(1860) Cours familier de littérature. IX « Le entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier (2e partie) » pp. 81-159

Le entretien.
Les salons littéraires.
Souvenirs de madame Récamier (2e partie)

I

Mathieu et Adrien de Montmorency éprouvaient en silence pour la belle Juliette un sentiment moins déclamatoire, mais plus durable, que Lucien Bonaparte.

J’ai beaucoup connu et beaucoup aimé Mathieu de Montmorency, je garde pour sa mémoire un souvenir qui tient du culte ; mais ce souvenir ne m’empêche pas de juger l’homme avec la froide sagacité que le temps donne même à la tendresse des souvenirs. C’était une belle âme, ce n’était pas un grand esprit ; mais il avait tout ce que l’âme donne à l’esprit, c’est-à-dire l’élévation des idées, la loyauté du caractère, la magnanimité des sentiments, la sincérité des opinions. Il avait de plus ce qu’une race aristocratique fait couler en général avec le sang dans le cœur d’un homme vraiment national comme son nom, un fort patriotisme uni à une élégante chevalerie. Le tout formait un estimable et gracieux mélange de ce que la vertu antique imprime de respect et de ce que la grâce contemporaine inspire d’attrait pour un homme d’autrefois ; le gentilhomme était citoyen, et le citoyen était gentilhomme.

II

Si vous ajoutez à cela le goût passionné et intelligent des lettres qu’il avait puisé dans la société des philosophes, des orateurs, des écrivains de l’Assemblée constituante ou de madame de Staël, son amie de jeunesse, et si vous revêtez ces qualités du cœur et de l’âme de l’extérieur d’un héros de roman sous le plus beau nom de France, vous comprendrez l’homme.

Cet extérieur était un des plus séduisants qu’on pût rencontrer dans les salons de l’Europe : une taille svelte, le buste en avant, comme le cœur, attribut des races militaires, un mouvement d’encolure de cheval arabe dans le port de la tête, des cheveux blonds à belles volutes de soie sur les tempes, des yeux grands, bleus et clairs, qui n’auraient pas pu cacher une mauvaise pensée, l’ovale et le teint d’une éternelle jeunesse, un sourire où le cœur nageait sur les lèvres, un geste accueillant, une parole franche, l’âme à fleur de peau ; seulement une certaine légèreté de physionomie, une certaine distraction d’attitude et de discours interrompus qui n’indiquaient pas une profondeur et une puissance de réflexion égale à la grâce de l’homme.

III

Tel était Mathieu de Montmorency ; son éducation avait été très soignée par le célèbre abbé Sieyès, son précepteur. L’abbé Sieyès, devenu depuis l’apôtre un peu ténébreux de la révolution française, roulait déjà dans sa pensée les vérités et les nuages d’où devaient sortir les éclairs et les foudres de l’Assemblée constituante.

À l’époque où s’ouvrit ce grand concile de la politique moderne, Mathieu de Montmorency, philosophe et novateur comme son maître Sieyès, s’élança sur ses pas et sur les pas de Mirabeau au-devant de toutes les théories de liberté et d’égalité qui allaient être soumises à l’épreuve de l’expérience du siècle futur. Saisi plus qu’un autre de l’enthousiasme des nouveautés, toutes les fois que les nouveautés semblaient promettre une amélioration du sort du peuple, il sentait la nécessité et la gloire du sacrifice volontaire dans les classes privilégiées ; pressé de s’immoler lui-même, au nom de cette aristocratie dont il était le chef, ce fut lui qui monta à la tribune pour demander l’abolition de la noblesse ; il y avait prévoyance et générosité dans cette initiative, il n’y avait qu’un crime contre la vanité. Le tiers-état et la noblesse libérale lui répondirent par des applaudissements réfléchis et par un vote populaire ; l’aristocratie lui répondit par des outrages et par des ridicules ; son nom devint plus odieux que s’il avait sacrifié du sang au peuple ; les pamphlets contre-révolutionnaires s’acharnèrent sur ce Coriolan de sa caste ; il ne se troubla pas ; il poursuivit de vote en vote l’accomplissement des principes honnêtes de la Révolution, sur les traces des Sieyès, des Mirabeau, des Lafayette, jusqu’au point où la Révolution se sépara avec ingratitude de son vertueux promoteur, Louis XVI.

IV

Après l’Assemblée constituante il rentra, en 1791, dans les rangs de l’armée constitutionnelle qui défendait la patrie contre les Autrichiens dans le Nord ; il fit la campagne en qualité d’aide de camp du vieux maréchal Luckner. Après la journée du 20 juin, où le roi avait été violenté et outragé dans son palais par les faubourgs, Luckner, accusé de connivence avec Lafayette, fut appelé à Paris pour avouer ou pour désavouer Lafayette. Ce vieux et soldatesque maréchal, aussi timide devant les Girondins qu’il était brave devant les escadrons ennemis, balbutia des excuses qui étaient des accusations contre son collègue Lafayette : les soldats n’ont pas toujours le courage des citoyens quand ils n’ont pas des baïonnettes derrière eux ; Luckner indigna les hommes de cœur par ses lâchetés de tribune. Mathieu de Montmorency, son aide de camp, donna sa démission dans la salle ; sa loyauté aristocratique et militaire se révolta contre l’imbécillité de son général : il commençait à se repentir d’avoir trop bien espéré de la Révolution pour la monarchie. Les principes avaient fait place aux factions ; ces factions devenaient tyranniques et sanguinaires ; les philosophes avaient cédé aux Constituants, les Constituants aux Girondins, les Girondins aux Jacobins, les Jacobins eux-mêmes aux Cordeliers, Danton à Robespierre, les illusions aux échafauds ; Mathieu de Montmorency avait émigré après Lafayette, à l’heure où les patriotes eux-mêmes étaient expulsés ou dévorés par leur patrie. Madame de Staël, dont il était l’ami, lui avait ouvert l’asile de son château de Coppet, en Suisse.

V

Les récriminations des émigrés de la première date n’auraient pas laissé à Mathieu de Montmorency une autre hospitalité honorable à trouver alors sur la terre étrangère. Son nom, associé aux grandes destructions monarchiques de 1789 et de 1791, l’aurait poursuivi comme un reproche parmi les royalistes irrités. Le cœur de madame de Staël, coupable des mêmes tendances et redoutant les mêmes vengeances, était un asileMathieu de Montmorency n’avait ni à rougir, ni à excuser. Ce fut dans cette retraite qu’il apprit la mort sur l’échafaud de cette aristocratie presque tout entière dont il s’accusait d’avoir involontairement préparé le supplice ; tous les siens étaient fauchés en masse par la guillotine ; chaque goutte de leur sang semblait retomber sur son cœur.

Le supplice de son jeune frère, le plus cher de ses proches, l’épouvanta autant qu’il le consterna ; il crut voir sa propre main dans ce meurtre ; il s’accusa d’être le Caïn de cet Abel ; son cœur se fondit ; son esprit se troubla ; comme tous les hommes qui oscillent d’un excès de leurs idées à l’autre, il maudit la Révolution, qu’il avait bénie ; des principes qui amenaient de tels crimes lui parurent eux-mêmes des crimes. Il se retourna contre ses propres actes, et, ne pouvant supporter ses remords, il tomba aux pieds d’un prêtre et demanda au Dieu de son enfance l’absolution des erreurs de sa jeunesse : âme tendre et meurtrie, il se fit panser par cette piété charitable qui adoucit ses douleurs, corrigea ses légèretés et transforma ses repentirs en vertus.

Rentré en France après la Terreur, il y porta dans la société renouvelée un homme nouveau ; l’austérité chrétienne de sa vie n’enlevait rien à l’émotion de son cœur et à la séduction de sa personne. La religion lui tenait compte de ses larmes et l’aristocratie de ses repentirs.

VI

Un tel homme devait être plus qu’un autre attiré par l’innocence de beauté de madame Récamier ; il s’attacha à elle d’un sentiment plus tendre que l’amitié, mais plus désintéressé que l’amour, sorte d’amour sacré qui ajourne ses jouissances au ciel, qui ne demande rien ici-bas, mais qui n’aime pas qu’on accorde aux autres adorateurs ce qu’il se refuse à soi-même. C’est ce sentiment qu’on voit percer à son insu dans la naïve correspondance de Mathieu de Montmorency avec sa Juliette ; il n’est pas amoureux, et il est jaloux ; on sent que, pour conserver plus sûrement la pureté de celle qu’il conseille, il veut, pour ainsi dire, la confier à Dieu et l’enivrer d’un mysticisme éthéré pour l’empêcher de respirer l’encens de la terre ; c’est ce qui donne aux lettres de Mathieu de Montmorency un ton mixte, moitié d’amant, moitié d’apôtre, que quelques personnes trouvent chrétien et que nous trouvons un peu faux à l’oreille. Trop amant pour être pieux, trop pieux pour être amant, cet apostolat d’un jeune homme auprès de la plus belle des jeunes femmes est un rôle ambigu, un pied dans la sacristie, un pied dans le boudoir, qui inquiète la piété et qui ne satisfait pas la passion.

Juliette, par sa nature, qui se colore, mais qui ne s’échauffe pas aux rayons de l’amour, ce soleil des femmes, convenait merveilleusement à ce genre de liaison. Seulement, quoiqu’on soit touché de la constance d’affection de Mathieu de Montmorency pour cette Béatrice, on est un peu lassé de cette éternelle litanie d’un prêcheur de trente ans qui termine chacune de ses lettres par un signe de croix sur un souvenir de femme.

VII

C’était son cousin Adrien de Montmorency, devenu depuis duc de Laval et ambassadeur à Rome, qui avait introduit Mathieu de Montmorency chez Juliette. Celui-là aussi était enivré du charme de madame Récamier, mais, plus ardent, plus léger, plus étourdi que son cousin, il ne se déguisait pas à lui-même ses sentiments sous une sainte amitié ; il tournait franchement autour du flambeau de ces beaux yeux, ne demandant qu’à y brûler ses ailes. Son esprit paraissait peu parce qu’il était dénué de toute prétention, mais il était juste et modéré, réfléchi, autant que son cœur était bon et solide. La diplomatie loyale et habile, parce qu’elle était loyale, ne pouvait pas avoir un meilleur négociateur à Vienne ou à Rome. La modestie du duc de Laval était son seul défaut ; très capable des premiers rôles, il n’aspirait jamais qu’aux seconds ; il plaçait son ambition dans son cousin ; son amitié ne désirait point un succès pour lui-même. Homme excellent, aimable, aimant, dont le nom ne laisse pas une seule amertume sur les lèvres quand on en parle, j’ai eu le bonheur d’être en correspondance diplomatique avec lui pendant un an dans des circonstances très difficiles, et je n’ai eu qu’à m’éclairer de ses lumières et à me féliciter de sa confiance. Il dit un mot sur moi dans une de ses lettres à madame Récamier, mot à la fois flatteur et injuste que je suis bien loin de lui reprocher.

VIII

C’était le lendemain de la révolution de 1830 ; cette révolution, provoquée, mais mal inspirée, avait proscrit un berceau plein d’innocence ; elle avait donné le trône de l’infortuné Louis XVI, victime de ses vertus, au fils d’un prince qui avait démérité de son sang ; cette odieuse rétribution de la Providence révoltait et révolte encore la justice innée en moi. Que la France ne rendît pas responsable le fils irréprochable du duc d’Orléans du vote de son père, je le concevais ; mais que la France fît de ce malheur un titre au trône, c’était trop criant pour mon cœur. Mieux valait un million de fois la république, héritière légitime de tous les trônes en déshérence, que cette rémunération de l’iniquité par la couronne. Tels étaient mes sentiments et tels ils sont encore, quand j’y pense, envers le changement contre nature et contre justice de dynastie en 1830.

IX

J’étais en Savoie pendant les événements de Paris ; je quittai Aix et Chambéry pour la Suisse peu de jours avant l’arrivée du duc de Laval à Aix.

« M. de Lamartine, écrit-il de là à madame Récamier, le 5 septembre 1830, M. de Lamartine est parti d’ici trois jours avant mon arrivée ; c’est dommage ! Nous nous connaissions par lettres ; il avait désiré servir avec moi, et sous moi, celui qui n’est plus à servir, mais qui sera toujours à respecter (l’enfant de la dynastie déchue). Il avait parlé ici d’une certaine lettre » (lettre par laquelle le duc de Laval donnait avec autant de noblesse que de patriotisme sa démission à Louis-Philippe), « lettre que M. de Lamartine a lue ici et louée ici avec une exaltation poétique ; il comptait en imiter la conduite et l’esprit ; il est allé en Bourgogne, où les séductions du pouvoir nouveau viendront le chercher. Je ne connais pas la force de son bouclier, etc., etc. »

Le duc de Laval avait tort de suspecter la trempe de mon bouclier ; les séductions furent plus fortes pendant quinze ans qu’il ne pouvait le prévoir, mais mon cœur resta irréprochable envers la dynastie que j’avais servie et envers l’enfant que j’avais célébré comme le dernier espoir de la monarchie et de la liberté. Si j’avais prévu alors les iniquités et les outrages dont cet enfant devenu homme et son parti devenu vieux reconnaîtraient (sauf de rares amis) cette fidélité et ce dévouement au droit et au malheur de sa race, j’aurais dû peut-être m’en venger d’avance en acceptant les faveurs et le pouvoir des mains de leurs ennemis !… Mais non, j’aurais dû faire encore ce que j’ai fait : repousser les faveurs de la nouvelle royauté et dédaigner l’ingratitude de l’ancienne. Ces hommes ne sont pas dignes de si généreuses fidélités ; aussi n’est-ce pas à eux qu’on est fidèle : c’est à l’honneur et à son pays !

Pardon pour cette digression ; mais de tels hommes ne suscitent que la froide colère de l’indifférence ; qu’il leur soit fait comme ils ont fait à ceux qui les honoraient dans leur adversité ; un jour viendra peut-être où ils auraient besoin, eux aussi, des cœurs de la patrie et où ils ne trouveront à la place de cœurs que des courtisans et des ennemis ; ils ne méritent que cela, ils ne savent pas le prix de l’honneur.

X

Le duc de Laval parut conserver pendant toute sa vie pour la belle Juliette un sentiment tendre, mais désintéressé, qui ne demandait sa récompense qu’au plaisir même d’admirer et d’aimer. Son âme vive, mais tempérée, avait des goûts, mais point de jalousie ; il ne demanda jamais compte à Juliette de ses préférences ; il ne chercha ni à l’arracher à l’amour, ni à l’entraîner à la dévotion ; son affection ne mêle pas à l’encens du monde l’odeur de l’encens des cathédrales ; c’est un gentilhomme, ce n’est point un mystique ; son amour ne rougissait pas d’aimer.

Quant à Mathieu de Montmorency, il trompait l’amour par la dévotion. Cette phrase d’une de ses premières lettres à la jeune femme résume toute sa correspondance de vingt-cinq ans avec son amie.

« Je voudrais réunir tous les droits d’un père, d’un frère, d’un ami, obtenir votre amitié, votre confiance entière, pour une seule chose au monde, pour vous persuader votre propre bonheur et vous voir entrer dans la seule voie qui puisse vous y conduire, la seule digne de votre cœur, de votre esprit, de la sublime mission à laquelle vous êtes appelée, en un mot pour vous faire prendre une résolution forte ; car tout est là. Faut-il vous l’avouer ? J’en cherche en vain quelques indices dans tout ce que vous faites ; rien qui me rassure, rien qui me satisfasse.

« Ah ! je ne saurais vous le dissimuler : j’emporte un profond sentiment de tristesse. Je frémis de tout ce que vous êtes menacée de perdre en vrai bonheur, et moi en amitié. Dieu et vous me défendez de me décourager tout à fait : j’obéirai. Je le prierai sans cesse ; lui seul peut dessiller vos yeux et vous faire sentir qu’un cœur qui l’aime véritablement n’est pas si vide que vous semblez le penser. Lui seul peut aussi vous inspirer un véritable attrait, non de quelques instants, mais constant et soutenu, pour des œuvres et des occupations qui seraient, en effet, bien appropriées à la bonté de votre cœur, et qui rempliraient d’une manière douce et utile beaucoup de vos moments.

« Ce n’est point en plaisantant que je vous ai demandé de m’aider dans mon travail sur les Sœurs de Charité. Rien ne me serait plus agréable et plus précieux. Cela répandrait sur mon travail un charme particulier qui vaincrait ma paresse et m’y donnerait un nouvel intérêt.

« Faites tout ce qu’il y a de bon, d’aimable, ce qui ne brise pas le cœur, ce qui ne laisse jamais aucun regret ; mais, au nom de Dieu, au nom de l’amitié, renoncez à ce qui est indigne de vous, à ce qui, quoi que vous fassiez, ne vous rendrait pas heureuse. »

XI

Ce langage d’un directeur spirituel touchait la jeune femme du monde, parce qu’elle était assez clairvoyante pour lire entre les lignes ce que l’ami se cachait à lui-même ; mais elle jouait avec le feu de l’autel, elle ne s’en laissait pas consumer. Cette piété prématurée n’était pour elle qu’une perspective de l’âge avancé ; l’ivresse du monde ne lui laissait pas le temps des réflexions ; la trempe même de son âme ne l’inclina jamais à la dévotion : celle qui n’avait pas assez de passion pour les hommes n’en avait pas assez non plus pour Dieu ; mais elle se prêtait complaisamment tantôt à ces voix qui voulaient la séduire, tantôt à ces voix qui voulaient la sanctifier. Aucune de ces voix ne prévalait dans son cœur ; ni pervertie ni convertie, mais toujours adorée, c’était son rôle et c’était son plaisir ; elle ne désespérait ni l’amour ni la piété, laissant l’espérance à tous les sentiments afin de conserver toutes les faveurs. Ce caractère est évidemment celui de sa vie entière ; elle appelait tout, elle trompait tout, excepté l’amitié.

Bonaparte lui-même, à son retour d’Italie, peu de temps avant son Dix-huit Brumaire, fut ébloui, comme les autres, de l’éclat de cette merveille de Paris. Il l’aperçut de loin dans la foule à la fête qui lui fut donnée par le Directoire dans la cour du Luxembourg. Elle-même, en se levant de son siége au moment où le jeune triomphateur haranguait les directeurs, provoqua, involontairement sans doute, l’attention du héros ; il la revit, quelques jours après, dans le salon de Barras, mais il ne lui adressa qu’une de ces banalités de politesse qui ne satisfont ni l’orgueil ni le sentiment. Devenu consul, il pouvait la rencontrer chez ses sœurs ; il n’y parut pas. Cette indifférence de l’homme qui décernait alors d’un coup d’œil la célébrité ou la faveur laissa dans l’âme de madame Récamier une froideur qui dégénéra plus tard en aversion : le défaut d’attention est une négligence que la beauté pardonne difficilement au pouvoir. De plus, madame Récamier était royaliste par sa famille et républicaine par le temps où elle était en fleur, au milieu d’une société républicaine.

Une belle femme est toujours de la date de sa floraison. L’homme qui usurpait la royauté des Bourbons, et qui remplaçait la république régularisée du Directoire, jetait deux ressentiments à la fois dans le cœur de madame Récamier. Un acte de dureté envers son mari aggrava cette répugnance, des sévérités personnelles l’envenimèrent ; elle ne sut jamais haïr, mais elle sut s’éloigner.

XII

Un jour terrible et inattendu précipita M. Récamier de la haute fortune dont il éblouissait Paris et dont il faisait jouir sa femme ; il faut lire ce récit pathétique dans un fragment écrit des souvenirs de la pauvre Juliette.

M. Bernard, père de madame Récamier, était administrateur des postes, grand emploi de finances qui ajoutait à l’importance et au crédit de son gendre ; son vieil attachement aux Bourbons et ses relations avec les émigrés rentrés lui faisaient fermer les yeux volontairement sur les correspondances et sur les brochures royalistes du moment ; sa complaisance trahissait ainsi le gouvernement dont il avait la confiance. Le Premier Consul, informé de sa connivence, le fit arrêter et le destitua. Bernadotte, un des soupirants de la jeune femme, obtint de Bonaparte, à force d’intercessions, la liberté du père de son amie, mais la destitution fut maintenue.

Le ressentiment de cette sévérité, quoique juste, envers son père, accrut la sourde opposition qui se manifestait déjà dans le salon de madame Récamier. Fouché, ministre de la police, tenta en vain de la séduire par l’offre d’une place de dame du palais dans la maison du maître de la France et par la perspective de l’influence qu’elle y prendrait sur le cœur du guerrier ; elle fut inflexible dans ses refus. Ces refus irritèrent le Consul ; la liaison de madame Récamier avec madame de Staël, deux femmes qui régnaient, l’une par la beauté, l’autre par le génie, lui parut suspecte ; il ne voulait point d’empire en dehors du sien ; la jalousie, qui ordinairement monte, descendit cette fois jusqu’à disputer l’ascendant sur des sociétés de jeunes femmes ; le premier dans l’Europe, mais aussi le premier dans un village des Gaules, c’était sa nature ; le pouvoir absolu ne peut laisser rien de libre sans jalousie, pas même deux cœurs. Cette rancune de Bonaparte et aussi son étroite économie pour tout ce qui n’était pas du sang sur les champs de bataille le firent assister sans pitié à la catastrophe du mari de madame Récamier, que la plus faible assistance de l’État pouvait prévenir. Écoutons ce récit dans une note écrite de la main de sa nièce. On y sent la fièvre de ces vicissitudes domestiques qui sont aux fortunes privées ce que les révolutions sont aux empires.

« Un samedi de l’automne de cette même année 1806, M. Récamier vint trouver sa jeune femme ; sa figure était bouleversée, et il semblait méconnaissable. Il lui apprit que, par suite d’une série de circonstances, au premier rang desquelles il plaçait l’état politique et financier de l’Europe et de ses colonies, sa puissante maison de banque éprouvait un embarras qu’il espérait encore ne devoir être que momentané. Il aurait suffi que la Banque de France fût autorisée à avancer un million à la maison Récamier, avance en garantie de laquelle on donnerait de très bonnes valeurs, pour que les affaires suivissent leur cours heureux et régulier ; mais, si ce prêt d’un million n’était pas autorisé par le gouvernement, le lundi suivant, quarante-huit heures après le momentM. Récamier faisait à sa femme l’aveu de sa situation, on serait contraint de suspendre les payements.

« Dans cette terrible alternative tout l’optimisme de M. Récamier l’avait abandonné. Il avait compté sur l’énergie de sa jeune compagne et lui demanda de faire sans lui, dont l’abattement serait trop visible, le lendemain dimanche, les honneurs d’un grand dîner qu’il importait de ne pas contremander, afin de ne pas donner l’alarme sur la position où l’on se trouvait. Quant à lui, plus mort que vif, il allait partir pour la campagne, où il resterait jusqu’à ce que la réponse de l’Empereur fut connue. Si elle était favorable, il reviendrait ; si elle ne l’était point, il laisserait s’écouler quelques jours et s’apaiser la première explosion de la surprise et de la malveillance.

« Ce fut un rude coup et un terrible réveil qu’une communication de ce genre pour une personne de vingt-cinq ans. Depuis sa naissance Juliette avait été entourée d’aisance, de bien-être, de luxe ; mariée encore enfant à un homme dont la fortune était considérable, on ne lui avait jamais non-seulement demandé, mais permis de s’occuper d’un détail de ménage ou d’un calcul d’argent. Sa toilette et ses bonnes œuvres formaient sa seule comptabilité ; grâce à la simplicité extrême qu’elle mettait dans l’élégance de son ajustement, si ces charités étaient considérables, elles ne dépassèrent jamais la somme mise chaque mois à sa disposition.

« Après le premier étourdissement que ne pouvait manquer de lui causer la nouvelle qu’elle recevait, Juliette, rassemblant ses forces et envisageant ses nouveaux devoirs, chercha à rendre un peu de courage à M. Récamier, mais vainement. L’anxiété de sa situation, la pensée de l’honneur de son nom compromis, la ruine possible de tant de personnes dont le sort dépendait du sien, c’étaient là des tortures que son excellente et faible nature n’était pas capable de surmonter ; il était anéanti.

« M. Récamier partit pour la campagne dans le paroxysme de l’inquiétude. Le grand dîner eut lieu, et nul, au milieu du luxe qui environnait cette belle et souriante personne, ne put deviner l’angoisse que cachait son sourire et sur quel abîme était placée la maison dont elle faisait les honneurs avec une si complète apparence de tranquillité.

« Madame Récamier a souvent répété depuis qu’elle n’avait cessé, pendant toute cette soirée, de se croire la proie d’un horrible rêve, et que la souffrance morale qu’elle endura était telle que les objets matériels eux-mêmes prenaient, aux yeux de son imagination ébranlée, un aspect étrange et fantastique.

« Le prêt d’un million, qui semblait une chose si naturelle, fut durement refusé, et, le lundi matin, les bureaux de la maison de banque ne s’ouvrirent point aux payements.

« Madame Récamier ne se dissimula pas que la malveillance et le ressentiment personnel de l’Empereur à son égard avaient contribué au refus du secours qui aurait sauvé la maison de son mari. Elle accepta sans plaintes, sans ostentation, avec une sereine fermeté, le bouleversement de sa fortune, et montra, dans cette cruelle circonstance, une promptitude et une résolution qui ne se démentirent dans aucune des épreuves de sa vie.

« Le retentissement de cette catastrophe fut immense : un grand nombre de maisons secondaires furent entraînées dans la chute de la puissante maison à laquelle leurs opérations étaient liées. M. Récamier fit à ses créanciers l’abandon de tout ce qu’il possédait, et reçut d’eux un témoignage honorable de leur confiance et de leur estime : il fut mis par eux à la tête de la liquidation de ses affaires. Sa noble et courageuse femme fit vendre jusqu’à son dernier bijou. On se défit de l’argenterie, l’hôtel de la rue du Mont-Blanc fut mis en vente, et, comme il pouvait ne pas se présenter immédiatement un acquéreur pour un immeuble de cette importance, madame Récamier quitta son appartement et ne se réserva qu’un petit salon au rez-de-chaussée, dont les fenêtres ouvraient sur le jardin. Le grand appartement fut loué au prince Pignatelli ; enfin l’hôtel fut vendu le 1er septembre 1808. »

La mort de sa mère, accélérée par la double ruine de son père et de son mari, ajouta son deuil de cœur à tant de deuils de fortune. Elle supporta la perte de cette splendide existence en héroïne, la perte de cette mère adorée en fille inconsolable. Son cœur se recueillit dans plus d’amitié.

M. de Barante, jeune homme alors très distingué par madame de Staël, promettait à la France un homme de bien et de talent de plus ; madame Récamier apprécia une des premières l’honnêteté de caractère, l’indépendance de cœur et l’étendue d’idées dans cet ami de son amie. C’est un beau symptôme pour un homme d’État à son aurore que de s’attacher aux disgraciés. M. de Barante ne craignit pas de s’aliéner la faveur du maître en cultivant deux femmes que la prévention épiait déjà avant de les frapper.

XIII

Après une année donnée à ses regrets dans la solitude, madame Récamier céda aux instances de son amie, madame de Staël ; elle alla habiter avec elle son château de Coppet, au bord du lac de Genève. L’amitié de ces deux femmes l’une pour l’autre prouve le sentiment d’une affection sans jalousie dans l’auteur de Corinne, et le sentiment d’une affection sans envie dans madame Récamier. Brillantes dans des sphères si diverses, ni l’une ni l’autre ne craignait d’éclipser ou d’être éclipsée. Madame Récamier n’aspirait nullement à la gloire des lettres, elle se contentait de jouir du talent : c’est en partager les jouissances sans en avoir les angoisses ; madame de Staël n’avait pas renoncé encore et ne renonça jamais aux affections tendres, besoin de son cœur comme l’éclat était le besoin de son esprit.

Elle n’était pas belle, elle aurait pu craindre qu’une femme si rayonnante à côté d’elle ne donnât des distractions dangereuses et sans repos aux cœurs qui lui étaient dévoués ; c’était l’époqueBenjamin Constant, cet Allemand léger, la pire espèce des légèretés, habitait souvent le château de Coppet ; le sentimentalisme suisse, la poésie nébuleuse de la Germanie s’unissaient dans ce caractère à l’étourderie spirituelle, mais un peu prétentieuse, de la France émigrée ; il ressemblait à un Berlinois de la société perverse et réfugiée de Potsdam du temps du grand Frédéric. Tous les rôles lui étaient faciles, parce qu’il était très spirituel ; tous lui étaient bons, parce qu’il était sans principes. Il cherchait aventure dans les événements et dans les partis ; véritable condottiere de la parole, conspirant, dit-on, peu d’années auparavant avec le duc de Brunswick contre la révolution française, conspirant maintenant avec quelques femmes la chute de Bonaparte, bientôt après fanatique à froid de la restauration de 1814, puis sonnant le tocsin de la résistance à Napoléon au 20 mars 1815 dans une diatribe de Caton contre César, huit jours après se ralliant sans mémoire et sans respect de lui-même à ce même Napoléon pour une place de conseiller d’État, prompt à une nouvelle défection après Waterloo, intriguant avec les étrangers et les Bourbons vainqueurs pour mériter une amnistie et reconquérir une importance ; échappé du despotisme des Cent-Jours, reprenant avec une triple audace le rôle de publiciste libéral et d’orateur factieux dans la ligue des bonapartistes et des républicains sous la monarchie parlementaire, poussant cette opposition folle jusqu’à la haine des princes légitimes sans cesser de caresser leurs courtisans, tout en fomentant contre eux l’ambition d’une dynastie en réserve, prête à hériter des désastres du trône légitime ; caressant et caressé après les journées de Juillet par le nouveau roi, recevant de lui le subside de ses nécessités et de ses désordres ; puis, honteux de l’avoir reçu, ne pouvant plus concilier sa dépendance du trône avec sa popularité républicaine, réduit ainsi ou à mentir ou à se taire, et mourant enfin d’embarras dans une impasse à la fleur de son talent : tel était cet homme équivoque, nourri dans le sein de quelques femmes politiques du temps.

Il portait sur sa figure une certaine beauté incohérente comme son regard, mais c’était la beauté de Méphistophélès quand il aide Faust à séduire Marguerite. L’éclat de son front lui venait d’en bas et non d’en haut ; le faux jour de sa physionomie était un reflet de lumière inférieure ; son sourire pincé décochait éternellement l’ironie ou l’épigramme dans les salons, dans les journaux, à la tribune ; on ne voyait jamais sur ses lèvres que la joie de la malignité qu’il avait lancée. La passion qu’il ressentit pour Juliette, et dont il l’obséda pendant plusieurs années, a laissé des traces dans une volumineuse correspondance ; nous en avons lu quelques lettres très curieuses ; elles brûlent d’un feu qui ressemble à l’amour comme la sensualité ressemble au sentiment. Nous regrettons que ce sophiste de la passion comme de la politique ait jamais troublé de son haleine l’air calme qu’on devait respirer à Coppet entre deux femmes faites pour être respectées même par la passion. C’est un des hommes de ce siècle qui m’a inspiré le plus d’éloignement ; sa popularité d’occasion ne fut jamais qu’un mensonge convenu de parti, car il n’y eut jamais de popularité juste et vraie sans vertu publique.

XIV

Ce fut pendant son séjour à Coppet, chez son amie madame de Staël, que madame Récamier connut le prince Auguste de Prusse, prisonnier de guerre en ce moment à Genève, frère du prince Louis de Prusse, tué peu de temps après par un de nos cuirassiers avant la bataille d’Iéna.

Le prince Auguste, neveu du grand Frédéric, était jeune et beau comme un héros de guerre et de roman. Sa raison était aussi légère que son imagination était inflammable ; il conçut pour la belle étrangère une passion qui lui enleva toutes les angoisses de la captivité, tous les souvenirs de sa patrie.

« La passion qu’il conçut pour l’amie de madame de Staël, dit madame Lenormant, était extrême. Protestant et dans un pays où le divorce est autorisé par la loi civile et par la loi religieuse, il se flatta que la belle Juliette consentirait à faire rompre le mariage qui faisait obstacle à ses vœux, et il lui proposa de l’épouser. Trois mois se passèrent dans les enchantements d’une passion dont madame Récamier était vivement touchée, si elle ne la partageait pas. Tout conspirait en faveur du prince Auguste ; les lieux eux-mêmes, ces belles rives du lac de Genève, toutes peuplées de fantômes romanesques, étaient bien propres à égarer la raison.

« Madame Récamier était émue, ébranlée ; elle accueillit un moment la proposition d’un mariage, preuve insigne, non-seulement de la passion, mais de l’estime d’un prince de maison royale fortement pénétré des prérogatives et de l’élévation de son rang. Une promesse fut échangée. La sorte de lien qui avait uni la belle Juliette à M. Récamier était de ceux que la religion catholique elle-même proclame nuls. Cédant à l’émotion du sentiment qu’elle inspirait au prince Auguste, Juliette écrivit à M. Récamier pour lui demander la rupture de leur union. Il lui répondit qu’il consentirait à l’annulation de leur mariage si telle était sa volonté ; mais, faisant appel à tous les sentiments du noble cœur auquel il s’adressait, il rappelait l’affection qu’il lui avait portée dès son enfance, il exprimait même le regret d’avoir respecté des susceptibilités et des répugnances sans lesquelles un lien plus étroit n’eût pas permis cette pensée de séparation ; enfin il demandait que cette rupture de leur lien, si madame Récamier persistait dans un tel projet, n’eût pas lieu à Paris, mais hors de France, où il se rendrait pour se concerter avec elle.

« Cette lettre digne, paternelle et tendre, laissa quelques instants madame Récamier immobile. Elle revit en pensée ce compagnon des premières années de sa vie, dont l’indulgence, si elle ne lui avait pas donné le bonheur, avait toujours respecté ses sentiments et sa liberté ; elle le revit vieux, dépouillé de la grande fortune dont il avait pris plaisir à la faire jouir, et l’idée de l’abandon d’un homme malheureux lui parut impossible. Elle revint à Paris à la fin de l’automne, ayant pris sa résolution, mais n’exprimant pas encore ouvertement au prince Auguste l’inutilité de ses instances. Elle compta sur le temps et l’absence pour lui rendre moins cruelle la perte d’une espérance à l’accomplissement de laquelle il allait travailler avec ardeur en retournant à Berlin, car la paix lui avait rendu sa liberté et le roi de Prusse le rappelait auprès de lui. Madame de Staël alla passer l’hiver à Vienne.

« Le prince Auguste retrouvait son pays occupé par l’armée française ; son père, le prince Ferdinand, vieux et malade, plus accablé encore par la douleur que lui causaient la perte de son fils Louis et la situation de la Prusse que par le poids des années. Le jeune prince lui-même, tout pénétré qu’il fût du sentiment des malheurs publics, n’en était point distrait de sa passion pour Juliette ; une correspondance suivie, fréquente, venait rappeler à la belle Française ses serments, et lui peignait dans un langage touchant par sa parfaite sincérité un amour ardent que les obstacles ne faisaient qu’irriter. Le sentiment amer des humiliations de son pays se mêle aux expressions de sa tendresse ; il sollicite l’accomplissement de promesses échangées, et demande avec instance, avec prière, une occasion de se revoir.

« Madame Récamier, peu de temps après son retour à Paris, fit parvenir son portrait au prince Auguste.

« Il lui écrit le 24 avril 1808 :

« J’espère que ma lettre nº 31 vous est déjà parvenue ; je n’ai pu que vous exprimer bien faiblement le bonheur que votre dernière lettre m’a fait éprouver, mais elle vous donnera une idée de la sensation que j’ai ressentie en la lisant et en recevant votre portrait. Pendant des heures entières je regarde ce portrait enchanteur, et je rêve un bonheur qui doit surpasser tout ce que l’imagination peut offrir de plus délicieux. Quel sort pourrait être comparé à celui de l’homme que vous aimerez ? »

XV

Toute âme a une tache sur sa vie ; cette promesse de mariage donnée à un prince par une femme mariée qu’une ambition plus qu’une passion arrachait à un mari malheureux, cette proposition d’un divorce cruel faite sans autre excuse que l’indifférence à un époux vieilli et accablé des coups de la fortune, cette humiliation d’un délaissement volontaire annoncée froidement à l’homme dont elle portait le nom, sont un égarement d’esprit et de cœur qu’il faut oublier. N’eût-il été que son père, le tuteur de sa jeunesse, le prodigue adorateur des charmes de sa femme, M. Récamier, vieilli et toujours tendre, pouvait d’autant moins être ainsi répudié que son sort était maintenant tout entier dans ce titre d’époux d’une femme célèbre et européenne : c’était répudier la reconnaissance, le malheur et la vieillesse. Si cette pensée n’était pas l’égarement du cœur perdu dans les perspectives de la grandeur et de l’amour, rien ne peut justifier madame Récamier de l’avoir conçue ; la délibération seule était une faute.

Quatre ans s’écoulèrent ; les obstacles à ce divorce, les résistances du roi de Prusse à un mariage disproportionné pour son cousin, la guerre, l’éloignement ne parurent point affaiblir la passion du prince. Madame Récamier reprit son sang-froid un moment troublé ; elle écrivit au prince pour retirer la parole écrite qu’elle lui avait donnée d’être à lui. Le désespoir du prince s’exprima en sanglots contre ce coup de foudre, c’est son expression ; il voulut au moins revoir celle qu’il avait tant aimée et qu’il se flattait de ramener encore ; un rendez-vous fut concerté entre lui et madame Récamier à Schaffhouse ; Coppet n’était qu’à quelques pas de Schaffhouse sur le territoire libre et neutre de la Suisse ; sous prétexte d’un ordre d’exil de l’Empereur, qui lui interdisait Paris, madame Récamier éluda le rendez-vous de Schaffhouse, qui ne lui était aucunement interdit. Le prince quitta Schaffhouse après y avoir vainement attendu son amie.

« J’espère, écrivit-il, que ce trait me guérira du fol amour que je nourris depuis quatre ans ! Après quatre années d’absence j’espérais enfin vous revoir, et votre exil semblait vous fournir un prétexte pour venir en Suisse : vous avez cruellement trompé mon attente. Ce que je ne puis concevoir, c’est que, ne voulant pas me revoir, vous n’ayez pas même daigné me prévenir et m’épargner la peine de faire inutilement une course de trois cents lieues. Je pars demain pour les hautes montagnes de l’Oberland ; la sauvage nature du pays sera d’accord avec la tristesse de mes pensées, dont vous êtes toujours l’objet !… »

Ainsi fut rompue cette liaison ; elle paraît avoir été, au premier moment, passionnée dans madame Récamier, puis languissante et mignarde, et aboutissant enfin à de vaines et froides coquetteries épistolaires. Les deux amants ne se revirent qu’à Paris, en 1815 et en 1818. Le prince commanda à Gérard un portrait de celle dont il ne pouvait aimer que le souvenir et emporter que l’image en Prusse.

XVI

Mais, entre 1809 et 1814, Juliette, de plus en plus attachée à madame de Staël, partagea généreusement les exils de son amie, tantôt à Coppet, tantôt dans des châteaux à quarante lieues de Paris ; exils plus ridicules que sévères, où deux femmes gémissaient de ne pouvoir respirer la fumée de Paris, et où un maître du monde s’inquiétait du commérage de deux femmes.

On conçoit l’antipathie que ces persécutions gantées de Napoléon nourrissaient dans le cœur des deux amies ; la grâce et le génie se coalisaient sourdement avec la liberté contre le contempteur des lettres et le distributeur des trônes. 1814 approchait ; madame de Staël s’enfuit en Suède auprès de Bernadotte, pour y souffler la haine contre Napoléon. L’entrée des alliés dans Paris y ramena madame Récamier. Elle avait passé à Lyon, dans sa famille, les années irréprochables de sa seconde jeunesse. Un publiciste et un orateur aussi estimable que brillant, Camille Jordan, ami de Mathieu de Montmorency, l’entretenait des espérances d’une restauration prochaine des Bourbons ; cette restauration, selon ces deux hommes, devait être le réveil de la liberté monarchique.

Ce fut dans ce séjour à Lyon, avant les dernières crises de l’Empire, qu’elle connut un des hommes qui ont tenu le plus de place, sinon dans son cœur, du moins dans ses habitudes ; cet homme était le philosophe Ballanche. Camille Jordan le lui présenta.

Ballanche n’avait rien reçu de la nature pour séduire ni pour attacher : d’une naissance honorable, mais modeste, d’extérieur disgracieux, d’un visage difforme, d’un langage embarrassé, d’une timidité enfantine, d’une simplicité d’esprit qui allait jusqu’à la naïveté, Ballanche ne se faisait aucune illusion sur cette absence de tous les dons naturels ; mais il sentait en lui le don des dons : celui d’admirer et d’aimer les supériorités physiques ou morales de la création. Il savait se désintéresser complétement de lui-même, pourvu qu’on lui permît d’adorer le beau : le beau dans les idées, le beau dans les sentiments, le beau dans l’âme, dans le talent, dans le visage. L’homme qu’il adorait alors était M. de Chateaubriand ; la femme qu’il cherchait pour l’aimer, il la trouva du premier coup d’œil dans madame Récamier. Il ne se fit ni son soupirant ni son ami, il se fit son esclave ; il abdiqua toute personnalité dans ce dévouement absolu et sans salaire à cette Béatrice ou à cette Laure de son âme. On ne peut s’empêcher de s’incliner devant cette faculté si humble et pourtant si noble de s’absorber complétement dans ce qu’on admire et de vivre non pour soi, mais pour ce qu’on croit au-dessus de soi sur cette terre.

Tel fut Ballanche ; je l’ai beaucoup connu ; j’ai assisté, au pied de son lit, à ses dernières contemplations de l’une et de l’autre vie ; je l’ai vu vivre et je l’ai presque vu mourir dans cette petite mansarde de la rue de Sèvres d’où il pouvait voir la fenêtre en face de son amie, madame Récamier. Ballanche laisse dans le cœur de ceux qui l’ont connu l’image d’un de ces rêves calmes du matin, qui ne sont ni la veille ni le sommeil, mais qui participent des deux. Ce n’était pas un homme, c’était un sublime somnambule dans la vie.

XVII

À l’époquemadame Récamier le connut et lui permit de l’aimer, il avait déjà écrit une espèce de poème en prose, Antigone, sorte de Séthos ou de Télémaque dans le style de M. de Chateaubriand ; on parlait de lui à voix basse comme d’un génie inconnu et mystérieux qui couvait quelque grand dessein dans sa pensée ; il couvait, en effet, de beaux rêves, des rêves de Platon chrétien, rêves qui ne devaient jamais prendre assez de corps pour former des réalités ou pour organiser des doctrines. C’était l’écrivain des aspirations, aspirant toujours, n’abordant jamais. Comment, en effet, aborder l’infini ? Il s’agrandit toujours ; Ballanche s’agrandissait comme l’incommensurable ; c’était l’homme des horizons ; ces horizons politiques ou religieux fuient quand on croit les atteindre et se confondent avec le ciel. Ballanche était donc ainsi autant habitant du ciel par le regard qu’habitant de la terre par le peu d’humanité qu’il y avait en lui.

XVIII

Comment un tel homme conçut-il, dès le premier jour, une passion passive, mais absolue, pour une femme si belle, mais pour une femme cependant dont la séduction gracieuse et la coquetterie agaçante ne ressemblaient en rien à cette métaphysique incarnée que Dante adorait dans Béatrice ? Je crois que la séduction de madame Récamier sur Ballanche, ce fut la pureté sans tache de son idole ; ne pouvant adorer une idéalité divine, il adore une femme au-dessus des sens. Le chaste attrait de madame Récamier ne s’adressait, en effet, qu’aux yeux et à l’âme ; Ballanche y vit un symbole de la beauté immaculée, il l’aima comme un philosophe aime une abstraction, il se sentit glorieux de s’attacher, sans aucun intérêt sensuel, à cette personnification de la beauté.

Ce fut aussi, il faut en convenir, un vrai mérite à madame Récamier de deviner l’âme de Ballanche sous cette forme disgraciée et presque grotesque, et de se laisser aimer et suivre jusqu’à la mort par ce doux Socrate lyonnais. Il y eut pour l’un et pour l’autre quelque chose de surnaturel, une sorte de révélation dans cette amitié.

« Permettez-moi à votre égard les sentiments d’un frère pour une sœur, lui écrivit Ballanche dès le lendemain du jour où il la connut ; mon dévouement sera entier et sans réserve ; je veux votre bonheur aux dépens du mien ; cela est juste : vous êtes supérieure à moi. »

XIX

Madame Récamier partit de Lyon pour l’Italie, afin de ne pas assister aux catastrophes de sa patrie. Ballanche cette fois ne put la suivre ; ses pénibles occupations de libraire, dans lesquelles il remplaçait son père mourant, retinrent sa personne, mais non son âme ; cette âme voyageait partout où allait sa nouvelle amie. La correspondance entre Juliette et lui fut de tous les jours. Ballanche n’avait rien de ce qui distrait une pensée d’une idole ; aussitôt après la mort de son père, Ballanche, comme l’homme de l’Évangile, vendit tout pour s’attacher comme une ombre aux pas et au sort de sa belle compatriote.

Madame Récamier habita à Rome la maison de Canova, le grand statuaire de ces deux siècles. C’était Aspasie chez Phidias. Canova chercha en vain, quoique si gracieux, à reproduire la grâce infinie de ce visage ; il échoua, comme échouent tous les ciseaux devant l’expression qui vient de l’âme et non de la matière. Son hôtesse et lui passèrent une délicieuse saison à Tivoli et à Albano dans les maisons de campagne de Canova ; c’est là que cette femme, mondaine jusque-là, apprit à contempler la nature et à rêver ; madame de Staël l’avait troublée par sa politique, Canova et Albano la calmèrent par leur poésie. Sa beauté prit un caractère grave et pensif que les ruines de Rome donnent au regard qui les contemple longtemps. Les Françaises les plus rieuses contractent la mélancolie de ces sépulcres en les fréquentant un peu longtemps.

Un jeune et noble admirateur, le prince de Rohan (depuis archevêque de Besançon, mort de ses aspirations vers le ciel), la fréquenta assidûment à Rome. Il était alors attaché par je ne sais quel service d’honneur à la cour de la reine de Naples, sœur de l’empereur Napoléon. Je l’ai beaucoup connu et j’ai gardé de lui un souvenir reconnaissant. C’était alors une des plus gracieuses figures d’hommes de race qu’on pût rêver. La charmante reine de Naples, Caroline Bonaparte, était fière d’avoir près d’elle un pareil ornement de sa cour. Elle le traitait avec une prédilection qui aurait pu promettre une amitié de reine, si le futur cardinal, qui se nommait alors le prince de Léon, avait vu dans les plus belles femmes autre chose qu’une délectation du regard ; mais il était aussi réservé et aussi scrupuleux de cœur que de visage : ses relations avec madame Récamier à Rome et à Naples ne furent que de tendres égards de société qui ne s’élevèrent jamais jusqu’à la passion. Il aimait à séduire les yeux et les oreilles plus qu’à posséder les cœurs ; c’est l’homme doué de la plus innocente coquetterie d’esprit et de figure que j’aie jamais connu ; tel il était alors à Naples sous l’habit de cour, tel je l’ai vu plus tard sous l’uniforme de mousquetaire de Louis XVIII, tel sous le costume d’archevêque, apportant le même apprêt à plaire dans le salon, dans la revue, qu’à l’autel. Son visage d’Antinoüs, ses cheveux parfumés, ses vêtements élégants, ses attitudes étudiées pour l’effet, sans mélange visible d’affectation, le faisaient remarquer partout ; son esprit très cultivé aimait le beau dans les lettres et dans les arts comme dans la toilette ; il sentait vivement la poésie et la piété, cette poésie des âmes tendres.

Marié, à son retour d’Italie, à une jeune femme digne de lui, il la perdit un jour de bal par une catastrophe qui assombrit sa vie : elle fut brûlée en se parant pour une fête ; elle ne lui avait pas encore donné d’enfant ; il se réfugia dans la dévotion ; cette dévotion était sincère, quoique toujours élégante. Son nom lui promettait le cardinalat, sa vertu lui promettait le ciel. Les terreurs imaginaires de la révolution de Juillet le précipitèrent dans la tombe. Il mourut en saint, laissant une mémoire sanctifiée comme sa physionomie.

XX

Le prince de Léon était envoyé à Rome, en ce moment, par la reine Caroline, pour engager madame Récamier à venir la consoler et la conseiller dans ses perplexités à Naples. C’était le moment où l’empereur Napoléon, son frère, s’écroulait jour à jour sous l’amas de sa fortune et de ses conquêtes. Murat ne voulait pas s’écrouler avec lui ; sa femme, la reine Caroline, plus reine encore que sœur, encourageait son mari dans sa défection ; la politique prévalait sur la reconnaissance et la nature. La reine et le roi caressèrent madame Récamier à Naples avec cet abandon et ces tendresses que l’on prodigue à ceux dont on désire être approuvé dans un mauvais dessein. Ils lui firent confidence de leurs négociations avec les ennemis de Napoléon ; ils avaient déjà signé secrètement le traité européen de coalition contre lui. Ce secret échappe au roi Murat dans une scène de tragédie vraiment antique, rapportée par madame Lenormant d’après le récit de sa tante.

« Madame Murat avait confié à madame Récamier les incertitudes cruelles dont l’âme de Murat était déchirée. L’opinion publique, à Naples et dans le reste du royaume, se prononçait hautement pour que Joachim se déclarât indépendant de la France ; le peuple voulait la paix à tout prix.

« Mis en demeure par les alliés de se décider promptement, Murat signa, le 11 janvier 1814, le traité qui l’associait à la coalition. Au moment de rendre cette transaction publique, Murat, extrêmement ému, vint chez la reine sa femme ; il y trouva madame Récamier ; il s’approcha d’elle, et, espérant sans doute qu’elle lui conseillerait le parti qu’il venait de prendre, il lui demanda ce qu’à son avis il devrait faire. “Vous êtes Français, Sire, lui répondit-elle, c’est à la France qu’il faut être fidèle.Murat pâlit, et, ouvrant violemment la fenêtre d’un grand balcon qui donnait sur la mer : “Je suis donc un traître ! ” dit-il, et en même temps il montra de la main à madame Récamier la flotte anglaise entrant à toutes voiles dans le port de Naples ; puis, se jetant sur un canapé et fondant en larmes, il couvrit sa figure de ses mains. La reine, plus ferme, quoique peut-être non moins émue, et craignant que le trouble de Joachim ne fût aperçu, alla elle-même lui préparer un verre d’eau et de fleur d’oranger, en le priant de se calmer.

« Ce moment de trouble violent ne dura pas. Joachim et la reine montèrent en voiture, parcoururent la ville et furent accueillis par d’enthousiastes acclamations ; le soir, au Grand-Théâtre, ils se montrèrent dans leur loge, accompagnés de l’ambassadeur extraordinaire d’Autriche, négociateur du traité, et du commandant des forces anglaises, et ne recueillirent pas de moins ardentes marques de sympathie. Le surlendemain Murat quittait Naples pour aller se mettre à la tête de ses troupes, laissant à sa femme la régence du royaume. »

XXI

Après ces scènes de palais, madame Récamier revint dans son salon de Paris. Toute l’Europe y affluait avec les chefs des armées alliées ; elle y retrouva tous ses amis et un grand nombre de nouveaux admirateurs. Lord Wellington fut de ce nombre ; mais, blessée d’un mot de Suétone échappé au vainqueur de Waterloo, elle renonça à le voir, de peur d’avoir à se réjouir, devant un étranger, des désastres de Napoléon, son persécuteur.

Sa liaison avec madame de Staël, rentrée de l’exil par la même porte, se renoua plus intime que jamais ; elle trouva de la grâce aussi à se lier avec la reine Hortense, détrônée et devenue duchesse de Saint-Leu par une faveur royale de Louis XVIII. En 1815, madame de Krüdener, sibylle mystique attachée à l’esprit de l’empereur Alexandre de Russie, la rechercha ; mais madame Récamier n’avait rien des sibylles que la beauté. Elle perdit son amie madame de Staël. La Providence lui renvoya Ballanche, affranchi de ses devoirs par la mort de son père. De ce jour elle eut en lui un frère inséparable de sa personne et de ses pensées.

Ce fut à cette époque (1819) que M. de Chateaubriand, alors dans toute la fièvre de ses triples ambitions de gloire, de puissance et d’amour, commença à jouer un rôle dans la vie de madame Récamier. Il avait désiré vendre en loterie, par des billets placés de complaisance chez ses partisans, sa petite propriété de la Vallée aux Loups ; la France, qui n’est prodigue que d’engouement, n’avait pas pris trois billets ; Mathieu de Montmorency, quoique peu riche, avait acheté à lui seul cette petite maison à un prix d’ami. C’était sans valeur autre que la valeur poétique : la trace qu’un homme de génie laisse au lieu qu’il habita sur ce sable est éternelle. Une cabane de bûcheron ornée, au milieu d’un bois, voilà cette demeure ; j’y suis allé bien souvent, vers ce temps-là, passer des matinées d’été avec le duc Mathieu de Montmorency et son élégante fille, mariée avec le fils du duc de Doudeauville. Cela n’avait d’autre prix que le silence, un peu d’ombre et un peu d’eau, valeur de poète !

Cette maisonnette fut louée par madame Récamier. Mathieu de Montmorency l’habita quelque temps avec elle. La duchesse de Broglie, la plus scrupuleuse des femmes, badine innocemment de cette cohabitation dans un de ses billets du matin à madame Récamier.

« Je me représente votre petit ménage de Val-de-Loup comme le plus gracieux du monde ; mais, quand on écrira la biographie de Mathieu dans la vie des saints, convenez que ce tête-à-tête avec la plus belle et la plus admirée femme de son temps sera un drôle de chapitre. Tout est pur pour les purs, dit saint Paul, et il a raison. Le monde est toujours juste ; il devine le fond des cœurs. Il ajoute au mal, mais il ne l’invente jamais ; aussi je crois que l’on perd sa réputation par sa faute. »

Cette circonstance établit entre Juliette et M. de Chateaubriand des rapports de société ; ces rapports devinrent promptement passion dans l’âme passionnée du poète, goût et orgueil dans l’âme platonique de madame Récamier. À la ville elle habitait une maison qui lui appartenait, rue d’Anjou, et qui représentait sa dot.

« Dans le jardin de cette maison, dit M. de Chateaubriand, il y avait un berceau de tilleuls entre les feuilles desquels j’apercevais un rayon de lune lorsque j’y attendais Juliette ; ne me semble-t-il pas que ce rayon est à moi, et que, si j’allais sous les mêmes abris, je le retrouverais ? Je ne me souviens pas tant du soleil que j’ai vu briller sur bien des fronts ! »

XXII

Une seconde catastrophe de la fortune de son mari, qui s’était un peu relevée par le crédit, enlève à madame Récamier ce reste d’opulence. Elle ne sauve que le nécessaire le plus strict à une obscure existence. Mais elle était elle-même ce luxe de la nature qui n’a pas besoin des luxes de la société. Malgré tout ce que dit de délicat madame Lenormant sur la nature purement éthérée de la passion de madame Récamier et de M. de Chateaubriand à cette époque, il est certain pour moi que cette passion avait ses accès, comme toute fièvre des âmes qui communique sa fièvre aux paroles.

Madame Récamier, soit par le goût naturel de piété qu’elle avait contracté au couvent dans son enfance, soit sous l’influence de son ami Mathieu de Montmorency, était très assidue tous les jours et de très grand matin aux offices religieux dans l’église de Saint-Thomas d’Aquin. Elle y entendait la messe avec recueillement dans un coin reculé de l’église. Un de mes amis, M. de Genoude, protégé alors par la femme célèbre, et très assidu dès l’aurore aux devoirs de l’amitié, l’accompagnait tous les jours à l’église ; il m’a raconté souvent, avant l’époque où lui-même entra dans les ordres sacrés, que M. de Chateaubriand ne manquait jamais de se rencontrer dans l’église à l’heure où madame Récamier s’y rendait, qu’il s’agenouillait pour entendre la messe derrière la chaise de son amie, et qu’il oubliait quelquefois l’ardeur de ses prières pour s’extasier à demi-voix sur tant de charmes.

« Cette scène d’église espagnole importunait vivement la pieuse Juliette, me disait le confident de ces rencontres ; mais l’habitude, la dévotion ou l’amitié l’y ramenaient pour s’y exposer encore. On est indulgente pour les fautes qu’on inspire ; que ne pardonne-t-on pas à la passion dont on est l’objet !… »

XXIII

Presque entièrement ruinée par la ruine de son mari, ruine qu’elle avait voulu partager, elle pourvut à l’existence séparée de ce compagnon vieilli de sa jeunesse, et elle se retira, dans une modique aisance, à l’Abbaye-aux-Bois, dans la rue de Sèvres.

M. de Chateaubriand, qui n’y fut pas moins assidu que dans la rue d’Anjou, décrit ainsi la cellule haute du couvent qui y fut son premier asile.

« La chambre à coucher était ornée d’une bibliothèque, d’une harpe, d’un piano, du portrait de madame de Staël et d’une vue de Coppet au clair de lune. Sur les fenêtres étaient des pots de fleurs. Quand, tout essoufflé, après avoir grimpé trois étages, j’entrais dans la cellule aux approches du soir, j’étais ravi : la plongée des fenêtres était sur le jardin de l’Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d’un acacia arrivait à la hauteur de l’œil, des clochers pointus coupaient le ciel, et l’on apercevait à l’horizon les collines de Sèvres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées. Je rejoignais au loin le silence et la solitude par-dessus le tumulte et le bruit d’une grande cité. » Mais ce qu’il y retrouvait surtout, c’était une amitié bien impossible, comme on l’a vu, à distinguer de l’amour.

XXIV

De ce jour madame Récamier et M. de Chateaubriand semblèrent confondre leur existence. La journée de M. de Chateaubriand n’avait plus qu’un but, ses pas qu’une route : l’Abbaye-aux-Bois. Juliette descendit de sa cellule haute dans le noble appartement d’abbesse du couvent, assez vaste pour sa société de plus en plus nombreuse. À une certaine heure du milieu du jour, réservée pour M. de Chateaubriand seul, pour les mystères de son talent, de son ambition, de son intimité, on fermait les portes au public ; on les rouvrait vers quatre heures, et la foule des privilégiés entrait ; et l’y retrouvait encore. C’étaient tous les noms princiers de l’aristocratie du génie ou de l’art ; les opinions s’y confondaient, pourvu qu’elles ne fussent pas amères contre les Bourbons et trop favorables au bonapartisme. Le républicanisme théorique et libéral pouvait s’y produire comme une excentricité honorable ou comme une grâce sévère du discours.

Les plus assidus alors étaient : le comte de Bristol, frère de la duchesse de Devonshire ; l’illustre et élégant chimiste anglais Davy ; miss Edgeworth, auteur de romans de mœurs ; Alexandre de Humboldt, l’homme universel et insinuant, recherchant de l’intimité et de la gloire dans toutes les opinions et dans tous les salons propres à répandre l’admiration dont il était affamé ; M. de Kératry, écrivain et publiciste de bonne foi ; M. Dubois, philosophe politique de courage et de talent qui semait, dans la revue le Globe, le germe d’une liberté propre à élargir les idées sans préparer des révolutions ; David, le sculpteur, adorateur de la beauté et du génie, qui prenait ses sensations pour des opinions, mais dont toute la supériorité était dans la main et dans le caractère ; M. Bertin, ami de Chateaubriand, critique expérimenté des hommes et des choses, un des navigateurs les plus consommés sur la mer des opinions ; M. Auguste Périer, homme de la Fronde, jaloux de ce qui était en haut, superbe pour ce qui était en bas ; M. Villemain, la lumière, la force et la grâce des entretiens ; Benjamin Constant, Machiavel des salons, incapable de crime comme de vertu ; M. de Tocqueville, jeune esprit mûr avant l’âge, que toutes les situations ont trouvé égal à ses devoirs, et qui vient d’emporter en mourant l’immortalité modeste de l’estime publique ; M. Pasquier, instrument habile de gouvernement, qui ne s’usait pas en passant de mains en mains comme la fortune ; M. Sainte-Beuve, poète sensible et original alors, politique depuis, critique maintenant, supérieur toujours, qui aurait été le plus agréable des amis s’il n’avait pas eu les humeurs et les susceptibilités d’une sensitive ; Ballanche, enfin, que nous avons caractérisé plus haut, et le jeune disciple de Ballanche, Ampère, qui devait prendre sa place après la mort de son maître et se dévouer à la même Béatrice. D’autres qui vinrent selon leur âge dans le siècle.

Ampère, qui voyage en ce moment dans je ne sais quel coin du monde, était un esprit et un caractère qui échappent, par leur perfection, au portrait ; il y avait en lui du saint Jean par la candeur et l’attachement, du jeune homme par la chaleur d’amitié, du vieillard par la sûreté, du savant par la science héritée de son père, du poète par l’imagination, du voyageur par la curiosité désintéressée de son esprit, du politique par la sévérité antique des opinions, de l’amant par l’enthousiasme, de l’ami par la constance, de l’enfant par le dévouement volontaire. Ils furent, Ballanche et lui, les deux bonnes fortunes de madame Récamier ; M. de Chateaubriand n’en fut que la gloire extérieure.

On peut juger du charme d’une telle société ; madame Récamier n’y cherchait que le mouvement doux de sa vie, elle y trouva bientôt l’importance de situation et la célébrité littéraire qu’elle n’y cherchait pas. M. le duc de Noailles, homme sérieux, orateur écouté, chef de parti important, écrivain studieux, politique réfléchi, futur premier ministre si les Bourbons avaient duré, y venait assidûment ; il semblait y écouter avec une déférence convenable d’âge et de talent M. de Chateaubriand, flatté d’un tel disciple.

Une foule de célébrités, plus accidentelles dans ce salon, y apparaissaient chaque jour sans y laisser de trace. J’y allais moi-même sans assiduité, mais jamais sans plaisir, toutes les fois que j’habitais momentanément Paris. La conversation y était aimable, souple, à demi-voix, un peu froide, d’un goût très pur, d’un ton de cour, rarement animée, mais d’une tiédeur toujours douce qui enseignait à bien écouter plus qu’à bien parler. M. de Chateaubriand imposait le respect par son silence ; il songeait plus qu’il ne parlait : c’était l’esprit le moins improvisateur qui ait jamais existé ; il laissait échapper de temps en temps un axiome et se taisait pour en méditer un autre ; de là, sans doute, la recherche laborieuse de ses plus beaux écrits. Il était un de ces hommes qu’on ne pouvait voir que vêtus ; la toilette était nécessaire à son génie ; aussi la draperie est-elle le défaut de son style, jamais le nu.

XXV

L’intérêt des rapports entre madame Récamier et M. de Chateaubriand devient, à dater de 1820, le seul intérêt de ces Mémoires. Plusieurs années sont remplies de lettres et de billets de M. de Chateaubriand, qui ont la fièvre de ses ambitions, de ses succès et de ses revers politiques dans sa poursuite acharnée du rôle de premier ministre, dans ses écarts d’opposition, dans ses diatribes contre M. Decazes ou contre M. de Villèle. Ennemi de tout ce qui l’entravait dans son ascension vers le pouvoir, son talent, plus politique que littéraire, le portait au sommet, ses boutades l’en précipitaient toujours ; la douleur de ses chutes lui causait des convulsions de mécontentement. C’est une pénible étude à faire que celle des amitiés intéressées, des ruptures, des affections et des haines de circonstance, des colères sans décence, des plaintes sans motif de cet homme d’humeur, qui caractérisent sa conduite jusqu’à la chute de ce trône sous les débris duquel il voulait s’ensevelir, tout en conspirant avec tout le monde pour le renverser. Le Journal des Débats, véritable arène de cette opposition, lui était prêté pour ces luttes par MM. Bertin. Leur amitié complaisante lui permettait dans cette feuille ce qu’ils n’approuvaient pas eux-mêmes. Ces deux frères Bertin avaient plus de politique que lui, mais il avait plus de colères. La polémique vit de colères. Il faut du bruit à un journal sous la liberté de la presse ; les foudres de paroles de M. de Chateaubriand faisaient l’éclat. Le Journal des Débats portait ces retentissements du cœur de M. de Chateaubriand à toute l’Europe.

Les lettres confidentielles, si neuves, si intimes, si historiques, de M. de Chateaubriand à madame Récamier, sont l’envers de ces brochures et de ces discours dont il agitait la France et l’Europe. Nous éviterons de reproduire ici ce qui est exclusivement intrigue et politique dans ces lettres ; nous reproduirons seulement celles dans lesquelles le cœur éclate et s’épanche. Les Mémoires d’une femme ne sont-ils pas exclusivement l’histoire du cœur ?

XXVI

En 1821 M. de Chateaubriand est ambassadeur à Berlin. Il souffre impatiemment cet exil dans un pays sans terre et sans ciel, pays fait pour l’intrigue et la guerre, et non pour la poésie. C’est l’heure où le carbonarisme essaye de convertir en secte armée cette franc-maçonnerie italienne qui cherche une patrie dans des ruines. Le prince de Carignan, depuis Charles-Albert, y affilie étourdiment ses amis de Turin, les compromet, les laisse violenter son oncle et son bienfaiteur, l’oblige à abdiquer ce trône à la succession duquel ce prince l’avait généreusement appelé, puis se repent, abandonne ses complices, s’exile lui-même pour servir contre la cause libérale qu’il a fomentée ; remonté au trône, devient le proscripteur implacable de ceux dont il a entraîné la jeunesse. (On sait ce qu’il a fait après, quand le vent, au lieu de souffler des trônes, a soufflé des peuples, en 1848.) M. de Chateaubriand, qui voit cela de Berlin, où il sollicite un congrès, ouvre son âme à son amie dans une lettre du 14 avril 1821.

« Ce vaillant conspirateur », écrit-il, « a été le premier à fuir et à laisser ceux qu’il avait entraînés dans l’abîme, lors même que ceux-ci n’étaient pas dispersés et se battaient encore ; tout cela est abominable L’indépendance de l’Italie peut être un rêve généreux, mais c’est un rêve, et je ne vois pas ce que les Italiens gagneraient à tomber sous le poignard souverain d’un carbonaro. Le fer de la liberté n’est pas un poignard, c’est une épée ; les vertus militaires qui oppriment souvent la liberté sont pourtant nécessaires pour la défendre, et il n’y a qu’unbéat comme Benjamin Constant et un fou comme le noble pair qui ouvre votre porte (le marquis de Catellan) qui auraient pu compter sur les exploits du polichinelle lacédémonien etc. Voilà une terrible lettre politique ; je l’ai écrite de colère ! » (Colère injuste et injurieuse.)

Il revient vite de Berlin briguer le ministère à Paris ; on l’écarte par l’ambassade de Londres. Nous l’y avons retrouvé alors, posant, comme dans ses Mémoires, en Marius sur ses débris, ennuyé, triste, solitaire, cherchant à grandir par l’éloignement, caressant M. Canning le libéral à Londres et caressant par lettres les légitimistes invétérés à Paris.

« Me voici à Londres », écrit-il à son amie ; je ne fais pas un pas qui ne m’y rappelle ma jeunesse, mes souffrances, les amis que j’ai perdus, les espérances dont je me berçais, mes premiers travaux, mes rêves de gloire. J’ai saisi quelques-unes de mes chimères, d’autres m’ont échappé, et tout cela ne valait pas la peine que je me suis donnée. Une chose me reste, et, tant que je la conserverai, je me consolerai de mes cheveux blancs et de ce qui m’a manqué sur la longue route que j’ai parcourue depuis trente années, etc., etc. »

XXVII

Toutes ses lettres de cette date sont pleines de fièvre ou de dégoût. Il voulait aller au congrès de Vérone, qui se préparait, pour traiter les affaires d’Italie. Ce congrès, où il comptait briller et séduire, devait être pour lui le marchepied du ministère des affaires étrangères ; il se sert tour à tour de l’amitié dévouée et de l’enthousiasme pur de madame la duchesse de Duras pour son talent, de l’affection habile de Juliette, de l’amitié confiante de M. de  Montmorency, pour forcer la porte du congrès. Cette ambition altère péniblement l’atmosphère de tendresse qui respire dans ces lettres d’ami intéressé, d’amant ambitieux, d’homme d’État agité ; il n’y a rien de plus pénible à lire que deux passions qui se combattent et qui se neutralisent dans un même cœur. Malheur aux amies d’hommes d’État ! Le découragement et la tristesse ramènent seuls M. de Chateaubriand au ton vrai de la tendresse. La mélancolie dans ces lettres a des soupirs qui ressemblent à la passion :

« Ma raison secrète pour désirer d’aller au congrès, c’est de revenir près de vous. Dans huit jours, peut-être, je serai dans la petite cellule ! »

« L’affaire est faite ! » s’écrie-t-il le 3 septembre ; « l’idée de vous revoir fait battre mon cœur ! Je vous verrai avant tout le monde ! »

Disons cependant ici une chose que madame Lenormant ne dit pas, et qu’elle ne pouvait pas dire : c’est qu’une autre personne à Londres, mal cachée sous le rideau de la discrétion officielle, partageait, si elle ne la possédait pas, l’attention de M. de Chateaubriand. Le bruit public qui traversait le détroit pouvait déjà donner quelque ombrage à la recluse de l’Abbaye-aux-Bois.

Nous avons connu cette belle personne, célèbre aussi par un talent européen ; nous en avons également connu deux autres, honorées de cette amitié, l’une restée dans une mystérieuse obscurité jusqu’à aujourd’hui ; l’autre, femme toute politique, d’un esprit, d’une insinuation et d’un éclat qui pouvaient rivaliser avec les héroïnes les plus illustres de la Fronde.

Madame Récamier ne put sans doute ignorer toutes ces inconstances de goût qui ne furent peut-être pas des inconstances de cœur ; nous croyons, sans oser l’affirmer, que le chagrin qu’elle dut en ressentir explique seul son éloignement de Paris et son second voyage à Rome, à l’époque la plus triomphante du séjour de M. de Chateaubriand à Paris. Il en coûtait trop sans doute à l’amie fidèle et négligée de contempler de près les négligences de son ami. Il est difficile d’expliquer autrement certaines excuses à double sens de M. de Chateaubriand dans ses lettres subséquentes. Cela bien entendu, lisons encore.

XXVIII

M. de Chateaubriand est à Vérone, caressé, admiré, enivré de l’accueil des empereurs, des rois, des ministres ; il a emporté l’intervention française en Espagne, il touche de l’œil au ministère, sans trop de scrupule d’en précipiter son ami Mathieu de Montmorency. Voyez cependant combien son âme sent le vide et se torture elle-même dans le néant des désirs satisfaits ! Sa tristesse reprend le ton de la tendresse.

« Au milieu de tout cela je suis triste, et je sais pourquoi. Je vois que les lieux ne font plus rien sur moi. Cette belle Italie ne me dit plus rien. Je regarde ces grandes montagnes qui me séparent de ce que j’aime, et je pense, comme Caraccioli, qu’une petite chambre à un troisième étage à Paris vaut mieux qu’un palais à Naples. Je ne sais si je suis trop vieux ou trop jeune ; mais enfin je ne suis plus ce que j’étais, et vivre dans un coin tranquille auprès de vous est maintenant le seul souhait de ma vie. »

Ce coin tranquille, c’étaient le ministère et la tribune !

« À bientôt », écrit-il quelques jours après ; « ce mot me console de tout ! À bientôt ; le cœur me bat de joie ! »

On dirait l’amour, ce n’est que la lassitude des versatilités de son âme.

XXIX

Il revient de Vérone ; par une série de manèges moitié loyaux, moitié équivoques, il monte au ministère des affaires étrangères, d’où son ami M. de Montmorency descend ; il y monte sous prétexte de temporiser avec M. de Villèle, pour ajourner l’intervention en Espagne voulue par Mathieu de Montmorency, son patron ; il n’est pas plutôt ministre qu’il précipite, pour complaire aux royalistes, cette même intervention en Espagne, et qu’il se vante de l’avoir arrachée à lui tout seul au gouvernement. Il tombe ensuite du ministère sous le juste mais excessif mécontentement de M. de Villèle, premier ministre. Sa colère passe toutes les bornes, même de l’honnête ; il se fait le tribun implacable, non de ses principes, mais de son ambition. Ses lettres, pendant qu’il est ministre, ne sont que des billets : les ambitieux ont-ils le temps d’aimer ? Les apparitions à l’Abbaye-aux-Bois ne sont que des éclairs : les ministres ont-ils des loisirs ? La correspondance, brève et pleine de réticences, respire encore la tendresse dans les mots, mais les mots, quoique tendres, sont glacés ; on sent qu’ils déguisent bien des distractions et peut-être bien des offenses à l’amitié.

XXX

 Madame Récamier part, vraisemblablement bien triste, pour Rome. À peine est-elle en route que les lettres alors beaucoup plus affectueuses de M. de Chateaubriand la poursuivent de poste en poste. On dirait qu’il sent mieux dans l’absence le prix de l’attachement qu’il a contristé. Madame Lenormant donne à ce départ et à cette absence d’autres prétextes de famille et de santé. Elle peut y croire, nous n’y croyons pas ; madame Récamier ne pouvait pas, en matière si délicate, ouvrir son cœur à sa jeune nièce. Combien n’est-il pas à regretter qu’on ne possède pas les lettres de madame Récamier à M. de Chateaubriand pendant ce refroidissement dont nous devinons trop bien les motifs ! Que de plaintes trop fondées ces lettres ne devaient-elles pas contenir ! D’autres amitiés, évidemment, avaient pris la place de la sienne.

« Vous avez pris votre parti si vite, lui écrit-il à Lyon, que sans doute vous vous êtes persuadé que vous seriez heureuse ; peu importe le reste. Ma vie maintenant se déroule vite ; je ne descends plus, je tombe ! »

Il tombait, en effet, bientôt après du ministère.

XXXI

Madame Récamier, en arrivant à Rome, y retrouva le duc de Laval, alors ambassadeur de France. Elle y retrouva la duchesse de Devonshire, autre amie inconsolable, qui venait de perdre le cardinal Consalvi, mort de douleur de la perte de Pie VII.

Ballanche avait accompagné madame Récamier à Rome ; il était allé, de là, visiter un moment Naples.

« Vous savez bien, écrivait-il de cette ville, vous savez bien que vous êtes mon étoile et que ma destinée dépend de la vôtre ; si vous veniez à entrer dans votre tombeau de marbre blanc, il faudrait bien vite me creuser une fosse où je ne tarderais pas d’entrer à mon tour ; que ferais-je sur la terre ? Mais je ne crois pas que vous passiez la première ; dans tous les cas, il me paraît impossible que je vous survive ! »

Voilà le véritable ami de Juliette, l’ami de l’âme ; l’autre n’était que l’ami de la beauté ; et cependant c’est l’autre qui était aimé, c’est l’autre qui brisait le cœur. Ballanche n’était là que pour en amortir les coups et pour en panser les blessures ; mais quelle touchante figure dans le tableau que ce philosophe amoureux sans récompense, et qui se nourrit de sa propre tendresse pourvu qu’on lui permette d’assister à la vie de celle qu’il aime ! Heureusement pour lui il devait mourir avant elle et être pleuré par elle ! Que ces larmes durent être douces à son esprit transfiguré sur son propre cercueil de la chapelle de l’Abbaye-aux-Bois !

(Nous voulions finir ici ce récit, nous ne le pouvons pas ; il y a trop de belles lettres de M. de Chateaubriand dans sa vieillesse ; poursuivons. Que nos lecteurs nous pardonnent ; nous touchons aux meilleures pages du cœur et du génie de M. de Chateaubriand. Lisez donc encore. La vieillesse réhabilite la vie de ce grand homme, désenchanté de lui-même et de tout.)