(1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre I. Roman de Renart et Fabliaux »

Chapitre I
Roman de Renart et Fabliaux

Tout ce que nous avons étudié jusqu’ici, les chansons de geste, les romans gréco-romains, byzantins ou bretons, la poésie lyrique, l’histoire même, est au moins par essence et par destination une littérature aristocratique : c’est aux mœurs, aux sentiments, aux aspirations des hautes parties de la société féodale que répondent les œuvres maîtresses et caractéristiques de ces divers genres. Voici que maintenant paraît une littérature bourgeoise : non moins ancienne en sa matière, et parfois plus ancienne, que la littérature aristocratique, elle prend forme plus tardivement, parce qu’il fallait que la bourgeoisie prît de l’importance et s’enrichit, pour que les trouvères trouvassent honneur et profit à rimer les contes qui la divertissaient. Il fallait aussi que l’esprit héroïque s’affaiblit dans la classe aristocratique, pour que, eu se proposant de plaire à ceux-ci, on ne fût pas obligé de renoncer expressément à réussir auprès de ceux-là. D’autant que, par un effet de la nature même des choses, les sentiments et l’idéal bourgeois ne pouvaient qu’être et paraître une perpétuelle dérision de l’esprit aristocratique. Au reste, comme les bourgeois se faisaient dire aussi par les jongleurs des chansons de geste, la noblesse, les hommes du moins, se divertissait des triviales ou burlesques aventures qui avaient été rédigées pour l’amusement des bourgeois.

De là vient que les mêmes poètes n’étaient point embarrassés pour rimer de la même plume les défaites des infidèles et les accidents des ménages : le Picard Jean Bodel, dont on a la Chanson des Saxons, est (selon une hypothèse fort plausible) l’auteur d’une dizaine de contes vulgaires ou obscènes qui nous sont parvenus : toute proportion gardée, c’est comme si Corneille s’était délassé du Cid par les Rémois ou le Berceau.

La littérature bourgeoise, en sa forme narrative, se présente à nous sous deux espèces : le Roman de Renart, et les Fabliaux.

Il faut d’abord en établir la situation chronologique, autant du moins qu’on le peut faire dans un exposé si sommaire, et dans ce moyen âge qui, ne laissant jamais reposer aucune œuvre dans la forme imposée par le poète, les reprend toutes et les remanie incessamment pendant trois siècles ou quatre. Mais à prendre les choses en gros, je dirai que le xie  siècle appartient à l’épopée. Dès le xiie , la poésie aristocratique devient une chose de plaisir et de luxe : c’est l’âge des romans antiques et bretons. Cependant l’esprit bourgeois, qu’on voyait poindre dès les temps épiques dans les gabs du Pèlerinage de Charlemagne, commence à se faire sentir par des contes ironiques ou plaisants, par des fabliaux, et par quelques branches de Renart : il s’épanouit au xiiie par la prodigieuse fécondité de ces deux genres, tandis que se déploie la noble et fine galanterie de la poésie lyrique de cour. Mais combien maigre, combien artificiel est ce lyrisme, auprès de la robuste et copieuse spontanéité du prosaïsme bourgeois ! On le sent vraiment : le premier n’est qu’une littérature d’exception, tandis que le second (faut-il s’en féliciter ?) sort du plus intime fond de la race, et en représente les plus générales qualités.

1. Le Roman de Renart.

Ce qu’on appelle le roman de Renart 75 est une collection assez disparate de narrations versifiées qui, sans suite ni lien, se rapportent à un principal héros, Renart le goupil, dont l’identité personnelle fait la seule unité du poème. Autour de Renart apparaissent Noble le lion, Ysengrin le loup, Brun l’ours, Tibert le chat, Tiercelin le corbeau, et combien d’autres, jusqu’à Tardif le limaçon et Frobert le grillon ! C’est tout un monde, organisé sur le modèle de la société humaine. La famille y est constituée aussi fortement que chez nous : tous ces barons sont mariés canoniquement ; Ysengrin a pour femme Hersent, Renart Ermeline ; Madame Fière la lionne figure aux côtés de Noble le lion, roi, comme il est juste, de la féodalité animale. Ainsi chaque espèce est fortement individualisée ; à l’abstraite et vague idée qu’évoque le nom commun de l’espèce, le nom propre, personnel, substitue l’image précise d’une physionomie et d’un tempérament uniques. Ce n’est plus le lion, ni le loup, ni le goupil, l’animal en soi, résidu incolore de multiples sensations qui se sont compensées et neutralisées en se superposant : c’est Noble, c’est Ysengrin, c’est Renart, des individus, des héros d’épopée, aussi réels, aussi vivants que les Roland et les Guillaume. D’un seul côté, ils sont moins vivants : car ils ne meurent pas, et rien n’est vraiment vivant que ce qui meurt. Par ce bénéfice d’immortalité qui les distingue de leurs congénères anonymes dont le poème a besoin quelquefois, tous les animaux ! que leurs noms individualisent, redeviennent des types, et figurent la permanence indéfinie de l’espèce.

De quels éléments s’est formé le roman de Renart ? d’où en vient la matière ? et qui d’abord lui donna forme ? Ce sont questions fort disputées ; mais pour nous en tenir aux faits principaux et acquis, il suffira de dire que le roman de Renart est d’origine essentiellement traditionnelle : et les traditions dont il est sorti sont tantôt savantes et tantôt, le plus souvent, populaires. On conçoit, par le titre même de l’ouvrage, quel rapport en unit le sujet à celui des Fables qui de l’antiquité gréco-latine furent transmises en si grand nombre au moyen âge. Ces Fables, conservées dans des recueils latins qu’on traduisit ensuite en français (comme fit Marie de France dans son Ysopet), furent très goûtées des clercs à qui elles inspirèrent toute une littérature, allégorique, satirique et morale. Une seule branche de Renart est provenue directement de ce fonds classique et clérical, qui pourtant n’a pas laissé d’exercer une réelle influence sur la formation de certaines parties du roman. Car nombre de ces apologues, émanant des écoles, finirent par former une sorte de tradition savante,puisaient librement les conteurs sans faire à proprement parler œuvre de traducteurs. Mais ils prenaient surtout leur matière à la tradition orale du peuple, et c’est de là que vient la meilleure partie des poèmes de Renart. C’étaient des contes, sans prétention et sans intention autre que d’amuser, qui racontaient les actions, les luttes, les méfaits et les malheurs des animaux : de ces contes, dont les premiers éléments remontaient aux plus lointaines origines des peuples européens ; les uns venaient de l’Orient, comme ceux où figure le lion, d’autres venaient du Nord, comme ceux dont l’ours était avant le loup, le primitif héros. Depuis des siècles, ils vivaient dans la mémoire du peuple, et comme ils préexistaient aux formes littéraires qui en ont fixé ou transformé un certain nombre dans les poèmes de Renart, ils se sont transmis jusqu’à nos jours pur la même tradition orale dans beaucoup de pays ; les folkloristes ont retrouvé chez les Finnois et dans la Petite Russie de ces aventures comiques du loup et du renard, qui divertissaient nos vilains du xiie  siècle.

Quand eut-on, et qui eut l’idée géniale, épique, d’ajouter au nom de l’espèce un nom propre qui fit surgir l’individu du type ?

Il faut se résoudre à l’ignorer. Toujours est-il que, dans la France du Nord, en pays champenois, picard et vallon, vers le milieu du xiie  siècle, les gestes de Renart le goupil étaient devenus assez populaires pour qu’un clerc flamand fit une compilation de ces récits en vers latins, l’Ysengrinus. Puis, vers 1180, un poète allemand, Henri le Glichezare, faisait de l’histoire de Renart un poème suivi, qui semble attester que les récits français tendaient déjà à se grouper dans un certain ordre. Pendant la fin du xiie  siècle, et une partie du xiiie , l’épopée de Renart fut remaniée, amplifiée, améliorée, gâtée par une foule de poètes, dont beaucoup étaient des clercs. Les « branches » s’ajoutèrent aux « branches », sans que jamais une refonte générale en fit un tout bien lié, un poème unique et d’une sensible unité : ce qu’on ne saurait au reste regretter. Si le Pèlerinage de Renart est peut-être le plus ancien morceau de la collection qui nous est parvenue, le Jugement de Renart en est le principal et le plus fameux épisode : il eut un immense succès, et fournit le thème essentiel des imitations étrangères du roman, depuis le Reineke Vos flamand jusqu’au poème bien connu de Gœthe.

Rien de plus hétérogène et de plus inégal que les vingt-sept branches de Renart que nous possédons. On y trouve tous les dialectes, depuis le pur picard jusqu’à je ne sais quel jargon italianisé, toutes les sortes de tons et d’esprits comme tous les degrés du talent.

Cette inégalité apparaît d’abord dans le maniement de ce qu’on pourrait appeler l’intrinsèque irréalité du sujet. La société d’animaux qu’on nous présente est, par hypothèse, tout idéale et toute fantaisiste : elle combine des actions et des formes propres à l’homme avec des actions et des formes propres aux bêtes. C’est ainsi qu’à la cour du roi Noble, toutes les espèces vivent en paix : je veux dire qu’entre les animaux titrés de noms propres qui y sont assemblés, ne peuvent exister que des luttes féodales. Ce sont des motifs humains, non leurs instincts d’animaux, qui les rapprochent ou les brouillent. Ainsi Ysengrin le loup ne songe nulle part à manger Belin le mouton, mais il se nourrit de tous les congénères de dam Belin qu’il peut saisir dans les champs et dans les pares. Ainsi Bruyant le taureau et Brichemer le cerf jouissent de toute la confiance de Noble le lion, qui jamais ne jettera sur eux sa royale griffe. Renart seul fait exception, l’impudent personnage, et c’est bien son appétit glouton qui en fait l’éternel ennemi de Chantecler le coq, de Pinte la poule, et de toute leur noble parenté, comme de la gent vulgaire qui picore sur le fumier des vilains.

Quelle que soit la fantaisie qui se joue dans l’invention de cette société d’animaux, et quand elle n’aurait été créée que pour fournir un divertissement sans fatigue et sans amertume par le spectacle d’une agitation sans conséquence et sans gravité, il n’en serait pas moins vrai que le mondeluttent Renart et Ysengrin s’est organisé à la ressemblance de celui que connaissaient narrateurs et auditeurs. Et le charme de ces romans de Renart, comme celui des Fables de La Fontaine, consiste dans l’application aisée que l’esprit fait constamment à la vie humaine de ce qui se passe chez les bêtes. Mais on conçoit quelle délicatesse de goût, quelle légèreté de touche il faudrait pour ne point dépasser la mesure sous prétexte de rendre la peinture plus comique ou plus maligne par la précision des ressemblances.

Cette connaissance du juste point où il faut aller, c’est la moitié du génie de La Fontaine, et c’est ce qui fait de certaines « branches » de Renart des choses exquises. Rien surtout ne saurait donner du poème une idée plus favorable que le morceau qui se trouve, du reste très illogiquement, l’ouvrir : le Jugement de Renart est vraiment un chef-d’œuvre, à quelques grossièretés près, et telle de ses parties, comme l’arrivée de dame Pinte demandant justice de Renart pour la mort de Copée, donne la sensation de quelque chose d’achevé, d’absolu, d’une œuvre où la puissance, l’idée de l’écrivain se sont réalisées en perfection. Ce ne sont guère que deux cents vers : mais, comme dira Boileau, cela vaut de longs poèmes, et l’on donnerait pour ces deux cents vers-là bien des Enfances Garin et des Huon de Bordeaux. C’est plaisir d’entendre si justement noter la plainte de dame Pinte la poule, dont cinq frères et quatre sœurs ont passé sous la dent de Renart : même pour cette fois il émane de l’expression tout objective comme une tiède sympathie qui enveloppe, adoucit, allège l’ironie. Puis le récit court, léger, malicieux, aimable, jetant sur chaque objet une vive lueur, sans jamais s’arrêter ni insister : la pâmoison de dame Pinte, le rugissement du roi justicier, dont messire Couart le lièvre prend la fièvre, le service funèbre de dame Copée, et les miracles qui se font sur sa tombe, la guérison de messire Couart, Ysengrin faisant mine de se coucher sur la pierre du sépulcre, et se disant guéri d’un prétendu mal d’oreille, pour empirer l’affaire de Renart, meurtrier de la sainte miraculeuse. Voici dans tout ce petit drame une grande chose qui apparaît, et qui sera l’une des qualités éminentes, peut-être la plus incontestable supériorité de notre génie et de notre littérature. Je veux dire la mesure : la délicatesse et la sobriété dans la plaisanterie, l’art de conter, et de faire avec rien une œuvre exquise.

Il s’en faut que les autres « branches » du roman aient la valeur de ces deux cents vers : cependant on en pourrait citer encore d’agréables et d’amusantes. Comment Tibert le chat mangea l’andouille à la barbe de Renart, sans lui en faire part, et comment deux prêtres se disputèrent la fourrure de Tibert qui ne se laissa pas prendre : comment Renart prit Chantecler le coq, et comment Chantecler échappa des dents qui le tenaient : comment Renart eut le fromage que Tiecelin le corbeau avait dérobé à une bonne femme, et voulut avoir Tiecelin lui-même, etc. : toutes ces aventures, et d’autres encore, méritent d’être lues. C’est toujours la même absence, si complète qu’elle en devient étrange, du sentiment de la nature, en faisant de toute la nature, des bois, des prés, des eaux, la scène multiple et changeante du drame. Mais c’est aussi la même vivacité de récit, la même aisance de dialogue, le même art de railler, et la même ironie qui circule à travers le roman, pétille et déborde comme une mousse légère.

Les défauts cependant s’accroissent ; et sans parler des obscénités, je ne retrouve plus, dans les morceaux que j’ai cités, ni dans le reste du roman, l’exquise mesure qui fait la valeur de l’épisode de Pinte et de Copée. Toute la vivacité de la narration ne l’empêche point d’être prolixe : chaque chose est rapidement, légèrement dite, mais il y a trop de choses, et trop d’inutiles ou d’insignifiantes. De même le dialogue est juste, facile, vivant : il se poursuit trop sans autre but que lui-même, et tourne au jacassement vide.

Mais surtout la mesure manque dans l’assimilation des animaux aux hommes. Bien peu de récits échappent à l’incohérence et à l’absurdité. Jusque dans le Jugement, nous voyons chevaucher les messagers de Noble, l’ours, le chat, le blaireau, et Renart fortifier son donjon : c’est bien pis dans les autres branches. Ici Renart et Ysengrin s’arment pour le duel féodal ;Brichemer le cerf revêt le haubert et porte l’écu au bras : ce qui ne l’empêche pas d’être chassé par les chiens comme un simple cerf, et pour surcroît d’étrangeté, il échappe aux chiens par la vitesse de son cheval qu’il éperonne. Ailleurs Ysengrin joue aux échecs avec Renart : et ils jouent de l’argent ! Ailleurs messire Couart le lièvre porte un vilain dans ses bras, et l’amène à la cour du roi. De telles absurdités, évidemment, détruisent le sujet, et supposent une absolue méconnaissance des conditions esthétiques selon lesquelles, par sa constitution même, il peut être traité.

Elles nous avertissent aussi que, de bonne heure, plus ou moins consciemment, la parodie a pris le dessus dans le roman de Renart. Et de fait, assez insignifiant, quoi qu’on en ait dit, comme peinture des mœurs du xiiie  siècle, et, sauf sur un point qui sera indiqué plus loin, ne nous révélant rien qui ne soit plus fortement ou plus exactement exprimé ailleurs, le Roman de Renart est d’un bout à l’autre la plus folle des mascarades et la plus irrévérencieuse des parodies. Œuvre bourgeoise, on devine ce que lui fournira la matière de la parodie : la noblesse et l’Église. Tout ce qui est par essence ou par accident aristocratique ou ecclésiastique, sera travesti sans scrupule et bafoué sans réserve. La littérature des hauts barons, d’abord : voici tous les thèmes et tous les lieux communs de l’épopée ; nous les reconnaissons au passage : voici la cour du roi, la guerre féodale naissant d’une partie d’échecs, où quelque preux se querelle avec le fils de l’empereur, le baron pauvre et mourant de faim dans son château, et tenant conseil avec ses fils ; voici les messagers qui vont et viennent entre les adversaires, au grand péril de leurs membres et de leur vie ; voici les formalités des procès en cour du roi, et du duel judiciaire. Voici le montage de Renart, dont les pacifiques hommes de Dieu ne tireront guère plus de satisfaction que de Rainoart au tinel. Voici les sentiments d’orgueil féodal, la confiance du baron en ses fortes murailles, derrière lesquelles il défie, pourvu qu’il ait des vivres, le roi et le royaume entier, assuré de tenir jusqu’au jour du jugement. Qui n’a lu tout cela vingt fois dans les chansons de geste ?

Et n’est-ce pas aussi une parodie perpétuelle de la littérature chevaleresque, que ces aventures multiples, d’où Renart sort le plus souvent repu et glorieux, où les autres laissent à l’ordinaire une patte, un bout de leur queue, ou la peau de leur mufle ? C’est la faim, je le sais, la gloutonnerie qui les poussent hors de chez eux : il y a pourtant aussi, au moins chez quelques-uns, chez Renart, chez Ysengrin, chez Tibert, une inquiétude d’humeur, un besoin de courir fortune, de chercher le péril, qui est en quelque façon une transposition de l’idéal chevaleresque. Il n’y a rien non plus dans les mœurs réelles de l’aristocratie féodale, dans ses habitudes extérieures, dans ses façons de penser et d’agir, qui ne soit livré à la dérision. Voici notamment les seigneurs qui vont à la croisade : l’enthousiasme qui animait les compagnons de Godefroi de Bouillon s’est bien amorti ; que de chevaliers, comme Renart avec Belin le mouton et Bernart l’âne, prennent la croix pour faire pénitence ! Et lorsqu’ils ont à peine perdu de vue les créneaux de leur donjon ou le clocher de leur ville, pour peu qu’ils aient exterminé les provisions de quelques bonnes gens qui parfois en font la grimace, ils s’en reviennent comme s’ils avaient fait grand exploit et sauvé la chrétienté, criant outrée de tous leurs poumons !

L’Église n’est pas plus ménagée, ni la religion : Bernart l’âne est archiprêtre ; Primaut le loup, ivre du vin que Renart lui a fait boire, revêt l’étole, sonne les saints, et chante l’office à tue-tête devant l’autel ; Rosnel le mâtin joue le corps saint sur lequel on doit jurer, et machine un miracle, en promet faut de ressusciter au bon moment pour happer le parjure. Et voici tout le service funèbre de Renart (qui du reste n’est pas mort) : d’abord on chante auprès du corps les leçons, répons et versets des vigiles des morts ; puis le lendemain on sonne les sains, on porte le corps à l’église, on le dépose devant l’autel, et l’office commence. Bernart l’archiprêtre, « un peu avant l’évangile », fait l’oraison funèbre de Renart, qui commence, ainsi qu’il sied, par une grave méditation de la mort, et se termine en ordurière polissonnerie. Après quoi, l’épître, l’évangile « secundum le goupil Renart », et sire Bernart achève de chanter la messe. Ailleurs, dans un conseil que tient le roi Noble, sur la façon de conduire le procès de Renart, Musart le chameau, légat du pape, prend la parole : il faut entendre cette éloquence de canoniste et de lettré, cet incroyable jargon fait d’italien, de latin, de français burlesquement amalgamés, et dont le sens fort impudent est qu’il faudra mettre Renart hors de cour s’il sait donner à temps « universe sa pécune ».

.Mais à qui les rédacteurs de Renart n’ont-ils pas donné son compte ? Il n’est pas jusqu’au harpeur breton, dont le baragouin demi-anglais, demi-français ne soit plaisamment contrefait.

Au reste, jongleur ou légat, prêtre ou baron, notre roman n’en veut à personne, s’il se moque de tout le monde. La gaieté seule, une inoffensive gaieté inspire cette satire universelle : on n’y sent ni âpreté ni révolte, ni surtout rien qui ressemble à l’esprit démocratique. Même s’il est une classe qui soit plus durement raillée, et méprisée du plus profond de l’âme, ce sont les vilains : une marque encore du caractère bourgeois de l’œuvre.

Évidemment la satire est l’âme du roman de Renart : très anciennement, puisque la plus ancienne branche, le Pèlerinage de Renart, est sans valeur et sans signification même à tout autre égard, très anciennement l’histoire des animaux n’a apparu aux narrateurs et aux auditeurs que comme un moyen de dauber le prochain, le baron, le curé, le vilain, la femme : mais c’est un caractère vraiment remarquable que la bonne humeur de cette inextinguible malice. Le railleur n’en veut pas aux raillés, et ce n’est pas si fréquent qu’on pourrait croire. Il ne veut que rire et faire rire. Il n’a pas le sens du respect, il voit trop au naturel les hommes en qui se réalisent les idées respectables.

D’intention, il n’en a pas, outre celle de prendre et de donner un plaisir. Si pourtant il en avait une, ou plutôt si, de la façon dont il conte les choses, on voulait induire ce qu’il y considère avec le plus de complaisance, on trouverait que la joie de voir et de faire triompher l’esprit anime toutes les parties de l’ouvrage. L’esprit sous toutes ses formes, dans tous ses emplois, industrie, adresse, ruse, mensonge, charlatanisme, hypocrisie, sophisme, que sais-je encore ? l’esprit des grandes intrigues et l’esprit des 1 sottes brimades, l’esprit du Prince de Machiavel et celui des clercs de Balzac, l’esprit plus fort que la force, voilà le spectacle qui se déploie dans le Roman de Renart : voilà sur quoi l’on arrête et l’on ramène toujours nos regards. Voilà ce qui obtient toute la sympathie des conteurs, et qui prétend obtenir la nôtre.

Renart, le héros de toute l’œuvre, ce génie malfaisant, est glorifié en somme parce qu’il sait éluder les conséquences de ses méfaits. Le personnage ne nous est pas inconnu : sous sa rousse fourrure, nous n’avons pas de peine à ressaisir une physionomie que la geste des Lorrains nous a rendue familière : ce Bernart de Naisil toujours acharné à semer la discorde, et prêt à pêcher en eau trouble, perfide, subtil, insaisissable, et retombant sur ses pieds où tout autre se fût rompu les reins, c’est Renart ou son frère jumeau. Mais dans l’épopée, l’admiration, la sympathie vont à la force loyale, à Garin, à Bègue. Ici, au contraire, on maudit le traître du bout des lèvres, comme de faibles parents cachent mal sous des mots sévères le ravissement où les jette la précoce malignité d’un garnement d’enfant.

La marque sensible de la sympathie qu’inspire Renart à ses biographes, c’est qu’ils n’ont pas su donner de véritable et profonde indignation aux victimes même de ses méfaits. On se plaint, parce qu’on a pâti : c’est un moyen de reprendre l’avantage. Au fond, on ne s’étonne pas des méchants tours de Renart : il est naturel qu’il se serve de l’esprit que la nature lui a fait. Aussi voyez les rapports de Renart et d’Ysengrin ou de Primaut (les deux frères, ou plutôt le même type sous deux noms) : avant de se nuire l’un à l’autre, ils s’accordent pour nuire à autrui. Quand les deux compères, maintes fois, se mettent en route ensemble pour chercher fortune, c’est-à-dire une dupe et une proie, il me semble voir Robert Macaire avec Bertrand : le bandit rusé s’amuse aux dépens du bandit naïf, et c’est une tentation trop forte pour lui que celle de mal faire, fût-ce à son associé, surtout à lui : car la confiance légitime de la dupe, la trahison de l’amitié ou de la foi jurée, ce sont ragoûts délicats pour un raffiné trompeur.

Renart au reste n’est pas le seul trompeur : il n’est que le plus fort. Mais tous les autres, ses victimes et ses ennemis, tous sont trompeurs, au moins d’intention. Ce lourdaud d’Ysengrin fait ce qu’il peut, et ce n’est pas sa faute s’il est réduit à la colère brutale et à la force ouverte. Plus habile et plus heureux est Tibert le chat, le vif et leste compagnon qu’on nous peint si joliment, quand il

Se va jouant avec sa queue
Et faisant grands sauts autour d’elle.

Ce dégoûté, qui ne pourrait manger d’une andouille mâchonnée par Renart, est un maître fourbe : avec sa mine doucereuse et sa pateline éloquence, c’est le seul qui soit de force à lutter contre Renart, et rien n’est plus drôle que de le voir manger tout seul l’andouille sur la branche de la croix où il a grimpé, en adressant à son compère qui le regarde d’en bas le plus impertinent persiflage. Mais ils ne s’en veulent pas : ils jouent un jeu, où l’un perd et l’autre gagne, et celui qui perd, honteux ou furieux, songe à prendre sa revanche plutôt qu’à venger la morale.

Il n’est pas jusqu’à Chantecler le coq qui ne lutte à l’occasion de renardie avec Renart : que l’épisode presque pathétique de dame Copée ne nous fasse pas illusion. Et la petite mésange elle-même se donne le malin plaisir de « faire la barbe » à maître Renart, en jouant au plus fin avec lui. L’applaudissement va toujours au « trompeur et demi » qui trompe le trompeur : et quand Renart cuidant engeigner autrui est lui-même engeigné, il ne garde que le prestige de sa vieille réputation et l’honneur d’avoir eu la première idée d’une fourberie.

Il y a ainsi dans la conception première du Roman de Renart, dans celle de l’action et des personnages, une immoralité foncière, qui n’a fait que s’épanouir et s’aggraver à mesure que les branches s’ajoutaient aux branches. L’ouvrage est devenu ainsi de jour en jour davantage quelque chose de plus que l’épopée de Renart, l’apothéose de renardie : et renardie, c’est l’esprit au service de l’égoïsme, c’est pis encore, c’est l’esprit faisant de la « malfaisance » un art, et se faisant gloire de n’être jamais court d’invention pour procurer le mal d’autrui. Renart annonce et prépare Patelin.

Est-il besoin de dire que, selon cette conception, la seule excuse de la victime est d’être aussi peu honnête que le vainqueur ? On rit de la dupe, à moins qu’elle ne soit bien digne d’être fripon. L’honnêteté, la loyauté, la candeur : sottises. Aussi devine-t-on combien, en sa substance, l’œuvre sera dure ; combien il y aura peu de tendresse, de sympathie, d’humanité, dans cette ironie, et quelle brutalité fera le fond de cette gaieté si légèrement aimable. Est-ce donc une nécessité de notre tempérament, que nous riions des faibles et méprisions les humbles ? Mais cette question, qu’on pourrait poser chez nous presque à chaque siècle et pour chaque période du développement de la littérature d’imagination, va se représenter à nous plus impérieusement encore à l’occasion des Fabliaux.

2. Les fabliaux.

Les Fabliaux 76 sont des contes plaisants en vers dont les sujets sont en général tirés de la vie commune et physiquement, sinon moralement et psychologiquement, vraisemblables.

D’où venaient ces contes ? La question a été fort discutée. Il arrive souvent que le costume y est seul moderne, et que l’aventure vient de loin, de bien loin dans l’espace et la durée. Un premier fond est fourni par la tradition orale qui s’est perpétuée depuis la plus haute antiquité, vivant et circulant sous la littérature artiste des Grecs et des Romains, y pénétrant parfois et y laissant quelque dépôt : comme certains sujets de la Comédie nouvelle, ou ce conte scabreux, qui bien des siècles avant de se fixer chez nous dans un fabliau, fournit à Pétrone sa Matrone d’Éphèse. Mais on a soutenu théorie à laquelle M. G. Paris a donné l’appui de son autorité on a soutenu que nombre de récits dont s’égayaient nos pères avaient une origine plus lointaine et plus singulière : ils seraient venus de l’Inde, et par toute sorte d’intermédiaires, portés de leur patrie bouddhique dans le monde musulman, de là dans l’Occident chrétien, ils se seraient infiltrés jusque dans nos communes picardes et françaises, déversant dans le large courant de la tradition populaire un torrent d’obscénités et de gravelures. Car, en passant des bords du Gange aux rives de la Marne ou de la Somme, ils perdaient leur sens religieux, leur haute et ascétique moralité ; les peintures vengeresses et salutaires des tours malicieux de l’éternelle ennemie, de la femme, piège attrayant de perdition, devinrent dans la bouche de nos très positifs bourgeois une licencieuse dérision de leurs joyeuses commères et de la vie conjugale. A peine quelque trace de l’instruction primitive aurait-elle subsisté parfois, comme dans ce Lai d’Aristote, où le maître de toute science, à quatre pattes, selle au dos, bride aux dents, porte la belle Indienne qu’il avait blâmé Alexandre de trop aimer, et donne l’ironique leçon de la sagesse vaincue par une blonde tresse, un sourire et une chanson.

Il faut restreindre le système de l’origine orientale des fabliaux, jusqu’à lui enlever forme de système. Il résulte des études récentes de M. Dédier que les auteurs de fabliaux : n’ont point mis à contribution les recueils de contes d’origine certainement orientale, tels que la Discipline de Clergie ou le Directorium humanæ vitæ ; que dans les sujets communs à l’Occident et à l’Orient il n’est pas toujours certain que la rédaction orientale la plus anciennement écrite soit la source réelle et primitive des versions occidentales ; que la tradition oralepuisaient nos conteurs renfermait des contes de toute provenance, où l’Inde a pu apporter son contingent, mais autant et pas plus que n’importe quel autre pays77 ; enfin que la plupart des sujets de fabliaux ont pu naître n’importe, étant formés d’éléments humains et généraux, et ne portant aucune marque d’origine. Il y en eut même certainement qui naquirent en France, et n’ont pu naître que là, utilisant tantôt des aventures réelles, tantôt et surtout des particularités locales de mœurs et de langue.

Ce fut au xiie  siècle que de la tradition orale toutes ces histoires commencèrent à passer dans la littérature : elles furent rimées en petits vers de huit syllabes, pour être récitées par les jongleurs. Pendant deux siècles à peu près, le genre fut à la mode, et cent cinquante fabliaux environ qui nous sont parvenus se distribuent, autant qu’on peut les dater, à travers tout le xiiie  siècle et le premier tiers du xive  siècle (1159-1340).

Bon nombre sont anonymes ; des auteurs qu’on connaît, sauf Rutebeuf, on ne sait rien que le nom, et souvent le pays d’origine ; ils sont Français. Champenois ou Picards, par aventure Anglo-Normands ou Flamands. La géographie des Fabliaux nous enferme dans les mêmes régions. Les points extrêmes où nous conduisent toutes ces aventures de bourgeois et de vilains sont à peu près

Decize, Avranches, Anvers et Cologne : mais la scène le plus souvent est située quelque part entre Orléans, Rouen, Arras et Troyes, en pleine terre française, champenoise et picarde, dans toutes ces bonnes villes et villages où l’homme ne peut ni se passer de la société de son voisin, ni s’abstenir d’en médire,, tout aux soucis et aux joies de la vie matérielle, pourvu qu’il ait de bons écus dans sa bourse et de bon vin dans sa cave, l’esprit libre et la langue alerte, il se moque allègrement du reste, qu’il ignore. C’est là la terre classique du Fabliau, et c’est là qu’en tout temps fleurissent les contes salés, propos grivois, impertinentes satires, sur les maris, les femmes et les curés.

Voilà essentiellement, en effet, le trio d’acteurs qui occupe la scène dans les fabliaux : parfois isolés, parfois groupés deux à deux, le plus souvent réunis dans une intrigue qui les heurte l’un à l’autre. Ici l’on verra le prêtre seul, dans une posture ridicule, où l’a mis sa gourmandise quand il a voulu manger les mitres ; là le prêtre, avec le vilain ou avec le chevalier, toujours dupé ou volé, perdant sa vache ou son mouton. Ailleurs prêtre contre prêtre, à qui dupera l’autre : plus avare sera le moine, ou l’évêque, plus rusé le simple curé, investi pour les circonstances du caractère sympathique. Ailleurs le vilain et sa femme, parfois le chevalier et sa femme : entre eux c’est l’éternelle question, qui portera la culotte ? et ce sont les poings qui décident. Dans les querelles du ménage, le bec ne combat pas seul, et, du reste, ne combat pas moins.

Mais l’histoire typique qui fonde la moitié des fabliaux, réunit les trois acteurs, le vilain, bourgeois ou (rarement) chevalier, le clerc, écolier, sacristain ou curé, la femme, toujours alliée de qui la flatte contre qui lui commande. L’histoire ne serait pas complète, en général, si les coups ne s’en mêlaient. Une fois il arrivera que le mari et la femme seront d’accord : l’une se charge de voler, et l’autre de rosser.

Quelques thèmes plus rares et moins grossiers, au moins extérieurement, sont des histoires d’amour, mêlées ou non de merveilleux, qui font comme la transition entre les lais de Marie de France et les fabliaux bourgeois. Plus fréquentes sont les farces de provinciaux goguenards, toute espèce de bons tours et d’aventures comiques, toute sorte de bons mots, de calembours et de reparties qui ont paru drôles.

À part quelques contes assez décents, comme le Vilain Mire, qui est purement comique, ou la Housse partie, qui donne à la faiblesse des parents une sage instruction, la même qu’on dégagerait du Roi Lear ou du Père Goriot, à part encore certain exemple de vertu féminine qui nous est offert dans la Bourse pleine de sens, la moralité ou, si ce mot paraît impropre ici, la conception de la vie qu’impliquent les fabliaux est ce qu’on peut imaginer de plus grossier de plus brutal, et de plus triste. Il n’y a point de femme, une entre mille peut-être, qui résiste à l’argent, à l’adresse ou à l’occasion : qui se lie à la femme est un niais ; qui en est dupé est ridicule ; qui la dupe est fort. Fort aussi qui la bat : lisez comment un chevalier mit à la raison sa femme et sa belle-mère ; la comédie de Shakespeare n’est que fadeur auprès78. En ce monde, il ne s’agit que d’avoir un esprit subtil avec de bons poings, si l’on peut mais l’esprit, l’« engin », est le principal. Ici, comme dans Renart, le monde est aux rusés. De là la complaisance avec laquelle on nous détaille les dits et faits des fins compères, qui vivent d’industrie, et dont l’esprit est le seul capital : jongleurs, arracheurs de dents, voleurs sont toujours ici des personnages sympathiques.

Ainsi, immoralité et fourberie, voilà pour le fond : ajoutez-y la malpropreté comme forme extérieure, et la cruauté comme ressort de l’action. Le comique est tantôt à faire lever le cœur, et tantôt d’une révoltante brutalité. Ce qu’on trouve dans les fabliaux de membres rompus ou tranchés, de gens noyés ou assommés, ne saurait se compter : un cadavre est une chose joviale ; s’il y en a trois ou quatre, c’est irrésistible79.

On a parfois trop insisté sur la vérité des fabliaux, on y a vu la vivante image de la réalité familière, le miroir de la vie du peuple au xiiie  siècle. Sans doute, il y a là une certaine vérité extérieure et superficielle ; mais quel en est le prix et la saveur ? Nous apprenons comment se jouait une partie de dés au xiiie  siècle, de quels cris de joie ou de colère les joueurs saluaient le point qu’ils amenaient, et que le perdant jurait par le corps de Dieu ou des saints. Nous y apprenons qu’un marchand qui s’en allait aux foires chargeait ses marchandises sur des chariots et avait des garçons pour les conduire. Nous y apprenons que les vilains suspendaient aux poutres de leurs toits des jambons qu’ils comptaient manger. Un économiste y verra le prix d’un mouton et ce qu’on pouvait avoir au cabaret pour un écu. Mais tout cela est d’un intérêt ou bien mince, ou bien spécial.

Il y aura pourtant quelque chose pour le moraliste : nous lisons en effet qu’en France au xiiie  siècle il y avait des hommes, des femmes, des prêtres qui vivaient mal. Mais ce qui nous met en défiance, précisément, c’est qu’il y en a trop. Il en est des mauvaises mœurs comme des cadavres : cela ne signifie plus rien, à force d’être commun.

Vraiment, toutes ces histoires ne sont que fantaisie, et ne représentent exactement qu’une chose : la jovialité française, le tour d’imagination frivole et grossier qui était apte à produire et goûter ces histoires. La vérité des fabliaux est une vérité surtout idéale, comme celle des chansons de geste et des romans bretons : les unes nous montrent le rêve héroïque, les antres le rêve amoureux de nos aïeux, et dans les fabliaux c’est un autre rêve encore, un rêve de vie drolatique et libre, tel que peut le faire un joyeux esprit qui, par convention, élimine pour un moment toute notion de moralité, d’autorité et d’utilité .

Les auteurs de Fabliaux n’ont pas songé à peindre les mœurs de leur temps, et leurs œuvres étaient pour nos pères ce qu’ont été pour nous la Boule ou le Chapeau de paille d’Italie. Mais, comme à nos faiseurs de vaudevilles, il leur est arrivé, en ne visant qu’à faire rire, de crayonner certaines charges assez ressemblantes, et qui amusent par la netteté saisissante du trait. Ils ont su esquisser un vilain, faire parler une commère : surtout, et c’est par là qu’ils ont donné l’illusion de la vérité, ils ont eu le sens des mœurs d’exception et des mœurs ignobles. L’un d’eux nous conte, avec une décision crue de style, la « ribole » de trois commères parisiennes qui, après une longue séance au cabaret, sont ramassées dans le ruisseau, ivres, noires de boue : on les croit mortes, et on les jette au charnier des Innocents où elles se réveillent le lendemain, la face couverte de terre, des vers dans les cheveux80. Ce goût pour les mœurs basses et les aventures triviales, avec l’absence ou la vulgarité de l’idéal moral, constitue en majeure partie le réalisme des Fabliaux.

Ajoutez encore ce trait bien caractéristique : le manque de sympathie, la dureté méprisante à l’égard des faibles et des victimes, qui éclate là plus crûment encore que dans le roman de Renart. Pas une émotion n’altère l’ironique sérénité des conteurs, tandis qu’ils nous défilent cet interminable chapelet de ruses souvent brutales, et même meurtrières : ils n’ont d’applaudissement que pour la force, force du corps ou force de l’esprit : de réelle sympathie, ils n’en ont pour personne. Ils n’ont même pas pour les trompeurs, les coupables, les vicieux, cette pitié attristée qui naît du sentiment de l’humaine fragilité. D’où cela vient-il, sinon de cette vanité française qui fait qu’on se sépare des autres, qu’on se met au-dessus d’eux, et qu’on se regarde comme n’ayant part ni à leurs misères ni à leurs vices ? sinon aussi, peut-être, d’un sentiment plus ou moins distinct que toutes ces vilenies, ces ordures, sont un jeu d’esprit, une construction fantaisiste de l’imagination, et que ce n’est pas là le vrai monde dont on est. La sympathie pourrait bien être, dans la littérature réaliste, la marque décisive, impossible à contrefaire, de la sincérité.

On n’aura pas de peine à concevoir qu’il n’y a guère de psychologie dans les Fabliaux. Comme on n’y saisit pas d’intention de faire vrai, on n’y trouve guère aussi trace d’observation : quand le trait est juste, c’est d’instinct, par une bonne fortune de l’œil et de la main. Aussi n’y a t-il rien de creusé, qui mette à nu les sentiments intimes et le mécanisme secret des âmes : ou, si l’on veut, on n’y rencontre pas de types généraux, ni d’analyses exactes. Cependant une exception doit être faite pour deux fabliaux d’un certain Gautier le Long : le Valet qui d’aise à mésaise se met, et la Veuve. Dans l’un, c’est le type du garçon qui, vivant largement de son salaire, se met dans la misère en se mariant à une fille pauvre comme lui ; le dessin est juste : garçon, fille, parents, hésitations, accord, résolutions, regrets, discorde, tous les caractères et tous les sentiments sont marqués d’expressions précises à la fois et générales. Dans l’autre est détaillée la peinture que La Fontaine a ramassée dans l’admirable Fable qu’il a donnée sous le même titre : le désespoir de la veuve qui ne veut pas survivre à un époux chéri, l’indignation au premier mot qu’on lui dit d’un second mariage, l’insensible adoucissement du deuil, la renaissance du sourire, de la coquetterie, l’impatience enfin du veuvage, sont nettement, spirituellement indiqués par le conteur ; son récit, un peu prolixe et languissant dans la seconde partie, est dans tout le début d’une vivacité singulièrement expressive. Il faut se souvenir de ces fabliaux et du nom de Gautier le Long : ces deux contes nous représentent l’introduction de la psychologie dans notre littérature, et l’éveil chez nos écrivains d’un sens qui fera la moitié de leurs chefs-d’œuvre.

Hors des deux singuliers fabliaux de Gautier le Long, il ne faut chercher dans le reste du recueil que les qualités qui apparaissaient dans le Roman de Renart, et qui se retrouvent ici à travers les mêmes défauts. Dans la prolixité et la gaucherie de la plupart des fabliaux se fait sentir parfois une légèreté aisée, et les dialogues sont souvent remarquables de vivacité, d’énergie pittoresque et de fine convenance. S’il y avait plus de rapidité ou de sobriété (ce qui par endroits se rencontrait dans Renart), on ne voit pas ce qui manquerait au Vilain Mire ou au Vilain qui conquit paradis par plaît, au conte de Saint Pierre et du Jongleur, à quelques autres encore. L’idéal exquis du genre pourrait être représenté par le Curé et le Mort de La Fontaine. Mais à l’ordinaire on est loin de cet idéal. En ce genre encore, notre moyen âge français a eu la malechance de ne produire aucun génie supérieur. Comme il nous a manqué un Dante, nous n’avons pas eu de Chaucer.

Après avoir eu vogue et fécondité au xiiie  siècle et au commencement du xive , le genre du Fabliau disparut. Il fut remplacé, après un intervalle, par les nouvelles en prose : l’inutilité des vers, du moment qu’on lisait, et l’influence des nouvellistes italiens décidèrent au xve  siècle l’emploi de la prose dans les contes de ce genre. Mais le fabliau reparut plus tard, sous une forme artistique, dans le conte en vers de notre littérature classique. Il avait trouvé aussi au xve  siècle un héritier dans la farce : héritier de l’esprit plutôt que des sujets, car dans les œuvres qui nous sont parvenues on voit rarement qu’un fabliau ait été repris en farce, comme le Vilain Mire se retrouve dans le Médecin malgré lui. Ce qui a duré, c’est l’esprit du genre qui est une forme de l’esprit de la race, et ainsi reparaissent de temps à autre dans nos farces du Palais-Royal des moyens et des effets dont usaient les auteurs des fabliaux : nos armoires ont remplacé les buffets de nos pères, nos pantalons leurs braies. Ainsi le vaudeville actuel, substitut de la farce, qui elle-même a remplacé le fabliau, peut nous aider à comprendre la nature de ce genre et du plaisir qu’il donnait.