CLe entretien. Molière
Shakespeare et Molière ! voilà, pour le théâtre, les deux noms culminants du monde
moderne ; accorder la supériorité à l’un des deux, ce serait convenir de l’infériorité
de l’autre. Il vaut mieux laisser le rang indécis et proclamer la presque égalité de ces
deux hommes.
Nous savons que depuis quelque temps un engouement posthume se manifeste en faveur du
grand poëte anglais, et que M. Victor Hugo lui-même, juge si compétent, vient de publier
un livre qui fait de Shakespeare non le premier des hommes, mais plus qu’un homme ; mais
l’engouement, quelque fondé qu’il soit, est souvent une exagération de l’enthousiasme et
une noble manie d’une époque. Il rend injuste envers les grands hommes de son propre
siècle, et rapetisse Molière pour agrandir Shakespeare ; la vérité est la juste mesure.
Selon nous, le goût fait partie de la vérité ; or le goût n’est pas une vertu
démocratique, il est une impulsion savante de l’élite des juges dans tous les pays. Il
ne juge pas Shakespeare sur les innombrables quolibets dont il assaisonne ses pièces
pour complaire à la populace de ses auditeurs de tous les soirs, sur les tréteaux de son
théâtre ambulant de New-Market ; il ne dénigre pas Molière sur les farces du
Médecin malgré lui ou de M. de Pourceaugnac ; mais il
prend l’œuvre entière de ces deux grands hommes, et il décide, comme Voltaire, que
Shakespeare est le génie inculte d’une époque barbare, et que Molière est le génie
cultivé d’un âge éclairé. C’est la vérité. Sans doute, la barbarie de Shakespeare monte
quelquefois plus haut dans ses drames tragiques, et y atteint à des hauteurs
philosophiques au-delà desquelles il n’y a rien à éprouver qu’un frisson de chair de
poule et une angoisse d’admiration ; là, on ne peut le comparer à rien, il dépasse tout
et efface tout ; il est Shakespeare, le synonyme du sublime, l’entre ciel et terre du
génie ; mais il ne semble s’être élevé si haut dans l’Empyrée de l’idéal que pour vous
précipiter dans la boue et pour vous étourdir par la chute. Il a, de plus, la rime
tragique aussi bien que comique, et il est poëte de la famille d’Eschyle autant qu’il
est poëte de la famille de Plaute ou d’Aristophane, c’est-à-dire universel ; par là
même, il est poëte plus haut que Molière ; car la vraie poésie monte et descend, elle
plane dans sa liberté partout où il lui plaît de s’élever. Ses beaux vers ou sa belle
prose, peu importe, ne sont que la forme de ses idées, mais c’est l’idée seule qui est
poétique, et Shakespeare a cette qualité du génie de plus ; il est poëte quelquefois
comme Job, mais il l’est rarement ; et il tombe de son char comme Hippolyte emporté par
ses coursiers, et il tombe très bas, par la faute de son parterre plus que par la
sienne.
Molière, au contraire, est moins poëte, il n’est même pas poëte tragique du tout, ce
n’est pas du sang qu’il verse de sa coupe, ce ne sont pas des larmes, c’est de l’eau,
mais c’est de l’eau limpide et rythmée qui coule naturellement de sa veine, qui amuse
l’auditeur ou le lecteur par le plaisir de la difficulté vaincue, mais qui ne lui est
pas nécessaire ; la preuve en est que mettez en vers les Précieuses
ridicules ou en prose le Misanthrope, vous aurez toujours le
même Molière devant vous : sa force est en lui, non dans sa forme ; il est versificateur
parfait ; il n’est pas poëte, bien qu’il ait fait des milliers de vers faciles et
agréables.
Voilà les deux seuls points où Shakespeare efface Molière ; sous tous les autres
rapports, il est effacé par le comique français.
Oubliez, en effet, la différence des genres et la supériorité de la grandeur tragique
sur la verve comique ; et, cette différence des deux genres admise, comparez les deux
écrivains au point de vue de la perfection de leur ouvrage. Molière est moins grand,
mais immensément plus parfait. La fantaisie écrit : Macbeth, Hamlet, le
Roi Lear ; le goût le plus pur écrit : le Misanthrope,
Tartuffe, le Bourgeois gentilhomme, les Précieuses
ridicules. Il n’y a pas une note fausse, pas un mot répréhensible, pas un
trait qui ne porte au but : seulement ce but est le rire, il est placé moins haut, mais
il est atteint, et il est atteint d’inspiration sans que le rieur, en s’examinant, ait à
rougir des moyens qui le charment. Je conviens que ces moyens ont quelque chose qui
rabaisse l’esprit du lecteur tout en l’amusant, et qu’un homme d’une grande âme, relégué
par le malheur dans la solitude de ses tristes pensées, ne se nourrira pas de Molière
comme des beaux morceaux de Shakespeare ; mais, s’il consent à lire, il pourra lire
tout, et s’il peut jouir encore, il jouira pleinement de cet art accompli qui lui fait
admirer la justesse et les perfections de l’esprit humain.
Voyons d’abord comment la nature et la société avaient formé ces deux hommes d’élite
presque contemporains, Shakespeare et Molière.
Shakespeare, d’une race ancienne, mais déchue, était fils d’un boucher de
Stratford-sur-Avon. Son père le fit instruire. Il apprit le latin comme un homme qui
devait plus tard écrire Brutus et la Mort de César. Mais
il continuait néanmoins le métier de son père, et il est vraisemblable que ces scènes de
carnage d’une boucherie anglaise inspirent quelquefois à l’enfant des exclamations
tragiques adressées aux cadavres des taureaux et des moutons immolés par sa main.
L’histoire le rapporte, faut-il le croire ? ces gaietés triviales semblables à notre
horrible fête du carnaval et à nos promenades ironiques du bœuf gras dans Paris, où le
peuple jouit cruellement de l’agonie de l’animal qu’il va frapper, le paraissent
inspirer.
Quoi qu’il en soit, du boucher au bourreau, il n’y a de différence que dans la victime.
Il prit le goût de la tragédie sur l’étal, l’instrument du meurtre était le même.
Détournons les yeux.
Shakespeare s’éprit à dix-huit ans, dans la campagne voisine, de la fille d’un fermier
plus âgée que lui de quelques années. Le fermier vendait sans doute du bétail au père de
Shakespeare. Sa fille était douce et bonne ; le mariage ne fut pas longtemps heureux ;
l’époux se mit à braconner, il tua un cerf dans le parc de sir Lucy ; il devint bientôt
chef des jeunes vagabonds du voisinage ; poursuivi pour le délit, il fut condamné à la
prison, et se réfugia à Londres.
Sa première industrie fut de garder les chevaux des seigneurs à la porte des théâtres.
Il y en avait huit à Londres. Celui de Black-Friars était
particulièrement fréquenté par lord Southampton, qui devint le protecteur du jeune et
pauvre étranger.
Dans le même temps, Molière, à Paris, jouait la comédie dans une salle improvisée sous
trois poutres de charpentes pourries et étayées ; l’autre moitié de la salle était à
jour et en ruine.
Shakespeare passa bientôt au grade de garçon aboyeur, appelant par leurs noms les
spectateurs distingués. Il était beau, il avait le front élevé, la barbe noire, l’air
bienveillant, le regard limpide et profond. Il fréquentait les cabarets voisins de Black-Friars. On le remarquait surtout au cabaret de la
Sirène, plein de beaux buveurs et de beaux esprits, et entre autres sir Walter
Raleigh, le même à qui la reine Élisabeth donna l’autorisation d’aller combattre les
Espagnols en Amérique, et qui en rapporta le trésor inconnu de la pomme de terre.
Shakespeare devint peu à peu ainsi directeur du théâtre et chef d’une troupe de
comédiens. Il travaillait surtout pour le salaire ; il devint assez riche. Il conserva
son amitié pour Stratford-sur-Avon, où son père était mort. Il y perdit sa femme,
habituellement négligée, et se fit bâtir une belle maison. Il aima, dit-on, dans le
voisinage d’Oxford, une belle et aimable femme, maîtresse de l’hôtel de la
Couronne. Il en eut un fils, qui écrivait plus tard à lord Rochester : « Sachez
ce qui fait honneur à ma mère : je suis le fils de Shakespeare. »
À partir de 1613, il ne quitta plus sa maison de Stratford, occupé de la culture de son
jardin, et oubliant ses drames. Il y planta un mûrier fameux, qui fut mutilé depuis par
le fanatisme de ses admirateurs ; il y mourut à cinquante-deux ans, le 23 avril
1616.
Il ne fut pas heureux. « Mon nom, écrivait-il peu de temps avant sa mort, est diffamé,
ma nature est avilie ; ayez quelque pitié pour moi, pendant que je bois le vinaigre. »
Que d’hommes pourraient en dire autant !
La reine Élisabeth, qui se proclamait protectrice des arts et des
lettres, ne fit aucune attention à lui ; son pays l’oublia pendant près de deux
siècles ; sa grande gloire d’aujourd’hui ne fut qu’une lente réaction du temps.
Molière eut une destinée à peu près égale. Nous allons en puiser les principaux faits,
étudiés avec soin dans les notes d’un homme studieux et excellent que nous avons perdu
il y a peu d’années, M. Aimé Martin, notre ami le plus intime et le plus dévoué.
Le modèle accompli de l’amitié fut pour moi Aimé Martin. J’attendais avec impatience
l’occasion de parler de lui ; la voici, je la saisis ; mais jamais mon cœur ne dira tout
ce qu’il éprouve de reconnaissance et de tendresse quand j’entends prononcer son nom, ou
quand je passe par hasard devant le seuil de sa studieuse maison, nº 15 de la rue des
Petits-Augustins, où je le vis penser, sentir, écrire et mourir ! — Repassons sa
vie :
Il était né, quelques années avant moi, dans un petit hameau des bords du Rhône, à
quelques pas de Lyon, d’une famille humble, mais aisée, dont il était l’unique enfant et
le plus cher souci. On lui fit faire de bonnes études ; ses facultés s’y agrandirent ;
il vint de bonne heure les compléter et les polir à Paris. Il y joignit ces talents
corporels qui développent l’énergie de l’âme et du corps ; il devint bientôt un habitué
des salles d’armes, le lion de l’escrime et l’agneau des fils de l’homme. On allait le
voir avec enthousiasme lutter avantageusement avec la première épée de Paris. Les
maîtres d’armes le montraient à leurs élèves ; c’était le temps où cette gymnastique
était de mode en France, et où M. de Bondy y conquérait cette réputation chevaleresque
que nous cherchions à rivaliser de loin. Aimé Martin l’égalait. Ce fut dans ces joutes
que je fis connaissance avec lui. Sa taille souple, sa tournure martiale et sa
physionomie intelligente et douce le faisaient remarquer autant que son talent ; il
avait l’aplomb du gladiateur antique, mais aucune forfanterie dans son attitude. On
voyait que l’escrime était un art, mais non une menace, chez lui ; quand il se fendait en tierce ou en quarte, et
qu’après avoir d’un coup d’œil infaillible ramassé le fleuret de son adversaire, écarté
son épée et touché sa poitrine d’un coup qui faisait plier le fer dans sa main, il
s’abaissait aux applaudissements des spectateurs et rougissait de son adresse au lieu de
s’en glorifier. On jouissait de sa modestie autant que de son triomphe ; ses admirateurs
devenaient ses amis ; son visage, penché en arrière, écartait d’une vive saccade les
mèches de sa noire chevelure humides de sueur, mais sa bouche était toujours gracieuse,
et, s’il n’eut pas eu le nez trop court et cassé par un coup de fer, il aurait ressemblé
à un lutteur grec se reposant après le combat.
Quand Bonaparte, qu’Aimé Martin haïssait parce qu’il abusait trop du sabre et qu’il
était plus Gaulois que Français, tomba, en 1814, pour retomber en 1815, il gémit sur le
peuple tout en plaignant les soldats. Il n’y avait pas pour lui assez de philosophie
dans la guerre ; il ne l’aimait pas. La littérature était sa vocation.
Il s’attacha comme secrétaire, à la fin du Premier Empire, à un vieillard éminent qui
s’était élevé, en 1790, au-dessus de tous les écrivains français de ce siècle par le
sentiment : c’était Bernardin de Saint-Pierre, voyageur en Russie et aux Indes
orientales. Né, élevé, grandi isolément dans une atmosphère supérieure au dix-huitième
siècle, même à celle de Voltaire ; dédaigneux et dédaigné par tous nos philosophes,
excepté Jean-Jacques Rousseau ; n’ayant de maître que la nature ; méprisant nos
controverses religieuses ou philosophiques, et qui était apparu tout à coup, comme une
comète excentrique, Paul et Virginie à la main, homme bien supérieur à
Chateaubriand, capable d’écrire mieux que le Génie du christianisme, le
Génie du cœur humain.
Bernardin de Saint-Pierre était alors un beau vieillard semblable à Platon ; ses
cheveux blancs couronnés de roses, parfumés du souvenir de Paul et
Virginie, rappelaient et écartaient à la fois les images de la vieillesse en
annonçant l’éternité de la jeunesse. Il avait épousé mademoiselle Didot et en avait eu
un fils appelé Paul. Il avait perdu cette première épouse par la mort ; il n’avait
renoncé ni au bonheur ni à l’amour. Quelque temps après, en visitant l’établissement de
Saint-Ouen, il avait distingué mademoiselle de Pelleport, à peine en âge de correspondre
à ses sentiments, et il s’était épris pour cette enfant d’une affection plus paternelle
encore que conjugale. La jeune élève, sans guide dans la vie, sans fortune et sans
gloire, s’était sentie flattée de trouver tous ces titres dans un seul homme. Devenir
l’épouse de l’auteur de Paul et Virginie lui paraissait un don du ciel,
supérieur à tous les dons de la terre. En se laissant aimer, elle avait aimé d’un
attachement sévère et doux ce vieillard. Elle était elle-même d’une beauté candide et
pure, comme le rêve d’un philosophe sur le berceau d’un enfant ; la mélancolie de sa
bouche et la fraîcheur de ses joues imprimaient les grâces de l’innocence sur le sérieux
de ses pensées.
J’ai beaucoup connu, dans ma première jeunesse, une de ses tantes, chanoinesse, amie de
ma mère, retirée à Lyon ; quelque chose d’aventureux et d’héroïque dans sa physionomie
révélait en elle je ne sais quel ressouvenir martial, empreint dans les races héroïques.
Une de mes propres tantes la soutenait dans ses infortunes.
L’union fut consolante pour le vieillard, douce pour la jeune fille. Elle lui servit de
secrétaire intime ; elle prit, avec lui, le goût de la haute littérature et de la
philosophie naturelle. Elle l’inspira, elle l’aima, elle se fit sa fille. Quand on
voyait le magnifique auteur de Paul et Virginie passer dans nos rues, et
prêtant son bras à cette charmante enfant, on n’était point tenté de rire de ce
contraste des âges ; on respectait la félicité tardive de ce philosophe qui voulait
aimer jusqu’à la mort ; on sentait l’amour sous le dévouement de cette enivrante beauté.
Cela continua ainsi jusqu’au moment suprême où la Providence sépara le maître et l’élève
et fit tomber, chargé d’années, le vieux tronc à côté du fruit vert. On n’avait fait à
Bernardin de Saint-Pierre qu’un reproche envieux et injuste : on l’accusait, lui, homme
sans fortune, d’avoir sollicité avec trop d’anxiété des libraires, de l’Académie, du
gouvernement, des ministres, les modestes tributs que l’État accordait à son génie
indigène ; mais on oublia qu’il n’avait aucun patrimoine que ce génie, qu’il avait à
nourrir un enfant et une jeune épouse, qu’il sentait derrière lui, à peu de distance, la
mort, épiant sa fin prochaine, les menacer d’un abandon éternel. C’est ainsi que les
heureux d’ici-bas jugent et condamnent ce qu’ils ne savent pas. Tout était faux, ou
calomnie cruelle, dans ces accusations contre ce beau et infortuné génie.
Quand Bernardin de Saint-Pierre eut expiré sous les larmes de sa jeune femme, elle se
retira quelque temps dans l’asile où elle avait abrité son enfance ; mais le jeune homme
qui avait servi volontairement d’élève et de secrétaire à son mari ne pouvait oublier le
trésor de beauté, d’intelligence et de vertu, dont elle lui avait donné le spectacle et
le chaste amour pendant qu’il fréquentait sa maison, du temps où il y entrait librement
auprès d’elle pour travailler avec son mari. L’isolement de madame de Saint-Pierre était
un intérêt et un attrait de plus. Ce souvenir revivait aussi dans le cœur de la jeune
veuve ; le malheur fut l’unique intermédiaire de ces deux amants. Après des obstacles
vaincus par leur constance, ils s’unirent et furent heureux. Aimé Martin sentit, à
partir de ce moment, que sa vie devait changer comme ses devoirs, et qu’il fallait
vivre, penser, travailler pour deux. Il accomplit sa mission sévère, récompensé par le
bonheur.
M. Lainé, le Cicéron et le Platon des premières années de la Restauration, le connut,
le prit en estime et en affection, et le fit parvenir promptement aux honneurs de la
questure de la Chambre. Il y trouvait dignité et aisance. Il envoyait à son vieux père,
à la campagne, près de Lyon, les économies de son emploi et le salaire de son travail.
Il écrivit, dans ses loisirs, des intéressants des livres de Bernardin de
Saint-Pierre ; le génie du maître survivait dans le disciple. Quant à sa femme, elle
portait dans son regard et dans les traits de sa bouche tout le cœur à la fois si tendre
et si sublime de son premier mari, et tout le bonheur qu’elle devait au second. C’était
un couple virgilien qui faisait un plaisir antique à regarder.
Aimé Martin, après avoir relevé la fortune de cette jeune femme par l’édition des
Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, dans laquelle la veuve l’aidait, composa en vers et
en prose, procédé littéraire fort usité alors, des Lettres sur la mythologie, qui eurent
un double succès ; se livra à des travaux importants sur l’éducation des mères de
famille, source de toute lumière dans le cœur ; puis, à des éditions de nos grands
écrivains, qu’il connaissait mieux que personne ; enfin, il étudia Molière, et le
en six volumes ; c’était la résurrection du classique, genre fort méprisé de la
jeunesse de cette époque. Il replaça la statue du grand homme sur son piédestal, elle y
est restée depuis, elle y restera toujours.
Il comprit l’unité de l’auteur et de l’ouvrage, comme nous l’avions comprise depuis ;
il étudia Molière comme homme avant de nous le révéler comme écrivain. Tous les faux
systèmes tombèrent devant lui ; il ne déplaça pas l’intérêt de sa vie en nous formulant,
comme on le fait aujourd’hui, un génie naissant sur un grand homme consommé arrivant du
ciel ici-bas, avec un arsenal d’idées préconçues, comme si rien n’eût existé avant lui,
et apportant comme un soleil de l’art une lumière incréée jusque-là à la terre. Ce n’est
pas ainsi que procèdent le génie et la nature. Non ; Molière commença comme tout
commence, comme Shakespeare lui-même, par balbutier, tâtonner, hésiter ; puis il suivit
laborieusement et pas à pas, tantôt heureux, tantôt malheureux dans sa conception, le
goût de son siècle et l’ornière des événements de sa vie, jusqu’ici triomphe où la mort
jalouse le prit et l’enleva pour l’immortalité. Voici sa carrière admirablement notée
par Aimé Martin ; on ne s’informait pas alors si un écrivain comme l’auteur de
Macbeth, ou comme l’auteur du Tartuffe, était né dans la
démocratie ou dans l’aristocratie ; la gloire était neutre, le génie n’avait point de
caste. Qu’on eût gardé des chevaux à la porte de New-Market, ou fait le lit du roi à
Versailles, personne ne s’en humiliait ou ne s’en glorifiait. Le mérite est comme le
Nil, nul ne connaît sa source ; il suffit qu’il coule et qu’il féconde ; on boit ses
eaux sans leur demander leur nom ; ouvrier ou grand seigneur, on est grand homme et
c’est assez.
Molière n’était, en naissant, ni l’un ni l’autre ; il n’y songeait pas. Il était né
dans cette bonne bourgeoisie qui fut toujours la moelle de la France, à distance égale
de l’ouvrier, démocrate par situation, ou gentilhomme oisif, par désœuvrement. Bonne
place à l’entrée dans la vie, où l’on reçoit une éducation libérale, où l’on ne méprise
personne, parce qu’on touche à tous, où l’on n’est dédaigné de personne, parce qu’on
n’accepte pas le dédain. Il y avait de l’honneur dans cette famille. Le père de Molière
s’appelait Poquelin ; il était tapissier, valet de chambre du roi. La comédie, déjà
populaire en Italie, naissait seulement en France ; on s’occupa peu du jeune
Molière.
À quatorze ans, il suivait seulement l’ornière banale des études de collège, grec et
latin. À cette époque, son grand-père s’aperçut de son penchant pour la comédie, et le
conduisit chez les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, troupe isolée et libre qui amusait
Paris. « Avez-vous donc envie d’en faire un comédien ? dit son père à son grand-père.
— Plût à Dieu ! répondit le vieillard, qu’il pût ressembler à Bellerose ! » fameux
acteur du temps. Molière se dégoûta de l’état de tapissier et s’engoua de celui de
comédien. Son père l’envoya faire ses études aux Jésuites ; il y resta cinq ans et
s’éleva jusqu’à la philosophie.
Le père de Molière vieillissait ; il envoya son fils, en qualité d’apprenti tapissier,
accompagner le roi dans un voyage de la cour à Narbonne. Au retour Molière devint
avocat, et s’associa aussi à quelques bourgeois amateurs de Paris pour jouer la
comédie ; il y connut la Béjart, dont il devint amoureux. Elle avait été mariée avec
M. de Modène, et en avait eu une fille, qu’elle élevait auprès d’elle et qui se prit
d’une vive affection d’enfant pour Molière. Ce fut la source des malheurs du poëte, on
l’accusa calomnieusement d’aimer dans cette enfant sa propre fille et plus tard de
l’avoir épousée. Elle était née sept ans avant que Molière eût connu la mère.
Il suivit la Béjart à la cour du prince de Conti, en Languedoc. Il dirigeait sa
troupe ; il refusa, par amour pour la Béjart, l’emploi de secrétaire que lui offrait le
prince, frappé de son talent. Rentré à Paris, il y adressa au roi un discours du haut de
la scène, pour lui demander l’autorisation de jouer devant lui des divertissements
scéniques. Le roi accorda cette permission, et y joignit le don du Petit-Bourbon,
qu’occupe aujourd’hui la colonnade du Louvre, pour y représenter ces comédies italiennes
qui amusaient le prince. Molière composa d’abord sur ce thème, imité de l’italien
l’Étourdi et le Dépit amoureux, deux pièces de grands
succès. Ces succès l’encouragèrent, et il écrivit les Précieuses
ridicules, qui attirèrent une telle foule qu’on fut obligé d’en donner deux
représentations le même jour. « Courage ! Molière, s’écria du parterre une voix de
vieillard enthousiasmé ; voilà enfin la bonne comédie ! » Le Cocu
imaginaire suivit les Précieuses ridicules. Il eut le même
succès : le cynisme et le comique s’y touchaient, l’un était de l’Aristophane, l’autre
du Plaute. On sentit d’instinct dans les deux débuts l’hésitation d’un homme qui imite
des théâtres étrangers et la confiance d’un homme qui croit en lui-même. Cependant les
Précieuses ridicules, pièce satirique et personnelle, peignent des
vices de salons propres à la nation française.
Don Garcia de Navarre échoua complètement, ainsi que le Prince
jaloux. La verve comique y manquait, c’était de l’imagination plus que du
ridicule ; le Français ne l’aime pas. L’École des maris le releva ; les
Fâcheux réussirent, l’envie se déchaîna contre lui. Il fut applaudi,
mais injurié. « Il est inégal ! » murmura-t-on. Il était inégal comme le génie ; le
génie est capricieux comme l’inspiration. Ses farces renouvelées qu’il avait fait
représenter dans ses courses en province devenaient des comédies à Paris. L’École
des femmes n’eut pour ennemies que celles dont il médisait en riant. Louis XIV
lui fit une pension de mille francs pour l’attacher à la cour. Cette somme, équivalant à
trois mille d’aujourd’hui, était surtout un honneur qui signifiait la protection assurée
du roi.
Ses malheurs commencèrent avec sa fortune.
On a vu qu’il avait aimé de bonne heure la Béjart, avec laquelle il partageait les
soucis et les bénéfices de la direction du théâtre. Cette femme avait une fille de
quatorze ou quinze ans, qui regardait Molière comme son père, et qui l’appelait son mari
depuis son enfance. Molière conçut pour elle l’affection d’un père, mais aussi la
passion d’un mari. Cette passion, partagée un moment par la fille de la Béjart, les
rendit tous les trois insensés. « Molière avait passé, dit son , des
badinages qu’on se permet avec un enfant à l’amour le plus violent qu’on a pour une
maîtresse ; mais il savait que la mère avait d’autres vues, qu’il aurait de la peine à
déranger. C’était une femme altière et peu raisonnable lorsqu’on n’adhérait pas à ses
sentiments ; elle aimait mieux être l’amie de Molière que sa belle-mère : ainsi, il
aurait tout gâté de lui déclarer le dessein qu’il avait d’épouser sa fille. Il prit le
parti de le faire sans rien dire à cette femme ; mais comme elle l’observait de fort
près, il ne put consommer son mariage pendant plus de neuf mois : c’eût été risquer un
éclat qu’il voulait éviter sur toute chose, d’autant plus que la Béjart, qui le
soupçonnait de quelque dessein sur sa fille, le menaçait souvent en femme furieuse et
de le perdre, lui, sa fille et elle-même, si jamais il pensait à l’épouser.
Cependant la jeune fille ne s’accommodait point de l’emportement de sa mère, qui la
tourmentait continuellement et qui lui faisait essuyer tous les désagréments qu’elle
pouvait inventer : de sorte que cette jeune personne, plus lasse peut-être d’attendre le
plaisir d’être femme que de souffrir les duretés de sa mère, se détermina un matin de
s’aller jeter dans l’appartement de Molière, fortement résolue de n’en point sortir
qu’il ne l’eût reconnue pour sa femme, ce qu’il fut contraint de faire. Mais cet
éclaircissement causa un vacarme terrible ; la mère donna des marques de fureur et de
désespoir, comme si Molière avait épousé sa rivale, ou comme si sa fille fût tombée
entre les mains d’un malheureux. Néanmoins, il fallut bien s’apaiser ; il n’y avait
point de remède, et la raison fit entendre à la Béjart que le plus grand bonheur qui pût
arriver à sa fille était d’avoir épousé Molière, qui perdit par ce mariage tout
l’agrément que son mérite et sa fortune pouvaient lui procurer, s’il avait été assez
philosophe pour se passer d’une femme20. Celle-ci ne fut pas plutôt
madame de Molière, qu’elle crut être au rang d’une duchesse, et elle ne se fut pas
donnée en spectacle à la comédie, que le courtisan désoccupé lui en conta. Il est bien
difficile à une comédienne, belle et soigneuse de sa personne, d’observer si bien sa
conduite, que l’on ne puisse l’attaquer. Qu’une comédienne rende à un grand seigneur les
devoirs qui lui sont dus, il n’y a point de miséricorde, c’est son amant. Molière
s’imagina que toute la cour, toute la ville en voulaient à son épouse. Elle négligea de
l’en désabuser ; au contraire, les soins qu’elle prenait de sa parure, à
ce qu’il lui semblait, pour tout autre que pour lui, qui ne demandait point tant
d’arrangement, ne firent qu’augmenter sa jalousie. Il avait beau représenter à sa femme
la manière dont elle devait se conduire pour passer heureusement la vie ensemble, elle
ne profitait point de ses leçons, qui lui paraissaient trop sévères pour une jeune
personne, qui d’ailleurs n’avait rien à se reprocher. Ainsi Molière, après avoir essuyé
beaucoup de froideur et de dissensions domestiques, fit son possible pour se renfermer
dans son travail et dans ses amis, sans se mettre en peine de la conduite de sa
femme21.
On conçoit les infortunes d’un homme trop sensible, tiraillé entre le remords de son
ingratitude pour la mère et son amour délirant pour la fille. Cette crise dura un an, et
ne tarda pas à être punie par la passion de sa jeune femme pour le comte de Guiche.
Molière la subit et s’y résigna sans cesser d’adorer l’infidèle. Il ne s’en servait que
comme d’une distraction, mais son génie éteint dans ses larmes se retrouvait tout entier
dans ses pièces. Il n’en montrait pas moins pour s’assurer des acteurs. On le voit dans
les soins qu’il prit du jeune Baron, enfant de douze ans, amené à Paris par la Raisin.
La Raisin était une belle veuve qui jouait des espèces de farces au coin de la rue
Guénégaud. Elle était suivie d’un officier éperdument amoureux d’elle et qui lui
mangeait son bien tout en l’adorant. Elle avait découvert à Villejuif, près de Paris, le
jeune Baron, enfant prodige, qui jouait en maître sur son théâtre. Molière le découvrit
et voulut se l’attacher.
Le petit Baron était en pension à Villejuif ; un oncle et une tante, ses tuteurs
avaient déjà mangé la plus grande et la meilleure partie du bien que sa mère lui avait
laissé ; et lui en restant peu qu’ils pussent consommer, ils commençaient à être
embarrassés de sa personne. Ils poursuivaient un procès en son nom : leur avocat, qui se
nommait Margane, aimait beaucoup à faire de méchants vers ; une pièce de sa façon,
intitulée la Nymphe dodue, qui courait parmi le peuple, faisait assez
connaître la mauvaise disposition qu’il avait pour la poésie. Il demanda un jour à
l’oncle et à la tante de Baron ce qu’ils voulaient faire de leur pupille. « Nous ne le
savons point, dirent-ils ; son inclination ne paraît pas encore : cependant il récite
continuellement des vers. — Eh bien ! répondit l’avocat, que ne le mettez-vous dans
cette petite troupe de Monsieur le Dauphin, qui a tant de succès ? » Ces parents
saisirent ce conseil, plus par envie de se défaire de l’enfant, pour dissiper plus
aisément le reste de son bien, que dans la vue de faire valoir le talent qu’il avait
apporté en naissant. Ils l’engagèrent donc pour cinq ans dans la troupe de la Raisin
(car son mari était mort alors). Cette femme fut ravie de trouver un enfant qui était
capable de remplir tout ce que l’on souhaiterait de lui ; et elle fit ce petit contrat
avec d’autant plus d’empressement, qu’elle y avait été fortement incitée par un fameux
médecin qui était de Troyes, et qui, s’intéressant à l’établissement de cette veuve,
jugeait que le petit Baron pouvait y contribuer, étant fils d’une des meilleures
comédiennes qui aient jamais été.
Le petit Baron parut sur le théâtre de la Raisin avec tant d’applaudissements, qu’on
fut le voir jouer avec plus d’empressement que l’on n’en avait eu à chercher l’épinette.
Il était surprenant qu’un enfant de dix ou onze ans, sans avoir été conduit dans les
principes de la déclamation, fît valoir une passion avec autant d’esprit qu’il le
faisait.
La Raisin s’était établie, après la foire, proche du vieux hôtel de Guénégaud ; et elle
ne quitta point Paris qu’elle n’eût gagné vingt mille écus de bien. Elle crut que la
campagne ne lui serait pas moins favorable ; mais à Rouen, au lieu de préparer le lieu
de son spectacle, elle mangea ce qu’elle avait d’argent avec un gentilhomme de M. le
prince de Monaco, nommé Olivier, qui l’aimait à la fureur, et qui la suivait partout ;
de sorte qu’en très peu de temps sa troupe fut réduite dans un état pitoyable. Ainsi
destituée de moyens pour jouer la comédie à Rouen, la Raisin prit le parti de revenir à
Paris avec ses petits comédiens et son Olivier.
Cette femme, n’ayant aucune ressource, et connaissant l’humeur bienfaisante de Molière,
alla le prier de lui prêter son théâtre pour trois jours seulement, afin que le petit
gain qu’elle espérait de faire dans ses trois représentations lui servît à remettre sa
troupe en état. Molière voulut bien lui accorder ce qu’elle lui demandait. Le premier
jour fut plus heureux qu’elle ne se l’était promis ; mais ceux qui avaient entendu le
petit Baron en parlèrent si avantageusement que, le second jour qu’il parut sur le
théâtre, le lieu était si rempli que la Raisin fit plus de mille écus.
Molière, qui était incommodé, n’avait pu voir le petit Baron les deux premiers jours ;
mais tout le monde lui en dit tant de bien, qu’il se fit porter au Palais-Royal à la
troisième représentation, tout malade qu’il était. Les comédiens de l’hôtel de Bourgogne
n’en avaient manqué aucune, et ils n’étaient pas moins surpris du jeune acteur que
l’était le public, surtout la Duparc, qui le prit tout d’un coup en amitié, et qui bien
sérieusement avait fait de grands préparatifs pour lui donner à souper ce jour-là. Le
petit homme, qui ne savait auquel entendre pour recevoir les caresses qu’on lui faisait,
promit à cette comédienne qu’il irait chez elle ; mais la partie fut rompue par Molière,
qui lui dit de venir souper avec lui. C’était un maître et un oracle quand il parlait :
et ces comédiens avaient tant de déférence pour lui, que Baron n’osa lui dire qu’il
était retenu ; et la Duparc n’avait garde de trouver mauvais que le jeune homme lui
manquât de parole. Ils regardaient tous ce bon accueil comme la fortune de Baron, qui ne
fut pas plutôt arrivé chez Molière, que celui-ci commença par envoyer chercher son
tailleur pour le faire habiller (car il était en très mauvais état), et il recommanda au
tailleur que l’habit fût très-propre, complet, et fait dès le lendemain matin. Molière
interrogeait et observait continuellement le jeune Baron pendant le souper, et il le fit
coucher chez lui, pour avoir plus le temps de connaître ses sentiments par la
conversation, afin de placer plus sûrement le bien qu’il lui voulait faire.
Le lendemain matin, le tailleur exact apporta, sur les neuf à dix heures, au petit
Baron, un équipage tout complet. Il fut tout étonné et fort aise de se voir tout d’un
coup si bien ajusté. Le tailleur lui dit qu’il fallait descendre dans l’appartement de
Molière pour le remercier. « C’est bien mon intention, répondit le petit homme ; mais je
ne crois pas qu’il soit encore levé. » Le tailleur l’ayant assuré du contraire, il
descendit, et fit un compliment de reconnaissance à Molière, qui en fut très satisfait,
et qui ne se contenta pas de l’avoir si bien fait accommoder ; il lui donna encore six
louis d’or, avec ordre de les dépenser à ses plaisirs. Tout cela était un rêve pour un
enfant de douze ans, qui était depuis longtemps entre les mains de gens durs, avec
lesquels il avait souffert ; et il était dangereux et triste qu’avec les favorables
dispositions qu’il avait pour le théâtre, il restât en de si mauvaises mains. Ce fut
cette fâcheuse situation qui toucha Molière ; il s’applaudit d’être en état de faire du
bien à un jeune homme qui paraissait avoir toutes les qualités nécessaires pour profiter
du soin qu’il voulait prendre de lui ; il n’avait garde d’ailleurs, à le prendre du côté
du bon esprit, de manquer une occasion si favorable d’assurer sa troupe en y faisant
entrer le petit Baron.
Molière lui demanda ce que sincèrement il souhaiterait le plus alors. « D’être avec
vous le reste de mes jours, lui répondit Baron, pour vous marquer ma vive reconnaissance
de toutes les bontés que vous avez pour moi. — Eh bien ! lui dit Molière, c’est une
chose faite ; le roi vient de m’accorder un ordre pour vous ôter de la troupe où vous
êtes. » Molière, qui s’était levé dès quatre heures du matin, avait été à Saint-Germain
supplier Sa Majesté de lui accorder cette grâce ; et l’ordre avait été expédié
sur-le-champ.
La Raisin ne fut pas longtemps à savoir son malheur : animée par son Olivier, elle
entra toute furieuse le lendemain matin dans la chambre de Molière, deux pistolets à la
main, et lui dit que s’il ne lui rendait son acteur, elle allait lui casser la tête.
Molière, sans s’émouvoir, dit à son domestique de lui ôter cette femme-là. Elle passa
tout d’un coup de l’emportement à la douleur ; les pistolets lui tombèrent des mains, et
elle se jeta aux pieds de Molière, le conjurant, les larmes aux yeux, de lui rendre son
acteur, et lui exposant la misère où elle allait être réduite, elle et toute sa famille,
s’il le retenait. « Comment voulez-vous que je fasse ? lui dit-il, le roi veut que je le
retire de votre troupe : voilà son ordre. » La Raisin, voyant qu’il n’y avait plus
d’espérance, pria Molière de lui accorder du moins que le petit Baron jouât encore trois
jours dans sa troupe. « Non seulement trois, répondit Molière, mais huit, à condition
pourtant qu’il n’ira point chez vous, et que je le ferai toujours accompagner par un
homme qui le ramènera dès que la pièce sera finie. » Et cela de peur que cette femme et
Olivier ne séduisissent l’esprit du jeune homme, pour le faire retourner avec eux. Il
fallait bien que la Raisin en passât par là ; mais ces huit jours lui donnèrent beaucoup
d’argent, avec lequel elle voulut faire un établissement près de l’hôtel de Bourgogne,
mais dont le détail et le succès ne regardent plus mon sujet.
Molière, qui aimait les bonnes mœurs, n’eut pas moins d’attention à former celles de
Baron que s’il eût été son propre fils : il cultiva avec soin les dispositions
qu’il avait pour la déclamation. Le public sait comme moi jusqu’à quel
degré de perfection il l’a élevé : mais ce n’est pas le seul endroit par lequel il nous
ait fait voir qu’il a su profiter des leçons d’un si grand maître. Qui, depuis sa mort,
a tenu plus sûrement le théâtre comique que Baron ?
Le roi se plaisait tellement aux divertissements fréquents que la troupe de Molière lui
donnait, qu’au mois d’août 1665, Sa Majesté jugea à propos de la fixer tout à fait à son
service, en lui donnant une pension de sept mille livres. Elle prit alors le titre de
troupe du roi, qu’elle a toujours conservé depuis ; et elle était de
toutes les fêtes qui se faisaient partout où était Sa Majesté.
Le roi accorda alors une pension de sept mille francs à sa troupe et
le titre de comédiens du roi.
En ce temps, Molière osa enfin habiter avec sa femme Madeleine Béjart. Sa belle-mère
s’en irrita, la maison devint intenable ; on s’apaisa, mais l’affection que la Béjart
avait eue pour lui s’éteignit. Il resta pénétré du sentiment de son ingratitude entre
une amie qu’il avait trahie et une jeune épouse qui devait le trahir ; mais son talent
le consolait toujours. Il avait été faible et il était bon.
Baron, objet de la jalousie de la Béjart, en reçut des injures et un soufflet ; il se
retira chez la Raisin. Molière le conjura de rentrer chez lui. Le regret et le remords
l’attendrirent. Il revint. Molière le combla de caresses.
Peu de temps après, un homme, dont le nom de famille était Mignot, et Mondorge celui de
comédien, se trouvant dans une triste situation, prit la résolution d’aller à Auteuil,
où Molière avait une maison et où il était actuellement, pour tâcher d’en tirer quelques
secours pour les besoins pressants d’une famille qui était dans une misère affreuse.
Baron, à qui ce Mondorge s’adressa, s’en aperçut aisément, car ce pauvre comédien
faisait le spectacle du monde le plus pitoyable. Il dit à Baron, qu’il savait être un
assuré protecteur auprès de Molière, que l’urgente nécessité où il était lui avait fait
prendre le parti de recourir à lui, pour le mettre en état de rejoindre quelque troupe
avec sa famille ; qu’il avait été le camarade de M. de Molière en Languedoc, et qu’il ne
doutait pas qu’il ne lui fît quelque charité, si Baron voulait bien s’intéresser pour
lui.
Baron monta dans l’appartement de Molière, et lui rendit le discours de Mondorge, avec
peine, et avec précaution pourtant, craignant de rappeler désagréablement à un homme
fort riche l’idée d’un camarade fort gueux. « Il est vrai que nous avons joué la comédie
ensemble, dit Molière, et c’est un fort honnête homme ; je suis fâché que ses petites
affaires soient en si mauvais état. Que croyez-vous, ajouta-t-il, que je doive lui
donner ? » Baron se défendit de fixer le plaisir que Molière voulait faire à Mondorge,
qui, pendant que l’on décidait sur le secours dont il avait besoin, dévorait dans la
cuisine, où Baron lui avait fait donner à manger. « Non, répondit Molière, je veux que
vous déterminiez ce que je dois lui donner. » Baron, ne pouvant s’en défendre, statua
sur quatre pistoles, qu’il croyait suffisantes pour donner à Mondorge la facilité de
joindre une troupe. « Eh bien, je vais lui donner quatre pistoles pour moi, dit Molière
à Baron, puisque vous le jugez à propos ; mais en voilà vingt autres que je lui donnerai
pour vous : je veux qu’il connaisse que c’est à vous qu’il a l’obligation du service que
je lui rends. J’ai aussi, ajouta-t-il, un habit de théâtre dont je crois que je n’aurai
plus besoin : qu’on le lui donne ; le pauvre homme y trouvera de la ressource pour sa
profession. » Cependant cet habit, que Molière donnait avec tant de plaisir, lui avait
coûté deux mille cinq cents livres, et il était presque tout neuf. Il assaisonna ce
présent d’un bon accueil qu’il fit à Mondorge, qui ne s’était pas attendu à tant de
libéralité.
Bien qu’il eût un revenu de trente mille livres de rente, il n’avait pour son service
personnel qu’une servante, pleine de bon sens et dont il interrogeait l’instinct avant
de donner ses pièces. Elle se nommait Laforest, et il la rendit ainsi à jamais célèbre.
Rohault et Mignard, le fameux peintre, le consolaient par leur affection de ses
disgrâces. Ils allaient souvent s’enfermer avec lui dans sa maison de campagne
d’Auteuil.
« Ne me plaignez-vous pas, leur dit-il un jour d’abandon, d’être d’une profession et
dans une situation si opposées aux sentiments et à l’humeur que présentement ? J’aime la
vie tranquille, et la mienne est agitée par une infinité de détails communs et
turbulents, sur lesquels je n’avais pas compté dans les commencements, et auxquels il
faut absolument que je me donne tout entier malgré moi. Avec toutes les précautions dont
un homme peut être capable, je n’ai pas laissé de tomber dans le désordre où tous ceux
qui se marient sans réflexion ont accoutumé de tomber. — Oh ! oh ! dit M. Rohault.
— Oui, mon cher monsieur Rohault, je suis le plus malheureux des hommes, ajouta Molière,
et je n’ai que ce que je mérite. Je n’ai pas pensé que j’étais trop austère pour une
société domestique. J’ai cru que ma femme devait assujettir ses manières à sa vertu et à
mes intentions ; et je sens bien que, dans la situation où elle est, elle eût encore été
plus malheureuse que je ne le suis si elle l’avait fait. Elle a de l’enjouement, de
l’esprit ; elle est sensible au plaisir de le faire valoir ; tout cela m’ombrage malgré
moi. J’y trouve à redire, je m’en plains. Cette femme, cent fois plus raisonnable que je
ne le suis, veut jouir agréablement de la vie ; elle va son chemin ; et, assurée par son
innocence, elle dédaigne de s’assujettir aux précautions que je lui demande. Je prends
cette négligence pour du mépris ; je voudrais des marques d’amitié, pour croire que l’on
en a pour moi, et que l’on eût plus de justesse dans sa conduite pour que j’eusse
l’esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale et libre dans la sienne, qui serait
exempte de tout soupçon pour tout autre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse
impitoyablement dans mes peines ; et, occupée seulement du désir de plaire en général,
comme toutes les femmes, sans avoir de dessein particulier, elle rit de ma faiblesse.
Encore, si je pouvais jouir de mes amis aussi souvent que je le souhaiterais, pour
m’étourdir sur mes chagrins et sur mon inquiétude ! mais vos occupations indispensables,
et les miennes, m’ôtent cette satisfaction. » M. Rohault étala à Molière toutes les
maximes d’une saine philosophie pour lui faire entendre qu’il avait tort de s’abandonner
à ses déplaisirs. « Eh ! lui répondit Molière, je ne saurais être philosophe avec une
femme aussi aimable que la mienne ; et peut-être qu’en ma place, vous passeriez encore
de plus mauvais quarts d’heure. »
Son ami de collège et de table, Chapelle, l’amusait par ses ivresses, mais ne le
consolait pas. Aimé Martin raconte ses scandales et son égoïsme ; Molière en avait
pitié, mais continuait par habitude à l’aimer.
Le Tartuffe parut alors ; il fut fort goûté aux lectures. Le roi, qui ne
se doutait pas de l’usage qu’on en ferait un jour, vit sans crainte cette satire contre
la fausse dévotion, dont il redoutait les excès. Sa morale, fort relâchée avec les
femmes, ne sentait pas les contrecoups qui frappaient sur lui-même. On lui fit des
représentations : il défendit de jouer le Tartuffe. Il était alors à
l’armée ; Molière, qu’il aimait tendrement, alla se plaindre. Bah ! dit le roi, les
hypocrites permettent qu’on joue Dieu et le ciel, mais ne veulent pas qu’on les joue
eux-mêmes. « Jouez-les toujours ; la fausse dévotion n’est qu’un mensonge ; les vices
sont à vous. »
Louis XIV, charmé du bon sens de Molière, se plaisait à l’entretenir quatre ou cinq
heures tête à tête. La protection du prince sauva plusieurs fois la bonne comédie :
Tartuffe, les Précieuses, le Bourgeois
gentilhomme, les vices du cœur, de l’esprit, des salons, de la langue même,
pâlirent devant le roi du bon sens. Il fut complice de tout ce que Molière imagina pour
amuser et corriger son règne. M. Michelet a merveilleusement analysé tout cela, en
l’exagérant un peu, comme les critiques philosophes, mais le fond est vrai et les
couleurs authentiques.
Le Misanthrope, le meilleur de ses drames, et dont le seul défaut est
que le dénouement ne sort pas du caractère, mais de l’autorité, tomba ; le sujet était
trop triste pour un parterre de Français. Il faut réfléchir pour l’accepter. Le rire est
la loi suprême de la comédie, on est plus tenté de pleurer au
Misanthrope. Le Misanthrope n’est pas un caractère, c’est
une manie. Une manie amuse un moment, mais ne fournit pas un long drame. Molière se
résigna et il attendit ; il avait tellement travaillé son sujet, qu’il ne pouvait
s’imaginer qu’il se fût trompé. Les vers, sans être poétiques, étaient de la plus
vigoureuse satire. C’était de la poésie de Boileau, son voisin et son ami d’Auteuil.
Il se raccommoda avec le peuple par une farce grossière appelée le
Sabotier. « Si je ne travaillais que pour des philosophes, disait-il à
ce propos, mes ouvrages seraient tournés tout autrement, mais je parle aux foules, où il
y a peu de gens d’esprit. Si c’était à recommencer, je ne choisirais jamais cette
profession. » C’est alors qu’il fit jouer M. de Pourceaugnac, cette farce
immortelle qui fait rire encore le peuple d’aujourd’hui. L’éclat de rire qu’on arrache
au peuple par les moyens souvent ignobles est la grimace du ridicule, le sublime du
commun ; mais le vrai génie s’abaisse comme il s’élève, et quand il daigne y descendre,
il le trouve et le rend impérissable. Le chef-d’œuvre est de réunir les deux. C’est ce
que Molière fit dans le Bourgeois gentilhomme. La pièce déplut au public,
et charma Louis XIV ; il en félicita Molière, il était assez homme de goût pour y saisir
les deux ridicules de la noblesse et de la bourgeoisie, il était placé assez haut pour
se moquer de son peuple.
Le Bourgeois gentilhomme fut joué pour la première fois à Chambord, au
mois d’octobre 1670. Jamais pièce n’a été plus malheureusement reçue que celle-là, et
aucune de celles de Molière ne lui a donné tant de déplaisir. Le roi ne lui en dit pas
un mot à son souper, et tous les courtisans la mettaient en morceaux. « Molière nous
prend assurément pour des grues, de croire nous divertir avec de telles pauvretés,
disait M. le duc de… — Qu’est-ce qu’il veut dire avec son haluba,
balachou ? ajoutait M. le duc de… ; le pauvre homme , il est épuisé :
si quelque autre auteur ne prend le théâtre, il va tomber ; cet homme-là donne dans la
farce italienne. » Il se passa cinq jours avant que l’on représentât cette pièce pour la
seconde fois, et pendant ces cinq jours, Molière, tout mortifié, se tint caché dans sa
chambre ; il appréhendait le mauvais compliment du courtisan prévenu ; il envoyait
seulement Baron à la découverte, qui lui rapportait toujours de mauvaises nouvelles.
Toute la cour était révoltée.
Cependant on joua cette pièce pour la seconde fois. Après la représentation, le roi,
qui n’avait point encore porté son jugement, eut la bonté de dire à Molière : « Je ne
vous ai point parlé de votre pièce à la première représentation, parce que j’ai
appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée ; mais, en
vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est
excellente. » Molière reprit haleine au jugement de Sa Majesté ; et aussitôt il fut
accablé de louanges par les courtisans, qui tout d’une voix répétaient, tant bien que
mal, ce que le roi venait de dire à l’avantage de cette pièce. « Cet homme-là est
inimitable, disait le même duc de… ; il y a un vis comica dans tout ce
qu’il fait que les anciens n’ont pas aussi heureusement rencontré que lui. » Quel
malheur pour ces messieurs que Sa Majesté n’eût point dit son sentiment la première
fois ! ils n’auraient pas été à la peine de se rétracter, et de s’avouer faibles
connaisseurs en ouvrages. Je pourrais rappeler ici qu’ils avaient été auparavant surpris
par le sonnet du Misanthrope. À la première lecture, ils en furent
saisis, ils le trouvèrent admirable ; ce ne furent qu’exclamations, et peu s’en fallut
qu’ils ne trouvassent fort mauvais que le Misanthrope fît voir que ce sonnet était
détestable.
En effet, y a-t-il rien de plus beau que le premier acte du Bourgeois
gentilhomme ? Il devait, du moins, frapper ceux qui jugent avec équité par les
connaissances les plus communes ; et Molière avait bien raison d’être mortifié de
l’avoir travaillé avec tant de soin, pour être payé de sa peine par un mépris
assommant ; et si j’ose me prévaloir d’une occasion si peu considérable par rapport au
roi, on ne peut trop admirer son heureux discernement, qui n’a jamais manqué de justesse
dans les petites occasions comme dans les grands événements.
Au mois de novembre de la même année 1670, que l’on représenta le Bourgeois
gentilhomme à Paris, le nombre prit le parti de cette pièce. Chaque bourgeois
y croyait trouver son voisin peint au naturel ; et il ne se lassait point d’aller voir
ce portrait : le spectacle d’ailleurs, quoique outré et hors du vraisemblable, mais
parfaitement bien exécuté, attirait les spectateurs ; et on laissait gronder les
critiques sans faire attention à ce qu’ils disaient contre cette pièce.
En 1672, il donna les Femmes savantes, honnies à la ville, soutenues
également par le roi.
Molière et Racine n’étaient point amis ; leurs caractères ne différaient pas moins que
leurs génies. Racine avait manqué de sincérité en Molière, qui cessa de l’estimer tout
en l’admirant. Il aimait mieux Corneille, avec lequel il composa Psyché.
Mais ses prodigieux travaux et ses chagrins domestiques épuisaient ses forces.
Deux mois avant sa mort, Boileau, son voisin, alla le voir. Il le trouva de plus en
plus malade de sa toux, et faisant des efforts de poitrine qui semblaient le menacer
d’une fin prochaine. Molière, assez froid naturellement, fit plus d’amitiés que jamais à
M. Despréaux. Cela l’engagea à lui dire : « Mon pauvre monsieur Molière, vous voilà dans
un pitoyable état. La contention continuelle de votre esprit, l’agitation continuelle de
vos poumons sur votre théâtre, tout enfin devrait vous déterminer à renoncer à la
représentation. N’y a-t-il que vous dans la troupe qui puisse exécuter les premiers
rôles ? Contentez-vous de composer, et laissez l’action théâtrale à quelqu’un de vos
camarades : cela vous fera plus d’honneur dans le public, qui regardera vos acteurs
comme vos gagistes ; vos acteurs, d’ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec
vous, sentiront mieux votre supériorité. — Ah ! monsieur, répondit Molière, que me
dites-vous là ? Il y a un honneur pour moi à ne point quitter. » « Plaisant point
d’honneur, disait en soi-même le satirique, qui consiste à se noircir tous les jours le
visage pour se faire une moustache de Sganarelle, et à dévouer son dos à
toutes les bastonnades de la comédie ! Quoi ! cet homme, le premier de notre temps pour
l’esprit et pour les sentiments d’un vrai philosophe, cet ingénieux censeur de toutes
les folies humaines, en a une plus que celles dont il se moque tous les
jours ! Cela montre bien le peu que sont les hommes. » (Menagiana et
Bolœana.)
Il mourut en scène. En figurant dans la cérémonie burlesque de son Malade
imaginaire, il se sentit pris d’une légère convulsion qu’il contint jusqu’à la
fin ; le frisson alors le saisit ; son disciple Baron s’en aperçut, le conduisit dans sa
loge et lui donna sa robe de chambre. Molière lui demanda ce que l’on disait de sa
pièce. Baron lui répondit que ses ouvrages avait toujours une heureuse réussite à les
examiner de près, et que plus on les représentait, plus on les goûtait. « Mais,
ajouta-t-il, vous me paraissez plus mal que tantôt. — Cela est vrai, lui répondit
Molière ; j’ai un froid qui me tue. » Baron, après lui avoir touché les mains, qu’il
trouva glacées, les lui mit dans son manchon pour les réchauffer ; il envoya chercher
ses porteurs pour le porter promptement chez lui, et il ne quitta point sa chaise, de
peur qu’il ne lui arrivât quelque accident, du Palais-Royal dans la rue de Richelieu, où
il logeait. Quand il fut dans sa chambre, Baron voulut lui faire prendre du bouillon,
dont la Molière avait toujours provision pour elle ; car on ne pouvait avoir plus de
soins de sa personne qu’elle en avait. « Eh non ! dit-il, les bouillons de ma femme sont
de vraie eau-forte pour moi ; vous savez tous les ingrédients qu’elle y fait mettre ;
donnez-moi plutôt un petit morceau de fromage de Parmesan. » Laforest lui en apporta ;
il en mangea avec un peu de pain, et il se fit mettre au lit. Il n’y eut pas été un
moment qu’il envoya demander à sa femme un oreiller rempli d’une drogue qu’elle lui
avait promis pour dormir. « Tout ce qui n’entre point dans le corps, dit-il, je
l’éprouve volontiers ; mais les remèdes qu’il faut prendre me font peur ; il ne faut
rien pour me faire perdre ce qui me reste de vie. » Un instant après, il lui prit une
toux extrêmement forte, et après avoir craché il demanda de la lumière. « Voici, dit-il,
du changement. » Baron, ayant vu le sang qu’il venait de rendre, s’écria avec frayeur.
« Ne vous épouvantez point, lui dit Molière ; vous m’en avez vu rendre bien davantage.
Cependant, ajouta-t-il, allez dire à ma femme qu’elle monte. » Il resta assisté de deux
sœurs religieuses, de celles qui viennent ordinairement à Paris quêter pendant le
carême, et auxquelles il donnait l’hospitalité. Elles lui prodiguèrent, à ce dernier
moment de sa vie, tout le secours édifiant que l’on pouvait attendre de leur charité, et
il leur fit paraître tous les sentiments d’un bon chrétien et toute la résignation qu’il
devait à la volonté du Seigneur. Enfin, il rendit l’esprit entre les bras de ces deux
bonnes sœurs ; le sang qui sortait par sa bouche en abondance l’étouffa. Ainsi, quand sa
femme et Baron remontèrent, ils le trouvèrent mort. J’ai cru que je devais entrer dans
le détail de la mort de Molière, pour désabuser le public de plusieurs histoires que
l’on a faites à cette occasion. Il mourut le vendredi 17e du mois de
février de l’année 1673, âgé de cinquante-trois ans, regretté de tous les gens de
lettres, des courtisans et du peuple. Il n’a laissé qu’une fille. Mademoiselle Poquelin
fait connaître, par l’arrangement de sa conduite, et par la solidité et l’agrément de sa
conversation, qu’elle a moins hérité des biens de son père que de ses bonnes
qualités.
Aussitôt que Molière fut mort, Baron alla à Saint-Germain en informer le roi.
Boileau le pleure ; il explique en deux vers touchants les difficultés qu’on eut à
vaincre pour obtenir sa sépulture :
L’ombre de l’envie suit les vrais grands hommes jusqu’au seuil de l’autre monde.
Continuons :
Après l’Étourdi, les Fâcheux, l’École des
maris, Molière écrivit son premier chef-d’œuvre, l’École des
femmes. Nous ne l’analyserons pas, tout le monde la connaît, nous nous
bornerons à citer pour tout les passages les plus saillants de ce langage
poétique où il commençait à exceller.
Arnolphe est un vieillard amoureux d’une jeune fille tout ignorante et toute naïve
qu’il a retirée dans sa maison, sous la garde de deux domestiques très-simples, l’un
nommé Alain, l’autre Georgette, et qu’il désire épouser. Après quelques conversations
avec Alain et Georgette, auxquels il confie son dessein, il cause enfin avec Agnès :
ARNOLPHE.
Vous vous êtes toujours
, comme on voit
, bien
portée ?
AGNÈS.
ARNOLPHE.
Ah
! vous aurez dans peu quelqu’un pour les
chasser.
AGNÈS.
ARNOLPHE.
Que faites-vous donc là
?
AGNÈS.
ARNOLPHE.
Agnès sort, Arnolphe reste seul et, dans le transport de sa satisfaction, il devient
lyrique et s’écrie :
Ce n’est pas par le bien qu’il faut être
ébloui,
Ici il est interrompu par le jeune Horace, fils d’un de ses voisins, qui lui fait la
confidence de l’amour qu’il éprouve pour une jeune beauté qui loge dans la maison d’où
sort Arnolphe. Horace lui raconte les tendres regards d’Agnès du haut du balcon. « Quant
à l’homme qui entretient Agnès dans cette maison, ajoute-t-il, on m’en a parlé comme
d’un ridicule, ne le connaissez-vous pas ? »
ARNOLPHE, à part.
HORACE.
ARNOLPHE.
HORACE.
C’est un
fou, n’est-ce pas
?
ARNOLPHE.
HORACE.
C’est un fou, n’est-ce pas ? Eh !…Qu’en dites-vous
, quoi
?
Sot, je vois qu’il en est ce que l’on a pu dire
.
ARNOLPHE, à Agnès.
Vous devez toujours
, dis-je
, avoir devant les
yeux
Que sur un tel
sujet il ne faut point de
jeu ;
Ce que je vous dis là ne sont point des
chansons ;
Ces vers ne sont-ils pas aussi parfaits que plaisants. N’est-ce pas le rythme de la
déclaration d’amour à Zaïre ? Je vous aime, Zaïre ! et la gravité du
sentiment éclate de même dans la solennité des formes. Mais Arnolphe a beau dire et beau
faire, il est constamment dupe de son âge et de la naïveté de sa pupille. Elle finit par
s’évader avec Horace. Mais Enrique, le père d’Agnès, se découvre et lui fait épouser
Horace. Arnolphe se retire en gémissant, et le drame finit par le mariage.
Le Misanthrope, plus beau encore, mais moins gai, entre de plein saut
dans son sujet par un dialogue avec son ami Philinte :
PHILINTE.
Qu’est-ce donc
? qu’avez-vous
?
ALCESTE.
Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?Laissez-
moi, je vous
prie.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE, se levant brusquement.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
Lui doit-on
déclarer la chose comme elle est
?
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
Encore en est-il bien
, dans le
siècle où nous sommes
…
ALCESTE.
PHILINTE.
J’
observe, comme vous
, cent choses tous les jours
,
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
Mais qui voulez-vous donc qui pour vous
sollicite ?
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
Et…Non. J’ai
résolu de n’en pas faire un pas
.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
A-t-on jamais écrit de prose plus vive en vers si parfaits ?
Au deuxième acte, Alceste reconduit en la maudissant Célimène, qu’il trouve trop
coquette et qu’il ne peut s’empêcher d’adorer. « On croit, dit Aimé Martin, entendre
Molière lui-même, parlant à Chapelle de sa propre femme : « Si vous saviez ce qu’elle me
fait souffrir, vous auriez pitié de moi. Toutes les choses du monde ont du rapport avec
elle dans mon cœur. Mon idée en est si fort occupée, que je ne sais rien en son absence
qui m’en puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on ne
saurait dire m’ôtent l’usage de la réflexion. Je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il
m’en reste seulement pour tout ce qu’elle a d’aimable. N’est-ce pas là le dernier point
de la folie ? et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me
faire connaître ma faiblesse sans pouvoir en triompher ? » Ce délicieux passage est
l’expression de l’amour le plus tendre, et nous en verrons tous les traits se développer
successivement dans le cœur du Misanthrope.
« Nous désirions de voir Alceste aux prises avec Célimène ; nous étions impatients
d’assister à cette lutte d’un amour impétueux qui ne souffre ni détours ni délais, et
d’une froide coquetterie qui ne craint rien tant que d’être forcée dans ses
retranchements. La scène a répondu à notre attente ; elle a été tout ce qu’elle devait
être entre un homme déchaîné contre les vices du siècle, qui a le malheur de s’être
passionné pour une femme atteinte de quelques-uns des plus haïssables, et cette même
femme qui, dévorée du désir de subjuguer tous les cœurs, doit attacher un grand prix à
soumettre et à conserver le cœur du sauvage Alceste. Quelle brusquerie ! quelle
rudesse dans les reproches de l’un, malgré sa tendresse ! Quel air de bonne foi et
presque de candeur, quel charme surtout dans les réponses de l’autre, malgré sa
perfidie !(A.)
« Écoutons encore Molière parlant de sa femme : Elle a de l’enjouement et de
l’esprit ; elle est sensible au plaisir de se faire valoir ; tout cela
m’ombrage malgré moi. J’y trouve à redire, je m’en plains. Cette femme, cent
fois plus raisonnable que je ne le suis, veut jouir agréablement de la
vie ; elle va son chemin ; et, assurée par son innocence, elle dédaigne de s’assujettir aux précautions que je lui demande. Je
prends cette négligence pour du mépris ; je voudrais des marques d’amitié, pour
croire que l’on en a pour moi, et que l’on eût plus de justesse dans sa
conduite, pour que j’eusse l’esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale
et libre dans la sienne, me laisse impitoyablement dans mes peines ;
et, occupée seulement du désir de plaire en général, sans avoir de dessein
particulier, elle rit de ma faiblesse. » Tous les traits de ce tableau conviennent à
Célimène, comme ceux du passage précédent convenaient au Misanthrope. Ainsi, tout
vient à l’appui de la vérité que nous voulons établir, que c’est dans l’histoire même
de Molière qu’il faut chercher le type de ces deux rôles admirables.
Le troisième acte sort du sujet, mais il en sort en un style de satire qui dut faire
honte à Boileau le satirique. Célimène et Arsinoé y causent avec ironie et amertume sur
leurs défauts. Elles donnent raison aux mauvaises humeurs du Misanthrope contre le
monde. Voici cet admirable dialogue :
CÉLIMÈNE.
SCÈNE V
ARSINOÉ.
CÉLIMÈNE.
ARSINOÉ.
Aux choses qui le plus nous peuvent
importer ;
Et comme il n’en est point de plus grande
importance
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir
défendre ;
Mais vous
savez qu’il est des choses dans la
vie
Et ce n’est pas assez de bien
vivre pour soi
.
CÉLIMÈNE.
ARSINOÉ.
CÉLIMÈNE.
ARSINOÉ.
CÉLIMÈNE.
ARSINOÉ.
Ce que de plus que vous on en pourrait avoir
CÉLIMÈNE.
ARSINOÉ.
Le
monde n’est point
dupe ; et j’en vois qui sont faites
Je
pense qu’on pourrait faire comme les autres
,
Ne se point
ménager, et vous faire bien voir
Que l’on a des
amants quand on en veut avoir
.
CÉLIMÈNE.
ARSINOÉ.
CÉLIMÈNE.
Est-il possible de mieux s’approprier les usages et les critiques du monde ? de
rétorquer avec plus de grâce maligne et d’éloquence la médisance de salon ? Juvénal n’a
rien de mieux ; partout où Molière imite, il dépasse. C’est le caractère du génie.
Convenons pourtant que l’invention comique n’est pas forte, et qu’elle ne suffirait pas
aujourd’hui. Le mérite du Misanthrope est tout entier dans le dialogue et
dans l’inimitable versification.
Au cinquième acte, Alceste subit un injuste procès intenté par un homme dont il a
franchement dénigré les mauvais vers. La pièce finit par l’indignation du Misanthrope,
qui propose sa main à Éliante ; Éliante la refuse, et il sort de la scène en prononçant
ces quatre vers, dignes de son caractère :
Voilà ce chef-d’œuvre. À l’exception du style, il n’en serait pas en ce temps-ci.
Molière était alors séparé de sa femme, il écrivait son propre cœur. Il se vengea
presque directement de cette femme légère et perfide en lui faisant réciter des
invectives contre sa propre vie ; il se réconciliera ensuite, il est homme, mais
toujours homme ; humoriste, mais amoureux.
Nous voici enfin arrivés à la haute comédie de Molière, le Tartuffe,
c’est le chef-d’œuvre de l’inventeur et de l’écrivain ; vous allez en juger :
Orgon est un bon, honnête et naïf bourgeois, mari d’une femme encore agréable, père
d’une fille belle et tendre, nommée Marianne qui aspire à se marier avec Valère dont
elle est aimée. Elmire est le nom de la femme d’Orgon ; madame Pernelle est sa mère ;
Cléante, homme froid et judicieux, est son beau-frère ; Dorine est la suivante de
Marianne, ancienne dans la maison à qui tout langage est permis.
Tout vit en paix, en joie, en amitié, en amour dans cette heureuse famille, lorsque
Orgon, en allant à l’église, est séduit par les grimaces de Tartuffe, le héros de la
pièce, qui simule la sainteté, et finit par s’introduire dans la famille et y prendre un
empire absolu.
Les premières scènes se bornent à l’exposition. Orgon parle à Dorine :
ORGON.
DORINE.
ORGON.
DORINE.
ORGON.
DORINE.
ORGON.
DORINE.
ORGON.
DORINE.
Et jusqu’au jour
, près d’elle
, il nous fallut
veiller.
ORGON.
DORINE.
ORGON.
DORINE.
ORGON.
DORINE.
ORGON.
DORINE.
SCÈNE VI
CLÉANTE.
À vous faire
oublier toutes choses pour lui
;
ORGON.
CLÉANTE.
Je ne le
connais pas
, puisque vous le voulez
;
ORGON.
CLÉANTE.
ORGON.
C’est trop, me disait-il
, c’est trop de la
moitié ;
CLÉANTE.
Orgon finit par avouer qu’il a l’intention de marier sa fille avec Tartuffe.
Au deuxième acte, il le propose à Marianne. Dorine, qui écoute à la porte, entre,
raille le père et relève le courage de Marianne ; son amant Valère survient ; Dorine les
gronde et les réconcilie.
Au troisième acte paraît Tartuffe ; il parle à son valet Laurent :
DORINE, à part.
TARTUFFE.
DORINE.
Que voulez-vous ?Vous dire
…
TARTUFFE, tirant un mouchoir de sa
poche.
DORINE.
TARTUFFE.
DORINE.
TARTUFFE.
DORINE.
TARTUFFE.
DORINE, à part.
Ma
foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit
.
TARTUFFE.
DORINE.
SCÈNE III
TARTUFFE.
ELMIRE.
TARTUFFE, assis.
ELMIRE, assise.
TARTUFFE.
ELMIRE.
TARTUFFE.
ELMIRE.
Et je vous dois beaucoup pour toutes ces
bontés.
TARTUFFE.
Je fais bien moins pour vous que vous ne
méritez.
ELMIRE.
TARTUFFE.
ELMIRE.
TARTUFFE.
ELMIRE.
TARTUFFE, prenant la main d’Elmire et lui serrant les
doigts.
ELMIRE.
TARTUFFE.
ELMIRE.
Et j’aurais bien plutôt…Que fait là votre
main ?
TARTUFFE.
ELMIRE.
TARTUFFE, maniant le fichu d’Elmire.
Jamais
, en toute chose
, on n’a vu si bien faire
!36
ELMIRE.
TARTUFFE.
ELMIRE.
TARTUFFE.
ELMIRE.
TARTUFFE.
ELMIRE.
TARTUFFE.
ELMIRE.
TARTUFFE.
ELMIRE.
Le fils d’Orgon dénonce l’action et l’audace de Tartuffe à son père, Orgon refuse de le
croire. Tartuffe affecte de s’accuser lui-même et d’intercéder pour le fils. À la fin,
la scène décisive survient. Madame Orgon donne rendez-vous à Tartuffe, et cache son mari
sous la table. La déclaration d’amour de Tartuffe est le chef-d’œuvre de toute la
comédie, elle va jusqu’au vif et allait plus loin encore, quand Orgon, alarmé pour la
vertu de sa femme, renverse la table et s’élance sur Tartuffe en s’écriant enfin :
Tartuffe, se démasquant tout à fait, prétend rester maître de la maison et des biens,
en vertu du contrat de donation qu’il a obtenu de son ami Orgon.
Mais le roi, qui veille pour l’intérêt des familles, intervient par l’huissier, saisit
les papiers de la donation et emprisonne Tartuffe, reconnu et surveillé comme un odieux
charlatan. Et tout fini par cette justice.
Nous allons examiner la morale de ce chef-d’œuvre, si diversement interprété depuis par
les différentes passions des hommes intéressés à accuser ou à défendre la plus belle des
comédies françaises.
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