(1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVIIIe entretien. Fénelon, (suite) »

CLXVIIIe entretien.
Fénelon
(suite)

XIII

Fénelon se renferma dans la délicate fonction de sa charge : il parvint à persuader son jeune disciple, parce qu’il parvint à s’en faire aimer ; il fut aimé parce qu’il aima lui-même.

XIV

Ce fut dans les studieux loisirs de cette éducation royale qui portait forcément son esprit sur la philosophie des sociétés, que Fénelon composa secrètement en poëme le code moral et politique des gouvernements.

Nous parlons de Télémaque. Le Télémaque, c’est Fénelon tout entier pour la postérité. Le monde entier connaît ce poëme. Chrétien d’inspiration, il est païen de forme. Malgré ce vice de composition, c’est le plus beau traité d’éducation et de politique qui existe dans les temps modernes, et ce traité a de plus le mérite d’être en même temps un poëme. Il enseigne, il intéresse et il charme. La mélodie des vers lui manque, il est vrai.

Fénelon n’avait pas assez d’énergie dans l’imagination pour exercer sur ses pensées cette pression du style qui les incruste dans le rhythme et qui solidifie, pour ainsi dire, la parole et l’image en les jetant dans le moule des vers ; mais sa prose, aussi poétique que la poésie, si elle n’a pas toute la perfection, toute la cadence et l’harmonie de la strophe, en a cependant le charme. Cette poésie dure moins, mais lasse moins que celle d’Homère et de Virgile. Si elle n’a pas l’éternité du métal, elle n’en a pas non plus le poids ; l’esprit et les sens du vulgaire la supportent avec moins d’effort. Fénelon et Chateaubriand sont aussi poëtes par le sentiment et par l’image, c’est-à-dire par ce qui est de l’essence de la poésie, que les plus grands poëtes ; seulement ils ont parlé au lieu de chanter leur poésie.

La véritable imperfection de ce beau livre, ce n’est pas d’être écrit en prose, c’est d’être une copie de l’antiquité, au lieu d’être une création moderne. On croit lire une traduction d’Homère ou une continuation de l’Odyssée par un disciple égal au maître. C’est un jeu de l’esprit, un déguisement de l’imagination moderne, sous des fictions et sous des vêtements mythologiques ; on y sent l’imitation sublime, mais l’imitation en toutes les lignes ; Fénelon n’y est qu’un Homère dépaysé dans un autre peuple et dans un autre âge, chantant les fables à des générations qui n’y croient plus : là est le vice du poëme, mais c’était celui du temps.

Mais ce défaut expliqué ou excusé, l’œuvre de Fénelon n’est pas moins sublime.

Le poëte suppose que le jeune Télémaque, fils d’Ulysse et de Pénélope, conduit par la Sagesse sous la forme d’un vieillard nommé Mentor, navigue sur toutes les mers de l’Orient à la recherche d’Ulysse, son père, que la colère des dieux repousse pendant dix ans de la petite île d’Ithaque, son royaume. Télémaque, pendant ce long voyage, tantôt heureux, tantôt traversé par le destin, aborde ou échoue sur mille rivages, assiste à des civilisations diverses, expliquées par son maître Mentor, court des dangers, éprouve des passions, est exposé à des piéges d’orgueil, de gloire, de volupté, en triomphe avec l’aide de cette Sagesse qui le conseille et le protége, se mûrit par les années, se corrige par l’expérience, devient un prince accompli, et voyant régner, dans les contrées qu’il parcourt, tantôt de bons rois, tantôt des républiques, tantôt des tyrannies, reçoit, par l’exemple, des leçons de gouvernement qu’il appliquera ensuite à ses peuples.

XV

Mais le Télémaque était encore le secret de Fénelon ; il l’écrivait dans le palais de Louis XIV. Il devait le dérober aux yeux du roi et des courtisans jusqu’à la fin de ce règne.

Dans ce livre était une terrible accusation : il la réservait pour l’époque où le duc de Bourgogne atteindrait à la maturité des années et s’approcherait des degrés du trône. C’était la confidence scellée, qui resterait ignorée à jamais jusque-là entre le maître et le disciple. Peut-être aussi ce livre était-il destiné à être, au moment de l’avénement du jeune prince à la couronne, la proclamation d’une politique nouvelle, le programme d’un gouvernement fénelonien ; c’était aussi une sorte de candidature indirecte au rôle de premier ministre, dont Fénelon pouvait avoir le pressentiment sans s’en avouer à lui-même l’ambition.

XVI

Mais l’envie commençait à percer l’ombre dans laquelle il se renfermait. On s’inquiétait de l’influence qu’il exerçait, non plus comme maître, mais comme ami, sur son élève. Celle qu’il conquérait tous les jours sur madame de Maintenon, par l’attrait de son entretien, ne portait pas moins d’ombrage à la cour. La correspondance entre madame de Maintenon et lui était aussi fréquente que l’intimité. Ses lettres ne déguisaient pas la hardiesse des conseils que Fénelon donnait à la femme qui conseillait à son tour le roi, il l’encourageait même à régner.

Cette correspondance et cette intimité pieuse entre madame de Maintenon et Fénelon lui conquérait l’attrait et le cœur de celle qui régnait à la cour.

XVII

Louis XIV récompensa Fénelon de ses succès dans l’éducation de son petit-fils par le don de l’abbaye de Saint-Valéry ; le roi lui annonça lui-même cette faveur et s’excusa gracieusement de ce qu’elle était si tardive et si disproportionnée à ses services. Tout commençait à sourire à Fénelon : le cœur de madame de Maintenon semblait lui ouvrir celui de la cour.

XVIII

Mais un piége était sur la route de Fénelon. Ce piége, il le portait en lui-même : c’était sa belle âme et sa poétique imagination.

Il y avait alors à Paris une jeune, belle et riche veuve, madame Guyon, douée d’une beauté rêveuse et mélancolique, d’une âme passionnée et d’une imagination qui cherchait l’amour jusque dans le ciel.

L’évêque de Genève, qui connaissait le nom, l’esprit, la fortune, la piété célèbre déjà de la jeune veuve, s’était empressé de donner à madame Guyon la direction, à Gex, d’un couvent de jeunes filles converties, par ses soins, du schisme de Calvin. Madame Guyon avait demandé, pour supérieur de son monastère, le père Lacombe, qu’elle avait connu à Paris avant son mariage.

L’intimité de la veuve et du religieux, consacrée par la communauté de séjour et de piété, s’était exaltée jusqu’à l’extase. L’imagination enflammée de la femme avait bientôt dépassé celle du religieux. Ce commerce mystique avait paru suspect aux hommes simples. L’évêque s’en était ému ; il avait relégué le religieux disgracié à Thonon, autre petite ville de son diocèse.

Madame Guyon n’avait pas tardé d’y suivre son ami spirituel. Retirée à Thonon, dans un couvent d’Ursulines, elle entretenait avec le père Lacombe des relations extatiques qui maintenaient son empire sur son esprit faible, asservi et charmé. De là elle alla répandre ses effusions d’amour pour Dieu à Grenoble. Enfin, espérant trouver de l’autre côté des Alpes l’imagination italienne plus inflammable au feu de ses nouvelles doctrines, elle envoya son disciple Lacombe prêcher sa foi à Verceil, en Piémont, et l’y suivit encore. Elle erra ainsi avec lui pendant plusieurs années de Gex à Thonon, à Grenoble, à Verceil, à Turin et à Lyon, laissant partout le monde indécis entre l’admiration et le scandale.

XIX

Au retour de ce long pèlerinage, madame Guyon fit imprimer à Lyon une explication du Cantique des cantiques de Salomon, et quelques autres écrits sur la contemplation. Ces doctrines, renouvelées de Platon et des premiers contemplateurs chrétiens, consistaient à recommander aux âmes pieuses, comme type de perfection, un amour de Dieu pour lui-même, désintéressé de toute récompense comme de toute crainte. L’Église s’émut de ces doctrines. Madame Guyon et le père Lacombe, qui venait de rentrer à Paris, furent arrêtés. Le religieux, interrogé, jeté à la Bastille, fut enfin renfermé au château de Lourdes, dans les Pyrénées, pour y languir pendant de longues années d’expiation. Madame Guyon, enfermée de son côté dans un monastère de la rue Saint-Antoine, subit les interrogatoires sévères de l’Église, et se lava victorieusement de toutes les accusations de scandale et d’impiété. Elle devint l’édification du couvent qui lui servait de prison. Madame de Maintenon, intercédée en sa faveur, lui fit rendre la liberté. Madame Guyon courut rendre grâces à sa libératrice qui, subissant la fascination générale, la rapprocha d’elle comme un foyer de piété, d’éloquence et de grâce. Elle l’introduisit à Saint-Cyr, maison où elle avait rassemblé l’élite des jeunes filles nobles du royaume. Ce fut là que Fénelon rencontra madame Guyon. La conformité de tendresse et d’exaltation de ces deux âmes également religieuses, ne tarda pas à établir entre Fénelon et madame Guyon un commerce spirituel où il n’y eut de séduction que la piété et de séduit que l’enthousiasme.

XX

Cependant le bruit des nouveautés qui couvaient à Saint-Cyr et à Versailles entre madame Guyon et l’abbé de Fénelon et qui ravissaient les âmes ardentes, était parvenu à l’archevêque de Paris, à Bossuet et à l’évêque de Chartres, directeur de madame de Maintenon.

Ces trois prélats dénoncèrent Fénelon comme fauteur dangereux d’idées inexpérimentées ou téméraires, qu’il fallait, pour la paix de la religion, éloigner du roi et de son petit-fils.

Bourdaloue, orateur célèbre et vénéré de la chaire, consulté sur ces doctrines, répondit avec la même austérité. « Le silence sur ces matières, dit-il dans sa lettre, est le meilleur gardien de la paix. Il n’en faut parler que dans le secret de la confidence avec ses directeurs spirituels. » La sourde conspiration des esprits sévères couva ainsi contre Fénelon longtemps avant d’éclater.

Bossuet, au commencement de cette querelle, chercha plutôt à l’étouffer qu’à l’envenimer. Il traita les visions de madame Guyon comme les erreurs d’un esprit malade ; il reçut avec indulgence les explications de cette femme célèbre et ses regrets des troubles qu’elle excitait involontairement dans les âmes. Il se chargea d’examiner à loisir ses écrits et de porter un arrêt suprême auquel elle se soumettrait avec une déférence volontaire.

Il fit ce qu’il avait promis de faire ; il lut et censura les livres de madame Guyon. Il lui écrivit pour lui indiquer, avec une bonté divine, les passages scandaleux pour la raison ou dangereux pour la morale.

Il s’entretint confidentiellement avec Fénelon des aberrations de son ami spirituel et le conjura de les condamner avec lui. Fénelon, sûr de l’orthodoxie de madame Guyon, et touché des persécutions qui la menaçaient, la justifia devant Bossuet avec plus de magnanimité que de politique. Il se refusa à condamner, comme théologien, ce qu’il admirait comme homme, comme poëte et comme ami. Bossuet fut contristé.

XXI

Le roi, qui se mêlait de théologie, sans rien comprendre que la discipline et l’autorité infaillible, témoigna son mécontentement. Madame de Maintenon, tremblant de se compromettre aux yeux du roi, se hâta de désavouer ses amis et de retirer ses faveurs. Elle pressa la nomination d’un tribunal de docteurs pour juger les questions et pour la décharger d’une responsabilité qui lui pesait dans cette affaire.

Les conférences s’ouvrirent. Bossuet les dominait ; étranger à ces susceptibilités, il priait encore Fénelon de l’initier à ces exaltations mystiques qu’il appelait d’amoureuses extravagances. Fénelon analysait pour Bossuet ces livres français, espagnols ou italiens,madame Guyon avait puisé ses propres enthousiasmes. Madame de Maintenon, craignant que Fénelon ne se trouvât compromis dans ces réprobations de l’Église de Paris, et arraché ainsi à la cour, employa pour le détacher de madame Guyon la séduction de la faveur royale. Le roi le nomma archevêque de Cambrai. À ce titre, madame de Maintenon espérait le faire associer lui-même aux évêques qui jugeaient madame Guyon, et le contraindre à réprouver ainsi comme pontife, ce qu’il avait admiré comme ami.

Fénelon s’alarma au premier moment d’une dignité qui devait l’enlever à son élève. Il représenta au roi que la première dignité à ses yeux était la tendresse qui l’attachait à son petit-fils, et qu’il ne changerait volontairement contre aucune autre. « Non, lui répondit avec bonté Louis XIV, j’entends que vous restiez en même temps précepteur de mon petit-fils. La discipline de l’Église ne vous impose que neuf mois de résidence dans votre diocèse ; vous donnerez vos trois autres mois à vos élèves ici : et vous surveillerez de Cambrai leur éducation pendant le reste de l’année, comme si vous étiez à la cour. »

XXII

Fénelon se dépouilla contre l’usage d’une abbaye qu’il possédait et résista aux instances et aux exemples qui l’encourageaient à garder ces richesses de l’Église. Le roi l’adjoignit aux évêques qui scrutaient les doctrines de madame Guyon. Mais déjà la conférence était dissoute, et Bossuet, seul rapporteur et seul oracle, rédigeait à part le jugement. Fénelon, après en avoir discuté et fait modifier les termes dans un sens qui excluait toute application de la censure à la personne de madame Guyon, signa l’exposé des principes purement théologiques de cette déclaration. La paix semblait tellement cimentée entre ces deux oracles de la foi, en France, que Bossuet voulut présider lui-même, comme pontife consécrateur, à l’élévation ecclésiastique de son disciple et ami.

Le roi, son fils, son petit-fils, la cour entière assistèrent dans la maison de madame de Maintenon, à Saint-Cyr, à la cérémonie où le génie de l’éloquence consacrait le génie de la poésie.

XXIII

Mais à peine la paix était-elle rétablie par l’intervention de madame de Maintenon entre Bossuet et Fénelon, que de nouvelles causes de discussion s’élevèrent entre eux. Madame Guyon s’évada secrètement du couventBossuet lui avait offert un asile sûr et affectueux à Meaux. Ce dernier sollicita du roi l’arrestation de madame Guyon. Le roi la fit découvrir dans Paris et enfermer dans une maison de fous. Fénelon, alors à Cambrai, apprit avec douleur que son amie venait d’être transférée à Vincennes. On la transféra, après plusieurs interrogatoires, dans une maison cloîtrée de Vaugirard, sous la surveillance du curé de Saint-Sulpice.

XXIV

Fénelon, placé par la rigidité de ses adversaires entre le crime de condamner ce qu’il croyait innocent et le danger de susciter sur sa propre tête les foudres de Bossuet, et pour enlever à celui-ci tout prétexte aux incriminations, écrivit son livre des Maximes des Saints.

C’était la justification, par les textes tirés des livres et des opinions même des oracles de l’Église, de l’amour désintéressé de Dieu.

Il soumit humblement, page par page, son manuscrit à la censure de monseigneur de Noailles, successeur de M. de Harlay, archevêque de Paris, qui l’engagea à ne le communiquer qu’à ses théologiens, sans en parler à Bossuet.

Celui-ci s’indigna au bruit de la prochaine publication d’un livre dont on lui avait dérobé le secret. La justification de Fénelon parut un crime contre l’autorité de l’oracle de l’Église de France. Le roi prit parti pour le chef de l’épiscopat. Tout le monde s’éloignait de Fénelon. Il était à Versailles aussi isolé qu’à Cambrai, attendant chaque jour l’ordre de s’éloigner de la cour. Ce fut dans cette angoisse qu’un incendie dévora son palais épiscopal de Cambrai, les meubles, les livres, les manuscrits qu’il contenait. Il reçut ce coup avec sa sérénité habituelle. « J’aime mieux, dit-il à l’abbé de Langeron qui accourut pour lui apprendre ce malheur, que le feu ait pris à ma maison plutôt qu’à la chaumière d’une pauvre famille. »

Cependant Bossuet fulminait de sévères censures contre le livre de Fénelon, à qui le roi enjoignit de quitter Versailles et de se rendre à Cambrai, sans s’arrêter à Paris. Il lui fut défendu d’aller à Rome solliciter un jugement du pape sur ces doctrines, et le roi écrivit au souverain pontife pour lui demander une condamnation de l’archevêque de Cambrai, s’engageant à la faire exécuter par toute son autorité royale.

XXV

La séparation de Fénelon et du duc de Bourgogne, son élève, déchira les deux cœurs. Le duc de Bourgogne se jeta en vain aux pieds du roi, son aïeul : « Non, mon fils, répondit le roi, je ne suis pas maître de faire de ceci une affaire de faveur. Il s’agit de la sûreté de la foi ; Bossuet en sait plus dans cette matière que vous et moi. » Madame de Maintenon affligée, mais d’autant plus inexorable qu’elle avait été plus complice, refusa de recevoir Fénelon.

Arrivé dans son diocèse, Fénelon se livra tout entier à la charité et à l’étude. De cette solitude sortirent des milliers de pagesrespirent le génie littéraire de la plus pure antiquité et le génie moderne du christianisme, qui parlent de la divinité avec une admirable puissance d’esprit et de langage, souvent avec le plus tendre enthousiasme. On y sent une prière, une adoration perpétuelle sous chaque parole, comme la chaleur sous la vie. On peut dire que Fénelon ne pouvait parler de Dieu sans prier.

XXVI

Bossuet, de son côté, avait envoyé à Rome un de ses neveux pour solliciter les foudres de l’Église contre Fénelon. L’abbé Bossuet ne cessait de répandre à Rome, sur les doctrines et le caractère de Fénelon, les ombres de la calomnie. Ce futur janséniste poussait le zèle de secte et de famille jusqu’à appeler dans sa correspondance Fénelon : « cette bête féroce ! »

Pendant ces négociations, la calomnie, à Rome et à Paris, poursuivait l’animosité par les mêmes moyens, la flétrissure des mœurs de madame Guyon, afin de faire rejaillir cette flétrissure, non-seulement sur la doctrine, mais sur la vertu de l’archevêque de Cambrai.

La tête du religieux Lacombe, enfermé dans les cachots du château de Lourdes, s’était affaiblie et égarée par la torture de l’isolement. Il avait fini par écrire à l’évêque de Tarbes des lettres dans lesquelles il semblait confesser des relations coupables avec madame Guyon.

XXVII

Aussitôt qu’on eut connaissance à Paris de ces aveux du délire, on fit transférer le religieux au château de Vincennes. Là il écrivit, sous l’insinuation, sous la contrainte, à madame Guyon une lettre où il l’exhortait, comme sa complice, à confesser leurs égarements et à se repentir. Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, lut cette lettre à madame Guyon et la somma d’avouer les désordres confessés par le religieux. Celle-ci se souleva contre une telle horreur et fut transférée, pour subir une plus étroite captivité, à la Bastille, où elle persista dans son innocence et dans son supplice. On s’empressa néanmoins d’envoyer ces lettres infamantes à Rome, pour y ternir celui qu’on voulait perdre.

Le cardinal de Noailles, Bossuet, madame de Maintenon elle-même, sur la foi de ces rêves d’un insensé, ne doutèrent plus du crime du religieux et de madame Guyon.

« Ces lettres, écrivait l’abbé Bossuet à son oncle, feront plus d’impression que vingt démonstrations théologiques. »

La démence du religieux ne tarda pas à éclater. On le jeta dans une loge d’aliénés, où il mourut dans le délire.

On fut forcé de reconnaître que Fénelon n’avait jamais vu ce religieux et n’avait entretenu aucune correspondance avec lui. On se vengea de cette déception de l’animosité par l’expulsion de tous les amis de Fénelon de la cour du duc de Bourgogne.

XXVIII

Fénelon montra bientôt, dans cette crise de sa vie, que son âme était supérieure encore à son esprit.

Cependant la condamnation du livre des Maximes n’arrivait pas. Rome hésitait, le pape Innocent XII dissimulait mal sa conviction secrète de l’innocence de Fénelon, de la pureté de ses mœurs, du charme de ses vertus. Les cardinaux chargés d’examiner son livre se partageaient en nombre égal pour et contre. Bossuet et Louis XIV intervinrent et dictèrent l’arrêt par une lettre impérative au souverain pontife.

Pendant que cette objurgation au pape partait, Louis XIV, devançant la condamnation, se faisait apporter solennellement le tableau des officiers de la maison du duc de Bourgogne, effaçait, de sa propre main, le nom de Fénelon du rang de précepteur, supprimait ses appointements et faisait fermer sa chambre à Versailles. Enfin la condamnation obtenue avec tant de peine de la justice et de la bonté d’Innocent XII arriva à Paris avec un cri de joie des ennemis de Fénelon à Rome.

XXIX

Au moment où celui-ci reçut à Cambrai la première nouvelle de sa condamnation, il allait monter dans sa chaire pour parler au peuple sur un sujet sacré qu’il méditait depuis quelques jours. Il n’eut pas le temps d’échanger une seule parole avec son frère, qui lui avait apporté le coup pour l’adoucir. Les assistants ne le virent ni rougir, ni pâlir à cette douleur. Il s’agenouilla seulement un moment, le front dans ses mains, pour changer le sujet et le plan de son discours, et, se relevant avec la sérénité de son inspiration ordinaire, il parla avec une onction pénétrante sur la soumission sans réserve, due dans toutes les conditions de la vie, à la légitime autorité de ses supérieurs.

Le bruit de sa condamnation, répandu de bouche en bouche par des chuchotements dans sa cathédrale, attirait tous les regards sur lui, et sa résignation invitait aux larmes.

Sa peine n’était pas dans son orgueil, elle était dans son incertitude de conscience, il avait remis sa conscience à l’Église, elle avait prononcé ; il crut entendre la voix de Dieu et il s’inclina sous l’arrêt.

« L’autorité a déchargé ma conscience, écrivait-il le soir même de ce jour ; il ne me reste plus qu’à me soumettre et me taire, et à porter en silence mon humiliation. Oserais-je vous dire que c’est un état qui porte avec soi sa consolation pour un homme droit qui ne tient pas au monde ? Il en coûte sans doute à s’humilier ; mais la moindre résistance coûterait cent fois davantage à mon cœur. »

XXX

Le lendemain, il publia une déclaration à ses diocésains, dans laquelle il s’accuse lui-même d’erreur dans son livre des Maximes des Saints. « Nous nous consolons, dit-il dans cette déclaration, de ce qui nous humilie, pourvu que le ministère de la parole que nous avons reçu du Seigneur pour votre sanctification n’en soit pas affaibli, et que l’humiliation du pasteur profite en grâce et en fidélité au troupeau. »

Sans doute l’arrêt officiel de Rome ne changea pas au fond de son cœur ses sublimes convictions sur l’amour désintéressé et absolu de Dieu : il ne crut pas s’être trompé dans ce qu’il sentait ; mais il crut s’être égaré dans ce qu’il avait exprimé ; il crut surtout que l’Église voulait imposer le silence sur des subtilités qui peuvent troubler les âmes et embarrasser son gouvernement, et il acquiesça avec bonne foi et avec humilité à ce silence.

Cette humilité et ce silence, qui édifièrent le monde, irritèrent davantage ses ennemis. Ils voulaient un hérésiarque à foudroyer, Fénelon ne leur offrait qu’une victime à admirer.

« On est très-étonné, s’écrie Bossuet lui-même, que Fénelon, si sensible à son humiliation, le soit si peu à son erreur. Il veut qu’on oublie tout, excepté ce qui l’honore. Tout cela est d’un homme qui veut se mettre à couvert de Rome, sans avoir aucune vue du bien ! »

Le génie de ce grand homme ne sert ici qu’à illustrer sa haine ; il l’emporta au tombeau. Sa mort suivit de près son triomphe. « Je l’ai pleuré devant Dieu, et j’ai prié pour cet ancien maître de ma jeunesse, écrit alors Fénelon ; mais il est faux que j’aie fait célébrer ses obsèques dans ma cathédrale, et que j’aie prononcé son oraison funèbre. De pareilles affectations, vous le savez, ne sont pas dans mon âme. »

La persécution de Bossuet contre le plus doux des disciples a entaché sa mémoire. Rien ne reste impuni, même sur la terre, des faiblesses du génie.

L’ardeur du zèle pour l’unité de foi dans le pontife n’excuse pas la cruauté du polémiste dans la dispute. Bossuet était un prophète biblique, Fénelon un apôtre de l’Évangile : l’un tout terreur, l’autre tout charité. Tout le monde envie Bossuet comme écrivain ; qui voudrait lui ressembler comme homme ? C’est l’expiation des hommes supérieurs qui ne surent pas aimer, de n’être pas aimés après eux dans leur gloire.

XXXI

Madame Guyon, cause de toutes ces agitations, sortit de Vincennes après la mort de Bossuet, et vécut reléguée en Lorraine chez une de ses filles. Elle y mourut, de longues années après, dans une renommée de piété et de vertu qui ne se démentit jamais et qui justifie l’estime de Fénelon.

Tout semblait pacifié et tout promettait à Fénelon un retour prochain auprès de son élève, le duc de Bourgogne, que les années rapprochaient du trône, quand l’infidélité d’un copiste, qui livra aux imprimeurs de Hollande un manuscrit de Télémaque, rejeta pour jamais l’auteur dans la disgrâce de la cour et dans la colère du roi. Télémaque, ainsi dérobé, éclata comme une révélation et courut avec la rapidité de la flamme. Le temps l’appelait : les chances de la gloire, de la tyrannie, de la servitude et des malheurs des peuples à la suite des guerres de Louis XIV, avaient soufflé dans toutes les âmes, en Europe, une sorte de pressentiment de ce livre. C’était la vengeance des peuples, la leçon des rois, l’inauguration de la philosophie et de la religion dans la politique. Une poésie éclatante et harmonieuse y servait d’organe à la vérité, et même à l’illusion. Tout fit écho à cette douce voix d’un pontife législateur et poëte, qui venait instruire, consoler et charmer le monde. Les presses de la Hollande, de la Belgique, de l’Allemagne, de la France, de l’Angleterre, ne pouvaient suffire à multiplier les exemplaires du Télémaque au gré de l’avidité des lecteurs. Ce fut en peu de mois l’évangile de l’imagination moderne : il fut classique en naissant.

Le bruit en vint à Louis XIV. Ses courtisans, en lui montrant son image dans le faible et dur Idoménée, fléau de ses peuples, lui dirent « qu’il fallait être son ennemi pour avoir peint un pareil portrait. » On vit une satire sanglante des princes et du gouvernement dans les récits et dans les théories du païen. La malignité publique se complut à voir la figure du roi, des princes, des ministres, des favoris et des favorites, dans les personnages dont Fénelon avait composé ses tableaux. Ces portraits, composés ainsi dans le palais de Versailles, sous les auspices de la confiance que le roi avait placée dans le précepteur de son héritier, parurent une trahison domestique. Les beaux rêves de Fénelon, en contraste avec les sombres réalités de la cour et avec les tristesses de son déclin, se levèrent comme autant d’accusations contre le monarque. La témérité, la noirceur et l’ingratitude furent imputées à l’imagination d’un poëte, qui n’avait d’autre tort que d’avoir rêvé et peint plus beau que nature. L’antipathie naturelle de Louis XIV contre Fénelon devint de l’indignation et du ressentiment. Quand on compare le règne et le poëme, on ne peut ni s’étonner ni accuser le roi d’injustice.

Pour l’auteur, dans sa conscience, la publication imprévue de son poëme lui causa autant de trouble que de douleur. Il y vit sa condamnation certaine à un éternel exil, et sa situation d’ennemi public dans une cour qui ne lui pardonnerait jamais.

Il ne se trompait pas. Le soulèvement de la cour contre lui fut soudain. Elle déguisa mal la colère sous le dédain.

« Ce livre de Fénelon, dit Bossuet, qui vivait encore à l’époque de son premier bruit, est un roman. Ce livre partage les esprits : la cabale l’admire, le reste du monde le trouve peu sérieux et peu digne d’un prêtre. »

Il fut convenu à la cour qu’on ne prononcerait pas le titre devant le roi : il le crut oublié, parce qu’il l’oubliait lui-même. Seize ans après que Télémaque, imprimé sous toutes les formes et traduit en toutes les langues, inondait l’Europe, les orateurs à l’Académie française, en parlant des œuvres littéraires du temps, se taisaient sur le livre en possession du siècle et de la postérité.

XXXII

Cette colère de la cour consterna l’âme du duc de Bourgogne, que la séparation, l’injustice et l’adversité attachaient davantage à son maître. Ce prince, pour échapper à la jalouse tyrannie de son grand-père, était obligé de faire un mystère de son attachement à Fénelon et de cacher, comme un crime d’État, sa rare correspondance avec son ami.

« Enfin, lui écrit le jeune prince, je trouve une occasion de rompre le silence que je suis contraint de garder depuis quatre ans. J’ai souffert bien des maux ; mais un de mes plus grands était de ne pouvoir vous dire ce que je sentais pour vous pendant ce temps, et que mon amitié augmentait par vos malheurs, au lieu d’en être refroidie

«  Ne montrez cette lettre à personne au monde, excepté à l’abbé de Langeron, car je suis sûr de son secret. Ne me faites pas de réponse »

Fénelon répondait de loin en loin par des lettres où les conseils de l’homme de piété et de l’homme d’État étaient pénétrés de l’onction d’une tendresse paternelle.

« Je ne vous parle que de Dieu et de vous, écrivait-il, il n’est pas question de moi. Dieu merci, j’ai le cœur en paix. Ma plus rude croix est de ne plus vous voir, mais je vous porte sans cesse devant Dieu dans une présence plus intime que celle des sens. Je donnerais mille vies comme une goutte d’eau, pour vous voir tel que Dieu vous veut. »

XXXIII

Le duc de Bourgogne en allant prendre le commandement de l’armée de Flandre, dans la campagne de 1708, passa par Cambrai.

Le roi lui défendit non-seulement d’y coucher, mais de s’y arrêter même pour manger ; il lui fut interdit de sortir de sa chaise.

L’archevêque se trouva à la poste, il s’approcha de la chaise de son pupille, dès qu’il arriva. Le jeune prince ne put retenir sa joie, en apercevant son précepteur ; il l’embrassa à plusieurs reprises ; on ne fit que relayer, mais sans se presser : nouvelles embrassades et on partit.

C’est à Cambrai, pendant les tristes années où l’Europe liguée faisait expier à Louis XIV l’éclat dominateur, les longues prospérités, la gloire hautaine de tout son règne, qu’il faut surtout admirer Fénelon.

C’est surtout au milieu des complications de la guerre malheureuse dont son diocèse est le théâtre et la victime que sa figure devient la plus touchante personnification de la charité. Des traits charmants, ramenés chaque jour par les misères qui les multiplient en se multipliant, font bénir le nom de Fénelon et surtout sa présence.

Pendant l’hiver et pendant la disette de 1709, cette charité s’exerça avec un zèle plus actif et sous les formes les plus diverses, pour répondre à la triple épreuve de la guerre, du froid et de la famine. Les désastres s’étaient accumulés. Les places fortifiées avec tant de soin par la prudence du roi étaient au pouvoir de l’ennemi. Les troupes, mal payées, désapprenaient l’obéissance et la discipline, comme elles avaient désappris la victoire. Le trésor était vide ; la rigueur de l’hiver avait partout stérilisé les semences confiées à la terre. Les hommes mouraient de froid. L’été venu on vit mourir de faim, une poignée d’herbe à la bouche. Dans un grand nombre de villes et de provinces, des séditions étonnèrent ce règne, qui trouvait tout prosterné devant lui. Les exécutions répondirent aux égarements de la misère. La paix, qu’il n’avait jamais su garder, fuyait maintenant les sollicitations humiliées de Louis XIV.

XXXIV

Le palais épiscopal de Cambrai fut l’asile de tous les malheurs. Quand il devint trop étroit, Fénelon leur ouvrit son séminaire et loua des maisons dans la ville. Des villages entiers, ruinés par les gens de guerre, venaient se réfugier auprès de lui. Ces pauvres gens étaient reçus comme des enfants, dont les plus malheureux avaient droit aux premiers soins.

D’un autre côté, généraux, officiers, soldats malades ou blessés, étaient apportés à cette vaillante charité qui ne compta jamais les misères devant elle.

Fénelon se donne aux malheureux ; il fait mieux que les secourir et les soigner, il vit avec eux. Chez lui, dans les hôpitaux, par la ville, il est partout où sa présence est bonne. Ni misères rebutantes, ni maladies infectes ne l’arrêtent. Après ce que lui inspire le plus ardent désir de soulager ceux qui souffrent, il a mieux que le remède ou l’aumône, il a son regard, un mot tendre, un soupir, une larme. Il pense à tout, il pourvoit à tout, il descend au plus petit détail. Rien ne lui semble au-dessous de ses soins, mais rien ne le surcharge. Ce n’est là que l’exercice naturel de son cœur. Il conserve une entière liberté d’esprit. Il prie, il médite comme un solitaire derrière le cloître. Comme un homme qui occupe ses loisirs, il entretient une correspondance étendue avec les hommes les plus considérables et souvent sur les affaires les plus épineuses ou les questions les plus ardues. Évêque et théologien, il compose plusieurs ouvrages, instructions et mémoires sur les sujets difficiles qui, en ce moment même, occupent l’Église de France. Ses forces et ses ressources semblent intarissables. Sévère et retranché pour lui-même, il mange seul et ne vit que de légumes.

XXXV

Le culte et la vénération que son nom inspirait traversaient ces lignes ennemies que nos armes ne savaient plus rompre. Seul et sans protection, il pouvait parcourir son diocèse. On vit la plus décriée de toutes les troupes, les hussards impériaux, l’accompagner et s’improviser en escorte pour lui dans une de ses courses pastorales. Les terres qui lui appartenaient, respectées par les ennemis, devenaient un refuge pour les paysans du voisinage qui, à l’approche des gens de guerre, y couraient avec leurs familles et tout ce qu’ils pouvaient emporter. Mais le dévouement de Fénelon ne se borna pas à des actes particuliers ; il put s’élever au noble rôle d’assistance publique. Il porta secours à son pays. Les témoignages d’admiration dont il était l’objet servirent la France. Au moment où notre armée sans subsistance allait mourir de faim, il eut la gloire de la sauver. Il livra ses magasins aux ministres de la guerre et des finances ; et quand le contrôleur général l’invita à fixer lui-même le prix du blé que la nécessité rendait si précieux : « Je vous ai abandonné mes blés, monsieur, répondit-il : ordonnez ce qu’il vous plaira, tout sera bon. »

XXXVI

Cependant le roi vieillissait ; une maladie rapide enleva à Meudon le père du duc de Bourgogne, fils de Louis XIV, qui devait régner avant le disciple de Fénelon. Les courtisans qui ne voyaient plus de degrés entre le trône et le duc de Bourgogne, commencèrent à tourner leurs regards vers celui-ci, et à apercevoir de nouveau Fénelon devant lui.

Le roi lui-même, qui avait tenu jusque-là dans l’ombre son petit-fils, retint un matin le jeune prince dans son cabinet au moment du Conseil et ordonna à tous les ministres d’aller travailler chez le duc de Bourgogne toutes les fois que ce prince les appellerait, et, dans le cas où il ne les appellerait pas, d’aller d’eux-mêmes lui rendre compte des affaires de l’État comme au roi lui même.

Ce changement était l’œuvre de madame de Maintenon, à qui le jeune prince, conseillé par Fénelon, avait témoigné une déférence flatteuse pour son amour-propre et rassurante pour son avenir. Elle avait senti, à travers la mort du Dauphin, le frisson d’un règne futur. Pour s’assurer éventuellement une prolongation d’influence, elle voulait acheter la reconnaissance du successeur. Fénelon, relevé de son découragement, jeta un cri de délivrance et de joie sévère vers son élève.

« Dieu, lui écrivait-il, vient de frapper un grand coup ! mais sa main est souvent miséricordieuse dans ses coups les plus vigoureux. Ce spectacle affligeant est donné au monde pour montrer aux hommes éblouis combien les princes, si grands en apparence, sont petits en réalité. Heureux ceux qui n’ont jamais regardé leur autorité que comme un dépôt qui leur est confié pour le seul bien des peuples !

« Il est temps de se faire aimer, craindre, estimer ! Il faut de plus en plus tâcher de plaire au roi, de s’insinuer dans son cœur, de lui faire sentir un attachement sans bornes, de le ménager, de le soulager par des assiduités et des complaisances convenables. Il faut devenir le conseil du roi, le père des peuples, la consolation des opprimés, la ressource des malheureux, l’appui de la nation écarter les flatteurs, distinguer le mérite, le chercher, le prévenir, apprendre à le mettre en œuvre ; se rendre supérieur à tous, puisqu’on est placé au-dessus de tous Il faut vouloir être le père, et non le maître ; il ne faut pas que tous soient à un seul, mais un seul à tous pour faire leur bonheur. »

XXXVII

Le palais jusque-là désert de Fénelon à Cambrai devint le vestibule de la faveur. Les courtisans et les ambitieux, qui s’étaient écartés douze ans de la disgrâce de Fénelon, y accoururent sous tous les prétextes. Il les reçut avec cette grâce naturelle qui le faisait régner par anticipation sur les cœurs : il régnait, en effet, déjà dans ses pensées.

Les mémoires sur le gouvernement qu’il adressait par le duc de Chevreuse au Dauphin, étaient une constitution tout entière de la monarchie. Ses réformes politiques avaient passé de la poésie dans la réalité ; mais elles s’y étaient dépouillées des chimères qui les décréditaient dans le Télémaque, et elles y portaient l’empreinte de la maturité, de la réflexion et de la pratique. On y trouve tout ce qui s’est accompli, tenté ou préparé depuis pour l’amélioration du sort des peuples.

Le service militaire réduit à cinq ans de présence sous les drapeaux ; les pensions aux invalides servies dans leurs familles, pour être dépensées dans leurs villages, au lieu d’être dilapidées dans l’oisiveté et dans la débauche du Palais des Invalides dans la capitale ;

Jamais de guerre générale contre toute l’Europe ;

Un système d’alliance variant avec les intérêts légitimes de la patrie ;

Un état régulier et public des recettes et des dépenses de l’État ;

Une assiette fixe et cadastrée des impôts ;

Le vote et la répartition de ces subsides par les représentants des provinces ;

Des assemblées provinciales ;

La suppression de la survivance et de l’hérédité des fonctions ;

Les États généraux du royaume convertis en assemblées nationales ;

La noblesse dépouillée de tout privilége et de toute autorité féodale, réduite à une illustration consacrée par le titre de la famille ;

La justice gratuite et non héréditaire ;

La liberté réglée de commerce ;

L’encouragement aux manufactures ;

Les monts-de-piété, les caisses d’épargne ;

Le sol français ouvert de plein droit à tous les étrangers qui voudraient s’y naturaliser ;

Les propriétés de l’Église imposées au profit de l’État ;

Les évêques et les ministres du culte élus par leurs pairs ou par le peuple ;

La liberté des cultes ;

L’abstention du pouvoir civil dans la conscience du citoyen, etc.

Tels étaient les plans tout prêts de Fénelon pour le moment qui l’appellerait au ministère.

Si le duc de Bourgogne avait vécu et si Fénelon avait conservé sur lui l’ascendant que tant d’années d’absence avaient respecté, 1789 aurait commencé en 1715, et la monarchie, réformée, n’eût été que la république chrétienne avec une tête.

XXXVIII

Mais il n’était pas donné à un seul homme de devancer un peuple. La Providence allait renverser, dans la tombe prématurée du prince, les idées, les plans, les rêves, l’ambition, l’espoir et la vie du philosophe.

Un vent de mort soufflait sur la famille royale ; tout tombait d’avance sous Louis XIV près de tomber. La duchesse de Bourgogne, les délices de la cour et la passion de son mari, inopinément frappée, entraîna son mari au tombeau. Le coup fut aussi prompt que terrible. Fénelon n’eut pas le temps d’y préparer son cœur ; il apprit presque en même temps la maladie et la mort de son élève. Cet élève était devenu la perspective de la France ; elle attendait son règne comme celui de la vertu et de la félicité publique. Fénelon avait corrigé et achevé dans cette âme l’œuvre ébauchée par la nature d’un prince accompli.

Or ce prince, ces vertus, ces saintetés, ces espérances montrées et perdues, c’était Fénelon qui les avait faites ! C’était le maître qui disparaissait dans le disciple ; c’était Fénelon qui mourait avec le duc de Bourgogne. Il ne laissa échapper qu’un mot : « Tous mes liens sont rompus rien ne m’attache plus à la terre !… »

Sa vie, en effet, était désormais sans mobile, il en avait perdu le but. Ce règne qu’il avait rêvé pour le genre humain était enseveli avec le Germanicus de la France.

« Il l’a montré au monde et il l’a détruit, écrit-il quelques semaines après au duc de Chevreuse, confident de ses larmes. Je suis frappé d’horreur et malade sans maladie, de saisissement. En pleurant le prince mort, je m’alarme pour les vivants. Il faut que le roi fasse la paix. Si nous allions tomber dans les orages d’une minorité ! Sans mère, sans régent, avec une guerre malheureuse au dehors, tout épuisé au dedans !… Je donnerais ma vie, non-seulement pour l’État, mais encore pour les enfants de notre cher prince, qui vit plus en moi encore que pendant sa vie. »

XXXIX

La mort de ses deux amis, le duc de Chevreuse et le duc de Beauvilliers, fit mourir la sainte ambition de Fénelon. Celui-ci détourna ses regards des décadences et des calamités du règne qui finissait, et il se tourna tout entier aux pensées immortelles. Ses écrits et ses correspondances de cette époque portent tous l’empreinte de cette mélancolie qui, dans les hommes de foi, n’est que le déplacement de leurs espérances d’ici-bas, là-haut.

L’amitié du moins lui restait ; il en perdit la meilleure part avec l’abbé de Langeron, le disciple, le confident, le soutien de son cœur dans toutes les fortunes. L’abbé de Langeron expira dans les bras de son maître.

XL

Une fièvre, dont la cause était l’âme, saisit Fénelon le premier jour de l’année 1715 ; elle consuma en six jours le peu de vie que les années, le travail et la douleur avaient épargné dans ce cœur qui avait tout prodigué aux hommes. Il mourut en saint et en poëte, en se faisant lire, dans les cantiques sacrés, les hymnes les plus sublimes et les plus douces qui emportaient à la fois son âme et son imagination.

Ainsi vécut et mourut Fénelon. Son nom est resté populaire et plus immortel encore que ses œuvres, parce qu’il répandit plus d’âme encore que de génie dans ses ouvrages et dans son siècle. Ce qu’on adore en lui, c’est lui-même. Son nom est son immortalité. Fénelon aima, ce fut son génie ; il fut aimé, ce sera sa gloire. De tous les grands hommes de ce grand siècle de Louis XIV, aucun n’a laissé une figure plus douce à regarder. Sa poésie enchante notre enfance, sa religion respire la douceur ; sa politique même n’a que les erreurs et les illusions de l’amour trompé ; sa vie tout entière est le poëme de l’homme de bien aux prises avec les impossibilités des temps.

Quand on voudra faire son épitaphe, on pourra l’écrire en ces mots :

« Quelques hommes ont fait craindre ou briller la France ; aucun ne la fit plus aimer des nations. »