueux. Il est vrai que les pamphlétaires suppriment dans la proposition le
« n’est pas interrogé légitimement ». Et ainsi de même en toutes les propositions
analogues. Si Castro Palao commence par ces mots une dissertation sur l’équivoque :
« Toutes les fois qu’il se présente un juste sujet de déguiser la vérité… », on biffe
cette prémonition, et la suite semble le préambule d’un code de bandits.
Il reste que les hommes sont imbéciles et qu’il ne faut point leur parler nuances et
subtilités. L’affirmation grossière, voilà ce qui convient au peuple, — et par peuple,
comme disait Mme de Lambert, j’entends tout ce qui pense bassement
et communément. Tous ceux qui, répugnant à admettre la légitimité pure et simple du
mensonge, se trouveront dans le cas d’expliquer que « toute vérité n’est pas bonne à
dire », tomberont dans les maladresses où les Jésuites ont trébuché. A chaque instant,
dans la vie, et non pas seulement pour le mensonge, on se trouve pris entre « Tu ne
dois pas… » et « Il faut… ». Que l’on appelle cela cas de conscience ou conflit moral,
peu importe ; mais une solution est nécessaire, puisque l’action est nécessaire. On se
voit donc obligé, quand on a posé une morale trop sévère, de la ruiner peu à peu par
des complaisances, pour permettre le jeu, de plus en plus complexe, de la vie. Les
Jésuites, sans s’en douter, travaillèrent contre la morale chrétienne dans le même
sens que les poètes, les conteurs, les philosophes et les savants. Mais leur malheur,
et la cause du mépris qu’ils ont subi, est qu’ils le firent sans franchise et parfois
sans dignité. Ils ont rongé comme des rats le vaisseau qui les portait ; croyant le
rendre plus léger et plus habile à vaincre les courants, ils l’ont criblé de trous par
où est monté le bouillonnement de la mer. À force de finesse, de logique, de bon
vouloir, ils ont été inintelligents. On peut les dédaigner, puisqu’ils ne sont plus
bons à rien, puisqu’ils sont rentrés dans le rang, mais non les maudire. Quand le
vaisseau de la vieille morale chrétienne sombrera tout à fait, qu’une voix s’élève
pour dire la litanie des Sa, des Suarez, des Escobar, pour nommer ces démolisseurs
stupides et patients qui ont travaillé pendant des siècles à préparer le naufrage de
la nef de saint Pierre. Calvin voulait les tuer ou, « si cela ne se peut commodément
faire », ajoute-t-il naïvement, les écraser sous le mensonge et la calomnie :
« Jesuite vero, qui se maxime nobis opponunt, aut necandi, aut, si hoc commodo fieri
non potest, ejiciendi, aut certe mendaciis et calumniis opprimendi sunt. » Voilà une
haine que je ne comprends guère, à moins qu’on n’y mêle Calvin lui-même et tous les
fanatiques, et peut-être tous les croyants ; mais cela serait l’humanité entière, car
combien y a-t-il d’hommes libres ? Le point de vue est donc détestable. Ce n’est pas
sur leurs croyances qu’il faut juger les hommes, ni sur leur manière d’interpréter
dogmatiquement la morale. Il y a d’autres contacts pour la sensibilité ; l’esprit a
d’autres antennes.
— C’est bien moins avec l’esprit scientifique qu’avec l’esprit protestant et
rationaliste que les Jésuites furent en désaccord. Ils représentèrent, en somme, la
partie la plus saine et la plus acceptable du christianisme, celle qui tâchait
d’accommoder des principes destructeurs aux nécessités de la vie. Avec eux on put
s’entendre superficiellement, sur presque tout ; avec le chrétien pur, l’entrée en
conversation était à peine possible. Tant qu’il y eut besoin de cet intermédiaire, ils
furent dans le siècle quelque chose comme le médiateur plastique de la vieille
philosophie : dans ce rôle, devenu inutile, les Jésuites rendirent des services que
l’on ne doit pas oublier, à la civilisation, à la liberté des mœurs.
On réimprime ici, parce que l’édition vient de s’épuiser, le petit volume intitule avec
une naïveté, qui n’était pas aussi ambitieuse qu’on pourrait le croire, l’Idéalisme.
Depuis dix ans les idées de l’auteur se sont modifiées sur plus d’un point. Vivre,
c’est changer. Il espère que, pour lui, avoir vécu signifie, à cette heure, avoir grandi
en sagesse et en scepticisme, — et il ne redoute pas les curieux qui voudraient opposer
sa pensée d’hier à sa pensée d’aujourd’hui.
Plusieurs morceaux de la IVe partie sont également anciens ; cet
avertissement leur est applicable.
Décembre 1901.
Ces articles furent imprimés, le dernier printemps, en diverses revues qui
voulurent bien me laisser dire : les Entretiens, la Revue
Blanche, les Essais d’Art libre, l’Ermitage, le Livre d’Art.
Les voici ensemble, liés par un seul fil, même les trois derniers dont le ton sera un
peu discordant.
A cette heure, la théorie idéaliste n’est plus guère contestée que par quelques canards
enclins à se plaire dans les vieux marécages. Les naturalistes les plus entêtés et les
plus obtus ont cédé eux-mêmes à l’énergique pression intellectuelle qui, depuis quatre
ans, depuis la mort de Villiers de l’Isle-Adam, pesa sur le monde où la pensée s’élabore
en œuvres d’art.
La grande guerre est donc finie, mais selon le conseil de Machiavel, — le « maître
bien-aimé de Tribulat Bonhomet » — il faut achever les blessés, afin qu’ils ne
surgissent pas guéris et aptes à de nouvelles batailles. Si médiocre que soit un vaincu,
sa colère est toujours à craindre : c’est pourquoi l’extermination est nécessaire.
J’espère que tant de férocité ne sera pas jugée contradictoire avec les principes de la
liberté de l’art, que je préconise avant tout.
Ce mot traîne dans les journaux : des gens aussi vains que M. Filon se permettent de
l’écrire, croyant le comprendre ; les néo-chrétiens en font usage avec l’aplomb de
l’apprenti sorcier de Goethe ; M. de Vogué chevauche ce manche à balai, — et de ce balai
M. Desjardins balaie la sacristie ; c’est le mot à tout faire. Pour ces simplistes, un
peu bornés, l’idéalisme est le contraire du naturalisme, — et voilà ; cela signifie la
romance, les étoiles, le progrès, les pauvres bêtes, les phares, l’amour, les montagnes,
le peuple, les pauvres gens, tout le sentimentalisme humanitaire, sexuel et social.
Autrement, ces sots s’imaginent qu’idéalisme est synonyme de spiritualisme et qu’un tel
vocable relève de la judicature de M. Simon et de M. Déroulède ; qu’il clame une
doctrine morale et consolatoire ; que les familles y puisent quelque vigueur à
procréer ; les conscrits, de l’enthousiasme ; les misérables, de la résignation.
Mais non, — et il importe de cartonner à cette page le dictionnaire des lieux communs :
l’idéalisme est une doctrine immorale et désespérante ; antisociale et anti-humaine, —
et pour cela l’idéalisme est une doctrine très recommandable, en un temps où il s’agit
non de conserver, mais de détruire.
En voici le sommaire.
Schopenhauer résume ainsi les principes de l’idéalisme posé par Kant : « Le plus grand
service que Kant ait rendu, c’est sa distinction entre le phénomène et la chose en soi,
entre ce qui paraît et ce qui est ; il a montré qu’entre la chose et nous il y a
toujours l’intelligence, et que par conséquent elle ne peut jamais être connue de nous
telle qu’elle est. » Théoricien de l’idéalisme, Kant n’en est pas le trouveur ; Platon
fut rigoureusement idéaliste ; saint Denys l’Aréopagite proféra : « Nous ne connaissons
pas Dieu tel qu’il est et Dieu ne nous connaît pas tels que nous sommes » ; enfin les
réalistes du Moyen Age professaient, eux aussi, la douloureuse relativité de toute
connaissance, que toute notion n’est que d’apparence, que la vraie réalité est
insaisissable pour les sens comme pour l’entendement52.
Les conséquences logiques de ces aphorismes sont nettes : on ne connaît que sa propre
intelligence, que soi, seule réalité, le monde spécial et unique que le moi détient,
véhicule, déforme, exténue, recrée selon sa personnelle activité ; rien ne se meut en
dehors du sujet connaissant ; tout ce que je pense est réel : la seule réalité, c’est la
pensée.
La relativité de l’extérieur étant bien établie, nul besoin, théoriquement, pour le
moi, de se mêlera de problématiques contingences ; il se suffit à lui-même, et il le
faut, puisqu’il est isolé de ses semblables autant que deux planètes du système solaire.
Convaincu que tout est transitoire, hormis sa pensée, qui est éternelle (en ce sens
qu’elle capte l’éternité, comme un œil capte la lumière) ; convaincu qu’il est seul et
impénétrablement seul, comme une molécule douée seulement d’un pouvoir de cohésion ;
convaincu enfin que tout est parfaitement illusoire, puisque dans sa course à la
connaissance, ce colin-maillard, il n’emprisonne jamais que son pérennel et fastidieux
moi ; bien assuré qu’il ne peut sortir de l’état égoïste que pour retomber dans l’état
per-égoïste, — l’idéaliste se désintéresse de toutes les relativités telles que la
morale, la patrie, la sociabilité, les traditions, la famille, la procréation, ces
notions reléguées dans le domaine pratique.
Un individu est un monde ; cent individus font cent mondes, et les uns aussi légitimes
que les autres : l’idéaliste ne saurait donc admettre qu’un seul type de gouvernement,
l’anarchie ; mais s’il pousse un peu plus avant l’analyse de sa théorie il admettra
encore, avec la même logique (et avec plus de complaisance) la domination de tous par
quelques-uns, ce qui, d’après l’identité des contraires, est spéculativement homologue
et pratiquement équivalent.
L’idéalisme pessimiste de Schopenhauer aboutissait au despotisme ; l’idéalisme
optimiste de Hégel se résout dans l’anarchie : il suffit d’évoquer la méthode des
différenciations pour donner raison à Schopenhauer.
Tous les hommes, par cela seul que leur cerveau fonctionne, se représentent un monde ;
mais peu d’hommes se représentent un monde original. Considéré comme une entité,
l’ensemble des cerveaux humains est pareil à un four à porcelaine d’où sortent
successivement des millions de pièces identiques et banales ; une sur un million
apparaît bizarrement craquelée, roussie, fumée, rayée d’étranges dessins imprévus et
fous, gondolée, creusée, soufflée, déformée, ratée
53 : cette pièce de porcelaine, c’est la représentation du monde conçue
par les esprits supérieurs, par les génies. C’est, en somme, pour cette pièce unique que
le four chauffe et il importe peu que toutes les autres soient anéanties, si celle-là
demeure.
Mêlé à la vie active (qu’il dédaigne, peut-être par inaptitude) l’idéaliste jugerait
des hommes comme de ces pièces de porcelaine ; il les mettrait à leurs vraies places :
les supérieurs en haut, les inférieurs en bas, — « le peuple étant fait pour obéir aux
lois et non pour dicter des lois54 ».
(La théorie anarchiste emporte à peu près les mêmes conséquences : en l’absence de
toutes lois, l’ascendant des hommes supérieurs serait la seule loi et leur juste
despotisme incontesté).
En conclusion, ou bien l’idéalisme engage au désintéressement absolu de la vie
sociale ; ou bien, s’il condescend à la pratique, il conclut à des formes de
gouvernement que tous les esprits sains et nourris de doctrines prudentes n’hésiteront
pas à qualifier d’immorales, de subversives, d’incompatibles avec nos mœurs
démocratiques, — et ces formes sont : l’anarchie, pour que l’influence intellectuelle
soit exercée par ceux qui sont nés pour cette fonction ; le despotisme, pour qu’il
pourvoie les imbéciles de bonnes muselières, car, sans intelligence, l’homme mord.
La vie sociale étant écartée, il reste un domaine où il semble que l’idéalisme pourrait
régner sans nuire au développement de la mufflerie démagogique, l’art. Mais, parler de
l’art à cette heure, serait une ironie par trop cruelle : jadis, il fut libre ; ensuite,
il fut protégé ; aujourd’hui, il est toléré ; demain, il sera interdit. Pratiquons-le
encore, mais en secret ; en des catacombes, comme les premiers chrétiens, comme les
derniers païens.
On croit le moment bon pour le dire avec sincérité et naïveté : à cette heure il y a
deux classes d’écrivains, ceux qui ont du talent, — les Symbolistes ; ceux qui n’en ont
pas, — les Autres.
Oui, selon les précédentes formules, et selon une liberté différemment comprise
d’aucuns firent des œuvres ; mais ces Aucuns là ne sont-ils pas enfin périmés ? Et les
coraux qu’ils sécrétèrent, les îlots qu’ils érigèrent, un îlot nouveau ne vient-il pas,
tel qu’un orageux raz de marée, les secouer, les désagréger et ne permettre qu’aux
indestructibles de maintenir au-dessus de l’asphyxie leur tête fleurie ? Ils meurent,
ils s’émiettent, ils se pétrifient, l’orage passé, sous une couche de silence, ils
s’enfoncent lentement, ils descendent vers la géologie qu’ils vont devenir.
Ces débris d’inconscients et microscopiques travaux, à peine s’ils inspirent encore
quelque respect (si On nous le permet) ou quelque curiosité à des passagers en promenade
autour du monde, et les chefs de ces défuntes colonies (un peu animales, peut-être ?) ne
sont pas du tout des Chefs ; ils n’ont plus ni manœuvres, ni clients. Patrons démodés,
Praticiens vieillis et sans influence, entrepreneurs de bâtisses entre les mains
desquels et sous les yeux (les mauvais œils) desquels les moellons fondent comme les
morceaux de sucre dans les romans de M. Daudet.
Les coraux rouges, nous les vîmes assez : qu’ils soient bleus !
L’un des éléments de l’Art est le Nouveau, — élément si essentiel qu’il institue
presque à lui seul l’Art tout entier, et si essentiel que, sans lui, comme un vertébré
sans vertèbres, l’Art s’écroule et se liquéfie dans une gélatine de méduse que le jusant
délaissa sur le sable.
Or, de toutes les théories d’Art qui furent, en ces pénultièmes jours, vagies, une
seule apparaît nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue et inouïe, le Symbolisme,
qui, lavé des outrageantes signifiances que lui donnèrent d’infirmes court-voyants, se
traduit littéralement par le mot Liberté et, pour les violents, par le mot Anarchie.
La Liberté en Art, nouveauté si stupéfiante qu’elle est encore et demeurera longtemps
incomprise. Toutes les révolutions advenues jusqu’ici en ce domaine, s’étaient
contentées de changer ses chaînes au captif et généralement, c’était en de plus lourdes
que les muait la douloureuse ingéniosité des novateurs. Mais, les chaînes, c’est-à-dire
des règles, des grammaires, des formules, cela convient au peuple de l’Art, composé
d’une majorité d’enfants et de vieillards, satisfaits — lit ou berceau — qu’un guide sûr
les promène en petite voiture. Le haquet de Thespis brouetta ces résignés deux siècles
durant ; puis ce fut le cabriolet romantique, puis la tapissière parnassienne, puis le
tombereau naturaliste, puis le cab psychologique, puis le vélocipède néo-chrétien, — et
ils étaient toujours soigneusement ligotés.
Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de liberté, comment ce mot
qui semble strict et précis, implique, au contraire, une absolue licence d’idées et de
formes, j’invoquerai de précédentes définitions de l’Idéalisme, dont le Symbolisme n’est
après tout qu’un succédané.
L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu intellectuel dans
la série intellectuelle ; le Symbolisme pourra (et même devra) être considéré par nous
comme le libre et personnel développement de l’individu esthétique dans la série
esthétique, et les symboles qu’il imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou
expliqués selon la conception spéciale du monde morphologiquement possible à chaque
cerveau symbolisateur.
D’où un délicieux chaos, un charmant labyrinthe parmi lequel on voit les professeurs
désorientés se mendier l’un à l’autre le bout, qu’ils n’auront jamais, du fil
d’Ariane.
Ils voudraient comprendre, ils cherchent, quand parlent les harpes, à agripper au
passage quelques clairs et nets lieux communs ; ils croient qu’on va leur redire les
vieilles généralités qu’ils biberonnèrent à l’Ecole, tout ce qui, définissant la Femme,
définit la marcheuse et la gardeuse d’oies. Si le Symbolisme devait (comme d’aucuns
l’ont annoncé) revenir à des concepts aussi simples, à des imaginations aussi naïves, ne
serait ni ce qu’il est, ni ce qu’il sera : — il continuerait tout simplement le
classicisme, et alors, à quoi bon ?
Sans doute, il apparaît, en un certain sens, comme un retour à la simplicité et à la
clarté, — mais ces effets, il les demande au complexe et à l’obscur, au Moi où toutes
les idées s’enchevêtrent, où toutes les lumières concourent à ne donner que de la nuit.
On est toujours compliqué pour soi-même, on est toujours obscur pour soi-même, et les
simplifications et les clarifications de la conscience sont œuvre de génie ; l’Art
personnel — et c’est le seul Art — est toujours à peu près incompréhensible. Compris, il
cesse d’être de l’art pur pour devenir un motif à de nouvelles expressions d’art.
Mais, si personnel que soit l’Art symboliste, il doit, par un coin, toucher au
non-personnel, — ne fût-ce que pour justifier son nom ; et il faut toujours être
logique. Il doit s’enquérir de la signification permanente des faits passagers, et
tâcher de la fixer, — sans froisser les exigences de sa vision propre, — tel qu’un arbre
solide émergeant du fouillis des mouvantes broussailles ; il doit chercher l’éternel
dans la diversité momentanée des formes, la Vérité qui demeure dans le Faux qui passe,
la Logique perennelle dans l’Illogisme instantané, — et, néanmoins, planter un arbre qui
soit si spécial, si unique de ramure, d’écorce, de fleurs et de racines, qu’on le
reconnaisse entre tous les arbres comme un arbre dont l’essence n’a ni sœurs ni
frères.
Je sais bien que55, par la définition même de l’Idéalisme, le Permanent lui-même ne
peut être conçu que comme personnel, c’est-à-dire comme transitoire, et que ce qu’il y a
d’Absolu vraiment est incogniscible et hors d’être formulé en symboles ; ce n’est donc
qu’au relatif absolu que vise le Symbolisme, à dire ce qu’il peut y avoir d’éternel dans
le personnel.
Cette manière de comprendre l’Art exclut l’artiste médiocre qui ne détient, cela va
sans dire, rien d’éternel dans son personnel et qui ne saurait
exprimer une idée un peu humaine (ou divine) que par démarquage ; mais cette sorte
d’êtres a régné assez longtemps grâce aux tuteurs qu’on lui tolérait : que son règne
finisse (si c’est possible ?) et soyons intolérants.
Pratiquement il importe que le Symbolisme, art libre, acquière dans l’estime générale
une valeur qu’on lui a, jusqu’à ce jour, déniée ; il importe qu’à côté des formes
connues on tolère des formes inconnues et que de la serre chaude de la Littérature on
n’expulse pas les plantes, nées de graines de hasard, ignorées des catalogueurs et des
jardiniers. Pour cela nulle concession ne doit être faite ; c’est aux intellects
rudimentaires à se développer et non aux larges intelligences à se rétrécir pour
permettre à l’œil distrait de parcourir plus facilement une moindre surface.
Et les tuteurs, les règles, les lois, il faut les couper et les hacher et qu’à la place
de ces chênes pourris, piqués de trous de vermine, le lierre qui s’accrochait aux troncs
s’accroupisse en une ridicule désolation.
Les modèles ont, de tout temps, devancé les préceptes. Cette pensée de M. de Laharpe
simule un lieu commun, mais seulement peut-être par sa forme démodée et l’étroitesse des
termes où elle se base. En un langage plus philosophique, plus général et plus solide,
on obtiendrait un aphorisme tel que : « L’Art est antérieur à l’Esthétique », — ce qui
apparaît non plus un lieu commun, mais une vérité éternelle.
Les Vérités éternelles, — il n’y a de vraie plaisante dialectique qu’à se battre sur
leur dos. Elles sont patientes, souffrent les coups maladroits, les insultes, les
caresses, et l’ironie de leurs yeux immuables étant tournée vers le ciel, les
protagonistes n’ont pas à rougir ou à trembler sous un regard qui pourrait être
médusien.
Les Vérités éternelles, — elles sont de toute morphologie. Il y en a de blondes avec
des chairs laiteuses qui nous leurrent de la nubilité d’une prenable vierge ; il y en a
qui ont les quatre pieds d’une bête et dont le front angulaire contient, en sa
géométrie, toute l’inquiétude humaine ; il y en a dont les ailes, plus larges que les
ailes des condors, abritent sous leurs plumes un peuple de pensées…
Celle dont je parle est un des plus modestes Éons ; elle fréquente la Terre et fait
plus volontiers son nid syllogistique en tel cabinet d’étude que dans la barbe de
Jupiter.
Donc : l’Art est antérieur à l’Esthétique.
Lemme : l’Esthétique doit être une explication et non une théorie de l’Art.
Plusieurs ayant contesté, non l’aphorisme, qui est indiscutable, mais son lemme, qui
l’est moins, quelques arguments nouveaux seront peut-être bien accueillis par quelques
lecteurs de bonne volonté.
L’essence de l’Art est la liberté. L’Art ne peut admettre aucun code ni même se
soumettre à l’obligatoire expression du Beau56. Non seulement il se refuse au joug d’une
formule passagère, mais il dénie la domination de l’absolu humain, — lequel n’est
d’ailleurs que la moyenne des goûts, des jugements, des plaisances de la moyenne
humanité. Il peut violenter cet absolu, il peut balafrer la Beauté, — et répondre :
« Votre Absolu n’est pas le Mien », et : « Il me plaît de balafrer la Beauté. »
L’Art est libre de toute la liberté de la conscience ; il est son propre juge et son
propre esthète ; il est personnel et individuel, comme l’âme, comme l’esprit : et, l’âme
libérée de toute obligation qui n’est pas morale, l’esprit libéré de toute obligation
qui n’est pas intellectuelle, l’Art est libéré de toute obligation qui n’est pas
esthétique. C’est en vain qu’il chercherait le Vrai que l’intelligence seule peut
connaître, ou le Moral que la conscience seule distingue ; il est inapte à ces
opérations, il ne comprend et ne s’assimile que ce qui est adéquat à son sens unique :
le Sens esthétique.
C’est même pour cela qu’il est libre. Il se développe du dehors au dedans, sans
préoccupations d’avoir à partager son espace avec d’autoritaires entités ; il se
développe et s’enroule sur lui-même, se complique à loisir, multiplie ses fibres, ses
feuilles, ses fleurs intérieures ; il se développe et croît dans l’obscurité du Moi, et
s’il vient, au jour de l’explosion vitale, à projeter impérieusement ses végétations,
elles étonnent comme des conséquences anormales, illogiques, incompréhensibles.
L’individu est anormal : on ne le classe que par les limitations imposées à ses
manifestations extérieures ; intérieurement, il est anormal, il est un être dissemblable
des êtres qui lui ressemblent le plus. L’Art (que je considère ici comme une des Facultés de l’âme individuelle) est donc, de même que l’individu
lui-même, anormal, illogique et incompréhensible.
Or si la différenciation est évidente (ou tout au moins, microscopiquement possible à
établir) entre tous les individus humains doués de l’âme, — cette différenciation
devient bien plus évidente (et incontestablement notoire) entre le petit nombre des
individus humains doués d’une âme supérieure. Selon l’échelle de la vie, les membres de
tel groupe d’êtres sont dissemblables de plus en plus, à mesure qu’ils se sont davantage
perfectionnés : les atomes plasmiques et quasi-mécaniquement oscillants qui composent
les primitives colonies animales57 ne diffèrent pas entre eux ; leur forme est souvent
cristallique, rhombes ciliés, polyèdres poilus. En montant, on distingue, à un point
donné, le frère du frère, — et enfin, dans l’humanité, les individus identiques sont
extrêmement rares et de négligeables exceptions. Doués d’une âme supérieure, les
individus sortent du groupe formel ; ils vivent à l’état de mondes uniques ; ils
n’obéissent plus qu’aux lois très générales de la gravitation vitale dont Dieu est le
centre et le moteur. A ce degré animique, la prédominance de l’Amour fait les grands
saints, la prédominance de l’Esprit, les grands philosophes, la prédominance de l’Art,
les grands artistes, — et différentes variétés de génies selon que ces prédominances
sont absolues ou mélangées.
Donc, si les êtres supérieurs diffèrent radicalement, essentiellement, les uns des
autres, la production esthétique des uns différera non moins radicalement, non moins
essentiellement de la production esthétique des autres. En conséquence, nulle commune
mesure entre deux œuvres d’art, nul jugement de comparaison possible, nulle théorie
critique qui puisse les capter dans ses filets, nulle esthétique qui, applicable à la
première de ces œuvres, soit encore applicable à la seconde, — nulle règle fabriquée
d’avance, sous laquelle puisse se courber ni la première ni la seconde de ces œuvres
d’art, ni aucune œuvre d’art58.
Mais, l’Art étant « anormal, illogique et incompréhensible », on peut tolérer que des
gens très intelligents et capables de l’effort d’objectivité, en éclairent un peu — oh !
très peu, — les obscurités et dévoilent au public distrait les secrets de la magique
Lanterne. C’est l’esthétique d’après coup, la critique explicative, le , — et
il en faut refondre les principes à chaque artiste nouveau exhibé devant la foule
stupide qui n’admet pas que l’on puisse différer de la médiocrité moyenne enseigné par
l’Etat.
C’est aussi, l’Art étant libre dans la limite des organes dont il dispose, la liberté
de l’esthétique, l’individuelle, la personnelle esthétique, le droit de juger d’après
des règles individuelles et personnelles, au mépris des étalons, des patrons et des
parangons.
… Les Vérités éternelles : l’ironie de leurs yeux immuables se tourne vers le ciel…
De tous les plaisirs que peut procurer la Littérature, le plus délicat est
certainement : « Ne pas être compris ! » Cela vous remet à votre place, dans le bel
isolement d’où l’inutile activité vous avait fait sortir : reintégrer la Tour et jouer
du violon pour les araignées qui — elles — sont sensibles à la musique.
« Celui qui ne comprend pas » n’est sensible ni à la musique ni à la logique ; il est
sourd, mais non muet, car il va clamant partout : « Je ne comprends pas ! » Comme
d’autres de leur talent ou de leurs idées, il est fier de son inintelligence et des
loques verbales dont il vêt sa nudité spirituelle, — et il s’exhibe, il fait le beau, et
dès qu’on flatte sa vanité, qui est « Ne pas comprendre », un éventail de plumes de paon
lui sort du derrière et sur chaque plume, en guise d’œil, il y a un rond où est écrit :
« Moi, je ne comprend pas ! »
Cette faculté fait qu’on l’estime. Il est recherché de ceux qui, ne comprenant pas, ont
un peu honte ; son aplomb leur donne du courage et ils se disent les uns aux autres, dès
que la roue révélatrice esquisse son orbe : « Voyez, celui-ci, non plus, ne comprend
pas, — et pourtant, il n’en rougit pas, au contraire ! »
Au contraire : il connaît sa valeur et n’hésite jamais à se mettre en avant.
D’ailleurs, sa queue de paon aux précieux ronds est un drapeau commode et de loin
visible. Il ne l’a ramassé sur aucun champ de bataille, il ne l’a ni chipé ni conquis :
il l’a sorti de son derrière, et quand il le déploie, ce n’est pas pour conduire des
ombres à l’assaut de vaines entités.
« Celui qui ne comprend pas » est, en effet, un homme pratique. Doué d’une si belle
vertu, il l’exploite rationnellement et s’en fait des rentes. Tous les journaux lui sont
ouverts ; sa queue magique force toutes les portes : il gagne ce qu’il veut, rien qu’à
écrire — avec de fins sous-entendus : « Je ne comprends pas. »
C’est un accapareur : la « grande Presse » ne lui suffit pas ; il délègue à la
« petite » ses lieutenants ; mais ceux-ci, beaucoup plus bornés que le Maître, dépassent
souvent, la mesure, étalent une stupidité qui jette le décri sur des fonctions pourtant
bien honorables et bien lucratives.
Moi, je ne me plains pas ; je rencontre journellement « Ceux qui ne comprennent pas »,
et ils font ma joie. Je les aime : ils m’incitent à me retirer dans ma vraie vocation :
le Silence.
*
**
Il est à supposer, car je ne suis ni inspiré ni visionnaire, que cette figuration de
« Celui qui ne comprend pas » m’a été suggérée par telle bévue dont je fus victime
:
Oh ! bien peu, — et bien volontiers, si cela doit distraire quelques amateurs ; je
m’offre en spectacle : amusez-vous ! Mais vous amuserez-vous jamais autant que moi
devant la parade de « Celui qui ne comprend pas » ?
Or, en de précédents articles, j’exposai quelques idées, ou — si l’on veut — quelques
fantômes d’idées (mais lumineux, comme il sied à des fantômes, et d’une évidence
phosphorescente) touchant l’Art que je désire libre, la rénovation du mot Symbolisme qui
pourrait, je le redis, servir de dénomination commune (à l’usage du public lisant) à une
dizaine d’écrivains âgés de moins de trente-cinq ans et clairement stimulés vers un but
commun, touchant enfin (ou d’abord, mais c’est mon et mon ) l’Idéalisme dont je
tentai, non sans présomption, d’établir la signifiance vraie.
Cette très modeste clameur en trois notes, cette primitive mélodie, si simple qu’un
écolier se la serait assimilée instantanément, tomba dans l’oreille de « Celui qui ne
comprend pas », celui qui est sourd mais non muet. Il perçut un vague son pareil aux
bruissements des peupliers et, glorieux, cria : « Je ne comprends pas ! »
Oserais-je dire que ces syllabes complaisamment et vaniteusement répétées me semblent
surérogatoires — et que l’attitude, la démarche, le front et l’œil de « Celui qui ne
comprend pas » suffisent à indiquer son essentielle non-intelligence ? Il n’a même pas
besoin de sortir et de hochéner sa queue hiéroglyphique ; — d’écrire, encore moins.
Mais, il y faut mettre de l’indulgence et surtout il faut savoir que « Celui qui ne
comprend pas » a pour clients d’inepticules snobs, incapables, tout seuls, de se hausser
à un degré si éminent d’imbécillité cérébrale ; c’est pour eux qu’il écrit, et, comme je
l’ai déjà noté, son écriture est fructueuse.
« Celui qui ne comprend pas » est-il méchant ou envieux ? Comme tous les sots, il est
méchant et envieux, mais accessoirement, et d’une méchanceté si petite, d’une envie si
mesquine, que c’est piqûre de puce. Cela ne fait pas souffrir, cela n’incite ni à la
colère, ni à la vengeance, c’est agaçant et voilà tout. Agaçant, et inévitable, —
l’omnibus de la littérature étant, comme les autres, infesté de parasites.
« Celui qui ne comprend pas » est donc inoffensif. Même ses morsurettes parfois sont
des chatouilles ; on rit, cela décongestionne le cerveau, c’est salutaire, — et si
ensuite on écrase la bestiole, avec quelle pitié !
« Celui qui ne comprend pas » est donc surtout passif, et négatif ; il est celui qui
« ne… pas » ; la borne qui ne remue pas, le pavé qui ne se révolte pas, etc… Passive, sa
faculté d’incompréhension est illimitée et toujours égale à elle-même ; négative, elle
se façonne, elle se modèle comme cire, sur le sujet qu’il faut « ne pas comprendre », et
spécialement elle excelle en les questions abstraites comme à peu près les « gardes » de
la chanson :
« Ne pas comprendre » l’idée pure, et « ne pas comprendre » l’idée désintéressée,
invendable et immonayable, c’est le triomphe de l’homme à la queue magique. Pour lui, et
pour tous les intellects rudimentaires, l’idée ne se perçoit que concrète et figurée.
Donnez-lui des explications ; dites-lui que la littérature est un mode d’activité ; que
le génie est une réalisation ; que la poésie est une floraison d’âme ; que le symbolisme
est l’expression esthétique de l’idéalisme ; que la musique est la langue de
l’inconscient ; etc., dites-lui tout cela et vos dires, — il répondra (n’ayant
perçu que de vagues sons, pareils aux plaintes des mélèzes) en ouvrant à vos paroles une
bouche souriante et satisfaite.
Voilà pourquoi « celui qui ne comprend pas » engendre autour de lui — et jusqu’aux
confins du monde connu — tant de jovialité ; c’est le jeu des propos interrompus, du
coq-à-l’âne, — innocentes distractions, plaisirs quasi champêtres, de tous ceux que peut
procurer la littérature, plaisirs les plus délicats.
« N’être pas compris », cela vous remet à votre place : réintégrer la Tour et jouer du
violon pour les araignées !
— Et quant à moi, me retirer dans ma vraie vocation : le Silence.
Les mots m’ont donné peut-être de plus nombreuses joies que les idées, et de plus
décisives ; — joies prosternantes parfois, comme d’un Boër qui, paissant ses moutons,
trouverait une émeraude pointant son sourire vert dans les rocailles du sol ;
— joies aussi d’émotion enfantine, de fillette qui fait joujou avec les diamants de sa
mère, d’un fol qui se grise au son des ferlins clos en son hochet : — car le mot n’est
qu’un mot ; je le sais, et que l’idée n’est qu’une image.
Ce rien, le mot, est pourtant le substratum de toute pensée ; il en est la nécessité ;
il en est aussi la forme, et la couleur, et l’odeur ; il en est le véhicule : et bai ou
rubican, isabelle ou aubère, pie ou rouan, ardoise ou jayet, doré ou vineux, cerise ou
mille-fleurs, zèbre ou zain, le front étoilé ou listé, peint de tigrures ou de balzanes,
de marbrures ou de neigeures, — le mot est le dada qu’enfourche la pensée.
Mais ce n’est pas pour cela que j’aime les mots : je les aime en eux-mêmes, pour leur
esthétique personnelle, dont la rareté est un des éléments ; la sonorité en est un
autre. Le mot a encore une forme déterminée par les consonnes ; un parfum, mais
difficilement perçu, vu l’infirmité de nos sens imaginatifs.
Si complexe que soit l’impression que donne un mot, elle est subie néanmoins en bloc,
et il en est des vains vocables comme des vaines femmes, ils plaisent ou déplaisent : le
pourquoi ne se trouve qu’au retour à l’état d’indifférence.
Des mots exquis peuvent signifier des choses laides et sales, ce qui prouve bien que
leur charme est indépendant du sens que le hasard et l’articulation leur ont départis.
Amaurose : cela ne semble-t-il pas, tout d’abord, un mot d’amour ? Et quel poète, en
même temps que les lauroses et les lorioses, ne voudrait cueillir pour ses vers les
couperoses et les madaroses ?
Savoir la signification des mots est souvent attristant : la pompe des sedors s’éteint
sous l’eau où on les traîne, et les erminettes fraîches comme des joues de petite fille
s’ébrèchent en les entailles, et se rouillent de la sueur du charpentier.
Aussi les mots que j’adore et que je collectionne comme des joyaux sont ceux dont le
sens m’est fermé, ou presque, les mots imprécis, les syllabes de rêve, les marjolaines
et les milloraines, fleurs jamais vues, fuyantes fées qui ne hantent que les chansons de
nourrice.
Ô princesse d’antan glorifiées de , est-ce d’émaux ou de fourrures, et
voulût-on alléguer votre robe ou votre blason ?
Si la jaune chélidoine a fleuri, en est-elle moins la pierre des philtres et des
surprises ?
Quelles réalités me donneront les saveurs que je rêve : ce fruit de l’Inde et des
songes, le myrobolan, — ou les couleurs royales dont je pare l’omphaxen ses lointaines
gloires ?
Quelle musique est comparable à la sonorité pure des mots obscurs, ô cyclamor ? Et
quelle odeur à tes émanations vierges, ô sanguisorbe ?
Il y a encore des hérésies et, sur le trouble océan des indifférences spirituelles,
quelques nacelles où des sectaires, plutôt doux, fébriles tout au plus, se laissent
bercer par le flot en rêvant de rénovations religieuses.
L’une de ces sectes attend le Paraclet, c’est-à-dire le Messie des derniers jours,
l’homme divin en qui s’incarnera l’Esprit Saint, comme en Jésus de Nazareth s’incarna le
Fils : ces temps advenus, une joie s’épandra au-dessus du monde et descendra dans tous
les cœurs ; ce sera le règne, tant espéré, de la Justice et de la Bonté, de l’Amour et
de l’Intelligence, — de l’Esprit, en un mot, lequel est tout cela et bien plus encore,
puisqu’il est la Spiritualité la plus parfaite.
Une telle hérésie n’est pas neuve : elle commença de se manifester peu de temps après
l’Ascension du Christ et fut par des hommes simples, étonnés de ce qu’après la
purification du monde par le Fils, le monde, cependant, ne fût guère devenu plus
habitable.
Les siècles s’en allèrent, et il y avait toujours des Paraclétistes occupés à regarder
si un signe n’allait pas paraître au ciel, annonçant la naissance du Roi juste ; ils en
virent parfois, des signes, mais faux, ce qui ne les décourageait pas. Ils ne cessèrent
de crier, ces crédules charmants, et ils crient encore :
« Il va venir ! il vient ! le règne va s’inaugurer ! Les temps sont proches ! » Les
événements qui n’arrivent jamais ont toujours été prédits avec les mêmes formules.
Les clameurs des Paraclétistes, je les ai entendues, — mais il ne s’agissait ni de
religion, ni de rénovation spirituelle : il s’agissait de littérature.
Il y a, parmi les écrivains, un groupe de naïfs entêtés, lesquels, fermant obstinément
leurs yeux au présent, regardent, eux aussi, dans l’avenir, guettant la survenance du
Génie.
Le Génie, pour eux, est l’homme qui viendra sûrement, prochainement, afin d’exprimer
très haut les idées — bien que contradictoires — du groupe, et de revêtir d’une forme
imposante les imprécises imaginations de ces orphelins. Ce Génie, en effet, sera comme
leur père, leur tuteur, leur guide, leur accoucheur, leur Socrate, et il les soutiendra
de sa force et de son amour dans les labeurs de l’enfantement, qu’ils redoutent — mais
qu’ils ne connaîtront jamais.
Quant au Paraclet, quant au Génie, il viendra peut-être — et ceux qui l’auront appelé
le plus souvent seront les premiers à le nier et à railler sa providentielle
mission.
Il viendra, ce Génie, car il est déjà venu, et beaucoup de ceux qui l’attendent encore
l’ont connu et l’ont méconnu ; à sa mort, quelques-uns se convertirent ; d’autres
s’endurcirent dans leur crime d’espérer vainement.
Ô Paraclétistes, regardez donc autour de vous, parmi vous : il est peut-être là ; il
est toujours là. Il y en a toujours un, il y en a souvent plusieurs, car l’Esprit est
multiforme.
Prenez garde de l’avoir laissé passer inconnu, pauvre et blessé ; prenez garde de
l’avoir flagellé ; prenez garde de le crucifier : prenez garde de n’être que des Gentils
et des Philistins.
Quand un homme de génie se trompe, disait Barbey d’Aurevilly, il se trompe plus
complètement qu’un autre, il se trompe absolument, il va jusqu’au bout de l’erreur, et
ses absurdités sont des absurdités de génie. Il y eut un saint qui était la
symbolisation de la niaiserie, l’idéalisation de tout ce qu’il y a d’abject dans les
superstitieux lobes des cervelles déliquescentes et dévotes. En le canonisant, l’Eglise
semblait avoir consacré la haine de l’Esprit et tenté, par l’apothéose de la bassesse,
de justifier sa propre humilité intellectuelle. La glorification de ce curé paterne et
bénin affirmait un tel mépris de la grandeur, une telle tendresse pour l’infinie, pour
le laid et pour le sale qu’elle en devenait, du coup, l’œuvre définitive et suprême de
la dégénérescence religieuse, — et après cela, de tristes fidèles s’étaient dit que la
religion n’est, plus qu’un souvenir historique, qu’elle gît dans les vieux légendaires,
dans les Heures à images, dans la Patrologie, dans quelques architectures, dans quelques
pierres taillées, dans quelques têtes de jadis, peintes sur fond d’or. Héros élu par
l’Inintelligence, insulte permanente à la Sagesse, il s’appelait Lepou, et ses prénoms,
Jésus-Marie-Joseph, inauguraient en sa personne la Trinité nouvelle qui a remplacé celle
du Credo : Papa, Maman et le Petit, — abstraction la plus haute à
laquelle puisse désormais s’élever le matérialisme animal des catholiques.
Il fut curé, et dès qu’il le fut, imagina de se soumettre à des pénitences dont la
médiocrité fait pitié, lorsqu’on se remémore l’héroïsme de la mère Passidée de Sienne,
de Henri Suso ou de Dominique l’Encuirassé. Se nourrir de lait et de pommes de terre
froides, ne jamais se laver, ne jamais changer de linge, telle fut sa règle : il donnait
des puces comme un chien.
Cependant, la stupidité populaire se fit admirative. La plèbe pour qui la joie suprême
est la mangeaille s’étonna d’une abstinence volontaire et, point répugnée par la
sordidité, elle vint, regarda, flaira, fut charmée.
Peu à peu, sa clientèle s’élargit, accapara toute la dévotion élégante des environs.
Des gens arrivaient, incrédules, tout à coup apercevaient autour de sa tête le halo
d’une auréole. Les femmes se jetaient sur lui, le consultant sur leurs affaires, leurs
migraines, l’avenir de leur dernier-né. Jamais à court, il répondait, prophétisait comme
les almanachs, au petit bonheur, émettant des prédictions de cette force : « Vous
réussirez, mais il y aura bien des obstacles à vaincre, bien des tourments à subir » ;
ou bien : « Ne craignez rien, tout finira selon vos désirs ». Un paysan vint de soixante
lieues, à cheval, lui demander « s’il n’y avait pas une somme d’argent de cachée dans la
maison de son père, qui venait de mourir ». Une dame lui écrivait : « Mon mari est à
toute extrémité. Sauvez-le, et il y a dix mille francs pour votre église. » Il ne
décourageait personne et, faisant profession de tout savoir, dévoilait sans hésitation
la dernière pensée de gens morts qu’il n’avait jamais connus, disait à une veuve
inquiète : « Non, madame, Monsieur votre mari n’est pas en enfer. »
Il en arriva à ne pouvoir parler, sans pleurer, de Dieu qu’il appelait : « Mon bon
Père ! » Sa niaiserie dépréciait jusqu’à l’Eucharistie : « Quand on a communié, l’âme se
roule dans le baume de l’amour comme l’abeille dans les fleurs » ; et encore :
« Communier, c’est prendre un bain d’amour. » De vieilles femmes s’extasiant sur la
richesse des chapes d’or qu’on lui avait offertes, il répondit : « Oh ! c’est bien plus
beau au ciel ! » Il n’eut, en toute sa vie, qu’un mot d’une noble humilité, répliquant à
un sot qui l’appelait saint : « Moi, je ne suis qu’une charogne. »
C’était la curiosité locale, la richesse et la fierté du pays : on le vénérait à l’égal
d’une source guérisseuse, car il faisait des miracles, épargnait aux gens des frais de
médecin. Il suffisait pour être libéré de plusieurs maux, tels que la paralysie et
l’épilepsie, de toucher sa soutane ou son surplis. Une dame lui vola son chapeau, le
remplaçant par un neuf, mais sans se préoccuper s’il convenait au genre de cône que
formait sa tête. Un marchand d’objets pieux déroba un de ses mouchoirs, le débita par
petits carrés, tels que des reliques, mais garda la marque afin de pouvoir authentiquer
indéfiniment d’autres mouchoirs sales, d’autres minuscules fragments de linge puce.
Son portrait se voyait partout, aux devantures des épiceries comme des cabarets : sur
l’un, il avait l’air d’un vieillard coléreux et dyspeptique ; sur d’autres, une bouche
énorme et lippue étalait le sourire d’une brute contente ; ou bien, c’était la face
inquiétante d’un fou radieux ; ou bien encore, une tête de cadavre à longs cheveux
pleureurs, avec des yeux caves orientés vers le zénith.
On vendait à foison sa biographie : par M. X., avocat à la cour impériale de N. ; par
M. Z., auteur de plusieurs ouvrages d’éducation ; par M. B, licencié ès-lettres ; par
M. D., membre de l’Université : et tous ces opuscules étaient semi-anonymes, les auteurs
désirant concilier les exigences de leur foi avec la sécurité de leur position sociale.
La notice de M. D. se débita à quatre cent mille exemplaires ; lorsqu’on en acquérait
dix d’un coup, on avait droit à une « prime d’honneur », une belle image dentelée, la
tête de cadavre à longs cheveux pleureurs. L’ouvrage était précédé d’une épître
dédicatoire à N.-S. Jésus-Christ, finissant ainsi : « De votre suprême Majesté, — par
l’entremise de votre si digne mère — le dernier des serviteurs. » Mme de C***, « auteur de diverses poésies », fit imprimer un poème où elle
célébrait « son esprit dégagé des voluptés mondaines », comparait le vieil halluciné à
« un météore égaré sur la terre, — descendu pour planter sa tente dans ces lieux ».
Comme conclusion l’auteur se plaignait que la sainte poésie, cette fleur du premier
Eden, « périt sous l’étau de la faim. »
Pour que toutes les tristesses fussent accumulées en cette dégradante histoire, le
gouvernement impérial le décora « pour honorer la sainteté de sa vie », ce qui fut
l’occasion à un ecclésiastique de rédiger une nouvelle biographie intitulée : « Vie du curé d’Ars, surnommé le Saint, membre de la légion d’honneur ».
Le pauvre homme, pour stupide qu’il fût, ne méritait pas cette insulte ; il la reçut
avec l’étonnement un peu chagrin de ces bonnes sœurs d’hôpitaux auxquelles les hommes
d’Etat modernes attribuent des âmes puériles et vénales, des âmes de sous-officiers
vaniteux.
De vastes pèlerinages s’organisaient. L’administration fit tracer une route nouvelle et
spéciale : en une seule année les omnibus du chemin de fer transportèrent à Ars plus de
quatre-vingt mille voyageurs, sans compter les gens du pays qui venaient à pied ou dans
leur voiture. Des familles se mettaient en marche, mues par un ressort intérieur, sans
trop savoir pourquoi, abandonnant pour des semaines leur maison, leurs travaux, leurs
cultures, retrouvant, au retour, toutes économies mangées, la gêne et quelquefois la
ruine, si vite tombée sur les malaisés, n’ayant acquis rien qu’une absolution hâtive et
presque douteuse, — mais ils avaient vu le Saint, ils avaient baisé les marches de
l’autel où il disait la messe, les pavés où il traînait la boue de ses souliers et
c’était un grand réconfort pour ces âmes simples et crédules. La foi de ces gens
auréolait leur sottise. Ils venaient vers la Délivrance, comme un troupeau d’esclaves,
certains de trouver là la libération de leurs chairs rongées par le mal, de leurs âmes
avilies par l’Ennemi, de leurs cœurs saignants des illusions que l’expérience en avait
arrachées.
Les pèlerins pauvres campaient dans le cimetière, couchaient sur les tombes ; et, dans
les promiscuités nocturnes, ivres d’encens, de sueur et de bruit, ces pénitents naïfs
commettaient la moitié des péchés dont ils se confessaient le lendemain.
Les riches s’ingéniaient à acheter leur grâce par des excès de bassesses. On vit un
officier, admis dans la chambre de l’homme de Dieu, s’agenouiller devant lui, baiser la
putréfaction de ses pieds, se vautrer dans l’ordure amassée vers les coins, se frotter
la figure avec le drap du lit, gratter sur le pavé la sainte crasse, la respirer avec
délices, l’enfermer en un sachet.
A l’église, la cohue était violente, on se disputait, souvent avec des cris et des
coups, les places autour du confessionnal : alors des marchands de billets s’établirent,
recrutèrent un personnel de sans-le-sou qui se tenait là en permanence, ne cédant son
tour aux robes de soie et aux redingotes que moyennant le petit carton acheté d’avance
au cabaret. Certaines nuits, car les confessions commençaient à une heure du matin, ces
parts de joies atteignirent un louis, et les familles opulentes, tout en criant au vol,
versaient entre les mains des camelots les sommes requises par ces gardiens des portes
du Paradis. Et rien n’était plus affligeant que le spectacle de ces lâches chrétiens
venant mendier la protection d’un pauvre volontaire, croyant expier, tout d’un coup, au
contact de ce misérable, leurs injustes jouissances, et, incapables de travailler
eux-mêmes pour le ciel, exigeant du favori de la grâce l’immédiat partage de ses mérites
et de ses bénédictions.
Cependant, le sanctuaire d’Ars eût été d’une incomplète abjection si l’on n’y eût
vénéré, non pas seulement, un saint pitoyable, mais encore d’inauthentiques
reliques.
Cette martyre qu’un faussaire inventa par esprit de lucre, afin de vendre de
quelconques ossements puisés dans ces catacombes de Rome, où, sous la domination
chrétienne, se firent à leur tour ensevelir les derniers païens, sainte Philomène
régnait, presque l’égale du curé, dans la petite église vouée à tous les puérils
sacrilèges. Elle reposait en une châsse gothique, une petite cathédrale en cuivre : on
la voyait sous le vitrage, pareille aux poupées de cire des exhibitions physiologigues,
couchée sur un coussin de velours rouge, vêtue de l’innocence d’une robe d’argent, — et
plus d’un pèlerin s’étonnait de la bonne conservation de ce corps, adorant le
Tout-Puissant qui préserve ainsi de la corruption la chair de ses martyrs. Des broderies
symbolisaient les vertus de Philomène et la chlamyde d’or qui vêtait ses épaules était
le signe de sa gloire éternelle ; une agrafe en diamant faux maintenait la ceinture
au-dessus des reins purs, disant l’infrangible chasteté de la vierge.
Le curé d’Ars manifestait pour Philomène une tendresse un peu gâteuse. Il l’appelait
« sa chère petite sainte », ou bien « la sainte entêtée », celle qui, à la cour du
Paradis, là-haut, dans les coulisses du concert céleste, persécutait Dieu le Père
jusqu’à l’obtention des faveurs les plus folles et les plus imméritées. « Priez,
disait-il, priez et si vous n’êtes pas exaucés, menacez-la de dire partout que vous
l’avez priée en vain ; elle est très sensible à de tels reproches, la sainte entêtée, et
elle tient à conserver sa réputation. » C’était aussi la sainte irascible, car elle
avait frappé de cécité un ecclésiastique qui la contrariait ; et aussi la sainte
morte-vivante, car elle changeait de position dans sa châsse, s’asseyait, se mettait sur
le côté, souriait, s’éventait avec ses palmes de martyre : il fut constaté que d’une
année à l’autre ses cheveux avaient poussé notablement.
Une confrérie se forma pour exploiter le crédit de la sainte entêtée. Pour des sommes
variant de cinq cents à deux mille francs, on acquérait les titres de fondateur,
fondateur principal, fondateur insigne ; on dessous de ce tarif, on avait droit aux
appellations minimes de donateur ou de zélateur ; au-dessus, le brevet de bienfaiteur
était décerné ; on vous offrait par-dessus le marché l’inscription de votre nom sur une
plaque de marbre « et au Livre des Elus » ; enfin le portrait « à l’huile » de tout
bienfaiteur était suspendu dans la salle de réunion du Conseil.
Une image portait au verso cet alléchant prospectus. Paysage : à gauche, un arbre à
feuilles de marronnier ; à droite, un olivier ; au fond une colline lépreuse ; sur le
devant, de l’herbe où étaient semés un croc, une araignée de fer, un fouet, un sabre
japonais, un ciboire en forme de sucrier empire. La sainte était debout, couronnée de
fleurs, très décolletée, habillée d’une chemise bleue, froncée au col et à la ceinture,
terminée par une frange d’or, bordée et galonnée de croix pattées. D’une main, elle
tenait une flèche, de l’autre une poignée de lys ; sur un manteau de cour éployé, ses
cheveux tombaient dénoués, — et elle assumait, sous ce costume de féerie, un air épanoui
et naïf.
Les deux grandes spécialités de la thaumaturge étaient : pour l’âme, la possession
démoniaque ; pour le corps, les maladies secrètes. Tout miracle lui était possible, mais
dans ces deux ordres de misères, la guérison était certaine, « à moins de mauvaises
dispositions » de la part de l’implorant. On l’invoquait encore avec une presque absolue
sécurité contre la stérilité, à condition toutefois de la promesse formelle que le
produit du coït bénit portât, mâle ou fille, le nom de Philomène. Ô jeune vierge devenue
un adjuvant d’alcôve !
Philomène était la consolation du curé d’Ars et Grappin son tourment. Délégué par
l’enfer pour tenter et affliger le saint, ce démon, pendant vingt ans, obséda ses
courtes nuits. Il prenait la forme d’un coussin très doux, tel que de ouate, et quand la
tête s’y enfonçait, il en sortait un plaintif gémissement : c’était comme un écrasement
de ventre de femme. Des souffleries se faisaient entendre pareilles aux renâclements
d’un taureau exaspéré ; un galop de cheval secouait les planchers ; un troupeau de
moutons piétinait dans le grenier ; des voix criaient en des langues inconnues ; de
petites bêtes incessamment couraient le long de sa figure ; sa discipline se tordait sur
la table comme un serpent.
« Nourrissez-vous mieux, lui disaient des confrères, dormez cinq ou six heures : c’est
le moyen d’en finir avec toutes ces diableries. » Mais lui répondait par la parole de
Bossuet, en son sermon sur les démons : « Le jeûne fortifie et engraisse l’âme. »
Parfois Grappin venait en chef de bande et quinze diables se mettaient à imiter dans sa
chambre le bruit de la mailloche d’un cercleur de tonneaux sur le fût vide et
retentissant. Ensuite ils reniflaient avec fureur, projetaient sur le lit par leurs
naseaux du sable et du gravier, sortaient en contrefaisant les grognements du porc, les
hurlements du loup, les jappements du chien.
Ingénieux, Gappin variait son supplice des insupportables bruits : il fendait du bois,
rabotait des planches, battait du tambour, puis criait : « Viens donc, curé, j’ai une
place pour toi ! » Une nuit, il y eut entre les deux ennemis une terrible lutte, et au
matin on trouva le saint victorieux, mais évanoui, cruellement brûlé et mordu, à moitié
enfoncé sous
sa paillasse retournée.
Ces persécutions le crucifiaient et le tuaient. Le moment arriva, vers la soixantaine,
où il dut restreindre l’activité de sa vie, et enfin tout travail lui devint impossible.
Quand il garda la chambre, ce fut bref. Il mourut sans agonie, en disant à une dame qui
voulait chasser avec un éventail les mouches qui lui couvraient la figure : « Non,
laissez-moi avec les mouches. »
Quelques jours auparavant, il avait proféré : « Quand tout serait fini à la mort, une
vie d’amour, ce serait encore un bonheur au-dessus des forces humaines. »
Et ce mot ingénu suffit pour consumer, comme une flamme invincible, toute la Niaiserie,
toute la Bassesse, toute l’Abjection, toute la Honte, toute la Turpitude, toute la
Bêtise, — et l’on se prend à trembler devant ce vieux somnambule qui, au fond de sa
réelle stupidité, aima l’Infini, qui adora le Mystère, qui s’identifia avec la Cause, —
et l’on se demande avec terreur si les plus humbles intelligences ne sont pas les
privilégiées de l’Esprit, — et si le dernier des Saints n’est pas le premier des
Hommes !
1894
puella, virgo,
pulcella, pucelle, demoiselle, fille, jeune fille, et tous les noms de cet état
en toutes les langues vieilles ou neuves : une idée commune et exclusive permet de les
traduire l’un par l’autre ; mais la traduction, vraie pour le fond de l’idée, serait
fausse pour l’aspect que prend cette idée selon les civilisations et leurs moments.
Présentement, une femme de condition moyenne passe à l’état de jeune fille le tiers de
sa vie sexuelle et quelques-unes des années le mieux faites pour l’amour, souvent
presque toutes. Une fille qui se marie à vingt-huit ans a passé quatorze ans à ne pas
vivre, car, hors de l’amour, il n’y a point de vie pour la femme. Ce délai entre la fin
de l’éducation et le mariage était fort écourté sous l’ancien régime ; parfois nul. La
fillette devenait femme sans avoir été jeune fille. Une pénible transition lui était
épargnée ; car, cela est certain, pour la plupart des jeunes filles, leur état est un
supplice dès qu’il se prolonge.
Il y eut cependant des jeunes filles jadis, et même au xviiie
siècle. Toutes ne se mariaient pas au lendemain de leur nubilité,
arrachées du couvent pour cette nouvelle communion où se confirme la première. On en
voit passer quelques-unes dans les comédies, les romans, les mémoires ; mais leur
caractère se distingue mal de celui des jeunes femmes. Elles n’ont jamais de pruderie et
parfois très peu de retenue. Dès qu’elles sont admises dans le monde, elles en vivent la
vie ; on n’a souci de leur cacher ni les intrigues, ni les fugues, ni les plaisirs ;
elles sont des convives qui attendent qu’on les serve, sans impatience, étant sûres
d’être servies. Celles que l’on oublierait se serviraient elles-mêmes, et presque
personne n’en serait surpris. A la veille de la révolution, en ces années de paradis
dont la douceur fit paraître plus cruels les premiers jours sombres, la virginité n’est
pas d’un grand prix ; il y a un désir universel de céder à la nature. Aujourd’hui, un
Casanova ne vaincrait que des femmes ou des filles ; la jeune fille lui échapperait. Il
en mit à mal un grand nombre, et cela seul, précise coïncidence avec les mœurs du temps,
affirmerait la véracité de ses admirables et délicieux mémoires. Un témoin de l’étage
inférieur, Restif de la Bretonne, confirme cette facilité de la jeune fille du
xviiie
siècle. Elle se donne par sentiment et
acquiert très vite le goût précieux de la sensualité, car tout ce qui l’entoure, mœurs,
art, littérature, la pousse à une vie païenne, mais relevée d’un peu de rêverie. La
jeune fille de Laclos est d’un monde qui touche à la cour ; elle diffère à peine de
celle de Casanova et de celle de Restif.
A ce moment-là, il est bien évident que l’éducation ne dispose d’aucun moyen sérieux
pour tenir la jeune fille. De là les mariages précoces. Les parents sont heureux d’être
délivrés de leur responsabilité et les maris, sans illusions sur l’avenir, épousent une
fillette pour s’assurer du moins un ou deux enfants légitimes. Cette pratique, en
sauvegardant la partie essentielle des droits de l’homme, respectait autant qu’il se
peut la liberté de la femme. On ne la laissait pas libre, ou bien rarement, de choisir
son mari ; mais elle choisissait son amant, et à un âge où c’est un pur plaisir d’amour
bien plus encore qu’une nécessité sexuelle. A vingt-deux ou vingt-trois ans, la femme du
xviiie
siècle avait épuisé ses devoirs naturels. Elle
avait des enfants, souvent quatre ou cinq ; que lui demander de plus ? Son mari, fatigué
d’elle, la laissait, lasse de lui, avec l’espoir de quinze ou vingt ans de vie
amoureuse. A l’âge où une jeune fille d’aujourd’hui s’épuise à des études stériles, et
pires, abêtissantes, la femme de jadis était en pleine floraison de maternité. En
province et en des milieux sévères, cette floraison se continuait fort longtemps, ne
laissant place à des plaisirs extérieurs ni pour la femme, ni peut-être pour le mari. On
obtenait ainsi ces familles patriarcales dont l’idée nous effraie et très justement, car
l’état social n’en permet plus l’épanouissement. Des provinces, jusqu’aux premières
années de ce siècle, gardèrent la tradition des unions précoces. J’ai connu dans mon
enfance Mme de L… mariée à quatorze ans, Mme de
M… mariée à quinze. L’une avait eu beaucoup d’enfants ; l’autre deux seulement. Ni l’une
ni l’autre ne se souvenaient d’avoir été jeunes filles et elles considéraient avec une
pitié tendre leurs petites filles qui, à vingt ans passés, rougissaient aux histoires
galantes qu’elles contaient sans scrupule. Il n’y avait pas eu pour elles d’interrègne
entre la vie des saints et les romans à la mode ; elles avaient passé, d’un saut, de la
poupée au mari, de la puérilité à la maternité. Elles avaient eu la pudeur des jeunes
femmes ; la pudeur des jeunes filles était pour elles tout à fait énigmatique.
En résumé, il y eut des jeunes filles au xviiie
siècle,
et avant, et toujours. Il n’y eut pas « la jeune fille ». La jeune fille est une
création du siècle dernier. Elle est née tout naturellement des mariages tardifs, comme
les mariages tardifs sont nés de la suppression des situations héréditaires. La
naissance de cette nouvelle unité sociale se marquerait, si on voulait bien la
rechercher, à quelques années près. Les Lettres à Emilie sur la
mythologie, de Demoustier, sont de 1798 ; Les Contes à ma
fille, de Bouilly, sont de 1809. Le premier de ces livres est destiné aux jeunes
filles, à celles du xviiie
siècle, à celles qui sont
sensibles, qui parlent de l’amour et peut-être sans ignorance ; il ne convient pas à
« la jeune fille ». Demoustiers prépare à la volupté ; Bouilly prépare au devoir ; il
s’adresse à un être nouveau : « la jeune fille ». Vers cette date, les livres abondent
dans le goût de ceux de Bouilly, qui est un mélange affreux de raison et de
sentimentalisme. Des femmes, dont la Genlis est le type, travaillent pour la créature
nouvelle, pour la vierge qui doit passer cinq ou six ans dans le monde à un âge où
naturellement elle ne pense qu’à l’amour. Il faut tromper cette tendance, la dévier vers
l’étude, vers la sentimentalité pieuse, vers le rêve éthéré. Tout sera bon qui
détournera la jeune fille de l’amour, qui lui enseignera la résignation, la modestie,
l’obéissance, le sentiment du devoir et une quantité innombrable de vertus dont la
plupart ne sont que des paralogismes ou un assemblage de syllabes sans aucun sens
appréciable.
Comment cette littérature a fructifié, on le sait. Le livre pour jeune fille est
l’objet d’un commerce important, encouragé annuellement par l’Académie et plusieurs
autres sociétés de bienfaisance. C’est pour la jeune fille que l’on a traduit les
tristes romans des Cumming et des Wood ; pour elle que l’on a transformé en manuel de
morale les anciennes anthologies ; pour elle que les journaux et les revues qui veulent
être « oubliés sur la table du salon » travestissent la vie en une répugnante
berquinade ; pour elle que l’on a poursuivi Madame Bovary, et pour
elle que l’on fait le silence sur des écrivains français qui n’ont point montré une
convenable réserve sur l’article des mœurs ; pour elle que l’on a ôté leurs poches aux
robes des femmes (ceci est regardé comme une grande conquête par les dames pieuses qui
ont lu en cachette les « Mémoires du comte de Grammont ») ; pour elle que les théâtres
subventionnés châtrent Shakespeare ; pour elle que l’on a fait du siècle de Louis XIV
une époque de vertu et de dignité morale ; pour elle que se sont affadis l’art et la
littérature et que l’homme a été blessé dans la première des libertés, la liberté des
mœurs.
Si la jeune fille ne nous a pas fait plus de mal, tout le mal qu’elle a fait dans les
pays protestants, c’est que la France, comme l’Italie, étant de tradition païenne, une
scission s’est produite dans notre littérature. Avec Gautier, Flaubert, dans le roman,
avec Baudelaire dans la poésie, une littérature nouvelle s’est créée — qui ne tient plus
compte de la jeune fille, ni de la famille dont elle est devenue l’âme et le centre. La
littérature pouvait évoluer avec une aise suffisante si on ne lui avait demandé que de
ménager les pudeurs de la femme ; mais on la pria aussi de respecter la pudeur des
vierges. Voilà l’origine de la révolte, et le prétexte de la préface à Mademoiselle de Maupin qui est un des plus beaux morceaux de la libre
littérature française. Parfois, depuis trente ans, la littérature « littéraire » a
côtoyé la littérature licencieuse. C’est que l’écrivain se croit le droit de tout dire
qui n’a plus qu’un public d’hommes. Ceux que la jeune fille a exclus de la « table du
salon » (ou je ne vis jamais, moi, que des fleurs, des cartes ou des bibelots) n’ont
plus songé aux mains des jeunes femmes. D’aucunes se brûlèrent à cet enfer ; d’autres y
trouvèrent un rafraîchissement. Il y a des jeunes femmes fort honnêtes dans le public de
la littérature sensuelle ; il y a même des jeunes filles. Les unes et les autres ont
préféré de la bonne littérature qui choque un peu leur cœur à de la mauvaise qui,
satisfaisant leur sensibilité, souillerait leur intelligence. L’esprit aussi a sa
pudeur.
Ces femmes courageuses sont rares. La plupart, engagées à choisir entre une œuvre
moralisante, donc médiocre, et une œuvre belle, mais trop libre, n’ont pas voulu
choisir. Le séjour de la jeune fille dans la famille en a chassé tous les livres. On ne
lit plus en France. Non qu’il se publie moins de livres ou qu’il y ait un public moins
disposé à lire ; mais il y a un désaccord profond entre les livres et ceux qui
pourraient se plaire aux longues lectures. On s’est accoutumé, assez facilement, à
d’autres activités, et même à l’ennui. La province s’ennuie, parce que M. Ohnet est
stupide et M. Paul Adam, immoral. La province voudrait un genre moyen et honorable où le
génie de Balzac s’allierait à la candeur de Fénelon. Nourries de cette idée que le
talent est une faveur de la divine providence, les familles chrétiennes attendent la
venue de l’homme qui n’abusera pas, pour de vaines prouesses littéraires, des dons que
Dieu lui aura départis, dans sa bonté.
Toutes les familles sont chrétiennes, même celles qui le nient à haute voix. Voyez
M. Jaurès, dont on ne peut arriver à savoir si la fille est élevée au Sacré-Cœur ou au
lycée Molière. Que de prudence en ces asiles de la Virginité ! Ni l’un n’a osé dire : je
l’ai ! Ni l’autre : je ne l’ai pas. Les asiles attendent leur proie et la pension, qui
se paie par trimestre, et d’avance. Mais qu’importe ! Pour une forte éducation
chrétienne, pascalienne, évangélique, j’aurais plus de confiance peut-être au lycée
Molière qu’au Sacré-Cœur. Il y a bien du paganisme et bien de la volupté mystique chez
des religieuses vouées à l’amour de Jésus. Ce sont leurs mains pieuses et pures qui ont
pétri le cœur de toutes les grandes amoureuses. La première communion est un mariage
blanc, une préparation lointaine au sacrifice nuptial. Dans toutes les familles, quel
que soit le degré de la foi, la morale est la même, parce que la jeune fille est là,
toujours la même, morale vivante et gardienne aux grands yeux clairs. Dès qu’elle entre,
un pacte muet s’établit entre la vierge et le milieu où elle respire. A défaut d’air
pur, on lui fait respirer une douce atmosphère d’hypocrisie. Il est convenu qu’elle ne
sait rien. Ce qu’on appelait le plaisir, quand elle n’était pas là, devient le mal. La
jeune fille ignore le mal. Elle est un ange. Mais un ange terrestre et fragile qui peut
se casser les ailes. On en a vu des exemples. A cette idée, il y a des frissons, et les
voiles s’épaississent, car un ange qui s’est cassé les ailes n’a plus aucune valeur.
Tout ce que l’on dénomme chez la jeune fille : vertu, candeur, innocence, ignorance,
modestie, pudeur, obéissance, timidité, piété, tous es mots, dont presque aucun ne
conviendrait à une jeune femme, ne sont que des euphémismes. Ils permettent de ne pas
prononcer celui qui affirme trop brutalement l’idée nette d’intégrité corporelle. La
jeune fille, qui crée la famille, est une création de l’homme, du mâle. Tant que les
hommes désireront être les pères de leurs enfants, ils approuveront tous les moyens que
l’expérience a suggérés pour préserver la virginité des filles. C’est pourquoi le
politicien anti-clérical fait élever son Elodie chez les bonnes sœurs. Ainsi il donne à
son produit une marque supérieure et qui en augmente le prix. Le lycée que patronne
Sganarelle ou le Cocu imaginaire n’a pas encore fait ses preuves ; sa marque est
inconnue ou suspecte. Les hommes demeurent fidèles aux conséquences d’une croyance
atavique, longtemps après qu’ils ont brisé le principe même de la vieille croyance. Il
est vrai que le procédé de culture comme le sol influe sur la qualité du produit. Le jus
de la vigne est du vin, d’où qu’il vienne ; mais que de nuances ! En France nous sommes
habitués à un type de jeune fille qui sera longtemps encore le type dominant. Ses
caractéristiques, un livre récent nous les donne, formulées par la jeune fille
elle-même59.
Curieux d’apprendre de leur bouche si les jeunes filles d’aujourd’hui étaient devenues
très différentes de celles d’hier, M. de Tréville (que ses occupations disposaient bien
à cette tâche) en a interrogé, dit-il, « plusieurs milliers ». Ses questions, au nombre
de soixante, portent sur des sujets fort variés, les parfums aussi bien que la religion,
le bal aussi bien que la littérature. Les réponses, au nombre de deux mille, peut-être,
ont un air parfait d’authenticité. Aucun génie n’aurait pu imiter avec cette perfection
la délicieuse et fraîche sottise de ces charmantes petites âmes. C’est la candeur dans
toute sa rouerie, le mensonge dans toute son innocence, l’ignorance dans tout son
orgueil, le psittacisme avec tout son gonflement de plumes. Aucun livre documentaire ne
m’avait tant réjoui depuis bien des années. Et quelle mine pour la psychologie des
femmes ! C’est là-dessus qu’il faudra s’appuyer désormais pour établir la distinction
entre la personnalité et le caractère. Il y a des mots pour nommer les différents
caractères ; il n’y en a pas pour distinguer entre elles les personnalités. Cela serait
inutile, puisqu’une personnalité ne ressemble à aucune autre, est unique. Le nom d’une
personnalité, c’est le nom même de la personne.
Rare chez les hommes, la personnalité n’existe presque pas chez les femmes, et jamais
chez la jeune fille. On distingue des caractères, des tempéraments : voici des genres,
des espèces et des variétés : d’individus, point. C’est très curieux. Non, comme le dit
l’enquêteur, elles n’ont point d’idées subversives. Ah ! qu’elles sont sages, qu’elles
sont obéissantes, qu’elles sont jeunes filles ! Je les aime ainsi, je l’avoue, n’ayant
jamais demandé aux femmes que d’être de belles fleurs. Il y a des fleurs qui ont des
yeux si doux ! La personnalité n’est aucunement nécessaire à la perfection de la vie
sociale ; au contraire, elle serait plutôt anti-sociale, car deux personnalités ne
peuvent vivre en contact permanent sans se déclarer la guerre. La personnalité qui
n’implique pas l’égoïsme le crée très souvent. Il est donc tout naturel que la femme,
l’être social par excellence, soit et très peu égoïste et très mal douée de
personnalité. Mais le caractère s’affirme en elle avec d’autant plus de force, comme à
l’état d’exemple, de synthèse. L’homme à demi chaste est commun. La femme va vite à
l’extrême. Les demi-vertus féminines ne sont peut-être que des hypocrisies
audacieuses.
La première question posée a précisément permis à plusieurs jeunes filles d’affirmer
leur caractère. Elles l’ont fait avec une simplicité passionnée. C’est que la question
était bien ingénieuse : « Type idéal de la jeune fille. Comment la voudriez-vous, la
jeune fille moderne ? » Chacune a fait son propre portrait. Nous avons là une trentaine
d’images de miroirs des plus amusantes, — parce qu’elles sont presque toutes semblables.
Ou bien si on voulait les classer, il faudrait le faire selon des types ; on aurait : la
jeune fille douce et affectueuse ; la jeune fille énergique ; la sérieuse et la rieuse ;
la ménagère et la coquette ; celle qui met avant tout la piété ou l’instruction, etc. Il
vaut mieux essayer d’une autre méthode. Par exemple, quelles sont les qualités les plus
estimées des jeunes filles et dans quel ordre ? La statistique des mots sera ici
conforme avec les plus vieilles associations d’idées. La classe des mots les plus
fréquents (31) sont : bonté, dévouement, charité, affection, sensibilité. Voilà pour le
sentiment. La jeune fille se reconnaît donc ou se souhaite un cœur tel que tout homme le
voudrait rencontrer en elle. Vient ensuite (30), et c’est logique, la classe : bien
élevée, respectueuse, modeste, douce, simple. L’accord continue avec la troisième classe
(19) : aimable, gracieuse, un peu coquette. Ici, il faudrait peut-être décomposer :
aimable (8), gracieuse (7), un peu coquette (4). La religion n’est pas oubliée. Aucune
n’y est hostile, mais ce qu’il leur faut maintenant c’est « une religion éclairée »,
« une piété solide ». Si l’on avait donné un chiffre particulier à chacun des mots, au
lieu de les grouper par classes, la religion l’emporterait sur tous les autres (14).
L’instruction a presque autant de partisans (13) ; mais sept d’entre elles ajoutent :
sans pédantisme (7). Voilà une crainte salutaire. Le clan des femmes fortes est
important (13) : énergie, volonté, courage, force, dignité, fierté, tel est son langage.
Sérieuse, aspirations élevées (13) ; franchise et gaieté (11) ; femme d’intérieur, bonne
ménagère (8) ; intelligence, jugement, curiosité d’esprit (7). On voit qu’elles ont plus
de souci de leur cœur que de leur cerveau et aussi que la charité les exalte davantage
que la cuisine. Elles sont tout en amour, ces jeunes créatures ; elles sont comme on
voudrait qu’elles fussent, décidément. La musique a beaucoup baissé dans l’estime de la
jeune fille (2) ; quelques-unes préfèrent la peinture (4) ou même la poésie (6). Deux
d’entre elles disent : un peu de sport ; et deux autres : pas de sport. Et tout cela est
si peu révolutionnaire que cela pourrait se passer sous la reine Amélie ou du temps que
la reine Berthe filait.
Il resterait à savoir de quel milieu viennent ces réponses. Elles sont si ternes, si
convenables, si « jeune fille » que je n’ai pu m’en faire une idée précise. Il est
français, traditionnel et provincial. Il est celui, très probablement, que l’on
atteindrait avec les adresses d’un bon journal de modes répandu en province. Les deux
mille et six jeunes filles de M. de Tréville, ce don Juan de l’Enquête, ont toutes reçu
une excellente éducation et une instruction sérieuse. Elles sont lettrées, hélas ! Elles
l’ont prouvé en répondant avec abondance à plusieurs questions touchant le style, la
poésie nouvelle, les littératures du nord. Je ne voudrais avoir l’air de m’égayer de
l’innocence littéraire de tant d’êtres charmants, et dont la destinée heureuse est de
vivre loin de toute littérature. Mais elles affectent sur ces sujets un pédantisme
vraiment bien ridicule. Qu’on enseigne donc de singulières choses à la jeunesse ! Sans
doute, cela est sans importance, puisqu’il s’agit seulement de passer le temps,
d’occuper l’activité bizarre de l’âge ingrat.
Puisque cela est sans importance, ne pourrait-on varier un peu cet enseignement
suranné ? Est-il nécessaire de cultiver avec tant de soin dans les jeunes esprits la
haine du nouveau ?
Cette haine du professeur contre ce qui est venu au monde depuis qu’il a conquis ses
diplômes est très naturelle. Peu d’hommes maintiennent leur instruction au courant de la
science. Un professeur âgé de cinquante ans enseigne ce qu’on lui enseigna il y a trente
ans ; mais cette science qui lui fut donnée par un vieillard était déjà ancienne quand
il la reçut. L’orientation des esprits change à peine deux fois par siècle. La
philosophie universitaire, par exemple, ayant secoué la tradition de l’éclectisme,
explique depuis cela le catéchisme de Kœnigsberg et récuse toute idée nouvelle. On
n’apprend un peu de science fraîche que dans les livres, dans les revues, dans les
laboratoires. Il y a aussi des laboratoires de littérature et de philosophie. Les jeunes
gens dans les collèges ne reçoivent que de vieilles notions, que les leçons des
littératures mortes ; quant aux jeunes filles, on ne leur fait pas même voir les momies
sous leurs bandelettes ; il ne leur est permis que d’en contempler l’image ou d’en
apprendre par cœur la description. Leurs idées littéraires ne sont pas nulles, elles
sont vagues ; ce sont des reflets. Et ces reflets, avec quel soin elles en ont fait un
calque, un décalque et une mise au net ! On devine des cahiers de littérature propres et
sages avec un titre en gothique mouchetée. Il y a là dedans tout ce qu’il faut pour
n’avoir pas l’air effaré quand le receveur de l’enregistrement raconte qu’il a vu
Mounet-Sully dans le Cid, à sa dernière fugue à Paris. Cet homme grave
qui est un lettré, s’il se tait au whist, dit volontiers, à l’écarté : Rodrigue, as-tu
du cœur ? C’est tout ce qu’il resterait de Corneille, avec deux ou trois autres centons,
s’il n’y avait pas le « cahier de littérature » de la jeune fille. Ayant entendu cela,
elle repasse l’analyse du Cid, dictée par son professeur pour le
brevet, et elle fait une réponse qui attire l’attention et peut-être décide de son
mariage. La vie de province est assez unie pour que de telles futilités fassent
anecdote.
Elle est donc lettrée, elle aussi, la jeune fille de M. de Tréville, et elle déteste ce
que l’enquêteur appelle, d’un mot bien vieilli, « l’écriture artiste ». Il y a là une
suite de réponses dont il faut tirer quelques phrases. Cela servira moins pour la
psychologie de la jeune fille que pour celle du professeur de la jeune fille. La
question est celle-ci : « L’Ecriture artiste. » — Sous prétexte de rajeunir les vieux
moules de notre musicale langue, certains écrivains, rompant avec le passé et pensant
sans doute qu’il en est du style comme de la mode capricieuse, se sont mis à bouleverser
la syntaxe et à tourmenter à un tel point la période qu’en les lisant on marche le plus
souvent dans l’obscur, l’incompréhensible. On appelle cela « l’écriture artiste ».
« Votre avis, s’il vous plaît ? » Cette question est déjà une réponse et, adressée à des
écolières à peine libérées, une réponse comminatoire. Cependant la femme, c’est la forme
de sa liberté intellectuelle, a l’esprit de contradiction. Voici les
gazouillements :
- « — Laissons au style son gracieux naturel.
- — Si les auteurs modernes veulent rajeunir les vieux moules, c’est que tout tend
vers le progrès… à reculons.
- — N’imitons pas ces soi-disant écrivains, phraseurs éloquents, griffonneurs de
papier, qui se croient autorisés à bouleverser, à corrompre notre belle langue
française.
- — Je n’admets pas ce renouveau dans l’art littéraire ; les écrivains qui marchent
sur les traces de leurs ancêtres et puisent dans notre dictionnaire seront encore les
plus sentis et les mieux goûtés.
- — Hélas ! qu’est devenu le style des grands maîtres ?
- — Aristote, Quintilien, Cicéron ne sont rien pour ces libres génies ; les vieilles
règles tant préconisées sont des hochets passés de mode : en un mot, tout est sacrifié
à l’effet.
- — Que vois-je dans les œuvres de la nouvelle école ? De fantaisies qui
s’égrènent ou s’effeuillent suivant le caprice de l’imagination et des sens.
- — A la porte ! à la porte ! Gâter ainsi notre belle langue française, amie jurée
du naturel !
- — Oh ! ces pauvres auteurs modernes, qui vous font parcourir le labyrinthe
inextricable de leurs nouvelles locutions !
- — Le style de nos écrivains modernes est un cliquetis brillant.
- — Clarté et simplicité, telles sont les qualités qui constituent le génie de notre
belle langue.
- — Il me semble que le style simple, facile, naturel…
- — Le naturel et la simplicité…
- — En souvenir des heures ou plutôt des minutes de franche gaieté que m’ont fait
passer ce pauvre Stéphane Mallarmé et ses disciples…
- — Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir ?
- — Et du style !… je pense qu’il est frère de celui des Vadius, Trissotin, and Co.
- — Ce que je pense de l’écriture artiste ? que le mot est aussi horrible que la
chose.
- — Ce que je pense de la langue moderne ? Oh ! pas beaucoup de bien.
- — Le naturel, la simplicité…
- — Sarcey avait raison d’être l’ennemi…
… Marchandise bonne tout au plus pour l’exportation.
Puisse donc cette période de décadence…
J’ai résumé vingt pages extrêmement compactes.
La haine du nouveau y chante sans répit et sans esprit. Un seul joli mot : « Le beau
n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir ? » Seulement, cela conduit au nirvana,
— et au surmoulage. Une de ces jeunes filles a échappé au fléau. Sa réponse est d’une
ingénuité presque divine : « J’ai voulu analyser ce qu’on nomme l’écriture artiste. J’ai
lu plusieurs pages des Goncourt, qui sont, m’a-t-on dit, les maîtres de cette école. Je
ne vois ni période tourmentée, ni phrase travaillée, ni absence de naturel ; le style
est joli, fin, brillant, nouveau sans doute ; les termes sont clairs, la phrase nette.
On me l’avait dépeint obscur, je l’ai trouvé lumineux. Aucun mot n’est resté dans
l’ombre : tous parlent. » Voilà peut-être ce qu’on a dit de mieux sur le style des
auteurs de Renée Mauperin. Il est d’une jeune, fille inconnue qui
pourrait ouvrir, pour ses maîtres d’hier, une classe de jugement et de bonne foi.
Mais si elles détestent la littérature nouvelle, quelles sont leurs amours ? Les jeunes
filles d’aujourd’hui aiment en littérature ce qu’on leur a dit d’aimer ; et,
obéissantes, elles adorent, comme elles détestent, de confiance et les yeux clos. J’ai
recueilli et classé leurs aveux. Ce catalogue de noms, suivi du nombre exact des
adoratrices, n’est pas sans intérêt.
Nommés une fois seulement Walter Scott, Eugénie de Guérin, Madame de Ségur, Perrault,
Andersen, Michelet, Montaigne, Zénaïde Fleuriot, Tolstoï, Buffon, Daudet, Sarcey, B. de
Saint-Pierre, les Goncourt, Joinville, Coppée, Pascal, Charles d’Orléans, — et un poète
nouveau « mort récemment ».
Ce tableau nous renseigne sur les limites de l’instruction donnée aux jeunes filles.
Elle porte uniquement sur le xviie
siècle français
Quelques professeurs doivent y joindre deux ou trois noms romantiques. Sur le reste, le
silence semble complet. L’ignorance, du moins, est totale, ou à peu près : sur
l’antiquité (quoique une espiègle ait cité d’affilée cinq ou six poètes et orateurs
grecs) ; sur la littérature du Moyen Age et du xvie
siècle ; sur celle du xviiie
siècle ; sur
celle du xixe
, principalement à partir de 1850. Du grand
siècle lui-même la plupart de ces jeunes cœurs n’ont gardé le souvenir que des poètes
qui parlent de l’amour. Corneille, pour elles, c’est Chimène ; et Racine, c’est
Iphigénie et Bérénice. Celle qui a eu le courage d’entr’ouvrir Goncourt n’en a lu que
des pages. Celle qui a découvert « un poète mort récemment » n’en a lu que « cinq ou six
poésies ». La mieux partagée n’a donc pas reçu une véritable culture littéraire, ni même
une méthode de culture littéraire. Il semble que tous les efforts de leurs maîtres aient
tendu à leur imposer une rigoureuse discipline de préservation. On les a
imperméabilisées avant de les lancer sur les flots du siècle. Ni la pluie du ciel, ni
l’écume des vagues ne loucheront leur peau. Elles s’en iront vers la mort, douces,
souriantes ou en larmes, sans avoir éprouvé, de l’école à la tombe, une seule impression
esthétique. Il n’y a de vraie beauté que la beauté nouvelle ; c’est dans l’œuvre
d’aujourd’hui et dans celle de la veille qu’il faut chercher l’émotion pure, celle qui
n’est déterminée par aucun préjugé d’éducation. Qui oserait s’avouer à soi-même, sans
précautions, qu’il s’est ennuyé à Shakespeare, à Racine, à Chateaubriand ? N’est-ce
point un signe d’intelligence et de haute spiritualité que de se plaire en ces œuvres où
n’ose entrer la multitude ? La péronnelle qui veut me faire accroire qu’elle prend plus
de plaisir à Corneille qu’à Verlaine ne fait que m’avouer son ignorance ou son
obéissance excessive. Elle ne sait pas, ou bien elle répète pieusement une leçon trop
bien comprise. Quand aurons-nous des maîtres qui, ayant enseigné une méthode et des
principes, ajouteraient : « Lisez vous-même et jugez. L’art n’a de valeur que comme
source d’émotions intellectuelles. Ne confondez pas cela avec l’émotion sentimentale. Ce
qui touche d’abord la sensibilité n’est pas toujours de l’art ; ce qui ne touche que la
sensibilité n’est jamais de l’art. Ce qui ne touche que l’intelligence n’est pas de
l’art non plus. Tenez-vous-en à l’expression d’émotion intellectuelle. Ce qu’elle a
d’incorrect vous aidera à la retenir et ainsi vous pourrez mesurer la qualité de vos
tressaillements. »
La jeune fille d’aujourd’hui, jugée d’après l’enquête de M. de Tréville, n’a aucune
culture littéraire, ni aucune curiosité d’esprit ; elle ne souffre donc pas de
l’infériorité où la laissent ses années de pension.
Persuadée d’avoir atteint le plus haut degré d’instruction qui soit permis aux femmes,
elle n’est pas sans vanité intellectuelle. La femme aime à juger ; son esprit est vif ;
elle est prompte aux décisions. Des études incomplètes, mais prolongées, très appuyées
en de certaines directions, ne peuvent avoir qu’une influence très mauvaise sur les
jeunes filles
elles-mêmes et sur leur entourage.
Sans doute il faut que la femme soit conservatrice, mais non rétrograde. La jeune
fille, c’est la maison ; or, le moyen de faire entrer une idée nouvelle dans une maison
où l’on croit que toute pensée française depuis un demi-siècle n’a été que démence ou
acrobatie ? Au moindre contact, la sensitive va se replier ; la lumière même, si elle
est trop vive, resserre ses fibres. La jeune fille pourvue d’une bonne et solide
éducation et aussi peureuse et aussi prompte à rentrer ses antennes. On n’a obtenu la
sécurité matérielle qu’en dressant les organes du contact à se dérober à la moindre
alerte. De tous les contacts superficiels, de tous les frôlements, le plus difficile à
obtenir d’une jeune fille, c’est le contact intellectuel. Elle donne beaucoup au bal et
rien à la causerie. La main, les cheveux, ceci ou cela, il y a toute une hiérarchie de
jeux sans perversité ; mais le jeu intellectuel est impossible. Il semble bien que cela
soit par l’intelligence qu’on les dompte bien plus que par le sentiment. La religion
amollit les jeunes filles, tout en leur fournissant certaines armes délicates et assez
solides ; le cœur a trop de part en des croyances qui font appel à l’amour. Longtemps,
on s’était contenté de cette prison douce ; elle n’est tout à fait bonne qu’entourée
d’un fossé profond. La culture de l’intelligence consiste à faire creuser ce fossé par
l’intelligence elle-même. Ce sera un fossé, ou ce sera une muraille ; ce qui importe,
c’est le travail bien plus encore que la forme de la défense. On remuera de la terre ou
des pierres ; on bourdonnera autour d’une littérature ou d’une histoire. Le chantier se
croit occupé d’un travail utile. Telles, les abeilles qui depuis des milliers d’années
ne savent pas encore qu’on leur vole leur miel, — et qui ne le sauront jamais. Il s’agit
de creuser une douve ou d’élever un mur qui ait exigé des ouvrières un tel labeur
qu’elles ne puissent douter de l’importance de leur œuvre. Ce sera l’œuvre, celle qui
seule existe, celle qui annihile toutes les autres, celle qui s’étend comme une conquête
sur la nature. Ainsi l’on creuse dans les pensionnats la littérature du xviie
siècle français.
Le choix est bon. A cette période, la langue est assez obscure pour que l’on puisse
donner, sans être suspect, le sens le plus convenable à toute expression équivoque ;
elle est assez claire pour n’être pas rebutante ; et la pensée est assez morale et assez
religieuse pour que l’on puisse soutenir sans démence que son seul but est d’exalter la
religion et la morale. Ainsi on incorpore à l’intelligence les notions qui lui sont le
plus étrangères. La morale devient la floraison naturelle d’un grand esprit et la
religion la forme supérieure de la raison. Cinq ou six ans de ces inhalations
méthodiques suffisent à dompter les natures les plus sauvages. Elles se plient au joug
de l’uniformité parce qu’il leur est offert comme le signe de l’élection et de la
noblesse. De jeunes âmes, qui consentiraient à n’être pas tout à fait semblables à des
âmes voisines dont elles connaissent les faiblesses, rougissent qu’on les suppose
incapables d’égaler, au moins d’intention, les belles âmes de jadis. La vie des saints
leur a donné des modèles d’amour ; la vie des poètes leur donnera des modèles
d’intelligence. Corneille n’enseigne-t-il pas le sacrifice ? Ne voit-on pas en Bossuet
unies la raison et la piété ? C’est ainsi que la littérature devient un mur ou une cave.
La tour d’où sœur Anne regarde au loin les actions des hommes est rentrée sous terre et
devant les fenêtres ouvertes à notre prison une prodigieuse muraille s’est épaissie, qui
nous cache le ciel et la vie.
Ces réflexions ne veulent pas dire que l’on ait tort d’utiliser comme un caveçon la
littérature dans l’éducation des jeunes filles. On ne blâme pas la méthode, mais son
hypocrisie ; et encore tout bas, car il est clair quelle n’est efficace qu’en demeurant
secrète. La vérité est qu’il est impossible d’instruire une jeune fille sans la
déflorer. Ce mot est mis à dessein. Les natures délicates se corrompent par la tête,
comme les roses qui commencent à se faner par la pointe des feuilles. Une intelligence
cuirassée assure la défense de l’organisme tout entier. Ouverte et libre, elle semble
inviter l’ennemi. La curiosité sensuelle est très rare chez les vierges, et les émois de
leur cœur superficiels et fugitifs. Quand elles succombent, c’est par ignorance ou par
sottise. C’est pourquoi on leur donne des principes. Ils ne seront jamais trop sévères
et, en vérité, tous les moyens sont bons qui cultivent leur défiance et fortifient leur
esprit.
Tant que la civilisation européenne n’aura pas été profondément modifiée, la jeune
fille devra rester ce qu’elle est et maintenir son état dans un rapport sans équivoque
avec l’idée qu’éveille le nom même qu elle porte. C’est là l’obstacle aux progrès du
féminisme. Même sur les bancs de la Sorbonne, et mêlée à six mille jeunes gens sans
mœurs, il faut que l’étudiante ait des mœurs. Il faut qu’elle reste une jeune fille.
Elle doit craindre un contact, un regard trop prolongé, une parole douteuse. Elle est
libre, comme une perdrix dans le chaume ; elle est une proie. L’homme aussi est une
proie ; mais sa capture ne lui enlève qu’un peu de force absolue. Sa force relative
n’est pas atteinte, puisque tous ses frères tombent aux même rets. Mais la jeune fille,
si elle est prise, se perd toute. Elle n’a plus de valeur ; ou sa valeur, de sociale
devient anti-sociale. Ce jeune homme, même le plus sérieux et le moins sensuel.
n’aura-t-il pas eu quelque liaison, n’aura-t-il pas fait quelques visites aux amours
faciles ? Mais le contraire même lui serait une tare et le rendrait ridicule, ce qui, en
France, est pire que d’être odieux. Cette jeune fille, son camarade d’études : oh ! la
sagesse même ! En quatre ans, elle n’a eu qu’un amant et cinq ou six passades. Voilà la
limite du féminisme, et posée par la société elle-même. Bref une jeune fille est une
jeune fille — ou une fille.
Si la civilisation pourrait s’arranger d’un dilemme moins strict, il est tout à fait
inutile de le rechercher. Sans doute, une classe de courtisanes instruites, savantes
même, et habiles en tous les arts et dans la poésie, on peut rêver cela. Une
civilisation dégagée du christianisme verrait sans peur l’amour élégant devenir pour
quelques jeunes filles une profession charmante. Le spectacle d’ailleurs ne serait pas
nouveau ; des sociétés qui valaient bien les nôtres ne méprisèrent pas plus les
courtisanes que nous ne méprisons aujourd’hui les actrices et les danseuses. Mais ceci
même ne supprimerait pas la jeune fille. Au contraire, la distinction n’en serait que
plus marquée entre la fille vivant à sa guise dans le monde et la fille confinée dans sa
famille. Bien entendu que je ne fais aucune allusion à ce libertinage universel que des
sociologues déments appellent « l’amour libre ».
Tout en restant très fidèle aux vieux principes qui caractérisent et garantissent son
état, la jeune fille d’aujourd’hui se réjouit qu’on lui ait enfin accordé une plus
grande liberté d’allures. Elle ne rêve ni de féminisme ni d’émancipation totale. La
femme n’a aucun goût pour l’émancipation. Elle se veut esclave, au contraire, esclave
nominale, pour acquérir ainsi le droit de tyranniser l’homme qui lui est échu par le
sort. Il ne semble pas que l’on ait bien compris ce dessous du caractère féminin. La
jeune fille rêve ce qui sera le bonheur de la femme. Elle veut être la maîtresse d’une
maison. Prête à subir les charges du commandement, elle en exige les charmes ; il faut
qu’on lui obéisse. La femme française mènerait la politique même, si la politique ne se
faisait en dehors de la maison. Elle n’y a la main qu’à demi. Toute décision prise à la
maison est l’œuvre de la femme : c’est pourquoi les lycées de garçons se dépeuplent ;
les lycées de filles seraient vides s’ils n’étaient des externats. Les jeunes filles ne
demandent donc pas à être libres : « Une liberté relative », dit l’une ; « la fenêtre
entrouverte », dit l’autre. Aucune n’est féministe. Comme tout le monde en France, elles
croient que les jeunes Anglaises et surtout les Américaines sont élevées dans une
liberté extrême ; elles ignorent que dans pays anglo-saxons il y a un tyran plus dur que
toutes les lois, tous les règlements, un tyran de toutes les minutes, l’opinion. Et ce
tyran, qui prend plus de formes que n’en connaissait Protée, fait de la liberté
anglo-saxonne une chose mystérieuse et fugitive qu’aucun homme de civilisation latine
n’a jamais pu ni voir ni comprendre. En réalité, les jeunes filles sont élevées en
France d’une façon fort libérale, la confiance que l’on a dans les principes de plus en
plus solides dont elles sont pourvues a remplacé partout les barrières matérielles. Les
seules libertés qu’elles n’aient pas sont celles-là mêmes que leurs principes leur
défendent de prendre. Quelques-unes semblent regretter qu’on surveille leurs lectures.
Mais cela, c’est le caveçon ; c’est la clef du système.
On pourrait, en suivant l’énorme tome de M. de Tréville, faire encore bien des
remarques curieuses sur la psychologie de la jeune fille moderne. Mais ce qu’on en a dit
doit suffire à donner une impression générale et exacte de ses « aspirations ». Elle
aspire à l’amour, tout simplement. On lui demande : « La fortune fait-elle le
bonheur ? » Et c’est comme un jaillissement : Non ! non ! non ! Elles ont eu peur, tout
d’un coup, qu’on ne leur arrache les ailes. Le chapitre est bien intéressant. Il
suffirait seul à montrer combien la jeune fille de France est restée naïve et saine. A
lire leur littérature et surtout leurs opinions littéraires, on éprouve un véritable
agacement. Ce sont des cruches, — de délicieuses cruches, des amphores ! Mais dès qu’il
est question de tout ce qui est l’essence de la féminité, l’amphore redevient une belle
jeune fille à la gorge émue et aux yeux inquiets. On dirait que l’intelligence n’a été
donnée à la femme que comme le don du miel a été donné à l’abeille : don funeste à leur
liberté. Mais l’amour leur appartient, et rien ne peut l’arracher de leur cœur, — de ce
cœur qui a tant aimé les hommes.
1901.
Il ne s’agit pas d’affirmer une série de grades ou de fonctions caractérisés par des
différences sensibles. Dans le monde de l’intelligence on se meut librement, sans mot
d’ordre que celui chuchoté par l’infini, et on ne reconnaît de supériorités qu’élues
par un jugement personnel. L’expression hiérarchie intellectuelle signifie seulement
ceci : les hommes sont divisés en deux castes, les Energétiques et les Energumènes,
ceux qui agissent et ceux qui sont agis (ou devraient être agis), ceux qui détiennent
l’Esprit, c’est-à-dire la Force, et ceux qui subissent (ou devraient subir) l’action
de l’Esprit, ou de la force,
Hiérarchie
donc à deux degrés, ou plutôt à deux cercles dont l’un, inscrit dans l’autre, a
l’étroitesse, mais la solidité, d’une île de pierre surgie au milieu d’une solitude
océane.
C’est sur ce récif que se groupent — et parfois se réfugient— les êtres doués de la
pensée. Ils sont peu, — si la pensée n’a droit à ce nom que lorsqu’elle est
accompagnée de la conscience. L’homme, en effet, le premier venu, est inconscient ; sa
vie est purement automatique ; les gestes par lesquels il a l’air d’affirmer sa
différenciation lui sont dictés par le roulement de son organisme, et ce même jeu
l’oblige à proférer certaines paroles, celles-là seules et non d’autres.
Il n’y a pas d’imparité bien sensible entre les sociétés humaines et les sociétés
animales ; la comparaison s’est toujours imposée de l’homme avec la fourmi, l’abeille,
le castor, le pécari ou le chien des prairies. Après avoir réfléchi assidûment, et lu
différents traités d’histoire naturelle et de psychophysiologie, je suis arrivé à
cette conclusion : l’homme est une sorte de castor. Ces deux animaux bâtissent des
maisons et des ponts, vivent en société, font la guerre, font l’amour, sont à la fois
constructeurs et destructeurs ; à toutes ces œuvres ils procèdent naïvement, avec un
courage infini.
Pour le castor, comme pour l’homme, la chose en soi est un pont ; scier un arbre, le
faire tomber en travers d’une rivière, — et sur cette poutre passer fièrement. Vers
quel but ? Le castor n’a pas d’autre but que de passer la rivière ; pourtant, quand il
est de l’autre côté, il voudrait bien revenir, pour « repasser », mais il est trop
tard : la foule des castors le presse et le pousse : on ne passe qu’une fois sur le
pont des castors.
M. Ribot, avec quelques autres philosophes, en concluant à un automatisme relatif,
dénie à la conscience un rôle important. Conscient ou inconscient, l’homme agirait de
même ; il n’y aurait rien de changé dans ses rapports avec ses semblables ; la
civilisation en serait au même point. Si le monde varie si peu, si Hérodote, comme le
dit Schopenhauer, a pu raconter toute l’histoire future en écrivant l’histoire d’un
petit moment et d’un petit coin de la terre, — c’est que les inutiles évolutions
humaines ont été l’œuvre d’êtres inconscients, acharnés à suivre leur nature, à
toujours recommencer la même chose, à toujours scier des arbres pour passer de l’autre
côté de la rivière.
Pourtant l’esprit parle, l’esprit souffle — jusqu’à rebrousser le poil des castors !
Oui, mais l’action de l’esprit sur le castor n’est pas perçue par l’intelligence du
castor, et sitôt que son poil retombe, sitôt que l’esprit se tait, l’animal reprend sa
stérile besogne : il lui reste seulement la sensation d’avoir eu le poil rebroussé et,
contre le Souffle, une animosité qui très souvent devient de la haine.
Que ceux donc à qui de mystérieux mots ont été dits dans l’oreille gardent ces mots
pour eux, ou s’ils les redisent, que ces mots ne sortent de leurs lèvres qu’enveloppés
de l’impénétrable buée du symbole ; qu’ils restent sur leur île de pierre, d’où, grâce
à leur vue pénétrante, ils suivront, pour se distraire, les inconscients gestes des
lamentables « pontifes » ; et que leur égoïste prière soit celle qui est écrite dans
l’« Upanishad du grand Aranyaka » :
« Fais-moi aller du non-être à l’être, fais-moi aller de l’obscurité à la lumière,
fais-moi aller de la mort à ce qui ne meurt pas. »
… en attendant les jours où la parole pourra s’affirmer selon sa signification
essentielle et où l’énergie spirituelle se résoudra en lumière.
Mais, que nous importe l’avenir, et si l’intelligence est vraiment sans action, si
ceux qui devraient être imprégnés jusqu’à l’âme ne le sont que jusqu’au derme, si
l’animal secoue la tête et se reprend à pétrir son mortier, si l’énergumène enfonce
au-delà des oreilles son museau dans la boue, s’il refuse les caresses
intellectuelles, si, après des milliers d’années et de remontrances, il en est encore,
pitoyable fétichiste, à vénérer une série de dieux inférieurs, pensons au phénomène de
l’impénétrabilité : cela nous évitera l’étonnement.
1894.
On se souvient du mot doux proféré, il y aura un an tantôt, par un riche et vieux
journaliste (on ne sait plus lequel), à propos de Verlaine : « Quel dommage qu’il ne
soit pas mort à l’hôpital ! »
L’hôpital est, en effet, dans l’esprit de la solide bourgeoisie, le « couronnement »
naturel et d’une vie désintéressée de poète et d’une vie laborieuse de pauvre homme.
Ceux qu’on n’a pu jeter dans les bagnes ou faire crever de faim sur la paillasse, on
les envoie là finir leurs tristes jours. La civière, les râles et les crachats de la
salle commune, les expériences de fer et de poison, l’amphithéâtre, le lit de chaux :
voilà ce que réservent ceux qui restent debout à ceux qui tombent.
L’hôpital, tel qu’organisé par les sociétés modernes est une prison pour malades et
un laboratoire pour médecins. Parmi les gardiens et les opérateurs, il en est de
pitoyables ; il en est de féroces ; mais les uns comme les autres doivent songer
qu’ils sont d’abord les régents et les professeurs d’une école : le malade est le
livre qu’on ouvre à la curiosité des
petits carabins.
A Paris, l’hôpital est la terreur du pauvre. Entre malheureux on se conte des
légendes. Presque toutes les files publiques jetées à l’hôpital en sortent le ventre
barré d’une large couture : on les fend pour essayer sur de la chair, prostituée même
au bistouri, de lucratives opérations. Mais que les belles dames y songent, qui sont
gênées par leurs ovaires : cela déforme et cela marque ; on n’est plus propre qu’aux
adultères de coupé ou de canapé, en toilette de ville. Qu’elles se fassent tailler ;
elles sont maîtresses de leurs corps. Il ne faut demander aux médecins que le respect
de la chair pauvre et sans défense.
Je songe à l’hôpital parce qu’une vieille dame vient de mourir, ayant donné beaucoup
d’argent pour de telles fondations qui pourraient être pieuses, c’est-à-dire humaines.
Elle a fondé ou alimenté des hôpitaux pareils aux autres, des écoles de clinique et
non de vrais asiles où la misère et la maladie trouveraient un abri sacré, entreraient
comme dans un havre de grâce.
L’hôpital devrait être le prolongement du logis, une chambre seulement plus calme,
plus claire, plus saine, et le malade traité non comme un prisonnier, mais comme un
voyageur. Oui, une grande hôtellerie de la souffrance et le malade un hôte et l’objet
de toutes les attentions, un être humain maître de sa demeure passagère et non pas le
numéro sinistre sous lequel les gens à pendules et à bronze d’art sourient que meurent
les vieilles gens dont ils ont dévoré la vie.
Mais je n’attends rien de tel, ni d’aujourd’hui, ni de demain. Peut-être un jour
l’individu se respectera-t-il assez pour être en droit d’exiger qu’on le respecte
lui-même, jusqu’en ses caprices, jusqu’en des fantaisies d’enfant malade. Si, au lieu
d’être des états, les sociétés étaient ce que dit le mot, des associations, on
pourrait espérer beaucoup et tenter beaucoup ; l’Etat est la faux qui fauche, sitôt
sortie de terre, l’herbe des bonnes volontés.
Demain, c’est peut-être le socialisme, la torpeur, la fin de toute énergie, de toute
initiative, de toute liberté…
Mais se vouloir libre, c’est se faire libre. La pensée est plus forte que tout. Il
faut toujours dire ; il faut même crier : peut-être qu’au loin, un cerveau, comme une
cloche, va sonner à l’unisson.
1896.
Puis-je vous avouer, Monsieur, que je ne m’inquiète pas plus de l’idéal de demain que
du temps de demain ? Beau, mauvais, variable, avec toutes les nuances et toutes les
modifications que ces mots subissent selon les intérêts, les désirs, les illusions de
chacun. Cela regarde le baromètre. Quel que soit l’état social, l’individu s’accommode
à cet état, puisqu’il y vit et s’y reproduit. Je trouve seulement que l’homme a une
tendance fâcheuse à tyranniser la nature : grisé par la passivité des choses, il est
probable qu’il voudra de plus en plus substituer ses propres lois aux lois naturelles
et tenter de faire régner l’idée de justice, qui n’est que l’idée de logique mal
comprise.
Vous savez qu’il y a une notion commune à beaucoup de religions, celle d’un Paradis
terrestre situé au commencement du monde. Or, au siècle dernier, des penseurs hardis
imaginèrent de transporter ce paradis à l’autre bout, à la fin. Une hardiesse plus
grande serait de le situer au milieu, en un milieu oscillant, au milieu même où nous
sommes aujourd’hui : on l’essaya ; c’était l’optimisme, mais la chose parut un peu
forte, même aux plus naïfs. Paradis-passé, paradis-futur, je classe les deux notions
côte à côte dans le chapitre des superstitions hédonistes : c’est de la matière à
littérature.
Pourtant je voudrais vous dire quelque chose qui paraisse important, et voici : la
vie serait, je crois, rendue beaucoup meilleure pour tous et pour chacun, si l’on
admettait cette idée que la société est faite pour l’individu et non l’individu pour
la société. C’est l’individu qui souffre et non la collectivité ; c’est lui, et non la
totalité qui est la pièce importante. Sacrifier les individus au bien public me semble
aussi absurde que si, lors d’un incendie, on sacrifiait les locataires d’une maison
pour sauver la maison. Mais cet idéal apparaît très opposé à celui qui peut-être
s’élabore et qui serait, dit-on, l’unification, selon la moyenne, de toutes les
intelligences et de toutes les forces. Idéal (si l’on ose dire) bien difficile à
réaliser. On compte sans le génie ou bien l’on espère que le génie consentira à être
médiocre : c’est peut-être aller un peu loin.
Voilà. J’ai très mal répondu à vos questions, mais c’est que je vois très mal dans
l’avenir. Si pourtant je vous envoie cette note, c’est par sympathie pour votre œuvre
et parce que vous défendez, comme j’ai quelquefois essayé de le faire,
l’individualisme et la liberté contre la tyrannie et les vilaines entreprises de
l’Etat et des Lois.
1898.
Il y a dans le livre de Tolstoï une définition — ou une explication — de l’art qui
n’est pas mauvaise ; on peut dire en la prenant pour point de départ : L’art est
l’expression de la Beauté. — L’Art est de la beauté exprimée par une œuvre humaine. —
Une œuvre d’art est une œuvre où l’homme a traduit, au moyen de formes sensibles ou
intellectuelles,
l’idée ou la sensation du beau.
On peut dire encore plusieurs choses, toutes parfaitement inutiles, quoique justes et
vraies ; mais on ne peut pas dire : « L’art constitue un moyen de communion entre les
hommes s’unissant par les mêmes sentiments », car, cette définition s’appliquerait
indifféremment à la religion, à la morale, au patriotisme, à la science, à toutes les
activités qui ont une valeur sociale.
L’art a un but particulier et tout à fait égoïste : il est son but à lui-même. Il ne
se charge volontiers d’aucune mission, ni religieuse, ni sociale, ni morale. Il est le
jeu suprême de l’humanité ; il est le signe de l’homme ; il est la marque du
désintéressement intellectuel. Il affirme le divin ; il tend à sortir des
contingences ; il se veut libre, il se veut inutile, il se veut absurde, c’est-à-dire
en désaccord avec les forces mêmes de la nature qui tiennent l’homme dans une étroite
servitude.
Si l’on donne à l’art un but de moralité, il cesse d’être, puisqu’il cesse d’être
inutile. Il est impossible qu’une œuvre soit voulue en même temps d’art et de
moralité ; l’antinomie est absolue.
Cependant la tendance des hommes est de faire servir à leurs besoins même l’inutile.
C’est ainsi que l’on attribue à telles œuvres d’art pur une signification seconde,
surajoutée arbitrairement et tellement factice qu’on peut l’ôter, la remettre, la
changer — comme ces robes des idoles espagnoles — sans que l’œuvre ait rien perdu de
son caractère désintéressé : elle y gagne parfois un nouveau sourire d’ironie et de
pitié.
Il arrive aussi que tel grand écrivain, comme Tolstoï, croyant faire à la fois de
l’art et de la morale, a fait de l’art pur, malgré son désir et malgré sa volonté.
Cela est rare et les hommes de génie eux-mêmes sont punis, le plus souvent, et réduits
à la médiocrité, quand ils ont voulu se servir de l’art, au lieu de le servir. Je ne
demande pas que, dans le désarroi futur, on respecte ce refuge suprême. Si tous les
sanctuaires doivent être détruits, celui-là ne sera pas épargné et il est très
probable que les prochaines civilisations, entièrement utilitaires, matérialistes,
scientifiques et morales, se soucieront peu de jouer à faire des tableaux, des poèmes
ou des dômes. Si elles admettent encore une sorte d’art, cela sera de l’art
« social », — pour que l’art soit nié sous son propre nom.
Ainsi Tolstoï, dont les paroles m’épouvantent, aura raison dans l’avenir, — à moins
que l’avenir échappe aux constructeurs de sociétés, à moins qu’il ne ressemble, tout
bonnement, et au présent et au passé.
1899.
Un atelier de sculpture affirme la supériorité de l’art sur la vie, combien la chair
est triste près de la joie lumineuse des marbres, modeste près de la gloire des
bronzes. A première vue, l’impression du nu féminin parmi le nu marmoréen est plutôt
pénible ; on est contrarié par le ton de la peau, ce mélange de rose et de jaune, par
la mobilité de la face et des muscles de tout le corps, brisé souvent en une attitude
sans grâce, par les cheveux, par d’autres ombres, par l’absence de calme et de lignes
fixes et aussi, par ce que l’on sent de fugitif, de personnel, en l’académie correcte
de cet être qui s’érige bêtement, nu et ennuyé, sur une table.
C’est bien vraiment là que l’on comprend à quel point existe peu, en soi, la beauté
individuelle et extérieure, à quel point une créature quelconque, pierre ou arbre,
bête ou homme, est incapable de se réaliser par ses seuls moyens naturels, ses seuls
moyens de vie : en somme, elle n’arrive à la réalité qu’après avoir été manipulée,
recréée, évoquée
par l’Art ou par le Désir (qu’on peut ainsi appeler l’Amour).
Ces petits modèles que l’on voit partout, multicolores dans les rues, unicolores dans
les ateliers, ces petites Italiennes sont fort insignifiantes, d’un charme médiocre,
guère jolies et souvent lourdes en leur sérieux de madones : mais qu’elles soient
désirées par l’Artiste ou désirées par l’Amant, et les voilà égales peut-être aux plus
hautes divinités.
La matière, telle que créée ou telle que née, est essentiellement amorphe sous une
apparence formelle, sous l’illusion d’un contour précis, et c’est à l’intelligence de
lui donner sa forme vraie, c’est-à-dire sa destination et sa place dans la hiérarchie
des œuvres d’art ou d’amour.
De toutes les créatures amorphes, la femme (à quelques exceptions près où l’âme mâle
s’est logée en enveloppe femelle) est idéalement la plus malléable et la plus
inconsistante, celle qui subit le mieux les empreintes, mais aussi celle qui les garde
le moins profondément : elle ne s’épanouit en sa réelle et définitive nature que sous
la mainmise incessante et impérieuse de la Force. La statuaire, où il faut du génie et
des muscles, de l’intrépidité et de l’endurance, est évidemment l’art qui la domine le
mieux et la réalise le plus sûrement : en pierre, en marbre, en bronze, elle est
vraiment éternelle, elle est vraiment l’indestructible Idée.
1893
… C’est pourquoi il n’y eut jamais de peuples chrétiens. L’Europe, depuis qu’elle a
été nominalement christianisée, ne vit que des quelques gouttes d’élixir païen qu’elle
a sauvées de la jalousie de ses convertisseurs. On parle d’obscurantisme ; il est dans
la morale chrétienne et non dans un cérémonial et des usages hérités de la religion
gréco-romaine. Ce cycle néo-chrétien, dont on ne peut prévoir la fermeture, est
navrant. On voit l’humanité s’abrutir toujours de plus en plus, à mesure qu’elle
s’éloigne du romanisme pour essayer de réaliser les chimères d’un rêve asiatique.
L’heure est chrétienne, et elle est sonnée à toute volée par des hommes qui se croient
anti-chrétiens. Ne soyons pas dupes des mots. La théologie s’est sécularisée ; elle
est parlementaire et électorale. Elle tend à l’action politique. Jésus à réfléchi —
ceci pourrait tenter quelque socialiste — et il s’est dit qu’après tout, ce monde vaut
bien l’autre et qu’il s’y pourrait tailler un royaume. Je ne crois pas qu’il
réussisse, parce que l’on conçoit difficilement une société anti-sociale. Mais plus
l’entreprise est vaine, plus la bataille sera longue et pénible. Il est possible que,
s’étant mis, une fois pour toutes, l’idée du paradis évangélique dans la tête,
l’humanité ne veuille plus jamais en démordre. Du moins cela durera jusqu’à ce qu’un
autre grand courant, peut-être tout contraire, emporte les hommes vers une autre
chimère, une autre étoile aussi inaccessible que toutes les étoiles.
En ce moment, nous en sommes au point que tout ce qui n’est pas chrétien semble
obscène. On ne peut plus dire que généralement les loups mangent les agneaux et que
c’est leur devoir de loups, sans faire passer dans les foules un frisson d’horreur. Il
faut mettre ordre à cela et ranger le monde sous la houlette de Berquin. On confond
l’équité, qui est l’ordre, avec la justice, idée chrétienne. Justitia pour Cicéron et pour les juristes, c’est la loi, l’attribution à
chacun de ce qui lui est dû ; pour Tertulien, le mot signifie douceur, bonté. Nous en
sommes à Tertulien. C’est une manière de sentir. Elle a sa valeur. Seulement ceux qui
répètent le beati mites, et qui pratiquent l’évangile de la pitié
sont destinés à devenir les esclaves de ceux qui osent dire : ma justice, c’est ma
force, et qui le prouvent. Ils le sont déjà. Je comprends bien que ceux qui sont les
faibles veuillent devenir les forts ; mais l’inverse me révolte comme une lâcheté. Je
n’aime pas ces patriciens romains qui se rangèrent à la religion des esclaves ; ils
furent les apostats de leur caste et de leur race. En France, dès que les aristocrates
militaires eurent reçu quelque culture, dès qu’ils comprirent le sens des prières
chrétiennes, ils refusèrent de les prononcer et laissèrent au peuple une religion
d’humilité. Les orateurs chrétiens du xviie
siècle
viennent du peuple ; leur occupation est de convertir les grands ; chacun est le saint
Remi de quelque Clovis. Le grand Condé résista longtemps ; un jour, comme Bourdaloue
montait en chaire, à Saint-Sulpice, il cria : « Silence, voici l’ennemi ! » On n’a
jamais cité ce mot qu’en l’honneur de Bourdaloue. Soit ; mais il établit très bien
aussi la position d’un Condé devant un Jésuite.
Aujourd’hui l’aristocratie intellectuelle se peut juger d’après la même pierre de
touche. Elle est incompatible, je ne dis pas seulement avec la foi, avec la
sentimentalité chrétienne. Il faut vivre plus haut que cela et ne point s’occuper du
bonheur des autres, alors que l’on dédaigne le sien propre. Le christianisme a
promulgué une morale unique, obligatoire pour tous. Ceux qui semblent le plus violents
contre le christianisme ont le plus grand soin de respecter cette morale ; plutôt que
de l’alléger, ils la rendraient volontiers plus lourde. Il faut être heureux, et c’est
l’obéissance qui conduit par la main les hommes vers le bonheur. Ainsi l’humanité
sacrifie tout ce qui n’est pas essentiel à l’idéal moyen qu’elle veut atteindre. Le
premier sacrifice est celui de la liberté. Penser selon les ordres d’un directoire
religieux ou politique, qu’importe au peuple, qui ne pense pas ? Se soumettre :
qu’importe à une masse qui vit déjà dans l’esclavage ? Le choix des plaisirs : elle
est habituée à les subir. La joie de se grandir par un acte difficile : qui comprend
cela ? Enfin le bonheur moyen écarte tout ce qui peut faire moins laide, la vie
humaine ; et il englobe tout ce qui la rabaisse. L’idéal terrestre de l’humanité sent
la porcherie, comme son idéal céleste sentait l’étable. Ni le paradis chrétien ne peut
convenir à la partie supérieure de l’humanité, ni le paradis socialiste. Les hommes
dignes de ce nom ne connaissent qu’une manière d’exercer la vie : par la lutte pour la
liberté.
Cependant le monde est chrétien et il se christianise tous les jours. Ceux qui se
retranchent de la communion en avouant leur incroyance devront se résigner à une vie
inharmonieuse et pénible. Les non-conformistes seront de plus en plus bafoués et haïs.
Leur position va devenir plus difficile que ne le fut, sous le règne de la foi, la
position des incrédules. Il faut déjà ruser pour dire sa pensée, quand elle blesse la
morale chrétienne.
Cependant, à condition de ne prétendre qu’à l’approbation du très petit nombre des
esprits libres, il est encore temps de parler. Si le cercle des auditeurs est étroit,
la voix est mieux entendue. Je relis des pages où M. Victor Brochard a eu le courage
de montrer60 que l’idée de Dieu, telle que la philosophie
orthodoxe croit la trouver chez les Grecs, est une idée purement chrétienne. « Jamais,
dans la philosophie grecque — la chose est hors de doute, — et pas plus chez les
Stoïciens que chez Platon, l’infini n’a été considéré autrement que comme une
imperfection, un non-être ». Notre Dieu moderne n’est pas le produit d’une évolution
normale de la pensée humaine ; il représente la substitution brutale d’une croyance
religieuse à une conception philosophique. A l’idée religieuse d’un Dieu-volonté se
joint nécessairement l’idée d’obligation morale.
Le bien c’est la volonté de Dieu, soit qu’il l’ait formulée directement (révélation),
soit qu’il l’ait inscrite à jamais dans la conscience de chaque homme (Kant). « Nombre
de moralistes, dit M. Brochard, acceptent sans hésiter de définir la morale, la
science du devoir, et notre esprit moderne ne conçoit pas même une morale qui ne
tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne lui formulerait pas certains préceptes
auxquels il est tenu d’obéir. Cependant, si l’on veut bien y prendre garde, cette idée
est totalement absente de la morale ancienne. Elle est si étrangère à l’esprit grec,
que pas plus en grec qu’en latin il n’y a de mot pour l’exprimer. Jamais les anciens
n’ont conçu l’idéal moral sous la forme d’une loi ou d’un commandement. » La morale
pour les anciens c’est la coutume, l’usage. Leurs moralistes donnent des conseils,
jamais des ordres. Sans doute ils voulaient, eux aussi, aider les hommes à trouver le
bonheur ; mais cette attitude était toute fraternelle. Ils ne mêlaient pas l’idée de
devoir à la recherche du « souverain bien ». Et comme ils ne concevaient pas le
devoir, ils ignoraient la conscience morale. La vertu était donc pour les anciens
toute différente de ce qu’elle est pour nous. « Au point de vue moderne, dit
M. Brochard, la vertu est l’habitude d’obéir à une loi nettement définie et d’origine
suprasensible. Au point de vue ancien, elle est la possession d’une qualité
naturelle. » Les idées de libre-arbitre, de responsabilité morale sont également
ignorées de la philosophie grecque ; quant à l’immortalité de l’âme, ce fut une des
rêveries de Platon, mais elle ne tient pas étroitement à sa philosophie.
En descendant au détail de la morale, on trouverait presque toutes nos coutumes en
opposition avec les coutumes des anciens, tellement le christianisme nous a refaçonnés
sans pitié pour notre liberté et pour la pureté de notre race. Je ne dis pas qu’il
faille rejeter définitivement et toute la morale chrétienne, et toute la philosophie
chrétienne ; cela pourrait produire un précipice fâcheux et qu’il serait difficile de
combler. On pourrait cependant écarter, à titre provisoire, ces diverses notions,
véritables intruses dans l’intelligence occidentale. Suivons l’exemple du catéchisme
qui débute par : « Etes-vous chrétien ? » Ainsi on interrogerait toutes les
prescriptions morales, tous les dogmes métaphysiques, et on les écarterait doucement,
après s’être bien assuré de leur origine. C’est de l’empirisme ; sans doute, mais pour
qui ne croit pas à la vérité, l’empirisme est la seule méthode. Que pendant ce travail
des philosophes, les hommes continuent à faire semblant de pratiquer l’une des formes
du christianisme, cela n’a aucune importance, pourvu que les mœurs soient libres,
pourvu que l’intelligence demeure intacte.
On verrait ensuite ce que l’on pourrait reprendre parmi l’écart. Non pas l’idée de
Dieu, sans doute, ni l’impératif catégorique ; peut-être, entre les plus basses
cartes, un peu de cette sentimentalité perverse sans laquelle nous ne comprendrions
plus rien à notre art et à notre littérature. Le christianisme n’a pas apporté au
monde que des mensonges et des poisons. Nietzsche l’a trop méprisé. Une religion qui a
conquis l’humanité, c’est qu’elle s’adaptait au moins à certains de ses besoins.
Aujourd’hui même on ne voit à lui opposer que des principes qui révoltent presque tous
les hommes. Aussi l’enquête que je propose serait-elle un jeu purement philosophique ;
elle fournirait quelques flèches à la critique, mais peut-être pas une seule arme
vraie. N’ayant plus de position intellectuelle le christianisme est inaccessible aux
arguments intellectuels. La raison n’y peut rien ; peut-être mourra-t-il un jour
empoisonné par la ciguë de son triomphe ?…
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