(1856) Cours familier de littérature. II « VIIe entretien » pp. 5-85

VIIe entretien

I

Interrompons-nous un instant pour répondre à ce sourd dénigrement du siècle, qui s’élève dans tous les siècles, du sein des médiocrités, pour accuser le temps et la nation de stérilité ou de décadence. Certes nous avons assez prouvé jusqu’ici notre admiration presque filiale pour l’antiquité, nous la prouverons bientôt à propos de la littérature de la Chine ; nous allons nous confirmer dans ce culte de la littérature antique à propos de la Perse, de la Grèce et de Rome : qu’on nous permette de confesser aussi ce même culte de l’immortalité de l’intelligence dans le présent et dans l’avenir.

II

L’esprit humain n’a point une marche éternellement progressive et ascensionnelle, comme le soutient contre moi, hélas ! et contre l’évidence, un ami littéraire dans ses belles Lettres à un homme tombé (il aurait mieux fait peut-être de dire à un homme sorti).

Mais l’esprit humain, comme toute chose humaine, n’a pas non plus d’éclipse permanente. Comme l’astre de la lumière matérielle, qui est son image, l’esprit humain a des crépuscules, des aurores, des midis, des déclins, des heures, en un mot des jours et des nuits ; mais il n’a ni jours éternels ni nuits éternelles. Il est toujours vieux et il est toujours jeune. Cette caducité l’empêche de se confondre avec la Divinité, dont il n’est que l’œuvre et l’ouvrier, mais jamais l’égal. C’est là l’erreur de ces Guèbres modernes du feu intellectuel, inextinguible et toujours croissant en lumière. Que ces anciens amis me le pardonnent : en bonne amitié, on est obligé d’avoir tous les jours le même cœur que ses amis ; mais on n’est pas tenu d’avoir toutes les nuits le même rêve.

III

D’un autre côté, cette jeunesse éternelle de l’esprit humain, renouvelée de génération en génération et de race en race, l’empêche de tomber dans ce découragement de lui-même et dans ce dénigrement de son temps, qui est une erreur aussi commune mais moins noble que le rêve du progrès continu, illimité et indéfini sur la terre. Celui qui a fait le jour et la nuit pour le globe terrestre a fait aussi le jour et la nuit pour l’esprit humain. Il y a eu un commencement de l’humanité ; M. Pelletan et ses amis le confessent. Le monde a-t-il commencé par un jour ? a-t-il commencé par une nuit ? Nous croyons qu’il a commencé par une aurore. Ces philosophes croient qu’il a commencé par les ténèbres. Question insoluble et puérile !…… L’esprit humain a-t-il commencé par l’imbécillité et la barbarie ? a-t-il commencé par l’intelligence ? Nous croyons, sans l’affirmer, qu’il a commencé par l’intelligence. Question de goût, d’imagination et de préférence !… Mais l’esprit humain a-t-il marché sans discontinuité, sans décadence, sans vicissitude, sans chute et rechute, sans éclipse, de progrès illimités en progrès illimités, jusqu’à son progrès suprême, sa divinisation sur la terre ?… Question de nature, d’histoire, d’évidence, que la nature, l’histoire, l’évidence, résolvent malheureusement par l’écroulement perpétuel et par la renaissance perpétuelle de toutes les choses humaines, et qu’elles résolvent contre ce beau rêve de ces philosophes de l’ascension continue. L’échelle de Jacob était un beau rêve aussi, mais on n’y montait qu’endormi ; et de plus, à l’échelle de Jacob, il manquait malheureusement un échelon : c’est celui qui montait du fini à l’infini. Heureux les hommes qui croient l’avoir retrouvé ! Quant à nous, nous restons tristement au pied de l’échelle, bien convaincu qu’elle porte à faux, et que son sommet n’est qu’un vertige.

IV

Mais, si nous ne croyons pas le moins du monde à un progrès continu, illimité et indéfini pour une créature si précaire, si limitée et si finie que l’homme ici-bas, nous ne croyons pas davantage à ces décadences irrémédiables, à ces ténèbres croissantes, à cet épuisement organique de l’esprit humain avant le temps.

On nous dit et on nous écrit tous les jours : « Comment entreprenez-vous une œuvre de haute critique littéraire dans un siècle et dans un pays qui n’ont plus de littérature ; dans une nation qui s’est épuisée de grands esprits pendant deux grands siècles, le dix-septième et le dix-huitième, siècle français par excellence ? dans un temps où la décadence intellectuelle et morale marche en sens inverse du progrès matériel et industriel ? dans une époque où tout se fait matière et se pétrifie à force de regarder la pierre, le fer, le tissu, et de se désintéresser des idées ? Ne voyez-vous pas que le niveau de l’intelligence de l’Europe baisse à proportion que cette intelligence se répand sur la multitude et se concentre moins sur les sommités ? Les vallées sont plus éclairées, mais les hauteurs ont moins de lumière. La démocratie, si sainte en morale parce qu’elle est la justice, est ignoble en littérature parce qu’elle est la médiocrité ; elle a le sens de l’utile ; elle n’a pas formé ni exercé encore en elle le sens du beau. Laissez la poésie, laissez la parole, laissez la philosophie ! Ainsi que vous l’avez dit vous-même dans un vers désespéré :

« Abandonnez ce monde à son courant de boue ! »

« Le jour baisse en Europe, et surtout en France. Ramenez votre manteau sur vos yeux, comme César mourant, pour ne pas voir mourir la littérature française. Nous sommes en impuissance et en décadence : l’esprit humain s’en va, comme on a dit des rois et des dieux. N’y pensons plus ! »

V

Je réponds :

D’abord est-il bien vrai que l’intelligence littéraire baisse à mesure qu’elle se répand sur de plus grandes multitudes d’êtres pensants, et que la démocratie soit l’extinction fatale du génie des lettres ? Si cela était vrai, il faudrait maudire la démocratie ; car c’est le génie qui fait le jour sur les peuples vivants, comme il fait la splendeur sur leur mémoire. Et la pensée exprimée, autrement dit littérature, étant la plus noble fonction de l’homme, un seul groupe d’hommes pensants dans un siècle vaut mieux pour l’histoire que des multitudes qui sèment et qui broutent :

Mais, si vous voulez nous permettre, à titre de poète, une image très peu neuve, mais très frappante, nous vous répondrons que cette prétendue diminution de lumière intellectuelle et morale, à mesure qu’un plus grand nombre d’hommes participe à la clarté, est tout simplement un effet ou plutôt un mensonge d’optique. Vous croyez voir moins d’éclat sur les sommets, parce qu’il y a plus de jour dans les plaines. Un ver luisant pendant la nuit attire plus les yeux que mille étoiles au firmament pendant le jour. Quand le soleil se lève et quand son disque, suspendu un moment au-dessus des Alpes, éblouit le premier regard du voyageur matinal, le soleil paraît un million de fois plus étincelant qu’à midi, quand sa pluie de lumière s’infiltre jusqu’au fond des gorges les plus ténébreuses et noie tout un hémisphère dans un océan uniforme de clarté. S’ensuit-il que le soleil ait plus de clarté à son lever sur le bord du ciel qu’à son midi sur l’universalité de l’espace ? Non ; il s’ensuit seulement que le contraste de l’obscurité des vallées, le matin, avec le rayonnement des sommets qu’il frappe de ses rayons, vous fait apparaître l’astre plus lumineux et les hauteurs plus splendides ; mais, en réalité, il y a un million de fois plus de lumière sur la terre au milieu du jour qu’à l’aube du jour.

Cette image est tout un argument. La démocratie intellectuelle et littéraire vous éblouit moins, parce qu’elle répercute à peu près uniformément et de tous les points la lumière ; mais, en réalité, il y a plus de génie humain réparti entre de plus vastes multitudes dans un peuple que dans une académie d’hommes de génie.

VI

Quant à la possibilité d’une décadence finale pour un siècle, pour une nation, pour une langue, pour une littérature, je ne nie nullement cette possibilité en principe. Si je la niais, l’histoire du genre humain tout entier serait là devant moi, comme elle est là devant les progressistes indéfinis, pour me donner le triste démenti des réalités aux imaginations. Nous ne marchons dans le passé que sur la cendre des langues mortes avec leurs chefs-d’œuvre et sur les cadavres des littératures. Le monde entier n’est composé que de deux mots : progrès et décadence. L’erreur des optimistes est de n’en lire qu’un, progrès ; l’erreur des pessimistes est de n’en lire qu’un, décadence. Lisons-les tous les deux, nous serons dans le vrai de l’histoire et de la destinée du genre humain, en littérature comme en politique.

VII

Mais, s’il est vrai que l’Europe, et que la France en particulier, doivent tomber un jour en décadence de génie, de langue et de littérature, est-il vrai, ou du moins est-il vraisemblable que ce triste moment de descente après le sommet et de caducité après la jeunesse soit arrivé pour l’Europe et pour la France ? La main sur la conscience, et sans vouloir flatter personne ni nous flatter nous-même, nous ne le pensons pas. Nous pensons plutôt que ces belles parties vivantes du monde n’ont pas encore atteint leur maturité, et qu’elles jettent encore, comme nous disons nous autres contemplateurs des vagues, la folle écume de leur longue jeunesse. Oui, nos temps, qui nous semblent vieux, sont jeunes.

À quel symptôme, nous dit-on, le présumez-vous ?

Nous allons le dire.

Premièrement, à la prodigieuse fécondité de la nature humaine en Europe, en Asie et en Amérique dans ces derniers temps. Quand la nature veut mourir dans des peuples, elle n’enfante pas avec cette prodigalité ; elle se repose comme la vieillesse, elle s’épuise, elle languit, elle devient stérile, ou bien elle ne produit que des avortons ou des monstres. Nous avons vu cela aux Indes, quand Alexandre, et plus tard Gengiskhan ou Timour, y sont accourus du fond de la Macédoine et de la Tartarie avec des nuées de barbares, comme des bêtes de proie alléchées par l’odeur de la mort.

Nous avons vu cela en Grèce, en Égypte et en Perse, quand les Romains, ces brigands de l’univers, y sont venus balayer des trônes et des républiques vermoulues, et emporter des dépouilles dans la caverne agrandie de Romulus.

Nous avons vu cela quand les empereurs ont précipité Rome de liberté en servitude et de servitude en lâcheté, jusqu’à l’inondation de Rome et de Byzance par les jeunes barbares d’Attila, au lieu des vieux barbares de Marius.

Nous avons vu cela dans le moyen âge, quand l’esprit humain, désorienté par la disparition du vieil univers religieux, intellectuel et politique, se sauva dans les thébaïdes d’Orient et dans les monastères d’Europe, pour s’y suicider mystiquement dans le mépris de la vie et dans les frissons de l’éternité.

Oui, le genre humain eut, à ces époques, des étonnements, des lassitudes, des dépérissements, des décadences littéraires où les langues mêmes s’anéantissaient avec les idées. On comprend que les hommes qui vivaient dans ces années stériles de l’Europe aient cru un moment à la stérilité finale et à la caducité irrémédiable des littératures.

Les siècles qui sont venus après, Charlemagne, Charles-Quint, Léon X, Louis XIV, le dix-huitième siècle, le dix-neuvième lui-même, nous ont appris et nous apprennent assez qu’il n’y a ni progrès continu ni décadence irrémédiable dans l’esprit humain. Mais savez-vous ce qu’il y a ? Il y a cette intermittence, cette alternative, cette jeunesse et cette vieillesse, cette fin et ce recommencement qui sont la condition et la loi de toutes choses intellectuelles ou matérielles. Ce monde, qui a commencé lui-même, finira, parce qu’il a commencé ; mais personne ne connaît ni sa vieillesse dans le passé, ni sa longévité dans l’avenir, excepté celui qui compte d’avance le nombre des révolutions de soleil dans les cieux, et le nombre des pulsations du pouls dans l’artère de l’homme.

VIII

Mais, s’il ne nous est pas permis de substituer nos calculs au calcul divin, et de dire avec certitude : « Voici le soir, car la lumière baisse dans les esprits », il nous est permis de faire usage de notre raison, de notre expérience historique, et de conjecturer avec plus ou moins de vraisemblance si nous sommes au lever ou au coucher d’une époque,

« l’heure qu’il est au cadran des âges. »

Eh bien ! plus je considère les pas de cette aiguille de l’esprit humain sur ce cadran, moins je puis comprendre ces prophètes de malheur qui menacent l’Europe littéraire de vieillesse, de décrépitude, de silence et de stérilité.

Où donc voient-ils ces symptômes de décadence ?  Dans les révolutions intellectuelles, disent-ils, ces grandes perturbations du monde.  Mais les révolutions intellectuelles, au contraire, ne sont-elles pas les secousses que l’esprit humain se donne à lui-même pour enfanter dans le travail et dans la douleur ce qu’il porte en lui ? J’aimerais autant appeler décrépitude et stérilité les secousses que donne au sein de sa mère féconde le fruit qu’elle va enfanter et qui demande à naître. Tout le monde sent que l’Europe est en travail d’enfantement ; nul ne sait ce que sera le fruit : les uns disent prodige, les autres monstre. Quant à nous, nous ne croyons nullement au monstre, car l’Europe est grosse de l’esprit divin.

Sans dire ici (ce n’est pas la place) ce que nous croyons entrevoir sur le résultat de cet enfantement de plusieurs siècles, nous sommes convaincu que l’Europe souffre pour mettre au monde, quoi ? Ce qui y est déjà, c’est-à-dire l’éternel nouveau-né de l’esprit humain, la raison : la raison un peu plus développée dans les choses divines, la raison un peu plus expliquée dans les choses humaines, la raison un peu plus associée à la loi dans la politique, en un mot, une révélation par le sens commun. Ni plus, ni moins, comme disait un oracle de tribune il y a quelques années ; mais ce plus sera une époque d’accroissement de jour dans le ciel et sur la terre, et ce moins serait une époque d’accroissement de ténèbres. Mais, encore une fois, pourquoi marcherions-nous aux ténèbres ? Il y a un nuage, j’en conviens, et le jour baisse ; mais ce n’est pas le soir, et un nuage n’est pas la nuit !

Or, plus le règne de la raison s’accroîtra, plus la littérature véritable, qui est l’expression de la pensée humaine, s’accroîtra en œuvres de tout genre, et dans ces œuvres il y aura des chefs-d’œuvre. La philosophie n’a pas dit son dernier axiome, la poésie n’a pas chanté son dernier hymne.

IX

Considérez d’un coup d’œil rapide, et sans rien détailler aujourd’hui, tout ce qui proteste depuis un siècle seulement en Europe contre cette prétendue décrépitude de l’esprit humain. Tâtez le pouls du monde intellectuel, et dites s’il est prêt à mourir.

Il n’y a pas un siècle que Goethe, l’Orphée et l’Horace allemand réunis dans un même homme, a attiré vers l’Allemagne, muette depuis les Niebelungen , l’attention et l’enthousiasme de toute l’Europe. Nous l’avons vu de nos jours vieillir sans faiblir, comme les dieux de l’Olympe vieillissaient ; puis se transformer dans sa sérénité en gloire nationale plutôt que mourir, tellement divinisé par ses compatriotes, qu’on est tenté de chercher son sépulcre parmi les étoiles du firmament plutôt que sous les cyprès de Weimar.

Klopstock et Schiller, l’un l’Homère de la Messiade, l’autre l’Euripide de la scène allemande, lui faisaient cortège ; ils vivaient encore quand nous sommes nés. De tels génies fraternels, groupés dans quelques lieues carrées de l’Allemagne du nord, sont-ils un symptôme d’épuisement sur cette terre où toute petite bourgade est une Athènes ?

Il n’y a pas trente ans que lord Byron, en Angleterre, aussi grand à lui seul que toute la littérature de son pays, à l’exception de Shakespeare, trop grand pour être mesuré ; il n’y a pas trente ans que lord Byron donnait le frisson et le vertige à l’imagination de l’Europe entière, par chacun de ses vers qui traversaient l’Océan comme des langues de feu répercutées sur les murs de craie de son île.

Il n’y a pas vingt-cinq ans que Walter Scott, ce trouvère posthume de notre siècle, ce Boccace sérieux et épique de notre âge, composait ses cent nouvelles, puisées dans l’histoire d’Écosse, et devenait ainsi, par le roman, le prosateur épique de la Grande-Bretagne.

Dickens et Thackeray, ses émules, vivent et produisent encore tous les jours de nouveaux chefs-d’œuvre de peintures de mœurs et de sensibilité. L’esprit humoriste de Sterne et le pathétique de Richardson se mêlent en eux pour faire sourire ou pleurer toute l’Europe. Dans un autre genre, plus monumental, l’histoire, Macaulay rédige plutôt qu’il ne grave les annales de son pays. Historien trop parlementaire, selon moi, Macaulay, semblable en cela à l’école dogmatique de la France, discute plus qu’il ne raconte, et instruit plus qu’il n’émeut ; il fait des systèmes dans l’histoire, au lieu de faire des drames ; il s’adresse à l’esprit plus qu’au cœur ; il veut prouver au lieu de témoigner. Cette histoire raisonneuse et systématique n’aura que le second rang dans le récit des choses humaines ; elle passera avec les systèmes, les sectes, les théories qu’elle représente. La nature seule est éternelle ; l’histoire est un récit, et non une polémique descendue de la tribune dans la bibliothèque. Macaulay écrit l’histoire pour ses amis de telle ou telle coterie politique, au lieu de l’écrire pour le genre humain ; mais son livre n’en est pas moins un grand signe de vie dans la littérature contemporaine de la Grande-Bretagne. L’Angleterre est digne d’avoir un jour son Shakespeare dans l’histoire comme elle l’a eu dans le drame.

X

En Espagne, l’héroïsme et la poésie se touchent par le grandiose du caractère et par l’orientalisme de l’imagination. L’Espagne n’a plus depuis longtemps ses chantres du Cid, ses Cervantès, ses Caldéron et ses Lopé de Véga. Le quiétisme somnolent de sa cour et de ses monastères avait assoupi son génie naturel ; mais l’invasion révoltante de son territoire, en 1810, par Napoléon, lui a rendu le patriotisme par l’indignation. Ses cortès lui ont rendu la liberté ; ses secousses révolutionnaires de 1820, et les contrecoups prolongés de ces secousses jusqu’à ce jour, lui ont rendu ce qui se réveille avant tout dans un peuple en ébullition, l’éloquence. Les orateurs précèdent les poètes ; l’âge de la poésie commence à renaître ; la liberté, une fois conquise et une fois régularisée, féconde le génie. Le génie n’était pas mort en Espagne, il sommeillait. Voilà le réveil ! Attendons-nous à de grandes choses, non seulement dans l’Espagne continentale, mais dans les Amériques espagnoles. Ces Amériques espagnoles ressemblent à ces colonies grecques de l’Asie, devenues libres par la distance, mais restées grecques par la vigueur des caractères et par l’élégance du génie natal.

Il en est de même du Portugal et du Brésil., une imagination plus latine et une langue plus belle encore que l’espagnol, la langue des Lusiades, attend d’autres Camoëns, dont les chants seront répétés par deux mondes, de Cintra à Rio-Janeiro.

XI

L’Amérique du Nord, jusqu’ici absorbée par la conquête et le défrichement du nouveau monde, n’était pas parvenue encore à son âge littéraire. C’est l’âge de la maturité et du loisir qui succède à l’âge de croissance chez les peuples neufs. Mais voilà l’Amérique du Nord qui y touche par la science, par l’histoire, par la poésie, par le roman, cette poésie domestique. Les noms de ses publicistes, de ses orateurs, de ses hommes d’État, de ses poètes, de ses romanciers naissants, et déjà rivaux de leurs modèles dans le vieux monde, traversent déjà l’Atlantique ; ils nous apportent les échos d’un grand siècle de pensée après un grand siècle d’action. Ce pays en est à son ère fabuleuse d’indépendance, de liberté, d’institutions, de créations ; les âmes y ont la vigueur du sol, la grandeur des fleuves, la profondeur des solitudes, la hauteur démesurée des montagnes, l’infini des horizons. Qui peut dire, si elle ne se déchire pas dans l’enfantement, ce qu’enfantera en Amérique cette poésie de la raison et de la liberté, après la poésie des traditions ?

Y a-t-il moins de littérature dans la liberté et dans la vérité que dans la servitude et dans les routines d’esprit ? Attendons, pour le dire, le poème épique de la raison humaine et le drame de la vérité qui se préparent à naître dans ce nouveau monde.

Il ne chante pas encore, il agit, mais son action est plus poétique que nos poèmes.

XII

La Russie elle-même, jeune race sur une vieille terre, entre dans son époque littéraire par un historien et par un poète (Karamsin et Pouskin) ; ils rivalisent du premier coup avec leurs modèles anglais, Hume et Byron. Cette langue russe, combinée d’énergie tartare, de mélodie grecque, de mollesse slave, de rêverie allemande, de clarté française, instrument à mille voix, comme l’orgue des basiliques, est éminemment propre au lyrisme, au gémissement de la mélancolie du Nord, comme à l’enthousiasme religieux du Midi. L’alluvion des siècles et le mélange des races semblent l’avoir façonnée lentement pour une littérature composite dont nous entendons à peine les premiers balbutiements. Le génie divers, prompt, souple, fort, fantastique des peuples qui parlent cette langue promet prochainement de grands siècles littéraires à la Russie.

Nous ne parlons point ici de l’Orient, parce qu’il dort ; il dort après des siècles de fécondité littéraire, religieuse et philosophique. Ces siècles ont épuisé pour un temps ses forces. Mais respectons ce sommeil de l’Asie ! On a le droit de se reposer quand on a produit pour l’esprit humain cent poèmes, dix théâtres, dix philosophies et cinq religions ; quand on a été l’Inde, la Chine, l’Arabie, la Perse, l’Égypte, la Grèce, la Judée, l’école et le sanctuaire de l’univers.

XIII

Nous en dirons autant de l’Italie, terre à laquelle nous devons tant, et à laquelle nous ne restituerons que son bien en lui restituant la liberté, la poésie et l’éloquence, ses fruits naturels. Sa littérature à elle n’est pas morte. Elle y est seulement dans cette sublime langueur qui précède les renaissances. Moi qui l’ai habitée si longtemps, qui l’aime comme une mère, qui lui dois le peu de poésie dont son ciel, ses mers, ses paysages, ses ruines, ont imbibé mon imagination, il m’est impossible de ne pas sentir battre dans ses membres encore enchaînés le pouls immortel de son génie, le génie initiateur de l’Europe. Je n’ai encore qu’âge d’homme, et j’y ai vu de mes yeux ensevelir Alfieri dans le marbre de Santa Croce, sculpté par Canova ; j’y ai entendu Monti réciter ses poèmes aussi dantesques que le Dante ; j’y ai serré la main de Manzoni, qui venait d’écrire ses mâles cantates ; j’y ai été l’ami de Nicolini, qui agitait de l’accent de Machiavel les fibres toscanes ; j’y ai entrevu Ugo Foscolo, ce Savonarola de la liberté, qui prêtait ses rugissements de douleur patriotique aux lettres de Jacobo Ortis ; j’y ai vécu en familiarité avec Canova, cet émule de Phidias à Rome ; enfin j’y ai entendu les premiers accents de Rossini, cet homme sans parallèle parmi les hommes vivants, qui a plus de poésie, de vibration, de littérature inarticulée dans une de ses notes que son siècle entier dans toutes ses œuvres ! Et combien d’autres que je ne nomme pas, mais en qui j’ai senti la divinité de l’Italie parler à mon âme !…

Non, une telle terre n’est pas morte au génie littéraire sous toutes les formes, elle qui fut, comme le dit un de ses fils, la nourrice intellectuelle et artistique de l’Europe, elle qui m’inspirait, quand je foulais son sol sacré, ces vers, hélas ! moins poétiques que sa poussière :

Où l’histoire du monde est écrite en ruines !
A gravé plus avant l’empreinte de ses pas ;
Où la gloire, qui prit ton nom pour son emblème,
Laisse un voile éclatant sur ta nudité même !
Voilà le plus parlant de tes sacrés débris !
Pleure ! un cri de pitié va répondre à tes cris !
Tu n’es pas seulement chère aux nobles enfants
Que ta verte vieillesse a portés dans ses flancs :
De tes ennemis même enviée et chérie,
De tout ce qui naît grand ton ombre est la patrie !
Et l’esprit inquiet, qui dans l’antiquité
Remonte vers la gloire et vers la liberté,
Et l’esprit résigné qu’un jour plus pur inonde,
Plus loin, plus haut encor, cherche un unique autel
Le cœur plein tous les deux d’une tristesse amère,
T’adorent dans ta poudre, et te disent : « Ma mère ! »
Le vent, en ravissant tes os à ton cercueil,
De chaque monument qu’ouvre le soc de Rome,
On croit voir s’exhaler les mânes d’un grand homme !
Et dans le temple immense, où le Dieu du chrétien
Tout mortel en entrant prie, et sent mieux encore
Que ton temple appartient à tout ce qui l’adore !…

Sur tes monts glorieux chaque arbre qui périt,
Chaque rocher miné, chaque urne qui tarit,
Chaque fleur que le soc brise sur une tombe,
De tes sacrés débris chaque pierre qui tombe,
Au cœur des nations retentissent longtemps,
Comme au coup plus hardi de la hache du temps ;
Et tout ce qui flétrit ta majesté suprême
Le malheur pour toi seule a doublé le respect ;
Tout cœur s’ouvre à ton nom, tout œil à ton aspect !
Ton soleil, trop brillant pour une humble paupière,
Semble épancher sur toi la gloire et la lumière ;
Quand tes grands horizons se montrent dans les airs,
Sensible et frémissante à ces grandes images,
S’abaisse d’elle-même en touchant tes rivages.
Ah ! garde-nous longtemps, veuve des nations,
Ces titres mutilés de la grandeur de l’homme,
Qu’on retrouve à tes pieds dans la cendre de Rome !
Respecte tout de toi, jusques à tes lambeaux !
Ne porte point envie à des destins plus beaux !
Mais, semblable à César à son heure suprême,
Qui du manteau sanglant s’enveloppa lui-même,
Quel que soit le destin que couve l’avenir,
Terre, enveloppe-toi de ton grand souvenir !
Que t’importe où s’en vont l’empire et la victoire ?
Il n’est point d’avenir égal à ta mémoire !

Et ailleurs :

Mais, malgré tes malheurs, pays choisi des dieux,
Le ciel avec amour tourne sur toi les yeux ;
Quelque chose de saint sur tes tombeaux respire,
T’a laissé deux présents : ton soleil, ta beauté ;
Et, noble dans son deuil, sous tes pleurs rajeunie,
Comme un fruit du climat enfante le génie.
Ton nom résonne encore à l’homme qui l’entend,
Comme un glaive tombé des mains du combattant ;
À ce bruit impuissant, la terre tremble encore,
Et tout cœur généreux te regrette et t’adore.

XIV

Il nous est impossible de ne pas augurer une troisième renaissance littéraire pour une contrée aussi inépuisable en fécondité intellectuelle qu’en fécondité matérielle. Le génie italien n’a pas baissé d’une idée ou d’une image de Virgile à Dante, d’Horace à Pétrarque, de Sénèque à Machiavel, de Lucain au Tasse. Il est évident pour quiconque a habité une partie de sa vie cette terre et fréquenté ses esprits supérieurs, que ce niveau n’a pas baissé non plus de Dante, de Machiavel, de Pétrarque, de Tasse à aujourd’hui. L’Italie est pleine d’hommes de la même trempe de cœur et d’esprit, auxquels il ne manque que la voix. L’unité est brisée, mais l’énergie individuelle subsiste. Que l’unité fédérale, la seule unité possible aujourd’hui en Italie, vienne à se renouer, et le monde sera étonné de la supériorité intellectuelle dans tous les genres de culture d’esprit dont la nature a doué les Italiens modernes. Mais cette unité fédérale de l’Italie ne se renouera jamais que sous la pression d’un grand danger commun à toutes les nationalités morcelées dont la Péninsule se compose. Cela ne suffit pas ; il y faudra encore la tutelle au moins décennale d’une puissance armée, désintéressée de territoire et médiatrice. C’est-à-dire que l’unité ne se renouera que dans le sang pendant une grande collision, lutte européenne dont les plaines de la Lombardie et du Piémont seront une centième fois le champ de bataille. Ce n’est pas tout encore : il y faudra la magnanimité généreuse de la puissance libératrice et médiatrice. L’âme d’un Washington européen pourra seule accomplir ce miracle. Avoir l’héroïsme de protéger sans avoir l’ambition de conquérir, voilà la condition prodigieusement rare du libérateur futur de l’Italie !

Digression historique

XV

Ici, permettez-moi une digression involontaire, mais que l’occasion amène sans que je l’aie cherchée sous ma plume.

On me dit quelquefois, avec un reproche que je trouve plus mal informé qu’injuste : Tu es ille vir ! Tu étais cet homme ! ou plutôt, « Pourquoi, en 1848, n’as-tu pas su être cet homme ? »

Pour comprendre pourquoi je n’ai pas été cet homme, il faudrait être au fond de mes pensées les plus intimes à cette époque, et connaître en même temps les mystères de la situation vraiment étrange où la France elle-même était haletante pendant la révolution soudaine, imprévue et cernée de périls du commencement de la république. Je vais, en peu de mots, vous introduire au fond de mes pensées les plus secrètes, comme au fond de la situation qu’une révolution si soudaine faisait à la France, dont je dirigeais la politique extérieure. Vous jugerez après si j’étais dans les conditions voulues pour soulever, garantir et médiatiser l’Italie, à moi tout seul. L’Italie elle-même saura si elle doit me condamner ou m’absoudre. Je confesserai tout pour moi et contre moi. Les réticences sont des mensonges en histoire. Qui ne sait pas tout ne sait rien. Je vais tout dire.

XVI

Premièrement, il faut bien m’apprécier moi-même, et bien entrer dans ma nature personnelle et dans l’esprit de mon rôle au moment à la fois terrible et grandiose où la république sortit du nuage avec la promptitude et l’éblouissement de l’éclair.

Un gouvernement dont je n’estimais pas l’origine, mais contre lequel je ne conspirais pas, venait de s’abîmer et de disparaître en trois heures, sans défense. Une heure après, surpris comme tout le monde, je crus (comme je crois encore) que le seul moyen de raffermir d’un mot le sol fondamental était de proclamer sur les ruines de cette monarchie disparue une république de nécessité et de salut, pour l’interposer entre tout le monde et pour donner au peuple la patience d’attendre une assemblée nationale souveraine, seule puissance toujours légale qu’on pût évoquer pour imposer l’ordre et le respect d’elle-même à la France.

Je n’étais pas un républicain radical, un républicain subversif, un républicain chimérique rêvant de bouleverser les fondements de la politique et de la société civile, pour faire éclore du sang ou du feu un monde nouveau éclos en trois heures.

Les mondes nouveaux ne naissent que de la gestation lente et de l’enfantement laborieux des siècles. J’étais un républicain improvisé, un républicain politique, un républicain conservateur de tout ce qui doit être conservé sous peine de mort dans une société, ordre, vies, religion libre, fortunes, industrie, liberté légale, respect de toutes les classes de citoyens les unes envers les autres, paix des nations entre elles dans leur indépendance réciproque et dans l’esprit de leurs traités, droit public de l’Europe.

XVII

Ai-je eu tort d’être républicain conservateur ? les républicains d’un autre tempérament le disent ; mais enfin j’étais ce que j’étais. On ne se fait ni sa nature, ni sa conviction, ni sa conscience : à tort ou à raison, j’étais républicain conservateur.

Si j’avais été autre chose, il n’y avait rien de si rationnel et de si aisé que de laisser le feu de la France prendre, par le seul courant du vent qui soufflait, à l’univers. D’une combustion générale il serait sorti ce qui pouvait, un monceau de cendre étouffé sous une pluie de sang, et foulé bientôt après aux pieds par une tyrannie militaire. Les républicains auraient été, aux yeux de l’avenir, les incendiaires du vieux monde. Triste titre à l’estime et à l’amour des peuples incendiés, et livrés, après l’œuvre des Érostrates, à la merci des Marius du Nord ou du Midi !

Dans ce système, le premier cri de la république devait être : Aux armes ! Deux couplets ajoutés à la Marseillaise, l’un contre les classes supérieures, l’autre contre les propriétés, auraient fait l’affaire. La France soulevée de son lit aurait débordé de ses frontières comme de ses lois, et malheur au monde !

XVIII

Ce n’était pas ce que je voulais pour la république nouvelle. Je voulais qu’elle montrât une fois à l’Europe qu’il y avait compatibilité complète entre la France libre et les puissances géographiques voisines, respectées dans leurs frontières comme dans leur indépendance.

L’inviolabilité mutuelle est la base de paix sur laquelle repose le monde. Violer cette base, ce n’était pas seulement une iniquité, c’était la guerre, c’était le meurtre en masse, c’était le sang humain jeté au hasard et à pleine main sur la terre d’Europe ! Et de quel droit ? Du droit d’une opinion, d’un système, d’une fantaisie, d’une vanité, d’une boutade de Danton (et encore Danton lui-même ne proclamait que la guerre défensive et traitait avec la Prusse).

J’avoue ma faiblesse. Ma conscience d’homme timoré devant Dieu répugnait à ce jeu de sang humain dont l’enjeu est la vie de ses créatures. Qu’on me méprise, mais qu’on m’absolve ! J’écartais la guerre offensive de la république comme un crime envers l’humanité et envers Dieu ; je n’acceptais dans mes pensées pour la république que la guerre défensive et patriotique. C’est ce scrupule de conscience seul qui me fit faire le manifeste à l’Europe.

Scrupule, dira-t-on ! Je ne le nie pas, mais quelquefois un scrupule de conscience est la plus habile politique. Souvenez-vous de ce qui se passa. Les ligues des cours furent désarmées de tout droit d’agression contre la république ; les peuples, respectés et rassurés sur leur territoire, passèrent du côté de nos principes, et la diplomatie française fut l’arbitre du monde en six semaines de temps, sans avoir violenté une nation ni brûlé une amorce.

XIX

Je ne me dissimulais pas le moins du monde cependant que l’Italie aurait des frémissements et des secousses, que l’Allemagne s’armerait pour y maintenir sa puissance non nationale, mais habituelle, en Lombardie. Je connaissais de jeunesse le caractère hésitant, repentant, puis récidivant, extemporané enfin, pour me servir du mot latin, de Charles-Albert. Je me défiais de l’entraînement inopportun qu’il donnerait à son armée ou qu’il subirait de ses peuples. Je devais dans cette prévision, trop vite vérifiée, faire prendre une position de forte expectative à la république sur les Alpes. Je fis décréter l’armée des Alpes de soixante mille hommes, échelonnés de Lyon à la frontière du Var.

Quelle était la signification de l’armée des Alpes ?  Elle était double dans mon esprit : premièrement, être prête à descendre en Piémont, au premier signal de péril de cette puissance ; secondement, être prête à réprimer les agitations religieuses, civiles, socialistes et démagogiques qui pouvaient éclater à chaque instant dans le midi de la France, plus passionné que le nord, à Lyon, à Avignon, à Marseille, à Toulon, dans tout le bassin de la Saône et du Rhône.

Ainsi l’armée des Alpes, par sa seule existence, dominait inoffensivement l’Italie de son front, pacifiait par son flanc droit le midi de la France.

XX

Or que devait-elle faire en Italie, cette armée des Alpes, si la témérité inopportune de Charles-Albert déclarait la guerre à l’Autriche, si, comme j’en étais convaincu, Charles-Albert subissait des revers, et si l’Autriche victorieuse s’avançait pour envahir le Piémont ?

Dans notre droit alors, et dans l’intérêt légitime de la sécurité de nos propres frontières au midi et à l’est, notre armée devait descendre des Alpes en Piémont, couvrir ce royaume, rallier les débris de la valeureuse armée piémontaise, faire face à l’armée autrichienne, et combattre, s’il était nécessaire de combattre, pour l’évacuation et pour l’indépendance de la Péninsule tout entière.

Mais il n’était pas même nécessaire de combattre dans ce moment : la révolution combattait pour nous en Hongrie, en Prusse, à Francfort, à Rome, à Naples, en Toscane, à Vienne, et l’Autriche, qui n’existait plus que dans son unique armée d’Italie, ne songeait pas à se jouer elle-même dans une seule bataille ; elle ne songeait qu’à se ménager des conditions honorables de retraite. Elle proposait elle-même de négocier cette retraite jusqu’au pied du Tyrol ; elle ne demandait, pour évacuer l’Italie lombarde, que le prix de cet abandon par le payement de sa dette italienne par l’Italie. Dans de telles extrémités, il est peu douteux que cent mille Français couvrant soixante mille Piémontais dans les plaines du Piémont n’eussent opéré, ou par leur seule présence, ou par un coup d’éclat, la libération du sol italique. Cela est moins douteux encore quand on songe que Turin, Milan, Gênes, Parme, Plaisance, Bologne, Venise, Florence, Livourne, Rome, Naples, la Calabre et la Sicile avaient déjà couru avec plus ou moins de patriotisme aux armes ; que ce mouvement militaire encore hésitant dans un pays déshabitué des armes se serait accru, multiplié, organisé sous le flanc droit de l’armée française, et que l’Italie, en six mois, n’aurait été qu’une forêt de baïonnettes inhabiles peut-être, mais héroïques comme le sentiment qui armait ses milices.

XXI

Que se serait-il passé alors en Italie ?  Nous n’avons pas le secret du destin ; mais nous pouvons affirmer qu’il se serait passé ce que la France aurait conseillé, et ce que la vieille constitution des cinq ou six Italies comporte, c’est-à-dire une fédération patriotique unanime de toutes ces Italies sous leurs différentes natures politiques et sous la médiation protectrice de la France. L’unité nationale et militaire de ces diversités politiques eût été quelque chose d’analogue à la confédération hellénique des villes, royaumes, républiques du Péloponèse et des Îles sous la garantie des phalanges macédoniennes.

Sans doute il y eût eu des oscillations, des tâtonnements, des anomalies, des inexpériences, des froissements, des rivalités, des excès d’impulsion, des excès de résistance ; mais la médiation présente et armée de la France aurait été une dictature de salut commun, acceptée par la nécessité jusqu’à l’heure où cet amphictyonage des alliés aurait fait place à l’amphictyonage des Italiens constitués et armés dans leurs propres villes. L’Italie, depuis le moyen âge, est plus municipale que nationale ; une confédération municipale est sa forme obligée de constitution. On ne prévaut pas contre la nature. Mais quelle confédération municipale que celle qui a pour municipalités des capitales, Milan, Turin au pied des Alpes, Gênes à droite, Venise à gauche, Florence, Livourne, Bologne au pied des Apennins, Rome au centre, Naples au sommet, Palerme et Messine dans ses eaux ? Et quelle renaissance politique, militaire, oratoire et littéraire l’émulation de toutes ces capitales entre elles ne promettait-elle pas à une nation de vingt millions d’hommes doués d’autant de génie et de plus raison que la légère Athènes.

XXII

Telle était ma pensée sur l’Italie. Je sais qu’elle paraîtra une offense aux Italiens, qui professaient à contretemps une unité sans lien, et une émancipation sans émancipateurs. Il ne s’agissait pas de flatter l’Italie, mais de la sauver. Je ne l’ai pas flattée, je ne l’ai pas provoquée aux soulèvements intempestifs de 1848 ; j’en atteste ses ambassadeurs et ses patriotes de cette époque ! Qu’ils disent si je n’ai pas plutôt fait mes efforts loyaux pour détourner le roi Charles-Albert de son agression, où je pressentais sa perte ? Qu’ils se souviennent de mon mot trop significatif à la tribune : Toutes les cantates ne sont pas des Marseillaises ! Je dis avec la même sincérité aujourd’hui ma pensée à ce grand peuple : mûr pour l’indépendance, mûr pour la liberté, mûr pour l’éloquence, mûr pour le génie, il ne l’est pas pour les armes. La liberté lui mettait ces armes dans la main, mais il lui fallait un peuple soldat et vétéran de gloire comme la France pour lui en apprendre l’usage. On improvise la liberté, on n’improvise pas les armées qui la défendent. Or il faut des armées autour du berceau d’une liberté qui vient de naître. Que l’avenir me démente si j’ai tort, mais que les patriotes sérieux de l’Italie ne m’accusent pas ! Ma pensée de prudence et de temporisation pour eux était plus italienne que celle de Charles-Albert ; elle est la même encore aujourd’hui, mais pour d’autres causes.

XXIII

Mais, reprennent les Italiens aigris par l’exil ; mais, disent les radicaux de la guerre révolutionnaire en France, pourquoi donc l’armée des Alpes n’est-elle pas descendue en Italie après le revers de Charles-Albert, pour y prendre le beau rôle de médiateur armé ou de combattant italien que vous aviez assigné à sa création, et que vous aviez ajourné à l’heure où le Piémont serait envahi par l’armée autrichienne ?… Hélas ! ce n’est pas moi qui vous réponds ici ; c’est une triste date. Le jour où les revers de Charles-Albert furent pressentis à Paris, l’ordre de marche de l’armée des Alpes fut préparé sans hésiter par le gouvernement de la république. La fatale insurrection communiste ou démagogique de juin entraîna la retraite de ce gouvernement.

Pendant que ce gouvernement combattait dans les rues de Paris pour le salut de la république et de l’assemblée ; pendant qu’il triomphait par l’armée qu’il avait préparée, par le général qu’il avait nommé, par ses propres mains, chef et soldat lui-même, offrant sa vie au feu pour défendre la représentation nationale, cette même représentation nationale le soupçonnait odieusement d’une complicité souterraine avec ses ennemis, et lui redemandait en hâte le pouvoir exécutif pour le décerner à un dictateur aussi patriote, mais pas plus dévoué que lui à la France.

La fatale coïncidence de la bataille de Paris et de la défaite du Piémont engloutit tous les plans et tous les rêves dans le même abîme. Étranger depuis ce jour au gouvernement, j’ignore quelles furent, à l’égard de l’Italie, les pensées et les nécessités des gouvernements successifs de la république. Tout ce que je puis affirmer, c’est que les événements de juin, malgré leur gravité, ne m’auraient pas empêché de faire descendre en Piémont l’armée des Alpes. La France civique tout entière était debout et armée pour défendre sa civilisation, ses familles, ses propriétés, ses foyers, sa souveraineté représentative contre des poignées de démolisseurs anéantis dans leur démence. La puissance intérieure de la France était centuplée ; sa puissance militaire était reconstituée depuis cinq mois d’une réorganisation énergique de ses armées ; la France n’avait pas besoin de cent mille hommes en faction sur les Alpes ou en Algérie pour se préserver des communistes qui lui font horreur : l’Italie en avait besoin pour rester l’Italie.

XXIV

Voilà ce que j’ai voulu pour l’Italie ; voilà ce que j’ai fait à son insu pour elle ; voilà ce que la destinée contraire a décidé d’elle et de moi dans les journées de juin 1848. Ce n’est pas seulement la France qui a saigné dans ces journées, c’est l’Italie qui y a péri. Pleurons ensemble sur la démence de ces meurtriers de la liberté et d’eux-mêmes, mais ne nous accusons pas, l’Italie et nous ! Nous sommes innocents ; c’est le sort qui est coupable.

Si j’avais été Italien de sang comme je le suis de cœur, aurais-je pu concevoir pour l’Italie une pensée plus filiale ? aurais-je pu lui rouvrir inoffensivement pour les autres puissances, et plus légitimement pour elle-même, une plus belle perspective de renaissance nationale, politique et littéraire ? Je laisse à la réflexion et à la conscience à prononcer.

XXV

Et comment n’aurais-je pas aimé l’Italie ? Comment n’aurais-je pas eu foi, je ne dis pas dans les armes (une longue désuétude les a rouillées), mais dans la vie et dans la fécondité de son génie en tout genre ? N’avais-je pas respiré par tous les pores ce génie italien, avant même d’avoir respiré celui de ma propre patrie ? La patrie n’est pas seulement celle où l’on a sucé le lait de sa mère, c’est aussi celle où l’on a reçu de la nature, des monuments, des hommes, des choses, ses premières impressions et ses premières images. La première jeunesse des yeux de l’imagination et du cœur est la naturalisation pour le poète comme pour l’homme. C’est à l’intensité des sensations que la vie de l’âme se mesure, ce n’est pas à la longueur des années. L’Italie pour moi n’est pas un pays, c’est un mirage ! Ce n’est pas de l’air qu’on y respire, c’est de l’âme ! une âme de feu, de langueur, d’enthousiasme, d’antiquité, de jeunesse, de mélancolie et d’héroïsme à la fois ! On s’y fait dans la même minute poète, amant, citoyen, contemplateur, cénobite. Les sensations n’y parlent pas en vous, elles y chantent ; elles y parcourent en une heure la gamme entière de toute une vie ! Il n’y a pas de prose dans cet air, tout y est musique, mélodie, extase ou poème. C’est sans doute pour cela que Rossini ou Mozart transportent au-delà des Alpes, dans tout l’univers, une langue de mélodies qu’aucune autre partie du monde n’a ni inventée ni entendue. Ces hommes sont la vibration vivante et notée de tous les sens de cette terre de sensations, sensations qu’aucune autre langue ne peut rendre en paroles, tant ces lyrismes intérieurs dépassent les langues parlées ! Ce qu’on ne peut pas dire, on le chante ; la musique, peut-on dire aussi, est la poésie des sensations. Rossini est le Pétrarque de cette musique ; il a aspiré l’air de sa patrie, et il l’a soufflé sur tout l’univers. La brise mélodieuse qui court sur l’Italie fait corps avec l’Italie elle-même. C’est le son de voix d’une personne aimée, inséparable de l’enchantement produit sur nous par la personne elle-même. Dès qu’on met le pied sur le sol italien, on entend cette voix dans tous les murmures, dans tous les arbres, dans toutes les vagues, dans tous les vents, comme dans tous les vers. L’Italie n’est pas seulement une terre ; c’est un instrument de musique, c’est l’orgue du monde. Il suffit qu’un sentiment souffle dans les âmes pour que tout y résonne ! Faut-il s’étonner que cette langue ait pour paroles des lueurs, des images et des mélodies ?

On se scandalisera peut-être de ce qu’à cette période grave de ma vie, je retrouve en moi de tels regrets et de tels amours pour l’Italie de mes premières années ; mais, si mon âme est universelle, si mon berceau est français, mes sens sont italiens. L’imagination et l’amour ont aussi leur patriotisme ; c’est le patriotisme de l’imagination et de la poésie qui m’attachait à cette patrie d’adoption où je fus jeté avant l’âge où l’on pense à s’attacher à sa patrie natale. Comment pouvait-il en être autrement ? Je voyais le monde et l’Italie du même premier regard ; je savourais l’air respirable et l’air d’Italie de la même première aspiration. Je devais devenir Italien de sensation avant d’avoir été Français de cœur.

XXVI

Mais, puisqu’il est convenu, entre mes lecteurs et moi, que ce Cours familier de littérature n’est qu’un entretien à vol d’idées et à cœur ouvert, laissez-moi vous dire par quel hasard de jeunesse et de situation je fus initié de si bonne heure, et pour jamais, aux livres et aux lettres de ce beau pays.

Encore une digression, encore une personnalité, me diront quelques critiques sévères. Encore une vanité s’étalant complaisamment dans un livre où toute vanité vivante doit disparaître pour ne laisser parler que des morts ?

Je jure en toute conscience, à ces critiques, qu’il n’y a pas l’ombre de vanité ni de ridicule complaisance pour moi-même dans ce procédé de mon esprit, qui se met quelquefois ici en scène, cœur et âme, pour faire comprendre et sentir aux autres ce que j’ai senti et compris moi-même en traversant la vie, les hommes et les livres. Je suis l’instrument, bon ou mauvais, qui a reçu le premier souffle du siècle à travers ses cordes, et qui rend le son juste ou faux, mais sincère, et qui le rend, non pour que les autres s’accordent à sa note, mais pour qu’ils la jugent et la rectifient s’ils ont un autre diapason dans leur âme.

D’ailleurs j’ai toujours remarqué, depuis saint Augustin, Mme de Sévigné, J.-J. Rousseau, la correspondance de Cicéron, celle de Voltaire, que les livres qu’on lit et qu’on relit le plus sont des livres personnels. Ce qui intéresse l’homme dans le livre, ce n’est pas le livre, c’est l’homme. Et pourquoi cela ? Parce que le livre n’a que des idées, et que l’homme a un cœur. Or, dans le livre personnel l’homme ouvre son cœur, il n’ouvre que son esprit dans ses autres œuvres ; il ne donne ainsi que la moitié de lui-même. Je pense comme Montaigne : Je veux l’homme tout entier.

Mais de plus, si l’on veut être lu et instruire, il faut intéresser. Point de salut sans intérêt pour l’écrivain, point d’instruction pour le lecteur.

Or c’est une loi de notre nature morale, que l’intérêt ne s’attache jamais aux abstractions et toujours aux personnes. L’esprit humain veut donner un visage aux idées, un nom, un cœur, une âme, une individualité aux choses. Si quelqu’un voulait écrire l’histoire des idées, je vous défierais de le lire ; mais qu’il écrive l’histoire des hommes qui ont représenté ces idées, il sera lu d’un bout de la terre à l’autre. Dieu lui-même a fait les créatures sensibles pour personnifier ses idées. Ce qui ne se personnifie pas n’est pas. Nous ne changerons pas la nature humaine, nous ne ferons pas une humanité d’algébristes. Les algébristes raisonnent avec des abstractions, les hommes comme nous raisonnent ou sentent avec des êtres réels.

Ce n’est donc pas, quoi que mes critiques en pensent, par vanité que je me mets et que je me mettrai souvent en scène dans ces entretiens : c’est par connaissance de la nature humaine. Ce n’est pas l’homme en moi qui parle de lui, c’est l’artiste. Ah ! si vous me connaissiez mieux, dirai-je à ces critiques, combien vous seriez loin de m’accuser de cette puérile vanité, morte en moi depuis bien des années ! De la vanité ! Et de quoi ? Si j’en ai eu quelquefois, comme tout le monde, à la fleur de ma vie, l’âge, les événements, les réflexions, les humiliations de cœur et d’esprit dont ma vie est pleine, ont assez pris le soin de l’abattre. J’ose affirmer qu’il n’y a pas un homme sur la terre qui sente plus son néant que moi, et qui désirât plus sincèrement disparaître, âme, corps et nom, de toute scène ici-bas.

Est-ce que cette scène politique ou littéraire du monde a quelque prix encore pour celui qui a vu sur quels tréteaux on y monte, et par quels tréteaux on en descend ?… Non, non, je vous le jure encore devant celui qui lit dans les cœurs, je n’ai pas les vanités qu’on me suppose ; mais j’ai de moi-même et de ce monde les dégoûts qu’on ne me suppose pas ! Laissez-moi donc vous parler encore de moi, et n’en accusez que mon art. Vous voulez sentir, il faut bien vous montrer un cœur.

Pages de voyage

XXVII

C’était au printemps de 1810 ; j’avais dix-neuf ans, une taille élancée, de beaux cheveux non bouclés, mais ondulés par leur souplesse naturelle autour des tempes, des yeux où l’ardeur et la mélancolie se mariaient dans une expression indécise et vague qui n’était ni de la légèreté ni de la tristesse. Une impatience juvénile de vivre, de voir, de sentir, de me plonger dans une mer d’impressions tout à la fois redoutées et attrayantes, était le fond de mon caractère d’alors : du feu qui couvait encore, qui craignait et qui aspirait le vent ; un cœur de jeune fille entre l’âge où l’on rêve et l’âge où l’on aime. J’en avais aussi la candeur et la timidité sur la physionomie. J’étais très hardi d’aspirations, très timide de manières. Élevé dans la solitude et dans la simplicité de la campagne, la grande nature et la grande foule me donnaient des éblouissements. Un silence modeste et rêveur cachait ordinairement cette timidité. Je sortais des livres, et je ne voyais, dans tout ce qui frappait mes regards, qu’un autre grand livre vivant à lire. Je croyais qu’il me dirait le mot de mille mystères de mon ignorance. Mon cœur était une énigme dont je cherchais la clef !

Comment on m’avait lancé seul, si jeune et presque encore enfant, dans un voyage d’Italie, avant d’avoir vu Paris et de connaître la France, je l’ai dit ailleurs (Confidences et Graziella) ; je ne le redis pas ici. C’était téméraire, mais c’était peut-être sage. Une rose artificielle toute poudreuse et toute fanée, tombée d’une guirlande de robe après une nuit de bal, foulée aux pieds des danseurs, puis enveloppée dans un morceau de gaze et cachée au fond de ma malle comme un talisman, avec quelques mauvais vers, n’était qu’une puérilité ; mais cette puérilité avait éveillé les craintes d’une tendre mère. Il fallait donner une diversion aux rêves : il n’y en a point de plus forte qu’un voyage. L’homme en changeant d’horizon change de pensée ; qu’est-ce donc de deux enfants ? J’ai encore, sur un papier tout jauni par la poussière des grandes routes d’Italie, ces mauvais vers de dix-huit ans qui enveloppaient la rose fanée.

Es-tu tombée au vent qui fait plier la tige,
        Ô rose qui meurs sur mon sein ?
        Es-tu le nocturne larcin ?

Non, d’une robe, au bal, tu tombas de toi-même
        Sous les pas distraits des danseurs,
Dans une nuit d’ivresse, ô triste et pâle emblème
        De ces fleurs vivantes, tes sœurs !

        Et la danseuse avec dédain,
        Comme un vil débris du jardin.

Mais moi, glaneur d’épis brisés près de la gerbe,
        Je te recueillis sur mon cœur,
Pour chercher sous ta feuille, ô fleur morte sur l’herbe,
        Une autre ivresse que l’odeur !

Ah ! repose à jamais dans ce sein qui t’abrite,
        Rose qui mourus sous ses pas,
Et compte sur ce cœur combien de fois palpite
        Un rêve qui ne mourra pas !

Il était déjà mort, comme meurent tous les sentiments prématurés de l’enfance ; mais enfin je lui devais mon exil en Italie.

XXVIII

Le 29 mai 1810, au lever du jour, je descendais, dans une chaise de poste où l’on m’avait accordé une petite place sur le siège de la voiture, les dernières pentes de l’Apennin qui se précipitent vers Florence. Le ciel était un cristal sans fond, légèrement terni de cette brume chaude qui donne le vague aux horizons dont sans cela on toucherait de l’œil les bords. Les chevaux à demi sauvages galopaient dans des flots de poussière aromatique, remplissant l’air du bruit joyeux et précipité de leurs clochettes. Il me semblait entendre d’avance les castagnettes des jeunes filles de Naples, conviant les danseurs à l’ivresse des tarentelles. Les collines, les châtaigniers, les clochers, les torrents, les fumées de volcans de l’Apennin fuyaient derrière moi comme dans une ronde magique de la terre. Les hauts et immobiles cyprès qui commencent là à végéter, jetaient çà et là sur la route l’ombre allongée et noire de ces obélisques de la végétation ; les figuiers, semblables à des spectateurs accoudés autour d’un cirque, appuyaient leurs larges feuilles poudreuses sur les murs blancs qui bordaient le chemin ; les oliviers tamisaient d’une légère verdure les rayons du soleil qui tremblaient entre leurs branches sur les sillons. On respirait une odeur d’herbes inconnues à nos climats délavés du Nord. L’air était tiède et savoureux comme un parfum évaporé sur un charbon de feu, ou comme le myrte du paysan à la gueule d’un four qui pétille dans un village de Calabre.

J’étais ivre de sensations avant d’être ivre de pensées. De temps en temps, du haut d’une colline, une échappée de vue me laissait entrevoir au fond d’un bassin de verdure les dômes resplendissants mais encore lointains de Florence. J’aurais voulu franchir d’un élan la distance considérable qui nous en séparait encore. Nous n’y entrâmes qu’à la nuit tombée. Une lune éclatante, se réfléchissant dans les ondes sinueuses et encaissées de l’Arno, brillait comme un fanal sur les murailles grises de la ville des Médicis.

XXIX

Quand j’entendis la voiture qui venait de franchir la porte de la ville rouler avec un bruit sourd et grave sur les larges dalles dont les rues de Florence sont pavées, il me sembla entrer dans la société de ces grands Toscans qui remplissaient mon imagination d’une sorte de terreur sacrée. Dante, Pétrarque, Machiavel, les Pazzi, les Médicis, les Politien, les Michel-Ange, et mille autres dont les noms surgissaient dans ma mémoire, me paraissaient regarder aux fenêtres de ces palais sombres dont les rues sont bordées et obscurcies. Pour ajouter à l’illusion, je ne sais quelle odeur de cèdre dont les charpentes de ces palais sont construites embaumait les rues. On eût dit l’odeur sépulcrale de ce bois incorruptible dont on faisait les cercueils et qui embaumait de lui-même les morts.

Les rares habitants qui circulaient sur les places ou qui respiraient le frais autour des fontaines donnaient à la ville un air de magnifique champ des morts, entrecoupé de monuments et peuplé de fantômes. Jamais je n’oublierai cette première entrée de nuit dans la ville de Dante.

La voiture, qui devait continuer sa route jusqu’à Sienne et jusqu’à Rome, me laissa descendre dans une petite hôtellerie sans nom, cachée au fond d’une ruelle sur les derrières du palais Corsini, non loin du pont de la Trinité. J’y fus logé dans une mansarde nue sous les toits, sans autre meuble qu’une couchette de fer, une table, une chaise et une cruche d’eau. Mais je ne fis pas même attention à la nudité et à l’indigence de cette hôtellerie : j’allais m’endormir et me réveiller dans la ville des grandes mémoires ; c’était assez pour un jeune homme qui ne vivait que d’imagination.

XXX

Je n’oublierai jamais non plus ce réveil. Un ciel d’été, d’un bleu sombre comme un plafond de lapis, s’apercevait par ma fenêtre au-dessus de la rue étroite, entre ma chambre haute et les murs monumentaux du palais Corsini. Les larges portes de ce palais étaient ouvertes à deux battants, et laissaient voir les cours, les escaliers, les portiques. Les nombreux domestiques de cette opulente maison étaient en grands costumes d’apparat, chacun à son poste. Ils semblaient attendre quelque cérémonie ou quelque hôte illustre.

De grandes rumeurs de la foule, mêlées de mugissements de bœufs, de bêlements de brebis, de hennissements de chevaux, se faisaient entendre à l’extrémité de la petite rue du côté du pont de la Trinité. Bientôt des bergers à cheval, une longue houlette terminée en lance à la main, et vêtus de costumes pittoresques en cuir et en peaux de mouton, apparurent. Ils étaient précédés et suivis de l’élite de leurs troupeaux. Ils défilèrent avec une gravité antique sous mes yeux pour entrer dans la cour du palais.

Ils étaient accompagnés de chars rustiques de forme étrusque. Les jantes des roues massives de ces chariots étaient enroulées de fleurs et de feuillages ; les jougs des bœufs qui y étaient attelés avaient été décorés de branches de cyprès et d’oliviers qui, en se balançant au mouvement des attelages, chassaient les mouches et rafraîchissaient de leur ombre le front des bœufs.

Chacun de ces chars portait la famille d’un des laboureurs des vastes domaines du prince Corsini. Le chef de la famille ou le plus âgé des fils marchait en avant d’un pas consulaire, tenant d’une main le mince aiguillon, et s’appuyant fièrement de l’autre main sur la corne dorée de ses bœufs. Lu mère, les fils, les filles étaient debout sur le plancher du char, se tenant de la main aux ridelles pour garder leur équilibre contre les secousses que les larges dalles du pavé imprimaient aux roues. Il y avait là, sous les plis lourds des étoffes rouges et vertes des vêtements de ces villageoises, des beautés, des majestés, des grâces sévères que je n’ai jamais retrouvées qu’en parcourant les montagnes de la Sabine et du Vulturne, ou dans l’incomparable tableau des Moissonneurs de Léopold Robert, ce Virgile du pinceau, qui a égalé le Virgile des Géorgiques.

XXXI

Cette procession rurale défila lentement en silence, et se groupa tout entière dans la cour du palais. C’étaient les opulents cultivateurs des nombreux domaines du prince dans les maremmes de Pise et dans les vallées du Vulturne, qui venaient, le jour de la fête de la princesse, défiler annuellement devant leurs maîtres, et étaler sous leurs yeux le luxe de leurs étables ou de leurs sillons. L’air était assourdi du son des musettes toscanes, et la rue était embaumée par les masses de fleurs qui débordaient en gerbes ou qui traînaient sur les dalles derrière les chariots. Je ne me lassais pas de contempler ces nobles figures de paysans ou de paysannes, qui me rappelaient les scènes patriarcales de la Bible dans l’opulence de la cité des arts. J’étais enivré avant d’avoir entrevu seulement un seul des monuments de cette capitale du génie moderne.

Je me hâtai de m’habiller, pour parcourir à loisir, sous la conduite d’un domestique attaché à l’hôtellerie, plus semblable à un mendiant qu’à un interprète, les quais, les places, les jardins, les palais de Florence.

Mes deux premières journées ne furent qu’un long éblouissement. En peu de jours j’étais déjà assez familier avec les quais de l’Arno, les avenues des Cacines, les galeries, les églises, les palais fameux, pour n’avoir plus besoin de guide. Quant à la langue, je la parlais couramment, quoique avec un accent trop latin, grâce à Dante, à Pétrarque, à Alfieri, à Monti, dont j’avais déjà tant lu et relu les vers. Seulement on devait à mon accent me prendre pour un Toscan de bibliothèque qui n’était jamais descendu dans la rue pour causer avec les vivants, et qui rapportait à la langue parlée les constructions et la prononciation des morts. J’étais un volume plus qu’un homme. Mais en peu de jours la souplesse de mon oreille m’eut bien vite naturalisé Toscan de ce siècle. Dans cette cage de rossignols la musique de la langue entrait par tous les pores. Je ne demandais qu’à oublier le rude français.

XXXII

Je n’éprouvais dans mon isolement complet sur une terre étrangère aucun besoin de société. Cependant, après quelques jours de vagabondage solitaire dans les rues, dans les campagnes et dans les théâtres de Florence, je me souvins que j’avais quelques lettres de recommandation dans ma malle. J’aurais bien désiré ne pas les avoir, car l’embarras de les présenter dépassait de beaucoup, dans mon esprit, l’agrément que je pouvais attendre de ces nouvelles connaissances. J’ai toujours été très timide devant les nouveaux visages ; je l’étais bien davantage à dix-neuf ans. Mais l’inconvenance de rapporter ces lettres à ceux qui me les avaient obligeamment données, sans en avoir fait usage, me forçait malgré moi à y penser. Une autre circonstance me fit, pour ainsi dire, violence, et triompha de ma répugnance à porter ces lettres et à décliner mon nom au seuil d’un palais.

J’entrai un matin dans la fameuse église de Santa Croce, sorte de Campo Santo ou de cimetière monumental de Florence, Westminster des Toscans.

Il était midi ; le soleil brûlait la poussière de la place nue et déserte qui précède cette église sans façade. J’y entrai plutôt pour y chercher l’ombre que pour y visiter des statues ou des tableaux. J’en avais les yeux las et l’esprit saturé ; j’avais tant vu que je ne regardais plus rien.

L’église était aussi complétement déserte que la place ; on n’y voyait que les ombres des piliers s’allongeant immobiles et noires sur les dalles ; on n’y entendait que ce bruit répercuté des pas des voyageurs errant sous les voûtes, bruit qui fait seul souvenir qu’on existe dans ces grandes catacombes de la prière et de la mort. Je m’avançai lentement d’arceaux en arceaux, déchiffrant, à l’aide de mon livre indicateur des monuments de Florence, les inscriptions gravées sur le socle des mausolées. C’étaient tous les grands morts de la république, Galilée, Machiavel, excepté Dante, qui dort exilé dans un carrefour de Ravenne. Je donnais un souvenir, un moment, une commémoration, une pitié, un enthousiasme de jeune homme studieux à chacune de ces ombres, plus vivantes peut-être dans la pensée des siècles qui foulent leurs cendres que dans la pensée de leurs contemporains et de leurs compatriotes.

XXVI

Un monument plus élevé et plus vaste que les autres attirait depuis quelques instants mes regards à droite vers le centre de l’église. J’y fus instinctivement attiré. J’y lus inscrit en lettres de bronze doré : Aloysia, comtesse d’Albany, née comtesse de Stolberg, à Vittorio Alfieri, et plus bas : Canova sculpsit.

À ces mots le livre tomba de mes mains, et je restai immobile et absorbé dans la contemplation de ce tombeau. Le Phidias vénitien y a représenté l’Italie romaine, c’est-à-dire virile et sévère, pleurant, une couronne effeuillée à la main, sur le médaillon de son poète. Je croyais alors qu’Alfieri était un poète ; j’étais à l’âge où l’on adore le nom sans savoir s’il est véritablement mérité. J’avais acheté, quelques années avant, à Lyon, une édition de Milan de ce Corneille italien, en douze volumes. Ces volumes, qui contenaient ses quatorze tragédies, étaient tellement feuilletés par mes mains, que les couvertures en lambeaux n’en laissaient plus lire les titres. J’avais lu aussi ses mémoires, qui venaient d’être publiés par la comtesse d’Albany, peu de temps après la mort de son ami. Comme poète, comme amant, comme citoyen, le comte Alfieri était pour moi une triple illusion de jeunesse qu’aucune réflexion n’avait encore dissipée. C’était à mes yeux l’homme du siècle, l’homme de la passion, l’homme de la liberté, le dernier des Romains, une espèce de Brutus poétique, écrivant à la pointe du poignard des sonnets à sa Béatrix, des pages de Tacite, des imprécations de Machiavel contre les tyrannies.

À ces trois titres, je croyais devoir un culte à ce nom. Sa mort récente et prématurée, sa tombe à peine fermée par les mains de l’amour, et cette tombe illustrée par un chef-d’œuvre de Canova, lui-même immortel, ajoutaient à mon émotion, à l’aspect inattendu de ce sépulcre.

Pour la première fois de ma vie, j’eus le sentiment de la gloire, et je crus que la vie entière était assez bien employée à mériter un tel tombeau. Hélas ! je ne savais pas encore que le marbre n’est pas plus chaud que l’herbe sur un cercueil ; qu’aucun bruit ne retentit sous la terre ; que la dernière de nos vanités, c’est la vanité de nos mémoires, et que le vrai juge de nos œuvres ici-bas n’est pas la gloire, mais la conscience. Mais que sait-on avant d’avoir réfléchi ?

XXVII

Quoi qu’il en soit, je restai plusieurs heures assis au pied du monument d’Alfieri, méditant en moi-même sur la majesté de cette tombe, et concevant l’émulation vague de consacrer ma propre vie à me construire à moi-même une illustre tombe. Rêve d’enfant, dont je suis bien détrompé aujourd’hui ! La tombe la plus ignorée, sous un peu d’herbe, sans pierre et sans nom, est la plus désirable. À quoi bon des traces sur une terre et dans des mémoires qui ne conservent rien éternellement ? La mort, c’est l’oubli. Reculer de quelques années sa mort, c’est toujours mourir. Il n’y a pas de remède à notre néant, pas même dans notre vanité. Il vaut mieux accepter franchement le néant d’ici-bas que de lutter ridiculement et péniblement avec l’impossible. Mais je ne pensais pas ainsi alors, et le tombeau de marbre d’Alfieri, sculpté par Canova, et contemplé par Florence, me paraissait une apothéose suffisante pour payer toute une longue existence de travail, de vertu et de génie. Je prenais devant ce monument une véritable ivresse d’immortalité.

Tout à coup le nom d’Aloysia de Stolberg, comtesse d’Albany, me rappela que j’avais dans ma malle une lettre de recommandation pour une dame de ce nom à Florence, lettre que j’avais jusque-là négligé de porter à son adresse. La rougeur me monta au visage, et mon cœur battit d’émotion à l’idée de voir cette femme célèbre, dont cette inscription sur le tombeau venait de me faire retrouver le nom et la renommée dans ma mémoire. Qui n’a lu les mémoires d’Alfieri ? qui ne sait sa passion, son culte, son idolâtrie poétique pour celle qu’il appelle la mia donna, autre Laure de cet autre Pétrarque, autre Béatrice de cet autre Dante, autre Vittoria Colonna de cet autre Michel-Ange ? Elle survivait à son poète ; elle habitait Florence ; j’étais à quelques pas de son palais ; j’avais un accès naturel et presque obligé auprès d’elle, et je pouvais voir, le soir même, celle dont la beauté, le cœur, les aventures, les disgrâces et la gloire poétique avaient tant occupé ma première imagination. La passion de connaître cette femme historique l’emporta sur la timidité. Je sortis à grands pas de Santa Croce, et je rentrai à mon hôtellerie pour chercher dans mes lettres de recommandation la lettre adressée à la comtesse d’Albany.

XXVIII

On sait que la comtesse d’Albany était la veuve du dernier des Stuarts, prétendants à la couronne d’Angleterre. Ce prince, exilé à Rome par les révolutions de son pays, avait épousé tard la jeune et belle comtesse de Stolberg, fille d’une illustre maison princière de la Belgique allemande. Cette charmante personne, devenue ainsi reine légitime de la Grande-Bretagne, avait consolé pendant quelques années le prétendant, son mari, de ses malheureuses expéditions en Écosse et de sa déchéance du trône sur le continent. Retiré à Rome dans l’oisiveté d’une vie désormais sans but, l’infortuné prince avait cherché, dit-on, dans l’ivresse l’oubli de son héroïsme inutile, de son rang perdu et de son âge avancé. Le comte Alfieri avait été touché profondément des infortunes d’une jeune femme négligée et souvent offensée par un époux abruti. Son culte poétique avait consolé cette malheureuse victime de l’indifférence de son époux.

Le pape, à la requête du cardinal d’York, frère du prétendant, avait séparé, par un acte de sa toute-puissance, la comtesse d’Albany de son mari. Elle avait vécu quelque temps dans un couvent de Rome, sous la protection du souverain pontife et du cardinal d’York. Alfieri avait été admis une ou deux fois dans le cloîtrelanguissait son idole. Elle avait fini par s’évader de Rome avec la tolérance tacite du pape ; elle avait voyagé en Espagne, en France, en Allemagne. Alfieri s’était rencontré partout sur ses pas. Enfin le prétendant était mort de tristesse et de dégoût plus que d’années à Rome ; cette mort avait rendu la liberté à la comtesse d’Albany. Elle recevait une pension de l’Angleterre, elle ne pouvait quitter son nom ; mais elle était maîtresse de sa main ; elle la donna au poète qui possédait depuis longtemps son cœur.

Alfieri et la comtesse d’Albany, mariés secrètement, habitaient ensemble un petit palais au bord de l’Arno, sur le quai de Florence. C’est là que le poète avait achevé ses œuvres et caché sa vie. L’inquiétude qui l’avait promené pendant vingt ans dans toutes les capitales de l’Europe s’était changée, depuis sa réunion avec la comtesse, en une réclusion absolue et presque sauvage. Sa dame et ses livres, ses vers et ses chevaux étaient devenus ses seules pensées. On le voyait tous les jours, à la même heure, sortir à cheval, seul, de son palais sur l’Arno, le front chargé de soucis et de rancunes, s’éloigner des murs de la ville et s’égarer jusqu’au soir dans les sentiers les plus déserts, sur les collines d’oliviers et de cyprès qui cernent le bassin de Florence.

Il inspirait à ceux qui le rencontraient un respect mêlé d’une superstitieuse terreur ; on voyait en lui un spectre rajeuni de Dante et de Machiavel. Il avait été un ardent fauteur de la révolution française dans ses commencements ; il était devenu l’ennemi le plus implacable de la cause française à la fin. C’était un de ces révolutionnaires aristocrates, pleins de contradictions entre leur nature et leurs idées, comme il en existait tant à cette époque, qui adoraient les principes et qui détestaient les conséquences.

Il venait de mourir avant le temps, malade de dégoût pour les choses humaines et de mépris pour l’humanité : la mauvaise humeur l’avait tué. Triste mort pour celui que l’on croyait un grand homme ! Mais ce n’était pas un grand homme en réalité : c’était un grand déclamateur en poésie et un grand humoriste en prose. Il n’y avait eu de vraiment grand en lui que sa passion pour la liberté et son amour. Mais moi j’étais encore sous l’illusion de son caractère et de son génie ; c’était pour moi un Sophocle et un Tacite ! Qu’on le pardonne à ma jeunesse ! et qu’on se figure mon émotion fébrile en me préparant à voir celle qu’il avait divinisée dans ses vers.

XXIX

Je n’avais rien de ce qui était convenable pour paraître avec une certaine distinction dans le monde, excepté ma figure et ma modestie. Tout mon bagage consistait dans une petite malle de bois au fond de laquelle était caché mon trésor, épargne de ma mère, qui ne dépassait pas soixante louis d’or. Mon costume était aussi restreint que ma finance : je n’avais, en outre de l’habit et du manteau que je portais sur moi, qu’un petit habit neuf précieusement enveloppé d’un linge et réservé pour les grandes occasions. C’était un habit d’été gris bleu, comme on les portait alors, et dont la forme et la couleur me sont restés dans la mémoire, depuis que j’en ai usé tant d’autres, comme un monument de toilette et d’élégance qu’aucun autre n’a jamais égalé à mes yeux. Je l’endossai, en m’admirant, sur un pantalon de nankin jaune et sur un gilet de même étoffe, brodé en soie par une tante, et je pris, ainsi vêtu, le quai qui conduisait au petit palais de la comtesse d’Albany. C’était le soir ; je tremble encore en y pensant des efforts d’énergie qu’il me fallait faire pour triompher de ma timidité. J’avais à la main la lettre d’introduction qui m’avait été donnée par un gentilhomme notre voisin, ami de mon père. Il se nommait M. de Santilly ; il avait été général au service d’Espagne sous Charles IV ; il avait connu intimement à Madrid la comtesse d’Albany et sa sœur, la princesse de Castelfranco. Apprenant par mon père qu’on m’envoyait voyager en Italie, il m’avait offert des lettres amicales pour ces deux dames, ses amies, dont l’une vivait à Florence et l’autre à Naples.

XXX

Bien que marchant très lentement dans la terreur de ce que j’allais voir et dire, je fus en quelques pas à la porte du petit palais sur l’Arno.

Ce qu’on appelle palais dans cette langue qui grandit tout ce qu’elle prononce, n’était qu’une petite maison sans cour ni jardin, composée d’un rez-de-chaussée et d’un demi-étage, dont la façade, sans aucune architecture, ouvrait par quelques fenêtres basses et closes sur le quai étroit de l’Arno. Les persiennes de la chambre du poète, fermées depuis sa mort, donnaient à la maison un air de mystère et de deuil qui imprimait une certaine terreur ; je croyais encore entrer dans un sépulcre.

Je frappai le marteau d’une porte élevée de deux marches au-dessus du quai. La porte s’ouvrit, et je me trouvai tout balbutiant en face d’un serviteur vêtu de noir, dans un petit corridor qui conduisait à un escalier tournant. La comtesse était sortie pour aller, comme c’est l’usage de tous les soirs à Florence, se promener en calèche découverte, avec quelques abbés de sa société, sous les belles ombres des Cacines, ce parc de Florence. Je remis ma lettre au valet de chambre, et je rentrai dans mon hôtellerie, très heureux au fond d’avoir ajourné ma présentation à cette reine d’Angleterre, mais bien plus imposante à mes yeux pour avoir été la reine du cœur du poète.

XXXI

Le lendemain à mon réveil, je reçus un billet très poli et très empressé de la comtesse d’Albany (billet que je garde encore, quoique j’aie reçu depuis d’autres lettres d’elle). Elle m’y parlait de son ami M. de Santilly, de qui elle serait heureuse d’avoir des nouvelles, et elle m’invitait à dîner pour le jour suivant.

Je me rendis avec le même habit, le même pantalon et le même gilet, que j’avais réservés pour ce grand jour de son invitation. Je frappai avec plus d’assurance ; trois domestiques en deuil me reçurent dans le corridor. Je montai l’escalier, puis je redescendis quelques marches qui conduisaient à une espèce d’entresol dont la comtesse avait fait son cabinet de conversation, comme on dit en Italie, et je me trouvai en face de la reine détrônée de la Grande-Bretagne.

Rien ne rappelait en elle, à cette époque déjà un peu avancée de sa vie, ni la reine d’un empire, ni la reine d’un cœur. C’était une petite femme dont la taille, un peu affaissée sous son poids, avait perdu toute légèreté et toute élégance. Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucunes lignes pures de beauté idéale ; mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une intelligence et une grâce d’expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses manières sans apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de suite ceux qui l’approchaient à son niveau. On ne savait si elle descendait au vôtre ou si elle vous élevait au sien, tant il y avait de naturel dans sa personne. En peu de minutes d’entretien, encourageant de son côté, timide du mien, je me sentis aussi à l’aise devant elle que si je l’avais vue tous les jours. « M. de Santilly me mande que vous écrivez des vers », me dit-elle en souriant de ma jeunesse et de ma confusion. « Vous êtes sans doute curieux de visiter la chambre et la bibliothèque du grand homme que l’Italie a perdu. Je vais vous y faire conduire. » Puis elle fit signe à un vieil abbé, dont j’ai oublié le nom, de m’accompagner dans deux pièces voisines.

Nous remontâmes les marches que j’avais descendues, et je me trouvai au premier étage, de plain-pied avec la chambre et avec la bibliothèque d’Alfieri. Les volets fermés ne laissaient entrer qu’un demi-jour dans l’appartement. On pouvait se figurer que le grand homme l’habitait encore. J’étais transi ; je ne pouvais parler, à peine regarder. Ces livres tant de fois feuilletés par une main magistrale, cette table sur laquelle quelques volumes grecs et quelques pages de la même langue non achevées attestaient que la mort l’avait surpris dans ces fortes études, le lit où il avait rêvé, la plume avec laquelle il avait écrit, tous ces meubles qui semblaient attendre leur maître, cette ombre de la chambre sur les murs, dans laquelle on pouvait s’imaginer voir encore l’ombre colossale du poète (Alfieri était un géant), enfin ce tapis usé par ses pas pendant ses longues insomnies poétiques, me remplissaient de stupeur et de silence. La présence de l’abbé m’empêcha seule de m’agenouiller sur le plancher pour baiser ces traces. J’ai toujours craint de paraître affecté en me montrant ému. Je me contentai d’arracher furtivement une barbe de plume encore noircie de l’encre du maître, et de la glisser dans mon chapeau pour emporter au moins cette relique de poésie. Je la possède encore, avec une feuille du laurier de Virgile au Pausilippe et un grain de la brique rouge du cachot du Tasse à Ferrare ; monuments pieux de mes nombreux pèlerinages aux tombeaux des grands esprits.

XXXII

Le dîner fut sobre et court ; il n’y avait à table que l’abbé et trois ou quatre amis de la maison. J’y fus traité par la comtesse en enfant gâté qu’on veut flatter en l’élevant à la dignité d’homme fait, pour ne pas le faire rougir de son âge. Après le dîner, on rentra dans le cabinet de conversation, où un cercle d’hommes éminents de Florence et d’étrangers des différentes capitales d’Italie se forma autour de la comtesse. J’écoutais avec recueillement les noms de chaque nouveau visiteur, annoncés par les domestiques. C’étaient quelques noms de la haute aristocratie de Rome, de Naples, de Florence, de Venise, de Bologne, qui m’étaient familiers par l’histoire, et quelques autres noms de poètes, de professeurs, d’écrivains, encore nouveaux et énigmatiques pour moi. À mesure que ces hommes d’élite étaient introduits, ils s’asseyaient en demi-cercle en face d’une petite table chargée de livres, derrière laquelle la comtesse d’Albany était à demi-couchée sur un canapé. La société, peu nombreuse, n’avait rien de ce libre désordre qui dissémine en plusieurs groupes une conversation française ; c’était plutôt une académie qu’un cercle. L’entretien, entièrement sevré de politique ou d’allusions aux choses du temps, à cause de l’ombrageuse vigilance de la police française en Italie, ressemblait plus à un dialogue des morts qu’à un entretien des vivants ; il roula entièrement sur la prééminence que chaque contrée de l’Italie moderne pouvait revendiquer sur les contrées rivales. Chacune de ces contrées paraissait avoir son représentant dans un des interlocuteurs qui plaidait la cause de sa capitale devant la reine détrônée d’un pays que les Romains appelaient, il y a peu de siècles, barbare.

Depuis Sannazar à Naples, Dante, Politien, Boccace en Toscane, tout le siècle de Léon X à Rome, tout celui des Médicis à Florence, toute la période des princes littéraires de la maison d’Est, jusqu’à Alfieri à Turin, Goldoni à Venise, Monti, Parini, Beccaria à Milan, la multitude innombrable de noms justement séculaires qui se déroula dans cet entretien, les citations présentes à la mémoire comme si les livres eussent été sous les yeux, les observations fortes et fines, les rivalités balancées, les enthousiasmes raisonnés, la science présente et unanime de tous les monuments de la pensée italienne dans les hommes qui composaient ce cénacle, me jetèrent dans un véritable vertige d’admiration pour ce génie italien que l’on peut fouler aux pieds des armées, mais que l’on ne peut jamais rendre improductif : plante qui végète comme les ronces du Colisée, plus vivace dans les ruines que dans les sillons.

Quelqu’un cita à la fin de la conversation cette phrase d’Alfieri : La pianta uomo nasce più forte e più robusta in Italia , etc., etc. « La plante homme naît plus forte et plus robuste en Italie qu’ailleurs ! » mot fier mais vrai. La cendre des siècles est féconde comme celle des incendies.

XXXIII

J’étais resté, comme on le pense bien, à l’écart, enveloppé du silence et de la modestie qui convenaient à mon âge, pendant cette longue et éloquente excursion à travers tous les âges, tous les noms, toutes les œuvres de l’Italie littéraire moderne. Il me semblait assister à une de ces causeries classiques du Décaméron, à l’ombre d’un des cyprès de Fiesole, entre les grands esprits et les femmes lettrées de son temps. Les fenêtres ouvertes et la lune resplendissante qui semblait rouler dans le courant bleuâtre de l’Arno ajoutaient à l’illusion. Le toit d’Alfieri sous lequel cette scène se passait à quelques marches de sa chambre encore sacrée, la présence de celle qui avait été la vie unique de son cœur, et qui maintenant vivait elle-même de sa gloire, me remplirent d’une espèce de superstition de célébrité et d’un respect qui ne s’altéra jamais depuis pour l’Italie. Je sentis que l’air même de cette contrée était littéraire, et qu’on pouvait lui enlever la liberté, mais jamais le génie.

Je rentrai silencieux et recueilli, en suivant les bords du fleuve resplendissant sous les palais qui se reflétaient dans ses ondes, résolu à étudier sérieusement les chefs-d’œuvre de cette belle littérature dont je venais d’entendre pendant cinq heures, chez la comtesse d’Albany, une si riche nomenclature et de si éloquents commentaires.

Dix ans après cette soirée, j’ai revu souvent la veuve du dernier des Stuarts et d’Alfieri, et j’ai connu intimement tous les hommes distingués d’Italie qui m’avaient aperçu, dans mon obscurité, sans prévoir mon nom futur.