(1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVe entretien. Vie de Michel-Ange (Buonarroti) »

CLVe entretien. Vie de Michel-Ange (Buonarroti)

I

Cet homme, trop grand pour être contenu dans un seul nom d’homme, devrait porter quatre noms ; car son génie et ses œuvres suffiraient à quatre éternelles mémoires.

Si vous sortez du Parthénon chrétien, le temple de Saint-Pierre de Rome, écrasé par la masse, l’immensité, la majesté, la divinité de ces édifices, véritables temples de l’infini, qui semble avoir été construit pour faire comprendre et adorer deux des attributs de Dieu, l’espace et la durée, rendus sensibles, et si vous voulez résumer en un seul nom d’homme vos impressions confuses pour reporter cette merveille à son principal auteur, c’est le nom de Michel-Ange qui tombe de vos lèvres : l’architecte de Dieu !

Si vous montez l’escalier sans marches du Vatican, comme une colline aplanie pour laisser les vieux pontifes monter sans perdre haleine au sanctuaire de leurs oracles ; si vous entrez dans la chapelle Sixtine pour contempler sur ses murs et sur ses voûtes le tableau du Jugement dernier, ce poëme dantesque du pinceau, peint par un géant, où l’imagination, le mouvement, l’expression, la forme, la couleur semblent défier la création par son image, et si vous demandez quelle main de Prométhée moderne a jeté derrière lui ces gouttes d’huile pour en faire des hommes, des anges, des démons, des dieux ? les murailles et les voûtes répondent par le nom de Michel-Ange.

Si vous entrez, à Florence, dans la chapelle monumentale de San Lorenzo, cette pyramide mortuaire des Pharaons de la Toscane, les Médicis ; si vous levez vos yeux sur ce peuple de pierre qui semble sortir des Catacombes pour veiller éternellement sur ces sarcophages ; si les deux figures du Jour et de la Nuit, l’une image vivante de la vie, l’autre image, vivante aussi, de la mort, calment comme par enchantement vos pensées terrestres, et vous font envier d’être de pierre comme elles pour respirer éternellement la majesté dédaigneuse de la vie et la mélancolie sereine de la mort ; et si vous demandez à ces statues : Qui vous a taillées ou plutôt animées d’un seul jet dans le bloc ? elles vous répondent : Et quel autre que le sculpteur souverain pouvait frapper de ces coups qui fendaient le rocher ; Moïse du ciseau, qui au lieu de l’eau fait jaillir la pensée et la vie de la pierre ? c’est Michel-Ange.

Enfin, si, en feuilletant dans les bibliothèques poudreuses du Vatican, à Rome, ou du palais Pitti, à Florence, les manuscrits du quinzième siècle, vos regards tombent sur une de ces poésies à la fois platoniques et amoureuses, où les vers, forts comme des muscles de géant, et les pensées, tendres comme des rêves de femme, respirent à la fois la virilité du buste de Brutus et la mélancolie des sonnets de Pétrarque ; et si vous demandez quel était ce poëte avec lequel la plus belle, la plus poétique et la plus chaste des femmes de son siècle, Vittoria Colonna, entretenait ce commerce de cœur et de génie qui consolait l’un de sa vieillesse, l’autre de son veuvage d’un héros ? Ces vers, écrits avec le fiel du Dante, les larmes de Pétrarque et les songes dorés de Platon, étaient les délassements, les mugissements ou les consolations de Michel-Ange.

Quatre hommes en un, dont le moindre est égal aux plus grands d’un siècle où tout était grand ; un homme réel, et cependant un homme fabuleux, voilà Michel-Ange. Disons brièvement sa vie : elle fut longue, comme la vie de ceux à qui la Providence réserve beaucoup d’espace pour ce qu’ils ont à accomplir ici-bas.

II

Il naquit, le 6 mars 1474, dans un château du Cosentin, province de Toscane, dans le voisinage d’Arezzo. Son père, d’une famille illustre de Florence, était podestat ou gouverneur, pour les Médicis, de ce district. Il se nommait Ludovico Buonarroti-Simoni, de la maison de Canossa. Sa mère était aussi de race noble, et estimée pour l’honnêteté de ses mœurs et la dignité de sa vie dans la province. À l’expiration de ses fonctions annuelles de podestat dans le Cosentin, le père de Michel-Ange revint habiter sa maison de Settignano, où il possédait une métairie plantée de figuiers, d’oliviers et de vigne, sur une colline aux portes de Florence. C’est de cette colline que naquit la vocation sculpturale de Michel-Ange. Settignano était, comme autrefois Paros, comme aujourd’hui Carrare, une carrière de marbre où les statuaires et les architectes de Florence venaient chercher leurs blocs et où ils les faisaient ébaucher par leurs élèves et leurs ouvriers. L’enfant eut pour nourrice la femme d’un de ces carriers du village paternel. Il attribue lui-même, plus tard, son inclination pour la statuaire à ces premiers blocs qu’il voyait dégrossir dans la maison de sa nourrice et à ces outils de sculpteur avec lesquels ses petites mains jouaient dès le berceau. Les plus grandes vocations n’ont souvent pas d’autre origine. Les plus grands fleuves, à leur source, ne prennent souvent leur direction que d’un caillou qui leur ferme la route ou d’une rigole qui la favorise par la main d’un enfant sur la pente où ils doivent couler.

« Giorgio, disait-il un jour avec enjouement à son ami Vasari, à l’époque où il remplissait déjà l’Italie de son nom et de ses œuvres, si j’ai eu quelque grandeur et quelque bonheur dans le génie, cela m’est venu d’être dans la pauvreté et dans l’élasticité de votre air des collines d’Arezzo ; et c’est ainsi que je tirai, pour ainsi dire, du lait de ma nourrice, à Settignano, le ciseau et le maillet avec lesquels je fais mes figures. »

III

La famille de Ludovico Buonarroti devenue plus nombreuse avec les années, par la fécondité de sa femme, le père de Michel-Ange, pour élever ses fils, fut obligé de les mettre en apprentissage dans les manufactures de laine et de soie de Florence, qu’on appelait en Toscane les Arts, et qui, dans un pays gouverné par des artisans devenus princes, ne dérogeaient point à la noblesse des familles. Le jeune Michel-Ange, placé par son père dans une école de grammaire, tenue par Francesco d’Urbino, se refusait à toute autre étude qu’à celles auxquelles la nature et ses premières impressions d’enfance chez sa nourrice le prédestinaient. On le surprenait toujours le crayon à la main, dessinant des figures sur ses livres. Son père et ses oncles, qui voulaient violenter sa vocation et qui regardaient la sculpture et la peinture comme des métiers ignobles et mercenaires, indignes de leur sang, gourmandaient et frappaient en vain l’enfant pour le contraindre aux études, selon eux, plus nobles du commerce. Sa vocation, comme il arrive toujours, se fortifiait et s’irritait par la résistance paternelle. À la fin, le père céda, moins par conviction que par lassitude ; l’enfant fut placé comme élève chez le célèbre peintre Dominico Ghirlandaïo, dont l’école était alors la première de Florence. Michel-Ange y entra à quatorze ans. Une note du livre de comptes de son père, retrouvée et conservée par les érudits toscans, ne laisse aucun doute sur ces commencements de Michel-Ange :

« Le premier jour d’avril 1588, moi, Ludovico di Buonarrota, j’ai engagé mon fils, Michel-Agnolo, chez Dominico Ghirlandaïo et David Cunado, pour trois ans, aux conditions suivantes : que ledit Michel-Agnolo, mon fils, devra rester chez ces maîtres pendant le susdit temps pour apprendre à dessiner et pour faire tout ce que ces maîtres lui commanderont ; et que ces susdits maîtres lui donneront pour ces trois années vingt-quatre florins de gages, savoir : six florins la première année, huit florins la seconde, dix florins la troisième, en tout quatre-vingt-seize livres. Suit la quittance des six premiers florins. Signé : Ludovico di Lionardo di Buonarrota. »

IV

La nature sembla se venger par la rapidité et par le prodige du talent de l’enfant des résistances qu’on lui avait opposées. Il osa corriger plusieurs fois avec supériorité les ébauches du maître en son absence. À la fin de sa peinture à la coupole de Santa Maria Novella, œuvre pendant laquelle Michel-Ange avait étonné et secondé son maître, « Cet enfant en ferait déjà plus que moi ! » s’écria Ghirlandaïo !

Laurent de Médicis ayant demandé un jour au grand peintre quelques jeunes gens capables de raviver la sculpture qui dépérissait en Toscane depuis la mort de Donato, Ghirlandaïo lui offrit Michel-Ange. Laurent de Médicis admit le jeune élève dans l’école de sculpture qu’il institua dans les jardins de son palais, sous la direction d’un vieillard survivant de l’école de Donato.

Le ciseau, que Michel-Ange n’avait jamais manié depuis la maison de sa nourrice, égala en peu de jours dans ses mains les prodiges de son pinceau chez Ghirlandaïo. Laurent de Médicis, témoin des jeux de ce génie enfant, qui dépassait du premier jet ses modèles et ses maîtres, se prit d’une tendre et paternelle admiration pour Michel-Ange ; il lui donna une chambre dans son propre palais ; il l’admit à sa table,Laurent le Magnifique, entouré de ses enfants, des poëtes, des savants, des philosophes, des artistes les plus renommés de la république, prolongeait dans la nuit les entretiens dignes des temps de Périclès, pour faire rejaillir jusque sur le père de Michel-Ange les bontés qu’il avait pour le fils. Il donna à Ludovico Buonarroti un emploi lucratif dans l’administration de la république. Le fils avait un traitement fixe et cinq ducats d’or par mois, et de temps en temps des présents magnifiques, parmi lesquels Michel-Ange cite un riche manteau brodé pareil à ceux que Laurent donnait à ses propres fils.

La mort de Laurent de Médicis, en 1492, interrompit cette douce familiarité de Michel-Ange avec le Périclès de l’Italie et le renvoya à la maison de son père. Les chefs-d’œuvre que le jeune statuaire avait exécutés pendant ces quatre années avaient fait oublier Donato ; les Médicis, grâce à lui, avaient retrouvé dans le marbre on ne sait quoi de moins harmonieux, mais de plus grandiose que la statuaire grecque, et de plus grec que la statuaire romaine. L’art toscan était de la pensée et de la main de cet enfant. Le génie de la sculpture étrusque, mystère dans son passé, mystère à sa renaissance, apparaissait au monde comme un phénomène de l’esprit humain qui ne sera jamais expliqué. La beauté des marbres de Michel-Ange et de son école tient plus de la Fable que de l’histoire et de la Divinité que de la nature. Phidias dessine plus correctement et proportionne plus suavement ses figures à la taille et aux contours des modèles parfaits que lui fournit l’Attique ou l’Ionie, ces deux terres de la beauté virile et de la beauté féminine. Michel-Ange conçoit, imagine, rêve toujours un peu plus grand et un plus beau que nature. La ligne droite, base fondamentale de ses statues, depuis l’orteil jusqu’au sommet de la tête, est plus longue et plus élancée que la ligne grecque ; les inflexions, plus hardies et plus étranges de cette ligne donnent aux traits, aux formes et aux mouvements de ses statues des nervures, des attitudes, des torsions, des majestés, des hardiesses qui dressent l’homme plus haut sur ses pieds et qui semblent faire escalader l’art jusqu’au ciel. Et cependant cette légère exagération de la stature étrusque n’altère ni la réalité ni la beauté, elle les dépasse. Phidias humanise l’idéale beauté, Michel-Ange la transfigure et la divinise. Voilà le caractère des deux sculpteurs les plus accomplis des deux plus grands siècles : celui de Périclès, celui de Léon X ; l’un est un homme, l’autre est un géant ; l’un a plus de perfection, l’autre a plus de race ; l’un charme, l’autre éblouit ; l’un est la nature, l’autre est le miracle. Dire quel est le plus accompli des deux, c’est facile ; mais dire quel est le plus grand, nul ne l’oserait sans craindre de blasphémer dans l’un l’imitation de la nature, dans l’autre l’imagination du surnaturel.

Tel apparut, dès le premier coup de ciseau, Michel-Ange aux Médicis. En exhumant, comme ils le faisaient par leurs agents en Morée, les chefs-d’œuvre enfouis de l’art grec, ils avaient trouvé mieux que des statues mortes, ils avaient trouvé la statuaire vivante dans ce jeune nourrisson des carrières de Settignano.

V

Pierre de Médicis, qui venait de succéder à Laurent le Magnifique et qui avait contracté une amitié de jeune homme avec le commensal des jardins et du palais de son père, continua sa faveur à Michel-Ange ; il lui commanda différents bas-reliefs ; il se fit même un jeu de son génie et lui fit exécuter, un jour d’hiver, une gigantesque statue de neige pour décorer ses jardins. Un rayon de soleil fondit ce chef-d’œuvre. Mais la fécondité de Michel-Ange, égale à celle de la nature, prodiguait la conception comme la nature prodiguait la matière. Neige ou bronze, tout lui était indifférent, pourvu qu’il enfantât ce qu’il avait conçu. Les Florentins pleurèrent cependant le chef-d’œuvre de neige. Mais Michel-Ange les consola par un crucifix en bois pour l’autel de l’église du Saint-Esprit. Le prieur de ce monastère, pour faciliter au jeune artiste la représentation de la mort divine, prêta à Michel-Ange la clef des salles où l’on exposait les cadavres de la paroisse avant la sépulture. C’est dans ces salles funèbres que Michel-Ange, enfermé pendant les nuits, étudiait, à la lueur de la lampe des morts, cette anatomie du corps humain dans tous les âges qui devint comme la charpente cachée de ses statues.

Tout lui promettait la richesse et la gloire sous les auspices des Médicis, ses patrons dans sa patrie, quand les Médicis eux-mêmes, expulsés de Florence par une révolution populaire, emportèrent avec eux la fortune de leur protégé. Michel-Ange, craignant les ressentiments du peuple contre les familiers de ceux qu’on appelait les tyrans de la patrie, s’évada de Florence et se réfugia d’abord à Bologne, puis à Venise. N’ayant trouvé à Venise ni protection ni travail, il revint à Bologne ; on l’y jeta en prison comme un aventurier qui n’avait ni passe-port ni répondant. Un des membres du gouvernement, Aldovrandi, s’intéressa à sa jeunesse, le délivra de sa captivité et lui donna pendant un an l’hospitalité dans son palais. C’est dans la familiarité d’Aldovrandi, passionné pour la littérature, que le jeune Florentin s’exerça à la poésie en lisant à son hôte, charmé de son accent toscan, les vers de Dante, de Pétrarque et la prose de Boccace. Cet exil, qui reposait sa main et cultivait son esprit, cessa par un retour de fortune des Médicis rentrés à Florence. Michel-Ange y rentra avec eux. Une épreuve ingénieuse et involontaire de son talent le conduisit bientôt après à Rome. Il avait sculpté secrètement pour un riche Milanais, nommé Baldossari, un Amour endormi, qui fit l’admiration de son Mécène. Baldossari, ravi de cette œuvre, la porta à Rome, la fit enfouir dans une de ses vignes, voisine de Rome ; puis, l’ayant fait découvrir comme par hasard dans une fouille, toute souillée et toute mutilée, la fit offrir au cardinal de Saint-Georges comme une statue antique. Le cardinal, dupe du subterfuge, n’hésita pas à la payer deux cents écus romains ; mais, ayant été bientôt informé de la vérité, il perdit avec son illusion toute son admiration pour la statue. Elle fut vendue sous son véritable nom au duc de Valentinois, qui en fit présent à la duchesse de Mantoue, où elle est restée depuis, plus admirée qu’une œuvre antique. Les Romains raillèrent cruellement le cardinal, mauvais juge du mérite intrinsèque des œuvres d’art, et qui appréciait par la date ce qui doit être apprécié par le ciseau. La réputation de Michel-Ange se répandit rapidement à Rome par le bruit que fit cette supercherie de Baldossari. Le barbier du cardinal de Saint-Georges, qui se mêlait de peinture, employa le pinceau de Michel-Ange à corriger et à perfectionner ses misérables ébauches. Michel-Ange en fit des chefs-d’œuvre. Le barbier lui paya bien sa gloire usurpée. Le cardinal Borano lui commanda un groupe en marbre représentant le Christ mort descendu de la croix par les saintes femmes, œuvre que ne pensera jamais à rivaliser, dirent les artistes romains, aucun statuaire, en dessin, en grâce, en maniement assoupli du marbre. La mort, ajoutèrent-ils, n’y fut jamais aussi morte ! C’est un vrai miracle qu’en si peu de temps la pierre informe et brute se soit transfigurée en une telle perfection de vie, d’attitude, d’expression, de langueur, de pathétique et de piété.

Ce groupe fut placé dans le temple de Mars, devenu un sanctuaire de la Vierge. Les Romains et les étrangers s’y rendaient en masse pour l’admirer. Michel-Ange, pour étudier sur l’impression de la multitude les beautés ou les imperfections de son œuvre, se confondait quelquefois, inconnu, au milieu de la foule. Il entendit un jour deux étrangers qui attribuaient, par ignorance, ce groupe au ciseau d’un autre sculpteur romain ; bien que Michel-Ange n’eût pas l’habitude de marquer ses œuvres d’un autre signe que leur immortelle perfection, il craignit cette fois que le temps ou l’erreur populaire ne lui dérobât sa gloire, et, rentrant la nuit dans la chapelle, il grava son nom en petits caractères sur l’étroite ceinture qui retient la robe de la Vierge au-dessous du sein.

VI

Rappelé à cette époque par les magistrats de Florence, il enrichit pendant quelques années les monuments de sa patrie de marbres immortels. Sans rival déjà parmi les sculpteurs du siècle, il rivalisait en se jouant les maîtres de la peinture, indifférent à l’instrument et à la matière, pourvu qu’il reproduisît la forme, l’attitude, le contour ou la couleur en toute chose créée ou pensée. Au lieu de parole, la nature semblait lui avoir donné le dessin, hiéroglyphe vivant et universel de la création. L’époque lui réservait à égaler ou à vaincre tour à tour les deux artistes les plus inimitables et les plus invincibles des siècles modernes : Léonard de Vinci et Raphaël d’Urbin ; Léonard de Vinci appelé de Milan à Florence pour peindre à fresque la vaste salle du conseil, dans le palais d’État. Le gonfalonier de Florence, Sadevini, fier de son compatriote, donna à peindre à Michel-Ange la moitié de la même salle en concurrence avec Léonard de Vinci. Michel-Ange y peignit les scènes nationales de la guerre des Florentins contre Pise. Le dessin du tableau principal qu’il composa pour lutter face à face avec Léonard représentait une alerte imaginaire de l’armée florentine surprise par l’approche des Pisans pendant une halte au bord de l’Arno, où les soldats se baignaient après une longue marche. Cette ingénieuse invention du sujet fournissait à Michel-Ange l’occasion et le prétexte d’exceller dans la représentation du nu et de peindre des hommes au lieu de peindre des vêtements. Les écrivains florentins décrivent ce carton de Michel-Ange comme un poëme national, prélude du poëme universel de son Jugement dernier, et nullement inférieur à ce prodige du crayon et du pinceau :

« Pendant que les soldats sortaient en hâte des ondes ruisselantes sur leurs membres, on voyait parmi eux, dit Vasari, par la main divine de Michel-Ange, la figure d’un vétéran qui, pour s’ombrager du soleil pendant le bain, s’était coiffé la tête d’une guirlande de lierre, lequel s’étant accroupi sur le sable pour remettre sa chaussure que l’humidité de ses jambes empêchait de glisser sur sa peau, et entendant en même temps les cris de ses compagnons et le roulement du tambour appelant aux armes, se hâtait pour faire entrer de force son pied dans sa chaussure mouillée ; en outre, ajoute Vasari, que tous les muscles et tous les nerfs du vétéran se dessinaient en saillie dans l’effort, toute sa physionomie exprimait son angoisse, depuis la bouche jusqu’à l’extrémité de ses pieds. On y voyait encore des tambours, des sonneurs de clairons, et d’autres figures innombrables, leurs habits empaquetés sous le bras, qui couraient tout nus vers la mêlée, et des attitudes pittoresques s’y prêtaient à tous les jeux du pinceau, les uns debout, les autres agenouillés, ceux-ci pliés en deux, ceux-là se relevant de terre, tous formant des groupes admirablement combinés pour faire éclater la supériorité de l’artiste dans cette partie de l’art. Aussi tous les hommes de cette profession resteront-ils stupéfaits d’admiration en contemplant cette extrémité de l’art atteinte et dépassée par l’ébauche de ce tableau que Michel-Ange leur découvrit ; d’où ceux qui contemplèrent ces figures surnaturelles confessèrent unanimement que jamais, ni de la main d’aucun artiste, ni de la main de Michel-Ange lui-même, rien n’avait jamais été vu qui attestât par aucun génie une telle divinité de l’art.

« Et certes, poursuit le commentateur florentin, on peut les croire, car, quand le carton eut été terminé et exposé comme modèle à Rome, dans la salle du pape, tous ceux qui étudièrent ce chef-d’œuvre et qui s’efforcèrent d’y copier la nature, excellèrent dans leur art, tels que Sangallo, Ghirlandaïo, Bandinelli, André del Sarto, et enfin Raphaël d’Urbin. Et c’est pour cela que cette merveille, devenue ainsi un objet d’étude et de reproduction éternel pour les artistes du dessin, fut transportée au palais des Médicis, dans la grande salle d’en haut, d’où il arriva que livré avec trop de confiance aux mains des artistes, on négligea de le surveiller pendant la maladie de Julien de Médicis, et il fut lacéré par eux en plusieurs lambeaux dont chacun emporta ici et là une relique dans toutes les villes d’Italie !

VII

La renommée de Michel-Ange s’accrut tellement à Rome par le groupe de la Pieta et à Florence par ce tableau et par ses marbres, qu’à la mort d’Alexandre VI et à l’avénement de Jules II au pontificat, ce pape l’appela immédiatement à Rome pour lui confier l’exécution de son propre tombeau. Le goût des arts était tellement universel à cette époque en Italie, qu’un tombeau de marbre, sculpté par la main d’un Phidias moderne, paraissait un monument suffisant à tout un règne et que les papes, à l’exemple des Pharaons, croyaient construire eux-mêmes leur mémoire en construisant, dès leur couronnement, leur sépulcre.

Michel-Ange, qui n’avait encore que vingt-neuf ans, accourut à Rome, heureux d’avoir été choisi pour associer sa propre mémoire dans un monument impérissable à celle d’un souverain de Rome et du pontife de toute la chrétienté. On voit, dans la suite de la vie de Michel-Ange, que ce tombeau, conçu, commencé, interrompu, repris, abandonné, presque achevé, jamais fini, fut l’œuvre capitale et favorite du grand artiste, le rêve, le réveil, l’espoir et le désespoir de sa vie, poëme de marbre dont les vicissitudes du sort déchiraient les pages à mesure qu’il les avait composées et qu’il s’efforçait de les réunir. Le pape, ébloui lui-même du plan de ce sépulcre monumental et animé de statues vivantes dont Michel-Ange lui présenta le modèle, sentit s’élargir en lui son orgueil posthume aux proportions du génie de son statuaire. Il ne trouva que l’église de Saint-Pierre de Rome d’assez solennelle et d’assez sainte pour contenir ce tombeau, et il résolut, de ce jour-là, d’agrandir le temple pour envelopper le sépulcre. En plaçant sa cendre à côté de celle des apôtres et sous la consécration de l’art, il crut la consacrer deux fois au respect de l’avenir. Il se hâta, quoique très-jeune encore, d’envoyer Michel-Ange à Carrare pour faire excaver et transporter à Rome les blocs de marbre nécessaires à l’immensité du monument. Michel-Ange passa huit mois dans les montagnes de Carrare, ébloui des masses et de l’éclat du marbre où il taillait en imagination des poëmes de pierre, restés faute d’argent et de temps dans les grottes de Carrare. Il embarqua sur la mer et il fit remonter par le Tibre jusqu’à Rome une telle quantité de blocs de marbre, que la place entière de Saint-Pierre, plus vaste alors qu’aujourd’hui avant la construction des colonnades, en fut couverte comme une carrière. Les Romains étonnés se demandaient quelles mains pouvaient mouvoir et quelle pensée ordonner ces débris de montagnes de marbre jonchant le sol, sous l’ombre du môle d’Adrien !

VIII

Michel-Ange s’était construit un atelier pour tailler les statues de sa main sur ce champ de bataille. Le pape se plaisait à voir le génie du plus grand artiste de l’Europe travailler à sa propre immortalité. Pour venir plus commodément et plus familièrement assister au travail de son statuaire, il avait fait construire un pont-levis couvert par lequel il venait, sans être vu, du Vatican à l’atelier. La description du tombeau de Jules II, tel que Michel-Ange l’avait conçu, serait tout un poëme funéraire et demanderait des pages sans nombre. Qu’on imagine l’invention libre dans la tête de Michel-Ange, les trésors de la catholicité à sa disposition, le ciseau dans sa main, le pape devant lui applaudissant à sa propre apothéose. La mort de Jules II devança le sépulcre. Le ciseau tomba de la main de Michel-Ange. Des nombreuses statues qui devaient surmonter les corniches et décorer les quatre faces du tombeau, douze seulement étaient ébauchées, quatre achevées, deux accomplies. L’une de ces deux statues symboliques représentait dans saint Paul l’Action ; l’autre dans Moïse, la contemplation ou la législation de l’homme d’État. La statue colossale de Moïse, dont la tête, reproduite depuis dans toutes les langues du dessin, s’est gravée dans la pensée des hommes comme une œuvre de la nature, n’a pas besoin d’être décrite pour être immortelle. C’est le confident de la sagesse et de la terreur de Jéhovah, le Jupiter Tonnant de l’Olympe biblique, la crainte de Dieu rendue visible aux hommes, l’autorité de la loi attestée par l’éclair de l’illumination, le commandement divin, infaillible et absolu fait homme, mais conservant dans son humanité la majesté du Dieu qu’on sent derrière l’homme. Il est assis comme l’éternité : d’une main, il tient les lois, symbole de la société ; de l’autre il tient sa barbe touffue, symbole de la force ; cette barbe descend en ondes si épaisses, si prodigues et si harmonieusement tressées sur sa poitrine, qu’on croit voir découler dans la multitude des tresses, des ondes, des poils qui les composent, la multitude innombrable des générations du peuple de Dieu. Elle est évidemment dans la pensée de Michel-Ange une allusion à l’ordre dans l’infini. Quant au rayonnement de la face ; quant à cette terreur d’intelligence qu’elle inspire au regard ; quant à ce reflet de divinité que le visage semble avoir contracté dans le commerce divin avec le feu du buisson, tout cela est tellement surhumain qu’on est tenté de s’écrier, comme le commentateur italien de cette statue, avec les Hébreux éblouis : « Mettez un voile sur votre face, car nous ne pouvons en supporter l’éclat ! » C’est l’Apollon hébraïque, mais un Apollon mûr, impérieux, redoutable, qui commande et qui tue au lieu d’inspirer. Jamais l’esprit de la Bible ne prit un corps plus imposant dans un bloc de pierre. C’est que Michel-Ange lui-même était le prophète de la pierre ; dans un autre âge, cet homme aurait taillé des dieux.

Les juifs de Rome trouvèrent la figure de leur législateur tellement divinisée par Michel-Ange, qu’ils ne cessèrent plus, depuis le jour où la statue fut dévoilée au public, d’aller le jour du sabbat contempler leur prophète transfiguré en marbre avant le jour de la suprême transfiguration.

Quarante statues de marbre dessinées et taillées par Michel-Ange devaient personnifier, à la suite du Moïse, l’Ancien et le Nouveau Testament évoqués autour du tombeau du dernier pontife.

IX

Le caractère de Michel-Ange participait de la fougue de son génie ; la porte du Vatican lui ayant été refusée un jour que le pape avait interdit l’accès de ses appartements à ses familiers, il s’évada de Rome, fil vendre ses meubles et ses habits, abandonna tous ses travaux entrepris et se réfugia à Florence. La réconciliation entre le pape et lui se fit, avec un redoublement de crédit et de faveur, à Bologne, au prix de quelques chefs-d’œuvre de plus que Michel-Ange exécuta dans cette ville pontificale, pendant le séjour du pape.  « Il faut bien que je vienne à toi, lui dit le souverain pontife, puisque tu t’obstines à ne pas revenir toi-même à moi ! »

Les rivaux de Michel-Ange, et principalement Bramante, l’architecte primitif de Saint-Pierre de Rome, étaient jaloux de l’empire universel que Michel-Ange usurpait sur toutes les œuvres monumentales du règne. Ils persuadent au pape de suspendre l’œuvre du tombeau et de charger Michel-Ange de peindre la voûte de la chapelle Sixtine. Ils espéraient que son infériorité en peinture devant Raphaël et son école, ruinerait le crédit du grand sculpteur. Michel-Ange, qui flairait le piége, ajourna longtemps l’exécution des ordres du pape ; à la fin, la colère de son protecteur ne lui laissa plus d’excuse. Quinze mille écus romains lui furent assignés pour les frais et pour la récompense de cet immense travail. Michel-Ange fit venir de Florence à Rome les meilleurs peintres à fresque de la Toscane pour l’assister dans son œuvre ; mais bientôt, mécontent de leur pinceau trop inégal à son génie, il les congédia tous et, s’enfermant dans la vaste enceinte dont il fit murer les portes à l’exception d’une étroite issue dont il emportait la clef, il conçut, dessina et peignit seul ce poëme de l’infini qu’il avait osé tenter. L’univers connaît cette chapelle du Vatican, dont les murs et les voûtes, animées et colorées par le pinceau d’un seul homme, semblent avoir été changés par un Verbe créateur en monde des vivants et en monde des morts, comparaissant dans toutes les attitudes de la terre, de l’enfer et du ciel, sous les regards de la Trinité divine qui évoque son œuvre pour la juger.

Si jamais l’imagination d’un mortel se jouant des formes et des couleurs pour reproduire la création par l’image, donna quelque idée de la conception divine se jouant dans sa puissance créatrice des temps, des espaces, des éléments, des êtres naissant et disparaissant sous ses yeux, c’est dans ce monde du pinceau de la chapelle Sixtine qu’il faut chercher, bien plus que dans la Divine Comédie de Dante, cette divine comédie de l’infini. Quand on promène ses regards autour de cette salle du Jugement dernier, de la base aux murailles, des corniches à la voûte, on éprouve un vertige des yeux tout à fait semblable à ce vertige de l’âme éprouvé par la pensée, quand, dans une nuit sereine et profonde, on se plonge dans l’infini du firmament, dont les avenues d’étoiles illuminent la voie en reculant sans cesse le fond. On commence par le trouble, on arrive à l’enthousiasme, on finit par l’anéantissement. Michel-Ange a dépassé l’homme ; il est devenu là le Prométhée de l’imagination ; le poëme vainement ébauché par le Dante, il l’a accompli avec le pinceau. La voûte chante mieux que les chantres de l’autel l’Hozanna visible et palpable de la création.

X

Le peintre, pendant cette longue gestation et ce long enfantement du chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, avait tellement le sentiment du mystère et, pour ainsi dire, de la divinité de sa peinture qu’il ne permettait pas même au pape de venir la profaner d’un regard curieux. À la fin, le pontife, impatienté de cette longue attente, viola l’enceinte, fit renverser les échafaudages, déchirer les toiles qui masquaient la voûte et jeta une longue exclamation de joie et d’admiration. Bramante pâlit de terreur ; Raphaël, qui s’était glissé dans la chapelle, confondu dans la suite du pape, oublia tout ce qu’il avait appris jusqu’à ce jour et comprit que la force faisait partie de la beauté, dans l’art comme dans la nature. En artiste souverain qu’il était lui-même, il ne conçut pour toute envie qu’une émulation respectueuse pour un génie qui n’éclipsait pas le sien, mais qui l’illuminait d’une révélation nouvelle. Il rentra dans son atelier et peignit les prophètes et les sibylles où l’on sent, si l’on ose ainsi parler, l’accent biblique, viril, héroïque de Michel-Ange. Bramante voulut en vain obtenir du pape que Raphaël fût admis à peindre dans la chapelle non encore terminée la façade opposée à celle du Jugement dernier. Michel-Ange s’indigna contre Bramante, qui voulait atténuer une gloire par une autre ; Raphaël éluda modestement lui-même ce défi, le pape ne consentit pas à dégrader le talent qui faisait l’éclat de son règne. Michel-Ange en deux ans acheva son œuvre. Les siècles ne l’effaceront ni ne la renouvelleront jamais. Michel-Ange y avait perdu son temps, sa fortune et ses yeux ; sa vue resta plusieurs années affaiblie par l’attitude forcée de la tête, qu’il avait dû renverser en peignant la voûte. Tout grand ouvrier en philosophie, en religion, en politique ou en art, laisse de sa vie dans son œuvre. L’homme n’a que lui-même à dépenser dans ce qu’il fait. Mais la renommée de Michel-Ange éclata de la chapelle Sixtine comme une illumination du Vatican. L’Italie et l’Europe furent pleines de son nom. Il n’y eut plus de miracles qu’on n’attendît de lui.

XI

Léon X, qui succéda peu de temps après à Jules II, était un de ces jeunes Médicis que Michel-Ange avait familièrement fréquentés dans son enfance. Ce pape, plus athénien que romain, était le Périclès naturel de cet autre Phidias. Il fit suspendre une seconde fois à Michel-Ange l’achèvement du tombeau de Jules II et l’envoya à Florence pour bâtir et décorer l’église funéraire de San Lorenzo, ce tombeau de sa propre famille. Être enseveli dans un temple et dans des sarcophages décorés de la main de Michel-Ange paraissait aux Médicis une fortune dans la postérité égale à leur fortune dans le temps. La terre donne des empires ; le ciel seul donne la gloire aux règnes. Cette gloire est dans les grands hommes qui les illustrèrent. Le siècle de Léon X ou des Médicis égalait, à cet égard, celui de Périclès. L’Italie, sous leurs auspices, avait une seconde fécondité du printemps, supérieure, en ce qui concerne les arts, à celui d’Auguste. La Rome d’Auguste imitait lourdement la Grèce ; la Rome de Léon X et la Florence des Médicis inventaient un art, une poésie, une philosophie plus attiques que la Rome des Césars ; on peut même ajouter plus italiennes encore qu’attiques. C’était une floraison de l’esprit humain plus luxuriante sur des ruines ; un confluent du paganisme retrouvé et du christianisme ; confluent étrange et adultère, sans doute, mais productif pour l’imagination, pour l’art et pour la littérature, comme ces unions illicites, plus fécondes souvent que les unions légales, le vice même, la licence des dogmes, des idées, des mœurs y favorisant les libertés du génie ; phénomène étrange entre tous les grands siècles ! L’absence d’idée fondamentale et créatrice et le désordre d’idées incohérentes semblaient par ses aberrations mêmes y grandir l’esprit humain. L’éclectisme païen, déiste, chrétien, universel, n’ayant pour foi que le beau, pour gloire que l’art, pour culte que des pompes, pour morale que le plaisir sous les auspices d’un pontife lettré versant à l’Italie renaissante les tributs du monde ; tel était le caractère du siècle de Léon X. Si le scepticisme osait jamais revendiquer son siècle, on ne pourrait lui contester celui-là ; il fut la grande orgie de la pensée italienne, bruyant, éclatant, scandaleux et court, comme une orgie entre des tombeaux ; une grande débauche de l’esprit humain ; mais du sein de cette débauche, il jeta une lueur immense sur la terre et il laissa dans les lettres et dans les arts plus de monuments que les dix siècles de barbarie qui l’avaient précédé et que les quatre siècles de civilisation disciplinée qui l’ont suivi : argument bizarre, mais argument sans réplique en faveur des libertés et des licences même de la pensée. Si la morale en souffrit, l’imagination en profita. Ce fut sur la jeunesse du christianisme, la puberté du moyen âge, le jubilé donné par la papauté au monde.

XII

Michel-Ange, revenu à Florence dans toute la force de ses années, de sa renommée, de sa faveur chez les Médicis et de son génie, s’y consacra tout entier à ses tombeaux de San Lorenzo. Il était dans sa destinée d’avoir pour monuments des sépulcres, depuis celui de Jules II non achevé, et celui des Médicis qu’il allait construire, jusqu’à celui de l’apôtre saint Pierre qu’il devait bientôt élever dans le ciel.

La mort de Léon X, ce patron de l’art, suspendit encore une fois les conceptions ébauchées de Michel-Ange pour la construction des tombeaux des Médicis à San Lorenzo. Pendant le court pontificat d’Adrien VII, l’artiste découragé ne rentra pas à Rome. Il s’occupa silencieusement dans ses ateliers de Florence de tailler quelques-unes des quarante statues qu’il avait dessinées sous Jules II pour le monument de ce pape. Mais Clément VII, aussi fervent que Léon X pour l’embellissement de la capitale du monde chrétien, ne tarda pas à rappeler à Rome l’homme que la Providence semblait avoir marqué de son sceau pour devenir l’Esdras du catholicisme. Le pape, après un long entretien avec lui sur l’agrandissement de Saint-Pierre de Rome, lui permit d’aller mûrir ses idées sur cet édifice en achevant à Florence les tombeaux des Médicis commencés. Ce fut alors que Michel-Ange sculpta pour les sépulcres de Julien et de Cosme de Médicis les quatre statues du Jour et de la Nuit, du Crépuscule et de l’Aurore. « Statues, dit Vasari, qui, par la beauté accomplie des formes, par la majesté des attitudes, par la nature surhumaine des physionomies et par la perfection du travail du marbre devenu chair et muscles sous ses mains, suffiraient pour reporter l’art à son apogée, si les vestiges de l’antiquité n’existaient pas. » On reste frappé de stupeur en admirant, à côté de ces statues symboliques, les deux célèbres figures de Laurent et de Julien de Médicis ; l’une, appelée le Penseur, parce que jamais la mélancolie muette de la méditation ne fut gravée en ombres plus transparentes et plus mouvantes sur une physionomie humaine ; l’autre appelée le Guerrier parce que jamais la mâle beauté du soldat ne revêtit une expression à la fois plus calme et plus fière. Nous avons éprouvé bien souvent nous-même, aux différentes heures de la journée qui diversifient l’effet de l’ombre ou de la lumière sur ces marbres, la magie du ciseau de Michel-Ange autour de ces tombeaux. À l’exception de quelques tronçons des marbres de Phidias dorés par le soleil levant de l’Attique sur le fronton du Parthénon, aucun sculpteur ne transmit jamais mieux à nos sens et à notre âme la vie immortelle du marbre et la pensée immatérialisée dans la matière. Quiconque a passé seul une heure à San Lorenzo, dans la chapelle des tombeaux, au lever ou au déclin du jour, peut dire qu’il a respiré l’âme de Michel-Ange et qu’il s’est entretenu avec le grand mort qui revit éternellement de la vie de ses marbres.

La statue incomparable de l’Aurore qui se réveille et celle de la Nuit qui songe en s’assombrissant ont inspiré aux poëtes des apostrophes lyriques, célèbres dans la littérature de tous les temps. La poésie, qui cherche ses images dans la nature, a trouvé cette fois l’art assez surnaturel pour lui emprunter ses similitudes. Le colosse de Memnon, en Égypte, n’a pas inspiré aux poëtes plus d’illusions que la statue du Penseur, que celle de la Nuit ou que celle de l’Aurore.

Peu de jours après que ces marbres furent découverts, on trouva les vers suivants gravés sur le socle de la statue de la Nuit :

La Nuit, que tu contemples dans une si gracieuse attitude,
Dormir, a été sculptée par la main d’un demi-dieu,
Dans ce bloc ; et puisqu’elle dort, elle respire ;
Réveille-la, si ta en doutes, et elle va te parler !

Michel-Ange, déjà las d’un art muet et qui commençait à cultiver l’art qui parle, consterné en ce moment des guerres civiles et des tyrannies qui désolaient sa patrie, répondit, au nom de la statue de la Nuit, à son interlocuteur anonyme, par ces vers qui valent un coup de ciseau ou un coup de poignard :

Il m’est doux de dormir, et plus doux d’être de pierre
Pendant que le malheur et la honte de l’Italie durent !
Ne pas voir, ne pas sentir, m’est un grand bonheur !
Ainsi ne m’éveille pas ! je t’en conjure, parle bas !

Ses concitoyens, à cette époque, le nommèrent un des neuf commissaires de la guerre, chargés de fortifier la ville. Il déploya dans la science des fortifications le même talent et le même zèle que dans les constructions de San Lorenzo ou du monument de Jules II. C’est le moment de sa vie où le dégoût de l’esprit de parti et l’horreur des compétitions de pouvoir entre les Médicis et leurs rivaux le rejetèrent de plus en plus dans la pure passion de la liberté républicaine. Cette généreuse passion devait le tromper comme les autres. Mais, du moins, elle ne le rendait pas solidaire des tyrans de sa patrie. On ne sait quel accent de liberté classique, souvenir de l’antiquité, ranimé par les maux présents, se fait sentir depuis ce jour dans ses vers, dans ses lettres comme dans ses marbres. Son buste inachevé de Brutus, qu’on voit dans le musée de Florence, doit être de ce temps. Ce n’est qu’une ébauche à grands coups de maillet ; mais cette ébauche respire la liberté jusqu’à la mort, et le patriotisme jusqu’à la férocité. C’est le buste de la Conspiration.

XIII

À la mort du grand architecte San Gallo qui, avec Bramante, avait conçu, dessiné et surveillé les plans primitifs de Saint-Pierre de Rome, Michel-Ange parut le seul homme capable de rectifier et et de diviniser ce Parthénon chrétien. Sous trois autres papes et pendant dix-sept années consécutives, il fit de cet édifice le poëme de sa vie. C’était le seul édifice, en effet, digne de contenir son génie. L’histoire ne doit dérober ni à San Gallo ni à Bramante la gloire d’avoir conçu, exhaussé sur ses premières assises et fondé le plus vaste, le plus magnifique temple du culte moderne. Mais Michel-Ange l’affermit, le simplifia, l’éclaira, donna à ses piliers les muscles qui leur manquaient pour porter un Panthéon dans le ciel, le décora de son unité, de sa lumière, de son harmonie, ces trois attributs de la Divinité qu’il renferme, et mit, pour ainsi dire et pour la première fois, le christianisme en plein jour et en plein firmament ; enfin il fit le modèle, il commença les premières courbes de cette immense et sublime coupole qui écraserait le sol, si elle ne paraissait soutenue par le miracle de la pensée qui l’éleva dans les airs ; il attacha à jamais ainsi son nom et sa mémoire au plus grand acte de foi que l’humanité moderne ait construit en pierres. Saint-Pierre de Rome, grâce à Michel-Ange, est le relief d’une religion sur le globe. Ses débris, comme ceux des pyramides, de Thèbes, de Palmyre ou de Balbek, feront encore la stupeur de l’homme qui ose incarner ainsi ses dieux.

Ces grands et continuels travaux, consacrés à Saint-Pierre de Rome, ne suffisaient pas à l’activité de son âme et de sa main. Il sculptait, il peignait, il chantait au bruit des milliers de scies, de marteaux, de truelles qui exécutaient le jour, en travertin, en marbre, en porphyre, la pensée de ses nuits. Comme son Moïse, au milieu de tout ce tumulte de l’édifice en construction, il cherchait l’inspiration dans la solitude. Les grands hommes, comme les grandes choses, recherchent d’instinct l’isolement. Les hommes les offusquent ; il ne leur faut que leur ombre. L’entretien de Michel-Ange avec lui-même avait besoin de ce silence où l’homme s’entend penser. Sa seule volupté était de s’enfermer dans l’atelier mystérieux que le pape Jules II lui avait fait construire au milieu de ses blocs accumulés sur la rive du Tibre, ou d’errer, pendant des journées entières, dans la Campagne de Rome, parmi les tombeaux de la voie Appienne. Sa vie, tout opposée à celle de Raphaël, ivre de jeunesse, d’amour et de luxe, était celle d’un cénobite.

Jusque-là il n’avait point aimé ; une femme qu’il avait épousée et perdue dans sa jeunesse lui avait laissé, si l’on en juge par quelques expressions de ses lettres, un souvenir amer du mariage. Il n’avait dans sa maison ni femme, ni enfant, ni parent. Un vieux serviteur florentin, nommé Urbin, du lieu de sa naissance, composait toute sa domesticité. Une lettre touchante, conservée par son ami Georges Vasari, à qui il ouvrait son âme dans une correspondance fréquente, atteste l’attachement paternel qu’il avait pour ce serviteur de ses longues années.

« Mon cher Giorgio, lui dit-il dans cette admirable lettre, je n’ai plus le courage d’écrire ; cependant, en réponse à votre lettre, il faut bien vous écrire quelque chose. Vous savez comment mon pauvre Urbin est mort : ce qui a été tout à la fois pour moi une grande grâce de Dieu et une grande et infinie douleur. La grâce de Dieu a été que, puisqu’il veut que je vive encore ici-bas, il m’a enseigné par cette mort à mourir moi-même non-seulement sans regret, mais encore avec un immense désir de mourir. J’ai eu chez moi Urbin pendant vingt-sept ans, et je l’ai toujours éprouvé fidèle et admirable serviteur ; et maintenant que je l’avais fait riche et que je comptais sur lui comme sur le bâton et le repos de ma vieillesse qui s’approche, il m’est enlevé, et il ne m’est resté d’autre espérance que de le revoir en paradis ; et ainsi Dieu m’a fait entendre par la bienheureuse mort qu’Urbin a faite que ce véritable ami regrettait bien moins de mourir que de me laisser en proie à tant d’angoisse dans ce monde traître et pervers, bien que la meilleure part de moi-même s’en soit allée avec lui et qu’il ne me reste qu’une misère infinie. Je me recommande à vous. »

XIV

La mélancolie, qui est la lie des âmes profondes et le trouble des cœurs sensibles, s’accrut dans Michel-Ange par cette perte de son unique ami à Rome. Mais un platonique et mystérieux amour, plus semblable à un culte qu’à une passion, lui laissait depuis longtemps un pan de ciel encore ouvert à travers les nuages de sa vie. En scrutant l’âme des plus grands hommes, il est rare de n’y pas découvrir dans une mystérieuse tendresse la source vive et cachée de l’inspiration, de la tristesse ou de la félicité. Quand cette source n’a pas coulé dans la jeunesse, elle coule dans la maturité et même dans la vieillesse, mais alors elle se cache davantage, comme si l’homme rougissait, par une délicate pudeur de l’âme, de fleurir au-delà de sa saison. L’amour qu’il ne veut pas avouer ni aux autres, ni à lui-même, ni à celle même qui l’inspire, se transforme en un sentiment exalté et mystique qui tient plus de la piété que de l’amour, piété humaine dont une femme adorée est l’idole, et qui se fond en une sorte de piété divine pour avoir le droit d’être éternelle ; sentiment très-commun à cette époque et encore aujourd’hui, en Italie, où l’amour est saint ; il a été donné à l’homme de sensibilité ou de génie, avancé en âge, pour le consoler de la jeunesse perdue et pour joindre la vie actuelle à la vie future dans un amour terrestre et dans un amour céleste devenus pour lui un seul amour. Platon, Dante et Pétrarque sont les théologiens et les poëtes de cette amoureuse mysticité. Michel-Ange, déjà mûr et vieillissant, mais toujours jeune de séve et de cœur, disciple de Dante et de Pétrarque, avait rencontré, comme ces grands hommes, pour son bonheur, sa Laure et sa Béatrix. Elle tient trop de place dans sa vie, dans ses œuvres, dans sa foi, dans son éternité même pour séparer deux noms qui ne furent si longtemps qu’une âme.

XV

Il y avait à Rome, au moment où Michel-Ange sculptait le groupe féminin de la Pieta, taillait Moïse dans le rocher et découvrait les fresques de la chapelle Sixtine, une jeune fille de dix-sept ans de la maison princière des Colonna. Sa mère était une fille du duc d’Urbin, un des premiers patrons de Michel-Ange adolescent, au moment où il suivait, hors de Florence, les Médicis dans l’exil. Son nom était Vittoria Colonna, nom devenu depuis immortel par l’amour, par la poésie et par la vertu. La nature l’avait douée de cette beauté à la fois majestueuse et tendre que les Romaines modernes semblent avoir ravie aux statues grecques qui décoraient leurs temples et leurs musées. Ses médailles, que nous possédons encore, sont des profils de la Vénus de Chypre, tempérés par la pudique sévérité du christianisme. Son âme, modelée sur les types hébraïques de l’antiquité ; son esprit, cultivé dès son enfance par les philosophes, les théologiens, les poëtes, les artistes familiers de l’opulente maison Colonna, avaient fait de la belle Vittoria le miracle de l’Italie. À dix-sept ans, elle avait épousé le jeune marquis de Pescaire, du même âge qu’elle et à qui elle était fiancée depuis le berceau. Les deux époux étaient dignes l’un de l’autre, l’amour le plus tendre les unissait avant la volonté de leurs familles ; mais l’héroïsme du jeune Pescaire l’arracha peu de temps après le mariage des bras de son amante. Général des armées espagnoles de Naples, illustre dès les premières campagnes par ses exploits, fait prisonnier en 1512, à la bataille de Ravennes, une correspondance amoureuse en vers entre sa jeune femme et lui leur révéla à l’un et à l’autre un talent poétique, seule consolation de leur captivité et de leur veuvage. Douze années de guerres firent de lui le premier général de son siècle et le bouclier de l’Italie. Les princes italiens, protégés par son épée, lui offrirent le royaume de Naples, s’il voulait tourner ses armes contre le roi de Naples, son suzerain. Vittoria Colonna, instruite de cette tentative, lui écrivit cette lettre où la vertu parle, dans ces temps corrompus, un langage digne de l’antiquité :

« Souvenez-vous, lui écrivit-elle, de votre vertu, qui vous élève au-dessus de la fortune et de la gloire des rois. Ce n’est point par la grandeur des États ou des titres, mais par la vertu seule que s’acquiert cet honneur, qu’il est glorieux de laisser à ses descendants. Pour moi, je ne désire point être la femme d’un roi, mais de ce grand capitaine qui avait su vaincre, non-seulement par sa valeur pendant la guerre, mais dans la paix, par sa magnanimité, les plus grands rois. »

Blessé à la bataille de Pavie en 1525, le marquis de Pescaire mourut de ses blessures à Milan. Sa veuve, qui accourait de Naples pour le rappeler à la vie, apprit son infortune en route. La douleur la tint muette pendant sept ans, n’exhalant ses gémissements que devant Dieu et devant l’image de son époux dans des poésies comparables aux Tristes d’Ovide, mais où le sentiment a l’amertume des larmes et l’onction de la prière. Aussi forte que Dante, moins ingénieuse que Pétrarque, Vittoria Colonna crie ses angoisses et ne les chante pas. Ses vers sanglotent comme son cœur, ses strophes n’ont d’autre harmonie que le déchirement de la corde qui résonne, mais en se brisant sous le coup. Elle avait juré de rester veuve à trente-cinq ans, quoique dans la fleur de sa beauté et de sa vie, convoitée par tous les princes de l’Italie. Sa douleur, adoucie par le temps, s’était convertie en une mélancolie pieuse qui ne cherchait son repos que dans l’ombre des cloîtres. Ses poésies, de jour en jour plus soulevées de terre et plus immatérialisées par le regret, cet amour chaste des chères mémoires, avaient pris le parfum, l’impalpabilité et les transparences des fumées d’encens dans le sanctuaire. Elles flottaient entre une tombe et le ciel, comme des nuées du soir sur un champ des morts.

Telle était la femme que l’enthousiasme pour ses œuvres rapprocha de Michel-Ange à l’âge où l’amour, qui se retire du cœur, laisse un vide qui ne peut être rempli que par ces dernières amitiés, presque aussi divines que nos premières sensations.

XVI

Les fréquentes absences de Vittoria Colonna de Rome et les voyages de Michel-Ange à Florence interrompaient souvent la délicieuse familiarité de leurs entretiens du soir au palais du connétable Colonna. Les deux amants, comme les appellent les artistes et les lettrés du temps dans leurs manuscrits, suppléaient à ces entretiens par un commerce de lettres et de poésies dont les bibliothèques d’Italie conservent beaucoup de traces. Les poésies de Michel-Ange, élevées par le pur amour au diapason mystique et platonique de la femme qui épure son âme en l’embrasant, ont dans leurs vers quelque chose de viril, de fruste et d’ébauché qui rappelle le coup de ciseau magistral mais inachevé du buste de Brutus. On sent le premier jet, mais le premier jet d’une pensée forte. On s’étonne que cette force du Titan du marbre et du pinceau puisse se plier, s’attendrir et s’efféminer jusqu’à la rêverie mystique et jusqu’à la dévotion langoureuse de l’amour divin. On sent sur ce mâle génie l’influence d’une femme, qui de son type de beauté physique, est devenue insensiblement son type de beauté morale, et qui l’entraîne par son exemple aux sommets de la pensée contemplative, ce dernier repos des cœurs aimants et des esprits lassés de la vie. Nous ne citerons que quelques vers de ce dialogue poétique que la mort seule de Vittoria Colonna interrompit. Cette mort assombrit pour jamais l’horizon déjà sombre de la longue vie de Michel-Ange. La solitude de son âme ne fut plus qu’un entretien posthume avec la chère âme qu’il brûlait de rejoindre dans l’Élysée chrétien.

Mais avant de s’élever sur les traces de Vittoria Colonna jusqu’à la hauteur mystique des célestes amours qu’elle lui révéla, Michel-Ange avait aimé dans sa jeunesse. C’est l’amour qui l’avait fait poëte ; on peut dire mieux : c’est l’amour qui fit toute poésie. Le sentiment le plus fort et le plus délicieux de l’âme cherche naturellement pour s’exprimer l’idiome le plus suave, le plus mélodieux et le plus coloré des idiomes. La prose naît de l’intelligence, le vers jaillit quand le cœur éclate.

Un écrivain qui s’est trompé de date en naissant, et qui aurait dû naître dans le siècle de Léon X, dont il a le zèle et la studieuse curiosité pour les lettres et pour les arts, le comte de Circourt, a découvert sur les lieux l’objet jusque-là inconnu des premiers vers de Michel-Ange. C’est un de ces mystères littéraires qu’il n’est pas moins curieux de sonder que le mystère de Laure pour Pétrarque ou de Béatrice pour Dante. Le secret du génie d’un grand homme est le plus souvent dans son cœur. Nous demandons à M. de Circourt la permission de le citer. Le trésor appartient d’abord à celui qui le découvre, il appartient ensuite à tous ceux qui en jouissent :

Michel-Ange était à Florence, en 1533, travaillant aux monuments des Médicis, pendant que l’État gémissait sous la tyrannie de l’abominable duc Alexandre, bâtard de Laurent, duc d’Urbin. Les vers qui suivent font allusion à cette condition de l’illustre république florentine. Ils sont restés inédits jusqu’en 1860.

La femme à qui le poëte s’adresse est la Liberté de Florence. Les amants de cette femme sont les citoyens de l’État.

La Liberté leur répond dans la seconde strophe. Il faut observer que le duc Alexandre, dont son cousin Lorenzo di Pier Francesco dei Médicis, délivra le monde, vivait au milieu de continuelles terreurs.

Voici les vers :

I

Per mille amanti
Or, par che in ciel si dorma,
Che un sol s’appropria quel

II

Che chi di me par chevi

Ce sont les plus beaux vers de l’époque. En voici une faible traduction :

Florence à la Liberté :

« Ô femme, tu fus créée pour mille amants, dans la perfection de tes formes angéliques. On dirait aujourd’hui que dans le ciel la justice s’est endormie, puisqu’un seul s’approprie ce qui fut donné à tous. Rends à nos yeux baignés de larmes le soleil de tes regards, qui semble dédaigner le spectacle de notre misérable chute ! »

La Liberté répond :

« Ah ! ne troublez point la sérénité de vos saintes pensées ! Celui qui semble vous éloigner et vous priver de moi perd par sa grande terreur la jouissance de son grand crime. L’état heureux des amants n’est pas celui où la jouissance amène la satiété : c’est une souffrance misérable, mais remplie d’espérance. »

Reprenons :

Celles des poésies de Michel-Ange qui chantent ce premier amour ont un accent de jeunesse et d’espérance vague qui les distinguent seules des vers inspirés par Vittoria Colonna dans une époque plus mûre de sa vie. Celles-là ont, pour ainsi dire, le découragement mélancolique d’ici-bas et la sainteté des hymnes chantés dans le sanctuaire de la vie à la lueur des cierges du soir. Nous n’en citerons que quelques fragments. Ce ne sont pas les œuvres, c’est la bouche que le lecteur veut connaître dans le grand artiste.

L’amant, le poëte et le statuaire se révèlent ensemble dans le troisième de ces sonnets de Michel-Ange. Nous essayons de le traduire.

XVII

« L’attrait de ce beau visage me soulève vers les cieux, car aucun autre charme de la terre ne délecte ma vue, et, grâce à cette beauté, je monte encore vivant parmi les esprits célestes, faveur qui fut accordée ici-bas à si peu de mortels !

« L’œuvre divine en elle manifeste tellement l’ouvrier, qu’elle me ravit à lui par des impressions aussi divines, et que j’y puise intarissablement mes idées, mes inspirations, mes œuvres, mes paroles, dans le feu dont je brûle pour l’angélique modèle !

« Si je ne puis détacher mes regards de ses yeux, c’est qu’en eux seuls je découvre ma vraie lumière, la lumière qui m’éclaire la route vers mon Dieu.

« Et si je me consume délicieusement dans leur clarté, c’est que je sens se refléter dans ma propre glace cette joie inextinguible qui dilate éternellement dans le ciel le cœur de ceux qui jouissent de l’éternelle beauté ! »

XVIII

Et ailleurs, vraisemblablement pour Louise de Médicis, quand il ébauchait son buste perdu :

« Comment se fait-il, ô femme ! qu’une image vivante, sculptée par le ciseau dans une pierre fruste et alpestre des montagnes, survive à celui dont elle fut l’ouvrage et qui dure lui-même si peu de jours ?

« L’effet donc l’emporte ici-bas sur la cause et la nature est vaincue par l’art ! Je le sais, moi l’ami et le confident de la sublime sculpture ; moi qui vois chaque jour le temps m’échapper et tromper ma confiance en lui !

« Peut-être au moins puis-je, ô mon amour ! nous donner à tous deux une longue vie, soit sur la toile, soit dans ce bloc, en y gravant notre âme et nos traits ?

« En sorte que mille ans après notre départ d’ici-bas, on comprenne combien tu fus belle et combien je t’aimai, et combien la nature rendait impossible de ne pas t’aimer ! »

La mort de Vittoria Colonna devint le texte habituel de ses derniers chants :

« Quand celle vers qui volaient tous et tant de mes soupirs fut, par la volonté divine, enlevée de la terre au firmament, la nature, qui ne s’admira jamais dans un si beau visage, parut attristée, et tous ceux qui l’avaient vue restèrent dans les larmes !

« Ô destinée cruelle de toutes mes aspirations trompées ! ô espérances déçues ! ô âme délivrée de ton enveloppe, où es-tu maintenant ? La terre a recueilli ton beau corps et le ciel tes saintes pensées !…

............................

Son vingt-deuxième sonnet sur le Dante prouve que son culte pour le génie égalait son culte pour la beauté, ou plutôt, comme on le voit dans son adoration pour Vittoria Colonna, que le génie et la beauté n’étaient pour lui qu’un seul culte.

Sonnet XXII, sur Dante.

« Ce qu’il y aurait à dire de lui ne pourra jamais être dit, car son génie s’alluma à des sphères trop hautes pour les mortels ; il est plus aisé de flétrir ce vil peuple qui l’outragea que de s’élever jusqu’à l’éloge d’un tel poëte !

« Il descendit dans les royaumes du péché pour nous faire la leçon de nos fautes ; puis il nous releva jusqu’à Dieu lui-même ; le ciel ne refusa pas d’ouvrir ses portes à celui à qui sa patrie refusa d’ouvrir les siennes !

« Ingrate patrie, qui, en faisant son malheur, fais ta propre honte et qui montres ainsi une fois de plus que c’est aux plus parfaits et aux plus forts que sont réservées les plus glorieuses misères !

« Que son exemple serve pour mille, puisqu’il n’y eut jamais d’exil aussi indigne que son exil, comme il n’y eut jamais sur la terre un plus grand proscrit que lui ! »

On voit que Michel-Ange sculptait de la plume comme du ciseau, et que son âme se construisait à elle-même des statues aussi mâles que son buste de Brutus.

Dans le sonnet suivant, il revient à son amour et à son deuil, et il défie le sort de ruiner davantage ses espérances, dans une image digne des prophètes :

« Que peut la scie ou le ver contre le chêne réduit déjà en cendres ? s’écrie-t-il. Et n’est-ce pas une trop grande infamie à toi, ô destinée, de t’acharner sur celui qui a déjà perdu le souffle et la vie ! »

Une dernière invocation à l’Amour par le souvenir, dans le vingt-quatrième sonnet, se tourne en piété, cet amour impérissable que la mort rapproche de sa possession éternelle :

« Ramène-moi au temps heureux, Amour ! rends-moi le visage angélique dont la disparition a enlevé ta grâce et sa puissance à toute la nature.

« Et rends-moi cette ardeur à voler sur ses traces, à mes pas maintenant si seuls et si appesantis par le poids des années. Rends-moi ces torrents de larmes et ces foyers de flamme dans mon sein, si tu veux que je puisse pleurer et briller encore.

« Et s’il est vrai que tu ne vives que des sanglots à la fois doux et amers des mortels, que peux-tu attendre désormais d’un cœur stérilisé par la vieillesse ? Il est temps que mon âme, arrivée au bord de l’autre rivage, saigne des blessures d’un autre amour et se consume d’un feu plus éternel. »

Le vieillard, toujours entier de génie à quatre-vingt-dix ans, restait comme un débris vénéré des règnes des quatre Médicis à Florence et de sept règnes de pontifes à Rome, comme pour surveiller la construction de l’édifice de Saint-Pierre, qu’il était seul capable parmi les hommes d’avoir conçu et de voir finir. Ses lettres à son ami Giorgio Vasari, à ce déclin de ses années, prouvent qu’il vivait seul à Rome dans la seule famille de ses disciples et de ses ouvriers. Par les conseils de Vasari, Cosme de Médicis écrivit au pape de veiller à ce que les dessins, les modèles, les ébauches, les reliques sans prix de la main de ce grand artiste fussent conservés à sa famille et au monde, dans le cas où des étrangers, à cause de son grand âge, tenteraient de dilapider ces trésors dans ses derniers jours ou après sa mort. Mais Michel-Ange lui-même, sentant venir son heure, écrivit à son neveu de prédilection, Lionardo Buonarroti, fils d’un de ses frères, de venir à Rome au commencement du carême, parce qu’il était temps de se dire adieu. À peine cette lettre était-elle écrite, qu’il fut saisi en effet d’une fièvre lente qui l’éteignit doucement, comme une lampe de nuit qui s’éteint dans le soleil levant. Il fit approcher son confesseur, son médecin, ses élèves favoris, et leur dicta en trois lignes son testament : « Je donne mon âme à Dieu, mon corps à la terre, mon bien à mes proches. Souvenez-vous, ajouta-t-il, au moment de mon agonie, de me rappeler les souffrances du Crucifié, afin de m’encourager par ce souvenir à ce passage ! » Il n’eut pas besoin d’être soutenu par ses amis, il expira sans effort et comme on s’endort, le 17 février 1564, au coucher du soleil.

Florence et Rome se disputèrent ses funérailles. La patrie l’emporta : son corps, dérobé secrètement par les soins de son neveu, et transporté hors des murs dans un char couvert, de peur d’éveiller l’attention des Romains et d’exciter une sédition dans la ville, fut conduit à Florence. Le récit des honneurs qu’on y rendit à ses cendres atteste à quel degré le culte des arts de l’esprit et de la main fanatisait les princes et le peuple à cette époque de renaissance et de réaction contre la barbare ignorance du moyen âge. La sépulture de Michel-Ange à Florence égala en pompe, en foule, en solennité, un triomphe romain au Capitole. On dressa son catafalque et on déposa son corps sous ce dôme de San Lorenzo, au milieu de ces statues du Jour et de la Nuit, du Crépuscule et de l’Aurore, ses plus divines conceptions. Après cette halte de quelques mois dans sa gloire, les Florentins, trouvant point de temple assez vaste pour cette mémoire, lui élevèrent un sépulcre dans l’église de Santa Croce, avenue couverte des tombeaux des grands Toscans dont il est le plus grand. Son ami Giorgio Vasari y sculpta et y posa son buste. On y cherche les traits du Phidias chrétien, on n’y voit qu’un front proéminent creusé de rides transversales, des yeux encaissés dans des orbites osseuses, qui avaient, dit-on, les couleurs changeantes selon la pensée, des tempes profondément creusées par la vieillesse, des pommettes saillantes, des lèvres minces et fortement fermées, une barbe rare et courte, divisée sur le menton en deux bouquets, comme celle du bouc, un cou fortement noué à des épaules lourdes, l’altitude plus paysanesque que noble : en tout, point de beauté, mais une puissance plus robuste que nature, telle était l’enveloppe de cette âme, qui contenait, comme Socrate, la suprême beauté. La nature, qui se complaît plus souvent dans les analogies entre l’âme et la forme, se complaît aussi quelquefois dans les contrastes ; mystérieuse en tout, adorable en tout ; cependant le physionomiste qui déchiffre avec intelligence l’hiéroglyphe de la figure humaine, peut facilement ici percer le mystère. L’homme de génie purement littéraire, qui n’a pour œuvre que de sentir, de penser et de reproduire ses sentiments et ses pensées par la parole, peut concentrer toute sa force intellectuelle dans le siége inconnu de l’intelligence, et n’offrir aux yeux, sur son visage, que le miroir lucide et presque immatériel de sa pensée, la force de son âme est souvent attestée par la délicatesse et par l’immatérialité de son corps, la matière n’est qu’un poids pour lui ; plus son intelligence s’en affranchit, plus elle est intellectuelle. Mais l’artiste qui manie le bloc et qui taille le marbre participe à la fois de l’esprit et de la matière, du poëte et de l’artisan ; Dieu lui donne dans sa structure et dans son visage quelque chose de la masse et de l’aplomb de ses blocs ; et cette force que le philosophe ou le poëte n’ont besoin d’avoir que dans les organes de la pensée, le statuaire doit l’avoir répartie dans tous les membres, depuis le front qui conçoit jusqu’au bras qui soulève et jusqu’à la main qui taille le marbre.

C’est sans doute dans les deux bustes de Socrate et de Michel-Ange qu’on trouve l’explication de leur rusticité de formes : manœuvres sublimes au bras de fer, pour faire jaillir de la matière rebelle l’impalpable et immatérielle beauté !