XXVIIe entretien.
Poésie lyrique
L’âme humaine est un grand mystère.
Celui-là seul qui l’a créée pourra l’expliquer.
Les psychologistes, ces espèces de chimistes de l’esprit, s’évertuent en vain à la
décomposer, en la divisant en facultés diverses et distinctes.
Ils disent :
Ceci vient des sens, ceci vient de l’être immatériel. Ils n’arrivent qu’à s’embrouiller
dans leurs définitions, à se contredire dans leurs distinctions, à se perdre dans leur
analyse ; et, comme les chimistes, leurs émules, quand ils veulent retirer de leur
creuset les principes de l’âme humaine et dire : La voilà ! ils ne tiennent sous leur
plume ou sous leurs doigts qu’une pincée de cendre ; la substance s’est évaporée, et ils
n’entendent, comme l’alchimiste allemand des vieilles ballades, que le ricanement du
mystère invisible et impalpable qui éclate dans les ténèbres, autour de leurs têtes, et
qui se moque de leur sacrilège curiosité.
Ne faisons pas comme eux ; disons franchement le premier et le dernier mot de l’homme :
Mystère ! Nous ne savons rien des principes constitutifs de l’âme
humaine. Elle est ce qu’elle est ; nous ne la connaissons que par ses phénomènes. Ils
sont assez beaux, assez nombreux, assez merveilleux pour que nous nous abîmions pendant
les siècles des siècles dans une ineffable contemplation des facultés de l’âme.
Nous avons dit qu’une des plus merveilleuses facultés de l’âme était celle
de s’exprimer elle-même par la parole écrite ou parlée, autrement dit par la littérature
universelle. Ajoutons ici que l’âme éprouve le besoin ou l’instinct de s’exprimer, selon
la nature de ses sensations, tantôt en paroles, tantôt en chant. L’instinct de chanter
est aussi naturel à l’âme, et surtout à l’âme émue, que l’instinct de parler. De là la
musique, ce chant sans paroles, qui s’écrit en notes intraduisibles dans aucune langue,
et qui dit cependant à l’oreille de l’homme plus de choses, et des choses plus douces et
plus fortes, qu’aucune parole articulée n’en peut exprimer.
De là aussi la poésie lyrique, dans laquelle l’âme se chante à elle-même ou chante aux
autres âmes ce que la simple parole parlée ou écrite lui semble
insuffisante à révéler.
Ce besoin de chanter, besoin tout à fait irréfléchi, mais impérieux comme un instinct,
n’est pas seulement propre aux poètes ; il est sensible dans tous les hommes, dans
toutes les femmes, dans tous les enfants, et même dans certaines races d’animaux, comme
les oiseaux, ces poètes de l’air, du chaume ou des bois.
Cet instinct est surtout développé dans tous ces êtres chantants par les circonstances
intérieures ou extérieures de leur vie, par l’âge, par les climats, par les saisons. Il
est une sorte de surabondance de vie et de sensations qui déborde des sens, et qui a
besoin de se répandre en effusions mélodieuses, même quand ces effusions mélodieuses
n’ont pas d’autre écho que notre oreille. C’est l’ivresse de l’âme qui ne raisonne
plus ses impressions, mais qui crie et qui fait crier ou gémir le cœur et la
voix sous le poids de bonheur, d’amour, de tristesse ou d’admiration qui le
surcharge.
Chanter, c’est éclater devant l’homme ou devant Dieu. Tout chant est une explosion du
cœur ou de l’esprit. Voilà pourquoi il est si doux d’entendre un chant ; voilà pourquoi
aussi, dans tous les temps et dans tous les lieux, les nations aiment leurs poètes et
leurs musiciens. Le poète et le musicien sont les voix de ceux qui n’ont pas de voix,
mais qui ont des cœurs et qui aiment à retrouver leurs impressions inexprimées dans ces
vers ou dans ces notes en consonance avec leur âme. Les poètes sont les instruments
sacrés sur lesquels les races humaines entendent résonner leurs propres mélodies.
Nous vous l’avons dit tout à l’heure, certaines
prédispositions
intérieures ou extérieures sont nécessaires à l’âme de l’homme et à l’âme des animaux
pour que cet instinct du chant se manifeste en eux dans toute sa force. L’airain
lui-même ne résonne que quand il est frappé. L’émotion est le battant de l’âme.
Sortez un beau jour de printemps de l’enceinte fangeuse et enfumée des villes, égarez
vos pas dans la campagne, au bord du fleuve, au bord des ruisseaux, au bord de la mer
calme, au bord des bois retentissants ; un chant sort du calice de chaque fleur sous vos
pas, du dôme de chaque arbre dans la forêt, du creux de chaque sillon dans les blés en
herbe ; l’insecte ivre dans sa coupe de parfum, la caille dans le chaume, le merle dans
le buisson, le rossignol sur la branche morte, la cigale elle-même dans la poudre
ardente du champ labouré, tout chante devant le soleil. L’astre réchauffe à la fois ces
myriades de végétaux bouillants de sève et ces myriades de petits cœurs qu’on entend
palpiter dans ces myriades de voix. L’air, la terre, les eaux, les plantes, les êtres
animés ne forment qu’un concert dont la note universelle est la joie de
vivre. C’est le bruissement de la vie animale ou végétale, vie qui coule, qui écume,
qui palpite et qui murmure en coulant avec la sève, avec le sang, avec la sensation,
avec la pensée, dans ces torrents animés de la création. On dit que les sphères ont leur
harmonie, je le crois bien, puisque le moindre flot de l’air au printemps roule des voix
et des chants. Quand le grain de poussière est ivre, comment ces globes lumineux du
firmament, qui contiennent plus de vie et qui réfléchissent le Créateur de plus près,
conserveraient-ils leur sang-froid et leur silence ?
Cette ivresse de vie qui monte de la voix de tous les oiseaux et de tous les insectes
de l’air, au printemps, réveil de la vie, est communicative. L’homme ne peut entendre
ces concerts sans y mêler lui-même sa voix.
Écoutez comme la flûte du berger, assis sur un cap avancé de la mer ou du
fleuve, s’efforce d’imiter les modulations tantôt gaies, tantôt languissantes du chant
du rossignol ou les gémissements du ramier !
Écoutez comme la jeune fille, en sarclant le blé vert et en emportant sous sa faucille
les gerbes de pourpre des pavots où se noie son visage, s’encourage elle-même à
l’ouvrage par un chant à demi-voix dont elle n’a pas même la conscience !
Écoutez comme le laboureur, en gouvernant le double manche de sa charrue, distrait ses
bœufs et se distrait lui-même par des notes qui se mêlent aux mugissements de son
attelage et au bruit criard et monotone de ses roues !
Écoutez comme les pêcheurs ou comme les matelots de la mer, couchés, à l’ombre de la
voile, sur le pont de leur barque, prolongent sans y penser, d’une voix lointaine, des
accents cadencés de vague en vague qui viennent mourir jusqu’au rivage !
Si vous demandez à chacune de ces voix, pourquoi elle chante, elle ne saurait pas vous
répondre. La voix chante de la plénitude du cœur, voilà tout. Quand
l’homme est heureux de son loisir et de son travail, il chante ; c’est l’enthousiasme du
bien-être qui lui donne alors la mélodie et le diapason ; c’est Dieu lui-même qui a
composé cette musique universelle qui cherche ses notes dans les émotions inarticulées
de l’air écrit dans le cœur, et c’est le cœur qui bat la mesure avec ses vives ou lentes
palpitations.
Mais ce n’est pas seulement le loisir, le bien-être, le travail, le bonheur qui font
chanter l’homme ; ce sont toutes les grandes émotions du cœur. Les deux plus habituelles
de ces émotions inspiratrices du chant dans l’âme humaine sont l’amour et l’adoration.
Toute tendresse est mélodieuse, tout enthousiasme est lyrique ; disons plus, il est
pieux.
Dans tous les pays l’amant chante sous la fenêtre de sa fiancée ; la mère
chante près du berceau de son enfant ; la nourrice chante en souriant à l’oreille de son
nourrisson pour le bercer ou l’endormir ; les couples heureux de jeunes hommes et de
belles filles, destinés les uns aux autres par leurs parents, chantent en se tenant par
le bout des doigts, en revenant le soir des veillées dans l’étable aux lueurs de la
lune, sous les orangers de la Sicile ou sous les pins ténébreux de l’Helvétie.
Les temples, pleins de l’ombre de Dieu, sont aussi pleins du chant des hommes ; les
cantiques sont l’encens des cœurs ; ils jaillissent des lèvres dès que l’homme se croit
en présence de la Divinité. Il semble que la statue de Memnon, rendue musicale par un
rayon de soleil, est la parfaite image du cœur humain, que la présence divine rend plus
mélodieuse que le marbre. Le prêtre, ce musicien de nos soupirs, chante à la naissance,
au mariage, au sacrifice, à la mort de tous les enfants d’Adam. Joie et larmes
deviennent des hymnes dans sa voix. Le plus noble et le plus saint des sentiments de
l’homme, la piété, soit
qu’elle gémisse, soit qu’elle implore, soit qu’elle
contemple, soit qu’elle se plonge dans le sacré délire de l’adoration, s’exhale en
hymnes et fait éclater par le chant ses extases.
Enfin le patriotisme, cette noble passion de l’homme pour le sol menacé de ses pères,
de son berceau, de sa tombe, de ses enfants ; le patriotisme, quand il est poussé
jusqu’à l’héroïsme par la terreur de voir ses foyers ravagés, ou par le dévouement des
Trois-Cents aux Thermopyles antiques ou aux Thermopyles modernes ; le patriotisme chante
comme Tyrtée, comme Rouget de Lisle ou comme Béranger dans quelques-unes de ses odes
nationales à la veille des combats ; et, quand une victoire inespérée a sauvé par
l’héroïsme, soit une ville de la sédition et de la subversion civiles, soit des
frontières de l’invasion, et, avec les frontières, ses toits, ses foyers, ses compagnes,
ses vieillards, ses enfants, ses mères, l’armée victorieuse traduit instinctivement en
chant sa joie et son cri de salut. Aucune victoire n’est complète qu’après que le
Te Deum
, qui pousse l’armée et le
peuple au pied des autels du Dieu de la patrie, a porté
ses notes
triomphales et reconnaissantes jusqu’au ciel !
Les Marseillaises et les Te Deum sont les deux plus éclatants
symptômes de cet instinct lyrique de l’âme humaine, qui la porte à chanter quand elle
déborde de sensations et quand la parole devient impuissante à évaporer ce qu’elle sent
en elle d’enthousiasme, d’énergie ou de félicité. Tout le monde est poète lyrique en ces
moments-là.
Qui ne l’a pas éprouvé quelquefois dans sa vie privée ou dans son existence publique ?
Quel cœur d’amant ou de citoyen, quel cœur pieux surtout n’a pas eu les explosions de
son âme dans sa voix !
Je ne parle pas de nous autres poètes : la nature impressionnable, et jusqu’à un
certain point maladive, de notre fibre, a dû nous arracher plus souvent qu’à d’autres
ces enthousiasmes de cœur et d’esprit, ces délires d’amour, de piété ou de patriotisme,
qui étoufferaient la poitrine si on ne les criait pas en chants ou en vers. Mais je
parle des hommes les plus froids, les plus simples, les plus illettrés : ils ont des
heures où ils deviennent à
leur insu de grands lyriques. Qu’on me permette
d’en citer un exemple dont je fus témoin dans mon enfance, et dont l’impression, quoique
puérile, s’est retrouvée toujours dans mon souvenir.
J’avais douze ans ; j’habitais le vaste château d’un de mes oncles, l’abbé de
Lamartine. Ce château était situé dans la sombre vallée d’Urcy, aux environs de Dijon.
Isolé de toute habitation, il ressemblait à une immense abbaye de chartreux, bâtie dans
les plus âpres solitudes des forêts. Cette demeure claustrale était de tous côtés
entourée et comme étouffée par les grands bois. Les loups et les sangliers traversaient
souvent par bandes les pelouses à perte de vue des jardins, pour venir boire dans les
étangs et dans les sources, sous les hêtres.
L’édifice, construit et approprié avant la Révolution pour la nombreuse
famille de mon grand-père, était trop vaste pour un célibataire. Mon oncle vivait en
simple gentilhomme de campagne, dans l’obscurité et dans la liberté de son désert. Un
petit ménage de solitaire séquestré du monde aurait été perdu dans ces grandes salles et
dans ces immenses parterres. Pour animer ce séjour et pour occuper ses loisirs, cet
ermite avait donc pris le parti de faire valoir lui-même ses terres considérables,
défrichées çà et là sur les lisières de ses grands bois.
Le château, malgré sa belle architecture italienne et ses traces d’antique élégance,
était devenu ainsi une magnifique ferme. Les chevaux de labour, les bœufs d’attelage,
les troupeaux de moutons importés d’Espagne remplissaient de mugissements, de bêlements
les nombreuses étables. Une trentaine de serviteurs, valets de ferme, charretiers,
bouviers, laboureurs, bergers, peuplaient cette demeure. Ils s’asseyaient, le matin, à
midi et le soir, à la longue table de noyer bordée de bancs, sous les voûtes enfumées de
la vaste cuisine.
Un vieux cuisinier, nommé le père Joseph, et qui était en même temps
l’intendant de confiance de mon oncle, gouvernait de son fauteuil, au coin de l’âtre,
les servantes et présidait aux repas. Le vieux Joseph, qui m’avait vu naître et qui
voyait en moi l’héritier présomptif du château, m’aimait presque comme une nourrice aime
son nourrisson. Je passais une partie des jours à côté de lui, à la cuisine, à écouter
les vieilles légendes de la famille, qu’il se plaisait lui-même à me raconter.
J’assistais ainsi habituellement au repas des serviteurs de la ferme ; je regardais
fumer le lard appétissant sur son lit de choux dorés, au milieu de la table, le fromage
écumant de crème blanchir sur les longues tranches de pain bis dans la main du
laboureur. Le vin, modérément, mais libéralement distribué par rations inégales, selon
le travail et l’âge, brillait dans les verres. La conversation, animée par ces petites
gouttes de vin à la fin du repas, n’était nullement gênée par ma présence.
À l’insu de tout le monde et de moi-même, cette Chloé avait son Daphnis.
Ce Daphnis était un jeune toucheur de bœufs du château, que mon oncle avait pris par
charité à une pauvre veuve du village
d’Arcey, et qui, de berger de
chèvres, était devenu avec l’âge toucheur de bœufs. Il avait vingt ans, mais il n’en
montrait que seize sur son visage. Le vieux Joseph, les charretiers, les laboureurs, les
batteurs en grange, ses compagnons de domesticité à table et aux champs, l’avaient vu
grandir sans s’en apercevoir ; accoutumés à ne le compter que pour un enfant, on le
traitait en Benjamin de cette tribu rurale. Il ne s’asseyait jamais pour prendre ses
repas avec les autres sur l’extrémité du banc, mais il mangeait silencieusement, à
l’écart, debout, son morceau de lard ou sa tranche de choux sur son morceau de pain bis,
et, quand il avait soif, au lieu de boire comme les autres dans un verre, il buvait son
eau puisée au seau de la cuisine dans une écuelle de cuivre pendue derrière la porte. On
l’appelait par habitude le petit Didier.
C’était cependant un grand et vigoureux garçon, aux cheveux touffus, au duvet naissant
sur ses joues roses, aux pieds massifs, aux épaules arquées, au poing solide comme des
nœuds de chêne. Mais une certaine naïveté naturelle, qu’il tenait de sa mère et qu’on
prenait mal à propos pour de la niaiserie, et de plus une longue habitude
de se regarder comme le dernier de la maison partout, lui donnaient une apparence
d’infériorité entre tous ses camarades. On était accoutumé à sa complaisance, qui était
infatigable.
Chacun en abusait tout en l’aimant. On se servait de lui pour faire ce qu’il y avait de
plus rude dans tous les ouvrages. Il ne se rebutait jamais. Toujours le premier levé
pour donner le foin aux bœufs, l’avoine aux chevaux, le trèfle aux brebis, on ne le
récompensait de tous ces services de surcroît qu’en le raillant sur son obligeance
envers tout le monde. Il supportait la raillerie, les surnoms, les quolibets, en
penchant sa belle tête enfantine sur sa poitrine et en souriant d’un air un peu confus
qui encourageait à le railler davantage. Il était ce que les paysans, dans leur langage
expressif, appelaient le souffre-douleurs du château. Sa patience et son silence
allaient jusqu’à l’apparence de l’apathie. À force de le voir patient, on se figurait
qu’il était impassible.
Il n’en était rien cependant ; sa naïveté n’était
que l’excès de sa bonne
foi. Son idiotisme d’attitude, démenti par la lucidité et par l’intelligence vive et
claire de ses yeux, n’était que la bonté de son cœur serviable à tous. Il avait pris
l’habitude invétérée de ne jamais répondre à ces railleries ; il ne les prenait avec
raison que pour des familiarités caressantes.
Didier m’aimait beaucoup, je l’aimais moi-même comme celui qui était le plus rapproché
de mon âge parmi les serviteurs de la ferme. Je le suivais souvent pas à pas, pendant
des heures entières, pendant qu’il touchait ses quatre bœufs blancs et fauves attelés à
la charrue, dans les longues pièces de terre bordées de frênes, le long des avenues du
château. Je ramassais les vers de terre coupés par le coutre du soc pour en nourrir mes
rossignols en cage. Il me découvrait les nids d’où il avait vu s’envoler les mères sur
les buissons du champ ; souvent il me remettait pour un moment sa longue gaule de
noisetier, armée à l’extrémité d’un aiguillon, et je touchais à sa place les flancs
fumeux de l’attelage, en appelant chacun de ses bœufs par leur nom, et en imitant,
autant qu’il m’était possible, la voix criarde
et traînante du bouvier qui
gouverne la charrue.
Je connaissais ainsi toute la chronique sentimentale du château et des
deux villages voisins d’Urcy et d’Arcey. Je connaissais même les personnages de cette
chronique, car, aux époques des sarclages, des moissons, de la tonte des brebis, travaux
de ferme, les jeunes filles de ces deux villages venaient résider en masse au château,
portant leurs ciseaux et leurs faucilles pour sarcler les blés, couper les orges, lier
les gerbes, faner les sainfoins, laver ou tondre les moutons. Le soir, après la journée,
mon oncle leur permettait de se réunir, avec les garçons de la ferme, dans une immense
salle du rez-de-chaussée, pavée en marbre et décorée de lambris vermoulus. Elles y
dansaient des rondes au chant d’une musicienne du village. Je ne manquais jamais de me
mêler à ces rondes, et je bondissais de
joie naïve et précoce, en tenant
par mes deux mains les mains complaisantes des plus jeunes et des plus jolies faneuses
du pays.
Parmi ces jeunes filles des champs, il y en avait une, à peine âgée de seize ans, qui
faisait déjà l’admiration et l’envie de toute la jeunesse des villages voisins. On
l’appelait la Jumelle, parce que sa mère l’avait mise au monde le même
jour qu’un frère qui ne la quittait jamais, et qui venait habituellement avec elle faner
ou moissonner pour le château.
Je la vois encore en idée, et, toutes les fois que je passe en chemin de fer en vue des
sombres croupes des forêts d’Urcy, d’Arcey et du pont de Pany, croupes boisées qui me
cachent le toit du château désert, j’ai envie de descendre pour revoir la Jumelle, et pour savoir si elle conserve encore, après tant d’années,
quelques traces des charmes véritablement attiques dont cette Chloé des Gaules enchantait mon enfance, mes yeux et presque mon cœur.
Son front était étroit, peu élevé, comme celui que les sculpteurs de Chypre ou de Milo
donnent à leurs statues de femmes, parce que la Grèce et l’antiquité savaient bien que
la vraie beauté de la femme n’est pas dans l’intelligence de la physionomie, mais dans
la tendresse de l’expression du visage ; des cheveux d’un blond doré poussaient très bas
sur ce front et l’encadraient dans les boucles à peine ondées de ces cheveux. Leur
duvet, plus coloré de teintes cuivrées à leur extrémité que sur les tempes, les faisait
reluire comme des rayons de soleil du matin jouant au bord de sa peau. Des yeux rêveurs,
une bouche pensive, des dents de lait, petites, rangées dans leurs alvéoles roses comme
celles d’un agneau à sa première herbe ; un teint que l’ombre perpétuelle des feuilles
dans ce pays de forêts conservait aussi blanc, mais moins délavé, que celui d’une enfant
des villes ; une taille ferme, des bras ronds, des mains effilées, des pieds
cambrés et délicats, qui brillaient comme deux pieds de marbre d’une statue quand elle
les plongeait nus dans le courant de la source en lavant les toisons dans l’eau
courante ; un caractère doux, sérieux avant l’âge ; des silences, des rougeurs, des
timidités qui la faisaient aimer de toutes ses compagnes et respecter de tous ses
compagnons de travail dans la maison et dans les champs, telle était la Jumelle. Je n’ai guère retrouvé que dans les îles de l’Archipel grec ou sous les
tentes des Arabes de Syrie des réminiscences de cette jeune bergère de nos
montagnes.
Le petit Didier n’avait pu voir impunément, depuis son enfance, la Jumelle grandir et
embellir à côté de lui ; il l’aimait sans savoir ce que c’était qu’aimer. Pauvre enfant
d’une veuve presque mendiante, recueilli par charité dans le château, il se considérait
comme si subalterne, en naissance, en rang, en esprit, à tout le monde dans la ferme et
à tous les jeunes garçons des deux villages voisins, qu’il aurait regardé comme un
sacrilège de penser seulement à courtiser honnêtement cette belle jeune fille, objet de
tous les regards et de toutes les ambitions de ses camarades. Aussi ne levait-il jamais
les yeux jusqu’à elle, et, le seul symptôme auquel on pût soupçonner son amour, c’était
la rougeur de son visage ordinairement
pâle et le tremblement de sa forte
main en lui présentant, comme aux autres faneuses, l’écuelle de cuivre pleine d’eau de
la source où elle buvait debout quand on se levait de table après le repas de midi.
À la danse des veillées, dans le grand vestibule, le petit Didier n’osait pas même se
mêler aux rondes ou prendre la main de la Jumelle. Au contraire, toutes les fois que la
Jumelle entrait dans la danse, et qu’un danseur, l’élevant de terre dans ses deux bras,
comme c’est l’habitude à la fin de l’air, poussait un de ces grands cris de triomphe et
de joie qui sont l’évohé rustique de ces fêtes de village, Didier
baissait les yeux ; il trouvait un prétexte pour s’éloigner, comme s’il avait entendu
une voix qui l’appelait au jardin ou à l’étable.
Excepté le vieux cuisinier Joseph et la Jumelle, personne dans la maison ne se doutait
de ce sentiment contenu du petit Didier. Ses camarades auraient répondu par un éclat de
rire à toute allusion à un amour si disproportionné. On était si accoutumé à ne le
compter pour rien, et à confondre sa puérilité silencieuse avec une espèce d’idiotisme,
qu’on ne
se demandait même pas s’il avait un cœur.
Mais la Jumelle s’en était aperçue depuis longtemps à elle toute seule ; sans se rendre
compte de ses sentiments, elle prenait sa voix la plus douce en lui parlant ; elle
recevait, à table, à la maison ou dans les champs, tous les petits services qu’il lui
rendait instinctivement, avec une familiarité confiante et avec une sorte de plaisir
muet qui contrastait avec les exigences et les railleries des autres jeunes filles. Si
rien n’indiquait qu’elle l’acceptât pour son prétendant, tout indiquait qu’elle
l’acceptait pour son serviteur. C’est le nom dont les paysannes de mon
pays désignent ces aspirants timides à leur amour, qui veulent, comme Jacob, mériter
beaucoup avant de demander quelque chose.
Cependant la merveilleuse beauté de la Jumelle, célèbre déjà dans tous les villages
voisins,
attirait à son père de nombreuses demandes en mariage ; mais,
chaque fois que son père lui parlait de ces propositions, faites pour flatter sa vanité,
elle répondait qu’elle était trop jeune, qu’elle y penserait à la moisson, aux foins ou
à la Noël de l’année suivante. Les soupirs des plus beaux et des plus riches garçons du
voisinage n’étaient pas mieux accueillis. Elle aimait, sans oser l’avouer, celui qu’on
la soupçonnait le moins de regarder avec prédilection parmi tous les autres. Didier ne
flattait pas sa vanité, mais il avait touché son cœur.
Sans se parler jamais, la Jumelle et Didier finirent par comprendre qu’il y avait entre
eux deux un secret, qu’aucun des deux n’osait tout à fait ni révéler ni comprendre. Ces
espèces de limbes de l’amour mutuel, mais inexprimé, sont très fréquents dans les âmes
timides et simples des villageois. L’œil plus perçant et plus exercé d’une jeune
couturière nommée Nicette, qui travaillait habituellement au château, finit par tout
entrevoir ; elle parla à la Jumelle des attentions du petit Didier ; elle parla au petit
Didier des préférences
de la Jumelle ; elle finit ainsi par en savoir assez
sur l’état de ces deux cœurs pour que le toucheur de bœufs crût pouvoir s’enhardir
jusqu’à la pensée de faire parler de mariage au père de la jeune fille.
Le père parla de cette ouverture à sa fille en riant, comme d’un badinage qui ne
méritait pas même réflexion, et auquel les garçons et les filles du château avaient sans
doute encouragé le pauvre enfant pour se moquer de la candeur du fils de la veuve ; mais
la Jumelle, au lieu de rire avec son père, avait rougi sans rien répondre ; elle s’était
retirée seule dans la grange où sa mère la surprit, pleurant sans savoir de quoi.
Le père parut avoir changé d’idée. Dans la soirée il dit, en secouant la tête, comme un
homme qui se ravise, qu’au fond le petit Didier,
quoique un peu trop bon
garçon, avait toute son estime comme excellent ouvrier ; qu’il faisait au besoin
l’ouvrage de tout le monde ; qu’il était trop grand pour rester à jamais toucheur ; que
la Jumelle ne pouvait épouser un enfant qui piquait encore les bœufs au labour comme une
fille, mais que, si sa condition se relevait un peu au château avec ses gages, et que,
si par exemple on le faisait garçon de charrue en titre avec cent vingt francs par an,
deux paires de sabots, une paire de souliers et six chemises de toile de chanvre, on
pourrait penser à sa proposition, l’autoriser à courtiser la Jumelle, et que, toute
belle et toute recherchée qu’elle était, sa fille pourrait rencontrer pis que le fils de
la veuve.
La Jumelle, à ces mots, se leva de table en s’essuyant les yeux avec un coin de son
tablier. Elle s’en alla, comme le matin, pleurer seule dans la grange ; mais cette fois
c’étaient des larmes de joie.
Le lendemain, la couturière Nicette apprit tous ces détails par la
Jumelle ; elle m’en parla. J’en parlai à mon oncle : c’était l’esprit le plus
accommodant et le cœur le plus facile à émouvoir qu’il y eût sous une poitrine d’homme.
« Eh bien ! » me dit-il en souriant, « nous allons faire deux heureux et bien des
envieux. Va dire à Didier qu’il remette son aiguillon à son petit frère, que je lui
donne une charrue à conduire, cent vingt francs de gage, quatre paires de sabots, une
paire de souliers, six chemises de toile, et que de plus je me charge de faire la noce
au château, et que tu y danseras tant que tu voudras avec la Jumelle. »
Tout fut fait avec la promptitude et l’entrain que cet excellent homme, toujours pressé
du bonheur d’autrui, mettait à une bonne
action. Didier remit l’aiguillon
en donnant gravement à son petit frère tous les préceptes et toutes les traditions du
métier, avec de tendres instructions sur les caractères divers de ses quatre bœufs :
comme quoi celui-ci regimbait si on le piquait à l’épaule ; comme quoi celui-là était
plus sensible à la voix qu’à l’aiguillon ; comme quoi le roux avait besoin d’entendre
toujours chanter ou siffler autour de lui pour reprendre cœur à l’ouvrage ; comme quoi
le blanc était si apprivoisé et si doux qu’on pouvait s’accouder en sûreté, pour se
reposer, sur son joug, entre ses deux cornes, sans qu’il secouât seulement la tête pour
chasser les mouches, tant il avait peur de blesser un enfant ! Puis il se hâta d’atteler
les quatre taureaux à une charrue neuve, et il laboura tout le jour une longue pièce de
terre, derrière les jardins, d’où l’on apercevait, sur la colline opposée, à travers les
bois, le village d’Arcey et la fumée du toit de la maison de la Jumelle. Tantôt il
regardait le soleil, trop lent à baisser pour lui ce jour-là, tantôt la maison de
pierres grises qui renfermait sa destinée.
À la fin de la journée, après avoir dételé, jeté le trèfle dans le
râtelier, chaussé ses souliers et passé sa veste, il ne parut point à la cuisine pour
recevoir, comme à l’ordinaire, son écuelle des mains du vieux Joseph. Il se glissa
inaperçu dans le creux du ravin qui descend du château dans l’étroite vallée d’Arcey ;
il gravit, non s’en s’arrêter bien des fois, de peur et d’angoisse, la colline escarpée
au sommet de laquelle est bâtie la petite et noire église du village, et il entra tout
en sueur, en poussant de la main la claire-voie, dans la maison de la Jumelle. Elle
l’avait bien vu venir de loin par le sentier des chèvres, mais elle n’avait rien osé
dire, et elle s’était en allée dans le verger, derrière la maison, pour le laisser seul
avec son père.
Ce qui se dit dans cette entrevue entre le
petit Didier et le père de sa
future on ne peut que le deviner ; mais tout se passa sans doute de bon accord et de
bonne grâce, car la nuit était déjà tombée toute noire sur la montagne et sur la vallée
que le père et le prétendu, le visage ouvert par la confiance et par la bonne amitié,
étaient encore assis chacun sur un coin du banc, la table entre eux deux et la nappe
mise devant une bouteille de vin, un morceau de pain et un fromage blanc, pendant que la
Jumelle, rappelée du verger, debout et modeste derrière son père, était invitée par lui
et résistait longtemps à boire un doigt de vin dans le verre de son fiancé.
Cette soirée fut sans doute la plus belle et peut-être la seule belle de la vie du
pauvre Didier jusqu’à ce jour. Son cœur s’ouvrit pour
donner et pour
recevoir toutes les promesses d’une innocente félicité. Au lever de la lune, il sortit
de la maison pour revenir au château ; la Jumelle, avec la permission de son père,
l’accompagna jusqu’à la croix de pierre qui marque la place où finit le village et où
commencent les bois. Il n’osa ni l’embrasser ni la regarder ; il sentait qu’il
l’emportait dans sa poitrine. Il s’éloigna, les yeux baissés, en retenant son souffle et
sa voix, tant qu’il fut à portée d’être entendu du village. Mais quand il eut descendu
les rampes de rocailles qui descendent du plateau d’Arcey dans la noire vallée du pont
de Pany, et quand il commença à remonter le ravin plus étroit, plus rapide et plus
sombre qui mène par les bois au château, alors son cœur trop plein ne put se contenir
davantage, et il éclata, comme une détonation de l’âme trop chargée, dans le silence,
dans le désert et dans la nuit.
Cette explosion de son âme ignorante et simple donna à sa voix,
ordinairement faible et douce, un volume de son et une énergie de vibration qui
faisaient frémir les feuilles des arbres comme un souffle de tempête, tempête de
sentiments et de joie dans un cœur d’adolescent, qui se communiquait par l’écho des
rochers de la vallée à la nature inanimée, et qui semblait vouloir porter jusqu’à la
cime des montagnes et jusqu’aux astres du firmament la nouvelle, le retentissement,
l’enthousiasme de son bonheur.
Un hasard me rendit témoin de cette scène nocturne du délire lyrique d’un pauvre
toucheur de bœufs.
Au souper des laboureurs et des moissonneurs, le soir, après l’ouvrage, on s’était
aperçu au château de l’absence du petit Didier. Les rumeurs de la matinée dans les
champs et les
indiscrétions de la couturière avec les jeunes filles en
avaient divulgué le motif. Tout le monde, à l’exception des rivaux un peu jaloux, se
récriait sur le bonheur du toucheur de bœufs. On en plaisantait à la table rustique ; on
ne pouvait comprendre que la plus belle jeune fille de tout le pays, qui avait le choix
entre les prétendants de tous les villages, eût choisi pour son fiancé un pauvre
adolescent qu’on se figurait encore enfant à cause de la candeur de son esprit et de la
docilité de son caractère. Ses camarades l’appelaient l’innocent, mot
qui confine chez eux avec l’idiotisme. On se promettait de rire du fiancé à son retour,
et, comme la nuit était tiède, la lune éblouissante dans le ciel, on voulut devancer ce
retour de Didier en allant en masse, filles et garçons, au-devant de lui par le sentier
d’Arcey, les uns pour le féliciter, les autres pour le railler, ceux-ci pour jouir de
son bonheur, celles-là pour lui faire un de ces enfantillages par lesquels on éprouve,
dans les campagnes, la crédulité ou le courage des jeunes gens.
Je partis avec la bande joyeuse, suivi du vieux Joseph, qui voulait jouir aussi de la
surprise ménagée maladroitement au pauvre Didier.
La gorge, profondément encaissée entre les rochers, est encore rétrécie par l’ombre des
grands chênes qui descend du château dans la vallée d’Arcey. Elle est interrompue au
milieu par un rocher taillé à pic qui la ferme complétement dans toute sa largeur. Cette
roche, semblable à un degré d’escalier colossal de trente coudées de hauteur, a été
polie et rendue glissante comme le marbre, sans doute par la chute de quelques cascades
que la terre a bues depuis plusieurs siècles. Pour la rendre un peu moins inaccessible
aux bergers et aux journaliers qui veulent abréger le chemin d’Arcey au château, mon
grand-père y avait fait complaisamment creuser au ciseau, par le tailleur de pierre,
cinq ou six entailles en corniches, de la largeur d’une demi-main, pour que les paysans
qui veulent la descendre ou la gravir pussent s’y cramponner avec les
doigts ou y appuyer l’orteil sans crainte d’accident. Des buissons, touffus de
genévriers, surmontés et assombris par d’énormes hêtres, couronnent le sommet de la
roche du côté du château.
Les garçons et les filles de la ferme étaient dérobés aux rayons de la lune par
l’épaisseur obscure de ce fouillis. Le vieux Joseph et moi nous étions assis avec eux,
attendant en silence le fiancé.
Aux premiers échos de la voix de Didier qui remplissait le fond de la vallée d’un
tonnerre roulant de joie, tout le monde se leva pour l’apercevoir de plus loin dans le
sentier au clair de la lune. Il marchait d’un pas tantôt lent, tantôt précipité, comme
si ses pas avaient involontairement suivi les rythmes tantôt suspendus,
tantôt accélérés des mouvements du sang dans son cœur. Les cailloux bruissaient en
roulant sous ses souliers ferrés ; il tenait à la main, par suite de sa vieille
habitude, la longue gaule de noisetier écorcé, armée de l’aiguillon de ses bœufs ; il en
frappait par intervalles, à coups répétés, les buissons du sentier et les branches
pendantes des rameaux des bois sur la route, comme s’il eût porté un défi à toute la
nature. Il brandissait par moment son autre poing contre les troncs de chênes blanchis
par la lune sur la lisière de la forêt. Il suspendait alors son chant pendant quelques
respirations, puis il le reprenait avec une force nouvelle, à mesure qu’il approchait du
fond de la vallée et de la clairière de gazon et de rocaille où la gorge du château
commence à monter vers la roche. Sa voix plus accentuée et plus rapprochée nous
permettait de saisir à l’oreille ses paroles confuses et désordonnées. Ces paroles
étaient à son insu une ode ou un dithyrambe. J’en fus tellement frappé, et elles se
gravèrent tellement dans la mémoire des gens du château, par suite de l’émotion de la
scène qui les suspendit, que je me les rappelle
en ce moment aussi
nettement qu’au moment où elles résonnaient du creux de la vallée dans mes oreilles
d’enfant.
« Place au petit Didier ! » chantait-il sur un rythme lent et sur un air pastoral du
pays dont je voudrais pouvoir écrire ici les notes tantôt traînantes comme la charrue,
tantôt fougueuses comme le galop des poulains dans les prés, tantôt liquides et
ruisselantes du gosier comme les refrains inarticulés des tyroliennes. « Place au petit
Didier ! » disait-il aux chemins, aux arbres, aux rochers surplombant sur sa tête :
« C’est moi qui suis le fiancé, le fiancé de la Jumelle ! Place à moi ! place à moi !
place à moi !
« Le père m’a pris par la main !
« La mère a étendu la nappe !
« La fille a rougi !
« Elle a rougi de bonne grâce, comme le vin dans le verre !
« Elle s’est en allée, en allée au verger, derrière le gros poirier !
« Le père m’a versé à boire !
« Il m’a versé à boire !
« Il m’a dit : — Parle, je t’écoute !
« Et je n’ai rien dit, rien dit pendant la première bouteille.
— « Femme, apportes-en une seconde !
« Et je n’ai rien dit encore !
« Mais à la troisième il m’a dit :
— « Je te comprends ; tu auras ma fille.
« Et mon verre m’est tombé des doigts !
« Et des gouttes de mes yeux ont mouillé mon pain !
— « Est-ce bien vrai ? que j’ai dit.
— « Mère, va chercher la Jumelle derrière le poirier, et qu’elle le dise
elle-même !
« Et elle est venue, et elle m’a dit : — Je te veux bien.
« Et nous avons bu dans le même verre !
« Et nous serons fiancés samedi qui vient !
« Place à moi ! place à moi !
« Rochers, buissons, cailloux, branches qui me barrez le chemin, me
reconnaissez-vous ? Je suis le petit Didier.
« Je suis le toucheur de bœufs !
« Je suis le garçon de charrue !
« Je suis le roi ! je suis le roi ! je suis le roi des hommes ! »
Et, en battant les buissons avec le manche de son aiguillon qui réveillait les oiseaux
sous les feuilles :
« Merles », continua-t-il, « envolez-vous !
« Envolez-vous, merles !
« Allez dire aux nids des bois d’Arcey que vous m’avez vu !
« Que vous avez vu le petit Didier, qui chante à présent mieux que vous !
« Rossignols, rossignols, mes amis, dont la femelle est dans le nid comme la Jumelle
est là-haut qui m’écoute, allez le dire à vos petits !
« Vous n’êtes pas plus joyeux que moi !
« Vous ne savez pas de plus douces chansons !
« J’étais muet, j’étais muet comme vous en hiver ; le vin et l’amour m’ont fait
chanter !
« Chanter comme vous. Écoutez-moi ! écoutez-moi, et taisez-vous !
« Silence ! ruisseaux qui me coupez la parole en tombant de l’écluse !
« Silence ! roue du moulin qui fais trop de bruit dans la nuit !
« On ne doit entendre que moi aujourd’hui depuis le clocher d’Arcey jusqu’à la roche de
Sombernon !
« Lune, regarde-moi et va le dire aux étoiles !
« Tu as vu le fiancé de la Jumelle ! C’est moi ! c’est moi !
« Allons ! mes bœufs, mes amis, allez-vous aussi me reconnaître ?
« Je jetterai le trèfle à pleines brassées dans la mangeoire !
« J’y jetterai le sel à pleine poignée !
« Il faut que tout le monde soit content aujourd’hui !
« Demain je tiendrai le manche de la charrue ferme dans le sillon !
« Nous labourerons droit ! mes amis, droit et profond ! au lever du soleil, et les
alouettes partiront joyeuses sous vos pieds !
« Partez ! alouettes ; partez en chantant ! Montez dans le ciel bleu !
Vous n’y monterez pas plus haut que mon cœur qui chante avec vous !
« Je suis le fiancé ! je suis le fiancé de la Jumelle ! Place à moi ! »
Tout le monde se taisait sous l’ombre des branches qui faisait une double nuit
au-dessus de la roche coupée. « Est-ce bien lui ? est-ce bien possible, se disaient tout
bas les garçons en retenant leur rire, que ce pauvre Didier, qui n’a jamais dit un mot
plus haut que l’autre, chante aujourd’hui comme un ménétrier qui s’en retourne de la
fête ? — Et qu’il parle aux merles, à la lune, aux étoiles, aux bœufs et aux
alouettes ? » ajoutaient les filles.
Mais ce Te Deum de l’amour continuait et se renforçait toujours en se
rapprochant. Dans
les intervalles on entendait le bruit des souliers à
clous du toucheur de bœufs sur la rocaille, les coups de la gaule de noisetier sur les
buissons, et la forte respiration d’un homme qui gravit une pente.
Bientôt le petit Didier, parvenu au pied de la roche qui lui barrait le sentier, ôta
ses souliers, accrocha ses doigts aux interstices du rocher, fixa son orteil sur les
petites corniches en saillie découpées par le tailleur de pierre pour faciliter
l’ascension aux bergers, et se hissa presque au niveau du dernier échelon de pierre où
nous étions cachés pour le surprendre.
À ce moment les garçons et les filles, se levant tous à la fois de leur cachette,
jetèrent un de ces grands cris qu’on appelle dans le pays chuffer,
cris que poussent de temps en temps, pour s’égayer, les bûcherons dans la forêt, les
vendangeurs dans les vignes, les faucheurs dans les prés, les moissonneurs à la fin du
champ de blé !
Le petit Didier, surpris et effrayé de cette clameur inattendue dans la
solitude et dans la nuit, et des éclats de rire qui suivirent cette exclamation,
s’arrêta suspendu sur le flanc de la roche, les deux mains crispées sur des touffes de
bruyère qui portaient le poids de son corps. Les garçons et les filles se montrèrent
alors, et, s’avançant en ricanant vers lui : « Pauvre innocent, lui criait-on de toutes
parts, tu ne vois donc pas qu’on se moque de toi depuis ce matin ? Toi ! le fiancée de
la plus belle fille du pays ? Est-ce que tu rêves ? Est-ce que tu n’as pas vu que le
père t’a fait boire pour rire ses trois bouteilles de vin qui te font chanter, et que la
fille, d’accord avec nous pour t’attraper, t’a fait croire qu’elle se fiancerait avec un
toucheur de bœufs, elle qui a refusé des fils de meunier
et des fils de
propriétaire ? Allons ! mon pauvre Didier, rentre dans ton bon sens et ravale ta joie et
ta chanson ; tu ne seras jamais que le jouet de tout le monde et de la Jumelle. »
À ces mots, qui jetèrent tout à coup le froid de la moquerie sur le feu de
l’enthousiasme, le petit Didier, concevant un humble doute, sentit son cœur lui manquer
dans la poitrine. Ses doigts, ouverts comme par une main de force, se détachèrent des
deux touffes de bruyère qui le soutenaient sur l’abîme ; son orteil détendu glissa sur
l’étroite corniche qu’il avait saisie comme point d’appui pour enjamber le sommet du
précipice ; il glissa le long du rocher et roula évanoui et sanglant le front sur les
pierres, sans pousser un cri.
Effrayés de l’imprudence qu’ils avaient commise, les garçons et les filles se
précipitèrent
par tous les sentiers au bas de la roche à son secours. On le
crut mort ; les cris d’effroi et de douleur retentirent jusqu’au village d’Arcey.
La Jumelle, assise sur le banc de sa porte, écoutait d’en haut le chant de son fiancé ;
elle entendit sa chute et les cris d’effroi ; elle accourut les pieds nus et tout
saignants, sa coiffe restée aux branches du chemin, ses cheveux épars, les bras tendus.
Jamais je ne vis rien de si pathétiquement beau que cette Niobé de chaumière sur le
corps de son fiancé, au clair de la lune. Sa voix, ses larmes, qui tombaient sur le
front de son amant, le rappelèrent à la vie.
La première parole du toucheur de bœufs fut le nom de la Jumelle. « Ce n’est pas la
chute » dit-il, « qui m’a fait mourir, c’est l’idée que tout mon contentement n’était
qu’un songe. »
Pour bien le convaincre que le consentement du père et celui de la fiancée étaient
sérieux, la Jumelle et son père le ramenèrent, en le soutenant du bras, coucher dans
leur grange.
Quelques jours après on célébra à Arcey et au château les fiançailles du
petit Didier et de la jolie paysanne.
Voilà la première ode que j’entendis ; voilà comment je compris que le besoin de
chanter, quand l’âme est émue jusqu’à l’enthousiasme par la joie, est un instinct inné
de l’homme chez le paysan comme chez le lettré. Le chant n’est pas moins naturel,
instinctif et forcé, pour ainsi dire, dans l’homme, quand l’âme est émue jusqu’à la
stupeur de ses facultés par une poignante douleur. J’en fis l’expérience sur moi-même
bien des années après l’aventure lyrique du petit bouvier.
Je venais de perdre ma mère. Ce fut la plus grande douleur de ma vie ; je me croyais à
peine la force de survivre. Absent de la maison paternelle à l’époque de l’accident
qui abrégea ses jours, je revins en hâte auprès de son cercueil pour
ensevelir ses chères dépouilles dans le cimetière de campagne du village que nous
habitions dans notre enfance, et dont elle préférait le séjour de paix à tous les lieux
de la terre. J’avais suivi à pied le cercueil porté à bras, par quatre paysans de nos
amis, à travers les sentiers escarpés d’une chaîne de montagnes, creusés dans un océan
de neige. La prostration de l’âme m’empêchait de sentir la fatigue et le froid d’un âpre
hiver pendant ce lugubre convoi.
À midi, quand j’eus accompli ce funèbre devoir, et déposé avec le cercueil, la
meilleure partie de ma vie dans le caveau de la chapelle de famille, entre l’église
rustique et le jardin du château de Saint-Point, je rentrai dans cette maison vide
pendant l’hiver, et mille fois plus vide depuis que celle qui l’animait de son sourire
dormait les premiers jours de son éternel sommeil.
Pendant que les porteurs, avec lesquels je devais retourner le soir par les mêmes
sentiers de la montagne, se reposaient et se réchauffaient à table, au feu de la
cuisine, je m’enfermai
seul dans une petite cellule voûtée qui servait
autrefois d’archives au château. Cette cellule est située au dernier étage d’une tour
d’où le regard domine le cimetière du village, l’église et le clocher. Brisé de
lassitude et de désespoir, je me couchai sur le tapis poudreux qui recouvrait les
dalles, comme le chien qui se couche sur la fosse de son maître.
Étendu ventre à terre sur le carreau, je soutenais ma tête sur mes deux mains accoudées
du côté de la fenêtre. Je pouvais voir ainsi tomber à flocons la neige qui recouvrait
déjà le toit de la tombe et le cèdre pyramidal qui sert de cyprès à ce tombeau du Nord.
Je voyais ainsi, à travers les ogives du clocher, le branle alternatif de la cloche.
Cette cloche présentait sa large gueule et sa lourde langue aux ouvertures du clocher
comme pour jeter son cri de douleur aux nuages et se retirer d’horreur, après avoir
crié, dans l’ombre des voûtes. Ses lentes vibrations se répercutaient si mécaniquement
sur le tympan de ma tête brisée de douleur et d’insomnie que mes pensées suivaient
involontairement le branle de l’airain, et qu’elles prenaient insensiblement pour gémir
et pour pleurer le
rythme de cette sonnerie des morts. Aussi, après
quelques volées, toute ma douleur chantait en moi, en me déchirant les sens et le cœur ;
mais ce désespoir chantait véritablement, sur les deux ou trois notes de la cloche,
l’hymne de deuil et de tendresse à ma mère absente à jamais de mes yeux.
Comme dit Dante, le divin poète du surnaturel, semblable en cela à
celui qui parle et qui sanglote à la fois
, mes
sanglots prenaient le rythme de ce glas funèbre, et je chantai ainsi en moi une ode de
larmes à la mémoire de cette mère chérie et perdue, ode que je ne retrouverai jamais
dans mes souvenirs, et que, si je l’y retrouvais, je n’écrirais pas, car l’extrême
douleur a son mystère de pudeur comme l’extrême amour. Ce qu’il y a de plus divin en
nous ne s’exprime jamais, car les langues sont des moyennes, selon
l’expression des géomètres, et les moyennes ne s’élèvent jamais aux
excès des sensations et aux énergies ineffables du cœur humain. Du berceau et de la
mamelle jusqu’au dernier soupir dans lequel une mère lègue son âme à ses enfants et
jusqu’aux bénédictions qu’elle va répandre
du ciel sur eux, ce gémissement,
cette ode, ruisselante de plus de larmes que de notes, contenait tout ce qui réchauffe,
tout ce qui console, tout ce qui bénit le fils de l’homme sur la terre, le plein et le
vide de la vie !
Je ne sentais pas que je chantais ainsi au branle de la cloche, et, quand elle se tut,
je me relevai de terre indigné contre moi-même d’avoir chanté.
Mais ce n’était pas la volonté qui avait chanté en moi, c’était l’instinct. Les grandes
émotions, même celle de la mort, sont lyriques. J’ai vu expirer un jeune homme et une
jeune femme en chantant. Leurs âmes s’envolèrent dans deux strophes dont la cadence
musicale faisait un horrible contraste avec la mort. Ils se pleuraient eux-mêmes en
harmonieux gémissements, et leurs oreilles semblaient jouir de leurs propres
lamentations.
Quant au patriotisme, on sait, par l’expérience de Tyrtée et de tous les
poètes, ces musiciens nationaux, combien la mort même pour la patrie inspire le chant.
Nous n’avons qu’à citer pour la France cette explosion merveilleuse de la
Marseillaise, dont nous avons connu l’auteur et dont nous avons fait le récit
dans une de nos histoires : c’est la poésie du sol, le lyrisme de la patrie, le chant
des trois cents Spartiates dont un écho s’est retrouvé en France dans les montagnes du
Jura en 1792.
Voici ce récit.
Tout se préparait dans les départements pour envoyer à Paris les vingt mille hommes
décrétés par l’Assemblée. Les Marseillais, appelés par Barbaroux sur les instances de
madame Roland, s’approchaient de la capitale.
C’était le feu des âmes du
Midi venant raviver à Paris le foyer révolutionnaire, trop languissant au gré des
girondins. Ce corps de douze ou quinze cents hommes était composé de Génois, de
Liguriens, de Corses, de Piémontais expatriés et recrutés pour un coup de main décisif
sur toutes les rives de la Méditerranée, la plupart matelots ou soldats aguerris au feu,
quelques-uns scélérats aguerris au crime. Ils étaient commandés par des jeunes gens de
Marseille, amis de Barbaroux et d’Isnard. Fanatisés par le soleil et par l’éloquence des
clubs provençaux, ils s’avançaient aux applaudissements des populations du centre de la
France, reçus, fêtés, enivrés d’enthousiasme et de vin dans des banquets patriotiques
qui se succédaient sur leur passage. Le prétexte de leur marche était de fraterniser, à
la prochaine fédération du 14 juillet, avec les autres fédérés du royaume. Le motif
secret était d’intimider la garde nationale de Paris, de retremper l’énergie des
faubourgs, et d’être l’avant-garde de ce camp de vingt mille hommes que les girondins
avaient fait voter à l’Assemblée pour dominer à la fois les feuillants, les jacobins,
le roi et l’Assemblée elle-même, avec une armée des départements toute
composée de leurs créatures.
La mer du peuple bouillonnait à leur approche. Les gardes nationales, les fédérés, les
sociétés populaires, les enfants, les femmes, toute cette partie des populations qui vit
des émotions de la rue et qui court à tous les spectacles publics, volaient à la
rencontre des Marseillais. Leurs figures hâlées, leurs physionomies martiales, leurs
yeux de feu, leurs uniformes couverts de poussière des routes, leur coiffure phrygienne,
leurs armes bizarres, les canons qu’ils traînaient à leur suite, les branches de verdure
dont ils ombrageaient leurs bonnets rouges, leurs langages étrangers mêlés de jurements
et accentués de gestes féroces, tout cela frappait vivement l’imagination de la
multitude. L’idée révolutionnaire semblait s’être faite homme et marcher, sous la figure
de cette horde, à l’assaut des derniers débris de la royauté. Ils entraient dans les
villes et dans les villages sous des arcs de triomphe. Ils chantaient en marchant des
strophes terribles. Ces couplets, alternés par le
bruit réguliers de leurs
pas sur les routes et par le son des tambours, ressemblaient aux chœurs de la patrie et
de la guerre, répondant, à intervalles égaux, au cliquetis des armes et aux instruments
de mort dans une marche aux combats.
On y entendait le pas cadencé de milliers d’hommes marchant ensemble à la défense des
frontières sur le sol retentissant de la patrie, la voix plaintive des femmes, les
vagissements des enfants, les hennissements des chevaux, le sifflement des flammes de
l’incendie dévorant les palais et les chaumières ; puis les coups sourds de la vengeance
frappant et refrappant avec la hache, et immolant les ennemis du peuple et les
profanateurs du sol. Les notes de cet air ruisselaient comme un drapeau trempé de sang
encore chaud sur un champ de bataille. Elles faisaient frémir, mais le frémissement qui
courait avec ses vibrations sur le cœur était intrépide. Elles donnaient l’élan, elles
doublaient les forces, elles voilaient la mort. C’était l’eau de feu de la Révolution
qui distillait dans les sens et dans l’âme du peuple l’ivresse du combat.
Tous les peuples entendent à de certains moments jaillir ainsi leur âme
nationale dans des accents que personne n’a écrits et que tout le monde chante. Tous les
sens veulent porter leur tribut au patriotisme et s’encourager mutuellement. Le pied
marche, le geste anime la voix, la voix enivre l’oreille, l’oreille remue le cœur.
L’homme tout entier se monte comme un instrument d’enthousiasme. L’art devient saint, la
danse héroïque, la musique martiale, la poésie populaire. L’hymne qui s’élance à ce
moment de toutes les bouches ne périt plus. Semblable à ces drapeaux sacrés suspendus
aux voûtes des temples et qu’on n’en sort qu’à certains jours, on garde le chant
national comme une arme extrême pour les grandes nécessités de la patrie. Le nôtre reçut
des circonstances où il jaillit un caractère particulier qui le rend à la fois plus
solennel et plus sinistre : la gloire et le crime, la victoire et la mort semblent
entrelacés dans ses refrains. Il fut le chant du patriotisme, mais il fut aussi
l’imprécation de la fureur ; il conduisit nos soldats à la frontière, mais il accompagna
nos victimes à l’échafaud. Le même
fer défend le cœur du pays dans la main
du soldat et égorge les victimes dans la main du bourreau.
La Marseillaise conserve un retentissement de chant de gloire et de
cri de mort ; glorieuse comme l’un, funèbre comme l’autre, elle rassure la patrie et
fait pâlir les citoyens. Voici son origine.
Il y avait alors un jeune officier du génie en garnison à Strasbourg. Son nom était
Rouget de Lisle. Il était né à Lons-le-Saulnier, dans ce Jura, pays de rêverie et
d’énergie, comme le sont toujours les montagnes. Ce jeune homme aimait la guerre comme
soldat, la Révolution comme penseur ; il charmait par les vers et par la musique les
lentes impatiences de la garnison. Recherché pour son double talent de musicien et de
poète, il fréquentait
familièrement la maison du baron de Dietrich, noble
Alsacien du parti constitutionnel, ami de Lafayette et maire de Strasbourg. La femme du
baron de Dietrich et ses jeunes amies partageaient l’enthousiasme du patriotisme et de
la Révolution, qui palpitait surtout aux frontières, comme les crispations du corps sont
plus sensibles aux extrémités. Elles aimaient le jeune officier ; elles inspiraient son
cœur, sa poésie, sa musique ; elles exécutaient les premières ses pensées à peine
écloses, confidentes des balbutiements de son génie.
C’était dans l’hiver de 1792. La disette régnait à Strasbourg. La maison de Dietrich,
opulente au commencement de la Révolution, mais épuisée de sacrifices nécessités par les
calamités du temps, s’était appauvrie. Sa table frugale était hospitalière pour Rouget
de Lisle. Le jeune officier s’y asseyait le soir et le matin comme un fils ou un frère
de la famille. Un jour qu’il n’y avait eu que du pain de munition et quelques tranches
de jambon fumé sur la table, Dietrich regarda de Lisle avec une sérénité triste et lui
dit : « L’abondance manque à nos festins, mais
qu’importe si l’enthousiasme
ne manque pas à nos fêtes civiques et le courage aux cœurs de nos soldats ? J’ai encore
une dernière bouteille de vin du Rhin dans mon cellier ; qu’on l’apporte ! » dit-il,
« et buvons-la à la liberté et à la patrie ! Strasbourg doit avoir bientôt une cérémonie
patriotique ; il faut que de Lisle puise dans ces dernières gouttes un de ces hymnes qui
portent dans l’âme du peuple l’ivresse d’où il a jailli. » Les jeunes femmes
applaudirent, apportèrent le vin, remplirent les verres de Dietrich et du jeune officier
jusqu’à ce que la liqueur fut épuisée. Il était tard. La nuit était froide. De Lisle
était rêveur ; son cœur était ému, sa tête échauffée. Le froid le saisit ; il rentra
chancelant dans sa chambre solitaire, chercha lentement l’inspiration, tantôt dans les
palpitations de son âme de citoyen, tantôt sur le clavier de son instrument d’artiste,
composant tantôt l’air avant les paroles, tantôt les paroles avant l’air, et les
associant tellement dans sa pensée qu’il ne pouvait savoir lui-même lequel de la note ou
des vers était né le premier, et qu’il était impossible de séparer
la
poésie de la musique et le sentiment de l’expression. Il chantait tout et n’écrivait
rien.
Accablé de cette inspiration sublime, il s’endormit, la tête sur son instrument, et ne
se réveilla qu’au jour. Les chants de la nuit remontèrent avec peine dans sa mémoire
comme les impressions d’un rêve. Il les écrivit, les nota et courut chez Dietrich. Il le
trouva dans son jardin, bêchant de ses propres mains des laitues d’hiver. La femme du
maire patriote n’était pas encore levée ; Dietrich l’éveilla ; il appela quelques amis,
tous passionnés comme lui pour la musique et capables d’exécuter la composition de de
Lisle. Une des jeunes filles accompagnait. Rouget chanta. À la première strophe, les
visages pâlirent ; à la seconde, les larmes coulèrent ; aux dernières, le délire de
l’enthousiasme éclata. Dietrich, sa femme,
le jeune officier se jetèrent en
pleurant dans les bras les uns des autres. L’hymne de la patrie était trouvé ! Hélas !
il devait être aussi l’hymne de la Terreur. L’infortuné Dietrich marcha peu de mois
après à l’échafaud, au son de ces notes nées, à son foyer, du cœur de son ami et de la
voix de sa femme.
Le nouveau chant, exécuté quelques jours après à Strasbourg, vola de ville en ville sur
tous les orchestres populaires. Marseille l’adopta pour être chanté au commencement et à
la fin des séances de ses clubs. Les Marseillais le répandirent en France en le chantant
sur leur route. De là lui vint le nom de Marseillaise. La vieille mère
de de Lisle, royaliste et religieuse, épouvantée de la voix de son fils, lui écrivait :
« Qu’est-ce donc que cet hymne révolutionnaire que chante une horde de brigands qui
traverse la France et auquel on mêle votre nom ? » De Lisle lui-même, proscrit en
qualité de fédéraliste, l’entendit, en frissonnant, retentir comme une menace de mort à
ses oreilles en fuyant dans les sentiers du Jura. « Comment appelle-t-on cet hymne ? »
demanda-t-il à son guide. « La
Marseillaise », lui répondit le paysan. C’est ainsi qu’il
apprit le nom de son propre ouvrage. Il était poursuivi par l’enthousiasme qu’il avait
semé derrière lui. Il échappa avec peine à la mort. L’arme se retourne contre la main
qui l’a forgée. La Révolution en démence ne reconnaissait plus sa propre voix !
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