CXLIe entretien.
L’homme de lettres
Bernardin de Saint-Pierre (suite).
Ce fut après le succès de Paul et Virginie que Bernardin de
Saint-Pierre, admis, sur sa réputation des Études de la nature, chez
M. Didot, épousa sa fille, et commença sa vie de père de famille ; il en eut deux
enfants auxquels il donna les noms immortels de Paul et de Virginie. Indépendamment de ce que lui avait valu le prix des
Études et surtout de Paul et Virginie, et de quelques
modiques pensions littéraires que Louis XVI et le duc d’Orléans lui avaient données pour
récompenser ses ouvrages et secourir sa pauvreté, il avait reçu la dot de sa femme et il
appartenait par elle à une famille riche qui pouvait l’aider à tirer parti de ses
œuvres. Il fut heureux, mais nous avons peu de détails sur cette époque de sa vie, qui
dura moins longtemps que ses jours agités ; il perdit par la mort cette femme, mère de
ses deux enfants, avant qu’ils eussent l’âge de connaître leur mère. Bernardin de
Saint-Pierre, qui avait écrit tard, touchait lui-même à ses jours avancés. — MM. Didot
avaient imprimé, à leurs frais, son premier livre à grand succès, les Études de
la nature, en 1784. Un prote distingué, nommé M. Bailly, avait lu avec
enthousiasme le manuscrit et avait garanti le succès de cette publication à ses patrons:
il ne s’était pas trompé.
Aimé Martin analyse ainsi, et avec trop de faveur peut-être, ce livre de son
maître:
Les Études parurent en 1784, et leur succès dédommagea l’auteur de
tout ce qu’il avait souffert. C’est une chose digne de remarque, que dans un siècle où
des hommes d’une haute éloquence s’efforçaient de chercher des idées nouvelles sur la
morale et les sciences, dans un siècle où l’on croyait avoir tout dit, un solitaire
inconnu ait publié un livre où tout était nouveau. À cette époque, une fausse
philosophie avait tellement usé l’erreur, que, pour être neuf, il ne restait plus à
dire que la vérité, aussi vieille que le monde, qui donna tant de charmes aux
méditations de M. de Saint-Pierre. Beaux-arts, politique, histoire, voyages, langues,
éducation, botanique, géographie, harmonies du globe, l’auteur traite de tout, et
toujours il est original. Il révèle des abus, indique des remèdes, attaque
l’injustice, soutient la cause du faible ; et, soit qu’il se place sur la route du
malheur ou sur celle de la science, il y paraît environné des plus riants tableaux de
la nature.
Il est rare que les ouvrages de génie ne renferment pas une idée dominante, qui est
l’origine de toutes les autres. L’idée fondamentale de notre auteur est la Providence.
Il reconnaît son pouvoir dans la cabane du pauvre comme dans l’ensemble du globe. Elle
est partout, parce qu’elle est nécessaire: c’est une domination intelligente et bonne.
Elle existe, car sans domination, il n’y a ni peuple, ni ville, ni famille qui puisse
subsister ; et si une famille a besoin d’un maître, il faut bien que l’univers en ait
un. Plutarque dit1 que lorsque les anciens
géographes voulaient représenter la terre, ils laissaient sur leurs cartes de grands
espaces vides où ils écrivaient au hasard: Ici, des mers et des
montagnes ; là, des abîmes et des déserts. Ce monde ou ce chaos des anciens
géographes était à peu près celui des physiciens et des naturalistes modernes. Leur
intelligence n’avait supposé aucune intelligence dans l’arrangement du globe ; tout y
était dispersé sans dessein, sans ordre, et les sublimes harmonies de l’univers
échappaient à leur admiration. Éclairé par une profonde étude de la géographie,
M. de Saint-Pierre resta confondu devant les merveilles que la raison humaine
méconnaissait, sa pensée devina quelques-unes des pensées du Créateur ; car la vérité
est la pensée de Dieu même.
Osons contempler un moment ces soleils lointains, ces zones lumineuses que la nuit
nous découvre, et dont aucune intelligence humaine ne peut concevoir ni l’ensemble ni
les limites. Un réseau de feu paraît lier entre elles ces constellations innombrables.
Dieu y répand les attractions, les consonances, les contrastes, la grâce, la beauté et
ces sentiments si doux et si variés des êtres sensibles, connus dans la langue des
hommes sous le nom d’amour. Pour nous, jetés sur les rivages d’un de ces mondes, nous
ne jouissons que d’une existence fugitive. Mais dès que le soleil, entouré d’une
auréole de lumière, vient allumer l’atmosphère de notre planète, quel étonnant
spectacle ! quel harmonieux ensemble ! Les montagnes s’élèvent pour diverser les vents
et les eaux ; les vents balayent les mers pour les reporter au sommet des montagnes ;
la rosée, les pluies, la fécondité naissent de ces grandes harmonies, et la terre se
couvre de moissons, en se balançant sur ses pôles autour de l’astre qui l’attire.
Voyez quelle influence céleste la pénètre ! Le grain de sable se minéralise, la plante
fleurit, l’animal se meut, l’homme adore. Lui seul s’anime des sentiments de la gloire
et de la Divinité ; et tandis que les éléments, les végétaux, les animaux sont
ordonnés à la terre, et la terre au soleil, il sent qu’un Dieu l’attire par tous les
points de l’univers.
Tel est, d’après l’auteur des Études, le système général du monde.
Non-seulement les sciences sont pour lui des avenues qui mènent toutes à Dieu, mais
son livre nous ouvre une multitude de perspectives ravissantes où l’âme se repose des
maux de la vie, en méditant ses espérances. On dit que le Tasse, voyageant avec un
ami, gravissait un jour une montagne très-élevée. Parvenu à son sommet, il admire le
riche tableau qui se déroule devant lui: « Vois-tu, dit-il, ces rochers escarpés, ces
forêts sauvages, ce ruisseau bordé de fleurs qui serpente dans la vallée, ce fleuve
majestueux qui court baigner les murs de cent villes ? eh bien ! ces rochers, ces
monts, ces mers, ces cités, les dieux, les hommes, voilà mon poëme ! » Ce que le génie
du Tasse avait su reproduire, Bernardin de Saint-Pierre sut le peindre et l’expliquer,
et il eût pu dire aussi en contemplant la nature: Voilà mon livre !
Les anciens qui, dans presque tous les genres, sont restés nos maîtres après avoir
été nos modèles, n’ont dû ni inspirer l’auteur des Études, ni lui
servir de guides. Aristote, Pline et Sénèque écrivirent de longs traités de physique
et d’histoire naturelle ; mais en expliquant les phénomènes, ils n’avaient d’autre but
que d’étaler les prodiges de la science humaine, tandis que Bernardin de Saint-Pierre
ne voulait que faire éclater la prévoyance d’un Dieu. Pline, le plus éloquent de tous,
a une sécheresse qui flétrit l’âme ; son éloquence ostentatrice accable notre misère.
Il ne voit que le désordre apparent du monde, et son génie ne peut s’élever jusqu’à
l’ordre éternel qui le gouverne. Le livre de Bernardin de Saint-Pierre est la réponse
au sien. Il console celui que Pline désespère ; il relève celui que Pline foule aux
pieds. Il adore la Providence que le naturaliste romain a méconnue, mais il l’adore en
nous la faisant aimer. Que Pline représente l’homme jeté nu sur la terre nue, créature
infirme, pleurant, se lamentant, ne sachant ni marcher, ni parler, ni se nourrir, et
qu’il s’écrie d’un ton de triomphe: Voilà le futur dominateur du monde ! Bernardin de
Saint-Pierre montre ce roi naissant entre les bras de celle qui lui donna le jour ; et
devant cette touchante image, les déclamations de Pline s’évanouissent. Non, l’homme
n’est point abandonné ; la prévoyance et l’amour l’accueillent dans la vie. Quel asile
plus sûr que le sein maternel ! et, s’il verse des pleurs, quelles mains sauront mieux
les essuyer que celles d’une mère !
Ô puissance sublime des idées religieuses ! tout ce qui, aux yeux de Pline, accuse
l’imprévoyance des dieux devient, sous la plume de son rival, une preuve irrévocable
de leur sagesse ! C’est la vérité qui dissipe le mensonge. L’un veut humilier notre
orgueil par le spectacle de nos infirmités, l’autre élever notre âme en lui révélant
sa grandeur. L’éloquence de Pline est propre à inspirer la haine du vice ; celle de
Bernardin de Saint-Pierre à pénétrer d’amour pour la vertu. Ses observations sont si
touchantes, les lois qu’il découvre si pleines de sagesse, qu’on se réjouit de ses
victoires, et qu’on ne lui oppose qu’en tremblant les objections qui pourraient en
arrêter le cours. Notre âme, au contraire, sent le besoin de résister aux
raisonnements de Pline, et d’abattre cette raison si fière: il semble que le
convaincre d’erreur, c’est restituer à l’homme tous ses droits, à la nature sa grâce
et sa beauté, à Dieu sa justice et son pouvoir. Enfin, un dernier trait les distingue
et les sépare. Pline a recueilli ce que savait son siècle ; rien n’est à lui dans son
livre que la parole. Au contraire, l’auteur des Études, sans rien
emprunter des sciences qu’il connaît, les enrichit toutes de ses observations ; et
tandis que son rival reste attaché à la terre, il vole chercher dans le ciel
l’explication des phénomènes qui l’environnent.
On lui a reproché de n’être point assez méthodique ; de peindre en amant de la
nature, et de ne pas décrire en naturaliste: c’était lui reprocher de créer sa
manière, et de rendre les voies de la science agréables et faciles. Il est douteux
cependant qu’il eût obtenu ce succès en suivant la marche tracée, c’est-à-dire en
composant des genres nouveaux, et en se retranchant dans les systèmes de
classifications: toutes choses faciles à la mémoire, qu’il ne faut pas ignorer pour
écrire, mais qu’il faut oublier quand on écrit. Ses vues étaient plus vastes, aussi
furent-elles plus utiles. Le premier, il observa le globe dans son ensemble et les
hommes dans leur généralité. Ce n’est point un peuple, ce n’est point un site qu’il
représente, ce sont les nations et le monde. S’il peint les détails, c’est pour les
rapporter au tout ; s’il rapproche des faits isolés et stériles, c’est pour en faire
ressortir des vérités générales et inattendues.
Nous parlerons peu du style des Études, continue le disciple ; les
éloges à ce sujet sont épuisés. Mais comment ne remarquerions-nous pas l’adresse
singulière avec laquelle l’auteur sait fondre à propos, dans son livre, des morceaux
de Virgile et de Plutarque, de manière qu’ils ne forment qu’une seule pièce avec sa
pensée ? D’abord, il dispose ses tableaux, il en prépare les plans, puis, tout à coup,
il les éclaire par une citation, avec un art semblable à celui des grands peintres qui
jettent sur leur composition un rayon de lumière pour en relever les effets. Mais le
but de M. de Saint-Pierre n’est pas seulement de s’enrichir de ces beautés antiques ;
il veut encore nous faire entrevoir, dans les auteurs cités, un sentiment exquis, une
pensée profonde qui nous auraient échappé. Il nous apprend à lire Plutarque et
Virgile ; ses citations sont de véritables découvertes. Voilà, nous osons le dire, les
seules obligations qu’il ait aux anciens ; car ce n’est pas dans les livres qu’il
étudie la nature, mais dans la nature elle-même: aussi se rapproche-t-il souvent de
ces génies créateurs, qui n’avaient pas d’autre modèle. Voyez comme les plus petites
circonstances sont pour lui l’origine des plus touchantes observations. Il ne faut ni
machine, ni creuset, ni compas pour vérifier ses expériences ; il suffit de regarder
autour de soi. Les vains systèmes de la science lui apprennent à se méfier des
savants ; mais il converse avec les gens simples, s’arrête dans les champs, entre dans
les cabanes, interroge les vieillards, s’instruit avec un enfant, et raconte naïvement
ce qu’il vient d’apprendre avec eux. On voit qu’il aime à surprendre le peuple au
moment de son travail et de ses jeux, à épier ses vertus et à les peindre ; et cette
multitude de petites scènes donnent un charme inexprimable à son ouvrage. Ses
personnages savent tout ce que les savants ignorent: c’est une autre expérience, une
autre sagesse. Souvent, au milieu des incertitudes de la science, les observations
d’un simple villageois nous éclairent, et des vérités inconnues aux académies
s’échappent de la bouche d’un berger.
C’est ainsi qu’en écrivant sur les sciences naturelles comme Aristote, Pline et
Sénèque, Bernardin de Saint-Pierre est resté original. Essayons de découvrir ce qu’il
doit aux modernes. Cet examen nous servira peut-être à montrer le but et le résultat
de ses ouvrages. C’est un point de vue qui nous semble avoir échappé à tous ses
critiques.
Parmi les écrivains du siècle, Buffon et J. J. Rousseau se présentent les premiers.
Buffon ne peut offrir aucun point de comparaison. Trop souvent il suit les traces de
Pline: sa force est en lui-même ; il explique l’univers d’après les lois de sa
physique, et les lois de la Providence lui restent inconnues. Son style, plein de
pompe et d’harmonie, manque de nuances, de sensibilité et de douceur, tandis que celui
de Bernardin de Saint-Pierre, simple comme la nature, semble destiné à la peindre dans
sa grâce et dans sa sublimité. D’ailleurs, toute la force de l’auteur des
Études vient de conviction: c’est parce qu’il y a un Dieu qu’il est
éloquent. Sa foi est dans tout ce qu’il écrit, et ce seul trait prouve, selon nous,
que Buffon ne fui ni son maître ni son modèle. Reste donc J. J. Rousseau, auquel on
l’a souvent comparé, peut-être parce qu’il fut son ami et que leurs destinées furent
presque semblables.
Tous deux nés dans une condition moyenne, et tous deux sans fortune, ils errèrent
longtemps par le monde, et n’écrivirent que vers l’âge de quarante ans, lorsque
l’expérience et le malheur eurent mûri leurs pensées. Mais le point de départ mit
entre eux une grande différence. Jean-Jacques, n’ayant ni but ni principe arrêté,
promena longtemps son oisive jeunesse entre l’opprobre et la misère. Dénué de toute
prévoyance, ne suivant que sa fantaisie, il s’éloigna, par une sorte d’instinct, de
tout ce qui aurait pu élever sa condition en lui imposant quelque gêne. Si la lecture
de Plutarque lui fit répandre des pleurs sur d’héroïques souvenirs, elle ne le sauva
pas toujours du vice, et il commit des fautes que la charité peut seule pardonner au
repentir. Il aurait voulu être un Romain, et n’eut pas même la force d’être toujours
un honnête homme. D’abord perdu dans les plus basses classes de la société, puis jeté
au milieu d’un monde corrompu, il apprit à mépriser les grands et les petits ; mais il
ne put apprendre à se passer de leur estime. Il crut en Dieu sans y mettre sa
confiance, il aima la vertu sans y croire, et la vérité en prêtant sa voix au
mensonge. Malheureux de ne pouvoir accorder ses opinions et sa conduite, il éprouva,
jusqu’à sa dernière heure, qu’il vaudrait mieux n’être pas né que de ne rien attendre
de Dieu, et de ne pas oser se fier aux hommes. Combien le sort de M. de Saint-Pierre
fut différent ! Une éducation ambitieuse égara, il est vrai, sa jeunesse ; mais ce fut
en lui proposant un but sublime et d’honorables travaux. On sent que le désir de
s’élever donnait des vertus à son âme, et de l’énergie à son caractère. Jeté seul dans
le monde, il y commit des étourderies, mais point de fautes que l’honneur pût lui
reprocher. Un sentiment vif d’indépendance et de dignité rendit sa probité si sûre,
qu’un jour il vendit tout ce qu’il possédait, ses meubles, ses habits, son linge, pour
acquitter une dette contractée en Pologne2. Toujours ferme dans ses principes, il
fut éprouvé et non avili par ses passions. On s’étonne de la folie qui le conduit aux
extrémités de l’Europe pour y fonder une république ; mais on l’admire lorsqu’il
refuse de se prêter à des projets ambitieux qui pouvaient le placer près du trône, et
lorsqu’à la suite de ses refus on le voit rentrer en France, n’emportant de ses
courses aventureuses que des regrets et des souvenirs. Sa confiance en Dieu s’accrut
par le malheur, et l’abandon des hommes lui apprit à bénir la Providence, qui ne
l’abandonnait pas. Enfin, quoique dévoré d’ambition, il ignora toute sa vie l’art de
composer avec sa conscience pour arriver à la fortune, et celui de s’avilir pour
arriver au pouvoir. Telles furent les destinées de ces deux grands écrivains.
Lorsqu’ils se rencontrèrent, Jean-Jacques vivait seul, et gémissait d’être devenu
célèbre: Bernardin de Saint-Pierre ne l’était point encore, mais il brûlait de le
devenir. L’amour de la solitude et de la nature les réunit, et dans les douces
relations qui s’établirent entre eux, ils furent toujours d’accord sur les grands
principes de la morale, et toujours divisés sur les opinions purement humaines.
Bernardin de Saint-Pierre admirait l’éclat et la force entraînante des écrits de
Jean-Jacques, mais il condamnait ses paradoxes, et l’on peut dire qu’il ne cessa de
les combattre. L’un débuta dans la carrière par attaquer les sciences qui dépravent l’homme, et par médire des lettres dont il faisait souvent un si
sublime usage. L’autre, applaudissant aux découvertes du génie, montre que tous les
maux viennent de notre orgueil, et que la véritable science ne peut être dangereuse,
puisqu’elle est l’histoire des bienfaits de la nature. Jean-Jacques Rousseau ne veut
pas qu’on parle de Dieu à son élève avant l’âge de quatorze ans ; Bernardin de
Saint-Pierre dit que rien n’est plus agréable à la Divinité que les prémices d’un cœur
que les passions n’ont point encore flétri. L’un ramène fièrement l’homme à l’état
sauvage, et pour lui rendre son innocence le dépouille de son génie ; l’autre cherche
les moyens d’assurer notre repos dans l’état de société, et ne veut nous dépouiller
que de nos erreurs. Selon Rousseau, tout dégénère entre les mains de l’homme: la
nature n’a songé qu’au bonheur des individus, elle n’a rien fait pour les nations.
Bernardin de Saint-Pierre nous montre, au contraire, les plantes et les animaux se
perfectionnant sous la main des peuples. L’expérience lui apprend que l’homme, réduit
à lui-même, est comme un flambeau sans lumière ; son génie s’éteint et tout périt
autour de lui. Plus de moissons, plus de fruits savoureux: l’olive reprend son
amertume, la pêche devient acide, le grain du blé disparaît dans son épi, il ne nous
reste que des glands et des racines ; car la nature n’a rien fait pour l’homme seul,
elle a attaché notre existence à celle de la société. Enfin Rousseau s’indigne des
vices de la civilisation, et la rejette ; tandis que toutes les pensées de Bernardin
de Saint-Pierre tendent à perfectionner les vertus sociales. Tous deux veulent, il est
vrai, vivre au sein de la nature ; mais le premier dans un désert, et le second dans
un village et au milieu de sa famille.
Quant à la raison, à la vérité, à la sagesse, j’en vois bien les noms dans les écrits
de Rousseau, mais j’en cherche en vain les effets. Malheur à ceux qui lui donnent leur
âme ! car c’est notre âme qu’il nous demande, et pour la précipiter dans un abîme
d’illusions et de contradictions. Ennemi de tout ce qui est, il faut le mettre
d’accord avec lui-même avant de s’accorder avec lui ; il le faut écouter, non le
croire. Si vous êtes sage, songez donc en le lisant aujourd’hui à ce qu’il vous disait
hier. Tant de propositions opposées, de paradoxes bizarres doivent éveiller vos
doutes, et vous avertir du danger. L’écrivain qui vous enflamme pour le mensonge peut
vous faire admirer la supériorité de son éloquence ; mais il vous prouve en même temps
la faiblesse de ses arguments et la nullité de votre raison.
Il est des inspirations presque divines qui ne nous séparent jamais de la vertu, et
qui sont entendues de tous les hommes. Si Jean-Jacques Rousseau subjugue la raison et
la trompe, Bernardin de Saint-Pierre touche le cœur et cherche à l’éclairer. Chaque
émotion lui fait découvrir une vérité, chaque objet de la nature un bienfait. Ce n’est
pas la parole d’un maître qui vous reproche vos erreurs ; c’est celle d’un ami qui
craint lui-même de se tromper, qui vous prévient de son ignorance ; qui doute, il est
vrai, de la sagesse des philosophes, mais qui doute encore plus de la sienne. Son
éloquence est une partie de son âme, elle en a la douceur, elle ne sert qu’à en
exprimer les sentiments. Dans la guerre qu’il déclare aux incrédules, son unique but
est de les conduire au bonheur: il ne veut pas écraser ses ennemis, il veut les
émouvoir et les convaincre. On sent que ce n’est pas pour l’honneur de la victoire
qu’il combat, mais qu’il éprouverait une joie infinie s’il ramenait un seul de ses
adversaires à la vérité. Il dit: Étudiez la nature ! aimez les infortunés ! adorez la
Providence ! soyez heureux !
Jean-Jacques, au contraire, méprise les hommes, que Bernardin de Saint-Pierre veut
éclairer: ce qu’il soutient le mieux, c’est l’erreur: ce qu’il redoute le plus, c’est
la vérité. La résistance blesse son orgueil ; il ne sait rien apprendre d’elle. Il
veut étonner, subjuguer, éblouir ; l’ironie amère, l’invective éloquente, la
véhémence, le mépris, voilà ses armes. Il faut que son adversaire tombe à ses pieds,
qu’il reste muet d’admiration, ou qu’il meure de honte. Dans cette lutte, il vous
repousse, il vous outrage, il vous écrase. Sa parole est un ordre, il faut lui céder
ou être haï. Il dit: Aimez-moi, honorez-moi, croyez en moi, je suis la vérité !
Le trait caractéristique de leur génie, c’est que Jean-Jacques s’isole, et rapporte
toutes ses spéculations à un seul homme, qui est souvent lui-même, tandis que
Bernardin de Saint-Pierre étend les siennes à la nature et au genre humain. S’il écrit
de l’éducation, ce n’est pas de celle d’un enfant, c’est de celle des peuples ; s’il
parle de la science, c’est en généralisant ses bienfaits pour le bonheur de tous. Ses
vues politiques embrassent le globe entier, qu’il réunit par le commerce, par
l’intérêt et par l’amour. Il lui est démontré que les nations sont solidaires, que la
sagesse d’une seule pourrait se répandre sur toutes les autres, et que sa patrie doit
avoir un jour cette heureuse influence, parce qu’elle règne sur l’Europe, et l’Europe
sur le monde. Son livre serait encore utile aux habitants des Indes et de la Chine, à
ceux qui errent sur les bords de la Gambie et de l’Amazone. Il n’en est pas de même
des ouvrages de Jean-Jacques Rousseau. Comment généraliserez-vous ses idées ?
Fonderez-vous des peuplades de sauvages et d’ignorants ? Un homme peut renoncer aux
sciences, et se croire sage ; mais une nation ne renoncerait pas à ses lumières sans
renoncer à sa prospérité. Osez proposer le Contrat social à une ville
plus grande que Genève, et ces lois si savamment méditées ne produiront que
d’effroyables révolutions. Donnez à un peuple le plan d’éducation de
l’Émile, et ce beau traité devient illusoire. Jean-Jacques n’a voulu
élever qu’un homme, et ce sont les nations que Bernardin de Saint-Pierre voulait
former.
Ce n’est pas qu’il n’y ait dans les ouvrages de Rousseau quelques idées fondamentales
qui peuvent servir au bonheur de tous, mais il les trouve en développant des systèmes
qui ne peuvent servir qu’au bonheur d’un seul ; au contraire, c’est toujours en
partant d’une idée utile au genre humain que Bernardin de Saint-Pierre nous enrichit
d’une multitude d’observations qui peuvent assurer le bonheur de chacun.
Mais un dernier point de comparaison se présente. Tous deux ont beaucoup parlé des
femmes, et tous deux, par des moyens opposés, ont captivé leurs suffrages. Rousseau
attaque sans cesse leur frivolité, leur inconstance, leur coquetterie ; personne n’en
a dit plus de mal et n’en a été plus aimé: il les traite de grands enfants, il se
plaît à les montrer faibles ; les plus parfaites succombent dans ses écrits. Vainement
il emploie des volumes pour former l’épouse d’Émile: à quoi bon tant d’apprêts, tant
de soins, tant de sollicitudes ? le fruit de ce chef-d’œuvre d’éducation est
l’infidélité de Sophie. Cependant toutes ses accusations ne peuvent éteindre
l’enthousiasme qu’il inspire ; les femmes lisent, malgré lui, au fond de son âme: ce
sont les reproches de l’amour et non de la haine ; il les décrie et les adore, il les
blâme et les rend aimables, il les accable et les déifie, et, dans ses emportements
les plus terribles, on reconnaît le langage d’un amant qui veut, mais en vain, rompre
ses chaînes. Il est comme ce sauvage qui, voyant du feu pour la première fois, réjoui
de sa chaleur et de sa lumière, s’en approcha pour le baiser ; mais en ayant été
brûlé, il le maudissait, le priait, l’adorait, ne sachant si c’était un démon ou un
dieu.
Bernardin de Saint-Pierre a plus de douceur sans avoir moins de passion. Les femmes
apparaissent dans ses écrits telles que nous les voyons dans les rêves de notre
adolescence, parées de leur beauté virginale, et ne tenant à la terre que par l’amour.
C’est sous leur douce influence qu’il voudrait replacer l’homme pour le ramener à la
vertu: il ne voit que leur pureté, il ne peint que leurs grâces, il n’aime que leur
innocence. Rousseau consume notre âme par l’exemple de Julie oubliant tout dans les
bras de son amant ; Bernardin de Saint-Pierre nous pénètre d’un sentiment divin en
nous offrant la douce image de Virginie. Aucun souffle ne ternit cette fleur délicate,
qui répand les parfums du ciel. Elle aime de l’amour des anges, et sa dernière action
est sublime, car au moment où elle peut espérer d’être heureuse, elle donne sa vie
pour ne pas manquer à la pudeur. Ainsi, les tableaux de Bernardin de Saint-Pierre ont
toujours quelque chose d’idéal, sans cependant jamais sortir de la nature ; il est
comme ces statuaires des temps antiques, qui reproduisaient la figure humaine avec des
proportions si parfaites, que sous une forme mortelle on reconnaissait une divinité.
Rousseau fut donc l’ami et non le maître de l’auteur des Études ; et
s’il eut plus de talent et plus d’éloquence, il eut aussi moins de naturel et moins de
grâces.
Enfin, pour mieux caractériser les deux amours de Rousseau et de Bernardin, l’un créa
la Nouvelle Héloïse, l’autre Virginie: la Nouvelle Héloïse
qui se livre à son précepteur avant de se donner à son époux ; Virginie qui refuse la
fortune pour se conserver fidèle à Paul, et qui meurt volontairement pour ne pas manquer
aux scrupules de la pudeur. Voilà ces deux hommes se peignant dans leur idéal.
Bernardin de Saint-Pierre avait commencé, peu de temps auparavant, un poëme en prose,
Constant Licardie, dont il ne nous reste que des fragments incomplets,
et qu’il abandonna avant de les avoir terminés, pour les rejeter dans les
Études. Mais les Études n’étaient pas seulement sa
poésie, c’était sa philosophie, un plaidoyer en faveur de Dieu dont l’avocat était la
Nature. Ce livre, évidemment né de Fénelon ou de Jean-Jacques-Rousseau, était aussi
religieux que la nature elle-même ; il était aussi chimérique en beaucoup de points
pratiques, mais infiniment plus moral ; en outre, il était plus savant, malgré ce qu’en
ont dit depuis les savants de profession ; la pensée générale l’éclairait d’un instinct
divin ; il se trompait peut-être sur quelques détails, comme la théorie des marées qu’on
lui a tant reprochée sans preuve contraire, mais il ne se trompait certainement pas sur
l’ensemble, qu’il interprétait mieux que les astronomes modernes qui, en voyant l’œuvre,
ont nié l’ouvrier.
Ce livre, véritablement divin dans son but, plut infiniment aux esprits pieux et
droits, qui l’adoptèrent avec une consciencieuse ivresse. C’est ce qu’il écrivit de
mieux avant le merveilleux poëme de Paul et Virginie. Cependant les
Études de la nature avaient été pour Bernardin de Saint-Pierre ce que
le Génie du Christianisme fut, trente ans plus tard, pour
M. de Chateaubriand ; on oublia le livre, on se souvint éternellement de l’épisode,
pourquoi ? Parce que les livres sont des systèmes et que les épisodes sont du
sentiment.
Cependant la Révolution française, toute métaphysique dans ses principes, marchait dans
les esprits et croyait de bonne foi alors pouvoir réaliser dans les faits les idées
honnêtes, mais souvent émanées des Études de la nature. Nous avons dit
que Paul et Virginie ne contenait point d’idées, mais des vérités
d’instinct et de sentiment qui plaisent à tout le monde. Aussi Bernardin de
Saint-Pierre, mécontent de la lenteur avec laquelle le roi Louis XVI, devenu
révolutionnaire modéré, admettait dans les lois ses paradoxes absolus de sa théorie de
perfectionnement qui commençaient tous par des destructions du pouvoir royal,
s’impatientait contre son disciple couronné. Bonaparte l’a dit plus tard, l’idéologie et
la métaphysique ont perdu la France. Les idéologues sont des rêveurs, mais on ne
gouverne pas les faits par des rêves. Il y avait dans Bernardin de Saint-Pierre plus du
rêveur que de l’homme d’État.
C’est une chose curieuse que de voir Bernardin de Saint-Pierre s’approcher
insensiblement de la révolution de 1789, à mesure que la France, entraînée presque
unanimement par l’esprit métaphysique, s’en approche elle-même ; puis s’en éloigner par
la réaction de ses crimes ou de ses fautes ; d’abord juste et fidèle envers le roi
Louis XVI, dont il se déclare le partisan et le serviteur dévoué, puis associant le
peuple et le roi, puis enfin se dévouant au peuple seul ; puis, après le 20 août,
assistant aux sections dans son faubourg, puis abandonnant les sections à elles-mêmes
quand elles ne sont plus gouvernées que par la démagogie, et se retirant seul dans une
campagne ignorée pour déplorer les crimes du peuple. Il représente à lui seul d’abord
les erreurs honnêtes, puis l’action insensée, puis le repentir, puis l’isolement
contristé, jamais les crimes ni les fureurs des partis. On lui reproche quelques
condescendances d’opinions envers les différents pouvoirs que ces partis élevaient tour
à tour ; c’est malheureusement vrai, mais ces condescendances tenaient à sa situation,
jamais à la flatterie ou au crime.
Il était devenu époux et père de famille, il n’avait aucune fortune que son travail et
son talent ; il était obligé de garder avec les différentes phases de la révolution une
certaine mesure pour conserver le pain à sa femme et à ses enfants ; c’est le secret de
ces publications, peu stoïques mais innocentes, qu’il fit tantôt pour être employé dans
l’instruction publique, tantôt pour occuper une place au Jardin des plantes, afin
d’avoir des appointements et un asile pour sa famille, en s’occupant de sa science
favorite, l’histoire naturelle. Mais on ne lui reprocha jamais de faiblesse envers le
crime puissant, il ne désavoua jamais ses respects et ses hommages envers l’homme de son
cœur et de ses rêves, Louis XVI, son premier bienfaiteur. Ducis et lui, quoique
admirateurs, dès le Consulat de Bonaparte, refusèrent la fortune et les honneurs qu’il
leur offrit, ainsi qu’à l’honnête Lemercier. Il fut, sous tous ces maîtres de la France,
le maître de lui-même, et ne demanda jamais que du pain à sa patrie sous ces différents
régimes. Laisser mourir de faim ses enfants eût été sans doute plus romain, mais eût-ce
été moins barbare ?
Les riches sont injustes envers les misérables, parce qu’ils s’abaissent pour leurs
nécessités vulgaires ; les pauvres ne comprennent pas davantage les riches, parce qu’ils
ne comprennent que les besoins de pain. Ce sont deux races qui ne parlent pas la même
langue. Comment pourraient-ils être justes les uns envers les autres ? Les mêmes mots
chez eux signifient des choses opposées, mais les mots employés par Bernardin de
Saint-Pierre étaient les mots: Dieu, Providence et
Religion. Voici comment il qualifiait la religion chrétienne:
Ah ! sans doute, en traçant l’apologie du christianisme dans un siècle où l’on
n’applaudissait qu’aux blasphèmes de l’athéisme, il sentit toute la dignité de sa
mission ; aussi fut-il sublime, et c’est ainsi qu’il échappa à la condamnation que le
siècle menaçait de porter contre lui. Il faut l’entendre parler de cette religion, qui
« seule a connu que nos passions infinies étaient d’institution divine. Elle n’a pas,
dit-il, borné, dans le cœur humain, l’amour à une femme et à des enfants, mais elle
l’étend à tous les hommes ; elle n’y a pas circonscrit l’ambition à la gloire d’un
parti ou d’une nation, mais elle l’a dirigée vers le ciel et l’immortalité ; elle a
voulu que nos passions servissent d’ailes à nos vertus. Bien loin qu’elle nous lie sur
la terre pour nous rendre malheureux, c’est elle qui y rompt les chaînes qui nous y
tiennent captifs. Que de maux elle y a adoucis ! que de larmes elle y a essuyées ! que
d’espérances elle a fait naître quand il n’y avait plus rien à espérer ! que de
repentirs ouverts au crime ! que d’appuis donnés à l’innocence ! Ah ! lorsque ses
autels s’élevèrent au milieu de nos forêts ensanglantées par les couteaux des druides,
que les opprimés vinrent en foule y chercher des asiles, que des ennemis
irréconciliables s’y embrassèrent en pleurant, les tyrans émus sentirent, du haut des
tours, les armes tomber de leurs mains: ils n’avaient connu que l’empire de la
terreur, et ils voyaient naître celui de la charité. Les amants y accoururent pour y
jurer de s’aimer, et de s’aimer encore au-delà du tombeau: elle ne donnait pas un jour
à la haine, et elle promettait l’éternité aux amours. Ah ! si cette religion ne fut
faite que pour le bonheur des misérables, elle fut donc faite pour celui du genre
humain ! »3
Ne semble-t-il pas que l’âme du maître ait passé dans celle du disciple ? et comment
se refuserait-on à reconnaître l’influence de Fénelon dans un livre qui renferme une
multitude de morceaux semblables ? Aussi les philosophes ne pardonnèrent à l’auteur ni
sa vertu, ni son éloquence, ni sa gloire. Ne pouvant réfuter ses principes, ils
essayèrent d’en affaiblir l’effet en publiant que le clergé lui faisait une pension,
voulant montrer une âme vénale où l’on voyait une âme religieuse. Il y avait bien
quelque chose de vrai dans cette accusation. L’auteur aurait pu obtenir cette pension,
s’il avait voulu la demander à l’assemblée générale du clergé. On le lui fit même
proposer, et pour lui offrir cette honorable récompense on ne demandait que son aveu.
Mais loin de le donner, cet aveu, il s’opposa aux démarches de l’archevêque d’Aix, qui
jouissait alors d’une puissante influence. « Je ne veux, disait-il, ni qu’on puisse
soupçonner ma plume d’être vénale, ni la mettre à la solde d’aucun corps. » Ainsi,
chaque calomnie dont on a tenté de flétrir ce grand écrivain nous fera découvrir une
action honorable. Que les méchants n’espèrent rien de ce qui nous reste à dire !
Caton, le plus sage des hommes, fut accusé quarante-quatre fois ; et ces accusations
n’eurent d’autre résultat que de forcer ses ennemis à reconnaître quarante-quatre fois
sa vertu.
. . . . . . . . . . .
Les tristes efforts de l’envie et de la sottise ne purent cependant détruire sa
tranquillité. « Il me semble, disait quelquefois M. de Saint-Pierre, qu’il y ait en
moi plusieurs étages où mon âme habite successivement. J’aime naturellement le fond de
la vallée, je m’y repose des maux de la vie ; mais, lorsqu’on vient m’y troubler, mon
âme s’élève par degrés au-dessus de tout ce qui voudrait l’atteindre. Si le malheur
augmente, je m’élance au sommet de la montagne, et, loin de la vue des hommes, je m’y
réfugie dans un monde où je ne suis plus en leur pouvoir. »
Parmi les lettres qu’on lui adressait de toutes parts, il y en avait de si
romanesques, qu’on les croirait l’œuvre de l’imagination. Telle est surtout celle
d’une demoiselle de Lausanne, qui, se laissant charmer à la lecture des
Études, écrivit aussitôt à l’auteur pour lui proposer sa main. Ce
qu’il y a de plus singulier, c’est que sa mère autorisait sa démarche et joignait sa
prière à la sienne. Cette demoiselle était jeune, belle et riche: elle le disait
naïvement ; mais elle était protestante et ne voulait point épouser un catholique, ce
qu’elle disait avec la même naïveté. « Je veux, écrivait-elle, avoir un mari qui
n’aime que moi et qui m’aime toujours. Il faut qu’il croie en Dieu et qu’il le serve à
ma manière… Je ne voudrais pas être votre femme, si ce n’était pour faire ensemble
notre salut. »
Ce dernier sentiment avait quelque chose de délicat, que M. de Saint-Pierre ne manqua
pas de remarquer dans sa réponse, mais sans s’expliquer sur l’objet principal. Il
terminait sa lettre par ces mots: « Je pense comme vous ; et, pour aimer, l’éternité
ne me paraît pas trop longue. Mais avant tout, il faut se connaître et se voir dans ce
monde. »
L’article de la religion n’étant pas réglé, la jeune personne recommença ses
sollicitations, en chargeant une de ses amies, qui habitait Paris, de faire expliquer
M. de Saint-Pierre. Celle-ci traita la difficulté légèrement, comme si rien ne lui eût
paru plus naturel. « Vous avez écrit, lui dit-elle, qu’il y avait douze portes au
ciel. — Cela est vrai. — Vous avez dit que les oiseaux chantaient leurs hymnes, chacun
dans son langage, et que tous ces hymnes étaient agréables au Créateur: ainsi, vous
vous ferez protestant, et vous épouserez mon amie. — Ah ! madame, reprit Bernardin de
Saint-Pierre, vous avez beau vouloir me prendre par mes propres paroles, je n’ai
jamais dit qu’un rossignol dût chanter comme un merle ; je ne changerai donc ni de
religion ni de ramage. » La négociation en demeura là.
La Chaumière indienne est un beau plaidoyer pour l’existence, la
personnalité et la providence de Dieu ; c’était une imitation de
Voltaire, attaquant l’intolérance par l’onction, au lieu de l’attaquer
par le ridicule, mais mettant toujours le Dieu à part, même avant de
purifier son temple. Cela eut un grand succès auprès de cette partie du public qui
voulait croire au Dieu auteur et conservateur des choses, mais attaquait l’abus du nom
divin.
Cependant il avait échappé aux dangers de la révolution ; le 9 thermidor et le 18
brumaire avaient tari le sang et ramené l’ordre, quand Bernardin, veuf de mademoiselle
Didot et père de deux enfants, nommé membre du premier Tribunat national, comme le
premier écrivain de sentiment de la France et investi d’une considération immense et
d’une aisance due à son logement du Louvre, à ses opérations littéraires, à ses
pensions, éprouva le désir d’assurer une seconde mère à ses enfants. Voici comment ce
mariage d’un doux, beau et illustre vieillard et d’une jeune fille presque encore enfant
fut conclu, et ne trompa aucune de ses espérances.
Il y avait alors, auprès de Paris, une maison d’éducation aristocratique et religieuse,
dirigée par madame la comtesse L. G…, que les malheurs de la révolution avait contrainte
à cette condition, à la fois humble et noble, de former des enfants à la science et à la
vertu. Bernardin de Saint-Pierre, qui l’avait autrefois connue, fréquentait sa maison.
Il y jouissait des égards que son âge et la célébrité de l’auteur de Paul et
Virginie lui assuraient partout. Il accompagnait souvent ce charmant troupeau
d’adolescentes à la campagne, quand madame la comtesse L. G… conduisait ses élèves dans
les champs. C’était lui qui, semblable à Abélard, dirigeait ses jeunes
Héloïses dans leurs lectures et dans leurs études. Un instinct plus
doux l’attachait à cette maison ; quoique la vieillesse qui s’approchait eût donné de la
gravité à ses goûts et imprimé quelques lignes grises aux belles ondes de sa magnifique
chevelure, il pouvait plaire encore à l’innocente admiration du premier âge et inspirer
naïvement les sentiments qu’il rougissait de ressentir.
Parmi ces jeunes personnes, il y en avait une plus accomplie des dons célestes que
toutes ses compagnes. C’était mademoiselle de Pelleport, fille de la marquise de
Pelleport, d’une grande maison du midi de la France. Cette famille, tombée dans
l’adversité par suite de l’émigration et de quelques désordres de jeunesse de son père,
était liée avec la mienne. Ma mère fut assez heureuse pour offrir à madame de Pelleport,
tante de celle qui devint madame de Saint-Pierre, des services que l’amitié lui rendait
chers et auxquels une liaison d’enfance enlevait toute l’amertume des subsides.
Les hommes et les femmes de cette famille privilégiée étaient doués d’une grâce et
d’une séduction, vrai génie des races ; le malheur contre-balançait ce don. Celle qui
inspira cette passion tardive à M. de Saint-Pierre joignait, dès l’enfance, à ces
séductions de la jeunesse et de la beauté, les précoces inspirations de l’enthousiasme
et de la vertu. Sa figure était inexprimable au pinceau et à la langue ; il aurait
fallu, pour la peindre, les yeux, les sens et comme l’âme de l’auteur de Paul et
Virginie. Le sort, qui lui avait été si contraire jusque-là, lui réservait la
plus belle des fleurs de la vie pour la respirer et l’enivrer avant de mourir.
Elle n’avait pas encore dix-huit ans, son innocence révélait dans ses yeux une
tendresse qui n’était pas de l’amour, mais une sorte d’admiration enthousiaste pour
l’homme qui avait porté Virginie dans son cœur, cette Virginie dont elle se croyait la sœur ! Elle ignorait la nature du sentiment
qu’elle avait pour lui ; était-ce un dieu qui lui apparaissait sur la terre dans une
forme qui n’avait point d’âge et dont la chevelure blonde semblait parer l’immortalité ?
Elle rougissait en le regardant, elle frissonnait à ses paroles ; elle n’osait pas
s’avouer qu’elle l’aimait ; mais il lui inspirait seul un attrait sérieux qu’elle
n’avait jusque-là imaginé pour aucun autre. Ce fut cet attrait involontaire qui la
révéla à Bernardin. Son cœur, que l’infortune avait gardé pur, et qui était, pour ainsi
dire, conservé jeune dans la glace du malheur, avait la pudeur timide de l’âge et ne
s’avouait pas ce qu’il éprouvait pour cette enfant. Elle était pour lui l’ombre de Virginie, mais Virginie n’était qu’une ombre, et
mademoiselle de Pelleport était un idéal qui échauffait ses songes. Il n’osait seulement
y penser, mais quand, dans les leçons attentives qu’il lui donnait, il venait à fixer
ses regards sur cette taille angélique, sur cette grâce chaste des mouvements, sur ces
joues rougissantes, sur ces yeux voilés par de longs cils, sur cette bouche entr’ouverte
par le soupir et refermée par la crainte, et quand il entendait l’éclat de cette voix
timbrée et sonore, et pourtant tremblante, qui était la principale de ses séductions
involontaires, son âme lui échappait et il était prêt à tomber, pour l’adorer, aux
genoux de son élève.
Ce fut dans un de ces délires que leurs âmes se rencontrèrent, et qu’ils se turent, ne
pouvant plus parler, qu’ils se séparèrent sans pouvoir recouvrer la parole, et qu’ils
crurent ne pouvoir plus ni parler ni se taire jamais ainsi.
Le vieillard revint à Paris, s’enferma dans sa solitude et crut devoir réfléchir
longtemps sur ce qui se passait en lui. Il ne pouvait se dissimuler qu’il aimait, et le
silence, le frisson, la rougeur muette de mademoiselle de Pelleport lui disaient qu’il
était aimé. Après quelques jours de recueillement, il prit la résolution honnête, mais
sévère, de revenir à la maison de campagne de la comtesse L. G…, et de lui avouer ses
sentiments pour son élève. Il lui demanda un entretien confidentiel et lui parla
ainsi:
« Je suis vieux ; j’ai soixante-trois ans ; j’ai deux enfants dans le premier âge ; et
n’ai, pour toute fortune, qu’une célébrité dont je vis médiocrement. Il est vrai que mon
âme est jeune et que mon imagination est malheureusement passée toute fervente dans mon
cœur. Je viens vous confesser une de ses fautes et vous demander un conseil que vous
seule pouvez me donner. »
Alors il lui avoua tout ce qu’il ressentait pour mademoiselle de Pelleport, en lui
cachant prudemment et honnêtement ce qu’il était très-sûr d’avoir inspiré lui-même à
cette jeune personne ; mais il lui demanda confidentiellement s’il se trompait en la
croyant sensible à sa tendresse et si elle répugnerait à son union avec un homme de son
âge, dont elle soignerait les enfants comme une mère, et dont elle adoucirait les années
avancées comme une chaste épouse ? La comtesse n’hésita pas à lui déclarer que
mademoiselle de Pelleport était l’âme la plus candide sous le plus bel extérieur qu’elle
eût jamais rencontrée, et qu’elle ne doutait pas que l’honneur de se dévouer au premier
écrivain de son temps ne fût apprécié par elle bien au-dessus des jeunes gens que sa
famille pourrait lui offrir ; elle connaissait assez la mère de cette enfant pour ne pas
douter qu’une pareille proposition serait agréée, si elle était autorisée à la lui
faire. La famille de Pelleport avait perdu toute sa fortune, et regarderait comme la
plus belle des fortunes l’union du plus grand philosophe religieux et du plus sensible
poëte du siècle.
Au premier mot qu’elle en dit à son élève, mademoiselle de Pelleport s’évanouit
d’émotion ; elle ne cacha point l’attachement secret que ce beau vieillard lui avait
inspiré. L’amour avait remonté à sa source, et Bernardin de Saint-Pierre retrouvait Virginie en elle. Il s’unit avec une généreuse imprudence, et la passion
cette fois l’inspira mieux que la sagesse. Il fut le plus aimé et le plus heureux des
maris. Ses enfants eurent la plus aimable des mères. Aucun nuage ne troubla les beaux
jours qui durèrent autant que leur vie. Ce temps-là, la campagne d’Éragny, près de
Paris, fut le théâtre de leur félicité.
Bernardin de Saint-Pierre passait l’hiver à Paris, dans son logement du Louvre, non
loin du vieux poëte Ducis, son voisin et son ami. Napoléon les honorait
tous les deux, mais ils refusèrent l’un et l’autre de recevoir le titre de sénateur. Ils
se défiaient de l’ambition de l’homme d’État, ils préféraient leur innocente
indépendance d’hommes de lettres aux engagements sans retour avec le héros du temps.
Napoléon les dédaigna, les oublia, mais ne les persécuta pas. Il avait adoré Paul
et Virginie dans sa jeunesse, l’auteur lui paraissait comme un dieu de l’Inde
inspiré par la nature, une voix des mers et des bois. Sa figure même avait la puissance
simple et douce des éléments, sa chevelure blonde et blanche tout à la fois lui faisait
comprendre la jeunesse éternelle ou le phénomène de l’immortalité. Il lui donnait, par
ses pensions littéraires et celles de ses frères, tout ce qui pouvait lui enlever les
soucis amers de la vie.
Ce furent les jours heureux de la tardive adolescence de cet homme unique. Il vivait
solitaire dans le vallon d’Éragny, entre ces deux génies, la
mélancolie et l’amour ; les personnes qui le rencontraient ne pouvaient s’empêcher de
s’arrêter devant ce sage conduit, précédé et suivi par cette ravissante figure de jeune
femme, jouant avec ses deux enfants dont elle paraissait la sœur aînée. Il se penchait
pour cueillir des simples et les effeuillait pour leur en démontrer la structure ;
l’histoire naturelle expliquée par un confident de la Providence était l’échelle par
laquelle il élevait ces cœurs naïfs à Dieu. Rentré à la maison, il dictait à sa femme
docile, et charmée, de beaux passages de l’Arcadie, vaste églogue de
Virgile, ou de Fénelon, ou des Harmonies de la nature,
suite de ces Études de la nature qui avaient commencé son nom, ce nom que
Paul et Virginie avait plus tard rendu populaire et impérissable.
En ce temps-là, un de ses disciples, M. Aimé Martin, venait quelquefois
le visiter dans sa retraite et lui servait de secrétaire. Aimé Martin, qui le respectait
comme un sage et qui l’admirait comme un écrivain, l’aidait à préparer les éditions de
ses œuvres, le patrimoine futur de sa femme et de ses enfants. L’habitude de vivre dans
la famille lui en donnait le cœur et l’esprit. Il devint insensiblement comme un fils
d’adoption de plus. La beauté de la jeune femme pénétrait dans son âme, mais il la
considérait comme un objet sacré qu’il n’aurait pas permis à ses yeux de convoiter sans
la profaner et sans se flétrir lui-même.
C’était un ravissant spectacle que celui de ce vieillard encore vert et beau dictant
ses notes à ce disciple, de cette femme belle comme un souvenir ressuscité des bananiers
de l’Île de France sur le tombeau de Virginie, prenant quelquefois la plume pour achever
les peintures de son mari, et de ces charmants enfants jouant entre eux, tandis que le
pieux disciple contemplait cette scène de famille et écrivait gravement les dernières
inspirations dictées par le maître.
Ainsi se passaient les années de ce couple accompli d’Éragny ; harmonie suprême de la
nature dont la vie de Bernardin de Saint-Pierre offrait l’image en la dépeignant pour
les autres ; dans laquelle la belle vieillesse réfléchissait et dictait, la jeunesse
sérieuse écoutait et écrivait, l’amour docile admirait et vénérait, et l’enfance
heureuse folâtrait, ne sachant lequel il fallait aimer comme un père, comme un frère,
comme une sœur ou comme une mère sur la tombe d’une autre mère ! Voilà les matinées
d’Éragny.
Aimé Martin était un jeune homme de Lyon, fils unique d’un père qui avait combattu
contre la Convention au siége de cette ville. Après l’apaisement de la Terreur, il était
venu accomplir ses études à Paris. Son caractère était pur, candide et enthousiaste.
Amant de la gloire de loin, comme des choses qui brûlent en éblouissant, sa figure
portait le témoignage de son caractère ; il était grand, fort, élancé ; ses traits, pris
séparément, n’étaient pas délicatement irréprochables, mais vus de distance ils étaient
imposants, doux et fiers ; ses membres souples, sa démarche libre et noble. Ses goûts
étaient d’un chevalier né dans un château des campagnes ; il avait l’instinct de
l’épée ; à peine celui des lettres et de la poésie l’égalait-il ?
Arrivé à Paris pendant les années du Directoire, il se mêla à la jeunesse dorée qui
frémissait à la vue d’un jacobin, et qui se préparait aux duels, cette gymnastique de la
vengeance contre les meurtriers de ses pères. Il se fit présenter aux différentes salles
d’armes les plus célèbres d’alors ; il devint en peu de temps le modèle et le type de
l’escrime.
On ne citait que M. de Bondy capable de lui disputer le palme de l’assaut. Sa célébrité
précoce ne coûta rien à sa modération: il jouait avec l’épée et ne s’en servit jamais
que pour désarmer son adversaire. C’était en même temps l’époque où les lettres,
longtemps oubliées, renaissaient ; on les retrouvait faciles, élégantes, épistolaires,
un peu maniérées, en prose et en vers, comme elles étaient mortes. Desmoutiers, dans ses
Lettres à Émilie sur la mythologie, avait donné l’habitude et le goût
de cette poésie païenne ; le jeune Aimé Martin lui donna, dans la même forme, plus de
sérieux, de science et de gravité, en traitant de même un autre sujet, les phénomènes de
la nature. Il eut un succès qui commença sa renommée. C’était gracieux comme son âge et
poétique comme son sujet. L’abbé Delille et Bernardin de Saint-Pierre le traitèrent en
enfant chéri de leur maison ; il préféra à tout l’auteur des Études de la
nature et surtout de Paul et Virginie. Il se fit son disciple
et s’offrit à lui comme son secrétaire.
C’était l’époque où Bernardin, à qui la mort avait enlevé sa première femme,
mademoiselle Didot, choisissait la plus ravissante et la plus vertueuse de ses élèves
pour se donner une compagne et pour léguer à ses enfants, après lui, une mère.
Aimé Martin la vit peu d’abord et ne lui plut que par son culte pour son mari, mais
insensiblement la familiarité et l’amitié naquirent de l’habitude ; il ne s’aperçut des
charmes de la jeune veuve que quand il eut pleuré avec elle son maître disparu. Les deux
enfants, qui l’aimaient comme un père, furent le lien qui les rapprocha quelques jours.
Ils sentirent bientôt sans se le dire que les convenances leur commandaient de se
séparer ; mais, comme Bernardin de Saint-Pierre avait légué toutes ses œuvres imprimées,
tous ses manuscrits et toutes ses notes à mademoiselle de Pelleport, et qu’elle ne
pouvait les confier qu’à celui qui en avait la clef, elle les lui remit, avec la mission
de les recueillir et d’en tirer parti pour elle et pour sa famille. Tout en se séparant
de Martin pour vivre seule avec sa mère, elle se réservait la possibilité de le revoir
pour ses intérêts littéraires. C’est ainsi que les deux amis se quittèrent sans s’avouer
leur penchant secret. Ils se revirent de temps en temps, toujours avec un intérêt plus
tendre, mais le silence qu’ils s’imposaient ne faisait qu’accroître leur tendresse
muette. Ce ne fut qu’au bout de deux ans qu’ils se l’avouèrent l’un à l’autre à
demi-voix, et qu’Aimé Martin demanda mademoiselle de Pelleport en mariage à sa mère, et
que cette mère, attentive à donner à sa fille et à ses petits-enfants le plus honnête et
le plus aimé des tuteurs dans le plus fidèle des amants, consentit à leur union.
Aimé Martin avait quelque fortune et mademoiselle de Pelleport quelques pensions
littéraires et quelque héritage de Paul et Virginie, que le travail de
son nouveau mari accréditait tous les jours. Ainsi, la plus belle églogue de l’amour
innocent servait à favoriser l’innocent amour de deux cœurs purs sur nos propres
rivages. Tel aurait été certainement le vœu de Bernardin de Saint-Pierre en quittant la
vie ; ses ouvrages, enrichis de ses notes et achevés par l’amitié de son disciple,
devinrent le patrimoine de sa veuve et de ses enfants. Aimé Martin les compléta, les
, les orna de préfaces, et de préambules curieux et intéressants, leur donna un
prix qui ajouta beaucoup à leur valeur primitive. Les Harmonies de la
nature, l’Arcadie, poëme animé du souffle de
Télémaque ; les Vœux d’un solitaire, utopie émanée de J.
J. Rousseau, les huit volumes d’œuvres diverses complétèrent sous sa plume et
encadrèrent Paul et Virginie, et furent couronnés par un remarquable
Essai sur la vie et les ouvrages du Platon de l’amour moderne.
1814 ramena en France la famille de Louis XVI. M. Lainé, le courageux orateur de ce
parti, qui était alors le parti de la France, adopta Aimé Martin comme un des jeunes
Français à la fois philosophes et royalistes ; il lui voua une affection paternelle et
le fit choisir par la Chambre du temps pour secrétaire de l’assemblée. Martin connut là
tous les hommes politiques du moment, mais il ne se lia d’une éternelle amitié qu’avec
le grand orateur qui avait été son protecteur et son second maître.
M. Lainé ressemblait à Cicéron par la vertu, mais plus ferme, et par le talent de la
parole, aussi élégant, mais moins abondant. C’est par Aimé Martin et par sa femme, dont
j’étais devenu l’ami, que je connus et que j’aimai M. Lainé au-dessus de tous les hommes
politiques que je connus dans les différentes phases de ma longue carrière publique.
C’était à mes yeux le saint du royalisme moderne. Le son seul de sa voix et sa
physionomie douce et ascétique ne pouvaient être exprimés que par le mot dantique ou
romain: Vertu. On ne pouvait le voir sans rentrer en soi-même, ni l’entendre sans rougir
de tout ce qui restait d’humain ou d’intéressé en soi ; si la Restauration avait trouvé
en France quelques hommes de cette nature et de ce talent, elle eût été le gouvernement
de Platon. Aucune utopie de Bernardin de Saint-Pierre ou d’Aimé Martin ne pouvait égaler
cette probité de vie publique. Tout gouvernement devait devenir une religion dans ses
mains: aussi les sentiments qu’il nous inspirait dans notre jeunesse tenaient-ils d’une
religion ; nous ne pouvions, en son absence, parler de lui sans que notre physionomie
prît le sérieux un peu sévère de sa figure, et son nom nous est resté comme une relique
de ce beau temps représentatif.
M. Lainé se retira dans une petite propriété qu’il avait au bord de la mer, dans les
Landes de Bordeaux, et il y restait seul la plus grande partie de
l’année, entre ses amis des siècles passés, Moïse, Platon et Cicéron. L’hiver, il
revenait chez son frère, à Paris ; il ne voyait que quelques hommes impartiaux et
retirés des affaires depuis la révolution de 1830. Aimé Martin et sa charmante femme
formaient le fond de cette société de philosophes. Une maladie de poitrine nous
annonçait sa fin prochaine: il l’attendait avec cette religieuse résignation à la nature
qui laissait sa bouche sourire à la mort. C’est là encore que je le vis quelque temps
avant sa fin. Il lisait souvent mes vers et il récitait par cœur mes
Harmonies à sa belle-sœur. Il m’aimait comme un homme de même nature,
je le vénérais comme un modèle d’homme public et d’homme privé ; enfin il mourut. La
France, depuis ce temps, eut des hommes qui lui ressemblèrent, aucun qui l’égala. Il ne
fit aucun bruit en s’en allant. Sa famille, Aimé Martin, sa femme et moi nous nous
aperçûmes seuls que la plus aimable vertu s’était retirée du monde. Nous ne cessâmes de
le pleurer, et quant à moi je le pleurerai jusqu’à ma dernière heure, s’il est permis de
pleurer la perfection qui quitte ce séjour de misères pour habiter le pays des vérités
éternelles.
Je m’attachai de plus en plus à Aimé Martin et à l’aimable veuve de Bernardin de
Saint-Pierre, qui me rendait l’amitié que je portais à son mari. Je passais peu de jours
sans la voir.
J’avais quitté, comme M. Lainé, avec douleur, mais sans colère, la diplomatie, dans
laquelle j’avais passé ma jeunesse. Je ne faisais point de vœux pour la chute du
gouvernement de Juillet que je ne servais plus dans aucun emploi, mais dont je ne
pressais pas la chute, n’aimant pas la chute qui laisse longtemps un peuple se débattre
sous les ruines. Je voyais avec dégoût ces coalitions de partis opposés, feignant de
s’unir pour renverser un établissement politique quelconque, qu’ils ne pouvaient pas
remplacer. Ce gouvernement ne méritait pas de regrets un jour, parce qu’il avait
contribué lui-même à la démolition du régime de ses parents ; puisque ce régime avait
été vaincu et chassé, en se déclarant incompatible avec le régime constitutionnel
modéré, il fallait laisser le roi vaincu fuir dans l’exil, mais garder son héritier
innocent sous la tutelle du pays. Louis-Philippe ne le voulut pas, ce fut sa faute,
rudement, mais lentement expiée par sa fuite à lui-même devant les émeutes de 1848.
C’est alors que j’entrai en scène et que, sans être républicain, je proclamai la
république comme le remède héroïque à l’anarchie. Sans la république, il n’y avait plus
de France alors ; ce fut sa raison d’être et son excuse, si elle en avait besoin. Le
reste appartient à d’autres temps et à d’autres hommes, il ne m’appartient pas d’en
parler.
Peu de mois avant ces derniers événements, Aimé Martin était mort d’une lente maladie
qui ne nous donnait que des inquiétudes, mais point d’alarmes. J’allai lui dire adieu
sur son lit de souffrance. Il mourait dans la religion de son maître, se conformant à la
loi de la nature et ne voulant d’autre médecin que la confiance en Dieu et la
résignation à la volonté suprême qui appelle les êtres à la vie et qui les rappelle à
son heure.
« Mon cher ami, me dit-il, je crois que je mourrai bientôt et que ma femme chérie ne
tardera pas à me suivre ; je crois que vous êtes destiné à avoir dans votre existence
des fortunes diverses et des besoins auxquels vous ne vous attendez pas ; je laisserai
des biens divisés en trois paris: ce qui me vient de mon père d’abord et qui est tout à
moi, ce qui vient de mademoiselle de Pelleport ensuite, dont les subsides généreux de
votre famille ont soutenu et adouci l’existence ; enfin, ce que j’ai gagné par les
ouvrages de mon maître pendant tant d’années d’exploitation, ceci appartient tout entier
à ma veuve et à ses enfants, à qui je le laisse. Virginie, femme accomplie, est mariée
au général Q… et fait le bonheur de cet excellent homme. Elle n’a pas d’enfants et sa
santé nous inquiète pour son existence. Son frère Paul est en Alsace, et son avenir est
assuré par ces dispositions. Il me reste une modique somme que je vous demande, au nom
de ma femme comme au mien, la permission de vous léguer: promettez-moi de ne pas la
refuser. Nous désirons que ce qui a commencé par Paul et Virginie finisse
par les Méditations poétiques. Le génie et la poésie ont aussi une
famille qu’il n’est pas permis de répudier. »
Je lui promis d’accepter et je lui dis adieu. Je ne croyais pas que cet adieu fût le
dernier. Je partis et ne revis plus ni lui ni sa femme. Elle se retira, dans la forêt de
Saint-Germain, chez une famille de ses amis ; elle ne survécut pas longtemps à celui
sans lequel elle ne voulait plus vivre. Je reçus avec la nouvelle de sa mort l’héritage
qu’elle m’avait légué. Ainsi je me trouvai légataire d’une part dans le patrimoine que
l’auteur de tant de chefs-d’œuvre avait transmis. Aimé Martin et sa femme étaient dignes
de la confiance que ce grand écrivain avait mise en eux ; j’en fis l’usage qu’ils
m’avaient eux-mêmes dicté.
Voilà comment je touchai de près à la destinée de ce philosophe et de ce poëte. Que
n’ai-je hérité de même d’un atome de sa sensibilité et de son talent ?
En perdant Aimé Martin et sa femme, je perdis ces amis de toutes les heures qui
occupent, vivants ou morts, une place considérable dans l’existence ; c’étaient deux
amours dans le même cœur ; qui aimait l’un aimait l’autre. Je ne puis pas plus les
séparer dans mon souvenir de tous les jours que Paul ne put se séparer
de Virginie, même au tombeau ; que Dieu nous réunisse sous les
lataniers où l’on s’aime éternellement.
Voilà l’histoire vraie de Bernardin de Saint-Pierre. Il croyait en Dieu au temps où
l’on n’y croyait guère. Aimé Martin, qui y croyait comme toute eau croit à sa source,
rapporte ainsi le martyre d’amour-propre que Bernardin eut à subir, en 1798, pour
confesser sa croyance devant ses premiers collègues de l’Institut. Voici un passage de
ses manuscrits où il raconte avec une âme brisée le fanatisme d’impiété qui l’accueillit
à l’Institut la première fois qu’il y prononça le nom de Dieu. Il venait de lire sa
profession de foi de déisme providentiel. Les murs faillirent s’écrouler.
« Que je me trouvai à plaindre ! disait-il ; mon sort était d’autant plus triste, que
c’était des collègues dont je devais espérer le plus de support que j’éprouvais le plus
de traverses. Comme les plus accrédités d’entre eux n’avaient pas rougi de se déclarer
publiquement athées, je me suis trouvé dans la nécessité de combattre leur système
destructeur de toute morale et de toute société. De leur côté, ils ont toujours empêché
qu’on n’insérât aucun de mes rapports dans les Mémoires de l’Institut. Le nom de Dieu,
dans tout ouvrage qui concourait à ses prix, était pour eux un signe de réprobation.
Enfin l’athéisme, accroissant son audace par ses succès, faisait des prosélytes jusque
parmi les gens de bien, effrayés de leur ruine future, et bannissait de toutes les
grandes places de l’État ceux des académiciens qui osaient croire publiquement en
Dieu. »
Ici commence une des scènes les plus scandaleuses de la révolution. Que ne nous est-il
permis de nous arrêter ? Pourquoi sommes-nous entré dans cette fatale carrière, et ne
devions-nous pas prévoir tout ce qu’il pouvait nous en coûter pour achever de la
parcourir ? Mais le choix du silence ne nous est pas laissé ; et lors même qu’il nous
serait permis d’arracher cette page de notre livre, nous ne pourrions l’effacer de notre
histoire.
On était alors en 1798. Bernardin de Saint-Pierre avait été chargé, par la classe de
morale, de faire un rapport sur les mémoires qui avaient concouru pour le prix. Il
s’agissait de résoudre cette question: « Quelles sont les institutions les plus propres
à fonder la morale d’un peuple ? » Tous les concurrents l’avaient traitée dans l’esprit
de leurs juges. Effrayé d’une perversité qu’il ne pouvait croire sincère, l’auteur des
Études voulut ramener le siècle à des idées plus justes et plus
consolantes, et il termina son rapport par un de ces morceaux d’inspiration4 où son âme répandait
les douces lumières de l’Évangile. Au jour désigné, il se rend à l’Institut pour y faire
approuver son travail. La plupart de ses collègues étaient assemblés autour d’un
ministre qui avait à sa solde des écrivains mercenaires chargés de retrancher des poëtes
latins tout ce qui concernait la Divinité, afin de les rendre classiques pour les écoles
républicaines. C’est en présence de cet auditoire que Bernardin de Saint-Pierre commença
la lecture de son rapport. L’analyse des mémoires fut écoutée assez tranquillement ;
mais, aux premières lignes de la déclaration solennelle de ses principes religieux, un
cri de fureur s’éleva de toutes les parties de la salle. Les uns le persiflaient, en lui
demandant où il avait vu Dieu, et quelle figure il avait ; les autres s’indignaient de
sa crédulité ; les plus calmes lui adressaient des paroles méprisantes. Des
plaisanteries on en vint aux insultes: on outrageait sa vieillesse ; on le traitait
d’homme faible et superstitieux ; on menaçait de le chasser d’une assemblée dont il se
rendait indigne, et l’on poussa la démence jusqu’à l’appeler en duel, afin de lui
prouver, l’épée à la main, qu’il n’y avait pas de Dieu. Vainement, au milieu du tumulte,
il cherchait à placer un mot: on refusait de l’entendre, et l’idéologue Cabanis (c’est
le seul que nous nommerons), emporté par la colère, s’écria: « Je jure qu’il n’y a pas
de Dieu ! et je demande que son nom ne soit jamais prononcé dans cette enceinte ! »
Bernardin de Saint-Pierre n’en veut pas entendre davantage ; il cesse de défendre son
rapport, et se tournant vers ce nouvel adversaire, il lui dit froidement: « Votre maître
Mirabeau eût rougi des paroles que vous venez de prononcer. » À ces mots il se retire
sans attendre de réponse, et l’assemblée continue de délibérer, non s’il y a un Dieu,
mais si elle permettra de prononcer son nom.
Cependant M. de Saint-Pierre était entré dans la bibliothèque. Épouvanté d’une scène
sans exemple dans l’histoire des sociétés humaines, il se persuade qu’il doit tenter un
dernier effort, et se hâte d’écrire quelques pensées qui doivent porter la conviction
dans l’âme de ses auditeurs. Cette espèce de mémoire fut fait d’inspiration ; il n’y a
que peu de mots d’effacés dans le brouillon, qui est sous nos yeux, et que l’auteur ne
recopia jamais. C’est un mélange touchant de douceur et d’énergie, et un modèle de la
plus haute éloquence. Il prie, il console, il cherche à ramener à lui ; voilà toute sa
réponse aux insultes dont on l’accable. Il ne veut pas se faire à lui-même l’injure de
prouver un Dieu ; il dédaigne d’en appeler au spectacle de la nature: ce spectacle ne
serait pas aperçu de ses adversaires, flétris par l’aspect de la société ; mais il
espère les faire rougir de leur égarement, en les ramenant aux lois fugitives de cette
époque. Il oppose à l’athéisme réfléchi de ses collègues l’assentiment involontaire des
représentants du peuple, de ces hommes couverts de crimes, qui
n’osèrent pas nier le Dieu vengeur qui les attendait. Il pousse enfin ce terrible
argument jusqu’à invoquer ce nom que nul être ne prononce sans effroi, Robespierre,
au-dessous duquel la classe de morale aspirait à descendre. Ainsi parlait le juste ! et
Dieu permit que ces lignes, inspirées par l’amour du genre humain, fussent au-dessus de
tout ce que l’auteur de tant d’ouvrages éloquents avait écrit jusqu’alors, afin que,
dans sa plus belle page, la postérité pût lire sa plus belle action.
M. de Saint-Pierre rentre alors dans la salle des séances. Ses collègues, encore assis
autour de la table verte, s’étonnent de le revoir ; mais il reprend sa place malgré
leurs clameurs, et demande à être entendu. Heureux d’obtenir un moment de silence, il
rappelle tout son courage, et dit:
« Après avoir porté votre jugement sur les mémoires qui ont concouru pour le prix de
morale, vous examinerez sans doute la fin de mon rapport, qui a excité de si étranges
réclamations. On vous a proposé de ne jamais prononcer le nom de Dieu à l’Institut. Je
ne vous rappellerai point ce qu’on vous a dit personnellement d’injurieux à cette
occasion ; je ne désire ici que de rapprocher tous les esprits de leur intérêt commun ;
mais, en qualité de rapporteur de votre commission, de membre de votre section de
morale, et de citoyen, je suis obligé de vous dire que dans un rapport public sur les
institutions qui peuvent fonder la morale d’un peuple, il y va de votre devoir de
manifester le principe d’où dérive toute morale privée ou publique. Je ne vous citerai
point à ce sujet le consentement universel des nations, l’autorité des hommes de génie
dans tous les temps, et notamment celle des législateurs. Je ne vous dirai point qu’il
faut nécessairement une cause ordonnatrice et intelligente à tant de créatures
organisées et intelligentes qui ne se sont rien donné. Si je voulais vous prouver
l’existence de l’Auteur de la nature, je me croirais aussi insensé que si je voulais
vous démontrer en plein midi l’existence du soleil. Il s’agit seulement de décider si,
pour quelques ménagements particuliers, vous rejetterez de mon rapport sur la morale,
dans une séance publique, l’idée d’un Être suprême rémunérateur et vengeur. Pour moi, je
rougirais de voiler cette vérité, pour complaire à une faction qui flatte les puissants,
en tâchant de leur persuader qu’ils n’ont point d’autres juges de leur conscience que
les hommes, c’est-à-dire qu’ils n’en ont point. Je n’ai point été coupable d’une si
criminelle complaisance sous le régime même de la Terreur. Robespierre, qui cherchait à
couvrir le sang qu’il versait du manteau de la philosophie, sachant que je demandais à
son comité la restitution d’une pension, mon unique revenu, me fit dire qu’il n’y avait
point de fortune où je ne pusse prétendre, si je voulais représenter sa conduite comme
le résultat d’une mesure philosophique. Je répondis à son agent que j’avais étudié les
lois de la nature, mais que j’ignorais celles de la politique. Mon refus d’écrire en sa
faveur pouvait être suivi de ma mort ; mais j’étais résolu de perdre la tête plutôt que
ma conscience: et si le pouvoir et les bienfaits de ce despote, qui voyait à ses pieds
la république consternée le combler d’adulations, et qui avait entre ses mains ma
fortune et ma vie, n’ont pu me faire parler pour manquer à l’humanité, il n’est aucune
puissance qui pût me faire écrire pour manquer à la Divinité, qui m’a donné le courage
de ne pas fléchir le genou devant un tyran.
« Si je lis donc à la tribune de l’Institut mon rapport sur les mémoires du concours,
j’y serai sans doute l’interprète de vos jugements ; mais je ne changerai rien à sa
péroraison. C’est ma profession de foi en morale, et ce doit être la vôtre. Elle est
celle du genre humain ; elle est celle des hommes que vous avez honorés par des fêtes
publiques: de Jean-Jacques, qu’une faction vindicative a persécuté pendant sa vie, et
poursuit encore aujourd’hui, après sa mort, jusque dans ses amis. Si vous redoutez son
crédit, chargez quelque autre que moi de faire un discours qui lui convienne: je ne peux
dissimuler sur de si grands intérêts. Ma morale est toute d’une pièce: je ne saurais ni
contrefaire l’athée à l’Institut, ni le bigot dans un village. Rendez-moi à mes propres
travaux, à ma solitude, à mon bonheur, à la nature ; en rejetant le travail dont vous
m’avez chargé, il y va non de mon honneur, mais du vôtre. Vous devez être certains que
si vous flattez cette secte insensée, elle vous subjuguera, elle vous ôtera jusqu’à la
liberté de vos élections, de vos choix, de vos opinions, comme elle a déjà tenté de le
faire. Elle forcera chacun de vous de professer l’erreur sur laquelle elle fonde son
ambition. Mais pourquoi la craindriez-vous ? La république vous donne à tous la liberté
de parler: l’accorderait-elle aux uns pour nier publiquement la Divinité ? et la
refuserait-elle aux autres pour en faire l’aveu ? Nos gouvernants ne -ils pas
eux-mêmes la théophilanthropie ? La déclaration de l’existence d’un Être suprême
n’est-elle pas inscrite sur tous les anciens monuments religieux de la France ? On vous
a dit qu’elle était l’ouvrage du régime de Robespierre, et qu’elle avait été abrogée
avec lui. Voyez comme l’esprit de parti aveugle les hommes, et leur fait méconnaître
jusqu’aux faits qui sont sous leurs yeux: non-seulement cet hommage rendu à la Divinité
existe au frontispice des anciennes églises qui servent aujourd’hui à rassembler les
citoyens ; mais il est à la tête même de notre Constitution ; il en est le début, le
témoignage, la sanction sacrée, c’est sous ses auspices qu’elle est faite. « Le peuple
français, y est-il dit, proclame, en présence de l’Être suprême, la
déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen. » La classe des sciences
morales et politiques rougirait-elle de terminer un rapport sur ces mêmes droits et ces
mêmes devoirs, par un hommage dont l’Assemblée nationale s’est honorée à la tête de la
Constitution ?
« Mais j’ai honte moi-même de vous exciter à votre devoir, chers confrères, vous dont
les lumières m’éclairent et dont les vertus m’animent: décidez-vous donc à l’exemple des
représentants du peuple, vous qui êtes les représentants permanents des lois et des
mœurs. Il y va de la vérité fondamentale de toute société humaine, du frein à imposer
aux méchants qui se feraient une autorité de votre silence, et du repos des gens de bien
qui en frémiraient. Vous rappellerez par vos aveux des frères égarés, mais estimables
même dans leur misanthropie, au centre commun de toutes les lumières et de tous les
sentiments. C’est la méchanceté des hommes qui leur fait méconnaître une Providence dans
la nature: ils sont comme les enfants qui repoussent leur mère parce qu’ils ont été
blessés par leurs compagnons ; mais ils ne se débattent qu’entre ses bras. Votre
confiance ranimera leur confiance. Déclarez donc à l’Institut que vous regardez
l’existence de Dieu comme la base de toute morale ; si quelques intrigants en murmurent,
le genre humain vous applaudira. »
Je rends grâce au ciel, qui m’a permis de presser la main qui traça ces lignes
courageuses ! de contempler ces cheveux blancs, honorés des insultes de l’impiété !
d’entendre enfin celui que les promesses ne purent séduire, que la pauvreté ne put
corrompre, et que les menaces trouvèrent insensible !
Cependant, qui le croirait ? une si éloquente réclamation ne put triompher de
l’endurcissement des cœurs: le nom de Dieu ne fut pas prononcé ! Condamné au silence
dans le sein de l’Institut, M. de Saint-Pierre fit imprimer la fin de son rapport ; elle
fut distribuée à la porte de la salle des séances ; mais l’auteur, conservant cette
modération, marque certaine de la force, ne voulut point faire connaître les motifs de
sa publication. Il lui suffisait d’apprendre à sa patrie que ses opinions ne changeaient
point avec les circonstances, et qu’il était resté immuable au milieu des
bouleversements du siècle. Peu de temps après, la classe de morale fut supprimée, et
l’Institut put aspirer à la gloire de redevenir le premier corps littéraire de
l’Europe.
Telle fut la destinée terrestre de cet homme de lettres français qui laissa dans les
imaginations et dans les cœurs la trace indélébile de son talent, parce qu’il fut
l’homme de lettres de la nature, et qu’il n’emprunta qu’à elle ses dessins et ses
couleurs.
Montez des premiers jours de notre littérature jusqu’à nos jours d’aujourd’hui, vous
trouverez une échelle tantôt progressive, tantôt descendante, de grands génies ; mais
tous vous laisseront des admirations ou incomplètes ou contestables, ou sèches ou
forcées. Aucun ne vous laissera dans l’âme cette harmonie paisible du beau antique que
les Grecs, ou les Latins, ou les Indous appelaient la beauté suprême, parce qu’elle était à la
fois vérité et volupté, et qu’elle produisait sur le lecteur un effet divin et éternel
sentiment de l’âme à tout ce que l’on désire, qui la remplit sans la laisser désirer
rien de plus, ivresse tranquille où les rêves mêmes sont accomplis, et où le style, où
l’expression ne cherche plus rien à peindre, parce que tout est au-dessus des
paroles.
Le plus grand des écrivains de notre langue, Bossuet, a la force et l’élévation, mais
c’est la force écrasante du prophète plutôt que la force persuasive de la vérité: il est
terrible, il n’est pas bon ; on ne l’admire pas seulement, on le craint.
Fénelon est trop utopique. On sent qu’il rêve ; sa ville de Salente est construite de
fantasmagories qui se détruisent les unes les autres.
Pascal est trop sec et trop railleur. C’est un insensé quand il raisonne, c’est un
méchant quand il argumente. D’ailleurs, que reste-t-il dans l’âme quand on l’a lu ? Ou
de la piété pour sa sainte démence, ou du sourire amer sur les lèvres.
Voltaire, qui a tout, n’a pas l’onction, le résumé de tout. Il n’a fait naître que le
sentiment du ridicule.
Rousseau n’est pas bon, il n’est qu’éloquent. Ses déclamations charment l’esprit, mais
ne touchent pas longtemps le cœur ; le cœur sent vite qu’il est dupé par un sophiste de
sentiment.
Chateaubriand atteint quelquefois ce double terme de la beauté suprême de l’expression
et de la sensibilité de l’âme ; mais il n’y reste pas. Il se traverse lui-même, il
s’exagère, il se ment, il devient un rhéteur. Il n’est plus un prophète de Dieu, il est
un homme qui veut être plus qu’un homme. Ainsi des autres. Ils ont trop aspiré aux
choses humaines, ils ont fini par croire qu’il y avait quelque chose de plus beau que la
vérité ; ils ont dit plus qu’ils ne sentaient.
Quant à Bernardin de Saint-Pierre, dans Paul et Virginie, il n’a pas
prétendu à dépasser la nature, mais à l’écouter et à l’égaler.
Aussi, lisez ses descriptions: elles sont simples comme le regard d’un enfant qui ne
cherche point d’images merveilleuses, mais qui écrit sans prétention ce qu’il sent.
C’est comme une eau limpide qui réfléchit les objets, mais qui ne les colore pas plus
que l’objet lui-même. Il ne cherche ni à étonner, ni à briller. Dès qu’il a déposé sur
le papier ce qu’il a vu dans l’intérieur de sa conception, cela suffit, il s’arrête, son
œuvre est accomplie, il ne se croit pas capable d’embellir la nature ; il se regarde
comme un traducteur qui ajouterait à son texte et qui mentirait en l’exagérant. En deux
mots, c’est l’écrivain français de la vérité. Il n’invente rien, il rapporte. Aussi,
quand on a pleuré en lisant Paul et Virginie, on ne croit pas avoir lu un
roman, on croit avoir écouté une histoire.
Je demeure, comme je vous l’ai dit, à une lieue et demie d’ici, sur les bords d’une
petite rivière qui coule le long de la Montagne-Longue. C’est là que je passe ma vie
seul, sans femme, sans enfants et sans esclaves.
Après le rare bonheur de trouver une compagne qui nous soit bien assortie, l’état le
moins malheureux de la vie est sans doute de vivre seul. Tout homme qui a eu beaucoup
à se plaindre des hommes cherche la solitude. Il est même très-remarquable que tous
les peuples malheureux par leurs opinions, leurs mœurs ou leurs gouvernements ont
produit des classes nombreuses de citoyens entièrement dévoués à la solitude et au
célibat. Tels ont été les Égyptiens dans leur décadence, les Grecs du Bas-Empire ; et
tels sont, de nos jours, les Indiens, les Chinois, les Grecs modernes, les Italiens,
et la plupart des peuples orientaux et méridionaux de l’Europe. La solitude ramène en
partie l’homme au bonheur naturel, en éloignant de lui le malheur social. Au milieu de
nos sociétés divisée par tant de préjugés, l’âme est dans une agitation continuelle ;
elle roule sans cesse en elle-même mille opinions turbulentes et contradictoires, dont
les membres d’une société ambitieuse et misérable cherchent à se subjuguer les uns les
autres. Mais dans la solitude, elle dépose ces illusions étrangères qui la troublent ;
elle reprend le sentiment simple d’elle-même, de la nature et de son Auteur. Ainsi
l’eau bourbeuse d’un torrent qui ravage les campagnes, venant à se répandre dans
quelque petit bassin écarté de son cours, dépose ses vases au fond de son lit, reprend
sa première limpidité, et, redevenue transparente, réfléchit, avec ses propres
rivages, la verdure de la terre et la lumière des cieux. La solitude rétablit aussi
bien les harmonies du corps que celles de l’âme. C’est dans la classe des solitaires
que se trouvent les hommes qui poussent le plus loin la carrière de la vie ; tels sont
les brames de l’Inde. Enfin, je la crois si nécessaire au bonheur dans le monde même,
qu’il me paraît impossible d’y goûter un plaisir durable de quelque sentiment que ce
soit, ou de régler sa conduite sur quelque principe stable, si l’on ne se fait une
solitude intérieure, d’où notre opinion sorte bien rarement, et où celle d’autrui
n’entre jamais. Je ne veux pas dire toutefois que l’homme doive vivre absolument seul:
il est lié avec tout le genre humain par ses besoins ; il doit donc ses travaux aux
hommes ; il se doit aussi au reste de la nature. Mais, comme Dieu a donné à chacun de
nous des organes parfaitement assortis aux éléments du globe où nous vivons, des pieds
pour le sol, des poumons pour l’air, des yeux pour la lumière, sans que nous puissions
intervertir l’usage de ces sens, il s’est réservé pour lui seul, qui est l’auteur de
la vie, le cœur, qui en est le principal organe.
Je passe donc mes jours loin des hommes, que j’ai voulu servir, et qui m’ont
persécuté. Après avoir parcouru une grande partie de l’Europe, et quelques cantons de
l’Amérique et de l’Afrique, je me suis fixé dans cette île peu habitée, séduit par sa
douce température et par ses solitudes. Une cabane que j’ai bâtie dans la forêt, au
pied d’un arbre, un petit champ défriché de mes mains, une rivière qui coule devant ma
porte, suffisent à mes besoins et à mes plaisirs. Je joins à ces jouissances celle de
quelques bons livres, qui m’apprennent à devenir meilleur. Ils font encore servir à
mon bonheur le monde même que j’ai quitté: ils me présentent des tableaux des passions
qui en rendent les habitants si misérables ; et, par la comparaison que je fais de
leur sort au mien, ils me font jouir d’un bonheur négatif. Comme un homme sauvé du
naufrage sur un rocher, je contemple de ma solitude les orages qui frémissent dans le
reste du monde. Mon repos même redouble par le bruit lointain de la tempête. Depuis
que les hommes ne sont plus sur mon chemin, et que je ne suis plus sur le leur, je ne
les hais plus ; je les plains. Si je rencontre quelque infortuné, je tâche de venir à
son secours par mes conseils, comme un passant, sur le bord d’un torrent, tend la main
à un malheureux qui s’y noie. Mais je n’ai guère trouvé que l’innocence attentive à ma
voix. La nature appelle en vain à elle le reste des hommes ; chacun d’eux se fait
d’elle une image qu’il revêt de ses propres passions. Il poursuit toute sa vie ce vain
fantôme qui l’égare, et il se plaint ensuite au ciel de l’erreur qu’il s’est formée
lui-même. Parmi un grand nombre d’infortunés que j’ai quelquefois essayé de ramener à
la nature, je n’en ai pas trouvé un seul qui ne fût enivré de ses propres misères. Ils
m’écoutaient d’abord avec attention, dans l’espérance que je les aiderais à acquérir
de la gloire ou de la fortune ; mais, voyant que je ne voulais leur apprendre qu’à
s’en passer, ils me trouvaient moi-même misérable de ne pas courir après leur
malheureux bonheur ; ils blâmaient ma vie solitaire ; ils prétendaient qu’eux seuls
étaient utiles aux hommes, et ils s’efforçaient de m’entraîner dans leur tourbillon.
Mais si je me communique à tout le monde, je ne me livre à personne. Souvent il me
suffit de moi pour me servir de leçon à moi-même. Je repasse dans le calme présent les
agitations passées de ma propre vie, auxquelles j’ai donné tant de prix: les
protections, la fortune, la réputation, les voluptés et les opinions qui se combattent
par toute la terre. Je compare tant d’hommes que j’ai vus se disputer avec fureur ces
chimères, et qui ne sont plus, aux flots de ma rivière, qui se brisent, en écumant,
contre les rochers de son lit, et disparaissent pour ne revenir jamais. Pour moi, je
me laisse entraîner en paix au fleuve du temps, vers l’océan de l’avenir, qui n’a plus
de rivages ; et par le spectacle des harmonies actuelles de la nature, je m’élève vers
son Auteur, et j’espère dans un autre monde de plus heureux destins.
Quoiqu’on n’aperçoive pas de mon ermitage, situé au milieu d’une forêt, cette
multitude d’objets que nous présente l’élévation du lieu où nous sommes, il s’y trouve
des dispositions intéressantes, surtout pour un homme qui, comme moi, aime mieux
rentrer en lui-même que s’étendre au dehors. La rivière qui coule devant ma porte
passe en ligne droite à travers les bois, en sorte qu’elle me présente un long canal
ombragé d’arbres de toutes sortes de feuillages: il y a des tatamaques, des bois
d’ébène, et de ceux qu’on appelle ici bois de pomme, bois d’olive et bois de
cannelle ; des bosquets de palmistes élèvent çà et là leurs colonnes nues, et longues
de plus de cent pieds, surmontées à leurs sommets d’un bouquet de palmes, et
paraissent au-dessus des autres arbres comme une forêt plantée sur une autre forêt. Il
s’y joint des lianes de divers feuillages, qui, s’enlaçant d’un arbre à l’autre,
forment ici des arcades de fleurs, là de longues courtines de verdure. Des odeurs
aromatiques sortent de la plupart de ces arbres, et leurs parfums ont tant d’influence
sur les vêtements mêmes, qu’on sent ici un homme qui a traversé une forêt quelques
heures après qu’il en est sorti. Dans la saison où ils donnent leurs fleurs, vous les
diriez à demi couverts de neige. À la fin de l’été, plusieurs espèces d’oiseaux
étrangers viennent, par un instinct incompréhensible, de régions inconnues, au-delà
des vastes mers, récolter les graines des végétaux de cette île, et opposent l’éclat
de leurs couleurs à la verdure des arbres rembrunie par le soleil. Telles sont, entre
autres, diverses espèces de perruches, et les pigeons bleus, appelés ici pigeons
hollandais. Les singes, habitants domiciliés de ces forêts, se jouent dans leurs
sombres rameaux, dont ils se détachent par leur poil gris et verdâtre, et leur face
toute noire ; quelques-uns s’y suspendent par la queue et se balancent en l’air ;
d’autres sautent de branche en branche, portant leurs petits dans leurs bras. Jamais
le fusil meurtrier n’y a effrayé ces paisibles enfants de la nature. On n’y entend que
des cris de joie, des gazouillements et des ramages inconnus de quelques oiseaux des
terres australes, que répètent au loin les échos de ces forêts. La rivière qui coule
en bouillonnant sur un lit de roche, à travers les arbres, réfléchit çà et là dans ses
eaux limpides leurs masses vénérables de verdure et d’ombre, ainsi que les jeux de
leurs heureux habitants: à mille pas de là, elle se précipite de différents étages de
rocher, et forme, à sa chute, une nappe d’eau unie comme le cristal, qui se brise, en
tombant, en bouillons d’écume. Mille bruits confus sortent de ces eaux tumultueuses ;
et, dispersés par les vents dans la forêt, tantôt ils fuient au loin, tantôt ils se
rapprochent tous à la fois, et assourdissent comme les sons des cloches d’une
cathédrale. L’air, sans cesse renouvelé par le mouvement des eaux, entretient sur les
bords de cette rivière, malgré les ardeurs de l’été, une verdure et une fraîcheur
qu’on trouve rarement dans cette île, sur le haut même des montagnes.
À quelque distance de là est un rocher, assez éloigné de la cascade pour qu’on n’y
soit pas étourdi du bruit de ses eaux, et qui en est assez voisin pour y jouir de leur
vue, de leur fraîcheur et de leur murmure. Nous allions quelquefois, dans les grandes
chaleurs, dîner à l’ombre de ce rocher, madame de la Tour, Marguerite, Virginie, Paul
et moi. Comme Virginie dirigeait toujours au bien d’autrui ses actions même les plus
communes, elle ne mangeait pas un fruit à la campagne qu’elle n’en mît en terre les
noyaux ou les pépins. « Il en viendra, disait-elle, des arbres qui donneront leurs
fruits à quelque voyageur, ou au moins à un oiseau. » Un jour donc, qu’elle avait
mangé une papaye au pied de ce rocher, elle y planta les semences de ce fruit. Bientôt
après il y crut plusieurs papayers, parmi lesquels il y en avait un femelle,
c’est-à-dire qui porte des fruits. Cet arbre n’était pas si haut que le genou de
Virginie à son départ ; mais, comme il croît vite, deux ans après il avait vingt pieds
de hauteur, et son tronc était entouré, dans sa partie supérieure, de plusieurs rangs
de fruits mûrs. Paul, s’étant rendu par hasard dans ce lieu, fut rempli de joie en
voyant ce grand arbre sorti d’une petite graine qu’il avait vu planter par son amie ;
et, en même temps, il fut saisi d’une tristesse profonde parce témoignage de sa longue
absence. Les objets que nous voyons habituellement ne nous font pas apercevoir de la
rapidité de notre vie ; ils vieillissent avec nous d’une vieillesse insensible: mais
ce sont ceux que nous revoyons tout à coup, après les avoir perdus quelques années de
vue, qui nous avertissent de la vitesse avec laquelle s’écoule le fleuve de nos jours.
Paul fut aussi surpris et aussi troublé à la vue de ce grand papayer chargé de fruits,
qu’un voyageur l’est, après une longue absence de son pays, de n’y plus retrouver ses
contemporains, et d’y voir leurs enfants, qu’il avait laissés à la mamelle, devenus
eux-mêmes pères de famille. Tantôt il voulait l’abattre, parce qu’il lui rendait trop
sensible la longueur du temps qui s’était écoulé depuis le départ de Virginie ;
tantôt, le considérant comme un monument de sa bienfaisance, il baisait son tronc et
lui adressait des paroles pleines d’amour et de regrets.
Le pathétique n’est pas moins simple: lisez encore la description des morts
successives, des douleurs de Paul, de Marguerite, de Domingo et du chien Fidèle lui-même. Voyez si les larmes y manquent et si jamais on les fit couler
avec des paroles moins ambitieuses. C’est le vieillard lui-même qui parle et qui raconte
leur agonie presque muette.
Il cherchait à distraire le pauvre Paul en le suivant partout où l’agitation du
désespoir le poussait.
Ensuite nous dormîmes sur l’herbe, au pied d’un arbre. Le lendemain, je crus qu’il se
déterminerait à revenir sur ses pas. En effet, il regarda quelque temps dans la plaine
l’église des Pamplemousses avec ses longues avenues de bambous, et il fil quelques
mouvements comme pour y retourner ; mais il s’enfonça brusquement dans la forêt, en
dirigeant toujours sa route vers le nord. Je pénétrai son intention, et je m’efforçai en
vain de l’en distraire. Nous arrivâmes sur le milieu du jour au quartier de la
Poudre-d’Or. Il descendit précipitamment au bord de la mer, vis-à-vis du lieu où avait
péri le Saint-Géran. À la vue de l’île d’Ambre, et de son canal alors
uni comme un miroir, il s’écria: « Virginie ! ô ma chère Virginie ! » et aussitôt il
tomba en défaillance. Domingue et moi nous le portâmes dans l’intérieur de la forêt, où
nous le fîmes revenir avec bien de la peine. Dès qu’il eut repris ses sens, il voulut
retourner sur les bords de la mer ; mais l’ayant supplié de ne pas renouveler sa douleur
et la nôtre par de si cruels ressouvenirs, il prit une autre direction. Enfin, pendant
huit jours, il se rendit dans tous les lieux où il s’était trouvé avec la compagne de
son enfance. Il parcourut le sentier par où elle avait été demander la grâce de
l’esclave de la Rivière-Noire ; il revit ensuite les bords de la rivière des
Trois-Mamelles où elle s’assit ne pouvant plus marcher, et la partie du bois où elle
s’était égarée. Tous les lieux qui lui rappelaient les inquiétudes, les jeux, les repas,
la bienfaisance de sa bien-aimée ; la rivière de la Montagne-Longue, ma petite maison,
la cascade voisine, le papayer qu’elle avait planté, les pelouses où elle aimait à
courir, les carrefours de la forêt où elle se plaisait à chanter, firent tour à tour
couler ses larmes ; et les mêmes échos qui avaient retenti tant de fois de leurs cris de
joie communs ne répétaient plus maintenant que ces mots douloureux: « Virginie ! ô ma
chère Virginie ! »
Dans cette vie sauvage et vagabonde, ses yeux se cavèrent, son feint jaunit, et sa
santé s’altéra de plus en plus. Persuadé que le sentiment de nos maux redouble par le
souvenir de nos plaisirs, et que les passions s’accroissent dans la solitude, je résolus
d’éloigner mon infortune ami des lieux qui lui rappelaient le souvenir de sa perte, et
de le transférer dans quelque endroit de l’île où il y eut beaucoup de dissipation. Pour
cet effet, je le conduisis sur les hauteurs habitées du quartier de Williams, où il
n’avait jamais été. L’agriculture et le commerce répandaient dans cette partie de l’île
beaucoup de mouvement et de variété. Il y avait des troupes de charpentiers qui
équarrissaient des bois, et d’autres qui les sciaient en planches ; des voitures
allaient et venaient le long de ses chemins ; de grands troupeaux de bœufs et de chevaux
y paissaient dans de vastes pâturages, et la campagne y était parsemée d’habitations.
L’élévation du sol y permettait en plusieurs lieux la culture de diverses espèces de
végétaux de l’Europe. On y voyait çà et là des moissons de blé dans la plaine, des tapis
de fraisiers dans les éclaircies des bois et des haies de rosiers le long des routes. La
fraîcheur de l’air, en donnant de la tension aux nerfs, y était même favorable à la
santé des blancs. De ces hauteurs situées vers le milieu de l’île, et entourées de
grands bois, on n’apercevait ni la mer, ni le Port-Louis, ni l’église des Pamplemousses,
ni rien qui pût rappeler à Paul le souvenir de Virginie. Les montagnes mêmes qui
présentent différentes branches du côté du Port-Louis, n’offrent plus, du côté des
plaines de Williams, qu’un long promontoire en ligne droite et perpendiculaire, d’où
s’élèvent plusieurs longues pyramides de rochers où se rassemblent les nuages.
Ce fut donc dans ces plaines que je conduisis Paul. Je le tenais sans cesse en action,
marchant avec lui au soleil et à la pluie, de jour et de nuit, l’égarant exprès dans les
bois, les défrichés, les champs, afin de distraire son esprit par la fatigue de son
corps, et de donner le change à ses réflexions par l’ignorance du lieu où nous étions et
du chemin que nous avions perdu. Mais l’âme d’un amant retrouve partout les traces de
l’objet aimé. La nuit et le jour, le calme des solitudes et le bruit des habitations, le
temps même qui emporte tant de souvenirs, rien ne peut l’en écarter. Comme l’aiguille
touchée de l’aimant, elle a beau être agitée, dès qu’elle rentre dans son repos, elle se
tourne vers le pôle qui l’attire. Quand je demandais à Paul, égaré au milieu des plaines
de Williams: « Où irons-nous maintenant ? » il se tournait vers le nord et me disait:
« Voilà nos montagnes ; retournons-y. »
Je vis bien que tous les moyens que je tentais pour le distraire étaient inutiles, et
qu’il ne me restait d’autre ressource que d’attaquer sa passion en elle-même, en y
employant toutes les forces de ma faible raison. Je lui répondis donc: « Oui, voilà les
montagnes où demeurait votre chère Virginie, et voilà le portrait que vous lui aviez
donné, et qu’en mourant elle portait sur son cœur, dont les derniers mouvements ont
encore été pour vous. » Je présentai alors à Paul le petit portrait qu’il avait donné à
Virginie au bord de la fontaine des cocotiers. À cette vue, une joie funeste parut dans
ses regards. Il saisit avidement ce portrait de ses faibles mains, et le porta sur sa
bouche. Alors sa poitrine s’oppressa, et dans ses yeux à demi sanglants des larmes
s’arrêtèrent sans pouvoir couler.
Je lui dis: « Mon fils, écoutez-moi, qui suis votre ami, qui ai été celui de Virginie,
et qui, au milieu de vos espérances, ai souvent tâché de fortifier votre raison contre
les accidents imprévus de la vie. Que déplorez-vous avec tant d’amertume ? Est-ce votre
malheur ? est-ce celui de Virginie ?
« Votre malheur ? Oui, sans doute, il est grand. Vous avez perdu la plus aimable des
filles, qui aurait été la plus digne des femmes. Elle avait sacrifié ses intérêts aux
vôtres, et vous avait préféré à la fortune, comme la seule récompense digne de sa vertu.
Mais que savez-vous si l’objet de qui vous deviez attendre un bonheur si pur n’eût pas
été pour vous la source d’une infinité de peines ? Elle était sans bien, et déshéritée ;
vous n’aviez désormais à partager avec elle que votre seul travail. Revenue plus
délicate par son éducation, et plus courageuse par son malheur même, vous l’auriez vue
chaque jour succomber, en s’efforçant de partager vos fatigues. Quand elle vous aurait
donné des enfants, ses peines et les vôtres auraient augmenté, par la difficulté de
soutenir seule avec vous de vieux parents, et une famille naissante.
« Vous me direz: Le gouverneur nous aurait aidés. Que savez-vous si, dans une colonie
qui change si souvent d’administrateurs, vous aurez souvent des la Bourdonnais ? s’il ne
viendra pas ici des chefs sans mœurs et sans morale ? si, pour obtenir quelque misérable
secours, votre épouse n’eût pas été obligée de leur faire sa cour ? Ou elle eût été
faible, et vous eussiez été à plaindre ; ou elle eût été sage, et vous fussiez resté
pauvre: heureux si, à cause de sa beauté et de sa vertu, vous n’eussiez pas été
persécuté par ceux mêmes de qui vous espériez de la protection !
« Il me fût resté, me direz-vous, le bonheur, indépendant de la fortune, de protéger
l’objet aimé qui s’attache à nous à proportion de sa faiblesse même ; de le consoler par
mes propres inquiétudes ; de le réjouir de ma tristesse, et d’accroître notre amour de
nos peines mutuelles. Sans doute, la vertu et l’amour jouissent de ces plaisirs amers.
Mais elle n’est plus ; et il vous reste ce qu’après vous elle a le plus aimé, sa mère et
la vôtre, que votre douleur inconsolable conduira au tombeau. Mettez votre bonheur à les
aider, comme elle l’y avait mis elle-même. Mon fils, la bienfaisance est le bonheur de
la vertu ; il n’y en a point de plus assuré et de plus grand sur la terre. Les projets
de plaisirs, de repos, de délices, d’abondance, de gloire, ne sont point faits pour
l’homme, faible, voyageur et passager. Voyez comme un pas vers la fortune nous a
précipités tous d’abîme en abîme. Vous vous y êtes opposé, il est vrai ; mais qui n’eût
pas cru que le voyage de Virginie devait se terminer par son bonheur et par le vôtre ?
Les invitations d’une parente riche et âgée, les conseils d’un sage gouverneur, les
applaudissements d’une colonie, les exhortations et l’autorité d’un prêtre ont décidé du
malheur de Virginie. Ainsi nous courons à notre perte, trompés par la prudence même de
ceux qui nous gouvernent. Il eût mieux valu sans doute ne pas les croire, ni se fier à
la voix et aux espérances d’un monde trompeur. Mais enfin, de tant d’hommes que nous
voyons si occupés dans ces plaines, de tant d’autres qui vont chercher la fortune aux
Indes, ou qui, sans sortir de chez eux, jouissent en repos, en Europe, des travaux de
ceux-ci, il n’y en a aucun qui ne soit destiné à perdre un jour ce qu’il chérit le plus,
grandeurs, fortune, femme, enfants, amis. La plupart auront à joindre à leur perte le
souvenir de leur propre imprudence. Pour vous, en rentrant en vous-même, vous n’avez
rien à vous reprocher. Vous avez été fidèle à votre foi. Vous avez eu, à la fleur de la
jeunesse, la prudence d’un sage, en ne vous écartant pas du sentiment de la nature. Vos
vues seules étaient légitimes, parce qu’elles étaient pures, simples, désintéressées, et
que vous aviez sur Virginie des droits sacrés qu’aucune fortune ne pouvait balancer.
Vous l’avez perdue ; et ce n’est ni votre imprudence, ni votre avarice, ni votre fausse
sagesse qui vous l’ont fait perdre ; mais Dieu même, qui a employé les passions d’autrui
pour vous ôter l’objet de votre amour ; Dieu, de qui vous tenez tout, qui voit tout ce
qui vous convient, et dont la sagesse ne vous laisse aucun lieu au repentir et au
désespoir qui marchent à la suite des maux dont nous avons été la cause.
« Voilà ce que vous pouvez vous dire dans votre infortune: Je ne l’ai pas méritée.
Est-ce donc le malheur de Virginie, sa fin, son état présent que vous déplorez ? Elle a
subi le sort réservé à la naissance, à la beauté et aux empires mêmes. La vie de
l’homme, avec tous ses projets, s’élève comme une petite tour dont la mort est le
couronnement. En naissant, elle était condamnée à mourir. Heureuse d’avoir dénoué les
liens de la vie avant sa mère, avant la vôtre, avant vous, c’est-à-dire de n’être pas
morte plusieurs fois avant la dernière !
« La mort, mon fils, est un bien pour tous les hommes ; elle est la nuit de ce jour
inquiet qu’on appelle la vie. C’est dans le sommeil de la mort que reposent pour jamais
les maladies, les douleurs, les chagrins, les craintes, qui agitent sans cesse les
malheureux vivants. Examinez les hommes qui paraissent les plus heureux, vous verrez
qu’ils ont acheté leur prétendu bonheur bien chèrement: la considération publique, par
des maux domestiques ; la fortune, par la perte de la santé ; le plaisir si rare d’être
aimé, par des sacrifices continuels: et souvent, à la fin d’une vie sacrifiée aux
intérêts d’autrui, ils ne voient autour d’eux que des amis faux et des parents ingrats.
Mais Virginie a été heureuse jusqu’au dernier moment. Elle l’a été avec nous par les
biens de la nature ; loin de nous, par ceux de la vertu: et même dans le moment terrible
où nous l’avons vue périr, elle était encore heureuse: car soit qu’elle jetât les yeux
sur une colonie entière, à qui elle causait une désolation universelle, ou sur vous, qui
couriez avec tant d’intrépidité à son secours, elle a vu combien elle nous était chère à
tous. Elle s’est fortifiée contre l’avenir, par le souvenir de l’innocence de sa vie ;
et elle a reçu alors le prix que le ciel réserve à la vertu, un courage supérieur au
danger. Elle a présenté à la mort un visage serein.
« Mon fils, Dieu donne à la vertu tous les événements de la vie à supporter, pour faire
voir qu’elle seule peut en faire usage, et y trouver du bonheur et de la gloire. Quand
il lui réserve une réputation illustre, il l’élève sur un grand théâtre, et la met aux
prises avec la mort ; alors son courage sert d’exemple, et le souvenir de ses malheurs
reçoit à jamais un tribut de larmes de la postérité. Voilà le monument immortel qui lui
est réservé sur une terre où tout passe, et où la mémoire même de la plupart des rois
est bientôt ensevelie dans un éternel oubli.
« Mais Virginie existe encore. Mon fils, voyez que tout change sur la terre, et que
rien ne s’y perd. Aucun art humain ne pourrait anéantir la plus petite particule de
matière ; et ce qui fut raisonnable, sensible, aimant, vertueux, religieux aurait péri,
lorsque les éléments dont il était revêtu sont indestructibles !… Ah ! si Virginie a été
heureuse avec nous, elle l’est maintenant bien davantage. Il y a un Dieu, mon fils:
toute la nature l’annonce ; je n’ai pas besoin de vous le prouver. Il n’y a que la
méchanceté des hommes qui leur fasse nier une justice qu’ils craignent. Son sentiment
est dans votre cœur, ainsi que ses ouvrages sont sous vos yeux. Croyez-vous donc qu’il
laisse Virginie sans récompense ? Croyez-vous que cette même puissance, qui avait revêtu
cette âme si noble d’une forme si belle, où vous sentiez un art divin, n’aurait pu la
tirer des flots ? que celui qui a arrangé le bonheur actuel des hommes par des lois que
vous ne connaissez pas ne puisse en préparer un autre à Virginie par des lois qui vous
sont également inconnues ? Quand nous étions dans le néant, si nous eussions été
capables de penser, aurions-nous pu nous former une idée de notre existence ? Et
maintenant que nous sommes dans cette existence ténébreuse et fugitive, pouvons-nous
prévoir ce qu’il y a au-delà de la mort, par où nous en devons sortir ? Dieu a-t-il
besoin, comme l’homme, du petit globe de notre terre pour servir de théâtre à son
intelligence et à sa bonté ; et n’a-t-il pu la vie humaine que dans les champs
de la mort ? Il n’y a pas dans l’Océan une seule goutte d’eau qui ne soit pleine d’êtres
vivants qui ressortissent à nous ; et il n’existerait rien pour nous parmi tant d’astres
qui roulent sur nos têtes ! Quoi ! il n’y aurait d’intelligence suprême et de bonté
divine précisément que là où nous sommes ! et dans ces globes rayonnants et
innombrables, dans ces champs infinis de lumière qui les environnent, que ni les orages
ni les nuits n’obscurcissent jamais, il n’y aurait qu’un espace vain et un néant
éternel ! Si nous, qui ne nous sommes rien donné, osions assigner des bornes à la
puissance de laquelle nous avons tout reçu, nous pourrions croire que nous sommes ici
sur les limites de son empire, où la vie se débat avec la mort, et l’innocence avec la
tyrannie !
« Sans doute, il est quelque part un lieu où la vertu reçoit sa récompense. Virginie
maintenant est heureuse. Ah ! si du séjour des anges elle pouvait se communiquer à vous,
elle vous dirait, comme dans ses adieux ; Ô Paul ! la vie n’est qu’une épreuve. J’ai été
trouvée fidèle aux lois de la nature, de l’amour et de la vertu. J’ai traversé les mers
pour obéir à mes parents ; j’ai renoncé aux richesses pour conserver ma foi ; et j’ai
mieux aimé perdre la vie que de violer la pudeur. Le ciel a trouvé ma carrière
suffisamment remplie. J’ai échappé pour toujours à la pauvreté, à la calomnie, aux
tempêtes, au spectacle des douleurs d’autrui. Aucun des maux qui effrayent les hommes ne
peut plus désormais m’atteindre, et vous me plaignez ! Je suis pure et inaltérable comme
une particule de lumière, et vous me rappelez dans la nuit de la vie ! Ô Paul ! ô mon
ami ! souviens-toi de ces jours de bonheur où dès le matin nous goûtions la volupté des
cieux, se levant avec le soleil sur les pitons de ces rochers, et se répandant avec ses
rayons au sein de nos forêts. Nous éprouvions un ravissement dont nous ne pouvions
comprendre la cause. Dans nos souhaits innocents, nous désirions être tout vue, pour
jouir des riches couleurs de l’aurore ; tout odorat, pour sentir les parfums de nos
plantes ; tout ouïe, pour entendre les concerts de nos oiseaux ; tout cœur, pour
reconnaître ces bienfaits. Maintenant, à la source de la beauté d’où découle tout ce qui
est agréable sur la terre, mon âme voit, goûte, entend, touche immédiatement ce qu’elle
ne pouvait sentir alors que par de faibles organes. Ah ! quelle langue pourrait décrire
ces rivages d’un orient éternel que j’habite pour toujours ? Tout ce qu’une puissance
infinie et une bonté céleste ont pu créer pour consoler un être malheureux ; tout ce que
l’amitié d’une infinité d’êtres, réjouis de la même félicité, peut mettre d’harmonie
dans des transports communs, nous l’éprouvons sans mélange. Soutiens donc l’épreuve qui
t’est donnée, afin d’accroître le bonheur de ta Virginie par des amours qui n’auront
plus de terme, par un hymen dont les flambeaux ne pourront plus s’éteindre. Là,
j’apaiserai tes regrets ; là, j’essuierai tes larmes. Ô mon ami ! mon jeune époux !
élève ton âme vers l’infini pour supporter les peines d’un moment. »
Ma propre émotion mit fin à mon discours. Pour Paul, me regardant fixement, il s’écria:
« Elle n’est plus ! elle n’est plus ! » et une longue faiblesse succéda à ces
douloureuses paroles. Ensuite, revenant à lui, il dit: « Puisque la mort est un bien, et
que Virginie est heureuse, je veux aussi mourir pour me rejoindre à Virginie. » Ainsi
mes motifs de consolation ne servirent qu’à nourrir son désespoir. J’étais comme un
homme qui veut sauver son ami, coulant à fond au milieu d’un fleuve sans vouloir nager.
La douleur l’avait submergé. Hélas ! les malheurs du premier âge préparent l’homme à
entrer dans la vie ; et Paul n’en avait jamais éprouvé.
Je le ramenai à son habitation. J’y trouvai sa mère et madame de la Tour dans un état
de langueur qui avait encore augmenté. Marguerite était la plus abattue. Les caractères
vifs, sur lesquels glissent les peines légères, sont ceux qui résistent le moins aux
grands chagrins.
Elle me dit: « Ô mon bon voisin ! il m’a semblé, cette nuit, voir Virginie vêtue de
blanc, au milieu de bocages et de jardins délicieux. Elle m’a dit: Je jouis d’un bonheur
digne d’envie. Ensuite, elle s’est approchée de Paul d’un air riant, et l’a enlevé avec
elle. Comme je m’efforçais de retenir mon fils, j’ai senti que je quittais moi-même la
terre et que je le suivais avec un plaisir inexprimable. Alors j’ai voulu dire adieu à
mon amie ; aussitôt je l’ai vue qui nous suivait avec Marie et Domingue. Mais ce que je
trouve encore de plus étrange, c’est que madame de la Tour a fait, cette même nuit, un
songe accompagné des mêmes circonstances. »
Je lui répondis: « Mon amie, je crois que rien n’arrive dans le monde sans la
permission de Dieu. Les songes annoncent quelquefois la vérité. »
Madame de la Tour me fit le récit d’un songe tout à fait semblable qu’elle avait eu
cette même nuit. Je n’avais jamais remarqué dans ces deux dames aucun penchant à la
superstition ; je fus donc frappé de la concordance de leur songe, et je ne doutai pas
en moi-même qu’il ne vint à se réaliser. Cette opinion, que la vérité se présente
quelquefois à nous pendant le sommeil, est répandue chez tous les peuples de la terre.
Les plus grands hommes de l’antiquité y ont ajouté foi, entre autres Alexandre, César,
les Scipions, les deux Catons et Brutus, qui n’étaient pas des esprits faibles. L’Ancien
et le Nouveau Testament nous fournissent quantité d’exemples de songes qui se sont
réalisés. Pour moi, je n’ai besoin à cet égard que de ma propre expérience ; et j’ai
éprouvé plus d’une fois que les songes sont des avertissements que nous donne quelque
intelligence qui s’intéresse à nous. Que si l’on veut combattre ou défendre avec des
raisonnements des choses qui surpassent la lumière de la raison humaine, c’est ce qui
n’est pas possible. Cependant, si la raison de l’homme n’est qu’une image de celle de
Dieu, puisque l’homme a bien le pouvoir de faire parvenir ses intentions jusqu’au bout
du monde par des moyens secrets et cachés, pourquoi l’Intelligence qui gouverne
l’univers n’en emploierait-elle pas de semblables pour la même fin ? Un ami console son
ami par une lettre qui traverse une multitude de royaumes, circule au milieu des haines
des nations, et vient apporter de la joie et de l’espérance à un seul homme ; pourquoi
le souverain protecteur de l’innocence ne peut-il venir, par quelque voie secrète, au
secours d’une âme vertueuse qui ne met sa confiance qu’en lui seul ? A-t-il besoin
d’employer quelque signe extérieur pour exécuter sa volonté, lui qui agit sans cesse
dans tous ses ouvrages par un travail intérieur ?
Pourquoi douter des songes ? La vie, remplie de projets passagers et vains, est-elle
autre chose qu’un songe ?
Quoi qu’il en soit, celui de mes amies infortunées se réalisa bientôt. Paul mourut deux
mois après la mort de sa chère Virginie, dont il prononçait sans cesse le nom.
Marguerite vit venir sa fin, huit jours après celle de son fils, avec une joie qu’il
n’est donné qu’à la vertu d’éprouver. Elle fit les plus tendres adieux à madame de la
Tour, « dans l’espérance, lui dit-elle, d’une douce et éternelle réunion. La mort est le
plus grand des biens, ajouta-t-elle ; on doit la désirer. Si la vie est une punition, on
doit en souhaiter la fin ; si c’est une épreuve, on doit la demander courte. »
Le gouvernement prit soin de Domingue et de Marie, qui n’étaient plus en état de
servir, et qui ne survécurent pas longtemps à leurs maîtresses.
Pour le pauvre Fidèle, il était mort de langueur à peu près dans le même temps que son
maître.
J’amenai chez moi madame de la Tour, qui se soutenait au milieu de si grandes pertes
avec une grandeur d’âme incroyable. Elle avait consolé Paul et Marguerite jusqu’au
dernier instant, comme si elle n’avait eu que leur malheur à supporter. Quand elle ne
les vit plus, elle m’en parlait, chaque jour, comme d’amis chéris qui étaient dans le
voisinage. Cependant, elle ne leur survécut que d’un mois. Quant à sa tante, loin de lui
reprocher ses maux, elle priait Dieu de les lui pardonner, et d’apaiser les troubles
affreux d’esprit où nous apprîmes qu’elle était tombée immédiatement après qu’elle eut
renvoyé Virginie avec tant d’inhumanité.
Cette parente dénaturée ne porta pas loin la punition de sa dureté. J’appris, par
l’arrivée successive de plusieurs vaisseaux, qu’elle était agitée de vapeurs qui lui
rendaient la vie et la mort également insupportables. Tantôt, elle se reprochait la fin
prématurée de sa charmante petite-nièce, et la perte de sa mère qui s’en était suivie ;
tantôt, elle s’applaudissait d’avoir repoussé loin d’elle deux malheureuses qui,
disait-elle, avaient déshonoré sa maison par la bassesse de leurs inclinations.
Quelquefois, se mettant en fureur à la vue de ce grand nombre de misérables dont Paris
est rempli: « Que n’envoie-t-on, s’écriait-elle, ces fainéants périr dans nos
colonies ? » Elle ajoutait que les idées d’humanité, de vertu, de religion, adoptées par
tous les peuples, n’étaient que des inventions de la politique de leurs princes. Puis,
se jetant tout à coup dans une extrémité opposée, elle s’abandonnait à des terreurs
superstitieuses qui la remplissaient de frayeurs mortelles. Elle courait porter
d’abondantes aumônes à de riches moines qui la dirigeaient, les suppliant d’apaiser la
Divinité par le sacrifice de sa fortune: comme si des biens qu’elle avait refusés aux
malheureux pouvaient plaire au Père des hommes ! Souvent son imagination lui
représentait des campagnes de feu, des montagnes ardentes, où des spectres hideux
erraient en l’appelant à grands cris. Elle se jetait aux pieds de ses directeurs, et
elle imaginait contre elle-même des tortures et des supplices ; car le ciel, le juste
ciel envoie aux âmes cruelles des religions effroyables.
Ainsi elle passa plusieurs années, tour à tour athée et superstitieuse, ayant également
en horreur la mort et la vie. Mais ce qui acheva la fin d’une si déplorable existence,
fut le sujet même auquel elle avait sacrifié les sentiments de la nature. Elle eut le
chagrin de voir que sa fortune passerait après elle à des parents qu’elle haïssait. Elle
chercha donc à en aliéner la meilleure partie ; mais ceux-ci, profitant des accès de
vapeurs auxquels elle était sujette, la firent enfermer comme folle et mettre ses biens
en direction. Ainsi ses richesses mêmes achevèrent sa perte ; et comme elles avaient
endurci le cœur de celle qui les possédait, elles dénaturèrent de même le cœur de ceux
qui les désiraient. Elle mourut donc, et ce qui est le comble du malheur, avec assez
d’usage de sa raison pour connaître qu’elle était dépouillée et méprisée par les mêmes
personnes dont l’opinion l’avait dirigée toute sa vie.
On a mis auprès de Virginie, au pied des mêmes roseaux, son ami Paul, et autour d’eux
leurs tendres mères et leurs fidèles serviteurs. On n’a point élevé de marbres sur leurs
humbles tertres ni gravé d’inscriptions à leurs vertus ; mais leur mémoire est restée
ineffaçable dans le cœur de ceux qu’ils ont obligés. Leurs ombres n’ont pas besoin de
l’éclat qu’ils ont fui pendant leur vie ; mais si elles s’intéressent encore à ce qui se
passe sur la terre, sans doute elles aiment à errer sous les toits de chaume qu’habite
la vertu laborieuse ; à consoler la pauvreté mécontente de son sort ; à nourrir dans les
jeunes amants une flamme durable, le goût des biens naturels, l’amour du travail et la
crainte des richesses.
La voix du peuple, qui se tait sur les monuments élevés à la gloire des rois, a donné à
quelques parties de cette île des noms qui éterniseront la perte de Virginie. On voit
près de l’île d’Ambre, au milieu des écueils, un lieu appelé la Passe du
Saint-Géran, du nom de ce vaisseau qui y périt en la ramenant d’Europe.
L’extrémité de cette longue pointe de terre que vous apercevez à trois lieues d’ici, à
demi couverte des flots de la mer, que le Saint-Géran ne put doubler,
la veille de l’ouragan, pour entrer dans le port, s’appelle le Cap
malheureux ; et voici devant nous, au bout de ce vallon, la Baie du
Tombeau, où Virginie fut trouvée ensevelie dans le sable: comme si la mer eût
voulu rapporter son corps à sa famille, et rendre les derniers devoirs à sa pudeur sur
les mêmes rivages qu’elle avait honorés de son innocence.
Jeunes gens si tendrement unis ! mères infortunées ! chère famille ! ces bois qui vous
donnaient leurs ombrages, ces fontaines qui coulaient pour vous, ces coteaux où vous
reposiez ensemble déplorent encore votre perte. Nul, depuis vous, n’a osé cultiver cette
terre désolée ni relever ces humbles cabanes. Vos chèvres sont devenues sauvages ; vos
vergers sont détruits ; vos oiseaux sont enfuis, et on n’entend plus que les cris des
éperviers qui volent en rond au haut de ce bassin de rochers. Pour moi, depuis que je ne
vous vois plus, je suis comme un ami qui n’a plus d’amis, comme un père qui a perdu ses
enfants, comme un voyageur qui erre sur la terre, où je suis resté seul.
En disant ces mots, ce bon vieillard s’éloigna en versant des larmes ; et les miennes
avaient coulé plus d’une fois pendant ce funeste récit.
Essuyez vos yeux et demandez-vous d’où viennent vos larmes ? Elles coulent comme
coulent les sources de la terre en été, quand la terre est chaude et qu’aucun tonnerre
n’annonce le déchirement des nuages. Il n’y a pas un mot qui fasse ici plus de bruit
qu’un autre ; la respiration même de l’âme ne s’y sent pas ; tout finit par le silence
éternel et l’ombre des bananiers. Mais ce silence est plus éloquent que des phrases:
voilà le style sans style, le murmure du cœur muet de paroles, mais qui n’a pas besoin
de paroles pour être entendu. Voilà Bernardin de Saint-Pierre ! Depuis l’Évangile, qui
avait ainsi parlé ? Son art est de sentir ; il peint, parce qu’il ne cherche pas à
peindre.
Tel est l’homme de lettres accompli, le traducteur de l’âme humaine. Il cherche
longtemps son pain dans les travaux de son esprit, il l’avait caché lui-même dans un pli
de son cœur, il l’ouvre un jour ; il l’ouvre tard et le monde est pour jamais ravi: le
pain, la gloire et l’enthousiasme arrivent à la même heure, puis l’amour avec la femme
accomplie née pour éclairer ses vieux jours d’une seconde aurore, aussi pure, aussi
fraîche que celle du matin ; puis un disciple semblable au jeune disciple de Platon,
consacrant sa vie à glorifier son maître, et héritant de sa femme encore jeune et belle,
de ses enfants et de ses amis.
Voilà le sort du grand homme de lettres de la France, Bernardin de Saint-Pierre, il
vivra autant que l’amour.
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