III. Le Poëme épique, ou l’Épopée.
Je parlerai du poëme épique en lui-même, de l’Iliade, ou de la
querelle des anciens & des modernes, de l’Énéide & des
romans.
On le définit un récit en vers d’aventures héroïques ; mais quel doit
être le but de ce récit ? l’instruction, ou l’amusement ? Voilà sur
quoi plusieurs écrivains n’ont pas été d’accord.
Les d’Aristote ne concevoient pas qu’on pût balancer
entre l’un & l’autre. Ils croyoient que, dans un poëme épique,
on devoit tout ramener à la morale, à la réformation des mœurs. Tout
autre objet ne leur sembloit pas devoir allumer
l’imagination d’un poëte honnête homme. C’étoit
l’avis du jésuite Rapin & du génovéfain Le Bossu ; M. &
madame Dacier pensoient de même. Ils veulent que le sujet de
l’épopée ne soit qu’une vérité morale, présentée sous le voile de
l’allégorie ; qu’avant même d’inventer la fable, on ait fait choix
de la moralité. Ils se fondent sur l’autorité d’Aristote, &
citent plusieurs passages qui favorisent cette opinion.
Mais l’abbé De Pons la fronda hardiment dans une Dissertation sur le poëme épique, imprimée en 1717. Le
raisonnement n’est pas la partie dominante de cet écrivain. Il n’a
rien fait que de superficiel & qui ne soit au-dessous du
médiocre. Pour se donner la réputation d’un homme capable, il osa
contredire les personnes les plus célèbres par leur érudition, &
assigner aux poëtes épiques une route nouvelle. L’abbé de Pons veut
qu’ils cherchent uniquement à plaire. Il leur défend de mettre dans
la bouche de leurs héros des leçons de sagesse & de vertu ; de
rendre ces illustres personnages les précepteurs du genre humain. Il
appréhende qu’on ne confonde l’apologue avec l’épopée.
A l’égard de l’autorité d’Aristote, l’abbé
De Pons n’est pas embarrassé. Il nie qu’Aristote ait jamais
recommandé aux poëtes épiques d’être instructifs. Au ton de
confiance de cet auteur on eût dit qu’il avoit pâli toute sa vie sur
le Grec. Il est bien certain pourtant qu’il n’avoit jamais lu
Aristote, & qu’il n’en connoissoit que très-peu de chose,
d’après quelques traductions.
Il analysa les beautés des plus anciens poëmes, & défia qu’on pût
y rien trouver qui annonçât la règle de la moralité. Il ne vit aucun
sujet d’instruction dans l’embrasement de la ville de Troie, causé
par l’amour funeste de Pâris pour Hélène ; dans Ithaque délivrée par
le retour d’Ulysse, c’est-à-dire, par un héros au-dessus de la
fortune & des plus cruels revers, par un héros bon roi, bon
père, bon époux ; dans l’exemple d’un prince qui fait céder la
passion la plus violente à la voix des dieux & à l’ordre qu’il
reçoit de fonder en Ausonie une nouvelle patrie ; dans un patriote
comme Pompée, qui ne respire que la liberté Romaine & l’amour
des loix.
Les poëmes modernes n’étoient pas jugés
plus susceptibles d’instruire. Quel autre but, disoit l’abbé De
Pons, ont pu se proposer le Tasse, Milton, le Camoens, si ce n’est
d’amuser leurs contemporains, de se faire lire des gens frivoles
& désœuvrés. Le ton de moraliste eût été déplacé dans de pareils
ouvrages ; &, s’il y paroît quelquefois, ce n’est que pour peu
de temps. L’agrément en est l’ame ; il en fait le principal mérite.
En conséquence de cette idée, l’abbé De Pons définit le poëme épique
« un tissu ingénieux des événemens & des motifs qui
conduisent à l’action que le poëte s’est proposé de
célébrer »
. Il donne le nom de poëme épique à tout poëme
où l’on est rélateur de l’action. Sur ce principe,
voilà bien des poëmes épiques. L’abbé De Pons élève à ce rang les
Fastes & les Métamorphoses
d’Ovide, nos élégies, nos églogues, toutes nos insipides
historiettes en vers.
Les partisans les moins austères de l’antiquité & de l’érudition
furent effrayés d’idées si contraires à celles de le Bossu & de
Dacier. Ils soutinrent, avec ces interprêtes d’Aristote, qu’il
étoit de toute nécessité qu’un poëte
épique tournât son talent du côté de l’instruction, & qu’il
présentât, dans ses ouvrages, des vérités utiles.
L’abbé De Pons ne se crut pas vaincu pour se voir condamné par des
personnes d’un mérite supérieur. Il défendit son opinion, mais tous
ses efforts furent impuissans. A peine daignoit-on lire ses
productions. La dispute, tombée avec elles dans l’oubli, y fût
restée éternellement, si La Barre ne l’eût relevée quelques années
après.
Cet écrivain, un de ceux qui, faute d’invention & d’idées, se
bornent à disserter sur celles des autres & à donner au public
de laborieuses inutilités, agita, dans une séance de l’académie des
inscriptions & belles-lettres, le point de contestation entre
l’abbé De Pons & ses érudits adversaires. Il jugea que ces
derniers avoient tort. Il les condamna d’avoir voulu établir, dans
le poëme épique, une règle de moralité que les anciens n’avoient
point connue. Il traita de rêverie tout ce que les
faisoient dire là-dessus à Aristote. Le P. le Bossu lui parut la
déraison même, un de
ces hommes dont
l’imagination égarée voit continuellement dans celle d’autrui ce qui
n’est que dans la leur. Le génovéfain, disoit La Barre, tout rempli
de la lecture des Fables d’Ésope, a passé à la
poëtique d’Aristote. Il y trouve le nom de fable
donné à l’action du poëme ; & il en conclut que cette action
devoit, comme les apologues, avoir deux parties essentielles, une
fiction & une vérité morale. Peut-on supposer dans un homme,
& un homme instruit comme le P. le Bossu, une méprise aussi
grossière que celle de confondre fable, apologue,
avec fable, constitution d’un poëme.
La Barre, voulant qu’un poëte épique donne tout à l’agréable, qu’il
ne présente à ses lecteurs que des tableaux gracieux, des situations
neuves & intéressantes, sans qu’il ait le moindre projet de
moraliser, désapprouvoit beaucoup l’auteur des Voyages
de Cyrus qui, traitant la même matière, avoit dit, dans une
dissertation qui se trouve à la tête d’une édition de Télémaque, que ce n’étoit pas tout de sçavoir plaire dans
un poëme, qu’il falloit encore s’attacher à instruire. Le
judicieux & l’élégant Ramsay, dans le
choix de l’un ou de l’autre, ne balançoit pas à sacrifier l’agrément
à l’utilité ; mais il vouloit qu’on réunît ces deux objets, &
proposoit pour exemple le Télémaque ; dont il
n’est pas aisé de dire ce qui y domine davantage, des graces ou de
l’amour de la vertu.
La plupart des personnes qui ont été liées avec La Barre, sçavent
combien il aimoit à jetter du ridicule sur le célèbre Ramsay, qui
prêtoit effectivement à la plaisanterie par ses airs empesés, par
son affectation à faire parade de science & d’esprit dans la
société, par les fadeurs qu’il étoit accoutumé de dire aux
femmes*.
Un autre membre de l’académie des inscriptions & belles-lettres
entra dans
cette dispute. Il réfuta son
confrère La Barre en présence des mêmes personnes qui l’avoient
entendu décharger les poëtes épiques de la règle de la moralité.
L’abbé Vatri soutint publiquement qu’ils ne peuvent pas plus se
dispenser de cette règle que de toutes les autres qu’ils
reconnoissent pour incontestables. Il fit beaucoup valoir le P. le
Bossu ; le donna pour l’homme qui avoit le mieux entendu tout le
méchanisme de l’épique, & dont les décisions sur ce point
devoient être autant d’oracles. Il cita les anciens rhéteurs, &
fit, autant qu’il put, montre d’érudition grecque.
Cette contrariété de sentimens dans les deux académiciens auroit eu
peut-être des suites, si la mort n’avoit, en 1738, enlevé La Barre.
Horace eût dû les mettre d’accord* :
Ces vers suffit pour arrêter toute contestation. Il est vrai
qu’Horace dit encore** :
ce qui semble donner gain de cause à ceux
qui prétendent qu’on peut se borner à l’un ou à l’autre. Du reste,
La Barre & ses adversaires pensoient de la même façon pour les
autres parties de l’épique. Ils convenoient que l’action doit être
une, grande, mémorable & surtout intéressante, entière, vraie ou
du moins réputée telle ; qu’il faut s’y borner à la narration &
à l’imitation, afin de distinguer ce genre de celui de l’histoire,
qui raconte & qui n’imite pas, & du poëme dramatique, qui ne
peint qu’en action.
Les partisans des deux académiciens se permirent bien des réflexions
sur le plan, les caractères & le style de l’épopée. Ils
s’érigèrent en maîtres d’un art qu’aucun d’eux, à l’exception de
Ramsay, n’étoit en état de connoître. Ils en parlèrent comme on
parle des Terres Australes. Toutes les loix, tous les préceptes
qu’ils établirent sur l’épopée, sont quelquefois plus capables
d’égarer que de conduire. C’est au génie à tracer la marche.
Encore si ces d’Aristote, qui croyoient avoir reçu leur
mission d’Apollon pour révéler aux
hommes
ses secrets, avoient traité de ce qu’il y a de plus intéressant dans
l’épopée, de ce qui y donne le plus de chaleur & de vie, je veux
dire les situations & les épisodes, ils eussent été réellement
utiles ; mais ils ne touchèrent rien de l’effet qu’elles y font, de
la manière & de la nécessité d’y en amener. Si tant d’auteurs
ont échoué, c’est principalement parce qu’ils n’ont pas mis assez de
ces morceaux & que le lecteur trouve trop de récits & trop
peu de scènes. La Henriade elle-même, selon la
remarque d’un écrivain, péche par cet endroit, & seroit le plus
beau de tous les poëmes, si l’auteur s’y fût livré davantage à la
partie dominante de son talent, au pathétique de Mérope & d’Alzire. Les Adieux d’Hector & d’Andromaque, dans l’Iliade ; les amours de Didon, l’amitié d’Euriale & de Nisus, les regrets d’Évandre, dans l’Énéide ; Armide, Herminie & Clorinde, dans le Tasse ; le conseil infernal, Adam & Ève, dans Milton ;
voilà les endroits qui ont immortalisé ceux qui les ont mis en
scène, & que doivent sagement imiter les génies assez hardis
pour emboucher la trompette
héroïque
& compter sur les inspirations de Calliope.
Rien de plus vrai que cette remarque de Platon, traduite par le poëte
Théophile ; &, si l’on en eût fait l’application aux anciens
& aux modernes, dans le temps de cette fameuse dispute qu’ils
excitèrent, elle auroit été bientôt terminée. Ni les uns ni les
autres ne sont ou tout géans ou tout nains. Il y avoit entr’eux un
milieu à tenir : il falloit sçavoir marcher entre le mépris &
l’admiration, entre le blasphême & l’idolâtrie ; mais chacun, ne
jugeant que suivant son goût particulier, selon les beautés &
les défauts relatifs à son caractère, à ses études, à
son dégré d’esprit, d’imagination & de
chaleur, aux préjugés de son enfance, de ses maîtres, de sa société,
de son siècle & de son pays ; chacun, dis-je, vit toujours les
objets au-delà du but, & ils ne purent être peints dans les
proportions convenables. Les partisans des anciens outrèrent surtout
les choses. C’est un reproche qu’on leur fait généralement,
aujourd’hui que tout se trouve réduit à son véritable point de vue ;
aujourd’hui que le suffrage unanime de toutes les nations a consacré
les écrivains du siècle de Louis XIV, aussi-bien que les grands
hommes du siècle d’Alexandre & de celui d’Auguste. Il n’eût pas
convenu aux rivaux de Sophocle & d’Euripide, d’Aristophane &
de Térence, de Juvénal & d’Horace, de se couronner de leurs
propres mains, ni de donner à nos écrivains du second ordre la palme
sur les anciens. Les modernes, qu’on eût pu leur opposer avec
raison, furent ceux qui se déclarèrent le plus fortement pour
l’antiquité. On vit renouveller alors ce qui se passa à Rome sous
Auguste ; car cette querelle des anciens est très-ancienne
elle-même. Les
Latins se sont disputés
pour les Grecs, comme nous l’avons fait pour les uns & les
autres. Pline le jeune se défend d’être idolâtre de tout ce qui
n’est ni son siècle ni sa patrie. Phèdre se moque de certains
artistes & écrivains de son temps qui, pour en imposer au
public, mettoient à la tête de leurs ouvrages des noms Grecs
extrêmement connus. Ils réussissoient quelquefois à procurer du
débit à leurs propres sottises, en les attribuant aux Phidias, aux
Praxitèle, aux Platon, aux Aristote. L’imitation de cette ruse est
usée aujourd’hui. On n’est plus la dupe de ces écrivains qui, pour
se faire acheter & lire, travestissent leurs noms en des noms
anciens, ou du moins étrangers, Allemands, Espagnols, Anglois ; mais
on donnoit dans ce piège, il n’y a pas long-temps. On lisoit, avec
la plus grande vénération, un livre qu’on assuroit avoir été trouvé
dans les ruines de quelque ancienne ville, & qui ne l’avoit été
que dans le cerveau d’un auteur famélique. On ne soupçonnoit pas
qu’il pût y avoir de la supercherie de la part de l’éditeur, parce
qu’on étoit bien aise de n’être pas désabusé,
& qu’on idolâtroit tout ce qui portoit
l’empreinte de l’antiquité. Les sçavans du siècle de François I,
& même longtemps après ce monarque, étoient surtout fanatiques à
cet égard. On sçait comment Muret les rendit ridicules dans la
personne de leur coryphée, Joseph Scaliger, l’homme de son siècle
qui sçavoit le plus de mots Grecs & Latins, qui disoit se
connoître le mieux dans ces deux langues, mais aussi le plus vain,
le plus envieux, le plus emporté, le plus cynique & le plus
ridiculement enthousiaste des anciens. Le puriste & l’élégant
Muret lui envoya ces vers* qui renferment une grande moralité :
Muret accompagna cet envoi d’une lettre,
dans laquelle il disoit que les vers lui avoient été adressés
d’Allemagne, & qu’on les avoit tirés d’un vieux manuscrit.
Scaliger ne se douta de rien. Aussitôt après les avoir lus, il
s’écria qu’ils étoient admirables, qu’ils ne pouvoient appartenir
qu’à un ancien, & prétendit qu’ils étoient d’un vieux comique,
nommé Trabea. Il les cita, dans un de ses
ouvrages, comme un des meilleurs morceaux de ce poëte. Quand Muret
eut vu Scaliger engagé dans le piège, il en instruisit tout le
monde. On rit beaucoup aux dépens de ce dernier, qui, plein de honte
& de rage d’avoir été trompé, se vengea contre Muret, en lui
reprochant, dans un distique*, ses mœurs & le bucher où des
accusations horribles pensèrent le conduire à Toulouse.
Le célèbre sculpteur, Michel-Ange
Buonarotti donna, à Rome, une scène dans le même goût. Voulant faire
trouver en défaut les aveugles enthousiastes de l’antiquité, il
enterra un Cupidon de sa façon dans un endroit où il sçavoit qu’on
devoit fouiller. On n’eut pas plutôt découvert la statue, qu’elle
devint l’objet de l’admiration de tous les prétendus connoisseurs.
Le morceau fut vendu pour antique au cardinal de Saint-Gregoire ; mais Buonarotti reclama ce Cupidon,
&, pour preuve qu’il étoit de lui, produisit un bras qu’il avoit
cassé à cette figure avant que de la cacher dans la terre, &
qu’il avoit conservé soigneusement.
Tous ces efforts ne suffisoient pas pour faire revenir le public sur
le compte des anciens. Leurs partisans se consoloient de quelques
mortifications passagères, par l’idée de l’authenticité & de la
généralité de leur culte. Leur adoration étoit celle de tous les
temps & de tous les pays ; adoration d’autant plus difficile à
détruire, qu’elle étoit fondée en partie ; il y avoit même du danger
à entreprendre de l’affoiblir. Un tel projet
demandoit beaucoup de circonspection. Il ne
falloit pas renverser les autels de ces anciennes divinités ; il
suffisoit qu’on déterminât les hommages qu’on leur doit, & qu’on
retranchât les abus. C’étoit à des hommes à talent, & du premier
génie, à faire ce changement dans les idées, & à ramener les
nations. Il arriva malheureusement tout le contraire. L’élite des
écrivains du siècle de Louis-le Grand fut pour les anciens. Les
modernes n’eurent en général, pour eux, que la voix & la plume
des auteurs décriés, ou du moins médiocres.
Le premier, en France, qui osa entrer en lice, disputer ouvertement
aux anciens leur gloire & leur mérite, prétendre que les Grecs
& les Romains devoient nous céder à tous égards, est l’abbé
Boisrobert, si célèbre par sa faveur auprès du cardinal de
Richelieu, dont il faisoit l’amusement & dont il avoit la
protection & l’estime, malgré le mépris avec lequel le public
recevoit ses ouvrages. De dix-huit pièces de théâtre qu’à composé
cet abbé, il n’y en a pas une qu’on lise aujourd’hui. Il attribuoit
ses mauvais succès à
la grande admiration
qu’on avoit alors pour les anciens, & leur déclara la guerre.
Les dépouillant l’un après l’autre d’une gloire qu’il croyoit
usurpée, il les représenta comme des hommes inspirés quelquefois par
le génie, mais toujours abandonnés par le goût, & par les
graces. Pour détruire sûrement ce qu’il appelloit de fausses
divinités, il décria d’abord la principale. Homère fut le plus
maltraité de tous les anciens. Boisrobert le compara
à ces chanteurs de carrefour, qui ne débitent leurs
vers qu’à la canaille
.
Cette idée fut saisie par un autre protégé de Richelieu, par Desmarets de S. Sorlin, un de ceux qui
travaillèrent le plus à la tragédie de Mirame de
ce ministre. S. Sorlin avoit de la réputation, quoique son extrême
fécondité lui fit beaucoup de tort. C’est une des plus
imaginations qu’il y ait jamais eu : on disoit qu’il étoit le plus
fou de tous les poëtes, & le meilleur poëte qui fut entre les
fous. Il donna des scènes de fanatisme sur la fin de sa vie, qui
l’ont plus fait connoître que tous ses ouvrages. Sa comédie des Visionnaires passa pour un
chef-d’œuvre ; c’est que Molière n’avoit pas
encore paru. Ses deux poëmes, Clovis & la Magdelaine, sont des tissus d’,
qu’il croyoit supérieurs à tout ce qu’il y a de mieux dans l’Iliade. Il ne se croyoit pas même flatté, quand
ont feignoit quelquefois de lui donner la préférence sur le poëte
Grec. L’Iliade lui sembloit le comble de toutes
les impertinences poëtiques ; & pour amener le public à son
opinion, il se déchaînoit contre Homère. Zoïle avoit moins
d’acharnement, lorsqu’il alloit mutilant & fouettant toutes les
statues de ce poëte, dont il fut surnommé le fléau.
On rit, pendant longtemps, de la bonne opinion que Saint-Sorlin avoit
de lui-même ; mais, pour que toute plaisanterie cessât, il eut
l’adresse de faire de ses intérêts ceux de la France, d’opposer ses
grands hommes à tous ceux d’Athènes & de Rome. Perrault, le
célèbre Perrault, gardoit encore le silence ; mais les
sollicitations réitérées de Saint-Sorlin, qui le pressoit de se
joindre à lui, & d’embrasser leur cause, le déterminèrent à se
faire chef de parti. L’idée de servir sa patrie, & ses
contemporains le flatta. Saint-Sorlin lui
représenta, dans une épître, la France éplorée & lui demandant
son appui :
Charles Perrault n’étoit pas assurément le plus grand soutien, &
le premier génie de la nation ; mais au défaut de talens, il avoit
un amour véritable pour eux, & fut plus utile aux lettres &
aux arts, que la plupart des personnes qui avoient la plus grande
réputation. Il donna la forme aux académies de peinture, de
Sculpture & d’architecture. Controleur général des bâtimens sous
Colbert, aimé & considéré de ce ministre, il employa sa faveur
auprès de lui pour faire récompenser les gens de mérite. Il eut
passé pour en avoir beaucoup lui-même, s’il n’avoit pas eu la
sottise de faire des vers ; & s’il s’en fut tenu à la prose dans
laquelle c’étoit tout un autre homme. Il étoit frère du fameux
Perrault, à qui nous sommes redevables du plan du Louvre, & de
plusieurs excellens sur Vitruve. Comme architecte,
Claude Perrault doit tenir un rang parmi les premiers hommes
de son siècle : comme médecin, il est
encore recommandable, ne fut-ce que pour avoir donné la vie & la
santé à plusieurs de ses amis, & nommément à Boileau, qui lui en
témoigna sa reconnoissance par des épigrammes. Peu de gens possèdent
les vertus de la société dans un dégré aussi éminent, que les
avoient ces deux frères. Charles, surtout, ne connoissoit ni la
haine, ni la jalousie ; se faisoit distinguer par un zèle étonnant
pour ses amis, & par une franchise singulière.
Son parallèle des anciens & des modernes, en ce
qui regarde les arts & les sciences, fut cause qu’il s’attira de
si puissans ennemis. On crut le poëme du siècle de
Louis-le-Grand, la satyre la plus indécente qu’on put faire
de tous les autres glorieux siècles du monde.
Il est vrai que Perrault ne l’avoit imaginé que pour faire revenir de
la grande admiration pour les Grecs & les Latins. Ses dialogues,
dans lesquels on voit ce poëme, sont le développement de ses idées.
Il y fait l’analyse de l’Iliade, & des
ouvrages de Platon ; &, dans l’étonnement où il est que ces deux
génies soient l’objet de
l’admiration du
public, il s’écrie : « Il faut que dieu ne fasse pas grand
cas de la réputation de bel-esprit, puisqu’il permet que ces
titres soient donnés à deux hommes comme Platon & Homère, à
un philosophe qui a des visions si bisarres, & à un poëte,
qui débite des choses si peu sensées. »
Perrault fit
plus encore : il mit au-dessus d’Homère non seulement nos premiers
écrivains, mais les Scudéri, les Chapelain, & les Cassagne. Il
jugea les poëmes d’Alaric, de la Pucelle, de Moyse sauvé, des
chefs-d’œuvre en comparaison des rapsodies d’Homère. Encore, si,
dans ce projet d’élever jusqu’aux nues ses contemporains, il avoit
eu l’art de louer & de gagner les plus illustres, peut-être
eut-il trouvé le public disposé à le croire : mais ou il ne parla
point d’eux dans son Parallèle, ou il n’en dit que
des choses qu’ils trouvèrent choquantes. Despréaux s’y crut
personnellement offensé : Racine le fut également ; & l’on
connoît ce couplet contre Perrault, qui avoit défendu son opinion
dans une séance publique de l’académie Françoise :
Despréaux prit sur lui de ne pas éclater d’abord. Il commençoit à
être dégoûté de la satyre : il sentoit qu’il n’iroit point à la
postérité par elle ; mais par ses épîtres, son lutrin & son art
poëtique : tous ouvrages finis, & miracles de poësie. Il se
permit seulement quelques vers dans lesquels il avertissoit Perrault
d’être sur ses gardes, & il représentoit :
Cette indifférence, dans un homme dont on avoit toujours vu la bile
s’échauffer à la moindre atteinte qu’on put donner au bon goût &
à la raison, étonnoit singulièrement. Le sçavant prince de Conti,
dit un jour qu’il iroit à
l’académie
Françoise écrire sur la place de Despréaux :
Tu
dors Brutus.
Le satyrique se réveilla enfin. Il prit vivement le parti des
anciens, auxquels il étoit si redevable. Ses réflexions sur Longin
sont toutes à leur avantage. C’est là qu’il veut montrer que le
culte qu’on leur rend n’est point un culte d’idolâtrie, mais un
culte raisonné : à l’exception de quelques légers défauts qu’il
reconnoît en eux, il les trouve divins en tout, & croit la
nature épuisée en leur faveur. Pindare, dit-il, sera toujours
Pindare ; Homère sera toujours Homère ; & les Chapelain des
Chapelain ; les Scudéri des Scudéri : il n’y a guère de ridicules
dont il n’ait couvert tous les Perrault. La réponse de Charles aux
réflexions sur Longin, outre qu’elle fait autant d’honneur à son
jugement qu’elle en fait peu à celui de Boileau, étoit encore dictée
par la politesse & la modération ; mais l’Aristarque de son
siècle fut souvent injuste. Il ne pardonnoit pas à son adversaire de
s’être moqué de l’ode sur la prise de Namur, & de la satyre
contre les femmes. Cependant qu’étoit-ce qu’une critique de quelques
vers foibles, de quelques mauvaises
expressions, de quelques bévues réelles, & de quelques pensées
fausses, en comparaison de tant de traits qu’il décocha sur toute la
famille de Perrault ?
Le procès de ces deux hommes, si différens pour le goût, pour le
génie & le caractère, fut porté au tribunal du public. Tous les
écrivains de l’Europe s’érigèrent en juges : chaque nation eut son
chef de parti. En Italie, le célèbre Paul Béni tenoit pour les
modernes, & ne voyoit rien de comparable à Guichardin, au Dante,
à l’Arioste & au Tasse. Les Anglois en général faisoient le même
honneur à leurs écrivains. Saint-Evremont, retiré alors à Londres, y
plaidoit de son mieux la cause des nôtres & des leurs. Ce
bel-esprit, mauvais poëte, mais prosateur agréable, enterré à
Westminster avec les rois & les hommes illustres d’Angleterre, y
parloit & y écrivoit contre l’injustice de n’estimer que les
anciens. A la prière de cette duchesse de Mazarin, si célèbre par
son esprit, son goût & ses malheurs, il chanta, dans quelques
stances, la gloire du siècle présent :
Ainsi Perrault, malgré toutes les plaisanteries dont son adversaire
l’accabloit, comptoit au moins quelques suffrages. Son triomphe
étoit hors de sa patrie. Il n’eut, pour le soutenir en France,
d’écrivain de distinction, que Fontenelle dont la réputation
naissante souffrit alors quelque éclipse. On réunit contre lui tous
les sifflets, & il fut presque jugé un Perrault. Dans l’ode sur
la prise de Namur, on lit un couplet contre Fontenelle, qui prit sa
revanche au moyen d’une épigramme contre la satyre des femmes
nouvellement publiée : mais cette satisfaction fut de courte durée.
Les adversaires de Fontenelle eurent de quoi s’exercer sur lui à
l’occasion de la tragédie d’Aspar, qu’il donna
malheureusement dans ces circonstances. Racine fit cette jolie
épigramme, dans laquelle il rapporte, à cette pièce, l’époque de
l’origine des sifflets du parterre. Voilà ce que valut
à Fontenelle son courage à dire librement sa
pensée, ou plutôt son foible pour Charles Perrault qui l’avoit vanté
souvent, & principalement dans une certaine épître sur le génie,
dans laquelle il lui disoit platement :
Puisque ceux qui avoient le plus de talent, & dans qui le génie
pouvoit tenir lieu de tout le reste, se déclarèrent pour
l’antiquité, on imagine aisément combien ceux dont l’érudition étoit
le plus grand mérite, durent être révoltés de voir le mauvais
traitement fait à leurs idoles. Les Huet & les Hardouin en
furent au désespoir. L’abbé Fraguier manqua d’en mourir de chagrin,
lui qui, dans moins de quatre ans, avoit recommencé six ou sept fois
la lecture d’Homère ; qui, pour mieux retenir, ou pour reconnoître
plus facilement les beaux endroits de ce poëte, les soulignoit d’un
coup de crayon dans son exemplaire ; & qui, à force d’admirer
& de remarquer toujours,
souligna
toute l’Iliade. Les sçavans croyoient le bon goût
banni pour jamais de France, si les sentimens de Perrault venoient à
y prévaloir. Ils regardoient l’admiration pour les anciens comme la
plus sûre marque de l’élévation, ou de la chute des lettres &
des états. Ils ne vouloient point voir que Perrault, dans le fond
très-impartial, balançant également les beautés & les défauts,
sans aucune acception ni des personnes, ni des siècles, ne fouloit
point aux pieds les objets de leur idolâtrie, mais qu’il rectifioit
leur culte. Ils disoient que, pour être juge recevable, il lui
auroit fallu des connoissances qu’il n’avoit pas ; que son
incapacité déposoit contre son équité ; qu’il connoissoit aussi peu
les beautés que les défauts des anciens ; qu’il avoit multiplié le
nombre des derniers bien au-delà du vrai, & qu’il avoit même
poussé la mauvaise foi jusqu’à créer plusieurs de ces défauts.
Racine, Despréaux, & tous ceux qui rassuroient le peuple sçavant,
par leur amour pour l’antiquité, & par leurs excellens écrits,
s’abusoient aussi étrangement. Ils n’ouvroient les yeux
que sur les beautés de détail des anciens, &
les fermoient sur l’ensemble. Les défenseurs de Perrault faisoient
tout le contraire, & n’avoient pas plus raison. Ils se
prévaloient des vices qu’on remarque dans l’ensemble, pour ne pas
rendre justice aux détails : ainsi l’état de la question ne fut
saisi ni de part ni d’autre. On l’eut décidée bientôt, selon M. de
Voltaire, si l’on avoit comparé ouvrage à ouvrage ; un sujet traité
par les anciens à un sujet traité par les modernes ; l’Amphitrion de Molière à l’Amphitrion de
Plaute. En effet, si l’on employoit ce moyen, on verroit que la
différence est à notre avantage : on s’appercevroit du progrès des
arts : on en laisseroit l’invention aux anciens ; & encore
ont-ils connu celle de l’imprimerie, des glaces, des pompes à feu,
de la poudre, du canon, des estampes, de la physique expérimentale.
Leur musique étoit informe, aussi bien que leur histoire naturelle.
Tout a été perfectionné, & les ouvrages, pour être anciens, n’en
ont pas moins de défauts. La première machine à rouage & à
ressort n’a pas été la meilleure. Le plus ancien poëme
connu n’est pas aussi le plus beau. Les poësies
d’Homère, dit Saint-Evremont, seront toujours des chefs-d’œuvre,
& non pas en tout des modèles.
Dans le temps que les deux partis étoient le plus animés, le vieux
abbé Desmarais vint, comme un second Nestor, se donner pour
conciliateur. Il croyoit parvenir adroitement à faire pancher la
balance du côté des anciens, lorsqu’il auroit fait connoître une
traduction en vers du premier livre de l’Iliade ;
mais elle étoit détestable, & lorsqu’on l’eut vue, on ne voulut
plus de lui pour arbitre.
Cependant les auteurs de la querelle avoient envie de la faire
cesser : ils étoient las de prêter si longtemps à rire au public :
des amis communs s’employèrent pour cela. La paix étoit fort
avancée, lorsqu’elle manqua d’être rompue totalement. Perrault
exigeoit qu’avant que de rien conclure, on promit d’estimer ses
ouvrages. Despréaux trouvoit la condition trop dure. Il ne pouvoit
sur-tout passer à son adversaire le conte des Souhaits
ridicules, où est cette aune de boudin
que le grand Jupiter fait descendre par la cheminée,
& qui pend au bout du nez de l’héroïne : mais
tous les obstacles de accommodement furent levés, & Boileau le
célebra l’an 1699 :
Les chefs de parti reconciliés, le feu de la querelle ne fut pas
éteint : il resta caché pendant quelque temps, & enfin il se
montra plus violent & plus à craindre que jamais, lorsque l’on
vit La Mothe aux prises avec madame Dacier. Elle manqua à tous les
égards de la bienséance en défendant sa traduction, qu’elle croyoit
excellente pour être au-dessus de celle de son adversaire : ni l’une
ni l’autre n’est supportable.
Celle de La Mothe est d’une absurdité singulière. On ne conçoit pas
comment un homme d’esprit, sans entendre un seul mot de grec, a pu
former le projet de mettre l’Iliade en notre
langue ; comment, dans l’idée de réduire ce poëme, d’en retrancher
le
gigantesque, le puérile & le
superflu, il l’a rendu plus long & plus chargé d’inutilités ;
comment, d’un corps plein d’embonpoint & de vie, il n’en a fait
qu’un squelette aride & désagréable. Je ne parle pas du coloris
d’Homère, qu’il est impossible, à quelque traducteur que ce soit, de
rendre parfaitement ; mais je parle de ses pensées, de ses images,
du sublime & du merveilleux qui y règne, & qu’on peut faire
passer dans quelque langue du monde que ce puisse être. La
traduction en prose de madame Dacier l’a comblée de gloire dans
l’esprit de certaines gens. Mais qu’est-ce pourtant que cette
traduction ? qu’elle est séche & décharnée ! quelle diction
pédantesque ! quels tours forcés ! le génie ne s’y montre presque
nulle part : elle est uniquement l’ouvrage du travail : point de
feu, point de poësie. Un poëte ne doit être traduit qu’en poëte. Il
faudroit qu’on entreprit une nouvelle traduction d’Homère : ce père
de la poësie est encore à traduire. Qui s’imposeroit cette tâche, ne
pourroit tout au plus s’aider que des recherches de madame Dacier.
Le morceau que l’abbé
Desfontaines à
traduit de l’Iliade, nous donne idée de ce que
feroit là-dessus une excellente plume.
Pour juger combien Homère est défiguré dans La Mothe, il suffit
d’ouvrir au hasard sa traduction. Sur quelque morceau qu’on puisse
tomber, on deplorera l’abus de l’esprit, on verra quelques
antithèses, quelques tours délicats tenir lieu des beautés
d’imagination, & des plus sublimes traits d’éloquence ; la
petite manière substituée en tout à la grande. Il ne s’est pas même
attaché à redoubler d’attention, & de verve dans le peu
d’endroits que Despréaux a traduits. L’amour propre eut dû le porter
à faire mieux encore que son prédécesseur, & à s’épargner une
comparaison humiliante. Si La Mothe énerve tout ce qu’il y a de
grand & de sublime dans son original, il n’est pas plus heureux
à en rendre le pittoresque & le gracieux. La description riante
de la ceinture de Vénus, l’idée des graces qui doivent toujours
accompagner la déesse de la beauté, la préférence que Pâris donne à
Vénus sur les trois déesses ; tous cela est manqué. Toutes ces
peintures au-dessus des
plus agréables
tableaux de l’Albane ; sont dégradées. Quelle mutilation dans cet
endroit où le poëte Grec personifie les prières, où l’on reconnoît
ces
filles du maître du tonnerre à la tristesse
de leur front, à leurs yeux remplis de larmes, à leur marche
lente & incertaine, placées derrière l’injure, l’injure
arrogante, qui court sur la terre d’un pied léger, levant sa
tête audacieuse
. Le ridicule a fait retenir
deux vers sur la description de l’épée d’Hector :
L’expression même du sentiment que La Mothe a si bien traité dans son
Inès, s’est refusée à lui dans son Iliade. L’adieu d’Hector & d’Andromaque, cette
scène épique si touchante, si pleine de chaleur & de vie, est
rendu ainsi :
Du moins si madame Dacier manque
que
d’élégance, de poësie & de feu, elle a le mérite de la fidélité
du texte : elle en rend les idées principales & accessoires.
Les deux traducteurs s’accablèrent mutuellement de reproches ; mais
ces reproches tomboient moins sur ce que d’un excellent antique, ils
s’en avoient fait une copie méconnoissable, que sur ce qu’ils
avoient formé le dessein, l’un, de déifier Homère ; & l’autre,
de lui ravir l’apothéose. La Mothe exposa son projet dans un
discours à la tête de son Iliade. Le discours est
écrit & raisonné supérieurement : mais Homère y est bien petit.
On y avance qu’il n’a rien de ce qui décide le grand poëte, & un
génie créateur. On y condamne le dessein de son poëme, lequel n’est
pas assez déterminé ; la multiplicité de ses dieux & de ses
héros, si vains, si rodomonts, si cruels, si impies, si babillards ;
la bassesse de quelques-unes de ses descriptions qui roulent sur des
mœurs si étranges ; la longueur & la monotonie de ses
narrations ; l’ennui prodigieux de ses répétitions ; le stile même
qui n’est pas toujours assorti au sujet : on y trouve que la nature
pourroit être peinte dans toute sa
simplicité, & plaire davantage. La plupart des remarques de La
Mothe étoient justes ; ses principes étoient vrais : mais il s’égara
dans l’application qu’il en fit. Ceux de madame Dacier furent
développés dans la préface de sa traduction. Jamais idole ne reçut
d’hommage plus sincère, que celui qu’elle y rend à son original.
Elle le nomme la source de toutes vertus, & de toutes
connoissances. Il est universel chez elle, géographe, chronologiste,
antiquaire, historien, poëte, orateur, physicien, moraliste,
théologien. Elle le représente triomphant de la mort, du temps &
de l’envie. Quel dommage, dit-elle, qu’il ne puisse être donné à
aucun mortel d’avoir son inspiration divine, pour être en état de le
rendre en vers. Quiconque oseroit, ajoute-t-elle, entreprendre de le
faire sans cela, verroit bientôt la plume lui tomber des mains à
mesure qu’il liroit l’original, & qu’il en connoîtroit toute la
beauté.
Cette contrariété de jugement produisit le livre de la
Corruption du goût, ouvrage dicté lui-même par le mauvais
goût, par la prévention, le fiel
& la
haine. Que de grossièretés, que de termes injurieux à chaque page !
ceux de ridicule, d’impertinence, de témérité aveugle, d’ignorance, de folie, d’absurdité, reviennent continuellement. L’auteur,
dans son livre, est une femme des halles en furie. Ce qu’il y a de
moins choquant pour La Mothe, c’est le reproche qu’on lui fait
d’ignorer le Grec, & d’avoir composé des opéra.
Quelle vengeance tira-t-il de ces invectives ? Pas d’autre que celle
d’en donner au public la liste, de ne point se permettre la moindre
injure par représailles ; de donner l’exemple d’une dissertation
modérée, fine & délicate. Que d’art, que d’adresse dans ses
réflexions sur la critique ! Il s’y justifie d’ignorer le Grec, par
la raison qu’il a cru devoir connoître Homère d’après madame Dacier.
A l’égard des opéra, il lui dit : « Qu’elle me passe ceux que
j’ai faits, pour les traductions qu’elle a faites de l’Eunuque & de l’Amphitrion, de quelques comédies d’aussi mauvais
exemple & des odes d’Anacréon, qui ne respirent qu’une
volupté dont la nature
même n’est pas
d’accord. Soyons raisonnables ; il me semble que cela vaut bien
quelques opéra qui sont des ouvrages très-modestes, &
presque moraux en comparaison de ceux que je cite. Mettons aussi
les romans qu’elle suppose que j’ai lus, pour les deux cent fois
qu’elle a lus avec plaisir quelques pièces du cinique
Aristophane. Mes lectures frivoles ne montent pas à beaucoup
près si haut ; mais je ne veux point chicaner, & je consens
que l’un aille pour l’autre. »
Tous les gens de lettres furent encore partagés. Ceux qui avoient
déjà écrit pour les anciens écrivirent, de nouveau, pour Homère.
Boivin, homme sçavant &, qui plus est, d’esprit & de goût,
se déclara vivement pour madame Dacier. Fénélon, quoiqu’ami de La
Mothe, n’osa l’approuver dans tout. Il convenoit bien que les dieux
& les héros de l’Iliade ne valent pas nos
honnêtes gens ; mais il nioit que ce fût la faute du poëte, qui
avoit dû peindre les mœurs & suivre les idées du temps. Ainsi,
selon lui, tant pis pour ceux qui se moquent de Patrocle
& d’Achille
préparant leur dîner, & de la princesse Nausicaa lavant ses robes. Une image contraire eût été un
défaut, la poësie n’étant qu’une imitation ; & « si l’on
eût donné, ajoute-t-il, au Poussin, le
Guesclin & Boucicaut à peindre, il les eût représentés
simples & couverts de fer, pendant que Mignard auroit peint
les courtisans du dernier siècle avec des fraises ou des collets
montés, ou avec des canons, des plumes, de la broderie & des
cheveux frisés »
. Fontenelle osa encore moins que
personne embrasser ouvertement un parti. Ses démêlés avec Racine
& Despréaux l’avoient dégoûté du polémique. Il se contenta
d’effleurer la question agitée, de dire des choses obligeantes pour
les deux célèbres combattans, & de les désigner sous le nom de
l’esprit & du sçavoir.
Les personnes qui se décidèrent pour La Mothe, furent la marquise de
Lambert, l’abbé Terrasson & l’abbé de Pons. L’illustre auteur du
Traité de l’amitié porta d’Homère un jugement
tel qu’on avoit lieu de l’attendre d’une dame de beaucoup de mérite,
& dont les
écrits respirent la
justesse, la morale & l’agrément. Elle a fait encore des vers de
société que le public ne connoit pas. L’abbé Terrasson entreprit de
prouver, par géométrie & démonstration, qu’Homère est un
radoteur. C’est de cet abbé dont madame Dacier dit : Quel fléau pour la poësie qu’un géomètre ! D’ailleurs il
n’étoit pas sans mérite. Sa traduction de Diodore est utile. Le Séthos contient aussi quelques beautés, quoiqu’on
y sente toujours la gêne & le travail, une certaine dureté dans
le stile qui fait qu’on croit toujours entendre le bruit aigu &
discordant d’une mauvaise horloge qu’on remonte.
Terrasson avoit été de l’oratoire : il en étoit sorti avec trois de
ses frères. Après avoir vécu en philosophe, toute sa vie, il se
démentit à la mort.
L’abbé De Pons traita madame Dacier comme elle avoit traité La Mothe.
Ils furent à l’unisson l’un de l’autre pour les injures & les
grossiéretés. Cet abbé comprit dans ses déclamations toute cette
classe de sçavans « toute cette espèce de manœuvres Grecs
& Latins, dont la bassesse ne s’élève jamais au-dessus du
servile emploi de travailler
sur
l’antiquité »
. Il définit l’Iliade
« un beau monstre né du seul instinct d’un homme
supérieur »
. On voit, dans ses écrits, qu’il croyoit
toucher au moment où les grands modèles de l’antiquité éprouveroient
le sort de la philosophie péripathéticienne ; mais il ne
s’appercevoit pas qu’en reprochant à madame Dacier son culte
fanatique pour Homère, il faisoit de La Mothe une autre
divinité.
Parmi les ennemis de cette illustre sçavante, il faut compter encore
l’abbé Cartaud de la Vilate. Il dit que le Grec avoit produit des
effets singuliers dans la tête de cette dame ; qu’il y avoit dans sa
personne un assemblage grotesque & plaisant des foiblesses de
son sexe & de la férocité des enfants du Nord ; qu’il sied aussi
mal aux femmes de se hérisser d’une certaine érudition, que de
porter des moustaches
;
qu’une femme sçavante a quelque chose
de trop
hommasse
, & conclud que madame Dacier étoit
peu propre à faire naître une passion. « Son extérieur avoit,
continue-t-il, un certain air de bibliothéque peu galant. Quelle
indécence n’y auroit-il pas eu de se
mettre des pompons de la même main dont on écrivoit un passage
Grec. »
Tout ce que Cartaud de la Vilate, dans ses Essais historiques & philosophiques sur le
goût, rapporte de madame Dacier, est écrit de ce ton & de ce
stile.
D’autres écrivains prodiguèrent encore les louanges à La Mothe, &
attisèrent le feu de la discorde. La querelle s’échauffa tellement
& devint si plaisante, qu’on en joua les auteurs sur plusieurs
théâtres de Paris. On faisoit, dans une tragi-comédie, le bon goût amant de l’Iliade,
madame Dacier mère de l’Iliade, l’Iliade amante du bon goût, La Mothe
amant de la Pucelle de Chapelain, Fontenelle
confident de La Mothe. On donna, au théatre de la foire, Arlequin défenseur d’Homère, Arlequin
traitant, &c. Dans une de ces farces,
arlequin tiroit respectueusement l’Iliade d’une
chasse, prenoit successivement, par le menton, les acteurs &
actrices, & la leur donnoit à baiser en réparation de tous les
outrages faits à Homère. On représenta, dans une estampe, un âne qui
broutoit l’Iliade, avec ce vers au bas contre
la traduction de La Mothe, qui avoit
réduit l’Iliade en douze chants :
Fourmont l’aîné tenta inutilement, dans son examen pacifique, de
concilier les esprits. Il étoit lui-même trop décidé pour Homère
& n’épargna pas La Mothe.
Valincour le sage, Valincour l’ami des arts, des artistes & de la
paix, arrêta toutes ces plaisanteries. Il vit ceux qui en étoient
l’objet, leur parla, les rapprocha. La paix entr’eux fut signée,
& l’acte rendu solemnel dans un repas qu’il leur donna &
dont étoit madame de Staal. « J’y représentois, dit-elle, la neutralité. On but à la
santé d’Homère, & tout se passa bien. »
Quoique madame Dacier, dans tout le cours de cette dispute, se fût
mise à son aise, & qu’elle eût assez exhalé son ressentiment
contre La Mothe, elle conserva un fond de chagrin qui abrégea ses
jours : elle mourut au louvre en 1720. Elle étoit d’une assiduité
opiniâtre au travail, ne sortoit pas six fois l’an de chez elle, ou
du moins de
son quartier. Mais après
avoir passé toute la matinée à l’étude, elle recevoit, le soir, des
visites de tout ce qu’il y avoit de gens de lettres en France.
Le Florus, avec des notes Latines, est d’elle. Sa
Traduction de Térence lui a fait aussi
beaucoup d’honneur. La manière dont elle apprit le Grec & le
Latin est remarquable : on la tient d’un vieux officier de Saumur,
qui avoit vécu avec Tannegui Le Févre.
Ce sçavant élevoit lui-même un fils, ne desiroit rien tant que de le
voir avancer dans l’étude des langues, & le grondoit beaucoup de
ne vouloir rien apprendre. La petite Le Févre étoit témoin de toutes
les vivacités de son père. Un jour qu’il s’emporta plus qu’à
l’ordinaire, elle prit en particulier son frère, & lui exposa
ses torts. Le père entendit cette conversation &, quand elle fut
finie, il appella sa fille & lui demanda si elle se sentoit du
goût pour l’étude : elle répondit qu’oui. Le père enchanté lui mit
entre les mains des grammaires, & elle y fit, en très-peu de
temps, des progrès singuliers. Le jeune Le Févre prit exemple ;
& le frère & la sœur, à l’envi l’un de l’autre
l’autre, se trouvèrent, par la suite, à la tête
des sçavans de l’Europe.
M. & madame Dacier étoient nés calvinistes : ils sont morts dans
le sein de l’église catholique.
Ce poëme, étant à la portée d’un plus grand nombre de lecteurs que
l’Iliade, s’est trouvé aussi le sujet de plus
de contestations. Voici les principales.
La première regarde la supériorité des deux plus anciens poëmes
connus. Les Latins eux-mêmes n’étoient pas d’accord sur cela. On
annonça d’abord le poëme Latin comme supérieur à l’Iliade
* :
Mais cette flatterie de Properce ne passa point. Le
plus bel éloge que les
Romains crussent
faire de Virgile, étoit de le comparer à Homère : ils ne donnèrent
jamais, d’une voix unanime, la prééminence à leur compatriote.
L’amour de la patrie ne les aveugla point, comme il arrive
quelquefois chez les nations modernes.
En effet, chacune a, pour son poëte épique, une admiration exclusive.
L’Anglois vante Milton ; l’Italien le Tasse, l’Arioste ou le Dante ;
le Portugais le Camoens. L’écrivain judicieux met tout dans la
balance : il n’en a qu’une où il pèse le génie & le talent. Le
mérite du poëme Grec & du poëme Latin a été mis également en
discussion parmi nous. Les uns ont préféré l’Iliade, & les autres l’Énéide. Le
jésuite Rapin est du nombre de ceux-ci : Boivin & le P. le Bossu
soutiennent, au contraire, qu’il y a tel morceau dans l’Iliade supérieur à toutes les beautés réunies de Virgile.
L’abbé Fraguier, également naturalisé Grec & Latin, n’a rien
voulu décider : ce qui est très-sage.
Entre deux genres de beauté différente, ce ne sera jamais que le goût
particulier qui décidera. Ceux qui
aiment
les tableaux pleins de feu & d’imagination, & qui ne sont
que heurtés, se détermineront pour les grands traits de l’Iliade ; mais ceux qui n’estiment que les
peintures finies & léchées, mettront au-dessus de tout les beaux
endroits de l’Énéide.
L’auteur de ce dernier poëme ne manque-t-il pas d’invention ? autre
sujet de dispute. L’Énéide, dit-on est totalement
calquée sur l’Iliade : même dessein, mêmes dieux,
mêmes épisodes. Les amours de Didon sont d’après les amours de Circé
& de Calypso dans l’Odyssée ; la descente
d’Énée aux enfers est imitée de celle d’Ulysse. Ce sont les
traditions fabuleuses de leur temps que les deux poëtes ont mises en
œuvre. Homère avoit habilement saisi celles du siège de Troie, &
Virgile fait également usage de tout ce qu’on disoit sur l’arrivée
& l’établissement d’Énée en Italie : car cette époque, cet
établissement est le véritable objet du poëte.
Il faut se moquer du visionnaire & systhêmathique Hardouin, qui
veut qu’Énée soit le Messie. Par la même raison que cet écrivain
voyoit le
Sauveur des hommes dans Énée,
il croyoit voir aussi la religion chrétienne dans Lalagé, la maîtresse d’Horace, & donnoit, pour auteurs
de ses Odes & de l’Énéide,
des moines du treizième siècle.
Le changement des vaisseaux Troyens en nymphes de la mer, au moment
où ils vont être brûlés par Turnus, étoit presque la seule chose
qu’on disoit appartenir à Virgile. On ne lui accordoit même d’être
créateur en ce point, que pour montrer combien son imagination,
livrée à elle-même, s’égaroit & devenoit bisarre.
Mais ces accusations n’ont aucun fondement, selon ceux qui prétendent
mieux connoître ce poëte & distinguer entre imiter servilement,
& donner une nouvelle création aux idées des autres.
Il suffit, en effet, d’un coup d’œil jetté rapidement sur ces
prétendues copies & l’original supposé, pour en découvrir la
prodigieuse différence. Si Virgile imite Ennius & quelques
poëtes subalternes, c’est en homme supérieur, en homme qui fait
gloire de tirer, de quelque mine que ce soit, des diamants bruts,
pour les polir & les
mettre en œuvre.
Il en use comme en ont usé depuis tous les écrivains de génie,
Corneille, Racine, La Fontaine, Rousseau, M. de Voltaire. Ne se
moqueroit-on point d’un homme, remarque Ségrais, qui, en considérant
le Louvre ou quelqu’autre palais magnifique, diroit que ces ouvrages
ne sont pas nouveaux, parce qu’il auroit vu ailleurs des dômes &
des pavillons ?
Qu’il y a loin des matériaux d’un poëme à son ordonnance & à sa
composition ! Et, d’ailleurs, Virgile est-il imitateur en tout ?
Combien de choses tirées de son fond ? Cette idée des destins qui
établissent l’empire d’Auguste, & la gloire de Rome, n’est due
qu’à lui ; celle des vaisseaux changés en nymphes ne fait aucun tort
à son imagination toujours belle, toujours sage. Le peuple Romain
croyoit à cette métamorphose, & le poëte a suivi la tradition ;
ainsi que dans un poëme sur Clovis, il n’y auroit aucun ridicule,
selon M. de Voltaire, à parler de notre sainte Ampoule. Le même
écrivain, juge en matière d’épopée, se recrie sur ce qu’on trouve
stérile le rival d’Homère. Virgile, dit-il, n’en vaut que mieux,
pour n’avoir pas étalé cette profusion de
caractères qu’on remarque dans l’Iliade.
Il est vrai qu’il n’y en a qu’un seul dans l’Énéide, que l’auteur a tout sacrifié à Énée. Le fort Cloanthe,
le brave Gias & le fidèle Achate sont des personnages
subalternes & très-insipides : mais, en cela même, le poëte a
plus atteint peut-être le but. En poësie, comme en peinture, la
division d’intérêt est le plus grand de tous les défauts.
Cependant, lorsqu’on presse les admirateurs de Virgile, les plus
jaloux de sa gloire, & qu’on leur demande s’ils imaginent qu’il
eût jamais existé un Virgile, s’il n’y avoit eu auparavant un
Homère, ils demeurent interdits. Ils sont forcés de convenir que
l’un a produit l’autre, ainsi que nous sommes redevables de Racine à
Corneille ; de Despréaux à Juvénal, à Horace & à Régnier ; de La
Fontaine à Marot & à Rabélais.
La troisième dispute roule sur les caractères de l’Énéide.
L’Auteur de la tragédie de Didon
écrivit, en 1734, que Virgile étoit un
mauvais modèle pour cette partie. Le jugement n’étoit pas hasardé.
Néanmoins il s’est reproché l’expression qu’il avoit employée en le
portant. « Je la rétracte aujourd’hui, dit-il, par respect
pour Virgile, en pensant toujours de même par respect pour la
vérité »
. Il trouve qu’Énée n’a rien moins que les
qualités d’un héros. Il le définit un amant sans foi, un prince
foible, un dévot scrupuleux. Saint-Evremont avoit dit que le prince
Troyen étoit plus propre à être fondateur d’un ordre de moines que
d’un empire*.
Dans la persuasion où étoit M. Le Franc, qu’un tel caractère avoit
été manqué, il a voulu le dessiner mieux, & le rapprocher de
l’idée que nous avons de l’héroïsme. Il a fait à la fois, d’Énée, un
prince religieux & un grand homme ; un héros qui craint les
dieux, mais à qui les oracles n’en imposent
pas ; un héros plein de franchise & de
valeur, ne sauvant sa gloire, & ne s’arrachant à Didon, qu’après
l’avoir rendue triomphante de ses ennemis, & fait preuve des
sentimens les plus élévés. Énée, vainqueur d’Iarbe, & sauvant
Carthage, au moment où il la quitte, est un coup de maître. C’est
sçavoir dessiner dans le grand.
L’abbé Desfontaines convenoit, en 1740, dans une lettre à M. Le
Franc, que le caractère d’Énée étoit pitoyable, & que quiconque
mettroit aujourd’hui, soit dans un poëme ou dans un roman, un pareil
caractère, seroit infailliblement sifflé.
L’académie de la Crusca a porté le même jugement dans son Apologie du Rolland furieux de l’Arioste. Elle se
moque d’un héros qui s’occupe d’amour, lorsqu’il devroit avoir la
tête remplie des grandes vues que les dieux ont sur lui ; qui, dans
le temps que la reconnoissance vouloit qu’il s’attachât à Carthage,
prétexte leurs ordres pour aller s’établir dans tel coin de la terre
plutôt que dans tel autre, & trahit une reine qui s’est livrée à
lui, & l’a comblé de biens pour devenir le ravisseur
d’une femme promise à un autre prince. On se
prévaut encore de la plaisanterie de Rousseau sur Énée & sur
l’amour de Didon :
Mais autant d’écrivains célèbres, autant d’avis différens. Le
président Bouhier justifie Virgile quant aux caractères. Celui
d’Énée lui paroît être dans la belle nature & dans le véritable
héroïsme. Il combat M. Le Franc, & le blâme d’avoir appellé
foible & parjure un tel prince. L’apologiste de ce héros ne le
trouve foible en rien, pas même dans les larmes qu’il répand
quelquefois. De pareilles larmes sont celles d’un grand homme :
Achille ne pleure-t-il pas dans l’Iliade ? On ne
veut pas non plus qu’Énée ait violé ses sermens : il n’avoit pris
aucun engagement solemnel avec Didon.
Tant de choses, qu’il dit & qu’il fait, ne nous paroissent si
ridicules que parce que nous n’avons aucune idée juste. Il est
plusieurs genres d’héroïsme. Nous ne voulons que des Achilles ou des
Céladons, & nous ne pensons pas
que celui qui a crayonné Énée a voulu en faire, non seulement un
fameux guerrier & un conquérant, mais un grand politique, un
véritable législateur, un prince essentiellement religieux ; tel
qu’on nous assure avoir été Auguste : car c’est pour flatter les
dévots de sa cour, c’est d’après le caractère de ce grand homme que
Virgile a tracé le caractère d’Énée. M. de Voltaire est de l’avis du
président Bouhier ; l’abbé Desfontaines s’y est rangé pareillement.
Il a détruit, dans sa préface à la tête de Virgile, ce qu’il avoit
avancé dans quelques lettres particulières.
L’anachronisme du quatrième livre de l’Énéide a été
encore une matière à dispute. L’abbé de Marolles a soutenu, contre
tous les historiens, que cet anachronisme n’en est pas un, qu’Énée a
été contemporain de Didon. Mais tous les chronologistes ont
abandonné cet écrivain aussi fécond qu’ & obstiné
dans ses idées. On convient généralement qu’Énée vivoit trois cens
ans après Didon : sur quoi les sçavans, scrupuleux en fait de noms
& de dattes, se récrient contre
l’audace de Virgile ; lui demandent raison d’avoir fait rencontrer
deux illustres personnages qui ont vécu dans des siècles différens ;
d’avoir supposé à la reine de Carthage la passion la plus violente
& la plus éloignée de son caractère, puisqu’à la mort de Sichée,
elle lui voua une fidélité inviolable & préféra le bûcher à de
nouveaux engagemens.
La réponse à ces objections est toute simple. Un poëte n’est pas
historien : l’ordre des temps & des lieux ne le regarde qu’à un
certain point. On peut tout feindre, tout oser dans un poëme, du
moment qu’on ne nuit pas à la suite des événemens de l’histoire ;
qu’on n’est point démenti par une opinion générale ; qu’on ne
suppose rien qui ne puisse avoir été fait. Virgile est dans ce cas ;
l’auteur de la Henriade y est également, lorsqu’il
fait passer secrettement Henri IV en Angleterre. L’entrevue de ce
prince, avec la reine Élisabeth, est dans toutes les règles de
l’épique. Pourquoi trouver à redire à des fictions ingénieuses &
vraisemblables qui sont des sources de plaisir ? C’en seroit un de
moins de ne pas
connoître les amours de
Didon & d’Énée ? Ils n’eussent jamais arraché des larmes sur le
théâtre. M. Le Franc les y a mis avec succès. Racine avoit voulu
traiter ce sujet : malheureusement il préfera les amours de
Bérénice.
Un cinquième différend, occasionné par le poëme de Virgile, c’est de sçavoir s’il est achevé.
Quelques sçavans, qui se donnent pour connoisseurs, prétendent que
l’Énéide n’est point finie : Ils la comparent
à ces chefs-d’œuvre de l’antiquité, à ces monumens superbes de la
grandeur & de l’élévation du génie des Romains, mais qui ne sont
arrivés jusqu’à nous que mutilés. Une main grossière & peu
habile a entrepris d’achever l’ouvrage. Maphée a ajouté un treizième
chant aux douze autres. Ce chant est la description des
nôces vraies ou imaginaires d’Énée avec Lavinie.
Mais on a montré que l’action de l’Énéide est
complette. En effet, que peut avoir à desirer le lecteur, après
avoir vu l’implacable Junon appaisée, la mort de Turnus, Lavinie
& l’empire du Latium, devenir le partage du héros ?
Enfin, la plus grande dispute que l’Énéide ait occasionnée, tombe sur la comparaison
qu’on fait de la moitié de ce poëme avec l’autre. Les six derniers
livres, dit-on, ne sont pas de la beauté des six premiers. La Description de la ruine de Troie, le
Récit des amours de Didon, la descente d’Énée
aux enfers, sont le plus grand effort de génie. De ce haut
point d’élévation, où le cigne du Tibre étoit parvenu au milieu de
son vol, il n’a fait que descendre. L’imagination, échauffée par les
grands objets que le poëte a chantés d’abord, se réfroidit sur le
reste. La guerre contre les Latins, qui ont raison de défendre leur
pays, le projet du mariage d’Énée avec Lavinie qu’il n’a jamais vue,
ne peuvent réchauffer le sujet. Que peut tout l’art du monde sans la
nature ?
Ce n’est pas que Virgile ne soit Virgile dans les six derniers
chants. On y trouve des morceaux admirables, le Discours des ambassadeurs d’Énée & la Réponse du roi Latinus ; le Bouclier forgé
par Vulcain, & dont Vénus fait présent à Énée ; l’Épisode pathétique d’Euriale & de Nisus ; la
description de plusieurs
combats qui
n’ont rien d’ennuyeux, & qui font l’effet de ces tableaux, où Le
Brun a si bien représenté les batailles d’Alexandre, le combat
singulier entre Énée & Turnus, & plusieurs autres traits
uniques. Tels sont les sentimens du plus grand nombre des critiques,
&, en particulier, de celui qui porte cette décision sur
Virgile :
M. de Voltaire prétend qu’il étoit aisé de jetter de l’intérêt dans
les six derniers chants ; qu’il n’y avoit qu’à représenter Énée
& Turnus tout autrement qu’ils ne sont ; qu’il falloit peindre
celui-ci à son désavantage, & l’autre avec tout l’héroïsme
possible. Suivant ce plan, Turnus ne seroit point un prince jeune,
aimable & digne d’obtenir la main de l’objet qu’il adore, mais
il en seroit l’oppresseur ; il auroit profité de la foiblesse de la
reine Amate & du vieux roi Latinus, pour envahir leurs états :
& le prince Troyen seroit le libérateur de Lavinie & de son
père ; au lieu que, chez Virgile, Turnus défend Lavinie, & l’on
ne voit, dans Énée, qu’un étranger
fugitif, courant les mers, & devenu le fléau des peuples &
des rois de l’Italie, & d’une jeune princesse, de sorte qu’on
est tenté de prendre le parti de Turnus contre Énée.
L’abbé Desfontaines a voulu défendre l’auteur qu’il a traduit. Il
trouve que, dans l’Énéide, l’intérêt augmente par
dégrès, de livre en livre ; que les six derniers sont autant
au-dessus des six premiers, que l’Iliade est
au-dessus de l’Odissée. Il est révolté de la
comparaison de la seconde partie de l’Énéide, avec
un terrain ingrat, où il faut toujours lutter contre les
obstacles.
Il découvre une plus belle matière à traiter ; de plus grands
événemens à développer ; un palais plus vaste & plus digne
d’admiration ; intérêt de nation, intérêt de famille, intérêt de
politique, intérêt de religion, de curiosité. C’est une succession
continuelle des plus beaux traits épiques. L’abbé Desfontaines
rejette surtout les correctifs proposés, afin de remédier aux
défauts dans les six derniers chants. Son étonnement est extrême, de
voir qu’on ose rectifier les plans des grands-maîtres.
Mais finissons, en observant que tous les
écrivains s’accordent sur un point sur le stile de l’Énéide. On n’en connoît pas de plus beau. L’expression de
l’auteur est toujours juste, correcte, simple, claire, énergique,
brillante & naturelle. C’est le poëte qui a le mieux versifié.
En un mot, s’il n’est pas le plus grand peintre, le meilleur
dessinateur, il est le premier coloriste.
On peut les définir l’ouvrage de la fiction & de l’amour. Leur
origine, parmi nous, est la première querelle qu’ils ont fait
naître.
Quelques sçavans prétendent qu’il y a eu des romans chez toutes les
nations & dans presque tous les siècles. En effet, on peut
remonter jusqu’à un certain disciple d’Aristote, nommé Déarque, lequel s’est exercé dans ce genre. On cite l’Histoire de Leucippe & de Clitophon, les Amours de Rhodanis & de Sinonides, ceux de
Daphnis & de Chloé, si célèbres par la
charmante
traduction d’Amiot, & par des estampes faites sur les desseins du
duc d’Orléans, régent. On cite ceux encore de Théagène & de Chariclée, par
Héliodore, évêque de Tricca, dans le quatrième siècle. Tous ces
ouvrages, & principalement les derniers, font plaisir par la
manière dont les passions y sont traitées, par la variété des
épisodes habilement liés à l’action principale, par le naturel &
les agrémens du stile.
L’évêque Héliodore est le Fénélon Grec. On le blâma beaucoup d’avoir
traité un sujet peu convenable à la dignité de son état. Quelque
réserve & quelque politesse qu’il eut mises dans son livre, la
lecture en parut si dangereuse pour les jeunes gens, qu’il fut
contraint, par un synode, ou de le supprimer, ou de quitter son
évêché. Il préféra, dit-on, ce dernier parti.
L’histoire des faits de Charlemagne & de Roland, faussement
attribuée à l’archevêque Turpin, prouve encore que les romans sont
fort anciens.
Le sçavant abbé Fleuri veut qu’on n’ait commencé à les connoître
qu’au douzième siècle, & donne pour la
source de tous l’histoire des ducs de
Normandie ; ce qui renverse le sentiment de ceux qui mettent
Héliodore à la tête des romanciers, & qui disent que du mariage de Théagène & de Chariclée, sont nés
tous les romans, Italiens, Espagnols, Allemands, Anglois &
François.
Dom River, de la congrégation de saint Maur, fixe leur origine au
dixième siècle. Il dit que le plus anciens de tous fut celui qui
parut au milieu de ce siècle, sous le titre de Philoména, ou la bien aimée. Ce roman
contient les prétendus beaux exploits de Charlemagne devant
Narbonne, & notre-dame de la Grasse. On voit encore à Toulouse
un exemplaire de la Philoména en langue originale,
c’est-à-dire, romance ou polie, telle que la
parloient alors les gens bien élevés, & surtout ceux qui
vivoient à la cour. Ils la préféroient au latin qui étoit la langue
commune, & qu’on avoit fort corrompu.
Au milieu de toutes ces contestations sur l’époque des romans, ainsi
appellés parce qu’ils étoient écrits en langue romance, remarquons
combien les anciens différent de ceux
de nos jours. Les premiers romans étoient un monstrueux assemblage
d’histoires, moitié fausses, moitié véritables ; mais toutes sans
vraisemblance, un composé d’aventures galantes, & de toutes les
idées de la chevalerie. Les actions, multipliées à
l’infini, y paroissent sans ordre, sans liaison, sans art. Ce sont
ces mêmes anciens & pitoyables romans, que Cervantes, dans celui
de Dom Quichotte, a couvert d’un ridicule
éternel.
Mais le roman informe alors, a été porté depuis à la plus haute
perfection dont il étoit susceptible. L’Astrée y a
beaucoup contribué. Une narration également vive & fleurie, des
fictions très-ingénieuses, des caractères aussi bien imaginés que
soutenus, & agréablement variés, firent le grand succès de cet
ouvrage, dans lequel l’auteur décrit ingénument sa propre histoire,
& une partie des aventures de son temps. D’Urfé, sous Henri IV,
effaça ses devanciers.
L’illustre Bassa, le grand Cyrus,
la Clélie, donnèrent également beaucoup de
célébrité à leurs auteurs. On liroit
encore ces trois romans, ainsi que l’Astrée,
s’ils n’étoient insupportables par leur stile diffus, & plus
encore par leur fadeur. La Zaïde, de madame de la
Fayette & de Ségrais, & la princesse de Clèves, ont passé toujours pour des chefs-d’œuvre.
Mais, quelque beau, quelque agréable que soit un roman, quel cas en
doit-on faire ? voilà ce qu’on demande, voilà ce qui suscite tous
les jours de grandes disputes. Le genre romanesque n’est-il pas un
genre pernicieux de sa nature ? Peut-il s’allier avec le bon-sens,
les bonnes mœurs, le bon goût, & le progrès des lettres ? Ne
faudroit-il pas arrêter le cours de ces productions, les empêcher de
se répandre dans l’état, avec plus de soin encore qu’on n’empêche
l’entrée des marchandises de contrebande ?
Boileau regardoit les romans sur ce pied-là, & fit tout ce qu’il
put pour les décrier au milieu du dernier siècle : c’étoit le temps
où ils étoient le plus en vogue : parce qu’on avoit vu quelques
écrivains y réussir, tous les autres se flattoient d’en faire de
même. On ne voyoit que productions en ce
genre, sans génie & sans vraisemblance. Elles ne laissoient
pas d’être lues, & généralement admirées. Gomberville, La
Calprenède, Desmarais & Scudéri, avoient le suffrage de presque
toute la nation. Le Juvénal François, jeune alors, mais d’un goût
fin, & d’un jugement formé, sentit allumer sa bile : il en vomit
des torrens. Son dialogue, à la manière de Lucien, fit cesser
l’illusion.
Boileau se moque, dans ce dialogue, des bourgeois, & des
bourgeoises de la rue saint Honoré, peints sous le nom de Brutus, d’Horatius Coclès, de
Lucrèce, de Clélie. Il veut
qu’en punition de ce travestissement, on mène ces faquins de bourgeois au bord d’un fleuve, pour les y
jetter tous la tête la première à l’endroit le plus profond,
« eux & leurs billets doux, leurs lettres galantes,
leurs vers passionnés, & leurs nombreux volumes »
.
Cependant, comme Despréaux avoit une sorte d’estime pour
mademoiselle de Scudéri, il ne voulut pas faire imprimer d’abord ce
dialogue, par égard pour elle : il se contentoit de le lire dans
quelques sociétés ; mais l’ouvrage
fut
enfin donné au public, & tous les romanciers se réunirent contre
l’auteur.
La Calprenède fut un de ceux qui se crut le plus offensé. Il se
piquoit d’être l’homme de France qui contoit le mieux. Toute sa
réputation dépendoit de Cléopatre, de Cassandre, & de Pharamond. Il ne vit
qu’avec désespoir sa gloire attaquée. La vanité étoit extrême dans
cet écrivain Gascon, qui faisoit aussi des vers*. Mais quelque irrité
que fut ce romancier, aussi bien que tous ses confrères, ils
n’eurent qu’une colère impuissante. Toute leur cabale réunie, ne put
tirer vengeance du satyrique. Ils se bornèrent à médire de lui dans
toutes les sociétés dont ils étoient les oracles.
Après Despréaux, il faut mettre au rang des célèbres contempteurs des
romans, le sçavant évêque d’Avranches, Huet. Son
ouvrage sur leur origine fit beaucoup de bruit, & servit encore
à les décréditer. Il déplora le
sort de
la France d’être inondée de tant de frivolités, & n’oublia rien
pour les faire tomber. On voit qu’il étoit si pénétré de cette
matière, que de toutes celles qu’il a traitées aucune n’a fait plus
sortir ses talens & son esprit.
Mais que peuvent les plus longs raisonnemens contre le sentiment ?
Les romans continuèrent à être en règne : on peut dire même qu’on
n’en a jamais tant vu, que depuis cinquante ans. On croit que, pour
se faire lire, il faut uniquement sçavoir amuser : on met à tout un
coin romanesque. Les ouvrages de sciences sont la plupart écrits
d’un ton de frivolité.
Le P. Porée a cru devoir élever la voix contre le genre à la mode. Il
prononça, l’an 1736, une harangue, dans laquelle il foudroya les
romans. A la manière dont il les représente, il semble qu’on soit à
la veille d’une révolution funeste dans la littérature, & dans
les mœurs. On croit voir Cicéron & Démosthène, haranguant leur
patrie en danger. Tout ce qu’on peut imaginer de plus fort contre
cette sorte d’ouvrage, l’orateur le dit avec son éloquence & son
esprit ordinaire. Il
parle tour à tour en
homme de lettres, en homme vertueux, en citoyen. Il invite les
magistrats, chargés du soin de la police, d’empêcher que les romans
ne se répandent parmi nous, qu’ils ne nous soient apportés de tous
le pays, d’Espagne, d’Angleterre, de Hollande, de Grèce, de Perse,
du Malabar & du Japon. Il représente ce goût, pour la
galanterie, plus pestiféré que la peste même, dominant à la cour, à la ville, & dans
toutes les provinces.
Les tableaux qu’il trace des romanciers faméliques, des femmes
occupées, jour & nuit à les lire, des petits enfans échappés du
sein de la nourrice, & tenant déjà dans leurs mains les Contes des Fées ; d’un gentilhomme campagnard
assis sur un vieux fauteuil, & lisant à ses enfans les morceaux
les plus merveilleux de l’ancienne chevalerie, sont d’une vérité
frappante, & l’ouvrage est d’un grand maître.
Il croit si bien les romans l’écueil de la vertu, qu’il s’écrie :
« Rendez nous les chastes Bellerophons, les farouches
Hyppollites, qui ont été insensibles aux sollicitations des
Sténobées, & des Phèdres. En
lisant l’Astrée & la princesse de Clèves, ils deviendront
amoureux. »
Déclamation inutile ; tout l’effet qu’elle
produisit fut de faire changer de batterie aux romanciers.
Ils sacrifièrent la nature à l’art : ils choisirent une métaphysique
de sentiment, & un persifflage inconnus jusqu’alors. On
abandonna les grandes aventures, les projets héroïques, les
intrigues délicatement nouées, le jeu des passions nobles, leurs
ressorts & leurs effets. On ne choisit plus les héros sur le
trône : on les tira de partout, même de la lie du peuple. Le genre
des Scudéri, des Segrais, des Villedieu, fit place à celui des
Lassan, des Marivaux, des Crébillon. Le titre de roman étoit trop
décrié pour oser désormais en faire usage : mais on y substitua
celui d’histoire, de vie, de mémoires, de contes, d’aventures, d’anecdotes.
Pendant que tant d’écrivains s’occupoient à débiter, sous toutes
sortes de formes, les délires de leur esprit ; d’autres auteurs
écrivoient pour justifier cette conduite. On opposoit aux Despréaux,
aux Huet, aux Porée,
d’autres personnes
dont l’opinion avoit été très-différente de la leur.
Les raisons qu’on apportoit en faveur des livres d’amusement étoient
assez plausibles. Un roman, disoit-on, peut être bien fait &
bien écrit ; ne blesser en rien l’honnêteté des mœurs ; n’avoir
point une fade galanterie pour objet ; mais renfermer une morale
fine en action, ou qui réjouisse le lecteur par des images
plaisantes, & des saillies spirituelles & comiques. Un tel
roman peut exister, & il existe dans Gil Blas.
Il ne faut donc pas, concluoit-on, proscrire le genre, mais en
défendre l’abus.
Gil Blas vaut lui seul plusieurs traité de morale.
Quelle vérité ! quels portraits des différens états de la vie !
Peut-on refuser encore des louanges à Dom
Quichotte, à l’Argenis de Barclay, qui
est un tableau des vices & des révolutions des cours, & à
quelques essais d’un genre tout particulier, tels que Zadig, Memnon, Babouc,
ouvrages bien supérieurs à Candide, ou l’Optimisme, pour la manière fine & piquante
dont la morale & la philosophie y sont présentées. Le comte de
Hamilton a fait
aussi des romans dans un
goût plaisant, qui n’est pas le burlesque de Scarron. Il a l’art
d’intéresser dans le fond le plus mince, par le stile le plus vif
& le plus enjoué.
L’auteur des Lettres Juives, dit que Dom Quichotte est l’ouvrage qu’il aimeroit le mieux avoir
fait. Il est certain qu’un roman composé sur le modèle de ceux que
j’ai cités, doit être mis au rang des excellens écrits. Un bon roman
mérite d’occuper un homme de lettres, comme un poëme épique, une
tragédie, une comédie. La médiocrité même en ce genre n’est pas plus
condamnable que dans tous les autres. Cependant si les mœurs sont
attaquées dans un roman, l’auteur devient le dernier de tous les
écrivains.
Le grand reproche qu’on fait a un de nos romanciers, est de ne devoir
sa réputation qu’à Tanzaï, au Sopha, & à plusieurs autres ouvrages dans lesquels la
licence est toujours préconisée. Manon Lescaut est
encore un livre de débauche. L’auteur de Cléveland
& des Mémoires d’un homme de qualité, ne doit
pas se louer de ces productions. Ne sçauroit-on conter
agréablement, sans être l’orateur du vice ?
Comme ce ton détestable est le plus aisé à prendre, il est aussi le
plus suivi. Il a paru mille copies de ces horribles originaux,
très-éloignées du mérite de quelques-uns, & qui n’en ont que le
mauvais. On donne des couleurs aimables aux actions les plus basses,
& les plus noires : on peint en beau l’ingratitude, la
supercherie, la fraude, la trahison : on court après les tableaux
satyriques, ou les tableaux licentieux. Une héroïne ne brille, dans
un roman, que par le contraste de vingt femmes prostituées. Loin de
tendre, comme on le devroit, à la correction des mœurs, on semble
conspirer pour leur ruine : on réveille presque toujours l’idée du
libertinage. La Julie, ou la nouvelle
Héloïse, si lue & si critiquée, remplie de tant de
défauts, & de tant de beautés, mérite surtout ce reproche. Rien
de plus dangereux que ce roman, par le mauvais exemple de l’héroïne,
& par la manière vive & naturelle dont les passions &
les foiblesses sont rendues. Les personnages y font parade de grands
principes, qu’ils démentent dès le premier
volume. Ils semblent préconiser le vice, en rendant inutile
l’amour de la vertu. L’auteur, comme romancier, mérite peu
d’estime ; il péche contre la vraisemblance ; il est diffus &
déclamateur, intéressant, mais dénué de faits & de situations,
chargé de superfluités, & de contradictions perpétuelles. Il
s’érige en philosophe & en moraliste, & c’est Platon
lui-même dans toute la force de la raison, & dans l’enthousiasme
de la vertu ; mais c’est souvent aussi un disciple grossier
d’Epicure.
Lequel est le plus dangereux d’un roman ou des Contes de
la Fontaine, demandoit une femme dans une société où le
philosophe Dumarsais se trouvoit avec le président Demaisons ? les
Contes, sans doute, répondit à cette femme une
de ses amies : un roman bien écrit, ajouta-t-elle, peut être d’une
grande utilité. La conversation s’anima : chacun fut pour ou contre,
selon sa façon particulière d’envisager les objets. Dumarsais, qu’on
n’accusera point de rigorisme, fut obligé de convenir que la licence
étoit, au fond, la même dans les uns & dans les autres ; qu’il
n’y avoit de différence que
dans les
termes un peu moins malhonnêtes dans certains romans, que dans les
Contes. Ce n’est pas que Dumarsais proscrivit
les romanciers ; mais il eut voulu qu’ils tournassent leur talent à
l’instruction du lecteur. Loin de se plaindre de l’abondance des
écrits dans ce genre, le philosophe le croyoit au contraire trop
négligé, tant pour le stile que pour le fond.
L’abbé Langlet & M. le chevalier de Mouhi ont fait l’apologie des
romans. Ce dernier a jugé à propos de réfuter très-sérieusement
& très-vivement un écrivain qui veut que les jeunes-gens
remplissent leurs momens de loisir par la lecture des livres de
piété, de morale & d’histoire. Ce chevalier, blanchi dans la
carrière pour laquelle il combat, soutient qu’un roman n’est pas
plus dangereux que le bal, la comédie, la promenade & les jeux
d’exercice ; que la voie la plus courte & la plus sûre pour
instruire la jeunesse & lui donner le goût des choses solides,
c’est de commencer par lui présenter les choses agréables ; que le
roman a cet avantage de montrer la vertu récompensée & le vice
puni, au lieu que
l’histoire offre
souvent le contraire, les gens vertueux dans le malheur & les
scélérats au faîte des grandeurs & des prospérités ; que l’abus
d’un bien, d’un plaisir innocent, n’est pas une raison pour le
défendre, tout étant relatif au caractère & ne devenant poison
que lorsqu’on est mal disposé.
Sur les raisons de M. le chevalier de Mouhi, on voit que ce n’est pas
absolument la plus mauvaise cause qu’il ait soutenue. Son ouvrage
est intitulé le Financier. On regrette que nous
n’ayons pas des romans, non sur le modèle des siens, mais sur le
modèle de ceux qu’il imagine. Je ne sçais si l’auteur qu’il combat
s’est avoué vaincu ; mais, du moins, on n’entendit plus parler ni de
l’un ni de l’autre. Quant à l’abbé Langlet, après avoir donné la
préférence aux romans sur l’histoire, il a eu ses raisons pour
chanter la palinodie dans un livre intitulé l’Histoire
justifiée contre les romans.
Je passe à la différence des romans Anglois & des nôtres, &
sur laquelle les écrivains sont encore divisés.
Quelques-uns la trouvent à notre avantage & d’autres à celui des
Anglois. Que de vérité, s’écrie t on,
dans leurs romans ! combien de détails heureux ! quelle image vive
& naturelle de la vie ordinaire des hommes ! quel ton de
sentiment ! quelle abondance d’idées ! quelle prodigieuse
imagination ! Il y en a plus dans une seule page du Conte du tonneau ou de Gulliver, que
dans les trois quarts de nos romans. Quel choix encore dans les
caractères ! Qu’ils sont bien établis & bien soutenus ! Tom Jones est un des plus beaux qu’on puisse
imaginer. On vante surtout, parmi les romans Anglois, ceux de
Richardson, pour leur morale épurée.
Son admirable Paméla fait adorer l’innocence, quand
on la voit récompensée dans une fille jeune & belle, sans
naissance & sans biens. Quelle leçon que l’exemple de Clarice, fille de condition, riche, sage,
spirituelle, qui périt par l’imprudence qu’elle a de se soustraire à
une famille injuste, à la vérité, mais dont la révolte n’aboutit
qu’à la faire tomber entre les bras d’un scélérat. Grandisson nous peint deux amans égaux par la naissance,
par la fortune & par le mérite ; tous deux
charmans, tous deux accomplis, fidèles à tous les
devoirs de la religion & de la morale ; & qui, après avoir
été le modèle des vrais amans, deviennent celui des heureux
époux.
Ce qui ajoute au mérite de ces ouvrages & à celui de leur auteur,
c’est le pays où ils ont été composés. Il semble que chez une nation
libre, dans un gouvernement qui ne défend ni de penser ni d’écrire
ce qu’on veut, la licence des mœurs devroit être extrême dans les
livres. C’est pourtant le contraire à Londres. Quelque libre qu’y
soit la presse, il en fort beaucoup moins que parmi nous de romans
licencieux.
Le genre épistolaire, employé dans ceux des Anglois, est encore
regardé comme un sujet d’éloge. La narration en est moins
embarrassée : elle en devient plus naturelle, plus vive, plus
intéressante, & le lecteur plus curieux, plus attentif, plus
ému. Il se défie moins de l’art de l’auteur : il ne voit, il
n’entend que les personnages qui sont en scène, & l’illusion
produit tout son effet. Les dit il, répondit-elle, répliqua-t-il, reprit-elle, interrompit-elle,
toutes ces liaisons parasites disparoissent
par ce moyen, & l’on sauve cette
monotonie.
Pour justifier la préférence qu’on donne aux romanciers Anglois, on
se jette ensuite sur les défauts de la plus grande partie des
nôtres ; comme si l’Angleterre n’avoit pas de bons & de mauvais
romans. On ne fait aucune grace à nos intrigues compliquées, à nos
épisodes entassés, à nos fictions sans vraisemblance, à nos
monologues abstraits, à nos dialogues doucereux, à nos développemens
métaphysiques du cœur, à nos pensées épigrammatiques, à notre
affetterie de stile voisine du phœbus & nécessairement ennemie
de toute correction. On remarque ce persifflage, même au milieu des
horreurs dont nos romans sont remplis ; au milieu des images
terribles formées par les trahisons, par les enlevemens, les
poisons, les poignards, les enterremens précipités, les
résurrections & les phantômes ; ressources admirables pour un
génie stérile.
Ces mêmes romanciers François trouvent des défenseurs & des
vengeurs, qui reprochent à ceux d’Angleterre les longueurs, le
verbiage,
la bassesse des détails, mille
traits qui sont, à la vérité, dans la nature, mais non pas dans la
belle nature. Ils ne trouvent que dans les nôtres l’ordre & la
sagesse dans le plan, la nouveauté des situations, la plus exacte
bienséance, un ensemble plus beau, plus fini, & toujours
supérieur aux écarts brillans d’une imagination féconde &
désordonnée.
Mais c’est trop parler des romans. Dans quelque estime qu’on veuille
mettre leurs auteurs, soit ceux de France, d’Espagne ou
d’Angleterre, ils ne seront jamais élevés par leur nation au rang
des premiers écrivains. Ceux-ci les regarderont toujours comme les
grands peintres regardent les barbouilleurs d’éventails & de
colifichets.
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