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On est d’accord, et j’ai vu que ces idées ont pénétré jusque dans certains entendements réputés durs de la rue d’Ulm, à ne plus considérer le romantisme comme un bloc, mais à y admettre, à la suite des critiques écrivains, quatre bans, dont le premier serait celui de Chateaubriand, le second d’Hugo, Vigny, Lamartine, le troisième de Gautier, etc… le quatrième de Baudelaire, Banville, etc… plus un supplément, le Parnasse2. De même le Naturalisme, si on veut y comprendre Flaubert et Daudet et Duranty, ne sera pas un bloc et même, si on le restreint à Émile Zola, on est forcé de voir que ceux qui n’ont pas attendu les Trois Villes pour le caractériser, seront forcés d’ajouter un chapitre à leurs travaux pour y étudier la troisième manière de Zola. Le Symbolisme donc, dont les premiers livres et revues
datent de 1886, ne peut avoir, en 1901, accompli son cycle. Il n’a pu en quinze ans ni réaliser tout ce qu’il voulut ni toucher à tous les points qu’il visait ni décrire toute sa courbe. Ce n’est point qu’en écrivant ceci je demande l’indulgence ; les écrivains de talent qui se sont plus ou moins groupés, qui ont accepté plus ou moins définitivement cette étiquette le trouveraient singulier, et je n’ai nullement la pensée de la solliciter pour moi-même, car si j’espère faire mieux, sans espérer me rendre digne de tout mon rêve, je sais que le labeur de la première partie de ma vie n’a pas été inutile et je me connais des œuvres viables puisqu’elles engendrèrent.
Avons-nous eu raison ? nous, les premiers symbolistes, ceux qui vinrent tout de suite vers nous, ceux qui voisinèrent avec nous, s’étant associés à certaines de nos idées, s’étant reconnus dans quelques-uns de nos vouloirs ? Le vers libre sera-t-il le chemin futur de la poésie française ? le poème en prose que nous avons dépassé, et qui se retrouve reprendre de la consistance d’après notre orientation, sera-t-il cette forme intermédiaire entre la prose et le vers que recherchait, qu’avait trouvée Baudelaire et deviendra-t-il le Verbe de nos successeurs ? Y aura-t-il trois langages littéraires : le vers, gardant son allure parnassienne, éternellement, sur la chute des sociétés et des empires, puis le poème en prose et la prose, ou bien le vers libre, englobant dans sa large rythmique les anciennes prosodies, voisinera-t-il avec le poème en prose baudelairien, et la prose propre ?
Ce sont nos successeurs qui résoudront ce problème.
Ma conjecture est que se demandant de plus en plus et avec inquiétude sur quelles bases sérieuses on s’appuierait pour boucler l’évolution rythmique et la réduire à des variations sur le principe binaire, on ira au vers libre.
Et je vais dire toute ma pensée : je crois que même si une réaction condamnait le vers libre, si, pour des raisons multiples, excellentes, irréfragables on en revenait à la pratique littéraire d’avant 1884, si on décrétait nos innovations hasardées, inutiles, cela n’aurait qu’une importance relative. Une évolution faite dans le sens de la liberté du rythme et de son élargissement est toujours destinée, à la longue au moins, malgré les réactions, à s’imposer ; les réactions sont fatales, l’action les cause. Et puis, les jeunes gens qui ne partagent point nos idées théoriques sont tellement imbus de l’application pratique que nous en avons faite, ont absorbé assez de l’influence de l’un ou l’autre de nous, ou bien sont assez fortement pénétrés de l’influence d’un de nos aînés, de ceux qui ont travaillé au défrichement des routes que nous avons tracées, que leur vers libéré et même leur vers parnassien profondément modifié n’est plus, sauf exception, l’ancien vers, et que tel qui nie le symbolisme se sert du vers verlainien comme un sourd, que tel qui se relie étroitement au passé, développe et fait aboutir des conceptions que nous avions indiquées. Je ne discute pas les détails ; je ne veux pas dire que des jeunes gens venus après nous sont nos vassaux littéraires. Je dis simplement qu’à les lire on voit que nous sommes passés, l’un ou l’autre lu et consulté par eux avec plaisir, et s’ils font autre chose
que nous, c’est non seulement leur droit mais leur devoir ; tout de même nous avons compté dans leur évolution.
Donc, je crois, selon l’expression de Stéphane Mallarmé, le vers libre viable ; quoi qu’il arrive désormais, il existe ; il peut régner, il peut être utilisé occasionnellement ; ceci c’est sa fortune, sa chance, son hasard, en tout cas il est. Une gamme est ajoutée à notre poésie.
Je crois aussi qu’il est prématuré d’écrire l’histoire du symbolisme. Aussi n’est-ce point son histoire que je donne aujourd’hui mais des notes pour servir à l’histoire de ses commencements.
Elles seront à l’histoire littéraire de notre époque ce que sont les Mémoires du temps à l’histoire sociale et politique. Je veux bien admettre que l’acteur d’une période ne peut la décrire complètement, que l’impartialité est difficile pour parler de ses émules, de soi et qu’il se peut que lorsqu’on croit l’atteindre on se trompe. C’est possible ; il est possible que l’histoire, même des débuts d’une période ne soit réalisable qu’avec un recul plus grand, et peut-être n’appartient-il pas à ceux qui posèrent les prémisses de tirer la conclusion. En tout cas, on a toujours admis volontiers le rôle de ceux qui sont venus dire : « j’étais là, telle chose m’advint », c’est leur droit, il y a intérêt pour tous à ce qu’ils le disent, et qu’ils disent aussi pourquoi ils ont agi de telle façon. Ce sera l’utilité de ces notes.
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On est toujours le fils de quelqu’un, et de plus on dépend de son pays, de son ambiance, de l’aspect général de l’époque où l’on naît, et du contraste de cet aspect général. Vers ses dix-huit ans, le jeune homme franchement libre du joug des humanistes, plutôt parfois, l’enfant qui sait grimper jusqu’à la lucarne qu’on lui laisse sur la vie, se pénètre des nouveautés d’art. Elles sont de sortes diverses. Il y a celles que l’on est en train de consacrer, celles qui conquièrent la faveur publique, celles dont l’on se détourne, mais non point avec simplicité et unanimité en laissant tomber le médiocre livre, mais celles qu’on discute, qu’on vitupère, qu’on honnit, le chef-d’œuvre de demain, ou quelque manière de beau livre, plein de défauts mais où le don a fait étinceler son éclair d’aurore, ou l’aigrette diamantée d’une fée des crépuscules, cri jeune de coq pas assez entendu, ou noble parole attristée qui tombe aux lacs d’oubli.
La jeunesse à Paris a l’oreille très fine. Elle est très distincte à cet égard, et pour les nouveautés littéraires, de la jeunesse de province. Le petit provincial n’apprend pas grand-chose en dehors de ce que lui disent ses professeurs, le critique autorisé du journal de Paris qu’affectionnent son père ou son petit café, et le critique du journal local, habituellement moins lumineux qu’un phare. Le filtre est très serré qui laisse pénétrer jusqu’à lui les efforts nouveaux. Les revues provinciales actuelles qui renseignent plus ou moins les jeunes gens,
et toujours tendancieusement, c’est-à-dire inexactement, sont de création toute récente. Elles sont faites pour faire connaître aux aînés de Paris un petit groupe qui veut à son tour conquérir le monde, et non point pour renseigner sur Paris la province pensante. Les défenseurs de la décentralisation artistique objectent, à des centralisateurs qui voudraient enrichir le Louvre et le Luxembourg du trésor d’art épars dans nos musées de province sous la serrure rouillée, la clef oisive, et la sieste tranquille d’un conservateur qui est souvent un politicien casé et former ainsi une collection d’art complète, — ils objectent le jeune homme pensif et sage dont la vocation d’art pictural ou littéraire s’éveillerait au contact fréquent d’un beau chef-d’œuvre, et l’objection est assez forte pour que les centralisateurs n’insistent que platoniquement. Ce musée d’art, où par le hasard peut se glisser une toile moderniste, n’a pas d’équivalent littéraire pour nos jeunes hommes de province. En tout cas, il n’y verrait pas d’impressionnistes ou ils n’en ont vu de longtemps ; le garde qui veille en habit à palmes vertes à la barrière du Luxembourg n’est point tolérant. C’est pourquoi, lorsqu’à Paris, le jeune homme a déjà des clartés de tout et médite des révolutions, son premier adversaire est le jeune homme du même âge venu de sa ville lointaine. Dans ma prime jeunesse, ces jeunes gens, ceux qui n’étaient plus Lamartiniens ou Hugolâtres, se souciaient surtout de Coppée et de Richepin ; leurs cheveux étaient longs sur des pensers antiques, et, en somme, malgré que le temps qui marche a tout de même produit quelques modifications, les choses n’ont pas beaucoup changé.
À Paris, un jeune homme qui avait dix-huit ans vers 1878 ou 1879, venait d’assister à une apothéose d’Hugo, faite au théâtre avec les reprises d’Hernani, de Manon, de Ruy-Blas, avec Mounet en bandit superbe et le prestige de Sarah et sa voix inoubliablement fraîche et veloutée. Les tragédiens italiens, Rossi et Salvini, étaient venus sur une scène vide, vide du départ des rossignols italiens jugés oiseux dans leur Gazza Ladra, et la leçon de chant du Barbier, devant des salles vides malgré leur talent, jouer les grands drames shakespeariens, et Catulle Mendès les remerciait, en vers, d’être venus nous donner le grand coup d’éperon du drame.
C’était un bel antidote contre les matinées Ballande recommandées par l’Alma mater à la jeunesse studieuse.
Ces jeunes gens virent aussi la réaction contre tout ce romantisme. C’était la fille de Roland acclamée, le nouveau Ponsard était très à la mode, pas tant que Déroulède exalté, pinaclisé, mais enfin on citait des mots du pauvre M. de Bornier, devenu le plus parisien des bibliothécaires quasi-suburbains.
On disait des poètes parnassiens d’alors, (Leconte de Lisle et Banville, leurs aînés, étaient bien peu populaires), qu’ils avaient forgé un outil excellent dont ils ne savaient pas se servir, que la coupe était fort bien ciselée, mais qu’ils n’y versaient que des vins d’Horace assez surets, définition peu applicable à Léon Dierx, aux autres non plus, et qu’on a toujours, malgré sa vieillesse, essuyée et mise en circulation pour toutes les écoles poétiques. Le Naturalisme triomphait avec fracas,
dans la rue ; les acclamations se croisaient parmi les éclaboussements d’injures. Charpentier couvrait Paris d’affiches ; les journaux engueulaient Zola qui ripostait, courtois, calme, technique, entêté, dans ses feuilletons du Bien public. Les quais et l’Odéon étaient alors une joie ; on n’y trouvait point Zola accaparé déjà en placements de bibliothèque, mais tous les livres de Goncourt, Manette si séduisante alors, où Chassagnol babille tant et si finement d’art, d’Ingres, de Delacroix, de Decamps, où Anatole bonimente, Manette, où un paysage de prose, alors encore tout neuf, donne, comme un Rousseau, la forêt de Fontainebleau, et Demailly où tant de portraits se coudoient depuis Champfleury jusqu’à Banville, et parmi eux Gautier, kaléidoscope amusant d’une salle de rédaction, éden entrevu dans le mirage, et tous les bouquins sur le xviiie
siècle ; les grands Flaubert, La Tentation et l’Éducation, jetés inépuisablement au rabais ou bien en donnant l’impression car les piles ne diminuaient guère ou étaient toujours renouvelés par les fées bienveillantes, les Exilés de Banville, tant qu’on en voulait, et d’autres beaux livres, tout cela s’entassait à vil prix dans un petit casier des Marpon et Flammarion, et les quais donnaient avec une abondance énorme les premières nouvelles de Mendès, si propices à accompagner les premiers cigares, — leurs héros fument toujours, — et l’Usurpateur, joli roman japonisant ; les Poulet-Malassis, si chatoyants de talent en leur diversité, on les vendait sous les portes à côté des faux Diaz et des faux Coot, si fréquents qu’on eut pu croire que chaque concierge était peintre. On avait lu le Monde-Nouveau que publiait Charles Cros.
La presse, toujours la même, avait accueilli d’un déferlement de rires la Pénultième. Il y eut pourtant à ce moment, à peu près, un article de Jean Richepin qui disait fortement la beauté d’art des œuvres de Mallarmé, de Verlaine, de Huysmans, et je crois de Villiers. C’était l’heure, l’aurore de Richepin, la Chanson des Gueux avait remué la jeunesse, et les Chansons joyeuses de Bouchor comptaient :
On parlait aussi de Bourget, alors poète, dont on attendait, parallèlement à Coppée, le renouvellement du roman en vers ; on attendait sans vibration. Richepin surtout était à la mode. Les normaliens s’en enorgueillissaient, les candidats aux titres universitaires l’adoraient de les avoir piétinés, les futurs poètes aimaient sa saveur rude, et les étudiants admiraient sa légende de force et de bohémianisme.
La République des lettres, la revue de Mendès était morte du roman de Cladel, le Tombeau des lutteurs. Elle avait été superbe, luxueuse (dieu ! qu’on avait ironisé à propos de poèmes en prose de Mallarmé qui ornaient la première livraison, d’ailleurs fort bien faite), et puis elle avait diminué, et comme un nageur qui s’allège pour remonter le courant, elle avait jeté peu à peu sa couverture bleue, son vêtement, elle s’était faite menue, diminuant l’épaisseur de ses vélins, elle s’était faite toute petite, toute légère. Après elle, un journal, La Vie littéraire, qui lui succédait, sans la remplacer, jetait au monde, toutes les semaines, un tourbillon de poèmes et de gloire. Il y avait là tous les petits Parnassiens qui écrivaient aussi à La Renaissance de Blémont. Dans La Vie littéraire, tous les poèmes
n’étaient pas de belles qualités, mais les critiques y jetaient des poignées d’éloges à tous les poètes.
Un Briarée, que dis-je, plusieurs, lançaient sans relâche de l’encens et des roses sur tous les rimeurs de Paris, de province, du Canada sans doute. Un jour, M. Emmanuel des Essarts y assuma la tâche d’énumérer, avec une sobre indication, trois mots au plus, tous les poètes de grand talent qui fleurissaient notre pays de France. La chose ne tint pas dans un seul numéro. C’était charmant et beaucoup mieux fréquenté tout de même que les Muses Santones.
Mais il n’y avait pas que les poètes, Shakespeare, Hugo, les Parnassiens, les romanciers où l’on apprenait, frémissants, l’histoire du second Empire, les romanciers qui refoulaient dans nos campagnes le roman idéaliste. La Faute de l’abbé Mouret, donnant des féeries, réalistes, croyait-on, le Nabab enterrant, dans la tombe de Morny, M. de Camors.
Il y avait la peinture, il y avait la musique. La peinture c’était les impressionnistes exposant des merveilles dans des appartements vacants pour trois mois. C’était, à l’exposition de 1878, un merveilleux panneau de Gustave Moreau, ouvrant sur la légende une porte niellée et damasquinée et orfévrée, c’était Manet, Monet, Renoir, de la grâce, de l’élégance, du soleil, de la vérité, et surtout c’était la Musique qui se réveillait en France d’un long sommeil.
Un tas d’oiseaux merveilleux étaient entrés dans le palais de la Belle au Bois dormant, après que Wagner en avait fait, de stupeur, et on disait alors de fracas, éclater les savantes coupoles. Au théâtre, les échos de
Membrée et de Mermet saluaient à leur façon la musique nouvelle, en un bruit sonore de chutes de portants ; et on commençait à entendre les musiques de Bizet, de Guiraud, de Saint-Saëns.
Naturellement, on allait surtout au concert, où le mélange était moins impur. Chez Pasdeloup et chez Colonne, il y avait des dimanches héroïques. C’étaient les fragments wagnériens terminés dans le potin et le chahut. C’était Berlioz révélé, imposé, c’était Franck écouté en bâillant, Liszt présenté dans ses petits côtés, ses rhapsodies, sauf une admirable soirée organisée par Saint-Saëns. Massenet triomphait, Saint-Saëns était discuté, on se battait presque pour la Danse macabre, c’était le bon temps, comme disent les personnages d’Erckmann-Chatrian, chaque fois qu’on débouche une vieille bouteille, ou qu’ils entendent sonner un vieux coucou historié.
Dirai-je qu’alors je rêvais beaucoup, j’écrivais un peu, et que j’étais très tenté de donner à mes rêveries une forme personnelle. Je ne connaissais personne, personne n’avait d’influence sur moi, et je tâtonnais, plein de visions diverses et voyant étinceler confusément devant moi une série de projets à remplir plusieurs vies.
Les hasards de la vie d’étudiant m’avaient tout le moins mis au contact avec quelques amis à préoccupations littéraires et qui n’ont point fait de littérature, avec de jeunes savants, de futurs historiens ou orientalistes, et le hasard me fit aussi connaître quelques poètes dont les uns aimaient Richepin, et d’autres Rollinat, alors l’auteur des Brandes, qui vantait le paroxysme, la sincérité, le dandysme et l’esprit d’ordre. Où rencontrai-je
pour la première fois Frémine qui, alors, géant blond, récitait déjà Floréal, les Pommiers, une ode à Robert Guiscard, que sais-je encore ! et un jour déambulant avec Frémine dans les allées du Luxembourg nous rencontrons un petit homme sec, nerveux, les yeux d’aiguilles noires sous une épaisse chevelure, l’air frileux, étroitement boutonné, au printemps, dans un pardessus bleu étriqué, pantalon un peu effrangé, souliers de roulier, gibus irréprochable ; je l’avais souvent croisé avec curiosité, devinant que c’était quelqu’un. Frémine nous présente. Cros me dit d’un brusque tutoiement : « Tu es un poète, toi ! » — Vous ne vous trompez pas. « — Tu dois avoir des vers sur toi… » — Pas des vers, des poèmes en prose… seulement… ; — seulement quoi ? — je les fais à ma manière… — Mais lis donc ! J’avais tiré un papier, je commence. « Toute mon âme s’est envolée, elle est allée se poser sur les violettes et les roses que tu as respirées jadis… » Cros m’interrompt. « Ça me suffit, tu es poète », et nous causâmes longtemps sous les grands arbres, il fut convenu que le lendemain je lui lirais mes œuvres toutes inédites, ou au moins une anthologie tirée d’icelles. « Mais, me dit Cros, ce sont presque des vers, il faudrait un rien pour en faire des poèmes » ; j’y voyais moi, une différence ; j’ai des vers aussi, lui dis-je, et je lui lus un petit poème, des vers libres, les premiers sans aucun doute et pas les meilleurs. « Alors, me dit Cros, tu veux faire des réformes. Tu as bien tort, comment feras-tu pour faire des vers un drapeau à la main. Et les embêtements ! » Je n’insistai pas. Cros ne connut que peu de mes vers libres (de ce temps-là) et nous passâmes à des projets de collaboration, drames, comédies
et surtout traductions poétiques d’œuvres purement musicales. Il n’en fut que quelques conversations, mais je garderai toujours le bon souvenir de l’accueil du pauvre grand poète, dompté par la métrique parnassienne, génial et sans métier, dans ce salon carrelé noir et blanc de la rue de l’Odéon, avec une petite table couverte d’un immense tapis de velours rouge, des livres empilés dans les coins, des fragments d’appareils pour sa photographie des couleurs, dispersés sur la cheminée et sur des chaises, et où je compris que Charles Cros était vraiment un grand homme et supérieur à la vie, c’est que lorsqu’il voulut le même jour, me donner un exemplaire de son Coffret de Santal, il fallut pour le trouver, déranger des bibliothèques, des musées, des estampes, des vêtements, des enfants, des jouets, des tables à ouvrage pour dénicher enfin, à la suite d’une chasse qui seyait admirablement à son air de trappeur, le précieux petit bouquin ; quant à nos projets communs, nous en recausâmes, mais la vie est si courte. Je parlais très vite à Cros de mon admiration pour Mallarmé, il répondit : « C’est un Baudelaire cassé en morceaux, qui n’a jamais pu se recoller » ; je lui parlais de Verlaine, disparu, évanoui, et de Rimbaud. Cros avait connu Rimbaud, il avait notion de beaux vers qu’il avait oubliés ; il en voulait à Rimbaud de ceci : il avait donné l’hospitalité à Rimbaud. Or, Rimbaud avait avisé sur le coin d’une commode une pile de livraisons de l’Artiste. Ces livraisons contenaient les poèmes qui forment le Coffret de Santal. Cros, naturellement, ne les regarda que le jour où il fut question de les remettre aux mains de Mme Tresse pour
qu’elle imprimât le Coffret. Il manquait à chaque numéro une page ou deux, précisément celles qui contenaient les vers de Cros et que Rimbaud avait coutume, assez périodiquement, de déchirer. Une brouille en était résultée.
Il se trouvait que j’avais connu sur les bancs de la rhétorique Guy Tomel, candidat intermittent à l’École normale. Avant de prendre part de façon capitale au reportage contemporain (c’est lui qui imagina d’interviewer l’épicier du coin sur les incendies et accidents de son quartier) Tomel jouait les Musset, d’après les Nuits. Nul ne fut plus poitrinaire et plus dévasté. Tomel dirigeait conjointement avec Harry Alis une revue qui s’appelait la Revue Moderne et Naturaliste ; je crois que jamais on n’a dit plus justement qu’en cette revue : l’abonné, l’abonné se plaint, réclame, écrit, en se servant du singulier ; je crois bien que l’abonné était le poète Georges Lorin, et comme il publiait des vers dans cette revue, on pouvait dire aussi que c’était une revue rédigée par l’abonné. Tomel, très revenu du romantisme depuis quelques semaines, avait bien fondé la Revue avec Alis, mais il était immédiatement tombé en sous-ordre, pour avoir eu la malechance de laisser dans sa chambre le ballot contenant les 1 200 exemplaires du tirage du premier numéro, pendant une huitaine de jours, sans l’ouvrir, et même sans rentrer chez lui pour rouvrir, durant qu’Alis se répandait en notes et papillons dans L’Abeille d’Étampes et autres journaux de Paris et de province, et s’étonnait que les libraires fissent si peu de cas d’une revue si bien lancée ; Tomel était, du fait de son insuffisance administrative, réduit à la seconde
place, et il formait l’école néo-naturaliste d’Harry Alis, dont le principe était que Zola était certes un homme de talent, mais que le vrai chef du naturalisme, bien supérieur à lui, c’était M. Jules Claretie. Sur le vœu de Tomel, je montrais mon manuscrit à Harry Alis ; il en écarta d’emblée les vers, pour le principe, sa revue ne les recherchant pas ; il s’intéressa aux poèmes en prose, mais en écartant tous ceux qui pouvaient être taxés, on ne disait pas encore de symbolisme, et en choisit finalement trois des plus simples qui lui parurent modernes et naturalistes ; de plus, comme il avait tout son temps, il me gratifia d’une conférence que j’écoutais sans profit. Je parus ; deux pages in-8 ; il s’agissait de tirer parti de ce succès. Je fis deux parts, l’une pour l’ambition, qui fut d’envoyer un exemplaire à M. Adam avec des vers qu’elle ajourna sine die, mais avec une politesse infinie et peut-être autographe, l’autre pour l’art et j’envoyais le fascicule à Stéphane Mallarmé.
Mallarmé m’attirait et par son talent et par son formidable insuccès. Je me targue d’avoir porté mes premiers respects à l’homme le plus méconnu de la littérature mondiale, et d’avoir soutenu et aimé par-dessus tout, les inconnus et les persécutés. Ce n’était point esprit de singularité, mais de bonne solidarité. D’ailleurs, il faut le dire, et très haut, une des vertus du symbolisme naissant fut de ne pas se courber devant la puissance littéraire, devant les titres, les journaux ouverts, les amitiés de bonne marque, et de redresser les torts de la précédente génération. Vielé-Griffin a dit avec raison que sa génération a été entouré de respects justes, Villiers,
Dierx, Verlaine, Mallarmé, qu’elle les a remontés, les a rétablis au rang d’où les Parnassiens les avaient évincés. C’est très juste ; la première, et la seconde génération des symbolistes, (celle de (Vielé-Griffin), furent animées du même et louable sentiment, d’un bel esprit de justice.
Donc je voulais envoyer un exemplaire de la Revue à Mallarmé. J’ignorais son adresse. Mais Mallarmé avait publié une traduction chez un éditeur, et l’éditeur de Mallarmé s’appelait Rothschild. Un petit vieux casse-noisette me regarda derrière de soupçonneuses lunettes, derrière un tiroir de ghetto, rue Bonaparte ou rue des Saints-Pères. À ma demande d’adresse, Rothschild me dit : « Pourquoi ? — Pour lui envoyer une revue où j’ai écrit. — Votre nom. — Gustave Kahn. — Israélite ? — Oui. — Ah… Il considéra avec surprise, ce coreligionnaire qui tournait si mal il ajouta ; 89, rue de Rome. » Le lendemain Mallarmé me priait de le venir voir, et j’y fus sans craindre de paraître pressé.
Stéphane Mallarmé a bien voulu dire que j’avais été son premier visiteur ; il est inutile de dire que c’était vrai, cette parole, toujours certaine, étant la vérité et la mesure. Je trouvais pourtant chez lui, je crois, à ma seconde visite, un jeune homme, Raoul de l’Angle Beaumanoir qui faisait des vers, je ne dirai pas comme vous et moi, parce qu’ils étaient strictement Parnassiens. Ce jeune homme venait voir Mallarmé par piété filiale ; il réparait le crime de son père, un de l’Angle Beaumanoir, préfet, qui, au vu des vers de Mallarmé, alors professeur dans un district écarté, avait obtenu qu’on imposât une mutation au poète, à son gré, malencontreux
et affichant. Le premier soir où je vis Mallarmé où nous causâmes très rapidement de tout, de notre art, du but de l’art, des contemporains, du passé, du présent, Mallarmé s’aperçut très vite que je connaissais assez peu Aloysius Bertrand, parcouru trop vite à la Bibliothèque, et presque pas Villiers. Ce lui fut une peine, mais il fallait alors plus que de la bonne volonté pour découvrir Villiers, il y fallait de l’érudition. Heureusement Mallarmé possédait un Villiers unique alors, complet, fait de volumes épuisés, et de pages de revues découpées, que j’emportais avec un Bertrand, et un Dierx que, selon Mallarmé, il fallait non seulement aimer mais savoir par cœur, au même titre que dans Verlaine, au moins les Fêtes Galantes.
Mallarmé avait fort goûté ce qu’il appelait une façon nouvelle et si musicale de traiter la prose ; quand nous causâmes vers, ce fut autre chose ; je lui parlais de la nécessité de desserrer l’instrument, il me répondit qu’il fallait, à son sens, resserrer l’instrument jusqu’aux dernières possibilités. Ce ne fut que bien plus tard, deux ans avant sa mort, que Mallarmé reprenant la conversation, et me rappelant le moment, me parla du poème, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, que devaient suivre neuf autres poèmes ; il voulut bien me dire avec une amicale condescendance qu’il se ralliait à moi, politesse exquise et rendue à moi qui lui devais tant de m’avoir été un tel exemple de hauteur, d’art et d’indifférence au grognement des gâcheurs d’encre.
Je me suis quelquefois repenti de n’avoir pas plus insisté auprès de Mallarmé sur toutes les bonnes raisons
qui me poussaient à renouveler le rythmique. Mais c’est un peu effarant d’être tout seul à penser quelque chose, et puis dès qu’il s’agissait du vers il semblait qu’en y portant une main violente on commettait un sacrilège ; le ton augurai toujours, même en riant, de Mallarmé se faisait plus lointain, j’avais peur d’insister sur un point délicat où toutes les fibres de la pensée concentraient leur sensibilité et puis Mallarmé me disait tant de bien, si poliment, avec de si adroites et bienveillantes réserves, des poèmes en prose, (je disais les proses, tout court) dont je lui infligeais une lecture presque périodique, que mon audace novatrice reculait ; j’avais peur qu’il se crut forcé à étendre sa bienveillance à des essais qu’il ne goûtait pas. Je ne crains pas d’ailleurs de dire qu’il influa sur moi et que je fis en ce temps-là une paire de sonnets.
Ceux que je vis dans ces soirées du mardi de 1879, bien différentes des glorieuses chambrées que je retrouvais en 1885, ce furent outre de l’Angle Beaumanoir, le bon Jean Marras, M. Henry Roujon, le musicien Léopold Dauphin qui a fait de si jolis vers, Germain Nouveau.
Entre temps je m’occupai de la diffusion de mon œuvre, et j’en entrepris une lecture publique. La rive gauche, où je vivais porte à porte avec mon ami le mathématicien Charles Henry, tout hanté déjà d’esthétique scientifique, et visité souvent par un homme qui savait toutes les langues et est devenu vice-consul en Orient, traducteur intermittent et excellent de difficiles textes de poètes persans. H. Ferté offrait à cet égard une ressource. C’était le club, si l’on peut dire, des Hydropathes
où Charles Cros fréquentait. Il y disait l’Archet et on lui demandait beaucoup le Hareng Saur. On lui préférait généralement dans ces milieux Émile Goudeau dont la verve parisienne et gasconne était là fort goûtée. C’était un peu café-concert ; cela n’était pas pour étonner Cros qui avait commis pour un lucre nécessaire, paroles et musiques, deux chansons, dont l’une, Paquita, fut le modèle du célèbre Amant d’Amanda. C’était là un jeu Parnassien renouvelé de Banville.
Il se dépensait à ce club beaucoup de franche gaîté, à laquelle contribuait plus que tous autres Alphonse Allais, Jules Jouy et on disait des vers. Champsaur y était populaire, on y vit M. Le Bargy et le bon Charles de Sivry faisait honneur au groupe quand il le visitait, en plus Fragerolle, Rollinat parfois, et un hypothétique savant qu’on dénommait l’Hydropathe-Melon. Goudeau était président de ce cercle, et Grenet-Dancourt vice-président ; or, ce fut Grenet-Dancourt, homme infiniment aimable, qui assuma de quitter un soir sa sonnette vice-présidentielle, pour dire aux foules surprises un poème en prose de moi, et son autorité couvrit l’échec noir de mon œuvre brève. Paternellement Grenet-Dancourt m’engagea à persévérer et à habituer le public à ma conception de la prose poétique. Je le remerciai et ajournai. Cros, naturellement, me félicita, et après lui un jeune homme que j’avais déjà entrevu par-là, et dont j’avais remarqué l’aspect un peu clergyman et correct un peu trop pour le milieu ; ce jeune camarade, intéressé par ces quelques pauvres lignes, devait devenir mon meilleur ami d’art, c’était Jules Laforgue.
Je l’avais un peu remarqué à cause de sa tenue, et aussi pour cette particularité, qu’il semblait ne pas venir là pour autre chose que pour écouter des vers, ses tranquilles yeux gris s’éclairaient et ses joues se rosaient quand les poèmes offraient le plus petit intérêt. Nous causâmes, tandis que Joseph Gayda, sur le tréteau, assurait qu’il ne voulait plus aimer que des femmes de pierre, et à la dispersion nous remontâmes un peu par les rues. Il m’apprit qu’il se voulait consacrer à l’histoire de l’art et il méditait aussi un drame sur Savonarole. Il fut convenu que nous nous reverrions ; nous nous montrâmes nos bagages littéraires, le sien consistait en une petite étude lyrique sur Watteau et quelques sonnets infiniment impeccables, et écrits sur des phénomènes de la rue, des enfants dont la chemise passe, et les points les plus élevés d’une sérieuse cosmogonie. Il prêta une oreille attentive à mes idées de rythmique, à qui il voulut tout de suite considérer une grande portée ; pourtant il continua quelque temps encore à écrire des sonnets, il en fit un petit volume, je ne les connus pas tous, je crois que trop précipitamment il les détruisit. Il m’en dit quelques-uns, en réciprocité de mes essais, en de longues promenades à pied que nous faisions dans les coins excentriques de Paris, trace indéniable d’une influence naturaliste qui s’apâlissait.
C’est un de mes plus chers souvenirs que celui de ces après-midi de l’été 1880. Ce cerveau de jeune sage, d’une étonnante réceptivité, d’une extrême finesse à saisir les rapports, les analogies, m’intéressait infiniment. Au cours des promenades, où un livre à la main, quelque
mauvais Taine d’art ou quelque bouquin de philosophie lui paraissait nécessaire à son maintien, nous échangeâmes des idées.
Il me montra des bouddhismes à travers Cazalis, je lui révélais Corbière que je venais de découvrir dans les conversations d’un de ses petits cousins qui signait Pol Kalig des vers légers, essayait de faire connaître les Amours Jaunes, et y réussissait plutôt peu. Nous le trouvâmes admirable pour des raisons diverses. Laforgue me vantait Anatole France dont il admirait le Livre de mon ami et Bourget dont il goûtait des curiosités ; il y avait bien des divergences mais l’unité s’était faite sur une réforme jugée généralement nécessaire de toutes, d’un côté au nom du vers libre, de l’autre au nom de la philosophie de l’Inconscient.
Au milieu de tous ces soucis littéraires j’avais fort délaissé les écoles du gouvernement qui devaient me couvrir du service militaire. Aussi m’embarquai-je un beau jour avec une flopée de mes concitoyens pour aller servir ma patrie dans les Afriques. Laforgue m’écrivait et m’envoyait des vers, je lui en rétorquai plus rarement, le maniement du fusil étant peu conciliable avec celui de la plume ; mon vers s’alourdissait, s’uniformisait, le sien se libérait ; mes corbeaux de bagne ne valaient pas ses oiseaux libres, et mes corbeaux étaient rares ; je ne les ai jamais publiés, les voyant avec des yeux clairs. Je n’eus guère là-bas de vie littéraire, sauf un jour un brusque rappel. Le service télégraphique m’employait, et un jour, en dépaquetant des ustensiles que me faisait parvenir l’administration, imprimés, ou bandes, je regardais les papiers d’enveloppe ; une page
de la Vie Moderne me tombât sous les yeux ; la Vie Moderne c’était le souvenir d’une exposition Monet, d’un journal où Émile Bergerat m’avait accepté un méchant article qu’il n’avait jamais fait passer. Je regardais la feuille et j’y vis un poème en vers libres, ou typographié tel, poème en prose ou en vers libres, selon le gré, très directement ressemblant à mes essais. Il était signé d’une personne qui me connaissait bien, et voulait bien, moi absent, se conformer étroitement à mon esthétique ; je faisais école.
Mais ce petit point tunisien, où je goûtais quelque indépendance, étant logé assez loin du camp, dans un petit village arabe, était si tranquille, si loin de tout mouvement, de toute pensée ; la mer y était si belle et si tranquille, avec un chenal où on pouvait se promener avec de l’eau jusqu’aux épaules comme sur le boulevard ; il avait une si jolie petite place, avec un café maure, dont le cafetier était en même temps le gardien de la prison, laquelle différait des autres prisons en ce que sa porte était trouée d’un trou où un homme de corpulence moyenne pouvait facilement passer, que un quart d’heure après ce heurt de sentiments divers je n’y pensais plus et je passais une dépêche où le mercanti X demandait au mercanti Z une certaine quantité de denrées, ou bien je donnais une leçon de français au fils de mon surveillant de télégraphe ou bien j’allais chasser à l’oiseau de mer, je ne m’en souviens plus. Je chassais alors pour tuer le temps beaucoup plus que le gibier, et entre temps je pouvais, dans la Syrte creuse, me jouer du piano et me déchiffrer les partitions nouvelles sur un clavecin que mettait obligeamment
à ma disposition le chef du service des renseignements, le lieutenant Du Paty de Clam. — C’était ma distraction avec la vue de la mer, le passage hebdomadaire d’un steamer au large, et la vue d’indigènes qui péchaient dans des claies, avec des tridents mythologiques.
À ma rentrée en France, à l’automne de 1885, Paris m’y parut un Éden grelottant et quelque paradis où, dans la lumière indécise des cinq heures, des lampes ardentes allumaient partout derrière les glaces des mirages d’Hespérides. Littérairement, tout était changé. Mallarmé montait les premiers degrés de la gloire, ses mardis soirs étaient suivis avec tant de recueillement qu’on eût dit vraiment, dans le bon sens du mot, une chapelle à son quatrième de la rue de Rome. Il y avait un peu, dans l’empressement joyeux qu’on mettait à le visiter, en même temps que de la très bien intentionnée curiosité, un peu de la joie qu’on éprouve à aller voir un prestidigitateur très supérieur, ou un prédicateur célèbre. Oui, on eût cru, à certains soirs, être dans une de ces églises au cinquième, ou au fond d’une cour, où la manne d’une religion nouvelle est communiquée à des adeptes qui doivent, pour entrer, montrer patte blanche ; la patte blanche là c’était un poème ou la présentation par un accueilli déjà depuis quelque temps.
Mallarmé n’avait pas changé d’une ligne, il y avait seulement une génération nouvelle. On a, avec raison, expliqué cette influence de Mallarmé, en plus de la beauté de son œuvre, par sa prestigieuse conversation, souple, signifiante, chatoyante, colorée. Elle était d’une
abondance stylisée, d’une élégance nourrie, d’une nouveauté pleine de paillettes rares. De plus, Mallarmé, et ce fut un des secrets de l’affection qu’il provoqua, Mallarmé savait admirablement écouter. Il n’est point de plan littéraire, génial ou biscornu, qui ne lui ait été communiqué, et les beaux projets éveillaient un clairvoyant enthousiasme, les erreurs il les accueillait avec une urbanité qui voilait très peu un conseil toujours pratique et bienfaisant. Mallarmé me mit au courant ; le vers, on n’y touchait point, sauf Verlaine en quelques fantaisies qui allaient paraître dans Jadis et Naguère, au contraire, on raffinait. On inscrivait des rondelles dans des sonnets, des sonnets dans des poèmes ; quant au poème en prose, il y avait eu, me dit Mallarmé, un mouvement de ce côté, auquel je n’étais pas étranger, et sans qu’il prétendît que de beaux poèmes en prose, qui paraissaient alors dans les quotidiens, avec quelques éléments rythmiques pareils aux miens, me dussent quelque chose dans les détails, il voulait bien croire que les miens avaient été comme le léger coup de doigt sur un tambour qui fait partir à côté une foule de tambours sous des roulements savants.
Laforgue avait terminé ses jolies Complaintes, si tendrement, si généreusement angoissées ; Cros montait tous les jours vers le Chat noir, il y avait suivi les Hydropathes et se laissait sombrer. Moi, je rapportais quelques textes que, malgré les conseils réitérés de Laforgue, je résolus de ne point publier, les voulant considérer comme des préludes insuffisants. Je rapportais aussi quelques idées très nettes.
D’abord, je m’étais rendu compte de la parfaite imperméabilité des masses populaires vis-à-vis de la littérature de nos aînés, et leur art m’apparaissait bâtard, incapable de satisfaire le populaire, incapable de charmer l’élite ; comme il fallait d’abord reforger l’instrument, ce dont les masses s’occupent fort peu, les premiers efforts pouvaient être dirigés de façon, non pas à plaire à l’élite, mais à la guider. De là, le manque de concessions, même typographiques, dans mes premiers écrits publiés. Le premier critérium, le seul, était de me satisfaire moi-même ; me satisfaisant moi-même j’étais sûr de plaire, soit tout de suite, soit avec d’inévaluables délais à ceux de ma sorte, et cela me suffisait. Cette base esthétique, chez moi, n’a pas changé, et si je ne rencontre plus le reproche d’incompréhensibilité, c’est que l’évolution a marché.
Une autre idée s’était enracinée en moi ; c’est que l’art devait être social. J’entendais, par-là, qu’il devait, autant que faire se pouvait, négliger les habitudes et les prétentions de la bourgeoisie, s’adresser, en attendant que le peuple s’y intéressât, aux prolétaires intellectuels, à ceux de demain, et pas à ceux d’hier ; je ne pensais pas un instant qu’on dût faire banal pour être sûrement compris. On pouvait donner au lecteur tout le temps nécessaire (il l’a pris d’ailleurs), et lui faire observer que, de même qu’il ne peut pas, sans une certaine préparation, s’intéresser à la science même élémentaire, il lui faut aussi quelque préparation pour s’y connaître en littérature.
La troisième idée c’est que le poème en prose était insuffisant et que c’était le vers, la strophe qu’il fallait modifier.
Une quatrième idée, c’est que le nouveau poète se devait et devait aux autres, quoique l’occupation ne fût pas fort amusante, de faire de la critique. Pour pouvoir écrire l’œuvre d’art pure, il fallait pouvoir l’expliquer dans des travaux latéraux.
Pourtant j’ajournai cette partie fatale de mon travail, car j’avais rapporté d’Afrique, outre des idées nettes, une certaine paresse, et je ne me pressai point d’écrire, n’étant pas ambitieux, hors des vers, quand il me semblait que c’était absolument nécessaire pour fixer quelque papillon fugitif de l’idée. Et puis j’avais aussi des anciens rêves d’érudit à satisfaire, des musées à revoir, des livres à lire, à relire, des lacunes d’instruction à combler, je ne me hâtais guère de lancer une œuvre ou des manifestes, j’avais envie de voyager, d’errer, de sentir sous mes pieds une multiple Europe. Quant à l’enseignement oral, aux longues parlottes, avec un peu de prêche, je ne les craignais point et m’y décidai assez volontiers. C’était encore une trace de l’influence de Mallarmé, et je ne pense pas que ces sortes de conférences vagues, au hasard des rencontres et des réunions, furent toujours et pour tous inutiles. Mais il me tarde de rentrer dans l’histoire générale du symbolisme.
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En 1885, il y avait des décadents et des symbolistes, beaucoup de décadents et peu de symbolistes. Le mot de décadent avait été prononcé, celui de symboliste pas encore ; nous parlions de symbole, nous n’avions pas créé le mot générique de symbolisme, et les décadents
et les symbolistes c’était tout autre chose, alors. Le mot de décadent avait été créé par des journalistes, quelques-uns l’avaient, disaient-ils, ramassé comme les gueux de Hollande avaient arboré l’épithète injurieuse ; pas si injurieuse et pas si inexacte.
On se souvient de l’admirable étude de Théophile Gautier qui précède l’édition des Fleurs du Mal et où Gautier développe la beauté particulière et chatoyante du style aux époques de décadence. Ce sont des lignes qui ne tombèrent pas dans les oreilles sourdes, et, quoique le mot fût surtout applicable à ce qu’on dit de la décadence latine, on arriva à l’appliquer à notre époque, par dérivation plutôt politique, l’Empire, le Bas-Empire, Paris, Byzance et autres sornettes.
Mallarmé, autrefois, m’avait parlé du vicomte de Montesquiou avec des éloges pour son aménité, son dandysme, son élégance, (sans souffler mot de son art).
Le raffinement particulier de M. de Montesquiou, son goût pour le chantournement, sa façon de dissimuler les portes de son appartement et d’égayer les tapis aux frais de la santé des tortues orfévrées, avaient infiniment séduit l’intelligence avide de petites nouveautés de M. J. K. Huysmans.
Notre grand dyspeptique avait aimé notre grand fleuriste. M. J. K. Huysmans, qui eut un beau talent un peu lourd et simple avant de se jeter dans le bain trouble de Sainte-Lydwine, venait de Gautier, de Baudelaire, et aussi des Précieuses, et aussi de Zola. Ses livres naturalistes, en dehors du meilleur, En Ménage, jolie étude sentimentale amère, à la Flaubert (Éducation Sentimentale), présentaient une curieuse étude de l’argot.
Las des Titines de Montparnasse et de leurs amis, las de ces romanciers moyens et de ce Tibaille où il a mis joliment beaucoup de lui-même, fatigué, par avance, d’être le triste commensal de M. Folantin, hanté de quelque mysticisme de riddeck qui lui faisait paraître le naturalisme insuffisant, M. Huysmans saisit avec bonheur l’occasion d’appliquer ses méthodes à un portrait aristocratique, et au lieu d’être un maussade Jordaens, il rêva de s’élever à être un Van Dyck prophétique, et À Rebours, qui n’était point un livre facile à réussir, qui n’est pas un bouquin méprisable, exerça sur beaucoup de gens une fort mauvaise influence. C’était une grosse lanterne foraine qui attira beaucoup de gros phalènes curieux, et, d’avoir contemplé le jeu capricieux de ses feux versicolores, certains lettrés en sont demeurés encore en cet état, que le style populaire fixe, sous ce terme : baba, et qui veut dire éberlué. On imita le duc des Esseintes ; il y donnait prise, il était hermétique et se jouait dans des teintes mourantes de cravates et de chaussettes ; il enseignait la préciosité, et tentait à dire rien avec pittoresque. Il faut différencier des Esseintes et M. de Montesquiou ; des Esseintes et, sous son masque, M. de Montesquiou eurent quelque influence, mauvaise mais précise, surtout en Belgique. Depuis l’apparition de son premier volume, M. de Montesquiou a perdu toute existence réelle, et sa gloire mondaine persiste seule pour ceux qui se soucient de cet ordre de faits sociaux.
Verlaine avait donné les Poètes Maudits, allait donner Jadis et Naguère, rééditer Sagesse et développer tout le spectacle de son âme enfantine et de sa sensibilité
d’écorché. Si instinctif fût-il, il avait tout de même brièvement esthétisé, et son art poétique (Jadis et Naguère) donnait bref et bien sa méthode. De la musique avant toute chose : avant tout préfère l’impair, prends l’éloquence et tords-lui le cou… la rime, bijou d’un sou… Le fruit des années de recueillement de Verlaine concordait à merveille avec la germination sourde et l’éclosion première des idées parallèlement en marche.
Verlaine, le créateur avec Rimbaud du vers libéré, avait dans son esthétique complexe et peu certaine, avec des éclairs superbes, des coins où régnait encore du baudelairisme de l’ordre le moins supérieur. Il lui demeurait quelques restes d’avoir été, parmi les Parnassiens, le Saturnien ; il était croyant et satanique, avait quelque ironique respect pour le Saint-Sulpice qui lui semblait, je pense, aussi louable qu’une autre sorte d’imagerie populaire. Très clair, précis, poignant, dès qu’il écoutait sa sensibilité, laquelle était amoureuse, susceptible et mêlée de crédulité religieuse, il était très embarrassé sur les terrains d’exégèse et de critique. Encore qu’il ait, à mon souvenir, merveilleusement développé dans une conversation le type de Parsifal (ses idées en ont été vulgarisées sans ses soins) il brillait moins par la pénétration critique que par un don de se traduire tout entier dans une simple chanson, avec son âme douce, rodomontante et peureuse. Il mêle donc au symbolisme initial, dont il fut une forte colonne, du décadentisme, c’est-à-dire du satanisme, de l’innocente perversité, et du catholicisme poétique ; le sonnet de Bérénice, si célèbre, si joli, ne
veut pas peindre Rome au temps de la décadence, mais bien rythmer une sorte d’état de convalescence charmante, d’éveil atténué, d’idées rafraîchies par un bref sommeil qui fut assez familier à Verlaine ; ce fut comme beaucoup de poèmes symbolistes, l’état allégorisé ou le symbole, soit la traduction bien précise et sans oiseux commentaire, d’un état d’âme. N’importe, le succès du sonnet aida à la fortune du mot décadence ; la presse, dont nous nous souciions fort peu en général, rattrapa le mot (déjà Robert Caze et quelques autres portaient de l’attention à ce mouvement) et l’école décadente eut plus de consistance après ce sonnet.
Cette idée de décadence, elle tenait encore à de vieux errements. Baudelaire avait longuement parlé d’une traduction de Pétrone qu’il n’écrivit pas, ce qui serait la perte irréparable d’un grand et raffiné plaisir d’art si mon cher ami, Laurent Tailhade, ne terminait une traduction de Pétrone ; tenant ainsi la promesse de notre grand aîné, il répare une des blessures qu’a faites la mort à la littérature en lui fauchant si vite l’admirable poète des Harmonies du soir et des Bienfaits de la lune. On parlait assez couramment, entre autres Paul Adam qui réalisa son désir, de romancer sur Byzance. Jean Richepin, déjà, avait annoncé un Élagabal, dont quelques rares fragments parurent au Courrier français. Il y avait certainement une curiosité vers des époques qu’on disait faisandées, encore que leur logique d’être eut été depuis longtemps démontrée par Amédée Thierry ; les recherches de Fustel n’étant pas sans écho, la petite pièce latine des Fleurs du Mal
portait ses fruits ; de divers côtés on préparait des anthologies des pièces de basse latinité ; ce fut plus tard M. de Gourmont qui réalisa, pour sa part, ces projets antérieurs que sans doute il ignora. Il y avait aussi l’idée que les Prussiens de 70 avaient été les barbares, que Paris c’était Rome ou Byzance ; les romans de Zola, Nana, avaient souligné la métaphore, et il y avait donc des décadents ; on parlait du roman de la pourriture, du roman médical ; sous cette influence de Verlaine, de Huysmans, de Zola surtout, et beaucoup aussi de Mendès conteur, dont les tableautins licencieux étaient alors fort goûtés, marchait un groupe d’écrivains plus prosateurs que poètes. Mme Rachilde était le meilleur écrivain en prose de ce groupe,
Plus que le sonnet de Verlaine, plus que toute raison esthétique, antérieurement à l’apparition du Décadent, qui d’ailleurs fut de quelques jours plus jeune que La Vogue, un petit opuscule fit la fortune du mot : Décadents ; quelques-uns des poètes décadents ou de ceux qui furent plus tard symbolistes avaient été parodiés et le groupe naissant avait subi son petit Parnassiculet. Ce furent les Déliquescences d’Adoré Floupette, publié chez Lion Vanné, bibliopole à Byzance. Sous l’inspiration de Paul Arène, esprit charmant et étroit, qui avait été du Parnassiculet (avec le même sentiment d’ironie un peu méchante pour les confrères), un excellent poète, Gabriel Vicaire, et un homme d’esprit, Henri Bauclair, maintenant secrétaire au Petit Journal et qui alors démontrait, dans de brèves nouvelles, des qualités d’humour à la Baric, écrivaient un petit volume, qui se ressentait infiniment du patronage d’Arène, par
ses affinités avec le Parnassiculet, et la peinture de mœurs littéraires trop exactement transposées de la Gueuse Parfumée, une œuvre de Paul Arène d’ailleurs fort joliette. Cette pochade dut être faite dans des conditions extraordinaires de rapidité ; l’ironie des auteurs s’attaquait à quelques manières très extérieures de Verlaine, de Mallarmé, de Tailhade, de Laforgue ; je noterai, ce qui est important, qu’aucune espèce d’allusion n’y est faite au vers libre alors non divulgué ; je confesse sans la moindre honte que je n’y suis pas visé, d’autres non plus n’apparurent pas devant la rétine de Vicaire et de Bauclair qui, en somme, dans leurs jeux d’esprit, n’usèrent guère d’autre document que Lutèce, petit journal d’art très amusant que rédigeaient, en donnant surtout des vers de Verlaine, de Moréas, et de Morice, Léo Trèzenick, l’ancien hydropathe Pierre Infernal, dessinateur au chapeau breton, devenu imprimeur et directeur de journal, au Quartier Latin, simultanément comme en province. Il y avait un dîner intitulé les Têtes de pipes, où allaient certains poètes, qui donna à Vicaire et Bauclair des sources vagues. Willy y débutait alors dans un nuage de calembours et de mélancolie, avec un bruit de sonnette folle, et était la moitié de la direction. Vielé-Griffin y donnait des vers signé Alric Thom. On n’y trouverait point de vers libres, mais beaucoup de bonnes choses, connues depuis par l’impression en volume, pas mal de gaieté et de sarcasme. Tout cela un peu bousingot, mais ce n’est la faute de personne, si les idées nouvelles germent dans les cerveaux jeunes, et que la jeunesse est un peu rive gauche. Lutèce et les Déliquescences sont très rive
gauche, et pour cela fort incomplètes comme document à consulter. Car enfin, il y a deux rives. Ces jeunes gens ne s’en doutaient pas trop, et l’un d’eux, Stanislas de Guaïta, a donné la note exacte d’un certain état d’esprit, quand, après avoir énuméré dans une préface à un volume de vers, tous les nouveaux poètes existant à sa connaissance, doutant de son universalité il termina en disant : il y en a peut-être d’autres, mais je ne les connais pas ; en tout cas, ils ne viennent pas à mon café. Vicaire et Bauclair ne tinrent point ce langage, n’étant ni naïfs ni occultistes et mages, mais ils agirent ainsi ; et le gai déjeuner de soleil qu’ils servirent à leurs contemporains aux dépens de quelques poètes, outre qu’il est fané, paraît incompréhensible, à force de peu parodier les vers connus et classés du symbolisme. On trouvera dans ce volume une étude sur Vicaire où j’explique, plus longuement que je ne puis le faire en cette préface, les pourquois de sa parodie, Les Déliquescences ont eu la même importance que le Parnassiculet ; elles n’ont su ni caractériser, ni prévoir, et le fait de railler quelques snobs épris, à l’excès, de nouveauté n’a point d’importance. Ces snobs devenus plus nombreux, cela forme le public. Tout récemment, M. André Rivoire, un charmant poète intimiste mais trop académique, dans une étude sur Albert Samain, un parnassien éclectique qui fit du symbolisme, disait que notre public avait paru être très nombreux, beaucoup plus qu’en réalité, qu’en somme il avait été mince. C’est une erreur profonde. Nous avons eu avec nous, à un certain moment, tous les curieux du vers, et de plus, nous avons eu tous les curieux de la littérature qui s’étaient
détachés du vers et qui y revenaient pour nous lire. Nous avons fait une renaissance poétique dans le rythme et la curiosité sympathique des lettres nous accompagna. Qu’il fut facile de rallier, grâce à nos discordes et en lui offrant des transactions, une partie de ce public bienveillant mais indécis, c’est possible. Le jeu est connu des traditionnistes qui s’appuient sur une gloire de tout un passé à laquelle ils n’ajoutent qu’une faible glose, et dont ils usurpent le rayonnement. Ce sont petites haltes sans importance et réactions fatales et brèves. La masse est toujours enchantée de couvrir des transactions qui prennent des nouveautés ce qu’elles ont de plus simple et se réservent sur le reste ; posture facile, opportunisme toujours opportun ! C’est même un bien que ces réactions. Elles servent plus tard singulièrement à clarifier l’histoire littéraire.
Il y eut dans ces époques d’incertitude et de développement mental incertain, sur lesquelles je n’insiste si longtemps que parce qu’elles ont donné beaucoup plus de résultats que cela n’était alors généralement prévu et que les écrivains dont je parle se sont développés sur les mêmes principes qu’ils énonçaient alors, (toute part faite au progrès), quelques êtres falots, dont le souvenir ne doit point être banni, au contraire, pas plus que celui des petits romantiques ; ils furent le sourire de nos années de lutte, si on peut appeler lutte la production paresseuse et tranquille, au mi lieu de sarcasmes qui ne nous touchaient point. Parmi ces hommes aimables je voudrais citer au moins Baju, Anatole Baju qui fut un brave homme de self-government. En effet, Baju, humble débarqué de la
Creuse lointaine, sous couleur d’éduquer les enfants de la laïque de Saint-Denis, loua une mansarde rue de la Victoire et non seulement il y fonda un journal mais il y installa une imprimerie. Ses directeurs de conscience littéraire furent alternativement, ou tout ensemble, je ne m’en souviens plus, M. Paterne Berrichon et M. Maurice Du Plessis ; le journal s’appelait le Décadent. Encore qu’il fût décadent, Baju louchait du côté des Symbolistes. Il pourparla. Peut-être eûmes-nous tort, M. Jean Moréas, qui se voyait grand, et moi-même de l’autoriser seulement à reproduire de nous ce que bon lui semblerait. Baju s’entêta, nous offrit son journal et la rédaction de La Vogue, écrivit un nº du Décadent. L’idée de Baju, idée juste au premier chef, était d’être éclectique dans un exclusivisme donné ; nous fûmes trop exclusifs et le Décadent retourna aux Décadents, ce qui était fort juste, et puis il mourut, car rien n’est éternel. Le Symboliste, un hebdomadaire à deux sous, que nous avions créé, Adam, Moréas, Laforgue et moi pour être accessible aux petites bourses et avec les capitaux (parfaitement) de la maison Tresse et de la maison Solrat ne vécut que quatre numéros. Un vieux communard l’imprimait dans les fonds de Vaugirard, pour une rétribution, je pense, un peu stricte ; le Décadent ne survécut guère au Symboliste. Étéocle et Polynice s’étaient porté des blessures mortelles, et puis la survie du Décadent n’eut qu’une importance relative, il était devenu petite revue ; c’était bien gros pour Baju ; il y perdait son arôme de journal, d’hebdomadaire, ce n’était plus un léger papier drôlet, où toutes les lettres dansaient. Baju avait un imprimeur. Il fut
étouffé par le luxe, et depuis il eut des succès politiques ; un arrondissement de la Creuse lui donna un jour 2 000 voix, insuffisantes à l’installer parmi nos parlementaires. Il se pourrait que Baju ait été un boulangiste de marque.
La Vogue était plus sérieuse ; elle fut la première revue symboliste, et si elle mourut jeune, au moins ses collections furent-elles presqu’immédiatement recherchées. On sentit tout de suite combien on avait eu tort de l’acheter si peu, et elle donna aux libraires avisés et à des courtiers teintés de littérature d’assez agréables bénéfices. Elle eut de la gloire mi-vivante mi-posthume. Pourtant, tout en contenant de fort belles choses, et notamment les Moralités légendaires de Jules Laforgue en grande partie, elle était dirigée avec assez de paresse, et son directeur, c’est-à-dire moi, avait une tendance excessive à juxtaposer à de la copie purement littéraire des textes d’érudition qui n’y étaient point absolument nécessaires. Mais on comptait sur l’avenir, et l’on voulait être complet. La collection de La Vogue, sur laquelle je n’insisterai point autrement, démontre pourtant deux choses : d’abord que le fameux dénigrement qu’on nous reprocha n’était point notre tendance, et que si nous dénigrâmes nous ne le fîmes que pour notre légitime défense et après d’injustes attaques, puisqu’on ne saurait trouver dans La Vogue d’autres articles critiques qu’un article très camarade que je fis pour l’apparition des Cantilènes de Jean Moréas, en dehors de ceux très intéressants de Félix Fénéon sur les Impressionnistes. Pourtant nous avions le papier tout prêt et la plume alerte et l’on ne
nous ménageait pas, mais nous étions fort pacifiques.
Tout récemment, j’eus l’occasion de retracer le passé de La Vogue ; deux jeunes poètes, Tristan Klingsor et Henry Degron, me demandèrent l’autorisation d’arborer mon vieux titre sur une jeune revue qui devait se conformer, m’affirmait-on, aux traditions intransigeantes de l’ancienne Vogue. Je leur donnai une lettre-préface, on pourrait dire, étant donné l’épigraphe, * *
« Vogue la Galère », auteur Jules Laforgue, parrain de la revue, des lettres de marque. Encore une fois, le petit steamer partit, chargé d’espoirs argonautiques, avec le salut amical de son ancien pilote. Le rôle grave de préfacier que j’avais assumé fait qu’il manque pourtant dans ces pages quelques détails que le côté d’apparat de ma besogne me commandait de passer sous silence. Et, d’abord, je n’y pouvais faire remarquer combien le titre, il est vrai, heureusement corrigé par l’épigraphe, était mauvais. C’est l’éloge de La Vogue et des œuvres qu’elle publia, dans sa première série, qu’on ne pensa jamais en citant son titre, devenu une sorte de nom propre, à la vulgarité du mot « vogue » conçu en son sens ordinaire, et à tout ce qu’il indique de plate poursuite du succès courant, et de course à quatre pattes vers la vulgarité. Le titre avait été trouvé par M. Léo d’Orfer, un décadent qui avait fondé cette revue et m’en avait confié le secrétariat de la rédaction, à cause de sa foi en mon génie et surtout parce qu’il me considérait très apte, en cas de difficultés vitales, à assurer la vie de l’organe. M. Léo d’Orfer avait découvert, c’est trop peu dire, inventé un éditeur, M. Barbou, venu à Paris pour y acquérir un fonds de papeterie au quartier des écoles. M. d’Orfer, qui avait la pratique des affaires et le don communicatif du mirage, transforma avec rapidité, semble-t-il, les ambitions de M. Barbou. Quand je vis celui-ci, il ne demandait pas mieux que de fonder une revue et d’éditer tous les livres ; il assurait même, à chaque auteur, qu’il tenait à ses œuvres d’une façon toute espéciale ; et comme les plus belles choses ont le pire destin, au bout de cinq semaines M. Barbou lâchait pied et repartait à la campagne se refaire une santé. J’avais dû déjà annoncer à M. d’Orfer que je partirais, que je démissionnerais, s’il persistait à vouloir publier, à côté de la revue, un supplément où son intention était do considérer avec indulgence les productions de l’abonné, ou d’amis dont il jugeait indispensable, autrement que littérairement, de publier les œuvres. Ce n’était point que toutes ces pages fussent sans intérêt, mais l’ensemble du choix ne me paraissait pas cadrer avec mes intentions de revue intransigeante. Nous choisîmes donc cette occasion de l’effacement de M. Barbou pour nous séparer, et je fis reparaître, après trois semaines d’intervalle qui me parurent opportunes, La Vogue, mieux à mon image. Ce fut encore un petit épisode de la lutte entre les décadents et les symbolistes sur le même tremplin. Mallarmé m’avait dit quand je lui avais conté l’apparition prochaine de la revue, et son nom : « C’est le dernier titre que je choisirais » je répondis « et moi donc, mais je pense bien le faire oublier », nous y avons réussi. Ce fut à ce moment que deux excellents écrivains, M. Jean Moréas et M. Paul Adam, jugèrent que le moment était venu de saisir le monde par la voix des quotidiens de la nouvelle bonne nouvelle littéraire. Les tendances nouvelles se vulgarisaient, il se formait des groupes et des sous-groupes, malgré qu’il y eut des individualités suffisantes ; donc MM. Jean Moréas et Paul Adam s’en furent trouver, au Figaro, M. Marcade et obtinrent l’insertion d’un manifeste littéraire quelque peu égoïste, où ils dépeignaient le mouvement symboliste à leurs couleurs, en assumaient, de leur propre mandat, la tâche et tentaient de se constituer chefs d’école. On leur en adressa de justes reproches, et puis l’on en sourit. On se rendit compte que si M. Marcade avait voulu considérer en MM. Moréas et Adam les chefs de l’école symboliste, c’était pour cette raison seule, qu’ignorant tout à fait du symbolisme, comme de toute autre matière littéraire, il en était réduit à se fier aux lumières des personnes qui prenaient la peine de l’aller voir. Il faut dire aussi que M. Marcade était sourd comme une cave, et qu’il n’eut même de M. Paul Adam, qu’une idée purement visuelle. Seul M. Moréas, dont la voix contenait des tonnerres, put faire parvenir à l’entendement de M. Marcade quelques propos esthétiques. M. Marcade, bon vieillard, portait, il est vrai, tout près de la bouche de son interlocuteur, sa conque auditive, mais pour utiliser cet accueil amène, une voix de stentor était au moins nécessaire. Le lendemain de la publication de ce manifeste M. Paul Adam dit à M. Jean Moréas « On va vous traiter de Daudet » et M. Moréas assura que cela lui était égal ; pour l’intelligence de ce propos on se souviendra que Daudet, le plus faible et le moins inventeur des écrivains naturalistes, fut celui qui força le premier le succès, avec Fromont jeune, et plut aux masses en vulgarisant la formule naturaliste. Néanmoins, on ne tint pas longtemps rigueur à ces Messieurs de l’extension de pouvoirs qu’ils s’étaient offerts, ou de l’initiative abusive et usurpatrice qu’ils avaient prise. En tout cas, j’y demeurais fort indifférent ; s’ils avaient le Figaro, n’avais-je pas La Vogue, et sachant à quoi s’en tenir, on continuait à marcher ensemble, la jeunesse cordiale étant chez tous (encore que M. Moréas nous devança tous d’un bon lustre), trop forte pour qu’on s’arrêtât longtemps à des misères de publicité. Jules Laforgue était alors à Berlin, ou aux villes d’eaux d’Allemagne, lecteur de l’impératrice Augusta. Cette place lui avait été assurée par les soins de ce sans-patrie de Paul Bourget, chargé par M. Amédée Pigeon, lecteur précédent, de pourvoir à son remplacement. M. Pigeon ayant appris par la voie du Figaro qu’un petit héritage lui incombait, voulait incontinent retrouver ses loisirs et ses travaux de critique d’art. Il fallait un jeune homme aimable et doux, capable de ne point s’occuper de politique. M. Bourget pensa avec raison que la pitié universelle de Laforgue pourrait être assez forte pour s’exercer au moins quelques années au profit des pauvres puissants de ce monde, et connaissant l’urbanité exquise de Jules Laforgue, il le fit choisir ; c’était d’Allemagne que m’arrivait sur papier bleu criblé de pattes d’abeilles traînées dans l’encre rouge, la copie de Laforgue ; sauf vacances. M. Moréas était déjà, depuis plusieurs années, un poète intéressant et élégant. Après avoir fait de bons vers réguliers, il pratiquait le vers libéré, abondait en curiosités rythmiques, intercalait des poèmes en prose dans des romans réalistes sans considérable portée, et après les Cantilènes, où figuraient des assonances d’après les chansons populaires, recherchait une sorte de vers libre. Son défaut était de tenir extrêmement peu à l’originalité de ses idées ; personne ne pratiqua aussi fort le fameux :
« Je prends mon bien où je le trouve », sans avoir l’excuse de Molière, qui, lorsqu’il disait cela, à propos d’une scène du Pédant joué, faisait allusion à une vieille collaboration avec Cyrano, et en effet reprenait une scène ébauchée jadis par lui ; c’était de la reprise individuelle. Mais M. Moréas croyant peu à l’idée, et féru de la forme, l’entendait dans un autre sens ; outre que ses vers faisaient montre souvent de connaissances étendues, il ne dédaignait pas d’intercaler dans ses œuvres en grande proportion des traductions, ou, selon son expression, des paraphrases. Il y réussissait fort bien. De là une antinomie avec les autres promoteurs du symbolisme, qu’il résolut en s’en détachant lorsqu’il fonda l’École romane, remettant, en somme, lui-même les choses en place. M. Moréas, alors, avait, parmi ses défauts, dont le moindre était de vouloir étendre son importance au-delà du vrai devant les journalistes (nous pensions que c’était aussi un défaut de se soucier des journalistes) une belle qualité, soit un très sincère amour de l’art, qui ne l’a pas quitté, et s’il s’en fait une conception un peu étroite, c’est bien son affaire. M. Paul Adam nous arrivait du naturalisme, il avait subi une de ces condamnations pour liberté d’écrire, fort bien portées depuis Baudelaire et Flaubert. Il ne s’en faisait pas trop gloire, et ne se targuait pas de Chair molle. Il était aimable et dandy. Un grand lévrier rhumatisant suivait ses pas ; l’esthétique de Paul Adam était alors assez confuse, ainsi que ses rêves politiques, littéraires, industriels, dramatiques, brummellesques. Il travaillait beaucoup et avait une peine infinie à tirer un parti pratique d’une production acharnée. Il y avait, dans ses efforts, de l’inquiétude et du disparate, mais il était déjà plein de talent, encore qu’il n’en fît pas toujours le meilleur usage et qu’il ne contrôlât pas assez l’intérêt de son effort ; il était mage et reporter de tempérament, historien en plus, fantaisiste follement et ces quatre courants d’idées n’étaient point sans falotes synthèses. Sa perpétuelle chimère, analogue aux rêveries de Balzac, était souvent distrayante. Un bel amour de l’art le tenait comme nous tous et contribuait à resserrer les liens d’amitié avec lui. C’était Félix Fénéon qui assurait la bonne périodicité de la revue ; très dévoué aux poètes, il corrigeait les épreuves, méticuleusement, artistement. Ce fut grâce à lui que nous fûmes réguliers ; les articles de critique d’art qu’il nous donna font regretter qu’il s’abstienne depuis longtemps d’écrire. La Vogue avait été une revue de combats et malgré qu’on n’ait pas songé à prendre de temps d’une exposition de théories, une revue théorique, au moins par les exemples. Ces revues, purement littéraires, ne durent pas. La mienne eut trente et un numéros, et puis s’arrêta. Il y eut une seconde série, encore plus brève, en 1889. La Vogue avait fait le départ entre les symbolistes et les décadents. Elle avait reçu des adhésions et des sympathies multiples, entre autres hors frontières celle d’Émile Verhaeren, alors le poète des beaux alexandrins des Flamandes et des Flambeaux noirs. Elle ne faisait que camarader avec des esprits distingués, mais autrement orientés, comme M. Charles Morice dont un bon livre de critique (sauf divergences) présenta un bon tableau de la littérature de cette heure. Laurent Tailhade n’y écrivit pas, parce qu’absent en longue villégiature durant ce semestre et demi que la revue vécut. Maurice Barrès, alors rédacteur au Voltaire, préparait ses livrets et ses préoccupations n’étaient pas identiques aux nôtres ; le côté art pur de notre revue l’effarait un peu et nous nous étonnions de ses désirs multiples ; nous eûmes aussi des ennemis, je ne m’arrête pas à énumérer des chroniqueurs, c’est à peu près les mêmes que maintenant ; mais parmi les poètes, de ceux qu’on rencontrait chez Mallarmé, nous soulevâmes un adversaire, M. René Ghil. M. René Ghil se partageait alors entre le sonnet, l’esthétique et l’épopée. Ses sonnets, il y en a de pires, son épopée, je n’en parle pas, parce que si je ne l’aime pas ce n’est pas une raison pour en dégoûter les autres, et aussi parce que je n’y attache point une extrême importance. Son esthétique c’était l’instrumentation colorée ou l’instrumentation verbale, un commentaire extraordinaire du sonnet des voyelles d’Arthur Rimbaud, une adaptation d’Helmholtz, téméraire héroïque M. René Ghil était d’une parfaite bonne foi, et l’allure du symbolisme, en ce manifeste de M. Moréas et de M. Adam, et dans La Vogue, lui parut attentatoire ; il voulut avoir sa tribune, et fonda, avec M. d’Orfer, la Renaissance, ainsi nommée, je pense, à cause des similitudes que M. Ghil a de tout temps reconnues entre lui et Guillaume-Salluste Du Bartas. De là, il fulmina contre tous l’excommunication majeure, puis la Renaissance ayant été éphémère parmi les éphémères, il fonda les Écrits pour l'art, où l’on se publiait entre amis, œuvres et portraits. M. de Régnier et M. Vielé-Griffin y parvinrent pour la première fois, de façon publique à l’héliogravure. Le mot symbolisme avait pris dès lors sa carrure et son sens. Ce n’était pas qu’il fut très précis, mais il est bien difficile de trouver un mot qui caractérise bien des efforts différents, et symbolisme valait à tout prendre, romantisme. Paul Adam proposait d’écrire un dogme dans le symbole ; le mot dogme répugnait à des tempéraments plutôt anarchistes et critiques comme le mien ; c’était Mallarmé qui avait surtout parlé du symbole, y voyant un équivalent au mot synthèse et concevant que le symbole était une synthèse vivante et ornée, sans commentaires critiques. L’union entre les symbolistes, outre un indéniable amour de l’art, et une tendresse commune pour les méconnus de l’heure précédente, était surtout faite par un ensemble de négations des habitudes antérieures. Se refuser à l’anecdote lyrique et romanesque, se refuser à écrire à ce va-comme-je-te-pousse, sous prétexte d’appropriation à l’ignorance du lecteur, rejeter l’art fermé des Parnassiens, le culte d’Hugo poussé au fétichisme, protester contre la platitude des petits naturalistes, retirer le roman du commérage et du document trop facile, renoncer à de petites analyses pour tenter des synthèses, tenir compte de l’apport étranger quand il était comme celui des grands Russes ou des Scandinaves, révélateur, tels étaient les points communs. Ce qui se détache nettement comme résultat tangible de l’année 1886, ce fut l’instauration du vers libre. Elle est présentée très judicieusement et très exactement par M. Albert Mockel dans ses Propos de littérature, et trop bien pour que je n’y renvoie pas le lecteur. Ce fut au début de la publication de La Vogue que j’allais voir Paul Verlaine. Si Verlaine eut été en France, avant 1880, alors qu’il était parfaitement méconnu, nui doute que je n’eusse cherché à lui témoigner mon admiration, parmi celles peu nombreuses qu’il comptait. Mais, à mon retour en France, il était en pleine gloire. Il ne m’attirait pas d’ailleurs aussi complètement que Mallarmé ; on pouvait penser que le meilleur et même tout de lui était dans ses livres. Quoiqu’il en soit, j’attendis une occasion et ce fut pour lui demander sa collaboration à La Vogue que je l’allai voir. C’était Cour Saint-François, presque Cour des Miracles. Sous le tonnerre intermittent du chemin de fer de Vincennes, à côté des boutiques aux devantures à plein cintre, une petite impasse ; un chantier de bois appuyait contre le viaduc de longs madriers et des échafaudages savants de poutres équarries décorait l’horizon d’une petite boutique de marchands de vins, où je trouvais Verlaine uniment placé devant un verre ; il m’en offrit la rime, car sa plaisanterie était demeurée banvillesque. Il voulut bien me dire, en exagérant amicalement, qu’il connaissait ma jeune réputation, et à ma demande de copie, il répondit par des phrases modestes ; pourtant il constata que c’était là une consécration, et que c’était la récompense de la vie, au début d’une vieillesse infirme, de s’entendre dire par des jeunes hommes qu’on avait bien fait, et qu’on pouvait être revendiqué par eux, en tant qu’exemple quoi qu’indigne, et presque traité de dieu, comme un ancêtre. Je voulus lui spécifier ce que j’attendais de lui, c’était une suite à ses Poètes maudits que je savais en train. Verlaine, d’abord, rompit les chiens, biaisa, me parla de Mallarmé dont il me savait le fidèle, me récita des vers de Mallarmé avec de curieuses intonations grandiloquentes, et nous esthétisâmes pour le plaisir d’esthétiser, et de se trouver des points communs. Il me raconta son retour à Paris, et puis ses chagrins, une partie au moins ; là-dessus un petit bonhomme, un gosse passait, fin et svelte, grêle même. Verlaine l’appela, lui donna un sou pour en user avec magnificence, me dit : j’en ai fait un Pierrot, et récita une courte pièce fort jolie ; craignant d’avoir paru trop homme de lettres, et soucieux d’offrir la réciprocité, comme excuse, il s’informa de mes derniers vers, mais je le ramenais à notre sujet qui était lui, et ce qu’il voudrait bien donner à La Vogue. Verlaine me parla de son portrait de Desbordes-Valmore, et alla quérir, non point son article, mais les œuvres de Desbordes-Valmore, mit son lorgnon, leva la tête et, paraissant lire par-dessus son lorgnon, droit à l’orifice de son corridor, dans une vieille redingote bleue qui avait des aspects de lévite, il me lut en pleurant quelques beaux poèmes. Cette affaire conclue et des vers promis, une lettre donnée pour prendre chez Vanier le manuscrit de l’article, je pris congé, trop tôt à mon gré et ne songeais qu’au dernier moment à assurer Verlaine d’une infime rétribution, unique dans les habitudes de la Revue ; il n’y avait pas pensé, et m’affirma qu’il n’en touchait pas d’habitude de supérieure. Je le revis souvent Cour Saint-François. Dans ce pittoresque quartier populaire, il s’était créé une vie, il contait ses joies matinales à aller clopin-clopant chercher ses journaux place de la Bastille, et assister au chassé-croisé, alors déjà considérable, des omnibus, au passage ouvrier du faubourg Saint-Antoine. Il m’expliqua un jour, et je regrette de ne m’en point souvenir exactement, le plan d’un Louis XVII. Il n’était point tous les jours d’humeur égale et je déclinai de publier des pamphlets très courts et très vifs qu’il eut aimé décocher à qui de droit, c’est-à-dire à Mme Verlaine. Il me conta beaucoup de ce qu’il a écrit dans les Confessions (je sais bien que je ne suis pas le seul à avoir recueilli ces confidences) mais avec un brio, un relief que je n’ai pas retrouvé dans son livre, notamment une promenade au matin dans Paris insurgé, et une lecture de la proclamation du gouvernement de la Commune, à son gré si belle, si fière et tout émanée d’anonymes, ce qui en rehaussait la valeur. Il avait rencontré ces jours-là Goncourt en garde national (ça lui paraissait très drôle). Nous étions compatriotes, étant tous deux nés à Metz, lui par accident ; car son père était capitaine du génie qui avait alors comme garnisons Arras, Metz et Montpellier, en sorte que Paul Verlaine eut pu naître félibre ; son vrai pays était l’Ardenne. Il se rappelait fort bien impressions d’enfance, assez identiques aux miennes (la ville de province change si peu) de l’Esplanade, dont, hasard amusant, c’est Gérard de Nerval qui parla le premier dans la littérature, de l’Esplanade, superbe terrasse sur la plus jolie vallée, actuellement si bouleversée, hérissée de forts et de glacis, sur les ossuaires de 1870, qu’un Messin ne saurait retrouver après tant de terrassements une seule des mottes de terre qu’il a jadis foulées, et qu’il y a suppression totale de la petite patrie pour lui. Nous causâmes des rues silencieuses où poussait l’herbe près de l’Évêché, et des gens qui eurent comme nous le sort de naître dans cette ville ; l’idée que Pilatre des Roziers, l’aéronaute, fut notre compatriote, lui fut agréable, mais le voisinage futur dans le Bouillet avec Ambroise Thomas le laissa plus froid. C’est Nancy qui a assumé la tâche de remplacer Metz et d’en recueillir les nationaux illustres. Nous fûmes, de ce chef, un certain nombre réunis un jour chez M. Poincaré, sous la présidence de M. André Theuriet, de l’Académie française ; il s’agissait d’avoir des idées et de dresser vite les bustes de Goncourt et celui de Verlaine dans ce beau jardin de la Pépinière, encore que ces hommes de valeur n’avaient point paré l’Académie de leur reflet plus radieux que celui des palmes vertes. M. Roger Marx avait acquis le concours de Carrière pour un buste de Verlaine qui eut été digne du beau portrait qu’il a peint. Mais dans cette ville, livrée aux plus basses menées nationalistes et à un dégoûtant antisémitisme, on n’a pas le temps de fêter des artistes. Je fis part à Verlaine de mon intention de publier dans La Vogue des œuvres de Rimbaud autres que celles qui figuraient dans les Poètes Maudits, et supérieures aux Premières Communions que le premier numéro de La Vogue avait données d’après une copie. Il s’agissait de retrouver le manuscrit des Illuminations. Verlaine l’avait prêté pour qu’il circulât, et il circulait. Au dire de Verlaine, ce devait être dans les environs de Le Cardonnel qu’on pouvait trouver une piste sérieuse ; c’était vague ; heureusement Fénéon, consulté par moi, se souvint que le manuscrit avait été aux mains de M. Zénon Fière, poète et son collègue aux bureaux de la guerre dont Fénéon faisait alors un petit musée impressionniste et un bureau d’esprit à parois vertes, avant qu’il en fît un arsenal, comme assermenté, des anarchistes. Entre temps Fénéon apprenait à tous ses confrères, comme lui commis au bon ordre du recrutement, à trousser cordialement le sonnet, et ce n’est pas une idée sans valeur que d’avoir voulu rendre le sonnet corporatif et bureaucratique. Fénéon apprit de M. Zénon Fière que le manuscrit était entre les mains de son frère, le poète Louis Fière ; nous l’eûmes le soir même, le lûmes, le classâmes et le publiâmes avec empressement. Verlaine fit une petite préface, pour le tirage à part, étant le seul ayant droit, et ce fut parce qu’il ne se dépêcha point à en écrire une pour la Saison en enfer que le tirage à part, préparé, n’en fut point fait ; les Illuminations, sous leur forme de brochure, après qu’un service assez copieux en eût été fait, n’eurent de quelques semaines qu’un seul acheteur ; ce fut M. Paul Bourget, à ce que m’apprit le dépositaire, M. Stock. Concurremment à la publication de La Vogue ou un peu après, diverses plaquettes paraissaient dont le but était de répondre à des attaques de juges sévères, ou de fournir quelques explications, car il arrivait que nous en sentions l’opportunité. Ces cahiers parurent pour la plupart chez Léon Vanier, alors le grand éditeur des symbolistes, des décadents, avec Verlaine en étoile sur son catalogue. Ainsi fut donné l’Art symboliste de Georges Vanor qui contient des renseignements techniques sur l’esthétique symboliste. Le brillant conférencier était alors un aède jeune et enthousiaste, très intelligent et son petit bouquin, qui demeurera une pièce curieuse, eut été parfait, s’il n’avait jugé nécessaire de couronner le livre par une glose à lui spéciale du symbolisme qu’il désirait chrétien. Cette vue a un peu contribué, ainsi que certaines des théories d’antan de Paul Adam, à entacher le symbolisme, pour certains, de mysticisme occultiste. Mystiques, nous l’étions dans un certain sens, par notre poursuite de l’inconnaissable et de la nuance imprécise ; occultistes non pas, au moins ni M. Jean Moréas ni moi. Mais de même que pour le gros public les décadents, les auteurs difficiles, c’était tout un énorme groupe, un peuple d’écrivains qui englobait Goncourt, Villiers de l’Isle-Adam, Poictevin, Rosny, tous les discutés, tous les méconnus, tous les passionnés d’écriture artiste, ou plutôt d’écriture expressive et de forme nouvelle, les occultistes, les symbolistes, les anarchistes aussi ce fut, pour ce même public, une masse en marche. La foule apercevait un brouillard bariolé, avec des lueurs indécises de fanal au-dessus d’une marche naturellement un peu cahotante, et voyait passer sa génération montante, comme dit Rosny, en groupes voisins, mêlés par des conversations engagées, plus indistincts à des haltes où on confrontait des idées et où l’on discutait ensemble, plus confus de la présence d’indépendants égaillés au long des groupes. Longtemps nous ne pûmes espérer prouver à un critique que nous n’étions pas des Rose-Croix ; on nous objectait que les Rose-Croix se déclaraient symbolistes, que Péladan c’était presque Paul Adam. Il fallait expliquer qu’il y avait symbole et symbole, symbole religieux, symbole pour Rose-Croix, symbole pour symboliste, variété de symboles pour chaque symboliste ; le critique hagard reculait, et s’en allait répétant : les symbolistes sont des occultistes ; plus tard, en 1895, lorsque parut mon livre La Pluie et le beau Temps qu’épigraphiait une belle phrase de La Mettrie, le matérialiste pur, dont j’aimai fixer le nom sur un de mes livres, des interviewers qui, justement, venaient d’être chargés de savoir si la littérature était mystique, religieuse ou pas, vinrent me voir ; et quoique je leur en ai dit, quoique je leur ai fait remarquer le nom de La Mettrie, et que j’ai cru devoir leur expliquer à peu près ce qu’il avait été, rentrés à leur journal ils se recueillirent, et conclurent que, plein de mysticisme religieux, je le prouvai en parant ma couverture d’une phrase de La Mettrie, éminemment religieuse et occultiste. Tant le préjugé a de force et roule l’évidence comme paille dans le torrent. À un autre temps, nous fûmes d’un bloc, des anarchistes ; on le crut de tous, sans nuance, avec une égale fermeté, avec cette certitude infrangible qui caractérise les reporters. Après l’acte de Vaillant, un journal boulevardier, celui qui règne sur les élégances, le Gaulois, crut bon de réunir dans sa salle des dépêches les portraits des anarchistes intellectuels. Une des lumières du journal, j’aime à le croire, fut détachée chez Vanier, à cette fin d’y prendre et d’en rapporter une collection des Hommes d’Aujourd’hui, intéressante publication hebdomadaire où Verlaine écrivit passablement, qui donnait des biographies et des portraits-charges des hommes du jour, avec plus ou moins de précision et de certitude ; l’antichambre publique du Gaulois offrit plusieurs jours à la foule, à côté des images de Laurent Tailhade et de moi, pour lesquels cette attribution d’idées était juste, celle, par exemple, de M. Jean Moréas, qui je pense n’énonça jamais la moindre opinion politique, et s’éloigne de toute question sociale de toute la vitesse de sa trirème. Ceci dit, pour réduire à ses proportions exactes la responsabilité de Georges Vanor dans la comédie des erreurs qui se joua toujours, en ces temps lointains, à propos de nous. Le Glossaire de Plowert, petit dictionnaire à l’usage des gens du monde, moins curieux à certains égards, le fut beaucoup plus à d’autres. Plowert est le nom d’un manchot qui évolue non sans grâce dans un roman de Moréas et Paul Adam, de leur plus vieille manière. Il parut piquant sans doute à Paul Adam de mettre le nom d’un héros à un seul bras, sur la couverture d’un petit volume qui allait être écrit par une demi-douzaine de dextres, car Paul Adam n’entendait pas se risquer à donner des néologismes de ses collègues, des interprétations hasardées et éloignées de la plus exacte précision. Il avait la connaissance des bonnes méthodes érudites et aussi des habitudes du journalisme (il y fut toujours expert), il résolut donc d’avoir recours à l’interview, et de nous demander à chacun le choix de nos mots nouveaux, mais point de cette façon verbale de l’interview ordinaire qui laisse tomber des détails, mais de façon scripturaire et, pour ainsi dire, ferme. L’idée de ce glossaire avait été engendrée chez Paul Adam par une commande à moi faite. Un jeune éditeur, M. Dupret, qui, après avoir mis au jour quelques plaquettes curieuses, s’alla retremper dans un fructueux commerce de bois, avait reçu de moi l’offre d’une sorte de grammaire française, avec rythmique, projet que je reprendrai quelque jour de loisir un peu large. Comme il n’éditait résolument que de petites plaquettes in-32, M. Dupret me proposa d’en éditer les derniers chapitres (nous raisonnions sur plan) ceux qui auraient trait à l’époque que nous traversions, c’eût été une petite grammaire et rythmique symboliste. Mon indolence était alors assez grande pour qu’il n’existât, de longtemps, de ce petit livre, qu’un schéma détaillé. J’avais conté le fait de la prochaine éclosion de ce livre à mes camarades, et par conséquent à Paul Adam. Le lendemain, Adam vint nous trouver, quelques-uns, dans un café du boulevard d’où nous aimions voir s’écouler les passants de l’heure ; on vit bien à son approche qu’il s’était passé quelque chose ; le paletot mastic de notre ami, paletot alors célèbre, flottait avec des plis d’étendard. Sur la hampe de cet étendard son chapeau avait une inclinaison martiale comme s’il se fût douté de la victoire d’Uhde. Notre ami abordait avec des performances de galion. Il s’assit et tous ses gestes éclatèrent en munificence. Il nous confia alors que Vanier, consulté par lui sur l’opportunité d’un petit dictionnaire de nos néologismes, complément plus qu’indispensable de mon futur travail, avait adhéré avec empressement à ses projets, et qu’un fort lexique allait naître. Il demandait notre concours avec une face rayonnante, et il eût été criminel d’adresser des objections à un ami aussi heureux. Plowert naquit et besogna dare-dare. Nous n’attachâmes pas à son œuvre assez d’importance. À le faire, il eût fallu fondre nos projets et donner, d’un coup, importants, cette grammaire et ce dictionnaire des symbolistes qui eussent été des documents curieux, et qui auraient été fort utiles. Nous érigions ainsi notre monument en face celui qu’élaborent sans cesse les doctes ralentisseurs du Verbe qui s’évertuent à l’Académie. Tel qu’il est et malgré l’abondance de ses fautes d’impression le petit volume, qui ne contient que nos néologismes alors parus, qui n’est qu’un petit répertoire, offre cet intérêt, qu’en le parcourant on pourra voir que tous nos postulats d’alors ont été accueillis, et sont entrés dans le courant de la langue et ne dérangent plus que de très périmés dilettantes. L’automne de 1886, j’allais prendre, au débarqué de l’Orient-Express, Jules Laforgue qui revenait d’Allemagne, décidé à n’y point retourner ; il se mariait et essayait de vivre à Paris de sa plume. Par un abandon de ses droits à de petites sœurs très cadettes, Laforgue se trouvait sans fortune aucune, et il n’avait aucune espèce d’économies. Quelques fonds que lui prêtèrent les siens lui fournirent juste de quoi s’installer. Sa santé, assez faible, avait souffert d’un voyage d’hiver en Angleterre, où il était allé se marier, et d’un retour brusque dans un appartement pas préparé en plein froid décembre. Sauf quelques articles au supplément du Figaro, à la Gazette des Beaux-Arts, une chronique mensuelle à la Revue Indépendante, maigrement payée et sans fixité dans les dates, il n’avait rien. La librairie ne voulait point de ses Moralités légendaires, malgré mes conseils il ajournait la publication de ses Fleurs de bonne volonté (que j’ai publiées dans l’année 1888 de la Revue Indépendante) ; ce livre d’ailleurs ne lui eût rien rapporté pratiquement. Laforgue ne trouva pas, dans Paris, trois cent cinquante francs pour ses Moralités légendaires, et ce fut bientôt la misère entière à deux, sans remède, sans amis, qui fussent en mesure de l’aider efficacement. C’était la détresse fière et décente, le ménage soutenu par la vente lente d’albums, de collections, de bouquins rares, et puis la maladie aggravée. Il était à peu près certain d’obtenir un poste suffisamment rétribué dans un pays chaud, en Algérie ou en Égypte (il ne pouvait s’agir pour lui de passer un nouvel hiver à Paris, M. Charles Ephrussi et M. Paul Bourget s’étaient employés à le lui épargner), lorsque la mort arriva, une nuit, soudaine, Mme Laforgue, au réveil, trouvait son mari mort à côté d’elle. Ah ! le funèbre enterrement ! dans un jour saumâtre, fumeux, un matin jaunâtre et moite ; enterrement simple, sans aucune tenture à la porte, hâtivement parti à huit heures, sans attendre un instant quelque ami retardataire, et nous étions si peu derrière ce cercueil : Émile Laforgue, son frère, Th. Ysaye le pianiste, quelques parents lointains fixés à Paris, dans une voiture, avec Mme Jules Laforgue ; Paul Bourget, Fénéon, Moréas, Adam et moi ; et la montée lente, lente à travers la rue des Plantes, à travers les quartiers sales, de misère, d’incurie et de nonchalance, où le crime social suait à toutes les fenêtres pavoisées de linge sale, aux devantures sang de bœuf, rues fermées, muettes, obscures, sans intelligence, la ville telle que la rejette sur ses barrières les quartiers de luxe, sourds et égoïstes ; on avait dépassé si vite ces quartiers de couvents égoïstes et clos où quelques baguettes dépouillées de branches accentuent ces tristesses de dimanche et d’automne qu’il avait dites dans ses Complaintes et, parmi le demi-silence, nous arrivons à ce cimetière de Bagneux, alors neuf, plus sinistre encore d’être vide, avec des morts comme sous des plates-bandes de croix de bois, concessions provisoires, comme dit bêlement le langage officiel, et sur la tombe fraîche, avec l’empressement, auprès du convoi, du menuisier à qui on a commandé la croix de bois, et qui s’informe si c’est bien son client qui passe, avec trop de mots dits trop haut, on voit, du fiacre, Mme Laforgue, riant d’un gloussement déchirant et sans pleurs, et, sur cet effondrement de deux vies, personne de nous ne pensait à de la rhétorique tumulaire. La mort de Laforgue était, pour les lettres, irréparable ; il emportait la grâce de notre mouvement, une nuance d’esprit varié, humain et philosophique ; une place est demeurée vide parmi nous. C’était le pauvre Yorik qui avait eu un si joli sourire, le pauvre Yorik qui avait professé la sagesse à Wittemberg, et en avait fait la comparaison la plus sérieuse avec la folie ; c’était un musicien du grand tout, un passereau tout transpercé d’infini qui s’en allait, et qu’on blottissait dans une glaise froide et collante — la plus pauvre mort de grand artiste, et le destin y eut une part hostile, qui ne laisse vivre les plus délicats que s’ils paient à la société la rançon d’un emploi qui les rend semblables à tous, connaissant le bien et le mal à la façon d’un comptable, et ne leur jette pas, des mille fenêtres indifférentes à l’art, de la presse, un sou pour subsister pauvrement et fièrement, en restant des artistes — à moins qu’une robustesse sans tare morbide ne leur permette de franchir, en les descendant et en les remontant ensuite, tous les cycles de l’enfer social. La Revue Indépendante qu’avait dirigée en 1884 Félix Fénéon et M. Chevrier dans un sens très intelligemment naturaliste, avait laissé de brillants souvenirs, et des personnes songeaient à la ressusciter. M. Dujardin, écrivain des plus médiocres et qui pensait faire une affaire du symbolisme et des symbolistes, ancien directeur de la Revue Wagnérienne, entreprit de la refonder avec MM. Félix Fénéon et Téodor de Wyzewa comme inspirateurs et rédacteurs en chef. Félix Fénéon s’étant presque immédiatement retiré, M. de Wyzewa en demeura le principal moteur et y appliqua ses idées qui consistaient à y faire écrire des écrivains déjà nantis du succès, mais pas encore accueillis par le triomphe. On y voulait servir cette idée du bourgeois lettré que nous indiquions plus haut, que le Mouvement nouveau comprenait Goncourt et Verlaine et Mallarmé, et M. Anatole France, et M. Robert de Bonnières, et M. Octave Mirbeau, en somme ceux que le journalisme littéraire ne mettait pas en première ligne. Il y avait d’ailleurs, à cette époque, un groupe de romanciers psychologues qu’on réunissait dans une sorte de communion intellectuelle, Bourget, Bonnières, Hervieu, Mirbeau, il y avait Huysmans un peu à part, Becque, très à part, dont l’heure allait approximativement sonner avec les débuts d’Antoine. M. Anatole France n’avait pas encore pris tout son développement ni toute l’ampleur de sérénité qui ont mis si haut son génie ardent et calme. C’était l’auteur gracieux de Sylvestre Bonnard, et le critique littéraire, le meilleur d’un temps où ils ne furent pas extraordinaires ; on peut penser sans injustice que chez M. Anatole France, le critique des faits, l’historien de la vie contemporaine, selon la belle méthode neuve qu’il s’est instaurée et l’écrivain original sont plus importants que le critique littéraire. Il était englobé dans cette conception de revue, à côté des précurseurs du symbolisme, déjà connus au moins de nom du grand public, Mallarmé et Verlaine, et que Villiers de l’Isle-Adam, qu’admettaient ou plutôt qu’admiraient tous les novateurs. Laforgue y avait sa place, et moi aussi, mais on entendait ne pas effaroucher le public et ne pas montrer trop tôt les symbolistes, et donner d’eux comme des échantillons importants avant de proclamer toute la sympathie qu’on disait avoir pour nous. Pour des raisons diverses M. Dujardin m’offrit la rédaction en chef de sa revue qui devint dès lors plus nette et plus progressiste et accepta tout le symbolisme en tenant compte, ainsi qu’il me paraissait nécessaire, des efforts intéressants de romanciers comme les Rosny. La revue qui marchait fort bien littérairement périt de la gestion plus que chimérique de son directeur et administrateur, ou du moins passa chez le libraire Savine aux mains de M. de Nion qui en fit la revue des néo-naturalistes, et elle ne fit plus que décliner, passant de mains en mains, sans retrouver un instant l’importance que j’avais pu lui donner en 1888. Le symbolisme avait alors acquis sa pleine importance, car il n’était plus représenté seulement par ses promoteurs, il avait reçu des adhésions précieuses. C’était Francis Vielé-Griffin et Henri de Régnier, sortis avec éclat des premiers tâtonnements, apportant l’un des visions élégantes et hiératiques, l’autre un sentiment très vif de la nature, une sorte de lakisme curieux de folklore, avec une liberté encore hésitante du rythme, mais une décision complète sur cette liberté rythmique. Albert Mockel qui donnait sa jolie Chantefable, et Ajalbert, Albert Saint-Paul Adolphe, Retté ; il y eut beaucoup de symbolistes, et puis plus encore, et un instant tous les poètes furent symbolistes. C’est alors que chacun tira de son côté, dégageant son originalité propre, complétant les données premières du premier groupe, dont les demeurants Moréas, Adam et moi, eurent à développer et à faire prévaloir chacun sa manière propre ; les divergences, qu’on ne s’était jamais tues, mais qui ne pouvaient éclater lors des premières luttes contre des adversaires communs, devenaient nécessairement plus visibles puisque nous avions des idéaux différents. Moréas, d’esprit classique, redevenait classique, Adam reprenait, après une course dans la politique, ses ambitions balzaciennes. Ma façon particulière de comprendre le symbolisme avait ses partisans ; bref, nous entrions dans l’histoire littéraire : les prémisses posées allaient donner leurs effets, des surgeons vivaces allaient se projeter, des originalités curieuses s’affirmer à côté de nous, Maurice Maeterlinck, Charles Van Lerberghe, Remy de Gourmont, etc. Ce serait dépasser le sujet de ces notes que de décrire tout le mouvement de 1889 et des années suivantes, encore que certains articles réunis dans ce volume présenteront là-dessus ce que, comme critique, j’en ai pu penser. Un mot encore. M. Henri de Régnier écrivait récemment dans un article que j’étais demeuré à peu près le seul symboliste, presque tous ceux qui furent du premier ou du second ban du symbolisme ayant varié, sur une foule de points, leur façon de voir. C’est leur affaire, et je n’y ai rien à voir qu’à constater, lorsque l’occasion s’en impose, au hasard de mon métier de critique, les variations sur lesquelles je puis donner mon simple avis. Si M. Moréas est arrivé au classicisme pur, non sans le parer de beauté — si M. Paul Adam ne trouve pas l’étiquette assez large pour son effort multiple (ce qu’il n’a point dit, je pense) — si, parmi les autres du second ban, encore que je ne vois qu’un développement et non un changement chez M. Francis Vielé-Griffin, M. Henri de Régnier présente une formule combinée, entre autres éléments, de classicisme, de symbolisme et de romantisme, — si M. Maeterlinck n’appelle pas symbolistes ses beaux drames symboliques, ce qui est son droit, tout cela ne constitue pas des raisons pour que je modifie mon art ; je fais de mon mieux pour suivre un développement logique, et ne peux me froisser d’être considéré comme d’accord avec moi-même. Il m’a paru nécessaire de reformer l’instrument lyrique. On m’a cru. La bibliothèque du vers libre est nombreuse, et de belles œuvres portent aux dos de leurs reliures des noms divers, illustres ou notoires. Depuis le symbolisme il existe, à côté du roman romanesque et du roman romantique, une manière de roman qui n’est pas le roman naturaliste, qu’on peut appeler le roman symboliste ; j’en ai donné qui valent ce qu’ils valent, mais ils ne sont pas ceux du voisin. De même que j’ai toujours dit que je n’entendais pas fournir, en créant les vers libres, un canon fixe de nouvelles strophes, mais prouver que chacun pouvait trouver en lui sa rythmique propre, obéissante toujours, malgré qu’il en ait, sauf clowneries, aux lois du langage, je n’ai jamais pensé à enfermer le symbolisme dans une trop étroite définition. Il y a place pour beaucoup d’efforts sur le terrain de l’analyse caractéristique et de la synthèse du nouveau roman. Un jour peut-être développerai-je avec exemples ce que peut être le roman symboliste ; il y en a, et qui ne ressemblent pas aux miens. Mais je passe, et ferai simplement observer à M. Henri de Régnier, qui le sait d’ailleurs, que si je suis resté à peu près le seul symboliste, c’est que j’étais un des rares qui l’étaient vraiment de fond, parce que le symbolisme était l’expression de leur tempérament propre et de leur opinion critique. Et puis, aussi, il faut en tenir compte, les temps ont changé. En 1886, et aux années suivantes, nous étions plus attentifs à notre développement littéraire qu’à la marche du monde. Nous avons édifié une partie de ce que nous voulions édifier, et il est moins important que nous n’ayons renversé qu’une partie de ce que nous voulions renverser. Si l’on évoquait le passé de notre littérature et ses écoles variées, comme on fait aux expositions, pour les peuples par des séries de pavillons, le pavillon du symbolisme ne serait point indigne des autres, et pourrait lancer ses clochetons et ses minarets, fièrement auprès des coupoles du Parnasse. Les beautés de l’entrée et du hall central, pour lesquelles, je le déclare avec joie, beaucoup de peintres, de décorateurs, d’harmonistes auraient été convoqués autour de chefs d’équipe, dont je serais, je pense, seraient augmentées de l’inconnu de salles encore non terminées, et dont nous annoncerions l’ouverture pour la prochaine exposition. Le Symbolisme n’a qu’une vingtaine d’années, il lui faut du temps pour produire encore, et qu’on étudie chez lui les symptômes de vieillesse en même temps qu’on en pourra dénombrer et résumer les complexités et les influences. De plus, nous fûmes amenés, à un certain moment, tous les symbolistes, à comparer notre développement particulier à la marche du monde, nous avons tiré des opinions différentes et personnelles, mais à moi il m’a paru nécessaire d’accorder, dans nos préoccupations d’aujourd’hui, une prééminence à l’art social, mais sans rien aliéner des droits de la synthèse et du style. Le peuple comprendra ; ce sont ses Académies, et ses critiques jurés qui l’abusent et lui affadissent l’intellect de boissons tièdes. Notre bourgeoisie est saturée de Coppée, elle n’écoute que par exception, elle ne comprend que par hasard et par surprise. Il y a un Quatrième État qui saura écouter et comprendre. Il se peut que cette certitude fasse sourire des chroniqueurs élégants et des penseurs mondains ; quoi soumettre au peuple, ces choses que tous jugèrent hermétiques ! elles le parurent, elles ne le sont pas en réalité ; la preuve est faite, nos jeunes amis de l’Art social le savent, comme ils savent leurs contacts avec le Symbolisme, le vrai, le plus large. La preuve fut faite dans les réunions populaires. Elle le fut aux samedis de l’Odéon et du théâtre Sarah Bernhardt, où les poèmes symbolistes, et les poèmes des vers-libristes reçurent un bel accueil, qui eut été plus grand si le spectacle eut pu être plus populaire. La preuve fut faite aussi dans des réunions purement populaires, à but social, où tonnait la voix généreuse de Laurent Tailhade qui, après avoir donné à la bibliothèque du symbolisme, après le jardin des Rêves, ses admirables Vitraux, a dédié à l’art social des poèmes animés d’un rire à la Daumier. C’est devant ces publics nouveaux que les œuvres d’art nouvelles, écoutées avec sincérité, sont applaudies, seront applaudies, et ce qui ne sera pas compris demain le sera après-demain.
Articles de la Revue Indépendante (1888)
Et s’animent ainsi des coins de Paris, de Menton, de Toulouse, des salles d’attente où l’attention se fixe sur tel ou tel être caractéristique autour duquel s’ébrouent des formes vagues, des sites de Luchon, des Pyrénées, de Fontarabie, du pays basque, de la Bretagne, de la Suisse, du Rhin, de la Hollande, des notations au Bois de Boulogne, sur les cygnes du parc Monceau, et, brusques, des théories sur le choix des fleurs, puis un été en Normandie détaillant de longues courses, des haltes pour pénétrer l’accord de l’autochtone et du paysage, etc… À cette forme, à ce rendu strict de la nature cherchée par l’artiste, l’écueil se présente que devant les variations infinies et menues du décor le mot très précis et juste ne se trouve pas, ou que le mot trouvé, quelque peu technique et lourd, ne rende qu’insuffisamment les légères différences qu’il note ; encore, ce danger, qu’à étudier aussi consciencieusement qu’un peintre impressionniste les intimités des choses et les variations de leur couleur, l’œil ne s’hypnotise et ne traduise plus que de pures impressions mentales et un peu déviées. Mais M. Poictevin se tire presque toujours de ces complexes difficultés. Toutefois nous préférons infiniment à ses Paysages les Nouveaux Songes dont la chatoyante théorie clôt le volume. Ici plus de rendu strict ; l’auteur est en son pur domaine du rêve vécu.« C’était, sous un jour pluvieux, le jaune mouillé du phare du Cap, vers Bordighère, dans le ciel une nappe citrine laissant transparaître à son milieu un vert d’iris. Au-dessus de la mer se développait une bande, gris-lilas à déchiquetures. Peu à peu des nues à gauche se trempant fanées, elle s’étendit devant le ciel même, plus doucement que lividement violâtre. Et la mer se mouvait en une somptuosité vieux-vert teintée d’améthystes. »
« Sur le vapeur de Honfleur au Hâvre. — Dans cette foule bigarrée, réellement gênante, qui semblait empêcher toute contemplation, car cette rumeur et ce trépignement couvraient le silence si peu frissonnant des eaux, une jeune fille se distinguait. Elle s’abstenait — cela à son insu, on le sentait bien — de ce qui eût pu prêter à une remarque même la plus favorable. — Un costume laissant une impression avenante, sans éclat gai. Je ne sais quelle pudeur baignait son regard, ne le noyait pas ; les joues avaient un jaune rose moite où hésitaient de percer quelques grains de beauté, flavescences d’aurore. Les sourcils écartés, clairsemés, un peu irréguliers à leur naissance, mais non sans douceur, indiquaient dans leur courbe une imagination qui ne se rabaisse. Le nez futé ne se relevait trop accommodant. Les dents serrées sans heurt gardaient une pâleur nacrée. Et le menton mignon, sans avancer, disait quelque volonté, muettement exprimée par les incarnadines lèvres, à intervalles, pressées, mordillées à peine. Sous le chapeau de paille à bords relevés je voyais le front se bomber, les tempes plutôt creuses, les petites oreilles s’ourler esthétiques, comme transparentes, la chevelure se dessiner châtaine plus que blonde. « Si gracieuse surtout demeurait la pose, tout gentiment, tranquillement changeante. Parfois, la tête avait un joli mouvement minime en avant dans une attentivité non tendue. Était-elle nubile, cette jeune fille ? point que n’élucidait qu’avec un mystère une rougeur indécise, pénétrante et charmeuse, teinte dernière de ce visage, ne contrariant pas, tout au contraire, l’humide brume brunâtre des vifs yeux, presque tendrement réservés sous leurs longs cils soyeux. Lorsqu’elle dut s’éloigner, la jeune fille, je crois — foi plus chère, plus positive que toute science — qu’un prompt regard intact a coulé d’elle furtif vers l’admirateur comme vers ce qu’on ne voudrait laisser supposer oublier. »Dans ces Nouveaux Songes, vision plus personnelle adaptée aux traductions des paysages, comme dans le livre déjà paru des Songes, l’œuvre maîtresse de M. Poictevin, toujours une profonde réflexion des lieux, des peintures, des aspects de foule, en une âme qui sait en ouvrer un entrelac sûr et personnel. Parfois, l’écrivain s’attarde à cette quasi-impossibilité de lutter avec des mots contre les couleurs et les lignes (les couleurs et les lignes étant vues comme des directions intellectuelles de sa pensée). Ces visions de civilisé très compliqué, très analyste, hanté de besoins d’abstraction, sont-elles bien les traductions des tableaux qu’il étudie ? Les havres qu’il se crée en des paysages presque lyriques, et féminins et imaginaires, sont-ils des paysages réels ? Il importe d’ailleurs fort peu. Parmi ceux qui croient que la réalité subsiste surtout dans les rêves, peut-être uniquement dans les rêves, et que les choses et les êtres seraient création nulle et tout au plus mauvaise sans un large instinct de solidarité, M. Poictevin est un des plus doués intellectuellement, un des mieux munis pour traduire son intelligence. Il évoque, une manière de Lucrèce mystique, et aussi de Théocrite ayant remarqué que les pâtres font tache dans le paysage choisi où les artistes païens les placèrent. Au moins sait-il qu’ils ne comprennent pas la féminéité de ces lignes naturistes, et qu’il vaut mieux les en élaguer, eux et leurs aspirations. Son livre actuel est un des plus complets dans une œuvre où, sauf les livres de début, tout a chance de rester de par la conscience et la sincérité de l’écrivain et par la valeur des phénomènes étudiés.
de supposer la réelle entrée du poète dans un cabaret ? la guêpe est-elle une guêpe réelle ? n’est-ce pas la mémoire d’un instant de vie, revenant se figer par quelques inflexions simplifiantes, et par là symboliques. Rien n’est inintelligible ; c’est en embrouillant de commentaires et d’explications la sensation franche et si complètement sortie du poème qu’on le rend à peu près incompréhensible. En matière technique, M. Lemaître reproche surtout à Verlaine, que son oreille à lui, M. Lemaître, n’est pas habituée aux libertés prises avec le vieil alexandrin. Je crois l’oreille de M. Lemaître destinée à en entendre bien d’autres, je la crois même destinée à accueillir bientôt non seulement les rythmes de Verlaine, mais d’autres rythmes nouveaux. Puis M. Lemaître conclura à la liberté du rythme, quand, plus familiarisé avec le nouveau vers, il en saisira lui-même la musique, sans qu’on ait besoin de la lui expliquer théoriquement. Ses opinions sur l’ancienne poésie qui ressemblait trop à de la belle prose sont très fondées et l’amèneront à découvrir que la poésie est une musique spéciale dont les moyens d’expression, différents de ceux de la musique pure, peuvent être, un à un, intuitivement découverts ; bien des poètes antérieurs, reconnus par M. Lemaître, l’ont pensé, et ils ont chacun apporté à la poésie quelque élément nouveau de musique. La voie ouverte est illimitée, car les combinaisons des mots et des rythmes sont innombrables comme celles des nombres.
Il a, comme les mystiques, le culte de la Vierge à laquelle il adresse de pénétrants cantiques ; mais là encore c’est la religion anthropomorphique, la création d’un idéal féminin, l’évocation cérébrale d’une femme avec laquelle il ne faille point débattre les choses de la vie. Puis s’égrènent des coins de Londres aux senteurs de rhum, et des péchés abolis, des ballades légères et chantonnantes, des lieds mélancoliques :
et des sonnets : au Parsifal, triomphateur des appels et des luxures ; d’autres sonnets, bibelots précieux faits pour des amis du poète ; puis des sonnets chrétiens, puis des paysages, enfin Lucien Létinois, une tentative de poème intime et familier, comme un petit roman de poète, conçu sans la banalité des détails, pas poussé à l’héroïsme, vrais vers bien pris en leur taille, d’un sincère et pénétrant timbre lyrique. C’est, après la mort d’un ami pris tout jeune, périmé à l’hôpital, le regret qui s’éveille en celui qui demeure ; et tout d’abord l’action de grâces à Dieu, l’action de grâces quand même :
Attristé et attendri, et plus seul, le poète fait un retour sur lui-même et toute la souffrance antérieure, il sent qu’il doit marcher blessé au milieu des hommes :
et ces blessures, il les sent toutes infligées par des mains de femme :
et quand il sut, quand ses premières certitudes en l’idéal féminin furent ruinées, l’amitié d’un enfant intelligent lui fut la consolation, et il l’aima comme un fils dont il est fier. Les litanies se déroulent :
Son fils est fier, bon, fort, beau. Puis se retrace à lui le souvenir de tristesses communes, puis l’idée du convoi blanc qu’il fut sinistre de suivre ; et après ces idées de deuils anciens, qui ont amené l’idée de tristesse et la mémoire de la mort, par une naturelle réaction le souvenir de la grâce et de la valeur de celui qui est mort, et de là l’idée des minutes heureuses passées ensemble, dans des étés ou des printemps d’une beauté de contes de fées, où la fatigue des marches se fait bienfaisante et soulève les piétons en féeries, et puis après ces temps, les séparations et la mort. Cette mort n’est-elle pas un châtiment ? A-t-on le droit de se faire un fils hors la nature ?… Enfin ! ce qui reste au poète de l’ami regretté, c’est un pastel évocateur et ces quelques sensations égrenées, et le souvenir de rêves faits pour l’épanouissement détruit de l’ami et le souvenir de sa mort, de ce qui fut son âme, et des minutes de pensée devant la pierre tombale qui symbolise maintenant le vivant, et aussi à cette pierre tombale le souvenir de tous les autres morts de l’artiste, de ceux dont il dit « ses morts », puisque c’est en sa joie et sa douleur qu’ils ont vécu et qu’ils sont morts. Toutes ces choses écrites dans une forme classique, aux défaillantes douceurs, qui fait penser aux méditations de quelque solitaire grave et depuis si longtemps triste, errant en quelque Port-Royal plein de douceur et de vague, et s’asseyant le soir pour rêver aux effigies disparues, avec la résignation d’un Job doux.
Pour bien comprendre Victor Hugo et l’enthousiasme qu’il excita, qu’il excite encore chez certains écrivains, et comprendre aussi le refus d’obéissance et d’inclinaison absolue devant cette gloire dont on voulut faire une religion, d’écrivains plus récents (encore que Beyle déjà parmi les contemporains lui fût carrément hostile), il faut se figurer la double et divergente direction des cerveaux capables de littérature et de progrès, l’évolution si l’on préfère, la décadence si l’on veut, — ces trois mots ne sont que des opinions contraires, désignant un phénomène inéluctable, qui serait là course à la vie de la littérature, sa course vers une intellectualité plus entière ; il faut aussi se demander quelles furent pour Hugo jeune, entrant dans la littérature avec le sentiment de sa force, les besoins de rénovation les plus urgents, le rôle que lui créait son ambition d’être le réformateur et le régénérateur de la poésie française. Or, on sait : plus de théâtre, plus de poèmes, uniquement des carrés d’alexandrins didactiques occupaient la vie des poètes ; aux intervalles, ils excellaient dans la poésie fugitive ; en somme, rien ; en prose, la grande voix d’orateur de Chateaubriand se dévouait à la politique ; donc rien que Stendhal et Benjamin Constant, travaillant dans un ordre de recherches autres, issues du besoin de science et de conscience du siècle précédent. Hugo, lui, ressentait surtout qu’une langue flasque recouvrait des banalités identiques depuis trente ans, et qu’il fallait remuer les vers immobiles et mettre sur les scènes du mouvement et de la couleur, chercher des sujets partout hors dans l’antiquité régulière et trahie des classiques ; plaquer de la couleur, faire virer des personnages espagnols, Moyen Âge, Louis XIII, de tous les styles et de toutes variétés, pourvu qu’ils n’aient pas de péplum, et qu’ils puissent hurler, crier, gesticuler, pleurer, rire dans la même pièce où l’on pleurait, causer réellement entre eux, au lieu de s’avancer à deux, vers l’avant-scène et parler à la salle ; en somme, une foule de réformes, celles indiquées et ce qu’elles englobent, et qui étaient radicalement révolutionnaires et toutes bouleversantes. Une école nouvelle, de même qu’elle apporte une esthétique, contient une modification de la pensée même et des besoins de civilisation de l’époque qui la perçoit. Hugo apportait plus de pitié, une foi panthéiste qui mettait en doute la philosophie courante en se bornant au témoignage de la nature pour reconnaître un Dieu ; il créait des sensations de bois, d’ombre, de rivières ; aussi il cherchait à rendre en des rythmes des sensations de musique et d’orchestre entendus. Les préoccupations des premiers poèmes sont complexes ; c’est de créer comme un cycle napoléonien, d’être le poète qui entend venir les révolutions, d’être la voix revendicatrice de tout un peuple, aussi un peu l’arbitre, et de pouvoir dire au flot des révolutions quelle est son heure ; le poète conçu comme une sorte de voix tendre et magistrale de toute la foule contenant la plus grande somme d’amour et de gravité et de naturisme que puisse contenir une âme humaine, c’eût été le rôle du Vatés, ou chantre populaire unissant dans sa personnalité Homère, Horace, Parménide et Juvénal et Eschyle et Aristophane. Les événements modifièrent cette conception du poète qu’avait conçu de lui-même Hugo ; la forme du roman s’imposait ; la poussée des romans de langues germaniques et anglo-saxonne, leur fantastique que l’on ne connaissait guère que par ses pires adaptateurs anglais, le roman à couleur historique qu’imposait le goût des masses pour les chroniques de Walter Scott et le goût des élites pour les restitutions de Châteaubriand et de Thierry, induisirent Hugo au roman. C’est aussi aux milieux d’une histoire romanesque qu’il emprunta ses sujets de drame, ou plutôt les cadres, où des porte-paroles déclament, mais non plus froidement, comme chez les pseudo-classiques, mais violemment, en vers hachés, martelés et parfois bouffons. Des drames qui sont plutôt des comédies d’intrigues revêtues d’une phraséologie large et munis d’une fin terrifiante. Mais au théâtre Hugo est surtout un orateur sonore et parfois grêle, si son lyrisme reste tantôt naturiste, tantôt historique. Dès les Misérables, son roman devient un roman à base de pitié, aux ambitions sociologiques et surtout politiques ; les événements, l’exil, les ambitions déçues feront longtemps prédominer Juvénal. Et se dessine ainsi un Hugo de la seconde manière ; rien n’est changé dans la forme ; la phrase de prose, la tirade de vers procèdent par accumulation, la phrase poétique tantôt une tirade, sorte de longue phrase en prose, coupée et rimée avec rejets, tantôt la strophe, une strophe dont les parentés s’accusent souvent avec celle de J.-B. Rousseau et des lyriques classiques, ou bien avec les poètes du xvie siècle. Puis enfin quand, l’empire tombé et Hugo rentré en France, sa parole politique pourra se satisfaire par des discours, il donnera des œuvres surtout empreintes de ce spiritualisme panthéistique vague, conviction ou foi bien plus qu’opinion, qu’il professa sans cesse. À travers ces variations, cette évolution sur les mêmes rythmes, toujours ce caractère fondamental du prédicateur sociologique, religieux ou historien ; ce caractère principal dans la forme, du développement, ce qui le constitue rhéteur, et des plus doués. Or, pour le rhéteur, tout est mode à développement selon un canon indiqué ; Hugo développe tout par amas de métaphores beaucoup plus que par association d’idées ; il a besoin d’une volute large et pleine de la phrase revenant à son point de départ, pour repartir en une phrase nouvelle ; ne développant à la fois qu’une seule idée, idée de littérature ou de politique, et non sentiment, il saisit cette idée par ses contours extérieurs et donne les analogies avec d’autres contours extérieurs, sans avoir (par cela même qu’il s’occupe de l’idée et non du sentiment dont elle est le signe) à creuser le sens intime du sentiment et par conséquent de l’idée. C’est, ce qui donne à son œuvre ce caractère d’extériorité, soit qu’on la compare à de vastes séries de frontons érigés et ciselés avec un art énorme et délicat, série de frontons et de façades s’étendant sur toute la largeur visible d’une grande plaine, mais frontons et façades derrière lesquels on ne découvre qu’une plaine exactement semblable à celle qu’on vient de traverser, soit que, comparant dans un ordre plus immatériel, vous ayez la sensation d’une voix large, énorme, apportant dans la nuit toutes les rumeurs connues mais avec une infinie variété de sons de gongs, de cuivre, de vents dans les harpes qui la font exceptionnelle et spéciale. Je parle là du bon Hugo, du Hugo très bon, car il y a dans ses œuvres, et dans Toute la lyre, des fantaisies oiseuses ; il y a des plaisanteries inutiles et lourdes comme dans la Chanson des rues et des bois ; il y a, comme dans la Légende des siècles, la banalité générale des thèmes ; il y a les pires incorrections de pensée et des monotonies de formes perpétuelles, mais il y a parfois, souvent l’accent magnifiquement amplificateur, la pompe rhétoricienne déjà entendue en France de la chaire de Bossuet. Or, nous avons dit que le cerveau humain susceptible du luxe de l’art, cerveau des fondateurs et des poètes, cerveaux entraînés dans leurs rythmes ou purement récepteurs des vrais lecteurs, diverge en deux essentielles séries. Les uns, doués et adroits, s’arrêtant aux joies extérieures, aux caprices imprévus des clinquants et des paillons, essentiellement décorateurs, et préparant toujours, et toujours bien, la salle des fêtes, en installant et décrivant les arcades et les tentures, sans que jamais le cortège qu’on attend, le cortège des idées fondamentales n’y paraisse, et distrayant le populaire, accouru sur la foi des renommées, par des parades, des entrées de danse, et des discours qui résorbent une de ses opinions antérieures. Les autres, ambitieux de moins creux, négligent tous ces lumineux préparatifs, dont l’attente toujours leurrante leur semble oiseuse, et cherchent en des coins, en des caveaux d’eux-mêmes, à trouver la trace de ce cortège des idées, sachant bien que la première obtenue et vaincue attire à soi les autres. Mais chez ces contemplateurs absorbés en eux, souvent les fenêtres sont ternes, ou, comme dans les maisons maures, le jardin éclatant, plein de vasques, d’enfants en pourpre, d’eaux jaillissantes, de mélancoliques mélopées de guitare, de parfum de roses, est au centre de la maison et gardé contre le vulgaire par un quadrilatère de murs grisâtres : la foule impatiente se porte vers le prédicant et vers les prestigieux jongleurs, et seuls quelques délicats entrent à la maison réservée. Quels que soient les défauts et les qualités d’Hugo, quelque prédominance qu’on veuille ajouter à ses qualités sur ses infériorités, Hugo est de la première de ces races d’hommes, la plus puissante en contemporanéité, mais la moins haute, la moins métaphysique, la moins noble. Avoir rappelé ces deux courants de pensée me ramène aux différences d’enthousiasme entre les contemporains de Hugo et aussi entre les écrivains ou publics des générations succédantes. De son temps ; très nettement, Nerval fut vaincu, c’est-à-dire obscurci. Stendhal fut également obscurci, et Gautier inféodé. Nerval, mort au moment du suprême développement, n’a pu faire école et lutter ; il aimait peut-être Hugo, mais Stendhal, différent, opposé, déclarait nettement l’œuvre de son rival de mauvais goût et inférieure. Or, le mouvement qui a porté aux nues Stendhal est de date récente. Balzac, tempérament opposé, représentait en tout l’antithèse même des opinions de Victor Hugo, et la mort empêcha une consécration égale. Voilà bien les éléments principaux de la littérature du commencement de ce siècle, se refusant à admettre les méthodes de pensée et d’écriture et l’apparence de doctrine d’Hugo : les éléments de la génération suivante l’admirent-ils plus complètement ? Voyez Baudelaire ; ses premières admirations positives vont à Gautier ; son art est l’ennemi de la conception Hugolâtre ; autant son devancier s’épand, verbalise, entasse le vocable sur le terme, et le nom propre sur le mot rare, autant Baudelaire est froid, retenu ; autant son devancier joue de tous les tams-tams politiques et anecdotiques, autant il se les refuse sérieusement. Son âme recherche les grands synthétiques, Poe ou Quincey, l’admirable reporter de l’état pathologique d’un grand soi. Il va vers l’âme humaine au lieu d’aller à la prédication ; au lieu du décor des bois en massifs d’ombre, des gerbes, des drapeaux, des chevauchées de héros, ce sont, en des soirs frémissants d’un cœur élargi, des sanglots de fontaines et des désespoirs intimes d’une âme ; le métier de Baudelaire, qui n’est rhéteur qu’en ses pièces faibles, et faible rhéteur, est solide, serré ; toute son œuvre porte un caractère de protestation du nouveau maître contre l’ancien ; Baudelaire comme Nerval est mort de l’art. Demeurèrent en présence, le réel principat de Baudelaire étant périmé dans la vie, deux poètes, MM. Leconte de Lisle et Théodore de Banville. M. Leconte de Lisle paraît, dès ses œuvres de début, avoir obéi à une des préoccupations qui hantèrent le plus Baudelaire, et par contraste avec celui qui remplissait l’horizon, il a voulu être bref, serré ; son terrain, il le choisit comme en un tertre élevé ; d’une baguette magique, il dirige un cortège de fresques impersonnelles et pâles ; soit que ces effigies d’esprits émanent du Nord Odinique ou de l’Inde, ou de la Grèce (une Grèce immobile que le poète s’est constituée patrie), ces effigies sont amples, décoratives, plausibles ; elles disent d’un ton monotone, mais si grave, le doigt levé comme pour imposer le respect auquel elles ont droit. Dans l’Apollonide, son œuvre récente, comme dans les Érinnyes, comme partout, d’une grave voix de baryton, dans une langue douée de splendeur, des personnages rigides comme des marbres éginètes parlent et s’infléchissent, un peu raides. À chaque vers de M. Leconte de Lisle, que vous preniez Kaïn ou Midi, ou le Manchy ou l’Apollonide, on sent une protestation contre toutes les qualités de héraut populaire de Victor Hugo. M. Leconte de Lisle n’est pas, n’est nullement issu d’Hugo ; il est contraire comme tempérament, et Olympien à la façon des grands poètes. M. Théodore de Banville à première apparence semblerait procéder davantage de Victor Hugo ; mais ce n’est guère applicable qu’à certains livres de vers, pas ses meilleurs, comme les premiers et récemment le Forgeron ; c’est visible, mais parodiquement, dans les étonnantes Odes Funambulesques, surtout les Occidentales, un chef-d’œuvre de farce phraséologique et de sonorités ; dans son théâtre on percevait des analogies, mais ce théâtre contient tellement la note particulière de la cérébralité de M. de Banville, qu’il me faut admettre que si, dans la Forêt mouillée, on trouve des ressemblances avec Riquet, c’est que c’est du Banville qu’on trouve dans les volumes ultimes d’Hugo, comme on y voit parfois du Leconte de Lisle. En prose, M. de Banville apporte à son écriture ce caractère qu’on dénommait au xviiie siècle inimitable ; c’est-à-dire que la série des idées de détail qui composent la façon d’écrire de M. de Banville met en harmonie l’idée générale développée dans les brefs contes auxquels il se complaît d’une façon complète, adéquate et toujours originale. Cette écriture en prose de M. de Banville est quasi immatérielle ; c’est comme une poussière de pensées, de décors, d’encadrements micaçant les parois d’une cassette bien ouvragée ; le contenu de la cassette (c’est l’idée première) est parfois un peu balzacien, mais toujours douée de cette atmosphère particulière, heureuse et sereine qui est le propre de M. de Banville nouvelliste. Les Belles Poupées, son dernier recueil, ont toutes les qualités des Contes féeriques, et en relisant ces histoires qui se suspendent au fil ténu de la fabrication de petites Olympias, en un Paris vieillot, par un Coppelius débonnaire, on a la sensation d’un suspens d’oiseaux mouches, à quelque branche d’arbre de crépon japonais. Parmi les Parnassiens — sans compter ceux qui, rapides, s’affranchirent de toutes tutelles, pour la création d’un art indépendant, MM. Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine — très peu gardèrent en eux l’influence de Victor Hugo ; la dilection de ceux qui restaient des disciples se portait plus généralement sur Baudelaire ou M. de Banville ; des vénérations saluaient M. Leconte de Lisle. Victor Hugo était l’ancêtre respecté et moins relu ; la facture de M. de Heredia se rapproche plus des souvenirs de Gautier ; aussi M. Renaud ; M. Coppée rappelle la Légende des Siècles en quelques-unes de ses poésies inférieures et dans son théâtre ; la facture grise de M. Sully-Prudhomme se rapproche seulement de l’Hugo didactique ; presque seul, M. Dierx, dans quelques pièces philosophiques, semble se souvenir des Contemplations ; encore les beaux poèmes de M. Dierx sont-ils des sensations de nature rendues en des rythmes à lui spéciaux. M. Jean Lahor, si chez lui la technique oscille et parfois évoque l’idée d’Hugo, comme aussi celle de Heine, est d’un esprit et d’un ordre de recherches différent. Techniquement même, ses pièces orientales ont, dans la monotonie de l’ancienne strophe, de personnelles variations de forme, M. Jean Lahor est imbu des Hindous, imbu aussi des philosophes allemands, des poètes anglais ; il apporte en des pièces brèves (les longues sont souvent des déclamations en vers isolés de sens et s’agrafant mal en la strophe) des notations curieuses. En outre, sur les littérateurs plus jeunes, il faut reconnaître que M. Jean Lahor ne fut pas absolument sans influence, et que beaucoup lurent plus souvent et avec plus d’intérêt que telles autres œuvres plus bruyantes, l’Illusion et le Livre du Néant. Mais M. Jean Lahor, esprit distingué et cultivé, curieux, comme le prouve son Histoire de la littérature hindoue, n’a pas le sens absolu de l’écriture, soit en prose, soit en vers. M. Catulle Mendès, qui fut un poète abondant, reflet très intéressant tantôt de l’influence de Victor Hugo, tantôt de celle de Leconte de Lisle, de Gautier, etc., paraît s’être dévoué à la prose. Outre des recueils de poèmes en prose (pour se servir du terme le plus large) ou plutôt de courtes fantaisies en prose, il apporte annuellement son contingent de romans. M. Mendès paraît professer le roman romanesque. Sur une intrigue d’une tessiture immobile — des natures vicieuses que l’accélération de leurs vices pousse aux crimes — il mène des variations, et parsème ses livres de strophes amoureuses. Parfois quelques phrases écrites rompent la monotonie de la diction grisâtre du livre. La plupart de ces tomes doucement exaspérés sont des succès de librairie. Grande Maguet, son dernier roman, est un succès de librairie. Un être fantomatique et irresponsable accomplit une vengeance d’artiste sur une jeune femme passablement innocente mais qui appartient à un mari criminel et peut-être excusable parce que passionnel. Pas plus que les précédents, ce roman n’est dépourvu de qualités d’art ; pas plus que les précédents, il n’est une grande œuvre d’art. Si le hasard des publications du mois a groupé dans le début de cette chronique un certain nombre des représentants d’écoles lyriques qui se réclament d’Hugo, les adversaires apportent bon contingent de volumes. Les adversaires sont les naturalistes. Le mot est vague et indistinct comme toute étiquette et s’applique à des esprits de tempéraments très différents, autant que les mots romantiques et parnassiens couvraient d’ambitions d’art ou d’habiletés différentes. Je disais tout à l’heure qu’il existait deux classes d’artistes et deux classes de lecteurs ; ces deux classes, je les déterminais pour les lyriques ; elles existent à un étage, différent pour les écrivains naturalistes qui se baptisent aussi réalistes ou humoristes, selon des différences d’esprit et de tempérament. Si les principes même du réalisme, ne raconter que des faits de vie sans les interpréter et expliquer un décor réel sans le transposer, sont la forme la plus expresse de la haine de l’art, si les fondateurs du réalisme, M. Champfleury par exemple ont, sans relâche, donné des preuves de cette haine de l’art, il faut convenir que tous ceux qui les ont suivis dans cette voie ont absolument modifié les manières de voir des initiateurs et de prédécesseurs tels que Furetière, Restif, Fielding, Dickens, etc. ; il faudrait d’abord ranger Flaubert parmi les poètes animateurs de symboles, admettre que M. de Goncourt, dilettante, s’est surtout préoccupé de traduire les choses élégamment et intensément ; les paysages de M. de Goncourt et la transfiguration des Frères Zemganno ne sont pas du naturalisme ; il faut admettre que chez M. Daudet une préoccupation de faire un ensemble en tradition avec les habitudes des lettrés de son temps varie sa transposition de la réalité ; que chez M. Zola, qui fut le théoricien, à tout instant et à son grand regret, des échappées de lyrisme s’évadent, et que ce livre imprégné de soleil, la Fortune des Rougon, n’est pas d’un pur naturaliste. Le type du livre réaliste resterait l’Accident de M. Hébert, comme le type de la pièce naturaliste serait la Fin de Lucie Pellegrin que M. Paul Alexis a fait représenter au Théâtre-Libre. Après Renée et Germinal, avant Germinie Lacerteux, la tentative était intéressante. M. Paul Alexis est un consciencieux. Il a choisi une situation scabreuse de la vie, une situation qui, habituellement, se revêt d’élégance, mais qui, dans certains quartiers de Paris, à Montmartre par exemple, apparaît avec une certaine désinvolture : cette situation, prise à un moment extrême, l’agonie du coryphée du drame, il l’a racontée simplement, sauf quelques phrases prédicatoires et humanitaires. L’indignation a été assez profonde, et je la conçois chez de purs artistes épris de lyrisme, qui jugent la réalité un simple élément d’art, ou plutôt un ensemble de conditions dont quelques-unes peuvent permettre de faire de l’art ; mais je ne saisis pas bien la pudeur générale des critiques. Est-ce parce que dans toute pièce moderne l’adultère étant le sujet général, on a été dérouté ? Que la pièce de M. Alexis soit bonne, je ne le pense pas ; mais puisqu’on a accueilli et applaudi le naturalisme, il est bon de le laisser évoluer dans ses strictes conséquences. La partie semble perdue par le naturalisme au théâtre ; Germinal déversait un sinistre ennui ; évidemment dépouillées des coins d’art qu’introduisent, de par leurs virtualités poétiques et passionnelles, les écrivains réalistes dans leurs œuvres, elles sont, en tant que reproduction de la vie, insoutenables. Les écrivains d’esprit et de talent, qui, peu passionnés de poésie, se sont voués à la nouvelle et au roman, ont dû remonter les origines et s’orienter d’après un symbolisme discret, ou une étude minutieuse de la vie, des décompositions de mouvement, des études précises d’allures fugaces, ou d’informations sur des milieux peu connus. M. Paul Hervieu, dans ses deux nouvelles, Deux Plaisanteries, analyse d’abord avec une aimable cruauté un duel de gens du monde compromis vivement par leurs témoins ; puis il nous fait assister aux heureuses mésaventures d’un attaché aux affaires étrangères (Bureau adjoint des services supplémentaires) que des sottises mènent malgré lui à une vie plus intéressante que son antérieur avatar. C’est, en un art de pince-sans-rire, nourri des écrivains anglais et des caricatures anglaises, aussi possesseur d’une optique pessimiste et froide, d’une gaieté documentée et d’une plaisante amertume. L’irresponsabilité des fantoches humains conçus comme machines pensantes, sceptiques et cramponnées à la lutte pour la vie, l’irresponsabilité de tous, accomplissant tous soit des sottises, soit de petites lâchetés avec inconscience, plus encore, avec la conscience satisfaite, car les idées directrices de leur conscience les mènent là, produit le très amusant effet de pantomimes où des clowns d’intellect accomplissent, comme malgré eux, le rôle de leurs fonctions physiques et d’une petite âme spécialement fabriquée pour un service de relations et de mutualités, tandis que quelqu’un expliquerait simplement leurs gestes et leurs substances de faits. C’est de la littérature spirituelle. M. Jean Ajalbert, dans le P’tit, ne témoigne non plus pour les êtres une estime extraordinaire ; mais avec un nonchalant recueillement, il se console en admirant les quais, les bateaux et les soleils couchants ; les douleurs du P’tit, peu graves pour l’évolution mais très sincères chez le P’tit, s’encadrent, comme d’un chœur antique, de propos rythmés sur son passage par les dames de son quartier : les douleurs du P’tit ont lieu dans des paysages de banlieue et de petite ville. Toute l’allure du livre est d’une ironique mélancolie ; c’est, dans cet art aux menues proportions de la nouvelle, un aimable livre de sceptique attendri. Pour ses débuts dans la prose, M. Jean Ajalbert fait preuve d’un style agile et artiste ; dans sa voie de romancier on peut prédire une interprétation très fine des humbles conçus en leurs sensations rares et leurs sentiments délicats ; — mais M. Ajalbert est bien loin d’être un naturaliste, c’est un imaginatif du réalisme. M. Henri Lavedan semble se rapprocher surtout de M. de Villiers de l’Isle-Adam ; quoique son sujet, sa manière de développement, son mot de la fin, tout cela soit bien à lui et spécial, l’humour dont il fait preuve, la formule de ses phrases rappelle invinciblement celles des contes de M. de Villiers. Dans un mode cruel de concevoir la vie, s’il n’a ni une forme encore personnelle, ni le haut sang-froid de M. Hervieu, ni la discrète émotion de M. Ajalbert, M. Lavedan démontre de l’habileté à faire tenir, dans l’étroit cadre d’une nouvelle, de curieuses anecdotes, de jolies silhouettes, des passages de vie élégante dans les sites urbains, et un grand sérieux à manier l’imprévu de ses plaisanteries.
« Voilà la question du droit au crime posée. »Ce qui est faux, car Dostoiewski résout au contraire cette question, en prouvant qu’il ne faut pas se poser la question du droit au crime, parce que la conscience humaine n’y résiste pas ; pour parler vulgairement, un homme même bien trempé manque d’estomac pour le crime. Puis je relève, en passant, une erreur grave de M. Fouquier : l’idée du crime, dit-il, a ceci d’inquiétant que la science légitime un peu, par ses lois prouvées de sélection naturelle, etc… Mais non. 1º Les espèces qui disparaissent, disparaissent plutôt par dégénérescence et mort naturelle ; 2° Si la science prouve la vérité d’une lutte pour la vie, que fait-elle ? elle constate avec toutes les formes du raisonnement, et l’uniforme de la vérité, qu’il y a en cette période de l’humanité, lutte brutale pour l’existence, soit en une période de l’humanité, dont elle est impuissante à déterminer la durée dans le passé, relativement à ses âges antérieurs, et dont elle ne peut déterminer la durée future ; moins encore affirme-t-elle que les choses doivent se passer ainsi, que ce soit ou légitime ou définitif ; la science constate simplement que nous sommes dans une période de force brutale, et ceci constaté, appelle en général de ses vœux une période meilleure, période de conscience douée d’une morale de solidarité, basée sur cet axiome : « ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit », qui s’ornerait de ce corollaire : parce que transgresser ce principe est défavorable au développement de l’espèce, que ce qui est défavorable au développement de l’espèce est peu hygiénique et dangereux pour l’individu. — Voici ce que dit et dira la science, et pas autre chose. Si elle émettait une opinion sur le meurtre d’Alena, elle déplorerait ce meurtre parce que personne ne doit, de son autorité, détruire un organisme, puis elle prouverait à Rodion qu’en détruisant la vieille, il s’impose le remords, c’est-à-dire une hypnotisation devant une idée fixe qui l’annihile et le détruit en son hygiène et son utilité sociale, soit comme homme intérieur et comme homme extérieur. Les rapprochements entre Tolstoï et Dostoiewski qui s’imposent à propos de la Puissance des Ténèbres et de Crime et Châtiment seraient nombreux ; c’est en tous leurs personnages cette troublante recherche de la conscience, au fond du moi ; Bolkonsky, Besukow, Raskolnikoff, etc., cherchent leur être intime et le trouvent difficilement, au milieu des influences étrangères, du spleen natal, et comme inhérent à leur être ; leurs instincts de charité et de résignation luttent avec leurs instincts de domination ; mais chez Tolstoï, cerveau plus élevé et calme, cette recherche d’un bonheur rationnel, d’une simplicité conciliable avec la finalité de la vie humaine et la dignité de l’homme enfantent d’amples et larges fresques, livres d’une émotion surtout cérébrale, et des livres de pure théorie. Chez Dostoiewski, plus souffrant, moins équilibré, et plus attentif aux souffrances et au choc des souffrances sur les individus qu’aux destinations qu’elles leur préparent, plus enclin à dramatiser, les choses prennent souvent ce caractère un peu outré, qu’on trouve dans la Femme d’un autre, etc. De par leur vie, et cela se reflète en leurs œuvres, Tolstoï fut plus témoin, et Dostoiewski plus mêlé aux misères de son temps et de son pays, d’où ce dernier, plus nerveux, douloureux et remuant, et moins mental. Un autre Russe, dont depuis longtemps on avait ouï parler, et que la Revue des Deux-Mondes avait autrefois un peu entrebâillé à la curiosité, Nekrassov, un lyrique fécond (30 000 vers) nous est présenté par M. de Vogué, avec traductions de M. Charles Morice, étayé de M. Halpérine. Il appert de l’introduction de M. de Vogué que Nekrassov fut infiniment malheureux, que son enfance fut dure, sa jeunesse semée d’épreuves et des plus fortes pour l’orgueil humain ; que les vers irrités du poète peignirent surtout la misère des pauvres, des serfs, leur misère d’être serf, et qu’il fut une voix populaire ; comme ombre au tableau, que, dès qu’il le put, Nekrassov s’enrichit par des spéculations sur lesquelles, paraît-il, mieux vaut ne pas insister, puis que lorsque le servage fut aboli et le paysan rendu au bonheur, le pli était pris, et il continua imperturbablement à le plaindre ; ceci pourrait s’expliquer en somme, car peut-être l’abolition du servage ne fut-elle qu’un progrès relatif, et les douleurs antérieures demeurèrent-elles ; le malheur de la race humaine a ceci d’obstinément caractéristique qu’il résiste aux décrets, ordonnances et ukases, et peut-être Nekrassov avait-il raison de plaindre encore les paysans. Les poèmes qu’on nous donne sont conçus à la façon des poèmes occidentaux, des poèmes allemands surtout. Un paysan meurt, on l’enterre, défilé des choses intimes, en version triste, à l’opposite d’Hermann et Dorothée ; puis la veuve s’en va dans la forêt, et un génie du gel et du givre, un roi Frimas (qui rappelle un peu le roi des Aulnes de Goethe), vient s’étendre sur elle et l’enliser de sa puissance ; elle meurt. D’autres poèmes plus réalistes, mais sans le quelque charme du premier ; mais rien de bien neuf ou de spécialement russe ; non qu’on doive blâmer l’introduction de la légende dans la vie courante, que le mélange de ces deux gammes, réaliste et mythologique, ne produise là un heureux effet, mais ce fut dès longtemps mis en pratique et mieux. Si Nekrassov est en sa langue, ce dont nous ne pouvons juger, un artiste, c’est bien ; s’il ne fut qu’une voix populaire, il n’est intéressant que pour les Russes, et ne le sera pour eux, à un moment encore imprécisable, qu’archéologiquement ; mais laissons les exotiques pour revenir à Paris.
« en ce genre de complaintes, la tenue prosodique conventionnelle n’était pas de rigueur »; on a marché depuis. Autant Laforgue fut un doux (et c’est bien Laforgue un poète maudit), un patient alambic de recherches philosophiques et de quintessences de cant métaphysique, autant il est soucieux de n’écrire que des femmes traduites, très traduites de la vie, librement menées en païennes d’autrefois, ou en misses Anglaises, autant Corbière est vivant, vibrant, masculin en ses sonnets aux hasards des rencontres, des ironies contre les choses, plus que contre soi-même excellent poète au demeurant ; et si, à côté des très beaux vers que cite Verlaine, et d’autres encore, tels la Litanie au sommeil, des pièces graves et mélancoliques, même des contes intéressants comme le Bossu Bittor, on trouve bien des poèmes quelque peu inférieurs, c’est que ce lent travail qui consiste à isoler le vers de la prose, à le considérer, ainsi que dit M. Stéphane Mallarmé, comme le produit de l’instrument humain, ce travail n’était pas assez avancé du temps de ce charmant irrégulier qui professait envers les solennels imitateurs qui fleurissaient de son temps le plus profond mépris et le disait. M. Stéphane Mallarmé, lui, n’a jamais méprisé personne ; quant à lui-même il fut parfois peu compris et on le disait : un certain moment on entreprit des traductions en prose vulgaire de ses sonnets, et si cela ne répondait à aucun besoin, cela répondait à de nombreuses demandes ; on avait dit logogriphe, un journaliste qui rédigeait les passe-temps et jeux d’adresse, simplifia ; ce fut rébus. Tous les vers que cite Verlaine sont choisis en ceux de la première partie de la vie littéraire de Stéphane Mallarmé ; ils sont non pas clairs, comme ceux de la seconde partie, mais vraiment simples, et pourtant au temps où Mallarmé publiait ces vers, il y avait la Pénultième, cette fameuse Pénultième, dont on parlait il y a dix ou douze ans de la rive gauche à partout ; la Pénultième était alors le nec plus ultra de l’incompréhensible, le Chimborazo de l’infranchissable, et le casse-tête chinois. Enfin les temps sont passés et Mallarmé est admiré ; quoi qu’être admiré puisse parfois s’écrire, être en butte à l’admiration de… et même servir de cible à l’admiration de…, la position littéraire de M. Mallarmé n’est pas mauvaise, il est certainement estimé de M. Brunetière qui, quoi qu’en disant moins qu’il n’en pense, sait bien ce que c’est qu’une langue forte, pour avoir fréquenté des classiques et doit reconnaître M. Mallarmé. M. Jules Lemaître lui-même, a discerné en M. Mallarmé un bon platonicien. M. France sait ; M. Sarcey, ce doit lui être profondément, oh ! profondément égal. C’est bien simple pourtant, du Mallarmé ; je ne parlerai pas du Placet, si or ne comprend pas, on ne comprendrait pas M. Coppée ; mais le sonnet à Edgar Poe ! est-il possible de rendre plus strictement et simplement la pensée, et c’est, justement, cette haute concentration et cette évidence, c’est-à-dire une seule façon de comprendre laissée au lecteur, qui vaut au poète cet attribut d’obscurité, de la part des lecteurs ou critiques pressés, ennuyés de ne pouvoir en un rapide feuilletage numéroter n’importe quoi sous les rimes. Ce Mallarmé, décrit par Verlaine, est incomplet et ancien ; on y trouve peu les préoccupations dernières du poète et du critique, mais c’est de vieille date cet essai, et au moment il était bien que Verlaine écrivît de Mallarmé, et la réciproque le serait aussi. Rimbaud, de tous, en ce livre, est le plus révélé par Verlaine ; il l’est surtout anecdotiquement, et il est largement cité ; d’entières pièces qu’il fallait connaître. Dans certaines qui sont d’un Rimbaud fort jeune, quelques menues tares, non dans la parfaite technique symétrique, mais en des détails adventices à la pensée. En 1886, je pus, grâce à Verlaine, exhumer les Illuminations et republier la Saison en enfer, deux chefs-d’œuvre d’un art qui rejette le sujet ou le thème étranger à la personnalité qu’on peut développer avec de la simple rhétorique, qui utilise pour l’étude du soi la parabole, l’apologie, le paysage non pourvu d’une existence réelle, mais élargissant tel phénomène intérieur dont le jaillissement coïncide avec la rencontre du paysage ; puis des paysages de villes et campagnes rêvés et prophétisés, les études des illusions d’optique, en vertu de ce principe que Rimbaud n’a point formulé mais senti, qu’à la science seule incombe le devoir d’être vraie absolument, que la littérature peut n’être vraie que d’accord avec le caractère spécial de l’écrivain, la certitude ne pouvant lui être donnée que par la sensation franche de sa normalité. Rimbaud probablement pénétré, intuitivement, de cette idée que nous ne savons nullement quelle est l’importance de cet agent dans les combinaisons mécaniques ou humaines, organiques des choses, s’abstient de croire au progrès ; le monde lui apparut cyclique ainsi que sa destination, et nul doute pour lui qu’à travers les atavismes, les tâtonnements, l’homme reviendra par l’observation des lois scientifiques et de la morale de solidarité qui en découlera, à régir le chaos humain et ses forces utilisables, d’après les féeries des premiers paysages et la franchise des premières races, entre individus infiniment moins nombreux. À travers ses livres circule la foi à un âge d’or scientifique à venir, une ère de conscience dont la possibilité lui paraît démontrée par sa foi en l’évolution de la conscience intuitive, et cet antique et ubiquitaire témoignage d’un âge d’or passé, qui traverse le berceau des races : âge de peu de besoin et de pure conscience intuitive, et de vertu ; faudrait-il en croire les légendes qui attestent toutes que c’est par les crimes de l’homme que ces âges paradisiaques périmèrent ; comme aussi on peut supposer qu’après n’importe quel cataclysme effondrant une organisation et lui détruisant ses points de repère et ses outils de travail, la race frappée s’humilie, et cherche en le châtiment de ses fautes l’explication du phénomène brutal et destructeur. Il y a bien autre chose encore chez Rimbaud. Il y a une sève de pensée, comme un circulus perpétuel d’intuitions métaphysiques ; on sent la pensée de Rimbaud nourrie des plus pures valeurs de la pensée humaine, et ses hochets ordinaires de contemplations, les vérités ou les hypothèses de science, dont la destination est de se révéler plus complètes à de suivants intuitifs et s’expérimenter par les travaux collectifs des secondaires ; il y a de la désinvolture, une grande bravoure dans l’exécution, une recherche de suivre les idées par ordre analogique, et les métaphores par succession intellectuelle, bien plus que de s’attacher au canon qui emboîte soigneusement un terme à l’autre, et une proposition à l’autre, exactement comme un jeu de patience, avec la nécessité de détruire tout bond et raccourci de la pensée, c’est-à-dire son essence même ; car les pensées humaines sont-elles de telle valeur et de telle complexité qu’il en faille soigneusement gravir chaque échelon, et ne vaut-il pas mieux sacrifier quelques chaînons évidents du raisonnement par juxtaposition, pour présenter l’ordre de la pensée, c’est-à-dire la méthode d’intuition, la seule chose vraiment féconde. Mme Desbordes-Valmore est un aimable poète, un charmant poète, et Verlaine explique très bien pourquoi il la chérit. Il cite bien aussi, pour faire partager sa dilection : il y a vraiment dans ces vers une absence de cabotinage charmante, et des notes féminines avec une partie seulement des défauts des œuvres féminines, soit de la mièvrerie et trop de petits gestes, mais jamais la grosse caisse et les ouragans des Amazones qui montent sur les grands chevaux de l’autre sexe. C’est très daté, classique évolutif, se garant des coups de gong et de voix du romantisme, aussi cela charrie de menues inutilités, des fables par exemple, auxquelles Verlaine trouve un grand charme (quand on est le retrouveur, on ne s’arrête pas au chemin du charme) et puis le poète, Verlaine le prouve, est du Nord, et pas du tout, du tout du Midi ; il était temps, heureusement temps ; et Verlaine pourrait remarquer qu’aucun des poètes maudits n’est du Midi, Corbière et Villiers de l’Isle-Adam bretons, Rimbaud ardennais, Mallarmé originaire de Sens, croyons-nous, du Nord certes, lui-même Verlaine messin4, Laforgue que j’ajoutais à la liste des poètes maudits naquit à Montevideo5, ce qui est tellement le Sud… M. Villiers de l’Isle-Adam, que Verlaine présente comme poète maudit, est, à l’étiquette, surtout, un prosateur. Des vers tout anciens, très anciens ; depuis longtemps, il n’a publié que de la prose, avec un peu partout et parfois tout le long de l’œuvre un large style aux solides accords, pleins de dessous musicaux ; bref ce n’est pas le moment de parler d’Axel, ou des Contes Cruels. Les vers de M. de Villiers de l’Isle-Adam sont très nobles, ceux que cite Verlaine sont nobles, il y a peut-être plus de musique dans un autre poème connu, où « la lourde clef du rêve, etc… » dans un Parnasse, mais M. de Villiers, malgré cela et la strophe solitaire de l’Ève future, est un poète en prose ; ce n’est pas le seul poète qui se trouve en ce cas ; quant à la proposition que fait Verlaine, d’attribuer le fauteuil du poète, celui actuellement de M. Leconte de Lisle, à M. de Villiers, cette proposition d’abord est prématurée, et puis un peu perfide, à un temps où, sauf en la plupart des milieux, siéger à l’Académie est quelque peu notant, déprimé, et trop gaulois. Pour finir cette série qui pouvait être innombrable des poètes maudits, mais que Verlaine a dû borner et a bien fait de borner, il clôt la série, c’est lui le mélancolique Pauvre Lélian, un nom d’une bonne comédie de Shakespeare, pour désigner quelque pauvre et brillant et un peu vaincu prince, cheminant sous déguisement forcé à la conquête de son royaume. Il y présente un Verlaine, doux poète, et qui se met en peine de prouver l’unité de son art, aux doubles voltes catholiques et païennes ; il nous semble que le catholicisme de Verlaine se compose du fort mysticisme inhérent à tout poète, surtout qui a pratiquement et virtuellement souffert, que ce mysticisme imbibé de tendresse et de charité envers le prochain c’est du bon socialisme, chez ceux qui ne tiennent pas à appeler Dieu cet état de croyance à des entités philosophiques. Verlaine, qui admet la sanction, une main tantôt lourde tantôt caressante, et comme immensément personnelle, pouvant s’appesantir sur lui ou le ménager, a tout naturellement (génie à part) le lyrisme plus tendre que des résignés n’attendant rien dans la vie que la dispersion finale, et occupés à graver leur nom sur le sable ; cette tendance mystique ne doit nullement l’empêcher de développer et traduire des côtés plus jeunes et frivoles, ou plus charnels, qui sont la vraie voie aux mysticismes par les repentirs ; mais nous avons développé cela ailleurs.
qui sera reconnu lumineux quand l’ensemble des œuvres actuelles, dont la réputation d’intelligibilité repose sur ce monstrueux pacte que le lecteur croit comprendre les vocables auxquels il n’attache pas de sens précis et que l’auteur se fie au lecteur pour leur communiquer un sens quelconque, quand ces œuvres seront défuntes et porteront à juste titre le titre de livres de décadence dont on a fustigé en ces temps ceux de tout écrivain novateur, et même d’autres. Puis le Corbeau, Hélène, le Palais hanté, Ulalume, des romances les unes déjà publiées (en cette même traduction) aux cours des revues mortes de littérature, et les Scolies inédites, à l’érudition et la vérité desquelles on n’a qu’à souscrire. Le poème — et le poème anglais est depuis bien longtemps plus affranchi que ne l’était le nôtre avant les derniers efforts — avait tenté bien souvent Poe. Il est quelque part un regret de ne s’être point plus obstiné en ce genre de traduction rythmique et synthétisée et suppressive de détails d’ambiance, qu’émet Poe lui-même, regret un peu semblable à celui de Nerval publiant ses excellents sonnets et se plaignant de n’être plus qu’un prosateur endurci. Il pensait que la poésie mourait en l’homme après un certain automne de la vie ; peut-être plus justement cette sensation lui était venue qu’il est difficile et inutile à un homme de pensée de faire concorder les idées qu’il veut traduire en leur luxe de décors et leur intérêt de circonstances, avec les règles d’une étroite tabulature établie toujours par une individualité sans mandat et d’autant plus écoutée qu’elle est plus dénuée de mandat et plus encore draconienne. Poe s’étonne, en une page théorique, que personne n’ait osé toucher à la forme du vers ; et n’est-il pas assez étonnant qu’au milieu de l’évolution perpétuelle des formes, des idées, des frontières, des négoces, des forces motrices, des hégémonies, d’un perpétuel renouvellement du langage tel qu’un grammairien intitule quelques essais la Vie des mots (conforme en ce sens à Horace), seul le vers reste en général immobile et immuable, et qu’il faille des cataclysmes populaires et des invasions de barbares et dix mille maux pour qu’il se modifie. Serait-ce que les grands esprits comme Poe, Nerval, s’écartent du métier d’esclaves, que de vrais poètes comme Flaubert fuient loin des chaînes redoutables, que Baudelaire hésite recherche une forme de poème en prose plus musicale et moins thème à menuiserie que le vers de son temps, dont il tirait le possible ; quelles que soient les raisons de ces successives ankyloses, il a fallu, après l’émancipation romantique, une cinquantaine d’années pour que des poètes eussent la franchise de leurs sensations et pussent s’énoncer en relatifs annonciateurs. Cette question multiple (car libérer le vers n’est pas encore l’utiliser) a sous tous aspects reçu, dans l’œuvre de Poe, des contributions. D’abord la Genèse d’un Poème déclarée plus tard par lui-même une fantaisie, puis une Conférence sur la poésie et quelques poètes anglo-américains. De ces deux textes — car si Poe a désavoué la forme dogmatique de cet essai, il ne l’a pas moins écrit — il résulterait la conception suivante : La poésie n’a que médiocrement et même nullement à se soucier de vérité ; elle n’a pas non plus à se soucier de passion — naturellement donc, ni moralité, ni sentimentalité ; elle a comme essence l’amour. Pour différencier la passion et l’amour, Poe évoque les images de la Vénus Uranienne et de la Vénus Dionéenne. Plus loin il développe quels sont les éléments constitutifs de la poésie ; il énumère les calmes nocturnes, les hasards crépusculaires, les splendeurs visibles de la femme, la vie et les parfums que dégagent ses allures et ses vestitures, les instants où l’on s’éveille au bord du souvenir, comme aux confins du rêve, etc… Ce qui, développé, indique une recherche de traduction de la sensation pure, de l’amour sans les contingences qui le déterminent pour tel ou tel être, avec l’évocation de toutes courbes et tous aspects y correspondant et pour ainsi dire en complétant la gamme dans la nature vraie et dans les aspects des choses dites civilisées ; le devoir du poète consisterait à épurer sa sensation des petits rythmes passagers, colère, jalousie, agréments, etc… qui forment le fonds habituel des petits élégiaques, et de considérer l’amour comme un jeu nécessaire, au moins d’après les contingences do la vie, des facultés et des robustesses de l’homme. Cet amour, il l’étudie en ses phases essentielles, soit, comme dans le Corbeau, en son aspect le plus définitif et le plus complet, le regret de la perte définitive d’une femme aimée, soit dans la forme que reprend cette femme dans la pensée de l’amant (Ulalume), soit dans la suggestion émanant d’un paysage, dont les mélancolies s’alliant au souvenir immanent, imposent à l’esprit un regret plus amer de l’être perdu et provoquent une douleur physique, cardiaque. Deux de ces poèmes, le Palais hanté et le Ver, se trouvent enchâssés dans les contes la Maison Usher et Ligeia ; voyons l’utilisation du poème considéré là comme facette d’un récit. Nous considérons la Maison Usher comme la dramatisation d’un fait psychique, intérieur, personnel à Poe. — Dans un décor saturé d’une tristesse sombre et comme sulfureuse, un château crevassé d’une imperceptible lézarde comme une âme tombée au deuil profond, contagieux, emmurée en son existence de rêves anormaux — le visiteur rencontre un très ancien ami qu’il a peine à reconnaître et dont il dépeint les intimes phénomènes, la perception de silence et de conscience, comme d’un autre lui-même ; cet être à la fois si semblable et différent du visiteur occupe un château dont les murs sont ornes de décorations qui sont au visiteur familières, mais un peu renouvelés par le bizarre des circonstances, soit la rareté de la sensation ; une femme passe grande, supra humaine, muette — on ne la reverra plus ; cette âme incluse en l’âme du visiteur, évoquée par ces circonstances du château, de l’atmosphère, du passage de la femme, cette âme délimitée par ses facultés de perception extraordinaire, extatique, et le don de bizarres perversions de thèmes musicaux connus, il faut la faire entièrement vivre et pour ainsi dire marcher ; ici Poe place le poème du Palais hanté, donnant en symbole l’état exact de cette âme supérieure, autrefois régie d’une belle conscience sans regret, maintenant proie de la foule des sensations mauvaises résurgentes en joies inutiles ; puis à travers cette âme hantée, à travers telle contemplation, à travers telle oiseuse lecture, la mémoire de la femme s’impose, de la femme trop tôt murée, et qui vient remourir sur le cœur de l’amant, et tout s’écroule, et bien des fois s’écroulera. Le rôle exact ici du Palais hanté ce serait à la fois de concrétiser et d’affiner l’idée principale de Poe : la concrétiser en la présentant sous un symbole plus simple, plus facile à reconnaître, car l’introduction de ces vers est un appel, un avertissement à l’âme du lecteur prévenu par la tradition que le lyrisme est la traduction des vérités essentielles ; l’affiner en ce que la vérité qui fait l’objet du récit, de l’allégorie, du symbole complexe et revêtant les apparences et le milieu d’un fait de vie, se présente en ce court poème dépouillée des laborieux apprêts sous lesquels le premier état de cette vérité se présente. J’emploie ici le mot de vérité, après avoir dit précédemment que Poe excluait de la poésie toute vérité ; c’est affaire de mots. Poe exclut réellement tout ce qui aurait l’apparence d’une démonstration didactique de la vérité, aussi ce qui serait le sec développement d’un principe scientifique ou philosophique où ses contemporains croyaient tenir la vérité ; il utilise ce terme en un sens relatif comme celui de longueur, quand il bannit les longs poèmes et dit avec raison que le Paradis Perdu ne peut soutenir la lecture que par fragments, et qu’il est inutile de construire ainsi de longues épopées que la cervelle humaine ne saurait apprécier, l’effort fait pour en prendre connaissance blasant l’esprit au bout d’un petit nombre de vers. Mais ce terme de vérité est essentiellement relatif et veut dire ici didactique et enseignant, car il est difficile d’admettre que l’auteur d’Eurêka ne fût sensible à l’attrait des réelles vérités jusqu’à se passionner pour leur recherche. Si, incontestablement, le poète n’a pas à se préoccuper d’apporter un règlement des questions pratiques et sociales ou des opinions fixes et neuves sur la thermodynamique, du moins lui est-il nécessaire de connaître les vérités mentales et personnelles qu’il contient, pour réaliser ce qu’entendait Poe par poésie, soit la mise en œuvre du sentiment en son essence, c’est-à-dire épuré du milieu et des ambiances qui sont des causes d’erreur ; or, chercher à isoler un sentiment de ses causes d’erreur, qu’est-ce sinon en poursuivre l’exacte et sincère évocation, c’est-à-dire chercher à le connaître en sa vérité. De même pour la moralité de la poésie, c’est le caractère didactique et prêcheur de la morale courante et philosophique que Poe lui interdit, car qui dit vérité dit moralité, le bien pour l’individu comme pour l’espèce consistant simplement à mettre de la logique et de l’accord entre sa destination perpétuelle et les phases momentanées de sa vie. Or, étudier les phénomènes de conscience comme en William Wilson, le Cœur révélateur, l’Homme des foules, la Double Boîte, etc…, c’est faire œuvre de moralité. Des exemples extraits d’une conférence de Poe, où il présente aux lecteurs de ses extraits favoris des poètes anglo-américains qu’il préfère, le démontrent ; la jeune fille de Thomas Hood est comme un plaidoyer social, mais fondée sur un fait humain et concluant à l’émotion ; autant le petit poème de Willis, la cantilène citée de Shelley est une sorte de sérénade d’amour, etc… Si nous étudions Ligeia, une construction analogue à celle de la Maison Usher apparaît ; comme un burg reculé en pays de merveilleux, avec de lourdes draperies non attenantes aux murs et non essentielles, de lourdes draperies d’un précieux métal où des arabesques forment à l’œil qui les voit d’un angle différent de divers et dissemblables entrelacs de monstres ; des sarcophages de granit noir forment les angles de la salle ; et là se passe le phénomène de la présence toujours renouvelée des yeux inoubliables de lady Ligeia. Quand allait mourir lady Ligeia, après que les circonstances de la rencontre et de l’amour ont été rendues suffisamment énigmatiques, et que le lecteur est prévenu qu’un agrégat de choses précieuses, rares et extraordinaires va disparaître, l’horreur s’augmente du poème qui rend ce cas de disparition si général, humain, ordinaire, que des anges d’espérance ne peuvent que se voiler et se lamenter quand d’inéluctables lois de destruction s’accomplissent. Encore là, concrétion et affinement du symbole qui sert de thème au conte de Ligeia. La vie de Poe, si elle eût été moins brève et, grâce à quelques rentes, plus homogène, eût certes fourni une évolution du poème. Chez lui et chez Baudelaire, conséquemment, on trouve ce que Baudelaire appelait les minutes heureuses, les minutes d’altitude de conscience, de la conscience en elle-même, écho des phénomènes passionnels, de la conscience acceptant l’influence des phénomènes de paysage et les adaptant à sa couleur d’âme momentanée, empreinte de douleur puisque tel est ce temps et ces circonstances qui réduisent la littérature digne de ce nom à n’être que de la pathologie passionnelle ; on y trouve un art savant, savant en lui-même et non riche d’exemples antérieurs (ce qui est le point pour toute technique poétique) ; il n’y a ni enseignement, ni bric-à-brac, ni remploi des désuétudes ; les poèmes de Poe arrivent à être des poèmes purs ; mais cette utilisation spéciale du vers, dans les contes, qui pouvait être le début d’une série d’utilisation de formes nouvelles, démontre l’artiste fort préoccupé des tendances générales du rythme poétique et sur ce point spécial, au bord de découvertes qui se sont ensevelies, de même qu’il est impossible d’admettre que Baudelaire, après les poèmes en prose, n’eût pas trouvé une sérieuse révolte contre l’uniforme poétique de ses contemporains et leur certitude en des cadences simples qu’ils poursuivent en les déclarant les seules bonnes, mais en réalité faute de mieux, et par ignorance, d’abord de leur art, ensuite de leur métier.
« pourquoi arrête-t-on ceux qui demandent au nom du Christ ? »on lui répond que c’est par ordre et que ce que l’on fait est bien fait probablement, puisqu’il en est ainsi ordonné. Chez les gens de sa caste à qui il parle de cette misère, il rencontre de l’indifférence et presqu’une fierté que Moscou possède une aussi belle misère, aussi complète. On lui indique où sont les refuges, les quartiers misérables, les hospitalités de nuit ; il s’y rend. Au premier abord il est navré de la vue de ces dénuements. Il s’inquiète, visite, écrit pour obtenir le concours de ses amis et des autorités, pour arriver, grâce à leur aide, à vêtir et habiller ces êtres. L’occasion de se bien renseigner sera le recensement, Une habitude plus grande qu’il contracte ainsi des gîtés de nuit et de la foule qui y grouille, lui démontre que peu de ces gens sont absolument dénués de ressources, et que ce n’est pas tant d’argent, mais d’éducation qu’ils ont besoin. Il énumère leurs promiscuités, leurs manies ; quelques mésaventures de sa charité personnelle le convainquent, de plus en plus, que ces êtres sont surtout malheureux de par les maladies morales et intellectuelles, déshabitude du travail, inclinaison à l’ivrognerie, à l’union grossière des sexes ; d’où vient ce mal ? de la contagion émanant des classes riches. Ces moujiks quittent la campagne, où ils pourraient péniblement mais dignement vivre, pour venir dans les villes, vivre des miettes de la corruption des raffinés. Il voit les humains partagés en deux castes ; ceux de la caste supérieure, dont l’ambition est de vivre du travail d’autrui, le payant et ainsi l’avilissant, créant autour d’eux les domestiques et les vices inhérents à cette condition ; ces gens de la caste supérieure occupent des logis, revêtent des toilettes, obéissent à des mœurs, qui créent entre eux et les déshérités une infranchissable barrière. Ces déshérités qui forment la caste inférieure n’ont qu’un but, arriver, par un moyen quelconque, par une similitude dans les vêtements, les bijoux, la facilité du travail, à ressembler à ceux de la classe supérieure. Donc le branle est donné autour d’une idée vicieuse, et, comme des cercles concentriques, toutes les classes gravitent autour de cette ambition : échapper à la loi du travail. Le travail physique, c’est l’exercice libre et attrayant des bras et des jambes dont la nature a doué l’homme pour qu’il s’en serve ; le laisser sans exercice est, pour l’homme civilisé des classes supérieures, aussi grave que, pour le populaire, laisser dépérir son intelligence. Or, vers quoi ce populaire disgracié orientera-t-il les efforts de son intellect ? Partant d’une loi, que Tolstoï considère comme fausse, de la division du travail, tout art et toute science sont combinés de façon à légitimer le mauvais ordre qui règne dans le monde. Les systèmes les moins fondés, étayés sur quelques apparences scientifiques, séduisent pour des demi-siècles les générations. Un pédant incapable, Malthus, enseigne qu’il faut sacrifier la génération humaine à l’agrégat du capital : il plane sur son temps un demi-siècle. Hegel, qui ne sait pas les sciences, professe que tout marchant vers un devenir qu’on ne peut prévoir, toute manifestation humaine et empirique est sacrée, que tout se légitimera plus tard, et que tout est ainsi parce qu’il n’en peut être autrement : voilà pour un demi-siècle de croyance chez les prétendus intellectuels. Or, ce populaire, qu’a-t-il à faire de l’art, de la science qui ne s’adresse pas à lui ? Que signifie cette prétendue abolition des castes, qui crée des riches et des ilotes et ceci au nom de sciences qui, sous leurs noms de sophisme, mysticisme, gnosticisme, scholastique, Kabbale, Talmuds, n’ont rien su créer ? Cette science purement d’érudition, accessible aux riches seulement, cette science qui étouffe les voix de la conscience, est-ce vraiment la science ? et cet art de mandarins, est-ce l’art ? et ce luxe, résultat d’habitudes invétérées, et encombrement d’inutilités, à quoi sert-il ? En cette société affaiblie par le mauvais emploi des ressources intellectuelles, que faut-il faire ? La guérir ; et comment ? car on sait que la charité individuelle ne guérit pas la pauvreté, et que la prédication n’entraîne pas les riches au renoncement. Il faut, pour tous, les soigner, leur rendre l’hygiène et par conséquent la connaissance de leurs besoins et de leurs sentiments ; le meilleur moyen apparaît au comte Tolstoï le travail physique ; il s’y est mis lui-même, d’abord parce que sa conscience l’y induit, et que l’exemple d’un seul peut, en déterminant d’abord quelques adeptes, puis par ceux-ci un nombre plus grands d’adhérents, transformer l’état de choses existant. De ces théories sociales, dont on doit d’abord accepter la justesse des intentions et ce grand point reconnu qu’il faut soigner l’humanité et non la révolutionner, que reste-t-il acquis ? Les lecteurs du livre devront, dans les points de détail, se souvenir que l’auteur est russe, profondément russe, que son champ d’expériences a été la ville et la campagne russe. Non point que je veuille dire que nos classes supérieures vaillent mieux, et que nos classes inférieures soient plus heureuses que celles qu’il a pu voir ; mais dans sa médication à l’ordre de choses, pour la possibilité d’élever des malheureux à une idée plus haute d’eux-mêmes, il compte certainement sur des éléments de mysticisme et de religion plus profonds en des races plus neuves que nos races occidentales. Sa solution du travail personnel est applicable surtout en Russie, pays énorme avec infiniment de petits centres ; appliquée en France, elle n’arriverait qu’à de la surproduction. Cependant remarquons qu’à l’inverse du courant actuel qui favorise les grands centres et divise à l’infini le travail dans les industries, chose à quoi ces grands centres sont favorables, des théoriciens ont déjà opposé l’idée de création de petits centres ruraux et manufacturiers, de villages ouvriers qui pourront se suffire à eux-mêmes dès que la question du transport de la force sera résolue. Savoir si consacrer une partie de la journée à un travail physique entraverait l’art et la science en leur développement chez un cerveau, peut se résoudre en un sens favorable aux idées de Tolstoï ; si vous remplacez le mot travail, qui implique fabrication ou soins réguliers et toujours les mêmes apportés à une profession, par le mot exercice, vous découvrirez que l’opinion est vraie. Or, la cérébralité d’un savant ou d’un artiste n’occupant pas toute sa journée, le temps libre est donné soit à des plaisirs qui compromettent l’œuvre possible, soit à des nécessités financières ; l’écrivain y subvient avec de la copie, le savant avec de l’enseignement. Or, tout le monde sait et perçoit qu’il se fait un épouvantable gâchage de copie, que cette copie est en général dévolue aux pires écrivains, que le succès de certains, qui y trouvent leur pain et leur plaisir, dévoie vers la littérature un tas de gens dont la place serait derrière quelque appareil télégraphique ou quelque machine à écrire ou à tisser. Pour l’écrivain de talent ou de franchise, la copie rétribuée est un leurre ; il a donc tout intérêt à chercher dans quelque travail autre le moyen de vivre, et, s’il peut, vivre dans l’exercice physique, le temps qu’il consacrait à vulgariser et à se vulgariser. Quant aux autres dénués de talent ou de franchise, et dont les nombres incalculables s’amplifient tous les jours et se recrutent soit de victimes de l’Université, soit de gens sans autre aptitude que l’émission des idées d’autrui, ce serait pour eux seuls qu’en un état bien policé, on pourrait, pour une fois, légitimer la déportation coloniale. Les savants, eux, enseignent ; un vrai savant est une rareté ; ils sont une vingtaine au maximum épars en divers pays et diverses spécialités ; les autres rabâchent à la jeunesse, mettent au courant de vieux traités et éructent à l’heure ou à la page ce qu’ils ont appris en leur enfance. Voyez dans de solides maisons universitaires, inattaquables sur leurs bases de dictionnaires, thesaurus, manuels, favorisés par les programmes, toujours identiques, les thesaurus, les manuels de M. un tel, remaniés par un tel, remis au courant par MM. tels et autres, le tout pour la plus grande prospérité commerciale des éditeurs et des fortes maisons. Contre cette coalition d’intérêts que voulez-vous que fasse la science dont la mobilité est la loi, tant qu’elle n’aura pas trouvé d’indestructibles assises. Pour ces professeurs et savants, le travail manuel ou l’exercice, l’hygiène par quel moyen que ce soit serait plus profitable à l’espèce et à eux-mêmes que ce qu’ils font. Qu’on n’objecte pas que c’en serait fait de la jeunesse, privée de ces Mentors, ou tout au moins les possédant moins près d’elle ; la jeunesse, sauf les bons moutons de Panurge dont on fait le calque d’un programme et que l’on dresse à remplir des fonctions qu’ils remplissent mal, perd un temps précieux à se défarcir la tête des opinions erronées, définitions falotes, admirations mal motivées, et, ce qui est plus grave, méthodes de recherches qu’on lui a inculquées. Qu’y a-t-il d’essentiel dans une méthode d’éducation qui habitue sans cesse l’esprit au petit effort sur lui-même, petit effort de traduction, petit effort d’ornement et d’élégance, sur des bases indiscutables et axiomatiques, avec interdiction de généralisation — heureusement d’ailleurs, car que généraliseraient-ils ? Donc Tolstoï a raison ; la civilisation et l’évolution est ligotée de paralogismes et de parti-pris où l’on s’arrête avec complaisance, parce qu’ils légitimant l’état existant. Or, Tolstoï ne se borne pas à attaquer les préjugés qui vivent aux corps constitués, il résout à rien ou peu de chose des systèmes qui eurent la réputation d’être progressistes, l’hégélianisme, le positivisme, la façon dont on a appliqué Kant, l’étude expérimentale du fait, qui ne s’éclaire de la lumière d’aucune théorie intuitive, la médecine moderne dirigeant des soins vers la guérison spéciale des classes riches, il eut pu dire vers la transmutation de leurs maladies. À l’art il demanderait plus d’émotion et de vie, et non point la fourniture donnée aux loisirs ou aux besoins de comparaison de telle classe assez riche pour acheter les livres, et certes il a raison. Il en est jusqu’ici de tout système sociologique comme des théories littéraires et scientifiques ; on ne peut qu’approuver le théoricien quand il montre énergiquement les vices de l’état social, la part que l’homme prend à l’entretien de ces vices, la dépression que sa cervelle étriquée de privilégié sans droit impose à la science et à l’art. Tant qu’on signale le mal, tous les réformateurs, et ceux qui sentent la nécessité des réformes, sont d’accord sur la nature du mal et ses diagnostics ; les divergences se montrent quand il s’agit d’installer l’hygiène nouvelle des races diverses, et par quel moyen les y habituer, car nous savons que rien de ce qui se fait violemment n’a de durable existence ; il faut que l’humanité vienne à son meilleur devenir. Nous savons aussi que par une fatale loi d’impulsion, tout malade est porté à accomplir spécialement les actes qui peuvent empirer son état, jusqu’à ce qu’un choc réveille sa volonté et l’incite à remonter le courant de la vie nuisible. Toute réforme ne pourra s’établir que sur de complètes bases scientifiques, et c’est ce qui manque aux livres du comte Tolstoï, mais ils offrent du mal d’émouvants tableaux ; son instinct d’artiste éminent lui a bien indiqué le mal social et ses phases délicates, et c’est d’un très bel instinct de réformateur qu’émanent ses vues.
le premier vers se compose de deux vers de six pieds dont le premier est un vers blanc :
et dont l’autre :
serait également blanc si, par habitude, on n’était sûr de trouver la rime au vers suivant, c’est-à-dire au quatrième des vers de six pieds groupés en un distique. Donc, à premier examen, ce distique se compose de quatre vers de six pieds, dont deux seulement riment. Si l’on pousse plus loin l’investigation on découvre que les vers sont ainsi scandés :
soit un premier vers composé de quatre éléments de trois pieds, ou ternaires ; et un second vers scandé : 2, 4, 2, 4 — Il est évident que tout grand poète ayant perçu d’une façon plus ou moins théorique les conditions élémentaires du vers, Racine a, empiriquement ou instinctivement, appliqué les règles fondamentales et nécessaires de la poésie, et que c’est selon notre théorie que ses vers doivent se scander. La question de césure, chez les maîtres de la poésie classique, ne se pose même pas. Dans les vers précités, l’unité vraie n’est pas le nombre conventionnel du vers, mais un arrêt simultané du sens et de la phrase sur toute fraction organique des vers et de la pensée. Cette unité consiste en : un nombre (ou rythmé) de voyelles et de consonnes qui sont cellule organique et indépendante. Il en résulte que les libertés romantiques dont l’exagération funambulesque se trouverait dans des vers comme ceux-ci :3 3 3 32 4 2 4
sont faux dans leur intention de liberté parce qu’ils comprennent un arrêt pour l’oreille que ne motive aucun arrêt du sens. L’unité du vers peut se définir encore : un fragment le plus court possible figurant un arrêt de voix et un arrêt de sens. Pour assembler ces unités et leur donner la cohésion de façon qu’elles forment un vers, il les faut apparenter. Ces parentés s’appellent allitérations (soit : union de voyelles similaires par des consonnes parentes). On obtient par des allitérations des vers comme celui-ci :Les demoiselles chez OzyMenées.
Tandis que le vers classique ou romantique n’existe qu’à la condition d’être suivi d’un second vers ou d’y correspondre à brève distance, ce vers pris comme exemple possède son existence propre et intérieure. Comment l’apparenter à d’autres vers ? Par la construction logique de la strophe se constituant d’après les mesures intérieures et extérieures du vers qui, dans cette strophe, contient la pensée principale ou le point essentiel de la pensée. Ce que j’aurais à dire sur l’emploi des strophes fixes, soit les plus anciennes, et des strophes libres, serait la répétition de ce que je viens d’énoncer à propos du vers fixe ; il est aussi inutile de s’astreindre au sonnet ou à la ballade traditionnels que de s’astreindre aux divisions empiriques du vers. L’importance de cette technique nouvelle (en dehors de la mise en valeur d’harmonies forcément négligées) sera de permettre à tout vrai poète de concevoir en lui son vers, ou plutôt sa strophe originale, et d’écrire son rythme propre et individuel au lieu d’endosser un uniforme taillé d’avance et qui le réduit à n’être que l’élève de tel glorieux prédécesseur. D’ailleurs, employer les ressources de l’ancienne poétique reste souvent loisible. Cette poétique avait sa valeur, et la garde en tant que cas particulier de la nouvelle, comme celle-ci est destinée à n’être plus tard qu’un cas particulier d’une poétique plus générale ; l’ancienne poésie différait de la prose par une certaine ordonnance, la nouvelle voudrait s’en différencier par la musique. Il se peut très bien qu’en un poème libre on trouve des alexandrins et même des strophes en alexandrins, mais alors ils sont en leur place sans exclusion de rythmes plus complexes. M. Brunetière veut bien reconnaître, à travers ses perpétuelles accusations d’incompréhensibilité, que le vers se trouvera ainsi libéré de règles tyranniques et inutiles ; cela prouve que s’il ne comprend pas tout il comprend un peu. En revanche, peu logiquement, il me reproche de n’avoir pas publié de sonnet sans défaut ; si j’émettais le vœu qu’il me prouvât son excellence de critique par un bon article à la mode de La Harpe, il me traiterait de mauvais plaisant. Enfin que l’on approuve ou blâme de modifier les formules reconnues de la poésie, encore doit-on consentir à ce que les poèmes soient strictement construits sur les seules bases esthétiques et scientifiques que le poète admet. M. Paul Bourget réunit en deux massifs volumes des notes de voyage et des portraits d’écrivains. Pour étudier des livres ainsi faits en un long espace d’années, il faudrait une place aussi vaste que le livre lui-même. Notons. M. Bourget aime et admire la phrase d’Amiel : un paysage est un état de l’âme. Cette phrase, très auparavant, fut dite par M. Mallarmé ; elle fait le fond de l’art de Poe ; l’harmonie du Soir, de Baudelaire, n’en est qu’un reflet. Amiel arriva bon dernier. M. Bourget aime l’Angleterre et le dit. Il y a dans ses croquis de Londres de jolies visions, des poèmes en prose insuffisamment rythmés, un désir d’ailleurs et de plus large. Les curiosités intelligentes qui font le fond du talent de M. Paul Bourget se retrouvent toutes dans sa critique, et l’on n’y saisit pas le défaut de ses romans, mais rien n’est concluant, et nulle part dans ses deux volumes, sur quelque fait de vie ou quelque écrivain, une page définitive. On croirait que M. Bourget se garde d’être définitif. Il est le protagoniste et le maître de toute une école dont feraient partie MM. France et Loti, par exemple, école qui confesse un dilettantisme exagéré. Après le grand coup de voix de M. Zola, les écrivains intellectuels en recherche d’originalité inaugurèrent une patiente enquête du Moi. Ils suivaient en cela la voie de M. de Goncourt, dont la perpétuelle analyse d’êtres différents se concentre en somme en une étude des reflets des personnalités sur lui. Ils se rattachaient ainsi à la sévère et belle lignée des Nerval, des Constant, etc… Mais à ces écrivains a fait défaut le lyrisme Il serait à souhaiter, chez l’écrivain imbu de traditions et de critique qu’est M. Paul Bourget, un livre plus sensationnel et plus emballé que même la Physiologie de l’Amour moderne.
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M. Francis Poictevin manque également d’énergie. Dans tous les livres de M. Francis Poictevin on pressent comme un très beau drame de conscience, patiemment fouillé, de conscience intéressante, parce que conscience d’art et devant aboutir à quelque drame. Or, le drame ne se passe pas.
Il est sensitif à l’excès, étudiant avec pertinacité sa conscience à l’état de veille, à l’état de rêve, à l’état de contemplation du paysage, et même de fusion presque avec le paysage ; une des caractéristiques de cette recherche du mot et de la notation de ses alliances avec les choses c’est l’absolue sincérité de cette recherche ;
tandis que l’ordinaire psychologie contient un grand fonds de cabotinage et un certain plaisir à étudier et revivre les aimables fleurs que les psychologues regardent abonder dans leurs vergers intérieurs, M. Francis Poictevin est peut-être plus préoccupé des choses que de lui-même. Devant les saveurs d’un paysage du midi, le mystère d’une matinée marine, l’essence de rêve d’une fleur pâlie ; l’écrivain tend surtout à se considérer comme un réflecteur.
À l’étude de ses phénomènes intérieurs, dont on perçoit qu’il sait ne pas s’exagérer l’importance, il apporte le même sentiment de douloureuse abnégation ; c’est la méditative promenade d’un seul en une terre de brume en pâles floraisons. — Comme beaucoup des grands écrivains de la ligne desquels il est, mais dont il exagère le procédé, il diminue et simplifie à la fois l’importance de sa personnalité. — Je m’explique : comme un comédien, l’écrivain d’ordre secondaire, qui se sent plus pauvre de ressources propres que de recherches accumulées, s’étudie à jouer un personnage et le fêter d’une toilette ; son rôle et son ambition étant de tirer de peu de fonds le plus possible de moissons, ou au moins le plus possible d’illusions, il étudie les petits moyens de l’art, et tente le plus possible de les accommoder à son existence propre. Or, c’est surtout de cette existence propre qu’il doute. Plus sûr qu’il est que nul autre de la provenance de ses originalités, il tente d’ériger une personnalité en trompe-l’œil, au premier abord et pour les yeux ignorants, personnalité bien tranchée et à vous arrêter — c’est bien tel et non tel autre comédien qui parcourt emphatiquement une
menue scène. — Chez l’artiste de premier ordre, au contraire, quelle que soit sa force de production ou sa franchise d’exécution, la certitude existe que ce moi profond, dont il est déjà doué et dont il n’a nul besoin de se pourvoir, est un vaste champ d’expériences, champ sans limites, où certes il trouvera longtemps à inventorier, et à glaner ; il sait que toute transposition de son âme amènera sans qu’il y tâche un autre décor d’imagination, et que son originalité se renouvellera de sources vraies, d’autant plus vraies qu’il ne fera qu’en éclaircir le flot, sans en être entièrement le créateur. À ces âmes sûres de jaillissement inattendu, peu importe le factice de l’attitude, et les facilités des silhouettes affectées.
Or Poictevin, très concentré en son moi, très sûr des analogies de sensation de ses âges, les prend un à un, et son but serait de les bien détacher et faire transparaître en un rythme écrit, tandis que ce qu’on attendrait de lui maintenant qu’il a montré sa finesse psychologique et son intelligente attention des phénomènes physiologiques, ce serait quelque œuvre plus entière et plus debout. Au moins est-il naturel de constater que si chez cet artiste l’œuvre n’aboutit pas absolument, c’est par l’intensité même de son amour de l’art.
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Depuis la Jeunesse blanche l’estime de ses confrères a donné à Rodenbach ses grandes lettres de naturalisation française ; c’est un de nous. Le causeur qu’il est, fin, abondant en notations aiguës, est vivace de notre terreau de Paris, et son pays n’est à ces moments pour ceux qui l’écoutent que comme un fond discret qu’il évoque ou dissipe à sa guise. L’écrivain est resté fidèle aux voix d’autrefois, aux horizons plaqués sur les yeux de son enfance. Il est, ce qui est assez peu fréquent chez nous, un intimiste. Il enlumine les missels d’un vieil évangile, d’un commentaire vivant, où prient des recluses, de scolies, où chante un contemplateur. Dans sa terre d’exil, des personnages taciturnes se définissent le silence et leurs rares mouvements, et se perfectionnent entre eux les idées fines que leur inspire l’assiduité presque monacale de leurs réflexions sur l’âme des choses ; il y a là un décor éteint exprès, mi-jouré, d’une chapelle à la Vierge où pendent les ex-voto de pèlerins selon l’Inconscient. Les humbles croyants qui lui parlent rencontrent un confesseur un peu bouddhiste. Mais c’est après s’être grisé de la joie des couleurs d’un Chéret, du ballet de la rue parisienne qu’il entre en la cellule où il soupèse, sur une balance à lui, les infiniment petits de la rouille des choses. Le glas du Voile, les mains lunaires d’Ophélie et ses cheveux inextricables, il les rencontre partout parce qu’il les porte en lui. Il
sait les vies brillantes et fanfarantes, mais volontairement il entoure d’une étamine ou d’une mousseline brodée de dessins blancs l’enfant de son rêve, et il a élu terre d’évocation Bruges, la ville aux carillons, la ville mi-déserte, la ville où les Memlink brillent comme châsses d’améthyste dans le silence propre d’un hôpital. Il a choisi Bruges, non tant le Bruges réel qu’un Bruges-Musée qui est à lui et qu’il développe.
Or, Bruges-la-Morte sort du suaire des ans. Bruges-la-Morte s’en va pour laisser place à une résurgence, à la venue, à l’infiltration d’une vie plus moderne à travers les vieilles pierres, et tel est le sujet du Carillonneur.
Il y a dans toute ville morte, mais riche de la gloire de l’art, des gens de vrai bon sens, curieux de beauté, amoureux de mélancolie, qui adorent les pierres saures, l’encens dans l’église silencieuse, la douceur résignée d’une vie nonchalante, bousculée à peine un jour par le brouhaha d’un marché, et revivant le dimanche de sobres pompes de cloches et de processions, et la joie d’une quiétude encore plus parfaite. Ceux-ci, à Bruges, eussent désiré qu’il y ait chez eux, un point spécial en Europe, une ville évocatoire, galerie d’architectures, avec une vie d’ancêtres accrochée aux murs et contée par toutes les boiseries et les meubles d’antan ; et ce beau qu’ils eussent créé eût été le but de visites de rêveurs, de pèlerinages de sages. Les arts graphiques et la pensée des philosophes se fussent éjouis de cette ville-asile, de ce havre de tranquillité. Quelle belle chose en notre Europe financière et militaire, où la meilleure hypothèse de demain ne nous offre que la vision horrible d’une armée industrielle, d’un peuple de comptables mâtés par la machinalité du calcul et d’ouvriers peinant près des hauts-fourneaux, quelle belle chose qu’un train stoppant dans une gare dénuée de wagons de marchandises, tranquille comme une station de petit village, et qu’on entrât dans une cité, où tout serait « luxe, calme et beauté » et aussi rêverie près de l’ombre du passé, ville vivotante sauf les voix amies de l’art, ville-chronique, fabuleuse presque d’irréalité par le contraste avec les turbulences circonvoisines, et que le sable des minutes se concrétât en un coin distinct des multitudes, et qu’un exemple lût d’une cité de recueillement.
Mais intervient l’usinier, l’homme d’affaires, le perceur d’isthmes, le combleur de rivières, et l’on trouve plus facile de transformer que d’aller créer au loin. Ceux-ci à Bruges, insoucieux de l’esthétique, poursuivent une résurrection, le retour des nefs sous forme de steamers, et la création du monstrueux cabaret qu’est un port de commerce. Comme ils promettent l’or, ils entraînent l’acclamation de la foule. Donc Bruges, munie d’un port, luttera contre Anvers, contre Hambourg. Les piles de charbon, les entassements des ballots, toute la broussaille sale des docks s’installera ; les bordées cosmopolites des matelots s’éjouiront de l’orgue mécanique à côté des grossières danses des paysans devenus mercantis. La chose n’est pas faite encore, mais elle est commencée. C’est l’effritement d’une tranquillité pieuse que considère Borluut de cette cage de carillonneur, où il entreprit de désapprendre aux timbres la valse de Faust pour y restaurer l’écho des antiques Noëls. C’est la vieille heure, l’heure de la rêverie,
de la méditation, l’heure longue du repliement sur soi-même qu’il écoute à la cadence voilée des vieilles horloges que collectionne Van Hulle. Mais cette chanson menue comme la sonorité d’une vieille argenterie délicatement maniée est trop frêle pour lutter avec le bruit nouveau de fanfares, d’orchestrions, de clameurs de bourse. Son rêve se démolit sur la terre ; cependant qu’il s’isole de plus en plus haut jusqu’à la dernière plateforme du beffroi les formes parentes de celles à son image ne vivent plus que dans les nuées ; sur le pavé des places on fait des affaires. Le carillonneur est le seul habitant mental de la ville qu’il s’est créée. Non ! il a trouvé son analogue, l’Ève de ce tiède milieu de mémoire réfléchie. Mais si l’étreinte du songe laisse Borluut brisé, elle la rejette, cette douce Godelieve, dans la file des pénitents qui, au jour anniversaire, venus d’un proche couvent, marchent pieds nus sur le pavé inégal et dur. Les âmes fidèles sont broyées, les âmes de passé se cloîtrent, dans le monastère ou l’abdication du bonheur, car elles ne peuvent vivre, froissées de bourrades, insultées, lapidées dans le tohu-bohu de la ville qui se rue au marché et hurle vers les banques. Borluut et Godelieve sont des désespérés. Ils apportent en tout acte une foi sérieuse et haute, et l’amour leur semble, quand ils se rejoignent hors la légalité quotidienne, les divines épousailles. Godelieve pour Borluut, c’est la femme et c’est l’agneau. Borluut pour Godelieve, c’est le seul homme, parce que seul il écoute et perçoit les vibrations de la pensée ; ce seraient les amants heureux dans les Vérones où a parlé l’Esprit, les blancs catéchumènes enchaînés par leur mutuel regard, dansant
nus et innocents devant les phalanges célestes. Mais quelle impossibilité de vivre dans la ville du port de commerce, parmi les marteaux qui clouent les caisses, et les tenailles acharnées à déballer les lointaines épices, et la voix des crieurs d’additions. Borluut et Godelieve peuvent être la vraie vertu ; comme ils parlent une simple langue d’extase, ils ne pourront passer inaperçus dans une Babel du chiffre. Godelieve pleurera, Borluut mourra, un poète entendra leur élégie.
Légende du Nord, fragment de la nouvelle Vie des Saints pareille à l’ancienne, en ce sens qu’elle enregistre les miracles de désintéressement, et la vie simple de ceux qui ne sont sensibles qu’à l’Infini se manifestant en eux et autour d’eux. Les lentes prières accompagnent les quenouillées dans les veillées des naïfs émus, et quand la prière est finie, avant de recommencer, une voix douce conte une illustration de l’acte de foi, d’un accent d’amour et de désir, une histoire trempée de larmes. Un très court détail des circonstances accompagne le récit probant comme un apologue, un peu mystérieux comme un lied. On cherche à faire saisir la nuance des âmes dont on parle, prochaines de celles des auditeurs, mais qui ont déjà vécu toute leur vie. Ce sont narrés semblables à celui des amours de Borluut et de Godelieve. À travers le décor local et le ton qu’il commande, une part de vérité générale le réunit aussi à la longue complainte des âmes sentimentales et crucifiées, à cette grande laisse qui commence aux amours de Tristan, à cette grande phrase à laquelle chaque poète unit une parenthèse, la chanson de l’amour béni et savoureux que les circonstances brutales modifient en martyrs.
Ils sont touchants, ces amoureux pâles, dans la cité où les moteurs et les dynamos vont faire irruption. Le carillon de Borluut est comme l’orgue d’un vieux maître de chapelle, qu’on taxe de folie, parce qu’il se souvient toujours de quelque fulgurante apparition de sainte Cécile descendue sur des rayons de mélopée, pour ajouter l’ivresse de la beauté entrevue à celle des vingt ans sonores du musicien. Et la pauvre Godelieve aux yeux de lac, au teint de lait, n’est-elle pas de la famille de ces douces femmes closes dans une quotidienne simplicité, enrichissant de profondeur tout détail de vie qu’elles touchent, à travers qui les peintres primitifs ont effigié les saintes femmes, celles qui pleurent aux pieds du Christ et les madones un peu lourdes et gauches, mais d’un si intime recueillement, auprès de qui l’enfant Jésus tourne les pages d’un livre ? Elle est d’une tendresse, sans élans de paroles, profonde et victorieuse comme l’habitude, avec des ténacités d’héréditaires passions, des souplesses cachées de tiges de lierre sous l’épaisseur des feuillures. C’est une passionnée aux mains jointes, mais si ardente que les feuillets de l’Évangile lui apparaissent semés des lettres pourpres de l’amour, et sa logique extase la mène aux portes de fer rougi de la passion.
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Rodenbach s’est beaucoup souvenu. C’était son droit. Il s’est remémoré la terre natale et l’a démaillotée
de l’oubli. Une partie de son talent vient de ses solides attaches avec le passé. C’est par là qu’il a exercé sur la littérature de sa petite patrie, tout en se fondant dans la nôtre (car il n’y a qu’une littérature française et on peut y évoquer les Flandres au même titre que les villages cévenols), une grosse influence. Il a retrouvé des clefs perdues pour rouvrir la chartre de l’Église des ancêtres. Il a indiqué la voie à ses compatriotes. Ils ne le disent pas tous, mais tous le savent. Et songez qu’il fut seul en cette province immense et décuplée par l’indifférence littéraire que fut la Belgique. Si un homme a triomphé de son milieu, c’est bien lui. Le seul De Coster avait écrit là-bas, au milieu d’académiques patoisements, bouffons, comme si de beaux esprits de canton avaient pratiqué la littérature française, ou qu’à la cour de Soulouque le petit nègre eût brillé dans les cérémonies officielles. Sans doute Paris n’était pas loin, mais, intellectuellement, aussi éloigné qu’au temps des plus somnolentes diligences. Rodenbach a rapproché les distances et donné aux siens un salutaire exemple. C’est le moindre de ses mérites, mais c’en est un, et actuellement, je tiens à le dire, nos lettres et nos lettrés n’ont pas, lorsqu’il quitte Paris pour retourner là-bas, d’ami plus chaud, plus sincère, plus sûr et plus prêt, sans accentuer un seul de nos défauts, à vanter haut et ferme ce que nous pouvons avoir de qualités.
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Notes à propos d’un livre récent
« Ah ! qui m’ôtera cette âme de ce corps »dont l’incantation s’étend en longues et lentes musiques captivantes dans les chapitres Par un soir d’éclipse, l’Androsphynge, l’Auxiliatrice, Incantation, Idylle nocturne, Penseroso. À quoi doit-on attribuer ces légères tares de l’Ève future, cette inutile démonstration de la machine de l’Andréide, et les quelques vains soliloques d’Edison, et même le superflu de quelques dialogues avec lord Ewald ; à côté des chapitres précités, à côté de cette définition de l’Andréide
« dont le propre est d’annuler en quelques heures, dans le plus passionné des cœurs, ce qu’il peut contenir pour le modèle de désirs bas et dégradants, ceci par le seul fait de les saturer d’une solennité inconnue, et dont nul, je crois, ne peut imaginer l’irrésistible effet avant de l’avoir éprouvé ». À côté de
« il nous est permis de réaliser, désormais, de puissants fantômes, de mystérieuses présences mixtes… cependant ce n’est encore que du diamant brut, c’est le squelette d’une ombre attendant que l’ombre soit », pourquoi les inutiles descriptions de la chair artificielle, etc. La raison qui nous en apparaîtrait la plus claire, c’est que Villiers, peu confiant en l’intelligence philosophique des lecteurs à qui il s’adressait, a cherché à créer pour eux un livre philosophique et lyrique qui fût en même temps amusant ; de là le découpage des chapitres ; de là des contrastes et des moyens de dramaturgie facile ; de là la concentration superflue de toute l’idée du livre en tout ce récit des aventures de Mme Any Anderson, aussi le portrait-charge de Miss Alicia Clary, parfois poussé trop au grotesque, émaillé de mots d’une condensation plutôt apparente. Villiers a voulu être amusant, et dépasser, sur le terrain de la littérature fantastique, les adaptateurs heureux, comme il espérait en égaler les maîtres réels ; les taches de l’Œuvre d’art métaphysique, de la légende moderne dont il avait conçu l’idée, appartiennent en propre autant au milieu ambiant, au milieu qui ne sait tolérer l’idée pure qu’enguirlandée d’anecdotes plaisantes, qu’au tempérament de l’auteur et à son penchant vers la raillerie.
« Le génie pur est essentiellement silencieux, sa révélation rayonne plutôt dans ce qu’il sous-entend que dans ce qu’il exprime ; pour se rendre sensible aux autres esprits, il est contraint de s’amoindrir pour passer dans l’accessible. « Il est obligé d’accepter un voile extérieur, une fiction, une trame, une histoire dont la grossièreté est nécessaire à la manifestation de sa puissance et à laquelle il reste complètement étranger ; il ne dépend pas, il ne crée pas, il transparaît. « Il faut une mèche au flambeau, et quelque grossier que soit en lui-même ce procédé de la lumière, ne devient-il pas absolument admirable lorsque la lumière se produit… Le génie n’a point pour mission de créer mais d’éclaircir ce qui, sans lui, serait condamné aux ténèbres. C’est l’ordonnateur du chaos ; il appelle, sépare et dispose les éléments aveugles, et quand nous sommes enlevés par l’admiration devant une œuvre sublime, ce n’est pas qu’elle crée une idée en nous, c’est que, sous l’influence divine du génie, cette idée qui était en nous, obscure à elle-même, s’est réveillée comme la fille de Jaïre, au toucher de celui qui vient d’en haut. » (Hamlet, Chez les Passants, p. 40, un article déjà paru dans la Revue des Lettres et des Arts, vers 1863.) « Mon art, c’est ma prière, et, croyez-moi, nul véritable artiste ne chante que ce qu’il croit, ne parle que de ce qu’il aime, n’écrit que ce qu’il pense ; car ceux-là qui mentent se trahissent en leur œuvre dès lors stérile et de peu de valeur, nul ne pouvant accomplir œuvre d’art véritable sans désintéressement, sans sincérité. « Il faut à l’artiste véritable, à celui qui crée, unit et transfigure ces deux dons indissolubles dans la science et la foi. » (Souvenir, Chez les Passants, p. 43.) « La littérature proprement dite, n’existant pas plus que l’espace pur, ce que l’on se rappelle d’un grand poète, c’est l’impression dite de sublimité qu’il nous a laissée, par et à travers son œuvre, plutôt que l’œuvre elle-même, et cette impression, sous le voile des langages humains, pénètre les traductions les plus vulgaires, (La Machine à gloire.)La philosophie, nous la trouvons aussi éparse au long de son œuvre en quelques phrases.
« Mon mégaphone même, s’il peut augmenter la dimension, pour ainsi dire, des oreilles humaines, ne saurait toutefois augmenter de Ce qui écoute en ces mêmes oreilles — … Quand bien même j’arriverais à faire flotter au vent les pavillons auriculaires de mes semblables, l’esprit d’analyse ayant aboli dans le tympan les existences modernes, le sens intime des rumeurs du passé (sens qui en constituait encore un coup la véritable réalité), j’eusse beau clicher en d’autres âges leurs vibrations, celles-ci ne représenteraient plus aujourd’hui, sur mon appareil, que des sons morts, en un mot que des bruits autres qu’ils furent, et que leurs étiquettes phonographiques les prétendraient être, puisque c’est en nous que s’est fait le silence. « Ainsi tu oubliais cependant que la plus certaine de toutes les réalités, celle, tu le sais bien, en qui nous sommes perdus, et dont l’inévitable substance en nous n’est qu’idéale (je parle de l’infini) n’est pas seulement que raisonnable. Nous en avons une lueur si faible, au contraire, que nulle raison, bien que constatant cette inconditionnelle nécessité, ne saurait en imaginer l’idée autrement que par un pressentiment, un vertige, ou un désir. » (Ève future). « Maître, je sais que selon la doctrine ancienne, pour devenir tout puissant, il faut vaincre en soi toute passion, oublier toute convoitise, détruire toute trace humaine, assujettie par le détachement. Homme, si tu cesses de limiter une chose en toi, c’est-à-dire de la désirer, si, par-là, tu te retires d’elle, elle t’arrivera, féminine, comme l’eau vient remplir la place qu’on lui offre dans le creux de la main. Car tu possèdes l’être réel de toutes choses en ta pure volonté, et tu es le dieu que tu peux devenir. « Les dieux sont ceux qui ne doutent jamais. Echappe-toi comme eux par la foi dans l’Incréé. Accomplis-toi dans ta lumière astrale, surgis, moissonne, monte. Deviens ta propre fleur. Tu n’es que ce que tu penses, pense donc éternel… « Ce qui passe ou change vaut-il qu’on se le rappelle ? Qui peut rien connaître sinon ce qu’il reconnaît. Tu crois apprendre, tu te retrouves, l’univers n’est qu’un prétexte à ce développement de toute conscience. La loi, c’est l’énergie des êtres, c’est la notion vive, libre, substantielle qui, dans le sensible et l’invisible, émeut, anime, immobilise ou transforme la totalité des devenirs. Tout en palpite. Te voici incarné sous des voiles d’organisme dans une prison de rapports. Attiré par les aimants du désir, attrait originel, si tu leur cèdes, tu épaissis les liens pénétrants qui t’enveloppent. La sensation que ton esprit caresse va changer tes nerfs en chaînes de plomb. Et toute cette vieille extériorité, maligne, compliquée, inflexible — qui te guette pour se nourrir de la volition vive de ton entité — te sèmera bientôt, poussière précieuse et consciente, en ses chimismes et ses contingences, avec la main décisive de la mort. La mort c’est avoir choisi. L’impersonnel c’est le devenir… Ayant conquis l’idée, libre enfin de ton être, tu redeviendras, dans l’intemporel, esprit purifié, distincte essence en l’esprit absolu, le consort même de ce que tu appelles une déité… Saches, une fois pour toujours, qu’il n’est d’univers pour toi que la conception même qui s’en réfléchit au fond de tes pensées… Si, par impossible, tu pouvais, un moment, embrasser l’omnivision du monde, ce serait encore une illusion l’instant d’après, puisque l’univers change comme tu changes toi-même et qu’ainsi son apparaître, quel qu’il puisse être, n’est en principe que fictif, mobile, illusoire, insaisissable… Tu es ton futur créateur… Ta vérité sera ce que tu l’auras conçue. » Axel.Partout, dans l’œuvre de Villiers, contes ironiques, contes philosophiques, drames à longs pans allégoriques, cet hégélianisme poussé au nihilisme presque vis-à-vis du monde extérieur. Présentée, ironiquement, en charge, en longues phrases grandiloquentes, partout la même idée ; dans un monde d’ombre et d’illusion, des passants vont, irresponsables, sans lumière, sans bâton, sans guides, emmurés dans leurs sens, la sottise humaine n’étant que l’ignorance ou le mépris par ignorance d’anciennes et immuables vérités ; les passants circulent autour de rares initiés, qui se doivent reconnaître seuls en leurs cerveaux, seuls en leurs volitions, et dont le devoir est de se créer sans cesse supérieurs par raffinement de leurs désirs vers la pureté et l’idée. Ces gens d’élite portent dans leur âme le reflet des richesses stériles d’un grand nombre de rois oubliés (Souvenirs occultes) ; si vous élargissez le sens de cette phrase, vous aurez l’idée-mère d’Axel. À cette constatation quasi désespérée dans sa noblesse, — à savoir qu’il n’est nul but que l’existence même, à condition qu’elle soit cérébrale, — pour adoucir le dur chemin solitaire, Villiers offre la foi, la loi en des êtres de limbes, semi-existants vers la limite du monde réel, fantômes de bonté, anges perceptibles à qui les peut apercevoir.
« Impénétrable à des yeux d’argile, la face du messager ne peut être perçue que par l’esprit. Efflux et assises de la nécessité divine, les anges ne sont, en substance, que dans la libre sublimité des cieux absolus, où la réalité s’unifie avec l’Idéal. Ce sont des pensers de Dieu discontinués en êtres distincts par l’effectualité de la toute-puissance. « — Réflexes, ils ne s’extériorisent que dans l’extase qu’ils suscitent et qui fait partie d’eux-mêmes. »Ces êtres de limbes apparaissent aux prédestinés, à ceux qui ont su garder le libre état de leur conscience et de leur sens, dans le sommeil, dans la vision, dans des minutes rares et brèves d’exaltation ; les contacts qu’ils font subir étant de nature toute spéciale, et n’engendrant que des vibrations tout intellectuelles, il faut, pour éprouver le choc et ne le point laisser passer comme une léthargique minute, y être préparé, pour le comprendre, il faut y avoir, dès l’abord, réfléchi, savoir que tout dans la matière est complexe, que dans la vie intellectuelle tout est ténèbres, sauf ce point fixe auquel il faut croire, qu’elle est éternelle et émanée d’un Dieu. C’est la foi, la foi philosophique que Villiers admet comme constat de la vie, avec ses troubles et ses lacunes, et comme solide bâton d’appui, il offre la foi en Dieu, sous les auspices du christianisme. Il aime le christianisme, de race, de foi, d’admiration pour ses martyrs et aussi de dilection pour l’habileté de ses ministres. Grands ils sont à ses yeux comme consolateurs, grands comme impeccablement obéissants à des maximes dont ils n’ont d’autre clef pour les bien comprendre que de les connaître supérieures à leurs cerveaux par l’étrangeté poussée à l’absurde de leurs propositions ; si l’homme les pouvait comprendre, seraient-elles d’origine divine, Villiers ne le croit pas. Donc, en principe, deux choses sont établies, l’homme n’est qu’un cerveau reflétant des pensées, sa joie est rêve (Véra), sa douleur est déception (La Torture par l’espérance), et son éphémère existence, si elle n’est celle d’un passant, ne peut se résoudre que dans l’affirmation par le talent ou la vertu d’une identité du vivant, ou d’une recherche de ressemblance tentée par lui vers une belle minute d’éternité, c’est-à-dire une minute de Dieu. Sa foi, sa philosophie, qui se confondent sont, en ses œuvres, éparses. Descendant de ses principes, Villiers, s’il considère le monde vivant, le traduira dans les Contes cruels, et sous ce titre : Chez les Passants. Des fantaisies politiques alterneront avec des peintures de natures inférieures, un peu par-ci, par-là, pour le contraste, émaillées de belles apparitions d’âme. Son découragement se traduira par L’Ève future, nœuds d’impossibilité sur impossibilités dénouées par un impossible savant, pour un homme taxé à l’avance d’être unique. S’il incarne un rêve plus élevé, plus près de la raison pure et de l’éternelle passion, ce sera Axel. L’Église et toutes ces promesses de paix, la science et tous ses infinis de connaissances, l’or fantastique en ses puissances et ses quantités les plus hautes, si démesurées
« qu’il en devient un sceptre », l’amour de deux êtres prédestinés, exceptionnels, plus qu’uniques, fruit de la recherche de deux races l’une vers l’autre aidées par d’occultes presciences, les sciences d’Orient, les traditions des Rose-Croix, la noblesse, et la beauté, ne peuvent aboutir qu’à un dialogue et à la mort — l’or et l’amour n’auront pu servir par leur échec qu’à créer un signe nouveau ; les deux renonciateurs qui se seront trouvés par la prédestination, et la féerie du devenir, exposeront ainsi la désertion des Idéals. Cette œuvre d’Axel, ce beau poème dramatique (car fut-il avec ses larges développements du discours conçu pour quelque scène ?), on nous la présente volontiers, comme le testament littéraire et philosophique de Villiers. Et de fait, toutes ses idées antérieures s’y représentent revêtues de plus mystiques et plus ouvrés vêtements, ses symboles y apparaissent plus détachés de la trame anecdotique ; nous la devons donc accepter ainsi comme œuvre capitale et caractéristique, surtout, seulement même parce que la mort est venue interrompre le défile des œuvres ; ces tables de promesse en tête des livres, et des phrases éparses dans les textes démontrent clairement qu’Axel n’était pas l’expression de sa pensée définitive. Au moment du duel, Axel dit au commandeur :
« Vous avez, j’imagine, entendu parler d’un jeune homme des jours de jadis qui, du fond de son château d’Alamont, bâti sur ce plateau syrien surnommé le Toit du monde, contraignait les rois lointains à lui payer tribut. On l’appelait, je crois, le vieux de la Montagne, eh bien… je suis, moi, le vieux de la Forêt. »Nul doute que ce vieux de la Montagne indiqué comme en préparation, à tel début du livre, n’eût apporté, parallèlement à Axel, une autre note, et nous eût démontré dans l’âme de Villiers de l’Isle-Adam plus encore de complexité. Sa métaphysique dont nous ne connaissons que les résultantes par ces quelques phrases qu’échangent Hadaly et lord Ewald, Maître Janus et Axel, phrases poussées nécessairement à la pompe du drame, et quoique explicites non très développées, nous en eussions eu le commentaire dans ces trois tomes : De l’Illusionnisme, De la Connaissance de l’Utile, L’Exégèse divine. Évidemment, d’avoir lu, on peut s’imaginer quelles idées ce seraient, sous ces trois titres, construites et expliquées, mais la certitude ne se pourrait établir que si des notes ou des fragments de ces livres sont un jour décelés à la curiosité.
Ainsi Gabriel Vicaire, dans son premier recueil, les Émaux Bressans, indique son vœu d’outre-vie ! Le poète était né en 1848. Les Émaux Bressans virent le jour en 1884. Vicaire avait alors trente-six ans. Cette pièce n’est sans doute pas une des dernières écrites ; aussi, faut-il y voir, plutôt qu’une ombre jetée sur l’âme du poète par l’appétit de la mort, la préoccupation du tombeau ou quelque pessimisme, le souci simplement d’écrire une pièce aimable sur un sujet triste, ou même quelque narquoiserie de bon vivant en face de la Camarde. Le poète aussi a pu vouloir, par un poème, en apparence sans façon, au fond très de rhétorique, se rattacher plus fortement au sol qu’il chantait, en y fixant par avance sa demeure dernière. Ce n’est point de ces épitaphes comme s’empressent, dès leurs premiers chants, les poètes romans de s’en confectionner mutuellement ; c’est plus simple de ton, c’est tout de même artificiel. Cela appelle comme pendant un hoc erat in votis, et si nous le trouvons, ce sera, sur l’esprit de l’auteur, une clarté. Sans feuilleter beaucoup, le voilà cet hoc erat in votis. Il s’appelle Bonheur Bressan. L’auteur déclare refaire à sa manière le rêve de Jean-Jacques.J’ai vu le cimetière
Où quelque matin
J’irai tranquillement faire,
près des bois, et là vivre en paysan calme et réfléchi, avec quelque beuverie et ripaille saine, de temps en temps, sous une tonnelle fleurie.
Il y a là non de la banalité, mais de l’extrême simplicité, avec une pointe de sentiment. Voilà une des caractéristiques du poète : assez peu difficile sur le choix de son sujet, et sur l’ordre de l’émotion, il sait colorer d’expression son fond un peu terne et il sait dominer, et concréter sobrement une sentimentalité sans grand raffinement, au moins à ce début de sa vie littéraire. Le poète dit avoir écrit, loin des foules, là où l’inspiration le prit, où le désir de traduire une allure jolie de vie rustique s’est imposé en lui, soit qu’il vaguât dans une cour de ferme, qu’au cours d’une flânerie il se soit arrêté, dans quelque bouchon, à goûter ce petit vin blanc perfide et follet, dont il écrivit qu’il est dur au pauvre monde, et que, sous son air très doux,
« il vous mène tambour battant voir du paysage ». Vicaire a voulu donner non des Kohinnors radieusement sertis, mais des émaux tels que les portent, aux jours de loisir et de fêtes, les fermières cossues de sa Bresse bien-aimée : c’est un tout petit peu d’or qui fournit le substrat de ces croix ou de ces broches, et tout autour c’est du bleu, du vert, du rose, et il a cherché l’équivalent de ces couleurs fixées au feu sur les joyaux rustiques, dans le bleu clair d’un ciel doux, dans le vert d’un verger ; il y ajouta des opales qui font songer
« au lait qui court parmi les gaudes ». Chemin faisant, non seulement il regardait fort les belles filles, mais aussi il écoutait et notait leurs chansons. Il en a retenu de joliettes, qu’il a répétées en maniant ses émaux. Tandis qu’il chante les louanges de la petite Annette :
qu’il chante aussi Claudine, car il ne faut pas se piquer de ridicule fidélité, ou bien Rose, Rosette à qui il redit en son style les vers à Cassandre, de Ronsard, ou telle ballade de Villon :Le merle et la bergeronnette
il s’amuse aussi à noter des silhouettes un peu balourdes, de gaies silhouettes du pays de tous les jours : le curé de chez nous, fort bonhomme, mais savant incomplet, et toujours écouté avec respect par ses ouailles qui n’en constatent pas moins avec quelle sérénité il s’embrouille dans ses allocutions, la mère Gagnoux, l’aubergiste chez qui tout arrive à point ;
« la danse, l’omelette »et bien des gens de Bresse, gras et dodus qu’il compare aux poulardes de leurs pays. Il chante une berceuse à de vaillants poupards aux faces bien rondes qui épuisent leurs nourrices et donnent lieu à ce pronostic, qu’ils ne seront pas des penseurs, mais de bons vivants. Il chante aussi avec luxe, variété et précision tout ce qui se mange et tout ce qui se boit. Il ne s’arrête pas, comme d’autres poètes de la rusticité, à décrire les pintes florées, les assiettes où se hérissent des coquelets, les bassines reluisantes, les marmites aux panses profondes, il va à l’essentiel, à la bonne chère. Il dit la louange de la vie facile, et sa morale et son pittoresque il les résumerait :
Ce serait, avec, en plus, la compréhension et le goût des beautés de Nature, une sagesse un peu à la Duclos, que nous apporteraient les Émaux Bressans. Un de plus alors, parmi les poètes de la joie légère, du cabaret, presque du Caveau ! Heureusement que la sensibilité du poète le conduit, malgré un dessein arrêté de terre à terre, de terre à terre de terroir, à plus d’émotion, et voici dans les Émaux Bressans une pièce qui élève singulièrement le volume, une pièce d’anthologie, au meilleur sens du mot : la Pauvre Lise : c’est rustique, c’est familier, c’est éloquent, c’est sobre, c’est de la beauté simple. Lise est une fille qui aima : la voici dans l’église sous le drap noir. Les amoureux sont ingrats, ou du moins sont-ils amoureux ailleurs avec la même dévotion qu’ils eurent pour Lise, et le soin d’Annette ou de Claudine les a tenus absorbés loin de tout souvenir de la petite morte. Aussi pas de cierges. L’église se vide de gens pressés, qui viennent de se confesser, et ont hâte d’aller restaurer leur cœur allégé ; le curé, aussi, craint que son déjeuner ne brûle ; mauvaise disposition pour convoquer une âme vers Dieu ! et il bâcle sa messe.
et le poète se met à rêver à Lise, telle qu’il l’aima (car lui, est venu honorer son souvenir), à ses cheveux que le soleil venait dorer.
et outré de cet abandon il s’en ira, pour le repos de Lise, en pèlerinage vers Notre-Dame de Fourvières ; pour mieux capter sa bienveillance, il n’offrira pas à la Vierge un ex-voto, mais il donnera au petit Jésus qu’elle porte,
ce qui sera un peu l’image de l’âme légère, pure tout de même, mais si sensible au vent de tout caprice que fut Lise, et lorsque la Vierge, la seule peut-être, avec lui, qui se souciera de Lise désormais, pensera à la pauvrette, ce sera avec une compassion mêlée d’un sourire, avec un sentiment léger, gai à la fois et mouillé, et tendre comme furent ceux de l’amoureuse morte. Tout ce petit poème, en sa brièveté, est parfait. C’est dans ce livre de débuts où une personnalité s’affirme malgré, des tics et des imitations, la page d’amour qui permet de conclure à un artiste véritable, plus encore que le Poème du paysan, d’ambition plus grande, mais moins réussi. La Pauvre Lise donne le gage que Gabriel Vicaire peut prendre rang par la sincérité et l’émotion parmi les petits maîtres, et que s’il n’apporte pas une manière de sentir et de s’exprimer toute neuve, il peut placer, à côté des belles choses du passé, des choses originales, originelles de lui, gravées avec le burin que lui laissèrent des maîtres disparus. Un peu de Villon, un peu d’un Béranger qui serait lyrique ! Ce n’est pas germain du tout, ce poème de Lise ; c’est, dans une langue rajeunie, un peu de l’esprit de nos vieux auteurs ; ce n’est pas lyrique par expansion mais par concision, marque de bons esprits de notre littérature classique.
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Je viens de parler d’imitations, de modes suivies, et je voudrais expliquer, car les Émaux Bressans diffèrent fortement des volumes de vers qui parurent à la même
époque. Si éloignés pourtant que ces Émaux soient, au premier aspect, de la production ambiante, ils y tiennent par bien des liens, et s’il n’y a pas, à proprement parler, des imitations de poèmes d’autrui, définies, des influences s’exercèrent sur Vicaire. Gabriel Vicaire débute dans les lettres au moment où le Parnasse, après une longue lutte, commence à être reconnu par le public. Après les plaisanteries du début, Leconte de Lisle et Banville sont dans la gloire ; on prise à leur valeur les vers de Catulle Mendès et de Dierx et très au-dessus de leur valeur ceux de Coppée et de Sully Prudhomme. L’opinion ne fait pas, des Parnassiens, cas de grands poètes ; le dire du lecteur de goût ou de l’universitaire au courant se synthétise en phrases de ce genre. « Ils ont créé un merveilleux outil pour la poésie, ils ont aménagé de belles ressources pour un grand poète, qui viendra peut-être, qui n’est pas parmi eux, c’est sûr », c’est la phrase typique qu’on sert aux groupes de poètes, à la veille d’une consécration, durant une période plus ou moins longue, d’une façon plus ou moins générale, et à cela que répondre du camp des poètes, sinon : « faites mieux que nous ». À ce moment, en général, il y a déjà, parmi l’école, des dissidences, et les générations plus jeunes sont déjà à la recherche d’un idéal autre que celui qui guida leurs aînés de vingt ans, et que ces jeunes générations viennent à peine, en quittant les bancs de l’école, de cesser d’aimer. À ce moment, où Vicaire publiait, le Parnasse avait reçu le premier heurt. Il lui venait de Jean Richepin, et de ses acolytes : Maurice Bouchor et Raoul Ponchon. * *
« Ils étaient les vivants, parce que nous étions les impassibles », a dit Catulle Mendès en précisant la lutte du moment entre ses amis et les nouveaux venus. Évidemment, ils manifestaient leur parfait éloignement des Dieux hindous et tout ce qui découle des Runes, leur animadversion pour Pallas, leur préférence pour des Aphrodites toutes modernes ; ils désiraient s’éloigner de l’Acropole vers les Pantins et les fortifs ! Il y avait bien des Parnassiens qui allaient à la guinguette et à la flâne dans Paris, des Albert Mérat, des Antony Valabrègue, mais Richepin voulait des promenades plus truculentes, et le voisinage des gueux, et l’interprétation de leurs enthousiasmes, de leurs siestes, de leur langue. Il donnait le modèle, assez souvent repris depuis, d’une poésie argotique. Il voulait être robuste et se servir d’une forme plus libre, plus forte, plus frondante que celle des Parnassiens. Dans ces voyages, à la quête du pittoresque, on s’attardait sous des tonnelles et on faisait attention aux refrains de la route, aux complaintes des chemineaux, aux rengaines des compagnons. Les poètes voulaient de la vie, rapide et fruste, et ils chantaient le vin des aïeux, le vin de l’ouvrier, presque le vin du trimardeur. Richepin disait les Gueux, Bouchor chantait les Chansons Joyeuses, et modulait des odelettes shakespeariennes, Ponchon s’extasiait devant la truffe, la poularde et le piot. Ils mettaient à déménager l’Olympe le même zèle que les Parnassiens donnèrent à empiler de côté le Saint-Sulpice des Lamartiniens et les petites terres cuites des Mimi-Pinson d’après Musset. Ce furent ces nouveaux venus qui influencèrent Gabriel Vicaire, et le décidèrent à un rythme doué d’abandon, à une langue qui recherche le savoureux plus que l’élégant, ne se refuse pas une trivialité pittoresque, vise le truculent, le haut en couleurs, le sain, le quotidien ; ils le guidèrent vers une enquête sur le tout ordinaire à mettre en valeur, vers le chemin des fermes, près des haies où murmurent les oiselets, vers la chanson populaire et le vin qu’on boit en la chantant, et dont on chante aussi l’agrément. C’est à ce groupe de Richepin, de Maupassant, poète éphémère, déduit de Flaubert moderniste, qu’il appartient ; il est de ceux qui louèrent avec joie le Ventre de Paris, et la symphonie des fromages, comme on disait alors ; il fut un des poètes réalistes, il fut un poète de terroir, parce qu’aussi à ce moment on découvrait de ce côté ; on formait les bibliothèques du folklore, on écoutait, publiait et compilait les belles fleurs des champs des provinces françaises ; il choisit la sienne, fleurant le bon-vivre parce que tel était le goût d’alors et sa propre inclination, il se trouva une sorte de patron bressan, Faret, qui crayonnait de ses vers les murs d’un cabaret, Faret, l’ami de Saint-Amant, ce qui est son meilleur titre de gloire. En fraternisant avec Faret et Saint-Amant, il fraternisait aussi avec Richepin, dans le présent, et dans le passé avec les maîtres aimés de ce nouveau groupe de poètes, Mathurin Régnier et les vieux auteurs de fabliaux, Rutebeuf, et les anonymes dont la gloire s’est marquée en un trait, en un dicton, sans éclairer leurs noms. Il y eût, certes, influence ; il gardait une personnalité parce qu’il se délimitait ; sa personnalité était de chanter sa province, et aussi cette petite note de sensitivité brève, tout de même un peu contemplative, dont il resserrait l’expression à la fin de ses poèmes à la bonne chère et à la joie de vivre. Ses deux qualités n’étaient point disparates. Il y avait en ce moment-là plus de poètes locaux qu’il n’y en avait eu auparavant ; maintenant, après un intervalle, le même phénomène se renouvelle, et les poètes locaux refleurissent nombreux. Mais n’est-ce point choisir, pour chanter la province natale, le, moment où elle va cesser d’être particulière et tranchée, de par les communications nombreuses, et la centralisation des intelligences à Paris. Il semble que si les poètes mettent grand souci à conter les villes et les campagnes d’autour de leurs berceaux, c’est qu’il est temps d’enclore d’un dernier regard des choses qui vont disparaître ; la campagne natale leur apparaît avec cette absolue netteté que prennent les êtres et les décors à l’heure d’un peu avant le crépuscule. Il n’y a plus là d’ensoleillement qui rend confuses les fortes poussées des frondaisons. Tout devient calme, tout prend sa stature exacte ; c’est un bon moment pour inventorier ; et puis arrivent les premiers attendrissements de la sensibilité du soir ; dans le silence qui apaise toute la contrée, il y a une marche dolente des gens qui ont laissé le labeur, et une gravité sur l’aspect de tout, de tout qui va se simplifier dans le soir, s’unifier. Les gestes particuliers tombent, on va ne plus percevoir qu’une silhouette générale ; c’est alors que les poètes pieux recueillent toutes ces particularités vieillottes, émouvantes et charmantes, et loin du soleil de la grande ville, et du disque de feu des trains, ils en font des chansons ; mais s’ils se hâtent de les écrire, c’est qu’ils sentent bien que les pourpres du couchant vont ensevelir leurs visions, et que rien n’est moins sûr que d’espérer les retrouver à l’aube du prochain matin. C’est pourquoi, je crois, que la gauloiserie de Vicaire tient de fort près à cette petite et aimable sensitivité qui fait le grand mérite des meilleurs poèmes des Émaux Bressans, que même ce sont là deux faces du même sentiment qui vibre sous la truculence de l’ode à la victuaille.
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L’évolution marche toujours, et l’évolution de la poésie lyrique, dans le dernier quart de ce siècle, fut plus active en transformations qu’en aucun autre temps ; à peine Vicaire s’était-il signalé bon poète en un genre, non sans nouveauté, que voici surgir de nouvelles nouveautés, de nouveaux poètes, des hommes jeunes qui se déclaraient vers-libristes et symbolistes. Leur arrivée notoire en pleine lumière de l’art, coïncidait avec un sursaut d’activité et d’admirable production de Paul Verlaine, revenu d’exil, retour de passion et de tristesse, redonnant des éditions épuisées, les Fêtes Galantes et la Bonne chanson et les Romances sans paroles, et Sagesse, publiant Jadis et Naguère, et formulant un art poétique qui voisinait avec certaines des recherches de ses admirateurs. La jeunesse avait à payer à Verlaine un arriéré de gloire, elle le fit ; la presse s’en exagéra
l’influence exacte de Verlaine. Ces écrivains nouveaux aimaient aussi à porter à Stéphane Mallarmé l’hommage dû à sa belle vie contemplative, toute dédiée à l’art pur, dédaigneuse des besognes. Ils admiraient la beauté verbale de ses poèmes et sa didactique lorsqu’il esthétisait, et son exégèse du beau difficile, du rare, de l’absolu. Le poète berné de la « Pénultième » devenait le visionnaire radieux de l’Après-midi d’un Faune. Gabriel Vicaire ne comprit pas. Il eut été digne de mieux accueillir un effort d’art très élevé que par des quolibets. Ce ne fut pas la plus haute partie de son esprit qui lui dicta l’idée des Déliquescences d’Adoré Floupette, chez Lion Vanné à Byzance, plaisanterie d’ailleurs courtoise et inoffensive. Vicaire ne se donna pas le temps de voir, d’apprendre, de savoir ; lui et son collaborateur Bauclair, l’auteur estimé de jolies nouvelles, partirent sur quelques détails d’extériorité. Ils firent des confusions parmi les écrivains, prenant un peu légèrement les uns pour les autres, mêlant pour ainsi dire bousingots et romantiques et de là ce petit volume, pas méchant, pas amusant non plus, qui fit en son temps un assez joli bruit. On préféra croire que d’aller voir et l’on fut d’accord pour admettre, sans examen, que les parodies de Floupette étaient presque des calques. Ce n’était que farce légère précédée d’une préface. Le titre en était presque tout le piquant : Lion Vanné à Byzance ! Vanné était un mot populaire, récent, il avait passé par les petits théâtres, par le langage populaire, il était expressif et vrai ; Vicaire eût pu le recueillir dans une chanson de Paris, ce mot qui dit le vide de l’épi travaillé et battu, et assimile à une cosse vide le
cerveau lassé, mais il le trouvait dans les complaintes de Laforgue, employé dans son sens d’argot demi-mondain.
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et ce qui eût dû lui paraître tout naturel lui parut comique. Byzance synthétisait les accusations de décadence. Cela avait un reflet des paroles tonnantes de politiciens flétrissant les bleus et les verts, ceux qui discutaient des vertus théologales pendant que les Turcs étaient aux portes de Constantinople, et appariant à ces Grecs des gens de Paris. L’affabulation de ce livret est simple : elle rappelle assez une partie de Jean des Figues, un roman de Paul Arène, qui alors était sur la rive gauche, (car Vicaire, très Bressan, était aussi très Rive-Gauche), un des champions violents de la clarté, de la simplicité, de l’atticisme opposé au byzantinisme ; c’était, cette préface, l’arrivée à Paris d’un provincial mis en présence des jeunes poètes du temps, par un autre provincial arrivé à Paris un peu avant lui, pour pouvoir l’introduire, d’abord, pour y tenir une pharmacie ensuite, et lui soumettre un cahier de vers imbus des nouveaux et déplorables principes. Plaisanterie légère ! cela soulignera par contraste une date ; qu’importe que Mallarmé ait été pris à partie sous le nom d’Étienne Arsenal, l’important c’est que la poésie plaisantée ait eu la vie plus dure que la plaisanterie et l’ait vue, tout de suite, se faner. Vicaire, d’ailleurs, depuis, avait échangé des sonnets dédicatoires avec Verlaine, il en avait subi l’influence rythmique. Vicaire avait mieux à faire que de méchantes parodies, et, à cette époque même, il faisait mieux. C’était une petite chose très jolie, très touchante, une très aimable fleur d’art, le Miracle de saint Nicolas, son œuvre maîtresse.
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Gabriel Vicaire s’est de nouveau adressé à ce qui fut son fond le plus ferme, la légende aimable et jolie ; souvent, lorsqu’il s’agit pour lui de poésie populaire et de chansons populaires, il se trompe ; sa fidélité, à des refrains entendus, est trop complète ; il lui manque sur ce point d’être un symboliste. En bon symbolisme, on tenterait de se mettre au point de vue même des auteurs de chansons populaires et d’extraire l’essence du dict qu’on leur supposerait ; il faudrait donner le charme et l’émotion d’une chanson du vieux temps, sans en traduire les rides, sans reproduire les tics. On a agité cette question dans le camp symboliste et sans grande justesse. Certains ont cru que se réclamer de la chanson populaire, c’était rééditer, et rafraîchir ; il ne s’agit point de cela : on a fait un chant populaire, lorsque l’on a créé une chanson dont la spontanéité de jet et la généralité d’inspiration est suffisante pour que, si elle n’était datée et si elle n’était signée, on la pût croire un lied ou une chanson populaire écrite en style moderne. Vicaire, trop souvent (en dehors de ces discussions) a écrit des chansons populaires en en reproduisant les refrains ; tantôt ce refrain est joli, * *
« vole, mon cœur vole », et rien à dire à ce qu’il y enguirlande des variations, tantôt il est nul, c’est des drelin, din, din, et autres onomatopées qu’il est bien inutile de retirer de la désuétude et qui n’ajoutent à la strophe qu’une laideur. Beaucoup de ses chansons sont ainsi alourdies. Dans le Miracle de saint Nicolas, il a tenté ce que nous venons de dire être le devoir, la tâche du poète qui s’inspire de la chanson populaire ; il a voulu donner l’essence d’une légende en une œuvre à lui d’un ton personnel, en bien des pages il y a réussi, et c’est avant la lettre, un Hænsel et Gretel français qu’il a créé là. La légende, on la connaît, Nerval l’avait recueillie, et bien d’autres après lui en donnèrent des variations. Saint Nicolas, c’est dans tout l’Est, en Flandre ; en Brabant, en Lorraine, au pays Rhénan, vers le Jura jusqu’au Rhône, le patron des enfants. Il arrive à la date de sa fête, vers décembre, avec les premiers froids, avec les premiers givres, tout couvert de beaux habits et menant avec lui un grand train de cadeaux. Il précède de quelques semaines le bonhomme Noël ; il a le même rôle que lui ; c’est un peu le même. Comme saint Michel a terrassé le Dragon, saint Nicolas a bâillonné Croquemitaine ; il est l’ami de l’homme au sable qui est utile, mais lors de ses visites dans le monde, il lui donne tous les ans un jour de repos ; c’est un bon saint chenu et doux, très fertile en tours ingénieux dès qu’il s’agit de fabriquer des jouets. Nulle n’excelle comme lui à enfermer de beaux moutons dans une petite bergerie. Il a des ateliers à Nuremberg et à Paris du côté de la rue des Archives. Avant que ses allures ne se régularisassent devant les progrès de l’esprit moderne qui l’a un peu cantonné, il parcourait les contrées pour porter remède aux peines des enfants. Il semble qu’il alla toujours à pied, respectant la charge de jouets de son bourriquet, qu’il ne se hâta jamais car il laissa sept ans dans le saloir les enfants qui l’avaient invoqué avant de mourir et que tua le méchant Cagnard, la dernière formule de l’ogre, dans le poème de Gabriel Vicaire ; mais, pendant sept ans, il leur envoya de doux rêves. Un joli prélude commence ce poème dramatique, ce mystère si l’on veut ; c’est le los du vieux moine enlumineur qui mettait sur le parchemin des clartés de verrière, qui écrivait de toute son âme de pieuses et naïves complaintes, et qui a fleuri de fraîcheur ce passé « mélancolique ami du pauvre monde » et contribué à dresser ce décor de rêve où
Puis, c’est le petit drame des enfants perdus parmi la forêt sous l’orage et la description de l’aube de leur voyage, et leurs invocations et leurs prières. Tout en veillant à la simplicité ou plutôt au fondu du ton, le poète ne fait pas parler les enfants comme des enfants. Descriptions lyriques et invocations au Saint et à la Vierge sont amenées un peu comme des cavatines ; aussi c’est en chœur que les enfants prient, et quand ils frappent à la porte de Cagnard, c’est toute une chanson qu’ils lui disent en chœur pour montrer leur gentillesse, et obtenir que l’huis s’ouvre. Quand ils sont à l’abri, le poète quitte cette allure de cantique moderne et très doux qu’il a pris, et c’est le ton du fabliau, le petit vers pressé de huit pieds, sans formule de strophe, qu’il prête au Cagnard pour dire ses misères et expliquer son crime. C’est au fabliau aussi qu’il emprunte l’acrimonie réciproque des deux époux, et leurs justes, réciproques aussi, griefs. Il garde pour les enfants le ton du cantique, et certes là Vicaire a trouvé une de ses plus belles, de ses plus franches et simples inspirations : c’est avec Lise (dans Émaux Bressans) et le portrait d’Aelis, dans Rainouart au Tinel, ce que Vicaire a fait de mieux, c’est un cantique à la Vierge qui lave les langes de l’Enfant divin.
Le battoir d’argent bat les langes que saint Joseph se hâte d’étendre, la rivière chante et cela enchante les peupliers de la rive, les vieux ais du pont et l’aube éveille les fleurs
Et va sous le pontTandis que les Anges
« qui sont comme des pleurs dans l’herbe mouillée ».
C’est encore de la Madone que les enfants rêveront quand saint Nicolas, après avoir pardonné à la Cagnarde et imposé une pénitence au Cagnard, réveille du saloir les enfants, et tout se termine non pas en chanson, mais en un frissonnant et frais ensemble de cantiques. Cela s’apaise en clarté pure et naïve comme cela s’est ouvert, et c’est une pure goutte de lumière embrasée de mille douces transparences qu’a laissé là tomber de sa plume Gabriel Vicaire. Il n’a point dépassé dans toute son œuvre son Miracle de saint Nicolas, il l’a rarement égalé, il s’en est même rarement approché.Voici que j’apporte
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L’œuvre de Vicaire est abondante. Outre les Émaux Bressans et le Miracle de saint Nicolas, voici s’échelonner ses livres de vers, car le poète fut (sauf la préface des Déliquescences) rebelle à toute prose. Ces recueils de vers, de titres simples et heureux sont l’Heure enchantée, à la Bonne Franquette, au Bois-Joli, le Clos des fées. Il fit jouer, en collaboration avec M. Truffier,
une farce rajeunie, la farce du Mari refondu, qui est bien médiocre et une petite comédie, Fleurs d’Avril, où les jolis couplets abondent, et dont le scénario fin et naïf est bien de sa veine. Dans ses volumes de vers il y a des chansons qui sont charmantes, et des chansons qui ne sont point assez légères. Il y a ce que Vielé-Griffin appelait des jeux parnassiens, d’assez inutiles ballades. À la Bonne Franquette s’ouvre par vingt-cinq de ces amusettes ; on ne voit pas pourquoi ce poète ému, à qui l’émotion réussit si bien, s’amuse à rechercher de ces vers simples et bêtas dont on dit qu’ils sont de bons refrains de ballades. Oyez plutôt ces vers refrains… Rions donc un peu…
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ou bien le vers refrain est : Je me fiche du reste… À la grâce de Dieu… Elle est du faubourg Antoine… Banville lui-même, avec son clair génie et ses habiletés de clown, n’a pu rendre une vie intelligente à ce vieux genre. Vicaire y devait échouer. Il y a des sonnets qui n’ajoutent rien à sa gloire ; il y a un poème sur la Belle-au-Bois-Dormant qui ne rajeunit pas le mythe, mais qui est fort joliment dit. Il y a un poème : Quatre-vingt-neuf, couronné par un jury à propos de l’Exposition de 1889, et sur lequel il vaut mieux ne pas s’arrêter ; la cantate, c’en est une, n’était pas de son ressort. Il y a un poème auquel il dut attacher de l’importance, car il le publia à part, c’est une Marie-Madeleine, contée selon l’imagerie populaire et comme un conte tout moderne, avec un Christ apparaissant, comme Uhde, le peintre bavarois, en peignit dans des intérieurs modernes d’ouvriers et de paysans, tout près, il est vrai, d’Oberammergau. L’intention était amusante, pas toute neuve, mais intéressante, et on ne l’avait pas tenté en vers. Vicaire est resté, en le faisant, au-dessous de lui-même. Cela n’a ni relief, ni vie, malgré des alternances de rythmes, par facettes, par plans, par séries du poème, on dirait par chants, si ce n’était si court ; il n’a pas retrouvé dans le ton voulu artificiel et tendre, la note charmante de saint Nicolas. Il y a, dans cette gamme de recherches du poème populaire, une fort jolie chose, qui serait exquise, qui serait avec un peu plus de beauté verbale, un petit chef-d’œuvre. C’est l’histoire de Fleurette : là-bas, en Bourgogne, Fleurette a aimé. Qui ? Le plus galant, le plus brave, mais aussi le plus inconstant des rois, Henry IV. C’est lui, le prince, qui l’a rencontrée près de la fontaine où elle gardait ses moutons ; il l’a regardée, elle l’a aimé, il l’a caressée, elle s’est donnée, et tout le village a envié sa gloire grande d’être la mie du roi. Et puis le roi s’est en allé, vers d’autres amours ; le village alors a retrouvé sa sévérité, le village l’a honnie, et la pauvre Fleurette est allée à la plus claire des fontaines, celle où elle fut aimée, pour s’y noyer. Or, le roi Henry qui n’a quitté Fleurette que pour courtiser Margot revient dans le pays, et assez gaillardement il veut montrer à Margot cet endroit où il a été vainqueur, et dont il a gardé un joli parfum ; au moment où il conte sa prouesse, voici le fil de l’eau qui amène devant le couple amoureux, Fleurette morte, ses longs cheveux noirs et son corps d’argent ; le roi se trouble, Margot pleure un peu, et Fleurette passe ; étant apparue elle retourne au néant. C’est fort joli et très tendre et très pitoyable, du bon Gabriel Vicaire. Il y a de petits poèmes dans le sens des contes en vers, des contes en vers de La Fontaine, de Sénecé, des contes dans la manière du xviie et du xviiie siècle, comme la Journée de Javotte, ils ont quelque élégance, mais ne sont pas très frappants. Il y a mieux ; des recherches dans le sens des vieux fabliaux, et surtout une tentative pour tirer de la vieille chanson de geste française un poème moderne. C’est tout au moins une tentative d’un grand intérêt et un beau but que le poète s’est proposés ; comment y est-il arrivé. Voyons le dernier des efforts considérables de Vicaire qui soit publié : Rainouart au Tinel. Rainouart au Tinel est une courte épopée d’un millier de vers, insérée au courant des pages du Clos des Fées. Rien n’annonce que cette œuvre fut plus chère à Vicaire qu’une autre ; il était d’ailleurs tout dépourvu de charlatanisme et ne soulignait pas l’importance plus ou moins grande de ses tentatives ; seule, une note, toute brève au bas d’une page à propos d’un nom propre, renvoie au célèbre poème médiéval d’Aliscans. Le poète a voulu traduire la verve héroïque et grossière des anciens trouvères. Son Rainouart est un Sarrasin pris tout jeune ; il appartient au roi Louis (le Débonnaire) et végète dans un coin des cuisines, toujours bâfrant, toujours saoul, l’air vacant, les mains inoccupées, servant de plastron à la foule des marmitons sans avoir l’air de s’en soucier. Cette apathie même excite la colère du maître cuisinier Ansaïs, qui se dit qu’avec une telle chiffe on peut bien aller jusqu’à la voie de fait et qui le frappe au visage. Rainouart sort de sa léthargie et écrase Ansaïs contre un pilier. La gent marmitonne se précipite sur lui, et malgré une belle défense il serait étouffé sous le nombre, si le roi Louis et la reine Blanchefleur, suivis de Garin de Raimes, du sage duc Nayme, de Salaün de Bretagne, de Guillaume au Court-Nez ne passaient pas là. Guillaume au Court-Nez s’éprend de la belle défense de Rainouart, et le dégage. Le roi Louis qui n’aime point ce grand fainéant de Rainouart, le lui donne. Le comte pense le mettre à ses cuisines. Mais, de s’être battu, Rainouart se sent un autre homme. Le sang de son père, l’empereur sarrasin Desramé, et de ses aïeux bouillonne en lui ; mais s’il veut, comme ceux de sa lignée, porter les armes, en tant que chrétien c’est contre eux qu’il veut lutter et il demande à Guillaume d’aller se battre contre les infidèles. Guillaume consent ; alors Rainouart s’en va dans la forêt, il avise un magnifique sapin, sous lequel le roi Louis a coutume de s’asseoir pour rendre la justice, il bêle un bûcheron et lui ordonne d’abattre l’arbre. Les efforts du bûcheron sont infructueux, il s’y met lui-même. Survient un forestier qui veut défendre l’arbre du roi. Rainouart le fracasse et l’envoie se promener dans les branches. Muni du tronc de l’arbre, il va chez un charron, le fait doler sur sept plans, le fait dorer aux extrémités, il a maintenant son tinel (levier-massue) qui deviendra son arme, et en revenant vers Guillaume au Court-Nez, cet hercule terrible et bon enfant joue abondamment du tinel sur des bourgeois. Sur ces entrefaites il voit, en passant près d’une tour, Aelis la fille du roi Louis. Aelis est charmante.Chacun avocasse
À la vue d’Aelis (le portrait en est délicieux), Rainouart sent de plus en plus en lui le désir de guerroyer et d’acquérir de la gloire. L’occasion est excellente. Desramé a envahi le midi de la France. Rainouart marche contre lui, tue ses frères, son père Desramé, qu’on va chercher à table, pour lui dire qu’un ennemi terrible couche son armée par terre. Ici, se place une assez jolie chose. Rainouart a fort frappé, le tinel a fait merveille ; mais Rainouart se souvient que tous ceux qu’il a navrés, ce sont les siens, et une grande tristesse le prend. Il n’a pas le temps d’y défaillir, car toute une armée est sur lui. Enfin, il est vainqueur. Il retourne avec Guillaume au Court-Nez et l’armée vers la cité impériale, vers Laon, la cité de fer ; il précède l’armée, portant le tinel. Il arrive, Guillaume présente le héros au roi Louis et à Blanchefleur. Mais celui-ci n’a cure d’eux ; sans rien demander à personne, il se jette aux pieds d’Aelis, lui dit que c’est elle qui avait combattu par son bras, qu’elle tait sa force, et qu’il l’adore ; si elle consent à être sa femme, il se fait fort de lui conquérir un empire. La jeune fille l’a reconnu, elle consent ; le roi consent, et voici Rainouart heureux et plongé dans les délices de l’amour ; de temps à autre il quitte un instant sa femme et va voir son cher tinel qui, dans une chambre haute, repose sur un lit de houx et de branchages. Le tinel le gourmande (il parle, et pourquoi pas dans un conte lyrique), lui reproche de s’endormir dans l’oisiveté et l’amour, et l’accuse de se rouiller, force et courage. Rainouart le croit et repart combattre l’infidèle. Là, comme toujours, Vicaire réussit moins dans ce qu’il recherche, les choses truculentes, violentes, familières, que dans la simple expression de son don d’émotion naturelle, de tendresse devant la beauté de la femme, et ce qu’il y a de remarquable dans Rainouart au Tinel, ce n’est pas Rainouart mais la douce Aelis.
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De cet examen rapide d’une œuvre considérable, il ressort que Gabriel Vicaire, écrivain doué d’une grande originalité de détails sans avoir su se trouver un fond propre, écrivain précieux et tendre, qui se voulut parfois violent, restera par quelques centaines de beaux vers qu’il n’a peut-être pas cru des meilleurs, et lègue (ce qui est beaucoup) une petite œuvre charmante et achevée, le Miracle de saint Nicolas ; cette œuvre plus que toute autre prouve qu’il y eut en lui l’étoffe d’un primitif, attendri, bien supérieur au rieur ingénieux qu’il voulut être. Né à une époque où la poésie française se
transforme, Vicaire ne put prendre parti, conformément à sa nature. Il voulut être un main teneur de traditions et c’est pour cela que, malgré d’heureuses trouvailles et bien des jolies choses, il ne fut pas un écrivain de premier plan. Il ne compte pas parmi les novateurs de cette fin de siècle, et non plus il n’occupe un des premiers rangs parmi les Parnassiens ; il est un Parnassien (car il se rangeait davantage à eux en vieillissant) de seconde ligne, de second mouvement, non un des chefs de file, mais un de leurs bons soutiens. La place n’est pas énorme ; sa stature, quoique bien prise, n’est pas très élevée.
Mais dans chaque anthologie bien faite qui voudra tenir compte, non seulement des lignes essentielles du développement de la poésie française, mais des beautés principales qu’elle contient, on devra donner la Pauvre Lise, le Cantique de Marie, du Miracle de saint Nicolas, le Portrait d’Aelis et peut-être Fleurette ; c’est déjà un joli bagage qu’on pourra augmenter de quelques légères chansons et Vicaire sera un poète d’anthologie, ce qu’on appelle un petit maître. Il n’aura point perdu une vie trop courte toute dédiée à l’art le plus noble, le plus généreusement desservi, et il fut, pour citer un de ses poèmes et non des moindres, le beau page qui servit la Reine Poésie, n’ayant d’yeux que pour elle et ne vivant que pour elle. Et en échange, sur sa mémoire, la poésie entretiendra toujours, frais et joyeux, un brin du vert laurier.
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« la Nature est un temple où de vivants piliers », de même aussi que l’appareillage constant des mélancolies de Baudelaire vers le ciel hindou a peut-être déposé chez Rimbaud son goût des soleils d’Orient : et quoi d’étonnant à cela chez un enfant prodigue qui sans doute lisait les Fleurs du Mal à l’âge où les autres ont à peine fermé Robinson ou ses innombrables transcriptions ? Quelle ne devait pas être la séduction de l’œuvre de Baudelaire sur un esprit de cette vigueur ; le vers mentalisé, spiritualisé, d’une matière presque minéralisée à l’exécution, des strophes où, comme sur un fond de Vinci, des cieux étranges apparaissent :
a dit Rimbaud, de même que Baudelaire a dit :
La forme du poème en prose, souple, fluide, picturale, réinventée, poussée — de l’estampe fantaisiste et linéaire, harmonieuse sans doute, de Bertrand — jusqu’à la beauté musicale des Bienfaits de la lune, et le rayonnement d’une intelligence large comme celle d’un Diderot, analytique comme celle d’un Constant, intuitive à la façon d’un Michelet, une intelligence sagace à découvrir Poe, claire à serrer en trente pages les mirages de l’ivresse, lucide à, comprendre à la fois Delacroix et Guys, clairvoyante à se méfier déjà d’une technique poétique pourtant si améliorée par lui-même, tels étaient les titres de gloire de Baudelaire, tout récemment mort, alors que Rimbaud commença à écrire. Joignez que la destinée du grand homme était tragiquement interrompue, qu’il n’occupait point sa place parmi les réputations, qu’on sentait l’œuvre admirable non terminée, que la tombe s’était fermée et qu’avant elle la maladie avait mis le sceau sur peut-être des pensées bien plus belles encore, dès lors rayées, et vous comprendrez ce que devait évoquer à cette heure-là, à un jeune homme génial, le nom de Charles Baudelaire. Et, dans ces poésies, nulle trace encore de l’influence de Paul Verlaine. Quand je parle ici d’influence de Baudelaire et de Verlaine, je ne veux nullement dire que Rimbaud fût un esprit imitateur ; bien loin de là. Mais il entrait dans la vie, il reconnaissait au loin, dans la distance et le passé, des esprits avec lesquels il avait des points de contact. Si le Bateau ivre rappelle en intention l’intention du Voyage, cela n’empêche pas l’œuvre d’être personnelle, d’être jaillie du fond même de Rimbaud et d’avoir en elle l’originalité inhérente et nécessaire au chef-d’œuvre. Là, Rimbaud est comme sur le seuil de sa personnalité : sorti des limbes et des éducations, il s’aperçoit et s’apparaît en grandes lignes, d’un coup. C’est évidemment de beaucoup le plus beau de ses poèmes, des quelques-uns destinés à vivre, avec les Effarés si indépendants et si jolis de ton, des quelques féroces caricatures, Les Assis et Les Premières Communions. Et, à côté de ces quelques poèmes, déjà si étonnants dans une œuvre de prime jeunesse, voici les pièces qui nous paraissent intéressantes au point de vue de la formation du talent de Rimbaud : la pièce réaliste À la Musique (encore baudelairienne) ; l’Éclatante Victoire de Sarrebruck une amusante transcription d’imagerie, qui n’est pas la seule dans son œuvre ; Mes Petites Amoureuses, d’une langue paradoxale et cherchée, indication d’une préoccupation de Rimbaud vers une traduction à la fois argotique et précieuse des truandailles, (Fêtes de la Faim), qui précèdent toute une série de poèmes en la même note libre et paroxyste. Et Oraison du Soir, et Les Chercheuses de Poux ? J’avoue les moins apprécier que le Bateau ivre et Les Effarés, c’est d’une désinvolture un peu trop jeune, d’amusant contraste avec la sûreté de la forme, mais pas plus. Et le Sonnet des Voyelles ? Le Sonnet des Voyelles ? ceci demande quelque développement. Il est vraisemblable qu’un homme extrêmement doué, précoce, instruit, qui se destine aux mathématiques ou à quelques branches des sciences aura surtout l’ambition d’ajouter quelque chose à un patrimoine acquis et de mettre son nom à côté de noms justement célèbres ou justement classés. Il tendra à découvrir une loi non entrevue, au moins à perfectionner une découverte, à tirer d’un fait connu des corollaires nouveaux et imprévus. En tout cas, ce jeune savant n’aura pas de raison de nier la tradition. Un jeune homme précoce, génial, instruit, qui songe à s’exprimer par l’art, ressentira presque toujours, aux premières heures de sa vie, un immense besoin d’originalité. À tort ou à raison, il se croira appeler à des modifications radicales dans la manière de sentir et de penser des hommes de son temps. À tort, parce qu’il ne se rend pas assez compte de la complexité même de son esprit, et de ce qu’il contient, à son insu, d’acquis ; avec raison, parce que ce qui fait sa force, sa valeur, sa sève, c’est justement une façon vierge de comprendre les choses ; il devine son univers, s’y perd et le croit sans frontières. On repasse mille fois par ses sentiers de jeunesse, sans s’apercevoir que c’est le même sentier, car l’humeur du matin y a, comme une nature prodigieusement vivace et rapide, disposé d’autres fleurettes. La difficulté même qu’a un jeune homme d’éteindre et de traduire ce qu’il a de vraiment personnel, qui est son regard sur les choses et le timbre de sa voix pour en parler, lui fait apparaître ses pensées existantes, mais difficilement saisissables, parce que embryonnaires, comme compliquées à l’excès, rares et profondes. Les coteaux où mûrit son vin lui paraissent des Himalayas, et la route serpentine qu’il suit, en musant, quoi qu’il en ait, pour aller cueillir ses grappes, prend des lointains à ses lenteurs. Une fois sur sa colline, il aperçoit des horizons si candidement clairs qu’il est sûr qu’aucun œil humain ne les a entrevus ; il faut bien des noms nouveaux pour les fruits des nouvelles Amériques qui surgissent à une contemplation toute neuve, et de là des trouvailles et des exagérations, des chefs-d’œuvre d’impulsion jeune, et des théories qui attendront confirmation, le plus souvent la trouveront dans l’âge mûr, en se dépouillant de l’acquis qui les gênait, les notions antérieures une fois mieux classées. Rimbaud, comme tous les jeunes gens de génie, eût certes désiré renouveler entièrement sa langue, trouver, pour y serrer ses idées, des gangues d’un cristal inconnu. Sans doute Rimbaud était au courant des phénomènes d’audition colorée ; peut-être connaissait-il par sa propre expérience ces phénomènes. Je ne suis pas assez sûr de la date exacte du Sonnet des Voyelles pour avancer autrement qu’en hypothèse que : Rimbaud a parfaitement pu écrire ce sonnet, non en province, mais à Paris ; que, s’il l’a écrit à Paris, un de ses premiers amis dans cette ville ayant été Charles Cros, très au fait de toutes ces questions, il a pu contrôler, avec la science, réelle et imaginative à la fois, de Charles Cros, certaines idées à lui, se clarifier certains rapprochements à lui personnels, noter un son et une couleur. Les vers du sonnet sont très beaux — tous font image. Rimbaud n’y attache pas d’autre importance, puisqu’on ne retrouve plus de notations selon cette théorie dans ses autres écrits. Ce sonnet est un amusant paradoxe détaillant une des correspondances possibles des choses, et, à ce titre, il est beau et curieux. Ce n’est pas la faute de Rimbaud si des esprits lourds, fâcheusement logiques, s’en sont fait une méthode plutôt divertissante ; c’est encore moins sa faute si on a attribué à ce sonnet, dans son œuvre et en n’importe quel sens, une importance exorbitante.
« la Grèce est une étoile, elle en a la forme et le rayonnement »; mais c’est vers le soleil qu’il va, vers le soleil des vieilles races orientales, vers la vie de tribu, et, à défaut d’un impossible vieil Orient, il voudra l’Orient des explorateurs, ou la prairie des Comanches, comme il sied à quelqu’un qui devine Nietzsche et se souvient encore de Mayne-Reid : puissance des images d’enfance chez un génie de vingt ans, d’images, dès lors, reflétées épiques, au point de coexister avec la découverte de nouveaux terrains littéraires. On me dira que c’est bizarre. Je pense que l’incompréhension des critiques, devant cette œuvre, prouve suffisamment que nous sommes dans l’exceptionnel. Et son rêve est de se fondre avec des forçats, comme Jean Valjean qu’il admire aussi, parmi des pays où l’on vit d’autres vies. Foin de l’amour divin, et des chants raisonnables des anges, foin de l’angélique échelle du bon sens, de tout ce qui rend vieille fille, la vie est la farce à mener par tous, et mieux vaut la guerre et le danger, malgré qu’ironiquement on puisse se rappeler à soi-même des refrains de vieille romance — la Vie française, le Sentier de l’honneur. Tout est ridicule, même le salut. Alors l’alcool (
« j’ai avalé une fameuse gorgée de poison ») et les délires. Écoutons la confession d’un compagnon d’enfer. C’est l’Époux infernal qui singe la voix, les gestes, les allures de la vierge folle qu’il domine en son corps, et dont il tient toute l’âme, sauf une échappatoire, un sourire, une ironie, une restriction dans l’admiration.
« Un jour, peut-être, il disparaîtra merveilleusement ; mais il faut que je sache s’il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l’assomption de mon petit ami ! »Et cette simple restriction met tout en question, annihile la vassalité de la femme, qui se réfugie en son incompréhension de l’époux, comme l’époux croit devoir se garantir par des menaces de départ brusque. Équilibre instable de deux êtres qui se cherchent en eux-mêmes, en faisant semblant de se chercher l’un dans l’autre, et pour passer le temps et échapper à la psychologie qui s’impose trop, des tournées dans les ruelles noires, et des charités à deux, et des cabarets, des aspects d’idylle exquise dans l’insuffisance de l’amour, des désirs d’aventures où l’amour, retrouvant toute sa liberté, retrouverait toute sa saveur. Cette confession de l’Époux infernal, c’est un conte de jeune amour complexe, trouble et charmant (à rapprocher d’« Ouvriers », Illuminations, p. 178). Et si l’amour ne comble pas cette âme inquiète, ni l’art qu’il veut impossible, alors le travail, la science — ce n’est point son affaire, c’est trop simple et il fait trop chaud. Exister en s’amusant, histrionner à la Baudelaire, soit peindre des fictions, rêver des amours monstres et des univers fantastiques, regretter le matin, et les étonnements, ravis de l’enfance et ses grossissements, avoir rêvé d’être mage et retomber paysan… Il faut chercher le salut vers des villes de rêve. Sur le seuil de l’enfer, il y a des clartés spirituelles vers où tendre ; armé d’une ardente patience, absorber des réalités ; être soi totalement, âme et corps, penseur indépendant et chaste. Telle est cette œuvre courte et touffue indiquant le départ hors d’une vie ordinaire vers quelque vie mentale et personnelle, sur laquelle on ne nous donne pas plus de détails.
« Qu’on me loue enfin ce tombeau. »Voici le rêve infantile d’une vie mystérieuse et contemplative au-dessous d’une énorme cité populeuse qu’on dédaigne, où l’on s’emmure. Et dans Vie (qu’il faut comprendre « rêveries »), une deuxième épreuve du même sujet, du dernier poème d’enfance, l’éveil de l’imagination par les textes : les dépassant, s’exaltant, les devinant, le cerveau de l’enfant invente des vies, des drames, il sort de sa personnalité étroite, suscite des personnages ; un brahmane, créé par lui, lui explique les proverbes ; les pensées se pressent ; il existe pour lui des minutes radieuses et multiples d’intuitions géniales. « Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée. » Le roman de jeunesse, et la satiété d’avoir trop vite deviné la vie, et de s’être répandu en romans mentaux, et un peu de dégoût :
« je suis réellement d’outre-tombe et pas de commissions. »Les Villes font partie du défilé des féeries qu’a voulu Rimbaud : luxe de mirages, paysages de rêve. Bien des poètes, à cette heure-là, soit pris par la beauté de Paris, ses transformations, son sous-sol, usine dissimulée de constructions propres, soit touchés par le contact babylonien de Londres, ont rêvé des villes énormes, esthétiques, pratiques aussi. Des utopistes d’avant la guerre en ont laissé des opuscules, Tony Moilin par exemple. C’est cette préoccupation
« que deviendra Paris, que sera la ville future ? »que reprend Rimbaud : et il dépeint des villes de joies et de fêtes avec des cortèges de Mabs et des Fêtes de la beauté, des beffrois sonnant des musiques neuves et idéalistes ; il y a des boulevards de Bagdad, des boulevards de Mille et Une Nuits où l’on chante l’avènement de quelque chose de mieux que la journée de huit heures. On synthétise les lignes architecturales : on retrouve, par l’art, la nature primitive, et l’on fait, sur ce modèle, des jardins ; des passerelles et des balcons traversent la ville ; un cirque, du genre de celui de Syssites de Flaubert, enserre tout le commerce de la ville et en débarrasse le demeurant ; l’argent n’y a plus de prix — plus de villages, des villes, des faubourgs, et des campagnes pour la chasse. À côté de cette série, des poèmes comme le Conte du Prince et du Génie, de l’âme inlassable de désirs et se consumant, et des paysages, violents de traduction figurative. Pour dire
« du Pas-de-Calais aux Orcades », Rimbaud écrira :
« du détroit d’indigo aux mers d’Ossian ». Il bâtit son paysage de quelques traits principaux, accusés et même forcés d’importance :
« sur le sable rose et orange qu’a lavé le ciel vineux ». Il a vu et décrit les eaux rougeâtres, les fleurs vives, les coins des Venises du nord ; il a interprété des bousculades de nuages, et tenté de fixer les formes terrestres qu’ils affectent un instant (p. 179). Et puis, au sortir de cet énorme travail verbal, de cette lutte avec le ténu, l’éphémère, la nuance d’un rayon de soleil ou d’une clarté lunaire, voici des cantilènes toutes dépouillées, toutes calmes, toutes simples, (verlainiennes en même temps que les Romances sans Paroles, moins belles peut-être ou plutôt moins touchantes, plus intellectuelles souvent), et des efforts à traduire les phantasmes d’ivresse, et de la satire touchant la magie bourgeoise, des féeries et de contrastantes notations de la rue, Hortense, Dévotion des pèlerinages à la ville de Circé. Mais, s’il est facile d’énumérer et de ramener la vision, on ne pourrait qu’en citant faire comprendre la beauté complexe et sûre, l’agile doigté touchant si rapidement tant d’accords qui sont les phrases et les vues synthétiques de Rimbaud. C’est par cette habileté verbale, et pour sa franchise à présenter des rêveries féeriques et hyper-physiques comme de simples états d’âme, à les démontrer état d’âme ou d’esprit, et justement puisque son esprit les contenait, que Rimbaud vivra. Il a été un des beaux servants de la Chimère. Il a été un idéaliste, sans bric-à-brac de passé, sans étude traînante vers des textes trop connus. Il a été neuf sans charabia. Il a été un puissant créateur de métaphores. On ne pourra regretter en cette œuvre que son absence de maturité et aussi sa brièveté.
« Si je reviens (en Europe), écrit-il à sa famille (en 1885), ce ne sera jamais qu’en été, et je serai forcé de redescendre, en hiver au moins, vers la Méditerranée. En tout cas, ne comptez pas que mon humeur deviendrait moins vagabonde. Au contraire. Si j’avais le moyen de voyager sans être forcé de séjourner pour travailler et gagner l’existence, on ne me verrait pas deux mois à la même place. Le monde est plein de contrées magnifiques que les existences réunies de mille hommes ne suffiraient pas à visiter. Mais d’un autre côté, je ne voudrais pas vagabonder dans la misère. Je voudrais avoir quelques milliers de francs de rente-et pouvoir passer l’année dans deux ou trois contrées différentes, en vivant modestement, et en m’occupant d’une façon intelligente à quelques travaux intéressants. Vivre tout le temps au même lieu, je trouverai toujours cela très malheureux. Enfin, le plus probable c’est qu’on va plutôt où l’on ne veut pas, et que l’on fait plutôt ce qu’on ne veut pas faire, et qu’on vit et décide tout autrement qu’on ne le voudrait jamais, cela sans espoir d’aucune espèce de compensation. »Dans ses voyages, soit à Aden, soit aux plateaux du Harrar, où en rapport avec M. Ilg, M. Chefneux et les conseillers européens du négus Ménélick il semble avoir exercé quelque influence, on peut croire qu’il n’a jamais lu de livre littéraire ; les ouvrages qu’il fait venir sont d’un ordre purement technique, soit les Constructions métalliques de Monge, les manuels du charron, du tanneur, du verrier, du briquetier, du fondeur en tous métaux, du fabricant de bougies (de chez Roret), un traité de métallurgie, une hydraulique. Sa correspondance ne contient pas un mot qui ait trait à la littérature ; il ne fut en rapport avec aucun écrivain. Une seule velléité et pas exclusivement littéraire ! En 1887, il proposa au Temps une correspondance relative aux opérations de l’armée italienne en Éthiopie ; la négociation n’aboutit point. M. Paul Bourde, son ancien condisciple à qui il s’était adressé, le mit au courant, bien incompréhensivement d’ailleurs, du bruit qui se faisait autour de ses œuvres. Il ne semble pas s’en être autrement préoccupé. C’était bien, et voulu obstinément, le plongeon dans l’ombre, à moins qu’il n’ajournât tout après la conquête de cette indépendance qu’il se rêvait. C’est en tâchant de la conquérir, qu’il tomba malade ; il revint en France pour y agoniser longuement.
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L’œuvre poétique d’Arthur Rimbaud, dont on a pu reconstituer une notable partie, compte un peu plus d’un millier de vers. Les poèmes de la première période (il a quinze ans) ne sont point sans réminiscences d’Hugo et de Musset, c’est à Hugo qu’il emprunte ce Forgeron :
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et c’est Musset, le Musset du début de Rolla qui lui inspirera Soleil et chair :
On notera, dans le même poème, l’influence de Théodore de Banville, du Banville des Exilés, l’évocateur de dieux païens :
Dans sa seconde période (il a seize ans), après encore du Musset libertin, une Comédie en trois baisers, des caricatures féroces comme les Assis, des tableaux de genre d’un ton doux, comme ces Effarés, qui lui appartiennent en propre avec leur mélange de gaminerie et de tendresse, sorte d’image à la Teniers, mais émue :
Mais surtout il faut dans cette œuvre choisir le Bateau ivre, une centaine de vers, d’une expansion lyrique alors toute neuve, divination d’un adolescent qui n’avait point vu la mer, page descriptive des plus curieuses, transposition aussi de certains états d’âme, de certains appétits d’aventures qu’il avait déjà, et de la lassitude native. C’est le bateau à la dérive, à qui il prête une voix :
Qu’ils sont là tous.
La curiosité publique néglige parfois les côtés larges d’une œuvre nouvelle, pour s’arrêter outre mesure à quelque détail un peu criard. Ce fut le cas pour Rimbaud et pour son Sonnet des Voyelles. Il faut dire que ce ne fut pas tout à fait la faute du public, beaucoup de jeunes artistes qui suivaient assez inconsidérément le mouvement nouveau, et qui étaient surtout sensibles à ses audaces qui furent, pour le symbolisme, ce que furent pour le romantisme ses truculences, attachèrent eux-mêmes un sens trop capital à ce sonnet et s’en firent candidement une esthétique. Il faut remarquer que dans sa Saison en enfer Rimbaud, pour parler du Sonnet des Voyelles, débute ainsi :
De la mer…………………………………
« À moi, l’histoire d’une de mes folies… j’inventai la couleur des voyelles ! A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique, accessible un jour ou l’autre à tous les sens… Ce fut d’abord une étude ; j’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable ; je fixais des vertiges. »Le texte est net. Le Sonnet des Voyelles ne contient pas plus une esthétique qu’il n’est une gageure, une gaminerie pour étonner les bourgeois. Rimbaud traversa une phase où, tout altéré de nouveauté poétique, il chercha dans les indications réunies sur les phénomènes d’audition colorée, quelque rudiment d’une science des sonorités. Il vivait près de Charles Cros, à ce moment hanté de sa photographie des couleurs, et qui put l’orienter vers des recherches de ce genre. En surplus il ne faut jamais oublier, avec Rimbaud, l’influence fondamentale de Baudelaire dont les Correspondances hantaient fort les cerveaux de se » disciples. Rimbaud essaya de noter quelques correspondances possibles, sur ce terrain de l’harmonie verbale ; il fit peut-être fausse route, en tout cas il ne se servit point de sa méthode. Il reste de cette tentative les belles analogies que signalent quelques vers de son sonnet.
Ce fut après ces recherches d’une poésie infiniment compliquée, que Rimbaud donna de douces cantilènes, analogues de ton à certaines qui contribuèrent à la gloire de Verlaine ; il disait dans sa chanson de La plus haute Tour :
et d’autres poèmes d’un charme neuf ; c’était le temps où il écrivait les Illuminations. Paul Verlaine disait qu’« Illuminations » devait être pris un peu en synonyme d’enluminures, d’imageries, de ce que les Anglais appelle coloured plates. L’ambition du titre et du livre apparaissent plus grandes. Il s’est agi pour l’auteur de tirer des feux d’artifice d’images. Le livre a paru difficile. Cette difficulté apparente c’est que, comme plus ou moins tous les poètes qui ont développé l’idée romantique, en se gardant de la rhétorique et des longs développements, il supprime les transitions, et dédaigne de donner des explications préalables. Ainsi ces facettes de prose, intitulées Enfances, qui procèdent par phrases juxtaposées :À tout asserviePar délicatesse
« Je suis le saint en prières sur la terrasse, comme les bêtes pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine. « Je suis le savant au fauteuil sombre ; les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque. « Je suis le piéton de la grande route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant. « Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée portée à la haute mer, le petit valet suivant l’allée dont le front touche le ciel. « Les Sentiers sont âpres ; les monticules se couvrent de genêts, l’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde en avançant. »Les phrases forment un fragment indépendant d’une série intitulée Enfances où Rimbaud a voulu décrire ses sensations d’enfance, mais non point en les résumant didactiquement, mais en essayant de donner, par la juxtaposition des idées, l’impression de leur naissance rapide et successive, l’impression d’images de lanterne magique qu’elles purent avoir en passant dans son jeune esprit. Ce petit fragment contient l’histoire de sa rêverie dont les éléments lui sont donnés par des illustrations de Vies de saints, par quelque Faust, quelque conte du Petit Poucet, le tout mêlé à ses souvenirs de promenades, à ses impressions personnelles de nature, ainsi que cela peut se faire chez un enfant très liseur et très impressionnable. Ailleurs, dans la Saison en enfer, il explique qu’il est un Celte, qu’il a, de ses ancêtres gaulois,
« l’œil bleu, la cervelle étroite et la maladresse dans la lutte ». Il indiquera qu’il sent qu’il a toujours été race inférieure et qu’en sa race il se rappelle l’histoire de la France, fille aînée de l’Église.
« J’aurais fait, manant, le voyage de Terre sainte ; j’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des rues de Byzance, des remparts de Solyme ; le culte de Marie, l’attendrissement sur le Crucifié s’éveillent en moi, parmi mille féeries profanes. Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied du mur rongé par le soleil ; plus tard, reître, j’aurais bivouaqué sous les nuits d’Allemagne. « Ah ! encore, je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants. »Je crois qu’on ne trouvera là nulle obscurité ; c’est une évocation d’âme de roturier, de vilain, selon un Michelet ou un Thierry, mais le petit mot d’explication qui placerait tout de suite le lecteur sur le terrain historique, l’auteur ne le dira pas. La généralité des auteurs cherche à épargner toute fatigue et toute intuition nécessaire à leurs lecteurs. Rimbaud exige du sien un petit effort. Il ne veut pas alourdir sa phrase par des développements qui ne feraient pas corps avec l’idée, qui ne seraient qu’explicatifs ; le lecteur se refuse à cet effort, et alors l’accusation d’obscurité adressée à l’auteur se précise.
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Je ne cite que des cas particuliers, de ces œuvres en prose de Rimbaud si courtes, mais très touffues et profondément variées de page en page. Il y aura toujours des auteurs difficiles, et il faut sans doute qu’il y en ait puisqu’il y en a. L’évolution de la littérature n’est pas un phénomène de hasard. Il y a lien et logique entre les phénomènes. C’est logiquement que le romantisme a produit Baudelaire, que de Baudelaire ont procédé les poètes tels que Verlaine et Rimbaud et que le symbolisme s’est produit.
C’est par un jeu fatal de contraste et d’équilibre qu’après la poussée symboliste est intervenue une sorte de réaction parnassienne ; toute action est suivie de réaction. Quelle sera l’influence de Rimbaud, nous ne pouvons encore le délimiter. Elle sera. S’exercera-t-elle, par dilution, chez des écrivains plus abordables, sur le grand public ? l’œuvre de Rimbaud ne sera-t-elle qu’un livre rare, où iront se délasser des blasés, des amateurs de littérature sans concessions, d’art pour l’art ? C’est le temps qui fixera ces points. Mais notons qu’en dehors de tout, c’est une précieuse note psychologique pour l’étude de la formation des cerveaux littéraires, que cette sorte de poussée de sève, chez un tout jeune homme, suivie d’un si long et dédaigneux silence.
Rimbaud avait-il tout dit ? C’est possible. Le doute où l’on en est, et que rien ne permet de fixer, laisse sa figure plus énigmatique, partant plus curieuse pour le critique. Mais pour ceux qui, plus sévères que Victor Hugo, ne lui concéderaient pas le génie, il reste un être très exceptionnel ; nier son expansion intellectuelle ne signifierait rien ; il vaut mieux tâcher de la comprendre et d’établir entre soi et lui, au prix d’un peu d’effort, la relativité qu’on peut avoir sans difficulté, avec un écrivain quelconque, plus normal ou moins ambitieux, ou moins prophète, ou moins doué.
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« La littérature romantique, créée par Jean-Jacques Rousseau, défendue par des écrivains tels que Chateaubriand, Mme de Staël et l’abbé Delille, est destinée à triompher de la littérature classique qui sera bientôt de l’archéologie. »Opinion d’homme du public. On est étonné de trouver Delille aux côtés de Châteaubriand — opinion qui a pu sembler très tranchante et pourtant vraie. Avant la Restauration, la littérature classique était morte au contact des œuvres de Chateaubriand et de Mme de Staël, et même de l’abbé Delille, auquel il faudrait ajouter le timide Ducis et Chênedollé, à placer avec beaucoup d’autres dans le groupe de Chateaubriand. La littérature de cette toute première période est pauvre numériquement de talents. La Révolution a coupé bien des têtes, les guerres ont mangé bien des hommes. Une sorte de restauration humaniste et mélodieuse de l’antiquité a avorté par la mort de Chénier ; l’art délicat d’un Chamfort a été de même interrompu ; un Rivarol, émigré à Hambourg, perd dans une ambiance différente ses plus claires qualités. C’est sur des décombres d’où ne percent que quelques voix médiocres et, académiques s’occupant de versifier des Éloges, que monte le Romantisme préparé par l’influence de Rousseau, des faux Ossian, des chevauchées des Français à travers l’Europe, de leurs contacts avec des races différentes, et de leur connaissance nouvelle d’une Allemagne toute neuve qui vient d’échapper aux tutelles étroites de notre art Louis XIV, et se réveille avec le Faust de Goethe. Les Affinités Électives relient cet art à celui de notre xviiie siècle français. Parmi l’essaim nombreux des premiers romantiques, s’élèvent Hugo et Lamartine ; Vigny s’y adjoint, indépendant d’eux, juxtaposé seulement. Hugo et Lamartine vont plus vite et c’est eux les poètes d’une génération qui, par un singulier contraste, admet toute leur beauté verbale, et rejette leurs idées, comme le prouva juillet 1830. Rien de pauvre comme le fond de philosophie cléricale et réactionnaire d’où procèdent Hugo et Lamartine. Aussi le vrai triomphe du Hugo de la Restauration et du temps de Charles X est dans la préparation et l’accomplissement de sa rénovation dramatique en un genre inférieur au poème pur, tout d’action, de cantilène, d’éclat. Hugo donne des drames de mouvement, d’extériorité. L’influence de Shakespeare s’universalise, et l’influence de Corneille agrafe au patrimoine français les premiers drames d’Hugo ; un gai et laborieuse manœuvre, Alexandre Dumas, en monnaiera la bonne nouvelle. Vigny ajoutera quelques pages solides à l’histoire de ce théâtre romantique, mais sa belle œuvre est ce poème, tout à fait réalisé : Moïse, rivalisant avec les plus belles Méditations et les Feuilles d’Automne. Voici avec Cromwell et Hernani le bilan de deuxième période romantique, la première ayant été surtout illustrée par Chateaubriand. Le romantisme allemand a eu la fortune de s’appuyer tout de suite sur le jaillissement de la poésie populaire, d’où, chez lui, un pittoresque plus sûr, mais moins éclatant et moins varié. Le romantisme allemand va vers l’intimité, le romantisme français emprunte davantage à la rhétorique et à l’éloquence. Des deux côtés, l’influence toute puissante de Racine a vécu. La troisième période romantique entoure Hugo et Lamartine d’une foule de disciples ; et Musset crée une alliance du vers français nouveau avec d’anciens genres du xviiie siècle comme le Conte. Les premiers romantiques n’ont vu qu’Hamlet et Othello, Musset découvre Peines d’amour perdues et Beaucoup de bruit pour rien, se réunit à Beaumarchais, à Marivaux et crée un romantisme classique, sage au fond, débraillé en surface, pas toujours dans la mesure, rarement audacieux et donnant partout l’impression de cette qualité. Les Lamartiniens se perdent en des extases catholiques platement versifiées ; Barbier s’impose, rude et classique de ton, semblable à un Marie-Joseph de Chénier plus inspiré et doué du métier élargi des romantiques. La tentative de compromission entre le romantisme et le classicisme de Casimir Delavigne, qui, par le choix de ses sujets et leur maniement, se rattacherait plus qu’il ne le croyait à la tragédie de Voltaire, a avorté. C’est le grand temps de l’influence d’Hugo. Les meilleurs se rangent près de lui, dont Sainte-Beuve, qui, d’après quelques indications anglaises, crée une poésie personnelle, pédestre, intime, et explique le romantisme par sa critique. Théophile Gautier, critique et prosateur, romancier et nouvelliste, s’affirme aussi comme poète, quoique sa rhétorique artiste ait donné surtout sa mesure plus tard dans les Émaux et Camées. Gérard de Nerval, plus instruit qu’aucun des romantiques, laisse quelques sonnets montrant quel poète en vers il eût pu être. Avec lui perce la première lassitude visible de l’instrument romantique du vers, adouci par Lamartine, fortifié par Hugo, stylisé par Vigny, enrichi par Gautier. Une jolie voix de femme se fait entendre à l’écart du cénacle, celle de Mme Desbordes-Valmore. Le théâtre d’Hugo continue à s’affirmer ; les Contemplations et la première Légende des Siècles donnent le maximum de ce qu’a pu le romantisme, et voici avec Baudelaire quelque chose de nouveau qui se lève. À ce moment, il y a contre la nouvelle école une réaction provoquée par l’anormal et l’excès de pittoresque facile de certains romantiques ; c’est Ponsard qui la formule par un retour inutile à l’art racinien, avec des essais malencontreux de drame moderne dans la forme classique, un retour agressif de la comédie en cinq actes et en vers. Casimir Delavigne, Casimir Bonjour, Francis Ponsard, Émile Augier, chaînons qui aboutissent à M. de Bornier et Parodi, de nos jours. Il y a contre le romantisme Lamartinien et Mussétique, un peu pleurard et faussement folâtre, la réaction de Leconte de Lisle qui veut évoquer, et non soupirer, déclamer et non chanter ; et les visions antiques et barbares apparaîtront, plus serrées que chez Hugo, plus volontairement plastiques et impassibles, sans que le poète intervienne. Il y a la réaction de Baudelaire qui pense que l’instrument romantique est trop lâche, que le fonds des idées romantiques est banal. Baudelaire n’étiquette pas sa recherche, n’a pas souci de choisir un adjectif pour fonder une école ; il est romantique à la façon de Delacroix, et non selon Hugo, et il admire Gautier à cause de sa grande souplesse artiste. Mais son art procède de lui-même. Avec plus de couleur et de rythme que les romantiques, avec plus de sonorité intime, d’un verbe plus nourri de latinité, il reprend leur préoccupation de poésie personnelle, et au lieu de la cantonner dans le paysage agreste et l’amour, il écoute les songes, les cauchemars et les spleens. Il se rattache à Sainte-Beuve par un souci de connaissance exacte et reprend l’œuvre oubliée de Bertrand. Bertrand avait voulu par ses poèmes en prose faire l’image stricte, sans être gêné par la formule du vers — pas un mot de trop, et par conséquent pas de chevilles — Baudelaire élargit définitivement la forme d’Aloysius Bertrand. Il veut trouver à côté du vers, qu’il a fait pourtant si plein et si souple, un instrument intermédiaire, une forme plus musicale — second mouvement de lassitude contre la stricte monotonie du vers français classique insuffisamment libéré par le romantisme. Le premier de ces craquements dans la machine d’apparence si solide, avait été provoqué inconsciemment par Nerval, préférant n’être qu’un écrivain en prose, plutôt que de subir ces inutiles prescriptions de Procuste — exemple que suivra le grand poète Flaubert. Théodore de Banville néanmoins continue avec une expansion claire et ensoleillée et les plus beaux dons lyriques le jeu purement romantique. Le Romantisme disloqué à sa base, et voyant pour la première fois s’éloigner de lui les plus doués, semble se chercher à nouveau ; l’évolution des chefs continue. Si Gautier demeure le même, toujours épanoui, savant, fier et imprévu, Hugo et Lamartine compliquent leur art par un plus large emploi de la vie sociale. Ils vont tous deux, avec des allures et succès différents, mais d’une même noble allure, vers les revendications populaires, vers la liberté. Hugo écrit certains chapitres des Misérables, qui ne paraîtront que plus tard, mais ses poésies et ses discours indiquent son mouvement. Lamartine se modifie, se transpose, se fortifie. Si le poète n’écrit plus de vers, l’historien des Girondins est un poète. Ce fut une belle période, ce fut un beau Paris littéraire que celui qui contenait Hugo, Lamartine, Vigny, Musset, Gautier, Baudelaire, Leconte de Lisle, Balzac, Banville, près de Berlioz, de Delacroix, de Decamps, et qui s’honorait de la présence d’un auguste exilé, Henri Heine. Le romantisme français et le romantisme allemand sont rapprochés par la présence à Paris et les amitiés de ce grand poète. Heine, Nerval, Gautier furent réunis. Le romantisme français et celui d’Allemagne furent, à ce moment, frères en quelque idées généreuses. Le génie français avait imprégné Heine qui, à son tour, a laissé en France des traces qui, bien plus tard, ont abouti dans les dernières recherches d’art de ce siècle. Sur les confins des poètes, durant cette troisième période, Michelet et Quinet écrivent des évocations qui, à défaut de ce mot qui ne représente pas, au sens courant, un genre, devraient être traitées de poèmes. Ahasvérus est une œuvre éloquente et isolée. À la quatrième période romantique qui correspond à peu près à la période du second Empire, il arrive d’abord que Béranger meurt. La critique de cette époque — Taine par exemple — le mettait auprès d’Hugo, Lamartine et Musset, dans une classification en quatre grands poètes où Vigny était oublié. Négligence dure surtout pour le critique. Béranger emporte avec lui une forme bourgeoise, sans grand intérêt. Un autre néo-classique, Soumet, donne à ce moment en une assez belle épopée le summum de ce que pouvait cette école. Les poèmes posthumes de Vigny rendaient sa tombe plus majestueuse ; il renaissait plus grand. Baudelaire se décourageait, et l’ombre paralysa des tentatives de romans, de contes, de poèmes de forme plus libre que celle qu’il avait pratiquée. Ce fut alors la forte maturité de Leconte de Lisle et de Théodore de Banville sous les auspices de qui se fonda Le Parnasse. Les écrivains qui débutaient au moment de cette quatrième période romantique, après avoir adressé un salut à Hugo là-bas dans son île, avoir porté leur premier livre à Sainte-Beuve, fréquenté curieusement Charles Baudelaire qu’ils rencontraient chez l’éditeur Poulet-Malassis, ces jeunes poètes voyaient surtout Gautier, le roi, si Hugo était le Dieu, en tous cas le doyen (Lamartine finissant oublié) des poètes de Paris et du romantisme. Ils furent, les Parnassiens, bien accueillis par les romantiques dont ils étaient la continuation exactement ; ils constituaient le triomphe du romantisme d’Hugo sur celui de Lamartine et celui de Musset. La vie, l’exil, l’œuvre continue d’Hugo en furent les facteurs déterminants, et aussi l’admiration restée intacte de Gautier pour son aîné. Ils ne virent pas assez d’abord toute l’importance de Baudelaire. Le Parnasse cessa d’être une jeune école et choisit comme chefs Leconte de Lisle et Banville, les vrais maîtres par les sujets, la forme et les traditions verbales — alors que Hugo était dans l’apothéose, que Baudelaire était mort après avoir esquissé son œuvre, et Th. Gautier disparu, ayant encore de belles choses à dire. On sait que Victor Hugo désigna pour ainsi dire Leconte de Lisle pour remplir, après lui, un peu de son principat littéraire, mais beaucoup de Parnassiens lui adjoignirent toujours, comme autre consul, Théodore de Banville qui, dans ces temps voisins de la mort de Victor Hugo, avait pris en tant que prosateur un superbe développement. L’Académie admit Leconte de Lisle pour siéger où avait été Hugo mais où se tenaient naguère Autran et encore Laprade, Lamartinien sans envergure. Avec le Parnasse, voisine un prosateur doué, à certains égards, de génie : Villiers de l’Isle-Adam, dont l’œuvre haute, sans quelque inexplicable entichement du passé et des traces de superstition, contiendrait des chefs-d’œuvre. Dans le premier groupement même du Parnasse où MM. Mendès, Coppée, Dierx, France, des Essarts, de Heredia, Glatigny, Sully Prudhomme fraternisaient, le ferment de quelque chose de neuf se manifesta chez deux poètes, amis des Parnassiens, et très temporairement des leurs : Mallarmé et Verlaine. Charles Cros y passa aussi, mais l’œuvre de cet homme très doué, dispersée et interrompue par la mort, est inférieure aux très belles espérances que donnaient son universalité et son intelligence. Durant que M. Coppée, parti des vers de Sainte-Beuve, non sans rapport avec Brizeux, chantait les Humbles et tentait l’épopée familière, que M. Sully Prudhomme se rattachait à Lamartine par ses essais d’ampleur religieuse détournée à des entités sociales, que M. Dierx alternait de belles sensations mélancoliques et des légendes lyriques, que M. Mendès aux contes épiques ajoutait une gamme touffue d’anacréontismes, Mallarmé et Verlaine obliquaient vers un autre art plus distant du romantisme ; Mallarmé en se mirant librement en ses idées, P. Verlaine en se courbant pour écouter sa chanson intérieure. Un très grand poète, Rimbaud, entrevit un art libre, touffu, plein de perceptions, d’analogies lointaines. Par la violence et la simplesse alternées, il est tout près de son ami Verlaine ; par ses ambitions d’idées transcrites en poèmes en prose, de minutes rares traduites, il se rapprocherait de Mallarmé qui, je crois, ne le connut pas. Les poètes nouveaux doivent saluer, en ces trois hommes, des précurseurs, des indicateurs qui les relient à Baudelaire. L’œuvre de Rimbaud, c’est trois ou quatre éclairs magnifiques, sur des paysages de demain ou les grandes solitudes de la mer, ou les cubes monotonement ajustés de Paris et de Londres. L’œuvre de Mallarmé, c’est quelques poèmes où la musique traditionnelle du français est épurée, grandie, plus douce que chez Lamartine, profitant des trouvailles nombreuses de Baudelaire, et arrivant à se faire entendre toute personnelle — chant de flûte ou musique d’orgue profonde, et pages d’une prose qui dénude ou revêt de pourpre l’idée. Verlaine, en une œuvre considérable, souvent hasardeuse, géniale souvent, pire quelquefois, a donné les plus jolis rythmes et les cris passionnels les plus vrais ; Mallarmé et Rimbaud ont pensé, Verlaine, jamais. C’est un chanteur des plus profondément charmants, ingénu, et, d’autres fois, crédule et religieux — ce qui le gâte. Verlaine laisse beaucoup de beaux poèmes. Mallarmé en lègue aussi, en même temps qu’un grand exemple, car il s’était mis, seul, à oser avoir sa pensée propre devant toute une littéraire presque disciplinée. De 1886 (Verlaine et Rimbaud avaient déjà accompli pour l’assouplissement du vers les plus intéressants efforts) datent les premiers poèmes des vers-libristes. Une étiquette commune, le mot Symboliste, dérivé d’une des préoccupations de Mallarmé, suffit pour désigner momentanément un certain nombre d’écrivains pourvus d’idéaux très différents ; il y eut un très court moment d’union effective sur des sympathies et des orientations, dans le vague, apparentées entre des esprits très différents. Le point capital de cette dernière évolution de la poésie française en ce siècle est l’instauration du vers libre, bien que depuis les premières années de l’évolution actuelle, des réactions aient déjà été tentées, les unes voulant renouer l’art actuel à celui de la Pléiade du xvie siècle, telle l’école romane de M. Jean Moréas — d’autres se rattachant à l’œuvre courte et interrompue d’André Chénier, d’après l’indication de quelques sonnets de M. de Heredia. Ainsi agissent MM. H. de Régnier et Samain ; ainsi tente, en une forme dérivée du vers libre, M. Francis Vielé-Griffin. Mais il est prématuré d’indiquer — autrement que par quelques lignes — qu’il s’est passé en 1885-86 et années suivantes quelque chose qui était la fin du Romantisme ou plutôt la lézarde définitive après les chocs donnés d’abord par Baudelaire, ensuite par Mallarmé, Verlaine et Rimbaud. Le Romantisme, après une pleine carrière de près d’un siècle, évolue et devient cet Art Nouveau complexe, diffus et compliqué dans ses orientations, mais qui a déjà fait sonner le nom de plusieurs poètes. Je citerai un écrivain disparu fort jeune, dont les vers et la prose indiquent une âme délicate et très artiste : Jules Laforgue. Il serait difficile au signataire de cet article d’étudier par le menu les quinze ans d’histoire de ce mouvement, à cause même de la part qu’il y prit. Disons seulement que par-delà les rythmes anciens de la poésie classique, malgré les réactions d’archaïsme trop soumis, le Symbolisme vivra par le vers libre au prochain siècle. Sa carrière commence. Quoi qu’il en soit de l’avenir de la poésie française que tout fait prévoir beau, abondant et varié, si on veut la caractériser brièvement au cours du xixe , on peut dire que ce siècle vit l’éclosion du romantisme — préparée depuis le dernier quart du xviiie —, vit sa croissance, sa grandeur, sa maturité, et sa métamorphose en nouveaux éléments. Le romantisme naquit dans la tourmente et disparut après avoir engendré. On verra plus tard ce que produira sa postérité. En détaillant avec trop de précision la chronique du mouvement nouveau, on risquerait de ressembler au Ballanche du commencement de ce siècle, et d’assimiler à de réels novateurs de modernes abbé Delille.
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Quelque jugement qu’on porte sur la valeur, la beauté, l’opportunité du mouvement symboliste, il est certain que ce furent les écrivains englobés sous ce
nom qui produisirent (vers 1885 et 86) le premier mouvement qui se dessina avec carrure depuis l’avènement, antérieur à eux d’une quinzaine d’années, du naturalisme. Ils trouvaient devant eux le naturalisme triomphant sur le terrain du roman moderne, et c’était les Parnassiens qui écrivaient des poèmes.
Ici une parenthèse me semble utile.
On a discuté passablement sur l’alternance des écoles, leur nécessité, leur bien fondé, leurs liens entre elles, leurs oppositions ; il semble que, de l’examen de ce siècle, une sorte de loi se dégage ressortissant d’ailleurs des phénomènes de contraste. Elle est applicable surtout aux périodes de développement d’art libre, non gêné par des influences religieuses ou royales qui purent, à certaines époques, modifier sérieusement la marche des choses ; elle pourrait se résumer ainsi : quand une élite a apporté son œuvre et qu’on est en train de tirer de cette œuvre le maximum d’effets qu’elle comporte, une autre élite, plus jeune, prépare un canon de l’œuvre d’art absolument différent, et qui a son expansion pleine à la période suivante. Ce mouvement neuf est alors combattu ou par une réaction vers l’école précédente, ou par une formule nouvelle : c’est-à-dire qu’au moment où une formule est en vigueur, où une école est maîtresse en apparence du champ littéraire, un groupe composé d’artistes plus jeunes se prépare obscurément à apporter aux hommes Une matière de joie ou d’ennui tout opposée, une modulation tout diverse des sentiments. Au moment où cette nouvelle école éclate, souvent elle ne trouve plus devant elle les protagonistes même de l’école précédente,
mais puis généralement des disciples intelligents. C’est l’école nouvelle qui compte des cerveaux créateurs, et après une lutte plus ou moins longue, elle triomphe. Ainsi, durant que le Romantisme portait l’attention sur le poème, le théâtre en vers, le roman idéaliste, Stendhal et Constant avaient travaillé avec moins d’éclat (selon l’opinion de leur temps) mais préparaient Balzac, dont l’expansion glorieuse amena l’avènement du naturalisme. Or, tandis que le naturalisme s’épandait en plein succès par Goncourt, et surtout par Zola, le symbolisme se préparait, méditait le roman lyrique, comme il préparait une refonte du vers, en dehors des héritiers du romantisme, les Parnassiens. Quand le symbolisme victorieux aura sa pleine expansion (qui ne se fera peut-être pas dans les mêmes modes que celle du romantisme, ou du naturalisme, car ces aspects se modifient un peu avec l’état social), un autre groupe se présentera qui fera droit à des formes d’art, à des modes de penser que le symbolisme aura négligés ; car, en principe, aucun groupement littéraire ne peut donner une formule, sur tous points satisfaisante et de plus il fatigue la formule dont il se sert.
Il est évident qu’il y a toujours des isolés et des indépendants, des esprits libres et hantés d’horizons divers, qu’on ne peut ranger dans aucune école et qui font prévoir les générations futures, pour l’embryon de leur développement. Ainsi furent Baudelaire, romantique jusqu’à un certain point, et Flaubert, dont le réalisme se doublait d’une manière de romantisme, mais, comme celui de Baudelaire, épris de concision et
d’exactitude, tandis que le romantisme courant était d’abondance, d’hyperbole et de paroxysme ; pourtant ils ne dérangent pas l’ensemble de la règle et la rendent seulement plus complexe.
Les symbolistes avaient beaucoup lu Baudelaire et Flaubert, et les réfractaires du Parnasse, Mallarmé, Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Charles Cros, et ce réfractaire du naturalisme, Huysmans. Les premiers étaient en marge par esprit de création, et naïvement ; le dernier l’était, en prenant le vent et par amalgame, très influencé de Théophile Gautier, par exemple ; les jeunes écrivains leur reconnaissaient toute leur valeur ; mais la grande route était tenue d’un côté par les Parnassiens, Leconte de Lisle, Banville, Mendès, et de l’autre par le naturalisme de Goncourt, de Daudet, de Zola. C’était Zola qui accaparait l’acclamation. Les autres naturalistes, à côté de lui, trouvaient l’admiration, mais ce n’était point eux qui l’avaient forcée.
Les jeunes de ce temps-là avaient à reprocher au Parnasse qu’il n’était point une école neuve, mais une fin de romantisme, une variation sur le romantisme, un romantisme classicisant et hellénisant ; au naturalisme ils objectaient qu’il ne tenait aucun compte des besoins d’évocations, de légendes, de songe, de fantaisie dont ils avaient la notion depuis les œuvres étrangères d’un Poe ou d’un Heine. Des écrivains eussent pu satisfaire ces désirs nouveaux, sans des tics spéciaux venus d’habitudes d’esprit des temps qui venaient de s’écouler, tel Villiers de l’Isle-Adam, si grand par la couleur verbale et de beaux paroxysmes nobles, mais si entaché d’occultisme et de religiosité combative. Verlaine
rachetait la fréquence de ses oraisons par la sorte de candeur (malgré malices éparses) qu’il jetait sur tout ce qu’il produisait. Huysmans mettait, à ses notations curieuses, toute la lourdeur et l’énervement gastralgique de sa forme. Rimbaud était inconnu et, malgré la beauté de ses œuvres, souvent trop schématique et trop spécial. Léon Dierx trop enfermé dans son naturisme pessimiste. Mallarmé eut une influence de grand honnête homme ; le désintéressement de son œuvre et de sa vie, et la hauteur de sa parole, devait plaire plus encore que la très grande beauté de son œuvre restreinte, à des jeunes gens épris d’art, et l’avoir aimé est une bonne note pour ceux qui l’approchèrent, des premiers, pour confronter au sien leur idéal d’art, et non plus, comme cela se fit plus tard, pour glaner près des javelles de ce causeur charmant (qui, s’il dédaignait d’écrire d’une foule de choses, les éclairait, en passant, d’un mot), des épis rares et précieux.
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L’apport le plus net du symbolisme, c’est le vers libre. Si le mot de Symbolisme est aussi confus que celui de romantisme, qui n’a pris, qu’en fin de compte, sa signification très claire, le vers-librisme est quelque chose de très tranché. C’est le vers individualiste qui a été trouvé, non pas une formule plus large que celle du vers romantique, mais une formule élastique qui, en affranchissant l’oreille du ronron toujours binaire de l’ancien vers, et supprimant cette cadence empirique qui semblait rappeler sans cesse à la poésie son
origine mnémotechnique, permet à chacun d’écouter la chanson qui est en soi et de la traduire le plus strictement possible. C’est à cause de la largeur même de son ambition que le vers libre, s’il a des définitions, n’a pas de prosodie, et quand il en aura une, ce ne pourra être un petit code fondé sur des habitudes de l’oreille et la tradition comme l’antérieure prosodie, mais une poétique tenant compte des lois du langage et de l’émotion artiste.
Quant au symbolisme8, la meilleure définition en est encore la plus large ; ce serait celle de M. de Gourmont dans sa préface du livre des Masques : * *
« Admettons que le symbolisme c’est même excessive, même intempestive, même prétentieuse, l’expression de l’individualisme dans l’art. »Ajoutons que c’est un retour à la nature et à la vie, très accentué, puisqu’il s’agit pour l’écrivain qui veut créer, de se consulter lui-même en sa propre intelligence, au lieu d’écrire d’après une tradition livresque, qui est le plus souvent, pour les débutants de toutes les époques, la tradition mise à la mode par les derniers succès. Au plus lointain des revues symbolistes, on trouve auprès d’œuvres de Mallarmé et Paul Verlaine et la réimpression ou impression première des œuvres de Rimbaud, alors disparu, les noms de Jules Laforgue, de M. Jean Moréas, de M. Paul Adam et celui du signataire de cet article. Très rapidement de nouveaux symbolistes apportèrent poèmes et livres, et la liste actuelle de ceux qui acceptèrent cette appellation serait nombreuse. Ce serait MM. Maurice Maeterlinck, Henri de Régnier, Émile Verhaeren, Francis Vielé-Griffin, Stuart Merrill, Dubus, Charles Morice, Remy de Gourmont, Saint-Pol Roux, Albert Mockel, André Gide, Paul Claudel, Max Elskamp, Paul Fort, Charles Henry Hirsch, André Fontainas, Charles van Lerberghe, Adolphe Retté, Robert de Souza, Camille Mauclair, Robert Scheffer, Dumur, Albert Saint-Paul, Ferdinand, Hérold, Y. Rambosson, Paul Gérardy, Tristan Klingsor, Edmond Pilon, Henry Degron, A. Thibaudet, Marcel Réja, etc… Parallèlement au mouvement symboliste, des artistes qui n’acceptaient point le vers libre participaient par certaines nuances fondamentales au groupe nouveau, tels Albert Samain, M. Pierre Quillard, M. Paul Valéry. M. Pierre Louÿs ne fut jamais un vers-libriste, ni peut-être tout à fait un symboliste, il voisina. D’ailleurs l’ampleur du mouvement fut assez grande pour que des groupes différents s’y pussent former, que de nombreuses diversités s’y montrassent, ce qui est le cas d’un mouvement individualiste, ayant pris en passant une étiquette, plutôt pour se différencier des écoles en vigueur que pour se désigner effectivement. Le symbolisme projeta ainsi d’abord l’école romane, M. Jean Moréas, M. Raymond de la Tailhède, M. Raynaud, M. Du Plessys voulurent, ce qui était l’antithèse d’un mouvement individualiste, se conformer à l’union artificielle que fut la Pléiade du xvie siècle. La Pléiade recherchant un but commun, une modernisation, par archaïsme, de la langue, pouvait affecter cet aspect ordonne et quasi-scolaire. Ces messieurs imitèrent la Pléiade, par quelques-uns de ses défauts les plus apparents, par l’épitaphe commune et le sonnet dédicatoire, par quelques archaïsmes, puis revinrent à leur nature de bons poètes un peu classiques et les Stances que publie M. Jean Moréas ; délivrées de ce jargon, semblent devoir être la meilleure œuvre du poète des Cantilènes et sa plus individuelle encore que certaine gracilité de l’idée en dépare la pure forme. Ensuite parut un groupement où figuraient surtout M. André Gide et Henry Maubel, et qui parla d’un certain idéo-réalisme qui eût eu pour but d’exprimer des sensations très rares, de recréer la vie et le rêve, de donner des impressions de silence, de phénomènes d’âmes, de paysages d’âmes, en prose ou en vers dans une forme plus unie que celle des premiers symbolistes, le Voyage d’Urien, Paludes, Dans l’Île, tout récemment la Connaissance de l’Est de Paul Claudel ressortent de cette esthétique. Pendant ce temps le Parnasse continuait à vivre et les poètes parnassiens à publier. Ni M. Mendès, ni Dierx n’apportèrent à leur esthétique poétique de modification. M. de Heredia non plus ; néanmoins la publication, en 1892, des Trophées 9, crée une date d’influence et une esthétique se présenta sinon nouvelle, au moins dans toute sa carrure ; il semble que ce courant ait prévalu auprès de quelques symbolistes qui ont joint à certaines de leurs anciennes préoccupations, des désirs plus précisés de décors antiques et de vers plus classiques et plus réguliers. Ainsi M. H. de Régnier, ainsi l’auteur d’Aphrodite. En tant que sonnettiste exclusif, M. de Heredia est surtout suivi par M. Léonce Depont, ou M. Legouis, artistes de réelle valeur. Mais une partie de l’impression antique et évocatrice de décors qui se dégage des Trophées se retrouverait dans un sillon plus large. Cette esthétique, en tenant compte en route d’admirations romantiques et parnassiennes, se rattache surtout à Chénier, et par lui au classique du xviie et à l’antique. Elle infirmerait, en tant que tendance, la recherche romantique du pittoresque et les recherches de réalité du réalisme et du naturalisme et en reviendrait aux belles fables païennes, librement restituées du grec, avec quelques nuances de symbole moderne. Parallèlement au symbolisme, un poète très distingué, Georges Rodenbach, qui lors de ses débuts avait manié un vers parnassien souple et familier, progressait lentement vers un art plus personnel et plus profond que celui de ses premiers volumes. Il apportait un joli chant d’intimités, une attention douce et sérieuse à noter de la vie intime et douloureuse, à décrire des sensations brèves et blanches, à analyser de la vie comme en rêve. C’était tantôt de calmes béguinages, des traductions de Vies muettes (comme dit si joliment l’allemand au lieu de notre affreux mot nature morte, des stilleben) des vies encloses, selon son expression. Certaines contemplations ardentes de silence d’eau et de lune font penser à Jules Laforgue, et le dernier livre de Georges Rodenbach, le Miroir du ciel natal, est écrit en vers libres. C’était, pour le vers-librisme, la plus précieuse des amitiés nouvelles. La liste des jeunes poètes qui se sont adonnés à écrire des intimités est d’ailleurs nombreuse et variée, et les talents ici abondent, chez les vers-libristes, et chez ceux qui conservent une forme régulière ; c’est là d’ailleurs, dans ces visions courtes, que la forme régulière offre le moins de danger, car la rhétorique, sa conséquence ordinaire, y est plus difficile, et détonne si fort qu’on peut mieux la supprimer. Ce sont, ces poètes : Francis Jammes qui sait, en des vers très parfumés d’épithètes colorantes et exactes, dire tout le détail des beautés de nature, des feuilles, des fleurs, de l’ombre et tout l’ardent soleil et tout le nonchaloir de son pays de Béarn, et aussi les joies et les tristesses des humbles. M. Henry Bataille (dont le développement dramatique est puissant) a donné, dans la Chambre Blanche, les plus minutieuses sensations de convalescence ; il a publié aussi de très curieuses notations versifiées des œuvres peintes. M. Charles Guérin est un poète tendre et ému, dans sa forme un peu grise et à trop longues traînes. M. Jules Laforgue, dans son livre, les Premiers Pas, et des poèmes épars, a traduit le soleil et la glèbe de son Quercy natal en des vers fermes ou attendris. MM. René d’Avril et Paul Briquel ont fait défiler des heures transparentes du paysage lorrain. M. Henri Ghéon, dans les Chansons d’Aube, a chanté à la beauté des choses une jolie sérénade matinale. C’est aussi parmi les intimistes, en notant qu’il est infiniment plus curieux de l’âme humaine et de la passion amoureuse que de son décor, qu’il faut ranger M. André Rivoire dont le Songe de l’amour, narre par l’essentiel et au moyen de courtes pièces serrant les crises d’âme, un roman de tendresse ; il faudrait noter aussi de celui-ci, une amusante tentative d’imagerie littéraire, une Berthe aux grands pieds, rajeunie et modernisée de l’ancienne légende, amusante et lyrique : M. André Dumas se tient dans la même région d’art que M. André Rivoire. D’autres jeunes poètes vibrent au contact des choses et leur recherche serait de chanter les forces sociales, et d’être les poètes du désir libertaire de fraternité et de solidarité. C’est évidemment le but et la fonction de tous les poètes et les derniers venus n’ont pas plus inventé cette gamme généreuse, que les naturistes n’ont retrouvé le sentiment de la nature, inlassablement gardé à travers toutes les écoles depuis et y compris le romantisme ; je veux dire que ces jeunes poètes s’y spécialisent et certes, non ennemis d’une certaine rhétorique, qui, pour être plus dissimulée, n’en existe pas moins, ils précisent cette poésie fraternelle et humanitaire, comme il est le plus simple de le faire, en la restreignant. Ce sont M. Fernand Gregh, et aussi M. Georges Pioch, et M. Jean Vignaud et M. Marcel Roland. Aussi les toutes dernières années ont vu se présenter deux groupements assez différents, quoique avec certains points d’attache avec cette branche du symbolisme qui s’adonna à l’intimisme, ce qui n’est pas très étonnant, car ces catégories sont toujours un peu artificielles ou les poètes plus complexes que la définition qu’ils donnent d’eux-mêmes ; c’est le groupement toulousain et le groupement des Naturistes. Un point commun leur fut d’être une réaction contre le symbolisme, plus prononcée chez les Naturistes que chez les Toulousains. Ce groupe des Toulousains est d’ailleurs, des deux, de beaucoup le moins artificiel ; le lien qui unit MM. Delbousquet, Magre, Laforgue, Viollis, Tallet, Marival, Camo, Fréjaville, M. et Mme Nervat, etc., c’est un lien d’origine. Jeunes gens de Toulouse ou environ, ils aiment à se tenir en grande union, et cela sans que la forme de leurs vers soit nécessairement uniforme. Leur réaction contre le symbolisme est du reste faible. Un grand souci de passé simple les tient, les amène à la rhétorique et à l’éloquence quasi politique ; ils ont aussi presque en commun la préoccupation de peindre les choses de tous les jours, et la recherche d’un accent grand, et large et général. Je ne dis pas qu’ils n’y réussissent parfois. Mais si M. Magre pratique obstinément l’alexandrin libéré de quelques contraintes, M. Viollis ou M. Laforgue sont les auteurs de poèmes libres qui ne manquent ni de cadence ni d’ingéniosité. M. Delbousquet, leur ainé, tient au Parnasse absolument. Beaucoup d’entre eux s’orientent vers la recherche d’une simplicité excessive, qui ne dépasse pas en sincérité les recherches les plus abstruses du symbolisme. Mais, tout en faisant des réserves sur ce que les voulions de ces jeunes gens contiennent encore de trop facile, on peut admettre que les vers de M. Viollis ou de M. Laforgue, auxquels beaucoup se sont plu, s’ils n’apportent rien de bien inattendu, apportent de la fraîcheur, une certaine individualité et un parfum de terroir qui est loin d’être négligeable. Mais pour eux comme pour les autres, je crois qu’il doit y avoir une façon plus lyrique, plus profonde et moins gâtée par des ronrons d’éloquence, sinon plus généreuse, d’aller vers le peuple et de lui dire des poèmes en ses réunions du soir. Les Naturistes, dans le fond, ne seraient pas très distincts des Toulousains, ou des poètes vibrants comme M. Georges Pioch, ou de poètes de la nature comme M. Ghéon, s’ils ne se cantonnaient (sauf M. Albert Fleury), dans l’alexandrin libéré et dans une formule de prose tant soit peu vague, pompeuse et déclamatoire. C’est avec une affection d’ingénuité, un peu trop de rhétorique et d’éloquence. Ils ont le tort d’abonder en programmes auxquels ils ne donnent pas toute satisfaction (à dire vrai ils ne sont pas les seuls). M. de Bouhélier, le chef reconnu de l’École, a fait entendre trop souvent ses proclamations qui masquèrent ce que laissait voir de talent ses œuvres de début et la valeur d’un réel labeur, aux fruits inégaux mais intéressants. M. Montfort dépense autour de ses émotions trop de mots. M. Abadie publie de jolis vers. Il faut, je crois, considérer l’état actuel du naturisme comme transitoire ; il est probable que ces jeunes écrivains, à qui ne manquent point des dons d’abondance, d’émotion et de facilité, verront leur idéal se présenter à leurs yeux plus complexe, et que leur développement personnel dépassera leurs doctrines présentes. Tout groupe nouveau a besoin d’éviter l’influence de celui qui l’a précédé presque immédiatement et d’apporter d’autres ambitions et une esthétique différente. C’est ce qui explique la critique injuste qu’ils appliquèrent à leurs immédiats prédécesseurs. On leur doit surtout souhaiter de rêver de progrès et non de réaction littéraire. Quoi qu’il en soit de l’avenir du naturisme, de son développement futur, de sa diffusion, on peut dire qu’il ne tenta rien que n’aient auparavant tenté des symbolistes, et que le naturisme n’est point très différent, sauf couleur verbale, de l’amour de la nature, selon MM. Jammes, ou Paul Fort. M. Paul Fort, qui tient au symbolisme par sa curiosité de formule neuve, a condensé, sous le titre de ballades, un grand luxe d’images, de métaphores, de versets émus. Très inégal, quelquefois doué d’un ton de synthèse jolie, parfois à côté et se trompant à fond, il est rarement indifférent. Il a compris la poésie populaire et s’en est heureusement servi. Sur les confins du symbolisme nous trouvons un artiste des plus intéressants et des plus doués, M. Saint-Pol Roux. Gongoriste et précieux souvent à l’excès, exagérant des facultés remarquables de vision aiguë et précise, trouveur infatigable de métaphores fréquemment justes, toujours hardies, souvent exquises, qu’il développa en courts poèmes en prose dont la formule fut, il y a dix ans, presque imprévue, M. Saint-Pol Roux sait aussi peindre de larges fresques, et son drame, la Dame à la faulx, offre, dans une complication peut-être trop touffue, des scènes belles et grandes ; c’est un des meilleurs efforts de ces derniers temps. Mais comme nous l’avons dit, le symbolisme est un mouvement si large que ni le vers-librisme seul, ni la recherche des symboles, vers laquelle d’aucuns s’efforcent en se servant du vers traditionnel, ne peuvent complètement l’enclore, et quoique fidèle à la technique du passé, et rénovant sa langue aux sources du xvie siècle, c’est avec le symbolisme que se compte le vaillant pamphlétaire, et l’éloquent chanteur de la beauté, le poète de premier ordre qu’est M. Laurent Tailhade. C’est le souci du neuf qui range du même côté un artiste comme M. Albert Mockel, critique sincère et profond, poète doué, et un artiste fougueux et violent comme M. Émile Verhaeren. C’est d’origine symboliste qu’est M. Adolphe Retté, comme M. Robert de Souza ; c’est un symboliste, encore que son dernier livre se retrempe volontiers aux sources de pitié sociale que M. Stuart Merrill, qui ajouta aux formes connues du vers quelques rythmes, particulièrement un vers de quatorze syllabes qui est un alexandrin plus long, et viable, dans son harmonie également balancée. Symboliste, M. Valentin Mandelstamm, un esprit très libre dont le vers frissonne souvent d’images neuves et justes. Aussi M. F. T. Marinetti, poète très personnel et coloriste très doué. Aussi M. Tristan Klingsor qui a apporté d’élégantes chansons de joie et un Orient joli, et M. Edmond Pilon qui eut de très tendres pages, et des dons remarquables de rythmiste et une valeur de décorateur ingénieux. Aussi M. Henry Degron qui a de jolies chansons émues. De même M. André Fontainas qui use le plus souvent d’un alexandrin, puisé aux sources mallarméennes pour la concision, traditionnel néanmoins pour la cadence, est un symboliste par l’essence même de ses recherches. C’est encore sous le nom du symbolisme bien des efforts différents, mais si l’on se reporte au romantisme, on conviendra, je pense, que Lamartine était un romantique ; — or, qu’y a-t-il de moins romantique au sens qui s’imposa sur le tard, de par Hugo et Gautier, que Lamartine et les poètes lamartiniens. Ainsi, parnassien par la forme, symboliste par le fond, M. Sébastien Charles Leconte est fort difficile à classer, sauf parmi les poètes de grand talent, si l’on ne fait abstraction d’école. Il y a une large nuance entre lui et les Parnassiens nouveaux tels que M. de Guerne, tels que tout différent M. Jacques Madeleine, l’auteur d’Hellas et À l’Orée, si curieusement sylvain. M. Henry Barbusse ne s’associerait à aucun groupe, sauf à celui des intimistes, à Jammes, à Rivoire, encore que bien loin d’eux en ses soucis de notation très claire, et de rythmique traditionnelle. Maintenant que la liberté du vers est admise, que la recherche des analogies, l’imprévu de la métaphore, les libertés de syntaxe, le droit au sérieux profond, à la traduction nette de la méditation, même un peu abstruse, que demandait le symbolisme en ses premières œuvres, le droit à la vie vraie sans rhétorique qu’il réclamait sont en principe admis, le symbolisme se développera encore, fera éclater la gaine Si fragile de son titre, et se décomposera encore en courants divers qui n’ont pas de désignations, mais à qui les noms des principaux poètes symbolistes peuvent en tenir lieu, et on marchera vers une poésie de plus en plus libre et ample. Tout mouvement qui conclut vers une somme plus large de liberté a raison. Le symbolisme eut donc raison à son heure, il aura raison dans ses conséquences, et quand on aura compris qu’il n’avait rien de commun avec l’occultisme, avec l’hermétisme, et des gageures maladroites, ou d’incompréhensifs et compromettants disciples, on rendra pleine justice à sa tendance et aux œuvres qui le représentent.
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Le Symbolisme, quoique le plus important et le début même de son œuvre collective consiste en œuvres poétiques, n’en a pas moins contribué, pour une large part, au roman contemporain, en nombre, en qualité et en direction d’idée.
M. Paul Adam, un des premiers champions du Symbolisme, le seul qui fût exclusivement prosateur, s’est développé en une large série de volumes qui enserrent tout sujet, depuis l’anecdote boulevardière et
un peu scabreuse jusqu’à la restitution de la Byzance antique, en passant par des romans de foules à tendances sociales, et des romans où il essaie de décrire les pompes et les courages militaires. La Force de Paul Adam commence une synthèse historique du xixe
siècle dont le portique spacieux et clair fait augurer une belle œuvre ; la brève nouvelle de Paul Adam, plus encore que son roman, est attachante et souvent imprévue, et donne une sensation d’art plus complète. Cela tient souvent à ce que le style de M. Paul Adam, dans ses romans, est d’une inutile tension et que les passages ternes y sont revêtus pour l’illusion d’une grandiloquence disproportionnée.
Le labeur de M. Adam a déjà enfanté plus de vingt volumes divers, reliés au fil un peu empirique d’une sorte d’épopée de la volonté, et par ce besoin de concentration de ses efforts partiels, M. Adam, tout en restant symboliste, se rattache à Balzac.
M. Pierre Louÿs, qui n’est pas tout à fait un symboliste, même d’origine, a tracé ce joli conte antique d’Aphrodite à qui tel succès a été fait ; il a été moins heureux dans la Femme et le Pantin, où beaucoup de talent n’empêchait point d’être frappé du déjà vu de l’œuvre et du déjà dit ; M. Pierre Louÿs, outre un clair talent de styliste un peu froid, possède une variété de façons spirituelles et compatissantes de regarder les petites Tanagréennes anciennes et modernes, et s’il note leurs légers caprices et leurs babils, il leur prête parfois aussi de furieuses colères de figurines. Les Chansons de Bilitis, si leur sous-titre de roman lyrique n’est point dépourvu d’artifice, et si la juxtaposition
de ces petits poèmes en prose ne réalise pas sa structure l’idée que tout le monde peut se faire d’un roman lyrique, sont néanmoins, réunies et agréas, de séduisants poèmes.
Mme Rachilde est un écrivain de valeur. Après quelques romans et nouvelles médiocres, elle s’est relevée d’un vigoureux effort à des fictions très romantiquement développées sur un fond de réalité exceptionnelle ou de vraisemblance rare. L’idée fondamentale est souvent rêche et âpre, elle est développée jours avec brio, et les curieuses notations féminines alternent avec quelque chose de mieux, avec des divisions sur le fond animal du bipède pensant et aimant, qui sont souvent fort belles. De courts poèmes prose comme la Panthère donnent l’essence de ce talent robuste et félin.
M. Remy de Gourmont, un des plus curieux, savants et subtils écrivains qui soit, si intelligemment complexe en ses désirs de roman mythique et de romans contemporains, érudit et critique de valeur, a donné, dans les Chevaux de Diomède, des pages remplies de métaphores neuves et ardentes.
Dans les romans et les nouvelles de M. Henri de Régnier, les jeux mythologiques du xviiie
siècle lient à l’accent large des Mémoires d’Outre-tombe, les pages où il suit le plus nettement l’esprit des anciens conteurs français ne manquent ni d’agrément, l’intérêt, ni de bonnes images calmes.
M. Hugues Rebell est un robuste écrivain, de verve audacieuse, parfois lubrique, plein d’irrespect, doué supérieurement pour la reconstitution historique des
époques toutes proches et dont pourtant seuls des vieillards demeurent les témoins oculaires, témoins d’avis différent et qu’il faut la plus grande perspicacité pour écouter. M. Rebell a aussi remis sur pied, dans un livre énorme et grouillant, l’ancienne Venise du xvie
siècle, des grands artistes, des moines sales, du vice local, du vice importé d’Orient et il communique à tout sujet qu’il touche un fort cachet de dramatique véhémence.
Et auprès de ces artistes la liste est longue des romanciers issus du Symbolisme, ou s’y rattachant plus qu’à tout autre groupe, et voisinant par des préoccupations de synthèse ou de style : c’est Louis Dumur, très consciencieux écrivain, développant, avec une impassibilité émue, des thèses intéressantes, plus auteur dramatique d’ailleurs que romancier, et ayant obtenu au théâtre avec son collaborateur Virgile Josz, l’éminent critique d’art, des succès de réelle estime ; M. Albert Delacour, l’auteur d’un frénétique roman, le Roy, non négligeable ; M. Charles Henry Hirsch, poète distingué, poète racinien, dont le roman de début la Possession, trop long et touffu, contait une jolie légende et décrivait de beaux paysages ; M. Eugène Demolder, l’auteur d’un des meilleurs romans de ce temps, cette Route d’Émeraude toute chauffée du reflet des Rembrandt, excellente reconstitution historique de la vie hollandaise au xvie
siècle, se concluant sur un très gracieux épisode d’amour : et ce roman vient, dans l’œuvre d’Eugène Demolder, après les plus curieuses notations de légendes évangéliques d’après les primitifs de Flandres ; M. Henry Bourgerel dont le roman
un peu lourd, les Pierres qui pleurent, annoncent une œuvre qu’on ne pourra juger qu’après son entier développement ; M. Marcel Batilliat dont la Beauté donne une plénitude de satisfaction d’art, par l’alerte forme imagée dont il sait se servir ; M. Albert Lantoine qui, à côté de beaux poèmes bibliques, a écrit sur la vie militaire le plus poignant, le plus curieux, le plus vrai des romans et sans doute le meilleur des romans de ce genre, la Caserne ; M. Alfred Jarry, l’extraordinaire dramaturge d’Ubu Roi, qui vient de dire en belles phrases à longues traînes la Beauté de Messaline et les Petites rues de Rome ; M. Eugène Morel, dont Terre Promise et la Prisonnière ont affirmé la haute valeur.
M. Eugène Veeck a réalisé un curieux roman d’une éthique singulière et attachante.
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Les romanciers humoristes ne font point défaut à notre période. C’est M. Jules Renard, qui a cet honneur d’avoir créé un type, Poil de carotte, et d’avoir triomphé de cette difficulté d’accuser un type d’enfant ni trop sentimental, ni trop convenu. M. Pierre Veber, d’une gaieté assez grosse, mais communicative. Tristan Bernard, dont les Mémoires d’un jeune homme rangé seront un document très exact sur la médiocrité de la vie moderne, tout en restant un des plus amusants d’entre les livres. M. René Boylesve, romancier spirituel et ardent, qui redécouvre la vieille province française, et avec peut-être un peu de paradoxe en dessine d’un trait précis les figures un peu oubliées, et par le
naturalisme et par le symbolisme. M. Lucien Muhlfeld, qui apporte un roman plus causé qu’écrit, sans lyrisme aucun, sans extraordinaire dans la bouffonnerie non plus, sans exceptionnelles qualités littéraires mais très agile, et de note juste. Le premier roman de M. André Beaunier, qui est aussi un très clairvoyant critique, peut se classer parmi les plus spirituels romans de ces dernières années ; l’humour de M. Beaunier, très alerte et signifiant, pose dans les Dupont-Leterrier son point de départ de la façon la plus significative et la plus alerte. M. Maurice Beaubourg, auteur dramatique de grand talent, est un romancier très spécial dont l’œuvre aiguë a des frémissements sensitifs auprès de railleries cruelles et très poussées. M. Maurice Beaubourg est parmi les humoristes celui qui parle la langue la plus artiste, et celui chez qui l’humorisme sait confiner à quelque chose de profond et de tragique. La liste serait longue des romanciers humoristes, de ceux qui voient avec esprit défiler la vie du boulevard, car c’est toujours un peu le genre à la mode, et s’il ne produit pas de ces fortes poussées qui accusent dans l’art des temps des lignes directrices, il ne laisse pas : soit d’être exercé par des gens de talent qui en font leur genre unique, soit de servir pour une fois de délassement à des écrivains voués à d’autres travaux ; mais il faut citer aux confins du terrain de l’humour, vers le roman utopique, qui participe du roman de mœurs et de la fantaisie romanesque, le très beau livre de Camille de Sainte-Croix, Pantalonie, qui rappelle sans désavantage les grands noms des allégoristes railleurs du xviiie
siècle. Ce ne sont pas des humoristes
tout à fait que M. Marcel Boulenger, Jean Roanne, leur souple prestesse les y apparentent toutefois. Ils ont bien du talent.
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Il y a certes en ce moment une recrudescence de curiosité vers le roman historique. Le naturalisme l’avait laissé aux vieilleries romantiques ; les derniers romantiques aimaient mieux la formule fantaisiste de l’Homme qui rit, par exemple, et dédaignaient Walter Scott, en souriant d’Alexandre Dumas. Les symbolistes furent plus touchés de l’aspect général d’une époque ou d’une idée qui pouvait les conduire à un roman mythique ou critique, qu’à la reconstitution de détail que donne le roman historique ; l’énorme succès de M. Sienkiewicz vient d’accentuer encore le succès du roman d’histoire anecdotique, de la petite épopée familière, où des amoureux traversent un formidable choc de passions, à une époque célèbre de l’histoire, ce qui est la trame classique du roman historique.
Il serait injuste, lorsqu’on attribuera à M. Sienkiewicz une renaissance du roman historique en France, d’oublier les efforts récents qui furent faits chez nous, en ce sens, et d’abord l’œuvre un peu lourde, barbare de terminologie, mais intéressante aux points essentiels de Jean Lombard, quelques romans de M. Paul Adam ayant points de contact avec le roman historique, comme la Force et surtout Basile et Sophia qui est dans le meilleur sens un roman historique, et qui satisfait parfois aux exigences de reconstitution difficile
qui sont permises, depuis Salammbô, au lecteur français. C’est du roman historique d’après la tradition indiquée par W. Scott, et aussi d’après la tradition infiniment plus sérieuse que légua Vitet, dans ses beaux romans dialogués sur la Ligue, que les romans de M. Maindron, curieuses études très informées à coup sûr dans le xvie
siècle, si elles sont discutables en tant qu’œuvres d’art. C’est un mélange du roman utopique et du roman historique que le Voyage de Shakespeare de M. Léon Daudet, et M. Élémir Bourges, dans le Crépuscule des Dieux, a raconté la plus curieuse histoire de prince déchu, comme il a effleuré l’apparition neuve de l’empire d’Allemagne.
C’est une lassitude du roman réaliste qui prend en France cette forme d’appétit du roman historique. Ce goût de l’histoire anecdotique et présentée en tableaux, nous l’avons vu se manifester ailleurs que chez les lecteurs des romans, et il a fourni les plus éclatants succès du théâtre le plus récent. Quel avenir est réservé à cette curiosité renouvelée de nos premiers romantiques. C’est ce que les œuvres des années proches nous apprendront.
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« Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire, au vers, et comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre presque le droit à s’énoncer… Le Vers, je crois, avec respect attendit que le géant, qui l’identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vint à manquer, pour, lui, se rompre. Toute la langue, ajustée à la métrique y recouvrant ses coupes vitales, s’évade selon une libre disjonction aux mille éléments simples ; et, je l’indiquerai, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d’une orchestration qui reste verbale. » (Divagations, p. 230.)La réforme poétique était préparée, ébauchée plusieurs années avant la mort d’Hugo, et il ne faudrait pas s’exagérer la coïncidence de sa disparition et de la diffusion du mouvement vers-libriste : pour qu’on ajoutât en proportions notables à sa vision, à sa disposition des ressources de la langue (en matière poétique) et qu’on franchît un degré de l’évolution, il avait fallu que passât un certain nombre de générations, et celle qui entreprit résolument de substituer une esthétique neuve à l’esthétique romantique ne fut tout à fait prête qu’à sa mort. Mais la phrase de Stéphane Mallarmé demeure très juste pour les Parnassiens et caractérise leur nuance de vénération. Ici une remarque est nécessaire. On peut admirer Hugo, sans l’admirer exactement de la même façon, au même degré, ni identiquement au même titre que le font les poètes parnassiens. Ce n’est que pour eux qu’il est exactement le Père. Déplus, le fait d’admirer Hugo ne comporte point, pour un poète nouveau, en rigoureux corollaire, un sentiment tout pareil pour ses admirateurs, disciples ou imitateurs, pour les défenseurs de ses principes et de sa technique. Au contraire, cette admiration aveugle et étendue méconnaîtrait gravement l’essence rénovatrice du génie d’Hugo. Si Hugo, à ses débuts, avait été d’un autre avis que celui que nous exprimons ici, il ne se fût pas cru le droit d’attaquer Luce de Lancival, à cause du culte de ce poète pour Racine, ni Viennet, qui se plaçait sous l’égide de La Fontaine et des grands tragiques. Sans établir aucune parité entre Lancival, Viennet et les poètes parnassiens, il faut se rendre compte que Lancival et Viennet étaient des élèves de Racine, de même que les Parnassiens le furent d’Hugo, à cela près qu’ils n’aimèrent point personnellement Racine, nuance morale importante, mais nuance sans valeur, esthétiquement. Dans leur lutte contre les Classiques, les Romantiques admirent qu’il valait mieux renverser en bloc, et condamner Racine en même temps que Lancival plutôt que de tenir compte à ce dernier de ses affinités électives avec le maître d’Athalie. Nous n’avons point été si injustes ; tout en prenant bonne note de tout ce que les Parnassiens doivent à Hugo (ce qui est nécessaire pour les étudier), nous isolons Hugo comme il doit l’être, sauf rapports avec ceux de son temps d’origine et de développement, et ne le reconnaissons responsable que de son œuvre. On doit aux Parnassiens de les juger en eux-mêmes. Le fait qu’ils exercent une technique traditionnelle n’augmente en rien leur valeur ; un groupe n’est riche que de ses inventions et de ses trouvailles, et si leur formule est la même (on doit faire néanmoins, vis-à-vis de cette assertion, infiniment de réserves) que celle de Rutebeuf, de Villon, de Ronsard, de Corneille, de Molière, de Chénier, de Musset, de Gautier, ainsi que le faisait remarquer M. Mendès en une occasion que je n’oublie pas, cela ne prouve pas qu’ils eurent raison de ne rien ajouter à la technique de leurs devanciers, de ne point chercher suffisamment à différencier leur art, nique cet amas de gloire traditionnelle leur soit, même d’un millimètre, un grandissement, car, s’il est bien de maintenir, il est mieux d’augmenter, de trouver des domaines nouveaux, et si l’ancienneté d’une forme est une garantie de ses mérites, la jeunesse pour une nouvelle formule et aussi la logique sont bien des arguments et des vertus. Le raisonnement par l’accumulation des générations glorieuses n’est pas assez scientifique pour être admis en matière de critique littéraire. En transposant sur le terrain d’un autre art le même raisonnement, on aurait Auber ou Gounod opposant à Wagner ou Berlioz toute la liste glorieuse des grands musiciens, et Cabanel, qui n’avait même pas le droit de se réclamer d’Ingres, écrasant les Impressionnistes sous toute la tradition de la peinture, au moins de la façon qu’on a de concevoir les lignes historiques d’un développement d’art dans les milieux académiques, c’est-à-dire inexactement, chimériquement et partialement. Je ne compare pas les Parnassiens à tels peintres ou musiciens, mais leur raisonnement est le même.
« le Père qui est là-bas dans l’Île », comme leur disait Banville, le Mancenillier, comme il fut dit plus tard), ils respectèrent Vigny, célébrèrent fort Gautier ; leur sympathie alla, diversement chaude, à Auguste Barbier et aux frères Deschamps. Plus proches d’eux par l’âge, c’étaient Leconte de Lisle, Banville et Baudelaire. Baudelaire leur apprit beaucoup de choses, mais on ne saurait à aucun degré le traiter de parnassien. Il est à noter que, quoique les Parnassiens se soient toujours réclamés de Baudelaire, aucun n’affiche jamais pour lui une admiration aussi lyrique, aussi expansive que celles dont furent honorés Leconte de Lisle et Banville. La cause en est que les rapports entre Baudelaire et les jeunes poètes du Parnasse étaient fortuits. Baudelaire, épris de musique autant que de plasticité, cherchant un vers d’une sonorité encore plus suggestive que pleine, devait leur plaire parce qu’il les avait devancés dans la lutte contre les lamartiniens et les mussettistes aux expansions fluentes ; ils le goûtèrent aussi en tant que critique, mais ne le comprirent entièrement ou ne l’adoptèrent pas à fond ; l’indifférence de Baudelaire pour les dieux hindous, les urnes, les armures y fut pour quelque chose. Ils ressentirent toujours envers lui un peu de ce sentiment de gêne qui dictait à Sainte-Beuve et à Théophile Gautier, lorsqu’ils parlaient de Baudelaire, des paroles restrictives, disant que Baudelaire s’était fait, sur les confins du romantisme, une yourte ou telle autre construction barbare : ceci provenant, chez Sainte-Beuve, d’une défiance contre le satanisme, dont il craignait l’influence peu littéraire, et à bon droit, et, chez Gautier, d’étonnement devant un homme qui éliminait du romantisme toute couleur plaquée et infirmait ainsi, pour son compte, une partie des acquisitions d’Hugo, la plus visible, celle qu’adopte le plus Leconte de Lisle. Néanmoins l’influence de Baudelaire exista, pour le fond et les sonorités, chez M. Léon Dierx, s’affirma chez Villiers de l’Isle-Adam, qu’on ne peut tenir pour un parnassien, et on la retrouve sur des points de détail que nous verrons tout à l’heure. Leconte de Lisle et Banville, eux, furent bien les initiateurs du Parnasse, à tel point qu’on les compta parmi et en tête des Parnassiens. Il est une indication pourtant qu’il faut tenir pour exacte, puisqu’elle est à la fois d’un contemporain informé et d’un intéressé : M. Catulle Mendès, dont nous pouvons admettre comme source historique la Légende du Parnasse contemporain, les considère comme des aînés, comme des romantiques (d’un troisième ban du romantisme), et fait dater l’existence du Parnasse de la rencontre des admirateurs de ces derniers poètes, admirateurs qui sont et Glatigny, et M. Mendès lui-même, et M. Coppée, M. Dierx, Armand Silvestre, Verlaine, Mallarmé, ces deux derniers revendiqués à tort, puisqu’ils s’évadèrent, indiqués avec raison puisqu’ils débutèrent là, Villiers de l’Isle-Adam, M. Sully Prudhomme, M. Xavier de Ricard, M. Léon Valade, M. Albert Mérat, M. Ernest d’Hervilly. M. Catulle Mendès indique comme recrues, comme adhérents du lendemain, M. Anatole France, M. Jean Aicard, M. André Theuriet. Ainsi donc, le premier parnassien, c’est Glatigny, le réel Brisacier incarnant les légendes du Chariot de Thespis, apprenant à lire par amour, rencontrant par hasard les Stalactites de Théodore de Banville et s’en énamourant, poète agile, aimable, ému, souriant et dont on cherche, non sans raison, à créer dramatiquement la légende. M. Catulle Mendès y trouvera vraisemblablement le Cyrano du Parnasse. Puis ce fut M. Catulle Mendès, et des poètes qui se trouvèrent aux bureaux de sa Revue fantaisiste ; ce furent des débutants qu’on adopta, comme M. Coppée, des poètes qui fréquentaient chez Leconte de Lisle, comme M. Dierx et M. de Heredia, ou amenés par Charles Baudelaire, comme Léon Cladel. Bref, le Parnasse se constitua d’admirateurs et d’amis de Leconte de Lisle, de Banville et de Baudelaire. M. Emmanuel des Essarts, dans un article énumératoire, dit que ce fut sous ces trois grands arbres un semis de fleurettes bizarres qui s’abritèrent à leur ombre. Postérieurement à la Légende du Parnasse contemporain, tout récemment, dans le Braises du cendrier, M. Catulle Mendès fait, non sans fierté, le dénombrement de ses frères d’armes : il énumère Glatigny, M. Coppée, Stéphane Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, Armand Silvestre, M. Albert Mérat, M. Sully Prudhomme, Paul Verlaine, M. Anatole France, M. de Heredia, M. Léon Dierx. Il faut bien dire tout de suite que Villiers de l’Isle-Adam a plus longé le Parnasse qu’il n’en fit partie ; que l’y ranger, c’est, de la part des Parnassiens, transporter sur le terrain littéraire une amicale contemporanéité. Villiers est un prosateur, il a fait peu de vers, et ses premières poésies, qu’on ne peut considérer comme importantes dans son œuvre, portent surtout l’empreinte d’Alfred de Musset. M. Anatole France n’est point, à proprement parler, un parnassien, étant devenu lui-même un point de départ et dans une orientation si différente. Il voisine par les Noces corinthiennes et ses poèmes, puis il bifurque. Il faut surtout dire et redire que c’est indûment que le Parnasse revendiquerait Mallarmé et Verlaine. Ils ont débuté avec les Parnassiens, d’accord ; mais leur gloire douloureuse et magnifique, ils l’acquirent pour s’en être séparés, en vue d’une vie d’art particulière qui fit d’eux les précurseurs du Symbolisme. Stéphane Mallarmé rêva la courbe d’art qui le mena, d’une volonté de faire aboutir logiquement l’idéal du vers selon Gautier et Baudelaire, au vers libre11. Paul Verlaine se prit à chanter à sa guise et à tordre métaphoriquement le cou à la rime, ce bijou d’un sou selon lui, ce kohinnor d’après les Parnassiens. Il faut, d’ailleurs, admettre que le Parnasse est, sur ce point, peu cohérent dans ses dires, car, dans la Légende du Parnasse contemporain, Verlaine et Mallarmé ne sont admis que très sur la lisière. M. Catulle Mendès, en reconnaissant la beauté des Fleurs de Mallarmé ou des sonnets de Verlaine, déclare, en 1884, qu’il conçoit seulement la technique de Mallarmé, sans l’admettre, et dit, à propos de Verlaine, que les Fêtes Galantes font preuve d’une meilleure santé intellectuelle que les Poèmes Saturniens. C’est le droit absolu de M. Catulle Mendès d’indiquer une démarcation, et cela fait l’éloge de sa critique d’avoir tout de suite senti une antinomie, mais alors pourquoi, depuis, cette revendication obstinée ? Cette coupe nécessaire faite, on trouverait comme principaux Parnassiens : Glatigny, M. Mendès, Armand Silvestre, M. Mérat, Léon Valade, M. Coppée, M. Sully Prudhomme, M. de Heredia, M. Léon Dierx. Théophile Gautier, dans son Rapport sur les Progrès de la Poésie française, en 1867, après les avoir cités (en leur joignant MM. Winter, Luzarche et des Essarts), prononce :
« Il est bien difficile de caractériser, à moins de nombreuses citations, la manière et le type de ces jeunes écrivains dont l’originalité n’est pas encore bien dégagée des premières incertitudes. Quelques-uns imitent la sérénité impassible de Leconte de Lisle, d’autres l’ampleur harmonique de Banville, ceux-ci l’âpre concentration de Baudelaire, ceux-là la grandeur farouche de la dernière manière d’Hugo ; chacun, bien entendu, a son accent propre qui se mêle à la note empruntée »; et Gautier louera M. Sully Prudhomme de la bonne composition de ses poèmes, dira de M. de Heredia que son nom espagnol ne l’empêche pas de trouver de beaux sonnets en notre langue, de Stéphane Mallarmé que
« son extravagance un peu voulue est traversée de brillants éclairs », de M. François Coppée que son Reliquaire est un charmant volume qui promet et qui tient. M. Coppée est celui qui reçoit le plus beau compliment ; il avait déjà ses deux gammes très diverses, dont l’une vient de Gautier et l’autre un peu de Musset et davantage de Murger. La première lui dictait à ce moment, dans le Jongleur, ce poème qui donna à M. Catulle Mendès l’impression que M. Coppée dominait désormais son inspiration, des vers comme ceux-ci, très Émaux et Camées.
et, la seconde, des strophes comme celle-ci, contenant en germe le Parnasse non héroïque, ni farce, mitoyen, dirons-nous :Des accroche-cœurs sur la joue
Si froidement que parle Gautier des Parnassiens, c’était les défendre chaudement, étant donné l’état de l’opinion courante à leur égard. Ce tollé de la presse est au surplus tout à leur honneur, et, s’ils en ont un peu oublié la leçon lors des débuts du Symbolisme, nous devons le leur compter comme preuve que leur art contenait une portion de nouveauté, qui maintenant nous échappe un peu, qui était toute de forme, mais assez vive en sa substance pour faire comprendre les colères qui les accueillaient. Gautier énumère dans son Rapport les poètes qui en même temps qu’eux, sous d’autres couleurs, abordaient la poésie et qui furent leurs adversaires ; les louanges sont peut-être plus abondamment départies aux non-Parnassiens et notamment à Ratisbonne, Lacaussade, Maxime Du Camp, André Lefèvre (qui tient une grande place), Auguste Desplaces, Levavasseur, M. Prarond, Valéry Vernier, Eugène Grenier, Eugène Manuel, Stéphane du Halga, Thalès Bernard, Max Buchon, Grandet, Bataille, Du Boys et Rolland. Il semble, dans la juxtaposition des deux séries, avoir eu tort, comme dans une exaltation un peu excessive d’Autran parmi les artistes plus anciens ; l’essentiel est la configuration qu’il fournit du groupe, et le fond de son opinion. Il y a encore une autre façon documentaire de dénombrer les Parnassiens, c’est celle que fournit le Parnasse contemporain, recueil paru chez Lemerre et qui, sauf népotismes et intercalations amicales, donne toute la figure de l’école, y compris, ce dont il serait injuste de la priver en une étude sérieuse, son rayonnement, ses adeptes. Dans le premier Parnasse, les aînés admis sont Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Vacquerie, Baudelaire, Arsène Houssaye, Philoxène Boyer, les frères Deschamps, Auguste Barbier. Outre ces noms, outre ceux que réclame la Légende du Parnasse contemporain, on trouve Louis Ménard, qui n’apparut qu’une fois, étranger au mouvement de par les faibles qualités de son vers, mais dont on lut, de ce côté, avec profit, les œuvres philosophiques en prose et les évocations du polythéisme hellénique, André Lemoyne, poète aimable et bien différent, puis MM. Xavier de Ricard, Léon Valade, Cazalis, Emmanuel des Essarts, Henry Win ter, Armand Renaud, Eugène Lefébure, Edmond Lepelletier, Auguste de Châtillon, Jules Forni, Charles Coran, Eugène Villemin, Robert Luzarche, Alexandre Piédagnel, F. Fertiault, Francis Tesson, Alexis Martin. Une série terminale de sonnets semble constituer une sélection voulue. La seconde série du Parnasse accueille Mme de Callias, Mme Blanchecotte (une doyenne), MM. Ernest d’Hervilly, Henri Rey, Mme Louise Colet, M. Anatole France, Léon Cladel, Alfred des Essarts, Antony Valabrègue, MM. Armand Renaud, André Theuriet, Jean Aicard, Georges Lafenestre, Frédéric Plessis, Robinot-Bertrand, Léon Grandet, Gustave Pradelle, Penquer, Louis Salles, Eugène Manuel. Laprade et Soulary y furent vraisemblablement invités, ainsi que Charles Cros, poète trop autonome pour être là autrement qu’en visiteur. À la troisième série du Parnasse, l’effectif s’accroît ; d’autres déférentes invitations amènent Mme Ackermann, Autran, Jules Breton, peintre critiqué et poète (où excella-t-il !), Édouard Grenier, poète universitaire des plus médiocres, dont quelques études sur Heine sont curieuses à cause d’un ton d’égalité comique, Paul de Musset, Ratisbonne ; à côté d’eux, des jeunes chez qui l’influence parnassienne se manifeste vraiment, MM. Armand d’Artois, Émile Bergerat (chez qui le chroniqueur éclipse le poète), Émile Blémont, Robert de Bonnières, qui donna quelques sonnets du genre de ceux de M. de Heredia, puis entreprit vainement la réhabilitation du conte envers, Raoul Gineste, Charles Grandmougin, Guy de Binos, Isabelle Guyon, Auguste Lacaussade, déjà connu par des poèmes naturistes, créole comme Leconte de Lisle ou Dierx, abordant les mêmes paysages, Paul Marrot, poète plutôt réaliste et fantaisiste, Achille Millien, Monnier, Amédée Pigeon, Claudius Popelin, Gustave Ringal, Gabriel Vicaire, comme aussi Rollinat et Paul Bourget. Mais ces trois derniers ne sont pas des Parnassiens : Rollinat, comme Vicaire, tiendrait plutôt au groupe de Richepin et de Maurice Bouchor qui protesta vivement non pas tant contre la rythmique que contre le fonds d’idées, l’impassibilité, le non-réalisme des Parnassiens et aussi contre leur vocabulaire, et réclamèrent avec quelque éclat un retour à la simplicité et à la découverte de la vie. L’intrusion du Symbolisme a resserré ces deux groupes jadis ennemis, au moins sur un point, et ceux qu’on accusa âprement de vouloir disloquer le vers ont été amnistiés de plano. Ce fut néanmoins la première fois qu’on barrait la route au Parnasse depuis ses débuts, la chose se passant vers 1878. Richepin écrivait la Chanson des Gueux, M. Paul Bourget Edel, M. Bouchor les Chansons joyeuses et ce fut d’avoir eu trop confiance en leur rhétorique qui les empêcha d’imposer une esthétique qui s’appuyait d’ailleurs sur le naturalisme, dont on pensa quelque temps qu’ils allaient devenir les poètes. Ils ne manquèrent point de talent ni de truculence, mais bien d’indépendance et d’audace. Il faut supprimer de la liste que fournit le Parnasse contemporain le nom des poètes qui tournèrent court, après un ou deux volumes de vers, entrèrent dans la politique ou l’administration, et se turent ; certains furent des créations de M. Lemerre. Postérieurement au Parnasse contemporain, on trouverait aussi de nouvelles recrues pour le Parnasse, mais il faudrait distinguer, parmi ces fervents de l’art traditionnel, ceux qui procèdent du romantisme pur et les lamartiniens, de ceux que directement tel ou tel des Parnassiens influença. Si on peut porter à l’acquis du Parnasse des poètes tels que M. de Guerne, M. Jacques Madeleine, et très à la rigueur M. Henry Barbusse, on ne saurait lui attribuer ceux qui, quoique résolus au vers régulier, ont d’autres attaches, comme M. Quillard, comme Albert Samain. Ce n’est point sans arrière-pensée que le Parnasse réclame Verlaine : c’est non seulement à cause de sa gloire, c’est à cause des verlainiens, car l’empreinte de Verlaine se trouve, et forte, chez des suivants du rythme traditionnel. L’art de M. Tailhade ne s’apparente intellectuellement qu’à des tentatives de rénovation, si strictement traditionnelle soit sa métrique, et on sent bien en lisant M. Sébastien-Charles Leconte qu’il s’est passé quelque chose depuis le Parnasse, grâce à quoi, malgré la vive admiration du poète pour Leconte de Lisle et M. Dierx, on ne peut le considérer comme un parnassien : ce serait un néo-classique, avec des recherches particulières de synthèse et de musique. Quant à M. Rostand, quoique, évidemment ses sympathies d’art affichées soient avec le Parnasse, il a trop le goût de l’anachronisme, l’indifférence de la valeur du terme et de la solidité du vers pour qu’on puisse le compter parmi eux. Son lavis est l’antithèse de leur eau-forte, au moins théorique. Dans la pratique, il y a avec certains des Parnassiens plus de ressemblances réelles. Pour être complet, il faut noter l’expansion belge du Parnasse. Georges Rodenbach, dont toutes les volitions d’intimisme et de musique discrète sont opposées à l’art parnassien, aboutissait au vers libre, et sa mort prématurée ne l’a point interrompu avant qu’il n’en ait laissé pour témoignage ce beau livre, le Miroir du Ciel natal. Il demeure donc au Parnasse, de ce côté, M. Iwan Gilkin et M. Albert Giraud, qui sont très exactement de ses fidèles, encore que M. Giraud doive infiniment à Paul Verlaine.
les soutras, les aras, les roses radambas, les grands dieux de l’Inde, les personnages de la Saga avec Tin-Si-O-Sai-Tsin, et aussi avec Philis et les petits amours débauchés qui veulent fonder des évêchés dans la Cythère libertine ; il a des chansons espagnoles où luit du clair de lune germanique, et il resserre, en de brefs contes épiques, des crises d’âme héroïque. M. Dierx racontera Hemrik le Veuf, en même temps qu’il parlera de la beauté des Yeux ; et chez tous, c’est la même juxtaposition (sauf que M. Dierx n’a manié que le lyrisme soit en effusion de poésie personnelle, soit en courtes pièces avec une nuance épique), c’est le même mélange de poésie biblique, légendaire, funambulesque, libertine, descriptive et, plus tard, didactique, grâce à M. Sully Prudhomme, qui, lui, ne marivauda jamais. Cette simultanéité d’excursions dans des genres différents, ils la tinrent pour variété, et, comme il la fallait expliquer, qu’ils avaient rencontré la conception de Banville, d’après laquelle le poète, artisan averti impeccablement d’un métier, doit pouvoir fournir tout poème pour toute circonstance, et tient en somme sur le Parnasse, ou pour le journal ou pour les particuliers, une échoppe d’écrivain public idéal (conception qui a ses droits), ils se déclarèrent non pas des inspirés, mais des praticiens scrupuleux, savants et indifférents. C’est de ce temps à programme que datent les fières déclarations d’impassibilité procédant de Leconte de Lisle :
ou le
Notons-le en passant, cet émotif de Verlaine est, à cette date, bien le plus résolu à mater énergiquement l’inspiration et l’émotion, et son impassibilité du moment prête au sourire. Mais ces vers, ces aphorismes, ces programmes sont de contenance. Les Parnassiens travaillèrent sous les influences précitées qui firent les uns sataniques, les autres épiques, les autres funambulesques, ou plutôt les décidèrent presque tous à toucher à ces cordes diverses, et à alterner l’épopée et le triolet. Souplesse profonde, oui, mais non point don lyrique. Les vers des Parnassiens ont entre eux des points communs, grâce à leur fidélité aux mêmes principes ; les individualités y font pourtant des différences. Le vers de M. Mendès, — souple, éclatant, oratoire, théâtral, parfois cursif (eu égard à sa règle), offrant souvent, dans les pièces légères, grâce « à un métier bien tenu et quelque nonchalance touchant la rareté des rimes, un aspect d’improvisation heureuse, solide et fort dans les contes épiques, dominé par la rime quand le poète s’esclaffe, — diffère beaucoup du vers serré, avec des résonnances d’intimité et des traînes de musique que fait M. Dierx. Ces deux formules doivent être très différenciées du système de lignes de prose exactement césurées et ponctuées par une rime avec consonne d’appui qu’emploie le plus fréquemment M. François Coppée. Un vers prosaïque sera toujours de la prose, malgré toutes les prosodies qui garantiront le contraire, et ce membre de phrase,
Que le bon directeur avait versé lui-même,ne saurait être considéré comme un vers. C’est l’erreur, toute l’erreur du Parnasse, d’avoir considéré la versification comme indépendante de la pensée. Cette formule de M. Coppée est dissemblable de la forme souvent gauche, imprécise et sans éclat, si elle n’est pas toujours dépourvue d’un joli flou lamartinien, qui distingue M. Sully Prudhomme, et de la technique serrée, trop serrée, encore qu’elle se permette la cheville (Banville l’a permise) de M. de Heredia, prodigue de rimes trop riches, trop monotones, coulant toute vision dans ce moule unique et forcément monotone du sonnet. Les différences, déjà visibles au début, entre les poètes parnassiens, se sont accentuées : les uns ont des dons d’image ou de musique ; d’autres en sont dépourvus. Le choix entre Leconte de Lisle et Banville se manifeste encore ; il était d’ailleurs inspiré au début par des raisons profondes de tempérament. Ces variations sont assez grandes pour qu’on ait été parfois tenté de voir dans le Parnasse, plutôt qu’un groupement logique, une coalition. On aurait tort : ce qui donne au Parnasse cet aspect disparate, c’est qu’il constitue la fin du Romantisme, et qu’il s’y rencontre, mêlés aux dons personnels, des reflets de toutes les directions romantiques, poétiquement s’entend, car c’est une des infériorités de l’école, comme du Naturalisme d’ailleurs, de n’avoir pas également abordé la prose et le vers, l’œuvre lyrique et l’œuvre d’analyse et de synthèse ; c’est ce qui la rejette au second plan. Sans M. Catulle Mendès, nous ne saurions pas comment un Parnassien entend la prose, en dehors du poème en prose, et encore, exception faite pour le Livre de Jade, en négligeant les œuvres peu caractéristiques de M. de Lyvron et ne pouvant attribuer au Parnasse les poèmes en prose de Mallarmé, malgré que certains des plus beaux aient paru à la République des Lettres, où M. Mendès élargissait le Parnasse autant qu’il le pouvait, ni les jolies fantaisies qui terminent le Coffret de Santal de Charles Cros, c’est M. Mendès, aussi que nous trouvons occupé à représenter le Parnasse dans le maniement de cette forme créée par Bertrand, mais recréée par Baudelaire (qui y déposa le germe révolutionnaire) et que le Symbolisme a absorbé, en ses cadences et en son respect de la phrase, dans le vers libre. Muni de cette forme féconde, le Parnasse en avait tiré de coquettes babioles et de jolis divertissements. Il faudrait, d’ailleurs, si l’on étudiait le poème en prose chez les Parnassiens, faire très attention aux dates et considérer que les Symbolistes ont fortement influencé la façon qu’avaient les Parnassiens de le concevoir dès les débuts du groupe, bien antérieurement même à 1886. Le livre de Théodore de Banville qui ouvre l’ère parnassienne, c’est le lit de Procuste dissimulé sous des amas de roses. M. Sully Prudhomme donne au Parnasse finissant son livre théorique, qu’il appelle son Testament poétique. Ce n’est point que M. Sully Prudhomme soit absolument qualifié pour cela, et nous ne pouvons admettre cette extension de son livre, que par suite de l’affirmation, souvent répétée par les Parnassiens, de leur admiration mutuelle et de leur accord sur des principes généraux, car M. Sully-Prudhomme n’est pas, il s’en faut, le plus représentatif des Parnassiens. Le livre de M. Sully Prudhomme n’a pas non plus l’importance que l’auteur a voulu lui déléguer par le titre choisi. Ce Testament poétique contient infiniment de petits morceaux extraits de préfaces, de toasts à des inaugurations, à des repas de corps. Fidèle au système de la mosaïque, M. Sully Prudhomme a rejoint, avec plus ou moins de soin, des aphorismes émis à diverses périodes de sa vie au bénéfice de lecteurs de tel volume de M. Dorchain ou de Mme Marguerite Comert, pour les membres de la Société des gens de lettres (si épris de poésie pure), pour les admirateurs décidés de Corneille, groupés en Société, etc… Mais il n’y en a pas moins, dans la première partie du volume, un résumé succinct et net du misonéisme de M. Sully Prudhomme et de ses opinions sur la technique poétique. La haine que porte M. Sully Prudhomme aux vers-libristes est célèbre : elle se manifesta un jour par des remerciements publics et commémoratifs qu’il adressa à Alfred de Vigny, le louant de n’avoir point été un décadent. Elle l’a mené, dans un de ces discours qui ornent le Testament poétique, à indiquer comme fondateur du vers-librisme Chateaubriand,
« qui, lui, du moins, garde l’aspect de la prose, et ne va pas emprunter à la typographie des ressources poétiques ». Je cite cela en passant, et je trouve cette haine, non point comique, mais touchante ; et cette valeur d’émotion, elle l’emprunte à la très réelle infériorité de M. Sully Prudhomme, en tant qu’artiste verbal et qu’ouvrier du vers, à côté des autres Parnassiens : il y a du martyre dans le cas de cet homme distingué. En dehors de ce désir de nuire aux vers-libristes dans l’esprit des personnes auxquelles il s’adresse, M. Sully Prudhomme a encore quelque chose à expliquer avec insistance : c’est que la poésie personnelle peut avoir quelque importance, mais qu’il ne faut point oublier que le summum de l’art, c’est la poésie didactique et philosophique, dont il faut sous-entendre que Justice est un des ornements parfaits. D’autres avertissements sont adressés aux confrères parnassiens. M. Sully Prudhomme, après avoir regretté que le chemin du rire ait été déserté par les Romantiques, fait observer que, seul, Banville a ragaillardi la veine française, et demande : « Où sont ses élèves ? » ce qui n’est pas aimable pour l’auteur de la Grive des Vignes. Un autre coin de mandement pourrait concerner M. de Heredia ; je me reprocherais d’interpréter ce morceau d’éloquence académique, au lieu de le citer.
« Une forme a persisté, qui ne pouvait pas périr, car elle est admirablement assortie à la secrète horreur des compositions étendues, c’est le sonnet. « Le sonnet présente le rare avantage de s’adapter à toute espèce de sujet simple. Il n’est donné qu’aux maîtres d’en sentir les intimes conditions, qui sont les plus laborieuses à remplir, mais il demeure difficile pour tous, ne fut-ce que par le choix des rimes redoublées. Il n’effraie pourtant pas les indolents, au contraire. À cet égard, la psychologie de sa confection est très curieuse. Ce travail exige, outre l’habileté, beaucoup de persévérance ; mais comme il n’engage pas l’activité mentale à long terme comme un grand poème, la persévérance peut prendre son temps et faciliter l’effort en le divisant par des relais ; elle peut, en un mot, le concilier avec la nonchalance. La lenteur des points ne compromet pas l’achèvement de cette exquise tapisserie, et n’eût-on pas la patience de l’achever, on n’aurait pas à sacrifier un commencement trop considérable ; mais on la termine, tout le canevas tient dans la main, et rien ne favorise mieux la constance. De là, vint qu’on n’a jamais fabriqué tant de sonnets qu’aujourd’hui. Mais combien en faut-il pour valoir un long poème ? — Un seul, répondent nos jeunes confrères ! Oh ! celui-là est rare, nous savons tous où il se trouve, mais ce n’est pas chez eux. Qu’ils l’accomplissent donc, et je pardonnerai de bon cœur, à cet ouvrage d’une valeur sans mesure, l’étroite mesure de son cadre qui le fend complice de leur faible essor. »Ce filet n’est pas sans justesse, et, encore que le sonnet soit la plus raisonnable des formes fixes, sa culture exclusive n’est pas faite pour ne communiquer aucun étonnement, mais ce n’est point pour les mêmes raisons que M. Sully Prudhomme que nous serions d’un avis semblable au sien ; peut-être même avons-nous plus de sympathie que lui et d’admiration pour le sonnet, quand il est manié, en passant, parmi le labeur de l’œuvre, par des sonnettistes tels que Baudelaire, Mallarmé ou Verlaine. Nous serions aussi d’accord avec M. Sully Prudhomme, en désirant que les questions de rythmique soient bien posées, scientifiquement posées. Or, ce n’est point ce qu’il fait. En appeler à la phonétique, qui n’est pas une science très scientifique, du moins d’une rigueur mathématique, est bien, mais M. Sully Prudhomme ne tire pas de son intention un parti suffisant, et ce n’est pas encore lui qui aura donné au vers parnassien un substrat scientifique. Il s’efforce surtout à différencier l’aspiration poétique et la traduction verbale, ou versification. Il ne se rend pas compte que notre effort a été surtout de réduire cette versification artificielle au minimum, et d’effacer de la versification ce qu’elle avait de mnémotechnique. Nous n’admettons même pas qu’il y ait versification, mais seulement revêtement rythmé de l’émotion. Au contraire, M. Sully Prudhomme, partant sur son idée spéciale de rhétorique poétique qui permet d’exprimer n’importe quoi, même une géométrie, sous forme de phrases de prose césurées exactement et ponctuées d’une rime, regrette le vers-maxime, le vers-aphorisme, le vers oratoire à la façon de la tragédie classique, et, le premier depuis longtemps, il accuse Hugo d’excès de révolte technique, proteste contre l’enjambement, et donne d’excellents arguments à ceux qui veulent établir l’artificialité excessive du vers traditionnel13.
« l’eau du Gange en gouttelettes dans son vin de Champagne », quelques-uns compteront. C’est lui aussi qui a conté le plus de beaux contes épiques, chanté le plus de jolies chansons, et a publié le plus de rimes inutiles, qui a le plus fréquemment plié le vers à la chronique. Armand Silvestre, improvisateur expéditif et averti, très maître d’un métier souple sans recherche, très indulgent à sa facilité, laisse, parmi tant de poèmes doués d’un excessif air de famille, les beaux vers de la Gloire du Souvenir et des Sonnets païens, comme pour montrer qu’il était supérieur à sa production ordinaire. Il a eu de francs accès de verve, qui lui marquent une belle place parmi les conteurs gaulois ; il a la verve, les procédés, l’abondance et le facile accueil aux bons mots de terroir et de corporation des meilleurs écrivains de ce genre. À côté de ces poètes, le Parnasse a ses minores, dont plusieurs laissent ou laisseront au moins quelques pièces d’anthologie. Le type en est Glatigny, dont on lira longtemps la Normande, Maritorne, la Lettre à Mallarmé, poèmes rimes d’une certaine habileté. Il a servi de type à cette leçon du Parnasse sur l’agilité du versificateur et sur le don spécial du poète, qui consiste à attribuer à Glatigny, artiste médiocre, un don réel, considérable, constituant le poète et que n’aurait point eu un Flaubert, écarté des vers par les chinoiseries du métier poétique. Il est juste de citer M. Albert Mérat, paysagiste de ville, que les jardinets des fenêtres de Paris, les Asnières, les Meudon, les passages de canotiers sur une Seine ensoleillée ont intéressé et qui en a tiré d’agréables poèmes. Près de M. Mérat il faut citer, par similitude de genre, M. Antony Valabrègue, qui fut un critique d’art instruit (les petits Parnassiens furent parfois de bons critiques d’art, comme M. Lefébure qui donna un judicieux volume sur la Dentelle ; on peut aussi parler de M. Georges Lafenestre, auteur de vers légers et faciles). M. Valabrègue nota non sans finesse bien des décors de berge, de fêtes, de soirs de banlieue. Léon Valade, qui collabora avec M. Mérat pour une traduction de l’Intermezzo de Heine, est mort jeune ; il laisse une œuvré trop brève, où des pièces tendres sont tout à fait jolies, et, dans une gamme restreinte, il donne une sincérité d’émotion rare dans son groupe et que ne dépare point la rhétorique. M. Ernest d’Hervilly a brillé dans la gamme funambulesque. Il amusa beaucoup, aux débuts du Parnasse, par son Harem, où les diverses beautés du monde, de l’anglaise à la négresse, sont caractérisées avec quelque ironie. Rien ne vieillit si vite qu’une pièce gaie, mais des poèmes descriptifs de sensation exotique, sur la Louisiane entre autres, certifient la valeur poétique de M. d’Hervilly, qui semble avoir abandonné la poésie pour entasser une Babel d’histoires légères et courtes dont certaines sont fines et d’un véritable humour. M. Emmanuel des Essarts, poète d’ambition et de bonne volonté, a tenté, dans ses Poèmes de la Révolution, un gros effort qui l’a laissé au-dessous de son sujet. M. Xavier de Ricard, dont le livre Ciel, Rue et Foyer contient des pages intéressantes, l’inventeur ou au moins le fervent assidu, au commencement du Parnasse, du sonnet estrambote qui eut les honneurs de la parodie du Parnassiculet, s’est dirigé depuis longtemps vers les études politiques et sociales, et sa plume fut une des plus généreuses parmi celle des écrivains des Droits de l’homme. M. Cazalis a tiré des poèmes hindous et des poèmes persans la matière d’adaptations assez bien faites, et la beauté des modèles n’a point perdu tous ses rayons en passant par ses vers souples. Quelques poèmes en prose agréablement cadencés complètent son œuvre courte que rehausse une bonne histoire élémentaire de la littérature hindoue, très séduisante et attachante. Jean Marras, qui vient de mourir, était un ami très chaud et très dévoué des Parnassiens, profondément pénétré de la vérité de leur esthétique, mais non un parnassien, non plus que Cladel, dont les quelques vers (le sonnet à son âne et quelques courts poèmes) ne sont qu’une part insignifiante de l’œuvre. M. Frédéric Plessis, d’un vers ferme et distingué, augmenta le nombre des poèmes antiques. C’est, parmi le premier ban des Parnassiens et leurs immédiates recrues, ceux qu’on peut citer, à moins qu’on ajoute des élèves particuliers de MM. F. Coppée ou Sully Prudhomme, comme M. Dorchain, poète de facture pâle, mais non sans distinction, ou des écrivains tels que M. André Theuriet, qui n’a fait dans la poésie qu’un court passage et a dilué son sentiment de la nature et son érudition florale et sylvestre dans des romans genre Revue des Deux-Mondes, ou bien M. Jean Aicard ; mais il n’est pas certain alors que les Parnassiens ne m’accuseraient pas d’abuser de quelques déclarations parnassiennes de M. Jean Aicard pour leur infliger un élève dont ils se soucient peu ; tout de même, une fois au moins, M. Catulle Mendès l’a revendiqué.
comparaison fâcheuse et qui résume assez clairement la technique factice de l’école) et M. Coppée Aramis, ce qui n’est point sans dénoter chez M. Mendès des dons psychologiques et même prophétiques : le but des Parnassiens était de développer leur originalité sur les terrains, les mondes, si vous préférez, conquis par Hugo. Ils s’y sont bornés. En 1902, demain, lors du Centenaire d’Hugo, M. Catulle Mendès et ses amis d’art seront là ; ils croiront, de bonne foi absolue, qu’ils sont les héritiers directs d’Hugo et qu’ils le représentent. Ils auront tort. Il n’a tenu qu’à eux qu’ils eussent raison. Ils auraient pu continuer l’évolution romantique : ils l’ont figée. Ils célébreront leur grand homme, leur Père, mais parmi les pompes d’une Religion qui s’en va justement parce qu’on l’a déclarée fermée et qu’on n’y veut plus rien changer. L’Évolution passe et laisse les plus pures croyances devenir des documents pour servir à l’histoire des religions et, dans le cas présent, des Écoles poétiques.
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De jeunes écrivains se sont voués, ces temps-ci, à l’édification du roman socialiste. Ce n’est point que, parmi leurs aînés immédiats, le roman politique n’ait point reçu d’excellents apports, au premier rang desquels je mettrais Bonnet Rouge, de Jules Case, qui a aussi, dans l’Âme en peine, touché d’une main délicate et forte, le problème religieux. Paul Adam, dans le Mystère des Foules, a également donné une vision, à plusieurs égards remarquable, de la vie électorale, politique, militaire, et a donné, encore pittoresquement, des aspects d’élections et d’orages politiques. Le gros effort historique et romanesque de Maurice Barrès, les Déracinés, doit être signalé. Il est déparé par l’insertion d’articles de journaux, par de la politique trop usuelle, par du pamphlet contre les parlementaires qui sent sa petite presse, et aussi par la thèse même de la déracination, par une sorte de fédéralisme nuageux. Pas assez historique, ce n’est pas non plus assez politique, et l’agrément de forme n’est pas assez considérable pour parer aux défauts des idées fondamentales. Les jeunes romanciers qui abordent ces
questions y sont plus libres et d’une adaptation plus complète, qui s’explique par leur jeunesse plus récente et par une contemporanéité plus exacte de leurs années d’apprentissage et de formation intellectuelle, avec le mouvement socialiste, tel qu’il se présente, théorisé et urgent, ayant choisi ses moyens, en voie d’exécution de plusieurs parties du programme socialiste.
M. Louis Lumet compte parmi ce jeune groupe de romanciers. M. Lumet est un militant de l’art social et de l’art pour tous. Dans les coins différents du Paris populaire, il convie, moyennant le plus bas droit d’entrée, de quoi payer la location de la salle choisie et la lumière, les gens du quatrième État, désireux d’entendre des vers, des fragments de romans, et cette tentative d’éducation populaire, par l’œuvre d’art, donne de beaux résultats moraux. Dans des romans dont deux ont été accueillis par le succès, la Fièvre d’abord, et le Chaos, il explique la vie du jeune homme de l’heure présente dont l’ambition est de vivre pour un but élevé, de faire de l’art sous forme créatrice ou sous forme appliquée, d’être un promoteur d’idées, ou au moins un remueur d’idées, ou un producteur intelligent dont l’ordre artistique et industriel, et aussi de contribuer à répandre autour de lui la plus grande somme de bonheur et de lumière possible.
Louis Léclat, le héros de M. Lumet, naît dans une petite ville, d’une souche de vignerons qui ont pris naissance politiquement et intellectuellement lors de la Révolution, lors de la création des magistratures municipales, et de la création des juges de paix. La famille Léclat est républicaine et les proscriptions ne l’ont pas épargnée.
Ataviquement, Louis Léclat est républicain. Dans la Fièvre, il se débat contre les mauvaises habitudes de notre vie politique, dans sa petite ville de province, semblable à toutes. Il fait la campagne électorale et le journal républicain, pour le candidat de son choix, ou au moins de son parti, car ce candidat ne le satisfait guère. Il se rend compte que, sur cette petite scène, la vie politique est tarée de toutes les compétitions particulières, par des formes nouvelles de candidature officielle, par toutes les ambitions et toutes les manœuvres suspectes que met en branle l’obtention, par la faveur du suffrage, des fonctions de député, et il part écœuré pour Paris, pour la ville large, au désintéressement plus grand.
Le Chaos nous décrit, et c’est sa meilleure qualité, de la façon la plus vive, la plus nette et la plus colorée, ces nouveaux milieux qu’a créés dans la vie politique le mouvement ouvrier. Ce sont, dans les nouveaux quartiers qui se sont aérés sur l’emplacement des anciens terrains vagues et des ilots de bâtisses poudreuses et malsaines, des réunions populaires. Il nous y présente, outre cette nouvelle classe d’ouvriers avertis, affranchis, aptes à saisir le mouvement d’idées générales, en tant qu’elles louchent à leur situation et à leur rôle politique, les meneurs des petits centres : petits patrons ratiocinateurs, employés qui utilisent leurs loisirs à lire les philosophes et les économistes ; il donne une idée juste de cette classe qui se forme, résultat de la diffusion des études primaires, sur la lisière du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Ses personnages sont dessinés d’un contour très net ; ils ont de la vie, et sont marqués d’un trait
caractéristique, soit qu’il note le vieil ouvrier chez qui un amalgame de vieux fouriérisme, d’un peu même de Saint-Simonisme, s’est cimenté avec les opinions qu’a répandues le Capital de Karl Marx, ou qu’il nous révèle les nouveaux agissants, ceux de demain, ceux qui se préparent dans des réunions et dans des comités électoraux, devant les syndicats réunis, à paraître au congrès socialiste et dans les grandes assemblées délibérantes que commence à tenir le quatrième État.
Sans nous occuper ici de la valeur ni des chances de succès des diverses théories sociales en présence, en ce temps que trouble justement l’indécision qui fait osciller entre tant de panacées et de palliatifs proposés, il faut reconnaître tout l’intérêt qui s’attache à ces questions. Il est très curieux d’assister ainsi à la genèse de groupes nouveaux, et à l’arrivée au grand jour politique de ceux qui contribueront à faire l’histoire de demain.
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« ce que l’Académie refuse à un système dont il (M. Gregh) n’est pas le créateur et que quelques-uns de ses amis ont déconsidéré par leurs exagérations ». On aimerait être fixé. Qui vise-t-on ici ? Si l’on avait affaire en M. Boissier et ses amis, à des gens bien informés, il faudrait croire qu’un ami de M. Gregh, un jeune homme comme lui de vingt-cinq ans, a coupablement distendu et exagéré la rythmique du vers libre. Mais ce ne doit pas être cela. Je penserai plutôt que l’Académie adresse habilement une tendresse à des poètes qui ne sont pas entrés franchement dans la voie du vers libre, et ne sont pas non plus restés absolument fidèles à l’ancienne technique. M. Henri de Régnier représente notamment ce compromis. Et alors, dans ce sens, ce seraient les vrais vers-libristes qui seraient accusés d’aller trop loin. L’Académie, toujours fine, et instruite, au lieu de savoir qu’il y a eu réforme, et qu’ensuite certains esprits ont jugé sage de choisir dans cette réforme les éléments qui leur convenaient, et de les juxtaposer à leurs connaissances traditionnelles, s’imagine qu’on a commencé par de timides efforts pour se déganguer et qu’ensuite certains, moi peut-être, ont été excessifs, vraiment excessifs. Non, Monsieur Boissier, le vers libre est allé tout d’un coup, lors de sa création, jusqu’au bout de ses nécessaires audaces, et s’il y a eu des assagissements et des arrangements, cela est postérieur. L’histoire de cette question est, je crois, connue à l’Académie, au rebours ; ce n’est pas la seule question qui apparaisse ainsi à la docte assemblée. Cela n’a d’ailleurs pas d’importance. La conscience d’avoir créé quelque chose en poésie française nous suffit, et nous n’avons pas besoin de lauriers officiels et conventionnels. Nous avions eu déjà cette année quelques notions de l’opinion académique, d’abord à la Revue des Deux-Mondes où il serait parfois curieux, à titre de document, d’avoir l’opinion de M. Brunetière. Malheureusement, depuis qu’il s’exporte, on n’a que celle de M. Doumic, inutile à garder. M. Doumic a écrit sur la poésie nouvelle, cette année, une petite drôlerie trop sotte pour nous occuper. M. Deschamps, du Temps, a vagué autour de ce terrain, et c’est à lui que j’ai une observation à présenter. M. Deschamps cite des vers de M. de Souza ; c’est son droit ; il peut à sa guise les citer et même les aimer par-dessus tout ; ce qu’il ne peut, sans être taxé d’ignorance ou de mauvaise foi, c’est décerner à M. de Souza le titre peu enviable de Boileau de la nouvelle école poétique, et le constituer de son plein droit un exemple théorique et pratique (pour ses lecteurs) de ce que je fais, de ce que font d’autres poètes, Verhaeren, par exemple. Il y a là une nuance. M. de Souza s’est rangé dans les rangs de la nouvelle école, quelques années après son éclosion. Il émet à côté des vers-libristes plus anciens ses opinions et publie ses poèmes. Je ne discute nullement ici son talent, j’infirme seulement, mais absolument, le rôle extensif que M. Deschamps, par simplisme ou par non-simplisme, veut lui attribuer aux yeux des lecteurs du Temps, dans le mouvement du vers libre.
« Il est à craindre que Verlaine ne soit pas complètement oublié… Qu’il ait pu grouper des admirateurs, dont quelques-uns étaient de bonne foi, que sa poésie ait pu trouver un écho dans des âmes qui y reconnaissaient quelque chose d’elles-mêmes, c’est un exemple qu’on citera pour caractériser un moment de notre littérature, et montrer à quelle déliquescence les notions de morale et le sentiment artistique ont, à une certaine date et dans un certain groupe, failli se dissoudre, se perdre et sombrer. »Je ne veux pas discuter cet article ; ce serait peine perdue : l’admiration des poètes, soit qu’elle admette l’œuvre en son ensemble, soit qu’elle choisisse, et qu’elle écarte quelques volumes de la fin de vie malade et pauvre de Verlaine, soit qu’elle se limite aux quatre ou cinq premiers recueils du poète, salue en lui une âme tendre, un poète charmant, un rythmiste très habile et un novateur dont on a pu exagérer l’apport, mais dont l’apport existe très considérable. Cette admiration des poètes vaut bien le dédain de quelques critiques, surtout quand ces critiques sont de purs sectaires. Je ne relèverai pas autrement que d’une indication ceci : c’est que M. Doumic n’est pas, à fond, le fervent indigné qu’il paraît. Il y a eu, dans son cas, beaucoup du désir de tirer un pétard, et aussi un désir encore moins élevé, qui a été d’imiter avec le plus d’exactitude possible le maniaque obscène, glapi derrière l’ombre de Baudelaire, par M. Brunetière. Mais enfin, mieux vaut prêter aux gens les motifs les plus nobles possible, et admettre, presque contre l’évidence, que M. Doumic n’a insulté la mémoire de Verlaine que parce que, littérairement, il le trouve un poète inférieur, et ici la question devient plus intéressante parce que, tout en ne cessant point de concerner Verlaine, elle s’élargit au-dessus de M. Doumic, elle concerne tous les grands poètes morts et tous les petits critiques. La critique bien entendue serait un art. Actuellement, elle est surtout un métier que des gens exercent sans aucune aptitude. Au lieu d’être une explication d’œuvres et de courants d’œuvres, elle confine, d’un côté, à la publicité et, de l’autre, au pamphlet. On a perdu de vue les nécessités intellectuelles de la critique, on ne se rend pas compte qu’elle nécessite chez le critique une information et aussi qu’elle ne peut être exercée utilement, sauf exceptions infiniment rares et toutes récentes, que par un artiste sachant de quoi il retourne et capable de mener à bonne fin lui-même des œuvres d’art. La Revue des Deux-Mondes résout le problème du choix du critique en appelant à elle un professeur. Il y a là une insuffisance. Non que je veuille proscrire d’un coup, hors la connaissance littéraire, des hommes instruits, érudits, comme il n’en manque pas dans l’Université, et certains écrivent sur l’art et la littérature avec goût et de façon amusante, sinon révélatrice. Mais le professeur, critique par échappées, est professionnellement un peu manieur de férule. De là, chez les meilleurs, une tendance à préférer aux classifications méthodiques un mode de palmarès et de distributions de récompenses. Le professeur a un peu l’habitude de faire de l’esprit aux frais des intelligences un peu lentes de sa classe ; il transporte parfois dans la critique ce ton léger et un peu discourtois. Le professeur devant sa classe est infaillible, et devant ses supérieurs et ses doyens ne parle que de ce qu’il sait. De là une habitude d’avoir raison, dont il transporte dans sa critique le ton d’assurance. Mais c’est qu’ici la question change. Le professeur se trouve devant des phénomènes d’ordre nouveau, sur lesquels il n’a plus de lumières spéciales et acquises. Il lui arrive alors de se tromper d’un petit ton d’assurance un peu gênant. De plus, il y a un point à fixer qui est celui-ci : Le professeur, nourri d’humanités, nourri de critique antérieure, au fait de Sophocle et aussi de Nisard, se croit le gardien d’un héritage précieux. Du fait qu’il est un de ceux qui transmettent le moyen d’étudier les textes des langues mortes, il se figure assez volontiers que Sophocle lui appartient davantage qu’à ceux qui ne savent pas le grec. Et là il a un peu raison. Mais, ceci posé, il a tort de deux façons. D’abord, le fait de connaître Sophocle n’indique point qu’on participe de ses mérites, et, s’il est beau d’être le gardien d’une tradition antique, il ne faut pas s’identifier, même légèrement, aux créateurs de cette tradition, et se croire leur égal en quoi que ce soit, et de là prendre, envers les malheureux écrivains d’âge récent et de langue vulgaire, l’attitude d’un ancêtre chargé de gloire. Il ne faut pas croire non plus, parce qu’on s’essaie à écrire exactement comme les gens du xviie siècle, qu’on est supérieur à Banville ou à Goncourt (que M. Doumic traite avec un cocasse dédain). Il ne faut pas croire, parce qu’on a étudié les siècles d’art qu’on les représente. Ce serait comme si l’ange placé à la porte du Paradis terrestre se croyait Dieu, ou, pour nous exprimer à l’aide d’un souvenir d’un de nos meilleurs classiques, imiter l’âne porteur de reliques du bon La Fontaine. Pas plus que le professeur ne doit se croire Eschyle ou La Bruyère, il ne doit se figurer qu’il est leur représentant désigné de droit d’examen, et qu’il tient à clef qui ouvre les portes du passé, et que, seul, il porte les noms sur les listes de Mémoire. Les manuel d’histoire littéraire, qui ne sont pas toujours très bien faits, ont coutume, même quand ils ont quelque valeur de s’arrêter à une certaine date. Ce fut 1789, ce fut 1815. C’est maintenant après l’éclosion définitive du Romantisme qu’on arrête ces travaux et on les fait suivre d’un léger appendice, où se trouvent des noms et des opinions sur ces noms qui n’ont plus la même valeur de certitude, et cette timide sélection est en général mal faite. Mais le professeur se tromperait en croyant qu’ainsi faisant, il a promu ou fait attendre. On comprend que l’Université n’étant pas créée pour mettre ses élèves au courant du dernier mouvement littéraire, s’arrête après le dernier mouvement bien déterminé et compte sur la vie pour que ses jeunes gens, plus tard, apprennent le reste. Mais le professeur de l’âge suivant, qui pousse de vingt ans plus loin le manuel, n’a pas toujours l’occasion de ratifier complètement l’appendice de son prédécesseur, et, le ferait-il, qu’importe ? L’Université fit à Victor Hugo la guerre la plus ouverte. Actuellement, c’est au nom d’Hugo que les critiques de provenance universitaire nous combattent. Si les choses vont logiquement, c’est en notre nom qu’on combattra nos successeurs ; mais bien du temps encore s’écoulera. En général, ce sont les petits-neveux qui sont témoins de cette agrégation posthume au patrimoine autorisé de l’esprit français. Tous ces défauts qui infirment la critique professorale se rachètent chez l’un ou l’autre par telle qualité, et puis il y a des exceptions ; mais quand la critique est maniée par M. Doumic, tous ces défauts prennent des proportions énormes, et l’on arrive à ce phénomène, de voir un pur et simple essayiste traiter un grand poète comme un écolier et, sans notion des distances, l’insulter après sa mort. Je pourrais dire ici à M. Doumic que si tous les gens qui s’habillent irréprochablement, au lieu, comme Verlaine, déporter des loques, que si tous les gens qui recherchent des notions morales dans la littérature étaient pareils à lui, Doumic, Verlaine aurait eu parfaitement raison de mettre entre eux et lui, Verlaine, tout l’intervalle de sa supériorité. Nous pouvons admettre le point de vue prudent et même réactionnaire de certaine critique où la bonne foi n’est pas suffisamment aidée de clairvoyance, nous pouvons admettre l’erreur qui est humaine, même quand elle prend un ton agressif qui est de trop, nous pouvons hausser les épaules devant les assertions de critiques qui n’ont pas su se manifester autrement que sous les espèces d’articles de critique ; tant pis pour eux s’ils sont en baudruche, et malgré que l’homme devrait savoir le métier qu’il prétend exercer, nous pouvons ne pas nous soucier qu’un critique, placé dans une chaire retentissante, ne dise que des pauvretés. Ce que nous ne pouvons pas admettre, c’est ce ton d’insulte envers un poète qui n’est plus là pour répondre, c’est cette lâche attaque à un mort dans son talent et dans son caractère. On n’admettrait pas qu’un homme quelconque qui n’a point fait de vers, qui a exercé une profession quelconque fût ainsi vilipendé par-delà le tombeau. Il ne faudrait pas que le fait d’avoir eu du génie engendrât comme conséquence naturelle qu’on est voué aux outrages ignominieux, et c’est non tant la sottise de M. Doumic que son inconvenance que je flétris ici.