CXLVe entretien. Ossian fils de Fingal
Vers l’année 1762, un phénomène littéraire étrange apparut comme une comète dans le
monde ; les imaginations en furent ébranlées, ainsi qu’elles avaient pu l’être à
l’apparition des poëmes homériques en Grèce ; l’histoire en fut éclairée, les
traditions, jusque-là verbales, se renouèrent, et la poésie servit de témoin aux récits
des plus antiques légendes. L’Angleterre, où ces poëmes galliques venaient d’être
découverts, recueillis, écrits et vraisemblablement retouchés et complétés par un
gentilhomme écossais nommé Macpherson, ne fut pas la seule contrée vivement émue par ces
chants ; ils se répandirent dans toutes les autres contrées littéraires de l’univers,
France, Allemagne, Espagne, Italie, par les traductions, en prose et en vers ;
Letourneur, en prose française, Baour-Lormian, en fragments poétiques, Césarotti, en
magnifiques vers italiens, à Vérone et à Milan, les consacrèrent dans les différents
idiomes ; le trésor des monuments écrits s’enrichit ainsi d’un monument de plus. Ce
monument ne ressemblait à aucun autre ; les poëtes coloristes comptèrent une couleur de
plus. Ils avaient toutes les teintes du jour, ils eurent celles de la nuit.
Au commencement, un cri de reconnaissance et d’admiration s’éleva unanimement à la
gloire de Macpherson, l’inventeur patient et laborieux de ce nouveau monde, le
Christophe Colomb de cette terre des découvertes ; nul n’osait contester à cet homme
l’authenticité et le mérite de son invention ; comment un seul homme
aurait-il recomposé un monde évanoui, des paysages, des histoires, des mœurs, des héros,
des chanteurs lyriques ou épiques, des sentiments et des tristesses inconnus jusqu’alors
du genre humain et fait par une misérable supercherie ce qu’un Dieu seul pouvait faire,
la résurrection d’un monde inconnu ? C’était le cas de s’écrier avec J. J. Rousseau :
« L’invention serait plus miraculeuse que le héros. »
Aussi, au premier moment, l’acceptation du livre fut complète. Nul n’osa s’inscrire en
faux contre Macpherson. Mais, après un certain nombre d’années muettes, l’incrédulité
commença à insinuer ses doutes et bientôt à nier. Le fameux docteur Johnson se signala
par la vivacité de ses attaques. Macpherson ne répondit que par le dépôt des
manuscrits ; Césarotti, intéressé plus que personne à vérifier les titres de sa gloire,
publia en 1807, ses discours critiques sur l’authenticité des chants
d’Ossian :
« Un poëte, dit-il, qui sous le nom d’Ossian, a su se rendre célèbre et immortel
comme un homme de génie, n’aurait-il pas d’abord donné dans sa langue usuelle des
essais éclatants de son mérite poétique ?
M. Campbell, auteur d’un ouvrage savant et classique, regarde comme hors de doute que
les poëmes attribués à Ossian existaient, et étaient généralement connus dans la haute
Écosse avant que Macpherson essayât pour la première fois de les traduire ; qu’ils
n’étaient de son invention ni dans leur entier ni dans leurs parties principales ;
qu’ils n’étaient nullement le produit d’une fraude littéraire, mais que le traducteur,
aidé de quelques coopérateurs, les avait recueillis et arrangés dans une forme
systématique, et les avait ainsi traduits et offerts au public. Revenons maintenant
aux faits.
Dès 1762, l’année même de la publication des premières poésies d’Ossian, traduites
par Macpherson, le savant et judicieux docteur Blair en soutint, dans une dissertation
publique, le mérite et l’authenticité. Il donna, deux ans après, de
nouveaux développements à son ouvrage, et y joignit un appendice contenant les
nombreux témoignages dont cette authenticité était appuyée ; témoignages tels, qu’il
faudrait croire qu’une foule d’honnêtes gens d’un caractère grave et d’un esprit
éclairé avaient renoncé à leur probité et à leurs lumières, ainsi que le docteur Blair
lui-même, pour soutenir un mensonge ? »
Il existe en Écosse une Académie ou Société, sous le titre de Highland
Society, dont les travaux ont pour objet tout ce qui regarde les antiquités,
l’histoire et la littérature écossaises. Cette Société ne pouvait rester neutre dans une
question de cette nature : aussi y a-t-elle pris part, mais de la manière qui convient à
une compagnie savante. Elle a chargé une commission, formée dans son sein, de faire dans
le pays même les recherches les plus exactes sur l’authenticité des poésies d’Ossian, et
sur tout ce qui peut éclairer la discussion élevée à leur sujet. La commission s’est
livrée avec la plus grande activité à ce travail, et elle en a publié le résultat à
Edimbourg en 1805, dans un rapport rédigé par M. Henri Mackensie, son président, et
adressé à la Société même.
La Société écossaise y conclut :
1º Que les chants d’Ossian sont d’une antiquité et d’une authenticité
incontestables ;
2º Qu’à une époque de l’histoire très-reculée, les montagnes de l’Écosse virent naître
un barde, ou poëte populaire, dont les œuvres rendirent le nom immortel et dont le génie
n’a été surpassé par aucun moderne ou même ancien émule.
L’enquête de cette commission fut décisive. Elle fit faire elle-même une magnifique
édition de ces poëmes reconnus ossianiques.
Après cela, que Macpherson ait profité de sa découverte pour élaguer quelques
imperfections, compléter quelques lacunes et composer même quelques poëmes dans le même
mode de style et d’images sur des données fugitives, on n’en saurait guère douter ; mais
le caractère de Macpherson, malgré sa jalouse partialité pour son œuvre, était trop
religieux pour s’obstiner à une supercherie si contraire à la vérité et démentie par
tant de témoignages pendant la durée de plus d’un siècle.
Lorsque Macpherson, dégoûté de cette controverse ingrate, renonça à la littérature et
se retira dans la politique, il fut nommé agent du nabab d’Ariat, et fit une fortune
immense au service de ce souverain oriental ; il mourut en 1796, sans avoir confessé son
prétendu mensonge, et tout occupé encore, quoique mollement, de publications ossianiques. Il laissa par testament 5,000 fr. de legs à la Société
écossaise pour achever cette grande publication justificative, et pour perpétuer sa
mémoire.
Voilà la vérité sur la nature de ces monuments ; cherchons-la maintenant dans ces
monuments eux-mêmes. On verra qu’on ne pouvait ni les inventer ni les contrefaire. On ne
contrefait pas le génie. Ossian est plein de génie. Il y a deux poésies dans le monde,
comme il y a deux parties du jour. Homère est la poésie de la lumière, Ossian est la
poésie de la nuit. L’un a la clarté et la sérénité de la Grèce, l’autre a les ténèbres
et les fantômes de l’Écosse. Mais, pour exprimer la nature entière, l’un n’est pas moins
nécessaire que l’autre ; la pleine lumière est le jour d’Homère, l’ombre et les nuages
sont le crépuscule d’Ossian. Les climats donnent leur teintes au génie : Homère est la
limpidité azurée des montagnes de l’archipel de l’Ionie ; Ossian est le nuage flottant
de l’archipel des Hébrides. Lisons :
Le premier de ces chants est un récit nuageux, mais transparent, de l’histoire de
Fingal père, d’Ossian, grand-père d’Oscar, aïeul de Toscar et de Yaul, ses
petits-fils. Ce fut la première des traductions galliques que Macpherson essaya de
donner à ses compatriotes dix ans avant les autres poëmes ou chants dont son recueil
se compose. Ce premier chant est par là même le plus véridique et le plus soigné.
Macpherson, encore inconnu, voulait se signaler à leur attention par des qualités plus
irréfutables. L’authenticité en était avérée et presque populaire parmi les vieux
bergers de la Calédonie. Beaucoup d’ecclésiastiques des montagnes connaissaient et
possédaient des fragments de ce poëme. Ils ne sont pas les plus beaux, mais ils sont
les plus mémorables de ces chants. On y découvre toute la filiation historique des
chefs et des bardes de ces dynasties de combattants et de chanteurs. Ce sont les
Achilles et les Homères de ces âges de héros et de poëtes. Lisez avec attention cette
espèce de préface historique. Elle vous donne la clef des autres mémoires
ossianiques.
« Près des murs de Tura, Cuchullin était assis au pied d’un arbre au tremblant
feuillage. Sa lance était appuyée contre un rocher revêtu de mousse. Son bouclier
reposait près de lui sur le gazon. Il rêvait au puissant Caïrbar, héros qu’il avait
tué dans le combat, lorsque Moran, chargé de veiller sur l’Océan, revient annoncer sa
découverte.
« — Lève-toi, Cuchullin, lève-toi, dit le jeune guerrier, je vois les vaisseaux de
Swaran ; Cuchullin, l’ennemi est nombreux : la mer sombre roule avec ses ondes une
foule de héros.
« — Enfant de Fithil, répond le chef aux yeux bleus, je te vois toujours trembler :
ta peur a grossi le nombre des ennemis. Sais-tu si ce n’est pas Fingal, le roi des
Monts-Solitaires, qui vient me secourir dans les plaines verdoyantes d’Ullin1 ?
« — J’ai vu leur chef, reprit Moran ; je l’ai vu haut et menaçant comme un rocher de
glace. Sa lance ressemble à ce vieux sapin ; son bouclier est aussi grand que la lune
au bord de l’horizon. Il était assis sur un rocher du rivage, et ses troupes roulaient
comme de sombres nuages autour de lui. Chef des guerriers, lui ai-je dit, il est grand
le nombre de nos combattants : tu portes à juste titre le nom de puissant guerrier ;
mais une foule de guerriers puissants t’attendent sous les murs tortueux de Tura.
D’une voix semblable au bruit d’une vague en courroux, Swaran me répond : Eh ! qui
dans ces plaines marcherait mon égal ? Les héros ne peuvent soutenir mon aspect : ils
tombent dans la poussière sous les coups de mon bras. Nul autre que Fingal, nul autre
que le roi des Collines-Orageuses ne peut faire tête à Swaran dans les combats. Une
fois nous avons mesuré nos forces sur la colline de Malmor, et le sol de la forêt fut
labouré sous l’effort de nos pas. Les roches tombaient arrachées de leur base, et les
ruisseaux, changeant leurs cours, fuyaient en murmurant loin de cette terrible lutte.
Trois jours entiers nous renouvelâmes le combat ; nos guerriers restaient à l’écart,
immobiles et tremblants. Au quatrième jour, Fingal s’écria : Le roi de l’Océan est
tombé ; Il est debout, répondit Swaran. Moran, que le sombre Cuchullin cède au héros
qui est fort comme les tempêtes de Malmor.
« — Non, répondit Cuchullin, jamais je ne céderai à un homme. Cuchullin sera grand ou
mort. Va, Moran, prends ma lance, et frappe sur le bouclier sonore de Caïrbar, il est
suspendu à la porte bruyante de Tura. Ses sons ne sont pas les sons de la paix. Mes
guerriers l’entendront sur la colline.
« Moran part : il frappe le bouclier : les coteaux et les rochers répondent : les
sons s’étendent dans la forêt : le cerf tressaille au bord du lac. Déjà Curach se
lève, s’élance du haut du rocher ; et Connal après lui, tenant sa lance marquée de
sang : le sein de neige du beau Crugal s’enfle et palpite : le fils de Favi a déjà
quitté le noir sommet de la colline : « C’est le bouclier de la guerre, s’écrie
Ronnar. — C’est la lance de Cuchullin, dit Lugar. Enfant de la mer, Calmar, prends tes
armes, lève ton acier bruyant ; lève-toi, Puno, héros terrible, lève-toi ; Caïrbar,
abandonne les forêts de Cromla ; plie tes genoux d’albâtre, ô Eth, descends du bord
des torrents de Lena. Caolt, déploie tes muscles mouvants, et fais siffler sous tes
pas la bruyère de Mora : tes flancs sont blancs comme l’écume de la mer agitée,
lorsque les noirs ouragans l’épandent sur les rochers grondants de Cuthon.
« Je les vois tous rassemblés2 : ils sont pleins de l’orgueil que
leur donnent leurs premiers exploits : leurs âmes s’enflamment au souvenir des combats
et des siècles passés : leurs regards étincelants cherchent l’ennemi. Leurs bras
nerveux posent sur la poignée de leurs épées, et l’éclair jaillit de leurs flancs
d’acier. Ils descendent par torrents du haut des montagnes. Les chefs s’avancent et
brillent sous l’armure de leurs pères ; suivent leurs guerriers sombres et menaçants :
tels on voit les nuages pluvieux s’assembler, se presser derrière les météores
enflammés du ciel. Le bruit de leurs armes qui se choquent monte dans les airs : leurs
dogues animés y mêlent leurs longs aboiements. L’hymne des combats est entonnée à voix
inégales et se prolonge dans les échos du Cromla. Arrivée au sommet du Lena, la troupe
s’arrête sur les noires bruyères, semblable à un brouillard d’automne, lorsque
rassemblant ses flocons épars dans la plaine, il monte sur les collines obscurcies et,
de leur cime, élève sa tête dans les cieux.
« — Salut, dit Cuchullin, enfants des vallons, et vous chasseurs du cerf timide :
d’autres jeux se préparent ; ils sont sérieux ; ils sont terribles comme ce flot
menaçant qui roule sur la côte. Combattrons-nous, enfants de la guerre, ou
céderons-nous au roi de Loclin3 les vertes plaines d’Inisfail4 ? Parle, ô Connal, toi le premier des guerriers ; toi qui brisas
tant de boucliers ; tu as combattu plus d’une fois contre les guerriers de Loclin ;
veux-tu manier encore la lance de ton père ? »
« — Cuchullin, répond le guerrier d’un air tranquille, la lance de Connal est
affilée ; elle se plaît à briller dans le combat et à s’abreuver de sang ; mais
quoique mon bras demande la guerre, mon cœur est pour la paix. Chef des guerriers de
Cormac, vois la noire étendue de la flotte de Swaran : ses mâts s’élèvent aussi
nombreux sur nos côtes que le sont les roseaux sur le lac de Lego : la foule de ses
vaisseaux présente l’aspect d’une forêt couverte de vapeurs, lorsque les arbres
balancés plient tour à tour sous l’effort des vents impétueux. Le nombre de ses
guerriers est trop grand ; Connal est pour la paix. Fingal, le premier des mortels,
voudrait éviter le bras de Swaran ; Fingal, qui balaye les guerriers comme les vents
de la tempête dispersent la bruyère, lorsque les torrents mugissent le long des échos
de Cona, et que la nuit s’assied sur la colline environnée de tous ses nuages.
« — Fuis, guerrier ami de la paix, dit Calmar ; fuis dans tes collines silencieuses,
où ne brilla jamais la lance des combats ; va poursuivre le chevreuil du Cromla et
arrêter avec tes flèches les cerfs bondissants de Lena ; mais toi, Cuchullin, fils de
Semo, arbitre de la guerre, disperse les enfants de Loclin ; porte le ravage au
travers de leurs bataillons orgueilleux ; que jamais vaisseau du royaume des Neiges ne
bondisse sur les flots agités d’Inistore5. Levez-vous, ô vents orageux d’Erin6 ; mugissez, ouragans des bruyères ; puissé-je
mourir au milieu de la tempête, enlevé dans un nuage par les fantômes irrités des
morts ; que Calmar meure au milieu de l’orage, si jamais la chasse eut pour lui autant
d’attraits que les batailles.
« — Calmar, répliqua Connal d’une voix tranquille, jamais je n’ai fui ; j’ai volé aux
combats à la tête de mes guerriers ; mais la renommée de Connal est faible encore. La
bataille a été gagnée à ma vue, et le brave a triomphé : mais écoute ma voix, ô fils
de Semo, et souviens-toi du trône antique de Cormac ; donne des richesses et la moitié
de ce royaume pour acheter la paix, jusqu’à ce que Fingal arrive avec son armée ; mais
si tu choisis la guerre, je saisis ma lance et mon épée ; ma joie sera d’être au
milieu des combattants, et mon âme se déploiera dans le fort de la mêlée.
« — Pour moi, dit Cuchullin, le bruit des armes plaît à mon oreille ; il me plaît
comme le bruit du tonnerre avant les douces pluies du printemps ; rassemble toutes mes
troupes ; que je voie sous mes yeux tous mes guerriers ; qu’ils s’avancent au travers
des bruyères, brillants comme le rayon du soleil avant l’orage, lorsque le vent
d’occident assemble les nuées, et que les chênes de Morven gémissent le long des
rivages.
« Mais où sont mes amis, les compagnons de mon bras dans le danger ? Où es-tu,
Caïrbar, au sein d’albâtre ? Où est-ce Ducomar, ce foudre de guerre ? Et toi, Fergus,
m’as-tu donc abandonné au jour de la tempête ? Fergus, le premier à partager la joie
de nos fêtes ?
« Fils de Rossa, bras de la mort, viens-tu comme le rapide chevreuil des collines
retentissantes de Malmor7 ? Salut au fils de
Rossa ; mais quel nuage obscurcit ton âme belliqueuse ?
« — Quatre pierres, répondit Fergus8 s’élèvent sur la
tombe de Caïrbar ; et ces mains ont placé dans la terre le vaillant Ducomar. Fils de
Torman, tu étais un astre sur la colline ; et toi, ô Ducomar ! tu étais fatal comme
les exhalaisons du marécageux Lano, lorsqu’elles s’étendent sur les plaines de
l’automne, et qu’elles portent la mort parmi les nations. Morna ! toi, la plus belle
des filles, ton sommeil est paisible dans le creux du rocher ! tu es tombée dans les
ténèbres, comme l’étoile qui traverse les déserts dans sa chute oblique, et dont le
voyageur solitaire regrette la lueur passagère.
« — Dis à Cuchullin, dis comment sont tombés les chefs d’Erin ? Ont-ils péri de la
main des enfants de Loclin en combattant dans le champ des héros, ou quelle autre
cause a précipité les chefs de Cromla dans l’étroite et sombre demeure9 ?
« — Caïrbar, repartit Fergus, a péri par l’épée de Ducomar, au pied d’un chêne, sur
le bord du torrent. Ducomar vint ensuite à la grotte de Tura, et adressa ces paroles à
l’aimable Morna :
« Morna, la plus belle des femmes, aimable fille de Cormac, pourquoi te tiens-tu
seule dans l’enceinte de ces pierres, dans le creux de ce rocher ? Le ruisseau murmure
tristement ; le gémissement de l’arbre antique s’élève sur les vents ; le lac est
troublé ; un sombre nuage voile les cieux ; mais toi, tu es blanche comme la neige de
ces bruyères, et ta chevelure ressemble aux vapeurs qui couronnent le sommet du
Cromla, lorsqu’elles pendent en flocons sur les rochers et qu’elles brillent aux
rayons du couchant. Ton sein offre à la vue deux globes de marbre, tels qu’on en voit
au bord des ruisseaux de Branno ; tes bras ont la blancheur et la fermeté des colonnes
d’albâtre du palais de Fingal.
« — D’où viens-tu, répond la belle ; d’où viens-tu, Ducomar, le plus sombre des
hommes ? Tes sourcils sont noirs et terribles ; les yeux roulent une prunelle
enflammée ; Swaran paraît-il sur la mer ? Ducomar, quelles nouvelles de l’ennemi ?
« — Ô Morna ! je descends de la colline des Biches. Trois fois j’ai bandé mon arc, et
j’en ai terrassé trois. Trois autres ont été la proie de mes dogues légers. Aimable
fille de Cormac, je t’aime comme mon âme ; j’ai tué pour toi un magnifique cerf ; sa
tête était parée d’un bois à plusieurs rameaux, et ses pieds égalaient la légèreté des
vents.
« — Je ne t’aime point, guerrier farouche ; ton cœur a la dureté du roc, et ton œil
noir m’inspire la terreur. Mais toi, Caïrbar, toi, fils de Torman, tu es l’amour de
Morna ; tu as pour moi la douceur d’un rayon de soleil qui luit sur la colline dans un
jour d’orage ! As-tu vu le jeune Caïrbar ? As-tu rencontré cet aimable guerrier sur la
colline des Chevreuils ? La fille de Cormac attend ici le retour du fils de
Torman.
« — Et Morna l’attendra longtemps ; son sang est sur mon épée ; Morna l’attendra
longtemps ; il est tombé sur les rives de Branno ; j’élèverai sa tombe sur le sommet
du Cromla. Mais fixe ton amour sur Ducomar ; son bras est fort comme la tempête.
« — Il n’est donc plus, le fils de Torman ! dit sa jeune amante, les yeux pleins de
larmes. Il est donc tombé sur la colline, ce jeune et beau guerrier ! Il était
toujours le premier à la tête des chasseurs de la montagne ; il était le fléau des
ennemis apportés par l’Océan. Ducomar, oui, tu es sombre et farouche, et ton bras
cruel est funeste à Morna. Barbare, donne-moi cette épée ; j’aime le sang de
Caïrbar.
« Ducomar, touché de ses larmes, lui cède son épée : elle la lui plonge dans le sein.
Comme un rocher qui se détache de la montagne, il tombe et étend un bras vers
elle :
« — Morna, tu as donné la mort à Ducomar : je sens dans mon sein le froid de l’acier.
Rends mon corps à la jeune Moïna ; Ducomar était l’objet de ses songes. Elle m’élèvera
un tombeau : le chasseur le remarquera et me donnera des louanges. Mais, de grâce,
retire ce fer de mon sein : Morna, je le sens qui me glace.
« Elle s’approche, tout en larmes, et elle retire l’épée du sein du guerrier :
Ducomar en tourne la pointe sur elle et perce son beau sein. Elle tombe, et les
boucles de sa belle chevelure sont éparses sur la terre : son sang sort en
bouillonnant de sa blessure et rougit l’albâtre de son bras. Elle s’agite dans les
convulsions de la mort : la grotte de Tura répéta ses derniers gémissements.
« — Paix éternelle, dit Cuchullin, aux âmes des héros ! leurs actions furent
éclatantes dans les dangers. Que leurs ombres errent autour de moi, portées sur les
nuages ; que je voie leurs traits guerriers : à leur aspect, mon âme sentira croître
sa constance dans les périls, et mon bras lancera les foudres de la mort. Mais toi,
Morna, viens à mes yeux sur un rayon de la lune : viens près de ma fenêtre pendant mon
sommeil, quand j’oublierai la guerre et ses alarmes pour ne songer qu’aux loisirs de
la paix.
« Rassemblez nos tribus et marchez aux combats ; suivez mon char de bataille, et que
vos accents guerriers se mêlent au bruit de ma course. Placez trois lances à mes
côtés ; volez sur la trace de mes coursiers bondissants ; que mon âme se sente
soutenue du courage de mes amis, lorsque la nuit du combat s’épaissira autour de mon
épée étincelante. »
« Tels qu’un torrent écumant se précipite de la cime escarpée du Cromla, lorsque le
tonnerre gronde et que la sombre nuit a déjà noirci la moitié de la colline ; tels et
plus terribles encore s’élancent les nombreux enfants d’Erin. Leur chef déploie toute
sa valeur, semblable à la baleine de l’Océan que suivent toutes les vagues émues sur
sa trace, ou au fleuve qui roule toutes ses eaux sur le rivage.
« Les enfants de Loclin en tendirent de loin le bruit de sa course impétueuse. Swaran
frappa son bouclier et appela le fils d’Arno.
« Quel est, dit-il, ce murmure qui vient roulant le long de la colline et qui
ressemble aux sourds bourdonnements des insectes du soir ? Ce sont ou les enfants
d’Inisfail qui descendent, ou les vents qui mugissent dans les profondeurs de la forêt
lointaine. Tel est le bruit du Gormal10,
avant que les vagues agitées lèvent leurs têtes blanchissantes. Fils d’Arno, monte la
colline et porte tes regards sur la noire surface des bruyères. »
« Arno part et revient éperdu. Il roule des yeux égarés. Son cœur palpite : sa voix
est tremblante et n’articule que des mots interrompus.
« Lève-toi, fils de l’Océan, lève-toi ! Je vois descendre de la montagne le noir
torrent des combats ; je vois s’avancer les files profondes des enfants d’Erin. Le
char de bataille, le rapide char de Cuchullin, vient comme un tourbillon enflammé qui
porte la mort. Il roule comme un flot sur la plaine liquide, ou comme un nuage d’or
qui s’étend sur la bruyère. Ses larges côtés sont incrustés de pierres brillantes :
telle au milieu de la nuit la mer étincelle autour de nos vaisseaux. Le timon est d’if
poli ; le siège est formé d’os éclatants de blancheur ; ses flancs sont remplis de
lances entassées, et le fond est foulé par les pieds des héros. Du côté droit, on voit
un coursier écumant, superbe, bondissant, le plus fort, le plus léger de la colline :
son pied frappe et fait retentir la terre ; sa crinière flottante ressemble aux ondes
de ce torrent de fumée qui roule sur le coteau ; ses flancs sont couverts d’un poil
luisant ; son nom est Sifadda. Au côté gauche est attelé un coursier non moins
fougueux : enfant impétueux des montagnes, sa noire crinière s’élève sur sa tête
superbe ; ses pieds sont robustes et légers ; les fougueux enfants de l’épée
l’appellent Dusronnal. Mille liens tiennent le char suspendu. Les mors durs et polis
brillent dans des flots d’écume. Des rênes légères, ornées de pierres radieuses,
flottent sur le cou majestueux des coursiers, tandis qu’ils volent et franchissent les
vallons. Ils ont dans leur course la légèreté du chevreuil et la force de l’aigle
fondant sur sa proie. L’air siffle à leur passage comme les vents de l’hiver sur les
neiges du sommet du Gormal. Sur le char s’élève le chef des guerriers : le nom du
héros est Cuchullin, le fils de Semo. Sa joue basanée a la couleur de mon arc. Ses
yeux farouches roulent sous de noirs sourcils. Sa chevelure tombe de sa tête en ondes
de flammes, lorsque, penché en avant, il agite sa lance. Fuis, roi de l’Océan, fuis !
il vient comme la tempête le long du vallon.
« — Quand m’as-tu vu fuir, quel que fût le nombre des lances ennemies ? Quand m’as-tu
vu fuir, fils d’Arno, guerrier sans courage ? J’ai bravé les tempêtes du Gormal et la
hauteur des flots écumants. J’ai bravé les nues orageuses, et je fuirais un guerrier !
Fût-ce Fingal lui-même, mon âme ne serait point émue à son aspect. Levez-vous pour
combattre, mes guerriers ; rassemblez-vous autour de moi comme les flots de la mer.
Rassemblez-vous autour du brillant acier de votre roi ; fermes comme nos rochers, qui
attendent l’orage avec joie et opposent les noires forêts qui les couvrent à la fureur
des vents.
« Les héros s’avancent. Tels dans l’automne deux orages s’élancent l’un contre
l’autre du haut de deux montagnes opposées, ou tels qu’on voit deux torrents tombant
de leurs rochers se mêler, se combattre et mugir, confondus dans la plaine : ainsi se
heurtent et se mêlent les armées de Loclin et d’Inisfail. Le chef combat le chef ; le
guerrier joint le guerrier ; l’acier frappe, est frappé. Les casques volent en
éclats ; le sang coule et fume dans la plaine ; les cordes résonnent sur les arcs
tendus, les flèches sifflent dans l’air ; les lances agitées tracent des cercles
lumineux qui dorent la face orageuse de la nuit.
Des cris affreux se confondent dans les airs. Tel est le bruit confus de l’Océan
lorsqu’il roule ses vagues mutinées ; tels sont les derniers éclats du tonnerre. Quand
les cent bardes de Cormac réunis eussent chanté les événements du combat, les cent
bardes de Cormac auraient eu des voix trop faibles pour transmettre à l’avenir toutes
les morts célèbres. Les héros tombaient en foule sur les héros, et le sang des braves
ruisselait à grands flots.
« Pleurez, bardes consacrés au chant, pleurez la mort du noble Sithallin. Que les
gémissements de Fiona fassent retentir la demeure de son cher Ardan. Ils sont tombés,
comme deux chevreuils du désert, sous la main du puissant Swaran. Swaran rugissait, au
milieu de ses guerriers, comme l’esprit de la tempête, lorsque assis sur les sombres
nuages qui couronnent le sommet du Gormal, il jouit de la mort du matelot.
« Ta main n’est pas oisive, ô chef de l’île des Brouillards ! Cuchullin, ton bras
donna plus d’une fois la mort. Son épée était comme le trait de la foudre, qui frappe
les enfants du vallon, lorsque les hommes tombent consumés, et que toutes les collines
d’alentour sont en flammes. Dusronnal hennissait sur les corps des héros, et
Sifadda11 baignait ses pieds dans le
sang. Sous leurs pas, le champ de bataille était dévasté comme les forêts désertes de
Cromla, lorsque l’ouragan, chargé des noirs Esprits de la nuit, ravage l’humble
bruyère et déracine les arbres.
« Pleure sur tes rochers, ô fille d’Inistore ! Fille plus belle que l’Esprit des
collines, lorsque, sur un rayon du soleil, il traverse les plaines silencieuses de
Morven ; penche ta belle tête sur les flots. Il est tombé, ton jeune amant, il est
tombé pâle et sans vie sous l’épée de Cuchullin. Son jeune courage ne montrera plus en
lui le digne rejeton des rois. Trenard, l’aimable Trenard est mort, ô fille
d’Inistore ! Ses dogues fidèles hurlent dans son palais en voyant passer son ombre.
Son arc est détendu dans sa demeure ; le silence règne dans ses forêts.
« Mille flots roulent contre un rocher : ainsi s’avance l’armée de Swaran ; le rocher
reçoit et brise ces milliers de flots : ainsi les guerriers d’Inisfail attendent et
bravent l’armée de Swaran. La mort élève toutes ses voix à la fois et les mêle au son
des boucliers. Chaque héros est une colonne de ténèbres, et son épée est dans sa main
un rayon de feu. La plaine gémit comme le fer, rouge enfant de la fournaise, sous les
coups de cent marteaux qui s’élèvent et le frappent tour à tour.
« Quels sont ces guerriers si sombres, si farouches, sur la plaine de Lena ? Ils sont
comme deux nuages, et leurs épées brillent comme l’éclair au-dessus de leurs têtes.
Les collines sont ébranlées et les rochers tremblent avec toute leur mousse. Sans
doute, c’est le fils de l’Océan et le roi d’Erin. Les yeux inquiets de leurs guerriers
suivent leurs mouvements ; mais la nuit dérobe les deux chefs dans ses ombres et finit
leur terrible combat.
« Sur la pente du Cromla, Dorglas apprête un chevreuil ; conquête matinale que les
guerriers avaient faite sur la colline avant d’en descendre pour combattre. Cent
jeunes guerriers amassent la bruyère : dix héros excitent la flamme ; trois cents
choisissent des pierres polies ; la fumée se répand au loin et annonce la fête.
« Cuchullin a recueilli sa grande âme. Appuyé sur sa lance, il adresse ce discours au
vieux Carril, à ce chantre vénérable des événements passés :
« Cette fête sera-t-elle pour moi seul ? Le roi de Loclin restera-t-il sur le rivage
d’Ullin, loin des fêtes et des concerts de son palais ? Lève-toi, vénérable Carril, et
porte mes paroles à Swaran. Dis à ce roi, venu sur les flots mugissants, que Cuchullin
donne sa fête ; qu’il vienne prêter l’oreille au murmure de mes bois, dans l’ombre de
cette nuit nébuleuse. Tristes et glacés sont les vents qui fondent sur ses mers
écumeuses ; qu’il vienne donner des louanges aux accords de nos harpes ; qu’il vienne
entendre les chants de nos bardes. »
« Le vieux Carril part, et sa voix pleine de douceur invite le roi des noirs
boucliers. « Swaran, roi des forêts, lève-toi, et quitte les fourrures de ta chasse.
Cuchullin donne le festin solennel ; viens partager sa fête. »
« Swaran, d’une voix lugubre comme le murmure du Cromla avant la tempête, répondit :
« Quand toutes les jeunes filles, odieuse Inisfail, étendraient vers moi leurs bras de
neige, offriraient à ma vue leurs seins palpitants et rouleraient avec douceur des
yeux pleins d’amour, immobile comme les montagnes de Loclin, Swaran restera dans ce
lieu jusqu’à ce que l’aurore, se levant sur mes États, couronnée de jeunes rayons,
vienne m’éclairer pour donner la mort à Cuchullin. Le vent de Loclin plaît à mon
oreille ; il souffle sur mes mers, il mugit dans mes voiles, et rappelle à ma pensée
les vertes forêts de Gormal, dont tant de fois les échos répondirent à ses sifflements
lorsque ma lance se baignait dans le sang du sanglier. Que le sombre Cuchullin me cède
l’ancien trône de Cormac, ou son sang rougira l’écume des torrents d’Erin. »
« Carril revient, et dit : « Les accents de la voix de Swaran sont sinistres.
« — Sinistres pour lui seul, repartit Cuchullin. Carril, élève ta voix, et redis les
exploits des temps passés ; charme la longueur de la nuit par tes chants, et remplis
nos âmes d’une douce tristesse ; car la terre d’Inisfail a enfanté nombre de héros et
de jeunes filles formés pour l’amour. Il est doux d’entendre les chants de douleur
dont retentissent les rochers d’Albion, lorsque le bruit de la chasse a cessé et que
les ruisseaux de Cona répondent à la voix d’Ossian. »
« Carril chanta : « Dans les temps passés, les enfants de l’Océan descendirent sur
les rivages d’Inisfail. Mille vaisseaux bondissaient sur les vagues et cinglaient vers
les plaines agréables d’Ullin : les enfants d’Erin marchèrent à la rencontre de cette
nation ennemie. Caïrbar, le premier des mortels, et Grudar, jeune et beau guerrier,
s’y trouvèrent ; ils avaient longtemps combattu pour le taureau tacheté qui beuglait
sur la colline retentissante de Golban. Tous deux le réclamèrent, et la mort se
montrait souvent à la pointe de leur acier.
« Les deux héros se réunirent contre l’ennemi, et les étrangers de l’Océan prirent la
fuite. Quels noms plus illustres dans Inisfail que les noms de Caïrbar et de Grudar ;
mais, hélas ! pourquoi ce fatal taureau mugit-il encore sur la montagne de Golban ?
Ils l’aperçurent bondissant et blanc comme la neige ; sa vue ralluma leur fureur.
« Ils combattirent sur le gazon des rives du Lubar. Le jeune et brillant Grudar
tomba. Le farouche Caïrbar vint aux vallons retentissants de Tura, où Brassolis, la
plus belle de ses sœurs, triste et seule, soupirait des chants de douleur. Elle
chantait les actions de Grudar, jeune objet des sentiments secrets de son cœur. Elle
déplorait les dangers qu’il courait dans la plaine sanglante des combats ; mais elle
n’avait pas encore désespéré de son retour. Sa robe entr’ouverte laissait voir son
beau sein, comme on voit la lune sortir à demi des nuages de la nuit. La harpe est
moins douce que sa voix, lorsqu’elle chantait sa douleur. Grudar occupait toute son
âme ; c’était lui qu’en secret cherchaient toujours ses regards. « Quand reviendras-tu
dans tout l’éclat de tes armes, ô guerrier puissant dans les combats ! »
« Caïrbar survient, et lui dit : « Prends, Brassolis, prends ce bouclier
ensanglanté : suspends-le au haut de ma demeure ; c’est l’armure de mon ennemi… » À
ces mots, son tendre cœur palpite : pâle, éperdue, elle vole au champ de bataille ;
elle trouve son jeune amant baigné dans son sang ; elle expire, à cette vue, sur la
fougère du Cromla. C’est ici que reposent leurs cendres, Cuchullin, et ces deux ifs
solitaires, nés sur leurs tombes, cherchent, en s’élevant, à unir leurs rameaux.
Brassolis était la beauté de la plaine, et Grudar l’ornement de la colline. Les bardes
conserveront leurs noms, et les rediront aux siècles à venir.
« — Ta voix est pleine de charme, ô Carril ! dit le chef d’Erin, et j’aime à entendre
les récits des temps passés. Ils plaisent à mon oreille comme la douce ondée du
printemps, lorsque le soleil luit sur la plaine, et que les nuages légers volent sur
la cime des montagnes. Ô barde ! prends ta harpe pour célébrer mes amours : chante
cette belle solitaire, cet astre de Dunscar ; accompagne de ta harpe les louanges de
Bragela, de celle que j’ai laissée dans l’île des Brouillards : épouse du fils de
Semo, lèves-tu ta belle tête au haut du rocher, pour découvrir les vaisseaux de
Cuchullin ? Une vaste mer roule ses flots entre ton époux et toi. La blanche écume de
ses vagues trompera tes yeux ; tu les prendras pour les voiles de ma flotte.
Retire-toi, car il est nuit ; retire-toi, mon amour, les vents de la nuit sifflent
dans ta chevelure ; retire-toi dans le palais de mes fêtes, et rêve aux temps passés.
Je ne retournerai point dans tes bras que la tempête de la guerre ne soit apaisée. Ô
Connal, parle-moi de guerres et de combats ; bannis-la de ma pensée ; car elle m’est
trop chère, la fille de Sorglan, au sein d’albâtre, à la noire chevelure.
« — Défie-toi des enfants de l’Océan, répondit le grave et prudent Connal : envoie
une troupe de tes guerriers observer dans la nuit l’armée de Swaran. Cuchullin, je
suis pour la paix, jusqu’à l’arrivée des enfants de Morven, jusqu’à ce que Fingal, le
premier des héros, paraisse, comme l’astre du jour, sur nos plaines.
« Le héros sonna l’alarme sur son bouclier : les guerriers, nommés pour veiller
pendant la nuit, se mirent en marche. Le reste de l’armée, couché sur la colline,
dormait dans les ténèbres, au murmure des vents. Les ombres des guerriers récemment
décédés erraient devant eux, portées sur leurs nuages ; et, dans le lointain, dans le
vaste silence de Lena, on entendait les voix grêles des fantômes, présages de la
mort. »
Le second chant, parmi ses épisodes, contient celui de la mort touchante de Gaïna,
épouse du chef des plaines d’Ullin, et de Connal, son amant :
« Deugala était l’épouse de Caïrbar, chef des plaines d’Ullin : elle brillait de tout
l’éclat de la beauté ; mais son cœur était l’asile de l’orgueil : elle aima le jeune
fils de Daman.
« — Caïrbar, dit-elle, donne-moi la moitié de nos troupeaux ; je ne veux plus
demeurer avec toi. Fais le partage.
« — Que ce soit Cuchullin, dit Caïrbar, qui fasse les lots ; son cœur est le siège de
la justice. Pars, astre de beauté. »
« J’allai sur la colline et je fis le partage des troupeaux : il restait une génisse
blanche comme la neige : je la donnai à Caïrbar. À cette préférence, la Deugala
s’alluma.
« — Fils de Daman, dit cette belle, Cuchullin afflige mon âme. Je veux être témoin de
sa mort, ou les flots de Lubar vont rouler sur moi. Mon pâle fantôme te poursuivra
sans relâche et te reprochera l’outrage dont Cuchullin a blessé mon âme jalouse. Verse
le sang de Cuchullin, ou perce mon sein.
« — Deugala, répondit le jeune homme à la belle chevelure, comment pourrais-je donner
la mort au fils de Semo ? Il est mon ami, le confident de mes plus secrètes pensées,
et je lèverais mon épée contre lui ! »
« Trois jours entiers, elle le fatigua de ses larmes ; le quatrième, il consentit à
combattre.
« Eh bien, Deugala, je combattrai mon ami ; mais puissé-je tomber sous ses coups !
Ah ! pourrai-je errer sur la colline et soutenir la vue du tombeau de
Cuchullin ? »
« Nous combattîmes sur les collines de Muri. Nos épées évitaient de blesser ; elles
glissaient sur l’acier de nos casques, ou frappaient vainement nos boucliers, Deugala
était présente, et souriait.
« — Fils de Daman, dit-elle, ton bras est faible ; jeune homme, les années ne t’ont
pas donné la force de manier le fer ; cède la victoire au fils de Semo. Il est pour
toi le rocher de Malmor. »
« À ces mots, les yeux du jeune homme se remplirent de larmes ; d’une voix
entrecoupée de sanglots, il me dit : « Cuchullin, oppose ton bouclier ; défends-toi
contre la main de ton ami. Mon âme est accablée de douleur ; il faut que ce soit moi
qui donne la main au premier des mortels. »
« Je poussai un soupir profond ; je levai le tranchant de ma lame : le jeune Ferda
tomba sur la terre, Ferda, le premier des amis de Cuchullin. Malheureuse est la main
de Cuchullin, depuis qu’elle a donné la mort à ce jeune héros.
« Ton récit, ô chef des guerriers, est triste et touchant, dit le barde Carril. Il
fait rétrograder ma pensée vers les temps qui ne sont plus ; j’ai souvent ouï parler
de Connal, qui, comme toi, eut le malheur de tuer son ami ; mais la victoire n’en
suivit pas moins les coups de sa lance, et les ennemis disparaissaient devant
lui. »
« Connal était un guerrier d’Albion. Cent collines obéissaient à ses lois. Son
chevreuil buvait à son choix l’onde de mille ruisseaux. Mille rochers répondaient aux
aboiements de ses dogues. Les grâces de la jeunesse étaient sur son visage : son bras
était la mort des héros. Une belle fut l’objet de son amour : elle était belle, la
fille du puissant Comlo ; elle paraissait au milieu des autres femmes comme un astre
éclatant : sa chevelure était noire comme l’aile du corbeau ; ses chiens étaient
dressés à la chasse : elle savait tendre l’arc et faire siffler la flèche dans les
forêts. Le choix de son cœur se fixa sur Connal. Souvent leurs regards amoureux se
rencontraient ; ils chassaient ensemble, et le bonheur était dans leurs entretiens
secrets ; mais cette belle fut aimée du féroce Grumal. Cet ennemi de l’infortuné
Connal épiait les pas de son amante.
« Un jour, fatigués de la chasse, et séparés de leurs amis que le brouillard dérobait
à leurs yeux, Connal et la fille de Comlo vinrent se reposer dans la grotte de Ronan :
c’était l’asile ordinaire de Connal : les armes de ses pères y étaient suspendues :
leurs boucliers y brillaient auprès de leurs casques d’acier.
« Repose ici, dit Connal, repose, ô Galvina, mes amours. Un chevreuil paraît sur le
front du Mora ; j’y cours, et bientôt je reviens vers toi.
« — Je crains, lui dit-elle, le noir Grumal, mon ennemi ; il vient souvent à la
grotte de Ronan : je vais me reposer au milieu de tes armes ; mais reviens
promptement, ô mon bien-aimé. »
Tandis que Connal poursuit le chevreuil, Galvina veut éprouver son amant ; elle prend
ses vêtements et son armure, et sort de la grotte. Connal l’aperçut et la prit pour
son ennemi. Son cœur bat et s’irrite ; il pâlit de fureur ; un nuage s’épaissit sur
ses yeux : il bande l’arc, la flèche vole : Galvina tombe dans son sang. Connal court
à pas précipités à la grotte ; il appelle Galvina : nulle réponse dans le rocher
solitaire. « Où es-tu, ô ma bien-aimée ? » Il reconnaît à la fin que c’est elle dont
le cœur palpite sous le trait fatal. « Ô Galvina ! est-ce toi ?… » Il tombe et
s’évanouit sur le sein de son amante.
« Les chasseurs trouvèrent ce couple infortuné, et secoururent Connal. Il promena
depuis ses pas sur la colline ; mais il errait sans cesse dans un morne silence autour
de la tombe de son amante. L’Océan vomit sur la côte une flotte ennemie. Il
combattit ; les étrangers prirent la fuite : il cherchait partout la mort dans la
mêlée ; mais quel bras pouvait la donner au puissant Connal ? Il jette son bouclier et
combat nu. Une flèche atteignit enfin son sein robuste… Il dort en paix à côté de sa
chère Galvina, au bruit des flots du rivage ; et le matelot découvre en passant leurs
tombes revêtues de mousse, lorsqu’il vogue sur les mers du Nord.
« J’aime les chants des bardes, dit Cuchullin. Je me plais à entendre les récits des
temps passés. Ils sont pour moi comme le calme du matin et la fraîcheur de la rosée
qui humecte les collines lorsque le soleil ne jette sur leur penchant que des rayons
languissants et que le lac est bleuâtre et tranquille au fond du vallon. Ô Carril !
élève encore ta voix, et fais entendre à mon oreille les chants de Tura, ces chants de
joie dont retentit mon palais, lorsque Fingal assistait à mes fêtes et que je le
voyais s’enflammer au récit des exploits de ses pères.
« Fingal, chanta Carril, toi, héros des combats, tes actions guerrières signalèrent
ta première jeunesse. Loclin fut consumé du feu de ta colère dans cet âge où ta beauté
le disputait à celle de nos jeunes filles. Elles souriaient aux grâces épanouies sur
le visage du jeune héros ; mais la mort était dans ses mains : il était fort et
terrible comme les eaux du Lora. Ses guerriers impétueux le suivaient. Ils vainquirent
et enchaînèrent Starno, roi de Loclin ; mais ils le rendirent à ses vaisseaux ; son
cœur était gonflé d’orgueil et de ressentiment ; il méditait au fond de son âme
ténébreuse la mort du jeune vainqueur, car jamais, jamais nul autre que Fingal n’avait
dompté la force du puissant Starno. Starno, rentré dans ses forêts de Loclin, s’assit
dans la salle où il donnait ses fêtes ; il appelle Snivan, vieillard aux cheveux
blancs, qui chanta plus d’une fois autour du cercle de Loda. Au son de sa voix, la pierre sacrée du pouvoir
12 était émue, et la fortune des combats
changeait dans la plaine des braves.
« Vieillard, dit Starno, va sur les rochers d’Arven que la mer environne. Dis à
Fingal, dis à ce roi du désert, le plus beau de tous les guerriers, que je lui donne
ma fille, ma fille, la plus aimable des belles. Son sein a la blancheur de la neige,
ses bras, celle de mes flots écumants ; son âme est douce et généreuse. Qu’il vienne,
accompagné de ses plus vaillants héros, s’unir à ma fille élevée dans la retraite de
mon palais.
« Snivan arrive aux monts d’Albion, Fingal part ; son cœur, enflammé par l’amour,
devance le vol de ses vaisseaux sur les vagues du Nord.
« Sois le bienvenu, dit le sombre Starno, roi des rochers de Morven, sois le
bienvenu ; et vous aussi, héros qui le suivez aux combats. Enfants de l’île Solitaire,
trois jours entiers vous célébrerez la fête dans mon palais ; vous poursuivrez trois
jours les sangliers de mes bois, afin que votre renommée puisse pénétrer jusqu’aux
demeures secrètes où habite la jeune Agandecca. »
« Le roi des Neiges méditait leur mort en leur donnant la fête de l’amitié. Fingal,
qui se défiait du sombre ennemi, y parut couvert de ses armes. Les assassins,
effrayés, ne purent soutenir les regards du héros et s’enfuirent. Cependant les
accents de la joie se font entendre ; les harpes frémissent et rendent des sons
d’allégresse. Les bardes chantent les combats des guerriers ou les charmes des belles.
Le barde de Fingal, Ullin, cette voix mélodieuse de la colline de Cona, s’y faisait
entendre. Il chanta les louanges de la fille du roi des Neiges et la gloire de
l’illustre héros de Morven. La belle Agandecca entendit ses accents ; elle quitta la
retraite où elle soupirait en secret et parut dans toute sa beauté comme la lune au
bord d’un nuage de l’orient. L’éclat de ses charmes l’environne comme des rayons de
lumière ; le doux bruit de ses pas légers plaît à l’oreille comme une musique
agréable. Elle voit, elle aime le jeune héros. Il fut l’objet des soupirs secrets de
son cœur. Ses yeux bleus le cherchaient et se fixaient tendrement sur lui ; elle fit
des vœux dans son âme pour le bonheur du chef de Morven.
« Le troisième jour se leva radieux sur les forêts des sangliers. Starno, aux noirs
sourcils, part pour la chasse et Fingal avec lui. Déjà la moitié du jour s’est
écoulée, et la lance de Fingal est teinte du sang des hôtes féroces du Gormal. Ce fut
alors que la fille de Starno vint le trouver, ses beaux yeux pleins de larmes, et,
avec les accents de l’amour, elle lui adressa ces paroles :
« Fingal, héros d’une race illustre, ne te fie point au cœur superbe de Starno : dans
cette forêt sont cachés ses guerriers. Garde-toi de cette forêt où t’attend la mort :
mais souviens-toi, jeune étranger, souviens-toi d’Agandecca. Roi de Morven, sauve-moi
de la fureur de mon père. »
« Le jeune héros, sans crainte et sans émotion, s’avance accompagné de ses guerriers.
Les ministres de la mort périrent de sa main, et la forêt du Gormal retentit du bruit
de leur chute.
« Les chasseurs se sont rassemblés devant le palais de Starno. Sous la sombre
épaisseur de ses sourcils, Starno roulait des yeux enflammés. « Qu’on amène ici,
cria-t-il, qu’on amène Agandecca à son aimable roi de Morven. Ses paroles n’ont pas
été vaines, et la main de Fingal s’est rougie du sang de mon peuple. »
« Elle parut les yeux baignés de larmes, ses cheveux noirs étaient épars ; son sein,
éclatant de blancheur, était gonflé de soupirs. Starno lui perça le sein de son épée ;
elle tomba comme un flocon de neige qui se détache des rochers du Ronan, lorsque les
forêts sont en silence et que l’écho muet s’enfonce dans la vallée.
« Fingal jette un regard sur ses guerriers, et ses guerriers ont déjà pris leurs
armes. Un horrible combat s’engage : les enfants de Loclin meurent ou fuient… Fingal
emporte et dépose dans son vaisseau le corps inanimé de la belle Agandecca. Sa tombe
s’élève sur le sommet d’Arven et la mer mugit alentour.
« Paix profonde à son âme, dit Cuchullin, et au barde qui nous charme par ses chants.
Redoutable était Fingal dans la force de sa jeunesse, redoutable est encore son bras
dans sa vieillesse. Loclin succombera encore devant le roi de Morven. Ô lune !
montre-toi au travers de ton nuage ; éclaire dans la nuit ses blanches voiles sur les
flots, et, s’il est quelque Esprit puissant des cieux assis sur cette nue abaissée
vers la terre, conducteur des orages, écarte des écueils ses vaisseaux voguant dans
les ténèbres. »
« Ainsi parla Cuchullin près du torrent murmurant de la montagne, lorsque le fils de
Matha, Calmar, montait la colline. Il revenait de la plaine, blessé et couvert de son
sang, et s’appuyait sur sa lance. Le bras du héros était affaibli, mais son âme était
pleine de force.
« Tu es le bienvenu, ô fils de Matha ! lui dit Connal, tu es le bienvenu au milieu de
tes amis ; mais pourquoi ce soupir étouffé s’échappe-t-il du sein d’un guerrier qui,
jamais, n’avait connu la peur ? — Et qui ne la connaîtra jamais. Connal, mon âme
s’enflamme dans le danger et tressaille de joie au bruit des combats. Je suis de la
race des braves : jamais mes ancêtres ne connurent la crainte. »
« Calmar fut le premier de ma famille, il se jouait au milieu des tempêtes. Son noir
esquif bondissait sur l’Océan et volait sur l’aile des ouragans. Une nuit, un Esprit
sema la discorde parmi les éléments. Les mers s’enflent, les rochers retentissent, les
vents chassent devant eux les nuages menaçants, l’éclair vole sur ses ailes de feu.
Calmar trembla et revint au rivage, mais bientôt il rougit de sa frayeur. Il s’élance
de nouveau au milieu des flots en courroux et cherche l’Esprit des vents, tandis que
trois jeunes matelots gouvernent la barque agitée, il est debout l’épée nue. Lorsque
le nuage abaissé passa près de lui, il saisit ses noirs flocons et plongea son épée
dans ses flancs ténébreux. L’Esprit de la tempête abandonna les airs ; la lune et les
étoiles reparurent. »
« Telle était l’intrépidité de ma race, et Calmar ressemble à ses ancêtres. Le danger
fuit l’épée du brave, la fortune se plaît à couronner l’audace. »
« Mais vous, enfants des vertes vallées d’Erin, retirez-vous des plaines sanglantes
de Lena. Rassemblez les tristes restes de nos amis et rejoignez Fingal. J’ai entendu
le bruit de la marche de Loclin qui s’avance : Calmar va rester et combattre. Ma voix
se fera entendre, ô mes amis ! comme si j’étais soutenu de mille guerriers. Mais,
souviens-toi de moi, fils de Semo, souviens-toi du corps inanimé de Calmar. Après que
Fingal aura dévasté le champ de bataille, place-moi sous quelque pierre mémorable qui
parle de ma renommée aux temps à venir. Fais que la mère de Calmar se réjouisse en
voyant la pierre qui attestera ma gloire.
« — Non, fils de Matha, répondit Cuchullin, non, je ne te quitte point : ma joie est
de combattre à forces inégales, dans le péril mon âme s’agrandit. Connal, et toi,
vénérable Carril, conduisez les tristes enfants d’Erin, et, quand le combat sera fini,
revenez chercher nos corps gisants dans ce défilé, car nous resterons près de ce
chêne, au milieu de la mêlée… Moran au pied léger, vole sur la bruyère de Lena, dis à
Fingal qu’Erin est tombé dans l’esclavage, et presse-le de hâter ses pas. »
« Le matin commence à blanchir la cime du Cromla, les enfants de la mer13 montent le coteau. Calmar les attend
de pied ferme, le feu du courage s’allume dans son âme irritée, mais le visage du
guerrier pâlit. Faible, il s’appuyait sur la lance de son père, sur cette lance qu’il
détacha des salles de Lara à la vue de sa mère affligée ; mais bientôt le héros
s’affaiblit et tombe comme l’arbre sur les plaines de Cona. Le sombre Cuchullin reste
seul, mais immobile comme un rocher isolé au milieu des sables ; la mer vient avec ses
flots et mugit sur ses flancs endurcis ; sa tête se couvre d’écume et les collines
d’alentour retentissent ; enfin, du sein grisâtre des brumes paraissent sur l’Océan
les voiles de Fingal ; la forêt de ses mâts se balance sur les vagues roulantes.
« Swaran, du haut de la colline, les aperçoit, il abandonne les enfants d’Erin et
revient sur ses pas. Tels que la mer rentraînant ses ondes à travers les cent îles
mugissantes d’Inistore, tels reviennent contre Fingal les vastes et impétueux
bataillons de Loclin.
« Cuchullin, triste, l’œil en pleurs et la tête baissée, marche à pas lents, traînant
derrière lui sa longue lance ; il s’enfonce dans le bois du Cromla, gémissant sur la
perte de ses amis. Il redoutait la présence de Fingal, qui était accoutumé à le
féliciter en le voyant revenir des champs de gloire.
« Combien de mes héros, disait-il, sont couchés sans vie sur cette plaine ! Les chefs
d’Inisfail, ceux dont la joie éclatait dans la salle de nos fêtes ! Je ne rencontrerai
plus leurs pas sur la bruyère, je n’entendrai plus leurs voix à la chasse des
chevreuils. Pâles et muets, ils sont couchés sur des lits sanglants, ces guerriers qui
furent mes amis ! Esprits de ces héros, naguère pleins de vie, venez visiter Cuchullin
dans sa solitude, venez sur les vents qui font gémir l’arbre de la grotte de Tura,
venez converser avec moi ; c’est là qu’éloigné des humains, je vais habiter ignoré.
Nul barde n’entendra parler de moi ; nul monument ne s’élèvera pour conserver ma
mémoire. Pleure-moi, ô Bragela ! compte Cuchullin parmi les morts ; ma renommée s’est
évanouie. »
« Tels étaient les regrets de Cuchullin, en s’enfonçant dans les bois du Cromla.
« Fingal, debout sur son vaisseau, levait sa lance brillante : terrible était l’éclat
de son acier, comme les feux sombres du météore de la mort, lorsque le voyageur est
seul, et que le large disque de la lune est obscurci dans les deux.
« On a combattu, dit Fingal, et je vois le sang de mes amis. La tristesse est sur les
champs de Lena ; le deuil est dans les forêts du Cromla : elles ont vu tomber leurs
chasseurs dans la force de l’âge, et le fils de Semo n’est plus. — Ryno, Fillan, mes
enfants, faites retentir le cor de la guerre : montez sur cette colline du rivage,
près du tombeau de Landarg, et appelez les ennemis. Que votre voix tonne comme celle
de votre père, lorsqu’il engage le combat et déploie sa valeur. J’attends sur ce
rivage le sombre, le puissant Swaran : qu’il vienne avec toute sa race ; car ils sont
terribles dans le combat, les amis des morts ! »
« Le beau Ryno vola comme l’éclair ; le noir Fillan, comme les ombres de l’automne.
Déjà leur voix s’est fait entendre sur les bruyères de Lena : les enfants de l’Océan
ont reconnu les sons du cor de Fingal. L’Océan mugissant ne descend pas des rivages du
royaume des Neiges avec plus de violence et de rapidité que les enfants de Loclin du
penchant de la colline. À leur tête marche leur roi dans l’appareil effrayant de ses
armes. La rage allume son noir visage, et ses yeux roulent étincelants des feux de la
valeur.
« Fingal aperçoit le fils de Starno, et se rappelle Agandecca. Swaran, jeune encore,
avait donné des pleurs à la mort de sa sœur. Fingal lui envoie le barde Ullin pour
l’inviter à sa fête ; son âme est tendrement émue au souvenir de ses premières
amours.
« Ullin, d’un pas ralenti par l’âge, marche vers le fils de Starno, et lui dit : « Ô
toi qui habites loin de nous environné de tes flots, viens à la fête du roi et passe
ce jour dans le repos ; demain, ô Swaran, nous combattrons, nous briserons les
boucliers.
« — Aujourd’hui ! répond le fils de Starno plein de rage ; c’est aujourd’hui que nous
briserons les boucliers : demain ma fête sera célébrée, et Fingal sera gisant sur la
terre. »
Ullin revient vers Fingal :
« Eh bien, dit Fingal avec un sourire, que demain Swaran donne sa fête ; oui,
aujourd’hui, mes enfants, nous briserons les boucliers. Ossian, reste à mes côtés ;
Gaul, lève ton épée terrible ; Fergus, bande ton arc ; et toi, Fillan, fais voler ta
lance dans les airs. Levez tous vos larges boucliers ; que vos lances soient des
météores de mort Suivez moi dans la route de la gloire, et égalez mes actions dans le
combat. »
« Mille vents déchaînés sur Morven, ou les nuages volant amoncelés à travers les
cieux, ou les flots du noir Océan fondant sur les rivages du désert, leur bruit, leurs
ravages, la terreur qu’ils inspirent : telle est l’image de l’horrible mêlée des deux
armées sur la plaine retentissante de Lena. Les cris des combattants se répandent sur
les collines, comme les éclats de la foudre pendant la nuit, lorsque la nue crève sur
Cona, et qu’on entend dans les vents les cris de mille fantômes.
« Fingal s’élance, terrible comme l’esprit de Trenmor, lorsque d’un tourbillon il
vient à Morven visiter ses illustres enfants. Les chênes émus gémissent, et les
rochers tombent déracinés sur son passage. Le sang des ennemis inondait la main de mon
père lorsqu’il agitait son épée dans un cercle flamboyant. Il se rappelle les combats
de sa jeunesse ; et, dans sa course, il dévaste le champ de bataille. Ryno s’avance
comme une colonne de feu. Le front de Gaul est menaçant, Fergus et Fillan fondent sur
l’ennemi. Moi-même je marchai triomphant sur les traces du roi. Mille fois mon bras
donna la mort, et l’éclair de mon épée en était le signal effrayant. Mes cheveux alors
n’étaient pas blanchis par les ans, et la vieillesse ne faisait pas trembler mes
mains : mes yeux n’étaient pas couverts de ténèbres, et mes jambes ne m’abandonnaient
pas dans ma course.
« Qui pourrait nombrer les morts ou les exploits des héros, dans cette journée où
Fingal, brûlant de rage, foudroya les enfants de Loclin ? Gémissements sur
gémissements se répétaient de colline en colline, jusqu’à ce que la nuit vînt tout
envelopper de ses ombres. Pâles et frissonnants d’effroi comme un troupeau de timides
chevreuils, les enfants de Loclin se rassemblent sur la colline. Nous nous assîmes,
pour entendre les sons de la harpe, au bord du paisible ruisseau de Lubar. Fingal,
placé le plus près de l’ennemi, écoutait les chants des bardes qui célébraient sa race
illustre. Assis et appuyé sur sa lance, il prêtait une oreille attentive. Le vent
agitait ses cheveux blancs, et ses pensées se promenaient sur le passé. Près de lui
était mon jeune, mon cher Oscar, penché sur sa lance ; il admirait le roi de Morven,
et son âme s’agrandissait au récit de ses actions.
« Fils de mon fils, dit le roi, Oscar, l’honneur du jeune âge, j’ai vu briller ton
épée, et je me suis enorgueilli de ma race : suis la trace glorieuse de nos aïeux, et
sois ce que furent Trenmor, le premier des hommes, et Trathal, le père des héros. Ils
signalèrent leur jeunesse dans les combats ; ils sont chantés par les bardes. Oscar,
dompte le guerrier qui se défend ; mais épargne le faible : fonds, comme un torrent,
sur les ennemis de ton peuple ; mais sois doux, comme le zéphyr qui caresse le gazon,
pour ceux qui implorent ta clémence : tel vécut Trenmor ; tel fut Trathal, et tel a
été Fingal ; mon bras fut toujours l’appui de l’opprimé, et le faible s’est reposé
derrière les éclairs de mon épée.
« Oscar, j’étais jeune comme toi lorsque la belle Fainasollis s’offrit à moi, ce
rayon du soleil, cette douce lumière d’amour, la fille du roi de Craca. Je revenais
des bruyères de Cona, n’ayant avec moi que quelques-uns de mes guerriers. Les voiles
d’un esquif se présentent à nos yeux sur le lointain des mers : il paraissait comme un
nuage qui s’élève sur les vents de l’Océan. Bientôt il s’approche, et nous aperçûmes
cette belle. Son beau sein était agité et gonflé de soupirs. Le vent jouait dans ses
cheveux dénoués ; ses joues de rose étaient couvertes de pleurs : « Fille de la
beauté, lui dis-je avec douceur, d’où viennent tes soupirs ? Puis-je, jeune encore,
puis-je te défendre, fille de la mer ? Mon épée peut trouver mon égal dans le combat ;
mais mon cœur est indomptable.
« — Je suis dans tes bras, ô chef des braves, dit-elle en soupirant : c’est toi que
j’implore, généreux protecteur du faible. Le roi de Craca chérissait en moi le rejeton
le plus brillant de sa race, et plus d’une fois les collines du Cromla ont répondu aux
soupirs d’amour adressés à l’infortunée Fainasollis. Borbar, roi de Sora, vit ma
beauté et m’aima : son épée brille à son côté comme l’éclair du ciel ; mais son
sourcil est noir et sombre, et les orages sont dans son cœur. C’est lui que je fuis à
travers les flots ; c’est lui qui me poursuit.
« — Viens te placer, lui dis-je, à l’abri de mon bouclier, et rassure-toi, beauté
ravissante. Il fuira, le sombre chef de Sora ; il fuira, si le bras de Fingal répond à
son cœur. Je pourrais bien, fille de la mer, te cacher dans quelque grotte solitaire
et profonde ; mais jamais Fingal n’a fui des lieux où le danger menace. C’est au
milieu de la tempête des combats et des lances que son âme s’épanouit de joie. »
« Je vis des larmes couler sur les joues de la belle. Je m’attendris sur son
sort.
« Bientôt, telle qu’une vague menaçante, paraît sur le lointain des mers le vaisseau
du fougueux Borbar. Ses voiles se jouent autour de ses mâts élevés sur les flots ; les
ondes blanchissent et roulent sur les flancs du vaisseau, et l’Océan mugit alentour.
« Quitte, lui dis-je, quitte l’Océan, étranger porté sur les tempêtes. Viens partager
ma fête dans mon palais. Ma demeure est l’asile des étrangers. » La belle était
tremblante à mes côtés : il décoche un trait, elle tombe. « Ta main est sûre, Borbar ;
mais cette belle était un faible ennemi. » Nous combattîmes, et ce combat fut sanglant
et mortel : Borbar tomba sur mes coups. Nous plaçâmes sous deux tombes de pierre cette
belle infortunée et son cruel amant.
« Tel je fus dans mon jeune âge ; mais toi, Oscar, imite la vieillesse de Fingal ; ne
cherche jamais le combat : s’il se présente, ne l’évite jamais. Fillan, Oscar,
devancez les vents, volez sur la plaine, et observez les enfants de Loclin. J’entends
le tumultueux désordre où les jette la peur. Allez, qu’ils n’échappent pas à mon épée
en fuyant sur les vagues du Nord : car combien de guerriers de la race d’Erin sont ici
couchés sur le lit de mort ! »
« Les deux héros volèrent comme deux sombres fantômes sur leurs chars aériens,
lorsqu’ils viennent effrayer les malheureux mortels.
« Alors le fils de Morni, Gaul, s’avance, et se présente dans une altitude
intrépide : sa lance reluit aux étoiles. « Ô Fingal ! cria le héros, dis aux bardes
d’appeler par leurs chants le doux sommeil sur tes guerriers fatigués. Et toi, Fingal,
remets dans son fourreau ton épée homicide, et laisse combattre ton peuple. Nous
languissons ici sans gloire, et notre roi est le seul qui combatte et triomphe. Quand
le matin blanchira nos collines, observe de loin nos exploits. Que les guerriers de
Loclin sentent l’épée tranchante du fils de Morni, et que les bardes puissent célébrer
ma renommée. Telle fut jadis la conduite des nobles ancêtres de Fingal ; telle fut
aussi la tienne, ô Fingal !
« — Fils de Morni, répondit Fingal, je chéris ta gloire. Combats ; mais ma lance te
suivra de près, pour voler à ton secours au milieu du péril. Élevez, élevez vos voix,
enfants des concerts, et faites descendre sur moi le paisible sommeil. Fingal va
dormir ici au murmure des vents de la nuit. Et toi, ô Agandecca ! si tu es près de ces
lieux, parmi les enfants de ta patrie, ou si tu es assise sur un nuage au-dessus des
mâts et des voiles de Loclin, viens me visiter dans mes songes. Belle qui me fus si
chère, viens réjouir mon âme du doux aspect de ta beauté. »
« Mille harpes et mille voix unirent leurs sons mélodieux. Les bardes chantèrent les
nobles actions de Fingal et de son auguste race ; et quelquefois on entendit prononcer
dans leurs chants le nom d’Ossian, d’Ossian aujourd’hui plongé dans le deuil ! J’ai
combattu, j’ai vaincu souvent dans les guerres d’Erin ; mais maintenant, aveugle, dans
les larmes, et délaissé, je me traîne confondu dans la foule des mortels vulgaires. Ô
Fingal ! je ne te vois plus environné des guerriers de ta race : les bêtes sauvages
viennent paître sur la tombe du puissant roi de Morven… Paix éternelle à ton ombre,
roi des épées, héros le plus fameux des collines de Cona. »
Ossian lui-même chante ses premières amours dans son quatrième chant.
Malvina, sa petite-fille, qui vit auprès de son vieux père pour le consoler de la perte
de ses enfants et pour entendre ses chants, l’écoute. Voici ce que sa mémoire lui
représente :
« Quelle est celle qui descend en chantant de la montagne, brillante comme l’arc
pluvieux qui couronne la colline de Lena ? C’est cette belle dont la voix inspire
l’amour ; c’est l’aimable fille de Toscar : plus d’une fois tu prêtas l’oreille à mes
chants, plus d’une fois je vis couler les larmes de tes beaux yeux. Viens-tu pour être
témoin de nos combats, ou pour entendre le récit des actions d’Oscar ? Quand
cesserai-je de pleurer au bord des ruisseaux de Cona ! Mes années se sont écoulées
dans les batailles, et la douleur assiège ma vieillesse.
« Belle Malvina, je n’étais pas, comme aujourd’hui, aveugle et flétri par les
chagrins ; je n’étais pas ainsi triste et dans l’abandon, lorsque la belle Evirallina
m’aimait, Evirallina aux cheveux noirs, à la gorge éblouissante. Mille héros lui
offrirent leurs vœux : elle refusa son amour à mille héros : une foule de braves
guerriers se retirèrent dédaignés. Ossian seul plaisait à ses yeux.
« J’allai vers les ondes noires de Lego pour obtenir sa main : douze guerriers de ma
nation, enfants valeureux des plaines de Morven, m’accompagnèrent. Nous arrivâmes à la
demeure de Branno, l’ami des étrangers.
« De quel lieu, dit-il, viennent ces armes étrangères ? Elle n’est pas facile, la
conquête de la beauté qui a déjà refusé tant de guerriers d’Erin ; mais sois heureux,
ô toi, fils de Fingal : heureuse est la belle qui t’est réservée ! Eussé-je douze
beautés qui m’appelassent leur père, je les offrirais à ton choix, illustre enfant de
la renommée. » À ces mots, il ouvrit la salle où était la belle Evirallina : à sa vue,
la joie fit palpiter nos cœurs sous l’acier, et nous fîmes des vœux pour la fille de
Branno.
« Mais au-dessus de nos têtes, au sommet de la colline parut la troupe du superbe
Cormac. Huit guerriers le suivaient, et la plaine resplendissait des éclairs de leurs
armes. Là étaient Colla et Duna couvert de blessures, et le puissant Toscar ; et avec
eux Tago et le victorieux Frestat. Suivaient Daïro, heureux dans les combats, et Dala,
le boulevard des guerriers dans leur retraite. L’épée flamboyait dans la main de
Cormac, ses yeux étaient pleins de douceur. Ossian prit avec lui huit de ses
guerriers, l’impétueux Ullin, le généreux Mullo, le noble et gracieux Scelacha, Oglan
et le fougueux Cerdal et le farouche Dumariccan : et pourquoi te nommerai-je le
dernier, Ogar, si fameux sur les collines d’Arven !
« Ogar attaque Dala : ils combattent sur la plaine. Ogar songe à son poignard ; c’est
l’arme qu’il affectionne : il l’enfonça neuf fois dans les flancs de Dala ; le sort du
combat est changé : trois fois je perçai de ma lance le bouclier de Cormac ; trois
fois sa lance se rompit sur le mien. Ô jeune et malheureux amant ! je lui tranchai la
tête : cinq fois je l’agitai par sa chevelure : les amis de Cormac prirent la fuite.
Quiconque alors, aimable Malvina, m’eût osé dire qu’un jour, aveugle et infirme, je
passerais les nuits dans la solitude, eût eu besoin d’avoir une cotte d’armes d’une
trempe bien forte, et un bras invincible.
« Mais déjà l’on n’entend plus sur la plaine obscure du Lena le son des harpes et la
voix des bardes. Les vents inconstants soufflaient avec violence, et le chêne altier
balançait sur ma tête son tremblant feuillage : Evirallina occupait mes pensées,
lorsque dans tout l’éclat de sa beauté, et roulant dans ses pleurs l’azur de ses beaux
yeux, elle m’apparut sur son nuage, et d’une voix faible :
« Ossian, dit-elle, lève-toi et sauve mon fils ! sauve mon cher Oscar. Près du chêne
qui est au bord du Lubar, il combat contre les enfants de Loclin…. »
Elle dit et se replonge dans son nuage : je me revêts de mon armure, et ma lance
soutient et précipite mes pas : mes armes retentissent ; je répétais à demi-voix,
suivant ma coutume dans les dangers, les antiques chansons des héros. Les guerriers de
Loclin entendirent le bruit lointain de ma marche : ils fuient, mon fils les poursuit.
« Reviens, mon fils, lui criai-je, reviens, ne poursuis plus l’ennemi, quoique Ossian
soit derrière toi. » Il obéit à ma voix et revient sur ses pas ; c’était un charme
pour mon oreille que le bruit des armes d’Oscar. « Pourquoi, me dit-il, arrêtes-tu mon
bras avant que la mort les ait tous enveloppés de ses ombres ? Sais-tu que, farouches
et terribles, ils ont assailli ton fils et Fillan ? qu’ils veillaient attentifs aux
alarmes de la nuit ? Nos épées en ont détruit quelques-uns : mais tels que les flots
de l’Océan poussés par les vents sur les sables de Mora, tels s’avancent les guerriers
de Loclin sur la plaine de Lena : les fantômes de la nuit jetèrent des cris sinistres,
et j’ai vu étinceler les météores, avant-coureurs de la mort. Laisse-moi réveiller le
roi de Morven, lui qui sourit au danger : il ressemble au radieux enfant du ciel
lorsqu’il se lève et dissipe l’orage. »
« Fingal venait de s’éveiller brusquement d’un songe, et s’appuyait sur le bouclier
de Trenmor, bouclier fameux que ses pères levèrent jadis mille fois dans les guerres
de leur famille. Le héros avait vu dans son sommeil l’ombre affligée d’Agandecca. Elle
était venue de l’Océan, et s’était avancée seule et à pas lents sur la plaine de
Lena : son visage était pâle et ses joues étaient baignées de larmes : plusieurs fois,
de sa robe de nuages, elle avance sa main livide ; elle l’étend sur Fingal en silence
et en détournant les yeux. « Pourquoi la fille de Starno verse-t-elle des pleurs ? lui
dit Fingal en soupirant ; pourquoi cette pâleur sur ton visage ?… Elle disparaît sur
les vents, et laisse Fingal au milieu des ténèbres. Elle pleurait les guerriers de sa
nation qui allaient périr sous les coups de Fingal.
« Le héros s’éveille, et voit encore Agandecca dans ses pensées. Il entend le bruit
des pas d’Oscar, il aperçoit la lueur de son bouclier : car le rayon naissant du matin
avait déjà traversé les mers d’Ullin.
« Que fait l’ennemi, dit en se levant le roi de Morven ? Entraîné par la peur,
fuit-il sur les flots de l’Océan ? ou attend-il un nouveau combat ? Mais qu’ai-je
besoin de le demander : ce sont leurs voix que m’apportent le vent du matin. Oscar,
vole sur la plaine, et réveille nos ennemis pour combattre. »
« Le roi se plaça près de la roche de Lubar, et trois fois il éleva sa voix terrible.
Le cerf tressaille près des sources de Cromla, et les rochers tremblent sur les
collines. Tels que les nuages amassent les tempêtes et voilent l’azur des cieux, tels
à la voix de Fingal accoururent les enfants du désert : toujours ses guerriers étaient
émus de joie aux accents de sa voix ; souvent il les avait conduits au combat et
ramenés chargés des dépouilles de l’ennemi.
« Venez, guerriers intrépides, venez donner la mort : Fingal vous verra combattre.
Mon épée reluira sur cette colline : elle sera l’appui de mon peuple ; mais
puissiez-vous n’avoir jamais besoin de son secours, tandis que le fils de Morni va
combattre à ma place !… C’est lui qui va marcher à votre tête : il faut que sa gloire
devienne célèbre dans nos chants. Ô vous, ombres des héros morts, hôtes légers des
nuages, accueillez avec bonté mes guerriers terrassés, et conduisez-les dans l’asile
de vos collines. Qu’ils puissent un jour, portés sur les vents, traverser l’espace de
mes mers, me visiter dans mes songes, et réjouir quelquefois mon âme dans le silence
de la nuit et du repos.
« Fillan, Oscar, et toi, beau Ryno à la lance redoutable, marchez au combat avec
intrépidité ; suivez le fils de Morni, contemplez les actions de son bras, et que vos
épées soient rivales de la sienne. Protégez les amis de votre père, et que les
guerriers des anciens temps soient présents à votre souvenir. Mes enfants, quand vous
tomberiez ici sur les champs d’Erin, je vous reverrais encore : bientôt, bientôt nos
froides et pâles ombres se rencontreront dans les nuages et traverseront ensemble les
coteaux de Cona. »
« Tel qu’une nue épaisse et orageuse, dont les flancs enflammés sont armés d’éclairs,
et qui, fuyant les rayons du matin, s’avance vers l’occident : tel s’éloigne le roi de
Morven. Deux lances sont dans sa main, et son armure jette un éclat terrible… Il
abandonne au vent ses cheveux blancs : souvent il se retourne et jette un regard sur
le champ de bataille : trois bardes l’accompagnent, prêts à porter ses paroles à ses
héros. Il s’assied sur la cime du Cromla ; les mouvements de sa lance étincelante
réglaient notre marche. La joie s’épanouit sur le visage d’Oscar : ses joues se
colorent ; ses yeux versent des larmes de plaisir : son épée paraît dans ses mains un
rayon de lumière. Il s’avance, et avec un sourire il dit à Ossian : « Ô chef des
combats, mon père, écoute ton fils. Retire-toi aussi, va joindre le roi de Morven, et
cède-moi ta gloire. Si je péris ici, souviens-toi de cette belle solitaire, objet de
mon amour, de la fille de Toscar ; car je la vois penchée sur les bords du ruisseau,
les joues en feu et les cheveux épars sur son sein, jetant ses regards du haut de la
montagne et soupirant pour Oscar. Dis-lui que je suis sur mes collines, hôte léger des
vents, et que je vole sur mes nuages à la rencontre de l’aimable fille de Toscar.
« — Élève, Oscar, élève plutôt ma tombe : je ne veux point te céder le combat ; il
faut que mon bras soit le plus sanglant, et t’enseigne à vaincre. Mais, mon fils,
souviens-toi de placer cette épée, cet arc et ce bois de cerf dans mon étroite et
sombre demeure, que tu marqueras par une pierre grisâtre. Oscar, je n’ai plus d’amante
à recommander aux soins de mon fils ; j’ai perdu Evirallina, l’aimable fille de Branno
n’est plus. »
« Nous parlions ainsi, lorsque la voix de Gaul, apportée par les vents, vint frapper
nos oreilles : il agitait dans les airs l’épée de son père, et se précipite furieux au
milieu de la mort et du carnage.
« Les deux armées s’attaquent et combattent guerrier contre guerrier, fer contre fer.
Les boucliers et les épées se choquent et retentissent. Les hommes tombent. Gaul fond
comme un tourbillon d’Arven : la destruction suit son épée. Swaran dévore comme
l’incendie allumé dans les bruyères du Cormal. Comment pourrais-je redire dans mes
chants tant de noms et de morts ? L’épée d’Ossian se signala aussi dans ce sanglant
combat : et toi, ô mon Oscar, ô le plus grand, le meilleur de mes enfants, que tu
étais terrible ! Mon âme éprouvait une secrète joie, lorsque je voyais son épée
étinceler sur les ennemis terrassés. Ils fuient en désordre sur la plaine de Lena :
nous poursuivons, nous massacrons ; comme la pierre bondit de rocher en rocher, comme
la hache frappe et retentit de chêne en chêne, comme le tonnerre roule de colline en
colline ses effrayants éclats : tels de la main d’Oscar et de la mienne tombaient et
se suivaient et le coup et la mort.
« Mais Swaran assiège et environne le fils de Morni, comme un cercle des flots
irrités. Fingal, à cette vue, se lève à demi et fait un mouvement de sa lance : « Va,
Ullin, mon antique barde, va trouver Gaul, rappelle à sa mémoire les combats et
l’exemple de ses ancêtres : soutiens de tes chants son courage chancelant ; les chants
raniment les guerriers. » Le vénérable Ullin part ; il presse ses pas appesantis ; il
arrive et adresse à Gaul ces chants belliqueux :
« Enfant des climats où naissent les coursiers généreux ; jeune roi des lances, toi
dont le bras est ferme dans le péril, dont le courage inflexible ne cède jamais ; toi
qui diriges les coups de la mort, frappe, renverse l’ennemi : que nul de leurs
vaisseaux ne reparaisse jamais sur la côte d’Inistore. Que ton bras soit comme la
foudre, tes yeux comme l’éclair, ton cœur comme un rocher. Lève ton bouclier ; plonge
et replonge ton épée ; frappe, détruis ! »
« À ces chants, le cœur de Gaul s’enflamme et palpite ; mais Swaran s’avance à la
tête de son armée : il fend le bouclier de Gaul en deux, et les enfants d’Erin
prennent la fuite.
« Alors Fingal se leva, et trois fois fit éclater sa voix. Cromla répondit à ses
sons, et ses guerriers fuyants s’arrêtèrent. Ils baissèrent vers la terre leurs
visages confus, et rougirent à la présence de Fingal. Il s’avançait comme un nuage
pluvieux dans les ardeurs brûlantes de l’été, lorsqu’il roule et s’étend sur la
colline, et que les plaines en silence attendent sa rosée. Swaran aperçoit le terrible
roi de Morven, et s’arrête au milieu de sa course. Farouche et roulant ses yeux autour
de lui, debout, appuyé sur sa lance et gardant un morne silence, il ressemblait dans
sa taille gigantesque à un chêne antique des bords du Lubar, dont la tête penche sur
le fleuve et dont les rameaux furent jadis noircis des feux du tonnerre. Il marche et
se retire à pas lents sur la plaine. Les flots de ses guerriers l’entourent, et le
nuage de la bataille se forme sur la colline.
« Fingal brille au milieu de ses héros, et leur dit : « Prenez mes étendards,
déployez-les aux vents de Lena, qu’ils flottent comme les flammes ondoyantes de cent
collines : que leurs frémissements dans les airs nous excitent au combat. Accourez,
enfants d’Erin, venez vous placer près de votre roi ; soyez attentifs à ses ordres.
Gaul, bras invincible de la mort, jeune Oscar, qui croîs pour les combats ; vaillant
Connal ; Dermid à la brune chevelure, et toi, Ossian, roi des chants, venez tous vous
placer près du bras de votre père. »
« Nous élevâmes le Soliflamme, le brillant étendard du roi : l’âme des héros
tressaillit de joie en le voyant se jouer dans les vents ; il était parsemé d’or,
comme l’azur nocturne de la voûte étoilée du ciel. Chaque héros avait son étendard, et
chaque étendard sa troupe de guerriers.
« Voyez, dit le roi, comme l’armée de Loclin se partage sur la plaine ; ils
ressemblent à une forêt de chênes à demi dévastée par l’incendie, lorsque ses arbres
éclaircis laissent voir par intervalles les espaces du ciel, et les météores volants
dans la nuit. Que chaque chef des amis de Fingal choisisse et attaque sa troupe
d’ennemis ; et qu’en dépit de ce front menaçant qu’ils nous opposent, nul d’eux
n’échappe sur les flots d’Inistore. — Moi, dit Gaul, je me charge des sept chefs qui
sont venus du lac de Lano. — Que le sombre roi d’Inistore, dit Oscar, soit abandonné à
l’épée du fils d’Ossian, — Confiez à la mienne le roi d’Inistore, dit Conna au cœur
d’acier… — Ou Mudin ou moi, dit Dermid, dormira sous la terre. — Et moi, qui
maintenant suis aveugle et faible, je choisis le belliqueux roi de Terman. J’ai promis
de ne pas revenir sans son bouclier. — « Revenez triomphants et victorieux, ô mes
héros, dit Fingal avec un regard serein : toi, Swaran, Fingal te réserve pour lui. »
Aussitôt, comme mille vents furieux déchaînés sur les vallons, nos bataillons se
divisent et fondent sur l’ennemi : les échos du Cromla retentissent au loin.
— Comment raconter toutes les morts qui signalèrent nos armes dans cette affreuse
mêlée ? Ô fille de Toscar, nos mains étaient toutes sanglantes ; les rangs superbes de
Loclin tombaient l’un sur l’autre, comme les terres éboulées de la montagne de Conna.
La victoire suivit nos armes : pas un chef qui n’accomplît sa promesse. Tu t’assis
plus d’une fois près du murmure des eaux du Brannos ô fille de Toscar : là ton sein
éblouissant de blancheur s’enflait et s’élevait, comme le duvet du cygne voguant
doucement sur la surface du lac, lorsque les zéphyrs enflent ses ailes. Là tu as vu
plus d’une fois le soleil rougeâtre se retirer et descendre lentement derrière un
épais nuage ; la nuit amasser ses ombres autour de la montagne, lorsque le vent
souffle par tourbillons et mugit par intervalles dans les vallées profondes. La grêle
tombe, le tonnerre roule, éclate, et la foudre rase les rochers. Les esprits montent
sur des rayons de feu : d’irrésistibles et vastes torrents se versent à grand bruit
des montagnes : telle est, ô Malvina, l’image de ce combat… Ah ! pourquoi cette
larme ? C’est aux filles de Loclin de pleurer. Les guerriers de leur patrie tombaient
par milliers, et le sang avait rougi le fer de nos héros ; mais je ne suis plus,
hélas ! le compagnon des héros ; je suis triste, aveugle et délaissé. Donne-moi,
aimable Malvina, donne-moi tes larmes ; car j’ai vu les tombeaux de tous mes amis.
« Ce fut alors que Fingal vit avec douleur tomber sous ses coups un héros inconnu… Le
guerrier roulait dans la poussière ses cheveux gris, et levait vers le roi ses yeux
mourants : « Ah ! c’est donc de ma main que tu péris, s’écrie Fingal qui le reconnaît,
ô toi, l’ami d’Agandecca ! J’ai vu tes larmes couler pour l’objet de mon amour dans
les salles du sanguinaire Starno. Tu fus l’ennemi des ennemis de mon amante, et c’est
de ma main que tu péris ! Élève, ô Ullin, élève la tombe du fils de Mathon, et mêle
dans tes chants son nom au nom d’Agandecca, d’Agandecca qui fut si chère à mon
cœur !
« Du fond de là caverne de Cromla, Cuchullin entendit le bruit des combattants. Il
appela le brave Connal et le vieux Carril. À sa voix, ces héros en cheveux blancs
prirent leurs lances. Ils s’avancèrent et virent de loin les flots de la bataille,
comme les vagues entassées de l’Océan agité, lorsque les vents, soufflant du côté de
la mer, roulent devant eux ses vastes lames sur les sables du rivage.
« À cette vue, Cuchullin s’enflamme et fronce le sourcil : sa main se porte sur
l’épée de ses pères ; ses yeux roulent dans le feu et s’attachent sur l’ennemi. Trois
fois il voulut courir au combat, et trois fois Connal arrêta ses pas. « Chef de l’île
des Brouillards, lui dit-il, Fingal triomphe, ne cherche point à lui ravir une portion
de sa gloire : il ravage et détruit comme la tempête. »
« Eh bien, Carril, reprit Cuchullin, va féliciter le roi de Morven. Dès que Loclin se
sera écoulé comme le torrent après la pluie, dès que le silence régnera sur le champ
de bataille, que ta voix mélodieuse se fasse entendre à l’oreille de Fingal et chante
ses louanges. Donne-lui l’épée de Caithbat ; car Cuchullin n’est plus digne de porter
les armes de ses pères.
« Mais vous, ombres du solitaire Cromla, esprits des héros qui ne sont plus, soyez
désormais les compagnons de Cuchullin, et parlez-lui quelquefois dans la grotte où il
va cacher sa douleur. Non, je ne serai plus renommé parmi les guerriers célèbres. J’ai
brillé comme un rayon de lumière, mais j’ai passé comme lui ; je m’évanouis comme la
vapeur que dissipent les vents du matin lorsqu’il vient éclairer les collines. Connal,
ne me parle plus d’armes ni de combats : ma gloire est morte. J’exhalerai mes
gémissements sur les vents, jusqu’à ce que la trace de mes pas s’efface sur la terre…
Et toi, belle et tendre Bragela pleure la perte de ma renommée ; car jamais je ne
retournerai vers toi : je suis vaincu ! »
Lisez encore ce début du cinquième chant sur la gloire et la mort de Fingal. Le rythme
majestueux et calme des vers est conforme au génie habituel du barde Connal :
« Alors, sur le penchant du Cromla, Connal adressa la parole à Cuchullin : « Fils de
Semo, pourquoi cette sombre tristesse ? Nos amis sont puissants dans les combats ; et
toi, guerrier, ta renommée est célèbre : nombreuses sont les morts que ta lance a
données. Souvent Bragela, faisant éclater la joie dans ses beaux yeux bleus, alla
au-devant de son héros lorsqu’il revenait victorieux et fumant de carnage au milieu
des braves, et que ses ennemis étaient muets sous la tombe. Tes bardes charmaient ton
oreille en chantant tes exploits.
« Mais vois le roi de Morven, il s’avance, et l’incendie, les torrents, les tempêtes
sont l’image de sa force. — Heureux ton peuple ! ô Fingal ! ton bras combattra pour
lui. Tu es le premier des héros dans la guerre ; tu es le plus sage des rois dans la
paix. Tu parles, et tes nombreux guerriers obéissent ; ton acier retentit et les
ennemis tremblent. Heureux est ton peuple, ô Fingal !
« Quel est ce guerrier si terrible et si impétueux dans sa course ?
« Quel autre que le fils de Starno oserait venir à la rencontre du roi de Morven ?
Contemple le combat des deux chefs ; tels combattent deux Esprits sur l’Océan et
disputent à qui roulera ses flots. Le chasseur sur la colline entend le bruit de leurs
efforts, et voit les vagues s’enfler et s’avancer vers les rivages d’Arven. » Ainsi
parlait Connal, lorsque les deux héros se joignirent au milieu de leurs guerriers
tombant de toutes parts. C’est là qu’on entendit le bruit du choc des armes et des
coups redoublés. Terrible est le combat des deux rois, terribles sont leurs regards ;
leurs boucliers sont brisés et l’acier de leurs casques vole en éclats ; ils jettent
les tronçons de leurs armes, chacun d’eux s’élance pour saisir au corps son
adversaire ; leurs bras nerveux sont enlacés ; ils s’embrassent, ils s’attirent, se
balançant à droite et à gauche ; dans leur lutte sanglante, leurs muscles se tendent
et se déploient. Mais quand leur fureur, au comble, vint à développer toutes leurs
forces, alors la colline ébranlée par leurs efforts trembla au haut de sa cime. Enfin
la force de Swaran s’épuise, il tombe, et le roi de Loclin est enchaîné.
« Ainsi j’ai vu sur le Cona, Cona que ne voient plus mes yeux, ainsi j’ai vu deux
collines arrachées de leurs bases par l’effort d’un torrent impétueux ; leurs masses
inclinées l’une vers l’autre se rapprochent ; la cime de leurs arbres se touche dans
les airs ; bientôt toutes deux ensemble tombent et roulent avec leurs arbres et leurs
rochers ; le cours des fleuves est changé, et les ruines rougeâtres de leurs terres
éboulées frappent au loin l’œil du voyageur.
« Enfants du roi de Morven, dit Fingal, gardez le roi de Loclin ; car il a la force
de mille flots irrités ; son bras est instruit aux combats ; il a toute la vigueur des
anciens héros de sa race. Brave Gaul, et toi, Ossian, accompagnez le frère
d’Agandecca, et rappelez la joie dans son âme attristée. Et vous, Oscar, Fillan et
Ryno, poursuivez les débris de Loclin ; et que jamais nul vaisseau ne revienne
insulter nos mers. »
« Ils partent et volent comme l’éclair.
« Fingal les suit à pas lents et s’avance comme un nuage qui porte la foudre, lorsque
les plaines brûlées par l’été sont dans le silence. Son épée étincelle devant lui : il
rencontre un des chefs de Loclin, et lui adresse ces paroles : « Quel est celui que je
vois appuyé contre le rocher ? Il ne peut franchir le torrent : sa contenance annonce
un héros ; son bouclier est à ses côtés et sa lance s’élève comme un arbre du désert.
Jeune inconnu, es-tu des ennemis de Fingal ?
« — Je suis un enfant de Loclin ! cria le guerrier, et mon bras n’est pas faible. Mon
épouse est en pleurs dans ma demeure ; mais Orla n’y rentrera jamais.
« — Veux-tu te rendre ou combattre ? dit Fingal. Les ennemis ne triomphent point en
ma présence, et mes amis sont célèbres dans mon palais. Étranger, suis-moi, et viens
partager mes fêtes ; viens poursuivre les daims de mes déserts.
« — Non, dit le héros ; je secours le faible ; je prêterai toujours ma force à celui
qui succombe. Mon épée n’a pas encore trouvé son égale ; que le roi de Morven me
cède.
« — Jamais, Orla, jamais Fingal n’a cédé à un mortel. Tire ton épée et choisis ton
ennemi parmi la foule de mes héros.
« — Et le roi refuse-t-il ce combat ? dit Orla. Fingal est, de toute sa famille, le
seul rival digne d’Orla… Mais, roi de Morven, si je succombe, puisqu’il faut que tout
guerrier périsse un jour, élève ma tombe au milieu du Lena, et que ma tombe domine
toutes les autres. Renvoie, au travers des mers, l’épée d’Orla à sa tendre épouse,
afin que, les yeux trempés de larmes, elle puisse la montrer à son fils et allumer
dans son cœur l’amour de la guerre.
« — Jeune infortuné, lui dit Fingal, pourquoi, par ces tristes discours, réveilles-tu
ma douleur ? Il vient un jour où il faut que les guerriers meurent, et que leurs
jeunes enfants voient leurs armes oisives et suspendues aux murs de leurs demeures ;
mais tes vœux, Orla, seront remplis. J’élèverai ta tombe, et ta belle épouse pleurera
sur ton épée. »
« Tous deux combattirent sur la plaine ; mais le bras d’Orla était faible ; l’épée de
Fingal descend et tranche en deux son bouclier. Ses éclats volent et brillent sur la
terre, comme la lune dans la nuit sur l’onde d’un ruisseau.
« — Roi de Morven, dit le héros, lève ton épée et me perce le sein. Blessé dans le
combat, je suis resté ici faible et abandonné de mes amis ; bientôt, ma triste
aventure se répandra sur les rives du Loda et parviendra jusqu’à ma bien-aimée,
lorsque, seule, elle erre dans les forêts.
« — Non, répondit le roi de Morven, jamais tu ne seras percé de ma main : je veux que
ton épouse te revoie encore sur les bords du Loda, échappe des mains de la guerre ; je
veux que ton vieux père, que, peut-être, la vieillesse a déjà privé de la vue, entende
du moins ta voix dans sa demeure… Il se lèvera plein de joie, et ses mains errantes
chercheront son fils.
« — Il ne le trouvera jamais, Fingal ; je mourrai dans les champs de Lena ; des
bardes étrangers parleront de moi ; mon large baudrier cache une plaie mortelle !
vois, je l’arrache de mon sein et le jette aux vents. »
« Son sang noir sort à gros bouillons de ses flancs. Il s’épuise, il pâlit, il
tombe ; et Fingal, attendri, se penche sur le héros expirant. Il appelle ses jeunes
guerriers : « Oscar, Fillan, mes enfants, élevez la tombe d’Orla ; il reposera sur
cette plaine, loin du murmure agréable du Loda, loin de sa malheureuse épouse ; un
jour, les faibles guerriers verront l’arc suspendu dans sa demeure ; ils essayeront,
mais en vain, de le plier ; ses dogues fidèles hurlent de douleur sur les collines ;
les bêtes sauvages, qu’il avait coutume de poursuivre, se réjouissent de sa mort : il
est désarmé, le bras terrible des batailles ; le premier des braves n’est plus !
« Élevez vos voix, embouchez le cor, enfants du roi de Morven ; retournons vers
Swaran, et passons la nuit dans les chants. Fillan, Oscar, Ryno, volez sur la plaine.
Où donc es-tu, Ryno, jeune enfant de la gloire ? Tu n’as pas coutume de répondre le
dernier à la voix de ton père…
« — Ryno, dit Ullin, le premier des bardes, a rejoint les ombres de ses aïeux, les
ombres de Trathal et de Trenmor. Le jeune Ryno n’est plus ; son corps inanimé est
étendu sur la plaine de Lena.
« — N’est-il donc déjà plus, s’écria le roi, celui de mes enfants qui était le plus
léger à la course, le plus prompt à bander l’arc ?… Ô mon fils ! à peine ton père
a-t-il eu le temps de te connaître. Ah ! pourquoi faut-il que, si jeune, tu sois déjà
tombé ? Repose en paix sur Lena, Fingal te reverra bientôt. Bientôt ma voix cessera
d’être entendue ; bientôt on ne verra plus la trace de mes pas. Les bardes chanteront
le nom de Fingal et les pierres parleront de sa gloire ; mais toi, jeune Ryno, tu as
péri, et les bardes n’ont point encore chanté ta renommée. Ullin, touche la harpe pour
Ryno ; dis quel héros il eût été. Adieu, toi qui étais toujours le premier sur le
champ de bataille ; ton père ne dirigera plus ton javelot : toi, le plus beau de mes
enfants, mes yeux ne te voient plus, adieu. »
« Les larmes coulaient sur les joues de Fingal ; il pleurait son fils, son fils si
jeune et déjà si redoutable dans les combats !
« Quel est le guerrier dont cette tombe consacre la gloire ? dit alors le généreux
Fingal. Je vois quatre pierres revêtues de mousse marquer ici la sombre demeure de la
mort. Que mon jeune Ryno dorme à côté de lui, qu’il repose auprès du brave. Peut-être
gît ici quelque guerrier fameux qui accompagnera mon fils sur les nuages. Ô Ullin !
chante et rappelle à notre mémoire les tristes habitants de la tombe. Si jamais ils
n’ont fui le danger dans les champs de la valeur, mon fils, loin de ses amis, reposera
près de ces héros. »
Voilà les principales aventures du premier volume. Il continue avec les mêmes
péripéties et sur le même ton, tantôt lyrique, tantôt épique, laissant dans l’âme la
mélancolie de la gloire.
Le deuxième volume, quoique composé de plusieurs chants écrits par des bardes de
l’école d’Ossian plus que par Ossian lui-même, n’est ni moins original, ni moins
lugubre, ni moins beau. Parcourons-en encore les principaux passages.
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