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Du Style ou de l’Écriture1
Et ideo confiteatur eorum stultitia, qui arte, scientiaque immnunes, de
solo ingenio confidentes, ad summa summe canenda prorumpunt ; a tanto
prosuntuositate desistant, et si anseres naturali desidia sunt, nolint astripetam
aquilam imitari.
Dantis Alighieri, De
vulgari eloquio, II. 4.
vox donus Spiritus, et S. Hilaire de Poitiers, au chapitre treize de son Traité des Psaumes, n’hésite pas à dire que le mauvais style est un péché. Ce n’est donc pas du christianisme romain qu’a pu nous venir notre indulgence présente pour la littérature informe ; mais comme le christianisme est nécessairement responsable de toutes les agressions modernes contre la beauté extérieure, on pourrait supposer que le goût du mauvais style est une de ces importations protestantes dont fut, au dix-huitième siècle, souillée la terre de France : le mépris du style et l’hypocrisie des mœurs sont des vices anglicans2. Cependant si le dix-huitième siècle écrit mal, c’est sans le savoir ; il trouve que Voltaire écrit bien, surtout en vers ; il ne reproche à Ducis que la barbarie de ses modèles ; il a un idéal ; il n’admet pas que la philosophie soit une excuse de la grossièreté littéraire ; on versifie les traités d’Isaac Newton et jusqu’aux recettes de jardinage et jusqu’aux manuels de cuisine. Ce besoin de mettre où il n’en faut pas de l’art et du beau langage le conduisit à adopter un style moyen, propre à rehausser tous les sujets vulgaires et à humilier tous les autres. Avec de bonnes intentions, le dix-huitième siècle finit par écrire comme le peuple du monde le plus réfractaire à l’art : l’Angleterre et la France signèrent à ce moment une entente littéraire qui devait durer jusqu’à la venue de Chateaubriand et dont le Génie du Christianisme 3 fut la dénonciation solennelle. À partir de ce livre, qui ouvre le siècle, il n’y a plus qu’une manière d’avoir du talent, c’est de savoir écrire, et non plus à la mode de La Harpe, mais selon les exemples d’une tradition invaincue, aussi vieille que le premier éveil du sens de la beauté dans l’intelligence humaine. Mais la manière du dix-huitième siècle4 répondait trop bien aux tendances naturelles d’une civilisation démocratique ; ni Chateaubriand, ni Victor Hugo ne purent rompre la loi organique qui précipite le troupeau vers la plaine verte où il y a de l’herbe et où il n’y aura plus que de la poussière quand le troupeau aura passé. On jugea inutile bientôt de cultiver un paysage destiné aux dévastations populaires ; il y eut une littérature sans style comme il y a des grandes routes sans herbe, sans ombre et sans fontaines.
« tous les rapports dont le style est composé sent autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet ». Et c’est aussi, malgré le dédain commun, l’opinion commune, puisque les livres de jadis qui vivent encore ne vivent que par le style. Si le contraire était possible, tel contemporain de Buffon, Boulanger, l’auteur de l’Antiquité dévoilée, ne serait pas inconnu aujourd’hui, car il n’y avait de médiocre en lui que sa manière d’écrire ; et n’est-ce point parce qu’il manqua presque toujours de style que tel autre, comme Diderot, n’a jamais eu que des heures de réputation et que sitôt qu’on ne parle plus de lui, il est oublié ? Cette prépondérance incontestée du style fait que l’invention des thèmes n’a pas un grand intérêt en littérature. Pour écrire un bon roman ou quelque drame viable, il faut ou élire un sujet si banal qu’il en soit nul ou en imaginer un si nouveau qu’il faille du génie pour en tirer parti, Roméo et Juliette ou Don Quichotte. La plupart des tragédies de Shakespeare ne sont qu’une suite de métaphores brodées sur le canevas de la première histoire venue. Shakespeare n’a inventé que ses vers et ses phrases : comme les images en étaient nouvelles, cette nouveauté a nécessairement conféré la vie aux personnages du drame. Si Hamlet, idée pour idée, avait été versifié par Christophe Marlowe, ce ne serait qu’une obscure et maladroite tragédie que l’on citerait comme une ébauche intéressante. M. de Maupassant, qui inventa la plupart de ses thèmes, est un moindre conteur que Boccace, qui n’inventa aucun des siens. L’invention des sujets est d’ailleurs limitée, encore que flexible à l’infini ; mais, autre siècle, autre histoire. M. Aicard, s’il avait du génie, n’eût pas traduit Othello, il l’eût refait, comme l’ingénu Racine refaisait les tragédies d’Euripide. Tout aurait été dit dans les cent premières années des littératures si l’homme n’avait le style pour se varier lui-même. Je veux bien qu’il y ait trente-six situations dramatiques ou romanesques, mais une théorie plus générale n’en peut, en somme, reconnaître que quatre. L’homme étant pris pour centre, il a des rapports : avec lui-même, avec les autres hommes, avec l’autre sexe, avec l’infini, Dieu ou Nature. Une œuvre de littérature rentre nécessairement dans un de ces quatre modes. Mais n’y aurait-il au monde qu’un seul et unique thème, et que cela fût Daphnis et Chloé, il suffirait. Une des excuses des écrivains qui ne savent pas écrire est la diversité des genres. Ils croient qu’à celui-ci convient le style et à celui-là, rien. Il ne faut pas, disent-ils, écrire un roman du même ton qu’un poème. Sans doute ; mais l’absence de style fait aussi l’absence de ton et quand un livre manque d’écriture, il manque de tout : il est invisible ou, comme on dit, il passe inaperçu. Cela convient. Au fond, il n’y a qu’un genre : le poème ; et peut-être qu’un mode, le vers, car la belle prose doit avoir un rythme qui fera douter si elle n’est que de la prose. Buffon n’a écrit que des poèmes, et Bossuet et Chateaubriand et Flaubert. Les Époques de la Nature, si elles émeuvent les savants et les philosophes, n’en sont pas moins une somptueuse épopée. M. Brunetière a parlé avec une ingénieuse hardiesse de l’évolution des genres ; il a montré que la prose de Bossuet n’est qu’une des coupes de la grande forêt lyrique où Victor Hugo plus tard se fit bûcheron. Mais je préfère l’idée qu’il n’y a pas de genres ou qu’il n’y a qu’un genre ; cela est d’ailleurs plus conforme aux dernières philosophies et à la dernière science : l’idée d’évolution va disparaître devant celle de permanence, de perpétuité. Si on peut apprendre à écrire ? Il s’agit du style : c’est demander si M. Zola avec de l’application aurait pu devenir Chateaubriand, ou si M. Quesnay de Beaurepaire avec des soins aurait pu devenir Rabelais ; si l’homme qui imite les marbres précieux en secouant d’un coup vif son pinceau vers les panneaux de sapin aurait pu, bien conduit, peindre le Pauvre Pêcheur, ou si le ravaleur qui taille dans le genre corinthien les tristes façades des maisons parisiennes ne pourrait pas, après vingt leçons, sculpter par hasard la Porte de l’Enfer ou le tombeau de Philippe Pot ? Si on peut apprendre à écrire ? Il s’agit des éléments d’un métier, de ce qui s’enseigne aux peintres dans les académies : on peut apprendre cela ; on peut apprendre à écrire correctement à la manière neutre, comme on grava à la manière noire. On peut apprendre à écrire mal, c’est-à-dire proprement et de manière à mériter un prix de vertu littéraire. On peut apprendre à écrire très bien, ce qui est une autre façon d’écrire très mal. Qu’ils sont mélancoliques, ces livres qui sont très bien ; et puis, c’est tout.
« Alors ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style, et, grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous les genres. »Cependant les deux bonshommes trouvent un peu subtiles les remarques de M. Albalat et ils sont consternés d’apprendre que le Télémaque est mal écrit et que Mérimée gagnerait à être condensé. Ils rejettent M. Albalat et se mettent sans lui à leur histoire du duc d’Angoulême. Je ne suis pas surpris de leur résistance ; peut-être ont-ils senti obscurément que l’inconscient se rit des principes, de l’art des épithètes et de l’artifice des trois jets gradués. Que le travail intellectuel, et en particulier le travail d’écrire, échappe en très grande partie à l’autorité de la conscience, si M. Albalat l’avait su il aurait été moins imprudent et n’aurait pas divisé les qualités d’un écrivain en deux sortes : les qualités naturelles et les qualités que l’on peut acquérir, — comme si une qualité, c’est-à-dire une manière d’être et de sentir, était quelque chose d’extérieur et qui se surajoute comme une couleur ou une odeur ! On devient ce que l’on est, et cela sans même le vouloir et malgré toute volonté adverse. La plus longue patience ne peut changer en imagination visuelle une imagination aveugle ; et celui qui voit le paysage dont il transpose l’aspect en écritures, si son œuvre est gauche, elle est meilleure encore, telle, qu’après les retouches d’un correcteur dont la vision est nulle ou profondément différente.
« Mais le trait de force, il n’y a que le maître qui le donne. »Cela décourage Pécuchet. Le trait du maître en écritures d’art, même de force, est nécessairement celui qu’il ne fallait pas appuyer ; ou bien, le trait souligne le détail qu’il est d’usage de faire valoir et non celui qui avait frappé l’œil intérieur, inhabile mais sincère, de l’apprenti. Cette vision presque toujours inconsciente, M. Albalat l’abstrait et il définit le style
« l’art de saisir la valeur des mots et les rapports des mots entre eux »; et le talent, d’après lui, consiste, « non pas à se servir sèchement des mots, mais à découvrir les nuances, les images, les sensations qui résultent de leurs combinaisons ». Nous voilà donc dans le verbalisme pur, dans la région idéale des signes. Il s’agit de manier les signes et de les ordonner selon des dessins qui donnent l’illusion d’être représentatifs du monde des sensations. Ainsi pris à rebours le problème est insoluble ; il peut arriver, puisque tout arrive, que de telles combinaisons de mots soient évocatrices de la vie et même d’une vie déterminée, mais le plus souvent la combinaison restera inerte ; la forêt se pétrifie ; une critique du style devait commencer par une critique de la vision intérieure, par un essai sur la formation des images. Il y a bien deux chapitres sur les images dans le livre de M. Albalat, mais tout à la fin ; et ainsi le mécanisme du langage est démontré à rebours, puisque le premier pas est l’image et le dernier l’abstraction. Une bonne analyse des procédés naturels du style commencerait à la sensation pour aboutir à l’idée pure, — si pure qu’elle ne correspond à rien, non seulement de réel, mais de figuratif. S’il y avait un art d’écrire, ce serait l’art même de sentir, l’art de voir, l’art d’entendre, l’art d’user de tous les sens, soit réellement, soit imaginativement ; et la pratique grave et neuve d’une théorie du style serait celle où l’on essaierait de montrer comment se pénètrent ces deux mondes séparés, le monde des sensations et le monde des mots. Il y a là un grand mystère, puisque ces deux mondes sont infiniment loin l’un de l’autre, c’est-à-dire parallèles : il faut y voir peut-être une sorte de télégraphie sans fils : on constate que les aiguilles des deux cadrans se commandent mutuellement, et c’est tout. Mais cette dépendance mutuelle est loin d’être parfaite et aussi claire dans la réalité que dans une comparaison mécanique : en somme, les mots et les sensations ne s’accordent que très peu et très mal ; nous n’avons aucun moyen sûr, que peut-être le silence, pour exprimer nos pensées. Que de circonstances dans la vie, où les yeux, les mains, la bouche muette sont plus éloquents que toutes paroles5 !
« Quand on dit d’un morceau : le fond est bon, mais la forme est mauvaise, — cela ne signifie rien. »Voilà de bons principes, quoique l’idée puisse exister comme résidu de sensation, indépendante des mots et surtout d’un choix de mots ; mais les idées toutes nues à l’état de larves errantes n’ont aucun intérêt. Peut-être même appartiennent-elles à tout le monde ; peut-être toutes les idées sont-elles communes à tous ? Mais comme celle-ci qui se promène, attendant un évocateur, va se révéler différente selon la parole qui l’aura sortie des ténèbres ! Que vaudraient, dépouillées de leur pourpre, les idées de Bossuet ? Ce sont celles du premier séminariste qui passera et, s’il les proférait, les gens reculeraient, humiliés de tant de sottise, qui s’y enivrent dans les Sermons et dans les Oraisons. Et l’impression sera pareille si, après avoir écouté avec complaisance les paradoxes lyriques de Michelet, on les retrouve dans les discours bas de quelque sénateur, dans les tristes commentaires de la presse dévouée. C’est pour cela que les poètes latins et le plus grand, Virgile, disparaissent traduits, se ressemblent tous dans l’uniformité pénible d’une pompe normalienne. Si Virgile avait écrit selon le style de M. Pessonneaux, ou de M. Benoist, il serait Benoist, il serait Pessonneaux, et les moines eussent raclé ses parchemins pour substituer à ses vers quelque bon contrat de louage d’un intérêt sûr et durable. À propos de ces évidences, M. Albalat se plaît à réfuter l’opinion de M. Zola, que
« la forme est ce qui change et passe le plus vite »et que
« on gagne l’immortalité en mettant debout des créatures vivantes ». Autant que cette dernière phrase se peut interpréter, elle signifierait ceci : ce qu’on appelle la vie en art est indépendant de la forme. Peut-être est-ce encore moins clair ; peut-être cela n’a-t-il aucun sens ? Hippolyte aussi, aux portes de Trézène, était
« sans forme et sans couleur »; seulement il était mort. Tout ce que l’on peut concéder à cette théorie, c’est qu’une œuvre originellement belle et d’une forme originale, si elle survit à son siècle, et plus, à sa langue, les hommes ne l’admirent plus que par imitation, sur l’injonction traditionnelle des éducateurs. Découverte maintenant au fond des Herculanums, l’Iliade ne nous donnerait que des sensations archéologiques ; elle intéresserait au même degré que la Chanson de Roland ; mais en comparant les deux poèmes, on constaterait, mieux qu’on ne l’a fait encore, qu’ils correspondent à des moments de civilisation extrêmement différents puisque l’un est rédigé tout en images (un peu roides) et que dans l’autre il y en a si peu qu’on les a comptées. Il n’y a d’ailleurs aucune relation nécessaire entre le mérite et la durée d’une œuvre ; mais quand un livre a survécu, les auteurs « d’analyses et extraits conformes au programme » savent très bien prouver sa perfection « inimitable » et ressusciter, le temps d’une conférence, la momie qui va retomber sous le joug de ses bandelettes. Il ne faut pas mêler l’idée de gloire à l’idée de beauté ; la première est tout à fait dépendante des révolutions de la mode et du goût ; la seconde est absolue, dans la mesure où le sont les sensations humaines ; l’une dépend des mœurs, l’autre dépend de la loi. La forme passe, c’est vrai ; mais on ne voit pas vraiment comment la forme pourrait survivre à la matière qui en est la substance ; si la beauté d’un style s’efface ou tombe en poussière, c’est que la langue a modifié l’agrégat de ses molécules, les mots, et les molécules elles-mêmes, et que ce travail intérieur ne s’est pas fait sans boursouflures et sans tremblements. Si les fresques de l’Angelico ont « passé », ce n’est pas parce que le temps les a rendues moins belles, c’est parce que l’humidité a gonflé le ciment où la peinture est embue. Les langues se gonflent comme le ciment et s’écaillent ; ou plutôt elles font comme les platanes qui ne vivent qu’en modifiant constamment leur écorce et qui laissent tomber dans la mousse, au premier printemps, les noms d’amour gravés à même leur chair. Mais qu’importe l’avenir ? Qu’importe l’approbation d’hommes qui n’existeront pas tels que nous les ferions, si nous étions démiurges ? Qu’est-ce que cette gloire dont jouirait un homme à partir du moment où il sort de la conscience ? Il est temps que nous apprenions à vivre dans la minute, à nous accommoder de l’heure qui passe, même mauvaise, à laisser aux enfants ce souci des temps futurs qui est une faiblesse intellectuelle — quoique parfois une naïveté d’homme de génie. Il est bien illogique de vouloir l’immortalité des œuvres lorsqu’on affirme et lorsqu’on désire la mortalité des âmes. Le Virgile de Dante vivait au-delà de la vie sa gloire devenue éternelle : de cette conception éblouissante il ne nous reste qu’une petite illusion vaniteuse qu’il est préférable d’éteindre tout à fait. Cela n’empêche pas qu’il faille écrire pour les hommes comme si on écrivait pour les anges et de réaliser ainsi, selon son métier et selon sa nature, le plus possible de beauté, même passagère et très périssable.
Bien qu’elle ne fût pas insensible au plaisir ou à la vanité d’inspirer un sentiment sérieux à un homme aussi léger que l’était Max dans son opinion, elle n’avait jamais pensé que cette affection pût devenir un jour dangereuse pour son repos7. Sensible au plaisir d’attirer sérieusement8 un homme aussi léger, elle n’avait jamais pensé que cette affection pût devenir dangereuse.On ne peut nier tout au moins que le style du sévère professeur ne soit fort économique ; il fait gagner presque une ligne sur deux ; soumis à ce traitement, le pauvre Mérimée, déjà peu fécond, se trouverait réduit à la paternité de quelques plaquettes, alors symboliques de sa légendaire sécheresse ! Devenu le Justin de tous les Trogue-Pompées, M. Albalat étend Lamartine lui-même sur le chevalet, pour adoucir, par exemple,
la finesse de sa peau rougissante comme à quinze ans sous les regardsen : sa fine peau de jeune fille rougissante. Quelle boucherie ! Les mots que biffe M. Albalat sont si peu banals qu’ils corrigeraient au contraire et relèveraient ce qu’il y a de commun dans la phrase améliorée ; ce remplissage est une observation très fine faite par un homme qui a beaucoup regardé des visages de femmes, par un homme plus tendre que sensuel, touché par la pudeur plutôt que par le prestige charnel. Bon ou mauvais, le style ne se corrige pas : le style est inviolable. M. Albalat donne de fort amusantes listes de clichés, mais sa critique est parfois sans mesure. Je ne puis admettre comme clichés chaleur bienfaisante, perversité précoce, émotion contenue, front fuyant, chevelure abondante ni même larmes amères car des larmes peuvent être amères et des larmes peuvent être douces. Il faut comprendre aussi que l’expression qui est à l’état de cliché dans un style peut se trouver dans un autre à l’état d’image renouvelée. Émotion contenue n’est pas plus ridicule qu’émotion dissimulée ; quant à front fuyant, c’est une expression scientifique et très juste qu’il suffit d’employer à propos. Il en est de même des autres. Si on bannissait de telles locutions, la littérature deviendrait une algèbre qu’il ne serait plus possible de comprendre qu’après de longues opérations analytiques ; si on les récuse parce qu’elles ont trop souvent servi, il faudrait se priver encore de tous les mots usuels et de tous ceux qui ne contiennent pas un mystère. Mais cela serait une duperie ; les mots les plus ordinaires et les locutions courantes peuvent faire figure de surprise. Enfin le cliché véritable, comme je l’ai expliqué antérieurement, se reconnaît à ceci que l’image qu’il détient en est à mi-chemin de l’abstraction, au moment où, déjà fanée, cette image n’est pas encore assez nulle pour passer inaperçue et se ranger parmi les signes qui n’ont de vie et de mouvement qu’à la volonté de l’intelligence9. Très souvent, dans le cliché, un des mots a gardé un sens concret et ce qui nous fait sourire c’est moins la banalité de la locution que l’accolement d’un mot vivant et d’un mot évanoui. Cela est très visible dans les formules telles que : le sein de l’Académie, l’activité dévorante, ouvrir son cœur, la tristesse était peinte sur son visage, rompre la monotonie, embrasser des principes. Cependant il y a des clichés où tous les mots semblent vivants : une rougeur colora ses joues ; d’autres où ils semblent tous morts : il était au comble de ses vœux. Mais ce dernier cliché s’est formé à un moment où le mot comble était très vivant et tout à fait concret ; c’est parce qu’il contient encore un résidu d’image sensible que son alliance avec vœux nous contrarie. Dans le précédent, le mot colorer est devenu abstrait, puisque le verbe concret de cette idée est colorier, et il s’allie très mal avec rougeur et avec joues. Je ne sais où mènerait un travail minutieux sur cette partie de la langue dont la fermentation est inachevée ; sans doute finirait-on par démontrer assez facilement que dans la vraie notion du cliché l’incohérence a sa place à côté de la banalité. Pour la pratique du style, il y aurait là matière à des avis motivés que M. Albalat pourrait faire fructifier.
aux énigmes mythologiques d’un Lebrun, qui appelle le ver à soie :
Ici M. Albalat cite fort à propos les paroles de Buffon : que rien ne dégrade plus un écrivain que la peine qu’il se donne
« pour exprimer des choses ordinaires ou communes d’une manière singulière ou pompeuse. On le plaint d’avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes pour ne dire que ce que tout le monde dit ». Delille s’est rendu célèbre par son goût pour la périphrase didactique ; mais je crois qu’il a été mal jugé. Ce n’est pas la peur du mot propre qui lui fait décrire ce qu’il faudrait nommer, c’est la raideur de sa poétique et la médiocrité de son talent ; il n’est imprécis que par impuissance et il n’est très mauvais que quand il est imprécis. Méthode ou impéritie, cela nous a valu d’amusantes énigmes :
Il ne faudrait pas croire cependant que l’Homme des champs, d’où sont tirées ces charades, soit un poème entièrement méprisable. L’abbé Delille avait son mérite. Privées des plaisirs du rythme et du nombre, nos oreilles exténuées par les versifications nouvelles finiraient par retrouver un certain charme à des vers pleins et sonores qui ne sont pas ennuyeux, à des paysages un peu sévères, mais larges et pleins d’air,
« les grandes règles de l’art d’écrire soient éternelles ». La concision est parfois le mérite des imaginations rétives ; l’harmonie est une qualité plus rare et plus décisive. Il n’y a rien à relever dans ce que dit M. Albalat à ce propos, sinon qu’il croit un peu trop aux rapports nécessaires qu’il y aurait entre la légèreté, par exemple, ou la lourdeur d’un mot et l’idée qu’il détient. Illusion née de l’accoutumance, que l’analyse des sons détruit. Ce n’est pas seulement, dit Villemain, par imitation du grec ou du latin fremere que nous avons fait le mot frémir ; c’est par le rapport du son avec l’émotion exprimée. Horreur, terreur, doux, suave, rugir, soupirer, pesant, léger, ne viennent pas seulement pour nous du latin, mais du sens intime qui les a reconnus et adoptés comme analogues à l’impression de l’objet10. Si Villemain, dont M. Albalat adopte l’opinion, avait été plus versé dans la linguistique, il eût invoqué sans doute la théorie des racines, ce qui donnait à ses sottises une apparence de force scientifique ; tel quel, le petit paragraphe du célèbre orateur serait très agréable à discuter. Il est bien évident que si suave et suaire évoquent des impressions généralement éloignées, cela ne tient pas à la qualité de leurs sons ; en anglais, il y a sweet et sweat , mots de prononciation identique. Doux n’est pas plus doux que toux, et les autres monosyllabes du même ton ; rugir est-il plus violent que rougir ou que vagir ? Léger est la contraction d’un mot latin, de cinq syllabes, leviarium ; si légère porte sa signification, mégère la porte-t-il aussi ? Pesant n’est ni plus ni moins lourd que pensant : les deux formes sont d’ailleurs des doublets dont l’unique original latin est pensare. Quant à lourd, c’est le mot luridus, qui voulut dire beaucoup de choses : jaune, fauve, sauvage, étranger, paysan, lourd, voilà sans doute sa généalogie. Lourd n’est pas plus lourd que fauve n’est cruel : songeons à mauve et à velours ! Si l’anglais thin contient l’idée de mince, comment se fait-il que l’idée d’épais se dise par thick ? Les mots sont des sons nuls que l’esprit charge du sens qu’il lui plaît : il y a des rencontres, il y a des accords fortuits entre tels sons et tels idées ; il y a frémir, frayeur, froid, frileux, frisson. Sans doute, mais il y a aussi : frein, frère, frêle, frêne, fret, frime et vingt autres sonorités analogues pourvues chacune d’un sens très différent. M. Albalat est plus heureux dans le reste des deux chapitres où il traite successivement de l’harmonie des mots et de l’harmonie des phrases ; il appelle avec raison le style des Goncourt, un style désécrit ; cela est bien plus frappant encore s’il s’agit de M. Loti. Il n’y a plus de phrases ; les pages sont un fouillis d’incidentes. L’arbre a été jeté par terre, ses branches taillées ; il n’y a plus qu’à en faire des fagots. À partir de la neuvième leçon, l’Art d’écrire devient didactique encore davantage, et voici l’Invention, la Disposition et l’Élocution. Comment M. Albalat parvient-il à superposer ces trois moments, qui n’en font qu’un, de l’œuvre littéraire, je ne saurais l’exprimer sans beaucoup de tourment. L’art de développer un sujet m’a été refusé par la Providence ; je m’en remets de ce soin à l’inconscient, et je ne sais pas davantage comment on invente ; je crois qu’on invente surtout, au rebours de Newton, en n’y pensant jamais ; et quant à l’élocution, je ne me fierais qu’avec malaise au procédé des refontes. On ne refond pas, on refait et il est si triste de faire deux fois la même chose que j’approuve ceux qui lancent la pierre au premier tour de la fronde. Mais voilà bien qui prouve l’inanité des conseils littéraires : Théophile Gautier écrivit au jour le jour, sur une table d’imprimerie, parmi les paquets d’où pend la ficelle, dans l’odeur de l’huile et de l’encre, les pages compliquées du Capitaine Fracasse, et l’on dit que Buffon recopia dix-huit fois les Époques de la Nature 11 ! Cela n’a aucune importance parce que, M. Albalat aurait dû le dire, il y a des écrivains qui se corrigent mentalement, ne mettent sur le papier que le travail lent ou vif de l’inconscient, et il y en a d’autres qui ont besoin de voir extériorisée leur œuvre, et de la revoir encore, pour la corriger, c’est-à-dire pour la comprendre. Cependant, même dans le cas des corrections mentales, la révision extérieure est souvent profitable, pourvu que, selon le mot de Condillac, on sache s’arrêter, qu’on apprenne à finir12. Trop souvent le démon du Mieux a tourmenté des intelligences et les a stérilisées ; il est vrai que c’est aussi un grand malheur que de ne pas pouvoir se juger. Qui osera choisir entre celui qui ne sait pas ce qu’il fait et celui qui se dédouble et se voit ? Il y a Verlaine ; il y a Mallarmé. Il faut obéir à son génie. M. Albalat excelle dans les définitions.
« La description est la peinture animée des objets. »Il veut dire que, pour décrire, il faut se placer comme un peintre devant le paysage, soit réel, soit intérieur. D’après l’analyse qu’il fait d’une page de Télémaque, il semble bien que Fénelon n’ait été doué que fort médiocrement de l’imagination visuelle et plus médiocrement encore du don verbal. Dans les vingt premières lignes de la description de la grotte de Calypso, il y a trois fois le mot doux et quatre fois le verbe former. Ce style est vraiment devenu pour nous le type même du style inexpressif, mais je persiste à croire qu’il a eu sa fraîcheur et sa grâce et que le goût d’un moment fut légitimement séduit. Souriant de cette opulence de papier doré et de fleurs peintes, idéal d’un archevêque resté séminariste, nous oublions qu’on n’avait pas décrit la nature depuis l’Astrée ; ces oranges douces, ces sirops trempés d’eau de source furent des rafraîchissements de paradis. C’est de la méchanceté que de comparer Fénelon, non pas même à Homère, mais à l’Homère de Leconte de Lisle. Les trop bonnes traductions, celles qu’on peut appeler de littéralité littéraire, ont en effet ce résultat inévitable de transformer en images concrètes et vivantes tout ce qui de l’original était passé à l’abstraction. Λευκοδάχὶων voulait-il dire qui a des bras blancs ou n’était-ce plus qu’une épithète épuisée ? Λευκακανθα donnait-il une image comme blanche épine ou une idée neutre comme aubépine, qui a perdu sa valeur représentative ? Nous n’en savons rien. Mais à juger des langues passées par les langues présentes, on doit supposer que la plus grande partie des épithètes homériques étaient déjà passées à l’abstraction au temps d’Homère13. Le plaisir que nous donne l’Iliade mise en bas-relief par Leconte de Lisle, les étrangers peuvent le trouver dans une œuvre aussi surannée pour nous que Télémaque :
mille fleurs naissantes émaillaient les tapis vertsn’est un cliché que lu pour la centième fois ; nouvelle, l’image serait ingénieuse et picturale. Traduits par Mallarmé, les poèmes d’Edgard Poe acquièrent une vie mystérieuse à la fois et précise qu’ils n’ont pas au même degré dans l’original. Et de la Mariana de Tennyson, agréables vers pleins de lieux communs et de remplissages, grisaille, Mallarmé, par la substitution du concret à l’abstrait, fit une fresque aux belles couleurs d’automne. Je ne donne ces remarques que, si l’on veut, comme une préface à une théorie de la traduction ; ici, elles suffiront à indiquer qu’il ne faut comparer entre eux, s’il s’agit du style, que des textes d’une même langue et d’une même époque. J’ai déjà expliqué la formation historique des clichés ; Mallarmé a pu voir de son vivant — et s’il nous avait été conservé, qu’il en eût souffert ! — quelques-unes de ses images, les plus charnellement ses filles et les plus vivantes, couchées, à demi mortes, dans les vers neutres et la prose décalquée de plus d’un de ses trop fervents admirateurs. Il est très difficile de se rendre compte, après cinquante ans, du degré d’originalité d’un style ; il faudrait avoir lu tous les livres notables selon l’ordre de leur date. On peut du moins juger du présent et aussi accorder quelque créance aux observations contemporaines d’une œuvre. Barbey d’Aurevilly a relevé dans George Sand une profusion
d’anges de la destinée, de lampes de la foi, de coupes de miel, qui ne furent certainement pas inventés par elle, non plus d’ailleurs qu’aucune partie de son style relavé ; mais les eût-elle imaginés,
« ces tropes décrépits », qu’ils n’en seraient pas meilleurs. Il me semble bien que la coupe aux bords frottés de miel remonte aux temps obscurs de la médecine préhippocratique : les clichés ont la vie dure ! M. Albalat note avec raison
« qu’il y a des images qu’on peut renouveler et rajeunir ». Il y en a beaucoup et parmi les plus vulgaires ; mais je ne trouve pas qu’en appelant la lune une
« morne lampe », Leconte de Lisle ait rafraîchi très heureusement la
« lampe d’or »de Lamartine. M. Albalat, qui prouve beaucoup de lecture, devrait essayer un catalogue des images par sujets : la lune, les étoiles, la rose, l’aurore et tous les mots « poétiques » ; on obtiendrait ainsi un recueil d’une certaine utilité pour la psychologie verbale et l’étude des sentiments élémentaires. Peut-être saurait-on enfin pourquoi la lune est si chère aux poètes ? En attendant il nous annonce son prochain livre : « La formation du style par l’assimilation des auteurs », et je suppose que, la série achevée, tout le monde écrira très bien et qu’il y aura dorénavant un bon style moyen en littérature, comme il y en a un en peinture et dans les différents beaux-arts que l’État protège si heureusement. Pourquoi pas une Académie Albalat, comme une Académie Julian ? Voilà donc un livre auquel il ne manque presque rien que de n’avoir pas de but, que d’être de pure analyse et désintéressé. Mais s’il devait avoir une influence, s’il devait multiplier les écrivains honorables, il faudrait le maudire. La littérature et tous les arts, au lieu d’en mettre le manuel à la portée de tous, il serait plus sage d’en transporter les secrets sur quelque Himalaya. Cependant il n’y a pas de secrets. Pour être un écrivain, il suffit d’avoir le talent naturel de son métier, d’exercer ce métier avec persévérance, de s’instruire un peu plus chaque matin et de vivre toutes les sensations humaines. Quant à l’art de « créer des images », il faut croire qu’il est absolument indépendant de toute culture littéraire, puisque les plus belles images, les plus vraies et les plus hardies, sont encloses dans nos mots de tous les jours, œuvre séculaire de l’instinct, floraison spontanée du jardin intellectuel.
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La Création subconsciente14
« La mémoire est toujours inconsciente17. »La mémoire est la piscine secrète où, à notre insu, le subconscient jette son filet ; mais la conscience y pêche aussi volontiers. Cet étang plein des poissons jadis captés au hasard par la sensation, la subconscience le connaît particulièrement bien ; la conscience est moins habile à s’y approvisionner, bien qu’elle ait à son service plusieurs méthodes utiles, telles que l’association logique des idées ou la localisation des images. Selon que le cerveau travaille dans la nuit ou à la lueur du falot de la conscience, l’homme acquiert une personnalité différente, mais, sauf les cas pathologiques, l’état second n’est pas tellement précisé que l’état premier ne puisse, sans troubler le labeur, intervenir : c’est en ces conditions, selon ce concert, que s’achèvent la plupart des œuvres d’abord imaginées soit par la volonté, soit par le rêve. Chez Newton (en y pensant toujours), le travail du subconscient est continu, mais il se relie périodiquement à un travail volontaire ; tantôt perçue, tantôt inconnue de la conscience, la pensée explore tous les possibles. Chez Goethe, le subconscient est presque toujours actif et prêt à livrer à la volonté les œuvres multiples qu’il élabore sans elle et loin d’elle. Goethe a expliqué cela lui-même en une page d’une lucidité miraculeuse et pleine d’enseignements18 :
« Toute faculté d’agir et par conséquent tout talent implique une force instinctive agissant dans l’inconscience et dans l’ignorance des règles dont le principe est pourtant en elles. Plus tôt un homme s’instruit, plus tôt il apprend qu’il y a un métier, un art qui va lui fournir les moyens d’atteindre au développement régulier de ses facultés naturelles ; ce qu’il acquiert ne saurait jamais nuire en quoi que ce soit à son individualité originelle. Le génie par excellence est celui qui s’assimile tout, qui sait tout s’approprier sans préjudice pour son caractère inné. Ici se présentent les divers rapports entre la conscience et l’inconscience. Les organes de l’homme, par un travail d’exercice, d’apprentissage, de réflexion persistante et continue, par les résultats obtenus, heureux ou malheureux, par les mouvements d’appel et de résistance, ces organes amalgament, combinent inconsciemment ce qui est instinct et ce qui est acquis, et de cet amalgame, de cette chimie à la fois inconsciente et consciente, il résulte finalement un ensemble harmonieux dont le monde s’émerveille. Voici tantôt plus de soixante ans que la conception de Faust m’est venue en pleine jeunesse, parfaitement nette, distincte, toutes les scènes se déroulant devant mes yeux dans leur ordre de succession ; le plan, depuis ce jour, ne m’a pas quitté, et vivant avec cette idée, je la reprenais en détail et j’en composais tour à tour les morceaux qui dans le moment m’intéressaient davantage ; de telle sorte que, quand cet intérêt m’a fait défaut, il en est résulté des lacunes, comme dans la seconde partie. La difficulté était là d’obtenir par force de volonté, ce qui ne s’obtient, à vrai dire, que par acte spontané de la nature. »Il arrive aussi, tout au contraire, qu’une œuvre antérieurement conçue, et dont on repousse l’exécution, finisse par s’imposer à la volonté. Il semble alors que le subconscient déborde et submerge la conscience ; il dicte ce que l’on n’écrit qu’avec répugnance. C’est l’obsession que rien ne décourage et qui triomphe même des paresses les plus nonchalantes, des dégoûts les plus violents. Ensuite, on éprouve fréquemment, le travail accompli, une sorte de satisfaction, analogue à la satisfaction morale. L’idée du devoir qui, mal comprise, fait tant de ravages dans les consciences craintives, est sans doute une élaboration du subconscient : l’obsession est peut-être la force qui pousse au sacrifice, comme elle est celle qui pousse au suicide. Schopenhauer comparait à la rumination le travail obscur et continu du subconscient au milieu des perceptions prisonnières dans la mémoire. Cette rumination, toute physiologique, peut suffire à modifier des croyances ou des convictions ; Hartmann a constaté qu’une idée ennemie, d’abord écartée, s’était au bout de quelque temps substituée en lui à l’idée habituelle qu’il avait d’un homme ou d’un fait.
« Après des jours, des semaines ou des mois, si on a l’envie ou l’occasion d’exprimer son opinion sur le même sujet, on découvre, à son grand étonnement, qu’on a subi une véritable révolution mentale, que les anciennes opinions, dont on se considérait jusque-là comme réellement convaincu, ont été complètement abandonnées et que les idées nouvelles se sont tout à fait implantées à leur place. Ce processus inconscient de digestion et d’assimilation mentale, j’en ai souvent fait sur moi-même l’expérience ; et d’instinct, je me suis toujours gardé d’en troubler le cours par une réflexion prématurée, toutes les fois qu’il se produisait en moi à propos de questions importantes, qui intéressaient mes conceptions sur le monde et sur l’esprit19. »Cette observation pourrait être appliquée au phénomène si intéressant de la conversion. Il n’est pas douteux que des gens se sont un jour sentis amenés ou ramenés aux idées religieuses, qui n’avaient ni le désir, ni la crainte, ni l’espoir de ce revirement. Dans une conversion, la volonté ne peut agir qu’après un long travail du subconscient et lorsque tous les éléments de la conviction nouvelle ont été secrètement rassemblés et combinés. Cette force nouvelle où le converti s’appuie et dont il ignore l’origine, c’est ce que la théologie appelle la grâce ; la grâce est le résultat d’un labeur subconscient : la grâce est subconsciente. Comme Hartmann, mais par instinct et non plus par préconception philosophique, Alfred de Vigny se fiait au subconscient du soin de mûrir ses idées ; mûres, il les retrouvait ; elles venaient d’elles-mêmes s’offrir, riches de toutes leurs conséquences. On peut supposer que, comme chez Goethe, c’était là un subconscient à lointaine échéance, du papier long, très long, car M. de Vigny laissa entre telles de ses œuvres d’inhabituels intervalles. Il est très probable que, s’il y a des subconscients inactifs, il en est d’autres qui, après une période active, cessent tout à coup de travailler, soit qu’une usure précoce, soit qu’une modification de rapports ait eu lieu dans les cellules cérébrales. Racine offre l’exemple singulier d’un silence de vingt ans coupé juste au milieu par deux œuvres qui n’ont qu’une ressemblance formelle avec celles de sa phase première. Peut-on supposer que ce fut par scrupule religieux qu’il a pendant si longtemps refusé d’écouter les suggestions du subconscient ? Peut-on supposer que la religion qui avait modifié la nature de ses perceptions avait en même temps diminué la puissance physiologique de son cerveau ? Cela serait contraire à toutes les autres observations qui démontrent au contraire qu’une croyance nouvelle est un excitant nouveau. Il semble donc probable que Racine se tut parce qu’il n’avait presque plus rien à dire, tout simplement : c’est une aventure commune, et il trouva dans la religion la consolation commune. Il faudrait donc distinguer deux sortes de subconscients : celui dont l’énergie est brève et forte et celui dont la force, moins ardente, est plus durable. Les deux extrêmes se manifestent dans l’homme qui produit, tout jeune, une œuvre remarquable, puis s’abstient ; et dans l’homme qui offre pendant des soixante ans, le spectacle d’un labeur médiocre, inutile et continu. Il s’agit naturellement des œuvres où l’intelligence imaginative a la plus grande part, des œuvres dont le subconscient est toujours le maître collaborateur. Plus pratiquement, et à un tout autre point de vue, M. Chabaneix, après avoir étudié le subconscient continu, le divise en subconscient nocturne et en subconscient à l’état de veille. Le subconscient nocturne est onirique ou préonirique, s’il s’agit du sommeil ou des instants qui précèdent le sommeil. Maury, qui en était particulièrement affligé, a traité avec soin des hallucinations qui se forment au moment où l’on ferme les yeux pour s’endormir ; on ne voit pas que ces hallucinations appelées hypnagogiques, et qui sont presque toujours visuelles, puissent avoir une action spéciale sur les idées en travail dans un cerveau ; ce sont des embryons de rêves qui n’influencent qu’à la manière des rêves le cours de la pensée. Il arrive que le travail conscient du cerveau se prolonge durant le rêve et même se parachève et qu’au réveil, sans réflexion, sans peine, on se trouve maître d’un problème, d’un poème, d’une combinaison que l’esprit, dans la veille, avait été impuissant à trouver. Burdach, professeur à Koenigsberg, fit en rêve plusieurs découvertes physiologiques qu’il put ensuite vérifier. Un rêve fut parfois le point de départ d’une œuvre ; parfois une œuvre fut entièrement conçue et exécutée pendant le sommeil. Il est cependant fort probable que c’est la raison consciente qui, au réveil, jugeant et rectifiant spontanément le rêve, lui donne sa véritable valeur et le dépouille de cette incohérence particulière aux songes les plus sensés. À l’état de veille, l’inspiration semble la manifestation la plus claire du subconscient dans le domaine de la création intellectuelle. Sous sa forme aiguë, l’inspiration se rapprocherait beaucoup du somnambulisme. Certaines attitudes de Socrate (d’après Aulu-Gelle), de Diderot, de Blake, de Shelley, de Balzac, donnent de la force à cette opinion. Le Dr Régis20 dit que les hommes de génie furent presque tous des
« dormeurs éveillés »; mais le dormeur éveillé est assez souvent un « distrait », celui dont l’esprit se concentre volontairement sur un problème. Ainsi l’excès et l’absence de conscience psychologique se manifesteraient, en certains cas, par d’identiques phénomènes. À quoi pensait Socrate pendant ses journées d’immobilité ? Pensait-il ? Avait-il connaissance de sa pensée ? Les fakirs pensent-ils ? Et Beethoven, lorsque, sans chapeau, sans habit, il se laissait arrêter comme vagabond ? Était-il en obsession volontaire ou en quasi-somnambulisme ? Savait-il à quoi il pensait si fortement, ou bien son travail cérébral était-il inconscient ? Stuart Mill composa sa logique dans les rues de Londres, pendant le trajet quotidien de sa maison aux bureaux de la Compagnie des Indes ; croira-t-on que cet ouvrage ne fut pas ordonné en état de conscience parfaite ? Ce qui était subconscient chez Stuart Mill c’était, dit M. Chabaneix21, l’effort pour se guider dans une rue populeuse ;
« il y a là automatisme des centres inférieurs ». Ce renversement des termes, plus fréquent que ne l’ont cru certains psychologues, peut faire naître des doutes sur la véritable nature de l’inspiration. On devra tout au moins rechercher si, à partir du moment où commence la réalisation, même purement cérébrale, d’une œuvre, il est possible que le travail demeure tout à fait subconscient. La lettre de Mozart n’explique que Mozart :
« Quand je me sens bien et que je suis de bonne humeur, soit que je voyage en voiture ou que je me promène après un bon repas, ou dans la nuit, quand je ne puis dormir, les pensées me viennent en foule et le plus aisément du monde. D’où et comment m’arrivent-elles ? Je n’en sais rien, je n’y suis pour rien. Celles qui me plaisent, je les garde dans ma tête et je les fredonne, à ce que du moins m’ont dit les autres. Une fois que je tiens mon air, un autre bientôt vient s’ajouter au premier. L’œuvre grandit, je l’entends toujours et la rends de plus en plus distincte, et la composition finit par être tout entière achevée dans ma tête, bien qu’elle soit longue… Tout cela se produit en moi comme dans un beau songe très distinct… Si je me mets ensuite à écrire, je n’ai plus qu’à tirer du sac de mon cerveau ce qui s’y est accumulé précédemment, comme je l’ai dit. Aussi le tout ne tarde guère à se fixer sur le papier. Tout est déjà parfaitement arrêté et il est rare que ma partition diffère beaucoup de ce que j’avais auparavant dans ma tête. On peut sans inconvénient me déranger pendant que j’écris22… »Tout est donc subconscient dans Mozart, et le labeur matériel de l’exécution n’est plus guère qu’un travail de copie. J’ai vu un écrivain ne pas oser corriger ses rédactions spontanées, de peur de commettre des fautes de ton : il se rendait compte que l’état dans lequel il corrigerait était très différent de l’état où il se trouvait pendant la période d’exécution, qui avait été en même temps celle de la conception. Un mot entendu, une attitude entrevue, un personnage singulier croisé dans la rue étaient souvent le seul prétexte de ses contes, qu’il improvisait en trois ou quatre heures ; s’il suivait un plan antérieur, presque toujours, dès la première page écrite, il l’abandonnait, achevant son récit d’après une logique nouvelle, arrivant à une conclusion tout à fait différente de celle qui, la première fois, lui avait paru la meilleure. Quelques-uns de ces plans avaient parfois été écrits sous une si forte influence du subconscient qu’il ne les comprenait plus, ne les reconnaissait qu’à l’écriture, ne pouvait les situer dans le passé que grâce au genre du papier, à la couleur de l’encre. D’autres projets, se rapportant à des œuvres plus longues, lui revenaient au contraire, fréquemment, à l’esprit ; il avait conscience d’y songer plusieurs fois par jour et il était persuadé que c’étaient ces songeries, même vagues et inconsistantes, qui lui rendaient, aux moments de l’exécution, le travail assez facile. De fait, je ne lui ai jamais vu de sérieuses préoccupations au sujet d’œuvres qui passaient pourtant pour être d’une littérature plutôt ardue ; il n’en parlait jamais et je crois bien qu’il n’y pensait consciemment qu’au moment d’en écrire les terribles premières lignes ; mais, une fois le travail en train, presque toute sa vie intellectuelle s’y concentrait, les périodes de rumination subconsciente rejoignant perpétuellement les périodes de méditation volontaire. Villiers de l’Isle-Adam avait, autant que j’ai pu m’en rendre compte, cette méthode de travail : l’idée entrée dans son esprit, et il arrivait qu’elle y entrât soudain, au cours d’une conversation principalement, car il était grand causeur et il profitait de tout, l’idée entrée d’abord par la petite porte, timidement, sans faire de bruit, s’installait bientôt comme chez elle, envahissait toutes les réserves du subconscient, puis, de temps à autre, montait à la conscience et obligeait réellement Villiers à obéir à l’obsession ; alors quel que fût son interlocuteur, il parlait ; il parlait même seul, et d’ailleurs, quand il parlait son idée, il parlait toujours comme s’il eût été seul. J’entendis ainsi, par lambeaux, plusieurs de ses derniers contes ; et même un jour que nous étions assis à la terrasse d’un café du boulevard, j’eus l’illusion d’écouter de véritables divagations où revenait périodiquement cette affirmation : « Il y avait un coq ! Il y en avait un ! » Je ne compris que plus tard, après plusieurs mois, quand parut le Chant du Coq. Parlant sur un ton sourd, il ne s’adressait pas à moi. Cependant, son but conscient, en retournant ses idées à haute voix, était de chercher à deviner l’effet qu’elles produisaient sur un auditeur ; mais, peu à peu, ce but s’obscurcissait : c’était le subconscient qui parlait pour lui. Il avait le travail lent : il y a cinq ou six manuscrits superposés de de l’Ève future, et le premier est tellement différent du dernier que seul le nom d’Edison peut servir à les relier l’un à l’autre. On dit assez souvent d’un homme qui n’a écrit que peu, qu’il a peu travaillé : je suis persuadé que Villiers de l’Ile-Adam n’a jamais cessé un instant de travailler, même pendant son sommeil. Malgré le blocus quelquefois absolu que ses idées établissaient autour de son attention, nul esprit n’était plus rapide ni mieux doué pour la riposte ; il ne connaissait pas le crépuscule du réveil : après la nuit la plus brève, il se retrouvait, au coup même du sursaut, en pleine possession de toute sa lucidité, de toute sa verve. Quoiqu’il fût bien l’homme de sa littérature, on trouverait en lui l’esquisse d’une double personnalité, mais où le conscient et l’inconscient seraient si enchevêtrés l’un dans l’autre qu’il serait difficile d’en faire le départage ; il serait aisé, au contraire, d’écrire deux vies de Mozart, l’une de l’homme social, l’autre de l’homme en état second, toutes les deux parfaitement légitimes. Baudelaire disait : L’inspiration, c’est de travailler tous les jours. Mais cet aphorisme ne semble pas le résumé de son expérience personnelle. Le travail quotidien, régulier, c’est, pour ainsi dire, l’inspiration régularisée, domestiquée, asservie. Les termes ne sont pas contradictoires, car il est certain qu’alors l’état second, devenant périodique, peut n’en devenir que plus profond. L’habitude, si puissante, se joint à la nature pour renforcer un état psychologique qui devient alors un véritable besoin ; ceux qui se sont astreints au labeur de tous les jours, s’il leur arrive de s’y soustraire, surtout en restant dans le même milieu, éprouvent, pendant et après les heures de l’accès périodique, un certain malaise, parfois une vraie souffrance : le remords n’a peut-être pas d’autre origine, qu’il s’agisse d’un acte habituel qui n’a pas été accompli, ou d’un acte inhabituel qui a violemment troublé la marche coutumière des journées. L’inspiration, si elle est un état second, peut donc être un état second provoqué par la volonté. Il n’est pas douteux que des artistes, des écrivains, des savants peuvent travailler quand il le faut, sans préparation, aiguillonnés seulement par la nécessité et, d’autre part, que les œuvres ainsi produites sont tout aussi bonnes que celles dont l’exécution n’a été déterminée que par un désir de réalisation. Cela ne signifie pas que le subconscient soit inactif pendant le travail volontairement commencé, mais son activité a été provoquée. Il y a donc un subconscient qui n’est pas spontané, qui vient se mêler au conscient quand la volonté en a besoin, mais qui, peu à peu, au cours d’un travail, se substitue à la volonté. Il suffit souvent de se mettre à la besogne pour sentir que s’évanouissent une à une toutes les difficultés qui paralysaient l’effort, mais il est possible que ce raisonnement soit paralogique et que le travail ne soit précisément devenu possible que par l’affaiblissement préalable des obstacles qui se dressaient d’abord devant l’esprit. Dans l’un ou l’autre cas, d’ailleurs, il y a intervention évidente des forces subconscientes. Comment une sensation devient-elle une image ; l’image, une idée ; comment l’idée se développe-t-elle ; comment prend-elle la forme qui nous semble la meilleure ; comment, s’il s’agit d’écriture, la mémoire verbale est-elle mise à contribution ? Autant de questions qui me semblent insolubles et dont la solution serait pourtant nécessaire à qui voudrait donner une définition précise de l’inspiration.
« Pour la création originale, écrit M. Ribot23, ni la réflexion ni la volonté ne suppléent l’inspiration. »Sans doute, mais la réflexion et la volonté peuvent cependant avoir leur rôle dans l’évolution de ce phénomène mystérieux et, d’autre part, les cas sont assez rares de pur automatisme intellectuel. Il faut sans doute supposer que les hommes capables de subir l’heureuse influence de l’inspiration sont aussi des hommes plus que les autres capables de sentir avec force et avec fréquence les chocs du monde extérieur. Les imaginatifs sont aussi des sensitifs. Il faut que les réserves de leur cerveau soient très riches en éléments ; cela suppose un apport constant de la sensation ; cela suppose donc une sensibilité très vive et une capacité de sentir incessamment renouvelée. Cette sensibilité appartient encore en grande partie au domaine du subconscient ; il y a, selon l’expression de Leibnitz,
« les pensées dont ne s’aperçoivent pas notre âme », il y a aussi les sensations dont ne s’aperçoivent pas nos sens, et ce sont peut-être celles-ci qui, de même qu’elles sont entrées, sortent subconsciemment. Les observations les plus fructueuses sont celles que l’on a faites sans le savoir ; vivre sans penser à la vie est souvent le meilleur moyen d’apprendre à connaître la vie. Après un demi-siècle et plus un homme voit surgir devant lui le milieu, le paysage, les faits de son enfance indifférente ; enfant, il avait vécu dans le monde extérieur comme dans une dépendance de lui-même, avec un souci purement physiologique ; il avait vu sans voir, et voici que, tandis que tout l’intermédiaire reste brumeux, c’est la période de ses sensations les plus fugaces qui remonte et s’avive devant ses yeux. Il est bien évident que la sensation entrée en nous sans que nous en ayons eu conscience ne peut, à aucun moment, être volontairement évoquée ; mais la sensation consciente peut, au contraire, nous revenir à l’improviste, sans nul concours de la volonté. Le subconscient a donc pouvoir sur deux ordres de sensations et la conscience n’en a qu’un seul à sa disposition : cela peut expliquer pourquoi la volonté et la réflexion ont une part si restreinte dans les créations de la littérature ou de l’art. Mais quelle est leur part dans le reste de la vie ? En principe, l’homme est un automate, et il semble que dans l’homme la conscience soit un gain, une faculté surajoutée. Il ne faut pas s’y tromper : l’homme qui marche, qui agit, qui parle n’est pas nécessairement conscient ni jamais tout à fait conscient. La conscience est sans doute, si on prend le mot dans son sens précis et absolu, l’apanage du petit nombre. Réunis en foule, les hommes deviennent particulièrement automatiques, et d’abord leur instinct de se réunir, de faire à un moment donné tous la même chose témoigne bien de la nature de leur intelligence. Comment supposer une conscience et une volonté aux membres de ces cohues qui, aux jours de fête ou de troubles, se pressent tous vers le même point, avec les mêmes gestes et les mêmes cris ? Ce sont des fourmis qui sortent après l’ondée de dessous les brins d’herbe, et voilà tout. L’homme conscient qui se mêle naïvement à la foule, qui agit dans le sens de la foule, perd sa personnalité ; il n’est plus qu’un des suçoirs de la grande pieuvre factice, et presque toutes ses sensations vont mourir vainement dans le cerveau collectif de l’hypothétique animal ; de ce contact, il ne rapportera à peu près rien ; l’homme qui sort de la foule n’a qu’un souvenir, comme le noyé qui émerge, celui d’être tombé dans l’eau. C’est parmi le petit nombre des élus de la conscience qu’il faut chercher les exemplaires véritablement supérieurs d’une humanité dont ils sont, non les conducteurs, ce qui serait fâcheux et contredirait trop l’instinct, mais les juges. Cependant grave sujet de méditation, ces hommes surélevés n’atteignent toute leur valeur qu’aux moments où la conscience, devenant subconsciente, ouvre les écluses du cerveau et laisse se précipiter vers le monde les flots rénovés des sensations qu’ils doivent au monde. Ils sont de magnifiques instruments dont le subconscient seul joue avec génie ; lui aussi, le génie, est subconscient. Goethe est le type de ces hommes doubles et le héros suprême de l’humanité intellectuelle. Il y a d’autres hommes non moins rares, mais moins complets, chez lesquels la volonté ne joue qu’un rôle fort ordinaire et qui ne sont rien dès qu’ils ne sont plus sous l’influence du subconscient. Leur génie n’en est souvent que plus pur et plus énergique ; ils sont des instruments plus dociles sous le souffle du Dieu inconnu. Mais comme Mozart, ils ne savent ce qu’ils font ; ils obéissent à une force irrésistible. Voilà pourquoi Gluck faisait transporter son piano au milieu d’une prairie, en plein soleil ; voilà pourquoi Haydn contemplait une bague, pourquoi Crébillon vivait parmi une meute de chiens, pourquoi Schiller respirait fréquemment l’odeur des pommes pourries dont il avait rempli le tiroir de sa table de travail. Telles sont les moindres fantaisies du subconscient ; il a de pires exigences.
La Dissociation des idées24
« Si la forme despotique avait une vertu particulière, constitutive de bonnes armées, est-ce que l’avènement de l’empire n’aurait pas été une ère de développement dans la puissance militaire des Romains ? Ce fut au contraire le signal de la débâcle et de l’effondrement27. »Ce lieu commun d’origine chrétienne a été popularisé dans les temps modernes, comme on le sait, par Montesquieu et par Gibbon ; il a été magistralement dissocié par M. Gaston Paris28 et n’est plus qu’une sottise. Mais comme sa généalogie est connue, comme on l’a vu naître et mourir, il peut servir d’exemple et faire comprendre assez bien ce que c’est qu’une grande vérité historique. Le but secret du lieu commun, en se formant, est en effet d’exprimer une vérité. Les idées isolées ne représentent que des faits ou des abstractions ; pour avoir une vérité il faut deux facteurs, il faut, c’est le mode de génération le plus ordinaire, un fait et une abstraction. Presque toute vérité, presque tout lieu commun se résout en ces deux éléments. Concurremment à lieu commun, on pourrait presque toujours employer le mot « vérité », ainsi défini une fois pour toutes : un lieu commun non encore dissocié ; la dissociation étant analogue à ce qu’on appelle analyse, en chimie. L’analyse chimique ne conteste ni l’existence ni les qualités du corps qu’elle dissocie en divers éléments, souvent dissociables à leur tour ; elle se borne à libérer ces éléments et à les offrir à la synthèse qui, en variant les proportions, en appelant des éléments nouveaux, obtiendra, si cela lui plaît, des corps entièrement différents. Avec les débris d’une vérité, on peut faire une autre vérité « identiquement contraire », travail qui ne serait qu’un jeu, mais encore excellent comme tous les exercices qui assouplissent l’intelligence et l’acheminent vers l’état de noblesse dédaigneuse où elle doit aspirer. Il y a cependant des vérités que l’on ne songe ni à analyser ni à nier ; elles sont incontestables, soit qu’elles nous aient été fournies par l’expérience séculaire de l’humanité, soit qu’elles fassent partie des axiomes de la science. Le prédicateur qui s’écriait en chaire devant Louis XIV : « Nous mourrons tous, Messieurs ! » proférait une vérité que le froncement des sourcils du roi ne prétendait pas sérieusement contester. Elle est pourtant de celles qui ont eu sans doute le plus de mal à s’établir, elle est de celles qui ne sont pas encore universellement admises. Ce n’est pas du premier coup que les races aryennes joignirent ces deux idées, l’idée de mort et l’idée de nécessité ; beaucoup de peuplades noires n’y sont pas parvenues. Pour le nègre, il n’y a pas de mort naturelle, de mort nécessaire. À chaque décès on consulte le sorcier afin d’apprendre de lui quel est l’auteur de ce crime secret et magique. Nous en sommes encore un peu à cet état d’esprit et toute mort prématurée d’un homme célèbre fait aussitôt courir des bruits d’empoisonnement, de meurtre mystérieux. Tout le monde se souvient des légendes nées à la mort de Gambetta, de Félix Faure ; elles se rejoignent naturellement à celles qui émurent la fin du dix-septième siècle, à celles qui assombrirent, bien plus que des faits sans doute rares, le seizième siècle italien. Stendhal, en ses anecdotes romaines, abuse de cette superstition du poison qui devait encore, de nos jours, faire plus d’une victime judiciaire. L’homme associe les idées non pas selon la logique, selon l’exactitude vérifiable, mais selon son plaisir et son intérêt. C’est ce qui fait que la plupart des vérités ne sont que des préjugés ; celles qui sont le plus incontestables sont aussi celles qu’il s’efforça toujours de sournoisement combattre par la ruse du silence. La même inertie est opposée au travail de dissociation que l’on voit s’opérer lentement sur certaines vérités. L’état de dissociation des lieux communs de la morale semble en corrélation assez étroite avec le degré de la civilisation intellectuelle. Il s’agit, là encore, d’une sorte de lutte, non des individus, mais des peuples constitués en nation contre des évidences qui, en augmentant l’intensité de la vie individuelle, diminuent, l’expérience permet de dire, par cela même, l’intensité de la vie et de la force collectives. Il n’est pas douteux qu’un homme ne puisse retirer de l’immoralité même, de l’insoumission aux préjugés décalogués, un grand bienfait personnel, un grand avantage pour son développement intégral, mais une collectivité d’individus trop forts, trop indépendants les uns des autres, ne constitue qu’un peuple médiocre. On voit alors l’instinct social entrer en antagonisme avec l’instinct individuel et des sociétés professer comme société une morale que chacun de ses membres intelligents, suivis par une très grande partie du troupeau, juge vaine, surannée ou tyrannique. On trouverait une assez curieuse illustration de ces principes en examinant l’état présent de la morale sexuelle. Cette morale, particulière aux peuples chrétiens, est fondée sur l’association très étroite de deux idées, l’idée de plaisir charnel et l’idée de génération. Quiconque, homme ou peuple, n’a pas dissocié ces deux idées n’a pas rendu la liberté dans son esprit aux éléments de cette vérité ; qu’en dehors de l’acte proprement générateur accompli sous la protection des lois religieuses ou civiles (les secondes ne sont que la parodie des premières, dans nos civilisations essentiellement chrétiennes), les relations sexuelles sont des péchés, des erreurs, des fautes, des défaillances ; quiconque adopte en sa conscience cette règle, sanctionnée par les codes, appartient évidemment à une civilisation encore rudimentaire. La plus haute civilisation étant celle où l’individu est le plus libre, le plus dégagé d’obligations, cette proposition ne serait contestable que si on la prenait pour une provocation au libertinage ou pour une dépréciation de l’ascétisme. Morale ou immorale, cela n’a ici aucune importance, elle devra, si elle est exacte, se lire au premier coup d’œil dans les faits. Rien de plus facile. Un tableau statistique de la natalité européenne montrera aux raisonneurs les plus entêtés qu’il y a un lien très strict, un lien de cause à effet, entre l’intellectualité des peuples et leur fécondité. Il en est de même pour les individus et pour les groupes sociaux. C’est par faiblesse intellectuelle que les ménages ouvriers se laissent déborder par la progéniture. On voit dans les faubourgs des malheureux qui, ayant procréé douze enfants, s’étonnent de l’inclémence de la vie ; ces pauvres gens, qui n’ont même pas l’excuse des croyances religieuses, n’ont pas encore su dissocier l’idée de plaisir charnel et l’idée de génération. Chez eux la première détermine l’autre, et les gestes obéissent à une cérébralité enfantine et presque animale. L’homme arrivé au degré vraiment humain limite à son gré sa fécondité ; c’est un de ses privilèges, mais un de ceux qu’il n’atteint que pour en mourir. Heureuse, en effet, pour l’individu qu’elle délivre, cette dissociation particulière l’est beaucoup moins pour les peuples. Cependant, elle favorisera le développement ultérieur de la civilisation en maintenant sur la terre les vides nécessaires à l’évolution des hommes. Ce n’est qu’assez tard que les Grecs arrivèrent à disjoindre l’idée de femme et l’idée de génération ; mais ils avaient dissocié très anciennement l’idée de génération et l’idée de plaisir charnel. Quand ils cessèrent de considérer la femme comme uniquement génératrice, ce fut le commencement du règne des courtisanes. Les Grecs semblent, d’ailleurs, avoir toujours eu une morale sexuelle fort vague, ce qui ne les a pas empêchés de faire une certaine figure dans l’histoire. Le Christianisme ne pouvait sans se nier lui-même encourager la dissociation de l’idée de plaisir charnel d’avec l’idée de génération, mais il provoqua au contraire avec succès, et ce fut une des grandes conquêtes de l’humanité, la dissociation de l’idée d’amour et de l’idée de plaisir charnel. Les Égyptiens étaient si loin de pouvoir comprendre une telle dissociation que l’amour du frère et de la sœur leur eût semblé nul s’il n’eût abouti à une conjonction sexuelle. Dans les basses classes des grandes villes, on est volontiers Égyptien sur ce point. Les différentes sortes d’inceste qui parviennent parfois à notre connaissance témoignent qu’un état d’esprit analogue n’est pas absolument incompatible avec une certaine culture intellectuelle. La forme particulièrement chrétienne de l’amour chaste, dégagé de toute idée de plaisir physique, est l’amour divin, tel qu’on le voit s’épanouir dans l’exaltation mystique des contemplateurs ; c’est vraiment l’amour pur, puisqu’il ne correspond à rien de définissable, c’est l’intelligence s’adorant soi-même dans l’idée infinie qu’elle se fait d’elle-même. Ce qui peut s’y mêler de sensualisme tient à la disposition même du corps humain et à la loi de dépendance des organes ; on ne doit donc pas en tenir compte dans une étude qui n’est pas physiologique. Ce que l’on a appelé maladroitement l’amour platonique est aussi une création chrétienne. C’est, en somme, une amitié passionnée, aussi vive et aussi jalouse que l’amour physique, mais dégagée de l’idée de plaisir charnel, comme cette dernière idée s’était dégagée de l’idée de génération. Cet état idéal des affections humaines est la première étape de l’ascétisme, et l’on pourrait définir l’ascétisme l’état d’esprit où toutes les idées sont dissociées. Avec la décroissance de l’influence chrétienne, la première étape de l’ascétisme est devenue un gîte de moins en moins fréquenté et l’ascétisme, devenu également rare, est souvent atteint par une autre voie. De notre temps, l’idée d’amour s’est rejointe très étroitement à l’idée de plaisir physique et les moralistes s’emploient à réformer son association primitive avec l’idée de génération. C’est une régression assez curieuse. On pourrait essayer une psychologie historique de l’humanité en recherchant à quel degré de dissociation se trouvèrent, dans la suite des siècles, un certain nombre de ces vérités que les gens bien-pensants s’accordent à qualifier de primordiales. Cette méthode devrait même être la base, et cette recherche le but même de l’histoire. Puisque tout dans l’homme se ramène à l’intelligence, tout dans l’histoire doit se ramener à la psychologie. Ce serait l’excuse des faits, de comporter une explication qui ne fût pas diplomatique ou stratégique. Quelle est l’association d’idées, ou la vérité non encore dissociée qui favorisa l’accomplissement de la mission que Jeanne d’Arc crut tenir du ciel ? Il faut, pour répondre, trouver des idées qui aient pu se joindre également dans les cerveaux français et dans les cerveaux anglais, ou une vérité alors incontestablement admise par toute la chrétienté. Jeanne d’Arc était considérée à la fois par ses amis et par ses ennemis comme en possession d’un pouvoir surnaturel. Pour les Anglais, c’est une sorcière très puissante ; l’opinion est unanime et les témoignages abondent. Mais pour ses partisans ? Sans doute une sorcière aussi, ou plutôt une magicienne. La magie n’était pas nécessairement diabolique. Des êtres surnaturels flottaient dans les imaginations qui n’étaient ni des anges, ni des démons, mais des Puissances que pouvait se soumettre l’intelligence de l’homme. Le magicien était le bon sorcier : sans cela aurait-on taxé de magie un homme de la science et de la sainteté d’Albert le Grand ? Le soldat qui la suivait et le soldat qui combattait Jeanne d’Arc, sorcière ou magicienne, se faisaient d’elle, très probablement, une idée identique dans son obscurité redoutable. Mais si les Anglais criaient le nom de sorcière, les Français taisaient le nom de magicienne, peut-être pour la même cause qui protégea si longtemps, à travers de si merveilleuses aventures, l’usurpateur Ta-Kiang, comme cela est raconté dans l’admirable Dragon impérial de Judith Gautier. Quelle idée, à telle époque, chaque classe de la société se faisait-elle du soldat ? N’y aurait-il pas dans la réponse à cette question tout un cours d’histoire ? En approchant de notre époque on se demanderait à quel moment se rejoignirent, dans le commun des esprits, l’idée d’honneur et l’idée de militaire ? Est-ce une survivance de la conception aristocratique de l’armée ? L’association s’est-elle formée à la suite des événements d’il y a trente ans, lorsque le peuple prit le parti d’exalter le soldat pour s’encourager soi-même ? Il faut comprendre cette idée d’honneur ; elle en contient plusieurs autres, les idées de bravoure, de désintéressement, de discipline, de sacrifice, d’héroïsme, de probité, de loyauté, de franchise, de bonne humeur, de rondeur, de simplicité, etc. On trouverait finalement en ce mot le résumé des qualités dont la race française se croit l’expression. Déterminer son origine serait donc déterminer, par cela même, l’époque où le Français commença à se croire un abrégé de toutes les vertus fortes. Le militaire est demeuré en France, malgré de récentes objections, le type même de l’homme d’honneur. Les deux idées sont unies très énergiquement ; elles forment une vérité qui n’est guère contestée à l’heure actuelle que par des esprits d’une autorité médiocre ou d’une sincérité douteuse. Sa dissociation est donc très peu avancée, si l’on a égard à la totalité de la nation. Cependant elle fut, au moins pendant une minute, pendant la minute psychologique, entièrement opérée en quelques cerveaux. Il y eut là, au seul point de vue intellectuel, un effort considérable d’abstraction qu’on ne peut s’empêcher d’admirer quand on regarde froidement fonctionner la machine cérébrale. Sans doute le résultat atteint ne fut pas le produit d’un raisonnement normal ; c’est dans un accès de fièvre que la dissociation s’accomplit ; elle fut inconsciente, et elle fut momentanée, mais elle fut, et c’est important pour l’observateur. L’idée d’honneur avec tous ses sous-entendus se sépara de l’idée de militaire, qui est là l’idée de fait, l’idée femelle prête à recevoir tous les qualificatifs, et l’on s’aperçut que, s’il y avait entre elles un certain rapport logique, ce rapport n’était pas nécessaire. C’est là le point décisif. Une vérité est morte lorsqu’on a constaté que les rapports qui lient ses éléments sont des rapports d’habitude et non de nécessité ; et comme la mort d’une vérité est un grand bienfait pour les hommes, cette dissociation eût été très importante si elle avait été définitive, si elle fût restée stable. Malheureusement, après cet effort vers l’idée pure, les vieilles habitudes mentales retrouvèrent leur empire. L’ancien élément qualificatif fut aussitôt remplacé par un élément à peine nouveau, moins logique que l’ancien et encore moins nécessaire. Il apparut que l’opération avait avorté. L’association d’idées se refaisait, identique à la précédente, quoique l’un des éléments eût été retourné comme un vieux gant : à honneur on avait substitué déshonneur, avec toutes les idées adventices de l’ancien élément devenues alors lâcheté, fourberie, indiscipline, fausseté, duplicité, méchanceté, etc. Cette nouvelle association d’idées peut avoir une valeur destructive ; elle n’offre aucun intérêt intellectuel. Il ressort de l’anecdote que les idées qui nous semblent les plus claires, les plus évidentes, les plus palpables pour ainsi dire, n’ont cependant pas assez de force pour s’imposer toutes nues aux esprits communs. Pour s’assimiler l’idée d’armée, un cerveau d’aujourd’hui doit l’entourer d’éléments qui n’ont qu’une corrélation de rencontre ou d’opinion avec l’idée principale. On ne peut pas demander sans doute à un humble politicien de se faire de l’armée l’idée simple que s’en faisait Napoléon : une épée. Les idées très simples ne sont à la portée que des esprits très compliqués. Il semble cependant qu’il ne serait pas absurde de ne considérer l’armée que comme la force extériorisée d’une nation ; et alors de ne demander à cette force que les qualités mêmes qu’on demande à la force. Peut-être est-ce encore trop simple ? Quel bon moment que le moment d’aujourd’hui pour étudier le mécanisme de l’association et de la dissociation des idées ! On parle souvent des idées ; on a écrit sur l’évolution des idées. Aucun mot n’est plus mal défini ni plus vague. Il y a des écrivains naïfs qui dissertent sur l’Idée, tout court ; il y a des sociétés coopératives qui se mettent tout d’un coup en marche vers l’Idée ; il y a des gens qui se dévouent à l’Idée, qui pâtissent pour l’Idée, qui rêvent de l’Idée, qui vivent les yeux fixés sur l’Idée. De quoi est-il question dans ces sortes de divagations, c’est ce que je n’ai jamais pu savoir. Ainsi employé seul, le mot est peut-être une déformation du mot Idéal ; peut-être aussi le qualificatif est-il sous-entendu ? Est-ce un débris erratique de la philosophie de Hegel que la marche lente du grand glacier social a déposé au passage en quelques têtes où il roule et sonne comme un caillou ? On ne sait pas. Employé sous une forme relative, le mot n’est pas beaucoup plus clair dans les ordinaires phraséologies ; on oublie trop le sens primitif du mot et que l’idée n’est qu’une image parvenue à l’état abstrait, à l’état de notion ; mais aussi qu’une notion, pour avoir droit au nom d’idée, doit être pure de toute compromission avec le contingent. Une notion à l’état d’idée est devenue incontestable ; c’est un chiffre, c’est un signe ; c’est une des lettres de l’alphabet de la pensée. Il n’y a pas des idées vraies et des idées fausses. L’idée est nécessairement vraie ; une idée discutable est une idée amalgamée à des notions concrètes, c’est-à-dire une vérité. Le travail de la dissociation tend précisément à dégager la vérité de toute sa partie fragile pour obtenir l’idée pure, une, et par conséquent inattaquable. Mais si l’on n’usait jamais des mots que selon leur sens unique et absolu, les liaisons seraient difficiles dans le discours ; il faut leur laisser un peu de ce vague et de cette flexibilité dont l’usage les a doués et, en particulier, ne pas trop insister sur l’abîme qui sépare l’abstrait du concret. Il y a un état intermédiaire entre la glace et l’eau fluide, c’est quand l’eau commence à se façonner en aiguilles, quand elle craque et cède encore sous la main qui s’y plonge : peut-être ne faut-il pas demander même aux mots du manuel philosophique d’abdiquer toute prétention à l’ambiguïté ? Cette idée d’armée qui excita de graves polémiques, qui ne fut un instant dégagée que pour s’obscurcir à nouveau, est de celles qui touchent au concret et dont on ne peut parler sans de minutieuses références à la réalité ; l’idée de justice, au contraire, peut se considérer en soi, in abstracto . Dans l’enquête que fit M. Ribot sur les idées générales, presque tous les patients, prononcé devant eux le mot Justice, virent en leur esprit la légendaire dame et ses balances. Il y a dans cette figuration traditionnelle d’une idée abstraite une notion de l’origine même de cette idée. L’idée de justice n’est pas autre chose, en effet, que l’idée d’équilibre. La justice est le point mort de la série des actes, le point idéal où les forces contraires se neutralisent pour produire l’inertie. La vie qui aurait passé par ce point mort de la justice absolue ne pourrait plus vivre, puisque l’idée de vie, identique à l’idée de lutte de forces, est nécessairement l’idée de justice. Le règne de la justice ne pourrait être que le règne du silence et de la pétrification : les bouches se taisent, organes vains des cerveaux stupéfiés, et les gestes inachevés des membres n’écrivent plus rien, dans l’air froid. Les théologies situèrent la justice au-delà du monde, dans l’éternité. C’est là seulement qu’elle peut être conçue et qu’elle peut, sans danger pour la vie, exercer une fois pour toutes sa tyrannie qui ne connaît qu’une seule sorte d’arrêts, l’arrêt de mort. L’idée de justice rentre donc bien dans la série des idées incontestables et indémontrables ; on n’en peut rien faire à l’état pur ; il faut l’associer à quelque élément de fait ou s’abstenir d’un mot qui ne correspond qu’à une inconcevable entité. À vrai dire, l’idée de justice est peut-être dissociée ici pour la première fois. Sous ce nom les hommes allègent tantôt l’idée de châtiment, qui leur est très familière, tantôt l’idée de non-châtiment, idée neutre, ombre de la première. Il s’agit de châtier le coupable et de ne pas inquiéter l’innocent, ce qui impliquerait immédiatement, pour être perceptible, une définition de la culpabilité et une définition de l’innocence. Cela est difficile, ces mots du lexique moral n’ayant plus qu’une signification fuyante et toute relative. Et pourquoi, pourrait-on demander, faut-il qu’un coupable soit châtié ? Il semble, au contraire, que l’innocent, que l’on suppose un homme sain et normal, soit bien plus capable de supporter le châtiment que le coupable, qui est un malade et un débile. Pourquoi ne punirait-on pas, au lieu du voleur, qui a des excuses, l’imbécile qui s’est laissé voler ? C’est ce que ferait la justice si, au lieu d’être une conception théologique, elle était encore, comme elle fut à Sparte, une imitation de la nature. Rien n’existe qu’en vertu du déséquilibre, de l’injustice ; toute existence est un vol prélevé sur d’autres existences ; aucune vie ne fleurit que sur un cimetière. Si elle se voulait l’auxiliaire et non plus la négatrice des lois naturelles, l’humanité prendrait soin de protéger les forts contre la coalition des faibles et de donner comme escabeau le peuple aux aristocrates. Il semble au contraire que ce qu’on entende désormais par la justice ce soit, en même temps que le châtiment des coupables, l’extermination des puissants, et en même temps que le non-châtiment des innocents, l’exaltation des humbles. L’origine de cette idée complexe, bâtarde et hypocrite, doit donc être recherchée dans l’évangile, dans le « malheur aux riches » des démagogues juifs. Ainsi comprise, l’idée de justice apparaît contaminée à la fois par la haine et par l’envie ; elle ne contient plus rien de son sens originaire et l’on ne peut en faire l’analyse sans risquer d’être dupe du sens vulgaire des mots. Cependant on démêlerait, en y prenant garde, que la première cause de la dépréciation de ce terme utile est venue d’une confusion entre l’idée de droit et l’idée de châtiment ; le jour où le mot justice a voulu dire tantôt justice criminelle et tantôt justice civile, le peuple a confondu ces deux notions pratiques et les instituteurs du peuple, incapables d’un effort sérieux de dissociation, ont aggravé une méprise qui d’ailleurs servait leurs intérêts. L’idée réelle de justice apparaît donc finalement comme entièrement inexistante dans le mot même qui figure au vocabulaire de l’humanité ; ce mot se résout à l’analyse en des éléments encore très complexes où l’on distingue l’idée de droit et l’idée de châtiment. Mais il y a tant d’illogisme dans cet accouplement singulier qu’on douterait de l’exactitude de l’opération, si les faits sociaux n’en fournissaient la preuve. Ici on pourrait examiner cette question : y a-t-il vraiment pour le peuple, pour l’homme moyen, des mots abstraits ? C’est peu probable. Il semble même que, selon le degré de culture intellectuelle, le même mot n’atteigne que des états échelonnés d’abstraction. L’idée pure est plus ou moins contaminée par le souci des intérêts personnels, ou de caste ou de groupe, et le mot justice revêt ainsi, par exemple, toutes sortes de significations particulières et limitées sous lesquelles disparaît, écrasé, son sens suprême. Dès qu’une idée est dissociée, si on la met ainsi toute nue en circulation, elle s’agrège en son voyage par le monde toutes sortes de végétations parasites. Parfois, l’organisme premier disparaît, entièrement dévoré par les colonies égoïstes qui s’y développent. Un exemple fort amusant de ces déviations d’idées fut donné récemment par la corporation des peintres en bâtiment à la cérémonie dite du « triomphe de la république ». Ces ouvriers promenèrent une bannière où leurs revendications de justice sociale se résumaient en ce cri : « A bas le ripolin ! » Il faut savoir que le ripolin est une peinture toute préparée que le premier venu peut étaler sur une boiserie ; on comprendra alors toute la sincérité de ce vœu et son ingénuité. Le ripolin représente ici l’injustice et l’oppression ; c’est l’ennemi, c’est le diable. Nous avons tous notre ripolin et nous en colorions à notre usage les idées abstraites qui, sans cela, ne nous seraient d’aucune utilité personnelle. C’est sous un de ces bariolages que l’idée de liberté nous est présentée par les politiciens. Nous ne percevons plus guère, en entendant ce mot, que l’idée de liberté politique, et il semble que toutes les libertés dont puisse jouir un homme civilisé soient contenues dans cette expression ambiguë. Il en est d’ailleurs de l’idée pure de liberté comme de l’idée pure de justice ; elle ne peut nous servir à rien dans l’ordinaire de la vie. L’homme n’est pas libre, ni la nature, pas plus que ne sont justes ni l’homme ni la nature. Le raisonnement n’a aucune prise sur de telles idées ; les exprimer, c’est les affirmer, mais elles fausseraient nécessairement toutes les thèses où on voudrait les faire entrer. Réduite à son sens social, l’idée de liberté est encore mal dissociée ; il n’y a pas d’idée générale de liberté, et il est difficile qu’il s’en forme une, puisque la liberté d’un individu ne s’exerce qu’aux dépens de la liberté d’autrui. Jadis, la liberté s’appelait le privilège ; à tout prendre, c’est peut-être son véritable nom ; encore aujourd’hui, une de nos libertés relatives, la liberté de la presse, est un ensemble de privilèges ; privilèges aussi la liberté de la parole concédée aux avocats ; privilèges, la liberté syndicale, et demain, la liberté d’association telle qu’on nous la propose. L’idée de liberté n’est peut-être qu’une déformation emphatique de l’idée de privilège. Les Latins, qui firent un grand usage du mot liberté, l’entendaient tel que le privilège du citoyen romain. On voit qu’il y a souvent un écart énorme entre le sens vulgaire d’un mot et la signification réelle qu’il a au fond des obscures consciences verbales, soit parce que plusieurs idées associées sont exprimées par un seul mot, soit parce que l’idée primitive a disparu sous l’envahissement d’une idée secondaire. On peut donc écrire, surtout s’il s’agit de généralités, des suites de phrases ayant à la fois un sens ouvert et un sens secret. Les mots, qui sont des signes, sont presque toujours aussi des chiffres ; le langage conventionnel inconscient est fort usité, et il y a même des matières où c’est le seul en usage. Mais chiffre implique déchiffrement. Il est malaisé de comprendre l’écriture la plus sincère et l’auteur même de l’écriture y échoue souvent, parce que le sens des mots varie non seulement d’un homme à un autre homme, mais, des moments d’un homme aux autres moments du même homme. Le langage est ainsi une grande cause de duperie. Il évolue dans l’abstraction, et la vie évolue dans la réalité la plus concrète ; entre la parole et les choses que la parole désigne il y a la distance d’un paysage à la description d’un paysage. Et il faut songer encore que les paysages que nous dépeignons ne nous sont connus, la plupart du temps, que par des discours, reflets d’antérieurs discours. Cependant nous nous comprenons. C’est un miracle que je n’ai point l’intention d’analyser maintenant. Il sera plus à propos, pour achever cette esquisse, qui n’est qu’une méthode, d’essayer l’examen des idées toutes modernes d’art et de beauté. J’ignore leurs origines, mais elles sont postérieures aux langues classiques qui n’ont pas de mots fixes et précis pour les dire, bien que les anciens fussent à même, mieux que nous, de jouir de la réalité qu’elles contiennent. Elles sont enchevêtrées ; l’idée d’art est sous la dépendance de l’idée de beauté ; mais cette dernière idée elle-même n’est autre chose que l’idée d’harmonie et l’idée d’harmonie se réduit à l’idée de logique. Le beau, c’est ce qui est à sa place. De là les sentiments de plaisir que nous donne la beauté. Ou plutôt, la beauté est une logique qui est perçue comme plaisir. Si l’on admet cela, on comprendra aussitôt pourquoi l’idée de beauté, dans les sociétés féministes, s’est presque toujours restreinte à l’idée de beauté féminine. La beauté, c’est une femme. Il y a là un intéressant sujet d’analyse, mais la question est assez compliquée. Il faudrait démontrer d’abord que la femme n’est pas plus belle que l’homme ; que, située dans la nature sur le même plan, construite sur le même modèle, faite de la même chair, elle apparaîtrait, à une intelligence sensible extérieure à l’humanité, exactement la femelle de l’homme, exactement ce que, pour les hommes, une pouliche est à un poulain. Et même, en y regardant de plus près, le Martien qui voudrait s’instruire sur l’esthétique des formes terrestres observerait que, s’il existe une différence de beauté entre un homme et une femme de même race, de même caste et de même âge, cette différence est presque toujours en faveur de l’homme ; et que si d’ailleurs ni l’homme ni la femme ne sont entièrement beaux, les défauts de la race humaine sont plus accentués chez la femme, où la double saillie du ventre et des fesses, attrait sexuel sans doute, gauchit disgracieusement la double ligne du profil ; la courbe des seins est presque infléchie sous l’influence du dos qui a une tendance à se voûter. Les nudités de Cranach avouent naïvement ces éternelles imperfections de la femme. Un autre défaut auquel les artistes remédient instinctivement quand ils ont du goût, c’est la brièveté des jambes, si accentuée dans les photographies de femmes nues. Cette froide anatomie des beautés féminines a souvent été faite ; il est donc inutile d’insister, d’autant plus que la vérification en est malheureusement trop facile. Mais si la beauté de la femme résiste si mal à la critique, comment se fait-il qu’elle demeure, malgré tout, incontestable, qu’elle soit devenue pour nous la base même et le ferment de l’idée de beauté ? C’est une illusion sexuelle. L’idée de beauté n’est pas une idée pure ; elle est intimement unie à l’idée de plaisir charnel. Stendhal a obscurément perçu ce raisonnement quand il a défini la beauté « une promesse de bonheur ». La beauté est une femme, et pour les femmes elles-mêmes, qui ont poussé la docilité envers l’homme jusqu’à adopter cet aphorisme, qu’elles ne peuvent comprendre que dans l’extrême perversion sensuelle. On sait cependant que les femmes ont un type particulier de beauté ; les hommes l’ont naturellement flétri du nom de « bellâtre ». Si les femmes étaient sincères, elles auraient également depuis longtemps infligé un nom péjoratif au type de beauté féminine par lequel l’homme se laisse le plus volontiers séduire. Cette identification de la femme et de la beauté va si loin aujourd’hui qu’on en est arrivé innocemment à nous proposer « l’apothéose de la femme » ; cela veut dire la glorification de la beauté avec toutes les promesses stendhaliennes contenues dans ce mot devenu érotique. La beauté est une femme et la femme est la beauté ; les caricaturistes accentuent le sentiment général en accouplant toujours à une femme, qu’ils tâchent de faire belle, un homme dont ils poussent la laideur jusqu’à la vulgarité la plus basse alors que les jolies femmes sont si rares dans la vie, alors qu’au-delà de trente ans la femme est presque toujours inférieure en beauté plastique, âge pour âge, à son mari ou à son amant. Il est vrai que cette infériorité n’est pas plus facile à démontrer qu’à sentir, et que le raisonnement demeure inefficace, la page achevée, pour celui qui a lu comme celui qui a écrit ; et cela est fort heureux. L’idée de beauté n’a jamais été dissociée que par les esthéticiens ; le commun des hommes s’en donne la définition de Stendhal. Autant dire que cette idée n’existe pas et qu’elle a été absolument dévorée par l’idée de bonheur, et du bonheur sexuel, du bonheur donné par une femme. C’est pour cela que le culte de la beauté est suspect aux moralistes qui ont analysé la valeur de certains mots abstraits. Ils traduisent cela par culte de la luxure, et ils auraient raison si ce dernier terme ne contenait une injure assez sotte pour une des tendances les plus naturelles à l’homme. Il est arrivé nécessairement qu’en s’opposant aux excessives apothéoses de la femme ils ont touché aux droits de l’art. L’art étant l’expression de la beauté et la beauté ne pouvant être comprise que sous les espèces matérielles de la véritable idée qu’elle contient, l’art est devenu presque uniquement féministe. La beauté, c’est la femme ; et aussi l’art c’est la femme. Mais ceci est moins absolu. La notion de l’art est même assez nette, pour les artistes et pour l’élite ; l’idée d’art est fort bien dégagée. Il y a un art pur qui se soucie uniquement de se réaliser soi-même. Aucune définition n’en doit même être donnée ; cela ne pourrait se faire qu’en unissant l’idée d’art à des idées qui lui sont étrangères et qui tendraient à l’obscurcir et à la salir. Antérieurement à cette dissociation, qui est récente et dont on connaît l’origine, l’idée d’art était liée à diverses idées qui lui sont normalement étrangères, l’idée de moralité, l’idée d’utilité, l’idée d’enseignement. L’art était l’image édifiante qu’on intercale dans les catéchismes de religion ou de philosophie ; ce fut la conception des deux derniers siècles. Nous nous étions affranchis de ce collier ; on voudrait nous le remettre au cou. L’idée d’art s’est de nouveau souillée à l’idée d’utilité ; l’art est appelé social par les prêcheurs modernes. Il est aussi appelé démocratique, épithètes bien choisies, si ce fut en vertu de leur signification négatrice de la fonction principale. Admettre l’art parce qu’il peut moraliser les individus ou les masses, c’est admettre les roses parce qu’on en tire un remède utile aux yeux ; c’est confondre deux séries de notions que l’exercice régulier de l’intelligence place sur des plans différents. Les arts plastiques ont un langage ; mais il n’est pas traduisible en mots et en phrases. L’œuvre d’art tient des discours qui s’adressent au sens esthétique et à lui seul ; ce qu’elle peut dire par surcroît de perceptible pour nos autres facultés ne vaut pas la peine d’être écouté. Cependant, c’est cette partie caduque qui intéresse les prôneurs de l’art social. Ils sont le nombre et comme nous sommes régis par la loi du nombre, leur triomphe semble assuré. L’idée d’art n’aura peut-être été dissociée que pendant un petit nombre d’années et pour un petit nombre d’intelligences. Il y a donc un très grand nombre d’idées que les hommes n’emploient jamais à l’état pur, soit qu’elles n’aient pas encore été dissociées, soit que cette dissociation n’ait pu se maintenir en état de stabilité ; il y a aussi un très grand nombre d’idées qui existent à l’état dissocié, ou que l’on peut provisoirement considérer comme telles, mais qui ont une affinité particulière pour d’autres idées avec lesquelles on les rencontre le plus souvent ; il y en a d’autres encore qui semblent réfractaires à certaines associations, alors que les faits auxquels elles correspondent dans la réalité sont extrêmement fréquents. Voici quelques exemples de ces affinités et de ces répulsions pris dans le domaine si intéressant des lieux communs ou des vérités. Les étendards furent d’abord des signes religieux, comme l’oriflamme de Saint-Denis, et leur utilité symbolique est demeurée au moins aussi grande que leur utilité réelle. Mais comment, hors de la guerre, sont-ils devenus des symboles de l’idée de patrie ? C’est plus facile à expliquer par les faits que par la logique abstraite. Aujourd’hui, dans presque tous les pays civilisés, l’idée de patrie et l’idée de drapeau sont invinciblement associées ; les deux mots se disent même l’un pour l’autre. Mais ceci touche à la symbolique autant qu’à l’association des idées. En insistant on arriverait au langage des couleurs, contrepartie du langage des fleurs, mais plus instable encore et plus arbitraire. S’il est amusant que le bleu du drapeau français soit la dévote couleur de la sainte Vierge et des enfants de Marie, il ne l’est pas moins que la pieuse pourpre de la robe de Saint-Denis soit devenue un symbole révolutionnaire. Semblables aux atomes d’Épicure, les idées s’accrochent comme elles peuvent, au hasard des rencontres, des chocs et des accidents. Certaines associations, quoique très récentes, ont pris rapidement une autorité singulière ; ainsi celles d’instruction et d’intelligence, d’instruction et de moralité. Or, c’est tout au plus si l’instruction peut témoigner pour une des formes particulières de la mémoire ou pour une connaissance littérale les lieux communs du Décalogue. L’absurdité de ces rapports forcés apparaît très clairement en ce qui concerne les femmes ; il semble bien qu’il y ait une sorte d’instruction, celle qu’on leur donne à cette heure, qui, loin d’activer leur intelligence, l’engourdit. Depuis qu’on les instruit sérieusement, elles n’ont plus aucune influence ni dans la politique ni dans les lettres : que l’on compare à ce propos nos trente dernières années avec les trente dernières années de l’ancien régime. Ces deux associations d’idées n’en sont pas moins devenues de véritables lieux communs, de ces vérités qu’il est aussi inutile d’exposer que de combattre. Elles se rejoignent à toutes celles qui peuplent les livres et les lobes dégénérés des hommes ; aux vieilles et vénérables vérités telles que : vertu-récompense, vice-châtiment, Dieu-bonté, crime-remords, devoir-bonheur, autorité-respect, malheur-punition, avenir-progrès, et des milliers d’autres dont quelques-unes, quoique absurdes, sont utiles à l’humanité. On ferait également un long catalogue des idées que les hommes se refusent à associer, alors qu’ils se complaisent aux plus déconcertants stupres. Nous avons donné plus haut l’explication de cette attitude rétive ; c’est que leur occupation principale est la recherche du bonheur, et qu’ils ont bien plus souci de raisonner selon leur intérêt que selon la logique. De là l’universelle répulsion à joindre l’idée de néant à l’idée de mort. Quoique la première idée soit évidemment contenue dans la seconde, l’humanité s’obstine à les considérer séparément ; elle s’oppose de toutes ses forces à leur union, elle enfonce entre elles infatigablement un coin chimérique où retentissent les coups de marteau de l’espérance. C’est le plus bel exemple d’illogisme que nous puissions nous donner à nous-mêmes et la meilleure preuve que, dans les choses graves comme dans les moindres, c’est le sentiment qui vient toujours à bout de la raison. Est-ce une grande acquisition que de savoir cela ? Peut-être.
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Stéphane Mallarmé et l’idée de décadence29
Décadence. C’est un mot bien commode à l’usage des pédagogues ignorants, mot vague derrière lequel s’abritent notre paresse et notre incuriosité de la loi.
Baudelaire, Lettre à Jules Janin.
« Sont-ce là des gloires bien établies, celle d’Ibsen surtout ? La question de savoir si l’auteur des Revenants est un mystificateur ou un génie n’est pas résolue à l’heure où nous sommes31. »Telle est, en face de l’inédit, du non encore vu ni lu, l’attitude d’un écrivain qui, dans le livre même d’où cette note est tirée, prouve une bonne indépendance de jugement ; il est inutile d’ajouter que les « décadents » y sont, à tout propos, moqués. Comment, après cela, s’étonner de la lourde raillerie de tels moindres esprits ? Une manière nouvelle de dire les éternelles vérités humaines est d’abord pour les hommes, et surtout pour les hommes trop instruits, un scandale. Ils ressentent une sorte d’effroi ; pour reprendre leur assurance, ils ont recours à la négation, aux injures ou à la dérision. C’est l’attitude naturelle de l’animal humain devant le danger physique. Mais comment en est-on arrivé à considérer comme un péril toute réelle innovation en art ou en littérature ? Pourquoi surtout cette assimilation est-elle une des maladies particulières à notre temps, et peut-être la plus grave, puisqu’elle tend à restreindre le mouvement et à contrarier la vie ? Pendant des années, Delacroix, Puvis de Chavannes, si divers de génie, furent bernés et refusés par les jurys. Sous les prétextes évidemment contradictoires, un motif unique se découvre : l’originalité. Par une œuvre où presque plus rien ne s’aperçoit des méthodes antérieures, qui ne se rattache pas immédiatement à quelque chose de connu et de déjà compris, les gardiens de l’art se sentent menacés ; ils répondent à la provocation chacun selon leur tempérament. Les formules changent aussi selon les périodes : au xviiie siècle, la non-imitation était qualifiée de faute contre le goût, et c’était grave au temps où Voltaire érigeait un temple, qui n’était qu’un édicule, à ce dieu badin ; jusqu’à ces dernières semaines et depuis quelque dix ans, les artistes et les écrivains rebelles à démarquer les maîtres furent stigmatisés soit de décadents, soit de symbolistes. Cette dernière injure a fini par prévaloir, étant verbalement plus obscure et par conséquent plus facile à manier ; elle contient d’ailleurs, exactement comme la première, l’idée abhorrée de non-imitation. On a dit, il y a déjà longtemps, bien avant que M. Tarde ait développé sa philosophie sociale :
« L’imitation régit le monde des hommes, comme l’attraction celui des choses. »Dans le domaine particulier de l’art et de la littérature, cette loi est très sensible. L’histoire littéraire n’est, en somme, que le tableau d’une suite d’épidémies intellectuelles. Certaines furent brèves. La mode change ou dure selon des caprices impossibles à prévenir et difficiles à déterminer. Shakespeare n’eut aucune influence immédiate ; Honoré d’Urfé vivant et mort, durant un demi-siècle, fut le maître et l’inspirateur de toute fiction romanesque ; il eût régné plus longtemps si la Princesse de Clèves n’avait été l’œuvre clandestine d’une grande dame. Le xviie siècle, dont une partie de la littérature n’est que traduction et imitation, ne fut cependant pas rebelle aux nouveautés modérées et prudentes ; c’est qu’alors, s’il eût été honteux de ne pas imiter les anciens — ou, chose étrange, les Espagnols, mais seuls ! dans leurs fables et dans leurs phrases (Racine tremble d’avoir écrit Bajazet), il était honorable de savoir donner aux emprunts classiques un air de fraîcheur et d’inédit. Cependant cette littérature elle-même devint très rapidement classique ; il y eut une seconde source d’imitation, et comme elle était plus accessible, elle fut bientôt la fontaine presque unique où les générations vinrent boire et prier et délayer leur encre. Boileau, avant de mourir, put se voir dieu. Dès que Voltaire sait lire, il lit Boileau. Le principe de l’imitation va régir désormais la littérature française. Si l’on néglige les accidents — quoique mémorables — ce principe est demeuré très puissant et si bien compris, à mesure que l’instruction se répand, qu’il suffit à un critique de le faire intervenir pour qu’un lecteur honteux rejette l’œuvre nouvelle qui le rafraîchissait. Ainsi les feuilletonistes ont réussi à empêcher l’acclimatation en France de l’œuvre d’Ibsen ; ainsi les drames en vers, œuvre d’imitation par excellence, réussissent maintenant jusque sur les théâtres du boulevard ! Ces faits de théâtre, toujours très grossis par la réclame, illustrent bien une théorie. L’idée d’imitation est donc devenue l’idée même d’art ou de littérature. On ne conçoit pas plus un roman nouveau qui ne soit la contrepartie ou la suite d’un roman préexistant que l’on ne conçoit des vers sans rime ou dont les syllabes ne seraient pas comptées une à une avec scrupule. Quand de telles innovations cependant se produisirent, altérant tout à coup l’aspect coutumier du paysage littéraire, il y eut de l’émoi parmi les experts ; pour cacher leur gêne, ils se mirent à rire (troisième méthode) ; ensuite, ils proférèrent des jugements : puisque ces choses, ces proses et ces poèmes, ne sont pas ordonnées à l’imitation des dernières littératures ou des œuvres célébrées par les manuels, elles doivent provenir d’une source anormale, car elle ne nous est pas familière, — mais laquelle ? Il y eut des tentatives d’explication au moyen du préraphaélisme ; elles ne furent pas décisives ; elles furent même un peu ridicules, tant l’ignorance était de tous côtés profonde et invulnérable. Mais vers ces années-là un livre parut qui soudain éclaira les intelligences. Un parallèle inexorable s’imposa entre les poètes nouveaux et les obscurs versificateurs de la décadence romaine vantés par des Esseintes. L’élan fut unanime et ceux mêmes que l’on décriait acceptèrent le décri comme une distinction. Le principe admis, les comparaisons abondèrent. Comme nul, et pas même des Esseintes, peut-être, n’avait lu ces poètes dépréciés, ce fut un jeu pour tel feuilletoniste de rapprocher de Sidoine Apollinaire, qu’il ignorait, Stéphane Mallarmé qu’il ne comprenait pas. Ni Sidoine Apollinaire ni Mallarmé ne sont des décadents, puisqu’ils possèdent l’un et l’autre, à des degrés divers, une originalité propre ; mais c’est pour cela même que le mot fut justement appliqué au poète de l’Après-midi d’un Faune, car il signifiait, très obscurément, dans l’esprit de ceux-là mêmes qui en abusaient : quelque chose de mal connu, de difficile, de rare, de précieux, d’inattendu, de nouveau. Si, au contraire, on voulait redonner à l’idée de décadence littéraire son sens véritable et véritablement cruel, ce n’est plus Mallarmé qu’il faudrait nommer, on s’en doute, ni Laforgue, ni tel symboliste dont la carrière se poursuit. Le décadent de la littérature latine, ce n’est ni Ammien Marcellin, ni S. Augustin, qui, chacun à leur manière, se façonnent une langue ; ce n’est ni S. Ambroise, qui crée l’hymne, ni Prudence, qui imagine un genre littéraire, la biographie lyrique32. On commence à être plus clément pour la littérature latine de la seconde période ; las peut-être de la ridiculiser sans la lire, on a commencé de l’entr’ouvrir. Cette notion si simple sera prochainement admise : qu’il n’y a pas, en soi, un bon latin et un mauvais latin ; que les langues vivent et que leurs changements ne sont pas nécessairement des altérations ; qu’on pouvait avoir du génie au vie siècle comme au iie , et au xie comme au xviiie ; que les préjugés classiques sont une entrave au développement de l’histoire littéraire et à la connaissance totale de la langue elle-même. Mieux connus, les poètes de la bibliothèque de Fontenay n’auraient servi à baptiser un mouvement littéraire que si l’on avait voulu comparer, tâche ardue et un peu absurde, des novateurs idéalistes à des novateurs chrétiens.
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Le Paganisme éternel
« cette belle nymphe », voilà la vraie tradition du catholicisme populaire. Aucune religion n’est jamais morte, ni ne mourra jamais ; celle dont le nom s’abolit revit dans celle qui resplendit au grand jour. En plusieurs temples d’Italie, on ne prit même pas le soin, au ve siècle, de changer les statues vénérées, et Déméter nourrice devint tout naturellement une Vierge à l’enfant34 : en quelques autres, même en Gaule, on garda le nom du dieu avec la statue de jadis et le culte, changé dans la croyance des prêtres, demeura immuable dans la croyance du peuple. Vénus est toujours aimée sous le vocable de sainte Venise, que l’imagerie représente toute nue avec seulement un ruban autour des reins35. Exemple admirable de la persévérance du peuple ! Ozanam a parfaitement démontré qu’au moment où, par un coup d’État, le christianisme devint la religion officielle de l’Empire, le paganisme était encore plein de force et de vie ; de là son influence sur la religion nouvelle qui, ne pouvant le détruire, l’absorba sans même le transformer. Cependant, dès les premiers siècles, il y eut dans l’Église un parti très opposé à ce qu’on appelait, sans en comprendre l’importance, les superstitions populaires ; c’était le parti évangélique, qui ne devait entièrement triompher, dans l’Europe du Nord, qu’avec la Réforme36. Le culte des saints et des dieux sanctifiés engendra les églises. Les églises catholiques, comme les temples de l’Égypte ancienne, sont des tombeaux ; elles ne furent pas construites en l’honneur de Dieu seul ; leur prétexte fut presque toujours d’abriter le corps d’un bienheureux ou d’un thaumaturge, le simulacre d’une divinité traditionnelle, à peine rebaptisée par une piété innocente. Les églises furent la nécessité de l’art chrétien, et ainsi la nudité apostolique dut revêtir l’or des idoles et la pourpre des empereurs. Au xiie siècle, le paganisme est restauré dans toute sa splendeur. L’église, partout où la dévotion est assez riche, est devenue la cathédrale. L’Europe est couverte de cathédrales ; la prairie a toutes ses fleurs matinales et un peuple immense, sorti de ses ruches, va de fleur en fleur, de sanctuaire en sanctuaire, cueillant des indulgences, des réconforts, des grâces, des guérisons, la force de vivre joyeux en un siècle dur. Les béquilles du temple d’Éphèse s’amoncellent sous les voûtes de la cathédrale de Chartres, où une belle idole, naguère apportée d’Orient, bénit les fidèles ivres et se fait vénérer sous le nom de Vierge noire. L’art catholique, comme la religion elle-même, est la suite naturelle et logique de l’art païen. On ne peut entrer ici dans le détail, ni énumérer les preuves d’une manière de voir qui paraîtra peut-être hasardée à ceux qui ne connaissent que la surface de l’histoire ; on ne peut davantage discuter aucune des opinions reçues, mais cette affirmation des partielles origines païennes du catholicisme ne nous fait pas méconnaître, on s’en doute, ce que l’Évangile, les pères de l’Église, saint Benoît et ses moines apportèrent de nouveau et de purement spirituel dans l’idée religieuse ; cependant, et même sur ce point, il faudrait étudier les Alexandrins et comprendre que le mysticisme, qui a pris dans le catholicisme une forme catholique, n’est pas autre chose que celui qui prenait, dans Proclus, une forme mythologique. Le symbolisme chrétien n’est lui-même qu’une transposition du symbolisme néoplatonicien ; on ne sait si tel gnostique fut chrétien ou philosophe et il est difficile de faire dans le pseudo-aréopagite, la part des rêveries orientales et la part de l’enseignement patristique. Là encore, dans la suite des temps, la fusion se fit si intime que, sans le chercher et sans le vouloir, le catholicisme spéculatif s’assimila et nous a conservé un nombre infini de notions parfaitement contradictoires avec l’esprit de l’Évangile et avec la religion de saint Paul : un christianisme pur eût rejeté toute la tradition pythagoricienne ; le catholicisme, fidèle à son nom, nous a transmis, au milieu de la religion du Christ, à peu près toutes les superstitions et toutes les théogonies orientales. Il nous a conservé encore et transmis directement la tradition littéraire gréco-romaine. Ceci est plus connu et moins contesté. On sait maintenant qu’il n’y eut pas de « renaissance » au xve siècle ; on sait que, en aucun moment des siècles antérieurs, les lettres latines n’avaient cessé d’être cultivées et que Virgile fut, durant tout le moyen âge, en Italie, en France, en Allemagne, non seulement lu, mais vénéré, non seulement commenté, mais imité. Le rôle des humanistes fut cependant important : de même que les protestants voulaient purger le christianisme de son élément païen, les humanistes voulurent éliminer de la littérature tous les éléments chrétiens. Les uns et les autres réussirent ; mais, tandis que la tradition littéraire a été renouée par le romantisme, la tradition religieuse est restée brisée. La littérature n’est demeurée que pendant trois siècles étrangère à l’âme humaine à laquelle on substituait l’âme héroïque et poncive ; la religion privée de l’art païen, qui était sa force populaire, est devenue et est restée une philosophie de sacristie et une morale de confessionnal ; elle n’a plus d’influence sur l’esprit secret des races, qui est avide de beauté corporelle et de magnificence ; rien de trop ; elle s’est fait mitoyenne entre tout ; elle est devenue le centre médiocre de la médiocrité universelle.
« encore supérieure à tout ce que l’enthousiasme en voulut dire », s’ensuit-il qu’Ingres n’ait eu aucun génie ? Tel est cependant le parti pris de l’apologiste que, pour vanter Dieu, il dénigre la Nature et que, pour complaire à ses frères et tenter les infidèles, il exclut de la communion universelle les plus grands esprits créateurs, s’ils n’ont pas le front marqué de la symbolique cendre. Cette méthode n’est point inédite ; elle fut celle du violent et superbe Tertullien, celle de l’autoritaire et rigoureux saint Bernard, mais jamais celle des papes romains qui firent de Rome la double capitale du christianisme et du paganisme et qui, peut-être dès les temps anciens, rangèrent autour d’eux, témoins de leur double souveraineté, les reliques des saints nouveaux et les effigies des anciens dieux. Il y a un art catholique ; il n’y a pas d’art chrétien ; le christianisme évangélique est essentiellement opposé à toute représentation de la beauté sensible, soit d’après le corps humain, soit d’après le reste de la nature. Saint Paul ne sait pas ce que c’est qu’un temple chrétien ; encore moins, une statue chrétienne ; il n’a pas la notion qu’une chose belle puisse être un ornement ajouté à la beauté d’un cœur pur. Si un tel christianisme s’était développé, les civilisations anciennes nous seraient inconnues ; la religion de saint Paul demandait impérativement la destruction des temples qui sont devenus les basiliques italiennes, le brisement des idoles, ces statues qui ont conservé dans le monde l’idée d’un art désintéressé et purement humain ; la littérature profane eût été annihilée comme le reste ; la propagation de l’Évangile eût été la propagation de la barbarie et, pour tout dire, la croix aurait été un fléau aussi affreux et aussi destructeur que le croissant ; les deux filles de la Bible auraient couvert le monde de ruines, de troupeaux et de tentes en poil de chameau. C’était le métier de saint Paul de tisser des tentes : jamais métier ne symbolisa mieux le caractère d’un homme. Le premier soin des chrétiens qui voulurent ramener la religion à sa candeur première fut l’iconoclastie la plus furieuse. Zwingle, à Zurich, fit briser les verrières, rompre les statues, brûler les missels enluminés. En entrant dans l’église de Tous-les-Saints, à Wittenberg, Carlostadt cria le verset du Deutéronome :
« Tu ne feras point d’images taillées ! », signal de dévastation immédiatement compris de la plèbe qui suivait le triste énergumène. Je me souviens de n’avoir pu voir sans émotion ce que les calvinistes de Hollande ont fait de leurs cathédrales. Tous ceux qui sont entrés à Saint-Laurent de Rotterdam savent que le christianisme, dès qu’il prétend à retourner à la simplicité évangélique, se complaît, non dans l’austérité, mais dans la banalité : une salle de conférences à vitres et à gradins, voilà ce que les Barbares prétendaient faire de Notre-Dame de Chartres. L’idéal chrétien, en architecture, est tout pareil à l’idéal démocratique : c’est le groupe scolaire, et ni l’une ni l’autre de ces inspirations n’est capable de produire un bâtiment égal en beauté à la grange où, au xiiie siècle, les cisterciens de Lisseweghe serraient leurs moissons37. Il est d’ailleurs fréquent que les abbayes cisterciennes soient, au contraire, d’une nudité presque désolée. Saint Bernard, en réformant l’ordre de Cîteaux, qui est devenu la Trappe, n’eut aucunement l’intention de permettre le déploiement de grandioses architectures ; fidèle en cela au pur esprit évangélique, il réprouva le luxe et méprisa l’art, comme plus tard saint François d’Assise. Chaque fois que le christianisme, par les moines ou par les révolutionnaires, voulut s’astreindre à plus de conformité avec l’enseignement apostolique, il dut rejeter tout ce qu’il y avait de païen, de beau et, par conséquent, de sensuel dans la religion romaine. Il n’y a pas d’art chrétien ; les deux mots sont contradictoires, et voilà pourquoi, même en un livre presque de dévotion, si l’on parle de peinture, il faut prendre garde que même la « symbolique des tons » ne préserva pas l’Angelico d’être avant tout un peintre, un homme qui aime la couleur et les formes, un homme dont les yeux se réjouissent à la vue de la beauté.
« composée de noir et de rouge, de fumée obscurcissant le feu divin », est satanique ; pas de violet, pas de gris, pas d’orangé : parce que le violet dit le deuil ; le gris, la tiédeur ; l’orangé, le mensonge. L’abstention du peintre trouverait sans doute des explications moins extraordinaires. Et si les nefs de Bourges sont au nombre de cinq et celles d’Anvers au nombre de sept, est-ce vraiment en l’honneur des Cinq Plaies ou en l’honneur des Sept Dons du Paraclet ? Que, dans la disposition la plus ordinaire, trois nefs et un triple portail, il y ait une allusion à la Trinité, c’est moins invraisemblable, quoique rien ne le certifie ; mais que l’on ajoute des détails sur la symbolique du toit, des ardoises et des tuiles ; qu’on nous affirme que, d’après Hugues de Saint-Victor, l’assemblage des pierres d’une cathédrale signifie le mélange des laïques et des clercs, nous avons plutôt envie de sourire que de nous compoindre, et, par surcroît, nous serons presque indignés que l’on choisisse l’occasion d’une citation presque absurde pour écrire le nom du plus original et du plus grand des mystiques du moyen âge38. En toute cette symbolique de la cathédrale, M. Huysmans ne fait qu’une rapide allusion à la basilique, et passe. Cependant la cathédrale gothique, par l’intermédiaire de l’art romain, est certainement née de la basilique, au moins de la basilique syrienne, dont les plans furent très anciennement connus et imités en Gaule. Si les cathédrales sont le développement des basiliques, monuments auxquels la symbolique ne peut s’adapter, il s’ensuit que la symbolique est postérieure aux églises ; qu’elle peut en donner une explication quelquefois curieuse, mais jamais certaine. Il en est naturellement de même pour ce qu’on appelle le mobilier religieux, dont l’origine est antérieure au christianisme. On aurait bien surpris les martyrs qui refusaient d’encenser les idoles en leur disant que l’encensoir deviendrait un instrument pieux. Peut-être que la signification symbolique départie à ces accessoires du culte fut une sorte de baptême conféré à des objets depuis longtemps en usage dans les cérémonies liturgiques des anciennes religions. On sait qu’une lampe brûlait perpétuellement, dans certains temples, dans ceux de Minerve, d’Apollon, de Jupiter Ammon ; et déjà l’huile devait être pure et tirée des seules olives. La lampe éternelle était alors le symbole du feu ou du soleil ; elle ne parle pas plus clairement aujourd’hui. Les prêtres d’Isis portaient la tonsure en couronne, comme les plus anciens moines ; on distribuait du pain bénit au nom de Minerve, qui, comme Diane, protégeait des confréries de jeunes filles, des Enfants de Marie. Il ne serait pas sans intérêt d’étudier ces transpositions et cela vaudrait peut-être mieux que d’accepter, sans les expliquer, les opinions de Méliton ou de Durand de Mende39. L’origine païenne du symbolisme des catacombes est certaine ; c’est la mythologie qui fournit les éléments décoratifs aux tombeaux des premiers martyrs. Loin de tenter un art nouveau, les chrétiens acceptèrent celui qui était alors familier à tous et, sauf le type, d’ailleurs admirable, de l’Orante, ils n’inventèrent d’abord presque rien. Les Victoires, les Amours, la Méduse, Prométhée, les Dioscures, les Saisons, Icare, Silène, les Fleuves, Psyché et l’Amour, voilà des sujets que l’on rencontre fréquemment dans la décoration des catacombes. Avaient-ils pris pour les chrétiens un sens nouveau ? On ne le croit pas. Cependant la Vigne, funéraire chez les Romains, assume dans les catacombes, où elle est fréquente, un sens tout opposé ; elle représente la vie et le Christ, sans doute en conformité avec le chapitre XV de l’évangile selon saint Jean. Orphée eut de bonne heure une légende chrétienne ; saint Augustin lui donne, comme aux sibylles, la valeur d’un prophète ; dans les catacombes, il est préfiguratif du Christ, par sa douceur, le charme de sa voix et sa mort douloureuse. Il n’est jamais représenté avec Eurydice, mais seul et entouré d’animaux qui écoulent les sons de sa lyre. Voilà, prise sur le fait, la déformation chrétienne d’un symbole antérieur. Peu à peu, réduit à un seul agneau comme auditoire, Orphée s’identifia avec le Bon Pasteur, et de cette dernière figuration, il ne resta finalement, dans la symbolique chrétienne, que l’Agneau. On a cru que le Bon Pasteur était une transposition de l’Apollon Criophore, mais rien ne l’a encore prouvé, quoique cela soit possible. Ainsi, dans l’art catholique, l’idée vient du christianisme, et la figuration, du paganisme. M. Huysmans l’analyse avec beaucoup de soin, cette symbolique du moyen âge, si complexe et si curieuse ; mais qu’il s’agisse des bêtes ou des fleurs, des couleurs ou des pierres précieuses, il ne s’inquiète jamais du motif initial, ni de la source la plus ancienne ; il oppose sérieusement l’un à l’autre des compilateurs qui ont mal copié un manuscrit, chacun selon son ignorance propre, donnant ainsi une sorte d’importance pieuse à des opinions basées sur une inconnaissance absolue de la nature. Ah ! que M. Huysmans est plus intéressant quand il conte, non ce qu’il a lu, mais ce qu’il a vu, quand il qualifie d’après ses yeux et compare ensemble les trois bas-reliefs, de Chartres, de Dijon et de Bourges, où sont figurées les joies et les angoisses du Jugement dernier ! Quelle erreur d’avoir fait intervenir dans une œuvre d’art et de mysticisme, comme la Cathédrale, la science facile des lectures patientes ! Après tout ce qu’il a relevé dans les bestiaires et les volucraires, dans l’éternel Physiologus du moyen âge, il reste bien démontré que, hors des textes originaux, la symbolique des bêtes ou des plantes, qui affola l’Église jusqu’au xvie siècle, apparaît telle qu’un amas incohérent de créances inanes :
« Pour lui (le pseudo-Hugues), le vautour caractérise la paresse ; le milan, la rapacité ; le corbeau, les détractions ; la chouette, l’hypocondrie ; le hibou, l’ignorance ; la pie, le bavardage ; la huppe, la malpropreté et le mauvais renom. »Et l’on continue ainsi, en assignant à chaque bête, à chaque plante, à chaque minéral, à chaque objet créé par la main de l’homme, à chaque partie même du corps humain, la signification d’une vertu, d’un vice, d’une vérité religieuse ou morale, d’un des articles de la foi. On se trouva donc en possession d’une véritable langue hiéroglyphique apte à figurer aux yeux des affirmations élémentaires. Le langage des fleurs encore populaire, et dont ne manquent pas d’user les cœurs très simples, est le dernier résidu de la vieille symbolique. Au xviie siècle, le symbole fut détrôné par l’emblème, dans la morale religieuse ; par l’allégorie, dans l’art. Jusqu’au xvie siècle, on demeura persuadé
« que sur cette terre tout est signe, tout est figure, que le visible ne vaut pas ce qu’il recouvre d’invisible »; et le souci de l’art catholique fut de faire parler la nature, de forcer le ciel et la terre à raconter la gloire de Dieu ou à devenir les exemples et les conseillers de l’humanité. Yves de Chartres affirme que la symbolique était enseignée au peuple ; du moins il est probable que par les sermonnaires, qui en faisaient un usage constant, le peuple avait acquis certaines notions de cette science confuse, contradictoire et illusoire. Les prédicateurs expliquaient les vitraux, les fresques, les bas-reliefs ; mais chacun à sa manière, car on n’était d’accord que sur un très petit nombre de sujets. Saint Bernard, évangéliste sévère, réprouvait les ornementations symboliques, dont les églises et les cloîtres étaient historiés ; il ne voulait pas admettre ce langage, qui souvent s’arrêtait aux yeux, sans pénétrer jusqu’au cœur. Il y a dans ses lettres, à ce propos, un passage très curieux : Que signifient cette ridicule monstruosité, cette élégance merveilleusement difforme, ces difformités élégantes étalées aux yeux des frères pour les troubler sans doute dans leurs prières ou les distraire dans leurs lectures ? Que nous veulent ces singes immondes, ces lions furieux, ces monstrueux centaures ou semi-hommes, ces tigres à la peau mouchetée, ces soldats qui combattent, ces chasseurs qui soufflent dans leurs cors ? Ici, ce sont des corps multiples à tête unique ; là, plusieurs têtes sur un seul corps. C’est un quadrupède ayant une queue de serpent, ou un poisson portant une tête de quadrupède. Voici un animal dont une moitié représente un cheval et l’autre moitié une chèvre ; en voilà un autre ayant des cornes et se terminant en un corps de cheval. Enfin, c’est partout une telle variété de formes qu’il y a plus de plaisir à lire sur le marbre que dans les parchemins, et que l’on passe plus volontiers les journées à admirer tant de beaux chefs d’œuvre qu’à étudier et à méditer la loi divine40. On a reconnu dans cette description quelques-uns des dubia animalia si consciencieusement décrits dans les bestiaires et figurés dans les cathédrales, le Tragelaphus, le Gryphe, l’Ixus, le Myrmécoléon, le Phénix, les Faunes, les Satyres, les Sirènes, les Lamies, les Onocentaures, la Licorne. D’accord, non plus avec la tradition et avec Samuel Bochart (dans son Hierozoicon ou Faune Sacrée), mais avec l’interprétation rationaliste, M. Huysmans identifie ces monstres, la plupart mentionnés par la Bible, avec les vulgaires fauves de l’Orient. Croyons fermement aux Gryphes et aux Lamies ; c’est plus amusant et peut-être plus sûr. Croyons à la Gorgone de saint Épiphane, le plus ancien des pasteurs de chimères sacrées :
« la Gorgone ressemble à une belle femme ; ses cheveux blonds se terminent en tête de serpents. Toute sa personne est pleine de charme, mais la vue de sa figure donne la mort. Au temps de sa fureur, d’une voix harmonieuse, elle appelle à elle le lion, le dragon, les autres animaux ; pas un ne se rend à son appel. Enfin, elle invite l’homme. Celui-ci s’engage à s’approcher d’elle, si elle veut bien cacher sa tête ; elle le fait : on en profite pour la prendre. Avec elle on tue les lions et les dragons. Alexandre avait avec lui la Gorgone Scylla41… ». Elle est le symbole du péché et de la tentation. Il ne parut pas suffisant aux exégètes trop pieux du moyen âge d’interpréter symboliquement la nature entière et quelques merveilles apocryphes ; on soumit à ce traitement la mythologie gréco-latine. C’était fort édifiant et un poème tel que celui de Philippe de Vitry (xive )42, Roman des Fables Ovide le Grand, eut sans doute un certain succès. Philippe a au moins le mérite de l’invention ; il est original à sa manière ; nous sommes surpris que M. Huysmans n’ait pas donné un aperçu de ses imaginations, bien faites cependant pour
« désinfecter le latin du paganisme, qui empestait la luxure, puait un affreux mélange de vieux bouc et de rose43. ». Aspergées d’eau bénite, les Métamorphoses d’Ovide deviennent innocentes, et réconfortantes pour les âmes inquiètes ; c’est une nouvelle Bible offerte à notre ferveur. Voici le tableau rectifié de Diane et Actéon : Diane symbolise la Sainte Trinité ; le Cerf, Jésus-Christ ; Actéon, Jésus-Christ incarné ; et les Chiens, les Juifs. Dans l’anecdote d’Apollon chez Admète, Apollon est encore le Christ ; Mercure représente les Docteurs ; les troupeaux, les Chrétiens ; la houlette, la crosse épiscopale ; la lyre à sept cordes signifie à la fois les sept articles du Credo, les sept sacrements et les sept vertus. L’épisode d’Aristée est interprété ainsi : Jésus-Christ est le taureau et les apôtres sont les abeilles. Biblis, amoureuse de son frère, puis changée en fontaine, c’est la Sapience divine ; Cadmus, le frère qui la rebute, c’est encore le peuple Juif. La Gentilité est dite par Pallas ; l’Église, par Phèdre et par Atalante ; Satan, par le serpent Python et par Vulcain ; la Judée, par Céphale et par Callisto. Plus anciennement, on avait retrouvé les douze Apôtres dans les douze signes du Zodiaque ; mais cette opinion fut combattue et chaque signe fut plié à figurer : le Scorpion, Satan ; le Sagittaire, Jésus-Christ triomphant ; le Capricorne, le Pénitent ; le Lion, le Méchant ; le Cancer, l’Hérésie ; le Taureau, le Sacrifice divin. La présence d’un signe appelé « Virgo », dans une nomenclature aussi ancienne, servit longtemps d’argument apologétique, ainsi que certains vers de Virgile et la littérature, complètement apocryphe, des sibylles. M. Huysmans cite une symbolique du corps humain, d’après Méliton44 ; elle n’est pas très curieuse ; en voici une autre, tirée du Livre de la Discipline de l’Amour divine (1519) :
Moult noble et digne est la créature humaine, laquelle, selon l’âme, est image et semblance de toutes créatures. Le chef rond et clos par dessus, où sont les sens corporels figure le ciel ; et les yeux représentent le soleil et la lune et les autres sens les étoiles. Et comme est le monde gouverné par et selon les sept planètes du ciel, aussi il y a au chef humain sept trous, entrées et issues, pour gouverner le corps sensiblement : deux ès yeux, deux aux oreilles, deux au nez et un à la bouche, par lesquelles l’âme fait ses opérations corporelles et spirituelles. Des quatre éléments, appert plus la clarté du feu ès yeux, l’air en la poitrine, l’eau au ventre et la terre ès jambes. Les os du corps humain sont représentation et figure des créatures qui ont être et non vie ni sens, comme pierres et métaux. Les ongles des pieds et des mains, et les cheveux qui croissent et décroissent insensiblement signifient les créatures qui ont être et vie végétative, lesquelles sont insensibles comme plantes et herbes. Le corps humain est figure et représentation du grand monde, et il est image et expresse semblance de Dieu créateur et de toute créature.L’époque de l’agonie du symbolisme fut aussi celle de sa plus curieuse démence ; je veux donner encore, car il est bon de connaître comment finissent les modes les plus longues et les coutumes les plus caractéristiques, un aperçu du Quadragésimal spirituel, imprimé en 1520 ;
c’est un livre qui, sans doute, fut édifiant : La salade qu’on mange en carême, à l’entrée de table, c’est la parole de Dieu, qui doit nous donner appétit et courage. L’huile de douceur et le vinaigre d’aigreur, qu’on met par parties égales dans la salade, sont l’image de la miséricorde et de la justice divines. Les fèves frites représentent la confession. Il faut, pour bien cuire, que les fèves trempent dans l’eau ; il faut que le pénitent se trempe dans l’eau de méditation. Les pois, qui ne cuisent bien que dans l’eau de rivière, sont l’emblème de la pénitence, qui doit être accompagnée de la contrition véritable. La purée, qui pare bien les dîners de carême et qui se passe sur l’étamine, c’est l’image de la résolution de s’abstenir de péché. La lamproie, poisson excellent et d’un prix élevé, c’est la rémission des péchés ; il faut le payer en rendant tout ce qu’on retient injustement, en ôtant toute rancune du coffre du cœur. … Sinon vous ne mangerez cette lamproye dignement avec son sang, duquel est faite la bonne sauce, c’est à sçavoir le mérite de la passion… Par le safran qui doit estre mis en tous potages, sauces et viandes quadragésimales, s’entend la joie de paradis, laquelle nous devons penser en toutes nos opérations, odorer et assortir. Sans le safran nous n’aurons jamais bonne purée, bons pois passés, ni bonne sauce ; pareillement, sans penser aux joies de paradis, ne pouvons avoir bons potages spirituels.Ce morceau aurait trouvé tout naturellement sa place parmi les propos de table et les allusions culinaires dont M. Huysmans n’a pas dédaigné de larder sa Cathédrale, et il vaut bien la recette, d’ailleurs favorable, du pissenlit aux lardons45. En somme, la symbolique, au cours de ces longues, un peu trop longues pages, est traitée d’une façon satisfaisante et avec une érudition bien faite pour éblouir le lecteur dévot aussi bien que l’indifférent. Le dévot ecclésiastique sera même flatté de quelques erreurs d’un autre ordre, sur les vierges noires, sur l’apostolicité de l’Église des Gaules, sur saint Denys l’Aréopagite, toutes questions autour desquelles le clergé dispute avec âpreté et que M. Huysmans résout dans le sens qui sera le plus agréable aux curés archéologues. Il est entendu que les vierges noires, telle que de Chartres ou du Puy, sont d’origine druidique :
« Bien avant que la fille de Joachim fût née, les Druides avaient instauré, dans la grotte qui est devenue notre crypte, un autel à la Vierge qui devait enfanter, Virgini parituræ .Ils ont eu, par une sorte de grâce, l’intuition d’un Sauveur dont la Mère serait sans tache… »Il n’y a pas à insister. Les vierges noires sont d’origine orientale et aucune n’est signalée en France avant le xiie siècle. Elle est bien curieuse, cette littérature des préfigurations ! On est allé chercher jusqu’en Chine le pressentiment de la Vierge Mère et l’on a trouvé que la vierge Kiang-Yuen conçut son fils Heou-Tsi miraculeusement, par la lueur d’un éclair ! La mère de Yao fut fécondée par la clarté d’une étoile ; celle de Yu, par la vertu d’une perle qui tomba dans son sein46 ! Qui doutera, après cela, de l’innocente piété des Druides ? La seconde des erreurs, tout ecclésiastiques, que l’on a soufflées à l’auteur de la Cathédrale, est la prétention de faire remonter aux disciples immédiats des Apôtres, sinon aux Apôtres eux-mêmes, l’évangélisation des Gaules et la construction des anciennes églises d’où sont nés les monuments définitifs érigés dans le moyen âge. La vérité est que, si l’on excepte Lyon qui eut une église vers l’an 198, il n’y avait encore, au milieu du iiie siècle, aucune trace sérieuse de christianisme dans les Gaules ; en réalité, l’évangélisation des Gaules date de saint Martin, au ive siècle. La troisième erreur de ce genre est la plus curieuse, la plus absurde et la plus tenace ; c’est celle qui fait d’un grec nommé Denys, converti par saint Paul, à la fois l’auteur d’une série d’admirables ouvrages mystiques, le premier évêque d’Athènes et le premier évêque de Paris. Ce personnage mythique assume ainsi sur lui seul la vie de trois Denys bien distincts : l’évêque d’Athènes, Denys l’Aréopagite ; saint Denys, martyrisé à Paris à la fin du iiie siècle ; enfin, un écrivain grec du vie siècle qui écrivit des livres de théologie mystique et les publia frauduleusement sous le nom de Denys l’Aréopagite. Cette question était résolue dès le xviie siècle, mais la piété veut des miracles. Or quel plus étonnant miracle qu’un contemporain de saint Paul dissertant de la hiérarchie ecclésiastique et des diverses sortes de moines ?
« … Ils s’entretiennent, en se chauffant, des incursions nauséabondes que le Démon tente et, subitement, les scènes se renouvellent. Ils sont, les uns et les autres, inondés de fiente, et Christine, selon l’expression du religieux, en demeure tout empâtée48… »Ce religieux, Pierre de Dace, qui était l’ami et le confident, mais non le confesseur de Christine, a, en effet, noté une partie de sa vie et Renan nous l’a dite à son tour d’après les Bollandistes, Quétif, Papenbroch et un biographe moderne49. C’était la fille de paysans des environs de Cologne. Elle avait reçu quelque instruction, ne savait pas écrire, mais lisait et comprenait assez facilement le latin. Liée dès son enfance à Jésus, comme Catherine de Sienne, par un mariage mystique, elle fut très pieuse, très douce et très douloureuse,
« sponsa
dolorosa »
. C’est en 1267 que le jeune dominicain Pierre, né dans l’île
de Gothland, et étudiant monacal à Cologne, rencontra pour la première fois Christine.
Il avait pareillement des tendances à l’exaltation mystique : un très pur amour
joignit les cœurs de ces deux enfants et, une nuit de prière et d’exaltation, ils
célébrèrent leurs fiançailles spirituelles : « O
felix nox, dit plus tard Pierre de Dace,
o dulcis et delectabilis nox in qua mihi primum est degustare datum quam sit
suavis Dominus
! »
Christine, véritable martyre de
l’hystérie, avait des hallucinations de tous les sens, où dominaient les impressions
répugnantes et tristes ; de plus, par dévotion, elle se lacérait le corps avec des
clous aigus ; elle était couverte de blessures ; son sang coulait : un jour elle donna
à Pierre un de ces clous sanglants « tout chaud encore de la chaleur de son sein ». Singulières amours ! Mais nous sommes au temps et au pays d’Hildegarde, de Mechtilde et d’une autre Christine, aussi énervée, aussi languissante d’amour et de douleur ; et nous sommes au pays de Catherine Emerich, la créature miraculeuse. Il faut comprendre tous les états d’âme et connaître la diversité des désirs. Lorsque, après une absence, Pierre revint à Stommeln, il trouva Christine plus calme, simple, aimable, souriante,
« pleine de grâce en ses mouvements »; elle souffrait moins et remplissait dans la maison aisée de son père l’office d’une jeune fille accueillante et hospitalière, versant avant et après le repas l’eau de l’aiguière sur les mains des convives. Pendant ce séjour de Pierre à Stommeln, Christine devint le prétexte et le centre d’une petite académie mystique ; quelques frères prêcheurs, l’instituteur de la paroisse, Géva, l’abbesse de Sainte-Cécile, Gertrude la sœur, et Hilla, l’amie de Christine, la vieille Aléide, se réunissaient pour lire et commenter Denys l’Aréopagite ou Richard de Saint-Victor. Rien ne paraît médiocre en ce milieu ; la piété touche à la philosophie et la dévotion s’élève au mysticisme. Pierre étant de nouveau parti pour la Gothie, il s’établit une correspondance entre les deux fiancés ; elle est le témoin d’une amitié passionnée ; Christine révèle à Pierre que Jésus lui a promis qu’ils seraient assis l’un près de l’autre pendant toute l’éternité ; elle se répand en douceurs ; elle écrit enfantinement :
« Caro, cariori, carissimo frati — Christina sua tota… »Cette correspondance s’arrête à l’an 1282 ; Christine avait 40 ans. Ensuite on ne sait plus rien de Pierre, sinon qu’il mourut en 1288, prieur de Witsby. Son amie, et c’était
« ce qu’elle avait redouté comme le plus dur de ses martyres », lui survécut ; elle ne mourut qu’en 1312, ayant recouvré avec l’âge la paix physique et la paix spirituelle. Tel est, en abrégé, ce petit roman d’amour pur, exemple du platonisme pieux qui séduisit tant d’âmes élégantes en des siècles où les mœurs étaient grossières. C’est la grossièreté du siècle qui a séduit M. Huysmans et non la grâce exceptionnelle de cette Christine, ou la douceur de son ami Pierre : toutes les eaux lustrales de la pénitence n’ont pas encore lavé de son vieux naturalisme l’auteur héroïque de la Cathédrale. Peut-être aussi qu’après le Satan lubrique de l’occultisme et de l’hérésie il a voulu esquisser le caractère du Satan orthodoxe, et qu’il l’a vu, comme le voyait le moyen âge, sous la forme particulière d’un personnage immonde et facétieux. Satan fut le « gracioso », le pitre des édifiants spectacles de jadis, le bobèche malpropre qui, ayant fait rire la populace, finit par être culbuté et bafoué. Dans les possessions, Satan et sa monnaie, les Diables, jouaient le rôle du principe inconnu ; ils représentaient l’origine de toutes les maladies mystérieuses. On prouvait l’existence et la ténacité des Diables par l’inguérissable pourriture des trois éléments corruptibles, que le quatrième, le Feu, est impuissant à purifier. Et comme tous les moyens humains échouaient, on eut recours à la magie. C’est très ancien. De là les formules romaines de l’exorcisme, magnifiques obsécrations. Saint Augustin parle des esprits mauvais comme aujourd’hui on parle des microbes :
« Ils abusent de notre chair, outragent notre corps, se mêlent à notre sang, engendrent les maladies50. »Ils résident spécialement dans les eaux, dont la nocivité est ainsi expliquée, aussi clairement, en somme, par la liturgie que par la science : il faut que les eaux soient bouillies ou stygmatisées du signe de la rédemption, car les démons redoutent également le feu et la croix. En 1870, Pie IX, affirmant que
« les démons étaient fort nombreux, terribles et méchants, en ce moment », concluait :
« Invoquons, c’est la seule médication, Jésus-Christ, lequel fut suspendu au gibet pour la purification de l’air, ut naturam purgaret . »Voilà bien des commentaires et bien des petites critiques, d’érudition plus que de littérature, sur un livre qui, d’ailleurs, les supportera volontiers. Il a des mérites nombreux. Plus de la moitié de ces longues pages est un style parfois de bas-relief et digne de la grande imagerie de pierre qu’il glorifie ; mais la partie moderne, de vie et de dialogue, ne surgit que faiblement, demeurée en grisaille. Là, l’écriture est parfois si faible que cela chagrine. On y trouve jusqu’à des phrases de prospectus de bains de mer :
« Lourdes bat son plein »; sainte Thérèse y est qualifiée ainsi :
« l’inégalable abbesse », faute de goût et qualificatif singulier chez un écrivain qui devrait, lui au moins, savoir que les fonctions et les noms d’abbé et d’abbesse sont particuliers aux ordres monastiques qui suivent la règle de saint Benoît, traditionnelle ou réformée. Enfin, la vaste mosaïque a des taches et des trous et, en bien des endroits, les petits cubes de verre ont été plaqués au hasard de la cueillaison. Ce livre abondant est sec. Il est dénué d’humanité à un degré presque douloureux. Rien de doux, de fier, de pénétrant, pas un de ces mots qui, à défaut de toucher la raison, émeuvent et font que l’on désire de participer à une croyance ou un rêve ; rien de religieux, non plus, si le sentiment religieux est autre chose que l’hyperdulie maniaque d’un chanoine de province ; rien de grand : la religion de Durtal oscille du rosaire à l’archéologie ; son amour pour la Vierge est sincère, mais il n’a pas trouvé les mots qu’il fallait dire pour forcer à l’exaltation les cœurs défiants. Je ne puis donc accepter la Cathédrale comme un véritable livre d’art catholique ; c’est plutôt le livre de la « religion d’art » ; mais alors, ne voulant tenir compte ni des erreurs, ni des lacunes, ni des défaillances, je l’accepterai très volontiers comme un beau livre.
.
vir admodum illustris
; il était du
moins fort savant, comme en témoignent ses « Conformités des cérémonies modernes avec
les anciennes où l’on prouve par des autorités incontestables que les cérémonies de
l’Église romaine sont empruntées des payens51 ». Ce
livre du dévot pasteur est agréable et reste, complété par les diatribes de quelques
fanatiques plus récents, la meilleure preuve de l’antiquité et aussi de l’excellence
du catholicisme. Une religion, c’est un ensemble très complexe de pratiques
superstitieuses par lesquelles les hommes se rendent favorables les divinités. On ne
perfectionne pas de pareils systèmes ; il faut les accepter tels que les générations
les ont organisés, ou les nier rigoureusement. Les plus anciens sont les meilleurs ;
c’est une grande absurdité de vouloir rendre raisonnables les jeux des enfants et une
grande folie de vouloir épurer les religions. Les jeux surveillés par des maîtres
taquins n’en restent pas moins des jeux, quoique moins amusants ; les religions
réformées n’en restent pas moins des religions, mais dépouillées de toutes leurs
grâces puériles. Une croyance, quelle qu’elle soit, est une superstition. Croire en un
seul Dieu et le prier, si c’est un acte pieux, il est d’une piété plus large et plus
belle de croire en tous les dieux du Panthéon et de leur offrir à tous des fruits et
des agneaux. Pourquoi le seul Jupiter ou le seul Jéhovah ? Ont-ils donc démontré leur
existence objective mieux que les héros ou les saints ? En ôtant au christianisme le
culte des saints, les protestants lui ont ôté tout ce qui faisait sa vérité humaine.
Les vrais dieux, il faut peut-être qu’ils aient d’abord vécu ; leur choix sera alors
dicté au peuple par l’idée qu’il se fait de l’état divin, c’est-à-dire de l’état
héroïque. L’accord est plus facile avec des dieux qui furent des hommes ou qui, du
moins, font figure d’hommes, par leur corps, même perfectionné, par leurs passions,
leurs amours ; et presque toute la religion tourne autour de cet acte simple et moral,
le contrat.
On s’égaie beaucoup en ces années de la forme qu’a prise le culte, d’ailleurs très
ancien, de saint Antoine de Padoue. Le fidèle promet à cette idole une offrande en
échange d’un service : tel est le thème. Il est aussi vieux que les plus vieilles
reliques de la superstition religieuse. Le dieu a différents besoins que son pouvoir
ne suffit pas à lui procurer : il ne saurait, par exemple, se bâtir lui-même des
temples, s’adresser des prières, se brûler de l’encens. C’est donc l’homme qui
pourvoira à ces besoins de vanité ; et le contrat intervient. L’homme apportera sa
pierre au temple et le dieu donnera à l’homme les biens terrestres qu’il ne peut
atteindre par sa seule industrie. C’est au dieu de juger si le marché lui convient. Il
lui convient assez souvent pour que l’homme soit confirmé dans sa croyance. La
religion n’est tolérée par les hommes que pour son utilité pratique. C’est cette
utilité qui démontre sa vérité.
« La vie était, pour les Phéniciens, dit M. Philippe Berger52, un contrat perpétuel avec la divinité. »Mais la vie de l’homme pieux ou du croyant a toujours été un contrat tacite ou formulé, et le mystique lui-même n’échappe pas à cette nécessité, ni même le quiétiste. Il n’y a pas d’amour qui ne désire l’amour et qui ne l’exige au fond de soi : sainte Thérèse veut être aimée alors même qu’elle sacrifie ses joies à sa passion. Dans le protestantisme, c’est la foi qui remplace les œuvres en l’un des plateaux de la balance ; on fait avec Dieu le marché qu’il sauvera l’âme qui croit en sa divinité. Cela n’est pas moins naïf, quoique plus audacieux encore, que les contrats polythéistes, car vraiment on offre alors bien peu de chose, en échange d’un bienfait, à la toute-puissante idole intellectuelle. La prière est tout au moins l’amorce d’un contrat entre l’homme et Dieu. Si Dieu accorde la grâce demandée, l’homme est tenu, sous peine de voir sa prière inexaucée à l’avenir, de se conformer aux règles établies par les prêtres ; mais il y a un accommodement. Dans le Journal inédit d’un pasteur calviniste, je relève souvent ces cris :
« Jésus, rappelle-toi tes promesses !… Tu m’as dit, en 1836, que tu serais toujours avec moi… Ô Jésus, en 1836, dans cette galerie, seul, en prière, tu me promis de me tenir par la main, de m’accompagner, de me soutenir jusqu’à la mort… »Il cite à son Dieu les dates où cette promesse a été tenue : le 23 novembre 1837, chez Mme de N***, à Wahern en 1840, à Genève, en 1842, etc. ; et il dit très franchement à son divin contractant :
« Tu as tenu ta parole depuis trente-quatre ans, je n’en pourrais dire autant, sans doute, je suis un pécheur, mais je compte sur ta bonté. »C’est l’appel à la bonté des dieux qui fait l’originalité de ces sortes de contrats. Il faut bien que les hommes, s’ils ont la notion abstraite de la bonté, la situent quelque part ; cela ne peut être en eux-mêmes, lâches, cruels et parjures : Dieu est fait de ce qu’il y a de moins humain dans l’homme. Le contrat est l’essence des religions. Il s’applique à toutes indifféremment et les explique toutes. Un bon traité du contrat religieux serait un livre indispensable pour l’étude de la psychologie humaine, en même temps qu’il fonderait l’histoire scientifique de la religion, qui est encore à peine pressentie. La religion romaine était donc basée sur le contrat ; quand elle s’agrégea le christianisme, secte moraliste sans avenir populaire, elle consentit à quelques modifications scripturaires dans le libellé des formules. Le
MERCURIO ET MINERVÆ DIIS TVTELARIB. est devenu, dans la suite des temps, MARIA ET FRANCISCE TVTELARES MEI et c’est un des changements les plus importants qui aient signalé le passage du paganisme au catholicisme. On s’est amusé à rédiger les fastes du christianisme d’après les œuvres oratoires et de parade des théologiens : et ainsi on a obtenu l’histoire de l’évolution de l’idée religieuse dans les cerveaux, relativement supérieurs, des maîtres du peuple ; mais l’histoire de la religion populaire serait bien différente, et c’est la seule qui compte, puisque la religion est un besoin enfantin, puisque les créances religieuses des maîtres du peuple ont finalement abouti au scepticisme cartésien. Si l’on entreprenait une véritable histoire du catholicisme romain, d’abord on ne tiendrait nul compte de la réforme, qui n’est qu’un arrêt de développement ou une régression ; le protestantisme trouverait place dans l’histoire de la philosophie, où il forme le parti réactionnaire, bien plus que dans l’histoire de la religion dont il a déformé les vrais principes ; cette question écartée, on remonterait aux plus anciennes religions connues dont le romanisme peut réclamer l’héritage, jusqu’aux Phéniciens, jusqu’aux Égyptiens et, çà et là, très loin, jusqu’au cœur des plus vieilles superstitions asiatiques. En suivant les métamorphoses des croyances, on devrait parler de Jésus, sans doute, mais pas plus que de Bacchus, d’Isis ou de Mithra : il y a autant que de christianisme, du bacchisme, de l’isiacisme et du mithriacisme dans le catholicisme populaire, tout cela greffé ingénument sur l’arbre aux nobles branches du vieux Panthéon romain. Comme nous avons reçu la langue, nous avons reçu la religion du Latium ; c’est au-delà de l’Empire romain, et seulement au-delà, que le Christianisme juif a pu s’établir et vivre. Les pays aujourd’hui protestants ont toujours été chrétiens ; les pays aujourd’hui catholiques ont toujours été romains ou gréco-romains ; un atlas historique rend très sensible cette vérité méconnue.
Martirii gestans virgo Martina coronam Ejecto hinc Martis numine templa tenet.La guerre est entre les dieux, mais non entre les religions ; il n’y a qu’une religion, elle se rajeunit. Parfois des apôtres plus instruits de l’évangile ordonnaient la destruction des temples, l’anéantissement des dieux, mais le peuple alors se révoltait et la religion ancienne se perpétuait dans les forêts, dans les grottes. Plus tard, ces brutalités évangéliques engendrèrent la sorcellerie, un culte secret devenant nécessairement orgiaque et malfaisant. À Paris, de nos jours, quand la religion baisse, la somnambule gagne ; la libre-pensée, pour le peuple, c’est le tarot et le marc de café. On déplace la superstition, on ne la détruit pas. En ses instructions au moine Augustin, Grégoire le Grand se prononce fermement contre toute démolition inutile :
« Ne pas renverser les temples, mais seulement les idoles ; si les temples sont solides, les utiliser. »Quelle leçon pour les faux idéalistes que l’esprit pratique d’un pape qui sait ce que coûte la maçonnerie et qui sait aussi que le peuple, heureux qu’on lui embellisse ses églises, ne souffre pas volontiers les démolisseurs. Grégoire cependant contredisait Dieu qui a dit :
« Détruisez, démolissez, brisez, brûlez, ravagez ; pulvérisez les statues, rasez les temples ; le fer, le feu et le sang53 ! »Mais, pape romain, il est nécessairement supérieur à un dieu barbare. Il est civilisé. C’est pour avoir pris à la lettre les commandements de cette idole asiatique que les tristes protestants allumèrent tant d’incendies en France et en Allemagne. L’auteur des Conformités les loue de leur rage destructrice et il n’a à sa disposition que trop de textes de pères de l’Église pour corroborer son fanatisme. Le peuple n’est pas destructeur. Il n’en a pas les moyens, pas plus qu’il n’a ceux de construire ; son rôle est de conserver, et il s’en est acquitté au cours des siècles avec un zèle admirable, malgré ses prêtres. On pourrait reconstituer la vieille religion romaine avec ce que la piété populaire d’aujourd’hui en a conservé. Dans une précédente étude54, on a donné quelques exemples de la continuité religieuse. En voici d’autres, qui ne sont pas sans intérêt. S’ils sont offerts sans coordination rigoureuse, c’est qu’il ne s’agit ici que de notes introductives et d’un appel aux érudits plutôt que d’un travail d’érudition. Les Romains vénéraient Spiniensis, qui protégeait leurs champs contre les épines, les chardons, toutes les mauvaises herbes aiguës, néfastes aux troupeaux55 ; nous avons, pour le même office, N.-D. du Chardon, N.-D. de l’Épine que les paysans saluent en revenant du labour et que les femmes, le dimanche, parfument de bouquets. Spiniensis est champêtre ; il est vicinal. Les voyageurs mal renseignés lui demandent leur chemin et qu’il écarte les voleurs. Mais c’est à Trivia et à ses obscurs auxiliaires que reviennent légitimement ces soins particuliers. On trouvait leurs images encastrées dans les troncs vénérables des vieux chênes, à peu près semblables à ces vierges dolentes que l’écorce ravivée enserre dans une gaine vivante. Les dieux vicinaux, dii semitales , accueillent les prières des voyageurs et agréent les ex-voto du retour. On pend aux branches de l’arbre le bâton, les sandales, ou la bourse (vide) qu’ils ont préservée des bandits. Avant de partir, on avait puisé à la source voisine un vase d’eau bénite (lustrale) dont on s’aspergeait pieusement ; et le voyage accompli, c’était encore la même cérémonie. Ce que l’on avait promis à l’idole, elle l’exigeait. Le vœu était sacré : solvere vota , payer le prix convenu au contrat. Si ce prix, comme encore aujourd’hui, allait aux prêtres, parasites de ces asiles, cela semblait juste ; avec l’argent des vœux, les prêtres, du moins, entretiennent la fraîcheur des idoles et les nourrissent de prières et d’encens. Mais on retrouve enfouis par la piété sacerdotale des trésors sacrés. Le prêtre est trop crédule pour n’être qu’un exploiteur ; il craint son dieu autant qu’il se fait, lui, craindre du fidèle. Les parapets des anciens ponts étaient sommés au-dessus de chaque pilier, ou vers le milieu seulement, de la statue du protecteur, très souvent une vierge. Ammien Marcellin décrit ces images en un latin si vert et si vivant qu’on croit lire une langue moderne56 :
« Quales in commarginandis pontibus effigiati dolantur incomte in hominum
figuras. »
Les ponts d’aujourd’hui s’ornent de telles figures, mais
ridicules, même si elles étaient très belles, parce qu’elles n’ont plus de
signification. L’art est obligé d’être utile, quand il veut être populaire. Les gens
s’arrêtaient un instant devant ces simulacres ou les saluaient en passant, ainsi que
font encore les paysans qui rencontrent un calvaire ou une Vierge. « Comme presque toujours les voyageurs pieux, dit Apulée, au début de ses Florides, s’ils rencontrent sur leur route quelque bois sacré ou quelque lieu saint, se mettent en prières, déposent un ex-voto, s’arrêtent un instant… », et parmi les motifs de ces sanctuaires il cite le
truncus dolamine effigiatus
et l’autel
champêtre enguirlandé que rappellent singulièrement les grossières bonnes vierges
noires parmi les fleurs fraîches. C’est à la Diane des chemins, à Trivia, que Marie a
succédé le plus souvent ; et on se demande si la vieille idole fut partout renversée,
si tout l’effort contre la superstition du peuple aboutit à plus qu’un changement de
nom ? Mais si le nom fut changé les attributs demeurèrent et les surnoms et les
offices ; Diana servatrix devient tout naturellement Notre-Dame de
Bon-Secours, ou de Recouvrance, et Diana redux c’est N.-D. des
Flots, celle qui assure contre le péril des longs voyages.
Parmi les autres dieux vicinaux, l’un des plus aimés était Silvanus. Les inscriptions en son honneur sont fort nombreuses. On le qualifiait
volontiers de sanctus et il était le maître des Lares :
SILVANO SANCTO. SACRO LARUM. CÆSARIC’était un saint tout fait. Il passa directement sur les autels chrétiens sous ce nom de saint Silvain que lui donnait déjà la piété populaire. Mais Priape, trop compromis, dut changer de nom ; il prit celui de Sanctus Vitus , afin que les chrétiennes pussent invoquer sans rougir le dieu pour qui les femmes eurent toujours une particulière dévotion. Ainsi, en quelques siècles, la religion de la virginité et de la pudeur en était arrivée, sous la pression du peuple, à tolérer sur ses autels le maître des luxures, exemple amusant de la puissance naturelle de la vie ! Mais il ne faut pas s’y méprendre ; canonisé, Priape devint fort décent et enfin matrimonial. Il ne dénoue plus l’aiguillette qu’au profit de la fécondité ; le démon travaille à peupler le paradis et à donner aux anges des frères57. Chaque maladie a son guérisseur et chaque métier a son protecteur. Arnobe et S. Augustin raillent l’humilité de ces dieux qui consentent à de si bas offices ; ils ne railleraient plus, apologistes du présent siècle. Ce qu’ils ont haï règne, au nom même et sous l’égide du Dieu qui inspirait leur satire.
Dieux guérisseurs | Saints guérisseurs | |
Priape | Stérilité | S. Vitus, devenu S. Gui, S. Guignolet |
Impuissance | S. Paterne | |
Strenus | Faiblesse | S. Fort |
Apollon | Peste | S. Roch |
S. Sébastien | ||
Hercule | Épilepsie | S. Valentin |
Junon Lucine | Douleurs de l’enfantement | Ste Marguerite |
Vibillia fait retrouver leur chemin aux voyageurs égarés | S. Antoine de Padoue fait retrouver les objets perdus | |
Hippona, ou Epona | Maladies des cheveux | S. Georges |
S. Éloi |
S. Bonaventure | guérit | du mal d’aventure. |
S. Léger | — | de l’embonpoint. |
S. Ouen | — | de la surdité. |
S. Claude | — | les éclopés. |
S. Cloud | — | des clous et boutons. |
S. Boniface | — | de la maigreur. |
S. Atourni | — | des étourdissements. |
Ste Claire, S. Clair, Ste Luce et Ste Flaminie de Clairmont | — | des maux d’yeux. |
S. Genou | — | de la goutte. |
Temples | Églises |
Jupiter Feretrius | In Ara Cœli. |
La Bonne Déesse | Ste-Marie Aventine. |
Apollon Capitolin | Ste-Marie du Capitole. |
Isis (au cirque de Flaminius) | Santa Maria in Equirio. |
Minerve | Ste-Marie sur la Minerve. |
Vesta | N.-D. du Soleil. |
Romulus et Remus | S. Côme et S. Damien. |
« certaines circonstances »que le révérend n’ose préciser, mais qui doivent être à la fois la stérilité et les peines de cœur. Dans le voisinage il y a un havre appelé Porto Santa Venere. La plus ancienne église bâtie à Naples remplaça un temple dédié à Artémis ; c’est la Madone qui assuma toute la dévotion antique ; comme à Pausilippe, où elle succéda à Vénus Euplua, nom qui correspond exactement à N.-D. des Flots. Divinisé par Adrien pour qui il était mort, Antinous fut gratifié à Naples d’un temple devenu populaire ; S. Jean-Baptiste, mort aussi pour son maître, a pris la place du favori de l’empereur. Ce seul exemple suffirait à prouver à quel point l’idée religieuse et l’idée morale sont des conceptions opposées ; elles sont souvent contradictoires. Le temple d’Auguste à Terracine est devenu avec une délicieuse facilité l’église S. Césarée. À Marsala, l’auteur de l’Apocalypse, prédestiné à ce rôle, rend les oracles au fond de l’antre d’une ancienne sibylle, et vraiment ici la naïveté confine à l’épigramme. À Monte Gargano, c’est S. Michel qui s’est substitué à Calchas dans le même office. Le Mont Cassin jadis fréquenté par Apollon Python sert maintenant de retraite à S. Martin, autre tueur de monstres. À Meta, une Vierge guérisseuse continue au peuple les soins qu’il recevait jadis de Minerva Medica. En général, comme l’a démontré M. Marignan62, les pèlerinages aux tombeaux des saints sont la continuation directe des pratiques du culte d’Esculape ; mais par la force du principe d’utilité, sans lequel aucune religion ne peut vivre, bien d’autres dieux qu’Esculape furent guérisseurs et, d’autre part, c’est la Vierge Marie qui, très fréquemment, a succédé à ces divinités bienveillantes : ainsi encore à Cos, où le peuple a retrouvé avec joie en une N.-D. du Perpétuel-Secours, la pitié des Asclépiades63. Il y avait, au sommet du mont Vergine, près de Naples, un sanctuaire célèbre de la Bonne Déesse ; c’est encore la Vierge qui reçoit les cinquante mille pèlerins qui gravissent tous les ans à la Pentecôte la colline sacrée. Sur le golfe de Tarente, il y avait dans les pays anciens un temple dédié à Héra, célèbre parmi toute la colonie grecque qui y venait en pèlerinage, s’y répandait en processions. Sous les Romains, Héro devint Juno Lucina et au ve siècle l’évêque Lucifer transforma Junon en Marie. Les Sarrasins abolirent ce que les chrétiens avaient respecté. Mais Aphrodite règne encore au mont Eryx, toujours plein de colombes, toujours sacrées ; elle a pris un nom de madone, il est vrai ; les déesses elles-mêmes doivent pour rester femmes et belles, se plier à la mode. On a donné tous ces détails pour fixer les idées et pour faire réfléchir. Ils valent bien une dissertation méthodique. Comme il s’agit d’insinuer et non de prouver, besogne inférieure, on n’a pas le dessein d’insister ni conférer les cérémoniaux, les mœurs, les usages, ni de rappeler par exemple que la coutume d’injurier les saints est une tradition païenne, et qu’on honorait ainsi Déméter et, à Rhodes, Héraclès, et que le cardinal Bellarmin64 constate que de son temps les fidèles ne craignaient pas de conspuer la Sainte Vierge,
et blasphemando
meretricem appellare non timent
. Les parallèles se gâtent quand on
multiplie les détails et les points de comparaison. Cela donne au scepticisme le temps
de se retourner et de préparer ses arguments.
Comme les langues, les religions se sont systématisées et localisées, selon une
logique que la science peut analyser, mais qu’elle ne peut ni réformer, ni
diriger.
Tout pays où le christianisme s’est enté sur la barbarie a une tendance au
protestantisme ;
Tout pays où le christianisme s’est enté sur le romanisme a une tendance au
catholicisme.
Là l’évangile n’a pas trouvé de contrepoids dans une civilisation antérieure ; ici,
il a été résorbé par une civilisation puissante.
Que l’on consulte une carte d’Europe. Cette théorie n’y est contredite que par
l’existence de quelques îlots ; mais nul doute que les histoires particulières ne les
fassent rentrer dans l’explication générale.
On comprendrait de même la séparation de l’Orient en catholicisme grec et en religion
orthodoxe, celle-ci n’étant tout au fond qu’un protestantisme sectaire toujours
bouillonnant, toujours prêt à enfoncer la porte de l’autorité.
Le catholicisme grec s’est propagé en pays de domination romaine ou byzantine ; la
religion orthodoxe s’est implantée chez des barbares.
La France, qui n’est pas une terre latine, est une terre romanisée ; elle ne peut
garder son originalité qu’en demeurant catholique, c’est-à-dire païenne et romaine,
c’est-à-dire antiprotestante. Mais elle ne peut pas plus devenir protestante qu’elle
ne peut devenir anglaise ou turque. C’est là un état de fait invincible et ironique
contre lequel se buteront éternellement les convertisseurs. Il faut railler leurs
efforts, opposer impérieusement aux fumées de leur morale lourde l’éclat d’un
paganisme qui se rit de tout, excepté de la vie.
Si on néglige les formes passagères et locales, on peut dire qu’il n’y a jamais eu
qu’une religion, la religion populaire, éternelle et immuable comme le sentiment
humain lui-même. Ce qui s’est modifié, c’est l’esprit religieux, c’est-à-dire la
manière d’interpréter ou de nier les symboles ; mais ceci se passe en des têtes qui
vraiment n’ont pas besoin de religion, puisqu’elles discutent. La vraie religion est
matière à croyance et non à controverses. Elle est matière à expériences, mais non à
démonstrations historiques ou philosophiques. Des pèlerins boiteux ont-ils, oui ou
non, laissé leurs béquilles à Éphèse ou à Lourdes ? Voilà la question, qui n’en fut
pas une pour les témoins oculaires. Toute idée de vérité doit être écartée des études
religieuses, et même de vérité relative. Une religion est utile et elle vit ; inutile,
et elle meurt. La vraie religion est une forme de la thérapeutique ; mais elle va plus
loin et guérit des maux plus obscurs et avec des moyens plus naïfs que la médecine
naturelle. Elle guérit même la vague inquiétude spirituelle des âmes simples ; et cela
est très beau. Tous les moyens lui sont bons, soit ; mais ce qui est utile à un homme
sans nuire aux autres hommes n’est jamais mauvais.
Railler la superstition religieuse ou la maudire, c’est avouer que l’on fait partie
d’une secte, au moins secrète. À une certaine hauteur au-dessus des psychologies
moyennes on regarde comme des faits du même ordre le Pater Noster et
l’Oraison à Sainte Apolline contre le mal de dents. Dès qu’il y a
croyance, il y a superstition. Il faut s’accommoder de cela et ne pas essayer de
limiter l’absurde. Quand Luther, après avoir consulté les saintes écritures, déclare
qu’il n’y a que trois sacrements, il parle en pauvre homme. Il compte les cailloux que
le Petit Poucet avait dans sa poche et suppute s’ils étaient de granit ou de pierre
meulière. La rose qui parle est-elle thé ou mousse ? C’est à des problèmes de cette
importance que se rapportent toutes les batailles religieuses ; ou de quels joyaux
était l’aigrette de la Huppe ?
Le catholicisme populaire a regagné dans le champ bariolé de la superstition tout le
terrain qu’il avait cédé au rationalisme sous l’influence triste de la Réforme. Toute
une mythologie fleurit sous nos yeux ; elle n’a pas reçu de la poésie le prestige des
légendes grecques ; mais elle n’en est que meilleure pour la science, étant moins
déformée. Il serait, je crois, plus sensé de l’étudier que d’en rire. Rit-on de
l’absurdité des inexplicables travaux d’Hercule ? On a rédigé sur la genèse des dieux
triples d’excellentes dissertations, mais sans prendre garde que depuis soixante ans,
et moins, une et peut-être deux trinités nouvelles, enchevêtrées les unes dans les
autres, étaient nées sous nos yeux, et cela à l’insu même de ceux qui les ont créées
par le zèle inquiet de leur piété. De nouveaux saints, de nouveaux dieux, sont sortis
de l’ombre sans qu’y aient pris garde ceux qui dissertent de l’origine des divinités.
Et cependant le présent explique merveilleusement le passé ; ce qui n’est pas
mystérieux aujourd’hui ne le fut pas jadis ; ce qui n’est qu’un fait élémentaire de
psychologie ne fut pas davantage aux siècles antérieurs. On n’a encore jamais enseigné
aux hommes à vivre dans le présent, d’ailleurs ils y répugnent. Les uns s’en vont vers
le passé, où il y a du moins des lumières ; les autres se tournent, éternels ébahis,
vers l’avenir, ce ciel ironique. Ayant établi ce qu’ils appellent les lois de
l’histoire, et ce qui n’est, en somme, que la coordination logique de leurs désirs,
des rêveurs ordonnent avec gravité le lendemain des jours qu’ils auront oublié de
vivre. Comme s’il y avait un avenir ! Comme si le futur pouvait être perçu en tant que
futur, comme si la vie se réalisait jamais en dehors du présent, de la minute même où
la sensation nous avertit de notre existence !
On a fait des livres sur la religion et même sur l’irréligion de l’avenir. Ce sont
des productions gaies. Vers les années où Cicéron prévoyait un avenir de science et de
philosophie, de liberté intellectuelle, il naissait en Judée, parmi les copeaux d’une
cabane, un paysan nommé Joseph. L’avenir n’est pas plus clair pour nous qu’il ne
l’était pour Cicéron au temps qu’il se riait des Augures.
La Morale de l’Amour65
« perversions de l’instinct sexuel », et cela parut ridicule, car les plus fortes révélations du savant homme étaient déjà dans Tardieu, et avant Tardieu dans Liguori, et avant Liguori dans Martial et dans les Priapées, et ainsi de suite jusqu’au commencement du monde. Si, aux derniers siècles, la littérature grave est peu abondante sur ces matières, réservées à l’arrière-boutique des libraires voués à la place de Grève, c’est qu’on savait le latin et que l’antiquité subvenait aux curiosités ; c’est aussi que la sodomie était tenue pour un crime capital et que le saphisme, au contraire, semblait à nos ancêtres indulgents le passe-temps naturel des filles sages. Au xviie siècle, il était avoué et entré dans la galanterie des précieuses. Il faut la grossièreté provinciale de la Palatine pour injurier à ce propos la vertueuse Maintenon. On appelait cela
« un commerce innocent », et de tels jeux on raillait la
« joie imparfaite67 », et les « secrétaires des demoiselles » donnent pour ces petites intrigues des modèles d’épîtres amoureuses. Notre civilisation, en devenant démocratique, s’est mise à tout prendre au sérieux ; le monde fut guidé par des parvenus intellectuels qui se prirent à trembler devant le catéchisme que les aristocraties de jadis faisaient enseigner au peuple par leurs domestiques. C’est ainsi qu’il s’est formé une morale sexuelle et qu’on est amené à traiter sérieusement, puisqu’il faut tenir compte de l’opinion, des questions que l’humanité a depuis longtemps résolues à son profit.
« La sobriété, dit La Rochefoucauld, est l’amour de la santé et l’impuissance de manger beaucoup. »La chasteté se définit par les mêmes mots, hormis l’avant-dernier, auquel on substituera un terme moins honnête. Et on devrait peut-être en rester là et s’amuser à varier à l’infini les nuances relatives d’une maxime diététique qui aurait fondé une nouvelle philosophie, si les hommes savaient lire. Elle s’adapte aux vertus qui ne sont que passives, et, renversée, à toutes les autres ; car il y a un impératif physiologique et nous n’avons de moyen de lui résister que dans la faiblesse des organes qu’il doit mettre en jeu pour se faire obéir. Cette faiblesse est un signe de décadence organique ; l’impuissance de manger beaucoup peut aller jusqu’à l’incapacité de se nourrir ; c’est la diète, c’est la continence. On s’imagine généralement que les hommes chastes exercent sur leurs désirs une perpétuelle tyrannie ; la continence du clergé est pour les femmes l’exemple d’un martyre incessant. Les femmes se trompent ; non pas qu’elles estiment trop les plaisirs dont elles disposent ; mais, et cela ne leur est pas particulier, elles prennent ici la cause pour l’effet ; elles renversent les termes tels qu’ils se posent dans le thème d’une bonne logique. L’homme qui, de son plein gré, se voue à la continence, c’est qu’il est glacé. Voilà la vérité. Et la femme qui entre volontairement dans un couvent, elle affirme la nullité de ses désirs charnels. Leur chasteté est un état physiologique et qui, en général, ne comporte pas plus l’idée de vertu que, chez un vieillard, la frigidité. Il y a ou il n’y a pas désir et, hors les cas où il n’est que morbide, le désir se résout en acte. Cela est particulièrement impérieux dans la sexualité ; l’évacuation est fatale. M. Féré, qui n’est pourtant mu par aucune idée religieuse, parle ici comme un bon vieux théologien :
« Pour l’individu continent, les pollutions nocturnes constituent une sauvegarde contre la turbulence sexuelle68. »Cela, c’est la contrepartie de l’ostentation vertueuse ou de la vertu forcée ; la vertu physiologique, celle qui est la conséquence légitime de la faiblesse des organes, s’épargne du moins de telles « sauvegardes ». On n’agit décemment qu’en conformité avec sa propre nature ; les gens qui veulent agir ou ne pas agir d’après les ordres d’une morale extérieure à leur vérité personnelle finissent, Dieu aidant, dans les compromis les plus saugrenus. Il nous reste à nous demander si, quand on punira de la prison (ou, qui sait, de la mort, car aux grands maux les grands remèdes) les actes sexuels extra conjugaux, il sera permis de se complaire avec le succube. C’est une question que traitent très sérieusement les casuistes, et quelques-uns sont indulgents aux plaisirs qui nous viennent en songe. La science, qui ne devrait être que la constatation des faits et la recherche des causes, en est arrivée, par impuissance de faire son devoir, à la période législatrice. L’amour libre engendre des maux évidents et que nul ne dénie : une loi contre l’amour ; l’alcool est néfaste : une loi contre l’alcool ; l’opium, l’éther nous menacent, ou peut-être le kif : une loi contre ces drogues. Et pourquoi pas aussi contre le gibier, les truffes et le bourgogne, si cruels à certains tempéraments ? Et pourquoi enfin l’hygiène ne serait-elle pas codifiée comme la morale ? Ne rationne-t-on point les animaux domestiques ? Parmi les paradoxes de Campanella, qui n’ont pas été dépassés, ni atteints, même par la science sexuelle, on trouve ceci : qu’il est absurde de donner tant de soins à l’amélioration de la race des chiens et des chevaux, quand on néglige sa propre race. Saint Thomas d’Aquin, dont les socialistes reprennent ingénieusement les idées, pensait aussi que, la génération étant faite pour conserver l’espèce, l’acte par quoi elle est assurée doit être soustrait aux caprices particuliers. Mais le théologien trouva dans la discipline de l’Église un frein à sa logique ; Campanella qui, quoique moine et bon moine, prétend au droit de rédiger des rêveries à la fois anti-chrétiennes et anti-humaines, est allé jusqu’au bout de la théorie. Son organisation de l’amour est épouvantable et curieuse ; elle est moins dure et moins absurde que celle de la tyrannie scientifique :
« L’âge auquel on peut commencer à se livrer au travail de la génération est fixé pour les femmes à dix-neuf ans ; pour les hommes à vingt et un ans. Cette époque est encore reculée pour les individus d’un tempérament froid ; en revanche, il est permis à plusieurs autres de voir avant cet âge quelques femmes, mais ils ne peuvent avoir de rapports qu’avec celles qui sont ou stériles ou enceintes. Cette permission leur est accordée, de crainte qu’ils ne satisfassent leurs passions par des moyens contre nature ; des maîtresses matrones et des maîtres vieillards pourvoient aux besoins charnels de ceux qu’un tempérament plus ardent stimule davantage. Les jeunes gens confient en secret leurs désirs à ces maîtres qui savent d’ailleurs les pénétrer à la fougue que montrent les adultes dans les jeux publics. Cependant rien ne peut se faire à cet égard sans l’autorisation du magistrat spécialement préposé à la génération, et qui est un très habile médecin dépendant immédiatement du triumvir Amour… Dans les jeux publics, hommes et femmes paraissent sans aucun vêtement, à la manière des Lacédémoniens, et les magistrats voient quels sont ceux qui, par leur conformation, doivent être plus ou moins aptes aux unions sexuelles, et dont les parties se conviennent réciproquement le mieux. C’est après s’être baignés et seulement toutes les trois nuits qu’ils peuvent se livrer à l’acte générateur. Les femmes grandes et belles ne sont unies qu’à des hommes grands et bien constitués ; les femmes qui ont de l’embonpoint sont unies à des hommes secs ; et celles qui n’en ont pas sont réservées à des hommes gras, pour que leurs divers tempéraments se fondent et qu’ils produisent une race bien constituée… L’homme et la femme dorment dans deux cellules séparées jusqu’à l’heure de l’union ; une matrone vient ouvrir les deux portes à l’instant fixé. L’astrologue et le médecin décident quelle est l’heure la plus propice69. »L’astrologue donne à ce programme érotique un tour naïf qui n’est pas sans agrément ; l’astrologue manque au projet de loi de M. Ribbing, mais on y verrait sans surprise la matrone, qui préside déjà à tant d’unions subreptices. Ce serait sa réhabilitation que de tenir désormais la chandelle conjugale et de donner aux époux, sur l’avis de la Faculté, le signal du départ. On aurait pu aussi bien citer Platon, République, V, que Campanella suit d’assez près, mais avec son originalité propre. Platon, au vrai, en tout ce chapitre, n’est pas moins naïf que le rêveur du xviie siècle. L’absence de psychologie sérieuse, de sages observations scientifiques, donne à toute cette philosophie politique de jadis un air décidément enfantin. Les esprits politiques de notre temps qu’on appelle « avancé », les collectivistes, par exemple, ont cet air enfantin, à cause de leur croyance, d’origine religieuse, qu’on peut changer la nature humaine, en changeant les lois humaines. Ils brident le cheval par la queue avec un entêtement doux. Comme Platon est supérieur, aux deux livres VIII et IX de cette même République, où il considère l’histoire pour en tirer une philosophie ! Là il travaille sur des faits réels et non plus sur des faits créés par sa logique ou celle de Lycurgue. Aimé-Martin, qui aimait si fort Platon, a fait du Platon utopiste le plus cruel éloge en disant :
« Qui connaît Platon le retrouve partout dans les écrits de Plutarque, de Fénelon, de Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre. Ces grands hommes… »Non, c’est ici le coin des utopistes ; disons : ces grands enfants. Plus heureux que Platon et que Campanella, les législateurs modernes de l’amour ouvrent une voie où ils ont, hélas ! beaucoup de chances d’être suivis. Ils flattent si adroitement la manière tyrannique des démocraties ! Il est naturel que si le pouvoir est aux mains des faibles les lois tendent à protéger la faiblesse. Le peuple a une certaine conscience de son incapacité à se conduire et il est assez probable qu’il accepterait avec plaisir, en même temps qu’une loi qui l’empêcherait de se soûler, une loi qui le protégerait contre la syphilis. La tendance moderne est de faire deux parts des libertés humaines ; après qu’on aura supprimé toutes celles qu’il est possible de supprimer, les autres subiront une réglementation rigoureuse. Sur quoi pourrait s’appuyer une loi contre l’amour ? Mais, répond M. Féré, qui philosophe volontiers et pas sans talent,
« sur l’utilité privée et publique, sur l’utilité dans le milieu actuel qui est la morale actuelle ». C’est un principe, cela, et il commence à se répandre. Ne le prenons pas au tragique, cependant, car les théories individualistes fournissent pour le détruire assez d’arguments connus et souvent maniés. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il est né ; Goethe a daigné en rire ; quand Auguste Comte en fit la base de son système social, un homme d’esprit reconnut aussitôt qu’il s’agissait de créer une humanité heureuse avec des hommes dont on aurait détruit le bonheur individuel. La critique est bonne, puisqu’elle s’attaque directement à l’idée même. On peut la préciser.
« Nous sommes convenus de ce qui était le plus grand bien de la société, et nous avons comparé en ce point une république bien gouvernée au corps, dont tous les membres ressentent en commun le plaisir et la douleur d’un seul membre. »Cependant si on analyse ces mots, pays, nation, société, peuple, et d’autres, d’inégale imprécision, on y trouve toujours pour élément essentiel l’homme ; c’est cet élément, qui a son importance, que les sociologues s’appliquent à méconnaître. Satisfaits du Gargantua qu’ils ont laborieusement créé, ils font tenir tous les hommes dans les poches de sa houppelande, et le monstre les dévore un à un, comme fait des bœufs, des moutons et des moines le père de Pantagruel, selon les images de Gustave Doré. L’homme n’est rien, c’est vrai ; et il est tout, étant la condition même de l’existence du monde. Le monde, qui est créé par lui, est encore créé pour lui, et les sociétés, où il n’est qu’un atome, dès qu’elles le froissent, deviennent haïssables et peut-être caduques. Que l’on tienne pour bon ce théorème : tout ce qui est utile à l’abeille est utile à la ruche ; et qu’on n’essaie pas d’en renverser les termes, si l’on ne veut être tenu pour un simple faiseur de jeux de mots. La sensibilité est dans l’homme et non dans la société ; il s’agit de moi, et de moi seul, même quand je refuse de me séparer du groupe social. Le véritable ciment d’une communauté, c’est l’égoïsme ; au moment qu’un homme se fortifie et se grandit, il assure par cela même la santé et la puissance de la république. L’idée de sacrifice est parmi les plus perverses qu’ait intronisées le christianisme. Mise en action elle s’exprime ainsi : négation d’un bien connu en faveur d’un bien inconnu. On sait ce que l’on sacrifie et le plaisir dont on se prive ; on ignore la répercussion véritable de ce sacrifice en autrui et souvent le mal que nous assumons sera pour notre favori un mal plus grand encore. Que de femmes, puisqu’il s’agit d’amour, auraient dû, pour leur bonheur éternel, être violentées, et combien ont pâti de la réserve trop noble de leur amant ! Et que d’enfants, et particulièrement de jeunes filles chrétiennes élevées au biberon du sacrifice, dont la vie effroyable traîne comme une chaîne un des versets de l’évangile juif ! Si une société ne peut vivre sans la notion et la pratique du sacrifice, je ne sais si elle est mauvaise, mais elle est absurde. La force a les droits de la force ; elle les outrepasse en jetant à travers le monde des aphorismes enveloppés de vertu comme des pièges cachés sous des feuilles mortes. Le sacrifice, s’il n’est pas un acte spontané d’amour, s’il est imposé par un catéchisme ou un code, est un des crimes les plus révoltants que l’homme puisse commettre contre lui-même : que ce sacrifice soit d’un homme à un homme, ou d’un homme à un groupe, il ne change de caractère que pour s’aggraver. C’est un plaisir encore de renoncer à un plaisir pour assurer la joie ou le repos d’un être que l’on aime ; et c’est un plaisir, parce que c’est un acte égoïste ; parce que complaire à un autre soi-même, c’est se complaire à soi-même. Ici nous sommes dans la règle naturelle et dans la logique de la sensibilité. Mais quelle est la valeur de ce renoncement, si c’est au profit d’un inconnu ou, ce qui va plus loin, au profit d’une abstraction, de l’un des mots du dictionnaire ? Quelle valeur exacte ? Celle d’un acte de servitude. Les esclavages volontaires sont les pires : le sacrifice est toujours volontaire, puisqu’il implique au moins le consentement du martyr. Lors donc que l’on demande aux hommes de sacrifier leurs plaisirs personnels à la prospérité de la société, on leur demande d’agir en esclaves, de remettre aux lois le gouvernement de leurs sensations, la direction de leurs gestes, le maniement général de leur sensibilité. Nous retrouvons le troupeau avec ses étalons privilégiés, ses femelles reproductrices et la troupe des neutres sacrifiés, sous prétexte de bien général, à une utilité qui n’a même plus aucun rapport avec la conservation de l’espèce. Le droit d’une législature médicale à réglementer l’amour pourrait être très étendu ; car quelles fantaisies l’utilité sociale n’a-t-elle pas inspirées aux Lycurgues ? Schopenhauer proposait la castration comme châtiment des criminels. Rien de plus scientifique. Les médecins l’imposeraient, non plus aux seuls délinquants, mais à tous les tarés de l’hérédité : moyen radical de supprimer en quelques générations les diathèses transmissibles. Voilà les bœufs de la prairie sociale : qu’en fera-t-on, quand ils seront gras ? Mais la question ne se pose pas encore. Il s’agit seulement,
« au nom de l’utilité actuelle, qui est la morale actuelle », de réduire l’amour à des actes conjugaux, de faire enfin régner la loi mosaïque dont les hommes ne connaissent pas encore toute la douceur. L’utopiste, ayant réalisé cet effort original, s’arrête et doute ; non de lui-même, mais de la possibilité de réaliser son idéal. Cette faiblesse nous prive de considérations piquantes sur l’état présent des mœurs et aussi sur la nature humaine. On y suppléera. L’utopiste est un type fort bien connu et que l’on peut dépecer de souvenir. Il y a deux manières de vivre : dans la sensation et dans l’abstraction. L’utopiste, même homme de science, même excellent observateur de menus faits, abandonne, dès qu’il veut généraliser ses idées, tout contact avec la réalité. Voyant, par exemple, que la prostitution sévit dans les sociétés modernes, il en conclut immédiatement : la prostitution est un fait social, et lié à une certaine forme de la société. Construisez une société où toutes les filles seront mariées à dix-huit ans, il n’y aura plus de prostituées. Cette sorte de raisonnement ne manque pas d’élégance. Cependant, si l’on insinuait que la prostitution est un fait humain, avant d’être un fait social, on arriverait sans doute, par d’analogues déductions, à prouver que toutes les sociétés, quelles soient-elles, et même ordonnées selon les imaginations les plus scrupuleuses, contiendront des prostituées, et toutes en nombre à peu près égal. La prostitution changera de forme sociale selon la forme de la société, elle ne changera que de forme. Aucunes lois n’empêcheront ni une femme bavarde de parler, ni une femme lascive de chercher des amants. On pourrait objecter que les prostituées ne font pas l’amour par plaisir ; non, pas au point où elles le pratiquent et sous trop de formes peu plaisantes pour elles ; mais au début de sa carrière une prostituée a presque toujours été la victime de son tempérament, de ses curiosités vicieuses, de son goût pour le mâle. Par quelle magie les utopistes changeront-ils l’ordre des réactions dans un système nerveux ? À moins (ce que je crois) qu’ils ne jouent innocemment sur les mots, ils conviendront, et c’est d’ailleurs l’opinion de M. Féré, que ce qui constitue la prostitution, ce n’est pas le salaire, mais la promiscuité. Alors le mariage, appliqué à tous les couples, à moins qu’on ne lui accorde une valeur mystérieuse de sacrement en quoi réfrénera-t-il sérieusement la promiscuité ? Le mariage, même civil, a-t-il sur les maladies vénériennes l’effet de l’étole de saint Hubert ? Peut-être cependant les utopistes croient-ils que dans leur utopie le mariage sera respecté ? Cela dépendra de la rigueur de la loi. Mais les Germains appliquaient, en matière d’adultère, la peine de mort, et ils avaient occasion de l’appliquer. Parfois des hommes, même lâches, préfèrent la mort à certaines tristesses : on se suicidera beaucoup dans le paradis des législateurs de l’amour.
« le succès72 », n’est pas sans croire que la Science est pour quelque chose dans la belle ordonnance du phénomène. Nos décrets contre l’instinct vital pourraient fort bien faire illusion au peuple de la science, mais non aux véritables observateurs et dont la sagesse ne veut pas dépasser un rôle déjà difficile. Cependant on peut obtenir les déviations. En séparant les sexes et en les tassant dans des lieux clos à l’époque de la première effervescence génitale, on obtient à coup sûr la sodomie et le saphisme. Les Romains cultivaient déjà ces tendances dans les couvents de Vestales et les collèges de Galles ; nous avons singulièrement perfectionné leurs institutions avec nos casernes, nos internats. Il est certain que la personne qui choisit de passer exclusivement sa vie avec des personnes de son propre sexe traduit par cela même des tendances particulières qui doivent être respectées, mais est-ce le rôle de l’État de favoriser et même de faire éclore ces vocations, et sont-ils sensés ces moralistes qui, peut-être sans mesurer la conséquence de leurs désirs, demandent des réglementations qui aboutiraient nécessairement au même résultat ? Toute atteinte à la liberté de l’amour est une protection accordée au vice. Quand on barre un fleuve, il déborde ; quand on comprime une passion, elle déraille. Buffon avait une belette qui, privée de compagnie vivante, assaillait une femelle empaillée. On n’insistera pas sur ce sujet, par peur d’avoir à démontrer que les milieux sociaux qui affichent une plus grande sévérité de mœurs sont précisément ceux qui sont ravagés ou par les perversions ou, ce qui est beaucoup plus fréquent, par ce que les théologiens appellent doucement mollities. Il sera plus à propos de rechercher d’où vient la férocité du moralisme moderne contre l’amour, et d’abord, car elle n’est le reflet du sentiment public, à quelle cause on peut faire remonter l’origine de cet état d’esprit. Pour les pères de l’Église, il n’y a pas de milieu entre la virginité et la débauche ; et le mariage n’est qu’un remedium amoris accordé par la bonté de Dieu à la turpitude humaine. Saint Paul parle de l’amour avec le même mépris matérialiste que Spinoza. Ces deux illustres Juifs ont la même âme.
« Amor est titillatio quaedam concomitante idea causae externae »
, dit
Spinoza. Saint Paul avait désigné d’avance le philactère à cette démangeaison, le
mariage. Il ne le concède que comme antidote au libertinage ; à la débauche, δια δε τας
πορνειας, mot que le latin ecclésiastique fornicatio ne rend que d’une
façon équivoque. Πορνεια entraîne au contraire l’idée de prostitution, et, en somme, son
édifiant conseil se traduisait en français vulgaire : mariez-vous ; cela vaut mieux que
d’aller voir les filles. Voilà sur quelle parole se serait fondée la famille nouvelle si
l’opulence verbale du catholicisme païen n’avait su entourer de phrases sensuelles la
parole brutale de l’apôtre juif ; l’Église substitua à l’idée de πορνεια la musique
d’alcôve du Cantique des Cantiques. Cependant les moralistes mystiques commentèrent à
l’envi saint Paul dont ils réussirent à exagérer encore le mépris pour les œuvres de
vie. Le tisseur de tentes en poil de chameau, et que rien ne préparait à la littérature
et au sacerdoce, n’est pas toujours très précis. Qui n’a été choqué de la comparaison
dont il use pour flétrir les raffinements sexuels, les appelant des pratiques
more bestiarum
, alors que le propre de
l’animal est précisément de ne demander à la copulation que la satisfaction rapide d’un
désir inconscient. Les inversions de l’instinct sont rares chez les animaux en liberté
et ce n’est que de nos jours qu’on les a observées73. L’apôtre n’usait
donc que d’un de ces grossiers lieux communs qui n’ont même pas le mérite de renfermer
une vieille vérité d’observation. Que de fois cependant cette allusion fut-elle répétée
par ceux qui feignent de croire que les inventions de l’homme dans la volupté sont
méprisables ! La franchise de saint Paul accrue par le ton arrogant de ses commentateurs
eut du moins cet heureux résultat de faire condamner dans leur ensemble, mais non dans
leur détail, les pratiques sexuelles. La règle des mystiques est le tout ou rien ; ils
dédaignent les distinctions où devaient plus tard se complaire les casuistes, en ces
curieux traités où ils font preuve, à défaut de goût, d’une science de bon aloi et
puisée, quoique pas toujours, aux sources de la réalité. De ce dédain il résulta une
certaine liberté de mœurs. Bien des amusements parurent permis à tous ceux qui étaient
restés dans le siècle ; la littérature du moyen âge témoigne de cette aisance dans les
relations sociales. Dès le xiie
siècle, la religion n’est
plus qu’une tradition formelle dont l’influence est nulle sur la sensibilité ; et
l’intelligence elle-même se dégage du lien théologique, comme on le saurait si on avait
recueilli avec plus de soin les aveux d’incrédulité qui ne sont rares, ni chez les
poètes, ni chez les philosophes scolastiques. L’amour ne s’embarrasse d’aucun préjugé,
il suit son désir, confiant dans l’innocuité des rapports sexuels.
Ici on arrive à un point délicat qui n’a jamais été traité et qu’il est d’ailleurs
difficile d’aborder : l’influence de la syphilis sur la morale de l’amour.
L’état de l’humanité en Europe depuis les temps fabuleux jusqu’aux premières années du
xvie
siècle correspond à ce qu’on appellerait, en
termes d’allégorie, l’innocence du monde ; de Christophe Colomb se date l’ère du péché.
Que l’on se figure une société où l’amour, en quelque condition de hasard qu’il
s’accomplisse, n’a jamais de graves conséquences morbides ; où les baisers les plus
profonds n’entraînent guère plus de dangers physiques que les caresses maternelles ou
les manifestations de l’amitié ; elle différera de la nôtre à un tel point qu’il nous
est difficile de la concevoir, car les désirs charnels y évoluent librement selon leur
force naturelle, sans peur et sans pudeur. Le mot pudor n’a pas du
tout le même sens en latin et dans nos langues modernes ; là, il se traduit par honneur,
convenance, dignité ; ici, par crainte, tremblement devant les délices de la fleur
peut-être empoisonnée. Avant la syphilis, le baiser sur la bouche est une salutation ;
il disparaît devant la tare des muqueuses : les femmes présentent le front si la passion
charnelle ne trouble pas leur volonté ; puis les deux sexes s’éloignent encore d’un
pas : c’est le hochement de tête, ou la main qu’il faut à peine effleurer, ou des gants
qui se touchent avec défiance. La syphilis a détruit, non pas l’amour, qui est plus fort
que la mort, puisqu’il est la vie, mais la fraternité sexuelle. Il y a, depuis
l’Amérique, entre l’homme et la femme la peur de l’enfer ; ce que les religions les plus
menaçantes n’avaient réussi que temporairement un virus l’a accompli : et les lèvres ont
été désunies.
C’est par la syphilis que les historiens qui voudront faire l’histoire de la morale de
l’amour la relieront à l’hygiène. Il dut se faire un grand désarroi dans les mœurs :
Obstupuit gens Europæ ritusque sacrorum Contagemque alio non usquam tempore visam, dit Fracastor, qui avait vu avec des yeux de médecin et de poète les premières horreurs du mal nouveau.Il fallut pour conserver, non pas sa vertu, mais sa santé, renoncer à ce que les moralistes de la science appellent assez justement la promiscuité ; la peur d’un mal physique immédiat et évident opéra entre les deux sexes une disjonction qui a survécu à la période aiguë du mal. La réaction évangélique acheva l’œuvre de la syphilis et les sociétés européennes se trouvèrent dans des conditions si nouvelles qu’une nouvelle morale leur fut nécessaire. La vieille opposition entre la virginité et la turpitude, basée sur des conceptions purement théologiques, disparut ; tout acte sexuel devenant dangereux et la virginité n’étant pas moins dangereuse, de son côté, par ses conséquences négatives, il fallut trouver un compromis. L’instinct social, d’accord, et d’avance, il est juste de le reconnaître, avec les conclusions futures des hygiénistes, plaça ce compromis dans le mariage, qui se trouva tout à coup honoré, après trois siècles de dérision. Cela n’apaisa pas le bouillonnement des mauvaises mœurs ; mais le péril qu’on y courait déconsidéra la liberté qui en faisait l’attrait. La réserve des filles devint extrême ; elles apprirent inconsciemment à changer en minauderies pudiques la mimique de la peur ; peu à peu elles se dupèrent sur la cause de leur vertu, puis elles l’oublièrent, et vint un moment où la chasteté des femmes fut attribuée avec ingénuité ou à l’influence de la religion ou à une sorte de divinité occulte, à on ne sait quel raffinement sentimental. Le motif initial de la nouvelle morale sexuelle agit toujours à notre insu. Il est de tradition administrative d’encourager les musées de figures de cire qui détaillent les conséquences de la promiscuité ; toute une littérature sur ce sujet se vend, approuvée par ceux-là mêmes qui poursuivent si âprement les images sensuelles. La syphilis a fait ce miracle qu’une figure humaine, belle de sa pleine nudité, est condamnée parce qu’elle excite à l’amour, l’amour étant considéré comme dangereux. Cette manière de voir serait défendable si on ne faisait pas intervenir dans la question la force brutale des lois ; si la parole seule se chargeait de persuader une morale que son utilité pourrait défendre contre le sarcasme et l’ironie. L’ancienne licence d’avant la syphilis ne sera pas rendue aux hommes d’ici de longs siècles, si le mal qui a créé la défiance sexuelle finit jamais par s’éteindre épuisé. Mais que chacun soit libre même de jouer avec le feu ; la prudence se conseille et ne doit pas s’imposer. De ce que la morale de l’amour a une origine moitié religieuse, moitié médicale, il ne s’en suit pas que l’on doive, pour en traiter, s’astreindre à des considérations ou théologiques ou pharmaceutiques. Des accidents, même d’importance extraordinaire, ne sont que des accidents. Il faut parler de l’amour comme si l’âge d’or de l’amour régnait encore et n’en retenir que l’essentiel, loin de s’arrêter aux phénomènes de surface et passagers. Il y a peu d’absolu dans les sociétés humaines ; presque tout s’y peut modifier, hormis précisément les relations des sexes. C’est que, là, on rencontre le cœur même de la vie, sa cause et sa fin, entrelacées comme un chiffre indéchiffrable. La vie se maintient par l’acte même qui est but de la vie. Ceci est absurde pour la raison, qui serait forcée d’y contempler un effet identique à la cause qui la produit et aussi puissant ; elle ne doit pas intervenir. Non que cela soit au-dessus de ses forces ; mais si elle peut imaginer des lois qui régissent les manifestations de l’amour et les appliquer pour un temps, ces lois sont nécessairement moins bonnes que les lois naturelles. Il faut aussi prendre garde que des lois naturelles l’homme n’est pas responsable, dès qu’il leur obéit comme un petit enfant ; mais celles qu’il promulgue retombent un jour non seulement sur sa chair, mais sur son intelligence. Car tout se tient et l’aisance intellectuelle est certainement liée à la liberté des sensations. Qui n’est pas à même de tout sentir ne peut tout comprendre, et ne pas tout comprendre c’est ne comprendre rien. La littérature, l’art, la philosophie, la science même et tous les gestes humains où il y a de l’intelligence sont dépendants de la sensibilité. Les fantaisies de Lycurgue coûtèrent à Sparte son intelligence ; les hommes y furent beaux comme des chevaux de course et les femmes y marchaient nues drapées de leur seule stupidité ; l’Athènes des courtisanes et de la liberté de l’amour a donné au monde moderne sa conscience intellectuelle.« Obstupuit gens »; ce fut une épouvante universelle ; on se crut à la fin de l’amour et à la fin du monde.
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Ironies et Paradoxes
« … Quiconque raccourcit une route est un bienfaiteur du public et de chaque personne particulière qui a occasion de voyager par là. »
Jonathan Swift, Lettre d’avis à un jeune poète (1720).
« … Que votre premier essai soit un coup d’éclat dans le genre du libelle, du pamphlet ou de la satire. Jetez-moi bas une vingtaine de réputations et la vôtre grandira infailliblement… »Sans doute, si le coup est vraiment un « coup d’éclat », mais qui oserait en répondre ? Démolir vingt réputations, surtout si elles ont été conquises bravement et loyalement, c’est là pour un jeune écrivain un bonheur trop rare pour qu’une telle tentative ne comporte pas des risques graves, et vous savez que je suis inflexible sur la question des risques. On acquiert bien des amis par vingt déboulonnements exécutés avec soin, mais que de haines ! Et si le bronze résiste, si sa chute n’est pas immédiate et foudroyante, il peut s’animer et vous faire de ses mains froides un terrible collier de métal. À mon avis, les plus beaux coups en ce genre seront toujours malheureux, surtout à une époque où l’opinion est si divisée, où il est si facile de se faire condottière, de recruter un parti et une armée. Comme je vous l’ai dit, attaquez plutôt par des paroles, que vous pouvez toujours renier. La seconde partie du conseil de Swift me semble au contraire très recommandable et franchement je l’approuve de prohiber la louange. Cela est mauvais : ceux que vous louez de votre mieux, en illuminant les parties belles, en ménageant les ombres, se trouvent toujours estimés au-dessous de leur valeur, et quand même vous eussiez monté le ton du panégyrique jusqu’à l’hyperbole et jusqu’au ridicule, ils ne vous pardonneront jamais, à moins d’avoir la candeur du génie où la fraîcheur des âmes généreuses, le signe d’amitié que vous faites à leurs voisins ; quant à ceux que vous auriez tus, ils vous rendraient silence pour silence, et votre entreprise ne serait nullement profitable.
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Quid videat nescit ; sed quod videt, uritur illo.
Ovide, Métam., III, 430.
« Mon royaume n’est pas de ce monde », il profère le
« Rendez à César… ». Logiquement, il devrait dire : « J’ignore tout, hormis mon royaume, qui n’est pas de ce monde, et César comme le reste. » Mais en prononçant cette négation : « pas de ce monde », il affirmait « ce monde », et il dut songer aux relations qu’avec « ce monde » devaient nécessairement avoir ses disciples, les hommes de bonne volonté. Revenons à la pathologie de l’idéalisme. Négligeant provisoirement les conséquences sociales d’une doctrine qui, d’ailleurs, est impopulaire, je ne veux alléguer qu’un néronisme de dilettante et qu’un fakirisme de bonne compagnie ; et même, pour simplifier l’enquête, laissons encore de côté le pseudo-fakirisme. Il nous suffira d’avoir à faire la critique du néronisme mental, plus clairement appelé le narcissisme. Narcisse,
et, ne connaissant que soi, il s’ignore lui-même : Ovide, sans le savoir, a mis bien de la philosophie dans les quinze syllabes de son vers élégant80.Mais il faut reprendre les choses de plus haut et redire, hélas ! afin d’être clair, des choses mille fois déjà redites. C’est une éternelle nécessité : les hommes sont si crédules à la négation que la vérité leur semble un conte de fées, et que tous vivent, les réprouvés dans l’obscure forêt de l’indifférence, les privilégiés dans l’obscure forêt du doute :
Et voici comment raisonne Pollux :
« L’arbre n’existe que parce que je le pense ; pour la pensée hypothétique que je pressens et que je veux bien admettre, douloureusement, au-delà de mon domaine, je suis une sorte d’arbre et je n’existe qu’autant que cette pensée me pense… »Il se reprend :
« Pourtant, je suis, — et absolument86 ! »Il réfléchit et continue :
« Oui, mais Homunculus ne dit pas autre chose de lui-même ; il dit, lui aussi : Je suis, — et absolument. Or, si j’admets mon affirmation, je dois admettre la sienne, mais deux absolus sont contradictoires ; ils se nient en s’affirmant ; ils s’affirment en se niant. « Pour être pensé, il faut donc que je me nie moi-même, — mais je retrouverai dans l’autre pensée l’image de ma propre négation renversée et redevenue positive : je vis et je suis en celui qui me pense. »Voilà pourquoi Pollux partagea son immortalité avec son frère mortel.
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Sit ut est, aut non sit
; ce mot d’un
jésuite prénietzschéen, la plus haute parole échappée à l’instinct de puissance, doit
être rappelé avant toute discussion. Sa clarté dispense de longs commentaires.
Il est toujours amusant de voir un Tchèque ou un Polonais offrir du fond de son cœur à
un Français de Reims ou de Rouen des moyens délicats d’améliorer la langue qu’il apprit
dans le ventre de sa mère ; on passe sur l’impudence et l’on rit : on aime à rire sur
les bords de la Seine et sur les bords de la Marne. Mais nous avons affaire à un sérieux
judaïque qu’aucune plaisanterie n’écorche, et il nous faudrait peut-être traiter
sérieusement d’un sujet qui semblait réservé jusqu’ici à égayer la fin des vaines
séances académiques.
En voici l’exposé, repris à son commencement :
Jadis, assure-t-on, le français était la langue parlée par le plus grand nombre
d’hommes. Ce jadis est imprécis. Je vois bien, d’après les petits bonshommes gradués
comme des fioles d’officine (dont le démonstrateur éclaire libéralement l’intellect de
ses nombreux lecteurs), je vois bien, dis-je, que le français est aujourd’hui serré
d’assez près par le japonais et que, bien au-dessus de la française, la fiole russe
dresse sa capsule noire ; je vois bien les rapports arithmétiques qu’il y a entre les
chiffres 85, 58 et 40, — mais c’est tout, car il s’agit des langues humaines,
c’est-à-dire de pensée, d’art, de poésie, et non pas de sucre, de poivre ou de café.
Songez qu’il y a presque deux fois plus de moulins à parole qui broient du russe qu’il
n’y en a d’abonnés à moudre du français ! Et quoi ? Il y a encore bien plus de moulins
chinois : il y en a trois ou quatre cent millions. La statistique est l’art de
dépouiller les chiffres de toute la réalité qu’ils contiennent. Un égale un, parfois ;
le plus souvent 1 = x. L’auteur, qui est israélite, devrait se
souvenir qu’une petite tribu de Bédouins a imposé sa religion au monde entier. Le grec
classique n’a jamais été parlé à la fois par un peuple plus nombreux que les Suisses ou
les Danois.
Mais le grec serait mort et sa littérature aurait péri sans la puissance byzantine ; et
c’est le javelot romain qui planta le latin dans l’Europe occidentale. La destinée d’une
langue est déterminée par deux causes, l’une intime et l’autre d’action extérieure,
l’une toute littéraire et l’autre toute politique. Cette seconde cause est la plus
forte ; elle peut anéantir la première ; mais si elle s’y ajoute, au lieu de la
contrarier, elle peut acquérir une puissance indestructible. L’avenir sera ce qu’il lui
plaira ; ce qui est hors de notre influence et de notre raison ne doit pas nous
intéresser fortement. Cependant il est évident que la langue de l’Europe future sera la
langue du vainqueur de l’Europe ; et s’il est probable que la Russie soit la Rome de
demain, il est probable que le russe soit le latin des prochains siècles. Le rôle de la
France, avilie par des gouvernements indignes, étant désormais purement littéraire (à
moins d’un improbable réveil), la question qui peut amuser est celle-ci : dans quelle
proportion, à côté de la langue du vainqueur, les langues des vaincus futurs
peuvent-elles espérer de vivre littérairement ?
C’est-à-dire à l’état de langues mortes, de langues de parade ou de cénacles. Car la
vie et l’unité d’une langue sont intimement liées à la vie et à l’unité politiques d’un
peuple. L’histoire de la langue française l’a montré clairement, quoique à rebours, et
l’évolution de l’espagnol dans l’Amérique du Sud sera prochainement un argument pour
cette thèse, qui n’est pas d’ailleurs contestable. Les états de l’Europe vaincue, en
perdant leur autonomie, verront leurs langues se fractionner rapidement en une quantité
de dialectes dont la différenciation sera croissante. Ou, pour mieux dire, les dialectes
de France, par exemple, qui sont encore vivants et fort nombreux, n’étant plus dominés
par un parler commun qui les régisse et les coordonne, deviendront de véritables petites
langues particulières aussi différentes entre elles que le wallon et le provençal, le
picard et le portugais. Les Français de Lyon ne comprendront plus ceux de Nantes, ni
ceux de Paris ceux de Rennes. Il y aura des années et peut-être des siècles de grand
trouble, une anarchie linguistique analogue à la grande anarchie qui suivit la
destruction politique de l’empire romain. Mais les hommes, et c’est leur fin, sont
ingénieux à tourner les obstacles que la nature leur impose. Ayant besoin d’une langue
d’échange, ils accepteront sans aucun doute celle du vainqueur. Ces acceptations, dont
il y a tant d’exemples dans l’histoire, semblent inexplicables parce qu’on les croit
bénévoles. Mais si l’on réfléchit que les fonctions publiques, l’influence et la
richesse ne sont plus abordables pour les vaincus qu’au moyen de la langue du vainqueur,
qui est le bac ou le pont joignant les deux rives du fleuve, les apostasies
linguistiques apparaissent au contraire absolument conformes à ce que l’on doit entendre
de la nature humaine, toujours inclinée du côté du bonheur sensible.
Cependant les Barbares n’imposèrent pas leurs langues au monde romain ; le latin, que
les Vandales avaient respecté en Afrique, ne céda que beaucoup plus tard à l’invasion
arabe. Il faut sans doute tenir compte, dans l’examen de ces faits contradictoires, soit
de l’intelligence, soit du caractère du vainqueur. Pourquoi le latin qui avait résisté
aux Vandales ne put-il résister aux Arabes ? Sans doute parce que, malgré que leur nom
ait acquis une mauvaise odeur, les Vandales, d’une race douce et intelligente, plus
sensuelle que vaniteuse, furent vite amollis et amusés par une civilisation dont tous
les éléments n’étaient pas étrangers à leur mentalité. Mais aucun contact ni de
sentiment ni d’intelligence ne fut possible entre l’Arabe et le Romano-Vandale ; les
vainqueurs exercèrent tous leurs droits et même celui du massacre.
Le caractère orgueilleux des Romains avait eu le même résultat que la stupidité des
Arabes. Pas plus que l’Anglais ou le Français d’aujourd’hui, ils ne voulurent considérer
comme un outil respectable la langue des vaincus ; les soldats de César ne songèrent pas
plus à parler gaulois que mexicain les compagnons de Cortez. Chose singulière, Cortez
avait trouvé un interprète au seuil de l’empire mystérieux qu’il allait dompter en
quelques semaines ; César en trouva autant qu’il y avait de dialectes en Gaule : il y a
des hommes pour qui les défenses de la nature deviennent des complices. Mais le futur
vainqueur de l’Europe rencontrera, non des dialectes sans intensité, mais les langues
robustes et résistantes, appuyées sur des littératures anciennes, respectées, vivaces,
sur des traditions administratives, sur la foi populaire qui, en certains pays d’Europe,
identifie avec beaucoup de raison la langue, la race et la patrie politique. Dans ces
luttes suprêmes, les littératures seront encore une force ; quand les armées auront été
anéanties, au-dessus des mâles égorgés les femmes se dresseront pleines d’imprécations
et de gémissements où la langue des vaincus affirmera sa volonté de vivre, même pour la
souffrance et pour le désespoir, et les enfants oublieront difficilement le son des
syllabes qui auront, autant que les larmes, autant que les sanglots, pleuré leurs pères.
Mais la vie, plus forte que les sentiments particuliers, est aussi plus forte que les
sentiments nationaux. Les langues de l’Europe périront toutes, malgré ce qu’elles
contiennent de beauté et d’humanité ; elles périront toutes selon la tradition orale :
si l’une ou deux ou trois d’entre elles doivent échapper à la mort intégrale et vivre,
un peu, comme vivent encore un peu, aujourd’hui, le latin et, beaucoup moins, le grec ou
l’ancien français, — lesquelles ?
Si l’on suppose que le vainqueur de l’Europe et du monde sera le peuple russe, il faut
d’abord éliminer toutes les autres langues slaves, qui seront les premières détruites.
Aucune d’elles, d’ailleurs, ne possède une littérature qui puisse ou retarder ou même
faire regretter beaucoup leur disparition ; on peut dès maintenant les considérer comme
des phénomènes passagers, et avec un peu d’application déterminer, à un siècle près,
tout cataclysme écarté, la date de l’extinction totale. Ceci admis, on appliquera le
même raisonnement aux parlers scandinaves dont la vie, rénovée par tel écrivain de
génie, n’en est pas moins factice et précaire. Même si l’Europe devait, au lieu de la
conquête, subir, châtiment bien plus épouvantable, la paix mélancolique que lui
prédisent les humanitaires, on ne voit pas la place que pourrait tenir dans le monde,
Ibsen disparu, une langue telle que le dano-norwégien. Ces dialectes réservés à un petit
nombre d’hommes sont pour ces hommes mêmes un embarras et un piège, et, plus encore, un
tombeau.
Le hollandais ne doit pas attendre une meilleure destinée, ni le portugais ; mais ces
deux langues pourraient, longtemps encore, évoluer, l’une en Afrique, l’autre au Brésil,
où, malgré de singulières modifications, elles garderaient assez de leur figure
primitive pour faire douter de leur disparition réelle. Quoique plus vigoureux, mais
aussi dénué de force expansive, l’espagnol subirait le même sort et son histoire se
continuerait outre-mer, à travers les immensités de plus de la moitié d’un continent
immense.
L’envahisseur, qui s’est d’abord attaqué à l’Allemagne, déjà enserrée par une conquête
presque circulaire, y trouve une sérieuse résistance linguistique, mais sans profondeur,
sans racines. La littérature presque toute de science ou de philosophie s’y renouvelait
tous les dix ans, et les derniers siècles, depuis Nietzsche, dont le ferment a ravagé
mais non renouvelé un monde, trop décadent et déjà ruiné, y ont été presque inféconds.
La folie des analyses et des expériences socialistes ont abruti définitivement le peuple
allemand en développant sa double tendance à la rêverie sentimentale et à la jouissance
matérielle. Ses dernières activités mentales ignorent, plus encore qu’au vingtième
siècle, les joies aristocratiques de la création ; il est devenu tout entier
contrefacteur et assimilateur ; il imite, il traduit, il compile. C’est sans répugnance
qu’il apprendra la langue du vainqueur ; il emploiera à cette besogne, dont il sentira
vivement l’utilité hédémonique, les derniers restes de son énergie et son attention
depuis longtemps disciplinée. Sa littérature obscure, lourde et sans éclat n’opposera
qu’une faible digue aux puissantes vagues du nouvel océan barbare. Les sentimentalités
récalcitrantes trouveront dans la musique un refuge suprême.
Cependant les tentacules de la pieuvre atteignent l’Angleterre et l’Italie. Une île est
une proie difficile à atteindre, mais dès qu’elle est touchée, c’est une proie
paralysée. Un État insulaire n’a jamais d’armée, quelle que soit sa volonté de se créer
cet organe de défense ; au centre de la partie mobile de la population, il y a une masse
d’hommes plus ignorants, plus orgueilleux et plus timorés que chez n’importe quelle
nation continentale. Tout étranger y tomberait comme un Martien et n’y ferait pas régner
un moindre désarroi ni une moindre terreur95. La conquête linguistique des
grandes îles est plus facile encore que leur conquête militaire ; il n’y faut que de la
persévérance. L’entêtement s’amollit bientôt, pénétré par le doux esprit de lucre, par
les saines idées d’utilité ; l’instinct commercial étouffe l’instinct national. Pour les
peuples uniquement trafiquants, comme les insulaires, la langue des dieux est celle qui
est pour l’or la meilleure glu.
L’Angleterre, qui a une littérature, n’a pas ou n’a plus de langue littéraire. Tels
Anglais qu’on nous apprend à vénérer comme de grands écrivains ignorent jusqu’à l’art
élémentaire de la phrase et du rythme ; ils écrivent comme ils parlent, en oubliant une
partie des mots, et comme ils pensent, en oubliant une partie des idées. Quand ils
croient composer, ils juxtaposent. Ils envoient leurs pensées à la bataille, comme lord
Methuen ses soldats, par petits groupes compacts et isolés. On ne sait pas encore ce que
veut dire Hamlet ; on sait qu’enlevée la broderie admirable des images
il ne reste de Roméo et Juliette qu’un conte enfantin. Mais
Shakespeare est un tel brodeur ! Ici, il y a une langue littéraire, et plus forte que la
pensée même dont elle est l’expression. Moment unique : les poètes anglais ne sont
presque jamais des artistes, et c’est l’inverse en Italie, où l’art verbal recouvre si
peu de vraie poésie. Il n’est pas probable que l’ironie d’un Swift ou d’un Carlyle soit
goûtée par un peuple glorieux de sa force et ardent à la vie. Ce n’est pas là de la
littérature de vainqueur. Le passage de la langue anglaise de l’état vivant à l’état
classique ne pourra donc être déterminé que par le respect dont même des barbares auront
appris à entourer le nom de Shakespeare. Si Shakespeare demeure, si le texte de son
œuvre est déclaré sacré, des centaines de noms et de livres anglais peuvent entrer dans
le temple, escorte du génie sauveur ; mais ce triomphe n’est pas certain. Trop libre et
trop passionné, Shakespeare, dans les derniers siècles de l’Europe, aura été fort
négligé par une Angleterre de plus en plus méthodiste et commerciale. La mort de Ruskin
a clos une ère d’activité esthétique ou du moins de tentatives intéressantes pour
l’impossible fusion des idées de beauté et de vie humaine. Après la disparition du
prophète de la lumière, l’Angleterre est revenue avec délices à ses joies sombres et
closes. La peinture claire et les étoffes transparentes sont incompatibles avec la
nécessité de la houille ; là où il faut se chauffer beaucoup et beaucoup activer des
machines, le plaisir est d’avoir une maison solide, de manger des choses fortes, de
boire en écoutant la pluie battre les vitres. Quelques distractions violentes suffisent,
aux jours de beau temps. Mais les revers militaires et des difficultés sociales ont
encore durci le caractère de l’Anglais, et les hommes comme la nation se sont enfermés
dans un isolement cruel. L’Angleterre se fait souffrir elle-même pour oublier les
blessures qu’elle a reçues de l’étranger et c’est la religion qui a bénéficié de cette
longue crise d’orgueil. Oublié dans le reste de l’ancienne Europe ou retourné parmi les
peuples latins à l’état de superstition païenne, le christianisme est encore vivant en
Angleterre au jour même de l’invasion96. L’orgueil a fini par se
liquéfier en une résignation noire : le peuple de Dieu souffre parce que Dieu l’a voulu,
et pour être jusqu’au bout le nouvel Israël, il faut que l’Angleterre souffre en
silence, ainsi que les Juifs de jadis. Ces idées ont inspiré toute une vaste et basse
littérature. Depuis deux ou trois siècles, les femmes seules écrivent, la baisse des
salaires dans les travaux intellectuels ayant à la fin écarté les hommes d’une
profession dépréciée. Elles cultivent le seul genre littéraire auquel de tout temps
elles aient été propres, le roman. Mais ce roman, depuis qu’elles sont sans concurrents
ou plutôt sans maîtres, est toujours le même et toujours optimiste : il s’agit
invariablement d’un amour contrarié par l’état de péché d’un des amoureux (l’homme, la
femme étant le lys parmi les chardons) et dont une conversion soudaine (ou lente, si la
magazine a besoin de copie) permet la délicieuse réalisation. Aucune jeune fille de
dix-huit ans, aucun homme dépassant la trentaine, aucun personnage marié, ni mâle ni
femelle, hormis de vénérables parents, ne figurent jamais dans ces histoires dévotes,
sinon tout au fond du tableau. De même que les insectes, les Anglais n’ont plus
d’histoire, franchie leur crise nubile ; ils ne meurent pas immédiatement sans doute,
comme les coléoptères, mais ils vivent dans le silence, le travail et la vertu. Entre le
vingt-deuxième siècle et l’envahissement de l’Angleterre, une seule romancière osa une
timide allusion au mécanisme de l’amour ; elle dut s’exiler en Allemagne. C’est le seul
écrivain anglais dont le nom, pendant cette longue période, fut connu sur le
continent.
(Ici on pourrait supposer que la décadence de l’Europe du Nord avait été singulièrement
accrue par la rigueur croissante des hivers : la limite du seigle était descendue à
Christiana ; celle du froment à Newcastle et à Copenhague ; celle de la vigne passait
par Bordeaux, Venise et la Crimée. Les lignes isothermes ayant fléchi sur l’ouest et le
centre de l’Europe, par suite d’une déviation du grand courant équatorial, la
température de Londres se rapprochait de celle de Moscou. La civilisation avait donc
reculé vers le sud, Rome était redevenue la vraie capitale du monde, et la Méditerranée
avait retrouvé sa primitive splendeur. Un nouvel empire s’étendait, limité au nord par
le Danube, de Vienne à Palerme et de Gênes à Constantinople. La courbe du grand fleuve,
jadis océan entre deux mondes, arrête longtemps les Slaves, malgré les complicités qui
travaillaient pour eux à l’intérieur du cercle… Et on imaginerait toute une histoire
future. — Mais c’est trop facile.)
L’Italie offre aux Barbares (en toute hypothèse) une résistance imprévue. Sa défense,
c’est l’éblouissement. Devant ce spectacle d’une vie extérieure régie par la recherche
de la volupté, l’envahisseur s’adoucit, enfin heureux de vivre ; les armées fondent ;
Capoue renaît dans les roses latines et dans les lys florentins. Comment imposer au
sourire milanais la rudesse d’une langue mal élevée ? Si une des langues de l’Europe
doit survivre à la conquête de l’Europe, ce sera l’italien, la moins souillée, la plus
souple, la plus fraîche et, en même temps, la plus égoïste et la plus fière des sœurs
romanes. La paresse du peuple italien, sa délicieuse ignorance lui ont forgé à son insu
une force linguistique de premier ordre ; l’Italien n’a jamais accepté aucun mot
étranger sans le dépouiller d’abord de son harnais d’origine : cette délicatesse a donné
au peuple l’illusion que toutes les nouveautés verbales sont des filles légitimes du
génie italien, et la conviction de parler une langue pure lui a inspiré un grand dédain
pour tous les autres parlers de l’Europe : elle rit devant tous les sons qui ne sortent
pas de sa flûte. Enfin l’italien est le vestibule direct du latin qui, en ces siècles
éloignés, a gardé son prestige sacré. La connaissance d’une des deux langues mène à
l’autre avec facilité, et comme elles évoluèrent sur le même sol, on les trouve
historiquement enlacées dès qu’on éventre une colline, dès qu’on remue les ruines d’une
église ou d’un palais. Le latin nous apporta la civilisation antique ; l’italien
porterait aux hommes futurs la connaissance où le souvenir des civilisations modernes.
Devoir peut-être un peu lourd pour une langue qui s’est perfectionnée dans la bouche du
peuple plutôt que dans le cerveau des écrivains. La littérature italienne des derniers
siècles est lumineuse et légère, claire et voluptueuse ; elle n’est que cela, et c’est
peut-être ce qui la sauvera. Les sensibilités du Nord viendront se réchauffer en ce
ruisselet tiède et parfumé ; les hommes, las des philosophies et des sociologies,
aimeront la chanson des oiseaux latins.
En linguistique il faut admettre que c’est le peuple qui crée et recrée sans cesse
l’instrument ; mais les hommes aptes à manier cet instrument délicat et terrible sont en
très petit nombre. Dès que les écrivains sont légion, dès que la culture littéraire
s’épand sur la nation entière, substituant à la noblesse de l’inconscient la mesquinerie
de l’action volontaire et préméditée, il se produit une déviation esthétique et un
abaissement intellectuel. On dirait que la civilisation est un gâteau et que les parts
sont d’autant plus petites que les convives sont plus nombreux. Ceci ne peut pas encore
se démontrer : mais la notion deviendra évidente. Comme tout se tient, si la houille
venait à manquer, la production littéraire baisserait de moitié. Les aphorismes de
Malthus sont applicables au génie. Parce que des millions d’imbéciles veulent lire des
romans-feuilletons, on manquera peut-être un jour de la rame de papier nécessaire pour
faire connaître un nouveau Zarathoustra aux mille cerveaux d’élite qui
seuls le pourraient comprendre. On écrira là-dessus des choses très belles et très
inutiles quand les Barbares auront incendié Paris.
À ce moment-là il n’y aura plus guère de littérature française que celle des siècle
anciens, et la langue, déformée par les étrangers auxquels on l’aura livrée, ne sera
qu’un amas grossier de termes exotiques enchâssés chacun dans une orthographe
superstitieuse. Déjà pour bien parler français à la mode des bureaux de rédaction et des
cercles sportifs, il faut connaître la valeur des lettres selon l’alphabet de cinq ou
six langues étrangères ; à la veille de l’invasion, la langue française sera un crachoir
international. Nul ne la regrettera, ni même les Français, qu’elle rebutera par son
odeur cosmopolite. S’il y a encore quelques poètes, ils useront du latin ou de telle
vieille forme séculaire : on écrira en Victor Hugo, en Racine, en Ronsard. La
littérature, enfin socialisée, se composera de romans historiques où la civilisation
d’aujourd’hui sera représentée sous les couleurs que nous attribuons maintenant à
l’homme lacustre ; avec cela, quelques traités de science élémentaire. Un grand silence
intellectuel planera sur notre patrie. La contradiction étant impossible, toute
puissance appartenant à l’État, seuls pourront parler ceux qui penseront comme l’État ;
mais personne n’aura l’inutile courage d’écrire, sinon les scribes officiels appointés
pour cette besogne. Les vainqueurs ne toucheront pas à l’admirable organisation
française de l’esclavage socialiste ; ce bagne sera l’atelier qui travaillera pour
entretenir la civilisation renaissante dans le reste de l’Europe. Mais j’espère qu’il se
révoltera, afin que tout recommence et qu’il y ait enfin une science historique97.
La France périra ainsi ou de toute autre façon, mais elle périra, et tout périra.
Cependant, cette part faite au prophète pessimiste qui vaticine en tous les hommes
désabusés d’aujourd’hui, il n’est pas inutile de se livrer à quelques réflexions d’un
autre ordre, moins amères et plus vérifiables.
Si l’influence linguistique de la France a diminué, surtout depuis trente ans, on n’y
peut voir qu’une cause, et cette cause est toute politique. Les peuples ont besoin de
savoir la langue du plus fort ; dans cette force, la littérature est un appoint, elle
n’est que cela. Le patronage littéraire de la France s’étend encore aujourd’hui sur la
plus grande partie du monde civilisé ; il est plus vaste qu’au dernier siècle ; s’il est
moins profond, c’est qu’il n’a plus pour appui la suprématie militaire. De tous les
commerces allemands c’est celui de Leipzig qui a le plus gagné, peut-être, au traité de
Francfort. Il n’a tenu qu’au génie littéraire allemand de profiter de la situation.
C’est parce qu’il s’est obstiné à se taire ou parce qu’il n’a parlé qu’avec timidité que
les lettres françaises ont maintenu et peut-être étendu leur vieille domination. Sans ce
pacifique empire d’outre-frontières, la vraie littérature de France, et toutes les
industries qu’elle fait vivre, n’existerait peut-être plus. Qu’il le veuille ou non, un
écrivain français a trois clientèles dont voici l’importance décroissante : Paris,
l’Étranger, la Province. Il faut donc distinguer de l’influence littéraire l’influence
purement linguistique qui s’exerce par la politique et par le commerce. Les livres
français sont lus par des hommes qui ne sauraient parler notre langue ; ils l’ont
apprise ainsi qu’une langue classique, langue de luxe et de loisirs aristocratiques.
D’autre part les Français de France ne lisent qu’en eux-mêmes ; ce livre unique et
quelques fausses nouvelles, voilà tout l’aliment que se permet leur génie égoïste et
national.
Pour propager la littérature française à l’étranger, il suffit que nous écrivions de
bons livres dans une langue à la fois traditionnelle et renouvelée par les conseils
d’une sensibilité originale ; propager la langue française, en tant que langue de
commerce et d’usage, il suffirait peut-être, à l’heure actuelle d’une politique ferme,
et au besoin un peu impertinente. Mais l’impertinence diplomatique n’est pas un joujou
que puissent manier sans danger ou sans ridicule les humbles hommes d’État, les
contremaîtres d’usine, qui ont usurpé en France le rôle de pasteurs de peuples.
Et ce ne sont pas les efforts généreux de l’Alliance française qui pourront suppléer à
notre atonie politique, et encore moins tels petits remèdes de bonne femme sérieusement
préconisés par des journalistes : nommer des correspondants étrangers de l’Académie
française, instituer un Prix de Paris pour les étudiants étrangers ! L’inutilité de ces
mesures me les ferait accepter volontiers. La France n’est pas une maison de commerce
qui donnerait des primes à ses clients ; ni elle n’est une dame qui doive condescendre à
rendre moins âpre l’accès de ses faveurs.
S’il faut simplifier çà et là notre orthographe, ou désencombrer de trop puériles
règles nos grammaires, que ce soit par des raisons esthétiques, c’est-à-dire d’une
utilité hautaine. Nous ôterons des baleines au corsage pour que le profil soit plus pur
de la poitrine plus libre, mais non afin de favoriser les mains grossières.
La langue de Victor Hugo n’est pas un volapuk qu’il soit permis de vouloir accommoder
au goût des sauvages comme une fabrication de cotonnade. Il ne paraît pas d’ailleurs
qu’il y ait, malgré la logique, le moindre rapport vrai entre la difficulté du français
et sa présente inertie d’expansion98. Le français est-il plus difficile aujourd’hui qu’il y a un siècle ? Loin
de là ; il l’est beaucoup moins par l’abondance des excellentes méthodes répandues dans
le public, par l’abondance aussi des livres à bon marché. L’orthographe est la même,
mais plus régulière ; la syntaxe est la même, mais plus souple. D’ailleurs, à côté de
l’orthographe anglaise, ce résumé de toutes les incohérences, toutes les orthographes,
même la française, apparaissent cristallines.
Mais je ne professe pas tout à fait les idées communes sur les obstacles qu’apporté en
une langue la complication de son orthographe. Les mots dont l’épellation est la plus
anormale sont précisément ceux qui se gravent avec le plus de netteté dans la mémoire.
Personnellement j’aurais moins d’hésitation sur l’orthographe anglaise que sur
l’italienne, et pourtant autant l’une est démente, autant l’autre est raisonnable.
Comment oublier que Brougham se prononce Brôme ou
que viz se lit nameley : N’exagérons pas cependant
l’attrait de ces chinoiseries. Il en est un peu de la facilité de l’anglais comme de la
supériorité des Anglais. C’est un bruit qui courra tant, qu’il aura de bonnes jambes.
Une langue très utile est beaucoup plus facile à apprendre qu’une langue de luxe. La
difficulté, la vérité, la beauté, autant de valeurs relatives. Il ne faut donc pas trop
se fier aux petits graphiques amusants que l’auteur a fait graver à la fin de son
article pour conquérir l’aveu immédiat de sa clientèle. Six échelles de hauteur
arbitrairement graduée affirment aux plus obtus (et au besoin à ceux qui ne sauraient
pas lire) que, trois échelons gravis, on peut se délecter à lire les poèmes de
M. Swinburne, tandis qu’il faut délaisser le dixième pour comprendre les vers de
M. Sully-Prudhomme (qui ornent les pages suivantes). Mais je crois qu’il y a là une
raison de perspective et que, vue de Turin ou de Barcelone, la proposition ne serait pas
tout à fait la même que si on contemple ces symboliques échelles d’Amsterdam ou de
Hambourg.
C’est par ces moyens qu’un commerçant établi en France travaille à l’extension de la
langue française. Ils doivent lui sembler bons, puisqu’il est intéressé dans cette
question qu’un écrivain aurait traitée avec plus de désintéressement ou un savant avec
plus de compétence. Mais si l’on voulait recueillir sur la situation réelle de notre
langue à l’étranger les renseignements précis et valables que ne m’a pas donnés une
imagerie, ni ses textes explicatifs, je crois qu’il faudrait s’adresser à ces voyageurs
ou à ces touristes qui parcourent sans cesse le monde pour leurs affaires ou leur
plaisir. Eux seuls savent la vérité sur le pouvoir d’échange de la langue française, sur
la valeur monétaire d’un mot français à Batavia, à Buenos-Ayres, au Caire ou à
San-Francisco et en Europe. Pour l’exportation du livre, de la revue, du journal,
l’éditeur et le commissionnaire seraient consultés, et il faudrait les croire, car la
littérature, par dernier privilège, échappe en grande partie aux douanes. On
recommencerait dans dix ans, et on saurait quelque chose.
Il vaut peut-être mieux ne rien savoir, et pour ce qui est de nous, écrivains
orgueilleux, dire notre vaine pensée sans nous demander si elle retentira très loin ou
si elle mourra à nos pieds.
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Pièce justificative :
La langue française en Hollande