LXXVIIe entretien.
Phidias, par Louis de
Ronchaud (2e partie)
Qu’ai-je dit, en effet, en commençant ce cours littéraire d’une nouvelle
espèce ?
J’ai dit que tous les arts étaient littéraires, parce que l’objet de tous les arts
était d’exprimer des pensées ou de communiquer des sensations.
J’ai prouvé ce caractère littéraire de la musique dans mes Entretiens sur
Mozart, et ce caractère littéraire de la peinture dans mes
Entretiens sur Léopold Robert. Nous allons aujourd’hui vous entretenir
de la sculpture, littérature éternelle, qui, au lieu d’écrire des sons pour la voix
humaine, ou au lieu d’écrire des couleurs sur une toile pour l’œil, ou au lieu d’écrire
des lettres sur un papier fragile pour la pensée, écrit en lettres de bronze ou de
marbre des formes pour le toucher.
La sculpture, en effet, est la littérature palpable, la littérature du toucher.
Cette littérature palpable n’en produit pas moins des impressions, des sensations et
des pensées ; elle est la plus naturelle, la plus simple et la plus réelle des
reproductions de la nature par la main de l’homme, et par cela même il est vraisemblable
qu’elle a été le premier des arts inventés par l’espèce humaine. Regarder une figure qui
charme, prendre dans sa main une poignée d’argile humide, pétrir cette argile sous ses
doigts et chercher à lui donner les formes de la figure que l’on admire, quoi de plus
naturel d’instinct ? quoi de
plus simple de procédé ? C’est un jeu
d’enfant ; et, si un philosophe recueilli a inventé l’écriture, si un oiseau inspiré a
inventé la musique, si un opticien coloriste a inventé la peinture, nous pensons que la
sculpture a été inventée par un enfant.
Plus tard, l’enfant ou l’homme, voulant donner plus de solidité et d’immortalité à
l’image façonnée en argile par ses doigts, a pris un bloc de marbre ou a coulé un
torrent de bronze liquide pour perpétuer sa pensée palpable, et l’ébauche est devenue un
art divin, le plus monumental de tous les arts après l’architecture. Les Phidias, les
Michel-Ange, les Canova, sont nés : ces grands littérateurs, ces grands historiens, ces
grands philosophes, ces grands poètes du marbre ou du bronze, ont écrit la religion, la
fable, l’histoire, la
gloire des peuples, en statues qui bravent le
temps.
Ces trois noms : Phidias, Michel-Ange, Canova, n’expriment pas, à Dieu ne plaise, tout
l’art dont ils sont les artistes souverains à trois époques de l’humanité ; mais ils
résument, en trois éclatantes individualités, la sculpture dans l’antiquité, la
sculpture dans la renaissance, la sculpture moderne dans notre temps.
J’ai eu le bonheur de les connaître presque intimement par leurs œuvres, à Athènes, à
Rome, à Florence : Phidias au Parthénon, Michel-Ange au tombeau des
Médicis à San-Lorenzo, Canova à Saint-Pierre de Rome et dans son atelier. J’y passais
des journées entières à le voir travailler et à respirer la poussière de son génie à
chaque coup de ciseau. À ces trois titres, j’ose donc parler ici de ces trois grands
hommes ; à un autre titre encore, j’aime à parler de statues.
La sculpture est à mes yeux le premier des arts de la main : pourquoi ? parce que c’est
le plus vrai. Il y a trop d’illusion dans la peinture, trop d’optique, trop de chimie,
trop de mathématique, trop de prestige. Il faut un laboratoire de chimiste pour préparer
une palette ; un morceau de marbre, un ciseau et un génie, voilà tout l’attirail d’un
statuaire. D’ailleurs, deux sens sont convaincus et satisfaits à la fois par l’œuvre de
l’artiste : l’œil voit, la main touche ; l’un de ces sens rend témoignage à l’autre,
l’admiration enveloppe la statue par toutes ses faces ; la beauté, l’éclat et le poli de
la matière d’où la statue semble naître immortelle, ravissent également le regard et le
tact ; son éternité même imprime un respect
de plus aux sens qui en
jouissent. On se dit : Cet Antinoüs de chair mourra, mais cet adolescent de marbre vivra
autant que l’élément dont il est formé. Une statue, c’est la pétrification de la beauté
fugitive. Où est la femme qui a servi de modèle à la Vénus de Milo ? Mais cette femme de
marbre, la voilà tout entière.
Nous ne doutons pas que cette passion naturelle de l’homme d’immortaliser ce qui est
beau, mais ce qui passe, n’ait été le principal mobile de l’art de la sculpture. C’est
une aspiration sublime et réalisée de l’homme à l’éternité ; c’est la religion de la
beauté : « Tu brilles, tu passes, mais je te divinise ! »
Soit par cet instinct amoureux de la beauté des formes, soit par cet autre instinct
d’éterniser ce qui est beau, soit par un goût plus physique et plus grossier pour le
marbre, soit
encore par cette espèce d’attrait irréfléchi et mécanique qui
porte l’homme rêveur à s’asseoir auprès des ouvriers qui bâtissent un mur ou qui
taillent la pierre, à rester en silence des heures entières à les regarder, et à écouter
avec un ravissement indolent les coups du marteau cadencé sur la pierre musicale,
l’atelier d’un sculpteur qui s’appelle Phidias, Michel-Ange, Canova, Pradier, David,
Jouffroy, Préault, Salomon, n’importe ; l’atelier, dis-je, d’un sculpteur a toujours été
pour moi un lieu de repos, d’attrait, de pensée ; Socrate, le plus spiritualiste des
hommes, avait le même goût : il aimait à causer des choses invisibles, assis sur un bloc
encore fruste de marbre pentélique, dans l’atelier de Phidias ; la poussière du marbre
l’enivrait d’immortalité, la sonorité du bloc accompagnait mélodieusement ses
entretiens. Ne rougissons pas d’un instinct que nous avons en commun avec Socrate.
Ce fut cet instinct qui me conduisit, au commencement de ma vie, dans
l’atelier de Canova, à Rome ; il me parut le plus idéal, le plus gracieux, le plus
virgilien, le plus épris de la beauté des formes de tous les modernes.
J’avais vu à Rome, dans l’église de Saint-Pierre, le tombeau du pape ; les deux lions
au repos, symbole de la force, et le Génie de la Mort, le plus bel adolescent qui soit
sorti du marbre ; j’avais vu ce groupe, d’une tristesse sereine et lumineuse comme la
mélancolie de l’espérance, éclairé par la coupole de Saint-Pierre de rayons de soleil du
matin qui semblaient faire palpiter les chairs et frissonner la peau du marbre de la
douce tiédeur de l’aurore.
J’avais pensé à cette autre statue du beau Memnon que la chaleur de l’aurore égyptienne
faisait chanter dans son manteau de pierre. J’étais revenu vingt fois,
attiré par je ne sais quoi (c’était l’indéfinissable, ce qui attire le plus dans
l’homme, dans la femme ou dans leur image). J’étais revenu le matin, à midi, le soir,
étudier les différents effets des heures du jour sur cette statue du Génie de la Mort.
Je ne pouvais croire qu’un homme vivant eût fait cela ; je me figurais que ce Génie, ce
lion, ce groupe, étaient tombés de la voûte de Saint-Pierre de Rome, tout sculptés
là-haut par quelque ciseau angélique du temps de Michel-Ange ou de Raphaël. J’étais ivre
de marbre ; j’avais dix-huit ans, âge où les impressions sont des vertiges ; je n’osais
pas me faire présenter à Canova ; j’adorais en silence et de loin son génie. Ce ne fut
que dix ans plus tard que j’approchai enfin de ce grand artiste.
Alors la célèbre duchesse de Devonshire, dont la beauté, les aventures, le
rang, l’immense fortune, avaient fait la Mécène universelle des artistes de l’Europe,
vivait à Rome. Mon nom commençait à transpirer dans le monde ; elle avait désiré me
connaître ; elle m’avait honoré de la plus gracieuse et de la plus intime
familiarité.
Son palais de la place Colonna, à Rome, était le centre de la diplomatie, de la
littérature et des arts. Le cardinal premier ministre, Consalvi, y venait tous les soirs
prendre le vent de l’Europe ; il s’y délassait, dans des entretiens aussi libres que
fins, des soucis du gouvernement pontifical entièrement remis à ses soins. Pie VII ne se
réservait que le sanctuaire ; le pape temporel, c’était son ami Consalvi ; il m’aimait,
et je le rends bien à sa mémoire.
Un gouvernement de persuasion ne pouvait pas avoir un plus séduisant
ministre ; au lieu de foudres, il ne l’armait que de sourires.
Le cardinal Consalvi me présenta, dans ce salon, à Canova. Ces deux hommes se
ressemblaient étonnamment de figure et de caractère ; tous les deux portaient sur une
taille haute et mince une tête noble, pâle, gracieuse, pensive, loyale et fine, beaucoup
plus grecque de contours et de traits que romaine ou vénitienne ; ils étaient du même
âge à l’œil, de cet âge heureux pour les hommes d’État et pour les artistes, où le
soleil de la vie n’éclaire plus que le sommet (le front) comme à cette heure de la
soirée où le soleil du jour n’éclaire plus que les cimes. La lueur est plus concentrée
alors qu’à midi ou que dans la
jeunesse, mais elle est plus sereine ; elle
n’éblouit plus l’œil, elle l’attire.
Canova voulut bien, à la prière du cardinal, me donner l’entrée de son atelier.
Le lendemain, je me hâtai de prendre possession de mon droit de faveur, et de
m’installer, comme un hôte respectueux, dans cette société de marbre.
Le statuaire, en costume de manœuvre, une chlamyde de toile écrue sur ses habits, son
maillet de bois dans une main, son ciseau dans l’autre, passait de l’un à l’autre de ses
blocs ébauchés, donnant ici et là la forme et la vie, comme si son maillet eût été la
torche avec laquelle Vesper allume l’une après l’autre les étoiles.
Ce n’était plus l’homme des soirées de la duchesse de Devonshire, l’homme reposé,
tranquille,
laissant aller sa conversation à tous les courants du salon, ou
son silence à toutes les rêveries de la distraction : c’était le génie à l’ouvrage ; le
pied alerte, le jarret tendu, le bras levé pour atteindre à la tête de son marbre ; il
ne causait plus, il créait.
Je me gardais bien de l’interrompre ; je me contentais de voir éclore ainsi le premier
ces pensées pétrifiées qui allaient ravir d’admiration le monde moderne. C’est là que je
connus de près celui que j’avais si vivement apprécié de loin dans ses marbres.
Hélas ! il travaillait déjà à son tombeau !
On sait que Canova était de Possagno, village de Venise dans la terre ferme ; on y
et on y sculpte la pierre monumentale qui servait aux riches constructions de
Palladio. Son père vivait de cette industrie locale. Canova,
né dans cette
carrière, avait eu pour premier jouet de son enfance, à l’âge de cinq ans, le maillet et
le ciseau : le métier avait commencé pour lui avant l’art.
Ses premiers jeux cependant avaient été de petits chefs-d’œuvre dans l’atelier de son
père. Ce père, mort jeune, l’avait confié à un sculpteur de ses amis, à Venise ; le
jeune homme y avait appris les rudiments d’une sculpture grossière et purement
industrielle ; il était né peu à peu de lui-même, comme naît le véritable génie, qui ne
sort pas de l’école, mais de la nature.
Quelques riches amateurs de Venise, frappés de ses dispositions, l’avaient encouragé,
soutenu, adopté : il avait répondu à leurs espérances par des ébauches devenues
classiques en naissant. Un faible secours d’argent de ses
protecteurs lui
avait facilité l’accès et le séjour de Rome ; son nom y avait surgi peu à peu de ses
œuvres.
Bientôt les mausolées de l’amiral vénitien Emo, et les mausolées plus mémorables de
deux papes, avaient élevé ce nom au-dessus des noms rivaux de son siècle. Celui du pape
Clément XIV plaça Canova dans un style bien différent, mais presque au niveau de
Michel-Ange. Nous disons style, et aucun mot n’exprime plus justement l’analogie de la
plume avec le ciseau. Michel-Ange avait été le Bossuet, Canova était devenu le Fénelon
de ces oraisons funèbres en marbre.
J’ai passé autant d’heures de contemplation délicieuses au pied du mausolée de
Clément XIV, à Saint-Pierre, entre le Génie de la Mort et les lions de la force au
repos, que j’en ai passé au pied du mausolée de Julien de Médicis, par Michel-Ange, à
San-Lorenzo de Florence.
C’est pendant ces belles matinées de printemps, dans l’atelier de Canova à
Rome, que le suprême artiste, arrivé alors au sommet de son génie, de sa renommée et de
sa fortune, me permettait de remonter avec lui sur les traces de sa vie par les dessins
ou par les moulures de ses œuvres. C’est là que je respirais la sainte componction de la
douleur de l’âme chrétienne dans la statue de la Madeleine, statue pour ainsi dire d’une
âme et non d’une femme, où le corps s’évanouit pour laisser apparaître l’âme, contresens
sublime de la sculpture, qui n’exprime ordinairement que des formes et de la beauté.
Mais Canova avait fait ce miracle, d’exprimer la beauté morale du repentir dépouillée
des formes, et c’était encore de la beauté.
C’est là que je vis la beauté païenne, la fleur
de la création refleurir
tout entière dans son Hébé, dans son Pâris, dans ses Danseuses, dans sa Psyché.
C’est là que le groupe colossal d’Hercule et de Lichas, groupe qui semble arraché au
plafond du Jugement dernier de Michel-Ange, est métamorphosé en marbre. Quiconque a vu
ce bloc gigantesque, qu’on admire aujourd’hui dans la galerie du prince Torlonia à Rome,
sent que la force et la grâce sont sœurs dans l’âme des puissants génies.
C’est là enfin que j’étais saisi à la fois d’admiration et de tristesse en voyant ce
sculpteur dessiner les métopes du temple chrétien de Possagno, son pays natal, temple
qui devait être bientôt son propre mausolée.
Il était déjà malade de la langueur et de l’épuisement de vie dont il allait bientôt
mourir.
Comme tous les grands hommes, il avait donné sa vie à ses œuvres,
il ne lui en restait plus pour le temps ; il travaillait déjà pour l’éternité.
Sa pompe funèbre fut comparable aux obsèques de Raphaël ; c’était en effet le Raphaël
du marbre. On lui reproche d’avoir trop songé à charmer les yeux ; mais reprocher le
charme à un artiste, n’est-ce pas reprocher à la femme la beauté ? Tu fus trop beau,
voilà tout ton crime ! Dors en paix, ô Canova, sous ce reproche d’excès de beauté ! On
fit le même reproche à Raphaël, on le fit à Mozart, on le fait à Racine, on le fait à
Rossini. Heureux les hommes qui ne sont accusés que de l’ivresse inspirée par le charme,
cette sorcellerie du génie !
Tel était Canova.
Cela puisse-t-il nous arriver !
C’est là que mon goût naturel pour la sculpture se développa dans
l’intimité de Canova. Ce goût acheva de se passionner plus encore, quelques années
après, devant les œuvres plus grandioses de Michel-Ange à Florence. Je n’avais encore vu
de cet Eschyle du marbre que son Moïse, de Rome, et son Jugement dernier, de la chapelle
Sixtine.
Sa statue de Moïse, c’est la statue de la Bible tout entière ; c’est un livre terrible
fait homme ; c’est le judaïsme incarné ; Isaïe n’est pas plus prophète que Michel-Ange.
La sagesse et la terreur divines descendent de toutes les hauteurs de ce front, de tous
les poils de cette barbe, de tous les plis de ce vêtement sur l’âme du spectateur. On ne
peut regarder cette statue qu’à genoux.
Mais ce n’était là que la moitié du génie de
Michel-Ange, la grandeur ;
l’autre moitié de ce génie, la beauté, est à Florence.
Recueillez-vous, comme je l’ai fait souvent tout un jour, dans la chapelle funéraire
des Médicis, de San-Lorenzo ; contemplez d’abord l’admirable et sobre architecture de
cette chapelle, cadre austère de quatre tombeaux portés et incrustés dans les murs, puis
levez les yeux vers ces morts vivants !
Dante, excepté dans la figure de Françoise de Rimini, n’a pas de telles physionomies,
de telles attitudes, de telles pensivités, de telles mélancolies, de telles tragédies
dans ses visages. Oui, Michel-Ange, dans ses bronzes et dans ses marbres, est encore
plus poète que Dante dans ses vers ; et combien cependant n’est-il pas plus surhumain de
manier le bronze ou le marbre que la plume ! Combien
la matière ne
résiste-t-elle pas plus à l’ouvrier que la langue !
La Bible avait fait dans Michel-Ange la statue de Moïse ; le christianisme biblique du
moyen âge avait fait dans Michel-Ange les dessins du Jugement dernier ; la liberté
civique avait fait dans Michel-Ange les tombeaux des Médicis.
Mais hâtons-nous de remonter à Phidias, et assez causé.
Citons d’abord ici une magnifique exposition des origines logiques de l’architecture et
de la sculpture chez les grands peuples artistes de l’univers, par M. de Ronchaud ; on y
aura tout de suite un exemple de ce style substantiel sans être lourd, savant sans être
pédagogique, brillant sans être verni, qui forme le caractère du jeune écrivain.
Voilà un beau livre en effet : un livre où la science et le poète, le
technique et l’idéal, la plume et le ciseau, se tiennent, se complètent, s’interprètent
l’un l’autre dans cette langue du beau qui est l’idiome connu de tous
les arts de l’esprit ; langue sacrée que le génie parle en naissant, et que la vraie
critique, à force d’étude, comprend et fait comprendre au vulgaire.
L’Académie des inscriptions admet et honore dans son sein le savant qui a restitué un
texte dans un vieux livre ou qui a déchiffré, sur des monuments inconnus, des caractères
problématiques ; que fera-t-elle de l’homme qui a signalé au monde les caractères du
beau suprême dans les débris de Phidias, cet Homère du marbre, et recomposé sur les
murs du Parthénon tous ces Olympes de pierre, la plus merveilleuse légende du
paganisme ? Le saint est l’idéal du christianisme, parce que la sainteté est le beau
dans l’âme ! Le beau dans les formes était l’idéal du paganisme, parce que le paganisme
s’arrêtait aux surfaces et ne voyait rien au-dessus de la beauté.
Voilà pourquoi Phidias ne sera jamais égalé ; aussi tous les arts de la main sont
païens, et la sculpture a son idéal de pierre sur les frontons du Parthénon. Phidias en
est le révélateur, et notre poète Ronchaud en est le traducteur en langue vulgaire, mais
en langue idéale : il fallait un poète pour traduire ainsi Phidias ! L’amour du beau
pouvait seul révéler à un tel désintéressé la plus noble des passions, la
passion d’admirer, qui fait tout comprendre !
Et maintenant, jeune amateur, qui nous as donné ce beau livre de tant
d’âme, de recherches, de voyages, d’érudition et de muet enthousiasme, retourne dans la
solitude de Saint-Lupicin où t’attendent de nombreuses inspirations ! Tu as choisi la
meilleure part de toutes les parts de la vie, si ce n’est pas la plus belle ! la part du
dilettante, la part d’admirer et de jouir de ce que tu admires ! la
part du beau pour le beau !
Renonce, comme je l’ai fait moi-même, à tous les rôles actifs de l’existence !
Décourage-toi d’espérer en vain de voir le beau sur la
terre ailleurs que
dans tes rêves ! il n’y est pas ; le vulgaire triomphe, et triomphe toujours de
l’idéal : l’idéal est divin !
Tu n’aurais qu’à heurter tes pieds une seconde fois contre les pierres de notre route !
Des illusions détruites, des efforts trompés, des enthousiasmes éteints faute d’aliments
assez purs pour allumer dans les âmes une jeunesse perdue, des envies ignobles te
suivant à la trace trop droite et trop haute de tes pensées ! Des invectives, des huées,
des éclats de rire, te montrant au doigt sur le chemin de ton supplice, te reprochant de
vivre trop longtemps pour la paix des méchants que ton œil importune ! Des dettes
glorieuses qui t’empêcheront de dormir, quand tu achèterais à tout prix une heure
fébrile de repos sur la couche qu’on te ravira demain ! Les débris du toit paternel de
Saint-Lupicin vendus à l’encan, que tu n’oseras plus regarder inaperçu que de loin,
pendant que la fumée de l’étranger, se levant au souffle d’hiver, te rappellera ce cher
foyer où ta jeune mère réchauffait dans ses mains tes mains d’enfant glacées par la
neige ! Une tombe, on ne sait sur quel chemin
du monde, loin de la tombe de
ton père ! Enfin la lassitude de tes bonnes pensées finissant par atteindre jour à jour,
par atrophier ton cœur, et par t’assimiler ce mot de Brutus :
Vertu,
tu n’es qu’un nom ! Je me repens d’avoir trop aimé ma patrie !
Voilà ce que je te promets ! Détourne la tête et va passer cette belle automne seul,
selon ta coutume, sous les ardoises de Saint-Lupicin !
Là, la vieille servante, honorée comme du temps d’Homère du nom de nourrice, t’attend avec la patience de la maternité inquiète, en soufflant dès
l’aurore sur le foyer qu’elle a bâti dans la cheminée de cuisine.
« Que fait donc mon jeune maître ? se dit-elle. Ne reviendra-t-il pas
aujourd’hui ? C’est à pareil jour qu’il revint l’année dernière de ses voyages sans but
à travers le monde, dont il ne rapporte jamais, dans sa valise, que des pierres cassées,
des dessins à la plume ou des écritures à lignes inégales qui font chanter ou pleurer
ceux qui les lisent.
« À quoi songe-t-il donc ? Est-ce que la vie est si longue qu’il faille en dépenser
tant sur les grandes routes ?
« Est-ce qu’il ne sentira pas enfin qu’une épouse du pays serait fière et heureuse de
commander à Saint-Lupicin, comme une certaine Pénélope commandait et distribuait les
laines à ses servantes, dans ce livre qu’il m’a lu tant de fois pour me faire
honneur ?
« Est-ce qu’un automne de plus ou de moins, c’est peu de chose dans la vie ?
« Est-ce que la neige ne commence pas à blanchir les têtes des sapins de
Saint-Cergues, d’où l’on voit à ses pieds le lac Léman ?
« Est-ce que le rayon déjà pâli du matin ne se glisse pas de tronc d’arbre en tronc
d’arbre, comme un visiteur timide entrouvrant le matin la porte de la cour ?
« Est-ce que le maïs effeuillé ne livre pas ses feuilles jaunies au vent qui en tapisse
sur les routes tous les sentiers de la montagne ?
« Est-ce que les hirondelles du pignon ne sont pas déjà depuis longtemps rassemblées
sur le bord du bois pour prendre le lendemain, avant le jour, leur vol vers leur foyer
d’hiver ?
« Et lui donc, pauvre oiseau changeur de climat, ne rentrera-t-il pas bientôt dans son
foyer d’hiver ? »
Elle finissait de parler quand la porte s’ouvrit et que tu l’embrassas comme un fils,
en
lui faisant compliment sur la propreté et sur l’ordre de ta maison
rustique.
Il te fallut entendre combien les vaches avaient vêlé, et combien de fromages dorés
étaient sortis des chaudières de la haute montagne où ils attendaient l’acheteur
ambulant ; combien de meules de foin ou de seigle avaient embarrassé la cour et les
granges ; combien de pigeons avaient doublé de nids dans le colombier ; combien de
poires saines et savoureuses des vieux arbres étaient tombées au vent du midi et
s’étalaient sur les rayons du fruitier pour l’hiver.
Tu écoutais tout cela pendant que la longue cuiller de buis tournait dans les mains de
l’heureuse femme de ménage pour te verser le maïs bouilli dans l’assiette creuse sur
laquelle un lait écumant surnageait, comme une flaque d’huile, sur l’écorce de la
marmite.
Après le déjeuner tu passes le reste du jour à visiter tes châtaigniers
battus du vent chaud, dont les fruits tombent d’eux-mêmes à tes pieds, l’écorce fendue,
comme pour te montrer la belle couleur appétissante de leur seconde enveloppe à faire
cuire sous la cendre après ton souper :
Castaneæque
molles mea quas Amaryllis amabat
; tes étables, tes champs déjà
ensemencés pour l’hiver prochain, tes vignes où les vendangeurs ont laissé çà et là
quelques grappes transparentes que tu égrènes en passant, et auxquelles tu trouves le
goût des belles grappes de Samos !
Tu rentres, et le matin suivant te trouve, avant la pleine aurore, au coin de ton feu
flamboyant de sapin, devant ta table chargée de livres et de crayons, les yeux levés et
rêveurs promenés sur l’horizon des montagnes,
et cherchant lentement dans
ta mémoire les images dont tu avais besoin pour peindre, dans ton poème, la félicité de
l’homme.
Rentrant après les orages de l’année dans la coquille de ton foyer, ô heureux mortel !
que l’hiver te soit doux ! que le beau, cette rosée du ciel qui tombe
en plein sur cette terre, coule à pleine séve de tes recherches classiques dans tes
souvenirs, et de tes souvenirs dans tes vers, et de tes vers ou de ta prose dans l’âme
charmée de tes lecteurs ! et passe ainsi tes jours dans les extases d’une passion
pétrifiée et toute divine, et ne te mêle ni à la politique, ni à l’ambition, ni à rien
de ce qui passe ; enrichis ton âme et la nôtre des seuls biens qui ne passent pas, la
contemplation de ce qui est éternellement beau dans les lieux, dans les formes, dans la
pensée, dans la poésie, sans en tirer ni salaire, ni orgueil, ni
gloire
vaine, mais en en tirant le bonheur de vivre et d’entrevoir ainsi avec certitude le but
de la vie et de la mort, le grand et le beau.
Et qu’on inscrive bien tard sur ta pierre, dans la chapelle de Saint-Lupicin, une
épitaphe sans nom, dans une langue étrangère :
Ci-gît le
dilettante.
Écoutons ce qu’il écrit :
« Il y a pour les arts des époques pour ainsi dire organiques. Ce sont, entre toutes,
celles où une civilisation nouvelle sort de la barbarie. À ces époques, l’esprit
humain, s’éveillant d’un long sommeil, comme Adam dans l’Éden, contemple avec un naïf
étonnement les merveilles au milieu desquelles il habitait sans les voir, et, à
l’aspect de tant de beautés nouvelles, sent en lui des émotions et des facultés
inconnues.
« Ce sont les âges d’or de l’histoire. J’ignore
si la sculpture reverra
jamais le siècle de Périclès, ou la peinture celui de Léon X.
« Ce que je sais, c’est que le concours le plus de circonstances
favorables, et, en quelque sorte, la plus admirable conjonction d’étoiles propices,
était nécessaire pour créer, sous sa constellation passagère, la fécondité
merveilleuse et la prodigieuse beauté de ces grands siècles de l’art. La culture la
plus intelligente ne saurait jamais remplacer ce mouvement naturel et spontané d’une
société qui tend à faire de l’art la principale affaire de tout un peuple et la
suprême expression de sa vie nationale. De telles circonstances ne se sont rencontrées
que deux fois dans l’histoire : la première fois, elles ont porté à la gloire les noms
de Phidias, de Polyclète, de Praxitèle ; la seconde fois, elles ont élevé au-dessus de
toutes les renommées contemporaines les noms de Léonard de Vinci, de Titien, de
Raphaël et de Michel-Ange.
« Pourquoi la sculpture a dû être l’art dominant dans la Grèce antique,
on peut aisément s’en rendre compte.
« Chez un peuple appelé par sa double vocation à cultiver la philosophie et les
beaux-arts, d’un esprit indépendant et amoureux du beau, la forme humaine devait être
et fut en effet l’objet d’un culte. Cette forme admirable, chef-d’œuvre de convenance
et d’harmonie, apparaissait à ce peuple comme la figure de l’esprit, dont elle rendait
pour ainsi dire les lois visibles.
« Telle est l’origine à la fois philosophique et poétique de l’anthropomorphisme
grec ; c’est la divinité de l’esprit humain que la Grèce adore dans la beauté du corps
humain.
« Or la sculpture est, parmi les beaux-arts,
celui qui a pour but
spécial de reproduire la figure de l’homme dans sa perfection idéale, abstraction
faite des difformités accidentelles et des émotions passagères qui peuvent en altérer
la majestueuse harmonie.
« Chez les peuples religieux, et en général dans les pays où le développement
individuel est entravé par l’état social, l’architecture est l’art dominant. De même
que la sculpture est l’art individuel et philosophique, l’architecture est un art
social et religieux. Là où le peuple languit sous un despotisme sacerdotal ou
monarchique, le génie national suffit souvent et parfois excelle à produire ces
monuments d’une grandeur solide, qui témoignent hautement de la puissance publique,
comme chez les Égyptiens, les Phéniciens, les Assyriens, les Perses. Ces édifices
gigantesques, dont la grandeur imposante étonne l’esprit et le refoule sur
lui-même, plein d’une crainte mystérieuse, ressemblent aux nations endormies sous
l’oppression des religions d’État et du despotisme oriental. Rien ne s’y détache de
l’ensemble en saillie indépendante ; la sculpture, comprimée et rigide, n’est là que
l’accessoire, parfois colossal, de l’architecture.
« Cependant cet ensemble n’est pas un tout harmonique. La disproportion est le
caractère de cette architecture, auquel la sculpture répond par la monstruosité ; mais
l’incohérence, la bizarrerie des parties, disparaissent dans la puissance et la
grandeur de la masse, de même que chez les peuples de l’Orient le génie individuel est
absorbé par le génie social.
« En Égypte, où la tradition a exercé l’empire le plus tyrannique, l’architecture
fleurit
comme art religieux et national ; elle élève ces montagnes de
pierre qui portent dans leurs flancs de royales sépultures, et qui jettent leur
tristesse sur la monotonie de l’horizon ; elle construit d’énormes enceintes et
multiplie les colonnes en des séries de portiques interminables où la pensée se perd
avec le regard. L’idée du beau, produit d’une conception tout intellectuelle, n’a rien
de commun avec ces rêves bâtis d’une imagination sombre et superstitieuse. Mais
l’instinct de la grandeur, joint au respect de la règle, le culte de la puissance
visible et invisible, s’y font sentir comme dans toutes les institutions de ce
peuple.
« À l’ombre de cette architecture gigantesque, solennellement monotone, la sculpture
croît, mais n’éclot pas. Enchaînée par le respect à la tradition religieuse, vouée à
la tristesse par
les mœurs et les usages de la vie égyptienne, elle
demeure frappée d’immobilité comme l’esprit humain lui-même, pontife consacré du culte
de la mort. Condamnée à reproduire sans fin des types invariables, où la figure
humaine se dégrade en d’étranges associations avec des formes animalesques, elle est
l’expression de ce peuple mystérieux, soumis et grave, qui voit dans la vie des
animaux une image de la vie divine et un modèle à suivre, afin de participer lui-même,
par l’asservissement à une règle imposée, à l’immutabilité sacrée des lois de
l’univers.
« À Tyr et dans ses colonies, où s’épanouit une civilisation brillante, résultant de
l’industrie et du commerce, l’empire de la religion est assez fort pour retenir l’art
sous sa domination. Les temples sont vastes et ornés, mais
les images des
dieux ne sont le plus souvent que l’assemblage incohérent de formes disparates. Les
combinaisons les plus étranges de la forme humaine avec des figures d’animaux ou de
monstres imaginaires semblent avoir été recherchées par les Phéniciens pour exprimer
l’idée confuse d’une divinité qui n’était que la personnification obscure des forces
naturelles. Quelquefois, pour lui conserver un caractère encore plus mystérieux, ils
représentaient cette divinité sans aucune forme et voilée d’une façon singulière.
« Ces représentations, dont, à défaut d’autres monuments, nous retrouvons l’image sur
des monnaies et des pierres gravées, contrastent avec les formes élégantes que ces
mêmes hommes avaient su donner à leurs vases et avec le raffinement de leur goût en
fait de luxe. Rien ne montre mieux, ce me semble, quelle distance sépare une
civilisation toute matérielle de la civilisation véritable, et comme quoi le progrès
de l’art se lie essentiellement à un développement religieux ou philosophique.
« L’art assyrien est celui qui approche le plus de la vie et de la
beauté de l’art grec. Ce qui frappe dans les édifices de Babylone et de Ninive, après
le caractère imposant qu’ils ont en commun avec les monuments de l’Égypte, ce sont les
représentations animées de la vie réelle qui s’y déployaient sur les murailles.
« Les bas-reliefs assyriens sont supérieurs, au point de vue de la plastique, aux
bas-reliefs égyptiens, dans lesquels il ne faut voir, avec O. Müller, qu’une sorte
d’écriture destinée à raconter des faits et à exprimer des idées, sans aucune pensée
esthétique. Les scènes variées de guerre et de chasse qu’ils représentent dénoncent
une vie nationale active et brillante, où le roi joue le rôle d’une divinité
terrestre, assise sur son char, commandant le respect et l’obéissance. Les figures
symboliques des dieux
revêtent une majesté calme qui semble avoir été
inspirée aux artistes par le spectacle de la nature. L’art assyrien est libre dans son
inexpérience ; il n’a rien de la roideur des formes imposées par une tradition
religieuse : de là le charme qui perce à travers sa rudesse. Mais, s’il a trouvé la
vie dans l’indépendance, il est resté loin encore de l’idéal. Il était réservé à
l’anthropomorphisme grec de rencontrer la beauté souveraine dans l’union étroite de la
nature humaine avec l’idée divine.
« Les monuments de la Perse donneraient lieu à des remarques analogues. Une
magnificence barbare, un luxe intempérant de décoration, caractérise l’architecture
persane, tandis que la sculpture offre un mélange singulier de roideur et de finesse,
de dureté et d’élégance, emblème frappant d’un peuple qui vieillit sans progresser ;
la main se raffine,
les procédés de travail se perfectionnent, l’esprit
reste endormi dans ses langes. Il ne se réveillera complètement qu’en Grèce, chez les
enfants d’une race privilégiée entre les races ariennes. Les temples-cavernes de
l’Inde antique, ornés de sculptures bizarres, représentent l’état le moins avancé de
l’architecture et de la plastique.
« Au moyen âge, sous l’influence d’idées bien différentes, la sculpture se montre
également dépendante de l’architecture ; et, tandis que celle-ci produit des
chefs-d’œuvre d’un genre nouveau, l’autre s’arrête à un degré de développement très
inférieur.
« Ici l’on n’a plus affaire aux religions de la nature qui écrasaient l’esprit sous
leur morne tyrannie, comme les géants de la mythologie étaient écrasés sous les
montagnes accumulées
par la divine colère. Aussi l’élan est hardi et
sublime.
« Les flèches des cathédrales déchirent les nuages et s’avancent dans l’air au-devant
du soleil. Mais tout monte vers le ciel, et, dans les régions terrestres, il n’y a ni
dilatation ni épanouissement ; ce n’est qu’une échappée dans l’altitude. Il n’y a là
pour la sculpture qu’un humble rôle de décoration. Le Dieu infini et invisible, qui
remplit le sanctuaire de sa présence, n’a pas besoin d’apparaître sous des traits
mortels. Quant aux anges et aux saints, leur corps n’est que le signe extérieur d’une
vie toute spirituelle. Autant que les idées chrétiennes de pénitence et d’ascétisme,
les formes élancées de l’architecture du moyen âge commandaient aux figures qu’on y
associait l’allongement et la maigreur. La sculpture, enchaînée au pilier gothique, ne
prit un peu de vie pour rompre ses liens qu’après avoir été visitée par un rayon venu
de l’antiquité dans la nuit des cloîtres et des cathédrales.
« Il en est tout autrement dans la Grèce antique. Aux temples massifs,
disproportionnés, aux sanctuaires mystérieux de l’Égypte et de l’Asie ancienne où se
cachent des idoles bizarres et qu’environnent des colosses monstrueux ; aux églises où
le Dieu pur esprit plane invisible sous les voûtes élevées, la Grèce oppose les
demeures élégantes et joyeuses, tout éclatantes de beauté et de lumière, de ses dieux
à figure humaine, comme elle oppose son génie philosophique et moral au génie
symbolique et religieux de l’antique Orient et aux mystiques élans de la pensée
chrétienne.
« On peut dire de la sculpture grecque qu’elle domine et régit
l’architecture, comme elle est ailleurs dominée et régie par elle. Ici l’architecture
reçoit la loi du beau, comme la sculpture.
« C’est sans doute la raison pour laquelle Vitruve établit entre les proportions du
corps humain et les lois de l’architecture une analogie, fausse peut-être au point de
vue scientifique, réelle au point de vue esthétique. Cette idée même de proportion qui
éclate comme la lumière dans toutes les œuvres de l’art grec, et qui donne à
l’architecture un caractère de perfection inconnu auparavant, semble suggérée à
l’esprit par la contemplation du corps humain, ce chef-d’œuvre vivant de convenance et
d’harmonie.
« C’est à la forme humaine que semble empruntée cette symétrie, qui n’est pas la
symétrie
froide de notre architecture classique moderne ; c’est à la
forme humaine sans doute, bien plutôt qu’à la nature inanimée, que les architectes
grecs ont dû la pensée de ces courbes dont j’aurai plus tard à parler, et qui
corrigeaient par je ne sais quoi d’organique la sécheresse de la géométrie. Dans leur
enthousiasme pour la beauté de l’homme, après lui avoir autant que possible ravi
l’ondulation de ses lignes si harmonieusement balancées, ils ont été jusqu’à revêtir
de couleurs leurs édifices, afin de mieux imiter la nature par une apparence de
vie.
« En Grèce, les statues ne sont pas faites pour l’ornement des temples, mais bien les
temples pour le logement des statues. »
Reprenons la parole :
Rien n’est improvisé dans la nature et dans l’art. Tout sort d’un antécédent ;
l’histoire de
l’architecture et de la sculpture grecque avant Phidias
conduit insensiblement le lecteur de l’ébauche au chef-d’œuvre.
Phidias apparaît enfin sous Périclès, comme Raphaël et Michel-Ange sous Léon X.
Jusqu’à eux on a monté ; après eux il n’y a plus qu’à descendre. Il y a des sommets que
l’on ne franchit pas. Le
nec plus
ultra
est écrit sur tout ce qui est humain, c’est-à-dire borné.
M. de Ronchaud ne le dit pas, parce qu’il est de cette école, séduite et séduisante,
qui flatte le genre humain en lui persuadant qu’il sera dieu à force de progrès sur
cette terre ; il ne dit pas qu’après avoir monté il faut redescendre, mais on voit
clairement qu’il le sent.
On n’a qu’à lire sa description scientifique du Parthénon, ce Sinaï de l’art, qui
occupe un de ses volumes. Veut-on mesurer la distance
du sommet de l’art à
l’abjection du métier dans la statuaire française de nos jours, qu’on aille contempler
la figure de Thésée par Phidias, celle de Moïse par Michel-Ange, celle du Génie de la
Mort par Canova ; puis qu’on aille regarder, si on le peut, la statue du maréchal Ney
sur l’avenue de l’Observatoire, ou la statue du Napoléon au tricorne sur la colonne de
la place Vendôme : comparez et rougissez !
Cette description savante du Parthénon me rappelle une des fortes impressions de ma
vie, dont je retrouve, ici, sous ma main, une note inédite sur mon carnet de voyageur.
Qu’on me pardonne de la relever telle qu’elle est, de cette page déchirée, pour
justifier par l’impression naïve d’un ignorant tel que moi l’impression érudite et
critique d’un adorateur
tel que M. de Ronchaud, qui sait la langue de
l’idéal.
Voici cette note :
« Le nombre des statues était si considérable en Grèce qu’on aurait pu dire des
Grecs, à l’époque où ils avaient perdu avec la liberté les vertus de leurs ancêtres,
qu’il y avait chez eux plus de dieux que d’hommes.
« Au temps de Pline le Naturaliste, après les spoliations exercées par les proconsuls
et les empereurs, parmi lesquels il y eut des amateurs passionnés des œuvres de l’art,
il n’y avait pas encore moins de trois mille statues à Athènes, et l’on en comptait un
pareil nombre à Olympie et à Delphes. Athènes, la plus religieuse des villes grecques,
au rapport de Pausanias, la ville où le génie ionien s’épanouit dans toute sa beauté,
l’œil de la Grèce, selon la poétique expression de Milton, Athènes fut surtout la
ville des statues.
« Dans ces cités républicaines, et spécialement dans la plus
démocratique, l’art exerçait une sorte de magistrature ; les images en bronze et en
marbre des hommes illustres, en même temps qu’elles servaient de luxe sévère à la
place publique, portaient dans tous les cœurs l’enthousiasme et l’émulation.
L’Athénien qui se rendait de sa maison à l’assemblée du peuple rencontrait partout sur
son passage les figures des divinités protectrices de la cité, celles des magistrats
et des héros révérés pour leur courage et pour leurs vertus civiques et patriotiques ;
il s’avançait au milieu de la majesté de ces souvenirs comme sous les portiques d’un
temple ; et la Vénération, comme une muse de la religion et de la patrie, se levait à
son approche du pied des statues, et l’accompagnait à travers la ville jusqu’au
lieu consacré par la solennité des délibérations populaires.
« Il y avait de ces simulacres aux abords des temples, dans les portiques, dans les
agoras ; les rues et les chemins étaient bordés de ces statues de forme quadrangulaire
nommées Hermès, du nom de la divinité qu’elles représentaient et dont Pausanias
attribue l’invention aux Athéniens.
« L’art mêlait ses beautés à celles de la nature. Platon nous montre, au commencement
du Phédon, une fontaine voisine de l’Ilissus, qu’un agnus-castus
ombrage de ses rameaux odorants, et autour de laquelle sont des statues du fleuve
Achéloüs et de ses nymphes ; c’est là que Socrate s’assied avec son jeune disciple et
qu’ils s’entretiennent philosophiquement de l’amour et de la beauté, au chant
harmonieux des cigales. On voit, par l’énumération que fait Pausanias d’une partie des
statues qui décoraient de son temps l’Altis à Olympie, combien le nombre en a dû être
considérable. Mais c’est surtout dans les temples que les chefs-d’œuvre de la
sculpture étaient prodigués. »
Mais voici ma citation personnelle :
Les événements, déplorés par moi, de la révolution dynastique de 1830, m’avaient
éloigné pour quelques années de l’Europe. Le spectacle de tant de désertions politiques
à l’ennemi par tant de serviteurs des Bourbons déchus me soulevait le cœur ; je ne
voulus pas les imiter : je voyageai en Asie pour voir de plus loin ou pour détourner mes
yeux de tant de bassesses.
Il y a des années où il faut s’absenter de sa patrie : heureux qui peut la fuir et
l’oublier sans manquer à aucun devoir public ou privé ! Je le pouvais alors, je
jouissais de ma liberté, je n’avais pas voulu l’engager à aucun prix à la monarchie
nouvelle : son avènement ressemblait trop à un coup de fortune.
Un jour d’été, par un vent frais qui faisait moutonner, comme des
troupeaux sortant en bondissant du lavoir, les petites vagues courtes et blanches
d’écume du golfe d’Athènes, je doublais, dans mon navire à voiles, le cap Sunium, consacré par le nom de Platon.
Une légère brume, fumée de la mer quand elle bouillonne, voilait les côtes ; mais de
temps en temps cette brume se déchirait sous un coup de vent ; nous voguions avec la
rapidité des mouettes. Tout à coup, à travers une de ces déchirures de la brume,
j’aperçus comme au-dessus d’un vaste piédestal de nuées, entre ciel et terre, un édifice
carré de marbre blanc sur lequel le soleil de l’Attique se répercutait éblouissant, mais
mat comme le soleil d’une autre terre ; il laissait lire sans éblouissement les lignes
nettes, pures, rectangles de l’édifice ;
on aurait compté les colonnes et
recomposé les figures et les groupes des frontons.
Jamais rien de si éclatant n’avait encore brillé à mes yeux. (Je n’avais pas encore vu
alors les gigantesques temples de Balbek ou de Palmyre.)
— Qu’est-ce que ce cap de marbre sur lequel viennent écumer et bleuir là-bas les rayons
du soleil et l’azur du ciel ? demandai-je au capitaine Blanc, navigateur très érudit et
très lettré de ces parages. — C’est l’Acropolis d’Athènes, me répondit-il ; c’est le
Parthénon conçu par Périclès, construit par Ictinus, et sculpté par Phidias.
On conçoit mon émotion : pendant tout le reste de la navigation jusqu’au Pirée, le port
d’Athènes, alors dépeuplé et solitaire, ce ne fut qu’un regard sur le Parthénon. Un coup
de
vent nous jeta avant la nuit dans le port ; des chevaux de Thessalie
nous emportèrent vers la ville. Le lendemain, je m’éveillai dans un groupe de ruines
amoncelées qui étaient Athènes à cette époque ; quelques heures après, je gravissais la
voie Sacrée qui serpente autour de la montagne de l’Acropolis, dont le Parthénon forme
le diadème et porte son défi à l’avenir !
Non, rien de tout cela. Sur votre tête vous voyez s’élever irrégulièrement de vieilles
murailles noirâtres, marquées de taches blanches. Ces taches sont du marbre, débris des
monuments qui couronnaient déjà l’Acropolis avant sa restauration par Périclès et
Phidias.
Ces murailles, flanquées de distance en distance d’autres murs qui les soutiennent,
sont couronnées d’une tour carrée byzantine et de créneaux vénitiens. Elles entourent un
large mamelon qui renfermait presque tous les monuments sacrés de la ville de Thésée. À
l’extrémité de ce mamelon, du côté de la mer Égée, se présente le Parthénon, ou le
temple de Minerve, vierge sortie du cerveau de Jupiter.
Ce temple, dont les colonnes sont jaunâtres,
est marqué çà et là de taches
d’une blancheur éclatante : ce sont les stigmates du canon des Turcs ou du marteau des
iconoclastes ; sa forme est un carré long ; il semble de loin trop bas et trop petit
pour sa situation monumentale. Il ne dit pas de lui-même : C’est moi ; je suis le
Parthénon, je ne puis être autre chose. Il faut le demander à son guide, et, quand il
vous a répondu, on doute encore.
Plus loin, au pied de l’Acropolis, vous passez sous une porte obscure et basse, sous
laquelle quelques Turcs en guenilles sont couchés à côté de leurs riches et belles
armes ; vous êtes dans Athènes.
Le premier monument digne du regard est le temple de Jupiter Olympien, dont les
magnifiques colonnes s’élèvent seules sur une place déserte et nue, à droite de ce qui
fut Athènes, digne portique de la ville des ruines !
À quelques pas de là, nous entrâmes dans la ville, c’est-à-dire dans un inextricable
labyrinthe de sentiers étroits et semés de pans de murs écroulés, de tuiles brisées, de
pierres et de marbres jetés pêle-mêle, tantôt descendant dans la cour d’une maison
écroulée, tantôt gravissant sur l’escalier ou même sur le toit d’une autre : dans ces
masures petites, blanches, vulgaires, ruines de ruines, quelques repaires sales et
infects, où des familles de paysans grecs sont entassées et enfouies.
Çà et là, quelques femmes aux yeux noirs et à la bouche gracieuse des Athéniennes,
sortaient, au bruit des pas de nos chevaux, sur le seuil de leur porte, nous souriaient
avec bienveillance et étonnement, et nous donnaient le gracieux salut de l’Attique :
« Bienvenus, seigneurs étrangers, à Athènes ! »
Nous arrivâmes, après un quart d’heure de marche parmi les mêmes scènes de
dévastation et les mêmes monceaux de murs et de toits écroulés, à la modeste demeure de
M. Gaspari, agent du consulat de Grèce à Athènes. Je lui avais envoyé le matin la lettre
qui me recommandait à son obligeance. Je n’en avais pas besoin : l’obligeance est le
caractère de presque tous nos agents à l’étranger.
M. Gaspari nous reçut comme des amis inconnus ; et, pendant qu’il envoyait son fils
chercher une maison pour nous dans quelque masure encore debout d’Athènes, une de ses
filles, Athénienne, belle et gracieuse image de cette beauté héréditaire de son pays,
nous servait, avec empressement et modestie, du jus
d’orange glacé dans des
vases de terre poreuse, aux formes antiques.
Après nous être un moment rafraîchis dans cet humble asile d’une simple et cordiale
hospitalité, si douce à rencontrer sous un ciel brûlant, à huit cents lieues de son
pays, à la fin d’une journée de tempête, de soleil et de poussière, M. Gaspari nous
conduisit au bas de la ville, à travers les mêmes ruines, jusqu’à une maison blanche et
propre, élevée tout récemment, et où un Italien avait monté une auberge.
Quelques chambres blanchies à la chaux et proprement meublées, une cour rafraîchie par
une source et par un peu d’ombre, au pied de l’escalier une belle lionne en marbre
blanc, des fruits et des légumes abondants, du miel de l’Hymette calomnié par
M. de Chateaubriand, des domestiques grecs entendant l’italien, empressés et
intelligents, tout cela doubla de prix pour nous, au milieu de la désolation et de la
nudité absolue d’Athènes.
On ne trouverait pas mieux sur une route d’Italie, d’Angleterre ou de Suisse. Puisse
cette auberge se soutenir et prospérer pour la consolation
et le bien-être
des voyageurs à venir ! Mais, hélas ! depuis quarante-huit jours, aucun étranger n’en
avait franchi le seuil ni troublé le silence.
Le soir, M. Gropius vint obligeamment se mettre à notre disposition pour nous montrer
et nous Athènes.
Nous eûmes dans M. Gropius un second Fauvel, qui s’est fait Athénien depuis trente-deux
ans, et qui bâtit, comme son maître, la maison de ses vieux jours parmi ces débris d’une
ville où il a passé sa jeunesse, et qu’il aide autant qu’il le peut à sortir une
centième fois de sa poussière poétique.
Consul d’Autriche en Grèce, homme d’érudition et homme d’esprit, M. Gropius joint, à
l’érudition la plus consciencieuse et la plus approfondie de l’antiquité, ce caractère
de
naïve bonhomie et de grâce inoffensive qui est le type des vrais et
dignes enfants de l’Allemagne savante.
Injustement accusé par lord Byron dans ses notes mordantes sur Athènes, M. Gropius ne
rendait point offense pour offense à la mémoire du grand poète ; il s’affligeait
seulement que son nom eût été traîné par lui d’éditions en éditions, et livré à la
rancune des fanatiques ignorants de l’antiquité ; mais il n’a pas voulu se justifier,
et, quand on est sur les lieux, témoin des efforts constants que fait cet homme
distingué pour restituer un mot à une inscription, un fragment égaré à une statue, ou
une forme et une date à un monument, on est sûr d’avance que M. Gropius n’a jamais
profané ce qu’il adore, ni fait un vil commerce de la plus noble et de la plus
désintéressée des études, l’étude des antiquités.
Avec un tel homme, les jours valent des années pour un voyageur ignorant comme moi.
Je lui demandai de me faire grâce de toutes les antiquités douteuses, de toutes les
célébrités de convention, de toutes les beautés systématiques.
J’abhorre le
mensonge et l’effort en tout, mais surtout en admiration. Je ne veux voir que ce que
Dieu ou l’homme ont fait de beau ; la beauté présente, réelle, palpable, parlante à
l’œil et à l’âme, et non la beauté de lieu et d’époque, la beauté historique ou
critique, celle-là aux savants.
À nous, poètes, la beauté évidente et sensible : nous ne sommes pas des êtres
d’abstraction, mais des hommes de nature et d’instinct. Ainsi j’ai parcouru maintes fois
Rome ; ainsi j’ai visité les mers et les montagnes ; ainsi j’ai lu les sages, les
historiens, les poètes ; ainsi j’ai visité Athènes.
C’était une belle et pure soirée : le soleil dévorant descendait noyé dans
une brume violette sur la barre noire et étroite qui forme l’isthme de Corinthe, et
frappait de ses derniers faisceaux lumineux les créneaux de l’Acropolis, qui
s’arrondissent, comme une couronne de tours, sur la vallée large et ondulée où dort
silencieuse l’ombre d’Athènes. Nous sortîmes par des sentiers sans noms et sans traces,
franchissant à tout moment des brèches de murs de jardins renversés, ou des maisons sans
toits, ou des ruines amoncelées sur la poussière blanche de la terre d’Attique.
À mesure que nous descendions vers le fond de la vallée profonde et
déserte qu’ombragent le temple de Thésée, le Pnyx, l’Aréopage et la colline des Nymphes,
nous découvrions une plus vaste étendue de la ville moderne qui se déployait sur notre
gauche, semblable en tout à ce que nous avions vu ailleurs.
Assemblage confus, vaste, morne, désordonné, de huttes écroulées, de pans de murs
encore debout, de toits enfoncés, de jardins et de cours ravagés, de monceaux de pierres
entassées, barrant les chemins et roulant sous les pieds ; tout cela couleur de ruines
récentes, de ce gris terne, flasque, décoloré, qui n’a pas même pour l’œil la sainteté
du temps écoulé, ni la grâce des ruines célèbres.
Nulle végétation, excepté trois ou quatre palmiers, semblables à des minarets turcs,
restés
debout sur la ville détruite ; çà et là quelques maisons aux formes
vulgaires et modernes, récemment relevées par quelques Européens ou quelques Grecs de
Constantinople, maisons de nos villages de France ou d’Angleterre, toits élevés sans
grâce, fenêtres nombreuses et étroites ; absence de terrasses, de lignes
architecturales, de décorations : auberges pour la vie, bâties en attendant une
destruction nouvelle ; mais rien de ces palais qu’un peuple civilisé élève avec
confiance pour les générations à naître.
Au milieu de tout ce chaos, mais rares, quelques pans de stade, quelques colonnes
noirâtres de l’arche d’Adrien ou de l’Agora, le dôme de la tour des Vents ou de la
lanterne de Diogène, appelant l’œil et ne l’arrêtant pas.
Devant nous grandissait et se détachait du
tertre gris où il est placé, le
temple de Thésée, isolé, découvert de toutes parts, debout tout entier sur son piédestal
de rochers ; ce temple, après le Parthénon, le plus beau selon la science que la Grèce
ait élevé à ses dieux ou à ses héros.
En approchant, convaincu par la lecture de la beauté du monument, j’étais étonné de me
sentir froid et stérile ; mon cœur cherchait à s’émouvoir, mes yeux cherchaient à
admirer. Rien !
Je ne sentais que ce qu’on éprouve à la vue d’une œuvre sans défaut, un plaisir
négatif ; mais une impression réelle et forte, une volupté neuve, puissante,
involontaire, point !
Ce temple est trop petit ; c’est un sublime jouet de l’art ! Ce n’est pas un monument
pour les dieux, pour les hommes, pour les siècles. Je n’eus qu’un instant d’extase :
c’est celui où,
assis à l’angle occidental du temple, sur ses dernières
marches, mes regards embrassèrent à la fois, avec la magnifique harmonie de ses formes
et l’élégance majestueuse de ses colonnes, l’espace vide et plus sombre de son portique,
sur sa frise intérieure les admirables bas-reliefs des combats des Centaures et des
Lapithes ; et au-dessus, par l’ouverture du centre, le ciel bleu et resplendissant,
répandant son jour mystique et serein sur les corniches et sur les formes saillantes des
figures des bas-reliefs : elles semblaient alors vivre et se mouvoir. Les grands
artistes en tout genre ont seuls ce don de la vie, hélas ! à leurs dépens !
Au Parthénon il ne reste plus que deux figures, Mars et Vénus, à demi écrasées par deux
énormes fragments de corniche qui ont glissé sur leurs têtes ; mais ces deux figures
valent pour moi à elles seules plus que tout ce
que j’ai vu en sculpture de
ma vie : elles vivent comme jamais toile ou marbre n’a vécu. On souffre du poids qui les
écrase ; on voudrait soulager leurs membres qui semblent plier en se roidissant sous
cette masse ; on sent que le ciseau de Phidias tremblait, brûlait dans sa main, quand
ces sublimes figures naissaient sous ses doigts.
On sent (ce n’est point une illusion, c’est la vérité, vérité douloureuse !) que
l’artiste infusait de sa propre individualité, de son propre sang, dans les formes, dans
les veines des êtres qu’il créait, et que c’est encore une partie de sa vie qu’on voit
palpiter dans ces formes vivantes, dans ces membres prêts à se mouvoir, sur ces lèvres
prêtes à parler.
Mais le temple de Thésée ne vit pas comme monument : c’est de la beauté sans doute,
mais la beauté froide et morte dont l’artiste seul
doit aller secouer le
linceul et essuyer la poussière. Pour moi, je l’admire, et je m’en vais sans aucun désir
de le revoir. Les belles pierres de la colonnade du Vatican, les ombres majestueuses et
colossales de Saint-Pierre de Rome, ne m’ont jamais laissé sortir sans un regret, sans
une espérance d’y revenir !
Plus haut, en gravissant une noire colline couverte de chardons et de cailloux
rougeâtres, vous arrivez au Pnyx, lieu des assemblées orageuses du peuple d’Athènes et
des ovations inconstantes de ses orateurs ou de ses favoris.
D’énormes blocs de pierre noire, dont quelques-unes ont jusqu’à douze ou treize pieds
cubes, reposent les uns sur les autres, et portaient la terrasse où le peuple se
réunissait.
Plus haut encore, à une distance d’environ
cinquante pas, on voit un
énorme bloc carré, dans lequel on a taillé des degrés qui servaient sans doute à
l’orateur pour monter sur cette tribune, qui dominait ainsi le peuple, la ville et la
mer.
Ceci n’a aucun caractère de l’élégance du peuple de Périclès ; cela sent le Romain ;
les souvenirs seuls y sont beaux. Démosthène parlait là, et soulevait ou calmait cette
mer populaire plus orageuse que la mer Égée, qu’il pouvait entendre aussi mugir derrière
lui.
Je m’assis là, seul et pensif, et j’y restai jusqu’à la nuit presque close, ranimant
sans efforts toute cette histoire, la plus belle, la plus pressée, la plus bouillonnante
de toutes les histoires d’hommes qui aient remué le glaive ou la parole. Quels temps
pour le génie ! et que de génie, de grandeur, de sagesse, de lumière,
de
vertu même (car non loin de là mourut Socrate) pour ce temps !
Ce moment-ci y ressemble en Europe, et surtout en France, cette Athènes vulgaire des
temps modernes. Mais c’est l’élite seule de la France et de l’Europe qui est Athènes ;
la masse est barbare encore ! Supposez Démosthène parlant sa langue brûlante, sonore,
colorée, à une réunion populaire de nos cités actuelles : qui la comprendrait ?
L’inégalité de l’éducation et de la lumière est le grand obstacle à notre civilisation
complète moderne. Le peuple est maître, mais il n’est pas encore capable de l’être ;
voilà pourquoi il détruit partout, et n’élève rien de beau, de durable, de majestueux
nulle part ! Tous les Athéniens comprenaient Démosthène, savaient leur langue, jugeaient
leur législation et leurs
arts. C’était un peuple d’hommes d’élite ; il
avait les passions du peuple, il n’avait pas son ignorance ; il faisait des crimes, mais
pas de sottises.
Ce n’est plus ainsi ; voilà pourquoi la démocratie, nécessaire en droit, semble
impossible encore en fait dans les grandes populations modernes. Le temps seul peut
rendre les peuples capables de se gouverner eux-mêmes. Leur éducation se fait par leurs
révolutions.
Le sort de l’orateur, comme Démosthène ou Mirabeau, les deux plus dignes de ce nom, est
plus séduisant que le sort du philosophe ou du poète ; l’orateur participe à la fois de
la gloire de l’écrivain et de la puissance des masses sur lesquelles et par lesquelles
il agit : c’est le philosophe roi, s’il est philosophe ; mais son arme terrible, le
peuple, se brise entre
ses mains, le blesse et le tue lui-même ; et puis ce
qu’il fait, ce qu’il dit, ce qu’il remue dans l’humanité, passions, principes, intérêts
passagers, tout cela n’est pas durable, n’est pas éternel de sa nature.
Le poète, au contraire, et j’entends par poète tout homme qui crée des idées, en
bronze, en pierre, en prose, en paroles ou en rythmes ; le poète remue ce qui est
impérissable dans la nature et dans le cœur humain. Les temps passent, les langues
s’usent ; mais il vit toujours tout entier, toujours aussi lui, aussi grand, aussi neuf,
aussi puissant sur l’âme de ses lecteurs ; son sort est moins humain, mais plus divin !
il est au-dessus de l’orateur.
Le beau serait de réunir les deux destinées : nul homme ne l’a fait ; mais il n’y a
cependant aucune incompatibilité entre l’action et la pensée dans une intelligence
complète. L’action est fille de la pensée, mais les hommes, jaloux de toute prééminence,
n’accordent jamais deux puissances à une même tête ; la nature est plus libérale ! Ils
proscrivent du domaine de l’action celui qui excelle dans le domaine de l’intelligence
et de la parole ; ils ne veulent pas
que Platon fasse des lois réelles, ni
que Socrate gouverne une bourgade.
J’envoyai demander au bey turc Youssouf-Bey, commandant de l’Attique, la permission de
monter à la citadelle avec mes amis, et de visiter le Parthénon. Il m’envoya un
janissaire pour m’accompagner.
Nous partîmes à cinq heures du matin, accompagnés de M. Gropius.
Tout se tait devant l’impression incomparable du Parthénon, ce temple des temples bâti
par Ictinus, ordonné par Périclès, décoré par Phidias ; type unique et exclusif du beau,
dans les arts de l’architecture et de la sculpture ; espèce de révélation divine de la
beauté idéale reçue un jour par le peuple artiste par excellence, et transmise par lui à
la postérité en blocs de marbre impérissables et en sculptures qui vivront à jamais.
Ce monument, tel qu’il était avec l’ensemble de sa situation, de son
piédestal naturel, de ses gradins décorés de statues sans rivales, de ses formes
grandioses, de son exécution achevée dans tous ses détails, de sa matière, de sa
couleur, lumière pétrifiée ; ce monument écrase, depuis des siècles, l’admiration sans
l’assouvir. Quand on en voit ce que j’en ai vu seulement, avec ses majestueux lambeaux
mutilés par les bombes vénitiennes, par l’explosion de la poudrière sous Morosini, par
le marteau de Théodore, par les canons des Turcs et des Grecs, ses colonnes en blocs
immenses touchant ses pavés, ses chapiteaux écroulés, ses triglyphes et ses statues
emportées par les agents de lord Elgin, sur les vaisseaux anglais, ce qu’il en reste est
suffisant pour que je sente que c’est le plus parfait poème écrit en pierre sur la face
de la terre ; mais encore, je le sens aussi, c’est trop petit !
Je passe des heures délicieuses couché à l’ombre des Propylées, les yeux
attachés sur le fronton croulant du Parthénon ; je sens l’antiquité tout entière dans ce
qu’elle a produit de plus divin ; le reste ne vaut pas la parole qui le décrit !
L’aspect du Parthénon fait apparaître, plus que l’histoire, la grandeur colossale d’un
peuple. Périclès ne doit pas mourir !
Quelle civilisation surhumaine que celle qui a trouvé un grand homme pour ordonner, un
architecte pour concevoir, un sculpteur pour décorer, des statuaires pour exécuter, des
ouvriers pour tailler, un peuple pour solder, et des yeux pour comprendre et admirer un
pareil édifice !
Où retrouvera-t-on et une époque et un peuple pareils ?
Rien ne l’annonce.
À mesure que l’homme vieillit, il perd la sève, la verve, le
désintéressement nécessaire pour les arts. Les Propylées, le temple d’Érechthée ou celui
des Cariatides, sont à côté du Parthénon ; chefs-d’œuvre eux-mêmes, mais noyés dans ce
chef-d’œuvre : l’âme, frappée d’un coup trop fort à l’aspect du premier de ces édifices,
n’a plus de force pour admirer les autres. Il faut voir et s’en aller, en pleurant moins
sur la dévastation de cette œuvre surhumaine de l’homme, que sur l’impossibilité de
l’homme d’en égaler jamais la sublimité et l’harmonie.
Ce sont de ces révélations que le ciel ne donne pas deux fois à la terre : c’est comme
le poème de Job ou le Cantique des Cantiques ; comme le poème d’Homère ou la musique de
Mozart ! Cela se fait, se voit, s’entend ; puis
cela ne se fait plus, ne se
voit plus, ne s’entend plus, jusqu’à la consommation des âges. Heureux les hommes par
lesquels passent ces souffles divins ! ils meurent, mais ils ont prouvé à l’homme ce que
peut être l’homme ; et Dieu les rappelle à lui pour le célébrer ailleurs dans une langue
plus puissante encore !
J’erre tout le jour, muet, dans ces ruines, et je rentre l’œil ébloui de formes et de
couleurs, le cœur plein de mémoire et d’admiration !
Le gothique est beau ; mais l’ordre et la lumière y manquent ; ordre et lumière, ces
deux principes de toute création éternelle. Adieu pour jamais au gothique !
De tous les livres à faire, le plus difficile, à mon avis, c’est une traduction. Or,
voyager, c’est traduire ; c’est traduire à l’œil, à la pensée, à l’âme du lecteur, les
lieux, les couleurs, les impressions, les sentiments que la nature ou
les
monuments humains donnent au voyageur. Il faut à la fois savoir regarder, sentir et
exprimer : et exprimer comment ? non pas avec des lignes et des couleurs, comme le
peintre, chose facile et simple ; non pas avec des sons, comme le musicien ; mais avec
des mots, avec des idées qui ne renferment ni sons, ni lignes, ni couleurs.
Ce sont les réflexions que je faisais, assis sur les marches du Parthénon, ayant
Athènes et le bois d’oliviers du Pirée et la mer bleue d’Égée devant les yeux, et sur ma
tête l’ombre majestueuse de la frise du temple des temples. Je voulais emporter pour moi
un souvenir vivant, un souvenir écrit de ce moment de ma vie ! Je sentais que ce chaos
de marbre si sublime, si pittoresque dans mon œil, s’évanouirait de ma mémoire, et je
voulais pouvoir le retrouver dans la vulgarité de ma vie future. Écrivons donc : ce ne
sera pas le Parthénon, mais ce sera du moins une ombre de cette grande ombre qui plane
aujourd’hui sur moi.
Du milieu des ruines qui furent Athènes, et que les canons des Grecs et
des Turcs ont pulvérisées et semées dans toute la vallée et sur les deux collines où
s’étendait la ville de Minerve, une montagne s’élève à pic de tous les côtés.
D’énormes murailles l’enceignent ; et, bâties à leur base de fragments de marbre blanc,
plus haut avec les débris de frises et de colonnes antiques, elles se terminent dans
quelques endroits par des créneaux vénitiens.
Cette montagne ressemble à un magnifique piédestal, taillé par les dieux mêmes pour y
asseoir leurs autels.
Son sommet, aplani pour recevoir les aires de ces temples, n’a guère que cinq cents
pieds de longueur sur deux ou trois cents pieds de large. Il domine toutes les collines
qui formaient le sol d’Athènes antique et les vallées
du Pentélique, et le
cours de l’Ilissus, et la plaine du Pirée, et la chaîne des vallons et des cimes qui
s’arrondit et s’étend jusqu’à Corinthe, et la mer enfin semée des îles de Salamine et
d’Égine, où brillent au sommet les frontons du temple de Jupiter Panhellénien.
Cet horizon est admirable encore aujourd’hui que toutes ces collines sont nues, et
réfléchissent, comme un bronze poli, les rayons réverbérés du soleil de l’Attique. Mais
quel horizon Platon devait avoir de là sous les yeux, quand Athènes, vivante et vêtue de
ses mille temples inférieurs, bruissait à ses pieds comme une ruche trop pleine ; quand
la grande muraille du Pirée traçait jusqu’à la mer une avenue de pierre et de marbre
pleine de mouvement, et où la population d’Athènes passait et repassait sans cesse comme
des flots ; quand le Pirée lui-même et le port de Phalère, et la
mer
d’Athènes, et le golfe de Corinthe, étaient couverts de forêts de mâts ou de voiles
étincelantes ; quand les flancs de toutes les montagnes, depuis les montagnes qui
cachent Marathon jusqu’à l’Acropolis de Corinthe, amphithéâtre de quarante lieues de
demi-cercle, étaient découpés de forêts, de pâturages, d’oliviers et de vignes, et que
les villages et les villes décoraient de toutes parts cette splendide ceinture de
montagnes !
Je vois d’ici les mille chemins qui descendaient de ces montagnes, tracés sur les
flancs de l’Hymette, dans toutes les sinuosités des gorges et des vallées, qui viennent
toutes, comme des lits de torrents, déboucher sur Athènes.
J’entends les rumeurs qui s’en élèvent, les coups de marteau des tireurs de pierre dans
les carrières de marbre du mont Pentélique, le roulement des blocs qui tombent le long
des pentes de ses précipices, et toutes ces rumeurs qui remplissent de vie et de bruit
les abords d’une grande capitale.
Du côté de la ville, je vois monter par la voie Sacrée, taillée dans le flanc même de
l’Acropolis, la population religieuse d’Athènes, qui vient implorer
Minerve et faire fumer l’encens de toutes ces divinités domestiques à la place même où
je suis assis maintenant, et où je respire la poussière seule de ces temples.
Rebâtissons le Parthénon : cela est facile, il n’a perdu que sa frise et ses
compartiments intérieurs. Les murs extérieurs ciselés par Phidias, les colonnes ou les
débris des colonnes y sont encore. Le Parthénon était entièrement construit de marbre
blanc, dit marbre pentélique, du nom de la montagne voisine d’où on le tirait.
Il consistait en un carré long, entouré d’un péristyle de quarante-six colonnes d’ordre
dorique. Chaque colonne a six pieds de diamètre à sa base, et trente-quatre pieds
d’élévation. Les colonnes reposent sur le pavé même du temple, et n’ont point de base. À
chaque
extrémité du temple existe ou existait un portique de six colonnes.
La dimension totale de l’édifice était de deux cent vingt-huit pieds de long sur cent
deux pieds de large ; sa hauteur était de soixante-six pieds.
Il ne présentait à l’œil que la majestueuse simplicité de ses lignes architecturales.
C’était une seule pensée de pierre, une et intelligible d’un regard, comme la pensée
antique. Il fallait s’approcher pour contempler la richesse des matériaux et
l’inimitable perfection des ornements et des détails. Périclès avait voulu en faire
autant un assemblage de tous les chefs-d’œuvre du génie et de la main de l’homme, qu’un
hommage aux dieux ; ou plutôt c’était le génie grec tout entier, s’offrant sous cet
emblème, comme un hommage lui-même à la Divinité. Les noms de tous ceux qui ont taillé
une pierre ou modelé une statue du Parthénon sont devenus immortels.
Oublions le passé, et regardons maintenant autour de nous, alors que les
siècles, la guerre, les religions barbares, les peuples stupides, le foulent aux pieds
depuis plus de deux mille ans.
Il ne manque que quelques colonnes à la forêt de blanches colonnes : elles sont
tombées, en blocs entiers et éclatants, sur les pavés ou sur les temples voisins :
quelques-unes, comme les grands chênes de la forêt de Fontainebleau, sont restées
penchées sur les autres colonnes ; d’autres ont glissé du haut du parapet qui cerne
l’Acropolis, et gisent, en blocs énormes concassés, les unes sur les autres, comme dans
une carrière les rognures des blocs que l’architecte a rejetées.
Leurs flancs sont dorés de cette croûte de soleil que les siècles étendent sur le
marbre ;
leurs brisures sont blanches comme l’ivoire travaillé d’hier.
Elles forment, de ce côté du temple, un chaos ruisselant de marbre de toutes formes, de
toutes couleurs, jeté, empilé, dans le désordre le plus bizarre et le plus majestueux :
de loin, on croirait voir l’écume de vagues énormes qui viennent se briser et blanchir
sur un cap battu des mers. L’œil ne peut s’en arracher ; on les regarde, on les suit, on
les admire, on les plaint avec ce sentiment qu’on éprouverait pour des êtres qui
auraient eu ou qui auraient encore le sentiment de la vie. C’est le plus sublime effet
de ruines que les hommes ont jamais pu produire, parce que c’est la ruine de ce qu’ils
firent jamais de plus beau !
Si on entre sous le péristyle et sous les portiques, on peut se croire encore au moment
où
l’on achevait l’édifice : les murs intérieurs sont tellement conservés,
la face des marbres si luisante et si polie, les colonnes si droites, les parties
conservées de l’édifice si admirablement intactes, que tout semble sortir des mains de
l’ouvrier ; seulement, le ciel étincelant de lumière est le seul toit du Parthénon, et,
à travers les déchirures des pans de murailles, l’œil plonge sur l’immense et lumineux
horizon de l’Attique.
Tout le sol à l’entour est jonché de fragments de sculpture ou de morceaux
d’architecture qui semblent attendre la main qui doit les élever à leur place dans le
monument qui les attend.
Les pieds heurtent sans cesse contre les chefs-d’œuvre du ciseau grec : on les ramasse,
on les rejette, pour en ramasser un plus curieux ; on se lasse enfin de cet inutile
travail ; tout n’est que chef-d’œuvre pulvérisé.
Les pas s’impriment dans une poussière de marbre ; on finit par la regarder avec
indifférence, et l’on reste insensible et muet, abîmé dans la contemplation de
l’ensemble, et dans les mille pensées qui sortent de chacun de ces
débris.
Ces pensées sont de la nature même de la scène où on les respire : elles sont graves
comme ces ruines des temps écoulés, comme ces témoins majestueux du néant de
l’humanité ; mais elles sont sereines comme le ciel qui est sur nos têtes, inondées
d’une lumière harmonieuse et pure, élevées comme ce piédestal de l’Acropolis, qui semble
planer au-dessus de la terre ; résignées et religieuses comme ce monument élevé à une
pensée divine, que Dieu a laissé crouler devant lui pour faire place à de plus divines
pensées !
Je ne sens point de tristesse ici ; l’âme est légère, quoique méditative ; ma pensée
embrasse l’ordre des volontés divines, des destinées humaines ; elle admire qu’il ait
été donné à l’homme de s’élever si haut dans les arts et dans une civilisation
matérielle ; elle conçoit que Dieu ait brisé ensuite ce moule
admirable
d’une pensée incomplète ; que l’unité de Dieu, reconnue enfin par Socrate dans ces mêmes
lieux, ait retiré le souffle de vie de toutes ces religions qu’avait enfantées
l’imagination des premiers temps ; que ces temples se soient écroulés sur leurs dieux :
la pensée du Dieu unique jetée dans l’esprit humain vaut mieux que ces demeuras de
marbre où l’on n’adorait que son ombre. Cette pensée n’a pas besoin de temples bâtis de
main d’homme : la nature entière est le temple où elle adore.
À mesure que les religions se spiritualisent, les temples s’en vont : le christianisme
lui-même, qui a construit le gothique pour l’animer de son souffle, laisse ses
admirables basiliques tomber peu à peu en ruine ; les milliers de statues de ses saints
descendent par degrés de leurs socles aériens autour
de ses cathédrales ;
il se transforme aussi, et ses temples deviennent plus nus et plus éclairés à mesure
qu’il se dépouille des superstitions de ses âges de crépuscule et qu’il résume davantage
la grande lumière qu’il sur la terre, la pensée du Dieu unique prouvé par la
raison et adoré par la vertu.
Lisez le Phidias de M. de Ronchaud, et vous comprendrez la grandeur
du monument dans la grandeur du poète.
Tel est ce livre de Phidias, cet Homère de la pierre, qui a
reconstruit l’Olympe en marbre comme le premier Homère l’avait reconstruit en vers plus
immortels que ses divinités.
M. de Ronchaud, à son tour, vient de nous traduire en belle prose française cet
architecte et ce sculpteur du Parthénon. Dans chaque coup de ciseau il a ressuscité le
génie de la
beauté grecque ; il nous a rendus contemporains de Périclès, de
Praxitèle et de Phidias.
Vous qui ne pouvez pas aller admirer ce génie sur place, lisez et relisez ces pages, et
que le jeune auteur de ce livre retourne en paix dans sa solitude paternelle de
Saint-Lupicin, après avoir allumé en nous le feu de l’enthousiasme pour ce beau
lapidaire, puis qu’il nous prépare en silence à ces leçons sur le beau du dessin et de
la couleur étudiés dans ces grands poètes du pinceau, Michel-Ange, le Titien et
Raphaël.
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