(1858) Cours familier de littérature. V « XXVe entretien. Littérature grecque. L’Iliade et l’Odyssée d’Homère » pp. 31-64

XXVe entretien.
Littérature grecque.
L’Iliade et l’Odyssée d’Homère

I

Reprenons les plus belles œuvres de l’esprit humain, le livre d’Homère. Nous avons commencé par l’Odyssée, parce que, l’Odyssée, c’est l’homme ; l’Iliade, c’est le poète. Mais d’abord une réflexion générale.

Entre la littérature de l’Inde et celle de la Chine, littératures qui ont précédé de bien des siècles la littérature grecque, il y a eu l’Égypte ; l’Égypte, grand mystère, grand arcane, grande éclipse aujourd’hui, civilisation, religion, politique, langue, livres dont nous ne savons rien ou presque rien, tant que les innombrables papyrus, ces momies de la pensée humaine aux bords du Nil, ne nous auront pas révélé leurs énigmes, que nos savants cherchent à déchiffrer depuis cinquante ans !

Mais, si nous en jugeons par les monuments écrasants de masse et imposants de solidité, par les montagnes des Troglodytes trouées comme des alvéoles de ruches humaines, par les temples de granit d’un seul bloc, par les pyramides, ces Alpes du désert élancées au ciel d’un seul jet, par les canaux creusés à main d’homme comme des lits au plus débordant des fleuves, par ces bassins intérieurs que tout le sable de l’Éthiopie ne suffirait pas à boire et que le percement de l’isthme de Suez s’efforce aujourd’hui de surpasser pour déverser trois mers en une et pour placer trois continents sous la main de l’Europe ; si nous en jugeons, dis-je, par ces gigantesques alphabets de pierre qui couvrent le sol de l’Égypte, sa littérature dut être aussi puissante que son architecture, car tous les arts prennent en général leur niveau dans une civilisation. Quand vous voyez les traces d’un immense travail d’un peuple sur la matière, vous pouvez conclure avec certitude que, chez un tel peuple, le travail de la pensée a été égal au travail de la main ; là où vous contemplez un temple de Memphis, vous pouvez être sûr qu’il y a eu une religion ; là où vous contemplez une pyramide, vous pouvez être sûr qu’il y a eu une administration civile ; là où vous contemplez le Parthénon, vous pouvez être sûr qu’il y a eu un Homère.

Mais, je le répète, nous ne connaissons de l’Égypte que son cadavre, couché tout habillé dans la vallée du Nil. L’Égypte est éclipsée ; l’Égypte ressemble à ces étoiles dont les astronomes du temps de Ptolémée nous parlent, mais qui se sont ou éteintes ou enfoncées dans les distances incommensurables de l’éther : leur lueur, incontestée alors, n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir du firmament.

L’Égypte avait été le pont d’une seule arche qui avait uni intellectuellement la Chine et les Indes littéraires et religieuses à la Grèce ; mais ce pont s’est écroulé dans le Nil, et nous ne connaissons de cette intelligence disparue que ce qui en avait passé en Grèce ou à Rome. Tout date pour nous de la Grèce dans les chefs-d’œuvre de la troisième époque de l’esprit humain.

Les littératures primitives de la Grèce sont elles-mêmes un mystère, jusqu’à Orphée, Hésiode, Homère. Pour mieux dire, tout date pour nous d’Homère. L’antiquité grecque sort des ténèbres un chef-d’œuvre à la main. Ce chef-d’œuvre, c’est l’Iliade et l’Odyssée.

Un mot sur leur auteur. Les savants disent :

Ces deux poèmes furent longtemps des poésies populaires conservées seulement dans la mémoire des conteurs ou chanteurs ambulants de la Grèce. Denys de Thrace raconte ainsi comment elles furent recueillies :

« À une certaine époque, dit-il, les poèmes d’Homère furent entièrement anéantis, soit par le feu, soit par un tremblement de terre, soit par une inondation ; et, tous ces livres ayant été perdus et dispersés de toutes parts, on n’en conservait que des fragments décousus ; l’ensemble des poèmes allait tomber entièrement dans l’oubli. Alors Pisistrate, général des Athéniens, désirant s’acquérir de la gloire et faire revivre les poèmes d’Homère, prit la résolution suivante. Il fit publier par toute la Grèce que ceux qui possédaient des vers d’Homère recevraient une récompense déterminée par chaque vers qu’ils apporteraient. Tous ceux qui se trouvaient en avoir se hâtèrent de les apporter et reçurent sans contestation la récompense promise. Pisistrate ne renvoyait même pas ceux qui lui remettaient des vers qu’il avait déjà reçus d’un autre. Quelquefois dans le nombre de ces vers il en trouvait un, deux, ou même davantage, qui étaient de trop ; de là il arriva que quelques-uns en apportèrent de leur façon. Après avoir rassemblé tous ces fragments, Pisistrate appela soixante-douze grammairiens, afin que chacun en particulier, et sur le plan qui lui paraîtrait le meilleur, fit un tout de ces divers morceaux d’Homère, moyennant un prix convenable pour des hommes habiles et de bons juges en fait de poésie. Il remit à chacun d’eux tous les vers qu’il avait pu recueillir. Quand chacun les eut réunis selon son idée, Pisistrate rassembla ces compilateurs. Chacun fut obligé d’exposer son travail particulier en présence de tous. Eux, ayant entendu la lecture de ces divers poèmes, et les jugeant sans passion, sans esprit de rivalité, n’écoutant que l’intérêt de la vérité, et ne considérant que la convenance de l’art, déclarèrent unanimement que la compilation d’Aristarque et celle de Zénodote étaient les meilleures ; enfin, jugeant entre les deux, celle d’Aristarque eut la préférence. Cependant, comme nous l’avons dit, parmi ceux qui portèrent des vers à Pisistrate, quelques-uns, pour obtenir une plus grande récompense, en ajoutèrent de leur façon, que l’usage ne tarda pas à consacrer aux yeux des lecteurs. Cette supercherie n’échappa point à la sagacité des juges ; mais, à cause de la coutume et de l’opinion reçue, ils consentirent à les laisser subsister, marquant toutefois d’un obel ceux qu’ils n’approuvaient pas, comme étant étrangers au poète et indignes de lui ; ils témoignèrent par ce signe que ces mêmes vers n’étaient point dignes d’Homère. »

II

Cicéron et les critiques romains de son époque ont admis cette opinion sur ce chef-d’œuvre de l’art grec et sur ce chef-d’œuvre des langues écrites. Quant à nous, nous n’en croyons rien, ou plutôt nous n’en croyons qu’une seule chose : c’est que le tyran lettré d’Athènes, Pisistrate, fit en effet rechercher et recueillir en corps d’ouvrage, par les érudits de son temps, les fragments disséminés des poésies homériques confiés à la seule mémoire des peuples de l’Hellénie et de l’Asie Mineure, après des siècles inconnus de barbarie et d’ignorance qui avaient submergé plus ou moins longtemps ces admirables monuments de l’esprit. Mais nous ne croyons point et nous ne croirons jamais qu’une langue aussi parfaite de construction, d’image, d’harmonie, de prosodie, que la langue de l’Iliade, n’eût pas été écrite avant l’époqueHomère dicta ou chanta ses poèmes aux pasteurs, aux guerriers, aux matelots de l’Ionie. Une langue n’est pas l’œuvre d’un homme ni d’un jour ; une langue est l’œuvre d’un peuple et d’une longue série de siècles, et quand cette langue, comme la langue employée par Homère, présente à l’esprit et à l’oreille toutes les merveilles de la logique, de la grammaire, de la critique, du style, des couleurs, de la sonorité et du sens qui caractérisent la maturité d’une civilisation, vous pouvez conclure avec certitude qu’une telle langue n’est pas le patois grossier des montagnards ni des marins d’une péninsule encore barbare, mais qu’elle a été longtemps construite, parlée chantée, écrite, et qu’elle est vieille comme les rochers de l’Attique et répandue comme les flots de son Archipel.

Voici, au reste, comment nous avons reconstruit nous-même, à une autre époque et dans un autre ouvrage, la vie et les œuvres d’Homère, d’après les monuments les plus anciens et les plus authentiques de la critique et de l’érudition grecque.

C’est une des facultés les plus naturelles et les plus universelles de l’homme que de reproduire en lui par l’imagination et la pensée, et en dehors de lui par l’art et par la parole, l’univers matériel et l’univers moral au sein duquel il a été placé par la Providence. L’homme est le miroir pensant de la nature ; tout s’y retrace, tout s’y anime, tout y renaît par la poésie. C’est une seconde création que Dieu a permis à l’homme de feindre en reflétant l’autre dans sa pensée et dans sa parole ; un verbe inférieur, mais un verbe véritable, qui crée, bien qu’il ne crée qu’avec les éléments, avec les images et avec les souvenirs des choses que la nature a créées avant lui : jeu d’enfant, mais jeu divin de notre âme avec les impressions qu’elle reçoit de la nature ; jeu par lequel nous reconstruisons sans cesse cette figure passagère du monde extérieur et du monde intérieur, qui se peint, qui s’efface et qui se renouvelle sans cesse devant nous. Voilà pourquoi le mot poésie veut dire création.

La mémoire est le premier élément de cette création, parce qu’elle retrace les choses passées et disparues à notre âme ; aussi les Muses, ces symboles de l’inspiration, furent-elles nommées les filles de mémoire par l’antiquité.

L’imagination est le second, parce qu’elle colore ces choses dans le souvenir et qu’elle les vivifie.

Le sentiment est le troisième, parce que, à la vue ou au souvenir de ces choses survenues et repeintes dans notre âme, cette sensibilité fait ressentir à l’homme des impressions, physiques ou morales, presque aussi intenses et aussi pénétrantes que le seraient les impressions de ces choses mêmes, si elles étaient réelles et présentes devant nos yeux.

Le jugement est le quatrième, parce qu’il nous enseigne seul dans quel ordre, dans quelle proportion, dans quels rapports, dans quelle juste harmonie nous devons combiner et coordonner entre eux ces souvenirs, ces fantômes, ces drames, ces sentiments imaginaires ou historiques, pour les rendre le plus conformes possible à la réalité, à la nature, à la vraisemblance, afin qu’ils produisent sur nous-mêmes et sur les autres une impression aussi entière que si l’art était vérité.

Le cinquième élément nécessaire de cette création ou de cette poésie, c’est le don d’exprimer par la parole ce que nous voyons et ce que nous sentons en nous-mêmes, de produire en dehors ce qui nous remue en dedans, de peindre avec les mots, de donner pour ainsi dire aux paroles la couleur, l’impression, le mouvement, la palpitation, la vie, la jouissance ou la douleur qu’éprouvent les fibres de notre propre cœur à la vue des objets que nous imaginons. Il faut pour cela deux choses : la première, que les langues soient déjà très riches, très fortes et très nuancées d’expressions, sans quoi le poète manquerait de couleurs sur sa palette ; la seconde, que le poète lui-même soit un instrument humain de sensations, très impressionnable, très sensitif et très complet ; qu’il ne manque aucune fibre humaine à son imagination ou à son cœur ; qu’il soit une véritable lyre vivante à toutes cordes, une gamme humaine aussi étendue que la nature, afin que toute chose, grave ou légère, douce ou triste, douloureuse ou délicieuse, y trouve son retentissement ou son cri. Il faut plus encore, il faut que les notes de cette gamme humaine soient très sonores et très vibrantes en lui, pour communiquer leur vibration aux autres ; il faut que cette vibration intérieure enfante sur ses lèvres des expressions fortes, pittoresques, frappantes, qui se gravent dans l’esprit par l’énergie même de leur accent. C’est la force seule de l’impression qui crée en nous le mot, car le mot n’est que le contrecoup de la pensée. Si la pensée frappe fort, le mot est fort ; si elle frappe doucement, il est doux ; si elle frappe faiblement, il est faible. Tel coup, tel mot ; voilà la nature !

Enfin, le sixième élément nécessaire à cette création intérieure et extérieure qu’on appelle poésie, c’est le sentiment musical dans l’oreille des grands poètes, parce que la poésie chante au lieu de parler, et que tout chant a besoin de musique pour le noter, et pour le rendre plus retentissant et plus voluptueux à nos sens et à notre âme. Et si vous me demandez : Pourquoi le chant est-il une condition de la langue poétique ? je vous répondrai : Parce que la parole chantée est plus belle que la parole simplement parlée. Mais si vous allez plus loin, et si vous me demandez : Pourquoi la parole chantée est-elle plus belle que la parole parlée ? je vous répondrai que je n’en sais rien, et qu’il faut le demander à celui qui a fait les sens et l’oreille de l’homme plus voluptueusement impressionnés par la cadence, par la symétrie, par la mesure et par la mélodie des sons et des mots, que par les sons et les mots inharmoniques jetés au hasard ; je vous répondrai que le rythme et l’harmonie sont deux lois mystérieuses de la nature qui constituent la souveraine beauté ou l’ordre dans la parole. Les sphères elles-mêmes se meuvent aux mesures d’un rythme divin, les astres chantent ; et Dieu n’est pas seulement le grand architecte, le grand mathématicien, le grand poète des mondes, il en est aussi le grand musicien. La création est un chant dont il a mesuré la cadence et dont il écoute la mélodie.

Mais le grand poète, d’après ce que je viens de dire, ne doit pas être doué seulement d’une mémoire vaste, d’une imagination riche, d’une sensibilité vive, d’un jugement sûr, d’une expression forte, d’un sens musical aussi harmonieux que cadencé ; il faut qu’il soit un suprême philosophe, car la sagesse est l’âme et la base de ses chants ; il faut qu’il soit législateur, car il doit comprendre les lois qui régissent les rapports des hommes entre eux, lois qui sont aux sociétés humaines et aux nations ce que le ciment est aux édifices ; il doit être guerrier, car il chante souvent les batailles rangées, les prises de villes, les invasions ou les défenses de territoires par les armées ; il doit avoir le cœur d’un héros, car il célèbre les grands exploits et les grands dévouements de l’héroïsme ; il doit être historien, car ses chants sont des récits ; il doit être éloquent, car il fait discuter et haranguer ses personnages ; il doit être voyageur, car il décrit la terre, la mer, les montagnes, les productions, les monuments, les mœurs des différents peuples ; il doit connaître la nature animée et inanimée, la géographie, l’astronomie, la navigation, l’agriculture, les arts, les métiers même les plus vulgaires de son temps, car il parcourt dans ses chants le ciel, la terre, l’océan, et il prend ses comparaisons, ses tableaux, ses images, dans la marche des astres, dans la manœuvre des vaisseaux, dans les formes et dans les habitudes des animaux les plus doux ou les plus féroces ; matelot avec les matelots, pasteur avec les pasteurs, laboureur avec les laboureurs, forgeron avec les forgerons, tisserand avec ceux qui filent les toisons des troupeaux ou qui tissent les toiles, mendiant même avec les mendiants aux portes des chaumières ou des palais. Il doit avoir l’âme naïve comme celle des enfants, tendre, compatissante et pleine de pitié comme celle des femmes, ferme et impassible comme celle des juges et des vieillards, car il récite les jeux, les innocences, les candeurs de l’enfance, les amours des jeunes hommes et des belles vierges, les attachements et les déchirements du cœur, les attendrissements de la compassion sur les misères du sort : il écrit avec des larmes ; son chef-d’œuvre est d’en faire couler. Il doit inspirer aux hommes la pitié, cette plus belle des sympathies humaines, parce qu’elle est la plus désintéressée. Enfin il doit être un homme pieux et rempli de la présence des dieux et du culte de la Providence, car il parle du ciel autant que de la terre. Sa mission est de faire aspirer les hommes au monde et supérieur, de faire proférer le nom suprême à toute chose, même muette, et de remplir toutes les émotions qu’il suscite dans l’esprit ou dans le cœur de je ne sais quel pressentiment immortel et infini, qui est l’atmosphère et comme l’élément de la Divinité.

III

À peine daignerai-je réfuter ceux qui, comme Denys de Thrace, Cicéron et tant d’autres, ont cru que le poète appelé Homère n’avait jamais existé, mais que l’Iliade et l’Odyssée n’étaient que des rapsodies ou des fragments de poésies recousus ensemble par des rapsodes, chanteurs ambulants qui parcouraient la Grèce et l’Asie en improvisant des chants populaires. Cette opinion est l’athéisme du génie ; elle se réfute par sa propre absurdité. Cent Homères ne seraient-ils donc pas plus merveilleux qu’un seul ? L’unité et la perfection égale des œuvres n’attestent-elles pas l’unité de pensée et la perfection de main de l’ouvrier ? Si la Minerve de Phidias avait été brisée en morceaux par les barbares, et qu’on m’en rapportât un à un les membres mutilés et exhumés, s’adaptant parfaitement les uns aux autres et portant tous l’empreinte du même ciseau, depuis l’orteil jusqu’à la boucle de cheveux, dirais-je, en contemplant tous ces fragments d’incomparable beauté : Cette statue n’est pas d’un seul Phidias ; elle est l’œuvre de mille ouvriers inconnus qui se sont rencontrés par hasard à faire successivement ce chef-d’œuvre de dessin et d’exécution ? Non ; je reconnaîtrais, à l’évidence de l’unité de conception, l’unité d’artiste, et je m’écrierais : C’est Phidias ! comme le monde entier s’écrie : C’est Homère ! Passons donc sur ces incrédulités, vestiges de l’antique envie qui a poursuivi ce grand homme jusque dans la postérité.

Ce père et ce roi des poètes a précédé de près de mille ans la naissance de Jésus-Christ. Son berceau fut placé au bord de la mer enchantée qui sépare l’Asie Mineure de la Grèce, en face de Chio et de l’Archipel, point de vue le plus ravissant où l’œil d’un homme puisse s’ouvrir à la lumière. Les hautes montagnes du Taurus qui meurent derrière Smyrne, la mer étincelante qui écume dans toutes ses anses, le ciel serein qui encadre les flots, les cimes, les îles, les tièdes haleines qui soufflent de tous les golfes, font de ce beau lieu l’Éden d’une imagination poétique. L’île flottante de Délos est l’image de ce berceau d’Homère flottant de même sur ces horizons et sur ces vagues. Son histoire n’est pas si obscure qu’on le prétend ; tous les écrivains de ces lieux et de ces temps s’accordent parfaitement sur les principales circonstances de cette vie. Les rêves n’ont pas tant d’uniformité et de concordance dans leurs chimères.

Voici ces principales circonstances, qui se retrouvent partout, en Ionie, en Grèce, sur tous les écueils de l’Archipel. Il y avait déjà d’autres grands poètes avant lui et de son temps ; son apostrophe aux jeunes filles de Délos l’attesterait seul.

« Si jamais, leur dit-il dans la dernière strophe, si jamais parmi les mortels quelque voyageur malheureux aborde ici et qu’il vous dise :

Jeunes filles, quel est le plus inspiré des chantres qui visitent votre île, et lequel aimez-vous le mieux ? écoutez, répondez toutes alors en vous souvenant de moi : C’est l’homme aveugle qui habite dans la montagneuse Chio ; ses chants l’emporteront éternellement dans l’avenir sur tous les autres chants ! »

Maintenant relisons sa vie à travers le demi-jour des traditions et des récits populaires de l’Archipel.

IV

Il y avait dans la ville de Magnésie, colonie grecque de l’Asie Mineure, séparée de Smyrne par une chaîne de montagnes, un homme originaire de Thessalie, nommé Mélanopus. Il était pauvre, comme le sont en général ces hommes errants qui s’exilent de leur pays, où ne les retiennent ni maison ni champ paternels. Il se transporta donc de Magnésie dans une autre ville neuve et peu éloignée de Magnésie, où cette vallée, déjà trop peuplée, jetait ses essaims. Cette ville s’appelait Cymé. Mélanopus s’y maria avec une jeune Grecque aussi pauvre que lui, fille d’un de ses compatriotes, nommé Omyrethès. Il en eut une fille unique, à laquelle il donna le nom de Crithéis ; il perdit bientôt sa femme, et, se sentant lui-même mourir, il légua sa fille, encore enfant, à un de ses amis qui était d’Argos, et qui portait le nom de Cléanax.

La beauté de Crithéis porta malheur à l’orpheline et porta bonheur à la Grèce et au monde. Il semble qu’Homère, le plus merveilleux des hommes, fût prédestiné à ne pas connaître son père, comme si la Providence avait voulu jeter un mystère sur sa naissance afin d’accroître le prestige autour de son berceau.

Crithéis inspira de l’amour à un inconnu, se laissa surprendre ou séduire. Sa faute ayant éclaté aux yeux de la famille de Cléanax, cette famille craignit d’être déshonorée par la présence d’un enfant illégitime à son foyer. On cacha la faiblesse de Crithéis, et on l’envoya dans une autre colonie grecque qui se peuplait en ce temps-là au fond du golfe d’Hermus, et qui s’appelait Smyrne.

Crithéis, portant dans son sein celui qui couvrait alors son front de honte, et qui devait un jour couvrir son nom de célébrité, reçut asile à Smyrne chez un parent de Cléanax, en Béotie et transplanté dans la nouvelle colonie grecque ; il se nommait Isménias. On ignore si cet homme connaissait ou ignorait l’état de Crithéis, qui passait sans doute pour veuve ou pour mariée à Cymé.

Quoi qu’il en soit, l’orpheline ayant un jour accompagné les femmes et les filles de Smyrne au bord du petit fleuve Mélès, où l’on célébrait en plein champ une fête en l’honneur des dieux, fut surprise par les douleurs de l’enfantement. Son enfant vint au monde au milieu d’une procession à la gloire des divinités dont il devait répandre le culte, au chant des hymnes, sous un platane, sur l’herbe, au bord du ruisseau.

Les compagnes de Crithéis ramenèrent la jeune fille et rapportèrent l’enfant nu, dans leurs bras, à Smyrne, dans la maison d’Isménias. C’est de ce jour que le ruisseau obscur qui serpente entre les cyprès et les joncs autour du faubourg de Smyrne a pris un nom qui l’égale aux fleuves. La gloire d’un enfant remonte pour l’éclairer jusqu’au brin d’herbe où il fut couché en tombant du sein de sa mère. Les traditions racontent et les anciens ont écrit qu’Orphée, le premier des poètes grecs qui chanta en vers des hymnes aux immortels, fut déchiré en lambeaux par les femmes du mont Rhodope, irritées de ce qu’il enseignait des dieux plus grands que les leurs ; que sa tête, séparée de son corps, fut jetée par elles dans l’Hèbre, fleuve dont l’embouchure est à plus de cent lieues de Smyrne ; que le fleuve roula cette tête encore harmonieuse jusqu’à la mer ; que les vagues, à leur tour, la portèrent jusqu’à l’embouchure du Mélès ; que cette tête échoua sur l’herbe, près de la prairieCrithéis mit au monde son enfant, comme pour venir d’elle-même transmettre son âme et son inspiration à Homère. Les rossignols, près de sa tombe, ajoutent-ils, chantent plus mélodieusement qu’ailleurs.

Soit qu’Isménias fût trop pauvre pour nourrir la mère et l’enfant, soit que la naissance de ce fils sans père eût jeté quelque ombre sur la réputation de Crithéis, il la congédia de son foyer. Elle chercha pour elle et pour son enfant un asile et un protecteur de porte en porte.

Il y avait en ce temps-là, à Smyrne, un homme peu riche aussi, mais bon et inspiré par le cœur, tels que le sont souvent les hommes détachés des choses périssables par l’étude des choses éternelles ; il se nommait Phémius ; il tenait une école de chant. On appelait le chant, alors, tout ce qui parle, tout ce qui exprime, tout ce qui peint à l’imagination, au cœur, aux sens, tout ce qui chante en nous, la grammaire, la lecture, l’écriture, les lettres, l’éloquence, les vers, la musique ; car ce que les anciens entendaient par musique s’appliquait à l’âme autant qu’aux oreilles. Les vers se chantaient et ne se récitaient pas. Cette musique n’était que l’art de conformer le vers à l’accent et l’accent aux vers. Voilà pourquoi on appelait l’école de Phémius une école de musique : musique de l’âme et de l’oreille, qui s’emparait de l’homme tout entier.

Phémius avait, pour tout salaire des soins qu’il prenait de cette jeunesse, la rétribution, non en argent, mais en nature, que les parents lui donnaient pour prix de l’éducation reçue par leurs fils. Les montagnes qui encadrent le golfe d’Hermus, au fond duquel s’élève Smyrne, étaient alors, comme elles sont encore aujourd’hui, une contrée pastorale riche en troupeaux ; les femmes filaient les laines pour faire ces tapis, industrie héréditaire de l’Ionie. Chacun des enfants, en venant à l’école de Phémius, lui apportait une toison entière ou une poignée de toison des brebis de son père. Phémius les faisait filer par ses servantes, les teignait et les échangeait ensuite, prêtes pour le métier, contre les choses nécessaires à la vie de l’homme. Crithéis, qui avait entendu parler de la bonté de ce maître d’école pour les enfants, parce qu’elle songeait d’avance sans doute à lui confier le sien quand il serait en âge, conduisit son fils par la main au seuil de Phémius. Il fut touché de la beauté et des larmes de la jeune fille, de l’âge et de l’abandon de l’enfant ; il reçut Crithéis dans sa maison comme servante ; il lui permit de garder et de nourrir avec elle son fils ; il employa la jeune Magnésienne à filer les laines qu’il recevait pour prix de ses leçons. Il trouva Crithéis aussi modeste, aussi laborieuse et aussi habile qu’elle était belle ; il s’attacha à l’enfant, dont l’intelligence précoce faisait présager je ne sais quelle gloire à la maison où les dieux l’avaient conduit ; il proposa à Crithéis de l’épouser, et de donner ainsi un père à son fils. L’hospitalité et l’amour de Phémius, l’intérêt de l’enfant touchèrent à la fois le cœur de la jeune femme ; elle devint l’épouse du maître d’école et la maîtresse de la maison dont elle avait abordé le seuil en suppliante, quelques années avant.

Phémius s’attacha de plus en plus au petit Mélésigène. Ce nom, qu’on donnait familièrement à Homère, veut dire enfant de Mélès, en mémoire des bords du ruisseau où il était . Son père adoptif l’aimait à cause de sa mère et aussi à cause de lui. Instituteur et père à la fois pour cet enfant, il lui prodiguait tout son cœur et tous les secrets de son art. Homère, dont l’âme était ouverte aux leçons de Phémius par sa tendresse, et que la nature avait doué d’une intelligence qui comprenait et d’une mémoire qui reproduisait toutes choses, récompensait les soins du vieillard et réjouissait l’orgueil de Crithéis. On le regardait comme bientôt capable, malgré sa tendre jeunesse, d’enseigner lui-même dans l’école et de succéder un jour à Phémius. Les dieux lui destinaient à son insu moins de bonheur et une autre gloire : le monde à enseigner, et la gloire immortelle pour héritage.

Après la mort de Phémius et de Crithéis, sa mère, Homère erra par le monde, enseignant de ville en ville les petits enfants. Puis il s’embarqua et visita toutes les côtes de la Méditerranée si bien décrites dans l’Odyssée. Toutes les aventures de l’Odyssée sont ses propres aventures transfigurées dans la langue des dieux. Il devint aveugle. Il revint à Smyrne, puis il alla ouvrir une école à Chio, île voisine de Smyrne. Ce Bélisaire du génie est aussi touchant que l’autre Bélisaire. Sa mort est pathétique. Malade sur une barque qui le transportait de Samos à Chio, on le déposa sur la grève pour se rétablir.

Au retour du printemps, des vagues aplanies et des vents tièdes, il reprit sa navigation vers le golfe d’Athènes. Les matelots du navire qui le portait ayant été retenus par la tempête dans la rade de la petite île d’Ios, Homère sentit que la vie se retirait de lui. Il se fit transporter au bord de l’île pour mourir plus en paix, couché au soleil, sur le sable du rivage. Ses compagnons lui avaient dressé une couche sous la voile, auprès de la mer. Les habitants riches de la ville éloignée du rivage, informés de la présence et de la maladie du poète, descendirent de la colline pour lui offrir leur demeure et pour lui apporter des soulagements, des dons et des hommages. Les bergers, les pêcheurs et les matelots de la côte accoururent pour lui demander des oracles, comme à une voix des dieux sur la terre. Il continua à parler en langage divin avec les hommes lettrés, et à s’entretenir, jusqu’à son dernier soupir, avec les hommes simples dont il avait décrit tant de fois les mœurs, les travaux et les misères dans ses poèmes. Son âme avait passé tout entière dans leur mémoire avec ses chants ; en la rendant aux dieux il ne l’enlevait pas à la terre : elle était devenue l’âme de toute la Grèce ; elle allait devenir bientôt celle de toute l’antiquité.

Après qu’il eut expiré sur cette plage, au bord des flots, comme un naufragé de la vie, l’enfant qui servait de lumière à ses pas, ses compagnons, les habitants de la ville et les pêcheurs de la côte lui creusèrent une tombe dans le sable, à la place même où il avait voulu mourir. Ils y roulèrent une roche, sur laquelle ils gravèrent au ciseau ces mots : « Cette plage recouvre la tête sacrée du divin Homère. » Ios garda à jamais la cendre de celui à qui elle avait donné ainsi la suprême hospitalité. La tombe d’Homère consacra cette île, jusque-là obscure, plus que n’aurait fait son berceau, que sept villes se disputent encore. La tradition de la plage où le vieillard aveugle fut enseveli se perdit malheureusement dans la suite des temps et dans les vicissitudes de l’île.

Sa sépulture fut dans tous les souvenirs, son monument dans ses propres vers. On montre seulement dans l’île de Chio, près de la ville, un banc de pierre semblable à un cirque, et ombragé par un platane qui s’est renouvelé, depuis trois mille ans, par ses rejetons, qu’on appelle l’École d’Homère. C’est là, dit-on, que l’aveugle se faisait conduire par ses filles et qu’il enseignait et chantait ses poèmes. De ce site on aperçoit les deux mers, les caps de l’Ionie, les sommets neigeux de l’Olympe, les plages dorées des îles, les voiles se repliant en entrant dans les anses ou se déployant en sortant des ports. Ses filles voyaient pour lui ces spectacles, dont la magnificence et la variété auraient distrait ses inspirations. La nature, cruelle et consolatrice, semblait avoir voulu le recueillir tout entier dans ces spectacles intérieurs, en jetant ce voile sur sa vue. C’est depuis cette époque, dit-on dans les îles de l’Archipel, que les hommes attribuèrent à la cécité le don d’inspirer le chant, et que les bergers impitoyables crevèrent les yeux aux rossignols, pour ajouter à l’instinct de la mélodie dans l’âme et dans la voix de ce pauvre oiseau.

Voilà l’abrégé de l’histoire d’Homère ; elle est simple comme la nature, triste comme la vie ; elle consiste à souffrir et à chanter : c’est en général la destinée des poètes. Les fibres qu’on ne torture pas ne rendent que peu de sons. La poésie est un cri : nul ne le jette bien retentissant s’il n’a été frappé au cœur. Job n’a crié à Dieu que sur son fumier et dans ses angoisses. De nos jours, comme dans l’antiquité, il faut que les hommes qui sont doués de ce don choisissent entre leur génie et leur bonheur, entre la vie et l’immortalité.

Et maintenant quelle fut l’influence d’Homère sur les mœurs des hommes, et en quoi mérita-t-il le nom de moraliste ?

Pour répondre à cette question, il suffit de lire. Supposez, dans l’enfance ou dans l’adolescence du monde, un homme à demi sauvage, doué seulement de ces instincts élémentaires, grossiers, féroces, qui formaient le fond de notre nature brute, avant que la société, la religion, les arts eussent pétri, adouci, vivifié, spiritualisé, sanctifié le cœur humain ; supposez qu’à un tel homme, isolé au milieu des forêts et livré à ses appétits sensuels, un esprit céleste apprenne l’art de lire les caractères gravés sur le papyrus, et qu’il disparaisse après en lui laissant seulement entre les mains les poésies d’Homère ! L’homme sauvage lit, et un monde nouveau apparaît page par page à ses yeux. Il sent éclore en lui des milliers de pensées, d’images, de sentiments qui lui étaient inconnus ; de matériel qu’il était, un moment avant d’avoir ouvert ce livre, il devient un être intellectuel, et bientôt après un être moral. Homère lui révèle d’abord un monde supérieur, une immortalité de l’âme, un jugement de nos actions après la vie, une justice souveraine, une expiation, une rémunération, selon nos vertus ou nos crimes, des cieux et des enfers ; tout cela altéré de fables ou d’allégories, sans doute, mais tout cela visible et transparent sous les symboles, comme la forme sous le vêtement qui la révèle en la voilant. Il lui apprend ensuite la gloire, cette passion de l’estime mutuelle et de l’estime éternelle, donnée aux hommes comme l’instinct le plus rapproché de la vertu. Il lui apprend le patriotisme par le récit des exploits de ses héros, qui quittent leur royaume paternel, qui s’arrachent des bras de leurs mères et de leurs épouses pour aller sacrifier leur sang dans des expéditions nationales, comme la guerre de Troie, pour illustrer leur commune patrie ; il lui apprend les calamités de ces guerres dans les assauts et les incendies de Troie ; il lui apprend l’amitié dans Achille et Patrocle, la sagesse dans Mentor, la fidélité conjugale dans Andromaque ; la piété pour la vieillesse dans le vieux Priam, à qui Achille rend en pleurant le corps de son fils Hector ; l’horreur pour l’outrage des morts dans ce cadavre d’Hector traîné sept fois autour des murs de sa patrie ; la piété dans Astyanax, son fils, emmené en esclavage dans le sein de sa mère par les Grecs ; la vengeance des dieux dans la mort précoce d’Achille ; les suites de l’infidélité dans Hélène ; le mépris pour la trahison du foyer domestique dans Ménélas ; la sainteté des lois, l’utilité des métiers, l’invention et la beauté des arts ; partout, enfin, l’interprétation des images de la nature, contenant toutes un sens moral, révélé dans chacun de ses phénomènes sur la terre, sur la mer, dans le ciel ; sorte d’alphabet entre Dieu et l’homme, si complet, et si bien épelé dans les vers d’Homère, que le monde moral, le monde matériel, réfléchis l’un dans l’autre comme le firmament dans l’eau, semblent n’être plus qu’une seule pensée et ne parler qu’une seule et même langue à l’intelligence de l’aveugle divin ! Et cette langue encore cadencée par un tel rythme de la mesure est pleine d’une telle musique des mots que chaque pensée semble entrer dans l’âme par l’oreille, non seulement comme une intelligence, mais aussi comme une volupté !

N’est-il pas évident qu’après un long et familier entretien avec ce livre l’homme brutal et féroce aurait disparu, et l’homme intellectuel et moral serait éclos dans ce barbare, auquel les dieux auraient enseigné ainsi Homère ?

Eh bien ! ce qu’un tel poète aurait fait pour un seul homme, Homère le fit pour tout un peuple. À peine la mort eut-elle interrompu ses chants divins que les rapsodes ou les homérides, chantres ambulants, l’oreille et la mémoire encore pleines de ses vers, se répandirent dans toutes les îles et dans toutes les villes de la Grèce, emportant à l’envi chacun un des fragments mutilés de ses poèmes, et les récitant de génération en génération aux fêtes publiques, aux cérémonies religieuses, aux foyers des palais ou des cabanes, aux écoles des petits enfants ; en sorte qu’une race entière devint l’édition vivante et impérissable de ce livre universel de la primitive antiquité. Sous Ptolémée Philopator, les Smyrnéens lui érigèrent des temples et les Argiens lui rendirent les honneurs divins. L’âme d’un seul homme souffla pendant deux mille ans sur cette partie de l’univers. En 884 avant J.-C., Lycurgue rapporta à Sparte les vers d’Homère pour en nourrir l’âme des citoyens. Puis vint Solon, ce fondateur de la démocratie d’Athènes, qui, plus homme d’État que Platon, sentit ce qu’il y avait de civilisation dans le génie, et qui fit recueillir ces chants épars, comme les Romains recueillirent plus tard les pages divines de la Sibylle. Puis vint Alexandre le Grand, qui, passionné pour l’immortalité de sa renommée, et sachant que la clef de l’avenir est dans la main des poètes, fit faire une cassette d’une richesse merveilleuse pour y enfermer les chants d’Homère, et qui les plaçait toujours sous son chevet pour avoir des songes divins. Puis vinrent les Romains, qui, de toutes leurs conquêtes en Grèce, n’estimèrent rien à l’égal de la conquête des poèmes d’Homère, et dont tous les poètes ne furent que les échos prolongés de cette voix de Chio. Puis vinrent les ténèbres des âges barbares, qui enveloppèrent pendant près de mille ans l’Occident d’ignorance, et qui ne commencèrent à se dissiper qu’à l’époque où les manuscrits retrouvés d’Homère, dans les cendres du paganisme, redevinrent l’étude, la source et l’enthousiasme de l’esprit humain. En sorte que le monde ancien, histoire, poésie, arts, métiers, civilisation, mœurs, religion, est tout entier dans Homère ; que le monde littéraire, même moderne, procède à moitié de lui, et que, devant ce premier et ce dernier des chantres inspirés, aucun homme, quel qu’il soit, ne pourrait, sans rougir, se donner à lui-même le nom de poète. Demander si un tel homme peut compter au nombre des moralisateurs du genre humain, c’est demander si le génie est une clarté ou une obscurité sur le monde ; c’est renouveler le blasphème de Platon ; c’est chasser les poètes de la civilisation ; c’est mutiler l’humanité dans son plus sublime organe, l’organe de l’infini ! c’est renvoyer à Dieu ses plus souveraines facultés, de peur qu’elles n’offusquent les yeux jaloux et qu’elles ne fassent paraître le monde réel trop obscur et trop petit, comparé à la splendeur de l’imagination et à la grandeur de la nature !