Chapitre II
Les romans bretons
Nos aïeux faisaient une prodigieuse consommation de littérature romanesque. Ces
bonnes gens, vrais enfants, qui ne savaient rien et ne pensaient guère, n’aimaient
rien tant que de se faire conter des histoires. Ils en voulaient et toujours plus et
toujours d’autres. Au reste ils ne tenaient pas plus aux sujets nationaux qu’à
d’autres, maintenant qu’ils n’y prenaient plus qu’un intérêt de curiosité. On estimait
seulement les chansons de geste plus vraies : mais on accueillait
tout ce qui amusait : en sorte que, du xiie
siècle au
xive
, une intense fabrication jeta dans la
circulation une masse énorme de récits de toute nature et de toute provenance.
Ce furent d’abord les poèmes sur la croisade. Au temps où les croisés venaient de
prendre Jérusalem, quand tout l’Occident frémissait au bruit des merveilles qui
s’étaient accomplies en Terre Sainte, quand on écoutait avidement toutes les rumeurs
des combats d’outre-mer, un trouvère lettré, et tout brûlant lui-même des passions
de son temps, s’avisa que ce serait une belle chanson à réciter devant les nobles et
les bourgeois, que celle où tous les exploits de Godefroy de Bouillon seraient
relatés au vrai : il compila dans les chroniques latines la Chanson
d’Antioche, quelque vingt-cinq ans après les événements. Un autre la
continua, et fit la chanson de Jérusalem, d’après la tradition orale
qui s’était établie dans l’armée même des croisés Le succès de ces émouvantes
histoires en fit le noyau d’un cycle qui se développa selon les
procédés qu’on a indiqués plus haut : le récit de la croisade se prolongea à travers
toute sorte d’inventions romanesques, du plus vulgaire et souvent du plus grossier
caractère, tandis que le héros central de la geste, le grand Godefroy de Bouillon,
était doté d’une généalogie fabuleuse où s’insérait la merveilleuse légende du
chevalier au Cygne50.
Puis apparut ce qu’on a appelé le cycle de l’antiquité
51 : des poètes savants, qui
lisaient les livres latins, y remarquèrent mille choses merveilleuses qui pouvaient
se mettre en clair français à la grande joie du public illettré. L’un fit une chanson de geste de la vie d’Alexandre, telle que le faux
Callisthène l’avait racontée, et la chevauchée du roi macédonien à travers l’immense
Asie et l’Inde prodigieuse, le caractère du héros, type accompli de vaillance et de
largesse chevaleresques, eurent le succès le plus populaire. Un autre mit en roman
le siège de Troie, non d’après Homère sans doute, ce témoin mal informé : mais il
lisait les mémoires du Crétois Dictys, un des assiégeants, ceux surtout du Phrygien
Darès, qui fut dans la ville assiégée ; et c’était là de bons témoins, qui
n’ignoraient rien et ne laissaient rien ignorer. Virgile y passa ensuite, puis
Stace, puis Lucain, puis Ovide : Enée, Œdipe, César, tous les personnages des
Métamorphoses défilèrent sous les yeux de nos Français
émerveillés.
Cependant d’autres poètes avaient écouté les harpeurs bretons et gallois, et tout
le monde celtique, Tristan et Yseult, Arthur et Genièvre, Lancelot, Yvain, Perceval,
faisaient leur apparition, héros plus étranges, plus captivants que tous les héros
anciens par l’imprévu des aventures et la nouveauté des sentiments.
Ce n’était pas tout encore : selon le hasard qui présidait à la vie des écrivains,
selon le livre qui leur tombait entre les mains, le voyageur ou le croisé qu’ils
avaient entendu, selon enfin qu’eux-mêmes avaient été promener leur curiosité en
telle province ou en tel pays, une incroyable diversité de récits réclamait tour à
tour l’attention du public : romans grecs et byzantins, contes orientaux, traditions
anglo-saxonnes, légendes locales de Normandie ou du Poitou, fables incroyables,
anecdotes vraies ou vraisemblables, sujets pathétiques, comiques, féeriques,
historiques, et même réalistes. On passe de.Mahomet à Mélusine, de l’empereur
Constant au roi Richard Cœur de Lion ; à côté du merveilleux Partenopeus de
Blois de Denis Pyramus, qui nous conte en son style enjolivé les amours
d’un beau chevalier et d’une fée inconnue (c’est Psyché, où les rôles
seraient renversés), on rencontre la très simple et dramatique histoire de la
châtelaine de Vergy, qui n’est que le récit d’une très humaine passion située en
pleine réalité contemporaine, ou l’aimable chante-fable d’Aucassin et
Nicolette, récit, en prose coupée de laisses chantées,
des amours de deux enfants qui finissent par se rejoindre et s’épouser.
L’inégalité des talents répond à la bigarrure des sujets : parmi les plus
désespérantes platitudes, parmi les plus insipides , on peut recueillir
de courts poèmes, ou des épisodes de longs poèmes, qui sont d’agréable lecture. Mais
rien d’éminent, en somme, et qui dépasse les qualités moyennes d’une narration vive
et limpide : le génie manque et cette forme impérieuse, qui détermine une
littérature pour longtemps. Le mérite essentiel enfin de tous ces romans, c’est de
conserver une riche matière à la disposition de l’avenir.
Dans cette matière, les hommes du moyen âge mettaient à part deux groupes : les
poèmes tirés de l’antiquité, qu’ils vénéraient pour leur origine, comme dépositaires
d’une profonde sagesse, et les poèmes celtiques, dont la brillante « vanité » les
amusait. Ils en firent deux cycles qui prirent place aux côtés du
cycle national, et Jean Bodel énonça cet axiome qu’il ne fallait
compter que trois matières : celles « de France, de Bretagne, et
de Rome la grant ».
Il n’y en a vraiment que deux à retenir. On peut passer vite sur le cycle de l’antiquité. Les érudits peuvent louer la vivacité dauphinoise
d’Albéric de Besançon ou Briançon (commencement du xiie
siècle) et les grâces tourangelles de Benoît de Sainte-More (2e moitié du xiie
siècle). Mais tous
ces romans dont les héros se nomment Alexandre, ou Hector, ou Enée, ne peuvent être
pour nous que des parodies ridicules. On pourra s’amuser un moment à voir le prince
Alexandre étudier les sept arts et se faire adouber chevalier par
sa mère, inaugurant la brillante carrière qui le mènera à figurer sur nos jeux de
cartes entre Arthur et Charlemagne sous les traits d’un empereur à la barbe fleurie.
On peut rire d’abord de cette Troie féodale avec son donjon et ses tours crénelées,
toute pleine de chevaliers et de dames courtoises, et de cette non moins féodale
année des Grecs qu’accompagne comme à la croisade l’évêque Calchas. Les singulières
broderies qui enjolivent toute l’aventure d’Enéas, comme la
description du « serpent marage », que l’on nomme « crocodile », et qui dort gueule
bée pour donner aux oiseaux la facilité de venir becqueter dans son estomac les
résidus de sa digestion, ou la déclaration d’amour en écho, entretiennent peut-être
la curiosité pendant une ou deux pages. Mais cela nous lasse vite. Tout nous froisse
et nous rebute dans ces inconscientes mascarades, où toute la beauté de l’art
antique comme toute la vérité de la nature antique sont si cruellement détruites.
Tout cela est un poids mort dans la littérature, comme Cyras ou
Clélie, et pour les mêmes raisons. Puis, malgré la vogue immense de
quelques-uns de ces poèmes, ils sont pour nous insignifiants. Les poèmes sur
Alexandre ne sont que des chansons de geste : les romans d’Eneas et
de Troie ont l’esprit, le style, le mètre des romans bretons ; et si
Benoît de Sainte-More a précédé Chrétien de Troyes de quelques années, il n’a rien
mis dans son œuvre, qu’on ne retrouve plus expressif, mieux dégagé, plus complet
dans les poèmes de son jeune contemporain.
C’est donc à la matière de Bretagne qu’il faut nous arrêter un moment.
Les romans bretons sont la rentrée en scène et comme la revanche de la race
celtique : c’est, au moins en apparence, la prise de possession de l’Occident
romanisé, germanisé, christianisé, féodal, par l’imagination des Celtes de Bretagne,
qui avaient pu échapper, sinon tout à fait à la domination, du moins à la
civilisation romaine.
Cette race rêveuse, passionnée, capable de fougueuse exaltation et d’infinie
désespérance, avait produit très anciennement une très abondante poésie : elle était
la poésie même, par l’intensité de la vie intérieure, par sa puissance d’absorption
passive si prodigieusement supérieure à sa capacité d’action expansive. Elle
recevait tout l’univers en son âme et le renvoyait en formes idéales : vraie
antithèse du génie dur et pratique de Rome, dont le rôle est de façonner la réalité
par l’épée et par la loi.
Dans les traditions religieuses, ethniques, historiques qui sont la matière de la
poésie celtique, ce ne sont que voyages au pays des morts, étranges combats et plus
étranges fraternités des hommes et des animaux, visions fantastiques de l’invisible
ou de l’avenir, hommes doués d’une science ou d’une puissance surnaturelles, qui
commandent aux éléments et savent tous les mystères, animaux plus savants et plus
paissants que les hommes, chaudrons, lances, arbres, fontaines magiques, et longs
écheveaux d’aventures et d’entreprises impossibles à quiconque n’est pas prédestiné
pour les accomplir, servi par les êtres ou maître des objets prédestinés à en
assurer l’accomplissement. Le miracle est en permanence dans l’incessant écoulement
d’une fantasmagorique phénoménalité, où l’individualité, la personnalité se
fondent : partout, et en nous, à notre insu, opèrent des forces cachées, qui nous
font sentir et vouloir ; les âmes se promènent à travers les formes multiples et
hétérogènes du monde apparent. Un sens profond du mystère et de la vie universelle,
une large sympathie qui attache l’homme à tout ce qui est, et qui fait dégager des
animaux, des arbres, de toute la nature l’intime frémissement d’une sensibilité
humaine, l’inquiétude irréparable de l’au-delà, l’âpre curiosité du monde inconnu,
effrayant et attirant, qui reçoit les fugitifs du monde des vivants, imprègnent
toute cette poésie, et lui prêtent un inoubliable accent52.
Le christianisme a passé là-dessus sans atteindre le principe de ce mysticisme
naturaliste : il dut s’y adapter en adoptant les mythes qui en étaient sortis.
Etrangère à la conception juridique et politique du christianisme romain, l’Eglise
celtique laissa l’âme de la race façonner une religion nationale à son image. Tout
le matériel et tout le personnel des vieilles légendes subsista, dûment consacré et
baptisé au nom de Jésus-Christ : le pays des morts fut le purgatoire de saint
Patrice ; mais l’esprit chrétien ne pénétra pas profondément : tout ce monde
merveilleux garda l’intégrité de son âme celtique.
Les désastres et les misères qui assaillirent les Bretons, l’invasion étrangère,
les guerres séculaires, qui lentement les dépossédaient de leur antique héritage,
avaient plutôt excité que brisé l’activité poétique de la race. Cantonnés les uns
dans un coin de la grande île, les autres réfugiés dans la presqu’île armoricaine,
ils s’attachaient à leurs traditions comme au plus saint titre de leur
imprescriptible droit, comme au plus sûr gage de leur inévitable triomphe. Ils
aimaient à écouter leurs conteurs qui en conservaient et accroissaient le précieux
dépôt. Un charme puissant, une efficace consolation émanaient pour eux de ces
récits, où la prose parlée alternait avec les vers chantés, qu’accompagnait le son
d’une petite harpe, appelé rote. Et les étrangers même, ennemis
comme les Anglo-Saxons, indifférents comme les Normands, éprouvaient la pénétrante
originalité de ces airs et de ces mythes.
On a disputé, on dispute encore sur le mode de diffusion des traditions celtiques :
voici le plus probable. Encouragés, attirés par l’admiration qu’excitait leur
habileté, les harpeurs bretons commencèrent à promener par les provinces
anglo-normandes et françaises les fictions où s’étaient déposés les antiques
croyances et les chers souvenirs de leur race : de notre Bretagne, du pays de
Galles, des deux pays plutôt que de l’un des deux, ils venaient pins nombreux chaque
jour dire aux barons et aux dames des lais d’Arthur ou de Tristan,
de Merlin ou de saint Brandan, chantant peut-être les paroles originales de leurs
mélodies, mais sans doute coûtant en français, dans leur français celtique, qui
parfois était un étrange jargon, les parties de simple prose. Ce fut ainsi, selon
toute vraisemblance, que le peuple breton répandit sa poésie à travers l’Occident
féodal : sourde infiltration d’abord, qui devint une large inondation.
Avant le milieu du xiie
siècle, la curiosité,
l’intérêt du public, en Angleterre, en France et jusqu’en Italie, se portait de ce
côté-là. Gaufrey Arthur, de Monmouth, avait mis en émoi le monde des clercs par sa
fabuleuse Historia regum Britanniæ, dont quatre traductions
françaises avaient presque aussitôt rendu Arthur et Merlin universellement
populaires. Prompts à saisir le vent, des poètes anglo-normands et français firent
concurrence aux harpeurs bretons. Ils dirent aussi des « lais », substituant à la
prose épique des Celtes leurs suites de petits vers octosyllabiques, légers, grêles
et limpides. D’autres les étendirent, les amalgamèrent en longs poèmes ; d’autres y
mêlèrent des traditions, des inventions qui n’avaient rien de celtique. On fabriqua
des romans celtiques comme on avait fait des chansons de geste, d’après un modèle
fixé, par des procédés convenus. On mêla le mysticisme chrétien au fantastique
breton. Des romans en prose accompagnèrent, précédèrent peut-être parfois, et plus
probablement suivirent les romans en vers. Lais brefs et sans
lien, romans de Tristan, romans de la Table ronde, romans du Saint Graal, tout cela
fit en un peu moins d’un siècle une masse vraiment prodigieuse de littérature, à peu
près achevée vers 125053.
Toutes ces productions sont destinées à être lues : elles ne passent pas par la
bouche des jongleurs. Ce sont vraiment des nouvelles et des romans, au sens moderne
du mot. C’est leur première et extérieure nouveauté.
Mais c’est la moindre qu’on y trouve. Elles répondent à un besoin nouveau, à un
état d’esprit que l’évolution sociale et politique développe de jour en jour
davantage chez des générations que transporte moins la rudesse vigoureuse des
chansons de geste. Elles trouvent faveur d’abord auprès de la partie de
l’aristocratie anglo-normande et française, qui commençait à subir l’influence de ce
Midi où la vie était plus facile, tout égayée de luxe éclatant et d’amour raffiné,
en qui la poésie aux formes riches, les sentiments noblement subtils des troubadours insinuaient des mœurs plus douces, et le désir inconnu
des commerces aimables et du bien-être raffiné. Tout cela avait pénétré dans la
brutale féodalité du Nord à la suite d’Aliénor d’Aquitaine, qui fut successivement
reine de France et d’Angleterre. Ces Poitevins, ces Gascons, ces Toulousains, ce
poète Bernard de Ventadour, qui la suivaient, avaient encore plus dans leur esprit
que dans leur costume de quoi étonner les barons du Nord : ils les instruisirent, et
firent éclore le courtisan dans le vassal. .
Les romans bretons vinrent à point nommé traduire la transformation de la société :
on les voit dans les terrains que quelque rayon du Midi a échauffés : c’est au
second mari d’Aliénor, c’est à Henri II d’Angleterre, que le plus ample recueil de
lais qu’on possède, œuvre d’une femme, Marie de France, est
dédié : c’est de la fille d’Aliénor et de son premier mari, Louis VII de France,
c’est de la comtesse Marie de Champagne que le plus brillant versificateur de romans
bretons, Chrétien de Troyes, a reçu le sujet de Lancelot. Ce n’est
pas un pur hasard, si la protection qui soutient, l’inspiration qui anime les deux
plus intéressants narrateurs des légendes celtiques ramènent toujours notre regard
vers la princesse à qui Bernard de Ventadour donna la musique amoureuse de ses
vers.
Il faut, je crois, si l’on veut en comprendre le caractère et l’influence, faire
trois parts de l’énorme amas des romans bretons. En premier lieu viendront les lais divers et les poèmes sur Tristan ; puis la Table ronde, et les
aventures de ses chevaliers ; enfin le Saint Graal, et sa troupe
mystique de gardiens et de quêteurs.
Le premier groupe, ce sont les poèmes d’amour. Les aventures, les
exploits, la chevalerie, les tournois, la religion, n’y tiennent que peu ou point de
place, encore que l’on y trouve des évêques et des couvents, et que les mœurs
extérieures soient celles de l’Angleterre et de la France du xiie
siècle. Mais ces évêques démarient le lendemain ceux qu’il ont
mariés la veille ; ces chevaliers épousent des fées, se transforment en autours ou
en loups-garous. Ils blessent des biches à voix humaine, suivent des sangliers
magiques, se couchent dans des barques qui les portent au pays fatal où s’accomplira
leur destinée de joie ou de misère. Au fond, toujours ou presque toujours, l’amour,
non pas l’appétit brutal des chansons de geste, ni la fine rhétorique du lyrisme
méridional, mais le sentiment profond, ardent, qui emplit une âme et une vie, qui y
verse seul le bonheur ou le malheur. Voici bien du nouveau pour notre public : voici
la passion intime, éternelle, qui souffre, et qui se sacrifie : Fresne préparant le
lit de la nouvelle épouse pour laquelle son seigneur la répudie ; la femme d’Eliduc
ranimant la fiancée que son mari avait ramenée d’outre-mer, et se faisant nonne pour
lui céder la place. Voici les séparations qui n’abattent pas l’amour et ne lassent
pas la fidélité : Guigemar et sa bien-aimée qui retrouvent intacts après des années
les nœuds qu’ils se sont liés mutuellement autour de leurs corps ; Milon épousant en
cheveux gris celle qu’il a choisie dès l’enfance. Voici l’exaltation amoureuse, dont
les effets ne sont pas de vulgaires coups de lance, mais d’étranges défis à la
nature : l’amant qui, pour mériter sa maîtresse, la porte dans ses bras jusqu’au
sommet d’une montagne, et qui expire en arrivant.
Tout cet amour sans doute n’est pas platonique, ni toujours délicat. Mais le
sentiment pénètre et enveloppe tout. Il fait vraiment de l’amour la chose du cœur,
et toutes les satisfactions qu’il poursuit ne sont rien auprès de la ravissante
douceur qu’éprouvent les âmes à s’unir, à se pénétrer intimement. L’exquise chose,
que ce lai où il ne se passe rien ! Un chevalier toutes les nuits
vient regarder la dame accoudée à sa fenêtre : elle a un vieux mari qui s’inquiète,
et lui demande ce qu’elle fait ainsi ; elle répond qu’elle vient entendre le chant
du rossignol, et le brutal fait tuer le doux chanteur : la dame envoie le petit
corps de l’oiseau à son ami, qui le garde dans une boite d’or : et c’est tout. Ou
bien cet autre : Tristan, banni de la cour du roi March, apprend qu’Yseult doit
traverser la forêt où il s’est retiré : il jette sur le passage de la reine une
branche de coudrier autour de laquelle est roulé un brin de chèvrefeuille ; et sur
l’écorce il a gravé ces mots :
Ni vous sans moi
, ni moi sans vous
:
La reine voit, comprend, entre sous bois. Elle trouve Tristan : ils causent,
joyeux ; ils se séparent, pleurant. Et c’est tout encore. Ce sont là quelques-uns
des lais que nous dit Marie de France54,
de sa voix grêle, si simplement, si placidement, qu’on peut se demander si elle se
doutait de l’originale impression qu’elle nous fait ressentir.
L’amour aussi, la passion qui consume et dont on meurt, c’est toute la légende de
Tristan55. Dans un cadre
d’étranges fictions, la réalité humaine est fournie par la mutuelle possession de
deux âmes. Les géants ou le dragon que Tristan combat, le bateau sans voile et sans
rames dans lequel il se couche, blessé, pour aborder en Irlande où vit la reine, qui
seule peut le guérir, cette fantastique broderie ne distrait pas le regard de la
passion des deux amants : passion fatale que rien n’explique, qui n’est pas née
d’une qualité de l’objet où elle s’adresse, qui ne va pas à la valeur de Tristan, à
la beauté d’Yseult, mais à Tristan, mais à Yseult : passion si irraisonnée, si
mystérieuse en ses causes, que seul un philtre magique en provoque et figure le
foudroyant éclat. Tristan était venu demander la main d’Yseult pour son oncle le roi
March, et ramenait la blonde fiancée, quand une funeste erreur leur fait boire à
tous deux le philtre que la prudente mère d’Yseult avait préparé pour attacher à
jamais le roi March à sa fille. C’en est fait dès lors : plus fort que leurs
volontés, plus fort que le devoir, plus fort que la religion, l’amour souverain les
lie jusqu’à la mort. Délicieuses sont leurs joies, délicieuses leurs tristesses ;
leurs inquiétudes cruelles, leurs amers remords, leur sont des voluptés, quand ils
luttent de ruse contre les soupçons du roi ou l’espionnage des curieux, et quand,
chassés ensemble, ils vivent dans la forêt, où le roi March les trouve dormant côte
à côte, l’épée entre eux. Mais le roi reprend sa femme, et Tristan s’en va errant
aux pays lointains : les années passent, il aime encore, mais il doute, il se croit
dupe et trahi, il se laisse persuader d’épouser une autre femme : le cœur tout navré
de doux souvenirs, il prend comme une image de la bien-aimée une Yseult comme elle,
et blonde comme elle. Faible remède d’un mal qui n’en a point : près de l’Yseult
Bretonne, il songe à l’autre Yseult, qui est outre-mer en Cornouailles. Blessé, se
sentant mourir, il envoie un ami la chercher : si elle veut venir, l’ami dressera
une voile blanche sur son vaisseau ; sinon, il le garnira de voiles noires. Mais
comme Tristan s’agite, impatient, sur son lit et demande si l’on aperçoit le
vaisseau qu’il attend, sa femme, torturée de jalousie, lui annonce un navire aux
noires voiles : et il meurt, au moment où débarque la seule, la toujours aimée
Yseult, qui se précipite et prie pour lui :
Ainsi vers 1170, un poète anglo-normand, du nom de Thomas, dans une œuvre dont une
grande partie est perdue, contait la pathétique aventure de Tristan et d’Yseult, et
ses petits vers fins et secs notaient pourtant avec une pénétrante justesse
l’histoire intime de ces deux âmes pitoyables.
Mais ces grandes amours n’étaient pas faites pour nos Français : ils les content
sans s’exalter, sans s’émouvoir, ou bien rarement. Avec leur esprit positif, ils
aperçoivent tout de suite les actes, l’adultère, ses profits, ses tracas56 ; son comique : ils esquissent volontiers des silhouettes
comiques de maris. Le bon roi March tourne au George Dandin : ce malheureux, si
intimement, si tendrement épris, qui ne peut que souffrir sans haïr, qui aime comme
Tristan, mieux peut-être, et qui pourtant n’a pas bu le philtre, pourquoi en vérité
le faire ridicule ? J’ai bien peur que l’idée de l’avilir et de s’en gaudir ne soit
une invention française.
Déjà surtout la chevalerie dénature la poésie celtique pour l’accommoder au goût de
l’aristocratie féodale. L’aventure, dans Tristan,
les tournois, le luxe, les habitudes confortables ou délicates, dans les lais, sont des ornements qui tendent évidemment à devenir le
principal. Ces ornements font presque tout l’intérêt des romans de la Table
ronde.
Tous ces poèmes tournent autour d’Arthur, le roi toujours pleuré, et toujours
espéré, dont les Bretons, dans l’énergique persistance de leur sentiment national,
ont fait le symbolique représentant de la fortune de leur race. Mais Arthur n’a plus
rien du chef celtique les que fées ont emporté dans l’île d’Avallon : c’est un roi
brillant, digne de prendre place entre Alexandre et Charlemagne, et dont la cour est
le centre de toute politesse, un idéal séjour de fêtes somptueuses et de fines
manières. Il fait asseoir ses chevaliers à la Table ronde, où il n’y a ni premier ni
dernier : et retenu comme un autre grand et galant roi, par sa grandeur, il les
laisse remplir tous les poèmes de leur vaillance et de leurs faits merveilleux. De
sa cour parlent d’abord, à sa cour reviennent enfin les chercheurs d’aventures : il
est là pour leur donner congé, pour leur souhaiter la bienvenue, majestueux,
gracieux, inerte.
Le plus fameux auteur, en ce genre, est Chrétien de Troyes57 qui écrivait, comme
je l’ai dit, à la cour de Champagne, dans la seconde moitié du xiie
siècle. Il versait, disait-on, « le beau français à
pleines mains », Au reste, c’était un adroit faiseur sans conviction, sans gravité,
qui ne se faisait pas scrupule, au besoin, de fabriquer des contrefaçons de légendes
arthuriennes, pourvues de noms de fantaisie vaguement celtiques et de la plus
invraisemblable géographie. Il mit même en roman breton un conte oriental, dont la
femme de Salomon était l’héroïne. Par lui, la matière bretonne prit un étrange tour.
Ce Champenois avisé et content de vivre était l’homme le moins fait pour comprendre
ce qu’il contait. Jamais esprit ne fut moins lyrique et moins épique, n’eut moins le
don de sympathie et l’amour de la nature : mais surtout jamais esprit n’eut moins le
sens du mythe et du mystère. Rien ne l’embarrasse : il clarifie tout, ne comprend
rien, et rend tout inintelligible. Son positivisme lucide vide les merveilleux
symboles du génie celtique de leur contenu, de leur sens profond , et
les réduit à de sèches réalités d’un net et capricieux dessin. Si bien que du
mystérieux il fait de l’, et que sous sa plume le merveilleux devient
purement formel, insignifiant, partant absurde. Ne lui demandez pas ce que c’est que
ces pays d’où l’on ne revient pas, ces ponts tranchants comme l’épée, ces chevaliers
qui emmènent les femmes ou les filles, et retiennent tous ceux qui entrent en leurs
châteaux, cette loi de ces étranges lieux, que si l’un une fois en sort, tout le
monde en sort ; ce sont terres féodales et coutumes singulières ; s’il ne croit pas
à leur réalité — comme il se peut faire. — ce sont fictions pures, dont il s’amuse
et nous veut amuser. Il ne songe pas un moment que derrière l’extérieure bizarrerie
des faits il y ait une pensée vraie, un sentiment sérieux : il serait bien étonné si
on lui disait qu’il nous a parlé de l’empire des morts, et de héros qui, comme
Hercule et comme Orphée, ont été
et forcé l’avare roi des morts à lâcher sa proie.
Pareillement, notre homme de Champagne ne croit pas un instant aux bêtes qui
parlent, ni aux services et société commune des bêtes et des hommes. Il dira
pourtant, sans sourciller, mais d’un ton qui ôte toute envie d’y croire, l’aventure
d’Yvain et du lion reconnaissant : comment, délivré du serpent qui lui mordait la
queue, le brave animal s’attache au chevalier, l’assiste dans tous ses combats, et
comment une fois le croyant mort, tout pleurant, il prend entre ses grosses pattes
l’épée de son bienfaiteur, et fait tous les préparatifs du suicide. Et tous les
enchantements, lit défendu, fontaine merveilleuse, géants, etc., tout cela fait
l’effet de la plus insipide féerie.
Il n’en pouvait guère être autrement. Ce bourgeois de Troyes avait du talent : mais
son talent était contraire à son sujet ; il le dissolvait en le maniant. Il a le
sens des réalités prochaines et visibles : il note d’un trait juste tout ce qui est
dans son expérience ou conforme à son expérience. La plus fantastique et idéale
légende, il la rapetisse, l’aplatit, y pique de petits détails communs et vrais, il
la conte comme il ferait un fait divers de la vie champenoise, si bien qu’il en fait
une prosaïque absurdité par le contraste criard de son impossibilité radicale et de
ses circonstances minutieusement vulgaires.
Il triomphe, au contraire, partout où il s’agit de rendre quelque accident, quelque
sentiment de la vie ordinaire. Il aura l’art de ménager l’intérêt, dans un court
épisode, d’engager, de conduire, de conclure le récit d’une aventure vraisemblable :
il dira à merveille les émotions d’une demoiselle qui erre la nuit, sous la pluie,
par les mauvais chemins, ne voyant pas les oreilles de son cheval, et invoquant tous
les saints et saintes du paradis. Il ne lui arrive rien, que d’avoir froid, et
peur : et cette aventure si vraie en son insignifiance est finement détaillée ; un
romancier de nos jours ne ferait pas mieux. Il excellera aussi à noter des
sentiments communs : il fera plaindre une veuve en quelques mots simples et
touchants. Mais je ne sais rien de plus curieux que la lamentation des trois cents
demoiselles enfermées au château de Male Aventure. Ces Captives du roi des morts
deviennent de pauvres ouvrières qu’un patron avare exploite :
Cette triste mélopée ne sort-elle pas d’un vaste atelier de quelque industrieuse
cité, plutôt que de la région mystérieuse « d’où nul n’échappe » ?
Rien de plus positif aussi et de plus naïvement saisi dans la réalité contemporaine
que l’entrevue nocturne de Lancelot et de Genièvre. Conclusion singulièrement
réaliste du plus romanesque et fantaisiste amour ! Le poète n’omet rien : qu’« il ne
luisait lune ni étoile », et qu’« en la maison n’avait lampe ni chandelle allumée »,
que Lancelot entre au verger par une brèche de mur, vient sous la fenêtre de la
reine, et là se tient « si bien qu’il ne tousse ni éternue », que la reine vient en
« molt blanche chemise », sans cotte ni robe dessus, mais un court manteau sur ses
épaules ; qu’ils se saluent, etc. On dirait d’un fabliau qui conterait une aventure
de la veille.
En même temps, notre auteur aime à moraliser ; il raisonne volontiers sur ce qu’il
conte, analyse, épilogue, marivaude, débite une sentence, lâche parfois une
épigramme contre les dames : mais à l’ordinaire il les cajole, il les respecte.
C’est pour elles qu’il écrit.
C’est pour leur plaire, et à tout le beau monde, qu’il prodigue les détails de
mœurs délicates, les peintures de la vie aristocratique. Entrées pompeuses de
seigneurs par des rues jonchées et tendues comme pour des processions de Fête-Dieu,
indications de mobiliers, de tentures, mentions de larges et plantureux soupers,
mais surtout bien ordonnés, courtoisement servis, avec eau pour laver les mains
avant et après, mentions répétées des bains que prennent les chevaliers délicats ou
amoureux, description de riches costumes, surtout de toilettes féminines, qui
parfois prennent le pas sur la figure : tout ceci nous représente un romancier du
grand monde, un Bourget du xiie
siècle, très au
courant des habitudes du high life, et qui flatte par là son
public.
Comme c’était le temps où, sous l’influence de la poésie des troubadours, la vie
féodale s’égayait dans les pays du Nord, où l’idéal chevaleresque s’ébauchait dans
les grossiers esprits de nos belliqueux barons et de leurs épouses en proie au lourd
ennui, Chrétien de Troyes mit à la mode du jour la matière de Bretagne.
Il donna des aventures, insoucieux de l’incohérence et de
l’, menant les Yvain, les Erec et les Lancelot de péril en péril, les
jetant sans raison dans d’impossibles entreprises dont ils sortaient vainqueurs
contre la raison. Enfin il réalisa dans sa plus précise et révoltante forme le type
du parfait chevalier, qui laisse pays et femme pour courir le monde, et par folle
vaillance s’acquérir un fol honneur : le ressort, au fond, qui le meut, c’est la
vanité. Il veut du bruit, et fait du bruit.
Cependant il ne serait pas parfait, s’il n’était amoureux : mais ne songeons plus à
Tristan, ni même aux tendres amoureux des lais de Marie de France. Cet amour-là
était trop fort, trop sérieux, trop profond. Le doux Chrétien ne comprend pas ces
orages intimes. Très au fait des maximes ingénieuses et de la procédure raffinée des
troubadours, il réglemente, lui aussi, l’amour : il soumet la passion celtique à la
courtoisie, et, n’y laissant point de désordre, il fixe les traits, les effets, les
marques, les procédés de l’amour comme il faut. L’idéal de la
galanterie chevaleresque, c’est Lancelot, et le roman de la Charrette en explique le
code, mis en action et en exemples. L’amour dispense de toute raison, donne toute
vertu, et peut tout l’impossible. Lancelot, amoureux de Genièvre, s’expose à
l’infamie sur une charrette, défie trente-six ennemis, prend le chemin le plus
périlleux et le plus court pour rejoindre sa dame, fait le lâche dans un tournoi
parce qu’il plaît à sa dame. S’il a hésité une fois, c’est un crime, qui mérite la
rigueur de la dame. Des cheveux de la bien-aimée, trouvés sur un peigne au bord
d’une fontaine merveilleuse, le ravissent délicieusement : il les serre dévotement
« entre sa chemise et sa chair ». Tant qu’il n’a pas rejoint Genièvre, il va pensif,
égaré, assoté,
si sourd, si aveugle, qu’il faut qu’on l’assomme presque pour qu’il revienne à lui
et comprenne qu’il y a bataille. L’amant ne vit pas hors de la présence de sa
dame.
De là à être fou, si elle est lâchée, il n’y a qu’un pas : et de fait, un amant
courtois doit perdre le sens, quand la dame courroucée ne le veut plus souffrir.
Ainsi fait Yvain, qui s’en va vivre au fond d’une forêt, nu, comme « un homme
sauvage », n’ayant gardé qu’un instinct tout animal qui lui fait chercher sa
nourriture.
Voilà le type idéal et convenu de l’amant : ce sont là les modèles sur lesquels il
doit se régler. Toutefois notre Champenois est trop sensé, trop pratique, pour se
payer seulement de cette monnaie. Tandis qu’il dresse ses figures d’amants selon les
principes d’une galante et creuse rhétorique, le malin qu’il est y met plus d’âme
qu’il ne semble : de l’âme, non, mais de la chair et de l’esprit. De la passion
celtique l’amour courtois garde ce caractère, qu’il tend au positif et ne se paie
pas de lointaine adoration : si bien que, de la combinaison des deux éléments, va se
dégager moins un galant chevalier qu’un gentilhomme galant. Et la dame, elle, n’est
pas une Iris en l’air, un vaporeux fantôme orné d’idéales perfections : c’est un
être faible, rusé, malin, vain surtout, enfin c’est une femme, et c’est une
Française. Sans y vouloir mettre malice. Chrétien de Troyes a esquissé parfois la
charmante comédie de l’amour aux prises avec la vanité, et s’il n’entend rien à la
passion, il sait envelopper délicatement le sentiment sincère de naturelle
coquetterie. C’est une scène exquise, dans le Chevalier au lion, que
l’éveil de l’amour dans l’âme d’une veuve éplorée ; curiosité, égoïsme, désir de
plaire, fierté, sentiment des convenances, semblant de résistance et manège adroit
pour se faire forcer la main, il se fait là dans un cœur de femme tout un petit
remue-ménage que le bon Chrétien a su noter : il y a un grain de Marivaux dans ce
Champenois. Aussi lui sera-t-il beaucoup pardonné, pour avoir écrit çà et là
quelques vives pages, où le conteur de choses folles a montré quelque sens de la vie
réelle et quelque intuition de ce qui se passe dans les âmes moyennes.
Il faut lui tenir compte aussi d’avoir enchanté son siècle, dont il réalisait
toutes les aspirations, et caressait tous les goûts. En même temps que l’image de
cette vie plus « confortable », plus raffinée, plus luxueuse, dont ils sentaient le
besoin, les hommes de la fin du xiie
siècle
trouvaient dans les romans de Chrétien les deux principes qui, selon l’idée au moins
de leurs esprits et selon leur rêve intime, devaient être les principes directeurs
de la vie aristocratique, l’honneur et l’amour : l’honneur, qui fait que l’individu
consacre toutes ses énergies à décorer l’image qu’il offre de lui-même au public,
l’amour qui, dépouillé de sa sauvage et anti-sociale exaltation, sera dominé,
dirigé, employé par l’honneur de l’homme et la vanité de la femme.
Par là, la vie n’était qu’éclat et joie, fêtes pompeuses et doux commerces : quel
contraste c’était, et quel charme, pour des hommes qui sortaient à peine du morne
isolement de leurs donjons, où ils vivaient dans de mortelles inquiétudes, ou dans
un ennui plus mortel encore ! Mais pour la femme surtout, quel enivrement : servante
plutôt qu’égale et compagne de son seigneur, elle se voyait brutalisée, traînée par
les cheveux, dans les chansons de geste, et le mépris de la femme était comme un
article de la perfection du héros féodal. Et maintenant elle était placée au-dessus,
non à côté de l’homme, elle était adorée, servie, obéie : pour elle, pour la mériter
ou pour lui plaire, les chevaliers entreprenaient leurs plus téméraires aventures.
Le règne de la femme commençait. C’était le ciel qui s’ouvrait. Aussi de quelle
passion les femmes devaient-elles lire ces romans de la Table ronde ! quelles
splendides et ravissantes visions devaient-ils faire passer dans ces faibles
cervelles troublées, et combien de pauvres Bovary purent-ils faire !
Mais il y eut des esprits sévères que blessa cet idéal de vie trop mondaine et
facile : de graves chrétiens qui protestèrent et trouvèrent dans la matière celtique
même le moyen de protester contre la frivolité îles romans de la Table Ronde.
Chrétien de Troyes avait commencé de raconter l’histoire de Perceval, qui est bien
la plus étrange, invraisemblable, incohérente collection d’aventures qu’on puisse
voir : tout y arrive sans raison ou contre raison. Or, un jour, Perceval voyait dans
un château un roi blessé, une épée sanglante, et un plat, ou Graal :
s’il avait demandé ce qu’étaient l’épée et le plat, le roi blessé était guéri — et
nous saurions si Chrétien attachait un sens aux fantastiques images qu’il nous
présente. Par malheur, il ne termina pas son Perceval, qui changea
de caractère entre les mains des continuateurs.
Le bon Chrétien n’avait pas l’âme mystique, et n’était nullement symboliste. Après
lui, au contraire, le sujet prit un caractère mystique et symbolique, qui alla
toujours s’accentuant. Est-ce Chrétien qui ne comprenait pas la légende celtique ?
Sont-ce les écrivains postérieurs qui y mirent comme une âme chrétienne ? Les
éléments du symbole mystique, le roi Pécheur, le roi blessé, la lance, l’épée, le
plat, tout cela est certainement celtique : mais quand et par qui ces débris de
mythes païens prirent-ils un sens chrétien ? quand se fit la concentration qui les
fixa autour de Perceval ? Il est difficile de le savoir, et c’est grande matière à
disputes pour les érudits. Toujours est-il que chez les continuateurs de Chrétien
l’incompréhensible Graal devient le vaisseau où fut recueilli le
sang de Jésus-Christ. Le Graal a été aux mains de Joseph
d’Arimathie, qui l’a apporté en Occident. Le roi Pêcheur, qui le garde, est de la
race de Joseph, et, comme à Joseph jadis, le Graal apporte la
nourriture au roi et à tous ceux qui sont avec lui.
Mais ce monstrueux Perceval auquel quatre ou cinq auteurs ont
travaillé, est tout plein, dans ses 30 000 vers, de disparates et de contradictions.
Un poète du commencement du xiiie
siècle, Robert de
Boron, coordonna toute la matière et la réduisit à peu près à l’unité, tout en y
mêlant l’histoire de Merlin, fils du diable et serviteur de Dieu ; mais surtout il
en développa le sens religieux. Le Graal devenait le plat de la
Cène, que Jésus Christ lui-même avait apporté à Joseph d’Arimathie dans la prison où
les Juifs le tenaient : commémoratif de l’institution de l’Eucharistie, il était
doué de propriétés merveilleuses, comme celles de distinguer les pécheurs : ce Graal, porté en Angleterre, ne pouvait être trouvé que par un
chevalier pur de tout péché, et qui accomplirait certaines actions impossibles à
tout autre. Ce sera Perceval qui en deviendra le gardien : après sa mort, le Graal remontera au ciel.
Dans l’œuvre de Robert de Boron, dont on possède une partie, et dont l’autre est
connue par des remaniements en prose, l’amour ne joue plus de rôle : le « péché
luxurieux » devient l’ineffaçable souillure qui disqualifie un à un les poursuivants
de Graal. Un autre narrateur, qui vers le même temps que Robert de
Boron, et sans doute sans le connaître, traitait la même matière, montrait
l’adultère Lancelot et le léger Gauvain s’épuisant en vains efforts, malgré leurs
chevaleresques vertus, pour conquérir le précieux plat : cet honneur était réservé à
l’impeccable Perceval.
Plus austère encore et plus raidement ascétique était une Quête du saint
Graal rédigée au xiiie
siècle : Perceval,
trop humain, cède ici la place à un certain Galaad qu’on donne pour fils à Lancelot.
Galaad, c’est le chevalier-vierge, idéale et abstraite figure d’immaculée
perfection, pareille à une claire et sèche image de missel. Jamais plus hautaine
conception de monastique chasteté n’a défié la faiblesse humaine. La femme, idole de
la chevalerie mondaine, la femme qui donne et reçoit l’amour, est maudite et
redoutée comme le moyen par où le péché est entré dans le monde : il ne lui sera
pardonné qu’en faveur de la Vierge, mère de Dieu, si elle se garde pure comme elle.
Plus sévère que Dieu et que l’Église, notre auteur n’absout même pas le mariage : et
quand la quête du Graal commence, quand tous les chevaliers de la
Table ronde se mettent en route pour le chercher, un ermite défend à leurs femmes de
les accompagner. La chasteté est le sceau, c’est l’essence même de la perfection
chevaleresque58.
Ces romans de Graal inspirés du même esprit qui animait les grands ascètes et les
ardents mystiques du xiie
et du xiiie
siècle, étaient trop en contradiction avec les goûts,
les désirs et les nécessités même de la société laïque, pour représenter autre chose
que l’idéal exceptionnellement conçu par quelques âmes tourmentées. Peut-être
amusèrent-ils le public plus qu’ils ne l’édifièrent, et y regarda-t-on les aventures
plutôt que la morale : cette proscription de l’amour n’avait aucune chance de
succès, et il faut peut-être venir à notre siècle incrédule et curieux pour que
cette conception mystique soit pleinement comprise en son étrange et déraisonnable
beauté. Je m’assure que pour les seigneurs, pour les dames du xiiie
et du xive
siècle, le
type accompli de chevalier demeura toujours Yvain ou Lancelot, plutôt que Perceval
ou Galaad.
Telle est, en son ensemble, la littérature narrative que notre moyen âge créa pour
la société aristocratique. Si, trop sensibles à la l’orme, trop épris de bon sens et
de bon goût, nous sommes tentés de la juger bien sévèrement, il faut adoucir
pourtant un peu notre justice, et songer que la prolixe médiocrité de nos trouvères
et de nos conteurs a conquis le monde. L’Italie, l’Allemagne, les pays scandinaves,
nous empruntèrent la matière de nos poèmes : jusqu’en Islande, on chanta Charlemagne
et les exploits de ses pairs, et c’était en lisant le roman de
Lancelot que les amants italiens immortalisés par Dante, que Paolo
et Francesca échangeaient leurs âmes dans un baiser et apprenaient à pécher. La
fière Espagne qui avait le Cid, ne se résigna pas longtemps à chanter Roland, mais,
pour le vaincre, elle créa à son image son fantastique Bernaldo del Carpio. Par
toute la chrétienté enfin, pendant le moyen âge, régnèrent les romans de France : et
peut-être cette universelle popularité de notre littérature est-elle due en partie à
quelques-uns des défauts que j’ai signalés plus haut. Peut-être plus profonds, plus
passionnés, moins attachés aux faits sensibles et aux sentiments superficiels, nos
écrivains eussent-ils été moins universellement compris, moins constamment goûtés.
Moins médiocres, ils n’étaient plus aussi « moyens », aussi adaptés à la taille de
tous les esprits. Qualités et défauts, tout en eux était « sociable », fait pour
l’usage et le plaisir du plus grand nombre : tout destinait leurs œuvres à réussir
dans le monde autant qu’en France.
Une autre raison nous rend l’étude de cette littérature intéressante. Si les
chefs-d’œuvre y sont bien rares, si la beauté presque toujours y manque, il faut
songer à tout ce qui en est sorti. Les chansons de geste et les romans bretons sont,
si j’ose dire, les deux souches jumelles qui ont porté quelques-uns des rameaux les
plus féconds de notre littérature. De la narration épique, conçue encore comme la
commémoration fidèle d’un passé héroïque, s’est détachée l’histoire, et la matière de France ou de Bretagne, conçue comme une
représentation agréable d’événements imaginaires, est devenue le roman.
Plus particulièrement les reçus du cycle breton ont produit le roman idéaliste, qui nous construit un inonde conforme aux secrets sentiments de
notre cœur, pour nous consoler de l’injurieuse et blessante réalité.
Enfin, plus immédiatement, trois chefs-d’œuvre de ce qu’on peut appeler la
littérature internationale ou européenne sont en relation directe avec la matière de
nos épopées et de nos romans du moyen âge. Rabelais, certainement, l’a connue, au
moins par les derniers remaniements en prose ; son Gargantua et son Pantagruel sont
tout pleins de comiques réminiscences. L’Arioste, comme le titre même de son
Roland furieux l’indique, n’a fait qu’une étincelante parodie, où
l’involontaire de nos trouvères se transforme en bouffonnerie
consciente ; et Cervantès écrit son Don Quichotte pour combattre les
ravages que faisait dans de chaudes cervelles d’hidalgos la
contagieuse chevalerie des Amadis, légitimes fils des Yvain et des
Lancelot, plus fous que leurs pères, ainsi que le voulait la loi d’hérédité.
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