(1864) Cours familier de littérature. XVII « CIIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (2e partie) » pp. 409-488

CIIe entretien.
Lettre à M. Sainte-Beuve (2e partie)

I

J’avais par hasard connu et aimé, en Italie, un beau jeune homme français, nommé Farcy. C’était une de ces âmes concentrées, quoique errantes, qui désespèrent de trouver dans les autres âmes ce qu’elles rêvent de perfection en elles-mêmes. J’avais passé quelques mois avec lui, et, quoique je ne me fusse pas ouvert complètement à lui, je vis qu’il m’aimait comme homme et comme poète. Il partit pour la France un an avant la révolution de 1830. Un jour, je lus sa mort dans un journal. Le journaliste en fit naturellement un héros de Juillet. Ce n’était pas cela, c’était un héros de je ne sais quoi, un héros de l’ennui, du vide, de l’inspiration maladive de l’âme. Revenu à Paris, j’appris de M. D, son ami, comment il était mort.

Les deux premières journées de la lutte entre le peuple et les troupes étaient passées ; le combat languissait. Farcy ne s’y était pas mêlé ; il redoutait autant la défaite que la victoire, danger extrême des deux côtés. Il restait incertain et impassible à sa fenêtre. À la fin du troisième jour, vers le soir, il se fit un reproche à lui-même de sa longanimité. Quelle que soit l’issue, se dit-il, cela aura une issue bientôt. Si le peuple est vaincu, il n’est plus peuple, il est esclave, c’est un mal ; si le peuple est vainqueur, les circonstances seront extrêmes, il sera entraîné à l’anarchie : à l’anarchie, il y a un remède ; à la servitude, il n’y en a plus. Ainsi, à tout risque, combattons pour le parti qui peut encore, à la rigueur, sauver la France. Que mon coup de fusil soit du moins pour quelque chose dans les conséquences de cette guerre civile ! Il sortit son fusil à la main ; mais il tournait à peine l’angle de l’hôtel de Nantes, maison isolée et pyramidale qui existait seule sur le Carrousel, qu’un coup de feu de hasard vint l’atteindre en pleine poitrine ; il tomba philosophe, on le releva héros.

Or voici ce que Farcy venait d’écrire à Sainte-Beuve, quelques semaines auparavant, sur les Consolations :

« Dans le premier ouvrage (dans Joseph Delorme), c’était une âme flétrie par des études trop positives et par les habitudes des sens qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en même temps délicat et instruit ; car ces hommes ne pouvant se plaire à une liaison continuée où on ne leur rapporte en échange qu’un esprit vulgaire et une âme façonnée à l’image de cet esprit, ennuyés et ennuyeux auprès de telles femmes, et d’ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des talents encore cachés, cherchent le plaisir d’une heure qui amène le dégoût de soi-même. Ils ressemblent à ces femmes bien élevées et sans richesses, qui ne peuvent souffrir un époux vulgaire, et à qui une union mieux assortie est interdite par la fortune.

« Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements d’un pareil cœur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poète.

« Aujourd’hui (dans les Consolations) il sort de sa débauche et de son ennui ; son talent mieux connu, une vie littéraire qui ressemble à un combat, lui ont donné de l’importance et l’ont sauvé de l’affaissement. Son âme honnête et pure a ressenti cette renaissance avec tendresse, avec reconnaissance. Il s’est tourné vers Dieu, d’où vient la paix et la joie.

« Il n’est pas sorti de son abattement par une violente secousse : c’est un esprit trop analytique, trop réfléchi, trop habitué à user ses impressions en les commentant, à se dédaigner lui-même en s’examinant beaucoup ; il n’a rien en lui pour être épris éperdument et pousser sa passion avec emportement et audace ; plus tard peut-être Aujourd’hui il cherche, il attend et se défie.

« Mais son cœur lui échappe et s’attache à une fausse image de l’amour. L’étude, la méditation religieuse, l’amitié, l’occupent, si elles ne le remplissent pas, et détournent ses affections. La pensée de l’art noblement conçu le soutient et donne à ses travaux une dignité que n’avaient pas ses premiers essais, simples épanchements de son âme et de sa vie habituelle.  Il comprend tout, aspire à tout, et n’est maître de rien ni de lui-même. Sa poésie a une ingénuité de sentiments et d’émotions qui s’attachent à des objets pour lesquels le grand nombre n’a guère de sympathie, et où il y a plutôt travers d’esprit ou habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux, qu’attachement naturel et poétique. La misère domestique vient gémir dans ses vers à côté des élans d’une noble âme et causer ce contraste pénible qu’on retrouve dans certaines scènes de Shakespeare, qui excite notre pitié, mais non pas une émotion plus sublime.

« Ces goûts changeront ; cette sincérité s’altérera ; le poète se révélera avec plus de pudeur ; il nous montrera les blessures de son âme, les pleurs de ses yeux, mais non plus les flétrissures livides de ses membres, les égarements obscurs de ses sens, les haillons de son indigence morale. Le libertinage est poétique quand c’est un emportement du principe passionné en nous, quand c’est philosophie audacieuse, mais non quand il n’est qu’un égarement furtif, une confession honteuse. Cet état convient mieux au pécheur qui va se régénérer ; il va plus mal au poète, qui doit toujours marcher simple et le front levé, à qui il faut l’enthousiasme ou les amertumes profondes de la passion.

« L’auteur prend encore tous ses plaisirs dans la vie solitaire, mais il y est ramené par l’ennui de ce qui l’entoure, et aussi effrayé par l’immensité où il se plonge en sortant de lui-même. En rentrant dans sa maison, il se sent plus à l’aise, il sent plus vivement par le contraste ; il chérit son étroit horizon, où il est à l’abri de ce qui le gêne, où son esprit n’est pas vaguement égaré par une trop vaste perspective. Mais, si la foule lui est insupportable, le vaste espace l’accable encore, ce qui est moins poétique. Il n’a pas pris assez de fierté et d’étendue pour dominer toute cette nature, pour l’écouter, la comprendre, la traduire dans ses grands spectacles. Sa poésie par là est étroite, chétive, étouffée : on n’y voit pas un miroir large et pur de la nature dans sa grandeur, la force et la plénitude de sa vie : ses tableaux manquent d’air et de lointains fuyants.

« Il s’efforce d’aimer et de croire, parce que c’est là-dedans qu’est le poète : mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si je puis ainsi dire. Il va de l’amitié à l’amour comme il a été de l’incrédulité à l’élan vers Dieu.

« Cette amitié n’est ni morale ni poétique »

Vous l’avouez vous-même, il avait raison.

« Il me fut difficile, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? de tenir tout ce que les Consolations avaient promis. Les raisons, si on les cherchait en dehors du talent même, seraient longues à donner, et elles sont de telle nature qu’il faudrait toute une confession nouvelle pour les faire comprendre. Ceux qui veulent bien me juger aujourd’hui avec une faveur relativement égale à celle de mes juges d’autrefois, trouveront une explication toute simple, et ils l’ont trouvée : « Je suis critique, disent-ils, je devais l’être avant tout et après tout ; le critique devait tuer le poète, et celui-ci n’était là que pour préparer l’autre. » Mais cette explication n’était pas, à mes yeux, suffisante.

« En effet, la vie est longue, et avant que la poésie, « cette maîtresse jalouse et qui ne veut guère de partage », songeât à s’enfuir, il s’écoula encore bien du temps. J’étais poète avant tout en 1829, et je suis resté obstinément fidèle à ma chimère pendant quelques années, la critique n’étant guère alors pour moi qu’un prétexte à analyse et à portrait. Qu’ai-je donc fait durant les saisons qui ont suivi ? La Révolution de Juillet interrompit brusquement nos rêves, et il me fallut quelque temps pour les renouer. Moi-même, à la fin de l’année 1830, j’éprouvai dans ma vie morale des troubles et des orages d’un genre nouveau. Des années se passèrent pour moi à souffrir, à me contraindre, à me dédoubler. Je confiai toujours beaucoup à la Muse, et le Recueil qu’on va lire (les Pensées d’Août), aussi bien que les fragments dont j’ai fait suivre précédemment l’ancien Joseph Delorme et que j’ai glissés sous son nom, le prouvent assez. Le roman de Volupté fut aussi une diversion puissante, et ceux qui voudront bien y regarder verront que j’y ai mis beaucoup de cette matière subtile à laquelle il ne manque qu’un rayon pour éclore en poésie.

« Mais l’impression même sous laquelle j’ai écrit les Consolations n’est jamais revenue et ne s’est plus renouvelée pour moi. “Ces six mois célestes de ma vie, comme je les appelle, ce mélange de sentiments tendres, fragiles et chrétiens, qui faisaient un charme, cela en effet ne pouvait durer ; et ceux de mes amis (il en est) qui auraient voulu me fixer et comme m’immobiliser dans cette nuance, oubliaient trop que ce n’était réellement qu’une nuance, aussi passagère et changeante que le reflet de la lumière sur des nuages ou dans un étang, à une certaine heure du matin, à une certaine inclinaison du soir. »

II

Mais ce que j’ignorais et ce que votre Préface m’apprend, c’est que le sceptique le plus résolu et le plus cynique du siècle, Beyle, l’auteur le plus spirituel de ces derniers temps, l’homme en apparence le plus antipathique à ce spiritualisme pieux dont les Consolations étaient débordantes, eut des rapports d’enthousiasme avec vous, et vous tendit les bras dès qu’il les eut lues.

Quelque chose de semblable avait eu lieu entre Beyle et moi en Italie, peu d’années avant.

J’avais une liaison intime et qui remontait à mes jeunes années, une parenté de cœur (et qui dure encore en se resserrant), avec un des amis les plus intimes de Beyle, M. de Mareste, connu, recherché, chéri d’à peu près tous les hommes éminents de ce temps, trop spirituel pour être fanatique (les fanatismes sont des manies), mais très fanatique des talents qui sont les supériorités de la nature. M. de Mareste est un homme qui rit souvent, mais chez qui le rire bienveillant ne va jamais jusqu’au cœur et laisse des larmes pour toutes les blessures, un homme qui, comme l’ami de Cicéron, se serait retiré au fond de la Grèce pendant les guerres civiles de Rome, pour éviter de haïr personne ; magister elegantium, un Saint-Évremond français suivant Hortense Mancini à Londres, afin d’aimer le beau jusque dans sa vieillesse ! Souvent, pendant que j’étais très jeune et que j’allais avec ivresse au bal, je me suis étonné, en sortant de la salle à la première pointe du jour, de voir des larmes de rosée trembler et briller sur toutes les feuilles des buissons et sur toutes les herbes qui me mouillaient les pieds ; ces gouttes d’eau rafraîchissantes étaient tombées en dehors à notre insu, en silence, pendant que la chaleur des bougies et la poussière du parquet nous brûlaient à l’intérieur de la salle. C’était l’image de la bonté de M. de Mareste : gaie et chaude à l’intérieur avec les heureux du monde ; sensible, et humide et compatissante au dehors avec ceux qui souffrent et qui pleurent ; aimé de tout le monde, des heureux parce qu’il partage leur gaieté, des malheureux parce qu’il pleure sur eux comme eux-mêmes.

III

Or M. de Mareste aimait Beyle, je ne comprenais pas pourquoi ; car je l’avais de confiance, moi, en antipathie, pour avoir entendu dire qu’il ne croyait pas en Dieu, et qu’il s’en vantait, et qu’il était cynique. Le cynisme, à mes yeux, était alors et est encore l’impiété de la nature envers Dieu et envers soi-même, la raillerie grossière de ce qu’il y a de plus respectable et de plus saint dans la création : la beauté et la douleur.  Un coup de sifflet à la Divinité partout où elle se montre !  Et contre nous-même ! car, si nous ne nous respectons pas, comment voulez-vous que le sort nous respecte ?…………

Mareste cependant avait consenti à donner à Beyle une lettre d’introduction pour moi ; il vint. Il ne chercha pas à adoucir sa doctrine. Dès le premier entretien il me dit :

« On vous a sans doute dit des horreurs de moi ; que j’étais un athée, que je me moquais des quatre lettres de l’alphabet qui nomment ce qu’on appelle Dieu, et des hommes, ces mauvais miroirs de leur Dieu. Je ne cherche point à vous tromper, c’est vrai ! J’ai bien examiné la vie, et la nature, cette source intermittente de la vie, et la mort muette qui ne dit rien, et l’innombrable série des fables par lesquelles des hommes aussi ignorants que vous et moi ont cherché à interpréter ce silence ! Je ne dis pas que Dieu existe, je ne dis pas qu’il n’existe pas, je dis seulement que je n’en sais rien, que cette idée me paraît avoir fait aux hommes autant de mal que de bien, et qu’en attendant que Dieu se révèle, je crois que son premier ministre, le hasard, gouverne aussi bien ce triste monde que lui. Je crois seulement que je ne crois à rien ; je me trompe cependant, je crois à ce qu’on appelle conscience, soit instinct, soit mauvaise habitude d’idées, soit effet de préjugés et de respect humain. Je sens que je suis honnête homme, et qu’il me serait impossible de ne pas l’être, non pour plaire à un Être suprême qui n’existe pas, mais pour me plaire à moi-même, qui ai besoin de vivre en paix avec mes préjugés et mes habitudes, et pour donner un but à ma vie et un aliment à mes pensées. J’ai jeté loin derrière moi le sac théologique de ce que vous appelez, vous autres, les pieuses croyances. Je vous envie, car de consolantes illusions sont des vérités très douces pour ceux qui y croient ; mais moi, non, je ne crois à rien, et je me livre seulement à mon goût pour les beaux-arts et pour la littérature. Je crois que Raphaël dessine bien, et que Titien est un admirable coloriste, que Voltaire écrit comme pense un homme d’esprit, et que Byron chante comme l’humanité pleure, surtout dans Don Juan !

« Et me voilà ! dit-il en souriant, avec un air de bonne foi communicatif. Mareste, notre ami, m’a dit que vous aviez mille fois plus d’esprit qu’il n’y en a dans vos livres, que vous en prendriez encore beaucoup plus en vieillissant, et que vous étiez très bon à connaître pour moi, parce que vos sentiments étaient excellents, vos idées sincères, et que vous compreniez tout le monde, même moi, si je vous plaisais !… Je viens vous plaire.  Causons ! »

IV

Nous causâmes sans mystère et sans colère des deux parts ; je lui dis que j’avais lu avec charme presque tout ce qu’il avait écrit, et qu’excepté le cynisme antipathique à ma nature et l’athéisme inacceptable par mon esprit, j’avais tout goûté de lui, même le scepticisme ; que je n’étais rien moins que sceptique cependant ; que je croyais fermement qu’il y avait une foi difficile à trouver, mais trouvable, un arcanum de la vie intérieure, dont la recherche était l’œuvre des grands esprits, et que, dans cette foi, il y avait non seulement la croyance, mais le repos ; que c’était l’affaire de la vie entière de la découvrir, que j’y travaillais, et que j’y travaillerais jusqu’à mon dernier jour, et que les hommes qui se disaient comme lui incrédules n’étaient que d’aimables paresseux qui revenaient sur leurs pas aux premières difficultés de la route ; que j’étais heureux de connaître en lui un de ces esprits impatients, découragés avant le temps, et que, s’il voulait venir à toute heure du soir finir avec moi les journées, nous causerions ou de Dieu, s’il voulait, ou de la littérature et des arts, lui me donnant du goût, moi de la foi, chacun dans notre mesure !

V

Et cela eut lieu ainsi pendant deux ou trois mois d’automne. Je logeais dans un faubourg de la ville ; chaque soir, avant ou après dîner, Beyle arrivait. On jetait une bourrée de myrte odorant au feu, et nous causions avec la confiance qu’inspirent aux hommes la solitude et la bonne foi. Je lui inspirai quelques doutes sur son incrédulité ; et lui jetait, en fait de musique, d’arts et de poésie, beaucoup d’éclairs sur mon ignorance.

VI

Ce fut alors que j’appris qu’il était poète jusqu’à l’adoration, et que le volume des Consolations de Sainte-Beuve, entre autres, tombé par hasard dans ses mains, lui avait donné tant d’enthousiasme qu’il lui avait écrit : « Je viens de passer trois heures entières à vous lire ; je pars pour l’Italie ; venez, il y aura toujours à votre service une chambre solitaire pour le travail, une liberté entière pour votre loisir, une admiration sincère et passionnée pour vous. Venez, un ami vous attend ! »

Or, si un livre si rempli de Divinité faisait cette impression sur Beyle, quelle impression n’avait-il pas dû faire sur moi ?  Vous allez en juger.

VII

Ce volume commence par une des épîtres les plus éthérées de la littérature française. On ne trouve rien de ce ton dans Boileau ni dans Voltaire, ces rois de l’épître. L’élégie s’y mêle, et, au lieu de ces grains de sel attique en français qui font sourire, on y savoure avec délices ces gouttes de larmes un peu amères qui font presque pleurer.

Je ne sais si je me trompe, mon cher Sainte-Beuve ; mais ce ton me semble aussi nouveau dans l’épître que tendre et amical. On sent que c’était murmurer à demi-voix, en plein jour, en beau soleil de trois heures après midi ; chaste et pur comme un rayon d’été ou comme le regard ravissant et respecté de cette charmante femme de votre meilleur ami, épars sur ce groupe de ses beaux enfants à peine éclos. Il est aisé de voir qu’un sentiment indécis entre la passion tempérée par le respect et l’amour innomé, le rêve triste de l’âme, sera l’accent de votre vie ; ce spiritualisme passionné, mais muet, comprenant le bonheur des autres, mais sans le profaner ou l’envier. C’est en effet le céleste caractère de cette pièce. Quiconque a passé dans ses belles années par ces épreuves si difficiles à traverser, se reconnaît dans ces limbes du pur attachement jouissant de contempler ces Béatrices de l’amour idéal, mais interdites par la sainte amitié. Il y a dans l’intimité de certaines familles une espèce d’adoption qui est le préservatif de tout autre amour. L’enfant de la maison aime sa mère plus qu’un fils, mais il ne l’aime pas comme un amant. Ce serait un sacrilège, et, s’il se complaît à écrire ce qu’il éprouve en la voyant, c’est ainsi qu’il écrit :

À MADAME V. H.

Notre bonheur n’est qu’un malheur plus ou moins consolé.
Oh ! que la vie est longue aux longs jours de l’été,
Et que le temps y pèse à mon cœur attristé !
Que ce n’est que chaleur et soleil et poussière ;
Quand il n’est plus matin et que j’attends le soir,
Vers trois heures, souvent, j’aime à vous aller voir ;
Et là vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse !
Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
Et votre époux absent et sorti pour rêver,
J’entre pourtant ; et Vous, belle et sans vous lever,
Me dites de m’asseoir ; nous causons ; je commence
À vous ouvrir mon cœur, ma nuit, mon vide immense,
Et vous me répondez par des mots d’amitié ;
Puis revenant à vous, Vous si noble et si pure,
Vous que, dès le berceau, l’amoureuse nature
Douce comme un parfum et comme une harmonie ;
Fleur qui deviez fleurir sous les pas du génie ;
Nous parlons de vous-même, et du bonheur humain,
Comme une ombre, d’en haut, couvrant votre chemin
De l’époux votre orgueil, votre illustre couronne ;
Et quand vous avez bien de vos félicités
Épuisé le récit, alors vous ajoutez
« Hélas ! non, il n’est point ici-bas de mortelle
« Qui se puisse avouer plus heureuse que moi ;
« Mais à certains moments, et sans savoir pourquoi,
« Il me prend des accès de soupirs et de larmes ;
« Et plus autour de moi la vie épand ses charmes,
« Et plus le monde est beau, plus le feuillage vert,
« Plus le ciel bleu, l’air pur, le pré de fleurs couvert,
« Plus mon époux aimant comme au premier bel âge,
« Plus mes enfants joyeux et courant sous l’ombrage,
« Plus la brise légère et n’osant soupirer,
« Plus aussi je me sens ce besoin de pleurer. »

C’est que, même au-delà des bonheurs qu’on envie,
Il reste à désirer dans la plus belle vie ;
C’est qu’ailleurs et plus loin notre but est marqué ;
Qu’à le chercher plus bas on l’a toujours manqué ;
C’est qu’ombrage, verdure et fleurs, tout cela tombe,
Renaît, meurt pour renaître enfin sur une tombe ;
C’est qu’après bien des jours, bien des ans révolus,
Ce ciel restera bleu quand nous ne serons plus ;
Que ces enfants, objets de si chères tendresses,
Que toute joie est sombre à qui veut la sonder,
Et qu’aux plus clairs endroits, et pour trop regarder
On découvre sous l’eau de la boue et du sable.

Mais comme au lac profond et sur son limon noir
Tel dans ce fond obscur de notre humble destin
Se révèle l’espoir de l’éternel matin ;
Et quand sous l’œil de Dieu l’on s’est mis de bonne heure,
Quand on s’est fait une âme où la vertu demeure ;
Quand, morts entre nos bras, les parents révérés
Tout bas nous ont bénis avec des mots sacrés ;
Quand nos enfants, nourris d’une douceur austère,
Continueront le bien après nous sur la terre ;
Quand un chaste devoir a réglé tous nos pas,
Alors on peut encore être heureux ici-bas ;
Aux instants de tristesse on peut, d’un œil plus ferme,
Envisager la vie et ses biens et leur terme,
Soutient l’âme et console au milieu du bonheur.
* * *

À M. VIGUIER.

Dicebam hæc et flebam amarissime contritione cordis mei ; et ecce audio vocem de vicina domo cum cantu dicentis et crebro repetentis, quasi pueri an puellæ nescio : Tolle, lege ! tolle, lege !

Devant le Dieu nouveau dont on avait parlé,
En ces jours de ruine et d’immense anarchie
Beaucoup d’esprits, honteux de croire et d’adorer,
De tous lieux, de tous rangs, avec ou sans richesse,
S’en allaient par le monde et cherchaient la sagesse.
À pied, ou sur des chars brillants d’ivoire et d’or,
Ou sur une trirème embarquant leur trésor,
Toujours, sans l’éclairer, éblouissent sa nuit.

Esclaves de quiconque ou la donne ou la vend.

VIII

Je ne voulais que citer, et je n’ai pas pu m’empêcher de copier. Il y a des pièces, en effet (et ce sont les plus parfaites), où la beauté est dans le tout. Qui pourrait ne pas comprendre dans celle-ci la touchante et involontaire adresse de ce tourment triste des derniers vers qui ramène à la mélancolie vague de la personne innomée, des pensées dont l’amour voudrait s’emparer pour lui faire sentir un vide que lui seul pourrait combler ?

Je n’ai jamais pu lire ces vers sans que mon cœur, humide de larmes, ne sourît en même temps de l’involontaire habileté du poète ; c’est une des notes les plus voilées et tout à la fois les plus pénétrantes de la poésie aimante, qui, pour se tromper soi-même, prend la voix de la simple amitié.

IX

La troisième Consolation, adressée à M. Auguste Le Prévost, un ami de l’auteur, peint admirablement l’impression du dimanche, aussi poétique à force de verve que les sonores épanchements de la cloche de village dans la nature agreste de Bretagne par Chateaubriand. Lisez encore, et réfléchissez à la profondeur naïve de ce talent :

À M. AUGUSTE LE PREVOST.

Quis memorabitur tui post mortem, et quis orabit pro te ?

Dans l’île Saint-Louis, le long d’un quai désert,
L’autre soir je passais : le ciel était couvert,
Et l’horizon brumeux eût paru noir d’orages,
Sans la fraîcheur du vent qui chassait les nuages ;
Le soleil se couchait sous de sombres rideaux ;
Aux balcons çà et là quelque figure blanche
Respirait l’air du soir ;  et c’était un dimanche.
Le dimanche est pour nous le jour du souvenir ;
Après les soins comptés de l’exacte semaine
Et les devoirs remplis, le soleil qui ramène
Le loisir et la fête, et les habits parés,
Et l’église aux doux chants, et les jeux dans les prés.

Ou stagnante d’ennui, n’a plus loisir ni fête,
Si pourtant nous sentons, aux choses d’alentour,
À la gaîté d’autrui, qu’est revenu ce jour,
Par degrés attendris jusqu’au fond de notre âme,
De nos beaux ans brisés nous renouons la trame,
Et nous nous rappelons nos dimanches d’alors,
Je rêvais donc ainsi, sur ce quai solitaire,
À tant de biens trompeurs ardemment espérés,
Qui ne viendront jamais, qui sont venus peut-être !
En suis-je plus heureux qu’avant de les connaître ?
Et, tout rêvant ainsi, pauvre rêveur, voilà
Que soudain, loin, bien loin, mon âme s’envola,
Et d’objets en objets, dans sa course inconstante,
Se prit aux longs discours que feu ma bonne tante
Elle m’y racontait souvent, pour me distraire,
Son enfance, et les jeux de mon père, son frère,
Que je n’ai pas connu ; car je naquis en deuil,
Et mon berceau d’abord posa sur un cercueil.
Elle me parlait donc et de mon père et d’elle ;
C’était de me conter leurs destins entraînés
Loin du bourg paternel où tous deux étaient nés.
Le manoir, son aspect et tout le voisinage :
La rivière coulait à cent pas près du seuil ;
Douze enfants (tous sont morts !) entouraient le fauteuil,
Et je disais les noms de chaque jeune fille.
Pieux hommes de bien, dont j’ai rêvé les traits,
Morts pourtant sans savoir que jamais je naîtrais.

Et tout cela revint en mon âme mobile,
Ce jour que je passais le long du quai, dans l’île.

Je me sentis pleurer, et j’admirai longtemps
Que de ces hommes morts, de ces choses vieillies,
Moi, si jeune et d’hier, inconnu des aïeux,
Qui n’ai vu qu’en récits les images des lieux,
Je susse ces détails, seul peut-être sur terre,
Que j’en gardasse un culte en mon cœur solitaire,
Et qu’à propos de rien, un jour d’été, si loin
Des lieux et des objets, ainsi j’en prisse soin.
Hélas ! pensai-je alors, la tristesse dans l’âme,
Et, sitôt que la mort nous a remis à Dieu,
Le souvenir de nous ici nous survit peu ;
Notre trace est légère et bien vite effacée ;
Et moi, qui de ces morts garde encor la pensée,
Quand je m’endormirai comme eux, du temps vaincu,
Sais-je, hélas ! si quelqu’un saura que j’ai vécu ?
Et, poursuivant toujours, je disais qu’en la gloire,
En la mémoire humaine, il est peu sûr de croire ;
Que les cœurs sont ingrats, et que bien mieux il vaut
Et croire en Celui seul qui, dès qu’on le supplie,
Ne nous fait jamais faute, et qui jamais n’oublie.

X

Et ceux-ci, qui n’ont que le tort de m’être adressés, et de me proclamer homme grand et heureux, tandis que le sort me préparait un double démenti et un faux présage !

À M. A DE L (LAMARTINE.)

Le jour que je vous vis pour la troisième fois,
C’était en juin dernier, voici bientôt deux mois ;
Vous en souviendrez-vous ? j’ose à peine le croire,
Mais ce jour à jamais emplira ma mémoire.
Après nous être un peu promenés seul à seul,
Au pied d’un marronnier ou sous quelque tilleul
Nous vînmes nous asseoir, et longtemps nous causâmes
De nous, des maux humains, des besoins de nos âmes ;
J’aspirais vos regards, je lisais dans vos yeux,
Comme aux yeux d’un ami qui vient d’un long voyage ;
Je rapportais au cœur chaque éclair du visage ;
Et dans vos souvenirs ceux que je choisissais,
C’était votre jeunesse, et vos premiers accès
Et les égarements de votre fantaisie,
Vos mouvements sans but, vos courses en tout lieu,
Avant qu’en votre cœur le démon fût un Dieu.
Sur la terre jeté, manquant de lyre encore,
Errant, que faisiez-vous de ce don qui dévore ?
Où vos pleurs allaient-ils ? par où montaient vos chants ?
Sous quels antres profonds, par quels brusques penchants
S’abîmait loin des yeux le fleuve ? Quels orages
Ce soleil chauffait-il derrière les nuages ?
Ignoré de vous-même et de tous, vous alliez
Où ? dites ? parlez-moi de ces temps oubliés.
Mais bientôt le laissant pour un monde frivole,
Et cherchant la sagesse et la paix hors de lui,
Vous avez poursuivi les plaisirs par ennui ;
Vous avez, loin de vous, couru mille chimères,
Et sous des cieux brillants, sur des lacs embaumés,
Coupe qu’on croyait fraîche et qui brûle la lèvre !
Que l’esquif fait jaillir de la vague en glissant !
Filet d’eau du désert que boit le sable aride !
De l’abîme sans fonddort l’éternité !
Oh ! quand je vous ai dit à mon tour ma tristesse,
Et qu’aussi j’ai parlé des jours pleins de vitesse,
Ou de ces jours si lents qu’on ne peut épuiser,
Goutte à goutte tombant sur le cœur sans l’user ;
Que je n’avais au monde aucun but à poursuivre ;
Que je recommençais chaque matin à vivre ;
Oh ! qu’alors sagement et d’un ton fraternel
Vous m’avez par la main ramené jusqu’au Ciel !
« Tel je fus, disiez-vous ; cette humeur inquiète,
Et dont souvent s’égare une jeunesse en feu,
N’a de remède ici que le retour à Dieu :
Au mal inévitable il mêle un peu de joie,
Nous montre en haut l’espoir de ce qu’on a rêvé,

Et souvent depuis lors, en mon âme moins folle,
J’ai mûrement pesé cette simple parole ;
Je la porte avec moi, je la couve en mon sein,
Pour en faire germer quelque pieux dessein.
Mais quand j’en ai longtemps échauffé ma pensée,
Que la Prière en pleurs, à pas lents avancée,
M’a baisé sur le front comme un fils, m’enlevant
Dans ses bras loin du monde, en un rêve fervent,
Et que j’entends déjà dans la sphère bénie
Des harpes et des voix la douceur infinie,
Voilà que de mon âme, à l’entour, au dedans,
Quelques funestes cris, quelques désirs grondants
Éclatent tout à coup, et d’en haut je retombe
Plus bas dans le péché, plus avant dans la tombe !
Et pourtant aujourd’hui qu’un radieux soleil
Vient d’ouvrir le matin à l’Orient vermeil ;
Quand tout est calme encor, que le bruit de la ville
S’éveille à peine autour de mon paisible asile ;
Où l’on pense aux absents, aux morts, à l’avenir,
Votre parole, ami, me revient et j’y pense ;
Et consacrant pour moi le beau jour qui commence,
Je vous renvoie à vous ce mot que je vous dois,
À vous, sous votre vigne, au milieu des grands bois.
Là désormais, sans trouble, au port après l’orage,
Rafraîchissant vos jours aux fraîcheurs de l’ombrage,
Vous vous plaisez aux lieux d’où vous étiez sorti.
Que verriez-vous de plus ? vous avez tout senti.
Les heures qu’on maudit et celles qu’on caresse
Vous ont assez comblé d’amertume ou d’ivresse.
Des passions en vous les rumeurs ont cessé ;
De vos afflictions le lac est amassé ;
Il ne bouillonne plus ; il dort, il dort dans l’ombre,
À l’entour un esprit flotte, et de ce côté
Les lieux sont revêtus d’une triste beauté.
Mais ailleurs, mais partout, que la lumière est pure !
Et combien cette voix pleure amoureusement !
Vous chantez, vous priez, comme Abel, en aimant ;
Votre cœur tout entier est un autel qui fume,
Vous y mettez l’encens et l’éclair le consume ;
Chaque ange est votre frère, et, quand vient l’un d’entre eux,
En vous il se repose,  ô grand homme, homme heureux !

XI

Et cette Consolation à deux amis qu’il avait quittés pour quelques jours, et dont l’absence le poignait déjà. Qui n’y reconnaîtra le génie et la beauté de la première Consolation ?

Lisez :

À DEUX ABSENTS.

Vois ce que tu es dans cette maison ! tout pour toi. Tes amis te considèrent : tu fais souvent leur joie, et il semble à ton cœur qu’il ne pourrait exister sans eux. Cependant, si tu partais, si tu t’éloignais de ce cercle, sentiraient-ils le vide que ta perte causerait dans leur destinée ? et combien de temps ?

Couple heureux et brillant, vous qui m’avez admis
Dès longtemps comme un hôte à vos foyers amis,
Qui m’avez laissé voir en votre destinée
Voici deux jours bientôt que je vous ai quittés ;
Deux jours, que seul, et l’âme en caprices ravie,
Loin de vous dans les bois j’essaye un peu la vie ;
Et déjà sous ces bois et dans mon vert sentier
J’ai senti que mon cœur n’était pas tout entier ;
J’ai senti que vers vous il revenait fidèle,
Comme un esquif au bord qu’il a longtemps gardé ;
Et, timide, en secret, je me suis demandé
Si, durant ces deux jours, tandis qu’à vous je pense,
Vous auriez seulement remarqué mon absence.
Car sans parler du flot qui gronde à tout moment,
Et de votre destin qu’assiège incessamment
La Gloire aux mille voix, comme une mer montante,
Où déjà par le front vous plongez à demi ;
Doux bruits, moins doux pourtant que la voix d’un ami :
Vous, noble époux ; vous, femme, à la main votre aiguille,
À vos pieds vos enfants ; chaque soir, en famille,
Vous livrez aux doux riens vos deux cœurs reposés,
Vous vivez l’un dans l’autre et vous vous suffisez.
Et si quelqu’un survient dans votre causerie,
Qui sache la comprendre et dont l’œil vous sourie,
Il écoute, il s’assied, il devise avec vous,
Et les enfants joyeux vont entre ses genoux ;
Et s’il sort, s’il en vient un autre, puis un autre
(Car chacun se fait gloire et bonheur d’être vôtre),
Comme des voyageurs sous l’antique palmier,
Ils sont les bienvenus ainsi que le premier.
Ils passent ; mais sans eux votre existence est pleine.
Et l’ami le plus cher, absent, vous manque à peine.
Le monde n’est pour vous, radieux et vermeil,
Qu’un atome de plus dans votre beau soleil,
Qu’une goutte de plus dans vos fraîches rosées ;
Et bien que le cœur sûr d’un ami vaille mieux
Que l’Océan, le monde et les astres des cieux,
Ce cœur d’ami n’est rien devant la plainte amère
D’un nouveau-né souffrant ; et pour vous, père et mère,
Une larme, une toux, le front un peu pâli
C’est la loi, c’est le vœu de la sainte Nature ;
En nous donnant le jour : « Va, pauvre créature,
De trébucher d’abord dans les sentiers humains.
Suis ton père et ta mère, attentif et docile ;
Ils te feront longtemps une route facile :
Enfant, tant qu’ils vivront, tu ne manqueras pas,
Et leur ardent amour veillera sur tes pas.
Puis, quand ces nœuds du sang relâchés avec l’âge
T’auront laissé, jeune homme, au tiers de ton voyage,
Avant qu’ils soient rompus et qu’en ton cœur fermé
S’ensevelisse, un jour, le bonheur d’être aimé,
Hâte-toi de nourrir quelque pure tendresse,
Qui, plus jeune que toi, t’enlace et te caresse ;
À tes nœuds presque usés joins d’autres nœuds plus forts ;
Car que faire ici-bas, quand les parents sont morts,
« Que faire de son âme orpheline et voilée,
D’être père, et d’avoir des enfants à son tour,
Que d’un amour jaloux on couve nuit et jour ? »
Ainsi veut la Nature, et je l’ai méconnue ;
Et quand la main du Temps sur ma tête est venue,
Je me suis trouvé seul et j’ai beaucoup gémi,
Et je me suis assis sous l’arbre d’un ami.
Ô vous dont le platane a tant de frais ombrage,
Dont la vigne en festons est l’honneur du rivage,
Vous dont j’embrasse en pleurs et le seuil et l’autel,
Êtres chers, objets purs de mon culte immortel ;
Oh ! dussiez vous de loin, si mon destin m’entraîne,
M’oublier, ou de près m’apercevoir à peine,
Ailleurs, ici, toujours, vous serez tout pour moi :
Couple heureux et brillant, je ne vis plus qu’en toi.

Puis-je lire sans reconnaissance cette dernière Consolation, qui me fut adressée après sept années d’absence, et qui me rappelait un mot de nos conversations ambulantes prononcé avant mon départ ?

Non ; nous étions alors en froid ; mais on voit que l’instinct de l’amitié nous attirait alors l’un vers l’autre comme il m’y ramène aujourd’hui.

Dans un article inséré à la Revue des Deux-Mondes, sur M. de Lamartine, pendant son voyage en Orient (juin 1832), on lisait :

« L’absence habituelleM. de Lamartine vécut loin de Paris et souvent hors de France, durant les dernières années de la Restauration, le silence prolongé qu’il garda après la publication de son Chant d’Harold, firent tomber les clameurs des critiques, qui se rejetèrent sur d’autres poètes plus présents : sa renommée acheva rapidement de mûrir. Lorsqu’il revint au commencement de 1830 pour sa réception à l’Académie française et pour la publication de ses Harmonies, il fut agréablement étonné de voir le public gagné à son nom et familiarisé avec son œuvre. C’est à un souvenir de ce moment que se rapporte la pièce de vers suivante, dans laquelle on a tâché de rassembler quelques impressions déjà anciennes, et de reproduire, quoique bien faiblement, quelques mots échappés au poète, en les entourant de traits qui peuvent le peindre.  À lui, au sein des mers brillantes où ils ne lui parviendront pas, nous les lui envoyons, ces vers, comme un vœu d’ami dans le voyage. »

Un jour, c’était au temps des oisives années,
Et d’art, avant l’orage où tout s’est dispersé,
Et dont le vaste flot, quoique rapetissé,
Avec les rois déchus, les trônes à la nage.
De retour à Paris après sept ans, je crois,
De soleils de Toscane ou d’ombre sous tes bois.
Comptant trop sur l’oubli, comme durant l’absence,
Ton merveilleux laurier sur chacun de tes pas
Étendait un rameau que tu n’espérais pas ;
Sur ta route en festons pendaient comme au hasard ;
Les oiseaux par milliers, nés depuis ton départ,
Et la vierge, en passant, le chantait dans son âme.
Non, jamais toit chéri, jaloux de te revoir,
Jamais antique bois où tu reviens t’asseoir,
N’ont envahi ton cœur de tant d’odeurs divines,
Amassé pour ton front plus d’ombrage, et paré
De plus de nids joyeux ton sentier préféré !

Et dans ton sein coulait cette harmonie humaine,
Sans laisser d’autre ivresse à ta lèvre sereine
Et ta voix mâle, sobre et jamais débordée,
Dans sa vibration marquait mieux chaque idée !

Puis, comme l’homme aussi se trouve au fond de tout,
Un jour donc, un matin, plus las que de coutume,
Un geste vers le seuil qu’ensemble nous passions :
« Hélas ! t’écriais-tu, ces admirations,
« Ces fleurs qu’on fait pleuvoir quand la lutte est finie,
« Tous ces yeux rayonnants éclos d’un seul regard,
Ces échos de sa voix, tout cela vient trop tard !
« Le dieu qu’on inaugure en pompe au Capitole,
« Du dieu jeune et vainqueur n’est souvent qu’une idole !
« L’âge que vont combler ces honneurs superflus,
« S’en repaît,  les sent mal,  ne les mérite plus !
« Oh ! qu’un peu de ces chants, un peu de ces couronnes,
« Avant les pâles jours, avant les lents automnes,
« M’eût été dû plutôt à l’âge efflorescent
« Dans ce même Paris cherchant en vain ma place,
« Je n’y trouvais qu’écueils, fronts légers ou de glace,
« Et qu’en diversion à mes vastes désirs,
« Empruntant du hasard l’or qu’on jette aux plaisirs,
« Je m’agitais au port, navigateur sans monde,
« Oh ! que ces dons tardifs où se heurtent mes yeux
« Devaient m’échoir alors, et que je valais mieux ! »

Et le discours bientôt sur quelque autre pensée
Mais ce qu’ainsi la bouche aux vents avait jeté,
Mon souvenir profond l’a depuis médité.

Il a raison, pensais-je, il dit vrai, le poète !
Est la meilleure encor ; sous son souffle jaloux
Elle aime à rassembler tout ce qui flotte en nous
De vif et d’immortel ; dans l’ombre ou la tempête
Elle attise en marchant son brasier sur sa tête :
L’encens monte et jaillit ! Elle a foi dans son vœu ;
Elle ose la première à l’avenir en feu,
Oui, la jeunesse est bonne ; elle est seule à sentir
Ce qui, passé trente ans, meurt ou ne peut sortir,
Et devient comme une âme en prison dans la nôtre ;
La moitié de la vie est le tombeau de l’autre ;
C’est notre sort à tous ; tu l’as dit, ô grand homme !
Eh ! n’étais-tu pas mieux celui que chacun nomme,
Celui que nous cherchons, et qui remplis nos cœurs,
Quand par-delà les monts d’où fondent les vainqueurs,
Dès les jours de Wagram, tu courais l’Italie,
Essayant la lumière et l’onde dans ta voix,
Oui, même avant la corde ajoutée à ta lyre,
Avant le Crucifix, le Lac, avant Elvire,
Lorsqu’à regret rompant tes voyages chéris,
Retombé de Pæstum aux étés de Paris,
Passant avec Jussieu24 tout un jour à Vincennes
Tu condamnais le sort,  oui, dans ce temps-là même
(Si tu ne l’avais dit, ce serait un blasphème),
Dans ce temps, plus d’amour enflait ce noble sein,
Et tu ressemblais mieux à notre Lamartine !
C’est la loi : tout poète à la gloire arrivé,
À mesure qu’au jour son astre s’est levé,
A pâli dans son cœur. Infirmes que nous sommes !
Avant que rien de nous parvienne aux autres hommes,
Aient eu le temps d’aimer nos chants et nos amours,
Nous-mêmes déclinons ! comme au fond de l’espace
Quand son premier rayon a jusqu’à nous percé,
Et qu’on dit : Le voilà, s’est peut-être éclipsé !

Ainsi d’abord pensais-je ; armé de ton oracle,
Ainsi je rabaissais le grand homme en spectacle ;
Mais en y songeant mieux, revoyant sans fumée,
D’une vue au matin plus fraîche et ranimée,
Au sommet de ses ans, sous des cieux éclaircis,
Alors je me suis dit : Non, ton oracle est faux,
Non, tu n’as rien perdu ; non, jamais la louange,
Un grand nom,  l’avenir qui s’entr’ouvre et se range,
Les générations qui murmurent : C’est lui !
Ne furent mieux de toi mérités qu’aujourd’hui ;
Dans sa source et son jet, c’est le même génie ;
Mais de toutes les eaux la marche réunie,
Égale, en s’y perdant, la majesté des mers.
Mais ton cœur reste ouvert au vif esprit des choses.
L’or et ses dons pesants, la Gloire qui fait roi,
T’ont laissé bon, sensible, et loin autour de toi
Tu sais l’âge où tu vis et ses futurs accords ;
Puis l’Orient t’appelle, et sa terre promise,
Et le Mont trois fois saint des divines rançons !
Et de là nous viendront tes dernières moissons,
Comme un soleil couchant ou comme une Odyssée !

Oh ! non, tout n’était pas dans l’éclat des cheveux,
Dans la grâce et l’essor d’un âge plus nerveux,
Dans la chaleur du sang qui s’enivre ou s’irrite !
Le Poëte y survit, si l’Âme le mérite ;
Le Génie au sommet n’entre pas au tombeau,
Et son soleil qui penche est encor le plus beau !

XII

Ce fut vers ce temps que vous parûtes sérieusement abandonner ce métier immortel mais ingrat des vers, et que vous composâtes un livre mixte que je ne goûtai pas, malgré les beautés dont il était plein : Volupté.

Ce livre ne me plut pas, malgré les belles pages dont il est rempli. C’était, selon moi, un livre à deux fins. J’ai été homme de cheval, je n’ai jamais aimé ce qu’on appelle un cheval à deux fins. Volupté était pour moi un cheval à deux fins : amour sensuel et dévotion mystique. Lequel des deux ? C’était trop d’un. Il y avait le même talent, l’immense talent, mais un talent faisait tort à l’autre, excepté quelques pages divines, telles que celles-ci : la mort de Théram :

« Vers le matin pourtant, les autres personnes étant absentes toujours, et même la domestique depuis quelques instants sortie, tandis que je lisais avec feu et que les plus courts versets du rituel se multipliaient sous ma lèvre en mille exhortations gémissantes, tout d’un coup les cierges pâlirent, les lettres se dérobèrent à mes yeux, la lueur du matin entra, un son lointain de cloche se fit entendre, et le chant d’un oiseau, dont le bec frappa la vitre, s’élança comme par un signal familier. Je me levai et regardai vers elle avec transe. Toute son attitude était immobile, son pouls sans battement. J’approchai de sa lèvre, comme miroir, l’ébène brillante d’un petit crucifix que je porte d’ordinaire au cou, don testamentaire de madame de Cursy ; il ne s’y montra aucune haleine. J’abaissai avec le doigt sa paupière à demi fermée ; la paupière obéit et ne se releva pas, semblable aux choses qui ne vivent plus. Avec le premier frisson du matin, dans le premier éclair de l’aube blanchissante, au premier ébranlement de la cloche, au premier gazouillement de l’oiseau, cette âme vigilante venait de passer ! »

J’ai été coupable de la même faute, mon cher ami, dans Raphaël ; j’ai voulu allier dans le même livre l’amour frénétique et la piété. Je n’ai pas été assez franc ; j’en ai été puni par l’insuccès du livre qui n’était qu’à moitié vrai ; j’étais alors bien plus amoureux que pieux. J’aurais dû le dire ; ce morceau de mes Confidences manque aussi de sincérité. La nature, qu’on ne trompe pas, le découvre, et la main rejette le livre qui veut tromper le lecteur !

Cette faute de mon Raphaël fut la faute de votre Volupté : l’homme est double, mais ce n’est pas dans le même moment ; la passion n’est vraie qu’à la condition d’être simple.

XIII

Nous nous perdîmes de vue pendant près de quinze ans après la publication de Volupté. Après 1848, votre vie changea de lit ; la mienne aussi. Vous publiâtes vos Pensées d’Août, vos fleurs mûres ; votre poème de Monsieur Jean, maître d’École. Une de vos notes rappelle, avec l’amitié des premiers jours, mon nom à votre pensée. Maître Jean était un Jocelyn civil. Il n’y avait ni assez d’amour, ni assez de religion, ni assez de sacrifice en lui pour prendre l’âme tout entière. Cela sentait l’École normale plus que le sanctuaire dans les hautes montagnes des Alpes. Le cadre était trop petit et trop profane pour le tableau.

« Ce petit poème est assez compliqué, et, dans la première publication que j’en ai faite au Magasin pittoresque, il a été peu compris. Il me semble pourtant que j’y ai réalisé peut-être ce que j’ai voulu. Or, voici en partie ce que j’ai voulu. Dans son admirable et charmant Jocelyn, M. de Lamartine, avec sa sublimité facile, a d’un pas envahi tout ce petit domaine de poésie dite intime, privée, domestique, familière, où nous avions essayé d’apporter quelque originalité et quelque nouveauté. Il a fait comme un possesseur puissant qui, apercevant hors du parc quelques petites chaumières, quelques cottages qu’il avait jusque-là négligés, étend la main et transporte l’enceinte du parc au-delà, enserrant du coup tous ces petits coins curieux, qui à l’instant s’agrandissent et se fécondent par lui. Or il m’a semblé qu’il était bon peut-être de replacer la poésie domestique, et familière, et réelle, sur son terrain nu, de la transporter plus loin, plus haut, même sur les collines pierreuses, et hors d’atteinte de tous les magnifiques ombrages. Monsieur Jean n’est que cela. Magister et non prêtre, janséniste et non catholique d’une interprétation nouvelle, puisse-t-il, dans sa maigreur un peu ascétique, ne pas paraître trop indigne de venir bien respectueusement à la suite du célèbre vicaire de notre cher et divin poète ! »

Quand l’amitié revient ainsi à un cœur qui n’a jamais cessé d’aimer, il y a un festin de l’enfant prodigue dans l’esprit d’un homme d’Israël. Ce n’est pas l’amour-propre qui se réjouit, c’est l’ami qui se retrouve !

XIV

Ce furent vos dernières publications poétiques. Les temps n’étaient plus aux vers. Vous changeâtes de nature et d’existence comme nous avions fait tous, et vous devîntes ce que vous êtes resté depuis, un prosateur toujours grandissant, le premier des critiques. Vous ne l’êtes pas devenu du premier coup. Un poète véritable est trop vaste d’imagination pour se défaire de ses images, de son harmonie, et se résumer dans la prose. Il lui reste longtemps des besoins d’expression plus parfaite qu’il cherche involontairement à jeter dans sa nouvelle forme. Il lui repousse de nouvelles plumes, comme à un oiseau dont on a coupé les ailes. Il ne vole plus pour voler simplement et pour arriver au but, mais pour mirer encore ses ailes étendues dans le lac et pour écouter en volant l’harmonie de ses périodes. Je fus quelque temps ainsi, moi aussi, quand, après avoir brisé la plume de Jocelyn, je pris avec un certain effort la plume des Girondins, puis la parole des orateurs. Je crus que je me ravalais ; mais non, je faisais comme vous, je grandissais selon ma mesure, car j’appropriais mon expérience à l’usage plus utile que j’en voulais faire. J’étais pièce d’or et je me changeais en monnaie. Je souffrais dans mon amour-propre, mais je conquérais, comme vous aussi, cent mille lecteurs et un million d’auditeurs, au lieu de quelques centaines d’admirateurs. Vos études sur les sectaires de Pascal, sur cette petite église de Port-Royal, sur Virgile, sur ces bijoux de la foi et de l’histoire, n’étaient que des études et vous préparaient à ce que vous faites aujourd’hui. Vous descendiez patiemment l’escalier de la haute littérature pour arriver au terrain plane et libre que vous parcourez en maître maintenant.

Vous aviez un défaut, il y a quelques années, dans vos premiers volumes de vos conversations du Lundi : vous étiez trop riche, trop abondant, trop nuancé, trop fin. Cela nuisait à la clarté et à l’intelligence.

L’écheveau si touffu de vos pensées était trop emmêlé pour le vulgaire. Les nuances prévalaient sur les couleurs. Tout cela s’est dévidé et classifié peu à peu. Votre style, sans rien perdre de sa fertilité prodigieuse, est devenu presque évangélique. Les enfants ont pu vous comprendre, et les sages ont eu la certitude d’être compris par leur commentateur. En un mot, le prosateur a égalé le poète. Votre critique ne s’est plus bornée au mot, comme celle de La Harpe, ce pédant estimable de la jeunesse ; la pédagogie n’est pas votre fait ; vous allez aux choses ; vous êtes moraliste plus que critique dans vos considérations, vous êtes le Quintilien des idées ; votre littérature est une histoire de l’esprit humain dans ces derniers temps ; votre Cours est le cours du siècle, et les anecdotes personnelles dont vous l’enrichissez le rendent aussi intéressant pour l’esprit qu’instructif. Vous expliquez l’homme par son temps. Comme le naturaliste consommé, vous voyez le fruit dans la racine, vous suivez la sève dans ses nœuds, vous en montrez les déviations par les accidents de sa vie. On comprend l’homme par sa vie avant de le comprendre par ses œuvres. Autrefois vous étiez un peu amer dans vos jugements, vous ne l’êtes plus. Le temps fait pour vous ce qu’il fait pour les plantes, l’automne les adoucit en les mûrissant. Vous avez fini par comprendre qu’avec un être aussi faible et aussi mobile que l’homme, la bienveillance faisait partie de la justice, et qu’il fallait donner aux autres cette indulgence dont nous avions besoin pour nous-même ; ainsi vous êtes devenu bon en devenant juste. Continuez à écrire, nous ne cesserons pas de vous lire !

XV

Votre belle inspiration sur Virgile, au Collège de France, signala votre retour dans votre patrie. Elle eut un succès mérité et universel.

« Deux grands poètes dominent le monde : Homère en Grèce, l’auteur de la Bible grecque, le Moïse de l’Hellénie, la vaste et incomparable source de toute poésie. Un mystère plane sur le temps et sur l’homme. C’est la source du Nil que les voyageurs anciens et modernes n’ont pu découvrir, et qui semble découler directement du ciel à travers les nuées de l’Abyssinie. C’est le poète de la fable.

« L’autre, en Italie, à une époque relativement récente, Virgile, est le poète de l’histoire. à Mantoue, n’ayant eu d’autre maître de poésie que la nature agreste de la Lombardie, il commence tout jeune ses Églogues, qui sont aussi ses chefs-d’œuvre. Il n’aurait écrit que cela qu’on l’adorerait pour la simplicité des sujets, pour la perfection des vers, pour l’ineffable mélancolie des sentiments.

« Ce sont les Églogues qui marquent véritablement son début. De bonne heure il conçut l’idée de naturaliser dans la littérature et la poésie romaine certaines grâces et beautés de la poésie grecque, qui n’avaient pas encore reçu en latin tout leur agrément et tout leur poli, même après Catulle et après Lucrèce. C’est par Théocrite, en ami des champs, qu’il commença. De retour dans le domaine paternel, il en célébra les douceurs et le charme en transportant dans ses tableaux le plus d’imitations qu’il y put faire entrer du poète de Sicile. C’était l’époque du meurtre de César, et bientôt du triumvirat terrible de Lépide, d’Antoine et d’Octave : Mantoue, avec son territoire, entra dans la part d’empire faite à Antoine, et Asinius Pollion fut chargé pendant trois ans du gouvernement de la Gaule cisalpine, qui comprenait cette cité. Il connut Virgile, il l’apprécia et le protégea ; la reconnaissance du poète a chanté, et le nom de Pollion est devenu immortel et l’un des beaux noms harmonieux qu’on est accoutumé à prononcer comme inséparables du plus poli des siècles littéraires.

« Pollion ! Gallus ! saluons avec Virgile ces noms plus poétiques pour nous que politiques, et ne recherchons pas de trop près quels étaient les hommes mêmes. Nourris et corrompus dans les guerres civiles, ambitieux, exacteurs, intéressés, sans scrupules, n’ayant en vue qu’eux-mêmes, ils avaient bien des vices. Pollion fit preuve jusqu’au bout d’habileté et d’un grand sens, et il sut vieillir d’un air d’indépendance sous Auguste, avec dignité et dans une considération extrême. Gallus, qui eut part avec lui dans la protection du jeune Virgile, finit de bonne heure par une catastrophe et par le suicide ; lui aussi il semble, comme Fouquet au début de Louis XIV, n’avoir pu tenir contre les attraits enchanteurs de la prospérité. Il semble avoir pris pour devise : Quo non ascendam ? La tête lui tourna, et il fut précipité. Mais ces hommes aimaient l’esprit, aimaient le talent, ils en avaient peut-être eux-mêmes, quoiqu’il soit plus sûr encore pour leur gloire, j’imagine, de ne nous être connus comme auteurs, Pollion, de tragédies, Gallus, d’élégies, que par les louanges et les vers de Virgile. Les noms de ces premiers patrons, et aussi celui de Varus, décorent les essais bucoliques du poète, leur impriment un caractère romain, avertissent de temps en temps qu’il convient que les forêts soient dignes d’un consul, et nous apprennent enfin à quelles épreuves pénibles fut soumise la jeunesse de celui qui eut tant de fois besoin d’être protégé.

« Au retour de la victoire de Philippes remportée sur Brutus et Cassius, Octave, rentré à Rome, livra, pour ainsi dire, l’Italie entière en partage et en proie à ses vétérans. Dans cette dépossession soudaine et violente, et qui atteignit aussi les poètes Tibulle et Properce dans leur patrimoine, Virgile perdit le champ paternel. La première églogue, qui n’est guère que la troisième dans l’ordre chronologique, nous a dit dès l’enfance comment Tityre, qui n’est ici que Virgile lui-même, dut aller dans la grande ville, à Rome ; comment, présenté, par l’intervention de Mécène probablement, au maître déjà suprême, à celui qu’il appelle un Dieu, à Auguste, il fut remis en possession de son héritage, et put célébrer avec reconnaissance son bonheur, rendu plus sensible par la calamité universelle. Mais ce bonheur ne fut pas sans quelque obstacle ou quelque trouble nouveau. L’églogue neuvième, qui paraît avoir été composée peu après la précédente, nous l’atteste : Virgile s’y est désigné lui-même sous le nom de Ménalque : « Hé quoi ! n’avais-je pas ouï dire (c’est l’un des bergers qui parle) que depuis l’endroit où les collines commencent à s’incliner en douce pente, jusqu’au bord de la rivière et jusqu’à ces vieux hêtres dont le faîte est rompu, votre Ménalque, grâce à la beauté de ses chansons, avait su conserver tout ce domaine ? » Et l’autre berger reprend : « Oui, vous l’avez entendu dire, et ç’a été en effet un bruit fort répandu ; mais nos vers et nos chansons, au milieu des traits de Mars, ne comptent pas plus, ô Lycidas ! que les colombes de Dodone quand l’aigle fond du haut des airs. » Puis il donne à entendre qu’il s’en est fallu de peu que Ménalque, cet aimable chantre de la contrée, n’eût perdu la vie : “Et qui donc alors eût chanté les Nymphes ? s’écrie Lycidas ; qui eût répandu les fleurs dont la prairie est semée, et montré l’ombre verte sous laquelle murmurent les fontaines ?

« C’est à ce danger de Ménalque que se rapporte probablement l’anecdote du centurion ravisseur qui ne voulait point rendre à Virgile le champ usurpé, et qui, mettant l’épée à la main, força le poète, pour se dérober à sa poursuite, de passer le Mincio à la nage. Il fallut quelque protection nouvelle et présente, telle que celle de Varus (on l’entrevoit), pour mettre le poète à l’abri de la vengeance, et pour tenir la main à ce que le bienfait d’Octave eût son exécution ; à moins qu’on n’admette que ce ne fut que l’année suivante, et après la guerre de Pérouse, Octave devenant de plus en plus maître, que Virgile reconquit décidément sa chère maison et son héritage.

« Ce n’est qu’en lisant de près les Églogues qu’on peut suivre et deviner les vicissitudes de sa vie, et plus certainement les sentiments de son âme en ces années : même sans entrer dans la discussion du détail, on se les représente aisément. Une âme tendre, amante de l’étude, d’un doux et calme paysage, éprise de la campagne et de la muse pastorale de Sicile ; une âme modeste et modérée, née et nourrie dans cette médiocrité domestique qui rend toutes choses plus senties et plus chères ;  se voir arracher tout cela, toute cette possession et cette paix, en un jour, par la brutalité de soldats vainqueurs ! ne se dérober à l’épée nue du centurion qu’en fuyant ! quel fruit des guerres civiles ! Virgile en garda l’impression durable et profonde. On peut dire que sa politique, sa morale publique et datèrent de là. Il en garda une mélancolie, non pas vague, mais naturelle et positive ; il ne l’oublia jamais. Le cri de tendre douleur qui lui échappa alors, il l’a mis dans la bouche de son berger Mélibée, et ce cri retentit encore dans nos cœurs après des siècles :

« Est-ce que jamais plus il ne me sera donné, après un long temps, revoyant ma terre paternelle et le toit couvert de chaume de ma pauvre maison, après quelques étés, de me dire en les contemplant : “C’était pourtant là mon domaine et mon royaume ! Quoi ! un soldat sans pitié possédera ces cultures si soignées où j’ai mis mes peines ! un barbare aura ces moissons ! Voilà où la discorde a conduit nos malheureux concitoyens ! voilà pour qui nous avons ensemencé nos champs25 !

« Toute la biographie intime et morale de Virgile est dans ces paroles et dans ce sentiment.

« Plus qu’aucun poète, Virgile est rempli du dégoût et du malheur des guerres civiles, et, en général, des guerres, des dissensions et des luttes violentes. Que ce soit Mélibée ou Énée qui parle, le même accent se retrouve, la même note douloureuse : “Vous m’ordonnez donc, ô reine ! de renouveler une douleur qu’il faudrait taire, de repasser sur toutes les misères que j’ai vues, et dont je suis moi-même une part vivante ! ” Ainsi dira Énée à Didon après sept années d’épreuves, et dans un sentiment aussi vif et aussi saignant que le premier jour. Voilà Virgile et l’une des sources principales de son émotion.

« Je crois être dans le vrai en insistant sur cette médiocrité de fortune et de condition rurale dans laquelle était Virgile, médiocrité, ai-je dit, qui rend tout mieux senti et plus cher, parce qu’on y touche à chaque instant la limite, parce qu’on y a toujours présent le moment où l’on a acquis et celui où l’on peut tout perdre : non que je veuille prétendre que les grands et les riches ne tiennent pas également à leurs vastes propriétés, à leurs forêts, leurs chasses, leurs parcs et châteaux ; mais ils y tiennent moins tendrement, en quelque sorte, que le pauvre ou le modeste possesseur d’un enclos où il a mis de ses sueurs, et qui y a compté les ceps et les pommiers ; qui a presque compté à l’avance, à chaque récolte, ses pommes, ses grappes de raisin bientôt mûres, et qui sait le nombre de ses essaims. Que sera-ce donc si ce possesseur et ce fils de la maison est, à la fois, un rêveur, un poète, un amant ; s’il a mis de son âme et de sa pensée, et de ses plus précoces souvenirs, sous chacun de ces hêtres et jusque dans le murmure de chaque ombrage ? Ce petit domaine de Virgile (et pas si petit peut-être), qui s’étendait entre les collines et les marécages, avec ses fraîcheurs et ses sources, ses étangs et ses cygnes, ses abeilles dans la haie de saules, nous le voyons d’ici, nous l’aimons comme lui ; nous nous écrions avec lui, dans un même déchirement, quand il s’est vu en danger de le perdre : Barbarus has segetes !…

« Il ne serait pas impossible, je le crois, dans un pèlerinage aux bords du Mincio, de deviner à très peu près (comme on vient de le faire pour la villa d’Horace) et de déterminer approximativement l’endroithabitait Virgile. En partant de ce lieu pour aller à Mantoue, lorsqu’on arrivait à l’endroit où le Mincio s’étend en un lac uni, on était à mi-chemin ; c’est ce que nous apprend le Lycidas de la neuvième églogue, en s’adressant au vieux Mœris, qu’il invite à chanter : “Vois, le lac est là immobile, qui te fait silence ; tous les murmures des vents sont tombés ; d’ici, nous sommes déjà à moitié du chemin, car on commence à apercevoir le tombeau de Bianor.” Il ne manque, pour avoir la mesure précise, que de savoir où pouvait être ce tombeau de Bianor. Je trouve dans l’ouvrage d’un exact et ingénieux auteur anglais une description du domaine de Virgile, que je prends plaisir à traduire, parce qu’elle me paraît composée avec beaucoup de soin et de vérité :

« “La ferme, le domaine de Virgile, nous dit Dunlop (Histoire de la littérature romaine), était sur les bords du Mincio. Cette rivière, qui, par la couleur de ses eaux, est d’un vert de mer profond, a sa source dans la Bénaque ou lac de Garda. Elle en sort et coule au pied de petites collines irrégulières qui sont couvertes de vignes ; puis, passé le château romantique qui porte aujourd’hui le nom de Valleggio, situé sur une éminence, elle descend à travers une longue vallée, et alors elle se répand dans la plaine en deux petits lacs, l’un au-dessus et l’autre juste au-dessous de la ville de Mantoue. De là, le Mincio poursuit son cours, dans l’espace d’environ deux milles, à travers un pays plat mais fertile, jusqu’à ce qu’il se jette dans le (à Governolo). Le domaine du poète était situé sur la rive droite du Mincio, du côté de l’ouest, à trois milles environ au-dessous de Mantoue et proche le village d’Andès ou Pietola. Ce domaine s’étendait sur un terrain plat, entre quelques hauteurs au sud-ouest et le bord uni de la rivière, comprenant dans ses limites un vignoble, un verger, un rucher et d’excellentes terres de pâturages qui permettaient au propriétaire de porter ses fromages à Mantoue, et de nourrir des victimes pour les autels des dieux. Le courant même, à l’endroit où il bordait le domaine de Virgile, est large, lent et sinueux. Ses bords marécageux sont couverts de roseaux, et des cygnes en grand nombre voguent sur ses ondes ou paissent l’herbe sur sa marge humide et gazonnée.

« “En tout, le paysage du domaine de Virgile était doux, d’une douceur un peu pâle et stagnante, de peu de caractère, peu propre à exciter de sublimes émotions ou à suggérer de vives images ; mais le poète avait vécu de bonne heure au milieu des grandes scènes du Vésuve ; et, même alors, s’il étendait ses courses un peu au-delà des limites de son domaine, il pouvait visiter, d’un côté, le cours grandiose du rapide et majestueux Éridan, ce roi des fleuves, et, de l’autre côté, la Bénaque, qui présente par moments l’image de l’Océan agité.

« “Le lieu de la résidence de Virgile est bas et humide, et le climat en est froid à certaines saisons de l’année. Sa constitution délicate et les maux de poitrine dont il était affecté le déterminèrent, vers l’année 714 ou 715, vers l’âge de trente ans, à chercher un ciel plus chaud

« Mais ceci tombe dans la conjecture.  Le plus voyageur des critiques, M. Ampère, a touché, comme il sait faire, le ton juste de ce même paysage et de la teinte morale qu’on se plaît à y répandre, dans un chapitre de son Voyage dantesque :

« “Tout est virgilien à Mantoue, dit-il ; on y trouve la topographie virgilienne et la place virgilienne ; aimable lieu qui fut dédié au poète de la cour d’Auguste par un décret de Napoléon.

« “Dante a caractérisé le Mincio par une expression exacte et énergique, selon son habitude :(Il ne court pas longtemps sans trouver une plaine basse dans laquelle il s’étend et qu’il emmarécage).

« “Ce qui n’a pas la grâce de Virgile :

() là où le large Mincio s’égare en de lents détours sinueux et voile ses rives d’une molle ceinture de roseaux.)

« “La brièveté expressive et un peu sèche du poète florentin, comparée à l’abondance élégante de Virgile, montre bien la différence du style de ces deux grands artistes peignant le même objet.

« “Du reste, le mot impaluda rend parfaitement l’aspect des environs de Mantoue. En approchant de cette ville, il semble véritablement qu’on entre dans un autre climat ; des prairies marécageuses s’élève presque constamment une brume souvent fort épaisse. Par moments on pourrait se croire en Hollande.

« “Tout l’aspect de la nature change : au lieu des vignes, on ne voit que des prés, des prés virgiliens, herbosa prata. On conçoit mieux ici la mélancolie de Virgile dans cette atmosphère brumeuse et douce, dans cette campagne monotone, sous ce soleil fréquemment voilé.

« Notons la nuance, mais n’y insistons pas trop et n’exagérons rien ; n’y mettons pas trop de cette vapeur que Virgile a négligé de nous décrire ; car il n’est que Virgile pour être son propre paysagiste et son peintre, et, dans la première des descriptions précédentes (je parle de celle de l’auteur anglais), on a pu le reconnaître, ce n’est, après tout, que la prose du paysage décrit par Virgile lui-même en ces vers harmonieux de la première églogue :

« Que tous ceux, et ils sont encore nombreux, qui savent par cœur ces vers ravissants, se les redisent.

« Ainsi Virgile est surtout sensible à la fraîcheur profonde d’un doux paysage verdoyant et dormant ; au murmure des abeilles dans la haie ; au chant, mais un peu lointain, de l’émondeur là-bas, sur le coteau ; au roucoulement plus voisin du ramier ou de la tourterelle ; il aime cette habitude silencieuse et tranquille, cette monotonie qui prête à une demi-tristesse et au rêve.

« Même lorsqu’il arrivera, plus tard, à toute la grandeur de sa manière, il excellera surtout à peindre de grands paysages reposés.

« Peu après qu’il eut quitté tout à fait son pays natal, nous trouvons Virgile de retour du voyage de Brindes, raconté par Horace, que ce voyage soit de l’année 715 ou 717. Il rejoint en chemin Mécène et Horace ; il a pour compagnons Plotius et Varius, et l’agréable narrateur les qualifie tous trois (mais nous aimons surtout à rapporter l’éloge à Virgile) les âmes les plus belles et les plus sincères que la terre ait portées, celles auxquelles il est attaché avec le plus de tendresse.

« Si Pollion, comme on le croit, avait conseillé à Virgile d’écrire les poésies bucoliques, qu’il mit trois ans à composer et à corriger, ce fut Mécène qui lui proposa le sujet si romain, si patriotique et tout pacifique des Géorgiques, auquel il consacra sept années. Sur ce conseil ou cet ordre amical donné par Mécène à Virgile, et dont lui seul pouvait dignement embrasser et conduire le difficile labeur, l’un des hommes qui savaient le mieux la chose romaine, Gibbon, a eu une vue très ingénieuse, une vue élevée : selon lui, Mécène aurait eu l’idée, par ce grand poème rural, tout à fait dans le goût des Romains, de donner aux vétérans, mis en possession des terres (ce qui était une habitude depuis Sylla), le goût de leur nouvelle condition et de l’agriculture. La plupart des vétérans en effet, mis d’abord en possession des terres, ne les avaient pas cultivées, mais en avaient dissipé le prix dans la débauche. Il s’agissait de les réconcilier avec le travail des champs, si cher aux aïeux, et de leur en présenter des images engageantes : “Quel vétéran, s’écrie Gibbon, ne se reconnaissait dans le vieillard des bords du Galèse ? Comme eux, accoutumé aux armes dès sa jeunesse, il trouvait enfin le bonheur dans une retraite sauvage, que ses travaux avaient transformée en un lieu de délices.

« Je ne sais trop si Gibbon ne met pas ici un peu du sien, si les vétérans lisaient l’épisode du vieillard de Tarente. Les fils de ces vétérans, du moins, purent le lire.

« Ayant renoncé, non pas de cœur, à son pays de Mantoue, Virgile, comblé des faveurs d’Auguste, passa les années suivantes et le reste de sa vie, tantôt à Rome, plus souvent à Naples et dans la Campanie Heureuse, occupé à la composition des Géorgiques, et, plus tard, de l’Énéide ; délicat de santé, ayant besoin de recueillement pour ses longs travaux ; peu homme du monde, mais homme de solitude, d’intimité, d’amitié, de tendresse ; cultivant le loisir obscur et enchanté, au sein duquel il se consumait sans cesse à perfectionner et à accomplir ses œuvres de gloire, à édifier son temple de marbre, comme il l’a dit allégoriquement. Félicité rare ! destinée, certes, la plus favorisée entre toutes celles des poètes épiques, si souvent errants, proscrits, exilés ! Mais il savait, et il s’en souvenait sans cesse, combien l’infortune pour l’homme est voisine du bonheur, et que c’est entre les calamités d’hier et celles de demain que s’achètent les intervalles de repos du monde. Après les déchirements de la spoliation et de l’exil, ayant reconquis, et si pleinement, toutes les jouissances de la nature et du foyer, il n’oublia jamais qu’il n’avait tenu à rien qu’il ne les perdît : un voile légèrement transparent en demeura sur son âme pieuse et tendre.

« Je ne conçois pas, à cette distance où nous sommes, d’autre biographie de Virgile qu’une biographie idéale, si je puis dire. Les anciens grammairiens, chez qui on serait tenté de chercher une biographie positive du poète, y ont mêlé trop d’inepties et de fables ; mais, de quelques traits pourtant qu’ils nous ont transmis et qui s’accordent bien avec le ton de l’âme et la couleur du talent, résulte assez naturellement pour nous un Virgile timide, modeste, rougissant, comparé à une vierge, parce qu’il se troublait aisément, s’embarrassait tout d’abord, et ne se développait qu’avec lenteur ; charmant et du plus doux commerce quand il s’était rassuré ; lecteur exquis (comme Racine), surtout pour les vers, avec des insinuations et des nuances dans la voix ; un vrai dupeur d’oreilles quand il récitait d’autres vers que les siens. Dans un chapitre du Génie du Christianisme, où il compare Virgile et Racine, M. de Chateaubriand a trop bien parlé de l’un et de l’autre, et avec trop de goût, pour que je n’y relève pourtant pas un passage hasardé qui n’irait à rien moins qu’à fausser, selon moi, l’idée qu’on peut se faire de la personne de Virgile :

« “Nous avons déjà remarqué, dit M. de Chateaubriand, qu’une des premières causes de la mélancolie de Virgile fut sans doute le sentiment des malheurs qu’il éprouva dans sa jeunesse. Chassé du toit paternel, il garda toujours le souvenir de sa Mantoue ; mais ce n’était plus le Romain de la république, aimant son pays à la manière dure et âpre des Brutus, c’était le Romain de la monarchie d’Auguste, le rival d’Homère et le nourrisson des Muses.

« “Virgile cultiva ce germe de tristesse en vivant seul au milieu des bois. Peut-être faut-il encore ajouter à cela des accidents particuliers. Nos défauts moraux ou physiques influent beaucoup sur notre humeur, et sont souvent la cause du tour particulier que prend notre caractère. Virgile avait une difficulté de prononciation ; il était faible de corps26, rustique d’apparence. Il semble avoir eu dans sa jeunesse des passions vives auxquelles ces imperfections naturelles purent mettre des obstacles. Ainsi des chagrins de famille, le goût des champs, un amour-propre en souffrance et des passions non satisfaites s’unirent pour lui donner cette rêverie qui nous charme dans ses écrits.

« Tout cela est deviné à ravir et de poète à poète : mais l’amour-propre en souffrance et les passions non satisfaites me semblent des conjectures très hasardées : parlons seulement de l’âme délicate et sensible de Virgile et de ses malheurs de jeunesse. D’ailleurs il avait précisément le contraire de la difficulté de prononciation ; il avait un merveilleux enchantement de prononciation. Ce qui a trompé l’illustre auteur, qui, à tous autres égards, a parlé si excellemment de Virgile, c’est qu’il est dit en un endroit de la Vie du poète par Donat, qu’il était sermone tardissimus ; mais cela signifie seulement qu’il n’improvisait pas, qu’il n’avait pas, comme on dit, la parole en main. Il ne lui arriva de plaider qu’une seule fois en sa vie, et sans faire la réplique. En un mot, et c’est ce qui n’étonnera personne, Virgile était aussi peu que possible un avocat. Son portrait par Donat, qui a servi de point de départ à celui qu’on vient de lire par M. de Chateaubriand, peut se traduire plus légèrement peut-être, et s’expliquer comme il suit, en évitant tout ce qui pourrait charger : Virgile était grand de corps, de stature (je me le figure cependant un peu mince, un peu frêle, à cause de son estomac et de sa poitrine, quoiqu’on ne le dise pas) ; il avait gardé de sa première vie et de sa longue habitude aux champs le teint brun, hâlé, un certain air de village, un premier air de gaucherie ; enfin, il y avait dans sa personne quelque chose qui rappelait l’homme qui avait été élevé à la campagne. Il fallait quelque temps pour que cette urbanité qui était au fond de sa nature se dégageât.

« Les portraits de lui qui nous le représentent les cheveux longs, l’air jeune, le profil pur, en regard de la majestueuse figure de vieillard d’Homère, n’ont rien d’authentique et seraient aussi bien des portraits d’Auguste ou d’Apollon.

« Sénèque, dans une lettre à Lucilius, parle d’un ami de ce dernier, d’un jeune homme de bon et ingénu naturel, qui, dans le premier entretien, donna une haute idée de son âme, de son esprit, mais toutefois une idée seulement ; car il était pris à l’improviste et il avait à vaincre sa timidité : “et même, en se recueillant, il pouvait à peine triompher de cette pudeur, excellent signe dans un jeune homme ; tant la rougeur, dit Sénèque, lui sortait du fond de l’âme ( adeo illi ex alto suffusus est rubor ) ; et je crois même que, lorsqu’il sera le plus aguerri, il lui en restera toujours”. Virgile me semble de cette famille, il avait la rougeur prompte et la tendresse du front (frontis mollities) ; c’était une de ces rougeurs intimes qui viennent d’un fonds durable de pudeur naturelle. Il était de ceux encore dont Pope, l’un des plus beaux esprits et des plus sensibles, disait : “Pour moi, j’appartiens à cette classe dont Sénèque a dit : ‘Ils sont si amis de l’ombre, qu’ils considèrent comme étant dans le tourbillon tout ce qui est dans la lumière.’

« Virgile aimait trop la gloire pour ne pas aimer la louange, mais il l’aimait de loin et non en face ; il la fuyait au théâtre ou dans les rues de Rome ; il n’aimait pas être montré au doigt et à ce qu’on dît : C’est lui ! Il aimait à faire à loisir de belles choses qui rempliraient l’univers et qui rassembleraient dans une même admiration tout un peuple de nobles esprits ; mais ses délices, à lui, étaient de les faire en silence et dans l’ombre, et sans cesser de vivre avec les nymphes des bois et des fontaines, avec les dieux cachés.

« Et, dans tout ceci, je n’imagine rien ; je ne fais qu’user et profiter de traits qui nous ont été transmis, mais en les interprétant comme je crois qu’il convient le mieux. Avec Virgile, on court peu de risque de se tromper, en inclinant le plus possible du côté de ses qualités intérieures.

« À ce que je viens de dire que Virgile était décoré de pudeur, il ne serait pas juste d’opposer comme une contradiction ce qu’on raconte d’ailleurs de certaines de ses fragilités : “Il fut recommandable dans tout l’ensemble de sa vie, a dit Servius ; il n’avait qu’un mal secret et une faiblesse, il ne savait pas résister aux tendres désirs.” On pourrait le conclure de ses seuls vers. Mais, dans son estimable Vie d’Horace, M. Walckenaer me semble avoir touché avec trop peu de ménagement cette partie de la vie et des mœurs de Virgile. Combattant sans beaucoup de difficulté l’opinion exagérée qu’on pourrait se faire de la chasteté de Virgile, il ajoute : “Plus délicat de tempérament qu’Horace, Virgile s’abandonna avec moins d’emportement que son ami, mais avec aussi peu de scrupule, aux plaisirs de Vénus. Il fut plus sobre et plus retenu sur les jouissances de la table et dans les libations faites à Bacchus. Chez les modernes, il eût passé pour un homme bon, sensible, mais voluptueux et adonné à des goûts dépravés : à la cour d’Auguste, c’était un sage assez réglé dans sa conduite, car il n’était ni prodigue ni dissipateur, et il ne cherchait à séduire ni les vierges libres ni les femmes mariées.” Tout ce croquis est bien heurté, bien brusque, et manque de nuances, et, par conséquent, de ressemblance et de vérité. Je ne suis pas embarrassé pour Virgile de ce qu’il eût passé pour être s’il eût vécu chez les modernes ; je crois qu’il eût passé pour un peu mieux que cela, et que la vraie morale eût eu à se louer plus qu’à se plaindre de lui, aussi bien que la parfaite convenance. Et en acceptant même sur son compte les quelques anecdotes assez suspectes que les anciens biographes ou grammairiens nous ont transmises, et qui intéressent ses mœurs, on y trouverait encore ce qui répond bien à l’idée qu’on a de lui et ce qui le distingue à cet égard de son ami Horace, de la retenue jusque dans la vivacité du désir, quelque chose de sérieux, de profond et de discret dans la tendresse.

« C’est ce sérieux, ce tour de réflexion noble et tendre, ce principe d’élévation dans la douceur et jusque dans les faiblesses, qui est le fond de la nature de Virgile, et qu’on ne doit jamais perdre de vue à son sujet. »

XVI

La reconnaissance pour Auguste, à qui il doit la restitution de son petit bien aux bords du Mincio, s’exprime bientôt après en vers magnifiques dans le commencement du livre III de son second ouvrage, les Géorgiques.

« Il bâtira, dit-il, un temple de marbre au sein d’une vaste prairie verdoyante, sur les rives du Mincio. Il y placera César (c’est-à-dire Auguste) comme le dieu du temple, et il instituera, il célébrera des courses et des jeux tout à l’entour, des jeux qui feront déserter à la Grèce ceux d’Olympie. Lui le fondateur, le front ceint d’une couronne d’olivier et dans tout l’éclat de la pourpre, il décernera les prix et les dons. Sur les dehors du temple se verront gravés dans l’or et dans l’ivoire les combats et les trophées de celui en qui se personnifie le nom romain. On y verra aussi debout, en marbre de Paros, des statues où la vie respire, toute la descendance d’Assaracus, cette suite de héros venus de Jupiter, Tros le grand ancêtre, et Apollon fondateur de Troie. L’Envie enchaînée et domptée par la crainte des peines vengeresses achèvera la glorieuse peinture. Les vers sont admirables et des plus polis, des plus éblouissants qui soient sortis de dessous le ciseau de Virgile. Cette pure et sévère splendeur des marbres au sein de la verdure tranquille du paysage nous offre un parfait emblème de l’art virgilien. Le poème didactique ici est dépassé dans son cadre : c’est grand, c’est triomphal, c’est épique déjà. Ce temple de marbre, peuplé de héros troyens, que se promettait d’édifier Virgile et qui est tout allégorique, il l’a réalisé d’une autre manière et qu’il ne prévoyait point alors, et il l’a exécuté dans l’Énéide : il n’avait fait que présager et célébrer à l’avance son Exegi monumentum  ! En mourant, il doutait qu’il l’eût accompli : c’est à nous de rendre aux choses et à l’œuvre tout leur sens, d’y voir toute l’harmonieuse ordonnance, et de dire que Virgile mourant, au lieu de se décourager et de défaillir, aurait pu se faire relire son hymne glorieux du troisième chant des Géorgiques, et, satisfait de son vœu rempli, rendre le dernier souffle dans une ivresse sacrée27»

Les Géorgiques sont, dans leur genre, le plus parfait modèle de poésie didactique qui ait enchanté les agriculteurs de tous les âges, la limite précise où la nature et la poésie se rencontrent pour s’embrasser. Nous n’avons rien, dans les œuvres modernes, qui réunisse ce mérite savant et ce mérite naturel. Delille s’est immortalisé en les traduisant ; Thompson et Saint-Lambert ont succombé dans l’imitation. Cela n’a qu’un défaut : l’homme y manque ; l’homme est le plus grand sujet d’intérêt de toute langue. Les Géorgiques ont des choses, mais ce n’est pas encore l’humanité.

Virgile le sentait, et il y pensait déjà ; le triomphe d’Auguste pendant son retour de Brindes à Rome, la vingtième année avant la naissance du Christ, paraît lui avoir donné l’idée première de l’Énéide, poème légendaire de Rome.

« “Auguste, dites-vous, était devenu, de proscripteur, le refuge des proscrits. Il était empereur, sans en prendre le nom ; il voulait consacrer sa famille à l’empire, et l’empire à sa famille. Il pria Horace, ami de Virgile et de Mécène, de consentir à lui servir de secrétaire. Horace s’excusa sur sa faible santé. Auguste ne lui en voulut pas, et continua de souper familièrement avec lui et avec Mécène.” Les deux amis introduisirent Virgile dans cette intimité. C’est là que fut conçu le plan de l’Énéide.

« Properce, dans une de ses élégies, célèbre d’avance le triomphe de Virgile.

« C’est à Virgile qu’il appartient de chanter les rivages d’Actium chers au soleil, et les flottes victorieuses de César ; il va naître quelque chose de plus grand que l’Iliade. »

« Properce se trompait ; une légende nationale en très beaux vers ne pouvait jamais égaler ni l’Iliade ni l’Odyssée, nées d’elles-mêmes dans l’âge de foi et par l’organe du dieu des poètes.  L’Énéide était l’ouvrage de l’art,  Homère était la nature. »

XVII

Ici, mon cher Sainte-Beuve, vous nous racontez la mort prématurée de Virgile, qui succombe à cinquante-deux ans à Brindes, en revenant de Grèce, où il était allé perfectionner l’Énéide, et sa tombe à Naples, au pied du Pausilippe, et en face du plus beau et du plus doux paysage de la Campanie.

Puis vous passez à la discussion sur le mérite de son poème.

Ici nous différons, mais non dans tout.

Votre admirable distinction entre le chantre antique, l’histoire vivante et poétisée, telle qu’Homère, qu’on écoute au bord de la mer ou sur le seuil de sa demeure, et le poète épique, qui écrit son œuvre à loisir et qu’on lit par amusement ou par une froide admiration dans les académies ou dans son cabinet, suffirait pour nous réconcilier. Vous résumez toutes ses qualités de style dans sa perfection. Oui, mais pour que cette perfection soit parfaite, il faut qu’elle soit originale. Or, dans l’Énéide, Virgile n’est pas Virgile, il n’est que le plus parfait des imitateurs. Vous en convenez avec moi.

Vous examinez ensuite quelles sont les conditions du poème épique. Je les réduis à une seule principale. Le poème épique ne peut et ne doit naître qu’à une époque du monde où il peut être cru. C’est pourquoi nous ne pouvons en avoir et nous n’en aurons pas jusqu’à ce qu’une nouvelle foi populaire s’élève dans le monde et prédispose les poètes à de nouveaux enthousiasmes et les nations à de nouvelles croyances. Ce sont, en effet, les peuples qui font les poèmes épiques, ce ne sont pas les poètes.

Mais, depuis ce beau travail sur l’Énéide, où je regrette que vous n’ayez pas assez développé cette pensée vraie, vous vous êtes lancé à pleine haleine dans la haute critique presque biographique, purement personnelle et littéraire. Le temps où nous vivons n’est bon qu’à penser. Pensons donc l’un et l’autre, puisque les événements différemment envisagés par nous, et puisque l’âge qui m’atteint, et qui vous suit, ne nous laissent pas d’autre usage à faire de nos facultés, pensons donc avec l’impartialité de l’âge et avec la patience du temps. Et bien que je ne me repente nullement des services énergiques que les événements m’ont entraîné à rendre à mon pays en 1848, et que je ne rougisse pas de la part de vigueur et de prudence que j’ai pu apporter alors, avec d’autres, à ces événements historiques, retirons-nous, pendant le peu d’années que les circonstances politiques nous laissent avant notre mort, dans le domaine des lettres où vous brillez et où je m’éteins. Le temps ne nous regarde plus. Laissons-le faire et conseillons-lui toujours la modération et la sagesse. Nous ne serions plus propres à l’animer ou à le contenir, comme à d’autres époques de notre vie. Nous l’avons aidé, nous l’avons servi, nous l’avons contenu, nous l’avons combattu, nous l’avons vaincu ; il nous a laissés sur son rivage quand il a jugé qu’il pouvait se passer de nous, et qu’il a été demander son salut ou sa perte à d’autres institutions et à d’autres hommes ! Ce n’est point à nous de protester contre les égarements monarchiques, comme nous avons résisté aux égarements funestes de la république de mauvaise odeur et d’odieuses doctrines de 1793. Restons ce que nous sommes, et ne trempons pas plus qu’en 1847 dans ces coalitions de vengeance et de colère incapables de rien réparer, car elles n’apportent à l’opinion que des passions contraires, unies par le besoin commun de détruire, et dont l’union inconsidérée ne présente à l’analyse que la ligue inopportune et inconséquente des républicains et des royalistes combattant ensemble un jour avec le radicalisme socialiste pour conquérir le champ de bataille où ils s’entre-détruiront le lendemain de la victoire. Ce n’est pas là de la politique, c’est du désespoir. Contentons-nous de préserver notre honneur en vivant séparés de ces partis, et en regardant ce qui se passe en dehors de nous avec les leçons de l’expérience et les vœux pour notre pays. Voilà maintenant notre rôle, étrangers au pouvoir, étrangers aux factions, seuls avec notre passé, que l’histoire jugera avec d’autant plus d’indulgence que nous aurons moins pressé son jugement !

Vous avez, plus heureux que moi, refusé de mêler les eaux pures de votre talent avec les eaux troubles et tumultueuses de votre temps ; et plût à Dieu que j’en eusse fait autant à l’âge de ma sève politique ! Je n’aurais pas vu de grandes et belles journées, il est vrai, passer comme l’éclair sur mon nom, pour le signaler à l’amour immérité des uns, à la haine plus imméritée des autres ; je ne serais pas forcé de me dépouiller pièce à pièce de mes biens les plus chers, sans savoir encore s’il me restera une pierre pour recouvrir bientôt ma poussière, et écrire comme un rapsode de la France des lignes vénales pour gagner péniblement le pain de mes créanciers avec les subsides de mes amis !

 

Lamartine.