Chapitre I
Roman de Renart et Fabliaux
Tout ce que nous avons étudié jusqu’ici, les chansons de geste, les romans
gréco-romains, byzantins ou bretons, la poésie lyrique, l’histoire même, est au moins
par essence et par destination une littérature aristocratique : c’est aux mœurs, aux
sentiments, aux aspirations des hautes parties de la société féodale que répondent les
œuvres maîtresses et caractéristiques de ces divers genres. Voici que maintenant
paraît une littérature bourgeoise : non moins ancienne en sa matière, et parfois plus
ancienne, que la littérature aristocratique, elle prend forme plus tardivement, parce
qu’il fallait que la bourgeoisie prît de l’importance et s’enrichit, pour que les
trouvères trouvassent honneur et profit à rimer les contes qui la divertissaient. Il
fallait aussi que l’esprit héroïque s’affaiblit dans la classe aristocratique, pour
que, eu se proposant de plaire à ceux-ci, on ne fût pas obligé de renoncer
expressément à réussir auprès de ceux-là. D’autant que, par un effet de la nature même
des choses, les sentiments et l’idéal bourgeois ne pouvaient qu’être et paraître une
perpétuelle dérision de l’esprit aristocratique. Au reste, comme les bourgeois se
faisaient dire aussi par les jongleurs des chansons de geste, la noblesse, les hommes
du moins, se divertissait des triviales ou burlesques aventures qui avaient été
rédigées pour l’amusement des bourgeois.
De là vient que les mêmes poètes n’étaient point embarrassés pour rimer de la même
plume les défaites des infidèles et les accidents des ménages : le Picard Jean Bodel,
dont on a la Chanson des Saxons, est (selon une hypothèse fort
plausible) l’auteur d’une dizaine de contes vulgaires ou obscènes qui nous sont
parvenus : toute proportion gardée, c’est comme si Corneille s’était délassé du
Cid par les Rémois ou le Berceau.
La littérature bourgeoise, en sa forme narrative, se présente à nous sous deux
espèces : le Roman de Renart, et les Fabliaux.
Il faut d’abord en établir la situation chronologique, autant du moins qu’on le peut
faire dans un exposé si sommaire, et dans ce moyen âge qui, ne laissant jamais reposer
aucune œuvre dans la forme imposée par le poète, les reprend toutes et les remanie
incessamment pendant trois siècles ou quatre. Mais à prendre les choses en gros, je
dirai que le xie
siècle appartient à l’épopée. Dès le
xiie
, la poésie aristocratique devient une chose de
plaisir et de luxe : c’est l’âge des romans antiques et bretons. Cependant l’esprit
bourgeois, qu’on voyait poindre dès les temps épiques dans les gabs
du Pèlerinage de Charlemagne, commence à se faire sentir par des contes
ironiques ou plaisants, par des fabliaux, et par quelques branches de
Renart : il s’épanouit au xiiie
par la
prodigieuse fécondité de ces deux genres, tandis que se déploie la noble et fine
galanterie de la poésie lyrique de cour. Mais combien maigre, combien artificiel est
ce lyrisme, auprès de la robuste et copieuse spontanéité du prosaïsme bourgeois ! On
le sent vraiment : le premier n’est qu’une littérature d’exception, tandis que le
second (faut-il s’en féliciter ?) sort du plus intime fond de la race, et en
représente les plus générales qualités.
Ce qu’on appelle le roman de Renart
75 est une
collection assez disparate de narrations versifiées qui, sans suite ni lien, se
rapportent à un principal héros, Renart le goupil, dont l’identité
personnelle fait la seule unité du poème. Autour de Renart apparaissent Noble le
lion, Ysengrin le loup, Brun l’ours, Tibert le chat, Tiercelin le corbeau, et
combien d’autres, jusqu’à Tardif le limaçon et Frobert le grillon ! C’est tout un
monde, organisé sur le modèle de la société humaine. La famille y est constituée
aussi fortement que chez nous : tous ces barons sont mariés canoniquement ; Ysengrin
a pour femme Hersent, Renart Ermeline ; Madame Fière la lionne figure aux côtés de
Noble le lion, roi, comme il est juste, de la féodalité animale. Ainsi chaque espèce
est fortement individualisée ; à l’abstraite et vague idée qu’évoque le nom commun
de l’espèce, le nom propre, personnel, substitue l’image précise d’une physionomie
et d’un tempérament uniques. Ce n’est plus le lion, ni le loup, ni le goupil, l’animal en soi, résidu incolore de multiples
sensations qui se sont compensées et neutralisées en se superposant : c’est Noble,
c’est Ysengrin, c’est Renart, des individus, des héros d’épopée, aussi réels, aussi
vivants que les Roland et les Guillaume. D’un seul côté, ils sont moins vivants :
car ils ne meurent pas, et rien n’est vraiment vivant que ce qui meurt. Par ce
bénéfice d’immortalité qui les distingue de leurs congénères anonymes dont le poème
a besoin quelquefois, tous les animaux ! que leurs noms individualisent,
redeviennent des types, et figurent la permanence indéfinie de l’espèce.
De quels éléments s’est formé le roman de Renart ? d’où en vient la
matière ? et qui d’abord lui donna forme ? Ce sont questions fort disputées ; mais
pour nous en tenir aux faits principaux et acquis, il suffira de dire que le roman
de Renart est d’origine essentiellement traditionnelle : et les
traditions dont il est sorti sont tantôt savantes et tantôt, le plus souvent,
populaires. On conçoit, par le titre même de l’ouvrage, quel rapport en unit le
sujet à celui des Fables qui de l’antiquité gréco-latine furent
transmises en si grand nombre au moyen âge. Ces Fables, conservées
dans des recueils latins qu’on traduisit ensuite en français (comme fit Marie de
France dans son Ysopet), furent très goûtées des clercs à qui elles
inspirèrent toute une littérature, allégorique, satirique et morale. Une seule
branche de Renart est provenue directement de ce fonds classique et
clérical, qui pourtant n’a pas laissé d’exercer une réelle influence sur la
formation de certaines parties du roman. Car nombre de ces apologues, émanant des
écoles, finirent par former une sorte de tradition savante, où puisaient librement
les conteurs sans faire à proprement parler œuvre de traducteurs. Mais ils prenaient
surtout leur matière à la tradition orale du peuple, et c’est de là que vient la
meilleure partie des poèmes de Renart. C’étaient des contes, sans prétention et sans
intention autre que d’amuser, qui racontaient les actions, les luttes, les méfaits
et les malheurs des animaux : de ces contes, dont les premiers éléments remontaient
aux plus lointaines origines des peuples européens ; les uns venaient de l’Orient,
comme ceux où figure le lion, d’autres venaient du Nord, comme ceux dont l’ours
était avant le loup, le primitif héros. Depuis des siècles, ils vivaient dans la
mémoire du peuple, et comme ils préexistaient aux formes littéraires qui en ont fixé
ou transformé un certain nombre dans les poèmes de Renart, ils se
sont transmis jusqu’à nos jours pur la même tradition orale dans beaucoup de pays ;
les folkloristes ont retrouvé chez les Finnois et dans la Petite Russie de ces
aventures comiques du loup et du renard, qui divertissaient nos vilains du
xiie
siècle.
Quand eut-on, et qui eut l’idée géniale, épique, d’ajouter au nom de l’espèce un
nom propre qui fit surgir l’individu du type ?
Il faut se résoudre à l’ignorer. Toujours est-il que, dans la France du Nord, en
pays champenois, picard et vallon, vers le milieu du xiie
siècle, les gestes de Renart le
goupil étaient devenus assez populaires pour qu’un clerc flamand fit une
compilation de ces récits en vers latins, l’Ysengrinus. Puis, vers
1180, un poète allemand, Henri le Glichezare, faisait de l’histoire de
Renart un poème suivi, qui semble attester que les récits français
tendaient déjà à se grouper dans un certain ordre. Pendant la fin du xiie
siècle, et une partie du xiiie
, l’épopée de Renart fut remaniée, amplifiée,
améliorée, gâtée par une foule de poètes, dont beaucoup étaient des clercs. Les
« branches » s’ajoutèrent aux « branches », sans que jamais une refonte générale en
fit un tout bien lié, un poème unique et d’une sensible unité : ce qu’on ne saurait
au reste regretter. Si le Pèlerinage de Renart est peut-être le plus
ancien morceau de la collection qui nous est parvenue, le Jugement de
Renart en est le principal et le plus fameux épisode : il eut un immense
succès, et fournit le thème essentiel des imitations étrangères du roman, depuis le
Reineke Vos flamand jusqu’au poème bien connu de Gœthe.
Rien de plus hétérogène et de plus inégal que les vingt-sept branches de
Renart que nous possédons. On y trouve tous les dialectes, depuis
le pur picard jusqu’à je ne sais quel jargon italianisé, toutes les sortes de tons
et d’esprits comme tous les degrés du talent.
Cette inégalité apparaît d’abord dans le maniement de ce qu’on pourrait appeler
l’intrinsèque irréalité du sujet. La société d’animaux qu’on
nous présente est, par hypothèse, tout idéale et toute fantaisiste : elle combine
des actions et des formes propres à l’homme avec des actions et des formes propres
aux bêtes. C’est ainsi qu’à la cour du roi Noble, toutes les espèces vivent en
paix : je veux dire qu’entre les animaux titrés de noms propres qui y sont
assemblés, ne peuvent exister que des luttes féodales. Ce sont des motifs humains,
non leurs instincts d’animaux, qui les rapprochent ou les brouillent. Ainsi Ysengrin
le loup ne songe nulle part à manger Belin le mouton, mais il se nourrit de tous les
congénères de dam Belin qu’il peut saisir dans les champs et dans les pares. Ainsi
Bruyant le taureau et Brichemer le cerf jouissent de toute la confiance de Noble le
lion, qui jamais ne jettera sur eux sa royale griffe. Renart seul fait exception,
l’impudent personnage, et c’est bien son appétit glouton qui en fait l’éternel
ennemi de Chantecler le coq, de Pinte la poule, et de toute leur noble parenté,
comme de la gent vulgaire qui picore sur le fumier des vilains.
Quelle que soit la fantaisie qui se joue dans l’invention de cette société
d’animaux, et quand elle n’aurait été créée que pour fournir un divertissement sans
fatigue et sans amertume par le spectacle d’une agitation sans conséquence et sans
gravité, il n’en serait pas moins vrai que le monde où luttent Renart et Ysengrin
s’est organisé à la ressemblance de celui que connaissaient narrateurs et auditeurs.
Et le charme de ces romans de Renart, comme celui des
Fables de La Fontaine, consiste dans l’application aisée que
l’esprit fait constamment à la vie humaine de ce qui se passe chez les bêtes. Mais
on conçoit quelle délicatesse de goût, quelle légèreté de touche il faudrait pour ne
point dépasser la mesure sous prétexte de rendre la peinture plus comique ou plus
maligne par la précision des ressemblances.
Cette connaissance du juste point où il faut aller, c’est la moitié du génie de La
Fontaine, et c’est ce qui fait de certaines « branches » de Renart
des choses exquises. Rien surtout ne saurait donner du poème une idée plus favorable
que le morceau qui se trouve, du reste très illogiquement, l’ouvrir : le
Jugement de Renart est vraiment un chef-d’œuvre, à quelques
grossièretés près, et telle de ses parties, comme l’arrivée de dame Pinte demandant
justice de Renart pour la mort de Copée, donne la sensation de quelque chose
d’achevé, d’absolu, d’une œuvre où la puissance, l’idée de l’écrivain se sont
réalisées en perfection. Ce ne sont guère que deux cents vers : mais, comme dira
Boileau, cela vaut de longs poèmes, et l’on donnerait pour ces deux cents vers-là
bien des Enfances Garin et des Huon de Bordeaux. C’est
plaisir d’entendre si justement noter la plainte de dame Pinte la poule, dont cinq
frères et quatre sœurs ont passé sous la dent de Renart : même pour cette fois il
émane de l’expression tout objective comme une tiède sympathie qui enveloppe,
adoucit, allège l’ironie. Puis le récit court, léger, malicieux, aimable, jetant sur
chaque objet une vive lueur, sans jamais s’arrêter ni insister : la pâmoison de dame
Pinte, le rugissement du roi justicier, dont messire Couart le lièvre prend la
fièvre, le service funèbre de dame Copée, et les miracles qui se font sur sa tombe,
la guérison de messire Couart, Ysengrin faisant mine de se coucher sur la pierre du
sépulcre, et se disant guéri d’un prétendu mal d’oreille, pour empirer l’affaire de
Renart, meurtrier de la sainte miraculeuse. Voici dans tout ce petit drame une
grande chose qui apparaît, et qui sera l’une des qualités éminentes, peut-être la
plus incontestable supériorité de notre génie et de notre littérature. Je veux dire
la mesure : la délicatesse et la sobriété dans la plaisanterie,
l’art de conter, et de faire avec rien une œuvre exquise.
Il s’en faut que les autres « branches » du roman aient la valeur de ces deux cents
vers : cependant on en pourrait citer encore d’agréables et d’amusantes. Comment
Tibert le chat mangea l’andouille à la barbe de Renart, sans lui en faire part, et
comment deux prêtres se disputèrent la fourrure de Tibert qui ne se laissa pas
prendre : comment Renart prit Chantecler le coq, et comment Chantecler échappa des
dents qui le tenaient : comment Renart eut le fromage que Tiecelin le corbeau avait
dérobé à une bonne femme, et voulut avoir Tiecelin lui-même, etc. : toutes ces
aventures, et d’autres encore, méritent d’être lues. C’est toujours la même absence,
si complète qu’elle en devient étrange, du sentiment de la nature, en faisant de
toute la nature, des bois, des prés, des eaux, la scène multiple et changeante du
drame. Mais c’est aussi la même vivacité de récit, la même aisance de dialogue, le
même art de railler, et la même ironie qui circule à travers le roman, pétille et
déborde comme une mousse légère.
Les défauts cependant s’accroissent ; et sans parler des obscénités, je ne retrouve
plus, dans les morceaux que j’ai cités, ni dans le reste du roman, l’exquise mesure
qui fait la valeur de l’épisode de Pinte et de Copée. Toute la vivacité de la
narration ne l’empêche point d’être prolixe : chaque chose est rapidement,
légèrement dite, mais il y a trop de choses, et trop d’inutiles ou d’insignifiantes.
De même le dialogue est juste, facile, vivant : il se poursuit trop sans autre but
que lui-même, et tourne au jacassement vide.
Mais surtout la mesure manque dans l’assimilation des animaux aux hommes. Bien peu
de récits échappent à l’incohérence et à l’absurdité. Jusque dans le
Jugement, nous voyons chevaucher les messagers de
Noble, l’ours, le chat, le blaireau, et Renart fortifier son donjon : c’est bien pis
dans les autres branches. Ici Renart et Ysengrin s’arment pour le
duel féodal ; là Brichemer le cerf revêt le haubert et porte l’écu au bras : ce qui
ne l’empêche pas d’être chassé par les chiens comme un simple cerf, et pour surcroît
d’étrangeté, il échappe aux chiens par la vitesse de son cheval qu’il éperonne.
Ailleurs Ysengrin joue aux échecs avec Renart : et ils jouent de l’argent ! Ailleurs
messire Couart le lièvre porte un vilain dans ses bras, et l’amène à la cour du roi.
De telles absurdités, évidemment, détruisent le sujet, et supposent une absolue
méconnaissance des conditions esthétiques selon lesquelles, par sa constitution
même, il peut être traité.
Elles nous avertissent aussi que, de bonne heure, plus ou moins consciemment, la
parodie a pris le dessus dans le roman de Renart. Et de fait, assez
insignifiant, quoi qu’on en ait dit, comme peinture des mœurs du xiiie
siècle, et, sauf sur un point qui sera indiqué plus
loin, ne nous révélant rien qui ne soit plus fortement ou plus exactement exprimé
ailleurs, le Roman de Renart est d’un bout à l’autre la plus folle
des mascarades et la plus irrévérencieuse des parodies. Œuvre bourgeoise, on devine
ce que lui fournira la matière de la parodie : la noblesse et l’Église. Tout ce qui
est par essence ou par accident aristocratique ou ecclésiastique, sera travesti sans
scrupule et bafoué sans réserve. La littérature des hauts barons, d’abord : voici
tous les thèmes et tous les lieux communs de l’épopée ; nous les reconnaissons au
passage : voici la cour du roi, la guerre féodale naissant d’une partie d’échecs, où
quelque preux se querelle avec le fils de l’empereur, le baron pauvre et mourant de
faim dans son château, et tenant conseil avec ses fils ; voici les messagers qui
vont et viennent entre les adversaires, au grand péril de leurs membres et de leur
vie ; voici les formalités des procès en cour du roi, et du duel judiciaire. Voici
le montage de Renart, dont les pacifiques hommes de Dieu ne
tireront guère plus de satisfaction que de Rainoart au tinel.
Voici les sentiments d’orgueil féodal, la confiance du baron en ses fortes
murailles, derrière lesquelles il défie, pourvu qu’il ait des vivres, le roi et le
royaume entier, assuré de tenir jusqu’au jour du jugement. Qui n’a lu tout cela
vingt fois dans les chansons de geste ?
Et n’est-ce pas aussi une parodie perpétuelle de la littérature chevaleresque, que
ces aventures multiples, d’où Renart sort le plus souvent repu et
glorieux, où les autres laissent à l’ordinaire une patte, un bout de leur queue, ou
la peau de leur mufle ? C’est la faim, je le sais, la gloutonnerie qui les poussent
hors de chez eux : il y a pourtant aussi, au moins chez quelques-uns, chez Renart,
chez Ysengrin, chez Tibert, une inquiétude d’humeur, un besoin de courir fortune, de
chercher le péril, qui est en quelque façon une transposition de l’idéal
chevaleresque. Il n’y a rien non plus dans les mœurs réelles de l’aristocratie
féodale, dans ses habitudes extérieures, dans ses façons de penser et d’agir, qui ne
soit livré à la dérision. Voici notamment les seigneurs qui vont à la croisade :
l’enthousiasme qui animait les compagnons de Godefroi de Bouillon s’est bien
amorti ; que de chevaliers, comme Renart avec Belin le mouton et Bernart l’âne,
prennent la croix pour faire pénitence ! Et lorsqu’ils ont à peine perdu de vue les
créneaux de leur donjon ou le clocher de leur ville, pour peu qu’ils aient exterminé
les provisions de quelques bonnes gens qui parfois en font la grimace, ils s’en
reviennent comme s’ils avaient fait grand exploit et sauvé la chrétienté, criant outrée de tous leurs poumons !
L’Église n’est pas plus ménagée, ni la religion : Bernart l’âne est archiprêtre ;
Primaut le loup, ivre du vin que Renart lui a fait boire, revêt l’étole, sonne les saints, et chante l’office à tue-tête devant l’autel ;
Rosnel le mâtin joue le corps saint sur lequel on doit jurer, et
machine un miracle, en promet faut de ressusciter au bon moment pour happer le
parjure. Et voici tout le service funèbre de Renart (qui du reste n’est pas mort) :
d’abord on chante auprès du corps les leçons, répons et versets des vigiles des
morts ; puis le lendemain on sonne les sains, on porte le corps à
l’église, on le dépose devant l’autel, et l’office commence. Bernart l’archiprêtre,
« un peu avant l’évangile », fait l’oraison funèbre de Renart, qui commence, ainsi
qu’il sied, par une grave méditation de la mort, et se termine en ordurière
polissonnerie. Après quoi, l’épître, l’évangile « secundum le goupil Renart », et
sire Bernart achève de chanter la messe. Ailleurs, dans un conseil que tient le roi
Noble, sur la façon de conduire le procès de Renart, Musart le chameau, légat du
pape, prend la parole : il faut entendre cette éloquence de canoniste et de lettré,
cet incroyable jargon fait d’italien, de latin, de français burlesquement amalgamés,
et dont le sens fort impudent est qu’il faudra mettre Renart hors de cour s’il sait
donner à temps « universe sa pécune ».
.Mais à qui les rédacteurs de Renart n’ont-ils pas donné son
compte ? Il n’est pas jusqu’au harpeur breton, dont le baragouin demi-anglais,
demi-français ne soit plaisamment contrefait.
Au reste, jongleur ou légat, prêtre ou baron, notre roman n’en veut à personne,
s’il se moque de tout le monde. La gaieté seule, une inoffensive gaieté inspire
cette satire universelle : on n’y sent ni âpreté ni révolte, ni surtout rien qui
ressemble à l’esprit démocratique. Même s’il est une classe qui soit plus durement
raillée, et méprisée du plus profond de l’âme, ce sont les vilains : une marque
encore du caractère bourgeois de l’œuvre.
Évidemment la satire est l’âme du roman de Renart : très
anciennement, puisque la plus ancienne branche, le Pèlerinage de
Renart, est sans valeur et sans signification même à tout autre égard,
très anciennement l’histoire des animaux n’a apparu aux narrateurs et aux auditeurs
que comme un moyen de dauber le prochain, le baron, le curé, le vilain, la femme :
mais c’est un caractère vraiment remarquable que la bonne humeur de cette
inextinguible malice. Le railleur n’en veut pas aux raillés, et ce n’est pas si
fréquent qu’on pourrait croire. Il ne veut que rire et faire rire. Il n’a pas le
sens du respect, il voit trop au naturel les hommes en qui se réalisent les idées
respectables.
D’intention, il n’en a pas, outre celle de prendre et de donner un plaisir. Si
pourtant il en avait une, ou plutôt si, de la façon dont il conte les choses, on
voulait induire ce qu’il y considère avec le plus de complaisance, on trouverait que
la joie de voir et de faire triompher l’esprit anime toutes les parties de
l’ouvrage. L’esprit sous toutes ses formes, dans tous ses emplois, industrie,
adresse, ruse, mensonge, charlatanisme, hypocrisie, sophisme, que sais-je encore ?
l’esprit des grandes intrigues et l’esprit des 1 sottes brimades, l’esprit du Prince de Machiavel et celui
des clercs de Balzac, l’esprit plus fort que la force, voilà le spectacle qui se
déploie dans le Roman de Renart : voilà sur quoi l’on arrête et l’on
ramène toujours nos regards. Voilà ce qui obtient toute la sympathie des conteurs,
et qui prétend obtenir la nôtre.
Renart, le héros de toute l’œuvre, ce génie malfaisant, est glorifié en somme parce
qu’il sait éluder les conséquences de ses méfaits. Le personnage ne nous est pas
inconnu : sous sa rousse fourrure, nous n’avons pas de peine à ressaisir une
physionomie que la geste des Lorrains nous a rendue familière : ce
Bernart de Naisil toujours acharné à semer la discorde, et prêt à pêcher en eau
trouble, perfide, subtil, insaisissable, et retombant sur ses pieds où tout autre se
fût rompu les reins, c’est Renart ou son frère jumeau. Mais dans l’épopée,
l’admiration, la sympathie vont à la force loyale, à Garin, à Bègue. Ici, au
contraire, on maudit le traître du bout des lèvres, comme de faibles parents cachent
mal sous des mots sévères le ravissement où les jette la précoce malignité d’un
garnement d’enfant.
La marque sensible de la sympathie qu’inspire Renart à ses biographes, c’est qu’ils
n’ont pas su donner de véritable et profonde indignation aux victimes même de ses
méfaits. On se plaint, parce qu’on a pâti : c’est un moyen de reprendre l’avantage.
Au fond, on ne s’étonne pas des méchants tours de Renart : il est naturel qu’il se
serve de l’esprit que la nature lui a fait. Aussi voyez les rapports de Renart et
d’Ysengrin ou de Primaut (les deux frères, ou plutôt le même type sous deux noms) :
avant de se nuire l’un à l’autre, ils s’accordent pour nuire à autrui. Quand les
deux compères, maintes fois, se mettent en route ensemble pour chercher fortune,
c’est-à-dire une dupe et une proie, il me semble voir Robert Macaire avec Bertrand :
le bandit rusé s’amuse aux dépens du bandit naïf, et c’est une tentation trop forte
pour lui que celle de mal faire, fût-ce à son associé, surtout à lui : car la
confiance légitime de la dupe, la trahison de l’amitié ou de la foi jurée, ce sont
ragoûts délicats pour un raffiné trompeur.
Renart au reste n’est pas le seul trompeur : il n’est que le plus fort. Mais tous
les autres, ses victimes et ses ennemis, tous sont trompeurs, au moins d’intention.
Ce lourdaud d’Ysengrin fait ce qu’il peut, et ce n’est pas sa faute s’il est réduit
à la colère brutale et à la force ouverte. Plus habile et plus heureux est Tibert le
chat, le vif et leste compagnon qu’on nous peint si joliment, quand il
Et faisant grands
sauts autour d’elle
.
Ce dégoûté, qui ne pourrait manger d’une andouille mâchonnée par Renart, est un
maître fourbe : avec sa mine doucereuse et sa pateline éloquence, c’est le seul qui
soit de force à lutter contre Renart, et rien n’est plus drôle que de le voir manger
tout seul l’andouille sur la branche de la croix où il a grimpé, en adressant à son
compère qui le regarde d’en bas le plus impertinent persiflage. Mais ils ne s’en
veulent pas : ils jouent un jeu, où l’un perd et l’autre gagne, et celui qui perd,
honteux ou furieux, songe à prendre sa revanche plutôt qu’à venger la morale.
Il n’est pas jusqu’à Chantecler le coq qui ne lutte à l’occasion de renardie avec Renart : que l’épisode presque pathétique de dame Copée ne
nous fasse pas illusion. Et la petite mésange elle-même se donne le malin plaisir de
« faire la barbe » à maître Renart, en jouant au plus fin avec lui.
L’applaudissement va toujours au « trompeur et demi » qui trompe le trompeur : et
quand Renart cuidant engeigner autrui est lui-même engeigné, il ne garde que le prestige de sa vieille réputation et l’honneur
d’avoir eu la première idée d’une fourberie.
Il y a ainsi dans la conception première du Roman de Renart, dans
celle de l’action et des personnages, une immoralité foncière, qui n’a fait que
s’épanouir et s’aggraver à mesure que les branches s’ajoutaient aux branches.
L’ouvrage est devenu ainsi de jour en jour davantage quelque chose de plus que
l’épopée de Renart, l’apothéose de renardie : et renardie, c’est l’esprit au service de l’égoïsme, c’est pis encore, c’est
l’esprit faisant de la « malfaisance » un art, et se faisant gloire de n’être jamais
court d’invention pour procurer le mal d’autrui. Renart annonce et
prépare Patelin.
Est-il besoin de dire que, selon cette conception, la seule excuse de la victime
est d’être aussi peu honnête que le vainqueur ? On rit de la dupe, à moins qu’elle
ne soit bien digne d’être fripon. L’honnêteté, la loyauté, la candeur : sottises.
Aussi devine-t-on combien, en sa substance, l’œuvre sera dure ; combien il y aura
peu de tendresse, de sympathie, d’humanité, dans cette ironie, et quelle brutalité
fera le fond de cette gaieté si légèrement aimable. Est-ce donc une nécessité de
notre tempérament, que nous riions des faibles et méprisions les humbles ? Mais
cette question, qu’on pourrait poser chez nous presque à chaque siècle et pour
chaque période du développement de la littérature d’imagination, va se représenter à
nous plus impérieusement encore à l’occasion des Fabliaux.
Les Fabliaux
76 sont des contes plaisants en vers dont les sujets sont en
général tirés de la vie commune et physiquement, sinon moralement et psychologiquement,
vraisemblables.
D’où venaient ces contes ? La question a été fort discutée. Il arrive souvent que
le costume y est seul moderne, et que l’aventure vient de loin, de
bien loin dans l’espace et la durée. Un premier fond est fourni par la tradition
orale qui s’est perpétuée depuis la plus haute antiquité, vivant et circulant sous
la littérature artiste des Grecs et des Romains, y pénétrant parfois et y laissant
quelque dépôt : comme certains sujets de la Comédie nouvelle, ou ce conte scabreux,
qui bien des siècles avant de se fixer chez nous dans un fabliau, fournit à Pétrone
sa Matrone d’Éphèse. Mais on a soutenu — théorie à laquelle M. G.
Paris a donné l’appui de son autorité — on a soutenu que nombre de récits dont
s’égayaient nos pères avaient une origine plus lointaine et plus singulière : ils
seraient venus de l’Inde, et par toute sorte d’intermédiaires, portés de leur patrie
bouddhique dans le monde musulman, de là dans l’Occident chrétien, ils se seraient
infiltrés jusque dans nos communes picardes et françaises, déversant dans le large
courant de la tradition populaire un torrent d’obscénités et de gravelures. Car, en
passant des bords du Gange aux rives de la Marne ou de la Somme, ils perdaient leur
sens religieux, leur haute et ascétique moralité ; les peintures vengeresses et
salutaires des tours malicieux de l’éternelle ennemie, de la femme, piège attrayant
de perdition, devinrent dans la bouche de nos très positifs bourgeois une
licencieuse dérision de leurs joyeuses commères et de la vie conjugale. A peine
quelque trace de l’instruction primitive aurait-elle subsisté parfois, comme dans ce
Lai d’Aristote, où le maître de toute science, à quatre pattes,
selle au dos, bride aux dents, porte la belle Indienne qu’il avait blâmé Alexandre
de trop aimer, et donne l’ironique leçon de la sagesse vaincue par une blonde
tresse, un sourire et une chanson.
Il faut restreindre le système de l’origine orientale des fabliaux, jusqu’à lui enlever forme de système. Il résulte des études
récentes de M. Dédier que les auteurs de fabliaux : n’ont point
mis à contribution les recueils de contes d’origine certainement orientale, tels que
la Discipline de Clergie ou le Directorium humanæ
vitæ ; que dans les sujets communs à l’Occident et à l’Orient il n’est pas
toujours certain que la rédaction orientale — la plus anciennement écrite — soit la
source réelle et primitive des versions occidentales ; que la tradition orale où
puisaient nos conteurs renfermait des contes de toute provenance, où l’Inde a pu
apporter son contingent, mais autant et pas plus que n’importe quel autre pays77 ; enfin que la plupart des sujets de fabliaux ont pu naître
n’importe où, étant formés d’éléments humains et généraux, et ne portant aucune
marque d’origine. Il y en eut même certainement qui naquirent en France, et n’ont pu
naître que là, utilisant tantôt des aventures réelles, tantôt et surtout des
particularités locales de mœurs et de langue.
Ce fut au xiie
siècle que de la tradition orale
toutes ces histoires commencèrent à passer dans la littérature : elles furent rimées
en petits vers de huit syllabes, pour être récitées par les jongleurs. Pendant deux
siècles à peu près, le genre fut à la mode, et cent cinquante fabliaux environ qui
nous sont parvenus se distribuent, autant qu’on peut les dater, à travers tout le
xiiie
siècle et le premier tiers du xive
siècle (1159-1340).
Bon nombre sont anonymes ; des auteurs qu’on connaît, sauf Rutebeuf, on ne sait
rien que le nom, et souvent le pays d’origine ; ils sont Français. Champenois ou
Picards, par aventure Anglo-Normands ou Flamands. La géographie des
Fabliaux nous enferme dans les mêmes régions. Les points extrêmes
où nous conduisent toutes ces aventures de bourgeois et de vilains sont à peu
près
Decize, Avranches, Anvers et Cologne : mais la scène le plus souvent est située
quelque part entre Orléans, Rouen, Arras et Troyes, en pleine terre française,
champenoise et picarde, dans toutes ces bonnes villes et villages où l’homme ne peut
ni se passer de la société de son voisin, ni s’abstenir d’en médire, où, tout aux
soucis et aux joies de la vie matérielle, pourvu qu’il ait de bons écus dans sa
bourse et de bon vin dans sa cave, l’esprit libre et la langue alerte, il se moque
allègrement du reste, qu’il ignore. C’est là la terre classique du
Fabliau, et c’est là qu’en tout temps fleurissent les contes salés,
propos grivois, impertinentes satires, sur les maris, les femmes et les curés.
Voilà essentiellement, en effet, le trio d’acteurs qui occupe la
scène dans les fabliaux : parfois isolés, parfois groupés deux à
deux, le plus souvent réunis dans une intrigue qui les heurte l’un à l’autre. Ici
l’on verra le prêtre seul, dans une posture ridicule, où l’a mis sa gourmandise
quand il a voulu manger les mitres ; là le prêtre, avec le vilain
ou avec le chevalier, toujours dupé ou volé, perdant sa vache ou son mouton.
Ailleurs prêtre contre prêtre, à qui dupera l’autre : plus avare sera le moine, ou
l’évêque, plus rusé le simple curé, investi pour les circonstances du caractère
sympathique. Ailleurs le vilain et sa femme, parfois le chevalier et sa femme :
entre eux c’est l’éternelle question, qui portera la culotte ? et ce sont les poings
qui décident. Dans les querelles du ménage, le bec ne combat pas seul, et, du reste,
ne combat pas moins.
Mais l’histoire typique qui fonde la moitié des fabliaux, réunit
les trois acteurs, le vilain, bourgeois ou (rarement) chevalier, le clerc, écolier,
sacristain ou curé, la femme, toujours alliée de qui la flatte contre qui lui
commande. L’histoire ne serait pas complète, en général, si les coups ne s’en
mêlaient. Une fois il arrivera que le mari et la femme seront d’accord : l’une se
charge de voler, et l’autre de rosser.
Quelques thèmes plus rares et moins grossiers, au moins extérieurement, sont des
histoires d’amour, mêlées ou non de merveilleux, qui font comme la transition entre
les lais de Marie de France et les fabliaux
bourgeois. Plus fréquentes sont les farces de provinciaux goguenards, toute espèce
de bons tours et d’aventures comiques, toute sorte de bons mots, de calembours et de
reparties qui ont paru drôles.
À part quelques contes assez décents, comme le Vilain Mire, qui est
purement comique, ou la Housse partie, qui donne à la faiblesse des
parents une sage instruction, la même qu’on dégagerait du Roi Lear ou
du Père Goriot, à part encore certain exemple de vertu féminine qui
nous est offert dans la Bourse pleine de sens, la moralité ou, si ce
mot paraît impropre ici, la conception de la vie qu’impliquent les fabliaux est ce
qu’on peut imaginer de plus grossier de plus brutal, et de plus triste. Il n’y a
point de femme, une entre mille peut-être, qui résiste à l’argent, à l’adresse ou à
l’occasion : qui se lie à la femme est un niais ; qui en est dupé est ridicule ; qui
la dupe est fort. Fort aussi qui la bat : lisez comment un chevalier mit à la raison
sa femme et sa belle-mère ; la comédie de Shakespeare n’est que fadeur auprès78. En ce monde,
il ne s’agit que d’avoir un esprit subtil — avec de bons poings, si l’on peut — mais
l’esprit, l’« engin », est le principal. Ici, comme dans Renart, le
monde est aux rusés. De là la complaisance avec laquelle on nous détaille les dits
et faits des fins compères, qui vivent d’industrie, et dont l’esprit est le seul
capital : jongleurs, arracheurs de dents, voleurs sont toujours ici des personnages
sympathiques.
Ainsi, immoralité et fourberie, voilà pour le fond : ajoutez-y la malpropreté comme
forme extérieure, et la cruauté comme ressort de l’action. Le comique est tantôt à
faire lever le cœur, et tantôt d’une révoltante brutalité. Ce qu’on trouve dans les
fabliaux de membres rompus ou tranchés, de gens noyés ou assommés, ne saurait se
compter : un cadavre est une chose joviale ; s’il y en a trois ou quatre, c’est
irrésistible79.
On a parfois trop insisté sur la vérité des fabliaux, on y a vu la vivante image de
la réalité familière, le miroir de la vie du peuple au xiiie
siècle. Sans doute, il y a là une certaine vérité extérieure et
superficielle ; mais quel en est le prix et la saveur ? Nous apprenons comment se
jouait une partie de dés au xiiie
siècle, de quels
cris de joie ou de colère les joueurs saluaient le point qu’ils amenaient, et que le
perdant jurait par le corps de Dieu ou des saints. Nous y apprenons qu’un marchand
qui s’en allait aux foires chargeait ses marchandises sur des chariots et avait des
garçons pour les conduire. Nous y apprenons que les vilains suspendaient aux poutres
de leurs toits des jambons qu’ils comptaient manger. Un économiste y verra le prix
d’un mouton et ce qu’on pouvait avoir au cabaret pour un écu. Mais tout cela est
d’un intérêt ou bien mince, ou bien spécial.
Il y aura pourtant quelque chose pour le moraliste : nous lisons en effet qu’en
France au xiiie
siècle il y avait des hommes, des
femmes, des prêtres qui vivaient mal. Mais ce qui nous met en défiance, précisément,
c’est qu’il y en a trop. Il en est des mauvaises mœurs comme des cadavres : cela ne
signifie plus rien, à force d’être commun.
Vraiment, toutes ces histoires ne sont que fantaisie, et ne représentent exactement
qu’une chose : la jovialité française, le tour d’imagination frivole et grossier qui
était apte à produire et goûter ces histoires. La vérité des fabliaux est une vérité
surtout idéale, comme celle des chansons de geste et des romans bretons : les unes
nous montrent le rêve héroïque, les antres le rêve amoureux de nos aïeux, et dans
les fabliaux c’est un autre rêve encore, un rêve de vie drolatique et libre, tel que
peut le faire un joyeux esprit qui, par convention, élimine pour un moment toute
notion de moralité, d’autorité et d’utilité sociale.
Les auteurs de Fabliaux n’ont pas songé à peindre les mœurs de leur
temps, et leurs œuvres étaient pour nos pères ce qu’ont été pour nous la
Boule ou le Chapeau de paille d’Italie. Mais, comme
à nos faiseurs de vaudevilles, il leur est arrivé, en ne visant qu’à faire rire, de
crayonner certaines charges assez ressemblantes, et qui amusent par la netteté
saisissante du trait. Ils ont su esquisser un vilain, faire parler une commère :
surtout, et c’est par là qu’ils ont donné l’illusion de la vérité, ils ont eu le
sens des mœurs d’exception et des mœurs ignobles. L’un d’eux nous conte, avec une
décision crue de style, la « ribole » de trois commères parisiennes qui, après une
longue séance au cabaret, sont ramassées dans le ruisseau, ivres, noires de boue :
on les croit mortes, et on les jette au charnier des Innocents où elles se
réveillent le lendemain, la face couverte de terre, des vers dans les cheveux80. Ce goût pour
les mœurs basses et les aventures triviales, avec l’absence ou la vulgarité de
l’idéal moral, constitue en majeure partie le réalisme des
Fabliaux.
Ajoutez encore ce trait bien caractéristique : le manque de sympathie, la dureté
méprisante à l’égard des faibles et des victimes, qui éclate là plus crûment encore
que dans le roman de Renart. Pas une émotion n’altère l’ironique
sérénité des conteurs, tandis qu’ils nous défilent cet interminable chapelet de
ruses souvent brutales, et même meurtrières : ils n’ont d’applaudissement que pour
la force, force du corps ou force de l’esprit : de réelle sympathie, ils n’en ont
pour personne. Ils n’ont même pas pour les trompeurs, les coupables, les vicieux,
cette pitié attristée qui naît du sentiment de l’humaine fragilité. D’où cela
vient-il, sinon de cette vanité française qui fait qu’on se sépare des autres, qu’on
se met au-dessus d’eux, et qu’on se regarde comme n’ayant part ni à leurs misères ni
à leurs vices ? sinon aussi, peut-être, d’un sentiment plus ou moins distinct que
toutes ces vilenies, ces ordures, sont un jeu d’esprit, une construction fantaisiste
de l’imagination, et que ce n’est pas là le vrai monde dont on est. La sympathie
pourrait bien être, dans la littérature réaliste, la marque décisive, impossible à
contrefaire, de la sincérité.
On n’aura pas de peine à concevoir qu’il n’y a guère de psychologie dans les
Fabliaux. Comme on n’y saisit pas d’intention de faire vrai, on n’y
trouve guère aussi trace d’observation : quand le trait est juste, c’est d’instinct,
par une bonne fortune de l’œil et de la main. Aussi n’y a t-il rien de creusé, qui
mette à nu les sentiments intimes et le mécanisme secret des âmes : ou, si l’on
veut, on n’y rencontre pas de types généraux, ni d’analyses exactes. Cependant une
exception doit être faite pour deux fabliaux d’un certain Gautier
le Long : le Valet qui d’aise à mésaise se met, et la
Veuve. Dans l’un, c’est le type du garçon qui, vivant
largement de son salaire, se met dans la misère en se mariant à une fille pauvre
comme lui ; le dessin est juste : garçon, fille, parents, hésitations, accord,
résolutions, regrets, discorde, tous les caractères et tous les sentiments sont
marqués d’expressions précises à la fois et générales. Dans l’autre est détaillée la
peinture que La Fontaine a ramassée dans l’admirable Fable qu’il a
donnée sous le même titre : le désespoir de la veuve qui ne veut pas survivre à un
époux chéri, l’indignation au premier mot qu’on lui dit d’un second mariage,
l’insensible adoucissement du deuil, la renaissance du sourire, de la coquetterie,
l’impatience enfin du veuvage, sont nettement, spirituellement indiqués par le
conteur ; son récit, un peu prolixe et languissant dans la seconde partie, est dans
tout le début d’une vivacité singulièrement expressive. Il faut se souvenir de ces
fabliaux et du nom de Gautier le Long : ces deux contes nous représentent
l’introduction de la psychologie dans notre littérature, et l’éveil chez nos
écrivains d’un sens qui fera la moitié de leurs chefs-d’œuvre.
Hors des deux singuliers fabliaux de Gautier le Long, il ne faut
chercher dans le reste du recueil que les qualités qui apparaissaient dans le
Roman de Renart, et qui se retrouvent ici à travers les mêmes
défauts. Dans la prolixité et la gaucherie de la plupart des fabliaux se fait sentir parfois une légèreté aisée, et les dialogues sont
souvent remarquables de vivacité, d’énergie pittoresque et de fine convenance. S’il
y avait plus de rapidité ou de sobriété (ce qui par endroits se rencontrait dans
Renart), on ne voit pas ce qui manquerait au Vilain
Mire ou au Vilain qui conquit paradis par plaît, au conte
de Saint Pierre et du Jongleur, à quelques autres encore. L’idéal
exquis du genre pourrait être représenté par le Curé et le Mort de La
Fontaine. Mais à l’ordinaire on est loin de cet idéal. En ce genre encore, notre
moyen âge français a eu la malechance de ne produire aucun génie supérieur. Comme il
nous a manqué un Dante, nous n’avons pas eu de Chaucer.
Après avoir eu vogue et fécondité au xiiie
siècle et
au commencement du xive
, le genre du
Fabliau disparut. Il fut remplacé, après un intervalle, par les
nouvelles en prose : l’inutilité des vers, du moment qu’on lisait, et l’influence
des nouvellistes italiens décidèrent au xve
siècle
l’emploi de la prose dans les contes de ce genre. Mais le fabliau reparut plus tard,
sous une forme artistique, dans le conte en vers de notre littérature classique. Il
avait trouvé aussi au xve
siècle un héritier dans la
farce : héritier de l’esprit plutôt que des sujets, car dans les œuvres qui nous
sont parvenues on voit rarement qu’un fabliau ait été repris en farce, comme le
Vilain Mire se retrouve dans le Médecin malgré lui.
Ce qui a duré, c’est l’esprit du genre qui est une forme de l’esprit de la race, et
ainsi reparaissent de temps à autre dans nos farces du Palais-Royal des moyens et
des effets dont usaient les auteurs des fabliaux : nos armoires ont remplacé les
buffets de nos pères, nos pantalons leurs braies. Ainsi le vaudeville actuel,
substitut de la farce, qui elle-même a remplacé le fabliau, peut
nous aider à comprendre la nature de ce genre et du plaisir qu’il donnait.
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