(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre III : La littérature du xviiie et du xixe  siècle »

Chapitre III : La littérature du xviiie et du xixe  siècle

Les théories précédentes semblent nous annoncer dans M. Nisard un juge sévère et prévenu du xviiie  siècle. Défenseur de la tradition et de la discipline, comment goûtera-t-il ce siècle d’indépendance et de liberté ? Il est évident que M. Nisard a vu le péril, et qu’en abordant le xviiie  siècle il s’est imposé d’être équitable. On voit dans son livre une sorte de combat. Par le principe des vérités générales, il est accessible et sympathique à tout ce que le xviiie  siècle a pu dire de vrai ; mais en même temps, par le principe de la discipline, il se défie même de ses plus grands écrivains, et il est toujours plus près de la restriction de l’éloge ; cependant, à peine a-t-il hasardé une critique, que sa raison et sa conscience lui font craindre d’être trop sévère, et le voilà qui loue de nouveau pour blâmer encore aussitôt après. Enfin, après une lutte assez prolongée, la passion contenue éclate à la fin : il est un écrivain qui paye pour tous les autres : c’est Jean-Jacques Rousseau.

Distinguons d’abord deux choses dans le xviiie  siècle : la littérature proprement dite, et la philosophie, c’est-à-dire par là j’entends la prose sérieuse (histoire, science, politique). Pour ce qui est de la littérature, on ne peut que louer sans réserve tout le dernier volume de M. Nisard. Son goût littéraire n’a pas eu de peine à s’affranchir des banales admirations qui se retranchaient sous la protection d’une fausse tradition. Ce sera l’un des mérites de cet ouvrage d’avoir rejeté cette tradition et d’avoir fait avec précision le partage du vrai et du faux classique.

Il y a eu en effet en France un faux classique, non sans honneur et sans gloire, mais qui a nui au classique véritable en imitant et en discréditant les formes extérieures de celui-ci. Ce faux classique commence avec Jean-Baptiste Rousseau, et même, il faut le dire, avec les tragédies et la Henriade de Voltaire ; il produit au xviiie  siècle les tristes tragédies de la Harpe et de Marmontel, trouve plus tard un éclat, non tout à fait immérité, dans les poésies de l’ingénieux Delille, se lance dans les témérités avec Ducis, atteint l’apogée du médiocre et de l’ennuyeux avec la littérature impériale, jette ses dernières flammes et rend le dernier soupir avec l’aimable, le spirituel, l’élégant Casimir Delavigne. M. Nisard juge toute cette littérature de la manière la plus saine et la plus éclairée. C’est au nom du classique bien entendu qu’il critique, en y mêlant les éloges mérités, et les odes de Jean-Baptiste Rousseau, et les tragédies de Voltaire, et les comédies du xviiie  siècle : même dans un autre genre, il va jusqu’à baisser d’un degré le rang de Massillon. Enfin il est facile de voir que la critique classique s’est réconciliée avec la critique romantique dans ce que celle-ci avait de judicieux et de conforme au bon goût, lorsqu’on lit ce jugement si délicat et si juste de M. Nisard sur André Chénier : « Avec André Chénier, l’imagination, la sensibilité, le naturel rentrent dans les vers André Chénier est le dernier-né des poëtes du xviie  siècle. Il est de ce beau temps des lettres françaises par la mesure, les images modérées et justes, par l’éclat doux et égal, par les beautés antiques pensées et senties de nouveau, par le style, où il a la noblesse du grand siècle sans en avoir l’étiquette. S’il eût vécu en ce temps-là, Boileau l’eût rendu peut-êtreplus difficile sur la correction ; mais en retour il eût appris à Boileau un idéal de l’élégie et de l’idylle bien autrement aimable que celui de l’Art poétique. »

Cependant, quelque agrément et quelque intérêt que puisse avoir la littérature proprement dite au xviiie  siècle, il est clair que ce grand siècle n’est pas là, il est tout entier dans la philosophie et dans ces quatre hommes illustres : Voltaire, Buffon, Montesquieu et Rousseau. De ces quatre grands écrivains, il en est deux que M. Nisard me paraît avoir jugés avec une parfaite justesse : c’est Voltaire et Buffon ; on lira avec plaisir et instruction les chapitres qu’il leur a consacrés, mais il est difficile de ne pas faire d’assez nombreuses réserves quant aux deux autres.

Le jugement de M. Nisard sur Montesquieu est plein de vues fines et neuves, il fait penser. L’auteur s’y montre sensible aux grandes beautés de ce noble génie, et on ne peut l’accuser de ne l’avoir pas goûté. Néanmoins, on est étonné des dispositions restrictives qu’il apporte presque à chaque ligne à son admiration. Pour les écrivains du xviie  siècle, il fait d’ordinaire un partage égal. Il commence par nous pénétrer de leurs beautés, et ne mêle rien d’abord à ses louanges : ce n’est qu’ensuite qu’il nous instruit en relevant leurs défauts ; mais ici l’approbation est sans cesse accompagnée d’un avertissement indirect, d’une demi-réserve, d’une discrète ironie, qui ne nous laissent pas jouir un seul instant en paix de notre admiration. Quelles que soient les réserves que l’on puisse faire au sujet de Montesquieu, il me semble que le premier hommage à lui rendre est tout d’abord de signaler son génie comme un des plus beaux qui honorent l’espèce humaine. Je ne voudrais pas le voir seulement comparé et balancé avec Bossuet ; je voudrais qu’on me le mît à part comme un homme de premier rang, qui est avant tout lui-même ; je voudrais que l’on me dît que, dans cette science noble et excellente qu’on appelle la politique, Montesquieu n’est pas seulement le premier dans son siècle, mais l’un des premiers dans tous les siècles, et qu’Aristote excepté, il n’a ni supérieur ni égal. Que Bossuet, par son beau chapitre sur les Romains, puisse être comparé avec Montesquieu sur le même sujet, je le veux bien ; mais l’Esprit des Lois, à quoi le comparez-vous ?

M. Nisard critique finement ce grand livre en paraissant le louer. « La morale de l’Esprit des Lois, nous dit-il, n’oblige le lecteur qu’à des vœux d’humanité, de justice, de liberté pour tous, qui l’acquittent à son insu de toute obligation particulière. Elle ne lui dit pas ce qu’il aurait à faire de sa personne pour que ces vœux fussent accomplis et pour mériter sa part dans le bien commun. Il est juste, libéral, humain, dès qu’il veut que tout le monde soit de même. De plus, le voilà en possession d’une faculté nouvelle : il appelle les rois, les ministres, les gouvernements à son tribunal ; il ne pense plus guère qu’à juger, à décider, à charger tout le monde de devoirs dont il s’exempte. » Voilà une critique spirituelle d’un travers que nous connaissons : mais est-ce bien là une critique de l’Esprit des Lois ? Il me semble que c’est exagérer le rôle de la morale que de vouloir qu’elle soit partout. Que de choses belles, bonnes, excellentes, dignes d’admiration, qui ne nous apprennent pas nos devoirs : la science par exemple et les beaux-arts ! En lisant Newton et Buffon, en admirant Raphaël et Poussin, pensons-nous bien sérieusement à nous améliorer ? Et même la littérature, dans son idée précise, a-t-elle bien ce but ? est-il vrai que Racine nous apprenne à gouverner nos passions ? A porter la question sur ce terrain, croyez-vous que l’on résisterait avec avantage aux objections de Bossuet, de Nicole, de Rousseau contre la comédie ? Pourquoi donc tout juger au point de vue de la morale ? Montesquieu ne nous apprend pas à dompter nos passions ; mais ce n’est pas son objet : il nous apprend autre chose. Enfin, si nous acceptions ce nouveau critérium littéraire, je ne vois guère que les sermonnaires qui pourraient y résister.

Je vais plus loin, et je dis que dans Montesquieu il y a une morale que le xviie  siècle n’a pas connue : c’est la morale publique, la morale du citoyen. Pour le xviie  siècle, cette sorte de morale consiste à être un sujet obéissant, et cette morale de sujet avait fini par porter atteinte à la morale privée elle-même. C’est ainsi qu’on avait vu les parlements, ces vieilles citadelles de l’honneur bourgeois s’abaisser jusqu’à légitimer les enfants adultérins du roi, tant il est vrai que sans une certaine vertu civique la vertu domestique elle-même vient à succomber. Eh bien, Montesquieu nous apprend la vertu civique. « Il ne nous apprend pas, dites-vous, ce que nous aurions à faire de notre personne pour que ses vœux fussent accomplis » ; mais si vraiment, il nous l’apprend. Qu’on lise et qu’on relise les admirables chapitres sur la corruption des démocraties ; on verra quels sont les devoirs difficiles qui attendent les citoyens le jour où ils veulent être libres. On y apprendra comment l’amour de l’égalité devient la ruine de l’égalité même, s’il ne sait pas se renfermer dans ses vraies limites, si, non contents d’être égaux comme citoyens, nous voulons l’être comme fils et comme pères, comme jeunes et comme vieux, comme sujets et comme magistrats ; on apprendra encore combien l’obéissance à la loi est nécessaire dans un pays où la loi est faite par les citoyens eux-mêmes, comment la modération est le salut de tous les gouvernements, mais surtout des gouvernements populaires, enfin combien la probité est indispensable aux magistrats dans ces sortes de gouvernement. Si l’on peut trouver que Montesquieu obéit trop aux préjugés antiques en considérant la frugalité comme nécessaire aux démocraties, il lui faut accorder qu’une certaine mesure dans la jouissance, une certaine sobriété est la garantie de la liberté, et que là où l’on voit un amour désordonné des plaisirs des sens, la patrie et la loi courent bien risque de ne plus être que des objets de peu de prix. Telle est la morale que je recueille dans Montesquieu, et elle ne me paraît pas sans application. Est-elle efficace ? direz-vous. A quoi je réponds : Celle de Bossuet l’est-elle davantage ? Au reste, en louant la morale de Montesquieu, je ne fais que développer ce que M. Nisard dit lui-même quelques pages plus loin. « Il peut se faire, dit-il, qu’on sorte du commerce de Montesquieu un peu trop content de son esprit, mais on en sortira toujours meilleur citoyen. »

En outre, on peut trouver que M. Nisard semble avoir trop à cœur d’effacer et d’amortir le rôle du réformateur dans Montesquieu. Il prend à la lettre ces paroles de sa préface : « Je n’ai pas naturellement l’esprit désapprobateur. » Il le loue d’avoir fait contre-poids par des idées de respect pour les choses existantes à l’esprit de censure qui s’attaquait au bien comme au mal. Enfin il nous dit que « Montesquieu a paru plus près de vouloir le maintien des abus que le renversement de l’ordre établi ». Il nous semble, quant à nous, que Montesquieu n’est pas si conservateur que cela. A l’époque de l’Esprit des Lois, l’esprit de censure ne s’était pas encore déchaîné, comme il l’a fait à la fin du siècle. Il n’avait donc pas encore besoin de contre-poids. L’Esprit des Lois est lui-même, après les Lettres persanes, le commencement et un des premiers grands exemples de l’esprit de censure. Montesquieu a voulu autant qu’homme de son temps une société nouvelle, si nouvelle même que l’on peut encore désirer une partie de ce qu’il rêvait. Seulement, comme il avait plus de profondeur qu’aucun de ses contemporains on le critiquait et on le trouvait trop modéré, parce qu’on ne le comprenait pas.

Si l’on excepte la vénalité des charges, qu’un reste de préjugé domestique l’a conduit à ménager, et qui d’ailleurs était elle-même une sorte de garantie contre l’aristocratie14, quel est l’abus que Montesquieu n’ait pas attaqué avec autant de force qu’aucun philosophe de son temps ? Avant Voltaire et Beccaria, il a demandé la réforme de la pénalité. Avant Rousseau et Raynal, il a flétri l’esclavage. Avant l’Encyclopédie, il a plaidé la cause de la tolérance. Serait-ce dans la politique que Montesquieu se serait montré si plein de respect pour les choses existantes ? Au contraire, tout ce qu’il a écrit sur la monarchie n’est qu’une censure indirecte et amère du gouvernement de Richelieu et de Louis XIV, qui, « ayant détruit tous les pouvoirs intermédiaires », n’ont plus laissé d’issue « que l’état despotique ou l’état populaire ».

Enfin, parmi les grandes nouveautés de Montesquieu, comment oublier le principe de la liberté politique ? On peut discuter dans la pratique sur le plus ou moins d’opportunité de cette liberté, sur les conditions plus ou moins larges qui lui seront faites ; mais, dans l’ordre spéculatif, philosophique et moral, qui oserait nier que le principe de la liberté politique ne soit au nombre des quatre ou cinq plus grandes idées de l’esprit humain ? La liberté est, avec la patrie, le devoir, l’âme, Dieu, l’une des premières inspirations de la pensée, du sentiment et de l’éloquence. Elle est donc une conquête dans une littérature. Or, cette grande idée, à qui appartient-elle parmi nous ? Ce n’est pas à Voltaire, ce n’est pas à Buffon, ce n’est pas même à Rousseau, plus soucieux du pouvoir du peuple que de la liberté, ce n’est pas à Descartes, ce n’est pas à Pascal, ce n’est pas à Bossuet, ce n’est pas non plus à Fénelon, plus aristocrate que libéral. Ainsi le principe de la liberté appartient en propre à Montesquieu, au moins dans notre pays. En Angleterre même, Locke ne l’avait exposé avant lui que dans un livre solide sans doute, mais pâle, diffus et sans éloquence.

L’écrivain le plus sacrifié au xviiie  siècle par M. Nisard est Jean-Jacques Rousseau. Il est facile de le comprendre : Jean-Jacques Rousseau, c’est l’esprit d’indiscipline et de révolte, c’est en outre l’esprit d’utopie, c’est en un mot tout ce qu’il y a de plus contraire au principe de la tradition et de la discipline. Ajoutez que, dans Rousseau, le faux est presque toujours mêlé avec le vrai, et qu’il se trouve par là en contradiction avec le principe des vérités générales. Aussi M. Nisard ne dissimule pas son éloignement pour cet écrivain. « Entre ceux qui aiment Jean-Jacques Rousseau, dit-il, et ceux qui ne lui rendent que justice, il se range décidément parmi les seconds. » Mais rend-on bien justice à ceux que l’on n’aime pas ?

Cet éloignement de M. Nisard pour Jean-Jacques Rousseau le rend très-clairvoyant à l’endroit de ses défauts. La personnalité, la chimère, la moralité de tête, la sensualité, la déclamation, tels sont les vices que M. Nisard reproche à ce célèbre écrivain ; et les plus sympathiques amis de Rousseau sont obligés de reconnaître que tous ces reproches sont fondés. Est-ce à dire que nous adhérions au jugement définitif de M. Nisard ? Non, sans doute, car il nous semble que, s’il a relevé avec justesse les défauts et les travers de Jean-Jacques Rousseau, il n’a pas fait la part assez large à ses rares et fortes qualités.

M. Nisard a cependant signalé la plus grande nouveauté du talent de Jean-Jacques Rousseau, à savoir l’amour de la nature ; mais peut-être n’en a-t-il pas assez fait ressortir l’importance. C’est là, à ce qu’il nous semble, une très grande chose, et non pas un mérite de détail que l’on relève en passant. L’homme à qui nous devons en quelque sorte un nouveau sentiment n’a-t-il pas fait un bien grand don à l’espèce humaine ? Je ne veux pas dire que Rousseau ait inventé l’amour de la nature, car on n’invente pas le cœur humain ; mais il a senti si vivement et peint si énergiquement cette grande passion, qu’elle lui appartient comme en propre, ainsi que l’héroïsme à Corneille. Rousseau nous a découvert la Suisse, et a eu le premier l’idée des grandes beautés sauvages et naturelles. Au xvie  siècle, Montaigne, visitant la chute du Rhin, n’y trouve rien à remarquer, si ce n’est qu’elle « interrompt la navigation ». Au xviie  siècle, quelques auteurs, la Fontaine et Fénelon, aiment la campagne, et nous décrivent surtout les beautés aimables des prairies et des ruisseaux ; mais la grande nature leur est inconnue. Rousseau en a été à la fois le peintre et le révélateur.

Un autre sentiment que Rousseau a également introduit dans notre littérature, c’est la mélancolie. La mélancolie, dira-t-on, est un sentiment de décadence : c’est un sentiment qui naît de la vue des ruines, du doute, du dégoût de la vie, c’est donc un sentiment peu viril et sans beauté. Je réponds : Il y a sans doute une mélancolie de décadence et de faiblesse, mais il y a aussi une mélancolie éternelle, très-convenable au cœur humain, composée à la fois, comme l’a très-bien défini M. Nisard, « d’amour et de dégoût de la vie », du sentiment de la vanité des choses uni à un désir insatiable d’être et de vérité ; c’est le sentiment que l’âme éprouve en présence du problème de sa destinée, comme te disait M. Jouffroy. Ce sentiment ne se rencontre guère aux époques réglées, il a peu de place aux époques de dissolution et de désordre. Il naît à l’approche des ruines ou après elles. Rousseau est le premier écrivain du xviiie  siècle qui l’ait connu. M. Nisard en fait honneur à Chateaubriand. Il l’admire dans René, et en toute justice ; mais n’est-ce pas à Rousseau qu’il doit son origine ? Les Lettres à M. de Malesherbes, les Promenades d’un rêveur solitaire, quelques pages des Confessions, ont donné les premières notes de ce chant plaintif que depuis nous avons entendu si souvent retentir, et que les générations froides et positives d’aujourd’hui commencent à dédaigner.

Il y a encore dans Rousseau un autre sentiment original et personnel, et en même temps durable et fécond : c’est le sentiment des beautés chrétiennes. Sans doute Rousseau était en dehors de la foi orthodoxe. Néanmoins, dans l’incrédulité de son siècle, avoir eu un sentiment si juste et si élevé du christianisme, n’est-ce pas le signe d’une âme largement douée pour le beau ? Et ce n’est pas comme Chateaubriand la beauté poétique et littéraire du christianisme qui a touché Rousseau, c’est la beauté morale. « L’Évangile parle à mon cœur », disait-il. Quel beau mot ! combien il est profond et touchant ! Quelles que soient les destinées des croyances dogmatiques, il y aura toujours des hommes qui pourront dire : « L’Évangile parle à mon cœur. » Ceux-là seront de race chrétienne, lors même qu’ils ne croiront pas à tout ce que croient les fidèles. Leur cœur sera avec le Christ, lors même que leur esprit est avec Descartes ou avec Kant. Avoir trouvé un nouveau sentiment chrétien séparé du dogmatisme, c’est encore une des nouveautés heureuses et bienfaisantes de Jean-Jacques Rousseau. C’est là une nouveauté dangereuse, dira-t-on, c’est séduire les croyants à l’infidélité. Non, car ceux qui ne seraient pas avec Rousseau seraient avec Voltaire, et la foi n’y gagnerait rien.

« Vous ne nous parlez, s’écriera-t-on, que de sentiments : où sont les principes, où sont les règles dans Jean-Jacques Rousseau ? » Mais le sentiment est-il déjà une si petite chose ? J’accorde d’ailleurs que la règle manque dans Jean-Jacques Rousseau. N’oublions pas cependant que cette idée, personne ne l’avait au xviiie  siècle. Montesquieu lui-même paraît avoir plutôt un sentiment juste des convenances qu’un respect réfléchi de la loi. Cela posé, il faudrait convenir que Rousseau avait le goût et l’instinct de quelque chose de meilleur que ce qui suffisait à son siècle : ni le plaisir seul ni les convenances, ne satisfaisaient cette âme gâtée mais généreuse. Je ne veux rien excuser de Jean-Jacques Rousseau ; mais je reste persuadé qu’il avait un amour sincère, quoique mal éclairé, d’une certaine perfection morale. Il en avait le souci, il en était tourmenté, préoccupé. Or, ce souci moral, cette passion forcée de la vertu, qui était peut-être le sentiment douloureux de son impuissance morale, est encore chez lui quelque chose d’original dans un siècle où nul, excepté Vauvenargues, n’a éprouvé cette sorte de souci. Le xviiie  siècle n’a aimé passionnément que deux choses, le plaisir et l’humanité. Rousseau aimait quelque chose de plus. Était-ce son imagination ? était-ce son cœur ? Qui sera assez éclairé pour faire ce partage avec assurance et ne rien laisser à l’honneur de ce pauvre grand homme dans cette lutte misérable avec lui-même ? Vous l’avez dit en parlant de Montesquieu : « Il lui a manqué d’avoir combattu et souffert. » Pardonnez donc à Rousseau, car il a combattu et il a souffert. Toute sa vie n’est qu’une souffrance, imaginaire si vous le voulez, mais non moins cruelle pour cela. De ces souffrances sont sorties les beautés les plus fortes de ses écrits : pardonnons-lui ce qui a fait son malheur et son éloquence.

Si des sentiments nous passons aux idées, je me demande s’il ne faut voir en Rousseau qu’un utopiste. En politique par exemple, il ne me paraît pas avoir été si utopiste que le dit M. Nisard. Au fond, qu’y a-t-il dans le Contrat  ? Le principe de la souveraineté du peuple. C’est à quoi se réduit ce livre célèbre. Eh bien, si je regarde autour de nous, et si je considère les principaux événements de l’histoire du monde depuis le Contrat , il me semble que le principe de la souveraineté sort de plus en plus de l’utopie pour entrer dans la réalité des faits. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Je ne l’examine pas ; mais j’interroge toutes les écoles politiques de notre temps, et il n’y en a pas une qui, soit pour louer, soit pour blâmer, ne résume l’état actuel de la société parle mot démocratie : c’est le mot du Contrat . En éducation, Rousseau a répandu des principes dont on peut abuser, dont il abuse lui-même, mais qui sont d’une grande portée : laisser agir la nature et parler à la raison. En théologie, il a essayé de trouver un milieu entre la religion révélée et l’athéisme : à ceux qui ne verraient là qu’une chimère, je demanderai de vouloir bien nous dire avec précision lequel de ces deux termes extrêmes ils ont eux-mêmes choisi.

Enfin, dans une histoire littéraire, je ne voudrais pas oublier qu’il est en quelque sorte l’auteur du renouvellement littéraire de notre pays. Il a eu de mauvais imitateurs, soit ; mais nos plus grands écrivains modernes ne viennent-ils pas de lui en droite ligne et par une filiation facile à saisir ? Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Mme de Staël, Lamennais, M. Cousin, Mme Sand, nos grands poètes lyriques. Dans la politique aussi, on peut reconnaître son influence même chez ses adversaires les plus déclarés,  Royer-Collard, M. Guizot. Cette influence s’est étendue jusqu’à l’étranger, et l’on ne peut dire que Byron et Goethe ne lui aient rien dû. Une si puissante action ne peut s’expliquer que par un grand génie, génie auquel ont manqué la sérénité, la pureté, le naturel, mais qui ne doit pas être classé au dernier rang des grands hommes. Il n’y a pas de rang pour un génie de cette sorte. Il faut lui faire une place à part, et ne pas le comparer à d’autres avec lesquels il n’a pas de commune mesure.

En résumé, voici l’impression qui me reste du volume de M. Nisard sur le xviiie  siècle : il comprend ce siècle, il en accepte, il en approuve les principes, il lui sait gré de les avoir répandus ; mais c’est sa raison seule qui approuve, il n’aime pas. Ce siècle ne dit rien à son cœur, il ne parle qu’à son esprit. Pour nous, aussi sévère que M. Nisard pour les mauvais côtés du xviiie  siècle, irréconciliable avec son matérialisme et son sensualisme, nous en aimons la philosophie comme ayant ouvert un monde nouveau à l’humanité. Notre siècle n’a qu’une foi, la foi à la Révolution, c’est-à-dire au xviiie  siècle ; ne la lui enlevez pas, vous lui ôteriez sa force et sa grandeur. Cette foi est aveugle, dites-vous, elle est grossière, elle est dangereuse ; soit, il lui faut des correctifs et des contre-poids. Enseignez donc à ce siècle-ci le respect de la tradition, l’intelligence du passé, le goût de la stabilité, l’amour de ce qui dure, rien de mieux. C’est le xviie  siècle qui nous apprendra ces choses. Soyez l’interprète, l’avocat de cette grande époque, et réveillez dans ma conscience le goût de ces sortes de vérités que j’oublie trop, j’y donne les mains ; mais, pour me toucher, il faut que vous partagiez ma passion, car vouloir que je sois un contemporain de Bossuet qui accorde quelque chose à Voltaire et à Montesquieu, voilà qui est impossible : ce n’est pas là la réalité. Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait oublier trop de choses que nous savons, en rapprendre d’autres que nous avons oubliées. La vérité est que nous sommes sortis du xviiie  siècle, que nous vivons de son esprit et de sa flamme, là est notre véritable origine. Maintenant, l’expérience et la réflexion nous apprennent que ce siècle ne se suffit pas à lui-même, qu’il n’a pas en lui un principe d’ordre et de durée, que parmi les pensées du siècle précédent, s’il y en a qui ont pu disparaître avec le temps, il en est d’autres qui sont éternelles, et sans lesquelles aucun ordre de société ne peut durer. C’est ainsi que doit se concilier le débat entre ces deux siècles, qui répondent à deux besoins éternels du cœur humain : le besoin du mouvement et du progrès, le besoin de la stabilité et de la conservation. M. Nisard me paraît avoir très-bien exprimé ce compromis dans ce passage : « Si la pensée a eu quelque chose de trop timide au xviie  siècle sur certaines matières de grande conséquence, le xviiie  siècle y supplée et rend à l’esprit humain, avec la liberté, la vérité. Si c’est au contraire le xviiie  siècle qui a été téméraire, le xviie  siècle vient, avec sa science plus tranquille et plus mûre de l’homme, rabattre ces témérités et remettre les choses au vrai point de vue. »

C’est surtout dans le jugement de M. Nisard sur la littérature contemporaine depuis Chateaubriand jusqu’à nos jours, que l’on voit la différence de la nouvelle critique classique avec la critique de l’école impériale, fermée à toutes les beautés nouvelles et aussi injuste qu’aveugle pour les hardiesses heureuses de la littérature de notre temps. M. Nisard juge cette littérature non-seulement avec équité, mais avec une sympathie pénétrante. La critique novatrice elle-même, devenue sceptique avec le temps, serait à peine plus sensible que la sienne à toutes ces nouvelles beautés. Et même, à mesure que l’on s’éloigne de ces grands noms qui ont troublé et passionné nos pères, ils semblent eux-mêmes devenir à leur tour comme des classiques qui ont quelque besoin d’être protégés par la tradition contre les attaques irrespectueuses des nouvelles générations. C’est ainsi que Chateaubriand et Lamartine ont déjà perdu la plus grande part de leur faveur, et M. Nisard, en les louant, paraîtra plutôt au-dessus qu’au-dessous de l’admiration que l’on est disposé aujourd’hui à leur accorder.

Je le demande maintenant (pour revenir au point de dissentiment qui nous partage), quel principe guide M. Nisard lorsqu’il juge les œuvres contemporaines ? Est-ce le principe des vérités générales ? est-ce le principe de la discipline ? A coup sûr, c’est le premier. Qu’y a-t-il en en effet de beau et de durable dans cette nouvelle littérature ? Ce sont, ou des vérités descriptives, ou des vérités de sentiment intime, ou des vérités de peintures domestiques, ou enfin des vérités historiques, politiques, philosophiques : ce sont ces vérités nouvelles, exprimées dans une langue inégale sans doute et dégénérée, mais tantôt brillante, tantôt ardente, tantôt molle et mélodieuse, tantôt austère et nerveuse, qui assurent à la littérature du xixe  siècle, malgré ses défauts, une sorte de solidité, et lui permettent de soutenir avec quelque honneur la comparaison avec les siècles précédents. Ainsi le principe des vérités générales explique les beautés de nos écrivains, il en explique aussi les défauts. L’abus du détail dans les descriptions, les sentiments trop particuliers et trop raffinés, les paradoxes de l’utopie, le spécial introduit dans l’histoire, enfin la disproportion de l’imagination et de la raison, c’est-à-dire la prépondérance de la forme sur le fond, et quelquefois le contraire,  tels sont les défauts qui ne permettent pas à la littérature contemporaine de se considérer comme classique. Tous ces défauts viennent de l’oubli du principe des vérités générales.

Appliquez maintenant à ces écrivains le principe de la discipline et de la tradition, nous n’en comprendrons plus les beautés. De quelle règle de Boileau peut-on faire sortir la poésie de Lamartine ou les romans de George Sand ? A quelle discipline rapporter la poésie désolée d’Alfred de Musset et les charmantes fantaisies de ses comédies ? De quelle tradition Augustin Thierry est-il parti pour renouveler l’histoire de France ? Enfin comment veut-on que le génie soit soumis à des règles, puisque ces règles sont faites précisément après coup et d’après les œuvres du génie ? Le génie est essentiellement créateur : il consiste à découvrir une part de vérité non encore aperçue et à l’exprimer dans une forme non encore essayée. Comment faire de cela une loi ? Chaque génie se fait sa poétique à lui-même. Racine n’avait pas besoin de Boileau. Dans certains cas, la tradition et l’imitation éloignent du beau au lieu d’y conduire. On imite les hommes de génie en inventant comme eux. Lamartine est plus classique que Delille et Ducis. Sans doute il y a des époques plus ou moins favorables au beau ; mais, à toutes les époques, c’est en recherchant le beau sous des formes nouvelles, inspirées par le génie du temps, que l’on peut n’être pas tout à fait indigne des grandes époques de l’art. L’imitation froide et convenue du classique en est précisément le contraire. M. Nisard est si peu dupe de cette sorte de tradition et de fausse discipline, qu’il ne mentionne même pas l’espèce de renaissance qu’a eue la tragédie classique il y a quinze ou vingt ans. Il sait parfaitement que cela ne vit pas, et que les vers hardis et nouveaux d’Alfred de Musset ont une autre vitalité que ces pâles ombres que l’on décore du nom de tragédies.

En soutenant qu’il n’y a pas de discipline absolue dans les beaux-arts, ou du moins que cette discipline ne se compose que de quelques principes très-généraux qui se plient à d’innombrables applications, veux-je dire que tout est également beau, que toutes les époques littéraires se valent, ou encore que toutes les beautés passent à leur tour, qu’elles ne charment que pendant un temps ou doivent céder la place à des beautés nouvelles, également mobiles, également périssables ? Non sans doute : je crois aux beautés stables, durables, éternelles, Je crois à Homère, à Virgile et à Racine. J’accorde donc qu’il y a de grandes époques littéraires, que le goût a ses révolutions et, ses décadences, que les époques politiques, scientifiques, industrielles, sont peu favorables à la beauté pure, que les langues se gâtent avec le temps, et qu’en général il n’y a qu’un temps où se rencontre une parfaite harmonie entre la forme et le fond, que ce sont ces époques que l’on appelle classiques, et que les autres s’approchent d’autant plus de la beauté qu’elles s’approchent de cet idéal. Tel est le fond de la théorie classique, et c’est là ce qui nous paraît incontestable dans la théorie de M. Nisard.

Mais nous croyons en même temps qu’il y a bien des places dans la maison du Seigneur ; qu’un certain classique n’est pas tout le classique ; que le parfait a toujours quelque imperfection qui permet de concevoir un autre genre de parfait ; que, par exemple, le classique du xviie  siècle n’est qu’une forme de classique qui n’est pas sans défaut ; qu’on pourrait soutenir très-fortement que le classique grec lui est supérieur, et peut-être aussi que le classique anglais ou allemand (si l’on peut employer une telle expression) lui est égal ; que, pour comparer en toute justice ces différents genres de chefs-d’œuvre, il faudrait lire Goethe et Shakespeare avec la même préparation que nous lisons Racine ou Corneille : il faudrait se faire Anglais ou Allemand, tandis qu’il nous est si facile d’être Français. Lorsque M. Nisard avance, comme une critique, que les Grecs ont été plus sensibles à la liberté qu’à la discipline, ne ferait-il pas, sans le vouloir le suprême éloge de cette littérature ? N’indiquerait-il pas précisément par où Homère et Pindare, Démosthène et Platon sont supérieurs même à Racine, même à Bossuet ? Lorsqu’il nous dit que, dans les littératures du Nord, « l’équilibre est à chaque instant rompu entre l’imagination et la raison », cela est-il bien prouvé ? Sommes-nous en mesure de juger de la part que la raison peut avoir dans des écrits que nous connaissons si mal, qui ne répondent pas à nos habitudes, à nos mœurs, à notre tournure d’esprit ? Il faut beaucoup de réserve dans les jugements que les littératures portent les unes sur les autres. N’oublions pas que Schlegel, qui avait tant d’esprit, ne comprenait absolument rien à Racine ou à Molière. La proportion de la raison et de l’imagination dans les œuvres d’art ne peut être fixée d’une manière absolue. Peut-être notre poésie est-elle trop près de l’abstraction : habitués à cette mesure, peut-être sommes-nous disposés à croire que tout ce qui dépasse ce degré d’imagination est désordonné. C’est ainsi que la vivacité française (que nous trouvons très-aimable) n’est pas loin de paraître de la folie aux flegmatiques habitants du Nord. En revanche, leur poésie nous fait le même effet. Qui a raison ? qui a tort ? Nous sommes juges et parties.

La largeur de l’esprit et du goût en littérature comme en toutes choses a sans doute ses inconvénients, car elle peut dégénérer souvent en un éclectisme banal qui admire tout, ou un scepticisme blasé qui n’admire rien : en outre, elle peut faire perdre à une nation le sentiment de ses qualités propres et l’entraîner à la poursuite de qualités qui ne sont pas les siennes. A ce point de vue, on ne peut que louer le livre de M. Nisard et les efforts qu’il fait pour nous donner une image idéale et fidèle de l’esprit français ; mais, malgré tout, la vérité est la vérité. Nous avons été rendus sensibles aux beautés des littératures étrangères, nous ne pouvons plus maintenant fermer volontairement les yeux. L’innocence du premier âge a un prix inestimable ; on ne peut cependant pas empêcher que l’expérience ne nous l’enlève, et ne nous apprenne bien des choses avec lesquelles il faut compter. Aujourd’hui, l’esprit français n’a plus cette candide innocence qui lui faisait croire qu’il était le modèle Unique et parfait de la civilisation, de la littérature et du goût. Nous voudrions le croire, nous ne le pourrions pas, car nous ne pouvons oublier que cette assertion est contestée, et qu’il y a d’autres modèles dans le monde. Il faut donc renoncer à cette passion de monarchie universelle que nous portons en toutes choses, et que l’on nous fait payer par des invasions.