XXVe entretien.
Littérature grecque.
L’Iliade et l’Odyssée d’Homère
Reprenons les plus belles œuvres de l’esprit humain, le livre d’Homère.
Nous avons commencé par l’Odyssée, parce que, l’Odyssée, c’est l’homme ; l’Iliade, c’est le poète. Mais
d’abord une réflexion générale.
Entre la littérature de l’Inde et celle de la Chine, littératures qui ont précédé de
bien des siècles la littérature grecque, il y a eu l’Égypte ;
l’Égypte,
grand mystère, grand arcane, grande éclipse aujourd’hui, civilisation, religion,
politique, langue, livres dont nous ne savons rien ou presque rien, tant que les
innombrables papyrus, ces momies de la pensée
humaine aux bords du Nil, ne nous auront pas révélé leurs énigmes, que nos savants
cherchent à déchiffrer depuis cinquante ans !
Mais, si nous en jugeons par les monuments écrasants de masse et imposants de solidité,
par les montagnes des Troglodytes trouées comme des alvéoles de ruches humaines, par les
temples de granit d’un seul bloc, par les pyramides, ces Alpes du désert élancées au
ciel d’un seul jet, par les canaux creusés à main d’homme comme des lits au plus
débordant des fleuves, par ces bassins intérieurs que tout le sable de l’Éthiopie ne
suffirait pas à boire et que le percement de l’isthme de Suez s’efforce aujourd’hui de
surpasser pour déverser trois mers en une et pour placer trois continents sous la main
de l’Europe ; si nous en jugeons, dis-je, par ces gigantesques alphabets de pierre qui
couvrent le sol de l’Égypte, sa littérature dut être aussi puissante que son
architecture, car tous les arts prennent en général
leur niveau dans une
civilisation. Quand vous voyez les traces d’un immense travail d’un peuple sur la
matière, vous pouvez conclure avec certitude que, chez un tel peuple, le travail de la
pensée a été égal au travail de la main ; là où vous contemplez un temple de Memphis,
vous pouvez être sûr qu’il y a eu une religion ; là où vous contemplez une pyramide,
vous pouvez être sûr qu’il y a eu une administration civile ; là où vous contemplez le
Parthénon, vous pouvez être sûr qu’il y a eu un Homère.
Mais, je le répète, nous ne connaissons de l’Égypte que son cadavre, couché tout
habillé dans la vallée du Nil. L’Égypte est éclipsée ; l’Égypte ressemble à ces étoiles
dont les astronomes du temps de Ptolémée nous parlent, mais qui se sont ou éteintes ou
enfoncées dans les distances incommensurables de l’éther : leur lueur, incontestée
alors, n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir du firmament.
L’Égypte avait été le pont d’une seule arche qui avait uni intellectuellement la Chine
et les Indes littéraires et religieuses à la Grèce ; mais ce pont s’est écroulé dans le
Nil, et nous ne
connaissons de cette intelligence disparue que ce qui en
avait passé en Grèce ou à Rome. Tout date pour nous de la Grèce dans les chefs-d’œuvre
de la troisième époque de l’esprit humain.
Les littératures primitives de la Grèce sont elles-mêmes un mystère, jusqu’à Orphée,
Hésiode, Homère. Pour mieux dire, tout date pour nous d’Homère. L’antiquité grecque sort
des ténèbres un chef-d’œuvre à la main. Ce chef-d’œuvre, c’est l’Iliade et l’Odyssée.
Un mot sur leur auteur. Les savants disent :
Ces deux poèmes furent longtemps des poésies populaires conservées seulement dans la
mémoire des conteurs ou chanteurs ambulants de la Grèce. Denys de Thrace raconte ainsi
comment elles furent recueillies :
« À une certaine époque, dit-il, les poèmes d’Homère furent entièrement anéantis,
soit par le feu, soit par un tremblement de terre, soit par une inondation ; et, tous
ces livres ayant été perdus et dispersés de toutes parts, on n’en conservait que des
fragments décousus ; l’ensemble des poèmes allait tomber entièrement dans l’oubli.
Alors Pisistrate, général des Athéniens, désirant s’acquérir de la gloire et faire
revivre les poèmes d’Homère, prit la résolution suivante. Il fit publier par
toute la Grèce que ceux qui possédaient des vers d’Homère recevraient une récompense
déterminée par chaque vers qu’ils apporteraient. Tous ceux qui se trouvaient en avoir
se hâtèrent de les apporter et reçurent sans contestation la récompense promise.
Pisistrate ne renvoyait même pas ceux qui lui remettaient des vers qu’il avait déjà
reçus d’un autre. Quelquefois dans le nombre de ces vers il en trouvait un, deux, ou
même davantage, qui étaient de trop ; de là il arriva que quelques-uns en apportèrent
de leur façon. Après avoir rassemblé tous ces fragments, Pisistrate appela
soixante-douze grammairiens, afin que chacun en particulier, et sur le plan qui lui
paraîtrait le meilleur, fit un tout de ces divers morceaux d’Homère, moyennant un prix
convenable pour des hommes habiles et de bons juges en fait de poésie. Il remit à
chacun d’eux tous les vers qu’il avait pu recueillir. Quand chacun les eut réunis
selon son idée, Pisistrate rassembla ces compilateurs. Chacun fut obligé d’exposer son
travail particulier en présence de tous. Eux, ayant entendu la lecture de ces divers
poèmes, et les jugeant sans passion, sans
esprit de rivalité, n’écoutant
que l’intérêt de la vérité, et ne considérant que la convenance de l’art, déclarèrent
unanimement que la compilation d’Aristarque et celle de Zénodote étaient les
meilleures ; enfin, jugeant entre les deux, celle d’Aristarque eut la préférence.
Cependant, comme nous l’avons dit, parmi ceux qui portèrent des vers à Pisistrate,
quelques-uns, pour obtenir une plus grande récompense, en ajoutèrent de leur façon,
que l’usage ne tarda pas à consacrer aux yeux des lecteurs. Cette supercherie
n’échappa point à la sagacité des juges ; mais, à cause de la coutume et de l’opinion
reçue, ils consentirent à les laisser subsister, marquant toutefois d’un obel ceux qu’ils n’approuvaient pas, comme étant étrangers au poète et
indignes de lui ; ils témoignèrent par ce signe que ces mêmes vers n’étaient point
dignes d’Homère. »
Cicéron et les critiques romains de son époque ont admis cette opinion sur ce
chef-d’œuvre de l’art grec et sur ce chef-d’œuvre
des langues écrites. Quant
à nous, nous n’en croyons rien, ou plutôt nous n’en croyons qu’une seule chose : c’est
que le tyran lettré d’Athènes, Pisistrate, fit en effet rechercher et recueillir en
corps d’ouvrage, par les érudits de son temps, les fragments disséminés des poésies
homériques confiés à la seule mémoire des peuples de l’Hellénie et de l’Asie Mineure,
après des siècles inconnus de barbarie et d’ignorance qui avaient submergé plus ou moins
longtemps ces admirables monuments de l’esprit. Mais nous ne croyons point et nous ne
croirons jamais qu’une langue aussi parfaite de construction, d’image, d’harmonie, de
prosodie, que la langue de l’Iliade, n’eût pas été écrite avant
l’époque où Homère dicta ou chanta ses poèmes aux pasteurs, aux guerriers, aux matelots
de l’Ionie. Une langue n’est pas l’œuvre d’un homme ni d’un jour ; une langue est
l’œuvre d’un peuple et d’une longue série de siècles, et quand cette langue, comme la
langue employée par Homère, présente à l’esprit et à l’oreille toutes les merveilles de
la logique, de la grammaire, de la critique, du style, des couleurs, de la sonorité et
du sens qui caractérisent la maturité d’une civilisation, vous
pouvez
conclure avec certitude qu’une telle langue n’est pas le patois grossier des montagnards
ni des marins d’une péninsule encore barbare, mais qu’elle a été longtemps construite,
parlée chantée, écrite, et qu’elle est vieille comme les rochers de l’Attique et
répandue comme les flots de son Archipel.
Voici, au reste, comment nous avons reconstruit nous-même, à une autre époque et dans
un autre ouvrage, la vie et les œuvres d’Homère, d’après les monuments les plus anciens
et les plus authentiques de la critique et de l’érudition grecque.
C’est une des facultés les plus naturelles et les plus universelles de l’homme que de
reproduire en lui par l’imagination et la pensée, et en dehors de lui par l’art et par
la parole, l’univers matériel et l’univers moral au sein duquel il a été placé par la
Providence. L’homme est le miroir pensant de la nature ; tout s’y retrace, tout s’y
anime, tout y renaît par la poésie. C’est une seconde création que Dieu a permis à
l’homme de feindre en reflétant l’autre dans sa pensée et dans sa parole ; un verbe inférieur, mais un verbe véritable, qui crée,
bien qu’il ne crée qu’avec les éléments, avec
les images et avec les
souvenirs des choses que la nature a créées avant lui : jeu d’enfant, mais jeu divin de
notre âme avec les impressions qu’elle reçoit de la nature ; jeu par lequel nous
reconstruisons sans cesse cette figure passagère du monde extérieur et du monde
intérieur, qui se peint, qui s’efface et qui se renouvelle sans cesse devant nous. Voilà
pourquoi le mot poésie veut dire création.
La mémoire est le premier élément de cette création, parce qu’elle retrace les choses
passées et disparues à notre âme ; aussi les Muses, ces symboles de
l’inspiration, furent-elles nommées les filles de mémoire par
l’antiquité.
L’imagination est le second, parce qu’elle colore ces choses dans le souvenir et
qu’elle les vivifie.
Le sentiment est le troisième, parce que, à la vue ou au souvenir de ces choses
survenues et repeintes dans notre âme, cette sensibilité fait ressentir à l’homme des
impressions, physiques ou morales, presque aussi intenses et aussi pénétrantes que le
seraient les impressions de ces choses mêmes, si elles étaient réelles et présentes
devant nos yeux.
Le jugement est le quatrième, parce qu’il
nous enseigne seul dans quel
ordre, dans quelle proportion, dans quels rapports, dans quelle juste harmonie nous
devons combiner et coordonner entre eux ces souvenirs, ces fantômes, ces drames, ces
sentiments imaginaires ou historiques, pour les rendre le plus conformes possible à la
réalité, à la nature, à la vraisemblance, afin qu’ils produisent sur nous-mêmes et sur
les autres une impression aussi entière que si l’art était vérité.
Le cinquième élément nécessaire de cette création ou de cette poésie,
c’est le don d’exprimer par la parole ce que nous voyons et ce que nous sentons en
nous-mêmes, de produire en dehors ce qui nous remue en dedans, de peindre avec les mots,
de donner pour ainsi dire aux paroles la couleur, l’impression, le mouvement, la
palpitation, la vie, la jouissance ou la douleur qu’éprouvent les fibres de notre propre
cœur à la vue des objets que nous imaginons. Il faut pour cela deux choses : la
première, que les langues soient déjà très riches, très fortes et très nuancées
d’expressions, sans quoi le poète manquerait de couleurs sur sa palette ; la seconde,
que le poète lui-même soit un instrument humain de sensations, très impressionnable,
très sensitif et très complet ; qu’il ne manque aucune fibre humaine à son
imagination ou à son cœur ; qu’il soit une véritable lyre vivante à toutes cordes, une
gamme humaine aussi étendue que la nature, afin que toute chose,
grave ou légère, douce ou triste, douloureuse ou délicieuse, y trouve son retentissement
ou son cri. Il faut plus encore, il faut que les notes de cette gamme humaine soient
très sonores et très vibrantes en lui, pour communiquer leur vibration aux autres ; il
faut que cette vibration intérieure enfante sur ses lèvres des expressions fortes,
pittoresques, frappantes, qui se gravent dans l’esprit par l’énergie même de leur
accent. C’est la force seule de l’impression qui crée en nous le mot, car le mot n’est
que le contrecoup de la pensée. Si la pensée frappe fort, le mot est fort ; si elle
frappe doucement, il est doux ; si elle frappe faiblement, il est faible. Tel coup, tel
mot ; voilà la nature !
Enfin, le sixième élément nécessaire à cette création intérieure et extérieure qu’on
appelle poésie, c’est le sentiment musical dans l’oreille des grands poètes, parce que
la poésie chante au lieu de parler, et que tout chant a besoin
de musique
pour le noter, et pour le rendre plus retentissant et plus voluptueux à nos sens et à
notre âme. Et si vous me demandez : Pourquoi le chant est-il une condition de la langue
poétique ? je vous répondrai : Parce que la parole chantée est plus belle que la parole
simplement parlée. Mais si vous allez plus loin, et si vous me demandez : Pourquoi la
parole chantée est-elle plus belle que la parole parlée ? je vous répondrai que je n’en
sais rien, et qu’il faut le demander à celui qui a fait les sens et l’oreille de l’homme
plus voluptueusement impressionnés par la cadence, par la symétrie, par la mesure et par
la mélodie des sons et des mots, que par les sons et les mots inharmoniques jetés au
hasard ; je vous répondrai que le rythme et l’harmonie sont deux lois mystérieuses de la
nature qui constituent la souveraine beauté ou l’ordre dans la parole. Les sphères
elles-mêmes se meuvent aux mesures d’un rythme divin, les astres chantent ; et Dieu
n’est pas seulement le grand architecte, le grand mathématicien, le grand poète des
mondes, il en est aussi le grand musicien. La création est un chant dont il a mesuré la
cadence et dont il écoute la mélodie.
Mais le grand poète, d’après ce que je viens de dire, ne doit pas être doué
seulement d’une mémoire vaste, d’une imagination riche, d’une sensibilité vive, d’un
jugement sûr, d’une expression forte, d’un sens musical aussi harmonieux que cadencé ;
il faut qu’il soit un suprême philosophe, car la sagesse est l’âme et la base de ses
chants ; il faut qu’il soit législateur, car il doit comprendre les lois qui régissent
les rapports des hommes entre eux, lois qui sont aux sociétés humaines et aux nations ce
que le ciment est aux édifices ; il doit être guerrier, car il chante souvent les
batailles rangées, les prises de villes, les invasions ou les défenses de territoires
par les armées ; il doit avoir le cœur d’un héros, car il célèbre les grands exploits et
les grands dévouements de l’héroïsme ; il doit être historien, car ses chants sont des
récits ; il doit être éloquent, car il fait discuter et haranguer ses personnages ; il
doit être voyageur, car il décrit la terre, la mer, les montagnes, les productions, les
monuments, les mœurs des différents peuples ; il doit connaître la nature animée et
inanimée, la géographie, l’astronomie, la navigation, l’agriculture, les arts, les
métiers
même les plus vulgaires de son temps, car il parcourt dans ses
chants le ciel, la terre, l’océan, et il prend ses comparaisons, ses tableaux, ses
images, dans la marche des astres, dans la manœuvre des vaisseaux, dans les formes et
dans les habitudes des animaux les plus doux ou les plus féroces ; matelot avec les
matelots, pasteur avec les pasteurs, laboureur avec les laboureurs, forgeron avec les
forgerons, tisserand avec ceux qui filent les toisons des troupeaux ou qui tissent les
toiles, mendiant même avec les mendiants aux portes des chaumières ou des palais. Il
doit avoir l’âme naïve comme celle des enfants, tendre, compatissante et pleine de pitié
comme celle des femmes, ferme et impassible comme celle des juges et des vieillards, car
il récite les jeux, les innocences, les candeurs de l’enfance, les amours des jeunes
hommes et des belles vierges, les attachements et les déchirements du cœur, les
attendrissements de la compassion sur les misères du sort : il écrit avec des larmes ;
son chef-d’œuvre est d’en faire couler. Il doit inspirer aux hommes la pitié, cette plus
belle des sympathies humaines, parce qu’elle est la plus désintéressée. Enfin il doit
être un homme pieux et rempli de la présence des dieux et du culte de la
Providence, car il parle du ciel autant que de la terre. Sa mission est de faire aspirer
les hommes au monde invisible et supérieur, de faire proférer le nom suprême à toute
chose, même muette, et de remplir toutes les émotions qu’il suscite dans l’esprit ou
dans le cœur de je ne sais quel pressentiment immortel et infini, qui est l’atmosphère
et comme l’élément invisible de la Divinité.
À peine daignerai-je réfuter ceux qui, comme Denys de Thrace, Cicéron et tant d’autres,
ont cru que le poète appelé Homère n’avait jamais existé, mais que l’Iliade et l’Odyssée n’étaient que des rapsodies ou des fragments de poésies recousus ensemble par des rapsodes, chanteurs ambulants qui parcouraient la Grèce et l’Asie en improvisant
des chants populaires. Cette opinion est l’athéisme du génie ; elle se réfute par sa
propre absurdité. Cent Homères ne seraient-ils donc pas plus
merveilleux
qu’un seul ? L’unité et la perfection égale des œuvres n’attestent-elles pas l’unité de
pensée et la perfection de main de l’ouvrier ? Si la Minerve de Phidias avait été brisée en morceaux par les barbares, et qu’on m’en rapportât
un à un les membres mutilés et exhumés, s’adaptant parfaitement les uns aux autres et
portant tous l’empreinte du même ciseau, depuis l’orteil jusqu’à la boucle de cheveux,
dirais-je, en contemplant tous ces fragments d’incomparable beauté : Cette statue n’est
pas d’un seul Phidias ; elle est l’œuvre de mille ouvriers inconnus qui se sont
rencontrés par hasard à faire successivement ce chef-d’œuvre de dessin et d’exécution ?
Non ; je reconnaîtrais, à l’évidence de l’unité de conception, l’unité d’artiste, et je
m’écrierais : C’est Phidias ! comme le monde entier s’écrie : C’est Homère ! Passons
donc sur ces incrédulités, vestiges de l’antique envie qui a poursuivi ce grand homme
jusque dans la postérité.
Ce père et ce roi des poètes a précédé de près de mille ans la naissance de
Jésus-Christ. Son berceau fut placé au bord de la mer enchantée qui sépare l’Asie
Mineure de la Grèce,
en face de Chio et de l’Archipel, point de vue le plus
ravissant où l’œil d’un homme puisse s’ouvrir à la lumière. Les hautes montagnes du Taurus qui meurent derrière Smyrne, la mer étincelante qui écume dans
toutes ses anses, le ciel serein qui encadre les flots, les cimes, les îles, les tièdes
haleines qui soufflent de tous les golfes, font de ce beau lieu l’Éden d’une imagination
poétique. L’île flottante de Délos est l’image de ce berceau d’Homère flottant de même
sur ces horizons et sur ces vagues. Son histoire n’est pas si obscure qu’on le prétend ;
tous les écrivains de ces lieux et de ces temps s’accordent parfaitement sur les
principales circonstances de cette vie. Les rêves n’ont pas tant d’uniformité et de
concordance dans leurs chimères.
Voici ces principales circonstances, qui se retrouvent partout, en Ionie, en Grèce, sur
tous les écueils de l’Archipel. Il y avait déjà d’autres grands poètes avant lui et de
son temps ; son apostrophe aux jeunes filles de Délos l’attesterait seul.
« Si jamais, leur dit-il dans la dernière strophe, si jamais parmi les mortels
quelque voyageur malheureux aborde ici et qu’il vous dise :
— Jeunes filles, quel est le plus inspiré des chantres qui visitent votre
île, et lequel aimez-vous le mieux ? écoutez, répondez toutes alors en vous souvenant
de moi : — C’est l’homme aveugle qui habite dans la montagneuse Chio ; ses chants
l’emporteront éternellement dans l’avenir sur tous les autres chants ! »
Maintenant relisons sa vie à travers le demi-jour des traditions et des récits
populaires de l’Archipel.
Il y avait dans la ville de Magnésie, colonie grecque de l’Asie Mineure, séparée de
Smyrne par une chaîne de montagnes, un homme originaire de Thessalie, nommé Mélanopus.
Il était pauvre, comme le sont en général ces hommes errants qui s’exilent de leur pays,
où ne les retiennent ni maison ni champ paternels. Il se transporta donc de Magnésie
dans une autre ville neuve et peu éloignée de Magnésie, où cette vallée, déjà trop
peuplée, jetait ses essaims. Cette ville s’appelait Cymé.
Mélanopus s’y
maria avec une jeune Grecque aussi pauvre que lui, fille d’un de ses compatriotes, nommé
Omyrethès. Il en eut une fille unique, à laquelle il donna le nom de Crithéis ; il
perdit bientôt sa femme, et, se sentant lui-même mourir, il légua sa fille, encore
enfant, à un de ses amis qui était d’Argos, et qui portait le nom de Cléanax.
La beauté de Crithéis porta malheur à l’orpheline et porta bonheur à la Grèce et au
monde. Il semble qu’Homère, le plus merveilleux des hommes, fût prédestiné à ne pas
connaître son père, comme si la Providence avait voulu jeter un mystère sur sa naissance
afin d’accroître le prestige autour de son berceau.
Crithéis inspira de l’amour à un inconnu, se laissa surprendre ou séduire. Sa faute
ayant éclaté aux yeux de la famille de Cléanax, cette famille craignit d’être déshonorée
par la présence d’un enfant illégitime à son foyer. On cacha la faiblesse de Crithéis,
et on l’envoya dans une autre colonie grecque qui se peuplait en ce temps-là au fond du
golfe d’Hermus, et qui s’appelait Smyrne.
Crithéis, portant dans son sein celui qui couvrait alors son front de honte, et qui
devait
un jour couvrir son nom de célébrité, reçut asile à Smyrne chez un
parent de Cléanax, né en Béotie et transplanté dans la nouvelle colonie grecque ; il se
nommait Isménias. On ignore si cet homme connaissait ou ignorait l’état de Crithéis, qui
passait sans doute pour veuve ou pour mariée à Cymé.
Quoi qu’il en soit, l’orpheline ayant un jour accompagné les femmes et les filles de
Smyrne au bord du petit fleuve Mélès, où l’on célébrait en plein champ
une fête en l’honneur des dieux, fut surprise par les douleurs de l’enfantement. Son
enfant vint au monde au milieu d’une procession à la gloire des divinités dont il devait
répandre le culte, au chant des hymnes, sous un platane, sur l’herbe, au bord du
ruisseau.
Les compagnes de Crithéis ramenèrent la jeune fille et rapportèrent l’enfant nu, dans
leurs bras, à Smyrne, dans la maison d’Isménias. C’est de ce jour que le ruisseau obscur
qui serpente entre les cyprès et les joncs autour du faubourg de Smyrne a pris un nom
qui l’égale aux fleuves. La gloire d’un enfant remonte pour l’éclairer jusqu’au brin
d’herbe où il fut couché en tombant du sein de sa
mère. Les traditions
racontent et les anciens ont écrit qu’Orphée, le premier des poètes grecs qui chanta en
vers des hymnes aux immortels, fut déchiré en lambeaux par les femmes du mont Rhodope,
irritées de ce qu’il enseignait des dieux plus grands que les leurs ; que sa tête,
séparée de son corps, fut jetée par elles dans l’Hèbre, fleuve dont l’embouchure est à
plus de cent lieues de Smyrne ; que le fleuve roula cette tête encore harmonieuse
jusqu’à la mer ; que les vagues, à leur tour, la portèrent jusqu’à l’embouchure du
Mélès ; que cette tête échoua sur l’herbe, près de la prairie où Crithéis mit au monde
son enfant, comme pour venir d’elle-même transmettre son âme et son inspiration à
Homère. Les rossignols, près de sa tombe, ajoutent-ils, chantent plus mélodieusement
qu’ailleurs.
Soit qu’Isménias fût trop pauvre pour nourrir la mère et l’enfant, soit que la
naissance de ce fils sans père eût jeté quelque ombre sur la réputation de Crithéis, il
la congédia de son foyer. Elle chercha pour elle et pour son enfant un asile et un
protecteur de porte en porte.
Il y avait en ce temps-là, à Smyrne, un
homme peu riche aussi, mais bon et
inspiré par le cœur, tels que le sont souvent les hommes détachés des choses périssables
par l’étude des choses éternelles ; il se nommait Phémius ; il tenait une école de
chant. On appelait le chant, alors, tout ce qui parle, tout ce qui exprime, tout ce qui
peint à l’imagination, au cœur, aux sens, tout ce qui chante en nous, la grammaire, la
lecture, l’écriture, les lettres, l’éloquence, les vers, la musique ; car ce que les
anciens entendaient par musique s’appliquait à l’âme autant qu’aux oreilles. Les vers se
chantaient et ne se récitaient pas. Cette musique n’était que l’art de conformer le vers
à l’accent et l’accent aux vers. Voilà pourquoi on appelait l’école de Phémius une école
de musique : musique de l’âme et de l’oreille, qui s’emparait de l’homme tout
entier.
Phémius avait, pour tout salaire des soins qu’il prenait de cette jeunesse, la
rétribution, non en argent, mais en nature, que les parents lui donnaient pour prix de
l’éducation reçue par leurs fils. Les montagnes qui encadrent le golfe d’Hermus, au fond
duquel s’élève Smyrne, étaient alors, comme elles sont encore aujourd’hui,
une contrée pastorale riche en troupeaux ; les femmes filaient les laines pour faire
ces tapis, industrie héréditaire de l’Ionie. Chacun des enfants, en venant à l’école de
Phémius, lui apportait une toison entière ou une poignée de toison des brebis de son
père. Phémius les faisait filer par ses servantes, les teignait et les échangeait
ensuite, prêtes pour le métier, contre les choses nécessaires à la vie de l’homme.
Crithéis, qui avait entendu parler de la bonté de ce maître d’école pour les enfants,
parce qu’elle songeait d’avance sans doute à lui confier le sien quand il serait en âge,
conduisit son fils par la main au seuil de Phémius. Il fut touché de la beauté et des
larmes de la jeune fille, de l’âge et de l’abandon de l’enfant ; il reçut Crithéis dans
sa maison comme servante ; il lui permit de garder et de nourrir avec elle son fils ; il
employa la jeune Magnésienne à filer les laines qu’il recevait pour prix de ses leçons.
Il trouva Crithéis aussi modeste, aussi laborieuse et aussi habile qu’elle était belle ;
il s’attacha à l’enfant, dont l’intelligence précoce faisait présager je ne sais quelle
gloire à la maison où les dieux l’avaient conduit ; il proposa à Crithéis de l’épouser,
et
de donner ainsi un père à son fils. L’hospitalité et l’amour de Phémius,
l’intérêt de l’enfant touchèrent à la fois le cœur de la jeune femme ; elle devint
l’épouse du maître d’école et la maîtresse de la maison dont elle avait abordé le seuil
en suppliante, quelques années avant.
Phémius s’attacha de plus en plus au petit Mélésigène. Ce nom, qu’on
donnait familièrement à Homère, veut dire enfant de Mélès, en mémoire
des bords du ruisseau où il était né. Son père adoptif l’aimait à cause de sa mère et
aussi à cause de lui. Instituteur et père à la fois pour cet enfant, il lui prodiguait
tout son cœur et tous les secrets de son art. Homère, dont l’âme était ouverte aux
leçons de Phémius par sa tendresse, et que la nature avait doué d’une intelligence qui
comprenait et d’une mémoire qui reproduisait toutes choses, récompensait les soins du
vieillard et réjouissait l’orgueil de Crithéis. On le regardait comme bientôt capable,
malgré sa tendre jeunesse, d’enseigner lui-même dans l’école et de succéder un jour à
Phémius. Les dieux lui destinaient à son insu moins de bonheur et une autre gloire : le
monde à enseigner, et la gloire immortelle pour héritage.
Après la mort de Phémius et de Crithéis, sa mère, Homère erra par le monde,
enseignant de ville en ville les petits enfants. Puis il s’embarqua et visita toutes les
côtes de la Méditerranée si bien décrites dans l’Odyssée. Toutes les
aventures de l’Odyssée sont ses propres aventures transfigurées dans
la langue des dieux. Il devint aveugle. Il revint à Smyrne, puis il alla ouvrir une
école à Chio, île voisine de Smyrne. Ce Bélisaire du génie est aussi touchant que
l’autre Bélisaire. Sa mort est pathétique. Malade sur une barque qui le transportait de
Samos à Chio, on le déposa sur la grève pour se rétablir.
Au retour du printemps, des vagues aplanies et des vents tièdes, il reprit sa
navigation vers le golfe d’Athènes. Les matelots du navire qui le portait ayant été
retenus par la tempête dans la rade de la petite île d’Ios, Homère sentit que la vie se
retirait de lui. Il se fit transporter au bord de l’île pour mourir plus en paix, couché
au soleil, sur le sable du rivage. Ses compagnons lui avaient dressé une couche sous la
voile, auprès de la mer. Les habitants riches de la ville éloignée du rivage, informés
de la présence et de la maladie du poète, descendirent
de la colline pour
lui offrir leur demeure et pour lui apporter des soulagements, des dons et des hommages.
Les bergers, les pêcheurs et les matelots de la côte accoururent pour lui demander des
oracles, comme à une voix des dieux sur la terre. Il continua à parler en langage divin
avec les hommes lettrés, et à s’entretenir, jusqu’à son dernier soupir, avec les hommes
simples dont il avait décrit tant de fois les mœurs, les travaux et les misères dans ses
poèmes. Son âme avait passé tout entière dans leur mémoire avec ses chants ; en la
rendant aux dieux il ne l’enlevait pas à la terre : elle était devenue l’âme de toute la
Grèce ; elle allait devenir bientôt celle de toute l’antiquité.
Après qu’il eut expiré sur cette plage, au bord des flots, comme un naufragé de la vie,
l’enfant qui servait de lumière à ses pas, ses compagnons, les habitants de la ville et
les pêcheurs de la côte lui creusèrent une tombe dans le sable, à la place même où il
avait voulu mourir. Ils y roulèrent une roche, sur laquelle ils gravèrent au ciseau ces
mots : « Cette plage recouvre la tête sacrée du divin Homère. »
Ios garda
à jamais la cendre de
celui à qui elle avait donné ainsi la suprême
hospitalité. La tombe d’Homère consacra cette île, jusque-là obscure, plus que n’aurait
fait son berceau, que sept villes se disputent encore. La tradition de la plage où le
vieillard aveugle fut enseveli se perdit malheureusement dans la suite des temps et dans
les vicissitudes de l’île.
Sa sépulture fut dans tous les souvenirs, son monument dans ses propres vers. On montre
seulement dans l’île de Chio, près de la ville, un banc de pierre semblable à un cirque,
et ombragé par un platane qui s’est renouvelé, depuis trois mille ans, par ses rejetons,
qu’on appelle l’École d’Homère. C’est là, dit-on, que l’aveugle se faisait conduire par
ses filles et qu’il enseignait et chantait ses poèmes. De ce site on aperçoit les deux
mers, les caps de l’Ionie, les sommets neigeux de l’Olympe, les plages dorées des îles,
les voiles se repliant en entrant dans les anses ou se déployant en sortant des ports.
Ses filles voyaient pour lui ces spectacles, dont la magnificence et la variété auraient
distrait ses inspirations. La nature, cruelle et consolatrice, semblait avoir voulu le
recueillir tout entier dans ces spectacles
intérieurs, en jetant ce voile
sur sa vue. C’est depuis cette époque, dit-on dans les îles de l’Archipel, que les
hommes attribuèrent à la cécité le don d’inspirer le chant, et que les bergers
impitoyables crevèrent les yeux aux rossignols, pour ajouter à l’instinct de la mélodie
dans l’âme et dans la voix de ce pauvre oiseau.
Voilà l’abrégé de l’histoire d’Homère ; elle est simple comme la nature, triste comme
la vie ; elle consiste à souffrir et à chanter : c’est en général la destinée des
poètes. Les fibres qu’on ne torture pas ne rendent que peu de sons. La poésie est un
cri : nul ne le jette bien retentissant s’il n’a été frappé au cœur. Job n’a crié à Dieu
que sur son fumier et dans ses angoisses. De nos jours, comme dans l’antiquité, il faut
que les hommes qui sont doués de ce don choisissent entre leur génie et leur bonheur,
entre la vie et l’immortalité.
Et maintenant quelle fut l’influence d’Homère sur les mœurs des hommes, et en quoi
mérita-t-il le nom de moraliste ?
Pour répondre à cette question, il suffit de
lire. Supposez, dans l’enfance
ou dans l’adolescence du monde, un homme à demi sauvage, doué seulement de ces instincts
élémentaires, grossiers, féroces, qui formaient le fond de notre nature brute, avant que
la société, la religion, les arts eussent pétri, adouci, vivifié, spiritualisé,
sanctifié le cœur humain ; supposez qu’à un tel homme, isolé au milieu des forêts et
livré à ses appétits sensuels, un esprit céleste apprenne l’art de lire les caractères
gravés sur le papyrus, et qu’il disparaisse après en lui laissant seulement entre les
mains les poésies d’Homère ! L’homme sauvage lit, et un monde nouveau apparaît page par
page à ses yeux. Il sent éclore en lui des milliers de pensées, d’images, de sentiments
qui lui étaient inconnus ; de matériel qu’il était, un moment avant d’avoir ouvert ce
livre, il devient un être intellectuel, et bientôt après un être moral. Homère lui
révèle d’abord un monde supérieur, une immortalité de l’âme, un jugement de nos actions
après la vie, une justice souveraine, une expiation, une rémunération, selon nos vertus
ou nos crimes, des cieux et des enfers ; tout cela altéré de fables ou d’allégories,
sans doute, mais tout cela
visible et transparent sous les symboles, comme
la forme sous le vêtement qui la révèle en la voilant. Il lui apprend ensuite la gloire,
cette passion de l’estime mutuelle et de l’estime éternelle, donnée aux hommes comme
l’instinct le plus rapproché de la vertu. Il lui apprend le patriotisme par le récit des
exploits de ses héros, qui quittent leur royaume paternel, qui s’arrachent des bras de
leurs mères et de leurs épouses pour aller sacrifier leur sang dans des expéditions
nationales, comme la guerre de Troie, pour illustrer leur commune patrie ; il lui
apprend les calamités de ces guerres dans les assauts et les incendies de Troie ; il lui
apprend l’amitié dans Achille et Patrocle, la sagesse dans Mentor, la fidélité conjugale
dans Andromaque ; la piété pour la vieillesse dans le vieux Priam, à qui Achille rend en
pleurant le corps de son fils Hector ; l’horreur pour l’outrage des morts dans ce
cadavre d’Hector traîné sept fois autour des murs de sa patrie ; la piété dans Astyanax,
son fils, emmené en esclavage dans le sein de sa mère par les Grecs ; la vengeance des
dieux dans la mort précoce d’Achille ; les suites de l’infidélité dans Hélène ; le
mépris pour la trahison du
foyer domestique dans Ménélas ; la sainteté des
lois, l’utilité des métiers, l’invention et la beauté des arts ; partout, enfin,
l’interprétation des images de la nature, contenant toutes un sens moral, révélé dans
chacun de ses phénomènes sur la terre, sur la mer, dans le ciel ; sorte d’alphabet entre
Dieu et l’homme, si complet, et si bien épelé dans les vers d’Homère, que le monde
moral, le monde matériel, réfléchis l’un dans l’autre comme le firmament dans l’eau,
semblent n’être plus qu’une seule pensée et ne parler qu’une seule et même langue à
l’intelligence de l’aveugle divin ! Et cette langue encore cadencée par un tel rythme de
la mesure est pleine d’une telle musique des mots que chaque pensée semble entrer dans
l’âme par l’oreille, non seulement comme une intelligence, mais aussi comme une
volupté !
N’est-il pas évident qu’après un long et familier entretien avec ce livre l’homme
brutal et féroce aurait disparu, et l’homme intellectuel et moral serait éclos dans ce
barbare, auquel les dieux auraient enseigné ainsi Homère ?
Eh bien ! ce qu’un tel poète aurait fait pour un seul homme, Homère le fit pour tout un
peuple. À peine la mort eut-elle interrompu
ses chants divins que les
rapsodes ou les homérides, chantres ambulants, l’oreille et la mémoire encore pleines de
ses vers, se répandirent dans toutes les îles et dans toutes les villes de la Grèce,
emportant à l’envi chacun un des fragments mutilés de ses poèmes, et les récitant de
génération en génération aux fêtes publiques, aux cérémonies religieuses, aux foyers des
palais ou des cabanes, aux écoles des petits enfants ; en sorte qu’une race entière
devint l’édition vivante et impérissable de ce livre universel de la primitive
antiquité. Sous Ptolémée Philopator, les Smyrnéens lui érigèrent des temples et les
Argiens lui rendirent les honneurs divins. L’âme d’un seul homme souffla pendant deux
mille ans sur cette partie de l’univers. En 884 avant J.-C., Lycurgue rapporta à Sparte
les vers d’Homère pour en nourrir l’âme des citoyens. Puis vint Solon, ce fondateur de
la démocratie d’Athènes, qui, plus homme d’État que Platon, sentit ce qu’il y avait de
civilisation dans le génie, et qui fit recueillir ces chants épars, comme les Romains
recueillirent plus tard les pages divines de la Sibylle. Puis vint Alexandre le Grand,
qui, passionné pour l’immortalité de sa renommée,
et sachant que la clef de
l’avenir est dans la main des poètes, fit faire une cassette d’une richesse merveilleuse
pour y enfermer les chants d’Homère, et qui les plaçait toujours sous son chevet pour
avoir des songes divins. Puis vinrent les Romains, qui, de toutes leurs conquêtes en
Grèce, n’estimèrent rien à l’égal de la conquête des poèmes d’Homère, et dont tous les
poètes ne furent que les échos prolongés de cette voix de Chio. Puis vinrent les
ténèbres des âges barbares, qui enveloppèrent pendant près de mille ans l’Occident
d’ignorance, et qui ne commencèrent à se dissiper qu’à l’époque où les manuscrits
retrouvés d’Homère, dans les cendres du paganisme, redevinrent l’étude, la source et
l’enthousiasme de l’esprit humain. En sorte que le monde ancien, histoire, poésie, arts,
métiers, civilisation, mœurs, religion, est tout entier dans Homère ; que le monde
littéraire, même moderne, procède à moitié de lui, et que, devant ce premier et ce
dernier des chantres inspirés, aucun homme, quel qu’il soit, ne pourrait, sans rougir,
se donner à lui-même le nom de poète. Demander si un tel homme peut compter au nombre
des moralisateurs du genre humain, c’est demander
si le génie est une clarté
ou une obscurité sur le monde ; c’est renouveler le blasphème de Platon ; c’est chasser
les poètes de la civilisation ; c’est mutiler l’humanité dans son plus sublime organe,
l’organe de l’infini ! c’est renvoyer à Dieu ses plus souveraines facultés, de peur
qu’elles n’offusquent les yeux jaloux et qu’elles ne fassent paraître le monde réel trop
obscur et trop petit, comparé à la splendeur de l’imagination et à la grandeur de la
nature !
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