Éloquence de la chaire.
C’est le genre d’éloquence qu’on a porté le plus à sa perfection. Presque
tous les autres sont restés au-dessous de ce qu’ils peuvent être :
celui-là seul a produit de dignes rivaux de Démosthène, de Cicéron &
de saint Jean Chrysostome. On retrouve, dans plusieurs beaux endroits de
nos sermons, l’ame, le génie, le feu, cette force de raisonnement, cette
éloquence véhémente & rapide, victorieuse des esprits & des
cœurs, qui caractérise ces grands hommes. Cette grande éloquence, si
ridicule quand elle est déplacée, semble faite pour traiter l’objet le
plus important de l’homme. C’est une vérité à laquelle tout le monde n’a
pas voulu se rendre. Les contradictions qu’elle a essuyées ont été le
signal d’une guerre très-vive entre le fameux docteur Arnauld &
Philippe Coibaud Dubois de l’académie Françoise.
Cet académicien obscur, un de ces
hommes sans
imagination, sans génie, sans usage du monde, mais qui percent la foule
par la singularité, par de petites manœuvres cachées, par le masque
imposant de la sévérité, par le ton caustique & frondeur, s’éleva
contre la manière établie d’annoncer les vérités de la religion. Il
voulut ramener l’éloquence de la chaire à la simplicité de celle du
barreau. Une exposition claire & simple est tout ce qu’il demandoit
dans un orateur fait pour annoncer les grands objets de la religion.
Tout le reste, division de discours, preuves triomphantes &
naturelles, érudition choisie, pensées neuves & sublimes, figures
hardies, raisonnemens forts & suivis, pathétique admirable, diction
élégante & correcte, lui sembloit étranger. Il croyoit l’art
directement opposé à l’esprit de l’évangile : la manière de prêcher des
apôtres étoit la seule qu’il approuvât. Il ne cessoit de crier, d’après
quelques pères, qu’il falloit parler au peuple, « non suivant la
méthode des rhéteurs, mais à la façon des pêcheurs* »
. Il crut voir,
dans les sermons
de saint Augustin, le modèle
de la vraie éloquence de la chaire.
Pour amener cette révolution qu’il desiroit tant, il traduisit & fit
imprimer, en 1694, quelques sermons choisis de ce père, qui avoit étudié
longtemps les règles de l’éloquence. L’académicien Dubois mit à la tête
de sa traduction une longue préface, qui étoit le développement de son
systême. Il y fait valoir l’exemple de Jésus-Christ qui, pour convertir
les souverains aussi-bien que les sujets, n’employa que le langage
ordinaire. Il cite saint Paul, dont toute la science étoit Jésus-Christ,
& Jésus-Christ crucifié. Il fait l’éloge de plusieurs orateurs
formés sur de tels modèles.
L’écriture, selon lui, présente, tout à la fois, aux prédicateurs les
vérités qu’ils doivent annoncer & la manière dont ils doivent les
rendre. Toutes ces ressources, dit-il, si étudiées, & qu’on tire
avec tant de peine de l’art, font le poison le plus dangereux qu’un
prédicateur puisse offrir à ceux qui l’écoutent. L’imagination,
échauffée par les grands traits de l’éloquence, se livre toute entière à
l’admiration du
talent ne goûte que les
images sensibles, & se refroidit sur les choses invisibles & de
pure spéculation.
Notre réformateur croyoit sa préface un chef-d’œuvre. Il défioit tous les
prédicateurs de pouvoir la réfuter solidement. Rien cependant n’étoit
plus aisé : on pouvoit même tourner contre lui l’exemple des apôtres
& des pères. Il s’en faut bien que leur éloquence ne nous présente
jamais qu’une majestueuse simplicité, qu’ils aient toujours montré la
vérité sans parure & sans art. Saint Paul lui-même, foudroyant la
raison humaine au milieu de l’aréopage, met en mouvement les ressorts
les plus puissans de l’éloquence.
Et à l’égard des pères, ne l’ont-ils pas employée également ? Quelle
profondeur de raisonnemens, quelle rapidité de pensées, quel langage
élevé, pur, élégant & pittoresque dans le grand saint Basile,
qu’Érasme osoit préférer à Démosthène ! Quelle pompe, quelle douceur,
quelle justesse, quel enchantement dans saint Chrysostôme, que l’on peut
comparer du moins à Isocrate ! Quels traits de force & lumière,
quelle diction pure && de lumière, quelle diction pure &
coulante dans saint Jérôme ! Que de fleurs,
que d’ornemens, que d’onction dans saint Bernard ! Presque tous les
anciens orateurs sacrés ont fait usage de leur talent. Ils se sont
servis des avantages qu’ils tenoient de la nature & des leçons des
grands maîtres de l’art. Aucun n’a négligé de convaincre l’esprit,
d’échauffer le cœur, & de triompher des passions.
Leur éloquence même, bien loin d’être simple, uniforme, a toujours porté
l’empreinte de la différence de leur caractère personnel, de celle des
mœurs générales & de l’esprit dominant de leur siècle. S’ils ont mis
dans leurs sermons plus de naturel & de simplicité qu’on n’en trouve
dans les nôtres, c’est que, le siècle où ils vivoient étant moins
difficile que celui-ci sur l’article des bienséances, ils ont eu moins
de ménagemens à garder dans la peinture des vices mêmes qu’ils
reprennent. Mais aujourd’hui qu’on voit la débauche s’allier avec une
sorte de décence, aujourd’hui que le vice est devenu ingénieux, il a
fallu, selon une réflexion judicieuse,
le devenir
avec
lui, pour le
combattre
; employer les secours de l’éloquence
humaine, pour le rendre plus odieux ; convaincre enfin l’esprit &
aller au cœur, par tous ces grands mouvemens qui ébranlent l’ame &
la tournent au bien & à la vertu.
Il est vrai qu’en permettant à nos prédicateurs, dans les panégyriques
surtout, les ornemens & une certaine ressemblance avec les anciens
orateurs d’Athènes & de Rome, on outre souvent les choses. On court
puérilement après les fleurs & après l’esprit. On ne distingue point
assez les personnes devant qui l’on parle. Le moindre prédicateur,
devant le plus chétif auditoire, imagine parler aux grands & briller
dans la chapelle de Versailles. On fait quelquefois les peintures les
plus indécentes, jusqu’à représenter une femme frivolement occupée à sa
toilette, avec toute la vivacité d’une passion, tous les termes de la
plus fade coquetterie ; jusqu’à dire, mot pour mot, comme faisoit le
P. de ***, un billet qu’il supposoit avoir été écrit par un amant à sa
maîtresse.
Le systême de l’abbé Dubois peut
être appuyé
de l’exemple des nations septentrionales : leurs prédicateurs
abandonnent les ornemens & le pathétique. On se moque, dans presque
tous les pays protestans, d’un prédicateur qui se livre à son
imagination. Les sermons y sont aussi froids, compassés &
didactiques, qu’ils sont chargés, en Italie, de traits saillans & de
pieuses . Quand on lit Segneri, le plus
sage & le plus estimé des prédicateurs Italiens, & qu’on lit
ensuite Tillotson, le modèle des prédicateurs Anglois,
on est frappé de leur contraste énorme. On a peine à concevoir que, la
nature étant partout la même, on plaise cependant par des voies si
opposées. Ils parlent l’un & l’autre purement & correctement ;
mais autant l’Italien est plein d’onction, d’ame & de vie, autant
l’Anglois est simple & naturel partout, dans ses divisions, dans ses
preuves, dans ses réflexions, dans ses passages trop fréquens.
Mais l’abbé Dubois ne sçut pas employer tous ces argumens en faveur de
son opinion. Il ne parla point des prédicateurs du Nord, & peignit
mal les
nôtres. Bossuet & Bourdaloue
furent mis, par lui, au rang des Cotin & des Cassaigne. Tout
glorieux de ses nouvelles idées, il envoya sa fameuse préface au docteur
Arnauld, son ami, son ancien maître, dont il briguoit le suffrage.
Arnauld la reçut lorsqu’elle avoit déjà commencé de soulever tous les
prédicateurs du royaume. Ce grand homme, admirateur passionné de la
vraie éloquence forte, animée, don si rare de la nature & le plus
puissant ressort du cœur humain, fut indigné du systême nouveau : il
écrivit promptement pour réfuter d’aussi singulières idées.
Il montra, dans sa réponse à l’académicien Dubois, que saint Augustin
avoit eu souvent recours à l’art & aux règles de l’éloquence ; qu’il
sçavoit être profond, lumineux & véhément à propos ; que, prêchant
au peuple d’Hippone sur les sujets les plus stériles & les plus
spéculatifs, il avoit mis dans ses discours du corps & de la
consistance ; qu’il n’en étoit pas de tous les sermons de ce père comme
de ceux qu’on a nouvellement traduits, & qui
ne sont que des discours familiers, composés à la
hâte, sans préparation & sans méthode. Il nia que l’évangile
présentât, tout à la fois, aux prédicateurs &
les vérités qu’ils doivent dire & la manière dont ils
doivent les dire
.
Point d’objets, répétoit-il, aussi frappans & qu’on doive rendre avec
plus de dignité & d’appareil, que ceux que nous offre la religion
chrétienne.
Son établissement miraculeux, son
triomphe sur les démons & sur les passions des hommes, la
violence qu’elle nous commande de faire à nos desirs, la
réformation du cœur, la sublimité de ses mystères & de ses
dogmes, l’éternité de gloire & de supplices qu’elle nous
présente, l’héroisme de ses généreux athlètes
;
toutes ces idées, véritablement grandes, prêtent plus à l’éloquence, au
génie heureusement né pour l’art oratoire, que les intérêts des plus
grands états.
Cette réponse du docteur Arnauld, écrite avec son feu ordinaire,
foudroyoit l’ennemi de toute élévation & de tout pathétique dans les
sermons. Heureusement ce dernier ne la lut point ; il mourut comme elle
étoit encore sous presse : mais, né sensible à
l’excès à la critique, on dit qu’il seroit mort à la lecture.
Tout plat écrivain qu’étoit l’académicien Dubois, il eut, en France,
quelques partisans de son systême. Des personnes, qui n’avoient guère lu
Cicéron ni Démosthène, qui connoissoient à peine de nom ces génies
puissans & créateurs, joignirent leur voix à la sienne, pour
empêcher tout jeune prédicateur de se remplir de leurs plus beaux
traits, & de s’embraser de leur feu. Mais toutes les tentatives
réunies de ces ridicules ennemis du goût & des vrais intérêts de la
religion, furent inutiles & tournèrent contr’eux-mêmes. Arnauld les
terrassa tous. Après la mort de ce digne soutien de l’art de prêcher,
ils eurent affaire à Nicole & au P. La Rue, qui achevèrent de les
rendre ridicules.
De ce grand démêlé, passons à celui qu’a fait naître l’habitude de
diviser en deux ou trois points. C’est un reste de la barbarie & de
ce mauvais goût auquel la chaire a été si long-temps en proie. Ceux qui
l’ont réformée d’ailleurs, n’ont osé rien changer à cet égard. Ils ont
précieusement conservé
une puérilité
consacrée. Par cette annonce ridicule, l’action du discours est
nécessairement affoiblie. Un sermon devient la matière de plusieurs.
L’imagination est refroidie ; l’attention nécessaire, détruite ; un
plan, quelque beau, quelque grand qu’il puisse être défiguré.
L’archevêque de Cambrai, Fénélon, s’est élevé plus fortement que personne
contre l’usage de ces divisions. Il les condamne dans ses Dialogues sur l’éloquence. Il fait sentir, avec ce stile
enchanteur & persuasif qui lui est propre, combien elles nuisent à
un prédicateur. Elles arrêtent l’essor du talent, si elles ne
l’étouffent même. Toutes les fois que M. de Voltaire a eu occasion de
parler là-dessus, il a gémi également de voir un tel abus aussi
enraciné. Il en rapporte l’origine à la décadence des lettres.
Mais il va plus loin que Fénélon ; il trouve encore ridicule cette
coutume de prêcher sur un texte, d’en faire une espèce de devise ou
d’énigme que le discours développe. L’opinion de deux hommes, tels que
Fénélon & M. de Voltaire, méritoit d’être respectée : mais
il s’est trouvé des écrivains qui n’en ont
fait aucun cas : entr’autres, celui qui nous a donné la notice de tant
de livres, sous le titre de Bibliothèque
Françoise.
Il se déclare, sans balancer, pour la méthode des divisions recherchées ;
usage que méprisèrent les Grecs & les Romains ; que les Anglois,
ennemis de toute contrainte, n’ont pas manqué de secouer ; & dont,
en dernier lieu, s’est éloigné parmi nous un prélat, capable, par sa
grande réputation & par son exemple, de réformer nos idées à cet
égard, & de hâter les changemens desirés dans l’éloquence
chrétienne. L’abbé Goujet prétend que ces deux ou trois parties qui
divisent communément un sermon, n’empêchent point d’en faire un tout
régulier & bien suivi, d’approfondir les raisonnemens, de varier la
matière. Il ajoute qu’ils soulagent la mémoire de l’auditeur, &
contribuent à mettre, dans un discours, de la méthode & de la
clarté.
Si l’abbé Goujet n’avoit eu pour lui que ses argumens & quelques
foibles défenseurs qu’il se fit de sa cause, il eût bientôt succombé
sous le poids des
raisons de ses adversaires.
Mais, par malheur pour l’opinion de la réforme projettée, il étoit
fortifié de l’autorité de nos plus fameux orateurs. Tous ont divisé
leurs sermons ; tous les ont compassé sur une citation d’une ligne ou
deux, & tous divisent encore : tous citent un texte primordial, pour
en faire éclore leur dessein & leurs plus belles idées : tant
l’habitude a d’empire, & prévaut quelquefois contre la raison.
La troisième dispute regarde cette question, encore indécise, s’il ne
seroit pas plus avantageux de lire un sermon que de le prêcher de
mémoire.
Le célèbre La Rue, le prédicateur de son siècle qui débitoit le mieux, le
vrai Baron de la chaire, si on osoit le dire, étoit d’avis de
l’affranchir de cet esclavage. Il ne pensoit pas que ce fût nuire à
l’action que de tenir un cahier à la main & d’y lire d’excellentes
choses, que d’être au moins rassuré par une personne dont l’emploi
seroit de suggérer ce qui ne s’offre plus à la mémoire. Il expose, dans
un écrit, tous les avantages qui résultent de son idée, & les
inconvéniens qu’elle préviendroit.
Un
prédicateur ne seroit plus, comme il arrive quelquefois, autant de temps
à retenir un sermon qu’à le faire. Ceux qui apprennent difficilement,
mais qui composent avec facilité & avec génie, attireroient une
foule d’auditeurs ; & ceux qui n’ont pour tout mérite que de la
hardiesse & de la mémoire, qui prodiguent le dégoût & l’ennui,
céderoient enfin au talent, & ne dégraderoient plus la dignité de la
chaire. On ne seroit point en danger de compromettre sa réputation
devant la multitude qui fait circuler, dans la société, comme un
très-grand ridicule, un moment d’absence de mémoire.
Bien d’autres raisons très-satisfaisantes que le P. La Rue apportoit en
faveur de son opinion nouvelle, furent combattues par tout ce qu’il y
avoit alors d’ignorans sermoneurs à préjugés, & que la moindre
innovation effraye.
La Rue défendit son systême. Il écrivit de nouveau pour le faire goûter,
& il y parvint en partie. Quelques prédicateurs adoptèrent sa façon
de penser, & c’étoient même les plus célèbres. Ils avoient éprouvé
plus d’une
fois combien l’exécution en seroit
utile, & il n’est personne qui n’éprouve la même chose en certains
momens. Massillon ne desiroit rien tant que de voir établir cet
usage*.
Mais tout ce que put écrire & dire le P. La Rue en faveur de son
opinion, quelque approuvée qu’elle fût des gens raisonnables, ne
persuada jamais la multitude. On continua, & l’on continue encore à
prêcher de mémoire, parce que l’on croit que c’est un usage
universel.
Cependant qu’on se transporte à Londres, je ne dis pas dans les
assemblées des Quakers, qui parlent tous par
inspiration, mais dans les églises nationales, dans celles de la
religion dominante, & l’on verra leurs prédicateurs lire leurs
sermons. S’ils ont la froide monotonie d’un dissertateur, en récompense
ils se mettent à l’aise eux
& leurs
auditeurs. Le désagrément réciproque, suite du défaut de la mémoire,
n’est plus à craindre.
La dernière querelle qui s’éleva au sujet de la prédication, fut entre M.
de Montcrif, & un avocat au parlement de Paris : le premier
gémissoit de la voir si négligée. Pour la réformer & lui donner un
éclat nouveau, il quitta le ton de poëte, d’auteur profâne, & prit
celui de citoyen vertueux, & de chrétien zélé.
Si les prédicateurs sont abandonnés, dit-il dans une lettre au roi
Stanislas, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. D’où vient ne
sont-ils pas plus courts & passent-ils la demi-heure,
étendue proportionnée à la durée d’application dont le
plus grand nombre d’auditeurs est capable
? D’où
vient (& c’est le grand projet de M. de Montcrif pour rendre la
prédication utile), ne suppléent-ils pas au talent qui leur manque, en
se bornant à réciter les beaux sermons que nous avons dans notre
langue ? D’où vient enfin ne cherchent-ils pas
à
toucher le cœur plutôt qu’à frapper l’esprit
, selon
la réflexion
d’une princesse pieuse, qui
vouloit qu’on lui fît aimer davantage la religion, & qu’on la lui
prouvât moins. Ces trois remarques méritent de l’attention ; mais elles
ne furent pas sans réplique, comme l’auteur s’en flattoit.
L’avocat les combattit l’une après l’autre dans une lettre imprimée. Il y
condamne d’abord cette idée d’astreindre tous les prédicateurs à n’être
que demi-heure en chaire. Cet espace ne lui semble pas suffisant pour
plaire, persuader & toucher. C’est les mettre, selon lui, dans le
cas que leur discours ressemble à
un squelette
décharné, sans consistance & sans chaleur
.
Il ne voudroit pas non plus qu’on amenât la mode de prêcher les sermons
d’autrui, de faire reparoître en chaire ces grands hommes qui l’ont
illustrée, comme on remet sur la scène les grands poëtes dramatiques ;
qu’un prédicateur annonçât qu’il prêchera pendant tout le carême
tantôt un sermon de Bourdaloue ; tantôt un
autre de Chéminais ; un jour Fléchier, un autre jour
Massillon
. Il doute qu’une telle méthode réussît ;
& nous assure qu’elle
introduiroit
l’ignorance parmi les prêtres, décourageroit les jeunes ministres de
l’évangile, étoufferoit en eux le talent. Celui de Massillon, dit-il,
eut été perdu, s’il se fut avisé de prêcher les sermons de Bourdaloue.
Que de faux raisonnemens !
Quand M. de Moncrif conseille aux jeunes prédicateurs d’apprendre les
plus beaux sermons & de les débiter, il ne parle point de ceux qui
sont nés avec un talent décidé pour la chaire. Il n’envisage que cette
foule inutile de sermoneurs ennuyeux & monotones qui débitent, avec
emphase & tant de confiance, des choses communes, puériles &
ridicules. Il seroit d’avis que, dans le cas où l’on n’excelleroit point
pour la composition, on se bornât au mérite d’un déclamateur. Un
religieux en usoit de la forte : il déclamoit supérieurement, &
prévenoit avec ingénuité ses auditeurs, leur déclaroit qu’il ne pouvoit
mieux faire, que de leur donner les sermons des prédicateurs les plus
vantés.
Cette façon de penser, devenue générale, ne seroit point humiliante ;
elle auroit même de quoi flatter le déclamateur ;
il s’attireroit des louanges à proportion de son
talent pour débiter. L’ignorance seroit également proscrite &
l’émulation encouragée, le génie voulant toujours prendre son essor.
L’amour des productions nouvelles y feroit courir. Si elles étoient
bonnes, on les goûteroit, on les redemanderoit : si elles étoient
mauvaises & sur-tout ridicules, on les mépriseroit ; on forceroit
l’auteur à se taire, & l’on s’en tiendroit aux chefs-d’œuvre des
maîtres de l’art. La comparaison des organes évangéliques avec nos
acteurs profanes se présente naturellement ; mais je la laisse faire à
d’autres.
Venons à la troisième proposition, qu’il vaut mieux toucher
qu’instruire.
L’avocat la rejette également. Il avance qu’elle ne doit point avoir lieu
dans un siècle où l’ignorance est si profonde en matière de religion,
qu’à peine les gens du monde en possèdent-ils les premiers élémens. On
se fait une espèce d’honneur de l’indifférence sur cette matière, &
dans peu les prédicateurs seront réduits
à la
nécessité de faire en chaire le catéchisme
. Il
représente l’obligation de confondre
l’incrédulité & l’esprit philosophique du siècle, de ne plus
supposer les auditeurs instruits ou persuadés.
Mais ce raisonnement ne prouve rien. Les incrédules, ou les personnes qui
ont perdu les premières idées du catéchisme, vont-ils
souvent au sermon ? D’ailleurs quelle impression seroient sur eux
quelques instructions nécessairement superficielles ? Veut-on qu’elles
soient approfondies ? alors un sermon dégénérera en controverse. Se
mettre à la portée du plus grand nombre des auditeurs, communément
soumis, & possédant assez la théorie de la religion, mais froids
dans la pratique ; parler à leur esprit beaucoup moins qu’à leur cœur ;
remuer efficacement l’ame, toucher, plaire, entraîner, séduire même en
un sens ; voilà quelle doit être la principale qualité d’un orateur
chrétien, & c’est aussi celle qui distingue Massillon.
Il l’a possédée au plus haut dégré. C’est de tous les prédicateurs celui
qu’on lit le plus souvent, & qu’on lira le plus lontemps.
Quelle force de raisonnement chez
le
P. Bourdaloue ! quelle profonde & sublime dialectique ! quelle
progression éloquente d’idées dans ce génie créateur, qui tira l’art de
prêcher du chaos ! Mais aussi quelle attention ne faut-il pas pour le
suivre ? L’onction lui manque : on voit que sa vaste érudition avoit
desséché son génie. Il sacrifie tout au raisonnement. Personne n’étoit
plus propre que lui à battre en ruine les systêmes des esprits forts ou
des hérétiques : aussi fut-il employé pour la conversion des huguenots.
On se souvient encore à Montpellier de l’impression qu’il y fit.
La Rue est élevé, sublime, éloquent, unique même dans quelques sermons,
comme dans celui des calamités publiques : il anime
tout ; mais son imagination le rend quelquefois plus poëte que
prédicateur. On retrouve dans ses sermons l’auteur de Lysimaque, de Cyrus, de l’Andrienne, & de beaucoup d’autres ouvrages qui lui font
tenir un rang sur le Parnasse. Il eut peut-être donné dans l’esprit sans
le propos que lui tint un courtisan : « Mon père, lui dit-il, continuez à prêcher comme
vous faites ; nous
vous écouterons
toujours avec plaisir, tant que vous nous présenterez la raison.
Mais point d’esprit. Tel de nous en mettra plus dans un couplet de
chanson, que la plupart des prédicateurs dans tout leur
carême. »
Chéminais est onctueux : on l’appelle le Racine des prédicateurs, comme
Bourdaloue en est le Corneille. Mais Chéminais est foible : ses
productions sont celles d’un génie heureux, qui n’est point encore
parvenu à sa maturité ; & sa mort l’a empêché de mettre la dernière
main à ses ouvrages.
La Colombière, Gaillard*,
Terrasson, Ségaut, sont
au-dessous de ces grands modèles. Bossuet & Fléchier n’ont excellé
que dans le panégyrique.
Enfin, personne ne touche plus que Massillon : personne n’a mieux rempli
l’objet de la chaire, ni pratiqué le conseil de M. de Montcrif. Quel
pathétique ! quelle connoissance du cœur humain ! quel épanchement
continuel d’une ame pénétrée ! quel ton de vérité, de philosophie,
d’humanité ! quelle imagination à la fois vive & sage ! Il entraîne,
dans son petit carême, le courtisan, l’académicien
& l’homme d’esprit. L’impression que fait toujours cet orateur
simple, naturel, insinuant, suffit pour faire préférer le sentiment à
l’instruction, le pathétique au raisonnement, les réflexions de M. de
Montcrif à toutes celles que lui oppose son adversaire.
Voici quelques anecdotes sur ce prédicateur célèbre. Dès les premières
années qu’il fut dans l’Oratoire, on s’apperçut qu’il aimoit le monde.
Il se répandit dans toutes les sociétés des villes où on l’envoya. Il
fut recherché, fêté partout par les agrémens de son esprit, l’enjouement
de son caractère,
& par un fond de
galanterie qu’il conserva toujours. Avec cette aménité qu’il mettoit
dans le commerce de la vie, il passoit chez ses confrères pour être haut
& fier. Ses supérieurs lui ayant soupçonné, pendant son cours de
régence, des intrigues avec quelque femme, l’envoyèrent dans une de
leurs maisons du diocèse de Meaux, laquelle est une espèce de solitude :
c’est là qu’il commença de faire connoître ce qu’il seroit par la suite.
Il n’étoit que huit jours à composer un sermon. Cette grande facilité
lui venoit de l’étude qu’il avoit faite de ceux du P. Le Jeune de
l’Oratoire. Ce sermonnaire, disoit-il, est un excellent répertoire pour
un prédicateur, & j’en ai profité. Lorsqu’on demandoit à Massillon
où il avoit pu trouver des peintures du monde aussi saillantes, aussi
finies & aussi ressemblantes : dans le cœur humain, répondoit-il ;
pour peu qu’on le sonde, on y découvrira le germe de toutes les
passions. Il attribuoit la vogue qu’il eut à la ville & à la cour,
en commençant à prêcher, en parti à la précaution qu’il avoit eue de
débuter avec un nombre de sermons suffisant pour un
carême. Quand je fais un sermon, disoit-il encore,
j’imagine qu’on me consulte sur une affaire ambigue. Je mets toute mon
application à décider & à fixer dans le bon parti celui qui a
recours à moi. Je l’exhorte, je le presse, & je ne le quitte point
qu’il ne soit rendu à mes raisons. Après avoir prêché son premier avent
à Versailles, il reçut cet éloge de la bouche même de Louis XIV :
Mon père, quand j’ai entendu les autres
prédicateurs, je suis content d’eux ; pour vous, toutes les fois
que je vous ai entendu, j’ai été mécontent de
moi-même.
Il répondit à un de ses confrères qui lui
faisoit le compliment le plus flatteur sur ce qu’il venoit de prêcher
admirablement selon sa coutume :
Eh ! laissez mon
père, le diable me l’a déjà dit plus éloquemment que vous ne
pouvez faire.
Les occupations du ministère sacré
l’empêchoient de se livrer à la société autant qu’il auroit voulu. Sans
blesser les décences, il oublioit à la campagne qu’il étoit prédicateur.
S’y trouvant chez M. Crozat, celui-ci lui dit un jour :
Mon père, votre morale m’effraye, mais votre façon de
vivre me rassure.
Son esprit de
philosophie, de conciliation & de tolérance ne se
manifesta jamais mieux, que lorsqu’il fut nommé à l’épiscopat. Il se
faisoit un plaisir de rassembler des oratoriens & des jésuites à sa
maison de campagne, & de les faire jouer ensemble. Un de ses neveux
nous a donné une bonne édition des œuvres de son oncle.
Encore une fois, le succès & le mérite des ouvrages de ce grand homme
viennent de ce qu’il cherche moins à instruire qu’à toucher. Il suppose
toujours les principes, ou les établit en deux mots, & se jette sur
la morale : il préfère le sentiment à tout : il remplit l’ame de cette
émotion vive & salutaire, qui nous fait aimer la vertu.
En parlant des prédicateurs qui ont excellé, je n’ai remonté qu’à
Bourdaloue : la plupart de ses devanciers, dans le quinzième &
seizième siècle, ne sont connus que par leurs ridicules. C’étoient des
pieux baladins. Leurs sermons, remplis de pensées fausses,
, de pointes & d’illusions puériles, de comparaisons
basses & burlesques, de toutes sortes de bouffonneries & de
peintures qui blessent
la pudeur ; le tout,
rendu dans un jargon barbare, moitié François, moitié Latin, sont
au-dessous de nos farces & de nos parades.
Le grand art pour captiver un auditoire consistoit à faire des
déclamations très-fortes & très-vives ; à désigner, dans son zèle
satyrique, les personnes devant qui l’on parloit ; & surtout à
raconter des historiettes scandaleuses*.
Telles sont les querelles qu’on a soutenues au
sujet de l’éloquence de la chaire. Leur importance m’y a fait arrêter
plus qu’aux autres.
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