LIXe entretien.
La littérature diplomatique.
Le prince
de Talleyrand. — État actuel de l’Europe
Qu’est-ce que la diplomatie ?
C’est la bonne ou mauvaise conduite de ces grandes individualités qu’on appelle des
nations.
Cette bonne ou mauvaise conduite est inspirée aux nations par leurs hommes d’État,
pratiquée par leurs cabinets, exprimée par leurs diplomates, promulguée par leurs
manifestes,
leurs notes, leurs dépêches, portée dans les cours ou dans les
congrès par leurs ambassadeurs.
La diplomatie de chaque nation est l’expression de son caractère :
Égoïste, superbe, religieuse, humanitaire et philosophique, en Angleterre ;
Héroïque, généreuse et versatile, en France ;
Immorale, cauteleuse et improbe, en Prusse ;
Modeste, honnête et intéressée, en Hollande ;
Ombrageuse et amphibie, en Belgique ;
Persévérante, longanime, sans scrupule, mais non sans honnêteté, en Autriche ;
Vaine, chevaleresque et loyale, en Espagne ;
Grecque, habile, à petits manèges et à grandes vues, en Russie ;
Consommée, universelle, sachant toutes les langues des cabinets, à Rome, Rome, la
grande école de la diplomatie moderne, puissance qui ne vit que de politique sur la
terre, d’empire sur les consciences, de ménagements avec les cours, de résistance
derrière ce qui résiste, d’abandon de ce qui tombe, d’acquiescement aux faits
accomplis ;
Dépendante et adulatrice, dans les petites
cours d’Allemagne et d’Italie,
clientes de la force et de la victoire ;
Hardie, inquiète, insatiable, en Piémont ; prompte à tout recevoir, quelle que soit la
main qui donne ; prête à tout prendre, quelle que soit la main qui laisse envahir ;
Alpestre, rude, pastorale, probe, mais intéressée, en Suisse ; non dépourvue d’une
sorte d’habileté villageoise, se faisant appuyer par tout le monde, mais n’appuyant
elle-même personne contre la fortune ;
Enfin, simple et franche en Turquie, jouissance arriérée dans la voie de la corruption
des cabinets européens ; puissance de bonne foi, dont la candeur est à la fois la vertu
et la faiblesse ; puissance naïve qui n’a jamais eu de diplomatie que la ligne droite ;
puissance qui a toujours cru à toutes les paroles, et qui n’a jamais manqué à la
sienne ; puissance, enfin, destinée à être la grande et éternelle dupe de tous les
cabinets, dupeurs de son ignorance et de sa loyauté.
Voilà les caractères dominants des nations qui ont une diplomatie : leur diplomatie est
à leur image.
Or ces diplomaties parlent et écrivent ; leurs manifestes, leurs
protocoles, leurs dépêches, leurs notes, sont leur littérature : grande littérature en
action des rois, des assemblées, des peuples, qui bouleverse ou reconstruit les
nations ; qui fait droit aux faibles, résistance aux oppresseurs ; qui lance la guerre, justice de la mort, ou qui maintient la paix, la paix, première
propriété de l’espèce humaine, puisque c’est la propriété de la vie.
Les bibliothèques de ces actes de la littérature diplomatique sont les archives de nos
ministères des affaires étrangères. Ces archives recueillent ces actes comme les titres
des nations ; là sont enregistrés leurs droits et leurs limites. C’est dans les congrès,
tribunaux suprêmes de la société internationale, que
sont débattus, rejetés
ou admis ces titres. Ils font la loi des nations entre elles tant qu’un grand criminel
d’État ne vient pas les déchirer à la face de Dieu et des hommes. Pendant cet interrègne
de la violence et de la conquête, le droit se tait, la fortune seule juge, le monde
légal cesse d’exister pendant une période d’attentats heureux ou malheureux ; puis les
armes tombent, par lassitude, des mains de l’Europe. La diplomatie arrive, envisage ces
débris, examine tous les droits, même ceux de la conquête, sanctionne, compense,
indemnise, refait la carte légale du monde et rend la paix aux peuples.
Puis vient en dernier lieu l’histoire, l’histoire, qui, telle que celle du
Consulat et de l’Empire, de M. Thiers, par exemple, compulse toutes les
négociations et tous les actes de ces diplomaties diverses, et les étale sous les yeux
des siècles pour l’instruction des diplomates présents et futurs, de façon que chaque
nation reconnaisse sa pensée, bonne ou mauvaise, dans les actes de son gouvernement, et
qu’un nouveau droit public devienne la loi pacifique des nations.
C’est cette conclusion des grandes crises perturbatrices du genre humain
qui devient la géographie légale du globe, en d’autres termes, le droit
public, la légitimité des nations.
Ce droit public, ce droit des gens, a ses règles écrites, aussi inviolables, aussi
sacrées que le droit privé entre les individus. Celui qui les viole est hors la loi ;
tout le monde a le droit de guerre contre lui ; c’est le grand anarchiste de la société internationale, c’est l’insurgé
contre la civilisation : car le droit public, c’est la civilisation. Les diplomates sont
les légistes des peuples civilisés.
Une Europe qui ne reconnaîtrait pas de droit public, ou qui ne le ferait pas respecter,
serait une barbarie universelle ; le monde y serait joué aux dés tous les jours. Tous
les peuples ont le droit ou le devoir de courir sus à celui qui s’insurge contre le
droit public : car ce droit public n’appartient pas
seulement à une nation,
il appartient à toutes.
C’est ici que le mystère de ce qu’on appelle le droit d’intervention
s’explique très logiquement, malgré ses obscurités et ses contradictions.
L’intervention d’une puissance chez une autre est illicite quand il s’agit de
s’immiscer dans les intérêts purement nationaux et intérieurs d’un peuple, libre de ses
volontés et de son mode de gouvernement ou de dynastie chez lui-même.
L’intervention est licite et obligatoire toutes les fois qu’un pays franchit ses
limites, ses droits personnels, ses conventions, ses traités, sa géographie, et porte
atteinte, les armes à la main, au droit public, propriété commune de
l’Europe, et que l’Europe garantit à la civilisation générale.
C’est le beau phénomène de la solidarité du genre humain. Liberté chez vous,
inviolabilité de chacun, répression d’un seul par tous quand un seul veut se substituer
par ambition au droit de tous : tel est le droit public, Grotius, Pufendorf, Burlamaqui,
l’ont rédigé ; mais il est écrit mieux encore dans le bon sens
et dans la
conscience, ces deux législations divines de la civilisation. C’est là la religion
internationale et universelle des nations : les congrès en sont les synodes. Anathème
sur le roi, le peuple ou le conquérant qui ne reconnaît pas le droit public : qu’il soit
l’excommunié de la civilisation !
Voilà le code de la diplomatie dans les temps réguliers et dans l’Europe honnête.
Mais, en dehors de cette sphère plus ou moins régulière et plus ou moins morale de la
diplomatie, il y a la sphère des passions, des cours, des républiques, des cabinets, des
conquérants ; sphère où se meut une diplomatie plus ou moins intéressée, égoïste,
ambitieuse, immorale, quelquefois perverse, qui laisse un libre jeu aux diplomates,
selon que leurs caractères, leurs pensées, leurs vues, se proposent des succès plus
légitimes ou plus illégitimes, par des moyens plus consciencieux ou
plus
coupables. C’est dans cette large sphère des affaires nationales ou européennes que les
grandes individualités diplomatiques dessinent leurs figures pour l’admiration ou pour
la réprobation de l’histoire. C’est là que les ministres véritablement historiques, tels
que Richelieu, Mazarin, le duc de Choiseul, les deux Pitt, Metternich, Talleyrand,
posent devant nous, et laissent la postérité prononcer à distance sur la valeur, sur la
vertu, sur les vices, sur la justice, sur l’habileté, sur la moralité enfin de leurs
négociations, à la honte, à la gloire ou à la perte de leur pays.
Cette étude, souverainement intéressante et souverainement morale, serait une admirable
histoire de l’Europe par sa diplomatie, si je pouvais, sans fatiguer l’attention du
lecteur, la faire remonter jusqu’aux premières transactions diplomatiques connues entre
les grands cabinets et les grands ministres de l’Europe ;
ce serait un
livre, vous ne me permettez qu’un entretien. Je m’abstiens donc à regret de ces
développements dans le passé ; je ne sortirai pas de notre siècle. La diplomatie du
vieux monde a fini son ère le jour où la révolution française a commencé la sienne.
L’ancienne diplomatie était entièrement dynastique ; elle se résumait dans les intérêts,
l’ambition, la grandeur des familles royales occupant les trônes ; elle se composait des
rivalités entre ces maisons royales ; des mariages, des hérédités, des pactes de famille, nouaient ou dénouaient cette diplomatie. En 1789, tout
change, tout s’élargit à la proportion des intérêts des nations, prenant la place des
intérêts individuels. La diplomatie féodale, matérielle ou domestique disparaît : la
diplomatie intellectuelle commence.
C’est donc là aussi que nous devons commencer. Or l’homme qui a le premier et le
plus longtemps manié cette diplomatie nouvelle qu’on peut appeler du nom de
la révolution française, la diplomatie moderne, la diplomatie de la France, c’est le
prince de Talleyrand ; il l’a inspirée, maniée ou gouvernée presque constamment, soit
comme membre des comités diplomatiques, en 1789 et 1790, soit comme envoyé secret à
Londres, en 1791, jusqu’au 10 août, soit comme ministre des relations extérieures sous
la république régularisée du Directoire, soit comme ministre du Consulat, soit comme
membre du premier Empire, soit comme ministre de sa propre pensée, ayant pris, de sa
pleine audace et de sa propre autorité, la France sous sa responsabilité en 1814, dans
le gouvernement provisoire, gouvernement jeté entre la France vaincue et l’Europe armée
pour restaurer à la fois la patrie envahie et la monarchie constitutionnelle des
Bourbons, soit comme ministre plénipotentiaire et ambassadeur à la fois au congrès de
Vienne, soit comme ministre de Louis XVIII à Vienne, à Gand et à Paris, après la seconde
restauration des Bourbons, en 1815, soit comme ambassadeur de la royauté d’Orléans en
Angleterre,
après 1830, soit comme membre principal de la conférence de
Londres, en 1831, pour se jeter une dernière fois entre la guerre européenne et la
France après la révolution de la Belgique, soit enfin comme membre de la chambre haute
et comme oracle consulté et obéi de la diplomatie française, régnant encore du sein de
son repos majestueux sur les affaires du monde jusqu’à plus de quatre-vingts ans, soit
même encore comme ministre honoraire à son dernier soupir, quand le souverain de la
France vint recueillir, une heure avant sa mort, ce dernier soupir comme le secret de la
Providence diplomatique, les rideaux fermés, la foule écartée, seul à seul avec l’homme
du mystère.
C’est donc évidemment dans la pensée, dans les négociations, dans les transactions de
ce grand homme d’État, dont la vie se confond avec deux siècles et dix gouvernements de
la France, qu’il convient le mieux, selon nous, d’étudier littérairement la conduite des
affaires diplomatiques dans le système moderne de l’Europe.
Nos successeurs, plus heureux que nous,
auront pour cette étude des
lumières non pas plus impartiales, mais plus éclatantes que les nôtres : car M. de
Talleyrand a écrit, dans les dernières années de sa vie, ses Mémoires ; mais, avec cette
souveraine sagacité qui ne lui fit jamais défaut ni dans sa vie ni dans sa mort, il a,
par son testament, ajourné la publication de ces Mémoires à trente ans après son décès.
Il n’a point été impatient de justice ; il ne l’a pas attendue, cette justice, de ses
contemporains ; il a jugé que ni les républicains ardents et sectaires, ni les
royalistes absolus et irrités, ni les hommes religieux implacables contre sa répudiation
du sacerdoce, même sanctionnée par le souverain pontife, ni les démocrates jaloux de
toute antiquité de race dans ceux-là même qui les adoptent, ni les démagogues furieux
contre ceux qui conservent le sang-froid et la mesure aux révolutions, ni les
bonapartistes survivants du premier Empire, qui ne pardonnent pas à l’homme de 1814
d’avoir préféré la patrie à un homme, et prévenu par la déchéance de Napoléon le suicide
de la France, ni les apôtres turbulents de
la guerre, qui ont toujours
trouvé entre eux et leurs mers de sang, dans les ministères, dans les ambassades, dans
les congrès, l’homme de la paix, personnifié par le grand diplomate, ni les légitimistes
de 1830, qui n’excusent pas ce vieillard monarchique d’avoir conseillé deux Bourbons sur
le même trône, ni toutes les médiocrités, enfin, que la longue fortune et la supériorité
exaspère contre tout nom historique, il n’a pas jugé, disons-nous, qu’aucun de ces
partis contemporains fût assez impartial pour l’écouter, même du fond de sa tombe ; il a
su attendre, et il a bien fait. Voyez, en effet, avec quelle animosité, indigne d’un si
beau génie, M. de Chateaubriand, dans ses Mémoires, traîne complaisamment sur la claie
le nom de M. de Talleyrand, souillé et marqué par de petites furies qui ne vivent que
l’espace d’une petite colère !
Quant à nous, que l’âge, la retraite, la distance, l’isolement des partis rendent, non
indifférent, mais impartial, prenons hardiment cet homme supérieur à deux siècles pour
type de la littérature diplomatique ; feuilletons à la fois sa vie et ses pensées sur
les intérêts permanents
de la France sous tous ces gouvernements
transitoires.
Une pensée, il faut le reconnaître, une pensée honnête les domine toutes et les relie
toutes dans leur incohérence. Cette pensée, c’est la paix. C’est
cette pensée honnête, persévérante, patriotique et européenne, la paix, qui surnage sur
la tombe de M. de Talleyrand ; elle donne une signification véritablement morale à une
vie grosse de petites immoralités, mais pure de crimes ; elle fait , avec un
respect au moins politique, le nom de M. de Talleyrand de la gémonie des vices où M. de
Chateaubriand l’avait enseveli sous ses invectives.
M. de Talleyrand débutait alors dans les affaires, qu’il a maniées, nouées, dénouées
depuis, sans interruption, pendant plus d’un demi-siècle, et qu’il n’a résignées qu’à sa
mort. Il avait trente-huit ans. Sa figure délicate et fine révélait, dans ses yeux
bleus, une intelligence
lumineuse, mais froide, dont les agitations de
l’âme ne troublaient jamais la clairvoyance. L’élégance de sa taille élevée était à
peine altérée par une difformité corporelle : il boitait. Mais cette infirmité
ressemblait à une hésitation volontaire de sa contenance : son adresse savait changer en
grâces jusqu’aux défauts de la nature. Ce vice de conformation l’avait seul empêché
d’entrer dans la carrière des armes, à laquelle sa haute naissance l’appelait. Son
esprit était la seule arme qu’il lui fût permis d’employer pour faire jour à son nom
dans le monde. Il l’avait enrichi, poli, aiguisé pour les combats de l’ambition ou pour
les conquêtes de l’intelligence. Sa voix était grave, douce, timbrée comme l’émotion
voilée d’une confidence. On sentait en l’écoutant que c’était l’homme qui parlerait le
mieux à l’oreille de toutes les puissances, peuples, tribuns, femmes, empereurs, rois.
Quelque chose de sardonique dans son sourire se mêlait, sur ses lèvres, à un désir
visible de séduction ; ce sourire semblait indiquer en lui l’arrière-pensée de se jouer
des hommes en les charmant ou en les gouvernant.
Né d’une race qui avait été souveraine d’une province de France avant
l’unité du royaume, et qui maintenant décorait la royauté, M. de Talleyrand avait été
jeté dans l’Église, comme un rebut indigne de la cour, pour y attendre les plus hautes
dignités de l’épiscopat et du cardinalat. Évêque d’Autun, débris de ville romaine caché
dans les forêts de la Bourgogne, le jeune prélat dédaignait son siège épiscopal,
répugnait à l’autel, et vivait à Paris au sein de la dissipation et des plaisirs, dans
lesquels la plupart des ecclésiastiques de son âge et de son rang consumaient les
immenses dotations de leurs églises. Lié avec tous les philosophes, ami de Mirabeau,
pressentant de près une révolution dont les premières secousses feraient écrouler la
religion dont il était le prélat, il étudiait la politique, qui allait appeler toutes
les hautes intelligences à détruire et à réédifier les empires.
Élu membre de l’Assemblée constituante, il avait déserté à propos, mais avec
ménagement, les opinions et les croyances ruinées, pour passer au parti de la force et
de l’avenir. Il avait senti qu’un nom aristocratique et des
opinions
populaires étaient une double puissance qu’il fallait habilement combiner dans sa
personne, afin d’imposer aux uns par son rang, aux autres par sa popularité. Il avait
dépouillé son sacerdoce comme un souvenir importun et comme un habit gênant. Il
cherchait à entrer dans la révolution par quelque porte détournée. La mesure et la
réserve un peu timide de son esprit, qui n’avait d’audace que dans le cabinet et pour la
conception des patients desseins, lui interdisaient la tribune. La grande parole y
régnait alors. M. de Talleyrand s’était tourné vers la diplomatie, où l’habileté et le
manège devaient régner toujours. L’amitié de Mirabeau mourant avait jeté sur M. de
Talleyrand un de ces reflets posthumes que les grandes renommées laissent après elles
sur ce qui les a seulement approchées. Son silence, plein de réflexion et de mystère
comme le silence de Sieyès, imprimait un certain prestige sur sa personne à l’Assemblée.
C’est la puissance de l’inconnu, c’est l’attrait de l’énigme pour les hommes, qui aiment
à deviner. M. de Talleyrand savait admirablement exploiter ce prestige. Sa parole
n’entrouvrait
que par quelques éclairs rares et courts l’horizon voilé de
son esprit. Il en paraissait plus profond. Les demi-mots sont l’éloquence de la
réticence : c’était celle de M. de Talleyrand.
Ses opinions n’étaient souvent que ses situations ; ses vérités n’étaient que les
points de vue de sa fortune. Indifférent au fond, comme sa vie entière l’a prouvé, à la
royauté, à la république, à la cause des rois, à la forme des institutions des peuples,
au droit ou au fait des gouvernements, les gouvernements n’étaient, à ses yeux, que des
formes mobiles que prend tour à tour l’esprit du temps ou le génie national des
sociétés, pour accomplir telle ou telle phase de leur existence. Trônes, assemblées
populaires, Convention, Directoire, Consulat, Empire, restauration ou changement de
dynasties, n’étaient pour lui que des expédients de la destinée. Il ne se dévouait pas à
ces expédients un jour de plus que la fortune. Il se préparait, dans sa pensée, le rôle
de serviteur heureux des événements. Courtisan du destin, il accompagnait le bonheur. Il
servait les forts, il méprisait les maladroits, il
abandonnait les
malheureux. Cette théorie l’a soutenu cinquante ans à la surface des choses humaines,
précurseur de tous les succès, surnageant après tous les naufrages, survivant à toutes
les ruines. Ce système a une apparence d’indifférence surnaturelle qui place l’homme
d’État au-dessus de l’inconstance des événements et qui lui donne l’attitude de dominer
ce qui le soulève. Ce n’est au fond que le sophisme de la véritable grandeur d’esprit.
Cette apparente dérision des événements doit commencer par l’abdication de soi-même ;
car, pour affecter et pour soutenir ce rôle d’impartialité avec toutes les fortunes, il
faut que l’homme écarte les deux choses qui font la dignité du caractère et la sainteté
de l’intelligence : la fidélité à ses attachements et la sincérité de ses convictions,
c’est-à-dire la meilleure part de son cœur et la meilleure part de son esprit. Servir
toutes les idées, c’est attester qu’on ne croit à aucune. Que sert-on alors sous le nom
d’idées ? sa propre ambition. On paraît à la tête des choses : on est à leur suite. Ces
hommes sont les adulateurs et non les auxiliaires de la Providence. Cependant M. de
Talleyrand devina, dès l’aurore de la révolution, que la paix était la
première des véritables idées révolutionnaires, et fut fidèle à cette pensée jusqu’à son
dernier jour.
L’instant où M. de Talleyrand entrait, avec les préliminaires d’une telle nature, d’un
tel caractère et d’une telle aptitude, dans la politique extérieure de la France,
ouvrait une carrière neuve et sans limites à son intelligence et à la diplomatie. La
politique du cardinal de Richelieu (l’abaissement de la maison d’Autriche) n’avait plus
le sens qu’elle avait eu pendant tant d’années. Il ne s’agissait plus de combattre la
monarchie universelle de Charles-Quint et de Philippe II. Louis XIV avait assis la
maison de Bourbon sur le trône d’Espagne ; l’Angleterre avait anéanti la puissance
navale des Espagnols ; la Hollande était redevenue indépendante ; les Pays-Bas n’étaient
plus qu’une colonie politique presque
détachée de l’empire ; la Prusse
avait scindé l’Allemagne en deux influences hostiles l’une à l’autre ; Frédéric II avait
emporté la Silésie, une partie de la Pologne et de grands lambeaux de l’Allemagne du
Nord dans sa tombe ; la Russie, agrandie des trois quarts de la Pologne et d’immenses
provinces en Orient, comptait soixante et dix millions de sujets, presque tous
belliqueux, prêts à peser sur Vienne du même poids que les Ottomans y avaient pesé
jadis ; l’Italie méridionale appartenait, avec Naples et l’Espagne, à la maison de
Bourbon ; Venise, Gênes et la maison de Savoie possédaient les provinces les plus
militaires et les plus maritimes de l’Italie du Nord ; le Tyrol et le Milanais étaient
seuls restés annexés à l’Autriche, plutôt comme des têtes de pont sur les plaines
lombardes que comme des possessions irrévocables et solidement incorporées à la
monarchie autrichienne ; les petites puissances allemandes limitrophes du Rhin étaient
une confédération molle et inoffensive qui donnait autant d’embarras que de poids à la
cour de Vienne. L’ombre de la monarchie universelle s’était évanouie avec l’unité de
l’Allemagne,
de l’Italie, de l’Espagne et de la Belgique.
Une politique de secte, contre nature et contre bon sens, ne rêvait pas alors, comme
aujourd’hui, de refaire l’unité de l’Italie et l’unité de l’Allemagne. L’unité de
l’Allemagne serait la crise incessante et le danger de mort perpétuel de la France. Ce
patriotisme contre la patrie n’avait pas encore été inventé par des publicistes
français. Quatre-vingts millions d’Allemands unis en une seule nationalité militaire
contre trente millions de Français, quelle perspective de sécurité et de grandeur à
offrir à la France ! En vérité, ces rêves d’unité italienne ou germanique ne
ressembleraient-ils pas à des trahisons, s’ils n’étaient pas les inepties du
patriotisme ? La sécurité de la France est dans la division de ses ennemis. C’est la
confédération de l’Allemagne et de l’Italie qui maintient la paix. Trente millions
d’Italiens dans la seule main d’une maison de Savoie, quatre-vingts millions d’Allemands
sous le seul sceptre de la maison de Lorraine, je défie les ennemis les plus acharnés de
la France de construire contre nous de plus redoutables machines de guerre. Ah ! qu’un
grand diplomate
nous serait nécessaire dans nos aberrations du moment !
Cette vérité avait frappé déjà, quelques années avant la révolution, un diplomate
éminent. Le génie léger, mais prompt, du duc de Choiseul avait compris, comme le
cardinal de Bernis, que l’Autriche n’était plus, par nature, l’ennemie mortelle de la
France ; que la Prusse, alliée de haine contre nous avec l’Angleterre, et avant-garde de
cet immense empire moscovite qui venait de surgir, et qui avait besoin d’une tête de
pont sur l’Allemagne pour atteindre jusqu’au cœur de la France, était désormais le nœud
des triples coalitions contre nous ; qu’une guerre de la France avec la Prusse serait
toujours triple ; qu’une guerre avec l’Autriche pouvait être presque toujours isolée et
par conséquent bien moins dangereuse à la vitalité française. Le duc de Choiseul avait
donc
penché vers l’alliance autrichienne ; il avait fait plus, il avait
prémédité et accompli une union plus intime entre la maison de Lorraine et la maison de
Bourbon par le mariage du Dauphin, depuis Louis XVI, avec une fille de l’impératrice
Marie-Thérèse, mariage conseillé alors par une grande politique, quoique tranché depuis
par la hache d’une révolution.
Napoléon, conseillé plus tard par le prince de Talleyrand, comprit la politique
occidentale comme le duc de Choiseul, et s’allia lui-même avec l’Autriche par son
mariage avec Marie-Louise. On a sottement depuis accusé ces deux mariages politiques des
catastrophes qui suivirent.
C’est une superstition hébétée du peuple, digne des aruspices de Rome au temps des
augures. Certes, ce ne fut pas l’Autriche qui formula la révolution française et qui
dressa l’échafaud de sa propre maison ; ce ne fut pas l’Autriche qui poussa Napoléon à
la folie de Moscou ; ce ne fut pas M. de Metternich qui poussa Napoléon à refuser toute
paix acceptable au congrès de Prague et à poser obstinément ainsi la question
européenne entre le monde et la France : l’asservissement du monde à un
homme, ou l’anéantissement de la France pour la gloire d’un homme. Qu’on lise les
négociations de la France et de l’Autriche la veille de la bataille de Leipsick : on se
convaincra que l’Autriche ne trahit ni la vérité, ni l’alliance de famille entre la
France et elle en ce moment, et que, si Napoléon avait permis à quelqu’un de le sauver
de sa propre immodération, c’est son mariage avec la fille de l’Autriche qui l’aurait
sauvé de la coalition de l’univers.
Le duc de Choiseul, le prince de Talleyrand, Napoléon lui-même, tant qu’il écouta
quelque chose et quelqu’un dans ses intérêts et dans l’intérêt de la France, penchèrent
donc, depuis l’agrandissement de la Prusse et de la Russie, vers l’alliance avec
l’Autriche.
Cette vérité neuve se faisait pressentir plus clairement aux esprits nets, à l’époque
où M. de Talleyrand touchait aux questions diplomatiques de son pays, c’est-à-dire en
1790 et en 1791. Voici pourquoi :
Le règne si moral de l’infortuné Louis XVI avait fait, par suite des
mauvais conseils d’un vieux ministre, une grande faute de moralité et une offense
mortelle à l’Angleterre : cette faute était d’avoir pris en main la cause de
l’insurrection civile des colonies anglaises de l’Amérique du Nord contre la mère
patrie ; c’était d’avoir pris en main cette cause en pleine paix, c’est-à-dire
déloyalement et en contravention avec le droit des gens, politique indigne d’un roi
honnête homme et d’une nation qui se respecte dans sa parole, politique qui déclare de
bouche la paix à la nation britannique, et qui attise d’une main cachée la plus
malfaisante des guerres, la guerre civile, la guerre d’insurrection, la guerre filiale
contre la nation avec laquelle on simule la loyauté et la paix. Les secours déguisés,
les incitations perfides, les subsides incendiaires, les armes et les volontaires
français,
prêtés sous main aux insurgés américains par Louis XVI, sont une
page néfaste qu’on voudrait pouvoir arracher de sa vie.
Cet acte répréhensible de son ministre des affaires étrangères a fait sans doute
quelque mal à l’Angleterre alors ; mais, comme tous les actes réprouvés par la
conscience, il a fait plus de mal à Louis XVI et à la France.
La France, d’abord, quel avantage réel en a-t-elle retiré ? si ce n’est l’ingratitude
et souvent l’hostilité de cette république égoïste des États-Unis, qui a aboli de ses
lois la reconnaissance comme une vertu improductive pour ce peuple de caboteurs,
d’agioteurs et de négriers, qui a fondé sa législation politique sur un vice et sur un
crime à la fois, l’anarchie et l’esclavage, qui a fait à la France la guerre navale des
transports au profit de l’Angleterre et à la ruine de nos ports ; qui, pour comble
d’impudeur, après la paix, nous a demandé, sous peine de guerre, le
remboursement des
sommes qu’elle n’avait pas assez gagnées sur nous dans
nos calamités nationales, l’indemnité de la rapacité américaine ! l’usure d’un monde sur
un autre monde ! Juste récompense du sang et de l’or français, bravement mais
déshonnêtement prodigués à une guerre illicite.
Louis XVI, ensuite, qu’en a-t-il recueilli ?
Le ressentiment légitime et implacable de l’Angleterre, la contagion de l’esprit
d’insurrection contre lui-même, la glorification de la guerre civile, l’esprit
d’insurrection importé d’Amérique dans sa monarchie ébranlée, les engouements de la
France pour les idoles de Boston, la popularité de la licence, et enfin les
applaudissements de Payne et de ses compatriotes de la Convention aux préludes de la
mort du roi leur bienfaiteur !
De plus, ce ressentiment très fondé de l’Angleterre contre Louis XVI et contre la
France, en 1790, menaçait de compliquer la révolution
et de diviser la
cause des peuples libres en Europe, en divisant la France et l’Angleterre.
Or il y avait alors, comme il y a encore en France, deux esprits révolutionnaires très
distincts et très opposés : l’esprit philosophique de la révolution, et l’esprit
turbulent de la guerre.
L’un était l’esprit des hautes classes, y compris le club des Jacobins, les hommes de
paroles, de systèmes, d’utopies, de réformes, de liberté, d’égalité pratiques : ceux-là
regardant la paix et la fraternité entre les peuples comme le premier bienfait de la
révolution ; les autres, passions populaires et soldatesques plus qu’intelligentes,
vociférant la guerre universelle à grands cris, et surtout la guerre à l’Angleterre, par
ce vieux ressentiment hébété qui fait partout appel à son bras, ne pouvant pas faire
appel à sa tête, brutalité des places publiques et des casernes, qui n’a pour diplomatie
que des vociférations et pour traités que des levées en masse.
Les assemblées, les journaux et les clubs voyaient lutter dans leurs feuilles, dans
leurs harangues, ces deux esprits. La guerre à tout le monde, et, avant tout le monde, à
l’Angleterre, était le texte délirant des sociétés les plus populaires, à l’exception
des supériorités de ce parti, assez hommes d’État pour comprendre que la guerre
dévorerait, au premier coup de tambour, la liberté et la révolution.
La paix avec les nations inoffensives, et surtout la paix avec l’Angleterre, étaient la
politique transcendante des révolutionnaires hommes d’État.
L’oracle infaillible et universel de l’assemblée constituante, Mirabeau, voulait la
paix.
M. de Talleyrand donne le premier signe
de son génie diplomatique en
flairant le premier le génie de Mirabeau et en s’attachant, corps et âme, à ce grand
homme. Le disciple n’avait pas les mêmes puissances de persuasion sur l’esprit public,
puisque Mirabeau était la souveraine éloquence, et que M. de Talleyrand, son disciple,
n’était que la souveraine sagacité ; mais l’un pensait ce que proclamait l’autre.
M. de Talleyrand, aussi organisateur et aussi monarchique que son maître, avait pris
dans l’Assemblée le rôle de la pensée, le rapport, au lieu du rôle de la parole,
l’improvisation. Finances, liberté des cultes, éducation publique, diplomatie, telles
étaient ses larges sphères d’action dans l’Assemblée. En matière de culte, de finances,
d’éducation publique, d’administration départementale, de distribution géographique du
territoire, M. de Talleyrand exprimait, par système, la majorité. Trop habile pour la
devancer, trop souple pour lui résister, il se laissait emporter par le courant des
innovations, sans excès de zèle, sans fanatisme, mais sans scrupule envers ses préjugés
de naissance, de rang, de société ou
de profession. Il avait brûlé ses
vaisseaux en passant de l’ancien au nouveau régime ; mais il voulait faire apprécier
bien haut ses services seulement par le parti législatif de la révolution. Il ne se
précipitait point dans le parti passionné et anarchique ; il voulait bien servir les
idées dominantes, mais il ne voulait périr avec personne.
Il ne dépassa jamais la ligne de Mirabeau ; car il avait compris tout de suite qu’en
deçà de Mirabeau on était timide, et qu’au-delà on était perdu.
Mirabeau, en mourant, voulut, pour ainsi dire, se perpétuer au sein de l’Assemblée dans
la personne de son disciple, et le consacrer par sa mémoire, répandue sur lui comme le
manteau d’Élie, à l’attention et au respect de l’Europe.
Ce fut M. de Talleyrand que Mirabeau chargea de lire, après sa mort, son discours
posthume à l’Assemblée : c’était le désigner pour son successeur. Mais déjà Mirabeau
était dépassé ; on se hâta d’ensevelir sa mémoire sous l’amas des couronnes civiques et
de l’oublier.
M. de Talleyrand, homme de cabinet et nullement de place publique ou de
tribune, manquait du grand souffle qui soulève ou qui abat les tempêtes populaires.
Les orateurs secondaires constitutionnels, jacobins, girondins, terroristes, tels que
les Condorcet, les Barnave, les Lameth, les Vergniaud, les Guadet, les Danton, les
Robespierre, se partagèrent l’empire de Mirabeau à la tribune. M. de la Fayette, qui
était à Mirabeau ce que l’engouement de la bourgeoisie est à l’estime de l’Europe, était
devenu, par un reflet de Washington, le régulateur et l’instrument tour à tour de la
révolution. Pris comme drapeau par la garde nationale, la Fayette marquait le vent à la
multitude, il ne le dirigeait pas : ce n’était, aux yeux de M. de Talleyrand, qu’un
Pétion de cour, très habile dans le manège d’une popularité amphibie, mais livrant la
cour au peuple par complaisance, et le peuple à ses discordes par faiblesse. Quant à la
politique étrangère de la France à cette époque, M. de la Fayette n’avait pour toute
politique que la monomanie de la république américaine, sorte de mirage fantastique
qui ne pouvait s’appliquer en rien à une monarchie tombant de vétusté dans
une anarchie. Ce qu’il fallait à la France pour le dedans comme pour le dehors à cette
époque, c’était un dictateur, seul remède héroïque des révolutions qui ne veulent tomber
ni dans l’invasion ni dans le crime. M. de la Fayette n’avait d’un dictateur que
l’apparence. Un décret de l’Assemblée, après le 10 août, le détrôna, à la tête de ses
troupes, à sa première velléité de royalisme. L’émigration en pays ennemi sauva seule de
la mort l’antagoniste de l’émigration.
M. de Talleyrand était en ce moment à Londres. Les hommes du dernier ministère de
Louis XVI avaient envoyé à Londres M. de Chauvelin, jeune et ardent révolutionnaire,
fils d’un favori de cour, dont le seul titre était sa défection à la cour.
Ce jeune homme, novice et inexpérimenté en diplomatie, n’était accrédité que par son
titre auprès des hommes d’État du cabinet de Saint-James ; il passait pour être l’envoyé
secret et actif du jacobinisme français auprès des factions anarchistes de Londres ;
plutôt que l’ambassadeur loyal de Louis XVI auprès des ministres de la
Grande-Bretagne. M. de Talleyrand lui fut, dit-on, adjoint comme une espèce de tuteur
politique à Londres, pour modérer son zèle de propagande et pour diriger son
inexpérience des négociations. Soit que le jeune ambassadeur des girondins, emporté par
son ardeur de propagande jacobine à Londres, donnât des ombrages fondés au cabinet
anglais, soit qu’il dédaignât de se conformer aux sages prescriptions de son mentor,
M. de Chauvelin, décrédité de fait par l’événement du 10 août, échoua dans ses
tentatives de négociations avec le gouvernement anglais ; il fut même obligé de quitter
l’Angleterre, suspect d’y fomenter l’esprit révolutionnaire au-delà des limites de la
constitution. Toutes ces transactions sont restées inexpliquées et louches : les
Mémoires de M. de Talleyrand en donnent sans doute le vrai mot.
Cet homme d’État, accrédité ou non, caché ou non derrière ce jeune apprenti
négociateur, encourut les suspicions et les répugnances que M. de Chauvelin inspira à
Londres.
Ne voulant pas rentrer à Paris après la déchéance du roi, au service d’une
faction qui débutait par un assaut au palais et par un emprisonnement du monarque, ne
voulant pas non plus rester en Angleterre, en butte aux animadversions suscitées par
M. de Chauvelin, M. de Talleyrand, diplomate pour son propre compte, passa aux
États-Unis d’Amérique.
Il comprit tout de suite que ce n’était plus le temps des affaires, mais des violences,
dans sa patrie ; que ses opinions constitutionnelles et novatrices, son amitié avec
Mirabeau, ne rachèteraient pas, aux yeux des girondins embarrassés de leur victoire, des
jacobins exaltés, des cordeliers sanguinaires, les torts de sa naissance, de son état,
de ses mœurs aristocratiques, de ses talents incriminés. Il savait qu’il y a des années
où les hommes qui ne se sentent pas trempés pour la lutte doivent disparaître des
révolutions, sous peine d’y périr inutiles à eux-mêmes et à leur patrie. L’éloignement
alors est la seule innocence.
Mais il savait aussi que les colères du peuple sont aussi transitoires que ses faveurs,
et que
les réactions sont aussi régulières que les marées sur la mer des
opinions françaises. Il alla attendre une de ces marées au-delà de l’Atlantique. Il n’y
emportait aucune fortune, à peine le nécessaire pour quelques années d’exil ; mais il y
emportait ses prodigieux talents de diplomate, son don d’à-propos, son aptitude à
choisir l’heure juste des retours, sa résolution à ne rien laisser échapper des moindres
avances de la meilleure fortune. Cela seul était une fortune ; il se confia à sa nature,
comme César à son génie.
Il ne se trompa point en attendant beaucoup de la versatilité de la France. Les fureurs
de la révolution démagogique, bien longues pour ses victimes, furent courtes pour
l’histoire. La Terreur se dévora elle-même ; la république se concentra dans le
Directoire, ébauche de dictature collective, prélude de dictature militaire, prélude
elle-même de monarchie
absolue. Il n’y avait plus de danger à revoir sa
patrie ; il y avait de grands rôles à y tenter à travers des régimes novices en
politique, qui avaient besoin qu’on leur prêtât des noms, des idées, des talents, que
l’exil et la mort avaient décimés à la tête du peuple. La France de 1789 était
décapitée ; lui rapporter une tête, c’était s’illustrer par un service.
M. de Talleyrand avait passé ses années d’obscurité volontaire en Amérique, pauvre,
solitaire, errant, sans agir, sans écrire, sans faire retentir son nom en Europe par
aucune voix de la renommée. Sa seule consolation avait été d’y rencontrer çà et là
quelques rares compagnons d’infortune, membres, comme lui, de l’Assemblée constituante,
fuyant l’échafaud, naufragés sur ce nouveau monde, cultivant avec leur famille les
steppes de l’Amérique du Nord. Il faut lire, dans les Mémoires
de M. de
Ségur, la rencontre de M. de Talleyrand dans le marché aux légumes de New-York avec la
belle madame de la Tour du Pin, devenue fermière dans le voisinage, assise sur son âne,
en costume de paysanne, et apportant ses légumes et ses fruits à vendre aux citadins
d’une république.
Nous avons entendu nous-même ce récit, à la fois pastoral et romain, du temps des
proscriptions, de la bouche de cette belle matrone française, devenue, après la
restauration, ambassadrice de France auprès d’une grande cour de famille.
M. de Talleyrand touchait à l’indigence quand, en lisant avec assiduité les journaux de
sa patrie au-delà de l’Atlantique, il comprit que l’heure juste de son retour en Europe
sonnait pour lui. La république représentative et gouvernementale avait succédé à
l’accès de démagogie, de fanatisme, de tyrannie
et d’homicide dont la
multitude avait souillé le nom de république.
On lavait partout le sang des échafauds ; on cherchait, en tâtonnant parmi les débris,
l’ordre à l’intérieur, la réconciliation avec l’étranger. Le Directoire, qui
représentait confusément cette résipiscence après le délire, avait besoin de noms,
autour de lui, qui rappelassent 89 au lieu de 93. Il lui fallait des réparateurs pris
parmi les proscrits ; il fallait, de plus, que ces réparateurs fussent assez compromis
dans la révolution philosophique pour que la réparation n’allât pas dans leurs mains
jusqu’au royalisme.
M. de Talleyrand, reflet de Mirabeau, portait précisément dans son nom cette nuance et
cette garantie. Peu compromis avec la monarchie, il l’était beaucoup avec l’Église ; or
la répudiation qu’il avait faite de son caractère épiscopal le séparait radicalement de
l’ancien régime ; de plus, ses votes antiféodaux à l’Assemblée constituante ne le
séparaient pas moins de l’ancienne noblesse.
Et cependant son grand nom parmi cette noblesse de la France lui laissait ce que
l’aristocratie
a de plus puissant et de plus inaliénable dans l’esprit même
de ceux qui la nient, l’illustration. De tels noms sont les conquêtes dont la démocratie
est le plus fière. On l’avait vu à Athènes, à Sparte, à Rome, à Paris, partout : les
révolutions populaires les plus éclatantes avaient toutes été faites par l’aristocratie
tendant la main au peuple ; partout les Solon, les Gracques, les César, les Russell, les
Sidney, les d’Orléans, les Mirabeau, les la Rochefoucauld, les Clermont-Tonnerre, les
Lauzun, les Talleyrand, les Sieyès, les la Fayette, tribuns du peuple ou tribuns des
armées, avaient été nécessaires à la démocratie pour lui donner l’idée, la parole, le
mouvement, la force, la popularité des révolutions. À ce titre aussi, M. de Talleyrand
pouvait s’offrir au Directoire comme une célébrité utile à l’autorité de la république
épurée.
Ces considérations étaient trop justes pour échapper à ce diplomate inné, décidé à se
rendre
nécessaire à tous les gouvernements acceptables de sa patrie. Il se
hâta de s’embarquer, sans autre ressource que la somme indispensable à payer sa place
sur la planche qui portait en lui toute sa fortune. En arrivant à Paris, il trouva dans
le cœur et dans la bourse de ses amis les premiers vingt-cinq louis, base d’une fortune
princière.
Cette opulence fut plusieurs fois renversée par des prodigalités et par des opérations
hasardeuses ; plusieurs fois elle fut reconstruite par son esprit d’affaires appliqué
avec bonheur a ses intérêts domestiques. Grand joueur, accoutumé à tout perdre ou à tout
gagner avec les événements, il les fit entrer toujours comme enjeu dans sa fortune. De
malversations, jamais : il savait trop combien la probité est un prestige dans l’homme
d’État. De scrupules, pas davantage : il savait trop combien la prodigalité est utile à
coïntéresser beaucoup de cupidités ou d’ambitions à sa grandeur. N’est-ce pas à ses
dettes que César avait dû l’empire ? N’est-ce pas à sa pauvreté que Mirabeau avait dû
ses vices, sa vénalité, sa déchéance dans l’opinion ? Supposez Mirabeau assez riche pour
avoir les dettes
de César, ou assez homme d’affaires pour avoir l’opulence
de M. de Talleyrand, Mirabeau, intact de manèges avec la cour, et investi d’une
clientèle bien solide dans l’opinion, pouvait devenir le dictateur de la France, au lieu
de rester le législateur d’une anarchie.
L’opulence, pour M. de Talleyrand, était donc une politique autant qu’une élégance de
sa vie. La source de cette opulence, peu scrupuleuse alors, mais licite pourtant dans
les usages de l’ancienne diplomatie, cette source fut dans les présents diplomatiques
que les négociations conduites à leur fin et les traités conclus permettaient aux
négociateurs de revendiquer, comme des étrennes de paix, et d’accepter, comme des
reconnaissances honorifiques, des cours étrangères. L’usage blessait peut-être le
désintéressement, mais il n’offensait pas la probité. Les présents faits par l’empereur
d’Autriche au général Bonaparte après le traité et après la paix de Campo-Formio ne
furent jamais imputés à crime au général négociateur et au premier magistrat de la
république.
À son arrivée à Paris, M. de Talleyrand, toujours et justement favori des
femmes célèbres par leur goût pour l’élégance d’esprit, par leur beauté ou par leur
génie, retrouva dans madame de Staël une amie capable d’apprécier son charme et son
talent.
Fille de M. Necker, épouse du ministre de Suède en France, écrivain sublime, orateur de
salon, publiciste passionné, femme du monde, femme politique bercée au branle de la
révolution, émigrée, proscrite opulente, puis rappelée dans cette capitale dont elle
avait fait sa patrie, elle y exerçait un ascendant dominateur sur le Directoire. Sa
seule présence à Paris était une réaction ; elle y symbolisait le retour à
l’aristocratie révolutionnaire, à la liberté intellectuelle, à la paix possible entre la
république et l’Europe. Elle aimait dans M. de Talleyrand tout à la fois l’aristocratie
réhabilitée par
la république, le talent remis à sa place par la liberté,
le charme personnel de la grâce des mœurs et de la politesse d’esprit réinstallé dans la
société par ce débris si jeune encore de l’ancien régime, recueilli et relevé par son
influence.
M. de Talleyrand était pour elle un autre chevalier de Narbonne, mais un Narbonne aussi
solide que l’autre était léger. La grâce était égale. Mais la grâce de M. de Narbonne,
premier favori de madame de Staël, n’avait que de la surface ; celle de M. de Talleyrand
avait de la profondeur. Son goût pour le premier n’était que de l’engouement ; son goût
pour le second était de la politique. Il lui convenait de jeter ses favoris dans les
affaires, afin de gouverner l’Europe par les hommes dont elle gouvernait le cœur et
l’esprit.
Elle persuada aisément aux principaux membres du Directoire, et surtout à Barras, le
Périclès des Aspasies de ce temps, que M. de Talleyrand était le seul homme, capable de
traiter de niveau avec l’aristocratie diplomatique européenne ; que les généraux de la
république suffisaient assez pour la faire
respecter sous les armes, mais
qu’il lui fallait des ancêtres pour la faire considérer dans les salons et dans les
chancelleries. M. de Talleyrand, ainsi annoncé et présenté par elle, n’eut qu’à parler
pour tout fasciner. Son charme souverain était surtout un charme confidentiel ; aussitôt
qu’on lui prêtait l’oreille dans un entretien secret, il enlevait l’estime et l’attrait
de ses interlocuteurs. Plus il s’ouvrait, plus il laissait entrevoir de ressources
d’esprit sous la grâce nonchalante et grave des paroles ; l’intimité en lui était
irrésistible. Le Directoire fut conquis en quelques entretiens ; M. de Talleyrand fut
promu au poste de ministre des relations extérieures. La France se sentit honorée,
l’Europe rassurée. Il prit, avec sa dextérité souveraine et avec sa convenance innée,
l’attitude, les manières, le ton d’un ministre supérieur à son poste, et qui, en
acceptant la direction extérieure de la république, semblait autant la protéger que la
servir.
La guerre de la république avec l’Europe en ce moment était plutôt une
sorte d’habitude et d’impulsion continuée qu’une guerre d’intérêt ou de passion. La
pensée de la république n’avait jamais été la conquête, mais la défense. La pensée de
l’Europe, depuis la campagne des Prussiens en 1792, depuis le supplice de Louis XVI et
la fin de la Terreur, n’avait jamais été de contester à la France le droit de se
constituer en république régulière, mais de limiter à la fois son anarchie, sa
propagande armée et son ambition.
M. Pitt, le ministre de génie que la Providence avait donné à l’Angleterre pour lui
faire traverser les plus grandes crises intérieures et extérieures de son pays, avait
été lent à rompre irrévocablement avec la France révolutionnaire, même après le 10 août.
Ce ministre, plus philosophe et plus libéral qu’on ne le peint généralement
aux préjugés populaires de la France, négociait encore secrètement en Hollande avec
Danton pour atermoyer la rupture à mort entre les deux peuples modernes qui
représentaient la liberté européenne. L’histoire, à cet égard, est à refaire. Si Danton
n’avait pas souillé son génie d’homme d’État dans le crime irrémissible de septembre, il
aurait pu être le successeur de Mirabeau. Presque aussi orateur et plus homme d’action
que son maître, Danton, sans aucune utopie sociale et sans aucun fanatisme républicain,
n’avait au fond que le geste frénétique et la voix tonnante du démagogue enchérisseur de
popularité sur ses rivaux de clubs et de tribunes ; mais il avait autant que Mirabeau ce
qu’on peut appeler le coup d’œil de l’Europe. Il ne croyait nullement que des levées en
masse indisciplinées, et dont le courage n’était que des accès, pussent faire face sur
des champs de bataille de terre ou de mer aux armées et aux flottes d’une coalition
universelle. Il voulait un système diplomatique à la république autant que Mirabeau en
voulait un à la monarchie. Mirabeau lui
avait laissé en mourant, comme à
Sieyès et à Talleyrand, le système de l’alliance anglaise. Il savait qu’une coalition
mortelle à la France n’était pas possible si la Grande-Bretagne retirait sa main aux
coalisés. Il ne rêvait point cette conquête universelle du continent par les armes qui
devait plus tard humilier, ravager, asservir ou soulever le monde européen contre nous,
et déclarer l’incompatibilité de la France victorieuse avec la dignité et la sécurité de
tous les peuples. Mirabeau, Danton, Sieyès, Dumouriez, Talleyrand, pensaient, au
contraire, qu’il fallait, pour faire accepter la révolution et la liberté française à
l’Europe, la montrer inoffensive à tous ceux qui ne l’offenseraient pas dans son
territoire ou dans son indépendance. Ce que ces diplomates (voyez les Confidences de Dumouriez, leur général) aspiraient à fonder, c’était la
neutralité de l’Espagne, la faveur de la Prusse, l’alliance de l’Angleterre. Ces
traditions de 1789 formaient alors le fond de la diplomatie de M. de Talleyrand :
c’était celle du Directoire. En désavouant la Terreur au dedans, il désavouait la guerre
systématique au dehors.
M. de Talleyrand, lié de jeunesse avec les diplomates des grands cabinets
en lutte avec la France anarchiste, était l’interprète le plus propre à faire entendre à
ces cabinets, lassés d’efforts, de défaites, et même de victoires, des insinuations de
paix. Tel fut le caractère du cabinet directorial ; la fureur révolutionnaire en sortit,
la conciliation y rentra. Des négociations patentes ou secrètes se renouèrent partout,
et furent conclues dans quelques cours. Naples, la Toscane, le Piémont, l’Espagne,
rentrèrent dans la neutralité ou dans l’alliance de la France. La Russie, l’Autriche et
l’Angleterre continuèrent seules le duel à mort contre les armées et les escadres de la
république. M. de Talleyrand ne cessa d’incliner le Directoire et les cours à la paix,
jusqu’au moment où une réaction violente contre la modération au dedans et contre la
conciliation au dehors le contraignit en fructidor à quitter un poste où il devenait
suspect aux exaltés du gouvernement.
Le 18 brumaire ne tarda pas à le rappeler à la direction du cabinet
français. Il avait pressenti Bonaparte avec le même tact qui lui avait fait pressentir
Mirabeau et Barras. Avant même que le jeune général d’Italie et d’Égypte eût déclaré son
ambition de dictateur civil et militaire à ses confidents, M. de Talleyrand s’était
insinué résolument dans sa pensée, et lui avait montré en perspective un coup d’État
facile, un abandon certain de la France à toute usurpation de puissance qui lui
promettrait la paix, la réconciliation avec l’Europe, la reconstruction d’un ordre civil
personnifié dans un héros.
Le lendemain de brumaire, Bonaparte, ébloui par la lucidité d’esprit et séduit par
l’admiration de M. de Talleyrand, le rapprocha de lui en l’élevant de nouveau au poste
de ministre des affaires étrangères.
Ce jeune maître de la France ignorait les cours ; ses entretiens de toutes
les heures avec M. de Talleyrand lui apprirent sur les hommes, les choses, les
négociations, les intérêts réciproques des puissances, tout ce qu’un grand diplomate
pouvait enseigner à un grand homme de guerre. Bonaparte voulait très sincèrement, à
cette époque, donner la paix à la France ; car la paix était la grande popularité à
mériter d’un pays épuisé de crimes sur les échafauds, d’or et de sang sur les champs de
bataille. Bonaparte livra donc le monde à pacifier à son ministre, devenu son oracle.
Bonaparte, très aristocrate d’esprit et très antidémagogue de caractère, trouvait dans
M. de Talleyrand un charme de plus, un parfum de hauts lieux, un écho de grands noms ;
qui épuraient, à ses yeux, la république de ces subalternités vulgaires et de ces séides
sanguinaires dont la présence lui répugnait dans ses conseils et dont il rougissait
devant l’Europe. Le nom, le ton, l’élégance de son ministre des affaires étrangères,
donnaient à son campement militaire et consulaire aux Tuileries l’apparence d’une cour.
En s’entretenant
avec un si illustre courtisan, il se croyait d’avance sur
un trône.
Mais, pour que ce trône imaginaire devînt une réalité, il fallait que le sol de
l’Europe fût raffermi sous tous les trônes, et que le sol de la France pût porter le
sien. Liquider les guerres de la république et remettre le gouvernement consulaire en
société diplomatique avec l’Europe entière, c’était donc la nécessité habile du premier
consul, comme c’était l’instinct traditionnel de M. de Talleyrand. L’intérêt du consul
et la pensée du ministre travaillaient dans un parfait accord à cette œuvre préliminaire
de toute reconstitution d’une monarchie. Aussi ces premières années du consulat,
fécondes en négociations, en congrès, en traités de paix, en alliances provisoires au
moins avec toute l’Europe, furent-elles les plus laborieuses et les plus prospères de la
vie du prince de Talleyrand. C’est dans ces
négociations incessantes,
discutées dans le cabinet avec le premier consul, élaborées en conférences, en notes ou
en dépêches avec les cours et les ministres, conclues avec les puissances, exposées
devant les corps délibérants, que M. de Talleyrand fonda la haute autorité de son génie
diplomatique. C’est de ce moment que son autorité politique se consacra aussi en
Europe ; c’est de ces succès multipliés en affaires européennes que le nom de la
diplomatie et le nom du grand diplomate ne furent pour ainsi dire qu’un seul nom.
Il faut contempler, dans l’admirable histoire du Consulat et de
l’Empire, par M. Thiers, l’annaliste le plus scrupuleux et le plus complet des
temps modernes, il faut contempler le tableau vivant avec les portraits historiques de
toutes ces négociations du consulat. C’est le dictionnaire universel en action de la
diplomatie de deux siècles ; ce sont les archives
de la France exhumées et
sortant avec leurs mystères et leurs interprétations vraies de ces cartons, catacombes
révélatrices de nos affaires étrangères. Sous ce rapport, le grand historien français
est à la diplomatie savante ce que Champollion fut aux hiéroglyphes de l’Égypte. En
relisant ce chef-d’œuvre d’exposition historique dont nous avons déjà entretenu nos
lecteurs, nous ne nous reprochons qu’une chose, c’est de ne l’avoir pas assez admiré. Ce
livre sera le Carmen sæculare de notre époque.
Nous ne lui reprochons que d’avoir sacrifié, dans M. de Talleyrand, l’homme d’État au
grand général, M. de Talleyrand à Bonaparte : mais M. Thiers a le culte du sabre plus
que le culte de l’esprit ; il immole tout à la bataille gagnée, même la paix, seule
liquidation des batailles.
On voit, on sent, on respire, on lit le génie restaurateur de M. de Talleyrand dans
toutes
les transactions diplomatiques du Consulat, seule époque où il y eut
une diplomatie dans les conseils de Bonaparte ; plus tard, il n’y eut que des ordres du
jour à son armée, des injonctions au Moniteur, des proclamations
dictatoriales à l’univers, et de temps en temps, dans le Moniteur, des
insultes aux ministres, et des apostrophes outrageuses aux rois et aux reines qui
disputaient leurs trônes ou leurs peuples à l’absolutisme de la victoire et de
l’usurpation.
Mais, tant que l’inspiration du cabinet consulaire vint de M. de Talleyrand, la
diplomatie du Consulat fut aussi grandiose que la victoire, mais en même temps aussi
modérée que la paix. Tout reprit sa dignité, les vaincus comme les vainqueurs. Les notes
et les dépêches de la main de M. de Talleyrand, retouchées seulement par le consul, ont
un accent d’héroïsme tempéré par un accent de philosophie. On sent, en les lisant, que
l’esprit de l’Assemblée constituante est rentré dans les conseils de la république, et
que l’âme de Mirabeau respire encore dans son disciple.
Ce fut pendant ces courtes et belles années
que la France diplomatique,
interprétée au dehors par l’esprit de la civilisation pacifique, recueillit sans
violence de mains ou de paroles tous les résultats légitimes des exploits de la
république, du Directoire, et du vainqueur d’Italie.
Voici ces actes, exprimés en paroles dignes de leur grandeur :
Les honneurs de la sépulture rendus à l’infortuné souverain pontife Pie VI, mort dans
la captivité en France, et resté jusque-là sans sépulture royale ou pontificale à
Valence : « Il est de la dignité de la nation française et conforme à son
caractère de donner des marques de considération à un homme qui occupa un des premiers
rangs sur la terre, des honneurs funèbres et un monument conforme au caractère du
prince enseveli sans décrets. »
Des envoyés dans toutes les cours où ils peuvent être reçus avec dignité sont nommés
pour saisir et renouer les fils rompus des relations internationales : le
général Bournonville à Berlin, M. Alquier en Espagne, M. de Sémonville en Hollande,
M. de Bourgoing en Danemark.
Un présent diplomatique, signe d’attention particulier, est offert au prince de la
Paix, qui tient à Madrid le cœur et la politique de cette branche de la maison de
Bourbon.
Une lettre fière et pressante pour le cabinet de Londres est adressée par le chef du
gouvernement au roi d’Angleterre pour le convier à la paix.
Un appel à l’armistice et aux négociations est adressé de même à l’empereur
d’Allemagne. M. de Talleyrand offre à l’empereur les bases du traité de Campo-Formio, et
des possessions notables en Italie pour indemniser l’empereur de celles que la dernière
guerre lui a enlevées en Allemagne.
Il provoque le cabinet de Berlin à se porter médiateur armé pour contraindre
l’Angleterre et l’Autriche à la pacification.
Il institue la république Cisalpine, barrière vivante contre l’Autriche, sous le
protectorat
obligé de la France. Ce premier germe de fédérations libres en
Italie atteste la sagesse du consul et du ministre ; ils savent par l’histoire que ces
fédérations ne peuvent jamais être offensives, et qu’elles sont de leur nature toujours
défensives. La France, leur voisine, a donc tout à en attendre et rien à en redouter. Il
dénoue avec la main d’un arbitre équitable le nœud si embrouillé de la distribution des
territoires germaniques, après la sécularisation des souverainetés ecclésiastiques de ce
pays morcelé par les évêques devenus électeurs des rois. Il balance les influences
rivales entre l’Autriche et la Prusse. Il met un obstacle invincible à l’unité de
l’Allemagne, qui serait la décadence ou l’état de guerre perpétuel de la France pour son
propre sol.
Les rêves des publicistes d’aujourd’hui ne trouvent pas d’accès dans ces deux têtes
d’hommes d’État, l’une tout expérimentale, l’autre toute militaire. M. de Talleyrand
modère dans le consul le vain orgueil qui le porterait à enclaver l’Helvétie dans ses
frontières. Il croit la liberté un meilleur gardien des frontières de la France que
l’annexion. Il inspire
la médiation de la Suisse à Bonaparte : cet acte,
parallèle à la création de la république Cisalpine, est empreint du génie d’un
Washington européen. Le cabinet français devient le législateur des nationalités, le
tribunal des limites des peuples. Quel temps que celui où la force des révolutions était
dirigée, sous la main de M. de Talleyrand, par l’esprit conservateur des traditions de
l’Europe ! Par quelle injustice de l’histoire n’en a-t-il pas recueilli l’honneur avec
le premier consul ? Cet honneur, au moins, devrait-il être partagé entre l’exécuteur et
l’inspirateur de cette sagesse.
Mais cette sagesse devait baisser dans le cabinet à mesure que l’esprit des camps y
pénétrait avec la brutalité des triomphes. Bonaparte aspirait à l’empire ; la fortune
l’autorisait à tout espérer, l’audace à tout prétendre. L’esprit monarchique de M. de
Talleyrand ne résistait certainement pas au rétablissement
du trône ; au
contraire, tout atteste que le ministre trouvait le consul trop lent ou trop timide à se
saisir du pouvoir dynastique : « La paix n’est solide, disait-il, qu’entre puissances
qui ont les mêmes formes et les mêmes mœurs. L’Europe n’a que des cours : soyez roi ou
empereur. Votre force s’augmentera dans le présent de toute la foi que le pouvoir
héréditaire inspirera au monde dans votre avenir. »
M. de Talleyrand, pilote plus exercé aussi aux pronostics de l’opinion publique en
France, croyait plus que Bonaparte lui-même à la prostration facile des hommes et des
choses ; il savait combien la France politique est complaisante aux événements, et
combien le lendemain d’un coup d’État ressemble peu à la veille. Son juste dédain pour
le caractère civique des peuples était une preuve de sa sagacité.
Bonaparte voulait laisser mûrir la versatilité publique ; M. de Talleyrand la croyait
mûre tous les jours pour qui oserait en arracher le fruit. Les frères de Bonaparte,
particulièrement Lucien, pensaient comme M. de Talleyrand ;
ils avaient
raison. Le trône était prêt, le monarque seul manquait pour y monter.
Mais voilà qui étonne :
À mesure que le premier consul s’approche du trône, l’influence pacifique du grand
diplomate baisse. La politique de la violence succède à celle de la paix. M. de
Talleyrand n’est plus que le ministre officiel d’une diplomatie passionnée et menaçante
qui porte encore son nom, mais qui n’est plus sienne ; il continue à tort de la servir
sans pouvoir la tempérer. Cette diplomatie d’état-major n’a plus besoin de cabinet ; ses
notes sont des boutades aux Tuileries, des victoires sur terre, des défaites sur mer.
L’Angleterre elle-même, déjà lasse de la paix d’Amiens, revient à M. Pitt, et donne
cette fois de sérieux motifs à la rupture de cette paix. La guerre à mort est désormais
la seule diplomatie entre les deux peuples. L’alliance libérale rêvée en 1789 par
Mirabeau, M. de
Talleyrand et les grands patriotes anglais, pour
l’expansion de la philosophie et de la liberté dans le monde, est noyée dans des
ressentiments implacables ; Bonaparte les résume dans son nom. Le camp menaçant de
Boulogne est sa seule négociation à l’extérieur ; il voit partout des complots
britanniques et des assassins soldés contre lui par l’or de l’Angleterre. Pichegru,
George, Moreau, l’un transfuge de la république, l’autre séide de la royauté, le dernier
héros dépaysé dans une intrigue, lui semblent des instruments de crime façonnés par le
cabinet de Londres pour substituer le poignard à la guerre loyale. Il se trompe : un
gouvernement de publicité ne solde pas d’attentats. L’enlèvement du duc d’Enghien et le
meurtre de ce malheureux et innocent jeune homme répondent par un crime réel à ces
crimes supposés de M. Pitt.
Les historiens et les pamphlétaires bonapartistes ont voulu rejeter ce sang sur le
prince de Talleyrand pour en laver la main de leur idole : atroce et lâche calomnie que
la postérité n’acceptera jamais.
Que M. de Talleyrand ait été interrogé par
le premier consul pour savoir
si l’enlèvement d’une poignée de conspirateurs inconnus sur le territoire de Bade, à
quelques pas de la frontière française, entraînerait une guerre générale de la Russie,
de la Prusse, de l’Autriche contre la France, et que le ministre des affaires étrangères
ait répondu au premier consul qu’un si grand incendie ne serait pas allumé par une si
faible étincelle, voilà le vraisemblable, et, selon toute apparence, voilà le vrai.
Mais que M. de Talleyrand ait suggéré l’enlèvement, contre le droit des nations, d’un
prince de la maison de Bourbon, dont il ne connaissait pas même le nom et l’existence à
Ettenheim ; qu’il ait fait plus, qu’il ait conseillé au premier consul le meurtre, sans
phrase et sans sursis, de cette victime de la précipitation et de l’ambition : voilà la
calomnie.
De tels crimes ne se conseillent pas, ils s’improvisent sous l’empire d’une passion ou
d’une peur. Il faut un intérêt brûlant et implacable comme le crime lui-même pour le
concevoir et pour l’exécuter. Où était l’intérêt de M. de Talleyrand au meurtre d’un
prince de la
maison de Bourbon, contre laquelle il n’avait ni ressentiment
ni haine ? Où était la férocité de caractère d’un homme doux, et à qui on a pu reprocher
des vices, des intrigues, mais du sang, jamais ? Où était pour un tel homme, courtisan
et grand seigneur prévoyant par excellence, la nécessité de jeter ce sang de Bourbon
entre l’avenir et lui, et de se rendre à jamais impardonnable par une dynastie dont le
retour possible était plus probable alors que jamais ? Non, M. de Talleyrand a pu être
souvent le conseiller d’une politique, jamais le conseiller d’un meurtre. Les seuls
complices de ce meurtre furent les exécuteurs ; et ce sont précisément ces exécuteurs
qui en ont accusé sa main pour masquer leur main : mais ce sang, qu’on s’efforce
vainement de laver sur leurs noms, s’y attachera comme une éternelle vengeance. Ils sont
trois qui ont prêté leur déplorable complaisance à l’attentat : qu’ils en portent le
poids devant Dieu et devant les hommes ! Ils en ont reçu la récompense de leur vivant :
qu’ils en reçoivent le salaire dans la postérité. Je n’ai pas besoin de les lui nommer :
elle les sait.
Nous venons de voir que le système de M. de Talleyrand était la
pacification de l’Europe, la réconciliation avec l’Autriche, l’armistice éternel avec
l’Angleterre, les ménagements avec la Russie dans une perspective plus ou moins
lointaine. La meilleure preuve que ce ministre ne fut pas l’instigateur du meurtre de
Vincennes, c’est qu’à l’instant même où ce meurtre retentit en Europe, l’Angleterre
déclara toute alliance incompatible avec le gouvernement coupable de tels défis à
l’Europe, au droit des gens et à l’humanité. La Prusse, déjà presque liée avec nous,
retira sa main avec horreur de la nôtre. Lisez, dans les Mémoires de madame de Staël
alors à Berlin, la lugubre matinée où la cour de Prusse se souleva d’abord
d’incrédulité, puis d’indignation contenue contre ce coup de foudre.
La Russie éclata de réprobation ; l’Autriche se tut d’horreur : mais le frémissement
irrité
de tous les cabinets rompit tous les liens déjà formés du système
diplomatique français dans toute l’Europe. La guerre, pour être sourde et immobile, n’en
fut que plus inévitable.
M. de Talleyrand, interrompu dans son travail de reconstitution de l’ordre européen,
n’eut qu’à pallier, à gémir ou à se taire. Ce coup tranchait sa pensée entière, et on
voudrait qu’il l’eût conseillé ! C’eût été le suicide de son œuvre. Six mois après, un
plan de coalition générale contre la France est formé par la Russie, revu et approuvé
par M. Pitt, alors ministre, signé par toutes les cours, à l’exception de l’Espagne.
Qu’on juge du bouleversement des idées de M. de Talleyrand. L’empire était proclamé, et
la guerre sous-entendue avec l’empire.
De ce jour, ce n’est plus la diplomatie qui pense, c’est la passion qui veut. Napoléon,
devenu
empereur et décidé à ne borner son empire qu’aux bornes de son
ambition, c’est-à-dire à la monarchie universelle, ne consulte plus M. de Talleyrand,
dont la sagesse l’importune ; il se contente de l’appeler de temps en temps à lui, pour
rédiger en traités les décisions de la victoire. Le ministre des affaires étrangères
voyage dans le bagage des armées.
C’est ainsi que Napoléon l’appelle après Austerlitz, pour rédiger le traité de
Presbourg, traité qui impose trop d’humiliation à l’Autriche en Italie pour être autre
chose qu’une pierre d’attente de guerre nouvelle.
C’est ainsi qu’après la déroute de la Prusse, à Iéna, il appelle M. de Talleyrand en
Pologne, pour déchirer la carte de la Prusse, en laissant trop de territoire encore pour
l’anéantir, trop peu pour la concilier à ses intérêts. Les traités, pour être sûrs, ne
doivent jamais être implacables. Effacer la Prusse valait mieux que la mutiler.
C’est ainsi qu’il appelle encore M. de Talleyrand en Pologne, pour promettre une patrie
indépendante aux Polonais et pour ne faire de la Pologne qu’un champ de bataille : faute
égale des deux côtés, faute de promettre l’impossible, faute de manquer à
ce qu’on a promis.
M. de Talleyrand lui objecte en vain le danger de ces promesses : « La Pologne est de
la chevalerie peut-être, lui dit-il, mais ce ne peut plus être une puissance ; c’est le
plus triste, mais le plus réel des faits accomplis. Pour la reconstruire, il faudrait
anéantir les trois plus grandes puissances de l’Europe, et, quand vous l’auriez
reconstruite, il faudrait la soutenir tous les jours. Or ce peuple, héroïque dans ses
camps, est la plus inconstante des anarchies dans ses gouvernements. » Napoléon,
convaincu, mais cachant ses desseins, flatte les Polonais pour en être flatté, et les
sacrifie sans scrupule aux conférences de Tilsitt avec l’empereur de Russie.
M. de Talleyrand ne lui sert qu’à donner de la grandeur, de la grâce, de la décoration
à la conférence.
L’empereur de Russie en sort enivré, la Prusse irritée, l’Autriche ombrageuse, M. de
Talleyrand plein de sinistres pressentiments sur la folie de livrer l’Orient aux Russes.
Il
médite d’échapper le plus tôt possible à la responsabilité d’une
diplomatie qui méconnaît les intérêts permanents de la France pour des intérêts
transitoires qu’une bataille crée et qu’une autre bataille détruit. « Ce n’est plus un
ministre qu’il faut à l’empereur, dit-il, ce sont des commis. » À travers la victoire,
il voit la perte de tout système français, en Turquie comme en Allemagne. Il se laisse
nommer à une dignité inamovible, celle de grand électeur, afin de colorer sa sortie du
ministère par une situation neutre dans le gouvernement des affaires européennes.
Napoléon craint d’aliéner une pensée si vaste et si profonde de son gouvernement ; il la
décore en l’éloignant. L’humeur du soldat et du diplomate couvent et s’enveniment sous
les apparences d’une satisfaction mutuelle. M. de Champagny prend le ministère,
c’est-à-dire que Napoléon le retient à lui seul.
Le traité de Tilsitt porte ses fruits dans l’année même. L’Autriche arme ;
la Russie, à laquelle on permet tout, se complète par la Finlande, concession intéressée
et ingrate de Napoléon sur la Suède, alliée fidèle de la France. L’empereur Alexandre
débat avec M. de Caulaincourt, plus favori qu’ambassadeur de Napoléon, le partage de
l’empire ottoman. À ce prix, la Russie livre le Portugal et l’Espagne à sa convoitise de
trônes napoléoniens.
Ici la diplomatie de M. de Talleyrand reprend un moment son rôle, non dans le cabinet,
mais dans le conseil de Napoléon. Les adulateurs du maître du monde ont rejeté sur
ce ministre la réprobation universelle qui s’est attachée à la conception et
à la conduite de l’affaire d’Espagne. Les documents historiques les plus irrécusables
limitent l’intervention de M. de Talleyrand, dans cette iniquité diplomatique, au traité
de Fontainebleau. Le traité de Fontainebleau était précisément le moyen d’allier
indissolublement la France à la monarchie espagnole, sans porter atteinte au trône de la
maison de Bourbon, et sans jeter entre l’Espagne et nous l’éternelle antipathie
dynastique.
Qu’était-ce que le traité de Fontainebleau, dans lequel en effet M. de Talleyrand mit
sa main, non officielle, mais officieuse, de grand diplomate ? Le plan de ce traité
secret entre le premier ministre d’Espagne Godoy et le gouvernement français consistait
à s’emparer du Portugal, devenu vassal de l’Angleterre, au moyen d’une armée
combinée, moitié française, moitié espagnole ; à donner à l’Espagne, pour prix de ce
concours, deux principautés souveraines formées du démembrement du Portugal : l’une pour
Marie-Louise, fille du roi d’Espagne, en indemnité du royaume d’Étrurie (la Toscane),
dont Napoléon voulait doter sa sœur Élisa Bonaparte ; l’autre pour Manuel Godoy
lui-même, premier ministre et favori de la reine d’Espagne ; enfin on réserva Lisbonne
et ses provinces limitrophes à la France, pour y instituer un trône de famille
française.
En retour de ces deux souverainetés, la France recevait en toute possession les
provinces pyrénéennes espagnoles, jusqu’à l’Èbre, soit pour dominer de là et de plus
près la fidélité de l’alliance espagnole, soit pour voler plus vite au secours de
l’Espagne, si cette monarchie venait à être attaquée par l’Angleterre. Un mariage de
Ferdinand, héritier de la couronne d’Espagne, avec une princesse française de la maison
de l’empereur, devait compléter et cimenter cette seconde alliance de famille. Le roi
d’Espagne prendrait, en outre, le titre d’empereur des Amériques.
Voilà le traité de Fontainebleau, voilà la transaction que M. de
Talleyrand avait conçue, d’accord avec Godoy, premier ministre, ministre presque
souverain d’Espagne, et ensuite avec la passion de Napoléon de jeter un de ses frères
sur ce trône, au risque d’aliéner à jamais de la France cette grande nation espagnole,
alliée naturelle de la monarchie ou de la république française.
C’est en vertu de ce traité, conseillé en effet comme une transaction pacifique par
M. de Talleyrand, qu’on a imputé à ce diplomate quoi ? précisément le contraire de cette
pensée, c’est-à-dire l’invasion de l’Espagne, l’expulsion de sa vieille dynastie,
l’usurpation purement vaniteuse d’une dynastie napoléonienne sur le trône de
Charles-Quint et de Louis XIV ; la trahison de Bayonne, où toute une dynastie est prise
au piège prémédité d’une fausse conciliation entre le père et le fils ; enfin une guerre
de conquête dynastique qui coûte à la France un million de ses meilleurs soldats, à
l’Espagne des flots de sang, et à notre alliance un empire.
Nous ne louons pas le grand diplomate d’avoir mis la main, même par
contrainte, dans le traité de Fontainebleau, quoique ce traité, réduit à ces
proportions, fût une immense atténuation de la diplomatie napoléonienne en Espagne.
Cette diplomatie, qui troque des provinces et qui solde les différences avec les
dépouilles d’un tiers sacrifié à la convenance de deux contractants, manque d’honnêteté,
et par conséquent de cette probité en plein jour qui fait la sûreté des contrats, parce
qu’elle fait la conscience des nations.
Mais, si le traité de Fontainebleau manquait d’honnêteté, du moins ne manquait-il pas
d’honneur et de vue. Il ne trahissait personne ; il conservait à l’Espagne sa dynastie
et ses droits de nation ; il épargnait des torrents de sang ; il assurait à Napoléon
l’alliance de la famille de Louis XIV. C’était une paix mal assise, mais enfin c’était
la paix du Midi.
L’opposition de M. de Talleyrand fut si forte et si péremptoire au
détrônement des Bourbons d’Espagne et à la trahison de Bayonne, que ce fut la cause de
la rupture définitive entre l’empereur et le diplomate. Napoléon tira de cette
opposition une puérile vengeance, en ordonnant à M. de Talleyrand de recevoir les
princes espagnols prisonniers dans son château de Valencay, changé en prison royale,
comme pour compromettre par là son ministre dans la mesure qu’il avait le plus
réprouvée, en donnant à ce ministre l’apparence du rôle de geôlier de la dynastie des
Bourbons.
De ce jour le prince de Talleyrand se replia dans une respectueuse humeur contre la
diplomatie inique de Bayonne ; il ménagea même si peu les termes de son opposition que
Napoléon s’emporta jusqu’aux invectives contre lui en plein conseil, lui reprochant
quoi ? de lui avoir conseillé la politique de Louis XIV
en Espagne, comme
si la continuation de la politique de Louis XIV en Espagne avait pu être le détrônement
de la race des Bourbons !
Une telle accusation de Napoléon n’était-elle pas la pleine justification de la
diplomatie de M. de Talleyrand dans cette affaire ? La colère égarait Napoléon dans
cette scène ; il voulait prouver à M. de Talleyrand qu’il avait été son complice à
Bayonne, et il prouvait qu’il avait été son antagoniste dans ce détrônement de Madrid.
M. Thiers, dans cette circonstance, est hors de la vérité, complètement partial contre
M. de Talleyrand, par sa partialité habituelle pour Napoléon.
La répugnance vengeresse de l’Europe entière contre l’événement de Bayonne fit ce que
l’horreur du meurtre du duc d’Enghien avait fait à une autre époque. Les cours et les
peuples frémirent, se turent, tremblèrent pour
eux-mêmes, et se préparèrent
à la ligue solidaire contre l’ennemi commun. Des victoires et des défaites, depuis ce
jour, furent les seuls actes diplomatiques de Napoléon. Essling fut son premier revers
militaire, masqué sous un semblant de victoire ; cette bataille, bien combattue, mais
mal donnée, prouva à l’Europe qu’il pouvait être vaincu. Wagram effaça cette défaite,
mais à condition de se hâter d’en tirer une paix douteuse. L’Espagne dévorait quatre
cent mille de ses soldats et discréditait ses lieutenants par des capitulations et des
retraites. Moscou anéantissait huit cent mille hommes pour conquérir un monceau de
cendres. Dresde et Leipsick le punissaient d’avoir refusé la paix au monde et à
lui-même. Il rentrait presque seul à Paris de ces deux campagnes.
Des ministres inhabiles, ou trop compromis dans sa cause, n’avaient ni les vues
supérieures,
ni l’autorité européenne, ni le caractère indépendant
nécessaires pour imposer à leur maître et à l’Europe. La diplomatie de Maret n’était que
la foi d’un sectaire ; la diplomatie de Caulaincourt n’était que l’horreur de voir
remonter les Bourbons sur le trône de France : l’un défiait toujours au nom de son
maître à demi vaincu ; l’autre concédait tout, pourvu que le trône impérial restât
debout sur les ruines de la France. On ne comprend pas que M. Thiers ait donné à ce
favori de Napoléon la qualification de grand citoyen, de profond négociateur, d’homme
d’État. C’est abuser des plus grands mots de la langue politique ; c’est décréditer
l’estime et la reconnaissance des peuples que de décerner de pareils titres à des
instruments, qui n’ont eu d’autre diplomatie que l’excès de confiance dans la bonne
fortune, et l’excès d’abnégation dans la mauvaise. Le silence est plus juste que l’éloge
quand il s’agit d’hommes qu’on ne peut louer et qu’on ne veut pas accuser. M. Maret, en
diplomatie, ne fut qu’un secrétaire de cabinet ; M. de Caulaincourt ne fut qu’un
parlementaire entre deux camps.
Napoléon les employait, mais ne les
consultait pas. Quand Napoléon voulait penser, et non brutaliser l’Europe, il appelait
encore de temps en temps Talleyrand, le seul homme qui portât dans sa tête une
tradition, un système, un avenir.
Napoléon voulut fonder un système à l’époque de son divorce avec Joséphine. Il eut à se
prononcer alors entre un mariage russe et un mariage autrichien. M. de Talleyrand,
presque seul parmi les conseillers appelés à délibérer devant Napoléon sur ce choix
entre deux alliances de famille, n’hésita pas à se prononcer pour le mariage
autrichien ; il le fit en termes d’oracle qui n’explique pas ses arrêts, mais qui les
promulgue. C’était, en effet, l’oracle de la destinée pour la dynastie de Napoléon et
pour celle de la France, si Napoléon n’eût pas rêvé au lieu de réfléchir, et si
l’expédition d’Alexandre le Grand chez les Scythes
ne l’eût pas emporté à
une campagne d’imagination à Moscou qui déconcertait jusqu’à son étoile. Nous dirons
tout à l’heure par quels motifs admirablement analysés M. de Talleyrand, en se déclarant
pour le mariage autrichien, faisait acte de justesse de vues, de génie pratique et de
philosophie de la paix dans un même avis.
Cet avis porta des fruits de paix deux ans après ; il aurait fondé un équilibre
européen dont la France et l’Autriche auraient tenu les poids dans leurs mains réunies,
si Napoléon avait pu être jamais lui-même un homme d’équilibre. Où penchait sa volonté
il fallait que penchât le monde : le monde ou lui ne pouvaient manquer d’être bientôt
brisés.
M. de Talleyrand, après ce dernier conseil vraiment diplomatique donné
loyalement à Napoléon, disparut de la scène d’action.
On ne peut lui demander compte du délire d’un grand homme, ni des négociations
désespérées et contradictoires. Le monde diplomatique, depuis son absence, était livré
au favoritisme et à l’incapacité :
Quos vult perdere
dementat !
Les armées de Napoléon étaient détruites ; la France n’en
avait plus dans sa population tarie de sang ; le Rhin était franchi par la coalition du
Nord ; les Pyrénées, par les Anglais et les Espagnols ; 1814 se levait comme le jour du
jugement sur l’univers politique. Napoléon errait, coupé de sa capitale, avec trente ou
quarante mille généreux soldats, débris de tant de millions d’hommes, objet de pitié,
d’admiration, mais non de ralliement.
La France ne se levait pas à sa voix :
elle le regardait comme on regarde
un gladiateur bien lutter et bien mourir ; mais elle avait séparé sa fortune de la
sienne. Le ressort même du patriotisme s’était affaissé sous sa main ; pourquoi ? C’est
que derrière tant de sacrifices on ne voyait plus de système ; toute diplomatie était
morte pour la France avec les armées si mal employées de Napoléon. La France, en
promenant ses regards sur ses hommes politiques, n’en voyait plus qu’un qui pût
s’interposer entre elle et les cours étrangères, et cet homme était dans la disgrâce et
dans l’isolement ; mais, quand un homme de génie redevient nécessaire à un peuple,
quelque disgracié et quelque isolé que cet homme soit dans son obscurité, la pensée
publique le replace vite en évidence, et le regard involontaire de toute une nation, en
se portant sur lui, l’illumine comme un phare sur l’écueil où la patrie va sombrer. Tel
fut, au moment suprême, le sort de M. de Talleyrand.
Ce n’était plus un guerrier qu’il fallait à la France, puisqu’elle n’avait
plus d’armes à lui fournir : c’était un politique.
M. de Talleyrand se montra, et tout convergea vers lui : son intervention fut le salut
de son pays. On l’a nié, comme l’esprit de parti nie tout, même le patriotisme. La
moindre équité et le moindre bon sens lui rendront la justice qui lui est due par
l’histoire. Sa diplomatie couvrit la patrie, qu’une épée napoléonienne ne pouvait plus
couvrir, puisque cette épée, brisée à Moscou, à Dresde, à Leipsick, sur le Rhin, n’était
plus qu’un glorieux tronçon qui avait laissé violer jusqu’à sa capitale. Que pouvait
faire M. de Talleyrand contre le monde et contre le sort ?
Il n’avait point trahi Napoléon, quoiqu’il désespérât de lui depuis la guerre
d’Espagne, depuis la campagne de Russie, depuis le refus de la médiation de l’Autriche
dans la campagne
obstinée de Leipsick ; la preuve qu’il ne le trahissait
pas, c’est qu’il avait fortement insisté, dans le dernier conseil du gouvernement où il
fut appelé par les frères de Napoléon, pour que l’impératrice Marie-Louise et le roi de
Rome ne sortissent pas de Paris, malgré les avis contraires. Cette fille de l’Autriche,
sur le trône de France, défiant son père de la détrôner, et s’offrant comme un gage de
paix entre Napoléon et l’Europe, lui paraissait un dernier expédient de négociation
qu’il fallait garder pour le jour suprême. Les frères de Napoléon et Napoléon lui-même
ayant voulu enlever Marie-Louise à la capitale et en disposer seuls comme d’un gage
personnel de transaction, M. de Talleyrand, dépourvu de tout prétexte de négociation
avec l’Europe, n’eut plus qu’à se prononcer entre un homme et la patrie.
Que pouvait-il proposer à l’Europe vengeresse de tant d’injures,
d’invasions, d’usurpations, de défaites, d’oppression, d’humiliations, et aujourd’hui
triomphante dans les murs de Paris ?
L’évacuation sans condition du territoire français ? Mais où était le million de
soldats français pour faire accepter à la pointe des baïonnettes une telle évacuation à
l’Europe ?
Une régence de l’épouse de Napoléon ?
Mais l’impératrice n’était déjà plus en sa puissance : elle ne s’était pas jetée à
propos entre les armées de son père et le détrônement de son fils ; elle était, à demi
captive, entraînée aux extrémités de la France par les frères de Napoléon, sans armée,
sans gouvernement, sans liberté et déjà sans couronne. Le moment était passé ; ce
n’était plus le cœur de l’empereur d’Autriche qui allait prononcer : c’était sa raison,
c’était son cabinet, c’était son armée. Or
la raison, le cabinet, l’armée
de l’Autriche, pouvaient-ils oublier leur capitale deux fois envahie, et rétablir, sous
le nom d’une jeune princesse de vingt ans, une régence napoléonienne, qui n’eût été
qu’un second règne masqué de Napoléon ? L’Autriche l’eût-elle proposé, l’Angleterre, la
Russie, la Prusse, l’Espagne, l’univers, pouvaient-ils y consentir ?
M. de Talleyrand pouvait-il proposer à cette Europe monarchique la résurrection d’une
république nationale en France comme gage de paix et de sécurité ?
Mais, outre que M. de Talleyrand, quoique ayant servi la république par nécessité et
par diplomatie alors, n’était pas républicain, quel gage à offrir à l’Europe monarchique
armée, victorieuse, campée sur la place de la Révolution, autour des traces de
l’échafaud de Louis XVI et de toute une famille royale,
qu’une république
le pied sur la tête d’un roi décapité ?
Il n’y avait donc aucune option pour un homme d’État aussi clairvoyant que M. de
Talleyrand alors : ou la ruine de sa patrie, ou la dynastie des Bourbons rapportant à la
fois, d’un long exil, la conciliation avec l’Europe, l’amnistie de tous les actes et de
toutes les opinions de la révolution, et la liberté constitutionnelle garantie à la
France par la monarchie représentative.
C’est ce que M. de Talleyrand, redevenu en une heure l’oracle de la France et de
l’Europe, définit admirablement dans le conseil des rois : « La république est une
impossibilité ; la régence, c’est Napoléon continué, avec le ressentiment de sa
déchéance et l’inimitié de l’Europe ; Bernadotte (candidat alors de la Russie), c’est
une intrigue : la légitimité seule est un principe. »
Cette note verbale était l’expression exacte et forte de la France, de l’Europe et du
temps ; elle portait en peu de mots un sens souverain et irréfutable. C’était l’axiome
de la diplomatie ; il forçait la conviction des puissances : une
acclamation l’adopta. M. de Talleyrand, maître par ce seul mot des convictions au
dedans et au dehors, n’eut qu’à ménager, par son habileté, la transition de la
révolution à la légitimité, de l’invasion à la paix, du despotisme à la liberté
représentative. Les Bourbons furent rappelés : la France fut sauvée.
Premier ministre et ambassadeur à la fois au congrès de Vienne, M. de Talleyrand
domina, quoique vaincu, les vainqueurs ; les Bourbons rentrèrent de plain-pied, et avec
la France ancienne tout entière, dans la société des rois et des peuples. M. de
Talleyrand fut véritablement arbitre de l’univers au congrès des rois ; il ne dut cette
autorité personnelle qu’à son génie de diplomate, et non à son titre de
plénipotentiaire. Ce fut sa personne qui négocia ; il portait dans sa tête ses
instructions : un signe de ses sourcils faisait taire les ennemis de la France.
Le second retour de Bonaparte, évadé de l’île d’Elbe, interrompit le
congrès où M. de Talleyrand reconstituait l’Europe.
Le rôle du grand diplomate alors, nous le reconnaissons, fut délicat aux yeux de ceux
qui reconnaissent uniquement la France dans le sol. Rallier les souverains contre
Napoléon, c’était rallier les armées de l’Europe contre les armées de la France :
c’était une œuvre de Thémistocle. En la considérant sous un aspect purement militaire,
peut-être M. de Talleyrand, plus scrupuleux, aurait-il dû alors se récuser, comme
Français, de toute intervention au congrès comme diplomate des Bourbons, et se retirer
dans la triste neutralité du citoyen qui gémit sur l’erreur de son pays, mais qui n’arme
pas contre sa patrie l’étranger.
Nous pensons ainsi. Mais nous reconnaissons cependant que M. de Talleyrand pouvait se
dire que Napoléon n’était plus le souverain
légal de la France ; qu’il
avait violé, en rentrant à main armée en France, sa propre abdication ; que son seul
titre désormais était son invasion ; que la France n’était plus qu’un pays conquis par
sa propre armée sous la conduite d’un envahisseur héroïque, et que la vaincre, c’était
la délivrer.
Il pensa ainsi ; il agit, non en citoyen, mais en ministre des Bourbons ; il parvint, à
force de volonté, de résolution, d’habileté, de promptitude, à renouer une coalition
déjà dissoute et à faire marcher d’un seul pas l’Europe entière au secours des Bourbons.
Ce fut un miracle de diplomatie, mais ce miracle était une coalition contre la France.
Que d’autres l’exaltent comme diplomate et comme homme d’État ; nous le plaignons : une
telle intrépidité, nous ne nous en sentirions pas capable.
Après le second retour des Bourbons, l’œuvre de la diplomatie était accomplie ; l’œuvre
de l’homme d’État, dans un pays libre et déchiré par les partis en lutte,
commençait. C’était l’œuvre des orateurs et des tribuns, des hommes de caractère et de
paroles. Soulever et calmer les tempêtes de tribune, de presse, de place publique, ou
les apaiser du geste et de la voix, était un rôle qui n’allait pas au souverain
diplomate. La nature ne l’avait pas taillé dans les grandes proportions que l’on donne
aux Chatham, aux Pitt, aux Mirabeau, aux Danton, aux Vergniaud, ces foudres d’éloquence.
Sa force était de tout comprendre, mais non de tout dominer, même le peuple ; c’était
une intelligence suprême, mais une intelligence à demi-voix ; il ne parlait qu’à
l’oreille, comme la persuasion ; il n’écrivait même bien qu’avec réflexion, lenteur et
clarté, mais sans chaleur. C’était un résumeur infaillible et divinatoire ; les
résumeurs sont admirables dans les salons, jamais dans les foules ; les improvisateurs
seuls sont les maîtres du moment ; la sagacité froide n’improvise pas, elle juge. Tel
était ce caractère, toujours recueilli dans son silence, et qui ne laissait échapper son
grand sens que dans des mots qui donnaient
à réfléchir, parce qu’ils
étaient eux-mêmes profondément réfléchis. L’axiome spirituel et imprévu était la forme
de son esprit ; c’est la forme de la vérité, quand elle veut se faire remarquer par la
surprise et se faire accepter par la grâce.
Les quinze ans de la Restauration laissèrent, non sans importance et sans dignité,
M. de Talleyrand dans une sorte de négligence. Il n’y fut pas frondeur, mais
indépendant ; il y fréquentait de jeunes talents, tels que MM. Thiers, Mignet,
Villemain, auxquels il donnait le goût des grandes vues et le ton des grandes
élégances :
magister elegantiarum
, portant son
aristocratie naturelle dans ces jeunes aristocraties de nature. M. Thiers, à en juger
par ce qu’il en dit dans son Histoire de l’Empire, ne nous paraît pas
avoir compris la supériorité de ce modèle, pas plus que la supériorité de M. Pitt ; il
parle avec légèreté de ces deux hommes d’État,
seuls peut-être au niveau de
leur siècle et au niveau l’un de l’autre. C’est une faute de goût autant que de point de
vue : il faut savoir admirer.
M. de Talleyrand voyait souvent le duc d’Orléans, sans être néanmoins de sa faction. Ce
prince, d’une habileté très inférieure à celle du ministre, était l’héritier présomptif
des fautes ou des malheurs de la Restauration : héritier très légitime, s’il avait su
attendre et recevoir de l’avenir ce que la nature des choses lui promettait ; héritier
très équivoque, si sa dynastie prématurée expulsait du trône deux générations de sa
famille et un enfant innocent de ses calamités.
Le duc d’Orléans, parvenu au trône, eut le mérite de résister à la folle impulsion du
prétendu libéralisme soldatesque qui poussait la révolution de Juillet à la guerre. Tout
ce qui bouillonne tend à s’ ; le
patriotisme antibourbonien de
1830 n’avait d’autre politique que le ressentiment des deux invasions ; il oubliait que
l’Europe, elle aussi, avait dix invasions de la France à venger.
Les Français ont-ils donc seuls le privilège de l’orgueil national ? « Qu’en
pense le prince de Talleyrand ? »
demanda le nouveau roi à ses confidents
avant de prendre un parti sur les affaires étrangères.
M. de Talleyrand, fidèle au principe de toute sa vie, démontra au roi, dans une longue
conférence, la nécessité de la paix pour asseoir son gouvernement sur les sympathies de
l’Europe. Malgré l’impopularité acharnée dont le parti de la guerre révolutionnaire,
dans les journaux et dans la chambre, poursuivait le ministre de 1815, inventeur de la
légitimité et de la paix pour sauver la nationalité, le duc d’Orléans, devenu roi, eut
le courage d’avouer M. de Talleyrand pour son conseil intime devant la tribune
belligérante et devant la presse injurieuse. M. de Talleyrand lui-même, qui ne manquait
point de l’héroïsme du diplomate dans le cabinet, eut le courage de braver l’opposition,
la tribune,
la presse, et d’accepter l’ambassade d’Angleterre, au risque de
toutes les invectives et de toutes les menaces dont les patriotes de caserne écrasaient
son nom.
Sans doute, il devait lui en coûter de paraître apostasier son principe, la légitimité,
pour aller représenter le principe de l’illégitimité dynastique à Londres ; mais peu lui
importait cette inconséquence apparente, pourvu qu’il sauvât son principe supérieur, la
paix.
À l’âge de quatre-vingts ans, rassasié de fortune, de dignité, de renommée, ce n’était
certes pas une ambition vulgaire qui pouvait le porter à sortir de son repos pour
exposer sa personne et son nom aux outrages des partis bonapartistes, des partis
royalistes, des partis républicains et des partis perturbateurs du monde, en défendant
contre eux tous la paix, contre laquelle tous alors semblaient conspirer. Il y a des
moments où ce qui paraît une ambition insatiable est un dévouement pénible à l’idée
qu’on croit nécessaire au salut de son pays. Selon nous, M. de Talleyrand eut un de ces
dévouements très
méritoires en acceptant l’ambassade publique de Londres et
la direction secrète de toute la diplomatie européenne du gouvernement de
Louis-Philippe.
La paix ou la guerre ne tenait, en ce moment, qu’à un fil. Entre des mains moins
délicates et moins expérimentées, ce fil pouvait se rompre, on peut même dire qu’il
était déjà rompu par la révolution de Belgique, contrecoup de la révolution de Paris. Or
la question qui venait de se poser devant les cabinets de France et d’Europe était
celle-ci :
En 1815, on avait reconstitué l’Europe à peu près telle qu’elle était géographiquement
constituée avant 1790. Cependant l’Angleterre, la Russie, la Prusse, l’Autriche, étaient
tombées d’accord qu’il fallait unir la Hollande et la Belgique en une seule monarchie
sous la royauté du prince d’Orange. Cette annexion de la Belgique catholique à une
royauté étrangère
et protestante blessait l’orgueil et la conscience des
Belges. Le lendemain de la révolution de Juillet, les Belges, soulevés par le
contrecoup, avaient rompu l’unité avec la Hollande et chassé le roi. Or le royaume-uni
hollando-belge, on ne le cachait pas, était un rempart élevé par l’Angleterre et la
Prusse contre des invasions éventuelles de la France, champ de bataille fortifié, que
les Anglais avaient le droit de surveiller et d’occuper en cas de guerre.
La révolution de Belgique démantelait donc l’Angleterre et les puissances du Nord de
leurs principales fortifications contre les ambitions de la France. L’Angleterre et
l’Europe se refusaient naturellement à reconnaître ce déchirement de la Belgique et de
la Hollande en deux parts ; on menaçait de les contraindre par la force à l’unité, qui
leur répugnait comme la mort. La Hollande invoquait à son secours l’Angleterre et les
Prussiens du Nord pour l’aider à contraindre les Belges à l’annexion. La Belgique
invoquait la France, et lui offrait même sa couronne pour la coïntéresser à son
indépendance.
Les Belges, longtemps Français, révolutionnaires de tradition, catholiques
de religion, libéraux de circonstance, avaient d’immenses sympathies dans tous les
partis de l’opposition en France. Refuser de les secourir, c’était une lâcheté, selon
l’opposition ; les adopter, c’était la guerre universelle. Négocier à Londres, dans un
congrès européen, entre le refus et l’acceptation, c’était un chef-d’œuvre de
difficultés à vaincre.
Ce chef-d’œuvre donc, M. de Talleyrand était chargé de l’accomplir ; il serait trop
long de raconter comment il l’accomplit en deux ans de sagesse, d’habileté, de poids et
de contrepoids maniés avec la dextérité d’un instrumentiste dont l’Europe aurait été le
clavier. Grâce à son zèle véritable, et on pourrait dire instinctif, pour la paix du
monde, il sortit vainqueur, triomphant, honoré, de sa longue lutte de vieillard contre
l’esprit de désordre, de violence, de discorde européenne ; et, après la signature du
dernier protocole des conférences de Londres, il put dire : « J’ai vaincu le monde, et
je l’ai vaincu par la raison. J’ai été le Napoléon de la paix ; il n’y a pas une
existence en Europe qui ne me doive une indulgence ou une bénédiction : j’ai
été l’instrument de la Providence pour épargner le sang d’une génération ! »
Le hasard m’avait conduit à Londres dans ce temps-là. Je puis attester que le vétéran
de la diplomatie avait la conscience de l’œuvre honnête qu’il accomplissait, et
j’ajoute, la joie intime de la conscience satisfaite.
Jamais je n’oublierai certaines matinées sombres du mois de novembre, où les
brouillards froids et épais de Londres empêchaient de distinguer le jour de la nuit, et
forçaient le diplomate matinal à écrire ses dépêches à la lampe, sur un petit guéridon
au pied de son lit. Le prince de Talleyrand ne donnait que peu d’heures au sommeil ; il
passait une moitié de sa nuit dans les salons aristocratiques de Londres ; il y semait
ou il y recueillait négligemment ces mots qui deviennent le lendemain des
indices ou des actes. C’était le moment où les conférences de Londres tenaient en
suspens tous les jours la guerre ou la paix ; tous les jours aussi il écrivait un compte
rendu de la séance à M. Casimir Périer, qui contenait à Paris la turbulence du parti de
la guerre, que le prince de Talleyrand contenait à Londres, « Connaissez-vous M. Casimir
Périer ? me dit un jour M. de Talleyrand. — Non, mon prince, répondis-je ; vous savez
que je ne veux pas servir deux maîtres, et que je ne vais point à la cour du nouveau roi
tout en faisant des vœux pour que son gouvernement résiste à cet entraînement posthume
qui porte le parti napoléonien aux champs de bataille. — Eh bien, reprit-il, priez la
Providence de conserver M. Casimir Périer à la France. M. Casimir Périer, en ce moment,
poursuivit-il, c’est l’homme nécessaire entre tous les hommes, c’est l’axe du monde ; je
ne suis ici que son porte-voix ; son esprit et le mien soufflent sur les mêmes tempêtes
pour les apaiser, lui sur la France, moi sur l’Europe. Que la Providence nous assiste ;
en tout temps, voyez-vous, les choses se personnifient
dans un homme ; et
cet homme n’est plus un homme : il devient une puissance divine de destruction ou de
conservation pour tout un monde. Qu’était-ce que M. Casimir Périer il y a six mois ? Eh
bien, c’est aujourd’hui le destin de l’Europe. Que le courrier de la France nous apporte
aujourd’hui la nouvelle du renvoi ou de la mort de M. Casimir Périer, et, moi-même, je
ne suis plus rien ici ; car c’est sa force pacifique au conseil du roi de France qui me
donne ma force ici pour rassurer, intimider ou contenir les passions de l’Europe. » Et,
en reprenant sa plume pour continuer, de sa fine écriture, sa dépêche à M. Casimir
Périer, il laissait voir sur son visage, pâle, ridé, et cependant toujours gracieux, de
vieux diplomate, une auréole de satisfaction honnête et puissante, qui semblait dire :
Cette diplomatie, tant calomniée par l’ignorance du vulgaire, a aussi sa foi ; car elle
a aussi sa vertu.
J’avoue que le spectacle de ce diplomate, de si équivoque renommée dans sa
vie privée, usant ses dernières forces, sans intérêt d’ambition et sans autre
rétribution que les injures des journalistes et des tribunes en France, à retenir le
monde sur la pente des catastrophes, m’inspira pour ce vieillard un respect qu’il
n’avait pas mérité toujours, mais qu’il méritait au soir de sa vie.
Peu de temps après, il se retira pour toujours des affaires actives, se bornant, dans
son magnifique loisir, à rechercher le commerce des hautes intelligences de tous les
temps, à mépriser, avec une légitime insolence, la foule incapable de le comprendre, et
à donner gratuitement des conseils aux rois, quand ils lui en demandaient.
Il fut diplomate jusque dans son dernier soupir. Soit ressouvenir de son premier état,
soit regret du scandale qu’il avait donné aux
hommes religieux en sortant
du sanctuaire, quoique affranchi de ses liens sacerdotaux par le souverain pontife, soit
désir de laisser une mémoire en paix avec tout le monde, il négociait secrètement,
depuis quelques années, une réconciliation consciencieuse ou politique avec l’Église,
par l’intermédiaire de l’archevêque de Paris : il voulait une sépulture chrétienne en
terre chrétienne. Elle était au prix d’une réhabilitation et d’une profession de foi
qu’il avait rédigée de sa main prudente jusque dans le protocole de la mort ; mais ce
protocole, il avait résolu de ne le livrer à l’autorité ecclésiastique que posthume. Les
pieux ministres du repentir et de la réconciliation suprême attendaient, dans un
appartement de son palais, l’heure d’être appelés au chevet du mourant ; lui-même, il
épiait pour ainsi dire son dernier soupir, ne voulant ni avancer ni reculer d’une minute
la signature de son traité de conscience avec ce monde et avec l’éternité ; ultimatum
des vivants et des morts, sur lequel il ne voulait pas avoir à revenir.
Le roi Louis-Philippe sortit à pied de son palais, et vint recueillir en ce moment son
avant-dernier mot. Le roi, encore valide, et le vieux diplomate expirant,
s’enfermèrent sous le rideau du lit pour que personne n’entendît leur entretien. Quelle
alliance conseilla M. de Talleyrand ? quelle politique adopta le roi ? quel legs
diplomatique pour la France fut légué par le grand esprit ? quel legs fut accepté par le
roi dans ce testament ? Nul ne le sait, nul ne le saura tant que les papiers de ce roi,
qui écrivait tant, ne seront pas révélés à l’histoire.
Immédiatement après le départ du roi : « Il est temps, dit le mourant
à sa nièce, faites entrer le ministre du ciel. » Et il lui remit la rétractation de sa
vie épiscopale.
Grâce à cet acte, il fut enseveli dans toutes les dignités du sépulcre.
Six jours avant, j’avais dîné chez lui, pour la seconde fois, presque en
famille, dernier convive de ceux qu’il aimait à réunir toutes les semaines à sa table.
J’assistai, par respect pour la haute intelligence humaine, à sa sépulture. Son hôtel,
ou plutôt son palais, était plein, depuis l’atrium jusqu’au salon, d’une foule immense
et somptueuse, dans tous les costumes, sous toutes les décorations de toutes les époques
où il avait joué les grands rôles de la vie sociale, et rendu des services publics ou
des services personnels à cette multitude de clients. C’étaient les ministres de la
religion, avec lesquels sa dernière signature l’avait réconcilié quelques jours
auparavant, et qui venaient constater tardivement sa résipiscence ; les ambassadeurs de
toutes les cours, avec lesquelles il avait négocié depuis Louis XVI, le Directoire, la
République, l’Empire, les deux Restaurations, la monarchie légitime et illégitime, qui
lui devaient les mêmes honneurs ; les anciens
sénateurs, les nouveaux pairs
de France, les membres de l’Institut, fiers d’avoir compté dans leurs rangs l’art de
négocier comme le premier des arts de la paix ; les employés du ministère des affaires
étrangères sous tous les régimes, qui tous avaient eu à se louer de sa bonté et à
profiter de ses leçons ; enfin quelques vieux survivants de son cabinet intime, rouages
inconnus de la grande machine européenne, rédacteurs consommés de ses hautes pensées,
qui l’avaient d’autant plus admiré qu’ils avaient, pour ainsi dire, plus vécu à son
ombre ou dans sa sphère. Ceux-là étaient sortis, en simple habit noir, de leur retraite,
non pour être remarqués, mais pour se rendre à eux-mêmes le témoignage de la fidélité de
leur mémoire et de leur reconnaissance au-delà du tombeau.
Les marches du grand escalier étaient bordées d’une domesticité depuis longtemps
rentrée dans la retraite, mais dont les larmes attestaient l’attachement qu’ils
portaient au plus indulgent et au plus libéral des maîtres. Cette foule rappelait les
jours de 1814, où, dans un congrès intime entre l’empereur de Russie, le
roi de Prusse, les ministres de toute l’Europe et le souverain diplomate, ce même
palais d’un particulier avait vu disposer du sort de l’Europe, et la paix sortir de la
guerre dans cette même capitale dont la guerre était tant de fois sortie pour le malheur
de tous et pour la gloire d’un seul ! Princes de l’Église, débris vivants de l’Assemblée
constituante, amis encore vivants de Mirabeau, survivants des échafauds de la
Convention, émigrés compagnons de sa proscription d’Amérique, membres dépaysés
aujourd’hui du Directoire, dignitaires, maréchaux, généraux, ministres de l’Empire,
royalistes de 1814, auxquels un mot de ce mort avait rendu le trône et la cour de deux
rois ; courtisans de l’illégitimité d’Orléans, dont il avait ratifié l’avènement à la
couronne pour franchir un abîme par un expédient ; plénipotentiaires de toutes les
puissances, qui venaient honorer, dans ce plénipotentiaire de la nation et de la paix,
cette diplomatie reine des rois, souveraineté de la raison, providence invisible des
peuples qui régit le monde en le pondérant : tout cela, disons-nous, donnait à cette
sépulture l’aspect d’un congrès plus que d’un
cortège funèbre ; congrès
posthume auquel il ne manquait que l’âme de tous les congrès de ce siècle. Mais que
disons-nous ? le grand diplomate, quoique muet et inanimé, n’y manquait pas. Sa mémoire
négociait encore, du fond de ce cercueil, avec tous les partis, compensant les offenses
par des services, les injures par des éloges, les vengeances par des honneurs, et
reconnaissant tous, au moins, ainsi par leur présence, que quelque chose de grand venait
de s’évanouir des conseils de l’Europe, et que la sagesse de ce monde venait de baisser
d’un grand poids !
Quant à moi, sans honorer, dans le prince de Talleyrand, des personnalités peu
honorables et des versatilités de services qui diminuent immensément la dignité de la
vie et le prix même de ces services, je n’ai pu m’empêcher de professer toujours la plus
haute estime pour le diplomate de la vraie révolution de 89, le diplomate de la paix, le
pondérateur de l’équilibre, le conservateur économe de la vie des peuples au milieu de
ces prodigues du sang d’autrui, qu’on appelle les gagneurs de batailles ; et, toutes les
fois qu’il y a eu, depuis
les obsèques de ce grand négociateur, une de ces
crises européennes que les ambitions dénouent avec des alliances ou tranchent avec
l’épée, je n’ai pu m’empêcher de me demander curieusement à moi-même : Qu’aurait conseillé à son pays, dans cette circonstance, M. de Talleyrand ?
Ce sont ces conseils présumés de M. de Talleyrand dans les circonstances où s’est
trouvée et où se trouve aujourd’hui la France, qui vont faire le sujet de ce second
entretien sur la littérature diplomatique.
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