La critique scientifique — Analyse sociologique
Théorie de l’analyse sociologique ; le système de M. Taine. — Nous
avons envisagé l’œuvre d’art dans ses rapports avec l’intelligence de son auteur ; il
nous faut maintenant établir ses relations plus lointaines avec certains groupes
d’hommes qui, en vertu de considérations diverses, peuvent être considérés comme les
semblables et les analogues de l’artiste producteur.
Comme nous l’avons dit plus haut, le premier écrivain qui ait tenté d’établir que
l’œuvre d’art dépend de l’ensemble social dont elle est contemporaine et son auteur de
l’ensemble national dont il faisait partie, est M. Taine. L’Histoire de ta
littérature anglaise, l’Essai sur La Fontaine, la plupart des
traités composant la Philosophie de l’art, sont consacrés à démontrer,
avec une admirable éloquence, que tout écrivain et tout artiste considérable porte dans
son œuvre la trace des facultés marquantes de sa race, des caractères saillants du pays,
de l’époque, des mœurs qui l’ont formé, et qu’ainsi, cette assertion admise, on peut
remonter de l’œuvre à l’auteur et de celui-ci à la société et la nation dans lesquelles
il a vécu. A cette loi que M. Taine essaye de prouver par un nombre considérable de
faits, deux sortes de causes sont assignées plus ou moins explicitement : l’hérédité
(préface et début de l’Histoire de la littérature anglaise) qui fait
participer tout homme aux caractères de ses ascendants, ceux-ci à ceux des leurs, et
ainsi de suite à travers toute l’étendue de la race ; la sélection naturelle (dans le
2e chapitre de la Philosophie de l’art) qui
s’opère entre les artistes et entre les facultés de l’artiste, grâce à sa participation
à toute la situation sociale, grâce à son imitation de l’état d’âme de ses
contemporains, à la malléabilité particulière de son esprit, aux conseils qu’il reçoit
et à accueil qui est fait à ses œuvres. Enfin en divers endroits (1er chap. de l’Histoire de la littérature anglaise, Essai sur La
Fontaine), M. Taine paraît admettre une certaine influence directe des lieux sur
les artistes qui les habitent.
Ces théories sont probables ; avec de nombreux tempéraments que l’expérience suggèrera,
il est possible qu’on finisse par en reconnaître la vérité ; elles ne nous semblent, par
contre, ni justes dans leur rigueur, ni exactement vendables, ni par conséquent d’une
certitude telle dans l’application, qu’on puisse en tirer parti, comme d’une méthode
d’investigation historique ; il nous sera permis de formuler ces opinions en toute
liberté, malgré le respect et l’admiration que nous éprouvons pour un des premiers
penseurs de ce tempsdb.
L’action des trois causes, hérédité, influence du milieu, influence de l’habitat, par
lesquelles M. Taine s’efforce d’assimiler les artistes à leurs contemporains et à leurs
compatriotes, est incontestable. L’hérédité existe et s’exerce ; très probablement dans
une race homogène, stable et peu nombreuse, à force de mariages consanguins et de vie en
commun, cette force finirait par établir entre les divers membres du groupe une
ressemblance constante et complète qui permettrait de dériver les facultés morales d’un
de ses individus de celles de tous, et réciproquement celles de tous de celles d’un seul
individu. Ainsi, quand on découvrirait un monument artistique dont un homme appartenant
à une communauté de ce genre serait fauteur, l’analyse pourrait peut-être déduire de
cette œuvre les caractères moraux des semblables et des frères de ce dernier. C’est là
une hypothèse vraisemblable, il est vrai, mais une pure hypothèse. Il n’existe pas de
race ayant ces caractères de pureté et d’homogénéité, ou du moins il n’en existe pas qui
soit devenue une nation, qui ait fondé un Etat civilisé, produit un art et une
littérature.
L’anthropologie a démontré que dès la plus lointaine époque, les races sont mêlées et
de types divers. L’histoire expose de même qu’il n’est pas de nations formées d’une
seule race. Toutes, des Égyptiens aux Assyriens, des Hébreux aux Phéniciens, des
Hellènes aux Latins, des Aryens de l’Inde aux Iraniens, des Chinois même aux peuplades
préhistoriques du nord de l’Europe, ont été façonnées par des conquérants migrateurs,
altérées de nombreux éléments ethniques qu’elles se sont assimilés en route, altérées
encore par d’obscures tribus autochtones qu’elles ont soumises, asservies, mais dont
elles ont fini par subir le mélange. L’examen des crânes, des momies, des ossements, des
monuments iconographiques les plus anciens montre qu’il y eut/en chaque groupe social,
aussi loin que nous pouvons remonter, plusieurs types somatiques distincts qui se
perpétuent et se croisent de manière à durer et à se multiplier. L’Angleterre proprement
dite, que sa situation insulaire aurait dû protéger contre les invasions, présente un
nombre considérable de races diverses. M. Spencer en fait l’énumération sommaire au
début du fascicule de la Descriptive sociology
dc, consacré à ce pays. Il nomme les Bretons formant deux
types ethnologiques différenciés par la chevelure et la forme du crâne ; des colons
romains en nombre inconnu ; des peuplades d’Angles, de Jutes, de Saxons, de Kymris, de
Danois, de Norses, des Scots et des Pictes, enfin des Normands, qui eux-mêmes, d’après
Augustin Thierry, comprenaient des éléments ethniques pris dans tout l’ouest de la
France. Comme de juste, toutes ces variétés ont persisté, se sont mêlées et
diversifiées, si bien qu’en cette nation, l’une cependant de celles que marquent encore
certains caractères saillants, on trouve les types les plus différents, méridionaux et
scandinaves, gens à tête d’Ibères et individus mongoloïdes.
Pour la partie de l’antiquité que nous connaissons le mieux, on sait de reste les
dissemblances profondes de caractère qui séparaient les Doriens des Éoliens, ceux-ci des
Ioniens, ces derniers des Attiques et, parmi ceux-ci, les habitants de la côte des
habitants de la montagne, les citadins proprement dits des faubouriens, certains
aristocrates de certains démagogues, Périclès de Cléon et Cléon de ses rivaux. A Rome de
même, — il est presque oiseux de le dire, — il existait tout un peuple divers, des
antagonismes profonds de clan, de famille, de partis, d’individus, qui font que l’on
peut concevoir du « Romain » les idées les plus diverses, selon qu’on songe à tel ou tel
parmi ceux qui portaient ce nom, à Appius ou à Gracehus, à Scipion ou à Caton, à Sylla
ou Marius, à César ou à Cicéron. Pour quiconque reporte sur les temps passés son
expérience de ce qui a lieu de nos jours, cette diversité paraîtra toute naturelle ; il
lui semblera au contraire surprenant qu’on l’ait oubliée au point de croire, en vertu
sans doute de l’éloignement qui brouille tout et de certaines déclamations qu’on a
prises au mot, qu’il ait existé autrefois des nations homogènes. On sait qu’en Italie,
par exemple, le tempérament sensé, sec et ironique de la généralité des Piémontais n’a
rien de commun avec la mobilité braillarde des Napolitains ; et encore sont-ce là des
étiquettes inexactes sur la foi desquelles il ne faudrait pas croire qu’il n’y ait des
bavards à Turin et des gens sensés à Naples. Le caractère général industriel et positif
de l’Italie actuelle n’est plus celui que constatait Stendhal, au commencement de ce
siècle, ni celui de ses Chroniques italiennes ou des Mémoires de Benvenuto Cellini. Par suite d’une profonde révolution théologique
et morale, l’Angleterre cesse peu à peu d’être le pays rapace, rogue et violent qu’elle
semblait encore il y a cinquante ans. L’Allemagne, la Prusse de Schleiermacher et celle
de M. de Bismarck, se ressemblent aussi peu que les Poméraniens ressemblent aux Souabes,
et que ceux-ci, blonds ou noirs, épais ou avisés, se ressemblent entre eux. Quant à la
France, on sait de reste qu’entre un habitant de Marseille et un habitant de Lille, il y
a toutes les différences qui séparent deux nations, sans que pour cela les gens du Midi
ou les gens du Nord soient pareils entre eux. Ces différences physiques correspondent à
des différences morales plus profondes encore et se joignent à de grandes variations
dans le temps. La France des bataillons scolaires, des sociétés de gymnastique, des
lycées de filles ne sera bientôt plus la France du second empire, qui était sûrement
bien différente à Paris et au fond du Morbihan. Il est inutile de multiplier ces
exemples généraux que l’on ne saurait rendre bien concluants à cause de l’absence même
de caractères nationaux collectifs qui soient nets et que l’on puisse opposer. C’est
commettre une grande erreur historique et politique que de croire à l’existence de
traits intellectuels stables et universels, dans les peuples, qui, de tout temps ont été
composites et changeants.
Une nation est une agrégation de races diverses dont aucune ne peut être considérée
comme puredd, et n’a guère
d’autre caractère commun qu’un habitat défini et qu’une langue usuelle, dans laquelle on
peut encore distinguer mille éléments adventices ; et quand une nation produit une
littérature, cette littérature, de même, est une littérature d’idiome et non de race, à
laquelle coopèrent des talents venus de toutes les régions et issus de toutes les
communautés où la même langue est parlée ; quand une nation produit un art, ceux qui
contribuent à l’illustrer et à le fonder par leurs œuvres, sont pris, encore, aux quatre
coins du peuple parlant la même langue et comprennent en outre des étrangers absolus,
attirés et retenus par mille circonstances. Ainsi, il y eut parmi les écrivains latins,
des Grecs, des Italiotes, des Carthaginois, des Espagnols ; il y a parmi nos peintres
contemporains, des Italiens, des Belges, des Allemands, des Américains, des Anglais ;
ainsi notre littérature doit autant aux Celtes de Bretagne qu’aux Romains de la
Provence. Et si faible enfin est l’hérédité morale individuelle, même entre membres des
peuplades autochtones restées presque pures dans les nations dont ils font partie, qu’il
est impossible d’apercevoir des similitudes bien caractérisées entre leurs représentants
artistiques et littéraires. On ne sait qui de Chateaubriand ou de Renan est le Breton ;
de Flaubert ou de Barbey d’Aurevilly, le Normand. Gœthe et Beethoven sont tous deux
Allemands du Sud ; Burns et Carlyle, Ecossais ; Poe et Whitman, Américains de vieille
roche. Michel-Ange diffère de tous les autres artistes italiens, Victor Hugo de tous les
poètes français, Rembrandt de tous les peintres hollandais. L’hérédité ne peut expliquer
ni la littérature allemande dont les principaux représentants, Lessing, Gœthe, Heine,
Freiligrath, etc., ont des facultés entièrement différentes de celles que l’on s’accorde
à attribuer à leur race ; ni la littérature française qui est constamment, à partir du
XVIe siècle, d’importation étrangère ou classique ; ni même
entièrement la littérature anglaise dont elle ne peut motiver les manifestations
récentes, l’esthéticisme et le préraphaélitisme. Enfin, pour faire justice d’une théorie
qui se fonde sur la permanence des caractères de la race dans ses individus, il suffit
d’observer que la ressemblance morale n’existe même pas dans la famille, entre parents
et enfants. Les traités sur l’hérédité, celui notamment de M. Ribotde,
sont là pour montrer à la fois que cette force existe et opère pour les signes de race
et de variété, quand on prend ces mots dans le sens qu’ils ont en zoologie, mais que son
action est extrêmement variable et obscure pour les caractères d’individu, et, au sens
historique, de race ou de variété, c’est-à-dire de clan et de tribu13. Peut-être en saura-t-on davantage un jour sur ce point ; il conviendra de
reprendre alors le problème des rapports des artistes avec leurs ascendants et leur
race. Jusque-là ces rapports sont hypothétiques, variables, impossibles à utiliser, et
parce qu’il n’y a pas de races pures, et parce que nous ne connaissons pas les
caractères intellectuels et physiques des races composites, et parce que nous ignorons
la mesure de la permanence de ces caractères parmi les individus qui constituent un
peuple, et notamment parmi ses artistesdf.
Des considérations analogues nous empêcheront de tenir pour fondé le second principe
par lequel M. Taine essaye de faire dépendre les arts ou les littératures, des sociétés
dans lesquelles ils ont pris naissance : le principe des sélections et des éliminations
qu’opèrent dans l’ensemble des artistes d’une époque ou d’un lieu, les circonstances, la
condition sociale de cette époque et de ce lieu. L’influence du milieu social — cela est
incontestable — existe et opère d’une façon variable mais permanente. En général, la
condition dans laquelle un artiste a vécu, les hasards auxquels il a été mêlé, la
situation prospère ou infortunée de la nation à laquelle il a appartenu, l’état des
mœurs, relâchées ou guerrières, rigides, pacifiques, luxueuses, austères, laisseront
probablement dans son œuvre un reflet, une trace ; mais cette influence n’a rien de fixe
ni de constant. Il est fort possible que l’artiste s’y soustraie, et se montre
réfractaire. Assurément les petits maîtres hollandais représentent assez exactement
l’époque bourgeoise et gaillarde dans laquelle ils vivaient, comme nos classiques sont
pour la plupart d’excellents résumés de l’élégance et de la mesure de la cour qu’ils
fréquentaient. Mais ces mêmes milieux et ces mêmes époques n’ont-ils pas produit
Rembrandt en Hollande, Pascal et Saint-Simon à Paris ? Quelle influence de milieu peut
expliquer le sombre génie d’Eschyle naissant dans la dépravation commençante d’Athènes,
ou la douceur de Virgile au milieu de la rudesse des guerres civiles romaines ? Euripide
et Aristophane sont du même temps, comme Lucrèce et Ciceron, comme l’Arioste et le
Tasse, comme Cervantès et Lope de Vega, comme Goethe et Schiller, comme Leopardi et
Giusti, comme Heine et Uhland, comme Swinburne, Browning et Tennyson, comme Tolstoï et
Dostoïevski. Shelley dans l’Angleterre du commencement de ce siècle est un anachronisme,
comme Stendhal au milieu des guerres de l’empire, comme Balzac et Delacroix dans la
société de la monarchie de juillet.
Il serait facile de multiplier ces exemples à un tel point que le cas d’artistes en
opposition avec leur milieu social parût être plus fréquent que le contraire. L’on
pourrait aisément montrer que l’influence des circonstances ambiantes, notable mais non
absolue au début des littératures et des sociétés, va décroissant à mesure que celles-ci
se développent, et devient presque nulle à leur épanouissement. La raison de ce fait est
facile à indiquer. Comme toute créature, l’homme tend, par économie de forces, à
persister dans son être, à le modifier le moins possible pour s’adapter aux
circonstances physiques ou sociales qui varient autour de lui. Il emploie à ne pas
changer toutes les ressources de son intelligence. C’est ainsi que la plupart de ses
inventions primitives, celles de l’habillement, celles qui touchent à l’alimentation,
ont eu pour but, par des modifications artificielles des circonstances ambiantes, de lui
permettre de conserver ses dispositions organiques, son aspect, ses habitudes, en dépit
de certaines variations contraires naturelles des mêmes circonstances14. Les hommes, en passant d’un habitat chaud dans un
habitat froid, se sont couverts de fourrures et non d’une toison : les tribus frugivores
ont transporté avec elles le blé dans toute la zone de cette céréale ; l’homme primitif,
au lieu de développer en fuyant devant les gros carnivores des qualités extrêmes
d’agilité et de ruse, comme tous les animaux désarmés, a inventé les armes.
Et, si on va au fond des choses, l’homme n’est pas seul à résister de la sorte. Tout
être vivant tend à se défendre contre les changements que lui impose la nature ; c’est
là un fait primordial et universel que les évolutionnistes ont eu tort de ne pas
apercevoirdg. Les définitions de
la vie qu’ils donnent, notamment M. Herber Spencer qui, dans ses Principes
de Biologie
dh ne distingue l’être
vivant de l’être inanimé que par la tendance plus grande du premier à s’adapter aux
circonstances extérieures, nous paraissent entièrement défectueuses. Le principe de tout
organisme est au contraire de maintenir jusqu’à sa destruction sa conformation
particulière, de résister à l’action des forces naturelles, d’être un agrégat spécial de
molécules qu’une force propre soustrait à l’action des autres forces naturelles. Tandis
que, soumise à l’action du soleil, une pierre s’échauffe, un animal conserve sa
température ou meure, et si l’espèce de cet animal persiste dans une contrée tropicale,
ce n’est pas que ces êtres se sont modifiés pour y vivre ; c’est qu’il s’en est trouvé
par hasard qui étaient faits de façon à pouvoir durer. L’adaptation des êtres vivants
est évidemment le résultat d’une harmonie sans cesse rétablie entre la nature organique
et inorganique, ou, si l’on aime mieux, un accident, ou encore la conséquence de la
commune substance de toutes deux. Mais loin d’être simple et ductile sous l’action des
forces brutes, la matière organique est au contraire celle où la correspondance entre le
dehors et l’équilibre intérieur se fait le plus difficilement. La vie est une résistance
et une ségrégation, ou mieux encore une adaptation défensive, négative, antagoniste aux
actions du dehors et tendant à le devenir de plus en plus à mesure qu’elle s’élève
davantage.
C’est en s’inspirant de considérations de ce genre qu’on peut comprendre la nature
véritable des institutions sociales qui sont essentiellement des institutions de
défense, des coalitions contre la tyrannie du monde physique, contre la faim et le
froid, des coalitions encore contre la férocité des bêtes et des hommes. Ces sociétés où
primitivement la coopération était de tous les instants, où les besoins et les tâches
étaient les mêmes pour tous, où tous étaient de même race, où la lutte encore ardue
contre tout l’ambiant absorbait toute la force vitale de l’homme, le formait et le
pétrissait, peuvent être conçues comme homogènesdi, comme formées de membres presque semblables
en tout, de corps et d’âme, et s’il y fût né quelque individu original, différent, doué
d’inclinations et de pensées qui n’étaient qu’à lui, cet individu, par la force même des
choses, par l’oppression de ses compatriotes, aurait été assurément contraint de revenir
au module commun.
On peut imaginer qu’en un milieu guerrier et rude comme Sparte, il vienne à naître, par
une de ces variations fortuites que la théorie de la sélection est forcée d’admettre, un
enfant doué de sentiments pacifiques et délicats que l’éducation ne sera pas parvenue à
étouffer. Cet homme essayera de ne pas nuire, de ne pas accomplir des actes qui lui
répugnent. Il voudra être tout autre chose que soldat, — prêtre, poète ou chorège. Si
cela lui est interdit, si le milieu social est hostile, c’est-à-dire si presque tous ses
compatriotes ont la même âme contraire à la sienne, il pourra se faire qu’il acquière
par gloriole, par intimidation, par conseils, la barbarie qui lui manque ; plus
probablement, il devra se résigner à une vie de mépris, de pauvreté, d’incertitude, à
mourir toi et à ne pas fonder de famille. A cette période de l’histoire, un invincible
génie pourra seul vivre et ne se pas laisser assimiler.
Mais l’homme tend à persister en son être moral autant qu’en son être physique, et la
défense contre le dehors devenant plus facile, la société progressant de l’état sauvage
à l’état barbare, s’étendant, se compliquant et se relâchant, il y aura de faibles
tentatives d’affranchissement des âmes qui se sentent souffrir de ce qu’aiment leurs
proches. Pour peu qu’un homme de cette sorte ne soit plus placé dans les pires
conditions, telles qu’il lui faille plier ou mourir, il sera plus malheureux qu’il ne
changera. Que l’on considère que les sociétés primitives, en vertu des lois du progrès,
tendront à devenir plus hétérogènes, à s’agréger à d’autres pour former une
confédération supérieure d’États, à se diviser et à s’assembler en nations, en vastes
empires. A mesure que l’individu fera partie d’un ensemble social plus divers et plus
étendu, doué d’une organisation meilleure et qui exigera pour subsister moins de
sacrifices moraux de la part de ses citoyens15,
ceux-ci pourront plus facilement conserver leurs facultés propres, sans qu’elles aient
besoin d’être portées à une extrême intensité pour résister à une extrême pression. Tous
les historiens modernes ont remarqué celle progression de la liberté individuelle de
penser, des temps anciens aux nôtres, et M. Herbert Spencer a nettement relevé ce fait.
C’est par le développement graduel de cette indépendance des esprits qu’il faut
expliquer en art, la persistance de moins en moins longue des écoles et leur
multiplication, le caractère de moins en moins nettement national des œuvres, à mesure
que la civilisation à laquelle elles appartiennent se déploie, se diversifie et s’étend.
Dans les grandes capitales, enfin, à Athènes, à Rome, à Londres, à Paris, dans la
période de tout leur éclat, l’hétérogénéité sociale est devenue telle que personne ne se
trouve empêché de manifester son originalité et, comme tout artiste est orgueilleux de
ses facultés, il n’en est que fort peu et des plus médiocres qui consentent à se renier
et à flatter, pour un plus prompt succès, le goût de telle ou telle partie du public.
Aussi dans ce milieu, qui paraît cependant avoir encore une physionomie marquée de
gaieté légère, de bruyante agitation, — le Paris de la fin de ce siècle, — le roman va
de Feuilletdj à
M. de Goncourt, de Zola à Ohnetdk, le
conte, de M. Halévydl à M. Villiers de
l’Isle-Adam, la poésie, de M. Leconte de l’Isle à M. Verlaine, la critique, de
M. Sarceydm à
M. Taine et à M. Renan, la comédie, de M. Labiche à M. Becquedn, la peinture, de Cabanel à Puvis de Chavannes, de
Moreau à Redon, de Raffaëlli à Hébertdo, la musique, de César Franck à Gounod et à Offenbach.
Il sera clair, après ces développements, que l’influence du milieu social, du spectacle
ambiant, des goûts contemporains sur l’artiste, est essentiellement variable, au point
qu’il est impossible d’y faire fonds pour conclure d’une œuvre à la société au milieu de
laquelle elle s’est produite. D’une part cette influence n’existe pas pour la plupart
des suprêmes génies comme Eschyle, Michel-Ange, Rembrandt, Balzac, Beethoven ; d’autre
part cette influence cesse à peu près d’exister dans les communautés extrêmement
civilisées, telle que l’Athènes des sophistes, la Rome des empereurs, l’Italie de la
Renaissance, la France et l’Angleterre modernes ; enfin cette influence variant en
raison directe de la civilisation, il faudrait une enquête préalable sur l’état de la
société à laquelle appartient une œuvre, avant qu’il fût permis de conclure de celle-ci
à celle-là.
Reste enfin la troisième relation de dépendance que M. Taine a tenté d’établir entre
l’artiste et l’habitatdp soit de sa jeunesse et de sa famille, soit de sa race, à l’exemple
de Sainte-Beuve qui avait déjà essayé d’expliquer par cette cause le talent de certains
écrivains. Dans l’état actuel de l’ethnographie, il n’est aucun ensemble d’observations
sérieuses, aucune loi, qui permettent de connaître l’influence que les caractères
climatériques, géographiques ou pittoresques d’un lieu peuvent avoir sur ses
habitants16. Même pour les paysages les mieux définis, ou ne sait ce que
leur doivent les gens qui y demeurent. Quelques pages de Stendhal et de Montesquieu n’y
font rien. Il n’existe pas, que l’on sache, de type de montagnard, de type d’habitant
des côtes. Alors comment connaître ce que Chateaubriand a pu devoir à la Bretagne, et
Flaubert à la Normandie ? De ce dernier ou de Corneille lequel des deux représente les
caractères physiques et pittoresques de Rouen ? Si La Fontaine est d’un pays de coteaux
et de petits cours d’eau, Bossuet n’a-t-il pas aperçu les mêmes aspects autour de Dijon,
et Lamartine autour de Mâcon ? Les Italiotes de la Grande Grèce et les Ioniens
n’habitaient-ils pas une côte analogue, et pourtant les uns sont devenus les Athéniens,
tandis que les autres étaient des barbares, quand les Grecs sont venus les coloniser.
Rabelais, Descartes, Alfred de Vigny, Balzac sont tous quatre Tourangeaux. Il serait
facile de multiplier les exemples de ce genre, de rappeler tout ce que nous avons dit et
ce qui est notoire sur la diversité des individus qui composent une nation, dans un même
pays, de faire remarquer combien les immenses migrations des races indo-européennes,
mongoles, ou sémitiques ont peu contribué, en somme, à oblitérer les quelques traits
généraux qu’on leur reconnaît. Encore une fois, l’influence de l’habitat est probable,
bien que très faible et longue à se faire sentir ; mais quant au mode par lequel elle
opère, quant à la mesure dans laquelle elle se marque, nous ne savons rien et nous ne
pouvons rien déduire de ce facteur inconnu à ces effets problématiques.
Nous en avons fini avec l’examen des trois principes de M. Taine, et nous avons montré
qu’aucun d’eux ne permet d’établir une relation fixe et dont on puisse se servir, entre
une œuvre d’art donnée et un groupe d’hommes autres que son auteur. Chacune des forces
dont M. Taine a voulu mesurer l’effet existe sans doute et influe, mais cette influence
est ou occulte ou variable. L’action de l’hérédité morale est incontestable ; elle forme
les nations, elle unit les familles. Mais ses manifestations sont tellement
accidentelles pour les individus, elle est si compliquée de phénomènes d’atavisme et de
variations accidentelles, qu’il est impossible de l’employer pour expliquer les facultés
d’un homme par celles de sa race ou de ses parents, et encore moins pour conclure des
aptitudes d’un être à celles du groupe dont il fait partie. L’influence du milieu
temporel et social est évidente aussi ; mais elle varie en raison de la force de l’âme
qui lui est soumise et de l’organisation despotique ou libérale, primitive ou avancée à
laquelle elle est soumise ; il est donc impossible, sans une enquête préalable sur la
société, de conclure aux caractères de l’œuvre qu’elle a produite, et encore moins de
faire l’opération inverse. Enfin l’influence de l’habitat sur l’individu et sur la race,
vraisemblable, puisque aucune cause n’est sans effet, échappe à toute vérification et ne
peut même être formulée comme une hypothèse. Aucune de ces trois causes ne peut donc
servir à remonter d’une œuvre ou d’un artiste à un groupe étendu d’hommes ; on peut en
user avec une extrême réserve à déterminer l’origine des facultés de certains écrivains,
dont quelques-uns dépendent visiblement de leur famille, de leur race, de leur temps, de
leur demeure : mais s’il n’existe pas d’autres principes qui permettent d’établir une
relation directe entre un auteur, une œuvre et un groupe d’hommes, il faut renoncer à
entreprendre des travaux d’esthopsychologie sociologique. Si ceux de M. Taine possèdent
une apparence d’exactitude et entraînent la conviction, cela tient à l’art avec lequel
cet écrivain dispose ses arguments et ses preuves, au fait que dans les principaux de
ses ouvrages il traite de cas où ses principes sont en effet applicables sans erreur
trop flagrante. L’Art en Grèce étudie une époque primitive où
l’influence du milieu social était en effet prépondérante ; ce livre ne cadre plus guère
cependant avec la statuaire réaliste que l’on a découverte dans les fouilles d’Olympie.
L’Histoire de la littérature anglaise retrace l’art d’une nation où
l’esprit de race s’est maintenu longtemps intact, sans que cependant les phénomènes
d’imitation classique du XVIIe siècle y soient suffisamment
expliqués, et sans que l’auteur pousse jusqu’à la période contemporaine qui l’aurait mis
dans l’embarras. Ailleurs enfin le défaut de sa méthode est visible ; la Peinture aux Pays-Bas et la Peinture en Italie, s’ils
expliquent Rubens et le Titien, n’ont rien de pertinent à nous dire sur Rembrandt et sur
Léonard de Vincidq.
En résumé, malgré l’œuvre de M. Taine, on voit qu’il est impossible d’établir un
rapport direct entre une société et les artistes qui l’illustrent, en considérant
ceux-ci comme dépendant de celle-là, ou en envisageant la société et les artistes comme
dépendant de causes communes. Ces causes ne peuvent en tout cas être ni la race, ni le
milieu, ni l’habitat, puisque l’essence d’une cause est d’agir toujours, et que
l’influence de ces trois principes est variable. Voici en effet, pour conclure, une
liste sommaire de littérateurs appartenant à la même nation, à la même époque, au même
milieu social, et, autant que possible à la même région, mais présentant cependant des
caractères intellectuels nettement divers. Nous n’avons mis à contribution que les
principales littératures européennes ; il eût été facile de dresser des listes analogues
pour les autres littératures et pour les autres arts :
LITTÉRATURE GRECQUE
LITTÉRATURE LATINE
Caton |
Térence |
Cicéron |
Lucrèce |
Salluste |
César |
Catulle |
Virgile |
Ovide |
Horace |
Lucain |
Sénèque |
Perse |
Quintilien |
Tacite |
Pline le Jeune |
Juvénal |
Martial |
Saint-Jérôme |
Saint Augustin |
LITTÉRATURE ITALIENNE
Dante |
Pétrarque |
Boccace |
Arioste et son école |
Michel-Ange |
Machiavel |
Cellini |
G. Bruno |
Galilée |
Marini |
Le Tasse |
Tassoni |
Goldoni |
Gozzi |
Métastase |
Alfieri |
Manzoni |
Massimo d’Azeglio |
Leopardi |
Giusti |
Foscolo |
Pellico |
LITTÉRATURE ESPAGNOLE
LITTÉRATURE FRANÇAISE
Cycle de Charlemagne |
Cycle d’Arthur |
Charles d’Orléans |
Villon |
Poème chevaleresque |
Poème satirique |
Fabliaux |
Bibles |
Romans |
Joinville |
Froissart |
Commynes |
Mystères |
Farces |
D’Aubigné, Rabelais, Calvin, Marot, Montaigne, Ronsard,
Malherbe, Régnier |
Les familiers de l’hôtel Rambouillet, Corneille, Descartes,
Balzac, de Sales, Retz, La Rochefoucauld |
Pascal, Racine, Molière, Boileau, La Fontaine, Bossuet,
Fénelon, Malebranche, Saint-Simon, de Sévigné, La Bruyère |
Montesquieu, Buffon, Voltaire, Diderot, Rousseau, Lesage, Prévost,
Delille, Bernardin de Saint-Pierre, Danton, Robespierre |
Chateaubriand, Chénier, les auteurs de l’Empire |
Lamartine, Béranger, Vigny, Hugo, Musset |
Baudelaire, Balzac, Dumas, Sand, Thiers, Michelet, etc. |
LITTÉRATURE ALLEMANDE
Gottfried de Strasbourg |
Wolfram d’Eschenbach |
Opitz |
Jac. Boehm |
Gottsched |
Bodmer |
Lessing |
Klopstock |
Goethe |
Schiller |
Kleist |
Wieland |
Ruckert |
Uhland |
Voss |
Tieck |
Richter |
Platen |
Gutzkow |
Hebbel |
Herwegh |
Heine |
Freiligrath |
Lenau |
Heyse |
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Emily Brontë |
Carlyle |
Mill, etc. |
Il est assez difficile de dresser une liste de ce genre exactement, et de donner ainsi
à une assertion vague une réfutation précise. Cependant ce tableau marque bien à quel
point les diverses périodes littéraires d’une même nation présentent constamment des
génies différents et opposables. En d’autres termes, quelle que soit l’influence d’un
milieu, qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas, à toute époque, un écrivain notable au
moins sur deux, ne l’a pas subie. Car une même cause ne peut produire des effets
opposés.
Pratique de l’analyse sociologique ; faits particuliers. — Étant donc admis qu’un
artiste ne dépend pas essentiellement de son milieu, de sa race, de son pays, et que
l’on ne peut, par ces causes, l’assimiler à ses compatriotes et à ses contemporains, en
d’autres termes qu’il n’y a pas de cause commune entre ces derniers et lui, il faut
prendre un détour pour obtenir de l’esthétique des données sociologiques. Il faut
s’adresser non plus à l’artiste, mais à son produit, considérer non plus son entourage,
mais les admirateurs de ses œuvres.
Toute œuvre d’art, si elle touche par un bout à l’homme qui l’a créée, touche par
l’autre au groupe d’hommes qu’elle émeut. Un livre a des lecteurs ; une symphonie, un
tableau une statue, un monument, des admirateurs. Si l’on peut établir d’une part que
l’œuvre d’art est l’expression des facultés, de l’idéal, de l’organisme intérieur de
ceux qu’elle émeut ; si l’on se rappelle que l’œuvre d’art est, par démonstration
antérieure, l’expression de l’organisme intérieur de son auteur, on pourra de celui-ci
passer à ceux-là, par l’intermédiaire de l’œuvre, et conclure chez ses admirateurs à
l’existence d’un ensemble de facultés, d’une âme analogue à celle de son auteur ; en
d’autres termes, il sera possible de définir la psychologie d’un homme, d’un groupe
d’hommes, d’une nation, par les caractères particuliers de leurs goûts qui tiennent,
comme nous allons le voir, à tout leur être même, à ce qu’ils sont par le caractère, la
pensée et les sens.
Les effets émotionnels d’un livre ou de toute autre œuvre d’art ne peuvent être perçus
que par des personnes capables de ressentir les émotions que ce livre suggère. Cette
assertion paraît évidente et elle l’est en effet, bien qu’on ne la prenne pas d’habitude
au sens absolu où nous la posons. Qu’il suffise de rappeler qu’un lecteur animé de
dispositions bienveillantes et humanitaires ne goûtera pas pleinement des livres
exprimant une misanthropie méprisante, comme l’Éducation
sentimentale ; de même, un homme à l’esprit prosaïque et précis sera difficilement
saisi d’admiration à la lecture de poésies qui font appel au sens du mystère, ou
essayent de susciter une mélancolie sans cause. Il est clair que, pour éprouver un
sentiment à propos d’une lecture, pour que celle-ci puisse le susciter, il faut qu’on
soit disposé de façon à l’éprouver, qu’on le possède ; or, la faculté de percevoir un
sentiment n’est point une chose isolée et fortuite ; il existe une loi des dépendances
des parties morales, aussi précise que la loi de dépendance des parties anatomiquesdr ; l’esprit humain se tient en toute son étendue ; la force d’une de ses
facultés détermine celle des autres, et toutes réagissent et influent l’une sur l’autre.
La constatation d’un sentiment chez une personne, un groupe de personnes, une nation à
un certain moment, est donc une donnée importante, qui permettra souvent, de déduction
en déduction, de connaître sinon toute leur psychologie, du moins un département
important de leur organisation spirituelle et morale.
La forme extérieure d’un roman commence au style, et aimer un certain style, c’est pour
un lecteur éprouver que les conditions de sonorité, de couleur, de précision, de
grandeur et d’éloquence, suivant lesquelles les mots ont été choisis et assemblés, sont
celles qui réalisent ou du moins qui ne choquent pas son idée vague de la propriété et
de la beauté du langage, idée qui lui est personnelle, qui le caractérise puisque son
voisin peut ne pas la partager, qui fait donc partie du cours de ses pensées et aide à
le définir. Un lecteur qui jouira d’un style coloriste sera un homme chez lequel existe
à un faible degré la sorte de perception des nuances des choses que ce style exprime ;
sans quoi les mots colorés ne lui diraient rien, et il serait surpris qu’on lui décrivît
en termes exacts ce qu’il n’aurait pas su observer. De même pour la rhétorique, la
syntaxe, la composition, le ton. Tout cela ne souffre aucune difficulté. Qu’on goûte une
métaphore romantique, qu’on se plaise aux ellipses de Victor Hugo, qu’on préfère
l’absence de composition de Guerre et Paix à l’assemblage habile d’un
roman feuilleton, qu’on soit touché par le mystère de la Maison Usher,
ou par l’ironie de Mérimée, ce sont là autant d’indices des penchants, de toute l’âme du
lecteur, auquel il faut donc attribuer les aptitudes d’esprit, les idéaux, les facultés
secondes, dont telle ou telle de ces formes de style est le signe.
Mais il reste dans l’œuvre d’art, le contenu, une suite de descriptions, de paysages,
de personnages, de scènes et de péripéties, de sujets et d’images, que l’artiste
s’efforce de représenter le plus exactement et le plus persuasivement qu’il peut, de
façon qu’on en accepte la réalité non par choix et par goût, mais parce qu’elle paraît
s’imposer. Dans le roman, par exemple, la nature des héros, des lieux, de l’action, la
manière dont l’auteur présente ses acteurs et ses décors, devront agir, entraîner la
persuasion et l’intérêt par leur aspect de vérité même, et sans qu’il soit permis d’en
rien conclure pour l’esprit du lecteur qui aura été touché. Le détail et le groupement
des spectacles qu’on lui présente doivent être tels qu’ils provoquent des images
faiblement analogues à celles que donnerait la réalité et de nature à susciter comme
celle-ci des sentiments d’aversion, de sympathie, d’excitation ; si ce charme ne s’opère
pas, c’est que le livre est mauvais, mal fait, gâté à quelque endroit par quelque faute
de composition qui ôtera l’illusion à tout le public, sans qu’une partie s’obstine à
tenir pour ressemblant ce qu’une autre aura jugé faux.
Il est juste en effet que personne n’admet le réalisme de la description d’un objet
imaginaire, si cette description ne lui paraît pas correspondre à la vérité ; mais cette
vérité est variable, elle est une idée, et résulte de l’expérience, exacte, chimérique
ou volontairement illusoire, que l’on se fait des choses et des gens. Que l’on examine
la nature des détails propres à convaincre une personne du monde de la vérité d’un type
de gentilhomme, et ceux qu’il faut pour persuader de même dans un feuilleton destiné à
des ouvriers. Pour l’une, il conviendra accumule les détails de ton et de manières
qu’elle est accoutumée à trouver dans son entourage ; pour les autres, il sera
nécessaire d’exagérer certains traits d’existence luxueuse et perverse qu’ils se sont
habitués, par haine de caste et par envie, à associer avec le type du noble. Il en est
de même pour la figure de la courtisane qu’il faut présenter tout autrement à un
débauché ou à un rêveur romanesque ; cela est si vrai que parfois le type illusoire
l’emporte, même chez des lecteurs renseignés, sur l’expérience la plus répétée. La Dame aux Camélias a passé pour une merveille de réalisme auprès du
public théâtral du temps ; les ouvriers ne croient guère à la vérité de l’Assommoir, tandis qu’ils admettent facilement le maçon ou le forgeron idéal des
romanciers populaires. Il faut donc qu’un roman, pour être cru d’une certaine personne
et, par conséquent, pour l’émouvoir, pour lui plaire, reproduise les lieux et les gens
sous l’aspect qu’elle leur prête ; et le roman sera goûté, non à cause de la vérité
objective qu’il exprime, mais en raison du nombre de gens dont il réalisera la vérité
subjective, dont il rend les idées, dont il ne contredit pas l’imaginationds.
On peut pousser plus loin encore ce raisonnement. En lisant la description d’un site
connu de Paris par un romancier naturaliste, on pourra croire que le lecteur n’admirera
ce morceau que s’il est exact, c’est-à-dire s’il reproduit ses souvenirs, les résidus de
ses perceptions. Cela est vrai ; mais une perception n’est nullement un acte simple,
passif, constant pour tous devant un objet identique ; les facultés les plus hautes, la
mémoire, l’association des idées y participent ; on doit l’assimiler rigoureusement à
une opération aussi compliquée qu’un raisonnement17 de sorte que, dès qu’il s’agit de perceptions
complexes et esthétiques, les différences individuelles deviennent énormes. Il a fallu
des siècles pour que l’homme aperçut la nature ; la description des villes date du
réalisme moderne. Pour dix personnes placées devant un coucher de soleil, il y a dix
manières plus ou moins complètes de l’apercevoir. Aussi, la description d’une scène
familière (on peut prendre pour exemple le tableau de l’agitation d’une gare à la tombée
de la nuit, par M. Huysmans, dans les Sœurs Vatard) sera jugée bonne par un lecteur non
pas simplement en raison de son extrême exactitude, mais si elle correspond à la
« manière de voir » de ce dernier, c’est-à-dire à la qualité de ses sens, à sa mémoire
des formes et des couleurs, à tout le mécanisme interne qu’il lui a fallu pour
transformer ses sensations d’un spectacle analogue, en un souvenir semblable à celui que
l’auteur s’efforce d’évoquer. Sinon, le lecteur est choqué, trouve que l’on amplifie à
plaisir, et saute les pages. Il existe donc des lecteurs réalistes et idéalistes, comme
il existe des auteurs et des livres appartenant à ces deux écoles.
Nous avons pris le réalisme et le roman comme bases de notre raisonnement, car ces cas
sont ceux où le caractère individuel, les facultés, les capacités du lecteur paraissent
réduits à jouer le moindre rôle. Pour les autres genres, et, en général, les arts, la
peinture, la sculpture, la musique, il suffira de raisonnements plus brefs. Ou sait
combien le nombre de ceux que touche la grande poésie lyrique est restreint, et il ne
sera point erroné d’attribuer ce fait à la noblesse d’âme qu’exige autant la
compréhension que la création de ces œuvres. Pour la peinture, il faut que ceux qui
l’aiment possèdent de délicates sensations visuelles correspondant au dedans à une
organisation parfaite et à un développement extrême des appareils récepteurs de
sensations colorées, dont un beau tableau doit être le résumé harmonieux. En musique, de
même, les admirateurs d’une symphonie doivent être capables de ressentir les émotions
que celle-ci exprime et posséder en outre cette tendance à percevoir les sentiments dans
leur mode auditif, sans laquelle on ne compose pas. Bref, il est démontrable par
l’analyse qu’on ne comprend en art que ce que l’on éprouve et l’on peut poser cette
loi : Une œuvre d’art n’exerce d’effet esthétique que sur les personnes dont ses
caractères représentent les particularités mentales ; plus brièvement : une œuvre d’art
n’émeut que ceux dont elle est le signe.
Or, nous avons vu que l’œuvre d’art est tout d’abord le signe de son auteur, que les
caractères de l’une expriment ceux de l’organisation mentale de l’autre. A moins donc
d’admettre qu’une même particularité esthétique correspond à deux sortes de facultés, il
nous faut conclure que les admirateurs d’une œuvre d’art doivent posséder une
organisation psychologique analogue à celle de son auteur, et l’âme de ce dernier étant
connue par l’analyse, il sera légitime d’attribuer à ses admirateurs les facultés, les
défauts, les excès, toutes les particularités saillantes de l’organisation mentale qui
lui aura été reconnue. La loi devra donc être formulée comme suit : une œuvre n’aura
d’effet esthétique que sur les personnes qui se trouvent posséder une organisation
mentale analogue et inférieure à celle qui a servi à créer l’œuvre et qui peut en être
déduite.
Il convient de tenir compte dans cet énoncé des mots restrictifs qu’il contient.
L’organisation mentale d’un lecteur admiratif ne saurait être absolument semblable mais
seulement analogue à celle de l’auteur qui lui plaît ; il est probable que la
ressemblance sera purement générale, et il est possible que les facultés par lesquelles
elle a lieu ne jouent dans l’existence du lecteur qu’un rôle subordonné. Il est enfin
certain que, chez lui, ces facultés, quel que soit leur développement relatif par
rapport au reste de ses aptitudes, ne peuvent posséder la force qu’elles ont dans
l’esprit de l’auteur, puisque, chez celui-ci seul, elles ont abouti à des manifestations
actives. Mais il n’est point d’autre différence entre l’organisation mentale d’un
artiste et celle de ses admirateurs, qu’entre les facultés créatrices et les facultés
réceptives. Une faculté créatrice est simplement une faculté assez puissante pour
provoquer le désir et l’accomplissement de manifestations ; elle ne diffère d’une
faculté purement réceptive de même nature que par une intensité supérieure.
Telles sont, en détail, les considérations qui permettent d’établir d’étroits rapports
entre les œuvres d’art et leurs admirateurs, entre ceux-ci et leurs auteurs. Ceux qui,
lisant un livre, frémissent d’aise d’y trouver exprimées, en une langue parfaite, les
idées qui leur sont sourdement chères ; ceux qui, devant un tableau, sentent leurs
prunelles et tout leur être natté et comme vivifié par l’accord de nuances sombre ou
violent, par la noblesse ou la ferveur de la composition ; ceux que transporte et
qu’anéantit quelque pathétique andante ou le caprice d’un scherzo, sont les frères en
esprit de l’homme chez qui ces œuvres sont d’abord écloses.
On pourra, il est vrai, dire à cela qu’à part les artistes et les écrivains, la plupart
des gens n’aiment pas, à leurs moments de loisir, se plonger dans des préoccupations ou
des souvenirs analogues à ceux qui constituent le fond de leur activité habituelle, que
des commerçants, des politiciens, des médecins choisissent des livres, des tableaux, des
musiques, opposés de ton et de tendance aux dispositions dont ils doivent user dans leur
vie active. On citera la prédilection des ouvriers pour les aventures qui se passent
dans un fabuleux grand monde, l’attrait des histoires romanesques ou sentimentales pour
certaines personnes d’occupations incontestablement prosaïques, le charme que les
habitants des villes trouvent aux paysages, le goût que montrent des hommes simples et
calmes d’habitude pour les musiques les plus passionnées. Évidemment, tous ces gens
trouvent dans l’art un délassement, et de même qu’un manœuvre sortant de travail se
plaira difficilement à des exercices de gymnastique musculaire, un grand nombre d’hommes
d’une certaine culture, mettant chaque jour en activité certaines facultés définies,
utiles à leur carrière, se refusent, la tâche accomplie, à goûter des exercices
spirituels d’art qui excitent de nouveau, quelque faiblement que ce soit, ce mécanisme
cérébral surmené ; la connaissance de leurs préférences artistiques ne renseignerait
donc que sur leurs facultés secondaires et superflues, et non pas sur ce qu’il est
essentiel de définir dans leur intelligence.
Mais rien de moins juste que cette conclusion ; elle conduirait à admettre que l’on
choisit, en général, plus librement, par une nécessité intérieure moins altérée de
motifs pratiques, les carrières et les conditions que les plaisirs. Or, cela est faux
dans une large mesure. La condition d’un homme dépend, avec des variations peu étendues
ou peu fréquentes, de celle des parents. La carrière est déterminée de même ou par cette
condition, ou par des nécessités matérielles sur lesquelles il est inutile de s’étendre.
De sorte que le plus souvent, et en tenant même compte de l’usure et de l’accoutumance,
il existe sous l’homme public accomplissant un certain travail manuel ou intellectuel à
demi imposé, un homme intérieurdt, qui est, sinon le plus
marqué, du moins le plus authentique, car il a persisté et s’est développé seul, en
dépit souvent de circonstances adverses, en dépit de l’exercice quotidien d’un métier,
d’une profession. Cet homme intérieur, parfois extrêmement différent de l’homme social,
on ne peut le connaître que par ses actes libres, ses actes non intéressés, par le choix
de ses plaisirs, par le jeu de ses facultés inutiles. Les hommes à vocation native
présentent rarement, croyons-nous, un désaccord accusé entre leurs délassements et leurs
occupations Les artistes, qui généralement s’adonnent à leur carrière par suite d’un
entraînement instinctif, ne parlent que de leur art et ne cherchent de plaisirs
intellectuels qu’en lui. Les militaires font de même par la même cause. Les femmes qui
n’ont guère de tâche pénible à accomplir, montrent des goûts qui ne jurent pas avec le
reste de leur caractère. L’expérience générale ne se si guère trompée sur ce point ; ce
qu’on cherche à connaître d’un homme pour le juger, ce ne sont pas ses occupations, ce
sont ses goûts. L’histoire, de même, montre que Louis XVI était simplement un excellent
ouvrier serrurier, Néron un médiocre poète, Léon X un bon dilettante. Il n’est pas
indifférent de connaître les habitudes élégantes de César, le plaisir que Frédéric le
Grand prenait à la musique de chambre de son temps, le penchant de Napoléon pour Ossian
et la musique romantique, les spéculations industrielles de Pascal, la façon dont
Spinoza se délassait de l’Éthique. Enfin ce qu’on sait des lectures de
quelques-uns des écrivains célèbres de ce siècle, montre qu’il existe chez ces hommes
dont on peut reconnaître à la fois les goûts et les facultés, de frappantes
ressemblances entre ce qu’ils aiment et ce qu’ils sont.
Stendhal admire le mélange de passion et de réalisme des anciennes chroniques
italiennes, la douce volupté de la musique de Cimarosa ; il n’aime point le style
oratoire des romantiques qu’il défend cependant pour la sincérité de leur lyrisme ;
Mérimée dénigre Victor Hugo, admire Stendhal et parfois Byron ; Musset ne cachait pas sa
préférence pour Byron ; Lamartine aimait Ossian ; Théophile Gautier et les parnassiens
admirent Victor Hugo, dans lequel cependant ils préfèrent le versificateur et le
styliste au penseur ; Baudelaire affectionne Poe, Gautier et Delacroix ; Flaubert admire
à la fois Balzac, Hugo et certains livres de science, certaines cadences de phrase ; les
Goncourt vont à Balzac, à Heine, aux peintres du joli et du mouvement, les Japonais et
ceux du XVIIIe siècle ; M. Zola est un pur balzacien avec un
penchant vers Courbet et Musset ; Augustin Thierry admirait Chateaubriand et Walter
Scott ; Michelet inclinait à Virgile, Bernardin de Saint-Pierre et Rousseau ; Taine a
beaucoup lu Stendhal, Heine, Voltaire et les romantiques.
Ce sont là des faits précis ; il en est d’autres. L’expérience montre qu’il existe une
ressemblance accusée entre le type moral des admirateurs d’un auteur et cet auteur même.
Si l’on consulte ses souvenirs, on s’apercevra qu’il y a pour les admirateurs de
Mérimée, par exemple, ou de Musset, d’Hugo, de M. Zola, des tempéraments définis, une
manière d’être dont les livres qu’ils admirent sont l’expression approchée. Certains
auteurs sont particuliers à certains âges et en présentent les caractères. Henri Heine,
Musset, sont la lecture des jeunes gens et leurs œuvres portent, en effet, certains même
des signes physiologiques de la jeunesse ; Horace est sénile et ne plaît qu’aux
vieillards. Les auteurs préférés des femmes sont rarement rudes et grossiers. Il existe
une analogie extrême entre les facultés d’un auteur et la moyenne de celles de la classe
dans laquelle il est populaire. Les auteurs bourgeois ont un talent bourgeois ; les
auteurs aimés des artistes, ont eux-mêmes la grâce, la finesse de sens et la légèreté
d’âme des artistes. Les goûts divers d’un lecteur ont généralement entre eux une
certaine connexité. En dehors d’esprits supérieurs qui no sont exclusifs pour personne,
on ne rencontre guère de gens aimant également et à un même moment Lamartine et Hugo,
Balzac et Dumas, la basse et la haute littérature. Ce manque d’universalité dans les
goûts est d’autant plus accusé que les admirations sont plus vives, fait dont le
contraire paraîtrait à première vue plus vraisemblable, et qui s’explique seulement si
l’on considère l’admiration comme formée par une sorte d’adhésion, de dévouement, par la
reconnaissance de soi-même en autrui. Ce sont là autant de présomptions favorables ;
mais la preuve des théories que nous venons d’exposer est ailleurs ; elle est dans le
cours même de l’histoire générale des lettres et des arts, dont on ne peut venir à bout,
sans leur aide, d’expliquer les anomalies et les grands traits.
Pratique de l’analyse sociologique ; faits généraux. — Nous avons dit
que le succès d’un livre et en général d’une œuvre d’art est le résultat d’une
concordance entre les facultés de l’auteur, les facultés exprimées dans l’œuvre, et
celles d’une partie du public qui doit être considérable pour que le succès le soit ;
cette concordance est variable par suite des variations du public, et ainsi se trouvent
expliquées les fluctuations et la fortune des genres, des styles, des arts, des auteurs,
à travers le temps et l’espacedu.
Il fallut deux siècles à Pascal et à Saint-Simon pour atteindre la renommée, et ils
n’ont été compris qu’en ce temps dont ils avaient d’avance, l’un l’angoisse, l’autre
l’irrespect et la vision fouillante. Il fallut autant à nos classiques pour perdre en
admiration ce qu’ils gagnent en éloges. Molière et La Fontaine n’ont pu passer ni le
Rhin, ni la Manche. Shakespeare a pénétré en France au moment du romantisme, quand nos
lettrés commencèrent à se germaniser et il avait pénétré bien auparavant en Allemagne :
il avait été oublié en Angleterre pendant les deux siècles où notre influence et nos
mœurs y dominèrent ; sa gloire renaquit quand l’Angleterre reprit possession d’elle-même
littérairement et socialement. Certains auteurs ont trouvé leur patrie intellectuelle en
d’autres pays que celui où ils sont nés. Henri Heine, bien qu’Allemand, a écrit plutôt
pour une certaine classe de lecteurs français qui le prisent et parmi lesquels il eut
des disciples, que pour sa patrie où on le tient en petite estime, ou pour l’Angleterre
où il commence à peine à être connu. Edgar Poe est considéré en Angleterre et en
Amérique comme une sorte de Gaboriau sinistre : en France seulement il a trouvé un
traducteur comme Baudelaire, des admirateurs fervents. Par contre, certains de nos
peintres, comme Gustave Doré, sont estimés à l’étranger seulement ; nos musiciens sont,
pour la plupart, mieux appréciés en Allemagne qu’à Paris. Il est inutile de multiplier
ces exemples des variations de la gloire, c’est-à-dire de la compréhension d’un artiste
à travers les pays et les époques. Ceux que nous donnons suffisent et sont probants :
ils ne peuvent être expliqués ni par la théorie de la race, ni par la théorie du milieu.
Complétés par tous les faits analogues que l’on trouve dans l’histoire artistique depuis
la constitution des nationalités, ces phénomène montrent bien qu’il n’existe aucun
rapport fixe entre un auteur et sa race ou son milieu, tandis qu’il en existe un,
ondoyant et stable, entre ses œuvres et certains groupes d’hommes que celles-ci attirent
en raison d’une affinité dont nous avons montré la naturedv.
Cette affinité encore rend seule compte de certains phénomènes d’imitation. Aucun motif
tiré soit de l’hérédité, soit de l’ascendant du milieu, ne peut faire que dans une
nation restée politiquement et socialement intacte, un artiste ou plusieurs en viennent
à essayer d’imiter les productions d’artistes étrangers. Que l’on néglige les cas de la
Renaissance en France et du XVIIIe siècle en Angleterre où des
causes politiques et perturbatrices sont en jeu ; ce qui s’est passé à Rome dès le
premier éveil de la littérature, ce qui s’est passé en France au XVIIe siècle pour la tragédie, au XVIIIe pour la philosophie et
pour le roman, au XIXe pour la poésie lyrique, ne peut être éclairé
par aucune des lois de l’ancienne critique sociologique. Ni la race, ni le milieu,
hostiles ou tout au plus indifférents à ces importations, n’ont pu pousser les artistes
latins ou français à choisir à l’étranger des modèles, qu’ils ont altérés ou dépassés,
mais dont l’influence est restée prépondérante. Si un art purement national n’a pu se
développer ni à Rome, ni en France, malgré d’heureux débuts, ce fut chez les Latins et
au XVIIe siècle, par suite d’une rupture d’équilibre entre les
progrès trop lents de cet art et le raffinement trop prompt des classes supérieures, qui
trouvèrent la littérature grecque ou les lettres classiques mieux adaptées à leur
condition spirituelle ; ce fut au XVIIIe siècle et au nôtre, par un
libre choix de nos artistes eux-mêmes, qui se jugèrent tout à coup constitués de telle
sorte, que seules les littératures et la pensée septentrionales purent satisfaire leur
goût, c’est-à-dire leur présenter l’image d’œuvres où leurs facultés pourraient
exceller.
Ces développements nous paraissent montrer à merveille ce qu’a d’inexact et de vague
l’expression « milieu social » quand on la prend non plus au sens statique comme
l’ensemble des conditions d’une société à un moment, mais au sens dynamique, comme une
force assimilant certains êtres à ces conditions. Car, dans ce cas, on peut toujours
demander quelle est la partie de l’organisme social qui exerce cette attraction. Le
milieu, au point de vue littéraire, à Rome, à l’époque, mettons, du sac de Corinthe,
était formé par une élite d’aristocrates et de parvenus. Ce milieu restreint touchait à
un milieu plus vaste et plus vague au peuple romain ; celui-ci à un autre plus vaste et
plus vague encore, le monde romain. Lequel déterminait l’autre ? Le monde romain était
sans influence bien marquée jusque-là sur le peuple encore bien latin de la capitale ;
ce peuple ne pouvait empêcher l’élite de favoriser les lettres grecques : cette élite
devenue ainsi indépendante, exerça une influence marquée, dit-on sur les artistes
dépendant de son suffrage. Cependant serait-il téméraire de croire que quelques Naevius,
quelques Ennius, quelques Caecilius, quelques Lucilius de plus de talent, eussent fait
tourner la balance, alors, avant ou plus tard, en faveur de la littérature purement
latine ? De même, en Angleterre et en Allemagne, au XVIIIe siècle,
toute l’influence d’un milieu national restée absolument intacte et vivace, ne put
empêcher l’aristocratie, les cours et les arts, de subir la mode étrangère. On verra
aisément dans l’histoire et le roman modernes des faits plus marqués encore de cette
indépendance réciproque des couches sociales ; c’est qu’en effet cette indépendance
existe et s’accuse ; les sociétés, par un effet graduel d’hétérogénéité, tendent à se
décomposer en un nombre croissant de milieux, et ceux-ci en individus de moins en moins
semblables, libres, de plus en plus, de suivre chacun ses inclinations personnelles et
d’aller aux œuvres qu’il lui convient d’admirerdw.
Nous avons cité au nombre des arguments qui nous semblent contraires aux théories de
M. Taine, le fait que, dans un même milieu et une même race, des auteurs et des artistes
ont vécu, dont les œuvres ont des caractères absolument contraires entre elles,
excellent par des qualités adverses et recourent à des émotions et à des effets
incompatibles. Or, il se trouve que des livres et des œuvres ainsi distinctes obtiennent
du succès, des succès égaux, dans un même milieu. A l’heure présente, la musique, la
peinture, la littérature en France comprennent les triomphateurs les plus divers. On
célèbre également M. Renan et M. Taine, M. Zola et M. Ohnet, M. Coppée et M. Leconte de
l’Isle, M. Puvis de Chavannes et Cabanel, Gounod et Saint-Saens, Dumas et Labiche, etc.
Or, évidemment, des artistes d’un talent aussi contraire ne peuvent représenter le même
milieu ; il faut donc admettre qu’ils représentent des milieux divers comme eux-mêmes,
qu’il y a autant de milieux que d’artistes et qu’il naît autant des uns que des autres.
En effet, il est évident que ces milieux, loin d’avoir formé les artistes, puisqu’ils
n’ont pas d’existence antérieure connue, ont été formés par eux, à l’occasion de la
production de leurs œuvres. Quand furent exposées les grandes fresques de M. Puvis de
Chavannes, une partie du public s’est complue dans ce style, s’est groupée autour du
peintre, et a fait sa gloire. Et de même pour les autres artistes contemporains et pour
les cas analogues de l’histoire. Or nous avons vu quel est le sens psychologique du
phénomène de l’admiration, comment il provient d’une concordance entre l’organisation
mentale de l’admirateur et celle de l’homme dont l’œuvre admirée est le signe. Nous
avons vu plus loin comment les milieux se multiplient et se dégagent dans les
civilisations croissantes. Nous assistons ici à 1 éclosion d’un milieu. Nous voyons
clairement comment un artiste libre des influences de la race, du goût et des mœurs
ambiantes, créant une œuvre qui est le signe de son âme, d’une âme dont le caractère
n’est ni national ni actuel, ni conforme à celles dont les œuvres sont à l’apogée du
succès, détache de la masse vague du public et attire à lui, comme par une force
magnétiquedx, une foule d’hommes. Cette foule l’entoure parce qu’il l’exprime ; elle
existe parce qu’il a paru ; le centre de force est dans l’artiste et non dans la masse,
ou plutôt le centre de force est dans le caractère abstrait de ressemblance qui peut
exister entre un artiste et ses contemporains. Plus il y a parmi ceux-ci d’âmes
vaguement analogues à celle de l’artiste, plus la gloire de ce dernier sera étendue ; il
n’a qu’à se produire, à étendre sa main, on viendra à lui, sinon rien n’y fait ; le
succès de Mme Bovary ne put concilier le public à l’Éducation sentimentale ; Gustave Moreau a beau être un peintre prix de Rome et
médaillé, il n’est pas populaire ; M. Ohnet l’est devenu on ne sait comment, et on sait
à quel point.
Après ces développements, il sera facile d’expliquer comment il faut entendre qu’une
littérature et un art représentent la société dont ils sont issus et écrivent son
histoire intérieure. L’âme d’un peuple vit dans ses monuments, non pas parce qu’il les a
formés, déterminés et qualifiés, mais parce que son art, produit dans ses œuvres
supérieures par une série d’hommes dénués souvent du caractère que l’on peut attribuer à
leur race ou à leur époque, montre par la suite de ses manifestations glorieuses et dans
la mesure même de cette gloire, quel a été le cours des penchants, le génie propre de la
nation, son développement spirituel dans ses diverses époques et ses divers milieux. Une
littérature, un art national comprennent une suite d’œuvres, signes à la fois de
l’organisation mentale générale des masses qui les ont admirées, signes de
l’organisation mentale particulière des hommes qui les ont faites. L’histoire littéraire
et artistique d’un peuple, pourvu qu’on ait soin d’en éliminer les œuvres dont le succès
fut nul et d’y considérer chaque auteur dans la mesure de sa célébrité, présente la
série des organisations mentales types d’une nation, c’est-à-dire des évolutions
psychologiques de celle-ci. Le Pilgrim’s Progress et les Chansons de Béranger sont significatives de l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle et de la France de 1830. Mais elles le sont, non parce
qu’elles sont nées à ces deux époques en ces deux pays, mais parce qu’elles y ont été
extrêmement lues, lues avec admiration, parce qu’elles ont pénétré dans les cœurs,
enflammé et enchanté les intelligencesdy. Que les âmes anglaises eussent été
plus frivoles, Bunyan aurait probablement persisté à écrire son livre, muet alors et
stérile et qui eût été rejoindre la masse des œuvres mort-nées. Que la France eût eu
l’âme plus tragique, il est probable que Béranger serait allé réjouir quelque obscur
caveau de ses odelettes, mais la foule les eût méprisées et dédaigné de les chanter. Ces
deux hommes n’auraient point été des types et l’on n’aurait pu tirer d’eux des
conclusions sociologiques. Ils ne valent, historiquement, que par leur popularité, et
non par leur origine et leurs qualités. Ils signifient et représentent une évolution de
l’âme française ou anglaise, non parce qu’ils la suivent, mais parce qu’ils la précédent
et la constituent, en la résumant, non comme exemplaires et spécimens, mais comme types.
Ainsi, ce n’est point une assertion inexacte de prétendre déterminer un peuple par sa
littérature ; seulement il faut le faire non en liant les génies aux nations, mais en
subordonnant celles-ci à ceux-là, en considérant les peuples parleurs artistes, le
public par ses idoles, la masse par ses chefs.
Nous ne savons pas comment ces grands hommesdz se produisent ; la loi qui règle la naissance et la nature des génies et
des talents nous est inconnue ; nous savons seulement qu’aucune des hypothèses que l’on
a émises sur ces lois ne rend compte de tous les faits. Mais une fois le génie, né,
développé, productif, commence un jeu d’attractions et de répulsions qui nous est
accessible. Les âmes qui retrouvent en cette œuvre leur âme, l’admirent, se groupent
autour d’elle et se séparent des hommes d’âme diverse. Si le groupe attrait est
considérable, par la quantité, par la qualité, l’œuvre prend une haute signification
sociale, qu’elle ne possède qu’à ce moment-là, qui peut larder longtemps et passer vite.
Si le groupe est petit ou nul, l’œuvre n’a pour ce moment d’impopularité qui peut être
passager ou éternel, qu’une importance minime. En d’autres termes, la série des œuvres
populaires d’un groupe donné, écrit l’histoire intellectuelle de ce groupe, une
littérature exprime une nation, non parce que celle-ci l’a produite, mais parce que
celle-ci l’a adoptée et admirée, s’y est complue et reconnue.
L’analyse sociologique et les sciences connexes. — Passons sur les
précautions et les recherches qu’exige l’application de la méthode basée sur ces
considérations : elle ne permet, par exemple, de conclure d’une œuvre à une nation,
qu’après détermination de l’importance relative du groupe attiré et défini par l’œuvre,
de l’époque précise pour laquelle l’œuvre est considérée comme un document. Il faudra
faire pour chaque auteur et artiste une enquête rétrospective auprès des critiques, des
journalistes du temps pour connaître sa popularité ; il faudra savoir le prix de vente
pour les tableaux, le nombre de représentations pour les pièces, le nombre d’éditions
pour les livres, les pensions, les droits alloués à l’auteur ; il faudra refaire ce
travail tout le long de l’existence de l’œuvre afin de connaître les phases de sa
gloire, et en étudier la diffusion dans les pays étrangersea.
Employée avec les ménagements et les soins que l’usage enseignera, la méthode exposée
plus haut sera d’un secours véritable pour la connaissance du passé ; elle permettra
pour les époques et les peuples littéraires, d’écrire l’histoire intérieure des hommes
sous la surface des faits politiques, sociaux et économiques, et d’écrire cette histoire
en termes scientifiques précis. Elle conduira, par une synthèse plus vaste, à faire
l’historique du développement intellectuel de l’humanité, du développement même de tel
organe psychique isolé. C’est par des recherches de ce genre qu’on pourra fonder
véritablement une « psychologie des peuples »eb exacte et sérieuse, surtout si on complète les renseignements
qu’elle pourra exiger par ceux d’une science connexe à fonder, la psychologie des grands
hommes d’action, des fondateurs de religions, de morales, de lois et d’états, qui
comprendra, de même que l’esthopsychologie, trois parties : l’analyse des actes des
héros, la détermination de leur organisme mental spécifique et individuel, les faits
sociologiques d’adhésion à ces actes et de ressemblance avec cet organisme. Par ces deux
méthodes, en étudiant, d’abord en leurs initiateurs, puis en leurs adhérents, les grands
mouvements intellectuels, politiques, guerriers, l’histoire tout entière doit être
écrite.
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