(1858) Cours familier de littérature. VI « XXXVIe entretien. La littérature des sens. La peinture. Léopold Robert (1re partie) » pp. 397-476

XXXVIe entretien.
La littérature des sens.
La peinture.
Léopold Robert (1re partie)

I

Vous vous étonnerez peut-être de voir comprendre la peinture dans la littérature, comme vous vous êtes étonnés au premier moment d’y voir comprendre la musique, Mozart et son chef-d’œuvre, l’opéra de Don Juan. Vous reviendrez de votre étonnement quand je vous aurai parlé de la peinture comme vous en êtes revenus quand je vous ai parlé de la musique. Est-ce que tous les arts ne sont pas des expressions du sentiment ou de la pensée de l’homme ? Est-ce que tous les arts ne sont pas des moyens de communiquer cette pensée ou ce sentiment d’un homme aux autres hommes ? Est-ce que tous les arts ne sont pas des langues ? Est-ce que les sons, les formes, les couleurs, les notes, la lyre, le ciseau, le pinceau, la toile, le marbre ne sont pas les lettres à l’aide desquelles le musicien, le peintre, le sculpteur, l’architecte écrivent ces langues parfaitement intelligibles de la musique, de la peinture, de la sculpture, de l’architecture ? Est-ce que Mozart ou Rossini ne vous chantent pas les drames de votre âme ? Est-ce que Titien, Raphaël ou Rubens ne vous peignent pas des sentiments ou des idées ? Est-ce que Phidias ou Michel-Ange ne vous sculptent pas des images éternelles qui restent debout dans votre imagination comme sur leur piédestal ? Est-ce que les architectes du Parthénon à Athènes, de Saint-Pierre de Rome, sur les bords du Tibre, de la cathédrale de Cordoue ou de Cologne, du Panthéon à Paris, ne vous construisent pas des pensées en pierre, en marbre ou en porphyre, aussi éloquentes que des pensées de Platon, de Cicéron, de Bossuet, de Mirabeau ? Est-ce que Mozart n’est pas poète ? Est-ce que Raphaël n’est pas évangélique ? Est-ce que Michel-Ange n’est pas orateur ? Est-ce que Poussin n’est pas un philosophe ? Est-ce que Murillo ou Vélasquez ne sont pas théologiens ? Est-ce que Phidias n’est pas sur les Propylées le plus sublime des historiens et le plus majestueux des prêtres antiques ? Enfin est-ce que vous n’avez pas, dans tous ces artistes de l’oreille, de l’œil ou de la main, des écrivains en langue non alphabétique, mais des écrivains parfaitement analogues aux écrivains ou aux orateurs qui écrivent en lettres de l’alphabet ou qui parlent en paroles retentissantes ? Est-ce que ces écrivains sans lettres ne vous représentent pas, dans leurs génies divers, dans leurs œuvres différentes, dans leurs manières distinctes, tous les genres, toutes les œuvres, toutes les manières de la littérature écrite ? Est-ce que, depuis le psaume jusqu’à la chanson, depuis l’épopée jusqu’à l’épigramme, depuis l’ode jusqu’à l’élégie, depuis la tragédie jusqu’à la comédie, depuis le discours politique jusqu’à l’entretien familier, chacun de ces artistes de la main n’a pas son parallèle dans un des grands artistes de l’esprit, auquel on le compare involontairement dès qu’on le nomme ? En ne parlant aujourd’hui que des peintres, par exemple, est-ce que, quand vous parcourez de l’œil la voûte vertigineuse du Vatican,Buonarotti a rêvé le jugement dernier, vous ne songez pas à Moïse ? Est-ce qu’en voyant se dérouler page à page, sur les mêmes murailles, les fresques de Raphaël, vous ne vous sentez pas enveloppé de l’atmosphère tendre, épique ou bucolique de Virgile ? Est-ce que Léonard de Vinci ne vous rappelle pas Platon ? Titien, Sophocle ? Est-ce qu’il n’y a pas du Démosthènes dans Michel-Ange ? du Cicéron dans Rubens ? du Tibulle dans Prud’hon ? Est-ce que les belles marines ou les grasses bergeries flamandes ne vous reportent pas aux élégies de Théocrite, le poète maritime et pastoral de Sicile ? Est-ce que Téniers lui-même, dans ses grotesques pochades de tabagies, ne vous fait pas penser aux caricatures du comique grec Aristophane ? Cela n’est pas douteux : un homme rappelle l’autre ; un art traduit l’autre ; la pensée passe par le marbre, par le dessin, par la couleur, par le son, au lieu de passer par la plume ; mais c’est toujours la pensée, c’est toujours la littérature.

II

À ce sujet, un mot de métaphysique : je ne m’en permets pas souvent. Voltaire appelait la métaphysique le roman de l’esprit ; Voltaire avait raison. La métaphysique est le plus creux des romans quand on veut lui faire bâtir des systèmes surnaturels ; mais, quand on se borne à lui demander l’explication naturelle et rationnelle des faits dont nous sommes entourés et que notre légèreté nous empêche d’approfondir, la métaphysique n’est plus le roman du cœur ou de l’esprit, elle est la sibylle infaillible de la raison ; elle vous dit le mot de tout ; elle a la clef de tout ; elle ne vous mène pas bien loin, parce que, au-delà d’un certain nombre de pas dans l’inconnu, tout est mystère ; mais, ce petit nombre de pas dans l’inconnu, elle vous les fait faire avec sûreté, et, quand elle n’y voit plus clair, elle s’arrête et elle vous dit : Je ne sais pas. Voilà ma métaphysique, à moi, et c’est la seule que je me permette d’introduire rarement entre vous et moi pour éclaircir le sujet. Je lui demande donc aujourd’hui son mot sur la peinture.

III

Qu’est-ce que l’âme ? Je vais vous répondre, non pas en théologien, mais en enfant, car l’enfant en sait autant que le théologien sur ce que personne ne peut savoir.

L’âme n’est perceptible que par la conscience qu’elle a d’exister ; elle ne perçoit les impressions du monde extérieur que par ses sens, impressions qu’elle communique à son tour au monde extérieur par l’intermédiaire de ces mêmes organes appelés sens. Un philosophe a dit : Je pense, donc je suis ; un autre philosophe pourrait dire de l’âme avec la même justesse : Je suis, donc je pense ; car être, pour l’âme, c’est penser ou sentir.

L’âme est donc en nous un je ne sais quoi qui pense et qui sent ; elle est de plus douée par le Créateur de la faculté de percevoir et de communiquer à d’autres âmes analogues elle-même des sensations et des pensées.

C’est cette faculté de percevoir et de communiquer par ses sens des sensations et des idées qui fait de l’âme un être sociable ; sans cela elle serait seule comme Dieu, se suffisant à lui-même dans son infini : le grand solitaire des mondes, selon l’expression d’un ancien.

Mais l’âme, toute divine qu’elle soit, n’étant pas Dieu et ne pouvant pas, comme Dieu, tirer d’elle-même son être et sa substance, se nourrit du monde extérieur et nourrit à son tour le monde extérieur d’elle-même. Elle subit et elle exerce une pression ou impression universelle de toutes les choses et sur toutes les choses avec lesquelles elle est en communication par ses organes matériels, distincts, mais immergés dans l’océan des êtres appelés intellectuels.

L’âme est semblable, si vous voulez, à ces molécules de l’air ou de l’eau qui ont chacune une configuration propre et isolée, mais qui font partie cependant de l’élément eau ou de l’élément air, qui exercent chacune leur pression relative sur l’élément tout entier, et qui subissent à leur tour la pression de chaque vague de la mer ou de chaque mouvement de l’éther. Telle est l’âme, si je me fais bien comprendre.

IV

Les organes passifs et actifs de cette pression mutuelle de l’âme sur le monde visible et du monde visible sur l’âme de chacun de nous sont nos sens. Ces sens sont les liens des deux mondes : le monde intellectuel et le monde matériel. Semblables à des interprètes que nous employons dans les pays étrangers pour communiquer avec les hommes et les choses du pays, ils nous traduisent la matière en idée et l’idée en matière. Voilà la fonction des sens.

Dieu, dans son économie divine et pour des desseins que nous ne savons pas, n’a donné qu’un petit nombre de ces sens à l’âme pour la mettre en rapport de jouissance ou de souffrance avec le monde matériel. L’âme pourrait en avoir des milliers, et sans doute elle en aura un jour un nombre infini. C’est un édifice obscur ou à demi-jour dans lequel l’architecte n’a percé que cinq fenêtres, mais où la lumière entrera à torrents quand les murailles tomberont sous la main divine de la mort.

En attendant, plus nos sens bornés à ce petit nombre communiquent d’impressions du monde extérieur à l’âme, plus l’âme est âme, c’est-à-dire plus elle perçoit, plus elle exerce de pression du monde extérieur sur elle-même et d’elle-même sur le monde extérieur. Sa puissance s’accroît de tout ce qu’elle perçoit et de tout ce qui se produit d’idées ou de sentiments en elle par ces perceptions.

Indépendamment de toutes ces impressions spontanées que la nature, sans l’assistance d’aucun art, produit sur l’âme, les arts, c’est-à-dire cette multiplication des effets de la nature sur les sens (car un art n’est que cela), les arts, disons-nous, multiplient à l’infini ces impressions de l’âme. Les arts mêmes ne paraissent avoir été accordés à l’homme que pour accroître indéfiniment cette puissance d’impressionnabilité, d’idées, de sensations, de sentiments, dans l’âme de l’homme. Si je pouvais, pour me rendre plus intelligible, employer ici un terme de médecine, je dirais que dans ma pensée les arts ne sont que les excitants, les grands et énergiques cordiaux de l’intelligence et du sentiment par les sens.

Il y a autant d’arts qu’il y a de sens pour l’homme ; chaque sens a le sien. Les sens de la parole, de l’oreille et des yeux, sont les plus puissants parmi ces organes qui mettent l’âme en rapport avec le monde extérieur ; aussi l’art de l’éloquence ou de la poésie est-il le premier des arts, celui qui exerce le plus d’empire sur nous-mêmes ou sur les autres hommes, l’art de modifier l’âme elle-même par la parole écoutée, ou l’art de modifier l’âme des autres hommes par la parole proférée. Aussi remarquez que c’est l’art où la matière a le moins de part, l’art pour ainsi dire tout spiritualiste, l’art frontière entre l’âme évoquée et les sens évanouis. Dieu seul a pu créer et peut expliquer ce phénomène du sens immatériel contenu dans la parole matérielle ou contenu dans les lettres, signes hiéroglyphiques que la matière fait à l’esprit.

V

Après cet art suprême de la parole parlée ou écrite, qui est l’art de la langue, l’art des lèvres, l’art de ce sens appelé la bouche, OS, l’art de l’éloquence, viennent les arts de l’oreille et des yeux : la musique et la peinture. L’un est l’art de multiplier les impressions de l’âme par les sons ; l’autre est l’art de multiplier les impressions de l’âme par la vue, par les formes, par les couleurs, par les illusions que le dessin des contours, l’ombre et la lumière, les teintes, les nuances imitées de la nature font sur les yeux.

Il me serait difficile d’assigner la prééminence entre ces deux arts de la musique ou de la peinture ; cette prééminence me paraît même devoir être toute personnelle dans celui qui préfère la peinture à la musique ou la musique à la peinture. Elle doit résulter, pour le musicien, d’un organe plus perfectionné de l’oreille, qui lui fait percevoir plus complètement qu’à un autre homme les modulations des sons dans la nature sonore ; elle doit résulter pour le peintre d’un organe plus perfectionné de l’œil, qui lui fait percevoir plus de formes et plus de couleurs dans la nature visible. Tel art, tel organe ; la vocation n’est qu’un organisme plus accompli.

Rossini et Mozart devaient avoir une oreille infiniment mieux construite que celle du forgeron qui bat le fer sur l’enclume retentissante ; Raphaël ou Titien devaient avoir l’œil du lynx avec la transparence et l’éblouissement du kaléidoscope aux mille groupements de forme et aux mille nuances du coloris.

S’il s’agissait de moi personnellement, j’avouerais que je préfère la musique à la peinture, sans doute parce que la nature m’aura doué d’une oreille plus sensible que le regard. Cette sensibilité de l’oreille dans mon organisation est telle que j’entends, malgré moi, dix conversations à la fois entre des groupes qui parlent à voix basse dans une réunion d’hommes agités, et que je distingue, dans un souffle de brise tamisé par les feuilles d’arbres en été, toutes les notes, toutes les mélodies et toutes les harmonies d’un orchestre à cent instruments.

S’il me fallait cependant chercher d’autres raisons de cette préférence personnelle pour la musique sur la peinture, j’en trouverais peut-être encore de plus motivées dans l’essence même de ces deux arts. Ainsi je dirais que la musique est de tous les arts celui qui se rapproche le plus de la parole, l’art suprême ; que la musique est presque la parole, et quelquefois plus que la parole ; car, si elle ne précise pas les idées dans des lettres, elle suscite des sensations et des sentiments illimités dans des sons.

Je dirais de plus que la musique est un mouvement, une locomotion de l’âme par l’oreille, qui vous saisit, vous emporte, vous transporte, vous exalte en croissant jusqu’au vertige, jusqu’au délire, et que la peinture est immobile et uniforme comme la matière inanimée. Je dirais encore que la peinture est une illusion du pinceau, une comédie sur la toile, qui vous montre des saillies où tout est plat, des formes où il n’y a que des ombres, tandis que la musique est une réalité. On me répondrait que la musique passe et que la peinture demeure, que la musique est un instant et que la peinture est une éternité, et je ne saurais plus que dire. Ne déterminons donc pas la prééminence entre ces deux grands arts ; cette prééminence est en nous et non dans l’art lui-même : à chacun son goût, à chacun son art. Qui osera prononcer entre Rossini et Raphaël ? Jouissons des deux tour à tour ; voilà la vraie préférence.

VI

Quels sont les procédés de la peinture sous la main des suprêmes artistes du pinceau ? Elle prend une toile chez le tisserand, elle prend une conception dans sa pensée, elle broie des couleurs sur une palette, elle trempe un pinceau dans les mille teintes de cette palette, et elle transporte, sur sa toile d’abord, le dessin des contours extérieurs des objets, hommes ou paysages, qu’elle a d’abord délinéés dans sa propre imagination ; puis elle colorie, en imitant les artifices et les effets d’optique qu’elle a étudiés dans la nature, les objets qu’elle veut produire ou reproduire aux yeux.

Ce n’est pas tout, car ce n’est pas assez ; un peintre n’est pas seulement un copiste, c’est un créateur. De même qu’un musicien ne serait pas un artiste s’il se bornait à imiter, à l’aide d’un orchestre, le bruit d’un chaudron sur le chenet ou du marteau sur une enclume, de même un peintre ne serait pas un créateur s’il se bornait, comme un photographe, à calquer la nature sans la choisir, sans la sentir, sans l’animer, sans l’embellir. C’est cette servilité de la photographie qui me fait profondément mépriser cette invention du hasard, qui ne sera jamais un art, mais un plagiat de la nature par l’optique. Est-ce un art que la réverbération d’un verre sur un papier ? Non, c’est un coup de soleil pris sur le fait par un manœuvre. Mais où est la conception de l’homme ? où est le choix ? où est l’âme ? où est l’enthousiasme créateur du beau ? où est le beau ? Dans le cristal peut-être, mais à coup sûr pas dans l’homme. La preuve, c’est que Titien, ou Raphaël, ou Van-Dyck, ou Rubens n’obtiendront pas de l’instrument du photographe une plus belle épreuve que le manipulateur de la rue. Laissons donc la photographie, qui ne vaudra jamais dans le domaine de l’art le coup de crayon inspiré et magistral que Michel-Ange, en visitant Raphaël absent, laissa de sa main sur le carton des noces de Psyché, contre la porte de l’atelier de la Fornarina ! Le photographe ne destituera jamais le peintre : l’un est un homme, l’autre est une machine. Ne comparons plus.

VII

Le beau est donc l’objet poursuivi par le peintre, soit dans la figure, soit dans le paysage.

Or qu’est-ce que le beau ? Nous vous l’avons dit vingt fois dans ce Cours à propos de la littérature écrite ; il faut le redire à propos de la littérature peinte. Le beau, c’est la partie divine de la création ; le beau, c’est, dans les formes, dans les expressions, dans les couleurs comme dans la pensée, ce je ne sais quoi de supérieur à la nature, quoique naturel cependant, qui, tout en reproduisant la nature, la transfigure comme un miroir embellissant en une perfection supérieure à la perfection et en une vérité idéale supérieure à la vérité matérielle. Le beau, en un mot, c’est le rêve de l’artiste achevant par l’imagination l’œuvre de Dieu.

Tout art véritable a pour objet le beau ; celui qui en approche le plus dans les actes est le héros, le saint, le martyr ; celui qui en approche le plus dans l’éloquence ou dans la poésie est le maître de la raison, du cœur ou de l’imagination des hommes ; celui qui en approche le plus dans la langue des sons est le sublime musicien ; celui qui en approche le plus dans la langue des formes et des couleurs est le plus grand peintre ou le plus grand sculpteur.

L’école matérialiste moderne, qui parle de l’art pour l’art, qui prétend le réduire à un calque servile de la nature, belle ou laide, sans préférence et sans choix, qui trouve autant d’art dans l’imitation d’un crapaud que dans la transfiguration de la beauté humaine en Apollon du Belvédère, qui admire autant un Téniers qu’un Raphaël, cette école ment à la morale autant qu’elle ment à l’art ; elle place le beau en bas au lieu de le placer en haut : c’est un sophisme ; le beau monte et le laid descend ; l’art véritable est le Sursum corda des sens de l’homme comme la vertu est le Sursum corda de l’esprit et du cœur. L’artiste dont les œuvres expriment le plus de ce Sursum corda, de cette réalisation de l’idéal par la parole, les sons, les couleurs, les formes, est le plus véritablement artiste entre tous les artistes. Le beau est la vertu dans l’art.

Mais à quoi bon raisonner contre ces théoriciens à contresens de la nature ? Ne vous sentez-vous pas matérialisés devant une imitation littérale et prosaïque de la matière ? Ne vous sentez-vous pas divinisés devant une poésie, une musique, une peinture, une statue, un temple dont la beauté vous élève de la fange à l’idéal Ne vous écriez-vous pas : C’est divin ! Pourquoi ? Parce que la partie divine de la nature, l’idéal ou le beau, éclate davantage dans l’œuvre de l’artiste, et que vous sentez plus de Dieu dans la pensée et dans la main de l’homme qui a écrit, chanté, peint ou sculpté ce chef-d’œuvre. Le plus grand artiste en tout genre n’est donc pas celui qui manie avec le plus d’habileté technique la phrase, le son, le pinceau, le marbre, mais celui qui exprime le plus de cette essence divine, le beau, dans ses ouvrages.

VIII

Nous savons peu de chose de la musique de l’antiquité ; nous savons un peu plus, mais pas beaucoup plus, de la peinture : le vent emporte le son, la poussière ronge la toile, la fresque périt avec l’édifice. La sculpture seule subsiste éternellement, parce que le marbre et le bronze sont éternels ; les vestiges de la sculpture antique que nous possédons ou que nous retrouvons tous les jours dans les deux patries du beau, l’Asie et la Grèce, sont des exemplaires de perfection devant lesquels pâlit l’art moderne. L’œil et l’esprit s’abîment d’admiration à la vue de ces marbres ; un groupe de Phidias détaché des bas-reliefs du Parthénon d’Athènes et transporté dans les musées de Londres par lord Elgin, ce missionnaire de l’art indignement calomnié, fait mesurer à l’esprit des distances incalculables entre la perfection de l’antiquité et la décadence des modernes.

Michel-Ange seul, par les gigantesques créations de son ciseau, proteste contre cette décadence ; mais Michel-Ange n’est qu’un prodige de la nature, il n’est pas une école. Depuis Jean Goujon en France et Canova en Italie, nous sommes à cet égard dans ce qu’on appelle une renaissance de la sculpture. David, qui vient de mourir, génie plus romain que grec, n’a pas emporté son marteau ; de jeunes émules rêvent le beau moderne sur sa tombe, et le rêve dans l’art précède toujours le réveil. Nous allons en parler bientôt à l’occasion de la littérature en marbre, la sculpture.

IX

Quant à la peinture, nous n’avons point d’objet de comparaison entre les anciens et les modernes ; nous ne pouvons donc rien affirmer sur la prééminence d’Athènes, de Rome ou de Paris ; seulement, comme il est certain que les arts ainsi que les idées ont ordinairement leur équilibre, et, marchant du même pas dans une même civilisation, prennent à peu près le même niveau dans les mêmes siècles, il est probable que de très grandes écoles de peinture étaient contemporaines de ces grandes écoles de sculpture à Athènes, au siècle de Périclès. La religion de l’Olympe entraîna tout dans son écroulement devant la religion du Calvaire. Le mobilier du vieux monde périt avec les édifices sacrés publics ou privés ; l’art de la peinture périt tout entier dans cette métamorphose de la terre et du ciel.

On le voit renaître peu à peu pendant les dix premiers siècles, quand on visite l’Orient dans ce qu’on appelle la peinture byzantine. Ces peintures, dont on voit les plus vieux vestiges à Sainte-Sophie de Constantinople, sont barbares comme le temps ; c’était la littérature des yeux d’un peuple usé et retombé dans l’enfance d’esprit. On n’y sent aucune réminiscence de la Grèce policée ; on dirait qu’une invasion de races nouvelles a effacé tous les vestiges du génie des Phidias ou des Zeuxis et que des mains scythes ou gauloises ont arraché rudement le ciseau et le pinceau aux mains des suprêmes ouvriers du beau.

Ce n’était pas en Asie, ce n’était pas en Égypte, ce n’était pas même en Grèce que la peinture devait renaître ; elle resta quatorze siècles dans cette seconde enfance. C’est toujours une religion qui enfante un art ; il n’y a que ces grands mouvements de l’esprit humain qui soient de force à surexciter et à concentrer assez les puissances vitales de l’imagination des hommes pour leur faire produire ces monuments populaires de la poésie, de la musique, de la peinture, de la sculpture, de l’architecture surtout. En voyant naître une religion on peut dire : Une nouvelle architecture va sortir des carrières du globe. À Dieu il faut un temple ; mais il n’y a que Dieu qui soit capable de créer un temple. Nous disons de plus : il n’y a qu’une religion qui soit capable de rendre un art universel et populaire.

X

La peinture moderne, née avec le christianisme oriental, suivit dans ses développements la religion nouvelle, qui se répandait dans le monde autour du bassin de la Méditerranée ; grossière, puérile, monotone, quelquefois naïve, toujours inhabile pendant ces longs siècles de l’ère chrétienne, bien en arrière de la musique, qui psalmodiait déjà le plain-chant dans ses mystères, bien en arrière de l’architecture qui construisait déjà des monastères et des cathédrales. Ces architectes convoquaient le peuple sous des forêts ou sous des feuillages de pierre ; leurs masses s’élevaient de terre vers le ciel comme des montagnes de marbre pour y faire descendre un Dieu. La peinture ne faisait qu’imprimer sur ces murailles des dessins sans perspective, plats comme ces murailles elles-mêmes ; elle ne savait qu’éblouir les yeux de la foule par des éclaboussures de couleurs violentes à travers les vitraux peints des ogives des temples ; elle restait dans l’enfance.

On peut dire qu’elle ne devint véritablement digne du nom d’art que quand le christianisme, parvenu lui-même à son âge de virilité, de puissance morale et de conquête universelle, régna à Rome sur l’univers. La peinture est réellement fille aînée de la papauté.

Mais elle n’entra en possession de tout son génie, de toute sa popularité, de toute sa gloire, qu’à l’époque où cette papauté elle-même, devenue puissance politique en Italie, régna avec toutes les pompes du trône universel des intelligences sur la catholicité, et, chose remarquable, la naissance de la peinture moderne à Rome coïncida avec la renaissance des lettres, de la philosophie et de la mythologie grecques à la cour des papes. La réaction de quatorze siècles contre tout ce qui rappelait le paganisme ayant enfin cessé, on commença à se retourner par une réaction contraire vers la philosophie, l’éloquence, la poésie, les arts d’Athènes, et à y chercher de l’émulation et des modèles. Platon fut revendiqué comme un précurseur de saint Paul, Homère comme un écho de Moïse, Socrate comme un martyr du christianisme latent et éternel sous les erreurs du polythéisme ; l’Église, rassurée désormais sur le danger de sensualiser la doctrine, appela hardiment tous les arts antiques à l’ornement et au prestige du culte nouveau. La famille véritablement athénienne des Médicis de Florence monta dans la personne de Léon X sur le trône pontifical. Le christianisme eut avec les Médicis et Léon X son siècle de Périclès ; ce fut l’apogée de l’architecture moderne avec Bramante, de la sculpture avec Michel-Ange, de la peinture avec Raphaël et avec son école. L’art entra dans le ciel chrétien avec eux ; il se répandit par eux et après eux à Bologne avec les Carrache et les Guide, à Parme avec le Corrége, à Venise avec Titien, à Milan avec Léonard de Vinci ; de là en Espagne avec les Vélasquez et les Murillo ; d’Espagne en Flandre et en Hollande avec l’école des Rubens, des paysagistes et des peintres de marines.

La peinture, dans chacune de ces villes ou de ces nations, prit non seulement le caractère du chef d’école, mais elle prit le caractère de l’école et du peuple où elle fut cultivée par ces grands hommes du pinceau :

Titanesque avec Michel-Ange, plus païen que chrétien dans ses œuvres, et qui semble avoir fait poser des Titans devant lui ;

Tantôt mythologique, tantôt biblique, tantôt évangélique, toujours divine avec Raphaël, selon qu’il fait poser devant sa palette des Psychés, des saintes familles, des philosophes de l’école d’Athènes, le Dieu-homme se transfigurant dans les rayons de sa divinité devant ses disciples, des Vierges-mères adorant d’un double amour le Dieu de l’avenir dans l’enfant allaité par leur chaste sein ;

Païenne avec les Carrache, décorateurs indifférents de l’Olympe ou du Paradis ;

Pastorale et simple avec le Corrége, qui peint, dans les anges, l’enfance divinisée, et dont le pinceau a la mollesse et la grâce des bucoliques virgiliennes ;

Souveraine et orientale avec Titien, qui règne à Venise pendant une vie de quatre-vingt-quinze ans sur la peinture comme sur son empire, roi de la couleur qu’il fond et nuance sur sa toile comme le soleil la fond et la nuance sur toute la nature ;

Pensive et philosophique à Milan avec Léonard de Vinci, qui fait de la Cène de Jésus-Christ et de ses disciples un festin de Socrate discourant avec Platon des choses éternelles ; quelquefois voluptueux, mais avec le déboire et l’amertume de la coupe d’ivresse, comme dans Joconde, cette figure tant de fois répétée par lui du plaisir cuisant ;

Monacale et mystique avec Vélasquez et Murillo en Espagne, faisant leurs tableaux, à l’image de leur pays, avec des chevaliers et des moines sur la terre et des houris célestes dans leur paradis chrétien ;

Éblouissante avec Rubens, moins peintre que décorateur sublime, Michel-Ange flamand, romancier historique qui fait de l’histoire avec de la fable, et qui descend de l’Empyrée des dieux à la cour des princes et de la cour des princes au Calvaire de la descente de croix, avec la souplesse et l’indifférence d’un génie exubérant, mais universel ;

Profonde et sobre avec Van-Dyck, qui peint la pensée à travers les traits ;

Familière avec les mille peintres d’intérieur, ou de paysage, ou de marine, hollandais ; artistes bourgeois qui, pour une bourgeoisie riche et sédentaire, font de l’art un mobilier de la méditation ;

Enfin mobile et capricieuse en France, comme le génie divers et fantastique de cette nation du mouvement :

Pieuse avec Lesueur ;

Grave et réfléchie avec Philippe de Champagne ;

Rêveuse avec Poussin ;

Lumineuse avec Claude Lorrain ;

Fastueuse et vide avec Lebrun, ce décorateur de l’orgueil de Louis XIV ;

Légère et licencieuse avec les Vanloo, les Wateau, les Boucher, sous Louis XV ;

Correcte, romaine et guindée comme un squelette en attitude avec David, sous la République ;

Militaire, triomphale, éclatante et monotone, alignée comme les uniformes d’une armée en revue, sous l’Empire ;

Renaissante, luxuriante, variée comme la liberté, sous la Restauration ; tentant tous les genres, inventant des genres nouveaux, se pliant à tous les caprices de l’individualité, et non plus aux ordres d’un monarque ou d’un pontife ;

Corrégienne avec Prud’hon ;

Michelangelesque avec Géricault dans sa Méduse ;

Raphaëlesque avec Ingres ;

Flamande avec éclectisme et avec idéal dans Meyssonnier ;

Sévère et poussinesque dans le paysage réfléchi avec Paul Huet ;

Hollandaise avec le soleil d’Italie sous le pinceau trempé de rayons de Gudin ;

Bolonaise avec Giroux, qui semble un fils des Carrache ;

Idéale et expressive avec Ary Scheffer ;

Italienne, espagnole, hollandaise, vénitienne, française de toutes les dates avec vingt autres maîtres d’écoles indépendantes, mais transcendantes ;

Vaste manufacture de chefs-d’œuvre d’où le génie de la peinture moderne, émancipée de l’imitation, inonde la France et déborde sur l’Europe et sur l’Amérique ; magnifique époque où la liberté, conquise au moins par l’art, fait ce que n’a pu faire l’autorité ; république du génie qui se gouverne par son libre arbitre, qui se donne des lois par son propre goût, et qui se rémunère par son immense et glorieux travail.

Voilà l’histoire de la peinture en quelques lignes. Nous étudierons peut-être avec vous un jour, dans trois ou quatre Entretiens littéraires, ces dynasties de la peinture. Aujourd’hui nous ne voulons vous entretenir que d’un homme de nos jours, que la mort a retiré à elle après nous l’avoir seulement montré : Léopold Robert. Et pourquoi Léopold Robert plutôt que Géricault, Scheffer ou tout autre ? nous dira-t-on. Parce que Léopold Robert est mort, d’abord, et que la mort laisse la liberté du jugement tout entier ; parce que Léopold Robert est à lui seul, selon nous, toute une peinture : la peinture poétique, le point de jonction entre la poésie écrite et la poésie coloriée ; enfin parce que Léopold Robert est un inventeur, un découvreur de terres inconnues, le premier qui soit franchement sorti des routines de la mythologie, des lieux communs de la peinture historique, pour entrer hardiment, seul avec son génie, dans la peinture de la pensée, du sentiment et de la nature. Il a dépouillé le vieil homme et il a dit : Peignons l’âme à nu. L’âme n’est-elle pas le modèle divin, le type éternel ? Soyons le peintre de l’âme placée dans le milieu sensitif de la nature ! Et il a fait les Moissonneurs et les Pêcheurs, deux poèmes naturels par le sujet, surnaturels par l’expression ; deux poèmes qui sont devenus populaires en huit jours et sont entrés dans l’œil de ce siècle avec la puissance de l’évidence et avec le charme du rayon qui entre dans le regard.

Ainsi ce n’est pas seulement l’homme, ce n’est pas seulement l’inclination de notre propre goût, c’est le genre qui nous fait choisir Léopold Robert pour vous parler aujourd’hui de la littérature peinte dans les œuvres de cet étrange génie, le Raphaël de la pure nature, exprimée, en dehors de toute convention de religion, d’histoire ou d’école, par le pinceau d’un berger du Jura.

XI

Mais si l’homme est dans l’art, l’art aussi est dans l’homme ; nous ne séparerons donc pas l’art de l’artiste, ni l’artiste de l’art dans l’analyse de ce grand poète de la toile qui mourut d’amour et qu’on a appelé de notre temps Léopold Robert.

Voici sa vie ; sa vie et son art c’est toujours lui. Le lieu de sa naissance se représente souvent à mon imagination : l’âme des lieux se retrouve toujours plus ou moins dans l’âme de l’homme.

Le matin d’une des chaudes journées du mois de juin 18**, je partis seul et à pied de la petite ville pastorale et batelière de Neuchâtel en Suisse, pour gravir le mont Jura. On sait que le Jura est une épaisse muraille de montagnes à pente douce du côté de la France, à pente escarpée du côté de la Suisse. Ce sont des Alpes sans neige ; quelques bouquets de sapins suspendus aux flancs des rochers y encadrent des pâturages d’herbes hautes et fines perpétuellement arrosées par la brume des nuages. Ces pâturages sont plus savoureux que ceux des Alpes ; le foin, qu’on n’y fauche jamais, monte jusqu’au-dessus des jarrets des énormes vaches blanches qui semblent nager, à demi ensevelies, dans une mer de fourrages. Leurs larges sonnettes de cuivre, suspendues à leurs cous par une courroie de cuir à boucles luisantes, rendent de loin en loin des tintements très harmonieux qui semblent sonner les heures sous leurs pas à ces solitudes. Quand on approche d’elles pour mesurer de l’œil la grandeur de leurs pis gonflés de lait, qu’on trait deux fois par jour sans tarir la source, elles relèvent leurs larges têtes, ornées plutôt qu’armées de leurs cornes que le joug n’humilie jamais ; elles laissent pendre, comme une draperie à festons redoublés sous leurs cous, leurs larges fanons jusqu’à leurs genoux luisants du poli de l’herbe sur les jointures ; elles ruminent lentement, par un mouvement horizontal et distrait de leurs mâchoires, la touffe d’herbe et de fleurs broyées dont les brins pendent des deux côtés de leur bouche, et elles vous regardent d’abord avec étonnement, puis avec familiarité, puis avec amour. Toute la paix des steppes où elles vivent est dans leurs yeux ; ils sont bleus comme le ciel, limpides comme la goutte d’eau que la rosée du matin a laissée au fond de la pervenche qu’elles foulent aux pieds ; leur profondeur n’a point d’abîmes comme les yeux humains. On ne peut pas se lasser de les regarder ; on n’y voit qu’intelligence, sécurité, innocence, résignation à la destinée, amitié pour l’homme. Tel devait être le regard de tous les yeux dans le jardin de félicité, avant que le soupçon et la ruse fussent entrés à la suite des passions dans la nature ; simple miroir qui réfléchissait le monde extérieur à l’âme pensante et l’âme pensante au monde extérieur, dans le milieu d’un mutuel amour et d’une universelle paix. Dès mon enfance j’aurais passé des journées entières à me mirer dans ces larges yeux des vaches ou des bœufs au pâturage, et j’y trouve encore aujourd’hui une paix communicative qui me purifie le cœur ou l’esprit.

(Voyez les quatre têtes de buffles et de bœufs dans les Moissonneurs et dans le tableau de la Madonna dell’ Arco de Léopold Robert, et vous y reconnaîtrez ces réminiscences du Jura.)

XII

Après qu’on est sorti d’une gorge profonde qui mène de la ville au Jura, et à mesure qu’on s’élève sur les pentes de cette chaîne, le lac de Neuchâtel, dont on s’éloigne, paraît se rapprocher quand on se retourne. On le voit bleuir au pied des tours blanches de la ville et des noirs sapins ; les anses et les ports qui le bordent se dessinent comme sur une carte de géographie ; quelques voiles de pêcheurs y semblent immobiles ; l’eau se rétrécit par l’éloignement ; puis la brume enveloppe ses rives indécises qui vont se fondre dans l’horizon du canton de Berne.

(On reconnaît également ici l’horizon des lagunes de Venise dans le tableau des Pêcheurs de Léopold Robert ; on voit que cette image d’enfance, restée dans ses yeux, avait besoin d’en sortir et de se reproduire sur la toile. Nos paysages sont en nous autant que dans les sites où nous plaçons nos scènes.)

XIII

Enfin, de rampe en rampe et de croupe en croupe, on arrive, après trois ou quatre heures de marche, au dernier plateau du Jura. Il est raboteux et mamelonné comme le dos d’un dromadaire ; il est nu aussi comme le désert. On voit à distance un grand village, maintenant une élégante et populeuse petite ville, née en trente ans de la nature pastorale et de l’industrie. Aucun lac ne la baigne, aucune culture ne l’environne, aucune forêt ne l’ombrage. Ce village, bâti comme pour une nuit dans la solitude, ressemble (ou plutôt ressemblait alors) à un groupe de tentes noirâtres, dressées pour une halte de pasteurs dans les steppes de Crimée par une tribu errante de Tartares. On y entre, sans s’apercevoir qu’on y est entré, par une grande rue, (alors dépavée), bordée çà et là de pauvres maisons grises aux toits aigus, pour laisser glisser l’hiver les lourdes neiges.

Ce groupe de maisons, c’était la Chaux-de-Fonds, la villeLéopold Robert était . Il y avait loin de là aux sites poétiques, voluptueux ou majestueux des villas romaines, du golfe de Naples ou des lagunes et des canaux de Venise qu’il devait reproduire un jour. Seulement il y avait une chose dont je fus frappé et qui m’a mille fois frappé depuis dans mes voyages : c’est un horizon très élevé, et par conséquent très lumineux, dont on jouit ordinairement sur les hauts plateaux de la terre, et qui semble baigner les cimes de la Chaux-de-Fonds d’une pluie de rayons venant d’en bas et d’en haut à la fois sur le paysage. (Ce sentiment de la lumière si limpide et si répandue dans les tableaux de Léopold Robert doit tenir aussi de ce rayonnement et de cette transparence particulière à l’atmosphère du plateau où il ouvrit les yeux.)

XIV

C’était au lever du soleil ; je déposai mon sac de cuir sur le banc de bois d’un cabaret de village, seule auberge qu’il y eût alors à la Chaux-de-Fonds. On me servit du laitage, du pain bis, des œufs, du vin de Neuchâtel, et tout en déjeunant je m’informai négligemment, auprès de la jeune et belle hôtelière au costume bernois et aux longues tresses de cheveux pendantes sur ses talons, d’un étranger qui habitait depuis quelques semaines, sous un nom supposé, la Chaux-de-Fonds. J’étais informé de sa résidence, je savais son nom de guerre ; j’étais convenu par lettre avec lui d’une entrevue au village-frontière de la Chaux-de-Fonds pour des raisons qui sont restées secrètes.

L’hôtesse me dit qu’elle avait logé en effet ce jeune étranger peu de jours avant celui de mon arrivée au pays, mais que cet étranger, trouvant encore trop de monde et trop de bruit dans une hôtellerie de village, habitait maintenant un chalet isolé sur un des plateaux, chez un horloger. Elle me montra du doigt la fumée du toit de l’horloger, à travers la fenêtre ouverte.

Je repris mon sac sur mon dos, j’essuyai la sueur de mes cheveux, je payai mes douze batz de Suisse à l’hôtesse, et je m’acheminai à l’indication de la fumée vers le plateau de l’horloger pasteur. Je marchais, sans suivre de sentier, à travers la pelouse courte, broutée par les moutons, qui tapissait les mamelons autour du village çà et là sur ma route ; j’apercevais, disséminés aux flancs ou au fond des vallées, des chalets à peu près semblables à ceux de Lucerne ou de Berne ; seulement ils étaient fondés sur des murailles de pierre noire, et le bois enfumé de l’étage supérieur attestait la pauvreté ou la négligence des habitants. Quant au reste, c’étaient les mêmes toits en pente roide, couverts de lattes de bois mince comme des écailles d’ardoise, noircis par la pluie et bordés sur la corniche de grosses pierres lourdes pour empêcher la toiture de s’envoler aux vents. Une galerie couverte circulait autour de la maison, avec sa balustrade de sapin sculpté ; un escalier extérieur montait du seuil à la galerie ; un bûcher de rondins et d’éclats de bûches blanches de sapin était symétriquement rangé sous l’escalier ; un pont de planches menait de la cour à la grange ; le foin et la paille débordaient comme d’un grenier trop plein par les ouvertures ; des filles et des enfants déchargeaient un chariot de fourrage embaumé, tandis que deux bœufs, dételés du timon, mais encore appareillés au joug, léchaient de leurs langues écumantes les brins des longues herbes qu’ils pouvaient saisir à travers les ridelles du char. (J’ai reconnu plus tard ce char rustique dans celui du tableau des Moissonneurs ou du Retour de la fête d’Arco.)

XV

Sous l’avant-toit formé par le plancher proéminent de la galerie, et tout près de la première marche de l’escalier, on voyait une porte ouverte ; à droite et à gauche un banc de bois blanc ; devant la porte une vasque de pierre grise, entourée de seaux de cuivre et surmontée d’une tige de fer creux d’où ruisselait un filet d’eau, retombant avec une mélodie assoupissante dans la vasque. À travers la porte on voyait briller un grand feu à flamme résineuse dans l’âtre. C’était la cuisine du chalet.

À gauche de cette cuisine, une petite fenêtre basse et à petits carreaux de verre à huit faces, encadrés dans le plomb, illuminait un établi d’horloger vivement éclairé par la fenêtre. Des pendules de bois, des boîtes de montre en argent et en or, des ressorts d’acier, des rouages dentelés par la lime étaient suspendus aux vitres ou jetés pêle-mêle sur l’établi. On entendait du dehors le grincement de l’outil qui façonnait l’acier dans les mains du père de famille ou des enfants du châlet.

Ce spectacle de l’industrie sédentaire de l’horloger, mêlé aux travaux champêtres du paysan des hautes montagnes, présentait un aspect de bien-être et de bon ordre qui faisait penser aux premiers temps du vieux monde. L’abrutissante division du travail, qui mécanise l’homme pour enrichir la société et qui fait de l’ouvrier humain une machine à un seul usage, n’était pas encore inventée : l’artisan, le pasteur et le laboureur étaient confondus dans un même homme. On sait que de Besançon, de Saint-Claude, de Morez, au Locle et à la Chaux-de-Fonds, jusqu’aux plateaux de Saint-Fergues qui dominent le bassin de Genève, presque tous les chalets isolés, bâtis au milieu des pâturages, cachent un atelier domestique d’horlogerie ! Chose étrange ! ces solitaires, pour qui les heures ne marquent que le retour périodique des mêmes saisons et l’immobilité au temps sur le cadran de leurs occupations toujours les mêmes, sonnent partout l’univers les heures agitées de la vie des villes. Ces habitants du Jura ressemblent aux muézimes des cités de l’Orient, qui se tiennent sur les hauteurs de l’atmosphère, au sommet des minarets, pour chanter l’heure et pour avertir les hommes d’en bas de la fuite inaperçue du temps, qui glisse entre les doigts de l’homme comme l’eau.

XVI

Le chalet dont on m’avait indiqué le site par la fumée de son toit était semblable à tous ces chalets. J’y trouvai l’étranger déguisé dont je cherchais depuis plusieurs jours la trace ; je passai le reste de la soirée à m’entretenir avec lui de l’objet de notre entrevue, tout en nous égarant de meules de foin en meules de foin sur les pentes veloutées des collines prochaines. On m’offrit pour la nuit une place dans le fenil, et je partageai le souper de la famille de l’horloger pasteur.

XVII

Cette famille du haut Jura ne sortira jamais de ma mémoire ; il y avait le père, la mère, cinq ou six enfants échelonnés de taille comme d’âge, à commencer par une belle jeune fille de seize ans, à finir par deux petites filles et trois petits garçons dont le plus jeune était encore pendu, comme la dernière grappe, à la mamelle de la mère.

Le père était un visage pensif aux yeux noirs, au front profondément creusé par le pli de la réflexion entre les deux yeux, au teint pâli par le métier sédentaire, mais à la bouche fine et délicate, comme celle de J.-J. Rousseau, le philosophe de cette même race d’horlogers du Jura. Son regard couvait toute cette couvée éclose de son amour et nourrie de son travail d’artisan ; il se délassait le soir et les jours de fête par la lecture. On voyait sur une planchette de sapin, au-dessus de son établi, quelques volumes soigneusement rangés : la Bible, les Pastorales de Gessner, ce Théocrite de Zurich, l’Histoire de la Suisse, par Jean de Müller, les œuvres de J.-J. Rousseau, les Études de la Nature de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, et quelques alphabets en grosses lettres pour enseigner à lire et à écrire aux enfants quand ils seraient d’âge.

La mère était une belle figure des montagnes, usée par ces précoces maternités ; il y avait, sur ses traits amaigris et pâlis, des retours de fraîcheur et de beauté pareils à ces retours de soleil du soir sur les rosiers du jardin après la pluie.

Les petits garçons étaient plus graves qu’ils ne sont ordinairement à cet âge ; il y avait de la timidité et de la mélancolie dans leurs physionomies. La solitude approfondit tout, même le premier regard sur la vie dans la naïve enfance.

La fille aînée était une de ces figures qu’on ne voit pas deux fois dans le cours d’une vie et qu’on ne peut pas voir ailleurs que dans les chalets d’un peuple pastoral ; les traits étaient d’une pureté grecque, les yeux d’une limpidité de fontaine sous la roche, le teint d’une blancheur de marbre transpercé par un rayon du matin, les formes d’une élévation, d’une perfection, d’une élégance, d’une souplesse, et cependant d’une dignité naturelle que les statues attiques, trop peu chastes d’expression, n’ont jamais, mais que les statues virginales des sculpteurs allemands du moyen âge ont seuls rêvée et reproduite dans leurs niches de cathédrales. L’ombre de ses longs cils sur ses joues, le soir, quand elle lut en notre présence la prière d’avant la nuit aux enfants, flotte encore dans mes regards après quarante ans, comme si la lampe qui éclairait son suave profil n’était pas éteinte encore. C’était la sainteté de la jeunesse enveloppée du respect qu’elle inspire ; il n’y aurait pas eu sous les tentes de Madian un homme assez dépravé et assez hardi pour profaner, par une mauvaise pensée, cette vision d’ange féminin, et cependant elle regardait jusqu’au fond de l’âme l’étranger qui lui parlait de ses petits frères et de sa petite sœur, et, quand elle souriait, il y avait tant d’abandon et tant de sécurité dans ce sourire qu’on croyait voir en elle une sœur avec laquelle on avait souri.

XVIII

Je passai trois jours dans cette famille patriarcale ; j’en ai oublié le nom, je n’en ai oublié ni le chalet, ni les habitants, ni les naïvetés, ni les matinées passées à faner le foin sur les prés, ni les soirées autour de l’établi de l’horloger, pendant que la mère chantait à demi-voix pour endormir l’enfant sur son sein et que la jeune fille limait entre ses doigts délicats, à côté de son père, les anneaux microscopiques d’une chaîne de montre.

C’est là et dans quelques autres chalets du haut Jura français que j’appris à apprécier ce mélange heureux d’une profession pastorale d’été et d’une profession mécanique d’hiver, qui donne l’aisance et l’occupation à toutes les saisons. Ces horlogers champêtres sont une classe d’artisans lettrés, une aristocratie de travail dont les mœurs élégantes et simples font de ces montagnes une Arcadie d’artistes.

C’est dans une de ces familles (peut-être dans cette famille même où je découvris l’étranger de la Chaux-de-Fonds) que Léopold Robert avait reçu le jour. Il y avait aussi dans la maison un père artisan, une mère pieuse, une sœur angélique, trois petits frères maniant de leurs mains enfantines le râteau du faneur le jour, l’outil de l’horloger le soir. J’ai toujours aimé à me figurer que Léopold et Aurèle Robert étaient sortis de ce nid dans les herbes dont le hasard m’avait fait partager quelques jours la paix.

XIX

Léopold était à peu près à la même date du temps que moi, six ans avant le siècle. « La maison de son père, disent ses biographes, M. de Lécluse, le Winckelmann des peintres français, et M. Feuillet de Conches, son ami, la maison de son père, où il naquit, est en dehors du village sur le chemin qui conduit au Locle. C’est là qu’enfant Léopold errait dans les herbages, au milieu des pâtres et des troupeaux. »

La nature, le ciel, les eaux, les arbres, les animaux, les figures simples, graves et d’une gracieuse sévérité de traits des pasteurs et des faneuses suisses furent ses seuls maîtres et ses seuls modèles. Le soir, en rentrant dans la maison, il couvrait d’ébauches au crayon ou à la craie les murailles et les planches de sapin de l’atelier d’horlogerie de son père ; ses ébauches étaient empreintes d’un caractère de grandiose et d’idéal qui les firent remarquer par les amis de la famille. Son père cependant ne le destinait pas à l’horlogerie, qui ne pouvait nourrir plus d’un monteur de boîtes de montre dans le petit bien de famille ; il l’envoya faire des études classiques dans une maison d’éducation économique à Porrentruy ; il voulait le préparer à la profession du commerce : le Suisse est, comme l’Arabe, guerrier, pasteur ou marchand. Les instincts de Léopold répugnaient à cette profession d’un honnête et laborieux égoïsme ; il avait trop d’imagination pour aimer le chiffre, qui n’exprime que des quantités et qui résume toute une vie d’homme dans un seul mot : l’épargne.

On sentit bientôt qu’il n’était pas pour un comptoir de trafiquant de Bâle ou de Zurich.

On le rappela au chalet ; il avait néanmoins dévoré les livres classiques de son école ; on le livra à sa nature. Il entra comme élève dessinateur et graveur chez les Girardet du Locle, voisins et amis de l’horloger de la Chaux-de-Fonds. Ses essais furent heureux, ses progrès rapides.

L’un des deux frères Girardet était célèbre déjà dans la librairie de Paris et de Neuchâtel par les dessins et les gravures remarquables dont il décorait les livres illustrés. Charles Girardet choisit Léopold Robert parmi ses apprentis pour l’amener avec lui dans son atelier de graveur à Paris. Le peintre David, qui régnait alors en France comme réformateur de la peinture, permit au jeune apprenti de venir dessiner d’après ses tableaux froids et automatiques dans son atelier. Robert y prit le goût de la rectitude et de la sobriété des lignes de ses figures ; il ne pouvait y prendre ni l’expression des physionomies, ni la passion, ni le mouvement, ni le coloris, triple vie du tableau qui manquait entièrement à son maître. David était à la peinture ce que Calvin était à la religion, un rigide réformateur, non un créateur. Il éloignait les vices, il n’enfantait pas la beauté ; il avait un pinceau, il n’avait point d’âme. Il y a plus d’âme dans un des visages du tableau de la Pêche à Venise que dans l’œuvre entière de David.

XX

Léopold Robert concourut pour le prix de gravure à l’École des beaux-arts de Paris ; sa naissance étrangère l’exclut du concours. Bientôt l’exil politique de David, proscrit comme régicide en Belgique en 1816, ramena le jeune artiste, sans maître et sans patrie, dans la maison paternelle. Il y resta deux ans, découragé de ses espérances ; il employa ces années d’incertitude et d’impasse à se créer son art à lui seul par des méditations solitaires et par des essais assidus.

La figure humaine, dont la Suisse et dont sa propre famille lui offraient les plus beaux types, l’expression des sentiments simples sur les traits, les attitudes, ces gestes de l’âme, furent sa principale étude dans de nombreux portraits. Le caractère spécial de son pinceau, la réflexion, la simplicité, la mélancolie, le gracieux dans la sévérité, l’idéal dans le vrai, sont sans doute les produits de ces années de solitude, ingrates en apparence, fécondes en réalité. Une école n’aurait créé qu’un disciple, l’isolement et la pensée créèrent un maître. Que serait devenu Léopold Robert s’il était resté un élève froid et compassé de David dans une école des beaux-arts à Paris ? Il lui fallait pour maître les montagnes, les pasteurs, les mers, les matelots, les horizons romains des Marais-Pontins, la lumière qui baigne les Abruzzes et ces mélancolies profondes qui creusent l’âme jusqu’au désespoir, mais aussi jusqu’au génie. Dans tous les arts, tous les suprêmes artistes sont fils d’eux-mêmes. Que serait devenu Chateaubriand si, au lieu de converser avec son âme sur les grèves de Combourg ou dans les forêts du Nouveau-Monde, il avait eu pour séjour de jeunesse les salons efféminés de Paris et pour émules les poètes énervés et maniérés de notre décadence ?

XXI

La renommée de ses portraits descendit de la Chaux-de-Fonds jusqu’à Neufchâtel. La Providence lui devait un patron ; il l’avait cherché dans le roi de Prusse, alors souverain de Neuchâtel ; il le trouva, plus près de lui, dans un généreux et riche habitant de cette ville, M. Roullet de Mézerac, qui venait de voyager en Italie. Ce compatriote offrait à Léopold Robert son amitié et le subside nécessaire pour aller étudier son art dans la patrie de l’art.

Le jeune artiste accepta sans hésitation, des mains de l’amitié, ces arrhes de sa gloire future, bien sûr de les restituer avec usure à son généreux patron.

C’était en 1818 ; le pape Pie VII régnait, après avoir longtemps pleuré sa capitale dans les longs exils de Fontainebleau et de Savone. Plus pieux que Léon X, mais aussi fervent qu’un Médicis pour l’illustration de sa capitale par les arts, il laissait administrer sous lui son ministre et son ami, le cardinal Consalvi, d’aimable mémoire.

Ce cardinal, plus politique que sacerdotal, ressemblait de visage et de caractère à Fénelon ; il faisait de Rome, à cette époque, la Salente des arts. Le reflux d’étrangers longtemps privés par la guerre du séjour de cette capitale des ruines concourait à cette splendeur restaurée de Rome ; c’était la capitale des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des poètes, des savants de toute l’Europe. Nous n’oublierons jamais l’atmosphère d’enthousiasme pour le génie qu’on respirait alors dans cette Athènes de l’Italie. L’âge de Périclès renaissait sous le cardinal Consalvi. Après une matinée passée dans l’atelier de Canova, le Phidias vénitien, on visitait les ateliers de Thorwaldsen, le Michel-Ange du Nord ; on assistait à la création de toiles ou de fresques magiques sous le pinceau de dix écoles de peintres de toutes les nations, presque tous hommes d’un esprit de conversation transcendante (car le pinceau, je ne sais pourquoi, aiguise l’esprit plus qu’aucune autre profession artistique ; c’est peut-être parce que l’intelligence pense pendant que le pinceau, qui se promène de la toile à la palette, repose l’esprit et le rend plus dispos au doux exercice de l’entretien. Personne ne cause avec plus d’originalité qu’un peintre).

On sortait de ces ateliers, ouverts dès le matin aux visiteurs comme nous, pour aller, avec M. de Humbolt ou avec M. Gell, explorer les fouilles ou les ruines du Palais d’or de Néron ; le soir on entendait au théâtre de Frosinone les légers opéras, préludes de Rossini, ce rossignol du siècle ; l’oreille encore ivre de cette musique, on achevait les soirées dans les salons lettrés de la duchesse de Devonshire, entre le cardinal Consalvi, son ami, et les politiques les plus consommés des différentes cours de l’Europe. On retrouvait là tous les jeunes artistes du matin, confondus, comme du temps de Léon X, avec les puissants de la terre. On écoutait les vers de lord Byron, apportés de Ravennes ou de Venise par la mémoire des derniers arrivés de l’Adriatique ; quelquefois on me demandait quelques-unes de mes propres Méditations, composées la veille au bord des cascatelles de Tibur. On rentrait à pas lents au clair de lune d’Italie, qui jetait les grandes ombres du Colysée ou du Panthéon sur les cendres de Rome. L’enthousiasme de l’antiquité, de l’histoire, de l’art, des statues, des tableaux, de là musique, de la poésie, de la philosophie, baignait tous les pores ; c’était la transfiguration de l’homme en pure intelligence par la divinité de l’art ; on ne respirait que de la gloire ; on avait le mirage de l’immortalité. Quels jours ! Et maintenant quels soirs !

XXII

Cette atmosphère romaine de 1819 à 1822 transfigura aussi Léopold Robert en Romain. Il eut le vertige de l’Italie ; il conçut une peinture nouvelle, tout imprégnée de la pureté des lignes des horizons romains, de la beauté des têtes transtévérines, de la mâle sévérité des attitudes de ce peuple-roi, dont la majesté se révèle dans le pasteur des Abruzzes comme un diadème égaré des palais et retrouvé dans les cabanes, enfin de cette lumière de fournaise ardente qui se vaporise en touchant la terre et qui immerge toute la nature dans un océan de clartés, doublant les objets par les ombres crues qu’elle projette sur leur face obscure. Il effaça pour jamais de sa palette ces teintes vertes et ces nuances grises qu’il avait imitées jusque-là des couleurs ternes de Paris et du Jura, et il y substitua, non pas des couleurs, mais des rayons liquides fondus sur ses toiles. Son dessin suivit la transformation de sa palette ; il oublia le vulgaire et ne chercha plus que l’idéal. Quant à l’expression de la passion sur les figures, il n’eut point à la chercher : il la portait dans son âme ; il était tout passion, mais comme il convient à l’art quelconque, passion pensive, quoique pathétique, passion qui reste belle dans le supplice, et qui, en se possédant et en se contemplant elle-même, devient spectacle pour les regards de Dieu et des hommes.

XXIII

Cette transfiguration du jeune artiste français et suisse en peintre, en poète, en philosophe du pinceau italien, ne fut pas soudaine ; le travail fut à la hauteur de l’effort.

Tout homme, quelque passionné qu’il soit, et précisément parce qu’il est plus passionné, porte en soi la patience de son génie. À un but éternel il n’épargne pas le temps. On raconte des miracles de la patience de ce jeune homme et de son recueillement érémitique dans une petite maison d’une rue écartée de Rome, pour atteindre par le pinceau ce qu’il atteignait déjà par la conception. Nous avons vu ces centaines d’ébauches, notes de son poème intérieur, par lesquelles il mesurait ses progrès ou préparait les groupes, même les plus indifférents en apparence, de ses grands tableaux ; ces notes sont aussi achevées que ses poèmes. On en voyait un grand nombre à Paris, il y a quelques années, chez un opulent Mécène de la peinture, M. Paturle, digne possesseur de ce reliquaire du génie (M. Paturle vient de mourir ; que deviendra ce précieux héritage ?). C’est ainsi qu’autrefois à Rome le riche banquier Chigi livrait les plafonds et les murailles de son palais de la Farnesina à Raphaël pour garder à la postérité les moindres traces de cette main divine. Honneur à l’or quand il se dévoue à l’art ! Il se transforme en se répandant. Raphaël et Léopold Robert emportent avec eux à la postérité les noms de Chigi et de Paturle.

Apprécier le génie, c’est le génie aussi sous la forme de l’admiration. Sans l’admiration, que deviendraient les chefs-d’œuvre ?

XXIV

M. de Lécluse, peintre et écrivain français de notre temps, qui a illustré souvent le Journal des Débats de ses études sur l’art, a droit de partager cet honneur. Il avait connu Léopold pendant ses années de noviciat à Paris ; il croyait en lui, et il le soutenait à Neuchâtel et à Rome de ses encouragements, cette monnaie du cœur sans jalousie, et par conséquent sans dénigrement. M. de Lécluse s’est toujours oublié lui-même pour faire valoir les talents de ses rivaux. Comme Socrate, il ne produisait plus, mais il aidait les autres à produire : accoucheur de tableaux, comme Socrate accoucheur d’idées. Beaucoup des lettres intimes de Léopold Robert sont adressées à M. de Lécluse : nous les citerons tout à l’heure ; d’autres sont empruntées au portefeuille de M. Feuillet de Conches. Ces lettres, comme ces poteaux funèbres plantés dans la neige des Alpes, au bord du précipice, jalonnent la route de la gloire à la mort.

XXV

Ce fut en 1817 que Léopold Robert se sentit assez maître de sa main et de sa couleur pour composer son premier grand tableau ; ce tableau, comme toutes les ébauches qui l’avaient précédé, c’était l’Italie. L’Italie s’était emparée de son imagination : ses yeux étaient le miroir de cette terre de la lumière et de la beauté ; son âme entière n’était qu’une transfiguration de l’Italie en amour et en culte. Raphaël ou Titien eux-mêmes n’avaient pas plus aimé cette patrie. Ce fils adoptif égalait ces fils des entrailles en passion pour leur mère. L’Italie viendrait à périr qu’on la retrouverait sous ses pinceaux.

Ce premier grand tableau, sur lequel Léopold Robert fondait en idée sa fortune d’artiste et l’espérance de sa renommée, lui était commandé par un de ses opulents compatriotes de Neuchâtel. C’était la Corinne de madame de Staël, improvisant au cap Mycènes.

Ce sujet, plus déclamatoire que vrai et pathétique, était à la mode de 1820 ; ce poème ou ce roman vivait encore ; il est mort aujourd’hui, comme meurent, après un certain temps, dans la littérature des peuples, toutes les choses qui sont calquées sur les engouements de la société factice au lieu d’être calquées sur l’éternelle et simple nature.

Le peintre français Gérard l’avait déjà exécuté en homme d’esprit qu’il était. C’est ce tableau que nous avons tous vu suspendu dans l’humble chambre de la belle madame Récamier, au-dessus du fauteuil sacré où s’asseyait, dans sa mâle vieillesse, cette autre Corinne virile du siècle, M. de Chateaubriand.

Ce tableau de Gérard, en face du beau visage flétri de madame Récamier, au-dessus de la tête triomphale et dédaigneuse de M. de Chateaubriand, complétait bien la scène d’intérieur à laquelle j’étais rarement admis. C’était une évocation perpétuelle de l’ombre de madame de Staël dans le cœur des amis qui lui survivaient. Ce tableau était le vrai piédestal de cette figure de madame de Staël, une conversation éloquente dans un salon.

Le visage que Gérard a donné à sa Corinne n’a rien des traces de la passion, des lassitudes du génie, des pâleurs de l’inspiration sur des traits de femme ; c’est un poli et frais visage de Suissesse abreuvée de lait, ou d’Anglaise colorée du frisson des brises du Nord, cherchant à froid, dans ses yeux rêveurs, quelques phrases sonores pour pleurer en mesure sur la décadence de l’empire romain, qui lui est parfaitement indifférente. Un pâle Écossais l’écoute par politesse ; il s’enveloppe de son manteau contre la froide écume des vagues beaucoup plus que contre le frisson de l’enthousiasme et de l’amour ; quelques spectateurs regardent sans comprendre. Les ruines jaunissent et la mer bleuit comme une décoration convenable de cet opéra en plein air. Tel qu’il est le tableau est agréable à l’œil, mais c’est une Italie réfléchie dans la glace et encadrée dans la bordure d’un boudoir de Londres ou de Paris.

XXVI

C’était une grande témérité à un amateur de Neuchâtel de commander l’exécution de ce même sujet à un jeune peintre de ses montagnes ; c’était une grande audace au peintre d’accepter le défi. Aussi Léopold Robert, malgré son extrême désir de satisfaire son généreux patron, ne put-il jamais totalement plier son mâle et sauvage génie à ce programme de salon suisse ou français. Il travailla assidûment et lentement à étudier et à placer les paysages, les flots, les écueils, les groupes secondaires de son tableau ; mais il laissa toujours en blanc la figure de l’improvisatrice, ne trouvant rien, dans son imagination éminemment vraie, naturelle, sérieuse, de cet enthousiasme de convention qu’il fallait nécessairement donner à cette figure de jeune fille du Nord, psalmodiant et pleurant des lamentations imaginaires sur les catastrophes des vieux Romains. Les catastrophes des femmes sont dans leurs cœurs ; Léopold ne pouvait transporter dans leur imagination ce qu’il ne voyait que dans leur âme. Corinne, pour lui, était trop théâtrale ; il ne pouvait prendre un tel modèle que sur la scène ou dans une séance d’Académie ; or ce n’était pas là qu’il étudiait la nature.

XXVII

À l’époque de 1819 et 1820 où Léopold étudiait avec une solitaire passion son art dans un faubourg de Rome, des actes de brigandage tragique venaient d’ensanglanter la campagne de Rome. Le brigandage, dans ce pays de sève surabondante, est une habitude intermédiaire entre l’héroïsme et le crime ; des héros oisifs sont bien près de se faire brigands. Les gouvernements policés les poursuivent, les mœurs du pays ne les déshonorent pas.

La petite ville de Sonnino, au pied des Abruzzes, était peuplée presque tout entière de cette race héroïque et belle de brigands romains.

Gasparone, leur chef, que nous avons connu nous-même dans les geôles de fer des cachots de Rome, venait guerroyer avec les sbires du pape jusque dans les campagnes d’Albano qui dominent Rome. Les étrangers, rançonnés ou enlevés dans les cavernes des montagnes, poussaient des cris de terreur et d’indignation. Le cardinal Consalvi, qui avait été autrefois arrêté et mis à prix lui-même par un de ces chefs de bandits, ouvrit une véritable campagne militaire contre la ville de Sonnino, quartier général du brigandage ; les portes et les murs de ce repaire furent crénelés de têtes de bandits tués dans les combats ou dans les supplices au sein de ces montagnes. Rien ne put déraciner de ces rochers le crime héréditaire dans ces sauvages familles ; il fallut démolir Sonnino et exporter en masse hommes, femmes, jusqu’aux belles jeunes filles et aux enfants, la population en masse de Sonnino, dans les prisons élargies de Rome.

Ces prisons en plein air étaient seulement une espèce de lazaret épuratoire contre la peste du brigandage ; les grands coupables étaient morts sur leurs rochers, exposés sur des fourches patibulaires au bord de la route de Terracine, d’Itri, de Fondi, du royaume de Naples, ou chargés de fer et scellés aux murs des cachots ; leurs familles, leurs vieillards, leurs femmes, leurs enfants jouissaient d’une demi-liberté dans ces dépôts de Rome. C’était la plus belle et la plus pittoresque population de tout âge et de tout sexe qu’il fût possible d’imaginer pour un poète et de reproduire pour un peintre : la taille élevée, les membres dispos, les fières attitudes, les costumes sauvages des hommes ; les profils purs, les yeux d’un bleu noir, les cheveux dorés, les épingles d’argent semblables à des poignards, les corsets pourpres, les tuniques lourdes, les sandales nouées sur les jambes nues des femmes ; les groupes formés naturellement, çà et là, le long des murs, par les captifs, les épouses ou les fiancées demi libres, s’entretenant, les joues rouges de passion ou pâles de pitié, avec leurs maris ou leurs amants, à travers les gros grillages de fer des lucarnes des cachots, ouvrant sur les cours ; les hommes assis et pensifs sur la poussière, le coude sur leurs genoux, la tête dans leur main ; les jeunes filles se tressant mutuellement leurs cheveux de bronze avec quelques tiges de fleurs de leurs montagnes, apportées par leurs aïeules la veille du dimanche, les regards chargés des images de la patrie, des arrière-pensées de la vengeance, des invocations ardentes à la liberté de la montagne ; les enfants à la mamelle allaités en plein soleil de lait amer mêlé de larmes ; toute cette scène, que nous avons contemplée souvent nous-même alors, laissait dans le souvenir, dans l’œil et dans l’imagination un pittoresque de nature humaine qui ne s’efface plus.

XXVIII

Il avait été donné à Léopold Robert, grâce à la protection de quelques gardiens subalternes de ce dépôt des déportés de Sonnino, d’en jouir tous les jours ; c’est là qu’il apportait ses crayons, c’est là qu’il étudiait, sur une vigoureuse nature, les traits, les physionomies, les attitudes, les costumes de ce que la terre d’Italie porte de plus beau dans la femme et de plus mâle dans l’homme. Jamais, depuis Salvator Rosa, le peintre des brigands, brigand lui-même, on ne fit poser la nature vivante dans un si sauvage et si tragique atelier. Le génie de Robert y prit ce caractère de grandiose, de force, de sévérité dans le beau qui s’attacha depuis cette époque à son pinceau comme une couleur indélébile.

Mais, si son imagination s’y dessina, s’y modela, s’y colora sur ces beaux types de femmes apennines des Abruzzes, son cour aussi n’y résista pas ; un grand et sombre attrait, prélude, hélas ! trop certain d’une grande et sombre passion, s’empara de son âme.

Puis-je l’accuser d’avoir contemplé avec trop de complaisance la fille innocente du brigand des Abruzzes, moi qui ai suivi, sur les vagues de la même mer, la fille du pêcheur de Procida ? Et Raphaël ne mourut-il pas lui-même d’admiration pour la beauté plébéienne de la Fornarina ?

Regardez, dans le tableau des Moissonneurs, la jeune fille qui se relève de la glèbe, sa faucille à la main, qui tourne aux trois quarts son visage souriant d’un sourire sévère vers le char, et qui jette un regard de reproche amoureux au jeune homme, fils du riche laboureur, dansant devant la tête des buffles ? La Fornarina n’a pas un ovale plus parfait et plus déprimé, un regard à pleine paupière où entre plus de ciel et d’où sorte plus de pensée secrète, une lèvre plus dédaigneuse, une fossette dans la joue plus prête à sourire et à pardonner à l’excès d’ivresse de son fiancé. Quelle tête !… c’était celle de Thérésina. Or qu’était-ce que Thérésina ? Je vais vous le dire.

XXIX

Thérésina était la plus jeune fille d’un habitant de Sonnino, célèbre par ses exploits de bandit sur les frontières de Rome et de Naples. Sa sœur aînée, Maria Grazia, femme d’un autre bandit emprisonné ou supplicié à Naples, était aussi renommée à Rome par sa beauté que par son caractère. Déportée avec sa famille au dépôt de Rome, elle y était libre, et elle posait comme modèle de beauté tragique devant les peintres étrangers ; le peintre français Schnetz, ami de Léopold Robert, directeur depuis de l’école de France à Rome, la protégeait et lui donnait asile ; elle le protégeait à son tour quand il allait explorer les montagnes des Abruzzes et chercher des sites pour ses compositions toutes romaines. Un mot de Maria Grazia leur était un sauf-conduit parmi ces montagnards.

Thérésina, plus jeune, aussi belle, mais autrement belle que Maria Grazia, n’avait alors que seize ou dix-sept ans ; c’était la grâce de cette beauté dont sa sœur était la force. Robert s’attacha à reproduire cent fois sur sa toile cette charmante et grave physionomie où la naïveté de l’enfance luttait avec la première passion de la jeunesse. Voulez-vous la voir ? la voilà, dansant les cheveux, semés de fleurs des hautes montagnes, une ivresse qui a peur de sa joie, une lionne qui badine avec sa griffe naissante.

Voulez-vous la voir ? Arrêtez-vous au musée du Louvre devant le groupe des deux jeunes filles qui dansent autour du char du tableau de la Madonna dell’ Arco ; celle qu’on ne voit que de profil et qui relève des deux mains son tablier pour que les plis ne gênent pas ses pieds nus, c’est Thérésina.

Elle a noué autour de ses cheveux, à demi détachés, une couronne de fleurs sauvages d’un admirable éclat ; on y reconnaît les bleuets, les œillets rouges, les marguerites blanches, les pavots mêlés à des épis de folle avoine, toutes fleurs des hauts pâturages du Jura transportées par réminiscence sur le front de la fille des Abruzzes. Son profil est tout à fait féminin, presque enfantin ; elle sourit à peine, elle baisse les yeux et regarde ses pieds avec l’expression d’une pudique honte. On voit qu’elle danse non par ivresse, mais par piété, pour complaire à sa sœur, à ses frères, et pour honorer la madone.

Le caractère méditatif, recueilli et sauvage du jeune peintre étranger se complaisait dans la contemplation de cette innocence, fleurissant au milieu des rochers tragiques de Sonnino et flétrie par l’ombre des cachots ou des gibets patibulaires de toute sa famille ; ses misères autant que ses charmes l’attachèrent à Thérésina. Elle inspirait ses pinceaux, elle attendrissait son cœur comme tous les premiers amours des artistes sensibles, peintres ou poètes. Elle devait bientôt mourir, afin de laisser une ombre sur le cœur de son amant et un éblouissement de jeunesse dans ses yeux. La Béatrice de Dante, la Laure de Pétrarque et tant d’autres n’étaient-elles pas de cette famille d’apparitions, qui brillent et qui meurent pour laisser, à ceux qui les ont vues les premiers, des rêves célestes et ineffaçables dans la mémoire ? Le génie à ses commencements a besoin de larmes pour tremper la plume ou le pinceau dans la tristesse, cette vérité pathétique du cœur humain.

XXX

« J’ai été frappé en entrant en Italie, écrivait à cette époque Léopold Robert à un des confidents de son âme, de la beauté de ces figures italiennes, des mœurs antiques, des costumes pittoresques et sauvages de ces montagnards du Midi. Je pense les reproduire avec ce caractère de simplicité et de noblesse naturelle de ce peuple, caractère transmis par ses aïeux. Ce que j’ai fait jusqu’à présent ne me satisfait pas encore ; j’espère réussir mieux ; cependant mes tableaux, quels que soient les sujets, sont déjà très recherchés à Rome. Mon état me coûte beaucoup ; je suis forcé d’avoir toujours des modèles pour mes tableaux, car je suis résolu de ne pas faire un seul trait sans ce secours, qui ne peut jamais tromper Je fais aussi des excursions dans les montagnes les plus sauvages, et j’y trouve des sujets et des modèles tout nouveaux pour ce nouveau genre de peinture. »

« Cependant, ajoute-t-il dans la lettre suivante en parlant de son tableau de Corinne, ce tableau commence à me peser ; j’ai peur de m’être fourvoyé en acceptant de le composer ; j’ai choisi un sujet trop difficile à rendre, et d’ailleurs je m’aperçois qu’une Corinne est trop relevée pour moi, qui n’ai jamais fait que des contadines (des paysannes). »

« Cette figure de Corinne est ingrate à faire, poursuit-il quelque temps après ; on ne sait quel caractère lui donner, ni quel costume. »

XXXI

On voit que, dans la lutte entre la nature et la convention, la nature en lui triomphe et qu’elle triomphe de lui. Il ne peut concevoir cette sibylle de salon, drapée par la marchande de modes et donnant rendez-vous à ses amis sur un écueil lavé par l’écume, pour écouter une déclamation à froid, puisée dans des rhétoriques de demoiselles. Décidément la nature sincère et grave de l’enfant du Jura se refuse à cet effort impossible. En vain il copie le mâle visage de la sœur aînée de Thérésina, Maria Grazia : cette figure n’a que des passions vraies dans ses traits ; elle enfonce la toile ; elle fait frémir Oswald et pâmer d’effroi les élégantes Écossaises de la société de Corinne. En vain il copie le délicat et naïf visage de Thérésina elle-même : elle est trop simple pour simuler d’autre inspiration que celle de son cœur ; elle est trop timide pour lever au ciel ces regards de sibylle qui sont un défi au soleil ; elle ne regarde que celui qu’elle aime, elle ne voit le monde que dans ses yeux. L’impatience saisit à la fin le peintre ; il efface d’une main résolue toutes ces ébauches, il renonce au mensonge pour la vérité, et il peint l’improvisateur napolitain, l’Homère populaire et maritime, sa guitare à la main, assis sur un écueil de la plage au pied des montagnes, et psalmodiant, pour quelques sous jetés dans son bonnet de laine, en dialecte des Abruzzes ou des Calabres, l’épopée des brigands et des jeunes Sonniniennes à un auditoire rustique comme lui.

Cette scène-là, il l’a vue cent fois ; elle est entrée dans son imagination avec la lumière des plages de Terracine, avec le grincement de la guitare sous les oliviers, avec les visages et les costumes qu’il a depuis six ans sous les yeux.

De plus, la scène est vraie : le vieux poète du môle de Terracine ou de Sorrente exerce sa profession en plein air pour gagner, en accompagnant ses stances de sa guitare, le pain, l’huile et le fromage nécessaires au souper de sa famille. Sa figure est triste et résignée au fond, mais à la surface elle prend toutes les expressions terribles ou tendres des situations des poèmes qu’il récite.

Les figures de jeunes matelots, de pasteurs, de femmes ou de filles qui se groupent autour de lui, à une distance respectueuse, s’enivrent naïvement et sincèrement des aventures de brigandage, d’héroïsme, d’amour, d’enlèvement, de coups de feu sur la montagne, de tempête sur la mer, d’arrestations par les sbires dans la caverne, de supplice sur l’échafaud, de prière à la madone avant de mourir, qu’elles recueillent en retenant leur respiration. Voilà la vérité ! voilà la nature ! voilà l’Italie ! voilà le tableau que Léopold substitue à l’instant sur la toile aux figures fausses et fardées de Corinne !

XXXII

Regardez ce premier tableau complet de Robert à côté du tableau de Corinne par Gérard : du premier coup d’œil vous vous sentez en pleine lumière comme en plein pathétique, comme en plein pittoresque, comme en pleine vérité. Et puisque nous parlons ici de la peinture comme expression d’une littérature qui parle aux yeux, qui impressionne l’âme, qui communique de l’homme à l’homme des images, des sensations, des pensées, voilà une langue du pinceau qui se fait entendre, entendre non pas d’un cercle d’initiés comme la Corinne de Gérard, mais de tout le monde. Gérard parle une langue morte, Robert parle une langue vivante et vulgaire.

Et d’abord remarquez avec quel instinct de la vérité dans les sensations Léopold Robert, dans son Improvisateur napolitain, dispose les lieux selon la scène. Que veut-il peindre ? L’attention, l’attention concentrée d’un groupe ou deux de personnages au récit populaire chanté par un poète de la nature. Aussi voyez comme il évite de distraire leurs regards ou les regards des spectateurs par tout luxe surabondant de paysages. Le ciel pour dôme, la mer vide pour fond, un rocher nu pour y asseoir son poète, quelques pierres roulées du rocher pour y grouper ses auditeurs, voilà tout ; les deux éléments de l’imagination et l’infini, le ciel et la mer, se présentent seuls à l’esprit quand on aperçoit ce tableau : l’âme se concentre sur le groupe.

XXXIII

De quoi se compose-t-il, ce groupe ? Du poète populaire d’abord, belle tête homérique aux traits pensifs et aux yeux rêveurs, où l’inspiration professionnelle flotte sur un visage de chanteur de rues. Il est assis sur le vieux manteau de laine brune qui s’est détaché de ses épaules ; il cherche d’une main distraite des notes sur les cordes de sa guitare pour accompagner sa psalmodie ; il cherche de l’œil, dans son imagination ou dans sa mémoire, les aventures ou les vers qu’il chante à ses auditeurs attentifs.

Or quels sont ses auditeurs ? C’est ici encore qu’il faut admirer l’instinct naturel réfléchi ou irréfléchi du peintre. Comme il s’agit, pour ces auditeurs, d’un plaisir oisif d’imagination et de cœur, le peintre les a tous choisis dans l’âge de l’imagination ou de l’amour. La poésie lettrée ou illettrée est chose de jeunesse ; une fois aux prises avec les occupations actives et sérieuses de la vie, on ne se passionne plus pour ces fables chantées qu’on nomme les poèmes : l’âge mûr n’a pas le temps, la vieillesse n’a plus le goût de ces rêveries ; on songe à vivre, on pense à mourir. On laisse rêver ceux qui ne connaissent encore ni la vie ni la mort, et qui se font la mort et la vie à l’image de leurs douces ignorances.

C’est d’abord, assis sur le même banc de rocher, à côté du poète, un jeune lazzarone de seize ans, qui se destine sans doute à la même profession, qui suit son maître comme l’ombre le corps, qui paraît fier de l’approcher de plus près que les autres, qui tourne sa tête de son côté, qui semble boire des yeux les vers et les sons, et qui contemple avec une admiration étonnée les merveilleuses inspirations du poète et du chanteur.

Au pied de l’écueil ce sont deux jeunes matelots ; l’un est accoudé nonchalamment sur la base du roc, et l’autre, son manteau dans une main et son bras passé autour du cou de son compagnon, comme pour l’inviter à mieux écouter encore le récit, écoute lui-même avec une attention passionnée qui lui fait oublier tout le reste.

Tout près d’eux est une femme d’Ischia, adossée au rocher, assise sur ses talons repliés à la manière des femmes grecques, les deux bras pendants le long du corps ; elle regarde en sens opposé de l’improvisateur et ne semble participer à la scène que par ses oreilles.

Une enfant de huit à dix ans, sa fille, rêve aux sons de la guitare, la tête penchée sur les genoux de sa mère. L’attention a fait tomber de sa main et rouler à terre le tambourin entouré de grelots sur lequel elle venait de frotter du doigt la tarentelle de son île.

En face du chanteur, deux belles jeunes filles de Procida ou de Mycènes sont debout, dans l’attitude et dans l’expression de l’attention, émues jusqu’aux larmes ; l’une regarde le poète comme s’il allait lui dire le secret de sa destinée amoureuse ; l’autre baisse les yeux et songe à je ne sais quoi de triste comme le récit.

Derrière elles, une autre jeune fille écoute de loin et comme furtivement ; on dirait qu’elle craint d’entrer dans le cercle magique, mais qu’elle est fascinée comme la colombe par le serpent.

Plus bas on aperçoit un groupe de pêcheurs qui descendent vers la plage, leurs rames en faisceau sur leurs épaules. Ceux-là n’ont pas le temps de s’amuser aux chimères, mais on voit qu’ils les regrettent, et qu’ils saisissent en passant quelques refrains de l’instrument ou quelques vers connus du récitatif.

Enfin, derrière le rocher où s’assied le chanteur, une jeune mère, assise à distance, presse son nourrisson amoureusement entre sa joue et sa mamelle, comme pour l’empêcher de troubler le silence de l’auditoire en l’endormant.

XXXIV

Voilà tout le tableau, et cependant que de choses ne dit-il pas par les yeux à l’âme ! Quelle sérénité, quelle paix, quel apaisement des soucis de la vie, quelles images de félicité, d’amour, d’ivresse rêveuse, ne fait-il pas monter des sens à l’esprit ! On nage dans la tiède lumière d’un éther méridional, on glisse sur le cristal azuré de cette mer presque toujours aplanie, on boit par tous les pores la brise embaumée, on regarde ce ciel du soir qui n’est que l’avenue voilée des mondes imaginaires où s’abîme l’espérance ; on s’assied, on se groupe, on écoute, on s’étonne, on s’enchante aux chants de ce poète avec ces jeunes hommes et ces jeunes femmes, doucement ivres de poésie et de musique, ces fleurs du climat où l’oranger fleurit ; on s’oublie, on oublie le monde, le jour qui baisse, l’heure qui glisse, les soucis qui poignent, les peines qui attendent. Le peintre vous donne ce qu’il y a de meilleur à un certain âge de la vie sur la terre : une heure d’oubli !…

Aussi ce tableau, véritable révélation d’une poésie du pinceau inconnue au monde, fit-il sur les spectateurs l’impression que des livres tels que Paul et Virginie ou Atala auraient pu faire sur les imaginations. Chaque tableau de Léopold Robert est un livre en effet, un poème, un roman, une philosophie, une idylle de Théocrite, une églogue de Virgile, un chant du Tasse, un sonnet mélodieux de Pétrarque. Il n’y a autant de littérature dans aucun tableau. Son pinceau est une plume ; il parle, il chante autant qu’il dessine ; sa couleur a du son, sa toile est lyrique ; il parle trois langues en une : on l’entend peindre, on le sent décrire, on le voit penser……………………………………

XXXV

L’enthousiasme qu’éprouvèrent l’Italie et la France à cette première grande page du génie de Léopold Robert lui donna l’élan et la confiance de son talent. Les artistes ont bien le pressentiment de leur force, mais ils n’en ont la foi qu’après qu’ils se sont vus dans le miroir ému de leur siècle. En 1822, en 1824, en 1826, il peignit les Pèlerins se reposant dans la campagne de Rome, un Brigand en prières avec sa femme, la Mort d’un brigand, la Mère pleurant sur le corps de sa jeune fille exposée, les Chevriers des Abruzzes pansant une chèvre blessée, tous tableaux empreints de la même sensibilité communicative, tableaux qui rayonnent, tableaux qui parlent, tableaux qui prient, tableaux qui chantent, tableaux qui pleurent. On se les disputait dans toute l’Europe pittoresque. Les expositions de Rome, de Paris, de Londres, d’Amsterdam, retentissaient de son nom. Il remboursait ses protecteurs de Neuchâtel ; il soutenait son humble famille de la Chaux-de-Fonds ; il appelait à Rome, auprès de lui, son jeune frère Aurèle Robert, devenu son élève, son émule et son graveur. Il était ou il semblait heureux, mais déjà le bonheur était devenu pour lui impossible. « Je me sens, écrivait-il à cette époque, malade du mal de ceux qui désirent trop. » On croirait lire un vers de Dante. On va voir ce qu’il désirait au-delà de ce que le génie et la destinée lui permettaient d’atteindre. Mais ce désir même, qui n’était encore que rêve confus du cœur, qui devint plus tard passion, et enfin mort, ne faisait que de naître en lui et peut-être ne le reconnaissait-il pas encore lui-même : c’était un amour.

Cet amour voilé, superbe, tragique dès le premier moment, le fît rougir de ce premier trouble léger, accidentel, de sa jeunesse pour la jeune fille de Sonnino ; Thérésina fut négligée, oubliée, dédaignée peut-être, et disparut de sa vie : c’est une ingratitude. Elle retourna dans les montagnes avec ses parents ; elle fut donnée par eux pour épouse à un de ces héroïques brigands du même métier ; elle partagea ses aventures, ses expatriations, ses captivités dans les États romains, dans le royaume de Naples, et elle mourut, jeune encore, à la suite du bandit, laissant la tête de son mari clouée, dans une niche de fer, sur un poteau de la route de Terracine, et son enfant orphelin sur la paille d’une cour de prison.

XXXVI

Cet amour pour une femme d’un rang supérieur, vers laquelle la morale comme l’honneur lui interdisait d’élever sa pensée, n’était encore dans l’âme de Léopold Robert qu’une respectueuse admiration et une modeste familiarité. Les commencements de cette passion ressemblèrent exactement à l’irréprochable culte de Michel-Ange pour la belle et vertueuse Vittoria Colonna, la poétique et fidèle épouse du grand-duc de Pescaire. Ce culte se manifesta jusqu’au dernier jour du sublime artiste par un redoublement d’œuvres incomparables et par ces poésies platoniques où la plume de Michel-Ange égale son pinceau en célébrant son amour.

Cet amour de Robert ressemble davantage encore à la familiarité périlleuse du Tasse avec la princesse Éléonore d’Este, sœur du duc de Ferrare. Le poète glissa, sans s’en apercevoir, de l’admiration et de la reconnaissance dans la passion ; il n’y perdit pas la vie comme Léopold Robert, mais il y perdit sa fortune, sa liberté et sa raison.

Enfin cet amour ressembla aussi à l’attachement intime et mutuel du peintre Fabre de Montpellier et de la belle comtesse d’Albany, veuve du dernier des Stuarts, prétendant à la couronne d’Angleterre, et peut-être cet exemple d’un amour récompensé et d’un mariage secret entre un artiste et une reine découronnée ne fut-il pas sans une funeste influence et sans une fatale analogie sur l’imagination de Léopold Robert.

Le hasard nous a fait connaître personnellement quelques-uns des principaux personnages et quelques-unes des circonstances de ce drame intérieur, si intimement mêlé à la vie, aux œuvres, au génie, à la mort du jeune Robert, ce Werther des peintres. Nous allons retrouver son amour d’abord naissant, puis couvé, puis développé, dans ses ouvres. Jamais l’homme ne fut plus inséparable de l’artiste que dans ce Tasse de l’Helvétie transporté dans une cour exilée à Rome. Ce sont les rêves de son cœur qu’il rend visibles sur sa palette pour les transporter sur la toile ; les trois phases de son amour y sont écrites en trois tableaux immortels : la première ivresse d’un sentiment qui vient d’éclore dans la Madonna dell’ Arco, la félicité suprême dans les Moissonneurs, la désillusion et le pressentiment de mort dans les Pécheurs de l’Adriatique. Ces trois tableaux sous les yeux ou dans la mémoire, suivez un moment son pinceau ; ce pinceau, c’est la vie.