(1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre premier. Ce que devient l’esprit mal dépensé » pp. 1-92

Chapitre premier.
Ce que devient l’esprit mal dépensé

Nous entrons maintenant dans une critique à la fois plus régulière et plus suivie. Il est bon d’essayer ses forces, à condition que l’essai ne durera pas trop longtemps. Lorsque j’ai commencé ce grand travail de révision sur moi-même, au premier abord il me semblait que j’entreprenais une œuvre impossible.courir ? où ne pas courir, et par quel chapitre allais-je commencer ? Comment, dans cet amas énorme de choses écrites, chaque jour, pendant un quart de siècle,  « ce qui représente un grand chemin à parcourir dans la vie humaine », allais-je trouver un fil à me conduire, et par quels efforts réunir cette idée à cette idée, et cette passion à cette passion ? Autant valait rechercher, dans les catacombes romaines, les divers ossements qui avaient appartenu au même cadavre ; poussières confondues en mille poussières. Allez donc leur dire, au milieu de ces ténèbres : levez-vous et suivez-moi ! Allez donc ressusciter tout ensemble, par une résurrection doublement impossible, l’œuvre morte sous une critique oubliée, ou, ce qui revient à la même tentative, essayez de ranimer la critique inerte d’une œuvre sans nom ! Ainsi, j’ai longtemps hésité ; longtemps j’ai éloigné de mon esprit cette recherche à travers l’inconnu. C’est si triste et si lamentable d’ailleurs, cette récolte au milieu des jardins fanés, cette glane à travers les moissons stériles, cette façon de revenir sur les pas de sa jeunesse, et de ramasser çà et là, dans une corbeille à peu près vide, les fleurs incolores des printemps envolés. « Ici sont les reliques des poésies de mes plus jeunes ans ! » disait un vieux poète au frontispice de son livre1. Quoi, ce peu là, c’était mon plus bel esprit ? Quoi, ce faible écho, si faible que mon oreille a peine à le saisir, c’est donc tout ce qui reste des grands bruits d’autrefois ? Ce néant, voilà mes plus vives colères ! Cette ombre, voilà mes clartés !

Ce morceau de papier moisi, voilà pourtant la colonne élevée à ma gloire ! Ces feuillets tachés de lie, où se voit encore la trace des lecteurs oisifs, voilà, voilà mon livre, et ma vie entière, et mon âme, et mon talent, et le bon sens que le bon Dieu m’avait donné pour me conduire, et tant de leçons de mes maîtres, tant d’études acharnées, tant de découvertes que j’avais faites, tant de zèle et de labeurs pour apprendre à l’écrire, à la parler cette langue française, mon ambition, mon orgueil, ma fortune  hic jacent !

Tout cela repose au milieu de cette confusion de l’abîme. Ô vanité de l’esprit ! Vanité du style, et tout est vanité, surtout dans ce grand art du journal qui est un art éphémère, un art passager, le bruit d’une heure, et la puissance d’un instant !

Chaque matin, quand se réveillent les grandes villes de l’Europe,  à peine réveillées, elles prêtent l’oreille à ce grand bruit qui leur sert de prière, à ce bruit qui les enseigne et qui les conseille. Elles veulent savoir la pensée et la parole du journal ! Après quoi elles se mettent à l’œuvre, et cette feuille imprimée, que la ville entière ouvrait, au matin, frémissante de curiosité et d’impatience arrive, à la tombée du jour, un homme armé d’un crochet, qui de cette feuille jetée aux immondices fait sa proie et l’emporte, dédaigneux de savoir ce que ce vil chiffon peut contenir. Ô comble de la gloire !  ô profondeur de l’humiliation !  Le conseil des peuples devient le mépris du chiffonnier qui passe !  un ver !  un dieu !

Dont l’aveugle et noble transport
Me fait précipiter ma mort
Pour faire vivre ma mémoire !

Ces quatre vers sont revenus bien souvent à mon souvenir ; ils expriment à merveille et d’une façon très poétique ce besoin de vivre un moment, chaque matin, même à la condition certaine de mourir éternellement chaque soir.   Quæ lucis miseris tam dira cupido ?

Eh bien (voilà où cela vous mène, la persévérance) ! à peine eus-je pris la résolution de pénétrer dans ce vaste champ du repos définitif où mon œuvre était déposée, il me sembla que ma tentative n’était pas tout à fait une tâche désespérée. À je ne sais quels signes imperceptibles, l’écrivain le plus oublieux et le plus négligent de ses œuvres, une fois qu’elles sont lancées dans le torrent, les reconnaît cependant comme on reconnaît un vieil ami qui a fait un long voyage. Il était parti plein d’espérance et de jeunesse, vêtu à la dernière mode et paré de toute l’élégance maternelle ; il revient, après vingt ans, d’un monde inconnu, il revient tout chargé de rides, tout couvert de haillons, et changé Dieu le sait. Mais son ami le reconnaît à ce petit coin du sourire, à ce son argenté de la voix, au feu du regard ; surtout il les reconnaît, parce qu’il a conservé le souvenir, le respect et la fidélité des jeunes années. L’homme est changé, l’esprit est le même ; il rapporte à son ami les mêmes admirations, les mêmes répulsions, les mêmes instincts ! Alors on se retrouve avec joie, et l’on s’embrasse, et l’on se dit, en fin de compte, que l’on a encore de longs jours à vivre pour s’aimer Telle est, ou peu s’en faut, l’émotion de l’écrivain qui retrouve, après tant d’années, les premiers chapitres lombes de sa plume novice ; il hésite, il s’inquiète, il se demande si véritablement il est fâché ou s’il est joyeux de sa découverte ?

Voilà une page assez naïve oui, mais dans sa grâce enfantine elle ne manque pas d’un certain charme ; la jeunesse rachète et au-delà, l’inexpérience. On ne savait pas écrire encore, on commençait, cela se voit, à se douter que l’on serait un écrivain quelque jour.  Ô page innocente ô page empreinte de mes premiers doutes ! peut-être aurais-je quelque honte à te reconnaître en public ; en revanche, quand nul ne me verra, je te veux dévorer ligne à ligne ! Ainsi, don Juan lui-même, au milieu de ses bonnes fortunes, porte à sa lèvre consolée le gage rustique de quelque villageoise ! À reconnaître ainsi ses premiers essais au milieu des étincelles éteintes, on éprouve une tristesse qui n’est pas sans charme. Il semble que votre jeunesse vous revient, parée et charmante à l’unisson.

Bientôt, de ces profonds silences qui vous effrayaient tout d’abord, s’élèvent des bruits confus ; ce sont des voix aimées qui vous parlent toutes à la fois ; bientôt encore on dirait que la confusion s’arrête et que chaque voix veut parler à son tour.

Écoutez-les, et si chacune de ces voix, qui représente une année, une passion de voire vie, arrive à vous, racontant des opinions auxquelles vous êtes resté fidèle, des haines qui vivent encore en votre âme, et des admirations qui n’ont fait que grandir ; si en même temps vous rencontrez, dans ce concert qui ne vous déplaît pas, quelque souvenir de luttes généreuses, de résistances loyales, de combats courageux : le faible protégé dans sa faiblesse imméritée, et le fort attaqué dans sa gloire injuste ; et si vous pouvez dire à coup sûr : voilà une renommée que j’ai faite, voilà un esprit que j’ai découvert le premier, voilà un nom qui est un nom, grâce à moi ; et parmi vos erreurs, si vous en trouvez plusieurs qui vous ont été facilement pardonnées ; et parmi les hardiesses de votre goût, si vous en rencontrez quelques-unes qui aient été justifiées, et dans vos prévisions, s’il arrive que vous ayez deviné juste, une fois sur dix, et si, en fin de compte, vous avez pour amis les vaillants, les fidèles, les courageux, les grands esprits, et si les autres seuls vous haïssent ; les impuissants, les vaniteux, les faux poètes, les faux historiens, les faux railleurs, les faux braves, les faux hommes de lettres, et si parmi les choses que vous avez écrasées, il ne s’est pas rencontré un chef-d’œuvre, et si parmi les choses que avez le plus louées, il ne s’est pas découvert une honte, et si votre instinct vous a guidé dans les passages difficiles, de façon à vous faire éviter les trappes, les écueils et les abîmes dont le sentier des belles-lettres pratiques est semé de toutes parts, et si, de tous ces obstacles

Tant de violences, de haines, de cris étouffés,  tant de fureurs anonymes, tant d’injures, tant de calomnies, tant et tant de rages sourdes de l’amour-propre offensé, n’ont pas laissé plus de traces que l’escargot quand il passe un peu d’écume gluante que la rosée efface et que le soleil emporte, alors, véritablement, cette profonde horreur que vous inspirait cet amas de feuilles, amoncelées dans le Capharnaüm du journal, devient une fête une fête de votre esprit !  Ô bonheur ! tout n’est pas mort dans ces catacombes. Ô bonheur ! il y avait dans ce nuage une lueur, dans ce silence un bruit, dans ce cadavre une âme ; le feu est resté dans ces cendres éteintes. Ô mort ! où est ta victoire ? Esprit, j’ai retrouvé ton aiguillon !

Voilà comment, peu à peu, je suis venu à bout de cette œuvre de ténèbres, et bien m’en a pris d’avoir été fidèle à tout ce que j’aimais ; bien m’en a pris de n’avoir juré par aucun maître, et d’avoir obéi uniquement aux convictions de mon esprit, aux penchants de mon cœur, n’acceptant pas d’autre volonté et d’autre caprice que les volontés et les caprices d’une imagination qui avait pris les habitudes les plus calmes et les plus régulières. Ces habitudes loyales d’un travail plein de conscience et de zèle, la critique les impose et bien vite, même aux esprits les plus disposés à la tentation et aux libertinages du hasard.

Vous avez vu, dans le premier tome de ce dépouillement, les premiers essais de cette muse à pied qu’on appelle la muse du feuilleton ! Maintenant nous aborderons, s’il vous plaît, un terrain plus solide que le terrain de la fantaisie. À Dieu ne plaise, cependant, que nous lui donnions un congé définitif à cette folle du logis ; elle nous a ouvert, de sa main complaisante, les longues avenues qui nous devaient conduire à l’analyse des œuvres sérieuses ; elle a été, bien souvent le repos, et la consolation du lecteur fatigué d’analyse,  et que de fois, quand j’allais commencer une critique à perte de vue,  ai-je reçu de la fantaisie un bon et fidèle conseil ; le conseil même que la muse badine donnait au poète Horace à l’heure où il voulait tenter les hasards de la haute mer :

Soyez prévenus cependant que nous entrons dans les domaines fleuris de la comédie, à la suite de mademoiselle Mars, et que bientôt nous marcherons dans les sentiers sanglants de la tragédie, à la suite de mademoiselle Rachel. Car ce fut la chance heureuse du feuilleton de rencontrer mademoiselle Mars à son apogée, et mademoiselle Rachel à son aurore ; il arriva, juste à l’heure où la comédie était vivante encore, où la tragédie expirée allait renaître, et dans cette ombre éclairée et dans cette lumière douteuse, il sut entourer de ses hommages et de ses louanges la grande actrice vieillissante ; il sut entourer de ses encouragements et de ses conseils la jeune tragédienne encore ignorée et qui s’ignorait elle-même ! Il pressentit que mademoiselle Mars se pouvait rebuter au moindre obstacle à sa gloire, et il lui fit la route aussi facile qu’elle était glorieuse ; il comprit aussi que la louange sans retenue était un péril à mademoiselle Rachel en pleine lumière ; à sa louange, il mêla bientôt quelques rudes et sincères conseils. Entre ces deux femmes, celle-ci qui s’en va emportant la comédie avec elle, et celle-là qui arrive apportant à sa suite la tragédie, il faut placer une autre femme, une illustre, une infortunée, une passionnée, une éloquente l’honneur et la maîtresse du drame moderne, qui est avec elle, qui est mort avec elle : est-il besoin de nommer madame Dorval ?

Mademoiselle Mars, mademoiselle Rachel, madame Dorval, ces trois femmes sont trois drapeaux, trois guidons qui nous mèneront dans cette suite d’études dont elles ont été, tantôt le couronnement et tantôt le prétexte. Une phrase de M. le duc de Saint-Simon dans ses Mémoires se peut appliquer au feuilleton de 1830 ; M. le duc de Saint-Simon félicite le jeune roi Louis XIV, parmi les rares bonheurs qui attendaient sa royauté, de ce grand cortège d’hommes très distingués qu’il rencontra en chemin. « Sa première entrée dans le monde fut heureuse en esprits distingués. » Il ajoute, et ceci se peut appliquer à la critique, lorsqu’elle est faite avec zèle, avec bonheur, «  avec un esprit au-dessous du médiocre, mais un esprit capable de se limer, de se former, de se raffiner, d’emprunter d’autrui sans imitation et sans gêne, il profita infiniment d’avoir vécu toute sa vie avec les personnes du monde qui toutes en avaient le plus, et des plus différentes sortes, en hommes et en femmes de tout genre, de tout âge et a de tous personnages. »

On voudrait écrire l’histoire même du feuilleton, avec un esprit au-dessous du médiocre, empruntant d’autrui, et se formant et se raffinant avec les personnes du monde qui ont le plus de goût, de science et d’esprit, on n’écrirait pas une plus juste et plus véridique histoire.  Un peu plus loin, M. le duc de Saint-Simon, complétant le dénombrement des hommes considérables du siècle de Louis XIV, ajoute que rien ne manquait à ce beau siècle : « Pas même cette espèce d’hommes qui ne sont bons que pour le plaisir. » Il voulait parler des poètes et des artistes en tout genre ; il aurait eu honte de les confondre avec les hommes de robe, avec les hommes d’épée, avec les hommes d’État, et surtout avec les grands seigneurs, qu’il considérait comme l’ornement le plus précieux de la cour de Versailles !

Combien on l’eût étonné cependant, ce grand seigneur bel-esprit, si on lui eût dit que son immortalité tiendrait un jour, qui n’était pas loin,  uniquement à cette gloire : qu’il serait reconnu un des grands écrivains de son siècle ; et comme on l’eût fâché si l’on eût ajouté : Monseigneur, ces hommes dont vous parlez si légèrement, ces peintres, ces poètes, ces musiciens, ces architectes, ces philosophes, ce comédien Molière,  et plus tard, ce fils de votre notaire, Arouet, que vous voulez bien appeler un garçon d’esprit, survivront tout bonnement, non seulement par leurs chefs-d’œuvre, mais encore par les plus simples bagatelles de leur génie, à cette imposante société française qui, pour vous M. le duc, commençait au roi, et s’arrête aux ducs et pairs.  Heureux cependant le roi de France, heureux le feuilleton qui rencontrent, en leur chemin, beaucoup de ces hommes « qui ne sont bons que pour les plaisirs de l’imagination, de l’esprit et du cœur ! » Pourtant, comme disait Suétone en ses Histoires : Maledicere senatoribus non oportet.

Quelques-uns, même au premier rang des braves gens qui reconnaissent que la poésie a droit de cité parmi nous, que la philosophie, après tout, n’est pas faite pour se morfondre à la porte des écoles, que l’auteur dramatique est nécessaire au théâtre, et le romancier au foyer domestique ;  ils vont plus loin ; ils acceptent l’historien comme un vengeur nécessaire, ils ajoutent que la fable est utile aux enfants, que l’élégie est bien séante au jeune homme ; une nouvelle bien faite a son prix pour la femme oisive, un long poème endort agréablement le vieillard, un bon dictionnaire est la science de l’ignorant ; même le conte de fée a sa faveur et son charme,  ils en conviennent.  Mais, disent-ils, à quoi bon la critique, et que peut-on faire, ici-bas, de ces jurés peseurs de diphtongues, au sourcil dédaigneux, qui ne trouvent rien de bon, rien de vrai, rien de juste et de naturel ? Au sens de ces hommes sérieux, les critiques de profession blessent le poète, ils impatientent le lecteur ; leur goût consiste absolument à n’avoir pas le goût de tout le monde ; ils imposent leur volonté à la foule obéissante, à regret obéissante ; ils brisent ce que le public adore, ils relèvent ce qu’il a brisé ; quand ils devraient donner la force et le courage aux artisans de la belle gloire, ils s’appliquent, au contraire, à leur montrer l’obstacle, à leur faire sonder l’abîme, à leur prouver qu’ils tentent l’impossible.

« Ô l’étrange chose, disait l’ancien Balzac, qu’un grammairien qui n’a étudié que les syllabes, prononce hardiment sur les œuvres de tant de grands hommes. Voilà, à mon sens, ce qu’on ne devrait pas souffrir. » Lui-même, Voltaire, qui était le bon sens et le génie en personne, il eût voulu que le roi envoyât Fréron aux galères ! Eh Dieu ! que de violences, que de larmes, que de colères, que d’injures et quel débordement incroyable de mille fureurs insensées contre les écrivains malavisés qui se figurent qu’il leur est permis de dire : Ceci est bon, ceci est douteux !

Comment donc, ces rhéteurs donnent au drame son droit de bourgeoisie ! Ils donnent ses lettres de noblesse au vaudeville ! De quel droit, et comment ? et pourquoi ?… qui te l’a dit ?

Ainsi parlent tous ces esprits impatients du joug et de la contrainte ; ainsi se révoltent, à chaque mot qui les presse, ces grands inventeurs de chefs-d’œuvre ; ainsi, les patriotes de la poésie et des beaux-arts, les saltimbanques de la chose écrite, les maladroits, les médiocres, les éreintés, les impuissants, les inconnus, qui voudraient être célèbres en vingt-quatre heures, les esprits fanfarons et stériles, les diseurs de quolibets, de proverbes et d’équivoques, les braves gens qui vivent des lettres ou du théâtre, et qui se figurent qu’ils exercent un métier comme tout autre métier, régulier, patenté, accepté, régi par des lois, par des ordonnances, par des maîtrises, imaginent d’échapper, par l’injure, à cette loi de la critique universelle qui permet à quelques-uns de formuler l’arrêt de la foule, à condition que si la foule se trompe, elle soit blâmée et raillée et censurée à son tour ! Que de sifflets mérités par le parterre applaudissant le sonnet d’Oronte, et trouvant que c’était une belle chose ! Que de haine et de mépris pour le par terre, applaudissant la Phèdre de Pradon, et sifflant la Phèdre de Racine ; en revanche, quelle éternelle louange à ce roi Louis XIV, qui, de son camp de Flandre, signe l’ordre de laisser représenter Tartuffe, dont il a vu chez lui les trois premiers actes.

Le véritable critique, en ce temps-là, c’était le roi. Il était le juge même du goût public, sauf à voir, lui aussi, son arrêt cassé par les maîtres.  À Dieu ne plaise, que Votre Majesté se connaisse en vers mieux que moi, disait Despréaux. Et quand le roi appelait M. Chapelain : le roi des beaux esprits de son temps, Despréaux, Racine et La Fontaine, aussitôt, cassaient ce bel arrêt, tout comme le peuple de Paris avait cassé l’arrêt contre Le Cid, condamné par l’Académie et par le cardinal de Richelieu, ce maître absolu absolu, non pas contre Le Cid.  Il n’y a pas de tyrannie et pas de tyran qui nous force à trouver belle une chose informe !

En vain les espions de Néron, si Néron déclame et chante en personne, sur les planches de son théâtre, s’en vont à travers la foule sollicitant les applaudissements de ce peuple repu c’est à peine si quelques sénateurs effrontés, et quelques soldats pris de vin osent prêter à cet histrion manqué, l’appui honteux de leur admiration famélique.  Au contraire, essayez de mettre au cachot la chanson de Béranger soudain la chanson éclate et brille à travers les barreaux de fer ; elle perce en mille échos les voûtes abaissées de la Conciergerie ; elle va d’âme en âme, à travers la France consolée, appelant à son aide les trois passions de la France d’autrefois, de la France d’aujourd’hui, de la France éternelle : la gloire, la liberté et l’amour !

Ainsi, les poètes manqués, les dramaturges impuissants, les spéculateurs en ronds de jambe et les faux hommes de lettres ont beau faire et s’écrier que la critique est inutile, impossible, odieuse, atroce elle suit d’un pas calme et sûr le sentier tracé par les maîtres ; elle laisse crier ceux qui crient, hurler ceux qui hurlent, et, contente de peu, elle a bien vite oublié ces misères si, par bonheur, elle a mis au jour une œuvre inconnue, un poète nouveau. Ce sont là ses grandes fêtes. La fête est moindre, et pourtant digne d’envie encore, si la critique a corrigé, dans quelque œuvre vigoureuse et bien portante, quelque faible côté par où la ruine allait venir ; si elle a ôté un brin de rouille à cet acier qui brille, un pli mauvais à cette pourpre étalée avec art, un barbarisme à cette langue inspirée, un geste, un rire, un accent, un défaut, une misère, à cette machine savante et bien faite qui, faute de cette humble correction, allait se heurter contre toutes sortes d’écueils. Non, la critique n’a pas la prétention de tout voir, de tout savoir, de tout revoir, de tout arranger, de tout corriger, de carreler et de décarreler toutes les pièces de chaque maison Elle se contente à moins de frais ; elle se contente d’écraser, d’un mot, certaines hontes qui surgissent de temps à autre au milieu du labeur littéraire ; elle se contente d’éclairer de quelque lumière inespérée, certaines beautés très rares et très charmantes qui tout de suite attirent l’attention, la reconnaissance et les respects de ce petit nombre d’honnêtes gens que le poète appelle un public. Voilà toute l’ambition du véritable critique ;  il demande un seul moment de puissance, et le lendemain il va se remettre à l’œuvre afin de tenter, sur nouveaux frais, une nouvelle aventure, au bout de huit jours !

De plus gros messieurs que nous se sont contentés de cette façon de vivre au jour le jour, au hasard, du goût et de l’esprit public.  « Voyez-vous, monsieur, disait Malherbe à Racan, lorsque nous nous serons donné bien longtemps toutes ces peines, s’il est question de nous quand nous serons morts, on dira : Voilà-t-il pas des gens bien avisés ; ils ont perdu leur vie à aligner des syllabes ; ils se sont privés de toute ambition, de tout plaisir, dans l’espérance de commander despotiquement au langage, et d’arranger les mots d’une façon bienséante ! À coup sûr, voilà une belle existence pour des hommes sensés ! Aussi bien, il n’y a que des êtres privés de raison qui se puissent condamner à un pareil labeur, au lieu de tenter la fortune, ou tout au moins de se donner du bon temps. »

Et Racan répondait à son ami :  « Je continue à écrire, incapable de faire autre chose. » Puis ils sont morts, contents l’un et l’autre, de leur chétivité.

Exemple à suivre, afin que chacun suive sa voie et ne demande à l’art qu’il exerce, que la chose même que son art peut rapporter. Malherbe et Racan ont laissé un nom et quelques beaux vers, ils auraient tort de se plaindre, et tel qui aura vécu et travaillé plus longtemps, s’estimerait heureux de laisser une stance, un quatrain, un distique. C’est la loi de l’art d’écrire. Il faut s’attendre à tout, et même à l’oubli. Que de grands joueurs de violon, que d’illustres pianistes, que de chanteurs qui sont devenus une ombre, un nom, un écho ! M. Baillot est mort, Paganini est mort, Chopin est mort, la Malibran expirée en plein triomphe il en reste quoi ? C’étaient cependant de grands artistes, des artistes sincères, convaincus, pleins de transes, pour eux-mêmes, et de passions pour les autres ; l’admiration les suivait ; la foule heureuse de les entendre obéissait à leur génie ; on leur a dressé de leur vivant, des arcs de triomphe, et le monde entier leur a donné des sérénades. Bientôt, une heure arrive, une heure suprême, le violon échappe à ces mains débiles, le souffle manque à cette poitrine en feu ; de cette extrême renommée, et de cette gloire idéale, à peine si la deuxième génération conserve un vague souvenir. Tout s’est éclipsé, évanoui, anéanti ! Et tu voudrais te plaindre, ô critique ! à l’heure où il t’est permis de ramasser dans ces poussières, dans ce néant, dans ce vide, quelques méchants fragments de ton esprit d’autrefois !

Malheur à qui s’attriste, et mal conseillé qui se plaint de la cruauté des temps. Tu étais écouté naguère, tu étais suivi, tu étais une fête, un enseignement, un conseil, et la foule attendait ton indication avant de poursuivre son chemin. Ostendit ni Deus ipse viam ! Eh bien ! cette foule obéissante a disparu dans tes sentiers, elle est morte, et tu voudrais vivre plus longtemps qu’elle, et tu ferais de ton agonie, un enfantement, pareil à l’enfantement de la lionne qui engendre ses petits en rugissant ! Tu as régné sur une humble parcelle du monde intelligent, tu as régné, contrairement à ces tyrans dont parle Tacite2, plutôt par le raisonnement que par la contrainte, et maintenant que ton règne est fini, tu te mets à regretter ton usurpation ! C’est injuste cela, et c’est absurde. À chacun son règne, à chacun son sceptre ; la comédie a ses causes, la critique a les siennes ; pas un livre et pas une censure de ce livre qui n’eût sa raison d’être. Tu te plains que ton fameux feuilleton de la semaine passée ait déjà pris son rang parmi les choses expirées de quel droit serais-tu plus heureux qu’un prince même du sang royal de France, le prince de Conti, qui a publié, lui aussi, un Traité de la comédie et des spectacles que ni toi ni les tiens vous n’avez lu ? L’oubli c’est la règle, et le souvenir c’est l’exception. Une page oubliée au fond d’un journal devenu le jouet de la rage des vents, est-ce une si grande infortune lorsque tant de poèmes n’ont pas trouvé un acheteur ?

Au moins, cette page errante à travers les caprices de la ville et les oisivetés de la province a vécu, ne fût-ce qu’une heure ; elle a rencontré au moins un lecteur ; elle a servi, peut-être, tout un jour à la conversation, aux commentaires, à l’oisiveté des salons parisiens ; parfois même, au fond des villes les plus lointaines, elle s’est fait jour dans quelque esprit novice ; ou bien quelque cité curieuse a voulu savoir ce que disait cette page enfouie aujourd’hui dans l’abîme, et alors cette mauvaise petite feuille, jetée aux ronces du chemin, a vécu en allemand, en anglais, en quelque langue étrangère qui lui donnait une grâce inattendue, une force inespérée. Est-ce mourir cela ?

Est-ce donc mourir, tout à fait, si plus d’un cœur, à vous lire, a battu plus vivement ; si plus d’une idée endormie au fond du cerveau réjoui, s’est éveillée en chantant ; si ce malheureux s’est trouvé consolé ; si ce misérable s’est senti châtié ; si la comédie, errante dans les nues du journal de chaque jour, s’est abattue en son vrai champ de bataille ? Est-ce mourir si, même après dix ans, un seul homme se rappelle ce grand cri qui l’a frappé ?

Non, rien ne meurt complètement de ce qui a vécu, ne fût-ce qu’un jour, une heure, une instant ; une fois que la trace est laissée au fond de l’âme humaine, essayez de l’effacer, soudain la voilà ravivée, et elle reparaît plus puissante, semblable à cette statue oubliée au fond de l’Océan ; le flot qui l’emporta la rapporte, et chacun la reconnaît, en dépit des tempêtes dont elle fut si longtemps le jouet.

Molière.  Histoire de la représentation de Tartuffe.  L’Anathème de Bossuet

S’il vous plaît, entrons maintenant, d’un pas résolu, dans ce vaste espace à travers lequel il faut passer nécessairement avant d’arriver au théâtre moderne, à l’art d’aujourd’hui, aux efforts de la veille, aux espérances du lendemain. Le vestibule ! Il faut respecter le vestibule, a dit un critique ; il faut étudier les maîtres, avant d’aller aux disciples ; il faut prouver que l’on sait aimer, comprendre et admirer certaines beautés des chefs-d’œuvre, si l’on veut, plus tard, conquérir le droit de critiquer les œuvres qui viennent à la suite. Admirez Molière, avant tout, et de toutes vos forces, et M. Scribe acceptera volontiers votre critique loyale et sympathique. Enfin l’accent même de la critique, à chaque époque où elle se doit renouveler, se renouvelle au juger et au toucher de ces belles œuvres, qui sont restées l’honneur et le respect de l’esprit humain. « Je voudrais bien y être dans vingt ans, disait Fontenelle, pour savoir ce que ça deviendra ! »

Fontenelle était peu ambitieux, même dans ses vœux les plus hardis. Vingt ans, ce n’est pas assez pour accomplir une révolution littéraire, dans un pays comme la France, plus fidèle à ses poètes qu’à ses rois. En vingt ans la France accomplira au besoin toute une révolution, mais qu’est-ce que vingt ans pour savoir ce que deviendra l’art, le goût, la passion, le plaisir, le charme, l’esprit de ce grand peuple de France ? Fontenelle était mort depuis deux fois vingt ans que M. de La Harpe, en pleine chaire d’humanités à l’usage des petits messieurs et des petites dames du Lycée, dissertait, tout un jour, pour savoir si l’Otello français, Orosmane, est plus malheureux quand il a tué Zaïre amoureuse et fidèle, que lorsqu’il doute de Zaïre inconstante ? On a perdu de belles heures à débattre ces grandes questions, et voilà pourtant ce que Fontenelle aurait vu chez nous s’il avait vécu cent trente et un ans ! Convenez cependant que ce n’était pas la peine de vivre si longtemps, pour si peu.

« Il faut d’abord séparer la tragédie d’avec la comédie, a dit un maître ; l’une représente les grands événements qui excitent les violentes passions, l’autre se borne à représenter les hommes dans une condition privée, ainsi elle doit prendre un ton moins haut que la tragédie. »  Il ajoute, et cette louange a bien son prix dans cette bouche éloquente. « Il faut avouer que Molière est un grand poète comique. Je ne crains pas de dire qu’il a enfoncé plus avant que Térence, dans certains caractères. Il a embrassé une plus grande variété de sujets. Il a peint par des traits forts, tout ce que nous voyons de déréglé et de ridicule. Térence se borne à représenter des vieillards avares et ombrageux, de jeunes hommes prodigues et étourdis, des courtisanes avides et impudentes, des parasites bas et flatteurs, des esclaves importuns et scélérats. Ces caractères méritaient sans doute d’être traités suivant les mœurs des Grecs et des Romains. De plus, nous n’avons que six pièces de ce grand auteur Mais enfin, Molière a ouvert un chemin tout nouveau ; encore une fois, je le trouve grand. »

Qui parle ainsi ? un père de l’Église ; et mieux qu’un père de l’Église ; lui-même, Fénelon, l’auguste archevêque de Cambrai3.

M. de Fénelon dit encore (nous voulons tout citer, ne fût-ce que pour contrebalancer quelque peu notre admiration profonde pour le génie et le talent de Molière) :

 « En pensant bien, il parle mal. Il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que Molière ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J’aime bien mieux sa prose que ses vers. Il est vrai que la versification française l’a gêné ; il est vrai même qu’il a mieux réussi dans l’Amphitryon, où il a pris la liberté de faire des vers irréguliers. Mais en général, il me paraît, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions.

« D’ailleurs, il a outré souvent les caractères ; il a voulu par cette liberté plaire au parterre, frapper les spectateurs les a moins délicats, et rendre le ridicule plus sensible. Mais quoiqu’on doive marquer chaque passion par un plus fort degré et par les traits les plus vifs, pour en mieux montrer l’excès et la difformité, on n’a pas besoin de forcer la nature et d’abandonner le vraisemblable. Ainsi, malgré l’exemple de Plaute, où nous lisons : da tertiam ! je soutiens contre Molière, qu’un avare qui n’est point fou, ne va jamais jusqu’à vouloir regarder a dans la troisième main de l’homme qu’il soupçonne de l’avoir volé.

« Un autre défaut de Molière que beaucoup de gens d’esprit lui pardonnent, et que je n’ai garde de lui pardonner, est qu’il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. Je comprends que ses défenseurs ne manqueront pas de dire qu’il a traité avec honneur la vraie probité, qu’il n’a attaqué qu’une vertu chagrine et qu’une hypocrisie détestable ; mais sans entrer dans cette longue discussion, je soutiens que Platon et les autres législateurs de l’antiquité païenne n’auraient jamais admis, dans leur république, un tel jeu sur la scène.

« Enfin, je ne puis m’empêcher de croire avec M. Despréaux que Molière, qui peint avec tant de force et de beauté les mœurs de son pays, tombe trop bas quand il imite le badinage de la comédie italienne. »

Et Fénelon cite, pour finir, les deux vers de Boileau à propos du sac ridicule Scapin s’enveloppe. Mais quel blâme ne serait pas racheté et au-delà, par l’opinion de ce juge illustre disant de Molière : « Encore une fois, je le trouve grand ! »

Cette indulgence de Fénelon pour le plus grand poète et le poète le plus vivant de la cour de Louis XIV n’était pas, non certes, dans l’âme et dans l’esprit de Bossuet. En sa qualité de père de l’Église, il haïssait la comédie, il exécrait les comédiens et les comédiennes, il ne comprenait pas cette poésie avide de licences, amie et compagne des plus vives passions de la jeunesse ; il se rappelait l’anathème antique, et de cette illustre invention il ne voyait que le désordre, les mauvais penchants, les mauvais conseils, l’obscénité. Cela fâchait le grand évêque de Meaux qu’on appelât le théâtre l’école des mœurs, et il avait boudé Santeuil pour sa fameuse inscription : Castigat ridendo mores ! Même Santeuil en avait demandé pardon à Bossuet dans un poème intitulé : Santolius pœnitens ; au frontispice du poème, on voyait l’illustre écrivain de Saint-Victor à genoux et la corde au cou

Bossuet sourit, et pardonna à Santeuil ; il garda rancune à Molière. Il se rappelait sans doute qu’il avait rencontré Molière et sa comédie au milieu de Versailles, dans tous les salons, dans tous les jardins, à la suite et comme le complément de ces scandales et de ces amours. Surtout il se souvenait de Tartuffe, ce chef-d’œuvre impérissable qui est resté, même avant les flammes de l’enfer, le châtiment des hypocrites, on peut dire ce qu’on a dit du Mariage de Figaro : qu’il était plus facile de l’écrire que de le faire représenter.

Pour que Le Mariage de Figaro fût représenté tout à l’aise, il n’était pas besoin de se donner tant de peine, Beaumarchais n’avait qu’à attendre quelques jours, et dans cette société qui allait si gâtaient à l’abîme, il eût trouvé des reines pour jouer tout haut le rôle de Suzanne, des ducs et pairs pour représenter Figaro, des princes du sang pour se charger du rôle d’Almaviva. Mais au plus bel instant du xviie  siècle, quand l’autorité était partout, comme le devoir, un comédien du roi Louis XIV s’attaquer ainsi, et tout d’un coup, au pouvoir le plus respecté de l’État, le traîner sur son théâtre, l’immoler à la risée publique, le charger, non seulement de sarcasmes, mais encore d’humiliations, de haine et d’outrages, avouez que l’entreprise était étrange, inouïe, incroyable, et qu’il fallait bien du génie et bien du courage pour la tenter.

Pourtant, malgré les difficultés de tout genre qui se présentaient de toutes parts à la représentation d’une pareille comédie, les calculs du poète étaient sûrs. Molière avait bien compris que le moment ne pouvait pas être mieux choisi pour demander cette grande permission à la majesté royale, d’attaquer directement et de front, les faux dévots et leur sacristie. En ceci, comme un grand politique qu’il était, Molière mettait à profit les circonstances historiques dont il était entouré.

M. le cardinal de Mazarin venait de mourir, assez raisonnablement chargé de la haine publique. Délivré de cette tutelle insupportable, le jeune roi avait juré, bien haut, de ne pas appeler l’Église dans ses conseils. Cependant Mazarin n’avait pas tellement remplacé le cardinal de Richelieu, qu’on ne se souvînt de Richelieu, mais pour le haïr, mais pour le maudire ; on ne se souvenait que de ses cruautés et de ses froides passions ; quant aux grandes choses qu’il avait faites, on en était trop près pour les voir.

À ce moment de l’histoire, il se passait à la cour de France ce qui s’est passé autrefois à la cour de Russie.  Il y avait la vieille cour austère, solennelle, dévouée aux vieux usages, à la vie correcte et réglée ; il y avait la jeune cour, folle, amoureuse, prodigue, avide de mouvement et de plaisirs. À la tête de ce mouvement se faisait remarquer le jeune roi qui bâtissait Versailles ; du parti de la résistance était la duchesse de Noailles, vieille et dévote, et bel esprit à la Noailles, d’une grâce exquise et d’une suprême insolence, qui ameutait contre ce beau monde royal, d’où son âge l’exilait, toutes les prévoyances opposées à la jeunesse du roi.

En ce temps-là l’Église, qui regrettait le bon temps des guerres religieuses, avait remplacé la guerre civile par mille querelles. Jansénius avait été le prétexte à toutes ces disputes qui ont vivement agité la société française Au milieu de la dispute se présenta Pascal, armé de toutes pièces comme un rude jouteur qu’il était. Cet homme, qui prenait au sérieux toutes choses, demanda de quoi il s’agissait ; et quand on le lui eut dit, il jeta sur toute cette cohue dévote l’ironie, le sarcasme, le ridicule, la honte enfin et l’épouvante. Il flétrit, bien mieux que n’eût fait le bourreau, les plus avancés dans cette bataille religieuse, ces jésuites qui étaient partout ; et de cet amoncellement de doctrines perverses, il ne laissa pas pierre sur pierre. Jamais la puissance de la parole écrite ne s’est plus complètement manifestée. Considérez donc, je vous prie, que Tartuffe n’a pas eu d’autre préambule que les Provinciales. Ils peuvent se dire l’un à l’autre, comme ces deux conspirateurs dans une tragédie de Schiller :  Nous conspirons ensemble ! Pascal est d’ailleurs le père légitime de cet homme qui a découvert le doute, Pierre Bayle ; toutes les attaques, toutes les haines, toutes les violences de Voltaire et du xviiie  siècle contre la croyance établie, n’ont pas eu d’autre point de départ : les Provinciales de Pascal, le Tartuffe de Molière. Or, il ne fallait rien moins que des chefs-d’œuvre de cette force pour battre en brèche une croyance de dix-sept cents ans ! Attribuer cette ruine à l’Essai sur les mœurs, à La Pucelle, à l’Encyclopédie, ce serait leur faire trop d’honneur.

Ainsi donc, l’esprit d’examen introduit par Pascal dans les matières religieuses, Molière le mit habilement à profit pour l’introduire à son tour dans la comédie. L’ironie, la malice, le sang-froid railleur de Pascal, Molière s’en servit pour écraser les mêmes hommes. Chose étrange dans cette œuvre commune ! c’est le docteur en théologie, Pascal, qui agit comme un poète comique ; il rit, il plaisante, il prolonge sans fin et sans cesse ce formidable badinage, pendant que le comédien, le poète comique, remplit le rôle du docteur de Sorbonne, du prédicateur dans sa chaire. Molière tonne, éclate et s’emporte ; il foudroie ce misérable, son misérable ! Pascal en colère n’eût pas mieux dit que Molière ; Molière, on riant, n’eût pas mieux fait que Pascal.

Notez,  les hommes de génie ont de si belles chances !  que si les Lettres provinciales n’eussent pas été en effet une comédie pleine de gaieté, de sel, de grâce et d’atticisme, une comédie, en un mot, digne de Molière, personne ne les eût lues dans ce peuple fatigué de dissertations religieuses. Notez aussi que si la comédie de Molière n’eût pas été grave, imposante, sévère, austère, comme eût pu l’être un plaidoyer de Pascal, jamais le roi et la reine ne l’eussent approuvée ; jamais le roi Louis XIV ne se fût porté le protecteur d’une bouffonnerie qui s’attaquait à tant de choses. Ainsi Pascal, ainsi Molière, dans cette œuvre commune de destruction dont ils ne pouvaient savoir toute la portée l’un ni l’autre, se sont sauvés justement, celui-ci et celui-là, par les mêmes raisons qui devaient les perdre tous les deux.

Ce ne fut pas sans une certaine terreur que Molière entreprit cette tâche illustre. Il savait que toucher à l’hypocrisie était un crime sans rémission, non pas seulement chez les hypocrites, mais pour beaucoup d’honnêtes gens, et qu’il devait entrer par surprise dans cette brèche qu’il avait pratiquée dans l’Église.

Ainsi fit-il. Tartuffe fut entouré de toutes sortes de précautions. La première lecture qu’en fit Molière se fit chez Ninon de Lenclos, cet honnête homme d’un goût exquis, d’une beauté fine, d’une philosophie pleine de grâce et de malice. Elle aimait Molière comme elle aimait M. le prince de Condé, sachant très bien que des amitiés pareilles lui feraient pardonner ses amours. Elle avait accepté, mais en l’épurant autant qu’il était en elle, par le désintéressement, par l’esprit, par la probité, le galant héritage de cette horrible Marion Delorme, dont le cardinal de Richelieu avait fait à la fois une courtisane et un espion à ses ordres ; ainsi posée dans ce monde si correct, et en butte à toutes les déclamations faciles des vertus bourgeoises, vous pensez si mademoiselle de Lenclos dut accueillir et favoriser cette immense comédie où toutes les vanités, tous les crimes et tous les ridicules de l’hypocrisie étaient étalés, avec tant de complaisance et d’énergie.

Ce n’est pas à dire que cette belle Ninon fût en ceci un juge impartial.  Elle plaidait sa propre cause, quand elle riait aux éclats de cet hypocrite, s’enveloppant dans son manteau ; la folâtre, depuis longtemps elle avait jeté son manteau aux orties, où il resta jusqu’à ce que le jeune abbé de Châteauneuf, qui avait dix-sept ans, l’eût retrouvé et rapporté à la dame, qui en avait alors quatre-vingt bien sonnés. Toujours est-il que la voix de mademoiselle de Lenclos entraîna l’assentiment général des beaux esprits et des grands seigneurs qui faisaient l’opinion.

À cette première épreuve du salon, Tartuffe fut applaudi comme une très grande et très belle comédie.  Si bien que dans les fêtes de 1664 que le roi donnait, à la fois, pour inaugurer son palais, ses victoires et ses amours, il fut permis à Molière de jouer à la cour ses trois premiers actes.  De Versailles, la pièce passa à Villers-Cotterets, de Villers-Cotterets au Raincy, si bien que toute la famille royale en eut sa bonne part ; c’était beaucoup pour la pièce et c’était peu pour Molière. En véritable enfant de Paris, Molière n’estimait guère comme des succès de bon aloi, que les succès qu’il avait à Paris. Il était l’ami du peuple, a dit Boileau, et tant que le peuple ne lui avait pas battu des mains et ne l’avait pas salué de son gros éclat de rire, Molière n’était ni content, ni tranquille. De son côté, Paris s’inquiétait sérieusement de cette œuvre qui avait rempli de sa gloire toutes les maisons royales. D’ailleurs, les uns et les autres, ceux qui l’avaient vu jouer et ceux qui l’avaient entendu lire, ne savaient de cette comédie que les trois premiers actes, et l’on se demandait :

Comment ferait le poète pour tirer une comédie plaisante de cet affreux drame ? Certes, j’imagine qu’il y avait de quoi attendre impatiemment le dénouement d’un pareil drame, à une époque où l’on n’avait encore abusé de rien dans l’art poétique. Remarquez en outre combien l’habile et infâme diplomatie de Tartuffe rappelle, en ses cruels détails, l’habileté impitoyable, le crime absolu, le crime politique ! Lui-même il a pu servir au portrait de Tartuffe, ce fameux cardinal-ministre, Richelieu : Richelieu, amoureux de la reine-mère, et la chassant de ce royaume qui appartient à son fils ! Richelieu faisant égorger le jeune duc de Montmorency, et se jetant aux genoux de la princesse de Condé, qui lui demande la vie du prince. Il y a du tigre et du chat dans ce caractère du Tartuffe ; il y a du Richelieu et du Mazarin.

Aussi, vous pensez bien que la cour les avait reconnus, l’un et l’autre, ces deux ministres devant lesquels toute la cour s’était prosternée ; aussi vous pensez bien que mademoiselle de Lavallière fut un peu, au fond de l’âme, et pour les mêmes raisons (tous les amours se ressemblent) du même sentiment que mademoiselle de Lenclos ; les uns, dans cette cour, protégeaient Tartuffe par haine pour Richelieu, par mépris pour Mazarin ; les autres le protégeaient parce que leurs jeunes passions y trouvaient leur compte, parce que le jeune Versailles, donnait ainsi un démenti formel à la vieille cour de Saint-Germain, parce qu’enfin la nouveauté, le doute, le courage, étaient du côté de Molière.

En tout ceci, Molière s’est montré d’une habileté et d’une convenance parfaites. Il eut même le grand art de persuader au roi qu’il était son collaborateur, et qu’il avait pris à Sa Majesté un des mots les plus plaisants de la pièce : le pauvre homme ! Enfin pour ôter tout prétexte aux honnêtes gens, il écrivit cette admirable définition du véritable chrétien qui est un des plus beaux morceaux de la langue,   voilà de vos pareils , etc., ajoutez, comme je vous le disais tout à l’heure, qu’il avait gardé le secret de son troisième et de son dernier acte, il ne le dit à personne, pas même au roi, pas même à mademoiselle de Lenclos ; il l’eût dit à sa femme, mais sa femme ne le lui demanda pas, elle était trop occupée à préparer ses ajustements, pour jouer le rôle d’Elmire, dans ses plus beaux atours.

À la fin donc, le jeune roi, curieux de tout savoir, amoureux comme il l’était, sûr d’être le maître, et qui ne savait guère qu’un jour il appartiendrait, corps et âme, à cette rude chrétienne apostolique et romaine, qui s’appelait, en ce temps-là, madame Scarron, permit à Molière de représenter Tartuffe, au beau milieu de Paris, puis il partit, le lendemain, pour assister à ces sièges de la Flandre à demi conquise qui se faisaient aux sons du violon, au bruit du canon. Aussitôt, en l’absence de ces jeunes fous qui se battaient là-bas de si bon cœur, le vieux parti royaliste et dévot se réveille, il s’oppose à ce qu’on joue ce drame que déjà il sait par cœur. Molière, en ce moment, était dans toute la joie et dans tout le bonheur du triomphe. Il avait l’ordre du roi ; aussitôt son théâtre s’illumine, sa troupe est sous les armes, tout Paris, dans ses plus beaux ajustements, accourt à cette fête sans égale parmi les batailles suprêmes de la comédie.

La seizième lettre de Pascal, l’apologie du vol, ne fut pas plus impatiemment attendue ! Le rideau allait se lever, quand arriva l’ordre de M. le premier président de suspendre la représentation de Tartuffe jusqu’à nouvel ordre de S. M. En effet, la permission du roi n’était qu’une autorisation verbale. Alors Molière, qui aimait à haranguer, arrêté tout à coup par cette défense inattendue, et voyant remettre en question cette question tant débattue, vint annoncer sa défaite à cette foule inquiète et attentive.

En cet instant, Molière devait être admirable. Je me le représente, en effet, la taille élégante, le visage beau et inspiré, l’œil noir et calme, la jambe belle, la bouche grande et bien meublée, la lèvre ombragée, intelligente ; la voix sonore et grave : il arrive sur le bord de la rampe, et il annonce lui-même ce grand malheur qui l’accablait. Ne croyez pas cependant que le poète ait tenu le propos indécent qu’on lui prête.  « Messieurs, nous allions vous donner Tartuffe, mais M. le premier président ne veut pas qu’on le joue. » En ce temps-là, ce n’était pas la mode encore de couvrir d’insultes la magistrature française. Nul n’eût osé parler ainsi de Monsieur le premier Président. Molière savait, mieux que personne, quel homme était M. de Lamoignon, l’ami de Racine et de Despréaux. Ce mot-là est un anachronisme de cent cinquante ans, au moins.

Il faut avouer que le coup était rude. La troupe de Molière en fut presque aussi atterrée que son illustre chef. Les Comédiens avaient compté sur Tartuffe pour leur fortune, Molière y comptait pour sa gloire. Ils avaient même offert à Molière double part toutes les fois que sa comédie serait jouée (en effet cette double part fut payée à Molière, qui savait si bien rendre cet argent-là aux Comédiens malheureux) ; cependant comment sortir de cet embarras immense, et par quels secours représenter cette comédie, ou plutôt cette provocation ardente à tous les doutes dont la vieille France, la France prudente et prévoyante de ce temps-là, ne voulait pas ?

Dans cette occurrence, il n’y avait véritablement que le roi en personne qui pût tirer d’affaire son poète ; mais le roi était dans son camp, tout occupé de batailles le matin, et de fêtes le soir ; partageant sa vie entre M. de Vauban et mademoiselle de Lavallière. Que fit Molière ? Il traita avec le roi Louis XIV, de puissance à puissance, lui envoyant deux députés, munis de ses pleins-pouvoirs, les sieurs de La Grange et de La Thorillière, à qui la Comédie donna mille francs pour leur voyage. Les députés, partis en poste, arrivèrent devant la ville de Lille le 6 août. M. le prince de Conti, le condisciple et le protecteur de Molière, reçut les ambassadeurs de la façon la plus bienveillante : il leur accorda l’hospitalité sous sa tente, et lui-même il les présenta à Sa Majesté, qui prit connaissance du placet de Molière.

Ce placet est hardi, gai, et d’un bon sel. Molière raconte au roi toutes ses mésaventures. En vain il avait intitulé sa pièce : L’Imposteur ; en vain il avait changé le costume de Tartuffe, qui était d’abord un costume d’église, contre l’ajustement d’un homme du monde ; en vain il lui avait donné non plus la soutane, le bonnet carré et la tonsure, mais un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée et des dentelles sur tout l’habit ; en vain il avait mis des adoucissements en plusieurs endroits, ces adoucissements n’ont servi de rien. La cabale s’est réveillée aux plus simples conjectures qu’elle a pu avoir de la chose ; et la comédie a été défendue, et tout Paris s’est scandalisé de la défense qu’on en a faite ; et maintenant si le roi veut que Molière travaille encore, il faut que S. M. accorde sa protection à son poète, sinon il ne faut plus que Molière songe à faire des comédies ; il renonce à la gloire « de délasser Sa Majesté au retour de ses conquêtes, et de faire rire le monarque qui fait trembler toute l’Europe ». Tel est ce placet ; Molière s’y met convenablement à sa place ; il faut que le roi choisisse entre lui ou ses ennemis ; sinon plus de comédies pour le château de Versailles, ce qui était une grande menace à faire à Louis XIV.

En sa qualité de grand roi, il savait que la gloire et la majesté de cette ville nouvelle qu’il avait créée, n’étaient pas dans le marbre et la pierre, dans les toiles peintes, dans les bronzes, et dans toutes les magnificences de ce beau lieu ; la majesté du palais de Versailles, c’étaient les grands hommes qui entouraient ce règne illustre, c’était Molière aussi bien que le prince de Condé. Remarquez aussi comme Molière parle hardiment, au roi, du mécontentement de Paris.

Le roi se montra digne de la supplique ; il autorisa cette fois, par écrit, la représentation de Tartuffe. En ceci il fut peut-être sinon plus royal, du moins un meilleur logicien que S. M. l’empereur Napoléon, lorsqu’il dictait, Moscou en flammes, et du sein de la plus épouvantable guerre qu’il ait jamais faite, une constitution pour le Théâtre-Français. Tartuffe au contraire, c’est la volonté d’un jeune homme, d’un roi vainqueur, et tout glorieux d’ajouter une part nouvelle au royaume de Henri le Grand et de Louis XIII, qui s’occupe à propager ce terrible chef-d’œuvre.

La pièce fut jouée avec cet ensemble de comédiens excellents, auquel Molière aurait pu soumettre même des comédiens médiocres. Chacun y mit une prudence, une adresse que nous ne connaissons plus de nos jours.  On avait si peur de trop en dire ! Mais de toutes les batailles que livra Molière, je ne vous raconte pas la plus terrible. Le jour de cette première représentation si décisive, il trouva sa femme qui jouait le rôle d’Elmire si parée, si attifée, et si pimpante, qu’il eut bien de la peine à reconnaître cette Elmire malade, souffrante et triste, qu’on a saignée la veille, et qui n’a rien pris depuis trois jours. Or, mademoiselle Molière ne voulait ni changer sa robe, ni couvrir sa gorge et ses bras, ni pâlir sa joue, ni jouer, comme il convient, ce beau rôle d’Elmire que Molière avait fait pour elle ! Si les dévots de ce temps-là, si l’évêque d’Autun (l’abbé de la Roquette) avaient pu tout prévoir, la coquetterie de cette femme les eût sauvés.

Enfin la pièce fut jouée, aux grands applaudissements de la multitude. Elle eut tout le succès d’une révolution, tout au rebours du Mariage de Figaro, qui a réussi comme une émeute. On écouta cela gravement, posément, et on se promit bien de s’en servir aux premières tracasseries de la Sorbonne. Les jésuites en furent atterrés, tout comme ils l’avaient été des Provinciales ; les jansénistes s’en inquiétèrent, et demeurèrent tout étonnés, en découvrant que Molière avait autant d’esprit que Pascal.

L’affliction de plusieurs hommes d’honneur fut sincère et profonde. Il y a des gens qui savent tout prévoir. Quant au public, il ne comprit nullement le danger. Il était impatient de savoir ce que deviendrait le monstre, et comment il pousserait jusqu’au bout la doctrine des désirs permis et légitimes. Il avait beaucoup admiré la scène entre Elmire et l’hypocrite, le duel charmant et terrible à la fois, dans lequel le poète a prodigué les plus engageantes délicatesses de l’honnête femme, les plus abominables perfidies d’un ignoble scélérat ;  il avait appris sans étonnement, mais non pas sans indignation, la ruine totale de M. Orgon et le désespoir de sa famille ; enfin à la dernière scène, ce même parterre avait applaudi à outrance l’éloge du jeune roi qui lui faisait ces loisirs. Voilà comment Molière témoignait sa juste reconnaissance à son royal protecteur ; voilà comment il avait trouvé moyen de compromettre le roi dans son drame, bien mieux qu’en lui empruntant ses bons mots ! Par cet éloge bien mérité du jeune monarque, l’œuvre de Molière était dignement accomplie ; et de fait, il n’y avait qu’un dieu descendu de la machine dramatique, qui pût sauver des embûches de Tartuffe ce malheureux M. Orgon.

Le succès fut donc complet, unanime, sérieux. Il resta de tout ceci une œuvre admirable à laquelle le siècle d’Auguste, non plus que le siècle de Périclès, n’ont rien à comparer ;  cependant nul ne pouvait savoir où donc porterait ce boulet, tiré à bout portant dans les croyances de ce siècle. Molière jouit entièrement de son triomphe, non pas sans que plus d’une fois ce triomphe même ne lui fût une épouvante. Son bon sens lui disait qu’une pareille victoire porterait ses fruits ; mais quels fruits devait-elle porter ?

Toujours est-il que le lendemain de sa victoire, il écrivait au roi pour lui demander un canonicat dans la chapelle de Vincennes, le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par les bontés du roi. Enfin, pour compléter sa victoire, il écrivit, en tête de sa pièce, une Préface qui est le chef-d’œuvre de la polémique. Dans cette Préface, Molière touche hardiment et habilement à tous les points de cette discussion entre le théâtre et l’église. Comme il était un véritablement honnête homme, les véritables gens de bien, qui désapprouvaient hautement sa comédie, devaient l’inquiéter au fond de l’âme ; aussi défend-il sa comédie par des raisons excellentes, naturelles, modestes ; disant que la comédie est presque d’origine chrétienne ; qu’elle doit sa naissance aux soins d’une confrérie religieuse ; qu’elle est destinée à corriger tous les hommes, les dévots comme les autres. S’il y a des pères de l’Église qui condamnent la comédie, il y en a d’autres qui l’approuvent ;  les philosophes de l’antiquité, Aristote lui-même, ont été ses apôtres ; que si la Rome des empereurs, la Rome débauchée a proscrit la comédie, en revanche elle a été en grand honneur dans la Rome disciplinée, sous la sagesse des consuls et dans le temps de la vigueur de la vertu romaine.  En même temps, il combat pour l’emploi des passions au théâtre, et il ne voit pas quel grand crime ce peut être que de s’attendrir à la vue d’une passion honnête. « Enfin, dit-il, les exercices de la piété ont des intervalles, et s’il est vrai que les hommes ont besoin de divertissements, on n’en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie. » Il finit par se mettre à l’abri du roi et de M. le prince de Condé. En un mot, cette Préface de Tartuffe appartient à la polémique la plus pressante et la plus précise ; elle est aussi convaincante que la comédie elle-même, et pendant bien longtemps je me suis étonné, et il y avait de quoi s’en étonner, que le parti religieux en France, eût laissé passer, sans y répondre, un pareil argument.

Mais voici que cette Préface et la comédie de Molière, ont été en effet réfutées par le seul homme qui fût de force à jouter avec Molière, par un homme auquel on pense toujours, lorsque l’on se trouve en présence de l’une des grandes difficultés de cette histoire du xviie  siècle, par Bossuet, cet exilé de la politique, espèce de Richelieu condamné à n’être qu’un éloquent apôtre et à parler comme parlait saint Jean-Chrysostome, quand il n’eût pas mieux demandé que d’agir comme saint Paul.

L’histoire de cette réfutation de Bossuet est très curieuse, elle est toute nouvelle ; je l’ai découverte avec un rare bonheur, et puisque vous avez le temps, je vous demande toute votre attention.

Un homme comme Bossuet, avec sa position dans l’éloquence et dans l’église de son temps, ne pouvait pas ne pas s’inquiéter d’un homme comme Molière, d’une comédie comme Tartuffe et d’une Préface comme la Préface de Tartuffe. Cependant comment le premier aumônier de madame la dauphine, le précepteur de M. le dauphin, un évêque de France, pouvait-il se commettre jusqu’à répondre à un comédien, à un excommunié, ce comédien s’appelât-il Molière ? Bossuet, dans son génie, avait trop de tact et d’habileté, pour s’exposer à s’entendre dire par Molière ce que J.-J. Rousseau devait dire plus tard à l’archevêque de Paris :  « Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi, Monseigneur ? » Pour sortir de cet embarras, vous allez voir comment s’y prit l’évêque de Meaux ! Il découvrit, lui qui voyait tout, en tête d’une méchante comédie de Boursault, une dissertation littéraire et religieuse, signée d’un théatin nommé le P. Caffaro. Ce théatin était un bonhomme déjà fort âgé, très obéissant à son évêque, à ses supérieurs, qui, depuis vingt ans, était régent de philosophie et de théologie, sans avoir encouru la plus petite censure. Ce digne religieux, de son propre aveu, n’avait jamais lu, encore moins vu, aucune comédie, ni de Molière, ni de Racine, ni de Corneille ; seulement, quand il était jeune, il s’était fait une idée métaphysique d’une bonne comédie, il avait raisonné là-dessus en latin, et c’est cette même dissertation latine du P. Caffaro, traduite en français, qui avait paru, comme Préface d’une comédie de Boursault, au grand étonnement du bon Père Caffaro.

Depuis longues années il avait oublié cette innocente dissertation, il la retrouvait augmentée, arrangée, corrigée, dans un français qui l’a plus étonné que tout le reste : « Ne sachant écrire qu’en latin et honteux du méchant français dans lequel j’écris à Votre Grandeur. » Rien n’est amusant à lire comme la justification du digne théatin, et son embarras écrivant au plus illustre des évêques de la chrétienté ! « Voilà, Monseigneur, toute la faute que j’ai commise en tout cela, dont j’ai eu et j’ai encore un chagrin mortel ; et je voudrais pour toute chose au monde, ou que la lettre n’eût jamais été imprimée, ou que je n’eusse jamais écrit sur cette matière qui, contre ma volonté, cause le scandale qu’elle cause ! » Ainsi parle-t-il, le brave homme ; en vérité, depuis la création des théatins, il n’y a jamais eu de plus malheureux et de plus innocent théatin.

Mais ce n’était pas là le compte de Bossuet ; il voulait répondre à Molière, il cherchait une occasion, un prétexte de dire son opinion sur la comédie : il trouve le père Caffaro sous sa main, et il s’en sert. Jamais théatin plus naïf n’a été plus rudement secoué : c’est que dans la robe du bon père Caffaro Bossuet voyait Molière, et voilà pourquoi il frappait si fort. Cette petite ruse de Bossuet ne vous paraît-elle pas très amusante et très curieuse, et n’aimez-vous pas cette dissertation qui s’élève ainsi, tout d’un coup, entre l’auteur de Tartuffe et l’auteur des Variations ?

Cette réponse à la préface de Tartuffe, et par conséquent cette réfutation de Tartuffe, par l’entremise du théatin, est une des plus belles choses que Bossuet ait écrites. Évidemment, il a sous les yeux, non pas la dissertation du P. Caffaro, dont il ne s’inquiète guère, mais Tartuffe, mais la préface de Molière, dont il se préoccupe depuis vingt ans. Molière a dit que quelques Pères de l’Église approuvaient la comédie ; Bossuet répond au P. Caffaro que saint Thomas lui-même, dans son indulgence pour les spectacles, n’a jamais songé à permettre un outrage public fait aux bonnes mœurs. Oui, P. Caffaro, c’est-à-dire, oui, Molière, « nous ne pouvons passer pour honnêtes les impiétés dont sont pleines vos comédies ». Oui, P. Caffaro, ce Molière, dont vous n’avez pas lu une seule comédie, a fait représenter des pièces « où la piété et la vertu sont toujours ridicules, la corruption toujours défendue et toujours plaisante, la pudeur en danger d’être toujours offensée ou toujours en crainte d’être violée par les derniers attentats, je veux dire par les expressions les plus imprudentes, à qui l’on ne donne que les enveloppes les plus minces ». Entendez-vous cela, P. Caffaro ?

Il faut que vous sachiez aussi, mon père, que Molière a pris en main la défense des passions, et qu’il veut nous faire trouver honnêtes « toutes les fausses tendances, toutes les maximes d’amour, et toutes les douces invitations à jouir du beau temps de la jeunesse, qui retentissent partout dans les opéras de Quinault, à qui j’ai vu cent fois déplorer ces égarements » : mais assurément ce ne peut pas être là votre opinion, excellent père Caffaro !

Cependant, que pensez-vous de Lulli, mon Père ? Vous devriez savoir « qu’il a proportionné les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses aux vers et aux rimes du poète », qu’à l’aide de ses airs « se sont insinuées dans le monde les passions les plus décevantes en les rendant encore plus agréables et plus vives » ; que cela peut être charmant, mais qu’en vérité les bonnes mœurs n’ont rien à gagner « à la douceur de cette mélodie ». Voilà quelle est mon opinion, et ce doit être aussi la vôtre, mon bon Père Caffaro !

Molière soutient aussi que la passion n’est pas un spectacle dangereux ; je vous reprends pour ce mot-là, mon Père. Les poésies les plus religieuses, les tragédies d’un Corneille et d’un Racine ne sont pas dangereuses ! Demandez à ce dernier « qui a renoncé publiquement aux tendresses de sa Bérénice ? » Dites-moi, ajoute Bossuet (ici le père Caffaro, qui n’a jamais rien lu, doit être horriblement embarrassé), « que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime une Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue, qu’on tremble avec lui et qu’avec lui on s’estime heureux lorsqu’il espère de la posséder ! » Répondez donc, si vous avez quelque chose à répondre, mon digne théatin !

Mais laissons en paix l’honnête Père théatin, et remarquez, je vous en prie, quel grand écrivain de feuilletons c’eût été là si Bossuet eût voulu s’en mêler. Comme, en attaquant le théâtre, Bossuet s’exalte ! Cette définition du Cid de Corneille est très belle, sans doute ; mais écoutez ce qui suit ( erudimini qui tragidificatis ) :

« Si l’auteur d’une tragédie ne sait pas intéresser le spectateur, l’émouvoir, le transporter de la passion qu’il a voulu exprimer,tombe-t-il, si ce n’est dans le froid, dans l’ennuyeux, dans l’insupportable ? Toute la fin de son art, c’est qu’on soit comme son héros, épris des belles personnes, qu’on les serve comme des divinités, en un mot, qu’on leur sacrifie tout, si ce n’est peut-être la gloire ! »

Plus loin, l’évêque de Meaux prend la peine d’expliquer à ce malheureux théatin, qui n’y a jamais mis les pieds, l’espèce de plaisir que l’on trouve au théâtre, et jamais commentaire n’a été mieux fait à l’éloge de ce grand plaisir, le premier de tous, peut-être, quand il est complet.

« Si les nudités causent naturellement ce qu’elles expriment, combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où tout paraît effectif, où ce ne sont point des traits morts et des couleurs sèches qui existent, mais des personnages vivants, de vrais yeux, ou ardents, ou tendres, ou plongés dans la passion ; de grandes larmes dans les acteurs, qui en attirent d’autres dans ceux qui regardent, et puis de vrais mouvements qui a mettent en feu le parterre et toutes les loges ! »

Ô Monseigneur, telle était donc la comédie de votre temps ? Oh ! que je vous porte envie ! Quoi ! vous aviez de vrais yeux au théâtre ? des vraies passions ? des larmes véritables ? assez d’amour pour mettre en feu le parterre et les loges ? des comédiens qui faisaient pleurer parce qu’ils pleuraient ? des larmes qui arrachaient des larmes ? Ô Monseigneur, depuis vous, la comédie est bien changée ! Si vous saviez comme à cette heure, au théâtre, tout est faux, même les larmes, même les yeux. De vrais yeux, Monseigneur ! Vrai Dieu ! ne craignez-vous pas avec cette belle peinture, d’envoyer votre théatin à la comédie, ne fût-ce que pour voir comment les comédiens et les comédiennes mettent tout en feu. Justement le P. Molina enseigne que les religieux peuvent changer d’habit sans pécher, quand ils veulent aller à la comédie ou autre part.

Tel est cependant ce grand Bossuet, que dans cette attaque contre la comédie, malgré lui, il place la comédie aussi haut que Molière lui-même ; il en fait le plus magnifique éloge, il explique aussi bien que Molière comment « la scène, toujours honnête dans l’état où elle paraît aujourd’hui, ôte à l’amour ce qu’il a de grossier et d’illicite, en faisant tourner ce chaste amour de la beauté, au nœud conjugal ! » Il explique, aussi bien que l’expliquerait Marivaux lui-même, comment dans la comédie l’honnêteté nuptiale n’est qu’un leurre, « car la passion ne saisit que son propre objet ; le mariage, loin d’empêcher tout autre amour, le provoque au contraire » ; et c’est justement à cet amour profane que se rattache l’intérêt des plus honnêtes comédies. « On commence, dit-il encore, par se livrer aux impressions de l’amour, le remède du mariage vient trop tard, déjà le faible du cœur est attaqué, s’il n’est vaincu. » Encore une fois, Marivaux lui-même ne parlerait pas de l’amour avec plus de finesse, avec plus de sagacité que Bossuet.

«  Croyez-vous, ajoute-t-il (Bossuet, non pas Marivaux), que si l’eunuque de Térence avait commencé par une demande régulière de son Erotium, ou quel que soit le nom de son idole (Bossuet se trompe, elle s’appelle Thaïs), le spectateur serait transporté comme l’auteur de la comédie le voulait ? Toute comédie veut inspirer le plaisir d’aimer ; on en regarde les personnages, non pas comme épouseurs, mais comme amants, et c’est amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après. »

Nulle part et par personne la comédie n’a été mieux définie et mieux comprise que par Bossuet ; Bossuet a raison, l’amour toujours l’amour, rien que l’amour, voilà la seule puissance au théâtre. En ceci, il est tout à fait de l’opinion de mademoiselle Mars, qui s’y connaissait bien un peu, de son côté. Mais que cependant j’aurais bien voulu entendre le R. P. Caffaro écoutant de toutes ses oreilles ces belles leçons de Bossuet !

Plus loin, l’évêque de Meaux explique aussi très bien : que l’amour ne vit pas sans cette impulsion de la beauté qui force à aimer et qui rend aimable et plaisante la révolte des sens. « C’est à cet ascendant de la beauté qu’on fait servir dans les comédies, les âmes qu’on appelle grandes, ces doux et invincibles penchants de l’inclination ! » Ce grand homme parle bien des choses et des personnes ! Ceci me rappelle ce passage de la troisième lettre, à une demoiselle de Metz, où il dit :  Appartient-il à la langue qui n’aime pas elle-même, de parler d’amour ?

Son passage sur les comédiennes n’est pas moins remarquable que tout ce qui précède. À coup sûr, pour qu’il en parlât ainsi, Bossuet trouvait mademoiselle Molière aussi belle que Molière lui-même. « Elles s’étalent elles-mêmes, en plein théâtre, avec tout l’attirail de la vanité, comme les sirènes dont parle Isaïe, qui font leurs demeures dans les temples de la volupté, et qui reçoivent de tous côtés, par cet applaudissement qu’on leur renvoie, le poison qu’elles répandent par leur chant ! » Hélas ! nous sommes exposés, nous autres, à moins de dangers que le P. Caffaro. Les sirènes sont quelque peu vieilles et peu belles ; elles ont remplacé l’attirail de la vanité par de vieilles robes et de vieux souliers ; elles habitent les temples de la volupté, au sixième étage ; leur chant ne nous séduit guère, et elles paient, pour la plupart, à beaux deniers comptants, les applaudissements qu’on leur envoie. Il faut que le théâtre ait bien dégénéré pour n’avoir pas conservé un seul de cet amas de périls dont parte Bossuet au P. Caffaro.

Quant à ce que disait Molière, tout à l’heure, des divertissements permis, Bossuet répond au Père théatin que le théâtre n’est bon « qu’à s’étourdir et à s’oublier soi-même, pour calmer la persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine ». Ce qui est très vrai et magnifiquement exprimé ; il termine par conjurer le théatin d’abjurer ces exécrables doctrines, et vous jugez s’il parlait à un converti ! En résumé, on n’a rien écrit de plus juste et de plus sensé sur l’art de la comédie, que cette réponse de Bossuet à la préface de Tartuffe. La lettre de Rousseau à d’Alembert sur le même sujet, comparée à la lettre du P. Caffaro, n’est qu’une déclamation misérable. Il était impossible de mieux démontrer que ne l’a fait Bossuet, que la comédie était, non pas l’école des mœurs, mais l’école des passions. Après avoir lu cette lettre admirable et sans réplique, la comédie eût bien fait de renoncer à sa prétention, d’être un art parfaitement moral, ce qui est bien la plus singulière des tartuferies dans un art qui a produit Tartuffe.

Tout aussi bien que Molière, mais pour arriver à un but différent, Bossuet a expliqué d’une façon admirable le but, les moyens, les passions de la comédie. Il y a même un passage où il indique clairement Shakespeare en parlant des Anglais « qui se sont élevés contre nos héros de comédie, galants à propos et hors de propos, et poussant à toute outrance les sentiments tendres ! » Il indique aussi, comme bien supérieures à la tragédie de Racine, les tragédies de Sophocle qui avaient laissé l’amour à la comédie, « comme une passion qui ne pouvait soutenir le sublimité et la grandeur du tragique ! » Il proclame, à la façon de Platon, et comme chose légitime, l’antipathie entre les philosophes et les poètes il appelle saint Thomas un homme peu habile d’avoir pris la défense des histrions ; il en veut à saint Antonin d’avoir fait comme saint Thomas ; et en lui-même, mais sans en rien dire, il ne comprend pas comment Molière est si bien instruit des discours de saint Thomas et de saint Antonin. Quant à cette rage de rire de tout et toujours, il ne saurait l’approuver, et il vous donne, comme un exemple des excès où vous peut conduire le besoin de rire, ce que disait César de Térence,  qu’il ne le trouvait pas assez plaisant ! J’ai vu l’instantBossuet allait prendre la défense de Térence et de Ménandre, contre Aristophane et Plaute ; contre Molière lui-même, et contre tous les hommes qui ont attenté à la couche de leur prochain, qui ont excité par leur esprit cette impétuosité, ces emportements et ce hennissement des cœurs lascifs.

Malheureusement pour l’histoire de la critique, et peut être malheureusement pour Bossuet lui-même, Molière était mort quand parut cette grande et éclatante manifestation du Vatican de l’église de Meaux. Le père Caffaro n’était pas de force à répliquer au nom de Molière, à un grand évêque tel que Bossuet, et la dispute, finit faute de combattant qui fût digne de répondre à ce rude docteur. À Dieu ne plaise que Bossuet ait reculé devant le génie et le courage de l’auteur de Tartuffe ; il avait affronté d’autres colères, il avait écrasé Saurinet toute l’école de Charenton, il avait combattu Fénelon ; ce grand homme était armé de toutes pièces ; s’il appelait à son tribunal la mémoire de l’illustre poète-comédien, c’est que probablement l’heure de la justice était venue.

À ces foudres, Molière, et ceci est un éloge énorme, n’a rien perdu de sa toute-puissance ; il a résisté à cette malédiction de l’évêque de Meaux ; il est resté grand comme l’avait annoncé Fénelon ; il est resté grand dans cet art dramatique dont il est le maître tout-puissant : il est resté en même temps dans nos souvenirs, dans nos respects, dans nos sympathies. Même à cette heure où s’en vont les illusions de la jeunesse, à cette heure où s’enfuit l’enthousiasme, il me semble qu’il n’y a rien à reprendre, ou bien peu s’en faut, à cette vie heureuse, occupée, honorée, et remplie à ce point des plus rares et des plus difficiles chefs-d’œuvre de l’esprit humain.

La Vie et les commencements de Molière

En effet regardez-le, ce jeune homme, aux premières et vives clartés du xviie  siècle naissant, qui s’en va, traîné dans le tombereau de Thespis à la poursuite de cet art qu’il a entrevu dans ses rêves, et cherchant la comédie errante, comme ce héros, son contemporain, qui cherchait la chevalerie ; avec cette différence qu’au temps de don Quichotte, la chevalerie était morte, et qu’aux premiers jours de Molière la comédie était à naître encore.

Ô la belle chose, avoir vingt ans, être un génie, et marcher d’un pas résolu à cet art deviné, pressenti, informe, et déjà charmant ! Ainsi faisait le jeune homme entraîné par son goût, par son esprit, par le hasard, par cette troupe de comédiens qui le suivaient, comme les compagnons de Christophe Colomb sans avoir trop de confiance à sa fortune. Ainsi, Molière a commencé, dans cette France croyante et sérieuse qui avait à peine entendu parler du Menteur de Corneille.

À peine échappé à l’enseignement des jésuites, et déjà plein d’Aristophane et de Térence, voilà Molière qui se livre aux enchantements de la vie errante du comédien nomade. Vie enchantée, à vingt ans ; le bonhomme Scarron, dans un livre qui ne vaut pas le bruit qu’il a fait dans son temps, a livré aux sarcasmes du bourgeois ce qu’il appelait Le Roman comique ; un grand poète, en revanche, a écrit, de nos jours, ce poème de la vie errante, et Wilhelm Meister et Mignon nous ont fait oublier La Caverne et la Rancune. Admirez cependant quelle différence, et en même temps quelle frappante ressemblance entre Molière et Shakespeare ! Tous deux, poètes dramatiques au même degré, brisent leur chaîne et s’en vont à la recherche de l’inconnu.

Shakespeare, qui est un peu l’enfant du hasard, génie inculte et puissant, quitte son village natal pour la grande cité qu’habite la reine-vierge, assise au trône d’Occident ; Molière, enfant des Muses, tout nourri des plus savantes leçons, entre Gassendi le philosophe, et Conti, le prince du sang royal, quitte la ville de Hardi et de Corneille, et s’en va, à travers champs, de ville en ville, en quête du rire, du bon sens et de l’amour. Et l’un et l’autre, ils enseignent, celui-ci l’histoire d’Angleterre à la cour d’Élisabeth, celui-là la gaîté française aux provinces reculées.

Molière apprend, en voyage les mœurs, les habitudes, et les allures bourgeoises ; il s’essaie à faire rire avec le vieil esprit français, avant de trouver des ressources inouïes dans sa propre comédie ; il est comédien avant d’être un poète comique. Ainsi ont fait les fondateurs de la comédie grecque ; ainsi a fait le roi du théâtre anglais ; ainsi ces grands génies se sont expliqué, à eux-mêmes, par l’exercice direct, et pour ainsi dire par l’argument ad hominem ! ce grand art d’arracher le rire ou les larmes, ce grand art d’intéresser et d’émouvoir tant de gens, venus de si loin et de côtés si opposés, tant de spectateurs, de fortunes si diverses, d’ambitions si différentes, si étrangers les uns aux autres, paysans, bourgeois, grands seigneurs. C’est ainsi que Molière a commencé.

Une fois qu’il eut trouvé ce grand secret, cet arcanum après lequel tant de gens ont couru, depuis Molière, sans pouvoir l’atteindre. il comprit, d’un coup d’œil, toute sa vocation. Il savait faire la comédie, il était sûr de sa découverte, restait à présent, à en faire l’application. Désormais, son théâtre errant ne lui suffit plus. Le monde qu’il parcourt n’a plus assez d’originaux, qui soient dignes de son application et de son étude.

À présent il a besoin de la ville : il a besoin de ce Paris qui va devenir le Paris de Louis XIV ; il a besoin de cette cour qui est toute la France, pour cent ans au moins. Aussitôt le chariot de Molière change de route ; le poète arrive à Paris, encore tout barbouillé de la lie native et tout de suite M. le prince de Conti reconnaît son camarade ; il lui promet son appui ; il lui fait avoir un privilège, un privilège contre l’Hôtel de Bourgogne, un privilège contre le théâtre qui a donné Le Cid à la France ! Molière, hardi et comptant sur lui-même sur lui seul, élève autel contre autel. En ce moment le siècle de Louis XIV s’agrandit de moitié ; la comédie a son temple et son dieu, la tragédie a son temple et ses dieux.

Vous comprenez combien ce fut alors une belle et glorieuse existence pour Molière ! Il était roi, lui aussi ! Il était le maître de son théâtre. Il avait usé de sa première jeunesse, comme tous les habiles gens qui savent en jouir, au hasard ; il s’était abandonné en poète, à ce ravissant métier de l’acteur comique, quand il est jeune, quand il est beau, quand il est entouré de sincères et vaillants camarades, qu’il se sent du feu à la tête et du courage au cœur. L’art du comédien, cette poésie du second ordre, avait merveilleusement servi la comédie naissante de Molière.

Une fois directeur et poète, le comédien n’eut plus que la seconde place, le comédien s’effaça devant le flagellateur de son temps. Pour premier service, Molière, le savant, le grammairien, le latiniste, le lecteur de Montaigne, de Froissart et d’Amyot, Molière venge la langue française des perfections de l’hôtel de Rambouillet. Une voix du vieux parterre (il y avait déjà un vieux parterre, aujourd’hui il n’y a plus de parterre) crie à l’auteur : Courage ! De ce jour-là Molière est ce qu’on appelle un pouvoir ! Il aida, en effet, le roi lui-même à compléter l’œuvre de Richelieu, la soumission de la noblesse. Richelieu, le terrible faucheur, avait délivré la royauté des grands seigneurs qui se plaçaient imprudemment devant son soleil ; il avait négligé le reste : la baguette avait fait grâce aux pavots peu élevés. Les pavots épargnés par Tarquin offusquèrent encore Louis XIV.  Il ne pouvait les frapper de la hache, il l’aurait pu qu’il ne l’aurait pas fait, car c’était un roi humain, et trop grand seigneur pour vouloir être un bourreau ; en revanche, il résolut de les atteindre par le ridicule.

Molière devint alors l’exécuteur des petites œuvres du roi ; il frappa impunément, et au grand plaisir de Louis, sur les petits marquis, les petits barons, les chevaliers, les élus et les femmes d’élus, sur les baillis et les baillives ; il frappa à droite et à gauche, à tort et à travers ; même il en fouetta jusqu’au sang, Louis l’encourageant, Louis applaudissant et riant aux éclats de ces vengeances dans lesquelles il était de moitié. Il faut avouer que ces marquis, ces barons, ces Mascarilles en velours et en épée, toute cette petite cour qui lui était livrée avec tant de goût et de grâce, par le roi lui-même, et dont il fit une si franche lippée, c’étaient choses merveilleuses à lui exercer la main. Ainsi commença la popularité de Molière, on ne pouvait mieux commencer.

Bientôt sa pensée s’agrandit, il s’éleva au Misanthrope ; il osa lutter avec la vertu elle-même, et la regarder en face, et soulever son manteau pour découvrir s’il y avait, sous cette pourpre, autant de faste que sous le manteau troué de Diogène. C’est ainsi que Molière a trouvé Alceste, le grand seigneur des histoires d’autrefois, Alceste qu’on pourrait comparer à un beau calque du sire de Montagne, le grondeur Alceste, éperdument amoureux ; et je vous prie, admirez cela, amoureux d’une Française ! Jusqu’à Molière, en effet tous les amants de nos théâtres, même nos amants français, ne sont amoureux que de femmes espagnoles ; les femmes du vieux théâtre sont d’Espagne ou d’Italie ; elles ont des jalousies à leurs fenêtres, des duègnes à leur côté, et leurs tuteurs pour futurs ; elles s’enflamment à la première vue, elles donnent des rendez-vous dans la nuit, à leurs amants ; elles sont fidèles à ces amants jusqu’au mariage ; Célimène, tout au rebours : elle aime, elle n’aime plus, elle aimera peut-être ; où est son cœur ? elle n’en sait rien ; en attendant elle plaisante, elle jette ses regards çà et là, en riant de tout le monde, et en médisant de toutes choses. Ô la belle Française ! la vraie Française. Coquette, spirituelle, et frivole, et méchante, elle a des griffes !

Quel auteur dramatique a jamais trouvé une pareille femme ? Personne ne l’avait trouvée, avant Molière ; Molière est le premier qui l’ait vue. Est-ce à la cour ? est-ce à la ville ? est-ce chez Ninon de Lenclos ou chez madame de Sévigné ? Il a gardé son secret et nul encore ne l’a deviné.  C’est ainsi que le poète comique est créateur !

Vraiment ceci est à remarquer. Ce fut une grande originalité à notre poète, de mettre des Français sur la scène. Quand vint Molière, le Français n’était guère à la mode dans nos livres, dans nos tableaux, dans nos romans, même au théâtre. La tragédie, avant de se permettre des héros français, a attendu jusqu’à Voltaire. Molière ne nous a pas fait attendre si longtemps. Gestes, costumes, patois, jurons, superstitions, délicieuses bêtises, il nous a tout donné. Il nous a donné Le Bourgeois gentilhomme !  Il s’est jeté sur des corporations entières.  Il a lutté avec les médecins jusqu’à la mort ; s’il était fatigué, il se rejetait avec délices dans l’antiquité, objet de ses études, et dans la vieille farce française qui devait lui rappeler souvent sa vie errante ! Alors sa verve ne tarissait pas. Avec un mot il faisait une comédie. Le Donec gratus d’Horace défrayait tout Le Dépit Amoureux, cette charmante comédie qui a produit tant de charmantes bouderies ; L’Avare du théâtre latin, apparaissait sur notre scène, agrandi, complété, renouvelé,  admirable ! En fait de farce, il nous a donné plus de héros que tout le théâtre espagnol, si fécond, n’en trouva jamais :

Sganarelle, Orgon, Scapin, les uns vieux, les autres jeunes, espiègles, imbéciles, ivrognes, amoureux, pendards ; et enfin M. de Pourceaugnac ! Tout ce qu’on demandait à cet homme, on était sûr de l’obtenir sur-le-champ ; rire ou larmes, comédie ou drame ; poésie, satire, morale, bouffonnerie. Quel sublime bouffon ! puis quel dramaturge : Don Juan ! puis quel charmant peintre de genre ! Allez voir la jeune Agnès ! Agnès, charmante enfant, presque aussi touchante que le jeune Arthur de Shakespeare : Ne brûle pas mes pauvres yeux, Hubert !

Et Tartuffe ? Tartuffe est un œuvre d’apostolat. Celui qui a fait Tartuffe s’est élevé jusqu’au sacerdoce ; l’hypocrisie est encore un des vices des sociétés modernes dont l’antiquité se doutait à peine, odieux vice ou plutôt crime abominable qui méritait une histoire à part ; or cet historien ne pouvait être que Molière, soutenu de toute la bienveillance du grand roi !

Quelle vie et quelle suite incroyable d’émotions, de triomphes, de calomnies, de haines, de bonheur, de désespoirs ! C’est la douleur qui l’emporte, en fin de compte. Il est beau, sans doute, d’être entouré d’ennemis ; de jeter à pleines mains, le sarcasme et le ridicule autour de soi ; de flétrir les vices, d’arracher d’insolents masques, de forcer à la retraite la sottise qui se pavane, de châtier Cottin et Tartuffe jusqu’au sang ; mais peu à peu grandit l’envie, et grandit la haine, en même temps que se montrent les hommes et les vices à châtier.

On passe, il est vrai, sa vie à la cour, oui, mais on est compté à peine comme un homme ; on coudoie, en rougissant, ces grands seigneurs dont on est à peine le jouet d’une heure ; absolument il faut amuser ces esprits qui s’ennuient, il faut plaire à ces intelligences parfois très lentes ; plus d’une fois il faut appeler la farce à son aide, et devenir un bouffon, quand on se sent un philosophe. Et les misères de ce métier de farceur ! Et les hontes cachées ! Et les ricanements ! Et si Sa Majesté ne rit pas, soudain toute cette cour silencieuse et qui vous condamne sans pitié !  Heureusement que Louis XIV fut l’ami de Molière ; il lui parlait souvent des choses de son art ; il lui permit de faire son lit, trois fois par an ; même un soir il l’invita à souper, avec lui, en pleine cour.  Honneur au roi !

Après les jours de lutte et de gloire pour Molière, après ses succès au théâtre, ses dîners à Auteuil avec Racine, Despréaux, La Fontaine, (le seul artiste qui se puisse comparer à l’auteur des Femmes savantes et du Misanthrope) et cet ivrogne de Chapelle, qui s’est accroché à tant de célébrités à force d’esprit, d’ivrognerie, et de libertinage dans cet esprit qui se trompe d’époque et de moment, viennent pour Molière les mauvais jours, les cabales, les non-succès, les chagrins domestiques surtout, et la conduite de sa femme, qui fit brûler tous les papiers de cet homme illustre, à ce point que c’est à peine si l’on a conservé deux ou trois signatures de Molière. De son côté, cet homme qui s’est tant moqué du mariage, des maris et de leurs faiblesses, à quoi songeait-il donc lorsque, déjà sur le retour du bel âge, il associait à sa destinée une jeune femme élégante et coquette, avide de bruit et de fêtes, qui, de son théâtre, pouvait voir tous les enivrements de la vie au milieu de cette cour galante où les femmes étaient reines, où le roi lui-même obéissait en esclave ! Elle fut légère à qui la faute ? et d’ailleurs que pouvait-elle comprendre, cette jeune femme, à ce sublime rêveur, à cet enchanteur taciturne, à cet amuseur morose, à ce grand homme qui faisait rire aux éclats, et dont Taine était pleine de tristesse ? Comment le contemplateur pouvait-il appuyer sa large tête sur le sein de cette jeunesse enamourée autre part ? C’est pourtant là ce qui a empêché Molière d’être heureux !

Il mourut sur le théâtre, ou pour mieux dire il tomba sur son champ de bataille. À voir Le Malade imaginaire, en songeant à la catastrophe finale, on est forcé de convenir, en soi-même, qu’en dépit de cette bonne humeur si gaie et si charmante que Molière a jetée, à pleines mains, dans cette comédie en trois actes, il n’y a pas, dans tout le drame moderne (et Dieu sait que nos illustres ne se sont guère tenus dans les limites naturelles), un drame qui soit plus complètement triste, dans le fond et dans les détails. Quand Molière fit représenter cette comédie-ballet, en 1673, le roi se portait bien, à coup sûr ; toute cette cour était jeune et brillante, et dans ce double enivrement de la victoire et de l’amour, nul ne pensait, à Dieu ne plaise ! que toute cette grandeur devait finir. Dites-moi, de nos jours, dans quel royaume de la terre, prince absolu ou roi constitutionnel, un poète comique oserait mettre au jour, une chose à ce point hardie et contraire à toutes les bienséances ? Comment donc amuser toute une cour, avec le lamentable spectacle d’un bonhomme en robe de chambre, en bonnet de nuit, qui souffre ou, ce qui revient au même, qui croit souffrir toutes les maladies connues et non connues ? Pour se hasarder à une pareille tentative, il faut s’adresser à des hommes si jeunes, si forts, si bien portants, si complètement inaccessibles aux tristes accidents de l’humaine nature, que pas un d’eux, à l’aspect du malade, ne puisse faire un retour sur soi-même et se dire tout bas, les uns et les autres, en voyant rire tant de gens d’un homme alité :

Hélas ! ils sont bien heureux de ne pas avoir une attaque de goutte, d’ignorer les insomnies de la fièvre quarte, les douleurs de la migraine, les ravages d’un coup de feu, les blessures que fait une épée. Allez donc jouer pareille comédie en présence de vieux généraux blanchis sous le harnais, courbés par l’âge, ou par le rhumatisme, en présence de ces pauvres femmes nerveuses, toujours prêtes à s’évanouir au moindre choc ! Encore une fois, il faut des cours disposées, tout exprès, pour s’amuser, franchement et gaiement et sans repentir, à une pareille comédie. Pour ma part, si je voulais donner à un étranger l’idée de la grandeur, de la toute-puissance, de la sereine et calme majesté du roi Louis XIV, je n’irais pas m’amuser à citer les pompes de Versailles, ni cette suite de guerres et de victoires, ni cette liste d’heureux capitaines, ni ces noms charmants de La Vallière, de Fontanges et de Montespan, ni les vers et les louanges des poètes, ni l’éclat adorable des beaux-arts ; je dirais, tout simplement, à l’étranger qui me demanderait une preuve sans réplique, de la magnificence sans égale de ce beau règne :  Figurez-vous, Mylord, que le roi et sa cour ont ri comme des fous, au Malade imaginaire ; que le roi n’a pas pu s’en lasser, et qu’il l’a fait représenter plus d’une fois, toujours avec de nouveaux rires, sans que jamais, à lui et aux siens, à cette représentation fidèle des tortures de l’espèce humaine, l’idée leur soit venue qu’après tout, les uns et les autres, ils étaient tous mortels.

Car on a beau dire : Malade imaginaire ; imaginaire tant que vous voudrez : cet homme est en effet très malade. Que je meure d’un mai de poitrine ou de la peur du mal, toujours est-il que ceux qui sont morts, sont morts. Voilà un pauvre homme qui est le martyr de son imagination, qui se livre en pâture à tous les charlatans qui l’entourent, dont sa femme se moque et qu’elle vole sans pitié. À chaque pas que fait cet homme, en long ou en large de sa chambre, à chaque grain de sel qu’il met dans son œuf, l’infortuné sent en lui-même quelque chose qui se détraque ; son poumon perd le souffle, et son bras perd le mouvement ; sa jambe refuse de le porter, son cœur se déplace et passe de gauche à droite. Bref, à tort ou à raison, il souffre mille morts dans une seule ; et cependant vous voulez que je rie aux éclats de ces misères ; vous prétendez m’amuser au récit de ces tortures, sous prétexte que cela fait toujours passer une heure ou deux !

Par ma foi, je vous trouve bien exigeants.  Je ne suis pas, que je sache, le roi Louis XIV, entouré de toutes les splendeurs de son règne ; loin de là ; je suis un pauvre homme que le froid a saisi ce matin, qui a mal dîné peut-être, car il a dîné tout seul ; le ciel est gris et terne ; la rue est fangeuse ; le théâtre est mal disposé ; mon voisin de droite est une épaisse créature qui digère bruyamment ; mon voisin de gauche est maigre, efflanqué, triste et soucieux ; dans les galeries sont assises toutes sortes de femmes mal vêtues, à l’air hébété, et dont la laideur jette le frisson dans toute la salle. Le moyen que je rie du Malade imaginaire, au milieu d’un pareil malaise ? C’était bon pour vous, sire, dans les jardins de Versailles, au murmure de vos mille jets d’eau, entouré des plus vaillants capitaines, des plus grandes et des plus belles personnes de la terre ; c’était bon pour vous qui étiez le roi, qui étiez le maître, qui aviez vos jours de médecine, réglés comme vos jours de concert ; vous, majesté, la santé la plus florissante du royaume de France, et pour qui la France entière chantait le Domine salvum, à toute heure de la nuit et du jour !

Mais un bourgeois frileux, que sa femme a grondé le matin, que sa femme grondera ce soir, qui a subi l’indigestion de son petit cadet, qui a fait avaler une médecine à sa fille aînée, que son médecin doit saigner, demain, qui, dans la journée, membre du jury, a assisté aux dissertations médicales de l’accusation, à qui on a montré des entrailles de sept ans qui contenaient dans leurs replis racornis, une parcelle inaperçue d’arsenic que M. Orfila met sous le nez de la justice comme un parfum digne de la déesse ;  mais un malheureux qui a perdu ses cheveux à la suite d’une fièvre cérébrale, qui a encore à la bouche le goût d’affreuses drogues pour lesquelles le pharmacien menace de faire saisir son mobilier ; celui-là, soyez-en sûr, il lui est impossible de s’amuser beaucoup à la représentation du Malade imaginaire. En un mot, l’histoire de M. Argan ressemble trop à notre histoire courante de chaque jour, pour qu’elle puisse beaucoup nous plaire. D’où il suit que si vous avez beaucoup ri à cette comédie, c’est que ma foi ! ce jour-là, vous étiez bien disposé, très amoureux, très bien portant et très heureux.

D’ailleurs, comme je le disais tout à l’heure, pour ceux qui savent quel homme était Molière, la représentation du Malade imaginaire ajoute encore cette tristesse du souvenir à toutes les tristesses ; c’est à la troisième représentation de cette pièce que Molière est mort. Pauvre homme ! Depuis longtemps déjà il était malade, et il disputait courageusement les restes précieux de cette vie à laquelle tant d’existences étaient attachées. Comme il aimait à souper avec sa femme, cette ingrate et cette perfide, qu’il entourait d’une passion si tendre, il avait renoncé à son régime ordinaire (deux tasses de lait par jour), et il s’était mis au régime échauffant de Chapelle et de Baron. Dans toutes ces fatigues de la tête, de l’âme et du corps, la poitrine était prise, et Molière se sentait mourir ; mais pour lui la mort était la délivrance.

Tant que sa vie avait été mélangée de plaisirs et de peines, il s’était trouvé heureux de vivre ; à présent tout était peine, il ne restait plus de lui-même que son esprit et son cœur ; il était devenu vieux avant l’heure, à aucun prix il n’aurait voulu qu’on lui parlât de repos. Le repos n’était pas fait pour lui. Il devait accomplir, jusqu’à la fin, sa tâche de poète, de comédien, de directeur de théâtre, trois tâches pour lesquelles il ne faut rien moins que sept hommes aujourd’hui, à savoir : deux poètes comiques au moins pour faire une comédie ; trois comédiens qui jouent : celui-ci la tragédie, celui-là la comédie, et cet autre le drame ; enfin un commissaire royal et un directeur du Théâtre-Français. À lui seul, Molière accomplissait le travail de ces sept hommes, et il l’a accompli, toute sa vie, pendant que, chez nous, les sept hommes en question, en leur supposant tout le zèle et tout le talent imaginables, n’en peuvent plus, et demandent grâce au bout de dix ans de ce rude métier.

Maintenant placez-vous au parterre, et figurez-vous l’auteur du Misanthrope, frappé à mort, qui vient, tout exprès, sur ce théâtre en deuil pour vous faire rire une dernière fois. Le matin même il a craché le sang, sa poitrine est brûlante, sa gorge est sèche, son pouls est agité par la fièvre ; il donnerait sa meilleure comédie pour rester au lit et attendre paisiblement la mort qui va le frapper. Mais non ! il faut que celui-là meure debout, le fard à la joue et le sourire aux lèvres. En vain ses amis veulent qu’on fasse relâche.

 « Laissez-moi, mes amis ; il y a là cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre : que feront-ils si je ne joue pas ? » Grande leçon donnée à nos comédiens des deux sexes, qui ne demandent qu’un prétexte pour se dispenser des plus simples devoirs de leur profession !  Madame est malade lisez : « madame est au bal ! » Monsieur est pris d’un mal subit.  Lisez « Monsieur se promène » ; il fait beau, le public ne viendra pas ce soir, ma foi ! tant pis pour ceux qui viendront, ils verront le phénomène un autre jour ! Molière était un artiste sérieux ; il respectait le public, autant qu’il respectait le roi ; malgré et peut-être à cause de son génie, il ne s’est pas affranchi d’un seul des devoirs de sa profession. Il avait promis de jouer, et déjà frappé du mal qui allait le tuer en plein théâtre, il voulut tenir sa parole. Il paraît donc, et à sa vue, sans se douter de ses tortures, cet affreux parterre se met à rire. On bat des mains, on applaudit, on trouve que Molière n’a jamais mieux joué. En effet, regardez comme il est pâle ! Le feu de la fièvre est dans ses yeux ! Ses mains tremblent et se crispent ! Ses jambes refusent tout service ! À le voir, ainsi plié en deux, la tête enveloppée d’un bonnet et affaissé dans ses coussins, ne diriez-vous pas d’un malade véritable ? N’est-ce pas qu’il est amusant à voir ainsi ? Ris donc, parterre, et ris bien, c’est le cas ou jamais, car au milieu de tes grands éclats de rire cet homme se meurt. Heureuse foule ; pour ton demi petit écu tu vas voir expirer, devant toi, le plus grand poète du monde ! Jamais les empereurs romains, dans toute leur féroce puissance » n’ont assisté à une pareille hécatombe.

Encore, faut-il préférer le supplice des chrétiens livrés aux bêtes, à la lente agonie de Molière, livré au parterre. L’homme qui rit est plus féroce que le tigre qui dévore.  Faites l’analyse de cette torture, si vous l’osez.  Ses entrailles étaient brûlées, et le parterre s’amusait fort, entendant M. Argan parler de ses entrailles ! Entrait Toinette, Toinette brisait la tête du pauvre malade, et cependant Molière, entendant rire Toinette, regrettait tout bas les soins touchants et les tendres prévenances de la bonne Laforêt, sa servante. Ah ! si la vieille Laforêt était là, comme elle viendrait arracher son maître à cette Toinette effrontée et sans pitié, qui l’obsède de sa grosse gaieté ! Après Toinette venait madame Argan, et voyant madame Argan si violente et si dure, Molière ne pouvait s’empêcher de songer à sa femme, hélas !

Ainsi il marchait de torture en torture, et plus la position du personnage comique devenait plaisante, plus augmentaient les souffrances de cet infortuné. La mort, qui ne veut pas être violentée, l’avait saisi dès le second acte ; quand M. Argan se met à parler de testament, Molière pensa avec joie que son testament était fait et qu’il laissait tout à sa femme. Mais ne vous attendez pas que je le suive en cette lente agonie. À Dieu ne plaise que je sois, plus longtemps, le témoin de cet horrible duel de la mort et de la comédie, du rire extérieur et de la souffrance interne ; non, je ne veux pas vous montrer ce grand mort qui joue ainsi la comédie, on le trouverait plus touchant et plus terrible, mille fois, que la statue du Commandeur. Enfin, tant bien que mal, se termina cette sublime bouffonnerie. La mort eut beau tirer cet homme par sa robe de chambre d’emprunt, la victoire resta à Molière, et de cette robe comique il se fit fièrement un linceul.

Vous savez l’instantM. Argan fait semblant d’être passé à trépas ; il s’étend dans son fauteuil, ses yeux se ferment.  « Qu’on est bien ainsi ! se disait Molière. » Il y a un autre passage où on lui crie :  Crève ! crève ! Cela ne sera pas long, disait tout bas l’agonisant ; en effet, quand son dernier sarcasme fut lâché, quand encore une fois son public se fut amusé tout à l’aise, quand il eut reparu dans la mascarade finale, quand il eut dit : Juro ! sa poitrine se déchira tout à fait, il essaya un dernier sourire,  il était mort !

Ainsi fut justifiée cette brutale sortie de l’évêque de Meaux, qui a été sans pitié pour Molière, et qui l’a traité comme il n’a traité ni Luther, ni Calvin, ni Cromwell. « La postérité saura la fin de ce poète-comédien qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. »

Hélas ! Molière ne riait guère ; il était un contemplateur comme le sera toujours le vrai poète comique. Or, voici ce qu’il faut dire et ce qui doit être écrit quelque part dans la Bible, où tout est écrit : « Malheur, en ce monde, aux hommes de génie qui feront rire ou pleurer ! »

Pour celui qui a l’honneur de tenir la plume du critique, il y aura toujours beaucoup à glaner dans l’étude et dans la contemplation de l’œuvre des maîtres. C’est la mine inépuisable, c’est le sujet toujours nouveau. Nostri est ferrago libelli. Qui que vous soyez, qui vous êtes chargé de parler longtemps au public français des belles choses de la poésie et des beaux-arts, attachez-vous à bien comprendre, à bien savoir les chefs-d’œuvre qui ont été le principe et le commencement du travail même de vos contemporains. Cette étude est pour le critique un de ses premiers devoirs, un devoir de grand profit. D’abord, il y puise l’autorité nécessaire à qui veut faire la leçon aux beaux esprits de son temps ; en second lieu, cette profitable étude aura ceci d’utile et de bienséant que, faute d’un poète moderne à censurer, la critique aura toujours sous la main, quelque grand poète à admirer.

Je suppose que, pendant quinze jours, cela se voit dans le cours de l’année, l’esprit humain, fatigué de produire tant de belles choses dont il est prodigue, ait voulu sevrer le monde attentif de ses productions les plus faciles ; tout s’arrête aussitôt, pas une comédie et pas un drame ; en ce moment la tragédie est muette, et même le vaudeville est avare de ses chansons Que fera cependant la critique éperdue au milieu de ce silence inquiétant ? Elle aura garde, croyez-moi, de se désoler outre mesure ; au contraire, elle aura pris son parti bien vite, et sans se plaindre (à quoi bon ?) des stérilités contemporaines, elle retourne aux beautés impérissables, aux choses toujours vivantes, à la grâce éternelle, à l’esprit qui ne peut pas mourir, au chef-d’œuvre enfin, au type éternel. Je sais bien que le lecteur est frivole et qu’il aime, avant tout, la nouveauté facile à saisir ; il veut qu’on lui parle, en courant, des chansons de la veille et des comédiens du lendemain ; il a des amours d’un instant qu’il faut satisfaire, des passions subites qu’il faudrait flatter ; il crie : Au miracle ! et si vous ne saluez pas soudain ce grand miracle, aussitôt vous êtes un homme perdu, vous n’êtes plus qu’un vieux critique, un critique envieux, un critique fou, un critique à dénoncer et à foudroyer sans miséricorde

Attendez, cependant, une heure plus calme ; attendez que vous puissiez en appeler du César ivre au César à jeun, et vous verrez revenir à vous ces enthousiastes d’un feu de paille, et ces fanatiques d’un déjeuner de soleil. C’est alors, quand pour la vingtième fois vous tenez voire ami lecteur bien contrit et bien repentant, que vous pouvez le ramener aux belles choses, aux contemplations sérieuses, à l’étude et à l’admiration des modèles. En vain il hésite, il se défend, il a peur d’entendre parler longuement de Tartuffe et du Misanthrope, d’Athalie ou de Rodogune, il faut cependant qu’il obéisse et qu’il vous suive, à condition, et même à la condition expresse que vous serez nouveau dans votre étude sur les œuvres antiques, et que vous n’irez pas ramasser les vieilleries des vieux cours de rhétorique. Chaque saison de la littérature a son genre de critique ; pour chaque époque il existe une langue que cette époque comprend à merveille ; plus le chef-d’œuvre dont vous parlez est accepté, plus c’est pour vous une nécessité de ne copier personne, quand vous en parlez, et d’obéir tout simplement à votre goût particulier, à votre impression personnelle. En ceci consiste la tâche heureuse et difficile de la critique. Il faut qu’elle ait quelque chose à dire qui soit nouveau, à propos de l’œuvre et du travail des siècles passés. Et quand je dis nouveau, je ne dis pas absurde. Je dis seulement que le chef-d’œuvre est par lui-même une chose infinie, et qu’on le peut étudier, sous tant d’aspects si divers, que celui-là serait impardonnable qui ne se placerait pas à un point de vue favorable, et qui irait se poser tout juste au même point que vingt autres dessinateurs de ce vaste et impérissable monument !

Et même dans l’admiration la mieux sentie, il y a toujours une certaine réserve, un certain peut-être qui convient à la critique : « Je ne sais rien de plus grand que l’Iliade », a dit Properce.

Et cependant le bon Homère sommeille quelquefois, ajoute Horace ! On sait que Virgile a voulu brûler l’Énéide, et qu’à l’exemple du poète latin Voltaire a jeté au feu La Henriade : « À telles enseignes qu’il m’en a coûté une belle paire de manchettes, pour la retirer du feu » disait le président Hénault. Eh bien ! s’il n’est pas défendu à la critique d’indiquer le sommeil d’Homère, à plus forte raison il lui est permis de se brûler les mains (elles n’ont pas de manchettes) pour tirer du néant quelque brouillon qui va périr.

Il n’y a rien de parfait ici-bas, heureusement pour les critiques, surtout pour ceux qui, de bonne heure, ont appris à contempler le grand, le beau, l’excellent, le parfait. Enfin la critique a ses audaces tout comme la poésie a les siennes, seulement l’une et l’autre doit tâcher que son audace soit heureuse et habile Feliciter audet , et voilà toute la question.

À la critique, tout aussi bien qu’à la poésie, on peut appliquer cette indulgente définition d’un Italien : Beaucoup d’esprit, beaucoup de bile et beaucoup de feu : Tutto spirito, tutto bile, tutto fuoco ! Et cette bile, ce feu, cet esprit, vous les réserveriez uniquement pour un méchant vaudeville à quoi nul ne songe au bout de huit jours ! Et ce noble feu, mêlé de colère, que vous allez prodiguer à l’improvisation du premier venu, vous en seriez avare quand il s’agit de l’étude et de la contemplation d’une œuvre-maîtresse des poètes passés, et des œuvres à venir ! S’il en était ainsi ce serait vraiment une grande folie et un grand meurtre. Au contraire, à comprendre, à deviner les maîtres, vous aurez cette récompense et vous l’aurez tout de suite, que ces mêmes pages sérieuses qui ont impatienté le lecteur frivole habitué aux bulletins du théâtre des Variétés ou du Palais-Royal, quand vous revenez sur votre passé, avec quelle joie et quelle fête vous les retrouverez ces pages sérieuses, cent fois plus vivantes que les colifichets de vos meilleures matinées.

Telle page, en effet, qui était pesante au journal, et qui impatientait le lecteur du journal, devient légère au livre et au lecteur du livre.  Ah ! te voilà, ma chère préface que j’écrivais pour Cinna, pour Tancrède, sois la bienvenue, et prends ta place dans ces feuilles liées l’une à l’autre ; et toi, ma page folâtre, enivrée des parfums envolés du bouquet de roses fanées, toi l’étincelle et le diamant d’une heure, eh ! que te voilà perdue, impuissante et vieillotte ! Eh ! que de rides ! que de frissons, que de cheveux blancs, mignonne au teint de lis !  Vous avez vu dans un cadre, à l’abri d’une glace, un papillon fixé là à une épingle. Il était si brillant quand il fut pris par cet enfant dans son réseau de gaze, il avait toute sa poussière et toute sa couleur, il resplendissait de tous les feux du jour, parmi les fleurs des jardins sur lesquelles il aimait à se poser Aujourd’hui, ce bel insecte ailé n’est plus qu’un squelette attristant ; la pourpre de son aile est passée, et l’azur de son corps s’est envolé. On ne voit plus de cette fantaisie aux ailes de pourpre et d’or qu’un point noir, huché sur des pattes brisées, une fleur dans un herbier !

Voilà pourtant (ceci est l’anankè des papillons et du style de la même famille,) le sort des belles phrases éclatantes, parées et nouvelles, dont la critique habillait les petits drames, les petits vaudevilles, les petits chefs-d’œuvre précieux.  Le chef-d’œuvre est tombé en poudre dans son linceul, et le linceul est devenu une fumée. Au contraire, ajoutez à votre collection de papillons quelque brillant scarabée à la rude écorce, au bout de dix ans, il aura conservé toutes les apparences de la vie ! Ainsi, la critique bien faite, sérieuse, utile, appliquée aux grandes œuvres, a de grandes chances de survivre à l’homme qui l’écrivait. Critiques, nos frères, apprenez donc à ne pas trop compter sur les petits maîtres et les petites maîtresses de la lecture de chaque matin, mais songez à plaire aux lecteurs sérieux ; alors vous parlerez comme des hommes, sinon vous gazouillerez comme des oiseaux :

Ceci dit (car je vais de préface en préface, expliquant, de mon mieux, comment l’unité se peut rencontrer même dans un travail de vingt-cinq ans) j’arrive au commencement de la comédie et à la fin de la comédie, c’est-à-dire que, partant de Molière j’arrive à Molière ; çà et là ramassant dans mes pages choisies ce que madame de Sévigné appelait si bien : La fleur du panier.

L’Étourdi.  Madame Menjaud

Quand on parle de Molière, et même sans adopter l’ordre chronologique, il est juste de commencer par L’Étourdi, qui est sa première pièce, à moins que l’on ne parle de La Jalousie du Barbouillé, un informe canevas. L’Étourdi est une œuvre charmante et gaie à ravir. Elle est empreinte de la première et éclatante jeunesse d’un poète dont la jeunesse est déjà un poème ! Quand Molière la fit représenter, sur une espèce de tréteau que son esprit changeait en théâtre, était-il assez jeune, assez beau, assez enivré des plus violentes espérances de renommée et de fortune ! Ajoutez : était-il assez heureux de trouver, à son premier pas dans la carrière où il avait tant de modèles, la sympathie et l’obéissance populaires ! En ce moment déjà, il comprenait qu’il serait le maître absolu des esprits et des intelligences de son temps. Il sentait que la foule allait obéir aux moindres inspirations de son génie ; il se disait qu’il serait le favori du roi qui régnait à Versailles et du peuple de France ! De sa naissante comédie il avait entretenu la province, et déjà la ville et la cour adoptaient L’Étourdi comme une œuvre pleine de sourires.

Mascarille déjà était un enfant de Molière en personne, et bien étonné était Molière de se voir applaudi, doublement, pour son jeu et pour ses vers. Ajoutez toutes les complications et toutes les joies d’une intrigue italienne, la passion d’un amour vif et bien senti, cette gaieté surabondante d’un jeune poète, sûr de plaire, et qui pourtant avait tout à créer : la langue, les mœurs, l’esprit, l’art et les convenances de la comédie. Écoutez avec soin cette comédie de L’Étourdi, et vous comprendrez quel sage esprit se cache sous ce vers abondant, ingénieux, facile, net et vif, leste et bien fait. La langue nouvelle s’y montre dans tout son éclat, l’esprit dans toute sa verve, le dialogue dans la grâce et dans le naturel inimitable qui donne une si grande valeur au poème. À chaque instant, à chaque vers, à chaque mot éclate la bonne humeur de ce merveilleux génie qui déjà pressentait ses admirables destinées. Il échappe à Turlupin, il échappe à Scaramouche, il échappe aux joies licencieuses des tréteaux de Tabarin, et cependant il n’en est pas encore si éloigné que, de temps à autre, il ne se rappelle quelques-uns des lazzis les plus vifs de ces illustres farceurs.

À cette heure la comédie en est encore aux joies et aux hasards d’une aventure. C’est toujours la comédie de la place publique, l’esprit qui se jette en plein air, le rire qui se tient à deux mains pour ne pas éclater ; cette comédie sent le bon peuple de France, le bon Parisien ; elle a encore la pièce de bœuf dans l’estomac, et le hâle à la joue ; rien de mignard, rien de cherché, pas de petites maîtresses qui se graissent le museau comme Cathos et Madelon ; c’est du bel et bon drap que vous pouvez tâter à pleines mains et qui vient directement de la rue Saint-Denis ; fi de ces étoffes plus brillantes et plus légères, qui se peuvent comparer à du vent mal tissu !

Il faut donc accepter avec joie ces vieilles et franches comédies qui ont été, pour Molière et pour son peuple, une cause si féconde et si vraie de bonne et limpide gaieté. Le petit goût précieux, la démarche pédante, le comme il faut, le curieux style aux petites recherches, les coups de raquette et d’éventail n’ont rien à faire en tout ceci. On sait très bien que ce Mascarille est un drôle malavisé et qu’il se permet d’abominables plaisanteries ; mais il les accomplit avec tant de bonne foi et de bonne humeur ! Tout le monde lui pardonne, et même ceux qu’il a trompés. Fourbe fourbissime à la bonne heure, mais amusant, très amusant. Il fait de l’intrigue pour en avoir les joies, non le profit : il est passé maître dans l’art de tromper, mais il agit comme un grand artiste ; il est aussi fier d’une belle fourberie toute nouvelle, que vous pouvez l’être d’un bon feuilleton ou d’un bon tableau ; il est vif, il est leste, il prend son parti avec la bravoure d’un héros ; écrasé, vaincu, anéanti, conspué, sans argent, brisé de coups, il se relève plus vif, plus glorieux, plus fort :

Oui, je te vais servir un plat de ma façon !

et l’eau déjà lui en vient à la bouche ; il est fier de lui-même, et il a bien raison ; à la vue de ces tranquilles bourgeois, de ces riches paisibles, de ces bourses bien garnies qui ne tiennent qu’à un fil, Mascarille, bien plus logiquement que Figaro, peut s’écrier :  Et moi ! morbleu !  Le grand Condé à Rocroy, le maréchal de Saxe à Fontenoy, n’étaient pas plus heureux et plus fiers que Mascarille ! Aussi quand son maître, L’Étourdi, dit au valet qui est sa providence, ces vers sanglants ;

Lorsque me ramassant tout entier en moi-même,
Devant qui, tous les tiens, dont tu fais tant de cas,

nous nous prenons à trembler pour ce pauvre Lélie. L’imprudent ! il vient de briser la lampe merveilleuse, il a tué la poule aux œufs d’or ; et maintenant, abandonné à lui-même, privé du génie de Mascarille, que va-t-il devenir ? Il est perdu ! Heureusement Mascarille pardonne ; il pardonne par orgueil, et parce qu’il comprend très bien que la défaite de Lélie serait attribuée à Mascarille :

L’honneur, ô Mascarille, est une belle chose !

L’Étourdi fut joué pour la première fois à Lyon en 1653, à Paris cinq ans plus tard. Le sieur de La Grange, jeune et beau, représentait l’amoureux Lélie ; mademoiselle de Brie, grande, bien faite et très jolie, qui resta jeune à cinquante ans, s’appelait Célie ; mademoiselle Duparc, cette belle personne qui fut aimée à la fois des deux Corneille, de Racine, de La Fontaine, de Molière, et qui ne voulut aimer (la maladroite !) que le seul Racine, jouait le rôle d’Hippolyte ; Pandolphe, c’était Louis Béjart, un peu boiteux pour avoir été blessé en séparant des hommes d’épée qui se battaient au Palais-Royal ; Mascarille, enfin, c’était Molière. Ô comédiens du Théâtre-Français, quel abîme vous sépare de vos ancêtres bien-aimés ! De nos jours cependant une des bonnes et belles représentations de cette comédie informe et charmante dont nous ayons gardé le souvenir, fut donnée au bénéfice d’une aimable femme qui est morte depuis, madame Menjaud !

Ce soir-là, madame Menjaud, jeune encore, prenait congé du Théâtre-Français, après vingt années d’un bon et fidèle service. C’était, sans contredit, une femme d’un rare esprit, studieuse, intelligente, active, très versée en tous les secrets de son art ; le théâtre était sa patrie, il avait été son berceau, et cependant jamais la popularité n’est arrivée jusqu’à cette aimable actrice. Il s’en est fallu de bien peu que madame Menjaud ne tînt sa place parmi les grandes comédiennes ; mais ce peu, c’est l’abîme à franchir ; ce peu là, ce moins que rien qui pourrait dire où cela commence, où cela finit ? Personne ; mademoiselle Mars elle-même, elle n’en sait rien. Toujours est-il que l’esprit, l’intelligence, l’étude des modèles, ne suffisent pas à faire un comédien.

Il ne faut pas tant de choses, Dieu merci, mais il faut cent fois davantage : il faut l’instinct.  Êtes-vous pour faire rire ou pleurer toute une foule émue et attentive ? Arrivez tout de suite, et montrez-vous, ça suffira ; parlez, et soudain vous allez trouver, sans vous en douter, dans la prose la plus vulgaire, ou dans le vers le plus traînant, toutes sortes de mots touchants ou risibles ; soudain vous allez faire de rien quelque chose, une comédie d’un geste, un drame d’un seul cri : émue ou riante, à votre aspect, sans qu’elle se puise expliquer pourquoi son rire, et pourquoi ses larmes, la foule vous applaudit et vous regarde, bouche béante ;  vous, cependant, vous ne comprenez rien à tant de succès ; vous regardez d’où cela peut venir, vous vous demandez si en effet vous êtes bien un homme comme tous les autres, vous êtes prêt à prendre en pitié ces grands niais qui rient aux éclats de la gaîté que vous ne ressentez guère, qui pleurent à chaudes larmes d’une douleur qui est si loin de votre âme. Inexplicables mystères on ne les peut expliquer que par l’existence d’un sixième sens !

Cependant, quand par hasard se présente sur le même théâtre, à côté de ces succès si faciles, quelque comédienne d’esprit comme était madame Menjaud, quelque comédien intelligent, comme est M. Samson, alors l’un et l’autre ils se disent : J’ai plus d’esprit, plus d’invention, plus d’à-propos que tout ce monde-là ; j’ai la voix plus nette, le regard plus fin, le geste plus animé que pas un de mes camarades ; je vois, je comprends, je sais, je sens, aussi bien qu’homme du monde, et pourtant quelque chose est là entre moi et le public qui nous empêche de nous entendre toujours ; quelque chose est là qui arrête mon élan quand je veux aller plus loin, quelque chose est là qui refroidit le parterre au moment où il vient à moi, les bras ouverts.  Ô damnation ! ô misère ! D’où vient l’obstacle ? Pourquoi moi et pas celui-là, celui-là qui arrive, sans rien comprendre, et sans rien deviner ?

Pourquoi celle-là, sans nom, sans voix, sans beauté, sans regard, sans éclat, sans émotion intérieure, pourquoi celle-là, rien qu’à regarder le parterre, le fait rugir de joie ainsi que fait l’orage dans la vaste mer ? Pourquoi, rien qu’à la voir pâle, défaite et dédaigneuse, cet enthousiasme furibond ? Pourquoi, dans cette bouche éloquente et ignorante, les vers de Racine nous sont-ils pleins d’ironie et de terreur, et dans cette autre bouche, tout remplis de tristesse, d’amour et de passion ? Ainsi, plus que toute autre s’est débattue madame Menjaud contre ces obstacles, car plus que toute autre, elle a deviné l’obstacle.

Elle a lutté vingt ans, non pas toujours sans succès et sans gloire. Un jour entre autres, dans une tragédie de M. Lebrun, dans Le Cid d’Andalousie madame Menjaud a poussé un de ces cris dont je vous parlais tout à l’heure, qui remuent toute une salle de fond en comble ; à cet instant on eût dit que l’obstacle était brisé, que la comédienne venait de découvrir enfin son Océan inconnu et tant cherché.  Hélas ! ce n’était qu’une fausse alerte ! Il en fut ainsi pour M. Desmousseaux ; dans cette même tragédie ; il disait, aussi bien que Talma l’eût dit lui-même :  Faites venir un prêtre ! Et Desmousseaux avait été si terrible, que madame Menjaud avait poussé ce grand cri, tant son effroi était mêlé d’étonnement de trouver terrible Desmousseaux !

À peine sa vingtième année dramatique eut-elle sonné, qu’aussitôt et sans attendre une heure de plus, madame Menjaud prit sa retraite ; c’était son droit et elle en usa pour redevenir une bonne et simple bourgeoise, indulgente et bienveillante entre toutes. Et comme elle fut heureuse de voir, de loin, les bourrasques et les tempêtes du théâtre ! Certes elle ne songea pas à prolonger, comme si elle eût été un talent inspiré, cette lutte abominable du comédien contre le public. Ni ses succès passés, ni ses espérances, ni le présent, ni l’avenir, n’ont pu la retenir plus qu’il ne fallait. Ainsi elle n’a supporté, qu’à moitié, les transes infinies de la profession ; elle n’a jamais su quelles douleurs sont cachées sous ces joies apparentes, quelles épines sous ces fleurs ! Que de fois a-t-elle dû prendre en pitié l’obstination, la peine, et la gloire de mademoiselle Mars !

C’est un des privilèges de la comédie de Molière d’être attendue impatiemment, toutes les fois qu’elle est annoncée, et pas une fête ne se peut comparer à cette fête pour les vieux Parisiens. Certes l’Andromaque est un chef-d’œuvre, et voisin de la perfection, L’Étourdi est un essai, l’essai d’un homme de génie, il est vrai ; pourtant Andromaque, avant L’Étourdi fut impatiemment écoutée ! Évidemment, le public était préoccupé de la comédie, et il écoutait sans trop de plaisir les colères éloquentes d’Hermione ! Il faut dire aussi que l’ancienne comédie a cela de bien fait que presque toujours elle est jouée avec ensemble ! Une comédie de Molière, c’est l’a b c et l’Évangile du comédien !

Il a été élevé dans cette étude et dans ce respect ! Chacun de ces rôles est tracé de la main du maître, et chaque rôle a son prix ; donc pas de dispute entre les acteurs, à qui jouera ceci et ne jouera pas cela ! Tout rôle est bon, dans ces œuvres populaires où chaque rôle a sa récompense ! En trente vers, l’huissier Loyal est récompensé de sa peine ! Le rôle de madame Pernelle n’a qu’une scène, il est le meilleur de l’emploi ! Les confidents même y jouent un grand rôle, et souvent le confident l’emporte sur le maître, témoin Mascarille : fourbum imperator.  La tragédie, au contraire, emploie avec un sans-gêne tout royal, une foule de personnages accessoires qui tiennent à peine à l’action, une grande quantité de comédiens obscurs qui n’ont rien à gagner à bien jouer de si petits rôles ! Ajoutez que la plupart du temps, si la pièce est jouée par un comédien ou par une comédienne célèbre, il arrive que le public paresseux n’est attentif qu’aux momentsparaît cette illustre ; celle-là sortie, aussitôt le public n’écoute plus et se repose.

Ce n’était pas ainsi que l’entendaient les maîtres de l’art. ; ce n’était pas ainsi que l’entendait Talma : au contraire, celui-là s’occupait de chacun et de tous ; avant que de se hasarder dans le labyrinthe sanglant des passions héroïques, il voulait tout reconnaître, de fond en comble, jusqu’au fidèle Arbate, jusqu’au chef muet de sa garde prétorienne ; pas un détail n’échappait à ce regard tout-puissant, et c’était son habitude, avant que de commencer une tragédie, de s’écrier :  Allons ! nous y sommes tous ! Grand artiste ! il eût été bien malheureux si on lui eût dit qu’il était tout seul !

Une fois la tragédie accomplie, et quand Oreste s’est bien abandonné à ses fureurs, voyez-vous cette salle secouer à la fois cet enthousiasme et cet ennui, tout comme on secouerait un reste de sommeil ? Entendez-vous ces frémissements de bien-être et de joie ?  Ma foi, vivent les chefs-d’œuvre de l’ancienne tragédie ! se disent tout bas les spectateurs, mais vivent les chefs-d’œuvre surtout quand ils sont arrivés à leur dernier vers ! Vivent les grandes tragédiennes, mais quand elles n’ont plus rien à dire !  J’avais froid tout à l’heure, se dit l’homme assis à l’orchestre, je me sentais écrasé par ce regard de basilic ; d’où vient maintenant que le sang circule plus légèrement dans mes veines, que la chaleur revient à ma joue et la paix à mon cœur ?  Orchestre, mon ami, rien n’est plus facile à expliquer. Tu subis à ton insu l’admiration qu’on t’a imposée ; tu es trop vieux et trop mal élevé, et trop ignorant des choses poétiques pour admirer sérieusement ces grandes œuvres faites pour le grand siècle. Tu es adossé à un parterre de hasard, et non plus au parterre d’élite d’autrefois.

Ce public dont tu reçois les impressions diverses arrive en droite ligne des boulevards du crime ; il a été élevé dans le mépris des vraiment belles choses ; il est glouton, il n’est pas gourmet ; il préfère une grosse pâture, à un repas délicat ; il a été dressé, de bonne heure, à dévorer, du même appétit, les galettes et les tragédies de l’Ambigu, les pommes de terre frites et les comédies de la Gaîté ; et toi-même, orchestre en linge blanc et en gants jaunes, le lorgnon à l’œil droit et la frisure aux cheveux, orchestre à demi savant, parce que tu auras fait, dans quelque collège borgne, de médiocres études et marmotté quelques vers de Virgile, serais-tu donc ton juge, plus que ne sont les gens du parterre, favorable à l’exécution des grandes œuvres de l’esprit humain ? Est-ce que tu en sais le premier mot, cher pauvre orchestre ? Est-ce que vraiment tu es venu là pour écouter Racine ou Corneille, avec ce recueillement intime que le chef-d’œuvre fait éprouver aux âmes bien nées ? Que te font Corneille et Racine ? Qui t’a dit leurs noms ? Dans quelles écoles les as-tu étudiés ?

De quel droit t’amuserais-tu à ces inventions si correctes et si peu compliquées, toi-même, toi qui as brisé de tes mains, comme un théâtre en retard, le théâtre de la Porte-Saint-Martin, tes amours ? Messieurs de l’Orchestre et du Parterre, vous venez au théâtre par oisiveté, par caprice, et pour lorgner les comédiennes, voilà pourquoi votre suffrage n’est pas compté, pourquoi les excellents chefs-d’œuvre vous fatiguent, pourquoi, même en applaudissant si fort, vous frottez de temps à autre vos yeux appesantis ; voilà pourquoi il vous faudra bientôt, rejetant enfin tout respect humain, convenir que la divine poésie de Racine n’est plus pour vous qu’une fraise dans la gueule d’un âne.

Ah ! chers auditeurs, pardonnez la comparaison, mais ce n’est pas moi qui l’ai faite ; et d’ailleurs, tout n’est pas encore perdu. Si l’héroïsme vous fatigue et vous ennuie, l’esprit vous amuse encore ; si Corneille et Racine sont loin de vous, vous n’avez jamais été plus près de Molière, témoin le rire qui vous prend rien qu’à savoir que tout à l’heure Mascarille va paraître dans la première comédie que Molière ait écrite, L’Étourdi, il y a de cela bientôt deux cents ans.

Quand Molière écrivit, au courant de la plume, cette curieuse comédie, il était le plus jeune, le plus amoureux et le plus heureux des hommes. Il menait la joyeuse vie du Bohémien, qui est un des attributs de la comédie, cette aimable fille de joie et d’esprit, née dans un tombereau, et qui rappelle toujours son origine par son vagabondage. En ce temps-là Molière ne s’amusait qu’à jouer la comédie et non pas à en faire. Si parfois il improvisait quelques scènes détachées, c’était, faute de mieux, et en attendant quelque farce nouvelle des grands faiseurs. Il songeait bien, en ce temps-là, à devenir un des éducateurs de la France, à corriger le ridicule par l’éclat de rire, à faire honte aux vicieux, à nous donner horreur des hypocrites ! Il ne songeait qu’à s’amuser de chacun et de tous ; le reste à la grâce de Dieu !

Le reste (dix chefs-d’œuvre !) ne ressemble pas mal au hasard qui a dicté cette comédie : L’Étourdi. Pur hasard, convenez-en ; mais que de verve et que d’esprit, que de bonne grâce ! Dans cette esquisse folle, plus voisine du tréteau que du théâtre régulier, n’attendez ni un plan tracé à l’avance, ni un but nettement indiqué, ni un vice signalé, ni une leçon, ni une moralité, ni rien de ce que sera la comédie un peu plus tard.  Je vous l’ai dit, nous ne voulons pas faire une comédie ; nous voulons seulement vous plaire et vous amuser, Messeigneurs. Cette fois, pour commencer, nous vous traiterons, si vous le permettez, comme nous traiterons plus tard S. M. le roi Louis XIV lorsque nous écrirons Les Fâcheux, tout exprès pour amuser le roi un instant. Donc, suivons notre chemin, et suivons-le joyeusement. Place au seigneur Mascarille !

Il porte la livrée, et cependant faites silence ; il est jusqu’à présent le roi de la comédie. Il est Espagnol, il est Italien, il est même Français, mais si peu, mais si peu ! C’est un grand fourbe, c’est un adroit coquin, c’est le plus spirituel des fripons, c’est le diable ! Il fait le mal, uniquement pour le plaisir de faire le mal ; il n’aime personne, il aime l’intrigue ; il se fait un point d’honneur de passer, aussi près que possible, de la potence et des galères sans être jamais ni pendu ni forcé de ramer. Saluez très bas, plus bas encore ! Ce Mascarille est tout simplement l’aïeul illégitime d’un bâtard nommé Figaro, qui a fait, dit-on, une révolution !

De quoi s’agit-il dans L’Étourdi ? de peindre les mœurs, de les corriger, de représenter ad vivum l’avare, la coquette, le bourru, l’hypocrite, les timides amoureux qui se regardent sans se rien dire, les vieillards jaloux de toute joie, et les précieuses, et les femmes savantes, le Don Juan adultère et débauché ? Non, sur la parole de Mascarille ! il s’agit d’une belle fille qui est à vendre ; Si vous avez de l’argent, vous l’aurez, sinon, non ! En vain, elle vous aimera, en vain, vous l’aimerez ; en vain, aurez-vous à l’avance tout ce qu’elle peut donner, son sourire, sa douce parole, si vous n’avez pas d’argent, renoncez-y4. La pauvre fille est esclave, son maître l’a mise à prix. Il vous faut de l’argent à tout prix, mon amoureux. Mais qui donc a de l’argent ? L’amour habite de préférence l’hôtel de l’impécuniosité, cette humble maison toute remplie de sourires, d’insouciance et de bonheur. Pourquoi vouloir déloger l’amour ? Mettez l’argent dans la comédie, il n’y a plus de comédie, c’est-à-dire il n’y a plus d’obstacles. La seule chose que j’admire dans Le Barbier de Séville, c’est que Beaumarchais ait trouvé le moyen d’avoir un amoureux dont les poches sont pleines d’or, et cependant cet amoureux est arrêté à chaque pas. C’est là une invention. Toutefois, un amoureux sans argent vaudra toujours mieux que ce diable d’homme qui a les poches toujours pleines d’arguments irrésistibles.

Toute cette comédie, qui n’est pas une comédie (seulement, c’est déjà le style, la grâce, le dialogue, l’esprit, la verve, l’animation, l’éclat de la comédie), toute cette comédie roule uniquement sur la tête, sur les épaules, sur l’esprit de Mascarille. C’est lui qui noue et qui renoue toutes choses, autour de son jeune homme. Son activité ne se dément pas un seul instant ; il est patient et rusé comme le renard ; il joue avec ses victimes, et quand il voit une dupe, il dit tout basque c’est plaisir. Jamais le poisson dans l’eau, le calomniateur dans la calomnie, la coquette dans le mensonge, le dandy dans la dette, le loustic dans le bas étage de ses plats quolibets, n’ont été heureux et à leur aise autant que l’empereur Mascarille dans la fourberie. C’est là le grand rôle de l’emploi, le rôle unique peut-être ; quand on le joue bien, on joue tous les autres, même celui de Figaro. À ces causes, Monrose était excellent dans cette vivante image du valet de l’ancienne comédie. Pendant ces quatre actes, si remplis, Monrose ne s’arrêtait pas un seul instant, il était imperturbable ; il voyait toutes choses d’un coup d’œil ; pas un mot qu’il ne fit valoir, pas une intention qu’il ne devinât ; il oubliait même, sous cette belle livrée, sa recherche habituelle, tant il se sentait vivement pressé et entraîné par ce flamboyant esprit.

Le Mariage f orcé

Le Mariage forcé est une adorable petite pièce. Je ne connais guère de comédie écrite avec plus de vivacité, plus de grâce et d’énergie. Voltaire a grand tort d’appeler Le Mariage forcé une farce ; c’est, bel et bien, une comédie pleine de goût autant que de gaieté, et dans laquelle on retrouve, à plusieurs reprises, toutes les hardiesses sensées de Molière. Sganarelle est de tous les êtres créés par Molière, le plus populaire et le plus aimé. Sganarelle, c’est le bourgeois ridicule, c’est le bourgeois enrichi. Cette fois Sganarelle veut se marier et se marie malgré lui, excellente occasion pour Molière de nous faire l’histoire du mariage forcé de Sganarelle. Au premier mot que dit notre homme, vous pressentez les accidents qui le menacent. « Si l’on m’apporte de l’argent, qu’on me vienne quérir vite chez le seigneur Géronimo ; et si l’on vient m’en demander, qu’on dise que je suis sorti et que je ne dois revenir de toute la journée ! »

L’argent ! voilà, en effet, la véritable occupation de Sganarelle, et voilà la seule ambition légitime de sa vie ! Notre homme, enrichi, veut prendre femme, et encore veut-il que sa femme soit noble. À ces causes, il s’en va demander un bon conseil à son compère Géronimo, qui est un bourgeois de bon sens. Géronimo prenant au sérieux les paroles de Sganarelle, se met en devoir de lui donner un bon conseil. Sganarelle veut se marier, mais d’abord, dit Géronimo,  Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ? C’est là, en ces sortes d’affaires, une question bien simple et bien naturelle, et pourtant, Sganarelle ne s’est même pas demandé quel âge il a ! Il faut donc que l’inflexible Géronimo lui fasse son compte :  Vous aviez vingt ans avant d’aller à Rome ; vous y êtes resté huit ans, sept en Angleterre, cinq en Hollande, etc., total cinquante-deux ! Vous avez cinquante-deux ans, seigneur Sganarelle, songez-y ! Mais Sganarelle de répondre :  Est-ce qu’on songe à cela ? Et puis, j’ai l’œil vif, la poitrine forte, le jarret nerveux À quoi Géronimo répond, de son côté, « que le mariage est en soi une folie, à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement avant de la faire ; mais les gens de votre âge n’y doivent point penser du tout ». Bref, Géronimo qui a promis à Sganarelle un bon conseil, foi d’ami ! déclare Sganarelle le plus ridicule du monde, « si, ayant été libre jusqu’à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes ».

Sganarelle poussé à bout par ce bon conseil, qu’il a imploré avec tant d’instance, met en avant des raisons sans réplique.  Il est résolu de se marier.  C’est une fille qui lui plaît et qu’il aime de tout son cœur.  Il l’a demandée à son père.  Le mariage doit se conclure ce soir.  Et il a donné sa parole. À quoi le seigneur Géronimo, changeant de système et renonçant à donner une leçon désormais inutile, et d’ailleurs peu jaloux de se faire un ennemi du seigneur Sganarelle, se met à répliquer :  Vous avez raison ! je me suis trompé ; vous ferez bien de vous marier ;  mariez-vous promptement,  et invitez-moi à votre noce. Géronimo, homme sage et prévoyant, a commencé par faire son office d’ami envers Sganarelle ; Sganarelle veut être flatté, Géronimo flattera Sganarelle ! Et ce butor de Sganarelle, quelle est sa joie d’être ainsi conseillé ? « Que j’aurai de plaisir de voir des créatures qui vont sortir de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m’appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde ! » Savez-vous rien de plus charmant que ces petits détails de Sganarelle, se forgeant une félicité ?

Donc le compère Géronimo, voyant Sganarelle décidé à accomplir sa sottise, n’y met plus d’obstacle. Il lui laisse épouser cette jeune Dorimène, si galante et si bien parée, fille du seigneur Alcantor et sœur d’un certain M. Alcidas qui se mêle de porter l’épée ! Ce bon Sganarelle resté seul, se fait à lui-même cette réflexion comique : Mon mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j’en parle.

Paraît alors Dorimène, belle et galante. Dame ! c’est une fille que Molière ne ménage pas. Nous en avons vu beaucoup, dans les livres et dans les comédies du siècle passé, de ces sortes de filles, assez bien nées pour avoir besoin d’être riches, trop pauvres pour se rappeler longtemps qu’elles étaient bien nées ; vous en trouverez dans ces qualités-là et à profusion, dans les Mémoires d’un certain Casanova qui se mêlait de bonnes fortunes. Voilà pourtant à quelles misères descendait la noblesse pauvre, et quelles misères Molière osait raconter à la cour même de Louis XIV ! Le noble ainsi ruiné par l’oisiveté, faisait de son fils un escroc et vendait sa fille à un bourgeois enrichi. Dans Le Bourgeois gentilhomme, Molière nous montre un marquis escroc et une comtesse qui est une franche aventurière ; il nous montre, dans Le Mariage forcé, toute une famille de gentilshommes déshonorée, depuis le père jusqu’à la fille. Cette belle Dorimène, impatiente d’échapper à la pauvreté et aux brutalités de la maison paternelle, ne s’inquiète même pas de regarder le mari qu’on lui donne ; pourvu qu’elle soit dame et maîtresse en la maison de ce manant, Dorimène est contente. L’amoureux Sganarelle, qui la trouve belle, et qui n’a jamais été à pareille fête, s’extasie sur son bonheur, et même en termes assez burlesques ; elle ne daigne ni l’écouter, ni l’interrompre :

« Vous allez être à moi de la tête aux pieds, et je serai maître de tout, de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli » Imbécile ! qui se condamne déjà par le choix même de ses épithètes. Eh ! ne vois-tu pas, malheureux, que plus ses petits yeux sont éveillés, et plus vite ils découvriront ces cinquante-deux ans endormis et blottis sous ta perruque ! plus elle porte au vent son petit nez fripon, comme un lièvre qui est en chasse, et moins elle restera à ton vieux foyer domestique,brûle une flamme terne comme ton esprit ; que peux-tu faire de ses lèvres appétissantes ? et penses-tu qu’elle ira se servir de ses oreilles amoureuses à t’écouter ? Remarquez en passant comment Molière force les turlupins et les précieuses, qui s’étaient si fort déchaînés contre le dialogue de L’École des femmes (tarte à la crème, par exemple), d’écouter et d’applaudir ici un dialogue, sans contredit beaucoup plus vif.

La réponse de cette galante, éveillée et friponne Dorimène aux folies de Sganarelle est ce qu’il y a de plus vrai et de plus naturel. Elle est tout à fait aise de ce mariage ; la sévérité de son père la tenait dans une sujétion si fâcheuse ! elle vivait dans une si dure contrainte ! Mais à présent, Dieu merci, grâce à M. Sganarelle, qui est un fort galant homme, elle va se donner du divertissement et réparer comme il faut le temps perdu. Monsieur Sganarelle ne sera pas de ces maris incommodes qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous. « Je vous avoue, ajoute Dorimène, que je ne m’accommoderais pas de cela, et que la solitude me désespère. J’aime le jeu, les assemblées, les visites, les cadeaux et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir. Nous n’aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j’espère que de votre côté vous ne me contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu’il faut avoir une complaisance mutuelle, et qu’on ne se doit point marier pour se faire enrager l’un l’autre. » Puis elle ajoute : « Adieu ! Il me tarde déjà que j’aie des habits raisonnables (et notez qu’elle est excessivement parée et qu’un petit laquais porte sa queue) pour quitter vite ces guenilles ! Je m’en vais, de ce pas, acheter vite toutes les choses qu’il me faut, et je vous enverrai les marchands. »

Infortuné Sganarelle et malheureux de bien bonne heure ! Le voilà bien loin de cette belle femme qui devait lui faire mille caresses, le dorloter, et venir le frotter quand il sera las ! Et qu’il est loin aussi de ces petites figures qui devaient lui ressembler comme deux gouttes d’eau ! Et ces petits yeux éveillés, et ce petit nez fripon, et ces lèvres appétissantes, et ces oreilles amoureuses, et ce petit menton joli, qu’en fera-t-il ? Elle l’a dit elle-même, ici, tantôt. « C’est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai assurée de la vôtre ! » La voilà déjà qui ne veut rien de Sganarelle, pas même sa fidélité !

Il y a dans tout cela une gaieté et une sagesse qu’on ne saurait trop étudier et trop applaudir. Sganarelle, resté seul et encore tout ébloui de ce qu’il vient d’entendre, a recours à son premier conseiller, le prudent Géronimo ; mais cette fois Géronimo, qui sait déjà à l’avance la maxime de l’autre Sganarelle, Sganarelle le faiseur de fagots, le cousin germain de celui-ci : Entre l’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt, Géronimo ne se hasarde plus à donner de bons conseils, il adresse tout simplement ce trop à plaindre Sganarelle au seigneur Pancrace, Aristote-Pancrace, comme l’appelle Sganarelle pour s’en faire écouter.

À l’heure qu’il est, cette scène du docteur Pancrace n’est qu’une charmante scène de comédie. Quand Molière l’écrivit, c’était une action de courage. En ce temps-là, la philosophie de Descartes jetait déjà, dans tous les esprits, ses premières et irrésistibles clartés. L’Université de France, qui jurait encore par son maître Aristote, justement inquiétée des progrès de la doctrine nouvelle, se démenait et s’agitait dans tous les sens, pour faire rétablir dans toute sa rigueur, un arrêt de l’an 1624 qui défendait, sous peine de la vie, d’enseigner aucune doctrine contraire aux opinions d’Aristote. La philosophie de Descartes, ainsi menacée, trouvait tout d’abord un appui dans Molière, et sept ans plus tard, un partisan dans Boileau. Or, cette comédie du Mariage forcé, écrite par ordre du roi, jouée devant Sa Majesté en plein Louvre, et applaudie à son exemple par les plus nobles esprits de ce temps-là, valait à elle seule tous les livres qu’on pouvait écrire en faveur de Descartes. Il est impossible de se moquer, avec plus de verve et de gaieté, d’Aristote et de sa docte cabale ; ce Pancrace est furieux comme un philosophe ignorant ; il s’emporte en injures, en sottises et en toutes sortes d’excès ; il appelle à son aide le ciel et l’enfer. C’est pourtant un philosophe qui sait lire et écrire ! comme dit Sganarelle, croyant lui faire le plus rare des compliments.

Le docteur Marphurius n’est guère moins divertissant que le docteur Pancrace. Mais le docteur Marphurius n’a rien d’historique. C’est une invention de Molière. Il se repose, avec cette naïveté pédante, de la colère et de l’emportement aristotéliques de l’autre docteur. Marphurius est un de ces nombreux philosophes que vous rencontrez à chaque page du Pantagruel, une de ces perles que Molière a ramassées avec tant de bonheur et de coquetterie dans le riche fumier de Rabelais.

Et ce pauvre Sganarelle qui veut en vain savoir la destinée de son mariage, le voilà aussi peu avancé qu’à la première scène de sa comédie ! Il se décide donc à aller chercher un autre flatteur, à aller trouver ce grand magicien dont tout le monde parle tant et qui, par un art admirable, fait voir tout ce que l’on souhaite, quand le hasard amène sous ses pas Dorimène et Lycaste son amant. Dorimène est une friponne très éveillée qui ne prend guère plus de détours avec son amant qu’elle n’en a pris avec son fiancé. Elle ne tient guère plus à Lycaste qu’à Sganarelle. « Je n’ai point de bien, dit-elle à Lycaste, et vous n’en avez point aussi, or vous savez qu’avec cela on passe mal le temps au monde. J’ai embrassé cette occasion de me mettre à mon aise, et je l’ai fait, sur l’espérance de me voir bientôt délivrée du barbon que je prends. C’est un homme qui mourra avant qu’il soit peu et qui n’a tout au plus que six mois dans le ventre. (Apercevant Sganarelle.) Ah ! nous parlions de vous, et nous en disions tout le bien qu’on en saurait dire. »

Cette drôlesse, car c’est le mot, est encore de trop bonne maison pour mentir à ce bourgeois qu’elle épouse. Elle le méprise si fort, qu’au besoin elle lui présenterait, comme son amant, M. Lycaste. Tout à l’heure, elle n’a pas daigné répondre un seul mot aux compliments de son grotesque fiancé, comme si les compliments de ce manant ne pouvaient pas s’adresser à une femme de sa sorte ; maintenant qu’elle doit être en peine de savoir si Sganarelle a entendu cette conversation criminelle avec Lycaste, Dorimène ne se donne même pas le souci de s’en informer. En pareille occasion, l’avare ( Plût à Dieu que je les eusse ces dix mille écus !) se met à la torture. Mais l’avare n’est jamais sûr de son argent. Dorimène, au contraire, est plus que sûre d’épouser Sganarelle, et quand Lycaste, l’amant, se met en frais pour ce pauvre époux, Dorimène l’arrête court dans ses politesses :   C’est trop d’honneur que vous nous faites à tous deux ! C’est tout à fait comme si elle disait :  Monsieur ne compte pas !

Resté seul, Sganarelle prend enfin la résolution de se débarrasser de cette affaire. Il va frapper à la porte de son futur beau-père. Le beau-père accourt à la voix de son gendre, et sort de sa maison, mais non pas de sa dignité :  « Ah ! mon gendre, soyez le bienvenu ! » À ce mot : mon gendre, Sganarelle s’inquiète de plus belle ; mais le seigneur Alcantor ne lui laisse pas le temps de respirer :  « Entrez, mon gendre ; ma fille est parée et j’ai donné tous les ordres nécessaires pour cette fête. »

Hélas ! à chaque mot que dit le beau-père, les ennuis de Sganarelle redoublent. Il n’y a rien de heurté dans cet admirable dialogue de Molière ; au contraire, il tire toujours le plus merveilleux parti possible de toutes les idées comiques. Quand, enfin, Sganarelle ose avouer au seigneur Alcantor toutes ses répugnances au mariage projeté, le seigneur Alcantor se retire sans rien laisser paraître de ses chagrins. Dans le fond de l’âme, le bon seigneur, qui veut à tout prix que le ciel le décharge de sa fille, est aussi sûr que l’est sa fille, que Sganarelle ne peut lui échapper. Il va donc avertir l’homme d’affaires de la maison, le bretteur d’office, ce certain Alcidas qui se mêle de tirer l’épée, ce même Alcidas dont l’abbé Prévost a fait plus tard le frère de Manon Lescaut, protégeant de son épée les vices de sa sœur dont il profite et qu’il exploite.

Le bretteur Alcidas, est descendu au dernier degré du gentilhomme perdu de vices et de misères ;  c’est Molière qui l’a indiqué le premier, anticipant ainsi sur la société du siècle suivant ! La rencontre d’Alcidas et de Sganarelle est des plus plaisantes. La politesse du marquis, l’étonnement mêlé de peur du bourgeois, sont du plus haut comique. C’est, au reste, tout à fait ainsi que s’est passé le mariage du chevalier de Grammont. Seulement on comprend fort bien que Sganarelle, ce brave homme qui ne s’est jamais mêlé de tenir une épée, aime encore mieux se marier avec la sœur que de se battre avec le frère, mais le chevalier de Grammont, surpris à Douvres par les frères de mademoiselle Hamilton, au moment où il allait passer en France, et retournant en Angleterre pour accomplir à la pointe de l’épée un mariage qu’il fuyait, me paraît un peu plus ridicule que ce bon Sganarelle. Au reste, je ne crois guère que ce soit cette anecdote-là qui ait fourni à Molière le sujet du Mariage forcé.

Molière a trouvé Le Mariage forcé à la même source qui lui a fourni Le Bourgeois gentilhomme, George Dandin, L’École des maris, L’École des femmes, Les Femmes savantes, Le Malade imaginaire, en un mot toutes ces excellentes et admirables leçons qu’il n’a jamais cessé de donner à la bourgeoisie, dont il était le précepteur assidu et bienveillant, et qu’il a défendue jusqu’à son dernier jour contre les courtisans et les hypocrites ; contre les médecins et les coquettes titrées ; contre les charlatans de toute espèce, quelle que fût leur origine ou leur crédit.

Le Sicilien .   Le Barbier de Séville

Le Sicilien fut l’ornement le plus durable des fêtes royales de 1667, à l’instant mêmerégnait mademoiselle de La Vallière sur le cœur du plus beau et du plus grand roi de l’Europe. Tout ce que l’imagination la plus fraîche a pu réunir de sentiments les plus délicats, Molière l’a jeté à profusion dans cette petite pièce. Un vieil Italien de la Sicile, amoureux et jaloux, retient cachée dans sa maison une belle fille, Isidore, jeune esclave grecque, car Molière a inventé avant Byron, les belles esclaves, qui se souviennent de leurs antiques prérogatives. Notre gentilhomme sicilien don Pèdre, bien renfermé dans sa maison comme Bartholo, dort d’un œil et veille de l’autre. Cependant, sous les fenêtres de la jeune Grecque se promènent le jeune Adraste et son esclave Ali, comme se promènent sous les fenêtres de Rosine le comte Almaviva et son ancien valet le barbier Figaro.

Mais quelle différence entre ces deux amour ?, grand Dieu ! entre ces deux confidents ! Le jeune Adraste est naïvement amoureux de la belle Isidore, il ne lui a parlé encore que des yeux ; son valet Ali, qui est un très naïf confident, conseille à son maître de chercher quelque moyen de se parler d’autre manière. Cet Ali est un homme simple et calme dans son dévouement ; il ne prend pas feu tout de suite, comme le seigneur Figaro ; il n’a pas recours tout d’un coup aux grands moyens, aux grandes phrases, aux hardis conseils ; ce bon Ali comprend confusément qu’un des privilèges, un des grands bonheurs de l’amour, c’est de se suffire à soi-même, et qu’en ceci la complaisance des tiers est souvent odieuse quand elle n’est pas infâme. Dans la pièce de Beaumarchais, je commençais à m’attacher au comte Almaviva, enveloppé dans un manteau et passant la nuit à la belle étoile ; mais aussitôt que je vois arriver ce boulet de canon qu’on appelle Figaro, ce bel esprit qui ne doute de rien, aussitôt, l’intérêt que m’inspirait cet inconnu livré à lui-même, s’efface et disparaît devant le grand seigneur servi avec tant de zèle, de dévouement et de fracas. Parlez-moi du jeune Adraste, parlez-moi d’Ali son humble esclave ! Voilà des gens qui agissent sans bruit, sans éclat, d’une façon timide, en gens qui doivent réussir.

Ici la sérénade commence ; on aurait tort de dédaigner la vieille musique de Lulli qui réchauffait autrefois les vers de Quinault ; cette musique est agréable et toute faite naïvement pour les paroles ; elle suffit et au-delà à réveiller le vieux tuteur et à le mettre sur ses gardes. Le vieux Sicilien, qui a entendu chanter à sa porte et qui se doute que cela ne se fait pas pour rien, sort de chez lui pour découvrir quels gens ce peuvent être ; alors notre homme apprend une partie de cette intrigue ; on en veut à sa maîtresse ; on charge de malédictions ce traître de Sicilien, ce fâcheux, ce bourreau. À ces mots, le Sicilien donne un soufflet au valet d’Adraste, en disant : Qui va là ! À quoi Ali répond par un soufflet avec ce mot : Ami ! Je donnerais, je crois, tout Le Barbier de Séville pour cette réponse-là.

Le Sicilien, peu satisfait du mot d’ordre d’Ali, appelle à son aide toutes sortes de domestiques qu’il n’a jamais eus à son service : Francisque, Dominique, Simon, Mathieu, Pierre, Thomas, etc. À cette kyrielle de noms, Ali a peur ; Ali n’est pas comme mous Figaro, qui ne doute de rien, et il n’en est que plus plaisant. Quant au nombreux domestique imaginaire de notre Sicilien, il ne se montre pas, il est vrai, mais il est plus amusant cent fois que Lajeunesse et Léveillé, ce Léveillé maudit.

Voilà notre jaloux qui est sur ses gardes. C’est maintenait, s’il veut approcher de sa maîtresse, qu’il faut au jeune Adraste un peu d’esprit et beaucoup d’amour. Or Adraste est en fonds de bonnes ruses ; pour aller à son but Adraste n’a pas besoin, comme le comte Almaviva, que son valet lui prépare toutes les voies. « Moi je reste ici où, par la puissance de mon art, je vais d’un seul coup de baguette endormir la vigilance, éveiller l’amour, égarer la jalousie, fourvoyer l’intrigue, renverser tous les obstacles ! » s’écrie mons Figaro. Ce Figaro est un tapageur qui fait plus de bruit que de besogne.

Pendant que le jeune Adraste se met en quête de sa ruse amoureuse, notre Sicilien, qui est beaucoup moins niais, moins sot, moins brutal, moins ridicule que Bartholo, surveille son esclave d’une façon plus habile et moins compliquée que Bartholo ne surveille Rosine. Don Pèdre, il est vrai, ne compte pas les feuilles de papier qui sont sur la table d’Isidore ; il ne s’inquiète pas si le doigt ou la plume de sa belle esclave sont tachés d’encre, et si elle envoie des cornets de bonbons à la petite Figaro. (Cette petite Figaro est-elle la fille d’un premier lit ? Figaro était donc veuf quand il épousa Suzanne ?) Don Pèdre le Sicilien est bien aise de ne pas quitter Isidore, et de l’avoir toujours à ses côtés. Et cette nuit dit-il, on est venu chanter sous mes fenêtres.

Si le jaloux don Pèdre est beaucoup mieux élevé que Bartholo, la belle fille grecque est cent fois plus modeste, plus retenue et plus gracieuse, que mademoiselle Rosine. Jamais peut-être Molière n’a représenté avec plus de goût les innocentes coquetteries d’une jeune et belle femme d’esprit. Isidore se défend non pas avec toutes sortes de mensonges et de colères, comme fait Rosine, mais elle se défend en disant naïvement ce qu’elle a sur le cœur.  Ainsi fait Isabelle dans L’École des maris, ainsi fait Agnès dans L’École des femmes. « À quoi bon dissimuler ? dit Isidore. Quelque mine qu’on fasse, on est toujours bien aise d’être aimée, et les hommages à nos appas ne sont jamais pour nous déplaire. Quoi qu’on puisse dire, la plus grande ambition des femmes est, croyez-moi, d’inspirer de l’amour. » Comparez donc ce dialogue avec le dialogue de Bartholo et de Rosine.  « Bartholo : Je vous parie que Figaro était chargé de vous remettre une lettre ?  Rosine : Et de qui donc, s’il vous plaît ?  Bartholo : Oh ! oh ! de qui ? de quelqu’un que les femmes ne nomment jamais !…  Rosine : Êtes-vous point jaloux du barbier ?  Bartholo : De lui tout comme un autre ! »

Ce qu’il y a de plus étrange dans la pièce de Beaumarchais, c’est la façon dont Figaro, le valet du comte, ose parler de Rosine à Rosine elle-même : « Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l’appétit, pied furtif, etc. »  De bonne foi, est-ce donc ainsi qu’un messager d’amour oserait parler à une honnête fille que son maître veut épouser ? Et cette Rosine qui se laisse traiter ainsi et qui s’écrie :  Ah ! que c’est charmant ! peut-elle donc se comparer à la jeune fille, si naïve et si chaste que nous montre Molière ?

Et pourtant Rosine est une fille noble, Isidore est une esclave ; Rosine est volée par son tuteur, Isidore est l’obligée de don Pèdre : Rosine pourrait être beaucoup plus intéressante qu’Isidore, et qu’il a fallu être un grand rustre et un malappris pour avoir fait une pareille coureuse de Rosine !

Il faut dire aussi que dans la maison de Bartholo, malgré tout le grand bruit qui s’y fait, malgré tout le mouvement qu’on s’y donne, rien n’avance. Le jeune Adraste en fait plus, en un tour de main, que Figaro avec ses sternutatoires, ses coups de lancette et ses cataplasmes sur l’œil de la mule aveugle. Adraste est moins niais que le comte Almaviva ; il dresse lui-même son plan de bataille ; il n’a besoin du secours de personne ; il est son propre conseiller à lui-même, et avant d’arriver à son but il ne sera pas éconduit trois ou quatre fois comme un sot. Le peintre Damon qui est son ami, et qui devait faire le portrait de cette adorable personne, l’envoie à sa place chez le Sicilien ; comme il manie le pinceau, contre la coutume de France qui ne veut pas qu’un gentilhomme sache rien faire, il aura au moins la liberté de voir cette belle à son aise. Il entre donc chez son jaloux.

Or cette entrée d’Adraste, chez sa jeune maîtresse, est cent fois préférable à l’entrée du comte Almaviva chez Rosine. Cet homme qui paraît avoir du vin, comme dit Bartholo, emploie un triste moyen pour être le bienvenu auprès d’une fille bien élevée. Encore si ces jurons de sacripant, ces plaisanteries de caserne, ces quolibets de café, menaient cet homme à quelque chose ! Mais non, le docteur a réponse à tout, et il le congédie comme on ne mettrait pas à la porte un trompette. Ce n’était donc pas la peine de se donner tant de mal pour remettre à Rosine une lettre que le barbier Figaro lui aurait tout aussi bien remise.

Cependant Rosine, au désespoir de voir son amant repoussé avec perte, menace de s’enfuir de cette maison et de demander retraite au premier venu.

Et dans la scène principale, qui est toute la comédie, quand enfin les deux amants de Molière sont en présence, comme cette fois éclatent librement l’esprit et l’amour l’Adraste ne peut se lasser de contempler celle qu’il aime. Il a un si bon prétexte pour s’approcher, pour étudier son beau visage. « Oui, levez-vous un peu, s’il vous plaît ; un peu plus de ce côté-là ; le corps tourne ainsi ; la tête un peu levée, afin que la beauté du cou paraisse ; ceci un peu plus découvert (il découvre un peu plus la gorge), bon,, un peu davantage, encore tant soit peu ;  un peu plus de ce côté, je vous prie, vos yeux tournés vers moi, vos regards attachés aux miens ! » Comme tout cela est charmant ! comme tout cela aurait besoin d’être joué avec beaucoup de goût, de retenue, de modestie, et de politesse. Savez-vous aussi une plus adorable réponse que la réponse au jaloux Sicilien poussé à bout par toutes ces galanteries ? Isidore le calme quelque peu en lui disant avec un doux sourire : Tout cela sent la nation, et toujours messieurs les Français ont un fonds de galanterie qui se répand partout.

Au contraire, quand le comte Almaviva donne à Rosine sa leçon de musique, il est dans une si fausse position qu’à peine peut-il adresser un mot à cette belle fille qu’il aime. Et pendant que chante Rosine, que fait Bartholo ? Bartholo fait sa barbe, c’est-à-dire qu’il traite Rosine comme on ne traite guère que la dernière des servantes. Et pendant que Bartholo livre son menton au rasoir, pendant que le barbier couvre d’écume et de quolibets cette tête grotesque, les deux amants, espionnés de si près, peuvent à peine échanger un tendre regard. Que diable ! c’est faire jouer pendant toute cette pièce, un bien triste rôle à l’amoureux comte Almaviva.

Adraste, lui, est bien plus heureux ; il a toujours coutume de parler quand il peint, car il est besoin dans ces choses d’un peu de conversation « pour réveiller l’esprit et tenir les visages dans la gaîté nécessaire aux personnes que l’on veut peindre ! » Précepte excellent dont nos peintres de portraits se devraient souvenir un peu plus.

Notez que dans la contrefaçon de Beaumarchais je n’ai pas relevé cet odieux personnage de Basile, qui n’a rien à faire dans cette intrigue d’amour, non plus que les prétentions littéraires, philosophiques et politiques de M. Figaro, qui jettent quelque chose de si triste sur cette histoire des jeunes passions ; je laisse de côté, la comparaison le tuerait, ce style heurté, haché, saccadé, railleur, fatigant, goguenard, auquel on ne peut rien comparer dans aucune décadence. Ce qui n’empêche pas Molière, quand il veut, de faire lui aussi sa petite scène politique : par exemple, la dernière scène du Sicilien, quand don Pèdre va se plaindre chez ce jeune sénateur tout occupé de danses, de concerts, de plaisirs de toutes sortes ; aimable censure dirigée, sans fiel, contre les jeunes successeurs éventés et élégants d’Omer Talon et de Mathieu Molé.

Tel est ce petit chef-d’œuvre de Molière que Beaumarchais gaspilla, sans qu’une voix s’élevât pour prendre la défense de l’œuvre originale. On ne saurait croire la finesse, la grâce, et toute la délicatesse de ce dialogue. C’était d’ailleurs la première comédie en un acte qui fût ainsi dégagée des grossières et plaisantes bouffonneries dont se composaient alors ces petites pièces sans façon. Du Sicilien datent tous ces ingénieux petits actes auxquels personne n’avait pensé, avant Molière. Relisez avec-soin cette prose si remplie de toutes sortes d’élégances, de finesse et de tours nouveaux, et vous reconnaîtrez à coup sûr la source et la cause première de la comédie de Marivaux.

D’où je conclus : Molière,  ô le plagiaire !  a pris l’intrigue, l’idée première et les personnages principaux du Sicilien, dans Le Barbier de Séville de Beaumarchais !

Chose singulière : Le Sicilien a été créé (en argot de coulisses) par Molière, le roi Louis XIV, mademoiselle de La Vallière, madame Henriette d’Angleterre, et par deux Noblet, Noblet aîné, le chanteur, Noblet cadet, le danseur. Vous savez, et les races futures le sauront, si les principaux acteurs de cette petite comédie ont eu à subir des fortunes bien diverses. Henriette d’Angleterre a passé, de cette comédie amoureuse, dans une oraison funèbre de Bossuet où elle jouait un rôle touchant et terrible ; mademoiselle de La Vallière est devenue en peu de jours de ces tendresses folles : sœur Louise de la Miséricorde.

Enfin, deux ou trois fois depuis ce temps, la dynastie de Louis XIV a été effacée du livre d’or de la France ; Molière cependant, debout au milieu de tant de ruines, après que tous les bronzes et tous les marbres à l’effigie impérissable, à l’honneur éternel des rois de France ont été fondus et brisés, obtient, au beau milieu de Paris, les honneurs d’une statue de marbre et de bronze ; quant à la dynastie des Noblet, elle existe ; il n’y a pas déjà si longtemps que l’on disait : Les trois Noblet !

Le Philinte de Molière.  Fabre d’Églantine.  J.-J. Rousseau.

« Ce Philinte est le sage de la pièce, un de ces honnêtes gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons ; de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu’on a déclame en faveur des pauvres ; qui, de leur maison bien fermée, verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre a humain sans se plaindre, attendu que Dieu les a doués d’une douceur très méritoire à supporter les malheurs d’autrui. »

Vous croyez peut-être que nous parlons du Philinte de Fabre d’Églantine ? non, c’est Jean-Jacques Rousseau qui se trompe et qui charge, de ces noires couleurs, le Philinte de Molière. La dissertation de Jean-Jacques Rousseau sur Le Misanthrope, est cruelle, violente, injuste ; on dirait le Timon de Shakespeare insultant l’Alceste français. C’est qu’en fait de misanthropie, Jean-Jacques Rousseau était passé maître ; lui aussi, bien mieux qu’Alceste, il avait vu la nature humaine sous son côté défavorable. Que dis-je ? Quelle bouillante colère devait fermenter dans le cœur de cet éloquent proscrit de l’univers civilisé, quand il se comparait à Alceste, lui, l’ardent génie et le sophiste convaincu, lui le persécuté de la foule, le calomnié des philosophes, l’homme sans pain, l’amoureux tremblant de tant de belles dames qui n’avaient pour ses amours ni un regard, ni un sourire ; lui, le mari ou plutôt le domestique d’une ignoble servante, à quel point la rage le devait prendre, ce misanthrope, obligé de vivre du travail de ses mains, comparé à cet heureux Misanthrope de Molière, estimé de tous, noble et beau, si brave et si riche, si regretté par cette belle Célimène qui l’abandonne, si aimé par cette douce Éliante qu’il dédaigne !

« Voilà donc, s’est écrié Jean-Jacques, l’homme que Molière appelle un misanthrope ! Et de quel droit cet Alceste a-t-il pris l’espèce humaine en horreur ? On l’aime, on l’écoute, on l’entoure ; il dit à chacun toutes ses vérités, tant qu’il veut et comme il veut ! Et moi morbleu ! Et moi Jean-Jacques ! Et moi, poursuivi, décrété, brûlé dans mes œuvres par la main du bourreau ! Moi qui ai renoncé à la société des hommes, à leurs amitiés, à leur protection, à leurs secours ; moi qui ai même abdiqué leurs vêtements, moi le véritable et le seul misanthrope, je n’élèverais pas la voix pour reprendre mon titre usurpé par ce trop heureux Alceste ! » Tel fut sans doute le monologue, mais plus éloquent et plus indigné, que tint Jean-Jacques Rousseau avec lui-même, quand il eut à parler du Misanthrope de Molière !

Pauvre Jean-Jacques ! Certes, si quelqu’un fut jamais dans une position défavorable à juger convenablement le génie de Molière, ce fut Jean-Jacques Rousseau lui-même. En effet, jamais deux grands génies ne furent séparés l’un de l’autre par plus d’antipathies. Grands moralistes tous les deux, Molière et Rousseau, ils ont vu tous les deux le cœur humain, sous un aspect bien différent. Molière a vu de l’homme, ses ridicules plutôt que ses vices. Rousseau n’a fait la guerre qu’aux vices de l’homme, il a laissé de côté ses ridicules, comme indignes de sa colère. Molière, cette observation mélancolique et bienveillante, avait fort bien deviné que le rire est en dernier résultat, la plus grande, la plus utile, mais aussi la plus difficile leçon qui se puisse donner aux hommes assemblés ; son rire sortait de sa conviction et de sa conscience, et certes, il fallait être un hardi courage pour oser rire devant Tartuffe, et un grand poète pour faire rire de Tartuffe !

J.-J. Rousseau, tout au rebours ;  il ne rit jamais,  il va droit à son but par la colère, par l’indignation, par le sarcasme, par les mouvements les plus impétueux de l’orateur. Il n’a jamais su rire, de sa vie, et toute sa vie il a été colère et fantasque ;  il avait remplacé le rire par l’emportement, la moquerie par le sarcasme, le ridicule par la satire, le coup d’épingle par le coup de poignard ; c’est bien de celui-là qu’on pourrait dire ce que madame de Sévigné disait de Bourdaloue : Le Bourdaloue frappe comme un sourd, à droite, à gauche, et sauve qui peut !

Mais, tout ce grand bruit de l’orateur se peut-il comparer à l’esprit, à la grâce, à l’innocente épigramme, à la douce raillerie du poète comique ? et parce que Jean-Jacques Rousseau était en effet un homme de génie malheureux, malheureux par sa faute, plus que par celle d’autrui, est-ce à dire qu’il eût le droit de ne pas reconnaître tout ce qu’il y avait de bon goût et de bon ton, d’esprit et de grâce dans cette admirable brusquerie d’Alceste ? Vous dites que le Misanthrope est ridicule, et vous vous écriez : « Voilà donc la vertu ridicule ! » Vous vous trompez, la vertu d’Alceste n’est pas ridicule.

Au contraire, dans tout le cours de la pièce, acteurs et spectateurs rendent hommage à cette grande loyauté, à cet inaltérable dévouement, à ces vives sympathies pour tout ce qui est noble et généreux ; le plus vertueux seigneur de la cour de Louis XIV, le duc de Montausier, s’écrie avec orgueil en parlant d’Alceste :  Plût à Dieu que ce fût moi que Molière eût désigné ! Non, encore une fois, Molière n’a jamais eu l’intention de vouer au ridicule la vertu d’Alceste, pas plus qu’il n’a eu l’intention de rendre ridicule la probité commerciale de M. Jourdain.

M. Jourdain, cet honnête marchand, a voulu être un gentilhomme ; Alceste, cet honnête gentilhomme, a donné à sa vertu je ne sais quelle âpreté qui lui ôte de ses agréments et de son urbanité, sans ajouter à sa toute-puissance. Eh bien ! Molière a donné sa leçon à l’honnête M. Jourdain, il l’a renvoyé, en riant, à sa femme légitime, à sa fortune bien acquise, à sa tranquillité bourgeoise, à l’estime de ses voisins ; quant à Alceste, quant à cette vertu si sauvage qu’elle en est presque insolente, Molière n’a pas reculé devant elle. Cette vertu farouche avait besoin d’une leçon de modération et de réserve, Molière la lui a donnée, avec tous les ménagements et tous les respects dont un homme comme Alceste était digne. Ne dites donc pas, citoyen de Genève, que Molière a voulu rire de la vertu : Molière ne s’est attaqué qu’aux excès de cette vertu ; il a déclaré une guerre généreuse à cette mauvaise humeur insociable, à cette inflexible analyse, à cet oubli continuel de ces innocentes formules que le monde appelle la politesse, et qui rendent la vie à ce point complaisante et facile, qu’il faut être vraiment un misanthrope, c’est-à-dire un homme presque mal élevé, pour faire tant de bruit contre cette monnaie courante de saluts, de sourires et de baisemain, sans laquelle il n’y a pas de société possible. Or, voilà tout ce que Molière a voulu prouver contre Alceste. Quant à insulter la vertu dans la personne d’Alceste, nous respectons trop Molière pour le défendre contre cette injuste accusation du grand rhéteur.

Or, vous avouerez, sans peine, que cette indignation de Jean-Jacques Rousseau contre l’Alceste et contre le Philinte de Molière, indignation qui n’était pas même permise à Jean-Jacques Rousseau, malade, ruiné et proscrit, était encore moins permise à Fabre d’Églantine, ce sanglant niveleur qui porta la déclamation sur le théâtre, avant de la porter à la tribune, où il fut un si médiocre et si atroce déclamateur. Au moins, Rousseau, lorsqu’il donnait cet éloquent et éclatant démenti à Molière, était-il dans le droit de son sophisme et de sa colère ; mais Fabre d’Églantine, en s’emparant, pour les dégrader, d’Alceste et de Philinte, que faisait-il autre chose, sinon mettre en scène le Misanthrope de Jean-Jacques Rousseau et son Philinte, c’est-à-dire le Misanthrope déclamateur, colère, furibond, emporté, impitoyable, le Misanthrope comme le comprenait Rousseau quand il descendait en lui-même ; en même temps qu’il nous montrait, à notre immense étonnement, le Philinte égoïste, honnête homme du grand monde, fourbe jusqu’au crime, indulgent jusqu’à la perversité, comme ne l’avait jamais compris Molière.

Et pourtant Fabre appelait ce Philinte : Le Philinte de Molière. Le Philinte de Molière, juste ciel ! Cet homme si faible, qu’il en est lâche ! Si égoïste, qu’il en est vil ! Le Philinte de Molière, faut-il le dire, puisque aussi bien vous l’ignorez, habile sophiste, est aussi honnête homme qu’Alceste lui-même ; il ne lui cède rien, en amour, en générosité, en courage. Seulement, il a sur Alceste cet avantage, il sait vivre avec les hommes, il sait comme on parle aux femmes du grand monde, et comment on juge les vers de ses amis de la cour. Philinte pense, tout bas, du sonnet d’Oronte ce qu’Alceste en pense tout haut ; mais Philinte n’a guère envie, pour de méchants vers, de désobliger cet excellent Oronte qui, poésie à part, a toutes les bonnes qualités d’un homme bien élevé. Philinte sait, aussi bien qu’Alceste, que tous ceux qui, dans le monde, vous disent : mon ami ! ne sont pas toujours vos amis ; mais il ne voit pas la nécessité de repousser brutalement la main qui vous est tendue, de répondre à une politesse par un outrage. Philinte sait très bien que, dans une conversation de jeunes gens et de jeunes femmes, dans ces médisances de vingt ans, les absents auront grand tort, et qu’ils feront tous les frais de cette causerie de salon qui s’attache où elle peut ; mais, au fait, où est le grand mal ? Et croyez-vous aussi que Philinte soit d’assez mauvais goût pour se brouiller avec sa maîtresse parce qu’elle aura plaisanté le petit vicomte qui s’amuse à cracher dans un puits pour faire des ronds ? Philinte ne sait pas se gendarmer à tout propos. Il n’a pas l’esprit chagrin d’Alceste, Philinte ne dit pas à sa maîtresse :

Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir :

Au contraire, il aime tous les plaisirs de sa maîtresse ; il est heureux de toutes les complaisances qu’il a pour elle, et il ne s’inquiète pas si ce sont là de molles complaisances. Voilà pour ce qui est de l’humeur sociable, indulgente et polie de Philinte ; mais pour la fidélité, pour la probité, pour l’amitié, pour le dévouement, pour tout ce qui fait les honnêtes gens dans tous les siècles, soyez bien convaincus, encore une fois, que Philinte vaut Alceste ; si Philinte n’était pas en probité et en loyauté l’égal d’Alceste, la comédie de Molière serait manquée, Le Misanthrope ne serait pas le chef-d’œuvre de Molière.

Ne disons donc pas de cette comédie : Le Philinte de Molière ; ne disons même pas : Le Philinte de Fabre d’Églantine, disons : Le Philinte de Jean Jacques Rousseau ; car Jean-Jacques Rousseau est le véritable père de cette comédie ; il en a tracé lui-même, avec du fiel, le principal caractère. Fabre a trouvé les personnages de sa comédie dans les indignations de Jean-Jacques ; mais comme Fabre était, lui aussi, de son côté, quoique dans une sphère moins élevée, une imagination active, un esprit ardent, un sophiste puissant, il s’est trouvé que cette idée du citoyen de Genève, jetée au hasard, dans un moment de caprice et de mauvaise humeur, s’est fécondée dans la tête de Fabre, qui a fini par faire une admirable comédie de ces quelques lignes que je vous ai citées plus haut.

Je dis admirable comédie, et je n’ai pas d’autre mot pour cette œuvre toute-puissante, Le Philinte, qui, venant après un chef-d’œuvre de Molière, dont elle est la continuation, n’a pas été écrasée par cette rivalité folle. Admirable, en effet ! car c’était là une difficulté très grande : ajouter cinq actes à une comédie de Molière, à son chef-d’œuvre ! Parler en vers, et scander son vers éloquent sur le patron même des vers de Molière ! Défigurer traîtreusement et à plaisir Le Philinte de la révolution qui s’avance, et à force de sophismes et de véhémence, en venir à nous faire penser que c’est peut-être, en effet, Le Philinte de Molière devenu vieux ; transporter une comédie et des personnages du xviie  siècle en plein xviiie  siècle ; que dis-je ? les conduire avec un sang-froid imperturbable, jusqu’à la limite fatale où la vieille monarchie et la vieille société vont finir, pour faire place au peuple de 89, en un mot, faire le premier, et tout d’un coup, dans ce monde nouveau qui va s’ouvrir, sur les débris de l’ancien monde, la comédie de mœurs, la comédie déclamatoire, furibonde, pédante, mais enfin, malgré tout, une véritable comédie, voilà pourtant ce qui a été accompli avec une audace peu commune, avec une verve intarissable, avec une éloquence souvent triviale, mais moqueuse et puissante, par ce comédien manqué, par ce tribun manqué, par ce législateur sans pitié, par ce furibond déclamateur, qu’on appela Fabre d’Églantine, mauvais comédien comme Collot d’Herbois, et, pour tout dire en un seul mot rempli de toute exécration, le digne secrétaire de Danton !

Pourtant, cet homme sans cœur et qui s’est taché de sang, la première bonne action de sa comédie, c’est de nous rendre Éliante, la belle et douce Éliante de Molière, épargnée par Jean-Jacques Rousseau lui-même. C’est un grand éloge pour vous, ma belle Éliante, d’avoir échappé à la mauvaise humeur du citoyen de Genève, et d’avoir été respectée par Fabre d’Églantine ! Éliante a donc épousé Philinte, et pendant que Philinte est devenu ce lâche égoïste que vous allez voir, elle est restée la meilleure des femmes, la plus intelligente, la plus réservée, et la plus modeste, une véritable enfant de Molière et du xviie  siècle, ce beau siècle dont les derniers vestiges vont s’abîmer tout à l’heure sous les coups redoublés de Fabre et de ses compagnons politiques.

Cependant l’oncle d’Éliante est au ministère, et voilà déjà que le pouvoir est cité à comparaître dans la comédie ; le ministère, c’est-à-dire l’autorité, en verra bien d’autres, plus tard. Tout à coup voici venir Dubois, le valet que Molière a donné à Alceste, et vous pensez si Alceste tient à ce valet que lui a donné Molière ! Dubois annonce son maître, son maître arrive. Comme il est changé, le malheureux ! Est-ce la solitude qui a porté sur ses nerfs ? Est-ce le chagrin qui a si fort irrité son cœur ? Son âme pleure-t-elle encore Célimène, cette belle adorée ? Célimène, dont il ne prononce pas le nom, une seule fois dans toute la pièce, comme si la chose était possible ! Ce n’est plus déjà le Misanthrope de Molière. Ce n’est plus le même gentilhomme, brusque, mais élégant, emporté, mais bien élevé, homme du grand monde, même dans ses plus grandes colères ; c’est un furieux qui ne se donne à lui-même ni repos ni trêve, à force de vertus et de dévouement à tous les malheurs.

 Plaignons son système, dit Philinte ; son système est un mot aussi nouveau dans la comédie, que le mot : ministère. Il est au ministère, plaignons son système, deux mots du temps philosophique. Du temps de Molière, Philinte obéissait à son caractère ; au temps de Fabre, il obéit à son système ; le Philinte de Molière s’abandonne à sa bonne et austère nature ; le Philinte de Fabre raisonne jusqu’à sa bonté ; Philinte reçoit Alceste avec mille protestations mensongères d’amitié et de dévouement ; Éliante, plus vraie, le reçoit simplement et avec une grâce toute unie. À peine arrivé, Alceste n’a rien de plus pressé que de s’emporter contre les hommes et contre les lois ; c’est à peu près la même scène que la première scène du Misanthrope, avec cette différence, cependant, qu’Alceste, dans la comédie de Fabre, se met en fureur, à peine arrivé, et sans se donner le temps de dire bonjour à son amie Éliante. Puis, tout d’un coup, Alceste crie à son valet :

Va me chercher sur l’heure
Un avocat !

et la belle Éliante qui sait à quel point le Misanthrope déteste les procès5, doit penser qu’Alceste est devenu fou.

L’instant d’après, l’avocat arrive. C’est là une scène d’un puissant effet.  Va me chercher un avocat ! Autre phrase toute nouvelle pour la comédie. Jusqu’à présent  à dater de l’avocat Patelin, l’avocat ne paraissait dans la comédie que pour servir à l’amusement et à l’éclat de rire ; cette fois enfin vous aurez, sous les yeux, un être sérieux. Autrefois, l’avocat tenait sa place dans la comédie à côté du notaire, du médecin ou de l’apothicaire ; il va dominer la comédie révolutionnaire. En effet, toutes les puissances ont changé de place. La puissance royale, qui était la première et presque la seule, s’est effacée devant quelques rhéteurs éloquents et convaincus ; la parole a remplacé l’épée ; cet avocat que Fabre introduit en sa comédie, bientôt il va prendre sa place dans l’histoire ; car, ne l’oubliez pas, cette comédie est jouée, pour la première fois en 1790, et nous n’étions pas loin des avocats du Jeu de Paume. Va me chercher un avocat ! Cette parole jetée à son valet par un homme en fureur, à ce moment de l’histoire de France, est plus dramatique, selon moi, que le coup de canon dans le Vendôme de Voltaire.  Alors arrive l’avocat, on est allé le chercher au hasard, comme on les cherchait tous alors, pour en faire des hommes d’État, des orateurs, des déclamateurs, des furieux, des représentants, des puissances6 ! L’avocat de ce temps-là règne et gouverne ; depuis que la comédie a cessé de faire sa pâture des gens de robe, cet avocat a relevé son cœur et sa tête. Il est pauvre, il est fier. Il n’a plus besoin de fortune à présent, pour être considéré. La parole est plus qu’une fortune, c’est une royauté. Déjà, il comprend confusément qu’une destinée s’ouvre devant lui, une destinée politique ; on dirait un nouveau débarqué de la Gironde, tant il est calme et sûr de son fait. C’est une scène magnifique. Alceste et cet avocat sont en présence, et ils s’étonnent de se trouver, si convenables l’un à l’autre, et si honnêtes gens ! À l’instant même, ces deux hommes, l’un roturier de l’ancienne Cour, l’autre gentilhomme du Tiers-État, s’entendent et se comprennent. Déjà, il ne s’agit plus entre l’avocat et son client de l’affaire d’Alceste ; il s’agit d’une affaire bien plus grave pour l’un et pour l’autre, il s’agit d’un homme dont la ruine est immanquable, si l’on ne vient pas à son secours.

Mais cet homme, menacé par un fripon, où le prendre, où le trouver ? qui est-il ? Il y a péril en la demeure ! La scène est si belle, que Fabre d’Églantine oublie, un instant, sa déclamation et son emphase habituelles.

Il faut alors qu’Alceste ait recours à Philinte ; il y a recours en effet, avec l’abandon des belles âmes. C’est à ce moment que se montre Philinte dans tout son horrible égoïsme. Comment ! lui, Philinte, venir au secours d’un inconnu, d’un imbécile qui s’est laissé voler six cent mille francs ! D’ailleurs un philosophe n’a-t-il pas soutenu que tout était bien, et Philinte n’est-il pas un grand philosophe ? Philinte est bien triste à entendre parler ainsi, mais vous savez que ce n’est pas le Philinte de Molière, que c’est le Philinte de Jean-Jacques Rousseau et de Fabre d’Églantine. Une fois accepté, le caractère de ce nouveau Philinte est admirablement tracé. Pas un mot qui ne porte une honte ; pas un sentiment qui ne soit une bassesse, et pas une opinion qui ne soit l’opinion d’un intrigant. Plus ce Philinte est un homme vil, et plus Alceste s’emporte et se courrouce, et plus il prend en pitié le malheureux inconnu que menacent, de toutes parts, la sensibilité, l’humanité, la tolérance et les raisonnements de tant d’égoïstes. Mais soudain, et par une péripétie très naturelle, très vraisemblable et très inattendue, la scène change. Ô surprise ! ce Philinte, cet égoïste, cet homme si tranquille et si calme, qui a réduit en système le nil admirari du poète, cet homme qui s’intrigue et se ménage, comme dit Boileau, le voilà qui sort de son repos, il éclate, il est hors de lui-même. Qu’est-il donc arrivé ?

Moins que rien : notre homme, notre quiétiste vient de découvrir que cet homme ruiné, dont la ruine le faisait rire, c’est lui-même ! Cet homme volé, c’est lui ! cet homme que défendait Alceste, et qu’il n’a pas voulu secourir, c’est lui, Philinte, comte de Valencey ! Voilà une belle scène et bien amenée, et bien imprévue, et bien entière, et vivement rendue. On eût offert cette scène à Molière, que Molière eût répondu : J’accepte !

« Au reste, s’était écrié Jean-Jacques Rousseau avant Fabre d’Églantine, ils sont tous ainsi faits, ces gens si paisibles sur les injustices publiques !  Ils ressemblent à cet Irlandais qui ne a voulait pas sortir de son lit, quoique le feu fût à la maison.  La maison brûle ! lui criait-on.  Que m’importe ! répondait-il, je n’en suis que le locataire. À la fin, le feu pénétra jusqu’à lui. Aussitôt, il s’émeut, il court, il s’agite, il commence à comprendre qu’il faut quelquefois prendre intérêt à la maison qu’on habite, quoiqu’elle ne nous appartienne pas. »

Mais cette fois encore, le noble caractère d’Alceste ne se dément pas. Philinte est malheureux, Alceste l’embrasse. Philinte sera jeté en prison s’il ne donne caution ;  Alceste répond pour Philinte, en présence d’un agent et cet agent l’arrête, quand il entend le nom d’Alceste. Alceste, à force de vertu inquiète et turbulente, est brouillé avec toutes les justices. Cette scène de l’huissier qui signifie l’exploit à Philinte est tout à fait la scène de Tartuffe, c’est l’huissier Loyal de Molière ; seulement Molière, ce grand maître, a fait venir l’huissier Loyal à la dernière scène du dernier acte ; Fabre d’Églantine introduit son huissier au quatrième acte ; mais l’admirable péripétie de l’acte précédent a été si grande qu’on ne s’aperçoit pas de ces lenteurs.

Vous savez le reste. Philinte au désespoir monte en carrosse pour aller supplier le ministre à Versailles. Mais que peut faire le ministre ? Déjà la comédie, (même la comédie !) ne reconnaît plus au pouvoir le droit de lier ou de délier à son gré ; le pouvoir est soumis à la justice. Nous sommes sous le règne, non plus des ministres, mais des avocats ; il n’est plus là le prince ennemi de la fraude, assez puissant, pour briser de sa volonté souveraine, le contrat inique qui donne les biens de M. Orgon à Tartuffe ; il faut maintenant que la victime se protège et se défende elle-même, dans les formes : le ministre n’y peut rien Heureusement, Alceste a du cœur ; il est éloquent comme Mirabeau ; il parle aux juges et il est écouté ; il arrache à ce vil faussaire le billet qui ruinait Philinte ; il sauve Philinte de sa ruine, et lui-même il se sauve de la prison. Alors, une fois vainqueur, et quand son ancien ami est tiré du danger, Alceste commence sa harangue ; il accable de son mépris et de ses reproches ce vil Philinte, l’indigne mari de cette noble Éliante, ce mauvais homme qu’il a sauvé de sa ruine et qui, pendant toute la pièce, n’a pas une bonne pensée dans le cœur !

Oui, c’est là, sinon une belle comédie, au moins un beau drame. Oui, c’est là une vive colère, un généreux enthousiasme, une violente et intéressante déclamation. La tête qui a conçu cette lutte de l’égoïste et de l’homme dévoué, n’était pas une tête vulgaire. On a répété, bien souvent, que la pièce est mal écrite, et je trouve qu’on a été sévère. Sans doute, ce n’est point le style de Molière ; mais quel poète comique a écrit comme Molière ? Ce n’est pas non plus le vers étincelant, pétillant et facile de Regnard ; mais le style du Philinte réussit par d’autres qualités. Il entraîne, il est chaleureux, il est abondant, il est rempli des défauts et des qualités de son époque ; on comprend que l’homme qui écrivait ainsi avait, à un haut degré, la conscience de sa force et de son importance : or, ce sont là des qualités trop rares, surtout dans la comédie moderne, pour qu’on soit le bienvenu à s’armer de la Grammaire et du Dictionnaire de l’Académie contre un philosophe tel que Fabre d’Églantine.

Le Misanthrope.  Les Débutants.  M. Devéria.  La Ville et la Cour.  Alceste.  Molière.  Chapelle

Le Misanthrope est le grand cheval de bataille des débutants et des débutantes que le Conservatoire envoie, à certaines heures néfastes, sur les planches du Théâtre-Français. À peine, sur quatre ou cinq cents qui se hasardent à cette lutte désespérée contre ces grands rôles d’Alceste et de Célimène, il en reste un à peu près possible. De celui-là la critique peut parler sans honte ; de ceux dont elle ne parle pas, soyez sûr que vous n’aurez rien à regretter. Ils étaient mal venus ; elles étaient peu intelligentes ; ils étaient cruellement embarrassés dans leurs habits brodés ; elles se retournaient, de temps à autre, pour voir la queue de leur robe, et cette queue les épouvantait, comme eût pu faire un serpent boa. Ils étaient si tristes, si malheureux ! Elles étaient si tremblantes, si enrouées ! Que voulez-vous que fasse la critique avec de pauvres êtres, morts à l’avance ? Il n’y avait donc qu’à fermer les yeux, à se boucher les oreilles, à les voir entrer d’un côté, à les voir sortir de l’autre et : Bonsoir. Voilà justement ce que j’ai fait toute ma vie, oubliant les pauvres gens qui ne méritaient que des critiques et les laissant mourir de leur belle mort. J’ai en horreur les méchancetés inutiles ; à aucun prix je ne voudrais dire à un homme :  Vous êtes un mauvais comédien, vous êtes un mauvais poète, si à toute force il n’y a pas, à côté de cette cruauté salutaire, quelque moyen de sauver ce malheureux de sa propre sottise. À aucun prix je ne voudrais dire à une femme :  Vous êtes laide, vous êtes mal faite, votre voix est aussi rauque que votre main est rouge, si, au bout du compte, il n’y a pas quelque parti possible à tirer de cette femme, comme, par exemple, de faire d’une reine triviale, une confidente passable ; de changer une ingénue en mère-noble, et de prouver victorieusement à Madame la confidente qu’elle serait une très bonne ouvreuse de loges et toujours ainsi jusqu’à la fin.

Il faut que la critique ait quelque peu les vertus contraires de la lance d’Achille, qui blessait et qui guérissait en même temps ; quand la critique n’a rien à guérir, il faut qu’elle se taise et qu’elle laisse passer les avalanches des comédiens médiocres et des comédiennes impuissantes. D’ailleurs, le Théâtre-Français n’est pas ouvert pour qu’on s’y amuse tous les jours. Il faut bien que les petits et les faibles aient le droit, de temps à autre, d’y venir essayer leurs premiers roucoulements dramatiques. Les Iphigénies à la lisière, les Achilles en sabots, les Frontins de province, les Célimènes de Vienne en Dauphiné7 et de Saint-Pétersbourg, tous les grands génies en herbe du Conservatoire, ont un mois, chaque année, pour arpenter ces nobles planches.

Allons, ouvrons la porte aux enfants ; entourons de miel les bords de la coupe, mouchetons le poignard, modérons la clarté du lustre, que tout ceci se passe en famille, que le père, les frères, les sœurs, les amis, les coreligionnaires soient seuls admis dans ce temple auguste ; que la mère d’actrice, ce type éternel de l’enthousiasme à volonté, fasse entendre tout à l’aise ses sanglots et son gros rire ; et toi, critique, ma mie, tu n’as rien à voir dans ces scènes d’intérieur, va te promener.

La critique abandonne  et elle fait bien  toutes ces bonnes petites gens tragiques ou comiques à leur propre génie. À Dieu ne plaise que je chagrine ces gloires naissantes, que je prenne à partie ces Agamemnons et ces Frontins de hasard ! Il faut encore un certain mérite pour qu’un homme d’une certaine valeur vous fasse l’honneur de vous examiner, de la couronne d’or aux talons rouges, de l’éventail au brodequin. N’obtient pas qui veut les sarcasmes, c’est-à-dire l’attention de la presse ; pour ma part, je ne sais pas de châtiment plus grand qu’un silence obstiné, ce qui ne veut pas dire que même les artistes dont s’occupe la critique, aient toujours un grand avenir devant eux, témoin un jeune homme qui a très bien joué le rôle d’Alceste à côté de mademoiselle Mars, et qui a disparu, on ne sait, après avoir été fort applaudi.

Ce débutant portait un nom cher aux beaux-arts, il s’appelait Devéria, et il était un peu le cousin de celui qui a fait La Naissance de Henri IV, et d’Achille Devéria, le père infatigable de cette charmante et élégante famille de jeunes gens et de jeunes femmes qui jouent, dans ses compositions faciles, le drame éternel et toujours changeant de la jeunesse et de l’amour. Notre débutant était un jeune homme à tête ronde ; il était fort intelligent et ne disait pas mal les vers de Molière ! Mais, grand Dieu ! s’écriait le feuilleton, quel bourgeois est-ce là pour représenter Alceste !

Alceste, le nouveau débarqué de Versailles, ce beau gentilhomme qui est élégant malgré lui, cet homme honnête et sérieux, qui a pour ennemis tous les mauvais poètes, pour rivaux tous les fats de la cour ; Alceste représenté par un jeune fourrier de la garde nationale de Marseille ! Cela est étrange ! Et notez bien que, non content d’être un bon jeune homme sans façon, parlant comme tout le monde, entrant dans un salon comme vous et moi nous y pourrions entrer, vêtu à la diable, empêtré dans ses dentelles d’emprunt, gêné dans son habit de louage qui craquait de toutes parts, haut perché et portant une perruque aussi mal peignée que des cheveux naturels, notre débutant, pour mieux entrer dans l’esprit de son rôle, se croyait encore obligé de forcer sa nature bourgeoise, de vulgariser son geste, de se faire bonhomme et brusque plus encore qu’il ne l’est d’ordinaire ! Aussi je ne crois pas que jamais nous ayons pu voir un plus singulier Alceste. M. Devéria avait tout à fait l’air de ces enrichis de la Chaussée-d’Antin qui, une fois gros propriétaires, se font nommer membres du conseil général ou de la Chambre des députés. Soudain, vous voyez notre homme enflé de sa gloire, faisant le gros dos, suant sang et eau pour nous donner le sentiment de son importance. Restons, chacun dans notre naturel, ne forçons point notre talent. Nous ne sommes que des bourgeois, restons des bourgeois, et surtout ne donnons pas la patte, mal à propos.

« Pour faire un civet de lièvre, prenez un lièvre », disait La Cuisinière bourgeoise ; « pour faire un gentilhomme de la Chambre, prenez un gentilhomme ! » ajoutait le roi Louis XVIII ; à plus forte raison, pour représenter Alceste, ne prenez pas un bonhomme, sans façon, commun, vulgaire et trivial ; un homme en un mot aux antipodes du rôle d’Alceste, un pareil homme ne sait pas, et comment voulez-vous qu’il le sache dans ce pêle-mêle de toutes choses ? qu’il y avait, autrefois, deux sociétés bien différentes, Paris et Versailles, la ville et la cour ; ces deux sociétés étaient bien plus séparées l’une de l’autre, que si elles l’eussent été par des montagnes et par des villes, elles étaient séparées par les usages et par les mœurs. Ce n’était, des deux parts, ni la même langue, ni les mêmes façons d’agir, ni la même manière de saluer ; ce n’était pas le même geste, le même regard, la même façon de se haïr ou de s’aimer. C’était, en un mot, tout à fait autre chose que ce que nous sommes, nous autres bourgeois renforcés, bourgeois constitutionnels. Cette société à part dont Molière a fait surtout le portrait dans Le Misanthrope, est morte pour ne plus revenir ; elle a été égorgée sur l’échafaud, elle s’est perdue dans l’exil ; ses derniers représentants ont disparu presque tous, et les faibles débris qu’elle a laissés se sont perdus, engloutis dans la démocratie envahissante. Et voilà, ce qu’un honnête comédien, qui ne songe qu’à se bourrer de prose et de vers, ne peut pas deviner.

Et quand bien même vous lui apprendriez toutes ces choses, à quoi bon ? Il me semble que je l’entends déjà qui s’écrie :  « Mais puisque toute cette vieille société française est à jamais perdue, et puisque, de votre propre aveu, pas un témoin ne reste du Versailles de Louis XIV, où voulez-vous que je cherche mes modèles ? Quels grands seigneurs poseront devant moi ? Qui pourra me donner des leçons d’élégance, de politesse, et m’apprendre à jouer convenablement Le Misanthrope ? » Or ce comédien-là serait dans son droit.

Toujours est-il, cependant, que même en l’absence de tous les modèles du bon goût et de la bonne grâce du dernier siècle, dont M. le prince de Talleyrand était à peu près le dernier représentant parmi nous, il est impossible que le rôle d’Alceste soit ainsi abandonné au premier venu qui se sentira le courage de déclamer ces beaux vers. Une pareille profanation est tout à fait insupportable. Savez-vous bien qu’Alceste c’est Molière en personne ? C’est lui, c’est sa bonté, c’est son esprit, c’est son austérité tant soit peu janséniste, c’est le ton parfait qu’il avait pris, de très bonne heure, dans l’intimité du prince de Conti et dans les petits appartements du roi ; c’est son amour passionné pour cette indigne femme, si jolie et si éclatante, qui l’a rendu le plus malheureux des hommes ; c’est cette jalousie cachée dont il rougissait en lui-même comme il eût rougi d’une mauvaise action. Dans cette grande comédie du Misanthrope, Molière est tout entier.

On disait, de son temps, qu’Alceste c’était M. de Montausier, M. de Montausier répondait que, s’il était vrai, Molière lui avait fait trop d’honneur ; M. de Montausier avait raison. Il y a dans ce caractère si rempli de loyauté et de franchise, quelque chose de plus qu’un grand seigneur honnête homme, mécontent et frondeur ; il y a un homme de génie qui souffre, un philosophe qui attend, un cœur blessé et sans espoir ; il y a surtout un homme excellent, dévoué, méconnu, plein de bon sens, même dans les écarts de la passion la plus légitime et la mieux sentie. Cet homme passionné est un sage qui sait très bien à quelle folie il est en proie ; il aime sa folie, il se ferait tuer pour elle.

De là tout l’intérêt que vous portez à cette noble misère. S’il ne s’agissait, en effet, que d’un malheureux misanthrope, à la façon du Timon de Shakespeare, haïssant ses semblables, parce qu’il fait supporter à tous, les crimes, les mensonges, l’égoïsme et les calomnies de quelques-uns, nous ne pourrions guère nous intéresser à cet homme injuste et cruel. Mais il s’agit d’une pauvre âme en peine toute disposée à l’amour, à l’amitié, aux plus doux sentiments du cœur, et qui se voit forcée de cacher, comme on cacherait un ridicule, tous ces rares trésors dont personne ne veut sa part. De là vient le chagrin qui aigrit cet homme, de là vient cette mauvaise humeur qu’il nous fait subir. Ah ! s’il était heureux quelque peu, si sa belle maîtresse était moins coquette, si elle lui souriait d’un sourire moins perfide, si elle lui tendait une main plus tendre, si son regard était moins doux pour les petits jeunes gens qui l’entourent, si ce pauvre Alceste pouvait la voir enfin tête à tête, cette adorable et adorée Célimène, et si elle venait un seul instant à oublier sa moquerie ingénieuse, son art de voir toutes choses, même l’amour d’Alceste, sous leur côté ridicule, soudain vous verriez notre misanthrope changer d’humeur et d’allure.

À l’instant même, autour de cet homme heureux, tout prend un autre aspect, un autre esprit, un autre visage ; il trouve que Philinte est le meilleur et le plus indulgent des hommes ; il admire le sonnet d’Oronte ; il va visiter ses juges pour son procès ; il n’y a pas jusqu’à son pauvre valet Dubois qui ne profite de la bonne humeur de son bon maître. Eh ! comment donc n’avez-vous pas vu depuis longtemps, que c’est l’amour qui a perverti le caractère de cet homme ? Faites qu’il soit amoureux d’Éliante, il sera aussi facile à vivre que Philinte.

Pour moi, je n’assiste jamais à une représentation du Misanthrope sans me figurer que j’entends Molière lui-même nous raconter les secrets les plus intimes et les plus douloureux de sa vie. Non content de s’être représenté dans le rôle d’Alceste, il a créé le rôle, et avec quelle tristesse et quelle brusquerie il devait le jouer ! Célimène, c’est sa femme, Armande Béjart, cette fille si coquette et si futile, et si charmante, qui n’a jamais compris quel noble cœur elle avait blessé à mort ; Arsinoé, c’est mademoiselle Duparc, qui abandonna Molière pour suivre Racine, cet ingrat qui trahit son premier bienfaiteur ; Éliante, c’est mademoiselle de Brie, l’amie fidèle, dévouée, discrète, intelligente du pauvre Alceste, la main cachée et modeste qui essuyait ses grosses larmes ; Acaste et Clitandre, ces deux héros de l’Œil-de-Bœuf, vous représentent M. le duc de Guiche et M. de Lauzun, les galants de mademoiselle Molière ; on sait aussi qu’Oronte s’appelait, à la cour, M. le duc de Saint-Aignan ; qu’il était un des aimables grands seigneurs, aimables si l’on veut, qui croient faire trop d’honneur aux gens d’esprit lorsqu’ils entrent dans leurs domaines, tout éperonnés, le chapeau sur la tête et le fouet à la main, comme le jeune roi Louis XIV entrant au Parlement.

Quant à Philinte, il était un des amis familiers de Molière, il s’appelait Chapelle, il était un de ces bons vivants à qui il ne faut demander que ce qu’ils peuvent raisonnablement apporter dans la société de leurs amis, où ils jouent le rôle facile de despote et de tyran : à savoir, grand-faim, grand-soif, grand éclat de rire, et voilà tout ! Ces gens-là, dans leurs bons moments, vous empruntent votre argent, votre esprit, vos maîtresses, votre bel habit et votre plus beau cheval ; vous les aimez comme un bon oncle aime son coquin de neveu, en raison des sacrifices qu’il fait pour lui. Plus ils vous coûtent et plus ils vous sont chers, car, Dieu merci ! le sacrifice est une grande façon d’aimer.

Ainsi était Chapelle : il avait tout l’esprit qu’il fallait pour comprendre l’esprit de Molière ; il opposait sa gaieté à la tristesse de Molière ; il riait dans cette maison dont le maître était si triste ; il arrivait toujours à temps pour mettre le holà dans les querelles conjugales ; il excusait mademoiselle Molière quand la galande rentrait trop tard ; il était dans les bonnes grâces de la vieille Laforêt, dont il faisait valoir les fourneaux ; il faisait les honneurs de la petite maison d’Auteuil, dont il était le propriétaire plus que Molière. On eût dit, à voir Chapelle, à l’entendre, que l’auteur du Misanthrope n’avait pas de meilleur ami. Seul, Molière ne s’y trompait pas ; il savait bien jusqu’où pouvait aller l’amitié de Chapelle. L’ami qu’il avait rêvé, il ne l’avait pas plus trouvé que la maîtresse qu’il avait aimée. Pauvre Molière ! Toute cette comédie du Misanthrope est sa vie. Ce sont ses mœurs, ses amours, ses amitiés, qu’il a placés là tout exprès pour en tirer la plus admirable comédie du théâtre, la première comédie de mœurs qui eût été entreprise par Molière !

Cette fois, Molière abandonnait, pour tout de bon, Plaute et Térence, ses premiers maîtres ; il n’obéissait plus qu’à son génie ; il n’avait plus d’autres modèles que lui-même et le monde ; il nous montrait tout vivants ces mêmes personnages qu’il avait esquissés d’une main si délicate et si hardie dans L’Impromptu de Versailles. Quelle touche ingénieuse et en même temps quel rare génie ! Avec quelle dignité il gourmande les défauts de la personne aimée, et comme il se représente lui-même, tel qu’il était à son dire : Ne se servant de sa raison que pour mieux connaître sa faiblesse ! En même temps, comme chacun de ces personnages parle le langage qu’il doit parler, comme la comédie conserve tous ses droits d’un bout à l’autre de la pièce, en dépit de Voltaire lui-même qui prétend y retrouver le ton et la forme de la satire !

Chemin faisant, vous assistez à toutes sortes de tours de force. La chanson du bon Henri : Si le roi m’avait donné, réhabilitée à ce point, que Baron faisait pleurer d’aise tous ceux qui l’entendaient ; le sonnet d’Oronte, applaudi d’abord par le parterre comme un de ces ouvrages sans défaut, dont l’Art poétique devait parler plus tard, et l’instant d’après hué à outrance, dans ce même parterre et par l’ordre même du poète qui fait rougir son public de son admiration facile ; le portrait du comte de Guiche, l’amant de mademoiselle Molière avec sa perruque blonde, ses amas de rubans, sa vaste ringrave, son ton de fausset, est d’une critique excellente ; et ce devait être charmant à entendre Molière parlant ainsi à sa femme, de ce galant dont chacun savait le nom. Quant au personnage de Célimène, ne demandez pas s’il appartient à la cour ou à la ville ; il est moitié l’un, moitié l’autre. En ceci la grande dame ne se montre pas plus que la bourgeoise ; Célimène est une exception, dans ce siècle et dans cette comédie, tout comme mademoiselle de Lenclos était une exception. La lutte des deux amants est admirable ; tout l’amour est d’un côté, de l’autre côté est toute l’estime ; l’homme est amoureux, mais il n’est que cela ; la femme est bienveillante, mais elle n’est que cela ; elle voudrait aimer ce sévère amant, mais en vain, elle est trop futile et trop mignonne. C’est Molière qui l’a dit quelque part en prose aussi bien qu’il le dit en vers : « Ma jeune femme est sensible au plaisir de se faire valoir, elle veut jouir agréablement de la vie, elle va son chemin, elle dédaigne de s’assujettir aux précautions qu’on lui demande. » Ainsi il parle d’elle, ainsi il se plaint, ainsi il pleure sur cette négligence qu’il prend pour du mépris ; mais elle, elle rit toujours, elle le laisse impitoyablement dans sa passion, elle rit de sa faiblesse ; que Dieu lui pardonne à cette femme d’avoir rendu un pareil homme si malheureux !

Si M. le comte de Guiche est tourné en ridicule, vous aurez remarqué sans peine que M. de Lauzun est encore plus maltraité que le comte. Celui-là, Molière ne se contente pas d’en rire à propos de ses ajustements, de ses rubans, de sa ringrave, il le traite avec autant de mépris qu’eût pu le faire M. de Saint-Simon lui-même. Il s’étonne, lui, Molière, valet de chambre du roi, de ces gens qui ont gagé de parler à la cour il ne sait comment ; il se demande de quel droit ces gens-là s’introduisent dans tous les entretiens ? Il couvre de son mépris ces grandes brailleries !

Trois ans plus tard, Molière eût moins maltraité M. de Lauzun, M. de Lauzun était à la Bastille. Mais en l’an de grâce 1666, M. de Lauzun était le favori du roi, il était l’homme à la mode ; toutes les femmes couraient après le beau cavalier qui les maltraitait toutes ; déjà, pour lui, mademoiselle de Montpensier avait refusé la main du roi de Portugal, et n’est-ce pas merveilleux, que Molière, avec son inaltérable bon sens, ait deviné et flétri à l’avance l’égoïsme de ce parvenu, l’ingratitude sans bornes de ce merveilleux, si peu digne de la tendresse infinie de la plus grande dame de France, après la reine ! Pauvre femme amoureuse ; elle a écrit, d’un doigt tremblant, le nom de Lauzun sur une glace ternie de son souffle brûlant, car Lauzun la força de se déclarer elle-même ! Et plus tard, quand cette princesse pour le tirer de son cachot, eut engagé, aux enfants doublement adultérins de madame de Montespan, tout ce qui restait de la fortune du roi son père, avec quelle indignité M. de Lauzun la paya de ces tendresses et de ces bienfaits ! J’en atteste ces plaintes si tendres et si remplies de résignation que vous pouvez lire dans les Mémoires de Mademoiselle de Montpensier.

S’il vous plaît aussi, vous remarquerez la belle tirade d’Éliante :

L’amour pour l’ordinaire est peu fait à ces lois.

C’est là tout ce qui nous reste d’une traduction de Lucrèce entreprise par Molière, comme un fervent disciple de Gassendi qu’il était. Qu’eût dit Lucrèce, s’il eût pu savoir qu’il écrivait ainsi les plus jolis vers qui se pussent placer dans la bouche d’une jeune femme ? L’instant d’après, toujours à propos de ce malheureux sonnet d’Oronte, Molière emprunte à Despréaux une de ces vives boutades que l’auteur des Satires se permettait devant madame de Maintenon elle-même, à propos de Scarron.  Ce troisième acte est égal aux deux premiers. Alceste n’y paraît qu’à la dernière scène, et cependant l’action est vive, nette et rapide. Les divers personnages de la comédie s’y montrent enfin dans toute leur vérité. Le poète, il est vrai, les maltraite à outrance, mais toujours comme un homme de bonne compagnie qui se venge à plaisir des fats qui lui ont déplu. Cette fois encore, M. de Lauzun est entrepris de plus belle, c’est bien le même Lauzun tel que chacun le devait voir plus tard, quand à force d’insolence il fut chassé de la cour. « Blondin, sans lettres ni aucun ornement dans l’esprit, méchant et malin par nature, également insolent, moqueur et bas ! » Un peu plus loin, et pour compléter sa vengeance, Molière met en présence les deux amants de sa femme, M. de Guiche et M. de Lauzun.

Cette fois les marquis sont voués au plus cruel ridicule ; à ce point, qu’une jeune fille qui s’allait marier, après avoir assisté à la première représentation du Misanthrope, ne voulut plus être marquise. Quant à ceux qui aiment un peu de coquetterie dans les femmes, qui trouvent que cela leur va bien et que c’est un utile assaisonnement de l’amour, ils liront avec joie le terrible portrait de la prude, tracé de main de maître. Avec un cœur aimant, Molière a dû se demander plus d’une fois, s’il n’avait pas eu tort d’épouser une femme si jeune, et si parée, et s’il n’eût pas été plus heureux avec une personne moins avenante ? À cette question qu’il s’adressait à lui-même, il se sera fait cette terrible réponse : le portrait de la prude ! Il se sera absous lui-même, et il aura tiré tout bas cette conclusion : Qu’après tout il y avait une certaine compensation ineffable dans les peines les plus cruelles de l’amour.  D’ailleurs, il est si bon homme ! L’heure arrive où cette belle Célimène va être attaquée de toutes parts ; il faut bien qu’au moins elle n’ait pas à rougir devant la prude Arsinoé. Soyez tranquilles, Molière connaît le cœur humain ; il sait que tant qu’une femme est jeune et belle, on la peut livrer sans peur à la vengeance des hommes, et que si elle le veut, elle saura tirer bon parti de cette vengeance.

En un mot, ce troisième acte est un chef-d’œuvre auquel je ne crois pas que pour la grâce, pour l’esprit, pour l’infinie variété des détails, on puisse jamais rien comparer. Dans le salon de Célimène, vous retrouvez, presque aussi bien que dans les lettres de madame de Sévigné, le spirituel gazouillement de la plus belle société parisienne au xviie  siècle. L’épigramme, la satire, la médisance, la calomnie, la passion même y parlent chacune son langage. Le xviie  siècle ne nous a pas laissé un plus excellent modèle de cette élégante et facile causerie, une supériorité plus que littéraire que nous avons perdue8 comme tant d’autres plaisirs de l’esprit.

À l’acte suivant, vous retrouvez l’Alceste des premières scènes, mais déjà plus brusque et plus malheureux ; ses amours vont si mal, et même en fermant les yeux, il va découvrir, l’infortuné ! la vanité, la légèreté, la coquetterie, et le néant de la femme qu’il aime ! Aussi bien ne l’approchez pas ; gardez-vous de lui dire  Bonjour ! En ce moment, sa misanthropie est à son comble à force d’indécision, d’étonnement et de douleur. Célimène elle-même, oui, sa déloyale maîtresse, entendez-vous comme il la traite ? Quelle verve ! quel éclat ! quelle colère ! et le malheureux, quel grand amour ! L’aventure du billet, cette lettre qu’on lui dit adressée à une amie, hélas ! c’est une aventure qui est arrivée à Molière. Lui aussi, il a tenu dans ses mains les preuves de sa misère ; lui aussi, il n’a pas voulu y croire. L’abbé de Richelieu, agissant en malhonnête homme qui se venge mal du mépris d’une coquette, avait fait tenir à Molière une lettre de sa femme au comte de Guiche, et aux premières larmes de sa femme, qui niait que cette lettre fut adressée à un homme, Molière, à deux genoux, demandait pardon de son emportement. Noble et tendre faiblesse ! abaissement auguste ! Mais la coquette le regarda pleurer, puis elle se mit à rire et à rappeler son amant.

Si vous savez un trait plus vif que celui de Célimène, coupable, prise sur le fait, pressée de s’excuser, et relevant fièrement la tête en répondant :   Il ne me plaît pas, moi ! s’il y en a un seul, non pas au théâtre, non pas dans l’histoire, mais dans vos annales secrètes, dans les histoires particulières de chacun de nous, dans ces pages de l’âme que nous tenons en réserve pour nous en souvenir, quand nous sommes bien malheureux, dites-le-moi par charité.

Rien n’est plus beau que le duel d’Alceste et de Célimène ; celui-ci, amoureux qui s’emporte et qui pleure ; celle-là, indifférente, qui se moque tout bas de tant de faiblesse. L’amour d’un homme pour une femme n’a jamais été plus loin. Ni Properce, ni Tibulle, n’ont trouvé ces charmants retours de la passion. La Fontaine lui-même, qui appartenait à cette école sensualiste, lui qui a fait le conte de La Courtisane amoureuse, n’était pas capable d’imaginer l’adorable faiblesse d’Alceste pour sa maîtresse. Cet amour d’Alceste a précédé tous les amours sérieux des héros de Racine ; Le Misanthrope est plus vieux d’un an qu’Andromaque, et je ne sais personne qui ressemble plus à notre Alceste, que Pyrrhus.

Vous savez le reste : ce Misanthrope, qui n’a défendu que son amour, est accablé de toutes parts ; son procès est perdu ; il passe lui-même pour l’autour d’un libelle infâme, ce qui est arrivé à Molière. Entendez-vous Molière faisant l’histoire du franc scélérat qui l’opprime ? Boileau n’a pas été plus loin quand il parle de ce coquin au visage essuyé. Savez-vous que l’éloquence n’a jamais parlé un plus fier langage, que la morale n’a jamais flétri le vice avec plus d’indignation ! Cette véhémente colère produit sur l’âme autant d’effroi que l’arrivée de la statue du commandeur chez don Juan. Tout se tait autour de cette indignation vertueuse. Seule, tant elle est sûre de ce grand amour, le père de toute indulgence, Célimène ose affronter cette colère, mais cette fois rien n’y fait ; elle y perd sa dernière grâce, son dernier sourire, le charme est détruit ! C’est justement ainsi qu’Armande Béjart avait perdu Molière, pour n’avoir pas voulu renoncer à cette vie de galanteries sans fin. Molière, le cœur brisé, lui offrait son pardon à ce prix ; il eût oublié tous ses crimes, si elle eût voulu l’aimer un peu, tout seul ; elle répondit comme Célimène :   Il ne me plaît pas, moi ! Et alors, Molière, le cœur brisé, se sépara enfin de cette femme, en l’aimant plus que jamais ;  il se vengea d’elle en veillant, de loin, sur son bonheur, sur sa fortune, en l’aimant tout bas, en créant tout exprès pour elle le grand rôle de Célimène. Hélas ! le malheureux, n’était-ce pas pour approcher encore de celle qu’il aimait toujours, pour lui dire encore : Je vous aime ! sans lâcheté, pour revoir ce sourire adoré, cette grâce sans égale, toute cette beauté infidèle, qu’il avait composé ce chef-d’œuvre qui devait être le point de départ de la grande comédie ?

En effet, et seulement de ce jour à jamais mémorable, le 4 juin 1666, la comédie était trouvée.

Je vous laisse à penser si cette comédie du Misanthrope devait être bien jouée, avec quelle verve, quel naturel, quel éclat, quel esprit ! Molière, Alceste ; La Thorillière, Philinte ; Oronte, Du Croisy ; Célimène, Armande Béjart ; Éliante, mademoiselle de Brie ; Arsinoé, mademoiselle Duparc ; et pour tout dire en quelques mots, à l’œuvre de cette comédie étaient appelées les femmes, les amis, les compagnons de Molière ; la maison entière était convoquée à cette fête ; les uns et les autres, racontant à cette grande société française cette histoire intime d’un homme de génie dont ils étaient les familiers, les camarades et les témoins.

Hélas ! de tous ces comédiens bien élevés, intelligents ; animés par la vérité, tout-puissants par la parole, parés comme on l’était à Versailles, imitateurs studieux, qui allaient à l’Œil-de-Bœuf attendre la comédie, pendant que les courtisans attendaient Louis XIV, les compagnons de M. de Lauzun et de M. de Guiche et de tous les beaux de la cour, hélas ! de toutes ces femmes de tant de grâce, de verve et d’esprit, élégants représentants de la plus belle société du monde, passions contenues, amours voilés, coquetterie savante et calme, de tout ce beau monde évanoui comme se sont évanouies toutes les grandeurs et toutes les élégances de ce beau siècle, il nous restait  aux premiers jours de la Révolution de 1830  mademoiselle Mars !

Elmire.  Célimène.  Sylvia

Mademoiselle Mars ! Elle était l’âme et l’esprit de Molière, et pour longtemps, pour bien longtemps, elle a emporté avec elle cette âme et cet esprit-là ! Elle était tour à tour, au gré de son génie, au gré de notre cœur, Célimène, Henriette, Elmire, et comme elle les jouait ces grands rôles dont elle avait les traits, la conscience et l’accent ! Vous rappelez-vous, car de la comédienne, à jamais absente, on ne peut parler qu’à ceux qui l’ont vue, avec quelle grâce et quel charme elle jouait ce rôle d’Elmire exposée aux funestes tentatives de ce vil Tartuffe ? C’était bien là tout à fait l’élégante femme de ce bourgeois vaniteux, entêté et médiocre qu’on appelle M. Orgon. C’était bien la femme belle et pleine d’esprit que le ciel avait faite pour être une grande dame de la cour de Versailles, et que son humble naissance a réduite à n’être toute sa vie qu’une modeste bourgeoise de la ville, honnête femme d’esprit parvenue, à force de bon sens et de sagesse, à se renfermer dans l’étroite sphère de son ménage.

Je ne crois pas que même, en lui tenant compte de l’Henriette des Femmes savantes, Molière ait créé une femme plus charmante que cette belle et honnête Elmire. Que dis-je ? Elmire, Henriette, c’est la même femme. Elmire, c’est Henriette mariée à un bourgeois sur le retour. M. Orgon a vieilli plus vite que sa femme ; la chose arrive à tous les hommes d’un esprit subalterne. Elmire a renoncé, en se mariant avec cet homme, au bel esprit, le plus grand luxe du xviie  siècle ; mais c’est là tout le sacrifice qu’Elmire a pu faire. À aucun prix elle n’eût consenti à se façonner aux exigences dévotes de sa belle-mère, madame Pernelle, aux excès religieux de son mari, M. Orgon, Elle a bien voulu, par pitié, admettre dans sa maison, à sa table, ce vil M. Tartuffe, son mari l’ordonne ! mais c’est là tout ; à peine daigne-t-elle s’inquiéter de ce misérable, dont son instinct de femme lui fait deviner à l’avance toutes les sales perfidies. Elmire, dans ce drame terrible de L’Imposteur, c’est tout à fait le point lumineux autour duquel se dessinent à merveille le personnage hideux, et les personnages tristes ou gais, sérieux ou burlesques de ce magnifique et sombre tableau.

Elmire, c’est la providence visible de cette maison attaquée par Tartuffe. Sans Elmire, toute cette famille va se rendre à ce bandit. Ôtez la Bourgeoise de cette maison, aussitôt la joyeuse et bonne Dorine, l’aimable soubrette s’en va, loin de ses maîtres qu’elle aime et qu’elle défend à sa manière ; Cléanthe, le beau-frère, trouve la porte fermée ; Damis est battu par son père ; cette douce Marianne, aimable fille sacrifiée à ce misérable, en est réduite à épouser Tartuffe ; une lettre de cachet jette Valère à la Bastille ; il n’y a pas jusqu’à Flipotte, la servante de madame Pernelle, à qui Laurent, le valet de M. Tartuffe, ne fasse un enfant adultérin

Elmire seule est l’espoir, la force, le fossé, le rempart de cette bourgeoisie. Elle est belle et naturellement élégante ; elle aime la soie et la dentelle, et mons Tartuffe la voyant si avenante et si parée, a perdu sa prudence accoutumée ; ainsi cette noble Elmire est sauvée par la coquetterie, à l’instant même où cet imbécile, M. Orgon, allait être perdu par sa dévotion. Quel génie ! et que ce Tartuffe paraît bien plus hideux à côté de cette charmante femme ! Et comme on frémit de dégoût et d’impatience, quand la main de ce misérable effleure seulement cette blanche étamine ! Et comme il faut qu’en effet Elmire soit une femme de bon goût et de sincère vertu, pour que, non seulement M. Orgon, son mari, mais encore nous autres, les spectateurs, nous permettions à Elmire d’implorer un rendez-vous de M. Tartuffe ! On s’est demandé souvent comment, de cet abominable et hideux personnage, le plus hideux fripon qui ait jamais été hasardé au théâtre, Molière était parvenu à faire une comédie où l’on rit ?

La comédie ! Elle n’est pas autour de Tartuffe, elle est autour de cette belle et chaste Elmire. L’ombre hideuse de Tartuffe s’est trouvée si fort enveloppée dans le reflet de cette aimable et chaste existence, que nos yeux ont pu supporter cette ombre dégoûtante sans dégoût. Voilà selon mon humble critique, tout le grand secret de ce chef-d’œuvre.

Mademoiselle Mars avait merveilleusement compris et rendait à merveille les moindres nuances de ce beau rôle. On voyait cependant, qu’elle était plus difficilement Elmire que Célimène, et vraiment, en dépit de sa coquetterie et de sa grâce, il y avait encore chez la femme de M. Orgon trop d’éléments bourgeois pour mademoiselle Mars ! Son grand esprit était certes plus à l’aise dans le rôle de Célimène, aussi parlez-moi de mademoiselle Mars dans Le Misanthrope ! C’est là qu’elle est à l’aise, c’est là vraiment qu’elle vit et qu’elle règne. Cette fois, dans Le Misanthrope, vous la voyez, non seulement dégagée des entraves de la vie bourgeoise, mais encore dégagée même des plus simples exigences de cette société si réglée et si correcte du grand siècle. Célimène, en effet, par sa position qu’on n’explique pas, par ces mœurs au moins fort dégagées, par cet affranchissement complet de tout frein et de toute règle, n’appartient pas plus à la cour qu’elle n’appartient à la ville ; elle est placée à moitié chemin de Paris et de Versailles. Toute la cour se rend chez elle, il est vrai, mais je doute fort qu’elle ait un tabouret chez madame la duchesse de Bourgogne. Alceste l’honnête homme, perdu au milieu de ces jeunes fats, aux pieds de cette coquette, se sera trompé de porte. Il allait saluer madame Scarron, il est tombé chez mademoiselle de Lenclos.

Ainsi, une fois à l’aise avec la moquerie ingénieuse, avec l’abandon plein de décence du grand siècle, dans le rôle de Célimène, mademoiselle Mars a compris le rôle et elle l’a joué, comme il est impossible de le mieux jouer et de le mieux comprendre. Autant elle jouait le rôle d’Elmire dans Tartuffe, avec travail, avec tremblement, avec une contrainte admirablement dissimulée, autant elle jouait avec abandon, avec sécurité, avec amour, la Célimène du Misanthrope.

De Célimène à Sylvia,  de ce salon disposé par Molière avec tant de sévérité et d’agrément, au boudoir arrangé par Marivaux avec tant de coquetterie, de recherche et de complaisance ; du xviie  siècle qui se montre chez Célimène au xviiie  siècle qui roucoule chez Sylvia ; de celui qui s’appelle Molière et qui est le plus grand génie du inonde, à celui qui s’appelle Marivaux, et dont le seul défaut, défaut sans remède, fut d’avoir tout simplement plus d’esprit que Voltaire, c’est-à-dire d’avoir trop d’esprit, la transition n’est pas si facile qu’on le pense. Mademoiselle Mars l’avait très bien compris, ce périlleux passage du génie à l’esprit, des mœurs sévères aux mœurs relâchées. C’est même un des plus grands tours de force de l’inimitable comédienne, non pas d’être descendue, mais de s’être élevée, comme elle l’a fait, de Molière à Marivaux.

L’homme qui a laissé après lui tant des choses qui ne peuvent pas mourir : Marianne, l’un des plus aimables romans de notre langue, et des comédies telles que Les Fausses Confidences et Les Jeux de l’amour et du hasard, est à coup sûr un romancier et un auteur dramatique, digne de tout notre intérêt et de toute notre étude. Si vous lisez les critiques du temps et surtout les correspondances qui étaient tout le journal de son époque, vous trouvez avec étonnement que Marivaux a été estimé par ses contemporains bien au-dessous de sa juste valeur. Comme il était un maître en fait de style, c’est-à-dire comme il avait trouvé un style à lui, vif, ingénieux, subtil, un langage qui n’était imité de personne, naturellement il avait contre lui les prétendants aux rares honneurs d’un style original. Déjà de son temps, on ne disait pas de Marivaux qu’il avait trop d’esprit, mais bien qu’il courait après l’esprit. Reproche commode ; il a tout d’abord l’avantage de dispenser d’esprit ceux qui accusent les autres d’en trop avoir.  Courez donc après l’esprit ! répondait Marivaux à ses critiques, je parie pour l’esprit !

Si vous admettez que tout écrivain en ce monde, pourvu qu’il parle sa langue et qu’il obéisse à ce code inviolable, la grammaire, a le droit de créer son propre style, de faire la langue qu’il écrit ou qu’il parle,trouverez-vous un style plus ingénieux, une forme plus nouvelle ? un esprit doué d’une vue plus fine et plus déliée ? C’est un esprit qui pétille, il est vrai, et qui jette partout en son chemin, mille étincelles, mais sans efforts, mais sans recherche. Cet homme ingénieux, alerte, charmant a adopté, tout d’un coup, et sans perdre son temps en vaines recherches, le goût de son siècle ; après quoi il a marché, droit son chemin, sans s’inquiéter de la vie qu’il allait donner aux œuvres de son esprit. Cet homme a été sauvé, par la seule chose qui sauve les écrivains, par l’originalité du style. Il a été lui, non pas un autre. Il n’a imité personne. Il n’a imité ni l’ingénieux, ni le fini, ni le noble d’aucun auteur ancien ou moderne ; il comprenait que chaque époque a sa finesse, son génie et sa noblesse qui lui sont propres.

Et comme si c’eût été trop peu de lui avoir reproché de courir après l’esprit, on lui reprochait encore de n’être pas naturel ; à quoi il répondait, avec beaucoup de finesse et de raison : « croyez-en la peine que je me donne : écrire naturellement, ce n’est pas ressembler lâchement aux gens qui ont écrit avant vous, obéir à des formules toutes faites, et marcher, les yeux fermés, dans des sentiers tout tracés ; celui-là seulement écrit à la façon des maîtres, qui s’empare victorieusement de cette langue rebelle, et qui la fait sienne, à force de câlineries et de violences, car cette langue française est une rebelle qu’il faut dompter ; elle n’obéit qu’à ceux qui la violentent, et ces violents sont justement les écrivains qui se ressemblent fidèlement à eux-mêmes. » C’est donc avoir beaucoup fait, pour la gloire des lettres, de ne point se départir, ni du tour ni du caractère d’idées, pour lesquelles la nature nous a donné vocation. Penser naturellement c’est rester dans la singularité d’esprit qui nous est échue. Or, qui, plus que Marivaux, est resté dans la singularité de son esprit ?

Singularité curieuse, agréable et charmante. Elle tient l’esprit en éveil, elle l’occupe, elle lui plaît, elle parle une langue à la fois claire et savante, et dont la recherche est de bon goût. Que de poètes, que d’écrivains en prose fleurie, ont peine à franchir les murailles de Paris, semblables en ceci à quelque patois de village ; au village il a sa grâce et son parfum, vingt pas plus loin ce patois des campagnes devient une ironie. Au contraire, le Marivaux franchit, d’un pas leste et sûr, toutes les distances qui séparent un salon de Paris d’un salon de Saint-Pétersbourg ; semblable au vin de Bordeaux, il conserve son parfum, son esprit, son bouquet en quelque endroit qu’on le mène, pourvu que ce soit dans quelque lieu rempli d’urbanité et d’élégance. Même, il faut dire qu’à l’Étranger, où la langue écrite est en plus grand honneur que la langue parlée, on a conservé c’est vrai mieux que chez nous le ton, l’accent, l’ornement, la richesse, l’élégance et la politesse du beau langage d’autrefois. Hélas ! ces mœurs d’une race évanouie et d’une grâce exquise ; ces passions à fleur de peau, cette façon de tout prouver, et surtout l’impossible, ces petits sentiments qu’un souffle emporte, ce dialogue à demi-voix, cet intérêt, si facilement éconduit quand on vient à s’en fatiguer par hasard ; cette piquante causerie de gens aimables qui n’ont rien à se dire ; toutes ces exceptions brillantes d’un monde qui ne peut plus revenir, sont déjà loin de nous, à ce point que nous ne pouvons plus dire si c’est là une comédie qui appartienne à nous seuls.

La comédie de Marivaux appartient en propre à tous les esprits ingénieux, à toutes les femmes élégantes de l’Europe. Les uns et les autres ils en sont restés là de notre littérature passée. Les princes ont dit aux sujets, en leur montrant la comédie de Marivaux :  Vous n’irez pas plus loin ! Et en ceci les sujets ont très volontiers obéi à leurs maîtres. Voilà pourquoi vous rencontrerez du vin de Bordeaux sous toutes les latitudes, et voilà pourquoi vous trouverez que la comédie de Marivaux est jouée, et passablement jouée, partout, en Europe, Plus d’une fois nous avons vu revenir de la Russie où elles avaient tout à fait oublié l’accent, le génie et le goût de la comédie de Molière, des actrices intelligentes qui se retrouvaient, très à l’aise, avec l’esprit de Marivaux ; elles le comprenaient à merveille ; elles le disaient avec beaucoup de grâce, et si parfois ces belles dames de la poésie exotique avaient rapporté de leur voyage un certain petit air étranger, ce petit air étranger les servait, loin de leur nuire, et leur donnait je ne sais quelle piquante nouveauté. Figurez-vous une duchesse de Marivaux qui revient de l’émigration ; nous la trouvons tant soit peu étrange, et nous avons tort ; c’est elle, au contraire, qui a le droit de trouver que nous avons beaucoup changé.

Voilà comment, et voilà pourquoi, lorsque tant d’œuvres qui, dans la forme et dans le fonds, semblaient plus vivantes et plus françaises, ont disparu de nos théâtres, lorsque Le Méchant du poète Gresset n’est plus qu’un chef-d’œuvre à mettre en nos musées littéraires, lorsque La Métromanie, une merveille, à peine reparaît tous les vingt ans, la comédie de Marivaux a conservé son charme, en dépit de tant d’exils, de révolutions, de changements, après l’Empire et son bruit belliqueux, après la Révolution et son bruit d’échafauds. Quand toute cette société que charmait Marivaux de sa politesse, est emportée et morte au fond de l’abîme, sa comédie est vivante encore et porte légèrement cette couronne de roses à peine ternie. Elle ressemble à ces bonnes vieilles toutes ridées, mais non pas décrépites ; elles ont des cheveux blancs, dont elles se parent fièrement, quand toutes les autres femmes se livrent à la teinture au reflet métallique ; elles ont perdu quelques-unes de leurs dents, mais leur bouche est encore fraîche et suffisamment garnie ; leur regard est vif encore ; agile est leur main blanche et veinée, où se verrait encore la trace ardente des baisers d’autrefois ; la taille n’est plus droite, elles sont si bien assises dans leur fauteuil !

D’ailleurs, comme cette aimable vieille est bien vêtue, élégante et tirée à quatre épingles ! Que de riches dentelles à son bonnet, que de broderies à sa jupe, et que sa robe feuille-morte a bon air ! Quoi, dites-vous, une jupe brodée ?  « Eh ! pourquoi pas ? On peut rencontrer un insolent, disait cette marquise. » Ô parfum ! ô tendresses ! ô folie heureuse ! ô souvenirs ! ô pastels que le soleil efface, ô linceuls doublés de satin rose ! Ne sentez-vous pas cette douce odeur d’ambre et de tubéreuses séchées ? N’entendez-vous pas cette voix douce et sonore à la fois ? La comédie de Marivaux n’est plus dans sa fraîcheur première, mais de loin elle est encore si jolie ! Elle n’a plus d’amour dans le cœur, mais on comprend si bien que l’amour a passé par là ! Donc aimez-la, pour ses beaux jours remplis de bienveillance et de sourires ; aimez-la pour sa vieillesse élégante et sage, pour son parler, pour son esprit, pour son langage ; aimez-la, parce qu’elle a beaucoup aimé !

Et voilà justement pourquoi nous sommes restés fidèles à Marivaux, à sa comédie, à sa verve un peu lente, à sa raillerie animée, intelligente, entre deux sourires. Nous l’aimons aussi, parce que ces beaux rôles de l’ancienne comédie ont été ressuscités par mademoiselle Mars, et parce que, même absente, on la retrouve en ces mièvreries. C’est une expérience à coup sûr, celle-ci. Si vous voulez revoir mademoiselle Mars, vous qui l’avez vue, allez voir jouer, par une autre comédienne, Les Fausses Confidences, ou bien Le Jeu de l’amour et du hasard. Aussitôt l’ombre évoquée arrive à vos regards charmés ; soudain vous retrouvez la magicienne aussi bien dans l’inexpérience de cette petite fille qui débute, que dans la grande habitude du chef d’emploi qui veut toucher, avant de mourir, à ces rôles qu’elle appelle des rôles de son emploi  les rôles de l’emploi de mademoiselle Mars ! Ainsi nous avons vu par hasard, et pour de rire, comme disent les enfants, une comédienne à coup sûr intelligente, habile et bien posée, aborder le rôle de Sylvia ; mademoiselle Anaïs était cette comédienne hardie ; en vain elle se cachait sous les habits de Sylvia, en vain sous les habits de Lisette, aussitôt la supercherie était évidente : un bout de ruban, un coin du sourire, un accent de la voix, un geste, un mot, que sait-on ? et la ruse aussitôt sautait aux yeux des spectateurs les mieux prévenus.

Ce n’est pas là Lisette, se disait-on de toutes parts, la Lisette souveraine et qui porte la cornette à la façon des reines leur couronne ! Ce n’est pas la fière et fine Sylvia que Marivaux a si bien taillée dans la chair fraîche, tout exprès pour intriguer, désoler et énamourer le beau Dorante ; nous avons, tout bonnement, sous les yeux, une petite pensionnaire du Conservatoire qui s’amuse à chantonner ce beau rôle, nous avons mademoiselle Anaïs dans ses jours d’espièglerie et de malice. Elle a voulu nous tenter, la méchante ! Et voyez le danger !

Si  par hasard  nous nous étions avisés de la trouver tant soit peu supportable dans ce beau rôle, alors comme elle se serait moquée et de nous et d’elle-même ! Il me semble que je l’entends d’ici qui rit à gorge déployée, et qui dit à mademoiselle Plessis, sa digne camarade :  « Figure-toi, ma chère (au Théâtre-Français, c’est l’usage, le fraternel toi descend et ne remonte pas, la plus ancienne dit toi à la plus jeune, et la plus jeune lui dit vous), figure-toi, ma chère, qu’ils y ont été pris ; ils ne m’ont pas reconnue dans le rôle de Sylvia ; ils se sont parfaitement contentés de ma petite personne mignonne, de ma petite voix criarde, de mon petit regard agaçant ; ils ont battu des mains ; sois donc tranquille, puisqu’ils m’ont prise pour Sylvia, toi-même tu peux représenter, demain, la Célimène du Misanthrope. Je t’ai fait là un beau pont, ma chère. » Elle eût parlé ainsi, et se fût moquée à son aise, et mademoiselle Plessis en eût été bien contente ; malheureusement, le public, qui n’est pas toujours si bête qu’il en a l’air, découvrit la supercherie ; il reconnut tout de suite mademoiselle Anaïs, sous ses habits d’emprunt, et laissant à mademoiselle Anaïs et sa camarade, il se mit à regretter, tout haut, la vraie, la seule vivante et la seule élégante Sylvia, la charmante fille, quand elle était à la fois la Sylvia de Marivaux et de mademoiselle Mars !

Un peu plus loin, à deux chapitres d’ici, vous retrouverez Marivaux ; il a été pour le feuilleton un texte inépuisable et le sujet d’une profonde étude. Le feuilleton devait tenir à cette gloire, elle était un peu en famille chez nous ; M. Duviquet, mon prédécesseur et mon maître, l’avait adoptée avec la bonhomie et le zèle qu’il portait dans toutes les choses qu’il aimait. Il a publié une bonne édition des Œuvres de Marivaux, avec des notes et des commentaires, où se rencontre, au plus haut degré, le calme bon sens et l’intelligence du critique.

À ce propos, M. Duviquet me disait souvent :  « Ayez soin de Marivaux, continuez mon œuvre, et votre piété filiale aura sa récompense ! Il faut cultiver, croyez-moi, ces esprits ingénieux et féconds, ils sont d’un grand profit à la critique, et bientôt elle finit par y découvrir toutes sortes d’aspects inattendus. Qui veut parler longtemps au public doit s’habituer à tirer le meilleur, et le plus grand parti possible d’une idée heureuse, et c’est en ceci que Marivaux excellait. Parlez-moi, pour faire un journal qui soit durable, d’un écrivain habile à faire une lieue ou même deux lieues, sur une feuille de parquet. Les uns et les autres, nous avons un certain espace à remplir, et puisque chaque année apporte au journal une dimension nouvelle, il faut nous préparer de bonne heure à remplir ces espaces inattendus. De notre temps, le journal était de moitié moins grand que du vôtre, et du temps de Geoffroy tout le feuilleton d’aujourd’hui ne serait pas entré dans la feuille entière. Il faut prendre son temps, il faut obéir à l’heure présente, il faut étudier les écrivains les plus habiles à nous fournir les développements du style et de la passion. La colère d’Achille habilement ménagée

« De Marianne, disait-il encore, on pouvait faire une agréable nouvelle ; Marivaux a fait, de l’histoire de Marianne, un livre en deux tomes. C’est à l’écrivain qui écrit, chaque jour, qu’il convient (la langue étant saine et sauve) de ménager son sujet. La belle avance, si M. de La Rochefoucauld écrivait ses Maximes pour remplir les pages dévorantes d’un journal ; dans un journal convenablement rempli, Candide et La Chaumière indienne feraient à peine un déjeuner de soleil ! En un mot, c’est une grande habileté, pour nous autres, les journalistes de ce siècle exposé aux tempêtes, d’arriver au cherché, au rare, au curieux, au précieux.  Un journal bien fait aurait à choisir aujourd’hui entre l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre et Le Doyen de Killerine, il prendrait Le Doyen de Killerine. Le génie à sa place est une grande chose ; en revanche, l’esprit à sa place est une chose utile et de bon aloi. On ne fait pas un paysage, on ne fait pas un journal avec un éclair ; l’éloquence, au milieu de nos grands papiers, ressemblerait à cette dame patricienne obligée, un jour de fête, de danser avec des affranchis. Laissons l’éloquence au fond du nuage qu’elle éclaire, et contentons-nous de l’esprit, des belles grâces et des charmants remplissages, qui en sont la menue et courante monnaie, sans nous épouvanter du reproche que les niais adressent aux honnêtes gens : Bon ! disait-il, c’est si facile de courir après l’esprit. »

« Courir après l’esprit ! N’être pas naturel ! disait aussi M. Duviquet, laissez dire les envieux ; ceux-là ne courent pas après l’esprit, ils savent très bien que l’esprit a sur eux de grandes avances, et qu’il ne se laisse guère attraper par le premier venu. Les gens qui se vantent d’écrire sans peine, et qui se félicitent de ce style naturel, ne voient pas qu’il n’y a guère de quoi se vanter, comme on dit, et que ce beau style si peu coûteux, leur arrive de ce qu’ils ignorent absolument les rares et difficiles conditions de l’art et du talent ; ils sont naturellement et très naturellement absurdes, vulgaires, plats, ennuyeux et ennuyés. M. Jourdain et sa prose appartiennent à cette catégorie, ainsi que les faiseurs de bouts rimés. Méfiez-vous de cette abondance stérile et de ce naturel du terre à terre, et songez, quand vous écrivez, non pas au lecteur de rencontre, qui vous lit au hasard, en attendant sa Belle ou l’ouverture de la Bourse, mais au lecteur honnête homme, amoureux de la forme et bon juge du style ; à cet homme dont la voix compte, et dont le jugement est un arrêt, il faut plaire avant de plaire à tout autre ; il faut qu’il vous estime et qu’il vous aime ; il faut qu’il croie en votre esprit, qu’il se fie à votre goût et qu’il honore votre bon sens. Or, ces choses-ci ne s’obtiennent qu’à force de zèle et de probité, dans un travail acharné de chaque jour. Encore une fois, lisez les modèles, et tenez-vous aux modèles. Quant à se récrier à propos de Marivaux, contre ce grand crime que le bourgeois appelle un marivaudage ! ce mot nouveau est en effet un des titres de ce charmant écrivain. Toutes les fois qu’un écrivain donnera son nom à une manière, à un style, tenez-vous pour assuré que c’est un écrivain original. Marivaudage est resté, parce qu’en effet Marivaux est resté. »

Ainsi parlait mon maître, au nom même de la nature ! La nature ! voilà encore le grand cri des écrivains de pacotille. On a écrit et débité de grandes sottises au nom de la nature. Va donc pour la nature, et cependant respectons l’art, il a ses droits et ne peut rien gâter. Quand donc un écrivain nous charme et nous attire, n’allons pas faire comme cet amant dont parle Marivaux :

Un jeune homme à l’humeur douce, aux tendres manières, aimait une jeune demoiselle pour sa beauté, pour sa sagesse ; surtout ce qui charmait notre amoureux, c’étaient l’abandon et la naïveté de cette belle fille. Elle n’avait aucun souci de plaire, elle était belle sans y prendre garde ; assise ou debout, elle était charmante et semblait n’y entendre aucune finesse. Notre jeune homme s’estimait bienheureux d’être aimé d’un objet si innocent et si aimable.

Malheureusement, un jour, le galant venant de quitter sa belle, s’aperçut qu’il avait oublié son gant, et il revint sur ses pas. Ô surprise ! L’innocente fille était occupée à se regarder dans un miroir, et elle s’y représentait elle-même, à elle-même ; parlant et souriant à sa personne, dans les mêmes postures tendres et naïves qu’elle avait tout à l’heure avec son amant. Dans ces airs étudiés avec tant de soin, la dame en adoptait quelques-uns, en rejetait quelques autres : c’étaient de petites façons qu’on aurait pu noter, et apprendre comme on apprend un air de musique. Que fit notre galant ? Il s’en tira comme un sot, par la fuite ; il ne vit dans cette perfection qu’un tour de gibecière, et il eut peur d’être une dupe. Eh ! malheureux ! c’était cette aimable fille qui était une dupe de se donner tant de peine, pour te retenir dans ses liens !