Charles Dickens
Il y a cette année1 un
demi-siècle que parut à Londres le premier roman de Charles Dickens, les Aventures
de M. Pickwick ; ce jubilé n’a pas passé inaperçu ; pour le fêter, une
biographie nouvelle2 de l’écrivain
et une édition spéciale3 de
son livre de début ont été publiées en Angleterre. En France, depuis vingt ans au moins,
cette œuvre et celles qui l’ont suivie sont traduites et lues de tous. Elles sont acquises
au trésor littéraire de notre langue. Venues de loin, issues d’une race étrangère, datées
d’un temps presque passé, elles ont fait surgir dans mille têtes de jeunes gens, de jeunes
filles de France, tout un monde de singulières imaginations, de lieux noirs et étranges,
de faces grimées, touchantes, grotesques, risibles, effrayantes, d’aventures compliquées à
faire peur, de scènes comiques ou pathétiques. Et tandis que ces récits pénétraient dans
les bibliothèques de famille, plus d’un artiste s’éprenait de ce qu’ils ont de
caricatural, de fantastique, d’outré, de trépidant, ressentait le curieux attrait de leur
excentricité de facture, du dessin bizarre et contourné de leurs personnages, des
surprenantes déformations que l’écrivain opère, des milieux, des gens, des mœurs qu’il
entreprend passionnément de décrire ou de dénaturer.
Dickens est demeuré célèbre ; une part de la gloire littéraire de ce temps lui appartient
presque en tous pays. Tandis que la France et, récemment la Russie se sont partagés le
mérite de composer les grands romans réalistes de notre temps, Dickens a continué à
représenter, seul et probablement le dernier, la tradition des conteurs anglais du
XVIIIe siècle. Il tient à eux par la conception qu’il a
de son art, le voulant à la fois moralisateur et amusant par sa notion superficielle de
l’être humain qu’il ne sait ni étudier ni montrer tel qu’il est, mais qu’il simplifie et
déforme tel qu’il le lui faut pour faire rire ou s’indigner, par l’invraisemblance et
l’incohérence de ses fables, par l’outrance de sa verve, par son ignorance de la nature,
de la beauté, du normal, des grandes passions et des grands intérêts humains. Si l’on
ajoute qu’à toutes ces similitudes, s’associent en Dickens, le plus singulièrement du
monde, une sensibilité délicate et triste, une puissante imagination du fantastique et du
grotesque, la retenue de l’Anglais moderne ; qu’il y avait en lui du moraliste, du
réformateur social, du parvenu timide et un peu rancunier ; qu’une intelligence
malheureusement partiale contrôlait mal ses émotions et plus mal encore ses facultés, il
semblera utile de fixer encore une fois aujourd’hui — entre la popularité et l’oubli — la
physionomie de cet écrivain. M. Taine, à la fin de son Histoire de la littérature
anglaise, a excellemment défini en Dickens l’artiste, encore qu’avec trop de
sévérité ; cette étude peut être complétée sur de nouveaux renseignements, et l’on
trouvera que les notions psychologiques qui en seront déduites sur la nature même de cet
homme essentiellement affectif présenteront quelque intérêt autant que la connaissance
précise de son génie vigoureux et défectueux.
Si l’on entreprend aujourd’hui de lire les œuvres de Dickens et qu’on ait l’esprit
accoutumé aux livres de nos grands écrivains réalistes et psychologues, on ressentira
d’abord quelque étonnement et quelque déplaisir. Les romans modernes sont descriptifs,
pittoresques, analytiques ; conçus généralement en une langue graphique et peinant à
l’être, s’appliquant à dépeindre exactement et magnifiquement, en couleur et en relief,
les lieux où se passe l’action, ils tendent surtout à présenter une image précise et
impartiale de l’âme humaine conçue comme complexe, variable, aussi intéressante dans ses
parties inférieures ou honteuses, dans ses laideurs, ses vices, ses passions, qu’en ses
vertus et son énergie ; ils tendent encore à donner la connaissance minutieuse et
renseignante du milieu social ou professionnel dans lequel se meut le protagoniste, du
monde qui l’entoure, des intérêts qu’il prend du département de la vie commune auquel il
participe ; et tous ces renseignements et ces analyses sont mis bout à bout au moyen
d’une intrigue la plus simple, la plus ordinaire possible, réduite à n’être plus qu’une
sorte de prétexte à lier entre eux les tableaux, les scènes, les traits de caractère, de
façon que l’œuvre soit plutôt une étude de personnage et de mœurs, qu’un récit
romanesque ou une effusion personnelle de l’auteur.
L’art de Dickens est tout autre. En un style baroque, outré, contourné, agité sans
cesse de la plus féminine façon, par tous les mille petits sentiments que l’écrivain
anglais ne peut s’empêcher de ressentir à propos de n’importe quoi, il raconte les
histoires les plus compliquées, les plus follement invraisemblables à la fois et les
plus mal construites, telles que le dernier feuilletoniste sait en échafauder de plus
plausibles. Les coups de fortune, les travestissements, les révélations subites, les
secrets de famille, les ténébreuses intrigues, d’acharnées et gratuites inimitiés,
déterminent sans cesse le cours de l’action, sans que la suite même de ces incidents
parvienne à s’ordonner logiquement. Les mobiles de la conduite des personnages sont
encore purement fantastiques ; c’est tantôt une bonté stupide, tantôt la méchanceté
pure, tantôt une rapacité ou un désintéressement également extrêmes, au contraire, les
grands intérêts passionnels ou spirituels humains, l’amour, ce pivot de presque toutes
nos œuvres d’imagination, l’ambition, la soif de science, de gloire, de pouvoir, de
jouissance, ne jouent aucun rôle presque dans ces singuliers livres. Ils sont peuplés
d’êtres de fantaisie, bizarres, agités, grimaçants, comiques le plus souvent et toujours
de la même façon, ou animés d’une méchanceté acharnée qui encore n’a jamais de cesse, ou
pénétrés de quelque disposition caractéristique qui constitue uniquement toute leur
nature, ou vertueux enfin et si bien qu’ils en sont stupides et fastidieux. Cette
démonstration a été faite par M. Taine. Il n’y a rien de réel ni de profondément fouillé
dans ces êtres qui sont concentrés chacun dans une seule manifestation spirituelle,
aussi monotonement répétée et outrée que les tics physiques, les grimaces et les
manières de parler qui la manifestent. Dickens ne paraît connaître ni ses semblables ni
lui-même. Il ignore certes le merveilleux et singulier et ondoyant faisceau de forces
spirituelles qui font de toute personne à la fois un individu par leur combinaison et
leur équilibre, un homme par leur nature, un animal et une chose parleur origine, qui
déterminent par leur évolution les phases variables d’une vie et par leur permanence
celle de l’être. Ses héros sont concentrés et fixés à n’être qu’un penchant, une
attitude, une phrase, un trait de caractère sans lequel ils n’existeraient pas plus
qu’un morceau de bois qui cesserait d’être ligneux. Même quand il s’essaie, comme dans
David Copperfield et Les Grandes Espérances, à ce genre,
le plus facile de l’analyse psychologique, l’autobiographie, le personnage qui se
confesse tout au long de deux volumes en petit texte est plus irréel et plus inexistant
encore, se dessine moins visiblement que ne le sont les figures de second plan, en moins
d’effusions.
Si Dickens ne sut ni observer les hommes qu’il connut, ni étudier les mouvements mêmes
de sa propre âme, ni employer les notions psychologiques qu’il aurait inconsciemment
perçues, il ignore plus visiblement encore l’art de connaître et de montrer les lieux et
les milieux où il place l’action de ses récits. Peu d’auteurs décrivent autant que le
romancier anglais ; peu sont aussi inhabiles à reproduire les aspects pittoresques de la
campagne, de la mer, des fleuves. Chose plus étrange encore, cet écrivain qui a passé
son enfance à rôder par les rues de Londres et qui, dans son âge mûr, avant de se mettre
à une de ses œuvres, éprouvait le besoin de parcourir la ville, de prendre un bain de
foule, donne de cette désolante et monumentale métropole une image si fantastique,
déformée, poussée au grotesque et à l’amusant, qu’on la prendrait, dans ses livres, pour
quelque double grossi et enfumé de Nuremberg ou de Harlem. Et si l’absence de facultés
graphiques étonne chez Dickens, le lecteur moderne, accoutumé à notre souci d’études
d’après la vie, sera plus surpris encore des renseignements fantaisistes que l’auteur
anglais donne audacieusement, sur les milieux qu’il présente. Il en est de marquants où
l’inexactitude est flagrante. Trois fois, dans Nicolas Nickleby dans
M. Pickwick, dans Le Magasin d’antiquités, Dickens
aborde le chapitre des comédiens errants ; dans Olivier Twist, il décrit
le monde des voleurs et des filles de Londres ; dans les Temps
difficiles, ce sont des ouvriers et une troupe d’écuyers ambulants ; chacun de
ces tableaux de mœurs est assurément peint avec les couleurs les plus fausses et les
plus faibles, et quand Dickens veut parler du grand monde, c’est encore en homme qui
s’est plu à s’en faire une idée directement contraire à la réalité ; l’école de
M. Squeers, les bureaux de Dombey et fils, la prison pour dettes dans
La Petite Dorrit, l’intérieur de pêcheur dans David
Copperfield, l’Amérique de Martin Chuzzlewit, les avocats et
les avoués de Bleak House, seront considérés par tout homme sachant la
vie comme des milieux de fantaisie, des descriptions édulcorées ou forcées, au
contraire, au grotesque et à l’odieux.
La série des inexactitudes, des omissions et des défauts de Dickens serait longue. Au
premier examen d’un de ses livres, un lecteur un peu exercé reconnaîtra sans peine qu’il
a devant lui un auteur pour lequel le monde extérieur n’existe guère en soi, qui ne
tâche d’en reproduire ni les événements usuels, ni l’aspect pittoresque, ni les agrégats
sociaux, ni les êtres vivants, tels que ces ensembles et ces individus se présentent à
la connaissance normale. Il ne faut chercher chez lui ni une psychologie profonde ni de
vastes sujets ; il n’est ni un romancier de notre école réaliste ou idéaliste, ni même
un romancier véritable, ni surtout ce que nous avons appris à considérer comme un
artiste. Il est un humoriste ; c’est ce que les Anglais répondent à toutes les critiques
que nous adressons au dernier de leurs conteurs, et c’est ce qu’il s’agit de comprendre
si l’on veut expliquer tout Dickens, déterminer la nature singulière de son art, de son
esprit, et analyser ainsi complètement, en un type extrême, une propriété mal connue de
l’âme chez toute une catégorie d’êtres plus émotifs que raisonneurs.
Si l’on prend le mot humour dans son sens étymologique, véritable et le plus étendu, on
trouvera qu’il exprime, chez un écrivain, un penchant prononcé à s’affecter, à
s’émouvoir, à éprouver quelque humeur à propos de n’importe quel acte
de l’entendement et de façon à réduire ainsi le jeu et l’importance des opérations plus
particulièrement intellectuelles. Un écrivain humoristique sera donc un homme qui tend à
n’éprouver et, par conséquent, à ne rendre chacune de ses sensations, de ses idées, de
ses imaginations, de ses perceptions totales ou fragmentaires, que sous forme de
sentiments, d’affections, de passions, d’émotions d’aversion, de crainte, de pitié,
d’intérêt, de gaieté, et qui s’émeut ainsi sans cesse et, pour des gens autrement
constitués, sans raison. Si cette vue est exacte, Dickens devra être un de ces hommes et
toutes les particularités de son art pourront être appliquées par ce que l’on sait et ce
que l’on suppose sur l’effet de l’ascendant des émotions dans un organisme
spirituel.
Le style de Dickens est véhément, copieux et mouvementé. Avec des cadences de phrases
pompeuses et bruyantes qui ressemblent aux triomphants paraphes de certaines signatures,
usant tantôt d’une solennité prêcheuse, tantôt de la grande éloquence des bateleurs,
tantôt encore de l’attendrissement contenu des petits traités religieux, recourant au
comique de l’argot et au pathétique des mélodrames, l’auteur anglais s’attache
constamment à développer le plus copieusement du monde les thèmes les plus minces, par
considérations personnelles, par hypothèses, par associations d’idées, par
amplifications, par n’importe quel moyen extrinsèque autre que la description et la
considération même de l’objet dont il disserte. Qu’un avare endurci se réveille le jour
de Noël par une matinée de brouillard, que M. Dombey fasse un voyage en chemin de fer,
qu’un poney témoigne dans Le Magasin d’antiquités de son naturel
indiscipliné en faisant vaguer où il lui plaît la carriole qu’il traîne ; qu’un bedeau,
dans Olivier Twist, se chauffe le gras des jambes devant un bon feu, dans
le bureau de la garde de l’hospice des pauvres ; que le romancier ait simplement à
expliquer que M. Godefroy Nickleby et sa femme étaient pauvres et sans amis, — Dickens
ne peut s’empêcher, dès qu’il a sommairement énoncé ces incidents, de s’agiter, de
s’exalter, de prendre parti pour ou contre, de les considérer sous les plus étranges et
imaginaires aspects, de les compliquer, de les grossir et de les dénaturer, de façon à
révéler le plus verbeusement possible, ouvertement ou avec des façons détournées et
artificieuses, la sorte d’impression que lui font ces événements et d’autres. Si, malgré
qu’il s’ingénie, son sujet ne lui fournit rien, il recourt aux suppositions sur ce qu’il
pourrait ou devrait suggérer. Quand, dans Barnabe Rudge, il lui faut
décrire l’atelier d’un serrurier qui est le brave homme du roman, Dickens s’étend sur ce
qu’il peut advenir des clefs qu’on y fabrique sur leur aspect honnête, sur ce qu’elles
seraient sans doute impropres à ouvrir ou fermer des lieux scélérats. Quand dans
Bleak House, l’avoué qui figure dans ce récit, regarde l’heure qu’il
est à diverses horloges, en se dirigeant vers sa maison où l’attend une femme qui va
l’assassiner, Dickens discute sur les avertissements qu’auraient dû donner au promeneur
ces cadrans taciturnes et leur fait tenir les discours que, pour son malheur, l’homme de
loi ne put entendre. On chercherait en vain chez l’auteur anglais un récit contenu et
impassible, une scène où l’écrivain ait l’art supérieur de laisser porter de leur poids
propre les événements et les idées qu’il exprime et retrace. Sans cesse, il intervient,
indique l’impression qu’il ressent, l’affection ou la haine qu’il conçoit, les divers
ébranlements que subit sa sensibilité, la plus frémissante, la plus volontairement
agitée qui soit. Le ton du récit, le coloris du style, les tournures partiales ne
laissent jamais de doute sur les dispositions dont le narrateur est animé à l’égard de
ce qu’il raconte. S’il a à décrire quelque joyeuse scène d’auberge, l’arrivée dans la
bonne salle claire et propre, le grog fumant, les juteuses tranches de rosbif, les pipes
allumées, de bonnes faces rouges de braves gens devisant et chantant, l’auteur jubile,
sa manière s’élargit, les mots d’aise, les mots caressants affluent sous sa plume. Que
ce soit encore le confortable, la chaleur resserrée de quelque gai petit logis de
pauvre, l’originale maison, par exemple, que le pécheur Peggotty s’est faite dans une
vieille barque ensablée à deux pas du long grondement de la mer grise, le style de
l’écrivain encore se contourne et se complaît avec des airs de souriante satisfaction.
Qu’il s’agisse au contraire du faste glacial d’un riche et sombre hôtel, tel que celui
de M. Dombey, d’une assemblée d’hommes positifs et rassis, discutant, à mots rares,
leurs affaires d’intérêt ou de gloriole, d’une réception guindée dans le monde, des
conciliabules d’un couple de mielleux coquins, les insinuations, les mots manifestement
hostiles et moqueurs ne manquent pas de postuler l’aversion et le mépris du lecteur. Ses
émotions lui sont ainsi constamment soufflées ; on le pousse du coude pour lui faire
sentir la solennité d’une occasion, ou solliciter son rire aux endroits comiques, et il
n’est pas de personnage, de tableau, de scène, de dialogue dont on ne sache, aux
premières phrases, ce que l’auteur en pense et ce qu’il veut en faire penser.
Cette perpétuelle intervention des sentiments de l’écrivain ne se marque nulle part
d’une manière plus nette qu’en ses descriptions de paysages ou d’intérieurs qui, fort
peu graphiques et distinctes, consistent plutôt dans le développement d’une opinion,
d’une impression morale, d’une manière de voir, que dans énumération et la recomposition
d’une série d’images visuelles. Dans La Petite Dorrit, quand Arthur
Clennam, au retour d’une longue absence, parcourt la sombre et décrépite maison de sa
mère, c’est l’idée que ce morne édifice est tombé en léthargie qui le hante et, s’il
constate que tout, dans les silencieuses chambres, est terne, c’est pour se demander à
quelle fleur, quel papillon, quelle gemme sont allées les couleurs mortes au mur. La
cour où est introduit David Copperfield au début de ses études de droit, la salle triste
où siègent immobiles des juges raides et chuchotants, est un lieu d’un calme
languissant, et tous les traits du tableau servent à développer cette impression de
somnolent repos. Dans une des plus belles pages de l’écrivain, quand les Micawber,
Peggotty et la malheureuse Émilie s’embarquent à Gravescend, sur un navire d’émigrants,
le soir, au couchant, tous les minces agrès profilés sur le ciel éclatant, c’est non ce
grand spectacle que décrit Dickens, mais la tristesse du départ, l’espoir de nouvelles
destinées ; une antre de ses meilleures scènes, le récit du sinistre où Steerforth
perdit si bravement la vie, agitant son bonnet rouge au-dessus des grandes lames vertes,
paraîtra à tout lecteur moderne bien peu pittoresque et trop rempli des sensations
d’effroi et de compassion du narrateur.
Ce sont là des œuvres de maturité de Dickens, et quand les descriptions n’y sont pas
ainsi écourtées et rendues en impressions morales nécessairement vagues, elles sont
réduites encore à de sèches énumérations de lieux assez semblables aux indications d’un
commissaire-priseur. Dans les livres antérieurs, les tableaux sont plus nettement
poussés au grotesque ou au noir et, de la sorte, certains intérieurs poudreux et obscurs
où le fantastique se mêle facilement au réel, la maison sinistre et taciturne d’un vieil
usurier dans Nicolas Nickleby, le sombre et sordide bureau d’Antoine
Chuzzlewitt, saillent avec une étrange vigueur. Plus tard, dans les romans que nous
préférons, quand Dickens, plus las et plus calme, se fut fatigué de se trop mêler à ses
livres, dans Les Grandes Espérances, dans L’Ami commun, il
a réussi à peindre, dans le gris et le glauque, quelques beaux sites de marais, de
grandioses tombées de nuit sur le lent cours de la Tamise. Mais ces descriptions pures
sont rares dans Dickens ; le plus souvent, ce qui remplit ses pages, ce sont les
aventures, les conversations de ses héros, les scènes où ils parlent et agissent à la
fois, et ici encore, soit dans ses procédés de personation, soit dans l’aspect résultant
de ses personnages, le romancier anglais demeure l’écrivain impressionnable et
essentiellement subjectif que nous avons appris à connaître.
Si l’on examine minutieusement les moyens qu’emploie Dickens pour faire apparaître et
vivre la multitude d’êtres divers qui peuplent ses livres, on reconnaîtra que ses
caractères et ses portraits sont tracés par le dehors, à gros traits et de premier
aspect, comme par un artiste improvisateur qui note et peint sur un coup d’œil.
L’analyse psychologique, le démêlement délicat de tous les fils entrelacés d’une âme, le
discernement des phases, des retours, des élans, des soudaines ou lentes oscillations de
ses mouvements lui est inconnu.
De même que ses portraits de physionomie sont dessinés par ces traits saillants qui
sautent tout d’abord aux yeux, sans indication véritablement pénétrante des
particularités marquantes et profondes des faces, sans en susciter davantage la vision
qu’un signalement tantôt comique ou haineux, tantôt sec, les caractères s’accusent chez
le romancier anglais par leurs manifestations les plus immédiatement perceptibles, les
actes, de gros actes donnés tels quels sans narrer des mobiles des résolutions
préalables, et, infiniment plus souvent, par des paroles, des conversations, des
soliloques, des tics verbaux, d’interminables et merveilleux bavardages.
Dans le maniement du dialogue, Dickens est excellent. Quelque terne que soit le
signalement qu’il donne, quelque bizarre et hors nature le type qu’il entend
représenter, d’une phrase, d’un monologue, d’un récit rapporté et interjeté, la nature
morale particulière qu’il veut montrer apparaît dans tous les détails de sa
configuration individuelle. Cet art est merveilleux ; il survit aux atténuations des
traductions ; il ne peut s’analyser, car il se compose autant des tournures
caractéristiques et baroques dont le romancier fait se servir ses interlocuteurs que des
idées qu’il leur prête, des singuliers aperçus, des digressions bizarres, des
surprenantes réponses qu’il met dans leur bouche. Toute leur nature se témoigne ainsi
souvent d’un coup, parce qu’elle est en général, sinon très simple, du moins invariable
et très outrée. Et comme l’auteur a soin d’ajouter à cette précise caractérisation
conversationnelle quelque mention sans cesse répétée d’une particularité physique ou
morale facile à retenir, comme il ne néglige guère, quand son émotion déborde, de
prendre la parole lui-même pour dire ce qu’il faut penser des gens qu’il produit, leur
aspect moral se trouve excellemment défini et se grave forcément dans la mémoire.
Que l’on prenne dans David Copperfield la scène où le distingué et
loquace M. Micawber est présenté au jeune héros du livre et s’offre à lui fournir une
chambre, on voit tout d’abord les habits râpés et la fausse élégance du personnage, sa
calvitie, son visage rebondi, son lorgnon, sa canne à glands, son imposant col de
chemise. Mais le voici qui parle ; ses termes sont recherchés et vagues, un soudain
sourire de confiance amicale et fate éclaircit son visage ; il fait un geste solennel de
la main, prononce quelques phrases sonores, s’en va majestueusement en fredonnant un air
et l’homme est posé pour tout le reste du livre. Ses mines, son parler, son extérieur,
sa bonté, son insouciance, sa bienveillante et débile vanité sont marqués d’un coup et
resteront tels. Mme Dorrit a suivi son pauvre homme de mari à la prison pour dettes ;
elle est sur le point d’accoucher, il lui faut une garde, celle-ci se présente et le
discours graphique par lequel elle débute montre tout entière cette singulière personne
bavarde, niaisement serviable et toute prête à se consoler la première par ses bonnes
paroles. Dans le même livre, pas une phrase de Mme Flora Finching, l’ex-prétendue de
M. Clennam, qui ne décèle l’écervellement de la coquette sur le retour, affectant des
airs de petite fille évaporée avec sa mine de grosse matrone bien nourrie. Les premières
paroles de la bonne de Mme Clennam mère, la singulière Affery Flintwinch, révèlent la
vieille servante quinteuse, rancunière et timorée, un peu folle, un peu stupide, qui
tout le long du récit étonnera le lecteur par ses attitudes d’effarée vieille poule. Que
l’on prenne dans Martin Chuzzlewitt les filandreux bavardages que profère
cette merveilleuse garde-malade, ivrognesse, larmoyante et digne, Mme Gamp ; que ce soit
dans David Copperfield la grand ’tante Betsy Trotwood qui aligne ses
phrases raides, sèches et remuantes comme toute sa maigre et décidée et dégingandée
personne, c’est par la drôlerie de leurs paroles, la syntaxe étrange de leurs phrases et
de leurs idées que se marquent tous ces types. L’illustre fils de postillon, Sam Weller,
dans les Aventures de M. Pickwick, est tout entier dans ses répliques,
avec son outrecuidante impertinence, ses grimaces de bonne humeur, et son bon cœur de
gamin rieur. Par ses dires encore, l’avoué Jaggers des Grandes Espérances
se témoigne hargneux, résolu, peu sentimental et bon tandis qu’en de longs dialogues
chuchotés avec le petit Pip, le forgeron Joe soulage la plaisante bonté de sa fine
nature d’homme délicat, timide, gai et songeur. C’est encore par de longues professions
de foi que se manifestent l’indomptable orgueil mercantile de M. Dombey et l’hypocrisie
affublée de bienveillance, d’humilité et de libéralité de Pecksniff. Les traîtres plus
grotesques qu’effrayants, M. Quilp dans Le Magasin d’antiquités, Raiph,
Nickleby, l’humble et visqueux Heep de David Copperfield, d’autres, et
toute la foule des personnages épisodiques sont dessinés de même par de continuels
discours qui révèlent à la fois tous leurs plans et toute leur humeur, qui les dessinent
en relief, en traits sommaires, il est vrai, gros et redoublés, mais avec une saillie et
des raccourcis qui les font visibles et mémorables. Tous ces êtres, pareils aux
personnages d’une comédie, sont essentiellement des causeurs, des personnes dont on ne
sait que ce que donnent à conclure leurs dires, leurs réflexions, leurs digressions, les
propos qu’ils se tiennent et qu’ils répliquent, la manière dont ils parlent, leur
énonciation, leurs gestes, leurs débats, et parfois quelques actes bien moins
significatifs que leurs paroles.
Comme le prouve les chefs-d’œuvre dramatiques, ce procédé est suffisant, s’il est
employé par quelque grand artiste soucieux de ne l’appliquer qu’à faire connaître et
deviner les natures fortement caractérisées qu’il préfère d’habitude décrire ; il permet
de travailler en vigoureux reliefs et, entre les mains d’un poète comme Shakespeare, il
va jusqu’à révéler des âmes aussi purement méditatives que celle d’Hamlet ou de
Prospero. Dickens n’a certes ni poursuivi ni atteint de pareils résultats. Son œuvre
n’est pas consacrée à susciter les profondes émotions induites de science et de
sympathie que cause le spectacle de quelque grande âme humaine mise à nu. Le dialogue
est pour lui le moyen le plus court, le plus aisé et le plus intéressant par lui-même,
de caractériser une multitude de créatures grimaçantes et risibles, plus composées que
reproduites d’après nature et dont le spectacle, comme pour les personnages de
vaudeville et les traîtres de mélodrame, est plus fait pour amuser ou effrayer que pour
donner à connaître quelque variété insigne de notre espèce. Quand ses héros ne sont pas
comiques ou n’étonnent pas le lecteur par une perfidie tellement marquée qu’elle force
l’attention et, dans une certaine mesure, l’intérêt, Dickens faiblit et échoue dans
l’emploi de son art particulier de délinéation conversationnelle. S’il s’attaque à des
gens moyens, ni ridicules ni surprenants, mais simples, naturels et vertueux, le
romancier anglais ne parvient à Créer que de pâles ombres sans vie, de paroles banales,
d’actes insignifiants et qui restent ternes et nuls d’un bout à l’autre du livre.
Nicolas Nickleby et Olivier Twist, dans les romans de ces noms, sont du nombre ainsi que
la petite Nell dans Le Magasin d’antiquités, M. Clennam dans La
Petite Dorrit et tous les excellents jeunes gens et les douces jeunes filles
qui se marient au dénouement de la plupart des récits de la première période.
Plus tard, sur la fin de sa vie, l’art de Dickens, pour la composition des personnages,
a varié comme son style descriptif, et il est parfois parvenu à dresser en pied quelques
créatures complexes et humaines qui ne sont ni comiques ni effrayantes, ni nulles ; il
en vint à user d’un procédé bizarre que le conteur américain Bret Harte a poussé à bout
et qui consiste essentiellement en des indications disconnexes et réticentes de traits
de caractère dissociés, de rares propos ambigus, d’actes inexpliqués, constitue en
somme, une sorte de clair-obscur littéraire qui laisse au lecteur le soin et le plaisir
de reconstituer en un tout une série de touches noyées d’ombre. Les deux bateliers qui,
dans L’Ami commun, s’emploient à la sinistre tâche de repêcher dans la
Tamise les cadavres des noyés, sont ainsi dessinés par phrases fragmentaires, par
allusions discrètes et présentent d’étranges airs de vie. La Louise des Temps
difficiles, cette singulière jeune femme, silencieuse et passionnée, chez
laquelle éclate tout à coup le grand flot des sentiments, malgré l’étroite et toute
positive éducation qu’elle a reçue, est de même, dans le décousu de sa composition, une
figure frappante, et Dickens atteint presque au grand art réaliste dans l’effrayant et
misérable forçat des Grandes Espérances ; le rude et sombre récit que cet
homme fait de sa vie pourrait prendre rang à côté des grandes pages de Balzac. Ce sont
là des êtres mis à moitié seulement en pleine lumière et qui sont mystérieux tout en
paraissant complexes et vrais. Tels sont encore, dans La Petite Dorrit,
le vieux Flintwinch, qui promène si bizarrement son torticolis de pendu réchappé par
l’atmosphère ténébreuse de la maison Clennam, ou cet aventurier presque de race, Rigaud,
dont les mains blanches et sales sont étrangement soupçonnées d’avoir étranglé une femme
dans un endroit écarté, près de Marseille. En se souvenant encore de quelques
fantastiques harpagons de Dickens, tels que le vieux Gride de Nicolas
Nickleby ou le vieux Scrooge de l’un des Contes de Noël, on
aura de bons exemples de ce que peut donner un art essentiellement réticent et
suggestif, qui se borne à de rares indications disconnexes en laissant à l’imagination
des lecteurs le soin de compléter les linéaments des figures ainsi esquissées dans
l’ombre.
Telle est la galerie des personnages de Dickens ; une série d’êtres grimaçants,
contournés, drôlatiques, outrageusement méchants ou risibles, les plus nombreux et les
plus importants dans l’œuvre, dessinés grâce à leurs copieux propos et à leurs manières
de dire ; une série d’êtres moyens, raisonnables et bons, invariablement manqués ;
quelques gens plus complexes et plus semblables par là aux hommes véritables, mais
bizarres et presque fantastiques qui sont connus par des indications éparses, entre
lesquelles le lecteur est chargé de se figurer des caractères d’autant plus intéressants
qu’ils sont plus vagues. Tous ces personnages, M. Taine l’a abondamment constaté, sont
permanents, immuables en leurs traits constituants, et ceux-ci sont fort peu nombreux et
d’autant plus accusés ; ce sont des personnages sans importance, puérilement conçus,
qui, sauf M. Pecksniff, M. Dombey, — et ceux-ci combien mal, — n’illustrent aucune des
grandes passions de l’homme ; ce sont des êtres outrés, imaginaires, qui ameuteraient
les gens en rue, qu’on s’empresserait de mettre à la porte de n’importe où, qui, non
contents d’être grotesques, simples et immuables, le sont avec furie, acharnement et
rage. Ils exaltent leurs tics, leurs qualités, leurs vertus, leurs ridicules et leur
méchanceté ; ils se confessent avec une abondance d’indications, une franchise d’aveux,
qui frappent et amusent les plus inattentifs lecteurs, qui compromettent parfois l’effet
d’effroi que devraient produire les traîtres, féroces vraiment avec trop d’abandon, qui
font verser la vertu des héros et des héroïnes tantôt dans une benoiterie stupide,
tantôt dans trop d’humilité. Mais cette manifestation excessive même fait valoir
merveilleusement le ridicule, la fantaisie, l’étrange et risible bizarrerie des
personnages comiques qui traversent les livres de Dickens avec de si amusants visages et
de si drôles de bonnes âmes, vieux messieurs pléthoriques et coléreux, grandes dames
prétentieusement pincées, aigres vieilles filles, maris intimidés, prestigieux bohèmes,
et ces inénarrables ivrognes, flambant d’alcool, la langue pendante, les yeux blancs sur
leurs bajoues violettes, et lui conservent imperturbablement leur décorum de gentlemen
après les pires ribotes. Outrés encore dans leur étrangeté, le vague qui les entoure,
les inquiétantes suppositions qu’ils donnent à concevoir, ces personnages de mystère à
peine esquissés qui figurent dans les derniers livres du romancier et qui joignent
cependant à tout l’étonnement qu’ils causent une complexité et une vérité profondes,
comme sont vrais également, malgré tous leur débordants ridicules, les personnages
comiques qui satirisent et montrent à merveille en un énorme grossissement les travers,
quelquefois les vices, le plus souvent les innocentes manies qu’il est facile d’observer
en tout lieu et qui frappent quiconque a quelque peu voyagé en Angleterre.
Tous ces traits, la simplicité, la permanence, la puérilité de nature, l’outrance du
dessin, la vérité de la charge qui distinguent les personnages de Dickens, caractérisent
également au plus haut degré les scènes où le récit de leurs actions, la reproduction de
leurs conversations, la description des lieux où ils se trouvent, s’unissent pour
constituer les épisodes par lesquels l’action chez Dickens s’achemine au dénouement avec
les détours les plus longs et les plus invraisemblables. Tantôt presque entièrement
dialogués à la façon de scènes de comédies, tantôt contés mais avec toute l’ardeur de
parti pris que Dickens met dans ses récits, tantôt encore esquissés en termes si vagues
qu’on a peine à comprendre et que le mystère du sujet se double du mystère de la
manière, les chapitres divers de l’œuvre du romancier ne contribuent guère au progrès du
récit, s’y rattachent plutôt qu’ils ne le constituent, sont enfin outré et poussés à
bout, développés sans mesure, et cependant vrais de la vérité particulière de la charge.
On peut puiser à pleines mains dans son œuvre la plus rassise, dans David
Copperfield. C’est le petit David envoyé en pension à Londres, dînant tout
seul à l’auberge de Yarmouth, se laissant enlever par le garçon, d’une si amusante
façon, le contenu de presque tous les plats, et passant ensuite aux yeux de l’hôtesse
pour un petit misérable suspect de boulimie ; c’est encore, quand il devient étudiant en
droit, l’épisode de la location de son premier appartement de garçon, ses rapports
timorés avec sa trop sensible hôtesse, et le récit du mémorable dîner où M. Micawber, à
l’instigation de sa femme, prend la résolution de jeter le gant à la société, la sommant
de lui donner une position digne de ses talents. Dans Dombey et fils, la
scène où le capitaine Cuttle fait, avec sa joyeuse indiscrétion, les plus
compromettantes confidences au perfide Carker, est à rapprocher du joyeux et bizarre
quiproquo qui met aux prises l’onctueux Pecksniff et la digne Mme Gamp, l’une croyant
avec les voisines qu’on l’appelle auprès d’une femme en couches et qu’elle s’adresse à
l’heureux père, tandis que son interlocuteur réclame au contraire ses services pour être
de garde auprès d’un mort. Dans tous ces incidents, la scène est faite pour la scène
même, pour ce qu’elle donne à rire, et le comique y est poussé aux limites qui au
théâtre font dégénérer la comédie en farce. Pas un mot qui ne soit plus à l’adresse du
lecteur que des personnes en présence, et il en est de même de tous ces tableaux du
grand monde, ces dîners de cérémonie où de vieux roquentins élimés ou
d’énormes apoplectiques échangent avec leurs voisines en turban des propos si
prétentieusement vides. Toujours Dickens reste l’artiste outrancier, partial et borné
que nous avons appris à connaître et qui se plaît autant à accentuer le comique et la
satire de ses pages dialoguées que le mystère et la terreur de celles où, usant
d’indications descriptives disconnexes, il accumule sur certains incidents les ténèbres
et le vague, conservant malgré tout une vérité dans l’excès, un air de réalité dans le
fantaisiste, qui n’est pas le trait le moins curieux de cet art singulièrement
complexe.
Dickens est incontestablement un réaliste, d’une espèce particulière, il est vrai, et
bien qu’il s’emploie davantage à déformer la réalité qu’à la reproduire. Dans ses
descriptions, dans ses personnages, dans ses scènes, l’effort à imiter la nature, à
imaginer vrai, à se rappeler de précises observations, est évident ; il est contenu par
certaines incapacités natives, par des préjugés acquis, mais le romancier anglais n’en
possède pas moins une marque qui le distingue nettement de tous les artistes idéalistes,
dans ses préférences pour ces laideurs, ces vulgarités, ces irrégularités du réel, que
ceux-ci s’empressent d’effacer, par le travail de sélection qui les caractérise. Dickens
était porté à reproduire tout l’existant ; il a commencé, d’abord comme tous ses
congénères, par prendre ce qu’il est convenu que l’on dédaigne ; il s’en est tenu là, et
dans toute son œuvre on aurait peine à trouver un grand homme ou une femme séduisante,
ou simplement des gens bien élevés. Son domaine est circonscrit au grotesque, au
malfaisant, au mystérieux, et ce qu’il s’attache à représenter, il ne peut s’empêcher de
le modifier de mille manières dont nous venons d’étudier les principales, qui sont
celles d’un humoriste, qui sont celles encore d’un caricaturiste.
Que l’on consulte non les anciens dessinateurs anglais de ce genre, Hogarth, Krukshank,
le gracieux et licencieux Newton, chez lesquels un élément marqué de sensualité
ordurière obscurcit la ressemblance, mais plus près de nous, à une époque plus
pudibonde, les croquis amusants et incorrects que Leech a prodigués au
Punch de 1810 à 1860 ; mieux encore que l’on consulte une bonne
collection de ce grand artiste, notre Daumier on encore, plus près de nous, les toiles
souvent amères et comiques d’un peintre, M. Raffaëlli, qui touche volontiers à la satire
sociale, avec un singulier talent à faire entrevoir d’infinies complexités d’âmes sous
de frustes visages patiemment fouillés ; on verra qu’abstraction faite des tendances
plus haineuses en France qu’en Angleterre, les procédés de ces hommes et ceux de Dickens
sont essentiellement les mêmes. Le caricaturiste est un créateur et un déformateur
particulier de personnages et de scènes. Il doit faire vrai ; la moitié de son mérite
— et chez Daumier cela touche au génie — consiste dans la justesse de l’observation,
l’exactitude de la silhouette, la précision de la satire, la vie surprise par le dessin
sommaire, de façon que le spectateur ne puisse douter un instant qu’on lui montre un
être réel, observé dans son aspect, analysé dans son caractère. D’autre part, pour que
l’image soit une caricature, il faut qu’elle éveille par elle-même le sentiment de
dérision ou d’aversion que l’artiste désire susciter, souvent à propos de gens qui ne
sont ni ridicules, ni haïssables ; il faut donc que la représentation de ces gens qui
doit être véridique, soit en même temps déformée, de telle sorte qu’elle force par
elle-même à formuler le jugement que l’artiste entend suggérer. Celui-ci doit donc
intervenir lui-même, par sa propre impression, parce que son tempérament le porte à
changer dans l’image, entre celle-ci et le spectateur. Ses dessins seront simples et
typiques, car la charge qu’il fera de ses personnages est plus importante que leur
représentation minutieuse, parce qu’il a pour tâche non de faire connaître des
caractères compliqués, mais de faire rire de quelques travers faciles à comprendre. Ses
personnages seront permanents ; ils n’apparaissent qu’en ce qu’ils ont de comique, et,
quelle que soit la situation dans laquelle ils sont placés, ce comique peut rester le
même et efficace. Dans Daumier, Robert-Macaire conserve la même physionomie insolemment
louche à travers la série ; ses bourgeois et ses Mme Coquardeau restent perpétuellement
aigres, stupides et plats, et Gavarni n’en use pas autrement pour son Thomas Vireloque,
ni Grévin pour son Taupin. Ses personnages seront nécessairement puérils et laids, car
on ne saurait satiriser ce qui est grand, et le beau ne fait guère rire ; aussi quand
Daumier pénètre dans les bains publics pour dames, au lieu des gracieuses nageuses qu’il
aurait pu y trouver, il y met contre toute vérité d’affreuses portières et de
ballonnantes maritornes ; quant à l’apogée de son talent, dans ses merveilleux
Croquis dramatiques dont le dessin vaut celui des maîtres, il aborde
l’actrice, c’est encore pour la vieillir, l’enlaidir et la ridiculiser. C’est qu’il faut
à toute force, et même contre la vraisemblance, que le spectateur ne puisse se tromper
sur l’impression qu’on veut lui causer, et quand Gavarni et Grévin manquent à cette
règle du grotesque forcé, c’est qu’ils deviennent peintres de mœurs et cessent d’être de
véritables caricaturistes. Ceux-ci ont pour premier devoir d’outrer de telle sorte les
déformations ridicules qu’ils s’imposent de trouver que le jugement du spectateur ne
puisse s’y tromper. Quand Daumier veut faire rire des villégiatures dominicales des
bourgeois, les environs de Paris prennent dans ses lithographies des airs de Sahara. Ses
enfants sont tous de monstrueux hydrocéphales, ses portières et ses gardes-malades
d’effrayantes mégères ; ses gardes nationaux, ses avocats, ses hommes politiques
oscillent entre la stupidité et la coquinerie, et quand ces personnages s’abouchent, ils
le font en des termes et avec des attitudes qui ne peuvent aboutir qu’à des horions ou à
de réciproques et dangereuses stupéfactions.
Que l’on étende l’emploi de ces procédés du ridicule au comique bienveillant, au
pathétique et au mystérieux, que l’on conçoive un écrivain qui, dans ces trois sortes
d’émotions, ne peut faire une description, poser un personnage, développer une scène,
sans intervenir et marquer directement l’impression qu’il veut en faire ressentir, on
aura la définition de l’art de Dickens, qui n’est en somme que l’exagération du procédé
fondamental de tout art, l’excès de la vision et de la représentation personnelles.
Nous connaissons maintenant ce qui caractérise l’art de Dickens dans les diverses
parties de son œuvre. Nous sommes en présence d’un auteur explicite et outrancier, qui
charge ses phrases de verve, qui se lance sans cesse à développer abondamment n’importe
quelle idée, qui, usant tantôt d’indications descriptives ordinaires, plus souvent
d’indications descriptives disconnexes, le plus souvent d’un dialogue merveilleusement
nuancé, dessine ses personnages en charges outrées ; il les conçoit permanents dans
leurs attitudes grotesques ou menaçantes, n’en compose que de fort simples, de puérils,
de difformes et, malgré le mystère, la terreur, la bizarrerie, les ridicules dont il les
doue, n’en imagine guère que de réels et de vrais, de cette vérité particulière des
caricatures et des satires. Dans la description des lieux où ils se meuvent, l’écrivain
ne tâche qu’à rendre aussi clairement que dans la délinéation de leur caractère, quelque
impression sentimentale, une manière de voir, une suggestion morale ; dans les scènes où
il les met en présence, il ne tend qu’à exagérer encore la saillie de leur tempérament,
tout en accusant le sens et la tendance propres de l’épisode même, qui, grossi sans
mesure, infléchit brusquement toute la marche du récit au gré du goût de l’auteur plus
soucieux d’incidents intéressants que de l’équilibre et du progrès de l’œuvre. Les
effets que peuvent produire des livres de cette sorte qui ont pour caractéristique
l’outrance dans l’expression des mille émotions du romancier, les sentiments auxquels il
fait appel chez ses lecteurs, ne sauraient être difficiles à démêler.
L’œuvre de Dickens est double ; de teneur plus étendue que celle des caricaturistes à
laquelle nous l’avons comparée et qui est bornée au rire méprisant on à l’ironique
retour sur soi, elle comprend la gamme de sentiments qui va de l’amusement bienveillant
à la dérision indignée, à la haine, à la terreur, de la bienveillance humoristique
encore à la pitié, à la pure sympathie, et qui n’excède guère ainsi le domaine des
émotions d’approbation ou de désapprobation. L’œuvre de Dickens n’étant pas, par
excellence, une œuvre de réalisme descriptif, mais bien une déformation émue du
spectacle social, formule un jugement sur ce qui est aimable ou détestable dans le
monde, aboutit à fonder une sorte de morale pratique qu’il sera intéressant de
connaître, qui n’est ni la morale de ce temps, ni celle du pays où Dickens est né, et
qui donnera des lumières complètes sur ses inclinations et son idéal.
Les livres de Dickens, quelque peine qu’on ait à le comprendre à notre époque de
littérature morose, sont amusants et sont faits pour amuser. Le romancier a débuté, dans
les Aventures de M. Pickwick, par une épopée caricaturale et drolatique ;
depuis, l’humour, la gaieté communicative et innocente qui fait le fond de ce récit, un
des meilleurs, n’a manqué dans aucune des œuvres suivantes. L’excellent, naïf et docte
président du Pickwick-Club, ses honorables acolytes, sujets malheureusement à tant de
faiblesses humaines, Tupman, Snowgrass Winkle, sont de merveilleuses créations
comiques ; on ne cesse de sourire de leurs aventures, de celles qu’introduisent le
postillon Weller et son célèbre fils, ou ce maigre et délié imposteur, M. Jingle,
flanqué de son sanctimonieux valet, que le jeune Sam vienne témoigner avec le tact le
plus exquis dans le procès en rupture de promesse de mariage que Mme Bardell intente au
trop galant M. Pickwick, qu’il écrase de son impudence une chambrée de guindés valets de
chambre à Bath, ou qu’il entreprenne de détruire le prestige du bizarre puritain qui a
su gagner le cœur de Mme Weller et s’installer à demeure dans son auberge, l’amusement
est constant, vif et franc, sans dérision ni amertume. Ailleurs, dans Nicolas
Nickleby, ce sont les bavardages et la vaniteuse coquetterie de la crédule,
sensible et rélive Mme Nickleby. Dombey et fils a les grands éclats de
voix du capitaine Cuttle. Martin Chuzzlewitt, les soliloques de MM. Camp
et les scènes de mœurs yankees. La grandiloquence, les sauts d’humeur et la dignité
constante de M. Micawber, les conflits de miss Betsy Trotwood avec les âniers qui
traversent la pelouse en face de sa maison, les capitulations successives de David
devant sa tyrannique logeuse, font la gaîté de David Copperfield.
Même les livres plus sombres de la dernière période, Les Temps
difficiles, Les Grandes Espérances, L’Ami
commun, ne sont pas entièrement dénués de ce comique sans fiel, de cette veine
de drôlerie innocente et fine, de ce fun, comme disent les Anglais,
qui a fait assurément beaucoup pour le grand succès populaire des livres de Dickens La
raillerie n’est pas toujours aussi bénigne chez ce romancier, et souvent il emploie la
caricature à son but propre, à tourner en dérision les choses qui l’indignent. Que l’on
prenne dans Olivier Twist la massive et redoutable figure du bedeau qui
régit avec une si épaisse et stupide cruauté l’hospice de la commune, que l’on observe
sa gaîté, sa panse, sa carrure de majordome et de geôlier, sa grosse nature sans pitié,
la satire paraîtra violente et elle a porté de grands coups à l’institution même du workhouse. Rien de plus odieux que le Carker de Dombey et
fils, de plus fortement ridiculisés que les soi-disant gens du monde qui
remplissent les salons du grand négociant, et que Dickens s’attache sans cesse à
représenter comme des êtres aussi imbéciles, avides et prétentieux, que secs et
méchants. Le type de l’hypocrite est peint en M. Pesckniff avec une haine vengeresse. Le
fabricant et le député des Temps difficiles, M. Bounderby et Thomas
Gradgrind, sont d’insignes caricatures de l’esprit de positivisme, de la grossièreté de
cœur des gens pratiques. Ailleurs Dickens livre à la risée les bureaucrates, ailleurs
les magistrats et les hommes de loi, ailleurs encore les avares, et quand il se met
ainsi à flageller quelque vice ou quelque institution, il y procède avec l’injustice, la
partialité haineuse, l’aversion sans compromis d’un homme qui a les affections et les
inimitiés vigoureuses, irréfléchies et franches d’un satiriste.
Ces caricatures sont parfois poussées au monstrueux, et c’est alors l’aversion
épouvantée, l’horreur et la terreur que font naître les types et les scènes que Dickens
s’applique ainsi à pousser au noir. Tel est dans Olivier Twist l’affreux
personnage de Bill Sykes, le voleur colère, brutal et stupide qui, dans un effrayant
accès de rage, assomme sa maîtresse à coups de crosse de pistole sur la figure et fuit,
harcelé de remords, dans la campagne déserte jusqu’à ce que, abandonné même de son
chien, il revienne à son taudis, hanté de l’atroce hallucination des yeux rompus de sa
victime, et que, poursuivi par la police, il se laisse choir du toit où il s’était
réfugié, le cou pris dans la corde dont il voulait s’aider pour descendre. Faits avec
une outrance égale sont les épisodes où Dombev s’attache à manifester à sa fille qu’il
déteste un intraitable orgueil et la sécheresse de son cœur. Barnabé
Rudge a le spectacle de l’effroyable assaut que donne la populace orangiste
contre la prison centrale de Londres, la nuit, à la lueur des torches et des incendies,
quand dans les ruisseaux bleus flambants d’eau-de-vie, des amas d’hommes et de femmes
brûlent lentement en cuvant leur ivresse. Dans La Petite Dorrit ce sont
les insultantes allées et venues du cadavre du banquier M. Merdle qui la veille de sa
faillite, est allé s’ouvrir les veines dans une baignoire de bains publics où son corps
blanc et moite est étalé au milieu des caillots. Toutes ces scènes sinistres et odieuses
dont il serait facile de grossir le nombre, louchent à l’horrible, dépassent presque la
satire et montrent jusqu’où Dickens osait aller dans l’expression de sa haine et dans
l’évocation audacieuse de celle d’autrui.
Franchissant ces sentiments que caractérise encore un élément marqué de mépris,
Dickens, dans les œuvres de la dernière période et dans certaines parties de ses autres
livres, s’est élevé parfois à l’une des émotions esthétiques les plus puissantes, la
terreur pure, cette étrange sensation de peur, de respect, de muet recul, que donne
l’obscur, le tacite, l’inconnu, tout ce qui se voile d’ombre et s’enveloppe de silence.
Usant de cet art sobre et puissant des indications disconnexes que nous avons appris à
connaître, employant quelque solennité de ton, s’abandonnant à tout le morose d’une
imagination qui s’était lassée de trop d’humour, Dickens composa dans Les Grandes
Espérances, dans L’Ami commun, Le Mystère d’Edwin
Drood, dans certaines parties de Dombey et fils, de La
Petite Dorrit, quelques épisodes d’une sinistre beauté, puissamment, écrits,
et dans lesquels, par aventure, il atteignit du même coup la force d’un réalisme presque
profond, et l’intérêt intense du fantastique. Ce sont les scènes de crépuscule, où les
pêcheurs de cadavres de la basse Tamise vont à leur lugubre besogne sur la rivière
stagnante et plombée, les courts propos qu’ils échangent dans les petites auberges
fangeuses du bord, la sombre maison où ils déposent leur trouvaille et cette expédition
nocturne dans laquelle l’un d’eux se noie, le cou étrangement pris dans un cordage
flottant. C’est ailleurs, la poursuite d’un forçat évadé des pontons et que l’on cherche
à la lueur saignante des torches, par les marais de la côte pleins de brumes et de
flaques, la fuite lointaine d’un de ces criminels, qui revient malgré le péril, enrichi,
cauteleux, redoutable, endurci, pris d’affection pour l’enfant qui lui a montré
autrefois quelque compassion, auquel il conte rudement sa vie, qui s’éloigne de lui avec
horreur, qui s’emploie à le faire repartir par une nuit lugubre et une matinée blême,
sur la rivière grise où le guettent les policiers. Que l’on joigne à ces livres le
fantastique plus grossier des Contes de Noël, l’étrangeté parfois
puissante de certaines nouvelles, comme ce Hunted down (Chassé à mort),
où l’on finit par traquer un être sombre et farouche appliqué à tuer lentement les
parents qu’il a d’abord fait s’assurer ; que l’on prenne encore l’effrayant suicide de
Nicolas Nickleby et les réflexions mortelles qui le hantent quand, revenant le soir dans
la noire maison où il a décidé de se rendre, il longe le mur du cimetière abandonné qui
l’avoisine ; les scènes où cette percluse, fière et bigote négociante, Mme Clennam,
languit morosement, toute vêtue de noir, dans un fauteuil à oreillettes, si semblable à
un cercueil, autour duquel tourne la vieille Affery avec ses airs de somnambule
effarée ; on aura un ensemble de récits terrifiants où Dickens ne touche plus que
respectueusement aux vices qu’il déteste et où il parvient presque à créer les êtres
complexes et réels, fantomatiques sans doute et entourés de mystère, mais recelant dans
leur esprit, que l’auteur laisse deviner sans l’analyser, ces profondeurs et ces crises
contradictoires qui constituent l’homme véritable.
L’analyse pure, encore une fois, n’est jamais le fait de Dickens. S’il parvient à
mettre debout quelque être portant les stigmates composites de la vie, c’est par
surcroît et par à côté de l’émotion qu’il lui inspire. L’effroi le lui a permis ; plus
rarement c’est la pitié qui l’inspire, comme pour cette bizarre et excessive jeune
femme, la Louise des Temps difficiles, qui s’échappe si violemment de la
dure éducation de chiffres et de faits, de brutal égoïsme et de froid détachement dans
laquelle l’enserraient son père et son mari, pour sentir sourdre en elle la révolte des
sentiments cordiaux. À un degré de complexité moindre, on trouve à citer certains types
de fous et d’enfants, l’excellent M. Dick de David Copperfield ; Smike,
l’idiot de Nicolas Nickleby, qui représentent la bonté des créatures
inintelligentes selon le monde, ce pauvre enfant malade de gens riches, le petit Paul de
Dombey, qui, avec une âme vieille de moribond, porte à sa sœur un
exclusif attachement dont son père est si douloureusement jaloux. Mais d’habitude la
faveur se traduit chez Dickens en formes bien plus ternes que la haine. Il ne réussit à
provoquer chez ses lecteurs aucune part de l’admiration qu’il ressent pour ses vertueux
héros et ses gracieuses héroïnes ; les personnages et les scènes où on le sent animé
d’indulgence et de plaisir ne sont artistiquement efficaces que quand il met à les
décrire quelque malice et quelque douceur, usant ainsi de ce mélange de gaîté et
d’attendrissement qui est à proprement parler l’humour, tel que Stern et Lamb eu ont
donné de célèbres exemples. Dickens les égale en cet épisode des
Aventures où M. Pickwick se résigne à se laisser enfermer dans la
prison pour dettes afin de ne pas payer une indemnité à laquelle il se sent injustement
condamné, et quand, avec un attachement bouffon, Samuel Weller se fait incarcérer avec
son maître à la requête de son vieux coquin de père. Dans Nicolas
Nickleby, le vieux commis Newman Noggs est assurément ridicule, sans qu’on
oublie jamais qu’en cet être bizarre on a affaire à quelqu’un de bon et d’honnête. Il
n’est pas dans Olivier Twist, jusqu’aux apprentis voleurs qui ne
surprennent quelque sympathie, et l’on garde affection, tout en riant, au doux Tom Pinch
de Chuzzlewitt, au forgeron Joe des Grandes Espérances,
qui se laisse si aigrement morigéner par sa hargneuse moitié.
Dickens n’est supérieur que quand il reste, comme le lui commande son talent, tout de
premier jet et d’emportement, l’artiste caricatural et partial qui déforme violemment
tout ce qu’il entreprend de décrire, et qui sait nous montrer les choses et les gens,
mais les montrer comiques, haïssables, monstrueux, mystérieux, humoristiques, dignes de
pitié ; qui, essentiellement subjectif et passionné, ne peut évoquer ni une scène ni un
personnage sans les figurer de telle sorte qu’on les connaisse moins qu’on n’apprend à
les juger
L’art de Dickens est en effet un art moral, et c’est en vertu de règles précises, d’une
vue arrêtée sur le monde, qu’il délivre le blâme et l’éloge. Ce qui lui importe à
savoir, c’est si les hommes et les institutions sont nuisibles ou inoffensifs, et cela
non tout compte fait, mais dans l’occasion même où il les considère. Que les gens soient
sans éducation, sans capacités, sans caractère, ridicules, stupides, laids, faibles
d’âme et de corps, bas, écervelés et totalement nuls, Dickens les aimera ; pourvu qu’ils
ne fassent souffrir personne directement dans leur carrière inutile ou ignoble, le
romancier leur réservera ses sympathies, badinera avec eux, les fera plaisants ou
amusants et donnera sans cesse ces humbles en exemple ; il sourit à leurs manies, les
prend sous sa protection spéciale et grossit encore leurs rangs de quelques couples de
braves idiots et de vertueux aliénés. À l’autre bout au contraire de la hiérarchie
sociale, les riches, les hommes de professions libérales, la classe gouvernante, les
gens de négoce, tous ceux qui, animés d’un égoïsme vivace, de quelque avidité d’argent
ou de pouvoir, ou en vertu de leur situation acquise, se sont placés au sommet de la
nation et pèsent de leurs poids sur la masse des misérables, les offensent de leur
insolence et les oppriment de leur dureté, — paraissent à Dickens, haïssables, pervers
et dignes de blâme ; leurs institutions sont condamnables ; on torture les enfants dans
les écoles ; on a tort d’enfermer les criminels dans les prisons ; les tribunaux sont
faits pour pressurer les plaideurs, les parlements pour pérorer d’inutiles bavardages,
les ministères pour perdre l’argent et compromettre les intérêts de la nation, les
hospices pour maltraiter les malheureux, les banques pour voler, les salons pour
échanger de niais propos avec de ridicules cérémonies. Ce sont là des rouages inutiles
et mauvais ; ils ne servent en rien à soulager les infortunes de la foule des
misérables, dont les maux s’aigrissent encore par suite de la dureté de cœur
qu’engendrent chez les riches et les puissants leur situation même, et leur avidité de
richesse et de pouvoir.
Hors l’aspect que le monde présente à la pitié irréfléchie, Dickens n’y trouve rien qui
l’émeuve. Tous les spectacles qu’il fournit à la sensualité et à l’intelligence pures,
sont exclus de son intérêt. L’inanimé et l‘irresponsable, la nature, les cieux et la
mer, les drames changeants que jouent en ce théâtre la lumière, les nuages et la nuit,
n’ont pas d’attrait pour lui. Il ne pénètre pas non plus la violente beauté des
passions, la profondeur des âmes, les grands élans de l’ambition, de la luxure, de
l’amour, de la colère, les sourds conflits des idées et des sentiments, des convictions
et des actes qu’impose la vie. Il n’admire ni la force de l’esprit qu’il ne comprend
pas, ni la force de la volonté, la belle dureté de caractère, l’invincible ténacité de
desseins dont ses compatriotes eussent dû cependant lui présenter d’impérieux exemples.
Par un manque de sérieux, une timidité pudibonde, plus native qu’acquise et dans
laquelle il eut la faiblesse de se laisser confirmer par l’opinion publique, l’écrivain
anglais n’osa même essayer l’application de sa morale d’innocence à cette pierre de
touche de toute éthique, les relations entre les deux sexes. Ses peintures de passion ne
décrivent l’amour qu’en termes tout à fait vagues et, bien que son livre de notes,
publié dans la Vie de J. Forster, contienne de nombreuses mais bien
romanesques notes sur la prostitution (« la prostituée qui tente d’autres filles
à partager sa honte ; la prostituée qui ne veut pas se laisser approcher d’un certain
jeune homme, qui est celui précisément qu’elle aime »
), jamais l’écrivain ne
s’est risqué à aborder ce terrible sujet.
Ces développements nécessaires n’y eussent rien changé. La morale de Dickens élaborée
en système ou réduite à ce que l’auteur l’a faite, à quelques aspirations vers un état
de bonté et de simplicité inoffensives, à quelques condamnations précipitées de ce qu’il
y a de dur dans l’homme et la société, est fausse et inutile comme toutes celles qui
sont issues de vœux, d’un idéal, de plus de générosité que d’expérience. Les
prescriptions qui n’ont pas été puisées de l’homme même, de tous ses penchants, de la
connaissance obscure du bien de son espèce, mais qui proviennent d’un élan passionné et
pressant vers le parfait, d’un acte d’aveugle et d’exigeant amour, ont l’inefficacité
des lois trop rigoureuses, commandent aux hommes d’excessifs devoirs, quelque
retranchement essentiel de leur nature, auquel ils ne se résoudront jamais.
Les préceptes religieux qui sont généralement de cet ordre ont pu prendre
l’imagination, modifier nos spéculations, inspirer même des actes antinaturels ; ils
n’ont jamais dicté de conduite ni réformé de peuple, et la permanence des grands traits
de la nature humaine, dans tous les âges et dans toutes les contrées, est garante de
cette impuissance des morales édictées. Si les caractères ont quelque peu varié de
l’état sauvage au nôtre, c’est surtout grâce aux mobiles que les religions dédaignent :
l’orgueil, l’amour de la vie, l’amour des jouissances, l’amour sensuel même, l’intérêt,
l’égoïsme individuel, l’égoïsme patriotique ; et dans ce lent travail de formation de
lui-même, auquel l’ont si peu aidé ses prêtres, l’homme, en paraissant et en croyant les
écouter, ne s’est défait que de ce qui lui nuisait, et n’a recherché qu’une somme
supérieure de bonheur, se pliant mieux à la vie naturelle et sociale et suivant ces
commandements véritables, que personne ne lui formulait, mais que les climats, la
chasse, la guerre, ses sens, toute sa chair, lui ont impérieusement imposés.
Si ces conceptions sont vraies, on voit combien est oiseuse et mal posée la question de
la morale en art. Une œuvre d’art ne saurait proclamer de morale, dans le sens usuel de
ce mot, parce que le fait seul de proclamer une morale, d’en révéler une que l’on ne
connaisse pas de date immémoriale, équivaut à exprimer sur la vie des vues erronées,
partielles, nuisibles. La tentative même, l’effort qu’il faut faire pour persuader ces
imaginaires préceptes, en démontre la fausseté ; car la vraie morale est obéie sans
conteste et tacitement. De même que notre conduite réelle résulte silencieusement de la
vie même et nous est tracée, sans que nous le sachions, en dépit de nos convictions et
de nos professions de foi, par tout ce dont nous sommes inéluctablement circonvenus, la
morale des œuvres d’art doit être sous-entendue et évidente, découler, inexprimée et
pourtant persuasive, des spectacles même qu’elle nous présente. Les œuvres d’art sont
l’image apaisée de la vie. Elles nous en reproduisent les puissantes émotions par une
représentation fictive, dont la douleur et la crainte égoïste seules sont exclues ou
plutôt transmuées en un doux et lent frémissement de lointaine anxiété, tandis que
s’exaltent par contre ce que le monde contient de grand, d’intense, d’embrasé. Le seul
principe qui puisse dériver de ce résumé essentiel de tout l’être, est le même que celui
qui découle de la réalité brute qui meut toute matière, qui attise toute vie, et que
commence à déduire de l’ensemble dont il est l’âme, la philosophie naturaliste en posant
la vertu de toute expansion et la peine de toute contraction, l’identité fondamentale de
la force et de la bonté.
L’œuvre qui est ainsi moralisante, qui juge, approuve et désapprouve, en vertu de
considérations purement sentimentales, la société et les hommes, qui tantôt les dépeint
en caricatures outrées, comiques ou monstrueuses, tantôt en indications disconnexes et
mystérieuses, qui jamais ne les analyse et ne les donne à connaître, pas plus qu’elle ne
décrit les lieux, ne ménage les développements humoristiques et personnels, les
indications au lecteur, les exubérances, les prosopopées, les partis pris du style, qui
procède par épisodes au gré d’une composition singulièrement lâche et mal faite, révèle
chez l’écrivain que nous étudions une organisation mentale nettement accusée, simple et
une, assez rare chez les hommes de lettres, fréquente au contraire chez les hommes
ordinaires, chez les hommes d’action et qu’il sera intéressant d’étudier en un
exemplaire parfait.
Dickens avait essentiellement une nature affective, sentimentale, émotionnelle,
c’est-à-dire que chez lui, plus qu’en d’autres, les impressions que ses sens recevaient
du monde intérieur, les images générales, les idées qu’il s’en formait, étaient toutes
accompagnées de vives sensations d’agrément ou de peine, qu’ainsi elles se
transformaient presque immédiatement en sentiments, en émotions, et que celles-ci enfin,
étant non pas de source intellectuelle, comme par exemple l’exaltation d’un géomètre à
la vue d’une belle démonstration, mais de source sentimentale, étaient presque purement
bornées à l’affection et à l’aversion simples. Si l’on fient exactement compte de ces
définitions, on pourra en déduire presque tous les caractères de l’art de l’écrivain
anglais, et l’organisation mentale qui lui sera ainsi reconnue appartenir, sera une
organisation générique qui pourra servir à déterminer d’autres tempéraments analogues au
sien, et qui donnera même, par réciproque, quelques lumières sur l’action de l’émotion
chez l’homme.
Tout d’abord, cela est bien connu des psychologues modernes, l’émotion, la sensibilité,
sont les antécédents indispensables des actes ; ils le sont particulièrement de toutes
les manifestations extérieures de l’individu, des contractions de sa physionomie, de ses
gestes, de sa parole. Un homme ému, un homme habituellement ému, gesticule violemment,
s’agite, se répand en injures, en prières, en acclamations, et cela est si violent que
souvent il parle comme en rêve, il ne sait plus ce qu’il dit. Aussi le style d’un
littérateur affectif sera exubérant, grandiloque, tout de premier jet et d’inspiration,
tourmenté, sans mesure, sans grâce ; cet auteur se lancera à propos de n’importe quel
sujet en infinis développements, et comme c’est son sentiment qui le fait écrire et
qu’au moment où il écrit, ce sentiment d’aversion, de bienveillance, de raillerie,
constitue son moi tout entier, cet auteur parlera surtout de lui-même et de ce qui
l’agite toutes les fois qu’aucune raison supérieure ne l’empêche. On sait si Dickens se
prive de consacrer de longs passages aux personnels introduits à propos ou
hors de propos dans la trame de son récit, comment son style est trépidant et empanaché,
comment, même dans la narration pure, dans le dialogue, la description, il trouve moyen
de marquer sans cesse ce qu’il pense de ce qu’il raconte.
C’est qu’en effet ce qu’il pense, ce sont déjà presque des sentiments. Dans le
définitif chapitre que M. Herbert Spencer (Principes de psychologie) a
consacré à ce phénomène mental, il est exposé que fondamentalement un sentiment diffère
d’une perception, d’une connaissance, d’une idée, en ce qu’il dérive des choses une
impression immédiate et continue, non la notion de leurs rapports avec le reste des
êtres, non une notion classificatrice, un jugement, mais une pure sensation pendant
laquelle l’objet seul apparaît dans la conscience, la flatte ou la heurte selon qu’il
lui est bienfaisant ou malfaisant. Aussi un être affectif ne peut-il avoir du monde
extérieur qu’une connaissance toute personnelle, subjective, et qui lui indique
simplement si certaine partie lui en plaît ou non ; s’il est amené à décrire quelque
spectacle, il pourra seulement non pas l’analyser et susciter dans d’autres esprits
l’image qu’il en aura conçu, mais s’étendre sur l’agrément ou le déplaisir qu’il en aura
ressenti. Ce sera la description humoristique par opposition à la description réaliste,
et on se rappelle à quelle exclusion Dickens a constamment pratiqué la première.
Pour la démonstration d’un caractère, d’une physionomie, pour les procédés de
personation d’un auteur, cette tendance affective aura des effets plus marqués encore.
De même qu’un auteur de cette espèce ne peut avoir du monde qu’une connaissance
incomplète et partiale, il ne verra des hommes que certains gros côtés extérieurs et les
verra déformés, enlaidis ou embellis, selon qu’à première vue ils lui plaisent ou
déplaisent, dans l’immédiat retour que l’homme sentimental exécute après chaque regard
jeté au dehors. Quand il lui faudra donc représenter ses semblables, il les décrira par
leurs gros côtés, des tics, des grimaces, des paroles, et outrera immanquablement ce par
quoi ils l’ont attiré ou repoussé, s’arrangeant d’ailleurs de façon qu’on ne puisse se
tromper sur le jugement que l’auteur porte sur eux et qu’ainsi le lecteur s’en forme une
opinion aussitôt qu’il les aperçoit. Ce sera de l’art caricatural, et c’est l’art de
Dickens dans la plupart des livres dans lesquels, on sait avec quelle outrance, il
déverse sans cesse le ridicule, l’aversion, la haine, la faveur, la bienveillance sur
les personnages qui les peuplent.
Sur le tard, une modification paraît s’être produite chez le romancier anglais dans le
mode de sa connaissance des hommes. De La Petite Dorrit aux
Grandes Espérances, il use de procédés de description nouveaux,
d’indications disconnexes, et du même coup il affectionne des personnages à la fois
vagues et mystérieux, mais mieux pénétrés et plus visibles. Il est permis de croire en
effet que la vision humoristique, émue, violemment partiale, va s’affaiblissant avec
l’âge ; l’être affectif en vient peu à peu à se lasser et à se refroidir : il découvre
lentement le monde tel qu’il est, hors de lui ; mais il le découvre graduellement, par
côtés divers, partiellement, et l’éparpillement même de ses sensations le fait verser
facilement dans l’étonnement, dans la terreur, dans une vue des choses pareille à celle
de l’enfant et du poète. Il pénètre mieux la réalité et simultanément la comprend très
complexe, très cachée, surprenante et inquiétante. De là la curieuse association chez le
Dickens de la seconde période, d’un réalisme plus saisissant et d’une tendance plus
accusée au mystère. De là en général la vérité relative, caricaturale, de ses plus
imparfaites silhouettes À l’encontre en effet de l’idéaliste qui dénature les images
mêmes qu’il reçoit du dehors pour les subordonner à la représentation intérieure qu’il
s’en fait, l’écrivain affectif déforme, exagère plutôt les propriétés de ces images qui
émeuvent sa sensibilité, mais ne les altère pas ; en sorte que sa représentation
caricaturale, grotesque, monstrueuse même, d’un ensemble social, peut rester vraie en
somme dans son ensemble, et que Dickens ou les caricaturistes auxquels nous l’avons
représenté sont une sorte particulière de réalistes qui donnent une image singulièrement
outrée mais véridique, dans une certaine mesure, de l’Angleterre ou de la France de leur
temps.
Que l’on considère en outre qu’en dehors de l’influence qu’une tendance trop vive aux
émotions exerce sur les perceptions et sur la connaissance, les sentiments ont eux-mêmes
des propriétés précises qui modifient toute l’organisation mentale de celui chez lequel
ils prédominent et qui altèrent par conséquent directement cette expression de son
individualité qui est l’œuvre d’art. L’émotion, comme nous l’avons dit plus haut, est un
état d’âme qui a pour caractéristique non d’être une transition, la sensation rapide
d’un rapport, comme les perceptions qui constituent les idées, — mais de rester continu,
indivisible, borné au même objet pendant sa durée, c’est-à-dire un. Un sentiment de
colère n’est pas l’examen, la classification, l’analyse de l’être ou de la chose qui
cause la colère ; c’est exactement et uniquement le sentiment que l’on est en colère ;
et ce sentiment est si homogène de sa nature, varie si peu de qualité, qu’on peut le
comparer, grossièrement, aux états physiques permanents, à une note tenue, ou mieux
encore à l’écoulement d’une veine liquide qui peut varier de calibre et d’impulsion,
mais non de nature. Il est donc évident, si l’on passe à un ordre de sentiments plus
complexes, qu’un écrivain qui aura ressenti, pour quelque personnage de son imagination,
une disposition particulière, n’en changera pas ; car il n’y aura aucune raison pour
qu’elle cesse ou qu’elle se transforme tant que la conception du personnage restera la
même, et, en soi, une disposition est un état d’âme un, peu susceptible de nuances ;
tant que l’on déteste une personne c’est de la même façon, et tant qu’on en chérit une
autre c’est de la même façon aussi. De sorte qu’il ne faut point s’étonner qu’un
écrivain affectif soit redondant dans les traits de caractère qu’il donne à ses
personnages et dans les développements par lesquels il en trahit l’impression. Si
Dickens conçoit ses héros comme permanents, s’il leur donne une unité de nature
contraire à la vérité, si ses scènes mêmes ne font faire à l’action aucun progrès
sensible, c’est que les sentiments qui sont à l’origine de toutes ses inventions sont
eux-mêmes uns, indivisibles, sans nuances qualitatives, que l’hypocrisie de M. Pecksniff
lui inspire continuellement la même sorte d’indignation ; qu’en présence d’un dîner de
cérémonie dans le monde, il éprouve, tout au long du récit qu’il en fait, la même humeur
satirique et méprisante.
Pour être sans grande variété qualitative, les émotions n’en sont pas moins changeantes
quantitativement. Elles peuvent s’affaiblir et se renforcer, elles ne cessent qu’après
avoir atteint le degré d’intensité requis par la circonstance et toléré par la nature de
celui qui les éprouve. Or l’écrivain affectif étant de nature émotionnelle, ressent les
dispositions imaginaires dans lesquelles il se met, avec une violence extrême ; de plus,
au moment où il écrit, l’inspiration, l’excitation intérieure le porte ; l’occasion
commande une sorte de transport. Doue il exagérera tout ce qu’il ressent ; il sera à la
fois outré et redondant (Bain, Émotions et volonté, p. 21) et quand
Dickens aura à poser un caractère ou à développer une scène, il le fera, avec la verve
excessive, l’extrême partialité, le manque de mesure et de vérité qui sont l’un des
principaux traits de son art.
Cette sorte de transport et d’affolement que causent les émotions, fait qu’un homme
affecté de quelque passion ne peut analyser ce qui se passe en lui et s’il est
constamment ou généralement ému, ne parvient jamais à se connaître et à connaître, par
induction, ce qui se passe chez autrui (H. SPENCER, Principes de psychologie,
1, p. 516). La pénétration psychologique lui est interdite, et cette vue
reçoit une éclatante confirmation de l’impuissance de Dickens à faire vivre ses
personnages autobiographies, David Copperfield et le petit Pip, ainsi que de la
faiblesse générale de ses peintures de caractère.
Enfin l’émotion a pour principale propriété d’annuler la réflexion, la critique, le
retour sur soi, c’est-à-dire d’être crue juste et légitime (Bain, loc.
cit. ), ’cest-à-dire encore d’être tenue pour infaillible par celui qui
l’éprouve. Un homme en colère ne doute pas un instant qu’il n’ait raison d’être ainsi,
et s’il doute, c’est qu’il commence à s’apaiser. Un homme généralement affectif est
constamment pénétré du bien fondé des dispositions qui l’animent ; il est donc tenté de
faire de ses sympathies et de ses antipathies la règle de sa conduite et, s’il est
écrivain, s’il a pris l’habitude de communiquer au public ce qui l’émeut, il érigera ses
sentiments en règle de morale universellement valable ; il sera moraliste et moraliste
sentimental. Dickens n’y a pas manqué et si, chez lui, la tentative et son insuccès sont
plus notables que chez d’autres, c’est que le sentiment a plus nui en lui que ce n’est
généralement le cas, à l’intelligence proprement dite, à la formation des idées et à
leur association.
Les idées sont chez Dickens rares et faibles. Les sujets de romans qu’il a conçus n’ont
presque jamais d’importance générale. Les passions qu’il étudie sont des passions de
second ordre et il ne lui est pas venu le désir de s’occuper des grands intérêts et des
grands instincts de l’homme. D’autre part la suite même des pensées qu’il a pu avoir est
défectueuse. Il ne parvient qu’à grand’peine, en dépit de la vraisemblance et de la
logique, à lier les incidents ; ses plans sont absurdes et, en somme, ses livres sont
bien plutôt une suite d’épisodes détachés et développés chacun pour son compte, que des
récits bien assemblés. Enfin aucune idée générale n’a eu sur son esprit, pourtant si
facile à s’agiter, assez d’ascendant pour l’émouvoir. Les sentiments que Dickens a
exprimés dans ses livres ne comprennent pas de sentiments intellectuels, de sentiments
systématisés ; il ne s’est pas enthousiasmé pour quelque conception définie, pour la
science par exemple, pour la grandeur de la passion, pour le progrès, pour la haine de
la civilisation. Les sentiments qui l’ont ému ne sont guère que des nuances de
l’aversion et de l’approbation ; ils versent dans la terreur, cet étonnement devant la
réalité qui est une des affections de l’inintelligence ; ils poussèrent l’écrivain à
quantités d’indignations déraisonnables, le firent se moquer et s’apitoyer, s’indigner
et s’effrayer d’une quantité de choses qui n’en valaient pas la peine, l’engagèrent
enfin à donner de tout, de la société, des institutions, des caractères, des vertus
nécessaires, des actes répréhensibles, un jugement, sans réflexion, tout de premier
mouvement, tel qu’en pourrait porter un enfant ou une femme émue.
Tout cela est aisé à distinguer ; il paraît certain que la prédominance des facultés
affectives a nui chez l’écrivain anglais au plein développement de l’intelligence, et
qu’elles en ont pris, du même coup, quelque futilité puérile. Mais sa carrière et son
art y ont gagné une enviable unité. Le sentiment bien plus que les idées étant ce qui
constitue le caractère, en déterminant les élans de la volonté, les actes, la conduite,
Dickens fut exactement dans la vie ce qu’il apparaît dans ses livres. Pas un billet
qu’il écrive pour proposer une promenade en commun, pour inviter à dîner, pour expliquer
une affaire, qui ne soit conçu en termes rapides, d’un style concité, frémissant de
passion, de vitalité, d’exubérante bonne humeur ; il y narre à ses correspondants les
petits faits qui arrivent chez lui, avec autant de drôlerie et de vivacité qu’il en met
dans ses livres ; ses pages les plus célèbres ne sont ni meilleures ni autres que la
lettre dans laquelle il raconte au pied levé, avec tout l’humour des grandes occasions,
le lamentable trépas d’un corbeau familier qu’il tenait à sa villa. La correspondance
qui date de son premier voyage en Amérique est aussi amusante, satirique et pleine
d’épisodes cocasses parfaitement décrits, que les notes qu’il rapporte et dont il fit un
livre. Par contre, ni les merveilleux paysages qu’il dut voir au-delà de l’Atlantique ou
ailleurs, en Écosse, dans le pays de Galles, ni les monuments artistiques qu’il visita
plus tard en France et en Italie, ni les traits de mœurs réalistes qui durent le
frapper, ne lui inspirent de longs . Ses lettres sont humoristiques,
passionnées, joyeuses, émues ou sèches ; on aurait peine à y trouver plus de quelques
croquis de sites et de mœurs.
Il marchait dans la vie, droit devant lui, avec alacrité et décision, ne réfléchissant
jamais longtemps, prêt à tout entreprendre, ne ménageant guère ses forces, n’usant ni de
prudence, ni de patience, ni de longs calculs. Tout le bel accueil qu’on lui a fait de
l’autre côté de l’Atlantique ne l’a pas empêché de scandaliser ses hôtes en les
rappelant publiquement, dans un banquet, au respect de la propriété littéraire.
« Je me parus être haut de douze pieds »
, écrit-il à cette occasion. En
Angleterre il accomplit sans cesse des exploits de ce genre. À peine a-t-il l’oreille du
public qu’il se lance, inconsidérément souvent, dans une lutte acharnée contre tout ce
qu’il prenait pour des abus, l’institution pourtant utile des workhouses, les mauvaises écoles, la rapacité des gens de loi, l’insolence des
bureaucrates, tous les vices et les défauts que nous l’avons vu flageller. Il fut
libéral, presque radical dans ses opinions politiques, à une époque où cela était moins
commun et moins avantageux qu’aujourd’hui ; il témoigna à plusieurs reprises dans ses
discours de peu de vénération pour les institutions monarchiques, de peu de respect pour
les classes dirigeantes et le régime parlementaire. Et cependant il ne faudrait pas
croire qu’il eut en propre le tempérament combatif, massif et dispos de ses
compatriotes. Tout au contraire, il associait à ses courageuses revendications
d’écrivain d’étranges timidités pratiques, des inconséquences, une constante agitation
nerveuse, des tendances restrictives, qui malgré toutes les sollicitations de sa
sensibilité facilement émue, l’empêchèrent toujours de passer des paroles aux actes, le
gardèrent de toute excentricité dans sa vie privée, et le défendirent ainsi contre
lui-même presque jusqu’à la fin.
Dans un pays où l’on sait se faire gloire d’être un parvenu, il eut singulièrement
toute sa vie la honte de sa misérable enfance et le ressentiment de ses débuts pénibles.
Né dans une famille de pauvres employés du commissariat de la marine, son père étant le
brave homme dépensier, cérémonieux et faible que nous montre M. Micawber, sa mère la
femme geignarde, bavarde et sans tête qu’est Mme Nickleby, Charles Dickens fut élevé
avec des frères et sœurs qui ne le valaient guère, d’abord à Chatam, au bord de la mer,
puis dans une de ces désolantes petites maisons basses qui forment les faubourgs de
Londres. Le ménage était pauvre et dissipé ; l’enfant n’allait guère à l’école, mais
parmi les dernières choses que l’on n’avait ni vendues ni mises en gage, était une
petite bibliothèque de romans qu’il lisait avidement, le Tom Jones de
Fielding, les œuvres de Smollett, Le Vicaire de Wakefield, Robinson Crusoé, Don
Quichotte. Gil Blas, les Mille et une Nuits.
L’enfant qui était alors chétif et faible, qui avait des goûts studieux, un peu pédants
même, bien rares parmi ses compatriotes, se pénétra de tous ces livres ; il passa dans
sa famille pour un petit prodige et, comme il était habile à retenir les chansons de
café-concert qu’on le menait entendre, on l’exhibait souvent aux voisins, juché sur une
table et faisant montre de ses talents.
Dickens arriva ainsi à sa dixième année sans trop de malheurs. Mais de grands revers
atteignirent alors les siens. Son père, qui avait des dettes, fut emprisonné à la
maréchaussée et toute la famille alla y demeurer avec lui. Quant au petit Charles, on le
plaça, à sa grande désolation, dans une fabrique qui faisait la contrefaçon d’une marque
de cirage alors fameuse. On lui donnait six shelling par semaine (7
fr. 50) pour empaqueter toute la journée les boîtes de ce produit, en compagnie de
quelques pauvres gamins ; et c’est sur cette somme que l’enfant dut vivre, seul,
abandonné toute la semaine, logé la nuit chez une vieille qui ne prenait aucun soin de
lui, et achetant lui-même ses maigres repas chez les vendeurs de pouddings et les charcutiers de son quartier. Ce fut là une mauvaise passe dont
Dickens se souvint toute sa vie, avec un mélange d’humiliation, de colère, qu’il ne
surmonta jamais. Il se tut constamment sur cet épisode de sa vie, et la honte qu’il en
conserva lui dicta peut-être, à l’égard des gens bien nés, cette sorte de réserve
pointilleuse qu’ont les hommes craintifs de quelque avanie, un ressentiment morbide que
la suite de ses succès ultérieurs ne parvint pas à dissiper. La fortune de sa famille se
rétablit en partie ; Dickens put, comme il le désirait ardemment, aller à une école
passable ; il entra chez un avoué ; ayant appris la sténographie, il devint reporter
judiciaire puis parlementaire de divers journaux ; il publia dans l’un d’eux des sortes
de chroniques qui plurent et qui ont été réimprimées sous le titre
d’Esquises par Boz. Enfin un éditeur aventureux, qui désirait utiliser
les talents d’un jeune dessinateur, demanda à Dickens le texte d’une série
d’illustrations sportives. Ce fut là l’origine des Aventures de
M. Pickwick ; le succès fut prodigieux ; du jour au lendemain, à vingt-cinq
ans. Dickens était un romancier riche et fameux, et depuis il marcha dans la carrière
littéraire avec les triomphes que l’on sait, au point de devenir en peu de temps
l’auteur et un des hommes les plus populaires d’Angleterre. De l’enfant un peu délicat
qu’il était, il s’était transformé en un jeune homme élancé, souple, singulièrement
agile et vigoureux, que nous montre un portrait de Maclise, où éclate, sous une
abondante chevelure bouclée brune et dans le gracieux ovale imberbe et rose du visage,
le regard presque lumineux de vitalité et de gaîté de deux fixes yeux bleus. Les années
passèrent ; en sa figure plus ferme, construite en larges plans anguleux et dont la
chair semble d’un grain particulièrement fin et ferme, — un visage d’acier, disait Mme
Carlyle, — le regard est devenu plus dur, presque hautain sous le haut front poli ; une
résolution excessive et surtendue s’accuse dans la bouche nerveusement pressée au-dessus
du menton volontaire que prolonge une barbiche de commodore américain. La belle
expansion vitale, la gaîté, les exubérants esprits animaux de la jeunesse qui donnaient
à sa marche une élasticité particulière et lui faisaient porter sa tête plus haut que
d’autres, s’étaient transformés, peu à peu, en une agitation nerveuse incessante, qui le
poussait de lieu en lieu, qui lui fit développer et remanier autant ses entreprises que
les arrangements de sa maison, qui le rendit peu à peu insupportable à sa femme dont il
dut se séparer, qui le poussa enfin à déroger de sa dignité d’écrivain au point de
parcourir toute l’Angleterre et l’Amérique en donnant des lectures payantes de ses
œuvres, avec une gesticulation, des grimaces et des intonations qui étaient d’un
déclamateur plutôt que d’un grand auteur. Il avait épuisé ses forces vitales, ses
derniers livres portaient la trace de ses fatigues dans leur humeur morose ; il succomba
en 1870 à une hémiplégie cérébrale, ayant amèrement ressenti plus d’émotions, plus de
sympathies et de haines, sinon de plus hautes, que les autres hommes. Il eut les dehors,
le caractère, la vie, l’art surtout d’un enthousiaste. Avec son contemporain et ami
Carlyle, qui possédait plus de véhémence, plus de culture et d’idées, il est un
excellent exemplaire de cette sorte de gens qui sont en somme les grands parleurs et les
grands acteurs de l’humanité, qui lui ont fourni la plupart de ses héros secondaires de
Thémistocle à Garibaldi, de ses orateurs, de ses écrivains populaires, catégorie d’êtres
impulsifs, généreux, entraînants, dont il faut distinguer soit les observateurs, les
artistes qui ne savent que percevoir et décrire, soit les grands hommes complets,
penseurs, poètes ou conducteurs de peuples, dans l’œuvre et la carrière de qui se
manifestent, en leur importance et leur subordination, la connaissance, le sentiment et
la conception du monde.
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