(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome IV pp. -328

Querelles de différens corps.

Suite de la premiere partie.
querelles de corps a corps.

Les oratoriens, et les jésuites.

L es oratoriens de France n’ont rien de commun avec ceux d’Italie : les premiers ont été fondés par le cardinal de Bérule, & les autres par saint Philippe de Néri. Les oratoriens de France s’établirent par lettres patentes du roi, le 2 janvier 1612 : Paul V approuva leur congrégation en 1613, sous le nom de Congrégation des pères de l’oratoire de Jésus-Christ notre-seigneur.

Leur institution est purement ecclésiastique. Ils n’admettent nulle sorte de vœux : on a même pourvu chez eux à ce qu’on n’y contractât jamais d’ de cette nature. Ils ont un règlement qui porte qu’au cas qu’on vienne jamais, sous quelque prétexte que ce soit, à mettre en délibération de faire des vœux, & que le plus grand nombre des confrères soit d’avis qu’on en fasse, alors la partie opposée & la moins nombreuse doit être réputée elle seule l’oratoire.

L’esprit de cette congrégation est que chacun y soit libre : on l’a définie un corpstout le monde obéit & personne ne commande. On voit par-là, combien elle diffère de celle des jésuites, plus ou moins liés, toute leur vie, par des vœux, & dont le gouvernement est si despotique.

L’oratoire leur est, en partie, redevable de son établissement à Paris : leur fameux P. Coton le facilita. Ce jésuite, confesseur de Henri IV, d’une souplesse au moins égale à sa piété, étoit bien aise de se concilier des prêtres capables & vertueux, dont il espéroit tirer un grand parti pour son ordre, alors décrié dans le public. Il voyoit souvent l’abbé de Bérule : cet abbé reçut même de lui des conseils dont les oratoriens parlent encore avec complaisance. S’ils n’ont pas de frères qui les gouvernent, qui les tyrannisent, qui mangent à la table des pères & portent le même habit qu’eux, c’est au P. Coton qu’ils en sont redevables.

Les compagnons de Bérule furent tous remplis de son esprit : c’étoit de vrais modèles de la perfection sacerdotale. Leur maison étoit un séminaire de saints prêtres à talens. Ils ne respiroient que la piété, la décence, le zèle des ames, l’amour des lettres & l’horreur pour toute opinion nouvelle & dangereuse. Heureux leurs successeurs, s’ils eussent conservé cet éloignement ! L’oratoire auroit la supériorité sur les jésuites, dont la gloire s’éclipsoit ; la foule de leurs grands écrivains eût disparu devant un petit nombre de génies plus originaux : les deux congrégations célèbres se fussent du moins balancées.

Les jésuites ne virent qu’avec un dépit extrême de nouveaux venus marcher sur leurs brisées, enseigner, prêcher, diriger, posséder un grand nombre de collèges & de séminaires, avoir absolument les mêmes prétensions qu’eux.

Cette jalousie éclata, si je ne me trompe, dès la minorité de Louis XIII. Le jeune monarque avoit pour confesseur un jésuite, & sa mère, veuve de Henri IV, l’abbé de Bérule. Ce partage de direction causa de l’ombrage entre les deux hommes apostoliques. Chacun prend de la défiance, & communique aux siens les mêmes impressions. Les oratoriens veulent partager le crédit des jésuites à la cour : ceux-ci, qui les avoient toujours protégés, ne veulent point avoir d’égaux & commencent à craindre leur propre ouvrage. On s’observe, on cherche réciproquement à se détruire : malheureusement pour les oratoriens, ils fournissent des armes contr’eux.

Quelques-uns s’étoient liés avec l’abbé de saint-Cyran, & donnèrent dans ses idées particulières. Ces oratoriens en gagnèrent d’autres, & ceux-ci d’autres encore. En très-peu de temps, le corps ne se reconnut plus lui-même & se vit tout embrasé de cet amour de la nouveauté.

Dès le 29 juin 1657, le P. Bourgoin, général de l’oratoire, envoya de Saumur une lettre circulaire, pour obliger tous les prêtres de la congrégation à signer la bulle d’Alexandre VII & le formulaire du clergé. La lettre étoit pressante : le général y demandoit, au nom de chrétiens, de catholiques, de prêtres de l’oratoire, cette soumission due à l’église. Il exhortoit ses inférieurs suspects à ne point imprimer de tache à la congrégation ; mais cette honte qu’il vouloit cacher devint publique.

Les jésuites n’avoient pas manqué d’instruire le nonce de tout ce qui se passoit. Sur leur simple rapport, il manda les principaux supérieurs de l’oratoire. Dans la conversation qu’il eut avec eux, ils lui dissimulèrent le mal autant qu’ils purent, & le prièrent d’assurer le pape de leur saine doctrine.

Pour ne laisser aucun scrupule sur leur compte, ils chargèrent le P. Thomassin(*) de composer quelque ouvrage qui pût être agréable à la cour de Rome. Celui qu’il fit la rassura bien sur la façon de penser de l’auteur, mais non sur celle de tous ses confrères.

Le jansénisme gagnant toujours dans l’oratoire, l’exécution de la lettre du général Bourgoin devenoit plus importante. Les supérieurs des maisons tâchèrent de le seconder, recherchèrent les fauteurs de la rebellion, ne leur laissèrent que le choix de signer ou de quitter le corps.

Cet air de despotisme révolta des républicains. La congrégation fut à la veille de sa ruine : quelques-uns se soumirent ; d’autres s’absentèrent pour un temps ; un grand nombre quitta l’oratoire : Pasquier Quesnel fut de ce nombre.

Il fit ses adieux à sa congrégation & à sa patrie, par une lettre également injurieuse à toutes deux. Il y passe en revue les puissances les plus respectables de la terre, & leur insulte avec rage. A ce désespoir, à sa fureur pour le jansénisme, on le prendroit pour un esprit aliéné ; mais Quesnel ne l’étoit qu’à cet égard ; insinuant d’ailleurs, adroit, dissimulé autant que vif, impérieux, entreprenant, hardi ; sçachant se plier à tout, lorsqu’il le vouloit ou qu’il croyoit le devoir ; ayant un cœur au-dessus de sa naissance & de sa fortune ; un talent singulier pour écrire facilement avec chaleur, avec force, avec onction, avec aménité ; jouissant d’une santé robuste, que ni l’étude, ni les voyages, ni les peines continuelles d’esprit, n’altérèrent jamais ; joignant à cela l’ambition de règner sur les ames & de gouverner les consciences ; personne n’étoit plus en état que lui de remplacer Arnauld. Il en avoit recueilli les derniers soupirs : Arnauld mourant l’avoit désigné le plus digne chef d’une faction malheureuse. Aussi les jansénistes, à la mort de leur pape, de leur père abbé, mirent-ils Quesnel à la tête du parti. L’ex-oratorien méprisa des titres si fastueux, & ne porta que celui de père prieur.

Il avoit choisi Bruxelles pour sa retraite. Le sçavant bénédictin, Gerberon, un prêtre nommé Brigode, & trois ou quatre autres personnes de confiance composoient sa société. Tous les ressorts qu’on peut mettre en mouvement, il les faisoit agir en digne chef du parti. Soutenir le courage des élus persécutés ; leur conserver les anciens amis & protecteurs, ou leur en faire de nouveaux ; rendre neutres les personnes puissantes qu’il ne pouvoit se concilier ; entretenir sourdement des correspondances partout, dans les cloîtres, dans le clergé, dans les parlemens, dans plusieurs cours de l’Europe ; voilà quelles étoient ses occupations continuelles.

Il eut la gloire de traiter par ambassadeur avec Rome : Hennebel y alla chargé des affaires des jansénistes. Ils firent de leurs aumônes un fond qui le mit en état d’y représenter. Il y figura quelque temps, il y parut d’égal à égal avec les envoyés des têtes couronnées ; mais, les charités venant à baisser, son train baissa de même. Hennebel revint de Rome dans les Pays-bas, en vrai pèlerin, mendiant. Quesnel en fut au désespoir ; mais, réduit lui-même à vivre d’aumônes, comment eût-il fournir au luxe de ses députés ? Cette aventure divertit beaucoup les jésuites.

Un des plus grands soins de Quesnel fut de fomenter les semences de division repandues dans l’oratoire. Il exhortoit, par des lettres furtives, plusieurs confrères à s’armer de courage, à faire tête à leur général, à prendre exemple d’un certain père visiteur, devenu le coryphée du jansénisme. Il leur rappelloit la constance de plusieurs oratoriens d’Angers & de Saumur, victimes glorieuses de la doctrine de l’évêque d’Ypres.

Les manœuvres de Quesnel eurent leur effet. Il frappa l’imagination de bien de jeunes gens. La conquête la plus éclatante fut celle du P. Picqueri, supérieur de la maison de Mons, homme médiocre & opiniâtre, comme le sont tous les gens d’un esprit borné, d’ailleurs très-capable d’attiser le feu de la discorde.

Les PP. Thorentier & Bahier, l’un assistant & l’autre secrétaire de la congrégation, voulurent qu’il fit signer aux oratoriens de Mons ce qu’avoient signé ceux de France. Picqueri se moqua de cet ordre : ses inférieurs, quesnellistes comme lui, le secondèrent. Ils écrivirent une lettre en commun au père Bahier, dans laquelle ils ne parloient de rien moins que de démembrer la congrégation, si l’on continuoit d’user de violence envers eux. Le règlement du général leur paroissoit une chose absurde.

Il est vrai que ce règlement consistoit dans un formulaire mal conçu sur plusieurs points de philosophie & de théologie, deux matières si peu faites pour être confondues. Les oratoriens de Mons appuyèrent sur ce mélange ridicule : « Nous voulons être libres, disoient-ils ; s’il se trouve des régens pour enseigner à ces conditions, qu’ils en usent comme ils l’entendront. Mais, obliger des prêtres, appliqués à toute autre chose, d’asservir leur liberté & leur raison sous un joug si ridicule, c’est deshonorer la raison humaine & la dignité de l’état sacerdotal ». Quesnel s’étoit également prévalu de la faute qu’on avoit faite dans ce formulaire de l’oratoire. On y proscrit, disoit-il, les opinions philosophiques de Descartes. « Par quel endroit, & pourquoi m’engagerois-je à renoncer à ma raison, à l’évidence, à ma liberté, si je trouve ses opinions philosophiques meilleures que les autres » ?

Les guerres civiles de la congrégation ne nuisoient point d’ailleurs aux études. On s’appliquoit avec le même zéle à l’instruction de la jeunesse. Les écoles étoient si florissantes, qu’on demandoit, en plusieurs villes, des pères de l’oratoire. Les jésuites tâchoient de rallentir cet empressement : ils gagnoient les évêques, les gouverneurs des provinces, la cour : ils les indisposoient contre leurs rivaux, sous prétexte qu’en multipliant les colonies oratoriennes, on multiplioit aussi les hérétiques & les frondeurs du gouvernement.

Les habitans de Liège voulurent en avoir une. Le chapitre avoit fait les démarches nécessaires pour cela. Bientôt il changea de résolution, gagné par les jésuites. On leur fit un crime d’en avoir usé comme, en pareil cas, les oratoriens n’eussent pas manqué de faire. Les uns & les autres ne cherchoient qu’à se supplanter. Ils se disputoient l’estime & la confiance du public, avec la différence que les jésuites paroissoient défendre la bonne cause, en embrassant celle du saint siège ; au lieu que les oratoriens sembloient tout faire pour le triomphe d’une doctrine condamnée par les papes.

De tous les ouvrages composés par le père Quesnel, aucun n’a plus fait de bruit que ses Réflexions morales sur le texte du nouveau testament. Ce livre étoit achevé dès 1671. Avec quel art les maximes les plus favorables au jansénisme y sont glissées parmi beaucoup de réflexions saintes, pieuses, consolantes ! Le bien s’y présente de tous les côtés : l’onction y gagne nécessairement les cœurs.

Les évêques les plus vertueux lui donnèrent d’abord leurs suffrages, & se confirmèrent dans leur opinion, lorsqu’il eut été revu par l’auteur. En Italie même, où les nouveautés ne réussissent point, où l’on est si en garde contre les livres dangereux & le poison de l’artifice, on ne se douta de rien. Le pape fut trompé comme les autres. Sur la lecture de l’ouvrage, il eut bonne opinion de l’auteur, & eût bien voulu l’attirer auprès de lui, dans la persuasion que personne, à Rome, n’étoit capable d’écrire ainsi. C’est un aveu qu’il fit à l’abbé Renaudot qui, étant à Rome, fut le voir en qualité de sçavant, & le trouva, lisant les Réflexions morales (*).

Ce pape étoit Clément XI, le même qui depuis condamna le livre : c’est que, dans un ouvrage, on ne peut pas juger convenablement de l’ensemble sur quelques beautés qui frappent, ou sur quelques défauts particuliers qui révoltent. Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, ne voulut pas qu’on eut à lui reprocher une pareille inconséquence. N’étant encore qu’évêque de Châlons, il avoit approuvé les Réflexions morales, ou, plutôt, il en avoit continué l’approbation : car son prédécesseur, Félix Vialart, l’avoit accordée pour son diocèse.

Lorsque l’abbé Duguet les retoucha, en 1693, il voulut les dédier à M. de Noailles, évêque de Châlons. Ce prélat étoit engagé d’honneur à les défendre : aussi les regarda-t-il toujours comme son ouvrage. Devenu archevêque de Paris, il les vanta. Les ennemis de ce livre lui parurent les siens mécontent des jésuites, incapable de dissimuler avec eux, il sembla chercher toutes les occasions de les mortifier. Les oratoriens, au contraire, eurent sa confiance. Il les dédommagea de tout ce que l’archevêque de Paris, M. de Harlai, leur avoit fait souffrir. On a parlé si diversement du cardinal de Noailles, que bien de personnes ne sçavent qu’en penser. Il seroit plus raisonnable de s’en tenir au témoignage de ceux qui l’ont vu de plus près. Il avoit assurement les meilleures intentions : il aimoit le bien. On ne sçauroit rendre assez de justice à ses talens, à ses lumières, & surtout aux qualités de son cœur. Il étoit doux, agréable dans la société, brillant même dans la conversation, sensible à l’amitié. Ses mœurs pures, sa candeur, sa vigilance extrême sur son clergé, ses charités continuelles, le rendoient respectable. Jugeant des autres par l’élevation de son ame, il se laissoit quelquefois prévenir. Ses ennemis crurent voir en lui un mélange de grandeur & de foiblesse, de courage & d’irrésolution. Ils ajoutent que souvent, en contradiction avec lui-même, il avoit pour son prince le plus grand fond d’attachement, & qu’il lui résistoit par une fermeté, selon eux, déplacée. Plein de bonne foi, il soutenoit des gens qu’on accusoit d’en manquer. Il favorisoit les jansénistes, sans que, peut-être, il le fût lui-même. Il aimoit la paix qu’il eût desiré pouvoir procurer à l’église. L’idée seule de faction le révoltoit. Un évêque, en lui faisant une visite, lui dit : Je viens me ranger à votre parti. Choqué du terme, je ne suis, répondit l’archevêque, d’aucun autre parti que de celui de Jésus-Christ. L’évêque fut depuis un des prélats les plus décidés contre lui. Ces mots du Cardinal, dans une lettre à madame de Maintenon, achevent son éloge. « J’ose vous assurer que je suis un homme de paix On ne me trouvera jamais, quand on examinera mon procédé avec justice, même la plus rigoureuse, ni un sujet révolté dans l’état, ni un schismatique dans l’église ». Son administration prouve très-bien que, pour gouverner à la satisfaction de tout le monde, il ne suffit pas d’être vertueux.

Ni sa qualité de cardinal, ni sa place d’archevêque, ni toutes les manœuvres de la cabale janséniste, ne purent balancer le crédit des jésuites en France & dans les principales cours de l’Europe.

Ils ne perdoient pas Quesnel un moment de vue. Sa détention leur paroissoit la chose la plus importante. Ils découvrirent sa retraite. Les mesures furent prises pour l’y faire enlever. Philippe V étoit encore maître des pays-bas. Ces pères gouvernoient ce monarque. Les ordres, pour surprendre Quesnel, sont bientôt donnés & exécutés. Il est arrété, mis dans les prisons de l’archevêché de Malines. Ses noms de Rebek, de Frène, de père prieur, ne le sauvèrent point. Le bénédictin, Gerberon, & le prêtre, Brigode, eurent le même sort.

Le nouveau Paul vit rompre ses chaînes. Sa délivrance fut l’ouvrage d’un gentilhomme François qui crut sa fortune faite par les jansénistes, s’il leur rendoit leur plus ferme soutien. Le gentilhomme perça les murs de la prison. Quesnel, remis en liberté, s’enfuit en Hollande en 1704. Il consacra sa vieillesse à former, à Amsterdam, quelques églises jansénistes qui dépérissent tous les jours.

Enfin cet homme, si peu fait pour s’attirer l’attention de toute l’Europe, mourut dans cette même ville, en 1719, à l’âge de quatre-vingt six ans. La manière dont il s’expliqua dans ses derniers momens, est remarquable. « Je, soussigné, Pasquier Quesnel, natif de Paris, prêtre de l’oratoire de France, me trouvant au lit, dangereusement malade, je déclare ce qui suit Je crois toutes les vérités que Jésus-Christ a enseignées à son église, dans le sein de laquelle je veux mourir, & avec laquelle je condamne toutes les erreurs qu’elle condamne & qu’elle condamnera. A l’égard de mon livre des Réflexions morales sur le nouveau testament, je déclare qu’en le composant, je n’ai jamais eu la moindre pensée d’y rien mettre qui soit opposé aux sentimens de l’église, ni qui ait quelque rapport aux erreurs pernicieuses & aux intentions malignes qu’on m’a imputées à Rome & en France Je persiste dans l’appel que j’ai interjetté au futur concile général de la constitution de notre saint père le pape ; qui commence par ces mots, unigenitus Dei filius, & de tous les griefs dont je demande justice à l’église Je déteste enfin tout esprit de schisme & de division ».

Sans décider si Quesnel fut bon catholique, il est manifeste qu’il eût pu être meilleur citoyen. Quelques pages seulement, quelques lignes de son livre, supprimées ou changées, eussent rendu la paix à sa patrie. Je ne parle point des projets criminels qu’on lui supposa. Lorsqu’il fut arrêté, on trouva, dans ses papiers, moins de complots que de chimères. Les accusations dont ses partisans, sous le nom de disciples de saint Augustin, furent chargés, étoient plus sérieuses.

Il est toujours resté des nuages sur leur dessein de se faire comprendre dans cette trève de vingt ans, proposée par Louis XIV, en 1684, aux puissances ennemies de la France ; sur leurs propositions de paix avec le monarque déjà rédigées par écrit ; sur leur contrat passé avec Antoinette Bourignon, femme plus visionnaire encore que riche, & dont les grands biens servirent à l’impression de dix-neuf gros volumes de pieuses rêveries & à la subsistance d’une foule de prosélytes fainéans ; sur cette isle de Nordstrand, près du Holstein, achetée d’abord par cette même Bourignon, sous le nom de son directeur, pour y rassembler une secte de mystiques, & revendue ensuite aux jansénistes, qui jamais n’y formèrent d’établissement.

Quesnel proscrit, arrêté, fugitif, la vengeance des jésuites n’étoit pas encore remplie sans la condamnation de son livre : ils engagèrent le roi lui-même à la demander à Rome. Condamner les Réflexions morales, c’étoit en effet condamner le cardinal de Noailles qui leur avoit donné l’approbation la plus authentique ; mais les circonstances étoient favorables aux jésuites.

Clément XI occupoit le siège pontifical, & il avoit pour eux un fond d’attachement. On a même écrit qu’étant jeune il avoit voulu se faire jésuite, & qu’il l’eût été sans le cardinal Barberini. La conduite de ce pape fut bien examinée : il aimoit les sçavans & l’étoit lui-même. On lui reprochoit d’être foible & dissimulé : quelques-uns donnoient à ces défauts le nom de politique ; d’autres les interprétoient d’une manière très-odieuse. Il répandoit souvent des larmes ; elles déceloient son embarras au milieu des troubles de l’église. N’étant encore que cardinal Albani, il avoit fait imprimer un livre tout moliniste de son ami le cardinal de Sfondrate ; le même qui, dans l’affaire du marquis de Lavardin avec le pape Innocent XI, se déclara si hautement contre les franchises des quartiers des ambassadeurs à Rome. Le livre contenoit des propositions plus que hasardées(*) sur la grace, sur le péché originel, sur l’état des enfans morts sans baptême. M. de Noailles l’avoit dénoncé conjointement avec les prélats le Tellier & Bossuet.

On ne se trompa point dans ce qu’on avoit présumé de Clément XI. Albani, devenu pape, fit contre les approbations données à Quesnel ce qu’on avoit fait contre les approbations données au cardinal de Sfondrate : les mêmes qualifications furent appliquées aux deux livres.

Il avoit porté, vers l’an 1708, un décret contre les Réflexions morales ; mais ce décret ne fut point reçu en France. Le parlement de Paris y trouva des nullités. D’ailleurs on avoit à se plaindre de ce pape : il reconnut l’archiduc Charles pour roi d’Espagne, après avoir reconnu Philippe V. Les foudres lancés contre l’ex-oratorien ne produisirent leur effet qu’en 1713 ; année à jamais remarquable dans la chrétienté, par l’arrivée de la fameuse constitution.

Elle est, selon les quesnellistes, l’ouvrage du P. Le Tellier. Ce jésuite, fils d’un procureur de Vire en Basse Normandie, avoit succédé au père de la Chaise dans la place de confesseur du roi. Le Tellier étoit un homme dur, sombre, ardent, impétueux, vindicatif, inflexible, tout l’opposé du père de la Chaise. Celui-ci, doux, poli, modéré, pacifique, homme de cour & de lettres, en gouvernant la conscience de Louis XIV, gouvernoit à la fois l’église Gallicane. Son caractère conciliant rendoit son autorité supportable : l’autre, n’ayant pas les mêmes talens, voulut exercer le même empire & souleva toute la nation.

Ce jésuite en vouloit aux jansénistes, parce qu’ils avoient fait condamner à Rome un de ses livres sur les cérémonies Chinoises. Il étoit mal personnellement avec le cardinal de Noailles, ainsi qu’avec plusieurs oratoriens. Il avoit à la fois l’honneur de son corps à soutenir & ses injures particulières à venger. Sa place devenoit plus importante à mesure que le roi vieillissoit. Le confesseur sentit tout ce qu’il pouvoit faire, & ne ménagea rien. Il remua toute l’église de France, & dressa des mandemens & des lettres que des évêques devoient signer & lui renvoyer avec un cachet volant. Il leur promettoit le secret ; mais les jansénistes l’en dispensèrent. Ils découvrirent & publièrent toutes ses manœuvres : elles étoient la plupart contre le cardinal de Noailles.

Ce prélat au désespoir en demande justice au roi, s’adresse ensuite au dauphin duc de Bourgogne, enfin à son alliée madame de Maintenon, & n’est écouté de personne. Madame de Maintenon se contenta de donner au roi la lettre & les mandemens qu’elle avoit reçus, & de répondre au cardinal des choses générales. Son caractère timide & modéré, son indécision continuelle, l’accablement de son esprit au faîte des grandeurs & au milieu des plaisirs, son abandon aux volontés du roi & son indifférence pour tout le reste, le dégoût des affaires ou le danger de s’en trop mêler, une égale incapacité pour nuire ou pour servir avec ardeur, l’empêchèrent d’agir pour celui dont elle estimoit les vertus & chérissoit la personne. « Ce n’est point à moi, lui mandoit-elle, à juger & à condamner, mais à me taire & à prier pour l’église, pour le roi & pour vous ». Il ne falloit rien attendre du duc de Bourgogne, déjà prévenu par les lettres & par les amis de l’archevêque de Cambrai, dont le cardinal de Noailles avoit sollicité la condamnation à Rome. D’ailleurs ce prince avoit dit plusieurs fois au cardinal lui-même, qu’il ne vouloit point se mêler de pareilles affaires (*). A l’égard de Louis XIV, le monarque croyoit qu’il y alloit de sa conscience d’écouter son confesseur, & même de son autorité de réduire ceux qu’on représentoit comme des factieux.

Le cardinal archevêque, opprimé par un jésuite, s’en prit à tous les jésuites ; il leur ôta les pouvoirs de prêcher & de confesser. Il avoit le droit d’envelopper dans la même disgrace le confesseur de son maître, mais il ne fit point tout ce qu’il pouvoit. « Je crains, mandoit-il à madame de Maintenon, de marquer au roi trop de soumission, en donnant les pouvoirs à celui qui les mérite le moins. Je prie Dieu de lui faire connoître le péril qu’il court en confiant son ame à un homme de ce caractère ». Il disoit dans une autre lettre : « Quand il n’y auroit que le décri où est tombé le P. Le Tellier, ce seroit une raison assez forte pour l’ôter de sa place. Il ne convient pas que la confiance du roi soit entre les mains d’un homme de si mauvaise réputation ». L’illustre dépositaire des chagrins du cardinal ne fut pas la moins punie. Elle eut le cœur déchiré de ces troubles. « Votre nouvelle démarche, lui écrivoit-elle, est une nouvelle douleur pour ceux qui vous sont véritablement attachés. Vous ne doutez pas que je ne vous le sois toute ma vie : elle ne durera pas long-temps, & bientôt la mort va me dérober au présent qui m’attriste & à l’avenir qui m’effraye ». Rappellant tout ce que lui avoit fait souffrir l’archevêque de Cambrai, « ma destinée est, disoit-elle, de mourir pour les évêques ».

On prête au confesseur un propos bien inconsidéré ; qu’il falloit qu’il perdît sa place ou le cardinal la sienne ; mais on peut juger par là de quoi l’on croyoit Le Tellier capable. Lui, tous ses partisans ; tous les évêques qui prétendoient au chapeau, d’autres qui s’étoient élevés de bonne foi contre les Réflexions morales, déférèrent à Rome cent trois propositions & s’appuyèrent de l’autorité royale. Louis XIV crut bien faire de se joindre à eux : il révoqua le privilège donné au livre depuis quarante ans : il fit son affaire propre de celle des jésuites.

Malgré des parties aussi puissantes, Rome ne prononçoit point : sa lenteur avoit de quoi surprendre. Le cardinal de la Tremoille, ministre de France à Rome, devint suspect. « Envoyez la bulle par le premier ordinaire, mandoit au cardinal un secrétaire d’état, ou nous sommes perdus vous & moi : le roi s’en prend à nous, & nous sommes déclarés jansénistes ».

Il falloit bien cependant une décision. La bulle fut portée & envoyée : de cent trois propositions, le saint office en proscrivit cent & une.

Un spectacle digne d’un philosophe, c’est la contrariété des effets que produisit cette même bulle. « En la lisant, » dit un partisan de Quesnel dans un nouveau recueil de pièces sur l’affaire de la Constitution, « le cardinal de Noailles s’arrête saisi d’horreur, & ne peut continuer. M. de la Poipe, évêque de Poitiers, se récrie sur la supercherie des jansénistes, qui, par la supposition odieuse d’une semblable pièce veulent rendre le pape ridicule & suspect dans la foi ». D’autre part, les cardinaux de Bissy & de Fleuri se plaignent qu’on manque de respect à Rome. L’un, dans une lettre à l’évêque de Montpellier, dit que la bulle « n’eût pas été reçue avec plus d’indignité à Genève qu’à Paris ». L’autre, étant évêque de Fréjus, s’écrioit, dans un mandement : « Quel soulèvement n’avons-nous pas vu du moment qu’a paru la Constitution ? Il sembloit que la religion allât être renversée. Il s’est élevé d’abord cent mille voix, de toutes parts, pour rendre cette censure odieuse ».

En général, la nation parut révoltée. Ce qui indisposa davantage les esprits contre Rome, c’est que, parmi ces cent & une propositions, plusieurs sembloient renfermer le sens le plus innocent & la morale la plus pure.

Une nombreuse assemblée d’évêques fut convoquée à Paris. Les uns acceptèrent la bulle, moyennant quelques explications : les autres ne voulurent ni de la bulle, moyennant quelques explications : les autres ne voulurent ni de la bulle ni des correctifs. Le cardinal de Noailles étoit à la tête de ces derniers, au nombre de sept. Ils se proposoient de demander les correctifs à sa sainteté. Le roi, sentant combien la demande étoit peu respectueuse, fit qu’elle n’eut pas lieu. Il renvoya les évêques dans leurs diocèses, & défendit au cardinal de paroître à la cour. Je ne sçais ce qui devoit le plus mécontenter le pape, ou la révolte déclarée des sept évêques, ou le tempérament qu’imaginèrent d’autres & leur soumission apparente. Aussi le feu pape, alors cardinal Lambertini, disoit à Clément XI : Vous voyez bien, saint père, que le clergé de France ne veut pas de la Constitution. Les évêques protestent de leur docilité ; mais, au fond, ils rejettent la bulle : leur respect est un ménagement pour votre personne.

L’archevêque de Paris, ayant défense de paroître à Versailles, acquit une nouvelle considération dans le public. Beaucoup de personnes de tous les corps de l’état se joignirent à lui contre Rome & contre la cour. Mais, quoique la bulle n’eût pas la pluralité des suffrages, elle fut enregistrée en Sorbonne, & le parlement l’enregistra avec la réserve des droits ordinaires de la couronne, des libertés de l’église Gallicane, du pouvoir & de la jurisdiction des évêques.

Le Tellier n’étoit pas content. Il voulut faire déposer le cardinal de Noailles dans un concile national, & faire enregistrer une déclaration par laquelle tout évêque qui n’auroit pas reçu la bulle purement & simplement, seroit tenu d’y souscrire, ou poursuivi à la requête du procureur général : projet digne de son auteur, & dont l’exécution eût été d’une conséquence trop dangereuse. Il imaginoit chaque jour quelque systême étrange : il ne parloit que de guerre, de jansénisme, de constitution, à son pénitent qui se mouroit. Les domestiques du monarque indignés refusèrent deux fois l’entrée de la chambre au confesseur : ce prince mourut, & tout changea de face.

Le duc d’Orléans, régent du royaume, substitue des conseils aux bureaux des secrétaires d’état, compose un conseil de conscience, dont le cardinal de Noailles est président. On exile le père Le Tellier, dont la plus grande punition dut être dans son cœur : on prétend qu’il étoit de bonne foi, malheureusement pour la vertu. Ses confrères, qui le détestoient, ont autant à se plaindre de lui que le public ; il les a rendus à jamais odieux(*).

La place de confesseur du roi fait aux jésuites beaucoup de jaloux, quoiqu’elle ait si fort perdu de ses prérogatives. Ce n’est plus ce temps où le confesseur connoissoit des bénéfices de collation royale ; où lui seul pouvoit entretenir le monarque (après la messe, avant qu’on sortît de l’église) sur la collation des bénéfices ; où il portoit des lettres patentes aux cours supérieures pour y être enregistrées ; où il avoit le gouvernement du collège de Navarre. Sous Charles VIII, le confesseur du roi perdit la supériorité sur le grand aumônier. Le premier aumônier & le maître de l’oratoire, créés par François I, eurent encore la préséance ; de façon qu’il n’est plus que le quatrième dans l’ordre de la chapelle. Des jésuites sans prévention pourroient mettre en problême, s’il ne seroit pas avantageux au corps qu’aucun d’eux n’eût jamais rempli cette place.

Elle fut donnée, sous la régence, à l’abbé Fleuri, si célèbre par son Histoire ecclésiastique & par sa Philosophie. Devenu confesseur, les jésuites & les oratoriens allèrent également le complimenter, s’empressèrent de le mettre dans leurs intérêts, de lui faire épouser leurs querelles. Sa réponse aux uns & aux autres est singulière. Il dit aux jésuites, arrivés les premiers : « Assurément, mes pères, vous devez être contens de moi ; car je n’aime pas les oratoriens » : &, demi-heure après, aux oratoriens : « Assurément, mes pères, vous devez être contens de moi ; car je n’aime pas les jésuites ».

Le cardinal de Noailles accueilli à la cour du régent, tous les évêques opposés à la bulle se crurent aussi rentrés en grace. Ils appellèrent & réappellèrent à un futur concile ; dût-il ne se tenir jamais. La sorbonne, les curés du diocèse, des corps entiers de religieux, mais surtout beaucoup d’oratoriens, suivirent cet exemple. Le nouveau président du conseil de conscience appella aussi en 1717 ; mais il ne vouloit point d’éclat, & son appel fut imprimé malgré lui.

Aussitôt voilà dans l’église de France deux factions décidées, les acceptans & les refusans. Les acceptans étoient les cent évêques qui avoient reçu la bulle sous Louis XIV, avec les jésuites & les capucins : les refusans étoient quinze évêques & une partie de la nation. Les uns avoient pour eux, avec Rome, une cause dont le fond leur étoit favorable ; & les autres avoient les universités, les parlemens, le peuple, & leur persécution passée. On cabaloit, on dissertoit, on écrivoit pesamment, longuement, ennuyeusement ; on s’accabloit d’injures & de reproches, des noms de schismatiques & d’hérétiques. Le seul nom de Quesnel étoit un cri de guerre ; des femmes, de la lie du peuple, en vinrent aux mains : jamais clameur ne fut plus générale.

Mais on avoit affaire au régent ; il impose silence à tout le monde. Universités, facultés de théologie, écrivains, imprimeurs, libraires, colporteurs, ont ordre de contribuer tous à la paix. La déclaration donnée en conséquence est de 1717. Après un éloge magnifique de la religion, on y-lit ces paroles remarquables : « Nous avons dit & déclaré, &, par ces présentes signées de notre main, disons & déclarons, voulons & nous plaît que toutes les disputes, contestations & différends qui se sont formés dans notre royaume à l’occasion de la constitution de notre saint père le pape contre le livre des Reflexions morales sur le nouveau testament, soient & demeurent suspendues, comme nous les suspendons par ces présentes ; imposant, par provision, un silence général & absolu sur cette matière ».

Cette loi du silence a toujours été recommandée depuis, & jamais observée. L’évêque de Soissons & l’archevêque de Reims, M. de Mailli, continuent d’écrire, & vont contre ce sage règlement. Leurs écrits sont brûlés par la main du bourreau : l’archevêque fait chanter un Te Deum en action de graces ; elle lui valut un chapeau de cardinal. De peur que l’évêque n’en eût un aussi, le régent ne voulut point que ce prélat payât dix mille livres d’amende, à laquelle le parlement l’avoit condamné pour avoir signifié à ce corps qu’il n’étoit pas un tribunal compétent pour le juger(*).

Rome se plaignoit toujours, & c’étoit à la France à se plaindre : les deux cours se consumoient inutilement en négociations. Vient le systême des finances, & les esprits portent ailleurs leur attention & toute leur activité. On laisse quelques passages, aujourd’hui presque ignorés, d’un pauvre prêtre ex-oratorien octogenaire, pour le Mississipi, pour le commerce des actions, pour des espérances de fortune immense & rapide. Law fit lui seul ce que tant d’évêques, ni le pape, ni Louis XIV n’avoient pu faire.

Ces momens favorables furent employés à réunir l’église de France. Le cardinal archevêque se prêta à tout ; il retracta son appel : son mandement de rétractation fut affiché le 20 août 1720. Le duc d’Orléans alla lui-même au grand conseil, avec les princes & les pairs, faire enregistrer un édit qui ordonnoit l’acceptation de la bulle, la suppression des appels, l’unanimité, la paix.

L’enregistrement au parlement étoit plus difficile, ce corps étant beaucoup plus nombreux. On l’avoit mortifié en portant ailleurs des déclarations : il étoit en exil à Pontoise ; exemple alors unique dans la monarchie, & répété depuis. On menaça le parlement de le transférer à Blois. Il enregistra bientôt tout ce que le grand conseil avoit enregistré, mais toujours avec les réserves d’usage, le maintien des libertés de l’église Gallicane & des loix du royaume.

Cette réunion du clergé de France fut principalement l’ouvrage du nouvel archevêque de Cambrai, Dubois, fils d’un apothicaire de Brive-la-gaillarde, depuis cardinal & premier ministre. Cette singulière créature du régent, à laquelle il ne manqua, pour son ambition, que de vivre assez longtemps pour supplanter le régent lui-même auprès du monarque, avoit fait faire un corps de doctrine qui contenta les deux partis. Le politique régent & le peu régulier Dubois négocioient pour la religion, & personne n’ignore quelle étoit la leur. Le ridicule qu’ils jettèrent sur toutes ces matières est l’époque de la dépravation des mœurs & de l’esprit du siècle.

Ils triomphoient d’avoir subjugué le pieux archevêque de Paris ; mais on observa qu’il étoit alors avancé en âge, & que des personnes attachées à la cour le gouvernoient totalement(*). On fait encore valoir le courage avec lequel il protesta, en certains momens, contre ce qu’il avoit fait dans d’autres. Montant par un méchant escalier pour aller voir une réparation qu’on avoit faite au haut de l’église de notre-dame. « Jamais, dit-il, on n’a fait passer archevêque par d’aussi mauvais chemins que moi ». Dans le temps de sa rétractation, il eut chez lui une députation de jésuites. L’idée de se voir au milieu d’eux, le frappa d’une manière singulière. Du reste, il est mort en digne évêque. Ses charités étoient très-grandes. Ses meubles vendus, & toutes choses payées, il n’a pas laissé plus de cinq cent livres.

Sous le ministère du cardinal de Fleuri, on voulut faire un exemple d’un prélat quesnelliste. Le choix tomba sur le vieux Soanen, évêque de la petite ville de Sénès : il avoit été de l’oratoire. Ainsi, cette congrégation fournit toujours à l’animosité des jésuites. Il s’étoit distingué par la prédication. Ses sermons ne sont point imprimés. Un prédicateur les débitoit, il n’y a pas longtemps, dans Paris, avec la même confiance que s’ils eussent été de lui. Le talent pour la chaire servit moins le père Soanen, que la direction. Le père de La Chaise l’avoit fait évêque(*). Soanen avoit d’abord eu l’évêché de Viviers : il le refusa, par la raison que Viviers est sur une route fréquentée, & que son revenu, le bien des pauvres, se consumeroit à représenter. Il préféra l’évêché de Sénès, peu riche, mais isolé. Son économie le mit encore en état de faire beaucoup de charités. A son désintéressement, à son zèle, à sa piété, Soanen joignoit un caractère inflexible, d’autant plus déplacé, qu’il étoit sans parens & sans crédit.

On tint un concile provincial à Embrun : le cardinal de Tencin y présida. Qui croire sur le compte de ce zélé défenseur de la bulle ? Les uns en font un génie, un homme d’état, un politique consommé. D’autres lui disputent ces talens, & attribuent son élévation moins à son mérite, qu’à celui d’une sœur ambitieuse & bel esprit. Vers la fin de ses jours, les choses, pour lesquelles il avoit montré le plus d’ardeur, se présentèrent à lui sous un autre point de vue. Ses sentimens allèrent jusqu’à la tolérance. On l’a cru du moins sur la conduite qu’il tint dans un temps de trouble, & sur quelques propos qui lui ont échappé, mais qu’on n’a pas manqué de répandre. On déchire sa mémoire, à cause de ce concile d’Embrun. Soanen y fut condamné, suspendu de ses fonctions d’évêque & de prêtre. Exilé, par la cour, à la Chaise-Dieu en Auvergne, à l’âge de quatre-vingt ans, son imagination étoit encore terrible.

Avec quelles couleurs, dans une lettre du 10 septembre 1728, à M. de Saint-Florentin, il représente moins son état, que la violence exercée dans son diocèse, des chanoines, des curés, des prêtres vertueux emprisonnés ; « des religieuses, colombes gémissantes & sans fiel, dispersées ; les unes à Embrun, pour y être immolées comme leur père ; les autres à Arles, où elles sont livrées à la faim & à la soif par leurs propres sœurs ; les autres à Grasse, pour n’entendre, de la bouche du prélat, que des anathèmes contr’elles & contre mois ». Il signoit ordinairement : Jean, évêque de Sénès, prisonnier de Jésus-Christ. Un neveu de ce même Soanen, & de même nom, est jésuite.

Un autre évêque ex-oratorien changea la scène, & vint se donner en spectacle aux molinistes & quesnellistes. On avoit déposé son confière, & l’évêque de saint Papoul, Ségur, se déposa lui-même. Des scrupules violens sur son entrée dans l’épiscopat, l’engagèrent à cette démarche.

Avant que de la faire, il consulta messieurs de Montpellier & de Sénès. L’infortuné Soanen vouloit que Ségur restât en place. L’évêque de Montpellier disoit que l’on avoit moins besoin d’évêques que de bons exemples. Voilà celui de S. Papoul décidé. Lorsqu’on s’y attendoit le moins, il s’éclipsa de son diocèse, laissant à ses ouailles une instruction pastorale. Il leur disoit, entr’autres choses : « Recevez, avec notre dernier adieu, les assurances que nous vous donnons de ne jamais vous oublier dans notre retraite. Nous avons la confiance que, quand Dieu nous aura pardonné, il ne rejettera point les vœux que nous lui offrirons continuellement pour votre salut. L’ordre de la charité, qui commence par se faire du bien à soi-même, nous sépare extérieurement de vous ; mais cette même charité forme des liens intérieurs qui nous unissent à vous si étroitement, que rien ne sera capable de vous séparer de notre cœur ».

Sa retraite fut une énigme, & l’est encore pour bien du monde. Des personnes bien instruites assurent qu’il vivoit obscurément à Paris dans la pénitence, tout entier aux bonnes œuvres, avec une abbaye de sept ou huit mille livres de rente ; qu’il faisoit des pensions aux curés & vicaires qu’il avoit persécutés & déplacés à cause de la bulle ; qu’il n’avoit qu’un cercle étroit d’amis qui le considéroient, & que ses austérités ont abrégé ses jours. Il est mort dans la même ville, & enterré à saint Jean en Grève.

Son action éclatante étonna ses ennemis : ils l’empoisonnèrent. Mais, si sa conversion n’avoit pas été sincère, quel rôle il eût pu jouer, en se mettant à la tête du parti. Le gouvernement craignit qu’elle n’ajoutât au fanatisme. On prétend que cet événement accéléra l’ordre de fermer le tombeau de saint Médard.

L’intention de la cour, en abbaissant les quesnellistes, n’étoit pas de les accabler : elle vouloit seulement prévenir le trouble. Elle trouva mauvais que, dans une thèse soutenue en Sorbonne en 1729, on eût déclaré la constitution, règle de foi à laquelle est due une obéissance sans réserve. Le Syndic de Sorbonne eut défense d’y rien laisser soutenir qui put émouvoir les esprits.

Cependant il falloit donner une qualification à la bulle. Est-elle loi d’état ou de police, règle de foi ou loi & décision de l’église ? Voilà le nœud de la difficulté. On trouve, dans le concile Romain, règle de foi ; mais l’on a accusé les jésuites d’y avoir fait glisser ces mots. Benoît XIV lui-même, selon certaines personnes, a donné créance à ce bruit. Quelques évêques se sont encore déclarés pour règle de foi ; mais l’archevêque de Sens, M. Languet, a pris un parti tout différent. Il a qualifié la constitution règle irréformable de foi, de l’eglise & de l’état. Le même prélat a fait mettre en trois gros volumes latins ses ouvrages que peu de gens lisent en françois. Son zèle ardent pour la religion déplut à quelques-uns, & lui attira ce farcasme cruel(*) ;

En lisant ses écrits, vous risquez votre foi.

Les jésuites définissent la bulle, une règle non règlée, mais une règle à régler (*). Le parlement ne vouloit point qu’on la qualifiât règle de foi. La cour la décida jugement de l’église universelle, en matière de doctrine. Cela déplut encore au parlement : il refusa d’enregistrer la déclaration du roi. Les voies d’autorité furent alors employées. Le jeune monarque tint un lit de justice le troisième avril 1730, & se fit obeir.

Parmi les scènes, données à la fois par la superstition, par la licence & la fourberie, il ne faut point omettre l’histoire du diacre Paris, appellant & réappellant, enterré dans le cimetière de saint Médard. Il passoit pour faire des miracles. Bientôt saint Médard ne fut plus rien dans son église. Le diacre Paris étoit appellé Saint Paris : on ne parloit que de ses guérisons.

Quelques femmes dévotes avoient donné naissance à ce bruit. Des imposteurs l’accréditèrent : ils se disoient inspirés du nouveau saint. Le peuple se pressoit nuit & jour à son tombeau : l’on y prioit en langue vulgaire. Les enthousiastes montoient sur la tombe, donnoient à leurs corps des secousses violentes, offroient le spectacle de bien des prodiges. Et quel autre nom donner aux choses extraordinaires qui s’y firent ? Elles passent, chez les uns, pour des faveurs célestes, & chez les autres pour des œuvres d’iniquité ; chez d’autres, enfin, pour des tours de gibecière. L’évêque de Montpellier, Colbert, tenoit ce propos sur les convulsions. « Parce qu’il y a du mal, il ne faut pas dire que tout est mal ; parce qu’il y a du bien, il ne faut pas dire que tout est bien ».

Ceux qui les ont un peu suivies doivent avoir connu frère Augustin : personne ne les a plus décréditées que lui. C’étoit un convulsionnaire débauché, ne se refusant rien de ce que lui dictoit son imagination bisarre & libertine ; abrogeant les sacremens qu’il prétendoit n’être pas d’institution divine ; faisant des mariages de sa seule autorité. Ses extravagances allèrent au point, que d’autres convulsionnaires en donnèrent avis au lieutenant de police, qui fit des perquisitions & se mit en devoir de faire tomber ces assemblées. De jeunes beautés, victimes de l’aveuglement ou de l’intérêt de leurs mères, en étoient communément les héroïnes. Les quesnellistes judicieux gémissent au souvenir de ce fanatisme qu’on ose encore faire revivre.

Un conseiller au parlement eut le courage, ou plutôt la simplicité, de former un recueil de miracles & de les présenter au roi. La cour méprisa le livre & l’auteur & tous les convulsionnaires. Cependant, pour arrêter une phrénésie épidémique, elle ordonna la clôture du cimetière de saint Médard : on y mit une garde. Alors les convulsionnaires allèrent jouer dans les maisons ; mais ils furent pénétrés. L’enthousiasme baissa : le tombeau du diacre Paris devint le tombeau du jansénisme.

Il ne subsista guère plus que dans l’oratoire. Les Juenin, les Picquéri, les Quesnel, les Ségur, les Soanen, vivoient encore dans un grand nombre d’oratoriens qui, sans avoir autant de réputation, avoient le même courage. On prit à partie ceux de Bruxelles : ils furent privés de la communion paschale, sur leur refus d’adhérer à la constitution : on alloit procéder contr’eux, lorsqu’ils prirent la suite. Les oratoriens de Paris n’étoient pas à couvert de l’orage ; on les frappoit souvent des coups les plus sensibles.

Ils étoient alors gouvernés par le P. de Latour, homme de génie & l’ame du parti. La mémoire de ce général ne périra jamais dans l’oratoire. Ses talens s’annoncèrent par la prédication. C’est une perte réelle pour le public, qu’il n’ait pas été possible de lire, après sa mort, son manuscrit, & de mettre au jour des pièces d’une éloquence rapide & sublime. Qu’on juge de lui par ce seul trait qu’il est bon de révéler. C’est, selon quelques-uns, un coup de lumière, & qui consiste dans un avis qu’il ouvrit à la fin d’une conversation sur la bulle avec les quatre fameux prélats appellans. Elle sera reçue, leur dit-il, vu le crédit des jésuites & l’ardeur que témoigne la cour ; mais osons une chose, dénonçons au futur concile, à tous les évêques du monde, la bulle comme hérétique & le pape lui même comme fauteur d’hérésie. Il arrivera de-là que le pape rétractera sa bulle, ou qu’il lui donnera des modifications ; car il ne laissera jamais tenir un concile, ou soupçonner sa foi en ne le tenant pas. Un pape convaincu d’hérésie cesse, dans les principes mêmes Ultramontains, d’etre pape, & ne doit plus avoir d’autorité dans Rome.

La mort du P. de Latour occasionna de grands troubles dans l’oratoire. L’assemblée, tenue pour lui nommer un successeur, parut irrégulière ; les réappellans en furent exclus ; M. Hérault y assista en qualité de commissaire du roi. On élut le P. Lavalette : il est encore en place, à la satisfaction de ses inférieurs & de Rome même. Il conserve des lettres du feu pape, très-obligeantes pour sa congrégation & pour lui. Je voudrois, y disoit-il à ce général, vous découvrir tout mon attachement, vous montrer tout le fond de mon ame ; mais je n’ose m’ouvrir entièrement à vous. Les sentimens que fait entrevoir le pontife philosophe(*) sont ceux d’un génie élevé, doux & pacifique. A son inthronisation, il eut un projet qui malheureusement ne réussit point ; c’étoit de faire signer un corps de doctrine, sans toucher aux opinions de Baïus, de Jansénius & de Quesnel, telle vérité seroit prescrite & telle erreur condamnée.

Les plus mécontens de l’élection du P. Lavalette éclatèrent ; ils attisoient le feu de la discorde ; le gouvernement les punit. Les PP. Boyer & Terrasson furent mis dans les prisons de Vincennes : ils n’en sortirent, en 1740, que pour être transférés aux petits pères d’Argenteuil. Cette même année le P. Dulerin fut exilé. En prononçant le panégyrique de saint Séverin, par qui Clovis fut miraculeusement guéri, l’oratorien s’étoit permis cette allusion : « La cour du roi très-chrétien croyoit aux miracles, & elle ne se fit pas une gloire de mépriser celui que les peuples révéroient ».

Voilà l’histoire fidelle du mur éternel de division entre les oratoriens & les jésuites ; la jalousie de corps l’éleva. Leur haine réciproque s’étend à tout : ils communiquent à leurs élèves les mêmes impressions. Rarement, chez les oratoriens, on met entre les mains des écoliers les livres des jésuites : jamais, chez les jésuites, on ne présente ceux des oratoriens. La société voit du poison à chaque page de leurs écrits ; le P. Labbe trouvoit du jansénisme jusques dans les Racines Grecques de Port-royal.

Du reste, on ne parle d’aucun des grands hommes des deux célèbres congrégations. Bouhours, Cheminais, La Rue, Brumoi, Porée, montrèrent la même modération que Ségaud, Massillon, Mallebranche. On n’a point en vue non plus tant d’ex-jésuites & d’exoratoriens que les académies se sont fait gloire de recevoir. Il seroit à souhaiter qu’une bonne plume nous donnât la vie des hommes illustres qu’ont fourni le collège de Louis-le-Grand & la maison de l’oratoire de Paris.

Malgré toutes les secousses violentes pour faire tomber l’oratoire, il eût encore résisté sans sa dépendance des évêques. Ils ont difficilement accordé les démissoires à ses membres ; ils ont cherché à détruire la seule communauté purement ecclésiastique dépendante d’eux. Elle gémissoit du joug sans aucune espérance de le voir briser ; elle étoit trop mal avec Rome. Ces hommes, d’ailleurs à talent, n’eurent jamais l’adresse de mettre cette cour dans leurs intérêts, de distinguer sa cause de celle des jésuites, de ne pas crier contr’elle en criant contr’eux. Les politiques du parti se plaignent de cette faute, aussi bien que de la sottise de ce gazettier distillateur secret de médisances & de calomnies atroces, qui, dans ses fureurs périodiques, comprend également le pape & les jésuites.

La plus grande vengeance que l’oratoire, en tombant, ait tiré d’eux, c’est de les avoir rendus l’objet de la haine publique & d’avoir préparé ce déluge d’écrits dont ils sont accablés chaque jour : le titre seul de plusieurs est un libelle. On a mis en problême, qui de ces PP. ou des hérésiarques des derniers temps a fait plus de mal à l’église. Je n’entre point en justification sur les attentats dont on les charge. Moins les accusations peuvent être vraisemblables, plus l’on voit combien ils ont soulevé le public. Leurs protecteurs même se sont plaints quelquefois : ils ont été entraînés dans des démarches qu’ils ont eu & ont encore bien de la peine à soutenir.

Le sésomaire des missions étrangères, et les jésuites.

C e séminaire est une société de prêtres établis à Paris, pour aller, de-là, prêcher l’évangile dans toutes les parties du monde. L’Asie est principalement l’objet du zèle de ces messieurs. Ils ne pénétrèrent à la Chine que sur la fin de l’an 1684. Ce furent les jésuites qui les introduisirent dans le sein de cet empire immense, l’équivalent de l’Europe entière pour le nombre des habitans : ces pères se plaignent d’avoir obligé des ingrats.

Avant que d’aller plus loin, remontons à la source de cette protection toute-puissante que les jésuites furent en état d’accorder à d’autres missionnaires.

Les Chinois sont naturellement fiers & dédaigneux : ils se regardent comme la seule nation qui pense. La leur est une des premières qui aient cultivé les sciences & les arts : ils aiment surtout les mathématiques. C’est à la faveur de ce goût décidé pour elles, que les jésuites eurent entrée à la Chine. Leurs talens leur furent d’une grande ressource auprès de l’empereur Camhi ; ce prince célèbre, un des plus grands princes, des plus justes, des plus humains & des plus philosophes dont l’histoire fasse mention. Il se délassoit, par l’étude, des soins du gouvernement. Chaque jour, des jésuites de Pekin lui donnoient des leçons de mathématiques. Il portoit à ces pères une affection extrême ; il les nommoit de tous ses voyages, entroit dans toutes leurs vues, s’informoit de l’état de leurs missions. On l’entretenoit souvent des grandes qualités de Louis XIV : l’empereur aimoit à se reconnoître à plusieurs traits de l’histoire de ce monarque.

Les jésuites profitèrent de leur ascendant sur l’esprit du prince leur élève. Ils lui demandèrent l’exercice libre de leur religion dans toute l’étendue de la Chine : ils sollicitèrent un règlement pour qu’ils ne fussent point inquiétés dans leur ministère par les mandarins ni par les gouverneurs. Une chose singulière, c’est que la demande passoit le pouvoir de cet empereur, absolu pour tout le reste & petit-fils du conquérant de la Chine. Il fallut, conformément aux loix & aux usages de l’empire, s’adresser à un tribunal. Camhi minuta lui-même deux requêtes au nom des jésuites. Il leur fut permis, en 1692, d’exercer leurs fonctions de missionnaires & d’enseigner publiquement le christianisme. Bayle est fort étonné qu’un prince aussi sage ait gardé dans ses états des hommes qu’il ne connoissoit point & que tout devoit lui rendre suspects.

A peine les jésuites, accrédités à la cour, eurent-ils favorisé l’établissement de messieurs des missions étrangères dans toute la Chine, que ceux-ci les traitèrent de prévaricateurs, d’ames lâches, qui, par des ménagemens indignes, déshonoroient la religion ; de fauteurs d’impiété, qui, de crainte de perdre leur crédit dans une cour, souffroient un mélange idolâtrique des cérémonies païennes avec les chrétiennes.

Les jésuites se plaignirent ; leurs accusateurs les chargèrent encore : on éclata de part & d’autre en invectives. Le bruit de ces divisions vint bientôt en Europe : chacun prononçoit sans connoissance de cause ; on n’entendoit pas seulement l’état de la question. Les notions suivantes mettent au fait de tout.

L’art de connoître ses idées par l’écriture, art qui devroit n’être qu’une méthode très-simple, est à la Chine d’une extrême difficulté. Chaque mot a différens caractères : on est ignorant ou sçavant, à proportion des caractères qu’on parvient à connoître. Tel est un prodige de science, quand il sçait lire à trente ans. L’inconvénient de la langue de ce peuple, dont l’origine remonte si haut, est cause que les sciences & les arts languissent chez lui dans une éternelle enfance. Quelques politiques le regardent, en récompense, comme la première nation du monde en fait de morale & de police. Les loix de l’empire sont douces & sages, & sont sa tranquillité : nulle part on n’a mieux établi ce droit naturel & sacré, le respect des enfans pour les pères. A ce respect, les Chinois joignent celui que méritent leurs premiers maîtres de morale, & surtout Congfoutsé ou Confucius.

Ce sage, au-dessus de tous les sages de la Grèce, vivoit cinq cent ans avant la fondation du christianisme. Sa famille subsiste encore : elle est distinguée des autres, en mémoire de ce législateur ; distinction unique dans un pays où l’on n’admet de noblesse que celle des services actuels. Aux honneurs divins près, Confucius a tous ceux qu’on peut accorder à un homme qui, sans le secours de la révélation, a si bien parlé de la divinité. Dans quelque situation qu’on l’ait vu, riche, pauvre, puissant, disgracié, fugitif, il a toujours été supérieur aux événemens, enseignant & pratiquant la vertu. Le nombre de ses disciples montoit, de son vivant, à cinq mille. Après sa mort, la nation entière l’a révéré ; il a l’hommage des empereurs & des Colao, c’est-à-dire, des lettrés & des mandarins.

Il se tient, à certains jours, des assemblées particulières de familles, pour honorer leurs ancêtres, & des séances publiques de gens de lettres, pour honorer Confucius. Dans la sale où l’on révère, on voit une table en forme d’autel, avec des chandeliers, avec des bouquets & des odeurs. Sur la table, est un petit tableau où l’on lit Chin-Ouëi ; ce qui veut dire siège de l’ame. On s’approche ; on offre devant cette emblême des bougies & des pastilles qu’on laisse ; on se retire, après avoir fait quatre génuflexions & frappé quatre fois la terre de son front. Ces prosternations sont encore en usage, lorsqu’on salue, à la Chine, les personnes constituées en dignité. Il est établi de rendre, deux fois l’an, à ses ancêtres & à Confucius, le tribut d’honneur qu’on croit leur devoir. Pour ne leur manquer en rien, on fait des sacrifices ; on égorge des animaux, dont on donne ensuite des repas.

Ces cérémonies tiennent-elles essentiellement à la religion ? Ne sont-ce que des pratiques civiles & des usages de police ? Reconnoît-on ses pères & le philosophe de la nation pour des dieux ? Confucius est-il le Numa des Latins ? le Minos des Crétois ? l’Oziris des Égyptiens & le Zoroastre des Persans ? Voilà sur quoi les missionnaires à la Chine étoient divisés ; ce qu’on devoit moins entendre partout ailleurs, & ce qu’on avoit intérêt de décider en Europe.

Messieurs des missions étrangères crioient à l’idolâtrie. Ils la trouvoient évidemment où les jésuites ne la soupçonnoient même pas d’être. Selon les uns, c’étoit le comble de l’abomination de mêler des cérémonies chrétiennes à des cérémonies diaboliques. Selon les autres, c’étoit sagesse de ne pas faire les Chinois plus superstitieux qu’ils ne sont ; de tolérer leurs usages & leurs pratiques, d’autant plus qu’on ne voyoit pas jour à les proscrire, sans fermer toute entrée à la religion chrétienne dans un empire si jaloux de ses coutumes. La dispute devint très-vive. Il est étonnant que messieurs des missions étrangères ne l’aient pas abandonnée aux dominicains ; car ces pères l’avoient commencée. Ils déférèrent les premiers, à l’inquisition de Rome, les cérémonies de la Chine. Un de leurs plus grands missionnaires, le père Moralès, fut le dénonciateur. Pour faire ouvrir les yeux sur les choses qu’il croyoit très-condamnables, il forma, par écrit, dix-sept questions sur autant de pratiques des jésuites à la Chine, & pressa la décision de chaque point. Il suffit d’en exposer quelques-uns pour juger du fondement de la demande(*). Peut-on, en conscience, dispenser les chrétiens des commandemens de l’église ? Peut-on omettre, dans le baptême, plusieurs saintes cérémonies ; favoriser l’usure la plus criante ; permettre aux néophytes l’entretien & le soin des idoles, les prosternations, les adorations, pourvu qu’on retracte intérieurement cet hommage & qu’on le rapporte à une croix ? Est-il permis de faire dire des messes pour des payens morts dans leur infidélité ; de rendre aux ancêtres & à Confucius les honneurs suprêmes ; de ménager la délicatesse des cathécumènes, au sujet du mystère de la croix que leur nation regarde comme une folie ; de les laisser dans bien des erreurs, afin qu’ils trouvent une excuse dans leur ignorance. Toutes ces propositions, qu’on disoit relatives aux pratiques des missionnaires jésuites, révoltèrent. Sur le seul exposé du P. Moralès, les cérémonies Chinoises furent défendues en 1645, par le saint office, jusqu’à ce que le pape lui-même décidât. Les jésuites soutinrent leur cause avec celle des Chinois. Leur P. Martini plaida l’une & l’autre à Rome, & fit, en 1656, lever la défense. Il fut permis aux lettrés de révérer leur philosophe, aux enfans leurs pères ; dans la supposition toutefois que ce culte est purement civil.

Tel étoit l’état des choses, lorsque des vicaires apostoliques François arrivèrent à la Chine : le pape les avoit nommés & envoyés. Parmi ces personnes revêtues de caractère, étoit un prêtre des missions étrangères, nommé Maigrot. A peine eut-il rempli quelque temps ses fonctions, qu’il fut gratifié de l’évêché de Conon. Ce François, évêque dans une province de la Chine, désapprouva la conduite des jésuites. Il condamna la mémoire d’un de leurs plus dignes missionnaires, le P. Matthieu Ricci, qui cherchoit, par toutes sortes de moyens, à grossir la foule des prosélytes, & les mettoit le moins qu’il pouvoit à des épreuves. Ce n’est pas rendre justice à cet émule des Xavier, des Spinola & de tant d’autres apôtres sublimes de tous les pays & de tous les ordres que de le déchirer & de le peindre de ces couleurs(*) : « Les rois trouvoient en lui un homme complaisant ; les payens, un ministre qui s’accommodoit de leurs superstitions ; les mandarins, un fin politique, instruit de tout le manège de la cour ; & le démon, un ministre affidé qui affermissoit son règne parmi les infidèles, loin de le détruire, & qui même l’étendoit parmi les chrétiens ». Maigrot déclara les rits observés pour la sépulture absolument superstitieux & idolâtres. Dans les lettrés, il ne vit que des athées : il les appelloit matérialistes, pendant qu’ils invoquoient les ames de leurs pères & celle de Confucius. Il se plaignit à Rome de la tolérance des jésuites, & les traversa dans tout à la Chine. Ainsi les missionnaires, au milieu de leurs travaux & de leurs conquêtes spirituelles, loin d’en goûter le fruit, virent la division se mettre parmi eux, comme elle s’élève presque toujours parmi les conquérans profanes.

Il parut, en 1700, une lettre de messieurs des missions étrangères au pape, signée du supérieur & du directeur de leur séminaire de Paris. Pourquoi faut-il que le zèle s’exprime avec tant d’aigreur & de dureté ? Ces messieurs se vengeoient du reproche continuel qu’on leur faisoit d’être jansénistes, de ne pas signer le formulaire. En le signant, ils vouloient accabler de faits authentiques la société. Ils maintenoient, à six mille lieues de Pekin, que tien & chang-ti signifient ciel matériel & non dieu. Cette explication leur paroissoit évidente. La revoquer en doute, c’étoit contester que « la seine passe à Paris, & qu’il y a un collège appellé la Sorbonne ». S’ils eussent eu de meilleures plumes, ils auroient été plus redoutables ; mais ils ne se sont distingués ni par le nombre ni par le génie de leurs écrivains. Leur Maigrot n’avoit aucun talent : on l’accusoit de penser & d’agir uniquement par quelques missionnaires dominicains.

Ils lui conseillèrent d’interdire les jésuites de son district de Fokien. L’évêque de Conon le fit. De-là cette scène plaisante(*), arrivée au temps de pâques. Les néophites des jésuites, ne pouvant se confesser à ces pères, vont plusieurs fois le prier, mais inutilement, de révoquer ses ordres. Ils n’épargnent ni prières, ni larmes, ni prosternations. Fort humiliés, un jour, d’attendre & de gémir dans une antichambre, pendant qu’ils l’entendent éclater de rire, enfermé dans son cabinet avec un dominicain, ils donnent de grands coups à la porte, & veulent l’enfoncer. Le prélat sort furieux, les traite d’impertinens, de sots, de ridicules, & veut qu’ils se confessent à d’autres qu’à des jésuites. Les néophites protestent qu’ils aiment mieux rester damnés, que de se confesser soit, à lui, soit à des dominicains. Malheureusement ils s’apperçurent qu’il n’avoit pas salué un crucifix qu’un d’eux tenoit à la main. Aussitôt ils faisissent l’évêque avec indignation, l’obligent à se mettre à génoux, & jettent son bonnet par terre. Son ami, le père Croquer, dominicain, étant accouru dans le moment, un bachelier le prend à la barbe. Croquer promit tout ce qu’ils voulurent. Pour Maigrot, échappé de leurs mains, il publia qu’on avoit eu dessein de l’assassiner, & qu’il s’étoit vu le couteau sur la gorge : c’est que, dans la frayeur, il avoit pris le chapelet d’un néophite pour un couteau.

Les plus grands ennemis des jésuites n’étoient pas à Pekin ni à Rome : c’étoit en France principalement qu’on cherchoit à les perdre : c’est de Paris qu’on souffloit le feu de la discorde. On y représenta les jésuites, persécutant tour à tour, à cause de la religion, & favorisant l’idolâtrie. Cette idée d’un paganisme plus grossier que celui des Grecs & des Romains, enté sur le christianisme, rejouissoit les jansénisnistes. L’abbé Boileau, frère du satyrique, & plus ennemi que lui des jésuites, les poursuivit dans leur père Le Comte. Il dénonça, en 1700, à la Sorbonne, les Mémoires de la Chine, publiés par ce sçavant missionnaire. A chaque page du livre, l’abbé Boileau frémissoit. Les louanges, données aux Chinois(*), ébranlèrent son cerveau qui, pourtant, étoit un cerveau chrétien. Et quelles étoient donc ces louanges si scandaleuses ? Les voici. « Ce peuple a conservé près de deux mille ans la connoissance du vrai Dieu. Il a sacrifié au créateur dans le plus ancien temple de l’univers. Il a pratiqué les plus pures leçons de la morale, tandis que l’Europe étoit dans l’erreur & dans la corruption. Il a été le mieux partagé de tous les peuples de la terre, dans la distribution des graces de la providence. La religion de la Chine & la religion chrétienne se ressemblent à bien des égards, ne fut-ce que dans l’adoration du même être ».

Les assemblées de la Sorbonne furent tumultueuses. Les avis étoient combattus aussitôt qu’ouverts. Le docteur Le Sage (**) dit que, comme la dispute rouloit sur des faits, & qu’on connoissoit mal les mœurs de la Chine, il falloit choisir les douze plus robustes docteurs, & les envoyer sur les lieux prendre une connoissance exacte de l’affaire. On se réunit à la fin pour condamner les mémoires du père Le Comte. On leur donna les qualifications les plus odieuses.

Tant de voix, élevées contre les jéjuites, les intimidèrent. Ils écrivirent à leurs missionnaires de Pekin de sçavoir au juste dans quel esprit on y révéroit Confucius ; quelle idée on attachoit aux mots Chinois qui scandalisoient en Europe, & de les éclaircir sur ce point.

Personne ne méritoit plus d’être consulté que l’empereur Camhi lui-même, très-versé dans sa langue, chef de la secte des lettrés, chargé d’examiner les docteurs, juge absolu du sens des loix, des cérémonies & des usages de la nation. Mais, comment s’ouvrir à l’empereur, & lui cacher en même-temps les disputes des missionnaires ? Les jésuites imaginèrent cet expédient : ils marquèrent, sur du papier, que changti signifie le vrai Dieu, & non le ciel matériel & visible ; que King-tien, écrit de la propre main du prince, dans une tablette qu’il leur avoit donnée, veut dire, adorez le seigneur du ciel ; que les cérémonies Chinoises ne sont pratiquées que dans tel esprit qu’ils désignèrent. Cette explication briévement & clairement dressée, ils la firent présenter à l’empereur, en le suppliant de les instruire s’il la trouvoit conforme à la vérité, pour en donner aussitôt avis à quelques beaux esprits Européens, curieux de le sçavoir. L’empereur répondit que l’explication étoit très-bonne.

Les jésuites crurent avoir gagné leur procès : ils instruisirent, de cette décision, messieurs des missions étrangères, l’évêque de Conon, le pape, l’Europe entière : mais personne ne crut aux jésuites. On les soupçonna d’en avoir imposé à l’empereur de la Chine, de l’avoir conduit à leur gré, ainsi que tant d’autres princes dont la confiance les a si bien servis. Clément XI, craignant de décider au hazard, voulut tout voir par les yeux de Charles Thomas Maillard de Tournon, patriarche titulaire d’Antioche. Il l’envoya, en qualité de légat, à la Chine, muni, disent les jésuites, d’un décret qui jugeoit d’avance la grande contestation des missionnaires.

Le patriarche, s’étant embarqué en 1702, ne put arriver à la Chine qu’en 1705. Les jésuites l’annoncèrent à l’empereur, qui refusa de le voir. Ces pères, appréhendant les suites de ce refus, obtinrent de sa majesté Chinoise, qu’elle donneroit audience au légat. En paroissant devant elle, il la remercia, au nom du chef des chrétiens, de la protection qu’elle accordoit aux ministres de l’évangile.

Ce compliment donna lieu à l’empereur d’entrer en quelque explication sur les cérémonies Chinoises. Les jésuites, en le consultant, avoient eu l’adresse de lui cacher les brouilleries des missionnaires : mais il sçut tout, moins par le légat, que par l’imprudence de ses interprêtes. Qu’on juge de l’étonnement du prince, lorsqu’il apprit la guerre élevée entre les ministres d’une religion de paix, lorsqu’il vit un Européen chargé de le juger, lui, sa cour, les Mandarins, les lettrés, les usages & la langue de l’empire. Le légat dit qu’il s’expliqueroit mieux, s’il sçavoit le Chinois, mais que sa majesté seroit très-satisfaite si elle vouloit entendre un sçavant, l’évêque de Conon.

Le mot d’évêque acheva d’indisposer l’empereur. Néanmoins sa majesté poussa l’indulgence jusqu’à permettre que celui de Conon lui fût présenté dans un voyage qu’elle alloit faire en Tartarie. Donnez-moi, dit le prince à Maigrot admis à son audience, l’explication de quatre caractères Chinois peints au-dessus de mon trône. Celui-ci n’en put lire que deux ; mais il prétendit que King-tien ne signifioit pas adorez le seigneur du ciel. L’empereur eut la patience de lui expliquer comment c’étoit précisément la même chose ; comment les lettrés n’étoient point des athées qui admettoient seulement le ciel matériel : il justifia les honneurs que ses sujets rendoient aux morts. L’évêque maintint ces honneurs œuvres du diable. Est-ce que les chrétiens de votre évêché, dit le prince, n’observent pas ces pratiques ? Maigrot ne sçut que répondre. Camhi, jugeant ses bontés pour les Européens payées d’ingratitude, le congédia dans le moment, le bannit de ses états, donna un décret où il l’apostrophoit ainsi : « Il est clair que vous me cachez quelque chose. Vous êtes venus dans mon empire, non pour l’éclairer, mais pour y brouiller. Plusieurs de mes sujets n’ont embrassé votre religion que par estime pour elle & pour ses ministres : la voilà décréditée actuellement que vos divisions sont connues à la Chine. Je vous ordonne d’en sortir ; &, si je vous traite avec quelque rigueur, c’est à vous qu’il faut s’en prendre ».

L’illustre protecteur des missionnaires, devenu soupçonneux, fit un règlement. Il exigea que les Européens qui voudroient rester à la Chine subiroient désormais un examen & prendroient de lui des lettres patentes.

D’autre part, le zèlé partisan de Maigrot, le vertueux légat Maillard de Tournon eut ordre également de se retirer de Pekin. Ce patriarche d’Antioche s’en prit aux jésuites ; mais il ne faut pas croire pour cela qu’il les ait chargés d’imprécations, jusqu’à dire que quand l’esprit infernal seroit venu à la Chine, il n’y auroit pas fait plus de mal qu’eux. On ajoute à la méchanceté de ce propos, qu’il ne fut tenu qu’après les liaisons du patriarche avec ces pères. Il les aimoit auparavant ; il leur en avoit même donné des preuves dans son séjour aux Indes orientales. On ne décidera point s’il eut tort ou raison de changer à leur égard. Ses intentions parurent très-pures, & il s’arma de courage ; mais les bonnes intentions n’excusent pas toujours les démarches précipitées. Il garda si peu de ménagement, en quittant Pekin, que l’empereur irrité fit revenir de Canton les présens destinés au pape. Le légat crut n’avoir fait que son devoir. C’est dans l’idée de le remplir encore mieux, qu’arrivé à Nankin il condamna, dans un mandement, les rits de la Chine concernant les morts, & l’usage du mot qu’avoit employé le prince pour signifier le dieu du ciel. Cette condamnation parut une vengeance : le légat fut puni & relegué à Macao, mis sous la garde des Portugais qui le haïssoient & qui lui défendirent d’exercer aucun acte de jurisdiction en qualité de visiteur & de légat à latere, dans tous les lieux dépendans du Portugal. Il jugea son autorité blessée. Jaloux de ses droits, il excommunia l’évêque de Macao, le provincial des jésuites, le capitaine général, & tout ce qu’il y avoit de Portugais distingués dans la ville.

Pendant toutes ces altercations, Rome lui envoyoit la barette : mais il ne jouit pas de sa nouvelle dignité. Il est mort cardinal en 1710, à Macao, dans la maison des jésuites, après trois ans de prison. On ajoute cette victime à tant d’autres, mises sur le compte de ces pères, parmi lesquelles on remarque le saint évêque d’Angelopolis, Dom Jean de Palafox, l’ennemi de la société, sans l’être de Rome, & qu’on se flatte de voir incessamment placé dans les fastes de l’église. Le père Tolomei eut le chapeau vacant : cela donna beau jeu aux faiseurs d’épigrammes & d’estampes(*).

Les partisans du cardinal de Tournon réclamèrent son corps & tous ses papiers. Le feu prit au vaisseau qui apportoit en Europe le dépôt desiré. On accusa les jésuites de ce désastre, parce qu’ils craignoient qu’on ne révérât comme un martyr leur malheureux prisonnier.

Sa mort les servit mal : le trouble augmenta. Clément XI, qui ne devoit point leur être suspect, avoit à cœur l’exécution de sa bulle ex illa die, qui condamne les cérémonies Chinoises, dans le sens que messieurs des missions étrangères les avoient représentées au saint siège. Ce pape ayant peine à se faire obéir des missionnaires qui n’employoient pas le mot tien-tchou, seigneur du ciel, des évêques & vicaires apostoliques de la Chine qui n’osoient rien prendre sur eux, y envoya Charles-Ambroise Mezza-Barba, patriarche d’Alexandrie.

C’étoit un homme modéré, conciliant, adroit, fécond en ressources ; mais, ni ses talens, ni sa qualité de légat à latere, ne lui eussent donné accès auprès de l’empereur, sans le secours des jésuites. Ce prince, mécontent du premier envoyé, soupçonnoit du mystère dans la nouvelle ambassade, & croyoit le second, venu des extrémités de l’Occident, un espion sous un titre honorable. Les jésuites rassurèrent sa majesté. Après de grandes précautions, elle accorda quatre audiences à Mezza-Barba. Dans toutes quatre, il reçut des honneurs infinis, tels qu’elle n’en avoit jamais fait aux ambassadeurs de Russie & de Corée, ni même aux princes du sang.

Mais toutes ces distinctions furent balancées par beaucoup de sujets de mortifications. L’empereur lui dit que la bulle, qui condamnoit les cérémonies Chinoises, n’étoit(*) qu’une flèche lancée contre les jésuites, pour satisfaire Maigrot Pedrini & leurs autres adversaires ; qu’il n’ignoroit pas le peu de cas qu’on faisoit en Europe de certaines constitutions des papes ; que le pape est un chasseur aveugle qui tire dans l’air au hazard ; qu’il étoit étonné de voir les missionnaires, au lieu de n’avoir tous qu’une ame, s’appeller l’un prêtre féculier, l’autre franciscain, celui-ci dominicain, & celui-là jésuite. « Est-ce au pape, ajouta-t-il, à décider sur les affaires de la Chine, pendant que je ne juge point de celles de l’Europe ? Je vois qu’il se trouve peu de probité dans les nations étrangères, au lieu que celle des Chinois abhorre l’artifice & la fraude ».

Le résultat des conversations fut qu’on lui donneroit la bulle du pape traduite. Après avoir été quelques jours à l’examiner, il la renvoya avec ces mots écrits de sa propre main au bas(*). « Il résulte de la lecture de cette constitution, qu’elle ne regarde que de vils Européens. Les disputes qu’ils ont entr’eux, sont d’une violence à laquelle rien ne ressemble. Il ne convient pas qu’ils aient la liberté de prêcher leur loi. Les chasser est l’unique moyen de prévenir de fâcheuses conséquences ». Il fut curieux de comparer la bulle avec le mandement de l’évêque de Conon. La ressemblance le frappa. « S’il est vrai, dit-il, comme les chrétiens l’assurent, que le pape soit assisté par les inspirations du saint Esprit, c’est Maigrot qui est le saint Esprit des chrétiens ».

Tous les missionnaires craignoient les suites de la colère de l’empereur : ils voyoient leur perte écrite dans la bulle fatale. Les jésuites vouloient que le légat la fît révoquer, ou du moins qu’il en suspendît l’exécution, & qu’il informât Rome des effets qu’elle avoit produits. Ils juroient d’une part, avec leur père Laureati (*), visiteur, de l’observer, & de l’autre, ils alloient contre leur promesse. Le légat répondoit que les ordres du pape étoient formels, & qu’on les exécuteroit ; qu’il n’entendroit jamais à des arrangemens idolâtriques ; que le remède étoit pire que le mal.

Dès-lors la religion eût été perdue sans retour, à la Chine, sans l’habileté des jésuites & le bon sens qu’eut le légat de se prêter à la fin aux circonstances. Il ramena sa majesté Chinoise par une requête fort humble qu’il lui fit présenter. Il y disoit : « Je me rendrai auprès du souverain pontife, & je ne manquerai pas de l’informer soigneusement & fidélement des intentions de votre majesté. Dans l’intervalle, je laisserai subsister les choses dans l’état où je les ai trouvées, & je communiquerai au saint père tout ce que votre majesté trouvera bon de m’ordonner. Je n’oublierai rien pour me procurer l’honneur de reparoître devant elle ».

Dans son audience de congé, il reçut l’acceuil le plus favorable. L’empereur le fait monter sur son trône, lui présente une coupe pleine de vin, le charge de présens magnifiques pour le pape & pour le roi de Portugal, l’exhorte à lui donner de ses nouvelles, à presser son retour, à faire recrue de gens de lettres & de bons médecins pour la Chine, à faire un choix des meilleures cartes géographiques & des livres les plus estimés en Europe, concernant les mathématiques. Il prend les mains de Mezza-Barba, les serre entre les siennes, lui marque la différence qu’il fait de légat à légat, de lui au cardinal de Tournon qu’il appelloit un homme sans esprit & sans jugement, & sur lequel il plaisantoit beaucoup : car ce prince étoit porté naturellement à la raillerie. Il ne se refusoit aucun bon mot, & mettoit souvent par-là ses courtisans dans l’embarras. Les gens à talent lui en imposoient. Il aimoit & protégeoit les jésuites qui lui fournissoient des mathématiciens, des horlogers & des peintres, & qui lui fondoient du canon. Du reste, il les leurroit de paroles & de belles promesses. Il ne fut jamais chrétien dans le cœur. Son testament, qu’on répandit après sa mort, dans toute l’Europe, le prouve bien. Il y donne son ame aux élémens.

Mezza-Barba quitta la Chine, en recommandant à tous les missionnaires, par une lettre pastorale, de vivre en paix, & soumis à l’église. Il revit l’Europe en 1722. Heureusement pour lui, il se trouva libre de l’ qu’il avoit pris de recommencer un si long & si critique voyage, l’empereur Camhi étant mort le 20 décembre de la même année. Ying-Ching, son successeur, fut à peine sur le trône, qu’on se plaignit que les missionnaires, surtout ceux de la province de Fokien, ruinoient les loix fondamentales, & troubloient la tranquillité de l’empire. Ils eurent ordre, par un édit du 10 février 1723, de se retirer à Canton. Leurs églises, au nombre de trois cent, furent brûlées ou employées à d’autres usages, sans aucune espérance de rétablissement.

Voilà l’issue funeste de cette querelle des jésuites & de messieurs des missions étrangères. Le christianisme fut chassé de la Chine comme il l’avoit été du Japon, du Tong-King, de la Cochinchine, de Siam & de plusieurs autres parties des Indes orientales. En Europe, on rejette tous ces maux sur les jésuites. On les accuse d’avoir voulu interrompre à la Chine, dans la famille impériale, l’ordre de la succession au trône : mais ils disent, pour leur justification, qu’après l’édit de 1723, la cour de Pekin en garda plusieurs pour la réformation du calendrier. Ils ajoutent qu’elle les estime encore, & que ce sont eux qui, dans l’empire le plus vaste & le plus florissant, conservent les restes du christianisme.

Les anciennes haines se reveillent de temps en temps. Quelques particuliers d’un corps célèbre s’oublient-ils, messieurs des missions étrangères, ou leurs partisans, les relèvent avec complaisance. On démasque de faux apôtres ; on publie leurs manœuvres, leurs intrigues, leur négoce, leurs foiblesses. De quelles accusations affreuses des missionnaires jésuites sont chargés dans une lettre de l’évêque de Nankin à Bénoît XIV, le 3 novembre 1748 ! Le prélat y gémit sur la conduite scandaleuse du père Joseph, supérieur de la mission, devenu l’effroi des familles. Ces désordres sont de la nature de las porquerias que los padres, divisés entr’eux, se sont plus d’une fois reprochées.

Médecines contre médecins.

I ls ont souvent été opposés les uns aux autres. De tous les corps qui ont éprouvé des divisions intestines, aucun n’en a souffert de plus violentes que celui des médecins. Nous ne nous arrêterons qu’à celles qui ont fait un grand bruit. On jugera de quoi dépend notre vie ou notre mort, & combien est cruelle la variation dans les méthodes de ces messieurs.

Remontons seulement au seizième siècle. L’usage de l’antimoine(*) fit alors élever une contestation très-vive parmi les médecins. On avoit découvert, par quelques préparations chymiques, que ce remède renfermoit une propriété purgative. L’observateur & quelques personnes ausquelles il fit part de son secret, l’employèrent avec succès : mais de vieux médecins qui eussent été trop humiliés de changer leur marche, & de paroître avoir ignoré quelque chose, n’en jugèrent pas la découverte meilleure. Ils soutinrent l’opinion contradictoire, & prétendirent que l’antimoine avoit une qualité vénéneuse qu’aucune préparation ne pouvoit corriger. Par respect pour eux & pour l’observance des règles, toute la faculté jugea de même : elle défendit, par un décret solemnel, l’usage de l’antimoine.

Le parlement vint à l’appui de la faculté, & fit la même défense par un arrêt de 1566. La prévention de ce remède a été si grande & a duré si longtemps, qu’un fort habile médecin, nommé Paulmier, fut chassé de la faculté, en 1609, pour s’en être servi. Ses confrères furent ses délateurs, & sollicitèrent contre lui l’exécution de l’arrêt.

La persuasion donne toujours du courage. Malgré la double autorité du parlement & de la faculté de médecine, quelques personnes employoient ce médicament. Il fit même la réputation & la fortune de plusieurs. Ils eurent le crédit de faire comprendre l’antimoine parmi les remèdes purgatifs, dans l’Antidotaire ou Traité pour la composition des médicamens, publié en l’année 1637, par l’ordre de la faculté.

Se relâcher sur ce point, c’étoit presque révoquer authentiquement l’ancien décret. Aussi quelques médecins en prirent-ils occasion de soutenir hautement, dans les écoles, que ce remède étoit d’une grande ressource en certains cas. La plus grande partie de la faculté s’opposa encore à cette nouvelle doctrine, & empêcha qu’on ne l’enseignât publiquement. Ce ne fut qu’environ l’an 1650 que, ce même remède devenu d’un usage plus fréquent par la constance de quelques médecins à s’en servir & à le recommander, la question, si l’on pouvoit l’employer, fut rendue problématique. Depuis ce temps-là, plusieurs auteurs ont écrit pour & contre l’usage de l’antimoine. Gui Patin, que ses grandes connoissances dans la médecine ont moins fait connoître que ses lettres satyriques, remplies de traits hasardés, & principalement sur la religion, le regarda toujours comme un poison, & n’oublia rien pour le décrier. Il avoit dressé un gros régistre de ceux qu’il prétendoit avoir été victimes des partisans de ce remède. Il nommoit ce régistre, le martyrologe de l’antimoine.

La plupart des médecins, divisés à ce sujet, étoient d’ailleurs à l’unisson pour les invectives. A tous les reproches que pouvoient se faire des sectateurs d’Hypocrate & de Galien, ils ajoutèrent des accusations particulières, des personnalités diffamantes. Jamais la dignité doctorale ne fut plus compromise. La querelle devint si dangereuse, qu’il fallut recourir à l’autorité. Le parlement ordonna que la faculté s’assembleroit pour décider définitivement.

Les docteurs s’assemblèrent en effet au nombre de cent deux, le 29 de mars 1666. Quatre-vingt douze furent d’avis de mettre le vin émetique au rang des remèdes purgatifs. En conséquence, la faculté fit un décret par lequel elle approuva l’usage de l’antimoine. Le parlement se règla sur cette décision, & le permit aussi le dixième d’avril suivant. On eut la liberté d’écrire & de disputer sur ce remède ; liberté qu’on s’étoit donnée par anticipation & avec un acharnement incroyable.

La transfusion du sang d’un animal dans un autre, fit naître à peu près, vers le même temps, de grandes disputes dans les écoles. Un médecin Anglois se donna pour l’inventeur de cette transfusion. Il en avoit fait publiquement l’expérience à Oxfort. D’autres prétendent qu’elle avoit auparavant été proposée à Paris. On trouve la manière de la faire dans les journaux d’Angleterre & de France de l’année 1667. Le parlement de Paris vit des abus, & défendit, cette même année, par un arrêt, de répéter l’expérience de la transfusion sur des hommes.

La circulation du sang est une découverte d’une toute autre importance : elle consiste dans un mouvement qui le fait aller sans cesse du cœur dans toutes les parties du corps, par le moyen des artères, & revenir, de ces mêmes parties, au cœur, par le moyen des veines. Guillaume Harvei, médecin Anglois, la découvrit. Il l’enseigna d’abord dans ses leçons, la démontra ensuite par des expériences, & la publia en donnant sa Dissertation anatomique sur le mouvement du cœur & du sang. Les médecins s’opposèrent vigoureusement à cette opinion, & traitèrent Harvei de visionnaire. Ils lui firent des noirceurs, & voulurent le perdre auprès de Jacques premier & de Charles premier, dont il étoit médecin. Il se défendit, il repliqua, il répéta les expériences, & la vérité se fit jour. Il fallut se rendre à l’évidence : mais on le persécuta d’une autre manière. Lorsqu’il eut communiqué son idée à ses confrères, ils dirent qu’elle étoit absurde & nouvelle ; & lorsqu’ils ne purent s’empêcher d’applaudir & de la recevoir, ils prétendirent qu’elle étoit très-ancienne

Les uns voulurent en donner tout l’honneur à des philosophes ou à des médecins Grecs ; d’autres à de sages Chinois ; quelques-uns à Salomon ; d’autres à un moderne Italien, Fra-Paolo Sarpio, qui ne communiqua son secret qu’à un ami, lequel ami, craignant l’inquisition, n’eut garde de le révéler, & se contenta de le développer dans un écrit, mis après sa mort dans la bibliothèque de saint Marc, & gardé très-mystérieusement. Harvei, dans un voyage qu’il fit en Italie, fut assez habile, ajoute-t-on, pour avoir connoissance de tout ; &, à son retour en Angleterre, pays de liberté, il écrivit sur la circulation du sang, la démontra & s’attribua la gloire de cette découverte. C’est ainsi que l’envie rabbaisse toujours le mérite des contemporains, qu’elle a voulu diminuer celui de Christophe Colomb & de presque tous les inventeurs plus ou moins admirables.

Vers la fin du siècle passé, les médecins de Paris eurent ensemble beaucoup d’autres contestations, au sujet de la levure de bière. Il étoit revenu, de plusieurs endroits, à la police, que cet usage étoit dangereux. La faculté de médecine, consultée par le lieutenant de police, de la Reynie, députa quatre de ses membres, pour en venir à un examen. Sur leur rapport, elle déclara que les craintes n’étoient que trop bien fondées, & condamna la levure, comme très-contraire à la santé, par un décret du 24 mars 1668.

Le peuple, qui s’allarme aisément, craignit d’aller contre cette défense. Au lieu de prendre du petit pain chez les boulangers de Paris, il en achetoit de ceux de Gonesse. De fort honnêtes cabaretiers, surtout, en usoient ainsi. L’ordre de la police étoit troublé. Les boulangers de Paris se plaignirent, & dirent qu’ils avoient seuls le privilège de faire du petit pain. Les cabaretiers répondirent que leur petit pain étant fait avec de la levure de bière, qui passoit pour mal saine, ils étoient obligés de se pourvoir ailleurs. L’affaire fut portée au parlement. Avant que de faire droit aux parties, il ordonna que six docteurs en médecine donneroient leurs avis sur la composition du petit pain & sur la qualité de la levure.

Ces six docteurs ne s’accordèrent pas. Quatre opinèrent conformément à l’ancien décret : les autres deux soutinrent que la levure ne sçauroit être nuisible, pourvu qu’elle fût bien conditionnée & bien employée. Entre les mauvaises raisons qu’on opposoit à cet avis, celle-ci est remarquable. « Puisqu’il n’a pas prévalu, sans doute qu’il faut le rejetter encore. La faculté ne décide pas légèrement. Enfin, c’est une affaire jugée par un décret, dans une assemblée de quatre-vingt docteurs, à la pluralité des suffrages ».

On répondit à toutes les objections, & l’on déclara, pour l’honneur de la faculté, que, de ces quatre-vingt docteurs présens, il y en eut jusqu’à trente-trois qui approuvèrent l’usage de la levure, & que, parmi les absens, plusieurs pensoient de même.

Il est encore plus ordinaire, dans ce corps, que partout ailleurs, de voir qu’on se décide non sur la force des raisons, mais sur le nombre des opinans. Les voix furent comptées dans une question de physique. Le lieutenant général de police & le procureur du roi au Châtelet, remontrèrent au parlement que, par la contrariété des avis des médecins, cette question demeuroit indécise, & qu’on étoit au moins en doute si l’usage de la bière n’est point contraire à la santé. Le parlement, sans avoir égard à ce doute, permit aux boulangers de se servir de levure, à condition qu’elle seroit prise dans Paris, fraîche & non corrompue.

Ces détails paroîtront peu dignes du lecteur. On ne s’y seroit point arrêté, si la police & des cours souveraines fussent intervenues. On eût passé sur tout cela comme on passe sur cette foule de petites querelles qui déchirent continuellement & nécessairement tout corps où l’on cherche à s’instruire, & qui ne sont que de simples partages d’opinions.

Les médecins, et les chirurgiens.

C ette querelle, si longue & si vive, est l’effet d’une jalousie de profession. Les médecins croyoient que la leur méritoit la prééminence sur celle des chirurgiens. Les premiers ne vouloient point d’égaux, & ceux-ci de supérieurs. L’exposition des manœuvres, des tracasseries & des emportemens qu’on a vus de part & d’autre, fera connoître quel est l’esprit de plusieurs de ces hommes, qui ne devroient point en avoir d’autre que celui de l’application au bien & à la conservation de l’humanité.

Le point de la contestation rouloit sur l’état des chirurgiens. Pendant plus de quatre mille ans, ils n’ont point été distingués des médecins : les mêmes hommes exerçoient deux arts si différens. Cette union étoit autorisée par les loix. Aussi les nations étrangères, chez qui l’usage a plus d’empire que parmi nous, comprenoient encore, il n’y a pas long-temps, la chirurgie sous le nom de médecine. Elles furent séparées, parce que les médecins-chirurgiens trouvèrent leur avantage à sacrifier l’une à l’autre. La chirurgie n’est guère favorable à la cupidité. Hors les temps de guerre, elle n’exerce presque ses fonctions que sur le peuple. Elle n’est point attrayante par elle-même, puisqu’elle blesse notre délicatesse & notre sensibilté. La médecine, au contraire, donne accès auprès des riches & des grands, & présente moins de sujets de dégoût. Ces considérations firent qu’on s’attacha à la partie médicale, & qu’on abandonna la chirurgie. Ceux qui avoient le plus de réputation dans ces deux arts, donnèrent l’exemple.

Cependant, en renonçant à l’exercice de la chirurgie, ils s’en réservèrent la direction. Ils en commirent les fonctions aux barbiers, qui eurent aussi l’application des remèdes extérieurs. Dès-lors le chirurgien ne fut plus qu’un manœuvre. Obligé de se conduire par d’autres lumières que par les frennes, servilement reduit au manuel des opérations, il perdit toute l’estime attachée à son état par les belles cures & par les excellens ouvrages de tant de grands maîtres.

On ne sentit pas d’abord tout le danger de cette séparation de la science d’avec l’art d’opérer. Pendant le temps que vécurent ceux qui avoient exercé avec beaucoup de réputation la médecine, conjointement avec la chirurgie, leur habileté fut suffisante pour diriger l’automate ou le chirurgien opérateur : mais, lorsqu’on n’eut plus sous les yeux l’exemple de ces brillantes opérations, par lesquelles on sauvoit la vie à tant d’hommes, on connut combien une telle désunion étoit nuisible. Le chirurgien ignorant n’osoit se déterminer à opérer, & le médecin nullement versé dans ce genre, n’osoit prendre sur lui d’ordonner. L’abandon étoit le seul parti qui restât, & la prudence même le dictoit. Point de ressources, par conséquent, pour mille infortunés.

La chirurgie Françoise évita la première ces inconvéniens : long-temps avant le règne de François premier, elle faisoit un corps lettré, mais qui s’occupoit uniquement de ce qui la regardoit. Une législation dont on ne peut trop louer la sagesse, lui avoit assuré le seul état convenable. De bonnes études, loin d’être défendues à ses membres, leur étoient recommandées. Ils n’avoient de conseils à prendre que d’eux-mêmes. Ils possédoient la totalité de la science qui appartient à l’art de la chirurgie : aussi plusieurs jettèrent un grand éclat à la renaissance des lettres, & contribuèrent à la gloire du monarque qui les aimoit. Ils furent mis au rang de ces sçavans qui, par la connoissance des langues, ouvrirent les trésors des Grecs & des Latins.

Quoiqu’ils pussent s’élever à des choses de génie, & faire une étude de tout ce qui avoit rapport à leur profession, ils étoient cependant contraints de rester dans leur sphère. Ils ne faisoient usage de leur talent, que pour les maladies extérieures. Les internes ne les regardoient point, & faisoient le partage des physiciens ou médecins. La science étoit liée à l’art par des nœuds qu’on croyoit indissolubles. Il n’étoit pas à craindre que le chirurgien éclairé voulût suivre une autre profession ; qu’il ouvrît son cœur à l’ambition & à l’intérêt : son amour-propre étoit assez flatté. Il sembloit que tout étoit prévu, & qu’on avoit été au-devant de tous les sujets de contestation : mais les loix les plus sages ne sçauroient prévenir les effets des passions & toutes les formes qu’elles peuvent prendre.

La qualité de gens de lettres, dans les chirurgiens, qui eût dû leur attirer l’estime, fut ce qui révolta. Trop de mérite peut-être causa la jalousie des médecins. Ils s’intriguèrent, ils suscitèrent des procès & des guerres violentes. Plus courtisans, & en plus grand nombre que les chirurgiens ; habiles à se faire des amis & des protecteurs ; agréables à des malades imaginaires & titres ; fêtés dans certaines maisons, & regardés comme des oracles ; accrédités à la cour, ils crurent voir le moment favorable d’abbaisser l’école de chirurgie.

Rien n’avilit plus un corps que de l’étendre & d’en faciliter l’entrée à des personnes du commun. Sur ce principe de politique, la faculté de médecine appella les barbiers : elle leur confia le secours de la chirurgie ministrante ; ensuite elle les initia aux fonctions des grandes opérations : enfin, elle parvint à faire unir les barbiers au corps des chirurgiens. La chirurgie, dégradée par cette association, tomba dans le mépris : elle fut dépouillée, en 1660, par un arrêt solemnel, de tous les honneurs littéraires. Ainsi les médecins réussirent dans leur vengeance.

Il est vrai que les lettres ne furent jamais étrangères au corps de la chirurgie, mais elles y furent moins florissantes. Elles cessèrent d’être cultivées par le plus grand nombre. Il ne resta, dans le nouveau corps, dans cet assemblage de gens à talens & d’hommes grossiers, que les anciennes lumières, & il ne s’en formoit plus de nouvelles. Les maîtres de l’art en conservèrent la théorie comme un feu sacré, toujours prét à s’éteindre, & la transmirent fidèlement à leurs successeurs. Ils ressentoient cet intérêt vif & tendre qu’inspire aux ames bien nées tout corps auquel on appartient. Ils n’étoient jamais plus satisfaits, que lorsque, dans quelques-uns de leurs nouveaux associés, ils pouvoient démêler une sorte de mérite, une teinture de lettres, donnée par une heureuse éducation, ou le défaut d’éducation, réparé par des talens marqués. Insensiblement le moindre barbier, flatté de son association, conçut des sentimens de vaine gloire. Il se crut l’émule des enfans d’Hypocrate, & ne voulut point qu’une école cédât à l’autre. Il montra le zèle le plus vif pour une cause devenue la sienne.

On avoit toujours des espérances que la chirurgie sortiroit de son état d’avilissement. Le dépôt de la doctrine qu’on y conservoit, en étoit un présage : mais les précautions qu’il falloit prendre pour le transmettre, étoient trop humiliantes. On agissoit par des voies de fait & non de droit : on enseignoit furtivement & non publiquement. Cette possession de la doctrine, dans laquelle on se maintenoit, n’étoit point une possession d’état, une possession autorisée & reçue comme celle des autres connoissances. Ce caractère lui manquant, il n’étoit pas possible qu’elle se soutînt long-temps. La théorie devoit tôt ou tard être séparée des opérations de l’art ; & la chirurgie se voyoit à la veille de sa ruine. Il étoit d’une extrême importance pour elle de rétablir les dictées & les lectures. Pour faire passer ses préceptes & ses connoissances à ses élèves, elle n’avoit que la tradition, voie bien foible, mais ressource qu’eussent voulu encore lui enlever les médecins. Ils cherchèrent tous les moyens de tenir la chirurgie dans l’obscurité, & d’empêcher que cette école ne se relevât, ne disputât un jour d’éclat & de science avec la leur, & ne devint une ennemie formidable.

Malheureusement les chirurgiens avoient mille obstacles à vaincre : ils gémissoient dans l’oppression. Les préjugés du public ne leur étoient pas même favorables. Il croyoit que la science devoit être totalement étrangère à leur profession, & qu’ils devoient se borner toujours au méchanisme. Pour rendre à leur art son indépendance naturelle & la noblesse dont il est susceptible ; pour l’élever au niveau de la médecine, il falloit une loi souveraine qui le rappellât à son état primitif. On se flatta que cette loi seroit donnée en voyant, en 1724, l’établissement de cinq démonstrateurs royaux qui devoient enseigner la théorie & la pratique de l’art. Elle parut surtout annoncée en 1731, par la formation de l’académie royale de chirurgie dans le corps de saint Côme. Enfin, l’impression du premier volume des Mémoires de cette nouvelle compagnie, fut l’époque favorable où il plut au roi de prononcer. Les termes dans lesquels est conçue cette loi, sont bien honorables pour la chirurgie. C’est son plus beau sujet de triomphe, & la plus grande marque de mortification que pussent recevoir les médecins, qui se livrèrent inutilement à des plaintes & à des clameurs.

L’édit commence par reconnoître la chirurgie pour un art sçavant, pour une vraie science, qui ne mérite pas moins que toutes les autres de l’estime & de la considération. Il vante les ouvrages sortis de l’école de saint Côme, l’étendue de ses connoissances, l’importance de ses découvertes, le cas qu’on fait d’elle les rois prédécesseurs, attentifs à la conservation de la vie humaine. « Les chirurgiens de robe-courte, ajoute-t-il, ayant eu la facilité de recevoir parmi eux, suivant les lettres-patentes du mois de mars 1656, enregistrées au parlement, un corps entier de sujets illitérés qui n’avoient pour partage que l’exercice de la barberie, & l’usage de quelques pansemens aisés à mettre en pratique ; l’école de chirurgie s’avilit bientôt par le mêlange d’une profession inférieure ; ensorte que l’étude des lettres y devint moins commune qu’elle ne l’étoit auparavant : mais l’expérience a fait voir combien il étoit à desirer que, dans une école aussi célèbre que celle des chirurgiens de saint Côme, on n’admît que des sujets qui eussent étudié à fond les principes d’un art, dont le véritable objet est de chercher dans la pratique, précédée de la théorie, les règles les plus sures qui puissent résulter des observations & des expériences. Et, comme peu d’esprits sont assez favorisés de la nature pour pouvoir faire de grands progrès dans une carrière si pénible, sans y être éclairés par les ouvrages des maîtres de l’art, qui sont la plupart écrits en Latin, & sans avoir acquis l’habitude de méditer & de former des raisonnemens justes par l’étude de la philosophie, nous avons reçu favorablement les représentations qui nous ont été faites par les chirurgiens de notre bonne ville de Paris, sur la nécessité d’exiger la qualité de maître-ès-arts de ceux qui aspirent à exercer la chirurgie dans cette ville, afin que leur art y étant porté par ce moyen à la plus grande perfection qu’il est possible, ils méritent également, par leur science & par leur pratique, d’être le modèle & les guides de ceux qui, sans avoir la même capacité, se destinent à remplir la même profession dans les provinces & dans les lieux où il ne saroit pas facile d’établir une semblable loi ».

Toutes ces raisons, en faveur du rétablissement des lettres dans le corps de la chirurgie, ne satisfirent point les médecins. Pour justifier leurs plaintes & leur murmure, ils prétextèrent la qualité de bons citoyens : ils voulurent faire regarder la déclaration comme très-funeste à l’état, comme une innovation préjudiciable au bien public & même au progrès de la chirurgie, & lui disputèrent les prérogatives qu’elle vouloit s’attribuer. Les chirurgiens ne se laissèrent point abbatre par ces attaques, auxquelles ils devoient s’attendre. Ils répondirent ou crurent répondre à tout, de manière à ne point laisser de replique. Le gouvernement leur parut n’avoir jamais rien fait de plus sage que de les laver de leur ignominie ; que de rompre le contrat d’union avec les barbiers ; que de rétablir, dans ses premiers droits & privilèges, une école dont l’avilissement faisoit le malheur des campagnes, des villes & surtout des armées. Leurs prétentions, opposées à celles des médecins, occasionnèrent des propos vifs & des disputes particulières. De l’animosité réciproque, on en vint à des procès. Il parut, de part & d’autre, des factums & des mémoires, où chacun divinisoit son art, & où l’on appuyoit moins sa cause de bonnes raisons, qu’on ne la gâtoit par des personnalités. Ils sont un mélange de vérités dures & de plaisanteries.

Si l’on veut croire les médecins, la raison est de leur côté. L’univers ne sçauroit subsister sans eux. Dieu les a donnés aux hommes dans sa bonté. Ils sont la sauve-garde du corps humain. Leur esprit est ce feu précieux dérobé par Promethée à la divinité. Ils n’ignorent rien : ils connoissent parfaitement toutes les maladies & leurs symptômes. Ils ont des principes & des axiomes aussi certains que ceux de la géométrie. Dans la chirurgie, au contraire, on est d’une ignorance crasse, toujours en doute sur le choix & la vertu des remèdes, sur les accidens inséparables des plus légères opérations. Cette école mérite bien le titre d’académie d’anières de saint Côme. Ceux qui la composent, doivent se croire trop honorés d’être valets des médecins, pour ne pas dire esclaves. On les a, de tout temps, appellés bourreaux. Ce sont des voleurs qui « pillent tous les arts, la physique, la chymie & toute la matière médicale….. Ils se laissent emporter à l’ambition d’avoir chez eux des chymistes, des pharmaciens, des distillateurs, des droguistes ; de faire des emplâtres & semblables compositions, Dieu sçait comment. Puis, s’ingérant de manier les minéraux ou les métaux, ils osent en venir jusqu’à préparer le mercure ». Ils s’arrogent le droit de traiter les maladies vénériennes. Si l’inoculation vient en mode, ils voudront encore exercer leur talent en ce genre. Malheur à qui se trouve obligé de recourir à leur ministère. Ils se jouent d’un homme désespéré qui craint également la vie & la mort, empressés de faire des expériences. Ils profitent de ses cris & de ses douleurs pour le dépouiller souvent du plus étroit nécessaire.

La plupart de ces reproches ne pourroient-ils pas tomber également sur les médecins ? Mais, contentons-nous de rapporter les louanges singulières que leur donne, dans un de ses ouvrages, Andry, docteur régent de la faculté de médecine de Paris, & journaliste des sçavans. « Les médecins, dit-il, ont beaucoup de religion : ils ont eu des saints. Plusieurs ont composé des livres de piété, & même des livres de théologie & de controverse. Les chirurgiens n’ont encore eu aucun saint de leur profession. Saint Côme & saint Damien n’ont point exercé la chirurgie ; & c’est sans fondement que les chirurgiens les ont choisis pour leurs patrons. Enfin, on ne peut citer aucun livre de dévotion de la façon d’un chirurgien ». On ne se douteroit point de cet éloge, surtout après avoir lu le livre des sçavans, accusés d’athéisme, & dans lequel les médecins ne jouent pas le moindre rôle.

Les chirurgiens, en se défendant, ne se prévalurent point d’une dévotion exemplaire, de la liste des saints, dont ils remplissent le calendrier : ils se justifièrent du reproche d’ignorance ; ils se vantèrent d’éclipser bientôt les plus grandes lumières, d’instruire le monde par la nécessité de cultiver les lettres, & par l’ardeur que donnent les nouveaux établissemens. Ils rappellèrent des édits peu favorables à la faculté de médecine ; entr’autres, celui de Henri II, qui porte que, sur la plainte des héritiers des personnes décédées par la faute des médecins, il en sera informé comme des autres homicides, & seront, les médecins mercénaires, tenus de goûter les excrémens de leurs malades, & de leur impartir toute autre sollicitude ; autrement seront réputés avoir été cause de leur mort. Dans le préambule de la même ordonnance, que la faculté de Paris n’a eu garde d’enregistrer, il est dit que les médecins porteront une couleur cérulée, qui est une couleur funeste, parce qu’ils en font plus mourir qu’ils n’en sauvent. Les chirurgiens ne répondirent à l’idée burlesque de vouloir qu’ils soient les valets des médecins, que par cette réflexion toute simple : les esclaves auroient donc des esclaves ; car on sçait que, chez les Romains, la plupart des médecins étoient des esclaves ou des affranchis. Les chirurgiens soutenoient que le traitement des maladies vénériennes étoit de leur ressort, ainsi que l’inoculation. Ils ajoutoient qu’elle seroit déjà généralement reçue en France, si plusieurs membres de la faculté de médecine, en feignant de l’approuver, ne s’y opposoient réellement, ne craignoient de perdre la cure d’une maladie presque générale & lucrative, & ne mettoient, sur le compte des prêtres, une défense qui n’est que l’effet de la jalousie. Les chirurgiens renvoient leurs adversaires à Molière, pour les rendre modestes. Ils disoient que ce comique n’avoit point chargé les portraits, que les médecins sont encore tels qu’il les a représentés. Dans les receptions, même pédanterie & même étalage de la dignité doctorale. Dans les consultations, même verbiage, même contrariété de sentimens, mêmes querelles & mêmes injures, même routine pour l’ordonnance des remèdes, même entêtement pour l’observation des règles & des formes, bien ou mal entendues. Dans les visites, même esprit d’intérêt, même attention à les multiplier, en prolongeant la maladie, à préférer aux malheureux les personnes en crédit ou qui ont de l’opulence.

Aux bons mots de Molière, on joignit ceux de Samuël Sorbière qui parle ainsi des médecins : « Ils sont dans la connoissance de la physique comme les quinze-vingt ; & tout le reste du peuple est comme les aveugles provinciaux qui ne sçavent point les êtres de Paris. Les quinze-vingt vont à tâtons par les rues, &, par une longue habitude, trouvent les églises où ils ont affaire, sans les voir, ni sans sçavoir comme elles sont faites : les médecins en font de même dans le corps humain, dont ils sçavent les êtres par je ne sçais quelle routine, qui les conduit heureusement là où ils veulent aller, & en des endroits qu’ils ne connoissent pas ». Sorbière ajoute que chaque médecin se croit un être important, & vante beaucoup sa méthode & sa pratique particulière, mais que la pratique d’eux tous peut être définie « l’impudence de dire de sottes raisons d’un mal, comme si elles étoient véritables ; la témérité d’ordonner des remèdes incertains, comme s’ils étoient infaillibles ; la vanité de tirer de la gloire des heureux succès, & l’adresse d’excuser les mauvais événemens ou les fausses prédictions ». Il ne conçoit pas qu’un honnête homme puisse exercer la profession de médecin : il dit qu’il n’y a que l’ambition de s’avancer, ou les besoins extrêmes, qui rendent supportable ce métier de charlatan, & qu’il est aussi ridicule de le continuer, lorsqu’on a dequoi vivre, qu’il le seroit de voir un gueux enrichi aller encore à la quête, & porter la besace ; ou de voir un gadouart, avec une fortune suffisante, conserver ses anciennes habitudes, & fréquenter les fosses des aisemens. On cita encore La Bruyère, qui définit un médecin une sorte d’homme, payé pour dire des fariboles, dans une chambre, auprès d’un malade, jusqu’à ce que la nature l’ait guéri, ou que les remèdes l’aient fait crêver.

Enfin, on saisit tous les ridicules & les moindres defauts de nos Esculapes méthodiques ou galeniques ; chymiques, spagiriques & empiriques ; cliniques, astrologiques, botaniques, anatomiques. On releva, dans quelques sectateurs d’Hyppocrate & de Galien, la présomption & la fatuité : dans d’autres, une vaine montre d’érudition Grecque & Latine, & la négligence de leur art : dans ceux-ci, une ambition secrette & désordonnée, leur souplesse & leurs intrigues, pour obtenir des postes à la cour, & des survivances lucratives, leur adresse à composer leur air, leurs manières & leur visage ; à se donner de la gravité, pour mieux s’en faire accroire & captiver les suffrages ; à parvenir à la célébrité sans aucun mérite : dans ceux-là, l’esprit de dissipation & de frivolité, les airs de petit maître & le persiflage, une affectation à répéter mes gens, mes chevaux, mon carosse : dans les uns, des manières insinuantes & ce ton doucereux, si propres à les rendre les maîtres des maisons qu’ils fréquentent : dans les autres, cet air dur & tranchant qui annonce un mépris décidé pour la vie de leurs semblables, & l’indifférence avec laquelle ils feroient l’épitaphe du genre humain : dans quelques-uns, leurs manœuvres criminelles, leurs ordonnances inutiles ou nuisibles, leurs intelligences avec les distributeurs des remèdes & des drogues, pour partager le profit des mémoires exorbitans : enfin, dans plusieurs, cet esprit d’envie & de noirceur, qui leur rend odieux tout mérite de telle nation, de telle province, de telle faculté, & les porte à des éclats dont la honte rejaillit sur leurs confrères, & décrédite la médecine. Mais passons sur tout cela.

Les écrits, répandus par chaque parti, montrèrent à quelles extrémités se livre le cœur humain, lorsqu’il n’écoute que la haine. Les chirurgiens, pour exhaler la leur, furent accusés d’avoir emprunté nos meilleures plumes. Il n’étoit bruit que de ces querelles. Des méchans eussent voulu voir les médecins & les chirurgiens en venir aux mains, & les manes de tant de victimes, vengés par l’effusion de leur sang & par l’extinction des deux corps. C’est ainsi qu’on déclame, quand on est en santé, contre les médecins, & contre les gens de justice, lorsqu’on est sans procès. A-t-on besoin des uns ou des autres, on change de langage.

De quelque manière que les chirurgiens présentassent leurs raisons & leurs droits, il restoit toujours une certaine prévention contr’eux. Le public, accoutumé à les voir dans l’avilissement, avoit peine à les mettre à côté des médecins.

L’université crut qu’on attentoit à sa gloire, & que la déclaration du roi attaquoit ses privilèges. Animée par les médecins, elle s’éleva contre leurs adversaires : elle réclama le droit exclusif d’enseigner.

Les chirurgiens ne lui contestèrent pas ce droit : ils dirent qu’ils avoient de tout temps fait partie de l’université, & qu’obligés désormais de se faire recevoir maîtres-ès-arts, elle devoit les regarder comme autant d’anciens membres, confirmés dans la possession de lire & d’enseigner publiquement. Ils ajoutèrent que, si l’université refusoit de reconnoître, comme étant de son corps, le collège & la faculté de chirurgie, elle ne pourroit encore faire interdire aux chirurgiens le droit d’enseigner, étant les seuls en état de professer leur art. Ils opposèrent enfin à son prétendu droit exclusif d’enseigner, & qu’elle tient des papes la volonté de nos rois, seuls arbîtres des sciences, & qui ont permis à différens collèges, hors de l’université, d’enseigner celles qu’on montre dans l’université même.

Pour régler toutes ces prétentions respectives, pour mettre fin à toutes les disputes qu’elles excitoient, il fallut un arrêt du conseil d’état du 4 juillet 1750. « Le roi, voulant prévenir ou faire cesser toutes les nouvelles difficultés entre deux professions (la médecine & la chirurgie) qui ont un si grand rapport, & y faire règner la bonne intelligence, qui n’est pas moins nécessaire pour leur perfection & pour leur honneur, que pour la conservation de la santé & de la vie des sujets de sa majesté, elle a résolu d’expliquer ses intentions sur ce sujet ». Le roi, par cet arrêt, ordonne,. un cours complet des études de toutes les parties de la chirurgie, qui fera de trois années consécutives,. que, pour rendre le cours plus utile aux élèves, & les mettre en état de joindre la pratique à la théorie, il soit incessamment établi, dans le collège de saint Côme de Paris, une école pratique d’anatomie & d’opérations chirurgicales, où l’on montrera gratuitement, & où les élèves feront eux-mêmes les dissections & les opérations qui leur auront été enseignées.. Sa majesté veut que les étudians prennent des inscriptions au commencement de chaque année du cours d’étude, & qu’ils ne puissent être reçus à la maîtrise, qu’en rapportant des attestations en bonne forme, du temps des études. La faculté de médecine doit être invitée, par les élèves gradués, à l’acte public qu’ils soutiennent à la fin de la licence, pour leur reception au collège de chirurgie. Le répondant donne au médecin qui préside, la qualité de doyen de la très-salutaire faculté (*), & à chacun des deux docteurs assistans, celle de très-sage docteur (**), suivant l’usage observé dans les écoles de l’université. Ces trois docteurs n’ont que la première heure pour faire des objections au candidat ; les trois autres heures que dure l’acte, sont données aux maîtres en chirurgie, qui ont seuls la voix délibérative pour la reception du répondant.

Sa majesté règle encore, par cet arrêt, les droits & prérogatives dont les maîtres en chirurgie doivent jouir. Elle leur accorde les mêmes honneurs & les mêmes privilèges attachés aux arts libéraux, & dont jouissent les notables bourgeois de Paris. Cependant elle n’entend point que les titres d’école & de collège puissent tirer à conséquence, & que, sous prétexte de ces titres, les chirurgiens s’attribuent aucun des droits des membres & suppôts de l’université de Paris. Ainsi le collège de chirurgie doit être considéré comme le collège royal & celui de Louis le grand.

L’ambition des anciens chirurgiens avoit été de faire une cinquième faculté apostolique ou pareille aux quatre autres facultés de l’université. Pour y réussir, ils s’adressèrent au pape vers l’an 1579, & en obtinrent même une bulle favorable, laquelle occasionna un procès qui est resté indécis : mais les chirurgiens d’aujourd’hui n’avoient pas cette prétention. Ils se bornoient à vouloir être unis à l’université, comme faculté laïque, civile & purement royale. Leur demande n’avoit rien que de louable. Il étoit naturel qu’ils souhaitassent d’appartenir à l’université, mère commune des sciences, du moins comme maîtres-ès-arts, puisqu’elle croit avoir raison de les refuser comme faculté. Quelque flatteur que soit ce dernier titre, ils s’en croient dédommagés, après avoir obtenu celui de collège royal. Le premier chirurgien du roi, La Martinière, s’explique ainsi dans un mémoire présenté au roi. « L’honneur de dépendre immédiatement de votre majesté, suffit pour nous consoler de toute autre distinction ».

Les encyclopédistes, et les anti-encyclopédistes.

L es encyclopédistes forment une société de gens de lettres, & leurs adversaires plusieurs corps respectables. Des magistrats, des théologiens, des religieux, des ministres protestans, beaucoup d’écrivains, conduits peut-être par des animosités particulières, quelques-uns par un zèle véritable, ont fait tous leurs efforts pour empêcher la continuation de l’ouvrage annoncé comme le plus vaste, le plus hardi, le plus utile qu’on ait jamais conçu. Il devoit être la gloire de la nation, le triomphe de l’esprit humain ; & jamais phénomène littéraire n’a causé plus de scandale. On crut voir heurter tous les principes, anéantir toutes les loix divines & humaines, sous cette idée éblouissante de rassembler en un corps, & de transmettre à la postérité le dépôt de toutes les sciences & de tous les arts. On soupçonna quelque conspiration secrette. Mille voix s’élevèrent pour la faire échouer. D’abord on employa les manœuvres ; bientôt la critique, le ridicule & les brocards ; enfin les noirceurs & les accusations les plus atroces. On parvint à renverser la prétendue base sur laquelle portoient toutes les connoissances humaines.

Un journaliste de Trévoux lui donna les premières secousses : cet écrivain, une des meilleures plumes de la société, successeur des pères Longueval, Fonteney & Brumoi, dans l’entreprise de l’Histoire de l’église Gallicane, jetta promptement l’allarme. Il eut mauvaise opinion de l’Encyclopédie, avant même qu’elle parut. Il la condamna sur le seul nom des auteurs. Ceux-ci jugèrent sa partialité manifeste, en ce qu’ayant beaucoup applaudi, en 1745, au simple projet de l’Encyclopédie de Chambers, il annonça la nouvelle Encyclopédie au mois de décembre 1750, sans lui donner les mêmes éloges. Les auteurs de celle-ci se flattoient pourtant que leur plume valoit celle d’un Anglois & d’un Allemand, tous deux associés pour rendre Chambers en notre langue ; mais ils dévorèrent cette mortification, & ils attendirent que le journaliste portât son jugement sur le prospectus, qui parut bientôt.

Ce prospectus, de la composition de M. Diderot, lui fit beaucoup d’honneur. On veut que cet écrivain, non moins rempli de philosophie, que versé dans les belles-lettres, ne soit, dans son Essai sur le mérite & la vertu, dans sa Lettre sur les sourds & muets, dans son Interprétation de la nature, dans ses comédies morales, qu’un vil & ridicule plagiaire : mais n’enchérit-il jamais sur les originaux dont on le dit copiste ? Ne les embellit-il pas quelquefois ? Ses écrits sont-ils dénués de force & de raison ? A travers les ténèbres dont il s’enveloppe souvent, ne jette-t-il pas des rayons lumineux ? Son prospectus fit le plus grand effet : c’est le frontispice superbe d’un palais immense & magnifique.

Rien n’a fait plus de bruit que l’arbre généalogique du chancelier Bacon, à Londres en 1560, génie créateur immortel, en vénération aujourd’hui chez ses compatriotes, comme dans tout le reste de l’Europe ; le père de la physique expérimentale ; le premier qui osa voir & montrer la lumière aux hommes, qui, se moquant avec raison de ces absurdités consacrées. quiddités, horreur du vuide, formes substantielles, étudia la nature, en développa les causes & les effets. Les expériences physiques qu’on a faites depuis, sont presque toutes indiquées dans le nouvel organe des sciences (*). Physicien admirable, il étoit encore écrivain élégant, historien & bel-esprit. Ses ouvrages sont une sourcetout le monde a puisé, les sots mal-adroitement, & les autres en hommes de génie, qui sçavent donner à leurs matériaux la forme convenable. Le larcin fait à Bacon, n’échappa point au journaliste. Il marqua le sol d’où l’on avoit transplanté l’arbre des connoissonces humaines. Ce sol est le livre de la dignité & de l’accroissement des sciences (**). Le jésuite répéta longtemps, de mois en mois, que les encyclopédistes se paroient d’un bien qui ne leur appartenoit pas. Il réclama, pour l’illustre Anglois, le plan & le système de leur dictionnaire. Il donna le parallele des deux arbres, & la ressemblance frappa. L’un & l’autre sont divisés en trois branches principales, relativement aux trois facultés de l’ame, la mémoire, l’imagination & la raison ; & ces trois branches sont divisées encore, & sous-divisées à l’infini.

On observera que Bacon, quoique protestant parle avec assez d’égards des papes & des catholiques. Il avoit osé avancer qu’en fait d’éducation de la jeunesse, aucune école ne vaut celle des jésuites. Les louant en présence du roi Jacques premier, il leur avoit appliqué le mot d’Agesilaus, au sujet de Pharnabaze : Fait comme vous êtes, que n’êtes-vous des nôtres (*) ? Le jésuite ne manqua pas de rappeller ce trait si flatteur pour la société. Une pareille attention ne devoit par elle-même nuire à personne : mais l’éloge étoit malheureusement à côté de cette critique vive, de ces paroles ironiques, à la fin de la comparaison des deux célèbres arbres. « On nous promet dix tomes in-folio ; & nous ne devrions pas nous plaindre quand il y en auroit trente : on dit, dans le public, que vingt-quatre sçavans ont été choisis pour ce travail ; & il n’y auroit rien d’extraordinaire quand on en auroit choisi cent. On ne peut douter qu’il n’y ait bien des années qu’on a mis la main à l’œuvre ; & nous ne serions pas surpris qu’il y eut cinquante ans : on demande aux souscripteurs deux cent quatre-vingt livres ; on en demandera trois cent soixante-douze à ceux qui n’auront pas souscrit ; & le premier de ces deux prix nous paroît modique, le second ne nous paroît pas exorbitant ». Les encyclopédistes furent révoltés.

L’auteur du prospectus, pour se venger & venger tous ses associés, adresse alors une lettre au journaliste, avec ces mots en tête, Pœte non dolet, allusion à ceux que dit Arria, femme de Pætus, en lui présentant un poignard qu’elle avoit essayé sur elle-même(*).

M. Diderot se plaignoit, dans la lettre, qu’on osât accuser de plagiat une société d’écrivains qui, dès l’annonce de leur grand ouvrage, avoient indiqué la source où ils avoient puisé, avoient fait honneur au chancelier Bacon de ses richesses, avoient déclaré que, s’ils réussissoient, c’est à lui qu’ils en seroient redevables : mais il soutenoit, en même temps, que, pour s’être approprié l’idée de l’arbre généalogique, les associés ne devoient pas tout à Bacon. Il vouloit que la branche philosophique fût de leur seule invention. Il se permit des plaisanteries sur les louanges données aux jésuites par le chancelier Bacon, sur l’excellence des mémoires de Trévoux, sur le cas qu’on doit faire de l’encens ou de la critique, lorsqu’on les place mal. « Oui, disoit-il au père Berthier, pour former une encyclopédie, cinquante sçavans n’auroient pas été trop, quand vous eussiez été du nombre ».

Le journaliste, pour toute réponse à cette lettre, la fit imprimer à la suite d’un de ses mémoires, avec des notes à côté. Pourquoi, disoit-il, imiterois-je le bon seigneur Pœtus, en me donnant de la dague dans le cœur, par complaisance pour quelqu’un qui s’est blessé sans aucune raison. Il parloit de la figure que les mémoires de Trévoux font dans le monde, de leur avantage, leur petit volume, & une ancienne habitude de plus de cinquante ans d’aller partout ; de la nécessité de ménager les auteurs autorisés à rendre vengeance pour vengeance, à célébrer qui les célèbre. Il promettoit de ne plus faire mention de M. Diderot, de ne citer que des écrivains modestes. Enfin, il disputa tout aux encyclopédistes, jusqu’à leur branche philosophique.

Le premier volume de leur dictionnaire ayant paru au mois d’octobre 1751, la scène changea. L’auteur de l’Épitre dédicatoire à M. le comte d’Argenson, & du Discours préliminaire, fut attaqué à son tour. Après avoir confirmé les louanges données au Mécène, le journaliste passe à l’analyse du discours en quatorze pages in-folio, & parcourt les deux parties qui le divisent. La première est le développement de ces secours mutuels que se prêtent les sciences & les arts, & qui forment une chaîne. Dans la seconde, on expose la manière nouvelle & philosophique dont les encyclopédistes traitent de toutes les sciences, de tous les arts & de tous les métiers. Des vues sublimes & utiles, une marche hardie, la dialectique la plus juste, beaucoup de tableaux frappans, un stile nerveux, une philosophie mâle, l’amour des arts & de l’humanité ; voila ce qui caractérise le discours préliminaire auquel l’auteur doit en partie sa grande réputation. Le journaliste sembla fermer les yeux sur les principales beautés de l’ouvrage. S’il loua quelques morceaux de grand maître, il parut que ce n’étoit que pour acquérir le droit de critiquer davantage. Dans l’extrait qu’il donna, on crut entrevoir la raison qui l’aigrissoit : on voulut l’attribuer à la crainte de voir tomber le Dictionnaire de Trévoux, & à l’ombrage que causèrent les éloges prodigués à chaque encyclopédiste. M. d’Alembert eût tout pardonné ; mais les soupçons, jettés sur lui dans les matières les plus graves, mirent dans son cœur un ressentiment qu’il exhala par la suite.

Le journaliste vient-il à l’examen des articles de l’encyclopédie ? Nouvelles plaintes, nouvelle matière de critique. Il ne voit que larcins, que dictionnaires mis à contribution, que pages entières, prises de tous côtés, tronquées, imitées, ou même copiées mot pour mot. Il revendique, pour son confrère, le père Buffier, les articles agir & amitié, donnés comme la preuve de la métaphysique claire & profonde de l’abbé Yvon. Il produit les originaux qu’on a défigurés. Plusieurs plagiats, dans le goût de celui qu’on a découvert plus récemment à l’article gravure, sont mis au jour. Furetière s’étoit plaint que le Dictionnaire de Trévoux étoit, en grande partie, copié sur le sien & sur celui de Basnage : mais, ici, les auteurs de l’Encyclopédie sont accusés d’être des plagiaires effrontés. On avance qu’ils exercent un continuel brigandage littéraire, de façon qu’après avoir rendu à chacun ce qui lui appartient, il ne leur reste qu’un fond de maximes hardies, téméraires, séditieuses, également contraires au bien de la religion & de l’état.

Ces accusations d’esprit fort & de mauvais citoyen, langage ordinaire des cœurs ulcérés & jaloux, répandues dans le public, exagérées par l’ignorance, accréditées par des circonstances malheureuses, par le bruit d’une thèse soutenue sur les bancs de théologie par l’abbé de Prades, qu’on prétendoit être l’écho des autres & l’enfant perdu de la troupe, firent impression sur des hommes puissans. Le gouvernement s’allarma : l’Encyclopédie fut arrêtée dès le second volume : le conseil d’état s’expliquoit en ces termes : « Sa majesté a reconnu que, dans ces deux volumes, on a affecté plusieurs maximes tendantes à détruire l’autorité royale, à établir l’esprit d’indépendance & de révolte, & sous des termes obscurs & équivoques, à élever les fondemens de l’erreur, de la corruption des mœurs, de l’irréligion & de l’incrédulité ».

Le temps, les amis, les protections appaisèrent tout. Les encyclopédistes triomphans se remirent à l’ouvrage en 1753, c’est-à-dire, un an après la défense. Leur dictionnaire ne fit que gagner. Les éditeurs devinrent plus réservés : mais ils conservoient leur secret dépit. Dans l’avertissement de leur troisième volume, ils éclatèrent contre ce « journaliste, plus orthodoxe peut-être que logicien, mais certainement plus mal intentionné qu’orthodoxe. » Ils s’étonnent qu’un écrivain qui entreprend « de juger seul, ou presque seul, de tout ce qui paroît en matière d’arts & de sciences, trouve fort étrange qu’une société considérable de gens de lettres & d’artistes, ait pu même commencer un tel ouvrage. Pourquoi la nature n’auroit-elle pas répandu sur plusieurs ce qu’elle a pu réunir dans un seul » ? Ils parlent le langage de la plus sublime philosophie, & conviennent que leur dictionnaire a été le sujet d’un grand scandale, moins par leur faute toutefois, que par celle de leurs ennemis, auxquels ils pardonnent leur intention seulement, & non leur succès.

Les éditeurs protestent qu’ils ne sont responsables que de la partie qui leur est propre, celle de chaque auteur étant désignée par des marques distinctives. Ils étendent leur indignation sur tous ces « Aristarques subalternes, qui s’érigeant sans droit & sans titre un tribunaltout le monde est appellé, sans que personne y paroisse, prononcent, d’un ton de maître & d’un stile qui n’en est pas, des arrêts que la voix publique n’a point dictés ; qui, dévorés par cette jalousie basse, l’opprobre des grands talens & la compagne ordinaire des médiocres, avilissent leur état & leur plume à décrier des travaux utiles ».

Le journaliste de Trévoux & les éditeurs, las d’être en guerre, cessèrent de répandre leur siel ; mais tous les cris contre le dictionnaire ne furent pas étouffés. Il s’éleva d’autres voix. Un franciscain s’annonça comme un foudre qui alloit tout écraser. Les anti-encyclopédistes accueillirent avec transport un pareil défenseur. Quelques-uns prirent pour du talent le ton & la confiance du moine. On grava une estampe où l’on lisoit(*) :

On la trouve à la tête d’une brochure imprimée au mois de janvier 1752, contre la société encyclopédique. L’épigraphe étoit autour de l’estampe en forme de médaillon, où l’on voyoit un bras sortir d’une nuée, la main armée d’un fouet. On lisoit cet autre vers(**) au bas de l’estampe :

Et qu’est-ce qui fait travestir ainsi le franciscain en exécuteur des hautes œuvres ? Ce sont quelques plaisanteries sur les divisions de Scot avec saint Thomas, sur l’obstination de chaque ordre à se ranger aux sentimens particuliers de ses docteurs ; sur la diversité des écoles, école des jacobins, école des franciscains, école des jésuites ; sur l’état où seroit encore la physique, si l’on ne l’avoit arrachée à l’esprit de corps & de société ; sur l’impossibilité que, dans les productions d’une seule tête, il y ait dequoi meubler celle de tous les franciscains qui existeront à jamais, & sur leur obligation de ne penser que par Scot, lui qui n’a point pensé du tout.

Le docteur subtil être ainsi maltraité ! quel affront pour tout l’ordre ! Le franciscain, à main armée d’un instrument de vengeance, déchire impitoyablement l’auteur de l’article qui le révolte, & prend à partie tous les encyclopédistes. Il leur applique ces vers :

Tout cela fait qu’un livre est bien.

Il oppose, au mépris qu’on affecte pour Scot, le témoignage que lui ont rendu les Ximenès, les Sixte-quint ; les plus célèbres universités de l’Europe, celle de Paris, d’Oxford & de Cologne ; la dernière, accompagnée des princes, des grands & du peuple, ayant été processionnellement le recevoir, lorsqu’il vint l’honorer & donner des leçons ; tous ceux enfin qui l’admiroient au quatorzième siècle. « Paroissez, leur dit-il, & écoutez le jugement qu’un docteur de ce siècle-ci prononce contre Scot & vous ». Il cite à cette occasion la dispute élevée entre les trois royaumes de la Grande-Bretagne, comme autrefois entre sept villes de la Grèce, au sujet du lieu de la naissance d’Homère.

Tous ces traits, lancés par le franciscain, eussent été oubliés avec lui & avec son livre, si, dans le second volume de l’Encyclopédie, article capuchon, l’on n’avoit fait allusion à ses emportemens, à son stile injurieux & séraphique. Il est aussi ridicule, y disoit-on, de se battre pour le scotisme, que pour un coqueluchon plus ou moins étroit : cependant, qui toucheroit à l’un ou à l’autre, s’attireroit infailliblement une affaire & des grossièretés. Une telle réflexion étoit le comble de l’outrage pour les scotistes encapuchonnés. Le cordelier redoubla de fureur, & publia, en 1754, une seconde brochure sous le même titre que la première : Réflexion d’un franciscain. Il avoit été jusques-là sur la défensive, mais il devint alors l’aggresseur. Il abandonna la dispute du capuchon, en disant que Cardan & Scaliger avoient bien agité sérieusement lequel avoit plus de poil d’un bouc ou d’un chevreau. Plein d’une noble audace, il s’élança contre ses ennemis, & les attaqua par l’endroit le plus sensible.

Il parcourt tous les articles de l’Encyclopédie, relevant des fautes, donnant à son tour des ridicules, publiant des personnalités, déclamant contre Deprades, Yvon, Diderot, & défendant les opinions combattues par les encyclopédistes, le célibat des prêtres, les études de collège. Selon lui, on y fait d’excellentes humanités : on y enseigne la plus saine philosophie. Notre franciscain est saisi d’horreur à l’article autorité. La main qui’l’a composé lui paroît la plus criminelle. Après avoir porté son jugement sur l’Encyclopédie & sur la personne de plusieurs encyclopédistes, il termine sa critique par cet avis qu’il leur donne. « Soyez à l’avenir plus réservés dans vos articles ; apprenez à respecter la religion, l’état, le public, Scot & les cordeliers. Ne vous avisez point surtout, dans l’article cordon, de rien insérer contr’eux, sinon gare la corde ».

Ses menaces furent méprisées, & son défi ne fut point accepté : Pour lui, tout glorieux du silence que l’on gardoit, il se flatta d’être craint, & compara son cordon à la massue d’Hercule. Mais c’est trop insister sur des rodomontades : passons à la querelle sérieuse des ministres Génevois avec M. d’Alembert.

Dans l’article Genève, il parle ainsi d’eux : « Plusieurs ne croient plus la divinité de Jésus-Christ, & n’ont d’autre religion qu’un socianisme parfait, rejettant tout ce qu’on appelle mystère ». Ils ne regardent pas aujourd’hui l’enfer comme un des principaux points de leur croyance. « Ce seroit, dans leurs principes, faire injure à la divinité d’imaginer que cet être, plein de bonté & de justice, fût capable de punir nos fautes par une éternité de tourmens ». Leur religion est presque réduite «  à l’adoration d’un seul Dieu. Le respect pour Jésus-Christ & pour les écritures est peut-être la seule chose qui distingue, d’un pur déisme, le christianisme de Genève ». D’ailleurs il fait un grand éloge de cette ville, de ses mœurs, de son gouvernement, de son clergé, de sa constitution ecclésiastique. Son dessein n’étoit pas d’offenser un corps respectable. Il vouloit, au contraire, faire honneur aux ministres de leur esprit de philosophie, de modération, de tolérance, & du soin qu’ils apportent à prêcher moins le dogme que la morale. Les réflexions d’un des chefs de l’entreprise encyclopédique, étoient une inattention repréhensible & non une méchanceté condamnable.

Il est à remarquer qu’avant que de s’ouvrir sur la façon de penser des pasteurs Génevois, il avoit fait un voyage dans leur ville. Son article parut le résultat de ses conversations avec eux. Plusieurs de ces messieurs, dit-il, s’imaginent que le premier caractère d’une religion est l’accord parfait de celle-ci avec la raison. Un d’eux, ayant trouvé le terme de nécessité trop fort à la tête d’un livre sur la révélation, substitua le mot d’utilité (*). Ceux qui s’étoient expliqués le plus ouvertement sur des matières aussi délicates, furent les premiers à se plaindre, à demander hautement réparation de l’outrage, à protester contre ce qu’on imputoit à la vénérable compagnie des pasteurs & professeurs de l’église & de l’académie de Genève.

Toute la ville murmura & fut indignée. On établit une comité de ministres pour faire un désaveu public des sentimens étranges qu’on prêtoit à leur corps. Lorsqu’on lut, dans le consistoire, l’article en question, on crut entendre un Servet qui ne méritoit aucune grace. Il sembloit, selon l’expression d’un Génevois, que ce fut le bourdonnement d’un essaim d’abeilles pour chasser un frelon de leur ruche. Cependant les délibérations durèrent longtemps. On fut plus de six semaines pour arranger une profession de foi.

Dans l’intervalle de ces assemblées, certains ministres, qui craignoient que M. d’Alembert, maltraité, ne se vengeât à son tour, qu’il ne ménageât plus rien, & qu’il ne les citât, lui écrivirent, faisant parade, dans leurs lettres, d’une doctrine toute contraire à celle qu’ils avoient debitée. Il les devina, les rassura, leur répondit que, quoiqu’il n’eût rien avancé qu’il ne tînt des principaux d’entr’eux, il n’avoit en vue aucun pasteur en particulier ; qu’ils fussent tous tranquilles, & que personne ne seroit compromis.

Enfin parut la réfutation si desirée : elle fut mise dans tous les journaux de l’Europe. La venérable compagnie devoit ces soins à elle-même & à toutes les églises protestantes. Elle repasse sur chaque point qui l’a scandalisée, le combat & développe des principes admirables. « Nous estimons, disent les ministres, & nous cultivons la philosophie : mais ce n’est point cette philosophie licencieuse & sophistique dont on voit aujourd’hui tant d’écarts. C’est une philosophie solide qui, loin d’affoiblir la foi, conduit les plus sages à être aussi les plus religieux ». Rien de plus sensé, de plus modéré que cette déclaration. Le nom même de l’auteur du scandale ne s’y trouve pas.

On va croire peut-être qu’elle le ramena : point du tout ; elle le confirma dans ce qu’il avoit dit. Le mot de consubstantialité manque à la déclaration, & ce mot est essentiel. L’affectation de ne le pas mettre, surtout après avoir eu parole de M. d’Alembert qu’il se rétracteroit si les ministres convenoient qu’ils professassent la consubstantialité du verbe, semble justifier ses accusations. Aussi écrivoit-il à l’un d’eux : Votre déclaration n’a rien qu’Arius n’eût signé. On me sçaura gré, dans la suite, d’avoir parlé comme j’ai fait. Mes idées se fortifieront dans des têtes républicaines. En moins de vingt ans, on m’élevera une statue à Genève.

M. Rousseau sera-t-il le statuaire ? On le demande à M. d’Alembert, dont il a prétendu relever l’imprudence. « Plusieurs pasteurs de Genève n’ont, selon vous, qu’un socianisme parfait. Voilà ce que vous déclarez hautement à la face de toute l’Europe. J’ose vous demander comment vous l’avez appris. Ce ne peut être que par vos propres conjectures ou par le témoignage d’autrui, ou sur l’aveu des pasteurs en question. Or, dans les matières de pur dogme, & qui ne tiennent point à la morale, comment peut-on juger de la foi d’autrui par conjecture ? Comment peut-on même juger sur la déclaration d’un tiers contre celle de la personne intéressée ? Qui sçait mieux que moi ce que je crois ou ne crois pas, & à qui doit-on s’en rapporter là-dessus plutôt qu’à moi-même ?…. Il resteroit donc à penser, sur ceux de nos pasteurs, que vous prétendez être sociniens parfaits, & rejetter les peines éternelles ; qu’ils vous ont confié là-dessus leurs sentimens particuliers : mais, si c’étoit en effet leur sentiment, & qu’ils vous l’eussent confié, sans doute ils vous l’auroient dit en secret ; dans l’honnête & libre épanchement d’un commerce philosophique, ils l’auroient dit au philosophe & non pas à l’auteur ».

A Paris, le cri général fut contre M. d’Alembert. Ses partisans même le blâmèrent, & ses ennemis l’accusèrent de n’avoir parlé des sentimens de quelques ministres rebèles à Calvin, que pour avoir occasion d’autoriser ses propres idées. Ce portrait, qu’il trace de la république de Genève, portrait si flatté, si chimérique, même, à quelques égards, de l’aveu de ses citoyens, n’est dessiné que pour être le passeport des opinions qu’il hazarde. Une observation cependant qu’on se permettra, c’est que, dans le temps même que parut la profession de foi des pasteurs qui se disoient calomniés, on fit imprimer, à Neufchâtel en Suisse, le socianisme tout pur.

Les désagrémens dont fut suivi le zèle ardent d’un philosophe pour le progrès de la philosophie, le dégoûtèrent des dictionnaires : il quitta celui de l’Encyclopédie. Tous les travaux furent suspendus. Les libraires associés à l’entreprise, désespérés alors, représentèrent au public l’injustice de la persécution élevée contre des écrivains qui servent si bien la patrie, les lettres, une branche importante de commerce. Ils sentoient les obligations qu’on avoit aux éditeurs. Ils appréhendoient qu’une désertion n’en occasionnât d’autres ; qu’ils ne perdissent le fruit de douze ans & plus de travaux & de sollicitudes. Ils tâchèrent de fléchir le rédacteur géomètre dont ils regrettoient la perte. Ils le conjurèrent, par son désintéressement, par son amour des lettres & de la nation, par sa bienveillance pour eux, de ne se venger des clameurs de l’envie, qu’en la méprisant, en suivant l’élevation de son ame, en continuant d’être la lumière qui dirige tout. Il cède à leurs instances ; mais c’est pour s’en tenir uniquement à la partie des mathématiques.

Voilà les grands combats rendus au sujet de l’Encyclopédie. Pour les escarmouches, elles sont inombrables.

Sous le nom seul de Cacouacs, il y en eut plusieurs. Le public n’étoit entretenu que d’avis utile concernant les Cacouacs, de nouveau mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, de cathéchisme des Cacouacs. Par ce mot, on entendit d’abord une nation sauvage & méchante, mais dont les méchancetés se bornoient à l’humeur caustique, au persifflage, à la singularité. Bientôt on attaqua ses principes & ses mœurs, son enthousiasme, son ardeur « à faire des prosélytes, son indépendance des rois & des dieux, qu’elle n’a pas la folie de combattre, comme firent les Titans, mais dont elle nie l’existence » ; ses cris, lorsqu’on s’élève contre ses maximes ; son horreur des sifflets, ses enchantemens, sa magie, & principalement son penchant invincible au vol, vice qui gagne tout étranger qu’elle naturalise. Le pauvre Valentin, pendu l’année dernière à Francfort, en est une preuve touchante. Les Cacouacs, enchantés de leur pays, le désertent quelquefois, après y avoir fait naître des divisions intestines qui n’éclatent que trop. Un de leurs anciens s’est tourné contr’eux, indigné de les entendre déraisonner sur la musique.

Dans ce déluge d’écrits polémiques, il faut distinguer les petites lettres sur de grands philosophes : elles firent quelque sensation. On y saisit assez bien les ridicules de quelques philosophes modernes qui abusent de ce nom, le mépris fastueux de la gloire qu’ils affectent pour y parvenir plus surement ; leurs cabales, leurs intrigues ; l’intérêt qu’ils veulent inspirer, en exagérant la persécution, en citant sans cesse les Montesquieu, les Voltaire, pour être mis à côté de ces grands hommes ; leur attention à se renvoyer des brevets de célébrité ; leur ton décisif, leur charlatannerie ; la hauteur avec laquelle ils commandent à la nation de croire au mérite de leurs protégés ; la violence avec laquelle ils veulent emporter les suffrages du public, qu’ils obtiendroient mieux par la modestie ; enfin tant de pensées, tant d’expressions, tant de débuts emphatiques. J’ai vécu ; j’écris de Dieu ; jeune homme, prends & lis ; ô homme ! écoute, voici ton histoire Ah ! si l’on eût fait voyager des hommes tels que les Montesquieu, les d’Alembert & les Duclos, chez les Hurons ou chez les Iroquois, combien de merveilles ils nous auroient apprises ! Un de ces philosophes qui pense le plus, dit que tout homme qui pense est un animal dépravé.

Au milieu de toutes ces lances, rompues contre les encyclopédistes & leurs adhérans, écrivains, amateurs, libraires, colporteurs, il s’est élevé tout à coup un athlète inconnu dans la république des lettres. Il osa se mesurer lui seul avec tous : il se flatta d’ensévelir les encyclopédistes sous le poids de ses volumes. Il est vrai que le titre de son ouvrage est modeste ; Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie : mais cette modestie est peut-être plus fondée que sincère. Quel stile ! quel fatras de raisonnemens & de paroles ! Son objet n’a d’abord été que de mettre en évidence les fautes du dictionnaire, par rapport à la métaphysique, à la morale & à la religion. Les louanges lui furent prodiguées, moins par estime pour un tel zoïle, que par l’idée de rabbaisser ceux qu’il attaquoit. Ce qui flattoit le plus Abraham Chaumeix, c’est le silence que gardoient ses ennemis ; silence qu’ils auroient dû toujours observer, ou du moins ne pas interrompre par une réfutation scandaleuse. La police fit arrêter promptement les exemplaires d’un libèle qui parut à ce sujet. La manière dont Chaumeix rapproche dans son livre les systêmes semés dans différens articles de l’Encyclopédie, révolta une grande partie du public. Au reste, tous ces excès ne doivent être mis que sur le compte des fanatiques des deux partis.

Mais, qui l’eût cru que la ruine des encyclopédistes ne viendroit point du déchaînement de leurs adversaires ; qu’elle seroit creusée par un de leurs plus zélés prosélytes, dont les principes ne sont qu’un écoulement des leurs. Le livre de l’Esprit leur a porté le dernier coup. Leurs maximes, leurs loix, leurs raisonnemens parurent fondus dans ce livre(*), « le code des passions les plus odieuses & les plus infames, l’apologie du matérialisme & de tout ce que l’irréligion peut dire pour inspirer la haine du christianisme & de la catholicité. Les écarts de raison, de décence, d’amour de la société ; les hypothèses chimériques & indécentes s’y présentent à chaque page ». On détesta le progrès d’une philosophie dont les apôtres frondent tout, détruisent tout, & ne substituent rien ; dont les prosélytes s’annoncent avec beaucoup d’enthousiasme & d’audace, se glorifient de n’être d’aucun pays, d’aucune secte, d’aucun état. On voulut aller à la source du mal, dont on voyoit des effets déplorables. Ces deux ouvrages furent à la fois l’objet de l’attention du parlement.

En quels termes en parle M. Joli de Fleuri ? « La société, l’état & la religion se présentent aujourd’hui au tribunal de la justice, pour lui porter leurs plaintes. Leurs droits sont violés ; leurs loix sont méconnues Le livre de l’Esprit est comme l’abrégé de cet ouvrage trop fameux qui, dans son véritable objet, devoit être le livre de toutes les connoissances, & qui est devenu celui de toutes les erreurs : on ne cessoit de nous le vanter comme le monument le plus propre à faire honneur au génie de la nation, & il en fait aujourd’hui l’opprobre. On y a fait entrer une compilation alphabétitique de toutes les absurdités, de toutes les impiétés répandues dans tous les auteurs. On les a embellies, augmetées, mises dans un jour plus frappant ». L’avocat général examine les renvois, la clef du systême encyclopédique, le secret d’une mystérieuse philosophie, & cite ce morceau remarquable. « Les renvois des choses attaqueront, ébranleront, renverseront secrettement quelques opinions qu’on n’oseroit insulter ouvertement…. Il y auroit un grand art dans ces renvois. L’ouvrage entier en recevroit une force interne & une utilité secrette, dont les effets sourds seroient nécessairement sensibles avec le temps. Toutes les fois, par exemple, qu’un préjugé national mériteroit du respect, il faudroit, à son article particulier, l’exposer respectueusement avec tout son cortège de vraisemblance & de séduction ; mais, renverser l’édifice de fange, dissiper un vain amas de poussière, en renvoyant aux articles où des préjugés solides servent de base aux vérités opposées : cette manière de détromper les hommes, opère très-promptement sur les bons esprits, & elle opère infailliblement & sans aucune fâcheuse conséquence, secrettement & sans éclat, sur tous les esprits ».

Les articles adorer, dimanche, christianisme, conscience, athées, autorités, démonstration, cerf, corruption, Ethiopien, sont le principal objet du zèle du magistrat. Il dit de « ces prétendus philosophes qui osent se donner aujourd’hui pour des génies du premier ordre, pour la gloire de la nation, pour les restaurateurs de la vraie science & les bienfaiteurs de l’humanité, ayant le courage d’aimer les hommes & la prudence de les fuir, que n’ont-ils eu plutôt le courage & la prudence de ne pas écrire ». Il rappelle la fin malheureuse de Morin & de Bertelot. « Nos prédécesseurs ont condamné au supplice le plus affreux, comme criminels de lèze-majesté, des auteurs qui avoient composé des vers contre l’honneur de Dieu, son église & l’honneteté publique ». Toutefois, avant que de prendre aucun parti décisif contre le dictionnaire, contre les éditeurs & rédacteurs, il propose de soumettre l’ouvrage à l’examen de quelques personnes éclairées, aimant la religion & l’état, & dont le rapport fidèle autorise la cour à une décision sure & authentique. La cour goûta ce plan, conforme à celui qu’elle suivit en 1715, au sujet de la Collection des conciles du P. Hardouin. Il y eut défense aux imprimeurs de débiter aucun exemplaire des sept volumes de l’Encyclopédie.

L’arrêt du parlement est du 23 janvier 1759, & celui du conseil du roi, qui révoque le privilège accordé pour l’impression du livre, est du 8 mars de la même année. Le conseil d’état motive ainsi ses ordres. « L’avantage qu’on peut retirer d’un ouvrage de ce genre, pour le progrès des sciences & des arts, ne peut jamais balancer le tort irréparable qui en résulte pour les mœurs & la religion ». Il rappelle l’indulgence qu’il avoit eue de ne pas révoquer le privilège dans le temps de la suppression des deux premiers volumes.

Les gens qui entendent finesse à tout, dirent que le coup mortel porté à l’Encyclopédie, étoit l’ouvrage des jésuites : mais ceux-ci objectèrent qu’on leur faisoit ce reproche dans le temps même qu’on les accusoit d’avoir approuvé le livre de l’Esprit, & d’être coupables d’une sorte de complicité avec l’auteur & avec ceux du dictionnaire.

Quel bruit ne fit pas la condamnation des encyclopédistes ! Leurs vainqueurs la célébrèrent. Il courut une estampe en forme de médaille : la religion, descendue d’un nuage, fouloit aux pieds l’impiété avec tous ses attributs. On lisoit, sur la légende, la folle & l’impie sagesse foulée (*).

Mais, de tous les moyens employés pour rendre odieuse une société d’écrivains, le plus violent est la comédie des Philosophes. A l’imitation d’Aristophane, qui ne respectoit rien & qui divertissoit les Grecs aux dépens du mérite envié, on a tâché, dans la pièce Françoise, de couvrir d’opprobre des gens qui, s’ils sont réellement philosophes, méritent l’estime publique. Tout a paru surprenant dans cette comédie, l’idée de la pièce, l’exécution, le stile nerveux & correct, le ton satyrique, le succès prodigieux, le nombre des représentations, l’affluence des spectateurs. Il sembloit que ceux que l’auteur avoit en vue fussent des hommes frappés d’anathème, & qu’on leur fît faire amende honorable aux yeux de la nation & de toute l’Europe. On a voulu les venger de cet outrage par des écrits mordans ; mais la satyre a été funeste à quelques-uns de ses auteurs.

Peut-être que, sans la comédie des Philosophes, celle de l’Écossoise n’eût pas été donnée. La première fut l’occasion indirecte de quelques autres petits combats, quoiqu’assez vifs, livrés au milieu de cette dissension qu’elle répandit généralement, & qui amenèrent des brochures sous des titres singuliers. Toutes ces plaisanteries, désignées la plupart par des monosyllabes, sont connues. On a eu l’attention de les recueillir & de les publier sous le titre de Facéties Parisiennes. Depuis la publication du recueil, on a fourni, & l’on fournit encore chaque jour dequoi l’augmenter considérablement.

L’Encyclopédie, ce monument qu’on se proposoit d’élever à la gloire de la nation & de l’esprit humain, auroit continué de mériter l’approbation du gouvernement, s’il n’avoit eu d’autres fondemens que ceux des sciences & des arts. Bâti sur la politique & sur la théologie, il devoit crouler. Comment ses auteurs ne l’ont-ils pas prévu ? Quel autre avantage encore n’eût il pas résulté de l’exclusion de ces deux parties si critiques ? Le dictionnaire, embrassant moins d’objets, eût été susceptible de perfection ; au lieu que, malgré le nombre choisi de ses coopérateurs, il ne peut être considéré que comme un ouvrage incomplet. Il a surtout un grand défaut : c’est le mélange des stiles emphatique & déclamatoire dans certains articles ; diffus & languissant dans d’autres : dans ceux-ci, chargés de phrases & de lambeaux pris de toutes parts. Autant d’écrivains associés, autant de systêmes différens. L’accord des parties d’un tout fait sa perfection.

Querelles de différens particuliers, avec des corps.

Seconde partie.

Clément Marot, avec la Sorbonne.

C e poëte naquit à Cahors, dans le Quercy, vers l’an 1495. Étant tout jeune, il fut fait page de la princesse Marguerite, femme du duc d’Alençon & sœur de François I. Il devint après valet de chambre de ce monarque. Clément Marot eut le malheur de se trouver à la célèbre journée de Pavie, le 24 février 1525. Il y fut même blessé & fait prisonnier, ainsi qu’il le manda dans une lettre(*) en vers à sa maîtresse. L’amour de la patrie se fit alors sentir vivement dans lui : mais il ne revint en France que pour éprouver un fort plus rigoureux.

C’étoit le temps de l’hérésie de Luther : elle avoit gagné presque tout le Nord. On craignoit avec raison qu’elle ne prît racine en France. Les dévots vouloient que, pour arrêter le mal, on n’omît aucune précaution. C’étoient tous les jours nouveaux cris, nouvelles délations de leur part. François I crut devoir accorder quelque chose à leur zèle : il établit une espèce de tribunal pour les affaires de la religion, & en fit président un docteur de Sorbonne, nommé Bouchard. Cet homme ombrageux & sévère fut chargé d’écouter les plaintes faites contre les personnes soupçonnées de luthéranisme.

Son premier soin est d’établir, dans les différens quartiers de Paris, des espions secrets, pour lui rendre un compte exact de tout ce qui se passoit dans l’intérieur des maisons. Clément Marot, qui joignoit à l’habitude de tout écrire en vers & de tout dire, celle de ne se gêner en rien dans la conduite, fut plus épié qu’un autre. Donnant à dîner à sa maîtresse, un jour maigre, il s’avisa d’enfreindre la loi de l’abstinence des viandes. Cette transgression, vis-à-vis d’une telle personne, ne sembloit pas devoir être d’aucune conséquence : mais la maîtresse, piquée contre son amant d’un reproche qu’il lui fit d’infidélité, toute coquette qu’elle étoit, voulut jouer la prude. Elle dénonça Marot à l’inquisiteur. Le poëte, convaincu d’avoir été contre une des plus rigoureuses loix de l’église, fut mis en prison. Il compte son histoire dans la balade suivante :

Un jour j’écrivis à m’amye
Mais elle ne fut endormie
Car, dès l’heure, tint parlement
A je ne sçais quel papelard,
Et lui a dit tout bellement,
Prenez-le, il a mangé le lard.
Lors six pendards ne faillent mye
Et, de jour, pour plus d’infamie,
Firent mon emprisonnement.
Ils vinrent à mon logement ;
Lors, se va dire un gros paillard :
Prenez-le, il a mangé le lard.

Le roi, protecteur des gens de lettres, étoit alors prisonnier à Madrid. Le poëte lui fit sçavoir son état : il ne manqua pas encore de se reclamer de la duchesse d’Alençon, dont il étoit domestique. Tout cela ne lui servit de rien. Les suppôts les plus zélés de la Sorbonne avoient prévenu contre lui tout le monde : ils publioient qu’il étoit luthérien ou protestant. Le docteur Bouchard, à la tête des ennemis de Marot, fut charmé de trouver l’occasion de faire un exemple sur une personne célèbre. L’inquisiteur le fit comparoître devant le lieutenant criminel.

Marot s’entendit reprocher ses écrits licencieux & les histoires les plus scandaleuses de sa vie : il vit un juge très-instruit. La scène fut autrement sérieuse que celle d’un de nos poëtes avec un commissaire. Le pauvre Marot, dans une inquiétude extrême sur l’issue que pourroit avoir son affaire, crut qu’il n’y avoit rien de mieux, pour obtenir sa liberté, que de s’adresser à la personne même qui la lui avoit ravie. Il écrivit en ces termes au docteur Bouchard :

Docte docteur, qui t’ha induit à faire
Emprisonner, depuis six jours, en çà,
Un tien ami qui onc ne t’offensa ?
Et vouloir mettre en lui crainte & terreur
D’aigre justice, en disant que l’erreur
Tient de Luther ? Point ne suis luthériste,
Je suis de Dieu par son fils Jésus-Christ.

La lettre ne produisit rien. Tout ce que gagna Marot, à force de sollicitations, fut d’être transféré, des prisons obscures & mal saines du Châtelet, dans celles de Chartres. Les gens de lettres de cette ville se faisoient un plaisir, un honneur même de lui rendre de fréquentes visites. Le temps que le poëte étoit seul, il l’employoit, soit à faire des vers, soit à revoir ceux des autres. C’est là qu’il retoucha le roman de la Rose.

Malgré toutes ces ressources contre l’ennui, Marot ne revenoit pas de ses frayeurs. Il composa, dans sa prison, une satyre contre les gens de justice, & l’intitula l’Enfer. Il les y crayonne ainsi :

Dedans Paris, que, par pécune prinse,
Ou par amis ou par leur entreprinse,
Du plus méchant & criminel du monde :
Ou de support, ou par quelque rancune,
Aux innocens ils seront inhumains, &c.

Il ne sortit de sa prison qu’après la délivrance de François premier : ce fut à la fin du printemps de l’année 1526. Le poëte eut la satisfaction d’être témoin de tous les transports de la France, pour signaler le retour de son malheureux & glorieux monarque. Il témoigna, par des rondeaux, à ses amis, sa reconnoissance des soins qu’ils s’étoient donnés pour lui durant sa prison. Tous les gens qui s’intéressoient à l’honneur des lettres, qui les cultivoient, qui les aimoient, furent charmés de revoir celui qu’ils regardoient comme leur maître. Néanmoins les docteurs de Sorbonne & les juges, maltraités dans son Enfer, frémirent.

A peine fut-il libre, qu’il reprit son train ordinaire de vie, joignant, à la réputation d’écrivain le plus ingénieux, le plus piquant, le plus naturel & le plus agréable de son siècle, celle d’épicurien parfait. Quoique poëte, il étoit brave : il tira lui seul un prisonnier d’entre les mains des archers ; mais c’étoit le plus imprudent des hommes. Ses vers & ses propos continuels contre la Sorbonne le firent rechercher de nouveau. Le lieutenant criminel se transporta chez lui : mais, épouvanté de sa première aventure, Marot avoit pris très-promptement la fuite. On ne trouva que ses papiers & ses livres, qui furent enlevés. Il eut encore recours, en cette occasion, à François premier. Après avoir loué finement ce monarque dans une épître, il lui conte son malheur :

Pour revenir donques à mon propos,
Dedans Paris, combien que fusse à Blois,
Toutes mes grands richesses excellentes,
C’est à sçavoir, mes papiers & mes livres,
Qui t’ha donné ne loy ne privilège
D’aller toucher & faire tes massacres
Bien est-il vrai que livres de défense
On y trouva : mais cela n’est offense
A un poëte, à qui on doit lascher
La bride longue, & rien ne lui cacher.

Marot, persécuté pour la religion, ne se crut pas en sureté à Blois : il alla successivement chercher un asyle en Béarn, à Ferrare, à Venise. La duchesse de Ferrare s’employa surtout en sa faveur auprès de François premier. Ce prince, qui l’aimoit sincèrement & qui regrettoit de ne pas avoir à sa cour le plus bel esprit de son royaume, rappella l’illustre exilé. Marot vécut très-agréablement à Paris depuis ce temps jusqu’à l’année 1543, qu’il voulut réformer sa muse.

Au lieu des sujets libres & plaisans qu’il avoit coutume de traiter, il en choisit de sérieux. Il fit voir au célèbre Vatable des essais plus heureux de poësie Sainte. Vatable l’en félicita, l’exhorta à travailler désormais dans ce genre, & lui conseilla la traduction des pseaumes de David. Marot goûta cette idée, & l’exécuta. Il publia d’abord trente pseaumes rendus en vers François. L’ouvrage étoit dédié au roi.

Une pareille entreprise, loin de réconcilier le traducteur avec ses ennemis, redoubla leurs plaintes. La Sorbonne censura l’ouvrage : elle fit encore, à ce sujet, des remontrances au monarque qui n’y eût aucun égard. Il engagea même le poëte à continuer la traduction. De-là ces vers :

Puisque voulez que je poursuive, ô sire,
Et que tout cueur aimant Dieu le desire,
S’en sente donc, qui voudra, offensé ;
Car ceux à qui un tel bien ne peut plaire,
Doivent penser, si ja ne l’ont pensé,
Qu’en vous plaisant, me plaist de leur deplaîre.

Les courtisans n’ont de goût que celui de leur maître. François premier n’eut pas plutôt approuvé les pseaumes traduits, que tout le monde, à la cour, les chanta. Comme ils n’avoient pas encore été mis en musique, ils furent adaptés aux airs de vaudeville le plus en vogue. Florimond de Remond parle ainsi de cet enthousiasme des courtisans & des princes. « Le roy II aymoit & prit pour le sien le pseaume,ainsi qu’oyt le cerf braire, lequel il chantoit à la chasse. Madame de Valentinois, qu’il aimoit, prit pour elle, du fond de ma pensée, qu’elle chantoit en volte. La royne avoit choisi, ne veuillez pas, ô sire ! avec un air sur le chant des bouffons. Le roy de Navarre, Antoine, prit, revange-moi, prends la querelle, qu’il chantoit en branle de Poitou ; ainsi les autres ».

Ces pseaumes, qui firent tant de bruit dans le temps, & qu’on comparoit à l’original, étoient bien loin d’y atteindre. Ils sont dénués de cette poësie d’expression qui le caractérisent. Etoit-il possible que Marot, dont tout le mérite consiste dans la finesse, dans un tour épigrammatique, dans un naturel unique à la vérité, mais dont les grands défauts sont un stile le plus souvent comique, trivial & bas, rendît l’harmonie & la noble simplicité de l’Hébreu ? D’ailleurs, il n’entendoit pas cette langue non plus que le Latin. Boileau lui donne l’épithète d’élégant. Celle de naïf, selon M. de Voltaire, lui eût mieux convenu.

Tant d’imperfections dans les pseaumes de Marot eussent dû rassurer la Sorbonne contre la crainte qu’ils ne passassent à la postérité : mais la Sorbonne jugeoit de leur mérite par le suffrage des contemporains. Elle fit de nouvelles remontrances à François I, pour qu’il défendît le chant des pseaumes ; & Marot fit contr’elle de nouveaux vers, pour qu’elle cessât de le persécuter. Il y disoit qu’elle ne lui vouloit tant de mal que parce qu’il l’avoit démasquée, & qu’au moyen du renouvellement des sciences & des arts, on avoit découvert le pot aux roses. Il l’appelle l’ignorante Sorbonne, & s’en explique hautement à François I, pour le mettre dans ses intérêts :

Bien ignorante elle est d’être ennemie
Disant que c’est langage d’hérétiques.
Bien faites vray ce proverbe courant,
Science n’ha hayneux que l’ignorant.
Certes ! ô roi ! si le profond des cueurs
On veut sonder de ces sorboniqueurs,
Trouvé sera que de toi ils se deulent.
Comment douloir ? Mais que grand mal te veulent,
Dont tu as fait les lettres & les arts
Plus reluisans que du temps des Césars :
Car leurs abus void-on en façon telle.
C’est toy qui as allumé la chandelle,
A fait tant d’ans icy bas demeurance
Et qu’est-il rien plus obscur qu’ignorance ?
Eux & leur cour, en absence & en face,
Par plusieurs fois, m’ont usé de menace,
Dont la plus douce étoit, en criminel,

Il consent d’être immolé à la rage de ces sorbonniqueurs, si l’église, à ce prix, peut se soustraire à leurs préjugés. Bayle doute que Marot eût poussé le zèle aussi loin ; mais il ne doute pas que ces docteurs ne voulussent maintenir la barbarie. Il ajoute : Cette partie du seizième siècle fera une tache éternelle à la Sorbonne, vu comme elle se conduisit.

Quelque adroitement que fussent tournés les vers à François premier, il ne s’y laissa point prendre. Les remontrances de la Sorbonne lui donnèrent du scrupule : il défendit les pseaumes. La Sorbonne ayant obtenu ce point, en demanda un autre, qu’on fit de l’auteur un exemple de sévérité. Les choses ne pouvoient tourner plus mal pour Marot ; aussi s’enfuit il promptement à Genève en 1543.

C’est de-là qu’il continua la guerre contre la Sorbonne. Il fit paroître vingt autres pseaumes dans le goût des premiers. Cette suite fut reçue avec les mêmes applaudissemens. Marot n’a pas été plus loin. Les cent autres pseaumes qui restoient ont été rendus par Théodore de Bèze.

On mit ceux de Marot en musique : ils acquirent un nouveau mérite. Paris, Genève & Londres retentirent de ces chants. A force de les entendre & de les goûter, on n’y trouva rien de repréhensible. La Sorbonne elle-même qui, sous François premier, en avoit été si vivement allarmée, les approuva sous Charles IX. L’approbation porte : « Nous, soussignés, docteurs en théologie, certifions qu’en certaine translation de pseaumes à nous présentée, commençant au quarante-huitième pseaume, où il y a, c’est en sa très-sainte cité ; poursuivant jusqu’à la fin, & dont le dernier est, chante à jamais son empire ; n’avons rien trouvé contraire à notre foy catholique, ains conforme à icelle & à la vérité Hébraïque. En témoin de quoy avons signé la présente certification, le 16 octobre. Signé J. De Salignac Viboult ».

Les pseaumes, approuvés en France, le furent également en Espagne. Enfin le pape lui-même les déclara conformes au texte Hébreu.

Marot fut justifié trop tard. Déchiré par le regret de n’être plus dans sa patrie, il vécut malheureux à Genève. On prétend qu’il y fut condamné à mort, pour y avoir débauché son hôtesse, & qu’il ne put échapper au supplice qu’à la recommendation de Calvin qui, se dépouillant de son ame atroce, fit commuer la peine de mort en celle du fouet. Cette histoire est une invention des ennemis de Marot. S’il sortit de Genève, c’est parce qu’il fut appellé à Turin par des amis intimes. Il mourut en arrivant dans cette dernière ville, en 1544, âgé de quarante-neuf ans. On l’enterra dans l’église de saint Jean, & l’on grava sur sa tombe cette épitaphe, effacée aujourd’hui :

Icy devant, au giron de sa mère,
Cy est couché, & repose à l’envers,
Le nompareil des mieux disans en vers.
Cy gift celui que peu de terre cœuvre,
Qui, toute France, enrichit de son œuvre :
Cy dort un mort qui toujours vif sera,
Tant que la France, en François, parlera.

Buchanan, et les cordeliers.

G eorge Buchanan naquit en Écosse au mois de février 1506. A l’âge de quatorze ans, il vint étudier à Paris. La misère & des maladies l’obligèrent de retourner dans sa patrie : mais il conservoit du goût pour la France. Il trouva le moyen d’y revenir bientôt. Quelques pièces de poësie Latine qu’il donna dès son arrivée, le firent connoître dans toute l’université de Paris. Il fut professeur au collège de sainte Barbe, de même qu’à celui du cardinal Le Moine. C’est sans contredit le moderne qui a le mieux écrit dans la langue des Romains. Nous n’avons rien dans les poësies de Vallius, de Sidronius, de Sarbievius, de Commire, de Rapin & de Vanière, qui l’emporte sur sa traduction poëtique des pseaumes de David. Buchanan la composa en prison, dans un monastère de Portugal. Quel chef-d’œuvre de force & de variété dans les pensées, d’harmonie, d’élégance, de correction & de clarté pour le stile ! Le poëte, Nicolas Bourbon le jeune, préféroit cette paraphrase des pseaumes à l’archevêché de Paris, ainsi que Passerat préféroit au duché de Milan l’ode de Ronsard au chancellier de Lhopital ; & que Jules Scaliger eût été plus glorieux d’avoir fait la neuvième ode du treizième livre d’Horace, que d’être roi de Perse.

Les muses, qui l’eut cru, laissant leur saint vallon,
Vinrent, jusques aux bords des mers de Caledon,
Les secrets les plus beaux de leur divin langage ;
Et personne ne mêle, avec plus de beauté,

Buchanan retourna pour la seconde fois en Ecosse, en 1534. Les franciscains y étoient en réputation pour la latinité. Parler Latin comme un cordelier, c’étoit le proverbe. L’ancien éloge n’est plus aujourd’hui qu’une ironie. Buchanan ne voulut le céder en rien à ces excellens Latinistes. Pour leur prouver qu’il étoit en état de disputer de stile avec eux, il composa, contre la gent franciscaine, une satyre intitulée, le Sommeil. L’auteur y feint que saint François d’Assise l’a favorisé d’une apparition en dormant, & cela, pour l’inviter à entrer dans son ordre. Il dit qu’il a rejetté bien vîte cette pensée, convaincu qu’il étoit l’homme du monde le moins propre à vivre dans un couvent. Il entame là-dessus le chapitre des moines, & les déchire impitoyablement. Au portrait qu’il en fait, quelques personnes, entr’autres, le Laboureur, ont cru qu’il avoit été lui-même moine cordelier apostat : mais Buchanan ne le donne à entendre dans aucun endroit de ses ouvrages.

Les cordeliers furent très-irrités de la satyre : ils y répondirent par d’autres. La guerre fut déclarée dans toutes les formes. Comme elle commençoit à s’éteindre, Jacques V, roi d’Ecosse, vint la rallumer. Il avoit à se plaindre des cordeliers, qu’il soupçonnoit d’être entrés dans une conspiration contre lui. Le monarque eût pu tirer d’eux une punition terrible ; mais il ne chercha qu’à les couvrir de ridicules. Il remit ses intérêts entre les mains de Buchanan, en le chargeant d’écrire contre les cordeliers.

On n’imagineroit pas que Buchanan, qui les haïssoit si fort, fût embarrassé de la commission. Il s’étoit mal trouvé de la guerre qu’il leur avoit déclarée. Pour concilier sa soumission au prince & le ménagement qu’il avoit résolu d’avoir à leur égard, il donna un écrit modéré, plein de termes équivoques, & qu’on pouvoit, au besoin, prendre dans un sens favorable. Qu’arriva-t-il ? Ni le roi ni les cordeliers ne furent contens. Alors Buchanan les lui sacrifia, & se mit dans le cas de mériter les graces de la cour. Il publia son Franciscain (*) & ses Frères très-frères, ou qui se ressemblent tous (**), pièces beaucoup plus mordantes encore que le Sommeil. Elles sont un tissu de grossiéretés. L’auteur y fait le tableau des supercheries & des débauches attribuées aux moines. Il faut convenir que ces idées, dégoûtantes par elles-mêmes, plaisent toujours par l’expression. Il plaisante ainsi sur la coutume où l’on étoit de se faire habiller en moine à l’article de la mort(*) :

Mais revenons au point qui surtout m’embarrasse.
Expliquez-moi par quelle grace,
Sous notre capuchon, mourrions-nous donc en saints ?

Pour donner une idée juste de la poësie de Buchanan, il suffiroit de rapporter cette description où il peint la manière dont saint François éteignit les feux de l’amour, & l’histoire de cette fille qui, déguisée en cordelier, allant de Toulouse à Bordeaux, sur la Garonne, accoucha dans le bateau, & fut trahie par les cris de l’enfant. Les uns étoient fort étonnés, & croyoient à peine ce qu’ils avoient entendu ; les autres rioient beaucoup ; d’autres étoient d’avis qu’on jettât, dans l’eau, le moine, la mère & l’enfant, & qu’on appaisât la colère céleste. La narration est terminée par ces vers, pleins d’un grand sens(*) :

Peut-être un spectateur plus doux, plus indulgent,
Eût pardonné sans peine à l’erreur d’un moment.

Outre ces satyres, ingénieuses à la vérité, mais outrées, Buchanan lâcha plusieurs épigrammes contre les cordeliers. A force de vouloir les rendre odieux, il dit aussi du mal de quelques autres moines. Dès-lors il eut contre lui tous les ordres religieux. Le cardinal, David Beton, archevêque de Saint André, se mit à leur tête. Il voulut qu’on les vengeât d’un homme qu’il croyoit l’ennemi de l’eglise, parce que Buchanan l’étoit de quelques moines.

Malheureusement pour ce poëte, il joignoit à son esprit satyrique des mœurs très-corrompues. Il eut une jeunesse infâme. On l’appella l’esclave honteux de Bacchus & de Vénus. On a dit qu’il avoit fait l’apprentissage du crime par tous les crimes même. Il a donné l’éloge des courtisannes publiques. Sans mœurs, il étoit encore sans principes. A Paris, il se fit luthérien. Sponde assure qu’on le trouva, dans le temps du caréme, mangeant l’agneau pascal à la manière des juifs. Les moines & leur protecteur, le cardinal David Beton, profitèrent de la mauvaise conduite de Buchanan, pour le perdre dans l’esprit du roi. On appuya principalement sur le danger de souffrir, en Ecosse, un hérétique déclaré. Le cardinal parvint à obtenir un ordre de la cour pour le faire arrêter. Buchanan fut mis en prison l’an 1539 : il trouva le moyen de s’évader & de se réfugier en Angleterre. Mais, comment y fixer sa demeure ? Il apprend qu’on y brûle à la fois les partisans de Rome & ceux de la nouvelle religion. Il revient en France, passe ensuite en Portugal, retourne à Paris, ne fait qu’aller par inquiétude d’un royaume en un autre, jusqu’à l’année 1563 qu’il reparoît en Ecosse, bravant les cordeliers & tous les moines

Cinq ans après, il fut nommé précepteur du roi, Jacques VI. Ce fut la reine, Marie Stuart, qui le mit auprès du jeune prince : elle voulut mettre le comble à la mesure des biens & des honneurs dont elle l’avoit chargé tant de fois. C’est cette même reine, contre laquelle il s’est si fort déchaîné depuis, contre laquelle il publia libèles sur libèles, pour appuyer la révolte du fameux comte de Murray, bâtard & régent d’Ecosse. L’ingratitude de Buchanan doit rendre à jamais sa mémoire odieuse. Son Histoire d’Ecosse, si vantée pour réunir tout le brillant de Salluste à toute l’aménité de Tite-Live, n’est que l’ouvrage de l’impudence & une satyre contre Marie. Il y parle sans aucune retenue, des prétendues impudicités qu’imitoit & favorisoit la demoiselle de Rères. Ces traits, lancés par une main habile, ont porté coup malheureusement, & se font encore sentir. En vain Barclai & plusieurs autres écrivains se sont élevés contre cet historien. Leurs ouvrages foibles n’ont pu faire tomber des libèles atroces contre une reine, dix-huit ans captive en Angleterre, qui changea dix-sept fois de prison, & finit par y périr de la main du bourreau.

Buchanan éleva son disciple dans la haine de Rome & des cordeliers. Il s’habilloit comme eux, & se présentoit alors à son élève, quand il vouloit le punir. Ce fléau des cordeliers mourut à Edimbourg le 18 septembre 1582, âgé de soixante-dix sept ans.

Ils ne manquèrent pas de faire courir mille histoires ridicules sur la manière dont il termina sa vie. Adoptées par le jésuite Garasse, voici comme il les a rendus. La citation est un peu lonque, mais elle amusera. « Ce libertin ayant passé sa jeunesse débauchée dans Paris & dans Bordeaux, plus soigneux du lierre, des cabarets & des bouchons de taverne, que du laurier du Parnasse, & étant, sur la fin de ses jours, rappellé en Ecosse pour instruire le jeune prince, qui est aujourd’hui le sérénissime roi de la Grande-Bretagne, continuant ses débauches de gueule, fit si bien, qu’il devint hydropique à force de boire, quoiqu’on disoit de lui, par manière de gausserie, qu’il étoit travaillé vino intercute, & non pas aqua intercute. Tout malade qu’il étoit, il ne s’abstenoit non plus de boire à longs traits, qu’il faisoit en santé, & aussi pur qu’il le buvoit à Bordeaux ».

Visité par les médecins, il leur demande combien de tems il pourroit vivre ; en s’abstenant de boire. Cinq ou six ans, lui répondent-ils. « Allez, s’écrie t-il alors, avec vos ordonnances & vos régimes, & sçachez que j’aime mieux boire, trois semaines, m’enyvrant tous les jours, que six ans sans boire du vin…. Aussitôt ayant, en personne désespérée, donné congé à ses médecins, il se fit porter, au chevet de son lit, un tonneau de vin de Grave, résolu de voir le fond devant que de mourir, & s’y comporta si valeureusement, qu’il l’épuisa jusqu’à la lie ».

Les ministres n’en tirèrent pas plus de parti que toute la médecine.

« Ayant la mort & le verre entre les mains, ils le visitèrent pour lui remettre l’esprit & le résoudre à mourir avec quelques sentimens de religion. Un d’entr’eux, pour toute exhortation, lui recommanda de réciter l’oraison dominicale ; & lui, ouvrant les yeux, regarde affreusement le ministre, qu’est-ce que cela, dit-il, que vous appellez l’oraison dominicale ? Les assistans répondent que c’est le pater noster, & que, s’il n’a pas le moyen de prononcer cette oraison, on le supplioit à tout le moins de réciter quelque oraison chrétienne, afin qu’il mourût en homme de bien. Pour moi, dit-il d’un sens ferme & assuré, je n’ai jamais sçu d’autre prière que celle-là(*),

Quand les yeux de Cinthie embrasèrent mon cœur,
Il n’avoit jusqu’alors brûlé d’aucune ardeur.

« Et à peine eut-il récité dix ou douze vers, continués de cette élégie de Properce, qu’il expira entre les verres & les pintes. »

D’autres écrivains rapportent qu’un ministre l’ayant trouvé dans ses derniers momens, l’Histoire naturelle de Pline à la main, lui prit ce livre de force, & lui présenta la Bible. Buchanan la rejetta brusquement, & dit au ministre, en lui montrant l’Histoire de Pline : « Allez, je trouve plus de vérité dans cet ouvrage que dans toutes vos écritures ».

Il faut se moquer de toutes ces fables & s’en tenir à une lettre de Buchanan à son intime ami, Élie Vinet. Elle fut communiquée au sage De Thou. On y reconnut la main tremblante d’un vieillard moribond, mais dont l’ame étoit celle d’un philosophe. Buchanan s’y plaignit moins des incommodités que des ennuis de la vieillesse. Il disoit qu’il avoit quitté la cour pour la solitude de Sterlin, où il ne travailloit qu’à une chose, à « disparoître le plus doucement qu’il pourroit de la société de ceux qui ne lui ressembloient pas » (*).

Le Tasse, avec l’académie de la Crusca.

Q u’un homme de lettres ne rende pas justice à un autre homme de lettres, c’est un travers sans doute honteux pour la littérature ; mais rien ne lui est plus nuisible que l’injustice criante de tout un corps qui, loin d’encourager les gens à talent, cabale contre ceux qui en ont le plus. La célèbre académie de la Crusca de Florence, en est un exemple frappant. Elle ne se justifiera jamais aux yeux des partisans du Tasse de son déchaînement contre un des plus grands poëtes d’Italie.

Surrento est le lieu de la naissance de Torquato Tasso. Son père s’appelloit Bernardo Tasso, & sa mère Portia de Rossi. Ils lui donnèrent le jour l’an 1544. Du côté de son père & de celui de sa mère, le Tasse pouvoit se glorifier d’être d’une naissance illustre. Sa grand’ mère étoit une Cornaro. On sçait assez qu’une noble Vénitienne n’épouse pas un homme d’une qualité médiocre. La famille du Tasse avoir été long-temps une des plus puissantes d’Italie ; mais il ne vit rien de toute cette grandeur. Son père, dans le déclin de sa maison, s’étoit attaché au prince de Salerne, qui fut dépouillé depuis de sa principauté par Charles-Quint. Ce furent même les suites de cet attachement pour le prince de Salerne qui donnèrent occasion à la dispute élevée entre Torquato Tasso, son fils, & l’académie de la Crusca.

Les Napolitains avoient chargé le prince de Salerne d’aller représenter à Charles-Quint les droits de leur nation. La commission étoit très-délicate. Le prince de Salerne consulta Bernardo Tasso & un Florentin appellé Martelli, pour sçavoir s’il devoit l’accepter ou la refuser. Martelli vouloit que le prince la refusât. Bernardo Tasso, au contraire, d’un esprit élevé, ferme & courageux, étoit d’avis que le prince justifiât le choix que les Napolitains avoient fait de lui, & qu’il acceptât l’offre. Cette contestation devint publique dans toute l’Italie. Chacun en parloit relativement à ses intérêts. Torquato Tasso voulut réunir tous les suffrages en faveur de l’opinion de son père.

Il composa précipitamment un discours sous ce titre : Le Gonzague ou du plaisir honnête (*). Dans ce discours, en forme de harangue, le Tasse expose les raisons que le prince de Salerne pouvoit avoir d’accepter ou de refuser une commission si épineuse. Il montre que la plus grande marque d’attachement que Bernardo pût donner à ce prince, étoit de lui parler comme il sit. Le Florentin, Martelli, est au contraire très-maltraité dans le discours. Ce n’étoit pas encore là dequoi faire crier les académiciens de la Crusca contre le Tasse : mais il gâta tout, en ne ménageant pas plus la nation Florentine que le Florentine Martelli.

Torquato mit ces paroles dans la bouche de son père.« Naples n’est point, comme Florence, une ville remplie de bourgeois & de marchands. On peut dire, du sénat de Naples, ce que Cinéas disoit autre-fois à Pirrhus de celui de Rome, que c’est une assemblée de rois La noblesse Napolitaine ne ressemble point à la populace & aux vils artisans de Florence, qu’un Savonarole, par ses discours insensés, entraîna dans la révolte & dans le désordre ».

Cette sortie contre les Florentins les piqua vivement. Le Tasse les avoit encore indisposés en ce que, dans un parallèle qu’il avoit fait des beautés de France & de celles d’Italie, il n’avoit pas dit un seul mot de la ville de Florence. Cette affectation fut regardée comme un outrage par tous ses citoyens. Les académiciens de la Crusca, surtout, entrèrent dans cette querelle. Ils se vantoient que leur pays étoit le plus sécond en grands hommes. Il n’est point d’académie plus remplie de prétentions. Selon tous ceux qui la composoient, le nom seul d’ella Crusca (*) eût du saisir de respect le Tasse, & lui en imposer. Cependant, quelque ressentiment qu’ils eussent contre un téméraire, ils attendirent une autre occasion pour se porter à des éclats.

Le célèbre Pellegrini la leur offrit : il avoit fait un dialogue sur le Poëme épique. Il comparoit le Roland furieux de l’Arioste avec la Jérusalem délivrée du Tasse. Il mettoit en opposition les beautés & les défauts des deux poëmes ; &, après avoir bien examiné tout, il donnoit la préférence au dernier. « Le poëme de Roland, disoit-il, est semblable à un grand & vaste palais, rempli d’appartemens magnifiques, orné partout de marbres précieux, & enrichi d’or & d’azur ; mais construit contre toutes les règles de l’art, & propre seulement à frapper l’imagination des ignorans : au lieu que la Jérusalem ressemble à un palais moins vaste, mais qui a toutes ses proportions : les ornemens n’y sont point prodigués sans choix : ils y sont répandus avec mesure & avec goût : c’est un palais construit dans la plus parfaite régularité, & qui plaît infiniment aux connoisseurs ».

La décision de Pellegrini révolta les académiciens de Florence. Ils voulurent mettre l’Arioste au-dessus du Tasse. Ils chargèrent leur secrétaire, Sébastien de Rossi, de réfuter Pellegrini, Rossi, malgré sa grande jeunesse, honoré de cette place importante, ne cherchoit qu’à se signaler par des actions d’éclat. Sûr d’être avoué de sa compagnie, il écrivit avec confiance contre le Tasse, & ne craignit point de grossir les défauts de ce poëte. Il prit le contrepied de l’apologiste du Tasse. Ecoutons là-dessus le dernier traducteur. « Le poëme de l’Arioste (disoit le secrétaite) est un palais très-régulier qui a, par-dessus celui du Tasse, tous les ornemens & toutes les beautés dont Pellegrini convient : au lieu que la Jérusalem est un misérable bâtiment, petit, étroit, écrasé, sans proportion, sans ornemens, & semblable à ces cabanes qui se voient à Rome auprès des magnifiques thermes de Dioclétien. Un seul de ces appartemens du palais, construit par l’Arioste, est préférable à tout l’édifice du Tasse. Le moindre des épisodes de Roland, vaut mieux que toute la Jérusalem ensemble…. Enfin, il y a la même différence entre ces deux poëmes, qu’entre la lumière du soleil & un petit lampion ».

La critique de Rossi étoit d’une telle indécence, soit pour la partialité, soit pour les injures personnelles contre le Tasse, que ceux même qui l’avoient desirée, la trouvèrent trop sanglante. Plusieurs académiciens se détachèrent de la conspiration générale, & nommément Léonard Salviati. Cet académicien fit changer de sentiment quelques autres : il travailla de concert avec eux à sauver l’honneur de l’académie. Il y avoit tout lieu de craindre que Pellegrini, dont elle avoit ordonné la réfutation, ne reprît la plume, & qu’il ne mît les rieurs de son côté. Salviati fit promptement écrire, par un ami commun, à Pellegrini, pour l’engager à renoncer à la dispute : mais il n’étoit plus temps.

Pellegrini avoit répondu. Néanmoins toute la vengeance qu’il avoit tirée de la réfutation de son ouvrage, faite au nom de l’académie, étoit modérée : elle ne passoit point la plaisanterie. Il avoit dit que les académiciens, dans leur ouvrage composé par leur ordre, n’avoient prétendu sans doute que s’amuser, faire briller leur esprit, en soutenant les plus étranges paradoxes. Cette ironie blessa Rossi plus qu’on ne sçauroit croire. Il fit courir une lettre, dans laquelle il assuroit qu’il n’avoit rien avancé qui ne fût très-sérieux. Il y motivoit le jugement qu’il avoit porté, de même que les plaintes des Florentins contre le Tasse. Tout cela, comme on s’en doute bien, ne se faisoit point sans qu’il y entrât beaucoup de fiel, pour rabaisser l’auteur de la Jérusalem délivrée, & son apologiste. Plusieurs autres écrivains prirent encore parti pour ou contre ce poëte ; tellement que toute l’Italie, sur la fin du seizième siècle & le commencement du dix-septième, fut inondée d’écrits polémiques sur cette matière.

Le Tasse, lui seul, au plus fort de la dispute sur son mérite poëtique, n’entendoit parler de rien. Il étoit alors en prison à Ferrare. Sans ce cruel événement, on ne l’eût pas impunément insulté. La bravoure étoit son partage. Il en avoit déjà fait preuve vis-à-vis d’un certain Camillo Camilli, qu’il alla trouver exprès à Venise pour l’y défier en un combat singulier, parce que celui-ci, s’imaginant que la Jérusalem n’étoit point finie, barbouilla cinq chants, auxquels il donna le titre de continuation de ce poëme. Camilli craignoit si fort de se mesurer avec une des meilleures épées de son temps, qu’il aima mieux se laisser charger de coups par le Tasse que d’accepter le cartel & de se battre. Le procédé violent de l’auteur de la Jérusalem lui eût couté cher, si les sénateurs de Venise, en considération de son grand mérite, n’eussent cru devoir lui pardonner.

Les cris des combattans, acharnés à le servir ou à le détruire, percèrent enfin jusques au fond de sa prison. Il est saisi de douleur, en voyant sa gloire poëtique, cette consolation imaginaire dans des malheurs trop réels, attaquée de tous côtés. Il fait un effort pour oublier sa cruelle situation, & pense à sauver ce qu’il avoit de plus cher au monde. Il se joint à ses amis ; il écrit ; il fait une double apologie, celle de son poëme & celle de sa personne. Dans cette seconde partie, il se justifioit des torts dont le chargeoient les Florentins.

Le secrétaire de l’académie de la Crusca, ce frondeur juré du Tasse & son apologiste, Pellegrini, continuoient toujours leurs hostilités : mais le public y prenoit beaucoup moins de part. Fatigué de leurs écrits, il ne s’intéressoit plus qu’à ce qui sortoit de la plume du Tasse.

Ce génie rare, dont la modestie égaloit au moins les talens, capable peut-être de donner des règles de poëtique à tous les académiciens de la Crusca, voulut bien se soumettre à leur jugement. Excédé de leurs éternelles critiques, il crut qu’elles pourroient servir à l’éclairer. Il réforma d’après elles son poëme, ou plutôt il en fit un nouveau. Le Tasse avoit commencé sa Jérusalem délivrée à l’âge de vingt-deux ans, dans le temps que l’imagination est le plus favorable à la poësie ; & il fit la Jérusalem conquise, lorsqu’éprouvé par toutes sortes de maux, son esprit s’étoit nécessairement ressenti de ses malheurs. Aussi la Jérusalem conquise, commencée en ce temps, & faite d’un bout à l’autre sur le plan & sur les idées des Aristarques académiciens, est-elle un fort mauvais ouvrage. Au lieu d’en être plus mortifiés que le Tasse, ils rejettèrent sur lui le mauvais succès de cette épreuve. Ils jugèrent qu’il n’avoit qu’un talent médiocre. Ils ne distinguèrent pas le Tasse d’avec le Tasse, la Jérusalem délivrée d’avec la Jérusalem conquise. Les deux poëmes leur parurent également mauvais,

Rossi en prit occasion de louer davantage l’Arioste, & de mettre le Tasse au-dessous des moindres rimailleurs d’Italie. Il répétoit continuellement « que la Jérusalem est un ouvrage fort inférieur à tous ceux qui ont paru jusqu’à présent ; que la nouveauté le fait lire, mais qu’il tombera bientôt dans l’oubli, pour ne s’en relever jamais ; que c’est un poëme sec, pauvre, estropié, sans proportion, sans invention, ennuyeux, désagréable ; que le stile en est peu fleuri, trop serré, trop froid, trop obscur ; les comparaisons basses & pédantesques, les vers rudes & sautillans ».

Les amis du Tasse se firent encore entendre quelque temps ; mais, enfin, leurs cris furent étouffés par la cabale. Un des plus grands poëtes de sa nation fut regardé comme un rimeur sans génie. Le voile qui couvroit tous les yeux ne fut levé que par la main la plus intéressée à laisser le public dans l’erreur. Un petit neveu de l’Arioste entreprit de faire rendre justice au Tasse. Horace Arioste, moins flatté de l’enthousiasme extrême des académiciens de la Crusca pour son oncle, que révolté du mépris qu’on avoit pour le Tasse, porta son jugement sur ces deux poëtes. La manière dont il en parle ne peut être plus juste ni plus impartiale. « On ne sçauroit, dit-il, comparer ces deux poëtes qui ne se ressemblent en rien. Le stile de l’un est sérieux & magnifique ; celui de l’autre est simple & badin. Le Tasse a suivi les règles d’Aristote ; l’Arioste n’a eu que la nature pour guide. Le Tasse, en s’assujettissant dans son poëme à l’unité d’action, s’est privé d’un avantage considérable, qui est la multiplicité des aventures ; l’Arioste, exempt de cette contrainte, a rempli le sien d’un grand nombre d’événemens agréables qui en rendent la lecture très-amusante. Ils sont néan-moins parvenus l’un & l’autre au même but, qui est de plaire ; mais ils y sont parvenus par des routes différentes ; &, comme on conviendra difficilement laquelle de ces routes est la meilleure, on ne peut mettre en comparaison ces deux poëmes, ni par conséquent décider lequel des deux l’emporre sur l’autre ».

Ainsi le Tasse, après plusieurs années de persécution & de souffrance, si souvent victime de ses ennemis & de ses rivaux, fut tiré du mépris où l’on avoit voulu le condamner pour jamais. Ses infortunes ne firent qu’ajouter à sa gloire. On sollicita sa délivrance des prisons de Ferrare, où l’amour le conduisit deux fois. Il avoit conçu pour Éléonore d’Est, sœur d’Alphonse, duc de Ferrare, une passion si violente, qu’elle alloit jusqu’à la démence. Éléonore ne le vit point d’un œil indifférent lui rendre des soins. Elle se prit également pour lui de la passion la plus tendre : rien ne doit moins étonner. Il avoit tout pour plaire, un caractère aimable & liant, une figure prévenante, des agrémens infinis dans la conversation, beaucoup d’élevation dans l’ame, l’imagination la plus brillante, une facilité singulière à bien faire des vers.

En recouvrant sa liberté, son premier soin fut d’abandonner Ferrare, séjour pour lui si doux & si cruel. Il parcourut différentes villes d’Italie : il fut à Pavie, à Naples. Partout on lui rendit des honneurs ; mais il avoit besoin de fortune. Ses diverses aventures l’avoient mis dans un état déplorable. Il s’étoit vu plus d’une fois dénué de tout, prêt à périr de faim, obligé de faire plusieurs voyages à pied, d’aller d’une ville en une autre, couvert de haillons, abandonné de ses protecteurs & de ceux même qu’il avoit le plus célébrés ; oublié d’une sœur qu’il avoit tendrement aimée ; négligé de ses amis, qui croyoient assez faire que de le plaindre : enfin, on lui donna toutes sortes de secours. Ses anciens amis & protecteurs se rechauffèrent. Plusieurs cardinaux & les plus grands princes d’Italie briguèrent à l’envi de s’illustrer, en rendant hommage au plus brillant génie de la nation, dont elle chante aujourd’hui les vers, comme les Grecs chantoient ceux d’Homère ; à l’auteur d’un poëme qu’elle met à côté de l’Iliade & de l’Énéide. Clément VII voulut l’honorer d’une maniere particulière : il appella le Tasse à Rome.

Ce pape avoit résolu, dans une congrégation de cardinaux, de lui donner la couronne de laurier & les honneurs du triomphe, cérémonie alors aussi sérieuse & aussi recherchée en Italie, qu’elle paroît ridicule en France. Les deux cardinaux Aldobrandins, neveux du pape, qui se faisoient une gloire d’admirer & d’aimer le Tasse, allèrent, avec un grand nombre de prélats & de personnes de toutes conditions, le recevoir à un mille de Rome. Il fut conduit à l’audience du pape. Je desire, lui dit le pontife, que vous acceptiez la couronne de laurier qui a jusqu’ici honoré tous ceux qui l’ont portée. Le couronnement devoir se faire au Capitole. Les deux cardinaux, neveux, se chargèrent de l’appareil. Le triomphe du Tasse alloit être complet ; mais le poëte, qui avoit été malheureux toute sa vie, tomba dans une langueur mortelle au moment de ces préparatifs, comme si la fortune eût voulu se jouer de lui jusqu’à la fin de ses jours. Cette langueur venoit de plusieurs maladies violentes qui avoient altéré sa constitution naturellement robuste. Elles lui faisoient perdre quelquefois la raison, qu’il ne recouvroit jamais que pour retomber dans la mélancolie & dans le plus affreux désespoir. Il mourut la veille du jour destiné à la cérémonie, dans la cinquante-unième année de son âge. Si jamais homme a été malheureux, c’est lui. On peut le mettre à la tête des poëtes infortunés, tels qu’ont été Lucain, Ovide, le Camouens, Milton. Dans sa jeunesse, il se fit recevoir, à Padoue, de l’académie des Æthérei, fous le nom di repentito, pour marquer qu’il se repentoit de tous les momens qu’il n’avoit pas consacrès à la poësie. Malheureux par elle depuis, il auroit prendre, dans un autre sens, le titre de poëte repentito.

Il s’exerça dans presque tous les genres ; l’héroique, le dramatique, le pastoral. Il reste de lui beaucoup de pièces fugitives, des chansons, des sonnets, des madrigaux, des épigrammes : mais son plus grand ouvrage est la Jérusalem délivrée ou le Godefroi, composée en France, à l’abbaye de Chalis, dont le cardinal d’Est étoit abbé. Le Tasse, depuis, eut tout lieu d’être content de la nation. Dans un voyage qu’il y fit avec le nonce, il fut honoré de l’estime de Charles IX, & comblé de ses bienfaits.

Quelques académiciens de la Crusca poursuivirent ce poëte jusqu’au-delà du tombeau. Ils renouvellèrent, après sa mort, la dispute si long-temps agitée sur la préséance au Parnasse Italien, & donnèrent encore la première place à l’Arioste. Au lieu de se rétracter, ils enchérirent sur tout ce qu’ils avoient déjà fait. Le public fut inondé de critiques outrées & même indécentes. La liste seule des titres fatigueroit le lecteur le plus aguerri contre les dissertations & les commentaires.

Le temps, qui fait rentrer dans l’oubli les ouvrages médiocres, ne sert qu’à faire admirer de plus en plus la Jérusalem délivrée. Ce n’est pas qu’elle n’ait de grands défauts. Le Sorcier Ismène qui fait un talisman avec une image de la vierge Marie, l’Histoire d’Olinde & de Sophronie, personnages qu’on croiroit les principaux du poëme, & qui n’y tiennent point du tout ; les dix princes chrétiens, métamorphosés en poissons, le perroquet, chantant des chansons de sa composition ; ce mêlange d’idées payennes & chrétiennes ; ces jeux de mots & ces concetti puériles, tout cela dépate sans doute la Jérusalem delivrée : mais, ce qui la fera toujours lire avec plaisir, malgré la critique des académiciens de Florence, & celle de Despréaux, c’est le choix du sujet du poëme, la vérité des caractères & leur variété, la conduite de l’ouvrage, l’art singulier d’amener les aventures, la sage distribution des ombres & des lumières, ce tableau mouvant des allarmes de la guerre & des délices de l’amour, ce grand intérêt qui croît de livre en livre, ce stile clair, élégant, enchateur, majestueux ou simple nerveux ou fleuri, selon la convenance des sujets.

D’ailleurs ces enchantemens, dont se moquent également aujourd’hui les Anglois & les François, sont bien plus communs, & poussés plus loin dans l’Arioste que dans le Tasse. D’un autre côté, on peut dire, en faveur de l’Arioste, & pour l’honneur de ses partisans, que cet auteur a l’imagination la plus enjouée & la plus féconde ; que son coloris est partout vif & brillant ; qu’on reconnoît la nature dans tous ses tableaux, même dans ceux qui paroissent le plus s’en éloigner. En un mot, pour rendre justice à ces deux illustres écrivains, qu’il nous soit permis d’ajouter que, si le Tasse a fait un plus beau poëme, son rival est peut-être un plus grand poëte.

Gabriel Naudé, avec les bénédictins.

L e livre de l’Imitation de Jésus-Christ fut le sujet de la dispute. L’auteur a pris autant de soin pour se tenir caché, que les autres écrivains s’en donnent pour être connus. Son ouvrage admirable est fini dans son genre. Nous n’avons rien dans l’antiquité qui en approche. Les Consolations de Sénèque ni celles de Boëce ne sont pas du même dégré de bonté. L’Imitation de Jésus-Christ charme à la fois le chrétien & le philosophe. Cet ouvrage est traduit dans toutes les langues ; & (ce qui marque bien son mérite) il n’a rien perdu dans aucune traduction. Les peuples les plus barbares l’ont goûté. On rapporte qu’un roi de Maroc l’avoit dans sa bibliothèque, traduit en langue Turque, & qu’il le préféroit à tous les autres livres ensemble.

Plus l’auteur de l’Imitation a voulu être ignoré, plus on a été curieux de le découvrir. Les sçavans se sont épuisés en recherches. Les uns ont attribué l’ouvrage à Jean Gerson, docteur célèbre & chancelier de l’université de Paris ; les autres en ont fait honneur à l’abbé Gersen de l’ordre de S. Bénoît. Une troisième opinion l’attribuoit à Thomas à Kempis, chanoine régulier de l’ordre de saint Augustin, auteur de quelques autres ouvrages de dévotion, & mort en odeur de sainteté l’an 1471. Chaque sçavant se fondoit en raisons pour donner tort à son adversaire. La dispute étoit très-vive ; néanmoins elle demeura long-temps étouffée. On la renouvella sous le ministère du cardinal de Richelieu.

Ce grand homme, attentif à procurer au public de belles éditions des meilleurs ouvrages en tout genre, en commanda une nouvelle du livre de l’Imitation de Jésus-Christ. C’est au Louvre même qu’il voulut qu’elle fût imprimée. Le général des bénédictins, appellé le père Grégoire Tarisse, fut instruit du projet. Il crut que c’étoit le temps favorable de faire valoir les prétentions de son ordre. Il alla trouver son éminence, la conjura de faire publier l’édition sous le nom de Jean Gersen, religieux de l’ordre de S. Bénoît. Le général le donnoit pour le véritable auteur de l’Imitation. Il se fondoit sur l’autorité de quatre anciens manuscrits qui étoient à Rome.

Le cardinal, après l’avoir écouté, fit aussitôt écrire en cette ville, pour qu’on y examinât ces manuscrits. De tous les gens de lettres qui se trouvoient alors à Rome, le plus propre à cet examen étoit assurément Gabriel Naudé. Il sçavoit les langues, entendoit la critique, aimoit la bibliographie. Plusieurs cardinaux le firent leur bibliothécaire. Son Apologie des grands hommes accusés de magie, montre combien il étoit ennemi des préjugés. Il fut donc chargé de faire le rapport des manuscrits : il eut pour adjoint un des sous-gardes de la bibliothèque du Vatican. L’un & l’autre portèrent la plus grande attention à cette affaire : mais leur décision ne fut rien moins que favorable aux bénédictins. Il parut à Naudé, ainsi qu’à son adjoint, que le nom de Gersen, placé à la tête de quelques-uns de ces manuscrits, étoit d’une écriture plus récente que les manuscrits mêmes.

Naudé manda ses observations aux sçavans messieurs Dupui : elles étoient très-détaillées. En même temps que Naudé n’y jugeoit pas la demande des bénédictins fondée, il reconnoissoit pour seul & véritable auteur du livre de l’Imitation, Thomas à Kempis, dans l’électorat de Cologne, chanoine régulier de saint Augustin. La relation fut communiquée au sçavant P. Fronteau, aussi chanoine régulier du même ordre. Il ne se possédoit pas de joie, en voyant la gloire qui alloit revenir à sa congrégation. Souvent les religieux les plus mortifiés de l’être, sont ceux que cette gloire du corps anime le plus. Le père Fronteau fit promptement imprimer le livre de l’Imitation fous ce titre : Les quatre livres de l’Imitation de Jésus-Christ par Thomas à Kempis, avec la conviction de la fraude qui a fait attribuer cet ouvrage à Jean Gersen, bénédictin (*).

L’éditeur Génovéfain, pour justifier cette nouveauté, ne manqua pas de rapporter la Relation du sieur Naudé à messieurs Dupui, de quatre manuscrits qui sont en Italie, touchant le livre de l’Imitation de Jésus-Christ ; faussement attribué à Jean Gersen, abbé de Verceil.

Cet air de triomphe du père Fronteau irrita les bénédictins, mais beaucoup moins encore que la Relation même. Toute la congrégation de S. Maur arma contre l’auteur de cette piéce : elle l’accabla de dissertations sur dissertations Grecques & Latines. Le père Robert de Quatremaires, non content de cet étalage d’érudition, employa la voie des injures. Il accusa Naudé d’avoir falsifié les manuscrits, & d’avoir été vendu aux chanoines réguliers, pour un prieuré simple de leur ordre. Le père François Valgrave, autre bénédictin, vint à l’appui de son confrère, & reprocha pareillement à Naudé de la mauvaise foi dans l’examen des manuscrits & dans sa Relation.

Naudé fut au désespoir, & voulut avoir raison de ces imputations odieuses. Une simple querelle littéraire devint alors un procès criminel. Naudé fit présenter une requête au Châtelet, pour faire saisir & supprimer les exemplaires des livres de Quatremaires & de Valgrave. Les bénédictins éludèrent cette jurisdiction, & firent renvoyer la cause aux requêtes du palais.

Aussitôt parurent de part & d’autre des factums qui rendirent les deux parties ridicules. Naudé en donna un avec ce titre en tête : Raisons péremptoires de maître Gabriel Naudé, demandeur en suppression d’injures & calomnies, & & défendeur en main levée contre D. Placide Roussel, Robert Quatremaires & François Valgrave, religieux bénédictins, défendeurs en main levée des livres sur eux saisis, & les congrégations de saint Maur & de Cluny, intervenans, pour montrer que les quatre manuscrits de Rome, dont lesdits bénédictins se servent pour ôter le livre de l’Imitation de Jésus-Christ à Thomas à Kempis, & le donner à un supposé Gersen, sont falsifiés, & qu’ils ne peuvent l’avoir été que par le nommé Constantin Cajetan, religieux bénédictin, ou par quelques autres du même ordre, avec une conviction manifeste des dix faussetés principales, commises par lesdits bénédictins, en la seule affaire de leur prétendu Gersen. 1652. in-4°.

Tous les gens de lettres s’intéressèrent pour Naudé. Plusieurs même d’entr’eux écrivirent en sa faveur : ils produisirent de nouveaux mémoires, pour assurer à Thomas à Kempis & à son ordre, la gloire que celui de saint Bénoît vouloit leur ravir.

Les chanoines réguliers intervinrent au procès : il traîna quelque temps en longueur. Enfin, après avoir été pour les avocats matière à plaisanterie, l’affaire fut terminée le 12 février 1652. On ordonna que les paroles injurieuses, respectivement employées, seroient supprimées ; qu’il y auroit main levée des exemplaires du livre de Valgrave, qui avoient été saisis ; qu’on ne laisseroit plus imprimer le livre de l’Imitation de Jésus-Christ sous le nom de Jean Gersen, abbé de Verceil, mais sous celui de Thomas à Kempis.

Les bénédictins ne se crurent pas vaincus. Des requêtes du palais, ils appelièrent à la grand-chambre : mais cet appel ne fut point suivi. Comme ils n’aiment point les procès, ils ont abandonné celui-là.

Théophraste Renaudot, avec la faculté de médecine de Paris.

T héophraste Renaudot, à Loudun, étoit un de ces hommes qui n’ont de vues, qui ne forment de projets que pour le bien public, & dont l’humanité s’honore. Soulager les pauvres, voilà quelle fut l’occupation de sa vie. Malades, il leur donnoit des soins & tous les secours que la connoissance de la médecine & une longue expérience pouvoient lui faire imaginer. En bonne santé, mais découragés par l’extrême misère, ou retenus par une oisiveté coupable, il les excitoit au travail, faisoit naître en eux l’industrie, la favorisoit, & rendoit à la patrie des sujets qui eussent été perdus pour elle.

Il falloit, à tant de zèle, un vaste théâtre. Renaudot, après avoir pris ses dégrés de docteur dans la faculté de médecine de Montpellier, vint à Paris en 1612 : il commença par se munir d’un brevet de médecin ordinaire du roi : il obtint des lettres patentes pour donner publiquement des consultations charitables. Les pauvres alloient en foule chez lui. Quelques médecins, avides de s’instruire, ou jaloux de partager ses bonnes œuvres, se trouvoient à ces assemblées. Il avoit établi un mont de piété, où l’on prêtoit de l’argent sur des gages. Il eut, en titre d’office, l’intendance & maîtrise générale des bureaux d’adresse & de rencontre de France. C’est lui qui a imaginé la gazette. Le nom de Renaudot étoit en grande considération. On parloit de cet homme singulier comme on parle de tous les gens extraordinaires.

Sa célébrité, son crédit à la cour, la faveur populaire qu’il avoit obtenue, indisposèrent contre lui les médecins de Paris, & leur donnèrent de l’ombrage. Ils crièrent contre les assemblées qu’on tenoit chez lui, sous prétexte de charité, & le firent assigner au Châtelet par une sentence du 9 décembre 1643. Défenses furent faites à lui, à tous ses adhérans & adjoints, non médecins de la faculté de Paris, d’exercer à l’avenir la médecine, de donner des consultations, de tenir aucune conférence ou assemblée dans le bureau d’adresse ou autres lieux de la ville & fauxbourgs de Paris.

Renaudot en appelle au parlement : il demande d’être maintenu dans la jouissance de faire des consultations charitables, & presse l’entérinement des lettres patentes qu’il avoit obtenues le 7 décembre, la surveille de la sentence.

Bien des personnes intervinrent dans cette cause ; le chancelier, les professeurs & docteurs de la faculté de Monrpellier, plusieurs médecins des universités provinciales ; un nombre de particuliers qui se disoient pauvres ; d’autres qui, sans l’être, les protégeoient & craignoient qu’on n’aggravât le sort d’une foule de malheureux. Le Maréchal de Lhopital, les comte & comtesse de Castres présentèrent des requêtes, & se joignirent à l’appellant. Quant aux deux fils de Théophraste, Isaac & Eusèbe Renaudot, ils eurent leur avocat particulier. Ils se plaignoient par le ministère de M. Pucelle, de ce qu’après avoir satisfait à tous les actes & frais nécessaires pour parvenir à la qualité de docteurs en médecine de la faculté de Paris, cette même faculté leur refusoit le bonnet par animosité contre leur père, & même au mépris d’un arrêt qui les autorisoit dans leur demande.

Théophraste Renaudot fondoit son droit sur son titre de docteur de Montpellier, sur le brevet du roi, sur la liberté publique & sur la possession. Il y avoit près de trente ans qu’il étoit dans l’usage de consacrer son ministère au public. S’il n’avoit pas été poursuivi sous le règne précédent, sans doute il en fut redevable à la protection du cardinal de Richelieu : sans cela, les ennemis de Renaudot ne l’eussent pas vu tranquillement avoir les suffrages du peuple.

L’avocat de la Faculté soutint que le titre de médecin du roi avoit été surpris, puisque l’appellant n’étoit pas couché sur l’état, & qu’il n’étoit payé d’aucuns gages. Il ajouta que, pour être médecin de Montpellier, on n’avoit pas le droit d’exercer la médecine à Paris. Sur quoi l’ancienneté & la prééminence des deux facultés furent examinées. Celle de Paris eut tous les éloges. On rapporta le nombre d’actes & la rigueur des examens qu’il faut subir pour en être. Il n’en est pas ainsi, dit-on, des facultés provinciales, où l’on passe légèrement. A Montpellier même, il est aisé d’être reçu. L’avocat distingua deux sortes de docteurs qu’admet la faculté : les uns pour la ville, & les autres pour les champs. On apporte, selon lui, pour les premiers, plus de cérémonie ; mais les autres, qui seroient chassés, s’ils pratiquoient dans la ville, sont expédiés sans information ni du temps, ni du lieu de leurs études, ni de leurs mœurs. Quelle injustice ! quelle partialité de vouloir abbaisser une faculté si féconde en grands hommes, & fondée, à ce qu’on prétend, dès 1169, par les disciples d’Averroës & d’Avicenne ! Et qu’eût dit le docteur Rabelais(*), s’il eût vécu, & qu’il eût entendu déclamer contr’elle, lui qui se faisoit honneur d’en être, & de soutenir ses prérogatives.

Il étoit facile à l’avocat de ne pas ménager les facultés provinciales : mais, comment réfuter le pouvoir qu’ont les médecins d’exercer dans tout l’univers (*) ? C’est le mot sacrementel des lettres de docteur. L’avocat s’y prit singulièrement, & fit une comparaison. Cette clause, dit-il, est une espèce de mission apostolique, comme le pouvoir d’annoncer l’évangile & la parole de Dieu à tous les hommes, dans quelque partie du monde que ce soit (*). Le doctorat en médecine n’a pas plus de force par la bénédiction d’un chancelier, que la consécration & le caractère des prêtres, qui ne leur permettent point partout les fonctions de leur ordre. Ils ne peuvent pas remplir leur ministère dans tous les diocèses. La police des églises & le droit des évêques ne le souffrent pas. Ainsi l’université de Paris ne reconnoît que les sujets qu’elle a formés ou aggrégés.

L’œuvre charitable des consultations étoit réfutée par l’inutilité de l’innovation. La faculté y avoit, disoit-elle, pourvu. Tous les samedis, on s’assemble aux écoles à ce sujet. Il y a de plus des personnes députées dans chaque paroisse pour la visite des pauvres.

On attaquoit sur-tout, dans Renaudot, sa qualité de commissaire général des pauvres valides & invalides de Paris. « Il s’est vanté, disoit-on, de réformer les hôpitaux, & de faire disparoître la mendicité du royaume ; & l’on y voit encore des mendians. Ses bureaux sont pour donner de l’emploi aux pauvres valides, & il le leur vend & prend des droits de courtage. Son mont de piété, loin de secourir les indigens, achève de les ruiner, parce qu’il ne prête que le tiers de l’estimation à six deniers pour livre d’intérêt pour deux mots ; neuf sols pour écu par an ; c’est au denier huit & dix. Il prend un droit d’enregistrement ; &, si, à jour nommé, l’on ne vient payer les intérêts, qu’il appelle continuer la grace, il confisque les hardes, les fait vendre, achette & s’adjuge à tel prix qu’il veut sous le nom de personnes interposées ; & il est lui seul la partie, le juge & l’exécuteur tout ensemble. C’est ainsi qu’il ruine les familles, qu’il triomphe de la Sorbonne, autant que de la faculté de médecine, par cette invention rare pour élargir les consciences & rendre les usures licites & impunies ». C’est à la porte du palais, ajoute-t-on, à la face du parlement, qu’il fait profession d’usurier public. « Il pourroit donner, lui qui prend avec tant d’avidité & de toutes mains. Comment accorder la charité avec l’usure, le larcin avec l’aumône ? Ce sont des restitutions qu’il doit faire & non des charités, des satisfactions & non des libéralités, des amendes & non pas des aumônes. Il auroit meilleure grace de se présenter avec des lettres de pardon, qu’avec des lettres patentes, pour être maintenu en des charités imaginaires ; &, loin de pouvoir aspirer à la médecine, s’il étoit de la faculté, il faudroit l’en chasser & le bannir honteusement ». Le plaidoyer étoit rempli d’invectives ; &, pour achever de noircir Renaudot, on s’étendit sur des objets étrangers à la question. On parla de sa naissance, des situations où les besoins l’avoient réduit dans sa jeunesse, de la manière dont il étoit parvenu. On voulut le faire regarder comme un de ces hommes qui sçavent à la fois tromper le peuple & en imposer aux grands.

Son avocat répliqua sur tous les points : il releva l’excellence des consultations charitables, pendant que les médecins n’en font guère que d’intéressées ; l’utilité des gazettes & avis ; l’avantage du bureau de vente à grace, à l’exemple des monts de piété, établis dans toutes les villes d’Italie & d’Espagne, où chacun, dans le besoin, trouve de prompts secours. Il dit que c’étoit autant de sujets d’éloges, & nullement d’opprobre ; que sa partie étoit docteur d’une célèbre faculté, & que les ordonnances contre les empyriques ne tomboient point sur lui ; qu’il avoit un brevet de médecin ordinaire de sa majesté, & des lettres patentes & arrêts qui le maintenoient dans l’exercice de ses assemblées & consultations charitables ; qu’enfin la voix publique & l’intervention des pauvres, présens à l’audience, demandoient justice.

L’avocat général, Talon, ayant à discuter les raisons des parties, débuta par ce problême. La médecine est-elle une science qui ait des principes surs & des démonstrations ? L’usage en est-il utile & nécessaire ? Est-ce un art arbitraire & casuel ? Le discours parut un chef-d’œuvre d’érudition ancienne & moderne, sacrée & profane, Grecque & Latine. On y rapporte tout ce qui est à l’avantage & au désavantage de la médecine ; la variation dans les méthodes, la liberté que chacun a sur l’article de sa santé. Il sembloit que les médecins alloient être condamnés comme des gens plus dangereux qu’utiles. Cependant la conclusion fut qu’on maintiendroit, suivant les loix, un corps & une communauté publique dans ses statuts & privilèges.

On voulut bien se rendre aux raisons des médecins qui soutenoient que leur profession, quoique la plus importante pour le genre humain, étoit du nombre de celles qui sont le plus susceptibles de charlatanerie & de mauvaise foi ; que les magistrats ne pouvoient être trop attentifs à prévenir les abus & à empêcher que le peuple ne fût trompé, étant déjà si facile à l’être & si sujet à prendre d’ignorans imposteurs pour de très-habiles gens. On convint que la loi pouvoit être trop sévère ; qu’il n’étoit pas sans exemple de voir des personnes capables, par le seul bon sens, après beaucoup de profondes réflexions, & par une longue expérience, de conduire un malade, sans avoir été honorées du bonnet doctoral, soit de Paris, soit des provinces ; mais l’on ajouta que les exceptions ne prouvoient rien ; qu’elles n’étoient pas une raison pour donner la liberté générale d’exercer la médecine ; qu’enfin il étoit plus fûr de conserver les maximes universellement reçues & l’ordre de la police.

L’exercice public de l’usure fut ce qui révolta les juges & perdit Renaudot. Les officiers du Châtelet eurent ordre d’aller chez lui, de faire l’inventaire de toutes ses hardes, de les rendre & de les distribuer à ceux qui les réclameroient. Il eut défense de prêter à l’avenir sur gages, jusqu’à ce que la cour en ordonneroit autrement.

C’est ainsi que ce père des pauvres, plus malheureux que coupable fut condamné, parce que son zèle pouvoit tirer à conséquence. Renaudot mourut peu d’années après : il ne pratiqua pas seulement la médecine : il s’occupa des belles-lettres. On a de lui une suite du Mercure François & la vie de quelques hommes illustres, sans compter ses gazettes(*) ; projet d’établissement digne de lui, & qui fut agréé par le cardinal de Richelieu, en 1631. Renaudot en obtint le privilège. Son fils, premier médecin de feu monseigneur, & son petit-fils, le fameux abbé Renaudot de l’académie Françoise, & l’un des plus sçavans hommes de son siècle, en ont joui également. Le duc d’Orléans le transmit, en 1716, à titre de survivance, à M. de Verneuil, secrétaire du cabinet, neveu & digne héritier de ce même sçavant académicien.

Dom Armaud-Jean le Bouthellier de Rancé, Abbé de la Trappe, avec les bénédictins.

C et effrayant réformateur de la Trappe, à Paris le 9 janvier 1626, est un des plus grands exemples de l’empire de l’imagination : il suivit les extrêmes en tout. Son enfance annonça son caractère. Il ne se livra qu’avec une espèce de fureur à l’étude. Aussi, dès l’âge de douze ans, publia-t-il une nouvelle édition des poësies d’Anacréon, avec des notes Grecques, qui sont l’ouvrage de son précepteur, & qui ne sont elles-mêmes que des extraits du grand commentaire d’Eustathe de Thessalonique sur Homère. Peu de temps après, il donna une traduction Françoise du même poëte. A seize ans, il étoit très-versé dans l’étude des pères. Étudiant en Théologie, il passoit la plupart des nuits à s’instruire à fond de ces matières : il prit ses dégrés en Sorbonne avec la plus grande distinction. Le cours de ses études fini, à peine entre-t-il dans le monde, qu’il se livre à toutes les passions, & principalement à celle de l’amour. On veut même qu’elle ait occasionné sa conversion(*) : d’autres prétendent que son aversion pour le monde fut causée par la mort ou par les disgraces de quelques-uns de ses amis, ou bien par le bonheur qu’il eut d’être sorti, sans aucun mal, de plusieurs grands périls : peut-être tous ces motifs, réunis, contribuèrent à son changement de vie. Du moment qu’il le projetta, il eût voulu s’isoler du monde entier. Un cloître sembloit devoir lui convenir : mais l’idée de cloître le révoltoit. Moi devenir frère Frocar ! répondit-il un jour à un évêque de ses amis qui lui conseilloit de prendre ce parti. Toutes les autres particularités de sa vie sont très-connues.

Il ne parut plus à la cour : il vendit sa terre de Veret trois cent mille livres, pour les donner à l’Hôtel-Dieu de Paris : il se démit de presque tous ses bénéfices : il ne conserva que le prieuré de Boulogne de l’ordre de Grammont, & son abbaye de la Trappe de l’ordre de Cîteaux. Les religieux de cette abbaye y vivoient dans le plus grand dérèglement. L’abbé de Rancé, tout rempli de ses projets de retraite ; demande au roi, & obtient de lui un brevet, afin de pouvoir tenir l’abbaye de la Trappe en règle. Il prend ensuite l’habit régulier, est admis au noviciat, l’an 1663, dans le monastère de Notre-Dame de Perseigne, étant âgé pour lors de trente sept ans & quelques mois.

Aussitôt qu’il eut fait profession, il se rendit à son abbaye : il y prêcha si vivement ses religieux, & de bouche & d’exemple, que, de ce lieu, l’asyle des satyres des bois, il en fit la retraite des plus austères pénitens(*). Il étendit ses idées de réforme au-delà de son abbaye. Il eût voulu faire dans tous les monastères ce qu’il avoit fait dans le sien. Il proposa des plans d’austérité qui lui suscitèrent bien des ennemis. Il étoit surtout dans l’opinion que les études sont nuisibles aux moines. La lecture de l’écriture sainte & de quelque traité de morale, voilà toute la science qu’il disoit leur convenir. Il les condamnoit à consacrer tout le reste du temps au travail des mains, ou bien à la prière. Pour appuyer son idée, qu’ils ne devoient ni faire ni lire des livres, il en composa un lui-même de la sainteté des devoirs de l’état monastique.

Cet ouvrage étoit à la fois la justification de l’ignorance de beaucoup de moines, & la critique de ceux qui faisoient profession de sçavoir. Il souffrit quelques difficultés pour l’impression : mais l’abbé de la Trappe y ajouta des éclaircissemens : ensuite il donna une explication sur la règle de saint Bénoît.

Il y avoit, dans ces deux ouvrages, des idées qui ne s’accordoient pas avec celles des bénédictins. La congrégation de saint Maur, cet asyle de l’érudition, se plaignit de l’auteur. On publia des écrits satyriques contre lui : il parut un libèle anonyme contre sa vie & contre ses ouvrages, intitulé Des véritables motifs de la conversion de l’abbé de la Trappe, avec des réflexions sur sa vie & ses écrits. Le libèle étoit un tissu d’anecdotes fausses & scandaleuses : il ne fit tort qu’au calomniateur.

Le père Mège, bénédictin, attaqua le traité des devoirs monastiques : mais il mit beaucoup plus de décence dans sa réfutation : cependant l’ouvrage fut supprimé.

La congrégation de saint Maur fit choix alors du meilleur sujet qu’elle eut, pour soutenir la cause de l’ordre. Elle chargea Dom Mabillon, l’un des plus sçavans hommes de son temps, du soin de la venger de tout ce que l’abbé de la Trappe pouvoit avoir écrit contr’elle.

Dom Mabillon, livré toute sa vie à des recherches profondes dans l’antiquité, s’étoit fait un stile convenable à son genre de travail. Sa diction étoit mâle, pure, claire, simple & méthodique : mais il n’avoit ni cette imagination brillante, ni cette éloquence rapide qu’on remarque dans tous les écrits de l’abbé de la Trappe. En récompense, le bénédictin, sans s’être dévoué à un genre de vie aussi cruel, avoit plus de modestie. C’est lui que La Bruyère a désigné, lorsqu’il a défini un homme docte, par opposition à un docteur. « Une personne humble qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un homme docte. »

Conséquemment aux desirs de ses supérieurs, Dom Mabillon entra en lice avec l’ennemi des études des cloîtres. Le sçavant bénédictin opposa principes à principes, inductions à inductions. Dans son livre des études monastiques, publié l’an 1691, il s’attache à prouver que les moines non seulement peuvent, mais doivent encore étudier. Il marqua le genre d’étude qui leur convient, les livres qui leur sont nécessaires, les vues qu’ils ont à se proposer, en s’appliquant aux sciences. Avec ces précautions, quel danger en effet peut-il en résulter pour eux ? L’exemple des solitaires de la Thébaïde, qui ne connoissoient que la contemplation & le travail des mains, ne prouve rien. C’étoient presque tous des laïques pieux, dénués de toute teinture de belles-lettres. Nos moines ne leur ressemblent guère. Leur vie est moins une vie monastique que cléricale. Ils comptent mener celle d’un prêtre & d’un homme d’étude, en entrant en religion. La prière ni les travaux d’un manœuvre ne sçauroient remplir tout leur temps. Le moine qui s’occupe le plus de la lecture, n’est assurément pas le plus indocile ni le plus diffamé.

L’abbé de la Trappe, fâché de voir contredire ses idées, crut que, de se venger, c’étoit venger Dieu même. Il fit une réponse vive au livre des études monastiques. Le P. Mabillon y opposa des réflexions : elles amenèrent une replique, sous le nom de frère Côme. L’abbé de la Trappe l’avoit faite lui-même ; mais son ouvrage ne sortit point de son cloître.

D’autres personnes entrèrent alors dans cette dispute. On fit courir quatre lettres contre le livre des devoirs monastiques : elles furent réfutées dans une seule. Ces quatre lettres étoient du père de sainte Marthe, sçavant comme tous ceux de sa famille l’ont été pendant plus de cent ans. Jean-Baptiste Thiers, autre sçavant & critique très-habile, écrivit encore une apologie contre l’auteur de ces quatre lettres ; mais elle fut supprimée.

Tous ces différens ouvrages, composés par l’abbé de la Trappe ou par ses arcboutans, donnèrent bien du chagrin au père Mabillon. Le bénédictin aimoit à s’instruire, & non à s’entendre dire des choses dures. On démêloit, dans toutes les réponses de l’abbé, son génie altier, inflexible. Elles se ressentoient de la férocité de ses déserts. Ce n’étoit plus cet écrivain agréable, cet interprête enjoué d’Anacréon & de Sapho, ce peintre de l’amour & des graces. C’étoit un Béotien pesant qui, loin de convaincre, invectivoit contre son adversaire. Le père Mabillon voulut souvent abandonner la querelle ; &, s’il reprit la plume, ce ne fut qu’à la sollicitation des supérieurs de son ordre.

Enfin, il lui fut permis de suivre son goût & de cesser la guerre. D’autres ennemis de l’abbé de la Trappe firent diversion, ou plutôt l’occupèrent entièrement. On fondit sur lui, à cause de ces réflexions touchant la mort du grand Arnauld, dans une lettre à l’abbé Nicaife. « Voilà M. Arnauld mort. Après avoir poussé sa carrière aussi loin qu’il a pu, il a fallu qu’elle se soit terminée. Quoi qu’on dise, voilà bien des questions finies. Son érudition & son autorité étoient d’un grand poids pour le parti. Heureux qui n’en a point d’autre que celui de Jésus-Christ. » On le soupçonna de jansénisme. Indépendamment de cette affaire, pour laquelle il lui fallut venir à des justifications, il se trouva surchargé de mille correspondances : il dirigeoit un grand nombre de personnes de qualité. Les lettres qu’il écrivoit continuellement, en réponse aux leurs, lui faisoient oublier tout le reste. Ainsi, quoiqu’il eût quitté le monde, il ne laissoit pas d’y tenir encore & d’y conserver certaines relations. On a dit qu’il s’étoit dispensé, comme légistateur, de la loi qui force ceux qui vivent dans le tombeau de la Trappe d’ignorer ce qui se passe sur la terre. Il se mêla d’écrire contre Fénélon, archevêque de Cambrai. Personne ne l’a mieux caractérisé que Philippe, duc de Nevers, poëte charmant, quoi qu’en dise la critique :

Vieillì dans la retraite & dans l’humilité,
Et, contre un saint prélat, s’animant aujourd’hui,
Du fond de ses déserts, déclame contre lui ;
Et, moins humble de cœur que fier de sa doctrine,

Ce fameux réformateur de la Trappe mourut le 26 octobre 1700 : il s’étoit fait coucher sur la cendre & sur la paille. L’évêque de Séès & toute le communauté le virent expirer dans cet état.

Le P. Mabillon, avec la cour de Rome.

C ette querelle fut occasionnée par la manière dont Rome procède à la canonisation des saints. Le père Mabillon avoit depuis longtemps du scrupule sur l’article de plusieurs de ceux que l’église met dans ses fastes. Ce sçavant bénédictin est le même qui, chargé de montrer le trésor de saint Denis, demanda, par délicatesse de conscience, à quitter cet emploi, alléguant pour raison qu’il n’aimoit pas à mêler la fable avec la vérité. Ses supérieurs ne l’exaucèrent point d’abord : mais, ayant cassé, par mégarde, un miroir qu’on prétendoit appartenir à Virgile, ils se rendirent aussitôt à sa prière. Un de ses confrères, moins difficile & moins éclairé, prit sa place.

Les scrupules du père Mabillon augmentèrent, sur-tout dans un voyage qu’il fit à Rome, aux dépens du roi, l’an 1685. Ce n’étoit pas la première fois que la cour avoit employé ce sçavant antiquaire. Le ministre Colbert s’étoit déjà servi de lui pour faire chercher, dans les principales archives & bibliothèques de l’Europe, tout ce qui pourroit tourner à la gloire de la France & de la maison royale.

Le père Mabillon fut reçu à Rome avec toute la distinction qu’il méritoit. On l’honora d’une place dans la congrégation de l’Index. Il visita tout ce qu’il y avoit à voir dans le pays. On lui ouvrit toutes les archives, toutes les bibliothèques ; ce qui lui facilita le moyen de copier quantité de nouvelles pièces qui n’avoient point encore paru. Mais, de tous les objets qui piquèrent sa curiosité, aucun ne l’excita plus que les catacombes de Rome. Il fut charmé d’être à portée de s’éclaircir sur ses doutes. Il alla souvent dans ces lieux renommés, d’où l’église tire tant de corps saints. Il examina tout avec la plus grande attention. Il consulta les personnes les plus habiles dans cette partie : mais toutes ses recherches, loin de calmer sa conscience, ne firent que l’inquiéter davantage. On jugera s’il étoit fondé dans ses craintes, lorsque j’aurai donné une idée des catacombes.

Ce sont des cimetières dans des lieux souterrains proche de Rome,les premiers chrétiens enterroient les corps des martyrs, & où ils se cachoient pour éviter la persécution sous les empereurs Romains. Il y avoit plusieurs catacombes tant dehors que dedans la ville. Les principaux étoient ceux qu’on appelle aujourd’hui de sainte Agnès, de saint Pancrace, de Caliste, & de sainte Priscille ou de saint Marcel. Ils furent presque tous ruinés du temps du siège de Rome par les Lombards.

L’évêque de Salisburi (Burnet) & quelques autres protestans ont avancé que les catacombes étoient des cimetières creusés par les payens, à l’usage de leurs esclaves. Ce sentiment particulier n’est point un argument plausible contre le culte des corps saints. Nie-t-on que le nom de catacombe ne s’appliquât à tous les cimetières en général ? On soutient seulement que les chrétiens avoient leurs catacombes ou cimetières particuliers ; ce que la critique la plus rigide ne sçauroit révoquer en doute.

Mais une difficulté plus embarrassante est cette question. N’y a-t-il pas eu des payens & des Sarrasins enterrés dans les catacombes des chrétiens ? On y trouve quelquefois, sur une même pierre, des inscriptions payennes comme aux Dieux Manes (*) d’un côté, & de l’autre des signes de christianisme ; preuve évidente qu’elles ont servi à des payens & à des chrétiens.

D’ailleurs, les catacombes étant les cimetières communs des chrétiens, ne renfermoient pas uniquement des saints & des martyrs, puisque tous les chrétiens ne sont pas saints ou martyrs.

Il y a des signes pour distinguer les corps des derniers. Ces signes sont la croix, la palme, le monogramme de Jésus-Christ, des phioles teintes de rouge, les figures d’un bon pasteur ou d’un agneau, que l’on trouve gravées sur les pierres du tombeau : mais ces signes ne sont-ils pas encore équivoques ? Ils annoncent véritablement des chrétiens ; mais prouvent-ils d’une manière indubitable que ces chrétiens soient au rang des saints ou des martyrs ? La palme n’indique pas toujours le martyre : des phioles teintes de rouge ne constatent pas des phioles qui ont été pleines de sang. Il n’est pas même bien sûr qu’elles soient teintes de sang plutôt que d’huile ou d’une autre liqueur.

Le père Mabillon fit donc des visites fréquentes dans les catacombes : il y porta toutes les fois cet esprit d’exactitude & de détail, dont lui seul étoit capable. Attaché très-fortement à la foi, mais en garde contre l’erreur, il ne put s’empêcher de faire les réflexions que j’ai marquées. Il vit des abus dans l’exposition de quelques corps saints, présentés à la vénération publique. Il craignit que tous ceux que tant de papes ont fait tirer des ruines des catacombes, pour les placer dans différentes églises, ne fussent pas dignes de culte. Mais ces observations particulières, il les tenoit cachées. La crainte du scandale arrêtoit sa plume. Il ne les mit sous les yeux du public que longtemps après son retour de Rome, l’an 1690. Il donna une lettre Latine sous le nom d’Eusèbe, Romain, à Théophile, François, touchant le culte des saints inconnus.

Avant que de la répandre, il voulut sçavoir comment elle seroit reçue à Rome : il y envoya son ouvrage au cardinal Colloredo, sous le sceau du plus grand secret. La réponse du cardinal ne fut pas favorable : il n’étoit pas d’avis que la lettre d’Eusèbe, Romain, fût publiée sans qu’on y fît des changemens.

Cette opinion suspendit l’édition de l’ouvrage pendant plus de dix-huit mois : il parut au bout de ce temps-là ; & ce que l’auteur avoit craint, arriva justement. Il souleva contre lui toute la cour de Rome.

Ceux qui pensoient comme elle, écrivirent pour sa défense. Bientôt il courut une brochure, intitulée, Réponse de D. Jean Mabillon, sur les saints des catacombes.

La brochure condamnoit le père Mabillon pour deux raisons ; la première, c’est qu’il alloit directement contre les intérêts des bénédictins, & qu’il anéantissoit plusieurs de leurs reliques dans leurs principales églises, comme la sainte Larme de Vendôme, la ceinture de sainte Marguerite, de saint Germain des-prés, &c. &c.  ; & la seconde, c’est qu’il manquoit de respect à la cour de Rome. Le père Mabillon ne fut pas étonné de cet écrit : il le réfuta par cet autre(*) : Lettre en forme d’avertissement de frère Jean Mabillon, à dom Claude Estiennot, procureur général de la congrégation de saint Maur en cour Romaine. Il ne s’arrêta pas à l’intérêt que son ordre pouvoit avoir à montrer des reliques suspectes : il passa rapidement à ce qui regardoit Rome. Le critique disoit que la lettre d’Eusèbe étoit un outrage à cette cour, & le père Mabillon prouvoit, au contraire, que tout ce qu’il avoit écrit, étoit uniquement pour elle.

Mais Rome ne le crut point : elle voulut opposer au père Mabillon un autre antiquaire aussi habile. Elle chargea Raphaël Fabretti, qui avoit l’inspection sur les catacombes, de réfuter l’ennemi des reliques. Fabretti n’en fit rien : il n’eût osé lui-même garantir toutes celles qu’il voyoit être l’objet du culte de toute l’Italie. La crainte de se donner quelque ridicule dans l’Europe sçavante, l’empêcha de parler. La cour de Rome le pressoit toujours de la satisfaire, lorsque la mort vint le tirer d’embarras.

Un ecclésiastique François prit alors sur lui d’oser plus que le prudent & le sage Fabretti. Cet ecclésiastique, d’un mérite commun, mais d’une confiance singulière en lui-même, réfuta le père Mabillon. Cette réfutation, dénuée de sens & de bonnes raisons, ne pouvoit être plus remplie de bévues & d’injures grossières.

Pour venger Rome & tous ses saints, il fallut la plume d’un chanoine de l’église collégiale d’Agen, nommé La Benazie. Sa critique de la lettre d’Eusèbe étoit un simple dialogue entre un missionnaire & un néophite. Celui-ci, convaincu qu’on peut invoquer les saints, doute seulement, sur les principes du docteur de Launoi & d’Eusèbe, que tous les saints qu’on honore doivent être invoqués. Le dialogue avoit une sorte de mérite, & le père Mabillon fut le premier à rendre justice à l’auteur.

La cour de Rome n’avoit encore fait que des plaintes : le temps des menaces arriva. La lettre d’Eusèbe fut déférée à la congrégation de l’Index, au mois d’avril 1701. Les choses y prenoient une si mauvaise tournure pour le père Mabillon, qu’on tâchoit de le consoler d’avance sur l’événement. On lui assuroit, de la part de plusieurs cardinaux, que la censure de l’Index ne serviroit qu’à donner un nouveau relief à l’ouvrage.

L’auteur, que cette voie de s’illustrer ne flattoit point, fit agir ses amis pour parer le coup qui le menaçoit. Leur crédit n’eut pas empêché la condamnation du livre, si le père Mabillon n’eût enfin écouté ce qu’on lui proposoit. On lui demandoit depuis longtemps qu’il fit une nouvelle édition de sa lettre,, en affoiblissant quelques endroits trop vifs, & rejettant sur les officiers subalternes ce qui pouvoit se commettre d’abus par rapport aux corps tirés des catacombes, il contentât des juges qui l’estimoient, & ne le condamnoient qu’à regret. Ce sçavant vertueux & docile accepta ce tempérament : il fit une nouvelle édition de sa lettre, & Rome fut contente. Avant sa réconciliation avec elle, de mauvais plaisans le comparoient au docteur de Launoi, grand dénicheur de saints, selon l’expression de Bayle, & qu’un curé de saint Eustache saluoit du plus loin qu’il le voyoit, de peur, disoit-il, qu’il ne m’ôte aussi mon saint, qui ne tient presqu’à rien.

Le père Mabillon, Champenois, mourut à Paris, à l’abbaye de saint Germain-des-prés, le 27 décembre 1707, âgé de soixante-quinze ans. Je ne vois, parmi tous les bénédictins ses confrères, que les Sainte-Marthe, les Martianay, les Montfaucon, les Calmet, les Ruinart, les d’Acheri, les Félibien, les Lami, dont l’érudition vaste & judicieuse puisse être comparée à la sienne.

Santeuil, et les jésuites.

I l eut contre lui toute la société, pour avoir fait l’épitaphe du fameux Arnauld, lequel, à l’article de la mort, avoit recommandé que son cœur fût apporté aux religieuses de Port-royal des champs. Elles reçurent ce dépôt avec tous les transports de la plus vive reconnoissance : elles le placèrent dans l’endroit le plus convenable de leur église : mais il leur manquoit des vers qui éternisassent le don précieux de celui qu’elles comparoient hautement à Moïse. Elles en voulurent de la composition du poëte Victorin : elles l’engagèrent à venir passer quelque tems chez elles, à Port-royal, avec un de ses confrères, supérieur de la maison. Ce fut pendant le séjour de ce poëte, qu’il composa cette épitaphe :

Après un long exil, revient en ces saints lieux.
La gloire & le repos sont enfin son partage.
Tranquille, il est au port à l’abri de l’orage.
Martyr de la justice & de la vérité,
On garde ailleurs ses os, ses dépouilles mortelles :
Mais le divin amour, sur ses rapides aîles,
Qui, de ces lieux chéris, ne fut jamais absent(*).

Bien d’autres avoient jetté des fleurs sur la tombe d’Arnauld. Despréaux lui-même n’avoit pas manqué de rendre un tribut poëtique à son ombre : mais Santeuil étoit lié de tout temps avec les jésuites. Il avoit étudié sous leur père Cossart : il étoit en relation avec tout ce qu’il y avoit alors de gens distingués dans le corps. Quand ils virent son épitaphe, ils furent saisis d’étonnement & d’indignation. Ils ne lui pardonnèrent pas d’avoir chanté un homme qu’il sçavoit avoir été leur ennemi le plus implacable. Ils en témoignèrent du mécontentement à Santeuil, qui s’en inquiéta peu d’abord, dans la persuasion que le temps appaiseroit toute chose.

Le temps ne fit qu’amener des satyres : Santeuil en fut accablé. On lui contesta sa probité, sa religion, jusques à son génie poëtique. Il semble cependant que, de ce côté-là, ses preuves étoient faites. Toutes ses poësies sont marquées au coin de la véritable verve. Ce qui le distingue est ce feu céleste & si rare, cet enthousiasme, le partage des grands poëtes. Original en tout, il se fit des routes inconnues au Parnasse. Les grands hommes qu’il a chantés, les saints dont il a fait des hymnes admirables, les fontaines publiques de Paris, chargées de ses inscriptions, celles encore qu’on lit dans la maison de Chantilli, & tant d’autres monumens, dans le royaume, enrichis de ses vers, attestent le beau feu qui l’animoit. Son maintien, ses yeux, ses gestes, ses grimaces, tout annonçoit en lui le poëte. Il lisoit ses vers, faits pour les habitans des cieux, avec toutes les agitations d’un démoniaque. Despréaux disoit que c’étoit le diable que Dieu force à louer ses saints.

Les jésuites lui reprochoient de ne pas entendre le Latin, & de tomber même quelquefois dans des fautes grossières contre la langue, en quoi leur critique étoit assez juste. La correction & le fini manquent totalement aux poësies de Santeuil.

Il fut très-sensible à l’idée désavantageuse qu’on vouloit donner de ses talens. Dans le premier mouvement de son chagrin, « il courut au collège des jésuites, demandant miséricorde avec les termes du monde les plus humbles & les plus touchans, conjurant tous ceux qu’il rencontroit de ne le point perdre, & ajoutant qu’il avoit toujours été ami de la société ; & que l’épitaphe en question n’étoit point de lui, mais qu’elle avoit été supposée par ses ennemis, pour le brouiller avec les jésuites ».

Ce désaveu les flatta, mais ne les éblouit point. Ils exigèrent qu’il fût publié. Le poëte leur fit les plus belles promesses, mais il n’en tint aucune. Il crut qu’il y avoit un moyen de ne pas rétracter publiquement l’épitaphe, & d’appaiser les jésuites ; c’étoit de leur envoyer un éloge superbe de la société. Aussitôt son imagination s’allume : des vers à la louange des Cossart, des Vavasseurs, des Rapin, des La Rue, des Commire & de plusieurs autres jésuites, coulent de sa plume. Il célébra jusqu’à leurs théologiens, casuistes, prédicateurs & missionnaires. Les vers en forme d’épître étoient adressés au père Jouvenci, son conseil & réviseur ordinaire de ses ouvrages, & qu’il ne manqua pas de louer plus que tous les autres.

Le coup d’encensoir étoit assommant. Les jésuites virent que Santeuil ne cherchoit qu’à les tromper. Pour le punir de ses subterfuges, de ses restrictions mentales, ils recommencèrent les satyres, les épigrammes, les chansons. Les jeunes pères étudians s’acquittèrent parfaitement de cet emploi. Ils devinrent le plus grand fléau de Santeuil, qui les appelloit les troupes légères de la société (*). Pour comble de malheur, en voulant ménager les jésuites, il déplut aux jansénistes, qui le chansonnèrent à leur tour. Ils se moquèrent de la lâcheté d’un poëte qui rougissoit d’avoir fait l’épitaphe d’un grand homme. Ils répandirent une pièce, dont le début est :

Ne pouvant plus en imposer, contraint de se décider absolument, il prit le parti de se livrer aux jésuites. Il alla leur avouer tous ses torts, & leur en demanda le plus humble pardon. Il adressa des vers au père Jouvenci, en expiation de ceux dont avoit été blessé tout le corps, & sollicita vivement un genre de peine proportionné au crime(*) :

Faut-il mon sang pour expier
Aux flammes, avec moi, sera-t-elle livrée ?

Toutes ces humiliations ne lui servirent de rien. Les jésuites refusèrent de traiter avec lui, jusqu’à ce qu’il eût fait le désaveu le plus authentique de l’épitaphe. Ils lui signifièrent leurs volontés par un gros recueil d’épigrammes, dont une ou deux étoient à peine supportables.

Santeuil, au désespoir, écrivit au père de La Chaise, pour faire arrêter la persécution. Le victorin, dans sa lettre, présentoit l’épitaphe sous le jour le plus favorable : mais, jamais confesseur de roi ne fut moins fait que le père de La Chaise, pour être duppe. Il répondit très-succinctement à Santeuil. Cette briéveté même disoit beaucoup. Le chantre d’Arnauld le comprit bien, & donna sur le champ une autre piéce en vers, plus satisfaisante pour la société. Elle en approuva plusieurs : mais ceux-ci décélèrent encore l’esprit sophistique de l’auteur. Il disoit d’Arnauld(*) :

Pour mon esprit docile, est un objet d’horreur.
Par Rome condamné, le grand Arnauld lui-même
Ne seroit point absous dans le fond de mon cœur.

Les jésuites ne voulurent point de sens indéterminé : ils exigèrent que Santeuil mît ne sera (*), au lieu de ne seroit point absous (**). Voilà le poëte plus que jamais dans l’embarras. Faire ce changement, c’étoit déclarer Arnauld excommunié ; s’y refuser aussi, c’étoit renoncer à toute voie de réconciliation avec les jésuites. Un de ses amis, qu’il consulta, le tira de peine, lui suggéra de mettre ne sçauroit être absous (***), ce mot pouvant se prendre à double sens, dans celui de ne sera & dans celui de ne seroit. Quelque admirable que parut cet expédient, Santeuil ne voulut cependant pas abandonner totalement ne seroit : il fit tirer deux copies de sa pièce. Dans l’une, il y avoit ne sçauroit être absous pour les jésuites, & dans l’autre, ne seroit point absous pour les Jansénistes.

Les uns & les autres virent qu’il y avoit dans tout cela du Santeuil, de l’indécision ; qu’il ne cherchoit qu’à s’attirer les bonnes graces de tout le monde. Tous aussitôt se réunirent contre lui. Nouveaux couplets, nouvelles épigrammes, nouveaux sarcasmes. Au plus fort de l’orage, il vit un homme, avec lequel il avoit toujours été lié, se joindre à la multitude de ses ennemis. C’étoit un poëte qui n’avoit pas, à beaucoup près, autant d’imagination & de force que Santeuil ni que La Rue, mais que la fureur inspira dans ce moment, au lieu de ces graces qui l’accompagnoient partout ; un poëte doux, aisé, fécond, ingénieux, fleuri, le même que regardent ces vers du P. Porée :

Si le ciel, par un choix plus juste,
Ne l’eût fait naître sous Louis.

Commire, qui étoit demeuré sans combattre, comme un général qui se réserve à donner dans le moment décisif d’une affaire, tomba sur le poëte victorin, & l’accabla de mille traits. Rien de plus satyrique que la pièce intitulée le Baillon (*). L’auteur y dit qu’Arnauld méritait bien d’être chanté par la même voix qui avoit chanté Pétrone.

Cette satyre en vers ïambes, & d’un stile pour le moins aussi mordant que tous ceux d’Archiloque, fut un coup de foudre pour Santeuil. Il s’en plaignit amèrement à cet ancien ami qui lui enfonçoit le poignard dans le cœur(*).

La fureur, contre moi, te fait courir aux armes.

Il réclama les droits d’une liaison de tant d’années, les droits de la religion, de l’humanité, de la reconnoissance même, puisqu’enfin il n’étoit devenu odieux au parti contraire aux jésuites, que pour avoir voulu les ménager. Prêt à rompre hardiment avec eux, à rendre offense pour offense, il se croit tout à coup désarmé par une main céleste. Il reçoit le Baillon comme la juste punition de ses crimes, & joue encore un plaisant rôle dans ces vers au père Commire :

S’il existe en mon cœur quelque trace de crime,
Punis-moi ; le métail s’épure par le feu.
Ta rigueur, à ce prix, mérite mon estime ;

Le bruit ayant couru que Santeuil s’étoit noyé dans la Seine, Commire fit cette épigramme(**) :

Jaloux de se mêler aux cignes de la Seine,
Santeuil fait le plongeon au milieu de ses flots ;
Mais, fidèle toujours à l’instinct qui l’entraîne,
Notre oison, du Léthé, s’en va troubler les eaux.

Je me souviens d’avoir lu une autre traduction des mêmes vers :

D’être reçu parmi les cignes de la Seine,
Périr au milieu de ses flots ;
Mais, fidèle au goût qui l’entraine ;

Santeuil, rougissant enfin de toutes ses foiblesses, voulut les réparer : il fit, ou passa du moins pour avoir fait une pièce intitulée, Santeuil repentant (*). Ce sont des remords qui le déchirent, des larmes qui coulent avec abondance, dans l’idée qu’il a pu renier un ami illustre. Il se représente l’ombre du grand Arnauld, irritée, & lui reprochant sa perfidie(**) :

En tous lieux, en tout temps, à mon esprit présente,
L’ombre du grand Arnauld me remplit d’épouvante.
Il ne vient point à moi, traînant de vils lambeaux,
Tel qu’on nous peint un spectre échappé des tombeaux ;
Mais tel qu’il se montroit en ces jours fortunés ;
Sous ses antiques traits, toujours reconnoissable,
Jettant sur moi des yeux perçans, mais attendris :
Et toi, dit-il, & toi, Santeuil, tu me trahis !
Parle, que t’a donc fait ton ami le plus tendre ?
Pourquoi cruellement insulter à sa cendre ?

Le poëte repentant dit que sa trahison n’est venue que de la crainte de déplaire à son roi. Ce nom seul de Louis le grand, répété sans cesse à ses oreilles, a pu le rendre coupable : mais aujourd’hui qu’il ouvre les yeux, qu’il voit clairement que ce roi, le plus grand des rois, au comble de la gloire, ne peut être jaloux de celle d’un docteur de Sorbonne, il ose l’implorer lui-même contre la cabale ; il conjure sa majesté de donner la paix au Parnasse, ainsi qu’elle la donne au monde.

Les changemens continuels de Santeuil furent pour le public une vraie comédie. Elle eût encore duré longtemps, si les jésuites n’eussent abandonné cette victime pour en immoler une autre, Charles Perrault, qui, dans son recueil des portraits & des éloges des hommes illustres de la nation, avoir donné place à Pascal, à Arnauld. Ils les firent ôter tous deux(*).

Les brouilleries des jésuites avec Santeuil, avec un poëte Latin, comparable à leurs meilleurs poëtes dans la même langue, arrivèrent sur la fin de ses jours, & les empoisonnèrent. Il mourut à Dijon, le 5 août 1677, dans la soixante-sixième année de son âge. On lit, dans des ana, que ce fut pour avoir bu, par complaisance, un verre de vin, dans lequel une grande princesse avoit jetté du tabac. C’est un des poëtes dont le génie fut le plus impétueux, & la muse la plus décente. Il eut part aux libéralités de Louis XIV pour les gens de lettres. La maison de Condé l’honora d’une protection toute particulière : il alloit souvent à Chantilli : c’est là qu’une illustre princesse lui donna, par manière de plaisanterie, un soufflet, parce qu’il n’avoit pas fait des vers qu’elle lui avoit demandés ; soufflet tant chanté depuis.

Furetiere ; et l’Academie francoise.

J amais les esprits ne se sont tant exercés sur l’Académie Françoise, qu’à l’occasion de sa querelle avec Antoine Furetiere, abbé de Chalivoi & membre de cette même Académie. Elle l’accusa d’avoir composé son Dictionnaire universel d’après le dictionnaire auquel elle travailloit depuis tant d’années. Il n’est personne qui n’ait entendu parler de l’accusation de ce vol littéraire ; mais on en ignore bien des circonstances.

Le cardinal de Richelieu, dont les vues sublimes s’étendoient à tout ce qui pouvoit contribuer à la gloire de la France, avoit fort à cœur qu’elle acquît, pour le langage, la même supériorité qu’elle avoit déjà pour tout le reste sur les nations voisines. Il vouloit rendre le François la langue universelle de l’Europe. Dans cette idée, il établit l’Académie Françoise : il prescrivit lui-même le genre de travail auquel il lui paroissoit-le plus utile qu’elle s’appliquât. Une Grammaire, une Rhétorique, une Poëtique & un Dictionnaire, voilà ce qu’il jugea devoir être le fond des occupations de cette espèce de tribunal ; tribunal dont un critique(*) a dit : Aussitôt qu’il a décidé, le peuple casse ses arrêts & lui impose des loix qu’il est obligé de suivre.

De tous ces ouvrages nécessaires pour la perfection de la langue, le plus important étoit le dictionnaire. Aussi fut-ce d’abord la partie à laquelle les académiciens s’attachèrent le plus ; mais leur ardeur ne dura point : ils se dégoûtèrent de ce travail si pénible & si désagréable. Scaliger ne connoissoit point de plus grand supplice que la composition d’un dictionnaire : elle lui sembloit devoir être le dernier tourment auquel des juges pussent condamner un criminel d’état. L’Académie s’assembloit régulièrement ; mais ce n’étoit que pour s’entretenir de toute autre chose que de celle qui devoit l’occuper ; s’il en faut croire l’abbé Boisrobert dans une épître à Balzac :

Pour dire tout enfin dans cette épître,
L’académie est comme un vrai chapître :
Chacun, à part, promet d’y faire bien ;
Mais, tous ensemble, ils ne tiennent plus riens
Voilà comment nous nous divertissons
Et la nuit vient qu’à peine on a sçu faire
Le tiers d’un mot pour le vocabulaire.
J’en ai vu tel, aux avents commencé,
Qui, vers les rois, n’étoit guère achevé.

Le public étoit dans la plus grande impatience de voir ce dictionnaire qu’on prônoit tant, & qui ne paroissoit jamais : on l’appelloit le beau ténébreux. Il ne fut en état d’être revu que l’an 1672. L’effort de l’Académie, en se portant à cette revision fut suivi de quelques autres. Elle sembla prendre de l’ardeur, & travailler sérieusement à mettre la dernière main à l’ouvrage ; elle chercha les meilleurs copistes pour transcrire ses cahiers : tout annonçoit que le public alloit être satisfait, quand elle eut une crainte que l’événement prouva n’avoir été que trop bien fondée.

Les académiciens appréhendèrent une infidélité de la part de quelque copiste. Ils voulurent la prévenir, empêcher qu’on ne fît usage des cahiers pour en donner promptement une édition au public. Dans ce dessein, ils sollicitèrent un privilège qui pût les rassurer contre leur crainte, & ils réussirent. Ils en obtinrent un le 28 juin 1674, signé en commandement ; par lequel défenses étoient faites de publier aucun dictionnaire François, avant que celui de l’Académie eût vu le jour.

Elle n’eût osé soupçonner un de ses membres d’être infidèle : ce fut pourtant de son propre sein que sortit le traître. Furetiere, cet écrivain ingénieux, agréable ; ce bel esprit en liaison intime avec tous les hommes à talent de son siècle ; ce philosophe Epicurien, fait uniquement pour le plaisir, se laissa prendre à l’appas d’un gain sordide. Il ne s’étoit fait encore de la réputation que par ses qualités d’homme aimable, par son Roman bourgeois & par quelques petites pièces de vers : il passoit aussi pour être versé dans le droit civil & dans le droit canon. D’avocat devenu abbé, il ne tarda pas à être gratifié de l’abbaye de Chalivoi & du prieuré de Chuines ; mais ces titres ne servirent qu’à rendre Furetiere moins excusable. Il forma le dessein de frustrer l’Académie d’un travail de cinquante années.

La manière dont il s’y prit pour réussir étoit sure : elle est rapportée dans une lettre de l’abbé Tallemant, l’aîné. Je m’étonne que ni M. l’abbé Goujet dans sa Bibliothéque Françoise, ni M. l’abbé d’Olivet dans son Histoire de l’Académie, n’en aient pas fait mention. « Furetiere, dit l’abbé Tallemant, étant allé avec M. de la Chambre à la maison de Mezeray, mort depuis peu, s’empara, sans que M. de la Chambre s’en apperçût, de toutes les feuilles que M. de Mezeray, comme secrétaire de l’Académie, avoit soin de retirer de chez le sieur Petit, librairie, à mesure qu’on les imprimoit ». L’abbé Tallemant ajoute qu’on avoit imprimé jusqu’à la lettre M, & que de ces feuilles imprimées & des manuscrits de Mezeray & du Dictionnaire des arts du sieur Margane, Euretiere comptoit faire un dictionnaire universel.

Au moyen de tous ces secours, l’abbé de Chalivoi ne fut que six ans à composer le grand ouvrage qu’il avoit entrepris ; mais ce n’étoit pas tout de le finir, il falloit encore qu’il pût voir le jour & que l’on en permit l’impression. La première démarche de l’abbé fut de s’adresser au chancelier, & de lui présenter une feuille où étoit le titre de son dictionnaire. Le chancelier renvoie l’auteur à Charpentier, alors en possession d’examiner & d’approuver les ouvrages nouveaux. L’abbé va trouver le censeur des livres, lui parle de son Dictionnaire des arts & des sciences, & le prie de lui donner un certificat pour obtenir un privilège. Charpentier demande à voir le livre : l’abbé, qui se doutoit bien de la réponse, lui dit, pour l’effrayer : « C’est un travail prodigieux ; mais prenez votre jour ; je vous donnerai à dîner ; vous lirez mon dictionnaire, & vous verrez qu’il ne s’agit que des termes des arts ». Le jour est pris. Furetiere invite deux personnes qui lui étoient dévouées, & les met dans sa confidence. On dîne très-gaiment : on présente ensuite au convive qu’on vouloit surprendre, de grandes layettes pleines pour la plupart de papiers inutiles ; mais les dessus contenoient quelques cahiers remplis de mots d’usage pour les arts. Charpentier prend les premières feuilles qui lui tombent sous la main, & y trouve en effet quelques termes d’anatomie & de chirurgie. Il quitte ces cahiers pour d’autres, dans lesquels il ne voit encore que des termes propres aux eaux & forêts. Il ne soupçonna rien ; il fut même le premier à applaudir à tout. On se joint à lui : la conversation s’anime ; on la met sur des contes plaisans. Lorsqu’on eut bien ri & qu’il fut question de s’en aller, on présenta fort poliment à Charpentier une feuille de papier, pour qu’il donnât l’approbation si desirée. Il n’hésite pas un moment, & livre un certificat pour un dictionnaire des arts & des sciences seulement.

C’en fut assez pour Furetiere. Il présente au sceau un privilège, où il avoit inséré une ligne contraire au certificat. Son titre étoit ainsi conçu : Dictionnaire universel, contenant tous les mots de la langue, tant vieux que nouveaux, des arts & des sciences. Il attache au privilège le certificat ; on le présente au chancelier ; on demande si le certificat de Charpentier s’y trouve ; on assure qu’oui : le chancelier signe le privilège.

Par-là, celui de l’Académie devenoit inutile. Furetiere, enchanté de son privilège du grand sceau, ne songeoit qu’à faire paroître incessamment son dictionnaire ; mais on eut connoissance du stratagême pendant le cours de l’impression. Les libraires parlèrent ; celui de l’Académie fut allarmé. Les moindres colporteurs de Paris sçavoient que Furetiere avoit embrassé, dans son dictionnaire, tout ce qui entroit dans celui de l’Académie. Mais elle n’en vouloit encore rien croire : elle n’éclata contre le membre qui l’avoit trahie, que du moment que les essais de son dictionnaire parurent ; qu’elle se vit maltraitée dans une épître dédicatoire au roi, dans une préface, & dans des notes insérées dans les articles.

Elle indiqua, l’an 1685, Furetiere présent, une assemblée extraordinaire où il seroit interrogé sur les griefs qu’on avoit contre lui ; mais il n’y parut point, non plus qu’à une seconde tenue à ce même sujet. C’étoit M. de Novion, alors directeur de l’Académie & premier président du parlement, qui lui avoit conseillé de ne s’y pas trouver. M. de Novion s’étoit chargé de terminer cette affaire avec le moins de bruit qu’il seroit possible : il avoit même commencé par engager Furetiere à lui remettre, de bonne grace, son privilège & la première lettre de son privilège & la première lettre de son manuscrit ; mais le peu qu’on avoit vu imprimé du dictionnaire gâta tout.

L’Académie, jalouse du sien, voulut avoir raison de l’écrivain qui, selon toute apparence, le lui avoit enlevé : Il se tint une fameuse conférence chez ce même M. de Novion ; il y eut des commissaires envoyés de la part de la compagnie ; Furetiere s’y trouva.

La première chose qu’on fît fut de lire les deux privilèges. L’abbé soutint que le sien étoit dans les règles. Charpentier prit la parole, & dit que son approbation ne s’étendoit qu’aux termes d’arts & de sciences, & point du tout à tous les mots de la langue : les deux académiciens s’animèrent. Quand on vint à l’examen des cahiers, on les confronta dans des endroits décisifs, & la ressemblance sauta toujours aux yeux. Même ordre, au moins suivant les partisans de l’Académie, mêmes définitions, mêmes phrases : les changements étoient si légers qu’ils ne servoient qu’à confirmer la mauvaise foi de Furetiere. Il fut, ajoute-t-on, très-mal à son aise tout le temps de cette confrontation ; les commissaires furent même touchés de son état, & jugèrent qu’il y auroit de la cruauté à continuer la conférence.

On l’interrompit pour en indiquer une autre trois jours après. Racine, Despréaux, La Fontaine, tous les amis de Furetiere, profitèrent de cet intervalle de temps pour aller le voir, du consentement de leur compagnie, & tâcher de le ramener. Ils le trouvèrent plus que jamais aigri contr’elle : conseils, exhortations, prières, rien ne put le fléchir. Dans la nouvelle conférence qu’on tint, & qui fut aussi inutile que tout le reste, M. de Novion finit par lui dire qu’il ne pouvoit, ni comme juge, ni comme académicien, ni comme ami, s’empêcher de le condamner. Ce fut alors que l’Académie, indignée de la conduite de Furetiere, lança contre lui ses plus redoutables anathêmes. Le 22 janvier 1685, elle le retrancha de son corps, dont il étoit membre depuis vingt-trois ans.

Comme elle se trouve dans le cas de ne pouvoir rien faire sans le consentement de son protecteur, elle ne manqua pas d’instruire aussitôt le roi de cette nouveauté. Le monarque voulut que l’affaire suivît le cours ordinaire de la justice. Le procès fut au conseil : il supprima le privilège de Furetiere par arrêt contradictoire du 9 mars 1685. C’est la plus grande punition ; car il ne fut point remplacé à l’Académie, & il n’y eut point de nouveau scrutin.

La révocation du privilège mit Furetiere au désespoir. Ses factums amusèrent tout Paris : il s’y moquoit de la lenteur de l’Académie à donner son dictionnaire ; attendu, remarquoit-il, que les langues vivantes changent continuellement. Il arrivera le même inconvénient que celui du barbier de Martial, qui étoit si long à faire la barbe, que, tandis qu’il rasoit un côté, elle avoit le loisir de croître de l’autre.

Peut-on l’en croire sur la description qu’il fait de la manière dont se passe le temps des assemblées. « Celui qui crie le plus haut, dit-il, est celui qui a raison. Chacun fait une longue harangue sur la moindre bagatelle : le second repète comme un écho ce que le premier a dit, & le plus souvent ils parlent trois ou quatre ensemble. Quand un bureau est composé de cinq ou six personnes, il y en a un qui lit, un qui opine, deux qui causent, un qui dort, & un qui s’amuse à lire quelque dictionnaire qui est sur la table. Quand la parole vient au second, il faut lui relire l’article, à cause de sa distraction dans la première lecture. Voilà le moyen d’avancer l’ouvrage : il ne se passe point deux lignes qu’on ne fasse de longues digressions, que chacun ne débite un conte plaisant ou quelque nouvelle, qu’on ne parle des affaires d’état & de réformer le gouvernement ».

L’histoire suivante n’est-elle pas encore faite à plaisir ? « L’abbé Tallemant & Charpentier se prirent un jour de paroles ; &, après quelques gradations d’injures, Charpentier reprocha à l’abbé Tallemant qu’il étoit fils d’un banqueroutier de la Rochelle : Tallemant repliqua à Charpentier qu’il étoit fils d’un cabaretier de Paris. En même temps, Charpentier jetta à la tête de Tallemant un dictionnaire de Nicot : Tallemant jetta à la tête de Charpentier un dictionnaire de Monet. Ils se repliquèrent même par d’autres volumes, avant qu’on eût le loisir de se mettre entre deux ; mais Cordemoi, directeur, après de longues délibérations, les accorda ; enfin on les fit embrasser, sans préjudice de la continuation de leur haine. On les pria de tenir la chose secrette, parce que si elle eût fait éclat, toute l’Académie auroit mérité d’être chassée du Louvre, à cause du peu de respect qu’on avoit pour la salle où se tient le conseil du roi, quand il est à Paris, & pour le portrait de sa majesté qui est à la tête du bureau ».

Les académiciens les plus riches sont accusés, dans cette pièce, d’avoir les mains avides de jettons, d’être plus touchés de ce petit gain que du progrès de la langue, & d’avoir même refusé leurs suffrages à des récipiendaires, parce qu’ils les jugeoient capables de diminuer leur profit par leur assiduité. Les académiciens, amateurs de jettons, y sont appellés jettoniers(*).

L’académicien proscrit passe tour-à-tour, dans ces factums, de la plaisanterie aux injures les plus grossières ; il n’en est point dont il ne les ait chargés : aussi furent-ils flétris, le 24 décembre 1686, par une ordonnance du lieutenant de police.

Ils renferment surtout des atrocités contre le célèbre La Fontaine, l’homme le moins fait pour avoir des ennemis &, de plus, lié depuis longtemps avec Furetiere. Celui ci l’attaqua au sujet de la différence du bois en grume & du bois marmenteau, & lui reprocha de ne la pas sçavoir, quoiqu’il eût été officier des eaux & forêts. Ce reproche, que le Phèdre François eût dû mépriser, le piqua vivement. Il sortit alors de son caractère flegmatique, & lâcha cette épigramme :

Toi qui de tout as connoissance entière,
Lorsque certaines gens,
Pour se venger de tes dits outrageans,
Frappoient sur toi comme sur un enclume,
Avec un bois porté sous le manteau :
Dis-moi si c’étoit bois en grume,

Furetiere répondit :

Si vous ne voulez pas que le coup porte à faux,
Il doit être fondé sur des coups véritables.
Çà, disons-nous tous deux nos vérités ;
Il est du bois de plus d’une manière :
Je n’ai jamais senti celui que vous citez ;
Car vous ne sentez point celui que vous portez(*).

La Fontaine & Quinault sont les seuls écrivains véritablement distingués contre qui Furetiere s’emporta. Les autres académiciens qu’il prit à partie furent les deux Tallemant, François & Paul, Charpentier, Regnier, Leclerc, Boyer, auteurs aujourd’hui ridicules ou médiocres. Il eut au moins l’attention de distinguer l’académie de l’académie, de ne pas confondre cette partie d’académiciens illustres, l’honneur de la nation, avec cette partie pour laquelle il ne pouvoit avoir aucune estime. Une justice qu’il faut aussi rendre à ce corps en général, c’est qu’il n’entra point dans les combats de quelques particuliers, combats d’épigrammes, de vaudevilles, de contes grossiers, de lettres pleines d’injures & de menaces ridicules. Charpentier fit une devise sur l’expulsion d’un des membres de l’académie. Le corps de la devise présentoit un objet digne seulement de figurer dans la rue Dubois (*) ou dans les facéties de Rabelais, ab ejecto corporis sanitas.

Les académiciens rejettoient leur extrême lenteur à publier leur fameux dictionnaire, sur des devoirs indispensables d’état qu’ils avoient à remplir, ou sur des ouvrages particuliers qu’ils avoient à faire. Ils citoient l’exemple de l’académie de la Crusca, qui fut quarante ans à préparer la première édition de son vocabulaire, & plus de trente à la retoucher.

Mais ni le public ni Furetiere n’approuvoient ces excuses. Furetiere, flétri par la police, condamné par le conseil, prétendoit encore avoir raison. Il s’adressoit tantôt au chancelier, tantôt au roi lui-même, pour obtenir la permission de faire imprimer son dictionnaire universel. Il soutenoit que les deux dictionnaires, quoique puisés dans les mêmes sources, ne se ressembloient en aucune façon ; qu’il seroit fâché que le sien ne fût pas supérieur à l’autre pour la quantité des mots, l’exactitude, l’érudition, les agrémens, la variété, l’importance des matières. Il faisoit enfin dire par le public aux académiciens : « Ou donnez-nous un dictionnaire, ou laissez nous en donner un par d’autres ». Il comparoit l’académie à une femme en travail d’enfant, & ajoutoit que, pour être si longtemps à accoucher, elle n’enfanteroit pas un meilleur ouvrage :

Après que le soleil du midi jusqu’à l’ourse,
Cinquante fois aura fourni sa course,
Retranchera les jours d’une illustre princesse,
Grosse de phrases & de mots ;
Et, malgré sa longue promesse
On la verra mourir dans sa première couche,
Et n’accoucher que d’un enfant mort .

Il faisoit surtout valoir cette raison, que le privilège de l’académie étoit contraire à la liberté des gens de lettres, à l’émulation, au progrès de l’art. Mais Furetiere eut beau crier ; tous ses placets, toutes ses remontrances au chancelier & au roi, n’aboutirent à rien. L’auteur en conçut un chagrin mortel : cet homme, fait pour mener une vie agréable, mourut de douleur à Paris, le 14 mai 1688, dans la soixante-huitième année. Son dictionnaire ne fut imprimé qu’après sa mort : celui de l’académie parut en 1694 ; mais il s’en faut bien qu’il remplît l’idée qu’on en avoit conçue. Racine avoit prévu ce foible succès. On dit du moins, qu’ayant un jour parcouru quelques articles du dictionnaire manuscrit, il s’écria en plein bureau(*) : « Bon dieu ! où nous fourerons-nous, quand ce livre viendra à paroître ? Le public nous jettera des pierres ».

Louis XIV s’amusa des facéties de Furetiere. Malgré l’aversion de ce monarque pour le burlesque, elles le réjouirent ainsi que le public. Il n’y eut personne qui ne s’égayât sur le compte de l’académie Françoise. On en vint jusqu’à dire qu’il faudroit chercher les moyens de la rendre utile dans la littérature, de même que l’abbé de Saint-Pierre en cherchoit un pour rendre les ducs & pairs utiles à l’état. D’autres gens, moins sévères, n’étoient pas d’avis qu’on la supprimât, mais ils opinoient pour qu’on la joignît aux académies dont l’objet est plus important & plus déterminé ; sentiment peu soutenable, car il faut une académie à part pour la langue. Les Anglois ont senti cette nécessité. Pope, Driden, Congreve, ne furent point de la société royale de Londres. Il y auroit actuellement dans cette ville une société particulière établie pour la langue, à l’imitation de notre académie, sans les factions qui partagèrent l’Angleterre dans les dernières années de la reine Anne. Les Wighs se mirent dans la tête de faire pendre les protecteurs désignés de la future académie, ce qui, comme on le pense bien, déconcerta tous les projets formés pour le nouvel établissement.

On reprochoit surtout à nos académiciens François leur fureur pour le panégyrique. Plusieurs écrivains ont cru remarquer que le public n’avoit pas, en général, la même considération pour l’académie Françoise que pour l’académie des Sciences. Il est vrai que plus de gens se donnent la liberté de plaisanter sur la première ; mais cela vient de ce que plus de gens aussi se croient juges compétens dans les matières qui font l’objet de son travail. D’ailleurs la plupart des auteurs affectent de l’indifférence pour ce corps, tant qu’ils ne l’envisagent que comme un terme auquel ils désespèrent de pouvoir jamais atteindre, & changent de ton, lorsqu’ils la voient dans une perspective moins éloignée. On a comparé l’académie à une maîtresse contre laquelle un amant, rebuté de ses rigueurs, fait des chansons & des épigrammes, & qu’il néglige dès qu’il a obtenu ses faveurs. C’est peut-être un pareil dépit, qui a dicté tant de vers fatyriques &, entr’autres, ceux-ci :

En France on fait, par un plaisant moyen,
Faire un auteur qui souvent nous assomme.
Pour le louer, on fait asseoir notre homme.
Lors il s’endort & ne fait plus qu’un somme.
Plus n’en aurez prose ni madrigal.
Ce qu’à l’amour est le lit conjugal.

On peut y joindre l’épitaphe suivante :

Ci gît P…… qui ne fut rien,
Pas même académicien.

Enfin, quoiqu’en dise l’envie ou la malignité, on convient assez généralement que le fauteuil est le cordon-bleu de la littérature, ou le tabouret des beaux-esprits. De-là l’empressement avec lequel plusieurs membres de l’académie des sciences même cherchent à se procurer cette distinction. On connoît à ce sujet les vers de Fontenelle :

Quand nous sommes quarante, on se moque de nous.
Sommes-nous trente-neuf, on tombe à nos genoux.

Le Pere Norbert, Capucin, et les jésuites.

E t toi aussi, Brutus !….(*). Telle est, dit l’abbé Desfontaines, l’apostrophe que les jésuites eussent faire au P. Norbert. Les deux ordres avoient toujours vécu dans la meilleure intelligence. Exil de Venise, adhésion à tous les décrets de Rome, haine contre les hérétiques & les novateurs, combat, périls, succès, tout entr’eux avoit été en commun. Il étoit réservé au P. Norbert de rompre une si belle union. Il se joignit à cette multitude d’ennemis qu’ont partout les jésuites : l’Europe & l’Asie ont retenti du bruit de ses demêlés avec eux.

Pondichery fut le champ de bataille. Le P. Norbert, trouvant la Lorraine, sa province, un théâtre trop resserré pour son grand zèle, brûla du desir de passer les mers & de voler aux Indes. Ses frères de Pondichery, charmés de voir accroître le nombre des ouvriers dans la vigne du Seigneur, l’accueillirent de leur mieux. Le nouvel apôtre n’y fut pas longtemps sans être instruit que les missionnaires capucins y étoient en dispute avec les missionnaires jésuites, au sujet des usages & des rits des peuples Malabares. Il saisit cette occasion pour se distinguer ; il attisa le feu de la discorde ; enfin, en 1744, il publia deux volumes in-4°. Sous ce titre : Mémoires historiques du P. Norbert, capucin de Lorraine, présentés au souverain pontife Bénoît XIV.

Voici d’abord le tableau que l’auteur fait des rits Malabares. Ces rits consistent dans un mélange de cérémonies payennes & de superstitions ridicules ; ils sont en usage parmi les peuples de la côte de Coromandel & ceux des royaumes voisins. Ces peuples observent, avec une exactitude scrupuleuse, toutes ces cérémonies, qu’ils regardent comme une partie essentielle du culte de leurs idoles.

La quantité qu’ils en ont est immense. Elles sont subordonnées les unes aux autres ; mais il y en a trois principales : la divinité du feu, la divinité de l’eau & celle de la terre. Cette dernière idole, qu’ils appellent Brachma ou Brama, est l’idole par excellence. Ses prêtres, appellés de son nom Brachmanes ou Brammes, n’oublient rien pour entretenir le peuple dans cette idée. Ils sont ignorans & fort orgueilleux. La qualité de descendans du dieu Brama leur donne une considération singulière : elle les fait regarder comme une forte d’êtres différens de tous les autres. Ils forment une tribu privilégiée, & sont réputés les premiers nobles ; conséquemment, ils ont un souverain mépris pour tout ce qu’on appelle parréas, bourgeois ou peuple. Les pauvres parréas sont exclus de toutes les charges & de tous les honneurs de la société. On ne les juge pas dignes d’avoir quelque chose de commun avec les nobles dans les plus simples exercices de la religion, ni même dans la vie civile.

Les habitans de cette partie de l’Inde sont Pythagoriciens sur l’article de la métempsycose : de-là, leur respect profond pour les animaux. La vache est chez eux un objet d’adoration. Les cendres de ses excrémens effacent les péchés, & rendent dignes d’approcher des idoles. Celui qui mangeroit de la chair de cet animal, seroit un homme abominable.

Le soin d’entretenir le peuple dans ce chaos de superstitions, regarde nos orgueilleux Brammes, emploi dont ils s’acquittent supérieurement : ils ont surtout une fonction bien singulière. Il est d’usage qu’ils annoncent au bruit des instrumens, & qu’ils apportent en triomphe les premières marques de la puberté d’une fille.

L’incontinence est consacrée chez ce peuple. Les nouvelles mariées passeroient pour des bégueules, si elles ne portoient au cou la figure de Poullear ou Pulleyar, Dieu de l’impudicité & de la génération, le Priape des Indiens. C’est toujours d’après le père Norbert que je parle, lequel, pour se mettre à l’aise sur tout cela, se donne franchement, dès le commencement de son livre, pour un homme qui croit ne dire rien, s’il ne fait vivement sentir ce qu’il veut dire.

Presque tout est superstition chez les Malabares. Certaines libations purifient les ames, & d’autres les souillent. L’usage du vin est un crime. On crieroit à l’impiété de voir quelqu’un manger de quelque animal que ce puisse être. On a peur d’écraser le moindre insecte, par respect pour le systême de la transmigration des ames. Un honnête Malabare se laisseroit mourir de faim plutôt que de manger d’un mets qui n’eût pas été préparé ou par lui, ou par quelqu’un de sa caste.

La gloire des castes est ce dont on est le plus jaloux. Il seroit affreux qu’une personne de la caste des nobles en épousât une autre de la caste des parréas. La salive fait soulever le cœur à tous les Malabares. Un bonheur extrême pour eux, c’est de mourir, tenant une queue de vache à la main.

Leur opinion est que l’ame, au sortir du corps, entre dans celui de la vache, pour s’y purifier, ou pour y vivre en société avec la divinité qu’ils imaginent être dans cet animal. Comme ils croient qu’en mourant, l’ame ne fait que changer de corps, aussitôt qu’un d’eux est mort, ils le posent sur un lit de parade, & lui mettent un miroir devant les yeux, pour qu’il y contemple sa nouvelle figure. Quand on le descend dans le tombeau, on y met beaucoup de provisions de bouche, en cas qu’il soit tenté de manger encore. Malgré toutes leurs extravagances, les Malabares font l’honneur aux Européens de les mépriser beaucoup : c’est encore le père Norbert qui nous en assure.

Les capucins étoient établis à Pondichery avant les jésuites. La mission des capucins y florissoit : ils n’avoient jamais permis à leurs néophites les usages de leur pays. Les jésuites arrivèrent dans la même ville : eux qui étoient dans une habitude contraire, & qui permettoient aux néophites des autres missions des Indes une partie de ces coutumes, voulurent tenir la même conduite à Pondichery. Guerre aussitôt entre tous les missionnaires.

Les capucins accusent les jésuites de faire un mélange idolatrique des cérémonies de la religion & de celles des Indiens. Les jésuites se défendent : ils enlèvent aux capucins la paroisse Malabare de Pondichery. Il y eut alors deux églises dans la ville qui sembloient former deux religions différentes. On disoit publiquement, voilà les chrétiens des capucins, voilà les chrétiens des jésuites. Les néophites, trouvant mieux leur compte avec la façon de penser de ces derniers, désertèrent en grand nombre l’église des capucins, & se fixèrent à celle des jésuites : il y a plus encore.

Les jésuites construisirent deux temples, un pour les castes nobles, & l’autre pour les parréas. Dès-lors, plus de communication entre ces deux classes d’Indiens, ni pour la cérémonie du baptême & celle du mariage, ni pour le tribunal de la pénitence & la table de la communion. « On chassoit honteusement, de l’église des nobles, les personnes de la caste des parréas ou des ignobles. On refusoit d’entrer dans la maison de ceux-ci, pour leur administrer les derniers sacremens. On exigeoit qu’ils apportassent, sur le seuil de la porte, les moribonds qui demandoient ces secours spirituels. On se prêtoit aux mariages des enfans à l’âge de sept ans, aussi bien qu’à la publication des marques de la puberté d’une fille. En un mot, il n’étoit plus guère possible de faire quelque différence entre les mariages des chrétiens & ceux des gentils. Un crucifix, l’image de la sainte Vierge, qu’on plaçoit au milieu de l’endroit des cérémonies, faisoit presque toute la distinction. Les épouses chrétiennes portoient au cou, comme les payennes, la figure du dieu Poulléar ». A quels autres signes croiroit on qu’on reconnut les chrétiens des jésuites ? Le P. Norbert nous l’apprend.

On les reconnoissoit à la façon toute nouvelle de leur administrer les sacremens ; aux noms des fausses divinités qu’on leur avoit donnés à leur baptême ; à leurs corps demi nuds dans les rues, & à leur tête couverte en présence du saint sacrement ; à leur front tout barbouillé de cendres bénies d’excrémens de vache ; à quelques prières précipitées qu’ils faisoient dans les bains, si fort en usage chez les Indiens ; à leur éloignement pour manger avec certaines personnes certains mêts qui sont en aversion dans leur pays ; à leur orgueil, à leurs préjugés, à toutes sortes d’abominations. Les chrétiens des capucins étoient, au contraire, de bons chrétiens, des chrétiens remarquables par leur modestie & par leur décence.

Ce contraste n’étoit pas à l’avantage de la religion ; mais que pouvoient faire les capucins dans de pareilles circonstances ? Ils représentèrent au saint siège, en toute humilité, que les missionnaires jésuites étoient idolâtres, ou à peu près. L’accusation parvint bientôt à la connoissance des jésuites : ils cherchèrent à se venger. La désunion & le scandale se mirent parmi tous ces différens missionnaires, & le christianisme dans l’Inde en souffrit.

Le capucin Norbert, après avoir ainsi traité les jésuites, remonte à saint François Xavier, dont il fait un assez foible éloge ; mais il descend bientôt au P. Robert à Nobili, l’un des plus dignes missionnaires de l’Inde. Le capucin le blâme d’avoir supplanté des religieux cordeliers, établis déjà dans ce pays-là, qui n’avoient pas cru être obligés d’effrayer la nature par d’excessives rigueurs de pénitence. Il lui fait un crime de s’être habillé en Brame dans le royaume de Maduré, d’y avoir mené une vie plus austère que celle même des Brames. Un pareil reproche dans la bouche d’un capucin paroit étrange. Sans doute qu’il regarde comme un privilège de son ordre l’austérité & la singularité des habillemens.

Les idées que le P. Norbert présente à ses lecteurs ont-elles de la réalité ? Ne seroient-ce que des phantômes & des monstres qu’il se forge pour les combattre ? Est-il bien sûr, lui a-t-on répondu, que la religion Malabare prescrive tous ces usages ? N’en outre-t-il point lui-même la peinture ? Ces usages sont-ils véritablement des rits ? Un musulman pourroit donner le nom de rits à nos feux de la veille de S. Jean, au bœuf gras qu’on promène dans les rues à la fin du carnaval, à nos mascarades, aux cris du roi boit, &c. : ce sont des coutumes, & non pas des rits.

Mais il y a, dit le capucin, une église pour les chrétiens nobles & une autre pour les Parréas. Chez les Chartreux, lui réplique-t-on, n’y a-t-il pas également un chœur pour les pères & un autre chœur pour les simples frères. Il n’y a point à craindre que la distinction d’église n’enorgueillisse les nobles ; puisqu’ils sont tous chrétiens, ils doivent tous aussi se regarder comme frères.

Voilà pour la partie historique de l’ouvrage du P. Norbert ; voici pour les personnalités. Les jésuites, dit-il, sont rebèles aux décisions de Rome sur les rits Malabares : ces pères sont l’unique cause des suites de cette malheureuse affaire. « La résistance aux ordres du saint siège ne vient que d’eux ; la zizanie n’est semée que par eux. Ce sont eux que la passion anime, & qui soufflent l’esprit de discorde ».

Presque tout l’ouvrage de Norbert, selon ses adversaires, n’est qu’un tissu de faussetés. Le dépit & la vengeance ont conduit sa plume : elle verse le fiel le plus amer. Son stile est plein de feu, mais sans correction & sans décence. Le père Patouillet réfuta le libèle. La cause des jésuites étoit en bonnes mains. En même temps qu’il vengea son corps, il conserva, pour celui des capucins, cet esprit d’égards & de modération qu’un corps ne cesse jamais de mériter, pour avoir quelques membres peu dignes de lui,

Le jésuite attaqua seulement le père Norbert. Il opposa faits à faits, présenta des anecdotes scandaleuses. Il peignit le capucin d’après le portrait qu’en avoient crayonné les supérieurs de son ordre, d’après un d’eux qui, depuis trente ans, étoit sur les lieux ; le révérend père Thomas de Poitiers, Custode, ou supérieur général des missionnaires capucins à Madras. Son témoignage semble avoir d’autant plus de force, que le révérend père Custode ne se doutoit pas de l’usage qu’on feroit un jour de ses portraits.

Celui qu’il trace de la personne du père Norbert, dans une lettre à M. Dumas, alors gouverneur de Pondichery, représente ce missionnaire comme un faussaire. Avancer un pareil fait sans preuve, ç’eût été bien imprudent : voici celle qu’on nous donne,. & comment on raconte l’histoire. Le père Norbert, prononçant, dans la ville de Pondichery, l’oraison funèbre de l’évêque Visdelou, ex-jésuite, fit la satyre de tous les jésuites. Grandes plaintes de leur part. Pour les forcer à se taire, il s’imagina de faire signer son manuscrit par des personnes de considération. Plusieurs signèrent en effet : mais la signature la plus importante pour le capucin étoit celle de M. de Lollières, évêque de Juliopolis, & le père Norbert ne pouvoit l’avoir. Le capucin la contrefit. Par ce moyen, l’oraison funèbre fut imprimée & répandue partout. L’évêque, indigné de voir son nom servir de passeport à ce libèle contre les jésuites, manda le père Norbert. Celui-ci fut obligé de lui donner un acte par lequel il reconnoissoit qu’il étoit faux que l’évêque de Juliopolis eut apposé son seing sur la pièce originale de l’oraison funèbre.

Ce même révérend père Custode, dans une autre lettre à M. Dumas, datée du 5 novembre 1739, lui dit, sur l’article du capucin, faussaire : « Je suis aussi lassé que vous, monsieur, des impertinences de notre P. Norbert ; & j’en suis d’autant plus las ; que je sçais que cela vous fait de la peine & nous fait confusion…… J’avois déjà oui parler de la signature de M. de Lollières qu’il a insérée au bas de son oraison funèbre. Il en a bien fait & bien dit d’autres qui ne valent pas mieux ». On ajoute que Norbert étoit le scandale de tous les couvens & de toutes les villes qu’il habitoit ; qu’il s’attiroit des affaires, tantôt avec ses égaux, tantôt avec ses supérieurs ; qu’il se plaisoit à calomnier les uns & les autres, à les diviser tous ; que les propos qu’il tenoit contre les jésuites, il les mettoit sur le compte des capucins, prétendant encore être fort réservé là-dessus, & ne pas dire toutes les vérités dures que son ordre l’avoit chargé de publier. S’il falloit tout croire sur l’autorité que nous avons citée, quelle opinion auroit le public du père Norbert ? Il n’y auroit guère eu d’exemple de moine plus répréhensible. On ne trouve pas un seul endroit à sa louange dans tous les mémoires & dans toutes les lettres en original que l’ordre séraphique voulut bien livrer aux jésuites. « Il nous faut défaire de ce brouillon, mandoit encore un de ses supérieurs au gouverneur de Pondichery. Que pouvons-nous espérer d’un homme qui s’est mis dans l’esprit, & qui dit tout net qu’il ne reconnoît aucun supérieur ni ecclésiastique ni séculier ?…. Puisqu’il ne veut pas reconnoître de supérieur ecclésiastique, il faut que vous ayez la bonté de lui faire sentir qu’il en a un séculier Le père Norbert est un brouillon, un mauvais génie, un orgueilleux qui a perdu la tête. S’il restoit aux Indes, il nous brouilleroit tous ».

L’évêque de saint Thomé se trouva brouillé avec le conseil souverain de Pondichery. C’étoit le fruit des intrigues de Norbert. L’évêque en porta ses plaintes au cardinal de Fleury, pria son éminence, dit le P. Patouillet, « de faire sortir de son diocèse un missionnaire si peu digne de ce nom, & en obtint une lettre de cachet, pour délivrer les Indes de cet indocile, qui en étoit le scandale depuis si long-temps ».

Norbert, exilé des Indes, n’en devint que plus furieux contre les jésuites : il sentit que le coup avoit été porté par eux. L’espoir de la vengeance le fit écrire contre ces pères aussitôt qu’il fut de retour en Europe. Il eut l’adresse de faire présenter ses Mémoires historiques à un des plus grands papes qui aient gouverné l’église Romaine. Une chose bien remarquable, c’est qu’il gagna le souverain pontife ; & une autre plus surprenante encore, c’est que la protection de Benoît XIV ne fut pas assez puissante pour le soustraire à la persécution de ses ennemis. Selon le père Norbert, son ouvrage n’est dicté que par le zèle & la candeur. Selon le père Patouillet, « c’est le libèle diffamatoire le plus odieux pour le fond & le plus méprisable pour la forme. La passion y tient lieu d’art, d’esprit, de méthode & de vérité ».

L’apologiste des jésuites les justifie principalement sur l’accusation si souvent répétée d’affecter de la soumission au saint siège, & de lui être au fond très-rebelles. C’est l’endroit le plus travaillé de la lettre du P. Patouillet. Il avance plusieurs propositions, par lesquelles il prétend détruire ce qu’il appelle une calomnie.. Les jésuites n’ont pas indistinctement approuvé tous les rits Malabares :. ceux qu’ils ont approuvés le sont aussi par bien des missionnaires de différens ordres :. Ils n’ont eu cet esprit de tolérance que dans le grand desir qu’ils avoient de faire à Dieu la conquête de tous les peuples :. Ils ont toujours protesté que, du moment que Rome auroit déclaré, par un jugement définitif, ces mêmes rits superstitieux, ils les condamneroient aussi ; mais ils sçavoient que les décisions de Rome, sur ce point de doctrine, n’avoient encore été que provisionnelles & conditionnelles, attendu que plusieurs papes, & nommément Bénoît XIII & Clément XII, avoient modifié leurs décrets.. Toutes les fois que, dans le cours de la contestation, il y a eu des jugemens, soit du légat, soit des souverains pontises, les jésuites s’y sont toujours conformés : dociles, ils sollicitoient à Rome la révision de leur cause & le gain de leur procès.. Enfin, aujourd’hui qu’ils l’ont perdu, que le saint siège a prononcé définitivement, ils font gloire de se soumettre & de remplir les sermens solemnels qu’ils en ont fait.

Par ce jugement définitif, l’apologiste des jésuites veut parler de la bulle(*) de Bénoît XIV, du premier septembre 1744. Cette bulle fixe, aux missionnaires des Indes orientales, un temps pour l’observation de certains articles, après lequel il leur est ordonné de revenir en Europe, s’ils ne les observent pas, quand même, dit le pape, il n’y auroit pas de leur faute (*).

Le même apologiste des jésuites croit être en droit de se prévaloir de cette soumission qu’il accorde à ses confrères, assez gratuitement peut-être, & d’apostropher ainsi les novateurs. « Vous nous accusez d’être les auteurs des bulles, de dicter les brefs & les constitutions du saint siège. Vous prétendiez par là infirmer leur autorité. Voici une suite de décrets dont vous ne direz pas que nous sommes les auteurs. Rougissez donc de vos impostures passées : apprenez que nous ne sommes que les enfans de l’église & non ses maîtres ; que nous la servons & lui obéissons, loin de la gouverner : apprenez du moins à plier sous son autorité ». Il reproche au père Norbert de ressembler bien plus aux jansénistes, par son goût pour le mensonge et par sa haine pour les jésuites, que les jésuites eux-mêmes ne leur ressemblent par leur indocilité, & l’assure qu’il peut figurer avec le secrétaire du parti, le gazetier des Indes n’étant que le pendant du gazetier de la secte jansénienne.

L’auteur des nouvelles ecclésiastiques fut sensible à ce dernier trait : il se montra le plus ardent dans une affairenaturellement il ne devoit pas être mêlé. Les mauvaises plaisanteries ne furent pas épargnées : quelques-unes tombèrent sur l’abbé Desfontaines qui les releva dans ses feuilles. Une guerre très-vive alloit s’allumer entr’eux ; mais Desfontaines, trouvant trop dangereux d’entrer dans ces sortes de contestations, se renferma promptement dans le polémique littéraire, & ne voulut pas doubler le supplémenteur.

Les jésuites, condamnés à Rome, furent encore terribles à l’auteur de leur condamnation. Ils le poursuivirent partout, & le réduisirent à se réfugier à Londres. Il a longtemps habité cette capitale, où il étoit à la tête d’une manufacture de tapis, dans le goût de celle de Chaillot, sous la protection du duc de Cumberland. Il y a même fait exécuter le portrait du roi & ceux de quelques personnes de la famille royale ; mais ils ont été mal rendus. En quittant son habit de religieux, il ne changea pas de religion. On l’a comparé au fameux P. Courrayer(*), expatrié comme lui. Le père Norbert a depuis quitté l’Angleterre. Après avoir séjourné quelque temps en Lorraine, sa patrie, il est passé en Portugal, où il travaille, sous la protection du gouvernement, à la continuation de ses mémoires contre les jésuites. Il profite sans doute actuellement du discrédit où ils sont tombés dans ce royaume, pour se venger des persécutions qu’ils lui avoient suscitées sous le règne précédent. On peut mettre le P. Norbert au nombre des écrivains séraphiques(*) qui ont trouvé le secret de se faire lire du public avec quelque sorte d’intérêt.

L’Abbé de Prades, et la Sorbonne.

N é dans le diocèse de Montauban, il y commença ses études, & vint les finir à Paris. Des idées de fortune lui firent prendre, comme à tant d’autres, le petit-collet. Il entra d’abord au séminaire de saint Sulpice, ensuite à ceux de saint Nicolas du chardonnet & des bons enfans.

Tous ceux qui l’ont connu dans ces différentes maisons, sçavent qu’on ne l’y regardoit ni comme un génie supérieur, ni comme un esprit très-borné. Il faut être également en garde contre l’admiration extrême de ses partisans & contre les discours injurieux de ses ennemis. Les uns veulent qu’il ait été l’aigle de la théologie ; & les autres, qu’il fût hors d’état de faire un bon raisonnement, de prononcer deux mots Latins, sans rappeller la barbarie de certains siècles. La médiocrité paroît être le partage de l’abbé de Prades : il n’étoit point fait pour jouer un rôle. Les seules circonstances l’ont tiré de la foule. On n’eût jamais parlé de lui sans son titre d’encyclopédiste & sans la protection déclarée d’un grand prince.

Il passa par tous les exercices d’usage dans l’école : il soutint sa Sorbonnique le 23 novembre 1745, & sa mineure le 27 juillet 1750. Dans aucune de ces épreuves, il ne donna des marques d’un esprit inquiet, entreprenant : mais il n’en fut pas de même depuis. On veut que, dans l’intervalle de temps de sa mineure à sa majeure, il ait tenu des propos dont on n’a bien vu le sens que par la suite. On prétend avoir entendu dire alors à cet abbé qu’il se distingueroit très-surement à sa licence ; que tous les autres bacheliers lui céderoient ; qu’aucun d’eux ne soutiendroit une thèse comparable à la sienne pour la singularité de la matière, pour la grandeur des positions & la magnificence du stile.

Arrive enfin ce tems si desiré : l’abbé de Prades soutient sa thèse le 18 novembre 1751, signée & approuvée selon la forme ordinaire. On écoute le soutenant, on l’applaudit. Bientôt on l’attaque, on le chicanne à différentes reprises sur ses opinions ; & toujours il se défend avec force. Le triomphe de l’abbé paroissoit certain, quand un docteur de mauvaise humeur l’entreprend sur l’article des miracles, en s’écriant d’une voix terrible : Ce n’est point ma cause, mais celle de Jésus-Christ que je défends (*).

L’air, le ton, le geste, les raisonnemens du docteur, firent tomber le bandeau des yeux de tous les licenciés qui assistoient à la thèse. Plusieurs bacheliers l’avoient attaquée sur les impiétés qu’elle contenoit : mais personne n’avoit encore soupçonné qu’elles y fussent réellement. Le docteur cria si fort, qu’il découvrit la mauvaise foi du soutenant. On lut & l’on relut alors la thèse. Les uns n’y virent que des horreurs, & les autres n’en virent point. La dissension se mit dans l’assemblée. Le bruit s’en répand dans tout Paris. La Sorbonne, qui se voit compromise, s’assemble & délibère. Le parlement, allarmé de cette contestation, veut en connoître & mande le syndic de la Sorbonne.

Cet homme, qui avoit à se reprocher, si ce n’est une connivence coupable, une négligence au moins criminelle, comparut, le 22 décembre 1751, au parlement, pour y rendre compte de sa conduite. Ce fut à l’issue de l’audience, & en plein parquet, qu’il tâcha de se disculper en ces termes :

 

MESSEIGNEURS,

 

« J’ai cru qu’il étoit de mon devoir d’informer du bruit & du scandale que cause depuis quelque temps une thèse soutenue dans la faculté de théologie, par un des bacheliers de licence, nommé de Prades, le 18 novembre de la présente année. Cette thèse, qui est plutôt un livre qu’une thèse, tant elle est longue, étant composée avec beaucoup d’art, d’un stile élevé, & en beau Latin, m’avoit paru, à la première lecture, rempli de beaux sentimens en faveur de la religion, & mériter par-là mon approbation : mais je me suis apperçu, après un examen beaucoup plus réfléchi, que l’auteur employoit des expressions trop hardies & peu mesurées, & plusieurs propositions répréhensibles qui choquent notre sainte religion ; c’est pourquoi je condamne cette thèse : tel est mon sentiment & celui de la faculté, laquelle, après avoir nommé des députés pour examiner ladite thèse, & après le rapport qui en a été fait, l’a condamnée dans l’assemblée du 15 du présent mois, indiquée extraordinairement pour cette seule affaire ; & le bachelier a été exclu de tous les exercices de licence. Telle est ma déclaration. Dugard, syndic de la faculté de théologie de Paris ».

 

Là-dessus, il fut arrêté que les gens du roi informeroient la cour de la suite de cette affaire. L’activité du parlement contribua beaucoup à celle de la Sorbonne : ses divisions cessèrent. L’intérêt particulier céda pour lors à l’intérêt du corps. Elle condamna la thèse & son auteur dès le 27 janvier 1752.

Dix propositions, extraites fidèlement de cette singulière thèse, furent l’objet de la censure. Ces propositions regardoient l’essence de l’ame, les notions du bien & du mal moral, l’origine de la société & de la loi naturelle, la religion surnaturelle, les marques de la véritable révélation, la certitude des faits historiques, la chronologie, l’économie mosaïque, la nature des miracles, le parallèle des guérisons d’Esculape & des guérisons de Jésus-Christ, séparées des prophéties, & enfin la déférence due aux pères de l’église. Elles furent toutes dix jugées plus ou moins répréhensibles, & condamnées comme telles, in globo ; condamnation qui parut fort étrange à l’abbé de Prades, & qui ne fut pas la seule peine exercée contre lui.

La Sorbone le raya du catalogue des bacheliers, ensuite elle procéda contre les trois docteurs qui avoient signé la thèse ; le syndic, le maître d’étude & le président. Quoiqu’ils se fussent déjà rétractés tous trois, & qu’ils eussent condamné la thèse avec la faculté, leur signature ne parut pas excusable. Qu’on la leur eût surprise, ou qu’ils l’eussent donnée avec connoissance de cause, ce que personne ne croyoit, le scandale, dans le public, étoit le même. On fut contraint de délibérer du genre de punition convenable à leur faute. Le syndic prévint le jugement de la Sorbonne : il se démit lui même du syndicat. Pour les deux autres, Delangle & Hook, l’un maître d’étude, & l’autre président de la thèse, ils attendirent le résultat des délibérations, & furent blâmés en pleine assemblée, le 5 avril, au grand regret de leurs confrères. Le professeur Hook perdit sa chaire depuis, mais par l’autorité seule du cardinal de Tencin.

Autant la Sorbonne avoit été lente à condamner l’abbé de Prades, autant fut-elle prompte à répandre la censure de la thèse. L’ex-syndic en envoya lui-même un exemplaire au roi de Pologne. Ce vertueux prince l’honora de cette réponse :

 

« Monsieur,

 

« Je connoissois trop bien la faculté de théologie de Paris & le zèle qu’elle a toujours eu à maintenir la pureté de la foi & de la morale, pour ne pas m’attendre à la censure dont vous me faites part, & qu’elle vient de prononcer contre la thèse d’un de ses bacheliers. Je ne sçaurois vous marquer assez la joie que j’ai eue, en voyant de mes propres yeux ce que j’avois prévu qu’elle ne manqueroit pas de faire. Votre attention à m’envoyer cet imprimé, ne peut qu’augmenter l’estime que j’ai pour elle. Vous avez, en cette estime, toute la part que vous méritez ; & c’est aussi avec bien de la sincérité que je suis, Monsieur, votre bien affectionné, Stanislas, roi.

 

Luneville,février 1752.

 

La faculté de Caen écrivit en corps à celle de Paris, pour la féliciter sur son zèle pour la religion. Jamais éloge ne fut chargé de termes plus singuliers & plus emphatiques. La Sorbonne reçut encore des complimens de plusieurs autres endroits. Tous ces applaudissemens, donnés à sa censure, faisoient par contre-coup le désespoir de l’abbé de Prades.

Rejetté du sein de la Sorbonne, il est successivement anathématisé par différens prélats. L’archevêque de Paris lui retire les pouvoirs, charge son promoteur de le poursuivre, & fait retentir la capitale du nom du bachelier & des impiétés contenues dans sa thèse. L’évêque de Montauban, dont il est diocésain, révoque l’exeat qu’il lui a donné, pleure sur cet enfant de perdition, & lui ordonne le séminaire. M. d’Auxerre réfute, dans une instruction pastorale, fort longue à tous égards, tout ce qu’a dit & a voulu dire le bachelier. Le parlement revient bientôt à la charge, & donne contre lui un décret de prise de corps. L’abbé de Prades se voit condamné de toutes parts ; mais il ne s’en croit pas plus coupable.

Il atteste, de son innocence, le ciel ses amis, ses maîtres, quiconque voudra l’entendre. Il écrit lettres sur lettres, tantôt au rapporteur, de ce qui s’étoit passé dans les assemblées des députés de Sorbonne, M. Tamponet, tantôt à l’évêque de Mirepoix, tantôt à M. l’archevêque de Paris. « On m’attaque sur ma foi, mandoit-il fiérement à ce dernier ; je me défends par ma docilité, & je les défie de m’attaquer sur mes mœurs ».

Mais ces lettres, les unes simples, instructives, concernant son affaire ; les autres vives & touchantes, écrites sans bassesse, ne le justifièrent point. On ne parloit de lui que comme d’un monstre dont il falloit purger la terre(*).

« Qu’on le chasse, & qu’on le livre pour être immolé par le bras séculier, s’écria, dans une assemblée de la faculté, un de ses docteurs charitables.

La fermentation, dans les esprits, fut au point qu’il parut une estampe. Le lointain représentoit Jérusalem : l’horison étoit borné par le mont Golgota, d’où s’élevoit une colonne, sur laquelle étoit la vérité ; au pied, l’archevêque de Paris s’adressant à elle ; sur le devant, la religion appuyée sur l’arche d’alliance, & regardant avec confiance le roi qui foule aux pieds un dragon, symbole de l’impiété. Le type avoit pour couronne cette légende : Louis, conservateur et vengeur de la foi (**).

Au milieu de cette violente tempête, élevée de toutes parts contre le bachelier, il songea promptement à une retraite. De peur qu’on ne lui ôtât cette ressource, il fallut qu’il se déguisât. Travesti d’une manière assez bisarre, il gagna précipitamment une province à l’occident de la France, passa de-là en Hollande, & se rendit enfin en Prusse, où le monarque philosophe l’accueillit avec bonté. Le bruit qu’il avoit fait en France, fut un titre de recommandation encore plus que les lettres dont il avoit eu soin de se munir. Les François, le plus en crédit à la cour de Berlin, l’y servirent. Il parvint à gagner la confiance du prince, à se-faire combler de ses graces, sans néanmoins être admis à manger à sa table(*).

On fut bientôt instruit, en France, de la fortune du bachelier téméraire & proscrit. Les encyclopédistes furent au comble de la joie. Un de leurs chefs dit alors : « Je vais écrire, au nom des philosophes François, aux philosophes Prussiens, pour les remercier de l’accueil qu’ils ont fait au nouveau prosélyte ».

L’abbé de Prades, qu’on avoit refusé d’entendre en France, ne fut pas plutôt à Berlin, qu’il y donna son apologie : mais personne ne voulut le croire capable de l’avoir faite. On la mettoit, ainsi que sa thèse, sur le compte de tels & tels écrivains, dont on reconnoissoit, disoit-on, la façon de penser & d’écrire. On ne songeoit pas que quelqu’un, affecté vivement, se surpasse toujours, & trouve des choses qui ne se fussent jamais présentées à lui dans une situation tranquille.

Cette apologie est divisée en trois parties. La première est l’histoire de la thèse, de tout ce trouble qu’elle excita dans le royaume. La seconde est la défense de la thèse, que l’apologiste veut faire envisager, non comme un systême affreux d’impiété, mais comme la doctrine de M. de Bethléhem, de M. Le Rouge, de Melchior Canus, de Bossuet, & même de la Sorbonne, à la chronologie près ; comme un plan de religion, magnifique, suivi, lié dans toutes ses parties ; « tel qu’il faudroit peut-être le remplir, pour confondre l’impiété, devenue de jour en jour plus fière des traits impuissans qu’un zèle ignorant lance cont’elle ». La troisième est la réfutation de quelques mandemens contre la thèse.

La dernière partie est celle des trois où il y a le plus de chaleur. L’apologiste s’y plaint qu’on défende d’appeler du tribunal de la foi au tribunal de la raison, comme s’il étoit de toute nécessité que les hommes entrassent dans le sein du christianisme, de la même manière qu’un troupeau de bêtes entre dans une étable ; qu’on ait confondu, par ignorance ou par affectation, le théisme avec le déisme ; deux choses qui se ressemblent si peu, que les théistes admettent avec un premier être l’immortalité de l’ame, les châtimens ou les récompenses, & que les déistes croient simplement à un Dieu, & rejettent tout le reste ; qu’un pasteur, dans son enthousiasme pour le livre du père Pichon, dont il avoit recommandé la lecture à ses séminaristes, n’ait pas eu la charité de laisser ignorer une thèse inconnue dans son diocèse, & qu’il l’y ait annoncée comme un ouvrage dicté par l’enfer ; qu’enfin un des plus obstinés évêques appellans se joigne aux défenseurs de la bulle, pour faire accroire qu’il l’est de la foi. Il n’est guère de plaisanterie qu’il ne se permette contre M. d’Auxerre. « Je ferois, lui dit-il, cent fois plus impie que vous ne le croyez, qu’on n’en croira pas les appellans plus catholiques….. En vérité, monseigneur, on dira que vous voyez, dans saint Augustin, tout, excepté la soumission aux décrets de l’église ».

Le morceau contre les jansénistes, qui termine l’apologie & qui fait contraste avec la peroraison de l’instruction pastorale, est un terrible coup de feu. « Si l’impie, dit l’auteur, foule aux pieds la thiare, les mitres & les crosses, c’est vous qui l’avez enhardi. Quelle pouvoit être la fin de tant de libèles, de satyres, de nouvelles scandaleuses, d’estampes outrageantes, de vaudevilles impies, de pièces où les mystères de la grace & la matière des sacremens sont travestis en un langage burlesque, sinon de couvrir d’opprobre le Dieu, le prêtre & l’autel ? Malheureux, vous avez réussi au-delà de vos espérances. Si le pape, les évêques, les prêtres, les religieux, les simples fidèles, toute l’église ; si les mystères, ses sacremens, ses temples, ses cérémonies, toute la religion est descendue dans le mépris, c’est votre ouvrage ».

Après cette sortie contre les jansénistes, on imagineroit que la société leur ennemie est épargnée ; mais point du tout. Elle partage avec eux la bile de l’auteur. « Et ces jésuites, qui n’ont été si ardens à montrer leur zèle, que parce qu’ils n’ont vraiment point de zèle, & qui n’ont crié les premiers, & si haut, que parce que, n’étant point offensés, ils devoient d’autant plus se hâter de le paroître, quitteront-ils pour moi ce masque de fer qu’ils portent depuis si long-temps, qu’il s’est, pour ainsi dire, identifié avec leur visage ».

Toute cette apologie, par le ton d’emportement & d’indécence qui y règne, semble moins la justification de l’abbé de Prades, que celle de ses ennemis.

On l’avoit accusé de n’avoir pas fait lui-même sa thèse, de n’être que l’écho de quelques esprits-forts qui s’étoient servis de lui, dans le dessein d’établir un systême contre la religion. Il se recrie là dessus, & soutient que sa thèse est de lui, qu’elle n’appartient ni à ce prêtre métaphysicien, avec lequel il logeoit, ni aux encyclopédistes, quoiqu’il travaillât conjointement avec eux & qu’il ait même inséré, dans leur dictionnaire, une dissertation sur la certitude des faits historiques. Il est affreux, dit-il, de rendre une société de gens de lettres responsable d’une thèse dont elle n’a sçu l’existence que quinze jours après quelle a été soutenue. Puisque tout le mauvais de sa thèse retombe sur lui, il veut qu’on lui fasse honneur du bon qu’elle contient. Renfermât-elle de plus grandes impiétés, rendues avec génie, il les reclame toutes.

De tels sentimens n’annonçoient pas un prompt repentir, cependant, en moins d’une année, l’abbé de Prades se trouva tout changé. Evêques, cardinaux, princes, pape, s’intéressèrent à lui, concoururent à le réconcilier avec l’église. L’évêque de Breslau fut le principal moteur dont se servit la providence, pour ménager cette réconciliation. Le prélat zélé rendit à sa sainteté quelques conversations tout-à-fait édifiantes qu’il avoit eues avec l’abbé de Prades, les beaux sentimens dont toutes ses lettres étoient remplies, sa soumission aveugle au saint siège, dont il avoit ignoré la censure avant qu’il fît paroître son apologie ; son courage à défendre la religion catholique, en présence des rois ses ennemis ; le bonheur qu’il avoit eu de la servir en différentes occasions, & les grands biens qu’il pourroit lui faire encore, s’il parvenoit à rentrer en grace avec Rome.

Bénoît XIV, qui ne connoissoit l’abbé de Prades que par sa condamnation, & pour avoir reçu de lui une lettre à laquelle il n’avoit pas jugé à propos de répondre, fut charmé de tout ce que mandoit l’évêque de Breslau : mais le pape, en montrant des entrailles de père, craignit de manquer à la Sorbonne. Il ne voulut agir que de concert avec elle : il écrivit, le 12 décembre 1753, au cardinal de Tencin, pour traiter de cette affaire. Sa sainteté, dans sa lettre à ce cardinal, proviseur de Sorbonne, exposoit simplement son avis : elle disoit qu’il falloit avoir égard aux circonstances, qu’en cas que l’abbé de Prades souscrivît à une formule dont elle envoyoit copie à la faculté, & qu’on fût instruit de sa soumission dans un acte public, signé de lui, il seroit alors possible de l’absoudre des censures & de l’irrégularité, & en même temps de le rendre habile à posséder les bénéfices qu’il se flatte d’obtenir dans les états du roi de Prusse.

Le cardinal communiqua promptement à la Sorbonne la lettre du pape : elle approuva fort le tempérament proposé par sa sainteté, pour relever l’abbé de Prades de ses censures, en ménageant l’honneur de ceux qui les avoient portées. La faculté ne desira qu’une chose ; c’est que l’abbé envoyât trois exemplaires de sa Rétractation, l’un au syndic, l’autre à l’archevêque de Paris, le troisième à l’évêque de Montauban, & qu’en même temps il écrivit, à chacun en particulier, une lettreseroient toutes les marques du plus profond respect & de la douleur véritable d’avoir soutenu cette thèse, le tout pour réparer le scandale qu’elle avoit causé ; & prévenir le mauvais exemple. On dressa la réponse qu’il convenoit de faire au pape : on y mit des choses fort obligeantes pour sa sainteté, en remerciment de celles qu’il avoit écrites lui-même. La faculté se disoit trop honorée de se voir consultée par un souverain pontife qui avoit droit d’ordonner. Cette réponse fut envoyée le 22 janvier 1754.

Aussitôt que le pape l’eut reçue, il fit sçavoir à l’abbé de Prades à quel prix on mettoit sa réconciliation. Cet abbé repentant ne fit aucune difficulté. Il donna sa rétractation sur le modèle de celle qui lui fut envoyée de Rome. Il s’y avoue coupable envers Dieu, envers l’église Romaine, envers la faculté, envers le public, dont il a été le scandale ; envers lui-même, puisqu’il s’égaroit, & qu’il n’a pas assez d’une vie pour pleurer sa conduite passée, & remercier Jésus-Christ de la grace que lui accorde son vicaire en terre. La rétractation étoit du 6 avril, 1754, signée : Moi, Jean Martin de Prades, prêtre de Montauban : il en envoya trois exemplaires, chacun à l’adresse des personnes qu’on lui avoit marquées. Il écrivit à l’évêque de Montauban & à l’archevêque de Paris. La dernière de ces lettres étoit conçue en ces termes :

 

« Monseigneur,

 

« Je vous envoie la rétractation que je vous avois annoncée dans une lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire : elle est conforme au modèle que le pape m’a fait remettre par le prince, évêque de Bressau, & absolument dans la même forme que celle que j’envoie à sa sainteté. Je vous prie, monseigneur, d’être persuadé de la sincérité des sentimens qui y sont exprimés, & du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, &c. »

 

L’archevêque donna un mandement pour relever l’abbé de Prades. L’évêque de Montauban en usa de même, avec cette différence qu’il célébra, d’une manière emphatique, l’heureuse résipiscence de celui à qui le pape donnoit le nom de trop fameux. Ce n’est pas la pénitence d’un simple particulier que celle de l’abbé de Prades. « C’est Achan qui rend gloire au Dieu d’Israël ; c’est David qui confesse son crime ; c’est Manassès qui renonce aux autels prophanes ; c’est Saül qui n’est plus le persécuteur de l’église ».

L’abbé, redevenu enfant chéri de cette église, voulut encore être rétabli dans tous ses droits de bachelier. En remerciant le pape de la première grace qu’il lui avoit accordée, il le conjura de solliciter la seconde. Sa sainteté en écrivit au cardinal de Tencin : car c’étoit toujours lui qui recevoit des deux côtés les lettres & les réponses, & qui les faisoit tenir. Le pape accompagna sa lettre d’un bref à la faculté, très-flatteur pour elle. Ce corps, sensible à cette attention, à la correspondance que le saint siège entretenoit avec lui, eût voulu le satisfaire promptement : mais les arrêts, donnés par le parlement contre l’abbé de Prades, firent une difficulté. On écrivit en cour : elle étoit alors à Compiegne. Le roi fit sçavoir ses volontés au syndic par M. d’Argenson, le 27 juillet 1754. Voici la lettre du ministre : « Le roi ayant été informé, monsieur, que le pape a écrit à la faculté de théologie de Paris, pour l’engager à rétablir le sieur de Prades dans ses dégrés, attendu la rétractation qu’il a faite de sa thèse, sa majesté m’a ordonné de vous écrire qu’elle trouvoit bon que, nonobstant les ordres qu’elle avoit fait donner audit sieur de Prades de se retirer de la ville de Paris, la faculté déférât au desir & à la recommandation du pape, en rétablissant incessamment ledit sieur de Prades dans ses dégrés, fauf à lui à se pourvoir où & par devant qui il appartiendra, pour faire lever les obstacles qui pourroient l’empêcher de jouir des prérogatives attachées à son retablissement ».

La faculté, n’ayant plus rien à craindre du côté de la cour, répondit aussitôt au pape que l’abbé de Prades étoit rétabli dans ses dégrés : elle ajoutoit qu’il étoit bien glorieux pour cet abbé d’avoir un tel médiateur, d’être protégé par un pontife dont le règne sera l’époque la plus remarquable de l’histoire du dix-huitième siècle.

Bénoît XIV, satisfait de cette réponse, le témoigna dans cette lettre au cardinal de Tencin. « A votre lettre du 27 août, étoit jointe celle que la faculté de théologie de Paris nous a écrite. Nous en avons été très-contens, & nous vous prions avec instance, lorsque l’occasion s’en présentera, de témoigner à ladite faculté notre sincère & vive reconnoissance de ce qu’elle fait pour l’abbé de Prades à notre recommandation. Le pécheur qui se répent véritablement, doit être reçu à bras ouverts ».

Telle est la fin de l’histoire de l’abbé de Prades. Sa thèse présageoit des suites funestes. Les plus grands troubles de l’église ont eu de plus foibles commencemens. Arius, Luther & Calvin ont débuté avec moins de hardiesse : mais la témérité seule ne fit jamais un chef de parti. L’enthousiasme, moins d’érudition que d’esprit, un mêlange de souplesse & d’opiniâtreté, un air de réforme, la persécution, les intrigues ; voilà ce qui décide un hérésiarque. Un genre d’ambition cachée le caractérise sur-tout ; & l’abbé de Prades n’a eu que la vanité passagère de se faire un nom.

Table des querelles de différens corps.
suite de la premiere partie.

Table des querelles de différens particuliers, avec des Corps.
SECONDE PARTIE.